XIII
Le concierge de l'hôtel Ritz considéra avec méfiance les bas gorge-de-pigeon du petit vieillard qui se tenait devant lui, un anneau d'or à l'oreille, une toque de castor à la main et un imperméable sur le bras, cependant que les trois petits grooms, sagement assis sur une banquette et balançant leurs pieds, commentaient à voix basse, presque sans remuer les lèvres.
— Vous avez rendez-vous ?
— Rendez-vous dans l'œil de ta sœur ! répondit tranquillement l'étrange personnage en se recoiffant de sa toque. Sache, ô janissaire, sache, ô redingote brune avec de l'or inutile dessus, sache que je suis l'oncle, un point c'est tout, et tu n'as pas à savoir si j'ai un rendez-vous ou non, quoique j'en aie un, donné hier à l'engin téléphone par la dame à voix raffinée, pour ce jour d'hui, premier de juin à neuf heures, mais j'ai pensé que huit heures serait mieux, car ainsi nous prendrons le café du matin ensemble.
— Alors, vous avez rendez-vous pour neuf heures ?
Ivre de bonheur et rendu insolent par la présence proche de son neveu, Saltiel n'entendit même pas.
— Je suis l'oncle, poursuivit-il, et si tu veux que je te montre mon passeport authentique et non contre fait, tu constateras que mon nom est Solal, comme le sien ! Son oncle, propre frère de sa propre mère, qui était une Solal également, mais de la branche cadette, qui est la branche aînée en réalité ! Mais laissons cela. Et quand je dis son oncle, c'est son père que je devrais dire car il m'a toujours préféré à son auteur selon la nature ! Ainsi est la vie, mon ami, et les inclinations du cœur ne se commandent pas ! Tel est fait pour être aimé, tel autre pour être moins aimé ! Tel est chef en la Société des Nations par l'effet de son cerveau, tel autre est concierge d'hôtel, esclave de tout arrivant et tendant la main à tout partant ! Que Dieu le console en sa basse station ! Bref, je viens le voir en dehors du rendez-vous de neuf heures parce que mon plaisir est de prendre le petit café du matin en sa compagnie car je le tins sur mes genoux lors de son entrée dans l'Alliance, en son huitième jour, et mon plaisir est également de causer avec lui sur divers sujets élevés, tout en savourant son luxe, mais non sans amertume car on lui demande sûrement trop cher dans cet hôtel où je constate que les lampes électriques sont encore allumées à huit heures du matin, ce qui augmente les frais généraux ! Et qui les paie ? Lui ! Or, qui touche à son portefeuille me vole personnellement ! Et est-ce que cela te trouerait le ventre d'éteindre les électricités alors qu'il fait dehors un soleil de Pharaon ?
— Qui dois-je annoncer ? demanda le concierge qui décida de ne pas expulser immédiatement le fou car c'était peut-être vrai, après tout, qu'il était un parent, et avec ces étrangers on ne savait jamais.
— Puisqu'il te faut justifier tes gains et les deux clefs dorées de ton col, annonce Saltiel des Solal, son oncle unique et descendu vivant d'une machine volante frétée à Londres où je fus pour étudier les mœurs et coutumes britanniques, après bien d'autres voyages, soit par truchement de locomotives, soit par voie de nuages, soit par routes marines, toujours en vue de l'augmentation des connaissances et de l'exploration du cœur humain. Mais maintenant me voici en ce lieu, convoqué par mon neveu et fils de l'âme ! J'ai dit, et fais maintenant ton devoir de serviteur !
Récepteur en main, le concierge annonça la visite, écouta la réponse, raccrocha, fit un sourire aimable et pria le visiteur de bien vouloir prendre la peine de monter. Alors, Saltiel croisa les bras à la manière d'un amiral.
— Sois bien vu du roi, énonça-t-il, et l'arrogante vipère fera retentir les chants humbles du canari ! Ainsi suis-je, mon ami, gracieux avec les gracieux, mais rugissant avec les rugissants et lion avec les hyènes ! Mais pitié pour les subalternes et oublions le passé ! Dis-moi le numéro de sa chambre.
