CHAPITRE VII

Il était encore nuit quand Angelo passa à travers la lucarne. Tournée vers l'est, elle découpait cependant du côté des étoiles éteintes un petit rectangle gris clair. Angelo attendit le lever du jour, accroupi contre le petit mur.

Toujours la même aurore blanche.

Au-delà des longues toitures du couvent s'élevait une tour carrée surmontée d'une pique qui devait être une sorte de paratonnerre ou une ancienne hampe de drapeau. Angelo n'avait pas encore poussé jusque-là. Il le fit aux premiers rayons du soleil.

C'était un petit clocher. Les abat-son de bois rongés de vents et de pluies permettaient de se glisser facilement dans l'habitacle des cloches. De là, une échelle descendait jusqu'à des escaliers en spirale qui finalement aboutissaient à une porte ; qui s'ouvrit. Elle donnait sur les bas-côtés d'une église.

Le soleil levant qui frappait dans les vitraux du haut de la voûte éclairait tous les signes d'un déménagement hâtif. Le maître-autel avait été dépouillé de tous ses candélabres et de toutes ses lingeries ; la porte même du tabernacle était ouverte. Dans la nef, les bancs étaient entassés contre un pilier. De la paille, des chiffons qui avaient dû servir aux emballages, des planches hérissées de clous, et même un marteau et un rouleau de fil de fer traînaient sur le parquet.

La sacristie était vide. De là, un portillon donnait sur un cloître. Il encadrait le jardin de buis et de laurier où, le jour d'avant, Angelo avait vu s'agiter la confrérie. Tout était paisible. La hauteur des murs entretenait là une fraîcheur propice aux parfums des verdures.

En arrivant au coin de la galerie qui faisait le tour du jardin, Angelo aperçut à l'autre bout un corps étendu sur les dalles. Il avait tellement l'habitude des cadavres qu'il s'approchait nonchalamment quand le corps se redressa, s'assit, puis se mit debout. C'était une vieille nonne. Elle était ronde comme une barrique. Deux griffes de petites moustaches noires agrafaient sa bouche de chaque côté.

« Qu'est-ce que tu veux ? dit-elle.

— Rien, dit Angelo.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

— Rien.

— As-tu peur ?

— Ça dépend de quoi.

— Ah ! Tu es de ceux-là qui font dépendre leur peur de quelque chose ! Et de l'enfer, as-tu peur ?

— Oui, ma mère.

— Eh ! bien, est-ce que ça ne suffit pas ? Veux-tu m'aider, mon petit ?

— Oui, ma mère.

— Bénie soit la gloire du Seigneur en son siège ! Il ne pouvait pas m'abandonner. Es-tu fort ?

— Moins que d'ordinaire parce que je n'ai pas mangé à ma faim depuis quelques jours, mais j'ai de la bonne volonté.

— Ne te flatte pas. Pourquoi n'as-tu pas mangé à ta faim ?

— Je suis perdu dans cette ville.

— Tout le monde est perdu dans cette ville. Tout le monde est perdu partout. Alors, tu crois qu'en mangeant tu seras fort ?

— Il me semble.

— Il me semble. C'est juste. Eh ! bien, viens manger. »

Elle lui donna du fromage de chèvre. « Ces gens ne vivent que de fromage de chèvre », se dit Angelo.

Elle avait l'air très fatigué. Une pesante réflexion charruait le haut de son nez.

« Es-tu l'envoyé ? dit-elle.

— Non.

— Qu'est-ce que tu en sais ?

— Je ne suis rien, ma mère. Ne cherchez pas.

— Rien ? Quel orgueil ! » dit-elle.

Bien qu'assise sur une chaise, dans cette petite cellule blanche, rendue encore plus blanche par cette étagère chargée de fromages de chèvre sur laquelle tombait un rai de soleil, elle soufflait comme si elle avait été en train de gravir une colline et ses lèvres pouffaient de petites bulles comme les lèvres de certains vieillards endormis.

« Je te materai, dit-elle. Prends ça et mets-le. »

C'était une longue chemise blanche pareille à celle dont étaient revêtus les charrieurs de cadavres.

« Attendez que j'entre dans mes bottes, dit Angelo.

— Dépêche-toi et prends cette sonnette. »

Elle était debout. Elle attendait. Elle s'appuyait sur un fort bâton de chêne.

« Allons, viens ! »

Elle le précéda tout le long du cloître. Elle ouvrit une porte.

« Passe », dit-elle.

Ils étaient dans la rue.

« Remue la sonnette et marche », dit-elle.

Elle ajouta presque tendrement : « Mon petit ! »

« Je suis dans la rue, se dit Angelo. J'ai quitté les toitures. C'est fait ! »

Le branle de la sonnette soulevait des torrents de mouches. La chaleur était fortement sucrée. L'air graissait les lèvres et les narines comme de l'huile.

Ils passèrent d'une rue dans l'autre. Tout était désert. A certains endroits les murs, quelques couloirs béants faisaient écho ; à d'autres le grelottement de la sonnette était étouffé comme au fond de l'eau.

« Remue, disait la nonne. Du jus de coude ! Sonne ! Sonne ! »

Elle se déplaçait assez vite, tout d'une pièce, comme un rocher. Ses bajoues tremblaient dans sa guimpe.

