XCV
Étendue, l'album de famille contre elle, roulant et déroulant un ruban comme une malade oisive dans son lit, elle jouait avec son ruban, seule avec le bruit de la mer, seule avec son ruban. Le jetant soudain, elle ouvrit l'album, un volume massif, bardé de ferrures, relié de cuir et de velours, le feuilleta. Assise auprès d'un guéridon festonné, une arrière-grand-mère en crinoline, l'œil dur, armée d'une Bible maintenue entrouverte par l'index. Un petit grand-oncle colonel, accoudé à une colonne torse, debout et malin devant un palmier peint sur une toile de fond, les jambes désinvoltes et croisées, un pied mutin reposant sur sa pointe. Elle à six mois, bébé bien nourri, honorable et gai sur son coussin. Papa recevant un diplôme de docteur honoris causa. Oncle Agrippa présidant une réunion du Consistoire de l'Eglise nationale protestante. Elle à treize ans, en chaussettes et mollets nus. Cousin Aymon, ministre à Paris, en compagnie du personnel de la légation. Tantlérie prenant le thé avec une grande dame anglaise. Une garden-party chez Tantlérie.
Elle referma l'album, assujettit les languettes d'argent, porta un chocolat à sa bouche, en laissa fondre la boueuse amertume. Toute la bonne société de Genève y était, à cette garden-party. Des gens sympathiques, distingués. Elle tourmenta ses cheveux, les boucla, les déboucla. Les coins de ses lèvres s'abaissèrent en une grimace enfantine, son diaphragme se contracta et l'air contenu dans ses poumons sortit brusquement. Bref, un sanglot. Dehors, immortelle, la mer.
Ô la montagne en Suisse, les séjours à la montagne en été, avec Éliane. Étendues sous un sapin bourdonnant, se tenant par la main, leur bonheur d'écouter les coups lointains, coups battus par quelque paysan sur une faux, coups martelés pour affûter la lame, coups réguliers, venus à travers l'air de diamant, clairs et sonnants dans le grand soleil d'été, rassurants. Ô sa montagne où tout vivait dans le grand été, les insectes travaillant sous le soleil, leur activité, les petits à nourrir, les fourmis pressées, les hommes simples et forts qui fauchaient, simples et bons avec leurs longues moustaches, qui fauchaient, travailleurs, honnêtes montagnards suisses, simples et sûrs, chrétiens.
Elle éteignit, se mit sur le côté, sentit une odeur de poussière et de fort soleil, revit le grenier de Tantlérie où, pendant les vacances, elle et sa sœur étaient en secret de grandes actrices en vieilles robes dénichées dans des malles, maigres adolescentes trop vite grandies, déclamant une tragédie avec des gestes mourants, des râles de passion, elle Phèdre rauque d'amour, Éliane loyal Hippolyte, et soudain des rires fous, rires de jeunesse. Elle ralluma pourvoir l'heure. Minuit bientôt et pas sommeil. Elle reprit la photographie d'elle à treize ans, l'examina. Attirante, cette fillette avec ses boucles et son grand nœud de ruban.
Dans la salle de bains, en courte jupe de tennis et maillot moulant ses seins fastueux, mollets nus, chaussettes et souliers de tennis, elle farda ses lèvres et ses yeux, mouilla ses cheveux, se confectionna des anglaises, noua un large ruban bleu dans ses cheveux, recula pour mieux se voir dans la glace. Cette fillette maquillée était troublante. Elle s'assit, croisa ses jambes, pointa sa langue, humecta sa lèvre supérieure, croisa plus haut ses jambes.
Non, non, murmura-t-elle, et elle se leva brusquement, ôta son maquillage, défit ses boucles, se débarrassa du déguisement enfantin, s'immobilisa. Oui, aller lui parler, tout lui avouer, se libérer. Indigne de lui avoir caché cela pendant si longtemps. Recoiffée, elle passa une robe de chambre et des sandales blanches, se parfuma pour se donner du courage, alla demander conseil à la glace.