Le jour se levait, triste et froid, mur mouvant de lumière grise qui sortait du nord-est et semblait, au lieu de se fondre en vapeurs humides, se désagréger en atomes ténus et vénéneux, comme de la poussière, précipitant moins une humidité qu’une substance voisine de l’huile légère, incomplètement congelée. Quand Dilsey, ayant ouvert la porte de sa case, apparut sur le seuil, elle eut l’impression que des aiguilles lui transperçaient la chair latéralement. Elle portait un chapeau de paille noire, perché sur son madras, et, sur une robe de soie violette, une cape en velours lie de vin, bordée d’une fourrure anonyme et pelée. Elle resta un moment sur le seuil, son visage creux insondable levé vers le temps, et une main décharnée, plate et flasque comme un ventre de poisson, puis elle écarta sa cape et examina son corsage.
Sa robe, de teinte royale et moribonde, lui tombait des épaules en plis mous, recouvrait les seins affaissés, se tendait sur le ventre pour retomber ensuite légèrement ballonnée par-dessus les jupons qu’elle enlevait un à un suivant la marche du printemps et des jours chauds. Elle avait été corpulente autrefois, mais, aujourd’hui, son squelette se dressait sous les plis lâches d’une peau vidée qui se tendait encore sur un ventre presque hydropique. On eût dit que muscles et tissus avaient été courage et énergie consumés par les jours, par les ans, au point que, seul, le squelette invincible était resté debout, comme une ruine ou une borne, au-dessus de l’imperméabilité des entrailles dormantes. Ce corps était surmonté d’un visage affaissé où les os eux-mêmes semblaient se trouver en dehors de la chair, visage qu’elle levait vers le jour commençant avec une expression fataliste et surprise à la fois, comme un visage d’enfant désappointé, jusqu’au moment où, s’étant retournée, elle rentra dans sa case dont elle ferma la porte.
Aux abords immédiats de la porte, la terre était nue. Elle avait pris une sorte de patine, comme au contact de générations de pieds nus, et rappelait le vieil argent ou les murs des maisons mexicaines badigeonnés à la main. Trois mûriers ombrageaient la maison en été, et les feuilles duvetées, qui plus tard deviendraient larges et placides comme des paumes de main, ondulaient, flottant à plat sur l’air mouvant. Deux geais, sortis du vide, tourbillonnèrent dans la bourrasque comme des bouts d’étoffe ou de papier aux couleurs vives, puis allèrent se percher dans les mûriers où ils se balancèrent dans un va-et-vient guttural, jacassant aux souffles du vent qui déchirait leurs cris aigus et les éparpillait comme des bouts de papier ou des lambeaux d’étoffe. Puis il en vint trois autres et, avec de grands cris, ils se balancèrent, oscillèrent un moment dans les branches tordues. La porte de la case s’ouvrit, et Dilsey apparut de nouveau, coiffée cette fois d’un feutre d’homme, et revêtue d’une capote de soldat dont les pans éraillés laissaient apercevoir une robe de guingan bleu qui bouffait en plis inégaux et s’affolait autour d’elle, tandis qu’elle traversait la cour et montait les marches qui conduisaient à la cuisine.
Elle ressortit un peu plus tard, cette fois avec un parapluie ouvert qu’elle inclina dans le vent. Elle se rendit au tas de bois et posa le parapluie par terre sans le fermer. Tout de suite elle l’attrapa, l’arrêta, le maintint un instant tout en regardant autour d’elle. Puis elle le ferma et le posa à terre, et elle empila des bûches dans le creux de son bras, contre sa poitrine, et, ramassant son parapluie, elle l’ouvrit enfin et retourna vers les marches où elle maintint son bois en équilibre instable tout en luttant pour refermer le parapluie qu’elle appuya dans le coin, juste derrière la porte. Elle laissa tomber les bûches dans le coffre, derrière le fourneau. Puis elle enleva sa capote et son chapeau et, prenant un tablier sale qui pendait au mur, elle s’en ceignit et se mit en devoir d’allumer le fourneau. Cependant, tandis qu’elle en raclait la grille et en faisait cliqueter les rondelles, Mrs Compson l’appela du haut de l’escalier.
Elle était vêtue d’une robe de chambre piquée, en satin noir, quelle maintenait d’une main, serrée autour de son cou. Dans l’autre main, elle tenait une bouillotte en caoutchouc rouge et, du haut de l’escalier, elle appelait « Dilsey ! » à intervalles réguliers, d’une voix uniforme dans la cage d’escalier qui descendait dans l’obscurité complète avant de s’ouvrir à nouveau, là où une fenêtre grise la traversait. « Dilsey ! » appelait-elle, sans inflexion, sans insistance ni hâte, comme si elle n’espérait point de réponse. « Dilsey ! »
Dilsey répondit et s’arrêta de fourgonner, mais elle n’avait pas encore traversé la cuisine que Mrs Compson l’appelait de nouveau, et une autre fois encore avant qu’elle eût traversé la salle à manger et avancé la tête à contre-jour dans la tache grise de la fenêtre.
— Bon, dit Dilsey, bon, me v’là. J’la préparerai dès que j’aurai de l’eau chaude. » Elle releva ses jupes et monta l’escalier, obstruant la lueur grise tout entière. « Posez-la ici et retournez vous coucher. »
— Je ne pouvais pas comprendre ce qui se passait, dit Mrs Compson. Voilà au moins une heure que je suis réveillée et je n’entendais rien dans la cuisine.
— Posez-la par terre et retournez vous coucher », dit Dilsey. Informe et essoufflée, elle gravissait péniblement les marches. « Mon feu va marcher ; dans deux minutes l’eau sera chaude. »
— Voilà au moins une heure que je suis réveillée, dit Mrs Compson. Je pensais que tu attendais peut-être que je descende faire le feu.
Dilsey arriva au haut de l’escalier et prit la bouillotte. – Elle sera prête dans une minute, dit-elle. Luster ne s’est pas réveillé ce matin. Il a veillé la moitié de la nuit, avec ce théâtre. Je vais m’occuper moi-même du feu. Allez, ne réveillez pas les autres avant que je sois prête. »
— Si tu laisses Luster faire des choses qui l’empêchent de travailler, tu seras la première à en souffrir, dit Mrs Compson. Jason ne sera pas content s’il apprend cela. Tu le sais bien.
— C’est pas avec l’argent de Jason qu’il y est allé, dit Dilsey. Y a toujours cela de sûr. » Elle descendit l’escalier. Mrs Compson rentra dans sa chambre. Tandis qu’elle se recouchait, elle pouvait entendre Dilsey descendre l’escalier avec une sorte de lenteur pénible et effrayante qui aurait eu quelque chose d’affolant si le silence n’était retombé quand la porte va-et-vient de l’office eut fini d’osciller.
Elle rentra dans la cuisine, alluma le feu, et commença à préparer le petit déjeuner. Elle s’interrompit au beau milieu pour aller regarder par la fenêtre, dans la direction de sa case. Puis elle alla sur le pas de la porte, l’ouvrit et cria dans le mauvais temps :
— Luster ! » cria-t-elle, debout, l’oreille tendue, le visage incliné dans le vent. « Oh, Luster ! » Elle écouta, puis, comme elle s’apprêtait à crier de nouveau, Luster apparut au coin de la cuisine.
— Ma’ame ? » dit-il innocemment, si innocemment que Dilsey abaissa les yeux vers lui un instant, immobile, en proie à quelque chose qui était davantage qu’une simple surprise.
— Où donc que t’étais ? dit-elle.
— Nulle part, dit-il. Juste dans la cave.
— Qu’est-ce que tu faisais dans la cave ? dit-elle. Ne reste donc pas là à la pluie, nigaud.
— J’faisais rien », dit-il. Il monta les marches.
— Ne t’avise pas de passer cette porte sans une brassée de bois, dit-elle. Faut que j’apporte ton bois et que j’prépare ton feu, à c’t’heure, les deux choses. Est-ce que j’t’avais pas dit de ne pas partir d’ici, hier soir, avant que ce coffre soit plein jusqu’au bord ?
— J’l’ai fait, dit Luster. J’l’ai rempli.
— Où que c’est passé alors ?
— J’sais pas. J’y ai pas touché.
— Enfin, tu vas me l’emplir maintenant, dit-elle. Et puis tu monteras t’occuper de Benjy.
Elle ferma la porte. Luster se dirigea vers le tas de bois. Avec de grands cris, les cinq geais tournoyèrent au-dessus de la maison et retournèrent se poser dans le mûrier. Il les regarda. Il ramassa une pierre et la leur lança. – Hou ! dit-il. Retournez en enfer où que vous devriez être. C’est pas encore lundi(40).
Il se chargea d’un monceau de bois. Il ne pouvait voir par-dessus. Il trébucha jusqu’aux marches, les monta et buta avec fracas contre la porte en laissant choir quelques petites bûches. Dilsey vint lui ouvrir la porte, et il pénétra dans la pièce. « Luster, voyons ! » hurla-t-elle. Mais il avait déjà lancé le bois dans le coffre à la volée, avec un fracas de tonnerre.
— Là, dit-il.
— T’as donc envie de réveiller toute la maison ? » dit Dilsey. Elle le calotta sur la nuque. « Allez, monte habiller Benjy. »
— Oui », dit-il. Il se dirigea vers la porte de la cour.
— Où que tu vas ? dit Dilsey.
— J’pensais que valait mieux que je fasse le tour de la maison pour rentrer par-devant. Comme ça, j’réveillerais pas Miss Ca’oline et les autres.
— Monte par cet escalier, dit Dilsey. Allons, file.
— Oui », dit Luster. Il fit demi-tour et sortit par la porte de la salle à manger. Au bout d’un instant, la porte cessa d’osciller. Dilsey s’apprêta à faire des pains de maïs. Tandis que, d’un geste continu, elle passait sa farine au tamis au-dessus de la planche, elle se mit à chanter, en elle-même d’abord, quelque chose qui n’avait ni musique ni paroles précises, quelque chose qui se répétait, triste, plaintif, austère, cependant qu’une farine légère et régulière neigeait sur la planche à pain. Le fourneau commençait à réchauffer la pièce et à l’emplir des harmonies mineures du feu. Et soudain, elle chanta plus fort, comme si sa voix aussi s’était dégelée à la chaleur grandissante. Puis Mrs Compson l’appela de nouveau de l’intérieur de la maison. Dilsey releva le visage comme si ses yeux étaient doués du pouvoir de pénétrer les murs et le plafond, comme s’ils parvenaient à le faire et voyaient la vieille femme, dans sa robe de chambre piquée, l’appelant au haut de l’escalier avec une régularité d’automate.
— Oh, Seigneur ! » dit Dilsey. Elle posa le tamis, secoua l’ourlet de son tablier, s’essuya les mains, prit la bouillotte sur la chaise où elle l’avait posée et entoura de son tablier l’anse de la bouilloire d’où, maintenant, une légère vapeur s’élevait. « Une minute, cria-t-elle. L’eau commence juste à chauffer. »
Cependant, ce n’était pas sa bouillotte en caoutchouc que Mrs Compson désirait, et, la tenant par le goulot comme un poulet mort, Dilsey se rendit au pied de l’escalier et regarda en l’air.
— Luster n’est donc pas avec lui ? dit-elle.
— Luster n’est pas entré dans la maison. Je l’ai guetté de mon lit. Je savais qu’il serait en retard, mais j’espérais qu’il arriverait à temps pour empêcher Benjamin de déranger Jason, juste le seul jour de la semaine où Jason peut dormir tard.
— J’vois pas comment vous voulez que les autres dorment, avec vous en haut de cet escalier à appeler les gens dès le point du jour », dit Dilsey. Elle s’engagea péniblement dans l’escalier. « Il y a une demi-heure que j’ai envoyé ce garçon. »
Mrs Compson la regardait en serrant sa robe de chambre autour de son cou. – Que vas-tu faire ? dit-elle.
— Habiller Benjy et le faire descendre à la cuisine. Comme ça, il ne pourra pas réveiller Jason ni Quentin, dit Dilsey.
— Tu n’as pas encore commencé le déjeuner ?
— J’m’en occuperai aussi, dit Dilsey. Vous feriez mieux de vous recoucher jusqu’à ce que Luster allume votre feu. Il fait froid ce matin.
— Je le sais, dit Mrs Compson. J’ai les pieds comme de la glace. Ils étaient si froids que ça m’a réveillée. » Elle regarda Dilsey monter les marches. Il lui fallut longtemps. « Tu sais combien cela énerve Jason quand le petit déjeuner est en retard », dit Mrs Compson.
— J’peux pas faire trente-six choses à la fois, dit Dilsey. Allez vous recoucher avant de me tomber sur les bras, vous aussi, ce matin.
— Si tu laisses tout pour habiller Benjamin, il vaudrait mieux que je descende préparer le déjeuner. Tu sais aussi bien que moi dans quel état se met Jason quand il est en retard.
— Et qui mangera votre ratatouille, voulez-vous me le dire ? dit Dilsey. Allez, allez », dit-elle en gravissant péniblement les marches. Mrs Compson la regardait monter, s’appuyant d’une main au mur et relevant ses jupes de l’autre.
— Et tu vas le réveiller rien que pour l’habiller ? dit-elle.
Dilsey s’arrêta. Le pied levé vers la marche suivante, elle resta là, la main contre le mur et la tache grise de la fenêtre derrière elle. Elle se dressait, immobile et informe.
— Il n’est donc pas réveillé ? dit-elle.
— Il ne l’était pas quand je suis allée voir, dit Mrs Compson. Mais son heure est passée. Il ne dort jamais après sept heures et demie, tu le sais bien.
Dilsey ne dit rien, mais, bien qu’elle ne pût la voir que comme une forme vague, sans relief, Mrs Compson savait qu’elle avait baissé légèrement la tête, et qu’elle se tenait maintenant comme une vache sous la pluie, le goulot de la bouillotte vide à la main.
— Ce n’est pas toi qui en subis les conséquences, dit Mrs Compson. Tu n’as pas de responsabilités. Tu peux t’en aller. Tu n’as pas, jour après jour, à porter cette croix. Tu ne leur dois rien. Tu ne dois rien à la mémoire de Mr Compson. Je sais que tu n’as jamais eu de tendresse pour Jason. Tu ne t’en es jamais cachée.