Une fenêtre s'ouvrit. Une voix de femme appela : « Madame ! »

« Derrière moi maintenant, dit la nonne à Angelo. Arrête la sonnette. » Sur le seuil elle demanda : « As-tu un mouchoir ?

— Oui, dit Angelo.

— Fourre-le dans la sonnette. Qu'elle ne bouge plus, sans quoi je te fais sauter les dents. » Et tendrement elle ajouta : « Mon petit ! »

Elle eut comme un élan d'oiseau vers l'escalier sur la première marche duquel Angelo vit se poser un énorme pied.

Là-haut, c'étaient une cuisine et une alcôve. Près de la fenêtre ouverte d'où on avait appelé se tenaient une femme et deux enfants. De l'alcôve venait comme le bruit d'un moulin à café. La femme désigna l'alcôve. La nonne tira les rideaux. Un homme étendu sur le lit broyait ses dents en un mâchage incessant qui lui retroussait les lèvres. Il tremblait aussi à faire craquer sa paillasse de maïs.

« Allons, allons ! » dit la nonne. Et elle prit l'homme dans ses bras. « Allons, allons ! dit-elle, un peu de patience. Tout le monde y arrive ; ça va venir. On y est, on y est. Ne te force pas, ça vient tout seul. Doucement, doucement. Chaque chose en son temps. »

Elle lui passa la main sur les cheveux.

« Tu es pressé, tu es pressé, dit-elle, et elle lui appuyait sa grosse main sur les genoux pour l'empêcher de ruer dans le bois de lit. Voyez-vous s'il est pressé ! Tu as ton tour. Ne t'inquiète pas. Sois paisible. Chacun son tour. Ça va venir. Voilà, voilà, ça y est. C'est à toi. Passe, passe, passe. »

L'homme donna un coup de reins et resta immobile.

« Il aurait fallu le frictionner », dit Angelo d'une voix qu'il ne reconnut pas.

La nonne se redressa et lui fit face.

« Qu'est-ce qu'il veut frictionner celui-là ? dit-elle. Ainsi, tu es un esprit fort, hein ? Tu veux oublier l'Evangile, hein ? Demande du savon à cette dame-là, et une cuvette, et des serviettes. »

Elle retroussait ses manches sur ses gros bras roses.

« Demande, dit-elle, parle-lui, fais-la bouger, qu'elle cesse de se tenir dans sa fenêtre là-bas. Qu'elle fasse du feu, que l'eau chauffe. Allons, qu'on se mette en train, s'il vous plaît. »

Elle était ronde et lourde et ménagère. Elle s'approcha de l'âtre et cassa du bois sur son genou. Elle avait laissé l'alcôve ouverte. L'homme était raide sur son lit.

La femme ne bougeait pas.

« Allons », dit la nonne.

La femme fit un pas vers l'âtre près duquel la nonne était agenouillée. La femme écarta lentement les deux enfants de son tablier. Elle leur caressa furtivement les joues d'un geste qui avait l'air d'être en surplus dans le temps. Elle vint s'agenouiller près de l'âtre. La nonne lui transmit le bouchon de papier et le briquet.

« Allume », dit-elle, et elle se redressa.

Cette nonne étonnait par une extraordinaire présence. Où elle était, tout s'ordonnait. Elle entrait et les murs ne contenaient plus de drames. Les cadavres étaient naturels et, jusqu'à la chose la plus minuscule, tout se mettait immédiatement en place exacte. Elle n'avait pas besoin de parler ; il lui suffisait d'être présente.

Combien de fois Angelo en fut frappé comme de la foudre. Il ne s'y habitua jamais. Il entrait derrière elle (elle exigeait toujours de précéder) dans des charniers où un domestique assez cocasse était mêlé aux aspects terrifiants de la malédiction d'avant les temps. Les dernières grimaces de moribonds en bonnet de coton et caleçons à sous-pieds élargissaient dans des lèvres distendues des dentitions et des bouches de prophètes ; les gémissements des pleureuses et des pleureurs avaient retrouvé les haletantes cadences de Moïse. Les cadavres continuaient à se soulager dans des suaires qui, maintenant, étaient faits de n'importe quoi : vieux rideaux de fenêtres, housses de canapés, tapis de tables et même, chez les riches, de dessus de baignoires. Des pots de chambre pleins à ras bord avaient été posés sur la table de la salle à manger et on avait continué à remplir des casseroles, des cuvettes de toilette et même des pots à fleurs, vidés en vitesse de leur plante verte : fougère ou palmier-nain, avec cette déjection mousseuse, verte et pourprée qui sentait terriblement la colère de Dieu. Les survivants s'accrochaient à leur propre vie avec des gestes de poupons. Le hennissement intime que certains ne pouvaient même pas retenir, se détournant de l'être qui lui était le plus cher au monde pour regarder vers le ciel libre de la fenêtre (cependant de craie, torride, écœurant) était d'une grandeur magnifique, poussé, enfin, dans ces chambres à coucher, seuils d'alcôves où l'on avait toujours été, jusqu'à présent, bon père, bon époux, femme vertueuse, fils obéissant et enfant de Marie. L'œil de Caïn, dans le visage paisible d'un mercier dont les bajoues entraînaient les favoris jusque sur le col de la veste ; les seins bleu de roi de quelque belle jeune femme encore chaude, toute ruante et tremblante plus d'une heure après sa mort et qu'il fallait empaqueter comme une anguille ; les muscles qui cassaient en faisant sonner les cuisses comme des caisses de violon ; les jets de dysenterie sur le papier à fleurs des murailles ou dans les cendres de l'âtre, ou dans les batteries de cuisine, sur les courtepointes, sur les parquets, ou même fusant en pleine figure de la bien-aimée ou du bien-aimé ; la nudité dont il était impossible de cacher quoi que ce soit avec gigotements, frissons, tremblements, convulsions, gémissements, cris, mains crispées dans les draps, installée à demeure chez les bourgeois et chez les paysans qui sont encore plus prudes, sous les yeux des enfants (les enfants étaient très intéressés par toutes ces manifestations et promenaient partout leur silence, leurs grands yeux éberlués, leur rigidité de fer) ; un nouvel ordre (qui pour l'instant s'appelait désordre) organisait brusquement la vie dans de nouveaux horizons. Bien peu étaient capables de croire encore aux vertus des anciens points cardinaux. On n'embrassait plus les enfants. Pas pour les préserver : pour se préserver. Ils avaient tous d'ailleurs une attitude raidie, tout d'une pièce, de larges yeux et, quand ils mouraient, c'était sans un mot ni un gémissement et toujours loin de leurs maisons, fourrés dans une niche à chien, ou dans des garennes, des caisses à lapins, ou roulés dans les gros paniers à faire couver les dindes.

