Angelo eut assez d'esprit pour faire disparaître son attirail de bon matin. Quand la jeune femme arriva dans la pièce où ils avaient passé la soirée, il avait déjà préparé le thé et une polenta, salée cette fois.
Ils retrouvèrent le mulet à l'écurie. La bête était de bonne humeur. Il ne pleuvait plus mais le temps restait très menaçant et décidé à beaucoup de fantaisie. Les nuages dévalaient toujours du sud en grande hâte. Les bois, dépouillés de beaucoup de feuilles, étaient presque transparents comme l'hiver. Il faisait assez froid.
« Partons, dit Angelo, mais, auparavant, décidons que, pour le moment, vous allez m'obéir. Mettez mon manteau et montez sur le mulet. Dans une heure, vous marcherez un peu et ainsi de suite. La sueur refroidie, c'est le choléra illico. Croyez-moi. Il faut vous ménager. »
La jeune femme semblait préoccupée et comme honteuse. Elle ne fit aucune difficulté pour se plier dans le grand manteau et monter sur le mulet dont Angelo prit la bride.
Le chemin escalada des pentes assez raides et déboucha finalement à la lisière des bois, sur un vaste plateau sombre que les nuages frôlaient de très près. Le vent soufflait ici en rafales dans une bruine glacée. Les embruns que la bourrasque faisait courir sur le maquis animaient seuls ces étendues désertes.
Angelo releva le col de sa veste de velours. Ses vêtements épais le couvraient fort bien.
« Vivent Giuseppe et Lavinia, se disait-il ; ils ont tout prévu. Voilà le véritable amour. »
Pour un cœur épris de liberté comme le sien, ces solitudes inhumaines avaient du charme. Il n'était pas non plus sans savoir, malgré tout, que cette pluie fine donnait à ses beaux cheveux bruns la lourdeur et l'écroulement des feuilles d'acanthe.
« Que de caractères froids seraient satisfaits à ma place, ajoutait-il, mais j'ai l'âme folle, je n'y peux rien. Il me faut l'Arioste. Là, oui, je suis à mon aise. »
Ils marchèrent plus de trois heures avant de venir à bout d'un chemin pierreux qui circulait à travers les buis, les genévriers et toute une végétation crispée par une longue sujétion au vent. Les horizons couverts par le ciel bas ne dévoilaient rien d'autre que l'assaut continu des nuages. Ils subirent plusieurs averses rapides mais drues et comme ferrées de petits morceaux de glace. La jeune femme avait caché sa tête sous le gros capuchon et elle se laissait emporter docilement, sans rien dire.
Le chemin descendit dans un petit val, passa à gué un ruisseau grossi par les pluies, tourna un épaulement de rocher gris et entra brusquement dans un hameau d'une dizaine de petites maisons grises cachées sous des poussières de nuages gris. Malgré l'odeur des feux, les cheminées qui fumaient paisiblement et les bonnes fenêtres tièdes, Angelo poussa le mulet. Il y avait cependant ici des marques évidentes de bonne santé.
« Il faut marcher le plus possible, dit Angelo. Vous êtes raisonnable en vous laissant bien sagement porter. Restez comme vous êtes, laissez-moi faire. Filons. Il peut déjà y avoir des chutes de neige d'un moment à l'autre dans ces hauteurs. Dépêchons-nous de les traverser. »
Le chemin les entraîna le long d'une combe qu'il remontait à travers de petits champs de pommes de terre à peine fleuries mais soignées. Puis il entra dans des boqueteaux de rouvres assez hauts et bien développés, encore couverts de leurs feuilles dorées dans lesquelles le vent et les averses faisaient beaucoup de tapage. Peu à peu, glissant d'un flanc à l'autre du ravin qui s'élargissait, il atteignit de nouveau le quartier des buis, du maquis sauvage et le désert élevé sur lequel couraient les poussières de marbre et de la pluie.
Le temps était de plus en plus inquiétant. Les nuages traînaient au ras des taillis malgré le froid assez vif. Le tonnerre donna quelques coups de gueule sur la gauche. Le mulet manifesta sa mauvaise humeur. La jeune femme proposa de mettre pied à terre.
« Restez où vous êtes, dit Angelo. Cette rosse marchera, et même, s'il faut, je la ferai courir. »
Il employa la méthode des artilleurs de montagne : il s'occupa avec un sans-gêne militaire d'une des oreilles de la bête qui cessa instantanément de faire des manières.
Les ondées, les grains, les lourdes averses se succédaient maintenant sans arrêt. Le ciel tout entier se drapait de nuées noires. Enfin, sur le frémissement d'un éclair et avant même que retentisse le coup de tonnerre, la pluie drue et continue se mit à tomber.
Occupé à harceler le mulet et à courir, Angelo qui cherchait un abri, n'importe quoi, un grand arbre dans le brouillard d'eau serré, s'aperçut que le chemin montait quand il fut à bout de souffle. Il passa sans s'en rendre compte devant les maisons en ruine, puis après coup comprit qu'il venait d'entrevoir à travers la pluie une sorte de voûte. Il fit rebrousser chemin à la bête et s'engouffra avec elle sous une arche. Il était entré dans un débris de cave ou de grange voûtée. Dehors, le déluge noyait les ruines d'un vieux village.
Malgré l'embarras du gros manteau, la jeune femme sauta lestement à terre.
« Vous êtes mouillé, dit-elle, et c'est vous qui allez attraper ce froid mortel dont vous parliez.
— Je vais faire du feu », dit Angelo.
Mais il n'y avait pas de bois dans ce caveau et d'ailleurs la pluie était maintenant si précipitée que déjà l'eau suintait à travers la voûte.
Ils étaient là depuis un certain temps fort déconcertés par la violence de l'orage quand ils entendirent un bruit étrange : c'était celui que faisait l'averse sur un grand parapluie bleu.
L'ustensile étonnant par sa couleur et ses dimensions semblait lutter tout seul contre la bourrasque tant il dissimulait parfaitement celui qui le portait. C'était cependant un gros homme jovial, sanglé dans une redingote très insolite.
« Il y a plus de cinq minutes que je vous fais des signes et que je vous appelle en toquant contre mes vitres, leur dit cet homme avec la gaieté la plus ronde. Vous avez l'air de deux poules qui ont trouvé un couteau. Venez donc chez moi en face. Ce n'est pas le moment de faire l'andouille. Amenez-vous. »
Malgré l'épaisseur de la pluie et les nuages qui couraient à travers ce lieu élevé le village apparaissait complètement en ruine ; il ne restait que des chicots de murs. L'homme à la redingote leur fit traverser une sorte de place encombrée de buissons et d'herbes ; il manœuvrait son immense parapluie avec une habileté de marin. Il ouvrit une porte d'étable où l'on poussa le mulet.
« On s'en occupera après, dit-il, entrez ici. »
Angelo et la jeune femme furent d'abord surpris de trouver des étagères de livres au milieu du désordre inexprimable d'un tas d'autres choses. Il faisait très chaud et Angelo frissonna.
