La jeune femme fut sur pied de bonne heure et manifestement en parfait état. Angelo avait surveillé avec grand soin l'ébullition de l'eau pour le thé. Il montra aussi beaucoup de contentement personnel du sac de farine de maïs, de la cassonade et de douze œufs durs qu'il avait eu l'esprit de faire préparer.
« Les nouvelles que j'ai de Chauvac ne sont pas bonnes », dit-il.
Il parla de l'homme qui avait dormi à côté de lui et était reparti à la pointe du jour.
« Je crois que nous allons avoir à batailler. En tout cas, voilà ce que j'ai pensé. Dites-moi si vous êtes de cet avis. Servons-nous de la partie la plus déserte et la plus sauvage de ce pays. Fuyons les routes et les villes, tous les endroits où il y a des gens. Il paraît que non seulement ils ont le choléra, mais encore ils sont devenus fous. Dans la montagne, nous ne craignons qu'une chose : les brigands. On prétend qu'il y en a. Nous verrons bien.
« D'ailleurs, d'après ce que Giuseppe m'a dit et selon sa carte, Sainte-Colombe est dans une solitude affreuse. Dès que nous aurons rejoint mon frère de lait et sa femme, nous pouvons passer sur le corps de tous les brigands du monde. Giuseppe est un lion et Lavinia se ferait tuer pour son mari et pour moi.
— Je suis entièrement d'accord, dit la jeune femme. Je n'ai qu'une chose à ajouter. »
Et elle se pencha vers Angelo pour lui parler près de l'oreille.
« Réglez ma dépense, cela paraîtra plus naturel. Je vous rendrai l'argent dès que nous serons seuls. Non, ne vous retirez pas. Écoutez : je sais que c'est sans importance mais je n'ai pas fini ; je vais vous faire une recommandation qui intéresse notre sécurité au plus haut point, sans quoi je ne vous demanderais pas ce que je vais vous demander et qui va vous coûter très cher. Voilà ce que c'est : payez mais faites l'avare. Ne donnez pas un sou de plus que ce qu'on vous demandera. Efforcez-vous même de donner un sou de moins. On nous respectera comme le Saint-Sacrement. Pour le reste, j'ai autant confiance en vous que vous-même, sinon plus et je sais que nous passerons sur le corps de tous les brigands du monde, sans l'aide ni de votre Giuseppe ni de votre Lavinia.
— Vous parlez comme le policier de Turin qui n'a pas osé m'arrêter. “Ah ! Monsieur, disait-il, pourquoi un duel au sabre quand il est si facile d'assassiner avec un couteau, et dans ces cas-là nous avons le droit d'être aveugle.”
— Vous voyez bien, dit-elle, vous mettez d'excellentes personnes dans l'embarras. Vous les prenez au pied levé et vous leur demandez du courage, de la générosité, de l'enthousiasme ou qui sait quoi dont elles ne sont capables qu'après mûre réflexion et beaucoup d'échauffement. Ce sont des pères de famille la plupart du temps. Soyez généreux : donnez moins. Ils se ruinent à vouloir vous suivre. Ici, c'est plus simple. Il est dangereux de montrer que nous avons de l'or. On peut vous tirer un coup de fusil d'une fenêtre ou mettre de la mort-aux-rats dans votre soupe.
— Vous avez raison, dit Angelo, cela perdrait tout. »
Sans aller jusqu'à réclamer un rabais il paya la dépense comme un bourgeois. Il compta soigneusement la monnaie qu'on lui rendait et regarda sur toutes ses faces la pièce de deux sous qu'il donna à la fille.
« Nous nous sommes dit des mots un peu vifs hier soir, dit-il à l'aubergiste ; mais vous devez avoir l'habitude des gens énervés ces temps-ci. Connaissez-vous un endroit qui s'appelle Sainte-Colombe ? Nous voudrions y aller sans passer par Chauvac.
— Vous êtes tous les mêmes, dit l'homme. Qu'est-ce qu'il y a de si terrible à Chauvac ? Il ne meurt jamais que les plus malades.
— C'est aussi mon avis, dit Angelo, mais il ne s'agit que des soldats. Je ne les cherche pas.
— Moi non plus, dit l'homme. Ils m'enlèvent le pain de la bouche depuis qu'ils arrêtent le trafic. J'étais en passe de mettre quelques sous de côté. Voilà ce que je vous conseille. Laissez le torrent où il est. Il y a depuis avant-hier un poste de garde au sommet de Charouilles. Passez à gauche dans le bois. En sortant des arbres, suivez le vallon. Quand vous serez de l'autre côté, prenez comme point de direction le moulin à vent de Villebois qui se voit comme le nez au milieu de la figure. Vous arrivez à un ruisseau. Remontez-le. Il entre dans une gorge. Votre Sainte-Colombe est par là dedans. »
Ils montèrent dans des escarpements, puis à travers une maigre forêt. Le jour était bleu sombre. Les arbres luisaient de la pluie passée. Les branches se déchargeaient de leur eau en soupirant. Mille petits ruisseaux faisaient dans l'herbe des bruits de chats.
Au-delà des sapins clairsemés, la montagne se développait en pâtures déjà rousses. On apercevait aussi la ligne de crête et les arbres énormes, sans doute des hêtres qui régnaient là-haut.
Le chemin que l'aubergiste avait indiqué était facile à suivre et dissimulait complètement les voyageurs sous les bois, au creux du vallon et au flanc des tertres. Il leur fit même à la fin passer la crête dans une sorte de tranchée naturelle, sous des hêtres gigantesques. A cet endroit, l'air plus léger portait le grésillement d'une sorte de piaillerie qu'on aurait pu prendre pour celle de certains oiseaux. Mais Angelo se dressant sur ses étriers vit et fit remarquer à la jeune femme des taches rouges qui s'agitaient sous les branches à quelques centaines de mètres sur leur gauche.
C'étaient sans aucun doute les soldats. En effet, quelques instants après, une petite caravane déboucha du couvert et commença là-bas à descendre la pente. De toute évidence, des gens venaient de se faire prendre par le poste de garde et on les ramenait à la ville. Angelo compta cinq ou six personnes habillées de noir et deux dolmans rouges en serre-file.
Contrairement à ce qu'on pouvait croire il n'existait pas, de l'autre côté de Charouilles, de vallée profonde mais simplement une très large cuvette de terre grave, presque lugubre. On voyait fort bien Chauvac à deux lieues sur la gauche.
Angelo et la jeune femme jugèrent prudent de lui tourner le dos et de s'éloigner encore un peu. Ils firent au moins deux lieues de plus sur la droite, bien dissimulés sous les hêtres, en terrain facile et dans un paysage enchanteur. Des branches de marbre soutenaient les retombements d'épaisses toisons d'or. Les feuillages d'un roux luisant semblaient faire leur propre soleil sous le ciel gris. Des avenues d'un sol moelleux s'en allaient paisiblement de tous les côtés, entre les colonnes, sous des arches blanches comme la neige.
A l'orée du bois ils découvrirent un pays triste. La terre décharnée montrait l'os. On ne voyait de moulin nulle part. Ils escaladèrent un monticule de schiste noir charrué de ravin. Du sommet, on n'apercevait qu'une cuvette d'une demi-lieue de large contenant quelques vieux champs pleins de pierres et trois moignons d'arbres usés de vent, de pluie et de gel. En avançant, ils découvrirent une petite maison cachée dans un repli. Mais elle était vide. Elle ne contenait aucune trace de vie ou de mort récente.
Ils songèrent un moment à camper à cet endroit-là. Malgré toute la sécurité de la solitude ils se contentèrent de manger deux œufs, sans descendre de cheval, tout en jetant de furtifs regards à droite et à gauche. L'herbe même était sans attrait : dure, sèche et grise, elle rebuta même le museau des bêtes. Des lavandes défleuries saupoudraient de cendres funèbres les flancs osseux de la dépression.
Ils remontèrent de l'autre côté pour découvrir toute une succession de creux semblables et de dunes délabrées. Une petite avoine sauvage et très blonde qui poussait en touffes maigres entre les pierres accentuait la tristesse des lieux en faisant ressortir par sa couleur la lividité des rochers.
Pendant plusieurs heures ils suivirent les crêtes, cherchant le moulin de tous les côtés.
« Nous nous sommes perdus, dit Angelo. Il faudrait tâcher de trouver un paysan pour nous renseigner, sans quoi nous allons errer jusqu'au soir. Descendons dans le fond. »
Ils entrèrent dans un vallon étroit fort sinistre où retentissait une chute d'eau. Les chevaux pataugeaient dans une glaise sombre. Un torrent flasque et sale encombrait le passage et tressautait entre des décombres de rochers, des limons, des souches d'arbres, des buissons à moitié noyés. Des pentes désolées, sans regard ni voix les entouraient de tous les côtés. Les ruissellements d'un argent funèbre soulignaient le noir de charbon des éboulis marneux qui les enfermaient. De détour en détour, le ravin s'élargit un peu mais sans vivre autrement que par l'eau boueuse qui les accompagnait et s'enlaçait aux jambes de leurs bêtes. Enfin, ils purent aborder dans une sorte de golfe où s'était arrondie une petite prairie rousse portant quelques noisetiers défeuillés et des touffes de buis. Une sorte de sentier paraissait marquer le flanc des pierrailles. Après avoir suivi pendant quelque temps cette trace, ils aperçurent, nichée dans un bosquet de vieux saules ébréchés, une cabane en rondin, à la porte défoncée. Mais il y avait là des crottins frais et, sous un anneau de fer planté dans le mur, une litière récente. Deux planches posées sur des pierres traversaient le ruisseau. Au-delà, commençait un maquis de buis arborescents dans lequel serpentait une ombre qui pouvait être un chemin. C'était une piste où étaient marquées les glissières d'un traîneau de bois. Un peu plus loin, ils trouvèrent encore du crottin plus frais que celui de la cabane et les empreintes de pas d'un mulet ferré large et qui devait tirer un assez lourd fardeau car il piochait de la pointe du sabot.
Du haut de leurs chevaux, cependant, et même en regardant de tous les côtés, ils ne purent apercevoir âme qui vive. Il y avait quelque chose de fade et d'écœurant dans cette monotonie de grisaille et de désert. La sève amère des buis imbibait l'air. Les épines des ronces, les aiguilles des genévriers, les herbes ligneuses qui se cramponnaient comme des araignées sur de toutes petites croûtes de terre pulvérulente et verte irritaient le regard. La tristesse était dans le pays comme une lumière. Sans elle, il n'y aurait eu que solitude et terreur. Elle rendait sensibles certaines possibilités (peut-être horribles) de l'âme.
« On doit pouvoir s'habituer à ces lieux, se disait Angelo, et même ne plus avoir le désir d'en sortir. Il y a le bonheur du soldat (c'est celui que je mets au-dessus de tout) et il y a le bonheur du misérable. N'ai-je pas été parfois magnifiquement heureux avec ma nonne et souvent au moment même où nous tripotions les cadavres sur toutes les coutures. Il n'y a pas de grade dans le bonheur. En changeant toutes mes habitudes et même en prenant le contre-pied de mes notions morales, je peux être parfaitement heureux au milieu de cette végétation torturée et de cette aridité presque céleste. Je pourrais donc jouir du plus vif bonheur au sein de la lâcheté, du déshonneur et même de la cruauté. L'homme est également fait pour ces sentiments qui me paraissent d'un autre monde, comme cet endroit-ci qui me paraît un autre monde, et cependant voici la trace d'un traîneau et les empreintes d'un sabot de mulet. Cette réflexion manque à Giuseppe. S'il était ici, il hélerait de tous les côtés avec ses mains en porte-voix ou bien, de guerre lasse, il chanterait une chanson de marche pour hâter le pas. Et cependant on voit peut-être ici les raisons pour ne jamais faire aucune révolution. Quand le peuple ne parle pas, ne crie pas ou ne chante pas, il ferme les yeux. Il a le tort de fermer les yeux. Nous n'avons pas dit un mot depuis deux heures avec cette jeune femme, mais nous ne dormons pas. »
En continuant à suivre les traces du traîneau, ils prenaient par le flanc amer d'une montagne blême et sans forme, semblable à un gros sac. De détour en détour ils s'élevèrent un peu et trouvèrent enfin un sol plus sec. Ici commençait un chemin qui les fit monter encore, passer à un petit col et descendre de l'autre côté de la montagne, dans un versant un peu plus boisé mais où la tristesse dominait toujours.
« Je m'excuse, dit bêtement Angelo à sa compagne, je voudrais vous parler mais je ne sais que dire.
— Ne vous excusez pas, rien ne me passe par la tête à moi non plus, sinon, il y a deux minutes, l'idée avec laquelle j'ai essayé de me réconforter que Chauvac et les soldats étaient loin maintenant. »
Le chemin circulait à travers une sapinière sordide, usée jusqu'à la corde par une invasion de chenilles qui avaient pendu des haillons gris dans tous les rameaux. Il n'y avait trace d'habitation nulle part. On ne pouvait même plus savoir si le traîneau était passé par là. Le sol de rocaille blême et dure n'était pas marqué.
Ils atteignirent un fond de ravin, juste pour traverser un autre ruisseau et remonter sur l'autre versant. Ils entrèrent dans un bois de petits chênes plus épais, plus robustes que la sapinière et qui se mit à grésiller de ses feuilles sèches à leur passage. Quoique désert, ce pays semblait être utilisé par quelque chose, peut-être par quelqu'un. A travers les rameaux écartés et la résille des branches nues ils apercevaient toujours les espaces fades, les formes veules de cette montagne échinée et lugubre sous le ciel blanc, mais ils trouvèrent au bord du chemin quatre piquets ébranchés plantés en rectangle sur un emplacement où l'on avait dû entasser du petit bois de coupe. Il y avait aussi, à cet endroit-là, des ornières profondes de roues de charrettes marquées sur les bords de terre et des buissons écrasés. On avait fait tourner ici un attelage et chargé du bois.
Les détours les haussèrent lentement, d'étage en étage, le long de ce versant, jusqu'à la crête nue d'où ils purent apercevoir tout un entrelacs de ravins broussailleux, un enchevêtrement de pentes couvertes de bois rouillés, une houle de crêtes livides. Le chemin circulait partout sans avoir l'air d'aller vraiment quelque part. On le voyait disparaître ici, resurgir là-bas, s'enfoncer dans un bois, entrer dans un découvert, traverser une lande, se plier sur une crête, apparaître sur une autre, revenir sur ses pas, descendre, monter, serpenter, partir et rester là.
« Nous voilà frais, dit Angelo.
— Je ne me plains pas, dit la jeune femme. Somme toute, tous les dangers sont écartés. Il y a mille à parier que les soldats ne viennent jamais par ici, et quant à la contagion, qu'est-ce qu'elle y ferait toute seule ? Sans société ? Regardez-nous, ici debout sur notre piédestal : nous n'avons jamais été en plus grande sécurité. Nous sommes en dehors de toute atteinte. Vous avez de la farine de maïs et ce qu'on fait avec elle est, dites-vous, meilleur que le pain. Il y a assez de bois pour brûler Rome. Les ruisseaux sont manifestement purs. »
Ils se laissèrent aller dans la pente, entrèrent dans un bois exposé au nord. La moitié des arbres, de petite taille d'ailleurs, étaient recouverts de lichens. Des carcasses de sapins morts s'étaient écroulées de tous les côtés. Rongées d'humidité, elles s'effritaient en poussières et en moignons rougeâtres. Angelo fit remarquer qu'aucune d'elles n'encombrait la petite route. Il devait y avoir sûrement par là, à certains moments, une sorte de trafic. Il avait bien fallu que le traîneau et le mulet viennent de quelque part jusqu'à la cabane du premier ravin et retournent quelque part. Il n'en restait plus trace mais il n'avait pu passer que par ici. En continuant à aller dans cette direction on pouvait compter le rejoindre ou arriver dans un endroit habité. Il avait deux ou trois heures d'avance à peine.
