LXXXVIII
Deux heures plus tard, après le dîner, ils s'installèrent chez elle, et il y eut un silence qu'elle remplit en lui offrant une cigarette, puis en la lui allumant avec un bouleversant souci de perfection. La malheureuse fait tout ce qu'elle peut, pensa-t-il. Tiens, elle prend une cigarette pour elle, maintenant. Pour mettre de la vie, de l'aisance. Cette robe du soir à moi seul destinée. Drôle de couple, elle en inutile accoutrement social dans le genre Buckingham Palace et moi en robe de chambre rouge et pieds nus dans des mules.
— Ces vieilles d'en bas étaient nauséabondes, dit-elle après un nouveau silence. Je ne comprends pas pourquoi nous sommes restés à les écouter. (Toi, soif de social, même sordide. Moi, dégustation du malheur.) Au fond, je me rends compte que je deviens sauvage, que je déteste les gens. Je ne me sens bien qu'avec vous. Vous êtes le seul existant. (Et le beau valet de tout à l'heure ? Lorsqu'il est sorti, tu t'es regardée dans la glace de la cheminée. Ton petit inconscient a voulu voir si tu as été trouvée belle. Tant mieux, que tu aies au moins ce petit bonheur d'avoir plu à un autre.) J'irai demain à Saint-Raphaël faire réparer le gramophone, dit-elle après un troisième silence. S'ils ne peuvent pas le réparer tout de suite, j'en achèterai un autre. (Il lui baisa la main.) J'en profiterai pour tâcher de trouver le Concerto de Mozart pour cor et orchestre, si peu connu et pourtant si beau. Vous connaissez ?
— Oui, mentit-il. La partie de cor est admirable.
Elle l'approuva d'un sourire. Le sourire terminé, elle dit qu'elle avait oublié de lui montrer une surprise pour lui, du nougat oriental qu'elle avait trouvé hier dans un petit magasin de Saint-Raphaël.
— On appelle cela du halva, je crois. (Elle prononça ralva pour faire couleur locale, ce qui agaça Solal tout autant que le cela, jugé plus noble qu'un simple ça.) J'ai pensé que cela vous ferait plaisir.
Invasion des cela, pensa-t-il. Elle lui demanda s'il voulait goûter du halva. Il dit que volontiers, mais plus tard. Alors elle annonça une autre surprise, une cafetière électrique, achetée hier aussi, avec tout ce qu'il fallait, le café moulu, le sucre, les tasses, les cuillers. Ainsi elle pourrait lui préparer elle-même du café, meilleur que celui de l'hôtel. Il la félicita, dit qu'il avait justement envie de café.
— En ce cas, j'ai droit à un petit baiser, dit-elle. (Chute de la livre palestinienne, pensa-t-il en lui don nant le petit baiser. On se donnait de plus en plus des petits baisers. Sincères, d'ailleurs, ceux-là.)
Animée, elle s'affaira, monta la cafetière selon les indications du prospectus. Lorsqu'il commença à boire, elle le regarda pour voir s'il appréciait. Excellent, dit-il, et elle aspira par les narines une fois de plus. Mais lorsque le café fut bu, il fut bu, et il ne resta rien d'autre à boire, ni à faire, et il y eut un silence. Alors, elle proposa de lui lire les deux derniers chapitres du roman commencé l'autre jour. Il accepta avec empressement.
Confortablement assise — pour mettre une atmosphère de bien-être, de naturel et de bonheur, pensa-t-il — elle ôta la mule du pied nu qu'elle se mit à lui masser tout en lisant. Comme d'habitude, elle tâcha d'animer les dialogues, s'appliquant à prendre un ton martial lorsque le héros du roman parlait Voilà comment elle les aimait, pensa-t-il, affirmatifs et alpinistes. Voilà ce qu'il lui aurait fallu en réalité, un pasteur moderne et énergique, ou un secrétaire de légation jouant au polo, ou quelque lord explorateur de l'Himalaya. Pas de chance, la pauvre.
Lorsque la lecture fut terminée, on passa aux commentaires inutilement pénétrants du roman, tout en fumant des cigarettes chères. Puis elle proposa de commencer un autre roman, du même auteur. Il fit signe que non. Il en avait assez des romans- épures, intelligents à vomir et plus secs que caroubes. Alors, elle proposa de lui lire une biographie de Disraeli. Ah non, pas ce rusé bonhomme, sans nul autre talent que sa ruse, et qui avait su ne pas gâcher sa vie, lui. Après un silence, elle parla du temps maussade qu'il avait fait aujourd'hui, ce qui l'amena à dire qu'elle se réjouissait que ce fut bientôt le printemps, dans une dizaine de semaines en somme, ce qui l'amena à parler de l'émotion étrange, presque religieuse, qu'elle éprouvait à voir les petites pousses vertes sortir de terre, humblement désireuses de vivre. Il approuva d'un grand hochement, tout en pensant que c'était la troisième fois depuis leur arrivée à Agay qu'elle avait recours aux pousses vertes et à l'émotion presque religieuse. Pas facile de renouveler le stock. Pitié, une fois de plus, ce qui n'arrangeait rien. Elle faisait de son mieux pour partager avec lui. D'accord, partageons. Il fit donc le partageur et le compréhensif, affirma que lui aussi était ému par les petites pousses vertes. Maintenant, elle allait probablement développer le thème des corbeaux à l'intelligence si méconnue, thème qu'il se tint prêt à saluer au passage. Mais les corbeaux lui furent épargnés, et il y eut un silence.