Dilsey ne dit rien. Elle fit demi-tour, lentement, et descendit, une marche après l’autre, à la manière des enfants, la main contre le mur. – Laissez-le tranquille, dit-elle. N’y allez plus. J’enverrai Luster dès que je l’aurai trouvé. Ne le dérangez pas.
Elle retourna à la cuisine. Elle regarda dans le fourneau, puis, relevant son tablier sur sa tête, elle enfila sa capote, ouvrit la porte et inspecta la cour. L’air lui mordit la peau, âpre et subtil, mais la cour était vide d’êtres animés. Elle descendit les marches, prudemment, comme pour ne pas faire de bruit, et elle tourna le coin de la cuisine. À ce moment, Luster sortit rapidement et innocemment par la porte de la cave.
Dilsey s’arrêta. – Qu’est-ce que tu es en train de faire ? dit-elle.
— Rien, dit Luster. Mr Jason m’a dit de chercher d’où pouvait bien venir cette fuite d’eau dans la cave.
— Et quand c’est-il qu’il t’a dit de faire ça ? dit Dilsey. Au premier de l’an dernier, peut-être !
— J’m’étais dit qu’il valait mieux y regarder pendant que tout le monde dort », dit Luster. Dilsey s’approcha de la porte de la cave. Il se trouvait à côté d’elle, et elle plongea ses regards dans les ténèbres lourdes d’une odeur de terre moite, de moisi et de caoutchouc.
— Hum ! » dit Dilsey. De nouveau elle regarda Luster. Il soutint son regard, l’air absent, innocent, naïf. « J’sais point ce que tu manigances, mais t’as rien à faire par ici. C’est simplement pour me faire enrager comme les autres, ce matin, pas vrai ? Monte t’occuper de Benjy, tu m’entends ? »
— Oui », dit Luster. Il se dirigea rapidement vers les marches de la cuisine.
— Hé ! dit Dilsey. Apporte-moi une autre brassée de bois pendant que je te tiens.
— Oui », dit-il. Il la croisa sur les marches et s’en alla vers le tas de bois. Un moment après, comme il luttait contre la porte, invisible et aveugle dans et au-delà de son avatar de bois, Dilsey ouvrit la porte et, d’une main ferme, lui fit traverser la cuisine.
— Maintenant, essaie de recommencer à le jeter dans ce coffre, dit-elle. Essaie un peu.
— Faut bien, dit Luster haletant. J’peux pas le mettre autrement.
— Alors, reste comme ça et attends une minute », dit Dilsey. Elle le déchargea bûche par bûche. « Qu’est-ce que t’as donc ce matin ? J’t’envoie chercher du bois, et, jusqu’à aujourd’hui, t’aurais donné ta vie plutôt que d’apporter plus de six bûches à la fois. Qu’est-ce que tu vas encore me demander la permission de faire ? Ce théâtre est encore en ville ? »
— Non, il est parti.
Elle mit la dernière bûche dans le coffre. – Maintenant, monte chez Benjy comme je t’ai déjà dit, et je ne veux pas qu’on m’appelle avant que je sonne. Tu m’entends ?
— Oui », dit Luster. Il disparut par le va-et-vient. Dilsey ajouta du bois dans le fourneau et retourna à sa planche à pain. Elle ne tarda pas à reprendre son chant.
La pièce se réchauffa. Dilsey allait et venait dans la cuisine, groupant autour d’elle les ingrédients du déjeuner, coordonnant le repas, et sa peau avait pris un ton chaud et lustré, comparé à la teinte de poussière cendrée qu’elle et Luster avaient auparavant. Sur le mur, au-dessus du buffet, invisible, excepté la nuit, à la lumière des lampes, et même alors affectant une profondeur énigmatique car il n’avait qu’une aiguille, un cartel lançait son tic-tac. Après un bruit préliminaire, comme pour s’éclaircir la gorge, il sonna cinq fois.
— Huit heures », dit Dilsey. Elle s’arrêta, leva la tête en l’inclinant et écouta. Mais on n’entendait rien que l’horloge et le feu. Elle ouvrit le fourneau et regarda la plaque à pain, puis elle resta courbée, tandis que quelqu’un descendait l’escalier. Elle entendit les pieds traverser la salle à manger, puis la porte s’ouvrit et Luster entra, suivi d’un grand gaillard fait, semblait-il, d’une substance dont les molécules paraissaient n’avoir voulu, ou n’avoir pu, s’agglutiner ni se fixer sur le squelette qui en était le support. Sa peau sans poil avait l’air d’être morte ; hydropique également, il avançait d’un pas balancé et traînant, comme un ours apprivoisé. Ses cheveux étaient pâles et fins. On les lui avait brossés bien également sur le front, comme les cheveux des enfants sur les daguerréotypes. Il avait des yeux clairs, du bleu pâle et doux des bleuets. Sa bouche épaisse était entrouverte et un peu de bave en coulait.
— Est-ce qu’il a froid ? » dit Dilsey. Elle s’essuya les mains à son tablier et lui toucha la main.
— J’sais pas, mais moi, j’sais que j’ai froid, dit Luster. Y fait toujours froid à Pâques. J’ai toujours vu ça. Miss Ca’oline dit que si vous avez pas le temps de remplir sa bouillotte, que c’est pas la peine de le faire.
— Oh, Seigneur ! » dit Dilsey. Elle tira une chaise dans le coin, entre le coffre à bois et le fourneau. L’homme alla s’y asseoir docilement. « Va voir dans la salle à manger où j’ai bien pu la poser, cette bouillotte », dit Dilsey. Luster alla chercher la bouillotte dans la salle à manger, et Dilsey la remplit et la lui donna. « Dépêche-toi, maintenant, dit-elle, regarde si Jason est réveillé. Dis-leur que tout est prêt. »
Luster sortit. Ben était assis près du fourneau. Il était là, tassé, complètement immobile. Seule, sa tête s’agitait sans cesse d’une sorte de balancement tandis que, de son regard doux et vague, il suivait les allées et venues de Dilsey. Luster revint.
— Il est levé, dit-il. Miss Ca’oline a dit de servir. » Il s’approcha du fourneau et étendit les paumes de ses mains au-dessus du foyer. « Et puis, il n’est pas levé qu’à moitié. Il est déchaîné ce matin. »
— Qu’est-ce qu’il a encore ? dit Dilsey. Sors-toi de là. Comment veux-tu que je fasse, avec toi au-dessus de ce fourneau ?
— J’ai froid, dit Luster.
— T’aurais dû penser à ça quand t’étais dans la cave, dit Dilsey. Qu’est-ce qu’il a encore, Jason ?
— Il dit que c’est Ben et moi qu’avons cassé la fenêtre de sa chambre.
— Y a une fenêtre cassée ? dit Dilsey.
— C’est ce qu’il dit, dit Luster. Y dit que c’est moi qui l’ai cassée.
— Comment ça, avec sa porte fermée à clé, jour et nuit ?
— Y dit que je l’ai cassée en y jetant des pierres, dit Luster.
— C’est vrai ?
— Non, dit Luster.
— Ne me mens pas, mon p’tit gars, dit Dilsey.
— C’est pas moi qui l’ai fait, dit Luster. Demandez à Benjy si c’est moi. J’ai rien à voir avec cette fenêtre.
— Alors, qui a bien pu la casser ? dit Dilsey. Tout ça, c’est uniquement pour réveiller Quentin », dit-elle en retirant les petits pains de son four.
— Probable, dit Luster. C’est des drôles de gens. J’suis ben content d’pas en être.
— D’pas être de quoi ? dit Dilsey. Laisse-moi te dire une chose, négrillon, c’est que t’as autant de diablerie dans le corps que n’importe lequel des Compson. T’es bien sûr que t’as pas cassé cette fenêtre ?
— Pourquoi que je l’aurais cassée ?
— Pourquoi que tu fais toutes tes sottises ? dit Dilsey. Surveille-le maintenant, qu’il n’aille pas encore se brûler la main pendant que je mets le couvert.
Elle se rendit dans la salle à manger où ils l’entendirent aller et venir. Puis elle revint, posa une assiette sur la table de la cuisine et la remplit. Ben la surveillait, bavant avec de petites plaintes de gourmandise.
— Voilà, mon chéri, dit-elle. Le voilà vot’déjeuner. Apporte sa chaise, Luster. » Luster approcha la chaise et Ben s’assit, pleurnichant et bavant. Dilsey lui noua une serviette autour du cou et, avec un des coins, lui essuya la bouche. « Et tâche pour une fois qu’il ne salisse pas son costume », dit-elle en donnant la cuillère à Luster.
Ben cessa de geindre. Il regardait la cuillère monter à sa bouche. On eût dit que même l’envie était chez lui paralysée, et la faim elle-même inarticulée dans l’ignorance de ce qu’était la faim. Luster le faisait manger avec adresse et détachement. Pourtant, de temps à autre, il faisait assez attention pour feindre d’approcher la cuillère ; Ben alors fermait la bouche sur le vide, mais Luster avait évidemment l’esprit ailleurs. Son autre main, posée sur le dossier de la chaise, s’agitait sur cette surface morte, timidement, délicatement, pour essayer de tirer du vide mort une musique qu’on ne pouvait entendre. Une fois même, tandis que ses doigts taquinaient le bois frappé pour en tirer un arpège silencieux et complexe, il oublia de taquiner Ben avec la cuillère, et Ben le rappela à l’ordre en se remettant à gémir.
Dans la salle à manger, Dilsey allait et venait. Soudain, elle agita une sonnette, grêle et claire, et, dans la cuisine, Luster entendit descendre Mrs Compson et Jason, et la voix de Jason, et il écouta en roulant des yeux blancs.
— Certainement, je sais très bien que ce n’est pas eux qui l’ont cassée, dit Jason. Certainement, je le sais très bien. C’est sans doute le changement de temps.
— Je ne vois pas comment, dit Mrs Compson. Ta chambre reste fermée toute la journée dans l’état où tu la laisses quand tu vas en ville. Personne n’y entre, sauf le dimanche, pour nettoyer. Je ne voudrais pas que tu te figures que je vais où je sais qu’on ne me veut pas, ni que je permettrais à quiconque d’y aller.
— Je n’ai jamais dit que c’était vous qui l’aviez cassée, que je sache, dit Jason.
— Je n’ai nulle envie d’aller dans ta chambre, dit Mrs Compson. Je respecte la vie privée de chacun. Je ne mettrais pas les pieds sur le seuil, quand bien même j’en aurais la clé.
— Oui, dit Jason, je sais que vos clés ne vont pas. C’est pour cela que j’ai fait changer la serrure. Ce que je veux savoir, c’est comment il se fait que cette vitre soit cassée.
— Luster dit que ce n’est pas lui, dit Dilsey.
— Je le savais sans le lui demander, dit Jason. Où est Quentin ? dit-il.
— Où elle est chaque dimanche matin, dit Dilsey. Qu’est-ce que vous avez depuis quelques jours, à la fin ?
— Il va falloir que tout ça change, dit Jason. Monte lui dire que le déjeuner est servi.
— Jason, vous allez la laisser tranquille, dit Dilsey. Elle se lève pour déjeuner tous les jours de la semaine, et Miss Ca’oline lui permet de rester au lit le dimanche, vous le savez bien.
— Malgré tout le désir que j’en ai, dit Jason, je ne peux pas entretenir une pleine cuisine de nègres pour satisfaire son bon plaisir. Monte lui dire de descendre déjeuner.
— Personne n’a à la servir, dit Dilsey. Je laisse son déjeuner au chaud et elle…
— Tu m’as entendu ? dit Jason.
— Je vous entends, dit Dilsey. On n’entend que vous quand vous êtes à la maison. Quand ce n’est pas Quentin ou vot’maman, c’est Luster et Ben. Pourquoi que vous le laissez se comporter comme ça, Miss Ca’oline ?
— Fais ce qu’il te dit, ça vaut mieux, dit Mrs Compson. Il est le chef de la famille maintenant. C’est son droit d’exiger que nous respections ses désirs. C’est ce que je m’efforce de faire, et si je le peux, tu le peux aussi.
— On n’a pas idée d’avoir un si sale caractère que Quentin soit obligée de se lever uniquement pour lui faire plaisir, dit Dilsey. Vous croyez peut-être que c’est elle qui a cassé cette fenêtre ?
— Elle le ferait si ça lui passait par la tête, dit Jason. Va faire ce que je t’ai dit.
— Et j’l’en blâmerais pas, si elle le faisait », dit Dilsey en se dirigeant vers l’escalier. « Avec vous sur le dos tout le temps que le Bon Dieu veut que vous soyez dans cette maison ! »
— Tais-toi, Dilsey, dit Mrs Compson. Ce n’est ni à toi ni à moi de dire à Jason ce qu’il a à faire. Parfois, je crois qu’il a tort, mais je m’efforce de me conformer à ses désirs pour votre bien à tous. Si j’ai la force de descendre à table, Quentin peut bien l’avoir aussi.
Dilsey sortit. Ils l’entendirent monter l’escalier. Ils l’entendirent longtemps dans l’escalier.
— Ils sont jolis, vos domestiques ! » dit Jason. Il servit sa mère et se servit lui-même. « En avez-vous jamais eu un qui valût la peine qu’on l’abatte ? Vous avez dû en avoir quand j’étais trop petit pour me les rappeler. »
— Il faut bien que je les ménage, dit Mrs Compson. Je suis tellement à leur merci. Ce n’est pas comme si j’étais forte. Je voudrais bien l’être. J’aimerais pouvoir faire tout le travail de la maison. Je pourrais du moins alléger d’autant ton fardeau.
— Oui, et nous vivrions dans une belle porcherie, dit Jason. Dépêche-toi, Dilsey ! hurla-t-il.
— Je sais que tu me blâmes de les laisser aller à l’église aujourd’hui, dit Mrs Compson.
— Aller où ? dit Jason. Ce sacré théâtre n’est pas encore parti ?