« Mademoiselle va regarder attentivement cette petite gravure qui représente Moscou, dit le bonhomme, (comptez les dômes et les arches des ponts, c'est très instructif) pendant que ce jeune homme va, s'il vous plaît, se foutre à poil devant le feu et se frotter sur toutes les coutures. Je déteste les pneumonies. Il y a vingt ans que j'ai dit : “Le velours fait des vêtements idiots, en tout cas ici.” Dès que c'est mouillé ça sent le chien et ça met un temps infini à sécher. Frottez fort. Donnez-moi ça. »
Il prit des mains d'Angelo la serviette avec laquelle celui-ci s'essuyait et il se mit à l'étriller fort rudement. C'était un homme puissant et décidé. Angelo, frotté avec une énergie peu commune, perdit la respiration et devint rouge des pieds à la tête en un rien de temps.
« Enveloppez-vous dans cette couverture et asseyez-vous non pas près du feu mais dans le feu. Je veux vous voir rôtir. Et buvez ça ; c'est du rhum et il ne vient pas de l'épicier. Allez-y d'un coup. Les vêtements de cette jeune fille sont secs comme du sel ! Alors, mademoiselle, avez-vous compté ? Voilà un galant cavalier. Combien y a-t-il de dômes et d'arches ?
— Trente-deux, dit la jeune femme.
— Là vous m'épatez ! dit-il. C'est exact. Elle les a vraiment comptés ! Trente-deux. Le plus rigolo c'est qu'il y en a trente-trois. Regardez ce petit truc-là. Quand je m'ennuie, je le compte. On ne sait pas exactement si c'est un dôme ou une arche, du lard ou du cochon mais ça fait trente-trois et on est bien content de trouver du nouveau à ces moments-là. »
La pièce était éclairée par le grand brasier de l'âtre. La haute fenêtre qui donnait sur les ruines ne laissait pas entrer beaucoup de jour ; ses petits carreaux étaient embrumés de l'extérieur par les nuages qui passaient à ras de terre et à l'intérieur par un épais encadrement de poussière. Les flammes qui jaillissaient avec assez de force d'énormes bûches permettaient de voir l'énorme entassement de meubles très riches mais fort mal entretenus et tous surchargés de gros bouquins et de tas de papiers sur lesquels s'essayaient à l'équilibre des pichets, des brocs, des bols, des cuvettes, des bouteilles, des casseroles, des louches, des pipes de toutes les grosseurs, de toutes les formes et même des tiroirs pleins d'ustensiles de cuisine. Des étagères chargées de livres en files inclinées comme les blés sous le vent couraient tout le tour des murs. Les tables, rondes, carrées ou ovales et les guéridons que le poids de la paperasse éreintait et qui inclinait leurs plateaux de droite et de gauche, les commodes, les secrétaires, les tabourets placés au hasard et entre lesquels circulait une sorte de sentier, laissaient cependant devant le feu un assez grand espace libre dans lequel étaient placés deux fauteuils se faisant vis-à-vis et une très jolie table à jeux, fine comme une belle enfant. La table portait une lampe à pompe et un livre ouvert. Tout, sauf cette table, cette lampe, ce livre et un des fauteuils, était saupoudré de poussière blanche. De gros monticules de cendres encombraient la cheminée et portaient le brasier à un empan plus haut que la tête des chenets.
On ne voyait pas de cuisine en train. Il y avait cependant une exquise odeur de civet, ou de daube, en tout cas de sauce au vin en train de mijoter.
Angelo était très impressionné par cette odeur. Il se disait : « Cela suffit. Tout est changé. » Il imaginait fort bien qu'avec un peu de daube arrivant à point on pouvait dans la réalité domestiquer tous les héros et héroïnes de l'Arioste. « Et, ajoutait-il bêtement, c'est dans la réalité qu'on est la plupart du temps. » Il était aussi humilié d'être plié nu dans une couverture, à croupetons près du feu et qu'il fallait ça s'il voulait vivre. Or, il y avait la liberté et cette jeune femme à conduire à Gap. Il parla du choléra.
« C'est comique, dit le gros homme à la redingote. Nous avons une épidémie de peur. Actuellement, si j'appelle choléra un brassard jaune et si je le fais porter à mille personnes, les mille crèvent en quinze jours. »
Angelo qui ne s'habituait ni à la nudité ni à la couverture (bien que l'attitude de la jeune femme accroupie près de lui et qui se chauffait les mains, et celle de l'homme à la redingote qui bourrait une pipe fussent parfaites) se mit à discourir très gravement de chlore et de chlorure ; que les villes en manquaient. Enfin, il exprima complètement sa pensée qui était : « La situation dans laquelle je suis, cette couverture, ces pieds nus qui dépassent, m'humilient beaucoup. Je voudrais bien mettre sur mon dos un vêtement quelconque. »
« Les villes ne manquent pas que de chlorure, dit l'homme en allumant sa pipe. Elles manquent de tout ; en tout cas de tout ce qu'il faut pour résister à une mouche, surtout quand cette mouche n'existe pas, comme c'est le cas. Voyez-vous, mon jeune ami, je suis orfèvre, ajouta-t-il en se calant dans le fauteuil qui touchait la petite table de jeux. J'ai exercé la médecine pendant plus de quarante ans. Je sais fort bien que le choléra n'est pas tout à fait le produit de l'imagination pure. Mais, s'il prend si facilement de l'extension, s'il a comme nous disons cette “violence épidémique” c'est qu'avec la présence continue de la mort, il exaspère dans tout le monde le fameux égoïsme congénital. On meurt littéralement d'égoïsme. Notez ceci, je vous prie, qui est le résultat de nombreuses observations cliniques, si nous étendons le terme à la rue et aux champs et à la soi-disant bonne santé qui y circule : rues et champs que j'ai beaucoup plus fréquentés que les lits. Quand il s'agit de peste ou choléra, les bons ne meurent pas, jeune homme ! Je vous entends. Vous allez me dire comme beaucoup que vous avez vu mourir des bons. Je vous répondrai : “C'est qu'ils n'étaient pas très bons.” »
Angelo parla du petit Français.
« Une immunité relative donne toujours de la suffisance, dit l'homme. C'est une faiblesse dont les dieux ont de tout temps profité et la fameuse mouche ne s'en fait pas faute. Cher monsieur, mort à qui se croit innocent : voilà le langage des dieux. Et il est juste. On a toujours les meilleures raisons du monde de s'imaginer clairvoyant parce qu'on a réussi à saisir le taureau par les cornes. Cela ne suffit pas. Vous me citez le cas d'un médecin de campagne ou de moi-même, ou du vulgum pecus : tout ça meurt, bien entendu... »
Angelo qui, dans sa situation, avait besoin de cadavres, raconta comment le petit Français l'avait ébloui à force de générosité et de dévouement.
