Tout allait bien sur la colline des amandiers. Chacun semblait y avoir son pain cuit.
Il n'était pas nécessaire de s'y relever le cœur en cherchant autour de soi des visages à la primavera. Il n'y en avait d'ailleurs pas. Les femmes étaient de fortes femmes, les hommes des gaillards bien décidés. Les femmes étaient toutes opulentes, taillées pour le travail : bras épais, gorges rondes, parfois même très lourdes et fortement hâlées jusqu'à en être couleur de tan ; hanches rondes, jambes solides, marche lente et, dans chaque main, elles tiraient des poignées d'enfants.
« Au fait, se dit Angelo, qu'est-ce que c'est que cette sentinelle qui m'a accueilli ici ? Et que gardait-elle ? »
Il avait eu beau chercher, il n'y avait pas d'infirmerie sur le dessus de cette falaise. Ce n'était pas non plus un endroit à harmoniums. Il y avait cependant une atmosphère fort chevaleresque. De très nombreux ouvriers en blouse serrée par un ceinturon et le fusil à la bretelle circulaient de tous les côtés. Il y en avait autant de vieux que de jeunes ; les uns avec des visages de filles très aigus sous des casquettes à pont ; les autres arborant de longues et larges barbes annelées, rousses ou noires, même blanches comme de la neige, coiffés de feutres ou de larges bérets très cocardiers. Ils se promenaient avec des allures de gardes-chasse dans un domaine fermé, ou même comme des propriétaires, disaient leur mot paisiblement à droite et à gauche, ici pour faire ramasser des ordures qui devaient être portées dans une fosse, là pour organiser les corvées chargées d'aller chercher l'eau et le bois pour tout le monde. Ils avaient même un corps de garde, un lieu de réunion dans un bosquet de chênes où l'un d'eux qui n'avait pas de fusil mais portait un sabre nu pendu à sa ceinture leur donnait des ordres. Angelo fut très touché par le sabre, qui était une belle arme fort noble.
Un jour, cette sorte de milice fit changer certains campements de place. Ils étaient installés à l'abri dans un sillon assez profond encombré de rochers et de broussailles et qui était le lit sec d'un torrent. Un orage menaçait. Déjà le tonnerre roulait au fond des collines. Le ciel n'avait pas changé de couleur. Il était resté blanc de craie ; il avait à peine perdu ce satin brillant que lui donnait le soleil écrasé. Il ne noircissait pas du côté du tonnerre sous l'approche de nuages, il s'assombrissait uniformément partout, et, sans l'heure et le vol de perdreaux de quelques éclairs on aurait pu croire simplement à l'arrivée de la nuit. Les gardes en blouse firent décamper les gens du lit du torrent. Ils étaient extrêmement serviables ; ils aidaient ; ils portaient les casseroles, les chaudrons, les enfants en bas âge, sans lâcher les fusils.
Giuseppe avait remis avec beaucoup de cérémonie à Angelo une lettre d'Italie. « Il y a au moins deux mois que je l'ai dans la poche de ma veste, lui dit-il. C'est de ta mère. Regarde bien l'enveloppe et sois prêt à témoigner sur ta vie que je l'ai gardée avec le plus grand soin. Ce n'est pas ta mère que je crains : c'est la mienne. Je suis sûr qu'elle me demandera avec ses yeux de feu si je ne l'ai pas fourrée avec le mouchoir dans lequel je crache ma chique. Jure que tu le lui diras. J'ai une peur atroce de ma mère quand elle m'enfonce ses ongles dans le bras. Et, quand il s'agit de la duchesse ou de toi, elle m'enfonce toujours les ongles dans le bras. »
La lettre était datée de juin et disait : « Mon bel enfant, as-tu trouvé des chimères ? Le marin que tu m'as envoyé m'a dit que tu étais imprudent. Cela m'a rassurée. Sois toujours très imprudent, mon petit, c'est la seule façon d'avoir un peu de plaisir à vivre dans notre époque de manufactures. J'ai longuement discuté d'imprudence avec ton marin. Il me plaît beaucoup. Il a guetté la Thérésa à la petite porte ainsi que tu le lui avais recommandé, mais, comme il se méfiait d'un grand garçon de quinze ans qui joue à la marelle tous les jours sur la place de sept heures du matin à huit heures du soir depuis que tu es en France, il a barbouillé la gueule d'un pauvre chien avec de la mousse de savon et le joueur de marelle a pris ses jambes à son cou en criant à la rage. Le soir même, le général Bonetto qui n'a pas inventé la poudre m'a parlé d'une chasse au chien à propos de mon griffon. Je sais donc exactement d'où vient le joueur de marelle maintenant et j'ai fait les yeux qu'il faut pour que le général sache que je sais. Rien n'est plus agréable que de voir l'ennemi changer ses batteries de place. Il y a beaucoup de rage à Turin. Tous les jeunes gens qui ont un visage ingrat et une taille au-dessous de quatre pieds et demi sont enragés. La même épidémie ravage les envieux et ceux qui n'ont jamais su être généreux avec leur tailleur. Le reste se porte bien et fait des projets. Il y en a même qui ont la folie de vouloir adopter cette mode anglaise si préjudiciable à l'organdi et aux pantalons collants d'aller manger à la campagne. Ils disent même : jusque près des tombeaux romains. Ce que je trouve exagéré, comme espoir en tout cas. Mais les routes sont les routes. Laissons faire. Les bons marcheurs s'en vont toujours de détour en détour pour voir le paysage qui est après le tournant et c'est ainsi que, d'une simple promenade, ils font parfois une marche militaire. Tout cela serait bien s'il n'y avait pas de moins en moins de gens capables de compter sur leur cœur. C'est un muscle qu'on ne fait plus travailler, sauf ton marin qui me paraît de ce côté être un assez curieux gymnasiarque. Il s'est enthousiasmé d'une bonté de rien du tout que j'ai eue pour sa mère et il est allé faire tourner ses bras un peu trop près des oreilles des deux hommes chamarrés qui ont organisé ton voyage précipité. Ils en sont tombés très malencontreusement malades le jour même. C'est dommage. J'ai pensé que ton marin avait la détente un peu brusque. Je lui ai donné de fort obscures raisons pour qu'il fasse encore un voyage en mer. J'ai été si mystérieuse qu'il s'en est pâmé de bonheur. J'aime viser longtemps.
« Et maintenant, parlons de choses sérieuses. J'ai peur que tu ne fasses pas de folies. Cela n'empêche ni la gravité, ni la mélancolie, ni la solitude : ces trois gourmandises de ton caractère. Tu peux être grave et fou, qui empêche ? Tu peux être tout ce que tu veux et fou en surplus, mais il faut être fou, mon enfant. Regarde autour de toi le monde sans cesse grandissant de gens qui se prennent au sérieux. Outre qu'ils se donnent un ridicule irrémédiable devant les esprits semblables au mien, ils se font une vie dangereusement constipée. Ils sont exactement comme si, à la fois, ils se bourraient de tripes qui relâchent et de nèfles du Japon qui resserrent. Ils gonflent, gonflent, puis ils éclatent et ça sent mauvais pour tout le monde. Je n'ai pas trouvé d'image meilleure que celle-là. D'ailleurs, elle me plaît beaucoup. Il faudrait même y employer trois ou quatre mots de dialecte de façon à la rendre plus ordurière que ce qu'elle est en piémontais. Toi qui connais mon éloignement naturel pour tout ce qui est grossier, cette recherche te montre bien tout le danger que courent les gens qui se prennent au sérieux devant le jugement des esprits originaux. Ne sois jamais une mauvaise odeur pour tout un royaume, mon enfant. Promène-toi comme un jasmin au milieu de tous.
« Et, à ce sujet, Dieu est-il ton ami ? Fais-tu l'amour ? Je le demande chaque soir dans mes prières. En tout cas, il y a ici, en plus de moi, une femme qui est folle de toi. C'est la Thérésa. Séduire sa nourrice n'est pas si commun que ce que l'on prétend. Je lui rends d'ailleurs la monnaie de sa pièce. J'ai vraiment une sorte de passion pour son fils. Dis-le lui quand il te remettra cette lettre. J'aime ces bergerades de lions dans lesquelles il se complaît. Je n'ai jamais bien su si c'était un belluaire qui plastronne dans une cage aux moutons ou un pâtre qui promène des troupeaux de lions à travers la campagne. Quoi qu'il en soit, et dans les deux cas, il a les yeux de Christophe Colomb. Je suis ravie de vous voir accouplés. Je l'ai été dès que je vous ai vus tous les deux dans les bras de Thérésa. Vous n'étiez pas plus gros que des petits chiens à cette époque. Tout le monde me disait qu'avec ses mamelles maigres elle ne pourrait pas y suffire. Vous étiez goulus et vous lui donniez des coups de tête dans les seins comme les chevreaux font aux chèvres. Personne ne savait que Thérésa est une louve. Moi je le savais. Quand elle vous avait pendus à la gorge et que je m'approchais elle grognait. J'avais confiance. J'étais sûre qu'à défaut de lait elle vous aurait donné du sang plutôt que de vous faire démordre. Ah ! vous étiez tout à fait Romulus et Rémus.
