Angelo raconta vaguement une petite histoire. Il savait bien qu'il y avait le choléra, diable !
« Si je veux qu'il ait un peu de considération pour moi, se dit-il, et fichtre, c'est exactement ce que je veux, il ne faut surtout pas dire à cet homme, coquet comme un coq, que j'ai lavé des morts. »
Il s'aperçut aussi que ce petit monsieur, par ailleurs pète-sec et même légèrement arqué en arrière dans son souci de ne rien perdre de sa taille, tiquait chaque fois qu'il entendait le mot « choléra ».
« Pourquoi parlez-vous tout le temps de choléra ? dit enfin le petit monsieur. Ce n'est qu'une simple contagion. Il suffit de l'appeler par son nom sans chercher midi à quatorze heures. Ce pays serait salubre, mais nous sommes tous plus ou moins ici obligés de compter avec la terre. Un tombereau de fumier se vend huit sous. Vous n'en sortirez pas. Ces huit sous, personne n'a envie de les donner. Pendant la nuit, les gens établissent des barrages en travers des ruisseaux, y entassent de la paille, retiennent les ordures de toute nature et se procurent ainsi du fumier à bon compte. Il y en a même qui payent deux sous pour avoir le droit d'installer des caisses à claire-voie aux issues des tinettes.
« Cette ville est bien aérée. Elle est arrosée par quatre-vingts fontaines. Elle est battue des vents de nord-ouest. Mais le fumier se vend trop cher et sans fumier, bernique. Parlez-moi contagion et je vous suivrai, monsieur, continua le petit homme qui louchait sur les toujours belles bottes d'Angelo. Mais, choléra, ceci demande réflexion. Et même, ajouta-t-il, en se dressant sur la pointe des pieds puis en se laissant retomber doucement sur ses talons, et même je dirai : prudence ! C'est qu'on aura toujours besoin de fumier. Notez le fait. Et que la contagion passera. Choléra, c'est beaucoup dire et c'est avec des mots qu'on fait peur. Si on laisse arriver la peur, on ne pourra plus faire un pas. »
Angelo balbutia quelque chose au sujet des morts.
« Dix-sept cents, dit l'homme, sur une population de sept mille, mais vous avez l'air vous-même d'être un cavalier en difficulté. Puis-je vous être de quelque secours ? »
Angelo était littéralement enchanté par le petit monsieur. « Il s'agite, il fait craquer ses bottines, mais il ne dépasse pas sa peau, se disait-il. Il a encore un col propre, un gilet brossé et, dans sa boutique, il a ordonné jusqu'à l'obscurité sur ses étagères. Il a raison : le mensonge est une vertu. L'homme est aussi un microbe têtu. Son hypocrisie est beaucoup plus utile que mon dévergondage. Il faut beaucoup plus de types comme lui que comme moi pour faire un monde où, comme il dit, on aura toujours besoin de fumier. Cette parole est la preuve même de sa simplicité, de sa solidité toute d'une pièce que rien ne peut démolir, ni choléra ni guerre, peut-être même pas notre révolution. Il peut mourir, il ne désespérera pas. Encore moins, il ne désespérera pas à l'avance. Et, somme toute, c'est se conduire en homme de qualité. Tout bien connaître ou ne rien savoir revient au même. »
De ce temps, on lui expliquait encore beaucoup de choses et, par exemple, qu'on avait enfin pris des mesures radicales.
« Vous avez dû vous rendre compte qu'il n'y a plus personne en ville. Plus que moi. Tout le reste est allé s'installer dans les champs, au grand air, dans les collines avoisinantes. Il n'y a que moi. Il en fallait un pour garder les approvisionnements. J'ai sous mon toit (et cette expression prit dans sa bouche une grande allure) des entrepôts pour mes draps. Ils étaient déjà depuis longtemps bourrés de camphre. C'était pour les mites. C'est parfait pour la mouche de la contagion. C'est une petite mouche même pas verte.
— Touchez-moi la main, dit Angelo.
— Volontiers », dit le petit homme en souriant, mais veuillez au préalable la plonger dans ce pot de vinaigre. Enfin Angelo se sentit ridicule.
C'est de façon délibérée et en balançant les bras comme pour une promenade qu'il sortit de la ville. La nonne était oubliée. Il mâchait même un brin de menthe.
Les collines s'arrondissaient en cirque. Sur leurs gradins, toute la population de la ville était rassemblée comme pour le spectacle d'un grand jeu. Elle bivouaquait sous les vergers d'oliviers, les bosquets de chênes, dans la broussaille des térébinthes. Des feux fumaient de tous les côtés.
Angelo avait naturellement l'habitude des campements de soldats. Ils installaient des faisceaux et des marmites, et après, la vie était belle. Ils chantaient, faisaient la soupe ; cela leur tenait lieu de salon. C'étaient de pauvres bougres mais ils savaient qu'on se fait un abri magnifique en ne pensant à rien.
La première chose qu'Angelo vit à côté du chemin fut un paravent planté sous les oliviers d'un verger. Il était peint de couleurs très vives, peut-être sur soie. Il avait été destiné sans doute à réjouir quelque pénombre au coin d'un feu. Ici, il était en plein soleil — (le feuillage élimé des oliviers ne donnait presque pas d'ombre) — en plein soleil furieux. Le paravent éclaboussait de l'or, des pourpres vifs et des bleus durs. Il portait les guerriers empanachés et les seins jaillissants des cuirasses d'un chant de l'Arioste dont Angelo tout de suite se souvint. Il était installé en plein air, à côté d'une bergère en tapisserie également historiée sur laquelle étaient entassés : une boîte incrustée de coquillages, une ombrelle, une canne à bec d'argent et des châles que le vent avait bousculés et qui traînaient dans l'herbe. Au pied même de l'olivier le plus proche on avait placé (dans son aplomb, à l'aide de bouts de branches qu'on avait fourrés sous les pieds) un petit bonheur-du-jour bien astiqué portant coquettement sa pendule sous globe, ses bougeoirs, sa cafetière d'apparat sous un protège-porcelaine en faille soutachée de rubans. Tout autour, dans un espace de sept ou huit mètres carrés, étaient disposés, le plus harmonieusement du monde : un porte-parapluie, une haute lampe à pied, un pouf, une chancelière et une plante verte en pot, un caoutchouc armé d'un tuteur en cannette blonde. Non loin de là, lâchée en cul et dressant au ciel ses deux brancards d'où pendaient des chaînes était la charrette qui avait charrié tout le fourniment, plus le mulet, sa paille et son crottin.
Le spectacle était si incongru qu'Angelo s'était arrêté. Quelqu'un frappa de la canne sur la chaufferette. Une grosse fille qui devait être assise dans l'herbe se dressa et s'approcha du paravent.
« Qui est-ce ? demanda une voix de vieille femme.
— Un homme, madame.
— Qu'est-ce qu'il fait ?
— Il regarde.
— Quoi ?
— Bonjour, madame, dit Angelo. Est-ce que tout va bien ?
— Très bien, monsieur, dit la voix, est-ce que cela vous regarde ? » Et à la fille : « Va t'asseoir. »
Puis, la canne se mit à battre la terre comme une queue de lion énervé.
Il y avait aussi, à tout bout de champ, des familles d'artisans assises à l'ombre d'un mur ou d'un talus, ou d'un buisson, ou sous un petit chêne avec des enfants, des ballots de linge, des caisses d'outils. Les femmes étaient un peu surprises, mais déjà elles avaient installé quelques ustensiles, des cordes tendues entre deux branches, un trépied portant une casserole et même, des fois, un alignement de boîtes classées par ordre de grandeur décroissante : farine, sel, poivre, épices. Les hommes étaient beaucoup plus entrepris. Leurs mains ne se dénouaient pas encore d'autour de leurs genoux. Ils disaient volontiers bonjour à ceux qui passaient.
Les enfants ne jouaient pas. Il y avait très peu de bruit, à part celui d'un vent léger qui faisait craquer les feuilles rôties de soleil et, de temps en temps, le bruit même du soleil comme un rapide claquement de flamme. Seuls, les chevaux, les mulets secouaient leurs bridons, frappaient du pied dans les mouches, quelquefois hennissaient, mais non pas pour s'appeler : pour se plaindre, et c'était furtif. Des ânes essayèrent de commencer un concert mais on entendit les coups de bâton sonner sur les ventres et ils remâchèrent leurs braiments. D'immenses vols de corneilles et de corbeaux tournaient silencieusement aussi au-dessus des arbres. Le soleil était si violent qu'il leur blanchissait les plumes.
Les paysans s'étaient mieux installés. Ils avaient l'air de se dégourdir plus vite. Ils avaient d'ailleurs tous choisi des endroits extrêmement propices : chênes, plis de terrains où l'herbe était sèche mais longue, bosquets de pins. La plupart avaient déjà dépierré leurs emplacements. Ils étaient même en train, tous ensemble, mais chacun pour soi, de couper des branches de genêts qu'ils charriaient ensuite par fagots à leur ombre. Les femmes en écorçaient les grosses tiges et en tressaient des claies. Des enfants, à l'air grave, les sourcils froncés, appointaient des piquets.
Quelques vieilles femmes qui ne tressaient pas les genêts, et semblaient revêtues d'autorités diplomatiques, s'en allaient, sourire aux lèvres, rôder autour des autres campements sous couvert de ramasser la salade champêtre. Ils s'organisaient. Ils avaient même déjà commencé à faire très soigneusement de petits tas de fumier avec la litière de leurs bêtes.
Il n'y avait un peu d'incohérence que dans leurs caisses pleines de poules auxquelles ils ne donnaient pas encore la liberté ; les cochons attachés par la patte à des souches, qui se meurtrissaient à tirer sur la longe qu'on leur avait nouée au jarret mais qui ne criaient pas, grognaient à peine et surtout reniflaient avec des groins extrêmement mobiles vers les odeurs qu'agitaient tous ces mouvements étranges. Ils avaient déjà appris à se musser sous les buissons quand passait au-dessus d'eux le froissement des grands vols de corbeaux.
