CHAPITRE III

Les soldats arrivèrent dans la matinée. Ils étaient une douzaine. Ils avaient fait leurs faisceaux dans un petit pré. Leur capitaine était un gros homme sanguin avec une moustache rousse en coquille, si épaisse qu'elle lui cachait jusqu'au menton.

Angelo qui avait eu peur toute la nuit et qui avait l'habitude de commander les capitaines lui parla d'un ton fort sec au sujet des soldats qui, avant toute chose, s'étaient mis un peu plus loin à faire du café en plaisantant à haute voix.

Le capitaine devint rouge comme un coq et fronça son petit nez de dogue. « Il n'y a plus de monsieur, maintenant, dit-il, et tu chantes un peu trop haut. Ce n'est pas ma faute si ta mère a fait un singe. Je vais te dresser les pieds. Prends cette pioche et commence à creuser le trou si tu ne veux pas que je te botte les fesses. Les mains blanches, moi je les emmerde et je vais te faire voir qui je suis. — Cela se voit de reste, répliqua Angelo, vous êtes un grossier personnage et je suis ravi que vous emmerdiez mes mains car je vais vous les mettre sur la figure. »

Le capitaine fit un pas de côté et tira son sabre. Angelo courut aux faisceaux et prit un coupe-chou de soldat. L'arme était plus courte de moitié que celle de son adversaire mais Angelo désarma très facilement le capitaine. Malgré sa fatigue et son jeûne, il s'était senti tout de suite à son affaire et plein de magnifiques bonds de chat. Le sabre vola à vingt pas du côté des soldats qui ne s'étaient pas interrompus de fourrer du bois sous leur plat de campement et ricanaient en regardant par-dessus leurs épaules.

Sans un mot, Angelo remonta près de son bivouac, libéra le cheval du pauvre médecin, sella le sien, le monta et s'en alla après avoir jeté un bref coup d'œil aux deux cadavres qui mordaient de plus en plus férocement. Il traversa le champ en biais au petit trot. Il avait à peine fait quelques centaines de pas qu'il entendit bourdonner près de lui des sortes de grosses mouches et, tout de suite après, le ran d'un feu de peloton tout maigriot. Il tourna la tête et vit fumer une dizaine de petits flocons blancs près des saules où les soldats avaient leurs faisceaux. Le capitaine faisait tirer sur lui. Il donna du talon dans le ventre du cheval et s'enleva au galop.

Peu après, il rejoignit la route et il continua à galoper. Il n'avait plus de redingote ni de chapeau, sa chemise était toute mouillée de la sueur de la nuit, sa poitrine aussi était moite, il trouva qu'il faisait moins chaud que les autres jours. C'était cependant le même temps de craie avec les mêmes brumes. Il n'avait plus ni portemanteau ni linge ; ses deux pistolets n'étaient chargés qu'à un coup chacun. « D'ailleurs, se dit-il en pensant à l'altercation avec le capitaine, je me ferais hacher plutôt que de tuer un homme à coups de pistolet ; même s'il injurie ma mère. J'ai du plaisir à lui régler son compte avec des armes qui me permettent surtout de l'humilier. La mort ne venge pas. La mort est bizarre, se dit-il en pensant au “pauvre petit Français”. Ça a l'air bien simple ; et bien pratique. »

Il traversa un village où beaucoup de gens avaient employé ce moyen simple et pratique. Les morts, habillés, en chemise, nus ou troussés par le museau des rats qui couraient en troupes s'entassaient devant les maisons, de chaque côté de la rue. Ils avaient tous ces babines de chiens enragés. Il y avait déjà ici des nuages de mouches. La puanteur était si épaisse que le cheval fut pris de panique et, probablement effrayé aussi par les attitudes carnavalesques de quelques cadavres qui étaient restés debout et écartaient les bras comme des croix, il prit le mors aux dents. Angelo se laissa emporter.

A la fin de la matinée, il avait traversé un pays désert où rien ne parlait de l'épidémie, sauf les champs où le seigle, quoique mûr, n'était pas coupé et commençait à verser. Il avait un peu dormi en selle bien que le cheval ait conservé une allure assez vive ; il avait chaud ; il ne regrettait pas sa redingote ; il s'était noué un mouchoir autour de la tête et, à part son ventre vide, il se sentait fort bien.

