CII
Un peu avant trois heures du matin, il entra chez elle, tout habillé, s'excusa de la réveiller, dit qu'il ne se sentait pas à l'aise dans sa chambre, inconfortable avec ces tentures arrachées, ces débris de verres, cette glace crevée. Antipathique, cette chambre. Le mieux serait de changer d'hôtel. Il y en avait un tout près qui s'appelait le Splendide. Mais comment expliquer aux gens du Noailles tous ces dégâts ? Elle se redressa, se frotta les yeux, resta un instant silencieuse. Si elle disait non, pas le Splendide, il devinerait et il y aurait une autre scène. Blanche, les yeux cernés de bleu, elle le regarda, dit qu'elle s'occuperait de tout, qu'il n'avait qu'à la précéder à ce Splendide, elle l'y rejoindrait aussitôt que possible. Elle lui sourit faiblement, lui demanda de mettre un manteau, il devait faire froid dehors à cette heure.
Il s'exécuta avec empressement, heureux de lui obéir, s'éclaircit la gorge pour dire que alors, voilà, il partait, et qu'il avait laissé son portefeuille avec de l'argent pour l'hôtel, alors, au revoir, merci, à tout à l'heure, et il s'en fut, peu glorieux, les yeux baissés et le feutre rabattu, boitant un peu car son pied tailladé lui faisait mal. Gentille, courageuse, prête à tout arranger, murmura-t-il dans le couloir du quatrième étage.
Infâme, il avait été infâme, oui, infâme, insista-t-il en descendant les escaliers. Au troisième étage, il se donna deux gifles, puis un uppercut sous le menton, si violent qu'il dut s'asseoir sur une marche. Ayant repris ses sens, il se releva, descendit prudemment. Au premier étage, il s'arrêta, se rendit compte qu'il avait été ignoble de l'avoir laissée se débrouiller toute seule avec les gens de l'hôtel. Indigné, il s'assena un formidable direct sur l'œil droit qui se pocha. Arrivé au rez-de-chaussée, où ronflait le concierge de nuit, il s'esbigna en douce sur la pointe des pieds, traversa la Canebière presque déserte, faisant de grands gestes d'orateur et toujours claudiquant. Mon pauvre enfant, mon pauvre fou, murmura-t-elle, accoudée à l'étroit balcon d'où elle le surveillait. Qu'y avait-il, pourquoi boitait-il ? Sois gentil, ne sois plus méchant, murmura-t-elle.
La fenêtre refermée, elle téléphona au concierge, dit qu'ils étaient obligés de partir d'urgence pour cause de maladie, lui demanda de préparer la note. Valises bouclées, elle fit plusieurs brouillons, recopia au net, relut à voix basse. « Monsieur, nous vous remettons cette indemnité avec nos sincères excuses pour les détériorations survenues par suite de circonstances indépendantes de notre volonté. » Ajouter des remerciements ? Non, ces milliers de francs suffisaient. Elle introduisit la lettre et les billets de banque dans une enveloppe sur laquelle elle écrivit : « Personnel. Pour monsieur le directeur de l'hôtel Noailles. Urgent. »
Elle n'osa pas sonner l'ascenseur, descendit les quatre escaliers, chargée des deux valises. Arrivée au rez-de-chaussée, elle sourit au concierge, lui remit un gros pourboire pour s'en attirer la bienveillance, profita de ce qu'il acquittait la note pour glisser furtivement l'enveloppe sous un journal étalé sur le comptoir.
Taxi. Un vieux chauffeur flanqué d'un loulou blanc. À la gare, s'il vous plaît, monsieur, dit-elle à l'intention du concierge qui venait de charger les valises. Ainsi les gens de l'hôtel ne sauraient pas où les chercher lorsqu'ils découvriraient les horreurs de la chambre. Deux minutes plus tard, elle se pencha, frappa à la vitre, dit au chauffeur qu'elle changeait d'avis, lui demanda de la conduire au Sordide, pardon, au Splendide, merci, monsieur.