« Admettons, dit l'homme, c'est alors qu'il était trop bon. Il faut une mesure en tout. Mais donnez-moi simplement quelqu'un qui s'oublie. Voilà le mot que je cherchais ; quelqu'un qui ne pense pas à lui-même et qui, par conséquent, ne cherche pas des moribonds dans des tas de cadavres pour se donner le plaisir de sauver, comme vous venez de me dire que votre petit médecin faisait. Donnez-moi quelqu'un qui oublie son foie, sa rate, et son gésier. Celui-là ne meurt pas. De choléra tout au moins. De vieillesse, sans doute ; mais de choléra, non. »
Il ajouta que la région était volcanique et par conséquent préservée des miasmes délétères ; qu'à sept à huit lieues à la ronde (et il fallait étendre son observation jusque-là pour qu'elle soit valable dans ce pays désertique) il n'y avait pas eu un seul décès du choléra depuis le début de l'épidémie.
« Nous avons ici un substratum de lave d'où montent des émanations sulfureuses et chaudes. Bref, nous vivons à peu de frais. » A quoi il reconnaissait volontiers que le chlorure d'Angelo n'était pas si bête que ça et que la chimie pouvait fort bien remplacer la philosophie et l'éthique dans les villes.
Il avait exercé à Lyon, Grenoble et même Paris. C'était l'origine de sa mélancolie, dit-il avec ses lèvres dorées du plus délicat des sourires. Mélancolie mais pas misanthropie, comme on le voyait bien. Il la soignait d'ailleurs avec les dômes de Moscou. C'était une méthode extrêmement active, si bête qu'elle agissait comme un apport de fer assimilable dans un organisme anémié. Savez-vous que ceci est une découverte extrêmement importante ? Il n'y avait jusque-là aucun remède à la mélancolie. La médecine était désarmée. Or, quoique moins théâtrale (et son hypocrisie décuple son venin) la mélancolie fait plus de victimes que le choléra. Passons sur le fait qu'elle tue, c'est une vérité de La Palice, et elle tue dans des proportions qu'on ne connaît jamais, car ses victimes n'étalent pas des ventres verdâtres au long des rues mais cassent leur pipe avec très grande décence et modestie, dans des coins secrets où elles passent (à juste titre peut-être) pour avoir été frappées de mort naturelle. Mais, outre ces conclusions radicales, la mélancolie fait d'une certaine société une assemblée de morts-vivants, un cimetière de surface, si on peut dire ; elle enlève l'appétit, le goût, noue les aiguillettes, éteint les lampes et même le soleil et donne au surplus ce qu'on pourrait appeler un délire de l'inutilité qui s'accorde parfaitement d'ailleurs avec toutes les carences sus-indiquées et qui, s'il n'est pas directement contagieux, dans le sens que nous donnons inconsciemment à ce mot, pousse toutefois les mélancoliques à des démesures de néant qui peuvent fort bien empuantir, désœuvrer et, par conséquent, faire périr tout un pays. Sans oublier les grandes entreprises à quoi finalement les mélancoliques de l'espèce sanguine se consacrent presque toujours et qui entraînent des populations entières dans des carnages pas plus ragoûtants que ceux de la peste ou du choléra. Son petit truc des dômes de Moscou n'était pas mal, si on voulait bien y faire attention. Il était en train de le perfectionner. Mais, savez-vous à quoi il s'était mis en attendant ? A Victor Hugo, tout simplement.
Et il frappa du plat de la main sur le livre ouvert à côté de lui, près de la lampe à pompe.
Là-dessus, par une pente naturelle, il tourna regard vers la fenêtre pleine de nuages, ruisselante d'eau, qui grelottait sous les coups du vent et il déclara qu'il faisait un temps extraordinaire.
Les bottes, la chemise et les habits d'Angelo étaient secs. Il alla s'habiller dans un coin d'ombre.
« Au diable la pudeur, lui dit l'homme, restez là près du feu. Vous êtes bien fait, qu'est-ce que vous risquez ? Croyez-vous que mademoiselle a été créée et mise au monde per studiare le matematica ? Tous les jeunes gens sont des Pôle Nord. Des Swedenborg, des Cromwell ! Et la chaleur communicative des banquets alors ! Qu'est-ce que vous en faites ? Soyez grec, mon jeune ami ! Regardez-moi ce visage et ces grands yeux. “C'est la Grèce, ma mère, où le ciel est si doux.” »
Angelo aurait répondu vertement mais, à sa grande stupeur, il était entièrement occupé à avaler une salive abondante et salée. Tout en parlant, l'homme à la redingote s'était accroupi à côté de la jeune femme ; il écartait les cendres de l'âtre et, ayant découvert une cocotte de fonte qui y mijotait, il en avait soulevé le couvercle. Pour qui s'était nourri de polenta et de thé pendant une semaine, il était impossible de résister à cette puissante odeur de venaison et de sauce au vin.
« Faites donc la jeune fille de la maison, chère amie. Dans la panetière, qui est d'ailleurs à l'opposé du coin où notre jeune Eliacin enfile sa culotte, il y a une serviette propre, des assiettes et tout ce qu'il faut. Mettez la table s'il vous plaît. Nous allons faire honneur à ce capucin, produit de ma ruse ancestrale. Pour une fois que j'ai des hôtes, je veux me payer un de ces Balthazar des familles qui font époque dans la vie d'un homme et, à plus forte raison dans la vie d'un célibataire endurci, solitaire et, avouons-le, vieillissant.
Ah ! Malheur au puissant qui s'enivre en des fêtes,
Riant de l'opprimé qui pleure, et des prophètes !
Ainsi que Balthazar ignorant ses malheurs
Il ne voit pas aux murs de la salle bruyante
Les mots qu'une main flamboyante
Trace en lettres de feu parmi des nœuds de fleurs ! »
Angelo retrouva avec plaisir la raideur de sa veste de velours.
« Etre dans ses bottes, se disait-il, est peut-être le fin mot de la puissance. » Mais, l'odeur de la cuisine primait tout. Il ne se demandait même plus s'il était prudent, pour la jeune femme, de manger dans cette maison inconnue, et une popote, de toute évidence, fortement épicée. Il était en proie à une tentation irrésistible. « Tant pis », se dit-il avec bonheur. Les bottes ne servaient plus à grand-chose.
Il alla voir le mulet. Il le bouchonna avec des tampons de paille. Il était dans un de ces moments où l'odeur de crottin de la cavalerie lui faisait du bien. Il pensait avec regret à son bel uniforme. Il aurait eu plaisir à donner des ordres.
La violence de la tempête qui frappait à coups de tonnerre dans tous les échos l'attira à la porte de l'écurie. C'était un déluge comme il n'en avait jamais vu.
La jeune femme vint le rejoindre. Ils étaient tous les deux atterrés, et sombres, et ils se regardaient avec des yeux fort tristes.
« Et cependant, dit-elle, j'aimais beaucoup la polenta que vous faites si bien. »
Elle ajouta même : « Que vous faites avec tant d'amour !