— À l’église, dit Mrs Compson. Les Noirs ont un office spécial, pour Pâques. Il y a quinze jours, j’ai promis à Dilsey de les laisser y aller.
— Ce qui veut dire qu’il faudra nous contenter de viande froide pour déjeuner, dit Jason, ou de rien du tout.
— Je sais que c’est de ma faute, dit Mrs Compson. Je sais que tu me blâmes.
— De quoi ! dit Jason. Ce n’est pas vous qui avez ressuscité le Seigneur, que je sache.
Ils entendirent Dilsey monter la dernière marche, puis ses pieds lents au-dessus d’eux.
— Quentin ! » dit-elle. La première fois qu’elle appela, Jason posa son couteau et sa fourchette, et sa mère et lui semblèrent attendre, face à face, de chaque côté de la table, dans des attitudes identiques : lui, froid et sournois, avec ses cheveux bruns, épais, frisés en deux accroche-cœur têtus de chaque côté du front, comme une caricature de patron de café, ses yeux noisette aux iris encerclés de noir comme des billes ; elle, froide et dolente, la chevelure d’un blanc immaculé, les yeux gonflés et battus, et si noirs qu’ils semblaient n’être que des prunelles ou des iris.
— Quentin, dit Dilsey. Levez-vous, ma belle. Le déjeuner vous attend.
— Je ne peux pas comprendre comment cette vitre a pu se casser, dit Mrs Compson. Es-tu sûr que c’est arrivé hier ? Il y a peut-être longtemps qu’elle est ainsi, avec ces temps chauds. Le châssis supérieur, derrière le store, comme ça…
— Je vous répète, pour la dernière fois, que ça s’est fait hier, dit Jason. Je connais bien la chambre où j’habite, je suppose. Croyez-vous que j’aurais pu y vivre une semaine avec un trou dans la fenêtre à passer le poing !…
Sa voix interrompit son crescendo et le laissa dévisageant sa mère avec des yeux qui, pour l’instant, étaient vides de tout. Ses yeux semblaient se retenir de respirer, cependant que sa mère le regardait, la face molle et dolente, interminable, clairvoyante et néanmoins obtuse. Ils étaient assis de la sorte quand Dilsey dit :
— Quentin, ma belle, ne jouez pas avec moi. Descendez déjeuner, ma belle, on vous attend.
— Je ne comprends pas, dit Mrs Compson. Ce serait à croire que quelqu’un a cherché à s’introduire dans la maison… » Jason bondit. Sa chaise s’écroula derrière lui. « Qu’est-ce que ?… » dit Mrs Compson, le regardant passer devant elle comme un éclair et s’élancer d’un bond dans l’escalier où il trouva Dilsey. Il avait maintenant le visage dans l’ombre, et Dilsey dit :
— Elle boude. Votre maman n’a pas encore ouvert… » Mais Jason, passant devant elle, s’élançait dans le corridor jusqu’à une porte. Il n’appela pas. Il empoigna le bouton et le secoua. Puis il resta la main sur le bouton, la tête un peu penchée, comme s’il écoutait quelque chose au delà des trois dimensions de la chambre, derrière la porte, quelque chose qu’il entendait déjà. Il avait l’attitude de l’homme qui fait tout pour entendre afin de se leurrer sur ce qu’il entend déjà. Derrière lui, Mrs Compson montait l’escalier en l’appelant par son nom. Puis elle vit Dilsey et cessa de l’appeler pour appeler Dilsey à sa place.
— Je vous dis qu’elle n’a pas encore ouvert cette porte, dit Dilsey.
À ces mots, il se retourna et courut vers elle. Mais sa voix était calme, indifférente. – Elle porte la clé sur elle ? dit-il. Je veux dire, l’a-t-elle sur elle maintenant ou faudra-t-il qu’elle ?…
— Dilsey ! dit Mrs Compson dans l’escalier.
— Quoi ? dit Dilsey. Pourquoi ne la laissez-vous pas ?…
— La clé ! dit Jason. La clé de cette chambre. Est-ce qu’elle la porte sur elle ? Mère. » Il vit alors Mrs Compson et il descendit les marches à sa rencontre. « Donnez-moi la clé », dit-il. Il se mit à tâter les poches de la robe d’un noir rouillé. Elle se débattait.
— Jason ! dit-elle. Vous voulez donc me renvoyer au lit, Dilsey et toi ! dit-elle en essayant de l’écarter. Vous ne pouvez même pas me laisser en paix le dimanche ?
— La clé ! dit Jason en la palpant. Donnez-moi la clé tout de suite ! » Il regarda la porte derrière lui, comme s’il s’attendait à la voir s’ouvrir brusquement sans lui laisser le temps de s’en approcher avec cette clé qu’il n’avait pas encore.
— Dilsey, voyons ! » dit Mrs Compson en serrant son peignoir autour d’elle.
— Donnez-moi la clé, vieille bête ! » cria Jason brusquement. De la poche de sa mère il tira un anneau de grosses clés rouillées, semblable au trousseau d’un geôlier médiéval. Il s’élança dans le couloir, suivi des deux femmes.
— Jason, voyons, dit Mrs Compson. Il ne trouvera jamais la bonne, dit-elle. Dilsey, tu sais bien que je ne permets à personne de prendre mes clés. » Elle se mit à gémir.
— Chut, dit Dilsey. Il ne lui fera pas de mal. Je ne le laisserai pas…
— Mais un dimanche matin ! Dans ma propre maison ! dit Mrs Compson. Quand je me suis tant efforcée de les élever en bons chrétiens. Jason, laisse-moi trouver la bonne clé », dit-elle. Elle lui posa la main sur le bras et se mit à lutter avec lui, mais, d’un coup de coude, il la rejeta de côté et la fixa un moment, les yeux froids et traqués, puis il revint vers la porte et les clés incommodes.
— Chut, dit Dilsey. Jason, voyons !
— Il est arrivé quelque chose de terrible, dit Mrs Compson, geignant toujours. J’en suis sûre. Jason ! » dit-elle en le saisissant de nouveau. « Il ne veut même pas me laisser, chez moi, chercher la clé d’une de mes chambres. »
— Voyons, voyons, dit Dilsey. Qu’est-ce que vous voulez qu’il arrive ? Je suis là. Je l’empêcherai de lui faire mal. Quentin, dit-elle, en élevant la voix, n’ayez pas peur, ma belle. Je suis là.
La porte s’ouvrit d’un seul coup. Il s’y tint un moment, masquant l’intérieur de la chambre, puis il s’effaça. – Entrez », dit-il d’une voix épaisse, dégagée. Elles entrèrent. Ce n’était pas une chambre de jeune fille. C’était une chambre impersonnelle, et la faible odeur de cosmétique à bon marché, les quelques objets féminins et autres preuves d’efforts crus et inutiles pour la féminiser, ne faisaient qu’en souligner l’anonymat, lui donnant cet air de provisoire mort et stéréotypé des chambres de maisons de passe. Un sous-vêtement sali, en soie un peu trop rose, gisait par terre. D’un tiroir à demi fermé un bas pendait. La fenêtre était ouverte, un poirier y poussait, tout contre la maison. Il était en fleur, et les branches frôlaient, raclaient le mur de la maison ; et l’air multiple, entrant par la fenêtre, apportait dans la chambre la senteur éplorée des fleurs.
— Là, vous voyez bien ! dit Dilsey. Qu’est-ce que je vous disais ? Vous voyez bien qu’elle n’a pas de mal.
— Pas de mal ! » dit Mrs Compson. Dilsey la suivit dans la chambre et la toucha.
— Allons, venez vous étendre, dit-elle. Dans dix minutes, je l’aurai retrouvée.
Mrs Compson l’éloigna. – Trouve la lettre, dit-elle. Quentin a laissé une lettre quand il l’a fait.
— Bon, bon, dit Dilsey. Je la trouverai. Venez dans votre chambre maintenant.
— Dès la minute où ils l’ont baptisée Quentin, je savais que cela arriverait », dit Mrs Compson. Elle s’approcha de la commode et se remit à remuer les objets épars – flacons de parfum, une boîte à poudre, un crayon mordillé, et, sur une écharpe reprisée, saupoudrée de poudre et tachée de rouge, une paire de ciseaux dont une lame était cassée. « Trouve la lettre », dit-elle.
— Oui, dit Dilsey. Je la trouverai. Allons, venez, Jason et moi, nous la trouverons. Allez dans votre chambre.
— Jason, dit Mrs Compson, où est-il ?
Elle alla à la porte. Dilsey la suivit dans le couloir jusqu’à une autre porte. Elle était fermée. « Jason ! » cria-t-elle à travers la porte. Elle n’obtint pas de réponse. Elle essaya de tourner le bouton, puis elle l’appela de nouveau. Mais, cette fois encore, il n’y eut pas de réponse, car il était en train de lancer pêle-mêle derrière lui tout le contenu du placard : vêtements, souliers, une valise. Ensuite, il apparut portant un bout de planche cannelé. Il le posa par terre et retourna dans la garde-robe d’où il sortit avec une boîte en métal qu’il posa sur le lit. Debout, il en regardait la serrure brisée, tout en cherchant un trousseau de clés dans sa poche. Après en avoir choisi une, il resta quelques instants encore debout, la clé à la main, les regards fixés sur la serrure brisée. Il remit ensuite les clés dans sa poche et vida soigneusement la boîte sur le lit. Toujours avec soin, il tria les papiers, les prenant un par un et les secouant. Puis, il souleva un des bouts de la boîte et la secoua aussi, et, lentement, il remit les papiers en place et resta là, debout, les yeux sur la serrure brisée, la boîte entre les mains, tête baissée. Dehors, par la fenêtre, il entendit les geais tourbillonner avec des piaulements aigus et s’enfuir dans le vent que fustigeaient leurs cris. Quelque part, une automobile passa et s’évanouit aussi. Sa mère, de nouveau, l’appela à travers la porte, mais il ne bougea pas. Il entendit Dilsey la conduire au bout du corridor, puis le bruit d’une porte fermée. Alors, il replaça la boîte dans le placard, y rejeta les vêtements et descendit téléphoner. Tandis qu’il attendait, le récepteur à l’oreille, Dilsey descendit l’escalier. Elle le regarda sans s’arrêter et s’éloigna.
Quand il eut obtenu la communication : – Jason Compson à l’appareil », dit-il, et sa voix était si rauque, si épaisse, qu’il dut répéter. « Jason Compson, dit-il en contrôlant sa voix. Ayez une voiture toute prête, dans dix minutes, avec un de vos assistants, si vous ne pouvez pas venir vous-même… Je serai là… Quoi ?… Un vol… chez moi… Je sais qui c’est… Un vol, je vous dis… Ayez une voit… Comment ? Est-ce qu’on ne vous paie pas pour faire respecter la loi ?… Oui, je serai là-bas dans dix minutes. Soyez prêt à partir immédiatement. Sinon, je me plaindrai au gouverneur. »
Il raccrocha brutalement le récepteur et traversa la salle à manger où le déjeuner, à peine touché, refroidissait sur la table. Il entra dans la cuisine. Dilsey remplissait la bouillotte. Ben était assis, tranquille et vide. Luster, près de lui, ressemblait à un petit chien éveillé, vigilant. Il mangeait quelque chose. Jason traversa la cuisine.
— Vous n’allez pas déjeuner ? » dit Dilsey. Il l’ignora. « Allez déjeuner, Jason. » Il continua. La porte de la cour battit derrière lui. Luster se leva et alla voir par la fenêtre.
— Hou ! dit-il. Qu’est-ce qui s’est passé, là-haut ? Il a battu Miss Quentin ?
— Tais ton bec, dit Dilsey. Si tu fais pleurer Benjy t’auras une bonne raclée. Fais-le tenir aussi tranquille que possible jusqu’à ce que je revienne. » Elle vissa la capsule de la bouillotte et sortit. Ils l’entendirent qui montait l’escalier, puis ils entendirent Jason passer devant la maison dans son automobile. Puis, ce fut le silence dans la cuisine, sauf le cartel et le murmure sifflant de la bouilloire.
— Vous savez ce que je parie ? dit Luster. J’parie qu’il l’a battue. J’parie qu’il lui a tapé sur la tête, et qu’il est allé chercher le médecin. Voilà ce que je parie. » Le tic-tac du cartel s’égrenait, solennel et profond. On aurait pu le prendre pour le pouls sec de la vieille maison pourrissante. Puis, un ressort se déroula. Il s’éclaircit la gorge et sonna six coups. Ben leva les yeux, regarda ensuite le crâne de Luster dont la silhouette, en noir sur la fenêtre, prenait la forme d’un boulet, et il se remit à dodeliner de la tête en bavant. Il pleurnicha.
— Chut, maboul, dit Luster sans se retourner. Des fois, on dirait que nous n’irons pas à l’église aujourd’hui. » Mais Ben, assis sur sa chaise, ses grosses mains molles ballantes entre les genoux, geignait faiblement. Soudain, il se mit à pleurer, un long hurlement dénué de sens, et soutenu. « Chut », dit Luster. Il se retourna la main levée. « Vous voulez une baffe ? » Mais Ben le regardait et, à chaque respiration, poussait un long cri lent. Luster s’approcha et le secoua. « Taisez-vous, tout de suite, cria-t-il. Là ! » dit-il. Il fit lever Ben et tira la chaise en face du fourneau, et il ouvrit la porte du foyer, et il poussa Ben sur sa chaise. On eût dit un remorqueur poussant un pétrolier lourdaud dans une cale étroite. Ben se rassit en face de la porte rose. Il se tut. Puis ils entendirent le cartel sonner encore une fois, et Dilsey, lente sur les marches. Quand elle entra, il se remit à pleurnicher. Puis il éleva la voix.
— Qu’est-ce que tu lui as fait ? dit Dilsey. Pourquoi que tu ne le laisses pas tranquille, ce matin surtout ?
— J’lui ai rien fait, dit Luster. C’est Mr Jason qui lui a fait peur, voilà. Il n’a pas tué Miss Quentin, dites ?
— Chut, Benjy », dit Dilsey. Il se tut. Elle alla regarder par la fenêtre. « Il ne pleut plus », dit-elle.
