CIV
Tard le soir, elle entra, s'approcha du lit, demanda si elle pouvait rester. Il lui fit signe de venir à son côté, s'empara du flacon qu'elle tenait, le déboucha, aspira longuement. Sans ôter son peignoir, elle s'étendit auprès de lui. Il éteignit, lui demanda si elle voulait l'éther. Dans l'obscurité, à tâtons, elle prit le flacon, aspira longuement, aspira encore, et soudain de la salle de bal montèrent des appels, guitares hawaïennes lâchant à regret leurs longs sanglots purs, sanglots venus du cœur, doux sanglots étirés, liquides tueurs d'âme, infinis sanglots des adieux. C'était la musique du premier soir, la même musique, et elle s'était inclinée, et elle l'avait regardé, glacée, tremblante d'amoureuse frayeur. Elle resta à écouter, le flacon contre elle, tenu comme un enfant.
Elle aspira de nouveau, ferma les yeux, sourit. Maintenant c'était une valse en bas, leur première valse. Solennels, ils dansaient, d'eux seuls préoccupés, goûtaient l'un à l'autre, soigneux, profonds, perdus. Tenue et guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans ses veines, parfois s'admirant dans les hautes glaces des murs, élégante, émouvante, exceptionnelle, femme aimée, belle de son seigneur.
Il lui prit le flacon d'éther, l'approcha de ses narines. Les premiers temps, le bonheur fou de se préparer pour aller la voir, la gloire de se raser pour elle, de se baigner pour elle, et dans l'auto qui le menait vers elle il chantait sa victoire d'être aimé, regardait cet aimé dans la glace de l'auto, heureux de ses dents parfaites et leur souriant, heureux d'être beau et d'aller vers elle, vers elle qui en grand amour l'attendait sur le seuil et sous les roses, l'attendait dans la robe blanche aux amples manches serrées aux poignets. À quoi penses-tu ? demanda-t-elle. À ta robe roumaine, dit-il. Tu l'aimais, n'est-ce pas ? demanda-t-elle. Elle fallait si bien, dit-il, et dans l'obscurité elle respira largement, comme autrefois lorsqu'il la complimentait. Je l'ai toujours, elle est dans ma malle, dit-elle, et elle alluma pour le regarder, effleura du doigt la ligne des sourcils.
Elle reprit le flacon d'éther, aspira, sourit. Le premier soir, lorsqu'elle dansait avec lui, elle reculait la tête pour mieux le voir qui lui murmurait des merveilles qu'elle ne comprenait pas toujours car elle le regardait trop. Mais quand il lui avait dit qu'ils étaient amoureux, elle avait compris, avait ri à demi de bonheur, et alors il lui avait dit qu'il se mourait de baiser et bénir les longs cils recourbés. Et maintenant, maintenant.
Elle aspira de l'éther, sourit au doux froid qui entrait. Ô le petit salon du premier soir, son petit salon qu'elle avait voulu lui montrer tout de suite, après le Ritz. Debout devant la fenêtre ouverte, ils avaient respiré la nuit d'étoiles, avaient écouté les remuements des feuilles dans les arbres, murmures de leur amour. Toujours, elle lui avait dit. Ensuite, le choral qu'elle avait joué pour lui. Ensuite, le sofa, les baisers, premiers vrais baisers de sa vie. Ta femme, elle lui disait à chaque arrêt et reprise de souffle. Infatigables, ils s'annonçaient qu'ils s'aimaient, puis riaient de bonheur, puis unissaient leurs bouches, puis se détachaient pour infiniment s'annoncer la merveilleuse nouvelle. Et maintenant, maintenant.
Elle aspira de l'éther, sourit. Ô les débuts, leur temps de Genève, les préparatifs, son bonheur d'être belle pour lui, les attentes, les arrivées à neuf heures, et elle était toujours sur le seuil à l'attendre, impatiente et en santé de jeunesse, à l'attendre sur le seuil et sous les roses, dans sa robe roumaine qu'il aimait, blanche aux larges manches serrées aux poignets, ô l'enthousiasme de se revoir, les soirées, les heures à se regarder, à se parler, à se raconter à l'autre, tant de baisers reçus et donnés, oui, les seuls vrais de sa vie, et après l'avoir quittée tard dans la nuit, quittée avec tant de baisers, baisers profonds, baisers interminables, il revenait parfois, une heure plus tard ou des minutes plus tard, ô splendeur de le revoir, ô fervent retour, je ne peux pas sans toi, il lui disait, je ne peux pas, et d'amour il pliait genou devant elle qui d'amour pliait genou devant lui, et c'était des baisers, elle et lui religieux, des baisers encore et encore, baisers véritables, baisers d'amour, grands baisers battant l'aile, je ne peux pas sans toi, il lui disait entre des baisers, et il restait, le merveilleux qui ne pouvait pas, ne pouvait pas sans elle, restait des heures jusqu'à l'aurore et aux chants des oiseaux, et c'était l'amour. Et maintenant ils ne se désiraient plus, ils s'ennuyaient ensemble, elle le savait bien.
Elle aspira de l'éther, sourit. Lorsqu'il partait en mission, les télégrammes qu'il lui envoyait en code si les mots étaient trop ardents, ô bonheur de déchiffrer, et elle ses longs télégrammes en réponse, télégrammes de centaines de mots, toujours des télégrammes pour qu'il sût tout de suite combien elle l'aimait, ô les préparatifs en vue du retour sacré, les commandes chez le couturier, les heures à parfaire sa beauté, et elle chantait l'air de la Pentecôte, chantait la venue d'un divin roi. Et maintenant ils s'ennuyaient ensemble, ils ne se désiraient plus, ne se désiraient plus vraiment, ils se forçaient, essayaient de se désirer, elle le savait bien, le savait depuis longtemps.
À quoi penses-tu ? demanda-t-elle. À rien, dit-il, et il lui baisa la main, la regarda. Cette nuit, l'entrée de la petite fille, la lamentable espièglerie de lui dire bonsoir mon oncle, de s'asseoir sur les genoux de son oncle, cuisses nues, de lui dire à l'oreille que si elle n'était pas sage, il pourrait la corriger. Ô tristesse, ô niaiserie, et pourtant en ces deux grotesques, une grandeur, leur pauvre passion en révolte contre son agonie, l'idiote obscénité, dernier recours de leur pauvre passion. À minuit, la proposition d'appeler Ingrid, et il avait accepté, accepté par désespoir, parce qu'elle le voulait, pour mettre de la vie dans cette agonie. Pauvres damnés du paradis. Elle lui prit la main.
— Aimé, veux-tu ? demanda-t-elle.
Il lui serra la main, fit signe que oui, il voulait. Alors, elle se leva, sortit.