Souvent, la nonne leur faisait la chasse. Elle ouvrait les poulaillers et cherchait. Elle frappait du pied contre les parois des niches. Le chien montrait une tête hargneuse. Elle le saisissait froidement par le collier. L'enfant était généralement au fond. Elle le tirait sans trop de cérémonie mais l'emportait exactement comme une mère doit emporter un enfant. Les petits cadavres étaient semblables aux cadavres des grandes personnes, c'est-à-dire d'une indécence ridicule, criants de vérité, déchirant de leurs ongles leur ventre, leur capitale d'immondices. Dans les bras de la nonne, ils redevenaient de pauvres petits enfants morts de grosses coliques.

Au moment où l'on se demandait s'il fallait encore croire à quelque chose, si elle arrivait, les murs redevenaient des murs, les chambres des chambres avec toutes leurs stalactites de souvenirs intactes, avec leur puissance d'abri intacte. La mort, eh ! bien oui, mais elle perdait instantanément son côté diabolique. Elle ne poussait plus à s'affranchir de tout ; elle ne faisait plus franchir que des frontières raisonnables ; on ne pouvait plus se permettre ces convulsions d'égoïsmes dans lesquelles, la plupart du temps, les vivants reproduisaient, par une sorte de singerie luciférienne, les convulsions d'agonie dont ils avaient eu le spectacle.

Il suffisait de quelques gestes très simples. On aurait beaucoup surpris la nonne si on lui avait dit que les deux tiers de sa qualité venaient de son aspect physique, de son gros ventre de gargamelle, de la moue de ses grosses lèvres, de sa grosse tête, de ses grosses mains, de sa placidité de grosse femme, de ses gros pieds sous lesquels les planchers tremblaient toujours un peu. C'était cette masse qui autorisait les miracles. Plus vive, elle aurait eu la facilité de faire vingt gestes dans lesquels le bon aurait peut-être passé inaperçu ; la graisse, la lourdeur, le poids ne lui permettaient d'en faire qu'un. C'était le bon. Et il était là, incontestable, comme le nez au milieu de la figure. On était obligé de croire à sa vertu car c'était un vieux geste ordinaire qu'on avait fait cent mille fois et dont les conséquences étaient certaines.

Elle arrivait et il y avait parfois un ou deux cadavres étendus dans ces atroces poses cocasses, les cuisses écartées, les mains fourrées dans le ventre, la tête rejetée en arrière dans ce grand rire blanc et pourpre des cholériques. Quelquefois même ces cadavres avaient comme bondi à travers la chambre et s'étaient abattus en travers de n'importe quel meuble. Il y avait, cachés dans des coins ou, de préférence dans des encoignures de fenêtres (le désir de fuite), un homme ou une femme changés en chien, en train de gémir, de tousser, d'aboyer, prêts à flatter le premier venu ; un ou deux enfants, raides comme la justice, les yeux comme des œufs ; et elle entrait. Souvent, quand le spectacle était comme cela horrible à râper la peau, voilà ce qu'elle faisait : elle s'assoyait, plaçait le moulin à café entre ses cuisses et commençait à moudre le café. Instantanément, l'homme ou la femme cessait d'être le chien. Pour les enfants, c'était à la fois plus délicat et plus facile : ils étaient tout de suite attirés par l'énorme poitrine de la nonne ; elle avait alors un geste très simple pour pousser sa croix pectorale de côté.

D'autres fois (mais toujours de science exacte et sans jamais se tromper), il ne s'agissait pas de moulin à café. Elle entrait dans une de ces maisons bourgeoises où la cuisine est cachée, où tous les meubles sont sous des housses. C'étaient toujours des endroits où les cadavres avaient un extraordinaire mordant. Là, d'ordinaire, on n'avait pas entouré les malades de beaucoup de soins. Généralement, on n'avait pas eu le courage de les contenir dans les lits ; on les avait laissés se lever et divaguer ; on avait plutôt fui devant eux. Les fauteuils étaient renversés comme après une bagarre, les tables n'étaient plus sous l'aplomb de la suspension, le pupitre à musique était cassé ; on s'était comme jeté les partitions de valses à la tête ; le mort avait ruisselé de tous les côtés avant de s'abattre sur le piano.