Quoi faire maintenant ? Lui donner un baiser tumultueux, de l'espèce genevoise ? Non, danger. Si baiser passionné, auquel elle répondrait consciencieusement, sans doute par sentiment du devoir, l'inconvénient serait qu'elle se demanderait alors pourquoi pas de suite. Donc baiser sentimental sur les paupières seulement. Il le lui donna et elle lui en exprima sa gratitude par un terrible mignon merci d'écolière. Ensuite, il y eut un silence. Ne trouvant ni sujet nouveau de conversation, ni manière nouvelle de lui dire-soit qu'elle était belle, soit qu'il l'aimait, et qui étant nouvelle serait ressentie par elle, il décida de procéder tout de même à un baiser ardent et de longue durée. Ce qu'il fit tout en s'étonnant, une fois de plus, de cette coutume entre les hommes et les femmes, coutume assez comique en somme, et quelle idée de se joindre ainsi avec fureur par des orifices destinés à l'alimentation. La jonction terminée, le silence revint et elle lui sourit, docile, parfaite, prête à tout, aux baisers ou aux dominos, aux souvenirs d'enfance ou au lit. Parfaite, oui, mais en jouant aux dominos l'autre soir, elle avait mordu sa lèvre pour ne pas bâiller.
— Si on faisait une partie de dominos ? proposât-elle d'un air enjoué. Je tiens à ma revanche. Je suis sûre que je gagnerai ce soir.
Revenue du salon avec la boîte des jeux, elle sortit les dominos qu'ils disposèrent. Mais au premier double-six posé par elle, la musique reprit au rez-de-chaussée. De nouveau, les heureux dansaient, narguaient les deux solitaires. Sa pauvrette, bannie de cette allégresse. Il dit qu'il n'avait pas envie déjouer, repoussa les dominos qui tombèrent à terre. Elle se leva pour les ramasser. Vite, n'importe quoi pour faire concurrence au social d'en bas, pour empêcher cette malheureuse de penser au contraste entre leur avitaminose aux dominos et l'insultante joie qui montait, la salubre joie des idiots agglomérés qui maintenant applaudissaient et riaient. N'importe quoi, mais du vivant, de l'intéressant, du pathétique. La gifler ? Ces beaux yeux qui attendaient lui en ôtèrent le courage. Le mieux et le plus simple évidemment serait de la désirer, et la suite. Hélas. Si facile à Genève. Il se leva brusquement, et elle tressaillit.
— Et si moi homme-tronc ? demanda-t-il, et elle humecta ses lèvres sèches de peur.
— Je ne comprends pas, dit-elle en essayant de sourire.
— Assieds-toi, ma noble, ma fidèle amie. Tu n'as pas froid, tu es bien, tout fonctionne ? L'homme-tronc, nous y viendrons tout à l'heure. Mais d'abord, réglons un autre problème. L'autre jour, avant de sortir pour faire du cheval, puisque tu y tiens tant, tu t'es approchée de moi, et tu as lissé les revers de mon veston, et tu m'as dit que j'étais beau, que le costume de cheval m'allait bien. Eh bien ?
— Mais je ne comprends pas.
— Il est beau, mon aimé, le costume de cheval lui va si bien, ainsi as-tu dit, et tu as recommencé tes manigances de revers caressés. Réponds !
— Mais que dois-je répondre ?
— Tu reconnais avoir dit ces mots ?
— Mais oui. Quel mal y a-t-il ?
— Un grand mal ! Donc ce n'est pas moi que tu aimes, mais un homme, et beau par-dessus le marché ! Ainsi donc, si tu ne m'avais pas rencontré, tu te serais extasiée devant un autre de même longueur et tu lui aurais dit les mêmes abominables mots ! Roucoulante, la tête renversée, les yeux stupidement levés vers le blond gaillard autoritaire et la pipe au bec, lui caressant horriblement les revers, toute prête à ouvrir la bouche ! Silence !
— Mais je ne parle pas.
— Silence tout de même ! Et voilà le type ôte sa pipe et toi pas dégoûtée de ce sale goût de jus de tabac sur ses lèvres ! Oui, je sais, c'est un conditionnel qu'il faut, mais cela revient au même ! Qui ne serait pas dégoûtée est déjà pas dégoûtée ! Et tu m'as dit aussi que les bottes m'allaient bien ! Excitées toutes par les bottes ! Les bottes, vigueur, gloire militaire, victoire du fort sur le faible, toute la gorillerie chérie ! Adorateurs de la nature et de sa sale loi que vous êtes tous, vous autres ! Mieux encore, pour cette païenne, les bottes évoquent la puissance sociale ! Oui, le cavalier, c'est toujours un monsieur bien, un gentilhomme, un important de la tribu, en fin de compte un descendant des barons du moyen âge, un chevalier, un monté à cheval, un dépositaire de la force, un noble ! Noble, ce sale mot double, révélateur de l'abjecte adoration de la force, sale mot qui signifie à la fois oppresseur des humbles et homme digne d'admiration ! Je l'ai déjà dit ? C'est possible. Les prophètes aussi rabâchaient. Bref, elle est toute cuite pour être fasciste, l'admiratrice des bottes ! Chevalier, chevaleresque, homme d'honneur, pouah ! Demandez à Mangeclous de vous dire ce qu'il y a sous l'honneur, cet honneur dont vous faites tant de chichis. Silence !
« Pauvre Deume, si bon, si doux, qu'elle a abandonné pour moi, pour moi faisant le fort au Ritz, le désinvolte gorille, et humiliant le gentil Deume ! C'est la honte au cœur que je l'humiliais au téléphone, mais il le fallait puisqu'elle exigeait d'être achetée au sale prix ! Comique, je parlais contre la force et la virilité, et c'est par la force et la virilité que je l'ai conquise, honteusement conquise ! La honte qui me mord chaque fois que je me rappelle mon brio de gorille au Ritz, ma parade de coq de bruyère, mon animale danse nuptiale ! Mais que faire ? Je lui avais offert un vieux, un doux et un timide, et elle n'en avait pas voulu, et elle lui avait lancé un verre ou je ne sais quoi à la figure ! Silence !
