Il était impossible de savoir si la nuit tournait. C'étaient de tous les côtés des ténèbres opaques. La route traversait des bois.
A différentes reprises, Angelo qui allait au pas eut l'impression de passer près de gens cachés. Il se trouva bien nerveux, et fut de plus en plus mécontent de lui. Il regretta de n'être pas resté avec le capitaine pour creuser les fosses. S'il avait pu trouver un chemin pour retourner, il aurait certainement fait la folie. Il en était même à penser que, non seulement il était vulgaire et bas, mais encore que son visage devait être devenu vulgaire et bas ; que toute son attitude, sa façon de monter à cheval, même sa désinvolture, étaient vulgaires et basses.
« Sans témoin tu ne vaux rien, se disait-il. Puisque tu ne trouvais pas le chemin de terre, il fallait patrouiller à travers champs jusqu'à ce que tu arrives à ce forçat qui doit être en train de mourir et le ramener au poste de garde où on se serait occupé de lui. Ou tout au moins t'assurer qu'il était incontestablement mort. Après, tu avais le droit de continuer ta route, mais pas avant. Ou alors, tu n'as pas de qualité. » Et même il se dit : « Tu prétends que c'était difficile ; pas du tout. Tu n'avais qu'à retourner vers les lueurs rouges, à l'endroit où tu as rencontré cet homme peureux, mais qui faisait son devoir malgré sa frousse, et d'ailleurs que tu ne dois pas juger parce que tu n'es jamais resté en pleine nuit à côté d'un brasier qui brûle quatre-vingts cadavres et que tu ne sais pas si, à sa place, tu n'aurais pas fait pire. »
Il était parfaitement sincère et il ne se souvenait pas du tout de la nuit et du jour pendant lesquels il avait soigné sans arrêt l'enfant et le « pauvre petit Français », ni de sa veillée près des deux cadavres où il s'était fort bien comporté.
Dès qu'il entendit de nouveau des bruits furtifs dans les buissons, il s'arrêta et il demanda à haute voix : « Y a-t-il quelqu'un par ici ? » Il n'y eut pas de réponse, mais le tapis élastique des aiguilles de pins crissa sous des pas. « Puis-je rendre service à quelqu'un par ici ? » répéta Angelo d'une voix calme qui devait être fort belle aux oreilles de gens en détresse. Le bruit des pas s'arrêta et, au bout d'un petit moment, une voix de femme répondit : « Oui, monsieur. » Angelo aussitôt alluma son briquet et une femme sortit du bois. Elle tenait deux enfants par la main. Elle cligna des yeux pour regarder qui était dans la lueur de la flamme qu'Angelo, sans y songer, tenait près de son visage, et elle s'approcha. Elle était jeune et habillée de façon si élégante pour l'endroit qu'elle parut tout d'abord irréelle entre ces troncs de pins que le briquet d'Angelo éclairait. Les enfants eux-mêmes étaient assez féeriques : un petit garçon de onze à douze ans en costume d'Eton et casquette à gland et une fillette à peu près du même âge dont les longs pantalons de linon blanc, sortant de la robe, couvraient les souliers vernis d'épais ruchés de dentelle.
