CHAPITRE X

Maintenant, le choléra marchait comme un lion à travers villes et bois. Après quelques jours de répit, les gens de la combe furent de nouveau attaqués par la contagion. On enleva impitoyablement les morts, même un peu avant la vraie mort. Les survivants de chaque famille touchée, ceux qui avaient soigné les malades étaient chassés.

« Où les envoies-tu ? demanda Angelo.

— En bas d'où nous venons : sous les amandiers. »

Angelo y retourna. Il revint écœuré. Il dit que c'était un charnier dans lequel il restait encore quelques vivants réduits à l'état de squelettes qui titubaient sur les cadavres laissés sans sépulture et dans des vols de charognards. Il en parla avec raideur.

Giuseppe répliqua d'abord qu'on n'était pas sous le vent et que ces cadavres-là n'étaient pas dangereux. Mais tout de suite après il se reprit et dit :

« Il te faut partir d'ici.

— Toi aussi », dit Angelo.

Contrairement à ce qu'il attendait, Giuseppe ne fit que peu d'objections.

« Tu comptes trop dans le combat de la liberté, lui dit Angelo. Il faut te sauver. Ta mort ne servirait à rien. Je me suis fait un devoir personnel, comme tu me l'as conseillé. C'est en premier lieu de conserver les troupes intactes avant le combat. »

Il lui donna même des raisons encore plus spécieuses et fort bien tournées.

« Ici, tu as peur, lui dit-il, et cependant je connais ton courage. Quelquefois même je l'ai senti. Il faut donc que ta peur ait des raisons péremptoires, et ces raisons péremptoires c'est que tu as simplement peur d'une mort inutile. »

Il parla longuement sur ce sujet.

« C'est la pure vérité, dit à la fin Giuseppe : voilà exactement ma nature. Mais ces ouvriers que j'ai armés sont habitués à ce que je commande ; ils pourraient maintenant m'y forcer.

— En tout cas, dit Angelo, moi je ne compte guère ; et même ils ne me l'ont pas caché : ils me considèrent comme un corbeau. Sans ta protection, il y a longtemps que tu m'aurais envoyé en bas. Si je disparais, ils n'y feront pas attention, ou ils croiront que je suis allé crever dans quelque coin. Je partirai à l'avance et j'irai acheter des chevaux. Est-ce qu'il existe vraiment ton village de l'autre côté du vallon ?

— Je crois, mais je vais me renseigner.

— Mieux, dit Angelo, je pars le premier. Je te laisse vingt louis pour que tu puisses acheter toi-même le cheval de Lavinia et le tien. Il ne faut pas attirer l'attention et si j'achetais trois chevaux les oiseaux chanteraient mon nom et mon portrait.

— Il faudrait même, dit Giuseppe, un cheval en plus, ainsi nous pourrions porter des provisions.

— Et j'irai vous attendre un peu plus loin.

— Nous partirons trois ou quatre jours après toi, dit Giuseppe, le temps de répondre aux questions qu'on me posera à ton sujet, si on m'en pose et de mettre du riz, des haricots, de la farine et du lard dans un sac. Mais où irons-nous ?

— Rapprochons-nous de l'Italie, dit Angelo. Est-ce que la maladie est là-bas, on n'en sait rien. De toute façon, montons sur les montagnes.

— Écoute, dit alors Giuseppe, il y a longtemps que je rumine tout ça dans mon esprit. Et tu vas même comprendre, parce que je vais te dire, que ce n'est pas d'hier. La route la plus courte est celle qui remonte la vallée de la Durance mais elle est certainement surveillée et coupée à tous les villages par des barrières où il faudra montrer des billettes. Ce que tu m'as raconté de tes aventures pour arriver ici le prouve plus qu'il n'est nécessaire. Bien entendu je te ferai et je me ferai autant de billettes qu'il faudra. J'ai emporté le tampon de la maison commune mais, mettons les choses au mieux : on nous fourrera au moins cinquante fois en prison si on sort des quarante-neuf premières. Et quand je dis prison je veux dire quarantaine. Tu m'as déjà fait claquer les dents avec elles. Mais il y a un autre chemin et avec des avantages épatants. Il faut s'en aller au fond du Vaucluse, c'est-à-dire en partant d'ici par l'ouest. Et de là gagner la Drôme. C'est le pays tout ce qu'il y a de plus sauvage. Et là-dedans il y a une vallée bien plus sauvage encore qui monte dans les montagnes. Tu vas voir. »

Il fit la carte sur un morceau de papier. Il connaissait les routes principales et même les petits chemins.

« Mets ça dans ta poche, dit-il. Et attends-nous à cet endroit-là où je mets une croix. Je sais comment tu vas à cheval, toi, eh ! bien même si on te vend une rosse c'est à trois jours d'ici. Ce n'est ni une ville ni un village, ni même une croisée de chemins. C'est une chapelle au bord de la route dans un endroit qui fait peur. Ça s'appelle Sainte-Colombe d'en bas. La Sainte-Colombe d'en haut est une montagne toute en rochers verts qui surplombe et fait grincer les dents. »

Angelo trouva un cheval dans une ferme à une lieue de là. On n'y avait pas l'esprit aux affaires. Il ne restait qu'une vieille grand-mère et une femme d'une cinquantaine d'années, sans doute sa bru. Mais les pièces d'or bien astiquées que montra Angelo leur plurent beaucoup.

« Tu ne comptes pas, dit Giuseppe, quand Angelo lui donna de l'argent. Sais-tu seulement combien il y a dans le petit sac qu'a envoyé ta mère ?

— Non.

— Ne le traite pas avec tant de désinvolture. Il y a de quoi faire vivre une famille pendant trois ans. Moins dix pièces d'or très jolies. Ce sont celles que j'ai subtilisées pour la bonne cause et que la poste a ostensiblement délivrées il y a trois mois à ce fameux Michu qui te voulait tant de bien quand tu es arrivé ici. Tu avais payé pour te faire pendre.

— Je comprends pourquoi la police avait vu les louis.

— Tu ne le comprendras tout à fait que si tu sais qu'elle avait été fort opportunément avisée de cet envoi par un billet anonyme, calligraphié à la perfection, sans aucune faute d'orthographe et comprenant deux, trois de ces adverbes qui viennent tout seuls sous la plume d'un vieux conseiller de préfecture, même quand son patron le fait travailler sous le manteau.

— Tu as appris à trahir ?

— Voilà un mot de bourgeois, dit Giuseppe. J'aime la liberté. J'aime l'idée. Je me jetterais au feu pour elle, et même je me ferais tuer. En amour, qui considère un ami ? Et d'ailleurs, ce sont des Français. »

Angelo alla passer la nuit à la ferme pour être à côté de son cheval. Il se méfiait du goût de la fermière pour les jolies pièces d'or. Giuseppe portait le troussequin dans lequel étaient roulés le costume de velours et le manteau d'hiver.

« Nous sommes aux derniers jours de septembre, dit-il, tu en auras bientôt besoin. Moi, j'emporterai du drap et Lavinia me coudra quelque chose à temps perdu. Je n'ai pas comme toi besoin de veste bien coupée, mais regarde un peu ce que j'ai mis dans le paquet. »

C'était un beau petit sabre de garde nationale et placé de telle façon qu'en glissant la main sous les parements du manteau on trouvait la poignée ; il n'y avait plus qu'à tirer et on avait au poing une arme au clair.

« J'ai naturellement chargé tes pistolets mais je sais que tu aimes mieux les armes froides et surtout celles avec lesquelles on peut faire des moulinets. Te voilà servi. On ne sait jamais ce qui vous attend sur les routes, surtout par ces temps. »

Angelo lui fut très reconnaissant du sabre. Plus que de la bonne demi-heure qu'il passa à genoux près de lui à inspecter ses bottes à la lumière de son briquet.

« Elles sont recta et passeraient la revue du roi, mais deux coups d'œil valent mieux qu'un. Enfin, dans dix jours au maximum nous nous reverrons et serons de nouveau ensemble. »

On sortit encore une fois la carte où était dessiné l'itinéraire et le lieu de rendez-vous. Giuseppe expliqua de nouveau tout, donna des détails supplémentaires, fit promettre et pleura.

« Surtout ne t'approche pas de ces deux petites villes qui sont marquées là et passe à travers champs. Si maintenant je te perds je me brûle la cervelle.

— Je ne promets rien, dit Angelo, et même je crois que je piquerai dur sur la première et que j'y entrerai pour peu qu'il y reste du monde. J'ai une envie terrible de ces petits cigares et il ne m'en reste que trois. Mais, dès que j'en aurai acheté un cent, alors, c'est juré, je passerai en pleins champs. »

Ils s'embrassèrent vraiment en frémissant. Angelo trembla de joie en serrant son ami, son frère dans ses bras et il sentit que, lui à son tour, il allait pleurer.

« Allons, va, dit-il, tu as encore quelques jours à passer dans ton royaume et, comme tu dis, ce sont des Français, dis-leur qu'il faut qu'ils s'aiment ; qu'est-ce que ça peut te faire ? »

Avec un demi-louis, Angelo se procura une selle paysanne qui valait bien trois francs où il sangla son bagage. Les pistolets étaient dans ses poches. Le sabre jouait bien dans le manteau.

C'était un beau matin de vent du nord. Il entra dans la forêt bleue. Il erra bien la moitié d'une lieue dans le ravissement le plus angélique, écoutant le vent dans les hêtres et se réjouissant de l'incomparable mêlée de lances d'or dont le soleil transperçait le bois. Son cheval n'était pas trop paysan et prenait également beaucoup de plaisir aux odeurs et aux lumières.

Ils arrivèrent à un vieux chemin tout recouvert de centaurées et d'énormes bardanes. Devant eux, le vallon descendait sous le noir des arbres. Ils y marchaient depuis une demi-heure, un peu raidis par l'ombre et le silence, quand Angelo vit, couché en travers de la voie, un cotillon rayé de rouge qu'il reconnut tout de suite pour être celui de la femme qui avait été chassée la première de la combe haute. Elle était là en effet, déjà mangée par les bêtes et couverte de grosses limaces qui achevaient les restes.

A la sortie des bois, les terres déployèrent des ailes d'épervier de chaque côté d'un ruisseau que les pluies récentes avaient fait déborder dans les prés. Ici comme ailleurs, ni le foin, ni le blé n'avaient été fauchés. Les moissons laissées sur pied, aplaties par les orages, feutrées de bleuets, de chardons et de ronces étaient pillées par des tourbillons d'oiseaux. Tout l'horizon était fermé de collines au-dessus desquelles apparaissaient les contreforts violets et même pourprés de montagnes sans doute couvertes de buis.

Malgré le soleil le vent était froid. Angelo décida de mettre la fameuse veste de velours et faire toilette : par exemple de se raser. Malgré l'air vif il se serait volontiers baigné dans le ruisseau d'où le débord faisait rouler sur un lit d'herbe épaisse une eau claire à reflets d'argent. Mais il fallait être prudent. Qui sait de quoi était infesté l'amont ; les villages étaient volontiers pansements, déjections charognes et même cadavres dans les cours d'eau. Assez loin du ruisseau, il trouva une grosse flaque d'eau de pluie qui paraissait saine.

Lavinia avait pensé à tout et à une petite boîte de brillantine à la violette dont Angelo se lissa la moustache. Il y avait également dans le paquet une chemise de rechange et trois mouchoirs fort proprement raccommodés. Giuseppe, lui, avait pensé à une trentaine de charges pour les pistolets. Le sabre, quoique d'allure bourgeoise et un peu court de nez, avait bon équilibre et bon poids. C'était un sabre de père de famille mais qui pouvait être très dangereux dans les colères.