« Est-ce que je suis fou, est-ce que je déraille avec mon histoire d'adoration animale de la force, de la force qui est pouvoir de tuer ? Mais non, je la revois, oui, vous, oui, toi, je la revois si troublée et respectueuse devant la cage du tigre, l'autre jour, à Nice, au cirque, pendant l'entracte ! Quel éclair sensuel dans ses yeux ! D'émoi, elle m'a serré fort la main, faute sans doute de pouvoir serrer celle du tigre ! Oui, d'accord, c'est la patte qu'il fallait dire. Excitée, troublée par le tigre, oui, comme la bonne femme Europe par le taureau ! Pas bête, Jupiter, il connaissait les femmes ! La vierge Europe aux longues tresses a sûrement dû dire au taureau, les yeux chastement baissés : vous êtes un fort, vous, mon chou. Et cette autre bonne femme espagnole dans une pièce, qui dit à son chéri qu'il est son lion superbe et généreux ! Son lion ! Ainsi donc, le mot qui à cette ignoble Doña Sol de la poix et du goudron, le mot qui lui a semblé le plus aimant des mots, le plus admiratif, le plus aimable, c'est le mot qui désigne une bête à énormes canines et griffes et grand pouvoir de tuer ! Vous êtes mon lion superbe et généreux ! Ô immonde créature !
« D'ailleurs, celle-ci, la silencieuse devant moi, faisant la noble, n'a-t-elle pas eu l'audace l'autre jour à Nice, devant la cage, de me dire qu'elle aimerait toucher le pelage du tigre ! Toucher ! Donc attirance sexuelle ! Avec les mains commence le péché ! Silence ! Et qui sait, elle préfère peut-être le pelage du tigre au pelage de Solal ! Et tous vos flirts avec tous les chats que vous rencontrez ! Le chat d'hier, tigre en réduction, funeste aux oiseaux, vous l'avez caressé sur le ventre avec un plaisir significatif ! Silence, fille de Moab ! Mais les limaces, non, elle ne les caresse pas, elle s'en écarte avec dégoût ! Pourquoi ce dégoût, pourquoi pas de flirts avec les limaces ? Parce que molles et non érectiles, les limaces, parce que sans muscles et sans canines, les limaces, parce que faibles et incapables de tuer ! Mais un tigre, ou un généralissime, ou un dictateur, ou un Solal faisant l'insolent et le dynamique au Ritz, à la bonne heure, et on fond devant lui, et on lui baise la main, le premier soir, en attendant de lui tripoter les revers ! Toujours la sale adoration du pouvoir de tuer, la sale adoration de la sale virilité ! Silence ! »
Lèvres frémissantes, il considéra la coupable, s'empara de la cravache qui traînait, en fouetta un fauteuil si fort qu'elle tressaillit.
— Et si je me les faisais enlever ? demanda-t-il. Réponds !
— Je ne comprends pas, murmura-t-elle.
— Manœuvre dilatoire ! Tu as très bien compris ! Si donc je me les faisais enlever, ces deux affreux petits témoins, est-ce que tu me caresserais encore les revers avec amour, tu sais, l'amour Mozart, l'amour Voi che sapete ? Est-ce que ton âme aimerait toujours mon âme ? Réponds !
— Écoutez, aimé, ne parlons pas de cela.
— Pourquoi ?
— Mais vous savez bien.
— Explique pourquoi.
— Parce que c'est une hypothèse tellement irréelle.
— Irréelle dans l'œil de votre sœur, enfin de votre cousine plutôt. Irréelle ? Qu'en savez-vous, madame ? Et qui vous dit que je n'ai pas la tentation d'en finir avec cette virilité ?
— Aimé, ne parlons plus de tout cela.
— Bref, vous refusez de vous compromettre. Gloire donc aux deux petites pendeloques chères aux Ophélies, et conservons-les précieusement ! (Il la considéra, et ses yeux brillèrent du plaisir de connaissance.) Je sais si bien à quoi vous pensez en ce moment ! Esprit juif dissolvant ou esprit juif destructeur, n'est-ce pas ? C'est ainsi que vous autres, la cervelle emmitouflée dans le confortable cocon d'idéal, c'est ainsi que vous vous débarrassez de la désobligeante vérité ! Lucifer, l'ange porteur de lumière, vous en avez fait le diable ! Mais venons-en à l'homme-tronc. M'aimeriez-vous toujours si moi devenu homme-tronc ?
Soudaine pénétration de douleur. L'autre soir, à Nice, les couleurs amenées pour la nuit sur ce torpilleur français. Le drapeau religieusement descendu, et lui enviant les marins figés au garde-à-vous, enviant l'officier qui saluait tandis que dans le crépuscule lentement descendaient les couleurs. Adieu, la France, il n'en était plus. Quelques jours après leur arrivée, la lettre sur papier famélique du commissariat de police de Saint-Raphaël informant le sieur Solal qu'un décret publié au Journal Officiel lui retirait la nationalité française ; que le motif du retrait n'avait pas, aux termes de la loi, à être indiqué, l'intéressé disposant toutefois d'un délai de deux mois pour faire appel ; que ledit décret étant exécutoire nonobstant appel, le susnommé était invité à se présenter au commissariat pour restitution de ses papiers d'identité français et notamment de son passeport. Il la connaissait par cœur, cette lettre. Ensuite, sa visite au commissariat. Assis sur un banc ignoble, il avait attendu longtemps la bonne volonté d'un commissaire bedonnant. Le petit sourire de plaisir avec lequel ce miteux aux ongles sales avait examiné le passeport diplomatique. Et maintenant pour tout papier un permis provisoire de séjour et un titre d'identité et de voyage pour apatrides. Il n'était plus rien, plus rien qu'un amant. Et que faisait-il en ce moment ? Il essayait de lutter contre leur avitaminose et il faisait souffrir une malheureuse. Humble et soumise, une fois de plus respectant son silence, sa croyante qui avait tout quitté pour lui, indifférente aux jugements du monde, qui ne vivait que pour lui, sa désarmée, ridicule de grâce et de faiblesse lorsqu'elle marchait nue, si belle et promise à la mort, dure et blanche en son cercueil. Oh, ces rires en bas, ces applaudissements qu'elle écoutait.