Une douleur lui traversa la poitrine et il lui sembla qu'il lui était arrivé une aventure pareille, dans une autre vie, une aventure terrible, la police la poursuivant et elle changeant d'hôtel, faisant des crochets de traquée. Seuls au monde, elle et lui. Lui, un point à un endroit de la grande ville, et elle un autre point dans un autre endroit. Deux points liés par un fil si ténu. Deux destins qui allaient se rejoindre. S'il n'était pas allé à cet autre hôtel, comment le retrouver ? Pourquoi ne reprenait-il pas ses fonctions à la Société des Nations ? Pourquoi avait-il fait renouveler son congé ? Que lui cachait-il ? Voilà le Splendide. Mais que pouvait-elle faire ? Elle ne pouvait pas dire non, il aurait compris. Elle descendit, paya, caressa le loulou blanc, demanda s'il avait déjà eu ta maladie des jeunes chiens. — Oui, madame, il y a douze ans, répondit le vieillard d'une voix impubère.
À cinq heures du matin, s'étant rappelé qu'à Genève elle lui avait dit qu'elle connaissait Marseille, il entra doucement, se pencha sur la dormeuse qui dégageait une odeur chaude de biscuit. Non, la laisser tranquille, l'interroger plus tard, lorsqu'elle serait réveillée.
— Avec qui es-tu venue à Marseille ?
Elle ouvrit un œil, puis l'autre, puis une bouche stupide.
— Voilà. Qu'est-ce que c'est ?
— Avec qui es-tu venue à Marseille ?
Elle se souleva, s'assit sur le lit, porta gauchement sa main à son front, du même geste bouleversant que le chimpanzé malade du zoo de Bâle, le jour où il y avait conduit Saltiel et Salomon, du même geste que la naine Rachel.
— Non, murmura-t-elle, idiote.
— Avec Dietsch ? demanda-t-il, et elle baissa la tête, sans plus la force de nier. Pendant une mission de ton mari ?
— Oui, souffla-t-elle.
— Pourquoi Marseille ?
— Un concert qu'il dirigeait ¡ci. Je ne te connaissais pas.
— Un concert qu'il dirigeait, c'est admirable ! Admirable qu'il sache lire les notes de musique inventées par un autre ! Comment dirigeait-il, avec ou sans braguette ? Pardon, baguette. À quel hôtel êtes-vous descendus ? Vite, réponds ! ordonna-t-il et, de nouveau, elle porta sa main à son front, fit la grimace d'avant les sanglots. Ici ? Cet hôtel ? Habille-toi.
Elle écarta la couverture, posa ses pieds nus sur le tapis, passa en somnambule une combinaison, des bas, mit du temps à accrocher ses jarretelles, ne parvint pas à fermer la serrure de sa valise, boucla les courroies. Mon Dieu, elle était avec un dément, un vrai dément qui s'était donné lui-même des coups, qui était fier de son oeil meurtri, enflé. Lui, il la regardait de son œil valide. Donc dans ce même hôtel avec Dietsch, peut-être dans le même lit, les deux carpes idéalistes faisant leurs sauts, et le sommier craquait, et l'hôtelier était venu, les mains jointes, les supplier de ne pas lui abîmer son matériel ! Et comme ils continuaient leurs bonds, l'hôtelier les avait chassé ! Dévastateurs de sommiers, destructeurs de matelas, repérés par tous les hôteliers de Marseille, inscrits sur la liste noire des hôtels de Marseille ! Sur quoi, elle éternua deux fois, et il eut pitié, aiguë pitié, pitié de cette créature fragile, promise à la maladie et à la mort. Il la prit par la main.
— Viens, chérie.
Ils descendirent les escaliers, se tenant par la main, chacun portant sa valise, lui en manteau recouvrant son pyjama, elle en combinaison sous son imperméable. Au rez-de-chaussée, elle posa sa valise, releva d'un geste machinal ses bas qui retombèrent, accordéonnés, cependant que le concierge ne comprenait pas pourquoi ce client aux cheveux en désordre lui disait, une cravate à la main, que le Splendide était trop vieux à son goût, qu'il voulait un hôtel aussi jeune que possible. Un billet de banque le persuada d'indiquer le Bristol, tout récent.
— Construit quand ?
— L'année dernière, monsieur.
— Parfait, dit Solal, et il lui tendit un autre billet.
