XIV
À deux heures de l'après-midi, Mme Deume et son fils adoptif s'installèrent au salon, elle en cache-corset saumon et lui en pantalon de golf. Nouées à leurs souliers, des semelles amovibles en feutre étaient destinées à la protection des parquets.
— Alors, mon chéri, comment s'est passée ta première matinée de membre A au Palais ? demanda l'osseuse dame à tête de dromadaire sentencieux, au cou de laquelle pendait un court ligament de peau, terminé par une petite boule charnue, insonore grelot sans cesse balancé.
— Très bien, dit simplement Adrien qui tenait à faire le désinvolte et l'habitué. Très bien, répéta-t-il, sauf que la serrure de ma bibliothèque vitrée était défectueuse. À vrai dire, elle fonctionnait, mais il fallait un effort chaque fois, tu penses si j'ai dit son fait au petit bonhomme du matériel, il m'a envoyé tout de suite un serrurier. Un membre A, ça se soigne.
— Bien sûr, mon chéri, approuva Mme Deume, et elle sourit, ses longues incisives supérieures reposant obliquement sur le mol coussinet de la lèvre inférieure. Écoute, j'espère que tu excuseras ce pauvre petit lonche de sandwiches qui n'est vraiment pas digne d'un membre A, mais que veux-tu, un jour pareil, j'ai eu autre chose en tête, et puis tu n'en auras que plus d'appétit ce soir. (Elle se tut brusquement, roula entre ses doigts sa boulette, vivante breloque dont, en ses moments de méditation, elle aimait éprouver l'élastique densité.) Qu'est-ce qu'il y a, mon Didi ? Tu as tout à coup ta tête soucieuse. C'est à cause d'elle ? Confie-toi à ta Mammie.
— C'est ce sacré billet à sa porte. Toujours cette rengaine, qu'elle dort et qu'il ne faut pas la réveiller. Une sale habitude, ces somnifères qu'elle prend.
Elle porta de nouveau sa main à son pendentif viandu, le mania entre deux doigts experts, soupira, mais estima que ce n'était pas le moment de dire tout ce qu'elle pensait. En ce jour solennel où l'on allait avoir à dîner monsieur le sous-secrétaire général de la Société des Nations, Didi avait besoin de toute son énergie.
— Que veux-tu, elle aurait besoin d'un intérêt dans la vie, ne put-elle pourtant s'empêcher de dire. Ah, si elle pouvait s'occuper un peu du ménage ! C'est de rester des heures dans sa chambre à lire des romans qui lui donne des insomnies, la pauvre chère.
— Je lui parlerai sérieusement demain quand on n'aura plus le souci de l'invitation, dit Adrien. Et ce somnifère, tu te rends compte, c'est parce qu'on est rentrés à minuit de chez les Johnson. À propos, je n'ai pas eu le temps ce matin de te raconter comment ça s'est passé, ce dîner. Très chic, grand luxe, on était dix-huit. Service impeccable. Tout du grand monde. C'est à mon A que je dois cette invitation. Tu comprends, j'existe pour Johnson maintenant. Le S.S.G. était là, très élégant, mais il n'a presque pas parlé. Juste un peu avec Lady Haggard qui est une intime des Johnson, ils s'appellent par leurs prénoms, les Johnson lui disant Jane à tout bout de champ. Elle est donc la femme du consul général de Grande-Bretagne mais qui a rang de ministre plénipotentiaire, vu l'importance du poste de Genève, ça se fait quelquefois, il n'était pas là, parce qu'il est grippé. Elle est jolie, beaucoup plus jeune que son mari, dans les trente-deux maximum, elle mangeait des yeux le S.S.G. Quand on a passé au salon, enfin au plus grand, parce qu'il y en a une enfilade de trois, tu te rends compte...
— Chez les van Offel aussi il y a trois salons en enfilade, interrompit Mme Deume avec un sourire modeste, et elle respira fortement par le nez.