« Thérésa commence à se faire un peu à l'idée que Lavinia couche avec son fils. Comme il se doit entre mari et femme, lui ai-je dit, et il s'en est fallu de peu que j'aie ses ongles dans mes yeux. Elle voudrait être tout. On ne peut parler de ces choses-là qu'à demi-mot. Je crois qu'à ce sujet Giuseppe tient de sa mère ; que c'est de là que viennent les yeux de Christophe Colomb. Est-ce que vous vous battez toujours comme des chiens, lui et toi ? Si vous le faites avec des sabres, ménage-le. Tu sais que tu es plus habile que lui. L'intendant de police me l'a dit à propos de Swartz dès qu'il eut vu le coup de pointe net comme un coup d'épée (j'ai été très fière) qui avait proprement percé le cœur de ce cochon. L'embêtant c'est que vous signez vos coups, dit-il : ils ont tous dix ans de pratique et trois cents ans de désinvolture héréditaire. Quand on est ainsi capable de signer ses coups de sabre, on n'a aucune excuse si on tue son frère de lait. Si tu as toujours ta garde en huit, celle que j'appelais la calebasse, tu risques tout au plus, et encore en donnant toutes les chances à Giuseppe, de te faire trouer l'épaule droite. Tu lui dois bien ça, somme toute, car, ne l'oublie pas, il est, lui, le fils de la louve et il est aussi nécessaire pour lui de nourrir sa colère qu'à toi de prendre ton petit déjeuner. Je ris d'ailleurs toute seule à la pensée de ce qui arriverait si Giuseppe te perçait l'épaule. J'entends d'ici ses lamentations. Il en serait plus malade que toi.
« Je vais partir pour La Brenta. Dis à Lavinia qu'elle me manque. C'est la seule qui ait jamais su arranger ma chemise sous ma jupe d'amazone. Toutes les autres, maintenant, fourragent sous mes côtes pendant des demi-heures jusqu'à en sortir à moitié étouffées, et moi je suis assise sur ma selle comme sur une poignée de clous. Si vous étiez restés ici tous les trois je n'aurais pas ainsi le derrière dans du vinaigre. Les assassinats politiques et les amours ont, comme tu le vois, des retentissements imprévisibles. Songe qu'il en est de même pour les révolutions. Tout finit par aboutir aux plis de chemise que quelqu'un a sous les fesses.
« D'ailleurs, si tu n'avais pas tué le baron Swartz, je n'aurais pas besoin d'aller à La Brenta. J'y vais parce qu'un chien n'est jamais si fort que dans sa niche. J'emmène le petit curé. Il est de plus en plus comme un coin à fendre le bois. Il a maintenant la passion des parfums. Cela me sert extrêmement. On ne le soupçonne pas. Ils croient tous que c'est mon sigisbée et tu imagines le soin que j'ai de donner de fameux gants à ceux qui le croient. Me voilà donc armée de pied en cap. Le Bonetto arrivera dimanche, invité dans toutes les formes. Il s'imagine que tu es derrière toutes les plaques de cheminées. Pour un sarment qui éclate il sursaute et met la main à son ceinturon. C'est à en mourir de rire. Je vais bien m'amuser. Mgr Grollo arrivera lundi. Le ministre qui a les cheveux si sales sera là mardi. Que je te dise un mot de Carlotta : elle l'appelle le ministrone. Quand on sait qu'il a été nourri de soupe toute sa vie avant qu'on lui donne de l'Excellence, c'est assez plaisant. Biondo et Fracassetti viendront mercredi. Je me sens fort capable, même endormie, d'entortiller ces deux-là le même jour. Et le jeudi, nous serons tous au perron pour accueillir Messer Giovan-Maria Stratigopolo ; il cavalier greco ! C'est un complot, comme tu vois. Et contre ta chère tête. Admire ma stratégie. Je commence par le plus poltron. Tu connais la tristesse de ces longs dimanches blancs dans les forêts de châtaigniers. Bonetto devra en passer un en compagnie du petit curé et de moi-même dans ces vieux murs si gémissants et si mélancoliques. J'aurai la migraine dès deux heures de l'après-midi. Le voilà en tête à tête avec le petit curé. Ils prendront le café dans le fameux cabinet rond de la tour nord. Souhaitons un peu de tramontane. Nos ancêtres ont judicieusement distribué de ce côté les volets grinçants et les girouettes rouillées (qui dira jamais le rôle des agacements de l'oreille dans la politique sarde ?). Je fais confiance à mon petit curé. Personne n'est comme lui capable de distiller l'enfer goutte à goutte pour peu qu'il y soit aidé par le décor. Je les rejoindrai à la tombée de la nuit et, par la Madone, si le général va se coucher sans trembler, je veux bien y perdre mon nom. Le lendemain on aura Grollo mais Bonetto sera dans un tel état qu'il nous laissera le champ libre. Je sais très bien comment on prend Grollo quand il est seul. Il sera pris. Le ministrone arrivera quand le siège des deux autres sera fait et même la brèche ouverte. Je te vois rire à la pensée qu'il va être obligé d'essuyer tout seul le feu de mes batteries. Ce n'est pas un adversaire pour moi, en effet. Pas plus que les deux autres du lendemain, à peine l'expédition des affaires courantes, comme ils disent. Seul, il Cavalier ! Mais il arrivera dans un champ de bataille déjà dévasté et Dieu m'inspirera. D'ailleurs, j'oubliais : il y aura Carlotta. Elle sera là deux heures avant lui.
« Penses-tu quelquefois à Carlotta ? Souvent elle se jette furieusement dans mes bras. Sais-tu qu'elle est très bien faite ? Même pour moi qui suis une femme et ta mère il ne m'est pas tout à fait indifférent de serrer contre moi cette gorge si ferme, cette taille si pleine et si flexible. C'est une imprudente comme je les aime. Il m'a fallu la croix et la bannière pour lui faire admettre ma façon de combattre. Elle voulait carrément leur donner le mauvais café. Je lui ai dit : “il ne nous resterait plus qu'à aller courir les routes en France. — Pourquoi pas ?” a-t-elle répondu. Si nous ne remportons pas la victoire de La Brenta ce sera peut-être en effet une solution. Histoire de rire.
« Ton marin partira ce soir pour Gênes. Cette lettre et lui y seront après-demain ; dans douze jours ils arriveront tous les deux à Marseille. Tous les trois, plutôt ; il emporte aussi le petit sac. J'avais d'abord pensé à t'envoyer deux traites de mille francs tirées par Regacci frères de Naples sur la maison Charbonnel à Marseille qui est plus solide que le colosse de Rhodes. Tout compte fait je préfère t'envoyer du liquide. Je t'envoie également cent écus romains pour le plaisir des doigts. La frappe est infiniment plus belle que celle des écus français. Change-les peu à peu ; ils te donneront beaucoup de plaisir. Tu trouveras également pliées dans du papier à faire les filtres cinquante baïoques. C'est ta Thérésa qui te les envoie. Elle les a économisés un à un sur je ne sais quoi. Si je les avais refusés, j'ai vu à ses yeux qu'elle me poignarderait pendant la nuit. Et d'ailleurs, elle a raison. Il faut payer ceux qu'on aime. Plus on aime, plus il faut payer cher. Mais il y en a qui, voulant donner les trésors de Golconde, n'ont à leur disposition que cinquante baïoques. Comme tu es mon fils, je sais que tu ne te moqueras jamais de ceux-là.
« Le marin ne reste pas à Marseille et va ensuite à Venise pour ce que tu sais. Il remettra lettre et sac au marchand de peaux de lapins. C'est-à-dire, que, dans vingt jours au plus, le tout sera entre les mains de Giuseppe. Et, si tu es là, tu pourras prendre tout de suite le petit baiser que je mets ici sur cette croix. Il est destiné à la fossette de gauche de ta lèvre supérieure. Tu n'ouvrais pas encore les yeux que tu riais quand je t'embrassais là. »
Angelo appliqua sans rire la croix du papier sur le coin gauche de sa bouche.
Angelo raconta ses aventures avec le petit Français.