— J'attends la réponse. L'homme-tronc !
— Mais je ne comprends pas.
— J'explique. Si moi soudain plus beau du tout, si moi devenu affreux, si moi soudain homme-tronc à la suite d'une opération indispensable, quels seraient vos sentiments à mon égard ? Des sentiments d'amour ? J'attends la réponse.
— Mais je n'ai rien à répondre. C'est une idée tellement absurde.
Il accusa le coup. Fini, le respect des premiers temps. Il était un homme absurde maintenant. Il décida de saisir le prétexte de cette offense pour s'en aller. Ainsi elle viendrait bientôt lui demander pardon et il y aurait réconciliation et redorure pendant une heure ou deux.
— Bonne nuit, dit-il en se levant, mais elle le retint.
— Écoute, Sol, il faut que je te dise que je ne suis pas très bien, je n'ai pas dormi cette nuit, finissons-en, je sens que je n'aurai plus la force de te répondre, je n'en peux plus. Écoute, ne gâchons pas cette soirée. (En admettant que nous ne la gâchions pas, il y en a trois mille six cent cinquante autres à ne pas gâcher, pensa-t-il.) Écoute, Sol, je ne t'aime pas parce que tu es beau, mais je suis heureuse que tu sois beau. Ce serait triste si tu devenais laid, mais laid ou beau tu seras toujours mon aimé.
— Pourquoi ton aimé si sans jambes ni doigts de pied ? Pourquoi tellement ton aimé ?
— Parce que je t'ai donné ma foi, parce que tu es toi, parce que tu es capable de poser des questions aussi folles, parce que tu es mon inquiet, mon souffrant.
Il s'assit, décontenancé. La flèche avait porté. Zut, voilà qui était de l'amour tout de même. Il se gratta la tempe, fit des grimaces de va-et-vient avec sa bouche fermée, s'assura de l'existence de son nez, l'interrogea. Puis, s'approchant du gramophone, il en tourna rêveusement la manivelle. S'apercevant soudain qu'elle tournait sans résistance, il se rappela le ressort cassé, lança un regard méfiant. Non, elle n'avait pas remarqué. Il racla sa gorge pour se donner de l'assurance, se leva. Eh non, elle mentait sans le savoir. Si elle croyait qu'elle l'aimerait même atroce et tronc, c'était tout simplement parce qu'en ce moment il était beau, honteusement beau.
Dieu, à quoi s'occupait-il ? Il y avait de par le monde des mouvements de libération, des espoirs, des luttes pour plus de bonheur parmi les hommes. Et lui, à quoi s'occupait-il ? À créer un lamentable climat passionnel, à désennuyer une malheureuse avec du tourment. Eh oui, elle s'ennuyait avec lui. Mais au Ritz, le premier soir, elle ne s'était pas ennuyée. Oh, son éblouissement de bonheur au Ritz, le premier soir. Et qui l'avait ainsi éblouie ? Un nommé Solal qu'elle ne connaissait pas. Et maintenant il était un homme qu'elle connaissait, et qui avait eu un éternuement marital, cet après-midi, après le coït, un éternuement qu'elle avait affreusement entendu dans le silence du répit. Eh oui, elle l'avait d'avance trompé avec le Solal du premier soir, le sans éternuement du Ritz, le poétique.
Solal cocu de Solal, murmura-t-il, et il tira sa crinière annelée à droite et à gauche pour faire deux cornes, salua le cocu dans la glace cependant qu'elle grelottait, les yeux baissés. Eh oui, elle l'avait trompé avec lui-même puisqu'elle avait osé l'aimer dès le premier soir ! Elle avait trompé le connu de maintenant avec l'inconnu du Ritz ! Le premier étranger venu, un Solal quelconque, et qui n'était pas le vrai Solal, elle lui avait baisé la main ! Et pourquoi ? Pour tout ce qu'il méprisait, pour d'animales raisons, les mêmes que du temps de la forêt préhistorique ! Et dès le premier soir, à Cologny, elle avait accepté de coller sa bouche contre la bouche d'un inconnu ! Ô la sans- vertu ! Ô les sans-vertu qui aimaient les hommes ! Incroyables, si fines, elles aimaient les hommes, de toute évidence elles aimaient les hommes, les vantards et grossiers, les pleins de poils ! Incroyable, elles acceptaient la sensualité des hommes, la voulaient, s'en gorgeaient ! Incroyable, mais vrai ! Et personne ne s'en scandalisait !
Il se tourna vers elle, fut épouvanté par l'expression si pure de ce visage aux paupières baissées. Pure, par-dessus le marché, la baiseuse de l'inconnu du Ritz, un Juif sorti d'on ne savait où ! Langueuse et languière presque tout de suite avec l'inconnu ! Oh, elles le rendraient fou à force de n'y rien comprendre, le rendraient fou, ces madones soudain bacchantes ! Des paroles si nobles quand elles étaient habillées ! Et tout à coup, dans l'égarement des nuits, des mots qui te tueraient raide mort, pauvre petit Salomon !