Des mésanges-serruriers dont le chant est un grincement de fer appelaient sans arrêt, établissaient un vide dans lequel leur cri retentissait et une étendue par leur réponse qui venait des arbres les plus lointains. On entendait aussi quelques voix d'enfants assez triomphantes, des femmes qui prononçaient des noms, des hommes qui parlaient à des bêtes et les grelots des chiens de chasse qui se mettaient sur des pistes.
On avait charrié des buffets, des canapés, des poêles avec les tuyaux qu'on s'efforçait d'emmancher et qu'on attachait ensuite à des branches, des caisses pleines de casseroles, des corbeilles de vaisselle et de linge, des garnitures de cheminées, des chenets, des trépieds, des diables. Les meubles étaient placés dans les vergers, sous les arbres isolés, même en plein vent. On voyait très bien qu'on les avait orientés ici comme ils l'étaient dans la pièce d'où on les avait tirés. Quelquefois même, ils encadraient une table recouverte de sa toile cirée, ou de son tapis, et cinq ou six chaises disposées autour, ou bien des fauteuils sous des housses. Il y avait alors une femme désœuvrée assise sur une de ces chaises, et non pas dans l'herbe les mains aux genoux et toujours à côté d'elle, ou dans les environs immédiats, l'homme, debout et vacant, comme un héros pris de court. Ils ne bougeaient pas. Ils étaient comme des personnages de tableaux vivants, l'œil fixe sur des lointains personnels, l'air à la fois très savants et très vulnérables.
D'autres avaient entassé des marchandises, des piles de pièces de drap, des sacs pleins, des caisses, et, adossés contre le tas ou même couchés dessus, hommes, femmes et enfants, ils guettaient.
« Est-ce que je vais trouver mon Giuseppe dans tout ça, ou bien est-ce qu'il est mort ? » se dit Angelo.
Il convint que, si Giuseppe était mort, eh ! bien, la situation était grave.
« Je suis dans de mauvais draps. »
Au lieu de rester avec la nonne, il aurait dû le chercher. Mais où dans la ville ? Et demander à qui ? (Il revit la place couverte de morts, les gens qui agonisaient en tas, par terre, et les terreurs de ceux qu'il avait vus galoper comme des chiens dans les rues ; il entendit les tombereaux qui battaient du tambour dans les échos de tous les quartiers.) On raisonnait de façon différente ici dans les vergers, en plein air, malgré les vols de corneilles et le soleil fou. De toute façon c'était vrai, il avait perdu son temps avec la nonne. Il le pensait. On ne fait pas toujours ce qui est raisonnable.
Il trouva, au bord du chemin, une de ces petites balances à bols de corne dans lesquels on pèse le tabac. Elle était renversée dans l'herbe. Il regarda par-dessus le talus. Une vieille femme arrangeait des boîtes contre une souche d'olivier.
« Madame, demanda Angelo, est-ce que vous vendez du tabac ?
— J'en vendais, dit-elle.
— Vous n'en avez pas encore une petite miette ?
— Qu'est-ce que tu veux foutre avec des miettes, dit-elle, j'en ai du frais. »
Angelo sauta le talus.
C'était une vieille délurée. Elle avait de petits yeux de pie et elle mâchait ses gencives comme une chique goguenarde.
« Alors, vous avez des cigares ? dit Angelo.
— Ah ! Tu es un type à cigares ! J'ai des cigares pour tous les âges, mon mignon. Si on les paye !
— On va s'arranger pour vous les payer.
— Alors, qu'est-ce que tu fumes ? (Elle le regarda.) De la guimauve ?
— Donne des crapulos, dit sèchement Angelo.
— Excusez du peu, dit-elle, est-ce que tu en auras assez avec la moitié d'un, mignon ?
— Ne parlez pas tant, grand-mère, dit Angelo, et donnez-m'en une boîte. »
En fait, une boîte était peut-être un peu exagéré. Il lui restait tout juste quatre louis. Il ne fallait vraiment pas que Giuseppe soit mort sans quoi les temps allaient devenir difficiles. Mais il fallait vraiment remettre à leur place cette femme et sa chique.
Elle chercha dans les sacs qu'elle était en train de déballer et trouva une boîte de cigares qu'Angelo paya d'un air fort détaché.
« Vous devez connaître tout le monde, vous ? dit-il.
— Ma foi, j'en connais ma grosse part.
— Vous connaissez un nommé Giuseppe ?
— Ah ! mon mignon, je ne les connais pas de cette façon-là, moi. A quoi il ressemble, ton Giuseppe et, familièrement, comment qu'on lui dit ? Il a un surnom ?
— Je ne sais pas, qu'est-ce que ça pourrait être son surnom ? Le Piémontais, peut-être ? C'est un grand, maigre et noir avec les cheveux frisés.
— Piémontais ? Non, je ne connais pas de Piémontais. Noir, tu dis ? Non. Tu ne sais pas s'il est mort ?
— J'aimerais bien justement qu'il soit vivant.
— En fait d'aimer bien, tu n'es pas seul. Il y a de grandes chances pour que ton Giuseppe fume des mauves. On meurt tous ces temps-ci, tu as bien vu ?
— Pas tout à fait tous, dit Angelo ; on est bien encore quelques-uns.
— Ah ! oui, que nous sommes propres ! » dit-elle.
Pendant qu'ils étaient en train de parler ainsi, une femme arriva pour demander de la prise. C'était une ménagère. Elle avait l'air tout à fait désorientée dans ce verger.
« Tiens, dit la vieille, en voilà une qui va peut-être te renseigner sur ton Giuseppe.
— Madame Marie, dit la femme, donnez-m'en un peu de la fine, s'il vous plaît. Pas trop sèche, si vous pouvez.
— On peut toujours, mon bel oiseau, fais-moi passer le sac, là, à gauche, à tes pieds. Et qu'est-ce que tu fais de ta peau tous ces temps-ci ?
— J'essaye de m'en tirer, c'est pas facile.
— Où c'est que tu perches maintenant ?
— Je suis avec les Magnan, là, sous les chênes.
— Tu fais popote avec ?
— C'est pas tout à fait popote, dit la femme qui regarda Angelo avec des yeux arrogants. Mais, moi, le plein air me fait peur. Il me faut de la compagnie. Tant celle-là qu'une autre, pas vrai ?
— Tiens, ben, vous ferez peut-être affaire tous les deux. Voilà un garçon qui en cherche. Il voudrait trouver un nommé Giuseppe. »
La femme, les mains sur les hanches, plaça sa taille dans son corset.
« Qui c'est ce Giuseppe ? dit-elle.
— Un homme, mon bel oiseau, dit la vieille.
— C'est un ami que je cherche, dit Angelo.
— Tout le monde cherche un ami », dit la femme.
Elle hésita entre relever les cheveux qui lui tombaient sur le front et prendre une prise de tabac. Elle regarda Angelo des pieds à la tête et se décida pour la prise de tabac.
Ce fut le tour d'un homme. Il souleva les branches basses de l'olivier. « Tiens, qu'est-ce que tu fais là ? dit la femme.
— Ben, tu vois !
— Madame Marie, dit-il, il s'agirait de me trouver mon tabac maintenant. Vous vous êtes un peu débrouillée dans tout ça, oui ?
— C'est Cléristin ? dit la vieille. Alors Cléristin, tu as trouvé un coin pour ton mulet ? Je n'ai pas encore ton tabac sous la main. Tu m'as tout salopé en foutant mes trucs barque à travers. Ton tabac est là-dessous dans ces caisses. Est-ce que tu veux me les remuer ou bien est-ce que tu en essayes un autre ? C'est le moment de se lancer, mon mignon. »
Il n'avait rien de mignon du tout. C'était un gros type massif, avec les jambes en manches de veste et les bras de singe. Mais il avait l'œil vif...
« Il y a celui-là qui cherche un nommé Giuseppe, dit la femme.
— Giuseppe quoi ? demanda-t-il.
— Giuseppe, c'est tout, dit Angelo.
— Qu'est-ce qu'il fait ?
— Cordonnier.
— Connais pas, dit l'homme. T'as qu'à aller voir Féraud.
— Ben, c'est vrai, dit la femme.
— C'est un cordonnier, ils se connaissent entre eux.
— Où est-il, ce Féraud ?
— Monte là-haut dans ces pins. Il est un peu au-dessus, dans les genévriers. »
Il y avait un chemin qui montait de terrasse en terrasse. Sur ces entablements soutenus par de petits murs de pierre, les vergers d'oliviers faisaient crépiter silencieusement les énormes étincelles noires de leurs troncs tordus. Ils portaient une toison plus légère que l'écume de l'eau et qui gardait dans l'envers des feuilles un reste de couleur d'opale que le soleil achevait d'effacer. Sous cet abri transparent comme un voile de soie les gens campaient par petits groupes. Maintenant, ils mangeaient. Il était à peu près midi.
Les pins que lui avait désignés le mignon trapu étaient très hauts dans la colline, bien au-dessus des vergers. Angelo demanda où il pourrait acheter du pain. On lui dit d'aller un peu sur la gauche vers des cyprès. Il y avait là, paraît-il, un boulanger qui avait essayé de faire un four de campagne.
Bien avant d'arriver aux cyprès d'ailleurs on sentait une bonne odeur de fournil. Une fumée bleue très paresseuse et dans laquelle l'éclatante blancheur du soleil donnait de miroitants coups d'ailes indiquait aussi l'endroit.
Le boulanger, torse nu, était assis au pied des cyprès, dans l'axe de l'ombre. Il laissait pendre devant ses genoux deux mains plâtrées. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, très maigre. Sur sa poitrine, les côtes saillantes charruaient des poils gris.