— Oui donc, quand on a passé au salon, Lady Haggard s'est assise à côté du S.S.G., et elle n'a fait que lui parler, vraiment elle lui faisait la cour, et alors imagine-toi que comme on parlait d'une grotte qu'il y a dans la campagne des Johnson, elle lui a proposé de la lui montrer. Ce qui s'est passé dans la grotte, moi je n'en sais rien. Motus ! Et puis en partant elle lui a proposé de le reconduire au Ritz dans sa voiture, parce qu'il n'avait pas la sienne, en réparation peut-être, quoique ça m'étonnerait, c'est une Rolls. Ce qui s'est passé entre eux, hein, moi je ne garantis rien, mystère et boule de gomme ! J'ai oublié, il y avait aussi le conseiller de la légation de Roumanie, à gauche de madame Johnson donc, le S.S.G. étant à sa droite. Tu vois dans quel monde mon A me fait entrer, hein ?
— Oui, mon chéri, dit Mme Deume, heureuse des succès mondains de son fils adoptif, mais ulcérée de ne pas les partager et peu soucieuse d'avoir des détails sur ce grand monde qui l'ignorait.
— Bon, assez bavardé. Dis-moi, Mammie, il y a une petite chose qui me tracasse. Ce pauvre Papi est monté tout triste dans son cagibi après le déjeuner, tu l'as tout de même un peu trop expédié, tu sais.
— Mais pas du tout, je lui ai expliqué gentiment que je devais discuter tranquillement avec toi des préparatifs pour ce soir, je lui ai même dit mon cher Hippolyte, alors tu vois.
— Oui, mais il se sent mis de côté.
— Mais pas du tout, il a son guide des convenances. C'est vrai, j'ai oublié de te dire, imagine-toi qu'il a filé en ville dare-dare ce matin pour s'acheter un livre de savoir-vivre, et sans m'avertir, note bien, sans me consulter ! Monsieur a voulu me placer devant le fait accompli ! Je sais bien que c'est sur son argent de poche, mais tout de même, il devrait avoir un peu plus d'égards. Enfin, je lui ai pardonné de bon cœur. Si au moins ça le faisait tenir tranquille, mais toute la sainte matinée, pendant que tu étais au Palais, il m'a suivie pour me lire son livre que je n'écoutais que d'une oreille, je te prie de le croire, ayant bien d'autres choses en tête.
— Enfin, tâche de le faire participer un peu. Il n'a pas dit un mot à table, il se sent exclu, le pauvre.
— Mais bien sûr que je le fais participer. Ce matin, je l'ai fait aller et venir dans le corridor, il n'y a rien de mieux que ces semelles de feutre pour donner une finition au parquet. Il était tout content de rendre service.
— Bon. (Il ponctua ce monosyllabe en vidant sa pipe d'un geste brusque d'homme d'action que Mme Deume admira. Oui, son Didi tenait d'elle, un vrai Leerberghe. Mais elle fit une note mentale : « Faire nettoyer le cendrier par Martha, et qu'elle repasse l'aspirateur sous le guéridon. ») Alors, Mammie, où en sommes-nous de ces préparatifs ? Notre invité arrive donc à sept heures et demie. J'aurais d'ailleurs dû lui dire huit heures.
— Pourquoi ?
— Ça fait plus chic. Chez les Kanakis, les dîners sont toujours à huit heures, chez les Rasset et les Johnson aussi. Tu comprends, j'étais un peu ému tout de même lorsque j'ai lancé mon hameçon d'invitation. (Il aima cette image.) Enfin, tant pis, ce qui est fait est fait. L'important, c'est que je suis le seul de ma section à avoir le S.S.G. à dîner. À moins que Vévé, non, je ne crois pas. Bon. Alors, dis-moi un peu où nous en sommes, ce qui a été fait et ce qui reste à faire, bref, un petit rapport de la situation, que je puisse m'orienter un peu, mais vite parce qu'il est déjà deux heures vingt et j'ai un tas de courses en ville. Si j'avais pu, j'aurais pris congé ce matin aussi, mais avec l'humeur de Vévé, ces temps-ci. Tu comprends, il ne peut pas digérer mon A, d'autant que maintenant il voit sûrement en moi un successeur possible.