— Evidemment, dit Angelo, elle nous a rendu service mais...
— Il n'est pas possible de partir, dit-elle.
— Ne désobligeons pas cet homme sûrement très serviable », dit Angelo.
Ils mangèrent de fort bon appétit et sans faire d'aucune façon la petite bouche, ni au pain qu'ils n'avaient plus touché par prudence depuis longtemps ni au vin très ordinaire que l'homme à la redingote leur servit généreusement.
Angelo remarqua que la jeune femme dévorait de façon brutale et même qu'elle ne pouvait s'empêcher de pousser quelques petits gémissements. D'ailleurs, elle fermait les yeux.
Enfin, ce fut pour l'un et l'autre un repas fort triste, mais non pas pour l'hôte qui citait du Victor Hugo à tout bout de champ.
Angelo retrouva heureusement ses petits cigares tout à fait secs dans leur étui.
« J'en ai encore vingt-cinq dans une boîte que mes mouchoirs ont dû bien préserver de la pluie, se dit-il avec une joie brusque mais très vive. Il n'y a pas de petit plaisir. »
Toutefois, maintenant qu'il n'avait plus faim, il aurait bien voulu n'avoir pas mangé. Il reprochait à la jeune femme de s'être abandonnée à ces délices aussi lâchement que lui. Il n'était pas prêt d'oublier les petits gémissements de gourmandise satisfaite qu'elle avait instinctivement poussés. Il voyait tout en noir. Il parla de ce qui le tenait à cœur.
« Ce type-là est phénoménal, dit l'homme. Il tient absolument à ce qu'on s'intéresse à son choléra. Je peux vous parler du choléra et de la peste ad libitum. Mais, croyez-moi, il vaut mieux regarder les fleurs de mai de cette charmante personne.
— Cette personne ne restera charmante que si elle ne meurt pas du choléra, dit sèchement Angelo.
— Vous avez une façon particulière de voir les choses, jeune homme, je n'en disconviens pas. Sa valeur réelle est toutefois discutable, permettez à un vieux praticien de vous le faire remarquer. L'expérience me permet d'affirmer que nous sommes incapables de discerner dans l'enchaînement des faits ce qui produira le bon ou le mauvais. J'ai vu des fluxions de poitrine guéries par des anthrax monstrueux, cancériformes et très dégoûtants.
Seigneur, vous avez mis partout un noir mystère.
« Discernement parfait, tranché, élémentaire et jamais en défaut dès qu'il s'agit des sens. Or, les sens s'exercent dans l'immédiat. De là, mon humilité. Qu'avez-vous à faire d'une diplomatie de l'avenir où une mère truie n'y trouverait pas ses cochons et de savoir si Mademoiselle restera charmante puisqu'elle l'est ? Bref, que désirez-vous de moi, au juste ?
— C'est fort simple, dit Angelo. Vous êtes docteur, vous devez connaître des remèdes. Vous en avez peut-être même quelques-uns dans une armoire ? Nous sommes sur les routes avec les seules ressources de notre bonne volonté de vivre. Et cela, j'en ai peur, ne suffit pas par les temps actuels. Je crois que le calomel, ou même l'élixir parégorique...
— Bagatelles ! Le calomel, l'élixir parégorique ! Quel est le...
— Mais, dit la jeune femme, dans cet enchaînement de faits qui avaient l'air de me concerner, si j'ai bien compris, et dont vous avez pertinemment souligné l'obscurité, si j'ai mon mot à dire c'est pour demander de devenir centenaire, comme tout le monde.
— Erreur profonde, erreur profonde, dit l'homme... mais votre interruption m'a déjà sauvé de deux ou trois grossièretés que j'étais sur le point de dire ; ce n'est pas pour les proférer ici, mes enfants !
Beaux fronts naïfs penchés autour de moi,
Bouches aux dents d'émail disant toujours : pourquoi ?
Reprenons nos esprits, et de ce rhum qui, je vous en fiche mon billet, vaut tous les calomels du monde.
— Oui, dit fort sérieusement Angelo, l'alcool est excellent.
— Tout est excellent, dit l'homme. Si je prends la peine de vous parler du choléra vous serez étonné. Vous l'avez vu marcher dans le pays et cela vous a donné pas mal de choses à cacher (vous y arrivez facilement parce que vous êtes jeune) mais, voir le choléra envahir un corps : voilà un spectacle qui prédispose à la franchise. Toutefois, pour avoir une connaissance même approximative de ces somptueuses panathénées, il faut d'abord se familiariser avec les paysages dans lesquels ces fêtes se déroulent. Le foie, la rate et le gésier dont je parlais tout à l'heure, c'est vite dit, mais, qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est surtout avant d'être étalé sur le marbre des autopsies ? Arrivé là, ça ne sert plus à grand-chose ; ce sont de petits bouquets, ce sont de petits racontars ; ça sert à faire l'opinion publique, à satisfaire la bienséance. Mais actuellement, pour vous et moi, par exemple, et pour cette très grande quantité (notez-le) d'hommes et de femmes parfaitement vivants et qui vont vivre, qu'est-ce que c'est ? Je suis bien loin de vouloir vous faire un laïus ; il ne s'agit pas du tout d'anatomie. Il s'agit d'aller sur les lieux où s'élaborent les passions, les erreurs, le sublime et la frousse. Un foie d'adulte, placé dans une dame ou dans un monsieur, vertical et en bonne santé, c'est une belle chose ! Ce n'est pas Claude Bernard qu'il faut ici. Il nous dit que le foie fabrique du sucre. Sommes-nous plus ferrés sur la mer quand nous savons qu'elle fabrique du sel. Si nous voulons avoir une petite idée de l'aventure humaine, ce n'est pas Claude Bernard qu'il faut ici, c'est La Pérouse, Dumont d'Urville, ou mieux encore, les vrais dépendeurs d'andouilles : Christophe Colomb, Magellan, Marco Polo. J'ai découpé du foie humain, en veux-tu en voilà, avec mes petits couteaux. J'ai assuré mes lunettes sur mon nez et j'ai dit : “Voyons voir”, comme tout le monde. J'ai vu quoi ? Qu'à l'occasion il était engorgé ou corrompu, injecté ou obstrué, qu'il adhérait parfois au diaphragme. Ça m'a fait une belle jambe ! »
Il prétendait, lui, ici présent, que le foie est semblable à un extraordinaire océan, où la sonde ne touche jamais le fond, et conduisant à des Malabars, des Amériques, à de somptueuses navigations dans des espaces tendus d'un double azur. Il s'était naturellement fait traiter d'esprit non scientifique et même d'âne bâté par des cliniciens qui prenaient comme tout un chacun leur colère et leur indignation dans leur foie, sans essayer de penser une minute que, si ce manque de logique était le produit du sucre, c'était en tout cas d'un sucre avec lequel il était difficile de sucrer son café.
