André BLEIKASTEN

Lire The Sound and the Fury : la part de l’indécidable(56)

 

Read this, Bud. It’s a real son-of-a-bitch.

(Faulkner à Ben Wasson, octobre 1928)

 

Lorsque The Sound and the Fury parut en Angleterre en 1931, un critique nota que « sa lecture peut se comparer à l’apprentissage d’un nouveau métier ou d’un nouveau langage » (Strong 674(57)). On ne saurait dire en effet que ce roman s’offre à la lecture ou, comme on dit encore, se donne à lire. En tout cas pas au premier venu. Certes, il ne nous éblouit, ne nous aveugle plus de sa nouveauté comme au jour de sa parution, il y a plus de soixante-dix ans. Reconnu désormais comme un des grands classiques du roman moderne et devenu au fil des années objet de gloses et d’exégèses, on peut penser qu’il se laisse aujourd’hui plus facilement apprivoiser. N’empêche. Pour qui lit The Sound and the Fury pour la première fois, il n’est pas sûr que le plaisir soit d’emblée au rendez-vous. Voici un texte qui, semble-t-il, n’a cure de ses lecteurs et refuse tout contrat de lecture. On peut, en un premier temps, s’y aventurer sans boussole et consentir à s’y perdre, aller de surprise en surprise et trouver son bonheur dans un étonnement de lecture toujours renouvelé, mais pour le lire de manière moins hasardeuse, pour s’y retrouver dans son savant désordre, il nous faudra chercher patiemment la règle de son dérèglement.

Faulkner lui-même, de son propre aveu, ne savait trop ce qu’il faisait quand il commença à écrire ce qui allait devenir The Sound and the Fury. Dépité par l’insuccès de ses premiers romans, il avait décidé de se passer d’éditeur et de public et de s’affranchir de toute contrainte extérieure pour écrire enfin à sa guise : « One day I seemed to shut a door between me and all publishers’ addresses and book lists. I said to myself, Now I can write » (« An Introduction » 227). Une porte se ferme et toutes les fenêtres s’ouvrent, tout redevient possible. Un écrivain se donne enfin licence d’écrire, de ne plus écrire que pour soi, et aussitôt l’écriture s’empare de lui comme elle ne l’avait jamais fait auparavant.

Avec The Sound and the Fury, tout commence, tout recommence. Pour Faulkner, ce fut d’abord l’expérience bouleversante d’une écriture emportée par sa propre urgence, sans rien qui ressemblât à une arrière-pensée, sans rien encore qui fût de l’ordre du projet : « When I began the book I had no plan _at all, I wasn’t even writing a book » (« An Introduction » 227). Écriture jaillie, imprévue et imprévoyante, insoucieuse de son origine comme de son avenir. Écriture d’abord reçue comme un don, une grâce, un bonheur : Faulkner, pour la première fois, tout en découvrant l’écriture comme vertige d’une liberté et exercice d’un pouvoir, la vit dans son corps comme une jubilante (dé)possession : « that emotion definite and physical and yet nebulous to describe: that ecstasy, that eager and joyous faith and anticipation of surprise which the yet unmarred sheet beneath my hand held inviolate and unfailing, wai-ting for release » (« An Introduction » 226). Et en écrivant The Sound and the Fury, nous dit encore Faulkner, il apprit à la fois à lire et à ne plus lire, à renverser la lecture en écriture (voir « An Introduction » 225-26). Écrire ce roman, c’était relire ses grands prédécesseurs de plain-pied, comme ses pairs, c’est-à-dire récrire Flaubert, Dostoïevski, Conrad et James, les déjouer et les déplacer, se mettre enfin à leur place.

Lecture écrivante, écriture lisante. Tout écrivain est nécessairement le premier lecteur de son texte, mais on peut penser que cette fois lecture et écriture ont été d’un seul mouvement. Faulkner était devant la page encore blanche comme le lecteur devant la page noircie de signes : découvrant ce qu’il inventait, le découvrant pas à pas, mot à mot, sans rien en savoir d’avance, comme s’il lisait et recopiait à la manière d’un scribe un texte déjà entièrement écrit(58)

The Sound and the Fury est assurément le plus inspiré des romans de Faulkner. Et donc, selon ses propres termes, son « plus bel échec » (Meriwether 1980, 92). Échec prévu, annoncé, nécessaire; échec comme inéluctable destin de l’œuvre. Faulkner le savait mieux que personne : aucun texte ne parviendra à combler le vouloir-dire éperdu de l’écrivain ; aucun livre ne pourra « rémunérer le défaut des langues » et épuiser la folie de l’écriture. Lorsque, l’œuvre accomplie, Faulkner se retourne sur elle, il s’aperçoit qu’elle n’est toujours pas achevée, qu’il a eu beau s’y prendre à quatre fois (Meriwether 245), l’histoire qui lui tenait le plus à cœur n’est toujours pas racontée et presque rien n’est dit de ce qu’il y avait à dire.