— Oui, mon Didi, dit-elle en le chérissant du regard.
— Enfin, c'est encore heureux que j'aie pu avoir congé cet après-midi, et tu comprends, je ne pouvais pas lui dire que c'est à cause du dîner S.S.G., parce que c'est pour le coup qu'il ne pourrait plus me sentir.
— Oui, mon chéri, bien sûr. Mais quelles courses as-tu à faire ?
— Bougies, entre autres. On dînera aux bougies. Ça se fait beaucoup maintenant.
— Mais, mon chéri, nous en avons des bougies !
— Non, dit-il d'un ton sans réplique. (Il ralluma sa pipe, en tira une bouffée magistrale.) Elles sont à torsades, ça fait vieux jeu. Il en faut des toutes simples, comme chez les Rasset. (Mme Deume fit une tête de marbre, les Rasset ne l'ayant jamais invitée.) Et puis, ce n'est pas tout, je vais changer les vins. Imagine-toi que Goretta m'a envoyé du bordeaux 1924 et du bourgogne 1926. Ce sont d'assez bonnes années et il a cru que ça passerait. Mais moi je vais exiger du saint-émi-lion 1928, du château-lafite 1928 également, et du beaune 1929, qui sont de très très grandes années, je dirais même des années suprêmes. (Compétence récente, puisée dans un ouvrage sur les vins, acheté la veille.) Plutôt que de téléphoner, je vais y aller moi-même et faire le changement illico. Ils ont cru me posséder mais ils vont voir à qui ils ont affaire !
— Oui, mon chéri, fit Mme Deume, titillée par la virilité de son Didi.
— Et puis il faudra des fleurs.
— Mais on en a dans le jardin, j'allais justement en cueillir !
— Non, il faut des fleurs à tout casser !
— Quelles fleurs, mon chéri ? demanda-t-elle tout en arrangeant la cravate de son mâle.
— Je verrai. Des orchidées peut-être. Ou encore des nénuphars qu'on laisse flotter dans un vase rempli d'eau au milieu de la table.
— Mais ça ne fera pas drôle ?
— À ses dîners priés, Lady Cheyne met toujours des fleurs flottantes au milieu de la table, Kanakis me racontait justement ça l'autre jour.
— Il est invité chez elle ? demanda-t-elle, tigresse.
— Oui, répondit-il après s'être raclé la gorge.
— Mais il n'est pas plus que toi pourtant ?
— Non, mais son oncle est ministre. Ça donne des entrées.
Il y eut un silence et Mme Deume manipula une fois de plus sa boulette, soudain mélancolique à la pensée de l'humble mari dont le sort l'avait dotée. Elle soupira.
— Tu ne peux pas imaginer ce que ce pauvre Papi a été insupportable ce matin, toujours à me suivre et à me lire son savoir-vivre. À la fin, j'ai dû le consigner dans la chambre d'amis, enfin j'en ai fait sa chambrette depuis notre retour pour qu'il me laisse un peu tranquille. Si au moins il pouvait un peu te soulager en faisant quelques courses pour toi. Mais il n'est bon à rien, ce pauvre homme, il fait tout de travers. Enfin, sans oncle ministre, tu as su avancer par ta propre valeur.
Elle ôta un grain de poussière sur le veston de son fils adoptif.
— Chut ! Un moment ! Je réfléchis !
Elle respecta la méditation d'Adrien, profita du silence pour passer le doigt sur le guéridon, en examina l'extrémité. Oui, Martha avait bien fait la poussière. Par la porte ouverte entra la voix de M. Deume déclamant en son premier étage un passage palpitant du guide des convenances : « Lorsque le convive déplie sa serviette, il pose son pain à gauce ! Tu as entendu, Antoinette ? » Elle chantonna : « Oui, merci ! » De nouveau, la voix du petit père : « Le pain se rompt et ne se coupe pas au couteau. Les morceaux sont détacés au fur et à mesure. On ne doit pas en préparer plusieurs à l'avance ! »
— Tu vois, Didi, ça a été comme ça toute la matinée. Tu te rends compte, la patience qu'il m'a fallu.
