Quand il se réveillait dans les bois dans l’obscurité et le froid de la nuit il tendait la main pour toucher l’enfant qui dormait à son côté. Les nuits obscures au-delà de l’obscur et les jours chaque jour plus gris que celui d’avant. Comme l’assaut d’on ne sait quel glaucome froid assombrissant le monde sous sa taie. A chaque précieuse respiration sa main se soulevait et retombait doucement. Il repoussa la bâche en plastique et se souleva dans les vêtements et les couvertures empuantis et regarda vers l’est en quête d’une lumière mais il n’y en avait pas. Dans le rêve dont il venait de s’éveiller il errait dans une caverne où l’enfant le guidait par la main. La lueur de leur lanterne miroitait sur les parois de calcite mouillées. Ils étaient là tous deux pareils aux vagabonds de la fable, engloutis et perdus dans les entrailles d’une bête de granit. De profondes cannelures de Pierre où l’eau tombait goutte à goutte et chantait. Marquant dans le silence les minutes de la terre et ses heures et ses jours et les années sans s’interrompre jamais. Jusqu’à ce qu’ils arrivent dans une vaste salle de pierre où il y avait un lac noir et antique. Et sur la rive d’en face une créature qui levait sa gueule ruisselante au-dessus de la vasque de travertin et regardait fixement dans la lumière avec des yeux morts blancs et aveugles comme des œufs d’araignée. Elle balançait la tête au ras de l’eau comme pour capter l’odeur de ce qu’elle ne pouvait pas voir. Accroupie là, pâle et nue et transparente, l’ombre de ses os d’albâtre projetée derrière elle sur les rochers. Ses intestins, son cœur battant. Le cerveau qui puisait dans une cloche de verre mat. Elle secoua la tête de gauche à droite et de droite à gauche puis elle émit un gémissement sourd et se tourna et s’éloigna en titubant et partit à petits bonds silencieux dans l’obscurité.

 

A la première lueur grise il se leva et laissa le petit dormir et alla sur la route et s’accroupit, scrutant le pays vers le sud. Nu, silencieux, impie. Il pensait qu’on devait être en octobre mais il n’en était pas certain. Il y avait des années qu’il ne tenait plus de calendrier. Ils allaient vers le sud. Il n’y aurait pas moyen de survivre un autre hiver par ici.

 

Quand il fit assez clair pour se servir des jumelles il inspecta la vallée au-dessous. Les contours de toute chose s’estompant dans la pénombre. La cendre molle tournoyant au-dessus du macadam en tourbillons incontrôlés. Il examinait attentivement ce qu’il pouvait voir. Les tronçons de route là-bas entre les arbres morts. Cherchant n’importe quoi qui eût une couleur. N’importe quel mouvement. N’importe quelle trace de fumée s’élevant d’un feu. Il abaissa les jumelles et ôta le masque de coton qu’il portait sur son visage et s’essuya le nez du revers du poignet et reprit son inspection. Puis il resta simplement assis avec les jumelles à regarder le jour gris cendre se figer sur les terres alentour. Il ne savait qu’une chose, que l’enfant était son garant. Il dit : S’il n’est pas la parole de Dieu, Dieu n’a jamais parlé.

Quand il revint le petit était encore endormi. Il retira la bâche en plastique bleue sous laquelle il dormait, la plia et l’emporta et la rangea dans le caddie de supermarché et revint avec leurs assiettes et des galettes de farine de maïs dans un sac en plastique et une bouteille en plastique contenant du sirop. Il déplia par terre la petite toile cirée qui leur servait de table et y disposa le tout et prit le revolver qu’il portait à la ceinture et le posa sur la toile et resta simplement assis à regarder le petit dormir. Il avait retiré son masque pendant la nuit et le masque était enfoui quelque part dans les couvertures. Il regardait le petit et regardait au loin entre les arbres vers la route. Ce n’était pas un endroit sûr. On pourrait les voir depuis la route maintenant qu’il faisait jour. Le petit se tourna dans les couvertures. Puis il ouvrit les yeux. Salut, Papa, dit-il.

Je suis juste là.

Je sais.

 

Une heure plus tard ils étaient sur la route. Il poussait le caddie et tous les deux, le petit et lui, ils portaient des sacs à dos. Dans les sacs à dos il y avait le strict nécessaire. Au cas où ils seraient contraints d’abandonner le caddie et de prendre la fuite. Accroché à la barre de poussée du caddie il y avait un rétroviseur de motocyclette chromé dont il se servait pour surveiller la route derrière eux. Il remonta le sac sur ses épaules et balaya du regard la campagne dévastée. La route était déserte. En bas dans la petite vallée l’immobile serpent gris d’une rivière. Inerte et exactement dessiné. Le long de la rive un amoncellement de roseaux morts. Ça va ? dit-il. Le petit opina de la tête. Puis ils repartirent le long du macadam dans la lumière couleur métal de fusil, pataugeant dans la cendre, chacun tout l’univers de l’autre.

 

Ils franchirent la rivière sur un vieux pont en béton et quelques kilomètres plus loin ils arrivèrent devant une station-service au bord de la route. Ils firent halte pour l’examiner. Je crois qu’on devrait aller voir, dit l’homme. Y jeter un coup d’œil. L’herbe guéable tombait en poussière sous leurs pieds. Ils traversèrent l’aire de stationnement à l’asphalte défoncé et trouvèrent la citerne des pompes. Le bouchon était parti et l’homme se mit à plat ventre sur les coudes pour flairer le tuyau mais l’odeur d’essence n’était qu’une rumeur, vague et rancie. Il se releva et regarda le bâtiment. Les pompes encore debout avec leurs flexibles encore curieusement en place. Les fenêtres intactes. La porte de l’aire de service était ouverte et il entra. Debout contre un mur une armoire à outils métallique. Il inspecta les tiroirs l’un après l’autre mais il n’y avait rien qui pût lui servir. Des douilles en bon état à section carrée de 12,7 millimètres. Une clé à cliquet. Il fouilla le garage du regard. Un fut métallique plein d’ordures. Il entra dans le bureau. De la poussière et de la cendre partout. Le petit restait dans l’encadrement de la porte. Un bureau métallique, une caisse enregistreuse. De vieux manuels de conduite et d’entretien de véhicules, les pages gonflées et trempées. Le linoléum était taché et gondolé à cause du toit qui fuyait. Il traversa la pièce et se planta devant le bureau. Puis il souleva le combiné du téléphone et composa le numéro qui avait été le numéro de son père en des temps très anciens. Le petit l’observait. Tu fais quoi ? dit-il.

 

Trois ou quatre cents mètres plus loin sur la route il s’arrêta et regarda par-dessus son épaule. On ne réfléchit jamais assez, dit-il. Il faut qu’on fasse demi-tour. Il poussa le caddie en dehors de la route et le fit basculer à un endroit où on ne pouvait pas le voir et ils laissèrent leurs sacs et retournèrent à la station-service. Une fois dans l’aire de service il traîna dehors le fut en acier et le renversa et sortit toutes les bouteilles d’huile en plastique d’un litre. Puis ils s’assirent par terre pour les vider une à une du dépôt qui pouvait rester au fond, les laissant tête en bas s’égoutter dans une bassine jusqu’à ce qu’il y ait finalement près d’un demi-litre d’huile de graissage. Il revissa le bouchon en plastique et essuya la bouteille avec un chiffon et la garda un moment dans sa main levée. De l’huile pour leur misérable petite lampe, de quoi éclairer les longs crépuscules gris, les longues aubes grises. Tu vas pouvoir me lire une histoire, dit le petit. Hein, Papa ? Oui, dit-il. Bien sûr.

 

De l’autre côté de la vallée la route passait à travers un brûlis totalement noir. A perte de vue de chaque côté de la route des troncs d’arbre carbonisés amputés de leurs branches. La cendre volante se déplaçant au-dessus de la route et dans le vent le grêle gémissement des fils morts tombant comme des mains flasques des poteaux électriques noircis. Une maison incendiée dans une clairière et au-delà une étendue grise et nue d’anciens herbages et un remblai de boue rouge à vif où un chantier routier gisait à l’abandon. Plus loin le long de la route il y avait des panneaux avec des publicités pour des motels. Toute chose telle qu’elle avait été jadis mais décolorée et désagrégée. Ils firent halte en haut de la côte dans le froid et le vent pour reprendre haleine. Il regardait le petit. Ça va, dit le petit. L’homme lui posa la main sur l’épaule et d’un signe de tête désigna l’espace découvert qui s’étendait à leurs pieds. Il sortit les jumelles du caddie et resta sur la route à scruter la plaine là où la forme d’une ville apparaissait dans la grisaille comme une esquisse au charbon de bois tracée sur les terres dévastées. Rien à voir. Aucune fumée. Je peux regarder ? dit le petit. Oui. Bien sûr. S’appuyant contre le caddie, le petit ajusta la molette. Qu’est-ce que tu vois ? dit l’homme. Rien. Le petit abaissa les jumelles. Il pleut. Oui, dit l’homme. Je sais.

 

Ils laissèrent le caddie dans un ravin avec la bâche par-dessus et gravirent la pente entre les futs noirs des arbres jusqu’à l’endroit où il avait aperçu un encorbellement rocheux. Assis à l’abri de la corniche ils regardaient les nappes de pluie grises balayer la vallée. Il faisait très froid. Ils se serraient l’un contre l’autre enveloppés chacun dans une couverture passée par-dessus leurs vestes et au bout d’un moment la pluie cessa et il n’y eut que le bruit des gouttes dans les bois.

 

Ils attendirent une éclaircie pour repartir. Ils redescendirent jusqu’au caddie et retirèrent la bâche et prirent leurs couvertures et les affaires dont ils auraient besoin pour la nuit. Ils remontèrent et établirent leur bivouac sur la terre sèche sous le surplomb et l’homme s’assit en entourant le petit de ses bras pour tenter de le réchauffer. Enveloppés dans les couvertures, surveillant l’obscurité sans nom qui viendrait les emprisonner dans son linceul. La forme grise de la ville s’effaçait dans la nuit tombante comme une apparition et il alluma la petite lampe et la posa dans un endroit abrité du vent. Puis ils retournèrent sur la route et il prit la main du petit et ils montèrent en haut de la côte là où la route arrivait à la crête et d’où l’on pouvait voir au sud les terres gagnées par l’obscurité, debout tous deux en plein vent, enveloppés dans leurs couvertures, guettant un signe quelconque d’un feu ou d’une lampe. Il n’y avait rien. La lampe dans les rochers au flanc de la colline était à peine un point lumineux et au bout d’un moment ils firent demi-tour. Tout était beaucoup trop mouillé pour allumer un feu. Ils mangèrent froid leur pauvre repas et s’allongèrent dans leur couchage, la lampe posée entre eux. Il avait apporté le livre du petit mais le petit était trop fatigué pour lire. On peut laisser la lampe allumée jusqu’à ce que je m’endorme ? dit-il.

Oui. Bien sûr.

 

Il mit longtemps à s’endormir. Au bout d’un moment il se tourna et regarda l’homme. Dans la faible lueur son visage marqué des stries noires de la pluie pareil au visage d’un comédien du monde antique. Je peux te demander quelque chose ? dit-il.

Oui. Evidemment.

Est-ce qu’on va mourir ?

Un jour. Pas maintenant. Et on va toujours vers le sud.

Oui.

Pour avoir chaud.

Oui. D’accord.

D’accord pour quoi ?

Pour rien. Juste D’accord.

Dors maintenant.

D’accord.

Je vais souffler la lampe. D’accord ?

Oui. D’accord.

Et plus tard dans l’obscurité : Je peux te demander quelque chose ?

Oui. Evidemment.

Tu ferais quoi si je mourais ?

Si tu mourais je voudrais mourir aussi.

Pour pouvoir être avec moi ?

Oui. Pour pouvoir être avec toi.

D’accord.

 

Il était couché et écoutait le bruit des gouttes dans les bois. De la roche nue, par ici. Le froid et le silence. Les cendres du monde défunt emportées çà et là dans le vide sur les vents froids et profanes. Emportées au loin et dispersées et emportées encore plus loin. Toute chose coupée de son fondement. Sans support dans l’air chargé de cendre. Soutenue par un souffle, tremblante et brève. Si seulement mon cœur était de pierre.

 

Il s’était réveillé avant l’aube et regardait poindre le jour gris. Lent et presque opaque. Il se leva pendant que le petit dormait et il mit ses chaussures et enveloppé dans sa couverture il partit entre les arbres. Il descendit dans une anfractuosité de la paroi rocheuse et là il s’accroupit et se mit à tousser et il toussa pendant un long moment. Puis il resta agenouillé dans les cendres. Il leva son visage vers le jour pâlissant. Il chuchota : Es-tu là ? Vais-je te voir enfin ? As-tu un cou que je puisse t’étrangler ? As-tu un cœur ? Maudit sois-tu pour l’éternité as-tu une âme ? Oh Dieu, chuchotait-il. Oh Dieu.

 

Ils traversèrent la ville à midi le lendemain. Il gardait le revolver à portée de main sur la bâche pliée en haut du caddie. Il gardait le petit à son côté, tout près de lui. La ville était en grande partie incendiée. Aucun signe de vie. Des voitures sous un agglomérat de cendre dans la rue, toute chose recouverte de cendre et de poussière. Des empreintes fossiles dans la boue séchée. Dans une entrée un cadavre desséché qui n’était plus que du cuir. Grimaçant comme pour insulter le jour. L’homme tira l’enfant contre lui. Rappelle-toi que les choses que tu te mets dans la tête y sont pour toujours, dit-il. Il faudra peut-être que t’y penses.

Il y a des choses qu’on oublie, non ?

Oui. On oublie ce qu’on a besoin de se rappeler et on se souvient de ce qu’il faut oublier.

 

Il y avait un lac à quinze cents mètres de la ferme de son oncle où son oncle et lui avaient coutume d’aller à l’automne pour ramasser du bois de feu. Il s’asseyait à l’arrière de la barque à rames en laissant sa main traîner dans le sillage froid pendant que son oncle se penchait sur les avirons. Les pieds du vieil homme dans leurs souliers de daim noir calés contre les montants. Son chapeau de paille. Sa pipe de maïs entre les dents et un mince filet de bave qui se balançait suspendu au fourneau de la pipe. Il tournait la tête pour prendre un repère sur la rive d’en face, retenant les poignées des rames, retirant la pipe de sa bouche pour s’essuyer le menton du revers de la main. La rive était bordée de bouleaux, leurs troncs d’une pâleur d’os se détachant sur l’arrière-plan plus sombre des conifères. Le bord du lac n’était qu’un fouillis de souches tordues, grises et rongées par les intempéries, les ventis d’un ouragan d’il y avait des années. Les arbres eux-mêmes avaient été depuis longtemps sciés pour servir de bois de feu et emportés. Son oncle faisait pivoter la barque et rentrait les rames à l’intérieur et ils dérivaient sur les fonds sablonneux jusqu’à ce que l’arcasse racle le sable. Une perche morte traînant le ventre en l’air dans l’eau limpide. Les feuilles jaunes. Ils laissaient leurs chaussures sur les planches peintes toutes chaudes et tiraient la barque plus haut sur la plage et jetaient l’ancre à l’extrémité de sa corde. Une cantine remplie de ciment avec un anneau au milieu. Pendant qu’ils marchaient le long de la rive son oncle examinait les souches d’arbre, tirant sur sa pipe, une corde de chanvre enroulée à son épaule. Il en choisissait une et ils la retournaient et la tiraient par les racines jusqu’à ce qu’elle flotte à moitié dans l’eau. Leurs pantalons retroussés jusqu’aux genoux ils se mouillaient quand même. Ils nouaient la corde à un taquet à l’arrière de la barque et retraversaient le lac à la rame, traînant la souche par lentes saccades derrière eux. A ce moment-là, c’était déjà le soir. Rien que le crissement et le frottement réguliers des tolets. Le verre sombre du lac et les lumières des fenêtres qui s’allumaient le long de la rive. Une radio quelque part. Ni l’un ni l’autre n’avaient prononcé un seul mot. C’était la journée parfaite de son enfance. La journée sur laquelle modeler les jours.

 

Dans les jours et les semaines qui suivirent ils marchèrent vers le sud. Solitaires et fourbus. Une contrée à vif de collines. Des constructions d’aluminium. Par moments ils apercevaient des tronçons de l’autoroute en bas, entre les peuplements dénudés de bois de repousse. Le froid et un froid de plus en plus mordant. Juste après le col ils s’arrêtèrent dans la montagne et contemplèrent l’immense gouffre au sud, où le pays avait été consumé par le feu aussi loin que portait le regard, les formes noircies des rochers émergeant des bancs de cendre et les tourbillons de cendre soulevés et soufflés sur le bas pays à travers cette désolation. Le morne soleil invisible sur sa trajectoire de l’autre côté des ténèbres.

 

Ils mirent des jours à traverser ce terrain cautérisé. Le petit avait trouvé des craies et peint des crocs de fauve sur son masque et il marchait sans se plaindre. Une des roues avant du caddie était en train de lâcher. Qu’y faire ? Rien. Là où tout était brûlé et réduit en cendres devant eux il n’était pas question de faire du feu et les nuits étaient longues et sombres et froides plus que tout ce qu’ils avaient connu jusqu’à présent. Froides à faire éclater les pierres. A vous ôter la vie. Il serrait contre lui le petit qui grelottait et il comptait dans le noir chacune de ses fragiles respirations.

 

Il se réveilla au bruit d’un lointain grondement de tonnerre et se redressa. L’indécise lumière tout autour, frissonnante et sans origine, réfractée dans l’averse de suie à la dérive. Il tira sur eux la bâche et resta un long moment éveillé, aux aguets. S’ils se faisaient mouiller il n’y aurait pas de feu auprès duquel se sécher. S’ils se faisaient mouiller sans doute qu’ils mourraient.

 

Le noir dans lequel il se réveillait ces nuits-là était aveugle et impénétrable. Un noir à se crever le tympan à force d’écouter. Il était souvent obligé de se lever. Pas d’autre bruit que le vent dans les arbres dépouillés et noircis. Il se levait et titubait dans cette froide obscurité autiste, les bras tendus devant lui pour trouver son équilibre tandis que les mécanismes vestibulaires faisaient leurs calculs dans son crâne. Une vieille histoire. Trouver la station verticale. Aucune chute qui ne soit précédée d’une inclinaison. Il entrait à grandes enjambées dans le néant, comptant les pas pour être sûr de pouvoir revenir. Yeux fermés, bras godillant. Verticale par rapport à quoi ? Une chose sans nom dans la nuit, filon ou matrice. Dont ils étaient lui et les étoiles un satellite commun. Comme le grand pendule dans sa rotonde transcrivant tout au long du jour les mouvements de l’univers dont on peut dire qu’il ne sait rien et qu’il doit connaître pourtant.

 

Il leur fallut deux jours pour franchir cette zone érodée recouverte de cendre. La route plus loin longeait la crête d’une arête d’où les bois nus plongeaient de chaque côté dans le vide. Il neige, dit le petit. Il regardait le ciel. Un seul flocon gris qui descendait, lentement tamisé. Il le saisit dans sa main et le regarda expirer là, comme la dernière hostie de la chrétienté.

 

Ils continuaient, avançant avec peine, serrés tous deux sous la bâche. Les flocons gris mouillés, tournoyant et tombant, surgis de rien. De la boue grise au bord de la route. De l’eau noire ruisselant des congères de cendre détrempées. Plus de feux de joie sur les crêtes lointaines. Il se dit que les sectes sanguinaires s’étaient sans doute mutuellement consumées. Personne ne circulait sur cette route. Ni brigands, ni pillards. Au bout d’un moment ils arrivèrent devant un garage au bord de la route et ils s’abritèrent sous la voûte du portail ouvert, regardant dehors les rafales grises de neige fondue déferler du pays d’en haut.

 

Ils rassemblèrent quelques vieilles caisses et firent du feu à même le sol et il trouva des outils et vida le caddie et s’assit pour réparer la roue. Il retira le boulon et perça la douille avec une chignole et la rebagua avec un tronçon de tuyau qu’il avait découpé à la bonne longueur à l’aide d’une scie à métaux. Puis il revissa le tout et remit le caddie debout et fit le tour du garage en le poussant. Le caddie tenait plus ou moins droit. Le petit avait observé chacun de ses gestes.

 

Au matin ils repartirent. Une zone dévastée. Une peau de sanglier clouée à la porte d’une grange. Minable. Un petit bout de queue. A l’intérieur de la grange trois corps pendus aux poutres, desséchés et poussiéreux parmi les vagues rais de lumière. Il pourrait y avoir quelque chose ici, dit le petit. Il pourrait y avoir un peu de maïs ou j’sais pas quoi. Partons, dit l’homme.

 

Ce qui l’inquiétait le plus c’étaient leurs chaussures. Ça et la nourriture. Toujours la nourriture. Dans un vieux fumoir à pans de bois ils avaient trouvé un jambon perché dans un coin tout en haut. Tellement rassis et racorni, comme si on l’avait sorti d’une tombe. Il y plongea son couteau. A l’intérieur une viande grenat et salée, savoureuse et nourrissante. Ils en mirent à frire cette nuit-là au-dessus de leur feu, des tranches épaisses qu’ils firent rissoler avec des haricots blancs en conserve. Plus tard quand il se réveilla dans le noir il crut qu’il avait entendu des battements de tam-tams qui venaient de quelque part dans les sombres collines. Puis le vent tourna et il n’y eut que le silence.

 

Dans ses rêves quand sa pâle fiancée venait vers lui elle sortait d’un dais de feuillage verdoyant. Ses mamelons frottés d’argile blanche et ses côtes peintes en blanc. Elle portait une robe de gaze et sa sombre chevelure était maintenue très haut par des peignes d’ivoire, des peignes d’écaillé. Son sourire, ses yeux baissés. Au matin il se remit à neiger. Des perles de petits glaçons gris suspendues le long des fils électriques.

 

Il se méfiait de tout cela. Il disait que les rêves qui convenaient à un homme en péril étaient les rêves de danger et que tout le reste était une invite à la langueur et à la mort. Il dormait peu et il dormait mal. Il avait rêvé qu’ils marchaient dans un bois en fleurs où des oiseaux s’envolaient devant eux, l’enfant et lui, et où le ciel était d’un bleu à faire mal mais il apprenait à se réveiller de ces univers trop sereins. Allongé là dans l’obscurité tandis que s’évaporait dans sa bouche l’insolite saveur d’une pêche d’un verger fantôme. Il se disait que s’il vivait assez longtemps le monde aurait à la fin tout à fait disparu. Comme le monde mourant qu’habite l’aveugle quand il vient de perdre la vue, quand toute chose de ce monde s’efface lentement de la mémoire.

 

Sur la route en plein jour pas moyen d’échapper aux rêves éveillés. Il continuait. Il pouvait tout se rappeler d’elle, sauf son odeur. Assis dans une salle de concert auprès d’elle qui écoutait la musique, penchée en avant. Les volutes et les torchères dorées et les hautes colonnes des rideaux repliés de chaque côté de la scène. Elle lui tenait la main et la gardait sur ses genoux et il sentait le haut de ses bas à travers la mince étoffe de la robe d’été. Arrête-toi sur cette image. Maintenant insulte ton froid et tes ténèbres et sois maudit.

 

Il avait confectionné des brosses avec deux vieux balais qu’il avait trouvés et les avait fixées au caddie avec du fil de fer pour écarter les branches de la route devant les roues et il installa le petit dans le panier en haut du caddie. Il se mit debout sur la barre arrière comme un meneur de chiens de traîneau et ils dévalaient comme ça les descentes, guidant le caddie avec leurs corps dans les virages à la façon des pilotes de bob. Le petit riait. C’était la première fois depuis longtemps qu’il le voyait rire.

 

En haut de la côte il y avait un tournant et une bifurcation. Une ancienne piste qui partait à travers les bois. Ils sortirent de la route et s’assirent sur un replat, balayant du regard la vallée où les ondulations de terrain disparaissaient dans le brouillard granuleux. Un lac là-bas. Froid et gris et lourd au fond de la cuvette dans le paysage dénudé.

Qu’est-ce que c’est, Papa ?

C’est un barrage.

A quoi ça sert ?

A faire le lac. Avant qu’on construise le barrage il n’y avait qu’une rivière là-bas. Le barrage utilisait l’eau qui passait à travers pour faire tourner de grands éventails qu’on appelait des turbines et qui produisaient de l’électricité.

Pour faire de la lumière.

Oui. Pour faire de la lumière.

On peut aller là-bas pour voir ?

Je crois que c’est trop loin.

Le barrage sera encore là longtemps ?

Je pense. Il est construit en béton. Il sera sans doute là pendant des centaines d’années. Des milliers, même. Tu crois qu’il pourrait y avoir des poissons dans le lac ? Non. Il n’y a rien dans le lac.

 

Jadis, il y avait de cela très longtemps, quelque part tout près d’ici il avait vu un faucon descendre en piqué le long mur bleu de la montagne pour plonger sur une volée de grues sauvages et de la pointe de son bréchet briser celle du milieu et l’emporter pantelante et désarticulée en bas vers la rivière avec son plumage défait et hirsute flottant derrière elle dans l’air immobile de l’automne.

 

L’air granuleux. Ce goût qu’il avait ne vous sortait jamais de la bouche. Ils restaient debout sans bouger sous la pluie comme des animaux de ferme. Puis ils repartaient, tenant la bâche au-dessus de leurs têtes dans le morne crachin. Ils avaient les pieds mouillés et transis et leurs chaussures partaient en morceaux. A flanc de collines d’anciennes cultures couchées et mortes. Sur les lignes de crête les arbres dépouillés noirs et austères sous la pluie.

 

Et les rêves si riches en couleurs. La mort aurait-elle un autre moyen de t’appeler ? Rien que de se réveiller dans l’aube froide tout retombait en cendre instantanément. Comme certaines fresques antiques ensevelies depuis des siècles quand elles sont exposées soudain à la lumière du jour.

 

Le temps se levait et le froid faiblissait et ils arrivèrent enfin dans le bas pays où la vallée de la rivière s’élargissait, les parcelles agricoles encore visibles, toute chose morte jusqu’à la racine sur le sol nu des bas-fonds. Ils allaient bon train sur le macadam. De hautes maisons à pans de bois. Des toitures métalliques en préfabriqué. Dans un champ une grange en rondins la pente du toit recouverte d’une publicité en lettres de trois mètres de haut à demi effacées : Visitez Rock City.