Il vit le château de Ser dans ses arbres, sur un petit mamelon. Il monta jusque sur l'esplanade. C'était une gentilhommière de montagne, revêche et très délabrée, dans laquelle on ne pouvait imaginer qu'un ménage de garçon. Elle était absolument déserte. Les coups qu'il frappa à la porte sonnèrent dans une maison vide. D'ailleurs, sous un grand chêne, il vit la terre fraîchement entassée sur un rectangle d'une assez belle grandeur. Il ne rejoignit cependant la route qu'après avoir fait deux ou trois fois le tour du bâtiment et appelé à maintes reprises vers une fenêtre du premier étage qui était restée ouverte, manifestement parce que le volet, pourri de pluie et dégoncé, ne pouvait plus se fermer. Il eut beau appeler, la maison était vide à n'en pas douter. Toutefois, il remarqua qu'ici les morts et la fuite semblaient avoir obéi à des règles très militaires. Rien ne traînait, la fosse était recouverte, et à part cette fenêtre sous laquelle il se tenait, on avait décampé dans toutes les règles de l'art du cantonnement. Aux abords des écuries, on avait même fourché le foin.

Il reprit la route au pas. La journée finissait. Il avait maintenant une faim vraiment féroce et il pensa au café que les soldats faisaient chauffer pendant qu'il se disputait bêtement avec ce gros capitaine.

L'échancrure de la vallée s'élargissait et il vit que devant lui, à une lieue peut-être, elle débouchait dans une autre vallée perpendiculaire, beaucoup plus large, où le soleil couchant faisait apparaître toute une perspective de bosquets et de longues allées de peupliers.

Il pressa son cheval dans l'idée qu'il trouverait peut-être là un pays moins dévasté. Il se disait qu'au fond il n'y avait pas grand risque par exemple à manger un poulet rôti. Sa bouche se remplit instantanément d'un flot de salive qu'il dut cracher. Il se souvint de ses cigares. Il en avait encore quatre. Il en alluma un.

Il approchait de la grande vallée quand il vit devant lui la route barrée par des tonneaux avec lesquels on avait fait une sorte de barricade. Et on lui cria de s'arrêter. Comme on s'obstinait à crier « halte ! » sans se montrer et qu'il était déjà immobile au milieu de la route, il s'approcha encore un peu de ces tonneaux. Il vit un canon de fusil qui se braquait sur lui et, enfin, émerger le buste d'un homme vêtu d'un bourgeron de treillis. « Halte ! je te dis, lui cria cette sentinelle, et ne bouge plus, sinon je t'envoie du plomb dans les côtes. » L'homme avait un visage d'une grossièreté stupéfiante et sur lequel on aurait dit qu'on avait à plaisir collectionné les stigmates les plus bas et les plus dégoûtants. Il suçait un mégot de cigarille en papier et du jus de nicotine salissait son menton. Il était strictement rasé : barbe, moustache et cheveux, et même raclé depuis si longtemps que son crâne était aussi bronzé que ses joues. « Allons, avance ! » dit-il.

Angelo s'approcha jusqu'à toucher les tonneaux. Le fusil restait braqué. L'homme avait de petits yeux de porc, très fixes. « As-tu une billette ? » dit-il. Comme Angelo ne comprenait pas, il lui expliqua que c'était une sorte de passeport que le maire du village devait lui donner et sans lequel on ne le laisserait pas passer. « Et pourquoi ? lui dit Angelo. — C'est pour certifier que tu n'es pas malade et que tu n'emportes pas le choléra dans tes poches. » « Bougre, se dit Angelo, ce n'est pas le moment de dire la vérité. » « Je l'emporte si peu, dit-il, et j'ai tellement envie de ne pas l'emporter que j'ai foutu le camp dès que j'ai su qu'il y en avait un cas. J'étais d'ailleurs dans la montagne et je ne suis pas retourné au village, c'est pourquoi je n'ai pas de billette et même pas de veste. » L'homme regardait la tête du cheval et son harnais, qui était très élégant : le frontal, le montant et la muserolle étaient incrustés d'argent, les cocardes, la gourmette et les anneaux de la sous-barbe étaient même d'argent massif. Il jeta un furtif coup d'œil autour de lui. « As-tu de quoi ? » demanda-t-il à voix basse. Angelo resta bouche bée. « Oui, dit l'homme, as-tu du quibus ? Il faut tout t'expliquer alors ; tu es bien de ta montagne », et il fit glisser son pouce sur son index comme s'il comptait des sous.

