Jean-Paul Sartre
À PROPOS DE «LE BRUIT ET LA FUREUR»
LA TEMPORALITÉ CHEZ FAULKNER(50)
Quand on lit Le Bruit et la Fureur, on est frappé d’abord par les bizarreries de la technique. Pourquoi Faulkner a-t-il cassé le temps de son histoire et en a-t-il brouillé les morceaux? Pourquoi la première fenêtre qui s’ouvre sur ce monde romanesque est-elle la conscience d’un idiot? Le lecteur est tenté de chercher des repères et de rétablir pour soi-même la chronologie : « Jason et Caroline Compson ont eu trois fils et une fille. La fille, Caddy, s’est donnée à Dalton Ames qui l’a engrossée; contrainte de chercher vivement un mari... » Ici le lecteur s’arrête, car il s’aperçoit qu’il raconte une autre histoire : Faulkner n’a pas d’abord conçu cette intrigue ordonnée pour la battre ensuite comme un jeu de cartes, il ne pouvait raconter autrement qu’il n’a fait. Dans le roman classique l’action comporte un nœud : c’est l’assassinat du père Karamazov, c’est la rencontre d’Édouard et de Bernard dans Les Faux-Monnayeurs. On chercherait en vain ce nœud dans Le Bruit et la Fureur. Est-ce la castration de Benjy? l’aventure amoureuse et misérable de Caddy? le suicide de Quentin? la haine de Jason pour sa nièce? Chaque épisode, dès qu’on le regarde, s’ouvre et laisse voir derrière lui d’autres épisodes, tous les autres épisodes. Rien n’advient, l’histoire ne se déroule pas : on la découvre sous chaque mot, comme une présence encombrante et obscène, plus ou moins condensée selon les cas. On aurait tort de prendre ces anomalies pour des exercices gratuits de virtuosité : une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier. La tâche du critique est de dégager celle-ci avant d’apprécier celle-là. Or, il saute aux yeux que la métaphysique de Faulkner est une métaphysique du temps.
Le malheur de l’homme est d’être temporel. « Un homme est la somme de ses propres malheurs. On pourrait penser que le malheur finirait un jour par se tasser, mais alors c’est le temps qui devient votre propre malheur. (51)» Tel est le véritable sujet du roman. Et si la technique que Faulkner adopte semble tout d’abord une négation de la temporalité, c’est que nous confondons la temporalité avec la chronologie. C’est l’homme qui a inventé les dates et les horloges : « Le fait de se demander constamment quelle peut bien être la position d’aiguilles mécaniques sur un cadran arbitraire (est) signe de fonction intellectuelle. Excrément comme la sueur. » Pour parvenir au temps réel, il faut abandonner cette mesure inventée qui n’est mesure de rien : « Le temps reste mort tant qu’il est rongé par le tic-tac des petites roues. Il n’y a que lorsque le pendule s’arrête que le temps se remet à vivre ». Le geste de Quentin, qui brise sa montre, a donc une valeur symbolique : il nous fait accéder au temps sans horloge. Sans horloge aussi, le temps de Benjy, l’idiot, qui ne sait pas lire l’heure.