Le ravin dont il fallait aller toucher le fond avant de remonter de l'autre côté était très encaissé. A chaque détour maintenant, ils entraient dans de l'ombre de plus en plus épaisse et humide. Des mousses grasses et des lichens déroulés en longues barbes pendaient de tous les rameaux. Le pli profond du vallon était embarrassé de tout un cimetière d'arbres. Les squelettes de grands sapins et même de quelques hêtres jadis musculeux, étroitement embrassés, encombraient le lit étroit d'un torrent dans lequel le chemin passait à gué. D'énormes clématites défeuillées encordaient de lianes blanches ces entassements de branches mortes et de troncs décharnés. Des ronces vigoureuses aux feuilles bleues, aux épines semblables à des pointes de couteau dévoraient paisiblement le charnier. Retenue par ce barrage, une eau noire croupissait entre des prèles et des joncs.
De l'autre côté, ils grimpèrent dans une lande rase, tout étoilée d'énormes chardons. Le chemin qui, jusque-là, avait été marqué et même par endroits carrossable, était réduit maintenant à deux ornières profondes. On en voyait les deux lignes serpenter en tremblant à perte de vue sur ce vaste versant nu et aboutir finalement à un étrange rocher aux arêtes vives. Après une demi-heure de marche, ils reconnurent que c'étaient des murs sur lesquels ils piquèrent droit pour trouver une bergerie déserte et à moitié écroulée. Il y avait cependant ici une odeur de laine et de fumier de mouton. Sur l'aire, devant les ruines, quelques pierres plates étaient encore saupoudrées de gros sel rougeâtre.
« Or, il a plu cette nuit, se dit Angelo. Ce sel aurait fondu. Il y avait encore des moutons à cet endroit ce matin. »
La petite fontaine qui alimentait l'abreuvoir était bien entretenue. Son canon de bois enfoncé dans le flanc d'un talus avait été cerclé récemment d'un anneau de fer qui était encore brillant.
De la crête toute proche on allait sans doute voir du nouveau. Ils y montèrent.
Ils dominaient un labyrinthe de ravins boisés, une vaste étendue de toitures de montagnes. Ce canton avait l'air d'être un peu plus forestier que celui qu'ils venaient de traverser mais ne portait nulle part trace de vie. Des landes nues, particulièrement grises, sur lesquelles devait pousser la lavande sauvage, et de grandes plaques de hêtres roux alternaient sans fin jusqu'à l'horizon où les dernières hêtraies bleues et à peine plus épaisses qu'un trait de plume étaient appliquées directement contre le ciel blanc. Le chemin continuait à faire flotter ses deux ornières à travers tout ce pays.
« Il me semble que j'entends aboyer un chien », dit la jeune femme.
Angelo écouta.
« C'est un renard, dit-il. Et il est loin. »
A partir de la crête, une longue descente en oblique, sur le versant nord, les conduisit à la première de ces forêts de hêtres. Son feuillage rouge sombre craquait dans l'air immobile. Le sous-bois était nu, désolé, parsemé de gros rochers. Les rameaux épais étouffaient tous les bruits ; les chevaux semblaient se mouvoir dans la profondeur d'une eau sombre.
Ils débouchèrent dans un pâturage maigre. Tout de suite après commençait une éteule de seigle clairsemée. Elle avait été soigneusement raclée à la faucille, au ras des cailloux. Le chemin continuait dans des terres vagues piquetées de buis et de lavandes.
« Qu'apporterons-nous à l'homme qui vient semer et faucher ce champ ? » se dit Angelo.
Il ne pensait plus au choléra.
« Si nous devons nous battre dans les rues, se disait-il, et tuer des soldats qui seront peut-être les fils de ce paysan pauvre mais à qui on aura donné des consignes, il faudrait au moins que nous ayons comme excuse la possibilité de changer la face du globe. Or, ceci nous échappe. C'est un royaume vide. Il y a ici du mal et du bien que nous ne pourrons pas réformer et qu'il vaut probablement mieux que nous ne réformions pas. »
Il éprouva le besoin de parler avec sa compagne. Ils étaient d'avis, tous les deux, que ce champ donnait l'espoir de rencontrer bientôt une ferme. Mais ils marchèrent encore pendant plus d'une heure sans rien voir de semblable, même du haut d'une nouvelle crête qui dévoila une fois de plus l'étendue des terres désertes.
« Je suppose qu'il faut s'obstiner, dit la jeune femme. A tout prendre, nous camperons de nouveau dans les bois.
— Ces hauteurs sont moins douillettes que la pinède où nous avons campé avant-hier soir, dit Angelo. Il doit faire froid ici dessus. J'aimerais rencontrer un village d'où part une vraie route et aller un peu vite dans quelque coin.
— Il vous faut de la société, même si elle a le choléra ?
— Je n'y tiens pas spécialement, mais, en effet, avec le choléra, je ne fais pas trop mauvais ménage. »
Il lui raconta son aventure avec la nonne, après être descendu des toits de la ville.
« J'avoue qu'ici, dit-il, je respire à l'aise et que je n'ai pas à batailler. Mais, que puis-je faire avec un hêtre au bout de cinq minutes de compagnie avec lui ? Je me dis qu'il est beau, je me le répète deux ou trois fois, je prends plaisir à sa beauté puis il faut que je passe à autre chose, dans quoi il y a l'homme. Je peux rester indéfiniment dans ces solitudes qui ne m'effrayent pas, vous le voyez bien, mais, si je trouve un champ raclé jusqu'à l'os comme celui de tout à l'heure, j'ai l'impression qu'il faut que je m'en occupe. Ne serait-ce que pour dire bonjour à celui qui est venu jusqu'ici piocher dans les pierres.
— Et cependant, dit-elle, que pouvons-nous rêver de mieux ? Aller jusqu'où nous voulons aller, pour vous jusqu'en Italie puisque vous y avez à faire, par des chemins déserts ; il me semble que ce serait parfait. Il n'y a pas ici de mauvais voisins : ni grands clochers, ni grande rivière, ni grand seigneur. »
Le chemin les promenait à travers les bois noirs et les landes pâles, les approchait lentement des grands hêtres solitaires dont ils avaient le temps de voir monter et s'épanouir toute l'architecture barbare ; la charpente blanche comme le sel portait haut dans le ciel la lourde toison du feuillage roux, parfois sanglant.
Angelo remarqua que toutes ces forêts avaient des formes géométriques et ressemblaient à des bataillons de lignes, l'arme au pied, par rangs de quatre ou de seize, disposés en réserve sur un champ de bataille. Parfois, un sapin isolé, debout sur un tertre dans son lourd manteau de cavalerie complétait l'illusion ; ou le murmure d'une troupe qui a trop longtemps attendu les ordres, sortait d'un bosquet dont ils longeaient la lisière.
Il était, à son cœur défendant, impressionné par ces arbres assemblés depuis des siècles dans la solitude.
« Est-ce que la liberté de la patrie, se disait-il, compte moins que l'honneur, par exemple, ou tout ce que je me suis donné pour pouvoir tenir debout ? »
Il voyait ici un pays sans choléra ni révolution mais il le trouvait triste.
Enfin, au bout d'une heure de marche silencieuse et pensive, dans un paysage de larges étendues battant des ailes, ils aperçurent au milieu d'un quartier dénudé une sorte de pilier qui se dressait, solitaire.
C'était un oratoire rustique surmonté d'une petite croix de fer.
« Allons, se dit Angelo, j'ai rêvé. Les hommes sont là. Il te faut retomber sur tes pattes. Ceci l'indique. »
« Avouez, dit-il, s'il y a des gens sur ces hauteurs, ils se font pressentir de loin. Il était à peine midi quand nous avons trouvé la cabane et maintenant, le soir est sur le point de tomber. »
Ils hâtèrent le pas mais ils durent encore traverser un très long versant désert et passer deux ravins boisés avant de découvrir une maison basse avec ses toits gris à ras de terre. Encore ne leur fut-elle révélée que par un fil de fumée qui sortait de sa cheminée et une lueur de lampe jaune aux vitres de sa fenêtre. Elle était seule d'ailleurs. Il n'y avait pas de village.
Ils piquèrent droit, au petit trot, et ils arrivaient sur l'aire quand la porte s'ouvrit. Un homme sortit, portant un seau.
Il posa le seau à terre et se précipita sur un gros chien qui venait de se dresser d'un tas de paille et s'apprêtait à sauter sournoisement sur les jambes des chevaux.
« Nous l'avons échappé belle, lui dit Angelo en riant.
— Plus belle que ce que vous croyez, dit l'homme. C'est un lion. Et, quand il m'obéit, dans ces cas-là c'est pas toujours, il faut se signer du coude. Vous n'imaginez pas comme il aime mordre. Quand il le fait, monsieur, c'est trop tard. »
C'était un petit homme rond comme une boule, éclatant de santé. Il en faisait tant qu'il pouvait pour retenir par le collier le chien qui ouvrait une gueule énorme débordante de crocs blancs.
« Où sommes-nous ? dit Angelo, qui manœuvrait un cheval rétif pour se placer entre la jeune femme et le chien.
— Attendez donc, dit l'homme, je vais enfermer celui-là d'abord. »
Il tira le chien vers une petite étable.
« Regardez », dit la jeune femme à voix basse.
Le seau était plein à ras bord de sang, recouvert d'écume rose.
L'homme revenait après avoir enfermé le chien et soigneusement calé avec un billot de bois la porte contre laquelle la bête se ruait en grondant.
« Comment s'appelle cet endroit ? demanda Angelo.
— Ça ne s'appelle pas, dit l'homme, du moins j'en sais rien. C'est chez nous. »
Il désigna les larges espaces.
« Ici, c'est Charouilles. »
Il avait de petits bras courts.
« Est-ce qu'il y a un village par là à côté ?
— Ici ? Non jamais. En bas, dans le val, oui mais c'est loin et il faut connaître. Vous venez d'où ?
— De Montjay.
— C'est pas une direction, dit l'homme. On vient jamais de Montjay. »
Il avait les mains rouges de sang et même des débris de viande entre les doigts.
« On a tué le cochon, dit-il. Le cheval de la petite dame n'aime pas mon seau de sang, pas vrai ? Je vais le cacher, attendez. Mais au fait, vous pensez peut-être bien à quelque chose ? Il ne va pas tarder à faire nuit.
— On ne pensait à rien, il y a dix minutes, dit Angelo. Maintenant on penserait peut-être à attendre le jour par ici, si vous le permettez.
— Je n'ai pas à permettre, dit l'homme, entrez donc. J'avoue que, pour aller au val, c'est une trotte et par les bois. Enfin, c'est une drôle d'idée de venir ici de Montjay. »
La maison, qui de l'extérieur semblait énorme, ne contenait qu'une grande pièce à alcôve ; le reste était en bergeries et en étables ; on entendait bêler des agneaux, grogner des cochons et tinter des mors.
Le porc, fendu comme une pastèque, était étalé sur le couvercle du saloir. Sa tête riait dans une corbeille à côté de lui. Près de l'âtre plein d'un grand feu qui s'escrimait contre un chaudron, une femme grasse et plus blanche que le lard qu'elle découpait avec un long couteau faisait fondre des grignons de saindoux. La table était chargée de morceaux de chair à saucisse et de haillons rouges. L'odeur fade du sang, de la viande charcutée et la chaleur intense du feu sur lequel bouillait le chaudron de graisse étaient chargées de lourdes images pour qui avait tout le jour respiré sur les hauteurs.
« Je vais vomir », dit la jeune femme.
Angelo la fit sortir, lui donna à boire un peu d'alcool, s'inquiéta de la voir blême et frissonnante, la couvrit de son manteau et décida qu'il ne s'occuperait pas de soigner les chevaux comme il en avait eu l'intention.
Il tira de la paille d'une meule, plaça les selles, les sacoches et les portemanteaux de façon à faire un lit bien abrité et douillet.
« Couchez-vous là-dedans et reposez-vous », dit-il.
Il la couvrit tellement qu'elle étouffait. Il lui releva la tête avec un traversin de paille. Il avait été obligé de lui toucher les cheveux, le chignon qui était à la fois dur et soyeux, et de lui soutenir la nuque.
« Comme elle a de petites oreilles », se dit-il.
Il alluma du feu, fit du thé, lui en apporta.
Enfin, elle se leva, ses couleurs étaient revenues.
« J'ai failli tourner de l'œil, dit-elle. Comment avez-vous fait pour supporter la vue de tant de viandes rouges et de cette femme pâle qui se découpait elle-même en morceaux et faisait bouillir sa propre graisse dans le “chaudron de fer” ? »
Il eut le bon esprit de ne pas avouer qu'à ce moment-là il pensait aux chevaux qu'il avait bien envie de bouchonner.
« Vous m'avez fait peur, dit-il. Quand je vous ai vue plus blanche qu'un linge, j'ai pensé tout de suite à cette contagion qui m'était sortie de la tête pendant tout le jour. »
Il parla pendant cinq minutes et avec le plus grand naturel de la frayeur qu'il avait eue et des soins qu'elle devait prendre. D'ailleurs, il était sincère.
La nuit était tombée tout à fait. La maison les regardait de son gros œil rouge de porte ouverte. On voyait là-bas dedans l'homme qui tournait avec son long couteau pointu autour du porc, en train de détacher les jambons.
Ils avaient établi le campement sur l'aire, face aux profondeurs où devait se trouver le val. Protégés par l'angle des bergeries et du bâtiment principal, ils ne sentaient pas le vent qui s'était mis à murmurer comme la mer dans toute la montagne. Ils virent le ciel se déchirer et montrer quelques étoiles ; puis, une sorte de lampe s'alluma au-dessus des nuages et vint éclairer les franges écumeuses de la déchirure. La lune s'était levée.
Ils avaient entretenu entre deux pierres le brasier pour le thé sur lequel la casserole d'eau ronronnait.
Après une autre lampée d'alcool, la jeune femme put se décider à manger deux œufs durs, sans pain. Angelo fit bouillir longuement de la farine de maïs.
« Cela sera, dit-il, une polenta sucrée à la cassonade, très épaisse, qui refroidira toute la nuit et nous bourrera comme il faut demain matin. »
Il refit du thé et alluma un petit cigare.
Loin en bas des montagnes, dans ce qui devait être le val, ils virent briller quelques lumières, puis s'allumer un feu qui devait être très grand ; d'ici, il paraissait être gros comme un pois, mais qui palpitait.
L'homme vint s'asseoir à côté d'eux. Il avait bourré une pipe.
« Il ne faut pas vous inquiéter de la femme, dit-il. Il y a dix ans qu'elle n'a pas prononcé une parole. Je ne sais pas pourquoi. Mais elle n'a jamais fait de mal à personne. Ça lui serait facile : nous couchons à côté ; et je dors. Elle n'a jamais bougé. Qu'est-ce que vous buvez là ?
— Du thé.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Une sorte de café.
— Paraît que ça va mal en bas dans les vallées.
— A cause de quoi ?
— Vous devez en savoir plus long que moi.
— Si vous voulez parler du choléra, oui, ça fait du dommage.