« Tu mériterais que je te mette ma main sur la figure, lui dit Giuseppe. Que diraient la duchesse et ma mère si je te laissais mourir, et surtout si tu meurs de façon ridicule ? Elles m'en rendront responsable. Ce petit Français avait une passion. Il est mort pour elle. Tu n'avais pas à t'en mêler ni à en rester bouche bée maintenant. Il y a dans le corps des cholériques des poussières qui volent de tous les côtés. Et rien de plus commun que de mourir d'une poussière qu'on a respirée. Tu es trop bête. Ta mère avait rudement bien fait de t'acheter une charge de colonel. En voilà une qui voit clair. En temps normal, tu aurais fait carrière. Si tu veux finir à soixante ans par être comme Bonetto qui a peur de tout, il faut en effet commencer par n'avoir peur de rien. Car il y a un Dieu pour les imbéciles ; c'est à lui qu'ils finissent par croire ; et alors, gare aux derniers moments ; il n'y a jamais de scapulaire assez grand. On en tremble vingt ans d'avance. Dans le travail que nous avons commencé tu auras mille occasions de montrer du courage. Mais, gratuitement, c'est une fantaisie. Si tu avais fait cette chose-là à Turin, et encore par-devant huissier, je comprendrais peut-être. Cela pouvait servir. On pouvait en faire un sonnet ou le sujet d'un sermon en chaire ; ce n'était qu'une affaire d'organisation. Et tu en avais le bénéfice ou, plus exactement, ce que nous faisons en avait le bénéfice. Crois-moi : la foi justifie tout et les bonnes œuvres sont inefficaces. »
Angelo lui dit qu'en arrivant à Manosque il avait failli être pendu. Giuseppe se mit à rire.
« Eh ! bien, ils n'y allaient pas avec le dos de la cuiller ! »
Angelo se fâcha tout rouge. Il se souvenait de la voix glapissante de Michu, de la haine qui flambait dans ses yeux et de l'ardeur avec laquelle il la communiquait à tous ces hommes surtout un peu lâches et très peureux mais qui, finalement, l'auraient étripé comme ils avaient étripé le malheureux dont il avait vu le supplice du haut des toitures.
« Oui, dit Giuseppe, Michu est un bon bougre et il y va bon cœur bon argent. Certes, s'il t'avait fait pendre, il aurait dépassé les ordres, mais qui aurait pu imaginer que tu allais arriver et qu'il tomberait juste sur toi ? S'il fallait peser tous les pour et tous les contre on n'en finirait pas. Il y a toujours certains risques à courir. J'avoue que celui-là me fait froid dans le dos. Mais, il m'aurait été impossible de désavouer Michu. Je lui aurais crevé la panse derrière le premier buisson venu mais je n'aurais pas touché au principe. Plus rien d'ailleurs n'aurait pu te faire revenir et mon coup de couteau lui-même, en bonne justice, aurait été contestable. Je reconnais cependant qu'il m'aurait été impossible de ne pas le donner. Et même avec une certaine rage. C'est l'amour mais ce n'est pas la révolution. Bah ! tu aurais bien valu qu'on fasse une petite entorse et Michu n'est jamais qu'un soldat qu'on remplace. »
Le ton froid avec lequel Giuseppe parlait de cet événement jeta de l'huile sur le feu. Angelo s'emporta et il se laissa même aller à un peu de lyrisme. Il voyait encore les clous des souliers qui s'efforçaient de lui écraser le visage. Il frémissait surtout à la pensée qu'il avait bien failli être la proie de lâches et de peureux qui, chacun, seuls et face à face avec lui auraient décampé comme des lapins.
« Rien ne nous oblige à être seuls, au contraire, dit Giuseppe. Voilà où tu as tort. Tu n'as pas tué le baron Swartz comme il fallait puisque tu lui as permis de se défendre. Les duels ne sont pas pour nous. Nous ne pouvons nous payer le luxe de donner une chance, quelle qu'elle soit à l'esclavage. Notre devoir étant de gagner, il faut garder toutes les chances ; et même les fausses cartes.
— Je ne sais pas assassiner, dit Angelo.
— Cela te manquera, dit Giuseppe. Et, ce qui est beaucoup plus grave, cela nous manquera.
— J'étais sûr de mon coup, dit Angelo, et je l'ai prouvé. Il fallait qu'il meure et il est mort. Je lui ai donné un sabre et il s'est défendu ; j'avais besoin qu'il se défende.
— L'important n'est pas ce dont tu as besoin mais ce dont a besoin la cause de la liberté, dit Giuseppe. Il y a dans l'assassinat plus de vertus révolutionnaires. Il faut leur enlever jusqu'à leurs droits. »
Il s'allongea dans l'herbe et mit ses mains sous sa nuque.
« Ne parle pas de lâcheté, dit-il, ou alors pour convenir qu'elle nous est utile. A mon avis, elle remporte même sur le courage. Son passage laisse le champ plus libre. Tu prétends que celui qui leur a mis dans la tête que les ennemis du peuple empoisonnaient les fontaines est un lâche qui s'adressait à des lâches ? C'est une opinion de policier. Veux-tu savoir le fin mot ? C'est moi qui ai répandu ce bruit. Et je te prie de croire que j'en ai rajouté. Que je sèche sur place si je n'ai pas parlé de charniers dix fois pour une. Que je me sois adressé à des lâches, d'accord. Où je me suis voulu du bien c'est quand j'ai vu que j'en profitais. Quant à ce que je sois un lâche moi-même, c'est ce que je suis prêt à te faire rentrer dans la gorge à l'instant, pour peu que tu sois décidé à le soutenir. Tu peux prendre ton fameux sabre, si tu le veux, nous en avons. Je n'ai pas peur. Je peux même te régler ton compte avec mes poings, si cette arme convient à la noblesse de ton caractère. Tu as failli être pendu. Si tu l'avais été, j'aurais coupé la gorge à Michu et peut-être j'aurais coupé la mienne. Mais, ceux qui ont été vraiment pendus à la suite de ma petite conversation avec les lâches étaient les ennemis les plus acharnés de nos idées de liberté. J'y ai tenu la main et les noms étaient soigneusement marqués sur une liste que Michu m'a rendue avec des croix en face de chaque nom. Je ne me fie pas au hasard. Et je trouve que l'idée de Michu d'en pendre un de plus n'était pas mauvaise. Un étranger surtout ! Ça faisait honnête. Il a de l'idée. »
Angelo se disait : « Il faut que je le corrige et précisément avec mes poings puisque c'est là qu'il se croit le plus fort. Il est très orgueilleux de ses yeux veloutés. Je vais les lui arranger de façon qu'il soit penaud. »
Il était irrité par ce ton de bon sens qui semblait faire partie d'une leçon de savoir-vivre.
« Un exilé n'a le haut du pavé nulle part, continua Giuseppe. De plus, je suis cordonnier. Ce n'est pas une profession à clinquant. Et n'oublie pas qu'il y a à peine six mois que je suis ici. Avec mon talent de raconter au bon moment les choses qui impressionnent les lâches, j'ai fait pendre à des réverbères six ou sept messieurs très huppés et qui avaient le préfet dans leur manche. Avec le système du duel, à peine si tu aurais pu en tuer un. Et encore ce n'est pas sûr ! Il aurait fait venir la police sur le terrain. Alors bernique, et mon colonel aurait été mené fers aux pieds jusqu'aux Alpes. Nous sommes dans un pays où les bourgeois jouent du coude quand on leur marche sur les orteils. En voilà six ou sept de moins. On s'en est débarrassé sans danger parce que j'ai compris qu'on avait en ce moment d'autres chats à fouetter qu'à aller mettre le nez dans l'énervement d'une vingtaine d'arsouilles. Et, gros avantage, les messieurs huppés ne sont pas morts avec les honneurs de la guerre. On ne peut pas les monter en épingle. Même leurs familles s'arrangent pour qu'on n'en parle plus. Ce poison, est-ce qu'on sait si ça n'est pas vrai au bout du compte ? »
Angelo décroisa les jambes.
« Le point que j'ai mis à tes bottes n'a pas tenu, dit Giuseppe qui enleva ses mains de sa nuque et même se redressa. Tire-les et donne-les-moi. J'avais glacé le ligneul pour pouvoir le vernir et la cire chaude a dû manger le fil. Je ne veux pas te voir avec des bottes décousues. D'ailleurs, c'est moi qui les ai faites et j'en suis fier. Tu as une belle jambe mais personne n'aurait pu te chausser aussi justement et si bien. »
Il parla des bottes avec passion. Il donna des détails sur le cuir, sur le fil, sur la poix, sur le vernis. Il n'en finissait plus. Il s'était dressé. Il joua même de la prunelle et du sourire pour parler de crème à vernir.
Le costume d'Angelo comptait d'ailleurs beaucoup pour Giuseppe. Il semblait à ce sujet avoir une idée derrière la tête.
« Je veux que tu sois beau, lui dit-il dès les premiers jours. Tu sais que c'est ma marotte et jamais je ne regretterai rien tant que ce splendide uniforme de hussard que tu portais si bien, surtout celui que la duchesse t'avait commandé à Milan. Ton visage n'est jamais si attirant que sous le casque et porté par le hausse-col. Les galons aussi te conviennent. Dès que tu as de l'or sur toi, tu glaces le sang. Et c'est ce qu'il faut. On sent que tu es un lion. »
Et il dit plusieurs phrases d'amour.