— Écoute, Mammie, je veux que ce soit un dîner grand chic ! Eh bien, je décide de lui laisser le choix pour les vins ! Or, le grand chic, c'est du champagne sec durant tout le dîner ! Je suis pratiquement sûr qu'il préférera ça, et ça fera bonne impression, tu sais. Alors, au début du dîner, je me tourne vers lui, en tout naturel. Que préférez-vous, monsieur le sous-secrétaire général, la manière classique ou tout champagne ? Enfin, je trouverai la formule. S'il choisit le champagne, les bordeaux et bourgogne nous serviront pour une autre occasion. Tu es d'accord qu'on ne regarde pas à la dépense ?
— Je pense bien. Une occasion pareille !
— Tout champagne, ça fait élégant, voilà ! Six bouteilles pour ne pas risquer d'en manquer ! Au cas où il serait grand buveur, quoique je ne croie pas, mais enfin on ne sait jamais. Oh, caramba de caramba de caramba !
— Qu'est-ce qu'il y a, mon chéri ?
Il se leva, alla vers la fenêtre, revint vers sa mère adoptive et la considéra, les mains dans les poches, souriant de gloire.
— Il y a une idée ! Et j'ose dire une idée de génie !
À ce moment, boitillant gracieusement, M. Deume entra, petit phoque barbichu aux gros yeux ronds et saillants, comme effarés derrière les verres du lorgnon, s'excusa de déranzer, ouvrit le guide mondain à la page maintenue par son index, rajusta son lorgnon que retenait un cordonnet passé autour du cou, se mit à lire.
— Quand on arrive à table, attendre que le premier plat soit offert pour commencer à manzer du pain. Il est incorrect d'en grignoter dès l'arrivée. (De l'index agité à la manière d'un bâton de chef d'orchestre, il souligna l'importante phrase suivante.) C'est une incorrection également de manzer entre caque plat de nombreuses boucées de pain, montrant ainsi une précipitation affamée qui manque de retenue.
— Oui, mon ami, très bien, dit Mme Deume, tandis qu'Adrien, qui s'était rassis, rongeait son frein, impatient de dire son idée merveilleuse. Monte chez toi maintenant.
— C'est que z'ai pensé que ça pourrait rendre service. (Il se décida à affronter le danger.) Vu que quelquefois tu manzes du pain entre les plats.
— Sois tranquille, mon cher ami, répondit Mme Deume avec un sourire bienveillant, je puis me comporter d'une certaine façon en famille et d'une autre façon dans le monde. Mon père, Dieu merci, recevait. (Elle fît une aspiration de salive de la plus haute distinction.) Allons, va mettre ton smoking, qu'on n'ait pas de surprises au dernier moment, et puis ça t'occupera. Je te l'ai bien élargi, vu que mon cher père n'avait pas de ventre, lui. (Vaincu, le phoquet sortit sans bruit sur ses patins de feutre. Elle se tourna vers son Didi.) Tu vois ce qu'a été ma vie toute la matinée. Alors, mon chéri, qu'est-ce que tu disais de ton idée ?
— Voici l'idée, annonça-t-il et, se levant pour en souligner l'importance, il se campa devant elle, les poings aux hanches à la manière du dictateur italien. Voici l'idée, redis-je. Le champagne c'est bien, c'est même très bien, mais enfin c'est lui qui décidera. Mais une chose que je décide, moi, c'est le caviar ! (Il se sentit admiré, projeta son menton en avant, narines frémissantes.) Le caviar ! s'écria-t-il, lunettes lyriques. Le caviar, qui est le nec plus ultra des mets et le plus cher ! (Il déclama :) Il y aura du caviar au dîner qu'offre ce soir monsieur Adrien Deume, membre de section A, à son supérieur hiérarchique, monsieur le sous-secrétaire général de la Société des Nations !