— J'ai un peu vu, dit l'homme, je suis descendu il y a un mois. Ça mettait bien les gens sens dessus dessous. Ils faisaient des tas d'histoires ! J'avais vendu des brebis à un du val qui est mort. Chercher les héritiers, ça a été la croix et la bannière. On les avait emmenés à Vaumeilh pour les passer au camphre.
— Qui donc les avait emmenés ?
— Les soldats, pardi !
— Il y en a en bas ?
— Il n'y en a pas mais il en vient quand il faut. Ça en fait quatre qu'on a étendus, petit à petit. Ils sont devenus méchants depuis...
— Qu'est-ce que c'est le val ?
— C'est l'endroit. C'est reposant, vous verrez si vous y allez.
— Ils ont étendu quatre soldats ? Ils les ont tués, vous voulez dire ?
— Dame ! Faut jamais fourrer son nez à tort et à travers. D'autant qu'ils sont menteurs. Ils ont la colique comme tout le monde, alors, pourquoi qu'il faut aller avec eux à Vaumeilh ? Moi je suis de cet avis. Je suis pas du val, moi, je suis d'ici. Mais qu'est-ce qu'ils ont de plus que ceux du val ceux de Vaumeilh ? Ils crèvent autant avec leur camphre, et les soldats aussi. Question de faire la loi, on est d'accord, mais montrez voir si le choléra vous en a donné quittance. »
Angelo lui posa des quantités de questions sur les soldats. L'homme en parlait comme d'une maladie plus terrible encore que la contagion mais dont on voyait clairement l'injustice et contre laquelle on avait cette fois des armes. Le nom de Chauvac ne venait pas dans la conversation. Il s'agissait des soldats de Vaumeilh. Angelo en conclut qu'il y avait des soldats partout.
Il essaya de se renseigner sur le service que ces troupes faisaient et de quelle façon elles l'assuraient. Il posait ces questions en termes militaires.
« N'en seriez-vous pas, monsieur ? dit l'homme soudain sur ses gardes.
— Je suis loin d'en être, dit Angelo. Madame et moi leur avons faussé compagnie et même nous en avons rossé trois. Maintenant, nous faisons tout notre possible pour passer à travers. C'est pourquoi nous avons marché tout le jour dans la montagne, par des chemins détournés et que nous sommes ici. Serais-je avec cette jeune dame si j'étais soldat ?
— Qui empêcherait ? dit l'homme. C'est que vous n'y connaissez rien. Ils ont bien des cantinières. Et le sexe prend ce qu'il trouve. »
La jeune dame protesta en riant et assura de son côté qu'ils étaient simplement des voyageurs n'ayant qu'une hâte, celle de traverser ce pays le plus rapidement possible pour rentrer chez eux.
« Je vous crois, vous, dit l'homme. Vous n'avez pas la voix des femmes qui boivent du vin, et dame ! avec les soldats, faut pas en promettre, faut en boire. Vous parlez bien comme quelqu'un qui a envie de rentrer chez soi. Celui-là m'avait mis la puce à l'oreille, il a des mots d'officier.
— C'est juste, dit Angelo, je suis piémontais et j'ai été officier dans mon pays. J'y retourne mais pour servir la cause de la liberté. »
Il ne voulait pas renier sa qualité. Il se disait : « S'il est bête comme chou et s'il ne comprend pas la différence qu'il y a entre ces dragons qui appliquent vertement des consignes dont on ne peut pas condamner les principes et moi qui suis tout amour, je selle les chevaux et nous partons. Tant pis pour la nuit. »
Il était très satisfait d'avoir pensé à l'amour pour qualifier le sentiment qu'il avait en face de la misère humaine et de la liberté. Il parla avec passion du pauvre champ de seigle.
« Tout ceci est bien beau, dit l'homme. Vous êtes donc passé par là. En effet, le champ est à moi. Je l'ai semé parce qu'on m'en faisait contestation. Vous avez raison ; tout marcherait mieux s'il n'y avait pas des lois. »
Il était impressionné par le petit discours débité avec feu. Il trouvait Angelo entendu aux affaires.
« Qu'est-ce que vous pensez, dit-il, de ces gens qui ne me payent pas les trente agneaux qu'ils m'ont achetés ? ils font entrer le choléra en ligne de compte. »
Angelo raconta ce que la jeune femme et lui avaient vu. Il parla des rues pleines de morts, des villes désertées, des gens campés dans les champs, des cadavres d'êtres chers qu'on jetait de nuit par-dessus les haies pour éviter les quarantaines.
« J'ai eu la cholérine comme tout le monde, dit l'homme. On pose culotte deux ou trois fois au lieu d'une : un point c'est tout. De celle-ci on en meurt un peu, paraît-il. C'est simplement le temps qui met les bouchées doubles. Il n'y a pas de quoi crier au voleur. »
Il était cependant obligé de convenir que certaines choses avaient plutôt l'air bizarre, mais il ne fallait pas croire que cela provenait de petites mouches qu'on avalait avec la respiration. Son compère lui avait dit qu'à la Motte, qui n'est qu'à cinq lieues d'ici, un chien s'était mis à parler ; il avait même récité les réponses du catéchisme sur l'extrême-onction. Il n'était pas le seul à savoir que sur le territoire de Gantières, le 22 juillet dernier, il était tombé une averse de crapauds. Ce sont des faits. Il connaissait une femme qui a toujours été recta et mère de famille ; et sur la tête de ses enfants elle pouvait jurer avoir sorti elle-même de l'oreille de sa cadette qui s'appelle Julie un petit serpent gros comme le doigt et long comme une aiguillée. Un animal jaune, rétif comme un âne qu'elle tua avec son hachoir et qui prononça distinctement les mots Ave Maria avant de mourir. Lui-même il n'y a pas cinq jours, seul sur les landes que vous venez de traverser, un matin qu'il gardait les moutons il a vu, montant du côté de Vaumeilh, un nuage qu'il a d'abord pris pour de la fumée, puis pour de la suie, et qui était, monsieur et madame, plus de cinq cent mille corbeaux. Ils sont venus ici dessus. Ils ont manœuvré comme à la parade et, puisque vous êtes officier, ils étaient en formation contre la cavalerie. Et il y avait une voix qui sortait de terre qui donnait des ordres. Ce n'est pas fini. J'ai passé le versant avec mes moutons, je me suis caché derrière la crête. « Halte au rapport », a dit la voix. Ils sont descendus. Ils se sont posés. « Qui a mangé du chrétien ? a dit la voix. — Moi ! Moi ! Moi ! ils ont répondu. — A droite par quatre, elle a dit ; venez chercher les médailles. » Ils allaient par rangs de quatre jusqu'au grand fayard qui est tout seul et là, sous l'ombrage, il y avait quelqu'un qui parlait, qu'on ne voyait pas, qui disait : « Je suis content de vous. On va voir de quel bois je me chauffe. » Il y a eu de grandes injustices, monsieur, avec tous ces rois qui se passent par-dessus la tête à saute-mouton. Bref, il a renvoyé ses armées à leurs postes. Toi à Vaumeilh. Et on voyait celui-là qui prenait la tête de ses escadrons et qui faisait route à tire-d'aile, clairons sonnants. Toi à Montauban, toi à Beaumont, et voilà les bataillons qui s'ébranlaient, tambours roulants. Les estafettes étaient bien venues me reconnaître sur mon versant caché. Mais il s'en foutait comme de sa première chaussette. Il a dressé son plan de bataille comme d'habitude. Et quand je suis revenu sur mes pas, qu'il n'y avait plus de corbeaux, que j'ai regardé sous le fayard, d'abord de loin, puis que je suis venu pas à pas jusque touchant le tronc même, eh ! bien monsieur, il n'y avait personne, comme de bien entendu. Des mouches ! Ils disent que c'est des mouches ! Ils me font rigoler avec leurs mouches !
Avec une certaine gravité italienne, Angelo répondit qu'en effet, eux aussi ils avaient rencontré de drôles de corbeaux.
« Il y aura dix ou douze ans pour Noël, monsieur, dit l'homme, que ma femme n'a plus prononcé une parole. Je ne m'en plains pas ; le travail se fait, mais cela et le reste signifient que le choléra n'est pas une nouveauté. Nous payons des pots cassés depuis que le monde est monde. Ce n'est pas maintenant qu'on va en tirer parti pour ne pas me donner l'argent qu'on me doit. Ou alors, il n'y a plus que votre liberté. »
Au matin, le ciel était clair. La journée s'annonçait brillante. Il y avait déjà du roux d'abricot sur toutes les montagnes.
« Je vous trouve encore un peu pâlotte, dit Angelo. Le voyage d'hier vous a fatiguée de corps et d'âme. Voulez-vous un jour de repos ? Cet homme n'a manifestement pas le choléra.
— Je me sens forte comme un Turc, dit-elle. J'ai seulement passé une partie de la nuit sans fermer l'œil. Si les corbeaux de Napoléon premier ne nous ont pas volé notre maïs à la cassonade, mangeons-le en prenant le thé et je suis prête. »
Sur l'assurance réitérée qu'il n'y avait pas de soldats au val, ils prirent le chemin du village. Ils marchèrent environ deux heures dans des paysages semblables à ceux de la veille, avant d'apercevoir une combe pleine de saules et les toits d'une vingtaine de maisons serrées au milieu des prés.
Le chemin débouchait à cent pas de l'entrée du village, sur une petite route très bien entretenue où Angelo et la jeune femme égayés de matin se lancèrent au trot allongé.
Ils passaient l'un derrière l'autre à cette allure dans un mince couloir entre deux granges quand ils entendirent devant eux des bruits déplaisants mais ils étaient lancés et ils débouchèrent sans pouvoir faire volte-face sur une sorte de placette pleine de soldats et transformée en souricière par des tombereaux braqués en travers de toutes les issues.
La jeune femme était entourée de cinq ou six dragons qui la retenaient et la masquaient complètement.
Angelo ne pensait qu'à se rapprocher de sa compagne dont il ne voyait plus que le petit chapeau.
« Avouez que c'est assez bien combiné, patron, dit le brigadier qui tenait l'étrier d'Angelo. Faites contre mauvaise fortune bon cœur. Ce n'est pas la mort à boire. On vous veut du bien.
— Dites qu'on s'éloigne de cette jeune femme, répondit Angelo de son ton le plus colonel. Nous n'avons pas l'intention de fuir.
— Ce serait coton mon prince, dit le brigadier. On ne vous la mangera pas la petite ; on n'a pas faim. »
Un long lieutenant, maigre et pâle, qui semblait grelotter dans un grand manteau, était en train de mettre de l'ordre. Les soldats s'écartèrent et Angelo put venir botte à botte avec son amie. Elle n'avait pas perdu son sang-froid et faisait reculer son cheval à petits coups de poignet pour le placer croupe au mur. Angelo l'imita. Ils purent enfin faire face.
Il y avait là une vingtaine de dragons dont six déjà en selle et qui dégainaient. Les autres avaient rompu les faisceaux et tenaient leurs mousquetons.
« Ne touchons pas les pistolets maintenant, murmura Angelo.
— Attendons la chance », dit-elle.
Le lieutenant était manifestement malade. Autour de sa bouche aux moustaches très noires, sa pâleur était verte. Il avait les joues creuses et les yeux brillants, largement dilatés avec ce regard étonné qu'Angelo connaissait bien. Il s'approcha en s'entravant dans ses bottes et les pans de son manteau.
« Ne faites pas les méchants, dit-il.
— Nous ne comprenons rien à ce qui arrive, monsieur, dit poliment Angelo.
— D'où êtes-vous et où allez-vous ?
— Nous sommes de Gap, dit la jeune femme et nous rentrons chez nous. »
Le lieutenant la regarda longuement. Il avait l'air de l'examiner des pieds à la tête mais en réalité on sentait qu'il était aux aguets de choses qui se passaient en lui-même. Il soufflait comme un cheval sur de l'eau sale.
« Il n'en a pas pour une heure », se dit Angelo.
« On ne rentre pas chez soi, madame, dit le lieutenant. Il est défendu de voyager. Ceux qui sont sur les routes doivent rejoindre une quarantaine.
— Il vaudrait mieux nous laisser rentrer chez nous, dit doucement mais avec beaucoup de gentillesse la jeune femme.
— Je n'ai pas à savoir ce qui vaudrait mieux, dit le lieutenant, je ne discute pas les ordres. »
Il eut envie de faire un demi-tour impeccable mais il porta brusquement la main à son flanc.
« Huit hommes, dit-il au brigadier sans tourner la tête, sous le commandement de Dupuis. Deux groupes de quatre ; un groupe pour la femme, un groupe pour l'homme, à cinq pas. Conduisez-les à Vaumeilh. Je n'ai pas à savoir ce qu'il vaudrait mieux », répéta-t-il en regardant Angelo.
Il retourna à un lit de paille que les soldats lui avaient fait, sous le porche d'une grange.
« Du calme, messieurs-dames, dit Dupuis qui était un énorme maréchal des logis plus rouge que son dolman. Ne me compliquez pas l'existence. J'ai admiré votre manège tout à l'heure. Félicitations, ma petite dame, vous savez comment on place un canasson pour le faire charger. Vous n'êtes pas de la bleusaille et moi non plus. Raison de plus pour nous entendre. D'ici une heure le lieutenant aura fait du chemin et ce sera plein de mouches ici. Amenez-vous avec le papa Dupuis. Je vais vous conduire à l'hôtel du Roi d'Angleterre. »
Il commença à faire ranger ses soldats.
« Ne tentez rien à moins d'être sûre, dit Angelo à voix basse. Si vous avez une chance de filer seule, prenez-la. Je leur donnerai du fil à retordre. Cachez vos pistolets.
— Je n'ai pu en cacher qu'un, ils sont trop gros. Mais c'est fait. »
On fit tourner un tombereau pour livrer passage et ils sortirent de la redoute rustique avec leur escorte.
Angelo était en tête, encadré de quatre dragons. Quand la petite troupe se mit au trot, il éprouva un très grand plaisir à voir danser les uniformes à côté de lui. Ils couraient à travers une plaine de champs maigres sur lesquels toute la récolte avait noirci mais le matin était gai, ruisselant de soleil blond et des nuées d'alouettes se faisaient entendre malgré le martèlement des sabots sur la route. Ce grésillement d'oiseaux paisibles, ces soldats, ces larges étendues sur lesquelles rebondissait la lumière, ce roulement de trot dont il avait si souvent écouté la cadence avant de lancer un ordre, tout exaltait Angelo.
Dupuis cria qu'on allait trop vite là devant.
« Faut ce qu'il faut, dit-il entre ses moustaches de fil blanc mais pas trop n'en faut avec votre serviteur, mon petit monsieur. Et vous quatre, ajouta-t-il en s'adressant aux soldats, vous n'avez pas vu que c'est un type qui vous mettra dans sa poche quand il voudra ? Vous ne voyez pas comme il se tient sur son bidet, non ? Dans cinq minutes, il va vous faire charger s'il continue. Qui m'a foutu ces sacrés couillons ? »
La route d'ailleurs arrivait au pied d'un mamelon. On se mit au pas. Ils montèrent à travers une lande jaune entièrement nue, piquetée seulement, de loin en loin, par de longs peupliers effeuillés, tellement blancs que la lumière les effaçait et mettait à leur place des faisceaux de scintillements. Sur le ciel très doux, les montagnes qui fermaient l'horizon de tous les côtés faisaient courir leurs crêtes irisées de soleil.
