La curiosité que suscitait Gatsby était à son comble lorsque certain samedi soir les lumières de sa maison refusèrent de s’allumer, et sa carrière de Trimalchion s’acheva aussi mystérieusement qu’elle avait commencé.
C’est peu à peu seulement que je me suis rendu compte que les automobiles qui s’engageaient avec confiance dans son allée ne s’arrêtaient qu’une minute avant de repartir en faisant grise mine. Pensant qu’il était peut-être souffrant, j’allai aux nouvelles. Un majordome à la face patibulaire, qui m’était inconnu, me jeta un bref regard soupçonneux par la porte.
« Est-ce que Mr Gatsby est malade ?
— Quoi ? Non. » Il ajouta, après un silence dilatoire, « Monsieur » à contrecœur.
« Comme je ne le vois plus depuis un moment, je m’inquiétais un peu. Dites-lui que Mr Carraway est passé.
— Qui ça ? demanda-t-il grossièrement.
— Carraway.
— Carraway. Bien, j’lui dirai. »
Et il me claqua la porte au nez.
Ma Finlandaise m’apprit que Gatsby avait renvoyé tous ses domestiques la semaine précédente, et les avait remplacés par une demi-douzaine d’autres qui n’allaient jamais au village de West Egg pour se laisser acheter par les fournisseurs, mais faisaient leurs commandes – en petites quantités – par téléphone. Le commis de l’épicier racontait que la cuisine ressemblait à une porcherie, et l’opinion prévalait au village que les nouveaux domestiques n’en étaient absolument pas.
Le lendemain, Gatsby m’appela au téléphone.
« Vous partez ? ai-je demandé.
— Non, mon vieux.
— On m’a dit que vous avez renvoyé tous vos domestiques.
— Je voulais des gens qui ne colporteraient pas de cancans. Daisy vient assez souvent me voir… l’après-midi. »
Ainsi, tout le caravansérail s’était effondré comme un château de cartes sous le regard désapprobateur de la jeune femme.
« Ce sont des gens que Wolfshiem voulait aider. Ils sont tous frères et sœurs. Ils tenaient un petit hôtel autrefois.
— Je vois. »
Il me téléphonait à la demande de Daisy. Est-ce que je pouvais aller déjeuner chez elle demain ? Miss Baker serait là. Une demi-heure plus tard, Daisy me téléphona elle-même et parut soulagée d’apprendre que je venais. Quelque chose se tramait. Et pourtant, je ne pouvais croire qu’ils choisiraient cette occasion pour faire une scène – et tout particulièrement celle, plutôt pénible, dont Gatsby m’avait tracé les grandes lignes dans le jardin.
Le lendemain fut une journée torride, presque la dernière de l’été, à coup sûr la plus chaude. Quand mon train déboucha du tunnel dans l’éclat du jour, seules les sirènes stridentes de la National Biscuit Company déchiraient le silence brûlant de midi. Les banquettes paillées du compartiment approchaient du point de combustion ; pendant un moment, ma voisine avait transpiré délicatement dans son chemisier blanc, puis, lorsque son journal devint humide sous ses doigts, elle se laissa glisser sans résistance dans la fournaise en poussant un cri de désolation. Son sac à main tomba à terre avec un bruit sec.
« Seigneur ! » fit-elle, haletante.
Un effort me fut nécessaire pour me pencher et ramasser le sac ; je le lui rendis, le tenant à bout de bras par un coin, pour bien montrer que je n’avais aucune intention coupable – mais tous les voyageurs autour de moi, y compris ma voisine, ne m’en jetaient pas moins des regards soupçonneux.
« Chaud ! » disait le contrôleur aux visages de connaissance. « Quel temps !… Chaud !… Chaud !… Chaud !… C’est assez chaud pour vous ? Vous croyez ? Vraiment ?… »
Ma carte d’abonnement me revint avec la tache noire qu’y avaient laissée ses doigts. Comment imaginer que quiconque, par une telle chaleur, pût se soucier de savoir à qui appartenaient les lèvres brûlantes qu’il embrassait, le front qui trempait, sur son cœur, la poche de son pyjama ?
… Le faible souffle d’air qui traversait le vestibule de la maison des Buchanan nous apporta, à Gatsby et à moi qui attendions à la porte, le bruit de la sonnerie du téléphone.
« Le corps de Monsieur ! » tonnait le majordome dans l’appareil. « Je regrette, Madame*, mais nous ne pouvons vous le fournir… Il est bien trop chaud pour qu’on le touche ce midi ! »
En réalité, il disait : « Oui… Oui… Je vais voir. »
Il posa le récepteur et vint vers nous, le visage légèrement luisant, pour prendre nos panamas raides.
« Madame* vous attend dans le salon ! » cria-t-il en indiquant, bien inutilement, la direction. Par cette canicule, tout geste superflu était un affront aux réserves d’énergie de l’homme ordinaire.
La pièce, bien ombragée par des stores, était sombre et fraîche. Daisy et Jordan étaient étendues sur un énorme canapé, pareilles à des idoles d’argent, pesant de tout leur poids sur leurs robes blanches pour les protéger de la brise chantante des ventilateurs.
« Impossible de bouger », dirent-elles d’une seule voix.
Les doigts de Jordan, poudrés de blanc par-dessus le hâle, s’attardèrent un instant dans les miens.
« Et Mr Thomas Buchanan, le sportif ? » demandai-je.
Au même moment, j’entendis sa voix rauque, bourrue, assourdie, qui parlait au téléphone dans le vestibule.
Gatsby se tenait au centre du tapis cramoisi et regardait tout autour de lui, fasciné. Daisy l’observait ; elle partit à rire de son rire tendre, si excitant, et un minuscule nuage de poudre s’éleva de sa poitrine.
« Le bruit court que c’est la maîtresse de Tom qui est au téléphone », chuchota Jordan.
Nous ne disions mot. Dans le vestibule, la voix de Tom, sous la contrariété, monta d’un cran. « Très bien… dans ce cas, je ne vous vends plus la voiture… Je n’ai absolument aucune obligation envers vous… Et je ne supporterai pas une seconde de plus que vous m’importuniez avec cette histoire à l’heure du déjeuner ! »
« Il s’adresse au mur, dit Daisy d’un ton sarcastique.
— Non, pas du tout, l’assurai-je. C’est une véritable affaire. Il se trouve que je suis au courant. »
Tom poussa la porte d’un coup brutal, en obstrua un instant le rectangle de son corps épais, et s’élança dans la pièce.
« Mr Gatsby ! » Il tendit sa main large et plate avec une antipathie bien dissimulée. « Je suis ravi de vous voir, monsieur… Nick…
— Va nous chercher des boissons bien fraîches », cria Daisy.
Dès qu’il eut de nouveau quitté le salon, elle se leva, s’approcha de Gatsby, attira son visage contre le sien et l’embrassa sur la bouche.
« Tu sais que je t’aime, murmura-t-elle.
— Tu oublies qu’il y a une dame ici », dit Jordan. Daisy promena autour d’elle un regard dubitatif.
« Embrasse Nick, toi aussi.
— Comme tu es vulgaire, ma pauvre fille !
— Je m’en contrefiche ! » s’écria Daisy, et elle se mit à faire des claquettes sur le foyer de briques de la cheminée. Puis elle se souvint de la chaleur et se rassit sur le canapé, l’air coupable, au moment où une nurse à la tenue fraîchement repassée entrait dans la pièce, conduisant une petite fille.
« Mon trésor adoré », roucoula Daisy à mi-voix, en tendant les bras. « Viens donc voir ta maman qui t’aime tant. »
Lâchée par la nurse, la fillette traversa la pièce en courant et vint se blottir timidement dans la robe de sa mère.
« Mon trésor adoré ! Est-ce que ta maman a mis de la poudre sur ces jolis petits cheveux blondinets ? Allons, relève-toi, maintenant, et va dire un gentil bonjour. »
Gatsby et moi nous penchâmes l’un après l’autre pour prendre la petite main réticente. Après quoi, il ne cessa de considérer la fillette avec étonnement. Je pense qu’il n’avait pas vraiment cru à son existence jusque-là.
« On m’a habillée avant le déjeuner, dit l’enfant en se tournant avec fougue vers Daisy.