Ce qui se découvre alors, c’est le présent. Non pas la limite idéale dont la place est sagement marquée entre le passé et l’avenir : le présent de Faulkner est catastrophique par essence; c’est l’événement qui vient sur nous comme un voleur, énorme, impensable, — qui vient sur nous et disparaît. Par-delà ce présent il n’y a rien, puisque l’avenir n’est pas. Le présent surgit on ne sait d’où, chassant un autre présent; c’est une somme perpétuellement recommencée. « Et... et... et puis. » Comme Dos Pasos mais beaucoup plus discrètement. Faulkner fait de son récit une addition : les actions elles-mêmes, même lorsqu’elles sont vues par ceux qui les font, en pénétrant dans le présent éclatent et s’éparpillent : « Je me suis dirigé vers la commode et j’ai pris la montre toujours à l’envers. J’en ai frappé le verre sur l’angle de la commode et j’ai mis les fragments dans ma main et je les ai posés dans le cendrier et, tordant les aiguilles, je les ai arrachées et je les ai posées dans le cendrier également. Le tic-tac continuait toujours » L’autre caractère de ce présent, c’est l’enfoncement. J’use de ce mot, faute de mieux, pour marquer une sorte de mouvement immobile de ce monstre informe. Chez Faulkner il n’y a jamais de progression, rien qui vienne de l’avenir. Le présent n’a pas été d’abord une possibilité future, comme lorsque mon ami paraît enfin, après avoir été celui que j’attends. Non : être présent, c’est paraître sans raison et s’enfoncer. Cet enfoncement n’est pas une vue abstraite : c’est dans les choses mêmes que Faulkner le perçoit et tente de le faire sentir : « Le train décrivit une courbe. La machine haletait à petits coups puissants, et c’est ainsi qu’ils disparurent, doucement enveloppés dans cet air de misère, de patience hors-temps, de sérénité statique... » Et encore : « Sous l’affaissement du Coghei(52), les sabots, nets et rapides comme les mouvements d’une brodeuse, diminuaient sans progresser, comme quelqu’un qui, sur le tambour d’un théâtre, est rapidement tiré dans les coulisses. » Il semble que Faulkner saisisse, au cœur même des choses, une vitesse glacée : il est frôlé par des jaillissements figés qui pâlissent, reculent et s’amenuisent sans bouger.
Pourtant cette immobilité fuyante et impensable peut être arrêtée et pensée. Quentin peut dire : j’ai brisé ma montre. Seulement, quand il le dira, son geste sera passé. Le passé se nomme, se raconte, se laisse — dans une certaine mesure — fixer par des concepts ou reconnaître par le cœur. Nous avions déjà noté, à propos de Sartoris, que Faulkner montrait toujours les événements quand ils s’étaient accomplis. Dans Le Bruit et la Fureur tout se passe dans les coulisses : rien n’arrive, tout est arrivé. C’est ce qui permet de comprendre cette étrange formule d’un des héros : « Je ne suis pas, j’étais. » En ce sens aussi, Faulkner peut faire de l’homme un total sans avenir : « somme de ses expériences climatiques », « somme de ses malheurs », « somme de ce qu’on a » : à chaque instant on tire un trait, puisque le présent n’est rien qu’une rumeur sans loi, qu’un futur passé. Il semble qu’on puisse comparer la vision du monde de Faulkner à celle d’un homme assis dans une auto découverte et qui regarde en arrière. À chaque instant des ombres informes surgissent à sa droite, à sa gauche, papillotements, tremblements tamisés, confettis de lumière, qui ne deviennent des arbres, des hommes, des voitures qu’un peu plus tard, avec le recul. Le passé y gagne une sorte de surréalité : ses contours sont durs et nets, immuables; le présent, innommable et fugitif, se défend mal contre lui; il est plein de trous, et, par ces trous, les choses passées l’envahissent, fixes, immobiles, silencieuses comme des juges ou comme des regards. Les monologues de Faulkner font penser à des voyages en avion, remplis de trous d’air; à chaque trou la conscience du héros « tombe au passé » et se relève pour retomber. Le présent n’est pas, il devient; tout était. Dans Sartoris, le passé s’appelait « les histoires », parce qu’il s’agissait de souvenirs familiaux et construits, parce que Faulkner n’avait pas encore trouvé sa technique. Dans Le Bruit et la Fureur, il est plus individuel et plus indécis. Mais c’est une hantise si forte qu’il lui arrive parfois de masquer le présent — et le présent chemine dans l’ombre, comme un fleuve souterrain, et ne réapparaît que lorsqu’il est lui-même passé. Lorsque Quentin insulte Blaid(53), il ne s’en rend même pas compte : il revit sa dispute avec Dalton Ames. Et lorsque Blaid lui casse la figure, cette rixe est recouverte et cachée par la rixe passée de Quentin avec Ames. Plus tard Shreve racontera comment Blaid(54) a frappé