— Appartement trente-sept, monsieur, mais un chasseur va vous conduire.
Sur un signe de son chef, un des grooms se leva et Saltiel considéra avec curiosité l'uniforme rouge du petit garçon si bien peigné, les épaulettes d'or tressé, les boutons étincelants de la courte veste, les galons d'or du pantalon et des manches.
« Chassant déjà à cet âge ! pensa-t-il. Quelles mœurs ! Et de plus, vêtu comme le prince de Galles ! Autre augmentation des frais généraux ! » Se mordant la lèvre pour garder son sérieux, le groom l'invita à le suivre. Mais à deux mètres de l'ascenseur, Saltiel s'arrêta, troublé par une pensée soudaine. Tous ces domestiques allaient maintenant faire courir le bruit que l'illustre client avait un oncle sans courtoisie et qu'il appartenait en conséquence à une famille sans distinction. Eh bien, il allait montrer à ces Européens qu'il savait se conduire et qu'il avait l'habitude du grand monde.
— Après vous, sourit-il aimablement au minus cule domestique en gants blancs qui se tenait immobile devant l'ascenseur.
Le groom obéit, cramoisi d'hilarité contenue, et Saltiel le suivit avec la démarche à la fois glissante et ondulée qui lui semblait le summum des manières diplomatiques.
— Retournez à vos travaux, enfant, dit-il lorsque l'ascenseur se fut arrêté au troisième étage. Inutile de m'accompagner, je trouverai tout seul l'appartement numéroté. Voici dix centimes suisses pour vous ache ter une friandise ou en faire offrande à votre mère de bon renom, selon que votre cœur dira.
II fut choqué par l'ingratitude du petit effronté qui n'avait même pas remercié. Qu'avait-il fait d'autre, ce fils de roi, que d'appuyer sur un bouton de cette locomotive verticale ? Et que lui fallait-il comme pourboire, à ce jeune seigneur ? Deux sous, d'accord, mais suisses, autrement dit deux gouttes d'or !
Son indignation calmée, il sourit dans le couloir désert et se félicita d'avoir su se débarrasser du prince de Galles. Ainsi, il pourrait préparer tranquillement son entrée et faire bonne impression. Il sortit une glace de poche et s'y mira. Le col rabattu était bien, très propre et très empesé. Bonne idée d'avoir repassé sa redingote ce matin. L'œillet rouge à la boutonnière s'harmonisait avec le gilet à fleurs et d'ailleurs les ministres anglais avaient toujours la boutonnière fleurie. Il lissa sa fine houppe de cheveux blancs, puis pencha sa toque sur l'oreille car il avait remarqué que lorsque son neveu était en habit il mettait son beau haut-de-forme toujours un peu de côté.
— Oui, la toque un peu de travers fait plus moderne, plus gai, et puis plus important aussi.
Il fit descendre le petit miroir, l'arrêta en face des genoux. Les culottes étaient bien assujetties par la boucle de vieil argent. Hier soir, Mangeclous avait critiqué ces culottes de l'ancien temps. Jalousie, évidemment. Il avait toujours porté des culottes et ce n'était pas à son âge qu'il allait changer. Bref, il était présentable. Il eut un grand soupir souriant. Dire que son neveu était là, derrière cette porte, qui pensait à lui et l'attendait. Oui, dès qu'il entrerait, il l'embrasserait et puis il le bénirait. Il chassa un chat de sa gorge et, son vieux cœur scandant fort, il s'approcha de Ta porte émouvante, frappa doucement. Pas de réponse. Il osa frapper plus fort.
La porte s'ouvrit et Solal en somptueuse robe de chambre se pencha, baisa la main de Saltiel dont les jambes fléchirent. Ce baisemain le bouleversait et il ne trouvait rien à dire. Il n'osa pas embrasser son neveu, trop grand d'ailleurs, qui le considérait en souriant Pour se donner une contenance, il frotta ses mains l'une contre l'autre, puis demanda à Sol s'il allait bien. La réponse ayant été affirmative, il se frotta de nouveau les mains.
— Dieu soit loué. Moi aussi, je vais très bien, merci. Il fait un temps superbe aujourd'hui, ajouta-t-il après un silence.
