C’est un bon endroit pour s’arrêter ?
Eh bien, les gens n’aiment pas s’arrêter dans une côte et nous on n’aime pas que les gens s’arrêtent.
Alors c’est un bon endroit pour nous.
Je crois.
Parce qu’on est malins.
Eh bien, ne soyons pas trop malins.
D’accord.
T’es prêt ?
Oui.
Le petit se leva et reprit son balai et se le mit sur l’épaule. Il regardait son père. C’est quoi nos objectifs à long terme ? dit-il.
Quoi ?
Nos objectifs à long terme.
Où as-tu entendu ça ?
J’sais pas.
Non, où as-tu entendu ça ?
C’est toi qui l’as dit.
Quand ?
Il y a longtemps.
Et c’était quoi la réponse ?
J’sais pas.
Eh bien. Moi non plus. Viens. Il va faire nuit.
Tard dans la journée du lendemain au débouché d’un tournant le petit s’arrêta sur la route et posa la main sur le caddie. Papa, souffla-t-il. L’homme leva la tête. Une petite silhouette au loin sur la route, voûtée et traînant les pieds.
Il s’arrêta en s’appuyant à la barre du caddie. Eh bien, dit-il. Qui c’est celui-là ?
Qu’est-ce qu’il faut qu’on fasse, Papa ?
Ça pourrait être un leurre.
Qu’est-ce qu’on va faire ?
On va simplement le suivre. On verra s’il se retourne.
D’accord.
Le vagabond n’était pas de ces gens qui regardent en arrière. Ils le suivirent un moment puis ils le dépassèrent. Un vieillard, petit et voûté. Il portait sur ses épaules un vieux sac à dos de l’armée sur lequel était attachée une couverture roulée et il marchait en tapant par terre avec un bâton écorcé qui lui tenait lieu de canne. En les voyant il s’écarta sur le bord de la route et se retourna et resta debout l’air inquiet. Il avait une serviette sale nouée sous la mâchoire comme s’il avait eu une rage de dents et même selon la norme de leur nouveau monde il puait atrocement.
Je n’ai rien, dit-il. Vous pouvez regarder si vous voulez.
On n’est pas des voleurs.
Il pencha son oreille. Il criait : Quoi ?
J’ai dit qu’on n’était pas des voleurs.
Vous êtes quoi ?
Ils n’avaient aucun moyen de répondre à la question. Le vieil homme s’essuyait le nez avec le revers du poignet et attendait. Il n’avait pas de chaussures et ses pieds étaient enveloppés dans des haillons et des bouts de carton attachés avec de la ficelle verte et à travers les trous et les déchirures transparaissait un nombre improbable de couches de vêtements répugnants. Soudain il semblait encore plus petit. Il s’appuya sur sa canne et se baissa et s’assit sur la route parmi les cendres avec une main sur la tête. On eût dit un tas de guenilles tombées d’un caddie. Ils s’étaient approchés et le regardaient. Monsieur ? dit l’homme. Monsieur ?
Le petit s’accroupit et lui mit une main sur l’épaule. Il a peur, Papa. Le monsieur a peur.
L’homme regardait la route, des deux côtés. Si c’est une embuscade, il y aura droit le premier, dit-il.
Il a peur, Papa, c’est tout.
Dis-lui qu’on ne lui fera pas de mal.
Le vieillard hochait la tête de gauche à droite, ses doigts noués dans ses cheveux crasseux. Le petit leva les yeux sur son père.
Il croit peut-être qu’on est pas pour de vrai ?
Il croit qu’on est quoi ?
J’en sais rien.
On ne peut pas rester ici. Il faut partir.
Il a peur, Papa.
Je ne crois pas que tu devrais le toucher.
On pourrait peut-être lui donner quelque chose à manger.
Il restait debout et surveillait la route. Et merde, fit-il entre les dents. Il baissa les yeux sur le vieillard. Il s’était peut-être métamorphosé en Dieu, et eux en arbres. D’accord, dit-il.
Il détacha la bâche et l’écarta et fouilla parmi les boîtes de conserve et trouva une boîte de salade de fruits et sortit l’ouvre-boîte de sa poche et ouvrit la boîte et plia le couvercle et s’approcha et s’accroupit et tendit la boîte au petit.
Et la cuillère ?
Il se passera de cuillère.
Le petit prit la boîte et la tendit au vieillard. Prenez ça, souffla-t-il.
Le vieillard leva les yeux et regarda le petit. Le petit agitait la boîte pour attirer son attention. Comme s’il essayait de nourrir un vautour écrasé sur la route. C’est bon, dit-il.
Le vieillard retira la main de sa tête. Il clignait des yeux. Des yeux gris-bleu à moitié enfouis dans les rides minces et noircies de sa peau.
Prenez, dit le petit.
Le vieillard tendit ses doigts osseux et prit la boîte et la garda contre sa poitrine.
Mangez, dit le petit. C’est bon. Il faisait semblant d’incliner une tasse dans ses mains. Le vieillard regardait la boîte. Il la serra plus fort et la leva, les narines frémissantes. Ses longues griffes jaunies grinçaient sur le métal. Puis il inclina la boîte et but. Le sirop dégoulinait dans sa barbe sale. Il abaissa la boîte, avalant avec peine. Sa tête sursautait à chaque déglutition. Regarde, Papa, souffla le petit.
Je vois, dit l’homme.
Le petit se tourna et le regarda.
Je sais ce que tu vas me demander, dit l’homme. C’est non.
Qu’est-ce que je vais te demander ?
Si on peut le garder avec nous. On ne peut pas.
Je le sais.
Tu le sais.
Ouais.
Très bien.
On ne peut pas lui donner quelque chose d’autre ?
Voyons comment il se débrouille avec ça.
Ils le regardaient manger. Quand il eut terminé il resta assis avec la boîte vide dans la main à examiner le fond comme s’il pouvait y en avoir encore un peu qui allait apparaître.
Qu’est-ce que tu veux lui donner ?
Qu’est-ce qu’il devrait manger, à ton avis ?
Je crois qu’il ne devrait rien manger du tout. Qu’est-ce que tu veux lui donner ?
On pourrait faire cuire quelque chose sur le réchaud. Il pourrait manger avec nous.
Tu veux dire qu’on devrait s’arrêter. Pour la nuit.
Ouais.
Il baissait les yeux sur le vieil homme et regardait la route. Bon, dit-il. Mais de toute façon on repart demain.
Le petit ne répondait pas. C’est ce que je peux te proposer de mieux comme marché.
D’accord.
D’accord ça veut dire D’accord. Ça ne veut pas dire qu’on va se remettre à négocier demain.
C’est quoi négocier ?
Ça veut dire qu’on va se remettre à discuter pour conclure un autre marché. Il n’y aura pas d’autre marché. Compris ?
D’accord.
D’accord.
Ils aidèrent le vieillard à se mettre debout et lui tendirent sa canne. Il pesait à peine cinquante kilos. Une fois debout il parut hésiter. L’homme lui prit la boîte des mains et la jeta dans les bois. Le vieillard essayait de lui passer la canne mais il la repoussa. Quand c’est la dernière fois que vous avez mangé ?
J’en sais rien.
Vous ne vous en souvenez pas ?
Je viens de manger. A l’instant.
Vous voulez manger avec nous ?
Je ne sais pas.
Vous ne savez pas ?
Manger quoi ?
Peut-être du ragoût de bœuf. Avec des biscuits salés. Et du café.
Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?
Nous dire ce que le monde est devenu.
Quoi ?
Vous n’avez rien besoin de faire. Vous n’avez pas trop de mal à marcher ?
Je peux marcher.
Il baissa les yeux sur le petit. T’es un petit garçon ? dit-il.
Le petit regarda son père.
De quoi a-t-il l’air ? dit le père.
J’en sais rien. Je n’y vois pas bien.
Vous me voyez ?
Je peux dire qu’il y a quelqu’un ici.
Bien. Il faut qu’on y aille maintenant. Il regarda le petit. Ne lui donne pas la main, dit-il.
Il n’y voit pas.
Ne lui donne pas la main. Allons-y.
Où on va ? dit le vieillard.
On va manger. Il hocha la tête et tendit sa canne devant en donnant de petits coups hésitants sur la route.
Quel âge avez-vous ?
J’ai quatre-vingt-dix ans.
Non, c’est pas vrai.
D’accord.
C’est ce que vous dites aux gens ?
Quels gens ?
Tout le monde.
Je suppose.
Pour qu’on ne vous fasse pas de mal ?
Oui.
Ça marche ?
Non.
Qu’est-ce qu’il y a dans votre sac ?
Rien. Vous pouvez regarder.
Je sais que je peux regarder. Qu’est-ce qu’il y a dedans ?
Rien. Juste des affaires.
Rien à manger.
Non.
C’est comment votre nom ?
Elie.
Elie comment ?
Qu’est-ce que ça a de mal Elie ?
Rien. Allons-y.
Ils établirent leur bivouac dans les bois beaucoup plus près de la route qu’il ne l’aurait voulu. Il avait fallu qu’il tire le caddie pendant que le petit poussait par-derrière et ils avaient allumé un feu pour que le vieillard pût se réchauffer mais ça non plus ça ne lui plaisait guère. Ils mangeaient et le vieillard était assis enveloppé dans sa couette solitaire et tenait sa cuillère comme un enfant. Ils n’avaient que deux tasses et il but son café dans le bol dans lequel il avait mangé, ses pouces s’agrippant au bord. Il était assis les yeux fixés sur les braises, bouddha famélique usé jusqu’à l’os.
Vous ne pouvez pas venir avec nous, vous le savez, dit l’homme.
Il opina du chef.
Depuis combien de temps êtes-vous sur la route ?
J’ai toujours été sur la route. On ne peut pas rester au même endroit.
Comment faites-vous pour vivre ?
Je continue, c’est tout. Je savais que ça allait arriver.
Vous saviez que ça allait arriver ?
Ouais. Ça ou quelque chose comme ça. Je l’ai toujours cru.
Avez-vous essayé de vous y préparer ?
Non. Qu’est-ce que vous auriez fait ?
J’en sais rien.
Les gens passaient leur temps à faire des préparatifs pour le lendemain. Moi je n’ai jamais cru à ça. Le lendemain ne faisait pas de préparatifs pour eux. Le lendemain ne savait même pas qu’ils existaient.
Sans doute que non.
Même si on avait su quoi faire on n’aurait pas su quoi faire. On n’aurait pas su si on voulait le faire ou pas. Supposez que vous soyez le dernier qui reste ? Supposez que vous vous soyez fait ça vous-même ?
Vous souhaitez mourir ?
Non. Mais je pourrais souhaiter être mort. Quand on est en vie on a toujours ça devant soi.
Ou vous pourriez souhaiter n’être jamais né.
Eh bien. Les mendiants ne peuvent pas faire les difficiles.
Vous pensez que ce serait trop demander.
Ce qui est fait est fait. De toute façon ça ne rime à rien de vouloir du luxe par les temps qui courent.
Sans doute que non.
Personne ne veut être ici et personne ne veut partir. Il leva la tête et regarda le petit de l’autre côté du feu. Puis il regarda l’homme. L’homme voyait ses petits yeux qui l’observaient à la lueur des flammes. Dieu sait ce que voyaient ces yeux. Il se leva pour remettre du bois sur le feu et écarta les braises des feuilles mortes. Les étincelles rouges s’élevèrent en frémissant et s’éteignirent là-haut dans le noir. Le vieillard but le reste de son café et posa le bol devant lui et se pencha, les mains tendues vers la chaleur. L’homme l’observait. Comment saurait-on qu’on est le dernier homme sur terre ? dit-il.
Je ne crois pas qu’on le saurait. On le serait, c’est tout.
Personne ne le saurait.
Ça ne ferait aucune différence. Quand on meurt c’est comme si tout le monde mourait aussi.
Je suppose que Dieu le saurait. N’est-ce pas ?
Il n’y a pas de Dieu.
Non ?
Il n’y a pas de Dieu et nous sommes ses prophètes.
Je ne comprends pas comment vous êtes encore en vie. Comment faites-vous pour manger ?
Je ne sais pas.
Vous ne savez pas ?
On me donne des trucs.
On vous donne des trucs.
Oui.
A manger.
A manger. Oui.
Non. On ne vous donne rien.
Vous m’avez donné quelque chose, vous.
Non, pas moi. Le petit.
Il y a d’autres gens sur la route. Vous n’êtes pas les seuls.
Etes-vous le seul ?
Le vieillard jetait des regards inquiets. Qu’est-ce que vous voulez dire ? dit-il.
Y a-t-il des gens avec vous ?
Quels gens ?
N’importe qui.
Il n’y a personne. De quoi parlez-vous ?
Je parle de vous. Du genre de travail que vous pourriez faire.
Le vieillard ne répondait pas.
Je suppose que vous voulez venir avec nous.
Venir avec vous.
Oui.
Vous ne m’emmènerez pas avec vous.
Vous ne voulez pas venir.
Je ne voulais même pas venir jusqu’ici mais j’avais faim.
Les gens qui vous ont donné à manger. Où sont-ils ?
Il n’y a personne. J’ai inventé ça.
Qu’est-ce que vous avez inventé d’autre ?
Je suis sur la route, tout simplement. Exactement comme vous.
C’est votre vrai nom Elie ?
Non. Mais vous ne voulez pas dire votre nom.
Je ne veux pas le dire.
Pourquoi ?
Je ne pourrais pas vous le confier. Vous pourriez vous en servir. Je ne veux pas qu’on parle de moi. Qu’on dise où j’étais ou ce que j’ai dit quand j’étais à cet endroit-là. Vous voyez, vous pourriez peut-être parler de moi. Mais personne ne pourrait dire que c’était moi. Je pourrais être n’importe qui. Je crois que par les temps qui courent moins on en dit mieux ça vaut. S’il était arrivé quelque chose et qu’on soit des survivants et qu’on se soit croisés sur la route alors il y aurait quelque chose à dire. Mais ce n’est pas le cas. Alors il n’y a rien à dire.
Sans doute que non.
C’est plutôt qu’on ne veut rien dire devant le petit.
Vous n’êtes pas le rabatteur d’une troupe de brigands ?
Je ne suis rien. Je vais partir si vous voulez que je parte. Je peux retrouver la route.
Vous n’êtes pas obligé de partir.
Ça faisait longtemps que je n’avais pas vu de feu. C’est tout. Je vis comme une bête. Vous n’avez pas besoin de savoir les choses que j’ai mangées. Quand j’ai vu ce petit garçon j’ai cru que j’étais mort.
Vous avez cru que c’était un ange ?
Je ne savais pas ce qu’il était. Je ne pensais jamais revoir un enfant. Je ne savais pas que ça arriverait.
Et si je vous disais que c’est un dieu ?
Le vieillard hocha la tête. J’en ai terminé avec tout ça maintenant. Depuis des années. Là où les hommes ne peuvent pas vivre les dieux ne s’en tirent pas mieux. Vous verrez. Il vaut mieux être seul. Alors j’espère que ce n’est pas vrai ce que vous venez de dire parce que se trouver sur la route avec le dernier dieu serait quelque chose de terrible, alors j’espère que ce n’est pas vrai. Les choses iront mieux lorsqu’il n’y aura plus personne.
Vous croyez ?
Certainement.
Mieux pour qui ?
Pour tout le monde.
Pour tout le monde.
Certainement. On se sentira tous mieux. On respirera tous plus facilement.
C’est bon à savoir.
Oui. Vraiment. Quand on sera tous enfin partis alors il n’y aura plus personne ici que la mort et ses jours à elle aussi seront comptés. Elle sera par ici sur la route sans avoir rien à faire et personne à qui le faire. Elle dira : Où sont-ils tous partis ? Et c’est comme ça que ça se passera. Qu’y a-t-il de mal là-dedans ?
Au matin ils firent halte sur la route et le petit et lui discutèrent de ce qu’ils pouvaient donner au vieillard. Au bout du compte, il n’eut pas grand-chose. Quelques boîtes de légumes et de fruits. Finalement le petit alla s’asseoir au bord de la route dans les cendres. Le vieillard rangea les boîtes dans son sac à dos et attacha les courroies. Vous devriez le remercier, dit l’homme. Moi je ne vous aurais rien donné.
Peut-être que je devrais et peut-être pas.
Pourquoi pas ?
Je ne lui aurais pas donné ma part.
Ça vous est égal si ça lui fait de la peine ?
Ça lui fera de la peine ?
Non. C’est pas pour ça qu’il l’a fait.
Pourquoi l’a-t-il fait ?
Il regarda le petit puis il regarda le vieillard.
Vous ne pourriez pas comprendre, dit-il. Je ne suis pas sûr de comprendre moi-même. Peut-être qu’il croit en Dieu. Je ne sais pas en quoi il croit.
Ça lui passera.
Non. Sûrement pas.
Le vieillard ne répondait pas. Il regardait le jour autour d’eux.
Vous n’allez pas nous souhaiter bonne chance non plus ? dit l’homme.
Je ne sais pas ce que ça pourrait signifier. A quoi ressemblerait la chance. Qui pourrait avoir idée d’une chose pareille ?
Puis tous continuèrent. Quand il se retourna le vieillard était reparti en s’aidant de sa canne, tapotant pour trouver son chemin, rapetissant lentement sur la route derrière eux comme ces colporteurs des contes d’autrefois, noir et voûté et maigre comme une araignée et prêt à disparaître à jamais. Le petit ne se retournait plus.
Au début de l’après-midi ils déplièrent leur bâche sur la route et s’assirent et mangèrent un déjeuner froid. L’homme l’observait. Tu vas me parler ? dit-il.
Oui.
Mais tu n’es pas content.
Ça va.
Quand on n’aura plus rien à manger tu auras davantage de temps pour y penser.
Le petit ne répondait pas. Ils mangeaient. Il regardait la route derrière eux. Au bout d’un moment il dit : Je sais. Mais je ne m’en souviendrai pas de la même façon que toi.
Sans doute que non.
Je n’ai pas dit que tu avais tort.
Même si tu le pensais.
C’est bon.
Ouais, dit l’homme. Ecoute. Il n’y a pas tellement de bonnes nouvelles sur la route. Par les temps qui courent.
Tu ne devrais pas te moquer de lui.
D’accord.
Il va mourir.
Je sais.
On peut partir maintenant ?
Ouais, dit l’homme. On peut partir.
Dans la nuit il s’était réveillé, secoué par la toux dans l’obscurité glaciale et il toussait à s’en arracher les poumons. Il se pencha sur le feu et souffla sur les braises et remit du bois et se leva et s’éloigna du bivouac aussi loin que portait la lumière. Il s’agenouilla dans les feuilles sèches et la cendre, la couverture autour de ses épaules, et bientôt la toux commença à diminuer. Il pensait au vieillard qui devait être quelque part pas loin d’ici. Il regardait le bivouac derrière lui entre les noirs piquets des arbres. Il espérait que le petit s’était rendormi. Il était agenouillé, un râle léger sortant de ses lèvres, les mains sur les genoux. Je vais mourir, dit-il. Dis-moi comment je dois m’y prendre.
Le lendemain ils marchèrent presque jusqu’à la nuit. Il ne pouvait pas trouver d’endroit sûr pour y faire un feu. Le réservoir quand il le sortit du caddie lui parut léger. Il s’assit et tourna le robinet mais le robinet était déjà ouvert. Il tourna le petit bouton du brûleur. Rien. Il se pencha pour écouter. Il essaya encore une fois les deux robinets dans toutes leurs combinaisons. Le réservoir était vide. Il s’accroupit, les poings serrés contre son front, les yeux fermés. Au bout d’un moment il leva la tête. Il restait là, contemplant d’un regard vide les bois transis de plus en plus sombres.
Ils mangèrent un repas froid de pain de maïs, de haricots et de francforts en boîte. Le petit lui demanda comment le réservoir avait pu se vider si vite mais il se contenta de répondre que c’était comme ça.
Tu avais dit qu’il y en avait pour des semaines.
Je sais.
Mais il n’y en a eu que pour quelques jours.
Je m’étais trompé.
Ils mangeaient en silence. Au bout d’un moment : J’ai oublié de fermer le robinet, dit le petit. C’est ça ?
Ce n’est pas ta faute. J’aurais dû vérifier.
Le petit posa son assiette sur la bâche. Il détourna la tête.
Ce n’est pas ta faute. Il faut fermer les deux robinets. Il fallait mettre du ruban de téflon sur les filetages pour éviter que ça fuie et je ne l’ai pas fait. C’est ma faute. Je ne te l’avais pas dit.
