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Ils venaient de rentrer à l'hôtel après un après-midi de flâneries, la main dans la main. Elle avait tout aimé de Marseille, la bruyante rue Longue-des-Capucins aux victuailles étalées et criées, la halle aux poissons et ses gaillardes fortes en gueule, la rue de Rome, la rue Saint-Ferréol, la Canebière, le Vieux-Port, les étroites rues patibulaires et cordiales où circulaient dangereusement, déhanchés, des messieurs félins et grêlés de variole.

      Contente parce qu'elle l'entendait fredonner dans son bain, elle se sourit dans la glace. Bonne idée d'avoir pensé à emporter les jolies mules et le collier de perles qui allait si bien avec cette robe de chambre. Avec le même sourire, elle inspecta ensuite le dîner froid qui venait d'être servi sur la table, se félicita d'avoir commandé la sorte de repas qu'il préférait. Hors-d'oeuvre, dames de saumon, viandes froides, mousses au chocolat, petits fours, champagne. Bonne idée aussi, ce chandelier à cinq branches qu'elle avait fait apporter. Ils dîneraient aux bougies, c'était plus intime. Tout allait bien. Il avait été très gentil depuis leur arrivée.

      Elle se disposait à ouvrir le paquet des bougies, pour garnir le chandelier, lorsqu'il entra, merveilleux dans cette robe de chambre en soie écrue. Elle rectifia sa mèche frontale, désigna la table avec un geste gracieux de pédéraste.

      — Regardez les jolies couleurs de ces hors-d'œuvre. Il y en a des suédois et des russes, c'est moi qui ai eu l'idée. Ces petites choses blondes s'appellent des supions, c'est une spécialité provençale, m'a dit le maître d'hôtel, il paraît que c'est très bon, mais il faut les tremper d'abord dans cette sauce verte. Dites, aimé, vous savez quoi ? Vous allez vous mettre au lit et moi je vous servirai le repas. Et pendant que vous goûterez à ces bonnes choses, moi je vous lirai. Voulez-vous ?

      — Non, on dînera ensemble à table. Tu liras après le dîner, quand je serai couché. Pendant que tu liras, je mangerai des petits fours. Mais je t'en donnerai, si tu en veux.

      — Oui, mon chéri, bien sûr, dit-elle avec la moue de l'amour maternel. (Comment lui en vouloir ? pensa-t-elle.) Maintenant, je vais allumer ce chandelier, vous verrez, ce sera très doux. (Elle ouvrit le paquet, en sortit une bougie.) Elle est bien grosse, dit-elle, je me demande si elle pourra entrer.

      Il se redressa, léopard alerté. Oh, cette main qui serrait, si pure ! Oh, cet atroce sourire angélique !

      — Laisse cette bougie, je te prie, dit-il, les yeux baissés. Pas de bougies, je ne veux pas de bougies, elles me sont antipathiques. Cache-les, je te prie. Merci. Écoute, je vais te poser une question, une seule, pas gênante. Si tu me réponds, je te promets que je ne me fâcherai pas. Est-ce que tu prenais une valise, le soir, lorsque tu allais passer la nuit. (Il ne finit pas. Dire avec Dietsch était épouvantable.) Une valise, le soir ?

      — Oui, dit-elle, tremblante, et il leva les yeux péniblement, soudain chien malade.

      — Petite, la valise ?

      — Oui.

      — Bien sûr. Petite.

