XXXVII

 

      En cette nuit, leur première nuit, dans le petit salon qu'elle avait voulu lui montrer, debout devant la fenêtre ouverte sur le jardin, ils respiraient la nuit diamantée d'étoiles, écoutaient les remuements ténus des feuilles dans les arbres, murmures de leur amour. Mains jointes, et un sang de velours dans leurs veines, ils contemplaient le ciel sublime et leur amour dans les palpitantes étoiles, bénissantes là-haut. Toujours, dit-elle tout bas, intimidée d'être chez elle avec lui. Alors, de son bonheur complice, invisible dans son arbre, un rossignol entonna sa supplique éperdue, et elle serra la main de Solal pour partager le petit anonyme qui s'évertuait, s'exténuait à clamer leur amour. Soudain, il se tut, et ce fut le silence nombreux de la nuit avec, parfois, la sonnerie tremblée d'un grillon.

      

      Elle se détacha doucement, alla vers le piano, noble et ridicule vestale, car elle venait de sentir qu'elle devait jouer pour lui, sanctifier leur première heure de solitude par un choral de Bach. Assise devant les touches blanches et noires, elle attendit un instant, la tête baissée, respectueuse des sons qui allaient sortir. Comme elle avait le dos tourné, il saisit un miroir à manche d'argent posé sur le guéridon, considéra le visage d'un homme aimé, lui sourit. Ô dents parfaites de jeunesse.

      

      Ô dents étincelantes, ô bonheur de vivre, ô la jeune aimante et son ennuyeuse musique en offrande. Pieusement, elle jouait pour lui, et son visage était convaincu, visité. Sur le tabouret, tandis que purement elle jouait, ses hanches pleines étaient mouvantes, émouvantes, doucement remuantes, à lui promises.

      

      Il la regardait et il savait, et s'en voulait de savoir, savait qu'elle avait honte, bien que ne le sachant pas trop, honte d'avoir dansé trop contre lui au Ritz tout à l'heure, honte de son extase de départ avec lui vers la mer, et il savait que dès leur entrée dans ce salon elle avait confusément voulu un rachat. Rachat, la contemplation du ciel, le toujours, le chaste serrement de main alors qu'au Ritz si pressée contre lui, l'écoute respectueuse du rossignol, insupportable cliché et chanteur surfait. Rachat, le choral, pour purifier cet amour surgi, y mettre de l'âme, se prouver qu'elle était pleine d'âme afin de pouvoir goûter sans remords aux joies du corps.

      

      Après le dernier accord, elle resta immobile sur son tabouret, les yeux baissés vers les touches, respectueuse des sons disparus. Après cet intervalle de transition, passage du céleste au terrestre, elle se tourna vers lui, lui donna sa foi avec un sourire grave, à peine esquissé. Un peu idiote, pensa-t-il. S'étant levée, elle résista à l'envie d'aller s'asseoir auprès de lui, sur le sofa de soie fanée, déposa ses hanches sur un fauteuil et attendit un commentaire sur le choral. Dans le jardin, un pic noctambule auscultait. Comme Solal se taisait, car il détestait Bach, elle attribua son silence à une admiration trop vive pour être exprimée, et elle en fut émue.

      

      Intimidée par ce silence et parce qu'il était svelte et grand, si élégant de blancheur vêtu, elle croisa ses jambes, tira le bas de sa robe, s'immobilisa en position poétique. Chérie, pensa-t-H, attendri par cette faiblesse et ce pathétique souci de plaire. Gêné d'être regardé avec vénération, il baissa les yeux, et elle frémit en apercevant la cicatrice. Oh, baiser cette paupière, effacer le mal qu'elle avait fait, lui demander pardon. Elle éclaircit sa gorge pour avoir une voix parfaite. Mais il lui sourit, et elle se leva.

      

      Enfin auprès de lui, enfin les points d'or si près, enfin le refuge de l'épaule, enfin tenue. Elle recula la tête pour le voir mieux, puis approcha son visage, ouvrit ses lèvres comme une fleur éclose, ouvrit pieusement, tête renversée et paupières mourantes, bienheureuse et ouverte, sainte extasiée. Fin du choral et du rossignol, pensa-t-il. Du solide, maintenant qu'elle avait fait de l'âme, pensa-t-il, et il s'en voulut de ce démon en lui. Eh oui, bien sûr, si quatre incisives manquantes, il n'y aurait pas eu de toujours concentré, pas eu de rossignol, pas eu de choral. Ou bien, si dents au complet mais lui chômeur en guenilles, pas eu non plus de toujours, de rossignol, ni de choral. Les rossignols et les chorals étaient réservés à la classe possédante. N'empêche, elle était sa bien-aimée, et assez, assez, maudit psychologue !