 

Des haies au bord de la route il ne restait que des rangées de ronces noires et tortues. Aucun signe de vie. Il laissa le petit debout sur la route avec le revolver à la main pendant qu’il grimpait un ancien escalier de pierre à chaux et qu’il longeait la véranda de la maison de ferme avec la main en visière pour essayer de voir à l’intérieur par les fenêtres. Il entra par la cuisine. Des ordures par terre, du vieux papier journal. De la porcelaine dans un vaisselier, des tasses suspendues par leurs anses. Il longea le couloir et s’arrêta à la porte du salon. Il y avait un antique harmonium dans un coin. Un téléviseur. De pauvres meubles capitonnés et un vieux chiffonnier en merisier fait à la main. Il grimpa l’escalier et fit le tour des chambres. Tout était recouvert de cendre. Une chambre d’enfant avec sur le rebord de la fenêtre un chien empaillé la tête tournée vers le jardin. Il inspecta les placards. Il défit les lits et récupéra deux bonnes couvertures de laine et redescendit l’escalier. Dans l’office il y avait trois bocaux de tomates, des conserves maison. Il souffla sur les couvercles pour enlever la poussière et les examina. Quelqu’un avant lui s’en était méfié et finalement il ne leur fit pas confiance non plus et il sortit avec les couvertures sur l’épaule et ils repartirent le long de la route.

 

Dans les faubourgs de la ville ils arrivèrent à un supermarché. Quelques vieilles voitures dans le parc de stationnement jonché d’ordures. Ils laissèrent le caddie sur le parking et longèrent les allées pleines de détritus entre les rayons. Dans la section des produits frais ils trouvèrent au fond des bacs de vieux haricots d’Espagne et ce qui semblait avoir été jadis des abricots, depuis longtemps desséchés au point de n’être plus qu’une effigie ridée d’eux-mêmes. Le petit suivait. Ils sortirent par la porte de service. Dans l’allée derrière le magasin plusieurs caddies, tous affreusement rouillés. Ils firent encore une fois le tour du magasin à la recherche d’un autre caddie mais il n’y en avait pas. Par terre près de la porte il y avait deux distributeurs de boissons sans alcool qui avaient été renversés et forcés avec un pied-de-biche. Des pièces de monnaie partout dans la cendre. Il s’assit et passa la main dans le mécanisme des distributeurs éventrés et dans le deuxième distributeur sa main se referma sur quelque chose de froid. Un cylindre métallique. Il retira lentement sa main et resta cloué sur place devant un Coca-Cola.

Qu’est-ce que c’est, Papa ?

Quelque chose de bon. Pour toi.

Qu’est-ce que c’est ?

Attends. Assieds-toi.

Il dégagea les courroies du sac à dos du petit et posa le sac par terre derrière lui et glissa l’ongle de son pouce sous la bague d’aluminium en haut de la cannette et l’ouvrit. Il approcha ses narines de la mousse légère qui sortait de la cannette puis il la tendit au petit. Vas-y, dit-il.

Le petit prit la cannette et but. Ça fait des bulles, dit-il.

Vas-y.

Il leva les yeux sur son père puis il inclina la cannette et but. Il réfléchit un moment. C’est très bon, dit-il.

Oui, c’est bon.

Prends-en un peu, Papa.

Je veux que tu boives tout.

Prends-en un peu.

Il prit la cannette et but une gorgée et rendit la cannette au petit. Bois tout, dit-il. Restons ici un moment.

C’est parce que j’en aurai jamais d’autre à boire, hein ?

C’est long jamais.

D’accord, dit le petit.

Au crépuscule le lendemain ils étaient dans la ville. Les longues rampes de béton des échangeurs de l’autoroute pareilles aux ruines d’un vaste palais des mirages sur la toile de fond des ténèbres. Il portait le revolver devant, à la ceinture, en gardant sa parka ouverte. Partout les morts momifiés. La chair fendue le long des os, les ligaments desséchés réduits à l’état de lanières et tendus comme du fil de fer. Leurs visages de drap bouilli ratatinés et rétrécis comme jadis les trolls des marais, les palissades jaunies de leurs dents. Ils étaient tous déchaux jusqu’au dernier comme des pèlerins d’un ordre inférieur car toutes leurs chaussures avaient été depuis longtemps volées.

 

Ils continuaient. Il surveillait constamment leurs arrières dans le rétroviseur. La seule chose qui bougeait dans les rues c’était la cendre volante. Ils traversèrent le pont de béton très haut au-dessus de la rivière. Un mouillage au-dessous. De petits bateaux de plaisance à moitié coulés dans l’eau grise. En aval les hautes cheminées d’usine vaguement dessinées dans la suie.

 

Le lendemain à quelques kilomètres au sud de la ville dans un tournant de la route ils découvrirent une vieille maison à pans de bois à moitié cachée dans les ronces mortes, avec des cheminées et des pignons et un mur de pierre. L’homme s’arrêta. Puis il s’engagea dans l’allée en poussant le caddie.

C’est quoi ici, Papa ?

C’est la maison où j’ai grandi.

Le petit s’était arrêté et regardait la maison. Les lattes à la peinture écaillée avaient pour la plupart disparu du bas des murs pour servir de bois de feu, livrant aux regards les poteaux et le matériel d’isolation. La porte moustiquaire pourrie gisait derrière la maison sur la terrasse cimentée.

 

On va entrer là-dedans ?

Pourquoi pas ?

J’ai peur.

Tu ne veux pas voir où j’habitais ?

Non.

Il n’y a rien à craindre.

Il y a peut-être quelqu’un ici.

Je ne crois pas.

Mais suppose que si ?

Il s’était arrêté les yeux levés sur le pignon de sa chambre d’autrefois. Tu veux attendre ici ?

Non. Tu dis toujours ça.

Je te demande pardon.

Je sais. Mais tu le dis quand même.

 

Ils se débarrassèrent de leurs sacs à dos et les laissèrent sur la terrasse et se frayèrent un chemin sur la véranda en repoussant du pied les détritus et entrèrent dans la cuisine. Le petit ne lâchait pas sa main. Tout était plus ou moins comme il s’en souvenait. Les pièces vides. Dans le réduit derrière la salle à manger il y avait un petit lit en fer sans literie, une table métallique pliante. La même grille en fonte dans la petite cheminée. Les lambris en pin avaient disparu des murs, ne laissant que les montants. Il s’était arrêté. Cherchant à tâtons avec le pouce dans le bois peint du manteau de la cheminée les trous des punaises auxquelles étaient suspendues les chaussettes quarante ans auparavant. C’était ici qu’on fêtait Noël quand j’étais petit. Il se retourna et regarda dehors la cour dévastée.

 

Un fouillis de lilas morts. La forme d’une haie. Par les froides nuits d’hiver quand l’électricité était coupée à cause d’une tempête on s’asseyait ici devant le feu, mes sœurs et moi, pour faire nos devoirs. Le petit le regardait. Regardait des formes le réclamer qu’il ne pouvait pas voir. On ferait mieux de partir, Papa, dit-il. Oui, dit l’homme. Mais il ne partait pas.

 

Ils passèrent par la salle à manger où la brique réfractaire de l’âtre était aussi jaune que le jour où on l’avait posée parce que sa mère ne pouvait pas supporter de la voir noircie. Le parquet avait gonflé à cause de l’eau de pluie. Dans le séjour un tas d’os d’un petit animal démembré. Peut-être un chat. Une chope de verre près de la porte. Le petit s’agrippait à sa main. Ils montèrent l’escalier et tournèrent et longèrent le couloir. De petits cônes de plâtre humide par terre. Les lattes de bois du plafond mises à nu. Il s’arrêta sur le seuil de sa chambre. Un petit local sous les combles. C’était ici que je dormais autrefois. Mon lit était contre ce mur-là. Dans les nuits par milliers pour rêver les rêves d’une imagination enfantine, des mondes luxuriants ou terrifiants mais jamais comme celui qui allait être. Il ouvrit la porte du placard, s’attendant presque à y trouver ses affaires d’enfant. Le jour filtrait par la toiture, cru et froid. Gris comme son cœur.

On devrait partir, Papa. On peut y aller ?

Oui. On peut y aller.

J’ai peur.

Je sais. Je te demande pardon.

J’ai très peur.

Je comprends. On n’aurait pas dû venir.

 

Trois nuits plus tard dans les contreforts des montagnes à l’est il se réveilla dans l’obscurité. Il entendait quelque chose approcher. Il était allongé par terre, les mains de chaque côté du corps. Le sol tremblait. Ça venait vers eux.

Papa ? dit le petit. Papa ?

Chut. C’est rien.

Qu’est-ce que c’est, Papa ?

Ça se rapprochait, avec un bruit de plus en plus fort. Tout tremblait. Puis ça passa au-dessous d’eux comme une rame de métro et ça s’éloigna dans la nuit et disparut. Le petit s’agrippait à lui en pleurant, sa tête enfouie contre sa poitrine. Chut, ça va maintenant.

J’ai tellement peur.

Je sais. Ça va. C’est fini.

Qu’est-ce que c’était, Papa ?

C’était un tremblement de terre. C’est fini maintenant. Tout va bien. Chut.

 

Dans les premières années les routes étaient peuplées de fugitifs disparaissant sous leurs habits. Portant des masques et des lunettes de plongée, en guenilles, assis au bord de la route comme des aéronautes en détresse. Leurs brouettes encombrées de tout un bric-à-brac. Remorquant des charrettes ou des caddies. Leurs yeux luisant dans leurs crânes. Coquilles sans foi de créatures marchant en titubant sur les levées le long des marais tels des vagabonds sur une terre en délire. La fragilité de tout enfin révélée. D’anciennes et troublantes questions se dissolvant dans le néant et dans la nuit. L’ultime expression d’une chose emporte avec elle la catégorie. Eteint la lumière et disparaît. Regarde autour de toi. C’est long jamais. Mais le petit savait ce qu’il savait. Que jamais c’est à peine un instant.

 

Il était assis dans une maison abandonnée devant une fenêtre grise dans le jour gris d’une fin d’après-midi et lisait de vieux journaux pendant que le petit dormait. Ces curieuses nouvelles. Ces bizarres préoccupations. Le Primrose ferme à huit heures. Il regardait le petit dormir. En seras-tu capable ? Le moment venu ? En seras-tu capable ?

 

Ils étaient accroupis sur la route et mangeaient du riz froid et des haricots froids qu’ils avaient fait cuire il y avait des jours de cela. Qui commençaient déjà à fermenter. Pas un endroit où allumer un feu qui ne serait pas visible. Ils dormaient blottis l’un contre l’autre sous leurs couettes fétides dans l’obscurité et le froid. Il serrait le petit contre lui. Si maigre. Mon cœur, disait-il. Mon cœur. Mais il savait que même s’il était un père aimant les choses pouvaient bien être comme elle l’avait dit. Que l’enfant était tout ce qu’il y avait entre lui et la mort.

 

Tard dans l’année. Il savait à peine quel mois. Il pensait qu’ils avaient assez de nourriture pour traverser les montagnes mais il n’y avait pas moyen de le dire. Le col à la ligne de partage des eaux était à seize cents mètres d’altitude et il allait faire très froid. Il disait qu’il fallait à tout prix atteindre la côte, pourtant quand il se réveillait la nuit il savait que ce n’étaient là que des mots vides et sans substance. Qu’il y avait une bonne chance qu’ils meurent dans les montagnes et que ce serait fini.

 

Ils traversèrent les ruines d’une station touristique et prirent la route du sud. Des forêts incendiées sur des kilomètres au flanc des pentes et de la neige plus tôt qu’il n’aurait pensé. Aucune empreinte sur la route, rien de vivant nulle part. Les blocs erratiques noircis par le feu semblables à des formes d’ours sur les pentes couvertes de bois dénudés. Il s’était arrêté sur un pont de pierre là où les eaux boueuses tombaient dans un bief et se muaient lentement en écume grise. Où il avait autrefois regardé les truites ondoyer dans le courant, suivant du regard leurs ombres parfaites sur les pierres du fond. Ils repartirent, le petit peinant dans sa trace. S’appuyant au caddie, grimpant lentement lacet après lacet. Des feux brûlaient encore en haut des montagnes et la nuit leur sombre lueur orange était visible à travers le rideau de suie. Il faisait plus froid mais ils laissaient leurs feux de bivouac brûler toute la nuit et les laissaient allumés derrière eux quand ils repartaient au matin. Il avait entouré leurs pieds de toile à sac nouée avec un cordon et pour l’instant la couche de neige n’était que de quelques centimètres mais il savait que si ça devenait beaucoup plus épais ils seraient forcés d’abandonner le caddie. C’était déjà dur de marcher et il s’arrêtait souvent pour se reposer. Se traînant jusqu’au bord de la route et là debout penché en avant les mains sur les genoux, le dos tourné à l’enfant, il toussait. Il se redressait et restait immobile avec les yeux qui pleuraient. Sur la neige grise un fin brouillard sanguinolent.

 

Ils établirent leur bivouac au pied d’un rocher et il improvisa un abri avec des bâtons et la bâche. Il alluma un feu et ils firent un grand tas de broussailles pour avoir suffisamment de bois pour la nuit. Ils s’étaient confectionné un matelas sur la neige en entassant des branches de ciguë morte et ils étaient assis enveloppés dans leurs couvertures, contemplant le feu et buvant le dernier reste du cacao récupéré des semaines plus tôt. Il s’était remis à neiger, les flocons à la dérive tombaient doucement, filtrés par l’obscurité. Il somnolait dans l’exquise chaleur. L’ombre du petit venait de passer devant lui. Portant une brassée de bois. Il le regardait attiser les flammes. Gardien du feu divin. Les étincelles fusaient et mouraient dans l’obscurité sans étoiles. Les mots des mourants ne sont pas tous vrais et cette bénédiction n’en est pas moins réelle d’être coupée de son origine.

 

Au petit matin quand il se réveilla le feu était bas et il ne restait que des braises et il partit vers la route. Tout flamboyait. Comme si le soleil disparu revenait enfin. La neige orange et frémissante. Un feu de forêt progressait dans la boîte d’amadou des crêtes, se déployant et chatoyant sur la couverture nuageuse à la façon des aurores boréales. Aussi froid qu’il fît, il resta longtemps sans bouger. La couleur de ce qu’il voyait remuait quelque chose en lui qui était depuis longtemps oublié. Fais une liste. Récite une litanie. Souviens-toi.

 

Il faisait plus froid. Rien ne bougeait sur ces hautes terres. Une forte odeur de fumée de bois restait suspendue au-dessus de la route. Il poussait le caddie à travers la neige. Quelques kilomètres chaque jour. Il ne savait pas du tout à quelle distance ils pouvaient être du sommet. Ils mangeaient chichement et ils avaient tout le temps faim. Il fit halte pour scruter l’horizon. Très loin en bas une rivière. Jusqu’où étaient-ils arrivés ?

 

Dans son rêve elle était malade et il la soignait. Le rêve avait l’apparence d’un sacrifice mais il l’interprétait différemment. Il ne prenait pas soin d’elle et elle mourait seule quelque part dans l’obscurité et il n’y a pas d’autre rêve ni d’autre monde au réveil et il n’y a pas d’autre histoire à raconter.

Sur cette route il n’y a pas d’hommes du Verbe. Ils sont partis et m’ont laissé seul. Ils ont emporté le monde avec eux. Question : Quelle différence y a-t-il entre ne sera jamais et n’a jamais été ?

 

L’obscurité de la lune invisible. Les nuits à peine un peu moins noires à présent. Le jour le soleil banni tourne autour de la terre comme une mère en deuil tenant une lampe.

 

Des gens assis sur le trottoir dans la lueur de l’aube à moitié immolés et fumant dans leurs vêtements. Comme des adeptes d’une secte qui auraient manqué leur suicide. D’autres viendraient les aider. L’année à peine écoulée c’étaient des feux sur les crêtes et des psalmodies de gens dérangés. Les hurlements des gens mis à mort. En plein jour les morts empalés sur des pics au bord de la route. Qu’avaient-ils fait ? L’idée lui vint qu’il se pourrait même dans l’histoire du monde qu’il y eût plus de châtiments que de crimes mais il n’en tirait guère de réconfort.

 

L’air devenait plus mince et il pensait que le sommet ne pouvait pas être loin. Demain peut-être. Demain arrivait et repartait. Il ne s’était pas remis à neiger mais il y avait quinze centimètres je neige sur la route et gravir ces pentes en poussant le caddie était une tâche épuisante. Il se dit qu’ils seraient obligés de l’abandonner. Quel poids pourraient-ils porter ? Il s’arrêta et parcourut du regard les pentes dénudées. La neige qui se couvrait de cendre en devenait presque noire.

 

A chaque tournant il avait l’impression que le col était juste devant eux puis un soir il s’arrêta et regarda tout autour et il le reconnut. Il ouvrit le haut de la fermeture éclair de sa parka et abaissa le capuchon et resta un moment à écouter. Le vent dans les buissons noirs de ciguë morte. Le parking vide au point panoramique. Le petit était debout à côté de lui. Là où il avait été lui-même avec son propre père un jour d’hiver il y avait si longtemps. Qu’est-ce que c’est, Papa ? dit le petit.

C’est le col. On y est.

 

Le lendemain matin ils furent vite repartis. Il faisait très froid. Au début de l’après-midi il se remit à neiger et ils établirent leur bivouac de bonne heure et s’abritèrent sous l’auvent de la bâche et regardèrent la neige tomber dans les flammes. Au matin il y avait plusieurs centimètres de neige fraîche par terre mais la neige s’était arrêtée et il régnait un tel silence qu’ils pouvaient presque entendre battre leur cœur. Il empila du bois sur les braises et ranima le feu et se fraya un chemin à travers les congères pour aller dégager le caddie. Il tria les boîtes de conserve et revint et ils s’assirent près du feu et mangèrent leurs derniers biscuits salés et des saucisses en conserve. Dans une poche de son sac à dos il avait trouvé un ultime demi-paquet de cacao et il en prépara une tasse pour le petit puis il versa de l’eau chaude dans sa tasse à lui et souffla sur le bord.

 

Tu avais promis de ne pas faire ça, dit le petit.

De ne pas faire quoi ?

Tu sais bien quoi, Papa.

Il reversa l’eau chaude dans la casserole et prit la tasse du petit et versa un peu de cacao dans la sienne et lui rendit sa tasse.

Il faut que je te surveille tout le temps, dit le petit.

Je sais.

Si tu manques aux petites promesses tu manqueras aux grandes, c’est ce que tu as dit.

Je sais. Mais je tiendrai parole.

 

Passé le col il leur fallut toute la journée pour descendre le versant sud. Dans les congères trop profondes le caddie n’avançait pas et il était obligé de le tirer derrière lui d’une main tout en s’ouvrant une trace dans la neige. Partout ailleurs que dans les montagnes ils auraient pu trouver quelque chose qui leur aurait servi de luge. Une vieille enseigne métallique ou de la tôle de toiture. Les bandages sur leurs pieds étaient transpercés et ils passèrent toute la journée trempés et transis. Il s’appuyait au caddie pour reprendre haleine pendant que le petit attendait. Il y eut un violent craquement quelque part dans la montagne. Puis un autre. C’est juste un arbre qui tombe, dit-il. C’est rien. Le petit regardait les arbres morts au bord de la route. C’est rien, dit l’homme. Les arbres de la terre vont tous tomber tôt ou tard. Mais pas sur nous.

Comment tu le sais ?

Je le sais. Voilà tout.

 

Pourtant ils arrivèrent devant des arbres tombés en travers de la route et ils furent obligés de décharger le caddie et de tout porter à la main par-dessus les troncs puis de tout recharger de l’autre côté. Le petit retrouva des jouets qu’il avait oubliés. Il garda sorti un camion jaune et ils repartirent avec le camion posé en haut du caddie sur la bâche.

 

Ils établirent leur bivouac sur une langue de terre au bord de la route de l’autre côté d’un ruisseau gelé. Le vent avait chassé la cendre de la glace et la glace était noire et le ruisseau ressemblait à un sentier de basalte qui serpentait à travers les bois. Ils ramassèrent du bois de feu sur le versant nord où il n’était pas aussi mouillé, poussant devant eux des arbres entiers et les traînant jusqu’au bivouac. Ils firent un feu et déplièrent leur bâche et suspendirent leurs vêtements mouillés à des bâtons sur lesquels ils fumaient et empestaient et ils s’assirent enveloppés tout nus dans les couettes, l’homme tenant les pieds du petit contre son ventre pour les réchauffer.

 

Il s’était réveillé pendant la nuit en pleurnichant et l’homme le serrait contre lui. Chut, disait-il. Chut. C’est rien.

J’ai fait un cauchemar.

Je sais.

Il faut que je te dise ce que c’était ?

Si tu veux.

J’étais avec mon pingouin à ressort et il pataugeait et remuait ses nageoires. Et nous on était dans la maison où on habitait avant et le pingouin est arrivé au coin mais on n’avait pas remonté le ressort et ça me faisait très peur.

D’accord.

Ça me faisait encore beaucoup plus peur dans le rêve.

Je sais. Il y a des rêves qui font très peur.

Pourquoi j’ai fait un rêve où j’avais tellement peur ?

J’en sais rien. Mais c’est fini maintenant. Rendors-toi.

Le petit ne répondait pas. Puis il dit : Le ressort ne tournait pas.

 

Il leur fallut quatre jours de plus pour descendre et quitter la neige et même là il en restait des plaques dans certains tournants de la route et même plus loin la route était encore noire et mouillée à cause des eaux de ruissellement qui venaient d’en haut. Au pied de la pente ils arrivèrent au bord d’un profond défilé et tout en bas loin dans l’obscurité il y avait un torrent. Ils firent halte pour écouter.

 

De hautes falaises rocheuses de l’autre côté du canyon avec de minces arbres noirs accrochés à l’escarpement. Le bruit du torrent faiblissait. Puis revenait. Un vent froid qui soufflait du pays d’en bas. Il leur fallut toute la journée pour atteindre le torrent.

 

Ils laissèrent le caddie dans un parking et continuèrent à travers les bois. Un sourd grondement du côté du torrent. C’était une cascade qui se précipitait d’une haute plate-forme rocheuse et, dans un voile de brume gris, retombait dans le bief une vingtaine de mètres plus bas. Ils sentaient l’odeur de l’eau et ils sentaient le froid qui émanait de l’eau. Un banc de gravier mouillé. Il s’était arrêté et observait le petit. Ouah, fit le petit. Il ne pouvait pas détacher les yeux de la cascade.

 

Il s’accroupit et prit dans ses mains une poignée de galets et les flaira et les lâcha et les galets retombèrent avec de petits claquements secs. Polis et ronds et lisses comme des billes ou des pastilles de pierre veinées et rayées. De minuscules disques noirs et des bouts de quartz polis tout luisants à cause de la buée qui venait du torrent. Le petit s’avança et s’accroupit et fit gicler l’eau noire.

 

La cascade tombait dans le bief presque en son milieu. Une écume grise tourbillonnait. Ils étaient debout côte à côte et se parlaient en criant par-dessus le vacarme.

C’est froid ?

Oui. C’est glacé.

Tu as envie d’y aller ?

Je ne sais pas.

Bien sûr que si.

Tu veux bien ?

Vas-y.

Il ouvrit la fermeture éclair de sa parka et laissa la parka tomber sur le gravier et le petit se releva et ils se déshabillèrent et entrèrent dans l’eau. Pâles et frissonnants fantômes. De voir le petit si maigre lui crevait le cœur. Il plongea la tête la première et remonta en haletant et tourna et se redressa en battant des bras.

Je n’ai pas pied ? cria le petit.

Si. Viens.

Il fit demi-tour et nagea jusqu’à la chute d’eau et laissa l’eau lui marteler le corps. Le petit était debout dans le bief avec de l’eau jusqu’à la ceinture, se tenant les épaules et sautillant. L’homme revint le chercher. Il le tenait et le poussait en le faisant flotter, le petit suffoquant et battant l’eau. Bravo, disait l’homme. Bravo.

 

Ils se rhabillèrent en frissonnant puis grimpèrent la piste qui menait vers l’amont. Ils arrivèrent en longeant les rochers à un endroit où le torrent semblait disparaître dans le vide et sans lâcher la main du petit il s’aventura jusqu’au dernier surplomb rocheux. Le torrent était aspiré par-dessus le rebord et tombait droit dans le bief au-dessous. Le torrent tout entier. Le petit s’agrippait au bras de son père.

C’est très loin, dit-il.

Oui. Assez loin.

On mourrait si on tombait ?

On se ferait mal. C’est assez profond.

Ça fait très peur.

 

Ils repartirent à travers les bois. La lumière faiblissait. Ils longeaient les marécages parmi d’énormes arbres morts, suivant le torrent vers l’amont. Une luxuriante forêt du sud où poussaient autrefois l’herbe-à-peigne et la pomme de mai. Le ginseng. Les rameaux morts et dénudés de rhododendrons tortus et noirs et noueux. Il s’arrêta. Quelque chose dans le compost et la cendre. Il se baissa pour le dégager. Il y en avait une petite colonie, rabougris, desséchés et ridés. Il en ramassa un et l’examina et le renifla. Il en mordit une bouchée tout au bord et se mit à mâcher.

Qu’est-ce que c’est ? Papa ?

Des morilles. C’est des morilles.

C’est quoi des morilles ?

Une sorte de champignon.

Ça se mange ?

Oui. Prends-en une bouchée.

C’est bon ?

Oui. Goûte.

Le petit renifla le champignon et mordit dedans et commença à mastiquer. Il regardait son père. C’est drôlement bon, dit-il.

 

Ils cueillirent les morilles, de petites choses d’aspect bizarre qu’il empilait dans le capuchon de la parka du petit. Ils redescendirent sur la route à l’endroit où ils avaient laissé le caddie et ils établirent leur bivouac à la cascade au bord du bief et lavèrent les morilles pour enlever la terre et la cendre et les mirent à tremper dans une casserole d’eau. Le temps d’allumer le feu il faisait nuit et il découpa une poignée de champignons sur une bûche pour leur dîner et les versa dans la poêle avec la graisse de porc d’une boîte de haricots blancs et les fit mijoter lentement sur les braises. Le petit l’observait. C’est un bon endroit Papa, dit-il.

 

Ils mangèrent les petits champignons avec les haricots et burent du thé et en dessert ils eurent des poires en boîte. Il tassa le feu contre le filon rocheux au pied duquel il l’avait préparé et il accrocha la bâche derrière eux pour qu’elle leur renvoie la chaleur et ils restèrent assis au chaud dans leur refuge pendant qu’il racontait des histoires au petit. D’anciennes histoires de courage et de justice dont il se souvenait jusqu’à ce que le petit s’endorme dans ses couvertures puis il attisa le feu et s’étendit au chaud, repu, et écouta le grondement sourd de la cascade derrière eux dans ce bois sombre et nu.