      Il vit le terrible contenu de la valise. Un très joli pyjama en soie ou peut-être une chemise de nuit       transparente, aussitôt enlevée d'ailleurs. Le peigne, la brosse à dents, des crèmes, des poudres, le dentifrice, tout l'attirail pour le réveil du matin, réveil heureux. Oh, les baisers du réveil. Ignoble Boygne. Et puis sûrement quelque livre qu'elle avait aimé et dont elle voulait lire un passage au type après les remuements. C'était son genre de vouloir partager. Et puis cette lecture distinguée en commun rassurait sa conscience, recouvrait de noblesse la saleté adultère. Est-ce qu'elle lui disait Serge ? En tout cas, chéri comme à lui, aimé comme à lui, et les mêmes mots secrets dans l'ombre de la nuit. C'était peut-être du type qu'elle les avait appris. Et puis dans cette valise peut-être une petite boîte de cachous pour faire croire à une haleine éternellement embaumée. De temps en temps, subrepticement, entre deux baisers de taille, vite elle prenait un cachou, sans avoir l'air de rien, vite elle le mettait tout au fond de la joue, à gauche, près de la dent de sagesse pour éviter toute rencontre avec la langue du chef d'orchestre.

      — Tu en mettais un ou plusieurs dans la bouche ?

      — De quoi ?

      — De cachous.

      — Je n'ai jamais pris de cachous, soupira-t-elle. Écoute, dînons. Ou bien sortons, si tu veux.

      — Une dernière chose, et après je ne te poserai plus de questions. Une fois arrivée chez lui, te déshabillais-tu immédiatement ? (Sa tension artérielle monta à vingt-deux. Elle, se déshabillant avec des impudeurs ou, pire, avec des pudeurs, et la langue de Dietsch pointant déjà de convoitise !) Réponds, chérie. Tu vois, je suis calme, je te prends la main. C'est tout ce que je veux savoir : est-ce que tu te déshabillais sur-le-champ, aussitôt entrée ?

      — Mais non, voyons

      Oh, l'ignominie de ce voyons ! Ce voyons qui voulait dire je suis trop pure pour me déshabiller tout de suite, ça ne se fait pas, il y faut des progressions, un strip-tease séraphique avec regards survolants et fortes doses d'âme. Bien sûr, toutes les saletés idéalistes de sa classe II lui fallait les transitions sentimentales, la crème fouettée, la crème recouvrant les pieds de porc ! Hypocrite, c'était tout de même pour se mettre à poil qu'elle y allait !

      Assez, assez, ne plus penser, ne plus voir surtout. Avoir pitié de cette malheureuse, blanche de mort, dont les genoux tremblaient, qui attendait le verdict, la tête baissée, n'osant pas le regarder. Penser qu'elle mourrait un jour. Penser à ce jour de pluie à la Belle de Mai alors qu'il avait demandé s'il restait il ne savait plus quelle douceur, elle était allée en chercher à Saint-Raphaël sous la pluie torrentielle, et à pied parce que pas de train et pas de taxi. Onze kilomètres à l'aller, onze au retour, six heures de marche en tout. Et lui ne sachant rien parce qu'il était allé dormir. Le billet d'elle à son réveil. Je ne peux pas supporter que vous n'ayez pas ce dont vous avez envie. Oui, c'était du halva. Dans quel état elle était rentrée le soir, et c'était alors qu'il avait appris qu'elle était allée à pied. Oui, mais c'était cela qui était terrible, une femme qui l'aimait si absolument et qui avait pu laisser la main poilue de Dietsch déboutonner la blouse. Oh, ces cheveux blancs, oh cette moustache noire qu'elle aimait !

      Elle leva les yeux vers lui, suppliants, beaux yeux d'amour. Mais alors pourquoi avait-elle autorisé la main poilue ? Et de quel droit lui avoir dit la première nuit à Cologny, lorsqu'il avait pris congé d'elle, de quel droit lui avoir dit qu'elle n'allait pas dormir, qu'elle allait penser à ce qui lui arrivait, à ce miracle ? La dietschée n'avait qu'à rester avec son dietscheur.

      — Mon seul étonnement, commença-t-il mélodieusement, en faisant faire de dangereux méandres à la petite nef d'argent qui contenait la sauce verte pour les supions frits, mon seul étonnement, c'est que tu ne m'appelles jamais Adrien, ni Serge. C'est curieux, tu ne confonds jamais malgré l'encombrement, tu m'appelles toujours Sol. Mais cela ne t'ennuie pas, toujours le même nom ? Le chic serait de m'appeler Adrisergeolal, tu ne crois pas ? Tu aurais ainsi tous les plaisirs à la fois.