      

      Sur le sofa de soie fanée, sofa de Tantlérie, bouches unies, ils goûtaient l'un à l'autre, les yeux clos, goûtaient longuement, profonds, perdus, soigneux, insatiables. Elle se détachait parfois pour le voir et le savoir, d'adoration le contemplait, les yeux insensés, et en elle-même lui disait deux mots de la langue russe, de cette langue que par amour pour Varvara elle avait apprise et qui lui servait maintenant pour dire à un homme qu'elle était sa femme. Tvaïa gêna, lui disait-elle en son âme tandis qu'elle tenait le visage inconnu entre ses mains, puis elle se rapprochait et donnait, cependant que dehors un chat et sa chatte psalmodiaient, rauques, leur amour. Tvaïa gêna, lui disait-elle en son âme pour mieux sentir, plus humblement sentir qu'elle était sienne, sienne et dépendante, primitivement sentir, paysanne et les pieds nus et avec une odeur de terre, sentir qu'elle était sa femme et servante qui dès la première heure s'était inclinée et avait baisé la main de son homme. Tvaïa gêna, et elle se redonnait, et ils se baisaient tantôt en hâtive furie de jeunesse, tantôt en élancements rapides et répétés, tantôt en lents soins d'amour, et ils s'arrêtaient, se regardaient, se souriaient, haletants, humides, amis, et s'interrogeaient, et c'était la litanie.

      

      Sainte stupide litanie, chant merveilleux, joie des pauvres humains promis à la mort, sempiternel duo, immortel duo par la grâce duquel la terre est fécondée. Elle lui disait et redisait qu'elle l'aimait, et elle lui demandait, connaissant la miraculeuse réponse, lui demandait s'il l'aimait. Il lui disait et redisait qu'il l'aimait, et il lui demandait, connaissant la miraculeuse réponse, lui demandait si elle l'aimait. Ainsi l'amour en ses débuts. Monotone pour les autres, pour eux si intéressant.

      

      Infatigables en leur duo, ils s'annonçaient qu'ils s'aimaient, et leurs pauvres paroles les enthousiasmaient. Accolés, ils souriaient ou à demi riaient de bonheur, s'entrebaisaient puis se détachaient pour s'annoncer la prodigieuse nouvelle, aussitôt scellée par le travail repris des lèvres et des langues en rageuse recherche. Lèvres et langues unies, langage de jeunesse.

      

      Ô débuts, baisers des débuts, précipices de leurs destinées, ô les premiers baisers sur ce sofa d'austères générations disparues, péchés tatoués sur leurs lèvres, ô les yeux d'Ariane, ses yeux levés de sainte, ses yeux clos de croyante, sa langue ignorante soudain habile. Elle le repoussait pour le regarder, bouche restée ouverte après le baiser, pour le voir et le connaître, voir encore cet étranger, l'homme de sa vie. Ta femme, je suis ta femme, tvaïa gêna, balbutiait-elle, et s'il faisait mine de s'écarter, elle s'agrippait. Ne me quitte pas, balbutiait-elle, et ils buvaient à la vie. À leurs vies mêlées.

      

      Ô débuts, ô baisers, ô plaisir de la femme à la bouche de l'homme, sucs de jeunesse, trêves soudaines, et ils se considéraient avec enthousiasme, se reconnaissaient, se donnaient furieusement des baisers fraternels sur les joues, sur le front, sur les mains. Dites, c'est Dieu, n'est-ce pas ? demandait-elle, égarée, souriante. Dites, vous m'aimez ? Dites, rien que moi, n'est-ce pas ? Aucune autre, n'est-ce pas ? demandait-elle, et elle donnait à sa voix des inflexions dorées pour lui plaire et être plus aimée, et elle baisait les mains de l'inconnu, puis touchait ses épaules et le repoussait pour le chérir d'une divine moue.