— C’est parce que ta maman voulait te montrer. » Son visage se pencha sur l’unique ride du petit cou blanc. « Ma merveille… ma petite merveille absolue.
— Oui, admit l’enfant calmement. Tante Jordan a une robe blanche, elle aussi.
— Comment trouves-tu les amis de maman ? » Daisy lui fit faire demi-tour afin qu’elle se retrouve face à Gatsby. « Est-ce que tu penses qu’ils sont beaux ?
— Où est papa ? »
« Elle ne ressemble pas à son père, expliqua Daisy. C’est à moi qu’elle ressemble. Elle a mes cheveux et la forme de mon visage. »
Daisy s’enfonça dans le canapé. La nurse fit un pas en avant et tendit la main.
« Viens, Pammy. »
« Au revoir, ma chérie. »
Jetant par-dessus son épaule un regard lourd de déplaisir, l’enfant, disciplinée, se cramponna à la main de sa nurse et fut entraînée hors de la pièce au moment précis où Tom revenait, précédé de quatre gin-fizz dans lesquels cliquetaient des glaçons.
Gatsby prit son verre.
« Ils ont l’air bien frais », dit-il, manifestement tendu.
Nous bûmes à longues gorgées avides.
« J’ai lu quelque part que le Soleil se réchauffe un peu plus chaque année, dit Tom d’un ton jovial. Il paraît que dans peu de temps la Terre s’abîmera dans le Soleil… non, attendez… c’est exactement le contraire, le Soleil se refroidit un peu plus chaque année.
« Sortons, proposa-t-il à Gatsby. J’aimerais que vous puissiez voir la propriété. »
Je les ai accompagnés sur la terrasse. Sur l’eau verte du détroit, stagnante dans la chaleur, une petite voile se traînait doucement vers la fraîcheur du large. Gatsby la suivit un moment des yeux, puis montra de la main l’autre côté de la baie.
« Je suis juste en face de vous.
— En effet. »
Nos yeux se promenèrent sur les parterres de roses, la pelouse brûlante, les algues que les jours de canicule avaient rejetées comme des déchets sur la côte. Les ailes blanches du bateau glissaient avec lenteur sur le bleu plus frais de la ligne d’horizon. Au-delà s’étendaient l’océan au bord dentelé et la cohorte des îles bienheureuses.
« Ça, c’est du sport, dit Tom en hochant la tête. J’aimerais être là-bas avec lui pendant une petite heure. »
Nous avons pris le déjeuner dans la salle à manger, protégée elle aussi de la chaleur par des stores ; il y avait, dans la bière glacée que nous buvions, une gaieté nerveuse.
« Qu’allons-nous faire de nous cet après-midi, et demain, et les trente prochaines années ? s’écria Daisy.
— Ne sois pas morbide, dit Jordan. La vie recommence en automne, quand l’air devient vif.
— Mais il fait si chaud, s’obstinait Daisy au bord des larmes, et tout est embrouillé. Si on allait tous en ville ? »
Sa voix se démenait dans la chaleur, se cognait à elle, façonnait cette matière privée de sens.
« J’ai entendu dire qu’on avait transformé une écurie en garage, disait Tom à Gatsby, mais je suis le premier homme qui ait transformé un garage en écurie.
— Qui veut aller en ville ? » demanda Daisy avec insistance. Le regard de Gatsby flotta dans sa direction. « Ah ! lança-t-elle, vous ne semblez pas souffrir de la chaleur. »
Leurs yeux se rencontrèrent et ils se regardèrent longuement ; ils étaient seuls au monde. À grand-peine, elle abaissa les yeux sur la table.
« Vous ne semblez jamais souffrir de la chaleur », répéta-t-elle.
Elle venait de lui dire qu’elle l’aimait, et Tom Buchanan le vit. Il était stupéfait. Sa bouche s’ouvrit légèrement et il regarda Gatsby, puis Daisy, comme s’il reconnaissait en elle une personne qu’il aurait connue longtemps auparavant.
« Vous ressemblez à l’homme de la réclame… poursuivit-elle innocemment. Vous savez, l’homme de cette réclame…
— D’accord, fit Tom, lui coupant brutalement la parole. Je suis tout à fait disposé à faire un tour en ville. Venez… nous allons tous en ville. »
Il se leva ; son regard passait de Gatsby à sa femme en jetant des éclairs. Personne ne bougea.
« Allons, venez ! » La colère commençait à percer. « Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ? Si nous devons aller en ville, mettons-nous en route. »
Sa main, que l’ effort pour se dominer faisait trembler, porta à ses lèvres le reste de son verre de bière. La voix de Daisy nous tira de nos sièges et nous poussa dehors, sur le gravier en feu de l’allée.
« Alors on part tout de suite ? protesta-t-elle. Comme ça ? Sans laisser à personne le temps de fumer une cigarette ?
— On a tous fumé pendant le déjeuner.
— Allez, amusons-nous un peu, le supplia-t-elle. Il fait trop chaud pour se chamailler. »
Il ne répondit pas.
« Fais comme tu veux, dit-elle. Viens, Jordan. »
Les deux femmes montèrent se préparer tandis que nous restions tous les trois à remuer les cailloux brûlants du bout des pieds. Un croissant de lune argenté se dessinait dans le ciel à l’ouest. Gatsby ouvrit la bouche pour parler, puis se ravisa, mais Tom avait déjà fait demi-tour et lui faisait face, guettant la suite.
« Pardon ?
— Vos écuries sont ici ? demanda Gatsby avec effort.
— À moins de cinq cents mètres, sur la route.
— Ah oui… »
Silence.
« Je ne vois pas l’intérêt d’aller en ville, lança Tom avec violence. Les femmes se mettent de ces idées en tête…
— Est-ce qu’on emporte quelque chose à boire ? cria Daisy d’une fenêtre de l’étage.
— Je vais chercher du whisky », répondit Tom. Et il rentra dans la maison.
Gatsby se tourna vers moi, gourmé.
« Je ne peux rien dire sous son toit, mon vieux.
— La voix de Daisy manque de discrétion, fis-je remarquer. C’est une voix… » J’hésitais.
« Sa voix est pleine d’argent », dit-il soudain.
C’était cela, précisément. Je ne l’avais jamais compris jusque-là. Une voix où l’on n’entend que l’argent… Là résidait le charme inépuisable de ses inflexions, ce tintement, ce frémissement de cymbales… Dans la plus haute tour de son blanc palais, la fille du roi, la princesse d’or…
Tom sortit de la maison avec une bouteille emmaillotée dans une serviette, suivi de Daisy et de Jordan coiffées de petits chapeaux ajustés en tissu couleur de métal et portant sous le bras des capes légères.
« Voulez-vous tous monter dans ma voiture ? » proposa Gatsby.
Il toucha le cuir vert du siège, qui était brûlant. « J’aurais dû la laisser à l’ombre. »
« Vous avez une boîte de vitesses classique ?
— Oui.
— Alors, prenez mon coupé et laissez-moi le volant de votre voiture. »
La proposition déplut à Gatsby.
« J’ai peur qu’il ne reste plus beaucoup d’essence, objecta-t-il.
— Il y en a plus qu’il n’en faut », dit Tom avec fougue. Il regarda la jauge. « Et si j’en manque, je pourrai toujours m’arrêter dans un drugstore. On trouve tout ce qu’on veut, de nos jours, dans les drugstores. »
Un silence succéda à cette remarque apparemment hors de saison. Daisy regarda Tom en fronçant les sourcils, et une expression indéfinissable passa sur le visage de Gatsby, tout à la fois parfaitement étrangère et vaguement reconnaissable, comme quelque chose qu’on m’aurait décrit avec des mots sans que je l’eusse jamais vu.
« Viens, Daisy », dit Tom, la poussant de la main vers la voiture de Gatsby. « Je t’emmène dans cette roulotte de cirque. »
Il ouvrit la portière, mais elle s’échappa hors du cercle de son bras.
« Prends Nick et Jordan. Nous te suivrons dans le coupé. »
Elle rejoignit Gatsby, effleurant son veston de la main. Nous avons pris place, Jordan, Tom et moi, sur le siège avant de la voiture ; Tom a fait quelques essais avec le levier de vitesses, nouveau pour lui, puis il a démarré en trombe dans la chaleur étouffante, laissant les autres très loin derrière.