      — Laisse, je t'en supplie. Tu n'es pas méchant, je le sais. Reviens à toi, Sol.

      — Ce n'est pas mon nom. Si tu ne me dis pas mon vrai nom, jamais plus je ne t'embrasserai, jamais plus je ne t'adrisergeolerai. Ou plutôt appelle-moi monsieur Trois.

      — Non.

      — Pourquoi ?

      — Parce que je ne veux pas te déshonorer. Parce que tu es mon aimé.

      — Je ne suis pas ton aimé. Je ne veux pas d'un mot qui a servi pour un autre. Je veux un mot rien que pour moi, un mot vrai. Allons, collectionneuse, un peu de vérité ! Dis-moi monsieur Trois !

      — Non, dit-elle en le regardant droit dans les yeux, belle, intimidante.

      Il l'admira. Aussi songea-t-il à lancer la saucière et son contenu contre le mur. Mais cela ferait des histoires avec l'hôtel. Il renonça donc et tourna le bouton du poste de radio. L'affreux Mussolini parlait et tout un peuple l'aimait. Et lui, que faisait-il ? Il torturait une femme sans défense. Si au moins elle pouvait tout à coup lui crier son dégoût de Dietsch et que jamais elle n'avait eu du plaisir avec cet homme. Mais les seuls mots, même menteurs, qui l'auraient calmé, elle ne les disait pas, ne les dirait jamais, trop noble pour renier ou salir ou ridiculiser son ancien amant. Il l'en respectait, il l'en haïssait.

      — Reviens à toi, dit-elle en lui tendant les mains. (Il fronça les sourcils. De quel droit le tutoyait-elle ?) Sol, reviens à toi ! redit-elle.

      — Pas mon nom. Je reviendrai à moi si tu me le demandes correctement Allons, courage !

      — Monsieur Trois, revenez à vous, dit-elle tout bas, après un silence.

      Il se frotta les mains. Enfin un peu de vérité. Il la remercia d'un sourire. Mais soudain, en habit et cravate blanche, le chef d'orchestre déboutonna la blouse de soie. Oh, la moustache noire sur le sein doré ! Oh, elle tourterellante sous la bouche du bébé moustachu à crinière blanche qui tétait, tétait avec d'ignobles hochements de tête affirmatifs gloutons. Oh, la pointe emprisonnée par les incisives et la langue qui tournait autour de la pointe ! Et celle-ci devant lui qui osait faire la sainte en ce moment, la décente, tête baissée ! Et maintenant le bébé d'orchestre desserrait ses incisives et passait sa langue poilue, sa langue de bœuf sur le mamelon plus pointu qu'un casque allemand ! Et pendant que le taureau léchait, elle souriait, la pianoteuse de chorals ! Oh, la main poilue qui soulevait la jupe maintenant ! D'horreur, il tressaillit, lâcha son chapelet d'ambre. Elle se pencha pour le ramasser, et le haut de sa robe de chambre s'entrouvrit, découvrant ses seins. Les mêmes, pas remplacés, les mêmes qui avaient servi pour l'autre ! Tout y était ! Il ne manquait plus que l'autre et ses poils !

      — Est-ce qu'il avait des manières allemandes spéciales pour copuler ?

      Elle ne répondit pas. Alors, il s'empara de la coupe de mousse au chocolat, en lança le contenu sur la copulée, en visant mal exprès pour ne pas l'atteindre. Mauvais calcul, car il était peu habile aux jeux du cirque. Le coup porta donc juste et la mousse au chocolat éclaboussa le beau visage. Elle resta immobile, éprouvant un plaisir de vengeance à laisser couler les traînées brunes, porta ensuite sa main à sa joue, contempla sa main salie. Voilà, c'était pour en arriver là, sa marche triomphale, le jour où elle attendait son       retour. Il s'élança vers la salle de bains, en revint avec une serviette, passa le coin humide sur le visage déshonoré, l'essuya doucement. À genoux, il baisa le bas de la robe, baisa les pieds nus, leva les yeux vers elle. Couche-toi, dit-elle, je viendrai près de toi, je te caresserai les cheveux, tu t'endormiras.