« Il faudrait te battre, ajouta-t-il, pour avoir enveloppé ce petit montagnard dans ta belle redingote. Nous avions pensé à ce drap, ta mère et moi, pendant plus d'une semaine. Et combien de fois ma mère m'a enfoncé ses ongles dans le bras quand nous le choisissions chez ce fameux Gonzagueschi qui est si entendu dans la question des coloris. C'était bien la peine d'avoir mis tant de soins à te chercher un bleu-noir semblable à la nuit et de si bonne qualité qu'il faisait aux bons endroits des plis de tenture. Crois-tu que ton petit cholérique ne serait pas mort tout aussi bien dans ses propres frusques ? Mais monsieur veut toujours faire du zèle. Et surtout celui qui ne sert à rien. Tu m'arrives dans un drôle d'état ! Et la barbe que tu n'as pas rasée depuis je ne sais combien de temps te vieillit de dix ans. Elle te donne surtout un air avec lequel il est impossible qu'on croie en toi. »
Il chargea d'une commission un de ces gardes en blouse, si sévères et si obligeants, et quelques jours après il emmena Angelo de l'autre côté de la colline des amandiers, sur un versant qui regardait un village d'or semblable à une barque portée par une vague de rochers.
De ce côté-là, les terres depuis longtemps effondrées et humectées par diverses petites sources profondes que l'éreintement de la colline avait fait surgir s'étendaient en prairies que l'ardent soleil blanc n'avait pas réussi à jaunir. Il y avait également de très épais et très hauts bosquets de bouleaux.
C'est dans ces bosquets, comme Angelo s'en aperçut, que les gardes en blouse avaient une sorte de caserne ou de campement général. On trouvait un peu partout des sentinelles et même des gardes sans armes, le ceinturon dégrafé. Ils fumaient paisiblement la pipe. Ils semblaient avoir tous une grande considération pour Giuseppe qu'ils saluaient ; et même un jeune ouvrier qui gardait une sorte de tente lui présenta l'arme très gauchement mais avec beaucoup de sérieux.
Giuseppe mena Angelo dans un bosquet de chênes verts où, sous des bâches, étaient entreposés de nombreux ballots.
« Beaucoup de commerçants, dit-il, sont morts sans héritiers ; ou bien les héritiers ont aussi cassé leur pipe. Il y a pas mal de familles que le choléra a raclées jusqu'à l'os. Toutes ces marchandises seraient perdues. Nous les avons ramassées. Et, regarde comme le peuple est bon bougre. Il s'est mis très exactement en sentinelle tout autour mais il ne touche rien. Ce n'est pas chez lui qu'on trouve des prodigues. »
Aidés d'un ouvrier dont le ceinturon était réglementairement serré et qui portait son fusil en travers du dos, en bandoulière de dragons, ils trouvèrent plusieurs pièces de drap mais surtout un rouleau de bure et un rouleau de velours.
« J'ai une idée, dit Giuseppe, je suis sûr qu'elle est bonne et tu n'y aurais pas pensé. J'ai sous la main qui il faut. Il a été ouvrier à Paris et il te taille un habit en amande mieux que Gonzagueschi qui, somme toute, ne fait la loi qu'à Turin. Te rends-tu compte un peu de ce qui t'attend ? Nous ne savons pas ce que va faire le choléra. Peut-être que, d'ici un mois nous serons tous allongés dans les mauves. Mais ici il ne faut pas envisager le pire. Si seulement tu es vivant et moi aussi, et même si tu es vivant tout seul, il va falloir bientôt que tu te faufiles dans les Alpes et que tu ailles où il faut faire ce que tu sais. Surtout si ta mère a remporté la victoire de La Brenta. Ce qui est presque sûr, comme elle te l'a écrit. Je t'ai dit que cet ouvrier que je connais taillerait l'habit mieux que Gonzagueschi, et c'est vrai. Il pourrait également te faire une redingote à pans de marbre, mieux que n'importe qui. Mais il n'y a là dedans que des étoffes de bourgeois et, habit ou redingote, il nous faut le grand luxe. Voilà l'idée que j'ai eue. »
Les yeux, que Giuseppe avait fort beaux et que de très longs cils noirs veloutaient, étaient animés d'un feu passionné.
« Les paysans d'ici ont parfois de fort jolies vestes de velours, poursuivit-il. Et elles sont agrémentées de gros boutons de cuivre représentant des scènes de chasse, des têtes de cerfs, des hures de sangliers et même de petits sujets amoureux. Si on astique soigneusement ces boutons à la peau de chamois ils étincellent comme de l'or. C'est la veste qu'il te faut. J'aime autant te dire tout de suite que ceux qui portent ces vestes passent pour avoir beaucoup de foin dans leurs bottes et que c'est surtout ce foin qui les rend beaux. Les paysans n'ont de visages intelligents que dans notre pays. Ici, ils ont la figure plate des écus. Toi, tu auras là-dedans ton allure de lion. Ce qu'avec toute leur malice ils ont inventé pour habiller leur bas de laine habillera la vertu : imagine l'effet. Les républicains ont un amour malheureux pour les princes. Ne crois pas qu'ils les tuent pour autre chose. Il leur en faut et ils en cherchent partout. S'ils en trouvent un qui a leur peau, ils sont enfin heureux de mourir pour lui.
— N'oublie pas que je bouge, lui répondit Angelo, et que je ne poserai jamais pour le portrait. En outre, moi, je crois aux principes.
« Tu me comprends à demi-mot, dit Giuseppe. C'est comme ça que je t'aime. Et comme tu as bien dit ta petite phrase sur les principes ! Garde ce ton. Il ne s'imite pas. Tu viens de me faire frémir. D'ailleurs, ce n'est pas au milieu de gens aux visages d'argent plat que tu dois représenter la vertu mais chez un peuple dont le plus petit cireur de bottes a les traits mêmes de César. Si tu réussis à leur parler de principes avec le ton que tu viens d'avoir, n'importe quelle affaire est dans le sac. Mais il faut ce ton exact et cette conviction que tu as mise. La naïveté tient parfois lieu de génie en ce qui nous occupe, mais resteras-tu naïf ? C'est pourquoi il faut aussi des culottes de bure, un peu collantes parce que tu es bien fait. Et un manteau ; car, qui sait si tu ne seras obligé de passer les Alpes en hiver ? »
Ce manteau de cheval qui était une merveille mais dont on ne pouvait même pas supporter la vue par la chaleur qu'il faisait fut soigneusement plié et parfumé de thym et de lavande par Lavinia. Elle l'enveloppa même dans une de ses chemises et le plaça au fond d'une caisse dans l'angle nord de la hutte que le soleil ne touchait jamais. La veste de velours et la culotte furent également mises dans la caisse.
Malgré la saison avancée, c'est à peine si on pouvait supporter un linge sur la peau. Lavinia était nue sous son caraco et son jupon. C'était une très belle fille déjà célèbre à Turin pour sa beauté. A chaque corso on venait la demander à Mme la duchesse pour personnifier Diane, ou la Sagesse, ou même l'archange Michel. Elle avait pris l'habitude de ces allégories et ne les oubliait jamais. Même pas pour s'accroupir et souffler le feu sous la soupe.
Les autres femmes qui habitaient la colline gardèrent pendant longtemps leurs bas de coton mais la chaleur devint tellement insupportable qu'elles passèrent finalement sur beaucoup de grimaces. Elles n'arrivèrent cependant jamais au simple caraco et au simple jupon. Quelques-unes même s'obstinèrent à garder des cols baleinés. C'étaient des femmes d'ouvriers. Elles étaient toutes habillées en bourgeoises décentes et humbles. Leurs cheveux étaient effroyablement tirés en arrière et noués fortement en chignons serrés. On en trouvait parfois qui, derrière des buissons, peignaient leurs longs cheveux puis les tordaient, les tressaient, puis se remplissaient la bouche d'épingles, puis piquaient ces épingles une à une dans leur chignon. Après, elles se dressaient, s'époussetaient, nettoyaient leurs peignes, les pliaient dans du papier, les fourraient dans leurs corsages ; elles se tapotaient les hanches, se lissaient la basquine et donnaient deux ou trois petits coups de croupion en poules faisanes pour placer leur faux-cul avant de repartir à la besogne qui n'était jamais simple et facile mais consistait ici à aller chercher de l'eau très loin, un seau à chaque main, ou casser du bois, ou même frictionner le mari ou le frère, le fils ou la fille qui avait une attaque. Elles avaient aussi des attaques elles-mêmes dans cet attirail et mouraient parfois avant qu'on ait coupé les lacets de leur corset qu'au plus fort des douleurs elles défendaient encore de deux mains.
