DEUXIÈME PROJET [Version Longue]

 

L’art ne fait pas partie de la vie du Sud. Dans le Nord, la situation paraît différente : l’art y est la plus dure des pierres mineures sur lesquelles est construit Manhattan. Il fait partie de l’éclat ou de la misère des rues. C’est par lui, à cause de lui, que les buildings se dressent comme des flèches, pour être jetés bas et de nouveau se dresser. Il y a des gens qui mènent de petites vies bourgeoises (vies qui n’en constituent pas moins les os innombrables et quasi invisibles sur lesquels l’art s’articule, et sans le moindre desquels le squelette entier s’écroulerait) et qui lui doivent leur pain : garçons et filles polyglottes qui font leur chemin depuis l’école de quartier pauvre jusqu’aux salles de rédaction et aux galeries d’art : hommes grisonnants et bedonnants qui alimentent les linotypes et prennent des billets pour les concerts, puis rentrent tranquillement chez eux, à Brooklyn ou dans les banlieues où enfants et petits-enfants les attendent, bien longtemps après qu’on a oublié les descendants des politiciens irlandais et des racketeers napolitains tout comme on a oublié les Indiens sauvages et les pigeons.

L’art fait aussi partie de Chicago : de ce rythme qui n’est pas toujours juste ni harmonieux; vigoureux, vociférant, toujours changeant et toujours jeune; arrachant à un bassin fluvial qui atteint la dimension d’un continent des jeunes gens et des jeunes femmes qu’il attire dans son maelstrom, puis recrache pour qu’ils aillent écrire Chicago en Nouvelle-Angleterre, en Virginie ou en Europe(48). Mais dans le Sud, pour qu’il devienne perceptible, l’art doit être une cérémonie, un spectacle : quelque chose d’intermédiaire entre un camp de bohémiens et une vente de charité organisée par une poignée de cabotins qui ne peuvent s’empêcher de s’épuiser en protestations et en manifestations d’autodéfense, jusqu’à ce qu’il ne leur reste plus rien pour parler — disons une semaine d’efforts forcenés en vue d’un spectacle à monter le vendredi soir. Quand celui-ci est passé, aboli, il ne reste dans un coin qu’une chemise empesée ou un ruban de machine à écrire usagé — peut-être une petite facture de gaze ou d’étamine aux mains d’un marchand étonné, perplexe.

Peut-être la raison en est-elle que le Sud (je parle de ce rêve propre à toute collectivité d’hommes qui ont quelque chose en commun, quelque chose qui donne à leurs aspirations économiques et spirituelles la forme de villes, de maisons ou de comportements bien particuliers) est vieux, puisqu’il est mort. New York, quelque opinion qu’en ait New York, est jeune puisqu’on y trouve la vie; on y est encore, sans solution de continuité, dans le sillage logique des Hollandais. Et Chicago même se vante d’être jeune. Mais le Sud, comme Chicago est le Middle-west et New York l’Est, le Sud est mort, tué par la Guerre de Sécession. Il existe quelque chose qu’on nomme, non sans humour, le « Nouveau Sud »; c’est vrai; mais ce n’est pas le Sud. C’est une terre d’immigrants qui reconstruisent des villes et des cités en copiant les modèles du Kansas, de l’Iowa et de l’Illinois, avec des gratte-ciel et des auvents en toile rayée au lieu de balcons de bois, qui enseignent aux jeunes gens à vendre de l’essence et aux serveuses des restaurants à dire « 0 yeah?» et à durcir leur « r », et qui suspendent au-dessus des croisements de rues paisibles et ombragées où personne ne passe jamais plus vite qu’au trot d’un cheval excepté les touristes venus du Nord en Cadillac ou en Lincoln, des feux de signalisation et des avertisseurs brutaux et péremptoires.

Pourtant cet art, qui ne fait pas partie de la vie du Sud, il est presque toute la vie de l’artiste du Sud : c’est son pain, son sang et sa chair. Ce n’est pas tant qu’on l’y force ou que les circonstances l’y contraignent; s’il est contraint, c’est de choisir, en dame ou en tigre, entre être un artiste et être un homme. Il le fait délibérément; il le veut ainsi. Et il en a toujours été ainsi de lui, et de lui seul. Seuls les Sudistes ont emporté des cravaches ou des revolvers chez leur éditeur pour lui parler de la façon dont il traitait ou maltraitait leur manuscrit. Ces revolvers, bien sûr, sont choses du passé; nous ne succombons plus à cette impulsion. Mais elle n’en est pas moins toujours là.