Il ne conseillait certes à personne, étant donné les chemins objectifs dans lesquels la science expérimentale tenait à s'engager, de parler de monstres, d'îles de Pâques, d'orages, de brises fraîches, de langueurs, de chaumière indienne, de bougainvilliers, de cassia, d'or, de foudres, de goélands, et en un mot de tout ce qu'il faut pour changer de ciel et de rêves, à propos du foie. A moins d'être, comme lui, décidé à supporter les sarcasmes et à laisser voguer la galère ou pisser le mouton. Car, donnez-moi un foie et une carcasse, d'homme ou de femme, ad libitum. Je fourre l'un dans l'autre, et voilà de quoi entreprendre, réussir ou rater tous les tours de passe de la vie méditative ou de celle de société. J'assassine Fualdès et Paul-Louis Courier. Je vends des nègres, je les affranchis, j'en fais de la chair à pâté ou des drapeaux pour des assemblées consultatives. J'invente, je fonde la société de Jésus et je la fais fonctionner, j'aime, je hais, je caresse et je tue, sans parler de la main de ma sœur dans la culotte du zouave qui assure la pérennité de l'espèce.
Il attirait l'attention sur la chose suivante : ces exemples n'étaient pas choisis au hasard. Il entendait dire que nous avions ici, non pas le générateur des actes bruts mais de toutes les combinaisons et fioritures : l'orgue de Barbarie pour étouffer les cris de la victime, la femme adultère pleine de forêts nocturnes, de coups de fusils et d'ouverture de testament, bref, toute la comédie, y compris celle qui se joue, non plus sous les fronts mais sous tous les frontons, comme il avait l'honneur de le préciser.
Il ne lui restait plus qu'à enrouler à côté de ça quelques mètres de boyaux, sans oublier le culier qui donne de l'espace et du lyrisme, de placer des reins, une rate, quelques viscères adventifs et il pouvait mettre dans toute la gamme des passions autant de bémols et de dièses à la clef qu'il était nécessaire au magnifique animal à deux pattes, menteur par excellence. Etait-il besoin de dire qu'il n'attachait pas au mot menteur un sens péjoratif, loin de là ? Il savait être objectif comme père et mère à l'occasion.
Parenthèse. Il voulait faire ressortir le bien-fondé de sa façon de voir les choses. Le choléra est une maladie de grands fonds ; il ne se transmet pas par contagion mais par prosélytisme. Avant d'aller plus loin il fallait songer à une chose très importante. Voici un homme (ou une femme) ouvert de la tête aux pieds comme bœuf à l'étal et voilà, penché sur lui avec tous ses appareils, l'homme de l'art. Ce dernier peut très bien connaître de quoi l'homme (ou la femme) est mort. Mais les sens profonds du « pourquoi » c'est une autre affaire. Une autre affaire qui, pour être tirée au clair, nécessiterait la connaissance du « comment » cet homme (ou cette femme) a vécu. Or, cet homme (ou cette femme) a aimé, haï, menti, souffert et joui de l'amour, de la haine et du mensonge des autres. Mais, aucune trace à l'autopsie. Cet homme (ou cette femme) a aimé et je n'en sais rien. Il a haï (je n'en sais rien) ni de quelle façon. Il a joui et souffert : poussières ! Qui nous assure l'absence de rapports proches ou lointains entre cette bile verdâtre qui emplit les boyaux, et l'amour ? (Quand il est vrai, profond, tel qu'il doit être et continu pendant dix ou vingt ans, même pour des sujets divers, je vous l'accorde), qui me certifie que la haine, la jalousie n'ont aucune part dans ces taches pourprées et livides, ces charbons intérieurs que je découvre dans les follicules muqueux intestinaux ? Qui soutiendra que la foudre bleuâtre pleine de paons sauvages de la jouissance s'est abattue des milliers de fois sur cet organisme sans laisser de traces ? Ne sont-elles pas celles que je vois ? Fermons la parenthèse.
Non, mademoiselle, je n'ai pas parlé de cœur : ouvrage de dame. C'est un lion que nous portons brodé sur la chemise. Dans mes décombres, rien de semblable. A l'endroit que vous m'indiquez, je trouve une pompe aspirante et refoulante qui fait son petit boulot et quand elle ne le fait plus, on s'en aperçoit. Laissez saint Vincent de Paul et compagnie tranquille. Il vient d'ailleurs. Il vient de l'océan violet. Il émerge des eaux profondes, tout luisant de ce sucre étrange cher à Claude Bernard. C'est une variation de « Vénus tout entière à sa proie attachée ». Je vous fabrique de la clémence d'Auguste à ne plus savoir qu'en faire avec du suc gastrique et don Juan ne me demande qu'une seconde d'inattention dans mes dosages. Le libre arbitre est un manuel de chimie.
Il attendait de leur part un sursaut d'orgueil. Il ne venait pas, non, vraiment ? Remarquez que votre soi-disant humilité est simplement paresse de la digestion, près d'un bon feu, après déjeuner, par un temps extraordinaire (qui continue, si je ne m'abuse ; qui ne fait que croître et embellir même). Et aussi, il ne se le dissimulait pas et ne le dissimulait à personne, le plaisir évident qu'on prenait toujours à l'entendre discourir sur ce sujet. Mais en vous-mêmes vous pensez très fortement n'avoir rien de commun avec ces combinaisons chimiques. Vous caressez subrepticement le lion brodé sur votre chemise. C'est la fleur de votre sein, d'ailleurs, qui est dessous, et la fleur des seins est, pour les deux sexes, très sensible.
Eh ! bien, il ne voulait pas le leur laisser ignorer plus longtemps : le choléra n'est pas une maladie c'est un sursaut d'orgueil. Un sursaut d'orgueil à la mesure des grands fonds, des vastes étendues dont il avait parlé tout à l'heure ; à la mesure des possibilités étranges de ces étendues et de ces abîmes : une hypertrophie de la fioriture (si l'on pouvait s'exprimer ainsi) ; un orgue de Barbarie à la mesure d'une chimie démesurée ; le lion brodé qui s'appuie sur la fleur de votre sein et soudain prend corps, et des proportions antédiluviennes. Tout se terminant, d'ailleurs, dans l'inéluctable chimie. Mais quel beau feu d'artifice !
Savez-vous ce qu'il y a de mieux en fait de planche anatomique ? C'est une carte de géographie, une carte du Tendre avec des Indes orientales en vrai. Il est à la fois midi à Paris, cinq heures du matin à Ceylan, midi à Tahiti et six heures du soir à Lima. Pendant qu'un chameau agonise dans les poussières du Karakorum, une grisette boit du champagne au Café Anglais, une famille de crocodiles descend l'Amazone, un troupeau d'éléphants traverse l'Equateur, une vigogne chargée de borate de soude crache à la figure de son cornac sur un sentier des Andes, une baleine flotte entre le Cap Nord et les Lofoten et c'est la fête de la Vierge en Bolivie. Le globe terraqué roule, on ne sait pourquoi ni comment, dans la solitude et les ténèbres.