« Vous avez vu ? demanda Tom.
— Vu quoi ? »
Il me décocha un regard acéré, comprenant que Jordan et moi devions savoir depuis le début.
« Vous me prenez pour une sorte de demeuré, c’est ça ? risqua-t-il. J’en suis peut-être un, mais je possède comme un don de seconde vue, parfois, qui me dicte ce que je dois faire. Vous n’y croyez peut-être pas, mais la science… »
Il s’arrêta. Les contingences immédiates le rattrapaient pour l’éloigner du bord du gouffre spéculatif.
« J’ai fait une petite enquête sur cet individu, poursuivit-il. Je l’aurais poussée bien plus loin si j’avais su…
— Vous voulez dire que vous avez consulté un médium ? s’enquit Jordan, comiquement.
— Quoi ? » Ébahi, les yeux écarquillés, il nous regarda rire. « Un médium ?
— Au sujet de Gatsby.
— Au sujet de Gatsby ! Non, pas du tout. J’ai dit que j’avais fait une petite enquête sur son passé.
— Et vous avez découvert qu’il a fait ses études à Oxford, dit Jordan, avec obligeance.
— Fait ses études à Oxford ! »
Il refusait d’y croire.
« À d’autres ! Lui, avec son costume rose !
— Il n’empêche qu’il a étudié à Oxford.
— Oxford au Nouveau-Mexique, fit Tom avec un grognement de mépris, ou dans un endroit de ce genre.
— Écoutez, Tom, fit Jordan en se fâchant, pourquoi un homme aussi snob que vous l’a-t-il invité à déjeuner ?
— C’est Daisy qui l’a invité ; elle l’a connu avant notre mariage, Dieu sait où ! »
L’effet de la bière se dissipait, nous étions maintenant nerveux et, conscients de l’être, nous avons roulé quelque temps en silence. Mais au moment où les yeux à demi effacés du Dr T. J. Eckleburg sont apparus au loin sur la route, je me suis souvenu de la mise en garde de Gatsby concernant l’essence.
« Nous en avons assez pour aller en ville, dit Tom.
— Mais il y a justement un garage ici, protesta Jordan. Je ne veux pas tomber en panne par cette chaleur tropicale. »
Tom actionna les deux freins d’un geste rageur, et la voiture, après un dérapage, s’immobilisa brusquement dans un nuage de poussière sous l’enseigne de Wilson. Au bout d’un moment, le propriétaire émergea de l’intérieur de son établissement et fixa sur la voiture un œil dépourvu de toute expression.
« Donnez-nous de l’essence ! lança Tom avec rudesse. Pourquoi croyez-vous que nous nous sommes arrêtés ? Pour admirer le paysage ?
— Je suis malade, dit Wilson sans bouger. J’ai été malade toute la journée.
— Qu’est-ce qui vous arrive ?
— Au bout du rouleau.
— Bon, alors… Est-ce qu’il va falloir que je me serve moi-même ? demanda Tom. Vous aviez l’air en bonne forme au téléphone. »
Wilson quitta avec effort l’ombre et l’appui de la porte, et, soufflant comme un phoque, dévissa le bouchon du réservoir. Au soleil, son visage était vert.
« Je ne voulais pas interrompre votre déjeuner, dit-il. Mais j’ai un cruel besoin d’argent et je me demandais ce que vous alliez faire de votre vieille voiture.
— Vous aimez celle-là ? demanda Tom. Je l’ai achetée la semaine dernière.
— Elle est jolie, en jaune comme ça, dit Wilson en s’évertuant à la pompe.
— Vous voulez me l’acheter ?
— C’est pas vraiment dans l’ordre des choses possibles, répondit Wilson en esquissant un sourire. Non, mais je pourrais gagner un peu d’argent sur l’autre.
— Pourquoi avez-vous besoin d’argent tout à coup ?
— Ça fait trop longtemps que je suis ici. Je veux partir. Ma femme et moi, on veut aller dans l’Ouest.
— Votre femme, partir ! s’exclama Tom, stupéfait.
— Ça fait dix ans qu’elle en parle. » Il s’appuya un moment contre la pompe à essence, se protégeant les yeux du soleil. « Maintenant, elle partira, qu’elle le veuille ou non. Je l’emmène loin d’ici. »
Le coupé nous dépassa comme une flèche dans un tourbillon de poussière, et une main s’agita vers nous en un bref salut.
« Qu’est-ce que je vous dois ? demanda Tom d’une voix dure.
— Je me suis rendu compte de quelque chose de bizarre ces deux derniers jours, fit observer Wilson. C’est pour ça que je veux partir. C’est pour ça que je vous ai dérangé avec la voiture.
— Qu’est-ce que je vous dois ?
— Un dollar vingt. »
La chaleur implacable commençait à m’embrouiller les idées ; j’ai passé un moment désagréable avant de comprendre que ses soupçons ne s’étaient pas encore portés sur Tom. Il avait découvert que Myrtle menait une sorte de vie à elle, dans un autre monde, et le choc de cette révélation l’avait rendu physiquement malade. Je l’observai, puis mon regard se fixa sur Tom, qui avait fait une découverte symétrique moins d’une heure plus tôt, et il m’apparut que ce qui sépare le plus profondément les hommes n’est pas à chercher dans l’intelligence ou la race ; c’est la différence qui met d’un côté les malades et de l’autre les bien portants. Wilson était si malade qu’il avait l’air d’un coupable auquel on n’a pas envie de pardonner, comme s’il venait d’engrosser une pauvre fille.
« Vous aurez la voiture, dit Tom. Je vous la ferai amener demain après-midi. »
Cette localité était toujours vaguement inquiétante, même dans la pleine lumière de l’après-midi, et à cet instant j’ai tourné la tête comme si j’avais senti quelque chose, une mise en garde, derrière moi. Au-dessus des collines de cendres, les yeux géants du Dr T. J. Eckleburg continuaient à assurer leur veille, mais je me rendis compte, au bout d’un moment, que d’autres yeux nous observaient avec une intensité particulière, à moins de dix mètres de là.
À l’une des fenêtres au-dessus du garage, les rideaux légèrement écartés laissaient voir Myrtle Wilson, les yeux rivés sur la voiture. Elle était si absorbée qu’elle n’avait pas conscience qu’on la regardait, et les émotions se succédaient sur son visage comme apparaissent lentement les détails du cliché au cours de son développement. Son expression m’était étrangement familière ; c’était une expression que j’avais souvent vue sur des visages de femmes, mais sur celui de Myrtle Wilson elle semblait sans objet et inexplicable, jusqu’au moment où j’ai compris que ses yeux, exorbités de peur et de jalousie, étaient fixés non pas sur Tom, mais sur Jordan Baker, qu’elle prenait pour sa femme.
Il n’y a pas de plus grand désarroi que celui d’un esprit simple, et tandis que nous nous éloignions, Tom éprouvait les douleurs lacérantes de la panique. Sa femme et sa maîtresse qui, une heure plus tôt, étaient encore inviolées, en lieu sûr, échappaient subitement à son contrôle. L’instinct le poussait à appuyer sur l’accélérateur avec la double intention de rattraper Daisy et de laisser Wilson loin derrière lui, et nous avons filé vers Astoria à quatre-vingts kilomètres à l’heure jusqu’au moment où, dans l’entrelacs des poutrelles du métro aérien, nous avons aperçu le coupé bleu qui roulait à une allure tranquille.
« Il fait frais dans les grands cinémas autour de la 50e Rue, suggéra Jordan. J’adore New York les après-midi d’été quand tout le monde est parti. Il y a dans l’atmosphère quelque chose de très sensuel… d’un peu trop mûr, comme si toutes sortes de drôles de fruits allaient vous tomber dans les mains. »
Le mot « sensuel » eut pour effet d’aggraver l’inquiétude de Tom, mais avant qu’il ait pu imaginer une objection, le coupé s’arrêta et Daisy nous fit signe de nous ranger à ses côtés.
« Où va-t-on ? lança-t-elle.
