CHAPITRE XII

Le thé était fait et la polenta cuisait sur un feu magnifique quand la jeune femme s'éveilla.

« Ne bougez pas, dit Angelo, vous êtes toujours morte de fatigue. »

Il lui donna du thé bouillant très sucré.

« J'ai fait ma petite patrouille, moi aussi, dit-il. A cinquante mètres d'ici, il y a un carrefour de routes, à quoi on a mis une pancarte. D'après elle, nous sommes à cinq lieues à l'est de Saint-Dizier. Est-ce que vous ne vous souvenez pas d'être passée à cet endroit-là dans le voyage dont vous m'avez parlé ? Cela semble être pourtant notre route.

— Non, je ne me souviens pas de Saint-Dizier. Mais laissez-moi me lever, je vais vous aider.

— Vous m'aidez telle que vous êtes. Levez-vous et vous allez avoir dans cinq minutes le ridicule d'être obligée de vous recoucher. Je ne vous ai pas tout dit. Tout de suite après le carrefour, la route descend dans un vallon et, juste sur la pente, à tout au plus cent mètres de l'endroit où nous sommes, il y a le plus joli hameau de quatre maisons que l'on puisse voir. Chose extraordinaire, les gens s'y conduisent de façon normale. Tout à l'heure, une femme a donné aux poules. Un homme s'est mis à herser un champ dans lequel il est encore. Sans le rebord du vallon et ces arbres, vous l'entendriez parler à son cheval. Je ne serais pas étonné si tout à l'heure des enfants jouaient sur l'aire. En tout cas, je ne me suis pas montré mais une vieille femme a planté une chaise au soleil, sur le devant de sa porte, s'est assise et fait du tricot. Il y a en outre au moins trois hommes assez vieux qui fument leurs pipes et parlent de la pluie et du beau temps debout les mains dans les poches.

— C'est à n'y pas croire !

— J'ai surtout regardé les poules, dit Angelo. Vous verrez pourtant le pays tout à l'heure quand je vous permettrai d'essayer vos genoux. Mais, croyez-moi, restez couchée et au chaud. Nous aurons besoin de nos jambes. Nous sommes sur une éminence qui a le plus beau point de vue du monde. Je vais vous dire pourquoi j'ai surtout regardé les poules. Maintenant que vous avez bu votre thé, restez bien tranquille. Voilà ce que je vais faire. Voici vos pistolets, mettez-les près de votre tête, mais il n'y a rien d'inquiétant à des lieues à la ronde. Je vais aller acheter une poule et des légumes. Je me ferai prêter une marmite. Nous allons faire une poule au pot. C'est ça qui va nous donner du cœur au ventre. Nous sommes affamés : en tout cas, moi, je le suis. »

Les gens du hameau étaient très hospitaliers. Ils voulaient faire boire du café à Angelo qui, pris de scrupule, leur parla très franchement du choléra et qu'il était imprudent de faire entrer des étrangers chez eux.

« Vous n'êtes pas le premier qui entrerait et boirait dans mes bols, dit la femme à qui il s'était adressé. Nous voyons moins de gens sur les routes ces temps-ci, à cause des soldats mais, passé une époque, nous en avions des ribambelles. Nous avons toujours fait ce qu'il fallait et personne n'est mort pour ça. Ne laissez pas votre dame dans les bois et amenez-la ici. Si vous tenez à toute force à rester dehors, venez vous installer sur l'aire. Je surveillerai mieux la marmite que je vous prête. Elle vaut plus cher que la poule que vous m'achetez. »

Angelo retourna avec ces bonnes nouvelles au campement, sous l'yeuse. Il trouva la jeune femme debout et apprêtée. Elle avait fait un bout de toilette, dénoué son chignon et tressé ses cheveux. Cette coiffure lui donnait l'air d'une petite fille. Son visage, ainsi encadré de noir, avait maintenant la forme parfaite d'un fer de lance.

Angelo et la jeune femme restèrent deux jours dans ce hameau, couchant sur l'aire, mangeant la poule et des pommes de terre à la cendre. Après les orgies de cassonade et de sucre des jours passés, rien n'était meilleur que le gros sel. Angelo toutefois refusa le pain de ménage qu'on leur offrait pour pas cher et le vin qu'on tirait d'un tonneau et dont, par conséquent, on ne pouvait pas être sûr.

« Faisons bouillir, dit-il à la jeune femme, et ne mangeons que ce qui aura bouilli sous nos yeux. Il s'agit de savoir si nous voulons avoir le bénéfice de tous nos chemins détournés ou si nous sommes à la merci de ce morceau de pain qui, je le reconnais, me fait venir à moi aussi l'eau à la bouche. J'ai entendu, comme vous, répéter mille fois que le choléra, ni la peste d'ailleurs, dit-on, ne se met dans le pain. Mais, quand on a fait ce que nous avons fait, et surtout une marche à pied de six heures, ce n'est pas pour se laisser prendre bêtement par la bouche. »

Le pays avait une majestueuse grandeur. C'était un plateau mollement ondulé (ce qu'Angelo avait appelé vallon et où se trouvaient les quatre maisons du hameau n'était qu'une combe à peine marquée, comme le creux de la main). La terre soufrée et vert tendre s'en allait à l'infini portant dans sa houle des arbres de guingois et des buissons légers et transparents comme de l'écume. On était en plein dans ces chaleurs qui s'attardent en automne. Le vent languissait mais, sur ces espaces libres, avait la voix de la mer, même dans ses plus légers soupirs. Une lumière légère dorait le grand cirque de montagnes sur tout le pourtour de l'horizon.

Angelo fit simplement remarquer qu'on n'entendait absolument aucun oiseau, or, d'ordinaire, pendant ces étés de la Saint-Martin les grives chantent, les mésanges s'affolent et jettent des éclaboussures bleues dans le soleil. Ici, rien de semblable ; le vent frottait son ressac paisible sur les tuiles des maisons et dans les branches nues des arbres. La poussière se soulevait parfois de quelque lande sèche et animait l'étendue avec ses colonnes flottantes.

L'homme qui habitait la maison la plus rapprochée de la route vint s'asseoir sur l'aire. C'était un vieillard de plus de quatre-vingts ans. Il dit qu'il subvenait seul à tous ses besoins.

« Vous y croyez, vous, à ce choléra ? » ajouta-t-il.

D'anciens doubles mentons pendaient en foulards autour de son cou desséché. Il avait un visage racorni comme une noix. Il chiquait avec des lèvres noires en mouvement.

Il regarda les manteaux.

« C'est du bon drap que vous avez là, dites donc, monsieur. C'est du tartan ou quoi ? A moins que ce soit du drap de marine ? Je connais Toulon, moi. J'ai été charpentier à l'Arsenal. Où donc que c'est fabriqué un drap pareil ? Nous, l'hiver vient. Les gens disent qu'ils meurent trop. Où c'est qu'ils prennent cette idée ? Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on le pense. Maintenant ils ont la frousse. Vous foutez le camp aussi, vous ? Qu'est-ce que vous avez dans ces sacoches ? Voilà du cuir comme j'ai toujours dit qu'il y en avait. Il en est passé des gens sur cette route ! C'était un défilé. Où c'est qu'ils sont allés ? Moi, il y a peut-être vingt ans que je n'ai pas mis les pieds à Saint-Dizier. Vous connaissez Saint-Dizier ?

— Non, dit Angelo, nous nous demandons justement si c'est grand et si c'est sur la route de Gap.

— Qu'est-ce que c'est Gap ?

— Un pays où nous allons.

— Sûrement pas. Saint-Dizier c'est pas sur des routes. Il y a celle qui y va et celle qui en sort : un point c'est tout et ça suffit bien. C'est pas la route de Toulon. Moi, j'ai passé par là, voyez l'amandier tordu. Il était gros comme mon doigt, à l'époque. Il sortait d'une vieille souche. J'ai tracé par là à quatre heures du matin, l'été. Je me suis dit : “Qu'est-ce qu'il fout ici, ce petit merdeux ?” Il a poussé. J'étais jeune. Très fort charpentier ; scieur de long. On roule sa bosse. Vous n'avez pas trois sous ? »

Il avait traîné son cul dans l'herbe pour s'approcher des manteaux et en tâter le drap entre ses doigts qui semblaient de fer.

« C'est surtout le diable pour avoir un peu de tabac. Ils ont mis la chique à prix d'or. Ça coûte, les vices ! Oh ! et puis, quoi, nous finirons tous pareils ! C'est même sûr. Le gros qui venait chaque année en mars acheter les chevreaux, vous lui auriez donné cent ans à vivre, avec ses joues. Il est mort bêtement, avec les autres. Faut voir ce pays-ci en mars, c'est à voir. On a parfois vingt chevreaux. Il usait sa salive pour un sou. Il a cassé sa pipe, c'est forcé. Qu'est-ce que vous voulez faire d'autre ? Il est bien avancé ! »

Angelo lui donna un petit cigare. Il le cassa en deux et s'en fourra tout de suite une moitié dans la bouche.

« Vous êtes riche pour fumer ça, vous, dit-il. C'est de ceux à un sou pièce. »

Il insista pour savoir ce qu'il y avait dans les sacoches. Il louchait aussi du côté de la mallette et ne cessait de tripoter les manteaux. Finalement, il devint grossier et Angelo allait le faire décamper quand un homme sortit juste à point de la maison qui était derrière le petit châtaignier et appela le vieillard qui s'empressa d'obéir. Angelo et la jeune femme pensèrent ensuite que cet homme devait être depuis longtemps aux aguets, qu'il surveillait la scène. Peut-être même l'avait-il organisée...

« Cet endroit me semble étrange, dit à plusieurs reprises la jeune femme. Croyez-moi, nous ne sommes pas en sûreté.

— Ils prétendent que les soldats ne passent jamais par ici et nous avons en effet tout lieu de le croire.

— C'est autre chose, dit-elle. On nous observe. Je sens ça à je ne sais quoi qui me touche les épaules quand je tourne le dos aux maisons. Le petit garçon qui était là tout à l'heure avec son fouet et qui frappait les euphorbes ne le faisait pas d'une façon naturelle. J'ai fouetté les euphorbes, comme tout le monde. Je sais de quoi il s'agit dans ce cas-là. Cela ne s'accommode pas avec le regard en dessous qu'il avait et qui était dirigé sur nous. Il nous surveillait.

— C'est tout simplement que nous sommes étrangers et qu'au surplus nous devons avoir une autre dégaine que les gens de Saint-Dizier ou même que les gens de n'importe où, après les aventures de ces jours-ci. Je n'ai jamais vu des yeux aussi grands que les vôtres.

— Alors, je dois vous raconter ce qui m'est arrivé ce matin. J'étais allée dans les buissons. Au retour j'ai rencontré cette femme qui vous a vendu la poule. Elle avait tout l'air de m'attendre, sans faire semblant. Elle m'a dit : “Montrez-moi la bague que vous avez au doigt.” Je vous assure que cela n'avait pas l'air d'une plaisanterie. Je la lui ai montrée. Elle m'a dit : “Vous me la donnez ?” Je lui ai dit “Non” bien carrément. On ne va pas dans les buissons avec un pistolet mais elle ne me faisait pas peur. Et maintenant le vieux bonhomme et l'autre qui l'a appelé bien à point. Le petit garçon. Et un visage que je viens de voir à l'instant même, qui nous guette de derrière le pilier de la grange — ne regardez pas — à droite et qui vient de se retirer.

— Je n'avais pas remarqué cette bague. Vous ne l'aviez pas ces jours-ci ?

— Non, je l'ai mise à mon doigt hier matin, sous l'yeuse, pendant que vous étiez en patrouille.