Seulement il n’y avait pas de téflon, c’est ça ?
Ce n’est pas ta faute.
Ils continuaient, maigres et crasseux comme des drogués au coin d’une rue. Encapuchonnés dans leurs couvertures pour se protéger du froid, l’haleine fumante, peinant dans les noires et soyeuses congères. Ils traversaient la large plaine côtière où les vents profanes en les poussant dans des nuages de cendre rugissants les forçaient à trouver refuge où ils pouvaient. Dans des maisons ou des granges ou au pied d’un remblai dans un fossé au bord de la route avec les couvertures sur leurs têtes et le ciel de midi noir comme les caves de l’enfer. Il tenait le petit contre lui, transi jusqu’à l’os. Ne perds pas courage, disait-il. Ça va aller.
Le terrain était raviné et érodé et nu. Les os de créatures mortes épars dans les coulées. Des décharges d’ordures anonymes. Dans les champs, des maisons de ferme aux murs décapés jusqu’à la dernière trace de peinture et les lattes gauchies tombant de leurs montants. Tout cela sans ombres et indéfinissable. La route descendait à travers une jungle de puéraires mortes. Un marais où les roseaux morts étaient couchés sur l’eau. Au-delà de la limite des champs le morne brouillard s’accrochait indifféremment à la terre et au ciel. A la fin de l’après-midi il se mit à neiger et ils continuèrent avec la bâche sur leurs têtes et la neige mouillée qui tombait sur le plastique en sifflant.
Il dormait peu depuis des semaines. Au matin à son réveil le petit n’était pas là et il se redressa avec le revolver à la main puis se leva et le chercha des yeux mais il ne le voyait nulle part. Il mit ses chaussures et alla jusqu’à la lisière des arbres. Une aube lugubre à l’est. Le soleil d’un autre monde commençant sa froide migration. Il aperçut le petit qui revenait par les champs en courant. Il criait. Papa, il y a un train dans les bois.
Un train ?
Oui.
Un vrai train ?
Oui. Viens.
Tu ne t’es pas approché trop près, au moins ?
Non. Juste un peu. Viens.
Il n’y a personne là-bas ?
Non. Je ne crois pas. Je suis venu te chercher.
Il y a une locomotive ?
Oui. Une grosse diesel.
Ils traversèrent le champ et entrèrent dans les bois de l’autre côté. La voie débouchait des champs sur une pente en dévers et continuait à travers les bois. La locomotive était une diesel-électrique et il y avait derrière huit wagons de voyageurs en acier inoxydable. Il prit le petit par la main. Asseyons-nous un moment et ouvrons l’œil, dit-il.
Ils attendaient, assis sur le remblai. Rien ne bougeait. Il passa le revolver au petit. Prends-le toi, Papa, dit le petit.
Non. Ce n’est pas ce qui était convenu. Prends-le toi.
Il prit le revolver et le garda sur ses genoux et l’homme descendit sur la voie et s’arrêta pour regarder le train. Il traversa les rails et une fois de l’autre côté longea les wagons. Quand il eut dépassé le dernier wagon il fit signe au petit de venir et le petit se leva et glissa le revolver sous sa ceinture.
Tout était couvert de cendre. Les couloirs jonchés de détritus. Il y avait des valises ouvertes sur les sièges, descendues des porte-bagages et depuis longtemps vidées de leur contenu. Dans le wagon-restaurant il tomba sur une pile d’assiettes en carton et souffla dessus pour enlever la poussière et les fourra à l’intérieur de sa parka et ce fut tout.
Comment ça se fait que ce train est arrivé jusqu’ici ?
J’en sais rien. Sans doute que quelqu’un le conduisait vers le sud. Un groupe. Ils se sont probablement retrouvés à court de carburant.
Il est ici depuis longtemps ?
Oui. Sans doute. Depuis pas mal de temps.
Ils traversèrent le dernier wagon et longèrent la voie jusqu’à la locomotive et grimpèrent sur la passerelle. De la rouille et de la peinture écaillée. Ils entrèrent dans la cabine de conduite et il souffla sur la cendre qui recouvrait le siège du mécanicien et mit le petit aux commandes. Les commandes étaient on ne peut plus simples. Rien d’autre à faire que de pousser en avant le levier du régulateur. Il faisait des bruits de train et des bruits de sirène de locomotive diesel mais il n’était pas certain que ces bruits-là aient un sens pour le petit. Au bout d’un moment ils se contentèrent de regarder dehors par la vitre à travers un dépôt de crasse la voie ferrée qui tournait et disparaissait dans un fouillis d’herbes folles. Sans doute voyaient-ils tous deux des mondes différents mais ils savaient la même chose. Que le train resterait là et se désagrégerait lentement pendant toute l’éternité et que plus aucun train ne circulerait jamais.
On peut y aller, Papa ?
Oui, bien sûr.
Ils commençaient à rencontrer de temps à autre de petits cairns de pierres au bord de la route. Il y avait des repères dans une langue de gitans, des signes de piste inutiles. Les premiers qu’il voyait depuis pas mal de temps, fréquents dans le nord, jalonnant le chemin de fugitifs échappés de villes pillées et exsangues, messages sans espoir à des êtres chers perdus et morts. En ce temps-là déjà tous les magasins d’alimentation avaient fermé et le meurtre régnait partout sur le pays. Le monde allait être bientôt peuplé de gens qui mangeraient vos enfants sous vos yeux et les villes elles-mêmes seraient entre les mains de hordes de pillards au visage noirci qui se terraient parmi les ruines et sortaient en rampant des décombres, les dents et les yeux blancs, emportant dans des filets en nylon des boîtes de conserve carbonisées et anonymes, tels des acheteurs revenant de leurs courses dans les économats de l’enfer. Le talc noir et mou volait à travers les rues comme l’encre d’un poulpe déroulant ses spirales sur un fond marin et le froid s’insinuait sous la peau et l’obscurité tombait de bonne heure et les pillards courant les canyons abrupts leurs torches à la main trouaient les congères de cendre de soyeuses crevasses qui se refermaient sur leurs pas aussi silencieusement que des yeux. Sur les routes là-bas les fugitifs s’écroulaient et tombaient et mouraient et la terre glauque sous son linceul suivait tant bien que mal son chemin de l’autre côté du soleil et s’en retournait aussi vierge de toute trace et tout aussi ignorée que la trajectoire de n’importe quelle planète sœur innommée dans le noir immémorial.
Bien avant qu’ils arrivent à la côte leurs provisions étaient toutes pratiquement épuisées. Le pays avait été ratissé et pillé des années plus tôt et ils ne trouvaient rien dans les maisons ni dans les bâtiments au bord de la route. Il trouva un annuaire téléphonique dans une station-service et il écrivit le nom de la ville sur leur carte avec un crayon. Ils s’assirent sur le trottoir devant le bâtiment et ils mangèrent des biscuits et cherchèrent la ville sans pouvoir la trouver. Il arrangea les feuillets et se remit à chercher. Finalement il montra au petit un point sur la carte. Ils étaient à environ quatre-vingts kilomètres à l’ouest de l’endroit où il avait pensé qu’ils se trouvaient. Il dessinait des bâtons sur la carte. Ça c’est nous, dit-il. Le petit traça la route de la mer avec son doigt. Combien de temps il va nous falloir pour arriver jusque-là ? dit-il.
Deux semaines. Trois.
Elle est bleue ?
La mer ? J’en sais rien. Elle l’était.
Le petit acquiesça. Il restait assis, les yeux fixés sur la carte.
L’homme l’observait. Il croyait comprendre de quoi il retournait. Il avait contemplé des cartes quand il était enfant, le doigt posé sur la ville où il habitait. Exactement comme il aurait cherché sa famille dans l’annuaire téléphonique. Eux-mêmes parmi d’autres, chaque chose là où il faut. A sa juste place dans le monde. Viens, dit-il. Il faut partir.
A la fin de l’après-midi il se mit à pleuvoir. Ils quittèrent la route et prirent un chemin de terre à travers champs et passèrent la nuit dans une remise. Le sol de la remise était en ciment et au fond il y avait des fûts vides en acier. Il bloqua la porte avec les fûts et fit un feu par terre et improvisa des lits avec des cartons qu’il avait mis à plat. Toute la nuit la pluie martela le toit de tôle au-dessus de leurs têtes. Quand il se réveilla le feu était éteint et il faisait très froid. Le petit s’était redressé, enveloppé dans sa couverture.
Qu’est-ce qu’il y a ?
J’ai fait un cauchemar.
De quoi tu as rêvé ?
De rien.
Ça va ?
Non.
Il lui enlaçait les épaules et le serrait contre lui. Ça va aller, dit-il. Je pleurais. Mais tu ne t’es pas réveillé. Je te demande pardon. J’étais très fatigué, voilà. Je voulais dire dans le rêve.
Au matin quand il se réveilla la pluie s’était arrêtée. Il écoutait le lent clapotis des gouttes. D’un mouvement des hanches il changea de position sur le sol dur pour regarder à travers les planches le paysage gris. Le petit dormait encore. Les gouttes d’eau tombaient en flaques par terre. De petites bulles se formaient et filaient puis disparaissaient. Dans une ville au pied de la montagne ils avaient dormi dans un endroit comme celui-ci et écouté la pluie. Il y avait dans cette ville un drugstore à l’ancienne avec un comptoir en marbre noir et des tabourets en métal chromé aux sièges en plastique éventrés rapetassés avec du chatterton. La pharmacie avait été pillée mais le magasin lui-même était curieusement intact. Il y avait sur les rayons de coûteux appareils électroniques encore en bon état. Son regard allait et venait dans le magasin. Toutes sortes d’objets. Des articles de mercerie. C’est quoi là-bas ? Il avait pris la main du petit et l’emmenait vers la sortie mais le petit avait déjà vu ce que c’était. Une tête humaine sous une cloche à gâteaux au bout du comptoir. Desséchée. Coiffée d’une casquette de base-ball. Des yeux racornis tristement tournés vers l’intérieur. Avait-il rêvé cela ? Non. Il se releva et se mit à genoux et souffla sur les braises et tira par le bord la planche brûlée et ranima le feu.
Il v a d’autres gentils. C’est ce que tu as dit.
Oui.
Alors où ils sont ? Ils se cachent.
De qui est-ce qu’ils se cachent ?
Les uns des autres.
Il y en a beaucoup ?
On n’en sait rien.
Mais il y en a quelques-uns ?
Quelques-uns. Oui.
C’est vrai ?
Oui. C’est vrai.
Mais ça ne l’est peut-être pas.
Je crois que c’est vrai.
D’accord.
Tu ne me crois pas.
Si. Je te crois.
D’accord.
Je te crois toujours.
Ça m’étonnerait.
Mais si. Il le faut bien.
Ils avaient marché dans la boue pour regagner l’autoroute. Une odeur de terre et de cendre mouillée dans la pluie. De l’eau noire dans le fossé au bord de la route. Aspirée d’un ponceau en fer dans une mare. Une biche en plastique dans une cour. Tard dans la journée du lendemain ils entrèrent dans une petite ville où trois hommes surgirent de derrière un camion et se postèrent sur la route devant eux. Emaciés, déguenillés. Brandissant des tronçons de tuyau. Qu’est-ce que t’as dans ce caddie ? Il pointait sur eux le revolver. Ils ne bougeaient pas. Le petit s’agrippait à son manteau. Personne ne parlait. Il recommença à avancer en poussant le caddie et les types se rangèrent au bord de la route. Il dit au petit de prendre le caddie et continua à reculons en gardant le revolver braqué sur eux. Il aurait voulu passer pour un quelconque tueur nomade mais son cœur donnait des coups de marteau et il savait qu’il allait se mettre à tousser. Les types étaient revenus au milieu de la route et l’observaient. Il glissa le revolver sous sa ceinture et se retourna et reprit le caddie. En haut de la côte quand il regarda par-dessus son épaule ils étaient encore là. Il dit au petit de pousser le caddie et il se faufila dans une cour à un endroit d’où il pouvait surveiller la route jusqu’en bas mais les types étaient déjà partis. Le petit avait très peur. Il posa le revolver sur la bâche et prit le caddie et ils repartirent.
Ils restèrent jusqu’à la tombée de la nuit à surveiller la route, allongés dans un champ, mais personne ne vint. Il faisait très froid. Quand il fit trop sombre pour voir ils reprirent le caddie et retournèrent à la route en trébuchant et il sortit les couvertures et ils s’enveloppèrent dedans et repartirent. Cherchant à tâtons l’asphalte sous leurs pieds. L’une des roues du caddie commençait à grincer à intervalles réguliers mais on ne pouvait rien y faire. Ils continuèrent quelques heures encore puis se frayèrent un chemin à travers les broussailles au bord de la route et s’allongèrent grelottants et à bout de forces sur le sol froid et dormirent jusqu’au jour. Au réveil il était malade.
Maintenant il avait de la fièvre et ils étaient allongés dans les bois comme des prisonniers évadés. Pas un endroit où faire un feu. Pas un endroit sûr. Le petit était assis sur les feuilles et l’observait, les yeux embués. Papa ? dit-il. Tu vas mourir ?
Non. Je suis seulement malade.
J’ai très peur.
Je sais. Ça va s’arranger. Je vais aller mieux. Tu vas voir.
Ses rêves étaient moins sombres. Le monde disparu revenait. Des parents morts depuis longtemps refaisaient surface et lui jetaient de biais des regards prémonitoires. Aucun ne parlait. Il pensait à sa vie. D’il y avait si longtemps. Une journée grise dans une ville étrangère où il s’était mis à la fenêtre et regardait la rue en bas. Derrière lui une petite lampe était allumée sur une table en bois. Sur la table des livres et des papiers. Il commençait à pleuvoir et un chat venait de tourner au coin de la rue et traversait le trottoir et s’asseyait sous la tente du café. Il y avait une femme à une table qui se tenait la tête dans ses mains. Des années plus tard il s’était retrouvé dans les ruines carbonisées d’une bibliothèque où des livres noircis gisaient dans des flaques d’eau. Des étagères renversées. Une sorte de rage contre les mensonges alignés par milliers rangée après rangée. Il ramassa un livre et feuilleta les lourdes pages gonflées d’humidité. Il n’aurait pas cru que la valeur de la moindre petite chose pût dépendre d’un monde à venir. Ça le surprenait. Que l’espace que ces choses occupaient fut lui-même une attente. Il lâcha le livre et regarda une dernière fois autour de lui et sortit dans la froide lumière grise.
Trois jours. Quatre. Il dormait mal. La toux torturante le réveillait. Le long raclement de l’air à chaque respiration. Pardon, disait-il à l’impitoyable obscurité. Ça ne fait rien, disait le petit.
Il alluma la petite lampe à pétrole et la posa sur une pierre et se leva et partit en traînant les pieds dans les feuilles, enveloppé dans les couvertures. Le petit lui chuchotait de ne pas partir. Juste à côté, dit-il. Pas loin. Je t’entendrai si tu appelles. Si la lampe s’éteignait il ne pourrait pas retrouver son chemin pour revenir. Il s’assit dans les feuilles en haut de la colline et plongea son regard dans le noir. Rien à voir. Pas de vent. Autrefois quand il allait comme ça s’asseoir pour parcourir du regard les terres alentour, dont la plus vague forme visible se distinguait à peine à l’endroit où la lune disparue pistait le désert caustique, il apercevait parfois une lueur. Floue et informe dans les ténèbres. De l’autre côté d’une rivière ou enfoncée dans les quadrants noircis d’une ville incendiée. Au matin il retournait parfois avec les jumelles pour scruter l’horizon dans l’espoir d’un signe quelconque de fumée mais il n’en voyait jamais.
En hiver debout à la lisière d’un champ parmi des hommes frustes. De l’âge du petit. Un peu plus âgé. Il les regardait pendant qu’ils éventraient à coups de pic et de pioche le sol rocailleux à flanc de colline et qu’ils ramenaient à la lumière du jour un énorme nœud de serpents au nombre peut-être d’une centaine. Agglutinés là pour partager une chaleur commune. Les tubes mats de leurs corps commençant à bouger paresseusement dans la dure et froide lumière. Comme les intestins d’une énorme bête exposés à la lumière du jour. Les hommes les aspergeaient d’essence et les brûlaient vifs, n’ayant pas de remède pour le mal mais seulement pour l’image du mal tel qu’ils se le représentaient. Les serpents en feu se tordaient atrocement et il y en avait qui traversaient la grotte en rampant sur le sol et en illuminaient les plus sombres recoins. Comme ils étaient muets il n’y avait aucun cri de douleur et les hommes qui les regardaient brûler et se tordre et noircir étaient eux-mêmes dans le même silence et ils se dispersaient en silence dans le crépuscule hivernal chacun avec ses propres pensées et rentraient chez eux pour le dîner.
Une nuit le petit s’était réveillé d’un rêve et il ne voulait pas lui dire ce que c’était.
Tu n’es pas forcé de me le dire, dit l’homme. C’est bien comme ça. J’ai peur. Ça va aller. Non sûrement pas. Ce n’est qu’un rêve. J’ai très peur. Je sais.
Le petit détournait la tête. L’homme le tenait contre lui. Ecoute-moi, dit-il. Quoi ?
Quand tu rêveras d’un monde qui n’a jamais existé ou d’un monde qui n’existera jamais et qu’après tu te sentiras de nouveau heureux, alors c’est que tu auras renoncé. Comprends-tu ? Et tu ne peux pas renoncer. Je ne te le permettrai pas.
Quand ils repartirent il était très faible et malgré tous ses discours il était plus découragé qu’il ne l’avait jamais été depuis des années. Souillé de diarrhée, courbé sur le caddie. De ses yeux caves et hagards il regardait le petit. Une nouvelle distance entre eux. Il le sentait. Au bout de deux jours ils arrivèrent dans une région où étaient passées les tempêtes de feu, laissant kilomètre sur kilomètre de brûlis. Dans la chaussée un agglomérat de cendre profond de plusieurs centimètres où il était difficile d’avancer avec le caddie. Le macadam au-dessous avait gonflé dans la chaleur puis était retombé. Il s’appuyait sur le caddie et regardait la longue ligne droite de la route. Les minces fûts des arbres tout le long. Les cours d’eau une boue grise. Une terre carbonisée, une terre de rien.
Au-delà d’un carrefour dans cette dévastation ils commencèrent à rencontrer des affaires abandonnées par des réfugiés sur la route des années plus tôt. Des caisses et des sacs. Toute chose fondue et noire. De vieilles valises en plastique informes et tirebouchonnées par la chaleur. Çà et là l’empreinte de choses arrachées du goudron par des pillards. Un kilomètre plus loin ils commencèrent à rencontrer les morts. Des créatures à moitié enlisées dans le bitume, s’agrippant à leur propre corps, la bouche hurlante. Il posa la main sur l’épaule du petit. Donne-moi la main, dit-il. Je ne crois pas que tu devrais voir ça.
Ce qui t’entre dans la tête y est pour toujours ?
Oui.
Ça ne fait rien Papa.
Ça ne fait rien ?
Ils y sont déjà.
Je ne veux pas que tu regardes.
Ils y seront quand même.
Il s’était arrêté et s’appuyait au caddie. Il regardait au loin la route et il regardait le petit. Si étrangement imperturbable.
Pourquoi on ne continue pas, dit le petit.
Bon. D’accord.
Ils essayaient de s’échapper, hein Papa ?
Oui. C’est ça.
Pourquoi ils n’ont pas quitté la route ?
Il n’y avait pas moyen. Tout était en feu.
Ils se frayaient un chemin entre les créatures momifiées. La peau noire tendue sur les os et les visages fendus et rétrécis sur leurs crânes. Comme les victimes d’une monstrueuse pompe à vide. Passant en silence devant eux dans la cendre volante le long de ce couloir silencieux, où elles luttaient pour toute l’éternité dans le froid coagulat de la route.
Ils passèrent au bord de la route sur l’emplacement d’un hameau anéanti par l’incendie. Des citernes métalliques, quelques cheminées de brique noircie encore debout. Il y avait dans les fossés des flaques grises de verre fondu scorifié et les fils électriques nus traînaient le long de la chaussée sur des kilomètres d’écheveaux en train de rouiller. Il toussait à chaque pas. Il voyait que le petit l’observait. Il occupait toutes les pensées du petit. Et c’était bien ainsi.