Enfin, Solal eut pitié et mit fin à l'embarras du petit oncle en l'embrassant sur ses joues si bien rasées. Saltiel rendit les baisers, se moucha, murmura une bénédiction, regarda autour de lui, s'épanouit.
— Beau salon, mon fils. Que tu en jouisses longtemps, mon chéri. Mais je vois que la fenêtre est ouverte, fais attention aux courants d'air, mon enfant, et sache qu'un peu de vaseline mentholée dans les narines préserve des rhumes. Alors, Sol, la politique, tout va bien ? Tu es content des diverses nations ?
— Elles se conduisent bien, répondit gravement Solal.
Il y eut un nouveau silence que Saltiel n'osa pas troubler. Sol devait remuer dans sa tête des pensées importantes et préparer peut-être quelque discours difficile. Il décida de le laisser tranquille un moment, pour ne pas lui faire perdre le fil. Il croisa les bras et se tint sage, suivant du regard son neveu qui arpentait le salon. Comme il était haut ! Et dire qu'il l'avait tenu sur ses genoux le jour de la circoncision ! C'était un bébé qui pleurait, et maintenant un seigneur, chef des nations. Louange à Dieu qui savait ce qu'il faisait ! Oui, certainement, c'était la raison. S'il parlait peu, c'était qu'il était préoccupé par son discours ou peut-être par une décision d'où allait dépendre le sort de quelque pays. Et dire que la décision, c'était l'Anglais de malheur, le censément supérieur de Sol, qui irait à droite et à gauche s'en dire l'auteur et en tirer profit ! Ce sous devant secrétaire général était une arête dans son gosier et il n'arrivait pas à l'avaler. Mais quand diable cet Anglais se déciderait-il à donner sa démission et à laisser la place à un homme vraiment capable ? Certes, il ne souhaitait pas la mort de cet inutile Anglais, mais s'il plaisait à Dieu de l'affliger de quelque rhumatisme qui l'obligerait à prendre sa retraite, eh bien, que faire, ce serait la volonté de l'Éternel.
— Oncle, le dîner de ce soir, chez ces Deume, irai-je ou n'irai-je pas ? Décidez.
— Que te dirai-je, mon fils ? Je ne suis pas compétent. Si c'est ton plaisir, il faut y aller.
Solal ouvrit un tiroir, en sortit des billets de banque, les tendit à son oncle qui les compta, puis regarda le donateur avec fierté, les yeux brillants de larmes surgies. Ce fils de roi qui vous offrait dix mille francs suisses comme s'il s'agissait d'un bonbon à la menthe !
— Béni sois-tu, mon enfant, et merci du fond de l'âme, mais je n'en ai nul besoin. Je suis trop vieux pour tant d'argent et qu'en ferais-je ? Garde l'argent de tes sueurs, mon chéri, mais pas dans un tiroir, même fermant à clef, car une clef peut être contrefaite et c'est le destin des clefs. Enfonce ces billets dans ta poche et mets des épingles doubles, car les poches s'entrouvrent et c'est leur habitude. Et maintenant, mon trésor, sache que rien ne m'échappe et j'ai bien vu que tu as besoin d'être seul pour réfléchir au dîner de ce soir. Alors, moi, je vais aller en bas et je m'installerai dans un fauteuil et je ne m'ennuierai pas, sois tranquille, je regarderai les allées et venues des personnalités, c'est un passe-temps. Tu me feras rappeler quand tu auras fini de réfléchir. À tout à l'heure, mes yeux, Dieu avec toi.
Arrivé dans le hall, l'angoisse le reprit. En somme, il avait un peu insulté le concierge tout à l'heure. Ce félon serait capable de se venger de l'oncle sur le neveu, en détruisant quelque lettre importante, ou Dieu sait quelle autre perfidie ! Il fallait absolument entrer dans les bonnes grâces du traître et calmer sa soif de vengeance.