Angelo fut tout étonné de voir danser des multitudes de papillons. La route était bordée de centaurées et de ces fleurs jaunes à parfum de miel qui font cailler le lait. Des essaims de petits papillons bleus qui d'ordinaire ne volent qu'auprès des flaques d'eau, tourbillonnaient au-dessus des fleurs avec des papillons jaunes, des rouges et noirs, des blancs piquetés de rouge et d'immenses, presque gros comme des moineaux, et dont les ailes étaient semblables à des feuilles de frêne. Il vit que, sur la lande, ce qu'il avait pris jusque-là, pour le tremblement de l'air du matin était le volettement à ras de terre d'une grande épaisseur de papillons.
Il en profita pour signaler le fait à la jeune femme et voir comment elle se comportait à ses cinq ou six pas derrière lui. Il pensait bien qu'elle n'allait pas tenter de fuir dans ces découverts où n'importe qui pouvait la poursuivre ou la tirer comme un lapin.
Elle se comportait fort bien et avait lié conversation avec ses gardiens qui faisaient les demi-jolis cœurs.
« Ça vous épate, ces saloperies, dit Dupuis ; vous n'avez pas fini d'en voir. Il y a autant de ces vaches-là que de mouches. Ça mange l'homme, tout faraud que c'est. Je ne vous conseillerais pas de vous coucher dans l'herbe, si c'était possible. Vous en auriez vite jusque dans la bouche. Et ce qu'ils préfèrent, ces sacrés salauds, ce sont les yeux, comme tout le monde. Qu'est-ce qu'on est foutu d'avoir dans l'œil pour que les bêtes en soient si friandes ! »
Enfin, à un détour, on vit les cinq à six lacets de routes qui séparaient encore de Vaumeilh et le bourg lui-même. Il couronnait tout le sommet de la haute colline jaune. Il faisait face de ce côté-ci avec des remparts de pierres grises sans fenêtres. Il ne portait pas plus trace de feuillages ou d'arbres que l'éminence qui le soulevait. Il était surmonté d'une énorme tour carrée flanquée de deux plus minces et plus longues, toutes trois crénelées.
En approchant, on trouvait de plus en plus de papillons. Ils avaient envahi et recouvert la route ; ils flottaient entre les jambes des chevaux. Leurs couleurs, sans cesse agitées, fatiguaient l'œil, donnaient une sorte de vertige. Ils furent bientôt mélangés à des essaims de mouches bleues et de guêpes dont le bourdonnement grave incitait au sommeil malgré le matin.
Les remparts de Vaumeilh plongeaient dans de larges fossés que la petite troupe traversa sur une levée de terre. De chaque côté, dans les bas-fonds chauffés de soleil, les mouches et les papillons étaient en si grande quantité que leur vol se soulevait et retombait comme les flammes d'un immense brasier. Angelo remarqua que ces tourbillons émanaient de tas de vestes, robes, draps, édredons, couvertures, courtepointes, oreillers, paillasses et matelas jetés au pied des murs.
On entrait dans le bourg par une porte qui soufflait une haleine puante. La cavalcade fit tout de suite beaucoup de bruit sur les pavés mais la rue resta déserte. Toutes les maisons étaient hermétiquement closes ; certaines avaient les volets barrés de planches clouées.
Après avoir longé une rue étroite, traversé une place sur laquelle aboutissaient de larges escaliers, passé par des ruelles où l'odeur était infecte, tourné autour d'une fontaine solitaire à un carrefour de vieilles maisons très nobles, ils s'engagèrent dans une rampe qui montait sous des voûtes.
Par les ouvertures ménagées de loin en loin pour éclairer ce passage couvert, Angelo vit qu'on s'élevait au-dessus des toits de ce bourg sans arbres, tout en pierre (même la couverture de ses maisons était faite de pierres plates) ; sans fumée, sans bruit, sauf celui du pas des chevaux.
Ils débouchèrent sur une vaste esplanade éblouissante de blancheur, devant le portail d'un château fort. C'était la tour carrée qu'on avait vue de la route. On découvrait d'ici le vaste flottement en rond de toutes les montagnes.
« Vous serez au bon air », dit Dupuis.
Tout le monde mit pied à terre dans une cour intérieure d'une extraordinaire nudité.
Angelo put s'approcher de la jeune femme et lui dire : « Patience, je ne dors pas. Nous ne resterons pas longtemps ici. »
On ferma la porte derrière eux ; les quatre murs s'élevaient à plus de trente mètres et n'avaient de fenêtres qu'au ras de la génoise.
« Vous avez été des amours, dit Dupuis. Il y en a qui font des manières, ou qui pleurent, ou qui donnent des sous (que je prends) pour boire. Entre parenthèses, ça vous ferait bien voir si vous payiez quelques litres de vin à ces braves soldats qui font un métier de chien.
— Je ne cherche pas à me faire bien voir, dit Angelo. Nous vous avons suivis sans faire d'esclandre. Il vous reste à justifier votre façon de procéder. J'attends.
— Eh ! mon petit monsieur, vous n'avez pas fini d'attendre. Exactement quarante jours, si tout va bien. C'est le tarif. Par ici la sortie. »
Il les fit passer par une porte basse. Ils parcoururent un long couloir sombre. Le maréchal des logis frappa à un guichet.
« Deux, mon capitaine, dit-il.
— Fous-les aux bonnes sœurs avec les autres, dit une voix.
— Par file à droite. »
Ils tournèrent dans un autre couloir aussi long que le premier mais éclairé par des fenêtres grillées qui donnaient sur une cour en contrebas, en terrasse, car, au-delà et par-dessus le mur à peine haut de un mètre on revoyait les toits de pierre de la petite ville déserte.
« Je suppose, dit négligemment Angelo, qu'on n'a pas déjà pillé notre bagage.
— C'est dans le domaine des choses possibles.
— Car, je serais disposé à donner un écu en argent à celui qui pourrait me faire rendre le portemanteau de madame et le mien.
— Avec les sacoches ?
— Disons qu'avec les sacoches qui ne contiennent que des ustensiles de cuisine j'irai jusqu'à huit francs.
— Je savais que vous étiez un bon type, dit Dupuis. J'ai un vice : Je ne peux pas me décider à voler. C'est plus fort que moi. Je recueille des héritages d'accord, mais voler, ce n'est pas dans ma conformation. Ça ne m'empêchera pas d'être votre légataire universel si les choses tournent comme d'habitude. Allez jusqu'à dix francs et attendez-moi deux minutes car, je crois qu'il faut faire vite.
— Je n'ai que huit francs, dit Angelo. Vous retrouverez le reste dans ma succession, mais pressez-vous.
— J'ai compté, dit-il à la jeune femme dès qu'ils furent seuls. Ils sont vingt-quatre. Le lieutenant en bas a le choléra sec et ne passera pas la journée ; souhaitons qu'il porte chance à deux ou trois soldats ; cette forme de la maladie fait vite tache d'huile dans des corps malpropres. Ce peloton est le plus mal tenu que j'aie jamais vu. Il n'a rien à faire qu'à piéger des bourgeois et il sent la basane pourrie comme s'il faisait campagne. C'est tout au plus si j'en aurai sept à huit sur les bras ce soir en comptant ceux qui auront la frousse, non pas de moi mais de la mort subite. Or, regardez ces couloirs ! Je peux manœuvrer de façon à n'en avoir jamais que deux en face.
— Je vous défends de vous battre de cette façon-là », dit gravement la jeune femme.
Son mince visage en fer de lance avait aux pommettes le rose d'un certain désordre. Ses lèvres tremblaient. Elle allait poursuivre quand une voix douce dit à côté d'eux :
« Pourquoi voudrait-il se battre ? »
C'était une religieuse venue à pas feutrés. Courte et boulotte elle ressemblait à une bonne ménagère avec ses longues manches noires retroussées sur ses bras dodus, rouges jusqu'au sang.
« C'est un enfant, ma mère », dit la jeune femme en faisant une brève révérence.
Angelo en était encore à ce visage soudain bouleversé et à ces lèvres tremblantes.
« Elle est très belle », se disait-il.
L'endroit où ce visage avait eu ses feux était resté en tache blanche dans sa mémoire.
Dupuis arriva avec les bagages. Ils ne semblaient pas avoir été touchés.
Angelo attira le gros maréchal des logis dans une embrasure de fenêtre.
« Voilà dix francs, lui dit-il, et je vais te donner quelque chose de plus précieux que l'argent. L'officier qui nous a arrêtés en bas au val est mort à l'heure qu'il est. Et je sais de quoi. Tu es assez malin pour comprendre que les civils ont parfois eux aussi un peu de jugeote. Il est mort d'une sorte de choléra très méchant qu'on appelle le choléra sec et qui est comme une boule dans un jeu de quilles. Or, j'ai un remède. Je ne veux pas que tu me croies sur parole. Attends la rentrée de la patrouille. Si je vois clair, il n'aura pas été seul à casser sa pipe. Alors, viens me voir, je te donnerai de quoi te sauver. »
Il se disait : « Il n'est pas possible qu'un cavalier à qui on a donné un embryon de puissance et qui avait tant de plaisir à commander tout à l'heure sur la route, en plein soleil, n'ait pas peur de la mort entre quatre murs, surtout des murs si hauts. Et je l'ai tutoyé. C'est le vrai moyen de le faire réfléchir. »
Il eut le plaisir de constater qu'il intriguait cet homme apoplectique, engoncé dans ses humeurs, ce fonctionnaire du cheval et que même il avait réussi à lui faire passer l'envie de rire.
Angelo était en train de trouver que cette prison avait des couleurs fort aimables et permettait de vivre royalement quand il s'aperçut que la religieuse était en train de palper avec les signes du plus sordide contentement les pans d'un petit châle de cachemire que la jeune femme avait noué autour du cou. Il fut outré de ce sans-gêne, de cette avidité non déguisée et il rabattit sans violence mais fermement cette main de laveuse de vaisselle.
« Vous avez l'air bien décidé, lui dit cette paysanne qui s'était donnée à Dieu, mais nous en avons vu d'autres et tant vaut que nous parlions clair tout de suite. Je vous ai vu mettre la main à la poche ; il faut recommencer. Nous sommes une petite confrérie qui avons accepté le martyre. Mais ce n'est pas pour vos beaux yeux. Ici le logis et la nourriture se payent comptant et d'avance. Les voies du Seigneur sont impénétrables. Tout le monde est mortel et on meurt beaucoup en cette saison. Nous n'avons pas les moyens de rester avec des denrées sur les bras. Nous avons nos pauvres. Votre écot est pour le moment de six francs que vous ferez bien de me donner tout de suite si vous voulez manger de la soupe à midi. Vous allez également me signer tous les deux un papier comme quoi, en cas de mort, nous pourrons disposer de vos hardes, à nos risques et périls. Vos héritiers naturels pourraient faire des histoires et nous serons sans doute obligées de brûler tout ce qui vous appartiendra. »
Angelo trouva heureusement ce discours plaisant au possible. Il eut l'esprit de feindre une grande confusion et même un peu de lâcheté. Il paya avec une certaine largesse étudiée.
La religieuse les conduisit au bout du couloir, ouvrit une grille, leur fit traverser une vaste salle sonore mais obscure, puis d'autres pièces éclairées par des jours de souffrance. Tout cela semblait être à usage de mortification et de prière. Sur l'extrême nudité des murs, le corps du Christ, en bois, était crucifié. On voyait aussi, dans les coins d'ombres, de hautes chaises droites et des stalles. Enfin, il y avait partout ce froid glacial et cette odeur de bois vermoulu des couvents de la montagne.
Tant que les quarantaines avaient été des affaires de communes sous la direction de gens du cru qui avaient besoin de se dévouer pour ne pas perdre la tête, on avait employé des granges ou des hangars. On avait même parfois établi des campements sous des arbres, dans des prairies. Tout le monde s'échappait : soit par la violence, soit par de bonnes mains. Les gardiens se faisaient des rentes en promenant de vieux fusils de chasse.
On pensait qu'il fallait calfeutrer le choléra. Les patrouilles de bourgeois, d'artisans et de paysans ne suffisaient pas à assurer la police des routes. Les voyageurs avaient de plus en plus tendance à imposer leur manière de voir, le pistolet à la main. Quand le gouvernement s'occupa de la chose, il fit appel à l'autorité des préfets et aux garnisons de préfectures. Les soldats avaient l'uniforme et un besoin très évident de tirer des coups de fusil dans le désarroi général ou de faire des moulinets de sabre. On leur avait dit qu'il fallait se dévouer, ce qui n'aurait pas suffi à les intéresser vraiment à l'affaire, mais il était plus rigolo de courir les routes que de rester à la caserne où d'ailleurs on mourait fort bien et fort souvent. Le grand air passe toujours pour une panacée universelle ; le mouvement changeait les idées. Il était en outre extrêmement réconfortant d'arrêter les gens à vingt contre un et de voir qu'on faisait peur, quand on avait peur soi-même.
Les petites villes qui avaient des hôpitaux ou des lazarets y entassèrent les gens de passage. Ailleurs on fit servir les établissements des frères des écoles chrétiennes, les communs des couvents, les préaux des séminaires, quelquefois même les églises. La quarantaine de Vaumeilh était installée dans le château, ancienne commanderie de Templiers que le baron Charles-Albert Bon de Vaumeilh avait léguée au début du siècle à une petite confrérie de Présentines. Elles étaient là onze femmes modestes, venues des fermes d'alentour, ayant troqué la marmite et l'enfantement annuel contre la loi d'un maître qui ne portait pas culotte de velours et les laissait tranquilles sept jours sur sept.
Après avoir passé plus de vingt petites portes rondes qui trouaient l'épaisseur des murs, puis, sous de hautes voûtes qui se perdaient dans l'ombre et près d'escaliers raides sans rampe, découpés en dents de scie dans de la pierre usée, qui menaient à des chemins de ronde, à des galeries, à des cellules collées à ras de plafond comme des nids, à des balustrades derrière lesquelles luisaient les rayons poussiéreux d'une lumière jaune, Angelo et la jeune femme furent conduits à une grille que la religieuse leur fit franchir et qu'elle ferma sur eux.
Ils étaient dans une cage d'escalier qui aurait pu contenir une goélette toutes voiles déployées.
« Vous voilà dans votre domaine, dit la petite nonne grasse de l'autre côté de la grille, avant de s'éloigner.
— Il suffirait, dit Angelo, de lui arracher sa coiffe et quelques cheveux, de la souffleter solidement sur les deux joues et surtout de lui prendre son trousseau de clefs pour en faire tout de suite une servante de la campagne bien soumise qui répondrait : “Oui, madame, oui, monsieur” à tout ce que nous lui dirions et serait peut-être même dévouée. Mais alors, elle aurait la frousse de tout et maintenant du choléra. Elle claquerait des dents. Je ne voudrais pas non plus que vous vous fassiez des montagnes de ces soldats. Ils ne sont exactement plus rien devant quelqu'un qui tient la trique par le bon bout.
— Soyez tranquille, dit-elle, je vous ai vu examiner la largeur des portes, compter les pas et prendre des points de repère. On ne pouvait pas vous choisir de quarantaine plus excitante. Vous êtes forcé de vous échapper.
— Bien entendu, dit Angelo. Désormais, nous avons les mains libres. Je n'ai pas l'intention de perdre du temps. Je sais ce que nous allons voir ici et l'enfer n'a pas de bonnes manières. Je n'ai plus besoin de soigner Pierre ou Paul. »
Pendant qu'il cachait leurs bagages dans un coin sombre, il dit quelques mots amers sur le « petit Français » et ses entreprises désespérées avec les moribonds.