— Écoute, chéri, ne restons pas ici, faisons quelque chose, descendons.
Une lame de malheur le transperça. Ces paroles tendres étaient une condamnation. Ne restons pas ici, faisons quelque chose ! Donc être ensemble était ne rien faire. Faisons quelque chose. Mais faire quoi ? Eh bien continuer.
— Revenons à notre homme-tronc. Je pose de nouveau la question, qui n'est pas absurde du tout. (Il parla lentement, savourant chaque mot.) Une gangrène gazeuse de premier ordre qui obligerait les médecins à me couper les bras et les jambes et les cuisses aussi, bref à faire de moi un homme-tronc, par surcroît pustuleux et puant par l'effet de la gangrène, sourit-il avec douceur, avec la plénitude du bonheur. Cela peut arriver, il y a des maladies de ce genre. Eh bien, si moi devenu petit tronc et immobile paquet fétide et punais, m'aimeriez-vous toujours dans le genre poétique et air de Chérubin et Concerto brandebourgeois, et me donneriez-vous des baisers sublimes et perforants ? Répondez !
— Assez, assez, supplia-t-elle. Assez, je n'en peux plus, je suis si fatiguée. Dis tout ce que tu veux, je ne parlerai plus.
— Greffier, ordonna-t-il, l'index pointé, notez que l'accusée se dérobe une fois de plus ! En réalité, ma chère, moi petit tronc nauséabond, vous vous arrangerez pour trouver que je n'ai plus la même âme, qu'elle s'est détériorée, et vous ne m'aimerez plus, plus jamais ! Pas juste pourtant. Est-ce ma faute, cette gangrène gazeuse ? Pauvre petit méphitique paquet de moi sur une table, sans bras, sans jambes, sans cuisses, mais encore muni du principe de virilité pour votre malheur et dégoût, oui, pauvre de moi, tout petit, tout carré sur ma table, avec une tête douloureuse, et un coup de poing suffira pour me faire tomber et je ne pourrai plus me ramasser tout seul ! Eh, mon Dieu, même pas besoin de me faire tronçonner, quelques dents manquantes suffiront pour que votre âme ne trouve plus de plaisir à mon âme.
Il se frotta les mains, sourit au bon tour à lui jouer. Bonne idée, oui, dès demain matin se faire raser le crâne par un coiffeur, puis se faire arracher toutes les dents par un dentiste ! La tête qu'elle ferait lorsqu'il arriverait en forçat hilare, avec un grand sourire vide ! Comme hommage à la vérité cela vaudrait le coup !
— Aimé, assez de tout cela. Pourquoi vouloir tout détruire ?
(Il eut un rire désespéré. Celle-ci aussi, une antisémite !) Aimé, supplia-t-elle. (Oh, avec son aimé, celle-là, son aimé qui aurait si bien pu être un autre !) Aimé, laissez tout cela. Ne voulez-vous pas me parler un peu de votre enfance, de votre oncle que vous aimez tant. Comment est-il ? Décrivez-le-moi.
— Très laid, coupa-t-il. Rien à faire.
Cette démangeaison de beauté qu'elles avaient toutes ! L'autre jour, elle lui avait dit vos beaux yeux. Lui fallait-il maintenant être jaloux de ses propres yeux ? Vos beaux yeux, cela voulait dire plus tard, mon cher, quand ils seront ternes et chassieux, fini ! Il se leva.
— Oui, angéliques traîtresses, toutes, qui soudain découvrent avec des langueurs qu'elles n'aiment plus ! Et alors, c'est le coup de l'araignée ! Le refrain bien connu de l'araignée ! Cher homme-tronc, disent-elles au pauvre colis sur sa table, pourquoi mentir si je ne t'aime plus ? Que ma bouche comme mon âme reste pure, qu'elle ne souille point d'une inutile injure le noble souvenir des bonheurs révolus ! (Elle mordit sa lèvre pour réprimer un triste fou rire à la vision de la poétesse haranguant son amant-tronc.) Le coup de l'araignée ! Mais qui sait, continua-t-il mélodieuse ment, peut-être continueriez-vous à m'aimer, quoique tronc, ce qui serait encore pire, d'ailleurs. Car vous seriez l'héroïne qui se sacrifie à son tronc, qui tâche de ne pas trop respirer près du tronc parce qu'il pue, qui le lave, qui le transporte, qui le dépose avec amour sur le siège du cabinet, sainte et souriante. Mais en réalité il vous casserait les pieds, ce sale tronc ! Et sous votre héroïque conscient, votre inconscient plein de bon sens souhaiterait qu'il claque, cet inutile cube, et qu'on en finisse ! Voilà, ma chère amie, voilà !
Sûr de lui, haut dans sa longue robe de chambre rouge, il croisa les bras en signe de défi, attendant la réplique qu'il pulvériserait. Mais elle gardait la tête baissée, silencieuse. Alors, il décroisa ses bras, prit un ton aimable et doctoral, doucereux.
— Il y a un autre problème que nous n'avons pas élucidé hier soir. Je vais me permettre de te le soumettre.
— Oh non, s'il te plaît, non, assez ! Regarde-moi, je t'aime, tu le sais. Alors, pourquoi me tourmenter, pourquoi te tourmenter ? Aimé, embrasse-moi.