Il s'approcha du petit bureau, s'accouda d'un air bénin et dit au concierge : « Mon neveu m'a parlé de vous, il vous estime beaucoup. » Le concierge ahuri remercia et Saltiel fît un sourire charmeur au méchant neutralisé, chercha une autre amabilité pour augmenter la sympathie. « Vous êtes citoyen suisse, je suppose ? » Le concierge dit oui à regret, choqué qu'un gros bonnet de la Société des Nations pût être le neveu de ce toqué en culottes. Évidemment, avec ces étrangers il fallait s'attendre à tout, et on ne savait pas trop d'où ça sortait, tout ça.
— Félicitations, dit Saltiel. La Suisse est un sage et noble pays, elle a vraiment tout pour plaire, et c'est de tout cœur que je forme des vœux pour sa prospérité, bien qu'elle n'en ait nul besoin car elle mène très bien sa barque. Et cet hôtel est fort bien tenu, et après tout on peut laisser l'électricité allumée, c'est plus gai. (Après un silence, il se dit que quelques détails sur Sol pourraient intéresser ce morne individu et finir de l'amadouer.) Imaginez-vous, cher concierge, que comme tous les premiers-nés de la branche aînée des Solal, mon neveu a Solal pour prénom ! C'est une tradition ! Et même sur l'acte rabbinique de naissance il est inscrit comme Solal XIV des Solal, fils du révéré grand rabbin de Céphalonie et descendant du grand prêtre Aaron, frère de Moïse ! Intéressant, n'est-ce pas ? Apprenez en outre, agréable concierge, que mes quatre cousins et moi-même avons l'honneur d'appartenir à la branche cadette ! Après quelques siècles de vie parfois délicieuse, parfois moins délicieuse, dans diverses provinces françaises, nous sommes venus en l'an 1799 rejoindre en l'île grecque de Céphalonie la branche aînée qui s'y était réfugiée en 1492 à la suite de l'expulsion des Israélites d'Espagne ! Maudit Torquemada ! Vomissons-le ! Mais sachez que nous cinq, les Solal Cadets, dits les Valeureux de France, sachez que nous avons été faits citoyens français parfaits par l'effet du charmant décret de l'Assemblée nationale du vingt-sept septembre 1791 et que nous sommes demeurés fièrement citoyens français, immatriculés au consulat de Céphalonie, parlant avec émotion le doux parler du noble pays mais agrémenté de mots anciens du Comtat Venaissin de nous seuls connus, et durant les veillées d'hiver lisant en pleurs Ronsard et Racine, et sachez enfin, estimable concierge, que Mangeclous et Michael ont fait leur service au cent quarante et unième d'infanterie à Marseille, les trois autres dont moi-même n'ayant pas été reconnus aptes aux fatigues militaires, ce qui fut une déception, mais que faire ?
La sonnerie du téléphone l'interrompit et le concierge, ayant raccroché, l'informa que son neveu le réclamait. « Très heureux de cet entretien, et par faveur veuillez accepter un bonbon à l'anis », dit Saltiel qui tendit au concierge sa petite boîte de douceurs, s'inclina avec grâce et s'en fut, satisfait de sa ruse. Désormais plus de danger pour Sol, il avait charmé le concierge ! C'est aimablement qu'après une offre de bonbon à la réglisse « plus adapté à votre âge », il refusa l'ascenseur à l'autre possible ennemi contrecarré, le petit prince vêtu de rouge et boutonné d'or. Cette cage montante et descendante ne lui disait rien qui vaille. Le câble pouvait se rompre et il avait ses doutes sur la vie future.
