LXXXIX

      

Le lendemain matin, après un rasage mélancolique, il alluma une cigarette pour renaître à l'optimisme, se força à sourire pour croire qu'il avait trouvé la solution. Oui, en finir avec ce social sans cesse coudoyé qui leur rappelait leur solitude de bannis, murés dans leur amour. S'ils avaient une demeure à eux, loin des hommes, il n'y aurait plus le contraste, le rappel de la vie du dehors. Ils seraient dans leur monde à eux et, ne voyant personne, ils n'auraient besoin de personne. Et de cette demeure il ferait, essayerait de faire un sanctuaire où il pourrait lui ménager une vie d'amour parfait.

      Absurde, mais l'amour était tiré et il fallait le boire, et l'important était de la rendre heureuse, se dit-il, entré en coup de vent, chapelet tournoyant pour faire enthousiaste et décidé. Il l'embrassa aussitôt sur le front, sur les yeux, sur les mains, pour la contaminer d'espoir.

      — Salut à mon ange, la bien-aimée ! Fini, tu sais, je suis guéri, plus de scènes, plus jamais ! Toutes choses sont nouvelles et gloire à Dieu au haut des cieux ! Et puis autre chose, annonça-t-il avec une exaltation bien imitée, en lui prenant les deux mains. Écoute, veux-tu que nous ayons notre maison à nous ? Celle que tu as admirée l'autre jour ?

      — Près de la Baumette ? Celle qui est à louer ?

      — Oui, mon amour.

      Elle se blottit contre lui, eut l'impalpable rire tremblé du Ritz.       Une maison à eux ! Et qui avait un si beau nom, la Belle de Mai ! Il la considérait, attendri par cette élasticité, ce jeune pouvoir d'espoir. Elle bondit hors du lit.

      — Je veux la voir tout de suite ! Laisse-moi me baigner. Va, mon chéri ! Fais venir le taxi en attendant ! Je serai vite habillée !

      

Lorsque le taxi s'arrêta devant la Belle de Mai, elle eut le coup de foudre pour la villa adossée à une petite pinède et dont la pelouse descendait jusqu'à la mer. Oh, ces quatre cyprès ! Après avoir fait, avec maintes exclamations, le tour de cette merveille, elle revint vers lui en courant, couvrit sa main de baisers, se plaignit de ce qu'il n'admirait pas assez, de ce qu'il ne disait pas avec assez d'enthousiasme que cette Belle de Mai était un domaine de féerie, déclara qu'elle s'y sentait déjà tellement intégrée, lut à haute voix l'écriteau accroché à la grille. Pour louer, s'adresser à Me Simiand, notaire à Cannes.       Elle le tira par la main pour le faire aller plus vite, s'engouffra dans le taxi, baisa les poignets de soie. Imitant la pouponnette du Royal, elle chantonna qu'elle voulait la Belle de Mai, na, la Belle de Mai, na et na !

      

Le tirant encore par la main, elle gravit deux à deux les marches de l'escalier qui menait à l'étude du notaire. Oh, il n'y avait que cette villa qui fût digne d'eux ! Elle poussa la porte avec force, s'adressa au plus âgé des employés. « Monsieur, c'est pour louer la Belle de Mai. » Le vieux principal, une longue anguille fumée à haut faux col de celluloïd, demanda ce que c'était que ça, la Belle de Mai. Elle expliqua, dit que son mari et elle trouvaient cette villa très sympathique et qu'ils aimeraient la louer. Le hochement de tête du principal l'effraya. Est-ce qu'elle était déjà louée ? « Je ne sais pas, madame. »

      Ils s'assirent. « Et si nous l'achetions ? » lui souffla-t-elle. Il n'eut pas le temps de répondre car Me Simiand apparut sur le seuil de son cabinet, bien étrillé et parfumé à la fougère royale. Il s'effaça avec cette élégante réserve qui lui valait la considération de ses concitoyens jusqu'au jour où, quelques années plus tard, il fut inculpé d'abus de confiance et d'escroquerie. Assise devant le bureau Empire, un peu tremblante, elle sortit son petit topo, fit de la propriété à louer une description ravissante qu'approuva le jeune notaire.

      — Je m'y suis sentie immédiatement intégrée, redit la pauvrette. (Heureuse, toute rafraîchie d'avoir des rapports avec un autre que moi, pensa Solal.) Ces quatre cyprès qui la flanquent sont une merveille, sourit-elle mondainement. (Un tout petit adultère, pensa Solal.) Ce n'est pas loué, j'espère ?

      — Eh bien, nous sommes en pourparlers, madame.