L'embrasser, oui, sur les joues, en la serrant fort, il en avait soudain envie, tellement envie. Oui, mais après les embrassades, il y aurait toujours la musique en bas et eux deux avec leurs dominos. La tendresse n'était pas une occupation absorbante, les embrassades n'étaient pas de taille à lutter contre les applaudissements qui venaient d'éclater, le tango terminé et redemandé par les heureux. Donc il fallait continuer.
— Le problème, c'est ta sensualité, dit-il.
Hochant la tête d'un air significatif, il la considéra. Bien sûr, ces derniers temps à Agay, elle n'avait été que théoriquement sensuelle, s'était efforcée de l'être sans s'apercevoir qu'elle l'était moins. Mais à Genève, lorsqu'il était nouveau, tout neuf, elle était terriblement sensuelle ! Donc susceptible de l'être avec un autre nouveau ! À Genève, les baisers qu'elle aimait lui donner, tourneuse de langue en hélice folle !
Toujours la considérant, il la revit dans leurs nuits des débuts, râlant, approuvant, soudain hardie de paroles, de gestes, de reins. Et même ici, à Agay, parfois. L'autre soir, après une scène, lorsqu'il lui avait dit que c'était fini et qu'il lui avait demandé pardon, elle avait fait du vrombissement lingual, tout comme autrefois. Eh oui, une scène faisait de lui un nouveau, pour une heure ou deux. Par conséquent, murmura-t-il, et il lui lança un regard de fou. Elle humecta ses lèvres. Ne pas protester, le laisser dire, ne pas le contrarier.
— Sensuelle, donc condamnée à l'infidélité ! annonça-t-il. Par conséquent, il s'en passera de belles lorsque je serai mort ! Eh oui, moi disparu, il y aura le désespoir, bien sûr, et tu songeras au suicide, et tu retourneras à Genève en grande douleur. Et alors là, quoi ? Là, ma chère, tu reverras sûrement Christian Cuza, tu te rappelles, mon dernier chef de cabinet, celui que je t'ai présenté, le beau Christian nonchalant et rêveur, et prince roumain par surcroît. Oui, tu le reverras puisque je t'en ai parlé avec sympathie et qu'il m'aimait sincèrement. Et tu en supporteras la présence parce qu'avec lui tu pourras parler de moi, parce que Cuza seul pourra te comprendre, comprendre le trésor que tu as perdu. Bref, la douceur de partager ta détresse, les heures d'amitié à communier dans le cher souvenir, les photos du défunt contemplées ensemble sur un canapé, l'un près de l'autre, mais avec dix centimètres suspects de vide entre vous deux, dix centimètres de pudeur qui ne présagent rien de bon ! Qu'en dis-tu ? Tu fais la morte ? À ta guise ! Alors, un soir d'été, avec des éclairs de chaleur dans le ciel, puis les gargarismes du tonnerre, tu auras une crise de sanglots en évoquant quelque geste vivant du pauvre claqué. Alors Cuza te consolera, te dira qu'il est ton frère et que tu peux compter sur lui. Il le croira, c'est un honnête garçon, et il m'était très attaché. Et voilà, il te prendra la taille pour mieux sentir et te faire sentir que tu peux compter sur lui. Et toi, en avant les sanglots ! Et tout à coup, parce que le bon Cuza a rapproché sa joue pour te consoler, tout à coup les baisers triple turbine à toute vapeur, les mêmes que pour moi, mais agrémentés de larmes ! (Pour ne pas voir les baisers, il ferma les yeux, puis les rouvrit.) Cette sincère crise de sanglots, ton inconscient l'a voulue pour déclencher le Christian trop lent à l'action ! Tu ne me crois pas ? Libre à toi ! Et le plus terrible, c'est que tu donneras à Cuza non seulement ton corps, ce à quoi je me résigne, mais ta tendresse aussi, ce qui est insupportable ! Mais ainsi sont-elles. Leur douceur, le plus précieux d'elles, elles ne la donnent qu'à un manieur et si préalablement maniées ! Pauvre cadavre de Solal, si vite oublié !
Il lui lança un regard de reproche. Eh oui, sensuelle, hélas ! À preuve son maintien toujours décent en dehors de ses tourbillons linguaux, ce maintien pudique devant les autres hommes, le maintien ne me touchez pas, signe de peur des autres hommes, tous dangereux si en âge de servir, de la servir. Insupportable sa réserve, insupportable cette modestie qu'elle avait en ce moment sur sa chaise, genoux insupportablement rapprochés ! De quel droit faisait-elle la convenable puisqu'elle était la même qui avec Cuza passerait des larmes à la confusion des langues tandis que lui, pauvre cocu souterrain, serait tout seul à s'embêter entre quatre planches ! Bien sûr, elle aurait des tourments de conscience, tous les Auble s'en payaient, bien sûr, mais elle trouverait quelque noble justification à ses gigotages sur une tombe, et elle se débrouillerait pour faire coopérer le pauvre mort à son cocufiage ! C'est lui, c'est mon Solal, c'est notre Solal qui nous a réunis, dirait-elle, et le tour serait joué, et tout de suite après elle dirait à Cuza les mêmes paroles qu'à l'ancien vivant. J'aime que tu me déshabilles, j'aime que tu me voies nue, lui dirait-elle. Oh, assez, trop pénible.
— D'ailleurs, nul besoin d'attendre que je sois mort, lui sourit-il tristement sans s'apercevoir qu'elle tremblait de tous ses membres. Si j'y mets du mien, tu sauras me tromper même de mon vivant ! Je n'aurais qu'à te forcer à passer toute une nuit dans un lit étroit, nue auprès d'un jeune athlète nu, et on verra bien ! Oh, ces deux allongés ! Oh, ce lit si étroit ! Et moi artisan de mon malheur ! Bien sûr, tu résisteras à la tentation, bien sûr tu te voudras fidèle, mais ce lit sera si étroit, et par conséquent ta cuisse délicieusement contre la cuisse athlétique ! Alors, que se passera-t-il, mignonne ? Réponds !
