II

 

      Entrée en fredonnant l'air de Mozart, elle s'approcha de la psyché, baisa sur la glace l'image de ses lèvres, s'y contempla. Après un soupir, elle alla s'étendre sur le lit, ouvrit le livre de Bergson, le feuilleta tout en dégustant des fondants au chocolat. Après quoi, elle se leva et se dirigea vers la salle de bains attenante à la chambre.

      Grondement des eaux, divers petits rires, gazouillis incompréhensibles, puis un silence, suivi du choc d'un corps brusquement immergé, puis la voix aux inflexions dorées. Les rideaux écartés, il s'approcha de la porte entrebâillée de la salle de bains, écouta.

      — J'adore l'eau trop chaude, attends chérie attends, on va en faire couler juste un filet pour que le bain devienne brûlant sans qu'on s'en aperçoive, quand je suis gênée il paraît que je louche un peu pendant quelques secondes mais c'est charmant, la Joconde a une tête de femme de ménage, je ne comprends pas pourquoi on fait tant de chichis pour cette bonne femme, est-ce que je vous dérange madame ? mais non pas du tout monsieur, seulement tournez-vous parce que je ne suis pas très visible en ce moment, à qui ai-je l'honneur monsieur ? je m'appelle Amundsen madame, vous êtes norvégien je suppose ? oui, madame, très bien très bien j'aime beaucoup la Norvège, y êtes-vous allée madame ? non mais je suis très attirée par votre pays, les fjords les aurores boréales les phoques débonnaires et puis j'ai bu de l'huile de foie de morue dans mon enfance elle venait des îles Lofoten j'aimais beaucoup l'étiquette de la bouteille, et votre prénom monsieur c'est quoi ? Éric madame, moi c'est Ariane, est-ce que vous êtes marié monsieur ? oui madame j'ai six enfants dont un petit nègre, très bien monsieur mes compliments à votre femme et est-ce que vous aimez les bêtes ? certainement madame, alors nous nous entendrons monsieur, avez-vous lu le livre de Grey Owl ? c'est un métis indien du Canada un homme admirable qui a voué sa vie à la nation castor je vous enverrai son livre je suis sûre que vous l'aimerez, mais les Canadiens blancs je les déteste à cause de leur chanson vous savez alouette gentille alouette alouette je te plumerai, dire gentille alouette et tout de suite après je te plumerai c'est révoltant, et de plus ils disent je te ploumerai ce qui est ignoble, ils sont fiers de cette sale chanson c'est presque leur chanson nationale, je demanderai au roi d'Angleterre qu'il l'interdise, oui oui le roi fait tout ce que je veux il est très gentil avec moi, je lui demanderai aussi de créer une grande réserve de castors, est-ce que vous faites partie de la Société protectrice des animaux ? hélas non madame, c'est regrettable en effet monsieur eh bien je vous enverrai un bulletin d'adhésion, moi j'en suis membre bienfaiteur depuis mon enfance j'avais exigé qu'on m'en mette, dans mon testament j'ai légué des sommes d'argent à la Société protectrice des animaux, puisque vous insistez je vous dirai Éric mais restez tourné s'il vous plaît, prénom oui familiarité non, attention ne pas enlever la croûte parce que après ça saigne, je suis tombée l'autre jour et je me suis fait une écorchure au genou alors ça a fait une petite croûte de sang séché et il faut que je me surveille pour ne pas l'enlever, c'est exquis de l'enlever mais alors ça saigne et puis la croûte se reforme et je l'arrache de nouveau, quand j'étais petite j'arrachais la croûte tout le temps c'était délicieux mais aujourd'hui défense d'arracher, oh ce n'est pas laid c'est une toute petite croûte de rien du tout qui ne défigure pas mon genou, quand je serai habillée je vous la montrerai, et est-ce que vous aimez les chats ? oui madame je les adore, j'en étais sûre Éric, quelqu'un de bien ne peut pas ne pas les aimer, je vous montrerai une photo de ma petite chatte vous verrez comme elle était exquise, Mousson elle s'appelait, un joli nom, n'est-ce pas ? c'est moi qui l'ai trouvé il m'est venu subitement quand on me l'a apportée, elle avait deux mois des yeux bleus angéliques toute mousseuse sage comme une image les yeux levés vers moi, je lui ai donné mon cœur tout de suite, hélas non Éric elle n'est plus de ce monde, on a dû l'opérer et la pauvre petite n'a pas supporté l'anesthésie parce qu'elle avait une lésion au cœur, elle