La veste était foutrement bien faite. Angelo se parla un langage plus châtié à mesure que le velours lui mettait de la tiédeur aux entournures. Il revoyait l'ouvrier en ceinturon qui avait pris les mesures. Celui-là était certes très représentatif de la barricade avec ses moustaches en faucille et son regard à quatre pas ; gardant arme au pied on ne savait quoi de soi-disant sacré sur la colline. A la demande de Giuseppe, il avait tout de suite déposé son fusil contre le tronc d'un amandier, retroussé sa blouse, tiré de son gousset un centimètre roulé : « Avec plaisir ! Si monsieur veut bien marquer lui-même ses mesures au crayon. Monsieur a de très belles épaules. Quarante-huit. Si monsieur veut bien replier le bras. Merci beaucoup. A votre service. » Il avait ensuite repris son fusil, rectifié la position et reporté son regard à quatre pas.

« Peuple, je t'aime ! » dit Angelo à haute voix. Mais tout de suite il eut scrupule et il se demanda si en réalité il n'aimait pas le peuple comme on aime le poulet.

Le jour était à la gaieté. Le vent charriait des nuages. Angelo était comme le ciel : poursuites d'ombres par le soleil, poursuites de soleil par l'ombre.

Il acheta assez facilement des cigares au village qui était encore fort loin de là. Ils n'avaient pas eu beaucoup de morts.

« A mon avis », dit la buraliste, qui était très vieille, avait entassé sa literie dans le bureau de vente de tabac et faisait sa cuisine avec un réchaud à charbon de bois sur le marbre même du comptoir.

La rue cependant était déserte. On n'entendait ni caquets de poules ni bruits de mangeoire : par contre, très bien le grincement de la girouette du clocher et le piétinement du vent sur les tuiles.

Angelo acheta cinq boîtes de cigares, trois mètres d'amadou, un cornet de pierres à briquet. La vieille femme voulait lui vendre toute la boutique.

« On ne fume plus beaucoup par ici », dit-elle.

Il n'y avait vraiment que le bruit du vent. Et, dans une porte entrebâillée, un soulier et la moitié d'une jambe d'homme qui semblaient appartenir à un dormeur.

Angelo se planta un cigare au coin de la bouche et se paya un temps de galop.

Il fit plus de deux lieues sans penser à autre chose qu'au tabac, au froid délicieux du vent, à cette liberté très personnelle qu'il avait.

Il sortait d'un vallon étroit qui l'avait caressé de menthes très parfumées quand il vit devant lui une grand-route chargée de toutes sortes de voitures arrêtées. D'autres voitures, des charrettes, des chevaux sellés attachés à des arbres étaient également dans les champs autour de la route. Plus loin, un groupe assez important de gens à pied s'amassait contre une barricade et des képis dont on voyait fort bien les pompons rouges.

« La plaisanterie commence », se dit-il.

Il prit par le travers d'un bois de pins et gagna vers la gauche. Il arriva sur un tertre d'où il put apercevoir une assez grande étendue de pays. On semblait y avoir installé une frontière. Sur toutes les routes et même les chemins, un garrot de képis et de barricades contenait un petit caillot noir de charrettes, de voitures et de gens.

« Le jeu est de flâner, se dit-il. Descendons en amateur. Il ne me faut que un mètre cinquante de large pour passer. C'est bien le diable si je ne trouve pas ce un mètre cinquante. »

Mais, comme il approchait au pas d'un passage qui lui semblait libre, un soldat de la ligne qui était assis dans les hautes herbes se dressa et lui cria :

« Pied à terre, paysan ! On t'a dit et répété de ne pas approcher en équipage. Si tu veux discuter, va à la route où il y a un officier. Moi c'est du plomb. »

Et il manœuvra la culasse de son fusil. A dix mètres de lui un autre soldat se dressa et manœuvra aussi sa culasse.

Angelo les salua de la main et tourna paisiblement bride.

« Si la frousse est résolument en armes, se dit-il, la musique va changer de ton. Ce ne sont plus mes petites sentinelles de Peyruis. Il m'a appelé paysan. La malice est de lui faire croire qu'en effet j'en suis un. Que ferait un paysan à ma place ? Il irait discuter avec les autres. Allons-y. »

Et il s'approcha du groupe qui était caillé sur la route.

Il y avait là une vingtaine de personnes et même quelques messieurs et dames de la haute fort décontenancés. Ils avaient tous des papiers à la main.

« Je me fous de vos billettes comme de l'an quarante, disait l'officier. Je sais comment on fait ces papelards. Ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire la grimace. Ma consigne c'est : “Halte !” et je vous ferai faire halte jusqu'à la saint-glinglin. Baron ou pas baron : je suis comme le choléra, moi, je ne choisis pas. Tous dans le même sac. Si c'est vraiment si beau, d'où vous venez, retournez-y. A moins qu'il y ait un cheveu. Eh ! bien, c'est précisément ce cheveu que nous ne voulons pas. Demi-tour. »

C'était un lascar maigre et décoloré comme un panais mais avec des yeux de cirage. Il jeta sur Angelo un regard assez aigu.

Les paysans et les paysannes prenaient fort bien la semonce. Ils avaient entre eux de petits airs entendus. Mais les barons et les baronnes étaient vraiment dépités. Ils ne savaient plus que tenir leurs billettes à la main.

« Faut-il que ça chauffe d'où ils viennent ! se dit Angelo. Les voilà tout bonnement en train d'avaler des couleuvres en plein vent et ça ne leur paraît plus du tout un scandale. Somme toute : “Vive le choléra !” »

Parmi ces femmes huppées qui n'étaient pas poudrées depuis la veille et commençaient à se regarder la pointe des souliers, Angelo remarqua une jupe verte, courte et ronde sur des bottes qu'une cravache battait. La main qui tenait cette cravache n'était certainement pas matée. Tout cela appartenait à un petit feutre Louis XI jaune soufre et à une nuque très blanche. C'était une jeune femme qui tourna résolument le dos aux colloques et marcha vers un cheval attaché à un arbre. Angelo vit un petit visage en fer de lance encadré de lourds cheveux noirs.

« Je la connais, se dit-il tout de suite. Mais d'où ? »

Il n'avait sûrement jamais rencontré et oublié une femme de ce genre. Elle s'occupa des sangles d'une selle d'homme qui avait des étriers très courts et elle souleva une fente qui fit luire le nacre de gros pistolets d'arçon.

« Ma tête à couper ! se dit-il. C'est la jeune femme qui m'a si courageusement fait du thé dans cette maison qui avait un grenier si extraordinaire. »

Il s'approcha et dit :

« Puis-je vous aider, madame ? »

Elle le regarda d'un air dur.

« Paiement d'un service rendu, ajouta-t-il sèchement.

— Quel service ?

— Deux bols de thé.

— Bols ? dit-elle.

— Oui, dit-il, de très grands bols, des bols à café au lait. Et je crois que si vous aviez eu une soupière sous la main, vous m'auriez servi le thé dans une soupière. »

En ce moment-là, Angelo maudissait sa veste de paysan, mais il était assez content de son air froid qu'il imaginait très anglais. On ne sait pourquoi Angelo avait une très grande confiance dans l'air anglais. La jeune femme semblait plutôt touchée par quelque chose de comique.

« Ah ! dit-elle. J'y suis ! Le gentilhomme ! »

Le mot étonna Angelo. Il ne se souvenait plus de son état d'esprit dans ces escaliers la nuit et qu'il avait alors surtout peur de faire peur.

Malgré le petit chapeau Louis XI placé fort crânement sur l'oreille, la jeune femme avait incontestablement besoin de parler. Elle le félicita d'avoir échappé à la maladie pendant ce paroxysme qui avait précédé d'un jour ou deux l'évacuation des habitants. Il lui raconta avec des mots gris et sans aucun adjectif ses aventures avec la nonne et comment il avait gagné la colline des amandiers, puis ce qui s'y était passé. Il ne parla pas de Giuseppe mais seulement de cette variété de choléra foudroyant qui avait jonché la terre de cadavres abandonnés.

« Nous n'étions pas mieux logés dans la colline où j'étais », dit-elle.

Et elle raconta elle aussi toute une série d'horreurs.

« Mais que fait-on ici ? dit Angelo.

— Il y a trois jours qu'on nous empêche de passer dans le département voisin. J'en ai assez, quant à moi, d'être insultée par un escogriffe qui s'imagine que la mort lui donne barre sur moi. En quoi il se trompe. J'aime encore mieux votre choléra sec et j'y retourne.

— Il est facile de barrer la petite vallée dans laquelle nous sommes, dit Angelo mais il doit y avoir moyen de passer dans les collines là-bas. Ils comptent simplement sur notre maladresse à cheval et que nous n'oserons jamais nous lancer en terrain accidenté.

— J'ai essayé, dit-elle, mais c'est un cas qu'ils ont prévu. Ils ont tellement peur qu'ils sont plutôt portés à surestimer tout le monde.

— Tout le monde peut-être, dit Angelo, sauf ceux qu'il faudrait. Il y avait là tout à l'heure un paysan avec un grand chapeau noir. Où est-il maintenant ? Il a disparu et avec lui le cheval qui était attelé à ce boggey maintenant abandonné sous les saules, regardez. Et l'on ne voit personne sur les routes du retour. Tout à l'heure, pendant que l'escogriffe plastronnait, j'ai surpris ces campagnards en train de se cligner de l'œil. Ils doivent connaître un endroit où il est difficile de mettre des sentinelles ; ils vont y passer un à un. Et à mon avis, le grand bonhomme, là, à la barbe blonde qui est en train de se tirer de côté avec les deux femmes en cotillon rouge est un de ces zèbres-là. Regardez. Les deux femmes ont l'air innocent. Trop. Tenez : est-ce que celle-là ne va pas couper un brin de menthe. Je n'ai jamais vu une paysanne couper un brin de menthe soi-disant pour passer le temps. Croyez-moi, ceci est de l'innocence inventée pour les besoins de la cause. Tout est dessous.

— Vous avez l'œil terriblement vif, dit la jeune femme. En effet, il y a quelque chose là.

— Voulez-vous toujours passer de l'autre côté ? dit Angelo. Voilà ce qu'il faut faire. Oh ! non, pas les suivre. Jouer à coup sûr. Laissons-leur les risques. Voyons le chemin qu'ils prennent. Nous serons toujours assez grand garçon pour le prendre nous-mêmes, si on ne les ramène pas à coups de botte tout à l'heure. Le jeu est facile. Tirons-nous un peu à l'écart et ne les perdons pas de vue. Je verrais le cotillon des femmes à deux lieues avec un rouge pareil. Même s'il était dans ces bois, là-bas sur la crête. »

Angelo et la jeune femme allèrent s'asseoir dans l'herbe près du boggey abandonné.

« On ne laisse pas au bord de la route un boggey presque neuf sans de bons motifs, dit-il. Et ils ont emporté tout ce qu'ils pouvaient jusqu'aux cordes des ridelles.

— De ce temps, nos gens ont disparu, dit-elle, je ne vois plus les cotillons rouges.

— Il doit y avoir un chemin creux par là », dit-il.

En effet, dix minutes après ils virent une tache rouge sous les châtaigniers qui couvraient les flancs bas des collines.

Le soleil baissait. Ses rayons obliques pénétraient profondément sous les forêts postées en amphithéâtre autour de la petite plainette. Ils purent suivre facilement la marche des trois évadés. Elle avait décrit d'abord un grand arc de cercle à partir du point où la route était barrée ; elle se dirigeait vers de hauts escarpements qui paraissaient infranchissables.