Les valises furent chargées sur un taxi. C'était le même grand-père avec son loulou blanc. De la valise d'Ariane sortait la moitié d'un bas et une forte odeur d'eau de Cologne. Du coin de l'œil gauche il la regarda de nouveau. La quitter, la débarrasser de lui ? Mais que ferait-elle alors ? Leur amour était tout ce qui restait à cette infortunée. Et puis, il l'aimait. Oh, leur merveilleux premier soir. Épargnez-moi, lui avait-elle dit ce soir-là. Mais Dietsch, lui, l'avait-il épargnée quelques heures auparavant ? Il ne le saurait jamais. Tvaïa gêna, lui avait-elle dit ce soir-là, tvaïa gêna, alors que quelques heures auparavant sa bouche contre la bouche d'un type à cheveux blancs. Et ondulés, par-dessus le marché ! Oui, sa bouche à elle, cette même bouche à côté de lui dans ce taxi, exactement la même bouche. Elle tremblait, sa petite, elle avait peur de lui. Comment faire pour ne plus la faire souffrir ? Comment lutter contre ces deux, leurs girons unis, leurs poils emmêlés ? Tâcher d'avoir horreur d'elle ? Imaginer ses dix mètres d'intestins ? Imaginer son squelette ? Imaginer les aliments qui circulaient dans l'œsophage, qui entraient dans son estomac ? Et puis le reste, y compris le côlon ? Imaginer ses poumons, mous, rougeâtres, bas morceaux de boucherie ? Rien à faire. Elle était sa belle, sa pure, sa sainte. Mais sa sainte avait touché avec sa main, sans dégoût, l'horreur d'un homme, le bestial désir d'un homme. Qu'y pouvait-il s'il la voyait tout le temps avec son mâle, tout le temps sa sainte avec un singe mâle qui ne la dégoûtait pas. Qui ne la dégoûtait pas, et c'était sa stupéfaction, son scandale. Oui, gentille avec lui, bien sûr, gentille, aimante, et faisant des kilomètres à pied pour lui rapporter du halva, mais tout de même se savonnant fort le corps avant d'aller voir son singe mâle, et frotte que tu frottes et savonne que tu savonnes pour être savoureuse et dietschée à fond, mais oh, tant pis, tant pis, ne plus y penser, oui, promis, parole d'honneur.
Hôtel Bristol maintenant, murmura-t-elle, assise sur le bord de la baignoire, toujours en imperméable, sans force pour se déshabiller. Vilaine, cette salle de bains. On était mieux au Noailles. Imbécile, ce concierge qui avait mis leurs bagages dans la salle de bains. Serge, faible, un peu veule, mais doux, attentionné. Une mouche se posa sur elle, et elle tressaillit. Elle renifla, chercha dans son sac à main, n'y trouva qu'un petit mouchoir déchiré, inutilisable. Elle se pencha, ouvrit sa valise. Pas de mouchoirs. Oubliés au Noailles. Tant pis. Elle se moucha dans une serviette raide et glacée qu'elle jeta sous la baignoire. La porte s'ouvrit. Entra, claudiquant, le seigneur à l'œil poché, enflé et à demi fermé. Elle eut un frisson. Pourquoi boitait-il ? Oh, tant pis, tant pis.
— Il y a un homme dans tes yeux. Cache-les.
Ne pas résister, faire ce qu'il voulait. Avec quoi se cacher ? Il attendait, terroriseur inexorable. En réalité, il espérait un miracle, une réconciliation merveilleuse. Elle déplia une autre serviette, la posa sur les cheveux d'or chaud. Le tissu empesé se balança.
— Pas suffisant. Les lèvres sont visibles, je ne veux plus les voir, elles ont trop servi.