— J'ai parfaitement vu celui qui se cache derrière le pilier de la grange et qui, en effet, a l'air de suivre tous nos mouvements. C'est le jeune homme qui tirait l'eau du puits ce matin. Combien sont-ils en tout dans ce hameau ?

— J'ai compté neuf personnes : quatre femmes, cinq hommes, y compris le vieux et le garçon. Les femmes sont taillées solidement.

— Elles auront besoin d'avoir aussi le cœur bien accroché si on en vient à une bagarre. J'ai l'intention de tirer dans le tas et pas aux jambes. Nous n'attaquerons pas mais prenons nos précautions. Faisons les paquets. Vous n'avez pas peur ?

— Je casserais volontiers la tête à cette femme qui a remarqué la bague avant vous, dit la jeune femme. Croyez-moi, j'ai la main sûre et je ne me flatte pas. Nous sommes tombés sur un lot de ces brigands dont on parlait.

— Non, dit Angelo, nous sommes tombés sur de braves gens qui ne craignent plus les gendarmes. C'est pire. Ils vous couperaient la tête avec un cure-oreille, quitte à s'y reprendre à cent fois. »

lis firent le baluchon. Angelo surveillait les maisons du coin de l'œil. Ce petit air de guerre où il n'y avait à craindre que des coups de feu le réjouissait. Il se disait : « S'il y a quelque chose derrière tout ça, maintenant que nous plions ça va se voir. »

En effet, une porte s'ouvrit et un homme fit quelques pas rapides vers l'aire. Il avait un fusil à la main. Les autres portes s'étaient ouvertes, les hommes et les femmes sortaient, même le vieillard. Mais il n'y avait qu'un fusil et, avant même qu'il soit épaulé, Angelo avait fait face, ses deux pistolets à la main et bien braqués. Tout le monde s'arrêta sur place.

On entendit le ressac du vent.

Plus que les pistolets (et la jeune femme avait aussi les siens à la main mais on ne la regardait guère) l'attitude d'Angelo avait jeté le trouble et faisait peur. Ces paysans voyaient bien qu'en réalité il était au comble du bonheur. Il n'était pas sur la défensive, il attaquait et avec un mordant peu ordinaire. Il avait le petit sabre sous le bras.

« Mettez-vous derrière moi », dit-il à haute voix à la jeune femme.

Et en faisant deux pas vers le groupe des paysans :

« Au moindre geste, faites-moi sauter la gueule à ces deux phénomènes qui ont des bâtons, là à ma droite. Je me charge de ceux qui sont devant moi. Jette le fusil, toi ; jetez les bâtons. Et reculez-vous jusqu'au mur. »

Il continua à marcher sur eux et ils reculèrent. Mais ils ne jetaient ni fusil ni bâtons. Et soudain le pistolet de la jeune femme tonna. Il fit un bruit si extraordinaire qu'en un instant les armes furent jetées et tout le monde aligné contre le mur, sauf un homme qui était tombé et qui se releva et courut s'aligner avec les autres. Il avait la main droite mâchée de chevrotines, peut-être même un doigt arraché. Son sang coulait dans l'herbe.

« Rechargez votre pistolet, dit froidement Angelo, je les tiens. »

Et il les tint en effet sans un coup d'œil à l'homme blessé et sans un mot.

« Il faut qu'ils se mettent bien dans la tête.... », se dit-il.

« C'est fait, dit assez rapidement la jeune femme.

— A qui est le cheval qui hersait l'autre matin ?

— C'est un mulet, dit l'homme qui avait eu le fusil.

— Embâte-le et sors-le, dit Angelo. Pauline, surveillez la manœuvre. Tant que nous ne serons pas partis, et à notre gré, personne ne touchera à cette main. Ce type-là saigne comme un porc, dépêchez-vous. »

On amena très vite le mulet embâté sur lequel la jeune femme chargea le bagage. Angelo était aux anges. Enfin, il pouvait oublier le choléra à quoi il pensait tout le temps et qui est si mystérieux. Ici, les paysans étaient simplement comme des gamins pris sur le fait. Ils avaient sûrement encore envie de mal faire : cela se voyait à des yeux et à des mines sournoises. L'affaire du mulet à quoi ils ne s'attendaient pas était sur le point de leur donner du courage. Angelo serrait les crosses des pistolets avec beaucoup de conviction.

« Voilà un remède et dont je sais me servir », se disait-il.

Il fit un petit discours.

« Je ne vole pas, moi, dit-il. Cependant, qui m'en empêcherait ? Nous étions amis. Je vous ai payé la poule, les légumes et même le sel. J'ai donné un petit cigare à votre espion. C'est vous qui êtes responsables de ce qui vient d'arriver. Et si je voulais non seulement emmener votre mulet sans payer mais encore vous passer par les armes, ce serait facile et je suis dans mon droit. Nous avons quatre coups à tirer et, comme vous avez vu, madame sait se servir de ses outils. Après ça, regardez ce que j'ai sous le bras. Il y a là de quoi vous hacher en petits morceaux et, au moindre geste, je ne m'en ferai pas faute. Je vous paye le mulet trente francs ; c'est un prix raisonnable. D'ailleurs, vous n'avez que le choix de l'accepter. En outre, je dois vous dire que je suis le cousin de votre préfet et, si je ne suis pas content de vous, je vous enverrai les soldats. Voilà pourquoi j'en prenais à mon aise et ce qui fait que vous ne m'en imposez pas. Je vais ajouter dix francs pour le fusil que j'emporte pour ne courir aucun risque. Cela fait exactement deux louis que je vous lancerai dès que nous serons sur la route. Mes pistolets portent parfaitement bien à quinze pas. Vous voilà prévenus. »

La jeune femme prit la bride du mulet et la petite troupe fit retraite d'une façon magnifique. Rien ne fut laissé au hasard. Angelo marchait à reculons sans perdre de vue les paysans. Ils avaient été impressionnés par le discours. On ne leur avait jamais parlé aussi longtemps en les regardant dans les yeux et, somme toute, avec des arguments et des raisons valables. Ils attendaient aussi de voir les deux louis. Ils étaient au fond intéressés par des quantités de choses pour lesquelles il n'était plus nécessaire de tomber à bras raccourcis sur quelqu'un. Ils se demandaient s'il serait facile de trouver les pièces d'or dans l'herbe où sûrement ce personnage maigre aux yeux de feu allait les jeter.

Angelo eut naturellement la malice de lancer les pièces assez loin, du côté opposé à la route. En même temps il fit faire un peu de course rapide à sa troupe qui gagna du champ.

« Restons sur la route, dit-il. Regardez-la, elle passe au clair du plateau. Ils auront beau faire, s'ils veulent nous suivre on les verra venir de loin. Et nous avons leur fusil. Rapprochons-nous de Saint-Dizier qui est, paraît-il, un bourg et dont ils se méfieront parce qu'il doit y avoir des soldats et tout au moins des hommes qu'ils craignent : notaire, huissier, gros commerçants. Ils ne se hasarderaient pas à assassiner en leur présence, soyez-en sûre. Nous avons en tout cas gagné un demi-équipage. On marche mieux quand une bête vous porte les bagages. Quand vous serez fatiguée, vous pourrez vous asseoir sur la croupe. »

Il était trois heures de l'après-midi et le temps restait au beau. Après une lieue qu'ils firent en marche accélérée, ils ralentirent l'allure. Ils étaient seuls sur le plateau.

« Nous avons encore une heure de jour et deux heures de demi-jour. C'est suffisant pour arriver sans nous presser dans les parages de ce Saint-Dizier. Nous verrons ce qu'il faut faire avec cet endroit-là : le fuir, comme je le crois, ou en tâter avec précaution. De toute façon il me semble qu'ici le choléra est moins fort.

— Je ne sais pas, dit la jeune femme, je ne crois pas. L'audace de ces paysans semble prouver le contraire.

— Félicitations pour tout à l'heure. Vous avez rechargé votre pistolet avec une rapidité déconcertante.

— Elle était faite pour déconcerter : je ne l'ai pas rechargé du tout. Il fallait surtout faire croire que nous étions des êtres merveilleux. C'est souvent plus utile qu'une charge de poudre. Qui pouvait imaginer que je mentais ?

— Même pas moi, dit Angelo. Toutefois, ceci ne me dépasse pas trop mais il est plus prudent que j'en sois prévenu. A la guerre, j'aime faire mes mensonges moi-même. »

Ils marchaient encore trop vite pour avoir une conversation suivie.

Angelo s'accusa d'avoir peut-être parlé un peu sèchement.

« Les prénoms sont en effet bien commodes au feu », dit-il au bout d'un moment. Mais il manquait de sincérité.

Le soleil avait disparu derrière les montagnes. Le soir tombait. La tiédeur, le doré du jour, la paix, tout ce qui en avait fait sa gloire subsistait en traces légères malgré les ombres. La route se promenait sur le plateau. De grandes montagnes couleur de lilas, qui avaient été cachées jusque-là sous la lumière, montaient de tous les côtés. La profondeur de lointaines vallées grondait au moindre mouvement de l'air.

Le mulet était docile et robuste.

Ils virent d'assez loin un homme qui marchait devant eux et que peu à peu ils rattrapèrent. C'était un piéton bien équipé, avec des guêtres, un havresac et une canne. Il portait en outre un fort joli chapeau de paille semblable à celui d'un moissonneur. Vu de près, il avait une barbe grise, des yeux très bleus et l'aspect fort sympathique. On pouvait lui donner dans les soixante ans mais il ouvrait solidement ses compas comme le Juif errant en personne.

« Allez-vous à Saint-Dizier ? leur dit cet homme après les avoir salués. Je me permets de vous le demander parce que nous semblons être du même bord et on m'a dit beaucoup de mal de cet endroit. »

D'après ce qu'il dit, cette bourgade de deux à trois mille habitants avait été décimée par la contagion d'une façon particulièrement vilaine. Elle était, paraît-il, installée dans un bas-fond insalubre, à côté d'un de ces petits ruisseaux qui sèchent en été. Ayant juste le nécessaire en eau potable, Saint-Dizier était en temps normal un tas d'immondices. Les latrines traçaient sur ses murs des hiéroglyphes faciles à déchiffrer avec le nez. Les gens étaient morts à qui mieux mieux. Il ne restait, paraît-il, que le quart de la population, totalement hébétée et qui, toutefois, d'après ce qu'il avait compris, s'était bien débrouillée pour retrouver la manière de jouir, au jour le jour, des bêtes.

« C'est, paraît-il, loin d'être rigolo. On m'a recommandé de passer au large. Voyant une dame, je me suis permis de vous interpeller pour vous en prévenir. »

Il s'exprimait avec aisance. Il restait d'ailleurs fort discrètement sur son bas-côté de la route. Angelo le jugea courageux et de la catégorie des misanthropes clairvoyants.

 

« Nous venons d'avoir, lui dit-il, un avant-goût de la chose. »

Il lui raconta l'aventure du hameau.

« Cela ne m'étonne pas, dit l'homme, sans votre sang-froid et les pistolets, soyez assurés que vous y passiez. Je suis comme vous : je sais de quoi sont faits les braves gens. Il paraît qu'en temps normal on est accueilli par ici de façon fort hospitalière. Remarquez que c'est possible. Reste à savoir si ce qu'on appelle normal n'est pas ce que nous voyons maintenant. J'ai connu un singe qu'on avait habitué à fumer la pipe. On arrive à tout avec un fouet, même à rendre les braves gens inoffensifs.

— Je suis peut-être indiscret, dit Angelo, mais, est-ce que vous venez de loin ?