      Solal vit le jeu mais n'intervint pas. Le loyer en serait augmenté, mais peu importait. Donner quelques billets de plus pour qu'elle eût la joie d'un simili-entretien avec quelqu'un d'autre que le maître d'hôtel ou le coiffeur, quelqu'un presque de son milieu, ce n'était pas cher. Allons, profite, ma chérie.

      — Mais rien n'est signé encore ? demanda-t-elle.

      — Non, mais les aspirants locataires sont des amis personnels de la propriétaire.

      Elle eut envie de lancer quelque chose d'audacieux dans le genre que les affaires étaient les affaires. Elle n'osa pas et se contenta de dire qu'elle serait disposée à offrir davantage que ces autres personnes, enfin un peu plus. Lui, il regarda sa naïve, destinée à être roulée. Qui la défendrait plus tard, lorsqu'il ne serait plus là ?

      — Ce n'est pas notre habitude, madame, dit le notaire avec une froideur impressionnante. Le prix demandé aux autres personnes est de quarante-huit mille francs par an. En toute conscience, nous ne pouvons vous demander davantage. C'est le juste prix. (Il demande d'habitude la moitié et ne trouve pas preneur, pensa Solal.) Mais les autres personnes hésitent, tergiversent, discutent.

      — Très bien sourit-elle. Mais vous ne trouvez pas que c'est un peu cher ?

      — Non, madame.

      — Et vous êtes sûr que la maison est bien à tous points de vue ? demanda cette femme d'affaires. Parce que nous n'avons pas encore visité l'intérieur.

      — Absolument sûr, madame. (Elle eut une petite aspiration satisfaite, sentit que c'était une occasion à saisir.)

      — Nous acceptons, dit-elle.

      Le notaire s'inclina, et elle se dit qu'en somme ce n'était pas cher. D'ailleurs, tout était bon marché en France, puisqu'on n'avait qu'à diviser par six. Huit mille francs suisses, ce n'était pas cher. Très bien, bonne affaire. Le notaire conclut en disant que la clef se trouvait chez le gérant qui habitait tout près, même rue, numéro vingt, et qui leur ferait signer l'engagement de location, étant bien entendu que le loyer d'une année serait versé intégralement d'avance.

      

Le gérant était un obèse bandit verbeux, dont la table était garnie d'un obus de 75, du portrait du maréchal Foch et d'une statuette de la Sainte Vierge, le tout pour inspirer confiance. Le notaire venait de lui téléphoner et il savait à qui il avait affaire. Tandis que son acolyte muet et myope calligraphiait en face de lui sous le plafond enfumé et bas, il évoqua pendant plus d'un quart d'heure et à grand renfort de clichés diverses questions immobilières compliquées qui ne concernaient nullement la Belle de Mai. Il annonça enfin que, malheureusement pour madame et monsieur, leurs concurrents lui avaient téléphoné ce matin qu'ils acceptaient le loyer de quarante-huit mille, ce que Me Simiand ignorait. Et naturellement, comme ils étaient des amis de la propriétaire. Oh, mon Dieu, murmura-t-elle. Il y aurait peut-être un moyen d'en sortir, ajouta le gérant. Oui, les concurrents se faisaient tirer l'oreille pour prendre à leur charge l'impôt foncier qui n'était pourtant que de six mille francs. Le bandit immobilier aurait articulé un chiffre supérieur sans l'attitude impénétrable du mari, dont il se demandait s'il était une moule ou s'il réservait un éclat au dernier moment.

      — D'accord, dit-elle.

      Le gérant introduisit son petit doigt dans son oreille et demanda à Ariane si les cinquante-quatre mille francs pouvaient être versés immédiatement. Elle se tourna vers Solal qui sortit son carnet de chèques.

      — Il y aura naturellement les honoraires de rédaction de l'engagement de location, notre commission, les frais d'enregistrement et divers menus débours.

      — Oui, dit-elle, bien sûr. Alors, peut-on signer tout de suite le contrat ? Parce que nous aimerions avoir la clef pour voir l'intérieur.

      

Elle descendit en hâte du taxi, poussa la grille, ouvrit la porte, s'arrêta, émerveillée par le grand hall et la galerie qui en faisait le tour. Oh, elle ferait de la Belle de Mai une demeure exquise où il ferait bon vivre. Et il faisait si beau aujourd'hui.       Le premier décembre et un si chaud soleil ! Elle lui prit les mains et, rejetant la tête en arrière, le força à tourner avec elle jusqu'au vertige. Elle s'arrêta, soudain envahie par une tendresse de pitié. Il avait tourné maladroitement, comme un enfant qu'on initiait à un jeu merveilleux, et elle pensa qu'il n'avait jamais dû jouer dans son enfance.