La jeune femme expliqua qu'elle était la préceptrice des deux enfants, qu'ils étaient arrivés tous les trois de Paris il y avait six jours à peine au château d'Aubignosc, précédant d'une semaine Mme et M. de Chambon qui devaient venir par le train et s'arrêter à Avignon où ils étaient sans doute maintenant chez leur tante, la baronne de Montanari-Revest ; sans avoir aucune possibilité pour rejoindre Aubignosc puisque toutes les routes étaient barrées. Elle savait même que le choléra était très violent dans le Comtat et qu'on ne laissait passer personne. Elle avait d'abord pensé tenir les enfants à l'abri dans Aubignosc qui est un très petit village. Mais il avait été dévasté tout d'un coup par l'épidémie qui, dans une furie de deux jours, n'avait pas laissé dix personnes vivantes. Alors, elle était partie avec les enfants dans l'espoir de rejoindre Avignon en passant par Aix-en-Provence, où l'on disait qu'il n'y avait pas encore beaucoup de mal. Son idée avait été, dans sa pénurie de moyens de transport — « Nous sommes arrivés par la diligence et elle ne passe plus » — de gagner Château-Arnoux qui n'était qu'à une lieue à travers bois, et là de louer un cabriolet pour descendre par la vallée de la Durance. Mais, la veille — hier soir, vers six heures — en arrivant à Château-Arnoux, ils avaient été arrêtés aux barrières et refoulés dans les bois, avec d'ailleurs une vingtaine de personnes de provenances diverses, qui, elles aussi, essayaient de prendre la route vers Aix. Un monsieur de Lyon qui se trouvait là, venant de Sisteron où il visitait les quincailleries pour y vendre des casseroles de fer battu l'avait obligée, en lui donnant deux tablettes de chocolat et un petit flacon d'alcool de menthe. C'était un petit homme spirituel, se mettant fort en avant et ayant des opinions excellentes. Avec ce monsieur et deux autres dames ils avaient essayé de contourner Château-Arnoux, mais, dans la colline, le marchand de casseroles était tombé malade, les deux autres dames s'étaient enfuies comme des folles et elle, elle avait eu la chance, grâce au petit garçon d'ailleurs qui connaissait bien les bois, de retrouver la grand-route au bord de laquelle ils s'étaient assis tous les trois pour attendre le jour. En entendant le pas du cheval, ils avaient cru à une patrouille de ces gens de Château-Arnoux qui les avaient menacés de les enfermer en quarantaine et, au moment où Angelo arrivait à leur hauteur, ils se tiraient en arrière dans le bois de pins pour se cacher.
Angelo demanda une foule de renseignements pour savoir où étaient placées ces barrières et ce qu'elles barraient. Il était indigné de l'inhumanité de ces gens qui refoulaient les femmes et les enfants dans les bois. L'allusion à la quarantaine lui avait fait aussi dresser les oreilles. « Voilà une autre histoire et qui ne me plaît pas du tout, se dit-il, je n'ai pas envie d'être bouclé dans quelque étable pleine de fumier. La peur est capable de tout et elle tue sans pitié, attention ! On ne s'en sortira pas ici comme avec le forçat de la barricade de tonneaux. Quel dommage que je n'aie que deux coups de pistolet à tirer, ou plutôt que je n'aie pas de sabre, je leur ferais voir que la générosité est plus terrible que le choléra. » Il était très impressionné par les trois visages d'enfants perdus que lui avait montrés son briquet.
Il interrogea le petit garçon qui semblait très sûr de lui quant à l'itinéraire à suivre pour tourner les barrières. « Eh ! bien, dit Angelo, nous allons donc traverser le bois qui, comme vous l'affirmez, n'est pas large. De l'autre côté nous ferons monter les deux demoiselles sur mon cheval qui est très doux et que je mènerai par la bride. Nous suivrons le chemin que vous indiquez. Je vais moi-même du côté d'Aix et je vous aiderai tant que vous ne serez pas tirés d'affaire. Rassurez-vous, poursuivit-il, je suis colonel de hussards et l'on ne viendra pas facilement à bout de nous. » Il sentait qu'il fallait leur donner confiance en eux-mêmes et les rassurer sur l'air vulgaire et bas qu'il croyait avoir : ce à quoi il s'imagina fort judicieusement que l'énoncé de son grade pourrait servir. Il oubliait que la nuit le couvrait et qu'on n'entendait que sa voix très aimable.
Ils quittèrent la route et traversèrent le bois. A la sortie du bois, Angelo installa la jeune femme et la petite fille sur le cheval et ils commencèrent à parcourir des collines pierreuses où il faisait un peu plus clair que dans le fond de la vallée.
Le petit garçon marchait fort crânement à côté d'Angelo et n'hésitait jamais dans la direction à prendre. La jeune femme avait une montre. Il était trois heures du matin.
Le jour commença à se lever vers quatre heures. Il éclaira de vastes solitudes ondulées. « Tant mieux, dit Angelo. Ici nous marcherons tranquilles. D'ailleurs, la grand-route doit être à notre gauche, dans cette sorte de sillon plein de brumes dormantes. Ne nous inquiétons pas ; allons de l'avant. Le plus important maintenant serait de trouver une ferme où nous puissions tous les quatre manger un peu. » Et il félicita très gravement le petit garçon ; il savait qu'ils sont plus courageux et plus audacieux que les hommes dès qu'ils sont pris au sérieux. Il voulait qu'il pût continuer à marcher gaillardement. D'autre part, Angelo le trouvait très sympathique et il y avait de bonnes raisons pour le féliciter : il avait pendant toute la nuit indiqué sans erreur la bonne direction.