— Il n'y a pas d'indiscrétion, dit l'homme. Qu'est-ce que nous faisons, vous et moi, sur les routes ? On n'a pas besoin de le demander, c'est visible : nous foutons le camp. Et forcément, dans ce cas-là, on vient de loin. Il y a plus de deux mois que j'ai pris le trimard. Je viens de Marseille. »

C'était une expédition. Il avait quitté la ville vers la fin août, au moment où elle était le plus furieusement embrasée par la maladie. Il mourait de huit à neuf cents personnes par jour de plus que la normale. Les denrées à prix d'or se vendaient sous le manteau. On avait comme partout recruté dans les prisons corbeaux, fossoyeurs et même infirmiers. Il y avait, en plus du choléra, toutes sortes de morts possibles. On fusillait les pillards. C'était très facile d'être pillard. Les gens solides tuaient chaque jour sept ou huit empoisonneurs de fontaines. On avait trouvé des bourgeois en train de saupoudrer le seuil des maisons et même les étalages avec de la poudre verte. Leur compte avait été réglé en cinq sec. Le nombre des femmes de mauvaise vie qui vendaient ostensiblement du charme sur le cours Belsunce augmentait en même temps que le nombre des décès. C'était un tel fouillis de membres de toute sorte sucrés de poudre de riz que, même contre toute raison, il vous en prenait des fringales irrésistibles. C'est facile de dire « A Dieu vat ! ». Enfin, les villes, et Marseille en particulier, qui ne sont pas pour les enfants de chœur n'avaient fait avec ce choléra que croître et embellir. Les survivants se chargeaient d'accomplir, en plus de leur propre tâche, le travail de turpitudes abandonné par les morts.

Cet homme était clarinette solo à l'Opéra de la ville. Il dit comment, pour des riens, il passa deux mois à avoir peur et claquer des dents. Il avait, comme tout le monde, tout fait. Il faut savoir ce que c'est que vivre dans des rues, dominé de tous les côtés par des maisons où l'on mourait à tous les étages. On cherche des trous de rats pour s'y fourrer. On se surprend à essayer de se déclencher les muscles des jambes comme une sauterelle tant on meurt d'envie de bondir vers cette petite bande de ciel libre, au-dessus des rues. C'est exactement ça, voyez-vous, on meurt d'envie, on meurt de toutes les envies. Il faisait d'ailleurs, à ce moment-là, le temps le plus paisible, le plus paisiblement écrasant qui puisse être, le plus somptueux, le plus magnifique, avec des draps d'or, des lapis-lazuli, des escarboucles sur la plus petite ride de la mer.

Évidemment, l'Opéra avait fermé ses portes ; tout le monde avait en soi-même un bien plus étrange opéra. Le clarinette s'était demandé ce qu'il continuait à foutre là (après bien des détours dans cette ville qui pourrissait par les racines). Finalement, c'est une douleur brutale en plein ventre (on appelle ça une colique) qui l'avait décidé. Il s'était affalé sur son lit, pleuré, gémi, crié. On criait aussi de l'autre côté de la cour où donnait la fenêtre de sa chambre. Il s'était finalement aperçu qu'à force de crier il ne souffrait plus. Par contre, on continuait à crier de l'autre côté de la cour et même à pousser ces sortes d'appels rauques, assez semblables à des rugissements de petit lion que les cholériques délivraient en leur agonie. Cela le guérit tout à fait. Il se redressa en bonne forme et avec dix fois plus de forces qu'avant. Il comprit que le choléra pouvait s'inventer ; que c'est ce qu'il était en train de faire ; qu'il valait mieux aller chercher sur le trimard de quoi s'inventer autre chose qui fasse moins peur. Un célibataire a des quantités de droits.

La question des billets de santé ne le gênait pas. Il n'avait jamais eu l'intention d'aller faire le pied de grue à la mairie avec les fuyards officiels et qui, la plupart du temps, mouraient en faisant antichambre. Il s'en alla par les faubourgs ouvriers où l'on crevait comme des mouches, donc libre comme l'air.

« Remarquez, dit-il, vous m'avez parlé d'assassins tout à l'heure ; il n'y a d'assassins que dans les endroits paisibles. On n'est jamais plus à l'abri de l'assassinat que dans une chambre où il vient d'y avoir un meurtre. Plus la victime est chaude moins vous risquez. Il faut rechercher les victimes pour se mettre à l'abri à côté. »

Il monta à travers les bois de pins par Saint-Henri-les-Aygalades, sans rencontrer ni gendarmes ni postes de guet. Dans les ruelles étroites, entre les propriétés et les jardins, il n'avait qu'à enjamber les morts. On mourait beaucoup aussi dans les auberges de roulage de Septêmes. On passait par là comme une lettre à la poste ; dans tous les sens. Pas de contrôle. Personne ; que des gens libres. Si vous voulez mourir, mourez ; si vous voulez passer, passez. Il n'eut de difficulté qu'à Aix qu'il fut obligé de déborder à droite par Palette et jusqu'au pied de Sainte-Victoire. Mais le chemin est joli en été. A pied on passe partout. Dans les collines sèches les morts ne sentent pas mauvais ; ne sentent même rien ; sentent parfois le thym et la sarriette dans laquelle ils sont couchés, toujours dans des poses très nobles, parce qu'ils sont morts devant de grands paysages. L'image des horizons libres généralement bleu pervenche donne aux muscles la fluidité qui les fait se dénouer après la mort. Il avait remarqué que, dans les pinèdes, où l'odeur de la résine s'ajoute au soleil pour composer une atmosphère de four, les cadavres qu'il rencontra (dont l'un était celui d'un garde-chasse) avaient surtout le mal du siècle : une certaine nonchalance d'allure et mélancolie d'attitude, l'air d'en avoir assez, une sorte de mépris de bonne compagnie. Les bois au-dessus de Palette, quand on se rapproche des contreforts rocheux de Sainte-Victoire dominent le moutonnement de collines, l'enchevêtrement de plainettes, de vallons, de bosquets, de découverts et d'aqueducs le plus romain qui soit. On est obligé de penser aux oies du Capitole, aux Cimbres enroulés dans les brouillards nordiques comme les chenilles processionnaires dans leurs nids de coton. Un agonisant, surtout cholérique et secoué des décharges électriques de la douleur, ne voit plus le présent mais le passé et l'avenir à la loupe pendant plusieurs bonnes minutes. De quoi se composer, soit un rictus, soit un sourire, selon les caractères.

Il parlait avec plaisir en marchant. Il n'avait pas eu de compagnie depuis deux mois, ou de la compagnie sans importance avec laquelle il faut surtout ne jamais dire ce qu'on voudrait. La mort n'est pas tout ; il s'en apercevait à l'instant même. Il avait grand plaisir à voir enfin deux jeunes gens de cette allure et qui venaient de vaincre un hameau. Il pouvait bavarder, à condition de ne pas les ennuyer.

Angelo protesta. « J'aime cette façon de parler, se disait-il. Toutes ces phrases racontent. Ceci est de chez moi ; qu'importe la vérité ! Italie, mère des arts, il ne te manque que la liberté ! Il ressemble à Felice Orsini qui a mon âge mais porte la barbe et paraît vieux. »

« C'est surtout pour madame que je m'excuse, dit l'homme. Les dames aiment qu'on dore la pilule. Je ne suis qu'un égoïste ; c'est la seule chose que je sache très bien faire. J'ai en réalité plus de peur que de mal, sans quoi je ne blague pas.

— Ne vous gênez pas pour moi, dit la jeune femme. Je suis encore plus égoïste que vous. Je fais des volumes d'histoire de France avec mes propres aventures, même quand je dors dans un fauteuil. C'est vous dire si je vous écoute. »

Le jour avait été si beau que le soir tombait avec une lenteur infinie. Les reflets de la lumière vermeille, couchés dans les herbes rudes du plateau, ne se levaient qu'à regret, mettaient longtemps à disparaître. On les voyait préparer lentement le bond ralenti qui devait les emporter dans le ciel. Ils s'étiraient jusqu'à ressembler à ces cheveux blonds que certaines araignées déposent dans le vent et, avant de disparaître, s'enroulaient une dernière fois aux branches nues des arbres d'où, fil à fil, des ombres encore ardentes les arrachaient avec précaution. L'ouest soupirait de regret.

Cet homme avait l'air d'être un habitué de la route. Il avait bourré une petite pipe en terre et fumait sans ralentir le pas. Il jetait de longs regards sur le paysage et semblait faire son profit de tout.

Angelo lui demanda s'il n'avait pas une idée sur la direction qu'il fallait suivre pour aller à Gap.

« J'ai mieux qu'une idée, dit-il, j'ai une carte. »

On s'arrêta deux minutes pour regarder. Il ne faisait plus assez clair pour bien comprendre l'itinéraire. En tout cas, il fallait passer par Saint-Dizier, puis les Laures et enfin Savournon ; après, à en juger par la distance qui restait encore à parcourir, il n'y avait plus qu'à demander Gap.

« D'ailleurs, dit l'homme, à ce moment-là vous serez déjà dans les montagnes. »

La mouche du choléra ne volait pas, paraît-il, au-dessus d'une certaine altitude. Les gens se réfugiaient sur les hauteurs quand ils pouvaient. Il était lui-même en train de le faire. Il n'allait pas à Gap, il y avait des montagnes plus proches. Il s'efforcerait de trouver un village, le plus petit possible : deux ou trois maisons tout au plus. Il attendrait là que tout soit bien terminé avant de redescendre. Il pouvait vivre de lait. Il avait encore quelques sous. Il se savait capable de se priver de tabac sans avoir trop mauvais caractère. Les gens de la montagne, d'ailleurs, ne font guère attention au mauvais caractère ; c'est même pour eux un signe de force. Il faut toujours faire tout son possible pour ne pas mourir.

Il avait dû, lui aussi, avoir des difficultés avec les soldats.

Pas des tas. Ce n'est jamais drôle d'être arraisonné. On vous réclame des papiers de toute sorte. Les premiers temps, on se demande toujours comment on va en sortir. On n'a jamais les papiers qu'il faut, bien entendu. A la fin, avec l'habitude, on glisse. Il était cependant resté huit jours dans une quarantaine du haut Var car, après avoir débordé Sainte-Victoire, il s'était trouvé avec le haut Var devant lui. Il avait pensé que ce pays était, par définition, désert ; il allait pouvoir marcher tranquillement : ce qui se découvrit être le contraire. En danger de mort subite, on aime toujours beaucoup les endroits déserts et ceux-là étaient très peuplés. Tout le monde avait eu la même idée que lui et la mouche avait eu la même idée que tout le monde. Il arriva dans des routes encombrées de morts. Il en compta sept en travers de la chaussée dans moins d'une lieue. Il prit des sentiers, il marcha par les collines et les champs. Il se perdit. Il vint jusqu'aux abords d'une petite ville et fut ramassé par les soldats.

Les soldats sont des gens comme les autres. Au fond, ils détestent la mort. C'est tellement naturel ! Mais il y a l'uniforme.

Il dit quelques phrases qui firent rougir Angelo. « S'il n'était pas si nonchalant d'esprit (tout en marchant bon pas), je lui répondrais, se dit-il. Mais il ne pense pas la moitié de ce qu'il dit. En réalité, il n'a pas cessé d'avoir peur. Voilà d'où vient son ironie. Malgré sa peur il a fait presque cent lieues à pied, à travers cette saloperie que, jusqu'ici, je n'ai traversée qu'à cheval. » (Il oubliait fort généreusement les toits de Manosque et la nonne.)

Il fut donc bouclé dans la quarantaine de Rians.

« A quelle époque ? dit la jeune femme.

— Les premiers jours de septembre.

— Vous êtes arrivé à Rians par la route de Vauvenargues ?