 

Au matin il partit et suivit le sentier vers l’aval le long du torrent. Le petit avait raison, c’était un bon endroit et il voulait s’assurer qu’il n’y avait aucun signe d’autres visiteurs. Il ne trouva rien. Il resta un moment à contempler le torrent là où il virait brusquement pour se jeter dans un bief en moutonnant et en tourbillonnant. Il lança un caillou blanc dans l’eau mais le caillou disparut aussi soudainement que si on l’avait avalé. Il s’était arrêté jadis au bord d’un torrent comme celui-ci, observant l’éclair des truites au fond d’un bief, invisibles à l’œil nu dans l’eau couleur thé sauf à l’instant où elles se tournaient sur le côté pour se nourrir. Réfléchissant le soleil tout au fond de l’obscurité comme un éclair de couteaux dans une grotte.

 

On ne peut pas rester, dit-il. Il fait plus froid de jour en jour. Et la cascade est une attraction. Ça l’était pour nous et ça le sera pour d’autres et on ne sait pas qui ce sera et on ne peut pas les entendre venir. Le coin n’est pas sûr.

On pourrait rester un jour de plus.

Le coin n’est pas sûr.

On peut peut-être trouver un autre endroit au bord du torrent.

Il faut qu’on continue d’avancer. Il faut qu’on aille vers le sud.

Le torrent ne va pas vers le sud ?

Non. Pas du tout.

Je peux le voir sur la carte ?

Oui. Attends que je la sorte.

La carte routière maintenant en lambeaux, une carte de compagnie pétrolière, tenait autrefois avec du scotch mais à présent ce n’était plus que des feuillets numérotés à la craie dans les coins pour en faciliter l’assemblage. Il tria les pages molles et étala celles qui correspondaient à l’endroit où ils se trouvaient.

On traverse un pont ici. Ç’a l’air d’être à une dizaine de kilomètres. Ça c’est le torrent. Il va vers l’est. Nous on suit cette route-ci le long du versant est des montagnes. Ça c’est nos routes, les lignes noires sur la carte. Les routes d’Etat.

Pourquoi c’est des routes d’Etat ?

Parce qu’elles appartenaient aux Etats autrefois. A ce qu’on appelait autrefois les Etats.

Mais il n’y a plus d’Etats ?

Non.

Qu’est-ce qui leur est arrivé ?

Je ne sais pas exactement. C’est une bonne question.

Mais les routes sont toujours là.

Oui. Pour encore quelque temps.

Combien de temps ?

J’en sais rien. Peut-être encore un moment. Il n’y a rien pour les faire sauter alors elles devraient tenir le coup encore quelque temps.

Mais il n’y aura pas de voitures dessus et pas de camions non plus.

Non.

D’accord.

Tu es prêt ?

Le petit opina de la tête. Il s’essuya le nez avec sa manche et hissa son sac sur ses épaules et l’homme replia les feuillets de la carte et se leva et le petit le suivit entre les palissades grises des arbres en direction de la route.

 

Quand ils arrivèrent en vue du pont au-dessous d’eux il y avait un semi-remorque en ciseau en travers de la chaussée, encastré dans la rambarde métallique défoncée. Il s’était remis à pleuvoir et ils étaient debout sous la pluie qui tapait doucement sur la bâche. Regardant fixement devant eux par-dessous la pénombre bleue du plastique.

On ne peut pas faire le tour ? dit le petit.

Je ne crois pas. On peut sans doute passer par-dessous. Il faudra peut-être décharger le caddie.

 

Le pont enjambait la rivière au-dessus d’un rapide. Ils entendirent sa rumeur en débouchant du tournant de la route. Il y avait un courant d’air dans la gorge et ils tirèrent sur eux les coins de la bâche et poussèrent le caddie sur le pont. Ils voyaient la rivière en bas à travers la structure métallique. Plus loin de l’autre côté du rapide il y avait un pont de chemin de fer monté sur des piliers de pierre à chaux. Bien au-dessus de l’eau les pierres des piliers gardaient les taches des crues et la boucle de la rivière était obstruée par d’énormes andains de broussailles et de branches noires et les troncs d’arbre.

 

Le semi-remorque était là depuis des années, les pneus à plat et en accordéon sous les jantes. L’avant du tracteur était coincé contre la rambarde du pont et la remorque avait cisaillé et enfoncé la sellette d’attelage et s’était encastrée à l’arrière de la cabine. L’arrière de la remorque avait fait une embardée et enfoncé le parapet de l’autre côté du pont et pendait à l’extérieur sur près d’un mètre au-dessus de la gorge de la rivière. Il poussa le caddie sous la remorque mais la poignée coinçait. Il faudrait le passer par-dessous en le penchant sur le côté. Il le laissa sous la pluie avec la bâche par-dessus et ils se glissèrent presque à quatre pattes sous la remorque et il laissa le petit à l’abri au sec dessous pendant qu’il grimpait sur le marchepied du réservoir et qu’il essuyait l’eau de la vitre et regardait à l’intérieur de la cabine. Il redescendit et leva le bras pour ouvrir la portière puis grimpa à l’intérieur et referma la portière derrière lui. Il s’assit et jeta un regard circulaire. Une vieille couchette de chauffeur derrière les sièges. Des papiers par terre. La boîte à gants était ouverte mais elle était vide. Il passa à l’arrière en se hissant entre les sièges. Il y avait un mauvais matelas humide sur la couchette et un petit réfrigérateur dont la porte était restée ouverte. Une table escamotable. De vieux magazines par terre. Il inspecta les étagères suspendues en contreplaqué mais elles étaient vides. Il y avait des tiroirs sous la couchette et il les tira et fouilla parmi les détritus. Il retourna à l’avant de la cabine et s’installa dans le siège du chauffeur et regarda la rivière en bas à travers le lent goutte-à-goutte sur le pare-brise. Le grêle martèlement de la pluie sur le toit métallique et l’obscurité tombant lentement sur toute chose.

 

Cette nuit-là ils dormirent dans le camion et au matin la pluie avait cessé et ils déchargèrent le caddie et transbordèrent toutes leurs affaires par-dessous le camion et rechargèrent. Peut-être trois cents mètres plus loin sur le pont gisaient les restes noircis de pneus qu’on y avait brûlés. Il regardait la remorque. Qu’est-ce que tu crois qu’il y a là-dedans ? dit-il.

Je ne sais pas.

On n’est pas les premiers ici. Alors il n’y a sans doute rien.

Il n’y a pas moyen d’y entrer.

Il pressa l’oreille contre le flanc de la remorque et cogna sur la tôle avec le plat de la main. Ça m’a l’air vide, dit-il. On peut probablement entrer par le toit. Quelqu’un aura sans doute fait un trou sur le côté depuis le temps.

Avec quoi ils auraient fait un trou ?

Ils auront bien trouvé quelque chose.

Il enleva sa parka et la posa sur le caddie et grimpa sur le garde-boue du tracteur puis sur le capot et se hissa par-dessus le pare-brise sur le toit de la cabine. Il se redressa et se tourna et regarda la rivière au-dessous. Le métal mouillé sous ses pieds. Il regarda le petit en bas sur le pont. Le petit semblait inquiet. Il se tourna et tendit le bras et trouva une prise sur l’avant de la remorque et commença à se hisser lentement en tirant sur ses bras. C’était tout ce qu’il pouvait faire et il ne restait plus grand-chose de sa personne à soulever. Il passa une jambe par-dessus le bord du toit et resta suspendu pour reprendre haleine. Puis il fit encore un rétablissement et roula de l’autre côté et s’assit.

 

Il y avait une lucarne à environ un tiers de la longueur du toit et il s’avança jusque-là assis sur les talons. Le volet était parti et de l’intérieur de la remorque venait une odeur de contreplaqué mouillé et cette âcre puanteur qu’il avait fini par connaître. Il avait un magazine dans la poche de son pantalon et il le sortit et en arracha quelques pages et en fit une torche puis il prit son briquet et l’alluma et la lâcha dans l’obscurité. Un léger chuintement. Il agita le magazine pour dissiper la fumée et regarda dans la remorque. Le petit feu qui brûlait au fond semblait très loin. En mettant la main en visière il voyait presque jusqu’à l’arrière de la caisse. Des corps humains. Etalés dans toutes les attitudes possibles. Desséchés et rétrécis dans leurs vêtements pourris. La petite boule de papier diminuait en se consumant et ne fut bientôt plus qu’une flammèche puis s’éteignit, ne laissant pour un instant à peine qu’un vague dessin dans l’incandescence comme la forme d’une fleur, d’une rose en fusion. Puis tout redevint noir.

 

Ils bivouaquèrent cette nuit-là dans les bois sur une arête dominant la vaste plaine de piémont qui s’étendait au loin vers le sud. Il alluma un feu de cuisine contre un rocher et ils mangèrent le dernier reste des morilles et une boîte d’épinards. Pendant la nuit un orage éclata dans les montagnes et déferla sur le bas pays, craquant et grondant dans un fracas de canonnade, faisant à chaque instant surgir et resurgir de la nuit le monde gris et nu dans l’éclat voilé de la foudre. Le petit s’agrippait à son père. Puis tout fut fini. Un bref martèlement de grêle et ensuite la lente pluie froide.

 

Quand il se réveilla il faisait encore noir mais la pluie avait cessé. Une lueur fumeuse là-bas dans la vallée. Il se leva et partit le long de l’arête. Un brouillard de feu qui s’étendait sur des kilomètres. Il s’était accroupi et l’observait. Il sentait l’odeur de la fumée. Il humecta son doigt et le tendit dans le vent. Quand il se releva et qu’il fit demi-tour pour revenir au bivouac la bâche où le petit s’était réveillé était éclairée de l’intérieur. Dans l’obscurité la frêle forme bleue semblait être le terrain d’une ultime entreprise à l’orée du monde. Une chose presque inexplicable. Et qui l’était.

 

Toute la journée du lendemain ils se déplacèrent à travers le brouillard dérivant de fumée de bois. Dans les ravins la fumée sortant du sol pareille à de la brume et les minces arbres noirs se consumant sur les pentes pareils à des bosquets de cierges païens. Tard dans la journée ils arrivèrent à un endroit où le feu avait traversé la route. Le macadam était encore chaud et plus loin il commençait à ramollir sous leurs pieds. Le mastic noir brûlant se collant à leurs chaussures comme des ventouses et s’étirant en minces rubans noirs à mesure qu’ils avançaient. Ils firent halte. Il faut qu’on attende, dit-il.

 

Ils revinrent sur leurs pas et établirent leur bivouac à même la route et quand ils repartirent au matin le macadam avait refroidi. Au bout d’un moment ils tombèrent sur une série d’empreintes incrustées dans le goudron. Elles étaient apparues d’un seul coup. Il s’accroupit pour les examiner.

Quelqu’un était sorti des bois pendant la nuit et avait continué le long de la route sur le bitume fondu.

Qui c’est ? dit le petit.

J’en sais rien. Qui c’est tout le monde ?

 

Ils l’aperçurent qui peinait le long de la route devant eux, traînant un peu la jambe et s’arrêtant de temps à autre, voûté et hésitant à repartir.

Qu’est-ce qu’il faut faire, Papa ?

On n’a rien à craindre. On n’a qu’à le suivre et le surveiller.

Le garder à l’œil, dit le petit.

C’est ça. Le garder à l’œil.

 

Ils le suivirent sur un bon bout de chemin mais à son rythme ils perdaient la journée et finalement il s’assit sur la route et ne se releva plus. Le petit s’agrippait à la veste de son père. Ni l’un ni l’autre ne parlaient. Il semblait aussi carbonisé que le pays qu’ils traversaient, ses vêtements brûlés et noirs. Il avait un œil brûlé qui restait fermé et sa chevelure pouilleuse n’était qu’une perruque de cendre sur son crâne noirci. Au moment où ils le dépassèrent il baissa la tête. Comme s’il avait fait quelque chose de mal. Ses chaussures étaient entourées de fil de fer et enrobées de goudron et il restait assis en silence, penché en avant dans ses guenilles. Le petit se retournait à chaque pas. Il chuchotait : Papa ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Il a été foudroyé.

On ne peut pas l’aider ? Papa ?

Non. On ne peut pas.

Le petit le tirait par sa veste : Papa ? disait-il.

Arrête ça.

On ne peut pas l’aider Papa ?

Non. On ne peut pas l’aider. Il n’y a plus rien à faire pour lui.

Ils continuaient. Le petit pleurait. Il n’arrêtait pas de se retourner. Quand ils arrivèrent en bas de la côte l’homme s’arrêta et le regarda et regarda la route derrière eux. Le brûlé était tombé à la renverse et de loin on ne pouvait même pas dire ce que c’était. Je regrette, dit-il. Mais on n’a rien à lui donner. On n’a aucun moyen de l’aider. Je suis désolé de ce qui lui est arrivé mais on ne peut rien y changer. Tu le sais, hein ? Le petit gardait les yeux baissés. Il opina de la tête. Puis ils repartirent. Il ne se retournait plus.

 

Au soir une morne lumière sulfureuse qui venait des incendies. Dans les caniveaux de l’eau stagnante noircie par le ruissellement. Les montagnes sous un linceul. Ils traversèrent sur un pont de béton une rivière où des écheveaux de cendre et de boue se déplaçaient lentement dans le courant. Des morceaux de bois carbonisés. Finalement ils s’arrêtèrent et firent demi-tour et établirent leur bivouac sous le pont.

 

Il avait gardé son portefeuille jusqu’à ce que le cuir perce un trou dans son pantalon. Puis un jour il s’assit au bord de la route et le sortit et tria ce qu’il y avait dedans. Un peu d’argent, des cartes de crédit. Son permis de conduire. Une photo de sa femme. Il étala tout sur le macadam. Comme des cartes à jouer. Il lança dans les bois le morceau de cuir noirci par la sueur et resta assis avec la photo dans sa main. Puis il la posa par terre sur la route et il se releva et ils repartirent.

 

Au matin il était allongé les yeux levés sur les nids d’argile que les hirondelles avaient construits dans les coins sous le pont. Il regardait le petit mais le petit s’était tourné de l’autre côté et contemplait la rivière.

On ne pouvait rien faire. Rien.

Le petit ne répondait pas.

Il va mourir. On ne peut pas partager ce qu’on a sinon on mourra aussi. Je sais. Alors quand vas-tu te remettre à me parler ?

Je parle là.

Tu en es sûr ?

Oui.

D’accord.

D’accord.

 

Ils étaient debout de l’autre côté d’une rivière et l’appelaient. Des dieux en loques se traînant dans leurs guenilles à travers le désert. Errant sur le fond desséché d’une mer minérale au sol fracturé et fendu comme une assiette qui vous serait tombée des mains. Les trajectoires du feu bestial dans les sables coagulés. Les silhouettes s’éloignaient. Il se réveilla et resta allongé dans le noir.

 

Les pendules s’étaient arrêtées à 1:17. Une longue saignée de lumière puis une série de chocs sourds. Il se leva et alla à la fenêtre.

Qu’est-ce qui se passe ? dit-elle. Il ne répondit pas. Il alla à la salle de bains et pressa l’interrupteur mais le courant était déjà coupé. Une lueur rose mat dans la vitre de la fenêtre. Il mit un genou à terre et tira sur le levier pour boucher la baignoire et tourna à fond les deux robinets. Elle était debout en chemise de nuit dans l’embrasure, s’agrippant au chambranle et se tenant le ventre d’une main. Qu’est-ce que c’est ? dit-elle. Qu’est-ce qui se passe ?

J’en sais rien.

Pourquoi tu prends un bain ?

Je ne prends pas de bain.

 

Un soir pendant les premières années il s’était réveillé dans un bois dénudé et il était resté allongé à écouter les vols d’oiseaux migrateurs tout là-haut dans l’âpre nuit. A des kilomètres de hauteur avec leurs gloussements à demi étouffés ils tournaient autour de la terre aussi absurdement que des insectes agglutinés sur le bord d’un compotier. Il leur avait souhaité bon voyage et ils furent bientôt partis. Il ne les avait plus jamais entendus.

 

Il avait un jeu de cartes qu’il avait trouvé dans une maison au fond d’un tiroir de bureau et les cartes étaient usées et en accordéon et il manquait le deux de pique mais ils jouaient quand même de temps à autre à la lueur du feu, enveloppés dans leurs couvertures. Il essayait de se rappeler les règles des jeux de son enfance. La crapette. Une variante de whist. Il était certain de se tromper la plupart du temps et il imaginait de nouveaux jeux et leur donnait des noms de son invention. La Fausse Fétuque ou le Chat-Huant. L’enfant lui posait parfois des questions sur le monde qui pour lui n’était même pas un souvenir. Il avait du mal à trouver une réponse.

 

Il n’y a pas de passé. Qu’est-ce qui te ferait Plaisir ? Mais il avait renoncé à lui dire des choses de son invention parce que ces choses-là n’étaient Pas vraies non plus et ça le mettait mal à l’aise de les dire. L’enfant avait ses propres illusions. Comment est-ce que ça serait au sud ? Y aurait-il d’autres enfants ? Il tentait d’y mettre un frein mais son cœur n’y était pas. Qui aurait eu le cœur à ça ?

 

Aucune liste de choses à faire. Chaque jour en lui-même providentiel. Chaque heure. Il n’y a pas de plus tard. Plus tard c’est maintenant. Toutes les choses de grâce et de beauté qui sont chères à notre cœur ont une origine commune dans la douleur. Prennent naissance dans le chagrin et les cendres. Bon, chuchotait-il au petit garçon endormi. Je t’ai toi.

 

Il pensait à la photo sur la route et il pensait qu’il aurait dû essayer de la garder avec eux dans leurs vies d’une manière ou d’une autre mais il ne savait pas comment. Il se réveilla en toussant et partit plus loin pour ne pas réveiller l’enfant. Longeant un mur de pierre dans le noir, enveloppé dans sa couverture, agenouillé dans les cendres comme un pénitent. Il toussa jusqu’à ce qu’il sente le goût du sang et il dit à voix haute le nom qu’elle avait jadis porté. Il pensait qu’il l’avait peut-être dit dans son sommeil. Quand il revint le petit était réveillé. Je te demande pardon, dit-il.

Ça ne fait rien.

Rendors-toi.

Je voudrais être avec ma maman.

Il ne répondit pas. Il s’assit à côté de la petite silhouette enveloppée dans les couettes et les couvertures. Au bout d’un moment il dit : Tu veux dire que tu voudrais être mort.

Oui.

Tu ne dois pas dire ça.

Je le dis quand même.

Ne le dis pas. C’est mal de le dire.

Je ne peux pas m’en empêcher.

Je sais. Mais il faut essayer.

Et comment je fais ?

J’en sais rien.

 

Assis en face d’elle de l’autre côté de la flamme de la lampe il lui avait dit : On est des survivants.

Des survivants ? dit-elle.

Oui.

Pour l’amour de Dieu qu’est-ce que tu racontes ? On n’est pas des survivants. On est des morts vivants dans un film d’horreur.

Je t’en supplie.

Ça m’est égal. Ça m’est égal que tu pleures. Ça ne signifie rien pour moi.

S’il te plaît.

Arrête.

Je t’en supplie. Je ferai n’importe quoi.

Quoi par exemple ? Il y a longtemps que j’aurais dû le faire. Quand il y avait trois balles dans le revolver au lieu de deux. J’ai été idiote. On a déjà parlé de tout ça. Ce n’est pas moi qui en suis arrivée là. On m’y a amenée. Et maintenant c’est fini pour moi. J’ai même pensé ne rien te dire. Ç’aurait sans doute mieux valu. Tu as deux balles de revolver et alors ? Tu ne peux pas nous protéger. Tu dis que tu mourrais pour nous mais à quoi ça nous avance. Je l’emmènerais avec moi et c’est pour toi que je ne le fais pas. Tu sais que je le ferais. C’est ce qu’il faut faire.

Tu délires.

Non, je dis la vérité. Tôt ou tard ils nous attraperont et ils nous tueront. Ils me violeront. Ils le violeront. Ils vont nous violer et nous tuer et nous manger et tu ne veux pas regarder la vérité en face. Tu préférerais attendre que ça arrive. Mais moi je ne peux pas. Je ne peux pas. Elle était assise et fumait une mince vrille de vigne séchée comme si ç’avait été un havane de luxe. La tenant avec une certaine élégance, son autre main sur ses genoux joints et relevés. Elle l’observait à travers la petite flamme. On parlait de la mort autrefois, dit-elle. On n’en parle plus à présent. Et pourquoi ?

J’en sais rien.

Parce qu’elle est ici. Il ne reste plus de sujet de conversation.

Je ne t’abandonnerais pas.

Ça m’est égal. Ça ne rime à rien. Tu peux me considérer comme une garce infidèle si ça te fait plaisir. J’ai pris un nouvel amant. Il peut me donner ce que tu ne peux pas.

La mort n’est pas un amant.

Oh bien sûr que si.

S’il te plaît ne fais pas ça.

Je te demande pardon.

Je ne peux pas le faire seul.

Alors ne le fais pas. Je ne peux pas t’aider. On dit que les femmes rêvent des dangers qui menacent ceux dont elles prennent soin et les hommes des dangers qui les menacent eux-mêmes. Mais moi je ne rêve plus du tout. Tu dis que tu ne peux pas ? Alors ne le fais pas. C’est tout. Parce que j’en ai fini avec mon cœur de pute et depuis longtemps. Tu parles de résister mais il n’y a pas moyen de résister. Ça m’a arraché le cœur la nuit où il est né alors ne demande pas de la compassion maintenant. Il n’y en a pas. Peut-être que tu sauras t’y prendre. J’en doute, mais qui sait. La seule chose que je peux te dire c’est que tu ne survivras pas pour toi-même. Je le sais parce que je ne serais jamais arrivée jusqu’ici. Quelqu’un qui n’aurait personne ferait bien de se fabriquer un fantôme plus ou moins acceptable. De lui insuffler la vie et de le flatter avec des mots d’amour. De lui offrir la moindre miette fantôme et de le protéger du mal avec son corps. En ce qui me concerne mon seul espoir c’est l’éternel néant et je l’espère de tout mon cœur.

Il ne répondait pas.

Tu n’as pas d’arguments parce qu’il n’y en a pas.

Vas-tu lui dire au revoir ?

Non. Certainement pas.

Attends jusqu’au matin. S’il te plaît.

Il faut que j’y aille.

Elle s’était déjà levée.

Pour l’amour de Dieu, femme. Qu’est-ce que tu veux que je lui dise ?

Je ne peux pas t’aider.

Où vas-tu aller ?

Tu n’y vois même pas.

Je n’ai pas besoin de voir.

Il s’était levé. Je t’en supplie, dit-il.

Non, je ne veux pas. Je ne peux pas.

 

Elle était partie et le froid de son départ fut son ultime présent. Elle ferait cela avec un éclat d’obsidienne. Il lui avait montré lui-même comment s’y prendre. Plus tranchant que l’acier. Le bord de l’épaisseur d’un atome. Et elle avait raison. Il n’y avait pas à discuter. Les centaines de nuits qu’ils avaient passées à analyser le pour et le contre de l’autodestruction avec le sérieux de philosophes enchaînés au mur d’un asile d’aliénés. Au matin le petit n’avait rien dit du tout et quand ils eurent bouclé leur paquetage et qu’ils furent prêts à repartir sur la route il se retourna et jeta un regard en arrière sur leur bivouac et il dit : Elle est partie, n’est-ce pas ? Et il répondit : Oui, elle est partie.

 

Toujours si décidée, à peine surprise par les circonstances les plus insolites. Une création parfaitement agencée pour aller au-devant de sa propre fin. Ils étaient assis près de la fenêtre et mangeaient en peignoir à la lumière d’une bougie un repas de minuit et regardaient des villes lointaines brûler. Quelques nuits plus tard elle accouchait dans leur lit à la lueur d’une lampe à pile. Des gants faits pour laver la vaisselle. L’improbable apparition de la petite couronne de la tête. Striée de sang et de maigres cheveux noirs. L’âcre odeur du méconium. Les cris qu’elle poussait ne signifiaient rien pour lui. Derrière la fenêtre rien que le froid de plus en plus vif, les incendies à l’horizon. Il tenait bien haut le petit corps rouge décharné tellement à vif et nu et il coupa le cordon avec un couteau de cuisine et enveloppa son fils dans une serviette.

 

Tu avais des amis ? Oui. Bien sûr. Beaucoup ? Oui.

Tu te souviens d’eux ?

Oui. Je m’en souviens.

Qu’est-ce qui leur est arrivé ?

Ils sont morts.

Tous ?

Oui. Tous.

Ils te manquent.

Oui. Bien sûr.

Où est-ce qu’on va ?

On va au sud.

D’accord.

 

Ils furent toute la journée sur la longue route noire, s’arrêtant l’après-midi pour manger chichement un peu de leurs maigres provisions. Le petit avait sorti son camion de leur paquetage et traçait des routes dans la cendre avec un bâton. Le camion avançait lentement. Le petit faisait des bruits de camion. La journée semblait presque chaude et ils dormirent sur les feuilles avec leurs sacs sous la tête.

 

Quelque chose le réveilla. Il s’était tourné sur le côté et il écoutait. Il leva lentement la tête, le revolver dans la main. Il baissa les yeux sur le petit et quand il regarda de nouveau vers la route la tête du convoi était déjà en vue. Grand Dieu, souffla-t-il. Il étendit le bras et secoua le petit, les yeux toujours fixés sur la route. Ils approchaient en traînant les pieds dans la cendre, secouant d’un côté puis de l’autre leurs têtes encapuchonnées. Quelques-uns portant des masques à cartouche filtrante. Un autre dans une combinaison de protection biologique. Tachée et crasseuse. Tapant du pied, avec des gourdins à la main, des tronçons de tuyau. Toussant. Puis il entendit derrière eux sur la route ce qui semblait être un camion diesel. Vite, souffla-t-il. Vite. Il fourra le revolver sous sa ceinture et saisit le petit par la main et tira le caddie entre les arbres et le fit basculer dans un endroit où il ne serait pas si facilement visible. Le petit était transi de peur. Il le tirait contre lui. Ça va aller, dit-il. Il faut courir. Ne te retourne pas. Viens.

 

Il empoigna leurs sacs à dos et les hissa sur son épaule et ils s’élancèrent à travers les fougères qui tombaient en poussière sur leur passage. Le petit était pétrifié. Cours, chuchotait-il. Cours. Il jeta un regard derrière lui. Le camion arrivait avec un bruit de ferraille dans son champ de vision. Des types à l’affût debout sur le plateau à ridelles. Le petit était tombé et il le releva. Ça va aller, dit-il. Viens.

