CV
Dans sa chambre, elle prit le livre qui était sur la table, l'ouvrit, lut des lignes sans comprendre, le remit à sa place, défit la cordelière de son peignoir, la laissa tomber. Transpirante, elle la ramassa, en joua à saccades, égarée et souriante, la lâcha de nouveau, se toucha les joues. C'était elle, ses joues étaient chaudes, ses mains pouvaient bouger, elle pouvait les commander. Ô amour de moi en moi sans cesse enclose et sans cesse de moi sortie et contemplée et de nouveau pliée et en mon cœur enfermée et gardée. Tant aimée, cette phrase, qu'elle l'avait écrite pour ne pas l'oublier. Un soir, il était entré dans le petit salon, et de si grand amour tous deux foudroyés, ils s'étaient brusquement agenouillés l'un devant l'autre.
Assise devant la table, elle sortit de leur boîte les cachets, les compta. Trente, trois fois plus qu'il n'en fallait pour les deux, puisque le pharmacien de Saint-Raphaël lui avait dit de faire attention, que cinq de ces cachets, c'était déjà une dose mortelle. Elle les mit en rond, puis en croix. Oh, et lui qui attendait. Commencer, il fallait commencer. Elle se leva, se gratta les joues, égarée et souriante. Oui, dans la salle de bains, oui, tous les cachets, pour plus de sûreté.
Devant le lavabo, elle ouvrit le premier cachet en déchirant la mince enveloppe. Quand elle était petite, elle réclamait les feuilles blanches qu'il y avait sous le nougat, c'était un petit miracle, elles fondaient toutes seules dans la bouche. Elle ouvrit les cachets, l'un après l'autre, en vida chaque fois le contenu dans un verre d'eau, remua avec le manche d'une brosse à dents pour répartir les paillettes transparentes, versa la moitié du liquide dans un autre verre. Un verre pour lui, un verre pour elle.
Sortie du bain, elle se recoiffa avec soin, se parfuma, se poudra, revêtit la robe roumaine, la robe aux larges manches serrées aux poignets, robe des attentes sur le seuil et sous les roses. Belle dans la glace, elle souleva les deux verres, les rapprocha l'un de l'autre pour voir si les parts étaient égales. Elle rapprochait aussi les verres pour voir si on lui avait donné autant de sirop de poire qu'à Éliane. Souvent, elles le buvaient pur, c'était bon. Ce sirop de poire, jamais elle n'en avait vu ailleurs, ce n'était que chez Tantlérie qu'on en faisait, c'était bon, un petit goût de girofle. On en buvait surtout en été, avec la bonne eau froide du puits. Le murmure des abeilles en été dans la grosse chaleur. Boire d'un coup, sans réfléchir. Elle faisait tant d'histoires pour boire un médicament, Tantlérie l'encourageait. Allons, décide-toi, bois vite, sois sage, tu seras contente après.
Elle porta le verre à ses lèvres, goûta à peine. Il y avait des paillettes au fond. Elle remua avec le manche de la brosse à dents, ferma les yeux, but une moitié, s'arrêta avec un sourire effrayé, entendit des abeilles dans la grosse chaleur, vit des coquelicots dans les blés agités, remua encore, avala d'un trait le reste, toute la beauté du monde. Elle a été sage, elle a tout bu, disait Tantlérie. Oui, tout bu, il ne restait plus rien dans le verre, elle avait avalé les paillettes, elle les sentait amères sur la langue. Vite, aller le voir.