— Si on allait au cinéma ?
— Il fait si chaud, gémit-elle. Allez-y, vous. Nous, nous allons faire un tour en voiture et on vous retrouvera après. » Un certain effort lui fut nécessaire pour recouvrer un peu d’humour : « Nous vous retrouverons au coin d’une rue. Je serai l’homme avec deux cigarettes aux lèvres.
— On ne peut pas discuter de ça ici », dit Tom avec impatience, tandis qu’un camion derrière nous lançait des sifflets de malédiction. « Suivez-moi jusqu’au sud de Central Park devant l’entrée du Plaza. »
À plusieurs reprises, il tourna la tête pour voir s’ils étaient bien derrière et, quand la circulation les retardait, il ralentissait jusqu’à ce qu’ils réapparaissent. Je crois qu’il craignait qu’ils ne s’élancent dans une rue latérale et sortent de sa vie à jamais.
Mais il n’en fut pas ainsi. Et nous prîmes tous la décision, moins facile à expliquer, de louer le salon d’une suite à l’hôtel Plaza.
Le détail de l’interminable et tumultueuse discussion au terme de laquelle nous nous sommes retrouvés parqués dans cette pièce m’échappe aujourd’hui, bien que j’aie gardé le souvenir de sensations physiques précises : durant le débat, mes caleçons n’arrêtaient pas de grimper autour de mes jambes comme un serpent mouillé et, à certains moments, des gouttes de sueur glacée couraient en chapelet dans mon dos. L’idée avait son origine dans la proposition que fit Daisy de louer cinq salles de bains afin de prendre un bain froid ; puis la suggestion revêtit une forme plus tangible : « un endroit où siroter un mint-julep ». Chacun de nous répéta cent fois que c’était « une idée démente » ; tout le monde parlait en même temps au garçon de la réception totalement décontenancé, et chacun pensait ou feignait de penser que nous étions drôles…
Il régnait dans la pièce, qui était grande, une chaleur étouffante, et bien qu’il fût déjà quatre heures, les fenêtres, quand on les ouvrit, ne laissèrent entrer que des souffles d’air brûlant venus des bosquets de Central Park. Daisy alla se planter devant le miroir et, nous tournant le dos, se recoiffa.
« Elle est chic, cette suite », murmura Jordan d’un ton pénétré ; et tout le monde éclata de rire.
« Ouvrez une autre fenêtre, ordonna Daisy sans se retourner.
— Il n’y en a pas d’autre.
— Alors, téléphonez à la réception et faites apporter une hache…
— La seule chose à faire avec la chaleur, c’est de l’oublier, dit Tom avec impatience. Tu la rends dix fois pire en te plaignant sans cesse. »
Il déroula la serviette, en sortit la bouteille de whisky, qu’il posa sur la table.
« Pourquoi ne la laissez-vous pas tranquille, mon vieux ? interrogea Gatsby. C’est vous qui avez voulu venir en ville. »
Il y eut un moment de silence. L’annuaire du téléphone se détacha de son crochet et s’écrasa sur le sol. Jordan murmura : « Oh, excusez-moi ! », mais cette fois personne n’a ri.
« Je vais le ramasser, proposai-je.
— Je l’ai. » Gatsby examina l’attache rompue, marmonna un « Hum ! » d’intérêt et jeta le volume sur une chaise.
« C’est l’une de vos expressions favorites, hein ? dit Tom sèchement.
— Laquelle ?
— Cette formule, Mon vieux… Où l’avez-vous pêchée ?
— Tom, écoute-moi bien, dit Daisy en se retournant, si tu as l’intention de faire des remarques personnelles, je ne resterai pas ici une minute de plus. Appelle plutôt la réception et demande qu’on nous apporte de la glace pour les boissons. »
Au moment où Tom prenait le récepteur, la chaleur comprimée explosa en une gerbe sonore, et les accords solennels de la Marche nuptiale de Mendelssohn montèrent de la salle de bal jusqu’à nous.
« Comment imaginer qu’on puisse se marier par une chaleur pareille ! s’exclama Jordan d’une voix lugubre.
— Et pourtant… moi, je me suis mariée en plein mois de juin, se rappela Daisy. Louisville en juin ! Quelqu’un s’est trouvé mal. Qui était-ce déjà, Tom ?
— Biloxi, répondit-il, laconiquement.
— Un certain Biloxi, surnommé Blocks, qui vendait des sacs en box… je vous jure que c’est vrai… et il était originaire de Biloxi dans le Tennessee.
— On l’a transporté chez nous, compléta Jordan, parce que nous habitions à deux pas de l’église. Et il est resté trois semaines, jusqu’à ce que papa lui dise qu’il fallait partir. Et le lendemain de son départ, papa est mort. » Au bout d’un moment, elle ajouta, comme si elle avait pu donner l’impression d’avoir été irrespectueuse : « C’était une simple coïncidence. »
« J’ai connu autrefois un Bill Biloxi de Memphis, fis-je remarquer.
— C’était son cousin. Quand il est parti, je connaissais toute l’histoire de sa famille. Il m’a donné un club de golf en aluminium dont je me sers toujours. »
La musique avait cessé lorsque la cérémonie commença, et maintenant de longues acclamations montaient jusqu’à notre fenêtre, ponctuées de vivats et suivies, pour finir, d’une explosion de jazz lorsque le bal commença.
« On se fait vieux, dit Daisy. Si on était jeunes, on se lèverait et on danserait.
— Souviens-toi de Biloxi, lui lança Jordan sur le ton de l’avertissement. Où l’avez-vous connu, Tom ?
— Biloxi ? » Il avait quelque difficulté à se concentrer. « Je ne le connaissais pas. C’était un ami de Daisy.
— Pas du tout, protesta Daisy. C’était la première fois que je le voyais. Il est arrivé dans la voiture des invités.
— En tout cas, il a dit qu’il te connaissait. Il a dit qu’il avait grandi à Louisville. Asa Bird l’a amené à la dernière minute en demandant s’il y avait encore de la place pour lui. »
Jordan sourit.
« Il essayait sans doute de rentrer chez lui sans bourse délier. Il m’a raconté qu’il était président de votre promotion à Yale. »
Nous nous sommes regardés, Tom et moi, interdits.
« Biloxi ?
— D’abord, nous n’avions pas de président… »
Gatsby frappait le sol à petits coups de pied secs et nerveux ; Tom tourna soudain les yeux vers lui.
« À propos, Mr Gatsby, j’ai cru comprendre que vous êtes un ancien d’Oxford.
— Pas exactement.
— Mais si, j’ai cru comprendre que vous êtes allé à Oxford.
— Oui… j’y suis allé, en effet. »
Silence. Puis Tom, sur un ton incrédule et insultant :
« Vous deviez y être à l’époque où Biloxi allait à New Haven. »
Nouveau silence. Un garçon frappa à la porte et entra, apportant de la menthe écrasée et de la glace, mais le silence ne fut rompu ni par son « Merci » ni par le bruit feutré de la porte que l’on refermait. Ce détail considérable allait être enfin élucidé.
« Je vous ai dit que j’y suis allé, dit Gatsby.
— J’ai bien entendu, mais j’aimerais savoir quand.
— C’était en 1919. Je n’y suis resté que cinq mois. C’est la raison pour laquelle je ne saurais m’attribuer la qualité d’ancien étudiant d’Oxford. »
Tom promena son regard autour de lui, pour voir si son propre scepticisme s’inscrivait également sur nos visages. Mais nous avions tous les yeux fixés sur Gatsby.
« C’était une opportunité qui était offerte à certains officiers après l’Armistice, poursuivit-il. Nous pouvions aller dans l’université de notre choix en Angleterre ou en France. »
J’avais envie de me lever et de lui donner une tape amicale sur l’épaule. J’avais retrouvé, comme cela m’était déjà arrivé, une confiance absolue en lui.
Daisy se leva, un pâle sourire aux lèvres, et se dirigea vers la table.
« Ouvre le whisky, Tom, et je vais vous préparer le mint-julep. Et tu te sentiras peut-être un peu moins stupide… Regardez cette menthe !
— Attends un instant, dit Tom d’une voix cassante. J’aimerais poser à Mr Gatsby encore une question.