Seulement, s’il importait tant que l’histoire des Compson fût contée, pourquoi avoir fait de Benjy le premier de ses narrateurs ? « Pourquoi », s’étonnait déjà Sartre, « la première fenêtre qui s’ouvre sur ce monde romanesque est-elle la conscience d’un idiot ? » (Sartre 70). Lire The Sound and the Fury, c’est d’abord apprendre à le lire, et si Faulkner s’était voulu pédagogue, il aurait pu procéder par difficultés croissantes. Mais c’est dès la première page qu’il rompt avec les bons usages et bouscule nos habitudes de lecture. Rien ici qui ressemble à une captatio benevolentiae et, des quatre sections du roman, la plus repliée sur elle-même, la mieux murée dans son opacité est la première, le monologue « plein de bruit et de fureur » de l’idiot Benjy.

« Through the fence, between the curling flower spaces, I could see them hitting » (3). Voilà, fiat abrupt et arbitraire, l’incipit. Coup de dés, coup de force, coup de bluff, comme tous les incipits : il faut bien commencer, franchir le seuil, ouvrir le jeu. Incipit in medias res et in mediam mentem : à vrai dire, quand ça commence, ça a déjà commencé, nous sommes déjà, comme dans la plupart des romans de Faulkner, au milieu du parcours. Si, en amont de l’incipit, il y a le silence du non-texte, s’entend aussi d’emblée le lointain bruissement d’un passé antérieur dont le récit se fera à tâtons par la suite.

Grammaticalement, cette première phrase se tient, et l’on peut dire qu’elle remplit quatre au moins des fonctions dévolues à l’incipit : établir le contact avec le lecteur, esquisser un contexte fictionnel, amorcer un récit et commencer à construire un code. Mais elle les remplit vaille que vaille, presque à contre-cœur. L’utilisation d’anaphoriques sans antécédents et surtout l’emploi intransitif d’un verbe transitif (hitting) ne peuvent manquer de surprendre, et le peu qui est dit dans cet incipit suffit tout juste à piquer la curiosité du lecteur, à faire naître en lui le désir d’en savoir davantage. Où sommes-nous ? À qui référer le pronom « them » ? Qui dit « I » ? Questions laissées sans réponse et auxquelles il ne sera jamais tout à fait répondu. À mesure que la lecture progresse, les informations, en se multipliant, loin de combler les blancs et de dissiper les obscurités, ne font qu’accroître les incertitudes et les interrogations. Dans son lexique sévèrement restreint et sa syntaxe étale, le monologue de Benjy enregistre actions et gestes, mais comme leurs motivations, leurs enchaînements et leurs finalités échappent à son entendement, ils ne peuvent s’inscrire dans la durée et donner lieu à un récit suivi et cohérent. Plus tard, nous apprendrons que derrière la barrière il y avait un terrain de golf et que ce terrain avait été autrefois « le pré de Benjy ». Plus tard, nous comprendrons que le regard de Benjy « à travers la barrière » était un regard de dépossédé, un regard d’exclu, et que l’objet de ce regard était, au-delà de la barrière-obstacle, l’autre côté, le lieu désormais interdit de son désir, et nous finirons par savoir aussi pourquoi Benjy gémissait chaque fois qu’il entendait les joueurs de golf crier « caddie ». Bref, pour saisir pleinement l’enjeu et le caractère quasi emblématique de cette scène d’ouverture, il faut avoir lu sinon relu tout le roman.