— Je suis passé à Vauvenargues mais je ne suis pas arrivé par une route. A un petit endroit qui s'appelle Claps, où il y avait trois maisons et une fontaine sous un chêne, j'ai été dégoûté par le spectacle que j'ai vu. Il y avait là quatre ou cinq cadavres (je ne les ai pas comptés) dans des attitudes extrêmement désagréables. Il faisait chaud et ils devaient dormir sur leurs deux oreilles depuis au moins deux jours sans se soucier ni du soleil ni des renards qui s'étaient occupés d'eux. C'est de là que j'ai pris par les bois.

— Je connais très bien Claps, dit-elle. Vous avez pris par ses bois de la Gardiole.

— Je ne me suis pas soucié du nom des bois. J'ai cherché à m'éloigner le plus vite possible. Le couvert est beau. Il est fait de pins. J'ai siffloté un petit air et je me suis perdu fort volontiers : l'essentiel étant d'avoir devant les yeux de quoi me changer les idées.

— N'avez-vous rencontré personne qui vous ait dit que vous passiez à côté du château de La Valette ?

— Je n'ai rencontré personne et c'est exactement ce que je voulais. J'ai vu en effet un château. La maison de maître était fermée. Les coqs chantaient un peu plus loin autour d'une grande bâtisse qui avait l'air habitée. Je ne suis pas allé voir de près. Je ne peux dire qu'une chose : il n'y avait pas un chat ; les coqs, un point c'est tout. Mais, d'ordinaire, quand les coqs chantent, c'est qu'il y a des gens vivants. »

« Il y en a parfois aussi de morts », se dit Angelo. Mais il n'arriva pas à se souvenir si les coqs chantaient dans ce village entièrement dévasté où il avait rencontré le choléra pour la première fois.

« Je suis partie de cet endroit-là en juillet, dit la jeune femme. C'est moi qui ai fermé les fenêtres du château. Une domestique est morte brusquement après avoir mangé du melon. Vous avez vu La Valette du côté du sud ; au nord il y a un petit hameau guère plus conséquent que Claps. Le lendemain trois personnes y sont mortes. J'étais seule. Je suis allée me réfugier chez mes tantes à Manosque d'où nous venons, monsieur et moi.

— Vous avez bien fait de partir, dit l'homme, et d'un endroit et de l'autre. Pour mieux faire il faudrait partir de partout. Voilà le difficile. C'est pourquoi maintenant je marche mais je fume ma pipe. »

Il raconta quelques horreurs de la quarantaine de Rians, à quoi le soleil qu'il évoquait donnait une insupportable couleur rousse.

On a l'habitude d'associer le soleil à l'idée de joie et de santé. Quand nous le voyons en réalité se comporter comme un acide dans des chairs semblables aux nôtres (et par conséquent sacrées) sous le simple prétexte qu'elles sont mortes, nous avons brusquement de la mort une idée juste et qu'il est très désagréable d'avoir. Et de nouvelles idées sur le soleil, la couleur de l'or qu'il donne à tout, qui nous plaît tant. Le ciel bleu, c'est rudement beau. Un visage bleu fait un drôle d'effet, je vous le garantis. C'est pourtant le même bleu, à peu de chose près. En tout cas, semblable en tout point à celui qui dort sur les profondeurs de la mer. Dans un endroit sablonneux, une carrière où j'étais allé fureter pour essayer de m'abriter d'un orage, j'ai trouvé des cadavres secs, sans une once de pourriture ; dorés de la tête aux pieds. C'est très laid.

Il avait découvert un procédé de l'égoïsme fort curieux. L'égoïste aime tout le monde. C'est même un goinfre. C'est mon cas, je l'avoue ; c'est le cas de chacun. Maintenant, l'égoïste va aux déserts. Comme les saints. Mais quand on est seul, on se trouve. On devient goulu de soi-même. Qu'est-ce qui va arriver ? De là, des débordements et des turpitudes dont il ne voulait pas parler.

Ils marchèrent un certain temps en silence. La nuit était venue à la longue, noire et presque sans étoiles. Ils virent devant eux le volettement de lueurs rouges. La route se mit à descendre. Dans une vallée, deux grands brasiers étaient allumés sur une sorte de tapis vert pomme qui devait être une prairie. Les flammes éclairaient à proximité les murs d'une petite ville.

« Voilà Saint-Dizier, dit l'homme. On m'avait dit qu'ils avaient des débats intimes dans lesquels il ne fallait pas fourrer le nez. Mais je vois que c'est à la suite de certains débats plus intimes encore avec la mouche.

— Je connais ces bûchers, dit Angelo. S'ils en sont encore à brûler leurs morts, c'est que nous n'avons pas fait un pas en avant depuis Manosque où cette odeur de graisse brûlée m'a déjà dégoûté pour la vie des côtelettes. »

Peu à peu, en effet, une odeur légère de graillon se substituait au vif parfum de pierres et d'arbres secs du plateau.

La jeune femme avait mis les mains sur ses yeux.

« Ils font rôtir du chrétien pourri, dit l'homme. J'avoue que c'est un spectacle plutôt réjouissant quand on sait à quel degré de saloperie ils en sont arrivés dans ce patelin-là, à force de frousse. Il faut croire qu'ils étaient doués. Qui se serait douté que cette petite bourgade des montagnes était en réalité Sodome et Gomorrhe ? Qui, sauf la mouche ? J'ai l'impression qu'elle doit bien rigoler. Si vous n'osez pas regarder ce spectacle en face, madame, je crois qu'il faut mieux vous crever les yeux. Cela vous évitera la fatigue de tenir les mains à votre front. Le choléra fini, il restera les miroirs à affronter. »

Malgré son amour de la liberté, Angelo était sur le point de se mettre en colère. Mais il était assez du côté de ceux qui voyaient de la pourriture partout.

La jeune femme laissa retomber ses mains. On ne pouvait guère la voir, sauf dans les reflets très délicats et aimablement roses des flammes lointaines. Dans ces lueurs sans doute trompeuses et en tout cas fort brouillées, elle paraissait interloquée, soucieuse, comme prise sur le fait.

En approchant ils virent dans l'ombre le corps de la ville. C'était sans doute un chef-lieu : elle avait les remparts ventrus d'une agglomération importante. Plus noire que la nuit, on distinguait cependant au-dessus de sa couronne de toits deux clochers massifs comme des cornes de bouvillon.

D'après la route il fallait traverser la ville. Angelo s'y refusait.

« Nous n'avons pas quitté Manosque où déjà on ne brûlait plus les morts, dit-il, pour retomber dans un endroit où l'on est encore réduit à le faire.

— Pour moi qui n'ai pas de but précis et qui ai pris mes dispositions, c'est l'enfance de l'art, dit l'homme. Mais je m'attends à être obligé de traverser des jardins potagers. A pied c'est facile s'il faut enjamber des clôtures, mais vous, avec votre mulet, vous aurez du tintouin. Or, ici, d'après ce qu'on m'a dit, le choléra est la dernière roue de la charrette. Les morts sont morts, on les brûle et on s'en fout. Les gens se sont guéris de leur frousse (qui était trop grande) en se rendant compte que la maladie était une affaire ; qu'on pouvait, grâce à elle, d'abord gagner facilement des sous, et ensuite avoir le droit de prendre du bon temps. Il leur faut des clients pour tout ça. Quand on essaie de les éviter ils considèrent qu'on leur enlève le pain de la bouche. Et Dieu sait si ça rend méchant ! Voulez-vous mon sentiment ? Il faut passer du côté des bûchers : ce doit être celui qu'ils ne surveillent pas. S'ils sont embusqués, c'est dans l'ombre. Ils se disent que tout le monde s'éloigne instinctivement de cette cuisine qui en effet ne sent guère bon. Bouchons-nous le nez et passons par là. Les morts, et rôtis par-dessus le marché, ne peuvent plus faire de mal à personne. Tandis que les vivants ont toutes sortes d'idées, en particulier celle de mettre les hommes et les femmes dans deux quarantaines différentes. »

Angelo s'arrêta une minute pour charger lui-même le pistolet de la jeune femme. Elle le laissa faire. Il lui rendit l'arme sans un mot. Il voulait être parfait et c'était très difficile.

Le piéton semblait avoir raison. Ils approchèrent des bûchers qui avaient l'air de brûler tout seuls, sans voir personne ni rien d'autre que les prés rendus plus verts par l'éclat rouge des flammes. Ils trouvèrent même un chemin de terre dans lequel le mulet marcha facilement, tout en pointant les oreilles vers la fumée grasse qui roulait à ras de l'herbe.

Angelo avait pris son petit sabre à la main, mais il se trouvait lui-même ridicule. « Cependant, se disait-il, une lame nue et avec laquelle je frapperais tout de suite impressionnera beaucoup plus les bourgeois en rupture de ban qu'un pistolet. Car, c'est facile d'appuyer sur une gâchette, et ils le savent, pour être eux-mêmes capables d'un si mince exploit qui dégringole son homme sans qu'il soit nécessaire d'avoir du courage. Pour l'instant, je n'en mène moi-même pas large. C'est pourquoi je me trouve l'air bête avec ce coupe-chou à la main. Mais que le danger arrive, alors ce sera un sabre et je sais qu'avec un de ces outils je peux être très effrayant. »

Il ne fit ainsi pas trop attention à l'odeur écœurante des bûchers. Il s'évitait souvent, sans le savoir et de la même façon, des nausées bien plus courantes.

Enfin, après avoir erré pendant un certain temps dans tout l'entrelacement de chemins parfois creux qui accédaient aux différentes pièces de terre des faubourgs, ils prirent pied sur une petite route dure qui escaladait les pentes boisées de l'autre côté de la ville.

Assez rapidement, ils entrèrent dans une forêt de sapins clairsemés qui ronronnait comme un chat. La lune se levait dans un ciel brouillé.

« D'ici une demi-heure, elle va sortir des nuages et on y verra comme en plein jour. Nous avons passé l'endroit délicat au bon moment. J'avoue que votre petit sabre m'a fait plaisir. Quand nous marchions dans la lueur des brasiers je me croyais, en vous regardant, à un acte d'opéra bien tendre. J'avais à chaque instant l'impression que vous alliez pousser le grand air, et je n'ai pas eu peur. Remarquez que je vous faisais confiance et que peut-être vous vous seriez servi de votre ustensile. Mais enfin le danger est passé ; il me coupe chaque fois tellement le sifflet qu'après coup il faut que je blague. Ça me fait respirer à fond. D'ailleurs, je vais vous quitter. Je ne vais pas à Gap. Et cette route qui est la vôtre me détourne de mon chemin désormais. »

Angelo et la jeune femme lui firent des adieux plutôt froids. Il prit par le travers du bois. Il paraissait être à son affaire.

« Je crois que nous avons assez marché pour aujourd'hui, dit Angelo. Je ne vous aurais jamais cru si forte. Mais n'exagérons pas. Il faudra en faire autant demain. J'aime de moins en moins ce pays. Je veux en sortir au plus vite. Vous marchez comme un fantassin. Mais, d'ici peu, ce ne sera plus votre tête qui commandera mais vos genoux, vos chevilles, vos hanches et avec ces choses on ne raisonne pas. Si vous tirez trop sur la ficelle vous tomberez tout d'un coup comme un sac sans pouvoir remettre un pied devant l'autre. Et admettons que nous soyons de nouveau obligés de marcher vite à côté de gens qui brûlent leurs morts... »

Il ajouta même une certaine tendresse aux phrases qui suivirent. Il se disait : « Si je ne suis pas aimable, elle s'entêtera et je finirai par être cloué bêtement à côté d'une femme qui ne pourra plus faire un pas et que j'aurai à cœur de protéger contre vents et marées. Ça ne sera pas drôle. »

« Je suis fatiguée, en effet, dit-elle. Et depuis que la route monte je traîne la patte. Vous avez été gentil de faire celui qui n'y voyait rien, mais, dans cinq minutes, j'allais être obligée de vous dire que je ne suis pas tout à fait à la hauteur de certaines circonstances.