Dans l'instant où Angelo passait la porte, il se disait : « Et ici, qu'est-ce qu'on va faire ? » Par-dessus l'épaule de la nonne, il voyait cet intérieur bourgeois charrué pour de terribles semences et les survivants, agglomérés dans un coin du salon, comme de petits singes saisis par le froid.

Tout de suite, la nonne tirait la table à son aplomb, relevait les chaises, plaçait les fauteuils, ramassait les morceaux de musique. Elle ouvrait une porte qui donnait dans la chambre. Elle demandait : « Où sont les draps neufs ? » Ces mots étaient magiques. Ils lui donnaient la plus fulgurante des victoires. Pas plus tôt prononcés, on entendait dans le tas des singes glacés le bruit d'un trousseau de clefs. Ce bruit lui-même avait une vertu si puissante qu'on voyait sortir du tas une femme qui redevenait tout de suite femme et tout de suite patronne. Quelques-unes parmi celles dont le visage était plus particulièrement recouvert de cheveux éplorés titubaient encore un peu et allaient, dans leur ivresse, jusqu'à tendre le trousseau de clefs. Mais la nonne ne le prenait jamais. « Venez ouvrir l'armoire vous-même », disait-elle. Après, on faisait le lit bien carré. Ce n'est qu'une fois le lit bien fait qu'on s'occupait du cadavre et alors en plein. Mais déjà les rouages de la maison s'étaient remis en marche et déjà la mort pouvait frapper de nouveau un coup diabolique dans cette famille sans rien détruire d'essentiel.

Elle n'était pas savante. Elle avait été mariée jeune. Veuve jeune, elle s'était cloîtrée pour les gros travaux dans ce couvent de Présentines. Elle grattait les carottes, épluchait les pommes de terre, lisait en suivant les lignes avec son doigt. Elle n'était pas une des fortes de la confrérie. Elle n'en faisait même partie que par exception et grâce à la protection d'une bienfaitrice. Quand le couvent avait déménagé, pour fuir la contagion, elle avait seulement été chargée de garder là quelques approvisionnements qu'on ne pouvait pas emporter tout de suite.

Elle disait à Angelo combien le cloître désert lui avait paru délectable. Ils rentraient, elle et lui, à la tombée de la nuit. Ils faisaient encore une ronde dans toute la ville, vers les deux ou trois heures du matin, les mauvaises heures. Avant d'y repartir ils avaient là un bon moment de repos. Ils mangeaient du fromage de chèvre, de la confiture de groseilles, du miel. Ils buvaient du vin blanc. Ils s'assoyaient sur les bancs de pierre du cloître. Ils dormaient là, parfois tout d'un coup, sans avoir le temps de se coucher, surtout la nonne qui avait une grande faculté de sommeil. Elle s'endormait au milieu d'un sourire. Elle souriait souvent : aux anges d'abord, puis aux couloirs solitaires du cloître, enfin à Angelo. Quand elle en avait le temps elle disait : « Seigneur, bénissez-moi. » Mais, le plus souvent, la phrase était brusquement coupée en deux comme par un coup de faux et elle se mettait tout de suite à ronfler. Elle prit par la suite l'habitude de demander les bénédictions du Seigneur dès qu'elle s'assoyait sur le banc de pierre, pendant qu'Angelo apportait le pain, le fromage et le vin. « Et maintenant, Seigneur, bénis-moi », disait-elle. Angelo fumait un de ses petits cigares. Dans ces patrouilles qu'il faisait avec sa clochette, précédant la nonne, il avait passé devant ce fameux poste de police où on l'avait poussé le premier jour de son arrivée. Il était maintenant désert, les portes étaient ouvertes. Il put voir, là-bas au fond, le bureau derrière lequel s'était tenue la cravate de faille. Personne ne se tenait plus derrière le bureau. « Voilà un réverbère où j'ai failli être pendu », se dit-il. Dans une autre rue il vit un marchand de tabac. L'envie de fumer lui donna l'audace d'arrêter le branle de sa sonnette et de dire à la nonne : « Attendez-moi. » Il demanda pour un écu de ses petits cigares habituels. On lui tendit la boîte. On lui dit : « Servez-vous. » On ne voulut pas de son écu. Il comprit que c'était à cause de sa chemise de charrieur de cadavres. Il avait été tellement privé de fumer et il en avait tellement envie qu'il se servit sans aucune discrétion et se remplit les poches. « Le métier a des bénéfices », se dit-il. Il s'étonna aussi de la tranquillité avec laquelle la nonne l'attendait dans la rue. Elle voulait toujours qu'on aille au galop et qu'on remue fébrilement la sonnette. Elle lui dit simplement : « Qu'est-ce que tu as pris ? » Il lui montra les cigares. Ils continuèrent la tournée.

Quand il s'aperçut que la nonne pouvait sourire, il considéra la chose sous son aspect miraculeux. Il était un peu comme un homme qui voit le premier jour succéder à la première nuit. Quand il s'aperçut qu'elle souriait souvent pour elle seule, puis pour lui, il s'installa dans la douceur de ce sourire qui était très enfantin.

La nonne ne soignait jamais. « J'approprie, disait-elle. Ce sont mes clients, j'en suis responsable. Le jour de la résurrection ils seront propres.

