SEPTIÈME PARTIE
CIII
Lugubre, le lustre était resté allumé dans la chambre où le soleil de midi filtrait à travers les rideaux tirés. Immobile dans le lit, les yeux grands ouverts, il écoutait les bruits des vivants du dehors, suivait les petites ombres actives circulant à l'envers sur le plafond, au-dessus des rideaux, les pieds en haut et la tête en bas, minuscules silhouettes allant vers des tâches honnêtes. Voilà, de nouveau à Genève, de nouveau au Ritz.
Attentif à ne pas la toucher, il se pencha pour la regarder, absurde fillette fardée dormant à son côté, ou feignant de dormir, gavée d'éther, lamentable avec sa petite jupe de tennis à mi-cuisses, ses jambes nues, ses chaussettes, ses pantoufles pour se faire petite, ses anglaises enfantines, son nœud de ruban rose.
Il prit le flacon d'éther qu'elle tenait contre elle, le déboucha, aspira. Elle se retourna, murmura qu'elle en voulait aussi, aspira à son tour, plusieurs fois, lui rendit le flacon. Ne me regarde pas, murmura-t-elle, et elle se rencogna, ferma les yeux. Ô les vacances à la montagne avec Éliane, le chalet, les bruits des faux martelées. Ô ces sons clairs venus de loin, sons purs dans l'air de diamant, sons de l'été, sons de l'enfance.
Elle se redressa, veillant à ne pas le toucher, regarda le petit réveil, décrocha le téléphone, demanda le déjeuner. Non, pas de table, un plateau seulement, merci. Elle raccrocha, lui reprit l'éther, aspira longuement, les yeux fermés, toute au froid sucré qui entrait. Hier, dans la rue, la Kanakis l'avait regardée avec curiosité, sans la saluer. L'autre jour, la cousine Saladin avait fait semblant de ne pas la voir. Elles avaient joué ensemble quand elles étaient petites. La poupée que je lui ai prêtée, elle ne me l'a jamais rendue. Lui téléphoner pour la lui réclamer ?
— Laissez le plateau devant la porte, je le prendrai.
Elle se leva, ouvrit, prit le plateau, le déposa sur le lit, se recoucha. Se tenant loin l'un de l'autre, ils mangèrent sans mot dire dans la pénombre étouffante cependant qu'une lourde mouche insistante zigzaguait idiotement devant eux, bourdonnant avec un insupportable sentiment de supériorité, furieuse et butée, insolente, assurée de son droit, ravie d'être importune. Dans le silence, fourchettes et couteaux parfois crissant, un verre parfois tintant, les deux mâchaient avec les petits bruits humiliants du broyage. Devant eux, une barre de soleil, où cérémonieusement dansaient de lentes poussières diamantees, frappait un couvre-plat argenté qui la renvoyait contre le mur. Elle remua le genou pour faire bouger le plateau et transporter le rond de lumière au plafond. Éliane, les jeux de leur enfance. Avec des miroirs de poche, elles s'amusaient à s'aveugler l'une l'autre, appelaient ça des batailles de soleil.
Toujours attentive à ne pas le frôler, elle se leva, fausse écolière au maquillage défait, posa le plateau à terre tandis que, resté dans le lit, il repoussait sous la courtepointe le soutien-gorge de dentelle oublié par Ingrid Groning.
De nouveau dans le lit, elle heurta sa jambe qu'il retira aussitôt. Blottie du côté du mur, elle ferma les yeux. La cache avec Éliane dans le jardin de Tantlérie, censément le trésor de l'île déserte. Le trou qu'on avait creusé, près d'un arbre, avec des repères secrets notés dans la Bible d'Éliane. On avait enfoui des morceaux de verre, du papier de chocolat, des sous, des bonbons, un ours en chocolat, un anneau de rideau censément une alliance de mariage pour quand elle serait grande. Après, on s'était disputées, elle avait donné un coup de poing sur le nez à Éliane et puis on s'était réconciliées et on avait profité du sang qui avait coulé du nez pour écrire un document tragique censément après le naufrage du trois-mâts le Requin, on avait ramassé le sang dans une cuillère à thé, on avait trempé la plume dedans, et on avait écrit à tour de rôle. Elle avait écrit qu'elle n'ouvrirait le trésor de l'île déserte que le jour de son mariage et qu'elle remettrait l'alliance à son cher mari. Et puis il y avait des résolutions écrites à l'envers pour les rendre indéchiffrables, des résolutions de s'élever toujours plus spirituellement, des engagements de vie noble pour l'avenir. Voilà, l'avenir était arrivé, l'avenir c'était maintenant, et c'était elle qui avait appelé Ingrid, cette nuit, qui avait voulu ce qui s'était passé. C'était pour te garder, dit-elle en elle-même, ses lèvres formant en silence les mots, sa tête à demi enfouie sous l'oreiller.