Audace de Faulkner. Dans ses trois premiers romans le récit restait en dernier ressort sous la garantie d’un narrateur extradiégétique. Dans The Sound and the Fury (à l’exception de la dernière section) comme dans As I Lay Dying, il échappe à tout cadrage, se soustrait à toute médiation. Des personnages surgissent de nulle part tels des fantômes et se mettent à parler à la cantonade, s’abandonnant au tout-venant de leurs pensées et de leurs souvenirs sans se soucier le moins du monde d’être entendus. Le désordre de la mémoire prend alors tout naturellement le pas sur l’ordre du récit. Une histoire, des histoires continuent sans doute à se raconter, cahin-caha, au petit bonheur de leurs divagations, mais les personnages-parleurs de ces deux romans ne sont narrateurs que par à-coups et presque par accident, et leurs discours mêmes sont discours de fortune, échoués sur la page on ne sait ni quand ni comment, s’enlevant sur un fond indéterminé, comme des photographies détourées.

De ces narrateurs sans vocation et sans compétence Benjy est de loin le plus improbable. Non seulement la voix du premier monologue ne peut être qualifiée de voix narratrice, mais le présumé locuteur, celui qui dit « je », nous ne tardons pas à l’apprendre, est un homme-enfant, un infans, à jamais privé de parole. Il crie, hurle, gémit, pleure. Il ne parle pas, ne parlera jamais. Benjy est cette créature impossible, cet oxymore ambulant : un locuteur aphasique, et son discours un discours intenable. Ou disons que ce qui nous est proposé ici est la simulation d’une sorte d’Ursprache, une langue d’avant la langue, une langue naissante qui commencerait à peine à nommer les choses, une langue nue, sans réserve, sans repli et presque sans ressources, à faible expressivité, et qui serait en même temps dans sa poignante monotonie quelque chose comme l’impossible équivalent verbal d’un long cri de détresse, condensant « toutes les misères sans voix sous le soleil » (« all voiceless misery under the sun » 197). Ce paradoxal idiome entre cri et mutisme, à la fois tragiquement démuni et riche de ses non-dits, n’est évidemment rien d’autre que l’idiolecte inventé par Faulkner pour son idiot, un idiolecte inouï qui se parle et s’entend seulement pour autant qu’il s’écrit et se lit, en silence.

Tel le narrateur de L’Innommable, Benjy pourrait dire : « J’ai l’air de parler, ce n’est pas moi, de moi, ce n’est pas de moi » (Beckett 7). Son discours balbutiant n’est pas son discours ; c’est une fiction dans la fiction, à lire au conditionnel, comme la retranscription ou plus exactement comme l’inscription (le re- est encore de trop) de ce qu’il aurait dit ou aurait pu dire si son « vouloir-dire », son trying to say(59) avait pu déboucher sur un minimum de savoir-dire.

Le monologue de Benjy n’en remplit pas moins son office dans l’économie générale du roman. Faulkner le conçut comme un prologue(60), un brouillon anticipateur, où se raconte une première fois, de manière encore très lacunaire et très confuse, l’histoire des Compson. La mémoire de Benjy a retenu telle une caméra un certain nombre de scènes du passé, et si ces scènes nous sont livrées dans le désordre, hors de leur contexte et sans localisation temporelle, il suffirait de tout remettre en ordre chronologique pour donner à cette histoire un début d’intelligibilité

Benjy ne raconte rien à personne, mais il y a du récit dans ce qu’il dit et donc de quoi composer un récit ou des récits, et les sections suivantes viendront clarifier et compléter peu à peu son proto-récit, encore que la seconde et la troisième soient également des monologues intérieurs soustraits à tout patronage narratif. Mais est-ce bien à des « monologues intérieurs » que nous avons affaire ? C’est à partir de cette notion, due à Édouard Dujardin et déjà fréquemment invoquée à propos de Joyce et de Virginia Woolf, que la critique a pris l’habitude d’analyser les trois premières sections de The Sound and the Fury. Or, s’agissant de Faulkner, la pertinence de cette expression est des plus discutables. Monologue ? En lisant la première section de The Sound and the Fury, on ne peut manquer d’être frappé par la multiplicité des voix convoquées (les conversations rapportées font plus de la moitié du texte) : polyphonie, polylogue plutôt. Et le discours de Benjy n’est aucunement un discours « intérieur » et n’évoque à aucun moment la fluidité supposée d’un « courant de conscience ». On aurait pu s’attendre à un discours à l’indicatif présent accordé au présent d’une conscience en acte, comme, par exemple, celui de Molly Bloom à la fin de Ulysses. Rien de tel dans le monologue de Benjy (on gardera ce terme par commodité) : c’est un monologue remémoratif (61) où tous les verbes se conjuguent au passé et où le hic et nunc de la remémoration n’a laissé aucune trace.