— Non, dit Luster. Il y a longtemps.
— Alors, allez un peu dehors, dit-elle. J’ai réussi à calmer Miss Ca’oline.
— Est-ce qu’on va aller à l’église ? demanda Luster.
— J’te dirai ça quand il sera temps. Ne le laisse pas s’approcher de la maison avant que j’t’appelle.
— Est-ce qu’on peut aller dans le pré ? dit Luster.
— Oui. Mais empêche-le de s’approcher de la maison. J’en ai eu mon content, ce matin.
— Oui, dit Luster. Où c’est-il que Mr Jason est allé, mammy ?
— Ça te regarde, des fois ? » dit Dilsey. Elle commença à desservir. « Chut, Benjy. Luster va vous emmener jouer dehors. »
— Qu’est-ce qu’il a fait à Miss Quentin, mammy ? dit Luster.
— Il ne lui a rien fait. Vous n’allez pas bientôt vous en aller ?
— J’parie quelle n’est pas ici, dit Luster.
Dilsey le regarda. – Comment que tu sais qu’elle n’est pas ici ?
— Benjy et moi, on l’a vue se sauver par la fenêtre, hier soir. Pas vrai, Benjy ?
— C’est vrai ? dit Dilsey en le regardant.
— On la voit faire ça toutes les nuits, dit Luster. Elle descend par le poirier.
— Ne t’avise pas de me mentir, négrillon, dit Dilsey.
— J’mens pas. Demandez à Benjy si c’est pas vrai.
— Alors, pourquoi que t’en as rien dit ?
— Ça m’regardait pas, dit Luster. J’veux pas me mêler des affaires des Blancs. Venez, Benjy, allons dehors.
Ils sortirent. Dilsey resta un moment debout contre la table. Ensuite, elle alla desservir dans la salle à manger, prit elle-même son petit déjeuner et mit sa cuisine en ordre. Cela fait, elle enleva son tablier, le suspendit et alla écouter au bas de l’escalier. On n’entendait aucun bruit. Elle mit sa capote, son chapeau et, traversant la cour, entra dans sa case.
La pluie avait cessé. Le vent avait tourné au sud-est, et le ciel s’était morcelé en taches bleues. Sur la crête d’une colline, au-delà des arbres, des toits, des clochers de la ville, la lumière du soleil apparaissait comme un pâle fragment d’étoffe et puis disparaissait. Dans l’air, un son de cloche vibra, puis, comme n’attendant que ce signal, d’autres cloches s’emparèrent du son et le reproduisirent.
La porte de la case s’ouvrit, et Dilsey apparut, revêtue de nouveau de sa cape lie de vin et de sa robe violette. Elle avait mis aussi des gants blancs sales qui lui montaient au coude, mais elle n’avait plus son madras. Elle s’avança dans la cour et appela Luster. Elle attendit un instant, puis elle alla vers la maison, en fit le tour, s’approcha de la cave. Frôlant le mur, elle alla regarder par la porte. Ben était assis sur les marches. Devant lui, Luster était accroupi sur le sol humide. Dans sa main gauche il tenait une scie, la lame légèrement incurvée sous la pression de sa main, et il frappait la lame avec le pilon usé que Dilsey employait depuis plus de trente ans pour faire sa pâte à pain. La scie rendit un son unique et paresseux qui s’éteignit dans une mort rapide, laissant la lame dessiner entre le sol et la main de Luster une courbe nette et mince. Elle bombait, immobile, indéchiffrable.
— C’est comme ça qu’il faisait, dit Luster. C’est que j’ai pas encore trouvé ce qu’il faut pour la frapper.
— C’est donc ça que tu faisais ici ? dit Dilsey. Donne-moi ce pilon, dit-elle.
— J’l’abîme pas, dit Luster.
— Donne-le-moi, dit Dilsey. Remets cette scie où tu l’as prise.
Il rangea la scie et lui apporta le pilon. Et Ben se remit à gémir, longuement, désespérément. Ce n’était rien. Juste un son. On aurait pu croire aussi que c’était tout le temps, toute l’injustice et toute la douleur devenus voix, pour un instant, par une conjonction de planètes.
— Écoutez-le, dit Luster. Il n’a pas arrêté depuis que vous nous avez envoyés dehors. J’sais pas ce qu’il a ce matin.
— Amène-le ici, dit Dilsey.
— Venez, Benjy », dit Luster. Il descendit les marches et prit le bras de Ben. Il vint docilement en gémissant, ce long bruit rauque des bateaux qui semble débuter avant que le son même ait commencé, et semble terminer avant que le son ait cessé.
— Cours chercher sa casquette, dit Dilsey. Tâche que Miss Ca’oline ne t’entende pas. Presse-toi. Nous sommes déjà en retard.
— Elle l’entendra, lui, en tout cas, si vous ne le faites pas taire, dit Luster.
— Il s’arrêtera quand nous aurons quitté la maison, dit Dilsey. Il le sent. C’est ça qui le fait crier.
— Il sent quoi, mammy ? dit Luster.
— Va chercher sa casquette », dit Dilsey. Luster partit. Ils l’attendirent à la porte de la cave, Ben une marche plus bas que Dilsey. Le ciel maintenant s’était brisé en taches mouvantes qui traînaient leurs ombres rapides du jardin négligé à la barrière brisée et à travers la cour. Dilsey caressait la tête de Benjy d’un geste lent et continu, lui aplatissant sur le front sa frange de cheveux. Il geignait doucement, sans hâte.
« Chut, dit Dilsey. Chut. Nous allons partir dans une minute. Chut, voyons. » Il geignait toujours sans hâte.
Luster revint, coiffé d’un canotier neuf à ruban de couleur, une casquette de drap à la main. Le chapeau semblait isoler le crâne de Luster dans l’œil de qui le regardait, avec tous ses plans et tous ses angles individuels, comme le ferait un projecteur. Si individuelle en était la forme qu’au premier abord le chapeau paraissait posé sur la tête de quelqu’un qui se serait trouvé exactement derrière Luster. Dilsey regarda le chapeau.
— Pourquoi que tu ne prends pas ton vieux chapeau ? dit-elle.
— Pas pu le trouver, dit Luster.
— J’m’en doute. J’parie que cette nuit tu l’as rangé de façon à ne plus pouvoir le trouver. Tu vas abîmer celui-là.
— Oh, mammy, il ne va pas pleuvoir, dit Luster.
— Qu’en sais-tu ? Va me chercher ton vieux chapeau et range celui-ci.
— Oh, mammy.
— Alors, prends un parapluie.
— Oh, mammy.
— T’as qu’à choisir, dit Dilsey. Ton vieux chapeau ou le parapluie. Ça m’est égal.
Luster se rendit à la case. Ben geignait doucement.
— Venez, dit Dilsey. Ils nous rattraperont. On va entendre les beaux chants. » Ils contournèrent la maison et se dirigèrent vers la grille. « Chut », disait Dilsey de temps en temps en suivant l’allée. Ils arrivèrent à la grille. Dilsey l’ouvrit. Luster les suivait dans l’allée avec son parapluie. Une femme l’accompagnait. « Les voilà », dit Dilsey. Ils franchirent la grille. « Là ! » dit-elle. Ben se tut. Luster et sa mère les rejoignirent. Frony portait une robe de soie bleu vif et un chapeau à fleurs. C’était une femme mince, au visage plat et agréable.
— T’as six semaines de travail sur le dos, dit Dilsey. Qu’est-ce que tu feras s’il pleut ?
— J’me mouillerai, probablement, dit Frony. J’ai encore jamais pu empêcher de pleuvoir.
— Mammy passe son temps à annoncer la pluie, dit Luster.
— Si je ne me préoccupais pas de vous tous, j’sais pas qui le ferait, dit Dilsey. Allons, nous sommes déjà en retard.
— C’est le révérend Shegog qui va prêcher aujourd’hui, dit Frony.
— Oui ? dit Dilsey. Qui que c’est ?
— Il vient de Saint Louis, dit Frony. Un grand prédicateur.
— Hum ! dit Dilsey. Ce qu’il faut, c’est un homme qui mette la crainte de Dieu dans tous ces jeunes vauriens de nègres.
— C’est le révérend Shegog qui va prêcher aujourd’hui, dit Frony. D’après ce qu’on dit.
Ils suivaient la rue. Tout le long de la rue paisible, dans le vent plein de cloches, des Blancs en groupes lumineux, se rendaient aux églises, passant de temps à autre dans les éclaircies de soleil timides. Le vent du sud-est était vif, froid et mordant après les journées chaudes.
— J’voudrais bien que vous cessiez de l’emmener comme ça à l’église, mammy, dit Frony. Ça fait causer les gens.
— Quels gens ? dit Dilsey.
— Je les entends, dit Frony.
— Et je sais quelle espèce de gens, dit Dilsey. De la racaille de Blancs. C’est ça qui cause. Ils trouvent qu’il n’est pas assez bon pour les églises des Blancs, mais que l’église des Noirs n’est pas assez bonne pour lui.
— Ça n’empêche pas qu’ils causent, dit Frony.
— T’as qu’à me les envoyer, dit Dilsey. Et puis, tu peux leur dire qu’au Bon Dieu ça lui est bien égal qu’il soit intelligent ou non. Faut être de la racaille de Blancs pour se préoccuper de ça.
Une rue tournait à angle droit, descendait, devenait un chemin de terre battue. Des deux côtés, le terrain tombait en pente plus rapide ; un grand plateau parsemé de petites cases dont les toits, usés par les intempéries, arrivaient au niveau de la route. Elles se dressaient dans des petits carrés sans herbe, couverts de détritus, briques, planches, tessons de vaisselle, toutes choses qui, un jour, avaient eu leur utilité. Pour toute végétation, on ne voyait que des herbes folles. Quant aux arbres, c’étaient des mûriers, des acacias et des sycomores, arbres qui participaient eux aussi de l’affreux dessèchement qui cernait les maisons, arbres dont les bourgeons semblaient le vestige obstiné et triste de septembre, comme si le printemps même les avait oubliés, les laissant se nourrir de l’odeur forte et indubitable des Noirs au milieu de laquelle ils croissaient.
Du pas des portes des nègres leur parlaient au passage. À Dilsey, le plus souvent.
— Sis’Gibson(41) ! Comment v’s allez, ce matin ?
— J’vais bien. Et vous, bien aussi ?
— J’vais très bien, merci.
Ils sortaient des cases et gravissaient le remblai ombreux pour atteindre la route – des hommes vêtus gravement de brun foncé ou de noir, avec des chaînes de montre en or, et parfois une canne ; des jeunes gens en bleus vulgaires et criards ou en étoffes rayées, avec des chapeaux en bataille ; des femmes un peu raides dans leurs froufrous de jupes, et des enfants dans des costumes achetés d’occasion à des Blancs. Tous regardaient Ben subrepticement, comme des animaux nocturnes.
— Parie que tu l’touches pas.
— Qu’est-ce que tu paries ?
— Parie que tu le fais pas. Parie qu’t’as peur.
— Il n’fait pas de mal aux gens. Il est imbécile, c’est tout.
— S’il est imbécile, comment que ça s’fait qu’il ne fait pas de mal aux gens ?
— Lui, il est pas méchant. J’l’ai touché.
— Parie que tu l’fais pas encore.
— Des fois que Miss Dilsey regarderait.
— Tu l’ferais pas de toute façon.
— Il n’fait pas de mal aux gens. Il est imbécile, c’est tout.
Et, à tout instant, les plus vieux parlaient à Dilsey. Mais, à moins qu’ils ne fussent très vieux, Dilsey laissait Frony répondre.
— Mammy ne se sent pas très bien, ce matin.
— Dommage. Mais le révérend Shegog saura arranger ça. Il lui donnera du réconfort et du soulagement.
La route montait encore vers un paysage qui rappelait un décor de fond peint. Creusée dans une brèche d’argile rouge couronnée de chênes, la route paraissait s’arrêter brusquement comme un ruban coupé. Sur un côté, une église délabrée élevait de guingois son clocher comme une église peinte, et le paysage tout entier était aussi plat, aussi dénué de perspective qu’un carton peint, dressé au bord extrême de la terre plate, sur les espaces de soleil éventé, avril et le matin tout frémissant de cloches. Vers l’église tous s’acheminaient en foule, avec la lente décision du sabbat. Les femmes et les enfants entraient, les hommes restaient dehors et causaient en groupes paisibles, attendant que les cloches se tussent. Après quoi, ils entrèrent aussi.
On avait décoré l’église avec des fleurs prises dans les potagers, cueillies le long des haies, et avec des serpentins de couleur en papier crêpé. Au-dessus de la chaire pendait une cloche de Noël fanée, du genre qui se déplie comme un accordéon. La chaire était vide, mais le chœur était déjà en place, s’éventant bien qu’il ne fît pas chaud.
La plupart des femmes s’étaient groupées d’un même côté. Elles causaient. Puis, la cloche sonna un coup, et elles se dispersèrent pour regagner leur place, et les fidèles, une fois assis, attendirent un moment. La cloche sonna un second coup. Le chœur se leva et se mit à chanter, et la congrégation entière tourna la tête au moment où six petits enfants – quatre filles avec des tresses dans le dos, bien serrées et attachées avec des papillotes d’étoffe, et deux garçons, la tête rasée de près – entraient et s’avançaient dans l’allée centrale, unis par tout un harnachement de rubans blancs et de fleurs, et suivis de deux hommes qui marchaient à la file indienne. Le second de ces hommes était énorme, de couleur café clair, imposant avec sa redingote et sa cravate blanche. Il avait une tête magistrale et profonde et, sur le bord du col, son cou s’ourlait de replis généreux. Mais, il leur était familier et, quand il fut passé, les têtes restèrent tournées. Ce ne fut que lorsque le chœur s’arrêta de chanter qu’on comprit que le prédicateur invité était déjà entré, et, quand ils virent l’homme qui avait précédé leur pasteur, et était encore devant lui, monter en chaire, un son indescriptible s’éleva, un soupir, un murmure de surprise et de désappointement.
