LXXXII

      

Un des derniers jours d'octobre, lorsqu'il entra chez elle, une voix s'éleva, pur lis surgi, entonna l'air de Chérubin. Voi che sapete che cosa è amor. Les yeux brillants, elle regarda l'effet de la surprise sur le visage de son amant, vint s'asseoir auprès de lui, et ils échangèrent des baisers tandis qu'au gramophone une cantatrice viennoise leur disait, de la part de Mozart, ce qu'était leur amour. Le chant terminé, elle se leva, arrêta le disque. Il loua l'air, admira dûment Mozart, la félicita d'avoir acheté ce gramophone. De fierté, elle aspira largement, puis le renseigna avec animation, avec la tête d'enfant modèle qu'elle prenait lorsqu'il la complimentait.

      — C'est une idée qui m'est venue subitement, j'ai pensé que vous aimeriez, alors je suis vite allée à Saint-Raphaël en acheter un. C'est malheureusement un modèle à manivelle. Dans ce petit magasin, ils n'ont pas ces nouveaux tourne-disques qui marchent à l'électricité. Tant pis, n'est-ce pas ? J'ai acheté vingt disques déjà, Mozart, Bach et Beethoven. C'est bien, n'est-ce pas ?

      — Magnifique, sourit-il. Nous allons les jouer tous pour fêter notre deuxième mois ici.

      Elle lui tendit ses lèvres pour célébrer ce soixantième jour de leur amour dans la liberté. Elle commenta ensuite l'air de Mozart, dont elle dit à deux reprises qu'il était adorable. Pour témoigner son intérêt, il lui demanda de le rejouer. Animée, elle tourna la manivelle, souffla sur le disque pour ôter des grains de poussière, posa doucement l'aiguille.       L'air adorable rappliqua, et elle alla s'asseoir et posa sa joue sur l'épaule de Solal. Enlacés, ils écoutèrent les vingt disques à double face, elle se levant fréquemment pour remonter le ressort, puis revenant auprès de lui et le regardant durant l'exécution pour partager, pour voir s'il aimait. Elle commentait chaque morceau et il approuvait. Ce fut le Voi che sapete qui clôtura cette fin d'après-midi, en ce soixantième jour.

      — Vous qui savez ce qu'est Amour, traduisit-elle à voix basse, sa joue cherchant la joue de son amant.

      À sept heures quarante, elle lui annonça une autre surprise. Elle avait commandé pour ce soir un dîner spécial, un peu gastronomique, qui serait servi à huit heures. Il y aurait des hors-d'œuvre russes, et puis du homard à l'américaine, et puis d'autres choses très bonnes. Et du champagne brut ! 11 la félicita de nouveau. Elle demanda un baiser en récompense, dit merci lorsqu'elle l'eut reçu, expliqua qu'au retour de Saint-Raphaël elle était allée parler elle-même au chef pour être sûre que tout serait parfait et qu'il y aurait beaucoup de hors-d'œuvre, puisqu'il les aimait. Très gentil vraiment, ce chef, très complaisant D'ailleurs, il aimait les chats, ce qui était bon signe.

      Le lendemain, vingt-sept octobre, il y eut une nouvelle surprise. Pour le dîner, elle vint dans une admirable robe du soir dont le décolleté hardi plongeait jusqu'au creux des reins et qu'elle avait achetée en secret à Cannes, le matin même. À minuit, les vingt disques double face ayant été écoutés, il dit qu'il avait sommeil, prit tendrement congé. Elle lui demanda de ne pas se moquer d'elle, mais elle avait tellement envie de le laver elle-même lorsqu'il serait dans son bain. Je peux, dites ? Vous permettez ? Ainsi fut fait, et elle le lava avec des gestes d'officiante. Apres quoi, elle se dévêtit, lui demanda la permission de le rejoindre dans la baignoire.

      Durant les soirs qui suivirent, des dîners raffinés leur furent servis chez eux, spécialement commandés par Ariane, heureuse du plaisir qu'il témoignait. Après le café, retentissait souvent l'air sublime de Mozart cependant que de nobles tendresses étaient échangées, interrompues parfois par les ricanements du jazz qui faisait danser les vulgaires d'en bas. Elle s'écartait alors, attendait la fin de la basse musique.

      Un des premiers soirs de novembre, comme elle venait de finir une lecture à haute voix, elle lui proposa de sortir. Il refusa avec un fugace strabisme, dit qu'il pleuvait dehors. Alors elle lui proposa de lui montrer l'album de famille qu'elle avait emporté avec elle. Photos du père, de la mère, de tante Valérie, d'oncle Agrippa, d'Éliane, de divers grands-parents et arrière-grands-parents. Il commenta, admira, et lorsque l'album fut refermé il proposa un voyage en Italie. Venise, Pise, Florence. On pourrait partir demain par le train du matin. Elle se leva, battit des mains, dit qu'elle allait commencer les valises.