Ils étaient assis sur la route et mangeaient avec leur dernière boîte de thon les restes d’un pain jadis cuit à la poêle et dur comme du biscuit de soldat. Il ouvrit une boîte de prunes et ils se la passèrent à tour de rôle. Le petit leva bien haut la boîte et la vida de la dernière goutte de sirop puis resta avec la boîte sur ses genoux et passa son index autour sur le côté intérieur et se mit le doigt dans la bouche.
Va pas te couper le doigt, dit l’homme.
Tu dis toujours ça.
Je sais.
Il le regardait lécher le couvercle de la boîte. Très minutieusement. Comme un chat léchant son reflet dans un verre. Arrête de me regarder, dit le petit.
D’accord.
Il replia le couvercle de la boîte et posa la boîte sur la route devant lui. Quoi ? dit-il. Qu’est-ce qu’il y a ?
Dis-moi.
Rien.
Dis-moi.
Je crois qu’il y a quelqu’un qui nous suit.
C’est ce que je pensais.
C’est ce que tu pensais ?
Oui. C’est ce que je pensais que tu allais dire. Qu’est-ce que tu veux faire ?
J’en sais rien.
Qu’est-ce que tu en penses ?
Continuons. On devrait cacher nos ordures. Parce qu’ils croiront qu’on a beaucoup de provisions ?
Oui.
Et ils essaieront de nous tuer.
Ils ne nous tueront pas.
Ils pourraient essayer.
Ça va aller.
D’accord.
Je crois qu’on devrait se cacher dans l’herbe et les attendre. Pour voir qui c’est.
Et combien ils sont.
Et combien ils sont. Oui.
D’accord.
Si on arrive à traverser la rivière on pourra monter sur les falaises là-bas et surveiller la route.
D’accord.
On trouvera un endroit.
Ils se levèrent et empilèrent leurs couvertures dans le caddie. Reprends la boîte, dit l’homme.
Le temps que la route traverse la rivière, le long crépuscule était déjà bien avancé. Ils passèrent le pont et s’enfoncèrent dans les bois avec le caddie à la recherche d’un endroit où ils pourraient le laisser sans qu’on puisse le voir. Puis ils restèrent debout dans la pénombre pour surveiller la route par laquelle ils étaient venus.
Et si on le mettait sous le pont ? dit le petit.
Et s’ils descendent par là pour chercher de l’eau ?
Tu crois qu’ils sont encore loin ?
J’en sais rien.
Il va faire nuit.
Je sais.
Et s’ils passent pendant la nuit ?
Trouvons un endroit d’où on peut surveiller le terrain. Il ne fait pas encore nuit.
Ils cachèrent le caddie et emportèrent leurs couvertures et gravirent la pente entre les rochers puis se postèrent à un endroit d’où la route était visible sur près d’un kilomètre entre les arbres. Ils étaient à l’abri du vent et ils s’étaient enveloppés dans leurs couvertures et ils se relayaient pour faire le guet mais au bout d’un moment le petit s’endormit. Il était presque endormi lui aussi quand il vit une silhouette apparaître en haut de la route et s’arrêter. Bientôt deux autres apparurent. Puis une quatrième. Ils firent halte et se regroupèrent. Puis ils repartirent. Il pouvait à peine les distinguer dans l’épaisse pénombre. Il pensait qu’ils allaient peut-être bientôt s’arrêter et il regrettait de ne pas avoir trouvé un endroit plus éloigné de la route. S’ils s’arrêtaient au pont ce serait une longue nuit dans le froid. Ils descendirent la route et traversèrent le pont. Trois hommes et une femme. La femme marchait en canard et quand elle fut plus près il remarqua qu’elle était enceinte. Les hommes portaient des sacs sur leur dos et la femme portait une petite valise en toile. Tous d’un aspect misérable défiant toute description.
La vapeur molle de leur haleine. Ils traversèrent le pont et continuèrent le long de la route et disparurent l’un après l’autre dans l’obscurité qui attendait.
Ce fut quand même une longue nuit. Quand il fit suffisamment jour pour voir il mit ses chaussures et se leva et s’enveloppa dans une des couvertures et partit un peu plus loin et resta debout les yeux fixés sur la route en dessous. Le bois nu couleur fer et plus loin les champs. Encore vaguement visibles les formes cannelées d’anciens sillons creusés à la herse. Peut-être un champ de coton. Le petit était endormi et il descendit jusqu’au caddie et prit la carte et la bouteille d’eau et une boîte de fruits parmi leurs maigres provisions puis revint et s’assit dans les couvertures pour étudier la carte.
Tu crois toujours qu’on a fait plus de chemin que ce qu’on a fait.
Il déplaçait son doigt. Ici alors.
Encore un peu.
Ici.
D’accord.
Il replia les feuillets ramollis en train de pourrir. D’accord, dit-il.
Ils restaient assis, le regard fixé sur la route entre les arbres.
Crois-tu que tes ancêtres regardent ? Qu’ils marquent dans leur grand livre à combien ils t’estiment ? Par rapport à quoi ? Il n’y a pas de grand livre et tes ancêtres sont morts et enterrés.
C’était une région où l’on passait du pin au chêne vert et au pin. Des magnolias. Des arbres aussi morts que tous les autres. Il ramassa une des lourdes feuilles et la réduisit en poussière en l’écrasant dans sa main puis filtra la poussière entre ses doigts.
De bonne heure sur la route le lendemain matin. Ils n’étaient pas allés loin quand le petit le tira par la manche et ils s’arrêtèrent. Une mince flèche de fumée sortait des bois devant eux. Qu’est-ce qu’il faut qu’on fasse, Papa ?
On devrait peut-être aller voir ?
On ferait mieux de continuer.
Et s’ils vont dans la même direction que nous ?
Et alors ? dit le petit.
On les aura derrière nous. Je voudrais bien savoir ce que c’est que ces gens-là.
Et si c’est une armée ?
C’est juste un petit feu.
Pourquoi est-ce qu’on n’attend pas ?
On ne peut pas attendre. On n’a presque plus de provisions. Il faut qu’on continue.
Ils laissèrent le caddie dans les bois et il vérifia la rotation des cartouches dans le barillet. De celles en bois et de la vraie. Ils étaient debout, l’oreille tendue. La fumée restait verticale dans l’air immobile. Aucun son d’aucune sorte. Les feuilles étaient ramollies par les récentes pluies et ne faisaient pas de bruit sous les pieds. Il se retourna et regarda l’enfant. Le petit visage sale agrandi par la peur. Ils firent de loin le tour du feu, le petit s’accrochant à sa main. Il s’assit sur les talons et l’entoura de son bras et ils restèrent un long moment à écouter. Je crois qu’ils sont partis, souffla-t-il.
Quoi ?
Je crois qu’ils sont partis. Ils avaient sans doute quelqu’un qui faisait le guet.
Ça pourrait être un piège, Papa.
D’accord. Attendons un peu.
Ils attendirent. Ils voyaient la fumée entre les arbres. Une brise commençait à agiter la pointe de la flèche et la fumée dérivait et ils pouvaient en sentir l’odeur. L’odeur de quelque chose en train de cuire. Faisons le tour, dit l’homme.
Je peux te donner la main ?
Oui. Bien sûr.
Les bois n’étaient plus que des troncs carbonisés. Il n’y avait rien à voir. Je crois qu’ils nous ont vus, dit l’homme. Je crois qu’ils nous ont vus et qu’ils ont filé. Ils ont vu qu’on avait une arme.
Ils ont laissé leur repas sur le feu.
Oui.
Allons voir.
Ça me fait très peur, Papa.
Il n’y a personne. Ça va aller.
Ils s’avancèrent dans la petite clairière, le petit s’agrippant à sa main. Ils avaient tout emporté avec eux sauf quelque chose de noir qui était enfilé sur une broche au-dessus des braises. Il s’était arrêté pour s’assurer qu’il n’y avait pas de danger quand le petit se retourna et enfouit contre lui son visage. Il jeta un bref regard pour voir ce qui se passait. Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il. Qu’est-ce qu’il y a ? Oh ! Papa, dit le petit. Il se tourna et regarda de nouveau. Ce que le petit venait de voir c’était un nourrisson carbonisé décapité et évis-céré en train de noircir sur la broche. Il se baissa et souleva le petit et repartit avec lui en direction de la route, en le serrant très fort. Je te demande pardon, chuchota-t-il. Je te demande pardon.
Il se demandait si le petit reparlerait jamais. Ils avaient établi leur bivouac au bord d’une rivière et il était assis devant le feu et il écoutait l’eau qui coulait dans l’obscurité. Ce n’était pas un endroit sûr parce que le bruit de la rivière masquait tous les autres mais il pensait que ça réconforterait le petit. Ils avaient mangé les derniers restes de leurs provisions et il examinait la carte. Il mesurait la route avec un bout de ficelle et la regardait et mesurait de nouveau. Encore pas mal de chemin jusqu’à la côte. Il ne savait pas ce qu’ils trouveraient quand ils y arriveraient. Il rassembla les feuilles et les rangea dans le sac en plastique et resta assis à contempler les braises.
Le lendemain ils traversèrent la rivière sur un étroit pont de fer et entrèrent dans un ancien bourg industriel. Ils fouillèrent les maisons de bois mais ne trouvèrent rien. Assis sur une véranda un homme en salopette mort depuis des années. Il avait l’air d’un chef d’équipe sur le point d’annoncer une pause. Ils suivirent le long mur sombre de l’usine aux fenêtres bouchées avec des briques. La fine suie noire balayait les rues devant eux.
Toutes sortes de choses éparses sur le bord de la route. Des appareils électriques, des meubles. Des outils. Des choses abandonnées depuis longtemps par des fugitifs en marche vers leur mort individuelle et collective. Encore un an plus tôt le petit pouvait parfois ramasser quelque chose qu’il emportait avec lui pour le garder un moment mais il ne le faisait plus. Ils s’assirent pour se reposer et boire le reste de leur eau potable et laissèrent le jerricane en plastique posé droit sur la route. Le petit dit : Si on avait trouvé ce petit bébé il aurait pu venir avec nous.
Oui, il aurait pu.
Où ils l’ont trouvé ?
Il ne répondait pas.
Il ne pourrait pas y en avoir un autre quelque part ?
J’en sais rien. Ça se peut.
Je regrette ce que j’ai dit à propos de ces gens.
Quels gens ?
Les gens qui ont brûlé. Ceux qui ont été surpris sur la route et qui ont brûlé.
Je ne savais pas que tu avais dit quelque chose de mal.
C’était rien de mal. On peut y aller maintenant ?
D’accord. Tu veux faire un bout de chemin dans le caddie ?
Non. Ça va.
Juste un bout de chemin. Monte.
Je ne veux pas. Ça va.
L’eau lente dans le plat pays. Au bord de la route les marais gris d’eau morte. Les cours d’eau de la plaine côtière déroulant leurs méandres couleur de plomb à travers les terres agricoles dévastées. Ils continuaient. Plus loin sur la route devant eux il y avait un creux et une jonchère. Il doit y avoir un pont là-bas, dit-il. Sans doute un ruisseau.
On peut boire l’eau ?
On n’a pas le choix.
Ça ne va pas nous rendre malades.
Je ne crois pas. Le ruisseau pourrait être à sec.
Je peux aller devant ?
Oui. Bien sûr.
Le petit s’élança sur la route. Il ne l’avait pas vu courir comme ça depuis longtemps. Les coudes écartés, faisant claquer ses baskets trop grandes pour lui. Il s’arrêta et le suivit du regard en se mordant la lèvre.
L’eau n’était guère qu’un suintement. Il la voyait remuer lentement dans la rigole en ciment sous la chaussée où elle s’écoulait et il cracha dans l’eau et regarda pour voir si ça allait bouger. Il sortit un chiffon et un bocal en plastique du caddie et il enroula le chiffon sur l’embouchure du bocal et plongea le bocal dans l’eau et le regarda se remplir. Il le sortit dégoulinant et l’examina à la lumière. Ça n’avait pas l’air trop mauvais. Il retira le chiffon et tendit le bocal au petit. Vas-y, dit-il.
Le petit but et lui rendit le bocal.
Bois encore.
Bois un peu, Papa.
D’accord.
Ils étaient assis, filtrant l’eau pour en retirer la cendre et buvant jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus en emmagasiner davantage. Le petit s’était allongé dans l’herbe.
Il faut partir.
Je suis très fatigué.
Je sais.
Il l’observait. Ils n’avaient pas mangé depuis deux jours. Encore deux jours et ils commenceraient à s’affaiblir. Il grimpa entre les joncs en haut du remblai pour jeter un coup d’œil sur la route. Sombre et noire et sans aucune empreinte en terrain découvert. Les vents avaient balayé la cendre et la poussière de la surface. Des terres fertiles autrefois. Aucun signe de vie nulle part. Ce n’était pas une région qu’il connaissait. Le nom des villes ou des rivières. Viens, dit-il. Il faut partir.
Ils dormaient de plus en plus. Ils se réveillèrent plus d’une fois étendus au milieu de la route comme des accidentés de la circulation. Le sommeil de la mort.
Il se redressa, cherchant à tâtons le revolver. Dans le soir couleur de plomb il était debout les coudes sur la barre du caddie et les yeux fixés sur une maison de l’autre côté des champs peut-être quinze cents mètres plus loin. C’était le petit qui l’avait vue. Apparaissant et disparaissant derrière le rideau de suie comme une maison dans un rêve incertain. Il s’appuyait sur le caddie et regardait le petit. Ça leur coûterait pas mal d’efforts pour arriver jusque-là. Il faudrait emporter les couvertures. Cacher le caddie quelque part au bord de la route. Ils pourraient y arriver avant la nuit mais ils ne pourraient pas revenir.
Il faut qu’on aille voir. On n’a pas le choix.
Je ne veux pas.
On n’a rien mangé depuis plusieurs jours.
J’ai pas faim.
Non. Tu es en train de mourir de faim.
Je ne veux pas y aller Papa.
Il n’y a personne là-bas. Je te le promets.
Comment tu le sais ?
Je le sais. C’est tout.
Ils y sont peut-être.
Non. Ils n’y sont pas.
Ça va aller.
Enveloppés dans leurs couvertures ils repartirent à travers champs en n’emportant que le revolver et une bouteille d’eau. La terre avait été retournée une dernière fois et il y avait du chaume qui dépassait et la vague trace du disque était encore visible d’est en ouest. Il avait plu récemment et la terre était molle sous les pieds et il regardait par terre et au bout d’un moment il s’arrêta et ramassa une pointe de flèche. Il cracha dessus et la frotta contre son pantalon pour enlever la saleté et la donna au petit. C’était du quartz blanc, aussi parfait qu’au jour de sa création. Il y en a d’autres, dit-il. Regarde par terre, tu vas voir. Il en trouva deux autres. Du silex gris. Puis il trouva une pièce de monnaie. Ou un bouton. Une épaisse couche de vert-de-gris. Il gratta avec l’ongle du pouce. C’était une pièce de monnaie. Il sortit son couteau et la nettoya soigneusement. L’inscription était en espagnol. Il allait appeler le petit qui marchait devant puis il regarda autour de lui la campagne grise et le ciel gris et il lâcha la pièce et pressa le pas pour le rejoindre.
Ils étaient devant la maison et la regardaient. Il y avait une allée de gravier qui s’incurvait en direction du sud. Une loggia en brique. Une double volée d’escaliers qui menaient à un portique à colonnes. Derrière la maison une dépendance en brique qui avait peut-être abrité autrefois une cuisine. Plus loin un chalet en rondins. Il commençait à monter l’escalier mais le petit le tirait par la manche.
On ne peut pas attendre un peu ?
D’accord. Mais il va faire nuit.
Je sais.
D’accord.
Ils étaient assis sur les marches et regardaient la campagne autour.
Il n’y a personne ici, dit l’homme.
D’accord.
Tu as encore peur ?
Oui.
Ça va aller.
D’accord.
En haut de l’escalier il y avait une large véranda au sol carrelé de briques. La porte était peinte en noir et elle était ouverte, calée contre un parpaing. Derrière s’entassaient des feuilles et des herbes desséchées poussées là par le vent. Le petit s’agrippait à sa main. Comment ça se fait que la porte est ouverte, Papa ?
C’est comme ça. Ça fait sans doute des années qu’elle est ouverte. Les gens l’avaient peut-être laissée ouverte pour sortir leurs affaires.
On ferait peut-être mieux d’attendre jusqu’à demain.
Viens. On va vite jeter un coup d’œil. Avant qu’il fasse trop sombre. Si l’endroit est sûr on fera du feu.
Mais on ne va pas rester dans la maison, hein ?
On n’est pas forcés de rester dans la maison.
D’accord.
Buvons un peu d’eau.
D’accord.
Il sortit la bouteille de la poche de sa parka et dévissa le bouchon et regarda le petit pendant qu’il buvait. Puis il but à son tour et remit le bouchon et prit la main du petit et ils entrèrent dans le vestibule envahi par l’obscurité. Le haut plafond. Un lustre importé. Sur le palier il y avait une haute fenêtre palladienne et sa forme la plus indécise projetée verticalement sur le mur de la cage d’escalier dans la dernière lueur du jour.
On n’a pas besoin de monter, hein ? chuchota le petit.
Non. Peut-être demain.
Si l’endroit est sûr.
Oui.
D’accord.
Ils entrèrent dans le salon. La forme d’un tapis sous le dépôt de cendre. Des meubles recouverts de housses. De pâles rectangles sur les murs là où étaient jadis accrochés des tableaux. Dans la pièce de l’autre côté du vestibule il y avait un piano à queue. Et là leurs propres formes découpées sur le verre mince et aqueux de la fenêtre. Ils entrèrent et restèrent un moment, l’oreille tendue. Ils erraient d’une pièce à l’autre comme des clients sceptiques dans une maison à vendre. Ils regardaient par les hautes fenêtres les terres gagnées par la nuit.
Dans la cuisine il y avait de l’argenterie et des casseroles et de la porcelaine anglaise. Un office dont la porte se referma doucement derrière eux. Un carrelage et des étagères et sur les rayons plusieurs douzaines de bocaux d’un litre. Il traversa la pièce et en prit un et souffla dessus pour enlever la poussière. Des haricots verts. Des tranches de poivrons rouges parmi les rangées soigneusement réparties. Des tomates. Du maïs. Des pommes de terre nouvelles. De l’okra. Le petit l’observait. L’homme essuyait la poussière sur les couvercles des bocaux et appuyait dessus avec le pouce. La nuit tombait vite. Il alla à la fenêtre avec deux bocaux et les leva à la hauteur des yeux et les fit tourner dans sa main. Il regardait le petit. C’est peut-être toxique, dit-il. Il faudra veiller à bien faire cuire tout ça. Ça te va ?
J’en sais rien.
Qu’est-ce que tu veux faire ?
C’est à toi de le dire.
C’est à nous deux de le dire.
Tu crois que c’est bon ?
Je crois que ça pourra aller à condition de les faire bien cuire.
D’accord. Pourquoi tu crois que personne en a mangé avant ?
Je crois que personne ne les a trouvés. On ne voit pas la maison depuis la route.
On l’a vue nous.
C’est toi qui l’as vue.
Le petit examinait les bocaux.
Qu’est-ce que tu en penses ? dit l’homme.
Je crois qu’on n’a pas le choix. Je crois que tu as raison. Allons chercher du bois tant qu’on y voit encore quelque chose.
Ils apportèrent des brassées de branches mortes dans la salle à manger en passant par l’escalier de service et la cuisine et les cassèrent à la bonne longueur et en remplirent la cheminée. Quand il alluma le feu la fumée s’éleva en volutes au-dessus du linteau de bois peint et les volutes montèrent jusqu’au plafond puis redescendirent. Il agita un magazine pour attiser les flammes et bientôt le carneau commença à tirer et le feu emplit la pièce de son bourdonnement, illuminant les murs et le plafond et le lustre de verre aux myriades de facettes. Les flammes éclairaient la vitre de plus en plus sombre de la fenêtre où tel un troll surgi de la nuit se dressait la silhouette encapuchonnée de l’enfant. Il était abasourdi par la chaleur. L’homme retira les housses de la longue table Empire au centre de la pièce et les secoua et en fit un nid devant la cheminée. Il fit asseoir le petit et lui enleva ses chaussures et débarrassa ses pieds des sordides chiffons qui les enveloppaient. Tout va bien, chuchotait-il. Tout va bien.