Le visiteur, d’une taille au-dessous de la moyenne, portait un veston d’alpaga défraîchi. Il avait une figure noire ratatinée, un air vieillot de petit singe. Et tandis que le chœur chantait, tandis que les six enfants se levaient et chantaient d’une voix grêle, effrayée, atone, ils regardaient avec une sorte de consternation le petit homme insignifiant assis comme un nain campagnard près de la masse imposante du pasteur. Ils le regardaient toujours avec la même consternation, la même incrédulité, quand le pasteur se leva et le présenta d’une voix chaude, résonnante, dont l’onction même ne faisait qu’augmenter l’insignifiance du visiteur.
— Et ils ont été jusqu’à Saint Louis pour nous rapporter ça ! murmura Frony.
— J’ai vu le Bon Dieu employer des instruments plus étranges encore, dit Dilsey. Maintenant, taisez-vous, dit-elle à Ben. On va recommencer à chanter dans une minute.
Quand le visiteur se leva pour parler, on eût dit la voix d’un homme blanc. Une voix unie et froide. Elle avait l’air trop grosse pour sortir de son corps, et, au commencement, c’est par curiosité qu’ils l’écoutèrent, comme ils auraient écouté parler un singe. Et ils se mirent à l’observer comme s’il avait été un danseur de corde. Ils en vinrent à oublier l’insignifiance de son allure, fascinés par la virtuosité avec laquelle il courait, s’arrêtait, s’élançait sur cette corde froide et monotone qu’était sa voix ; et quand, enfin, dans une sorte de trajectoire glissée, il vint s’appuyer au lutrin, un bras posé dessus à hauteur de l’épaule, immobile de tout son corps de singe comme une momie ou un vaisseau vidé, la congrégation soupira comme au réveil d’un rêve collectif et s’agita légèrement sur les bancs. Derrière la chaire, le chœur s’éventait toujours. Dilsey murmura : « Chut, on va chanter dans une minute. »
Puis une voix dit : – Mes bien chers frères.
Le prédicateur n’avait pas bougé. Son bras reposait toujours sur le lutrin, et il garda cette pose tandis que la voix s’éteignait en répercussions sonores entre les murs. Et cette voix différait de sa première voix autant que le jour et la nuit, avec son timbre triste qui rappelait le son du cor, s’enfonçait dans leurs cœurs, et y parlait encore après qu’elle était morte en un decrescendo d’échos accumulés.
— Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs », redit la voix. Le prédicateur enleva son bras et se mit à marcher devant le lutrin, les mains derrière le dos, silhouette maigre, voûtée, comme celle de quelqu’un qui, depuis longtemps, a engagé la lutte avec la terre implacable. « J’ai recueilli le sang de l’Agneau ! » Voûté, les mains derrière le dos, sans arrêt, il faisait les cent pas sous les guirlandes de papier et sous la cloche de Noël. On eût dit un petit rocher couvert par les vagues successives de sa voix. Avec son corps il paraissait alimenter sa voix qui, à la manière des succubes, y avait incrusté ses dents. Et la congrégation, de tous ses yeux, semblait le surveiller, le regarder consumé peu à peu par sa voix, jusqu’au moment où il ne fut plus rien, où ils ne furent plus rien, où il n’y eut plus même une voix mais, à la place, leurs cœurs se parlant l’un à l’autre, en psalmodies rythmées sans besoin de paroles ; et, lorsqu’il revint s’accouder au lutrin, levant son visage simiesque, et dans une attitude torturée et sereine de crucifix qui dépassait son insignifiance minable et la rendait inexistante, un long soupir plaintif sortit de la congrégation, et une seule voix de femme, une voix de soprano : « Oui, Jésus ! »
Comme la lumière fuyante passait au-dessus de l’église, les vitraux misérables brillaient, pâlissaient en dégradés spectraux. Une auto passa sur la route, peina dans le sable, s’évanouit. Dilsey était assise toute droite, une main sur le genou de Ben. Deux larmes coulèrent le long de ses joues affaissées et parmi les milliers de rides que les sacrifices, l’abnégation, le temps y avaient creusées.
— Mes bien chers frères, dit le pasteur d’une voix âpre, sans bouger.
— Oui, Jésus, dit la voix de femme, toujours en sourdine.
— Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs. » Sa voix de nouveau sonnait avec les cors. Il retira son bras et, debout, leva les deux mains. « J’ai recueilli le sang de l’Agneau ! » Ils ne remarquèrent pas quand son intonation devint négroïde. Ils restaient là, assis, oscillant un peu sur leurs bancs, tandis que la voix les reprenait en son pouvoir.
— Quand les longues, les froides… Oh, je vous le dis mes frères, quand les longues, les froides… Je vois la lumière et je vois le Verbe, pauvre pécheur ! Ils ont disparu en Égypte, les chariots berceurs, et les générations ont disparu. Celui-là était riche. Où est-il maintenant, oh, mes frères ? Celui-là était pauvre. Où est-il maintenant, oh, mes sœurs ? Oh, je vous le dis : À moins que vous n’ayez la rosée et le lait du salut, quand les longues, les froides années s’écouleront !
— Oui, Jésus !
— Je vous le dis, mes frères, et je vous le dis, mes sœurs, les temps viendront. Pauvre pécheur qui dit : laissez-moi m’endormir dans le sein du Seigneur, laissez-moi déposer mon fardeau. Alors, que dira Jésus, oh, mes frères, oh, mes sœurs ? Avez-vous recueilli le sang de l’Agneau ? Car je ne veux pas trop encombrer mon paradis !
Il chercha dans son veston, en tira un mouchoir et s’en épongea la figure. Un long murmure concerté monta de la congrégation « Mmmmmmmm ! » La voix de la femme dit : « Oui, Jésus ! Jésus ! »
— Mes frères ! Regardez ces petits enfants assis, là-bas. Un jour, Jésus était comme eux. Sa maman a souffert la gloire et les angoisses. Parfois peut-être, elle le tenait à la tombée du jour, pendant que les anges chantaient pour l’endormir. Elle regardait peut-être par la porte et elle voyait passer la police de Rome. » Il faisait les cent pas en s’épongeant la face. « Écoutez-moi, mes frères ! Je vois le jour. Marie est assise sur le pas de sa porte avec Jésus sur ses genoux, le petit Jésus. Comme ces enfants là-bas, le petit Jésus. J’entends les anges qui chantent des chants de paix, des chants de gloire. Je vois les yeux qui se ferment, je vois Marie qui se lève d’un bond, je vois le visage des soldats : Nous allons tuer ! Nous allons tuer ! Nous allons tuer votre petit Jésus ! J’entends les pleurs et les lamentations de la pauvre maman sans le salut et le Verbe de Dieu ! »
— Mmmmmmmm ! Jésus ! Petit Jésus ! » Et une autre voix s’éleva :
— Je vois… Oh, Jésus ! Oh, je vois ! » Et une autre encore, sans paroles, comme ces bulles qui montent dans l’eau.
— Je vois cela, mes frères ! Je le vois ! Je vois le spectacle écrasant, aveuglant. Je vois le Calvaire et ses arbres sacrés. Je vois le voleur et je vois l’assassin et le troisième qui est encore moins qu’eux. J’entends les vantardises et les provocations : Si tu es Jésus, soulève ta croix et marche ! J’entends les plaintes des femmes et les lamentations du soir. J’entends les pleurs, j’entends les cris et la face détournée de Dieu : Ils ont tué Jésus ! Ils ont tué mon fils !
— Mmmmmmmm ! Jésus ! Je vois, oh Jésus !
— Oh pécheur aveugle ! Mes frères, je vous le dis ; mes sœurs, je vous le dis : quand le Seigneur détourna Son visage tout-puissant, dit : Je ne veux pas trop encombrer mon Paradis ! Je peux voir le Dieu affligé fermer Sa porte. Je vois le déluge monter. Je vois les ténèbres et la mort triompher des générations ! Que vois-je ! Que vois-je, oh pécheur ? Je vois la résurrection et la lumière. Je vois le doux Jésus qui dit : Ils m’ont tué afin que vous puissiez revivre. Je suis mort pour que ceux qui voient et croient ne meurent jamais. Mes frères ! Oh, mes frères ! Je vois le jour du Jugement dernier, et j’entends les trompettes d’or qui, de là-haut, célèbrent la gloire et la levée des morts qui possèdent le sang recueilli de l’Agneau !
Parmi les voix et les mains, Ben restait assis, perdu dans le vague de son doux regard bleu. Dilsey était assise à côté de lui, toute droite, pleurant, raide et calme dans la chaleur et le sang de l’Agneau rappelé.
Comme ils marchaient au brillant soleil de midi sur la route sablonneuse avec le reste des fidèles qui se dispersaient, causant à l’aise, par groupes, elle continuait à pleurer, sans prêter attention à ce qui se disait.
— Sûr que c’est un bon prédicateur ! Il ne paie pas de mine au début, mais vrai !
— Il a vu la puissance et la gloire.
— Pour sûr qu’il les a vues ! Face à face, il les a vues ! Dilsey ne disait rien. Son visage ne frissonnait même pas tandis que les larmes suivaient leur cours profond et tortueux. Elle marchait, tête haute, sans faire le moindre effort pour les sécher.
— Finissez donc, mammy, dit Froriy. Avec tout le monde qui vous regarde. Nous allons bientôt rencontrer des Blancs.
— J’ai vu le premier et le dernier, dit Dilsey. Ne t’inquiète pas de moi.
— Le premier et le dernier quoi ? dit Frony.
— Peu importe, dit Dilsey. J’ai vu le commencement, et maintenant, je vois la fin.
Avant d’arriver à la rue, elle s’arrêta pourtant, leva sa jupe, et s’essuya les yeux à l’ourlet de son premier jupon. Puis ils repartirent. Ben traînait les pieds à côté de Dilsey. Il regardait Luster qui, en tête, faisait des singeries, le parapluie en main et son canotier neuf cavalièrement en biais dans le soleil. On aurait dit un gros chien stupide en train d’en regarder un petit très intelligent. Ils arrivèrent à la grille et entrèrent. Immédiatement Ben se remit à geindre et, pendant un instant, ils regardèrent, tout au bout de l’allée, la vieille maison carrée, déteinte, avec ses colonnes pourrissantes.
— Qu’est-ce qui se passe là-dedans, aujourd’hui ? dit Frony. Quelque chose, bien sûr.
— Rien, dit Dilsey. Occupe-toi de tes affaires et laisse les Blancs s’occuper des leurs.
— Quelque chose, bien sûr, dit Frony. Je l’ai entendu crier dès le point du jour. Enfin, ça ne me regarde pas.
— Et moi, je sais ce que c’est, dit Luster.
— T’en sais plus long que tu n’as besoin, dit Dilsey. T’as pas entendu Frony qui disait que ça ne te regardait pas ? Emmène Benjy derrière la maison et fais-le tenir tranquille pendant que je prépare à manger.
— Je sais où qu’est Miss Quentin, dit Luster.
— Eh bien, garde-le pour toi, dit Dilsey. Dès que Quentin aura besoin de tes conseils, je te préviendrai. Allez jouer derrière, tous les deux.
— Vous savez ce qui va arriver sitôt qu’ils commenceront à jouer avec leur balle, là-bas ? dit Luster.
— Ils ne vont pas commencer tout de suite. Et alors T. P. sera revenu pour l’emmener en voiture. Allons, donne-moi ce chapeau neuf.
Luster lui donna le chapeau et il s’éloigna dans la cour avec Ben. Ben geignait toujours, mais pas très fort. Dilsey et Frony se rendirent à la case. Peu après, Dilsey en sortit. Elle avait repris sa robe en calicot passé, et elle alla dans la cuisine. Le feu était mort. La maison était silencieuse. Elle mit son tablier et monta l’escalier. On n’entendait aucun bruit. La chambre de Quentin était dans l’état où ils l’avaient laissée. Elle entra, ramassa le sous-vêtement, remit le bas dans le tiroir qu’elle referma. La porte de Mrs Compson était close. Dilsey s’y arrêta un moment et prêta l’oreille. Puis elle l’ouvrit et entra, entra dans une odeur pénétrante de camphre. Les stores étaient baissés, la chambre dans la pénombre ainsi que le lit ; et, tout d’abord, elle crut que Mrs Compson était endormie. Elle s’apprêtait à refermer la porte quand Mrs Compson parla.
— Eh bien, dit-elle, qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est moi, dit Dilsey. Vous désirez quelque chose ?
Mrs Compson ne répondit pas. Au bout d’un instant, elle dit sans remuer la tête.
— Où est Jason ?
— Il n’est pas encore rentré, dit Dilsey. Que voulez-vous ?
Mrs Compson ne dit rien. Comme beaucoup de personnes froides et faibles, une fois en présence d’un irrémédiable désastre, elle trouvait, on ne sait où, une sorte de courage, de force. Dans son cas, c’était une foi inébranlable en l’événement dont la portée n’était pas encore mesurée.
— Eh bien, dit-elle bientôt, tu l’as trouvée ?
— Trouvé quoi ? Qu’est-ce que vous racontez ?
— La lettre. Elle aura eu au moins assez de considération pour nous laisser une lettre. Quentin lui-même a fait cela.
— Qu’est-ce que vous racontez ? dit Dilsey. Vous ne savez donc pas qu’il ne lui est rien arrivé ? Je vous parie qu’elle sera ici avant la nuit.
— Non, non, dit Mrs Compson. C’est dans le sang. Tel oncle, telle nièce. Ou telle mère. Je ne sais ce qui serait le pire. Et il me semble que cela m’est égal.
— Pourquoi vous obstinez-vous à dire des choses comme ça ? dit Dilsey. Pourquoi ferait-elle une chose pareille ?
— Je ne sais pas. Quelles raisons avait Quentin ? Au nom du ciel, quelles raisons avait-il ? Ce ne pouvait être dans le seul but de me blesser, de m’insulter. Dieu, quel qu’il soit, ne permettrait pas ça. Je suis une dame. On pourrait en douter à voir mes enfants. Mais c’est pourtant comme ça.
— Attendez, vous verrez, dit Dilsey. Elle sera ici cette nuit, ici-même, dans son lit. » Mrs Compson ne dit rien. La serviette imbibée de camphre reposait sur son front. La robe noire était étendue sur le pied du lit, Dilsey avait la main sur le bouton de la porte.