Lavinia chantait souvent à voix très basse de minuscules chansons vives qu'elle mimait avec de petits mouvements de tête, sourires et battements de paupières. La chanson dépassait à peine ses dents mais la mimique et cette grosse ride en forme de trépied qui lui marquait alors le haut du nez et lui donnait en remuant l'air rodomont ou coquin, ses grands yeux qu'elle écarquillait après d'une façon fort pathétique, ses moues et enfin toutes ces singeries dont quelques-unes étaient très rusées et même quelquefois très vicieuses faisaient comme une petite Italie.
« Sauvons ce peuple, se disait Angelo en la regardant et en s'approchant pour l'écouter. Il a toutes les vertus. Cette fille est née de bûcherons et bûcheronnes dans des bois qui appartiennent à ma famille et on l'a apportée à ma mère toute petite pour qu'elle serve de jouet. Elle a été femme de chambre pendant plus de dix ans car, à huit ans déjà, ma mère la faisait entrer dessous ses lourdes jupes d'amazone pour qu'elle lui défroisse la chemise et elle se ferait tuer pour moi. Plus encore que pour Giuseppe qui cependant l'a enlevée en partant, lui a appris l'amour et, j'espère, s'est marié avec elle. Quelle fidélité ! Qu'elle est belle et comme son cœur est pur ! (Il ne voyait pas certaines positions des lèvres très voluptueuses et même parfois un peu canailles.) Elle mérite la République. Rien n'est trop pour la lui donner. Voilà le devoir de ma vie. Ce sera mon bonheur. Et comme il m'emporte ! »
A ces moments-là, et dans cette même petite Italie, Giuseppe s'amusait beaucoup. Il était tout occupé à mettre sa bouche fort près de la bouche de Lavinia et à accompagner son chant en faisant la tierce ou la basse (juste un murmure évidemment car, pas très loin de là, on mourait ou, tout au moins, on avait du souci. C'était personnel). Il avait alors les traits du visage relâchés et paisibles, composés suivant un ordre différent de celui qui composait son visage habituel. Angelo y trouvait même une grande noblesse de figure malgré sa ressemblance frappante avec Thérésa.
Le temps changea. Le ciel blanc s'abaissa jusqu'à toucher la cime des arbres. Il engloutissait même la pointe des cyprès qui semblaient coupés au ciseau. La blancheur du ciel avait malgré tout, pendant l'été, porté des voiles assez haut tendus. On avait encore pu voir circuler sous la coupole de plâtre quelques vents gris. Il descendit et il établit une sorte de plafond plat à quatre ou cinq mètres du sol. Les oiseaux disparurent la plupart du temps, même les corbeaux qui eurent désormais une vie très mystérieuse au-dessus du plafond d'où ils suintaient parfois en grosses gouttes noires.
Tout de suite la chaleur monta comme dans un four dont on a fermé la porte. Il n'y eut plus la marche du soleil ni le tournoiement des ombres. Le jour n'était qu'une réverbération dont l'intensité montait régulièrement jusqu'à l'aveuglement de midi, puis descendait peu à peu jusqu'à s'éteindre sur place dans la nuit.
Un phénomène qui inquiéta beaucoup tout le monde : la voix ne portait plus. On avait beau essayer de parler à quelqu'un, on continuait à se parler confidentiellement à soi-même. L'interlocuteur vous regardait en silence et s'il se mettait lui aussi à parler, on ne voyait que sa bouche qui remuait et c'était toujours le silence, un silence un peu grondant. Si on criait, le cri vous claquait près des oreilles mais vous étiez seul à l'entendre. Et cela dura plusieurs jours.
Naturellement, l'air était fait de plâtre, la vue était très limitée. Si on voulait voir loin, on était obligé de se baisser comme pour regarder par-dessous une porte.
Sans aucun vent, deux ou trois odeurs arrivèrent qui étaient toutes extraordinaires. Ce fut d'abord une violente odeur de poisson comme quand on est auprès d'un filet qu'on vient de décharger sur l'herbe. Elle tourna ensuite à l'odeur de marécage de joncs pourris, de boues chaudes. Cette odeur-là comme les autres d'ailleurs donna des illusions. Le plâtre de l'air sembla verdir. Il y eut ensuite (ou peut-être en même temps) une odeur qui ressemblait (mais en plus vaste) à celle des colombiers mal tenus, de la fiente de pigeons qui a un acide si âcre. Celle-là aussi (étant donné qu'on ne pouvait rien voir d'autre autour de soi que du blanc aveuglant) donna des illusions fort désagréables parmi lesquelles notamment l'idée de pigeons monstrueux qui couvaient et souillaient la terre sous des épaisseurs étouffantes de duvet. Enfin, il faut encore signaler une odeur de sueur, très salée et violente, qui piquait les yeux comme le fumet de l'urine de moutons dans les bergeries closes.
Malgré tout ce qu'on pouvait inventer avec ces odeurs, elles n'effrayèrent pas, ou, tout au moins, ce n'est pas d'elles qu'on s'effraya. Le plafond de plâtre se mit à vieillir rapidement, des plâtras s'en détachèrent, découvrant au-dessus une sorte de grenier obscur. Le jour s'assombrit peu à peu. Enfin, des éclairs se mirent à voleter mais avortèrent. Ce n'était pas une foudre franche et nette ; c'étaient des coups de chandelle : une flamme jaunâtre et bilieuse qui ricochait indéfiniment avec un petit bruit de crécelle avant de s'éteindre sans claquer. Elle répandait une forte odeur de phosphore.
Par contre, un beau jour, et sans qu'on ait aperçu la moindre lueur, on entendit brusquement un coup de tonnerre, sec comme un coup de marteau. A partir de ce moment-là, ces coups de marteau qui avaient l'air de défoncer quelque chose ne cessèrent plus de se faire entendre. La pluie commença par n'être qu'une fine mousseline tiède pendant plusieurs jours. Puis, on put voir ses rayures. Durant deux ou trois autres jours, sans discontinuer, elle serra de plus en plus ses rayures jusqu'à enlever toute la couleur des arbres. Enfin, elle tomba à blocs et elle ne s'arrêta plus de tomber à blocs si épais et si lourds qu'ils faisaient retentir sourdement la terre.
Les campements étaient tous bouleversés et charrués de torrents. Les huttes s'effondraient. Il fallait à chaque instant venir à l'aide de familles qui pataugeaient pour essayer de sauver des hardes. Il n'y avait d'abri nulle part. Les rochers les plus hauts de la colline ruisselaient d'eau noire. Les ouvriers de la milice en blouse et ceinturon de cuir s'occupaient du sauvetage général. On les voyait partout. Ils s'affairaient de tous les côtés avec une générosité inutile. Angelo commença à être agacé par ces hommes constamment embarrassés de fusils, d'enfants trempés et de graves vertus.
« Et cependant, se dit-il, qu'as-tu à leur reprocher ? Sur l'autre colline, là-bas, où il n'y a pas d'organisation de milice, qui s'occupe du sauvetage de tous ? Et celui qui est seul dans un coin sauvage, comment sauve-t-il sa famille ? »
La pluie s'écroula en blocs de plus en plus pesants pendant une quarantaine d'heures ; sans rage ; avec une sorte de paix tranquille. Enfin, il y eut un coup de tonnerre magnifique, c'est-à-dire avec une belle déchirure rouge et tellement retentissant que les oreilles s'en trouvèrent toutes débouchées. Le ciel s'ouvrit. De chaque côté de la fente des châteaux vertigineux de nuages s'étagèrent et le ciel apparut azuré à souhait. A mesure que les châteaux de nuages s'éloignaient l'un de l'autre découvrant de plus en plus du ciel, l'azur vira au bleu de gentiane et tout un ostensoir de rayons de soleil se mit à rouer à la pointe extrême des nuées.
Les femmes retirèrent leurs faux-culs. En coton, au lieu d'être en crin comme celui des dames, ils s'étaient gonflés d'eau. Elles durent aussi laisser tomber leurs jupes trop amples, lourdes et boueuses. En cotillon de dessous, elles avaient un air très républicain, sauf de visage qui restait très dame sous la coiffure dont pas une tresse ne s'était dénouée. Elles avaient honte de remuer leurs jambes avec aisance.
Il mourut presque tout de suite quatre ou cinq vieillards que la pluie avait transpercés jusqu'aux os. On ne put pas les réchauffer malgré de grands feux qui donnaient plus de fumée que de flammes.
La vallée en bas était méconnaissable. Les prés disparaissaient sous plusieurs mètres d'eau courante et d'écume. Il ne restait rien des endroits où s'élevaient les tentes des infirmeries. Sur le flanc de l'autre colline, au bord même du grand torrent qui avait inondé la vallée, un petit groupe d'hommes noirs s'affairait comme une pincée de fourmis autour de débris blanchâtres. Au-dessus d'eux, les vergers d'oliviers étaient déserts. Quelques petits hommes noirs fourmillaient aussi plus haut, à la lisière des bois de pins.