Quentin : il racontera la scène parce qu’elle est devenue histoire, — mais quand elle se déroulait au présent, elle n’était rien qu’un glissement furtif sous des voiles. On m’a parlé d’un ancien censeur devenu gâteux et dont la mémoire s’était arrêtée comme une montre brisée : elle marquait perpétuellement quarante ans. Il en avait soixante, mais il ne le savait pas : son dernier souvenir, c’était une cour de lycée et la promenade en rond qu’il faisait chaque jour sous les préaux. Aussi interprétait-il son présent à la faveur de ce passé ultime et tournait-il autour de sa table, persuadé de surveiller des élèves en récréation. Tels sont les personnages de Faulkner. Pires : leur passé, qui est en ordre, ne s’ordonne pas en suivant la chronologie. Il s’agit en fait de constellations affectives. Autour de quelques thèmes centraux (grossesse de Caddy, castration de Benjy, suicide de Quentin) gravitent des masses innombrables et muettes. De là cette absurdité de la chronologie, de la « ronde et stupide assertion de l’horloge » : l’ordre du passé, c’est l’ordre du cœur. Il ne faudrait pas croire que le présent, quand il passe, devient le plus proche de nos souvenirs. Sa métamorphose peut le faire couler au fond de notre mémoire, comme aussi bien le laisser à fleur d’eau; seules sa densité propre et la signification dramatique de notre vie décident de son niveau.
*
Tel est le temps de Faulkner. Ne le reconnaît-on pas? Ce présent indicible et qui fait eau de toutes parts, ces brusques invasions du passé, cet ordre affectif, opposé à l’ordre intellectuel et volontaire qui est chronologique mais qui manque la réalité, ces souvenirs, hantises monstrueuses et discontinues, ces intermittences du cœur..., ne retrouve-t-on pas le temps perdu et reconquis de Marcel Proust? Je ne me dissimule pas les différences : je sais, par exemple, que le salut, pour Proust, est dans le temps même, dans la réapparition intégrale du passé. Pour Faulkner au contraire, le passé n’est jamais perdu — malheureusement —, il est toujours là, c’est une obsession. On ne s’évade du monde temporel que par des extases mystiques. Un mystique, c’est toujours un homme qui veut oublier quelque chose : son Moi, plus généralement le langage ou les représentations figurées. Pour Faulkner, il faut oublier le temps : « Quentin, je te donne le mausolée de tout espoir et de tout désir. Il est plus que douloureusement probable que tu l’emploieras pour obtenir le reducto absurdum de toute expérience humaine, et tes besoins ne s’en trouveront pas plus satisfaits que ne le furent les miens et ceux de ton père. Je te le donne, non pour que tu te rappelles le temps, mais pour que tu puisses l’oublier parfois pour un instant, pour éviter que tu ne t’essouffles en essayant de le conquérir. Parce que, dit-il, les batailles ne se gagnent jamais. On ne les livre même pas. Le champ de bataille ne fait que révéler à l’homme sa folie et son désespoir, et la victoire n’est jamais que l’illusion des philosophes et des sots. » C’est parce qu’il a oublié le temps que le nègre traqué de Lumière d’Août gagne tout à coup son étrange et atroce bonheur : « Ce n’est qu’après qu’on a compris que rien ne peut vous aider — religion, orgueil, n’importe quoi, — c’est quand on a compris, qu’on n’a pas besoin d’aide. » Mais pour Faulkner comme pour Proust, le temps est, avant tout, ce qui sépare. On se souvient de ces stupeurs des héros proustiens qui ne peuvent plus rentrer dans leurs amours passées, de ces amants que nous dépeignent Les Plaisirs et les Jours, cramponnés à leurs passions parce qu’ils ont peur qu’elles ne passent et qu’ils savent qu’elles passeront : on retrouvera chez Faulkner la même angoisse : « On ne peut jamais faire quelque chose de si horrible que ça, on ne peut rien faire de très horrible, on ne peut même pas se rappeler demain ce qu’on trouve horrible aujourd’hui »; et : « Un amour, un chagrin ne sont que des obligations achetées sans motif ultérieur et qui viennent à terme, qu’on le désire ou non, et sont remboursées sans avertissement préalable pour être remplacées par l’emprunt quel qu’il soit que les dieux se trouvent lancer à ce moment-là. » À dire le vrai, la technique romanesque de Proust aurait dû être celle de Faulkner, c’était l’aboutissement logique de sa métaphysique. Seulement Faulkner est un homme perdu et c’est parce qu’il se sent perdu qu’il risque, qu’il va jusqu’au bout de sa pensée. Proust est un classique et un Français : les Français se perdent à la petite semaine et ils finissent toujours par se retrouver. L’éloquence, le goût des idées claires, l’intellectualisme ont imposé à Proust de garder au moins les apparences de la chronologie.