— Eh bien, dit Mrs Compson, qu’est-ce que tu veux ? As-tu, oui ou non, l’intention de faire déjeuner Jason et Benjamin ?
— Jason n’est pas encore rentré, dit Dilsey. Je vais préparer quelque chose. Vous êtes sûre que vous ne voulez rien ! Votre bouillotte est encore chaude ?
— Tu pourrais me donner ma bible.
— J’vous l’ai donnée ce matin avant de partir.
— Tu l’as posée sur le bord du lit. Combien de temps pensais-tu qu’elle allait y rester ?
Dilsey s’approcha du lit et, à tâtons, chercha dans le noir, sous le rebord. Elle trouva la bible sens dessus dessous. Elle en lissa les pages froissées et reposa le livre sur le lit. Mrs Compson n’ouvrit pas les yeux. Ses cheveux et l’oreiller étaient de la même teinte. Sous la cornette que lui faisait la serviette camphrée, on eût dit une vieille religieuse en prière. « Ne la remets pas là, dit-elle en ouvrant les yeux. C’est là où tu l’avais mise ce matin. Tu veux me forcer à me lever pour la ramasser ? »
Dilsey se pencha sur elle pour atteindre le livre et le posa sur le bord le plus large du lit. – Du reste, dit-elle, vous n’y verrez pas pour lire. Voulez-vous que je lève les stores ?
— Non, laisse-les tranquilles. Va préparer quelque chose pour Jason.
Dilsey sortit. Elle ferma la porte et retourna dans sa cuisine. Le fourneau était presque froid. À ce moment, le cartel sonna dix coups. « Une heure, dit-elle tout haut. Jason ne reviendra pas. J’ai vu le commencement et la fin », dit-elle en regardant le fourneau refroidi. « J’ai vu le commencement et la fin. » Elle posa des aliments froids sur une table. Tout en allant et venant, elle chantait un cantique. Sur l’air entier, elle répétait les deux premiers vers, indéfiniment. Elle prépara le repas et, allant à la porte, elle appela Luster, et, au bout d’un moment, Luster et Ben entrèrent. Ben gémissait toujours un peu, comme en lui-même.
— Il n’a pas cessé, dit Luster.
— Venez manger, vous deux, dit Dilsey. Jason ne vient pas déjeuner. » Ils se mirent à table. Ben pouvait se débrouiller assez bien avec les choses solides, cependant, maintenant qu’il avait des mets froids devant lui, Dilsey lui attacha une serviette au cou. Luster et lui mangèrent. Dilsey circulait dans la cuisine en chantant les deux vers du cantique qu’elle se rappelait. « Allez, mangez, dit-elle. Jason ne rentrera pas. »
À cette minute, il se trouvait à vingt miles de là. En quittant la maison il roula rapidement jusqu’à la ville, dépassant les groupes à la lenteur dominicale, les cloches péremptoires dans l’air brisé. Il traversa la place vide et tourna dans une rue étroite qui, subitement, était encore plus calme, et il s’arrêta devant une maison de bois et, par l’allée bordée de fleurs, se rendit à la véranda.
Derrière la porte en toile métallique, des gens parlaient. Comme il levait la main pour frapper, il entendit des pas. Il retint sa main jusqu’à ce qu’un gros homme en pantalon de drap noir, très fin, et chemise empesée, sans col, ouvrit la porte. Il avait des cheveux gris fer, durs et rebelles, et ses yeux gris étaient ronds et brillants comme ceux d’un petit garçon. Il prit la main de Jason et, tout en la secouant, le fit entrer dans la maison.
— Entrez, dit-il, entrez.
— Vous êtes prêt à partir ? dit Jason.
— Entrez donc », dit l’autre en le poussant par le coude jusque dans la pièce où se trouvaient un homme et une femme. « Vous connaissez le mari de Myrtle, n’est-ce pas ? Jason Compson, Vernon. »
— Oui », dit Jason, sans même regarder l’homme, et, comme le shérif approchait une chaise, l’homme dit :
— Nous allons sortir pour vous laisser causer. Viens, Myrtle.
— Non, non, dit le shérif. Restez assis. Ce n’est rien de bien sérieux, je pense, Jason. Asseyez-vous.
— Je vous expliquerai en route, dit Jason. Prenez votre chapeau et votre veston.
— Nous vous laissons, dit l’homme en se levant.
— Restez assis, dit le shérif. Jason et moi, nous irons sur la véranda.
— Prenez votre chapeau et votre veston, dit Jason. Ils ont déjà près de douze heures d’avance. » Le shérif le ramena sur la véranda. Un homme et une femme qui passaient lui dirent quelques mots. Il répondit d’un geste ample et cordial. Les cloches sonnaient toujours du côté du quartier qu’on appelait Nigger Hollow(42). « Prenez votre chapeau, shérif », dit Jason. Le shérif approcha deux chaises.
— Asseyez-vous et dites-moi ce qui se passe.
— Je vous l’ai dit au téléphone, dit Jason, debout. Je l’ai fait pour gagner du temps. Faudra-t-il m’adresser à la justice pour vous forcer à faire votre devoir ?
— Asseyez-vous et dites-moi la chose, dit le shérif. Je m’occuperai de vous, ne vous en faites pas.
— Je vous en fous, dit Jason. C’est ça que vous appelez vous occuper de moi ?
— C’est vous qui nous retardez, dit le shérif. Allons, asseyez-vous et parlez.
Jason lui raconta l’affaire. Le sentiment de son outrage et de son impuissance se nourrissait de sa propre substance, si bien qu’au bout d’un moment, il avait oublié sa hâte dans le violent cumul de ses griefs et de sa justification personnelle. Le shérif le regardait attentivement de ses yeux froids et brillants.
— Mais vous ne savez pas si ce sont eux les coupables, dit-il. Ce n’est qu’une hypothèse.
— Je ne sais pas ? dit Jason. Quand j’ai passé deux jours entiers à la poursuivre d’une ruelle dans l’autre, dans l’espoir de les séparer, après lui avoir dit ce que je lui ferais si je la repinçais avec lui ! Et vous venez me dire que je ne sais pas que cette petite p… ! »
— Allons, voyons, dit le shérif. Ça suffit. En voilà assez. » Il regardait de l’autre côté de la rue, les mains dans les poches.
— Et quand je m’adresse à vous, un officier de justice, dit Jason.
— Ce théâtre est à Mottson, cette semaine, dit le shérif.
— Oui, dit Jason, et si je pouvais trouver un officier de justice qui s’occuperait un peu de protéger les gens qui l’ont élu, j’y serais moi-même à l’heure qu’il est.
Il répéta son histoire en redites amères, comme s’il éprouvait une jouissance réelle du sentiment de son outrage et de son impuissance. Le shérif paraissait ne pas écouter.
— Jason, dit-il. Qu’est-ce que vous faisiez de ces trois mille dollars chez vous ?
— Quoi ? dit Jason. L’endroit où je garde mon argent ne regarde que moi. Votre métier, c’est de m’aider à le retrouver.
— Votre mère savait-elle que vous aviez une aussi grosse somme chez vous ?
— Ah, écoutez, dit Jason. On m’a volé. Je sais qui l’a fait et je sais où ils sont. Je m’adresse à vous en tant qu’officier de justice, et je vous demande, pour la dernière fois, voulez-vous, oui ou non, faire un petit effort pour m’aider à retrouver mon bien ?
— Qu’est-ce que vous lui ferez à cette petite si vous la rattrapez ?
— Rien, dit Jason. Pas la moindre petite chose. Je ne voudrais pas la toucher du bout du doigt. Une putain qui m’a fait perdre ma situation, la seule où j’avais quelque chance d’arriver à quelque chose, qui a tué mon père, qui, chaque jour, abrège la vie de ma mère, qui couvre mon nom de ridicule par toute la ville ! Je ne lui ferai rien, dit-il. Rien !
— C’est vous qui l’avez forcée à s’enfuir, Jason, dit le shérif.
— Ne vous mêlez pas de juger ma façon de diriger ma famille, dit Jason. Allez-vous m’aider, oui ou non ?
— Vous l’avez forcée à s’enfuir de chez vous, dit le shérif, et je crois même savoir un peu à qui cet argent appartient, bien que je ne croie pas en être jamais absolument certain.
Jason, debout, tournait lentement le bord de son chapeau dans ses mains. Il dit tranquillement : – Vous ne ferez aucun effort pour m’aider à les rattraper ?
— Ça ne me regarde pas, Jason. Si vous aviez quelque preuve formelle, il faudrait bien que j’agisse. Mais sans cela, je ne crois pas que ce soit de mon ressort.
— C’est votre dernier mot ? dit Jason. Réfléchissez bien.
— C’est tout réfléchi, Jason.
— Très bien », dit Jason. Il mit son chapeau. « Vous regretterez cela. Je ne manque pas de recours. Nous ne sommes pas en Russie, où il suffit qu’un homme porte une petite plaque de métal pour jouir de l’immunité. » Il descendit la véranda, monta dans son auto et mit le moteur en marche. Le shérif le regarda s’éloigner, tourner et, repassant à toute vitesse devant la maison, filer vers la ville.
Les cloches sonnaient toujours, hautes dans le soleil fuyant qu’elles emplissaient de bribes sonores, brillantes, désordonnées. Il s’arrêta à un dépôt d’essence, fit vérifier ses pneus et fit le plein.
— Pa’tez en voyage, pas vrai ? » lui demanda le Noir. Il ne répondit pas. « On dirait qu’il va se décider à faire beau », dit le Noir.
— Faire beau, j’t’en fous ! dit Jason. Il tombera des cordes avant midi. » Il regarda le ciel, imaginant la pluie, les routes d’argile glissante, et lui-même, en panne quelque part, à plusieurs miles de la ville. Il y songea avec une sorte de triomphe, au fait qu’il ne pourrait pas déjeuner, qu’en partant maintenant pour satisfaire l’impulsion de sa hâte, il serait aussi loin que possible des deux villes quand midi sonnerait. Il lui semblait qu’en cela les circonstances le servaient ; aussi dit-il au nègre :
— Qu’est-ce que tu fous donc ? Est-ce qu’on t’a payé pour immobiliser cette voiture aussi longtemps que possible ?
— C’pneu-là a pas l’air gonflé du tout, dit le nègre.
— Alors, fous-moi le camp de là et passe-moi cette pompe, dit Jason..
— Il est gonflé maintenant, dit le nègre en se levant. Vous pouvez rouler.
Jason monta, remit en marche et partit. Il roulait en seconde, le moteur crachotait et haletait, et il poussa le moteur, le pied sur l’accélérateur, tirant et poussant sauvagement le starter. « Il va pleuvoir, dit-il. Que j’arrive seulement à mi-chemin et qu’il pleuve ensuite, je m’en fous ! » Et il s’éloigna, sortit des cloches et de la ville, se voyant déjà peinant dans la boue, à la recherche d’un attelage de mules. « Et tous ces bougres-là seront à l’église ! » Il s’imagina finissant par trouver une église, prenant l’attelage ; et le propriétaire sortirait, l’apostropherait, et il abattrait l’homme d’un coup de poing. « Je suis Jason Compson, essayez un peu de m’arrêter. Essayez d’élire un shérif qui pourra m’arrêter », dit-il, et il se voyait entrant au tribunal avec un peloton de soldats et expulsant le shérif. « Il se figure qu’il n’a qu’à rester là, les bras croisés, à me regarder perdre ma situation. Je lui apprendrai moi ce que c’est qu’une situation. » À sa nièce il ne pensait pas, ni à son évaluation arbitraire de l’argent. Depuis dix ans, ces deux choses-là, séparément, n’avaient jamais été pour lui des entités, ni des individualités ; réunies, elles symbolisaient simplement la position dans la banque qu’il avait perdue sans l’avoir jamais eue.
Le ciel se dégageait, les lambeaux d’ombres fuyantes n’étaient plus l’essentiel, et il lui semblait que cette amélioration du temps était une nouvelle ruse de la part de l’ennemi, les troupes fraîches auxquelles il venait apporter ses anciennes blessures. De temps à autre, il passait devant des églises en bois brut et aux flèches de zinc qu’entouraient des voitures attachées et de vieux tacots, et il lui semblait voir en chacune d’elles un poste d’observation d’où les arrière-gardes de la Circonstance se retournaient pour lui lancer des coups d’œil furtifs. « Et merde pour Toi aussi, dit-il. Essaye donc un peu de m’arrêter ! » Il se voyait déjà arrachant, au besoin, l’Omnipotence de Son Trône, suivi de son peloton de soldats et du shérif, menottes aux mains, et il imaginait la lutte des légions du ciel et de l’enfer au milieu desquelles il se précipitait pour appréhender enfin sa nièce fugitive.
Le vent soufflait du sud-est. Il lui soufflait sans arrêt sur la joue. Il lui semblait pouvoir en sentir le coup prolongé lui pénétrer le crâne, et soudain, saisi d’un vieux pressentiment, il bloqua ses freins, stoppa et resta assis dans une immobilité absolue. Puis il leva la main jusqu’à sa nuque, et se mit à jurer, et il resta là, assis, poussant à demi-voix des jurons rauques. Quand il entreprenait une course de quelque durée, il se soutenait grâce à un mouchoir imbibé de camphre qu’il s’attachait autour du cou dès la sortie de la ville. Il pouvait ainsi en respirer les vapeurs. Il descendit, souleva le coussin du siège dans l’espoir d’en trouver un qu’il aurait pu y avoir laissé par hasard. Il regarda sous les deux sièges et resta encore un instant debout, jurant, se voyant bafoué par son propre triomphe. Il ferma les yeux en s’appuyant à la portière. Il pouvait, soit retourner chercher le camphre oublié, soit continuer sa route. Dans les deux cas, son mal de tête serait atroce, mais, chez lui, il était sûr de trouver du camphre le dimanche, tandis que, s’il poursuivait sa route, il n’en était pas certain. Mais, s’il retournait, il arriverait une heure et demie plus tard à Mottson. « Je pourrais peut-être conduire lentement, dit-il, je pourrais peut-être conduire lentement en pensant à autre chose… »
Il monta et partit. « Je vais penser à autre chose », il se mit à penser à Lorraine. Il s’imagina au lit avec elle, mais il n’était qu’étendu auprès d’elle et il la suppliait de l’aider, puis il pensa de nouveau à l’argent, au fait qu’il avait été joué par une femme, une gamine. Si seulement il avait pu croire que c’était l’homme qui l’avait volé. Mais, être dépouillé de ce qui devait le dédommager de sa position perdue, de cette somme qu’il avait amassée au prix de tant d’efforts et de risques, par le symbole même de la position perdue, et pis que cela, par une petite putain ! Il allait toujours, s’abritant le visage derrière le pan de son veston pour se protéger du vent qui soufflait sans arrêt.