— Personne ne peut aller au-delà de sa force physique. Il n'y a pas de quoi en avoir honte. Moi-même je suis fatigué.

— Vous ne pouviez rien me dire de plus rassurant. Je viens de sentir mon cœur se vider de toutes ses forces en voyant notre compagnon s'en aller gaiement de son côté, comme s'il venait de sauter du lit. Il a marché autant que nous.

— Il n'est pas allé loin, dit Angelo. Je parie qu'il est simplement descendu dans le vallon pour y dormir. Je connais la façon de faire de ces gens-là, surtout quand ils ont de la barbe. C'est le signe qu'ils ne démordront jamais de rien en face. Ils ne sont eux-mêmes que seuls. Il n'a pas poursuivi sa route. Il cherche un coin pour se coucher. »

 

La lune se dégageait par instants des nuages pommelés qui montaient du sud. Sa clarté laiteuse donnait alors à l'architecture théâtrale des hêtres une légèreté de vapeur.

Ils quittèrent la route et pénétrèrent dans le sous-bois. Le sol était souple et recouvert de feuilles craquantes. Ils choisirent un grand hêtre sur le bord du vallon et ils se mirent à son couvert. Ils avaient à hauteur de visage un grand morceau de ciel caillé ; le bord de chaque nuage pétillait comme du sel ; bas sur l'horizon de montagnes noires, quelques étoiles luisaient, voilées et confidentielles ; du vallon boisé qui se creusait à leurs pieds émergeaient les hautes ramures gelées de lune, comme d'un lac qui se sèche resurgissent les forêts englouties. L'air était tiède et sans mouvement. Seule, dans le ciel, la montée lente des nuages animait la nuit et faisait s'ouvrir et se refermer sur les bois un éventail d'ombres et de lumières.

Angelo fit le campement au pied du hêtre où la feuillée morte était épaisse et chaude. Il entrava le mulet qui se mit tout de suite à dormir debout, puis, bien certain qu'on restait là, se coucha paisiblement sans faire de manières.

« Tâchez de dormir », dit Angelo.

Il parla encore avec le plus grand naturel de la culotte de cuir.

Sous les feux tournants de la lune, la forêt se chargeait d'ombres et de mystère, puis ouvrait dans ses ramures blanches des perspectives où les arbres dépouillés prenaient des poses pathétiques. Saint-Dizier, caché par l'épaulement de la montagne jetait parfois dans le ciel des lueurs roses.

« Avez-vous remarqué, dit la jeune femme, que l'homme qui vient de nous quitter ne s'est jamais approché de nous pendant la marche que nous avons faite avec lui, mais qu'il s'est soigneusement tenu sur le bas-côté de la route ?

— J'ai trouvé cette façon de faire fort naturelle, dit Angelo. Actuellement, il est préférable de se tenir loin les uns des autres. Je crains la mort qui est dans la veste du passant que je rencontre. Et il craint la mort qui est dans la mienne. S'il avait été trop familier avec nous, j'aurais fait mes réflexions à haute voix et il serait retourné à sa place.

— Voilà six jours cependant que nous sommes ensemble, vous et moi, dit la jeune femme. Je ne vous ai jamais vu de répugnance à vous approcher de moi. Et je dors dans votre manteau.

— C'est naturel. Qu'y a-t-il à craindre ?

— La mort qui peut être dans mes jupes comme dans la veste du passant. »

Angelo ne répondit pas. Elle demanda s'il dormait.

« Oui, dit-il, je m'endormais.

— Paisiblement, à côté de moi ?

— Bien sûr.

— Sans craindre la mort que je pourrais vous donner aussi bien que n'importe qui ?

— Non, pas aussi bien. Je m'excuse, ajouta-t-il, je viens de vous répondre en dormant. Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je voulais dire que nous sommes des compagnons et que nous n'avons rien à craindre l'un de l'autre puisque au contraire nous nous protégeons. Nous faisons route ensemble. Nous nous efforçons de ne pas attraper la maladie mais, si vous l'attrapiez, croyez-vous que je foutrais le camp ? »

Elle ne répondit pas et poussa presque tout de suite après les profonds soupirs du sommeil.

La nuit était d'une très grande paix immobile, sauf dans le ciel où les nuages se déplaçaient sans bruit ; mais, ce mouvement même, puissant, lent, régulier, ajoutait à la sérénité du silence. Les naseaux du mulet claquaient ; des courses de mulots froissaient les feuilles sèches ; de temps en temps les grosses branches s'étiraient en gémissant. Un léger grondement semblable à celui qui sort des puits profonds occupait tout l'espace.

En bas du vallon, une hulotte se mit à chanter. Puis, elle dit une longue phrase composée. Ce n'était pas une hulotte mais une clarinette qui jouait paisiblement une musique tendre et triste.

« Il n'est pas allé très loin, se dit Angelo. Il a beaucoup parlé avec nous mais il n'a rien dit de ce qu'il voulait vraiment dire et qui était l'essentiel. Comme nous faisons tous. Il attendait d'être seul. »

Les roucoulements un peu ridicules de la clarinette s'exaltaient dans l'emphase des échos, le décor blanc de la forêt, les cérémonies de prologue que les hêtres n'en finissaient plus d'arrondir lentement, en gestes nobles sous la lune.

« Ce sont des danses allemandes de Mozart, dit la jeune femme.

— Je croyais que vous dormiez.

— Je ne dormais pas, je fermais les yeux en paix. » Le jour se leva dans un ciel sale et sombre.

« Il faut filer tout de suite, dit Angelo, et trouver un abri. Il va pleuvoir. »

Ils firent vite bouillir le thé en poussant le feu avec les feuilles mortes des hêtres qui s'enflammaient vivement. Ils mangèrent de la farine de maïs sans grand appétit.

« J'ai soif d'eau froide, dit la jeune femme. Ce temps déjà chargé de pluie me calme.

— La maladie a une prédilection pour les organismes fatigués et qui ont froid. Il est pénible de marcher dans la pluie et nous allons aborder certaines hauteurs où, par temps couvert, il fera très frais pour des gens qui auront les vêtements mouillés. J'ai peur des maisons mais j'ai peur de la pluie et c'est peut-être même celle-là qui m'effraye le plus pour vous. Il faut choisir. Il faut surtout partir. Nous pouvons avoir la chance de rencontrer une cabane dans ce chemin forestier, ou une grotte, ce qui serait mieux. J'ai moi-même très soif d'eau froide. Je rêve tellement de boisson malsaine que j'entends couler des fontaines dès que je ferme les yeux. Mais, pensons qu'il faut vivre. »

Ils marchèrent par des bois montueux, sous un ciel de plus en plus couvert qui faisait des gestes menaçants. Les coups de vent tiède sentaient l'eau. Des trottinements de pluie semblables à ceux de rats couraient dans les feuillages. Du haut d'un tertre ils aperçurent le dessus de la grande forêt qu'ils étaient en train de traverser. Elle était fourrée comme une peau de mouton. Elle couvrait un pays bossu, bleu sombre, sans grand espoir. Les arbres se réjouissaient égoïstement de la pluie proche. Ces vastes étendues végétales qui menaient une vie bien organisée et parfaitement indifférente à tout ce qui n'était pas leur intérêt immédiat étaient aussi effrayantes que le choléra.

Il n'y avait même plus de corbeaux. Ils virent un faucon qui cherchait tout autre chose que des cadavres.

Heureusement le chemin était bien tracé. Sans être une route carrossable, il convenait au mulet et surtout il portait des traces d'entretien. Il avait certainement une raison d'être et conduisait à des lieux habités. En tout cas, fort éloignés. Angelo et la jeune femme forcèrent le pas sans voir autre chose que taillis et futaies pendant toute la matinée. Les nuages avaient fini par se résoudre en une petite pluie fine qui suintait à peine sous les sapins mais avait étalé sur tout le pays le bruit de la mer endormie. Tout cela était d'une telle indifférence qu'Angelo trouva fort sympathique un lointain roulement de tonnerre. Il préférait de beaucoup être pris carrément à partie. Enfin, comme ils passaient le dos-d'âne d'une crête, ils virent en même temps le travail noir du ciel et à un quart de lieue environ devant eux la tache rougeâtre d'une clairière et la façade d'une grande maison.

L'orage d'automne, indolent mais brutal, frappa deux ou trois grands coups dans les vallons voisins. Des rideaux de pluie serrés tombèrent tout autour dans les bois. Le bruit fit dresser les oreilles du mulet qui piétina plus vigoureusement. La jeune femme s'accrocha à la courroie de bât. Ils coururent. L'averse les rattrapa. Ils eurent cependant le temps de voir qu'ils traversaient une sorte de parc avant de s'abriter sous l'auvent de la grande porte de la maison.

« Séchez rapidement vos cheveux, dit Angelo. Ne prenez pas froid à la tête. Nous sommes arrivés à temps. »

Après un éclair mou et un grondement qui secoua tous les échos comme des chaudrons, la pluie se mit à tomber avec violence. Cette énorme maison déserte et qui servait seulement de tambour à la pluie augmentait le sentiment de solitude.

« C'est un curieux endroit, dit Angelo. On a taillé les buis, on a aligné des arbres, et depuis plus de cent ans à en juger par la grosseur du tronc de ces érables qui forment l'allée. Que fait ici dans les bois cette caserne ? Est-ce que vous ne sentez pas une odeur de soufre ?

— Si. Mais, si vous avez l'intention de m'effrayer, vous avez raté votre coup. Je ne pense pas au diable. Je me souviens de cette odeur d'œuf pourri. Elle m'a réveillée dans ma voiture fermée la première fois que j'ai traversé la région. Il y a par ici, d'après mon mari, quatre ou cinq villages qui ont des sources sulfureuses, dans lesquelles on se baigne. Cette caserne doit être simplement une sorte d'hôtel qui sert l'été à l'époque des bains.

— Je n'ai pensé que vaguement au diable, dit Angelo, et simplement parce qu'il vaut mieux le diable que rien. A votre avis, nous serions donc dans la bonne direction puisque vous avez déjà senti cette odeur en allant à Gap.

— Si nous sommes aux abords d'un de ces villages, il ne nous reste que dix à douze lieues à faire pour arriver à Gap et Théus est à trois au-delà. Je me souviens d'ailleurs qu'en effet nous traversâmes des bois. Mais, c'était la nuit. Je me faisais véhiculer et sans souci. J'étais loin de supposer qu'il me faudrait un jour démêler ma route à pied dans ces forêts. »

Par acquit de conscience, Angelo frappa à la grande porte contre laquelle ils s'abritaient. Les coups retentirent dans des couloirs vides. La pluie s'était installée. L'épaisseur des nuages avançait le crépuscule.

« Nous devons pouvoir entrer là-dedans, dit Angelo, faire du feu dans une cheminée et passer la nuit à l'abri. Restez là. Je vais patrouiller le long des murs. Il y a certainement une porte plus facile à forcer que celle-là. »

Il en trouva une, en effet, qui donnait dans une resserre où ils débâtèrent le mulet. C'était une sellerie ; l'écurie était derrière ; on pouvait y entrer librement. Ils raclèrent dans les mangeoires assez d'avoine et de foin sec pour leur bête.

« Ceci se présente trop bien pour qu'on n'essaie pas de voir plus loin, qu'en dites-vous ?

— A condition d'avoir nos pistolets sous la main », dit Angelo.

Il éprouvait un très grand plaisir à écouter tous les bruits suspects de la maison déserte et il s'exagérait leur étrangeté.

Trois marches les amenèrent dans un couloir. Il était long et donnait au fond sur une porte vitrée pleine de fantasmagories. Il desservait des communs et une grande cuisine semblable à une chambre de torture avec ses broches, ses roues de monte-plats, ses cuves, son odeur de graillon. La pluie grondait quelque part sur des ciels ouverts, faisait retentir des cages d'escalier.

