LXXVIII

      

Réveillé à sept heures, il s'étira et sourit d'être chez lui de nouveau, dans son bon lit, tellement plus confortable que les lits d'hôtel, un ami quoi, et puis toutes garanties de propreté. Home, sweet home again. Et tout près, à quelques mètres, il y avait sa femme ! Sa femme, nom d'un chien ! Il la verrait bientôt, et ils deviseraient ensemble, en amis. Oui, il lui raconterait encore de la mission.

      — Si tu avais vu, mon vieux, ce qu'elle s'y est intéressée, me posant des questions sur mes entrevues, surtout avec le Haut-Commissaire, un feld-maréchal, mon vieux, tu n'en vois pas beaucoup, toi, hein ? Et puis quand je lui ai dit que j'ai commencé mon roman sur Don Juan, pendant la mission donc, déjà trois chapitres, quarante pages en tout, elle a voulu que je les lui lise. Si tu nous avais vus, mon vieux, moi lisant en robe de chambre de soie, parce que je suis allé d'abord me mettre en robe de chambre, une robe de chambre de chez Sulka, mon vieux Vermeylen, achetée à Paris, rue de Castiglione, il y a pas mieux, tu sais, si tu m'avais vu, mon vieux, moi lisant en robe de chambre ultra-chic, ça faisait désinvolte, tu sais grand seigneur des lettres, et puis elle alors, respectueuse, accrochée à mes lèvres, très emballée, participant, tu comprends. Ah, mon vieux, le mariage, il n'y a que ça de vrai. (Il émit de petits bâillements aigus, chantonna son Home, sweet home again.) Dis donc, Rianounette, deux cents kilos de documentation, tu te rends compte ? Il faudra que je me débrouille pour que monsieur Solal le sache. Tu sais ce que je ferai ? En annexe de mon rapport, je ferai une énumération complète de tout ce que je rapporte comme éléments de documentation, ça fera des pages et des pages en simple interligne. Bien sûr qu'il ne lira pas tout ça, mais l'effet de quantité y sera. Naturellement, tout ce qui est documentation a été envoyé directement au Secrétariat, mais si ça t'intéresse tu pourras venir une fois au Palais, je te montrerai tout ça. À propos, j'ai rapporté un tas de photos, des danses indigènes en mon honneur, et puis moi en compagnie de grands officiels, je te les montrerai. Il y en a une de Paris où un directeur au ministère des Colonies me tient gentiment par le bras, une huile pourtant, hein, un type épatant, en passe d'être bombardé directeur général, je te la montrerai, ça t'intéressera, il faut dire qu'on était un peu pompettes tous les deux, après ce déjeuner chez Lapérouse. Toutes ces photos, je les collerai dans un album ad hoc, avec légende à l'encre blanche sous chacune, avec la date aussi, of course. Alors, ça t'a plu, mes trois chapitres ? Maintenant, tu sais, si tu as des critiques à me faire, ne te gêne pas, et même ça m'intéresserait, je ne suis pas infaillible. Quarante pages, ça commence à compter, hein ? Il m'en restera encore deux cents à peu près à écrire. Quarante mille mots, j'ai calculé. Pour moi, quarante mille mots, c'est la bonne dimension pour un roman, ni trop, ni trop peu. Le titre sera Juan, j'avais pensé d'abord à Don Juan, mais il m'a semblé que Juan ferait plus original, on est tellement habitué à Don Juan. Dis donc, plus j'y pense, plus je trouve que c'est une bonne idée d'inviter monsieur Solal le plus vite possible parce que alors je pourrai lui raconter ma mission. Une conversation, c'est bien mieux qu'un rapport, c'est plus vivant, et puis un rapport, on ne sait jamais si c'est lu sérieusement, tandis qu'une conversation on est bien obligé de vous écouter. Tu es d'accord ? Pour en revenir à mon roman, tu sais, ça m'a fait plaisir que tu aies particulièrement aimé le passage sur le mépris d'avance, et puis aussi quand il parle des raisons de sa rage de séduire. C'est justement deux thèmes que j'aime bien, au fond ils me hantent depuis longtemps. Oui, ça m'a fait plaisir, parce que au fond, tu sais, c'est pour toi que j'écris. Oui, je crois que je tiens le filon avec ce roman. Ce qu'il faudrait, c'est mon transfert à Paris, à notre bureau correspondant. Avec un grand appartement dans un quartier chic et beaucoup d'invitations, je me ferais une masse de relations. D'où le Femina ou l'Interallié, tu comprends ? Le tout, vois-tu, c'est de connaître des gens, se créer des amitiés. Et maintenant, mon vieux Vermeylen, on va se lever pour lui faire du thé. Mais attention, pas de bruit, pas la réveiller avant de lui apporter le thé. Elle aime bien son morning tea. (Il sourit délicatement, rêveusement.) Elle aime tout ce qui est anglais, elle a pris des habitudes en Angleterre.       Trois ans à Oxford, mon vieux, dans un collège chic, rien que des filles de la haute. Elle peut pas en dire autant ta femme, hein ? Le morning tea, mon vieux, je vais t'expliquer ça. C'est une tasse de thé pour le réveil, mais je le lui ferai dans une théière, parce que des fois elle veut une deuxième tasse, et puis j'en prendrai aussi pour le plaisir de boire ensemble. Du thé très fort, un peu de lait, pas de sucre, c'est la manière anglaise. Le breakfast vient plus tard, après le bain, c'est comme ça dans les milieux chic. Et puis elle, tu sais, c'est pas comme ta femme, elle c'est pas le genre à pleurnicher sur la cherté de la vie ou à raccommoder des chaussettes. Elle, mon vieux, c'est le charme, c'est la poésie. Voilà, tu es renseigné maintenant. Allez, hop ! Une, deux, trois, debout !