— Et le Seigneur vous dira : “Parfait, sergent” », répondait Angelo.

Elle répliquait :

« Si Dieu dit “Parfait”, pauvre idiot, qu'est-ce que tu as à dire, toi, créature ?

— Mais on peut en sauver, dit Angelo, du moins je le crois.

— Et qu'est-ce que je fais ? disait-elle. Bien sûr qu'on les sauve.

— Mais, dit-il, leur rendre la vie.

— Il y a bien longtemps qu'ils sont morts, dit-elle, tout ça n'est plus qu'une formalité.

— Mais, ma mère, dit Angelo, moi aussi je suis rempli de péchés.

— Cache-toi, cache-toi », dit-elle.

Elle couvrit son visage de ses grosses mains. Finalement, elle le regarda d'entre ses doigts et abaissant ses mains elle dit :

« Donne-moi un cigare. »

Elle avait très rapidement pris goût à fumer. Elle semblait comme préparée à la volupté du tabac. Dès la première fois, elle ne tint pas son cigare comme une femme maladroite et un peu apeurée mais comme un homme qui sait ce qui l'attend et en a besoin. Même la première bouffée parut lui être bonne. Angelo avait volontiers donné le petit cigare mais il les savait très forts et il guettait le haut-le-cœur. Elle ne cligna même pas de l'œil ; ses grosses lèvres s'ouvrirent lentement pour laisser passer un jet de fumée déjà savant. Comme l'auvent de sa cornette maintenait la fumée devant son visage, elle amenuisa ses yeux ; avec son nez de lion et sa bouche très gourmande, elle apparut alors à travers le brouillard bleu comme la personnification d'une très vieille sagesse.

Elle savait plus que ce qu'elle en disait. Elle n'avait pas un très grand vocabulaire. Elle n'avait que celui du livre qu'elle avait lu en suivant les lignes avec son doigt. Elle ne parlait d'ailleurs pas beaucoup. Elle était si fatiguée qu'elle n'avait même pas le courage de laver ses mains. « Laver les morts suffit », disait-elle. En effet, ses mains qui, non seulement étaient énormes mais très grasses, avaient la peau délavée et blanchâtre des mains lavandières. Une sorte de petite crasse blanche restait en auréole autour de ses ongles et dans le creux de ses phalanges. La même fatigue énervait Angelo et le poussait à parler. Il était toujours à gratter quelque tache sur ses culottes. Une fois même il lava sa chemise dans le seau du puits. La nonne ne touchait pas aux croûtes qui durcissaient sa robe. Ses manches très amples et qui avaient traîné dans mille déjections étaient raides comme du cuir. Elle posait ses mains à plat sur ses genoux. Elle s'établissait alors comme un énorme rocher rectangulaire et trapu, comme une de ces énormes pierres qui sont destinées par l'architecte à servir d'assise. Elle fumait sans toucher le cigare, le laissant planté dans sa bouche tout le temps qu'il durait. Elle disait paisiblement pour elle-même : « Alléluia, gloire à toi, Dieu ! Louanges aux milices célestes ! Sainte Trinité ! Dieu créateur de tout l'univers, aide-moi ! Dieu éternel et véritable ! » Puis tout de suite après, elle faisait une longue pause, pendant laquelle souvent elle s'endormait. Angelo qui la surveillait venait lui retirer de la bouche ce qui restait du cigare.

Une fois elle dit aussi : « Vierge immaculée », puis, tout de suite après : « Partons ! »

Elle partait toujours sur une inspiration subite. Il fallait obéir promptement. Elle n'attendait pas. Elle s'enrageait et s'engouait dans sa rage comme un paon. Elle parlait alors une sorte de langage fait de mots sans aucun rapport entre eux, n'importe lesquels, enfilés les uns à la suite des autres, presque criés ; elle finissait par des appels sauvages qui tenaient de la plainte et du rugissement. Angelo était littéralement séduit. Il ne pensait qu'à elle.

Quelques jours après être descendu de ses toitures et le premier élan de férocité passé, Angelo avait demandé à la nonne si elle connaissait un nommé Giuseppe. Elle aurait pu. Dans ses tournées. Elle ne faisait pas de tournées. Son ordre ne faisait pas de tournées. C'était un couvent de filles riches. Elle s'occupait de cuisine, elle. Il n'était pas plus question de Giuseppe que de Pierre ou Paul. Qui était ce Giuseppe ? Un réfugié italien. Plus exactement un Piémontais. Qu'est-ce qu'il était dans la ville ? Oh ! Rien, non sans doute il passait au contraire inaperçu. Il était cordonnier. Il vivait très simplement, seul, sans rien dire à personne. Il avait assez de choses à se dire à soi-même. La dernière fois qu'Angelo l'avait vu c'était il y avait plus d'un an, et de nuit. Tout ce qu'Angelo pouvait dire c'est qu'il habitait une chambre dans une très grande maison où logeaient aussi comme en caserne des tanneurs et leurs familles. Il était cordonnier, disait-il ? Tout ce que la nonne pouvait dire c'est que la confrérie faisait ressemeler ses souliers chez un nommé Jean qui était Italien également. Non, ça n'était pas celui-là. Et qu'est-ce qui faisait qu'il recherchait ce Giuseppe ? C'était trop long à dire, entre autres choses ce Giuseppe entretenait des rapports avec la propre mère d'Angelo. Quels rapports ! Oh ? Elle était du Piémont et, aucun rapport avec un cordonnier. Ma mère est jeune et très belle. C'est une duchesse ? Ah ! bon. Elle correspond avec ce Giuseppe parce que moi je suis toujours par orte par les chemins, par monts et par vaux. Elle correspond et elle envoie de l'argent pour moi à Giuseppe qui est en quelque sorte mon trésorier. Ah ! oui. Non, elle ne savait pas qui était Giuseppe. C'était la première fois qu'elle entendait parler d'une chose semblable.