— Je vous en prie, fit Gatsby poliment.
— Qu’est-ce que c’est que cette zizanie que vous essayez de semer dans mon ménage ? »
Ils avançaient enfin à visage découvert, et Gatsby était satisfait.
« Il ne sème pas la zizanie. » Le regard de Daisy allait désespérément de l’un à l’autre. « C’est toi qui sèmes la zizanie. Je t’en prie, garde ton sang-froid.
— Mon sang-froid ! répéta Tom, incrédule. Je suppose qu’il est du dernier cri de rester assis et de laisser Mr Personne, originaire de Nulle Part, faire la cour à sa femme. Eh bien, si c’est la mode, ne comptez pas sur moi… De nos jours, on commence par dénigrer la vie de famille et les institutions familiales, et le lendemain on jette tout par-dessus bord et on donne sa bénédiction aux mariages entre Blancs et Noirs. »
Échauffé par son discours véhément et amphigourique, il se voyait seul debout, dressé sur l’ultime rempart de la civilisation.
« Nous sommes tous blancs ici, murmura Jordan.
— Je sais que je ne suis pas aimé des uns et des autres. Je ne donne pas de soirées monstres. Je suppose que pour se faire des amis, dans le monde moderne, il faut transformer sa maison en porcherie. »
Si exaspéré que je fusse – nous l’étions tous –, j’avais du mal à m’empêcher de rire chaque fois qu’il ouvrait la bouche. La métamorphose du libertin en sermonneur était complète.
« Moi aussi, j’ai quelque chose à vous dire, mon vieux… » commença Gatsby. Mais Daisy devina son intention.
« Non, par pitié ! intervint-elle, totalement désemparée. Par pitié, rentrons tous à la maison. Pourquoi ne pas rentrer tous ?
— C’est une bonne idée. » Je me suis levé. « Viens, Tom. Plus personne n’a envie de boire.
— Moi, j’ai envie de savoir ce que Mr Gatsby tient à me dire.
— Votre femme ne vous aime pas, dit Gatsby, d’une voix tranquille. Elle ne vous a jamais aimé. C’est moi qu’elle aime.
— Vous êtes vraiment cinglé ! » s’écria Tom, machinalement.
Gatsby bondit sur ses pieds, dans un état de fiévreuse agitation.
« Elle ne vous a jamais aimé, vous entendez ? cria-t-il. Elle ne vous a épousé que parce que j’étais pauvre et qu’elle en avait assez de m’attendre. Ça a été une terrible erreur, mais dans son cœur elle n’a jamais aimé que moi ! »
À ce moment, Jordan et moi tentâmes de nous éclipser, mais Tom et Gatsby, rivalisant de fermeté, insistèrent pour que nous restions, comme si aucun d’eux n’avait rien eu à cacher et qu’ils tinssent pour un privilège d’éprouver leurs émois par procuration.
« Assieds-toi, Daisy. » La voix de Tom cherchait, sans les trouver, des inflexions paternelles. « Qu’est-ce qui s’est passé entre vous ? Je veux tout savoir.
— Je vous ai dit ce qui s’est passé, dit Gatsby. Ce qui se passe depuis cinq ans – sans que vous le sachiez. »
Tom se tourna vivement vers Daisy.
« Tu fréquentes cet individu depuis cinq ans ?
— Elle ne me fréquente pas, dit Gatsby. Non, nous ne pouvions pas nous rencontrer. Mais nous n’avons pas cessé de nous aimer pendant tout ce temps, mon vieux, sans que vous le sachiez. Je riais parfois » (mais il n’y avait pas la moindre gaieté dans ses yeux) « en pensant que vous n’en saviez rien.
— Oh, c’est donc tout ? » Tom tapota les bouts de ses doigts épais les uns contre les autres, à la manière d’un homme d’Église, et se renfonça dans son fauteuil.
Il explosa.
« Vous êtes cinglé ! Je ne peux pas parler de ce qui s’est passé il y a cinq ans parce que je ne connaissais pas encore Daisy, et je veux bien être pendu si je comprends comment vous avez fait pour vous approcher d’elle, à moins de livrer les commandes d’épicerie par la porte de service. Mais tout le reste n’est que mensonge, sacré nom ! Daisy m’aimait quand elle m’a épousé et elle m’aime toujours.
— Non, dit Gatsby en secouant la tête.
— C’est pourtant le cas. Le problème, c’est qu’il lui arrive de se mettre des idées sottes dans la cervelle et elle ne sait plus ce qu’elle fait. » Il hocha la tête à la manière d’un vieux sage. « Et qui plus est, moi aussi j’aime Daisy. Je fais quelquefois la bringue et me conduis comme un imbécile, mais je reviens toujours, et dans mon cœur je ne cesse pas de l’aimer.
— Tu es révoltant », dit Daisy. Elle se tourna vers moi et sa voix, baissant d’une octave, emplit la pièce d’un mépris qui donnait le frisson. « Sais-tu pourquoi nous avons quitté Chicago ? Je m’étonne qu’on ne t’ait pas encore servi le récit de cette petite bringue. »
Gatsby alla se mettre à ses côtés.
« Daisy, tout cela est terminé maintenant, dit-il avec gravité. Cela n’a plus d’importance. Il suffit que tu lui dises la vérité… que tu ne l’as jamais aimé… et tout sera effacé à jamais. »
Elle le regarda d’un regard qui ne voyait rien. « Mais… comment pourrais-je l’aimer, lui… comment…?
— Tu ne l’as jamais aimé. »
Elle hésitait. Ses yeux se posèrent sur Jordan et sur moi comme si elle nous appelait à l’aide et comprenait enfin ce qu’elle faisait – et comme si elle n’avait jamais eu, à aucun moment, la moindre intention de faire quoi que ce fût. Mais c’était fait, à présent. Il était trop tard.
« Je ne l’ai jamais aimé, dit-elle, avec une réticence manifeste.
— Pas même à Kapiolani ? demanda Tom soudain.
— Non. »
De la salle de bal à l’étage au-dessous montaient, avec les bouffées d’air brûlant, des accords assourdis et suffocants.
« Pas même le jour où je t’ai portée quand nous sommes redescendus du Punch Bowl, pour que tu ne mouilles pas tes chaussures ? » Il avait dans la voix des accents tendres et voilés. « … Daisy ?
— Non, je t’en prie. » Le ton était glacial, mais toute rancœur en avait disparu. Elle regarda Gatsby. « Voilà, Jay… » dit-elle, et elle essaya d’allumer une cigarette, mais sa main tremblait. Elle jeta brusquement la cigarette et l’allumette encore enflammée sur le tapis.
« Ah ! tu en demandes trop ! cria-t-elle à l’adresse de Gatsby. Oui, c’est toi que j’aime maintenant… Est-ce que cela ne suffit pas ? Je ne peux pas empêcher ce qui s’est passé. » Elle éclata en sanglots, incapable de se retenir. « Je l’ai aimé autrefois, mais je t’aimais toi aussi. »
Gatsby écarquilla les yeux, puis les ferma.
« Tu m’aimais… moi aussi ? répéta-t-il.
— Même ça, c’est un mensonge, dit Tom avec férocité. Elle ne savait pas que vous étiez vivant. Allons… Il y a entre Daisy et moi des choses que vous ne connaîtrez jamais, des choses que ni elle ni moi ne pourrons jamais oublier. »
Les mots étaient comme autant de morsures dans la chair de Gatsby.
« Je veux parler à Daisy en tête à tête, insista-t-il. Elle est très énervée maintenant…
— Même en tête à tête, je ne pourrai pas dire que je n’ai jamais aimé Tom, avoua-t-elle sur un ton pitoyable. Ce ne serait pas vrai.
— Bien sûr que non », approuva Tom.
Elle se tourna vers son mari.
« Comme si ça avait la moindre importance pour toi, dit-elle.
— Bien sûr que ça a de l’importance. Dorénavant, je m’occuperai beaucoup mieux de toi.
— Vous ne comprenez pas, dit Gatsby, que la panique commençait à gagner. Vous n’allez plus avoir à vous occuper d’elle.
— Ah bon ? » Tom ouvrit de grands yeux et éclata de rire. Il pouvait se permettre de conserver son sang-froid désormais. « Et pourquoi donc ?