« Ceci m'a l'air d'un passage à peine bon pour les piétons, dit la jeune femme. J'aime bien la vie mais je n'abandonne certainement pas mon cheval pour la sauver. »

Jamais Angelo n'avait été si heureux. Ce sentiment qu'il connaissait fort bien, exprimé par une voix qui avait des inflexions si jolies et par des yeux qui paraissaient si sincères, lui paraissait être le plus beau du monde. Il ne fut plus question de froid anglais. Il mit assez de passion à dire :

« Je me ferais tuer pour mon cheval. Et il n'est à moi que depuis hier soir. Mais, poursuivit-il, j'ai remarqué vos étriers raccourcis et j'en ai déduit que vous montez fort bien. D'ailleurs, regardez attentivement cette petite plaque chauve juste au-dessus de la forêt, au bas de l'escarpement et qui doit être un petit pâturage. J'y vois bouger une tache sombre et bleue. Je crois que c'est le cheval pourpre et le grand paysan en blouse qui, il y a à peine une demi-heure, étaient encore ici au pied de ce bouleau. L'escogriffe parle beaucoup ; il a des yeux noirs qui font illusion et doivent terrifier sa compagnie mais je ne voudrais pas de lui même pour garder les cuisines ; il ne se rend pas compte qu'il y a maintenant autour de nous cinq charrettes dételées et abandonnées. »

Sans gestes, pour ne pas attirer l'attention des soldats et rien qu'avec des mots de rapport militaire, il fit remarquer à la jeune femme quatre ou cinq autres taches brunes qui se déplaçaient lentement dans le pâturage en direction de l'arête gauche de l'escarpement, qu'elles contournèrent et derrière laquelle elles disparurent.

« Rien ne me serait plus agréable que de tirer une belle révérence à cet officier si mal embouché, dit la jeune femme.

— Tirons-la tout de suite, dit Angelo. Nous ne sommes pas plus sots que des campagnards. »

Il était à son affaire. Il l'aida à se mettre en selle sans même se rendre compte qu'elle avait des jupes et qu'elle montait à califourchon.

Ils firent un grand détour à travers les prés et ne prirent la bonne direction qu'après avoir été dissimulés par un bosquet de chênes.

« Votre cheval a beaucoup d'esprit mais mon lourdaud a du bon sens, dit-il quand ils eurent atteint la forêt de châtaigniers. Laissez-moi passer devant, il choisira le meilleur chemin. Le tout est de se diriger vers la réverbération des rochers et je ne la perds pas de vue à travers les feuillages. »

Ils trouvaient d'ailleurs à chaque pas les traces manifestes de passages récents. Ils étaient déjà très haut dans la montagne quand ils rattrapèrent l'homme à la barbe rousse et les deux femmes en cotillon rouge. Ils se reposaient au bord d'une clairière vermeille.

« Vous jouez très bien le jeu », dit la jeune femme quand ils les eurent dépassés.

Angelo était enivré par l'odeur de la forêt d'automne. Il montra naïvement qu'il n'était pas au fait.

« C'est, dit-elle, qu'il y a deux façons de fuir les charniers dont vous m'avez parlé tout à l'heure et dont je m'évade moi aussi. Une de ces façons consiste à demander son chemin à tout le monde. Je ne l'aime pas.

— Il n'y avait rien à demander, répondit encore plus naïvement Angelo. J'ai deux yeux tout comme l'homme à la barbe. Je n'ai donc pas besoin des siens pour arriver à cet escarpement qui est maintenant devant nous, visible comme le ciel au-dessus de la mer.

— Ce que j'en disais, dit sèchement la jeune femme, n'était que pour m'en justifier devant moi-même. »

Au pied des rochers, il y avait en effet un passage très étroit mais dans lequel Angelo découvrit du crottin frais. Il ne put contenir sa joie et il parla de ce crottin comme de pépites d'or. Il était fort sérieux et son exaltation était sincère mais il y avait une certaine grâce à s'amuser à cette hauteur, au-dessus de la cime des châtaigniers et, heureusement, il commençait à être visible qu'il s'amusait comme un fou. Il eut même quelques mots et quelques gestes très italiens pour parler du paysage extraordinaire qu'on découvrait de cet endroit. Le soleil encore un peu plus bas sur l'horizon faisait jouer en ricochet l'émail vif de toutes les crêtes, criblait les forêts noires de flèches enflammées et, la petite plaine en bas, déjà dans l'ombre, scintillait du biseau de toutes ses herbes.

La jeune femme marcha hardiment dans deux ou trois endroits scabreux où l'on risquait de dévaler des éboulis très mouvants. Enfin, ils tournèrent le coin de l'escarpement et, au-delà de contreforts assez houleux et couverts d'épaisses forêts, ils aperçurent dans le lointain une large vallée sans fleuve mais verdoyante et avec une petite ville ronde au milieu de ses prés.

« La terre promise », dit Angelo.

Mais, de la hauteur où ils se trouvaient, la route était encore fort longue. Pendant plus d'une lieue ils se fatiguèrent à retenir les chevaux sur un sentier qui serpentait en pente raide, sous des hêtres énormes. La lumière maintenant baissait vite. Ils arrivèrent dans un vallon plein de crépuscule gris.

« Pendant les deux jours que j'ai passés, arrêtée par la barricade des soldats, dit la jeune femme, j'ai entendu dire beaucoup de choses mais notamment que dans tout ce pays les dragons de Valence font des patrouilles et arrêtent impitoyablement tous ceux qui ne sont pas domiciliés dans le département.

— Ceci me concerne partout, dit Angelo. Je n'ai de domicile nulle part.

— Soyons prudents, dit-elle.

— Vous n'habitez pas non plus ce pays-là ?

— Non.

— Je connais les endroits où ils vous mettent dans ces cas-là, dit Angelo. Ils les appellent des quarantaines. J'ai accepté ça une fois. Beaucoup de respect pour le bonheur de l'humanité et le bien commun mais aucune envie de retomber dans un attrape-nigaud. »

Ils descendirent le vallon qui s'ouvrait peu à peu et enfin s'évasa en un lac d'herbe d'une demi-lieue de large au centre duquel, sous de très hauts sycomores, on voyait les murs blancs et les clochers de ce qui paraissait être une abbaye. Dans le crépuscule gris perle et le bruit de deux ou trois énormes fontaines qui jouaient du tambour voilé, le lieu était si paisible qu'ils quittèrent l'abri des arbres et s'engagèrent dans les prairies. Ils étaient trop loin de la lisière des bois quand ils s'entendirent interpeller par des voix vigoureuses et virent trois cavaliers revêtus d'uniformes rouges sortir d'un bosquet de saules et galoper vers eux dans un mouvement d'enveloppement très joli.

« Laissez-moi faire, dit Angelo.

— Voilà encore deux de ces foutus cochons », disait le cavalier qui avait des galons de brigadier.

Angelo répliqua par une injure trop longue et, avant qu'elle soit finie, l'autre cria dédaigneusement :

« Foutez-lui en donc dans le pif à celui-là. »

Angelo plongea la main dans son portemanteau, eut la chance de trouver tout de suite la poignée du petit sabre et le tira.

« Jette ça, malheureux, ça pique », dit un des soldats en rigolant.

Angelo s'occupait de son cheval et était en train de se dire : « Le plus difficile sera de donner de l'esprit à cette sacrée carne. »

A la vérité, il tenait son sabre comme un manche à balai. Les cavaliers avaient mis au clair les longues lattes des dragons et s'apprêtaient à lui en donner du plat quand Angelo sentit son cheval plus intelligent que ce qu'il croyait et même prêt à faire volontiers des choses assez gentilles. Il le lança si violemment sur la jument du brigadier que celui-ci, en plein étonnement, vida les étriers, tomba comme un sac de cuillers et resta étendu à terre. Les soldats frappèrent de tranche en criant comme des rats mais Angelo leur releva vertement les lames et en quelques voltes fort habiles les plaça tous les deux à sa main. Pendant qu'il menait une escrime éblouissante, il prit voluptueusement le temps de dire d'une voix de salon :

« Faites-moi la grâce, madame, de galoper droit devant vous. Je vais donner une petite leçon de politesse à ces jean-foutre. »

Il vit que ses adversaires avaient le visage rouge comme la peau des porcs ébouillantés.

« Mauvais soldats, se dit-il, ils crèvent de colère. »

Il combina en une seconde un magnifique revers qui fit voler l'arme des mains de l'un d'eux d'une façon si fulgurante que le cavalier entendit sa propre latte lui siffler autour des oreilles et en perdit l'assiette d'étonnement. Angelo, droit sur ses étriers, frappa de toutes ses forces un coup de plat sur le casque de l'autre. Les deux hommes tournèrent bride. Celui qui était désarmé piqua des deux ; l'autre, inconscient mais en selle s'éloigna en ballottant des houseaux comme un homme complètement dégoûté. Le brigadier était toujours allongé dans l'herbe.

« Brave Giuseppe », se dit Angelo.

Il fut tout surpris de retrouver la jeune femme. Elle n'avait pas bougé. Elle tenait assez gaillardement un de ses pistolets d'arçon pointé vers l'homme étendu.

« Est-il mort ? demanda-t-elle.

— Cela m'étonnerait », dit Angelo.

Il mit pied à terre et alla voir.

« Il ne mourra pas de celle-là, dit-il. C'est simplement un conscrit qui a eu sa première émotion. Mais croyez bien que, quand il reviendra à lui, il racontera des choses horribles. Filons sous les arbres et débrouillons-nous. »

Ils firent sous bois une longue traite très rapide, prenant plusieurs chemins de traverse et même pataugeant dans l'eau d'un ruisseau pendant plus d'une demi-lieue.

« Il me semble que nous revenons sur nos pas, dit la jeune femme.

— Je suis sûr que non, dit Angelo. D'abord, j'ai pris soin d'avoir toujours le couchant dans notre dos et dans tous nos détours je n'ai pas cessé de piquer vers cette grosse étoile. Elle s'est levée pendant que je leur réglais le compte et j'avais remarqué qu'elle était tout ce qu'il nous fallait pour nous éloigner à coup sûr de ces bâtiments qu'on voyait dans les arbres et où certainement il y avait un peloton de réserve. Droit devant nous, nous devons sortir du bois par la lisière opposée à celle où nous sommes entrés. »

Une demi-heure après, ils débouchaient en plein champ. La nuit était tombée. Ici non plus on n'avait pas coupé le blé. Les moissons écroulées couvraient la terre d'une lueur de phosphore.

Ils passèrent à côté de fermes silencieuses et noires.

« Je n'aime pas beaucoup ces maisons sans lumière, dit Angelo. Et encore moins cette odeur qui en vient. Que voulez-vous que nous fassions maintenant ?

— Vous vous êtes servi fort habilement de votre petit sabre.

— Il serait beaucoup trop petit pour nous faire entrer dans le bourg que nous avons aperçu tout à l'heure et qui est quelque part par là devant, dans l'ombre. Il y a sûrement une garnison de ces soldats qui patrouillent et font des barricades. On doit déjà y parler aussi d'une femme qui tient à la main de gros pistolets d'arçon.

— Restons à la lisière des bois, dit la jeune femme. Tout au moins jusqu'au jour. Et gagnons le plus possible en avant ; si vous êtes toujours assuré de la direction que donne votre étoile.