 

Il apercevait un vide entre les arbres et il pensait que c’était un fossé ou une tranchée et ils traversèrent les herbes et débouchèrent sur une ancienne piste. Des plaques de bitume fissurées visibles à travers les tas de cendre. Il poussa le petit pour qu’il se baisse et ils restèrent accroupis au pied du remblai, l’oreille tendue, hors d’haleine. Ils entendaient le moteur diesel là-bas sur la route, alimenté avec Dieu sait quoi. Quand il se redressa pour regarder il ne vit que le haut du camion qui avançait le long de la route. Des types debout sur le plateau, quelques-uns avec des fusils. Le camion passa et la fumée noire du diesel monta en volutes entre les arbres. A en juger par le bruit, le moteur était mal en point. Hoquetant et crachant. Puis il lâcha.

 

Il s’était plaqué au sol, la main sur la tête du petit. Grand Dieu, dit-il. Ils entendirent la chose cliqueter et ahaner puis s’arrêter. Puis seulement le silence. Il avait le revolver à la main, il ne se souvenait même pas qu’il l’avait retiré de dessous sa ceinture. Ils entendaient les types parler. Les entendaient déverrouiller et soulever le capot. Il restait assis avec le bras autour du petit. Chut, dit-il. Chut. Au bout d’un moment ils entendirent le camion qui commençait à rouler. Peinant et craquant comme un navire. Ils n’avaient sans doute pas d’autre moyen de le faire démarrer que de le pousser et ils ne pouvaient pas lui faire prendre assez de vitesse dans la montée. Au bout de quelques minutes le camion hoqueta et soubresauta et s’arrêta de nouveau. Il leva la tête pour regarder et à travers les herbes à peine une centaine de mètres plus loin il y avait un des types qui s’approchait, en train de défaire sa ceinture. Ils se figèrent.

 

Il avait armé le revolver et le pointait sur le type et le type s’arrêta avec une main sur la hanche, son masque sale et froissé de peintre au pistolet se gonflant et se dégonflant à chaque respiration.

Continue d’avancer.

Le type tourna la tête vers la route.

Ne regarde pas par là. Regarde-moi. Si t’appelles t’es mort.

Il s’approchait en tenant sa ceinture d’une main. Les trous jalonnaient les progrès de son amaigrissement et d’un côté le cuir avait l’aspect luisant du vernis à l’endroit où il affûtait la lame de son couteau. Il descendit dans la tranchée de la piste et il regarda le revolver et il regarda le petit. Des yeux fichés dans des coupelles de crasse et profondément enfoncés. Comme si une bête cachée au-dedans d’un crâne épiait du fond des orbites. Il portait une barbe dont le bas avait été taillé en carré au sécateur et il avait au cou un tatouage d’oiseau fait par quelqu’un qui n’avait qu’une idée approximative de leur apparence. Il était exsangue, hâve, rachitique. Vêtu d’une salopette bleue souillée et coiffé d’une casquette de base-ball noire sur le devant de laquelle s’étalait en lettres brodées le logo d’une firme disparue.

Où tu vas ?

J’allais chier.

Où vous allez avec le camion ?

J’en sais rien.

Comment ça t’en sais rien ? Retire ton masque.

Il retira le masque en le passant par-dessus sa tête et le garda dans la main.

J’en sais rien point final.

Tu ne sais pas où tu vas ?

Non.

Avec quoi roule le camion ?

Au diesel.

Combien vous en avez ?

Y a trois futs de deux cents litres sur le plateau.

Vous avez des munitions pour les fusils ?

Le type tourna la tête vers la route.

Je t’ai dit de ne pas regarder par là.

Ouais. On a des munitions.

Où vous les avez eues ?

On les a trouvées.

C’est un mensonge. Qu’est-ce que vous mangez ?

Tout ce qu’on peut trouver.

Tout ce que vous pouvez trouver.

Ouais. Il regardait le petit. Tu vas pas tirer, dit-il.

C’est ce que tu crois.

T’as que deux cartouches. Rien qu’une peut-être. Et ils entendront la détonation.

Eux oui. Mais pas toi.

Et pourquoi d’après toi ?

Parce que la balle va plus vite que le son. Elle sera dans ta cervelle avant que t’aies pu l’entendre. Pour l’entendre il faudrait que t’aies un lobe frontal et des trucs avec des noms comme colliculus et gyrus temporal et t’en auras plus. Ça sera plus que de la soupe. T’es toubib ? Je ne suis rien. On a un blessé. Tu perdras pas ton temps. A ton avis j’ai l’air d’un demeuré ? J’sais pas de quoi t’as l’air. Pourquoi tu le regardes ? Je peux regarder où je veux. Non tu ne peux pas. Si tu le regardes encore une fois je te tue. Le petit avait les deux mains sur le sommet du crâne et regardait entre ses avant-bras.

Je parie que ce garçon a faim. Pourquoi vous venez pas tout simplement jusqu’à notre camion tous les deux. C’est pas la peine de jouer les durs.

Vous n’avez rien à manger. Partons.

Où ça ?

Partons.

Je vais nulle part.

Ah oui ?

Non. Nulle part.

Tu crois que je ne te tuerai pas mais tu te trompes. Mais ce que je préférerais c’est t’emmener un kilomètre ou deux plus loin sur cette piste et te relâcher après. C’est toute l’avance dont on a besoin. Tu ne nous trouveras pas. Tu ne sauras même pas par où on est partis.

Tu sais ce que je pense ?

Qu’est-ce que tu penses ?

Je pense que tu fais dans ton froc.

Il lâcha la ceinture et la ceinture tomba sur la piste avec les ustensiles qui y étaient accrochés.

Une gourde. Une vieille sacoche militaire en toile. Un fourreau en cuir pour un couteau. Quand il releva les yeux il tenait le couteau dans sa main. Il n’avait fait que deux pas en avant mais il était presque entre lui et l’enfant.

Qu’est-ce que tu crois que tu vas faire avec ça ?

 

Il ne répondit pas. Il était grand mais très agile. Il plongea et empoigna le petit et roula et se releva avec le petit qu’il tenait contre sa poitrine le couteau pointé sur la gorge. L’homme s’était déjà jeté à terre et il pivota avec le revolver tenu à deux mains braqué sur le type et fit feu en équilibre sur les genoux, à une distance d’un mètre cinquante. Instantanément le type tomba en arrière et resta au sol avec le sang qui jaillissait à gros bouillons du trou qu’il avait au front. Le petit était affalé sur ses genoux sans aucune expression d’aucune sorte sur son visage. L’homme passa le revolver sous sa ceinture, hissa le sac à dos sur son épaule et releva le petit, lui fit faire demi-tour et le souleva pardessus sa tête et l’assit sur ses épaules et s’élança sur l’ancienne piste, courant à mort, tenant le petit par les genoux, le petit s’agrippant à son front, couvert de sang et muet comme une pierre.

 

Ils arrivèrent à un vieux pont métallique dans les bois où la piste disparue franchissait autrefois un cours d’eau maintenant pratiquement disparu. Il sentait venir la quinte de toux et il avait à peine assez de souffle pour tousser. Il sortit de la piste et entra dans les bois. Il tourna et s’arrêta, hors d’haleine, en s’efforçant d’écouter. Il n’entendait rien. Il fit encore cinq cents mètres sur ses jambes chancelantes et pour finir il s’agenouilla et posa le petit à terre dans les cendres et les feuilles. Il essuyait le sang de son visage et le serrait contre lui. Ça va aller, dit-il. Ça va aller.

 

Dans le long soir froid de plus en plus sombre il ne les entendit qu’une seule fois. Il tenait le petit contre lui. Il y avait une toux dans sa gorge qui ne s’en allait jamais. Le petit si frêle et mince à travers sa veste, tremblant comme un chien. Les bruits de pas dans les feuilles cessèrent. Puis reprirent. Pas une parole, pas un appel, ce qui n’en était que plus sinistre. Avec l’arrivée définitive de la nuit, le froid refermait son étau et maintenant le petit tremblait violemment. Aucune lune ne se levait au-delà des ténèbres et il n’y avait aucun endroit où aller. Ils avaient une unique couverture dans leur paquetage et il la sortit et en recouvrit le petit et il ouvrit la fermeture éclair de sa parka et le serra contre lui. Ils restèrent allongés là un long moment mais ils étaient transis et au bout d’un moment il se redressa. Il faut qu’on bouge, dit-il. On ne peut pas rester allongés ici. Il regardait tout autour mais il n’y avait rien à voir. Ses paroles tombaient dans un noir sans profondeur ni dimension.

 

Il tenait le petit par la main tandis qu’ils se frayaient un chemin à travers les bois en trébuchant à chaque pas. Il gardait l’autre main tendue devant lui. Il n’aurait pas vu plus mal les yeux fermés. Le petit était enveloppé dans la couverture et il lui dit de ne pas la lâcher parce qu’ils ne la retrouveraient jamais. Le petit voulait qu’on le Porte mais il lui dit qu’il fallait qu’il continue de marcher. Ils passèrent toute la nuit à marcher dans les bois, tombant et trébuchant, et bien avant l’aube le petit tomba et ne voulut plus se relever. Il l’enveloppa dans sa propre parka et l’enveloppa dans la couverture et s’assit et le prit dans ses bras en se balançant d’avant en arrière. Il ne reste qu’une cartouche dans le revolver. Tu ne veux pas voir la vérité en face. Tu ne veux pas.

 

Dans l’avare lumière qui passait pour du jour il posa le petit sur les feuilles et s’assit, son regard scrutant les bois. Quand il fit un peu plus clair il se leva pour inspecter le périmètre de leur bivouac de fortune à la recherche d’un signe mais hormis leur propre trace vaguement dessinée dans la cendre il ne voyait rien. Il revint et força le petit à se lever. Il faut qu’on y aille, dit-il. Le petit restait assis, le dos voûté, le visage vide. La saleté séchait dans ses cheveux et striait son visage. Parle-moi, dit-il. Mais le petit se taisait.

 

Ils repartirent vers l’est entre les arbres morts encore debout. Ils passèrent devant une vieille maison à pans de bois et traversèrent une route de terre. Une parcelle défrichée qui avait peut-être été jadis un jardin potager. S’arrêtant de temps à autre pour écouter. L’invisible soleil ne projetait pas d’ombre. Ils débouchèrent brusquement sur la route et d’un signe de la main il arrêta le petit et ils s’accroupirent dans le fossé comme des lépreux et restèrent là à écouter. Pas de vent. Un silence de mort. Au bout d’un moment il se releva et s’avança sur la route. Il regarda derrière lui. Viens, dit-il. Le petit sortit du fossé et l’homme montra du doigt les empreintes dans la cendre là où le camion était passé. Le petit restait immobile, enveloppé dans la couverture les yeux baissés sur la route.

 

Il n’avait aucun moyen de savoir s’ils avaient réussi à redémarrer le camion. Aucun moyen de savoir combien de temps ils étaient prêts à attendre en embuscade. Il dégagea le sac de son épaule et s’assit et l’ouvrit. Il faut qu’on mange, dit-il. Tu as faim ?

Le petit hocha la tête.

Non. Bien sûr que non. Il sortit la bouteille d’eau en plastique et dévissa le bouchon et la tendit au petit et le petit la prit et but debout. Il abaissa la bouteille et reprit son souffle et s’assit sur la route et croisa les jambes et se remit à boire. Puis il tendit la bouteille et l’homme but et revissa le bouchon et fouilla dans le sac. Ils mangèrent une boîte de haricots blancs qu’ils se passaient à tour de rôle, et il jeta la boîte vide dans les bois. Puis ils repartirent sur la route.

 

Les types du camion avaient bivouaqué à même la route. Ils y avaient fait un feu et il y avait par terre des billettes de bois carbonisées coincées dans le goudron fondu avec de la cendre et des os. Il s’accroupit et posa la main sur le goudron. Cette vague chaleur qui s’en dégageait. Il se releva et regarda au bout de la route. Puis il emmena le petit avec lui dans les bois. Je veux que tu attendes ici, dit-il. Je ne serai pas loin. Je t’entendrai si tu appelles.

Emmène-moi avec toi, dit le petit. Il allait se mettre à pleurer.

Non. Je veux que tu attendes ici.

S’il te plaît, Papa.

Arrête. Je veux que tu fasses ce que je dis. Prends le revolver.

Je ne veux pas du revolver.

Je ne t’ai pas demandé si tu en voulais. Prends-le.

 

Il retourna par les bois à l’endroit où ils avaient laissé le caddie. Il était toujours là par terre mais il avait été pillé. Les quelques affaires qui n’avaient pas été emportées éparses parmi les feuilles. Des livres et des jouets qui appartenaient au petit. Ses vieilles chaussures et quelques vêtements en loques. Il redressa le caddie et y remit les affaires du petit et repartit vers la route. Puis il revint en arrière. Il n’y avait rien à cet endroit-là. Une tache sombre de sang séché sur les feuilles. Le sac à dos du petit avait disparu.

En revenant il trouva les os et la peau en tas avec des pierres par-dessus. Une flaque de viscères. Il poussa les os avec la pointe de sa chaussure. Apparemment on les avait fait bouillir. Aucune trace de vêtements. L’obscurité revenait et il faisait déjà très froid et il fit demi-tour et retourna à l’endroit où il avait laissé le petit et il s’agenouilla et l’enlaça en le serrant contre lui.

Ils poussèrent le caddie à travers les bois jusqu’à l’ancienne piste et ils le laissèrent là et longèrent la route vers le sud, pressant le pas pour gagner de vitesse l’obscurité. Le petit tombait de fatigue et il le souleva et le hissa sur ses épaules et ils continuèrent. Le temps d’arriver au pont il ne restait pas beaucoup de jour. Il posa le petit par terre et ils descendirent en aveugles au pied du remblai. Une fois sous le pont il sortit son briquet et l’alluma et inspecta le sol à la lueur de la flamme vacillante. Du sable et du gravier déposés par le ruisseau. Il posa le sac à dos par terre et rangea le briquet et prit le petit par les épaules. Il pouvait à peine le voir dans l’obscurité. Je veux que tu attendes ici, dit-il. Je vais chercher du bois. Il faut qu’on fasse du feu.

J’ai peur.

Je sais. Mais je serai tout près et je pourrai t’entendre alors si tu as peur appelle-moi et je viendrai tout de suite.

J’ai très peur.

Plus vite je partirai plus vite je serai revenu et on fera un feu et alors tu n’auras plus peur. Ne t’allonge pas. Si tu t’allonges tu vas t’endormir et alors si je t’appelle tu ne répondras pas et je ne pourrai pas te retrouver. Tu comprends ?

Le petit ne répondait pas. Il allait se mettre en colère mais il se rendit compte que le petit hochait la tête dans l’obscurité. D’accord, fit-il. D’accord.

 

Il grimpa en haut du remblai et entra dans les bois les mains tendues devant lui. Il y avait du bois partout, du petit bois mort et des branches mortes éparses sur le sol. Il allait et venait en les poussant du pied pour les mettre en tas et quand il y en eut une pleine brassée il s’arrêta et les ramassa et appela le petit et le petit répondit et le guida de la voix jusqu’au pont. Ils restèrent assis dans le noir pendant qu’il égalisait les morceaux de bois avec son couteau pour empiler et cassait les petites branches à la main. Il sortit le briquet de sa poche et pressa sur la molette avec le pouce. Il utilisait de l’essence dans son briquet et elle brûlait avec une frêle flamme bleue et il se pencha en avant pour allumer le petit bois et regarda la flamme grimper dans l’entrelacs des branches. Il ajouta du bois sur la pile et se baissa et souffla doucement sur la base du petit brasier et arrangea le bois avec ses mains, juste comme ça pour que le feu prenne forme.

Il fit encore deux sorties dans les bois, traînant des brassées de broussailles et de branches jusqu’au pont et les poussant par-dessus la rambarde. La lueur du feu était visible d’assez loin mais il ne croyait pas qu’on pût l’apercevoir depuis l’autre route. Au-dessous du pont il distinguait un bief sombre d’eau stagnante entre des rochers. Une frange de glace déclive. Il était debout sur le pont et fit basculer la dernière pile de bois, son haleine blanche à la lueur du feu.

 

Il était assis dans le sable et faisait l’inventaire du contenu du sac à dos. Les jumelles. Une bouteille d’essence d’un quart de litre presque pleine. La bouteille d’eau. Une pince. Deux cuillères. Il sortait tout et l’alignait. Il y avait cinq petites boîtes de conserve et il choisit une boîte de saucisses et une de maïs et il les ouvrit avec le petit ouvre-boîte militaire et les posa près du feu et ils regardèrent les étiquettes noircir et se tordre. Quand le maïs commença à fumer il retira les boîtes du feu avec la pince et ils restèrent assis là penchés sur les boîtes avec leurs cuillères, mangeant lentement. Le petit tombait de sommeil.

 

Quand ils eurent mangé il emmena le petit sur le banc de gravier au-dessous du pont et il repoussa la mince couche de glace de la berge avec un bâton et ils restèrent agenouillés là pendant qu’il lavait le visage et les cheveux du petit. L’eau était si froide que le petit en pleurait. Ils allèrent un peu plus loin sur le gravier pour trouver de l’eau propre et il lui lava encore une fois les cheveux du mieux qu’il pouvait et il finit par s’arrêter parce que le petit poussait des gémissements tellement l’eau était froide. Il le sécha avec la couverture, agenouillé à la lueur du feu avec l’ombre entrecoupée de la charpente du pont sur la palissade des troncs d’arbre de l’autre côté du ruisseau. C’est mon enfant, dit-il. Je suis en train de lui laver les cheveux pour enlever les restes de la cervelle d’un mort. C’est mon rôle. Puis il l’enveloppa dans la couverture et le porta auprès du feu.

 

Le petit était assis et vacillait. L’homme l’observait de peur qu’il ne bascule dans les flammes. Du pied il dégagea des emplacements dans le sable pour les hanches et les épaules du petit à l’endroit où il allait dormir et il s’assit en le tenant contre lui, ébouriffant ses cheveux pour les faire sécher près du feu. Tout cela comme une antique bénédiction. Ainsi soit-il. Evoque les formes. Quand tu n’as rien d’autre construis des cérémonies à partir de rien et anime-les de ton souffle.

 

Il fut réveillé par le froid dans la nuit et il se leva et cassa encore du bois pour le feu. Les formes des petites branches d’arbre d’une incandescence orange dans les braises. Il souffla sur les flammes et y remit du bois et s’assit en tailleur, adossé au pilier de pierre du pont. De gros blocs de pierre calcaire empilés sans mortier. En haut la ferronnerie brune de rouille, les rivets aplatis au marteau, les traverses et les croisillons de bois. Le sable là où il était assis était tiède au toucher mais loin du feu la nuit était d’un froid tranchant. Il se leva et traîna sous le pont une nouvelle provision de bois. Il écoutait. Le petit ne bougeait pas. Il s’assit à côté de lui et caressa ses pâles cheveux emmêlés. Calice d’or, bon pour abriter un dieu. S’il te plaît, ne me dis pas comment l’histoire va finir. Quand il releva les yeux au loin sur l’obscurité de l’autre côté du pont, il neigeait.

 

Tout le bois qu’ils avaient à brûler était du petit bois et ils n’avaient pas pour plus d’une heure de feu, peut-être un peu plus. Il traîna le reste des broussailles sous le pont et entreprit de les casser, se mettant debout sur les branches pour les briser à la bonne longueur. Il pensait que le bruit allait réveiller le petit, mais il n’en fut rien. Le bois mouillé sifflait dans les flammes, la neige continuait de tomber. Au matin ils verraient s’il y avait des empreintes sur la route ou pas. C’était à part le petit le premier être humain auquel il avait parlé depuis plus d’un an. Mon frère enfin. Les calculs reptiliens dans ces yeux froids et furtifs. Les dents grises en train de pourrir. Gluantes de chair humaine. Qui a fait du monde un mensonge, un mensonge de chaque mot. Quand il se réveilla la neige s’était arrêtée et derrière le pont l’aube grumeleuse émergeait des bois dénudés, les arbres noirs sur l’arrière-plan de la neige. Il était couché en chien de fusil avec les mains entre les genoux et il se redressa et ranima le feu et posa une boîte de betteraves dans les braises. Le petit l’observait, recroquevillé par terre.

 

La neige fraîche formait un mince duvet à travers les bois, le long des branches et ensachée dans les feuilles, déjà grise de cendre partout. Ils retournèrent à l’endroit où il avait laissé le caddie et il le reprit et y posa le sac à dos et ils regagnèrent la route. Pas d’empreintes. Ils s’arrêtèrent pour écouter dans le silence total. Puis ils repartirent le long de la route dans la boue grise de neige fondue, le petit à son côté les mains dans les poches.

 

Ils marchèrent toute la journée, le petit gardant le silence. Quand l’après-midi arriva le grésil avait fondu et le soir la route était sèche. Ils ne s’arrêtaient pas. Combien de kilomètres. Une quinzaine, une vingtaine ? D’habitude ils jouaient aux palets sur la route avec quatre grosses rondelles en acier qu’ils avaient trouvées dans une quincaillerie mais les rondelles avaient disparu avec tout le reste. Cette nuit-là ils bivouaquèrent dans un ravin et firent un feu au pied d’un petit escarpement rocheux et mangèrent leur dernière boîte de nourriture. Il l’avait mise de côté parce que c’était le plat favori du petit, du porc et des haricots blancs. Ils la regardèrent bouillir lentement sur les braises et il la sortit du feu avec la pince et ils mangèrent en silence. Il rinça la boîte vide avec de l’eau et la donna à boire à l’enfant et ce fut tout. J’aurais dû être plus prudent, dit-il.

Le petit ne répondait pas.

Il faut que tu me parles.

D’accord.

Tu voulais savoir à quoi ressemblent les méchants. Maintenant tu le sais. Ça pourrait se reproduire. Mon rôle c’est de prendre soin de toi. J’en ai été chargé par Dieu. Celui qui te touche je le tue. Tu comprends ?

Oui.

Il était assis, encapuchonné dans la couverture. Au bout d’un moment il leva la tête. On est encore les gentils ? dit-il.

Oui. On est encore les gentils.

Et on le sera toujours.

Oui. Toujours.

D’accord.

 

Au matin ils sortirent du ravin et repartirent sur la route. Il avait taillé pour le petit une flûte dans une tige de jonc qu’il avait trouvée au bord de la route et il la sortit de sa veste et la lui tendit. Le petit la prit sans mot dire. Au bout d’un moment il ralentit le pas et resta en arrière et au bout d’un moment l’homme l’entendit qui jouait. Une musique informe pour les temps à venir. Ou peut-être l’ultime musique terrestre tirée des cendres des ruines. L’homme s’était retourné et le regardait. Perdu dans sa concentration. Triste et solitaire enfant-fée annonçant l’arrivée d’un spectacle ambulant dans un bourg ou un village sans savoir que les acteurs ont tous été enlevés par des loups.

 

Il était assis en tailleur dans les feuilles en haut d’une arête et inspectait à la jumelle la vallée au-dessous. La forme figée d’une rivière immobile. Les sombres silhouettes des cheminées de brique d’une usine. Des toits d’ardoise. Un ancien château d’eau en bois cerclé d’anneaux métalliques. Aucune fumée. Aucun signe de vie. Il abaissa les jumelles, sans cesser de regarder.

Qu’est-ce que tu vois ? dit le petit.

Rien.

Il lui tendit les jumelles. Le petit se passa la lanière autour du cou et porta les jumelles à ses yeux et ajusta la molette. Tout tellement paisible autour d’eux.

Je vois de la fumée, dit-il.

Où ?

Derrière ces bâtiments.

Quels bâtiments ?

Le petit lui rendit les jumelles et il régla la molette. Le plus pâle ruban. Oui, dit-il. Je la vois.

Qu’est-ce qu’il faut qu’on fasse, Papa ?

Je crois qu’on devrait aller y jeter un coup d’oeil. Seulement il faut être prudents. Si c’est une commune ils auront dressé des barricades. Mais ce ne sont peut-être que des réfugiés.

Comme nous.

Oui. Comme nous.

Et si c’est des méchants ?

Il faut prendre le risque. Il faut qu’on trouve quelque chose à manger.

 

Ils laissèrent le caddie dans les bois et traversèrent une voie de chemin de fer et descendirent un remblai abrupt à travers du lierre noir mort. Il avait le revolver à la main. Reste près de moi, dit-il. Ce qu’il fit. Ils se déplaçaient dans les rues comme des sapeurs du génie. Un pâté de maisons à la fois. Une vague odeur de fumée de bois dans l’air. Ils attendirent dans un magasin tout en surveillant la rue mais rien ne bougeait. Ils fouillèrent dans les détritus et les gravats. Les tiroirs des placards jetés par terre, du papier et des cartons gonflés d’humidité. Ils ne trouvaient rien. Tous les magasins avaient été pillés des années plus tôt, la plupart des vitres enlevées des vitrines. A l’intérieur il faisait presque trop sombre pour voir. Ils gravirent les marches en acier nervuré d’un escalier mécanique, le petit s’agrippant à sa main. Quelques costumes poussiéreux accrochés à un présentoir. Ils cherchaient des chaussures mais il n’y en avait pas. Ils fouillèrent dans les ordures mais il n’y avait rien là qui pût leur servir. En revenant il fit glisser les vestons des costumes de leurs cintres et les secoua et les plia sur son bras. Partons, dit-il.

 

Il pensait qu’il devait y avoir quelque chose d’oublié mais il n’y avait rien. Ils fouillèrent à coups de pied les détritus entre les rayons d’un magasin d’alimentation. D’anciens emballages et de vieux papiers et l’éternelle cendre. Il inspectait les rayons à la recherche de vitamines. Il ouvrit la porte d’une chambre froide mais l’âcre odeur fétide des morts lui sauta aux narines du fond de l’obscurité et il referma aussitôt. Ils ressortirent dans la rue. Il regardait le ciel gris. Le vague panache de leur haleine. Le petit n’en pouvait plus. Il lui prit la main. Il faut qu’on cherche encore un peu, dit-il. Il faut continuer à chercher.

 

Les maisons à la périphérie de la ville n’avaient guère davantage à offrir. Ils étaient entrés dans une cuisine par l’escalier de service et commençaient à inspecter les placards. Les portes des placards étaient toutes restées ouvertes. Une boîte de levure. Il la scruta un moment. Ils inspectèrent les tiroirs d’un buffet dans la salle à manger. Ils passèrent dans le séjour. Des rouleaux de papier peint par terre sur le plancher comme d’antiques documents. Il laissa le petit assis sur l’escalier avec les vestons posés sur les marches pendant qu’il allait inspecter les pièces du haut.