Il prit la coupe des douceurs, la plaça entre elle et lui. Dans la pénombre, ils puisèrent, elle des fondants, lui des loucoums lentement mâchés tandis que, par fois respirant de l'éther, il revoyait leur vie, leur pauvre vie depuis plus de deux ans. Neuf septembre aujourd'hui. Deux ans et trois mois depuis le premier soir du Ritz. Presque un an depuis les jalousies Dietsch. Sincères, ces jalousies, mais voulues aussi, car il se complaisait aux visions torturantes, les appelait, les développait, s'en fouettait pour souffrir et la faire souffrir, pour sortir du marécage et fabriquer une vie de passion sans plus de langueurs. Une aubaine pour leur scorbut. Plus d'ennui, du drame. Le charme affreux de pouvoir faire enfin sincèrement l'amour, elle redevenue désirable et désireuse. Les scènes à Agay, puis à Marseille. Au retour à la Belle de Mai, les jalousies avaient continué. Ensuite, l'intermède des veines coupées par honte de la faire souffrir, le transport à l'hôpital. Ensuite, la pneumonie d'elle. Soignée par lui seul, sans infirmière, contre l'avis du médecin. Jour et nuit, pendant des semaines, il l'avait soignée et lavée comme une enfant, avait mis le bassin violon sous elle plusieurs fois par jour, avait vidé le bassin et ses puanteurs. Douces semaines. Finies les jalousies, finies à jamais par la grâce du bassin émaillé. Il y avait des images et des odeurs qui ne s'oubliaient pas. Douces semaines. Il regardait sa malade, et il était heureux que ce pauvre corps souffrant, déshonoré par la maladie, eût connu de petits bonheurs avec ce brave Dietsch, devenu sympathique. Hélas, avec la convalescence et la santé revenue, il avait senti chez elle des intentions amoureuses, avait aperçu des regards de douce sorcière. Alors, il avait bien fallu refaire le coq à regards filtrés, elle ravie courant se recoiffer, et mettre un déshabillé inutilement voluptueux, et voiler de rouge patibulaire la lampe de sa chambre pour faire sensuel, la malheureuse espérant l'indiscutable test d'un coït réussi, croyant l'avoir obtenu et lui faisant aussitôt les affreuses caresses sentimentales sur la nuque ou dans les cheveux, effrayantes araignées de gratitude, insupportablement accompagnées de questions tendres et de tendres commentaires appréciatifs. Et de nouveau, plusieurs bains chaque jour, et deux rasages au moins, et expressions poétiques à trouver pour louer la beauté de l'aimée et les diverses parties de sa viande, et en trouver chaque jour de nouvelles parce qu'elle était insatiable et qu'il la chérissait, et qu'il aimait la voir de satisfaction aspirer longuement par les narines. Et de nouveau les redou tables disques de Mozart et de Bach, de nouveau les couchers de soleil et les couchages inutiles, suivis des sempiternelles exégèses avec grandes consommations d'âme. Ensuite quoi ? Ensuite, les voyages. De temps à autre, il lui avait confectionné de petites jalousies Dietsch par pure bonté, pour lui faire plaisir, puis il s'était lassé, et il n'avait plus été question du Dietsch, et paix aux organes du Dietsch. Au retour d'Egypte, la décision de s'installer à Genève, dans la villa de Bellevue. L'enthousiasme de la chimérique, une fois de plus refleurie par la