Il trouva des bougies dans un tiroir de la cuisine et en alluma deux puis fit fondre la cire sur le plan de travail et les posa droites dans la cire. Il sortit et rapporta encore du bois et l’empila à côté de la cheminée. Le petit n’avait pas bougé. Il y avait des casseroles dans la cuisine et il en essuya une et la posa sur le plan de travail puis il essaya d’ouvrir un des bocaux mais en vain. Il alla à la porte d’entrée avec un bocal de haricots verts et un autre de pommes de terre et à la lueur d’une bougie posée droite dans un verre il s’agenouilla et mit le premier bocal en travers dans l’espace entre la porte et le chambranle et tira la porte dessus. Puis il s’accroupit dans le vestibule et le pied calé sur le bord extérieur de la porte la referma sur le couvercle en tordant le bocal qu’il tenait à deux mains. Le couvercle rainuré tournait dans le bois en égratignant la peinture. Il serra plus fort sur le verre et tira plus fort sur la porte et essaya encore une fois. Le couvercle glissa dans le bois, puis se bloqua. Il fit tourner lentement le bocal entre ses mains puis le retira du chambranle et retira le collier du couvercle et posa le bocal par terre. Puis il essaya d’ouvrir le deuxième bocal et se releva et rapporta les bocaux dans la cuisine en tenant de l’autre main le verre avec la bougie qui ballottait et crachotait. Il essaya d’enlever les couvercles des bocaux avec les pouces mais c’était trop dur. Il se dit que c’était bon signe. Il plaça le rebord du couvercle sur le plan de travail et donna un coup de poing sur le haut du bocal et le couvercle sauta et tomba et il leva le bocal et le renifla. Ça sentait délicieusement bon. Il versa les pommes de terre et les haricots dans une casserole et apporta la casserole dans la salle à manger et la mit sur le feu.
Ils mangeaient lentement dans des bols de porcelaine anglaise, assis de chaque côté de la table avec une unique bougie qui brûlait entre eux. Le revolver était posé sur la table à portée de main comme n’importe quel autre couvert. La maison craquait et grognait en se réchauffant. Comme une chose qu’on ferait sortir d’une longue hibernation. Le petit dodelinait de la tête au-dessus de son bol et sa cuillère tomba par terre avec un choc métallique. L’homme se leva et contourna la table et prit le petit dans ses bras et le porta jusqu’à la cheminée et le déposa dans les housses en étalant sur lui les couvertures. Il était sans doute retourné s’asseoir à la table parce qu’il se réveilla pendant la nuit affalé sur la table avec la tête sur ses bras croisés. Il faisait froid dans la salle à manger et dehors le vent soufflait. Les fenêtres grinçaient doucement dans leurs châssis. La bougie s’était consumée et dans la cheminée il ne restait que quelques braises. Il se leva et ranima le feu et vint s’asseoir à côté du petit et tira sur lui les couvertures et écarta de son visage ses cheveux crasseux. Je crois qu’ils sont sans doute à l’affût, dit-il. Ils sont à l’affût d’une chose que même la mort ne peut pas défaire et s’ils ne la voient pas ils se détourneront de nous et ils ne reviendront pas.
Le petit ne voulait pas qu’il monte à l’étage. Il essayait de le raisonner. Il pourrait y avoir des couvertures là-haut, dit-il. Il faut qu’on aille voir.
Je ne veux pas que tu ailles là-haut.
Il n’y a personne ici.
Il pourrait y avoir quelqu’un.
Il n’y a personne. Tu ne crois pas qu’ils seraient descendus à l’heure qu’il est ?
Peut-être qu’ils ont peur ?
Je leur dirai qu’on ne va pas leur faire de mal.
Peut-être qu’ils sont morts.
Alors ça leur sera bien égal qu’on prenne quelques affaires. Ecoute, on ne sait pas ce qu’il y a là-haut, mais il vaut mieux savoir ce que c’est que de ne pas le savoir.
Pourquoi ?
Pourquoi ? Eh bien, parce qu’on n’aime pas les surprises. Ça fait peur les surprises. Et on n’aime pas avoir peur. Il pourrait y avoir là-haut des choses dont on a besoin. Il faut qu’on aille voir.
D’accord.
D’accord ? Pas plus que ça ?
Bon. Tu ne vas pas m’écouter.
Mais je t’ai écouté.
Pas vraiment.
Il n’y a personne ici. Il n’y a personne ici depuis des années. Il n’y a pas de traces dans la cendre. Rien n’est dérangé. Pas de meuble brûlé dans la cheminée. Et il y a des provisions.
Les traces ne restent pas dans la cendre. Tu l’as dit toi-même. Le vent les efface.
Allez. Je monte.
Ils passèrent quatre jours dans la maison à manger et dormir. Il avait trouvé d’autres couvertures en haut et ils traînaient à l’intérieur de grandes brassées de bois et entassaient le bois dans un coin de la salle à manger pour le faire sécher. Il avait trouvé une antique scie à archet en bois et en fil de fer comme celle dont il se servait autrefois pour scier les arbres morts à la longueur voulue. Les dents étaient rouillées et émoussées et il s’assit devant le feu avec une queue-de-rat et tenta de les affûter mais sans trop de succès. Il y avait un ruisseau à une centaine de mètres de la maison et ils traînaient interminablement des seaux d’eau dans les chaumes et la boue et ils faisaient chauffer l’eau et prenaient un bain dans une baignoire derrière la chambre du fond au premier étage. Il leur avait coupé les cheveux, les siens et ceux du petit, et s’était rasé la barbe. Ils avaient des habits et des couvertures et des oreillers qui provenaient des chambres du haut et ils s’étaient équipés de nouveaux accoutrements, le pantalon du petit coupé à la bonne longueur avec son couteau. Il avait aménagé une sorte de nid devant la cheminée en renversant une commode pour qu’elle leur serve de tête de lit et retienne la chaleur. Pendant tout ce temps il continuait de pleuvoir. Il avait posé des seaux au pied des descentes de gouttière aux coins de la maison pour recueillir l’eau fraîche qui tombait de la vieille toiture en cuivre à joints debout et il entendait la pluie battre le tambour dans les pièces du haut et s’écouler goutte à goutte à travers la maison.
Ils fouillaient les remises à la recherche de tout ce qui pourrait servir. Il trouva une brouette et la dégagea et la renversa et fit tourner lentement la roue pour examiner le pneu. Le caoutchouc était luisant et fissuré mais il pensait qu’il pourrait retenir l’air. En cherchant dans de vieilles caisses et un fouillis d’outils il trouva une pompe à bicyclette et vissa l’extrémité du raccord sur l’embout de la valve et commença à pomper. L’air fuyait autour de la jante mais il tourna la roue et dit au petit d’appuyer sur le pneu jusqu’à ce que ça ne fuie plus et il réussit à le gonfler. Il dévissa le raccord et remit la brouette à l’endroit et la fit rouler en avant puis à reculons sur le sol de la remise. Il sortit en la poussant dehors pour que la pluie la nettoie. Quand ils quittèrent la maison le surlendemain le temps s’était éclairci et ils partirent sur la route boueuse en poussant la brouette avec leurs couvertures neuves et les bocaux de conserves emballés dans leurs vêtements de rechange. Il avait trouvé une paire de chaussures de chantier et le petit était chaussé de baskets bleues dont le bout était bourré de chiffons et ils portaient des masques de protection découpés dans des draps frais. Quand ils atteignirent le macadam il leur fallut retourner en arrière sur la route pour chercher le caddie mais il était à moins d’un kilomètre. Le petit marchait à côté avec une main sur la brouette. On a fait du bon travail, hein Papa ? dit-il. Oui, du bon travail.
Ils mangeaient bien mais il restait du chemin jusqu’à la côte. Il savait qu’il plaçait son espoir là où il n’avait aucune raison de rien espérer. Il espérait qu’il ferait plus clair tout en sachant que le monde devenait de jour en jour plus sombre. Il avait trouvé autrefois dans un magasin d’appareils photo un photomètre dont il comptait se servir pour calculer des moyennes de ses observations sur plusieurs mois et il l’avait gardé longtemps en pensant qu’il pourrait trouver les piles qui allaient avec mais il n’en avait jamais trouvé. La nuit quand il se réveillait en toussant il se redressait en se mettant la main sur la tête pour se protéger du noir. Comme un homme qui se réveillerait dans une tombe. Comme ces morts dont il se souvenait depuis son enfance qu’on avait exhumés et transférés ailleurs pour faire place à une route. Beaucoup étaient morts pendant une épidémie de choléra et on les avait enterrés à la hâte dans des cercueils de bois et les cercueils étaient en train de pourrir et s’ouvraient. Les morts remontaient à la lumière couchés sur le côté les jambes repliées et certains étaient allongés sur le ventre. Les antiques pièces de cuivre d’un vert mat tombaient des poches de leurs orbites sur le fond pourri et souillé des cercueils.
Ils s’étaient arrêtés dans une épicerie dans une petite ville où une tête de biche empaillée était accrochée au mur. Le petit l’avait longuement regardée. Il y avait du verre brisé par terre et l’homme l’avait fait attendre à la porte pendant qu’il fouillait du pied les détritus avec ses chaussures de chantier mais il n’avait rien trouvé. Il y avait deux pompes à essence dehors et ils s’étaient assis sur le ciment et plongeaient une boîte en fer dans la citerne souterraine et la remontaient et versaient dans un jerricane en plastique l’essence qu’elle contenait puis la replongeaient. Ils avaient attaché un petit bout de tuyau à la boîte pour la faire descendre et ils étaient restés près d’une heure jusqu’à ce que le jerricane se remplisse, accroupis au-dessus de la citerne comme des singes en train de pêcher dans une fourmilière avec des bâtons. Puis ils avaient vissé le bouchon et posé le jerricane dans le panier en bas du caddie et ils étaient repartis.
De longues journées. En terrain découvert où la cendre soufflait sur la route. Le petit s’asseyait près du feu la nuit avec les morceaux de la carte sur ses genoux. Il connaissait par cœur le nom des villes et des rivières et il mesurait chaque jour leur progression.
Ils mangeaient plus chichement. Il ne leur restait presque rien. Le petit était debout sur la route avec la carte dans la main. Ils écoutaient mais n’entendaient rien. Pourtant il voyait les terres nues qui s’étendaient en direction de l’est et l’air était différent. Ce fut au sortir d’un tournant de la route qu’ils l’aperçurent et ils s’arrêtèrent et restèrent immobiles avec le vent qui leur soufflait dans les cheveux maintenant qu’ils avaient baissé les capuchons de leurs vestes pour écouter. Là-bas c’était la plage grise avec les lents rouleaux des vagues mornes couleur de plomb et leur lointaine rumeur. Telle la désolation d’une mer extraterrestre se brisant sur les grèves d’un monde inconnu. Là-bas dans la zone des estrans un pétrolier à moitié couché sur le côté. Au-delà l’océan vaste et froid et si lourd dans ses mouvements comme une cuve de mâchefer lentement ballottée et plus loin le front froid de cendre grise. Il regardait le petit. Il voyait la déception sur son visage. Je te demande pardon elle n’est pas bleue, dit-il. Tant pis, dit le petit.
Une heure plus tard ils étaient assis sur la plage et contemplaient le mur de brouillard qui barrait l’horizon. Les talons plantés dans le sable ils regardaient la mer couleur d’encre qui venait mourir à leurs pieds. Froide, désolée. Sans oiseaux. Il avait laissé le caddie dans les fougères de l’autre côté des dunes et ils avaient emporté avec eux les couvertures et enveloppés dedans ils s’abritaient du vent contre un énorme tronc de bois flotté. Ils restèrent assis là un long moment. Un peu plus bas au bord de la crique des tas de menus ossements mêlés au varech. Plus loin les cages thoraciques blanches de sel de ce qui avait peut-être été du bétail. Du givre gris de sel sur les rochers. Le vent soufflait et des cosses desséchées de graines balayaient les sables et s’arrêtaient puis repartaient.
Tu crois qu’il pourrait y avoir des bateaux là-bas ?
Sans doute que non.
Ils ne pourraient pas voir très loin.
Non. Certainement pas.
Qu’est-ce qu’il y a de l’autre côté ?
Rien.
Il doit y avoir quelque chose. Il y a peut-être un père et son petit garçon et ils sont assis sur la plage. Ça serait bien. Oui. Ça serait bien.
Et peut-être qu’eux aussi ils porteraient le feu ?
Oui. Peut-être.
Mais on n’en sait rien.
Non. Rien.
Alors il faut qu’on soit vigilants.
Il faut qu’on soit vigilants. Oui.
Combien de temps on peut rester ici ?
J’en sais rien. On n’a pas grand-chose à manger.
Je sais.
Ça te plaît ici.
Ouais.
Moi aussi, ça me plaît.
Je peux prendre un bain ?
Prendre un bain ?
Oui.
Tu vas te geler ton cucul.
Je sais.
Ça va être très froid. Pire que ce que tu crois.
Tant pis.
Je ne veux pas avoir à aller te chercher.
Tu ne crois pas que je devrais y aller.
Tu peux y aller.
Mais tu ne crois pas que je devrais.
Non. Je crois que tu devrais.
Sûr ?
Oui. Sûr.
D’accord.
Il se leva et laissa la couverture tomber dans le sable puis il se débarrassa de sa veste et de ses chaussures et de ses vêtements. Il était debout, tout nu, se serrant dans ses propres bras, dansant sur place. Puis il descendit la plage en courant. Si blanc. Les vertèbres noueuses. Les lames de rasoir des omoplates sous la peau blême. Courant nu et se précipitant bondissant et hurlant dans le lent ressac de la houle.
Quand il ressortit il était bleu de froid et claquait des dents. L’homme descendit à sa rencontre et l’enveloppa grelottant dans la couverture et le serra contre lui jusqu’à ce qu’il ait repris son souffle. Mais quand il le regarda le petit pleurait. Qu’est-ce qu’il y a, dit-il. Rien. Non, dis-moi. Rien. C’est rien.
A la nuit tombée ils firent un feu contre le tronc d’arbre et mangèrent des assiettes d’okra et de haricots et le dernier reste des pommes de terre en bocal. Les fruits étaient depuis longtemps terminés. Ils burent du thé et s’assirent devant le feu et dormirent sur le sable en écoutant le roulement de la houle dans la baie. Son long frémissement et le fracas de sa chute. Il se leva dans la nuit et alla un peu plus loin et resta debout sur la plage enveloppé dans ses couvertures. Trop noir pour voir. Un goût de sel sur ses lèvres. L’attente. L’attente. Puis la lente déflagration plus bas sur le rivage. Le bouillant sifflement de la houle avançant sur la plage puis se retirant. Il pensait qu’il pourrait encore y avoir des navires mortuaires quelque part au large, à la dérive avec leurs lambeaux de voiles qui pendaient comme des langues. Ou de la vie dans les profondeurs. De grandes pieuvres se mouvant sur le fond marin dans la froide obscurité. Faisant la navette comme des trains, leurs yeux de la taille de soucoupes. Et peut-être qu’au-delà de ces vagues en deuil il y avait un autre homme qui marchait avec un autre enfant sur les sables gris et morts. Peut-être endormis séparés d’eux par à peine une mer sur une autre plage parmi les cendres amères du monde ou peut-être debout dans leurs guenilles oubliés du même indifférent soleil.
Il se souvenait de s’être autrefois réveillé par une nuit semblable au bruit que faisaient les crabes dans une poêle où il avait laissé les os des steaks du dîner de la veille. La vague lueur sombre des braises du feu de bois flotté puisait au vent du large. Allongé sous une même myriade d’étoiles. Le noir horizon de la mer. Il s’était levé et il était parti plus loin et il était resté debout nu-pieds sur le sable à regarder la houle pâle apparaître tout au long du rivage et rouler et s’écraser puis de nouveau noircir. Quand il était revenu près du feu il s’était agenouillé à côté d’elle et lui avait caressé les cheveux pendant qu’elle dormait et il avait dit que s’il avait été Dieu c’était exactement ainsi qu’il aurait fait le monde et pas autrement.
Quand il revint le petit était réveillé et il avait peur. Il avait appelé mais pas assez fort pour qu’il l’entende. L’homme l’entoura de ses bras. Je ne pouvais pas t’entendre, dit-il. Je ne pouvais pas t’entendre à cause de la houle. Il mit du bois sur le feu et éventa les braises pour les ranimer. Ils étaient allongés dans leurs couvertures et regardaient les flammes se tordre sous le vent et au bout d’un moment ils s’endormirent.
Au matin il ralluma le feu et ils mangèrent et regardèrent le rivage. Son apparence froide et pluvieuse pas tellement différente des paysages marins du monde boréal. Pas de mouettes, pas d’oiseaux des grèves. Des objets carbonisés et absurdes éparpillés le long du rivage ou ballottés dans le ressac. Ils ramassèrent du bois flotté et le mirent en pile et le recouvrirent de la bâche et partirent le long de la plage.
Nous voilà batteurs de grèves, dit-il.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ce sont des gens qui marchent le long des plages en cherchant n’importe quoi de valeur que la mer y aurait déposé.
Quelle sorte de choses ?
Toutes sortes de choses. Tout ce qui pourrait servir.
Tu crois qu’on va trouver quelque chose ?
J’en sais rien. On va garder l’œil ouvert.
Garder l’œil ouvert, dit le petit.
Ils étaient debout sur la pointe rocheuse et regardaient au loin vers le sud. Une bave de sel gris tramait et tournoyait dans la mare entre les rochers. Plus loin la longue courbe de la plage. Grise comme du sable volcanique. Le vent qui venait de la mer avait une vague odeur d’iode. C’était tout. Il n’avait aucune odeur marine. Sur les rochers les restes d’on ne sait quelle mousse de mer de couleur sombre. Ils traversèrent et continuèrent. Au bout de la grève une barre rocheuse leur bloquait le chemin et ils quittèrent la plage et suivirent un ancien sentier à travers les dunes et les tiges mortes d’avoine de mer jusqu’à ce qu’ils arrivent à un promontoire de faible hauteur. En bas une anse en fer à cheval dans les noires rafales d’embruns et plus loin à moitié renversée et au ras de l’eau la forme d’une coque de voilier. Ils étaient accroupis dans les touffes d’herbe sèche et regardaient. Qu’est-ce qu’on devrait faire ? dit le petit.
Attendons un moment.
J’ai froid.
Je sais. Descendons un peu. Pour être à l’abri du vent.
Il s’assit en tenant le petit devant lui. L’herbe morte frémissait, doucement fouettée par le vent. Au loin une grise désolation. L’interminable reptation de la mer. Combien de temps on va rester ici ? dit le petit.
Pas longtemps.
Tu crois qu’il y a des gens sur le bateau, Papa ?
Je ne crois pas.
Ils ne pourraient pas tenir debout.
Non. Sûr que non. Tu vois des traces de ce côté-là ?
Non.
Attendons encore un peu.
J’ai froid.
Ils firent quelques pas le long du croissant de lune de la plage, restant sur le sable mouillé au-dessous de la ligne de varech des marées. Ils s’arrêtèrent, leurs habits claquant doucement dans le vent. Des flotteurs de verre recouverts d’une croûte grise. Les os d’oiseaux de mer. Sur la ligne de laisse un matelas d’herbes marines enchevêtrées et le long du rivage aussi loin que portait le regard les squelettes de poissons par millions comme une isocline de mort. Un seul vaste sépulcre de sel. Insensé. Insensé.
De l’extrémité de la pointe jusqu’au navire il y avait peut-être trois cents mètres de pleine eau.
Ils étaient debout, les yeux fixés sur le bateau. Une vingtaine de mètres de long, entièrement dépecé jusqu’au niveau du pont, couché dans trois ou quatre mètres d’eau. C’était sans doute jadis un ketch d’un modèle ou d’un autre mais les mâts avaient été brisés pratiquement au ras du pont et la seule chose qui restait au-dessus c’étaient des taquets de cuivre et quelques montants du bastingage. Cela et le cerceau d’acier de la barre qui saillait à l’arrière du cockpit. Il se retourna et regarda vers la plage et les dunes au-delà. Puis il tendit le revolver au petit et s’assit dans le sable et commença à défaire les lacets de ses chaussures.
Qu’est-ce que tu vas faire, Papa ?
Je vais jeter un coup d’œil.
Je peux venir avec toi ?
Non. Je veux que tu restes ici.
Je veux venir avec toi.
Il faut que tu montes la garde. En plus c’est trop profond.
Est-ce que je pourrai te voir ?
Oui. Et je garderai un œil sur toi. Pour m’assurer que tout va bien.
Je veux venir avec toi.