Il pouvait voir les forces adverses de son destin et de sa volonté se rapprocher maintenant l’une de l’autre, rapidement, en vue d’une conjonction qui allait être irrévocable. Il devint rusé. Je ne veux pas faire de gaffe, se dit-il. Il ne pouvait y avoir qu’une chose à faire. Il n’y avait pas d’alternative, et cette chose-là, il la ferait. Il croyait qu’eux le reconnaîtraient à première vue, alors que lui devait espérer apercevoir d’abord sa nièce, à moins que l’homme n’eût encore sa cravate rouge. Et le fait qu’il lui fallait compter sur cette cravate rouge lui semblait la somme du désastre imminent. Il pouvait presque le sentir, en noter la présence au-dessus des élancements de sa tête.
Il arriva au sommet de la dernière côte. Il y avait de la fumée dans la vallée, et des toits, une flèche ou deux au-dessus des arbres. Il descendit la côte et pénétra en ville, ralentissant, se rappelant à lui-même qu’il fallait être prudent, trouver d’abord où se trouvait la tente. Il ne pouvait plus très bien voir maintenant, et il savait que c’était le désastre qui, sans arrêt, lui conseillait d’aller tout droit chercher quelque chose pour sa tête. À un dépôt d’essence, on lui dit que la tente n’était pas encore dressée, mais que les roulottes se trouvaient sur une voie de garage, à la gare. Il y alla.
Deux voitures pullman, bariolées de couleurs vives, étaient garées sur une voie. Il les reconnut avant de descendre d’auto. Il évitait de respirer profondément afin que le sang battît moins fort dans son crâne. Il descendit et longea le mur de la gare, l’œil fixé sur les voitures. Du linge pendait aux fenêtres, flasque et froissé, comme s’il venait d’être lavé. Par terre, devant les marches d’une des roulottes, il y avait trois chaises de toile. Mais, pour noter quelques signes de vie, il lui fallut attendre qu’un homme en tablier sale apparût à la porte et, d’un geste large, vidât un chaudron d’eau de vaisselle. Le soleil miroita sur la panse métallique du chaudron, et l’homme rentra dans la roulotte.
Maintenant, pensa-t-il, il faut que je les prenne par surprise, sans lui laisser le temps de les avertir. Il ne lui vint pas à l’esprit qu’ils n’étaient peut-être pas là, dans cette roulotte. Pour que tout fût conforme aux lois de la nature et au rythme entier des événements, il fallait qu’ils fussent là, il fallait que la suite dépendît d’un seul point : les verrait-il le premier, ou serait-ce eux qui le verraient d’abord. Bien plus, il fallait que ce fût lui qui les aperçût le premier et reprît son argent ; ensuite, ce qu’ils feraient ne lui importait nullement. Autrement, le monde entier saurait que lui, Jason Compson, avait été volé par Quentin, sa nièce, une putain.
Il reprit son inspection. Puis il se dirigea vers la roulotte et monta les marches, rapidement et sans bruit, et il s’arrêta à la porte. La cuisine était sombre et puait la nourriture froide. L’homme n’était qu’une forme blanche qui chantait d’une voix de ténor, chevrotante et cassée. Un vieillard, pensa-t-il, et pas si fort que moi. Il entra dans la roulotte comme l’homme levait les yeux.
— Hé là, dit l’homme en arrêtant sa chanson.
— Où sont-ils ? dit Jason. Allons, vite. Dans le wagon-lit ?
— Qui ça, ils ? dit l’homme.
— Ne mens pas », dit Jason. Il s’avançait en trébuchant dans l’obscurité encombrée.
— Qu’est-ce que c’est ? dit l’autre. Qui traites-tu de menteur ? » Et quand Jason le saisit par l’épaule, il s’écria : « Prends garde, mon garçon. »
— Ne mens pas, dit Jason. Où sont-ils ?
— Ça, par exemple ! dit l’homme. Bougre d’enfant de garce ! » Sous la poigne de Jason, son bras était frêle et menu. Il essaya de se dégager, puis il se retourna, et se mit à fouiller derrière lui, sur la table encombrée.
— Allons, dit Jason. Où sont-ils ?
— Je vais te le dire, où ils sont, hurla l’homme. Laisse-moi trouver mon coutelas.
— Eh là ! dit Jason en essayant de le retenir. C’est une simple question que je te pose.
— Enfant de garce ! » hurla l’autre en fouillant sur la table. Jason tenta de lui saisir les bras, d’emprisonner cette fureur en miniature. Le corps de l’homme donnait une telle impression de vieillesse et de fragilité, et néanmoins apparaissait si fatalement poussé vers un seul but, que, pour la première fois, Jason vit clairement et en pleine lumière le désastre vers lequel il se précipitait.
— Arrête, dit-il. Écoute-moi, je vais m’en aller. Donne-moi le temps de partir.
— Me traiter de menteur ! criait l’autre. Lâche-moi, lâche-moi. Rien qu’une minute et je t’apprendrai !
Jason, tout en maîtrisant l’homme, roulait des yeux fous. Dehors, le temps était beau, ensoleillé, vif, lumineux et vide, et il pensa aux gens qui bientôt rentreraient chez eux déjeuner tranquillement, repas dominicaux teintés de fête et de décorum, et il se vit essayant de retenir le petit homme furieux, fatal, qu’il n’osait pas lâcher pour faire demi-tour et s’enfuir.
— Me donneras-tu le temps de sortir ? dit-il. Oui ? » Mais l’autre se débattait toujours, et Jason, dégageant une main, le frappa sur la tête. Un coup maladroit, hâtif, pas très fort, mais l’autre s’écroula subitement, et, dans un fracas de choses renversées, s’affala par terre au milieu des casseroles et des seaux. Jason, au-dessus de lui, écoutait, haletant. Puis il fit demi-tour et se mit à courir. À la porte il se retint et descendit tranquillement. Il resta un instant immobile. Il respirait avec une sorte de ah ah ah qu’il s’efforçait d’arrêter, debout, sans bouger. Il regardait à droite et à gauche quand un bruit de pas traînant le fit se retourner. Il vit alors le petit vieux qui, furieux, bondissait gauchement du couloir en brandissant un couperet rouillé.
Il chercha à saisir le couperet sans ressentir de choc, mais avec la sensation qu’il tombait, et il pensa : Voilà donc comment cela va finir, et il se crut sur le point de mourir et, quand quelque chose s’abattit sur sa nuque, il pensa : Comment a-t-il pu me frapper à cet endroit-là ? Seulement, il y a longtemps peut-être qu’il m’a frappé et je ne le sens qu’à présent, et il pensa : Vite, vite que ce soit vite fini. Puis un désir furieux de ne pas mourir le saisit, et il se débattit tandis que le vieillard criait et sacrait de sa voix cassée.
Il se débattait encore quand on le remit sur ses pieds. Mais on le maîtrisa et il se calma.
— Est-ce que je saigne beaucoup ? dit-il. Ma nuque. Est-ce que je saigne ? » Comme il disait ces mots, il sentit qu’on l’emmenait très vite, et il remarqua que la petite voix furieuse du vieillard s’éteignait derrière lui. « Regardez ma tête, dit-il. Attendez, je… »
— Attendre, j’vous en fous, dit l’homme qui le tenait. Ce sacré petit avorton vous tuerait. Marchez. Vous n’avez rien.
— Il m’a frappé, dit Jason. Est-ce que je saigne ?
— Marchez donc », dit l’autre. Il conduisit Jason de l’autre côté de la gare, sur le quai désert où se trouvait un camion de livraison, où l’herbe croissait raide, dans un carré bordé de plantes rigides, avec une annonce lumineuse : Ayez l’Θ(43) sur Mottson ; le mot remplacé par un œil humain à pupille électrique. L’homme le lâcha.
— Maintenant, dit-il, fichez le camp et ne revenez plus. Qu’est-ce que vous vouliez faire ? Vous suicider ?
— Je cherchais deux personnes, dit Jason. Je lui ai simplement demandé où ils se trouvaient.
— Qui cherchez-vous ?
— Une jeune fille, dit Jason, et un homme. Il avait une cravate rouge, hier, à Jefferson. Fait partie de la troupe. Ils m’ont volé.
— Oh, dit l’homme. C’est donc vous. Eh bien, ils ne sont pas là.
— Je le pense », dit Jason. Adossé au mur, il se passa la main sur la nuque et en regarda la paume. « Je croyais que je saignais, dit-il. Je croyais qu’il m’avait frappé avec sa hache. »
— Vous vous êtes cogné la tête sur le rail, dit l’homme. Vous ferez aussi bien de vous en aller. Ils ne sont pas ici.
— Oui. Il m’a dit qu’ils n’étaient pas ici. Je croyais qu’il mentait.
— Et moi, vous croyez que je mens aussi ? dit l’homme.
— Non, dit Jason. Je sais qu’ils ne sont pas ici.
— Je lui ai dit de foutre le camp, lui et elle, dit l’homme. Je ne veux pas d’histoires comme ça dans ma troupe. Je donne des spectacles honnêtes avec une troupe respectable.
— Oui, dit Jason. Et vous ne savez pas où ils sont allés ?
— Non. Et je ne tiens pas à le savoir. Je ne permets pas qu’un membre de ma troupe me fasse des coups pareils. Vous êtes… vous êtes son frère ?
— Non, dit Jason. Peu importe. Je voulais les voir simplement. Vous êtes sûr qu’il ne m’a pas frappé ? Pas de sang, je veux dire.
— Il y aurait eu du sang si je n’étais pas arrivé à temps. Ne restez pas ici, il vous tuerait, le petit fils de garce. C’est votre auto, là-bas ?
— Oui.
— Alors, montez dedans et rentrez à Jefferson. Si vous les trouvez, ça ne sera pas dans mon théâtre. Ma troupe est respectable. Vous dites qu’ils vous ont volé ?
— Non, dit Jason. Ça ne fait rien. » Il se dirigea vers son auto et y monta. Que dois-je faire ? pensa-t-il. Puis il se rappela. Il mit son moteur en marche et remonta la rue, lentement, jusqu’à une pharmacie. La porte en était fermée. Un moment il resta la main sur la poignée, la tête penchée. Puis il se retourna et, quand, au bout d’un instant, un homme passa, il lui demanda s’il y avait une pharmacie ouverte quelque part. Il n’y en avait pas. Il demanda ensuite à quelle heure passait le train, direction du nord, et l’homme lui dit à deux heures et demie. Il traversa la chaussée et remonta s’asseoir dans son auto. Au bout d’un moment, deux jeunes Noirs arrivèrent. Il les appela.
— Est-ce que l’un de vous sait conduire une auto ?
— Oui, m’sieu.
— Qu’est-ce que vous me prendriez pour me conduire tout de suite à Jefferson ?
Ils se regardèrent en chuchotant.
— Je vous offre un dollar, dit Jason.
Ils chuchotèrent à nouveau. – Pas possible à ce prix-là.
— Pour combien iriez-vous ?
— Tu peux y aller ? dit l’un d’eux.
— J’suis pas libre, dit l’autre. Pourquoi que tu le conduis pas, toi ? T’as rien à faire.
— Si.
— Qué’que t’as à faire ?
Ils chuchotèrent à nouveau en riant.
— Je vous donnerai deux dollars, dit Jason. À l’un de vous deux.
— J’suis pas libre non plus, dit le premier.
— C’est bon, dit Jason. Partez.
Il resta un moment assis. Il entendit une horloge sonner la demie, puis des gens commencèrent à passer, endimanchés et vêtus de leurs costumes de Pâques. Les uns le regardaient en passant, regardaient cet homme assis tranquillement derrière le volant d’une petite auto, avec sa vie invisible, dévidée autour de lui comme une vieille chaussette. Au bout d’un moment, un nègre en bleu de travail s’approcha : – C’est vous qui voulez aller à Jefferson ? dit-il.
— Oui, dit Jason. Combien me prendras-tu ?
— Quatre dolla’.
— Je t’en donne deux.
— J’peux pas pour moins de quatre. » L’homme, dans l’auto, restait immobile. Il ne le regardait même pas. Le nègre dit : « Vous me voulez ou non ? »
— Bon, dit Jason, monte.
Il se poussa et le Noir prit le volant. Jason ferma les yeux. Je pourrai trouver quelque chose à Jefferson, se dit-il en se mettant à l’aise pour supporter les chocs. Je trouverai quelque chose là-bas. Ils s’éloignèrent par les rues où les gens rentraient tranquillement chez eux, vers le déjeuner dominical. Ils sortirent de la ville. C’est à cela qu’il pensait. Il ne pensait pas à sa maison où Ben et Luster mangeaient un repas froid sur la table de la cuisine. Quelque chose – l’absence de désastre, de menace, dans un état de mal perpétuel – lui permettait d’oublier Jefferson comme n’importe quelle ville déjà vue où sa vie devait reprendre son cours.
Quand Ben et Luster eurent fini, Dilsey les envoya dehors. – Et tâche de rester avec lui jusqu’à quatre heures. T. P. sera arrivé à c’t’heure-là.
— Oui », dit Luster. Ils sortirent. Dilsey déjeuna et mit sa cuisine en ordre. Puis elle alla écouter au bas de l’escalier. Mais le silence était complet. Elle retraversa la cuisine et sortit par la porte de la cour. Elle se tint immobile sur les marches. Ben et Luster avaient disparu, mais, comme elle restait là, elle entendit de nouveau une vibration traînante qui venait du côté de la cave. Elle se rendit à la porte et abaissa ses regards sur une scène semblable à celle du matin.
