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Sa valise déposée sur un banc, il arpenta le quai, s'arrêta devant le distributeur automatique, introduisit des pièces de monnaie, tira les manettes, regarda tomber les petits paquets, sifflota, déambula de nouveau, les yeux au ciel. A onze heures, l'inquiétude le gagna. Allait-elle lui faire le coup de ne pas venir l'empêcher de partir ? Le train pour Marseille serait là dans huit minutes, s'il n'avait pas de retard. Enfin, une auto qu'il reconnut, c'était l'autre taxi d'Agay. Elle en descendit, sa valise à la main. Leurs regards se rencontrèrent, mais chacun parvint à maîtriser son envie de rire, une envie mécanique, sans nulle gaieté.

      — Tu pars aussi ? demanda-t-il en fronçant les sourcils, les yeux baissés.

      — Je pars aussi.

      — Et où iras-tu ?

      — Là où tu n'iras pas. Où vas-tu, toi ?

      — À Marseille, dit-il, les yeux toujours baissés pour ne pas risquer de rire.

      — Alors, je prendrai le train suivant.

      — As-tu fermé là-bas ? Le compteur du gaz ?

      Elle haussa les épaules pour signifier qu'elle ne se préoccupait pas de telles vétilles, alla s'asseoir sur l'autre banc. Assis à deux mètres l'un de l'autre, chacun avec sa valise, ils s'ignorèrent. À onze heures cinq, il se       leva, alla au guichet des billets, demanda deux premières pour Marseille, revint sur le quai, resta debout, valise à la main, évitant toujours de la regarder. Enfin, la locomotive entra en gare avec indignation, expira, et les wagons rendirent de petits voyageurs. Il monta, guignant de côté. Si elle ne suivait pas, il sauterait sur le quai au dernier moment.

      — Qu'est-ce que tu viens faire ici, toi ? lui demanda-t-il lorsqu'elle entra dans son compartiment.

      — Voyager.

      — Tu n'as pas de billet.

      — J'en achèterai au contrôleur.

      — Va au moins dans un autre compartiment.

      — Il y a de la place ici.

      Il y eut des sons de cloche, et le train gémit, protesta, s'ébroua avec des souffles de vapeur et des bruits de fers, puis recula, puis se secoua, puis avança suavement, puis se décida et fonça, se niant gros avec ses wagons enchaînés et torturés, scandant les cadences de ses roues obsédées. Lorsqu'elle se leva, il la laissa hisser seule sa valise sur le filet, constata avec satisfaction sa maladresse. Tant pis, elle n'avait qu'à se débrouiller. La valise enfin en place, elle se rassit sur la banquette d'en face. L'un et l'autre avaient les yeux baissés car ils savaient que s'ils se regardaient en gardant leur sérieux, ils ne pourraient s'empêcher de sourire, puis de rire, et ils perdraient la face.

      Dans le couloir ballotté, s'entrechoquant avec des rires discrets, des Anglais passèrent, suivis par de cacophoniques gosses américains, crétinets virils, mastiqueurs bariolés, assurés de leur importance et nasillards maîtres du monde, suivis par leurs sœurs dégingandées en chaussettes écossaises, sexuelles et déjà maquillées, s'exprimant également par le moyen de l’arrière-nez vibrant, triomphantes vulgarités ruminant leur chewing-gum, futures majorettes.

      Les deux continuaient à s'ignorer tandis que dehors les arbres courbés se découpaient avec des hâtes, que les poteaux télégraphiques filaient en sens inverse, brusquement s'abaissant puis se redressant, qu'une cloche de village tintait, qu'un chien montait une pente verte avec des efforts rigoleurs, langue dehors, que le train brusquement titubant criait un effroi, que les cailloux luisaient entre les rails, qu'une locomotive haut le pied passait avec des halètements obscènes, qu'un garde-barrière faisait le mannequin, qu'un yacht joujou blanc coupait au loin la soie méditerranéenne.

      Entrèrent trois adolescentes en bourgeons. Après des fous rires, car elles trouvaient beau ce monsieur, elles caquetèrent avec des mots forts pour avoir du caractère et être originales, et lui plaire. L'une dit d'un chanteur qu'il était fabuleux, une autre parla de son rhume fantastique de la semaine dernière, la troisième dit qu'elle aussi, oh elle toussait comme elle ne savait pas quoi. Il se leva, sortit du compartiment, traversa le grand accordéon odeur de mouton. Entré dans un wagon de troisième classe, il ouvrit la porte du dernier compartiment, s'assit.