— Daisy va vous quitter.
— Absurde.
— C’est pourtant vrai, dit-elle avec un effort évident.
— Elle ne me quittera pas ! » Les paroles de Tom pesaient soudain contre Gatsby. « Sûrement pas pour un vulgaire escroc qui devrait voler l’anneau qu’il lui mettra au doigt.
— Je n’en supporterai pas davantage, s’écria Daisy. Partons, je vous en prie !
— Et d’ailleurs, qui êtes-vous au juste ? explosa Tom. Vous faites partie de la bande qui gravite autour de Meyer Wolfshiem. Cela, je le sais. J’ai commencé une petite enquête sur vos affaires, et je la poursuivrai dès demain.
— À votre aise, mon vieux, dit Gatsby, sans ciller.
— J’ai découvert ce qu’étaient vos… drugstores. » Il se tourna vers nous ; il parlait rapidement. « Ce Wolfshiem et lui ont acheté une quantité de drugstores loin des grandes artères, ici et à Chicago, et vendaient de l’alcool de grain sous le comptoir. C’est une de ses petites combines. Je l’ai pris pour un bootlegger la première fois que je l’ai vu et je n’étais pas loin de la vérité.
— Et alors ? demanda Gatsby poliment. Il me semble que votre ami Walter Chase n’a pas hésité à mettre sa fierté dans sa poche pour entrer dans l’affaire.
— Et puis vous l’avez laissé tomber, c’est bien ça ? Il a croupi en prison pendant un mois dans le New Jersey. Bon Dieu ! Vous devriez entendre Walter parler de vous !
— Il était complètement fauché quand il est venu nous voir. Il était trop heureux de se faire un peu d’argent, mon vieux.
— Cessez de m’appeler Mon vieux ! » s’écria Tom. Gatsby ne dit rien. « Walter aurait pu vous faire coincer aussi pour infraction à la législation sur les jeux, mais Wolfshiem lui a fichu une telle peur qu’il est resté muet. »
Cette expression étrange et pourtant reconnaissable était reparue sur le visage de Gatsby.
« Le petit commerce des drugstores, c’était de l’argent de poche, continua Tom lentement, mais vous préparez maintenant quelque chose dont Walter n’ose pas me parler. »
J’ai lancé un coup d’œil à Daisy qui regardait, terrifiée, un point entre Gatsby et son mari, puis à Jordan qui avait entrepris de faire tenir en équilibre sur la pointe de son menton un objet invisible et absorbant. Puis je me suis tourné vers Gatsby, et l’expression que je lui vis me stupéfia. Il avait l’air – je dis ceci avec tout le mépris possible des rumeurs qui couraient sur son compte dans son jardin – d’avoir « tué un homme ». Pendant un instant, seule cette formule invraisemblable pouvait décrire avec justesse les traits de son visage.
Puis l’expression s’évanouit, et il se mit à parler à Daisy avec animation, niant tout, défendant son honneur contre des accusations qui n’avaient pas été portées. Mais à chaque mot, elle se retirait davantage en elle-même, si bien qu’il renonça, et seul son rêve détruit continuait à se débattre tandis que l’après-midi finissait, s’efforçait de toucher ce qui n’était plus tangible, luttait encore et encore, lamentablement, sans perdre espoir, pour rejoindre, à l’autre bout de la pièce, la voix perdue.
La voix implora de nouveau que l’on parte.
« Tom, je t’en prie ! Je ne peux plus supporter cela. »
La peur dans ses yeux disait que quels qu’eussent été ses intentions et son courage, tout cela avait bel et bien sombré.
« Rentrez donc à la maison tous les deux, Daisy, dit Tom. Dans la voiture de Mr Gatsby. »
Elle regarda Tom, avec inquiétude cette fois, mais il insista, magnanime et méprisant.
« Vas-y. Il ne t’importunera pas. Il a compris, je pense, que son présomptueux petit flirt est terminé. »
Ils disparurent, sans un mot ; volatilisés ; insignifiants et, tels des fantômes, inaccessibles à tout, même à notre pitié.
Au bout d’un moment, Tom se leva et commença à envelopper dans la serviette la bouteille de whisky que nous n’avions pas ouverte.
« Qui en veut ? Jordan ?… Nick ? »
Je restai silencieux.
« Nick ? demanda-t-il à nouveau.
— Quoi ?
— Tu en veux ?
— Non… Je viens de me rappeler que c’est aujourd’hui mon anniversaire. »
J’avais trente ans. Devant moi s’étendait la route solennelle et menaçante d’une nouvelle décennie.
Il était sept heures du soir quand nous sommes montés dans le coupé avec lui et repartis pour Long Island. Tom parlait sans cesse, jubilait, riait, mais sa voix nous était aussi lointaine, à Jordan et à moi, que la clameur étrangère des trottoirs ou le vacarme du métro aérien. La sympathie humaine a ses limites, et nous étions heureux de laisser leurs querelles tragiques s’éteindre peu à peu avec les lumières de la ville derrière nous. Trente ans… L’assurance d’une décennie de solitude, une liste d’amis célibataires qui irait diminuant, un catalogue d’enthousiasmes qui irait s’appauvrissant, des cheveux s’éclaircissant… Mais il y avait Jordan, à côté de moi, qui, contrairement à Daisy, était trop avisée pour transporter des rêves bien oubliés d’une époque à la suivante. Au moment où nous avons franchi le pont ténébreux, son visage blême est tombé paresseusement sur mon épaule, et le formidable carillon de la trentaine s’est évanoui sous la pression rassurante de sa main.
C’est ainsi que nous roulions vers la mort, dans la fraîcheur du jour finissant.
Michaelis, le jeune Grec qui tenait le café devant les collines de cendres, fut le principal témoin dans l’enquête. Il avait fait la sieste au plus fort de la chaleur, jusqu’après cinq heures, puis il avait marché jusqu’au garage et avait trouvé George Wilson malade dans son bureau – vraiment malade, aussi pâle que ses cheveux clairs, et parcouru de frissons. Michaelis lui conseilla d’aller se mettre au lit, mais Wilson refusa, disant qu’il perdrait des affaires s’il ne restait pas au garage. Tandis que son voisin s’efforçait de le convaincre, un furieux tapage éclata au-dessus de leurs têtes.
« C’est ma femme que j’ai mise sous clef, expliqua Wilson calmement. Elle va y rester jusqu’à après-demain, et à ce moment-là on partira loin d’ici. »
Michaelis fut surpris. Ils étaient voisins depuis quatre ans et Wilson ne lui avait jamais semblé capable, ni de près ni de loin, de tenir un discours pareil. En général, c’était un de ces hommes complètement usés ; quand il ne travaillait pas, il restait assis sur une chaise et, du seuil de sa porte, il regardait passer les gens et les voitures sur la route. Quand on lui adressait la parole, il riait invariablement d’un rire agréable et sans éclat. Il était non pas son propre maître, mais le domestique de sa femme.
Naturellement, Michaelis essaya de savoir ce qui s’était passé, mais Wilson refusait de rien dire. Au contraire, il se mit à lancer à son visiteur des regards bizarres, soupçonneux, et à lui demander ce qu’il avait fait tel jour à telle heure… Alors que ledit visiteur commençait à se sentir mal à l’aise, des ouvriers passèrent devant la porte, se dirigeant vers son restaurant, et Michaelis saisit cette occasion pour s’éclipser, avec l’intention de revenir plus tard. Mais il ne revint pas. Il supposait qu’il avait oublié, voilà tout. Quand il ressortit, un peu après sept heures, il se rappela la conversation parce qu’il entendit la voix de Mrs Wilson au rez-de-chaussée du garage, qui criait et sermonnait :
« Frappe-moi ! hurlait-elle. Jette-moi par terre et frappe, sale petit trouillard ! »
Un instant plus tard, elle s’élançait au-dehors dans le crépuscule, en agitant les mains et en poussant des hurlements ; avant qu’il ait pu quitter le seuil de sa porte, tout était terminé.