Toutefois, Angelo, qui avait une barbe de trois jours, le visage tout mâchuré de ruisseaux de sueur séchée et la chemise déchirée par les ronces, n'avait pas l'air d'inspirer une grande confiance à ses compagnons. Il s'en aperçut après avoir rencontré le regard vert de la jeune femme. Il avait heureusement de fort belles bottes d'été venant de chez Soupaut, en cuir souple, quoique vernies, et si ajustées qu'il était impossible de croire qu'il les avait volées. « Voilà très exactement pourquoi je les ai payées cent francs, se dit-il ; il faut que le passeport me serve. Je ne peux cependant pas les lui jeter à la tête. » Il essaya d'en parler, mais tout ce qu'il réussit à faire c'est de persuader la jeune femme qu'il était fâché de gâter de si belles bottes dans les pierres coupantes des collines et elle lui proposa tout de go de lui rendre son cheval. « Je suis un imbécile, dit-il. Restez tranquillement assise où vous êtes. J'essayais de vous donner de bonnes raisons pour que vous me croyiez aussi excellent homme que votre marchand de casseroles. J'en fais toujours trop. Vous auriez bien vite appris, sans mes bottes, que je ne cherche qu'à vous rendre service, et l'inquiétude que j'ai vue dans vos yeux tout à l'heure quand vous avez aperçu mon piteux équipage, vous auriez été la première à en rire. Le maladroit chez moi c'est que je veux toujours contenter d'une façon totale. Neuf fois sur dix, cela me fait prendre pour ce que je ne suis pas. Je suis vraiment colonel, ce n'est pas une blague. Seulement, comme vous, depuis trois jours, j'essaye de me dépêtrer de ce pays infernal, plein de peureux et de courageux, plus terribles les uns que les autres. Et j'ai passé par des moments bien désagréables. »
La jeune femme, qui n'avait que de beaux yeux verts, sourit et dit qu'elle n'avait pas peur. De toute évidence cependant, elle ne croyait pas au colonel. Son sourire, d'ailleurs gentil, disait qu'elle avait mieux à faire qu'à contester le fait et elle serrait contre elle, comme une madone, le corps endormi de la petite fille.
Le soleil était complètement levé quand ils aperçurent, nichée dans les plis d'un vallon, une ferme près de trois terrasses d'oliviers et d'un grand champ de luzerne.
Angelo arrêta la troupe sous une yeuse. La petite fille dormait d'un sommeil si profond qu'elle ouvrit à peine les yeux quand on la descendit de cheval et qu'on la coucha par terre.
« Voici la première maison dont la cheminée fume, dit Angelo, nous avons de la chance. Restez là, je vais descendre et demander de quoi manger en le payant très bien. Ne vous souciez de rien, j'ai de l'argent. »
La maison était fermée ; barricadée même, semblait-il ; sans la fumée qui sortait de la cheminée on aurait pu la croire abandonnée. Angelo appela. Une fenêtre s'ouvrit et un homme parut qui braquait un fusil de chasse. « Passez votre chemin, dit-il. — Je ne suis certainement pas malade, dit Angelo. Et j'ai là-haut, sous cet arbre, une femme et deux enfants ; vous les voyez d'ici. Ils n'ont pas mangé depuis deux jours. Vendez-moi un peu de pain et de fromage ; je payerai le prix que vous voudrez. — Je n'ai rien à vendre, dit l'homme ; vous n'êtes pas le seul à avoir une femme et des enfants. Passez votre chemin, et vite... » « Il ne tirera pas », se dit Angelo, et il s'avança froidement. L'homme le mit en joue. Il continua à avancer. Il était au comble du bonheur. Enfin, il fit un saut et se trouva tout de suite à l'abri sous l'auvent de la porte. « Soyez raisonnable, dit-il, vous voyez que je suis décidé. Je peux très bien faire sauter votre serrure d'un coup de pistolet. Après, cela se réglera à l'intérieur où vous avez autant de chances que moi, mais pas plus. Jetez-moi de là-haut un pain et quatre fromages de chèvre. Je vous les paye d'une pièce de vingt francs que je fais passer sous la porte. L'or n'est jamais malade et, si vous avez peur, prenez la pièce avec des pincettes et jetez-la dans un verre