— Maintenant qu'on n'est plus sous les arbres, j'en ai une meilleure, dit Angelo. Voilà l'Ourse. Avant de vous rencontrer j'avais vu, du haut de la colline toute la ligne de fantassins barrant les routes. Elle allait de l'est à l'ouest. Marchons sur l'Ourse qui est plein nord : nous nous éloignons forcément des soldats. A moins qu'on en ait rempli toute la région mais je ne le crois pas. Avez-vous de quoi manger ?

— Naturellement. Suis-je destinée à être votre sac à provisions ?

— D'aucune façon. Je ne m'embarque pas moi-même sans biscuit quand je peux. D'ailleurs, le plus difficile est surtout de trouver à boire.

— Avez-vous oublié qu'une de mes vertus est d'avoir du thé ?

— Mais nous ne pourrons pas faire de feu jusqu'à l'aube. Ce pays est noir comme un chaudron et avant le milieu de la nuit il y aura une cinquantaine de fourrageurs à écarquiller les yeux de tous les côtés justement dans l'espoir de nous pincer à côté de notre théière. Je donne des leçons qu'on n'oublie pas mais ils ne vous pardonneront jamais de n'être pas tombée en faiblesse et de leur avoir fait front avec un pistolet plus gros que votre tête. Les cavaliers aiment que les femmes poussent des cris. Si à cheval vous ne terrifiez pas même une femme, quelle chance vous reste-il à pied ? Croyez-moi, ils sont en train de tourner et de retourner ça de toutes les façons jusqu'à penser qu'on est obligé de boire de l'eau bouillie dans un pays plein de charognes. Ils comptent sur ça pour nous en faire voir de belles !

— Vous connaissez de drôles de cavaliers, dit la jeune femme.

— Les cavaliers, dit Angelo, sont généralement sur un cheval. Ils ne veulent jamais que ce soit en pure perte. »

Et il raconta une histoire de caserne.

Ils étaient arrivés sur un tertre.

« Êtes-vous capable de rester toute la nuit sans boire ni manger ? dit Angelo.

— Fort bien, si c'est nécessaire.

— Cela nous permettrait de nous en sortir sans donner l'impression de fuir comme de pauvres types qui ont réussi un coup par hasard et foutent le camp.

— A qui imaginez-vous donner l'impression ? La nuit est comme de l'encre. Nous sommes à cent lieues de tout.

— On n'est pas à cent lieues et nous ne savons rien de rien. Voilà ce que je vous propose. Ici, l'odeur est bonne. Nous sommes sans doute dans un bois de pins. Restons-y jusqu'au lever du jour. J'aimerais voir clair dans le jeu que les soldats vont jouer.

— Croyez-vous qu'ils aient le temps et l'envie d'en jouer un ? Ils ont d'autres chats à fouetter et, notamment, monter la garde.

— Je sais comment on monte les gardes, dit Angelo. Je sais aussi comment fonctionne la petite cervelle d'un brigadier qui a été désarçonné par un bourgeois. Je pourrais vous dire mot à mot ce qu'il est en train de raconter actuellement. Les deux dragons ont vu clair dans mon escrime ; ce n'est pas tous les jours qu'on leur fait sauter une latte des mains avec un coupe-chou. Ils ont une envie folle de nous retrouver pour pouvoir rire gras. Nous les intéressons certainement beaucoup plus que le choléra.

— Nous avons donc été maladroits, dit-elle.

— Je ne suis jamais adroit quand on m'insulte. Et tout compte fait nous sommes mieux ici que dans la quarantaine où ils nous auraient mis, après force quolibets, d'ailleurs. »

L'odeur des pins était exquise. Ils avaient dû suer abondamment tout l'été et maintenant dans la fraîcheur de cette nuit d'automne leur sève donnait son parfum le plus tendre. Les chevaux eux-mêmes en étaient réjouis ; ils suivaient instinctivement sous bois un chemin souple et poussaient de temps en temps de petits gémissements de plaisir.

« Je suis comme vous, dit-elle, je n'aime pas beaucoup les rires gras.

— Ce sont des paysans à qui on a donné des sabres et qu'on abrutit d'injures vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le jour où ils tiennent la queue de la poêle, ce n'est pas pour faire du sentiment.

— Restons donc ici. »

Ils mirent pied à terre. Angelo reconnut une yeuse au bruit que faisait la nuit en se frottant dans un feuillage dur. Ils entrèrent sous l'abri des ramures. Il y faisait tiède. Le sol était sec, souple et craquant.

« Ne déchargeons pas les chevaux, dit-il. Est-ce que vous êtes sûre du vôtre ?

— Il y a trois jours qu'il se reposait devant la barricade. J'ai sans doute manqué d'initiative mais je l'ai bien nourri. Je savais que je finirais par faire un coup de tête.

— Ce n'est pas ainsi que j'appelle ce que nous avons fait.

— C'est peut-être ainsi que s'appellera ce que nous ferons demain.

— Nous ferons ce qu'on doit faire.

— N'importe quoi plutôt que d'attendre bêtement cette mort malpropre. Vous n'imaginez pas comme ces soldats sont bien tombés. La vue des sabres m'a fait plaisir. C'est réconfortant, de l'acier clair. Je n'ai pas peur.

— Je l'ai vu.

— Mais j'ai horreur de vomir.

— Il n'en est pas question ici, dit Angelo. N'y pensez pas. Les soldats sont tombés à pic pour moi aussi et nous sommes tombés à pic pour les soldats. Nous sommes tous dans la même situation. Tout le monde a horreur de quelque chose. »

Il n'y avait presque pas d'étoiles, pas de vent et un grand silence. Pour une fois qu'Angelo jouait à la guerre avec des cavaliers vraiment ennemis il en profitait de toute son âme. Il pensait à la jeune femme comme à des chariots d'arrière-garde qu'il faut protéger à tout prix.

« Vous n'êtes pas encore assez rassuré ? dit-elle.

— J'ai peur des épiciers quand ils ont des fusils, dit-il. La frousse a donné le goût de l'aventure à des gens qui avaient l'habitude de dormir au coin du feu. Ce sont des chats à qui on a marché brusquement sur la queue : ils griffent à tort et à travers.

— Ils ne viendront pas jusqu'ici.

— Je serais plus tranquille si je savais ce qu'il y a au bas de la colline. Si c'est un bourg ou un gros village, les gens bien-pensants de l'endroit feront sûrement des patrouilles.

— Vous ne les voyez pas, au contraire, calfeutrés et le nez sous les draps ?

— Il y a trois mois que la mort les asticote, ils ont épuisé toutes les ressources de ce genre. Il leur faut maintenant prendre une affaire en main, quelle qu'elle soit.

— Je les comprends. Pour ne rien vous cacher, je suis moi-même partie sur les routes avec mes pistolets en guise de scapulaires.

— Vous allez bien quelque part ?

— En principe oui. Je vais chez ma belle-sœur qui habite dans les montagnes, au-dessus de Gap. Mais c'est simplement une idée comme une autre.

— C'est ma route, dit Angelo. Je rentre en Italie.

— Vous êtes italien ?

— Cela ne se voit pas ?

— Vous parlez le français sans accent, dit-elle. J'avoue cependant que, lorsque je vous ai surpris dans ma maison et que vous m'avez surprise d'ailleurs, vous avez parlé une langue assez étrange.

— Je ne crois pas. Je parlais français avec ma mère même en Italie. Je pense en français et c'est dans cette langue que je me suis exprimé, je crois, dès que je vous ai vue avec votre chandelier.

— Vous avez dû être interloqué ?

— J'étais inquiet pour vous.

— C'est ce que j'appelle une langue étrange. Vous avez eu tout de suite le don de me rassurer.

— Qui aurait pu vouloir le contraire ?

— N'en dressons pas la liste, voulez-vous ? J'avais déjà eu affaire deux ou trois fois avec des hommes maigres, mal rasés, le regard fou et qui parlaient ce qui s'appelle français.

— Je les connais : ce sont les meilleurs d'entre eux qui font les fameuses patrouilles. Ils n'aiment pas imaginer que la mort est indépendante. Ils ont absolument besoin de trouver un responsable et de le traiter en conséquence.

— Disons donc que vos soucis et votre habileté au sabre viennent d'un pays que je nomme étrange et que vous nommez Italie. »

Angelo n'avait jamais été aussi italien. Il suivait son idée chérie avec fougue. Il inventoriait les bruits, les échos et même les soupirs les plus innocents de la nuit. Rien n'avait plus de saveur et de sens pour lui que de découvrir ainsi sous l'ombre compacte la configuration du terrain environnant. Il voyait en imagination une vallée où bruissaient des peupliers. Il avait reconnu l'emplacement d'un petit ruisseau au long duquel se froissaient des taillis de cannes ; délimité à environ cent mètres sur sa gauche, un vallon sans doute étroit fourré de grands arbres et contenant peut-être des maisons ; identifié une sorte de grommellement grave, assez haut dans le ciel comme étant celui d'une chaîne de montagnes qui devait se dresser à quelques lieues de là. Il mettait des sentinelles partout. Il se gardait de tous les côtés.

Il entendit un bruit curieux. C'était comme un claquement de draps à l'étendoir. Cela se déplaçait en l'air, s'abattait et se relevait ; cela monta de la vallée, s'approcha et passa au-dessus de leurs têtes, pas très haut, s'éloigna, revint, puis glissa vers les fonds. Quelque chose était tombé au passage, dans les ramures de l'yeuse d'où vint au bout d'un moment un roucoulement, un appel tendre, triste comme celui d'un pigeon mais assez impératif.

« C'étaient des oiseaux, dit Angelo ; en tout cas, ceci est un oiseau.

— Il a une drôle de voix : on dirait un chat au printemps.

— Il s'est posé dans notre arbre quand tout le vol nous a frôlés. Il y en a d'autres qui viennent. »

En effet, des battements d'ailes, lourds et paisibles s'approchaient.

Angelo se souvint de tous ses démêlés avec les oiseaux, notamment au village où il avait vu le choléra pour la première fois et ensuite sur les toits de Manosque.

« Ils ne craignent plus l'homme, depuis qu'ils en mangent tant qu'ils veulent », dit-il.

Et il raconta comment il avait eu à se défendre contre des hirondelles, des martinets et des nuages de rossignols.

« Ceux-ci ont l'air d'aller plus loin encore, dit la jeune femme. Écoutez-les : est-ce qu'on ne dirait pas qu'ils nous font la cour ? »

Il y avait dans ces voix qui descendaient de l'yeuse et des pins une sorte de tendresse persuasive, de force amoureuse qui tendait à contraindre, gentiment mais fermement.

« C'est même, dit-elle, une cour pressante. Et ils ont beaucoup d'espoir, semble-t-il. »

Angelo leur jeta des pierres sans réussir à les faire taire ou à les éloigner. Ils avaient une patience d'ange. Ils disaient ce qu'ils avaient à dire avec application et beaucoup d'âme. Cela semblait avoir pour eux un sens d'une logique incontestable. Après s'être exprimés sans détour et de façon assez autoritaire, ils se taisaient et attendaient qu'on se rende à leurs vœux. Ils recommençaient ensuite à redemander la même chose et à donner les bonnes raisons qu'ils avaient de le faire, en hésitant sur des roulades de velours, très douces, très enchanteresses, très tristes. Enfin, au bout peut-être d'une heure de ce manège, ils commencèrent à mettre quelque aigreur dans leurs réclamations. Les deux chevaux qui avaient peur se mirent à souffler et à secouer leurs bridons.

Angelo alla calmer les bêtes.

« Elles tremblent comme des feuilles, dit-il.

— Moi aussi, dit la jeune femme. Vous savez ce qu'ils veulent ?