« L’automobile de la mort », comme l’appelèrent les journaux, ne s’arrêta pas ; elle surgit de la nuit qui tombait, hésita tragiquement un instant et disparut au tournant suivant. Michaelis n’était même pas certain de sa couleur ; il déclara au premier agent de police qu’elle était vert clair. L’autre voiture, celle qui roulait vers New York, s’arrêta une centaine de mètres plus loin, et son conducteur revint en courant vers Myrtle Wilson, brutalement fauchée, dont le sang noir et épais se mêlait à la poussière de la route où elle était agenouillée.
Michaelis et cet homme furent les premiers sur les lieux, mais lorsqu’ils eurent arraché son chemisier encore humide de transpiration, ils virent que son sein gauche pendait comme un rabat et qu’il était inutile de chercher à écouter le cœur en dessous. La bouche était grande ouverte et légèrement déchirée aux commissures, comme si elle s’était un peu étranglée en rendant, avec le dernier soupir, la prodigieuse vitalité emmagasinée en elle depuis si longtemps.
Nous étions encore à quelque distance lorsque nous avons vu les trois ou quatre automobiles et un attroupement.
« Un accident ! dit Tom. C’est bien. Wilson va enfin pouvoir travailler. »
Il ralentit, mais n’avait pas encore l’intention de s’arrêter ; cependant, quand nous fûmes plus près, les visages silencieux et graves des gens massés à la porte du garage lui firent instinctivement actionner les freins.
« On va jeter un coup d’œil, dit-il d’une voix incertaine, rien qu’un coup d’œil. »
Je distinguai alors pour la première fois une plainte sourde, ininterrompue, qui venait de l’intérieur du garage, une plainte qui, alors que nous étions descendus du coupé et avancions vers la porte, prenait la forme d’une suite de trois mots : Oh mon Dieu ! répétés encore et encore dans un gémissement haletant.
« Il se passe quelque chose de grave ici », dit Tom, devenu nerveux.
Il se dressa sur la pointe des pieds pour essayer d’apercevoir par-dessus le cercle des têtes l’intérieur du garage qui n’était éclairé que par une lumière jaune oscillant au plafond dans son panier métallique. Puis de sa gorge sortit un son rauque et, bousculant violemment les badauds de ses bras puissants, il se fraya un chemin.
Le cercle se referma sur lui avec un murmure de réprobation générale ; pendant une minute, je ne pus rien voir. Puis de nouveaux arrivants provoquèrent une bousculade, et Jordan et moi nous retrouvâmes soudain au cœur de la foule.
Le corps de Myrtle Wilson enveloppé dans une couverture, puis dans une autre, comme si elle souffrait d’un refroidissement dans cette nuit torride, reposait sur un établi, contre le mur, et Tom, qui nous tournait le dos, était penché sur elle et ne bougeait pas. Il y avait à côté de lui un motocycliste de la police qui inscrivait des noms sur un petit carnet, en transpirant et en corrigeant beaucoup. Je ne parvins pas à découvrir tout de suite l’origine de la plainte aiguë dont le garage vide répercutait bruyamment les échos ; puis je vis Wilson, debout sur le seuil surélevé de son bureau, qui se balançait d’avant en arrière en se retenant des deux mains au chambranle de la porte. Un homme lui parlait à voix basse, et essayait de temps en temps de poser une main sur son épaule, mais Wilson n’entendait ni ne voyait rien. Son regard s’abaissait lentement de l’ampoule oscillante à l’établi contre le mur, où gisait le corps, puis remontait d’un coup vers la lumière, et il lançait sans discontinuer son cri de lamentation, horrible, perçant.
« Oh mon Dieu… mon Dieu… Oh mon Dieu… mon Dieu… »
Bientôt, Tom, d’une secousse, leva la tête et, après avoir laissé son regard vitreux s’attarder sur le garage, il bredouilla une remarque incohérente à l’adresse de l’agent de police.
« M-a-v… disait l’agent, … o…
— Non, r… corrigea l’homme, M-a-v-r-o…
— Écoutez-moi, dit Tom dans un murmure véhément.
— r… dit l’agent, o…
— g…
— g… » Il releva les yeux ; la large main de Tom s’était abattue sur son épaule. « Hé, qu’est-ce que vous voulez, vous ?
— Qu’est-ce qui s’est passé… c’est tout ce que je veux savoir.
— La voiture l’a fauchée. Tuée sur le coup.
— Tuée sur le coup, répéta Tom, le regard effaré.
— Elle traversait la route en courant. Ce salaud s’est même pas arrêté.
— Il y avait deux voitures, dit Michaelis. Une qui arrivait, l’autre qui s’en allait en sens contraire, vous comprenez ?
— Qui s’en allait où ? demanda l’agent avidement.
— Chacune allait dans sa direction. Alors elle… » Sa main se leva vers la couverture, mais s’arrêta à mi-chemin et retomba contre sa cuisse. « … elle s’est mise à courir et celle qui venait de New York lui est rentrée en plein dedans à cinquante ou soixante à l’heure.
— Comment s’appelle cet endroit ? demanda l’agent.
— Il a pas de nom. »
Un Noir au teint clair, bien habillé, s’approcha.
« C’était une voiture jaune, dit-il. Une grosse voiture jaune. Toute neuve.
— Vous avez vu l’accident ? demanda l’agent.
— Non, mais la voiture m’a dépassé sur la route, elle roulait à plus de soixante. Peut-être soixante-dix ou quatre-vingts.
— Venez ici et donnez-moi votre nom. Holà, tout le monde. Il faut que je prenne son nom. »
Quelques bribes de cette conversation durent parvenir aux oreilles de Wilson qui se balançait toujours sur le seuil de son bureau, car un nouveau thème trouva soudain place dans sa complainte haletante.
« Pas besoin de me dire quelle sorte de voiture c’était ! Je sais quelle sorte de voiture c’était ! »
Comme j’observais Tom, je vis la masse de muscles de ses épaules se contracter sous son veston. Il marcha rapidement sur Wilson, se planta devant lui et lui empoigna les bras.
« Il faut vous ressaisir », dit-il d’un ton à la fois bourru et apaisant.
Les yeux de Wilson se posèrent sur Tom ; il voulut se mettre sur la pointe des pieds et se serait effondré sur les genoux si Tom ne l’avait maintenu droit.
« Écoutez, dit Tom, en le secouant un peu. Je viens d’arriver à l’instant de New York. Je vous apportais ce coupé dont nous avons parlé. La voiture jaune que je conduisais cet après-midi n’était pas à moi, vous entendez ? Je ne l’ai pas vue de l’après-midi. »
Seuls le Noir et moi étions assez près pour entendre ce qu’il disait, mais l’agent perçut quelque chose dans le ton de sa voix et dirigea dans cette direction un regard féroce.
« Hé, qu’est-ce qui se passe là-bas ? demanda-t-il.
— Je suis un de ses amis. » Tom tourna la tête, sans lâcher sa prise sur Wilson. « Il dit qu’il connaît la voiture qui a fait ça… C’était une voiture jaune. »
Poussé par un instinct indéfinissable, l’agent jeta vers Tom un regard soupçonneux.
« Et votre voiture à vous, elle est de quelle couleur ?
— C’est une voiture bleue, un coupé.
— Nous arrivons de New York », dis-je.
Quelqu’un qui nous avait suivis de près sur la route confirma mes dires, et l’agent s’éloigna.
« Bon alors… veuillez m’épeler ce nom correctement… »
Soulevant Wilson comme une poupée, Tom le porta dans le bureau, l’assit sur une chaise et revint.
« Il faudrait quelqu’un pour rester avec lui ! » commanda-t-il rudement. Il attendit ; les deux hommes les plus proches échangèrent un regard et entrèrent de mauvaise grâce dans la pièce. Tom referma la porte sur eux et descendit l’unique marche, en évitant de regarder l’établi. Quand il passa près de moi, il murmura : « Sortons d’ici. »
Mal à l’aise, suivant la voie que ses bras ouvraient impérieusement devant nous, nous nous sommes enfoncés dans la foule toujours plus nombreuse, croisant un médecin qu’on avait appelé une demi-heure plus tôt, contre tout espoir, et qui se hâtait, sa trousse à la main.