« Vous tombez à pic, dit-il, on va défourner. Quant à vous dire ce que ça sera, je n'en sais rien : peut-être du pain, peut-être de la galette ; il se peut aussi que ça soit une cochonnerie. C'est la première fois de ma vie que je travaille de cette façon. »
Il avait fait une sorte de meule semblable à celle dans laquelle on fait le charbon de bois. Recouverte de mottes d'herbe, elle laissait suinter la fumée bleue, d'un bleu pur et si épaisse qu'elle montait lentement toute droite, se réunissait en faisceaux à quelques mètres au-dessus des feuillages des oliviers et continuait à monter lentement comme une colonne qui réverbérait le soleil jusque très haut dans le ciel où avant de se diluer dans le tremblement de la chaleur blanche elle épanouissait toute une verroterie de miroir aux alouettes.
« Ce sera ce que ça sera, dit Angelo.
— C'est bien ce qu'il faut se dire », dit l'homme.
Angelo regarda une escadrille de corneilles qui, plus haut que le sommet de la colline, jouait avec de légers souffles de vent. Les oiseaux aux ailes immobiles dansaient un pas de côté, glissements, reprises, se rapprochaient, se superposaient, s'écartaient comme des graines d'avoine dans les moires d'un ruisseau.
« Ce sont les plus heureux, dit le boulanger.
— Le fait est, dit Angelo. Enfin, on va peut-être commencer à reprendre du poil de la bête.
— Ça n'en prend guère tournure.
— Qu'est-ce que ça prend comme tournure ?
— Ça ne change pas.
— Il y a toujours des cas ?
— Si on en croit les choses. Et il n'y a aucune raison pour qu'on ne les croie pas.
— Les gens ont l'air un peu abrutis mais ils vivent.
— Ils étaient tout aussi abrutis en ville et ils vivaient mais on ne les voyait pas. On ne voyait que les morts. Je reconnais qu'ici ça semble un peu le contraire et que c'est tant de gagné. Mais, regardez donc un peu en bas dans le fond, de ce côté-ci. Le petit vallon qui s'en va vers le dedans des collines, les platanes et le petit pré. Vous voyez pas ces tentes jaunes ? C'est une infirmerie. Et là-bas au quartier de Saint-Pierre, dans les vergers de cerisiers, encore des tentes. Encore une infirmerie. Et là-bas, dans le dévers nord, encore des tentes : une autre. Si vous étiez comme moi, en train de vous reposer au pied du cyprès depuis que le four est allumé, vous en auriez vu qu'on charriait là-bas tant et plus. Si j'en ai pas compté cinquante depuis ce matin ! Eh ! bien, dites-moi, cinquante, est-ce que ça n'est pas un chiffre ?
— Ça ne peut pas s'arrêter tout de suite.
— Je ne sais pas ce que ça ne peut pas, mais je sais ce que ça peut. Et ça là-haut ? (Il désigna les vols épais de corneilles et de corbeaux qui s'étaient tous mis à tourner dans le carrousel des vents, au-dessus de la colline. Il en venait un sonore clapotement d'éventail.) C'est plus intelligent que ce qu'on croit, ces bestioles. Ça connaît son intérêt, allez. Ça n'est pas là pour le roi de Prusse, croyez-moi. Vous pouvez leur en foutre des coups d'arquebuse là-haut dedans. Ça reste où ça mange. »
« Il y a certainement du vrai dans ce qu'il dit », pensa Angelo, mais il avait faim et l'odeur de la meule était exquise.
« J'ai pétri dans une auge à porcs, dit le boulanger. Propre, bien entendu. Je l'ai trouvée dans la petite cabane là-bas. J'ai dit à ma femme : “C'est la cabane d'Antonin. Je te joue ce que tu veux qu'il y a une auge à porcs.” Pardi ! Je m'ennuyais. J'ai dit : “Je vais faire du pain.” D'ailleurs, ça s'est découvert être une bonne chose ; les gens viennent en chercher. “Et d'abord, on va me laver ça à grande eau”, j'ai dit. Mais, justement, l'eau ! Vous êtes déjà allé à l'eau ?
— Non. »
« Ça doit être en effet un problème, se dit Angelo. Où peut-il y avoir de l'eau dans ces collines ? »
« Si vous n'y êtes pas allé, je vais vous montrer. Vous vous rendrez compte du travail. Vous voyez le chêne là-bas ? Bon. Eh ! bien, droite ligne dessus, visez le taillis de saules. C'est là. C'est une argilière. L'eau est bonne, ça, on ne peut pas dire, claire, pas trop fraîche. Il y en a pas mal. Mais c'est là-bas. D'ici aller-retour, avec les seaux, il faut plus d'une demi-heure. La femme, la fille et moi, on y est allé au moins vingt fois. Et on n'est pas seul. Regardez. »
En effet, dans l'ombre des saules, on pouvait voir le rouge, le bleu, le vert, le blanc de caracos, de jupons, de tabliers dont les couleurs disparaissaient dès qu'ils sortaient de l'ombre pour entrer en plein soleil, où il ne restait plus que l'étincellement des seaux d'eau à côté de petites silhouettes calcinées.
Les pains que le boulanger sortit finalement de la meule étaient plats comme des galettes et très irrégulièrement cuits.
« On n'est jamais sûr des fournées avec ce système-là, dit-il. Celle d'avant était passable ; celle-là ne vaut pas un pet de lapin. Parlez-moi d'un bon four en maçonnerie. Il a fallu que la teigne se mette à nos maisons. Nous voilà beaux ! Qu'est-ce que vous voulez que je vous fasse payer pour ça ? Donnez-moi ce que vous voudrez. Disons deux sous et prenez-en trois ou quatre. » Il ne laissait pas cependant que de placer soigneusement les miches brûlantes sur un lit de thym à quoi la chaleur faisait rendre une odeur exquise, et il surveillait l'alentour pour voir si les bivouacs en étaient touchés.
Angelo prit une galette et marcha un moment pour la laisser refroidir.
Un peu plus haut, à l'orée du bois de pins, il trouva une petite famille bien honnête qui faisait silencieusement midi, regardant le vaste paysage en mâchant longuement les bouchées. Il y avait un homme roux plein de chair et une femme taillée en force mais maternelle des pieds à la tête comme celles qui ont ces carrures le sont, généralement. La femme gardait sur ses genoux une fillette fluette et pâle aux yeux rêveurs. Les taches de son dont elle était grêlée autour du nez élargissaient ses pommettes comme un loup vénitien et leur donnaient la morbidesse de la Primavera.
« Attention, se dit Angelo, elle est la prunelle de leurs yeux. S'ils savaient que je vais m'asseoir dans leurs parages pour avoir la chance de regarder ce très beau visage pendant que je mange mon pain sec, ils imagineraient je ne sais quoi et que je leur suce la moelle des os. »
Et il alla négligemment s'asseoir au pied d'un pin. Il s'adossa au tronc. Il se mit lui aussi à mâcher longuement ses bouchées devant le vaste paysage. Il ne jetait sur le visage de la fillette que des regards obliques soigneusement espacés. Malgré ces précautions, il rencontra à diverses reprises le regard de la mère et même celui du père. Ils avaient instinctivement deviné sa manigance et, sans savoir au juste quoi, ils n'y voyaient rien d'inoffensif au contraire : ils se méfiaient. La femme portait la petite fille comme un cierge et, suivant les regards, se la plantait d'un genou sur l'autre.
En bas de la colline était la ville : une carapace de tortue dans l'herbe ; le soleil, maintenant un peu oblique, carrelait de lignes d'ombre l'écaille des toits ; le vent entrait par une rue, sortait par l'autre, traînait des colonnes de poussières de paille. Des volets grinçaient sur leurs gonds et claquaient, faisant retentir la sonorité fort sombre des maisons.
Au-delà de la ville s'élevait une plaine d'herbe jaune, tachée de grandes plaques de rouille. C'étaient les champs de blé sur lesquels la moisson n'était pas faite, ne se ferait pas parce que les propriétaires étaient morts. Plus loin, serpentant à plat, une Durance de pierre et d'os, sans une goutte d'eau. L'horizon était encombré de montagnes enchevêtrées. Les routes étaient désertes.
Désertes aussi les routes de l'espoir. Le ciel était de plâtre, la chaleur comme une glu. Le vent sec, qui ne donnait pas de souffle mais des coups, sentait le bouc et d'autres odeurs terribles.
Angelo traversa le bois de pins. Quelques familles s'étaient installées à l'abri des arbres. Elles restaient groupées, à l'écart les unes des autres et silencieuses. Il remarqua là aussi quelques beaux regards, quelques beaux visages dans lesquels l'architecture des chairs, on ne savait pas pourquoi, rassurait. Les familles en étaient jalouses et se serraient autour comme des chiens affamés. A peine si, aux voisins, aux passants on faisait des demi-sourires qui montraient surtout les dents.
Les gens étaient ainsi groupés sans mot dire, parfois tout contre un homme, pas même beau mais qui donnait, par sa façon d'être planté, une impression de solidité, une sorte de garantie de durée. Ou bien il s'agissait de femmes. Certaines étaient âgées, avaient la paix sur le visage. On ne pouvait pas se lasser de regarder leur bouche et leurs yeux que rien ne déséquilibrait, sur lesquels passait et repassait l'ombre vert-de-gris des branches de pins. D'autres étaient de jeunes femmes dont les cheveux, les yeux, le teint, le geste étaient en matières précieuses, donc imputrescibles ; ou des enfants qui, parce qu'ils ne riaient plus, avaient tout de suite l'air profond, accablé de science.
Plus haut que le bois de pins, Angelo entendit des gémissements et des sanglots. Il y avait tant de silence autour qu'ils faisaient le bruit d'une fontaine solitaire. C'étaient deux hommes qui en soignaient un troisième allongé sous une yeuse. Ils pleuraient tous les trois.
Angelo se proposa mais fut mal accueilli. C'était, à n'en pas douter, une attaque de choléra à la première période et les deux hommes se débrouillaient fort bien. Angelo comprit qu'ils avaient surtout peur d'être dénoncés et que le malade soit emporté aux infirmeries.