Nouvelle parenthèse ; parlons à bâtons rompus ; allons tout chercher à droite et à gauche. Avez-vous examiné de près cette pièce de feu d'artifice appelée : soleil ? Qu'est-ce que c'est ? Tout simplement du carton, de la poudre, des rayons de bois et du fil de fer. Le carton qui mettra vingt ans, cent ans, mille à vivre sa vie de carton. Triste chose que la vie du carton ! Qu'il soit bleu, jaune, rouge ou vert (les couleurs ne me gênent pas, je les admets toutes) ou gris, la vie du carton ne vaut pas tripette. Or, Champollion a trouvé du carton en Egypte et qui vivait cette vie-là depuis trois mille ans (il continue actuellement cette vie-là dans une vitrine). Les amours et les joies du carton, les souffrances et les peines du carton : imaginez-vous ça ? Mais allumez la cartouche de carton sur la place du village. Quel soleil ! Chacun crie : « Ah ! ah ! »
Sursaut d'orgueil. A ce moment-là, plus rien ne compte que le sursaut et que l'orgueil ; tout éclate : famille et patrie. Tristan s'est bouté le feu à lui-même, il pète littéralement dans sa peau, et Juliette aussi, et Antoine et Cléopâtre, et tout le saint-frusquin. Chacun pour soi. Je t'aime et tu m'aimes ; c'est bien beau mais, qui me donnera les raisons de persister dans ces compromis, ces demi-mesures et ces petites morts puisque des abîmes de mon foie émergent les meilleures raisons du monde pour devenir.
Trêve de plaisanteries ! On lui avait fait l'honneur, je crois, de l'interroger sur le choléra ; il était maintenant prêt à répondre.
Entrez, entrons dans ces cinq à six pieds cubes de chair qui va devenir cholérique, de chair en proie au prodrome de ce cancer de la raison pure, de chair fatiguée des détours que lui fait prendre sa matière grise, qui raisonne soudain à l'aide de ses mystères et met les bouchées doubles.
Qu'est-ce qui s'est passé au début ? Personne ne peut nous le dire. Sans doute après coup une vague solitaire haute de quinze à vingt mètres, longue de sept à huit cent milles courant à la vitesse de deux nœuds seconde a parcouru l'océan plat comme la main. Avant, après, l'avril reste en fleur sur les eaux. Ni grondement ni écume, il n'y a pas de brisants ni d'amer dans ces vastes étendues profondes qui ne s'étonnent de rien. C'est de l'eau qui se déplace dans de l'eau et pas de conscience pour s'en apercevoir.
Jusque-là tout est commencé, rien n'est changé. Adolphe, Marie ou François sont toujours à vos côtés et vous aiment (ou vous détestent). C'est l'affaire de trois secondes.
Il voulait, disait-il, donner une description, même approximative, si je ne peux pas plus, hélas, de la façon dont enfin la conscience humaine se sentait alors dépouillée de toutes ses joies. Le souvenir même en est effacé. Il compara ces joies à des oiseaux. Les migrateurs d'abord, ceux qui réjouissent les contrées les plus diverses suivant l'époque et la saison et en particulier les fameux paons sauvages. Paons de haut vol, capables de darder leurs triangles de fuite plus rapidement que les grèbes, les pluviers, les bécasses, les canards verts et les tourdres.
De toute cette oisellerie et qui s'enfuit, non pas vers l'horizon mais vers le zénith, le ciel est plein, il en déborde. Il y en a tant qu'il en est embarrassé, que ses hauteurs s'engorgent, qu'il en souffre.
C'est le moment où le visage du cholérique reflète cette stupeur dite caractéristique. Ses joies exténuées sont aujourd'hui terrifiées par autre chose que par leur faiblesse ; par on ne sait quoi qu'elles fuient jusqu'au-delà du nord parfait où elles disparaissent. Oh ! mon Dieu, Adolphe ou Marie, ou François, qu'est-ce que tu as ? Il a qu'il crève, en parlant poliment, qu'il crève d'orgueil. Il se moque bien désormais de la chair et de la chair de sa chair. Il suit son idée.
Quelquefois cependant une main s'accroche encore à un tablier, au revers d'un habit, ou d'un ami, ou d'une amie. Mais les oiseaux sédentaires : les passereaux, les moineaux, les mésanges, les rossignols (à considérer, les rossignols ! Combien de gens s'en contentent, surtout pendant les nuits de mai), tout ce qui se nourrit d'ordures, de déchets, de vermisseaux et d'insectes qu'on trouve toujours sur place rien qu'en sautillant, toutes les joies sédentaires foutent le camp. Elles apprennent d'un seul coup la façon de s'organiser en triangles de haut vol. La peur donne des ailes et de l'esprit. Le jour noircit. La stupeur ne suffit plus ; il faut chanceler, s'abattre où qu'on soit : à table, dans la rue, dans l'amour, dans la haine et s'occuper de choses beaucoup plus intimes, personnelles et passionnantes.
Il considérait qu'Angelo était un spécimen à peu près parfait du chevalier le plus attentif et le plus charmant. Vous avez réussi à m'intéresser et, j'ose le dire même, à me séduire rien que dans les démêlés avec votre culotte, ce qui n'est pas à la portée de tout le monde. Quant à mademoiselle, il avait toujours été à la merci de ces petits visages en fer de lance. Mais, quel était le but formel de tout cela ? Le péricarde rempli d'une humeur sanguinolente, le tissu cellulaire parsemé d'un lacis variqueux plein d'un sang noir liquéfié, le bas-ventre météorisé (notez le mot), la bile noire, le poumon blanc, les bronches rousses et écumeuses en apprennent plus d'un seul coup à leur cervelle que mille ans de philosophie. Or, c'est précisément dans cet état que nous trouverons l'intérieur d'Adolphe, de Marie et de François vidés d'oiseaux. Ou de vous-même, si le cœur vous en dit.
Si tout était là, la vérité serait à la portée de toutes les bourses, à la merci d'un miracle, mais on ne peut pas n'allumer que la moitié d'un soleil quand le feu est aux poudres.
Troisième parenthèse : Est-ce qu'ils avaient vu des éruptions volcaniques ? Lui non plus. Mais il était facile d'imaginer l'instant où, le jour aboli sous les cendres, les fumées, les vapeurs méphitiques, une nouvelle lumière venue du cratère en feu se levait.
Voici les premières lueurs du jour qui va peu à peu éclairer l'autre côté des choses. Le cholérique ne peut plus en détacher les regards. Jésus, Marie, Joseph eux-mêmes ne voudraient pas en perdre une miette.
Il faut entrer dans certains détails. Avaient-ils une quelconque notion, même élémentaire sur la chair humaine ? Cela n'était pas étonnant. La plupart des gens partageaient cette ignorance. C'est d'autant plus étrange que tout le monde fait une consommation continue de chair humaine, sans même savoir ce que c'est. Qui n'a vu le monde changer, noircir ou fleurir parce qu'une main ne touche plus la vôtre ou que des lèvres vous caressent ? Mais on en est où vous en êtes, on le fait de bonne foi. Sans parler de sa propre chair qu'on brûle à pleines pelletées, le long des jours pour un oui et pour un non.