Il s’arrêta. Tu ne peux pas, dit-il. Nos vêtements s’envoleraient. Il faut que quelqu’un veille sur nos affaires.
Il plia ses vêtements et les mit en tas. Dieu qu’il faisait froid. Il se baissa et embrassa le petit sur le front. Arrête de te faire du souci, dit-il. Et monte bien la garde. Il entra tout nu dans l’eau et s’aspergea jusqu’à ce qu’il soit tout mouillé. Puis il s’avança en éclaboussant et plongea la tête la première.
Il avait nagé tout au long de la coque d’acier puis en sens inverse, faisant du surplace, suffoquant à cause du froid. Au milieu de la coque, le liston était juste à ras de l’eau. Il fit un effort pour nager jusqu’au tableau. L’acier était gris et corrodé par le sel mais il réussit à déchiffrer l’inscription en lettres dorées à demi effacée. Pájaro de Esperanza. Tenerife. Les deux bossoirs vides des canots de sauvetage. Il s’accrocha au liston et se hissa à bord et se retourna et s’accroupit en frissonnant sur le plan incliné du pont de bois. Quelques longueurs de câble tressé qui s’était rompu au niveau des ridoirs. Dans le bois des trous aux bords déchiquetés là où les apparaux avaient été arrachés. Il avait fallu une force terrible pour tout balayer du pont. Il fit signe au petit mais le petit ne lui rendit pas son salut.
La cabine était basse avec un plafond voûté et des hublots tout le long sur le côté. Il s’accroupit et frotta pour enlever le sel gris et regarda à l’intérieur mais il ne voyait rien. Il essaya la porte basse en teck mais elle était verrouillée. Il tenta de l’ouvrir d’une poussée de son épaule osseuse. Il regarda tout autour pour voir s’il y avait quelque chose qui pourrait servir de levier. Il était secoué d’irrépressibles frissons et claquait des dents. Il se dit qu’il allait enfoncer la porte avec la plante du pied mais il comprit que ce n’était pas une bonne idée. Soutenant son coude d’une main il se mit à cogner contre la porte. Il la sentait qui cédait. Juste un peu. Il insistait. Le chambranle se fendait du côté intérieur et finit par lâcher et il poussa la porte et descendit l’escalier et entra dans la cabine.
Contre la cloison la plus basse une mare stagnante d’eau de cale jonchée de papiers et de détritus mouillés. Sur toute chose une âcre puanteur. D’humidité et de renfermé. Il pensait que le bateau avait été pillé mais c’était l’ouvrage de la mer. Il y avait une table en acajou au milieu du salon avec des fiches antiroulis à charnières. Les portes des placards étaient ouvertes et pendaient dans la pièce et tous les cuivres avaient une teinte vert foncé. Il continua vers les cabines de l’avant. En passant par la cuisine. De la farine et du café par terre et des boîtes de conserve cabossées en train de rouiller. Un W-C avec un lavabo en acier inoxydable. La faible lueur de la mer filtrait par la claire-voie des hublots. Des accessoires éparpillés partout. Un gilet de sauvetage flottant dans l’eau.
Il s’attendait plus ou moins à des horreurs mais il n’y en avait pas. Dans les cabines les matelas avaient été projetés par terre et de la literie et des vêtements étaient empilés contre la cloison. Tout était trempé. Il y avait une porte ouverte donnant sur le placard aménagé dans la proue mais il faisait trop sombre pour voir à l’intérieur. Il baissa la tête et entra et commença à chercher à tâtons. De profondes trémies munies de couvercles en bois à charnières. Des équipements de marin entassés par terre. Il commença à tout sortir et à tout empiler sur le lit en pente. Des couvertures, des vêtements de gros temps. Il découvrit un pull-over humide et le passa pardessus sa tête. Il trouva une paire de bottes jaunes en caoutchouc et trouva un blouson en nylon et l’enfila, tirant la fermeture éclair et plongea les jambes dans la salopette jaune presque rigide et remonta les bretelles sur ses épaules avec les pouces et chaussa les bottes. Puis il retourna sur le pont. Le petit était assis comme il l’avait laissé, les yeux braqués sur le bateau. Il se releva, saisi d’inquiétude, et l’homme comprit qu’il devait avoir une étrange allure dans son nouvel accoutrement. C’est moi, criait-il, mais le petit ne bougeait pas. Il lui fit signe et redescendit.
Dans le deuxième salon il y avait des tiroirs encore en place sous la couchette et il les tira et les enleva. Des manuels et des papiers en espagnol. Des barres de savon. Une valise en cuir noir couverte de moisissure avec des papiers à l’intérieur. Il mit le savon dans la poche de sa veste et se releva. Il y avait des livres en espagnol éparpillés sur la couchette, boursouflés et informes. Un unique volume coincé dans l’étagère contre la cloison avant.
Il trouva un sac de matelot en toile caoutchoutée et il inspecta le reste du bateau chaussé de ses bottes en s’écartant des cloisons d’une poussée pour résister à la gîte, les jambes de pantalon crissant dans le froid. Il remplissait le sac de toutes sortes de vêtements disparates. Une paire de baskets de femme dont il pensait qu’elles pourraient aller au petit. Un couteau pliant avec un manche en bois. Des lunettes de soleil. Il y avait quand même quelque chose de pervers dans cette façon de chercher. Comme si l’on commençait par épuiser les endroits les plus improbables pour retrouver quelque chose qu’on aurait perdu. Finalement il alla dans la cuisine. Il tourna le bouton du réchaud sur ouvert puis sur fermé.
Il déverrouilla et souleva la trappe du compartiment moteur. A moitié inondé et noir comme dans un four. Aucune odeur d’essence ou d’huile. Il la referma. Dans les coffres incorporés aux banquettes du cockpit étaient rangés des coussins, de la toile de voile, des engins de pêche. Dans un coffre derrière le socle de la barre il trouva des rouleaux de corde en nylon et des bouteilles de gaz en acier et une boîte à outils en fibre de verre. Il s’assit sur le plancher du cockpit pour trier les outils. Rouillés mais utilisables. Des pinces, des tournevis, des clés plates. Il referma la boîte à outils et se releva et chercha des yeux le petit. Il était pelotonné dans le sable et dormait, la tête sur la pile de vêtements.
Il emporta la boîte à outils et une des bouteilles de gaz dans la cuisine et alla à l’avant et fit une dernière visite des cabines. Puis il entreprit d’inspecter les coffres du salon, examinant les classeurs et les papiers dans les boîtes en plastique pour essayer de trouver le journal de bord. Il trouva un service en porcelaine jamais utilisé rangé dans une caisse en bois remplie de copeaux d’emballage. La plupart des pièces étaient cassées. Un service pour huit, portant le nom du navire. Un cadeau, pensait-il. Il sortit une tasse à thé et la fit tourner dans la paume de sa main et la remit en place. La dernière chose qu’il trouva ce fut un coffret carré en chêne aux coins assemblés à queue d’aronde et avec une plaque de cuivre encastrée dans le couvercle. Il pensait que ce pourrait être une boîte à cigares mais ce n’était pas la même forme et quand il le souleva et qu’il en sentit le poids il sut aussitôt ce que c’était. Il pressa les fermoirs rongés par la corrosion et l’ouvrit. Il y avait à l’intérieur un sextant en cuivre, vieux peut-être d’une centaine d’années. Il le retira du coffret capitonné et le garda dans sa main. Impressionné par sa beauté. Le cuivre était terni et il y avait dessus des taches de vert qui épousaient la forme d’une autre main qui l’avait jadis tenu mais à part cela c’était la perfection. Il gratta le vert-de-gris sur la plaque à la base du sextant. Hezzaninth, Londres.
Il le leva à la hauteur de ses yeux et tourna la vis de réglage. C’était la première chose qui l’émouvait depuis longtemps. Il le garda dans sa main et le posa dans la doublure de serge bleue et rabattit le couvercle et remit le coffret en place et referma la porte.
Quand il remonta sur le pont pour jeter un coup d’œil sur le petit, le petit n’y était pas. Un moment de panique avant de le voir qui marchait tête basse le long du banc de sable au bord du rivage avec le revolver qui pendait dans sa main. Debout sur le pont il sentait la coque du navire se soulever et glisser. Juste un peu. La marée montante. Cognant contre les galets de la pointe là-bas. Il fit demi-tour et redescendit dans la cabine.
Il avait remonté les deux rouleaux de corde qu’il avait trouvés dans le coffre et il en mesura le diamètre à la largeur de sa main puis ayant multiplié le résultat par trois il compta le nombre de spires. Des cordes d’une quinzaine de mètres. Il les suspendit à un taquet sur le pont de teck gris et redescendit dans la cabine. Il rassembla tout ce qu’il avait trouvé et le mit en pile contre la table. Il y avait des jerricanes d’eau en plastique dans le placard à côté de la cuisine mais ils étaient tous vides sauf un. Il prit un des jerricanes vides et constata que le plastique avait éclaté et que l’eau avait fui et il pensa qu’ils avaient gelé quelque part pendant les absurdes traversées du navire. Plusieurs fois sans doute. Il prit le jerricane à moitié plein et le posa sur la table et dévissa le bouchon et renifla l’eau puis souleva le jerricane à deux mains et but. Puis il but encore.
Les boîtes de conserve sur le plancher de la cuisine ne semblaient pas du tout récupérables et même dans le placard il y en avait qui étaient terriblement rouillées et quelques-unes avaient dangereusement gonflé. Toutes avaient été dépouillées de leurs étiquettes et le contenu était inscrit sur le métal au marqueur noir en espagnol. Il ne comprenait pas tout. Il entreprit de les trier, les secouant, les pressant dans sa main. Il les empila sur le plan de travail au-dessus du petit réfrigérateur de la cuisine. Il pensait qu’il devait y avoir des caisses de produits alimentaires entreposées quelque part dans la cale mais il ne croyait pas qu’il pût y avoir là-dedans rien de mangeable. En tout cas il y avait une limite à ce qu’ils pouvaient emporter dans le caddie. L’idée lui vint qu’il était dangereusement près de considérer cette manne comme une chose absolument naturelle, mais il se dit ce qu’il s’était déjà dit avant. Qu’un coup de chance pouvait n’être rien de tel. Rares étaient les nuits où allongé dans le noir il n’avait pas envié les morts.
Il trouva un bidon d’huile d’olive et des boîtes de lait. Du thé dans une boîte à thé rouillée. Un récipient en plastique contenant une variété de farine qu’il ne reconnaissait pas. Une boîte de café à moitié vide. Il inspectait méthodiquement les rayons du placard, séparant ce qu’il avait l’intention d’emporter de ce qu’il comptait laisser. Quand il eut tout emporté dans le salon et tout entassé au bas de l’escalier il retourna dans la cuisine et ouvrit la boîte à outils et entreprit de démonter un des brûleurs du petit réchaud à cardan. Il débrancha le flexible tressé et enleva les porte-casseroles en aluminium et en glissa un dans la poche de sa veste. Il dévissa les garnitures en laiton à l’aide d’une clé plate et dégagea les brûleurs. Puis il les déconnecta et brancha la conduite de carburant au raccord et l’autre extrémité de la conduite à la bouteille de gaz et emporta le tout dans le salon. Enfin il fit avec une bâche en plastique un ballot contenant plusieurs cannettes de jus et plusieurs boîtes de fruits et de légumes et le ficela avec un cordon puis il retira ses vêtements et les mit en pile avec toutes les affaires qu’il avait rassemblées et remonta tout nu sur le pont et se laissa glisser avec la bâche jusqu’au bastingage et plongea par-dessus bord et tomba dans la mer grise et glaciale.
Il accosta en pataugeant dans l’eau à la dernière lueur du jour et jeta la bâche par terre et se frotta les bras et la poitrine pour enlever l’eau et alla chercher ses vêtements. Le petit le suivait, lui posant sans cesse des questions au sujet de son épaule, bleue et décolorée à l’endroit où il avait cogné pour enfoncer la porte. C’est rien, dit l’homme. Ça ne fait pas mal. On a des tas de choses. Attends de voir.
Ils marchaient sur la plage, pressant le pas pour profiter de la lumière. Et si le bateau est emporté, dit le petit.
Il ne le sera pas.
Il pourrait l’être.
Non. Il ne le sera pas. Avance. Tu as faim ?
Oui.
On va bien manger ce soir. Mais il faut se dépêcher.
Je me dépêche, Papa.
Et il pourrait pleuvoir.
Comment tu le sais ?
Je le sens à l’odeur.
Qu’est-ce que ça sent ?
Les cendres mouillées. Avance.
Puis il s’arrêta. Où est le revolver ? dit-il.
Le petit se figea. Il avait l’air terrifié.
Bon Dieu, dit l’homme. Il regardait du côté de la plage derrière eux. Ils avaient déjà perdu de vue le bateau. Il regarda le petit. Le petit avait les mains sur la tête et il allait se mettre à pleurer. Pardon, dit-il. Je te demande pardon.
Il posa par terre la bâche avec les boîtes de conserve. Il faut qu’on retourne là-bas.
Je te demande pardon, Papa.
Ça ne fait rien. Il y sera encore.
Le petit était debout, les épaules tombantes. Il commençait à sangloter. L’homme s’agenouilla et l’entoura de ses bras. Ça ne fait rien, dit-il. C’est à moi de vérifier qu’on a le revolver et je ne l’ai pas fait. J’ai oublié.
Je te demande pardon, Papa.
Viens. Ça va aller. Tout va bien.
Le revolver était là où il l’avait laissé dans le sable. L’homme le ramassa et le secoua et s’assit et retira l’axe du barillet et le tendit au petit. Prends ça, dit-il.
Ça va aller, Papa ?
Bien sûr que ça va aller.
Il fit tomber le barillet dans sa main et souffla dessus pour enlever le sable et le tendit au petit et souffla dans le canon et souffla sur la carcasse pour enlever le sable puis il reprit les pièces des mains du petit et les remit toutes à leur place et arma le revolver et abaissa le chien et l’arma de nouveau. Il fit tourner le barillet jusqu’à ce que la bonne cartouche soit à l’alignement puis il abaissa le chien et mit le revolver dans sa parka et se releva. C’est bon, dit-il. Viens.
On ne va pas être rattrapés par la nuit ?
J’en sais rien.
On va l’être, hein ?
Viens. Dépêchons-nous.
Ils furent rattrapés par la nuit. Le temps d’arriver au sentier du promontoire il faisait trop sombre pour voir. Ils étaient debout, le petit s’agrippant à sa main, dans le souffle du vent de mer avec l’herbe qui sifflait tout autour. On n’a qu’à continuer d’avancer, dit l’homme. Viens.
Je ne vois rien.
Je sais. Il faut juste faire un pas à la fois.
D’accord.
N’abandonne pas.
D’accord.
Quoi qu’il arrive.
Quoi qu’il arrive.
Ils continuaient dans le noir absolu, sans plus de visibilité que des aveugles. Il tendait la main devant lui bien qu’il n’y eût rien sur cette lande de sel à quoi ils auraient pu se cogner. Le bruit du ressac semblait plus lointain mais il se repérait aussi au vent et au bout d’une heure ou presque d’une marche hésitante ils émergèrent de l’herbe et des avoines de mer et se retrouvèrent sur le sable sec en haut de la plage. Le vent était plus froid. Il avait fait passer le petit du côté le moins exposé au vent quand soudain la plage surgit convulsivement du noir devant eux pour disparaître aussitôt.
Qu’est-ce que c’était que ça, Papa ?
C’est rien. C’est un éclair. Viens.
Il hissa sur son épaule la bâche où ils transportaient leurs richesses et il prit la main du petit et ils repartirent, tapant du pied dans le sable comme des chevaux à la parade pour éviter de buter sur du bois flotté ou du varech. Encore une fois l’irréelle lumière grise explosa sur la plage. Au loin dans les ténèbres un vague roulement de tonnerre étouffé. Je crois que j’ai vu nos traces, dit-il.
Alors on va dans la bonne direction.
Oui. Dans la bonne direction.
J’ai très froid, Papa.
Je sais. Prie pour qu’il y ait un éclair.
Ils continuaient. Au prochain éclair qui jaillit sur la plage il vit que le petit se penchait en avant et se parlait tout bas. Il cherchait des yeux leurs traces qui devaient remonter la plage mais il ne les voyait pas. Le vent avait encore forci et il s’attendait à sentir les premières gouttes de pluie. S’ils se laissaient surprendre par une pluie d’orage sur la plage en pleine nuit ils seraient en mauvaise posture. Ils tournaient la tête pour écarter du vent leur visage et s’agrippaient aux capuchons de leurs parkas. Le sable cinglait les jambes et passait en rafales dans l’obscurité et juste au large au-dessus de la mer le tonnerre grondait. La pluie venait de la mer, drue et oblique, et les giflait et il serrait le petit contre lui.
Ils étaient debout sous l’averse. Jusqu’où étaient-ils arrivés ? Il attendait l’éclair mais l’orage s’éloignait et quand le prochain éclair jaillit puis le suivant il constata que l’orage avait effacé leurs traces. Ils peinaient en s’enfonçant dans le sable en haut de la plage, espérant voir la forme du tronc d’arbre au pied duquel ils avaient bivouaqué. Bientôt il n’y eut plus du tout d’éclairs. Puis le vent ayant brusquement tourné il entendit un vague et lointain crépitement. Il s’arrêta. Ecoute, dit-il.
Qu’est-ce que c’est ?
Ecoute.
J’entends rien.
Viens.
Qu’est-ce que c’est, Papa ?
C’est la bâche. C’est la pluie qui tombe sur la bâche.
Ils continuaient, trébuchant dans le sable et les détritus le long de la laisse de marée. Ils arrivèrent presque aussitôt à la bâche et il s’agenouilla et lâcha le balluchon et chercha à tâtons les cailloux qui retenaient le plastique et les poussa dessous. Il souleva la bâche et ils se glissèrent dessous puis il se servit des cailloux pour faire tenir les bords du côté intérieur. Il débarrassa le petit de sa veste trempée et tira sur eux les couvertures pendant que la pluie les mitraillait à travers le plastique. Il enleva à son tour sa veste et serra le petit contre lui et bientôt ils étaient endormis.
Dans la nuit la pluie s’était arrêtée et il s’était réveillé et il restait allongé, tendant l’oreille. Le lourd clapotis et les chocs sourds de la houle maintenant que le vent était tombé. A la première lueur morne il se leva et partit le long de la plage. L’orage avait jonché la grève de débris et il marchait le long de la laisse de marée à la recherche de tout ce qui pourrait servir. Dans les bas-fonds au-delà des brisants un ancien cadavre se soulevant et retombant parmi le bois flotté. Il aurait voulu le cacher pour que le petit ne le voie pas mais le petit avait raison. Qu’y avait-il à cacher ? Quand il revint le petit était réveillé et l’observait, assis dans le sable. Il était enveloppé dans les couvertures et il avait étalé leurs vestes mouillées sur les herbes mortes pour les faire sécher. Il le rejoignit et s’assit à côté de lui et ils restèrent ainsi tous deux à regarder la mer couleur de plomb se soulever puis retomber au-delà des brisants.
Ils passèrent la plus grande partie de la matinée à décharger le bateau. Il entretenait un feu et il revenait à terre en pataugeant tout nu et grelottant et lâchait la corde de halage et restait debout dans la chaleur du brasier pendant que le petit remorquait le sac de matelot à travers les molles ondulations des vagues et le traînait sur la plage. Ils vidaient le sac et étalaient les couvertures et les vêtements sur le sable tiède pour les faire sécher devant le feu. Il y avait sur le bateau plus de choses que ce qu’ils pouvaient emporter et il se disait qu’ils pourraient rester quelques jours sur la plage et manger à leur faim mais c’était dangereux. Ils dormirent cette nuit-là sur le sable avec le feu qui tenait le froid à distance et leurs provisions éparpillées tout autour. Il se réveilla en toussant et se leva et but un peu d’eau et remit du bois sur le feu, des tronçons entiers qui projetaient une grande cascade d’étincelles. Le bois imprégné de sel brûlait avec une lueur orange et bleu au cœur des flammes et il resta un long moment à le contempler. Plus tard il partit un peu plus haut sur la plage, son ombre s’étirant devant lui sur les sables, ballottée au gré des flammes secouées par le vent. Toussant. Toussant. Il se tenait les genoux, recroquevillé. Un goût de sang. Le lent ressac rampait et bouillonnait dans l’obscurité et il pensait à sa vie mais il n’y avait pas de vie à laquelle penser et au bout d’un moment il revint. Il sortit une boîte de pêches du sac et l’ouvrit et s’assit devant le feu et mangea lentement les pêches avec sa cuillère pendant que le petit dormait. Le vent attisait les flammes et les étincelles fusaient et se dispersaient sur le sable. Il posa la boîte vide entre ses pieds. Chaque jour est un mensonge, dit-il. Mais tu es en train de mourir. Ça ce n’est pas un mensonge.