La porte vitrée n'était fermée qu'au bec-de-cane. Au-delà, s'élargissait un vestibule assez pompeux. La clarté qui passait aux joints des volets permettait à peine d'apercevoir sur les murs de petites lueurs qui devaient être les couleurs et les dorures de panneaux historiés sans doute de scènes de chasse. En avançant à tâtons, Angelo toucha les bords d'un billard installé en plein centre du hall.

« J'ai trouvé quelque chose de très intéressant, dit la jeune femme.

— Quoi donc ?

— Un candélabre et des bougies. »

Il fallut un peu de temps pour allumer une vieille allume. A chaque étincelle du briquet, le hall et ses couleurs s'élargissaient dans l'ombre comme une fleur. Et en effet, à la lueur des bougies, ils virent qu'ils étaient dans une très grande pièce bourgeoisement et banalement dorée sur toutes les coutures. Des fauteuils étaient rangés le long des murs, sous des Pomone, des Vénus, des trophées de fruits et de gibiers, peints beaucoup plus grands que nature.

« Vous voilà de nouveau un candélabre à la main, dit Angelo, comme la première fois que je vous ai vue à Manosque. Mais, ce soir-là vous étiez en robe longue.

— Oui, toute seule. Je faisais toilette. J'avais même mis du rouge et de la poudre. C'était une façon de me donner du courage. Mais, quand je me suis jetée à l'eau pour en arriver à vous rencontrer et où nous en sommes maintenant, je n'ai emporté que ma jupe de cheval et mes pistolets. On finit par savoir très exactement ce qu'il faut faire contre le choléra.

— Vous m'aviez impressionné.

— C'est que j'avais peur. J'impressionne même mon mari dans ces cas-là. »

Le hall donnait dans l'entrée d'où partait une cage d'escalier bien ronde, galbée à l'impériale, où le bruit de la pluie grondait.

En montant à l'étage, Angelo recommanda la prudence.

« Le choléra, dit-il, est pour moi un escalier que je monte ou que je descends sur la pointe des pieds pour me trouver devant une porte entrebâillée que je pousse, et il me faut enjamber une femme dont il ne reste plus que les cheveux, un cadavre en casque à mèche ; ou des linges pas beaux à voir. Restez derrière moi. »

Il n'y avait pas de cadavres. Dans toutes les chambres, la literie était soigneusement roulée, tapée, pliée et camphrée. Les parquets étaient propres, les chaises et les fauteuils sous des housses. Les hautes glaces à trumeau reflétaient la lueur des bougies et les deux visages inquiets.

« On va pouvoir dormir dans des lits. »

Au bout d'un couloir ils entrèrent un peu plus délibérément dans une grande pièce à usage de salon, moins surchargée de dorures que le hall mais assez fioriturée par des rinceaux à amours.

« Il n'y a qu'à faire du feu dans cette cheminée et rester là. »

Ils trouvèrent même une haute lampe à pompe, à moitié pleine de pétrole et trois autres candélabres garnis de bougies neuves.

Angelo se souvint qu'il avait vu du bois à brûler en quantité près de la cuisine. Ils redescendirent en chercher. Le tas de bois avait été volontairement poussé contre une porte qu'ils dégagèrent. Frappée du poing, elle sonnait creux. Elle était fermée à clef mais mal et, avec la pointe de son couteau, Angelo fit reculer le pêne.

« Ceci est drôle », dit Angelo.

Il venait de découvrir un escalier de cave.

« Venez donc. »

Ils descendirent cinq ou six marches et se trouvèrent en effet sur un parquet de sable mou, sous des voûtes à toiles d'araignées et devant de classiques casiers à bouteilles vides. Mais dans un coin la terre semblait soulevée comme par une assemblée de taupes, et, en grattant le sable, ils découvrirent tout un lit de bouteilles pleines, soigneusement cachetées. C'était du vin rouge et blanc, même un alcool trop transparent et fluide pour être du marc et qui était sans doute du kirsch. En tout cas, il y avait là plus de cinquante bouteilles de vin.

« C'est peut-être la seule occasion que nous ayons de boire frais sans risques, dit Angelo. Ce vin est à l'abri des mouches depuis plus de cinq ans si on se fie à la date marquée sur les étiquettes ; et pourquoi pas ? Il n'y avait pas le choléra à cette époque. Qu'est-ce que vous en dites ?

— J'ai encore plus soif que vous, dit la jeune femme. Je pensais au maïs quotidien avec terreur. Regardez s'il y a du clairet.

— Il y en a. Mais il faut manger avant de boire. Nous avons marché avec juste un peu de thé dans le coco. Soyez bien contente d'avoir du maïs. D'ailleurs, je vais faire la polenta au vin blanc. Ça coupe la fatigue. »

Il y avait un très beau tire-bouchon dans le tiroir de la table de cuisine et des verres sur l'étagère. Mais Angelo fut inflexible. Il fit du feu dans la cheminée du salon, il mit les verres à bouillir dans une casserole d'eau et il commença à tourner sa polenta au vin.

« Vous êtes vieux comme les rues, dit la jeune femme. Beaucoup plus vieux que mon mari. »

Il était sûr d'agir exactement comme il fallait le faire ; il ne voyait pas ce qu'on pouvait lui reprocher. Il répondit naïvement :

« Cela m'étonne. J'ai vingt-six ans.

— Il en a soixante-huit, dit-elle, mais il est plus risque-tout que vous.

— Je n'ai rien à risquer en vous laissant boire à jeun, dit Angelo. C'est vous qui risquez. On peut facilement prendre cette responsabilité quand on s'en fiche. »

La polenta au vin blanc, très sucrée et liquide comme une soupe, était engageante à avaler. Ensuite, elle tenait au corps comme un plomb vermeil.

« Tu te crois plus forte qu'un de mes vieux hussards, se disait Angelo. Ils mangent de la polenta au vin quand ils sont dans les coups de chien. C'est avec des choses aussi bêtes que ça qu'on se fait de la force de caractère. »

Il déboucha une bouteille de clairet et la poussa vers la jeune femme. Il but coup sur coup quatre ou cinq verres d'un vin épais, très fort et très noir qui ressemblait au nebbia ; mais avec un goût plus délicat. Elle vida sa bouteille avec autant de rapidité. Ils avaient envie d'autre chose que de thé depuis longtemps.

« Mon mari ne s'en fiche pas, dit-elle.

— Alors où est-il ? Mort ?

— Non. S'il était mort je ne serais pas là.

— Où seriez-vous ?

— Certainement morte.

— Vous n'y allez pas par quatre chemins.

— Vous ne comprenez rien. Je l'aurais soigné et je serais morte de la contagion ; s'il faut tout vous expliquer.

— C'est déjà moins sûr alors. J'ai soigné plus de vingt cholériques, j'ai lavé des cadavres en veux-tu en voilà. Je suis encore sur mes deux pattes. Vous pourriez donc être sur les vôtres, et ici, même si votre mari était mort avec tous les honneurs dus à son rang.

— Ne discutez pas. Je serais morte. Ou tout au moins, j'en aurais très envie. Parlons d'autre chose.

— De quoi ?

— Je ne sais pas. Nous avons bien trouvé des sujets de conversation jusqu'à maintenant.

— Oui, il s'agissait de pistolets et de sabre, puis de sabre et de pistolets.

— C'est un sujet inépuisable et plein d'enseignements.

« Certes, comme garde du corps vous êtes de première force, je l'avoue. Dès qu'il s'agit d'avoir le poil hérissé, je ne connais personne qui puisse vous damer le pion.

— C'est mon métier.

— Avant de vous rencontrer, j'étais loin de supposer qu'il existait un métier semblable chez les hommes.

— Je ne suis pas forcé d'être comme tout le monde.

— Soyez tranquille, vous ne l'êtes pas. Au point qu'on se demande par quel côté vous prendre.

— Je ne cherche pas à être pris. Au contraire.

— Et cela vous plaît ?

— Beaucoup.

— Vous n'êtes pas français ?

— Je suis piémontais. Je vous l'ai dit et cela se voit.

— Ce qu'on voit s'appelle de quatre ou cinq noms, très beaux les uns et les autres. Est-ce le Piémont ou votre caractère ?

— Je ne vois pas ce que vous appelez très beau. Je fais ce qui me convient. J'ai été heureux dans mon enfance. Je voudrais continuer à l'être.

— Vous avez eu une enfance solitaire ?

— Non. Ma mère n'a que seize ans de plus que moi. J'ai eu aussi mon frère de lait Giuseppe et sa mère qui a été ma nourrice : Thérésa. Celle-là serait bien étonnée si elle savait que je tourne de la polenta pour les dames.

— Que croit-elle que vous faites aux dames ?

— Du grandiose ; aux dames et au monde entier.

— Est-elle capable de savoir ce que c'est ?

— Fort bien. Elle en fait à chaque instant.

— Ce doit être encombrant ?

— Non. La maison l'exige et depuis longtemps.

— Qui êtes-vous ? Vous m'avez dit votre prénom : Angelo, et peut-être votre nom...

— Mon nom est Pardi.

— ... sans que j'en sois beaucoup plus avancée, sinon pour vous appeler plus facilement à l'aide, à l'occasion...

— Je sais que vous vous appelez Pauline.

— Pauline de Théus depuis mon mariage. Mon nom de jeune fille est Colet. Mon père était médecin à Rians.

— Je n'ai pas connu mon père.

— Je n'ai pas connu ma mère. Elle est morte quand je suis née.

— Moi, je ne sais pas s'il est mort. Personne n'en sait rien ; personne ne s'en soucie. Nous n'avons pas eu besoin de lui pour faire notre compte.

— Parlez-moi de votre mère.

— Elle ne vous conviendrait pas.

— Les mères me conviendraient toutes. La mienne était, paraît-il, très jolie, très douce, très malade, et elle me désirait. J'ai eu amplement le temps d'aimer une ombre. Rire à mon père ne m'a jamais complètement satisfaite, même au berceau, si j'en juge par ce qui m'est resté de désirs que rien ne contente. Mon père était cependant un homme facile à aimer, et qui s'est accommodé de rien : c'est-à-dire de moi pendant toute sa vie. Mais la maison d'un médecin pauvre à Rians ! Gros village blanc, dans des rochers, au carrefour de vallons usés, nus comme la main, où coule le vent, le vent seul, continuellement. Gros village usé de vent ; l'angle de tous les murs rongé comme un os par un renard d'hiver. Pays beaucoup plus sauvage que ceux que nous avons traversés, où je ne connais rien de plus triste que le soleil.

« J'étais la plupart du temps seule, ou avec Anaïs la bossue : une femme en or. Tout le monde était en or. Mon père était en or. On ne m'a jamais martyrisée, au contraire. J'étais de tous les côtés caressée, cajolée, usée, râpée par des mains, des lèvres, des barbes, comme ce pays nerveux et inquiet l'est par le vent. Inquiète, aimant mes petites pantoufles de feutre parce qu'elles me permettaient de me déplacer sans bruit, droite comme un I, pas à pas, et de m'approcher de la fenêtre qui grondait, de la porte qui gémissait et de les écouter de près. Il s'agissait d'être sûre ; c'était bien plus important que la peur. Sûre de quoi ? Sûre de tout.

« Quand j'ai entendu vos pas étouffés dans cette maison de Manosque où j'étais seule en plein choléra, j'ai pris un candélabre et je suis venue voir ce que c'était. Il me faut toujours venir voir. Je ne sais pas fuir. Je n'ai de refuge nulle part, sauf dans ce qui me menace. J'ai tellement peur ! L'audace est mon giron naturel.