Angelo se disait que peut-être en filant par les rues il lui arriverait de rencontrer Giuseppe. Mais maintenant les rues étaient désertes. A peine si, de temps en temps, il rencontrait un homme en blouse quand il précédait la nonne avec sa clochette.

Il ne pensait plus que très rarement à Giuseppe. Il n'avait plus guère besoin de ce que pouvait lui donner Giuseppe. Il se disait : « Tout va bien. » Au long des rues, dans les chambres, dans les charniers, il se disait : « Tout va bien. » Il ne pouvait pas réfléchir à grand-chose ni multiplier ses pensées par elles-mêmes. Il aidait à laver des morts ; il plongeait sa brosse en chiendent dans les seaux d'eau chaude. Il y avait bien longtemps que le bruit du chiendent frottant sur les peaux parcheminées ne l'étonnait plus ; il n'avait même pas le souci de sauver ; il savait que, somme toute, on arrive très bien à laver un cadavre de façon parfaite. Il éprouvait un contentement de lui-même qu'il avait toujours cherché sans jamais l'atteindre. Même le baron ne lui avait pas donné cette satisfaction de l'âme. En donnant son coup de pointe, en sentant qu'il arrivait juste, il avait eu un bref sentiment de joie très intense, mais que le bonheur était loin.

Il était du bon côté du choléra. « Quel orgueil, dit-il brusquement un soir. — Ah ! race de pape, dit doucement la nonne, tu as trouvé ça ! » Elle se couvrit le visage avec ses grosses mains, puis elle demanda un cigare.

Ces patrouilles nocturnes, à trois heures du matin, à travers une ville désolée par l'épidémie étaient des plus lugubres. La plupart des réverbères étaient éteints ; à peine continuait-on à en garnir quelques-uns. Angelo portait une lanterne. Il n'agitait sa sonnette que par saccades espacées entre lesquelles s'étendait un silence que le grésillement des rossignols et le pas lourd de la nonne qui frottait ses gros souliers sur les pavés rendaient encore plus silencieux. La nuit facilitait l'égoïsme de tous. Les gens descendaient leurs morts dans la rue et les jetaient sur le trottoir. Ils avaient hâte de s'en débarrasser. Ils allaient même jusqu'à les déposer devant d'autres seuils. Ils se séparaient d'eux de toutes les façons. L'important pour eux était de les chasser le plus vite possible et le plus complètement qu'ils pouvaient de leur propre maison où ils revenaient vite se terrer. Parfois, au-delà du halo de la lanterne, dans la demi-obscurité, Angelo voyait fuir des formes pâles, prestes comme les bêtes qui sautent dans les fourrés des bois. Des portes se fermaient lentement en grinçant. On poussait des verrous. On n'appelait pas. La clochette qu'Angelo agitait de temps à autre sonnait dans un vide pur. On n'avait pas besoin d'aide. La nuit permettait à chacun de se débrouiller tout seul. Ils le faisaient tous de la même façon. Personne n'en trouvait de meilleure.

« Est-ce qu'ils s'aimaient ? dit Angelo.

— Mon Dieu non, dit la nonne.

— Dans une ville comme ici cependant il y a bien des gens qui s'aimaient ?

— Non, non », dit la nonne.

Souvent même, quand Angelo agitait sa sonnette, les fils de lumière qui encadraient certains volets s'éteignaient. Les gémissements, les plaintes s'arrêtaient brusquement. Il imagina des mains qu'on posait tout d'un coup sur des bouches.

Ils lavaient des cadavres abandonnés. Ils ne pouvaient pas laver tous ceux qu'ils trouvaient dans la nuit : il y en avait dans tous les coins. Les uns étaient assis ; on les avait placés exprès dans l'apparence de quelqu'un qui se repose ; les autres, jetés n'importe comment, étaient dissimulés sous des ordures, jusque sous du fumier. Certains étaient recroquevillés dans des encoignures de portes, d'autres étendus à plat ventre au milieu de la rue ou sur le dos, les bras en croix. Il était inutile de frapper aux portes devant lesquelles on les trouvait. Personne ne les connaissait. Les quartiers échangeaient subrepticement leurs cadavres. Au cours de leurs tournées, Angelo et la nonne entendaient les bruits légers de ce charroi sournois. C'en était un qu'on emportait à deux, un à la tête, un qui avait saisi les jambes comme des brancards de brouette ; une femme qui traînait son mari sur les pavés ; un homme qui portait sa femme comme un sac de blé sur son épaule. Tous se glissaient dans l'ombre. On envoyait les enfants casser les réverbères à coups de pierres.

Angelo agitait sa sonnette. « Allons, se disait-il, sautez, sautez, foutez le camp, faites votre truc. » Il marchait à pas lents, sans hâte devant la nonne qui venait lourdement comme sur deux piliers d'église. Il avait le droit de mépriser.