« La seule chose qui compte c'est de vous tirer d'affaire. Avez-vous un bon moyen pour porter vos pistolets avec vous ?
— Le meilleur c'est à mon poing.
— Ils vous fatigueront et il faut avoir aussi de quoi les recharger. J'ai les miens dans mes poches mais il nous faudrait un sac pour y placer les boîtes à poudre, les balles, les capsules, votre thé et une casserole, un peu de sucre. Nous ne savons pas si nous pourrons reprendre les chevaux. A tout hasard, quand notre évasion sera en bonne voie, je basculerai le reste du bagage par une fenêtre et si nous en avons le temps nous irons le chercher. Mais ici-dedans où, semble-t-il, c'est immense, ne nous séparons pas de nos armes. C'est notre viatique. »
Il arrangea une sorte de havresac avec les sacoches d'arçon et réussit assez facilement à se l'arrimer sur le dos. Il prit le petit sabre à la main et ils commencèrent à monter dans l'escalier qui avait l'air d'aller vers beaucoup de lumière.
A en juger par les dimensions et la forme du bâtiment dans lequel ils se trouvaient ils devaient être dans le corps de cette grosse tour carrée qu'ils avaient vue de la route.
Les marches basses s'élevaient lentement par longues volées tournant à angle droit. Sans qu'on puisse parler de premier étage, il y eut à un certain endroit une sorte de palier avec une porte basse à chaque bout. Elles étaient verrouillées l'une et l'autre. Plus haut, des rayons de soleil passant par des meurtrières s'entrecroisaient et, frappant sur les murs, entretenaient une vive lumière. Dans le sommet de la tour, nichaient des pigeons sauvages qui se mirent brusquement à voler tous ensemble en faisant un bruit de torrent.
Aussitôt une porte s'ouvrit au-dessus d'eux et trois têtes vinrent regarder par-dessus la balustrade. Une d'elles, celle d'un homme très noir, sans doute barbu, se retira prestement.
Les Présentines de Vaumeilh étaient toutes d'anciennes filles de ferme ou de fermiers. Elles savaient gouverner les poules en poulailler, les lapins en clapier et comment on ferme des portes. Elles avaient installé la quarantaine dans cette partie de la Commanderie originairement destinée à servir de dernier bastion.
Il y avait dans les combles de la grosse tour une vaste chambre qui tenait tout l'en-plein du carré. Le plafond n'était rien d'autre que le gros œuvre des poutres énormes qui portait les dalles de la terrasse de défense. L'éclairage venait de tous les côtés par plus de cinquante ouvertures disposées sur les quatre murs, anciens créneaux couverts à l'italienne et transformés tant bien que mal en fenêtres par des vitrages de fortune.
C'était en somme un lieu idéal pour faire mariner des suspects en plein air salubre et en plein soleil. On y jouissait en outre d'une belle vue. On pouvait faire le tour d'horizon complet des montagnes sévères à peau verdâtre qui soulevaient les chemins de tous les côtés. Le vent assez rude (même par beau temps) de ce pays sans gentillesse et qui fait tout, même le printemps, comme un aride devoir, ébranlait sans arrêt un clapotement de vitre, soulevait la paille des litières dont on avait jonché le parquet et tonnait comme des coups de mer contre les murs.
Il fallait couvrir avec des manteaux les quatre bennes de bois contenant l'eau potable pour la garantir des poussières. On avait essayé de protéger de la même façon, avec des couvertures de cheval et surtout des châles, des vieux jupons, des vêtements féminins pendus en tentures, le coin où étaient installés les seaux servant de lieux d'aisance. Dans l'embrasure d'un mâchicoulis ouvert on faisait du feu à même les dalles pour de petites tambouilles particulières : du thé, du café, du chocolat pour ceux qui possédaient encore un peu de ces denrées. Naturellement, si on ne prenait pas ensuite la précaution d'arroser les cendres (et généralement avec de l'urine car on n'avait qu'une corvée d'eau potable par jour), les courants d'air les soulevaient et en jetaient les poussières partout.
Il y avait très souvent des malades.
« Vous voyez qu'on a bien fait de vous empêcher de courir, disaient les religieuses. Il y a dans les environs des villages qui n'ont pas encore eu un seul mort. Vous seriez allés leur porter les occasions. »
Ce qui était un pieux mensonge car les villages des environs avaient été dévastés comme les autres villages. Et d'ailleurs leurs morts étaient morts, tout compte fait, plus commodément que ceux de la quarantaine avec, parfois, le secours d'un médecin, ou bien des drogues, en tout cas dans des lits et souvent dans des alcôves sombres qui leur épargnaient les souffrances supplémentaires de la vive lumière si douloureuse à la rétine des cholériques.
On avait déjà perdu plus de vingt malades. Il avait fallu se gendarmer brutalement contre les survivants, surtout ceux de la famille des décédés. Contrairement à ce qui se passait en liberté, les morts entraînaient des chagrins sans doute véritables mais toujours fort bruyants. La mort n'arrivait pas dans l'intimité de la famille où il est possible et permis d'être soi-même ; où, la part du feu une fois faite, il faut songer à sauver les meubles. Le malheur frappait en pleine lumière, devant tout le monde, qui se reculait et s'entassait à l'autre bout de la pièce, comme un troupeau qui voit entrer le loup. En raison des quatre murs très solides et de la grille d'en bas qu'on savait très soigneusement fermée (on pensait aussi aux soldats à cheval, si rouges) il n'y avait aucun espoir de pouvoir ruser comme ailleurs, comme en liberté, comme partout dans ces temps où la mort insiste longtemps, toujours au même endroit. On ne perdait plus des êtres chers. On lisait des Mané, Thécel, Pharès. On ne pouvait pas fuir, on criait. D'ailleurs, cela donnait un certain décorum ; paraître console de disparaître : bref, on n'en finissait plus de pleurer sur soi-même. Au bout de cinq minutes les indifférents criaient aussi fort que les intéressés ; au bout de cinq minutes, il n'y avait plus d'indifférents.
« Qu'est-ce que vous foutez là-haut ? criaient les soldats.
— C'est vraiment du désordre », disaient les religieuses, assez fières de ne pas mourir.
La petite communauté avait été protégée jusqu'ici. Elles s'occupaient cependant des morts avec désinvolture et détachement. Les soldats montaient avec une civière. Ils étaient très sensibles, réconfortaient de quelques mots, flattaient gentiment l'épaule des femmes, disaient des blagues. Ils avaient des lèvres blanches comme de la craie sous leurs moustaches. Ils s'occupaient très maladroitement des cadavres. Ils y mettaient une certaine raideur, préféraient les prendre par les pieds plutôt que par la tête et juraient quand (ce qui arrivait presque chaque fois) le corps, relâchant ses muscles noués par la souffrance et l'agonie, tressautait entre leurs mains et rejetait une dernière fois, du haut et du bas, ces jus fétides, blancs comme du riz et semblables à du lait caillé.
On avait d'abord essayé, après chaque décès, de brûler la paille souillée. Mais cette paille humide de déjections et brûlée dans l'embrasure du mâchicoulis produisait une fumée épaisse, d'odeur terrible, qui rendait intenable toute la salle de la quarantaine, malgré ses dimensions et sa ventilation, empestait toute la tour, les escaliers et s'en allait même par les couloirs, jusque chez les Présentines et les soldats. On se contenta par la suite d'entasser cette paille dans un coin où elle séchait. Les nécessités de la vie cloîtrée en commun avaient d'ailleurs créé les légendes susceptibles de permettre cette vie et même de la rendre supportable, puisqu'il le fallait. Elles n'étaient pas plus bêtes que d'autres. Notamment, il était ici de toute évidence que le choléra ne se transmettait pas par contagion. S'il était contagieux disait-on, nous serions déjà tous morts. Or, nous ne sommes pas tous morts (certains ajoutaient même : « Loin de là ! »). Donc, il n'est pas contagieux. Donc, il n'est pas nécessaire de brûler la paille qui produit une fumée si nauséabonde et si suffocante. Et surtout, il n'était pas obligatoire de mettre en quarantaine dans la quarantaine les personnes qui avaient soigné la personne décédée, ou eu des relations avec elle. Au moment de la maladie, pendant les affres et l'agonie, on s'éloignait à l'autre bout de la salle : le spectacle n'était jamais très amusant mais on pouvait ainsi s'éloigner non plus pour des raisons de poltronnerie ou de lâcheté si difficiles à avouer en compagnie, mais au contraire par discrétion, bonne éducation (cette bonne éducation si indispensable, si chère aux médiocres), tous les sentiments qui sont le fondement des fonctions bourgeoises.
Être contraint à la quarantaine (on n'en faisait reproche qu'à soi-même, on s'accusait d'avoir été maladroit ou imprudent ; on n'allait jamais jusqu'à accuser ce gouvernement qui faisait bouger ses soldats) ; être contraint à la litière de paille n'empêchait pas d'être ce qu'on était. On continuait toujours à avoir pignon sur rue, à être inscrit sur le grand livre des rentes ; on continuait à posséder, à être notaire, huissier, marchand drapier, père de famille, fille à marier, et même menteur, hypocrite ou jaloux, ou célèbre dans son chef-lieu de canton, ou berné. En liberté, on aurait pu alors se réfugier dans les bois, les pavillons de chasse, les fermes, les résidences à la campagne (c'est bien ce qu'on était en train de faire quand on avait été arrêté par les soldats). On aurait pu sauver la face. Ici, il fallait continuer à la sauver. Il fallait rester en situation. A quoi servaient toutes les nouvelles légendes du cru et, en premier lieu, le dogme de la non-contagion qui, une fois accepté, mettait beaucoup de beurre dans les épinards. Il allait jusqu'à donner du courage ou tout au moins une attitude qui imitait parfaitement celle du courage. Jusqu'au moment où l'on avait brusquement ce regard étonné qu'Angelo avait vu à l'officier de la patrouille, où l'on était uniquement aux aguets de choses qui étaient en train de se déclencher en soi-même. Mais alors, on ne tardait pas à perdre conscience et c'est tout juste si on entendait le bruit que faisait le reste de la société en s'éloignant poliment de vous.
Les nouveaux venus qui entraient en quarantaine sous les combles de la tour restaient tout un jour, parfois deux, près de la porte. Ils ne se mêlaient jamais tout de suite aux anciens qui étaient là depuis dix à quinze jours. On le savait (on comprenait qu'il était difficile d'accepter ce changement d'existence : on avait eu aussi ce dégoût, ce recul. Se remettre à vivre sur nouveau frais ne s'improvise pas). On ne s'en formalisait pas. On les laissait se débrouiller. On fanfaronnait un peu sous leurs yeux pour leur donner des motifs d'avancer, se les incorporer avec plus d'aisance, leur faire perdre le sentiment qu'hors de la fuite pas de salut. On avait grand plaisir à s'en adjoindre ainsi deux, quatre ou dix de plus ; on félicitait les soldats. « Plus on est de fous, plus on rit », disait-on. On aimait avoir la preuve que le sort qu'on subissait était le sort commun (ce qui console). Qu'on n'était pas les seuls imprudents, les seuls maladroits, qu'il y en avait d'autres, que les soldats étaient très habiles, ne laissaient échapper personne, que tout le monde était finalement fourré en quarantaine, qu'on n'était pas dans l'exceptionnel. Le plus important de tout était de ne pas être dans l'exceptionnel. C'est ce dont on essayait de convaincre les nouveaux venus restés près de la porte, n'osant pas en prendre leur parti et qui croyaient encore que le fait d'être enfermés dans cette vaste salle grondante de vent, de lumière et de peur au sommet de la tour de Vaumeilh était parfaitement exceptionnel.
Angelo et la jeune femme restèrent eux aussi interdits au seuil de la grande salle. Le bruit du vent avait une parfaite puissance de pathétique. L'éblouissante lumière qui transperçait la quarantaine d'outre en outre, sans rien laisser à l'ombre, exaltait jusqu'au jaune terreux de la paille, faisait luire à la fois le drap fin des redingotes et l'ordure qui les salissait, la moire, le satin de certaines robes (une jeune fille pâle et blonde avait même une jupe d'organdi) et l'ordure qui les salissait. Tous ces vêtements fripés dans lesquels on dormait, on se vautrait dans la paille pour des siestes de désespoirs personnels, on faisait les corvées d'eau et de tinettes, habillaient les membres d'une société qui gardait ses gibus, ses catogans, ses anglaises, ses casquettes de voyages et ses fausses rondeurs de gestes.
Il y avait aussi, près de la porte, quatre ou cinq personnes éberluées : une forte femme à cheveux gris d'une cinquantaine d'années, vêtue à la promenade d'une demi-crinoline de faille violette, un paysan boulot, trapu, qui rentrait la tête dans les épaules et se recroquevillait en boule dans un costume de velours roux, tout neuf (inauguré sans doute pour le voyage qui aboutissait inopinément ici) ; un jeune homme de la ville en veste cintrée, chapeau Cronstadt, canne à pomme ; un groupe de trois bourgeois sans doute célibataires, cossus, en redingote moutarde bordée de noir, très cascadeurs d'allure, mais les bras pendants et la bouche ouverte. (« Vous arrivez ? dirent-ils bêtement à Angelo. — Comme vous voyez », répondit-il) ; et une petite fille de dix à douze ans, bien vêtue, qui semblait n'appartenir à personne mais que la forte femme regardait, à la dérobée.
C'était les voyageurs d'une carriole de contrebande arrêtés la veille au soir : forcément riches car il fallait payer cher pour soudoyer un cocher. Ce dernier n'était pas là ; il avait dû s'échapper, ou verser la dîme au soldat, ou simplement trahir ses pratiques pour s'éviter le voyage, palper sans rien faire, peut-être même toucher des deux côtés.
« Continua la commedia, se dit Angelo. Et personne ne songe à jouer des coudes ou la fille de l'air. Si je prends mon temps, il y aura gras. »
« Ne vous inquiétez pas, dit-il à voix basse à la jeune femme, et gardez-vous bien de réfléchir profondément comme ils font tous, autant que leur nature le leur permet. Cela donne l'air niais, comme vous voyez, et on est perdu. Vous avez plus de finesse et de courage qu'eux tous réunis, mais vous avez plus de cœur et vous iriez trop bas.
— Je pense exactement ce que vous dites, répondit la jeune femme, mais ce sont de bonnes paroles : avec toutes les bonnes paroles du monde, on ne peut pas s'empêcher de grelotter quand il fait froid.
— Nous sortirons d'ici, même s'il faut descendre le long des murs comme des mouches. Voilà la seule pensée que je vous permette, dit sèchement Angelo.
— Pardon, monsieur » (c'était le petit jeune homme à veste cintrée), « comment faut-il faire ici pour obtenir son bagage ?
— Comme partout, monsieur.
— Nous sommes ici depuis hier soir et personne ne s'est soucié de nous.
— Donnez-leur donc des soucis vous-mêmes. »
Un des bourgeois lui demanda ce que c'était que cette arme qu'il tenait à la main.
« C'est mon parapluie », dit Angelo.
En effet, il fourra le petit sabre sous son bras, comme un parapluie et il entraîna la jeune femme à travers la quarantaine, vers une grande fenêtre par laquelle le vent passait librement, et dont tout le monde se tenait écarté.