      Ils allèrent de pièce en pièce. Décidée, sa voix sonnant haut dans les chambres vides qui faisaient écho, elle indiqua où seraient les deux chambres à coucher, le salon, la salle à manger. Constatant qu'il y avait deux salles de bains, elle s'exclama. Vraiment cinquante-quatre mille francs, donc neuf mille francs en réalité, ce n'était pas beaucoup. Après une rapide visite de la cave et du grenier, elle décida qu'il fallait retourner à Cannes pour choisir les meubles et les tapis ou, en tout cas, se faire une idée.

      — On y passera tout l'après-midi, n'est-ce pas ? lui dit-elle dans le taxi. Ce ne sera pas de trop parce qu'on aura tant de choses à décider. Mais d'abord on déjeunera. J'ai une faim imposante ! Dis, aimé, on n'ira pas au Moscou, cette fois. Dans un petit bistrot, tu es d'accord ? Je commanderai une énorme omelette aux fines herbes pour commencer, ou bien au lard, si tu me promets de ne pas me mépriser. Dis, tu es content ? Moi aussi, tellement !

      

Au Royal, ce soir-là, ils parlèrent beaucoup de leur Belle de Mai, en louèrent les agréments, commentèrent les meubles déjà achetés, dessinèrent des plans, s'embrassèrent fort. À minuit, ils se séparèrent. Mais peu après, il entendit timidement frapper, aperçut une feuille glissée sous la porte, la ramassa, lut. « Plairait-il à mon seigneur de venir partager la couche de sa servante ? »

      Une heure plus tard, tandis qu'il dormait contre elle, elle réfléchissait activement dans l'obscurité. Oui, un intérieur très noble, très beau, puisqu'ils y passeraient toute leur vie. Deux salles de bains, c'était parfait, la chambre de Sol communiquant avec la salle de bains. L'ennui était qu'il n'y avait qu'un cabinet, ce qui serait gênant. Oui, faire mettre un water-closet dans chaque salle de bains pendant l'absence de Sol. Oui, l'éloigner pendant l'installation de la villa pour pouvoir s'occuper en paix de diverses choses pas très poétiques. Oui, absolument, un water-closet dans chaque salle de bains, c'était la solution. Pas de gênantes promiscuités.

      À huit heures du matin déjà, baignés et habillés, ils descendirent. Après avoir pris leur petit déjeuner dans la salle à manger, à l'étonnement du personnel, ils sortirent. Le tenant par le bras, elle reprit le vouvoiement.

      — Aimé, il faut parler sérieusement maintenant Voilà, j'aimerais que vous ne vous occupiez de rien et que vous ne voyiez pas l'installation se faire petit à petit. Vous comprenez, je veux que ce soit un coup de baguette magique pour vous, que vous ne veniez que lorsque tout sera prêt. Je vais télégraphier à Mariette pour lui demander de venir tout de suite. Elle viendra. Elle fait tout ce que je veux. Mais il ne faudrait pas que vous restiez à Agay parce que sans cela nous aurions toujours la tentation de nous voir.

      Et puis, mais elle ne lui en parla pas, il y avait l'importante question des deux water-closets à faire installer, et il ne fallait absolument pas qu'il fut au courant ni qu'il vît arriver les deux cuvettes de faïence, même de loin. Et puis, aussi, elle voulait pouvoir être un peu souillon et décoiffée pendant ces jours de préparatifs et bavarder sans surveillance avec Mariette, et frotter aussi et laver, ce serait amusant.

      — Alors, chéri, vous partirez ce soir pour Cannes, voulez-vous ? Vous irez au meilleur hôtel, naturelle ment, vous me direz lequel. Je vous téléphonerai dès que ce sera prêt ici. Je pense que dans deux semaines tout sera fini. On ne s'écrira pas et ce sera exquis quand vous reviendrez ! Maintenant, une chose très importante, chéri. J'ai décidé d'être votre ministre des finances. Je ne veux pas que vous ayez à vous occuper de choses matérielles. Maintenant que nous avons notre maison à nous, c'est moi qui réglerai toutes les dépenses.

      Il fut convenu qu'il lui remettrait un chèque chaque mois et qu'elle se chargerait de tout. Mais elle ne lui dit pas qu'elle avait l'intention d'écrire à ses banquiers de Genève et de leur demander d'envoyer cent mille francs français, après avoir vendu le nombre nécessaire de titres. Ainsi, avec le truc ministre des finances, elle participerait aux dépenses sans qu'il s'en doutât. Était-ce trop, cent mille francs français ? Non, puisque divisé par six. Oh oui, de cette demeure elle ferait un sanctuaire où ils mèneraient une vie toute d'amour. Elle lui prit la main, le regarda de toute âme.

      — Aimé, c'est une nouvelle vie qui commence, notre vraie vie, n'est-ce pas ?