« Apprends donc un peu l'égoïsme, se dit-il, c'est très utile et on n'a jamais l'air d'un imbécile. Ces deux-là t'ont envoyé paître et ils ont raison. Ils s'occupent d'une affaire qui les regarde et ils la mènent comme ils veulent. Ils n'ont pas du tout envie que tu viennes compliquer les choses. Que le malade aille mieux ou plus mal, dans un quart d'heure ils ne pleureront plus et ils ne penseront qu'à se débrouiller. Crois-tu que la générosité soit toujours bonne ? Neuf fois sur dix elle est impolie. Et elle n'est jamais virile. »
Ces réflexions lui donnèrent beaucoup de tranquillité et il continua à monter dans la colline, vers le bosquet de pins où devait se trouver l'homme qui connaissait peut-être l'endroit où se trouvait Giuseppe.
Des cris éclatèrent. Cette fois il ne s'agissait pas de gémissements mais de huées de chasse. Deux ou trois hommes s'étaient levés et regardaient dans un ravin. Angelo s'approcha. On distinguait à travers les buissons des gens en train de courir.
« Je parie que c'est un lièvre, dit Angelo.
— Vous perdriez, lui répondit-on. D'ailleurs, par cette chaleur les lièvres ne sont pas si bêtes. Ils ne bougent pas. »
Ces hommes regardèrent Angelo avec un peu de mépris. Quoique d'un mépris léger et à fleur de regard Angelo en fut très mortifié. Il prétendit que, dans son pays, les lièvres couraient malgré la chaleur.
« Vous avez alors la chance d'avoir des lièvres spéciaux, lui dit-on avec ironie. Ici, nous n'en avons que des ordinaires. En bas, c'est simplement un vieux couillon qui a échappé à sa fille. Le plus drôle, c'est qu'il était paralytique et qu'on l'a charrié jusqu'ici dans son fauteuil ; maintenant, il les fait démener comme des diables. »
En effet, on vit en bas un vieillard qui clopinait dans les herbes. Les poursuivants le rattrapèrent. Il y eut une mêlée confuse d'où jaillissaient des glapissements de femme. On se mit à parlementer en gesticulant beaucoup. Enfin, deux hommes firent la chaise avec leurs bras joints, on installa le vieillard là-dessus et on le remonta.
Il passa à côté d'Angelo. C'était un vieux paysan avec une tête d'aigle. Il tournait toujours ses yeux vifs du côté de la ville. On lui avait roulé une cigarette pour le calmer. Il était en train de la fumer.
Sa fille accourut à sa rencontre. Elle remercia tout le monde. Elle ne cessait de remercier et de dire : « Mais pourquoi, père ? Mais qu'est-ce que vous avez ? » Elle aperçut la cigarette.
« Vous avez dit merci, père ? lui dit-elle.
— J'ai dit merde », dit-il.
Il s'engoua dans ses baves et dans sa cigarette qu'il se mit à mâcher furieusement comme du foin.
Le bosquet où s'était installé le nommé Féraud était d'abord bien placé près du sommet de la colline et juste dans le fil de vent qui se rebroussait contre la crête. Au surplus, il contenait le seul vrai campement de tout le quartier. On avait soigneusement débroussaillé l'espace entre les arbres et placé d'un tronc à l'autre des claies de branches entrelacées d'un empan de hauteur. Dans le berceau ainsi formé on avait entassé des aiguilles de pin et, quand Angelo arriva, trois femmes étaient en train d'étendre sur ce matelas un beau drap blanc. Deux autres draps pliés attestaient qu'on avait l'intention formelle de faire ici un lit correct. Des trois femmes, deux avaient à peine dépassé vingt ans et étaient sans doute les filles, l'autre était la mère et toutes les trois faisaient vigoureusement l'ouvrage.
Quant au nommé Féraud, il avait installé son établi à l'orée des arbres, moitié à l'ombre, moitié au soleil, il était tout simplement en train de façonner une semelle au tranchet. Il chantonnait.
C'était un homme au regard très jeune malgré sa barbe blanche.
Il savait où était Giuseppe.
« Voyez-vous cette colline plantée d'amandiers ?
— L'autre colline alors, là-bas ?
— Oui. Il est là. Probablement un peu plus haut, vers les yeuses.
— Vous en êtes sûr ?
— J'en suis absolument sûr. Allez là-bas, vous le trouverez. Sitôt que vous serez sur la colline des amandiers, demandez à n'importe qui. On vous mènera droit sur lui.
— Vous le connaissez bien ?
— Je le connais très bien.
— Et comment fait-on pour aller là-bas ?
— C'est facile. Descendez tout droit jusqu'au cyprès.
— Là où il y a le boulanger ?
— Exactement. Faites cent mètres carrément à droite, vous couperez un chemin. Prenez-le et laissez-vous faire. Vous n'avez pas peur des infirmeries ?
— Non.
— Vous passerez contre. Et votre chemin suit toujours. Tenez, vous le voyez là-bas. Il monte. Vous arrivez franc dans les amandiers. Demandez Giuseppe au premier venu et vous l'aurez. »
Enfin, il posa son soulier dans l'herbe et il dit :
« Qu'est-ce que vous lui voulez, à Giuseppe ?
— Je suis son parent, dit Angelo.
— Quel parent ? Il n'est pas question d'Italie ?
— Si, dit Angelo, il est un tout petit peu question d'Italie. »
Féraud appela sa femme.
« C'est le monsieur que Giuseppe a tant attendu, dit-il.
— Avez-vous bu ? demanda tout de suite à Angelo cette femme qui mettait volontiers ses poings sur les hanches.
— Pas une goutte depuis deux jours, répondit Angelo. J'ai la bouche en fer-blanc.
— Tant mieux, dit la femme. Actuellement, la bouche en fer-blanc c'est le ventre en fer-blanc. C'était le souci de Giuseppe. A longueur de journée il répétait : “Vous verrez qu'il boira. Il ne pourra pas tenir. Le boire me le tuera.”
— Le boire ne m'a pas tué, dit Angelo. Je buvais du vin quand je pouvais. Quand je ne pouvais pas je me privais.
— Je ne vous donnerai pas de vin : nous n'en avons pas, mais de l'eau bouillie et rebouillie. Et juste une demi-tasse. Savez-vous ce qu'il faut faire ? Je le leur répète à chaque instant, dit-elle en désignant son mari et ses filles ; ils se moquent de moi : il faut s'habituer à faire de la salive et ne boire que sa salive. Actuellement, celui qui boit sa salive ne meurt pas.
— Il ne meurt pas mais il crève de soif, dit Féraud.
— Je te dis que je vais lui en donner une demi-tasse. Maintenant que le Giuseppe a son monsieur ce n'est pas le moment de le lui tuer dans les mains, non ! »
Cette famille était très unie et bientôt les filles qui avaient fini de faire le lit sur les aiguilles de pin s'approchèrent pour caresser la barbe de leur père. Entre elles deux qui s'étaient pendues à ses épaules, il ronronnait. La mère avait l'air de mener les affaires rond mais en réalité on l'embarrassait facilement de caresses ; à quoi visiblement elle prenait grand plaisir.
Elle trouva cependant moyen de faire boire à Angelo la demi-tasse d'eau bouillie qu'elle avait promise.
Finalement, on lui dit de rester là pour partager le repas du soir. Ce n'était pas grand-chose mais, en tout cas, un ragoût de pommes de terre avec des plates côtes de moutons. Il y avait, paraît-il, sous des chênes, à quelque cent mètres sur la gauche, un boucher qui tuait des bêtes. Angelo apprit aussi beaucoup d'autres choses.
Ils avaient l'air de tenir Giuseppe en très grande estime. Estime était même un mot un peu trop faible. Or, à quelques mois près, Giuseppe était un garçon du même âge qu'Angelo. C'était son frère de lait. Et Féraud était un homme posé, à barbe blanche, l'œil rêveur, il est vrai. Angelo se demanda à diverses reprises si c'était bien de son Giuseppe qu'il s'agissait.
« Un garçon maigre, craquant comme un fagot de bois sec.
— Exactement.
— Une lèvre mince.
— Celle du dessus. Comme un rasoir.
— L'autre épaisse.
— Celle du dessous : une lèvre de fille.
— Enfin, épaisse tout au moins. »
Angelo imaginait mal qu'on pût dire que la lèvre de Giuseppe était une lèvre de fille. Giuseppe avait été son ordonnance. L'armée du roi de Sardaigne avait beau n'être que l'armée du roi de Sardaigne, c'était malgré tout quelques milliers d'hommes qui vivaient ensemble. Il n'y fallait que quinze jours pour qu'une lèvre n'y soit plus jugée sur l'apparence. Les filles insistèrent sur les cheveux noirs bouclés.
« Il les a comme du persil », dirent-elles.
Le jour où le général-brigadier avait fait couper ras ces fameux cheveux, semblables à du persil, Giuseppe avait servi la soupe en portant haut sa tête de galérien.
« D'une pique il t'a fait un œuf, lui dit Angelo.
— Ta mère est trop haute, répliqua Giuseppe, mais c'est moi qui paye car toi tu es colonel. »
Angelo lui avait fait sauter d'un coup de botte la soupière des mains. Ils avaient tous les deux dépecé la salle à manger à coups de sabre en se battant. Mais dès qu'ils avaient vu leur sang, ils étaient retombés dans les bras l'un de l'autre. A la parade du lendemain, Giuseppe arborait gravement une tête sur laquelle tous les cheveux de son colonel étaient collés à la colle de pâte. Angelo, sans casque et rasé comme un forçat, caracolait sur le front des troupes en souriant de bonheur.