« J'ai dans les sacoches, dit-il, le thé, le sucre, la farine de maïs, le chocolat, vos pistolets, votre poudre, la mienne, vos balles et les miennes ; mes pistolets chargés sont dans ma poche. Nos manteaux et votre petite mallette sont en bas cachés sous l'escalier. Nous sommes résolus, nous sortirons d'ici à la nuit. Vous n'avez là sous les yeux que des gens crasseux et morts de peur qui plastronnent parce que pour eux la révolte est de mauvais goût. Pour moi non. »
Et il parla pendant plus de cinq minutes de révolution sociale et de liberté mais il eut l'esprit de faire des phrases courtes sans emphase qui contenaient au fond beaucoup de bon sens et à cent lieues du choléra. Il avait aussi pour lui sa petite barbe drue de trois jours de voyage par monts et par vaux. La fenêtre était pleine de ce paysage de montagnes plus exaltant que la mer quand on le voit d'un peu haut ; elle soufflait un vent apaisé et tiède car on approchait de midi.
Un très bel homme à allure de maquignon et qui continuait à soigner ses favoris avec un petit peigne s'approcha d'Angelo.
« Je vous vois en grande conversation, lui dit carrément cet homme qui avait de très jolies rides de malice autour des yeux. Vous êtes nouveaux et vous vous demandez comment vivre. C'est facile. Tous les nouveaux préfèrent cuisiner eux-mêmes sur de petits feux qu'ils allument là-bas dans ce coin. Si vous voulez un paquet de bois à brûler que j'ai taillé moi-même dans une planche, je suis prêt à vous le vendre six sous. Si vous fumez, je vends du tabac de troupe. J'ai également à votre disposition un petit flacon d'eau-de-vie toujours utile pour les malaises de madame. Enfin, demandez et, si vous avez de quoi, vous serez servi. Pour trois sous, je me charge également de vous trouver un homme qui vous remplacera quand ce sera votre tour de corvée d'eau ou de matières malodorantes. Également trois sous pour madame qui, d'après nos lois, y est astreinte comme tout le monde.
— Vous êtes, dit Angelo, exactement l'homme que je cherchais. Si vous ne vous étiez pas présenté j'aurais été fortement embarrassé. J'ai déjà fait quelques affaires avec votre ami Dupuis...
— Vous connaissez Dupuis ? C'est une vieille canaille. Il me prend tout mon bénéfice, mais je suis philanthrope et...
— Question quibus, dit Angelo en baissant la voix, nous nous arrangerons toujours. Tendez la main entre madame et moi pour qu'on ne voie pas ce que je vais y mettre, et voilà pour commencer vingt sous pour le bois, les corvées et le plaisir de vous connaître.
— Voyez-vous, monsieur, dit l'homme, les gens bien élevés sont les maîtres partout. Tendez la main à votre tour, je ne veux pas être en reste. Vous allez avoir un peu de tabac. Il n'est pas très bon, je m'excuse, je suis obligé de le garder sur moi, dans la poche de mon pantalon parce que ici on chaparde tout et la chaleur de la cuisse n'est pas bonne pour le tabac. Tel qu'il est cependant, vous verrez quand vous serez ici depuis quelque temps, il ne faut pas lui cracher dessus. »
Ce personnage les mit au courant des nouvelles de cet endroit particulier, c'est-à-dire des nouvelles du monde. Vaumeilh avait été saigné à blanc. Sur deux mille personnes, plus de six cents avaient passé l'arme à gauche dans la plus belle anarchie de chambre à coucher et de cimetière qu'on ait jamais vue. Sur cette population montagnarde, austère par négligence et dont le bon air était la plus grande raison d'être, isolée dans une contrée qui passait jusque-là pour salubre, la présence de la mort détermina ce qu'on était bien obligé d'appeler des décès par persuasion. Ceci remontait d'ailleurs aux premiers temps de la contagion. La raison avait repris le dessus. Avant l'établissement des quarantaines la presque totalité des survivants était allée camper dans les bois qu'on voyait d'ici sur le flanc d'une montagne noirâtre où ils avaient fait une sorte de village indien. Ils y étaient encore. Ils n'avaient confiance que dans l'hiver qui, dans ce pays, gèle tout. Si mouches il y avait, comme on prétendait, elles n'y résisteraient pas. Il ne restait dans le bourg qu'une centaine d'hommes et de femmes, bien décidés, qui faisaient du commerce avec la quarantaine, se faisaient concurrence et ne s'ennuyaient pas, comme vous verrez ce soir ; vous les entendrez gueuler.
Dans la tour proprement dite, on ne mourait pas trop pour l'instant mais on avait traversé une mauvaise passe. Cet homme était là depuis quinze jours.
« Je suis représentant en machines à coudre, dit-il. Je faisais tout ce que je pouvais pour rentrer à Valence en catimini quand on m'a pris bêtement au bord de la route où j'étais en train de dormir sous un arbre. » On l'avait enfermé ici avec six personnes qui sont allées manger les mauves par la racine, l'une après l'autre, dans les trois jours qui suivirent. « On m'a nommé chef de chambrée parce que je suis le plus ancien, que je tiens le coup et qu'il faut de l'ordre. J'ai des listes. Les soldats ont amené ici cent douze personnes. Nous sommes aujourd'hui trente-quatre en comptant les arrivées d'hier soir et vous deux. Enfin, pour le moment, au lieu de diminuer, nous augmentons, et de gens comme vous, dont il faudrait beaucoup. »
Il trouvait que la journée était belle.
Six hommes de corvée étaient allés chercher en bas à la grille les trois chaudrons de soupe aux choux et au pain que les religieuses avaient apprêtée et l'apportaient.
« Attendez, dit Angelo, il faut que je dise quelque chose de grave à un homme qui a la tête sur ses épaules. Regardez par la fenêtre. N'est-ce pas en bas la patrouille qui rentre et qu'on voit sur le chemin ? Remarquez les chevaux sans cavaliers qu'on ramène ; il y en a quatre. Et, si je ne me trompe pas, c'est Dupuis qui a pris le commandement de la colonne. Quand on nous a arrêtés ce matin, le lieutenant était aux premières affres d'une bonne attaque de choléra sec. J'ai l'impression qu'il a fait école. Attendons-nous encore à diminuer. Bon appétit. Nous allons nous contenter de thé aujourd'hui nous deux, bien que nous ayons payé notre écot.
— Écoutez, dit l'homme, je ne vous embêterai pas. Je sais qu'entre mari et femme on a des choses à se dire qui ne regardent personne, surtout dans cette situation. Donnez-moi un bol de votre thé et un peu de sucre, j'irai le boire dans mon coin et je vous foutrai la paix. Mais, moi non plus je ne mangerai pas de soupe. Gardez-vous bien de parler de choléra sec ici dedans ou alors, prenez votre sabre. J'ai déjà vu des scènes pas très jolies. Il ne faut pas vous fier à leurs gibus, vous savez, monsieur. Dessous, c'est une chose dont je ne dirai pas le nom devant madame mais qui ne sent pas bon. »
Le représentant en machines à coudre retourna à son coin avec son bol de thé. Il avait eu aussi une tablette de chocolat, une petite motte de cassonade et une poignée de farine de maïs. Angelo lui montra comment mélanger la cassonade et la farine de maïs crue de façon à en faire une poussière assez désagréable à mâcher mais très nourrissante et, en tout cas, préférable à cette soupe plus que douteuse. La soupe avait pourtant beaucoup de succès. Il fallait même un planton pour défendre les chaudrons contre les entreprises de messieurs et de dames fort bien. Même la jeune fille en robe d'organdi (avait-elle été arrêtée au sortir d'un de ces bals costumés qu'on donnait un peu partout, avec rage ? Avait-elle, après le bal, erré dans la campagne, reprise par la peur ? Avait-elle fui au hasard et enfin rencontré les soldats ?), même la jeune fille en robe d'organdi réclamait un peu moins de bouillon et un peu plus de panade. Elle était cependant assez jolie, presque racée, avec un rien de sang bonnetier dans l'attache du nez un peu fort. Elle essayait de se faire faire place en poussant des hommes solides, des mères de famille fortes de leurs droits qui assiégeaient étroitement les chaudrons. N'étant pas très forte de bras, elle se servait de son corps, comme dans la danse, mais elle réclamait de la panade d'une voix aiguë. Enfin, un homme qui se retirait et se redressa brusquement lui fit sauter le bol des mains.
C'était l'heure où le vent se calme. Il y avait dehors cette lumière couleur d'abricot des derniers jours chauds de l'automne. Les montagnes avaient disparu dans le soleil ; à leur place étaient des flots de soie mauve étincelante et transparente, sans poids et presque sans forme, effacées jusqu'à l'onduleuse ligne de leurs crêtes à peine marquée dans le ciel. Le moutonnement des landes jaunâtres qui se haussaient en collines pour porter le bourg et le château disparaissait sous un papillonnement irisé, semblable à celui qui tremble au fond de l'air surchauffé, mais ici il était produit par de vrais papillons voletant à ras de terre. Angelo dut faire un effort d'imagination pour se représenter ce monstrueux essaim. « Il n'y a pas une seule fleur, se disait-il, pas un seul arbre à sève douce dans tout ce pays. Où vont-ils chercher tout le sucre qu'il leur faut ? » Il eut un petit spasme de la gorge et il avala précipitamment sa salive. Des corbeaux traversèrent le ciel, suivis de quelques pigeons qui volaient moins vite mais battaient violemment de l'aile pour rester dans le lot. Quand les oiseaux passèrent au-dessus des landes irisées, un tourbillon d'insectes se souleva, mettant dans le soleil comme le flamboiement d'un étrange brasier dont la flamme s'étira, noircit, devint comme la suspension d'un nuage de suie, pointa dans la trace et commença à déployer dans le ciel une banderole noire, brillante, ayant l'éclat de la faille, ou du strass, flottant dans le sillage du vol des oiseaux et volant après eux. Les corbeaux se dirigeaient vers les petites fumées bleues qui suintaient du flanc immatériel d'une montagne.
La patrouille rentra dans la cour. Ce n'étaient pas quatre cavaliers qui avaient vidé les arçons mais cinq. On ramenait cinq chevaux par la bride, cinq sabres au fourreau, cinq mousquetons pendus à l'arçon de la selle vide. En mettant pied à terre, un des soldats tomba. Il se releva tout seul.
« Je n'ai plus peur de la mort, dit la jeune femme.
— De qui avez-vous peur à la place ? dit Angelo après un silence.
— Du chaudron. »
Il eut un mince sourire.
« Nous avons les pistolets, dit-il.
— Je n'aurai pas le courage.
— Si c'est du courage, j'avoue que moi non plus, mais on peut toujours se réfugier quelque part au lieu de faire gribouille. Si vous pouviez abattre seulement de votre main un de ces goinfres crasseux et qu'il reprenne devant vous figure humaine en mourant violemment et dans du sang au lieu d'ordure, cela vous remettrait d'aplomb. Ce n'est pas sur nous qu'il faudra tirer le coup de pistolet, en fin de compte, c'est sur eux. Le représentant en machines à coudre se sauve avec ses outils. Il fait de la guelte jusqu'ici. Il faut nous sauver avec nos outils.
— Vous le feriez ?
— Je ne sais pas ce que je ferai. Nous avons du thé, sucre et maïs pour cinq jours. Dans cinq jours nous serons loin mais, si nous n'étions pas loin, nous serons au point où il faudra devenir comme eux ou rester ce que nous sommes. Cela vous suffit-il comme raison ?
— Vous n'avez pas besoin de me donner des raisons. Je pensais tout à l'heure que si l'appui de cette fenêtre n'était pas si haut, il suffirait de se pencher imprudemment, ce qui se fait sans effort. C'est votre propre poids qui vous entraîne. Une fois en bas c'est fini. Je m'étonne qu'ils n'y aient pas pensé.
— Peut-être l'ont-ils fait et préféré le chaudron. Peut-être des gens ont sauté mais ils ne nous l'ont pas dit parce que pour eux c'est un geste de fou dont la contagion ne les menace pas, donc n'occupe pas leur esprit. Ils ne sont terrifiés et ils ne parlent que de ceux qui sont morts, comme on doit (pensent-ils en eux-mêmes), c'est-à-dire en se vautrant dans de la paille souillée. Ce qu'ils font déjà en bonne santé, sans scrupules.
— Je sais que dans cinq jours je ne me pencherai pas à la fenêtre. Je sais que ce soir je me coucherai dans la paille sans penser à la fenêtre ou aux pistolets, que mes pistolets sont déjà des outils inutiles qui ne peuvent pas plus servir à mon salut que des scapulaires. Je sais que le soir va venir, comme il est naturel qu'il le fasse, que je me coucherai, comme il est naturel que je le fasse, dans cette paille souillée ou non, que demain je serai comme eux, que je ferai ma vie ici dedans, avec ce qui me sera donné, comme il est naturel et facile que je le fasse, jusqu'à ce que je meure du choléra. Vous voyez que je n'ai plus peur de cette mort qui fait vomir.
— Et si vous ne mourez pas ?... car vous pouvez en échapper. Êtes-vous sûre d'oublier ce que vous avez été pendant quelque temps et de croire encore en vous ? Eux n'ont pas cette peine. Qu'est-ce qu'ils étaient avant ? Je vous vois encore avec votre flambeau, dans cette maison déserte, cette ville pourrie, devant un homme qui devait être assez effrayant surgissant de l'ombre. Et je pense à la vie que j'avais menée sur les toits. Sans doute n'avais-je pas l'œil très tendre ? Je me souviens que les flammes de votre chandelier étaient immobiles et raides comme des pointes de fourche. Et la main qui m'a fait du thé ce soir-là savait être secourable sans trembler. Et votre gros pistolet était caché sous un châle, près du réchaud où vous me prépariez la boisson nécessaire. Il fallait avoir confiance en soi pour agir de cette façon-là. Celle dont la main ne tremblait pas n'avait jamais été lâche, sans quoi elle aurait sur-le-champ inventé une lâcheté (c'était aussi le moment ou jamais) et les flammes auraient tremblé. Il y a quelqu'un qu'on ne peut jamais tromper : c'est soi-même, parce qu'on est toujours d'accord avec ses actes. Ce n'est pas rien que de manger au chaudron ou simplement faire votre place dans cette paille. Vous ne pourrez jamais vous berner et vous raconter des histoires par la suite en vous disant que vous y étiez contrainte. En tout cas, des êtres comme vous ne le pourront jamais. Et il vous faudra vivre avec l'idée que vous avez cédé parce que vous étiez d'accord pour accepter le chaudron.
« Je ne sais pas qui vous êtes. Je ne sais de vous qu'une chose : dans les occasions exceptionnelles, vous tenez le coup. C'est pourquoi je vous ai parlé devant la barricade. Avec les autres, j'étais seul contre les soldats ; avec vous, je n'étais plus seul. Quand nous avons eu notre première algarade, je pouvais très bien recevoir un coup de pointe par-derrière ; les dragons ne plaisantaient pas. Si j'avais pu le craindre, j'aurais été obligé, pour y parer, de faire volter mon cheval d'une façon qui manque d'élégance. Mais, je ne m'en suis pas soucié parce que je savais que vous étiez là (bien que je vous aie crié de fuir et de vous tirer d'affaire) ; cela m'a permis le brio qui donne tant de joie. Et, naturellement, vous étiez là, votre petite main braquait le gros pistolet sur le pauvre brigadier.
— Mais le lendemain j'ai tiré un corbeau parce qu'il roucoulait comme une colombe.