Tout empestait l’humidité et la pourriture. Dans la première chambre à coucher un cadavre desséché avec des couvertures autour du cou. Des restes de cheveux pourris sur l’oreiller. Il saisit l’ourlet en bas de la couverture et la tira pour l’arracher du lit et la secoua puis la plia et la prit sous son bras. Il fouilla les bureaux et les penderies. Une robe d’été sur un cintre en fil de fer. Rien. Il redescendit. Il commençait à faire sombre. Il prit le petit par la main et ils sortirent dans la rue par la porte d’entrée.

 

En haut de la côte il se retourna et contempla la ville. L’obscurité venait vite. L’obscurité et le froid. Il mit deux des vestons sur les épaules du petit, l’engloutissant tout entier, parka et tout.

J’ai très faim, Papa.

Je sais.

On va retrouver nos affaires.

Oui. Je sais où elles sont.

Et si quelqu’un les trouve ?

Personne ne va les trouver.

J’espère que non.

Personne, je te dis. Viens.

Qu’est-ce que c’était que ça ?

Je n’ai rien entendu.

Ecoute.

Je n’entends rien.

Ils écoutaient. Puis au loin il entendit un chien aboyer. Il se retourna et regarda du côté de la ville gagnée par l’obscurité. C’est un chien, dit-il.

 

Un chien ?

Oui.

D’où est-ce qu’il vient ?

Je ne sais pas.

On ne va pas le tuer, hein Papa ?

Non. On ne va pas le tuer.

Il regardait le petit. Frissonnant dans ses vestons. Il se pencha et baisa son front rugueux. On ne va pas faire de mal au chien, dit-il. Je te le promets.

Dans une voiture garée au-dessous d’un échangeur ils dormirent sous les vestons empilés avec la couverture par-dessus. Il voyait dans l’obscurité et le silence des points lumineux apparaître en désordre sur le quadrillage de la nuit. Les étages supérieurs des immeubles étaient tous dans le noir. Il faudrait monter l’eau. On risquerait de s’y faire enfumer. Qu’est-ce qu’ils mangeaient ? Dieu sait. Emmitouflés dans les vestons ils regardaient dehors par le pare-brise. Qui c’est ces gens-là, Papa ?

J’en sais rien.

 

Il s’était réveillé dans la nuit. Il restait allongé, aux aguets. Il ne pouvait pas se rappeler où il était. L’idée le faisait sourire. Où on est ? dit-il.

Qu’est-ce qu’il y a, Papa ?

Rien. Tout va bien. Dors.

Ça va aller, hein Papa ?

Bien sûr que oui.

Et il va rien nous arriver de mal ?

C’est ça.

Parce qu’on porte le feu.

Oui. Parce qu’on porte le feu.

 

Au matin il tombait une pluie froide. Même sous réchangeur elle passait en rafales par-dessus la voiture et elle continuait en dansant de l’autre côté sur la route. Ils étaient assis dans la voiture et guettaient à travers l’eau sur le pare-brise. Le temps que ça se calme une bonne partie de la journée était perdue. Ils laissèrent les vestons et la couverture contre la banquette arrière et s’en allèrent sur la route pour fouiller d’autres maisons. De la fumée de bois dans l’air humide. Ils n’entendirent plus jamais le chien.

 

Ils trouvèrent quelques ustensiles et quelques vêtements. Un polo. Un plastique qui pourrait leur servir de bâche. Il était certain qu’on les observait mais il ne voyait personne. Dans un garde-manger ils trouvèrent un reste de sac de farine de maïs auquel des rats s’étaient jadis attaqués. Il tamisa la farine en la passant à travers un morceau de moustiquaire et recueillit une petite poignée de crottes séchées et ils allumèrent un feu sur le sol cimenté de la véranda et firent des galettes avec la farine et les mirent à cuire sur un morceau de fer-blanc. Puis ils les mangèrent lentement une par une. Il en restait et il les enveloppa dans du papier et les mit dans le sac à dos.

 

Le petit était assis sur les marches quand il vit quelque chose bouger derrière la maison de l’autre côté de la route. Un visage qui le regardait. Un petit garçon, à peu près de son âge, enveloppé dans une veste de laine trop grande pour lui avec les manches retroussées. Il se leva. Il traversa la route et remonta l’allée en courant. Personne par là. Il regarda du côté de la maison puis il courut au fond de la cour à travers les herbes mortes et arriva devant un ruisseau noir stagnant. Reviens, criait-il. Je te ferai pas de mal. Il était en pleurs quand son père traversa la route au sprint et le saisit par le bras.

Qu’est-ce que tu fais ? siffla-t-il. Qu’est-ce que tu fais ?

Il y a un petit garçon, Papa. Il y a un petit garçon.

Il n’y a pas de petit garçon. Qu’est-ce que tu fais ?

Si. Il y en a un. Je l’ai vu.

Je t’avais dit de ne pas bouger. Je te l’avais dit oui ou non ? Maintenant il faut qu’on parte. Viens.

Je voulais seulement le voir, Papa. Je voulais seulement le voir.

L’homme l’avait saisi par le bras et ils retraversaient la cour. Le petit n’arrêtait pas de pleurer et il n’arrêtait pas de se retourner. Viens, dit l’homme. Il faut qu’on parte.

Je veux le voir, Papa.

Il n’y a personne à voir. Tu veux mourir ? C’est ça que tu veux ? Ça m’est égal, dit le petit en sanglotant. Ça m’est égal.

L’homme s’arrêta. Il s’arrêta et s’accroupit et le serra contre lui. Je te demande pardon, dit-il. Ne dis pas ça. Tu ne dois pas dire ça.

 

Ils retournèrent à l’échangeur par les rues mouillées et récupérèrent les vestons et la couverture dans la voiture et continuèrent jusqu’au remblai de la voie de chemin de fer. Une fois en haut ils traversèrent les voies et une fois dans les bois ils reprirent le caddie et repartirent vers l’autoroute.

Et si ce petit garçon n’a personne pour s’occuper de lui ? dit-il. Et s’il n’a pas de papa ?

Il y a des gens là-bas. Ils se cachent, c’est tout.

Il poussa le caddie sur la route et s’arrêta. Il voyait la trace du camion à travers la cendre humide, vague et délavée, mais bien là. Il avait l’impression de sentir leur odeur. Le petit tirait sur sa veste. Papa, dit-il.

Quoi ?

J’ai peur pour ce petit garçon.

Je sais. Mais il ne va rien lui arriver de mal.

On devrait aller le chercher. On pourrait aller le chercher et l’emmener avec nous. On pourrait l’emmener avec nous et on pourrait emmener le chien. Le chien pourrait attraper quelque chose à manger.

On ne peut pas.

Et je donnerai à ce petit garçon la moitié de ce que j’ai à manger.

Arrête avec ça. On ne peut pas.

Il s’était remis à pleurer. Et ce petit garçon alors ? Il sanglotait. Et ce petit garçon alors ?

A la nuit tombante ils s’assirent à un carrefour et il étala les lambeaux de la carte sur la route et les examina. Il posa son doigt dessus. Nous on est ici, dit-il. Juste ici. Le petit ne voulait pas regarder. Il examinait le canevas tortueux des routes en rouge et noir sur la carte avec son doigt posé sur l’embranchement où il pensait qu’ils pouvaient se trouver. Comme s’il avait vu leurs minuscules silhouettes accroupies à cet endroit-là. On pourrait y retourner, dit doucement le petit. Ce n’est pas si loin. Il n’est pas trop tard.

 

Ce fut cette nuit-là un bivouac sans eau dans un bosquet non loin de la route. Ils n’avaient pas trouvé d’abri où allumer un feu qui ne serait pas visible et n’en allumèrent pas. Ils mangèrent deux des galettes de farine de maïs chacun et dormirent blottis l’un contre l’autre par terre dans les vestons et les couvertures. Il tenait l’enfant contre lui et au bout d’un moment l’enfant cessa de trembler et au bout d’un moment il s’endormit.

 

Le chien dont il se souvient nous a suivis pendant deux jours. J’essayais de l’attirer vers nous mais il n’y avait pas moyen. J’ai fait une boucle de lasso avec du fil de fer pour l’attraper. Il y avait trois cartouches dans le revolver. Pas une seule à gaspiller. Elle a continué le long de la route. Le petit l’a suivie des yeux et ensuite il m’a regardé et ensuite il s’est mis à pleurer en me suppliant de laisser le chien en vie et j’ai promis de ne pas faire de mal au chien. Un treillis de chien avec de la peau tendue par-dessus. Le lendemain le chien était parti. C’est de ce chien-là qu’il se souvient. Il n’y a pas de petit garçon dont il se souvienne.

Il avait mis une poignée de raisins secs dans un chiffon au fond de sa poche et à midi ils s’assirent dans l’herbe morte au bord de la route et les mangèrent. Le petit le regardait. C’est tout ce qu’il y a, hein ? dit-il.

Oui.

On va mourir maintenant ?

Non.

Qu’est-ce qu’on va faire ?

On va boire de l’eau. Et on va continuer de marcher sur la route.

D’accord.

 

Dans la soirée ils bifurquèrent dans un champ pour trouver un endroit d’où leur feu ne serait pas visible. Traînant le caddie derrière eux sur ce terrain. Si peu de promesses par ici. Demain ils trouveraient quelque chose à manger. La nuit les rattrapa sur une route boueuse. Ils coupèrent à travers champs, avançant à grand-peine vers un lointain bouquet d’arbres, noires silhouettes nues découpées sur le dernier reste du monde visible. Le temps d’y arriver il faisait nuit noire. Il prit la main du petit et entassa à coups de pied des branches et des broussailles et alluma un feu. Le bois était mouillé mais il grattait l’écorce morte avec son couteau et il entassait des broussailles et des morceaux de bois tout autour pour les faire sécher à la chaleur. Puis il étendit par terre la bâche en plastique et sortit du caddie les vestons et les couvertures et il enleva leurs chaussures mouillées et crottées et ils restèrent assis là en silence les mains tendues vers les flammes. Il essayait de trouver quelque chose à dire mais il ne trouvait rien. Il avait éprouvé ce sentiment-là avant, au-delà de l’engourdissement et du morne désespoir. Le monde se contractant autour d’un noyau brut d’entités sécables. Le nom des choses suivant lentement ces choses dans l’oubli. Les couleurs. Le nom des oiseaux. Les choses à manger. Finalement les noms des choses que l’on croyait être vraies. Plus fragiles qu’il ne l’aurait pensé. Combien avaient déjà disparu ? L’idiome sacré coupé de ses référents et par conséquent de sa réalité. Se repliant comme une chose qui tente de préserver la chaleur. Pour disparaître à jamais le moment venu.

 

Ils dormirent toute la nuit vu l’état d’épuisement dans lequel ils étaient et au matin par terre le feu était mort et noir. Il mit ses chaussures boueuses et partit ramasser du bois, soufflant sur ses mains en cornet. Un froid pareil. On était peut-être en novembre.

Peut-être plus tard dans la saison. Il alluma un feu et alla jusqu’à la lisière du bosquet et resta là debout à scruter le paysage. Les champs morts. Une grange au loin.

 

Ils prirent le long du chemin de terre et le long d’une colline où il y avait eu jadis une maison. Elle avait brûlé depuis longtemps. Le châssis rouillé d’une chaudière encore debout dans l’eau noire de la cave. Des tôles de toiture métallique carbonisées en accordéon dans les champs où elles avaient été soufflées par le vent. Dans la grange ils retirèrent du fond poussiéreux d’une trémie métallique quelques poignées d’une céréale qu’il ne reconnut pas et ils la mangèrent debout, la poussière et le reste. Puis ils repartirent par les champs en direction de la route.

 

Ils traversèrent les restes d’un verger et longèrent un mur de pierre. Dans leurs rangées régulières les arbres tortus et noirs et par terre un dense caillebotis de branches tombées. Il s’arrêta pour regarder de l’autre côté des champs. Du vent à l’est. La cendre molle se déplaçant dans les sillons. S’arrêtant. Repartant. Il avait vu tout cela avant. Dans les chaumes des formes de sang séché et des rouleaux gris de viscères là où les suppliciés avaient été parés sur place et emmenés. Le mur un peu plus loin arborait une frise de têtes humaines, toutes avec le même visage, desséchées et aplaties, avec leurs sourires crispés et leurs yeux rétrécis. Elles portaient des anneaux d’or à leurs oreilles de cuir et leurs cheveux clairsemés et infects se tordaient au vent sur leurs crânes. Les dents dans leurs alvéoles comme des moulages dentaires, les tatouages grossiers gravés à l’aide d’on ne sait quelle décoction artisanale et presque effacés à la lueur indigente du soleil. Des araignées, des sabres, des cibles. Un dragon. Des slogans en caractères runiques, des professions de foi avec des fautes d’orthographe. D’anciennes cicatrices ornées d’anciens motifs cousus le long des bords. Des têtes qui n’avaient pas perdu leur forme sous les coups de gourdin avaient été dépouillées de leur peau et les crânes avaient été peints et portaient une signature griffonnée d’un côté à l’autre du front et sur un crâne d’os blancs les sutures entre les plaques avaient été soigneusement marquées à l’encre comme sur un calque en vue d’un assemblage. Il se retourna sur le petit.

Debout en plein vent à côté du caddie. Il regarda l’herbe sèche là où elle bougeait et les rangées d’arbres sombres et tortus. Quelques lambeaux de vêtements soufflés contre le mur, toute chose grise dans la cendre. Il longea le mur devant les masques pour une dernière inspection et passa un tourniquet et rejoignit le petit qui attendait. Il le prit par l’épaule. Ça va, dit-il. Allons-nous-en.

 

Il avait fini par voir un message dans de pareils épisodes de l’histoire récente, un message et un avertissement, et ce tableau des suppliciés et des dévorés en était effectivement un. Au matin il se réveilla et se tourna dans la couverture et regarda derrière lui la route entre les arbres du côté d’où ils étaient venus, juste à temps pour les voir apparaître, marchant quatre de front. Habillés de vêtements de toutes sortes, tous avec des foulards rouges à leurs cous. Rouges ou orange, aussi proches du rouge qu’ils avaient pu trouver. Il posa la main sur la tête du petit. Chut, dit-il.

Qu’est-ce qu’il y a, Papa ?

Des gens sur la route. Garde la tête baissée. Ne regarde pas.

Aucune fumée émanant de leur feu mort. Rien du caddie qui fut visible. Il se plaquait au sol et ainsi allongé guettait par-dessus son bras. Une armée en baskets, tapant du pied. Portant des tronçons de tuyau d’un mètre de long garnis de cuir. Des lanières au poignet. Quelques-uns des tuyaux étaient entourés de chaînes avec toutes sortes de casse-tête fixés à leur extrémité. Ils défilaient dans un cliquetis de métal, marchant d’une démarche pendulaire comme des jouets mécaniques. Barbus, l’haleine fumante à travers leurs masques. Chut, dit-il. Chut. La phalange suivante portait des lances ou des javelots empanachés, les longues lames façonnées avec des ressorts de camion dans quelque forge primitive d’une campagne perdue. Le petit était allongé, le visage dans ses bras, terrifié. Ils passaient à une cinquantaine de mètres à peine, tapant du pied, le sol en tremblait presque. Derrière eux venaient des chariots tirés par des esclaves dans des harnais et chargés de piles de butin de guerre et après cela les femmes, au nombre d’une douzaine peut-être, quelques-unes enceintes, et enfin une compagnie supplémentaire de mignons mal vêtus contre le froid et portant des colliers de chien et attelés deux par deux à un joug. Tous passèrent. Ils restaient allongés tous deux, l’oreille tendue.

Ils sont partis, Papa ?

Oui, ils sont partis.

Tu les as vus ?

Oui.

C’étaient les méchants ?

Oui, c’étaient les méchants.

Il y en a beaucoup, des méchants.

Oui beaucoup. Mais ils sont partis.

Ils s’étaient relevés et s’époussetaient, écoutant le silence au loin.

Où est-ce qu’ils vont, Papa ?

J’en sais rien. Ils sont en marche. C’est pas bon signe.

Pourquoi c’est pas bon signe ?

C’est pas bon, c’est tout. Il faut qu’on sorte la carte et qu’on jette un coup d’œil.

 

Ils dégagèrent le caddie des broussailles sous lesquelles ils l’avaient caché et il le releva et y empila les couvertures et les vestons et ils le poussèrent jusqu’à la route et s’arrêtèrent pour regarder l’endroit où Panière-garde de cette misérable horde semblait s’attarder comme une image rétinienne dans l’air altéré.

 

Dans l’après-midi il recommença à neiger. Ils regardaient les pâles flocons gris doucement tamisés par la morne pénombre. Ils continuaient, avançant avec peine. Un fin grésil se formait sur la sombre surface de la route. A chaque instant le petit ralentissait, traînant derrière, et il s’arrêta et l’attendit. Reste avec moi, dit-il.

Tu marches trop vite.

Je vais marcher plus lentement.

Ils repartirent.

Ça recommence. Tu ne parles pas.

Mais si je parle.

Tu veux t’arrêter ?

Je veux toujours m’arrêter.

Il faut qu’on soit plus prudents. Il faut que je sois plus prudent.

Je sais.

On va s’arrêter. D’accord ?

D’accord.

Il faut juste qu’on trouve un endroit.

D’accord.

 

C’était autour d’eux comme un rideau de neige tombante. Il n’y avait rien moyen de voir ni d’un côté ni de l’autre de la route. Il recommençait à tousser et le petit frissonnait. Ils marchaient tous les deux côte à côte sous la bâche de plastique, poussant le caddie dans la neige. Il finit par s’arrêter. Le petit était secoué d’irrépressibles frissons.

Il faut qu’on s’arrête, dit-il.

Il fait très froid.

Je sais.

Où on est ?

Où on est ?

Oui.

J’en sais rien.

Si on allait mourir tu me le dirais ?

J’en sais rien. On ne va pas mourir.

 

Ils laissèrent le caddie renversé dans un champ de carex et il prit les vestons et les couvertures enroulés dans la bâche en plastique et ils repartirent. Tiens-toi à ma veste, dit-il. Ne la lâche pas. De l’autre côté du carex ils trouvèrent une clôture et l’enjambèrent, chacun abaissant le fil de fer pour l’autre avec ses mains. Le fil de fer était froid et grinçait dans les crampons. L’obscurité tombait vite. Ils continuèrent. Finalement ils arrivèrent à une cédraie, les arbres morts et noirs mais encore assez touffus pour retenir la neige. Au-dessous de chaque arbre un cercle précieux de terre noire et d’humus de cèdre.

 

Ils s’installèrent sous un arbre et empilèrent les couvertures et les vestons et il enveloppa le petit dans une des couvertures et entassa des aiguilles mortes. Du pied il dégagea un emplacement plus loin dans la neige là où le feu ne risquerait pas d’enflammer l’arbre et il rapporta du bois tombé d’autres arbres, cassant les branches et les secouant pour enlever la neige. Quand il alluma le petit bois à la flamme de son briquet le feu crépita instantanément et il comprit qu’il ne durerait pas longtemps. Il regarda le petit. Il faut que je retourne chercher du bois, dit-il. Je serai dans le coin. D’accord ?

C’est où le coin ?

Ça veut dire pas loin.

D’accord.

 

Il y avait maintenant quinze centimètres de neige. Il partit entre les arbres en peinant dans la neige, soulevant et tirant les branches tombées qui dépassaient, et le temps d’en ramasser une brassée et de refaire son chemin jusqu’au feu, il ne restait qu’un nid de braises vacillantes. Il jeta les petites branches sur le feu et repartit. Difficile de garder de l’avance. Il faisait de plus en plus sombre dans les bois et la lueur du feu ne portait pas loin. Dès qu’il accélérait il sentait qu’il allait défaillir. Quand il se retourna le petit était là avec de la neige jusqu’aux genoux, ramassant des branches et les entassant dans ses bras.

 

La neige tombait et n’en finissait pas de tomber. Il resta éveillé toute la nuit, se levant pour ranimer le feu. Il avait déplié la bâche et en avait suspendu une extrémité sous l’arbre dans l’espoir qu’elle leur renvoie la chaleur du feu. Il regardait le visage du petit qui dormait dans la lueur orange. Les joues caves striées de raies noires. Il tentait de refouler sa rage. En vain. Il ne croyait pas que le petit pourrait aller beaucoup plus loin. Même s’il cessait de neiger la route serait pratiquement infranchissable. La neige en tombant chuchotait dans le silence et les étincelles fusaient et s’éteignaient et mouraient dans l’éternelle obscurité.

 

Il s’était assoupi quand il entendit un craquement dans les bois. Puis un autre. Il se redressa. Le feu était très bas avec seulement quelques flammes éparses entre les braises. Il écoutait. Le long craquement sec de branches qui se déchirent. Puis encore un. Il tendit le bras et secoua le petit. Réveille-toi, dit-il. Il faut partir.

Du revers du poignet le petit se frottait les yeux, chassant le sommeil. Qu’est-ce qui se passe ? dit-il. Qu’est-ce qui se passe, Papa ?

Viens. Il faut partir.

Qu’est-ce qui se passe ?

Les arbres. Ils sont en train de tomber.

Le petit se redressa. Il jetait des regards affolés.

Ça va aller, dit l’homme. Viens. Il faut se dépêcher.

 

Il empoigna le couchage et le plia et l’enroula dans la bâche. Il leva la tête. La neige lui entrait dans les yeux. Le feu n’était guère plus que des braises et ne donnait pas de lumière et le bois était pratiquement épuisé et les arbres tombaient tout autour dans le noir. Le petit s’agrippait à sa manche. Ils s’éloignèrent et il essaya de trouver un espace libre dans l’obscurité mais finalement il posa la bâche par terre et ils restèrent assis là et il tira les couvertures sur eux en tenant le petit serré contre lui. Le fracas des arbres dans leur chute et les sourdes déflagrations des paquets de neige explosant au sol faisaient trembler les bois. Il tenait le petit et lui disait que tout irait bien et que ça allait bientôt s’arrêter et au bout d’un moment c’est ce qui arriva. La morne démence s’apaisant au loin. Et reprenant, solitaire et plus lointaine. Puis rien. Bon, dit-il. Je crois que c’est fini. Il creusa un tunnel sous l’un des arbres tombés, retirant la neige avec ses bras, ses mains gelées repliées à l’intérieur de ses manches. Ils traînèrent leur couchage dans l’abri et au bout d’un moment ils s’étaient rendormis malgré le froid mordant.

 

Au point du jour il s’extirpa de leur tanière en rampant sous la bâche lourde de neige. Il se releva et regarda. Il avait cessé de neiger et tout autour les cèdres gisaient sous des monticules de neige et de branches brisées et les quelques troncs encore debout se dressaient dépouillés et comme brûlés dans ce paysage de plus en plus gris. Il se fraya un chemin à travers les congères, laissant le petit dormir sous l’arbre comme un animal en hibernation. La neige lui arrivait presque aux genoux. Dans le champ le carex mort était à peine visible sous la neige et la neige alignait ses traits de rasoir en haut des fils de fer de la clôture et le silence était à bout de souffle. L’homme s’était arrêté et toussait, appuyé contre un poteau. Il n’avait guère idée de l’endroit où se trouvait le caddie et il pensa qu’il était en train de devenir idiot et que sa tête fonctionnait mal. Concentre-toi, dit-il. Il faut que tu réfléchisses. Quand il fit demi-tour pour revenir le petit l’appelait.

Il faut partir, dit-il. On ne peut pas rester ici.

Le petit regardait tristement les congères grises.

Allez viens.

Ils se frayèrent un chemin jusqu’à la clôture.

Où on va ? dit le petit.

Il faut qu’on retrouve le caddie.

Il ne bougeait pas, les mains sous les emmanchures de sa parka.

Allez viens, dit l’homme. Il faut que tu viennes.

 

Il s’enfonçait dans les champs coupés de congères. La neige était profonde et grise. Déjà recouverte d’une couche de cendre fraîche. Il fit encore quelques mètres puis se retourna et regarda derrière lui. Le petit était tombé. Il lâcha le balluchon de couvertures et la bâche et revint sur ses pas pour relever le petit. Il était déjà secoué de frissons. Il le releva et le serra contre lui. Pardon, dit-il. Pardon.

 

Il leur fallut pas mal de temps pour trouver le caddie. Il le sortit de la congère et le redressa et dégagea le sac à dos et le secoua et l’ouvrit et y fourra une des couvertures. Il mit le sac et les autres couvertures et les vestons dans le panier du caddie et souleva le petit et l’assit par-dessus pour défaire ses lacets et lui enlever ses chaussures. Il sortit son couteau et entreprit de découper un des vestons et d’envelopper les pieds du petit. Il se servit du veston tout entier puis il découpa de grands carrés de plastique dans la bâche et en les tenant par-dessous il les enroula autour des pieds du petit puis les noua à ses chevilles avec la doublure des manches du veston. Il fit un pas en arrière. Le petit baissait les yeux. A toi maintenant, Papa, dit-il. Il enveloppa le petit dans un des vestons puis il s’assit sur la bâche dans la neige et à son tour se banda les pieds. Il se releva et se réchauffa les mains dans sa parka puis il rangea leurs chaussures dans le sac à dos avec les jumelles et le camion du petit. Il secoua la bâche et la plia et l’attacha en haut du sac avec les autres couvertures et hissa le sac sur son épaule et jeta encore un coup d’œil dans le panier mais il en avait terminé. Allons-y, dit-il. Le petit se retourna et regarda une dernière fois le caddie et le suivit en direction de la route.

 

C’était encore plus dur qu’il ne l’aurait imaginé. Au bout d’une heure ils avaient peut-être parcouru un peu plus d’un kilomètre. Il fit halte et se retourna vers le petit. Il s’était arrêté et attendait.

Tu crois qu’on va mourir, c’est ça ?

J’sais pas.

On ne va pas mourir.

D’accord.

Mais tu ne me crois pas.

J’sais pas.

Pourquoi tu crois qu’on va mourir ?

J’sais pas.

Arrête de dire j’sais pas.

D’accord.

Pourquoi tu crois qu’on va mourir ?

On n’a rien à manger.

On va trouver quelque chose.

D’accord.

Combien de temps tu crois qu’on peut tenir sans manger ?

J’sais pas.

Mais combien de temps à ton avis ?

Peut-être quelques jours.

Et qu’est-ce qui arrive après ? On tombe mort d’un seul coup ?

Oui.