C'était une bonne bouffe. Giuseppe avait la spécialité des bouffes de toutes les catégories jusques et y compris les bouffes sang-de-bœuf, ou sang de n'importe quoi. Cette estime — même plus — que Féraud et sa barbe blanche (et ses yeux rêveurs, il est vrai) lui témoignait, est-ce que ça n'était pas à la suite d'une bouffe quelconque ? Et même, pas quelconque du tout puisque, tout à l'heure, Féraud avait bien nettement demandé s'il n'était pas question d'Italie ?
Angelo fut soigné comme un coq en pâte. Les filles semblaient même gênées de ne pas lui donner sa part des caresses familiales. En faisant circuler la marmite de ragoût, elles lui posèrent deux ou trois fois la main sur l'épaule.
« La nuit va tomber, dit Féraud, et est-ce que vous tenez à rejoindre Giuseppe ce soir ?
— Le plus tôt possible, dit Angelo.
— Je vous comprends. Alors, il faudra que vous preniez un chemin un peu plus long que celui que je vous ai montré tout à l'heure, mais plus sûr. Je sais bien que vous n'avez pas peur de passer près des infirmeries ; il faut cependant faire attention quand c'est la nuit et j'aime mieux vous en détourner. Il ne s'agit pas de fantômes. Il s'agit qu'on va déposer les malades aux alentours, en catimini, à cause des quarantaines qu'on fait faire aux parents qui les ont soignés. Admettez qu'en passant là vous tombiez juste sur une ronde qui démasquera brusquement ses lanternes (car ils ont une prime chaque fois qu'ils attrapent quelqu'un), vous en avez pour quarante jours. Et, en ce moment-ci, il s'en passe des choses en quarante jours.
« Savez-vous même le conseil que je vous donne ? Vous allez simplement passer la nuit sous ce chêne, à dix mètres d'ici. Vous ne nous gênez pas. Je vous prête une couverture que vous étendrez sur les feuilles sèches. Demain, il fera jour.
— C'est peut-être ce qu'il faudrait faire, lui répondit Angelo, mais je ne le ferai pas. Je vais partir. Je me débrouillerai. Ils peuvent démasquer leur lanterne, ils ne m'auront pas.
— De toute façon, ajouta-t-il pour voir sur quoi Giuseppe avait monté sa bouffe (s'il en avait monté une), j'ai le mal du pays », et il parla de l'Italie pendant dix bonnes minutes.
Mais Féraud garda ses yeux rêveurs. Sa barbe blanche semblait le revêtir tout entier d'innocence.
Malgré la nuit tombée, Angelo trouva facilement le cyprès. Le boulanger qui avait élu domicile au pied de l'arbre préparait une autre meule à pain. De là, suivant les nouvelles instructions de Féraud, il fallait traverser le chemin en croix — ce que fit Angelo — et prendre par le flanc de la colline, le long de terrasses qui faisaient comme des avenues se surplombant. La consigne était claire : ne jamais descendre, parcourir ainsi tout le flanc de la colline jusqu'à un ravin profond dans lequel il fallait s'engager pour le remonter de l'autre côté et continuer à tourner en arc de cercle autour des bas-fonds où se trouvaient les infirmeries. De cette façon (Angelo dans les dernières lueurs du crépuscule avait suivi tout l'itinéraire au bout du doigt de Féraud), on arrivait à la colline des amandiers par une falaise de rocher qu'on longeait jusqu'au moment où l'on rencontrait un chemin assez large presque charretier qui la coupait et faisait aborder au plateau sur lequel était Giuseppe.
Des feux s'allumèrent partout. C'étaient d'abord, tout proches, de hauts brasiers dont on voyait se tordre les flammes. Elles claquaient comme une danse de paysannes en patins sur un parquet de bois. Plus loin, à travers le feuillage des oliviers, des pins, des chênes, des lueurs rouges donnaient de violents coups d'ailes. Un murmure de voix, d'appels s'établit dans l'étendue en même temps que le craquement des brasiers. Jusque sur les plus lointaines crêtes qui tout à l'heure dans le jour semblaient désertes, des feux s'allumaient sur lesquels se découpait la silhouette d'un arbre, d'un rocher. Dans les vergers où s'étaient établies les infirmeries, on était en train d'accrocher des lanternes aux branches des arbres pour faciliter le travail des patrouilles. Dans tous les bosquets, sous tous les buissons, derrière tous les feuillages, luisaient des grils rouges, des plaques incandescentes, des oiseaux phosphorescents semblables à de grosses poules pourpres, des coqs vermeils. Le balancement, les coups d'ailes, l'éventement furieux de toutes ces flammes, le bondissement de tous ces boucs d'or, les coups de pique de toutes les flammèches aiguës faisaient écrouler la nuit de tous les côtés. Une silencieuse avalanche de blocs violets, ou pourpres, ou luisants comme du charbon bouillait dans le ciel, le couvrant de poussières roses, le déchirant de crevasses indigo. Les reflets frappaient en bas la ville vide, faisait apparaître la pointe d'un clocher, l'entrebail d'une rue, le porche et les créneaux d'une porte de quartier, le damier d'un toit, la soie d'un mur, l'orbite d'une fenêtre, le front d'un couvent, la fraise des génoises, les cheminées sur une étendue de toitures semblables à des souches dans des labours. A deux lieues de l'autre côté de la ville, les feux cachés sous les forêts de la Durance étincelaient à ras de terre entre les troncs comme des braises dans une grille sur toute la longueur du fleuve. Dans les ténèbres de la vallée, sur le tracé des routes, des chemins et des sentiers de petits points lumineux se déplaçaient : c'était la lanterne de patrouilles, le fanal des brancardiers, la torche des charrieurs de morts en travail. Le thym, la sarriette, la sauge, l'hysope des landes, la terre elle-même et les pierrailles sur lesquelles tous ces feux étaient allumés, la sève des arbres chauffés par les flammes, la sueur des feuillages enfumés dégageaient une épaisse odeur de baume et de résine. Il semblait que la terre entière était un four à cuire le pain.
Le ravin que Féraud avait signalé était abrupt et paraissait très profond. Comme sur le bord Angelo hésitait, une petite forme noire le frôla et une voix de vieille femme lui dit :
« C'est de ce côté. Le sentier est là ; suivez-moi.
— Hé, se dit Angelo, ont-ils déjà enrôlé des ombres ? »
Il entendit trottiner sur les cailloux ; il s'engagea à la suite.
La voix reprit :
« Prenez garde. »
Une main osseuse saisit sa main.
« Merci, madame », dit-il.
Mais il était glacé de la tête aux pieds.
Tout en suivant à petits pas la main qui le guidait sur une pente fort glissante, il se rassura avec des souvenirs de chai bonnerie. C'est par des sentiers aussi scabreux qu'on arrivait aux ventes des Apennins.
« Vous êtes au fond », dit la voix.
Et la main l'abandonna.
Il était en effet en terrain plat mais dans des ténèbres opaques. Il n'osait pas bouger. Il entendit qu'on marchait, que les buissons grattaient des étoffes, qu'on chuchotait. Il était incapable de penser à quoi que ce soit de raisonnable. Il mit le pistolet à la main et il demanda d'un ton fort raide :
« Qui est là ? Qui êtes-vous ? (C'est tout juste s'il ne cria pas.) Avance à l'ordre. »
Il était sur ses gardes et il cherchait derrière lui, avec la main, quelque chose sur quoi s'appuyer pour faire front avec honneur.
« Nous sommes les femmes de là-haut dessus qui allons à l'ora pro nobis », lui répondit-on.
« Qu'ai-je vu dans ces flammes et ces fumées ? se dit-il. Un chant de l'Arioste ; et voilà tout simplement des gens qui vont prier pour ne pas mourir. »
Il trouva facilement un chemin sous ses pieds et il suivit les ombres parmi lesquelles il y avait maintenant des hommes qui penchaient des pipes, des bouches et des barbes rouges sur les étincelles de leurs briquets.
« Mes yeux ne regardent qu'à travers des loupes, se disait Angelo. Tout ce que je vois est grossi au moins dix fois et naturellement je fais dix fois trop de tout. Les couleurs infernales dont la nuit est toute peinte, eh ! bien, il n'y a pas de quoi imaginer que je vais voir arriver l'once légère, et la louve et Virgile et lasciate ogni speranza. C'est tout simplement le reflet des feux que ces gens ont allumés parce qu'ils craignaient la nuit. Qui est simple le voit facilement. Mais je ne suis pas simple : je suis double, triple, et même centuple.
« Ce n'est pas la première fois que je veux tuer des mouches avec un canon. C'est la cent millième fois. Cela m'arrive tous les jours et tout le jour. Je prévois toujours le pire et je me démène toujours comme si c'était le pire. Eh ! Prends donc l'habitude de considérer que les choses ordinaires arrivent aussi. Ne sois pas tout le temps en train de faire donner la garde. Dès que tu es en rapport avec quelque chose ou avec quelqu'un, tu démesures. Tu fais des Briarées à tout bout de champ. Le premier avorton venu, du moment que tu as affaire à lui, c'est Atlas. C'est de l'orgueil. Ils avaient raison ceux qui t'ont reproché ton duel avec le baron. Un simple petit coup de couteau aurait fait l'affaire, et, conviens-en, aurait fait beaucoup mieux l'affaire. C'était un tout petit mouchard. Il s'agissait purement et simplement de s'en débarrasser. Une opération de voirie. D'en débarrasser le monde. A quoi bon ajouter des ronds de jambe à l'affaire ?
« Tu es inguérissable : l'œil collé à la loupe, la bouche au porte-voix. Pourquoi dire maintenant qu'il fallait en débarrasser le monde ? Le monde ! Quel gros mot ! Il fallait en débarrasser Turin. Turin n'est pas le monde. Et le baron ne gênait pas les Chinois. Il ne gênait même pas Turin. Il ne gênait que notre petit groupe de patriotes.