— Certes oui. Je ne comprends pas pourquoi les soldats ont mis tant de barricades. Ce pays ne vaut pas mieux que celui que nous avons quitté. Voilà d'ailleurs autre chose. »

C'étaient, en bas de la colline, des froissements dans les taillis, puis comme un bruit de roues sur des pierres et des chuchotements étouffés.

« Voilà des gens, dit Angelo.

— Je n'entends rien.

— Ce ne sont pas les soldats. Il y a des femmes et des enfants et ils déménagent avec des charrettes. Ce sont des fuyards comme nous. Ils ont été attirés par l'odeur de la résine.

— Je n'entends rien que le vent dans les pins.

— Il n'y a pas de vent. Voilà des grincements d'essieux et une voix qui parle, sans doute, à un cheval.

— S'il y avait des chevaux, les nôtres les auraient déjà sentis. J'entends quelque chose qui grince mais c'est une branche.

— Ne me croyez pas impressionné par les oiseaux, dit Angelo, je vous assure, il y a des gens qui sont venus à l'instant même se blottir au pied de la colline.

— Moi je suis carrément impressionnée par les oiseaux, dit la jeune femme.

— Voulez-vous que nous changions de place ?

— Cela ne servira à rien. C'est une idée que nous emportons avec nous. Non, j'ai la chair de poule mais c'est à moi à m'en occuper. »

Ils passèrent une nuit fort désagréable. Au matin, Angelo voulut aller se rendre compte de l'existence de ce campement de fuyards. Il eut beau chercher, il n'en trouva pas trace.

Il faisait maintenant assez clair pour allumer du feu sans trop de risques. Il s'agissait d'abord de trouver une fontaine pour remplir la casserole du thé. Le pays n'avait aucun rapport avec celui qu'Angelo avait imaginé. C'était une petite vallée sévère que l'automne embellissait. Deux ou trois fermes pauvres étaient à la tête d'un minuscule rayonnage de champs entre des bois de chênes et des landes de pierres grises.

Le vent se leva. L'aube était rouge et annonçait la pluie.

« Je vais chercher de l'eau, dit Angelo, attendez-moi.

— Je vous accompagne.

— Non, reposez-vous maintenant qu'on y voit un peu. Et gardez les chevaux. Je vais m'approcher de ces fermes. Il y a sûrement un puits mais ces bosquets peuvent avoir des yeux et je ne sais pas ce qu'il y a de caché sous tous ces chênes. Il vaut mieux prendre encore quelques précautions. Je vais me faufiler et on ne me verra pas. »

« J'ai manqué d'initiative, se dit Angelo. Ah ! Giuseppe, tu as trop confiance en moi. Je crois que tu joues sur la mauvaise carte. En ce qui concerne les combats pour la liberté, je ne suis même pas digne de te tirer les bottes. Que deviendra la plus petite des révolutions si je ne peux pas m'empêcher d'emboîter le pas ? Les vieux sergents en savent plus que moi. Sous les feux de peloton, il faut être grossier comme un pain d'orge, sans quoi personne ne tient le coup. Je ne suis pas doué. Avec deux jurons bien placés, cette femme n'aurait plus eu peur. Et moi non plus. »

Il se reprochait cette nuit passée à épier les bruits et à leur donner de l'importance.

« Si tu veux être quelqu'un, se dit-il, efforce-toi de ne rien comprendre, alors le courage est facile et fait impression. Toi, tu réfléchis à haute voix et on sait toujours à quel point tu en es. On ne peut pas avoir confiance en toi. La stupidité fait toujours merveille. Ici en tout cas, rien ne vaut mieux. A notre place, des paysans auraient dormi. »

Il était, au surplus, très mécontent de cet esprit de l'escalier qui lui venait maintenant qu'il longeait les haies.

En s'approchant des maisons, il s'aperçut qu'elles bourdonnaient comme des ruches. Par les portes et les fenêtres ouvertes, il vit sortir des nuages de mouches. Il savait ce que cela voulait dire.

Il n'y avait cependant pas d'odeur. Il vint jeter un coup d'œil : c'était le spectacle attendu, mais les cadavres étaient vieux d'un mois. Il ne restait d'une femme que les énormes os des jambes dépassant d'un jupon piétiné, un corsage déchiré sur de la carcasse et des cheveux sans tête. Le crâne s'était détaché et avait roulé sous la table. L'homme était en tas dans un coin. Ils avaient dû être mangés par des poules qui, à l'arrivée d'Angelo, s'étaient entassées, muettes, la patte en l'air mais fort arrogantes. Des essaims d'abeilles et de grosses guêpes avaient déserté leurs ruches et avaient installé des rayons et des nids entre le tuyau du poêle et la cheminée.

Angelo entendit un coup de feu. Il avait claqué fort et pas loin. Il regarda d'abord vers la route puis il comprit que le bruit était venu de leur petite colline. Il y revint au pas de course.

La jeune femme était debout, pâle comme une morte, un pistolet à la main.

« Sur quoi avez-vous tiré ? »

Elle fit une horrible grimace de rire pendant que les larmes inondaient ses joues. Elle claquait des dents et ne pouvait que regarder Angelo en tremblant. Il avait déjà vu des chevaux dans cet état. Il la flatta très habilement de la main. Enfin, les yeux grossis de pleurs et maintenant inondés de tendresse se détournèrent et la jeune femme soupira.

« Je suis ridicule, dit-elle en se tirant assez nerveusement des mains d'Angelo, mais ceci ne m'arrivera plus. J'ai été surprise et par un événement auquel personne n'est habitué. J'ai tiré sur l'oiseau. Quand vous avez été parti, il est devenu extrêmement pressant et je dois dire extrêmement gentil. Je n'ai jamais rien entendu de plus horrible que cette chanson endormeuse qu'il m'adressait sans arrêt. Je me sentais sucrée de la tête aux pieds et envie de fermer l'œil. A quoi j'ai dû céder deux secondes et il était sur moi. Il puait. Il m'a frappée du bec ici. »

Elle avait, assez près de l'œil, une petite écorchure.

Angelo se dit : « Ce charognard avait certainement du choléra plein le bec. Est-ce que la maladie peut se transmettre de cette façon ? » Il était atterré.

Il fit boire de l'alcool à la jeune femme. Il en lampa lui-même une bonne gorgée. Il désinfecta soigneusement le petit point rouge, à la vérité peu de chose, juste la peau éraflée.

« Foutons le camp, dit-il. Excusez-moi, je parle mal mais tant pis. Dans les fermes là-bas il n'y a que des morts. L'endroit est malsain. Je n'ai même pas cherché de l'eau quand j'ai vu de quoi il s'agissait. Partons. »

Ils prirent le chemin des crêtes à travers le bois de pins.

« Savez-vous quelle sorte d'oiseau c'était en réalité ? dit la jeune femme.

— Non.

— Un corbeau. Ce sont des corbeaux qui nous ont fait la cour cette nuit ; et c'est un corbeau qui ce matin est passé aux actes et sur lequel j'ai tiré, bêtement.

— Ce n'est pas bête, dit Angelo. Pensons à recharger votre pistolet dès que nous serons un peu tranquilles. Mais je n'ai jamais entendu de corbeaux avec des voix de cette sorte.

— Moi non plus. Quand vous m'avez quittée tout à l'heure, j'étais fatiguée par cette nuit passée sans sommeil et peut-être ai-je rêvé les yeux ouverts, mais, je n'ai jamais entendu une bête s'adresser à moi de cette façon. C'était répugnant mais séduisant à un point que vous n'imaginez pas. C'était horrible. Je comprenais tout et je me rendais compte que j'acceptais, que j'étais d'accord. C'est seulement au premier coup de bec que j'ai hurlé et sauté sur mes pistolets. Même sa puanteur ne m'a pas écœurée, à vrai dire.

— N'y pensez plus », dit assez brusquement Angelo.

La forêt était tiède et très claire malgré le temps couvert qui avait l'air de tourner résolument à la pluie. Quelques bouffées de vent étaient déjà humides. Les pins, très hauts et largement espacés laissaient libre un vaste sous-bois.

Ils arrivèrent à une lisière qui surplombait un vallon plein d'une terre rouge et des alignements d'un assez grand vignoble. Une ferme importante avec maison de maître à volets verts, hangars, bergeries et communs était assise à l'aise entre de grands bassins, sous de très hauts platanes déjà cuivrés. Deux fils de fumée sortaient respectivement de la cheminée de la maison de maître et de celle des bâtiments de la ferme. Là, les gens étaient vivants.

Ils descendirent par un chemin scabreux mais la jeune femme était très bonne cavalière et voulait surtout se faire pardonner le coup de pistolet. En bas, ils trouvèrent une allée qui piquait droit à travers les vignes, en direction des hauts platanes. Tout était bien entretenu et dénotait des travaux et des soins constants.

Ils approchaient au petit trot de la fontaine quand quelqu'un qui était assis près du bassin se dressa à cinquante mètres devant eux et leur cria d'arrêter. En même temps il épaulait un fusil.

Les événements de la matinée avaient porté Angelo au for de son Italie et malgré l'arme pointée sur lui il mit son cheval au pas mais il continua à avancer.

« Ne bougez plus ou je vous farcis de plombs », cria l'homme.

Il était jeune et, malgré sa barbe de plusieurs semaines et ses mains noires de crasse, il portait avec aisance une veste de chasse bien coupée et de fort jolies bottes.

Angelo s'avança sur lui sans répondre, au contraire en serrant les dents. Il ne perdait pas de l'œil le rond noir du canon qui lui faisait face et le doigt extrêmement malpropre qui touchait la gâchette du fusil.

Il arriva sur le jeune homme qui recula précipitamment en continuant à crier l'ordre de s'arrêter.

« Ne faites pas le méchant, dit-il, nous ne sommes pas venus pour vous faire du mal. Nous voudrions simplement de l'eau.

— Nous ne voulons pas qu'on approche de notre eau, dit le jeune homme. Nous ne demandons rien à personne ; qu'on ne nous demande rien.

— Ceci me paraît trop compliqué pour vous, dit Angelo, mais je ne tiens pas à donner un surplus de frousse, à vous et à votre maison. Y a-t-il d'autres fontaines que celle-ci dans les parages où nous puissions aller remplir notre casserole ?

— Allez au village.

— Alors, permettez, dit froidement Angelo ; je ne vais jamais au diable quand on veut m'y envoyer. »

Il mit pied à terre sans regarder le fusil. Il vint à l'étrier de la jeune femme.

« Faites-moi passer, s'il vous plaît, la casserole qui est attachée sur votre bagage. »

Pendant qu'elle défaisait les nœuds elle chuchota :

« J'ai encore un pistolet chargé. »

Il répondit à voix basse.

« Ce n'est pas nécessaire.

— Voici ma casserole, dit-il en la posant par terre à six pas du jeune homme. Je n'ai aucun intérêt à m'approcher de votre eau mais madame veut boire et moi aussi. Si vous avez deux liards de bon sens voilà ce que vous allez faire. Allez remplir une cruche à votre fontaine, et au canon je vous prie, pas dans le bassin et venez la vider vous-même dans notre casserole. »

A la veste de chasse et aux bottes, Angelo jugea que ce devait être le propriétaire du domaine ; d'autre part, il y avait la barbe, la crasse et le fusil. Il se dit : « J'étais encore plus sale que lui sur les toits de Manosque, mais je ne possédais rien. En outre, il n'avait qu'à tirer tout à l'heure. Je ne lui ai pas lésiné la cible. »

Il ajouta à haute voix, fort insolemment :

« Puisque vous préférez me servir de domestique.