— Suprême, ce café de luxe, il m'a conforté l'âme, dit Saltiel, et il se versa une deuxième tasse qu'il huma puis sirota avec les petits bruits indispensables de dégustation. Le plateau, les deux pots et les cuillers sont en argent, je vois les poinçons, Dieu soit loué en vérité. Ah, si ta pauvre maman pouvait te voir au milieu de toute cette argenterie ! À propos, j'ai oublié de te raconter qu'après notre visite de l'année passée, lorsque nous t'avons quitté, imagine-toi, nous sommes allés dans une montagne nommée Salève, tout près de Genève, une idée de Mangeclous. Huit cents mètres de dimension quant à la hauteur ! Des précipices, mon enfant, et des vaches en liberté ! Avec des cornes d'un mètre, sans exagération ! Et des regards d'une bêtise et d'un manque de sentiment incroyable ! Tous ces Gentils qui paient pour se faire encorner dans des montagnes, pour y mourir de froid et trébucher sur des pierres en grande fatigue, cela passe mon entendement ! Oui, je veux bien une autre tasse de café puisqu'il en reste et à quoi bon leur en laisser, ils te le font payer assez cher. Merci, mon fils, que l'Éternel te garde et qu'il te soit gracieux. Ah, mon fils, quel bonheur de te savoir à Genève, petite république mais grande par le cœur, patrie de la Croix-Rouge et de la bonté ! Quelle différence avec l'Allemagne ! À propos, imagine-toi qu'hier après-midi Mangeclous est venu me dire en grande confidence qu'il veut acheter des chiens enragés à l'Institut Pasteur pour les introduire secrètement en Allemagne afin qu'ils mordent quelques Allemands qui, pris de rage à leur tour, mordront d'autres Allemands et ainsi de suite jusqu'à ce que tous ces maudits se mordent les uns les autres. Je lui ai formellement interdit une abomination pareille, lui expliquant que justement nous ne sommes pas des Allemands, nous ! Enfin nous avons beaucoup discuté et il s'est reconnu vaincu ! Après, je suis sorti avec Salomon pour respirer l'air du lac, et nous nous sommes promenés en nous tenant par le petit doigt. Après, nous sommes allés voir le Mur de la Réformation qui est magnifique. Nous nous sommes découverts devant les quatre grands Réformateurs et nous avons observé une minute de silence parce que le protestantisme est une noble religion, et d'ailleurs les protestants sont très honnêtes, très corrects, c'est connu. Il fallait voir Salomon, tout droit comme un soldat, très sérieux, avec son petit chapeau de paille à la main. Il a même voulu une minute de silence de plus. Je trouve que le seigneur Calvin a un peu le caractère de notre maître Moïse, enfin un peu seulement car notre maître Moïse est incomparable, il a été le seul ami de l'Éternel, et il n'y en a pas eu d'autre, alors tu penses ! Mais enfin ce Calvin me plaît beaucoup, sévère mais juste, et on ne plaisante pas avec lui ! Après, nous sommes allés regarder l'Université qui est juste en face. J'ai appris par cœur la devise qui est gravée au-dessus de la grande porte, je vais te la dire, tu vas voir : « Le peuple de Genève, en consacrant cet édifice aux études supérieures, rend hommage aux bienfaits de l'instruction, garantie fondamentale de ses libertés. » N'est-ce pas que c'est beau ? Cette phrase, c'est un grand peuple qui l'a pensée, crois-moi ! J'ai essuyé une larme furtive, je dois l'avouer. Quant à Salomon, il a ôté son chapeau et il a voulu faire une autre minute de silence, devant l'Université, cette fois ! Voilà, je t'ai raconté ma journée d'hier. À propos, mon chéri, ton chef, cet Anglais, va toujours bien ?
— Très bien, sourit Solal.
— Grâce à Dieu, dit Saltiel, et il soupira. Mais pourtant, c'est une personne d'un âge avancé.
— Il a une santé de fer.
— Grâce à Dieu, dit Saltiel, et il toussota. Donc, tu es satisfait de la politique mondiale. Mais fais attention, si ce Hitler t'invite à déjeuner, refuse ! Naturellement, si tu es obligé d'accepter à cause de ta situation, vas-y, mais explique-lui que tu as mal au foie et que tu ne dois rien manger. Il m'est revenu qu'il a une armoire pleine de poisons. Donc, ne mange rien chez lui, pour l'amour du ciel, et s'il se fâche, tant pis ! Qu'il se fâche et qu'il crève et maudit soit son nez ! Mets-toi bien avec les Français et les Anglais, voilà. Dans les lettres, flatte-les un peu, haute considération et ainsi de suite. Et alors, mon fils, qu'as-tu décidé pour ce dîner de ce soir ?
— J'irai.
— De hautes personnalités, je suppose ?