« Tu ne pourras jamais, ne disons pas agir mais seulement parler comme tout le monde, poursuivit-il avec une sincère tristesse. Voilà de nouveau les gros mots, les grosses pensées, les entreprises majestueuses. N'emploieras-tu jamais les mots café au lait et pantoufles ? Te voilà maintenant avec ton mot de patriote ! Nous sommes donc des patriotes ! Es-tu plus patriote, toi, ici dans ton ravin, que le manœuvre-maçon qui gâche le mortier dans un faubourg de Turin, ou de Gênes, même s'il ne construit qu'un pavillon de chasse, ou la boutique d'un barbier ? Ou plus patriote que le berger lombard qui se distrait en plantant des glands du bout de son bâton pendant qu'il garde les moutons sur les plateaux déserts. Les bourreliers de la Via del Perséo cousent peut-être des cuirs qui feront plus sûrement et plus longuement la gloire de la patrie que toute ton agitation... Et de quel droit parler de patrie si tu ne sais pas que n'importe quel laboureur et tout le basso continuo des vies modestes la construisent plus solidement, sillon à sillon et pain quotidien à pain quotidien, que ne la construisent toutes les charbonneries avec leurs buissons fiévreux et leurs forêts de Christophe Colomb.
« Tu ne te mets jamais à ta place. Tu te mets toujours à une place que tu inventes. Et Dieu sait si tu te l'inventes au sommet ! Les hommes ne valent pas grand-chose. Es-tu d'accord ? Et, tu es un homme. Es-tu toujours d'accord ? Tout est là.
« Certes, tu n'es pas un froussard. Tu es même le contraire. Pour dire ce que tu es il faudrait inventer un mot qui soit à courageux ce que froussard est à peureux. Si tu as mis le pistolet à la main tout à l'heure ce n'est pas par peur de la nuit ou même à cause de cette main sèche qui t'a guidé sur la pente (tu avais la chair de poule et c'était tout bonnement la main de quelque grand-mère) c'est parce que tu n'admettras jamais que tu puisses avoir simplement affaire avec un simple ravin dans une nuit simple et des gens fort simples qui se foutent de toi comme de l'an quarante et s'en vont simplement prier pour ne pas mourir. »
Après s'être ainsi parlé, Angelo se sentit net, clair et prêt à toutes les folies. Depuis un moment déjà il entendait des grognements qui semblaient provenir de quelque étable à cochons ou d'une grosse troupe de corbeaux. Mais il se rendit compte que, cette fois, il avait misé trop peu et que c'étaient les sons d'un harmonium. La musique était même fort belle et avait une extraordinaire qualité chevaleresque. Il ne tarda pas à entendre aussi le murmure scandé d'une multitude de voix qui prononçaient toutes ensemble les mêmes mots.
Le chemin était maintenant éclairé par la lumière rouge et tremblante de quelques brasiers encore dissimulés par un épaulement de rochers. Les flammes en dépassaient parfois la crête comme des sauterelles pourpres.
Après un détour, Angelo se trouva à l'entrée d'une sorte de cirque entouré de grands chênes où se tenait une assemblée religieuse. Une centaine d'hommes et de femmes agenouillés dans l'herbe répondaient à des litanies. Le prêtre qui les chantait se tenait à quelques pas devant les arbres du fond et entre deux grands feux si solidement alimentés que les flammes s'en tenaient droites comme des colonnes de vermeil.
Une femme qui, à première vue, paraissait vieille quoique habillée de blanc, jouait de l'orgue portatif. Elle n'exécutait pas un morceau de bravoure ; elle accompagnait simplement la voix du prêtre et les répons d'une sorte de ruissellement continu, ou, plus exactement, d'une musique semblable au déroulement sans fin d'une chaîne de noria entre le ciel et la terre. Angelo pensa tout de suite aux anges qui montent et descendent les échelles de Jacob.
La lueur des feux qui éclairait les voûtes, les arcs-boutants, les nervures des branches, les fresques vertes du feuillage des chênes construisait au-dessus des fidèles un temple naturel.
« Et voici à quoi en arrivent les gens simples, se dit Angelo. La nonne et moi, nous avons peut-être lavé de nos mains, et préparé pour la résurrection le père, la mère, le frère, la sœur, le mari ou la femme d'un de ceux ou d'une de celles qui sont là en train de demander simplement à tous les saints de prier pour eux. Ils ont raison. Ce procédé est beaucoup plus facile. Cela doit faire forcément recette. Il faudrait trouver en politique un truc semblable. S'il n'existe pas déjà il faut l'inventer. »
Mais, après une bénédiction et un signe de croix, le prêtre se retira d'entre ses deux brasiers et alla s'asseoir sous un chêne à la limite de l'ombre, pendant que les fidèles eux-mêmes s'assoyaient aussi dans l'herbe. L'organiste releva les bras et arrangea son chignon. Elle continuait à faire ronfler les pédales.
C'était une jeune femme. Elle avait l'air myope. Elle regarda l'assemblée manifestement sans la voir. Elle ne fut touchée que par le silence dans lequel maintenant on n'entendait plus que le crépitement des brasiers. Elle se passa la main sur le front et recommença à jouer.
Débarrassée de l'appareil religieux, la musique toucha violemment Angelo. Le prêtre même, là-bas dans l'ombre et les éclats de la flamme, n'était plus que comme un insecte doré. Tous les visages étaient tournés vers l'organiste. Angelo apercevait de beaux profils. C'étaient ceux de quelques hommes graves dont la lumière rougissait encore le hâle, et de quelques femmes qui ressemblaient à des Junon et des Minerve. Avec ces visages, les grands feux et la profondeur des bois, la musique créait un monde sans politique où le choléra n'était plus qu'un exercice de style. Enfin, sans que rien ait pu laisser prévoir qu'on approchait des limites de ce monde, la jeune femme leva les mains et, après avoir laissé soupirer l'instrument, ferma le couvercle sur le clavier.
Angelo s'aperçut qu'il n'avait pas suivi les indications de Féraud. A l'endroit où il était descendu dans le ravin, il aurait dû remonter la pente de l'autre côté, juste en face. Il avait suivi les ombres ; il avait longé le ravin en le descendant. Retrouver l'endroit là-haut dans les ténèbres, il n'y fallait pas compter. Le plus simple était maintenant de descendre carrément le chemin. Patrouilles, quarantaines, lanternes, il verrait venir. Ces fameuses patrouilles ne devaient pas ratisser la plaine au peigne fin. Il devait y avoir moyen de passer entre les dents.
Il ne marchait pas depuis une demi-heure qu'il se trouva devant un verger dont tous les arbres portaient au moins une lanterne. Parfois, ils en portaient jusqu'à deux ou trois, surtout en bordure du chemin. C'était un verger dans lequel on avait installé une infirmerie. D'ailleurs, on voyait dans la profondeur, sous les arbres la tache blanche des tentes dont quelques-unes éclairées par l'intérieur ressemblaient à de monstrueuses chenilles phosphorescentes. Il entendit des gémissements réguliers, des conversations et brusquement des cris très aigus, cependant que la tente dans laquelle on les poussait se mit à balancer sa lanterne comme une barque prise par un coup de vent de nuit.
Il avait remarqué une haie très bourrue et très épaisse qui courait entre des saules. Il se tira de ce côté. Il marchait heureusement dans une prairie où ses pas ne faisaient pas de bruit et il prit la précaution de se dissimuler derrière le tronc d'un saule avant d'aborder l'abri. Il entendit que, du pied de la haie, on appelait à demi-voix quelqu'un par un prénom qu'il ne put pas comprendre. Une voix répondit de dessus le saule qui était dans la haie même.
« Pas encore, dit-elle, c'est un peu trop tôt, mais j'en vois là-haut qui sûrement se préparent. »
Angelo regarda du côté de la colline. Les feux ne donnaient plus de flammes mais les flaques de braises étaient très ardentes et, sur leurs rougeoiements, on pouvait voir à certains endroits la silhouette de gens affairés et parfois courbés vers la terre.
« Sommes-nous bien placés ? reprit la voix de la haie.
— Ils ont sûrement l'intention de venir les jeter dans ce coin-là, ce soir », répondit le saule.
C'étaient des bourgeois qui parlaient. Cependant, le long de la haie on voyait luire deux ou trois canons de fusils.
Pendant un temps assez long il n'y eut plus de bruit.
« C'est extraordinaire pour des bourgeois, se dit Angelo. Seraient-ils vraiment capables de prendre une garde correcte ? C'est qu'alors ils pourraient nous rosser, en fin de compte. »
Il eut beau faire attention. Il n'y avait plus ni un mot ni un raclement de gorge. Ils avaient même caché les fusils.
« Si je ne savais pas qu'ils sont là, je me laisserais prendre moi-même », se dit-il.
Il était plein d'admiration pour une manœuvre bien faite.
« Voilà quelque chose qu'il faut dire à Giuseppe. »
Il y eut soudain sur la gauche un bruit de feuillages froissés, comme d'une bête qui aurait essayé de forcer la haie. Quelques ombres s'agitaient à la lisière de l'éclairage des lanternes.
Angelo fut obligé de convenir que les bourgeois savaient aussi ramper et bondir aussi bien que n'importe qui. Il n'entendit qu'un très léger cliquetis d'armes et il vit très rapidement passer des formes noires devant la lanterne. La patrouille venait de surprendre deux hommes en train de faire basculer un cadavre par-dessus la haie.
Elle n'avait pas, pour autant, remporté la victoire. Les deux hommes pris sur le fait avaient l'air très exalté et ils gesticulaient avec véhémence.
« Restez tranquilles ou nous vous tirons dessus, cria quelqu'un. Nous vous connaissons et, si vous vous échappez, nous irons vous chercher là-haut dans vos bois. La loi est faite pour tous.
— Laissez-les, messieurs, implora une lamentable voix de fille. Ce sont mes frères. C'est notre père que nous avons apporté. On ne pouvait pas l'enterrer là-haut. »
Ils continuaient à se bousculer et à discuter.