Il faut chercher la raison profonde de ce rapprochement dans un phénomène littéraire très général : la plupart des grands auteurs contemporains, Proust, Joyce, Dos Passos, Faulkner, Gide, V. Woolf, chacun à sa manière, ont tenté de mutiler le temps. Les uns l’ont privé de passé et d’avenir pour le réduire à l’intuition pure de l’instant; d’autres, comme Dos Passos, en font une mémoire morte et close. Proust et Faulkner l’ont simplement décapité, ils lui ont ôté son avenir, c’est-à-dire la dimension des actes et de la liberté. Les héros de Proust n’entreprennent jamais rien : ils prévoient, certes, mais leurs prévisions restent collées à eux et ne peuvent se jeter comme un pont au-delà du présent; ce sont des songeries que la réalité met en fuite. L’Albertine qui paraît n’était pas celle qu’on attendait et l’attente n’était rien qu’une petite agitation sans conséquence et limitée à l’instant. Quant aux héros de Faulkner, ils ne prévoient jamais; l’auto les emporte, tournés vers l’arrière. Le suicide futur qui jette son ombre épaisse sur la dernière journée de Quentin n’est pas une possibilité humaine; pas une seconde Quentin n’envisage qu’il pourrait ne pas se tuer. Ce suicide est un mur immobile, une chose dont Quentin se rapproche à reculons et qu’il ne veut ni ne peut concevoir : « Tu sembles ne voir en tout cela qu’une aventure qui te fera blanchir les cheveux en une nuit, si j’ose dire, sans modifier en rien ton apparence. » Ce n’est pas une entreprise, c’est une fatalité; en perdant son caractère de possible, il cesse d’exister au futur : il est déjà présent et tout l’art de Faulkner vise à nous suggérer que les monologues de Quentin et sa dernière promenade, c’est déjà le suicide de Quentin. Ainsi s’explique, je crois, ce curieux paradoxe : Quentin pense sa dernière journée au passé, comme quelqu’un qui se souvient. Mais qui donc se souvient, puisque les dernières pensées du héros coïncident à peu près avec l’éclatement de sa mémoire et son anéantissement? Il faut répondre que l’habileté du romancier consiste dans le choix du présent à partir duquel il raconte le passé. Et Faulkner a choisi ici comme présent l’instant infinitésimal de la mort, comme Salacrou dans L’Inconnue d’Arras. Ainsi, quand la mémoire de Quentin commence à défiler ses souvenirs (« À travers la cloison j’entendis les ressorts du sommier de Shreve, puis le frottement de ses pantoufles sur le plancher. Je me suis levé... »), il est déjà mort. Tant d’art et, pour vrai dire, tant de malhonnêteté ne visent donc qu’à remplacer l’intuition de l’avenir qui fait défaut à l’auteur. Tout s’explique alors et, en premier lieu, l’irrationalité du temps : le présent étant l’inattendu, l’informe ne peut se déterminer que par une surcharge de souvenirs. On comprend aussi que la durée fasse « le malheur propre de l’homme » : si l’avenir a une réalité, le temps éloigne du passé et rapproche du futur; mais, si vous supprimez l’avenir, le temps n’est plus que ce qui sépare, ce qui coupe le présent de lui-même : « Tu ne peux plus supporter la pensée que tu ne souffriras plus comme ça. » L’homme passe sa vie à lutter contre le temps et le temps ronge l’homme comme un acide, l’arrache à lui-même et l’empêche de réaliser l’humain. Tout est absurde : « La vie est une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien.»