de vinaigre. Vous ne risquez absolument rien. Mais faites vite. Je suis décidé à tout. — Sortez de là », dit l'homme. Angelo fit craquer le chien de son pistolet. « Attendez », dit l'homme. Au bout d'un petit moment, il jeta sur l'herbe un pain et quatre fromages. « Il y a une fente près de la serrure, dit-il, faites-y passer votre pièce, qu'elle sonne en tombant dedans. » Angelo obéit et la pièce sonna sur les dalles. « Je n'ai rien entendu, dit l'homme. — Je ne lésine pas, dit Angelo ; j'en fais passer une autre : écoutez bien. » Il fit passer une deuxième pièce. « Je n'ai rien entendu, dit l'homme. — Alors, écoutez celle-là », dit Angelo, et il tira un coup de pistolet en l'air en visant le ras de la fenêtre. L'homme ferma précipitamment les volets. Angelo ramassa le pain et les fromages et remonta vers l'yeuse en s'interdisant de courir.
Après avoir mangé, ils rencontrèrent un chemin de terre qui les mena assez vite à la grand-route. « Je comprends très bien, dit la jeune femme, que le plus sage serait de continuer à marcher à travers les collines, mais nous devons avoir fait au moins cinq lieues et ces enfants mourront de fatigue. Ce serait également de la folie de croire que nous pourrons aller ainsi jusqu'à Avignon. Nous ne devons pas être loin de Peyruis. Il y a là un poste de gendarmerie. J'expliquerai mon cas ; M. de Chambon est connu ; nous ne sommes pas malades, on nous fera sans doute une billette et on m'aidera à trouver un cabriolet. Je ne peux pas continuer à courir des risques avec ces enfants dont j'ai la charge. » Angelo trouva la résolution raisonnable. « Mais, continua la jeune femme, que ceci ne vous empêche pas de vous occuper de vous-même. La situation est tout à fait différente pour un homme seul, résolu et bien monté. Laissez-nous ici, nous gagnerons Peyruis par nos propres moyens ; c'est à peine à une demi-lieue. » Elle était apparemment très contente d'être sur la grand-route et elle ajouta d'une façon fort maladroite : « Vous nous avez tirés d'affaire mieux encore qu'on n'espérait. M. de Chambon vous remercierait sans doute avec beaucoup d'effusion s'il pouvait connaître votre nom. — Je ne vous abandonnerai pas avant de vous savoir en mains sûres, dit Angelo d'un ton sec. J'ai moi-même deux mots à dire aux gendarmes. » « Si tu crois qu'ils me font peur ! se dit-il. Tu es bien Parisienne ! »
Ils arrivèrent assez vite devant des barrières gardées en effet par des gendarmes qui furent très aimables et sentaient le vin. Le nom de M. de Chambon fit merveille. Ils promirent même un cabriolet de réquisition. Angelo déclara qu'il venait de Banon. Les gendarmes qui connaissaient la vie et avaient du coup d'œil apprécièrent beaucoup ses bottes. Ils le traitèrent avec diplomatie. Il avait raconté une petite histoire de brigand pour expliquer la perte de son portemanteau, de sa redingote et de son chapeau. « On ne peut pas être partout, dirent ces soldats de l'ordre qui, par ailleurs, avaient des tuniques déboutonnées, et vous avez eu de la chance ; il y en a qui perdent beaucoup plus. Quelques-uns des forçats qu'on a libérés à Sisteron pour enterrer les morts ont pris la clef des champs et, bien entendu, ça n'est pas pour dire la messe. Au sujet des billettes, ça ne fait aucun doute, on vous les fera. Vous avez l'air tous très vigoureux. Mais il faut que vous fassiez ici une quarantaine de trois jours, c'est recta. On va vous conduire dans une grange, là à côté, qui sert à ça, où vous ne serez pas mal, et où vous ne serez pas seuls. Il y en a déjà une trentaine qui attendent. Trois jours, ce n'est pas la mer à boire ! »
On les conduisit à la grange qui était pleine de gens de tout âge et de toute condition, assis tristement sur des malles ou à côté de paniers, de valises et de baluchons. Les gendarmes emmenèrent le cheval. Ils étaient aimables mais prudents. « Je n'aime pas beaucoup ce qui nous arrive, dit Angelo. — Quoi faire ? dit la jeune femme ; ils m'ont promis un cabriolet, j'attendrai, mais je suis fâchée pour vous. Vous seriez déjà loin. — Peut-être vaut-il mieux que je sois près de vous, dit Angelo. En tout cas, venez, tirons-nous un peu à part. »