      

Dans l'obscurité, soudain réveillés, ils se tenaient par la main. Je suis un ignoble, murmurait-il. Tais-toi, ce n'est pas vrai, tu es mon souffrant, disait-elle, et il lui baisait la main, lui mouillait la main de ses larmes, lui proposait de se mutiler le visage tout de suite, de se taillader avec un des couteaux de la table, pour lui prouver. Tout de suite, si elle voulait ! Non, mon chéri, non, mon souffrant, disait-elle, garde-moi ton visage, garde-moi ton amour, disait-elle.

      Brusquement, il se leva, alluma le lustre puis une cigarette, aspira fort, fronça ses arcs, arpenta la chambre à grands pas, haut et mince, lançant de la fumée par les narines et du poison par les yeux, secouant les crêtes de ses cheveux, serpenteaux révoltés. Archange de colère, il s'approcha du lit, fît avec la cordelière de sa robe de chambre un mouvement menaçant de fronde.

      — Debout, dit-il, et elle obéit, se leva. Demande Genève, et téléphone-lui.

      — Non, je t'en prie, non, je ne peux pas lui téléphoner.

      — Mais puisque tu as pu coucher ! C'est pire que de téléphoner ! Allons, téléphone-lui, tu dois savoir son numéro par cœur ! Allons, rappelle-lui des souvenirs !

      — Il n'est plus rien pour moi, tu le sais.

      Le foie douloureux, il la considéra avec horreur. Alors, elle passait ainsi de l'un à l'autre, osait annuler un homme avec qui elle avait eu la plus grande intimité ! Mais comment étaient-elles faites ? Oh, elle osait le regarder, la regardeuse de Dietsch ! Et tout à l'heure, elle avait osé lui prendre la main, la manieuse de diverses parties de Dietsch !

      — Allons, téléphone !

      — Je t'en supplie, il est passé minuit, je suis si fatiguée. Tu sais la nuit que nous avons eue hier à Agay. Je suis brisée, je n'en peux plus, sanglota-t-elle, et elle se laissa tomber sur le lit.

      — Pas sur le dos ! ordonna-t-il, et elle se retourna, abrutie, se mit à plat ventre. Encore pire ! s'écria-t-il. Va-t'en, va dans ta chambre, je ne veux plus vous voir tous les deux ! File, chienne !

      La chienne amaigrie fila. Décontenancé, il regarda ses mains. Il avait besoin d'elle, son seul bien. Il la rappela. Elle se présenta sur le seuil, immobile, blanche.

      — Voilà, je suis là. (Il aima les deux petits poings fermés.)

      — Allais-tu à la saillie l'après-midi ?

      — Mon Dieu, pourquoi vivons-nous ensemble ? Est-ce cela l'amour ?

      — Allais-tu à la saillie l'après-midi ? Réponds. Allais-tu à la saillie l'après-midi ? Réponds. Allais-tu à la saillie l'après-midi ? Réponds. Je te le demanderai jusqu'à ce que tu me répondes. Allais-tu à la saillie l'après-midi ? Réponds.

      — Oui, quelquefois.

      — Où ?

      — À la saillie ! cria-t-elle en s'enfuyant.

      Pour la faire revenir sans avoir à la rappeler, il prit l'encrier de bronze, le lança contre la glace de l'armoire. Puis il extermina des verres et des assiettes. Elle ne bougea pas, et il s'en indigna. L'explosion de la bouteille de champagne contre le mur eut plus de succès. Elle revint, épouvantée.

      — Qu'est-ce que tu veux encore, toi ? Va-t'en !