— Elle est belle, et Ariane est son nom.
— Israélite, mon fils ?
— Non. Une dernière fois la voir ce soir et après fini, je la laisse tranquille. Au revoir, oncle.
Il le coiffa de sa toque, lui baisa l'épaule, le conduisit jusqu'à la porte, et le pauvre Saltiel se trouva, égaré, dans le couloir aux lumières tamisées. Il descendit lentement l'escalier, frottant son nez, grattant son front. Une vraie manie, décidément ! Cet enfant ne trouvait plaisantes que les filles des Gentils ! D'abord il y avait eu la consulesse, puis la cousine de la consulesse, cette dame Aude qui était morte, la pauvre, et Dieu savait combien d'autres ensuite, et maintenant cette Ariane ! Bien sûr, toutes ces personnes blondes étaient charmantes, mais enfin il y avait aussi des Israélites charmantes, instruites et récitant des poésies. Que leur manquait-il donc, à part la blondeur ?
Après un salut mélancolique au concierge, il sortit dans la rue où des mouettes à l'œil antisémite volaient en rond et criaient sottement, furieuses de faim. Il s'arrêta devant le lac. Quelle belle eau, si propre, on paierait pour en boire. Ils en avaient de la chance, ces Suisses. Se remettant en marche, il s'adressa à son neveu.
— Note bien, mon chéri, que je n'ai rien contre les Chrétiens et j'ai toujours dit qu'un bon Chrétien vaut mieux qu'un moins bon Juif. Mais tu comprends, avec une des nôtres, tu es en famille, tu peux parler de tout avec elle, frère et sœur pour ainsi dire. Tandis qu'avec une Chrétienne, même la plus charmante et de sang doux, il vaut mieux ne pas parler de certaines choses pour ne pas l'ennuyer ou l'offenser, et puis elle ne les comprendra jamais comme nous, nos malheurs, nos tribulations. Et puis vois-tu, même si elle est charmante, dans ses yeux il y aura toujours un petit coin qui t'observera et qui pensera quelquefois une pensée pas aimable, un jour de dispute, une pensée contre les nôtres. Ils ne sont pas méchants, les Gentils, mais ils se trompent. Ils pensent mal de nous en croyant que c'est vrai, les pauvres. Il faudra que j'écrive un livre pour bien leur expliquer qu'ils ont tort. Et puis, vois-tu, tous les vingt ou trente ans, enfin dans chaque vie d'homme, il nous arrive une catastrophe. Avant-hier les pogromes en Russie et ailleurs, hier l'affaire Dreyfus, aujourd'hui la grande méchanceté des Allemands, demain Dieu sait quoi. Alors ces catastrophes il vaut mieux les passer avec une bonne Juive qui sera toute avec toi. Ah, mon chéri, pourquoi m'as-tu renvoyé sans me laisser le temps de te raisonner ?
Perdu dans ses réflexions, il allait, frottant son nez, grattant son front. Évidemment, Sol avait promis de laisser tranquille cette personne Ariane. Mais malheureusement elle lui plaisait, il l'avait dit. Alors, lorsqu'il la verrait ce soir à ce dîner elle serait tellement délicate et blonde qu'il oublierait sa résolution, et voilà, il la regarderait d'une certaine façon profonde, il lui montrerait ses dents, et la malheureuse serait capturée, car il avait le sang doux, il leur plaisait. Ce démon n'avait-il pas, en sa seizième année, enlevé une superbe consulesse française, longue et large ? Il soupira.
— Une seule chose à faire, lui trouver une des nôtres.
Il battit des mains. Oui, mettre cette demoiselle Ariane en concurrence avec une vierge israélite parfaite, avec beauté, santé, robes de luxe, poésies, piano, bain tous les jours et glissades modernes sur la neige. La candidate une fois trouvée, il en vanterait les délices à son neveu, il lui tiendrait un discours convaincant et sa langue serait comme le burin d'un scribe expert. Bref, on l'embrouillerait un peu et on le marierait vite, et assez de ces fantaisies !
— En avant chez le rabbin ! Voyons un peu ce qu'il a à nous offrir !