La sentinelle rentra, accompagnant un gros homme en tablier bleu. Il se campa sur ses jambes et dressa le cou pour regarder tout le monde. « Ceux qui veulent à manger, dit-il, envoyez la commande. — Et, qu'y a-t-il à manger ? dit Angelo en s'approchant. — Ce que vous voudrez, baron, dit le gros homme. — Deux poulets rôtis ? dit Angelo. — Pourquoi pas ? dit l'homme. — D'accord, dit Angelo, deux poulets rôtis, du pain et deux bouteilles de vin, et achetez-moi vingt cigares comme celui-là. — Envoyez la monnaie, dit l'homme. — Combien ? dit Angelo. — Trente francs pour vous, dit l'homme, et parce que vous avez de beaux yeux. — Vous ne perdez pas le sens des affaires, dit Angelo. — Il ne serait pas perdu pour tout le monde, dit l'homme, tant vaut-il que je le garde. Ajoutez trois francs pour les cigares. Avez-vous un truc pour que j'y emballe votre matériel ? — Non, dit Angelo, pliez tout dans une serviette et mettez un couteau. — Un écu pour la serviette et un pour le couteau. »
Angelo fut le seul à commander à manger. Tout le monde le regarda avec une curiosité mêlée d'effroi. Un vieux monsieur, avec une très jolie petite barbiche blanche et l'air cassant, lui dit : « Vous faites courir les plus grands dangers à tout le monde avec votre imprudence, jeune homme. Vous allez faire entrer ici une serviette venant du village où il y a sans doute des malades. Tout ce qu'on peut se permettre, par des temps pareils, c'est de manger des œufs à la coque. — Je n'ai pas confiance en l'eau bouillie, dit Angelo, et le grand tort que vous avez, vous et ceux qui me regardent avec de grands yeux, c'est de ne pas vivre comme d'habitude. Il y a trois jours que je meurs de faim. Si je tombe d'inanition, vous allez croire que j'ai le choléra, et rien que de la frousse, vous en crèverez comme des mouches. — Je n'ai pas peur, monsieur, dit la barbiche, j'ai fait mes preuves. — Continuez, dit Angelo, on n'en fait jamais assez. »
Il mangea son poulet et il fut très content de voir que la jeune femme et les enfants mangeaient l'autre sans appréhension. Ils burent du vin. Pour rassurer tout le monde, Angelo jeta la serviette par une lucarne. Il vint donner un cigare à la sentinelle et il resta sur le pas de la porte à fumer le sien.
Il était là depuis un quart d'heure et un peu ébloui par la lumière du grand soleil blanc, quand il entendit une sorte de brouhaha dans la grange. C'étaient des gens qui s'écartaient précipitamment d'une femme étendue sur la paille. Il s'approcha de la malheureuse qui claquait des dents et avait une grosse marque bleue sur la joue. « Quelqu'un a-t-il de l'alcool ? dit Angelo ; de l'eau-de-vie », répéta-t-il en regardant tout le monde. Enfin, une paysanne sortit une bouteille de son panier. Mais elle ne la donna pas de la main à la main. Elle la posa par terre, elle s'éloigna et elle dit : « Prenez-la. »
La malade était jeune, avait de très beaux cheveux et une nuque de lait. « Y a-t-il ici une femme courageuse, dit Angelo, pour qu'on vienne défaire son linge, lui dégrafer son corsage et son corset, à quoi je n'entends rien ? — Coupez les lacets », lui dit-on. Une femme se mit à rire nerveusement. Angelo revint à la sentinelle. « Écartez-vous de la porte, lui dit-il. Il y a une femme malade. Il faut que je la sorte et que je la mette au soleil pour la réchauffer et pour empêcher que cette bande de péteux ne crève de peur. Je me charge de la soigner tout seul. Enfin, ce qu'on peut faire, à moins qu'il y ait un médecin au village. — Qu'est-ce que vous voulez qu'il y ait au village ? dit la sentinelle. — Eh ! bien, je ferai tout ce que je peux faire, dit Angelo. Mettez-vous là-bas en face si vous craignez qu'on s'échappe. Mais on les prendrait tous sous un chapeau.