Parce que c’est sur lui qu’il écrit, le Sudiste, et non sur ce qui l’entoure. Pour recourir à une figure, il prend d’une main l’artiste qui est en lui, de l’autre son milieu(49), et il fourre l’un dans l’autre comme on fourre un chat griffant et crachant dans un sac de toile. Et il écrit. Nous n’avons jamais été et n’irons probablement jamais nulle part en musique et dans les formes plastiques. Il nous faut parler, dire — car l’art oral est notre héritage. On dirait que, dans la simple mais furieuse durée de nos vies d’hommes qui respirent (ou qui écrivent), nous tentons soit de dresser un réquisitoire impitoyable de la scène contemporaine, soit de la fuir dans un pays de sabres, de magnolias et d’oiseaux-moqueurs qui n’a peut-être jamais existé nulle part. Ces deux voies partent du sentiment; peut-être ceux qui parlent impitoyablement et amèrement de l’inceste dans les cabanes au sol d’argile sont-ils les plus sentimentaux. En tout cas, chaque voie fait l’objet d’un choix violemment partisan par lequel l’écrivain fait passer inconsciemment, dans chaque ligne, dans chaque expression qu’il écrit, la violence de ses désespoirs, de ses rages et de ses frustrations, ou la violence avec laquelle il augure d’espoirs plus violents encore. Cet intellect froid qui peut décrire la scène contemporaine avec calme, dans un détachement complet, mais non sans y trouver plaisir, il n’existe pas parmi nous. Je ne crois pas qu’il existe, l’écrivain sudiste qui peut dire sans mentir qu’écrire est un plaisir. Peut-être ne voulons-nous pas que ce le soit.

J’ai l’impression d’avoir essayé les deux voies. J’ai essayé la fuite et j’ai essayé le réquisitoire. Après cinq ans, je me retourne sur Le Bruit et la fureur et je m’aperçois que ce fut le tournant : dans ce livre j’ai fait les deux à la fois. Quand j’ai commencé le livre, je n’avais aucun plan. Je n’écrivais même pas un livre. Auparavant j’avais écrit trois romans en y trouvant de moins en moins de facilité, de plaisir, de récompense et de rémunération. Le troisième fut colporté pendant trois ans pendant lesquels je l’expédiai d’un éditeur à l’autre avec une sorte d’espoir têtu mais déclinant de voir au moins justifiés le papier que j’avais utilisé et le temps que j’avais mis à l’écrire. Cet espoir dut s’éteindre enfin, parce qu’un jour il me sembla qu’en silence et à jamais, une porte s’était fermée entre moi et toutes les adresses et les catalogues d’éditeurs. Alors je me dis : maintenant je vais pouvoir écrire. Maintenant je vais pouvoir ne faire qu’écrire. Là-dessus, moi qui ai eu trois frères et pas de sœur, et qui devais perdre ma première fille peu après sa naissance, je commençai à écrire l’histoire d’une petite fille.

Je ne compris pas sur-le-champ que j’étais en train de fabriquer la sœur que je n’avais pas eue et la fille que je devais perdre, quoique la première eût pu se révéler du fait que Caddy avait trois frères avant même que j’écrive son nom. Je me mis simplement à raconter l’histoire d’un frère et d’une sœur qui s’éclaboussaient dans le ruisseau; la sœur tombe et mouille ses vêtements, le petit frère pleure, croyant que la sœur est battue ou peut-être blessée. Ou peut-être savait-il qu’il était le plus petit et qu’elle abandonnerait n’importe quelle bataille dans l’eau pour le consoler. Quand elle eut fait cela, qu’elle eut abandonné la bataille dans l’eau pour se pencher sur lui dans ses vêtements mouillés, l’histoire entière, telle que la raconte ce petit frère dans la première partie, parut exploser devant moi, sur le papier.

Je vis que le miroitement paisible du ruisseau allait devenir le sombre et rude flux du temps qui la pousserait jusque-là où elle ne pourrait plus revenir le consoler, mais que la séparation, la division ne suffiraient pas, n’iraient pas assez loin. Il fallait qu’elle fût poussée jusqu’au déshonneur, jusqu’à la honte. Et que Benjy cessât de grandir à partir de ce moment : car pour lui, toute connaissance devait commencer et finir dans cet être farouche, haletant et mouillé qui s’arrêtait pour se pencher sur lui et qui sentait comme les arbres. Qu’il ne devait jamais dépasser le stade où la douleur de la perte pouvait trouver un levain dans la compréhension, et un soulagement dans la rage, comme c’est le cas de Jason, ou dans l’oubli, comme c’est celui de Quentin.