Mais le temps de l’homme est-il sans avenir? Celui du clou, de la motte de terre, de l’atome, je vois bien que c’est un présent perpétuel. Mais l’homme est-il un clou pensant? Si on commence par le plonger dans le temps universel, le temps des nébuleuses et des planètes, des plissements tertiaires et des espèces animales, comme dans un bain d’acide sulfurique, la cause est entendue. Seulement une conscience ballottée ainsi d’instant en instant devrait être d’abord conscience et ensuite temporelle : croit-on que le temps lui puisse venir de l’extérieur? La conscience ne peut « être dans le temps » qu’à la condition de se faire temps par le mouvement même qui la fait conscience; il faut, comme dit Heidegger, qu’elle se « temporalise ». Il n’est plus permis alors d’arrêter l’homme à chaque présent et de le définir comme « la somme de ce qu’il a » : la nature de la conscience implique au contraire qu’elle se jette en avant d’elle-même dans le futur; on ne peut comprendre ce qu’elle est que par ce qu’elle sera, elle se détermine dans son être actuel par ses propres possibilités : c’est ce que Heidegger appelle « la force silencieuse du possible ». L’homme de Faulkner, créature privée de possibles et qui s’explique seulement par ce qu’il était, vous ne le reconnaîtrez pas en vous-même. Tâchez de saisir votre conscience et sondez-la, vous verrez qu’elle est creuse, vous n’y trouverez que de l’avenir. Je ne parle même pas de vos projets, de vos attentes : mais le geste même que vous attrapez au passage n’a de sens pour vous que si vous en projetez l’achèvement hors de lui, hors de vous, dans le pas-encore. Cette tasse même avec son fond que vous ne voyez pas — que vous pourriez voir, qui est au bout d’un mouvement que vous n’avez pas encore fait, — cette feuille blanche dont le verso est caché (mais vous pourriez retourner la feuille) et tous les objets stables et massifs qui nous entourent étalent leurs qualités les plus immédiates, les plus denses, dans le futur. L’homme n’est point la somme de ce qu’il a, mais la totalité de ce qu’il n’a pas encore, de ce qu’il pourrait avoir. Et si nous baignons ainsi dans l’avenir, la brutalité informe du présent n’en est-elle pas atténuée? L’événement ne saute pas sur nous comme un voleur, puisqu’il est, par nature, un Ayant-été-Avenir. Et le passé lui-même, pour l’expliquer, la tâche de l’historien n’est-elle pas d’abord d’en rechercher l’avenir? L’absurdité que Faulkner trouve dans une vie humaine, je crains qu’il ne l’y ait mise d’abord. Ce n’est pas qu’elle ne soit absurde : mais il y a une autre absurdité.
D’où vient que Faulkner et tant d’autres auteurs aient choisi cette absurdité-là, qui est si peu romanesque et si peu vraie? Je crois qu’il faut en chercher la raison dans les conditions sociales de notre vie présente. Le désespoir de Faulkner me paraît antérieur à sa métaphysique : pour lui, comme pour nous tous, l’avenir est barré. Tout ce que nous voyons, tout ce que nous vivons, nous incite à dire : « Ça ne peut pas durer », et cependant le changement n’est même pas concevable sauf sous forme de cataclysme. Nous vivons au temps des révolutions impossibles, et Faulkner emploie son art extraordinaire à décrire ce monde qui meurt de vieillesse et notre étouffement. J’aime son art, je ne crois pas à sa métaphysique : un avenir barré, c’est encore un avenir : « Même si la réalité humaine n’a plus rien « devant » soi, même si elle a arrêté son compte », son être est encore déterminé par cette « anticipation de soi-même. » La perte de tout espoir, par exemple, n’arrache pas la réalité humaine à ses possibilités, elle est simplement « une manière d’être envers ces mêmes possibilités.(55) »
Juillet 1939.