De plus, tout ce que Benjy y dit de lui-même se dit dans l’absence à soi, presque distraitement. Sans identité propre, à jamais hors de lui-même, il ne peut se raconter que du dehors, sans comprendre ce qui lui arrive et sans même se reconnaître dans ce qu’il raconte. Au lecteur de déduire de ses gestes réflexes ce qu’il a pu ressentir :

 

I put my hand out to where the fire had been.
“Catch him.” Dilsey said. “Catch him back.”
My hand jerked back and I put it in my mouth and Dilsey caught me.
I could still hear the clock between my voice. Dilsey reached back and
hit Luster on the head. My voice was going loud every time. (38)
 

Dans les détours de sa simplicité, la violente stylisation que Faulkner impose au discours de Benjy est sans doute à considérer également comme un moyen de caractérisation. Notons cependant que l’énonciation, par quoi s’atteste la présence du locuteur dans son énoncé, y est soigneusement gommée : les déictiques temporels et spatiaux sont rares, et l’on ne trouve chez Benjy ni modalisateurs, ni termes évaluatifs et affectifs, c’est-à-dire presque rien de ce que Benveniste appelait « la subjectivité dans le langage », et de plus les conditions de l’énonciation restent indéterminées, le titre du monologue de Benjy — « April Seventh, 1928 » — renvoyant à la dernière journée remémorée, sans qu’on puisse avoir la moindre certitude sur le lieu et le temps de la remémoration.

Il en va de même du monologue de Quentin. Un titre-date là encore — « June Second, 1910 » — correspondant à une journée, qui est la toute dernière de la courte vie de Quentin. Le texte de ce monologue permet de suivre sans trop de difficultés le cours de cette journée depuis son réveil au matin jusqu’aux ultimes préparatifs de son suicide. L’histoire de Quentin contée par Quentin s’arrête en effet au seuil de sa mort, le récit de ses derniers moments est au passé. Comme dans le monologue de Benjy, rien ne permet de déterminer le lieu et le temps de l’énonciation, mais l’incertitude est cette fois-ci d’autant plus troublante qu’il n’y a que deux hypothèses à envisager : Quentin, en tant qu’énonciateur, est soit un mourant(62), soit un mort. Ou bien, comme ces hommes en train de se noyer dont on dit qu’ils revoient, en un clin d’œil, l’entier déroulement de leur existence, il voit défiler tout son passé, proche et lointain, à partir de « l’instant infinitésimal de la mort » (Sartre 72), ou bien sa parole nous vient mystérieusement d’outre-tombe, et son discours, tel l’unique monologue d’Addie Bundren dans As I Lay Dying, est alors à lire comme un discours posthume, tout entier suspendu à « la parole impossible en tant que parole », à l’énonciation la plus insensée qui soit : « je suis mort » (63). Pour qui s’en tiendrait au code de vraisemblance du roman réaliste, ce discours, on le voit, serait non seulement insituable mais totalement absurde.

Discours impossible d’un sujet impossible, le monologue de Quentin ne l’est pas moins que le monologue de Benjy. Dans l’un et l’autre on cherche en vain le présent « vivant » d’une présence à soi ; dans l’un et l’autre l’identité du locuteur se dérobe sous les mots. Mais Benjy est un sujet forclos, Quentin un sujet incertain de son existence — « Non fui. Sum. Fui. Non sum » (110) —, un sujet défaillant, disparaissant, bientôt porté disparu. Et alors que la première section du roman est régie d’un bout à l’autre par les mêmes principes de composition, et que la lancinante litanie de Benjy se maintient jusqu’à la fin dans la blancheur du neutre, permettant ainsi au lecteur, la première surprise passée, de retrouver peu à peu ses marques, le vouloir-dire du monologue obsessionnel de Quentin s’obstine et s’épuise dans la folie d’un trop-à-dire et ne cesse de dérouter par ses dérapages et ses ruptures, son instabilité et ses incohérences. Plus il s’approche de sa fin, plus sa trame se défait et son désordre s’accroît. Monologue en morceaux, parole éclatée, texte étonnamment hétérogène, où de simples récits rétrospectifs à la première personne alternent avec des cascades de mots semblant défier toute grammaire et toute logique :