— Laisse-moi tranquille ! cria-t-elle.
— Que se passera-t-il ?
— Je m'en irai ! cria-t-elle. Je ne resterai pas dans ce lit !
Il éclata d'un rire de douleur. Ainsi donc, peur de la tentation ! Ainsi donc, incapable de garder son calme à côté d'un jeune athlète ! Il virevolta, considéra la spécialiste en coups de reins à lui provisoirement réservés.
— J'ai maintenant une autre question à te poser, commença-t-il avec douceur. Dis-moi, chérie, si tu devais être violée, par qui préférerais-tu être violée, par un beau ou par un laid ? C'est une supposition. Des bandits qui t'auraient capturée et qui te donneraient le choix, des bandits assis en rond dans la grotte, tous velus. Alors dis-moi, par qui, un laid ou un beau ? Il est absolument indispensable que tu sois violée, c'est un ordre du chef des brigands. Un ordre, que faire ? Mais il veut bien te donner le choix. Alors, un laid ou un beau ?
— Mais tu es fou ! Quelle idée, mon Dieu !
— C'est l'idée du chef des brigands. Le laid ou le beau ? Allons, mon ange, sois gentille, réponds.
— Je ne veux pas répondre ! C'est .absurde !
Haha, elle biaisait de nouveau ! Elle ne voulait pas avouer ! Soudain il eut une autre vision. Ariane et un jeune pasteur marié, échoués dans une île déserte, après un naufrage ! Évidemment, elle nierait s'il lui disait qu'au bout de trois mois, elle et son pasteur, en cadence sur le lit de feuilles de la cabane construite par le pasteur ! Non, deux mois suffiraient. Un mois même, si nuit d'été et brise tiède et odeur de la mer et cabane confortable et pas de rhume de cerveau et un tas d'étoiles au ciel ou un coucher de soleil cramoisi avec nuages verts et roses, elle adorait ça.
— Quinze jours suffiront !
Et même si pas d'île déserte, même si elle devait rester fidèle à jamais, elle avait tant de moyens d'être infidèle. Les coquines au moins trompaient clairement. Elles couchaient avec un autre, c'était net, presque honnête, en tout cas pas hypocrite. Mais avec celle-ci, même si jamais d'île déserte, il y avait tant de traquenards, tant de possibilités de petits adultères rusés ! Un coup d'œil suffisait ! Un coup d'œil vers une statue grecque, vers un Algérien aux belles dents, vers une danseuse espagnole, vers un régiment défilant, vers un boyscout, vers quelque arbre d'allure virile, sans oublier les tigres ! Et les chatouillants ciseaux du coiffeur, dangereux aussi ! Sûrement générateurs d'agréables frissons sur la nuque ! Impossible d'aimer en paix cette femme ! La cloîtrer et l'entourer de bossus non coiffeurs ? Il lui resterait les rêves, les souvenirs ! Eh non, il n'exagérait pas ! Infidèles, toutes, au moins par l'inconscient. Il était si accablé que ce fut sans conviction qu'il posa une fois de plus la question calabraise.
— L'homme laid, répondit-elle, de guerre lasse, pour en finir.
Insupportable, ce mot homme dans la bouche de cette femme ! Quelle audace ! Oh, la sale odeur de ce mot plein de poils dans une si belle bouche ! Quoi, laid ? Naturellement, elle sentait que l'homme beau était pour elle un danger, un attirant danger ! Il la voyait, palpitante sous le beau Calabrais à bas verts et à souliers de feutre à pointe recourbée ! Ce jeune Calabrais sentait mauvais ! Mais elle, pas dégoûtée par le Calabrais ! Toutes si indulgentes pour la grossièreté masculine et ses attributs ! Il baissa les yeux pour ne pas voir la cantinière des brigands. Le gros nez du jeune Calabrais surtout lui était insupportable, ce nez douloureusement significatif, cet énorme nez prometteur ! L'indulgence des femmes pour la virilité, pire, leur adoration de la virilité et de ce qui en était le signe et l'animale affirmation, cette répugnante indulgence l'indignait, le scandalisait. Il ne pouvait y croire, devait pourtant se rendre à l'évidence. Ces êtres si fins et si doux aimaient cela, cette grossièreté ! Alors, pourquoi dans la rue ou dans les salons faisaient-elles les mignonnes avec tant de petits gestes ? Cette tromperie le rendait fou. Assez !
— Allons, c'est fini cette fois. Je suis gentil maintenant. Et même je baise ta main, tu vois. Embrasse-moi. Le cou, à gauche. À droite aussi. Merci. Allons, sortons, il ne pleut plus. Oui, je garde ma robe de chambre. D'ailleurs, il est tard, il n'y aura plus personne en bas.
Marchant docilement à son côté, le long du couloir, elle se sentit piteuse, vidée de son âme, un mannequin en robe du soir. Dans l'ascenseur, elle fit un triste petit sourire au visage réconfortant du bon nègre, et Solal accepta en silence ce quart d'adultère. Puis, comme elle baissait les yeux, il se plut à penser qu'elle maîtrisait ainsi l'attrait qu'elle éprouvait. Eh oui, toutes les femmes aimaient les nègres clandestinement. Le nègre était leur idéal secret. Seul un pervertissement social, seules des habitudes héritées, les empêchaient de faire des gigotages en blanc et noir. Tant pis, c'était ainsi. Le vieil ascenseur s'arrêta enfin. Dans le hall des gens causaient paisiblement, faisaient des patiences, ne vivaient pas d'amour.