est morte dans mes bras après un regard vers moi un dernier regard de ses beaux yeux bleus, oui dans la fleur de l'âge, elle n'avait que deux ans, elle n'a même pas connu les joies de la maternité, c'est d'ailleurs parce qu'elle ne pouvait pas avoir d'enfants que j'avais après bien des scrupules accepté de la faire opérer, je me le reproche souvent, c'est depuis peu que j'ai le courage de regarder ses photographies, c'est affreux n'est-ce pas qu'à la longue on puisse souffrir moins du départ d'un être que l'on a profondément aimé, elle a été pour moi une amie incomparable, c'était une âme d'élite d'une délicatesse de sentiments, et si parfaitement bien élevée, par exemple lorsqu'elle avait faim elle courait vers le frigidaire de la cuisine pour me faire comprendre que l'heure de son repas était arrivée puis elle revenait vite au salon me demander si gentiment à manger avec tant de grâce mon Dieu elle me suppliait poliment elle ouvrait et refermait sa petite gueule rose sans nul bruit sans nul miaulement c'était une supplique délicate si courtoise, oui une aimable compagne une amie incomparable, quand je me baignais elle venait sur le rebord de la baignoire pour me tenir compagnie, quelquefois on jouait je sortais mon pied et elle essayait de l'attraper, je ne veux plus en parler c'est trop douloureux, demain si vous voulez bien Éric nous irons ensemble voir mon écureuil, il me donne du souci il avait une expression si triste hier, il est touchant quand il sort sa petite litière pour l'aérer au soleil ou bien quand il épluche ses noisettes, je les lui donne toujours sans la coque pour qu'il ne risque pas de se casser les dents, Éric voulez-vous que je vous dise mon rêve ? oh oui madame cela me ferait grand plaisir madame, eh bien mon rêve serait d'avoir une grande propriété où j'aurais toutes sortes de bêtes, d'abord un bébé lion avec de grosses pattes pelotes des pattes boulouboulou que je toucherais tout le temps et quand il serait grand il ne me ferait jamais de mal, le tout c'est de les aimer, et puis j'aurais un éléphant un grand-père exquis, si j'avais un éléphant ça ne m'ennuierait pas de faire des courses même d'acheter des légumes au marché il me porterait sur son dos et avec sa trompe il me passerait les légumes je mettrais l'argent dans sa trompe pour qu'il paye la marchande, et puis j'aurais des castors dans ma propriété je leur ferais faire une rivière rien que pour eux et ils construiraient leur maison en paix, c'est triste de penser qu'ils sont en voie de disparition cela m'angoisse le soir lorsque je me couche, les femmes qui portent des fourrures de castor méritent la prison vous ne trouvez pas ? oh oui madame absolument, c'est agréable de causer avec vous Éric nous sommes d'accord sur tout, et puis des koalas aussi j'aurais, ils ont un petit nez tellement chou, malheureusement ils ne peuvent vivre qu'en Australie parce qu'ils ne se nourrissent que de feuilles d'un eucalyptus spécial, autrement j'en aurais déjà fait venir un couple, voilà moi j'aime toutes les bêtes même celles que les gens trouvent laides, quand j'étais petite chez ma tante j'avais une chouette chevêche apprivoisée si aimante une charmante petite âme, elle se réveillait au coucher du soleil et vite elle venait se percher sur mon épaule, pour me regarder elle faisait pivoter sa tête sans que son corps bouge, ou plutôt bougeât je crois, elle me contemplait fixement avec ses beaux yeux dorés et puis tout à coup elle venait encore plus près et elle me donnait un baiser avec son nez rentré de vieux notaire, une nuit que je n'arrivais pas à dormir j'ai voulu aller bavarder un peu avec elle et je ne l'ai pas trouvée dans la petite hutte que je lui avais arrangée au grenier, j'ai passé une nuit terrible dans le jardin à l'appeler par son nom, Magali, Magali ! hélas je ne l'ai pas trouvée, je suis sûre qu'elle ne m'a pas quittée de son propre mouvement parce qu'elle m'était très attachée, c'est sûrement un rapace qui me l'a enlevée, enfin elle ne souffre plus maintenant, pourvu qu'on ne m'enterre pas vivante, j'ai peur de ça, des bruits de pas au-dessus de ma tombe les pas se rapprochent je crie dans mon cercueil j'appelle au secours je tâche de défoncer le couvercle, les pas s'éloignent les vivants ne m'ont pas