      Elle fit demi-tour et quitta la scène. Déçu, il arracha les tentures, puis regarda autour de lui. Pas belle, cette chambre, trop de désordre. Tous ces débris par terre, cette glace tuée. Il emmêla ses cheveux, sifflota le Voi che sapete. S'ils pouvaient se réconcilier, ce serait bien. D'accord, réconciliation. Il frappa doucement à la porte de communication. Oui, dès qu'elle entrerait, il lui dirait qu'il allait immédiatement signer un engagement de ne jamais plus lui parler de cet homme. Chérie, c'est fini, jamais plus. Après tout, c'est vrai, tu ne me connaissais pas. Il frappa de nouveau, s'éclaircit la gorge.

      Entrée, elle se tint debout devant lui, digne et faible, victime courageuse. Il l'admira. Noble, oui. Honnête, oui. Mais alors, pourquoi avait-elle menti sans arrêt à son mari ? Oh, cette Boygne, grand-mère cacochyme qui ne pouvait plus cabrioler et qui s'en consolait en facilitant les cabrioles de la jeune ! Et lorsque le pauvre Deume téléphonait le matin pour parler à sa femme, cette vieille menteuse lui disait aimablement qu'Ariane dormait encore, puis vite téléphonait chez Dietsch ! Oh, cette vie romanesque, variée, qu'elle avait eue avec Dietsch et qu'elle ne connaîtrait jamais avec lui ! Et puis sûrement beau, ce Dietsch avec ses cheveux blancs. Qu'était-il, lui, avec ses cheveux noirs, noirs comme tout le monde ?

      — Voilà, dit-elle. Je suis là.

      De quel droit avait-elle un visage si honnête ? Une provocation, ce visage.

      — Dis que tu es une prostituée.

      — Ce n'est pas vrai, tu le sais, dit-elle calmement.

      — Tu le payais, tu me l'as dit !

      — Je t'ai seulement dit que je lui ai prêté de l'argent pour l'aider.

      — Il te l'a rendu ?

      — Je ne lui en ai pas parlé. Il a dû oublier.

      Indigné par cette indulgence féminine pour l'ancien copulateur, il la prit par les cheveux. Que cette idiote se fût laissé rouler le mettait hors de lui. Oh, prendre l'avion et faire rendre gorge au souteneur musical !

      — Dis que tu es une grue.

      — Ce n'est pas vrai, je suis une femme honnête. Lâche-moi.

      Tirant les cheveux, mais pas trop fort car il avait pitié, ne voulait pas l'abîmer, il fit aller la belle tête de part et d'autre, enragé de la constater dupe par gratitude sexuelle, enragé de se sentir impuissant à lui faire comprendre que le bonhomme était un escroc. Jamais elle ne voudrait l'admettre ! Oh, cette indulgence bien connue ! Oh, les idiotes qui se laissaient rouler par tout mâle armé et satisfaisant ! Je suis une femme honnête, et lui aussi était honnête, répétait-elle, la tête secouée, les yeux fous, les dents claquantes, belle. Elle défendait son rival, lui préférait son rival ! La tenant par les cheveux, il frappa le beau visage. Je te défends, dit-elle de sa merveilleuse voix d'enfant. Je te défends ! Ne me frappe plus ! Pour toi, pour notre amour, ne me frappe plus ! Pour couvrir sa honte par une honte plus forte, il frappa encore. Sol, mon bien-aimé ! cria-t-elle. Il lâcha les cheveux, bouleversé jusqu'au fond de l'âme par cet appel. Mon amour, non, il ne faut plus, sanglotait-elle, ne me fais plus cela, mon amour, pour toi, pas pour moi, mon amour ! Laisse-moi te respecter, mon amour, sanglotait-elle.

      Une fois de plus, il la prit dans ses bras, une fois de plus, il la serra contre lui. Jamais plus, jamais plus. Les deux visages mouillés étaient collés l'un à l'autre. Infâme, il était un infâme d'avoir frappé cette faiblesse, sainte faiblesse. Aide-moi, aide-moi, suppliait-il, je ne veux plus te faire de mal, tu es ma chérie, aide-moi.