« Je crois que je suis un peu ivre.

— Ne vous en inquiétez pas. Buvez. Nous avions besoin de vin. Mais prenez de celui-là qui est noir. Il ressemble à un vin de chez moi et contient du tanin. C'est ce qu'il faut pour résister à la marche.

— Vous savez trop de choses.

— Je ne sais rien. La première fois qu'il m'a fallu commander à des hommes (et j'avais mille avantages, notamment de la faisanerie sur mon casque, de l'or sur mes manches et les murs du palais Pardi assis sur le cheval avec moi) je me suis posé la question : “De quel droit ?” J'avais devant moi cinquante moustaches qu'on aurait pu prendre à pleins poings ; et Giuseppe, mon frère de lait, dans le rang, au garde-à-vous. Nous nous étions encore battus la veille, comme des chiens, et au sabre. Mais là, je suis le plus fort. Quand nous étions petits, sa mère voulait qu'il me donne du Monseigneur. Quand Thérésa veut quelque chose, et surtout si cela me concerne, elle s'y emploie. Il me donnait du Monseigneur à voix haute et, entre ses dents, il ajoutait ce qu'il fallait. Nous nous battions, et, si quelqu'un d'autre me touchait, il se battait. Nous dormions embrassés dans le même lit. C'est mon frère. Il était raide comme un piquet sur son cheval. Je me disais : “Si un jour tu lui commandes de charger, il chargera.” Je lui avais taillé un bout d'avant-bras la veille et nous avions passé une partie de la nuit à pleurer ensemble. Il y en avait bien pour trois jours avant que nous sautions encore l'un sur l'autre. C'était mon ordonnance. J'ai passé le commandement au capitaine, j'ai appelé Giuseppe et nous sommes allés faire un tour dans les bois.

— Je n'ai jamais cru que vous étiez officier.

— Je suis colonel, avec un brevet acheté et payé.

— Que faites-vous donc en France ? sous ces habits de paysan ?

— Je me cache, ou, plutôt, je me cachais. Je retourne chez moi maintenant.

— Ivre de vengeance ?

— Je n'ai pas à me venger. Je suis ivre ce soir comme vous, mais c'est tout. Ce sont les autres qui ont à se venger de moi.

— Suivi du fidèle Giuseppe ?...

— Suivi du fidèle Giuseppe qui doit être en train de déambuler par les chemins, lui aussi, et les bois, après m'avoir attendu à Sainte-Colombe en me donnant au diable.

— ... et de Lavinia.

— La fille cuite à l'étouffée.

— Pourquoi la fille cuite à l'étouffée ?

— C'est ma mère qui l'a baptisée ainsi. “On peut dire que celle-là je l'ai couvée comme une poule”, dit-elle. Lavinia est venue au palais Pardi haute comme trois pommes et parce qu'elle était haute comme trois pommes. Le reste est trop délicat à dire.

— Délicat pour qui ?

— Délicat pour tout le monde.

— Vous n'osez pas dire à quoi votre mère employait Lavinia ? Et pourquoi elle a baptisé cette fille “cuite à l'étouffée” ? Et pourquoi il fallait qu'elle ne soit haute que comme trois pommes ?

— Vous êtes très imprudente, dit Angelo. Vous ne me connaissez pas. Admettez que je sois un brigand. Il y en a chez nous qui ont de bonnes manières et même du courage. Ils sont aussi tous républicains. Mais il arrive toujours un moment où ils pensent à eux. Alors, gare à la bombe. Or, j'ai bu et vous me fournissez un prétexte pour me mettre en colère. Comment pouvez-vous supposer que je n'ose pas ? C'est un enfantillage, voilà tout. Ma mère se tenait debout et faisait entrer Lavinia sous ses jupes. La petite fille devait passer sa main sous le corset de ma mère et lisser sa chemise. Voilà pourquoi elle était cuite à l'étouffée et couvée comme par une poule. Ce n'était pas bien terrible et Lavinia accomplissait encore sa tâche juste avant de partir avec Giuseppe. Et là encore il y a beaucoup à dire. Elle n'est pas partie avec Giuseppe pour l'amour. Les femmes chez nous aiment l'amour, c'est vrai, mais elles se lèveront la nuit pour participer avec joie à quelque action secrète et héroïque, surtout s'il est bien prouvé qu'elles n'ont à le faire que dans l'intérêt de l'aventure ou le plaisir de frôler, de toucher des hommes sombres, soucieux de grands gestes à la Brutus, de les entendre parler, de les servir. Nous sommes d'un pays où l'on aime avoir été familier de celui qu'on fusille sur la place publique. Nos exécutions capitales de politiques sont des spectacles du matin fort courus parce que tout le monde a un petit morceau de cœur engagé dans la cérémonie.

« Ma mère ne fait rien sans âme. C'est la Primavera. Elle a constamment son doigt sous mon nez pour me forcer à lever la tête et à regarder en l'air.

— Vous aviez raison : je n'aime pas votre mère.

— Parce qu'elle n'est pas là.

— Peut-être ; mais surtout parce que vous y êtes.

— Il était facile de faire tourner les choses autrement, si je n'avais pas eu ce doigt sous mon nez. Pour quelqu'un qui aurait consenti à regarder bas, j'avais le pain et le couteau, c'est le cas de le dire. Giuseppe me le reproche assez. Mais je ne crois pas que les révolutions soient des assassinats, ou alors je m'en désiste. On le sait. C'est pourquoi on tire sur moi à boulets rouges, des deux côtés. J'ai tué un homme. Un mouchard. Est-ce moi qui ai des illusions quand je dis qu'un mouchard est un homme comme les autres. Les raisons de facilités sont toujours mauvaises. Croire qu'il peut y avoir deux poids et deux mesures en est une. On pouvait très facilement lui faire son affaire au coin d'une rue. Éteindre les réverbères et le piquer. Il n'y avait qu'à sortir la main de la poche. Avec deux louis, je pouvais avoir à ma disposition autant d'assassins subalternes qu'il y a d'hommes et même de femmes à Turin. Il m'aurait suffi d'animer le bras, comme ils disent ; pour le surplus, rester douillettement dans mon lit et même faire la grasse matinée pendant que la chose s'accomplissait en dehors de moi. C'est ce qu'ils appellent se garder. Mais il se trouve que j'ai encore avec eux une petite différence. Je ne suis un bon orateur qu'en me parlant à moi-même. S'il faut suivre les grands exemples, si la liberté et le bonheur du peuple sont à ce prix, je me mépriserais de n'en pas être convaincu le premier. On tue, peut-être, mais on ne se fait pas de l'âme par personnes interposées.

— Vous seriez donc un de ces personnages qui alimentent la conversation et font tant de bruit en se cachant dans les forêts, de l'autre côté des Alpes ? Mais, pourquoi parler de Brutus ? Tout le monde a plus ou moins tué un homme. Si la modestie a du charme, c'est là qu'elle en a le plus. Me croirez-vous si je vous dis qu'on m'a fait la cour avec un cadavre mangé par les corbeaux et les renards ? Je vous ai dit que mon mari a soixante-huit ans ? D'habitude on ouvre les grands yeux. Vous n'avez pas bougé un cil. C'est que je vous suis indifférente, mais...

— Vous ne m'êtes pas indifférente du tout. Je vous fais du feu et de la polenta depuis dix jours et, au lieu d'aller à mes propres affaires, je pousse avec vous du côté de Gap...

— Où je vais, je l'espère, retrouver mon mari. Car je l'aime. Ceci non plus n'a pas l'air de vous émouvoir beaucoup.

— C'est tout naturel puisque vous l'avez épousé.

— On arrive à trouver une certaine galanterie souvent dans ce que vous dites. En effet, malgré le grand nom et la fortune, si je ne l'avais pas aimé je ne l'aurais pas épousé. Je vous remercie. Reste qu'il a près de quarante-cinq ans de plus que moi. Et ceci continue à ne pas vous étonner ?

— Non. Ce qui m'étonne, c'est votre façon de souligner son âge, constamment.

— C'est une de mes faiblesses. Aimeriez-vous une Amazone ? Peut-être en suis-je une d'ailleurs, et précisément dans ce cas-là. Ce n'est pas son âge que je souligne, c'est la beauté qu'il peut avoir. Des mariages comme le mien sont toujours suspects d'intérêts sordides. Est-ce vraiment une faiblesse que de vouloir s'en laver à tout prix ?

— Disons pour vous rassurer qu'en ce qui me concerne c'est simplement une injure que vous me faites. Je sais ce que tous mes soucis ont d'extravagant et qu'ils me donnent l'air niais. Mais il ne faut pas s'y fier. Je reconnais très vite la valeur des gens. Il ne me viendrait jamais à l'idée que vous puissiez vous conduire d'une façon vulgaire.

— Je suis constamment décontenancée avec vous, dit la jeune femme. Et c'est loin d'être désagréable. J'ai subitement oublié ce que je voulais vous dire au profit de ce que j'aimerais vous dire sur-le-champ, si vous me promettez de n'y pas répondre.

— Promis.

— Tout le monde n'a que des espérances aveugles. Soyez moins candide. Et voici maintenant ce que je voulais d'abord vous raconter. A force d'être une petite fille solitaire dans la maison d'un médecin pauvre à Rians, un jour est venu où j'ai eu seize ans. De porte en porte le monde s'était agrandi autour de moi. J'allais quelquefois au bal sous les tilleuls. J'avais vu des filles se marier et même devenir grosses. Les jeunes bourgeois de l'endroit me faisaient la cour, c'est-à-dire qu'ils virevoltaient devant moi comme des pruneaux dans de l'eau bouillante.

« Le pays, je vous l'ai dit, est rude et sans printemps. Mon père n'a jamais eu de voiture. Nous n'étions pas pauvres à ce point mais la voiture ne lui aurait servi de rien dans les sentiers des collines. Il faisait ses tournées à cheval. Il m'acheta une jument pour que je puisse l'accompagner. Je connus donc le bonheur de trotter et même de galoper sur le plateau. Il est si vaste qu'on peut facilement se croire en train de fuir, et même de s'échapper.

« Un soir, après un orage, en redescendant le vallon, dans un coude du torrent qui avait subitement grossi, nous trouvâmes un homme désarçonné et blessé. L'eau le recouvrait à moitié. Privé de sens, il embrassait le limon et donnait l'impression que la mort même ne pourrait l'empêcher de combattre. Il était surtout meurtri d'un coup de pistolet dans la poitrine. Bien entendu, nous l'emportâmes. Je m'étais endurcie avec mes terreurs et plus encore, depuis quelques années, avec mes désirs. Ce corps abandonné qu'il fallait sauver et qui par cela même se laissait prendre à pleins bras, ce visage insensible qui cependant ne défronçait pas ses sourcils me touchèrent au-delà de ce qui pourra jamais me toucher. Chez nous, mon père allongea le blessé sur la table de notre cuisine. Il fit bouillir de l'eau, enleva sa redingote et retroussa les manches de sa chemise. Le premier mouvement de cet homme, quand il revint à lui, fut un geste de menace. Mais il reprit ses esprits avec une promptitude étonnante ; il comprit tout de suite à quoi servait le petit couteau brillant que mon père tenait dans sa main et il eut un très beau sourire, des mots d'excuse et un abandon courageux.

« Je ne compte pas vous surprendre ni surtout provoquer votre indignation en vous disant que la balle, une fois extraite, se révéla être une balle de mousqueton. Et même de mousqueton réglementaire de gendarmerie, me dit mon père. Les vêtements de cet homme, quoique souillés de boue et de sang, étaient visiblement de drap fin et fort bien coupés. Cela sautait aux yeux de paysans comme nous. Sous sa chemise de soie très propre, il portait une croix blasonnée, attachée à son cou par une chaîne d'or si souple, si finement tressée que je la crus tout d'abord faite de cheveux de femme.