 

I could hands can see cooling fingers invisible swan-throat where less than Moses rod the glass touch tentative not to drumming lean cool throat drumming cooling the metal the glass full overfull cooling the glass the fingers flushing sleep leaving the taste of dampened sleep in the long silence of the throat I returned up the corridor, waking the lost feet in whispering battalions in the silence, into the gasoline, the watch telling its furious lie on the dark table. (110)
 

Une phrase commence par hésiter entre deux sujets (I/hands) et deux temps verbaux (could/can), peut-être aussi entre deux compléments directs (cooling fingers/invisible swan-throat), mais dès where less than Moses rod l’hésitation cède à la confusion. Plus de ponctuation, plus de propositions logiquement agencées. La syntaxe se relâche et se rompt, les incertitudes et les ambiguïtés de la prédication se multiplient. Ce que nous lisons n’est plus de l’ordre de la phrase. Non que la confusion soit totale. Tous ces bris de texte sont portés par la pulsation, le halètement, le rythme et la musique d’une écriture, avec ses effets de répétition (drumming, cooling, glass, sleep, silence), d’allitération et d’assonance : touch tentative/full overfull fingers flushing/sleep silence). Des mots se succèdent sans s’articuler les uns aux autres, mais l’ordre de leur succession est loin d’être indifférent. Et s’il n’y a plus de sens obvie, il reste comme un remuement, comme un tremblement de sens et comme un défi à la lecture. La critique moderne n’est pas sans ressources devant de telles débâcles langagières (on imagine aisément les hypothèses de lecture qu’une interprétation psychanalytique pourrait échafauder à partir du « bâton de Moïse »). Mais nous sommes ici aux confins du lisible et du scriptible (au sens barthésien du terme), dans une zone d’extrême turbulence où le langage se disloque et où, comme le dit le texte, la voix elle-même est menacée de s’éteindre dans « le long silence de la gorge ».

C’est dans les deux premières sections de The Sound and the Fury que Faulkner a pris les plus grands risques et s’est le plus radicalement éloigné des normes du réalisme. Dans la troisième et la quatrième, l’écriture romanesque, sans vraiment s’assagir, revient à un régime plus classique et redevient récit. Dans le monologue de Jason une nouvelle voix se fait entendre, brutale et péremptoire, une voix nettement plus affirmée et donc plus facile à reconnaître que celles de Benjy et de Quentin. Aux monologues intérieurs succède un monologue dramatique qui se lit comme la fidèle transcription d’un discours oral librement improvisé. L’énonciation, cette fois-ci, loin d’être escamotée, fait l’objet d’une tapageuse mise en scène : « Once a bitch always a bitch, what I say. I says you’re lucky if her playing out of school is all that worries you » (113). Dès la première phrase, un inquit signale la présence d’un locuteur ; dès la seconde, le pronom « you » assigne sa place à l’allocutaire. Tout au long de son soliloque rageur, Jason va prendre à témoin son auditoire présumé, et jusqu’à la fin il va ponctuer ses assertions et ses jugements d’innombrables « I says » et « as I says », comme si la véhémence de l’énonciation avait des vertus performatives et pouvait à la fois sceller l’autorité de l’énonciateur et garantir la validité de ses énoncés. Mais en fait elle masque et démasque à la fois leur indigence ou leur folie. Jason éprouve en permanence le besoin de faire main basse sur la langue et de s’en proclamer le propriétaire. Car ce soi-disant, moi-disant homme d’action n’est qu’un agité. Il cause, il cause, c’est à peu près tout ce qu’il sait faire, et ses furieuses tirades résonnent dans le vide, la maîtrise de la langue ne cesse de lui échapper — comme tout lui échappe : le temps, la fortune et même sa nièce. De même (mais autrement) que Benjy et Quentin, Jason est un sujet en détresse, traversé et débordé de toutes parts par un discours qui n’est rien moins que le sien et dont il ne peut donc en aucune manière répondre. À cette différence près que cette fois-ci, le romancier ayant pris ses distances, la dérision l’emporte sur le pathétique : le théâtre intime de la détresse et du deuil est devenu un théâtre de foire où un histrion aigri vient déverser le fiel de son ressentiment.