— Mais c'est affreusement cher ! modula-t-elle, frêle femme devant l'homme aimé.
— Je m'en fiche ! Je tiens à des rapports amicaux avec le S.S.G. ! Et puis, c'est une manière de garder notre standing social ! Sois tranquille, c'est de l'argent bien placé !
— Mais c'est que nous commençons déjà par un potage bisque ! C'est du poisson !
— Je m'en fiche ! On supprimera la bisque ! La bisque, c'est du caca à côté du caviar ! Il n'y a rien de plus chic que le caviar ! Toasts, beurre, citron ! Et du caviar en quantités industrielles ! Encore un peu de caviar, monsieur le sous-secrétaire général ? Ce n'est pas tous les jours qu'on reçoit le type le plus important après Sir John !
— Mais, chéri, c'est qu'après il y aura le homard zermidor.
— Thermidor, rectifia-t-il.
— Je croyais qu'en anglais...
— Thermidor, du grec thermê, chaleur, et dôron, don ou cadeau. Attention, Mammie, hein, ne va pas dire zermidor ce soir devant notre invité !
— Ça fera trop de produits de mer les uns après les autres.
— Le caviar n'est jamais de trop ! Non, non, je reste sur mes positions ! Je suis inébranlable ! Caviar, caviar, et re-caviar ! Je ne sacrifierai pas le caviar à un simple homard ! Tu comprends, Mammie, dans les grands dîners on mange très peu de tout. Quelques cuillerées de potage, une bouchée de homard. Laisse-moi faire ! Le caviar fera un effet bœuf ! S'il y a quelqu'un qui s'y connaît ¡ci, c'est moi ! D'ailleurs, s'il n'a pas envie de homard, eh bien, il le refusera ! Pour montrer que je me rends compte, je glisserai une petite plaisanterie. Menu peut-être un peu trop marin, monsieur le sous-secrétaire général. Enfin, je réfléchirai à la formule. Du caviar, du caviar ! Et pas du pressé, pas du noir, nom d'un chien ! Du frais, du gris, du tout droit de chez Staline !
Il arpenta avec violence le salon, les mains au gilet, enthousiaste, habité par un dieu, le caviar.
— Je crois que Papi m'appelle. Une seconde, chéri, je reviens.
Dans le corridor, elle leva la tête vers son mari penché sur la rampe de l'escalier, lui demanda avec une douceur mortelle ce qu'il désirait.
— Écoute, Bicette, ze regrette de déranzer. Ze suis d'accord que tu ne me dises pas le menu pour avoir la surprise ce soir, mais il y a quand même une cose que z'aimerais savoir, est-ce qu'il y aura de la soupe pour commencer ?
— Non. On ne sert pas de soupe à un dîner prié. (Elle avait appris cette expression la veille au cours d'un entretien avec Adrien qui l'avait lui-même récemment pêchée chez les Kanakis.) Écoute, j'ai encore des choses importantes à discuter avec Didi et j'ai besoin de calme, à cause de mes terribles fatigues de tête. Tu n'as pas d'autres questions à me poser ?
— Non, merci, répondit tristement M. Deume.
— Alors, monte chez toi et tâche de t'occuper à quelque chose d'utile.
Le petit père gravit lentement l'escalier et s'en fut chercher du réconfort au water-closet du premier étage. Assis sans nul autre but sur le siège molletonné, il plia à petites fronces parallèles une feuille de papier hygiénique, en fît un éventail japonais qu'il agita devant son visage tout en remâchant son humiliation. Enfin, il haussa les épaules, se leva et sortit en faisant le salut fasciste.
— Allons, dépêchons, dit Adrien. Résume-moi la situation pour que je parte un peu tranquille. Une note d'orientation, en quelque sorte.