— Les grands airs, vous savez, nous en avons soupé, dit le jeune homme.

— Qui nous ? » répondit Angelo de plus en plus insolent.

L'autre grommela mais il fit ce qu'on lui demandait.

« Posez votre fusil à terre maintenant, dit Angelo et reculez de dix pas pendant que nous faisons demi-tour.

— Je ne tirerai pas, dit l'autre, allez-vous-en. »

Angelo prit son air le plus anglais pour accepter d'une moue très conciliante. Il transvasa l'eau de la casserole dans sa gourde en peau de bouc, puis il se remit en selle et, faisant passer la jeune femme devant lui, il s'éloigna en protégeant l'arrière-garde.

Ils trouvèrent au milieu du vignoble un chemin communal qui s'en allait vers des vallons fourrés et étroits. Ils firent route de ce côté jusqu'au moment où ils pensèrent être sortis du domaine. Ils étaient à l'entrée d'un vallon dans lequel le chemin descendait. Ils allumèrent du feu contre un talus. Ils purent enfin boire et manger.

Ils étaient là depuis une heure et à la moitié endormis après le repas de pain et de thé quand le trot d'un cheval se fit entendre. C'était un cavalier qui arrivait et sans aucun doute un dragon. Il avait le dolman rouge.

« Ne bougeons pas, dit Angelo, il est seul et je le vaux bien. »

C'était même un capitaine. Il montait en plein champ comme à la parade avec beaucoup de morgue et d'artifice. Il prenait soin de faire flotter comme il faut son petit manteau du dimanche. Il passa sans saluer.

Il faisait toujours très sombre sous le ciel couvert. Comme souvent à l'approche de la pluie un calme total avait saisi la nature. Tout était immobile jusqu'au plus petit brin d'herbe et la plus haute feuille des arbres ne bougeait pas.

Angelo demanda la permission de fumer un petit cigare.

« Ils sont très jolis, dit la jeune femme.

— Ils sont très bons, dit-il, mais en effet je les aime aussi parce qu'ils sont minces et longs. Si vous avez sommeil, vous pouvez dormir, je monterai la garde, sinon il faudrait peut-être tenir un petit conseil de guerre. Sommes-nous sur la bonne route ?

— Où sommes-nous d'abord ?

— Je ne sais pas. Nous verrons au prochain village. Aviez-vous un plan ?

— D'abord, celui de partir, mais c'est fait. Ensuite, comme je vous l'ai dit, l'idée d'aller me réfugier chez ma belle-sœur, à Théus près de Gap. J'ai compris qu'il ne fallait pas prendre la grand-route, à cause de tous les contrôles. J'ai passé une fois par les montagnes de ce côté-ci avec mon mari. J'y suis revenue instinctivement.

— Si vous connaissez le pays, cela arrangera bien les choses.

— Je ne connais rien du tout. Nous avions voyagé en partie la nuit avec des voitures de louage. Je n'ai vu que des paysages mais pas d'itinéraire. Je sais qu'on passe par Roussieux et après par Chauvac parce que nous avons couché dans l'un et dans l'autre de ces villages mais ceci ne nous avance guère. Je sais que le pays est pauvre et désert (c'est ce qui m'a décidée). Il est aussi question d'un bourg assez important qui s'appelle, je crois, Sallerans, ou quelque chose comme ça. Et c'est tout ce que je sais.

— C'est mieux que rien, dit Angelo. Voilà déjà des points de repère. Je peux vous accompagner jusqu'à Théus puisque c'est ma route. Et je crois qu'il vaut mieux. Il faudra cependant que nous trouvions un endroit qui s'appelle Sainte-Colombe. »

Il tira de son gousset le morceau de papier sur lequel Giuseppe avait dessiné la fameuse carte.

« Avec le nom et ce petit dessin, poursuivit-il, je crois que nous pouvons arriver jusque-là, en demandant à des paysans. C'est, paraît-il, un ermitage dans une gorge et précisément un de ces déserts dont vous parliez. J'ai rendez-vous à cet endroit-là avec mon frère de lait et sa femme qui sont restés à Manosque et doivent me rejoindre après avoir réglé quelques petites affaires. Nous serons quatre et, à partir de ce moment-là, les ennuis seront finis.

— Vous me jugez mal à cause du coup de pistolet, dit la jeune femme mais je ne considère pas que nous ayons eu beaucoup d'ennuis jusqu'à présent. Sans dire que j'allais jusqu'à prévoir le corbeau, je m'attendais à pas mal de démêlés et je ne comptais que sur moi-même. On ira à Sainte-Colombe parce que cela fait votre affaire et très volontiers.

— Je suis si loin de vous juger mal, dit Angelo, que je réclame précisément votre pistolet pour le recharger.

— Je vais le faire moi-même, dit-elle. J'aime être sûre de mes coups. »

Elle prit son attirail dans une sacoche et fit très habilement sa petite affaire. Elle mit charge pleine avec un petit supplément et elle doubla sa balle de petite grenaille.

« Gardons-nous bien de la pousser dans l'héroïsme, se dit Angelo, qui voyait fort clair chez les autres. Voilà de quoi faire sauter trois têtes. »

Il était aussi très intrigué par sa façon de déchirer la bourre avec les dents comme un troupier et sans forfanterie.

« Cette charge bien bourrée va donner un fameux recul, dit Angelo.

— Une fameuse giclée aussi, dit-elle. Quand mon poignet me fera mal, la balle sera déjà partie à son adresse. »

Ils levèrent le camp et entrèrent dans le vallon. La route descendait en pente douce et tournait entre des pentes très fourrées. Ils débouchèrent dans une lande couverte de genévriers blêmes.

Ils avaient fait une demi-lieue dans ce vaste espace désert accablé de nuages quand ils virent venir vers eux, au grand trot, un cheval sans cavalier. Ils s'étaient placés pour lui barrer la route mais la bête écarta brusquement, presque sous leur nez, et prit au galop à travers la lande. Il ne fallait pas songer à la rattraper.

« C'est le cheval de ce dragon qui nous a dépassés tout à l'heure, dit Angelo. Les étriers lui battent au ventre. Il va s'emballer. Se faire fausser compagnie, pour un officier ce n'est pas fort. »

Il se moqua de cet homme arrogant et qui avait la chance d'être en uniforme. Mais, un quart d'heure après, ils trouvèrent le capitaine étendu au milieu de la route, le visage déjà noir, la joue couchée dans ses vomissements. Il n'était manifestement plus question de lui porter secours.

Ils piquèrent un petit galop et gardèrent un bon trot allongé pendant assez longtemps.

La lande devait avoir trois ou quatre lieues dans le sens où ils la traversaient. Du haut des chevaux, ils dominaient la végétation basse ; ils pouvaient voir très loin sans apercevoir autre chose que cette désolation grise et devant eux une masse de nuages fort sombres au travers desquels on pouvait distinguer parfois le corps noir d'une montagne. Ils passèrent à côté d'une maison en ruine inhabitée depuis longtemps. La toiture et les planches s'étaient effondrées. Toutefois, dans ce qui restait d'une petite cave, il y avait les traces d'un feu qu'on avait fait récemment entre deux pierres. Ils entendirent aboyer un renard. Enfin, ils aperçurent des champs maigres, des éteules d'orge soigneusement fauchées, des vergers d'amandiers et un carrefour où il y avait un petit abreuvoir et trois maisons. Toutes les trois vides.

« Je ne comprends pas, dit Angelo. Ici ils étaient à l'abri. »

Puis il pensa au capitaine.

Les chevaux qui avaient fourni une longue traite la veille et qui n'avaient pas été dessellés de toute la nuit commençaient à renâcler. Angelo prit grand plaisir à les faire boire, les laver, les frotter, les soigner. Le cuir des selles et des sacoches, le poil salé de sueur avaient une odeur très réconfortante de caserne, de confrérie d'hommes, dans ce désert, par ce jour louche. Il était très content de son gros laboureur. Il se souvenait de la petite escarmouche dans la prairie et du bon esprit qu'il avait soudain senti dans cette bête. Le cheval de la jeune femme était également très robuste quoique plus fin. Il allait aussi plus au fond des choses. Il se pavana un peu sous l'étrille et fit quelques bonnes manières à la main qui le soignait. Il avait tendance à s'intéresser à des choses lointaines. Il pointait les oreilles et fit l'œil tendre quand Angelo le mit au piquet, dans un petit pré, à côté du gros paysan.

« Comment l'appelez-vous ?

— Je ne sais pas, dit la jeune femme. Je l'ai volé. J'ai d'abord voulu l'acheter mais on me mettait le couteau sur la gorge.

— L'avez-vous réellement volé à main armée comme je l'ai fait cet été sur la grand-route ?

— Non, j'ai fait sauter un cadenas. Je suis allée le pêcher de nuit dans l'écurie où on me l'avait montré.

— Vous avez bien choisi. C'est sans doute un demi-sang. On voit tout de suite qu'il a une grande sûreté dans les jambes. S'il était dressé sur l'obstacle, il ferait un très bon hunter.

— C'est ce que j'avais vu du premier coup d'œil, moi aussi. Ensuite, il ne m'a plus été possible de résister à l'envie de l'avoir. Je n'ai mis mes pistolets sous le nez de personne parce qu'il n'y avait personne pour le garder ; mais je l'aurais fait. J'avais un besoin fou de partir. Non pas ce qu'on appelle me tirer d'affaire, mais bondir, sauter par-dessus les obstacles, les barricades, les cadavres dégoûtants, filer dans les Alpes de bond en bond. Le choléra me fait peur. Je n'aimerais pas mourir de cette façon-là.

— Moi non plus : c'est trop bête. »

« A quoi sert d'être capitaine, se disait-il, si c'est pour mourir d'un vomissement couleur de riz cuit ! » Il faisait la différence avec les cadavres qu'une charge laisse derrière elle sur le terrain.

« Quand j'ai des raisons je m'en fiche, dit-il, mais là je suis comme vous. Quelque chose qu'on ne connaît même pas vous attrape par les oreilles comme un lapin dans un clapier, vous flanque un bon coup sur la nuque et vous êtes cuit. Il n'y a pas moyen de se dorer la pilule.

— Ajoutez que c'est le sort commun, dit-elle, et nous voilà prêts pour beaucoup de choses. »

Malgré la lumière grise qui aplatissait les couleurs et les formes ils jouissaient d'une insécurité très succulente près de ces maisons décharnées.

« Il n'y a de déplaisant, se dit Angelo, que ce cadavre étendu en travers de la route, à deux lieues d'ici. »

Ils entendirent le bruit de souliers ferrés mordant le chemin et ils virent déboucher du carrefour un homme qui portait sur son dos un assez gros bagage. L'inconnu leur fit des signes manifestement aimables et s'approcha d'eux. C'était un personnage tellement moustachu et barbu qu'il n'avait plus figure humaine. Il les salua du plus loin en enlevant son chapeau. Il prit soin toutefois de garder les distances, il s'arrêta à quatre ou cinq mètres d'eux, mit sac à terre et les salua de nouveau. On ne voyait au milieu de ses poils que ses yeux souriants.

« Bonjour m'sieu-dame, dit-il. Vous permettez que je fasse la pause à côté de deux chrétiens vivants ? »

C'était un bon gros paysan aux mains énormes.

« Ça a l'air d'avoir été secoué par ici aussi, dit Angelo.

— Il faut se tenir aux branches, monsieur, dit l'autre. C'est le seul moyen.

— Comment s'appelle cet endroit ?

— Ici, c'est Villette, madame.

— Qu'est-ce qu'il leur est arrivé qu'ils sont partis ?