Après le monologue de Jason, dans la dernière section du roman, la voix du récit sera rendue à un narrateur extra-diégétique anonyme et à travers ce narrateur le romancier lui-même reprendra toutes ses prérogatives. Mais l’aube grise par laquelle s’ouvre cette section semble devoir faire pendant au crépuscule où nous avons vu errer Quentin, et le passage au récit à la troisième personne ne saurait se définir simplement comme passage à un récit en surplomb, plus ordonné, plus « objectif » et donc plus fiable, où les incertitudes et les obscurités des trois discours précédents viendraient se dissiper dans la lumière d’une vérité enfin révélée. Dans le récit tout en conjectures de la quatrième section, le « vouloir-dire » de l’écriture poursuit obstinément sa quête impossible, et il n’est pas indifférent que cette section accorde plus de place à Dilsey, la servante, et à la communauté noire qu’aux Compson, qu’elle culmine dans le récit d’une Pâque noire, et que ce récit s’achève en point d’orgue dans le sermon du Révérend Shegog. Les effets produits par ce sermon pascal sont sans commune mesure avec les quelques pages qu’il occupe dans le roman. Un autre texte, sacré, s’y donne à lire, à l’intérieur du texte de fiction ; d’autres voix s’y font entendre, celle du prédicateur d’abord, qui se métamorphose de froide voix « blanche » en brûlante voix « noire », puis la voix dont celui-ci ne sera plus que le docile instrument :

And the congregation seemed to watch with its own eyes while the voice consumed him, until he was nothing and they were nothing and there was not even a voice but instead their hearts were speaking to one an-other in chanting measures beyond the need for words. (183)
 

Cette voix n’est voix de personne, elle est la voix sans sujet du mythe par laquelle se produit la communion des fidèles, réunis, « au-delà du besoin de paroles », dans la psalmodiante et bouleversante réciprocité des « cœurs ». Mirages de présence, de partage et de plénitude : on ne sera pas surpris d’apprendre qu’ils fascinaient Faulkner. Comment ne pas voir alors dans le Révérend Shegog le double fictif et le modèle de l’écrivain lui-même, à l’instant rêvé où sa signature d’auteur se résorberait dans l’autorité sans nom ni figure et la vive plénitude d’un verbe souverain ?

C’est ainsi que l’œuvre s’oriente en secret vers son renversement, vers ce qu’on pourrait appeler la réussite de son échec. Renversement toujours différé, réussite à jamais hors de portée pour qui l’écriture est l’épreuve de l’impossible. The Sound and the Fury ne nous laisse rien espérer et l’on remarquera que si le récit de l’office pascal dans l’église noire est l’un des moments forts du roman, il n’est pas le mot de la fin. Bouclant la boucle, la fin du roman nous ramène en effet à son commencement, à Benjy en compagnie de son gardien Luster, et après une dernière flambée de violence et d’ultimes hurlements, le livre s’achève sur cette image de Benjy rasséréné :

 

The broken flower drooped over Ben’s fist and his eyes were empty and blue and serene again as cornice and façade flowed smoothly once more from left to right, post and tree, window and doorway and signboard each in its ordered place. (199)
 

Fin frappée d’ironie. Le récit de The Sound and the Fury s’interrompt abruptement par la restauration d’un ordre dérisoire, comme le texte lui-même se clôt par l’arrêt d’une décision arbitraire. Quant à l’œuvre, elle ne se sera accomplie que de son inaccomplissement — toujours en retard d’elle-même, toujours en souffrance.

Comme plus tard Absalom, Absalom!, autre récit d’un impossible récit, ce roman nous offre « la surprise d’un monument admirablement en ruine » (Blanchot 165). Ruine : trace visible d’une construction et d’une dépense. Pour nous lecteurs, toutefois, « le bruit et la fureur » sont devenus un livre où chaque phrase, chaque mot a sa place assignée : « each in its ordered place ».

 

André BLEIKASTEN

Université de Strasbourg II

 

 

BIBLIOGRAPHIE

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Barthes, Roland. L’Aventure sémiologique. Paris : Seuil, 1985.

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Sartre, Jean-Paul. « À propos de Le Bruit et la fureur : la temporalité chez Faulkner ». Situations I. Paris : Gallimard, 1947 : 64-75.

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