— Donc, salon et salle à manger faits à fond, cirés et bloqués. Aspirateur partout, y compris les tentures. La même chose pour le corridor, enfin partout où notre invité passera. Martha a lavé à fond les verres cristal et la vaisselle à filet d'or, la Leerberghe donc, de ton grand-père. Les couverts ont été polis et toute l'argenterie. J'ai bien inspecté. Enfin, tout a été fait, sauf la table qui n'a pas été mise, c'est l'extra qui la mettra, ils ont leurs habitudes. J'ai fermé à clef la salle à manger. Il faudra la rouvrir forcément quand l'extra sera là, mais je l'interdirai à Papi pour qu'il n'aille pas y faire des siennes et me mettre tout sens dessus dessous. Quand nous en aurons fini ici, au salon, je fermerai à clef aussi.
— Et le cabinet de toilette d'en bas ? Si jamais il veut se rafraîchir avant de passer à table ?
— Tu penses bien que j'y ai pensé. Tout est reluisant, lavabo, robinets, glace, faïences, enfin impeccable. Après inspection, j'ai fermé à clef le cabinet de toilette, ça fait que nous, point de vue buen retiro, on se servira de celui du premier, et point de vue se débarbouiller, le robinet de la cuisine ou alors ta salle de bains.
— Au cabinet de toilette, les serviettes ont été changées ?
— Mais pour qui me prends-tu, mon chéri ? J'ai mis les toutes neuves qui n'ont jamais servi, rafraîchies d'un coup de fer pour ôter les faux plis, et puis du savon anglais tout neuf aussi, acheté exprès, la même marque que chez les van Offel.
— Écoute, Mammie, je pense à une chose. Est-ce que c'est bien de le laisser se laver les mains dans le cabinet de toilette d'en bas où il y a un water, ça pourrait le choquer. Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux le faire monter à ma salle de bains ?
— Mais Didi, tu n'y penses pas ! De quoi ça aurait l'air de lui faire monter deux étages pour qu'il se lave juste les mains ? Écoute, c'est bien simple, au-dessus du siège du water, je mettrai mon joli tissu indien broché argent, tu sais le cadeau de chère Élise pour me faire une liseuse. Ça recouvrira le water et ça fera élégant.
— Bon, d'accord, mais dis donc, n'oublie pas de rouvrir à temps le cabinet de toilette, hein ? Ça serait la catastrophe si on devait introduire la clef dans la serrure devant lui !
— Je rouvrirai à sept heures et quart. J'ai mis le réveil de la cuisine en conséquence. À ce moment-là, pas de risque, j'aurai Papi sous les yeux.
— Pour le maître d'hôtel, tout est bien fixé ?
— À vues humaines, oui. J'ai donc retéléphoné ce matin à l'agence pour bien leur mettre dans la tête que l'extra doit être ici sans faute à cinq heures et demie pour qu'il ait le temps de s'y reconnaître, mettre la table selon les règles, et ainsi de suite.
— C'est quelqu'un de confiance ?
— Ce n'est jamais qu'un domestique. Mais l'agence est sérieuse, c'est chère madame Ventradour qui me Ta recommandée. En tout cas, j'ai bien dit à Martha qu'elle ne quitte pas l'extra d'une semelle, à cause de l'argenterie.
— Et le traiteur ?
— Le dîner sera apporté à six heures. Ils prétendaient ne l'apporter qu'à sept heures, mais j'ai dit six heures pour qu'on ait le temps de protester, cas de retard. C'est leur meilleur cuisinier qui apportera tout en voiture et qui restera ici pour les préparations du dernier moment, les réchauffages, les sauces. Je leur retéléphonerai à quatre heures pour leur rappeler six heures tapantes et pas six heures cinq. Je me suis fait un petit horaire que j'ai mis dans ma chambre.
— Très bien, j'y vois clair maintenant Un petit perfectionnement, si tu permets. En plus du réveil réglé pour sept heures et quart, en mettre deux autres, le tien et le mien. En régler un pour cinq heures et demie et l'autre pour six heures. Ainsi, si les deux bonshommes ne sont pas arrivés à l'heure fixée, vite téléphoner.