C'est tellement peu de chose que ce n'est rien. Il n'avait qu'à se souvenir de l'air dépité qu'ils avaient tous les deux au milieu de l'orage quand il les avait aperçus sous l'arche ruinée de la cave pour être persuadé qu'ils étaient prêts à se sacrifier l'un pour l'autre. Mais voyons, cela sautait aux yeux et ils n'avaient pas besoin de faire de l'ironie, surtout mademoiselle. Avouez que vous aviez peur pour lui. On n'avoue jamais ces choses-là de façon franche et c'est dommage, mais ceci est affaire de compromis habituels, de demi-teintes, de demi-tons, de bémols et de dièses. Il n'en reste pas moins qu'ils étaient donc simplement prêts à se sacrifier pour une certaine quantité de sels et d'eaux ; pour tout un travail de plombier, de tuyautages et de fils de sonnettes.
Il n'allait pas non plus entrer ici dans des considérations interminables. Ceci suffisait. La vanité des êtres et des choses, chacun la connaît. On continuait cependant à s'étonner de l'indifférence des cholériques en pleine attaque pour l'entourage et souvent le dévouement et le courage qui s'y déploient. Dans la plupart des maladies, le malade s'intéresse à ceux qui le soignent. On a vu des patients, à l'article de la mort, verser des pleurs sur les êtres chers ou demander des nouvelles de la tante Eulalie. Le cholérique n'est pas un patient : c'est un impatient. Il vient de comprendre trop de choses essentielles. Il a hâte d'en connaître plus. Cela seul l'intéresse et, seriez-vous cholériques l'un et l'autre que vous cesseriez d'être quoi que ce soit l'un pour l'autre. Vous auriez trouvé mieux.
Comme j'ai le regret de vous le dire, malgré les marques évidentes de votre attachement profond. C'est bien ici qu'il faut parler de soins jaloux. L'être cher vous quitte, pour une nouvelle passion, et que vous savez être définitive. D'ailleurs, s'il est encore dans vos bras, c'est agité de tremblements et de spasmes ; c'est gémissant d'un corps à corps dont vous êtes chassé.
Voilà pourquoi je vous ai dit tout à l'heure que votre petit Français n'était pas totalement bon ou qu'il l'était trop. J'aurais dû ajouter qu'il manquait en tout cas d'élégance. Il n'en prenait pas son parti. Il s'accrochait. Et à tout le monde. Et pour quoi faire ? Pour finir par suivre l'exemple.
Mais ceci, comme toujours, est affaire de tempérament. Retournons à notre tuyautage, fil de sonnette et autres babioles.
Si tout cela n'éprouvait rien, ce serait cocagne. Il n'y aurait pas de curiosité, donc pas d'orgueil ; nous serions proprement éternels. Mais, voilà d'énormes globes de feu qui débordent pesamment du cratère, des nuages incandescents qui remplacent le ciel. Votre cholérique est prodigieusement intéressé. Son seul but désormais est d'en connaître plus.
Qu'est-ce qu'il éprouve ? Banal : il a froid aux pieds. Il a les mains glacées. Il a froid dans ce qu'on appelle les extrémités. Son sang se retire. Son sang se précipite sur les lieux du spectacle. Il ne veut pas en perdre une bouchée.
Eh ! bien, pas grand-chose ! En principe, il n'y a rien à faire. Des cataplasmes sur des jambes de bois, il y en a, vous pensez bien, des variétés infinies. Le calomel en est un. Non, je n'en ai pas. Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse. Le sirop de gomme aromatisé à la fleur d'oranger en est un autre. On a le choix entre les sangsues à l'anus et la saignée, à quoi il ne faut pas être grand clerc pour penser en pareil cas. On passe des lavements au cachou, du rathania à l'extrait de quinquina, la menthe, la camomille, le tilleul, la mélisse. En Pologne, on donne un grain de belladone ; à Londres, deux grains de sous-nitrate de bismuth. On applique des ventouses sur l'épigastre, des sinapismes sur l'abdomen. On administre (et le mot est joli) de l'hydrochlorate de soude ou de l'acétate de plomb.
Le meilleur remède serait d'être préféré. Mais, vous le voyez, on n'a rien à offrir en échange, en remplacement de cette nouvelle passion. C'est-à-dire qu'on cherche un spécifique capable de neutraliser l'atteinte toxique, suivant la formule des gens doctes, alors qu'il faudrait se faire préférer, offrir plus que ne donne ce sursaut d'orgueil : en un mot être plus fort, ou plus beau, ou plus séduisant que la mort.
Il allait leur faire une confidence, ou, plus exactement non, la confidence s'arrêterait là. Il ne dirait pas un mot de plus à ce sujet. Les prières, les mines et toute votre grâce ne servent à rien. Si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que lorsque j'ai décidé de me taire, je ne cède jamais à la tentation de parler.
Par contre, ils avaient voulu une description du choléra. Il y avait consenti ; ils allaient l'avoir. Et qu'on ne se bouche pas les oreilles, s'il vous plaît. Tout à l'heure, ce jeune homme semblait disposé à me manger tout cru si je n'obtempérais pas à ses désirs. Il m'a fourré sa belle sous le nez ; il vous a fourré sous mon nez sous prétexte qu'il fallait vous sauver à tout prix. Pourquoi le faut-il ? C'est une question qu'il ne se pose même pas. Pourquoi faudrait-il surtout que moi ou le reste du monde soyons de son avis ? Et sauver quoi ? Je le lui répète !
Il n'était pas le moins du monde effrayé par les grands airs : « Asseyez-vous et reprenez du rhum, c'est plus sage. » Il était un vieux monsieur. Il avait jeté son feu il y a longtemps. Sabre, pistolet, duel, comme vous me le proposez si gentiment avec une fougue amusante, serviraient à quoi ? Est-ce moi qui ai fait le monde ?
Si je rengaine mes confidences c'est précisément que je pense être en présence de personnes raisonnables, eu égard à leur sympathique physionomie et nonobstant cet âge ingrat qui pousse facilement aux extrémités. Bénissez la jeunesse qui permet d'approcher la mort sans méfiance ni terreur.
Le cholérique n'a plus de visage : il a un facies, un faciès éminemment cholérique. L'œil enfoncé dans l'orbite et comme atrophié est entouré d'un cercle livide et à moitié couvert de la paupière supérieure. Il représente ou une bien grande agitation de l'âme ou une sorte d'anéantissement. La sclérotique qui se laisse voir est frappée d'ecchymoses ; la pupille qui s'est dilatée ne se contractera jamais plus. Ces yeux n'auront jamais plus de larmes. Les cils, les paupières sont imprégnés d'une matière sèche et grisâtre. Des yeux qui sont restés écarquillés dans une pluie de cendres à regarder des halos, des lucioles géantes, des éclairs.