« Bref, nous l'installâmes dans une chambre du premier étage où il resta cloîtré. Je le servais seule. Il revenait rapidement à la santé. Mon père en était étonné. “Cet homme a au moins soixante ans, disait-il, et il se relève comme un cadet.” Je me souvins alors que j'avais vu sa poitrine couverte d'un poil gris, très fourré, et qu'il avait fallu couper au ciseau pour faire le pansement.

« Il y avait environ un mois qu'il était chez nous à l'insu de tout le monde. J'aimais à la folie cette situation. Pendant les premiers temps, ses yeux vifs surveillaient mon père. Il avait alors le regard dur et même cruel. Je savais que, fort imprudemment et au prix d'efforts douloureux, il s'était levé malgré son appareil et qu'il avait un pistolet chargé sous son traversin. Mais il ne se méfia jamais de moi. Je pouvais entrer chez lui à n'importe quelle heure du jour et de la nuit ; il ne sursautait jamais. Il savait donc reconnaître mon pas, même léger, et il avait confiance en moi. Je fis mon bonheur d'une foule de détails minuscules de cet ordre. Enfin, après deux semaines, il déclara simplement à mon père qu'il lui faisait toutes ses excuses une seconde fois. “Et la bonne”, ajouta-t-il. Il avait le don de mettre beaucoup de grâce en peu de mots.

« Un soir que je prenais le frais sous les tilleuls de la promenade, je vis, adossé au tronc d'un arbre, un étranger qui me regardait. Il était gauchement endimanché. Je me hâtai de rentrer. Je vis cet homme qui m'avait suivie s'approcher de la maison. Je grimpai quatre à quatre jusqu'à la chambre de notre hôte.

« “Ne vous inquiétez pas, me dit-il, quand je lui eus décrit le personnage. Faites-le entrer et amenez-le ici. C'est quelqu'un que j'attends.”

« En effet, cet homme eut tout de suite des allures de domestique. La nuit étant tombée, il alla chercher sa monture à l'endroit où il l'avait cachée et il apporta un portemanteau avec des habits frais. Il s'en alla sans doute avec des ordres. Il revint deux semaines après, ostensiblement et en livrée. Il amenait un fort beau cheval sellé à l'anglaise.

« On ne sut jamais comment il avait prévenu son serviteur la première fois. Il me le cacha même à moi et, si j'ai maintenant quelques idées à ce sujet, ce sont purement et simplement des idées. Nous fûmes également surpris, à cette époque, des rumeurs qui coururent à Rians. M. de Théus était, paraît-il, notre ami depuis longtemps et, s'il nous avait honoré de sa visite et de son séjour chez nous, c'était d'amitié toute pure.

« Il y avait cependant cette balle de mousqueton réglementaire de gendarmerie dont personne ne parlait et que je gardais sur moi, dans un petit sachet de soie pendu à mon cou.

« M. de Théus fut bientôt capable de se tenir debout et même de manger à notre table. Il me traita comme une dame avec le plus grand soin. J'étais ravie et j'attendais mieux. Il ne me déçut pas.

« Il sollicita ma compagnie dans les promenades à cheval que mon père lui avait prescrites. Nous n'en fîmes qu'une. Nous retournâmes sur les lieux où je l'avais trouvé. Mais il m'engagea à pousser plus avant dans le maquis. Nous marchâmes un bon quart de lieue sur un petit chemin de terre.

« “Je n'ai vu ce pays que dans un orage et un éclair, me dit-il, mais je cherche une grande yeuse et je crois que la voilà devant nous.” La solitude de ces contrées n'est jamais paradisiaque ; ce jour-là elle l'était. Il me fit mettre pied à terre. Il écarta les buissons de clématites qui encombraient le tronc de l'yeuse.

« “Venez voir”, me dit-il. Je m'approchai. Il entoura ma taille de son bras. Je vis du premier coup d'œil un mousqueton à côté de lambeaux d'uniforme déchiquetés. Il y avait là le cadavre décharné d'une sorte de soldat à parements rouges. Enfin il me montra le crâne de l'homme : son front avait éclaté.

« “Voilà mon coup de pistolet, dit-il. J'étais aveuglé par la pluie et l'éclair quand je l'ai ajusté et j'avais déjà le coup de fusil dans la poitrine. Vous dirai-je que c'est un gendarme ou le voyez-vous assez ?” Il ajouta : “Je ne voudrais pas que vous puissiez croire qu'on m'abat facilement et sans risques.” Ceci était dit avec une tendresse qui faisait roucouler sa voix.

« Quand nous avions trouvé cet homme blessé dans les limons du torrent, je n'avais pas fait le rapprochement avec un événement qui s'était passé une semaine avant, sur la route de Saint-Maximin à Aix. M. de Théus mit toute sa grâce à m'inciter à le faire. Il me parla de cette diligence des Messageries qui avait été attaquée dans la montée de Pourrières et dévalisée de tout l'argent qu'elle transportait pour le Trésor, malgré son escorte de gendarmes.

— Ces attaques de diligences, et notamment celles qui transportent les caisses de votre gouvernement semblent être une industrie particulière de la région, dit Angelo. Quand j'étais à Aix l'an dernier, je me souviens que la chose arriva trois fois dans l'espace de six mois, autant sur la route dont vous parlez que sur celle d'Avignon et sur celle qui monte aux Alpes.

— Vous avez donc habité Aix ?

— J'y ai séjourné pendant deux ans.

— Nous étions voisins, dit la jeune femme. La Valette où j'ai habité après mon mariage et qui est notre résidence se trouve à peine à trois lieues à l'est, dans cette partie de Sainte-Victoire qui devient rose à chaque couchant. Nous aurions pu nous rencontrer. Je venais souvent à Aix et parfois pour une vie assez mondaine.

— A laquelle je n'ai jamais participé. Je vivais plutôt en sauvage. Je n'ai fréquenté que les maîtres d'armes et connu (de loin et seulement pour les assauts) que des officiers de la garnison. Mais je faisais de longues promenades à cheval dans les bois et précisément de ce côté où la montagne devient rose le soir. Peut-être ai-je passé sur vos terres. Je me suis déjà dit ça hier quand vous avez parlé du château de La Valette avec notre joueur de clarinette. Je me souviens d'avoir aperçu, à travers les pins, la façade d'une grande maison qui me semblait avoir de l'âme.

— Si elle avait de l'âme, c'était la nôtre. Ne croyez pas à de la fatuité. Si vous aviez dit simplement qu'elle était belle, j'aurais été moins sûre. Toutes les grandes maisons de la campagne d'Aix sont belles, mais, de l'âme, il y faut plus et je crois que nous avons ce qu'il faut. Si vous avez vu le célèbre visage de La Valette, cette noblesse assurée d'elle-même qui m'a confirmée dans mes sentiments, vous n'avez jamais dû pouvoir l'oublier.

— Je me suis en effet demandé à quoi pouvaient ressembler les êtres passionnés, capables de vivre en ces lieux.

 

— Vous en avez un sous les yeux. L'avez-vous assez regardé ? Où habitiez-vous à Aix ?

— Hors de chez moi ; et c'est tout dire. Un exilé, un proscrit doit s'habituer à ne rien posséder de valable que soi-même. J'avais pour moi, en tout cas, de ne pas avoir fui. Combien de fois ai-je béni la folie qui m'avait obligé à quitter mon pays ! Un assassinat, même de légitime défense — comme c'était le cas — ne m'aurait laissé de repos dans aucun décor. L'homme que j'ai tué vendait les républicains au gouvernement de l'Autriche et ses victimes mouraient en prison. Mais la lâcheté n'a jamais de bons motifs ; c'est précisément parce qu'il était ignoble qu'il fallait me garder de l'être. Je l'ai tué en duel. Il avait les chances du hasard. On m'a reproché d'avoir risqué ma vie. Les défenseurs du peuple n'ont, paraît-il, pas le droit de se servir de noblesse. Enfin, je crois que tout le monde a été ravi ; je n'avais le choix qu'entre la prison et la fuite. Dans la première on casse sa pipe, et généralement de colique, ce qui n'est pas très glorieux ; et fuir, c'est effacer les épaules et devenir rat. Car je gênais surtout mes amis. Je suis parti de chez moi en grand uniforme et au pas. Comme je montais dans la montagne, du côté de Cézana, j'ai entendu galoper derrière moi. Alors, j'ai mis pied à terre et j'ai ramassé un petit bouquet de ces narcisses dont les prés étaient couverts. J'avais mon casque à plumes et de l'or sur du bleu en veux-tu en voilà. Les carabiniers m'ont salué réglementairement. J'ai compris que mes amis avaient fait un mauvais compte. Nous sommes finalement un peuple qui aime les narcisses.

« Cela m'a permis d'habiter à Aix chez une bonne femme qui faisait, je crois, profession d'être gouvernante de curé. C'était une maison à deux portes, même trois si on comptait celle du jardin. Mais j'ai préféré me servir de cette ville de garnison pour garder mon poignet souple. Ma mère m'a fait passer de l'argent par Marseille de façon très régulière. Je me suis équipé. J'ai pris un maître d'armes et j'ai fréquenté les salles.

« Je suppose que vous avez gardé votre balle de mousqueton dans son sachet de soie ; vous ne rirez donc pas si je vous dis que j'ai dans mon portefeuille une vieille enveloppe contenant des débris d'herbes sèches, semblables à du thé : c'est mon petit bouquet de narcisses de Cézana. J'aime ça.

— Vous n'avez donc pas fréquenté la bonne société ?

— J'ai fréquenté une excellente société, notamment celle d'Alexandre Petit, dit “le petit Alexandre”. Il y a sous ce nom-là une sorte de long pète-sec qui manie le sabre comme un dieu. Nous nous sommes appris mutuellement beaucoup de choses.

— La bonne société vous eût également appris des choses fort curieuses et très utiles, en particulier au sujet du nœud gordien qui étrangle les hommes à sentiments libéraux. On a souvent avantage à le confier à des doigts frais ; ils délivrent plus vite que le sabre. Il y a de très jolies femmes à Aix.

— J'ai donné quelques assauts devant elles.

— Vous avez dû être leur coqueluche ?...

— Elles faisaient, en effet, une belle tapisserie. J'aime les tapisseries. J'ai souvent rêvé d'être condamné à mort en tête à tête par un potentat dans une salle de cérémonie tapissée de chants de l'Arioste, par exemple. Les assassins sont derrière la porte et je vais vers eux en regardant le sourire de laine d'Angélique ou les yeux tendres d'une Bradamante au point de croix. Mais c'est la condamnation à mort qui compte.

— Nous avons trop bu, dit la jeune femme. D'ici cinq minutes nous allons parler en vers, et contre tous, hélas, si je peux me permettre cet affreux calembour. Voulez-vous que nous songions à dormir ? »

Ils choisirent deux chambres dont les portes se faisaient face.

Angelo employa son ivresse à construire chez lui un lit carré comme à la caserne.

Il se réveilla au milieu de la nuit. La pluie faisait rage ; on entendait gronder la verrière et le mouvement tumultueux des bois. Le tonnerre roulait dans le lointain. Il se souvint de la jeune femme.

« Nous sommes entrés facilement dans cette maison, se dit-il, d'autres peuvent en faire autant. Nous ne sommes pas seuls sur les routes et avec un temps pareil on cherche abri partout. Ils pourraient venir fureter par ici. Si elle voyait entrer un homme dans sa chambre, et surtout ficelé comme le clarinettiste, elle aurait peur. »

Il défit son lit carré, tira le matelas dans le couloir, sans faire de bruit et s'installa devant la porte de la jeune femme. Assuré d'être soigneusement en travers, il s'endormit.