Toute l'eau de la vallée se réunissait aux abords de la ville et s'engouffrait dans une de ses portes. Les nuages restèrent gris pendant quelques jours puis ils bleuirent.
Deux enfants moururent. C'était d'une maladie de gorge. Les femmes commencèrent à murmurer qu'il allait y avoir une épidémie de croup. Elles se firent beaucoup de mauvais sang. Leurs visages s'embellirent de regards farouches et elles gardaient leurs enfants serrés contre la poitrine. Mais il n'y eut que quelques maux de gorge bénins. Les miliciens avaient réussi à faire sécher du bois. Ils n'avaient pas pris de repos, gardant sur eux leur blouse et leurs pantalons mouillés et tout leur équipement. On put faire flamber un peu de feu devant lequel on amena ceux qui grelottaient.
Les hommes en blouse s'accroupirent aussi près des feux. Ils démontèrent les fusils, séchèrent les pièces, les graissèrent, les assemblèrent de nouveau, serrant les vis avec la pointe du couteau. Il y eut une sorte de revue d'armes.
« Tu es quelque chose dans tout ça ? demanda Angelo à Guiseppe.
— Je suis un peu dans tout », répondit assez orgueilleusement Guiseppe.
Les nuages devinrent bleu sombre. Ils étaient entassés au bord de l'horizon. Enfin, ils prirent une teinte violette, puis lie-de-vin qui attira tous les regards. Il y avait également en eux un mouvement lent qui faisait écrouler leur entassement par-delà les collines, dégageant de plus en plus le ciel où s'élargissait un azur d'une pureté inimaginable. Enfin, sans qu'il fût question de lueur du couchant, en plein midi arriva un nuage rouge, exactement rouge comme un coquelicot.
Le soleil était éclatant. La moindre eau sale se mit à fumer. Les journées étaient torrides, les nuits froides.
Il y eut un cas de choléra foudroyant. Le malade fut emporté en moins de deux heures. C'était un homme de la milice. Il montait la garde. Il eut d'abord comme un brusque manque de confiance dans son fusil. Il le déposa contre un arbre. Aussitôt après les périodes se succédèrent rapidement et d'une manière terrible. Les convulsions, l'agonie, devancées par une cyanose et un froid de la chair épouvantable firent le vide autour de lui. Même ceux qui lui portaient secours reculèrent.
Son faciès était éminemment cholérique. C'était un tableau vivant qui exprimait la mort et ses méandres. L'attaque avait été si rapide qu'il y subsista pendant un instant encore les marques d'une stupeur étonnée, très enfantine mais la mort dut lui proposer tout de suite des jeux si effarants que ses joues se déchaînèrent à vue d'œil, ses lèvres se retroussèrent sur ses dents pour un rire infini ; enfin il poussa un cri qui fit fuir tout le monde.
Jusqu'à ce moment-là les malades n'avaient jamais crié. Ils avaient été usés jusqu'à la corde avant la mort ; elle arrivait dans des corps prêts à tout. Désormais, elle les frappa comme une balle de fusil. Leur sang se décomposait dans leurs artères aussi vite que la lumière se décompose dans le ciel quand le soleil est tombé sous l'horizon. Ils virent donc venir la nuit et ils se mirent à crier.
A partir de ce moment-là, le cri retentit de jour et de nuit. Toute activité était éteinte. Plus personne ne faisait rien : qu'attendre. Car, la balle frappait à droite, à gauche, comme envoyée par un tireur posté et qui aurait eu son arme sur chevalet. C'était tantôt celui-là qui marchait dans le sentier et il boulait comme un lièvre, tantôt celle-là en train de souffler son feu et elle tombait, le visage dans la braise. On était trois, quatre, au pied d'un arbre, en famille ; le père criait ; il fallait se dresser, fuir. On l'abandonnait car il était déjà en train de mourir, au-delà de tout ce qu'on pouvait faire. La femme, les enfants couraient comme un vol de perdreaux, se posaient haletants derrière un buisson. Et parfois le tireur s'acharnait sur cette compagnie. A peine reprenaient-ils haleine que la mère ou un des enfants criait et de nouveau les jupes claquaient dans la fuite, laissant à terre le nouveau mort qui se débattait encore en débandant ses nerfs.
On voyait de plus en plus des miliciens sans fusil, des fusils abandonnés dans l'herbe ou abandonnés contre un arbre.
Le visage de ces morts avait les yeux à demi fermés, sous des paupières lourdes, pesantes ; un peu de couleur mais fixe comme une pierre luisait entre les cils. La maladie qui dévorait les chairs comme une foudre laissait intacte la couleur de l'œil qu'on apercevait dans l'entrebail. Pour certaines jeunes femmes mortes dont il ne restait rien qu'une peau blême tachée en dessous par des flaques de sang corrompues subsistaient seuls encore de longs cils courbes penchés sur une eau bleue, une émeraude, un topaze de pure matière. Les joues étaient violettes et les lèvres noires, serrées, mais laissant toujours dépasser une pointe de langue rouge coquelicot, très surprenante, obscène jusqu'à la nausée, pas du tout d'accord avec l'œil entrebâillé sur sa couleur ; auquel, quand on était obligé de regarder un de ces visages, on revenait malgré le côté méprisant, fier, orgueilleux de ce regard immobile, comme tendu vers des lointains, dans un corps couché dans la boue, et d'ailleurs parfois déjà vermineux et pourri. Car il faisait de nouveau très chaud pendant le jour.
Angelo essaya de soigner quelques-uns de ces foudroyés. Les ouvriers parlaient de la méthode Raspail et avaient grande confiance dans le camphre. Mais ils le considéraient plutôt comme un préservatif et ils en portaient des sachets pendus par des cordons au creux de la poitrine comme des scapulaires. Quatre ou cinq hommes courageux et fermes se joignirent à Angelo. Pendant le peu de temps qu'ils avaient entre le moment de l'attaque et celui de la mort, ils s'efforçaient de faire boire au malade des infusions de sauge. Mais, dès qu'ils avaient été frappés de la balle, les moribonds entraient dans un délire tel que les convulsions les tordaient comme de l'osier. Il fallut faire des sortes de corsets de force dans lesquels on les ficelait. Chaque fois cependant, Angelo prenait la tête du cholérique dans ses bras pour la relever pendant qu'on essayait de faire entrer le goulot de la bouteille à infusion entre les dents serrées. Il était également indiqué de les saigner. Mais ces saignées faites sur des corps en transes par des couteaux de poche maladroitement maniés étaient des boucheries horribles. Et d'ailleurs, sauge, couteaux, camphre ne servaient à rien.
Angelo cependant continuait à sauter sur ses pieds dès qu'il entendait un cri (et un jour il courut ainsi pour trouver quatre ou cinq enfants qui essayaient de lancer un cerf-volant). Il avait aussi pris l'habitude d'observer les gens qui portaient brusquement la main à leurs yeux car l'attaque débutait souvent par un éblouissement ; ou ceux qui bronchaient en marchant car, parfois, c'était un vertige, une sorte d'enivrement qui annonçait la mort.
« Je n'aime pas ça du tout, dit Giuseppe ; avec leur manie de ne pas rester en place, les gens peuvent venir mourir à côté de nous. Ils n'ont vraiment pas de vergogne. Puisque ça leur prend tout d'un coup, qu'ils restent dans leurs parages. Ils risquent de tomber sur Lavinia ou sur toi, ou sur moi. Et, de toute façon, nous salir l'herbe sur laquelle nous sommes installés. Il ne s'agit pas de jouer avec cette maladie. »
Giuseppe croisait ses bras sur sa poitrine. De temps en temps aussi il nouait l'index et le majeur de sa main gauche et, avec ses doigts entrelacés, il touchait sa tempe, celle de Lavinia, celle d'Angelo.
« Je n'aime pas non plus ce que tu fais, poursuivit-il. Laisse-les mourir tranquilles, ne t'en mêle pas. Qu'est-ce qu'ils te sont ? Moi, je suis ton frère de lait et Lavinia est ma femme, sans compter qu'elle a joué avec nous étant enfant. Et, pour t'occuper de ceux qui ne te sont rien, tu risques de nous apporter le mal et de nous faire mourir tous. »
Enfin, il lui fut difficile de contenir sa peur. Il ne faisait d'ailleurs aucun effort pour la cacher et il dit qu'elle était naturelle.
Il parla même d'un ton menaçant et de si près qu'Angelo, fatigué de se sentir souffler à la figure, le repoussa assez violemment.