Je vis que si on les avait envoyés passer l’après-midi dans le pré pour qu’ils ne restent pas à la maison pendant la veillée funèbre de la grand-mère, c’était afin que les trois frères et les petits Noirs puissent lever les yeux vers le fond souillé de la culotte de Caddy grimpée dans l’arbre pour regarder par la fenêtre la veillée funèbre. Je ne compris pas sur-le-champ la symbologie [sic] de la culotte souillée, car il y avait chez elle le courage qui devait ensuite affronter avec honneur la honte qu’elle devait engendrer, honte que ni Quentin ni Jason ne pouvaient affronter : l’un prenant refuge dans le suicide, l’autre dans une rage vindicative qui le pousse à voler à sa bâtarde de nièce les maigres sommes que peut lui envoyer Caddy. Car j’étais déjà arrivé à la nuit, à la chambre à coucher, et à Dilsey frottant avec la culotte souillée le derrière nu de cette petite fille tragique — essayant de nettoyer à l’aide des dérisoires effets de la souillure ce corps, cette chair dont ils symbolisaient et tout à la fois prophétisaient la honte, comme si elle entrevoyait déjà le sombre avenir et le rôle qu’elle allait y jouer en essayant de préserver cette maisonnée de l’écroulement.

Puis l’histoire fut complète, achevée. Il y avait Dilsey pour être l’avenir, pour se dresser au-dessus des ruines de la famille comme une cheminée en ruine, hâve, patiente, indomptable; et Benjy pour le passé. Il fallait qu’il fût idiot pour que, comme Dilsey, il restât insensible à l’avenir quoique, à l’opposé de Dilsey, ce fût en refusant de l’accepter. Être sans pensée ni compréhension — informe, neutre, comme une créature sans yeux ni voix qui, au début de la vie, eût pu exister du seul fait de sa capacité à souffrir; à demi fluide, tâtonnant : masse blême et perdue, incarnation de toute la douleur qui harcèle les corps sous le soleil, dans le temps mais non du temps sauf en ceci qu’il était capable, la nuit, d’emporter avec lui jusque dans les formes lentes et brillantes du sommeil cet être farouche et courageux qui pour lui n’était qu’un contai, un son qu’il pouvait entendre sur n’importe quel terrain de golf, une odeur comme celle des arbres.

Toute l’histoire est là, dans la première partie, qui est celle de Benjy. Je n’ai pas essayé délibérément de la rendre obscure; mais, quand je compris que l’histoire risquait d’être publiée, il me fallut trois autres parties, toutes plus longues que celle de Benjy, pour essayer de la clarifier. Mais quand j’ai écrit la partie de Benjy, je n’écrivais pas pour être publié. Si je devais la refaire maintenant, elle serait différente, parce qu’à l’écrire comme je l’ai fait, j’ai appris à la fois à écrire et à lire — et plus encore : j’ai appris ce que j’avais déjà lu, parce qu’en l’achevant j’ai découvert, à travers une série de répercussions semblables à celles d’un orage d’été, les Flaubert et les Conrad et les Tourgueniev que j’avais avalés tout ronds jusqu’à dix ans auparavant, mais que je n’avais pas assimilés, comme l’aurait pu faire une mite ou une chèvre. Depuis, je n’ai rien lu; je n’en ai pas eu le besoin; et je n’ai appris qu’une chose : c’est que cette émotion définie, physique et pourtant vague et difficile à décrire, que j’avais éprouvée en écrivant la partie de Benjy dans Le Bruit et la fureur — cette extase, cette foi ardente et joyeuse, cette anticipation de surprise que la feuille, encore immaculée sous ma main, retenait, inviolée, inépuisable — cela ne reviendrait jamais plus. L’absence d’hésitation lorsqu’on commence, la froide satisfaction que procure le travail ardu mais bien fait, cela, c’est encore là et continuera à l’être autant que je pourrai le bien faire. Mais l’autre ne reviendra pas. Je ne la connaîtrai jamais plus.

J’écrivis donc les parties de Quentin et de Jason, essayant de rendre plus claire celle de Benjy. Mais je vis que je ne faisais que temporiser; qu’il faudrait que je sorte complètement du livre. Je compris qu’il y aurait des compensations, qu’en un sens je pouvais, à ce stade, serrer l’écrou d’un tour pour obtenir une ultime distillation. Pourtant, avant d’y arriver, il ne me fallut pas moins d’un mois pour reprendre la plume et écrire Le jour se levait, triste et froid. J’ai lu quelque part l’histoire de cet ancien Romain qui gardait à son chevet une urne tyrrhénienne qu’il aimait et dont il usa lentement le bord sous ses baisers. Je m’étais fait une urne, mais il faut croire que j’avais toujours su que je ne pourrais pas éternellement vivre à l’intérieur, et que peut-être il vaudrait mieux la placer là où je pourrais la voir de mon lit, en prévision du jour où non seulement il n’y aurait plus d’extase dans l’écriture, mais pas même cette absence d’hésitation, ni plus rien à dire qui vaille la peine. Il est agréable de penser qu’on va laisser quelque chose derrière soi en mourant, mais il vaut mieux avoir fait quelque chose avec quoi on peut mourir. Mieux vaut le derrière souillé d’une petite fille tragique grimpant au poirier en fleur par un jour d’avril pour regarder par la fenêtre la veillée funèbre.

Oxford, le 19 août 1933.