— D'accord, mon chéri, très bonne idée. Oh, mon Té, voilà qu'il appelle encore ! (Le « mon Té », camouflage pieux de « mon Dieu ».)
Dans le vestibule, ils levèrent la tête. M. Deume, encaqué dans sa chemise empesée, gémissait d'une voix qui semblait sortir d'un cachot : « Ze ne peux pas me dépêtrer de ma cemise parce qu'elle est collée de partout ! » Après de dramatiques mouvements de brasse, le petit phoque parvint à sortir sa tête et, souriant, s'excusa d'avoir déranzé. Mais quelques minutes plus tard, alors qu'Adrien ouvrait la porte pour partir, un nouvel appel au secours fut lancé : « Ze n'arrive pas à mettre mon faux col ! C'est parce que z'ai grossi ! »
— Écoute, mon chéri, dit Mme Deume à voix basse, va lui donner un coup de main. Ce sera un souci de moins s'il est prêt à l'avance et qu'il n'y ait pas de drames au dernier moment.
— D'accord, mais je passe d'abord un moment chez Ariane voir si elle est réveillée.
— Courage, mon Didi, sois fort. Moi je vais aller faire ma sieste bien en retard, mais il le faut, c'est mon devoir vu que j'aurai besoin aujourd'hui de toutes mes forces à cause de mes grandes responsabilités que j'aurais bien voulu partager avec ta chère épouse. Mais enfin il faut savoir se sacrifier avec joie et aimer quand même, conclut-elle avec un effrayant sourire angélique.
De toute sa bonne volonté, M. Deume, en smoking trop étroit, se tenait immobile pour faciliter le travail d'Adrien qui essayait de lui boutonner son faux col. Mais ce n'était guère facile. Les yeux levés au ciel, le petit vieux murmurait férocement : « Oh, si ze le tenais, l'inventeur du faux col ! » Il s'arc-boutait avec tant de sincérité qu'il fit tomber un pot de fleurs qui se brisa. À la hâte, les deux hommes cachèrent le corps du délit. Elle n'avait sûrement pas entendu puisque le pot était tombé sur le tapis. « Qu'est-ce qu'on a cassé là-haut ? » cria Mme Deume. M. Deume osa répondre que c'était un fauteuil qui s'était renversé, puis confia son tourment à Adrien qui s'escrimait de nouveau sur le faux col : devait-il s'incliner devant leur invité avant de lui être présenté ?
— Non, seulement lorsque je vous présenterai.
— M'incliner beaucoup ou un peu ?
— Un peu seulement.
— Ze me connais, dit M. Deume, toujours au garde-à-vous pour faciliter le travail d'Adrien. Ze serai tellement impressionné dès que ze le verrai que ze ne pourrai pas m'empêcer de m'incliner tout de suite. Enfin, z'espère bien que de faire la courbette ou de parler à table, ça ne le fera pas sauter, ce sacré faux col. Parce que tout de même, il faudra que ze fasse un peu conversation. Attention, tu m'étrangles !
— Voilà, ça y est, c'est boutonné.
— Merci, tu es bien zentil. Et alors, au point de vue de la courbette, qu'est-ce qu'il faudrait à ton avis comme profondeur ? Si ze m'incline comme ça, par exemple, ça suffirait ? Et puis, dans ce sacré livre mondain, il y a encore un passaze qui me tourmente. Ze vais te le lire. (Pour ne pas gêner la confection du nœud de cravate par Adrien, le petit phoque éleva son guide des convenances au-dessus de la tête de son fils adoptif et lut : « Dans un salon, le ton de voix élevé suppose plus d'aisance, de bonne éducation et de modernisme. ») À ton avis, un ton de voix élevé, ça serait ça ? demanda-t-il, et il poussa un petit cri inarticulé.
— Peut-être, fit distraitement Adrien qui pensait à l'étrange façon dont Ariane lui avait répondu à travers la porte tout à l'heure.