— Eh ! n'est-ce rien un corbeau qui roucoule comme une colombe ? Il faut toujours tirer sur ces choses-là. J'aurais fait pareil et j'aurais eu les yeux aussi gros que les vôtres. La vraie mort est minuscule. Savez-vous ce qui perd votre âme ici ? C'est cette odeur de caca et d'urine, tous ces jupons qui puent comme des caques de morue. Ce ne sont pas les fers ni les murs qui gardent les prisonniers en prison : c'est l'odeur de leurs latrines qu'ils sont obligés de renifler pendant des mois, puis des années. Avec des sens avilis, quel monde voulez-vous qu'ils aient en eux ? Les plus résistants, les plus nostalgiques finissent par faire ce que je vous ai dit tout à l'heure : ils ouvrent le ventre à un de leurs camarades pour respirer l'odeur du sang, retrouver une couleur rouge, comme on mange le mousse sur les radeaux pour avoir un peu de viande sous la dent. Venez, penchons-nous à cette fenêtre, non pas pour perdre l'équilibre mais pour le retrouver. »
Le soleil avait déjà incliné sa lumière. Les montagnes recommençaient à prendre corps. Angelo et la jeune femme dominaient une partie des toits de la bourgade et tout un côté du château. Ils restèrent là plus de deux heures à regarder le ciel qui déposait ses lies et devenait d'un beau gris perle. Le soleil était dans une saison où il se retire vite ; toutes les écailles des toitures en pierres plates cernées d'un liséré d'ombre passaient du gris au vert tendre. Certaines couvertures plus basses que d'autres étaient tachées de grandes plaques de lichens dorés. Le vent qui avait repris donnait à tout ce pays une allure marine, une odeur de grand large. Les papillons scintillaient comme du sable. Les corbeaux et les pigeons mêlés jaillissaient en écume des maisons hautes, des tours et du clocher à chaque coup de mer.
Angelo passa ces deux heures dans la sérénité la plus absolue. Il n'avait pas voulu fumer un petit cigare pour ne pas donner envie à ceux de la quarantaine qui n'avaient pas de tabac. Avant de s'y résoudre, il avait jeté quelques coups d'œil par-dessus son épaule pour voir s'il y avait des fumeurs ; il n'y en avait pas. Après avoir mangé la soupe, les gens s'étaient allongés sur leur litière. Le représentant en machines à coudre ne devait pas être généreux tous les jours. Angelo ne souffrit pas de cette privation plus de cinq minutes. Il compta les fumées qui sortaient des cheminées : il y en avait sept. Sept feux dans ce bourg qui, avant la contagion, devait en allumer plus de huit cents vers les quatre heures de l'après-midi. Il suivit le manège des soldats dans la cour. Il en vit un qui nettoyait les verres d'une lanterne d'arçon. Il supposa qu'on préparait une patrouille de nuit. Peu de temps après cela lui fut confirmé par un ordre dont il entendit quelques mots. Il se demanda de quelle façon il opérerait s'il était à la place du capitaine. De temps en temps, il cessait de se reposer sur la jambe droite et il se reposait sur la jambe gauche. Il chercha l'emplacement des routes sur le pays. Il en vit deux, désertes, qui se dirigeaient vers les montagnes. La partie du château qu'il avait sous les yeux ne permettait pas d'espérer. La tour descendait à pic, sans une aspérité jusqu'à la cour aux soldats. De l'autre côté, il y avait un mur d'une quinzaine de mètres de haut, par-dessus lequel on apercevait un chemin de ronde qui, à en juger par l'éloignement des toitures devait lui-même dominer le bourg d'au moins vingt mètres. Il imagina n'importe quoi. Il était dans une paix parfaite. Il pensait aux religieuses. Il se disait qu'elles avaient sûrement peur du bruit et du sang. Il savait ce qu'on devient quand un pistolet vous part brusquement sous le nez, en pleine nuit. Avec les soldats, c'était une autre affaire. Mais ils ne sont pas échauffés. Arrêter le bourgeois endort. Même au début d'une campagne, il faut cinq à six jours d'adaptation avant de faire son compte avec les feux de peloton et même les balles isolées. C'est dans les romans qu'on les prend pour des guêpes. Une fois la bataille commencée, il savait qu'il faut faire le plus de mal possible très vite. Ce sont les quatre premiers morts qui comptent, si tout de suite après on se met à tailler. « Je lui laisserai tout le temps de recharger », se dit-il en pensant à son petit sabre et à la jeune femme.
Il la regarda. Elle n'avait pas l'air d'aller bien. Il lui demanda avec inquiétude si elle souffrait.
« Rien que de naturel, dit-elle, je vais être contrainte d'aller à ces tinettes ignobles.
— Non pas, dit-il, venez. »
Il se chargea des sacoches et remit le sabre sous son bras. Ils descendirent le grand escalier qui s'enfonçait dans l'ombre, vers les grilles. Angelo s'arrêta sur le petit palier.
« Voulez-vous aller chercher les portemanteaux ? dit-il. Ils sont en bas dans le coin, sous la première volée de marches. Je vous attends ici. »
Il alla tâter les portes qui donnaient sur le palier. Une était inébranlable, serrée à bloc dans son chambranle. L'autre avait du jeu. Son bois moins plein jointait mal. Angelo passa la lame du sabre dans l'interstice. La porte n'était pas fermée à clef. A l'endroit de la gâche la lame du sabre passait librement, mais, plus haut et plus bas, elle était arrêtée par la barre d'un verrou. Il essaya de faire glisser cette barre sans y parvenir.
« Ce doit être, se dit-il, un de ces verrous à poignée qu'on abaisse sur une mortaise et qu'il faut relever pour pouvoir ouvrir. »
Il calcula la longueur du verrou et l'emplacement approximatif de cette poignée. Il essaya d'entamer la porte avec la pointe du sabre. Le bois n'était pas très dur.
« Que faites-vous ? dit la jeune femme.
— J'essaye de percer un trou à cet endroit-là, histoire de passer le temps. »
Il en fit en effet un qui avait un bon centimètre de profondeur. Le bois était plein et s'écaillait en échardes. C'était de la planche de frêne, épaisse de sept à huit bons centimètres mais qui s'était décharnée en vieillissant.
« Donnez-moi la poire à poudre. Étendez les portemanteaux et couchez-vous. Si quelqu'un monte ou descend, je dirai que vous êtes malade, je parlerai carrément de choléra sec et ils nous foutront la paix. Surveillez l'escalier et prévenez-moi. »
Il versa de la poudre dans le trou qu'il avait fait et y mit le feu. La flamme rouge s'éteignit tout de suite mais une petite lueur bleue resta accrochée au fond du trou, circulant dans les échardes, rongeant, laissant à la fin des braises sur lesquelles Angelo souffla.
Enfin, après d'assez longues manigances mais sans aléas, il réussit à pousser les deux verrous et ils entrèrent dans une grande pièce sombre.
Ils refermèrent aussitôt la porte, poussèrent de nouveau les verrous et bouchèrent les trous qui étaient chacun gros comme deux écus avec des morceaux d'un châle noir.
« Cela fera assez illusion jusqu'à demain matin. Peut-être plus, dit Angelo, car, je les connais, ils chercheront d'abord dans les coins où les bêtes vont mourir. Ils sont loin de penser que nous avons du cœur au ventre. »
Une fois la porte refermée, il était difficile d'avoir une connaissance exacte des lieux où ils se trouvaient. La lumière suintait parcimonieusement à travers les pierres qui bouchaient une haute fenêtre ogivale.
Quand leurs yeux furent habitués à l'obscurité, ils aperçurent autour d'eux une très vaste salle entièrement nue. Le parquet était souple, comme fait de terre battue que le temps et la solitude avaient rendu à la poussière. Sur le mur du fond, une tache noire semblait être une ouverture. C'était en effet une porte sans boiserie ni gonds, simplement percée comme un tunnel à travers une muraille de plus de deux mètres d'épaisseur et qui donnait sur un escalier étroit, en colimaçon, dans lequel paraissait dormir une sorte de lueur grise...
Ils descendirent vers cette lueur, pas à pas. Angelo était très heureux et extrêmement loin du choléra. De marche en marche, ils approchaient d'une lumière qui se faisait plus vermeille. Ils débouchèrent enfin sur une galerie qui courait presque à ras de voûte, dans une immense et profonde salle éclairée par de très longues baies et une rosace de vitraux jaunes. Ici également, il n'y avait que de la pierre : ni meubles ni boiserie et le sol en bas était aussi fait de simple terre, comme en pleins champs. Malgré les vitraux et la rosace, cela n'avait jamais servi d'église ; il n'y avait pas trace d'emplacement pour un autel.
Ils firent le tour de la galerie. Ils passèrent près d'un vitrail dont quelques verres s'étaient déplombés. Ils purent voir au-dessous d'eux, dehors, un grand jardin maigre, entièrement planté de thym gris, traversé par deux chemins de promenade qui se coupaient en croix.
Angelo regarda la jeune femme en souriant. Elle souriait aussi. Il songea à lui demander si elle allait mieux. Est-ce que là, par exemple, elle ne sentait pas une douleur diffuse ? Et du bout de l'index il lui toucha le creux de l'estomac.
Elle était parfaitement bien et s'excusait.
« Il n'y a pas à s'excuser, dit-il. On n'est pas responsable si quelque chose se met à pourrir en vous et à vous détruire. Je ne crois pas aux mouches. Pour si petites qu'on dise qu'elles sont, il me semble qu'on les sentirait en respirant. Je crois qu'il y a un endroit du ventre ou des boyaux qui se met brusquement à pourrir. »
Il dit comment il avait frictionné le petit Français pendant toute une nuit mais en pure perte car il s'y était pris trop tard. Il ne faut pas attendre d'être étonné de soi-même, comme le lieutenant de la patrouille. Dès qu'on sent une petite pointe aiguë qui vous perce le flanc, il faut crier au secours. Cela vaut la peine, de vivre.
« Si vraiment vous aviez mal à l'endroit que je viens de vous indiquer, il faudra me montrer votre ventre tout de suite. Quand c'est pris à temps et qu'on vous frictionne, on a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent d'en échapper. »
Au bout de la galerie ils découvrirent un petit passage étroit et fort sombre qui avait l'air de circuler dans l'épaisseur des murs et où ils furent embarrassés pour traîner leurs bagages. Ce couloir était tiède et sentait la pierre morte. Après avoir tourné à angle droit, ils virent devant eux un rayon de lumière pâle. Il passait par une étroite fente. Par elle, on pouvait voir, en face, le corps de la grosse tour et les fenêtres de la quarantaine contre lesquelles tonnait le vent.
« Nous devons être de l'autre côté de la cour aux soldats, à moins que ces fenêtres ne soient pas celles où nous étions penchés tout à l'heure. » Par la fente, il n'était pas possible de regarder en bas, on pouvait tout juste apercevoir la rangée des fenêtres de la quarantaine, la couronne des créneaux et le ciel, très bleu, pommelé de petits nuages tout à fait semblables à des pâquerettes, illuminés par un soleil très oblique.
Plus loin, le couloir se rétrécissait au point qu'Angelo fut obligé d'enlever les sacoches qu'il avait sur le dos. Ils durent enjamber des décombres et même se courber pour passer dans des endroits où le boyau était à moitié comblé.
De nouveau un rai de lumière pâle troua l'obscurité devant eux. Cette fente qui semblait être comme la précédente une meurtrière de guet donnait cette fois sur l'espace libre. Ils revirent le ciel très bleu, pommelé de rose et ils aperçurent les montagnes illuminées par le couchant.
Au-delà, le passage était de plus en plus délabré. Ils marchèrent à quatre pattes, embarrassés par les manteaux, la mallette, les sacoches. Ils n'avançaient pas vite, dans l'obscurité totale, à travers un véritable décombre. Enfin, Angelo trouva sous sa main devant lui, une pierre taillée à arêtes vives et il sentit un souffle frais venu d'en bas. Ils avaient trouvé l'amorce de quelque chose. A la lueur des étincelles de son briquet, puis de sa mèche d'amadou sur laquelle il souffla, Angelo vit qu'ils venaient de déboucher dans un escalier en tire-bouchon, aussi étroit que le couloir mais en bon état. Quelques détours plus bas ils rencontrèrent le jour et enfin, ils arrivèrent avec précaution à une porte qui ouvrait sur le jardin de thym qu'ils avaient aperçu des vitraux cassés de la galerie.
Le crépuscule d'automne commençait à tomber. Ils restèrent cachés. Le jardin avait l'air d'être régulièrement fréquenté. On devait y accéder par d'autres portes plus pratiques. L'endroit où Angelo et la jeune femme se tenaient était d'ailleurs utilisé comme resserre et on y avait entreposé deux bêches, un râteau et un grand chapeau de paille de tresse grossière comme ceux que portent les moissonneurs.
Il n'y avait dans le jardin que du thym et des pierres. Il était manifestement en terrasse et devait surplomber un chemin de ronde, une rue, un talus ; Angelo se demandait quoi, et de combien il surplombait. Mais il aurait été trop imprudent d'aller voir. Il fallait attendre le soir bien tombé. C'était sûrement un endroit que les religieuses aimaient, à en juger par ces touchants outils de jardinage destinés à une terrasse de terre blanche, aride comme du sel.
Des martinets et des hirondelles commencèrent à passer en éclairs devant l'ouverture de la porte. Suivant la nouvelle coutume des oiseaux, dès qu'ils eurent aperçu les formes immobiles d'Angelo et de la jeune femme, ils s'approchèrent et même, pénétrant jusque sous la voûte tournèrent à côté d'eux avec des cris et de violents battements d'ailes.
« Ceci pourrait nous trahir, dit Angelo. Remontons quelques marches et cachons-nous. »
Ils étaient à peine installés dans l'ombre qu'ils entendirent des pas dans le jardin. C'était une religieuse, pas du tout la mère rougeaude, avec ses gros bras nus, mais une grande et maigre sorte de boutiquière autour de laquelle l'ample jupe noire mettait de la noblesse par force. Elle retira sa cornette et mit au jour une tête minuscule, au visage extraordinairement ingrat, piqué de tout petits yeux noirs, très mobiles. Elle vint chercher le râteau et elle se mit à ratisser les chemins en croix. Après quoi, elle fouilla sous sa jupe, tira de sa poche un couteau de corne avec lequel, s'étant accroupie, elle sarcla très attentivement le pied des touffes de thym. Elle se donna avec une sorte de fureur à ce travail inutile.
Enfin, il commença à faire sombre. La religieuse s'étant retirée, Angelo courut jusqu'au bord du rempart, se pencha et revint.
« Il n'y a que trois à quatre mètres de hauteur, dit-il, et encore coupés par une souche de laurier sauvage qui a poussé dans le mur. »
Ils firent un paquet de tout le bagage.
« Je le porterai, dit Angelo. Il faut faire notre deuil des chevaux. A moins que vous consentiez à une bagarre. Cela, je l'avoue, me mettrait du baume au cœur et je crois que vous y prendriez aussi une bonne bouffée d'air pur. Mais ce ne serait pas sage. Je donnerais cependant beaucoup et en particulier une leçon d'escrime pour vous entendre parler comme vous le faisiez ce matin avec les soldats qui vous emmenaient ici. J'avais à chaque instant l'impression que, sur un mot un peu plus banal que d'habitude, vous alliez prendre la poudre d'escampette et les laisser éberlués. Si vous n'avez pas très bien compris qu'en réalité nous n'avons pas cédé, je vous offre une petite bataille dans la cour aux soldats où nous expliquerons clairement tout ce que nous avons à leur dire. Sinon, il n'y a qu'à jeter le bagage par-dessus bord, sauter de quatre mètres de haut et encore, en s'aidant de la souche de laurier. C'est un talus d'herbe qui est de l'autre côté et sa pente donne dans les champs. Nous marcherons le plus possible à la belle étoile et demain nous serons loin. J'ai encore plus de trois cents francs. Nous achèterons des bidets quelconques. Voulez-vous aller à ce petit village, près de Gap, où se trouve votre belle-sœur, comme vous m'avez dit ?