Cette naïveté sauva Angelo d'un danger beaucoup plus grand que celui d'avoir son dîner compromis. Il était tellement heureux, après ces jours héroïques, de rencontrer un homme dont la cautèle lui parlait des paix bien reposantes de l'égoïsme, qu'il en était littéralement fasciné. Il avait aussi très faim, et malgré sa hauteur, le choléra commençait à compter. « Bien sûr que j'en ai, dit bêtement Angelo. — Aurais-tu au moins cent francs ? dit l'homme. — Oui, dit Angelo. — Il m'en faudra deux cents, dit l'homme, mais quitte la route et va passer à ce petit ruisseau là-bas. Regarde bien si tu ne vois pas à travers les arbres les autres gardes qui sont allés patrouiller jusqu'à la barricade de la route de Saint-Vincent, et viens ici de ce côté. N'essaye pas de jouer la fille de l'air, je te tiens au bout de mon fusil, et regarde ça, mon garçon, je ne suis pas de ceux qui hésitent à tirer sur un homme. » Il retroussa la manche de son treillis et il montra sur son bras — qui était énorme et poilu — le tatouage administratif des forçats à temps. Il essayait aussi de rouler ses petits yeux de porc d'une manière effrayante, mais Angelo ne pouvait s'empêcher au contraire de trouver son manège très réconfortant, et même son visage rasé qui étalait les marques de tant de vices.

Toutefois, en traversant le ruisseau, et après s'être assuré que le sous-bois était désert, aussi loin qu'il pouvait voir, il profita du moment où il passait près d'une grosse touffe d'aulnes qui le masquait jusqu'à mi-corps pour mettre sa main à la poche et compter dans son mouchoir une dizaine de louis.

« Le reste, se dit-il, tu peux toujours te fouiller. Tu es bien gentil mais j'en ai besoin. Je te ferai voir qu'à la montagne on sait aussi se servir d'un pistolet. » Il y avait plaisir à ne s'occuper que de canaillerie à deux pieds.

« Tu mets bien longtemps, lui cria l'homme. Ce n'est pas le moment de bayer aux corneilles. Tu as dû voler ce cheval. Quand on ne sait pas monter on va à pied, mon garçon. Je suis pour la répartition des richesses, moi, tu vas voir. Amène-toi. Allons, fais luire », dit-il quand Angelo fut près de lui. « Imbécile, se disait Angelo, tu ne vois pas que si je serre la bride et donne un coup de talon mon cheval te met les deux sabots de devant dans la poitrine. Alors, adieu les jaunets» « Voilà tout ce que j'ai, dit-il, si ça peut vous faire plaisir, et il tira six pièces de vingt francs de son mouchoir. — Tu as des mots, fit l'homme, mais je connais la musique. Aboule le reste. Qui m'empêcherait de te coller un pruneau et de dire que tu as voulu manger la consigne ? — Ceux qui descendent la colline, là, vous empêcheraient sûrement », dit Angelo froidement et il dégagea un de ses pieds de l'étrier. L'homme tourna la tête pour regarder du côté de la colline et il reçut instantanément un coup de pointe de botte au menton. Il tomba à la renverse en lâchant son fusil. D'un saut, Angelo fut sur lui et il lui mit le pistolet aux reins. « Hé là, hé là ! bourgeois, pas de blague, dit l'homme. Où avez-vous appris la voltige ? Reconnaissez que j'ai été accommodant. Ne jouez pas avec les armes à feu. J'aurais pu vous faire cracher pendant que vous étiez de l'autre côté. Je dois dire que j'y pensais si vous n'aviez pas paru si bête. Vous cachez bien votre jeu, vous savez. — Mieux que tu ne crois, dit Angelo, et je ne t'ai pas encore fait voir tout ce que je sais faire. Mais je suis bon prince, et je te laisserai ce que je t'ai donné si tu me trouves quelque chose à manger. »

Angelo jeta le fusil à vingt pas de l'autre côté des tonneaux et passa rapidement sa main sur les flancs de l'homme pour s'assurer qu'il n'avait pas de couteau à la ceinture ; il était d'ailleurs vêtu du treillis d'uniforme qui n'avait pas de poches.