Ils se battirent. Lavinia les regarda avec beaucoup d'intérêt. Certains des coups que frappait Giuseppe, s'ils n'avaient pu être parés avec promptitude, auraient été presque mortels. Mais Angelo lui fit saigner le nez et Giuseppe se coucha, griffa l'herbe et la terre, écuma et pleura avec de petits sanglots d'enfant. Lavinia fut très satisfaite mais elle le cajola ; il lui baisa les mains. Elle le fit s'asseoir. Angelo regardait avec horreur ses poings pleins de sang. Ils s'embrassèrent très rapidement tous les trois.
Il mourait tellement de monde qu'on se demanda s'il ne valait pas mieux retourner dans la ville. Quelques ouvriers des tanneries prétendirent d'ailleurs que l'écorce de chêne qui macérait dans leurs cuves à tanner préserverait mieux que l'air de la campagne et ils partirent avec leurs familles. Mais, le lendemain de leur départ, un petit garçon retournait et disait que les autres étaient tous morts dès leur arrivée. Une femme aussi en réchappa qui revint à la colline dans l'après-midi. Elle raconta que toutes les rues étaient couvertes de graviers et de boue à la suite des grosses pluies récentes qui avaient charrié des torrents à travers la ville et que, au moment même où les hommes s'étaient mis à pelleter ces limons, ils étaient tombés comme des mouches, puis, femmes et enfants avaient suivi, le tout en l'espace de quelques heures et sans leur laisser même le temps d'entrer dans les maisons. Elle avait perdu ses deux fils, son mari et sa sœur, et le petit garçon arrivé avant elle était, désormais, tout seul lui aussi.
Les choses n'allaient pas mieux sur la colline en face. On n'y voyait plus que quelques petits groupes éloignés les uns des autres et qui ne bougeaient pas. On en était séparé par le vallon où le torrent avait emporté les tentes des infirmeries et littéralement écorché les prés qui montraient l'os. Il y avait là de ces fameux limons empoisonnés à en juger par les brumes qui en fumaient. Mais il s'y passait aussi une chose effrayante. Depuis le début de l'épidémie on avait enterré là, dans de très grandes fosses, une bonne partie des morts de la ville. On avait recouvert les morts et bouché les fosses avec de la chaux vive. Ces fosses, d'ordinaire, bouillottaient évidemment sous le jus des cadavres mais, arrosées et baignées par la pluie maintenant, elles bouillaient à gros bouillons comme d'infâmes soupes. On en entendait le grésillement, on en voyait la fumée, on en sentait l'odeur.
« Partons, dit Giuseppe, il faut s'en aller. Allons-nous-en plus loin, dans les bois. »
Mais, quelques hommes de la milice vinrent le voir et eurent avec lui une longue conversation. C'étaient des vieux de soixante à soixante-dix ans ; ils avaient gardé leurs fusils. Presque tous avaient perdu leur famille entière et ils avaient l'habitude toute récente de regarder longuement les gens sans ciller des paupières. Un jeune homme d'une vingtaine d'années les accompagnait, lui aussi tout à fait nettoyé, ayant perdu une jeune femme avec laquelle il était marié depuis trois mois.
Giuseppe fit tous les signes de conjuration possibles et imaginables et il parla la plupart du temps avec la main gauche devant la bouche. Il s'attaqua surtout au jeune homme qui semblait avoir beaucoup d'ascendant sur les autres. Celui-ci regardait Lavinia et parlait aigrement. Il prononça plusieurs fois le mot devoir. Chaque fois, les vieux orphelins approuvaient.
« Ils sont fous, dit Giuseppe, ils me forcent à rester. Mais attends, je leur ai dit deux ou trois choses dont ils se souviendront. »
De fait, il ne se passa qu'une nuit. Ils revinrent le lendemain. Le jeune homme évita de regarder Lavinia. Il dit qu'ils s'étaient rendus à la raison, qu'il fallait peut-être en effet aller un peu plus loin dans les bois. Il ajouta que lui et les cinq ou six types qui étaient avec lui étaient volontaires pour rester ici, faire ce qu'ils pourraient, maintenir l'ordre, un peu soigner. Giuseppe les félicita avec beaucoup de chaleur et parla du peuple, de ses qualités, de l'exemple qu'il donnait et qu'il était sans pareil pour « servir l'idée ». Il fit quelques gestes en dehors des gestes de conjuration.
Ils furent à peu près deux cents à partir. Giuseppe en tête, se chargeant de tout, très animé, donnant des conseils fort paternels et pressant le mouvement. Lavinia suivait. Elle avait demandé à Angelo ce qu'il comptait faire.
« Va avec lui, dit Angelo. Moi aussi je vais suivre. »
Après avoir soigné des centaines de malades il était obligé de reconnaître qu'il ne servait à rien. Les quatre ou cinq bonshommes qui, au début, s'étaient mis avec lui avaient depuis longtemps abandonné la partie. Non seulement il n'avait pas réussi à sauver une seule vie mais quand il approchait maintenant, les moribonds associaient tellement sa présence avec celle d'une mort certaine qu'ils passaient subitement dans une suprême convulsion. On l'appelait le corbeau, du nom qu'on donnait à ces hommes sales et ivres qui fossoyaient les morts avec une indécente brutalité très répugnante. Il fallait convenir qu'il n'était pas populaire.
Il trouva Giuseppe et sa troupe installés dans un lieu charmant. C'était une haute combe tapissée d'herbe drue sous d'immenses chênes. Une source fraîche coulait en fontaine dans un vieux pétrin enfoncé dans la terre. Le lieu, quoique très abrité par les frondaisons, était cependant aéré des vents du nord. Il avait, dans le temps, contenu une bergerie dont il restait encore quelques chicots de murs. Le murmure des feuillages était très apaisant. L'architecture des chênes énormes, l'enchevêtrement des branches donnaient des idées de robustesse et de vigueur.
Quand Angelo arriva, Giuseppe venait de poster une sentinelle armée près de la fontaine. Il avait aussi indiqué à chacun un endroit de campement réunissant plusieurs familles ensemble. On parlait beaucoup de lois. Et avec orgueil. Les miliciens étaient armés. Angelo se demanda d'où venaient tous ces hommes en bonne santé, rougeauds et solides. Il n'en avait pas vu en bas. Un de ces hommes robustes mourut subitement avec tout l'apparat habituel. Il s'écroula pendant qu'il mangeait un quignon de pain devant un faisceau de fusils.
« En bas, dit Giuseppe, ils étaient préposés aux vivres. C'est pour ça que tu ne les as pas vus. Avais-tu imaginé que les pommes de terre, le riz, la farine de maïs que Lavinia faisait cuire étaient des dons de Dieu ? Quelle idée t'es-tu faite sur la façon dont tout le monde pouvait avoir de quoi manger ? Nous avions des entrepôts ; tout le monde était réglementé. Ces hommes en bonne santé gardaient les vivres, n'est-ce pas la sagesse ? Qu'est-ce que tu aurais voulu, au fond, dis-le-moi une fois pour toutes ? Sais-tu ce que c'est que la part du feu ? »
Le moribond ne resta pas une minute de plus qu'il fallait sur l'herbe. On l'emporta tout de suite. Quatre hommes qui avaient la chemise en dehors des pantalons et étaient ainsi revêtus de l'uniforme habituel des corbeaux arrivèrent avec une civière. Angelo remarqua que la civière était faite avec des branches tout récemment écorcées. Les quatre corbeaux, d'autre part, avaient un campement spécial, éloigné de plus de cent pas des campements de la communauté. Giuseppe les avait appelés en sifflant.
Pendant deux ou trois jours tout le monde fut occupé à des besognes précises et concertées. Des corvées composées d'hommes jeunes et forts, escortées de miliciens en armes, opérèrent le déménagement des vivres du dépôt bas. D'autres corvées aménagèrent des sentines, des fosses à ordures. Les ordres qui organisaient ce travail étaient anonymes. N'importe quel homme de la milice arrivait avec son fusil en bandoulière et disait : il faut. Il me faut tant d'hommes pour faire ça. Giuseppe ne parla en personne que pour donner un conseil : celui de creuser les sentines loin sous le vent. Il parla si plaisamment des mauvaises odeurs qu'il réussit à faire rire les femmes et même les hommes. Presque tous les soirs une dizaine de miliciens très gros et très rouges se réunissaient à la lisière est de la combe, du côté d'où venait la nuit. Quand ils étaient réunis depuis un assez long moment et que tout le monde regardait du côté ouest où restaient encore longtemps les lueurs du crépuscule, Giuseppe les rejoignait.
Trois ou quatre personnes moururent mais furent emportées avant même d'être mortes. On commença à appeler sérieusement corbeaux les quatre hommes qui avaient mis leur chemise par-dessus les pantalons. Angelo remarqua leur visage : il se stupéfiait.
Il y eut encore coup sur coup une dizaine de morts dont six dans la même journée. Une femme qui venait de perdre en même temps son mari et son fils hurla et se débattit avec les corbeaux. On l'emporta elle aussi pendant qu'elle hurlait toujours et donnait de violents coups de bras et de jambes comme un nageur. On alla la mettre debout, loin au-delà des arbres, sur un versant sauvage qui dominait des vallons ténébreux. On vit les miliciens lui faire signe de partir, de s'en aller droit devant elle. Elle s'en alla. Le vent faisait flotter ses cheveux dénoués.