Eh bien non. Ça prend longtemps. On a de l’eau. C’est le plus important. On ne tient pas très longtemps sans eau.

D’accord.

Mais tu ne me crois pas.

J’sais pas. Il ne le quittait pas des yeux. Debout dans la neige les mains dans les poches du veston rayé trop grand pour lui.

Tu crois que je te mens ?

Non.

Mais tu crois que je pourrais te mentir quand tu me demandes si on va mourir.

Oui.

D’accord. Je pourrais. Mais on ne va pas mourir.

D’accord.

Il examinait le ciel. Il y avait des jours où la couverture de cendre était moins épaisse et à présent les arbres dressés le long de la route projetaient les plus timides des ombres sur la neige. Ils continuaient. Le petit avait beaucoup de mal. Il s’arrêta et vérifia ses pieds et resserra le plastique. Quand la neige commencerait à fondre ils pourraient difficilement garder leurs pieds au sec. Ils s’arrêtaient souvent pour se reposer. Il n’avait pas la force de porter l’enfant. Ils s’assirent sur le paquetage et mangèrent des poignées de neige sale. Quand arriva l’après-midi la neige commençait à fondre. Ils passèrent devant une maison incendiée dont il ne restait que la cheminée de brique dans la cour. Ils furent sur la route tout le jour durant, pour ce qu’il y avait de jour. Juste quelques heures. Ils avaient peut-être parcouru cinq kilomètres.

 

Il pensait que la route serait tellement mauvaise qu’il n’y aurait personne mais il se trompait. Ils bivouaquaient pratiquement sur la route même et ils avaient allumé un grand feu, sortant des branches mortes de la neige et les traînant et les entassant sur les flammes où elles sifflaient et faisaient de la vapeur. Rien à faire. Les quelques couvertures qu’ils avaient ne pouvaient pas leur tenir chaud. Il s’efforçait de rester éveillé. Il émergeait brusquement du sommeil et se redressait en cherchant le revolver avec des gestes affolés. Le petit était tellement maigre. Il le regardait dormir. Les traits tirés et les yeux creux. Une étrange beauté. Il se leva et revint avec une nouvelle brassée de bois qu’il jeta sur le feu.

 

Ils allèrent jusqu’à la route et s’arrêtèrent. Il y avait des traces dans la neige. Un chariot. Une sorte de véhicule à roues. Quelque chose qui devait avoir des pneus en caoutchouc d’après les minces empreintes de la bande de roulement. Des empreintes de bottes entre les roues. Quelqu’un était passé dans l’obscurité en direction du sud. Au plus tard à la première lueur de l’aube. Circulant de nuit sur la route. Il y avait de quoi réfléchir. Il marchait avec précaution en suivant les empreintes. Ils étaient passés à une centaine de mètres du feu sans même ralentir pour jeter un coup d’œil. Il était debout, regardant la route derrière eux. Le petit l’observait.

Il faut qu’on sorte de la route.

Pourquoi, Papa ?

Quelqu’un va venir.

C’est des méchants ?

Oui. Je le crains.

Ça pourrait être des gentils. Pourquoi pas ?

Il ne répondit pas. Il regardait le ciel par habitude mais il n’y avait rien à voir.

Qu’est-ce qu’on va faire, Papa ?

Partons.

On ne peut pas retourner à notre feu ?

Non. Viens. On n’a sans doute pas beaucoup de temps.

J’ai très faim.

Je sais.

Qu’est-ce qu’on va faire ?

Il faut qu’on se cache quelque part. Qu’on quitte la route.

Ils ne verront pas nos traces ?

Si.

Qu’est-ce qu’on peut y faire ?

J’en sais rien.

Ils sauront ce qu’on est ?

Quoi  ?

S’ils voient nos traces. Ils sauront ce qu’on est ?

Il s’était retourné sur les larges empreintes circulaires qu’ils laissaient dans la neige.

Ils en auront une idée, dit-il.

Puis il s’arrêta.

Il faut qu’on réfléchisse. Retournons au feu.

 

Il avait pensé qu’ils trouveraient un endroit sur la route où la neige aurait complètement fondu mais ensuite il se dit que puisque leurs empreintes ne réapparaîtraient pas de l’autre côté ça ne servirait à rien. Du pied ils entassèrent de la neige sur le feu puis se mirent à marcher en tournant en rond entre les arbres et revinrent. Ils repartirent aussitôt, laissant un labyrinthe d’empreintes puis ils reprirent au nord à travers les bois en gardant la route en vue.

 

L’emplacement qu’ils avaient choisi était simplement le point le plus élevé auquel ils étaient parvenus et offrait des perspectives au nord le long de la route et une vue plongeante sur leurs propres traces. Il étendit la bâche sur la neige mouillée et enveloppa le petit dans les couvertures. Tu vas avoir froid, dit-il. Mais on ne restera peut-être pas ici longtemps. Au bout d’une heure deux hommes passèrent en bas sur la route, presque au pas de gymnastique.

 

Quand ils se furent éloignés il se leva pour les observer. Et à l’instant où il se levait ils s’arrêtèrent et l’un des deux se retourna. Il se figea. Il était enveloppé dans une des couvertures grises et il aurait été difficile de le voir mais pas impossible. Il pensa qu’ils avaient probablement senti la fumée. Ils restèrent un moment à discuter. Puis ils repartirent. Il s’assit. Ça va, dit-il. Il faut seulement qu’on attende. Mais je crois que ça va.

 

Ils n’avaient pris aucune nourriture et n’avaient guère dormi depuis cinq jours et ce fut dans cet état qu’ils arrivèrent dans les faubourgs d’une petite ville devant une maison jadis grandiose située sur une hauteur au-dessus de la route. Le petit s’était arrêté et ne lâchait pas sa main. La neige avait en grande partie fondu sur le macadam et dans les champs et les bois exposés au sud. Les sacs en plastique qu’ils portaient aux pieds étaient depuis longtemps usés et déchirés et ils avaient les pieds transis et mouillés. La maison était haute et majestueuse avec des colonnes doriques blanches sur toute la largeur de la façade. Une porte cochère sur le côté. Une allée de gravier qui montait en tournant à travers une prairie d’herbe morte. Les fenêtres étaient curieusement intactes.

Qu’est-ce que c’est que cet endroit, Papa ?

Chut. Attendons un moment et écoutons.

Il n’y avait rien. Le frémissement du vent dans les fougères mortes au bord de la route. Un grincement au loin. Une porte ou un volet.

Je crois qu’on devrait aller jeter un coup d’œil.

Papa n’y allons pas.

Ça va aller.

Je ne crois pas qu’on devrait y aller.

Ça va. Il faut qu’on aille voir.

Ils s’approchaient en montant lentement l’allée. Aucune empreinte dans les plaques éparses de neige fondante. Une haute clôture de troènes morts. Un antique nid d’oiseau dans le sombre entrelacs des tiges. Ils s’arrêtèrent dans la cour, contemplant la façade. Les briques des murs avaient été façonnées à la main, pétries avec la terre sur laquelle était érigée la maison. Contre les colonnes et du haut des soffites gondolés pendaient de longues bandes desséchées de peinture écaillée. Une lampe accrochée en haut à une longue chaîne. Le petit s’agrippait pendant qu’ils montaient les marches. Une des fenêtres était entrouverte et il en sortait un cordon qui disparaissait dans l’herbe de l’autre côté de la véranda. Il prit la main du petit et ils traversèrent la véranda. Des domestiques en esclavage avaient jadis foulé ces planches, portant nourriture et boissons sur des plateaux d’argent. Ils s’approchèrent de la fenêtre et regardèrent à l’intérieur.

Et s’il y avait quelqu’un ici, Papa ?

Il n’y a personne.

On ferait mieux de partir, Papa.

Il faut qu’on trouve quelque chose à manger. On n’a pas le choix.

On pourrait trouver quelque chose ailleurs.

Ça va aller. Viens.

 

Il sortit le revolver de dessous sa ceinture et essaya la porte. Elle s’ouvrit lentement sur ses massifs gonds de cuivre. Ils attendirent, dressant l’oreille. Puis ils s’avancèrent dans un vaste vestibule carrelé d’un domino de marbre noir et blanc. Une large montée d’escalier. Un élégant papier Morris sur les murs, taché d’eau et décollé. Le plafond de plâtre avait gonflé et présentait de grosses boursouflures et la moulure jaunie à dentelures était déformée et se détachait du haut des murs. A gauche, passé l’encadrement de la porte, se dressait un grand buffet en noyer dans ce qui avait sans doute été la salle à manger. Les portes et les tiroirs avaient disparu mais le reste était trop encombrant pour être brûlé. Ils s’étaient arrêtés sur le seuil. Il y avait par terre une grosse pile de vêtements dans un coin de la pièce. Des habits et des chaussures. Des ceintures. Des vestes. Des couvertures et de vieux sacs de couchage. Il aurait amplement le temps plus tard de s’en occuper. Le petit s’agrippait à sa main. Il était terrifié. Il y avait encore une pièce de l’autre côté et ils traversèrent le vestibule et entrèrent. Une sorte d’immense salon avec un plafond qui avait deux fois la hauteur des portes. Une cheminée aux briques nues là où le bois du manteau et de l’entourage avait été arraché pour servir de bois de feu. Des matelas et de la literie traînaient par terre devant le foyer. Papa, chuchotait le petit. Chut, dit l’homme.

 

Les cendres étaient froides. Il y avait ici et là des casseroles noircies. Il s’assit sur les talons et en prit une et la renifla et la reposa. Il se releva et regarda par la fenêtre. De l’herbe grise piétinée. De la neige grise. Le cordon qui passait par la fenêtre était attaché à une cloche de cuivre et la cloche était fixée dans un grossier châssis en bois cloué à la moulure de la fenêtre. Il tenait la main du petit et ils prirent au fond un étroit couloir qui menait à la cuisine. Des tas de détritus partout. Un évier taché de rouille. Une odeur de moisi et d’excréments. Ils passèrent dans la petite pièce contiguë, peut-être un office.

 

Dans le plancher de cette pièce il y avait une porte ou une trappe et elle était verrouillée avec un énorme moraillon fait de plaques d’acier empilées l’une sur l’autre. Il l’examina longuement.

Papa, dit le petit. On ferait mieux de partir. Papa.

Il y a une raison si c’est cadenassé.

Le petit le tirait par la main. Il était presque en larmes. Papa ? disait-il.

Il faut qu’on mange.

J’ai pas faim, Papa. J’ai pas faim.

Il faut qu’on trouve un pied-de-biche ou quelque chose.

 

Ils sortirent par la porte de service, le petit ne le lâchait pas. Il fourra le revolver sous sa ceinture et s’arrêta, balayant la cour du regard. Il y avait une allée pavée de briques et la forme tordue et squelettique de ce qui avait été jadis une rangée de buis. Dans la cour une vieille herse en fer reposait sur des piles de briques et on avait coincé entre ses barreaux un chaudron en fonte d’une centaine de litres du type de ceux dont on se servait autrefois pour l’équarrissage des porcs. Au-dessous il y avait les cendres d’un feu et des billes de bois noircies. Et un peu plus loin sur le côté un petit chariot équipé de pneus en caoutchouc. Toutes choses qu’il voyait sans les voir. De l’autre côté de la cour se dressaient un ancien fumoir en bois et un hangar à outils. Il traversa en traînant l’enfant derrière lui ou presque et entreprit de trier les outils posés debout dans un fut sous le toit du hangar. Il en sortit une pelle à long manche et la soupesa dans sa main. Viens, dit-il.

 

De retour dans la maison il attaqua le bois autour du moraillon et finalement il réussit à coincer la lame sous l’arceau et à le soulever par en dessous. L’arceau était vissé dans le bois et tout sauta, le cadenas et le reste. Il poussa du pied la lame de la pelle sous le bord des planches et fit une pause et sortit son briquet. Puis il se mit debout sur le talon de la pelle et souleva le bord de la trappe et se baissa et l’empoigna. Papa, chuchotait le petit.

Il s’arrêta. Ecoute-moi, dit-il. Arrête à la fin. On est en train de mourir de faim. Tu comprends ? Puis il souleva la porte de la trappe et la fit basculer et la laissa retomber derrière sur le plancher.

Attends ici, dit-il.

Je viens avec toi.

Je croyais que tu avais peur.

J’ai peur.

Bon. Reste près de moi.

 

Il commença à descendre les grossières marches de bois. Il baissa la tête puis alluma le briquet, balançant la flamme devant lui dans l’obscurité comme une offrande. Le froid et l’humidité. Une abominable puanteur. Le petit s’agrippait à sa veste. Il apercevait une partie d’un mur de pierre. Un sol de terre battue. Un vieux matelas maculé de taches sombres. Il s’accroupit et descendit un peu plus bas, tenant la flamme au bout de son bras tendu. Tapis contre le mur du fond il y avait des gens tout nus, des hommes et des femmes, tous essayant de se cacher, protégeant leurs visages avec leurs mains. Sur le matelas gisait un homme amputé des jambes jusqu’aux hanches et aux moignons brûlés et noircis. L’odeur était atroce.

Mon Dieu, fit-il.

Puis, un par un, ils tournèrent la tête, clignant des yeux dans la misérable lueur. Ils chuchotaient : Aidez-nous. S’il vous plaît, aidez-nous.

Mon Dieu, dit-il. Oh Seigneur.

Il se retourna et empoigna le petit. Vite, dit-il. Vite.

Il avait lâché le briquet. Pas le temps de chercher. Il poussait le petit en haut des marches. Aidez-nous, criaient-ils.

Dépêche-toi.

Un visage barbu apparut au pied de l’escalier, clignant des yeux. S’il vous plaît, criait-il. S’il vous plaît.

Dépêche-toi. Pour l’amour de Dieu dépêche-toi.

Il poussa le petit par l’ouverture de la trappe et l’envoya faire la culbute sur le plancher. Il se redressa et se saisit de la porte et la souleva et la laissa retomber violemment et il se tourna pour empoigner le petit mais le petit s’était relevé et faisait sa petite danse de terreur. Vas-tu venir pour l’amour de Dieu, siffla-t-il. Mais le petit avait le doigt pointé sur la fenêtre et sur ce qu’il y avait dehors et quand il regarda il se sentit transir. Il y avait quatre barbus et deux femmes qui s’approchaient de la maison par la prairie. Il saisit le petit Par la main. Seigneur, dit-il. Cours, cours.

 

Ils s’élancèrent à travers la maison jusqu’à la Porte principale et dévalèrent les marches. A mi-chemin dans l’allée il entraîna le petit dans la Prairie. Il regarda en arrière. Ils étaient en partie cachés par les ruines des troènes mais il savait qu’ils avaient au mieux quelques minutes, et peut-être pas de minutes du tout. En bas de la prairie ils plongèrent dans une jonchère décimée et en assortirent sur la route et traversèrent et entrèrent dans les bois de l’autre côté. Il serrait plus fort le poignet du petit. Cours, chuchotait-il. Il faut qu’on coure. Il tourna la tête vers la maison mais il ne pouvait rien voir. S’ils prenaient par l’allée ils le verraient courir entre les arbres avec le petit. C’est le moment. C’est le moment. Il se laissa tomber à terre et tira le petit contre lui. Chut, disait-il. Chut.

Ils vont nous tuer ? Papa ?

Chut.

 

Ils étaient allongés dans les feuilles et la cendre, leurs cœurs leur martelant la poitrine. Il était sur le point de tousser. Il se serait mis la main sur la bouche mais le petit s’agrippait à sa main et ne lâcherait pas prise et dans l’autre main il tenait le revolver. Il devait se concentrer pour réprimer la quinte de toux et en même temps il s’efforçait d’écouter. Il déplaçait son menton à travers les feuilles, s’efforçant de voir. Garde la tête baissée, soufïla-t-il.

Ils viennent ?

Non.

 

Ils rampèrent lentement à travers les feuilles vers ce qui semblait être un creux. Il écoutait, allongé par terre, tenant toujours le petit. Il les entendait qui parlaient sur la route. Une voix de femme. Puis il les entendit dans les feuilles sèches. Il prit la main du petit et y poussa le revolver.

Prends-le, souffla-t-il. Prends-le. Le petit était terrifié. Il l’entourait de son bras et le serrait contre lui. Son corps si mince. N’aie pas peur, dit-il. S’ils te trouvent il va falloir que tu le fasses. Tu comprends ? Chut. Ne pleure pas. Tu m’entends ? Tu sais comment t’y prendre. Tu le mets dans ta bouche en le pointant vers le haut. Presse vite et fort. Tu comprends ? Arrête de pleurer. Tu comprends ?

Je crois.

Non. Tu comprends ?

Oui.

Dis oui Papa je comprends.

Oui Papa je comprends.

Il baissa les yeux sur l’enfant. Tout ce qu’il voyait c’était la peur. Il lui reprit le revolver. Non, tu ne comprends pas, dit-il.

J’sais pas quoi faire, Papa. J’sais pas quoi faire. Où tu seras ?

Ça va aller.

J’sais pas quoi faire.

Chut. Je suis ici près de toi. Je ne vais pas te laisser.

Tu promets.

Oui. Je promets. J’allais partir en courant, pour essayer de les mettre sur une fausse piste. Mais je ne peux pas te laisser.

Papa ?

Chut. Reste allongé.

J’ai tellement peur.

Chut.

 

Ils étaient plaqués au sol, dressant l’oreille. En es-tu capable ? Le moment venu ? Le moment venu il ne sera plus temps. Le moment c’est maintenant. Maudis Dieu et meurs. Et si le coup ne part pas ? Il faut que le coup parte. Mais s’il ne part pas ? Pourrais-tu écraser avec une pierre ce crâne chéri ? Y a-t-il en toi une pareille créature dont tu ne sais rien ? Est-ce possible ? Tiens-le dans tes bras. Juste comme ça. L’âme est prompte. Presse-le contre toi. Embrasse-le. Vite.

 

Il attendait. Le petit revolver nickelé dans sa main. Il était sur le point de tousser. Il mettait toute son énergie à se retenir. Il s’efforçait d’écouter mais il n’entendait rien. Je ne t’abandonnerai pas, chuchotait-il. Je ne t’abandonnerai jamais.

Tu comprends ? Il resta allongé dans les feuilles, étreignant l’enfant qui tremblait. Serrant dans sa main le revolver. Tant que dura le long crépuscule et jusque dans la nuit. Froide et sans étoiles. Bénie. Il commençait à croire qu’ils avaient une chance. Il faut juste qu’on attende, chuchotait-il. Un froid pareil. Il tentait de réfléchir mais son esprit flottait. Il était tellement faible. Il pouvait toujours parler de courir. Il était incapable de courir. Quand il fit vraiment noir tout autour il défit les courroies du sac à dos et sortit les couvertures et les déplia sur le petit et bientôt le petit était endormi.

 

Pendant la nuit il entendit d’atroces hurlements qui venaient de la maison et il mit ses mains sur les oreilles du petit et au bout d’un moment les cris cessèrent. Il écoutait. En venant ils étaient arrivés à la route par la jonchère et il avait vu une cabane. Une sorte de guignol pour enfants. Il comprit que c’était là qu’ils se postaient pour surveiller la route. Attendant en embuscade et actionnant la cloche dans la maison pour appeler leurs acolytes. Il somnolait et se réveillait. Qui s’approche ? Des bruits de pas dans les feuilles. Non. Ce n’est que le vent. Rien. Il s’assit et regarda vers la maison mais il ne voyait que l’obscurité. Il secoua le petit pour le réveiller. Viens, dit-il. Il faut partir. Le petit ne répondait pas mais il savait qu’il était réveillé. Il reprit les couvertures et les sangla sur le sac à dos. Viens, chuchota-t-il.

 

Ils partirent à travers les bois plongés dans l’obscurité. Il y avait une lune quelque part au-dessus du linceul de cendre et ils arrivaient juste à voir les arbres. Ils titubaient comme des ivrognes. S’ils nous trouvent, ils nous tueront, hein Papa ?

Chut. On ne parle plus.

Hein, Papa ?

Chut. Oui. Ils nous tueront.

 

Il n’avait aucune idée de la direction qu’ils avaient pu prendre et ce qu’il craignait c’était de tourner en rond et de se retrouver devant la maison. Il essayait de se rappeler s’il savait quelque chose à ce sujet ou si ce n’était qu’une fable. Dans quelle direction tournent les gens égarés ? Ça changeait peut-être selon les hémisphères. Ou selon qu’on était droitier ou gaucher. Finalement il chassa cette idée de son esprit. L’idée qu’il pût y avoir quelque chose par rapport à quoi opérer une correction. Son intelligence le trahissait. Des fantômes dont on était sans nouvelles depuis un millénaire qui s’éveillaient lentement de leur sommeil. Rectifier par rapport à ça. Le petit ne tenait plus sur ses jambes. Il demandait qu’on le porte, trébuchant et articulant à peine, et l’homme le souleva pour le porter et le petit s’endormit instantanément sur ses épaules. Il savait qu’il ne pourrait pas le porter loin.

 

Il se réveilla allongé sur les feuilles dans l’obscurité des bois, secoué de violents frissons. Il se redressa, cherchant à tâtons autour de lui pour trouver le petit. Il gardait la main sur les côtes décharnées. La chaleur et le mouvement. Le battement du cœur.

 

Quand il se réveilla de nouveau il faisait presque assez clair pour voir. Il rejeta la couverture et se leva et faillit retomber. Il reprit l’équilibre et essaya de voir quelque chose autour de lui dans la grisaille des bois. Etaient-ils allés assez loin ? Il alla en haut d’une butte et regarda venir le jour. L’aube charbonneuse, le monde froid et opaque. Au loin ce qui semblait être un bois de pins, nu et noir. Un monde incolore de fil de fer et de crêpe. Il retourna auprès du petit et le fit asseoir. A chaque instant sa tête retombait sur sa poitrine. Il faut partir, dit-il. Il faut partir.

 

Il traversa le champ avec le petit sur ses épaules, comptant et s’arrêtant tous les cinquante pas. Arrivé aux pins il s’agenouilla et le déposa dans l’humus piquant et déplia sur lui les couvertures et s’assit sans le quitter des yeux. On eût dit une créature au sortir d’un camp de la mort. Affamé, épuisé, malade de peur. Il se pencha et lui donna un baiser et se leva et alla à la lisière du bois et inspecta les alentours pour s’assurer qu’ils étaient en sécurité.

 

Au sud de l’autre côté des champs il apercevait le contour d’une maison et d’une étable. Au-delà des arbres, la courbe d’une route. Une longue allée d’herbe morte. Du lierre mort le long d’un mur de pierre et une boîte aux lettres et une clôture le long de la route et les arbres morts au-delà. Froids et silencieux. Noyés de brouillard charbonneux. Il revint s’asseoir à côté du petit. C’était le désespoir qui l’avait conduit à tant d’imprudence et il savait qu’il ne pourrait pas recommencer. Quoi qu’il arrive.

 

Le petit ne se réveillerait pas avant plusieurs heures. Mais s’il se réveillait il serait terrifié. C’était déjà arrivé avant. Il pensa le réveiller mais il savait qu’il ne se souviendrait de rien s’il le réveillait. Il l’avait entraîné à rester tapi dans les bois comme un faon. Pendant combien de temps ? Finalement il sortit le revolver de dessous sa ceinture et le posa à côté du petit sous les couvertures et se leva et partit.

 

Il arriva à l’étable en descendant la colline qu’il y avait au-dessus, s’arrêtant pour regarder et pour écouter. Il se fraya un chemin à travers les ruines d’une ancienne pommeraie, des souches noires et noueuses, de l’herbe morte qui lui arrivait aux genoux. Il s’arrêta sur le seuil de l’étable et tendit l’oreille. De pâles stries de lumière. Il longea les stalles poussiéreuses. Il s’arrêta au milieu de l’étable, guettant les bruits, mais il n’y avait rien. Il commença à gravir l’échelle du grenier mais il était tellement faible qu’il n’était pas certain d’arriver en haut. Il alla au fond du grenier et regarda dehors par la haute fenêtre à pignon, la campagne au-dessous, la terre morcelée grise et morte, la clôture, la route.

 

Il y avait des balles de foin par terre dans le grenier et il s’accroupit et tria une poignée de graines et commença à les mâcher. Râpeuses et sèches et poussiéreuses. Elles devaient bien avoir une valeur nutritive quelconque. Il se releva et fit rouler deux balles de foin sur le plancher et les fit tomber en bas dans l’étable. Deux chocs mous et de la poussière. Il retourna à la fenêtre à pignon et resta un moment à examiner ce qu’il pouvait voir de la maison derrière le coin de l’étable. Puis il redescendit l’échelle.

 

L’herbe entre la maison et l’étable semblait vierge de toute trace de pas. Il alla jusqu’à la véranda. La moustiquaire pourrie et en train de s’écrouler. Un vélo d’enfant. La porte de la cuisine était ouverte et il traversa la véranda et s’arrêta sur le seuil. Des panneaux de contre-plaqué bas de gamme tirebouchonnés sous l’effet de l’humidité. Sur le point de tomber. Une table rouge en formica. Il traversa la cuisine et ouvrit la porte du réfrigérateur. Il y avait quelque chose sur un des plateaux dans un manteau de fourrure grise. Il referma la porte. Des détritus partout. Il trouva un balai dans un coin et se mit à fouiller avec le manche. Il grimpa sur le plan de travail et chercha à tâtons dans la poussière en haut des étagères. Une souricière. Un paquet de quelque chose. Il souffla pour enlever la poussière. C’était une poudre parfumée au raisin pour préparer des boissons. Il mit le paquet dans la poche de sa veste.

 

Il inspectait la maison pièce par pièce. Il ne trouvait rien. Une cuillère dans le tiroir d’une table de chevet. Il la mit dans sa poche. Il pensait qu’il pourrait y avoir des vêtements dans un placard ou de la literie mais il n’y en avait pas. Il sortit et passa dans le garage. Il tria les outils. Des râteaux. Une pelle. Sur un rayon des bocaux contenant des clous et des boulons. Un cutter. Il le tendit dans la lumière et examina la lame rouillée et le remit dans le bocal. Puis il le reprit. Il sortit un tournevis d’une boîte à café en métal et dévissa le manche du cutter. Il y avait quatre lames neuves à l’intérieur. Il retira la vieille lame et la posa sur le rayon et mit une lame neuve et revissa le manche et replia la lame et fourra le cutter dans sa poche. Puis il ramassa le tournevis et le mit aussi dans sa poche.