— Remontez, dit-il au nègre.
— Cette robe te va très bien, sourit-il pour être bon, assis à la turque sur le canapé. Et maintenant je t'écoute, chérie. Le roman de Conrad donc. Relis le début.
Elle prit le livre, éclairât sa gorge, s'appliqua. Malheureusement pour elle, le roman commençait mal, car le héros était un énergique capitaine au long cours. Soucieuse de lire avec des intonations justes, elle lui donna des accents virils. Et Solal souffrit. Haha, une voix grave, une voix chaude ! Plus que jamais elle avouait comment elle les aimait, comment il les lui fallait !
— Assez, glapit-il avec un fausset insupportable. Assez, je réclame un minimum de décence ! Mais sois tranquille, tu peux m'aimer encore, ajouta-t-il de sa voix normale. Je peux encore tuer et engendrer mon homme ! Tout fonctionne, sois tranquille, je vaux trois capitaines ! Bien, revenons au naufrage. Ile déserte donc. Et si le seul rescapé avec toi était le valet de chambre de tout à l'heure, ou encore un pasteur, ou même un regrettable rabbin, et que jamais, plus jamais, toi et ton compagnon de naufrage ne puissiez sortir de votre île ? Alors ?
— Aimé, je t'en supplie, je suis si fatiguée.
— En effet, à quoi bon t'interroger ? Jamais tu ne me répondras loyalement, jamais tu ne me donneras la satisfaction d'admettre la vérité qui crève les yeux pourtant ! Je sais si bien ce qui se passera. Les premiers temps, rien, évidemment. Tu me resteras fidèle car espoir d'être recueillie par quelque navire. Donc signaux avec de grands feux la nuit, et le jour quelque drapeau hissé, un drapeau fabriqué avec le maillot du valet de chambre qu'en conséquence le soleil bronzera délicieusement. Donc les premiers temps rien. D'autant plus qu'un valet de chambre, quelqu'un avec qui on ne peut pas parler de Proust, quelle horreur ! Mais quelques semaines plus tard, lorsque plus d'espoir de navire sauveur et que tu seras sûre que lui et toi à jamais condamnés à rester dans l'île déserte, à vivre ensemble, loin des hommes et des règles, alors tu commenceras à te coller des fleurs tahitiennes sur les cheveux ! (Emporté par la joie de vérité, il allait et venait, ne s'apercevait pas qu'elle tremblait de tous ses membres.) Et tu lui cuisineras de bons petits plats avec les poissons qu'il aura péchés et un tas d'herbes aromatiques que tu iras cueillir en sarong ! Une vie encore innocente mais une vie d'homme et de femme déjà ! Je sais tellement que je dis la vérité ! On me croit fou et je ne suis pas fou ! Et enfin, enfin, enfin, lors d'une nuit odorante ce qui devra survenir surviendra dans la cabane de palme, et en avant, et en arrière ! Ou bien encore, poursuivit-il harmonieusement et avec un grand sentiment, ou bien encore, à la fin d'une belle journée, vous serez assis l'un à côté de l'autre, pieds nus et vous tenant la main, assis au bord de la mer indigo et grenat et vous contemplerez le soleil se coucher dans un tas de couleurs poétiques et encourageantes, et voilà, et voilà, cette femme qui ne vit que pour moi, et elle le croit, mettra sa tête fleurie sur l'épaule bronzée et luisante du valet de chambre ou du rabbin devenus l'un ou l'autre son seigneur, tout comme moi, son homme dans la nuit tiède et les senteurs des palétuviers. Tvaïa gêna, lui dira-t-elle ! s'exclama-t-il, et il alla devant la fenêtre.
Le front contre la. vitre et les yeux fermés, il la voyait qui avait maintenant sa tête contre une poitrine immense et lisse. Et voilà, dans son île parfumée, elle l'avait complètement oublié ! Et voilà, avec le type les mêmes baisers qu'avec lui les premiers temps ! Des baisers encore pires peut-être, à cause du climat, des baisers à langue que veux-tu, d'une obscénité rare ! Il commençait à la désirer lorsque, se retournant, il aperçut les saccades de la malheureuse étendue à terre, qui sanglotait, la tête contre le tapis.
Il la prit dans ses bras, la souleva, la déposa sur le lit, la recouvrit d'un manteau de fourrure car elle claquait des dents. Sur la pointe des pieds, il alla à la salle de bains, en revint avec une bouillotte chaude qu'il introduisit sous la fourrure. Il éteignit le lustre, alluma la lampe de chevet, s'agenouilla, n'osa pas lui baiser la main, lui murmura de l'appeler si elle avait besoin de lui, et il s'en fut, peu fier, sur la pointe des pieds.
Au salon, près de la porte doucement refermée, il se tint debout dans l'obscurité, allant et venant, guettant des bruits, contemplant leur pauvre vie, fumant des cigarettes et parfois appuyant le bout incandescent contre sa poitrine. Enfin, il se décida, ouvrit avec précaution, s'approcha du lit, se pencha sur l'innocente qui dormait, débarrassée de son malheur, sa femme qu'il faisait souffrir, celle qui lui avait donné sa foi, la danseuse émerveillée du Ritz, l'enthousiaste de partir et de vivre à jamais avec lui, sa naïve, sûre d'un bonheur éternel, son amaigrie. À genoux, les joues illuminées de larmes, il veilla sur son innocente qui dormait, enfantine, sa femme qu'il faisait souffrir. Plus jamais, plus jamais, plus jamais je ne te ferai du mal, lui disait-il en lui-même, de toutes mes forces je t'aimerai, et tu seras heureuse, tu verras.