      

      Ô débuts, nuit des premiers baisers. Elle voulait se détacher, aller là-haut, dans sa chambre, prendre des cadeaux et les lui apporter, mais comment le quitter, quitter ces yeux, ces lèvres sombres ? Il la prenait contre lui et parce qu'il la serrait et qu'elle avait mal, si bon d'avoir mal, elle lui disait une fois de plus qu'elle était sa femme. Ta femme, ta femme à toi, lui disait-elle, folle et glorieuse, tandis que dehors le rossignol continuait son imbécile délire. Bouleversée d'être sa femme, ses joues s'illuminaient de larmes, larmes sur ses joues qu'il baisait. Non, la bouche, disait-elle, donne, disait-elle, et leurs bouches s'unissaient en frénésie, et de nouveau elle reculait pour l'adorer. Mon archange, mon attrait mortel, lui disait-elle, et elle ne savait pas ce qu'elle disait, souriante, mélodramatique, de mauvais goût. Archange et attrait mortel tant que tu voudras, pensait-il, mais je n'oublie pas que cet archange et cet attrait mortel, c'est parce que trente-deux dents. Mais je t'adore, pensait-il aussitôt, et louées soient mes trente-deux dents.

      

      Ô débuts, jeunes baisers, demandes d'amour, absurdes et monotones demandes. Dis que tu m'aimes, lui demandait-il, et pour mieux prendre ses lèvres il s'appuyait sur elle, s'appuyait sur une cuisse, et elle rapprochait aussitôt les genoux, se refermait devant l'homme. Dis que tu m'aimes, répétait-il, accroché à l'importante demande. Oui, oui, lui répondait-elle, je ne peux te dire que ce misérable oui, lui disait-elle, oui, oui, je t'aime comme je n'ai jamais espéré aimer, lui disait-elle, haletante entre deux baisers, et il respirait son haleine. Oui, aimé, je t'aime autrefois, maintenant et toujours, et toujours ce sera maintenant, disait-elle, rauque, insensée, dangereuse d'amour.

      

      Ô débuts, deux inconnus soudain merveilleusement se connaissant, lèvres en labeur, langues téméraires, langues jamais rassasiées, langues se cherchant et se confondant, langues en combat, mêlées en tendre haine, saint travail de l'homme et de la femme, sucs des bouches, bouches se nourrissant l'une de l'autre, nourriture de jeunesse, langues mêlées en impossible vouloir, regards, extases, vivants sourires de deux mortels, balbutiements mouillés, tutoiements, baisers enfantins, innocents baisers sur les commissures, reprises, soudaines quêtes sauvages, sucs échangés, prends, donne, donne encore, larmes de bonheur, larmes bues, amour demandé, amour redit, merveilleuse monotonie.

      

      Ô mon amour, serre-moi fort, je suis à toi purement toute, disait-elle. Qui es-tu, qu'as-tu fait pour m'avoir prise ainsi, prise d'âme, prise de corps ? Serre-moi, serre-moi plus fort, mais épargne-moi ce soir, disait-elle. D'intention je suis ta femme déjà, mais pas ce soir, disait-elle. Va, laisse-moi seule, laisse-moi penser à toi, penser à ce qui m'arrive, disait-elle. Dis, dis, dis que tu m'aimes, balbutiait-elle, ô mon amour, disait-elle, bienheureuse et en larmes, personne, ô mon amour, personne avant toi, personne après toi. Va, mon aimé, va, laisse-moi seule, seule pour être plus avec toi, disait-elle. Non, non, ne me quitte pas, suppliait-elle en le retenant des deux mains, je n'ai que toi au monde, je ne peux plus sans toi, suppliait-elle égarée, à lui agrippée.

      

      Amour et ses hardiesses. Lampe soudain éteinte par lui, et elle, peur, pourquoi et qu'allait-il vouloir ? Seins apparus dans la nuit, douce clarté des seins, main de l'homme sur le sein luisant de lune, honte et douceur de la femme, ses lèvres entrouvertes en attente, peur et bonheur d'elle soumise, peur et douceur, visage penché de l'homme, hardiesses dans la nuit, hardiesses qu'amour commande, hardiesses acceptées par elle en abandon, livrée et bientôt approuvant, ô ses râles filés et salives, les mêmes qu'à l'heure de sa mort certaine, ô ses sourires d'agonisante, son pâle visage par la lune éclairé, vivante morte éblouie, à elle-même révélée, confuse et béate, ses mains errantes dans les cheveux de l'homme sur son sein penché, mains finement caressantes, accompagnant son bonheur, mains reconnaissantes, mains légères qui remerciaient, chérissaient, voulaient encore. Amour, ton soleil brillait en cette nuit, leur première nuit.