« Manquerait plus que ça ! Pour empoisonner tout le monde ! Vous devez déclarer vos morts et faire quarantaine. Nous n'avons pas envie de mourir comme des mouches !
— C'est dans vos quarantaines qu'on meurt comme des mouches.
— Restez là. Venez ici. Je tire aussi bien sur vous que sur les hommes, vous savez ! »
Il y eut quelques petits cris de fille.
« Est-ce qu'elle ne sait pas que les bourgeois sont toujours pris de court par l'imprévu ? se dit Angelo. Si elle fait brusquement un bon écart en arrière elle leur échappe. Ou simplement si je leur crie d'ici : “Halte-là !” un peu fort.
« Hé là ! poursuivit-il, est-ce que tu vas te faire rouler par des bourgeois ? Tiens-toi tranquille. »
Il venait de penser à la sentinelle qui était dans le saule. Est-ce qu'elle était restée à son poste ou est-ce qu'elle avait couru avec les autres ?
« Qui m'aurait dit que des boutiquiers m'embarrasseraient dans des questions de métier ? »
Il eut la sagesse de rester blotti sans rien dire.
Deux hommes de la patrouille emmenèrent les prisonniers qui, maintenant, étaient capots.
Les autres revinrent prendre la garde.
« Qui c'était ? » demanda la voix dans le saule.
« Je ne suis pas non plus né d'hier », se dit Angelo en souriant.
« Les fils et la fille Thomé.
— C'est le père Thomé qu'ils ont jeté ?
— Oui. Et il a l'air sec. Ils ont dû le garder au moins deux jours. Ils sont têtus comme des mulets. On ne s'en sortira jamais.
— Il n'y a qu'à les mener dur.
— La Marguerite a bien essayé de m'avoir à la langue, mais tu as entendu, je lui ai dit que je tirerais aussi bien sur elle que sur un homme. Et je lui ai dit “vous”.
— Est-ce qu'ils en ont pris, en bas à droite ? demanda une autre voix.
— Ils n'ont pas bougé. »
« Merci du renseignement, se dit Angelo. Il y en a donc d'autres, en bas à droite, et peut-être en bas en face, et en bas à gauche. Ça n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd. Ah ! Vous voulez jouer à la guerre ? Eh ! bien, la guerre n'est pas la chasse, mes beaux enfants. Quand on y descend une pièce, il faut être aussi prudent après qu'avant. Ils seront toujours des amateurs. Si on ne les bat pas en batailles rangées, on les battra en tirailleurs. »
Il profitait de ce que la conversation continuait pour se tirer tout doucement en arrière. Il trouva bientôt, du bout du pied, un de ces ruisseaux qui partagent les prés en deux. Il était sec comme de l'amadou et assez profond pour dissimuler un homme marchant à quatre pattes. Il était aussi en contrebas d'un petit talus et les lanternes ne l'éclairaient pas.
Angelo passa à côté d'une autre patrouille qui faisait corps avec le tronc d'un énorme saule et il en rencontra une troisième qui se promenait, arme à la bretelle. Pour celle-là, il lui suffit de se coucher à plat ventre dans le ruisseau qui le dissimula complètement. Un des patrouilleurs l'enjamba sans s'en douter le moins du monde. Angelo n'aurait pas donné sa place pour un boulet de canon.
Il était tellement heureux de bien savoir jouer le jeu qu'il se dressa de toute sa hauteur tout de suite derrière les pas de la patrouille. Il était par chance à quelques mètres d'une ombre opaque dans laquelle il entra d'un bond. Il y trébucha sur quelqu'un d'agenouillé et il s'étala de tout son long sur un homme qui lui dit :
« Dites rien, laissez-moi partir ; je vous donnerai un pain de sucre.
— Et comment as-tu un pain de sucre, toi ? dit Angelo.
— Ah ! Vous n'êtes pas un de ces messieurs ?
— De quels messieurs veux-tu parler ?
— Taisez-vous. Ils viennent. »
Angelo entendit la patrouille qui revenait. Il resta étendu sans bouger sur cet homme... qui n'était qu'un jeune garçon.
Les patrouilleurs donnèrent quelques coups de crosse dans les buissons, à la limite de l'ombre, mais ne s'avancèrent pas.
« Si vous vous poussiez un peu je pourrais me relever, dit le garçon quand la patrouille se fut éloignée.
— Je te laisserai te relever quand tu m'auras expliqué ce que c'est que ton pain de sucre, dit Angelo qui continuait à être au plein du bonheur. Il avait même parlé à voix haute, fort gentiment.
— J'ai aidé un camarade, dit le garçon. Sa sœur est morte cette après-midi et nous sommes venus la jeter dans ce coin, car ces messieurs des infirmeries enterrent tous les morts qu'ils trouvent. Mais, s'ils vous attrapent, ils vous emmènent aux quarantaines. C'est pourquoi je me suis caché quand ils sont passés et, tout de suite après, vous m'êtes tombé dessus.
— Et ton pain de sucre alors, qu'est-ce qu'il fait dans cette histoire ?
— Quelquefois, quand on leur graisse la patte, ils vous laissent aller.
— C'est pas grand-chose, un pain de sucre. On en a un pour douze sous.
— Vous croyez, vous ? Depuis qu'il y a la maladie il n'y en a pas beaucoup qui boivent le café doux. Nous avons une épicerie. Et il y en a quelques-uns qui sont venus avec des louis et qui s'en sont retournés bredouilles. Si vraiment vous me laissez relever, je vous donnerai le pain de sucre à vous. Vous ne me croyez pas ?
— Si, dit Angelo, mais je ne veux pas ton pain de sucre. »
Ils se relevèrent tous les deux et, instinctivement ils se tirèrent de quelques pas plus profondément dans l'ombre.
« Vous m'avez fait tellement peur, dit le garçon, que j'ai les jambes coupées.
— Ton ami, qu'est-ce qu'il est devenu ?
— Oh ! lui, ne vous inquiétez pas, il court vite, vous savez !
— Il t'a laissé ?
— Bien sûr. A quoi ça aurait servi de se faire prendre tous les deux ?
— On peut dire que tu es un bon garçon, toi.
— Et vous, qui êtes-vous ? Vous en avez aussi apporté un ?
— Non. Moi je file. Je cherche mon chemin.
— C'est dangereux de le chercher par là, vous savez !
— Je suis malin, dit Angelo, et puis, qu'est-ce que je risque ?
— Ils sont encore plus malins que vous. Ne vous y fiez pas. S'ils vous attrapent, vous irez aux quarantaines.
— Et après ? Un beau jour ils seront bien obligés de me lâcher.
— Ils ne vous lâcheront pas du tout. Tout le monde meurt aux quarantaines. De tous ceux qui y sont allés, aucun n'est sorti.
— Parce que leur quarantaine n'est pas finie.
— Il y a bien quelque chose qui a dû finir. On n'a pas les yeux dans la poche, vous savez. On les a bien vus qui faisaient une grande fosse. Ils ont eu beau la faire au fond du ravin, on a vu luire les pelles.
— C'est pour enterrer les autres morts.
— Alors pourquoi ont-ils fait la fosse juste devant ce qu'ils appellent la quarantaine ? Et pourquoi ont-ils attendu trois heures du matin quand tout le monde dormait pour mettre les corps dedans ? Et pourquoi y avait-il tout ce va-et-vient de lanternes de la quarantaine à la fosse ? Car si vous croyez qu'on dormait !... On voulait voir. Eh ! bien, on a vu. Et pourquoi depuis avant-hier il n'y a plus de sentinelle à la quarantaine ?
— Sans doute parce que tu as raison, dit Angelo.
— Où allez-vous ? demanda le garçon.
— J'essaye d'aller à cette colline qui est plantée d'amandiers, qui doit se trouver de ce côté-là, je crois. Je ne sais plus très bien de quel côté elle est.
— Presque là où vous dites, mais, de là où vous êtes maintenant, c'est difficile pour aller là-haut. Vous êtes obligé de traverser tout le quartier des infirmeries. Si vous échappez aux uns vous tomberez dans les autres.
— J'ai mon pistolet, dit Angelo.
— Ils ont des fusils et ils ne se font pas faute de tirer. Parce qu'ils tirent à plomb ou au gros sel. Juste de quoi vous prendre. »
« Ceci est bien une idée de bourgeois », se dit Angelo. Il n'aurait pas voulu avoir le ridicule d'être blessé au gros sel ou au plomb pour grives pour tout l'or du monde.
« Si vous voulez, dit le garçon, je peux vous conduire.
— Tu connais le chemin ?
— Je connais un chemin que personne ne sait. Et qui y va franc.
— Eh ! bien, allons-y, dit Angelo. De toute façon, si on nous attrape, je ferai de l'esclandre ; pendant ce temps, échappe-toi.