      Il descendit prudemment, évitant le milieu craquant des marches, posant les pieds près de la rampe. Arrivé au rez-de-chaussée, il cligna de l'œil à son imperméable pendu dans le vestibule. Ah, nom d'un chien, la belle vie qui recommençait ! Aussitôt entré dans la cuisine, il mit la bouilloire sur le feu, se frotta les mains, fredonna un air de Mozart.

      

Par un doux hyménée,

Au temple de l'amour,

De notre destinée

Viens embellir le cours.

      

Eh oui, en plein hyménée ! Bonjour chouquette. Bien dormi, la chouquette, bien reposée ? Voilà le bon thé pour la chouquette ! Il aimait tellement la voir boire son thé, à moitié endormie, un peu bébé. Maintenant, si elle était d'attaque, si elle ne voulait pas se rendormir après son thé, on lui proposerait une balade matinale.

      — Dis donc, Rianounette, j'ai une idée first class. Il fait un temps magnifique, tu sais ce que je propose ? Tu donnes ta langue au chat ? Eh bien, je propose qu'on ne traîne pas ce matin ! Départ à neuf heures pour une randonnée en voiture, on ira en Savoie, qu'est-ce que tu en dis ? À Talloires, il y a un restaurant sensationnel il paraît, trois étoiles dans le Michelin, c'est pas rien. Tu sais, c'est là que les grands ténors de la politique vont festiner, Briand, Stresemann et tutti quanti, ça doit être assez formidable. Dis donc, on s'offre un déjeuner gastronomique à Talloires, hein ? Ça te goûte ? Eh là, attention, c'est ça te dit qu'il faudra lui dire. Maintenant, si elle préfère dormir un peu après son morning tea, tant pis, on fera la balade après. Hé là, l'eau qui bout ! Ébouillanter la théière d'abord, selon les règles. Très bien, voilà qui est fait. Bravo, mon cher. Maintenant remettre l'eau dans la bouilloire, vu nécessité eau à cent degrés centigrades ou plutôt, soyons correct, centésimaux. Parfait. Vite deux grosses cuillerées de thé, non, trois, la maison ne reculant devant aucun sacrifice. Et maintenant, vite verser l'eau. Et maintenant, le cher petit cosy molletonné et laisser tirer pendant les sept minutes réglementaires. Toutes les qualités, mon vieux, s'intéressant à ma mission, si tu avais vu comme elle m'écoutait. Entre nous, j'aurais préféré que, j'avais une de ces envies, enfin quoi, sevré depuis des mois, j'aurais pas craché sur le devoir conjugal, je te prie de le croire, mais alors pour ce qui est de la bagatelle, quand j'ai commencé des travaux d'approche, elle m'a fait tout de suite comprendre qu'il n'y aurait rien à faire ce soir, gentiment mais nettement, oh c'est pas qu'elle y met de la mauvaise volonté, mais c'est le coup de la surprise de me voir arriver à l'improviste, une semaine à l'avance, le choc quoi, elle croyait que j'arriverais le trente et un août seulement, ça lui a donné un coup de pompe et puis une migraine terrible, alors forcément ça ne met pas en train pour, ça fait que pour ce qui est du jeu de la bête à deux dos, macache et ceinture, et c'est bien compréhensible parce que au fond, je m'en rends compte maintenant, j'ai été une brute d'arriver comme ça sans tambour ni trompette, je croyais lui faire plaisir, une surprise, mais une femme c'est fragile nerveusement, c'est délicat, mon vieux, tu n'as pas une idée. Enfin elle n'a rien perdu pour attendre. Aujourd'hui il n'y aura sûrement plus de migraine et alors, mon cher, les ressorts du sommier vont sauter, ça je te le garantis ! Et pourtant, tu sais, elle pourrait m'en vouloir d'être arrivé comme ça sans l'avoir avertie, mais elle non, gentille quand même, ne me faisant pas de reproches, m'interrogeant. Le plus touchant, mon vieux, c'est son idée d'avoir voulu