préparation d'un cadre harmonieux. Non, aimé, il vous faudra cette chambre qui est de plus belles proportions et d'où la vue est si étendue. Achats de tapis persans et de meubles espagnols d'époque. Une vingtaine de jours vivants. Mais la noble installation terminée, l'étouffement inavoué, le besoin d'autres, d'autres à tout prix, d'autres autour de soi, même inconnus, même non fréquentés. À la Belle de Mai, leur amour était plus jeune et ils avaient résisté plus longtemps à cette existence de gardiens de phare. Mais à Bellevue, dès la troisième semaine, l'asthme de solitude avait été insupportable. Avec une honte dissimulée, leur retour au Ritz. Oh, leurs tristes étreintes, elle feignant le plaisir, oui, sûrement, par bonté, la pauvre. Oh, les recours des deux malheureux aux pitoyables moyens, leurs accords tacites. Leurs recours à la glace. A certains moments leurs misérables recours aux mots vils, fouetteurs. Leurs recours aux livres. Aimé, j'ai acheté un livre un peu osé, mais plein de talent, ce n'est pas mal que nous le lisions ensemble, n'est-ce pas ? Et elle en avait apporté d'autres, encore plus osés, comme elle disait, pauvre descendante d'une austère lignée. Et puis, peu à peu, les pratiques auxquelles elle trouvait goût, ou feignait de trouver goût. Parfois, pour se rassurer, elle lui parlait à voix basse dans la pénombre des nuits. Dis, ce n'est pas mal, n'est-ce pas, que je sois un peu infernale, que je fasse cela, dis, quand on aime tout est beau, n'est-ce pas ? Elle aimait dire infernal, adjectif qui avait succédé au timide osé et qui donnait des reflets de flammes à leurs pauvres trucs. Ensuite quoi ? Ensuite, les rêves d'elle, rêves inventés sans doute, qu'elle lui racontait la nuit, dans le lit, tout contre lui, à voix basse. Aimé, j'ai fait hier un rêve si étrange, je vous appartenais, et une belle jeune femme était près du lit, assistait. Quelques jours plus tard, un autre rêve, plus hardi. Puis d'autres, pires, toujours racontés la nuit, dans l'obscurité. Honteux, désespéré, il écoutait les pauvres inventions. Aimé, j'ai rêvé que j'étais aimée par deux hommes, mais chacun de ces hommes était vous. Cette dernière précision pour sauver les apparences et rester fidèle tout en étant infernale. Ensuite, le retour d'Ingrid Groning au Ritz. L'amitié subite des deux femmes. Elle lui parlant trop de la beauté d'Ingrid, des beaux seins d'Ingrid. Hier soir, le déguisement en fillette. Puis, à minuit, elle proposant d'appeler Ingrid. L'horreur. Sois pur car notre Dieu est pur, lui disait le grand rabbin après la bénédiction du sabbat, la lourde main encore sur sa tête. Pardon, seigneur père, ô la synagogue de son enfance, les degrés qui menaient à l'enceinte entourée par une balustrade de marbre, et au centre était le pupitre du chantre officiant. En haut, la galerie des femmes, clôturée par des treillages, et des formes s'agitaient derrière. En bas, sur une sorte de trône, son père, et lui debout, près du révéré grand rabbin, fier d'être son fils, ô douceur d'entendre l'officiant chanter dans la langue des ancêtres. Au fond, face à l'enceinte, les velours et les ors de l'arche des saints Commandements, et il était en Israël, avec des frères.