Ils emportaient leurs nouvelles provisions sur la plage emballées dans des bâches ou des couvertures et chargeaient tout dans le caddie. Le petit essayait de porter plus qu’il ne pouvait et quand ils s’arrêtaient pour se reposer l’homme prenait une part de son fardeau. Le bateau avait légèrement dérivé pendant l’orage. Il s’arrêta pour le regarder. Le petit l’observait. Tu vas y retourner ? dit-il.
Je crois que oui. Pour faire une dernière inspection.
Ça me fait peur.
Ça va aller. Mais monte bien la garde.
On a déjà plus de choses que ce qu’on peut emporter.
Je sais. Je veux juste y jeter encore un coup d’œil.
D’accord.
Il fit encore une fois le tour du navire de la proue à la poupe. Arrête-toi. Réfléchis. Il s’assit par terre dans le salon ses pieds chaussés des bottes de caoutchouc calés contre le socle de la table. L’obscurité tombait déjà. Il essayait de se rappeler ce qu’il connaissait des bateaux. Il se leva et remonta sur le pont. Le petit était assis près du feu. Il descendit dans le cockpit et s’assit sur la banquette, adossé à la cloison, ses pieds sur le pont presque au niveau des yeux. Il n’avait rien sur lui que le pull-over et la salopette par-dessus mais rien de tout ça ne tenait bien chaud et il n’arrêtait pas de frissonner. Il allait se relever quand il se rendit compte qu’il était en train de regarder les fermetures sur la cloison du cockpit en face de lui. Il y en avait quatre. En acier inoxydable. Autrefois les banquettes avaient été recouvertes de coussins et on voyait encore les nœuds dans les coins où les rubans avaient craqué. En bas au milieu de la cloison juste au-dessus du siège il y avait une courroie en nylon qui dépassait, son extrémité repliée en boucle et piquée au point de croix. Il regarda encore une fois les fermetures. C’étaient des verrous quart de tour à ailettes. Il se leva et s’agenouilla contre la banquette et tourna les quatre verrous à fond vers la gauche. Ils étaient à ressort et quand ils s’ouvrirent il saisit la courroie en bas de la planche et la tira et la planche glissa et tomba. A l’intérieur sous le pont il y avait un espace où étaient rangés un rouleau de voiles et ce qui semblait être un canot en caoutchouc à deux places plié et enroulé dans des câbles élastiques. Une paire de petites rames en plastique. Une boîte de fusées d’alarme. Et derrière il y avait une mallette à outils universelle dont les bords du couvercle étaient entourés de chatterton noir. Il la sortit et trouva l’extrémité du ruban et le décolla sur tout le tour de la mallette et appuya sur les serrures chromées et ouvrit. Il y avait à l’intérieur une torche électrique jaune en plastique, une balise stroboscopique à piles, une trousse de premiers secours. Une balise de détresse EPIRB en plastique jaune. Et un coffret en plastique noir à peu près de la taille d’un livre. Il le prit et pressa les fermoirs et l’ouvrit. A l’intérieur se trouvait un vieux pistolet d’alarme en bronze de 37 millimètres. Il le souleva à deux mains pour le retirer du coffret et le tourna et le regarda. Il abaissa le levier et ouvrit la carcasse. La chambre était vide mais il y avait huit cartouches de fusée dans un étui en plastique, courtes et compactes et apparemment neuves. Il remit le pistolet dans le coffret et rabattit le couvercle.
Il accosta sur la plage en frissonnant et en toussant et s’enveloppa dans une couverture et s’assit dans le sable tiède devant le feu avec les boîtes à côté de lui. Le petit était accroupi et tentait de l’entourer de ses bras, ce qui fit au moins apparaître un sourire. Qu’est-ce que tu as trouvé, Papa ? dit-il.
J’ai trouvé une trousse de premiers secours. Et j’ai trouvé un pistolet d’alarme.
C’est quoi ?
Je vais te montrer. C’est pour envoyer des signaux.
C’est ça que tu étais allé chercher ?
Oui.
Comment tu savais que c’était là ?
Eh bien, j’espérais que ça y était. C’est plutôt un coup de chance.
Il ouvrit le coffret et le tourna vers le petit pour qu’il le voie.
C’est un pistolet.
Un pistolet d’alarme. Ça tire un truc en l’air et ça fait beaucoup de lumière.
Je peux le voir ?
Bien sûr.
Le petit retira le pistolet du coffret et le garda dans sa main. On peut tirer sur quelqu’un avec ça ? dit-il.
Bien sûr.
Ça le tuerait ?
Non. Mais ça pourrait y mettre le feu.
C’est pour ça que tu l’as pris ?
Oui.
Parce qu’il n’y a personne à qui envoyer des signaux. C’est ça ?
Oui.
Je voudrais voir comment ça marche.
Tu veux dire que tu voudrais tirer avec ?
Oui.
On peut.
Pour de vrai ?
Sûr.
Dans le noir ?
Oui. Dans le noir.
Ça serait comme une fête.
Comme une fête. Oui.
On peut tirer avec ce soir ?
Pourquoi pas ?
Il est chargé ?
Non. Mais on peut le charger.
Le petit gardait le pistolet dans sa main. Il le pointait vers la mer.
Ouah, fit-il.
Il se rhabilla et ils repartirent sur la plage en emportant les derniers restes de leur butin. Où tu crois que ces gens sont partis, Papa ?
Les gens du bateau ?
Oui.
J’en sais rien.
Tu crois qu’ils sont morts ?
J’en sais rien.
Mais les chances ne sont pas de leur côté.
L’homme sourit. Les chances ne sont pas de leur côté ?
Non. Tu crois qu’elles le sont ?
Non. Sans doute que non.
A mon avis ils sont morts.
Ça se peut.
A mon avis c’est ce qui leur est arrivé.
Ils pourraient être en vie quelque part, dit l’homme. C’est possible. Le petit ne répondait pas. Ils continuaient. Ils avaient enveloppé leurs pieds de toile de voile et avaient chaussé des babouches bleues en plastique découpées dans une bâche et ils laissaient d’étranges empreintes à chaque allée et venue. Il pensait au petit et à ses inquiétudes et au bout d’un moment il dit : Tu as sans doute raison. Je crois qu’ils sont probablement morts.
Parce que s’ils étaient vivants on serait en train de prendre leurs affaires.
Et on n’est pas en train de prendre leurs affaires.
Je sais.
D’accord.
Alors combien tu crois qu’il y a de gens en vie ?
Dans le monde ?
Dans le monde. Oui.
J’en sais rien. Arrêtons-nous pour nous reposer.
D’accord.
Tu m’épuises.
D’accord.
Ils s’assirent parmi leurs balluchons.
Combien de temps on peut rester ici, Papa ?
Tu me l’as déjà demandé.
Je sais.
On va voir.
Ça veut dire pas très longtemps.
Probablement.
Le petit creusait des trous dans le sable avec ses doigts jusqu’à ce qu’ils forment un cercle. L’homme l’observait. Je ne sais pas combien de gens il y a, dit-il. Je ne crois pas qu’il y en ait tant que ça.
Je sais. Il avait tiré sa couverture sur ses épaules et regardait au loin la plage grise et déserte.
Qu’est-ce qu’il y a ? dit l’homme.
Rien.
Non. Dis-moi.
Il pourrait y avoir des gens en vie quelque part ailleurs.
Où ça ailleurs ?
J’en sais rien. N’importe où.
Tu veux dire ailleurs que sur la terre ?
Oui.
Je ne crois pas. Il n’y a pas d’autre endroit où des gens pourraient être en vie. Même s’ils pouvaient arriver jusque-là ? Non. Le petit détourna son regard. Quoi ? dit l’homme. Il hochait la tête. Je me demande ce qu’on est en train de faire, dit-il.
L’homme s’apprêtait à répondre mais il se tut. Au bout d’un moment il dit : Il y a des gens. Il y a des gens et on va les trouver. Tu vas voir.
Il préparait le dîner pendant que le petit jouait dans le sable. Il avait une spatule bricolée dans une boîte de conserve aplatie et avec ça il construisait un petit village. Il avait tracé un quadrillage de rues. L’homme s’approcha et s’assit sur les talons. Le petit leva les yeux. L’océan va l’emporter, hein ? dit-il.
Oui.
Tant pis.
Tu peux écrire l’alphabet.
Oui.
On ne te fait plus faire tes devoirs.
Je sais.
Tu peux écrire quelque chose dans le sable ?
On pourrait peut-être écrire une lettre aux gentils. Comme ça s’ils passent par ici ils sauront qu’on y a été. On pourrait écrire là-bas un peu plus haut sur la plage pour que ça ne soit pas effacé par la mer.
Et si les méchants la voient ?
Ouais.
Je n’aurais pas dû dire ça. On pourrait leur écrire une lettre.
Le petit hochait la tête. Tant pis, dit-il.
Il avait chargé le pistolet d’alarme et dès qu’il fit sombre ils partirent le long de la plage en s’éloignant du feu et il demanda au petit s’il voulait tirer avec.
Vas-y, Papa. Tu sais comment t’y prendre.
D’accord.
Il arma le pistolet et le pointa vers la baie et pressa sur la détente.
La fusée monta en arc de cercle dans l’obscurité avec un long sifflement et explosa dans une gerbe de lumière brumeuse quelque part au-dessus de l’eau et resta comme suspendue. Les vrilles brûlantes de magnésium dérivaient lentement dans le noir et le flot pâle de la marée apparut dans leur éclat sur l’estran pour lentement disparaître. L’homme baissa les yeux sur le visage levé du petit.
Ça ne se verrait pas de très loin, hein, Papa ?
Qui ne la verrait pas de très loin ?
N’importe qui.
Non. Pas de très loin.
Si on voulait montrer où on est.
Tu veux dire aux gentils, par exemple ?
Oui. Ou à n’importe qui si on voulait que quelqu’un sache où on est.
Qui par exemple ?
J’en sais rien.
Dieu par exemple ?
Ouais. Peut-être quelqu’un comme ça.
Au matin il fit un feu et partit sur la plage pendant que le petit dormait. Il ne s’était pas absenté longtemps mais il était en proie à un étrange malaise et quand il revint le petit était debout sur la plage, enveloppé dans ses couvertures. Il pressa le pas. Le temps d’arriver jusqu’à lui, le petit s’était rassis.
Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il. Qu’est-ce qu’il y a ?
Je ne me sens pas bien, Papa.
Il lui mit la main sur le front. Il était brûlant. Il le souleva et le porta auprès du feu. C’est rien, dit-il. Tu vas aller mieux.
J’ai envie de vomir.
T’en fais pas.
Il le fit asseoir dans le sable en lui tenant le front pendant qu’il se penchait en avant et vomissait. Il lui essuya la bouche avec la main. Je te demande pardon, dit le petit. Chut. Tu n’as rien fait de mal.
Il le porta jusqu’au bivouac et l’enveloppa dans les couvertures. Il essaya de lui faire boire de l’eau. Il remit du bois sur le feu et resta à genoux en gardant sa main sur son front. Tu vas guérir, dit-il. Il était terrifié.
Ne t’en va pas, dit le petit.
Bien sûr que je ne vais pas m’en aller.
Même un petit moment.
Non. Je reste ici tout près.
D’accord, Papa. D’accord.
Il le garda toute la nuit serré contre lui, s’assoupissant et se réveillant terrorisé, sa main cherchant le cœur de l’enfant. Au matin ça n’allait pas mieux. Il essaya de lui faire boire un peu de jus de fruits mais le petit n’en voulut pas. Il pressait sa main sur son front, implorant une fraîcheur qui n’arrivait pas. Il essuyait ses lèvres blanches pendant qu’il dormait. Je ferai ce que j’ai promis, chuchotait-il. Quoi qu’il arrive. Je ne t’enverrai pas seul dans les ténèbres.
Il fouilla dans la trousse de premiers secours qu’il avait rapportée du bateau mais il n’y avait pas grand-chose dedans qui pût servir. De l’aspirine. Des bandages et du désinfectant. Des antibiotiques depuis longtemps périmés. C’était pourtant tout ce qu’il avait et il aida le petit à boire et lui mit une gélule sur la langue. Le petit était trempé de sueur. Il l’avait déjà sorti des couvertures et maintenant il tirait sur les fermetures éclair pour le débarrasser de sa veste puis de ses vêtements et l’emportait loin du feu. Le petit levait la tête et le regardait. J’ai très froid, dit-il.
Je sais. Mais tu as beaucoup de fièvre et il faut la faire baisser.
Je peux avoir une autre couverture ?
Oui. Bien sûr.
Tu ne vas pas t’en aller.
Non. Je ne vais pas m’en aller.
Il avait pris les vêtements sales du petit et les lavait en les plongeant dans le ressac, debout et frissonnant, nu des pieds jusqu’à la ceinture dans l’eau de mer glaciale, trempant les vêtements dans l’eau et les remontant et les essorant. Il les étala près du feu sur des bâtons plantés de guingois dans le sable et remit du bois et revint s’asseoir auprès du petit, caressant ses cheveux emmêlés. Le soir venu il ouvrit une boîte de soupe et la posa sur les braises et il mangea et contempla l’approche de la nuit. Quand il se réveilla il était allongé secoué de frissons dans le sable et le feu n’était guère qu’un tas de cendres et il faisait nuit noire. Il se redressa, sa main cherchant le petit. Oui, chuchotait-il. Oui.
Il ralluma le feu et prit un chiffon et le mouilla et le posa sur le front du petit. L’aube hivernale commençait à poindre et quand il fit assez clair pour voir il alla dans les bois de l’autre côté des dunes et revint en traînant un grand travois de branches mortes et entreprit de les casser et de les empiler près du feu. Il écrasa des comprimés d’aspirine dans une tasse et les fit fondre dans de l’eau et y mit un peu de sucre et s’assit et souleva la tête du petit en lui tenant la tasse pendant qu’il buvait.
Il arpentait la plage, voûté et toussant. Il s’arrêtait pour regarder les rouleaux noirs de la houle. Il titubait de fatigue. Il revint s’asseoir près du petit et replia le chiffon et lui épongea le visage puis étala le chiffon sur son front. Il faut que tu restes à côté de lui, dit-il. Il faut que tu fasses vite. Pour pouvoir être avec lui. Le serrer contre toi. Le dernier jour de la terre.
Le petit dormit toute la journée. Il le réveillait à intervalles réguliers pour lui faire boire de l’eau sucrée, la gorge sèche du petit tressautant et hoquetant. Il faut que tu boives, disait-il. D’accord, répondait le petit dans un râle. Il enfonça la tasse dans le sable et lui fit un oreiller avec la couverture pliée sous sa tête trempée et le couvrit. Tu as froid ? dit-il. Mais le petit s’était déjà endormi.
Toute la nuit il s’était efforcé de rester éveillé, mais en vain. A chaque instant il se réveillait et s’asseyait et se dormait des claques ou se levait pour mettre du bois dans le feu. Il tenait le petit contre lui et se penchait pour entendre l’air laborieusement aspiré. Sa main sur les minces barreaux des côtes. Il partit sur la plage à la limite de la lumière et resta immobile les poings sur le sommet du crâne et tomba à genoux en sanglotant de rage.
Il y eut une brève averse pendant la nuit, un léger crépitement sur la bâche. Il la tira sur eux et se tourna sur le côté et resta allongé avec l’enfant serré contre lui, contemplant les flammes bleues à travers le plastique. Il sombra dans un sommeil sans rêves.
Quand il se réveilla de nouveau il savait à peine où il était. Le feu était mort, la pluie avait cessé. Il écarta la bâche et se souleva sur les coudes. La lueur grise du jour. Le petit l’observait. Papa, dit-il.
Oui. Je suis à côté de toi.
Je peux avoir un peu d’eau ?
Oui. Oui, bien sûr. Comment te sens-tu ?
Un peu bizarre.
Tu as faim ?
J’ai seulement très soif.
Attends que j’aille chercher de l’eau.
Il repoussa les couvertures et se leva et contourna le feu mort et prit la tasse du petit et la remplit avec le jerricane d’eau en plastique et s’agenouilla pour le faire boire. Il lui tenait la tasse. Tu vas guérir, dit-il. Le petit buvait. Il opina du chef et regarda son père. Puis il but le reste de l’eau. Encore, dit-il.
Il fit un feu et raccrocha les vêtements mouillés du petit et lui apporta une cannette de jus de pomme. Tu te souviens de quelque chose ? dit-il.
A propos de quoi ?
De ta maladie.
Je me rappelle qu’on a tiré avec le pistolet d’alarme.
Tu te rappelles qu’on a rapporté les affaires du bateau ?
Il buvait le jus à petites gorgées. Il leva la tête. Je ne suis pas un demeuré, dit-il.
Je sais.
J’ai fait de drôles de rêves.
A propos de quoi ?
Je ne veux pas te le dire.
Bon. Je veux que tu te brosses les dents.
Avec de la vraie pâte dentifrice.
Oui.
D’accord.
Il avait vérifié toutes les boîtes de conserve mais n’avait rien pu trouver de suspect. Il en avait jeté quelques-unes qui semblaient trop rouillées. Ils étaient assis ce soir-là devant le feu et le petitbuvait de la soupe brûlante et l’homme retournait ses habits fumants suspendus à des bâtons et gardait les yeux fixés sur lui, au point que le petiten était gêné. Arrête de me regarder, Papa, dit-il.
D’accord.
Mais il n’arrêtait pas.
Deux jours plus tard ils firent une longue expédition sur la plage, jusqu’au promontoire, aller et retour, s’enfonçant dans le sable avec leurs savates en plastique. Ils avaient mangé d’énormes repas et il avait érigé un appentis en toile de voile avec des cordes et des bâtons pour se protéger du vent. Ils avaient ramené leurs provisions aux dimensions d’un chargement raisonnable pour le caddie et il pensait qu’ils pourraient partir le surlendemain. Puis comme ils regagnaient le bivouac tard dans la journée il aperçut des empreintes de pas dans le sable. Il s’arrêta, balayant la plage du regard. Oh mon Dieu, dit-il, mon Dieu.
Qu’est-ce qu’il y a, Papa ?
Il sortit le revolver de dessous sa ceinture. Viens, dit-il. Dépêchons-nous.
La bâche avait disparu. Leurs couvertures. La bouteille d’eau et leurs réserves de nourriture entreposées sur le bivouac. La toile de voile avait été emportée dans les dunes par le vent. Leurs chaussures avaient disparu. Il fit en courant le tour de la combe d’avoines de mer où il avait laissé le caddie mais le caddie avait disparu. Tout. Espèce d’idiot, dit-il. Quel trouduc tu fais.
Le petit attendait debout, les yeux exorbités. Qu’est-ce qui est arrivé, Papa ?
Ils ont tout pris. Viens.
Le petit leva la tête. Il commençait à pleurer.
Reste près de moi, dit l’homme. Reste tout près de moi.
Il pouvait distinguer les traces du caddie là où on l’avait traîné sur le sable mou. Des empreintes de pas. Combien ? Il perdit la trace sur le sol plus ferme de l’autre côté des fougères puis la retrouva. Quand ils arrivèrent sur la route il fit signe au petit de s’arrêter. La route était exposée au vent qui soufflait de la mer et la cendre avait été balayée sauf quelques poches ici et là. Ne marche pas sur la route, dit-il. Et arrête de pleurer. Il faut qu’on enlève tout le sable qu’on a aux pieds. Ici. Assieds-toi.
Il défit leurs bandages et les secoua et les renoua. Je veux que tu m’aides, dit-il. On cherche du sable. Du sable sur la route. Même un tout petit grain. Pour voir par où ils sont partis. D’accord ?
D’accord.
Ils partirent sur le bitume dans des directions opposées. Il n’était pas allé loin et déjà le petit l’appelait. Il y en a ici, Papa. Ils sont partis par là. Quand il le rejoignit, le petit était accroupi sur la route. Juste ici, dit-il. Il y avait une demi-cuillerée à thé de sable de la plage, échappé du châssis du caddie. L’homme regardait la route au loin. Bon travail, dit-il. Allons-y.