— Il a fait juste comme ça », dit Luster. Il contemplait la scie immobile avec une sorte d’abattement teinté d’espoir. « J’ai pas encore trouvé la chose qu’il faut pour la frapper », dit-il.
— Et c’est pas là, en bas, que tu la trouveras non plus, dit Dilsey. Emmène-le dehors, au soleil. Vous attraperez tous deux une pneumonie à rester comme ça sur ce sol humide.
Elle attendit pour les voir traverser la cour vers un bouquet de cyprès, près de la barrière. Puis elle se rendit à sa case.
— Maintenant, ne commencez pas, dit Luster. Vous m’avez assez fait enrager aujourd’hui. » Il y avait un hamac fait de douves de tonneau prises dans un entrelacs de fils de fer. Luster s’étendit dans le hamac, mais Ben s’éloigna, vague et sans but. Il se remit à geindre. « Allons, taisez-vous, dit Luster. J’vas vous corriger. » Il se renversa dans le hamac. Ben ne bougeait plus, mais Luster pouvait l’entendre gémir.
« Allez-vous vous taire, oui ou non » ? dit Luster. Il se leva et se dirigea vers Ben qu’il trouva accroupi devant un petit tas de sable. Aux deux extrémités, une bouteille en verre bleu, qui autrefois avait contenu du poison, était plantée en terre. Dans l’une se trouvait une tige flétrie de datura. Ben, accroupi devant, poussait un gémissement lent et inarticulé. Tout en geignant il cherchait autour de lui et, ayant trouvé une petite branche, il la mit dans l’autre bouteille. « Pourquoi que vous n’vous taisez pas ? dit Luster. Vous voulez que j’vous fasse crier pour quelque chose ? Et si je faisais ça ! » Il s’agenouilla et subtilisa brusquement la bouteille qu’il cacha derrière lui. Ben cessa de gémir. Accroupi, il regardait le petit trou où s’était trouvée la bouteille, puis, comme il s’emplissait les poumons, Luster fit reparaître la bouteille. « Chut, siffla-t-il, n’vous avisez pas de gueuler, hein. La v’là, vous voyez ? Là. Sûr que vous allez commencer si vous restez ici. Venez, allons voir s’ils ont commencé à taper sur leurs balles. » Il prit le bras de Ben, le releva, et ils allèrent jusqu’à la barrière où ils restèrent côte à côte, s’efforçant de voir à travers le fouillis de chèvrefeuille qui n’était pas encore en fleur.
— Là, dit Luster. En v’là. Vous les voyez ?
Ils regardèrent les quatre joueurs jouer leur trou, se rendre au tee suivant et relancer les balles. Ben les regardait en geignant et bavant. Quand les quatre joueurs s’éloignèrent, il les suivit le long de la barrière, dodelinant de la tête et geignant. L’un dit :
— Ici, caddie. Apporte les clubs.
— Chut, Benjy », dit Luster. Mais, cramponné à la clôture, Ben allait toujours de son grand pas traînant, poussant des plaintes rauques, désespérées. L’homme joua et se remit en marche. Ben l’accompagna jusqu’à l’endroit où la barrière tournait à angle droit, et il s’y cramponna, les yeux fixés sur les joueurs qui repartaient et s’éloignaient.
— Vous allez vous taire maintenant ? dit Luster. Vous allez vous taire ? » Il secoua Ben par le bras. Ben se cramponnait à la clôture avec des gémissements rauques et continus. « Vous n’allez pas vous arrêter, dit Luster. Oui ou non ? » Ben regardait à travers la barrière. « C’est bon, dit Luster, tu veux gueuler pour quelque chose ? » Il regarda par-dessus son épaule vers la maison. Puis il murmura : « Caddy ! Gueule maintenant. Caddy ! Caddy ! Caddy ! »
Un instant plus tard, dans les lents intervalles entre les cris de Ben, Luster entendit Dilsey qui l’appelait. Il prit Ben par le bras et ils traversèrent la cour pour la rejoindre.
— J’vous l’avais bien dit qu’il ne resterait pas tranquille, dit Luster.
— Vilain garnement, dit Dilsey, qu’est-ce que tu lui as fait ?
— J’lui ai rien fait. J’vous l’ai dit, quand ces gens s’mettent à jouer, il commence tout de suite.
— Viens ici, dit Dilsey. Chut, Benjy. Chut, voyons. » Mais il ne se taisait pas. Ils traversèrent rapidement la cour et entrèrent dans la case. « Cours chercher le soulier, dit Dilsey, et ne dérange pas Miss Ca’oline. Si elle dit quelque chose, dis-lui qu’il est avec moi. Allez, va, tu sauras faire ça, je suppose. » Luster partit. Dilsey mena Ben jusqu’au lit et l’y fit asseoir près d’elle, et elle le prit dans ses bras et le berça, et, avec l’ourlet de sa jupe, elle essuyait la bave qui lui coulait de la bouche. « Chut, disait-elle en lui caressant la tête, chut. Dilsey est là. » Mais il hurlait lentement, bestialement, sans larmes, le bruit grave et désespéré de toutes les misères muettes sous le soleil. Luster revint, portant un soulier de satin blanc. Il était devenu jaune, craquelé et sale et, quand on l’eut mis dans la main de Ben, il se tut un instant. Mais il gémissait encore et bientôt il recommença à élever la voix.
— Crois-tu que tu pourrais trouver T. P. ? dit Dilsey.
— Il a dit hier qu’il irait à Saint John aujourd’hui. Qu’il serait de retour à quatre heures.
Dilsey oscillait d’avant en arrière en caressant la tête de Ben.
— Que c’est long, dit-elle, oh, Jésus, que c’est long !
— J’peux conduire la voiture, mammy, dit Luster.
— Vous vous tuerez tous les deux, dit Dilsey. T’as toujours quelque diablerie en tête. J’sais que t’es pas bête, mais j’peux pas me fier à toi. Allons, chut, dit-elle, chut ! chut !
— Non, on s’tuera pas, dit Luster. J’conduis avec T. P. » Dilsey se balançait d’avant en arrière, les bras autour de Ben. « Miss Ca’oline a dit que si vous n’pouviez pas le calmer, elle allait descendre le faire elle-même. »
— Chut, mon petit, dit Dilsey en caressant la tête de Ben. Luster, mon petit, dit-elle, voudras-tu penser à ta vieille grand-mère et conduire cette voiture comme il faut ?
— Oui, dit Luster, j’conduirai tout comme T. P.
Dilsey se balançait en caressant la tête de Ben.
— J’fais de mon mieux, dit-elle. Le Seigneur le sait. Alors, va la chercher », dit-elle en se levant. Luster s’esquiva. Ben tenait le soulier et criait. « Allons, chut, Luster est allé chercher la voiture pour vous emmener au cimetière. On n’va pas se risquer à aller chercher votre casquette », dit-elle. Elle se dirigea vers un placard fait d’un rideau pendu en diagonale dans un coin de la pièce, et elle en tira le chapeau de feutre qu’elle-même avait porté. « Nous sommes tombés bien plus bas que ça, si les gens savaient, dit-elle. Vous êtes l’enfant du Seigneur, du reste, et je serai le Sien aussi avant longtemps, Jésus soit loué. » Elle lui mit le chapeau sur la tête et boutonna son pardessus. Il ne cessait de gémir. Elle lui enleva le soulier qu’elle mit de côté et ils sortirent. Luster arriva avec un vieux cheval blanc attelé à un phaéton délabré, tout penché d’un côté.
— Tu feras attention, Luster ? dit-elle.
— Oui », dit Luster. Elle aida Ben à s’asseoir sur le siège arrière. Il avait cessé de crier, mais il s’était remis à gémir.
— C’est sa fleur, dit Luster. Attendez, j’vas lui en chercher une.
— Reste où tu es », dit Dilsey. Elle saisit le cheval par la bride. « Maintenant, cours en chercher une. » Luster, en courant, disparut au coin de la maison dans la direction du jardin. Il revint avec un narcisse.
— Il est cassé, dit Dilsey. Pourquoi que t’en as pas pris un beau ?
— C’est le seul que j’ai trouvé, dit Luster. Vous les avez tous cueillis, vendredi, pour décorer l’église. Attendez, j’vas l’raccommoder. » Et, tandis que Dilsey retenait le cheval, Luster, avec une brindille et deux bouts de ficelle, consolida la tige du narcisse. Il le donna à Ben, monta et prit les guides. Dilsey tenait toujours la bride.
— Est-ce que tu connais la route ? dit-elle. Tu montes la rue, tu fais le tour de la place, tu arrives au cimetière, et tu t’en reviens tout droit.
— Oui, dit Luster. Hue, Queenie.
— Et tu feras attention ?
— Oui. » Dilsey lâcha la bride.
— Hue, Queenie, dit Luster.
— Hé, dit Dilsey, donne-moi ce fouet.
— Oh, mammy, dit Luster.
— Allons, donne », dit Dilsey en s’approchant de la roue. Luster le lui donna à contrecœur.
— J’pourrai jamais faire partir Queenie, maintenant.
— Te préoccupe pas de ça, dit Dilsey. Queenie sait mieux que toi où elle va. T’as qu’à rester assis et tenir les guides. C’est tout ce que t’as à faire. Alors, tu connais bien la route ?
— Oui, la même que prend T. P. tous les dimanches.
— Fais tout pareil aujourd’hui.
— Pour sûr. Est-ce que j’ai pas conduit pour T. P. plus de cent fois ?
— Fais-le encore, dit Dilsey. Allons, va. Et s’il arrive quelque chose à Benjy, mon petit nègre, j’sais pas ce que j’te ferai. C’est les travaux forcés qui t’attendent, et j’t’y enverrai avant même qu’on soit prêt à t’y recevoir.
— Oui, dit Luster. Hue, Queenie.
Il fit claquer les guides sur le large dos de Queenie, et le phaéton, tout de côté, se mit en branle.
— Luster, voyons ! dit Dilsey.
— Hue, là ! » dit Luster. Il fit de nouveau claquer les guides. Accompagnée de borborygmes souterrains, Queenie trottina lentement dans l’allée et tourna dans la rue où Luster l’excita à prendre une allure qui ressemblait à une chute en avant, prolongée et suspendue.
Ben cessa de gémir. Assis au milieu du siège, il tenait la fleur réparée toute droite dans sa main, et il regardait d’un œil serein, ineffable. Devant lui, la tête ronde de Luster se retournait à chaque instant jusqu’au moment où la maison disparut. Il se rangea alors sur le bord de la route, et, sous les regards de Ben, il descendit et cueillit une badine dans une haie. Queenie baissa la tête et se mit à brouter. Puis Luster remonta, lui releva la tête et la remit en marche. Cela fait, il serra les coudes, et, tenant haut son fouet et ses guides, il prit un air faraud, en désaccord avec le trottinement paisible des sabots de Queenie et les graves sons d’orgue de ses accompagnements intestinaux. Ils croisaient des autos, des piétons ; une fois un groupe de jeunes Noirs.
— V’là Luster. Où que tu vas, Luster ? Au cimetière ?
— Ouais, dit Luster. Mais pas au même cimetière où que vous irez. Hue, là, éléphant !
Ils approchaient de la place où le Soldat Confédéré fixait sur le vent et les intempéries ses regards vides sous sa main de marbre, Luster se redressa d’un cran et, jetant un coup d’œil autour de la place, donna un coup de badine à l’impénétrable Queenie. « C’est la voiture à Mr Jason », dit-il. Puis il aperçut un autre groupe de Noirs. « Faut montrer à ces nègres qu’on a de la distinction, pas vrai, Benjy ? » Il regarda derrière lui. Ben était assis, sa fleur au poing, le regard vide et serein. Luster frappa de nouveau Queenie et la lança à gauche du monument.
Pendant un instant, Ben resta pétrifié. Puis il hurla. De hurlement en hurlement, sa voix montait, lui laissant à peine le temps de respirer. Dans ses cris passait plus que de l’étonnement, c’était de l’horreur, de l’indignation, une souffrance aveugle et muette, rien qu’un son. Les yeux de Luster roulèrent dans un éclair blanc. « Grand Dieu ! dit-il. Chut ! chut ! Grand Dieu ! »
Il tournoya de nouveau et frappa Queenie de sa badine. Elle se rompit et il la jeta ; et, tandis que la voix de Ben s’enflait vers un crescendo incroyable, Luster saisit l’extrémité des guides, se pencha en avant au moment où Jason, traversant la place d’un bond, s’élançait sur le marchepied.
Brutalement, du revers de la main, il repoussa Luster, prit les rênes, scia la bouche de Queenie et, pliant les guides, lui en fouetta la croupe. À coups redoublés, il la força à galoper, et, tandis que la rauque agonie de Benjy rugissait autour d’eux, il l’obligea à passer à droite du monument. Puis il décocha un coup de poing sur la tête de Luster.
— Tu n’es pas fou de le faire passer à gauche ? » dit-il. Il se pencha en arrière et frappa Ben. La fleur de nouveau se rompit. « Tais-toi, dit-il. Tais-toi ! » D’une secousse, il retint Queenie et sauta à terre. « Ramène-le à la maison, nom de Dieu ! Si jamais tu repasses cette grille avec lui, je te tue ! »
— Oui, m’sieur », dit Luster. Il prit les guides et en frappa Queenie avec l’extrémité. « Hue ! Hue, là ! Benjy, pour l’amour de Dieu ! »
La voix de Ben n’était que rugissements. Queenie se remit en marche, et, de nouveau, ses pattes reprirent leur clic-clac régulier. Ben se tut aussitôt. Luster, rapidement, jeta un coup d’œil derrière lui, puis continua sa route. La fleur brisée pendait au poing de Ben, et ses yeux avaient repris leur regard bleu, vide et serein, tandis que, de nouveau, corniches et façades défilaient doucement de gauche à droite ; poteaux et arbres, fenêtres et portes, réclames, tout dans l’ordre accoutumé.