entendue et moi j'étouffe, mais non je n'étouffe pas je suis dans mon bain, oh oui j'aime toutes les bêtes, les crapauds par exemple sont émouvants, le chant du crapaud la nuit lorsque tout est calme c'est une noble tristesse une solitude, lorsque j'en entends un la nuit mon cœur se serre de nostalgie, l'autre jour j'en ai ramassé un qui avait une patte écrasée pauvre chou il se traînait sur la route, je lui ai badigeonné la patte avec de la teinture d'iode, quand je la lui ai bandée avec un pansement il s'est laissé faire parce qu'il comprenait que je le soignais, son pauvre petit cœur qui battait fort et il n'a même pas ouvert les yeux tellement il était éreinté, dis-moi quelque chose crapaud, allons mon chéri fais-moi risette, il n'a pas bougé mais il a relevé sa paupière et il m'a lancé un regard si beau comme pour me dire je sais que vous êtes une amie, après je l'ai mis dans un carton avec du coton rose pour qu'il se sente dans une ambiance accueillante, et puis je l'ai caché à la cave pour que la Deume ne s'en aperçoive pas, il va mieux Dieu merci et il s'en tirera sûrement, je sens que je m'attache toujours plus à lui, quand je descends à la cave pour refaire son pansement, il a une si belle expression de reconnaissance, oh dans le jardin ce vieux pavillon qui ne sert à personne, je vais le transformer j'en ferai mon domaine à moi où j'irai réfléchir, j'y mettrai mon crapaud jusqu'à ce qu'il soit guéri, ainsi il passera sa convalescence dans un cadre plus gai peut-être qu'il s'attachera tellement à moi qu'il ne voudra plus me quitter, maintenant un gros mot mais que je ne dis pas à haute voix, j'ai froid fais couler de l'eau chaude s'il te plaît, ça suffit merci, c'est bien que j'aie fait mettre ces rideaux épais dans ma chambre, on peut mieux croire aux histoires qu'on se raconte, mon ermite il est plus vrai quand il fait sombre, c'est une gaffe d'avoir fait mettre mon armoire ici dans la salle de bains ça va abîmer mes robes, dès demain la faire remettre dans ma chambre bon c'est réglé, oui devenir une romancière célèbre on me suppliera d'aller signer mes livres à des ventes de bienfaisance mais je refuserai ce n'est pas mon genre, mes jambes sont exquises les autres femmes sont toutes poilues toutes un peu singesses mais moi oh moi plus lisse qu'une statue oui ma chérie tu es très belle, et mes dents donc, imaginez-vous Éric que mon dentiste trouve que j'ai des dents merveilleuses, chaque fois que j'y vais il me dit madame c'est extraordinaire il n'y a jamais rien à faire à vos dents elles sont impeccables, alors vous voyez votre privilège mon cher ? seulement voilà je ne suis pas heureuse, heureusement qu'on fait chambre à part, mais le matin je l'entends quand il se lève il siffle la Brabançonne, les Auble c'est la grande aristocratie genevoise et me voilà maintenant dans une famille de petits bourgeois, oui vous avez raison Éric je suis très bien faite, mes yeux sont piqués d'or vous avez remarqué ? tout le reste est parfait joues mates ambrées voix délicieuse front pas populaire nez un peu grand mais vraiment très beau, visage honnête et non fardé et puis terriblement élégante, c'est affreux d'être tout le temps une grande personne, tout à l'heure j'irai prendre mes bêtes ça me fera du bien, quand on se connaîtra mieux je vous les montrerai, il y a des moutons des canetons un chaton en velours vert mais il est malade il a une perte de sciure des ours blancs des vaches en bois des ours pas blancs des chiens en verre filé des petits godets en papier ondulé vous savez pour les petits fours c'est pour le bain de mes ours, soixante-sept bêtes en tout je les ai comptées, le grand ours c'est le roi mais à vous je peux bien le dire le vrai roi le roi secret c'est le petit éléphant qui a perdu une patte, sa femme c'est le canard, le prince héritier c'est mon petit bouledogue taille-crayon qui dort dans la coquille Saint-Jacques on dirait un détective anglais, enfin c'est des histoires de crétine, maintenant allez-vous-en s'il vous plait parce que je vais sortir de mon bain et je ne tiens pas à être vue, au revoir Éric, entre nous soit dit vous êtes un peu idiot vous ne savez que dire oui madame, donc filez jeune crétin, je vais m'habiller somptueusement pour mon propre et privé plaisir.