Ils partirent au trot. Une cadence qu’il se croyait capable de tenir mais il ne le pouvait pas. Il dut s’arrêter, courbé en deux et toussant. Le souffle court, il regardait le petit. Il va falloir qu’on marche, dit-il. S’ils nous entendent ils vont se cacher au bord de la route. Viens.
Combien ils sont, Papa ?
J’en sais rien. Rien qu’un peut-être.
Est-ce qu’on va les tuer ?
J’en sais rien.
Ils repartirent. Une heure passa et il était déjà tard et le long crépuscule était bien entamé lorsqu’ils rattrapèrent le voleur, penché sur le caddie lourdement chargé, peinant sur la route devant eux. Quand il se retourna et qu’il les aperçut il essaya de courir avec le caddie, mais c’était peine perdue et finalement il s’arrêta et se posta derrière le caddie en brandissant un couteau de boucher. En voyant le revolver il recula, mais sans lâcher le couteau.
Ecarte-toi du caddie, dit l’homme.
Il les regardait. Il regardait le petit. C’était un intouchable d’une des communes et on lui avait tranché les doigts de la main droite. Il essayait de la cacher derrière lui. Une sorte de spatule de chair. Le caddie débordait. Il avait tout pris.
Ecarte-toi du caddie et pose le couteau.
Il regardait autour de lui. Comme s’il pouvait y avoir de l’aide quelque part. Décharné, sinistre, barbu, crasseux. Les lambeaux de sa vieille veste en plastique tenaient ensemble avec du ruban adhésif. Le revolver était à double action mais l’homme le mit quand même au cran de l’armé. Deux déclics sonores. A part cela rien que le bruit de leur respiration dans le silence des salants. Ils pouvaient sentir son odeur dans ses haillons puants. Si tu ne poses pas le couteau et que tu ne t’écartes pas du caddie, dit l’homme, je te fais sauter la cervelle. Le voleur tourna la tête vers le petit et ce qu’il vit le refroidit pour de bon. Il posa le couteau sur les couvertures et fit un pas en arrière.
Recule. Encore.
Il fit encore un pas en arrière.
Papa ? dit le petit.
Tais-toi.
Il gardait les yeux fixés sur le voleur. Va en enfer, dit-il.
Papa s’il te plaît ne le tue pas.
Le voleur jetait des regards affolés. Le petit pleurait.
Allez, mec. J’ai fait ce que t’as dit. Ecoute le petit.
Enlève tes vêtements.
Quoi ?
Enlève tes vêtements. Toutes les saloperies que t’as sur toi.
Allez. Fais pas ça.
Je vais te tuer sur place.
Fais pas ça, mec.
Je ne vais pas te le répéter.
Bon. Bon. Du calme.
Il se déshabillait lentement en posant ses immondes guenilles en tas sur la route.
Les chaussures.
Allez, mec.
Les chaussures.
Le voleur regardait le petit. Le petit détournait la tête et se collait les mains sur les oreilles. D’accord, dit le voleur. D’accord. Il s’assit tout nu sur la route et commença à défaire les lacets des morceaux de cuir pourrissants noués à ses pieds. Puis il se releva en les tenant d’une main.
Pose-les dans le caddie.
Il fit un pas en avant et posa les chaussures au-dessus des couvertures et recula. Il était debout, brut et nu, sale, affamé. Se cachant avec sa main. Il frissonnait déjà.
Mets tes vêtements dedans.
Il se baissa et ramassa les guenilles et les empila par-dessus les chaussures. Il restait debout, s’entourant de ses bras. Fais pas ça, mec.
Tu n’as pas hésité à nous faire pareil.
Je t’en supplie.
Papa, dit le petit.
Allez. Ecoute le gosse.
Tu as essayé de nous tuer.
Je meurs de faim, mec. T’aurais fait pareil.
Tu nous as tout pris.
Allez, mec. Je vais mourir.
Je vais te laisser comme tu nous as laissés.
Allons. Je t’en supplie.
L’homme tira le caddie en arrière et lui fit faire demi-tour et posa le revolver par-dessus et regarda le petit. Allons-nous-en, dit-il. Et ils repartirent le long de la route vers le sud avec le petit qui pleurait et se retournait sur la créature tremblante, nue et squelettique blottie dans ses propres bras au milieu de la route. Il sanglotait : Oh Papa.
Arrête ça.
Je ne peux pas m’arrêter.
Qu’est-ce que tu crois qui nous serait arrivé si on ne l’avait pas rattrapé ? Arrête à la fin.
Je vais essayer.
Quand ils arrivèrent au tournant, le voleur était encore debout sur la route. Il ne pouvait aller nulle part. A chaque instant le petit se retournait et quand il l’eut perdu de vue il s’assit sur la route en sanglotant. L’homme s’arrêta sur le bas-côté et resta debout, penché sur lui. Il sortit leurs chaussures du caddie et s’assit et enleva les bandages des pieds du petit. Il faut que tu arrêtes de pleurer, dit-il.
Je ne peux pas.
Il leur remit leurs chaussures et il revint sur leurs pas mais il ne voyait pas le voleur. Il est parti, dit-il. Viens.
Il n’est pas parti, dit le petit. Il leva les yeux. Son visage strié de suie. Sûrement pas.
Qu’est-ce que tu veux faire ?
Seulement l’aider, Papa. Seulement l’aider.
L’homme regardait la route derrière lui.
Il avait seulement faim, Papa. Il va mourir.
Il va mourir de toute façon.
Il a tellement peur, Papa.
L’homme s’était accroupi et le regardait. J’ai peur, dit-il. Comprends-tu ? J’ai peur.
Le petit ne répondait pas. Il restait assis, tête basse, secoué de sanglots.
C’est pas toi qui dois t’occuper de tout.
Le petit dit quelque chose mais il ne comprit pas ses paroles.
Quoi ? dit-il.
Il leva les yeux, son visage mouillé et sale. Si, c’est moi, dit-il. C’est moi.
Ils retournèrent sur la route en poussant le caddie branlant et en s’arrêtant dans le froid et l’obscurité de plus en plus épaisse. Ils appelaient mais personne ne venait.
Il a peur de répondre, Papa.
C’est ici qu’on s’était arrêtés ?
J’en sais rien. Je crois que oui.
Ils remontèrent la route en appelant dans le crépuscule désert. Leurs voix s’égaraient sur les terres littorales de plus en plus sombres. Ils firent halte. Les mains en cornet sur la bouche ils appelaient vainement dans le vide. Finalement il déposa les chaussures et les vêtements en pile sur la route. Il mit une pierre par-dessus. Il faut partir, dit-il. Il faut partir.
Ils bivouaquèrent sans feu ni eau. Il avait trié des boîtes de conserve pour leur dîner et les avait fait chauffer sur le brûleur à gaz et ils mangeaient et le petit ne disait rien. L’homme essayait de voir son visage à la lueur bleue du brûleur. Je n’allais pas le tuer, dit-il. Mais le petit ne répondait pas. Ils s’enroulèrent dans les couvertures et s’allongèrent dans le noir. Il avait l’impression d’entendre la mer mais ce n’était peut-être que le vent. Il devinait à sa respiration que le petit était réveillé et au bout d’un moment : On l’a tué quand même, dit le petit.
Au matin ils mangèrent et repartirent. Le caddie était tellement chargé que c’était dur de le pousser et une des roues était sur le point de lâcher. La route serpentait le long de la côte, des gerbes mortes d’herbe salée pendaient au-dessus de la chaussée. La mer couleur de plomb bougeait au loin. Le silence. Quand il se réveilla cette nuit-là où la pâle lueur charbonneuse de la lune au-delà des ténèbres rendait presque visibles les silhouettes des arbres il détourna la tête en toussant. Une odeur de pluie de ce côté-là. Le petit était réveillé. Il faut que tu me parles, dit-il.
Je vais essayer.
Pardon de t’avoir réveillé.
Ça ne fait rien.
Il se leva et partit vers la route. Le noir ruban du macadam menant de ténèbres en ténèbres. Puis un sourd grondement lointain. Pas de tonnerre. On pouvait le sentir sous les pieds. Un bruit sans référent donc sans description. Quelque chose d’impondérable qui se déplaçait là-bas dans l’obscurité. La terre elle-même se contractant sous l’effet du froid. Ça ne revenait pas. Quelle saison de l’année ? Quel âge l’enfant ? Il s’avança sur la route et s’arrêta. Le silence. Le salitter disparaissant de la terre en se desséchant. Les formes boueuses de villes inondées, incendiées jusqu’au ras des eaux. A un carrefour des dolmens où moisissent des os divinatoires. Pas d’autre bruit que le vent. Que diras-tu ? Un homme vivant a-t-il proféré ces lignes ? A-t-il pris son petit couteau pour tailler sa plume et inscrire ces choses avec de la prune ou de la suie ? A un moment prévisible et écrit ? La mort va me dérober mes yeux. Me sceller la bouche avec de la terre.
Il tria encore une fois les boîtes de conserve une par une, les tenant dans sa main et les pressant comme quelqu’un qui vérifie la maturité d’un fruit sur l’étal d’un marché. Il en écarta deux qu’il trouvait suspectes et rangea les autres et chargea le caddie et ils repartirent sur la route. Au bout de trois jours ils arrivèrent dans une petite ville portuaire et ils cachèrent le caddie dans un garage derrière une maison et empilèrent de vieilles caisses par-dessus et allèrent ensuite s’asseoir dans la maison pour voir s’il viendrait quelqu’un. Il ne venait personne. Il fit le tour des placards mais il n’y avait rien. Il avait besoin de vitamine D pour le petit autrement il allait devenir rachitique. Il était debout contre l’évier et regardait dehors vers l’allée. La lumière couleur d’eau de lessive gelait sur les carreaux de verre sales. Le petit était assis, écroulé contre la table la tête dans ses bras.
Ils traversèrent toute la ville jusqu’aux docks. Ils ne voyaient personne. Il avait le revolver dans la poche de sa veste et le pistolet d’alarme à la main. Ils longèrent le môle, les planches en bois grossier noires de goudron clouées avec des broches aux poutres en dessous. Des bollards en bois. Une vague odeur de sel et de créosote qui venait de la baie. Sur l’autre rive une rangée d’entrepôts et la carcasse d’un pétrolier rouge de rouille. Une grande grue à portique découpée sur le ciel morose. Il n’y a personne ici, dit-il. Le petit ne répondit pas.
Ils prirent par les rues latérales en poussant le caddie et traversèrent la voie de chemin de fer et se retrouvèrent sur la route principale à l’autre bout de la ville. Ils longeaient les dernières constructions en bois quand quelque chose passa près de sa tête en sifflant et rebondit sur l’asphalte et alla se briser sur le mur de l’immeuble en béton de l’autre côté de la rue. Il empoigna le petit et se laissa tomber sur lui et empoigna le caddie en le tirant vers eux. Le caddie bascula et la bâche et les couvertures se répandirent sur la chaussée. Dans la maison à une des fenêtres du haut il aperçut un type qui pointait un arc sur eux et il plaqua au sol la tête du petit et tenta de le couvrir avec son corps. Il entendit la vibration assourdie de la corde de l’arc et sentit une cuisante et soudaine douleur dans la jambe. Espèce de salaud, dit-il. Espèce de salaud. Du bout des doigts il écarta les couvertures et bondit pour saisir le pistolet d’alarme et le leva et l’arma en appuyant son bras sur le caddie. Le petit s’agrippait à lui. Quand le type revint se poster dans l’encadrement de la fenêtre pour tirer une autre flèche, il fit feu. La fusée jaillit vers la fenêtre en décrivant une longue parabole blanche et l’instant d’après ils entendirent le type pousser un hurlement. Il saisit le petit et le plaqua au sol en tirant les couvertures par-dessus. Ne bouge pas, dit-il. Ne bouge pas et ne regarde pas. Il tira les couvertures sur la chaussée pour trouver le coffret du pistolet d’alarme. Finalement le coffret glissa du caddie et il l’empoigna et l’ouvrit et sortit les cartouches et rechargea le pistolet et referma la culasse et mit le reste des cartouches dans sa poche. Reste où tu es, souffla-t-il en caressant le petit à travers les couvertures, et il s’élança de l’autre côté de la rue en boitant.
Il entra dans la maison par la porte de derrière, le pistolet d’alarme à la hauteur de la taille. La maison avait été entièrement dépecée jusqu’aux poteaux des murs. Il traversa le séjour et s’arrêta sur le palier. Guettant un mouvement dans les pièces du haut. Il jeta un bref coup d’œil par la fenêtre sur le caddie couché par terre puis il monta l’escalier.
Une femme était assise dans un coin avec le type serré contre elle. Elle avait enlevé sa veste pour l’en recouvrir. Dès qu’elle aperçut l’homme elle se mit à l’injurier. La fusée s’était consumée sur le parquet en laissant une tache de cendre blanche et il y avait dans la pièce une vague odeur de bois brûlé. Il traversa la pièce et regarda dehors par la fenêtre. La femme le suivait du regard. Décharnée, de fins cheveux gris.
Il y a quelqu’un d’autre ici ?
Elle ne répondait pas. Il passa devant elle et fit le tour des pièces. Sa jambe saignait abondamment. Il sentait que son pantalon lui collait à la peau. Il retourna dans la pièce de devant. Où est l’arc ? dit-il.
Je ne l’ai pas.
Où est-il ?
J’en sais rien.
Ils vous ont laissée seule ici, hein ?
C’est moi qui m’y suis laissée seule.
Il fit demi-tour et descendit l’escalier en boitant et ouvrit la porte principale et sortit à reculons dans la rue sans quitter la maison des yeux. En arrivant au caddie il le redressa et remit leurs affaires en pile dedans. Reste à côté de moi, souffla-t-il. Reste à côté de moi.
Ils s’installèrent dans l’immeuble d’un ancien magasin à la sortie de la ville. Il poussa le caddie à l’intérieur et arriva dans un local au fond et ferma la porte et la bloqua avec le caddie posé en travers. Il sortit le brûleur et la bouteille de gaz et alluma le brûleur et le posa par terre puis il ouvrit la boucle de sa ceinture et enleva le pantalon taché de sang. Le petit regardait. La flèche avait fait une entaille d’environ huit centimètres de long juste au-dessus du genou. Ça continuait de saigner et tout le haut de la cuisse était décoloré et il voyait que la blessure était profonde. Une pointe large de fabrication artisanale, façonnée au marteau dans du fer à ruban, une vieille cuillère, Dieu sait quoi. Il tourna la tête vers le petit. Regarde si tu peux trouver la trousse de premiers secours, dit-il.
Le petit ne bougeait pas.
Trouve-moi la trousse de premiers secours, nom d’un chien. Reste pas les bras croisés.
Le petit se leva d’un bond et alla à la porte et commença à fouiller sous la bâche et les couvertures empilées dans le caddie. Il revint avec la trousse et la tendit à l’homme et l’homme la prit sans faire de commentaires et la posa devant lui sur le sol de ciment et appuya sur les fermoirs et l’ouvrit. Il allongea le bras et monta la flamme du brûleur pour avoir davantage de lumière. Apporte-moi la bouteille d’eau, dit-il. Le petit apporta la bouteille et l’homme dévissa le bouchon et versa de l’eau sur la blessure et rapprocha les bords et les garda serrés entre ses doigts tout en épongeant le sang.
Il tamponna la blessure avec le désinfectant et ouvrit une enveloppe en plastique avec les dents et en sortit une petite aiguille à suture et une bobine de fil de soie et approcha le fil de la lumière pour l’enfiler dans le chas de l’aiguille. Il sortit une pince à hémostase de la trousse et saisit l’aiguille entre les mâchoires de la pince et les bloqua et commença à coudre les bords de la plaie. Il travaillait vite et apparemment sans trop de peine. Le petit était assis par terre. Il tourna la tête vers lui et se pencha de nouveau sur les sutures. Tu n’as pas besoin de regarder, dit-il.
Ça va ?
Ouais. Ça va.
Ça fait mal ?
Oui. Ça fait mal.
Il fit un nœud et enroula le fil autour et serra et coupa la soie avec les ciseaux de la trousse et regarda le petit. Le petit contemplait ce qu’il venait de faire.
Je te demande pardon de t’avoir crié dessus.
Le petit leva les yeux.
Ça ne fait rien, Papa.
Repartons à zéro.
D’accord.
Au matin il pleuvait et un vent violent secouait la vitre à l’arrière du bâtiment. Il se leva pour regarder dehors. Une cale de radoub en acier à moitié effondrée et submergée dans la baie. Les cockpits de bateaux de pêche coulés dépassant de la surface grise du clapotis. Rien qui bougeât au loin. Tout ce qui pouvait bouger avait été depuis longtemps balayé par le vent. Sa jambe l’élançait et il retira le pansement et désinfecta et examina la blessure. La chair enflée et décolorée dans le noir treillis des fils de suture. Il refit le pansement et enfila son pantalon raide de sang.
Ils passèrent la journée là, assis entre les cartons et les caisses. Il faut que tu me parles, dit-il.
Je parle.
T’en es sûr ?
Je parle là.
Tu veux que je te raconte une histoire ?
Non.
Pourquoi pas ?
Le petit le regarda puis détourna les yeux.
Pourquoi pas ?
Ce ne sont pas des histoires vraies.
Ça n’a pas besoin d’être des histoires vraies. Ce sont des histoires.
Oui. Mais dans les histoires on aide toujours quelqu’un et nous on aide personne.
Pourquoi tu ne me racontes pas toi-même une histoire ?
Je n’en ai pas envie.
D’accord.
Je n’ai pas d’histoires à raconter.
Tu pourrais me raconter une histoire sur toi.
Les histoires sur moi tu les connais déjà toutes. Tu étais là.
Il y a des histoires au fond de toi dont je ne sais rien.
Tu veux dire quelque chose comme des rêves ?
Comme des rêves. Ou simplement des choses auxquelles tu penses.
Ouais, mais en général les histoires sont des histoires qui finissent bien.
Pas forcément.
Toi, tu racontes toujours des histoires qui finissent bien.
Tu n’as pas d’histoires qui finissent bien ?
Elles sont plutôt comme la vraie vie.
Mais mes histoires à moi ne le sont pas.
Tes histoires à toi ne le sont pas. Non.
L’homme l’observait. La vraie vie est très cruelle ?
Qu’est-ce que tu crois ?
Eh bien, je crois qu’on est toujours là. Il nous est arrivé pas mal de mauvaises choses mais on est toujours là.
Ouais.
Tu ne trouves pas ça tellement formidable.
J’en sais rien.
Ils avaient tiré une table à ouvrage contre la fenêtre et avaient étalé leurs couvertures et le petit était couché à plat ventre et regardait dehors de l’autre côté de la baie. L’homme était assis, les jambes allongées. Entre eux étaient posés sur la couverture le revolver et le pistolet d’alarme avec la boîte de fusées. Au bout d’un moment l’homme dit : Je crois que ce n’est pas si mal. Que c’est une assez belle histoire. Que ça compte pour quelque chose.
Ça va, Papa. Je voudrais juste être tranquille une minute.
Et les rêves alors ? Dans le temps tu me racontais tes rêves, quelquefois.
J’ai envie de parler de rien.
D’accord.
Je ne fais pas de beaux rêves de toute façon. Dans mes rêves il arrive toujours quelque chose de mauvais. Tu disais que ça ne faisait rien parce que les beaux rêves ne sont pas bon signe.
Ça se peut. Je ne sais pas.
Quand tu te réveilles en toussant tu t’en vas plus loin sur la route ou ailleurs mais je t’entends quand même tousser.
Je te demande pardon.
Une fois je t’ai entendu pleurer.
Je sais.
Alors si je ne dois pas pleurer tu ne devrais pas pleurer non plus.
D’accord.
Tu crois que ta jambe va guérir ?
Oui.
Tu ne dis pas ça juste comme ça.
Non.
Parce que ça m’a l’air vilain.
Ce n’est pas si grave que ça.
Ce type essayait de nous tuer. C’est ça ?
Oui.
Tu l’as tué ?
Non.
C’est la vérité ?
Oui.
D’accord.
Et c’est bien comme ça ?
Oui.
Je croyais que tu n’avais pas envie de parler ?
Je n’en ai pas envie.