Ils ne lavaient que les plus sales. Ils les portaient les uns après les autres à côté d'une fontaine. Ils les déshabillaient. Ils les frottaient à grande eau. Ils les alignaient pour qu'au jour on puisse les ramasser.

C'était parfaitement inutile. Frictionner des moribonds était parfaitement inutile aussi. Le pauvre petit Français n'avait sauvé personne. Il n'y avait pas de remède. Au début de l'épidémie on avait vu mourir comme des mouches des malades autour desquels tout le monde se dévouait ; d'autres qui s'étaient cachés pour étouffer leurs coliques sortaient parfois frais comme l'œil. Le choix se faisait ailleurs.

« Mourir pour mourir, se disait Angelo, j'aurai bien le temps d'avoir peur, comme il se doit au moment de passer l'arme à gauche. Actuellement, la peur n'est pas convenable. »

Quand il était sur une place publique déserte, en pleine nuit, dans cette ville si complètement terrorisée que la lâcheté la plus ignoble y paraissait naturelle, seul avec la nonne, que quatre ou cinq cadavres nus étaient alignés dans le rond de leur lanterne et qu'ils lavaient ces cadavres en allant chercher de l'eau à la fontaine il se disait : « On ne peut pas m'accuser d'affectation. Personne ne me voit et ce que je fais est parfaitement inutile. Ils pourriraient aussi bien sales que propres. On ne peut pas m'accuser de chercher la croix. Mais ce que je fais me classe. Je sais que je vaux plus que tous ces gens qui avaient des positions sociales, à qui on donnait du “monsieur” et qui vont jeter leurs êtres chers au fumier. L'important n'est pas que les autres sachent et même reconnaissent que je vaux mieux : l'important est que moi je le sache. Mais je suis plus difficile qu'eux. J'exige de moi des preuves incontestables. En voilà tout au moins une. »

Il avait le goût de la supériorité et la terreur de l'affectation. Il était heureux.

Il est de fait que le bruit du bouchon de teille frottant ces peaux que le choléra avait rendues cartonneuses et sonores, tendues sur des corps aux chairs intérieurement calcinées, était assez difficile à supporter pour quelqu'un doué d'imagination. Il faut également convenir que la haletante flamme de la lanterne ne cessait pas de draper les ombres. Une âme romanesque pouvait trouver une certaine exaltation dans un combat avec ces choses cependant fort simples.

Il y avait très peu de laideur dans son orgueil. Tout au moins, à peine ce qu'il en fallait pour qu'il soit humain. Il se disait : « J'ai laissé ce capitaine si grossier s'occuper du corps du pauvre petit Français. Il l'a certainement fait jeter dans la chaux vive comme un chien. Les soldats ont dû le traîner sans cérémonie par les jambes. Je le vois comme si j'y étais. Et pourtant, j'avais pour cet homme plus que de l'amour : j'avais de l'admiration. Il est vrai que j'étais tout disposé, corps et âme, à l'enterrer de mes propres mains, décemment. Et même à l'embrasser. Non, cela ne m'aurait rien coûté, au contraire, je l'aurais fait volontiers. On m'a chassé à coups de fusil. »

Mais il ajoutait : « Eh ! bien, tu aurais dû résister aux coups de fusil. » Il allait jusqu'à dire : « Tu aurais dû être assez humble pour qu'on n'ait pas envie de te tirer des coups de fusil. Tu as préféré être arrogant avec le capitaine. N'aurait-ce pas été l'indice d'une âme vraiment supérieure que de ne pas répondre à ses insolences ? De ne pas céder ? Tu ne cèdes pas aux autres. Mais, est-ce que cela suffit ? C'est à toi qu'il ne faut pas céder. Tu as cédé au plaisir immédiat de répondre à un insolent par une insolence. Ce n'est pas une force. C'est une faiblesse puisque te voilà maintenant avec le remords de n'avoir pas accompli un devoir qui t'était cher, ou, soyons franc, un acte qui te donne l'estime de toi-même. En réalité, le pauvre petit Français se fout totalement de toi et de tes propres mains. Chaux vive pour chaux vive, la main du fantassin a parfaitement fait l'affaire. Ce qui l'aurait intéressé, lui, ç'aurait été d'en guérir au moins un. Avec quelle conscience il cherchait les derniers ! Mais est-ce que je dis bien le mot qu'il faut dire ? Pour lui qui est mort et pour moi qui suis encore vivant, est-ce qu'il est bien question de conscience ? Est-ce qu'il était question de conscience quand il chevauchait sa bourrique dans cette vallée de Josaphat ? Il était certes l'image même de la conscience, seul vivant au milieu des cadavres et cherchant à sauver. Mais, est-ce qu'il était là pour faire son devoir ou pour se satisfaire ? Est-ce qu'il était obligé de se contraindre ou est-ce qu'il prenait du plaisir ? Sa façon de chercher ceux qu'il appelait les derniers jusque derrière les lits, est-ce que ce n'est pas la façon des chiens de chasse ? Et s'il avait réussi à en sauver un, est-ce que sa satisfaction serait venue simplement de voir la vie recréée ou bien de se sentir capable de recréer la vie ? Est-ce qu'il n'était pas tout simplement en train de faire enregistrer ses lettres de noblesse ? Tous les bâtards en sont là. N'est-ce pas pourquoi je l'admirais ; c'est-à-dire je l'enviais ? N'est-ce pas pour avoir les mêmes cachets que lui sur mes patentes que je suis resté avec lui ? Les hommes de valeur ont toujours, tous, plus ou moins le cul entre deux chaises. Y aurait-il dévouement sans envie de se faire plaisir à soi-même ? Et envie irrésistible ? Voilà un saint. Un héros lâche, voilà l'ange. Mais un héros courageux, quel mérite y a-t-il ? Il se faisait plaisir. Il se satisfait. Ce sont les hommes, mâle et femelle, dont parlent les prêtres ; qui s'y entendent : ils se satisfont d'eux-mêmes. Y a-t-il jamais dévouement désintéressé ? Et même, ajoutait-il, s'il existe, l'absence totale d'intérêt n'est-elle pas alors le signe de l'orgueil le plus pur ?