 

Il sortit et retourna à l’étable. Il avait un bout de chiffon dont il comptait se servir pour y mettre les graines des balles de foin mais en arrivant à l’étable il s’arrêta pour écouter le bruit que faisait le vent. Un grincement métallique quelque part en haut dans la toiture. Il y avait encore une odeur persistante de vaches dans l’étable et il resta un moment à penser aux vaches puis il se rendit compte que l’espèce était éteinte. Etait-ce vrai ? Il se pourrait qu’il y eût une vache quelque part qu’on nourrissait et dont on prenait soin. Serait-ce possible ? Nourrie avec quoi ? Epargnée pour faire quoi ? Au-delà de la porte ouverte l’herbe morte crissait sèchement dans le vent. Il sortit et s’arrêta pour regarder de l’autre côté des champs vers le bois de pins où le petit était allongé et dormait. Il traversait le verger quand il s’arrêta encore une fois. Il avait marché sur quelque chose. Il fit un pas en arrière et s’agenouilla et écarta l’herbe avec ses mains. C’était une pomme. Il la ramassa et la tendit dans la lumière. Dure et brune et ridée. Il l’essuya avec le chiffon et mordit dedans. Desséchée et presque sans goût. Mais une pomme. Il la mangea entièrement, pépins et tout. Il garda la queue entre le pouce et l’index et finit par la lâcher. Puis il repartit en posant le pied délicatement dans l’herbe. Ses pieds étaient encore enveloppés dans les restes du veston et les lambeaux de la bâche et il s’assit et défit les bandages et les fourra dans sa poche et repartit nu-pieds entre les rangées. Le temps d’arriver au fond du verger il avait quatre pommes de plus et il les mit dans sa poche et revint sur ses pas. Il avançait rangée par rangée, ses pas traçant un puzzle dans l’herbe. Il avait plus de pommes qu’il n’en pouvait porter. Il palpait les espaces entre les troncs et il remplissait ses poches à les faire craquer et il empilait des pommes dans le capuchon de sa parka derrière sa tête et il entassait des pommes contre sa poitrine sur ses avant-bras. Il en fit une pile à la porte de l’étable et s’assit et enveloppa ses pieds engourdis.

Dans la souillarde derrière la cuisine il avait vu un vieux panier d’osier plein de bocaux. Il sortit le panier et le posa par terre et en retira les bocaux puis il retourna le panier et tapota le fond pour enlever la saleté. Puis il s’arrêta. Qu’avait-il vu ? Une descente de gouttière. Un treillis. Et le long de ce treillis le sombre serpentin d’une vigne comme le tracé d’on ne sait quel phénomène sur un graphique. Il se releva et traversa la cuisine et sortit par la cour et s’arrêta pour regarder la maison. Les fenêtres renvoyant l’anonyme jour gris. Le tuyau arrivait à l’angle de la véranda. Il tenait encore le panier et il le posa par terre dans l’herbe et remonta les marches. La descente de gouttière longeait le poteau d’angle de la véranda et aboutissait dans une citerne en ciment. Il retira du couvercle les détritus et les morceaux de moustiquaire pourrie. Il retourna à la cuisine et prit le balai et ressortit et balaya le couvercle et posa le balai dans le coin et retira le couvercle de la citerne. A l’intérieur il y avait un plateau rempli d’une humide boue grise provenant du toit mélangée à un compost de feuilles mortes et de brindilles. Il retira le plateau et le posa par terre. Au-dessous c’était du gravier blanc. Il en prit une poignée. Plus bas la citerne était remplie de charbon de bois, du carbone à l’effigie des arbres eux-mêmes, des morceaux obtenus en brûlant des billons et des branches entières. Il remit le plateau en place. Il y avait dans le plancher un anneau en cuivre vert-de-grisé. Il allongea le bras et reprit le balai et balaya la cendre. Il y avait des traits de sciage dans les planches. Il nettoya les planches avec le balai et s’agenouilla et replia les doigts dans l’anneau et souleva la porte de la trappe et l’ouvrit. En bas au fond dans l’obscurité il y avait une cuve remplie d’une eau si douce qu’on pouvait en sentir l’odeur. Il se mit à plat ventre par terre et plongea le bras dans la cuve. Il pouvait à peine toucher l’eau. Il s’approcha en rampant et plongea de nouveau le bras et puisa une pleine poignée d’eau et renifla et goûta et ensuite il but. Il resta allongé là un bon moment, puisant et portant l’eau à sa bouche une main à la fois. Rien dans son souvenir nulle part de n’importe quoi d’aussi bon.

 

Il retourna dans la souillarde et revint avec deux bocaux et une vieille bassine bleue émaillée. Il essuya soigneusement la bassine et la plongea et la retira pleine d’eau et s’en servit pour nettoyer les bocaux. Puis à bout de bras il plongea un des bocaux dans la cuve et attendit qu’il se remplisse et le ressortit ruisselant. L’eau était si limpide. Il leva le bocal pour l’examiner à la lumière. Une seule particule de sédiment tournant lentement dans le bocal sur on ne sait quel axe hydraulique. Il inclina le bocal et but. Il buvait lentement mais il but quand même presque tout le bocal. Il resta assis un moment, avec une boule dans l’estomac. Il aurait pu boire encore mais il se retenait. Il versa le reste de l’eau dans l’autre bocal et le rinça et remplit les deux bocaux puis il remit le couvercle de bois sur la citerne et se leva et avec ses poches pleines de pommes et les bocaux remplis d’eau il repartit à travers champs en direction du bois de pins.

 

Il était parti plus longtemps qu’il n’en avait eu l’intention et il pressait le pas autant qu’il le pouvait, l’eau brimbalant et gargouillant dans la panse rétrécie de son ventre. Il s’arrêtait pour se reposer et repartait. Quand il arriva au bois apparemment le petit n’avait même pas bougé et il s’agenouilla et posa doucement les bocaux dans l’humus et reprit le revolver et le passa sous sa ceinture puis resta assis, son regard fixé sur l’enfant.

 

Ils passèrent l’après-midi enveloppés dans les couvertures à manger des pommes. Buvant à petites gorgées l’eau des bocaux. Il sortit de sa poche le paquet d’arôme au raisin et l’ouvrit et le versa dans le bocal et remua et passa le bocal au petit. Tu as bien travaillé, Papa, dit le petit. Il dormit pendant que le petit montait la garde et le soir venu ils reprirent leurs chaussures et les mirent aux pieds et descendirent à la ferme et ramassèrent le reste des pommes. Ils remplirent d’eau trois bocaux et y vissèrent les doubles couvercles qu’ils avaient trouvés dans un carton sur un rayon de la souillarde. Puis il enveloppa le tout dans une couverture qu’il mit dans le sac à dos et il attacha les autres couvertures en haut du sac et hissa le sac sur ses épaules. Ils s’arrêtèrent sur le seuil pour regarder la lumière descendre sur le monde à l’ouest. Puis ils longèrent l’allée et repartirent sur la route.

 

Le petit s’accrochait à sa veste et il restait au bord de la route et tentait de sentir la chaussée sous ses pieds dans le noir. Il entendait le tonnerre au loin et au bout d’un moment il y eut devant eux de vagues frémissements de lumière. Il sortit la bâche en plastique du sac à dos mais il en restait à peine assez pour les couvrir et au bout d’un moment il se mit à pleuvoir. Ils marchaient côte à côte en trébuchant. Il n’y avait aucun endroit où se mettre à l’abri. Ils avaient relevé les capuchons de leurs vestes mais les vestes étaient trempées et lourdes de pluie. Il s’arrêta sur la route pour rajuster la bâche. Le petit claquait des dents.

Tu es gelé, hein ?

Oui.

Si on s’arrête on va avoir très froid.

J’ai déjà très froid.

Qu’est-ce que tu veux faire ?

On peut s’arrêter ?

Oui. D’accord. On peut s’arrêter.

 

D’une longue suite de pareilles nuits ce fut une des plus longues de toutes celles dont il pouvait se souvenir. Ils étaient allongés sur le sol trempé au bord de la route sous les couvertures avec la pluie qui tambourinait sur la bâche et il tenait le petit contre lui et au bout d’un moment le petit s’arrêta de trembler et au bout d’un moment il s’endormit. L’orage s’éloignait vers le nord et les grondements cessèrent et il n’y eut plus que la pluie. Il s’endormait et se réveillait et la pluie faiblissait et au bout d’un moment elle s’arrêta. Il se demandait s’il pouvait être déjà minuit. Il toussait et ça empirait et ça réveillait l’enfant. L’aube fut longue à venir. De temps à autre il se soulevait pour regarder vers l’est et au bout d’un moment il fit jour.

Il avait enroulé leurs vestes l’une après l’autre autour d’un mince tronc d’arbre et il les tordait pour les essorer. Il avait fait se déshabiller le petit et l’avait enveloppé dans une des couvertures et pendant qu’il attendait debout en grelottant il essorait ses vêtements et les lui rendait. Le sol était sec là où ils avaient dormi et ils s’assirent là drapés dans les couvertures et mangèrent des pommes et burent de l’eau. Puis ils repartirent une fois de plus sur la route, voûtés et encapuchonnés et frissonnant dans leurs guenilles comme des moines mendiants partis quémander leur pitance.

 

Le soir venu ils étaient au moins au sec. Ils examinaient les lambeaux de la carte mais il n’avait guère idée de l’endroit où ils se trouvaient. Il était en haut d’une côte sur la route et tentait de se repérer à la lueur du crépuscule. Ils quittèrent l’autoroute à péage et prirent une route étroite à travers la campagne et arrivèrent finalement à un Pont et à un ruisseau à sec et ils descendirent le remblai et se tapirent au-dessous.

On peut allumer un feu ? dit le petit.

On n’a pas de briquet.

Le petit détourna la tête.

Je te demande pardon. Je l’ai fait tomber. Je ne voulais pas te le dire.

Ça ne fait rien.

Je vais nous trouver un silex. J’en ai cherché.

Et on a encore la petite bouteille d’essence.

D’accord.

Tu as très froid ?

Ça va.

Le petit était allongé, la tête sur les genoux de l’homme. Au bout d’un moment il dit : Ces gens ils vont les tuer, hein ?

Oui.

Pourquoi il faut qu’ils fassent ça ?

J’en sais rien.

Et ils vont les manger ?

J’en sais rien.

Ils vont les manger, hein ?

Oui.

Et on ne pouvait pas les aider parce qu’ils nous auraient mangés aussi ?

Oui.

Et c’est pour ça qu’on ne pouvait pas les aider ?

Oui.

D’accord.

 

Ils passaient par des villes qui tenaient les gens à distance avec des messages griffonnés sur les panneaux d’affichage. On avait enduit les panneaux de minces couches de peinture blanche pour pouvoir écrire dessus et à travers la peinture transparaissait un pâle palimpseste d’annonces publicitaires pour des marchandises qui n’existaient plus. Ils étaient assis au bord de la route et mangeaient les dernières pommes.

Qu’est-ce qu’il y a ? dit l’homme.

Rien. On va trouver quelque chose à manger. On trouve toujours quelque chose.

Le petit ne répondait pas. L’homme l’observait.

C’est pas ça, hein ?

C’est rien.

Dis-moi.

Le petit détournait la tête du côté de la route.

Je veux que tu me le dises. Je ne vais pas me fâcher.

Le petit hochait la tête.

Regarde-moi, dit l’homme.

Il avait tourné la tête et le regardait. Il semblait sur le point de pleurer.

Alors, dis-moi.

On ne mangerait jamais personne, dis-moi que c’est vrai ?

Non. Evidemment que non.

Même si on mourait de faim ?

On meurt déjà de faim maintenant.

Tu as dit que non.

J’ai dit qu’on n’était pas en train de mourir. Je n’ai pas dit qu’on ne mourait pas de faim.

Mais on ne mangerait personne ?

Non. Personne.

Quoi qu’il arrive.

Jamais.

Quoi qu’il arrive. Parce qu’on est des gentils.

Oui.

Et qu’on porte le feu.

Et qu’on porte le feu. Oui.

D’accord.

Il avait trouvé des morceaux de silex ou de quartz dans un fossé mais finalement c’était plus facile de frotter la pince sur la paroi d’un rocher au pied duquel il entassait du petit bois imprégné d’essence. Encore deux jours. Puis trois. Cette fois ils mouraient vraiment de faim. Le pays avait été pillé, mis à sac, ravagé. Dépouillé de la moindre miette. Les nuits étaient mortellement froides et d’un noir de cercueil et la lente venue du matin se chargeait d’un terrible silence. Comme une aube avant une bataille. La peau du petit était de la couleur d’une bougie et presque transparente. Avec ses grands yeux au regard fixe il avait l’air d’un extraterrestre.

 

Il commençait à penser que la mort était enfin sur eux et qu’ils devraient trouver un endroit pour se cacher où on ne pourrait pas les trouver. Il y avait des moments où il était pris d’irrépressibles sanglots quand il regardait l’enfant dormir mais ce n’était pas à cause de la mort. Il n’était pas sûr de savoir à cause de quoi mais il pensait que c’était à cause de la beauté ou à cause de la bonté. Des choses auxquelles il n’avait plus aucun moyen de penser jamais. Ils étaient accroupis dans un bois sinistre et buvaient de l’eau d’un fossé qu’ils filtraient à travers un chiffon. Il avait vu le petit en rêve allongé sur une planche dans une morgue et s’était réveillé terrorisé. Ce qu’il pouvait supporter à l’état de veille il ne le pouvait pas la nuit et il s’asseyait et restait éveillé de peur que le rêve ne revienne.

 

Ils fouillaient les ruines carbonisées de maisons où ils ne seraient pas entrés avant. Un cadavre flottant dans l’eau noire d’une cave entre les détritus et les canalisations rouillées. Il était dans une salle de séjour en partie incendiée et à ciel ouvert. Les planches déformées par l’eau tombaient de guingois dans la cour. Des volumes spongieux dans une bibliothèque. Il en prit un et l’ouvrit puis le remit en place. Tout était humide. En train de pourrir. Il trouva une bougie dans un tiroir. Pas moyen de l’allumer. Il la mit dans sa poche. Il sortit dans la lumière grise et s’arrêta et il vit l’espace d’un bref instant l’absolue vérité du monde. Le froid tournoyant sans répit autour de la terre intestat. L’implacable obscurité. Les chiens aveugles du soleil dans leur course. L’accablant vide noir de l’univers. Et quelque part deux animaux traqués tremblant comme des renards dans leur refuge. Du temps en sursis et un monde en sursis et des yeux en sursis pour le pleurer.

 

Assis dans la cabine d’un camion à la périphérie d’une petite ville ils regardaient dehors à travers une vitre lavée par les récentes pluies. Un léger saupoudrage de cendre. Epuisés. Au bord de la route il y avait une autre pancarte mettant en garde contre un danger de mort, les lettres presque effacées au bout de tant d’années. Il souriait presque. Tu peux lire ça ? dit-il.

Oui.

N’y fais pas attention. Il n’y a personne ici.

Ils sont morts ?

Sans doute.

Je voudrais que ce petit garçon soit avec nous.

Allons-nous-en, dit-il.

Des rêves riches à présent dont il lui répugnait de s’éveiller. Des choses inconnues désormais dans le monde. Le froid l’obligeait à entretenir le feu. Le souvenir d’elle quand elle traversait la pelouse en direction de la maison le matin de bonne heure dans un mince peignoir rose qui collait à ses seins. Il se disait que chaque souvenir remémoré devait faire plus ou moins violence à ses origines. Comme dans un jeu de société. Dites le mot et passez-le à votre voisin. Alors prenez garde. Ce que l’on déforme dans le souvenir a encore une réalité, connue ou pas.

 

Ils marchaient dans les rues, enveloppés dans les couvertures sales. Il tenait le revolver contre sa hanche et donnait la main au petit. A l’autre bout de la ville ils arrivèrent devant une maison isolée dans un champ et ils traversèrent et entrèrent et firent le tour des pièces. Ils se trouvèrent nez à nez avec leur propre reflet dans une glace et il faillit lever le revolver. C’est nous, Papa, souffla le petit. C’est nous.

 

Il s’était arrêté devant la porte du fond et regardait dehors du côté des champs et de la route au-delà et le morne paysage au-delà de la route. Dans le patio il y avait une cuve de barbecue bricolée avec un fut de cent litres découpé en long au chalumeau et monté sur un châssis métallique soudé. Des arbres morts dans la cour. Une clôture. Un hangar en tôle pour les outils. Il se débarrassa de la couverture et la passa sur les épaules du petit.

Je veux que tu attendes ici.

Je veux venir avec toi.

Je vais juste jeter un coup d’œil là-dedans. Reste ici. Tu pourras tout le temps me voir. Je te le promets.

 

Il traversa la cour et poussa la porte sans lâcher le revolver. C’était une sorte de remise de jardin. Un sol de terre battue. Des rayonnages métalliques avec des pots de fleurs en plastique. Tout recouvert de cendre. Il y avait des outils de jardinage posés droits dans un coin. Une tondeuse à gazon. Un banc de bois sous la fenêtre et à côté du banc une armoire métallique. Il ouvrit l’armoire. De vieux catalogues. Des paquets de semences. De bégonias. De convolvulus. Il les fourra dans sa poche. Pour quoi faire ? Sur le rayon du haut il y avait deux bidons d’huile de graissage et il mit le revolver sous sa ceinture et leva le bras et les attrapa et les posa sur le banc. Ils étaient très vieux, en carton avec des embouchures métalliques. De l’huile avait coulé à travers le carton mais ils avaient l’air d’être pleins. Il recula et regarda par la porte. Le petit était assis sur les marches à l’arrière de la maison enveloppé dans les couvertures et l’observait. En se retournant il aperçut un bidon d’essence dans le coin derrière la porte. Il savait qu’il ne pouvait pas y avoir d’essence dedans pourtant quand il le poussa du pied et le laissa retomber il y eut un léger clapotis. Il le prit et l’emporta sur le banc et essaya de dévisser le bouchon mais il n’y arrivait pas. Il sortit la pince de la poche de sa veste et écarta les mâchoires et fit une tentative. C’était juste à la dimension et il dévissa le bouchon et le posa sur le banc et renifla le bidon. Une odeur rance. C’était là depuis des années. Mais c’était de l’essence et elle brûlerait. Il revissa le bouchon et remit la pince dans sa poche. Il regarda s’il n’y avait pas un récipient plus petit mais il n’y en avait pas. Il n’aurait pas dû jeter la bouteille. Allons voir dans la maison.

 

En traversant la pelouse il crut qu’il allait perdre connaissance et il fut forcé de s’arrêter. Il se demandait si c’était d’avoir respiré l’essence. Le petit l’observait. Combien de jours jusqu’à la mort ? Dix ? Pas tellement plus que ça. Il était incapable de réfléchir. Pourquoi s’était-il arrêté ? Il se retourna et regarda l’herbe par terre. Il revint sur ses pas. Palpant le sol avec ses pieds. Il s’arrêta et fit encore une fois demi-tour. Puis il retourna à la remise. Il revint avec une pelle de jardinier et à l’endroit où il s’était arrêté l’instant d’avant il enfonça la lame dans le sol. Elle s’enfonça à moitié et s’arrêta avec un bruit creux comme si elle avait cogné sur du bois. Il commença à retirer la terre.

 

Tout doucement. Dieu qu’il était fatigué. Il s’appuyait à la pelle. Il leva la tête et jeta un coup d’œil sur le petit. Le petit était assis comme avant.

Il se remit au travail. Au bout d’un moment il se reposait de nouveau entre deux pelletées. Ce qu’il finit par déterrer ce fut un morceau de contre-plaqué recouvert de feutre pour toiture. Il enleva la terre le long des bords. C’était une porte, peut-être d’un mètre sur deux. A une extrémité il y avait un moraillon muni d’un cadenas emballé dans un sac en plastique collé avec du chatterton. Il fit une pause, se retenant au manche de la pelle, le front dans le creux du bras. Quand il releva la tête le petit était debout dans la cour à un mètre à peine. Il avait très peur. Il chuchotait : Ne l’ouvre pas, Papa.

Ça va aller.

S’il te plaît, Papa. S’il te plaît.

Ça va aller.

Mais non.

Il avait les poings serrés contre sa poitrine et se balançait d’avant en arrière, terrorisé. L’homme lâcha la pelle et prit l’enfant dans ses bras. Viens, dit-il. Allons nous asseoir sur la véranda et reposons-nous un moment.

Et après on pourra partir ?

Asseyons-nous un moment.

D’accord.

Ils étaient assis enveloppés dans les couvertures et regardaient la cour. Ils restèrent ainsi un long moment. Il essayait d’expliquer au petit qu’il n’y avait personne d’enterré dans la cour mais pour toute réponse le petit se mit à pleurer. Au bout d’un moment il pensait même que l’enfant avait peut-être raison.

Reposons-nous, dit-il. On va même pas parler.

D’accord.

 

Ils firent encore une fois le tour de la maison. Il trouva une bouteille de bière et un vieux rideau en loques et en arracha un morceau d’étoffe qu’il enfonça dans le goulot de la bouteille à l’aide d’un cintre. C’est notre nouvelle lampe, dit-il.

Comment on peut l’allumer ?

J’ai trouvé de l’essence dans la remise. Et de l’huile. Je vais te montrer.

D’accord.

Viens, dit l’homme. Ça va aller, je te le promets.

Mais quand il se pencha pour voir le visage du petit sous le capuchon de la couverture il eut très peur que quelque chose se fut brisé qui ne pourrait pas être réparé.

 

Ils sortirent et retournèrent à la remise par la cour. Il posa la bouteille sur le banc et il prit un tournevis et perça un trou dans un des bidons d’huile puis en perça un autre plus petit pour que le bidon se vide plus facilement. Il retira la mèche de la bouteille et remplit la bouteille à peu près à moitié. C’était de la bonne vieille huile qui faisait tout son poids d’huile, épaisse et gélifiée par le froid, et qui coulait lentement. Il dévissa le bouchon du bidon d’essence et il confectionna un petit allume-feu en papier avec un des paquets de semences et versa de l’essence dans la bouteille et boucha le goulot avec le pouce et secoua. Puis il en versa dans un plat en terre et prit le chiffon et le remit dans la bouteille en l’enfonçant à l’aide du tournevis. Il sortit un morceau de silex de sa poche et prit la pince et frotta le silex contre la mâchoire nervurée. Il fit plusieurs tentatives puis il s’arrêta et versa davantage d’essence dans le plat. Ça pourrait s’allumer, dit-il. Le petit acquiesça. Il frottait avec le silex en dirigeant les étincelles vers le plat. Une flamme jaillit avec un faible sifflement. Il tendit le bras et prit la bouteille et l’inclina et alluma la mèche et souffla la flamme dans le plat et passa la bouteille fumante au petit. Voilà, dit-il. Prends-la.

Qu’est-ce qu’on va faire ?

Garde ta main devant la flamme. Ne la laisse pas s’éteindre.

Il se leva et sortit le revolver de dessous sa ceinture. Cette porte ressemble à l’autre, dit-il. Mais ce n’est pas la même chose. Je sais que tu as peur. Ça va aller. Je crois qu’il pourrait y avoir quelque chose là-dedans et il faut qu’on aille voir. Il n’y a pas d’autre endroit où aller. Voilà tout. Je veux que tu m’aides. Si tu ne veux pas tenir la lampe il va falloir que tu prennes le revolver.

Je tiendrai la lampe.

D’accord. C’est comme ça que font les gentils. Ils essaient toujours. Ils n’abandonnent pas.

D’accord.

Il emmena le petit dans la cour, traînant derrière eux la fumée noire de la lampe. Il passa le revolver sous sa ceinture et ramassa la pelle et commença à cogner sur le contreplaqué pour arracher le moraillon. Il poussa le coin de la pelle dessous pour faire levier puis il se mit à genoux et empoigna le cadenas en le tordant jusqu’à ce que tout saute et il jeta le tout dans l’herbe. Il coinça la pelle sous la porte de la trappe et mit les doigts dessous puis il se redressa et la souleva. De la terre roula sur les planches. Il se retourna sur le petit. Ça va toi ? dit-il. Le petit acquiesça sans mot dire, tenant la lampe devant lui. L’homme fit basculer la porte et la laissa retomber dans l’herbe. Un escalier grossier en planches de cinq sur vingt-cinq centimètres descendait dans l’obscurité. Il tendit le bras et reprit la lampe au petit. Il avait commencé à descendre les marches mais il se retourna et se pencha sur l’enfant et lui donna un baiser sur le front.

 

Les murs de l’abri étaient faits de parpaings. Un plancher de ciment recouvert d’un carrelage de cuisine. Il y avait deux couchettes métalliques aux ressorts nus, une contre chaque mur, les matelas roulés à leur pied comme à l’armée. Il se retourna sur le petit qui était accroupi un peu plus haut, clignant des yeux dans la fumée de la lampe, puis il descendit encore quelques marches et s’assit en tenant la lampe devant lui. Oh grand Dieu, souffla-t-il. Oh mon Dieu.

Qu’est-ce qu’il y a Papa ?

Viens, descends. Oh mon Dieu. Descends.

 

Caisse sur caisse de produits en conserve. Des tomates, des pêches, des haricots blancs, des abricots. Du jambon en boîte. Du corned-beef. Des centaines de litres d’eau dans des jerricanes de vingt-cinq litres en plastique. Des serviettes en papier, du papier toilette, des assiettes en carton. Des sacs-poubelles en plastique bourrés de couvertures. Il pressait sa main contre son front. Oh mon Dieu, disait-il. Il tourna la tête vers le petit. Ça va, dit-il. Descends.

Papa ?

Descends. Descends et viens voir.

Il posa la lampe sur la marche et remonta et Prit le petit par la main. Viens, dit-il. Tout va bien.

Qu’est-ce que tu as trouvé ?

J’ai trouvé de tout. De tout. Attends de voir. Il lui prit la main pour l’aider à descendre l’escalier et lui prit la bouteille en levant bien haut la flamme. Tu vois ? dit-il. Tu vois ?

Qu’est-ce que c’est que tout ça, Papa ?

C’est de la nourriture. Tu n’as qu’à lire.

Des poires. C’est écrit des poires.

Oui. C’est écrit là. Sûr que c’est écrit là.

 

Pour lui c’était juste assez haut sous le plafond pour se tenir debout. Il se baissa pour éviter une lanterne à l’abat-jour métallique vert suspendue à un crochet. Il tenait le petit par la main et ils s’avançaient le long des rangées de cartons tous marqués au pochoir. Chili, maïs, ragoût, soupe, sauce spaghetti. L’abondance d’un univers disparu. Pourquoi il y a tout ça ici ? dit le petit. C’est pour de vrai ?

Oh oui, c’est pour de vrai.

Il descendit un des cartons et l’ouvrit avec ses ongles et en sortit une boîte de pêches en conserve. C’est ici parce que des gens ont pensé que ça pourrait servir.