Elle prit un grand linge éponge, s'en couvrit la tête. Merci, dit-il. Alors, à l'abri sous sa tente blanche, elle eut un accès douloureux de rire qu'elle camoufla en sanglots pour donner le change au fou qu'elle guignait par un interstice et qui, de son œil en bon état, surveillait le linge hoquetant, déçu qu'elle eût accepté si facilement. Qu'allait-il faire maintenant de cette femme en linge éponge ? Il ne pouvait plus lui parler puisqu'il ne la voyait plus. Pour commencer une conversation, faudrait-il d'abord lui dire allô ? Les faux sanglots cessèrent enfin. Cette créature voilée et silencieuse l'impressionna. Il se gratta le front Allait-elle rester longtemps fantôme sous son burnous ? Et pourquoi ne bougeait-elle plus ? Il était intimidé, perplexe, se sentait roulé. Comment sortir de cette impasse ?
— Est-ce que je peux l'ôter ? demanda une voix étouffée.
— Si tu veux, dit-il d'un ton indifférent.
— Nous sommes si fatigués, dit-elle après s'être débarrassée de son suaire, mais sans regarder son surveillant borgne pour ne pas risquer un nouvel accès d'affreux rire. Ne veux-tu pas aller dormir ? II est plus de six heures du matin.
— Il est soixante heures du matin. J'attends.
— Qu'est-ce que tu attends ?
— J'attends que tu me dises ce que j'attends que tu me dises.
— Mais comment veux-tu que je le sache ? Dis-moi ce que tu veux que je dise.
— Si je te le dis, cela n'aura aucune valeur. Je veux que ce soit spontané. Donc j'attends.
— Mais je ne peux pas deviner !
— Si tu es celle que j'espère encore, malgré tout, tu dois deviner. Ou devine, ou ne parle plus.
— Eh bien, je ne parle plus, ça m'est égal, tout m'est égal, je suis trop fatiguée.
Il la considéra, de nouveau assise sur le bord de la baignoire, tête baissée, qui regardait ses bas affalés sur ses chevilles. Idiote qui ne devinait pas, qui ne devinerait pas que ce qu'il attendait d'elle, c'était l'entendre dire que Dietsch la dégoûtait, qu'il était laid, qu'il était bête, qu'en réalité elle n'avait jamais eu de plaisir avec lui. Hélas, elle était trop bien. L'idée ne lui venait même pas de renier son chef d'orchestre, ce pou des génies de la musique, se nourrissant de leur sang, et saluant à la fin de la symphonie, comme s'il était l'auteur !
Cherchant des cigarettes dans sa valise, il trouva son monocle noir du temps de Genève. Il l'ajusta aussitôt contre l'œil meurtri, enflé et à demi fermé, lança un regard vers la glace, s'y plut, alluma une cigarette, soupira. Comment continuer à vivre avec elle ? Pas un mot qu'elle n'eût dit à l'autre ou appris de l'autre. Puisque l'autre était, paraît-il, si cultivé, un tas de mots pédants qu'elle aimait venaient de l'autre sûrement. Intégration, décalage, exemplarité, l'odieux expliciter des cuistres, tous ces mots venaient du Dietsch. Chaque expliciter lui serait désormais une arête dans la gorge. Oui, cultivé, le type. D'ailleurs, hier dans le train, lorsqu'ils étaient en bons termes, elle lui avait avoué que Dietsch faisait en plus un cours d'histoire de la musique à l'Université de Lausanne. Bref, le pou complet. Et il y avait pire, il y avait les gestes faits devant l'autre, les manières amoureuses apprises de l'autre. Elle avait tout fait avec l'autre. Elle avait mangé avec l'autre, s'était promenée avec l'autre. Ne plus manger avec elle, ne plus se promener avec elle ! Il se gratta le front. À la rigueur, il pourrait la faire marcher à l'envers, les mains par terre et les pieds en l'air. Elle n'avait sûrement pas fait ça avec Dietsch. Mais quoi, la faire tout le temps marcher à l'envers ? En tout cas, ne plus jamais la prendre. Tout avait été fait par ces deux. À moins que dans une grande corbeille accrochée au plafond ? Ce ne serait pas commode.
— Tu as l'air si fatigué, viens dormir avec moi, allons dans ma chambre, dit-elle, et elle le prit par la main.