Ils partirent deux jours plus tard. L’homme claudiquant derrière le caddie et le petit restant tout près de lui jusqu’à ce qu’ils soient sortis des faubourgs de la ville. La route longeait la côte grise et plate et il y avait sur la route des amoncellements de sable que les vents avaient laissés. Marcher devenait pénible et par endroits ils devaient s’ouvrir un chemin en déblayant avec une planche qu’ils gardaient dans le panier en bas du caddie. Ils quittèrent la route et descendirent sur la plage et s’assirent à l’abri du vent dans les dunes pour étudier la carte. Ils avaient apporté le brûleur et ils mirent de l’eau à chauffer et firent du thé et restèrent là enveloppés dans leurs couvertures pour se protéger du vent. Plus bas sur le rivage la charpente désagrégée d’un vieux navire. Les poutres grises poncées par le sable, d’anciennes chevilles baïonnettes tournées à la main. Les pièces de fer mauves piquées de rouille, coulées dans une fonderie de Cadix ou Bristol et façonnées au marteau sur une enclume noircie, bonnes pour tenir trois cents ans contre la mer. Le lendemain ils traversèrent les ruines d’une station balnéaire aux fenêtres condamnées et prirent à travers une pinède la route de l’intérieur, la longue ligne droite du macadam entrecoupée de tas d’aiguilles de pin, le vent dans les arbres noirs.
A midi il s’assit sur la route pour profiter du maximum de lumière que la journée aurait à offrir et il coupa les fils de suture avec les ciseaux et remit les ciseaux dans la trousse et prit la pince à hémostase. Il commença à sortir de sa peau les minces fils noirs en appuyant avec le gras du pouce. Le petit regardait, assis sur la route. L’homme fixait la pince à l’extrémité des fils et les sortait un à un. De fines gouttelettes de sang. Quand il eut terminé il rangea la pince et appliqua de la gaze sur la plaie puis se releva et remonta son pantalon et tendit la trousse au petit pour qu’il la range.
Ça a fait mal, hein ? dit le petit.
Oui. Bien sûr.
Tu es très courageux ?
Juste à moitié.
Qu’est-ce que c’est que t’as jamais fait de plus courageux ?
Il envoya sur la route un crachat sanglant. Me lever ce matin, dit-il.
C’est vrai ?
Non. Ne m’écoute pas. Viens, allons-y.
Au soir la forme d’une autre ville côtière dans la pénombre, la grappe des tours plus ou moins penchées. Il se dit que les charpentes métalliques s’étaient ramollies dans la chaleur et avaient ensuite durci, laissant les immeubles debout mais de guingois. Le verre fondu des fenêtres pendait le long des murs, figé comme un glaçage sur un gâteau. Ils continuaient. A présent quand il se réveillait pendant la nuit dans cette noire et glaciale désolation il émergeait parfois de mondes délicatement colorés d’amour humain, de chants d’oiseaux, de soleil.
Il pressait son front contre ses bras croisés sur la barre du caddie et toussait. Il crachait une bave sanguinolente. Il devait de plus en plus souvent s’arrêter pour se reposer. Le petit l’observait. Dans un autre monde l’enfant aurait déjà commencé à l’expulser de sa vie. Mais il n’avait pas d’autre vie. Il savait que le petit restait éveillé la nuit et qu’il écoutait pour entendre s’il respirait.
Les jours se traînaient sans date ni calendrier. Le long de l’autoroute au loin, de longues files de voitures carbonisées en train de rouiller. Les jantes nues des roues enfoncées dans une boue grise solidifiée de caoutchouc fondu, dans des anneaux de fil métallique noirci. Perchés sur les ressorts nus des sièges, les cadavres incinérés et rapetissés de la taille d’un enfant. Dix mille rêves dans le sépulcre de leurs cœurs passés au gril. Ils continuaient. Marchant sur le monde mort comme des rats tournant sur une roue. Les nuits d’une quiétude de mort et plus mortellement noires. Si froides. Ils parlaient à peine. Il toussait sans cesse et le petit le regardait cracher du sang. Marcher le dos voûté. Sale, en haillons, sans espoir. Il s’arrêtait et s’appuyait contre le caddie et le petit continuait puis s’arrêtait et se retournait et l’homme levait les yeux en pleurant et le voyait là debout sur la route qui le regardait du fond d’on ne sait quel inconcevable avenir, étincelant dans ce désert comme un tabernacle.
La route traversait un marécage desséché où des tuyaux de glace sortaient tout droits de la boue gelée, pareils à des formations dans une grotte. Les restes d’un ancien feu au bord de la route. Au-delà une longue levée de ciment. Un marais d’eau morte. Des arbres morts émergeant de l’eau grise auxquels s’accrochait une mousse de tourbière grise et fossile. Les soyeuses retombées de cendre contre la bordure. Il s’appuyait au ciment rugueux du parapet. Peut-être que dans la destruction du monde il serait enfin possible de voir comment il était fait. Les océans, les montagnes. L’accablant contre-spectacle des choses en train de cesser d’être. L’absolue désolation, hydropique et froidement temporelle. Le silence.
Ils commençaient à rencontrer des pinèdes mortes, fauchées par les tempêtes. De vastes pans de ruines taillés à même le paysage. Les décombres de bâtiments épars à travers la campagne et les écheveaux de fils électriques tombés des poteaux le long de la route et emmêlés comme de la laine à tricoter. La route était jonchée de débris et c’était dur d’y pousser le caddie. Ils finirent par s’asseoir au bord de la route, contemplant d’un œil vide ce qu’il y avait devant eux. Des toits de maisons, les troncs d’arbre. Un bateau. Le plein ciel au loin où la mer maussade traînait et remuait.
Ils triaient les débris le long de la route et il finit par trouver un sac en toile qu’il pouvait porter à l’épaule et une valise pour le petit. Ils y emballèrent leurs couvertures et la bâche et ce qui restait de conserves et repartirent avec leurs sacs à dos et leurs bagages en abandonnant le caddie derrière eux. Grimpant à travers les ruines. Progressant lentement. Il était forcé de s’arrêter pour reprendre haleine. Il s’assit au bord de la route sur un canapé aux coussins gonflés d’humidité. Penché en avant, toussant. Il retira de son visage le masque taché de sang et le rinça dans le fossé et le tordit et resta debout sur la route. Le panache blanc de son haleine. L’hiver était déjà sur eux. Il se retourna et regarda le petit. Debout avec sa valise comme un orphelin en train d’attendre un car.
Ils arrivèrent au bout de deux jours à un estuaire à marée où le pont effondré gisait dans l’eau qui remuait doucement. Ils s’assirent sur les restes du mur de soutènement de la route et regardèrent l’eau de la rivière refluer et tourbillonner autour du treillis métallique. Il essayait de voir de l’autre côté de l’eau quelle sorte de contrée il y avait.
Qu’est-ce qu’on va faire Papa ? dit le petit.
C’est bien ce que je me demande, dit-il.
Ils avaient marché jusqu’à l’extrémité d’une longue pointe de boue découverte par la marée. Là gisait une barque à moitié enfouie et ils restèrent un moment à la contempler. Ce n’était plus qu’une épave. Le vent se chargeait de pluie. Ils se traînèrent sur la plage avec leurs bagages à la recherche d’un abri mais ils n’en trouvaient pas. Il rassembla les morceaux de bois couleur d’os qui parsemaient la rive et réussit à allumer un feu et ils s’assirent dans les dunes sous la bâche et regardèrent la pluie froide arriver du nord. Elle tombait dru, trouant le sable. Le feu faisait de la vapeur et la fumée dérivait en lentes spirales et le petit s’allongea en chien de fusil sous la bâche martelée par l’averse et bientôt il s’endormit. L’homme avait tiré le plastique au-dessus de sa tête pour s’en faire un capuchon et regardait la mer grise disparaître au loin derrière le rideau de pluie et la houle battre le rivage puis refluer le long du sable sombre et grêlé.
Le lendemain ils partirent vers l’intérieur. Une vaste dépression où des fougères et des hortensias et des orchidées sauvages survivaient dans des effigies de cendre encore hors d’atteinte du vent. Leur progression était une torture. Deux jours plus tard quand ils arrivèrent à une route il posa le sac par terre et s’assit penché en avant les bras croisés sur la poitrine et toussa jusqu’à ce qu’il ne puisse plus tousser davantage. Au bout de deux jours ils avaient peut-être parcouru une quinzaine de kilomètres. Ils traversèrent la rivière et non loin de là ils arrivèrent à un carrefour. Une tempête avait déferlé sur l’isthme et fauché d’est en ouest les troncs noirs des arbres morts qui s’étaient couchés comme des herbes sur le lit d’un cours d’eau. Ce fut là qu’ils établirent leur bivouac et à l’instant où il s’allongea il sut qu’il ne pourrait pas aller plus loin et que c’était l’endroit où il mourrait. Le petit était assis et l’observait, les yeux pleins de larmes. Oh Papa, disait-il.
Il le regardait qui approchait dans l’herbe et s’agenouillait avec la tasse d’eau qu’il était allé chercher. Il y avait de la lumière tout autour de lui. Il prit la tasse et but et s’allongea de nouveau. Ils avaient pour toute nourriture une unique boîte de pêches mais il força le petit à la manger et ne voulut rien en prendre. Je ne peux pas, dit-il. Ça ne fait rien.
Je vais t’en garder la moitié.
D’accord. Garde-la jusqu’à demain.
Le petit avait pris la tasse et changé de place et quand il s’était déplacé la lumière s’était déplacée avec lui. Il voulait essayer de dresser une tente avec la bâche mais l’homme ne le lui avait pas permis. Il dit qu’il ne voulait rien qui le recouvre. Il restait allongé les yeux fixés sur le petit près du feu. Il voulait être capable de voir. Regarde autour de toi, dit-il. Il n’y a pas dans la longue chronique de la terre de prophète qui ne soit honoré ici aujourd’hui. De quelque forme que tu aies parlé tu avais raison.
Le petit avait cru sentir une odeur de cendre mouillée dans le vent. Il partit sur la route et revint en traînant un morceau de contreplaqué qu’il avait trouvé parmi les débris au bord de la route et il planta des bâtons dans le sol à l’aide d’un caillou et avec le contreplaqué il fit un misérable auvent mais finalement il ne pleuvait pas. Il laissa le pistolet d’alarme et prit le revolver avec lui et partit fouiller les alentours en quête de quelque chose à manger mais il revint sans avoir rien trouvé. L’homme lui prit la main, respirant avec peine. Il faut que tu continues, dit-il. Je ne peux pas venir avec toi. Il faut que tu continues d’avancer. Tu ne sais pas ce qu’il pourrait y avoir plus loin sur la route. On a toujours eu de la chance. Tu auras de la chance toi aussi. Tu verras. Vas-y. C’est bien ainsi.
Je ne peux pas.
C’est bien ainsi. Je m’y attendais depuis longtemps. Maintenant le moment est arrivé. Continue vers le sud. Fais tout comme on le faisait.
Tu vas guérir, Papa. Il le faut.
Non. Bien sûr que non. Garde tout le temps le revolver sur toi. Il faut que tu trouves les gentils mais tu ne peux prendre aucun risque. Aucun risque. Tu entends ?
Je veux être avec toi.
Tu ne peux pas.
S’il te plaît.
Tu ne peux pas. Il faut que tu portes le feu.
Je ne sais pas comment faire.
Si, tu sais.
Il existe pour de vrai ? Le feu ?
Oui, pour de vrai.
Où est-il ? Je ne sais pas où il est.
Si, tu le sais. Il est au fond de toi. Il y a toujours été. Je le vois.
Emmène-moi avec toi. S’il te plaît.
Je ne peux pas.
S’il te plaît, Papa.
Je ne peux pas. Je ne peux pas tenir dans mes bras mon fils mort. Je croyais que je le pouvais mais je ne peux pas.
Tu disais que tu ne m’abandonnerais jamais.
Je sais. Je te demande pardon. Tout mon cœur est à toi. Il l’a toujours été. Tu es le meilleur des garçons. Tu l’as toujours été. Si je ne suis plus ici tu pourras encore me parler. Tu pourras me parler et je te parlerai. Tu verras.
Et je t’entendrai ?
Oui. Tu m’entendras. Il faut que tu fasses comme si c’était une conversation que tu imagines. Et tu m’entendras. Il faut t’exercer. Ne renonce surtout pas. D’accord ?
D’accord.
Bien.
J’ai très peur Papa.
Je sais. Mais ça va aller. Tu vas avoir de la chance. Je le sais. Il faut que j’arrête de parler. Je vais me remettre à tousser.
Ça ne fait rien, Papa. Tu n’as pas besoin de parler. Ça ne fait rien.
Il partit le long de la route aussi loin qu’il en avait le courage puis il revint. Son père était endormi. Il s’assit près de lui sous la planche de contreplaqué et resta à le regarder. Il fermait les yeux et lui parlait et il gardait les yeux fermés et écoutait. Puis il recommençait.
Il s’était réveillé dans l’obscurité en toussant doucement. Il écoutait. Le petit était assis près du feu, enveloppé dans une couverture, et l’observait. Il écoutait. Le bruit des gouttes. Une lumière de plus en plus faible. D’anciens rêves qui empiétaient sur le monde à l’état de veille. Le bruit des gouttes c’était dans la grotte. La lumière c’était une bougie que le petit portait dans un baguier de cuivre martelé. La cire s’égouttait sur les pierres. Les empreintes de créatures inconnues dans le lœss nécrosé. Dans ce couloir froid ils avaient atteint le point de non-retour qui depuis le commencement ne se mesurait qu’à la lumière qu’ils portaient avec eux.
Tu te souviens de ce petit garçon, Papa ?
Oui. Je m’en souviens.
Tu crois qu’il va bien ce petit garçon ?
Oh oui. Je crois qu’il va bien.
Tu crois qu’il s’était perdu ?
Non. Je ne crois pas qu’il s’était perdu.
J’ai peur que si.
Je crois qu’il va bien.
Mais qui le trouvera s’il s’est perdu ? Qui trouvera le petit garçon ?
La bonté trouvera le petit garçon. Elle l’a toujours trouvé. Elle le trouvera encore.
Il dormit cette nuit-là près de son père en le serrant contre lui mais au matin quand il se réveilla son père était froid et raide. Il resta longtemps assis en pleurs près de lui puis il se leva et partit à travers les bois en direction de la route. Quand il revint il s’agenouilla à côté de son père et prit sa main froide et dit encore et encore son nom.
Il resta trois jours puis il alla sur la route et il regarda au bout de la route et il regarda du côté d’où ils étaient venus. Quelqu’un approchait. Il allait faire demi-tour pour rentrer dans les bois mais il n’en fit rien. Il resta simplement là sur la route et il attendit, le revolver à la main. Il avait entassé toutes les couvertures sur son père et il avait froid et faim. L’homme qui arrivait dans son champ de vision et restait debout à le regarder était vêtu d’un blouson de ski gris et jaune. Il portait sur son épaule un fusil à pompe accroché à une bretelle de cuir torsadé le canon tourné vers le bas et il était équipé d’une cartouchière en nylon remplie de munitions pour le fusil. Un vétéran d’anciennes escarmouches, barbu, avec une balafre en travers de la joue et l’os enfoncé et son œil unique errant dans le vague. Quand il parlait sa bouche fonctionnait imparfaitement, et aussi quand il souriait.
Où est l’homme avec qui tu étais ?
Il est mort.
C’était ton père ?
Oui. C’était mon papa.
Je suis désolé.
Je ne sais pas quoi faire.
Je crois que tu devrais venir avec moi.
Vous faites partie des gentils ?
L’homme écarta le capuchon de son visage. Ses cheveux étaient longs et emmêlés. Il regarda le ciel. Comme s’il y avait eu quelque chose à voir là-haut. Il regarda le petit. Ouais, dit-il. Je fais partie des gentils. Pourquoi tu ne ranges pas ton revolver ?
Je ne dois laisser personne prendre mon revolver. Quoi qu’il arrive.
Je ne veux pas de ton revolver. Je veux seulement que tu ne le pointes pas sur moi.
D’accord.
Où sont tes affaires ?
On n’a pas grand-chose.
Tu as un sac de couchage ?
Non.
Qu’est-ce que tu as ? Des couvertures ?
Mon papa est enveloppé dedans.
Montre-moi.
Le petit ne bougeait pas. L’homme l’observait. Il mit un genou à terre et enleva le fusil de son épaule et le posa debout sur la route en s’appuyant au garde-main. Les cartouches de fusil dans les tubes de la cartouchière avaient été chargées à la main et les extrémités bouchées avec de la cire de bougie. L’homme sentait la fumée de bois. Regarde, dit-il. Tu as le choix entre deux choses. On a eu pas mal de discussions parce qu’on se demandait si ça valait seulement la peine d’aller vous chercher. Tu peux rester ici avec ton papa et mourir ou tu peux venir avec moi. Si tu restes il faut que tu te tiennes à l’écart de la route. Je me demande comment vous avez fait pour arriver jusqu’ici. Mais tu devrais venir avec moi. Tu seras bien.
Comment je peux être sûr que vous faites partie des gentils ?
Tu ne peux pas en être sûr. C’est un risque que tu dois prendre.
Est-ce que vous portez le feu ?
Si je porte quoi ?
Le feu.
T’es un peu dérangé, non ?
Non.
Juste un peu.
Ouais.
Ça fait rien.
Alors, vous le portez ?
Quoi ? Si on porte le feu ?
Oui.
Ouais. On porte le feu.
Vous avez des enfants ?
Oui.
Vous avez un petit garçon ?
On a un petit garçon et on a une petite fille.
Quel âge il a ?
A peu près ton âge. Peut-être un peu plus.
Et vous ne les avez pas mangés.
Non.
Vous ne mangez pas les gens ?
Non. On ne mange pas les gens.
Et je peux venir avec vous ?
Oui. Tu peux.
D’accord alors.
D’accord.
Ils retournèrent dans les bois et l’homme s’accroupit et regarda la silhouette grise et émaciée allongée au pied de la planche de contre-plaqué plantée de guingois. C’est tout ce que vous avez comme couvertures ?
Oui.
C’est ta valise ?
Oui.
Il restait immobile. Il regardait le petit. Pourquoi tu ne retournes pas m’attendre sur la route ? J’apporterai les couvertures et tout.
Qu’est-ce qu’on va faire de mon papa ?
Qu’est-ce qu’on va en faire.
On ne peut pas le laisser ici comme ça.
Si on peut.
Je ne veux pas qu’on le voie.
Il n’y a personne pour le voir.
Je peux le couvrir avec des feuilles ?
Le vent va les emporter.
On ne pourrait pas le couvrir avec une des couvertures ?
Je vais m’en occuper.
Va maintenant.
D’accord.
Il attendait sur la route et quand l’homme sortit des bois il portait la valise et il avait les couvertures sur l’épaule. Il les tria et en tendit une au petit. Prends-la, dit-il. Enroule-toi dedans. Tu as froid. Le petit essayait de lui tendre le revolver mais il ne voulait pas le prendre. Garde-le, dit-il.
D’accord.
Tu sais comment tirer avec ?
Oui.
D’accord.
Et mon papa ?
Il n’y a rien d’autre à faire.
Je crois que je veux lui dire au revoir.
Tu crois que ça va aller ?
Oui.
Vas-y. Je t’attends.
Il retourna dans les bois et s’agenouilla à côté de son père. Il était enveloppé dans une couverture comme l’homme l’avait promis et le petit ne le découvrit pas mais il s’assit à côté de lui et se mit à pleurer sans pouvoir s’arrêter. Il pleura longtemps. Je te parlerai tous les jours, chuchotait-il. Et je n’oublierai pas. Quoi qu’il arrive.
Puis il se releva et fit demi-tour et retourna sur la route.
La femme quand elle le vit l’entoura de ses bras et le serra contre elle. Oh, dit-elle, je suis si contente de te voir. Elle lui parlait quelquefois de Dieu. Il essayait de parler à Dieu mais le mieux c’était de parler à son père et il lui parlait vraiment et il n’oubliait pas. La femme disait que c’était bien. Elle disait que le souffle de Dieu était encore le souffle de son père bien qu’il passe d’une créature humaine à une autre au fil des temps éternels.
Autrefois il y avait des truites de torrent dans les montagnes. On pouvait les voir immobiles dressées dans le courant couleur d’ambre où les bordures blanches de leurs nageoires ondulaient doucement au fil de l’eau. Elles avaient un parfum de mousse quand on les prenait dans la main. Lisses et musclées et élastiques. Sur leur dos il y avait des dessins en pointillé qui étaient des cartes du monde en son devenir. Des cartes et des labyrinthes. D’une chose qu’on ne pourrait pas refaire. Ni réparer. Dans les vals profonds qu’elles habitaient toutes les choses étaient plus anciennes que l’homme et leur murmure était de mystère.