— Bien entendu, dit le garçon ; ne vous inquiétez pas. »
Ils marchèrent pendant plus d'une heure dans un dédale de chemins creux fort obscurs. Après s'être convaincu peu à peu qu'il n'y avait aucun danger, Angelo cessa de jouer le jeu auquel il se complaisait et il se mit à parler avec le garçon. Celui-ci lui raconta qu'ici on devait s'estimer heureux mais qu'à Marseille, dans certaines rues, les morts étaient entassés plus haut que l'imposte des boutiques. Aix aussi était dévasté. Il y sévissait une variété d'épidémie de caractère effrayant. Les malades étaient d'abord attaqués d'une sorte d'ivresse pendant laquelle ils se mettaient à courir de tous les côtés en titubant et en poussant d'horribles cris. Ils avaient les yeux brillants, la voix rauque et semblaient atteints de la rage. Les amis fuyaient les amis. On avait vu une mère poursuivie ainsi par son fils, une fille poursuivie par sa mère, de jeunes époux qui se donnaient la chasse ; la ville n'était plus qu'un champ de meutes et de gibier. On venait, paraît-il, de se décider à assommer les malades, et au lieu d'infirmiers c'étaient des sortes de chiapacan armés de gourdins et de lassos qui se promenaient dans les rues. A Avignon il y avait également un délire : les malades se jetaient dans le Rhône, ou se pendaient, s'ouvraient la gorge avec des rasoirs, se coupaient les veines du poignet avec les dents. Dans certains endroits, les malades étaient tellement brûlés de fièvre que les cadavres devenaient instantanément comme de l'amadou et ils s'enflammaient tout d'un coup tout seuls pour un peu de vent qui leur passait dessus, ou même rien que par l'excès de leur sécheresse, et ils ont mis le feu à la ville de Die. Les infirmiers étaient obligés de porter des manicles de cuir, comme les forgerons. Il y a des endroits, dans la Drôme, où les oiseaux sont devenus fous. En tout cas, pas très loin d'ici, de l'autre côté des collines, les chevaux ont tout refusé. Ils ont refusé l'avoine, l'eau, l'écurie, les soins de la personne qui les soigne d'habitude, même si elle est en bonne santé. On a d'ailleurs remarqué que le refus du cheval est toujours un très mauvais signe pour la personne ou la maison qu'il refuse. La maladie a beau n'être pas apparente, on ne tarde pas, tout de suite après, à la voir apparaître. Les chiens : naturellement il y a les chiens de tous ceux qui sont morts, qui errent partout, mangent des cadavres et ne crèvent pas, au contraire, ils engraissent, ils prennent de l'arrogance ; ils n'ont plus envie d'être chiens ; ils changent de physionomie, il faut voir ; il y en a à qui il a poussé des moustaches ; ça paraît ridicule. Mais vous passez et ils gardent le haut du pavé ; vous les menacez : ils se mettent en colère ; ils se font respecter ; leur tête s'arrondit ; c'est pas de blague ! En tout cas, une chose certaine : ils ne meurent pas, au contraire. Il y a un petit pays, pas très loin d'ici, dans la colline, les gens ont commencé par suer du sang, puis ils ont sué de tout : des glaires vertes, de l'eau jaune, et une sorte de crème bleue. Bien entendu ils sont morts. Il paraît qu'après les cadavres pleuraient. C'est une femme d'ici qui était allée chez sa belle-sœur. Elle dit que beaucoup de choses s'en sont mêlées. Elle a très bien vu, en plein jour, des étoiles à côté du soleil et pas du tout arrêtées comme elles sont la nuit, mais s'en allant à petits pas, de droite et de gauche, comme des lanternes de gens qui cherchent. Où il paraît que c'est vraiment fort, c'est dans les vallées, par là-bas derrière. Et alors, c'est rapide. Ils mangeaient dans une ferme, ils étaient sept. Tout d'un coup, ils tombent tous les sept, le nez dans leur assiette de soupe. Passez muscade. Ou bien un homme parle à sa femme et il ne finit pas le mot. On n'est sûr de rien. On est assis, est-ce qu'on se dressera ? On ne prend même plus la peine de dire : « Je vais faire ci, ou je vais faire ça. » Est-ce qu'on sait ce qu'on va faire ? On ne commande plus aux valets. Commander quoi ? Pour quoi et à qui ? Les valets le sont pour combien de temps ? Les gens sont assis, ils se regardent. Ils attendent. Mais, ça n'est rien à côté de ce qui se passe du côté de Grenoble. Les gens pourrissent sur pied. Des fois c'est le ventre ; tout d'un coup, il est si bien pourri qu'il ne porte plus et se casse en deux. Sans mourir tout d'un coup : c'est ça qui est la souffrance. Ou bien c'est la jambe : on marche et elle tombe en avant, ou elle reste en arrière. On ne peut plus serrer la main à personne. Pour porter la cuiller à la bouche c'est toute une affaire. Il faudrait être assuré qu'on va encore avoir des doigts et un bras. Naturellement, on est prévenu un tout petit peu à l'avance par l'odeur. Mais c'est qu'il y a déjà une très belle odeur de pourriture avec tous ces morts et cette chaleur. Alors, cette odeur qu'on sent, on ne sait jamais si c'est la sienne ou celle des autres. Il paraît que, vous entreriez dans Grenoble, vous n'entendriez pas un bruit. Il n'y a rien à faire, n'est-ce pas ? Vous n'avez pas entendu parler de ce berger qui a fait un remède avec des plantes de la montagne ? Ce n'est pas n'importe lesquelles. On dit que c'est très difficile d'aller les chercher. Elles sont dans des endroits impossibles. Mais, lui, il y est allé. Ça guérit radicalement. Quand on l'a trouvé, il n'y avait plus que lui de vivant. On lui a dit : « Vous l'avez échappé belle ! » Il a dit : « Moi je connais le remède. » On en a fait boire à des gens : ils ont tous guéri. Il paraît qu'il y a un gros monsieur qui voulait lui acheter sa bouteille cent mille francs, mais il lui a dit : « Puisque vous êtes si riche, envoyez vos domestiques vous en chercher. » C'était bien répondu. Il paraît que ça lui a fait beaucoup d'effet. Le monsieur a dit : « Vous avez raison. Je vais envoyer mes domestiques, mais ça sera pour tout le monde ; montrez l'endroit et c'est moi qui paye. » Ça aussi c'est bien. Le berger a une voiture à deux chevaux maintenant. Il a toute une installation. Je crois qu'on va en avoir ici, de ce remède. Il y en a qui s'en sont occupés. Remarquez que, si on veut, il y a encore autre chose. C'est arrivé à Pertuis. C'est un curé qui dit des messes, mais pas simples. Il paraît qu'il a trouvé un truc qui complique légèrement mais qui rend bien mieux. Il a guéri des quantités de gens et, surtout, ce qui est parfait, c'est qu'il protège à l'avance. On ne risque plus rien. On n'a plus besoin de s'inquiéter. On donne son nom et, enfin, je ne sais pas si on paye ; je ne crois pas ; c'est un vieux curé avec la barbe. Et c'est tout. Peut-être aussi qu'on répète quelque chose. En tout cas, ça marche. A Pertuis, ils n'ont peut-être pas cent morts en tout. Il me semble que c'est une preuve. Il paraît qu'autour de la maison de ce curé, c'est plein de gens qui campent, qui dorment, qui font leur tambouille, qui attendent. Dès qu'il sort, si vous voyiez ça ! Les gens se montent les uns sur les autres pour dire : moi, moi, moi ! Et ils crient leurs noms. Enfin, finalement, il les inscrit sur des bouts de papier et il leur dit : « Ne vous en faites pas, ça va marcher. Justement je vais à l'église. » Alors tout le monde le suit. Il paraît que c'est très beau. Cent morts en tout depuis le début, c'est rien. Et maintenant qu'il a bien travaillé son affaire, il a des images, qu'il peut envoyer dans une lettre, qui vous empêchent d'attraper le mal, et même qui guérissent. »
Ils arrivèrent au pied d'une falaise. La colline des amandiers était au-dessus. En regardant en l'air, on voyait le noir des feuillages sur les étoiles. Un sentier montait à travers les rochers.
« Il ne vous reste plus qu'à passer par là, dit le garçon. Vous n'avez plus besoin de moi. Je m'en retourne. Vous voyez que je connaissais bien le chemin. »
La sentinelle qui était postée sous le grand chêne laissa monter Angelo puis lui dit : « Hé, l'artiste, où vas-tu ? »
Il recommença à dire qu'il cherchait un nommé Giuseppe, mais cette fois on lui répondit :
« Si c'est ça, c'est facile ; amène-toi. Je vais te conduire. »
En passant à côté d'un brasier, Angelo vit celui qui le conduisait. C'était un jeune ouvrier qui avait mis un ceinturon sur sa blouse. Le pontet de son fusil étincela. « L'arme est bien tenue », se dit Angelo.
Giuseppe habitait une belle hutte de roseaux devant la porte de laquelle brûlait un feu. Il ne devait pas dormir car, dès qu'Angelo passa dans la lueur des flammes, il cria de là-bas dedans :
« Ah ! voilà enfin le fils de sa mère ! »
Ils se fricassèrent le museau comme de jeunes chiens. Giuseppe était à moitié sorti d'un lit bas sur lequel dormait une jeune femme dont toute la poitrine, très opulente, était découverte. Giuseppe lui frotta le ventre, qu'elle avait large et souple, en l'appelant : « Lavinia ! Voilà monseigneur ! » Et il éclata de rire parce qu'elle se signa rapidement avant d'ouvrir les yeux, tout en continuant à faire une moue adorable avec ses lèvres brunies d'un petit duvet.
« Tu vois, dit Giuseppe, il n'est pas mort et il m'a trouvé. »
La jeune femme avait une tête ronde et des yeux immenses tout éberlués, mais qu'elle rapetissa fort savamment quand elle fut bien réveillée.
« Non, dit Giuseppe à Angelo, d'abord tu vas dormir. Je ne dirai pas un mot de cette nuit. Simplement ça : tu as de la chance. Si je ne suis pas mort, c'est que j'ai sept esprits, comme les chats mais la sagesse me tient debout. Je mène une vie régulière et je vais te la faire mener. Arrive ici. Il y a de la place pour trois dans ce lit. On sera un peu serré mais c'est ce qu'il faut quand on s'aime bien. »
Angelo tira ses bottes et surtout ses culottes qu'il gardait depuis plus d'un mois.
« As-tu été raisonnable ? demanda enfin Giuseppe d'un ton fort grave.
— Qu'est-ce que c'est ton raisonnable ? dit Angelo.
— As-tu pris les précautions qu'il faut pour ne pas être malade ?
— Oui, dit Angelo. En tout cas, je ne bois pas n'importe quoi.
— C'est déjà bien, dit Giuseppe, mais moi, dit-il, je te ferais boire n'importe quoi, si je voulais.
— De quelle façon ? dit Angelo.
— Je dirais que tu as peur ; alors, tu boirais !...
— Bien sûr », dit Angelo.