      Il se détacha, et elle eut peur de ses yeux qui voyaient. Un autre l'avait bien plus déshonorée et elle le respectait pourtant, le déclarait honnête ! Dietsch lui avait porté des coups plus ignominieux et elle n'avait pas pleuré en les recevant, elle n'avait pas supplié Dietsch de s'arrêter, elle ne lui avait pas dit je te défends, ne frappe plus ! Tant de mois ensemble, elle et lui, et elle avait su si bien lui cacher ! Et surtout, surtout, ces maladresses de vierge les premières nuits à Genève, elle qui avait touché, touché le Dietsch !

      — Touché, touché, touché ! cria-t-il, et il la poussa.

      Tombée à terre, les mains au visage meurtri, elle ne pleurait plus, elle regardait, jonchant le tapis, les débris d'assiettes et de verres, les bouts de cigarettes, regardait sa vie. Son amour finissait dans l'abjection, l'unique amour de sa vie. Oh, le jour où elle attendait son retour, oh, la robe voilière claquant au vent de la marche. Et maintenant, une femme que son amant frappait.

      A terre, accoudée à un fauteuil, elle ramassa le collier de perles qui s'était détaché, le beau collier qu'il lui avait offert. Le regard d'enfant ravi qu'il avait eu en ouvrant l'écrin. Elle enroula le collier autour d'un doigt, le déroula, le posa sur le tapis, en fit un triangle, puis un carré. La douleur l'insensibilisait et elle était une petite fille qui jouait. Peut-être jouait-elle aussi par comédie, pensa-t-il, pour montrer à son bourreau combien le malheur la rendait hagarde.

      — Va-t'en.

      Elle se leva, retourna dans sa chambre, le dos courbé. Alors, il s'épouvanta de sa solitude. Oh, si elle pouvait revenir d'elle-même et avoir un geste de pardon ! L'appeler, oui, mais sans lui montrer ce besoin qu'il avait d'elle.

      — Chienne !

      Elle entra, élégante, lasse, grelottante.

      — Voilà, dit-elle.

      — File !

      — Bien, dit-elle, et elle sortit.

      Il se détesta, jeta une cigarette commencée, en alluma une autre, l'écrasa, sortit de sa valise le poignard damasquiné, cadeau de Michael, le lança haut, le rattrapa, le remit dans sa gaine, appela de nouveau.

      — Putain !

      Elle revint aussitôt, et il pensa qu'elle se vengeait par de la soumission.

      — Voilà, dit-elle.

      — Fais de l'ordre !

      Que la chambre lut en ordre ou non lui importait peu. Ce qu'il voulait, c'était revoir le visage adoré. Agenouillée, elle ramassa les cigarettes écrasées, les éclats de la glace, les débris d'assiettes et de verres. Il avait envie de lui dire de faire attention, de ne pas se couper. Mais il n'osait pas. Pour cacher sa honte, il feignait de la surveiller avec des yeux froids de terroriseur minutieux. Oh, cette nuque docile. La jeune femme fière d'autrefois, la piaffante de Genève, ramassait des mégots en posture de femme de ménage, ramassait à quatre pattes. Il se désenroua.

      — Ne t'occupe plus de mettre de l'ordre. Tu es trop fatiguée.

      Toujours à genoux, elle se retourna, dit qu'elle aurait bientôt fini, se remit à la besogne. Avec l'espoir de le désarmer par sa bonne volonté, pensa-t-il. Pauvre enfant pas encore atteinte par la vie, prompte à l'espoir. Peut-être aussi tenait-elle à faire un peu la martyre. Mais surtout elle lui était reconnaissante des quelques mots de bonté qu'il venait d'avoir, voulait l'en remercier en ramassant. Toujours agenouillée et les mains en avant, elle ramassait avec zèle. Oh, soudain, l'agenouillée de Dietsch ! Oh, ce visage d'enfant et de sainte, mais d'une sainte qui recevait des chocs ! Non, non, assez.