« Ce que ça rouille, les auberges du gouvernement, dit l'homme en se relevant. Il y a cinq ans votre entourloupette aurait fait long feu, jeune homme ! — L'important c'est qu'elle ait éclaté à point », dit Angelo en souriant. Il avait beaucoup de sympathie pour ce gros homme laid comme un pou. « Si vous êtes philosophe, dit l'homme, alors parfait. J'ai du saucisson et du pain, ça vous va ? On nous dorlote depuis qu'on nous a embauchés pour soigner la trouille. Vous auriez pu être un peu plus respectueux pour mon flingot, dites donc. Ça m'apprendra à vouloir rendre service. »

Malgré sa salive, Angelo attendit d'être à cheval pour mordre dans son quignon. Pendant que l'homme faisait le tour de la barricade pour aller chercher son fusil, il galopa vers des saules très touffus, les dépassa et galopa plus d'une demi-heure encore après les avoir dépassés.

La nuit tombait mais il fit une bonne heure de trot avant qu'il soit nuit noire. Il vit qu'il arrivait au carrefour des vallées et que son chemin s'embranchait dans une grand-route qui le coupait à angle droit. « Il faut faire ici comme en pays ennemi, se dit-il, et j'apprends vite. Il peut y avoir encore de ces barricades, filons à travers champs. » Il avait à sa droite le cours inférieur de ce ruisseau qui lui avait permis de contourner le barrage du forçat et il entendit qu'un peu plus loin, là-bas devant, il se jetait dans un torrent plus conséquent qui roulait rondement des graviers dans le silence de la nuit. « Traverse, se dit-il, et tiens-toi à égale distance de la route dont tu pourras toujours distinguer les peupliers et de cette eau qui gronde assez pour qu'on ne l'oublie pas. » Il était ravi d'avoir à faire jouer son sens militaire. Il avait beaucoup appréhendé le retour de la nuit et le souvenir du « pauvre petit Français » qui devait vainement, là-bas, retrousser ses babines contre les renards, ou la chaux vive du capitaine.

Il tomba d'abord dans des buissons de ronces dont il ne se dépêtra qu'avec difficulté et en y laissant des lambeaux de chemise, puis il rencontra une éteule rase où il put marcher en paix. La nuit était très épaisse et on ne voyait aucune étoile. Il entendit passer près de lui, à différentes reprises, le souffle soyeux des bosquets qu'il avait aperçus au soleil couchant.

L'éteule se prolongeait indéfiniment. De temps en temps le cheval achoppait en rectifiant tout de suite d'un coup de reins très habile contre des petits talus de rigoles. Bientôt, Angelo se dit : « Il est étonnant que tous ces champs qui doivent dépendre d'un village ou tout au moins de trois ou quatre grosses fermes ne m'approchent pas de quelque maison. Il n'est pas tard et il devrait y avoir de la lumière aux fenêtres. » Ayant fait attention, il vit au fond de l'ombre quelques façades blêmes. Quelques-unes semblaient avoir leurs portes et leurs fenêtres grandes ouvertes.

« Je dois également passer, se dit-il, à côté d'énormes treilles ou halliers de jasmins dont les fleurs ont été hachées par quelque orage et pourrissent », car il sentait une violente odeur de fumier sucré. Enfin, il comprit que c'était l'odeur des cadavres laissés à l'abandon, et, malgré l'imprudence qu'il y avait à le faire il donna du talon dans le cheval qui frémit mais continua à avancer avec beaucoup de circonspection.

Dans ces terres hautes, les rossignols nichaient tard. Angelo en entendit de très nombreux qui s'appelaient d'un bosquet à l'autre. Dans la nuit creuse, leurs roulades étaient d'un vermeil extraordinaire. Il se souvint que ces oiseaux étaient carnassiers. Il fit des réflexions bizarres sur eux, sur les morts pourris dont ils devaient se nourrir et sur ces élancements dorés que répercutaient les parois des ténèbres.

L'odeur, semblable à celle des jasmins écrasés, fit bientôt place à une odeur beaucoup plus forte, si épaisse que, sans la nuit, on l'aurait sans doute vue rouler comme de la fumée. Angelo dont le besoin de manger était loin d'avoir été apaisé par le morceau de saucisse et le quignon du forçat la trouva très appétissante quoique très répugnante. Il semblait qu'on faisait cuire sur la braise une énorme grive ; une bécasse bien bleue ; un faisan de vieux gourmand. « Je n'aime pas beaucoup le gibier, se dit-il, mais il paraît que pour ceux à qui il ne reste plus que la table, c'est une grande ressource, et qui permet de se passer d'amour. En tout cas, en ce moment, je ne reculerais certes pas devant quelques-unes de ces tranches de pain rôti sur lesquelles on écrase du faisandé bien cuit. » Toutefois, l'odeur, trop forte pour n'être pas vite désagréable, finit par l'écœurer ; et il fut obligé de se pencher pour vomir un flot de salive extrêmement salée.