Chez elle, il s'assit, alluma une autre cigarette, aspira profondément la fumée, eut un moment de bonheur inexprimable puis se rappela. Le plus terrible, c'était qu'avec lui elle avait connu et connaîtrait des heures ternes, pas adultères du tout. Et l'idiote poétique, regretteuse comme toutes ses pareilles, assoiffée d'ailleurs, comme toutes ses pareilles, comparerait inconsciemment. Du Dietsch, par le sortilège du lointain, elle ne se rappellerait que les belles heures. Et lui, imbécile et devenu mari, en lui parlant tellement du Dietsch, il s'en faisait l'entremetteur, en redoublait le charme, en devenait le cocu rétroactif. Oh, les combines avec la Boygne ! Oh, comme c'était intéressant d'aller retrouver en catimini le Dietsch, de passer la nuit en contrebande avec lui ! Et puis le lendemain matin, la Boygne qui lui téléphonait chez le pou de Beethoven. Chérie, votre mari vient de me téléphoner de son bureau, je lui ai dit que vous dormiez encore, que je n'osais pas vous réveiller, mais tâchez de lui téléphoner pour qu'il ne rappelle pas encore chez moi. Saleté de Boygne ! Ó infortuné Solal, monotone cocu, incapable d'offrir de palpitantes nuits en contrebande, concurrent malheureux d'un chef d'orchestre auréolé d'absence ! Un seul moyen pour l'en dégoûter, lui ordonner d'aller le retrouver à Genève et de vivre avec lui pendant des mois. Ainsi lui, Solal, redeviendrait l'amant. Oui, lui dire de partir tout de suite pour Genève.
Mais relevant la tête et l'apercevant qui se mouchait, il fut attendri par la modestie des expulsions nasales qu'elle faisait discrètes, au détriment de l'efficacité. Pauvre nez brillant, un peu gros en ce moment, pas très beau. Pauvres paupières, un peu enflées par les larmes. Il eut envie de l'embrasser, mais il n'osa pas, intimidé. Pauvre petit mouchoir déchiré avec lequel elle faisait ses mignonnes évacuations. Oui, lui en donner un plus convenable.
Revenu de la salle de bains avec un beau grand mouchoir de pur fil, pris dans sa valise, il s'approcha pour le lui remettre, la trouva touchante. Oh, ce regard vers lui, humble, mendiant. Soudain, il fit un pas en arrière. En somme, si les mains du chef d'orchestre avaient eu le pouvoir de tatouer indélébilement, elle serait en ce moment bleue des pieds à la tête, bleue partout, sauf sous les pieds peut-être. Alors quoi, condamné à se contenter de la plante des pieds ? Il empocha le beau mouchoir.
— Sais-tu à quoi je pense ? demanda-t-il après avoir ajusté son monocle noir. Eh bien, je vais te le dire puisque tu ne me le demandes pas. Je pense qu'en somme, par ton obligeant intermédiaire, j'ai eu des rapports intimes avec ce monsieur. Mon amant en quelque sorte. Qu'en dis-tu ?
— Je t'en supplie, assez, assez, gémit-elle, et elle lui prit la main, mais il se dégagea aussitôt du contact des organes de Dietsch.
— Qu'en dis-tu ?
— Je ne sais pas, je voudrais dormir. Il est six heures et demie.
Il s'indigna. Une vraie horloge parlante, cette femme. Il alla se vérifier devant la glace, se trouva chevalier de mer et redresseur de torts avec ce monocle noir, revint se camper devant elle, jambes écartées, poings aux hanches.
— Et avec lui, il ne t'arrivait pas d'être réveillée à six heures et demie ?
— Non, à six heures et demie, je dormais.
Le rire du seigneur corsaire stria la chambre. Elle dormait, et elle osait le lui dire, l'effrontée ! Bien sûr, elle dormait ! Mais auprès de qui, et après quoi ? Oh, l'attribut canin de l'autre ! Et elle avait accepté cela ! Et elle avait accepté pire, même ! Oh, ces mains suaves !
— Tu aimes les hommes, n'est-ce pas ?
— Non, ils me dégoûtent !
— Et moi ?
— Toi aussi !
— Enfin ! sourit-il, et il affila son nez avec satisfaction, car voilà qui était simple et net.
— Mon Dieu, si tu savais comme c'était peu de chose avec ce Dietsch !