Mais ils n’ont pas pu s’en servir. Non. Jamais. Ils sont morts. Oui.

Et nous on peut le prendre. Oui. On peut. C’est ce qu’ils voudraient qu’on fasse. Tout comme nous on le voudrait pour eux.

Eux c’étaient des gentils ?

Oui. C’est ça.

Comme nous.

Comme nous. Oui.

Alors c’est bien.

Oui. C’est bien.

 

Il y avait des couteaux et des ustensiles en plastique et des couverts et des accessoires de cuisine dans une caisse en plastique. Un ouvre-boîte. Il y avait des torches électriques qui ne fonctionnaient pas. Il trouva une boîte de piles et commença à les trier. La plupart rongées par la corrosion et suintant un brouet acide mais quelques-unes apparemment en bon état. Il réussit finalement à allumer une des lanternes et il la posa sur la table et souffla la flamme fumeuse de la lampe. Il arracha un rabat du carton qu’il venait d’ouvrir et s’en servit pour chasser la fumée puis il grimpa les marches et abaissa la porte de la trappe et se tourna et regarda le petit. Qu’est-ce que tu aimerais pour ton dîner ? dit-il.

Des poires.

Bon choix. Des poires alors.

Il retira deux bols en carton d’une pile de bols emballés dans du plastique et les posa sur la table. Il déroula les matelas sur les couchettes pour qu’ils puissent s’asseoir et il ouvrit le carton de poires et en sortit une boîte et la posa sur la table et fixa l’ouvre-boîte sur le couvercle et commença à tourner la molette. Il regardait le petit. Le petit se taisait, assis sur la couchette, encore enveloppé dans la couverture. L’homme se dit qu’il n’était sans doute pas encore vraiment convaincu de la réalité de tout cela. Tu pourrais te réveiller n’importe quand dans le noir et les bois mouillés. Ce seront les meilleures poires que t’auras jamais goûtées, dit-il. Les meilleures. Tu vas voir. Attends.

Ils s’assirent côte à côte et mangèrent la boîte de poires. Puis ils mangèrent une boîte de pêches. Ils léchaient les cuillères et penchaient les bols et buvaient l’épais sirop sucré. Ils se regardaient.

Encore une.

Je ne veux pas que tu te rendes malade.

Je ne serai pas malade.

Tu n’as rien mangé depuis longtemps.

Je sais.

D’accord.

 

Il mit le petit au lit sur la couchette et caressa ses cheveux sales sur l’oreiller et étendit des couvertures sur lui. Quand il remonta et qu’il souleva la porte il faisait presque noir dehors. Il alla dans le garage pour chercher le sac à dos et revint et regarda une dernière fois tout autour puis redescendit l’escalier et tira la porte et la bloqua en coinçant une des poignées de la pince dans les arceaux de la lourde serrure à l’intérieur de l’abri. La lanterne électrique commençait déjà à faiblir et il fouilla dans les provisions jusqu’à ce qu’il ait trouvé des caisses de pétrole à brûler en bidons de trois litres. Il sortit un des bidons et le posa sur la table et dévissa le bouchon et perça la capsule métallique avec un tournevis. Puis il décrocha la lampe à pétrole suspendue au plafond et la remplit. Il avait déjà trouvé une boîte en plastique de briquets au butane et il en prit un pour allumer la lampe et ajusta la flamme et raccrocha la lampe. Puis il resta assis sur la couchette.

 

Pendant que le petit dormait il entreprit d’inspecter méthodiquement les provisions. Des vêtements. Des tricots, des chaussettes.

Une bassine en acier inoxydable et des éponges et des barres de savon. Du dentifrice et des brosses à dents. Au fond d’un grand pot en plastique de vis et de boulons et de divers articles de quincaillerie il trouva une double poignée de krugerrands en or dans un sac en toile. Il les fit tomber et les pétrit dans sa main et les regarda puis les remit dans le pot avec les articles de quincaillerie et remit le pot sur le rayon.

 

Il triait tout ce qu’il y avait, déplaçant les cartons et les caisses d’un côté à l’autre de la pièce. Il y avait une petite porte en acier qui donnait sur un deuxième local où étaient entreposées des bouteilles de gaz. Dans le coin un W-C chimique. Il y avait dans les murs des conduits de ventilation recouverts de toile métallique et il y avait des tuyaux d’évacuation dans le plancher. Il commençait à faire chaud dans l’abri et il enleva sa veste. Il fouillait partout. Il trouva une boîte de cartouches de calibre 45 ACP et trois boîtes de cartouches de fusil de calibre 30-30. Ce qu’il ne trouvait pas c’était un revolver. Il prit la lanterne à piles et inspecta le plancher et inspecta les murs pour s’assurer qu’il n’y avait pas de compartiment caché. Au bout d’un moment il s’assit sur la couchette pour manger une barre de chocolat. Il n’y avait pas de revolver et il n’y en aurait pas.

 

Quand il se réveilla la lampe à pétrole accrochée au plafond sifflait doucement. Les murs de l’abri étaient là dans la lumière avec les cartons et les caisses. Il ne savait pas où il était. Il était allongé sous sa veste. Il se redressa et regarda le Petit qui dormait sur l’autre couchette. Il avait enlevé ses chaussures mais ça non plus il ne s’en souvenait pas et il les ramassa sous la couchette et les enfila et grimpa l’escalier et retira la pince de l’arceau du moraillon et souleva la porte et regarda dehors. Tôt le matin. Il regarda la maison et il regarda plus loin vers la route et il allait rabattre la porte de la trappe quand il s’arrêta. La vague lueur grise était à l’ouest. Ils avaient dormi toute la nuit et toute la journée qui avait suivi. Il abaissa la porte et la bloqua et redescendit et vint se rasseoir sur la couchette. Son regard errait sur les provisions d’un côté à l’autre de l’abri. Il s’était préparé à mourir et à présent il n’allait plus mourir et il fallait qu’il y pense. N’importe qui pourrait voir la porte de la trappe par terre dans la cour et saurait immédiatement de quoi il retournait. Il devait réfléchir à ce qu’il fallait faire. Ici ce n’était pas une cachette dans les bois. C’était toute la différence. Finalement il se leva et alla à la table et y installa le petit réchaud à essence à deux brûleurs et l’alluma et sortit une poêle à frire et une bouilloire et ouvrit la boîte en plastique d’ustensiles de cuisine.

 

Ce qui avait réveillé le petit c’était le bruit qu’il faisait en moulant du café dans un moulin à manivelle. Il se redressa, parcourant l’abri des yeux. Papa ? dit-il.

Salut. Tu as faim ?

Il faut que j’aille aux toilettes. J’ai envie de faire pipi.

Il pointa la spatule vers la porte basse en acier. Il ne savait pas comment se servir des W-C mais ils allaient s’en servir de toute façon. Ils n’allaient pas rester ici si longtemps que ça et il n’avait pas l’intention d’ouvrir et de refermer la porte de la trappe plus souvent qu’il n’était nécessaire. Le petit passa devant lui, les cheveux collés par la sueur. C’est quoi ? dit-il.

Du café. Du jambon. Des biscuits.

Ouah, fit le petit.

 

Il tira une cantine sur le plancher entre les couchettes et la recouvrit d’une serviette et y disposa les assiettes et les tasses et les ustensiles en plastique. Il posa un bol de biscuits avec une serviette par-dessus et une assiette de beurre et une boîte de lait condensé. Du sel et du poivre. Il regardait le petit. Le petit avait l’air d’un drogué. Il retira la poêle du réchaud et déposa sur l’assiette du petit un morceau de jambon braisé piqué au bout d’une fourchette et servit les œufs brouillés qu’il avait préparés dans l’autre poêle et puisa plusieurs louchées de haricots blancs à la sauce tomate et versa du café dans leurs tasses. Le petit gardait les yeux levés sur lui.

Vas-y, dit-il. Ne laisse pas tout ça refroidir.

Par quoi je commence ?

Par ce que tu voudras.

Ça c’est du café ?

Oui. Là. Tu mets le beurre sur tes biscuits. Comme ça.

D’accord.

Ça va ?

J’sais pas.

Tu te sens bien ?

Oui.

Qu’est-ce qu’il y a ?

Tu crois qu’on devrait remercier ces gens-là ?

Quels gens ?

Les gens qui nous ont donné tout ça.

Eh bien. Oui. Je crois qu’on pourrait faire ça.

Tu vas le faire ?

Pourquoi pas toi ?

Je ne sais pas comment.

Mais si tu sais. Tu sais comment dire merci.

Le petit regardait fixement son assiette. Il avait l’air perdu.

 

L’homme était sur le point de parler quand il dit : Chers amis, merci pour toute cette nourriture et toutes ces choses. On sait bien que vous aviez mis tout ça de côté pour vous et que si vous étiez ici on ne serait pas en train de le manger même si on avait très faim et on regrette que vous n’ayez pas pu le manger et on espère que vous êtes en sécurité au ciel avec Dieu.

Il leva les yeux. Tu crois que ça va ? dit-il.

Oui. Je crois que ça va.

 

Il ne voulait pas rester tout seul dans l’abri. Il traversait et retraversait la pelouse, suivant l’homme pas à pas pendant qu’il apportait dans la salle de bains au fond de la maison les jerricanes en plastique remplis d’eau. Ils prirent avec eux le petit réchaud et deux casseroles et il fit chauffer l’eau des jerricanes et la versa dans la baignoire et versa de l’eau des jerricanes dans les casseroles.

Ça prenait du temps mais il tenait à ce que ce soit bon et bien chaud. Quand la baignoire fut presque pleine le petit se déshabilla et entra dans l’eau en frissonnant et s’assit. Décharné et sale et nu. Se tenant les épaules. L’unique lueur provenait de l’anneau de dents bleues sur les brûleurs du réchaud.

Alors. Comment c’est ? dit l’homme.

Enfin chaud.

Enfin chaud ?

Oui.

Où t’as entendu ça ?

J’sais pas.

D’accord. Enfin chaud.

 

Il lui lava ses cheveux hirsutes et crasseux et le frotta avec le savon et les éponges. Il vida l’eau sale dans laquelle il était assis et l’aspergea d’une nouvelle casserole d’eau chaude et l’enveloppa frissonnant dans une serviette puis l’enveloppa encore une fois dans une couverture. Il le coiffa et le regarda. De son corps montait de la vapeur, comme de la fumée. Tu te sens bien ? dit l’homme.

J’ai froid aux pieds.

Il va falloir que tu m’attendes.

Dépêche-toi.

Il se mit dans la baignoire et en ressortit et versa du détergent dans l’eau du bain et à l’aide d’un débouchoir y plongea leurs jeans puants. T’es prêt ? dit-il. Oui. Il baissa la flamme du brûleur jusqu’à ce qu’il s’éteigne en crachotant puis il alluma la torche électrique et la posa par terre. Ils s’assirent au bord de la baignoire et mirent leurs chaussures puis il passa au petit la casserole et le savon et il prit le réchaud et la petite bouteille de gaz et le revolver et enveloppés dans leurs couvertures ils regagnèrent l’abri en traversant la cour.

 

Ils étaient assis sur la couchette de chaque côté d’un damier, portant des pull-overs neufs et des chaussettes neuves et emmaillotés dans les couvertures neuves. Il avait allumé un petit radiateur à gaz et ils buvaient du Coca-Cola dans des gobelets en plastique et au bout d’un moment il retourna dans la maison pour essorer les jeans et les rapporta et les accrocha pour les faire sécher.

Combien de temps on peut rester ici Papa ?

Pas longtemps.

Ça veut dire combien de temps ?

Je ne sais pas. Peut-être encore une journée. Deux peut-être.

Parce que c’est dangereux.

Oui.

Tu crois qu’ils vont nous trouver ?

Non. Ils ne vont pas nous trouver.

Ils pourraient nous trouver.

Non je te dis que non. Ils ne nous trouveront pas.

Plus tard quand le petit fut endormi il retourna dans la maison et traîna des meubles dehors sur la pelouse. Puis il sortit un matelas et le posa sur la trappe et de l’intérieur il le tira sur le contreplaqué et avec force précautions abaissa la trappe en veillant à ce qu’elle soit entièrement cachée par le matelas. Ce n’était pas une très bonne ruse mais c’était mieux que rien. Il s’assit sur la couchette et à la lueur de la lanterne, pendant que le petit dormait, il tailla avec son couteau de fausses balles de revolver dans une branche d’arbre, vérifiant soigneusement le gabarit en les introduisant dans les chambres vides du barillet puis se remettant à tailler. Il façonna les extrémités au couteau et les frotta de sel jusqu’à ce qu’elles soient bien lisses et les badigeonna de suie pour leur donner la couleur du plomb. Quand toutes les cinq furent prêtes il les chargea dans les chambres et referma le barillet et tourna le revolver et l’examina. Même d’aussi près le revolver avait l’air d’être chargé et il le posa et se leva pour tâter les jambes des jeans qui fumaient au-dessus du radiateur.

 

Il avait gardé la petite poignée d’étuis de cartouches de revolver vides mais ils avaient disparu avec tout le reste. Il aurait mieux fait de les garder dans sa poche. Il avait même perdu la dernière. Il pensait qu’il aurait peut-être pu les recharger avec les cartouches de calibre 45. Les amorces s’y adapteraient probablement à condition de les extraire sans les abîmer. De tailler les balles à la dimension voulue avec le cutter. Il se leva et fit une dernière fois le tour des provisions. Puis il baissa la lampe jusqu’à ce que la flamme s’éteigne en crachotant et il donna un baiser au petit et se glissa sur l’autre couchette sous les couvertures propres et regarda une dernière fois ce minuscule paradis tremblant dans la lueur orange du radiateur puis il s’endormit.

 

La ville avait été abandonnée des années plus tôt mais ils avançaient prudemment dans les rues jonchées d’ordures, le petit lui donnant la main. Ils passèrent devant une décharge de ferraille où on avait jadis essayé de brûler des corps. N’était la forme des crânes la chair et les os carbonisés auraient pu être anonymes sous la cendre humide. Plus aucune odeur. Il y avait un supermarché au bout de la rue et trois caddies métalliques sous une pile de cartons vides. Il les examina et en dégagea un et s’accroupit et fit tourner les roues puis se releva et le poussa le long de l’allée et revint.

On pourrait en prendre deux, dit le petit.

Non.

Je pourrais en pousser un.

Toi tu es l’éclaireur. Je veux que tu gardes l’œil ouvert.

Qu’est-ce qu’on va faire de tous ces trucs ?

Il faudra se contenter de ce qu’on peut emporter.

Tu crois que quelqu’un va venir ?

Oui. A un moment ou à un autre.

Tu as dit que personne ne viendrait.

Je n’ai pas voulu dire jamais.

Je voudrais qu’on puisse habiter ici.

Je sais.

On aurait l’œil ouvert.

On a toujours l’œil ouvert.

Et si c’étaient des gentils qui venaient ?

Eh bien, je ne crois pas qu’on ait beaucoup de chances de croiser des gentils sur la route.

On y est sur la route, nous.

Je sais.

Si on a tout le temps l’œil ouvert ça veut dire qu’on a tout le temps peur ?

Eh bien. Je suppose que si on a l’œil ouvert c’est qu’on a déjà suffisamment peur.

Assez peur pour être prudents. Vigilants.

Mais le reste du temps tu n’as pas peur ?

Le reste du temps.

Ouais.

J’en sais rien. Peut-être qu’on devrait toujours garder l’œil ouvert. Si les ennuis arrivent au moment où on s’y attend le moins sans doute que la meilleure chose à faire c’est de toujours s’y attendre.

Tu t’y attends toujours ? Papa ?

Oui. Mais quelquefois je pourrais oublier de garder l’œil ouvert.

 

Il fit asseoir le petit sur la cantine sous la lampe à pétrole et avec un peigne en plastique et une paire de ciseaux il entreprit de lui couper les cheveux. Il essayait de faire du bon travail et ça lui prit pas mal de temps. Quand il eut terminé il retira la serviette des épaules du petit et ramassa par terre les cheveux d’or et frotta le visage et les épaules du petit avec un linge humide et lui tendit un miroir pour qu’il puisse se voir.

Tu as fait du bon travail Papa.

Tant mieux.

J’ai l’air d’être très maigre.

Tu l’es.

Puis il se fit une coupe de cheveux mais pas avec un aussi bon résultat. Il se tailla la barbe avec les ciseaux pendant qu’il faisait chauffer une casserole d’eau puis il se rasa avec un rasoir de sécurité en plastique. Le petit l’observait. Quand il eut terminé il se regarda dans le miroir. Il avait l’impression de ne pas avoir de menton. Il se tourna vers le petit. De quoi j’ai l’air ? Le petit pencha la tête. J’en sais rien, dit-il. Tu ne vas pas avoir froid ?

 

Ils mangèrent un somptueux repas aux chandelles. Du jambon et des haricots verts et de la purée de pommes de terre avec des biscuits et de la sauce. Il avait découvert quatre bouteilles de whisky de marque qui se trouvaient encore dans les sacs en papier dans lesquels elles avaient été achetées et il en but un doigt dans un verre avec de l’eau. Avant même de l’avoir fini la tête lui tournait et il n’en but pas davantage. En dessert ils eurent des pêches et de la crème sur des biscuits et ils burent du café. Il jeta les assiettes en carton et les couverts en plastique dans un sac-poubelle. Puis ils firent une partie de dames et il mit le petit au lit.

 

Dans la nuit il fut réveillé par le martèlement étouffé de la pluie sur le matelas qu’il avait posé sur la trappe au-dessus de leurs têtes. Il se dit qu’il devait pleuvoir assez fort pour qu’il l’entende. Il se leva avec la torche électrique à la main et monta l’escalier et souleva la trappe et déplaça le faisceau lumineux à travers la cour. La cour était déjà inondée et il pleuvait à torrents. Il referma la trappe. De l’eau était entrée à l’intérieur et dégoulinait sur les marches mais l’abri semblait suffisamment étanche. Il alla s’occuper du petit. Il était trempé de sueur et l’homme repoussa une des couvertures et éventa le visage de l’enfant puis il baissa le radiateur et se remit au lit.

 

Quand il se réveilla de nouveau la pluie semblait s’être arrêtée. Mais ce n’était pas ce qui l’avait réveillé. Il avait reçu en rêve la visite de créatures d’une espèce qu’il n’avait encore jamais vue. Elles ne parlaient pas. Il avait l’impression qu’elles étaient restées accroupies à côté de sa couchette pendant qu’il dormait et qu’elles avaient décampé à son réveil. Il se tourna et regarda le petit. Peut-être comprenait-il pour la première fois qu’aux yeux du petit il était lui-même un extraterrestre. Un être d’une planète qui n’existait plus. Dont les récits qu’il en faisait étaient suspects. Il ne pouvait pas sans faire revivre aussi la douleur de la perte évoquer pour le plaisir de l’enfant le monde qu’il avait perdu et il pensait que l’enfant avait sans doute compris cela mieux qu’il ne le comprenait lui-même. Il essayait de se souvenir du rêve mais il ne le pouvait pas. Du rêve il ne restait que l’impression qu’il avait produite sur lui. Il pensait que ces créatures étaient peut-être venues l’avertir. De quoi ? L’avertir qu’il ne pouvait pas ranimer dans le cœur de l’enfant ce qui était en cendre dans son propre cœur. Même à présent une part de lui-même souhaitait qu’ils n’eussent jamais trouvé ce refuge. Il y avait toujours une part de lui-même qui souhaitait que ce fût fini.

 

Il vérifia que le robinet du réservoir était fermé et posa le petit réchaud sur la cantine et s’assit et se mit au travail pour le démonter. Il dévissa la plaque du fond et il retira le bloc des brûleurs et déconnecta les deux brûleurs avec une petite clé à crochet. Il inclina le bocal en plastique où se trouvait le matériel de bricolage et y trouva un boulon et le vissa dans l’embout du raccord et serra. Il brancha le flexible du réservoir et souleva le petit brûleur en laiton, si petit et léger. Il le posa sur la cantine et prit la plaque de tôle et la jeta dans les ordures et monta l’escalier pour vérifier la météo. Le matelas au-dessus de la trappe avait absorbé pas mal d’eau et la porte était dure à soulever. Il resta en haut avec la porte qui pesait sur ses épaules et regarda dehors. Il tombait un léger crachin. Impossible de dire d’après ce qu’il voyait quel moment de la journée ce pouvait être. Il regarda la maison et il regarda au loin la campagne ruisselante puis il laissa la porte retomber et redescendit l’escalier et commença à préparer le petit-déjeuner.

Ils passèrent la journée à manger et à dormir. Il avait prévu de partir mais la pluie était une excuse suffisante pour rester. Le caddie était dans la remise. Guère probable que quelqu’un circule sur la route aujourd’hui. Ils trièrent les provisions et mirent de côté ce qu’ils pouvaient emporter, le rangeant dans un coin de l’abri et faisant une pile à la bonne dimension. La journée fut brève, ce fut à peine une journée. Le soir venu la pluie avait cessé et ils ouvrirent la trappe et commencèrent à emporter les cartons et les colis et les sacs en plastique dans la remise de l’autre côté de la cour détrempée et à charger le caddie. Dans l’obscurité de la cour l’ouverture faiblement éclairée de la trappe comme une tombe béante au jour du jugement dans une ancienne peinture de l’Apocalypse. Quand le caddie fut chargé de tout ce qu’il pouvait contenir il arrima une bâche en plastique par-dessus et attacha les œillets aux tiges de fer avec de courtes bandes élastiques et ils firent un pas en arrière et restèrent un moment à l’examiner à la lueur de la torche électrique. Il se dit qu’il aurait dû prendre des jeux de roues de rechange sur d’autres caddies dans le supermarché mais c’était trop tard maintenant. Il aurait aussi mieux fait de garder le rétroviseur de moto qu’ils avaient sur leur ancien caddie. Ils dînèrent et dormirent jusqu’au matin puis ils prirent encore un bain en se frottant avec des éponges et se lavèrent les cheveux dans des bassines d’eau chaude. Ils prirent leur petit-déjeuner et à la première lueur ils étaient sur la route, portant des masques tout neufs découpés dans un drap, le petit marchant en tête avec un balai pour dégager la voie des morceaux de bois et des branches et l’homme penché sur le caddie, les yeux fixés sur la route qui se déroulait devant eux.

 

Le caddie était trop lourd pour qu’on puisse le pousser dans les bois détrempés et ils firent halte à midi au milieu de la route et préparèrent du thé brûlant et mangèrent le dernier reste de jambon en boîte avec des biscuits salés et de la moutarde et de la sauce aux pommes. Assis dos à dos et surveillant la route.

Tu sais où on est Papa ? dit le petit.

Plus ou moins.

Comment plus ou moins ?

Eh bien. Je crois qu’on est à peu près à trois cents kilomètres de la côte. A vol d’oiseau.

A vol d’oiseau ?

Oui. Ça veut dire en se déplaçant en ligne droite.

On sera vite là-bas ?

Non. Pas si vite que ça. Assez vite. On ne se déplace pas comme volent les oiseaux.

Parce que les oiseaux n’ont pas besoin de suivre les routes. Oui.

Ils peuvent aller n’importe où ils veulent.

Oui.

Tu crois qu’il pourrait encore y avoir des oiseaux quelque part ?

J’en sais rien. Mais à ton avis ?

Je crois que c’est peu probable.

Ils pourraient voler jusqu’à Mars ou un endroit comme ça ?

Non. Ce ne serait pas possible.

Parce que c’est trop loin ?

Oui.

Même s’ils le voulaient.

Même s’ils le voulaient.

Mais s’ils essayaient et qu’ils arrivent seulement à mi-chemin ou quelque chose comme ça et qu’ensuite ils soient trop fatigués. Ils pourraient redescendre ?

Eh bien. Ils ne pourraient pas arriver à mi-chemin parce qu’ils seraient dans l’espace et qu’il n’y a pas d’air dans l’espace alors ils ne pourraient pas voler et en plus il ferait trop froid et ils gèleraient à mort.

Oh.

De toute façon ils ne sauraient pas où est Mars.

Nous on sait où c’est Mars ?

Plus ou moins.

Si on avait une navette spatiale on pourrait y aller ?

Eh bien. Si on avait une vraiment bonne navette et des gens pour nous aider je suppose qu’on le pourrait.

Il y aurait à manger et des trucs quand on arriverait là-haut ?

Non. Il n’y a rien là-haut.

Oh.

Ils restèrent un long moment assis par terre. Ils étaient assis sur leurs couvertures pliées et surveillaient la route des deux côtés. Pas de vent.

Rien. Au bout d’un moment : Il n’y a pas d’oiseaux, dit le petit. N’est-ce pas ?

Non.

Seulement dans les livres.

Oui. Seulement dans les livres.

Je pensais bien que non.

T’es prêt ?

Oui.

Ils se levèrent et rangèrent leurs tasses et le reste des biscuits. L’homme empila les couvertures par-dessus le caddie et rattacha la bâche puis il regarda longuement le petit. Qu’est-ce qu’il y a ? dit le petit.

Je sais que tu croyais qu’on allait mourir.

Ouais.

Mais on n’est pas morts.

Non.

D’accord ?

Je peux te demander quelque chose ?

Bien sûr.

Si on était des oiseaux on pourrait voler assez haut pour voir le soleil ?

Oui. On le pourrait.

C’est ce que je pensais. Ça serait vraiment chouette.

Oui, certainement. T’es prêt ?

Oui.

Il s’arrêta. Où est passée ta flûte ?

Je l’ai jetée.

Tu l’as jetée ?

Oui.

D’accord.

D’accord.

 

Dans le long crépuscule gris ils traversèrent une rivière et firent halte et regardèrent penchés sur le parapet de ciment le lent flot d’eau morte qui passait en dessous. En aval sur le linceul de suie comme sur du papier noir transparent, les contours d’une ville incendiée. Ils la revirent juste à la tombée de la nuit tandis qu’ils poussaient le lourd caddie sur une longue côte et ils s’arrêtèrent pour se reposer et il tourna le caddie en travers de la route pour l’empêcher de rouler. Leurs masques étaient déjà gris sur leurs bouches et leurs yeux cernés de noir profondément enfoncés. Ils s’assirent dans les cendres au bord de la route et regardèrent au loin vers l’est là où la forme de la ville disparaissait dans la nuit tombante. Ils ne voyaient aucune lumière.

Tu crois qu’il y a quelqu’un ici, Papa ?

J’en sais rien.

On peut s’arrêter bientôt ?

On peut s’arrêter maintenant.

Sur la montée ?

On peut descendre le caddie là-bas contre ces rochers et le cacher avec des branches.