« Allons, il me faut pourtant, dit-il en rentrant, quelqu'un qui m'aide à porter cette femme dehors, un homme ou une femme. Ou un enfant, si les autres se croient de trop grandes personnes, ajouta-t-il avec un petit rire sec. — Ne mêlez pas les enfants à ces tristesses, dit la petite barbiche blanche. Genus irritabile vatum... Je vais vous aider, moi ! »
Ils portèrent la jeune femme dehors, sur un lit de paille. Le vieux monsieur la déshabilla avec beaucoup d'habileté, et même réussit à la débarrasser de son corset sans trop la heurter, ce qui était difficile car elle ballait de la tête et des bras. Pendant cette opération, elle dégorgea un peu de ce fameux riz au lait, mais Angelo lui nettoya la bouche et la força à boire. Les cuisses de la jeune femme, quoique glacées et marbrées d'épais ruisseaux violets, étaient grasses et satinées. Elle se souillait d'en bas, sans arrêt. La sentinelle s'était détournée et regardait les collines torrides où la chaleur se décomposait dans une buée d'herbe comme sur un biseau de verre. On parlait fort dans la grange, avec des éclats de rire nerveux. La jeune femme mourut au bout de deux heures. Angelo s'assit à côté d'elle. Et le vieux monsieur aussi. Du village venaient des cris solitaires et de longs gémissements presque paisibles que l'ardent soleil faisait paraître noirs. « Si Pâris avait vu la peau d'Hélène telle qu'elle était, dit le vieux monsieur, il aurait aperçu un réseau gris-jaune, inégal, rude, composé de mailles sans ordre dont chacune renfermait un poil semblable à celui d'un lièvre ; jamais il n'aurait été amoureux d'Hélène. La nature est un grand opéra dont les décorations font un effet d'optique. » Angelo lui tendit un cigare. « Je n'ai jamais fumé de ma vie, dit le vieux monsieur, mais j'ai bien envie de m'y mettre. »
Avant le soir, un homme mourut dans la grange. Très vite. Il échappa tout de suite aux doigts et ne laissa pas une seconde d'espoir. Puis une femme. Puis un autre homme qui faisait sans arrêt les cent pas, s'arrêta, se coucha dans la paille, se couvrit lentement le visage de ses mains. Les enfants se mirent à crier. « Faites taire ces enfants et écoutez-moi, dit Angelo. Approchez-vous. N'ayez pas peur. Vous voyez précisément que moi qui soigne les malades et qui les touche, je ne suis pas malade. Moi qui ai mangé un poulet entier, je ne suis pas malade et vous qui avez peur et vous méfiez de tout vous mourrez. Approchez-vous. Ce que je veux vous dire, je ne peux pas le crier par-dessus les toits. Il n'y a qu'un paysan qui nous garde. Dès qu'il commencera à faire nuit, je le désarmerai et nous partirons. Il vaut mieux risquer la vie sans passeport plutôt que de rester ici à attendre une billette qui ne sert à rien si on est mort. »
Le vieux monsieur était décidément du côté d'Angelo. Il y eut également deux hommes à allure de paysans solides et une dizaine de femmes avec des enfants qui acceptèrent ce parti. Les autres dirent qu'on ne pouvait abandonner les bagages, qu'ils ne pouvaient pas porter les malles sur les épaules à travers champs.