— Vraiment ce ? Et pourquoi ce ? Pourquoi cette animosité soudaine contre un homme que tu allais voir avec ta valise, dans un certain but ? Qu'as-tu dit ?
— J'ai dit que c'était peu de chose avec monsieur Dietsch.
Monsieur, en parlant d'un homme qui se mettait tout nu sur elle ! Il la prit par l'oreille, apitoyé pourtant par le visage pâle, bleui de cernes.
— Monsieur, en vérité ! Monsieur, vraiment ! Monsieur, j'écarte mes genoux, ayez l'obligeance d'entrer ! Je vous en saurai gré, monsieur !
— Vilain, tu es un vilain ! cria-t-elle, petite fille surgie du passé. Je n'aurais pas accepté de lui ce que j'accepte de toi !
— Qui lui ?
— Dietsch !
— Je n'accepte pas que tu me parles de lui comme s'il était mon ami. De qui parles-tu ?
— De D.
— Tu ne lui disais pas D ! Dis Serge.
— Je ne lui disais pas son prénom.
— Alors comment l’appelais-tu ?
— Je ne me souviens pas !
— En ce cas, appelle-le monsieur Sexe. Tu vois, je suis gentil, je pourrais te faire dire pire, mais monsieur Sexe me suffit. Allons, monsieur Sexe !
— Je ne dirai pas. Laisse-le en paix.
— Qui ? Qui ? Qui ? Qui ? Réponds. Qui ? Qui ? Qui ?
— Mon Dieu, mais tu es fou ! s'écria-t-elle, et elle comprima ses tempes, exagérant son effroi. Je dois passer toute la nuit avec un fou !
— Je te ferai remarquer qu'il fait jour dehors. Mais peu importe, et admettons. Donc tu préférerais passer la nuit avec un raisonnable ? N'est-ce pas, putain ?
— J'en ai assez ! cria-t-elle. Je déteste tout le monde !
Elle souleva l'encrier de verre, se retint de le lancer contre le mur, le remit en place, exerça sa haine sur le sous-main qu'elle essaya de tordre, puis sur du papier à lettres de l'hôtel, qu'elle déchira en petits morceaux.
— Qu'est-ce qu'elles t'ont fait, ces feuilles ?
— Ce sont des putains !
— Il en reste encore une, ne la déchire pas. Écris que tu as couché avec Dietsch, et signe. Prends ce porte-plume, ne le casse pas.
Elle obéit, signa Ariane d'Auble, trois fois. Il lut avec satisfaction. C'était sûr maintenant. Plus de doute. Il plia le papier et le mit dans sa poche. Il avait la preuve. Gentille tout de même, pensa-t-il. Une autre aurait fichu le camp depuis longtemps. Elle s'étendit sur le lit, claqua des dents, le regarda avec hostilité, toussa plusieurs fois, sans besoin. Alors, il se força à tousser aussi, toussa longtemps, très fort, comme une bête malade.
— Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-elle. Pourquoi est-ce que tu tousses tellement ?
Il toussa plus fort encore, toussa des sortes de rugissements, quintes de lion tuberculeux, avec une telle persistance qu'elle comprit qu'il le faisait pour l'affoler. Elle se leva.
— Assez ! ordonna-t-elle. Tu entends, assez ! Ne plus tousser !
Comme il continuait cette toux exaspérante, elle s'approcha, le gifla. Il sourit, croisa les bras, étrangement serein Tout redevenait normal.
— Une aryenne, bien sûr, murmura-t-il, satisfait
— Pardon, dit-elle, je ne sais plus ce que je fais Pardonne-moi.
— À une condition. Que nous allions à Genève et que tu couches avec lui.
— Jamais !
— Mais puisque tu l'as fait ! tonna-t-il. Ah, je comprends, sourit-il après un silence, je comprends, tu as peur d'y trouver du plaisir ! Eh bien, tu le feras, j'y tiens ! Je tiens à ce que tu couches avec Dietsch, afin que nous puissions vivre dans la vérité, tous trois ! Et aussi afin que tu te rendes compte qu'avec lui ce n'est pas aussi remarquable que tu t'imagines. Coucheras-tu, oui ou non ? Notre amour en dépend ! Réponds, coucheras-tu ?