Les joues sont décharnées, la bouche à moitié ouverte, les lèvres collées sur les dents. La respiration passant à travers les arcades dentaires rapprochées devient sonore. C'est un enfant qui imite une monstrueuse bouilloire. La langue est large, molle, un peu rouge, couverte d'un enduit jaunâtre.
Le froid qui a d'abord été sensible aux pieds, aux genoux et aux mains tend à envahir tout le corps. Le nez, les pommettes, les oreilles sont glacés. L'haleine est froide, le pouls est lent, d'une faiblesse extrême, vers le déclin de l'existence physiologique.
Or, en cet état, le cholérique répond avec lucidité si on l'interroge. Sa voix est éraillée mais il ne divague pas. Il voit clair et des deux côtés. S'il choisit, c'est en toute connaissance de cause.
Il faisait remarquer que tout ceci demandait plus de temps à dire qu'à s'accomplir. Cela se voit en un éclair en même temps qu'on crie, qu'on se précipite, qu'on prend Jacques, Pierre ou Paul dans ses bras et qu'on demande : « Qu'est-ce qu'il faut faire ? Il est perdu ! »
D'après lui, mais ainsi qu'il l'avait déclaré au préalable, il n'avait jamais assisté à des éruptions de volcan ; il se représentait cependant assez bien la chose et il devait y avoir dans le spectacle de ces convulsions un moment extrêmement tragique et sans doute de valeur hypnotique : c'était celui où la fête du feu sortait des entrailles de la terre, se ruait en rugissant sur la vie. Sans avoir rien lu d'autre en la matière que le Poème de l'Etna et les récits concernant le cyclope, il était facile de penser à ces braiments gigantesques, à ces brutalités incandescentes, cendreuses, méphitiques et probablement électriques. On devait être sur le coup d'une telle surprise, en face d'une évidente démonstration de notre nullité que tout le sel et probablement tout le sucre de M. Claude Bernard se changeaient en statue.
Certains de mes collègues qui ne sont pas tous aveugles ont parlé d'« asphyxie cholérique ». J'ai même cru un moment qu'ils étaient également capables de comprendre et d'exprimer un peu plus que ne leur en souffle la science quand ils ont ajouté cette chose charmante et combien juste : « L'air vient toujours au sang mais le sang ne vient pas à l'air. » J'eusse aimé, après cette, je le répète, très intelligente constatation, leur entendre prononcer le nom de Cassandre ; aussitôt après et pour bien indiquer qu'ils avaient compris.
J'ai parlé de prosélytisme ; c'est qu'on ne résiste pas au besoin de proclamer l'avenir, c'est-à-dire la vérité, la vérité dans l'œuf.
J'ai souvent pensé qu'il y a peut-être un moment où le cholérique souffre et sans doute de façon abominable, non plus dans son orgueil comme jusqu'ici (et c'est ce qui le pousse) mais enfin dans son amour et c'est ce qui pourrait le retenir de notre côté.
J'ouvre une autre parenthèse. Rapidement close, ne vous inquiétez pas, mais nécessaire. Il est à noter que le choléra, comme vous le savez, frappe tout le monde sans distinction, et sur-le-champ. On prend brusquement la décision d'avoir le choléra en plein milieu d'autres décisions bien arrêtées, bien prises et à quoi l'habitude du monde nous conduit. Et les êtres les plus insoupçonnables en sont sur-le-champ capables : aussi bien la mère de famille que l'amoureuse, la ménagère, le bourgeois, le soldat, le peintre en bâtiment et le peintre de bataille. La médiocrité même ne l'empêche pas ; le bonheur (comme il se doit) le provoque. Fermons la parenthèse et gardez ce qu'elle contient bien présent à l'esprit. Nous sommes en réalité beaucoup plus que nous ne croyons.
On prétend donc que le cholérique souffre abominablement. On dit que rien n'est comparable au supplice de ces cadavres vivants qui jugent de toute l'horreur de leur position. Ceci se passe évidemment, comme vous le comprenez, dans un état sans dimension ni durée ; précisons cette horreur : quand ils sont dans les gerbes de feu, les vagues d'étincelles, les poulpes de laves, les éventails de lumière. Leur corps est sourd, aveugle, muet, insensible. C'est-à-dire qu'ils n'ont plus ni main, ni pied, ni bec, ni ongle, ni poil, ni plume. Et cependant ils sont lucides. Ils continuent à entendre, à voir leur entourage, le bruit de la rue, la casserole sur le feu, le claquement des linges, les gémissements, le rouge d'une robe, le noir d'une moustache, le bourdonnement des mouches.
Si souffrance il y a, c'est ici qu'elle se place. Je dis si ; car qu'elle preuve avons-nous de cette souffrance ? Les spasmes ? Les convulsions ? Les hoquets ? Les cris ? Les grincements de dents ? Sommes-nous tellement assurés de connaître les vraies manifestations extérieures de la joie ?
Mais, un éclair de souffrance, de vraie souffrance, et abominable, j'y crois, et, s'il est possible, il est là. Je dis si pour m'essayer, comme tout le monde, à être objectif, pour ne pas trancher, laisser une chance. Il est un moment où, sous la pluie de cendres, le cholérique se demande si tout ça vaut la peine, s'il ne valait pas mieux manger son pot-au-feu sans penser à Charlemagne.
Le malade est dans une agitation extrême. Il cherche à se débarrasser de tout ce qui le couvre, se plaint d'une chaleur insupportable, a soif ; oubliant toute pudeur, il s'élance hors du lit ou découvre avec rage ses parties sexuelles. Et cependant, sa peau est devenue froide, inondée d'une sueur glacée qui bientôt est visqueuse et donne à la main l'impression désagréable du contact d'un animal à sang froid.
Le pouls s'est effacé de plus en plus mais il est toujours très rapide. Les extrémités prennent une teinte bleuâtre. Le nez, les oreilles, les doigts se cyanosent ; des plaques de même nature apparaissent sur le corps. L'amaigrissement que nous avons constaté pour la face s'est étendue partout. La peau dépourvue d'élasticité se laisse plisser lorsqu'on la pince et garde l'empreinte qu'on lui donne.
La voix est éteinte. Le malade ne parle plus que par soupirs. L'haleine a une odeur nauséeuse qu'il est impossible de décrire mais qu'on n'oublie plus quand une fois on l'a sentie. Le calme apparaît enfin. La mort n'est pas loin.
J'en ai vu sortir de ce coma, se lever sur leur séant et, pendant quelques secondes, chercher l'air ; porter leurs mains à la gorge et m'indiquer par une pantomime aussi douloureuse qu'expressive un sentiment atroce de strangulation.
Les yeux sont convulsés en haut, leur brillant a disparu, la cornée elle-même s'est épaissie. La bouche entrouverte laisse voir une langue épaisse couverte de charbons. La poitrine ne se soulève plus. Quelques soupirs. C'est fini. Il sait ce qu'il faut penser des marques extérieures de respect.