      

      De nouveau dissimulé derrière les rideaux, il l'admira lorsqu'elle apparut, haute et de merveilleux visage, incroyablement bien construite, en noble robe du soir. Suivie par une traîne onduleuse, elle se promena orgueilleusement, lançant de temps à autre des regards furtifs vers la glace.

      — La plus belle femme du monde, déclara-t-elle, et elle s'approcha de la glace, s'y décerna une tendre moue, s'y considéra longuement, la bouche entrouverte, ce qui lui donna un air étonné et même légèrement imbécile. Oui, tout est terriblement beau, conclut-elle. Le nez peut-être un peu fort, non ? Non, pas du tout. Juste bien. L'Himalaya maintenant. Allons mettre notre chapeau secret tibétain.

Revenue de la salle de bains, coiffée d'un béret écossais qui s'accordait peu avec la robe du soir, elle arpenta la chambre du pas sûr et pesant des alpinistes expérimentés.

      — Voilà, je suis sur les chères montagnes maternelles de l'Himalaya, je gravis les hauteurs du pays de la nuit sans humains où les derniers dieux se tiennent sur des cimes entourées de vents effroyables. Oui, l'Himalaya c'est ma patrie. Om mani padrne houm ! ô le joyau dans le lotus ! C'est notre formule religieuse à nous autres, Tibétaines bouddhistes. Voilà, maintenant je suis arrivée au lac Yamirok ou Yamrok, le plus grand lac du Tibet ! Victoire aux dieux ! Lhai gyalo ! Maintenant, inclinons-nous un peu devant-ces drapeaux de prière ! Oh là là, je suis tout essoufflée, six heures de marche dans cet air raréfié, je n'en peux plus ! Et puis, l'embêtant d'être une Tibétaine, c'est qu'on a plusieurs maris. Moi j'en ai quatre, ce qui fait quatre gargarismes le soir, quatre ronflements la nuit et quatre hymnes nationaux tibétains le matin. Je vais répudier mes maris un de ces jours. Oh, comme je suis mal dans ma peau.

      Elle déambula, les bras croisés, les mains aux épaules, se berçant d'une mélopée lugubre, trouvant plaisir à en accentuer l'idiotie, essayant une marche niaise, les pieds en dedans. Devant la glace, elle s'arrêta et fit la gâteuse, les yeux ronds, la bouche grande ouverte, la langue pendante, les pieds toujours en dedans. Vengée d'elle-même, elle sourit, redevint belle, remisa le béret écossais, s'étendit sur le lit, ferma les yeux, rêvassa.

      — Oui, me calmer avec mon truc, voilà je me lance avec une force terrible contre le mur et dzin et dzan, très bien, encore plus fort, à toute vitesse contre le mur, comme un obus, dzan, très bien, ma tête est un peu fêlée, ça fait du bien, très agréable, ça va mieux, chic, personne dans la maison, libre jusqu'à ce soir, je me demande si mon crapaud sera bientôt rétabli, ça n'allait pas ce matin, oui lui remettre de la teinture d'iode, pauvre chouquet si gentil si patient, il ne se plaint pas, pourtant ça doit le brûler, que veux-tu mon chéri c'est pour ton bien que je te mets la vilaine teinture d'iode, il est si faible encore, je lui donnerai quelque chose de fortifiant à manger, je le prendrai avec moi au jardin après ma sieste, tu verras comme tu seras content, on prendra le thé ensemble, on pique-niquera sur l'herbe, ou bien être une dompteuse de tigres formidable, j'entre en bottes dans la cage un coup de fouet magistral les yeux dominateurs lançant des flammes et les douze tigres épouvantés reculent en rougissant pardon en rugissant et puis bref des applaudissements fantastiques, ou plutôt un chef d'orchestre sublime et tout le monde m'applaudit et moi je ne salue même pas je reste immobile un peu dédaigneuse et puis je m'en vais d'un air désabusé, seulement c'est pas vrai, quand j'avais dix onze ans je devais me lever à sept heures pour être à l'école à huit heures mais je mettais le réveil sur six heures pour avoir le temps de me représenter que je soignais un soldat héroïque, on va prendre deux aspirins, je les aime mieux mâles, ça me fera dormir, d'accord ? d'accord chérie, mais oui tu es ma petite chérie parfaitement, non pas besoin d'aspirins j'ai déjà sommeil, chic il fait sombre, on y voit à peine, j'adore ça je suis davantage avec moi dans la pénombre, je suis bien dans mon lit je promène mes jambes à droite à gauche dans mon lit pour bien me sentir seule sans husband sans iram, je sens que je vais dormir en robe du soir, tant pis, l'important c'est de dormir, quand on dort on n'est pas malheureux, gentil le pauvre Didi, l'autre jour tout rayonnant de m'apporter ce bracelet de diamants, mais j'ai été très bien aussi je ne lui ai pas dit que je n'aime pas les diamants, très gentil mais il me touche tout le temps c'est agaçant, moi remuante en ce moment et plus tard une immobilité dans une boîte et de la terre dessus pas moyen de respirer on étouffe, croire à l'immortalité de l'âme sapristi, bien la peine d'avoir eu un tas de pasteurs dans la famille, censément qu'il y aurait ici dans ma chambre dix koalas très mignons dormant en rond chacun dans sa corbeille leurs petites pattes en croix sur leur poitrine chacun avec son bon gros nez tellement sympathique et avant de les coucher je leur ai donné leur dîner de feuilles d'eucalyptus, je ne peux plus garder les yeux ouverts c'est le véronal de cette nuit qui agit encore j'en ai trop pris, je devrais au moins ôter mes jolis souliers de satin blanc, non tant pis, trop fatiguée trop sommeil, je peux bien les garder ils ne me gênent pas, oh assez parlé, bonne nuit chérie fais de beaux rêves.