— Oui, d'accord, je coucherai !
Elle s'approcha de la fenêtre, se pencha. Elle n'avait pas peur de mourir, mais du vide, et de savoir, en l'air, durant la chute, que lorsqu'elle arriverait en bas, sa tête se casserait. Elle posa le genou sur le bord de la fenêtre. Il s'élança. Elle fit un balancement éperdu, en avant puis en arrière, pour lui laisser le temps de la retenir. Dès qu'il l'eut saisie, elle se débattit, maintenant décidée à se tuer. Mais il la tenait fort. Elle se tourna vers lui, face contre face, haineusement. Il résista au désir de baiser ces lèvres si proches, ferma la fenêtre.
— Alors, tu te crois une femme honnête ?
— Non, je ne suis pas une femme honnête !
— Pourquoi ne m'as-tu pas averti alors ? Pourquoi ne m'as-tu pas dit au Ritz qu'avant de continuer à nous voir il serait plus prudent de faire faire un Wassermann à mon prédécesseur ? Car enfin j'ai risqué gros.
Elle se jeta à plat ventre sur le lit, sanglota, le visage contre l'oreiller, hanches remuantes et reins remuants. Oh, ses remuements d'amour avec Dietsch, atroces remuements d'une femme honnête et qui l'aimait. Il ne le savait que trop qu'elle était une femme honnête et qu'elle l'aimait, et c'était là sa torture. Cette femme qui devant lui faisait d'infâmes mouvements avec l'autre était une femme honnête et qui l'aimait, était l'innocente qui lui avait raconté avec un ravissement enfantin l'histoire de cette paysanne savoyarde qui faisait semblant de plaindre sa vache Diamant et qui lui disait pauvre Diamant, on l'a battue, Diamant ? et alors l'intelligente vache répondait par un meuglement plaintif, et cette même femme dont les reins et les hanches, oh les reins et les hanches qui accompagnaient les reins et les hanches du type aux cheveux blancs, un de la race des tueurs de Juifs, cette même femme savourait tellement son innocent récit, il se rappelait si bien comment elle racontait, oui, pour faire vrai elle disait pauve Diamont, comme disait la paysanne, pauve Diamont, on l'a battue, Diamont ? et ensuite son adorable petite fille Ariane faisait la vache qui, pour répondre oui, qu'on l'avait battue, faisait meuh meuh, et c'était le meilleur moment de l'histoire, et le plus exquis de tout c'était lorsqu'elle et lui, à Genève, faisaient meuh meuh ensemble, pour savourer ensemble le sel de l'histoire et la malice de Diamant. Oh, comme ils étaient nigauds et gais et amis alors, frère et sœur alors. Et c'était cette même sœur, cette même petite fille qui avait donné asile à l'horreur virile d'un autre, qui l'avait aimée !
— Debout, ordonna-t-il, et elle se retourna, se releva lentement, vint devant lui. Allons, bouge ton âme !
— Que veux-tu encore de moi ? demanda-t-elle.
— La danse du ventre !
Elle fit signe que non, le regard droit, les poings fermés. De rage tremblante, il se mordit la lèvre. Ainsi donc, s'il demandait une modeste danse du ventre, une danse simplement du ventre, fin de non-recevoir ! Mais avec l'autre, la danse du giron dès que l'autre voulait, autant que l'autre voulait ! Oh, les allées et venues compétentes de ses reins et de ses hanches sous le chimpanzé à crinière blanche, et elle s'accrochait à cette crinière ! Oh, les deux ignobles ! Oh, cette chienne et son chien, ces deux bêtes ahanantes, leurs transpirantes collisions, leurs odeurs, leurs sécrétions.
Elle toussa, et il la vit. Si lamentable, l'ancienne chienne pantelante, la jouissante de Dietsch, blanche et amaigrie debout devant lui, mortellement lasse et les poings fermés, pauvres petits poings de courage, si lamentable avec son imperméable, sa combinaison, ses bas écroulés, son nez grossi, ses paupières enflées de larmes, ses beaux yeux cernés de bleu malade. Sa chérie, sa pauvre chérie, ô maudit amour des corps, maudite passion.