A un certain moment, sa route se trouva barrée par une masse sombre où il reconnut un bosquet plus large et plus épais que les autres. Il ne voulut pas s'engager sous bois dans l'obscurité ; il n'avait aucune envie de mettre pied à terre ; il contourna le bosquet et il aperçut alors devant lui des lueurs rouges comme du sang. Il se rendit compte qu'il s'approchait d'une sorte de dépression au fond de laquelle il y avait sans doute le brasier d'où provenait cette odeur, qui était maintenant franchement désagréable et même assez inquiétante. On y sentait mêlés des baumes résineux et le parfum particulier de la fumée de bois de hêtre, mais tout cela évoquait des choses démesurées et insolites. Malgré cette démesure qui dégoûtait, cela continuait à s'adresser d'une façon directe à l'envie de manger.

Comme Angelo s'avançait, les lueurs devinrent de plus en plus éclatantes bien qu'en gardant cette intensité de couleur presque obscure du sang. Il s'aperçut qu'elles répandaient une fumée plus noire que la nuit, si lourde qu'elle retombait sur le sol et roulait en blocs gras. Bientôt, il put voir le cœur blanc du brasier.

Il s'entendit héler par quelqu'un qui devait être par là en sentinelle et l'appelait : « Monsieur Rigoard. — Je ne suis pas M. Rigoard, dit Angelo. — Monsieur Mazouillier ? — Non plus, dit Angelo. — Qui êtes-vous alors, dit l'homme qui sortait de l'ombre et s'approcha. — Je suis quelqu'un de bien étonné, dit Angelo. Qu'est-ce qui se passe ici ? — D'où venez-vous ? » dit l'homme. On ne pouvait guère voir ses traits, mais il semblait bien ordinaire et sa voix avait encore la gentillesse de celle qu'on a pour accueillir celui qui vient vous sortir d'une fichue situation. « Je cherche à descendre du côté de Marseille, dit Angelo en éludant la question épineuse. —  Vous n'êtes pas dans la bonne direction, dit l'homme, vous lui tournez le dos. — Il faut donc que je revienne sur mes pas ? — Oui, et heureusement pour vous, dit l'homme, car ici on vous empêcherait de passer. — Et pourquoi donc ? dit Angelo. — A cause du choléra, dit l'homme. On ne laisse entrer personne à Sisteron et vous êtes aux portes de la ville, rendez-vous compte. » Il désigna la nuit, au-dessus des lueurs rouges. En effet, elles éclairaient, haut dans le ciel, une ville blême et une citadelle collées contre un rocher. « Je n'ai rien à faire de ce côté, dit Angelo comme se parlant à lui-même. Mais qu'est-ce que c'est que ce grand feu là-bas ? dit-il. — Nous brûlons les morts, dit l'homme, nous n'avons plus de chaux vive. » Angelo se demanda tout à coup s'il n'y avait pas, quelque part, mêlée à l'univers, une énorme plaisanterie.

« Vous n'avez pas vu M. Rigoard ? demanda naïvement l'homme. — Je ne le connais pas, dit Angelo, et d'ailleurs on n'y voit pas à deux pas. — Je me demande ce qu'ils foutent, dit l'homme. Ils devraient être ici depuis une heure. Je commence à en avoir assez, moi. » Il avait envie de parler. Angelo était fasciné par le bûcher funèbre, la lente cérémonie des flammes rouges et de la fumée grasse, comme il l'avait été par cette bassesse si rassurante marquée sur le visage du forçat.