Entrée dans leur salle de bains, elle rabattit le siège laqué blanc, se ravisa. Non, il pourrait entendre. Tiens, je songe encore à ne pas lui déplaire. Un peignoir sur son déguisement de fillette, elle sortit dans le couloir, poussa la porte d'une des toilettes communes, tourna le verrou, releva le bas du peignoir, s'assit sur le siège laqué blanc, posa à terre le flacon d'éther qu'elle avait emporté, se leva, actionna la chasse d'eau, resta à regarder la petite cataracte dans la cuvette de faïence, se rassit, tira une feuille de papier hygiénique, la plia en deux, puis en quatre, ô le jardin de Tantlérie, les petites lampes roses du cognassier éphèbe, le mirabellier fendu, la résine acajou qui en sortait et qu'elle pétrissait avec ses doigts, le banc près de la petite fontaine qui coulait toujours un peu et où les mésanges venaient boire, le vieux banc vert délavé par la pluie, c'était exquis d'enlever les écailles vertes. Ô le jardin de Tantlérie, le vieux wellingtonia indulgent qui se berçait lui-même, les trois branches de l'abricotier fleuri qui s'inscrivaient légèrement au carreau de la fenêtre, l'oiseau annonciateur de la pluie qui répétait son cri monotone. Ô les pluies d'été dans le jardin, le rythme de la gouttière lorsqu'il pleuvait, l'eau qui tombait du chéneau sur la tente de toile, la large tache qui s'était formée là, ô ce bruit large et bien rythmé qui se détachait sur le long bruissement de la pluie d'été ainsi que le solo d'un grand orchestre, et elle restait longtemps à l'écouter, à écouter la pluie, heureuse.
— J'étais heureuse, murmura-t-elle, sur son siège assise.
Elle tira une autre feuille de papier hygiénique, en fit un cornet qu'elle jeta, puis elle se leva, se regarda dans la glace. Elle n'était plus une petite fille. Ces deux plis esquissés à partir des commissures. Elle se rassit sur le siège laqué blanc, se baissa, ramassa le cornet. Tss, je t'en prie, Ariane, ce sont des manières de gamine du peuple. Tantlérie lui avait dit ça lorsqu'elle avait voulu acheter un cornet de frites dans la rue, lui avait dit ça aussi la fois où elle avait voulu mettre des pièces de vingt centimes dans le distributeur automatique de la gare Cornavin. Ô son enfance. À treize ans, sa flamme pour le jeune pasteur Ferner qui était venu remplacer le pasteur Oltramare au catéchisme. Lorsqu'on entonnait son cantique préféré, au lieu de Gloire à Jésus, gloire à jamais ! elle chantait Gloire à Ferner, gloire à jamais ! et personne ne s'en apercevait. Au lieu de Jésus est mon ami suprême, ô quel amour ! elle chantait Ferner est mon ami suprême, ô quel amour ! et personne ne s'en apercevait. A la fin de l'instruction religieuse, elle lui avait envoyé une lettre qui se terminait par Grâce à vous je suis convertie, et elle avait simplement signé Une catéchumène reconnaissante. Tout cela, et cette nuit, Ingrid. Absurde de rester si longtemps sur ce siège. C'est parce que j'ai peur. Une des premières photos d'elle, un bébé édenté dans un baquet d'eau sous un arbre du jardin, souriant de toutes ses gencives. Une autre photo à deux ans, un peu bouffie, assise dans l'herbe, à demi cachée par les marguerites plus hautes qu'elle. Une autre, à cheval sur le gros saint-bernard des Candolle. À sept ans, le petit cousin André qui la battait. Mariette lui avait dit de se défendre, qu'elle était aussi forte que son cousin. Le lendemain, elle s'était défendue, avait battu André, était rentrée à la maison, la robe en lambeaux, victorieuse. La photo d'elle et d'Éliane déguisées en mauresques pour ce bal d'enfants chez les cousins de Lulle.