— Ou bien comme ça ? cria M. Deume.
— Papi, ne bougez pas, je n'arrive pas à faire votre nœud.
— Alors vraiment tu penses que ce n'est pas trop fort comme ça, par exemple ? brailla M. Deume. (Et pour s'habituer à cette étrange coutume du grand monde, il continua de vociférer :) Monsieur le sous-secrétaire zénéral, Didi est en train de faire mon nœud de smoking !
— Qu'est-ce qu'il y a ? glapit en bas Mme Deume. Pourquoi cries-tu comme ça ?
— Ze fais conversation mondaine ! clama M. Deume qui était dans un de ses moments d'audace. C'est pour faire preuve d'aisance et de modernisme ! Mais écoute, Didi, tu ne trouves pas que ça fera un peu étranze ? Parce que enfin, si nous nous mettons tous les cinq à crier comme ça, ça sera une assemblée de fous, il me semble. Enfin puisque c'est le bon ton, moi ze veux bien, on ne s'entendra pas parler, voilà tout. C'est vrai que de crier comme ça, ça donne du couraze, on se sent important. (Adrien ôta ses lunettes, passa sa main sur ses yeux.) Tu as des ennuis, Didi ?
— Elle a eu une drôle de façon de me parler à travers la porte. Je lui ai demandé quelle robe elle comptait mettre ce soir pour le dîner. (Il se moucha, regarda son mouchoir.) Alors, elle m'a répondu : mais oui, mais oui, d'accord, je mettrai ma plus belle robe pour ce monsieur !
— Eh bien, ce n'est pas une mauvaise réponse, il me semble.
— Il y avait le ton. Elle était agacée, voilà.
Du geste qui lui était familier, M. Deume accentua la retombée de ses moustaches qui allèrent rejoindre la barbichette, mit son cerveau en activité, chercha une réflexion réconfortante.
— Tu sais, Didi, les zeunes femmes sont quelquefois un peu nerveuses et puis ça leur passe.
— Au revoir, Papi. Je vous aime bien, vous savez.
— Moi aussi, Didi. Ne te fais pas de soucis, va. Au fond, elle est très zentille, ze t'assure.
Lorsque la voiture de son Mis adoptif eut disparu, M. Deume remonta dans sa chambrette, en ferma la porte à clef. Après avoir posé par terre un coussin et relevé son pantalon pour le préserver d'une bosse aux genoux, il s'agenouilla, assujettit son dentier et demanda à l'Éternel de protéger son fils adoptif et de donner un petit enfant à sa chère Ariane.
Lorsqu'il eut achevé sa prière qui ne fut pas la moins belle de celles qui s'élevèrent en ce jour, et certainement plus belle que les pieuses requêtes de son épouse, cet ange barbichu se leva, certain que tout irait bien dans neuf mois, ou même bien avant, parce que dès qu'Ariane saurait qu'elle attendait un bébé elle serait calme et douce, sûrement. Rasséréné, il remit le coussin en place, brossa son pantalon et s'installa dans le fauteuil. Ses yeux globuleux de caméléon collés au guide mondain et ses lèvres remuant studieusement en silence, il reprit sa lecture, tout en caressant la tache lie-de-vin qu'il appelait son gros grain de beauté.
Mais il se lassa vite, referma le livre, se leva et chercha une occupation. Aiguiser les ciseaux de la maison ? Facile à faire, il n'y avait qu'à couper avec les ciseaux une feuille de papier d'émeri et ça y était en un rien de temps. Oui, mais Antoinette dirait que ce n'était pas le moment. Bon, on ferait ça demain quand on en aurait fini avec cette sacrée invitation où il faudrait crier pour être mondain.
Il se rassit, bâilla. Oh, qu'il se sentait mal dans ce smoking de monsieur Leerberghe. Le cher petit homme défit les deux premiers boutons du pantalon qui le serrait trop, tapa avec force sur son ventre rondelet pour passer le temps et imaginer qu'il était un chef nègre convoquant sa tribu à coups de tam-tam.