« Il s'agit de savoir, dit Angelo, si vous préférez vous confiner jusqu'à ce que ces villageois et ces gendarmes morts de peur vous donnent une chance de vivre ou si vous préférez vous en occuper librement vous-mêmes. Et alors, que fait une malle dans tout ça ? »
Mais non, les malles faisaient beaucoup, et ils dirent qu'il en parlait à son aise.
« Eh ! bien, restez, dit Angelo, tout le monde est libre, mais il insista auprès de la jeune préceptrice.
— Non, dit-elle, je reste ici également. »
Elle avait une confiance inébranlable dans le nom de M. de Chambon. Elle était sûre d'avoir un cabriolet et surtout cette fameuse billette avec laquelle elle se voyait traversant le pays comme une flèche.
« Je ne peux pas me permettre de courir de risques, dit-elle.
— Vous en courez un plus grand en restant ici », dit Angelo.
Alors, elle dit avec beaucoup plus de fermeté qu'elle était bien résolue à voyager d'une façon régulière. Il n'y avait aucune raison qu'elle se mette à courir les routes comme une bohémienne. Les gendarmes qui savaient bien qui est M. de Chambon lui avaient promis un cabriolet et une billette. Elle ne partirait d'ici qu'en cabriolet et avec une billette, comme il se doit. Il n'y avait aucune raison pour qu'elle fasse autrement. Hier soir, elle était en plein bois, dans la nuit, au bord de la route, c'était un cas. Angelo lui avait rendu service. Elle le remerciait, mais maintenant, c'était un autre cas. Elle avait une promesse ferme. « Vous l'avez entendu comme moi. Ils ont même dit que, s'il n'y avait pas de cabriolet volontaire pour mener à Avignon les enfants de M. de Chambon, on en réquisitionnerait un. Je n'ai pas osé vous dire qui est M. de Chambon : M. de Chambon est premier président de la Cour, voilà. Alors, vous comprenez ! » Là-dessus, le soir étant tombé, Angelo lui répliqua :
« Je vais vous montrer ce que c'est qu'un gendarme, vrai ou faux. »
Il s'approcha de la sentinelle et il la désarma avec une extrême facilité, l'autre ne se rendant pas compte pourquoi il lui prenait son fusil. Il croyait que c'était pour le regarder.
« Mets-toi de côté et laisse-nous passer, dit Angelo. Nous sommes quelques-uns qui avons envie de jouer la fille de l'air.
— Vous n'avez pas besoin de mon fusil pour ça, dit la sentinelle, et vous pouvez me le rendre. Vous n'êtes pas les premiers qui foutez le camp et les autres n'ont pas tant fait d'histoires. Je peux même vous dire qu'à cent pas à gauche de ce cyprès qu'on voit encore, il y a un chemin qui, après une petite lieue de détour, vous mènera à la grand-route. »
Cette placidité déconcerta beaucoup quelques femmes qui avaient décidé de partir et qui décidèrent alors de rester.
Le départ d'Angelo et de ceux qui le suivirent fut donc assez penaud, d'autant que la sentinelle ne cessait de les accabler des renseignements les plus circonstanciés sur la façon de tourner le village. Angelo cependant persistait à croire qu'il valait mieux partir. « Et pourquoi se plaindre quand tout va bien ? se dit-il. Cependant, cesse d'imaginer toujours le pire et d'en faire trop. Cette petite institutrice doit se moquer de toi. »
Ils se trompèrent de chemin à cause du trop grand nombre de renseignements qu'avait donnés la sentinelle et parce que chacun les interprétait à sa manière. La nuit, le grand air, les initiatives à prendre et aussi la crainte de s'être décidés à un parti qui paraissait moins raisonnable du moment qu'il était à la portée de tout le monde, irritèrent les femmes qui traînaient des enfants maussades. Enfin, au bout d'une heure, ils arrivèrent sur la grand-route où ils se séparèrent, les deux paysans partant à travers les collines et les femmes s'étant tout simplement assises de nouveau sur le talus. Angelo s'en alla avec le monsieur à la barbiche.
Ils marchèrent plus de deux heures avant de voir devant eux, au bord de la route, une maison longue et basse dont les portes cochères soufflaient une grande lumière et un certain tohu-bohu.
« Encore un piège à mouches ? dit Angelo.
— Non, dit le vieux monsieur, cette fois c'est une auberge de roulage ; je la connais. »