L'homme dit qu'on avait créé un comité de sauvegarde, avec des hommes de bonne volonté ; mais qu'il avait toujours douté de la bonne volonté de M. Rigoard. « Les gens riches se mettent toujours en avant s'il faut avoir son nom inscrit quelque part ; après, quand il s'agit de mettre la main à la pâte, ils laissent tout tomber sur le dos des pauvres bougres. Je le savais, moi, qu'il me laisserait toute la nuit. J'en étais sûr, moi, que la première fois qu'il faudrait venir ici en pleine nuit avec un tombereau de morts, il y aurait moi, il y aurait quelques pauvres bougres. En réalité, il n'y a même que moi. Les autres, c'est des forçats. Pourtant, c'est M. Rigoard, M. Mazouillier, M. Terrasson, M. Barthélémy, toutes les grosses barbes qui ont trouvé ce système de monter un bûcher ici et d'y faire charrier les morts par les forçats. Et en pleine nuit, pour ne pas “affoler la population”. Je t'en fiche de la population ; le tombereau a fait plus de bruit sur les pavés que tous les tambours du régiment, et maintenant il y a ce feu qui se voit d'une lieue et qui leur tape dans les fenêtres. Sans compter l'odeur. Ça doit faire du joli. » De fait, la ville, au-dessus des flammes rouges, était muette et verdâtre.

« Beaucoup de morts ? demanda Angelo. — Quatre-vingt-trois ce soir », dit l'homme.

Angelo fit tourner son cheval assez brusquement, mais l'homme mit d'un saut la main à la bride. « Attendez-moi, monsieur, dit-il, croyez-vous que j'y fais vraiment quelque chose, moi, maintenant à ce feu qui en brûlerait deux ou trois cents sans qu'on y touche. J'ai fait mon devoir, croyez-moi. J'avoue que je ne reste pas ici volontiers. — Oui, oui, venez », dit Angelo d'une voix qu'il adoucit le plus possible.

L'homme connaissait un chemin de terre qui rejoignait la route. Celui d'ailleurs par lequel il était venu avec le tombereau. A un moment, le cheval s'écarta d'une forme couchée au beau milieu du passage et sur laquelle il avait failli mettre le pied. L'homme battit le briquet, disant qu'il était sûr cependant qu'on n'en avait pas perdu. Il se pencha avec sa lumière au bout des doigts. « C'est un forçat, dit-il. Tout à l'heure il était avec moi et maintenant il est mort. Filons, monsieur, je vous en prie. » Il souffla son briquet et marcha en tirant le cheval par la bride.

« Accompagnez-moi jusqu'au poste de garde, monsieur, s'il vous plaît. C'est à deux pas », dit-il quand ils eurent rejoint la route. Ils marchèrent encore quelques minutes dans l'obscurité puis ils virent le feu du fanal qu'on avait accroché à la barricade. « Voulez-vous un cigare ? dit Angelo. — C'est pas de refus », dit l'homme. Ils allumèrent tous les deux un petit cigare. « Me voilà requinquillé, dit l'homme. Vous, votre direction est par là. Suivez la route carrément, ne passez plus à travers champs : il y a des fondrières où vous vous casseriez la figure. — Et sur la route, dit Angelo, vous ne croyez pas qu'il y aura, comme ça, un petit fanal où j'irai me casser le nez ? — Pas avant deux lieues, dit l'homme, jusqu'à l'entrée de Château-Arnoux. — Et, quoi faire ? dit Angelo. — Je ne sais pas, dit l'homme, mais à votre place j'aimerais mieux en tuer quatre ou cinq, quitte à les mordre, plutôt que de rester par ici. Ailleurs c'est peut-être pire mais on ne le sait pas. »

 

« Et cependant il reste, se dit Angelo en le regardant filer en courant vers la barricade. Il faut aller revoir ce forçat qui est tombé là-bas en travers du chemin. Il l'a regardé bien vite il me semble. Peut-être n'est-il pas mort ? Est-ce qu'on a le droit d'abandonner un être humain ? Et même s'il meurt, est-ce qu'on ne doit pas tout faire pour qu'il meure moins mal si l'on peut ? Souviens-toi du pauvre petit Français, et comme il cherchait les derniers dans tous les coins, “ceux à qui il restait encore une chance”, comme il disait. »

Il chercha l'embranchement du chemin de terre par lequel ils étaient venus. Il avait dû le dépasser ; il revint sur ses pas. Mais ce chemin devait déboucher dans des herbes, il eut beau fouiller les talus, briquet en main, pour tâcher de trouver la trace des roues du tombereau. Il remonta à cheval et commença à faire route au sud. Il était fort mécontent de lui. Il revoyait le regard ironique du « pauvre petit Français » et même la terrible ironie marquée dans son visage d'agonisant.