La scène avait donné beaucoup d'agitation. Il y avait un bruit de conversation presque aussi fort que le bruissement des feuillages. Giuseppe monta sur un chicot des ruines de la bergerie. Il entretint familièrement tout le monde de cette femme qui partait dans les vallons sauvages ; et il en dit des choses fort touchantes. Le malheur devait être respecté, et soulagé. Au-delà des bois, comme tout le monde le savait, il y avait un village où elle arriverait certainement. L'hospitalité en était bien connue ; elle était même passée en proverbe. Il ne faisait aucun doute qu'après avoir traversé les bois, cette femme serait là-bas accueillie, nourrie, soignée. Il voulait attirer l'attention sur une chose très importante. Il le disait encore une fois, le malheur était respectable. Il n'y avait pas à revenir plus longtemps là-dessus. Une chose certaine : les morts faisaient courir un grand danger aux vivants. C'était donc du bon sens pur et simple de s'en débarrasser le plus vite possible. Deux ou trois minutes de plus ne faisaient rien à l'affaire sur la question du sentiment ; par contre, elles faisaient beaucoup en ce qui concernait la contagion. Au moment de la mort d'un être cher on se précipite sur lui, on l'embrasse, on le presse dans ses bras, on cherche à le retenir par tous les moyens. Il était absolument assuré que tous ces moyens ne servaient à retenir, hélas, personne de ce côté-ci quand la mort avait décidé de les appeler de l'autre côté. Par contre, ces embrassements servaient beaucoup à transmettre le mal. A son avis, c'était à ces embrassements qu'on pouvait reprocher ce redoublement de coups qui frappaient souvent la même famille. C'était encore question de bon sens pur et simple. Eh ! bien voilà : c'est tout ce qu'il avait à leur dire.
Lavinia regarda Angelo à la dérobée.
Au cours de la nuit il y eut quatre, cinq, six, sept, huit, neuf décès. Les corbeaux et les miliciens circulèrent avec des lanternes. Giuseppe soupira sur sa couche, s'adressa à Lavinia en piémontais. Il appela Angelo qui couchait à deux mètres d'eux. Il lui dit : « Parle-moi. »
Au matin, la combe était nette : il n'y avait trace ni d'agitation ni de mort. Seuls, quelques ronds d'herbe piétinés qui marquaient l'emplacement occupé par des foyers étaient déserts.
Il mourut encore un homme dans la matinée. Il fut emporté avant le cri final. Sa femme et son fils firent leur paquet et suivirent sans un mot les miliciens qui les conduisirent hors de la combe.
Ce fut le seul mort de la journée. Vers le soir, Angelo fumait un petit cigare quand il entendit un bruit semblable à celui d'un léger vent dans les feuilles. C'était le bruit de conversations de groupe à groupe qui reprenaient.
La nuit fut paisible. A diverses reprises cependant Giuseppe s'adressa en piémontais à Lavinia. Elle ne répondit pas. Il appela Angelo et lui dit : « Parle-moi. » Angelo lui parla longuement du Piémont, de châtaigneraies et finalement se mit à imaginer toutes les beffas dont on pourrait ridiculiser Messer Giovan-Maria Stratigopolo. Chaque fois qu'il s'arrêtait pour reprendre haleine, Giuseppe lui disait : « Et alors, qu'est-ce qu'on pourrait encore lui faire ? »
Le lendemain, il n'y eut aucun décès. Il soufflait un petit vent du nord allègre et vif. C'était merveille d'entendre craquer légèrement les branches robustes. On obéit au doigt et à l'œil aux miliciens qui mettaient de l'ordre autour de la fontaine. Sur leur figure rougeaude et très matérielle il y avait maintenant une assurance grave, presque spirituelle. Ce phénomène étonna Angelo. Giuseppe fit quelques pas dans le campement. On le salua avec beaucoup de respect. On salua même Lavinia qui cependant était de plus en plus allégorique.
« Je te salue, déesse Raison », lui dit Angelo.
Elle eut un sourire d'augure.
Angelo entraîna Giuseppe vers la lisière du bois, du côté de l'ouest.
« Il est bon, dit-il, qu'on voie clairement que tu me protèges. »
Et il montra ses dents sous ses moustaches.
« Ne ris pas, répondit Giuseppe, j'ai très bien compris que la nuit passée tu as parlé de Stratigopolo uniquement pour me distraire. Je ne le cache pas, cette maladie me répugne. Tu veux que je te dise que j'ai peur ? Eh ! bien, je te le dis. Ma peau se retrousse comme celle d'un lapin qu'on écorche. Veux-tu même le fond de ma pensée ? On n'est pas obligé d'être courageux dans des cas pareils. On risque trop. L'apparence suffit ; on arrive aux mêmes résultats et au moins y arrive-t-on vivant ; ce qui, malgré ton petit rire que je n'aime pas, est la chose la plus importante. Tourne-le comme tu voudras : la mort est un échec total. Il faut savoir se servir des autres. C'est naturel et tout le monde le comprend, même ceux dont tu te sers en guise de matelas pour boucher tes fenêtres. Les hommes arrêtent bien mieux les balles que la laine. Tout le monde a ce bon sens dans le sang. C'est ce qui fait que je suis plus près du peuple que toi. Tu parais fou. Tu ne le mets pas en confiance. Il ne peut pas croire aux vertus qu'il ne peut pas imaginer. Tiens, essaye. Raconte-leur qu'il a fallu que tu me tiennes la main toute la nuit comme à un enfant, ou montre-leur que tu te moques de moi, tu verras s'ils ne te cassent pas la gueule. »
Sous eux s'ouvrait le vallon sauvage où, deux jours auparavant, on avait chassé la première exilée. D'énormes hêtres bleus le remplissaient. On ne voyait pas de village mais partout des bois bleus.
Angelo ne disait rien.
« Retournons en Italie, dit-il enfin, et faisons-nous tuer.
— Bon, dit Giuseppe, de quelle façon ?
— Je remets mon uniforme de colonel, toi ton uniforme de hussard et nous rentrons bras dessus, bras dessous à la caserne.
— Et si on ne nous tue pas ? Tous les maréchaux des logis sont charbonniers. Il y a vingt sous-officiers qui sont chefs de vente. Une demi-heure après les officiers sont morts et il faut commencer le travail dans les rues de Turin avec mille conscrits qui crient : “Vive le colonel Pardi !” mais qui le crieront beaucoup moins le lendemain quand ils ne seront plus que cinq cents. Et comment embrigader les ouvriers des manufactures sans lesquels rien n'est possible et qui tiqueront sur les galons et sur le château de La Brenta ? Sans compter les explications à fournir à tous ceux qui ont déjà composé les lois de la liberté italienne sur le papier ou dans leur tête. N'oublie pas qu'il existe des avocats et des professeurs.
— Je me fais arrêter sans uniforme.
— Mais Bonetto qui veut devenir ministre de la Guerre, ou peut-être même de la Justice, crie ton arrestation sur les toits. Je reconnais que ça refroidit mes maréchaux des logis et mes sous-offs qui te croient un aigle et imagineront qu'on t'a berné, ou même que tu trahis et que la chose est cousue de fil blanc. Mais cela ne t'empêche pas de devenir porte-drapeau. Il n'y en a pas de meilleurs que les agents provocateurs. Même si tout notre monde croit à ta trahison, les gens qui sont chargés de l'opinion publique feront tout un roman de ta prison. Ça représente au moins deux cents bagarres si on met huit jours à te juger. A deux morts par bagarre, et il faut compter ça, te voilà avec quatre cents morts sur la conscience et peut-être l'esclavage prolongé de dix ans. Si on te fusille, il y aura en plus un joli petit feu d'artifice. Sans compter les intrigues de ta mère, la mienne qui ira poignarder au hasard dans les rues et la Carlotta qui se fera les griffes à droite et à gauche. Ce qui représente bien encore deux ou trois cents morts et je suis modeste. Si on te coffre pour le restant de tes jours, alors, à nous la calomnie, car, il s'agira de te laisser crever en prison, même (qu'est-ce que je dis ? surtout !) quand l'Italie sera libre. As-tu perdu confiance ? Je reconnais que notre situation actuelle n'est pas faite pour relever le cœur.
— Le choléra ne m'inquiète pas, dit Angelo. C'est même une façon de mourir qui arrange tout. Je ne peux pas être heureux hors du devoir.
— Je te défends bien de mourir, dit Giuseppe, surtout de cette façon-là. Quant au devoir, pourquoi t'inquiéter du devoir de tout le monde ? Je te croyais plus fier. Fais-toi un devoir personnel. »