— C'est exactement ce qu'il faut que je fasse. Avez-vous songé d'ailleurs que, même si vous donniez la raclée aux soldats, cela ne signifierait pas grand-chose, du moment qu'ils ont certainement le choléra et que vous ne l'avez pas. Cela gêne, j'imagine, pour manier le sabre.
— Vous voulez dire que cela me gênerait ? dit fort bêtement Angelo. Et en effet, c'est possible. Nous sommes encore un peu noués et il n'est pas beau de quitter cet endroit en se glissant à quatre pattes à travers les murs. Quatre mètres à sauter, c'est peu, somme toute. Et il y a la souche de laurier. J'aurais voulu donner de l'idée aux moutons enfermés là-haut mais il faut des ronds de bras. »
Malgré tout, avant de sortir de l'abri, Angelo alla s'assurer que l'autre porte qui donnait sur le jardin était fermée.
Il se dit : « Comme tout serait différent si j'étais seul. (Alors, je ne réfléchis pas. Et quel plaisir !) »
Cinq minutes après ils étaient sur le glacis. La jeune femme avait sauté sans faire d'histoire et s'était même servie fort habilement de la souche de laurier. Tout était d'une extrême facilité. Angelo, dépité, guettait les ombres que faisait lever la lune naissante. Elles étaient toutes paisibles. Il aurait voulu il ne savait quels combats. Il avait espéré trouver au moins un soldat au pied du mur, une sentinelle qu'il aurait fallu désarmer. Il s'était vu, luttant et renversant son adversaire.
Quelques rainettes chantaient dans des citernes, sans doute à moitié vides et qui retentissaient beaucoup.
« C'est très amusant, dit la jeune femme. Cela me rappelle un soir où j'ai sauté par la fenêtre pour aller danser sur la place de Rians. Mon père ne m'interdisait pas de sortir, au contraire, mais tous les catimini, quelle joie ! Et enfin, sauter par la fenêtre ! »
« Les femmes, se dit Angelo, sont des êtres incomplets. »
Il se demandait pourquoi elle était soudain si alerte après avoir été si abattue dans l'après-midi. « Moi aussi j'ai pris plaisir à me traîner à quatre pattes à travers les murs, mais je vois tout le sérieux de l'affaire. Et ce n'était pas si extraordinaire que d'imaginer une sentinelle au pied de ce mur où elle devrait être si le capitaine dont j'ai entendu la voix faisait son métier. »
Enfin, Angelo mit le baluchon sur son dos et ils descendirent le glacis qui était en pente douce, feutré d'herbe et aboutissait dans des champs de lavande largement ouverts à la liberté de tous les côtés, et même légèrement parfumés.
Ils marchèrent pendant environ une heure à travers champs, ils trouvèrent un chemin qui allait dans la direction qu'Angelo avait décidé de prendre et qui ne tarda pas à monter. La lune qui s'était peu à peu placée au plus haut du ciel et donnait une vive lumière éclaira le dos musculeux d'une montagne sans arbres, constellée de petits rochers luisants comme de l'argent.
La nuit était vraiment très douce. Les grillons et les courtilières que la chaleur de ce jour de faux été avait revigorés faisaient entendre maintenant ce crissement métallique qui semble être l'enivrement de l'air lui-même. Le vent ralenti soufflait par bouffées tièdes.
Angelo et la jeune femme marchèrent bon pas sur ce chemin qui se dirigeait vaguement vers le nord. De l'autre côté de la montagne, vers le minuit, ils croisèrent une route assez importante accompagnée de grands peupliers dans les longues branches desquels la clarté de la lune jouait avec beaucoup d'amabilité. Tout était paisible et rassurant. Ils entendirent même d'assez loin le roulement d'une voiture et le petit trot d'un cheval qui semblait en prendre à son aise avec la douceur de la nuit.
Ils se dissimulèrent derrière de hauts buissons de genêts et virent passer finalement à côté d'eux un cabriolet dont la capote était repliée en arrière et qui portait un homme et une femme en train de faire tranquillement la conversation.
La route d'où venait le cabriolet se dirigeait vers l'est en utilisant un fond de vallée. La compagnie des peupliers, quoique dépouillés de feuilles mais vernis de lumière blanche, était très agréable. A en juger par les deux personnages qui venaient de passer, il devait y avoir de ce côté-là un pays aimable.
« Ce qu'il nous faudrait, dit Angelo qui trouvait le baluchon ridicule depuis qu'il avait vu le cabriolet bien suspendu rouler derrière son trotteur, c'est une voiture de ce genre. Elle remplacerait dix fois nos chevaux. En tout cas, elle nous donnerait cet air cossu qui intimide les soldats. L'homme et la femme qui parlaient à l'instant n'étaient pas des gens traqués. En les voyant, on est à cent lieues de penser qu'il existe une quarantaine à Vaumeilh, et pourtant, elle est à peine à vingt kilomètres de cette route. Allons voir ce qu'il y a de ce côté. D'autant que c'est plus encore notre direction que celle que nous avons suivie jusqu'ici. Ne pensons plus désormais au rendez-vous de Giuseppe. Il est assez grand garçon pour trouver son chemin tout seul. Ce qui importe pour nous, c'est arriver le plus vite possible à ce village près de Gap où se trouve votre belle-sœur.
— Comment vous appelez-vous ? dit la jeune femme. Hier à la quarantaine, j'ai eu plusieurs fois besoin de vous appeler, tout en étant près de vous. Je ne peux tout de même pas continuer à vous dire monsieur. D'ailleurs, ce mot ne rend pas les mêmes services qu'un prénom dans les situations délicates. Moi, je m'appelle Pauline.
— Je m'appelle Angelo, dit-il. Et mon nom est Pardi. Ce n'est ni le nom de ma mère ni certainement le nom de mon père. Je suis assez fier qu'il soit simplement le nom d'une très grande forêt que ma mère possède près de Turin.
— Votre prénom est très joli. Voulez-vous me permettre de porter ma part de bagages, maintenant que nous marchons sur une route commode ?
— En aucune façon. Je fais de grands pas et je ne sens pas le poids. Ce sont des manteaux très doux à l'épaule. Votre petite mallette et nos sacoches sont correctement enveloppées. Bien assez que vous soyez obligée de marcher avec des bottes. Cela n'est pas très commode. Les cavaliers démontés sont toujours un peu ridicules, mais le cabriolet qui nous a croisés et qui était, je l'avoue, l'image même de la nonchalance et de la paix ne me rassure pas. La seule chose qui me rassure c'est la distance que, depuis des heures, nous mettons sans cesse entre nous et cette quarantaine où vous avez perdu courage pendant cinq minutes. N'êtes-vous pas fatiguée ?
— Mes bottes sont fines et je les mettais toujours pour me promener dans les bois. C'étaient de très longues promenades. Mon mari est expert en bottes et en pistolets. C'est lui qui m'a appris à charger à double balle. Il a également pris soin de me faire confectionner des bottes souples comme des gants. Nous habitons un pays de maquis et de collines où il faut faire des lieues pour se distraire du spectacle de la nature.
— Nous vivions aussi de cette façon-là, à Granta, avant que j'entre aux Cadets. Et, chaque fois que je retournais chez nous, avant mon départ pour la France, c'étaient chaque jour des cavalcades sans fin et même des marches militaires qu'il fallait faire en tirant le cheval par la bride pour arriver à démêler de la forêt un beau couchant, une belle aurore, ou simplement le ciel libre que ma mère aime beaucoup. »
La route avait peu à peu gagné des hauteurs où elle circulait entre des bois d'yeuses. La lune à moitié ensevelie dans l'ouest donnait cette lumière étrange, teintée de jaune qui compose des réalités dramatiques. L'horizon sur lequel elle s'inclinait semblait avoir éclaté en poussières d'argent dans lesquelles flottait le fantôme vaporeux des montagnes. La nuit était à la fois obscure et brillante, les arbres dessinés en noir pur sur la clarté de la lune l'étaient en blanc étincelant sur les ombres de la nuit. Le vent ne savait plus de quel côté souffler ; il se balançait comme une palme tiède.
Angelo et la jeune femme marchaient depuis près de six heures. Ils n'étaient plus aiguillonnés par la crainte d'être poursuivis et rejoints. Ces bois étaient bien différents de Vaumeilh, cette lumière bien loin de celle dans laquelle on pouvait imaginer des patrouilles ordinaires.
A vingt pas de la route ils trouvèrent sous les yeuses un buisson de hauts genêts qui encerclait comme par un fait exprès une petite chambre de terre souple et tiède. Angelo déposa son baluchon. Il avait beau dire, il était moulu de fatigue et, malgré la clarté de la lune, pendant la dernière heure de marche il n'avait été intérieurement que de fort méchante humeur.
« Je n'aime pas porter les paquets », se disait-il.
Il déroula les manteaux et fit un lit confortable.
« Couchez-vous, dit-il à la jeune femme, et si j'ai un conseil à vous donner c'est d'enlever votre culotte. Vous vous reposerez mieux. Nous ne savons pas ce qui nous attend sinon que, d'après ce que nous avons déjà vu, ce sera sans doute coton. Tâchons d'être à la hauteur des événements. Si nous rencontrons une ville, il y a neuf chances sur dix pour qu'elle soit pourrie et pleine de soldats. Nous n'avons plus de chevaux. Il nous faudra tricoter dur. Je pense maintenant que les deux personnes qui filaient si gentiment en cabriolet devaient être des fous. Aller à pied n'est pas du tout la même chose qu'aller à cheval. Si vous vous écorchez, vos blessures ne se tanneront pas et vous ne pourrez plus marcher. Ce serait ridicule de mourir bêtement sur place pour ne pas avoir pris soin de vos cuisses. »
Il lui parla comme à un troupier. Elle était trop fatiguée pour répondre autre chose que : « Vous avez raison. » Elle s'empressa de faire ce qu'il disait. Il avait d'ailleurs raison. Elle dormit profondément pendant vingt minutes, puis se réveilla et dit :
« Vous n'êtes pas couvert ! Vous avez mis mon manteau sous moi et votre manteau sur moi !
— Je suis fort bien, dit Angelo. J'ai dormi sur la dure par des froids de canard sans autre couverture que mon dolman. Et ce n'est pas gros. J'ai ici ma bonne veste de velours. Je ne risque rien, mais puisque vous êtes réveillée, attendez. »
Et il lui donna de la cassonade à manger et une petite lampée d'alcool à boire.
« Nous avons le ventre creux. Le thé que nous avons bu dans l'embrasure de la fenêtre et la petite poignée de farine de maïs sont loin maintenant. Qui dort ne dîne pas toujours, surtout après une marche comme celle que nous venons de faire. Il aurait fallu allumer du feu et cuire un peu de polenta mais j'avoue que je suis fatigué. Ceci nous tiendra au corps de toute façon pour une heure ou deux. »
Angelo ne s'endormit pas tout de suite. Les épaules lui faisaient mal. Il n'avait jamais porté de baluchon ; il était éreinté.
Il se demanda si la route sur laquelle ils étaient conduisait bien à une ville et s'il fallait le désirer ou le craindre. Y avait-il des garnisons et des quarantaines partout ? Les deux voyageurs du cabriolet ne semblaient pas inquiets. C'étaient peut-être des fils d'archevêques avec des passeports qu'on salue. Il se souvint du choléra sec qui avait sauté sur le capitaine en pleine campagne et l'avait désarçonné. Il y avait une certaine égalité, somme toute. Il voyait les choses en noir.
Il calcula que, depuis six jours, ils marchaient à l'aventure. Il n'y avait pas de raison formelle pour supposer que ce village près de Gap se trouvait au nord-ouest de l'endroit où ils étaient présentement. Il se dit que la cause de la liberté n'avait rien à faire avec ce village près de Gap. Il comprenait bien qu'il était maintenant impossible de rejoindre le lieu de rendez-vous que Giuseppe lui avait fixé mais il se voyait sur un cheval, ou il ne se voyait plus du tout. La marche à pied et surtout le baluchon l'avaient rendu mélancolique. Il n'était pas très sûr non plus de s'être vraiment échappé de la quarantaine de Vaumeilh. Brûler un peu de poudre dans le bois d'une porte n'était pas un événement suffisant pour être sûr de la chose et de soi-même. Il pensait aussi à Dupuis qui avait négligé de retirer les pistolets des bagages, qui avait même laissé le petit sabre : tout ça pour six francs, peut-être même pour rien et par indifférence. Les soldats ne l'avaient même pas fouillé.
« Tout le monde va devenir fonctionnaire, se dit-il, et je ne vois pas ce que je fais dans tout ça. »
La lune cependant, presque à la fin de sa chute maintenant et à moitié ensevelie dans les brouillards de l'horizon, glissait sous les branches des yeuses de longs rayons roses. La jeune femme dormait avec application et poussait de légers soupirs très gentils.
Angelo pensa à ses petits cigares. Il en fuma un avec tellement de plaisir qu'il en alluma un second aux braises du premier.
Si Giuseppe avait été là, il aurait eu plaisir sur-le-champ à lui faire comprendre qu'il n'était pas si bête que ce qu'on croyait. Personne ne gardait la quarantaine de Vaumeilh. On ramassait les gens, on les fourrait entre quatre murs. Ils y restaient collés. Il n'y avait pas besoin de s'en occuper. Ils se gardaient seuls. Les plus roublards y faisaient du commerce.
« J'ai raté mon coup, se dit Angelo ; il fallait simplement descendre jusqu'à la grille et dire : “Ouvrez-moi, je m'en vais.” On m'aurait répondu : “Vous nous prenez au dépourvu, mais vous n'êtes sans doute pas d'ici, en effet.” Or, on meurt très bien pour ne manquer que de cette simple initiative. Je ne meurs pas mais je fais trois fois plus de gestes que ce qu'il faut. Si Giuseppe était là je lui dirais : “Je sais très bien ce qui me pend au nez : Vous me volerez mon cheval à l'aide des lois et vous me ferez porter des baluchons.” Il se mettrait en colère et il me répondrait : “Tu n'es pas bête mais, que pouvons-nous faire pour le peuple, alors ?” Car, il croit ne pas en être. Et c'est de ça qu'il est fier. Ils font des révolutions pour être ducs. Moi aussi, mais ils me prendront mon cheval. Il n'y a que le choléra de vrai. »
Depuis qu'ils avaient pris les chemins de traverse, ils n'avaient pas vu beaucoup de morts, sauf le capitaine si arrogant qu'ils avaient trouvé sur la route, recroquevillé comme un enfant dans le sein de sa mère, avec ses galons et ses éperons. Mais Angelo se souvenait de Manosque, et de ses angoisses sur les toits quand il ne pouvait pas fermer l'œil sans se trouver tout de suite couvert d'oiseaux qui savaient ce qu'ils voulaient. Il se souvenait aussi de la chaleur infernale, des brasiers où l'on brûlait les cadavres et du bourdonnement des mouches.
Malgré la fraîcheur du matin (l'aube n'était pas loin) et le silence total de la forêt endormie sur de larges espaces, il se représentait avec précision les agonies et les morts qui devaient continuer à désoler les lieux habités.