— Ils sont partis de deux côtés différents, monsieur. Les volets verts, là, c'était à Jules. Il a passé l'arme à gauche il y a plus d'un mois. Les autres n'ont pas voulu rester en présence. C'est compréhensible. S'ils m'avaient écouté, je leur aurais donné le moyen.

— Le moyen de quoi ?

— Le moyen de passer à travers, pardi !

— Si vous connaissez ce moyen-là, vous ferez fortune.

— Je ne fais pas précisément fortune mais je gagne ma vie.

— Vous vendez votre truc ?

— Dame ! Vous ne voudriez pas que je le donne ? Je ne le vends pas cher, c'est un fait. Un petit écu de trois francs, est-ce que ça compte quand on a le feu au cul ? Parfois j'en donne. Il y a des cas. Mais, une chose de remarque, j'avoue que, dans ces cas-là, ça ne fait guère d'effet. Il faut payer. Alors, ça opère. Et recta. J'en ai déjà sauvé des mille et des cents.

— Avec quoi ?

— Avec ce qui est dans mon sac ici, madame. C'est des plantes. Je vais les chercher loin et j'use des souliers. Il n'y en a pas des tas et il faut avoir l'œil. Si vous vouliez les trouver, vous, vous pourriez courir. Mais moi je sais des tas de choses. J'en fais profiter mes contemporains. Vous avez de belles bêtes. Vous ne voudriez pas m'en vendre une ? J'ai des sous.

— Non mon vieux, dit Angelo : c'est notre tisane.

— J'avoue qu'elle compte, dit l'homme. Et où allez-vous ?

— Êtes-vous d'ici ? Est-ce que vous connaissez bien le pays ?

— Comme ma poche, madame. Il n'y a pas un buisson dont je n'aie fait trois fois le tour. J'habite par là-dessus et je pars en tournée pour peut-être la vingtième fois.

— Où va ce chemin ?

— Par là, monsieur, vous allez à Saint-Cyrice. Et c'est pas gai.

— Et de l'autre côté ?

— De l'autre côté, il y aurait peut-être un peu moins de démêlés. Il y a Sorbiers, Flachères et puis Montferrant avant de tomber sur la grand-route.

— La grand-route de quoi ?

— La grand-route de tout. On va où on veut.

— Est-ce qu'elle ne passe pas par Chauvac, ou Roussieux ? Est-ce que vous connaissez un pays qui s'appelle Sallerans ?

— Sallerans non mais Chauvac, ça alors c'est loin. S'il faisait beau vous verriez là-bas une montagne. On appelle ça Charouilles ; Chauvac est derrière.

— Et Sainte-Colombe, vous connaissez ?

— Oui monsieur, c'est du côté de Chauvac. Mais ce n'est pas un endroit bien fameux. Il n'y a pas de quoi pousser les hauts cris.

— On doit pouvoir vous parler franchement, dit Angelo.

— Ça dépend, dit l'homme, en principe ça ne tue pas.

— J'achète cinq paquets de tisane, dit Angelo, j'ajoute un écu rond et ça fait un louis que je vais jeter là-bas à vos pieds si vous ne craignez pas la contagion...

— J'ai mon remède, dit l'homme. Et un louis n'a jamais donné le choléra à personne. Allez-y mais ne me demandez pas le Pérou.

— Que font les soldats par ici ?

— Vous avez mis dans le mille : ils embêtent le pauvre monde.

— Il semble qu'il y en a partout.

— Je vais vous en donner pour votre argent. Du côté de Chauvac où vous allez, c'est farci de dragons et même de la ligne parce que c'est la grand-route, et il y a du pékin en quantité. On les passe au crible. Ça va chercher dans les quinze jours de quarantaine à l'école des frères qu'on a transformée en hôpital. Maintenant, si vous avez du comptant vous courez deux risques : primo ils vous tabassent pour preuve que vous avez essayé de leur graisser la patte et secondement ils vous ratiboisent le pécule qu'ils appellent confiscation. Étant donné qu'ils vous rendent tout à la sortie, ils ont intérêt à ce que vous sortiez les pieds devant. Et ça arrive.

— Il n'y a qu'à éviter la ville.

— Il n'y a qu'à éviter la ville, comme vous dites, mais c'est là qu'il va falloir que vous ajoutiez un écu de cinq francs.

— Si ça vaut la peine...

— Je le pense. Écoutez voir. Si vous attendez d'être sur Chauvac pour prendre la tangente c'est trop tard. Ils sont malins et ils ont des chevaux à six pattes qui grimpent partout comme des mouches. N'essayez pas de leur damer le pion dans les rochers, vous vous feriez harponner en moins de deux. Ils ont bouché tous les chemins même les plus petits. C'est ici qu'il faut connaître la musique. Et, pour votre écu, je vous l'apprends.

— Ça fait ma balle, dit Angelo, vas-y ; mais, si tu me fous dedans, je dois te prévenir que je suis italien et que je sais jeter les sorts.

— N'allons pas jusque-là, dit l'homme. Je n'ai pas intérêt à vous foutre dedans. Vous ne risquez rien. Quant au sort, j'en vois de toutes les couleurs depuis un certain temps, et sans Italien. C'est simple comme Baptiste : il suffit d'être du pays. Ils n'attrapent pas un de nous.

« Voilà le truc. Quand vous lèverez le camp, prenez la route de Saint-Cyrice. Ça va d'abord aller plat un bon moment puis ça descendra. Descendez tant que vous ne voyez pas le clocher. Là, halte au falot, devant, c'est mauvais. C'est un coin pour passer l'arme à gauche. Ils font ça en grand. Il y en avait encore six hier soir. Mais, à votre droite, vous avez un chemin de terre qui vous mènera à Bayons. Allez-y. A Bayons, alors, là attention : vous arrivez par le lavoir. N'entrez pas dans le patelin ; prenez à gauche et marchez droit. C'est franc sans une paille jusqu'à Montjay. Marquez ça, madame, vous avez raison. Le père Antoine est moins couillon que ce qu'on croit, sauf votre respect. Si je suis là pour vous causer, c'est que j'ai passé à travers les mailles.

« A Montjay, vous y serez ce soir. Attendez le matin pour voir que vous êtes carrément au pied de Charouilles. Au lieu de prendre bille en tête par la route départementale qui grimpe en lacets, remontez le torrent par le sentier, jusqu'au sommet. A partir de là, un enfant de quatre ans comprend ce qu'il y a à faire pour éviter la ville qu'il a laissée déjà loin sur sa gauche. Voilà le travail. »

 

Ils suivirent les indications de point en point. Le bonhomme était parti par un chemin de traverse en leur souhaitant bon voyage. Son itinéraire fit merveille. En vue du clocher de Saint-Cyrice il fut facile de trouver un chemin de terre. Il prenait dans de l'herbe rousse, sous un petit pin parasol. Grâce à lui, ils contournèrent à bonne distance le village de Saint-Cyrice où régnait un silence significatif.

« Sans les indications de ce marchand de moutarde, nous serions sûrement allés nous perdre dans ce charmant lieu de repos. »

En effet, depuis qu'ils avaient quitté le plateau par la route descendante, le paysage avait totalement changé. Des arbres aimables et notamment des tilleuls dorés et des érables pourpres couraient en haies et en bordures ou s'arrondissaient en bosquets dans les champs, les petits vignobles, les prés et les jachères grises d'un pays montueux. Des bois de pins sylvestres couronnaient les collines.

Le petit village sous lequel ils passaient était particulièrement agrémenté dans son accrochage au flanc du plateau par des balustrades, des génoises, des tuyautages de tuiles roses, des treilles, des remparts, des tourelles, des escaliers d'un blanc d'albâtre et l'automne bronzait les ormeaux de ses placettes. La très belle cage en fer forgé du clocher montait jusque devant les fenêtres à meneaux d'un petit château campagnard qui coiffait le sommet du tertre avec ses créneaux naïfs et les minces cyprès de ses terrasses.

« Je me serais méfiée des oiseaux, dit la jeune femme. Ils ont pris possession de l'endroit. J'en vois des milliers qui se reposent sur les toits. Regardez ces balcons qui en sont chargés. Ce ne sont pas des lessives noires qui pendent à ces fils mais des corbeaux et sans aucun doute semblables à celui qui s'est jeté sur moi quand il a cru que j'avais enfin consenti à mourir. »

Heureusement, jusqu'à Bayons ils traversèrent un pays désert. Ils contournaient une succession de petites collines toutes plus gentilles les unes que les autres. Chaque détour les emmenait dans des perspectives où il n'était question que de pins espacés autour de bosquets rutilants en un décorum que le premier venu aurait trouvé royal. Il y avait littéralement de quoi rire. Ils firent une petite halte pour les chevaux près d'un champ d'avoine. Ils ne déballèrent pas le fourniment du thé et ils mangèrent avec du pain sec une ou deux poignées de sucre malgré l'idée que cela leur ferait tomber les dents.

Ils arrivèrent à Montjay sur le pas de la nuit. Quelques grosses gouttes de pluie commençaient à claquer. Ils étaient fatigués.

Le village bâti sur un nœud assez important de tout petits chemins campagnards semblait sain et bien tenu. On logeait à pied et à cheval, juste à l'entrée.

L'aubergiste n'eut pas l'air de trouver Angelo très extraordinaire. Il dit que la contagion, c'était de la blague. Ici, personne ne mourait : sauf des vieux, comme d'habitude. Évidemment, il y a toujours des gens qui ont peur et ça gêne un peu le commerce mais, de ce côté-ci de la montagne, il n'y a absolument rien à craindre. Il ajouta qu'il avait des chambres très propres.

« Je le crois, dit Angelo, mais nous en parlerons tout à l'heure. Montrez-moi votre écurie. »

Il s'était mis à pleuvoir. On fit entrer les chevaux dans un vaste bâtiment destiné à abriter les convois et les charrois de marchandises. Pour le moment, il était vide, sonore et plein d'ombre ; la lanterne n'en éclairait qu'une partie.

« Voilà ce que je veux, dit Angelo en s'approchant du coin des mangeoires. Versez là-dedans deux boisseaux d'avoine sèche et apportez huit bottes de paille : cinq pour les chevaux et trois pour moi.

— Vous n'êtes pas gentil, dit l'aubergiste d'une voix douce. Vous avez l'air de croire que quelqu'un va s'intéresser à vos chevaux. Peut-être même avez-vous des doutes sur moi ? Il vaudrait mieux le dire carrément. » Et il s'approcha. C'était un montagnard trapu.

« Quand j'ai des doutes, je ne le dissimule pas, et je viens de te parler assez clair, dit Angelo. Fais ce que je te dis puisque je te payerai pour ce que tu feras. Je crois ce que je veux. Je fais ce que je veux. Et quand je voudrai changer d'avis, je ne te demanderai pas la permission. Maintenant, recule-toi et écoute si tu veux gagner ta croûte comme tout le monde.

— Vous êtes peut-être un sous-préfet, monsieur, dit l'homme.

— C'est dans le domaine des choses possibles, dit Angelo, aussi, mets deux poulets à la broche. Et une douzaine d'œufs à la coque pour attendre.

— Vous n'y allez pas de main morte, dit l'homme. Tout ça va aller chercher très cher.

— Je me l'imagine fort bien, dit Angelo. La solde d'un sous-préfet est de taille à tout supporter. Si tu as un garçon, envoie-le-moi pour les portemanteaux. »

Ce fut une jeune fille mais taillée épais et fort capable de faire le travail d'un homme qui vint s'occuper des chevaux.