— J'étais heureuse, murmura-t-elle, sur son siège assise, et elle se pencha pour prendre le flacon d'éther, aspira, sourit à l'air froid entré. Voici qu'il gèle à pierre fendre, chantonna-t-elle sur l'air d'autrefois, air de son enfance, et elle eut un sanglot sec, voulu, affreux. Ô les jeux avec Éliane. Quand on jouait à la persécution des Chrétiens, elle était sainte Blandine, livrée aux lions par les païens, et Éliane faisait le lion, rugissait dans un entonnoir. Ou bien elle était une héroïque vierge chrétienne, attachée à la rampe de l'escalier, à l'étage du grenier, et Éliane en soldat romain la torturait, lui enfonçait une épingle dans la jambe, mais pas beaucoup, et après on mettait de la teinture d'iode. Et puis les jeux à se laisser tomber. On se laissait tomber de la balançoire pour se casser un peu, ou bien on montait sur une table, puis sur une chaise et on atteignait l'œil-de-bœuf près du plafond, on passait avec des efforts à travers l'œil-de-bœuf et on se laissait tomber dans la salle de bains. Une fois, elles avaient rempli la baignoire, et elle s'était laissée tomber tout habillée dans l'eau. J'étais heureuse, je ne savais pas ce qui m'attendait. Plus tard, à quinze seize ans, les déclamations au grenier devant la vieille glace vénitienne un peu moisie. Ô le grenier de Tantlérie, l'odeur de poussière et de bois chauffé par le soleil, le cher refuge pendant les vacances d'été, elle et sa sœur y étaient de grandes actrices déclamant des tragédies avec des râles. Éliane faisait toujours le héros, et elle l'héroïne, et elle prenait des airs tour à tour éplorés et impérieux, mais le grand genre, qui leur paraissait le summum de l'amour, c'était de porter la main au front et d'agoniser. Éliane, ma chérie. Leur chagrin lorsqu'elles avaient appris qu'un cousin étudiant s'était enivré. Dans la nuit, elle était allée réveiller Éliane, et elles s'étaient agenouillées, avaient prié pour lui. Seigneur, fais qu'il soit un homme de bien et qu'il ne boive plus de spiritueux. Tout cela, et cette nuit, Ingrid. Plus tard, à seize dix-sept ans, les naïves soirées de danse avec les amies. On mettait tant de foi à danser bien. On ne disait pas bien danser, on disait danser bien, en appuyant sur bien. Ces soirées, on les voulait parfaites, une œuvre d'art. Idiotes, mais heureuses, sûres d'elles, des jeunes filles de la bonne société genevoise, estimées. Tout cela, et cette nuit, Ingrid. C'était pour lui, pour le garder. Allons, debout.
Dans sa chambre, étendue sur le lit, une boîte de chocolats contre elle, elle porta un fondant à sa bouche, déboucha le flacon d'éther, aspira, sourit au glacé chirurgical qui entrait. À Genève, au début de leur amour, la représentation de bienfaisance organisée par les gens du Secrétariat. Il lui avait demandé d'accepter un rôle dans cette tragédie, avait dit qu'il aimerait être dans le public, comme un étranger qui ne la connaissait pas, qu'il aimerait la voir étrangère et lointaine sur la scène et savoir qu'après la représentation elle serait à lui toute la nuit, et personne dans la salle ne s'en doutant. À la fin de chaque acte, lorsque les spectateurs avaient applaudi et qu'elle était venue avec les autres saluer, c'était lui qu'elle avait regardé, c'était devant lui qu'elle s'était inclinée. Ô aigu bonheur du secret. Avant la représentation, elle lui avait dit qu'au premier acte lorsqu'elle descendrait les marches, sa main se poserait près de l'aine, pour prendre de l'étoffe et soulever un peu la robe, une robe d'un bleu profond, un bleu si beau, et ainsi par ce geste il saurait qu'en cet instant, étrangère et lointaine, c'était à lui qu'elle pensait, à leurs nuits.
De son index, elle appuya sur une narine pour la boucher et de l'autre narine pouvoir tirer plus fort les vapeurs d'éther, en avoir davantage. Elle prit deux fondants, se les mit dans la bouche, les mâcha avec dégoût. Le jour du retour de l'aimé, sa marche triomphale. Elle allait, nue sous la robe voilière qui claquait au vent de la marche, marche enthousiaste, marche de l'amour, et le bruit de sa robe était exaltant, le vent sur son visage était exaltant, le vent sur son visage haut tenu, son jeune visage en amour. Elle aspira encore, sourit, larmes sur le visage enfantin, visage vieilli, larmes étalant les couleurs du maquillage.
Brusquement, elle se leva, alla lourdement à travers la chambre suffocante, le flacon d'éther à la main, lourdement tapant du pied, pataude exprès, vieille exprès, parfois grotesquement faisant un saut ou tirant la langue, soudain marmonnant que c'était la marche de l'amour, la marche de son amour, la sale marche de l'amour.