Tom roula lentement jusqu’au virage, puis son pied enfonça l’accélérateur et le coupé fila à toute vitesse dans la nuit. Peu après, j’entendis un sanglot rauque, assourdi, et je vis qu’il avait le visage inondé de larmes.
« Lâche ! Saleté de lâche ! pleurnichait-il. Il ne s’est même pas arrêté. »
La maison des Buchanan vint à notre rencontre, comme une ombre flottante, à travers les feuilles bruissantes des arbres noirs. Tom s’arrêta devant le perron et leva les yeux vers le premier étage où deux fenêtres ruisselaient de lumière parmi la vigne vierge.
« Daisy est rentrée », dit-il. Comme nous descendions de voiture, il me lança un coup d’œil et fronça légèrement les sourcils.
« J’aurais dû te déposer à West Egg, Nick. Il n’y a plus rien à faire ce soir. »
Un changement s’était opéré en lui ; il parlait avec gravité, d’un ton décidé. Tandis que, sur l’allée de gravier éclairée par la lune, nous marchions vers la terrasse, il régla la situation en quelques phrases alertes.
« Je vais appeler un taxi qui te ramènera chez toi, et pendant que tu attends, vous devriez aller à la cuisine, Jordan et toi, et demander qu’on vous prépare un dîner, si vous avez faim. » Il ouvrit la porte. « Entrez.
— Non, merci. Mais je serais content que tu appelles un taxi pour moi. Je vais attendre dehors. »
Jordan posa sa main sur mon bras.
« Tu ne veux pas entrer, Nick ?
— Non, merci. »
Je ne me sentais pas très bien et voulais être seul. Mais Jordan s’attarda encore un moment.
« Il n’est que neuf heures et demie », dit-elle.
Je ne serais entré pour rien au monde ; je les avais assez vus pour la journée, tous, et même, tout à coup, Jordan. Elle dut plus ou moins lire sur mon visage ce que je ressentais alors, car elle me tourna le dos brusquement, gravit l’escalier du perron en courant et disparut dans la maison. Je me suis assis quelques minutes, la tête dans les mains ; ensuite, on a décroché le téléphone à l’intérieur, et j’ai entendu la voix du majordome appeler un taxi. Je me suis alors éloigné lentement de la maison par la grande allée, avec l’intention d’attendre près de la grille.
Je n’avais pas fait vingt mètres lorsque j’ai entendu appeler mon nom, et Gatsby a surgi entre deux buissons. Je devais être dans un état bizarre, car une seule chose occupait alors mon esprit : l’éclat de son costume rose sous la lune.
« Que faites-vous ? demandai-je.
— Je suis là, c’est tout, mon vieux. »
Cela m’a paru, je ne sais pourquoi, une besogne méprisable. Qui pouvait m’assurer qu’il n’allait pas cambrioler la maison dans un moment ? Je n’aurais pas été surpris de voir des visages sinistres, les visages de « la bande à Wolfshiem », derrière lui, dans l’obscurité des bosquets.
« Avez-vous vu un accident sur la route ? demanda-t-il après un instant.
— Oui. »
Il hésita.
« Est-elle morte ?
— Oui.
— Je m’en doutais ; j’ai dit à Daisy que je m’en doutais. Il valait mieux que le choc vienne d’un coup. Elle l’a plutôt bien supporté. »
Il parlait comme si la réaction de Daisy était la seule chose qui importât.
« Je suis revenu à West Egg par une petite route, poursuivit-il, et j’ai laissé la voiture dans mon garage. Je ne pense pas qu’on nous ait vus, mais, bien entendu, je ne saurais en être absolument certain. »
Il m’était à ce moment devenu si antipathique que je n’ai pas jugé nécessaire de lui dire qu’il se trompait.
« Qui était cette femme ? demanda-t-il.
— Elle s’appelait Wilson. Son mari est le propriétaire du garage. Comment diable est-ce arrivé ?
— Eh bien… j’ai essayé de redresser le volant… » Il s’interrompit, et soudain j’ai deviné la vérité.
« C’est Daisy qui conduisait ?
— Oui, dit-il au bout d’un instant, mais je dirai que c’était moi, évidemment. Vous comprenez, quand nous avons quitté New York, elle était très nerveuse et elle pensait que la conduite la calmerait ; et cette femme s’est précipitée vers nous au moment où nous croisions une voiture qui venait dans l’autre sens. Tout cela s’est passé en un éclair, mais il m’a semblé qu’elle voulait nous parler, qu’elle croyait nous connaître. Et… Daisy, pour éviter la femme, a d’abord donné un coup de volant vers l’autre voiture, puis elle a perdu le contrôle d’elle-même et a tourné le volant de l’autre côté. À la seconde où je l’ai saisi, j’ai senti le choc. Il a dû la tuer sur le coup.
— Il lui a arraché…
— Inutile de me dire, mon vieux, fit-il, avec une grimace de douleur. Quoi qu’il en soit… Daisy a appuyé sur la pédale. J’ai essayé de la faire s’arrêter, mais elle ne pouvait pas, aussi j’ai tiré le frein à main. C’est alors qu’elle s’est écroulée sur mes genoux et que j’ai pris sa place au volant.
« Elle sera remise demain, continua-t-il après quelques instants. Je vais simplement attendre ici pour m’assurer qu’il n’essaye pas de l’ennuyer avec l’incident désagréable de cet après-midi. Elle s’est enfermée dans sa chambre et, s’il tente de la brutaliser, elle éteindra et rallumera la lumière plusieurs fois.
— Il ne la touchera pas, fis-je. Ce n’est pas à elle qu’il pense en ce moment.
— Je n’ai pas confiance en lui, mon vieux.
— Vous allez attendre longtemps ?
— Toute la nuit si c’est nécessaire. En tout cas, jusqu’à ce qu’ils soient tous couchés. »
Les choses m’apparurent sous un nouveau jour. Supposons que Tom découvre que c’était Daisy qui était au volant. Il pourrait imaginer qu’il y avait un rapport… il pourrait imaginer n’importe quoi. J’ai regardé la maison. Il y avait deux ou trois fenêtres éclairées au rez-de-chaussée et la lueur rose de la chambre de Daisy au premier étage.
« Attendez ici, dis-je. Je vais voir s’il y a des bruits de dispute. »
Je suis revenu sur mes pas en suivant la bordure de la pelouse, j’ai traversé l’allée de gravier sans faire de bruit et monté les marches de la terrasse sur la pointe des pieds. Les rideaux du salon étaient ouverts et j’ai vu que la pièce était vide. Franchissant la terrasse où nous avions dîné ce soir de juin trois mois plus tôt, je suis arrivé à un petit rectangle de lumière que je devinai être la fenêtre de l’office. Le store était tiré, mais je repérai un interstice au-dessus du rebord de la fenêtre.
Daisy et Tom étaient assis l’un en face de l’autre à la table de la cuisine, avec entre eux une assiette de poulet froid et deux bouteilles de bière. Il lui parlait à travers la table d’un air grave et, absorbé par ce qu’il disait, il avait laissé tomber sa main sur celle de la jeune femme, qu’il recouvrait. À un moment, elle leva les yeux et hocha la tête en signe d’assentiment.
Ils n’étaient pas heureux, et ni l’un ni l’autre n’avait touché au poulet ou à la bière ; pourtant, ils n’étaient pas malheureux non plus. Cette scène dégageait, sans erreur possible, une impression d’intimité naturelle, et n’importe qui aurait dit qu’ils étaient en train de comploter.
Comme je m’éloignais de la terrasse sur la pointe des pieds, j’entendis mon taxi qui cherchait son chemin sur la route sombre de la maison. Gatsby attendait dans l’allée là où je l’avais laissé.
« Tout est calme là-bas ? a-t-il demandé avec inquiétude.
— Oui, tout est calme. » J’hésitai. « Vous feriez mieux de rentrer chez vous et de dormir un peu. »
Il secoua la tête.
« Je veux attendre ici jusqu’à ce que Daisy aille se coucher. Bonne nuit, mon vieux. »
Il enfonça les mains dans ses poches, et reprit impatiemment la surveillance de la maison, comme si ma présence gâtait le caractère sacré de sa garde. Je me suis donc éloigné, le laissant dressé dans le clair de lune, sentinelle inutile.