« Que fait la jeune dame là-haut ? demanda Angelo. Est-ce qu'on la soigne ?

— C'est votre femme ?

— Oui.

— C'est vous qui lui avez payé sa grosse bague ?

— Oui, c'est moi.

— Vous êtes gentil.

— Je suis extrêmement gentil, dit Angelo, surtout quand on me rend service. Est-ce qu'il y a le choléra par ici ? »

Et il lui donna une pièce de quarante sous.

« Il n'y est pas trop, dit-elle.

— Pas trop c'est combien.

— Deux.

— Quand ?

— Il y a huit jours.

— Faites-moi une commission, dit Angelo. Voilà six francs. Allez à l'épicerie et achetez-moi cinq kilos de farine de maïs, deux sous de sel et un franc de cassonade. Vous mettrez tout ça sous ma selle là, dans la paille. Je me charge des bagages. »

Avant de remonter dans l'auberge, il s'assura que l'écurie n'avait d'issue que par la porte cochère et que celle-ci était fermée et dûment barrée par un verrou de fer qu'il était impossible de faire tomber sans bruit.

La jeune femme était assise près de la cheminée où elle faisait bouillir elle-même sa casserole d'eau pour le thé.

« Vous n'avez pas froid ? » demanda Angelo.

Et il regarda les jambes qui étaient belles, sans les bottes et couvertes de bas de fil à dessins d'arabesques. « Pas le moins du monde.

— Voilà le bagage, dit-il et je vais, si vous le permettez, faire l'importun. Avez-vous dans vos sacoches des bas de laine ?

— Je peux hardiment répondre non. Je n'ai jamais mis de bas de laine de ma vie.

— Il n'est pas trop tard pour commencer. Il doit y en avoir chez l'épicier, dans ce village où sans aucun doute il fait très froid l'hiver. Nous allons en acheter. En attendant, mettez ceux-ci qui sont à moi et dix fois trop grands pour vous, mais l'important c'est d'avoir très chaud aux pieds.

— On ne peut guère résister à une galanterie aussi bien intentionnée, dit-elle. Tenez-moi ces jarretières, je vais passer vos bas. Vous avez raison. Il est inutile de courir si on ne doit pas faire tout ce qu'il faut. Mais, vous-même, avez-vous pris des précautions ?

— Il y a tout à l'heure cinq mois que je me promène dans cette saleté, dit-il. J'y ai gagné toutes sortes de galons. La contagion me craint comme la peste mais j'ai pris des précautions pour les jours qui vont suivre. »

Il parla des achats qu'il avait fait prendre chez l'épicier. Il dit que, désormais, ils n'auraient plus la naïveté d'acheter du pain mais qu'ils feraient tout simplement dans la casserole de la « polenta » avec de la farine de maïs, comme en Piémont.

Il fallait être nourri solidement ; on pouvait s'attendre à des étapes pénibles en montagne ; celle d'aujourd'hui n'était déjà pas à la portée de tout le monde. Là-dessus il se mit à rougir.

« Vous allez m'excuser, dit-il en devenant cramoisi sans cesser cependant de regarder la jeune femme en face avec de grands yeux, mais il faut absolument que je vous parle comme à un cavalier de deuxième classe. Vous montez à califourchon. N'êtes-vous pas écorchée ou blessée ?

— Je suis étonnée de cette tendresse si sûre d'elle-même que vous avez pour tout le monde, moi comprise, dit-elle. Rassurez-vous, je peux faire des étapes comme aujourd'hui, à la file, sans être autre chose que fatiguée : ce que je suis, je n'en disconviens pas. J'ai une grande pratique du cheval depuis mon enfance. Mon père avec lequel je suis restée seule était médecin de campagne et je l'accompagnais dans ses tournées par tous les temps sur ma jument. Pour des raisons qu'il serait trop long de vous expliquer, j'ai monté de plus belle depuis mon mariage. Je suis d'ailleurs fort bien équipée. »

Et elle parla avec naturel des culottes de cuir qu'elle portait sous sa jupe.

« Je suis bien content, dit Angelo. Je ne vois pas pourquoi nous ne sommes pas camarades, du fait que vous êtes une femme et moi un homme. Je vous avoue qu'à diverses reprises aujourd'hui j'ai été gêné. Tenez, ce matin quand je vous ai trouvée, le pistolet à la main, j'étais tenté de vous taper sur l'épaule comme je le fais à Giuseppe et même à Lavinia quand c'est nécessaire. Je me suis retenu et c'est dommage car, parfois, cela dit plus que tous les mots dans les moments critiques. »

Il était sur le point de lui parler avec passion des combats pour la liberté.

« Qui est Lavinia ? dit-elle.

— La femme de mon frère de lait ; de Giuseppe. Elle servait ma mère en Italie. Elle a accompagné Giuseppe quand il a dû s'exiler ; un peu après que j'en sois réduit à la même extrémité. Ensuite, ils se sont mariés. Mais, quand elle avait dix à douze ans, je la vois encore en train d'assouplir avec du talc les culottes de cuir que ma mère, comme vous, mettait sous ses jupes pour aller à notre terre de Granta. »

Et il parla des forêts de Granta.

La jeune femme trouva fort bien le poulet qui lui était destiné en entier. Elle en fit tout ce qu'Angelo faisait du sien. Ils mangèrent aussi les œufs et terminèrent le repas par une solide assiette de soupe.

« Vous allez vous reposer dans un lit, dit Angelo. Moi, je ne quitte pas les chevaux et les bagages. On aurait vite fait de nous rogner les ailes. Vous avez vu comme le marchand de moutarde a lorgné de ce côté-là. Au fond, je ne suis dupe que par plaisir. Quand il s'agit de l'essentiel, je sais compter comme tout le monde. »

Il lui recommanda de ne pas céder à la tentation de se laver à l'eau chaude ; il fallait de l'eau abondamment bouillie.

« Il faut, dit-il aussi, vous couvrir de façon à avoir très chaud et garder aux pieds mes bas de laine pendant votre sommeil. La fatigue prédispose aux frissons et, d'ailleurs, la chaleur délasse. Mettez le verrou et placez vos pistolets sous le traversin. A la moindre des choses, et même au moindre frisson, comme vous n'avez pas de sonnette, tirez carrément un coup de pistolet. Nous sommes chez l'ennemi ; il n'y a pas à économiser la poudre. Enfin, dit-il, l'essentiel c'est que vous ne couriez aucun danger d'aucune sorte et que vous soyez sauvée de tout. Le fait de mettre toute l'auberge en émoi est sans importance et parfaitement légitime. Je suis là pour le faire comprendre à qui que ce soit. »

Il alla ensuite fumer un petit cigare devant la porte.

Il pleuvait toujours doucement. La montagne soupirait au-dessus du village.

Angelo fit son lit dans la paille, à côté des chevaux. Il était sur le point de s'endormir quand il entendit un roulement de voiture et, un moment après, la petite porte qui communiquait avec l'auberge s'ouvrit, l'hôte traversa à pas pressés la vaste écurie sonore et vint tirer le verrou du portail.

Ce fut pour faire entrer un cabriolet. Il en descendit un homme à qui l'aubergiste donna du monsieur gros comme le bras.

Peu de temps après tout le trafic, l'homme revint avec la fille d'écurie et des bottes de paille. Il se mit en devoir, lui aussi, de coucher à côté de son cheval.

C'était un homme d'une cinquantaine d'années, strictement habillé de drap fin ; son foulard était de cachemire de bon goût. Il étala sur sa paille un large plaid écossais.

« Je m'excuse du dérangement, dit-il en voyant qu'Angelo avait les yeux ouverts. Si je vous avais imité plus tôt je me serais épargné bien des déboires. »

Il raconta que, trois jours auparavant, on lui avait volé un équipage magnifique. Il s'était procuré celui-là à prix d'or. Il venait de Chauvac. Il essayait de parvenir jusqu'à la vallée du Rhône et là, avec un peu de chance, il comptait passer le fleuve en barque et gagner l'Ardèche où, paraît-il, l'air luttait victorieusement contre la contagion. Il venait de Savoie où le choléra était dans une rage inimaginable.

Angelo lui demanda si à Chauvac les soldats créaient beaucoup d'ennuis aux voyageurs.

« A vrai dire, répondit cet homme, je suis plutôt porté actuellement à trouver que les soldats n'en font pas assez. Ils auraient certainement pu trouver mes voleurs et me faire rendre un cheval de toute beauté que ces paysans vont gâter sans profit pour personne. Je dois reconnaître que, si on a la tête un peu près du bonnet, on a cent fois par jour l'occasion de se mettre dans des colères noires contre ces officiers arrogants qui ont l'air de croire que le choléra se traite par du service en campagne, et qui, en réalité, passez-moi l'expression, font dans leurs bottes, au figuré, avant d'y être véritablement contraints par la force des choses. Comme leur consigne les oblige à rester là et qu'ils ont peur, ils ont inventé des consignes pour se faire tenir compagnie par le plus de monde possible et notamment par les gens comme vous et moi. Si vous montez dans les Alpes, monsieur, ce qui vous attend n'est pas beau. » Il expliqua que les villes étaient réduites à merci.

« Savez-vous où l'on en est dans les plus grandes, où dès qu'il y a quinze à vingt mille habitants nous serions en droit de supposer qu'il reste quelque esprit ? On en est à la chienlit, monsieur (on n'a pas cherché midi à quatorze heures). On en est à la mascarade, au corso carnavalesque. On se déguise en pierrot, en arlequin, colombine ou en grotesque pour échapper à la mort. On se masque, on se met un faux-nez de carton, de fausses moustaches, de fausses barbes, on se fait des trombines hilares, on joue à “après moi le déluge” par personnes interposées. Nous sommes en plein moyen âge, monsieur. On brûle à tous les carrefours des épouvantails bourrés de paille qu'on appelle “le père choléra” ; on l'insulte, on se moque de lui. On danse autour et on rentre chez soi crever de peur ou crever de chiasse.

— Monsieur, dit Angelo, je méprise ceux qui n'ont pas le sens de l'honneur.

— C'est une excellente méthode, dit l'homme. Si l'on meurt à votre âge, elle est parfaite. Si l'on arrive au mien, on la modifie. Elle ne gêne donc en aucun cas. On a répété sur tous les tons que le meilleur remède contre le choléra c'étaient les chevaux de poste. Et c'est vrai. Résultats : nous voilà tous les deux couchés dans la paille au pied de nos chevaux de peur qu'on nous les vole ; vous par prudence sans doute, ce dont je vous félicite ; moi, par expérience. On ne peut pas prétendre que nous aimions beaucoup notre prochain. Vous me répondez : “Je ne fais de mal à personne.” Attention : la haine n'est pas le contraire de l'amour ; c'est l'égoïsme qui s'oppose à l'amour, ou plus exactement, monsieur, un sentiment dont vous entendrez désormais beaucoup parler en bien et en mal : l'esprit de conservation.

« Mais, je vous empêche de reposer et vous avez sans doute encore une longue route à parcourir, pleine d'embûches, et moi aussi. A ce sujet d'ailleurs, je dois vous dire que, dans ce pays, il paraît qu'on s'est mis à dévaliser les gens à main armée, qu'on arrête sur les routes, qu'on dépouille même les morts. J'ai vu avant-hier fusiller avec beaucoup d'apparat trois larrons à la vérité fort modestes d'allure. Larrons en foire.

« Ne cherchons pas la petite bête et contentons-nous, monsieur, de ce que nous avons ce soir (et que nous avons bien cherché) : une planche sur la mer, juste assez large pour y dormir.

« Bonsoir, monsieur. »