      Ivre de vitesse et sans cesse manquant de tomber, le train effaré, gauche et rapide, pénétra dans un tunnel en hurlant son effroi, et des vapeurs blanchirent les vitres, et ce fut le pandemonium ferreux contre les murs suintants, et soudain la campagne apparut de nouveau et ses calmes verdures. De temps à autre, silencieux, les voyageurs observaient l'étranger bien habillé, puis les conversations reprenaient. L'ouvrière fardée aux bas de soie reprisés méprisait le paysan qui lui parlait en se caressant le menton hérissé pour chasser la timidité. La grosse mémère à béret alpin et col de lapin répondait à sa voisine, puis bâillait pour cacher un mensonge, puis essuyait la longue morve de son chérubin de trois ans, puis engageait avec lui une conversation artificielle, endimanchée, pour l'édification des spectateurs, le questionnait avec une insolite amabilité afin d'en tirer des reparties surprenantes et adultes, destinées à l'admiration de l'assistance que son œil en coulisse surveillait, tandis que son petit affreux, sentant une indulgence inusitée, en profitait pour hurler à tue-tête, taper des pieds, saliver, et vomir du saucisson à l'ail. Deux fiancés, isolés au bout de la banquette, entremêlaient leurs doigts rouges aux ongles fourrés de noir. La fiancée était munie d'une plaque de boutons sur le front. Le fiancé avait un nez minuscule, un veston à carreaux marron clair, un col dur, un pull à fermeture éclair, des souliers vernis, des chaussettes violettes. À la pochette du veston, un porte-mine et un stylo agrafés, un mouchoir bordé de dentelle et une chaînette avec un 13 dans un rond. Il murmurait des questions à sa chérie, bourdonnait des requêtes amoureuses auxquelles, charmée, elle ne répondait que par des rires étouffés ou par des hein ? enjôleurs. En règle avec le social, légitime et sûr de son droit, il pelotait le derrière de la demoiselle qui s'en enorgueillissait et, pour l'enchanter, fredonnait la Chapelle au clair de lune tout en posant délicieusement sa rangée de boutons frontaux sur l'épaule virile fortement rembourrée.

      Saint-Raphaël. Des reculs, des secousses, et les roues protestèrent avec des glapissements de chiots martyrisés, et le train s'arrêta avec un long soupir de fatigue, des spasmes, des borborygmes de métal, des chuchotis, un dernier soupir. Irruptions audacieuses de nouveaux, accueils méfiants des installés. Une famille pénétra, conduite par une vieille rougeaude à voiles noirs, et le train repartit, sans fin haletant son asthme, tant de métaux s'effarouchant. Au loin, une rivière brilla d'un éclat solitaire, s'éclipsa, et la vieille tendit au contrôleur les billets de la bande avec le petit rire satisfait de qui est en règle et fait partie d'un groupe. Elle entra ensuite en conversation avec la       mémère au béret alpin, à laquelle elle déclara qu'elle ne pouvait pas voir souffrir les bêtes, puis avec la nancee toujours pelotée qui lécha sa lèvre ombragée avant de répondre à la dame importante. Après quoi, les fiancés se restaurèrent de fromage de tête et de cervelas, elle aspirant avec distinction et des pépiements suprêmes les fibrilles logées entre les dents. Le casse-croûte terminé, elle pela avec l'ongle du pouce une orange qu'elle remit à son mâle qui s'en reput, penché et les jambes écartées pour ne pas se salir, puis éructa, s'essuya les mains au mouchoir qu'elle lui prêta, puis fit des effets avec la fermeture éclair de son pull neuf cependant que le train s'emballait, trébuchait, avançait prodigieusement. Rouge de vin et transpirante, la fiancée trouva spirituel de dire adieu adieu adieu à des gens sur la route, avec force gestes, ce qui fit rire l'assistance. Fier du succès de sa chérie et passant à l'amour, le fiancé lui bécota l'oreille ornée d'une boucle en forme d'ancre marine, ce qui provoqua le fou rire de la charmante qui s'écria Tais-toi tu m'affoles, puis cria N'en jetez plus, la cour est pleine ! Le jeune congestionné persistant dans sa notification de passion, la mignonne aux boutons lui assena une gifle mutine puis lui tira la langue qu'elle avait chargée et, d'un œil de houille, regarda l'effet sur le public. Solal se leva. Assez frayé avec le prolétariat. Retourner chez les riches puisque les trois idiotes étaient descendues à Saint-Raphaël, caquetantes et pouffantes.

      

De sa voix d'enfant modèle, elle lui dit qu'il s'était trompé en pensant qu'un train pour Marseille s'arrêtait à Agay de bon matin. D'après l'horaire que les jeunes filles lui avaient prêté, le premier train de la journée pour Marseille c'était justement celui-ci. Bien, fit-il sans la regarder, et il alluma une cigarette pour faire barrière. Après un silence, elle dit que ce train était très rapide et qu'ils seraient déjà à Marseille à treize heures trente-neuf. Bien, fit-il. Après un nouveau silence, elle dit que c'était dommage d'avoir pris ce train à Cannes puisqu'il s'arrêtait aussi à Saint-Raphaël. C'était la faute du premier chauffeur de taxi qui l'avait mal renseigné, peut-être exprès, pour faire une plus longue course. Il ne répondit pas. Alors, elle se leva, vint s'asseoir auprès de lui. Je peux ? demanda-t-elle. Il ne répondit pas. Elle passa sa main sous le bras de son grand honteux, lui demanda s'il était bien. Oui, dit-il. Moi aussi, dit-elle, et elle baisa la main blessée, posa sa tête sur l'épaule aimée.

      Lorsque le train s'arrêta en gare de Toulon, elle se réveilla en sursaut, murmura qu'elle avait fermé le compteur du gaz. En veste blanche, un garçon du wagon-restaurant passa avec sa clochette, annonça le deuxième service. Elle dit qu'elle avait faim. Il dit que lui aussi.