      — J'ai tout de suite fini, dit-elle avec une voix de bonne élève, très sage et qui a toujours de bonnes notes de conduite.

      — Merci, dit-il. Tout est en ordre maintenant. Il est une heure du matin. Va chez toi, va te reposer.

      — Alors, au revoir, dit-elle après s'être relevée. Au revoir, répéta-t-elle, mendiante.

      — Attends. Ne veux-tu pas emporter quelque chose à manger ? demanda-t-il en suivant du regard la fumée de sa cigarette.

      — Je ne crois pas, dit-elle.

      Il devina sa gêne à emporter de la nourriture et qu'elle ne voulait pas être jugée superficielle. Mais elle devait sûrement mourir de faim. Pour lui sauver la face et préserver sa dignité de femme souffrante, pour qu'il fût entendu que ce n'était pas elle qui voulait se nourrir mais lui qui l'y forçait, il lui dit d'un ton sans réplique :

      — Je désire que tu manges.

      — Bien, dit-elle, obéissante.

      Prenant ce qui lui parut le plus sain, il lui tendit l'assiette des viandes froides, la salade de tomates et deux petits pains.

      — C'est bien assez, merci, dit-elle honteusement, et elle referma la porte derrière elle.

      Il regarda la trouée dans la glace, l'amas de débris dans un coin. Du joli, la passion dite amour. Si pas de jalousie, ennui. Si jalousie, enfer bestial. Elle une esclave, et lui une brute. Ignobles romanciers, bande de menteurs qui embellissaient la passion, en donnaient l'envie aux idiotes et aux idiots. Ignobles romanciers, fournisseurs et flagorneurs de la classe possédante. Et les idiotes aimaient ces sales mensonges, ces escroqueries, s'en nourrissaient. Et le plus lamentable, c'était la raison véritable de l'aveu du micmac Dietsch, de ce grand accès de loyauté. Il savait si bien pourquoi elle avait voulu, en toute mauvaise bonne foi, se libérer de ce fameux secret trop lourd à porter. Ces jours derniers lorsqu'ils sortaient se promener, il ne trouvait rien à lui dire, ne parlait pas. Et puis une seule intimité physique depuis son retour, le premier soir, et ensuite plus rien. Et puis hier soir, à Agay, il l'avait quittée de trop bonne heure. Alors, dans ce petit inconscient, la volonté de se revaloriser, de provoquer une jalousie, oh pas trop forte, une petite jalousie de dépit, convenable, policée. Juste ce qu'il fallait pour redevenir intéressante. Prête à avouer quand elle était entrée chez lui, mais de manière vague et noble, sans nul détail physique, dans le genre un autre homme dans sa vie. Pauvre petite. C'était dans une bonne intention.

      Deux coups à la porte, mignons, polis. Elle entra. D'une voix minable, pauvre chaton mouillé, elle dit qu'elle avait oublié de prendre une fourchette et un couteau, les prit, s'en alla, tête basse. Elle n'osa pas revenir pour demander une serviette, également oubliée. Un linge éponge de la salle de bains en tint lieu. Tout en lisant la page féminine d'un vieux journal découvert dans un tiroir, elle mangea de bon appétit. Pauvres de nous, frères humains.

      Un peu plus tard, il lui demanda à travers la porte si elle ne voulait rien d'autre. Elle essuya ses lèvres avec le linge éponge, porta la main à ses cheveux, dit que non merci. Mais peu après, la porte fut entrebâillée et, sur le tapis, fut poussée une assiette où des petits fours étaient assis en rond sur une dentelle de papier. Pas de mousse au chocolat, on s'en est déjà servi, murmura pour lui-même le fournisseur invisible. Sur quoi, la porte refermée, il s'assit, croisa ses jambes et, avec le poignard damasquiné sorti de sa gaine, se taillada lentement la plante du pied droit.