faire déjà un essai en vue du trente et un août. La belle robe, les fleurs, la lumière rouge, c'était pour se représenter comme elle arrangerait tout quand j'arriverais le trente et un août. Une répétition générale, comme elle a dit. Si c'est pas de l'amour, ça, mon vieux, qu'est-ce qu'il te faut alors ? Il n'y a qu'elle pour avoir des idées poétiques de ce calibre. Et puis cette idée d'avoir transformé son petit salon en mon honneur, les boiseries repeintes, c'est pas de l'amour ? En somme, on pourrait recevoir dans ce petit salon dorénavant, c'est bien mieux que dans le grand. Allons plutôt dans le petit salon, mon cher sous-secrétaire général, on y sera plus intimes. Gros effet sur les Kanakis, ce petit salon, on pourrait les inviter en même temps que le S.S.G. Dire boudoir peut-être, ça fait plus chic que petit salon. Non, mon cher, pas de Kanakis, pure folie. Très imprudent de donner à Kanak l'occasion de relations personnelles avec le S.S.G. Inviter le S.S.G. seul, ou alors avec des gens très chic, mais du dehors, pas des membres du personnel qui ne trouveront rien de mieux, les petits salauds, que de l'inviter à leur tour. À propos, Rianounette, j'ai oublié de te dire. Hier soir, à l'arrêt du train à Lausanne, j'ai acheté le Journal de Genève, et qu'est-ce que je vois, Petresco et sa femme morts dans un accident d'auto, une histoire de passage à niveau. En somme, j'ai bien fait de ne pas les avoir invités avec les Kanakis, ça ne m'aurait servi à rien puisqu'ils sont déjà morts, comme relations ça n'aurait pas duré longtemps. Ça fait qu'il y a un poste A libre maintenant, je me demande qui l'aura, ça ne m'étonnerait pas mais pas du tout que, enfin on verra. Dis donc, c'est pas tout ça, ne perdons pas de temps, montons nous faire séduisant. Mon cœur palpite de la voir, je dirais même qu'il pilpate.

      De retour à la cuisine, en pyjama impeccable, les cheveux brillantines, le collier de barbe bien peigné et       les ongles brossés, il s'admira dans le miroir de Mariette. Un vrai prince charmant. Maintenant il s'agissait de méditer un peu sur la tactique à adopter.

      — Voyons un peu la politique de cette affaire. Nous entrons donc dans sa chambre, d'accord. Si elle dort, comme tout semble le faire prévoir à vues humaines, nous nous approchons tout doucement et nous la réveillons d'un tendre baiser sur le front ou sur la joue, selon la position de la tête, ou même éventuellement sur les lèvres ! Fortuna audaces juvat !

      Il sourit à l'idée malicieuse qui venait de surgir. Oui, la même farce que Papi à Mammie. Après le baiser, il prendrait un air sérieux et il lui dirait qu'il avait lu un article sur les bienfaits de la camomille et que, voilà, au lieu de thé, il avait cru bien faire en préparant une infusion de camomille. Elle ferait la grimace et puis, lorsqu'elle s'apercevrait que c'était du thé, ils riraient bien tous les deux. Non, en somme non, pas tellement drôle, cette farce, annoncer le thé loyalement, comme d'habitude. Voilà le thé, le bon thé pour la chouquette, le bon morning tea ! Oui, adopté.

      Arrivé au deuxième étage, il posa à terre le plateau, frappa doucement, ne s'étonna pas du silence. La pauvrette devait dormir profondément, donc la réveiller avec des ménagements. Sur le front seulement, le baiser. Le plateau repris à deux mains, il ouvrit lentement en appuyant son coude sur la poignée, annonça le thé, le bon thé pour la chouquette. Sur le lit non défait, une feuille pliée en quatre. Le plateau lui échappa et le thé se répandit sur le tapis. Il déplia la feuille, et de l'urine mouilla le beau pyjama à rayures.