« Soyons franc jusqu'au bout, se disait-il, cette lutte pour la liberté, et même pour la liberté du peuple que j'ai entreprise, pour laquelle j'ai tué (avec mes grâces habituelles, il est vrai), pour laquelle j'ai sacrifié une situation honorifique (achetée à beaux deniers par ma mère, il est vrai), est-ce que je l'ai entreprise vraiment parce que je la crois juste ? Oui et non. Oui parce qu'il est très difficile d'être franc avec soi-même. Non parce qu'il faut faire un effort de franchise et qu'il est inutile de se mentir à soi-même (inutile mais commode et habituel). Bon. Admettons que je la crois juste. Tout le plaisir quotidien de la lutte, tous les avantages d'orgueil et de classement que cette lutte me procure, n'y pensons pas, repoussons tout ça dans les trente-sixièmes dessous. Cette lutte est juste et c'est pour sa justice que je l'ai entreprise. Sa justice... Sa justice pure et simple, ou bien l'estime que j'ai pour moi-même du moment que j'entreprends de combattre pour la justice ? Il est incontestable qu'une cause juste, si je m'y dévoue, sert mon orgueil. Mais je sers les autres. Par surcroît seulement. Tu vois bien que déjà le mot peuple peut être enlevé du débat sans inconvénient. Je pourrais même mettre n'importe quoi à la place du mot liberté à la seule condition que je remplace le mot liberté par un équivalent. Je veux dire un mot qui ait la même valeur générale, aussi noble et aussi vague. Alors, la lutte ? Oui, ce mot-là peut rester. La lutte. C'est-à-dire une épreuve de force. Dans laquelle j'espère être le plus fort. Au fond, tout revient à : “Vive moi !” »

Il lavait les morts et il se disait : « N'avons-nous pas, la nonne et moi, le mérite de la plus grande franchise en accomplissant cet acte parfaitement inutile et qui cependant exige tant de courage ? Inutile, entendons-nous, inutile à tout le monde mais très utile à notre orgueil. Nous voilà seuls dans la nuit avec ce travail dégoûtant mais qui nous met en grande estime de nous-mêmes. Nous ne trompons personne. Nous avons besoin de faire quelque chose qui nous classe. Nous ne pouvions rien faire de plus net. Il n'est pas possible de travailler à sa propre estime avec moins d'affectation. »

Ils étaient vraiment très solitaires autour de leur fontaine. La ville ne remuait que comme un moribond. Elle se débattait dans le propre égoïsme de son agonie. Il y avait sous les murs des rumeurs sourdes comme de muscles qui se détendent, de poumons qui se vident, de ventres qui se débondent, de mâchoires qui claquent. On ne pouvait plus rien demander à ce corps social. Il mourait. Il avait assez à faire, assez à penser avec sa mort.

La lanterne n'éclairait qu'un petit espace, juste les quatre ou cinq morts étendus et dénudés autour desquels Angelo et la nonne s'affairaient pour leur propre compte. Au-delà, c'étaient les rumeurs sourdes, le froissement de palmes des ormes et des sycomores dans lesquels bougeaient le vent et les oiseaux.

Le grand souci de la nonne était de préparer les corps pour la résurrection. Elle les voulait pour cette occasion propres et décents. « Quand ils se dresseront avec leurs cuisses merdeuses, disait-elle, quelle figure ferai-je devant le Seigneur ? Il me dira : “Tu étais là et tu savais ; pourquoi ne les as-tu pas nettoyés ?” Je suis une femme de ménage. Je fais mon métier. »

Elle fut très embarrassée une nuit où, après avoir jeté des seaux d'eau sur un cadavre, celui-ci ouvrit les yeux, puis se dressa sur son séant et demanda pourquoi on le traitait ainsi.

C'était un homme encore dans la force de l'âge. Il avait eu une syncope cholérique qu'on avait pris pour la mort. Ses parents l'avaient mis à la rue. L'eau froide l'avait fait revenir à lui. Il demandait pourquoi il était nu, pourquoi il était là. Il serait mort de peur devant la grosse nonne qui ne savait plus quoi faire si Angelo ne s'était pas mis tout de suite à lui parler avec beaucoup d'affection, et même à l'essuyer puis à l'envelopper dans un drap.

« Où est votre maison ? lui demanda Angelo.

— Je ne sais pas, dit-il. Qu'est-ce que c'est cet endroit où je suis ? Et vous ? Vous êtes qui ?

— Je suis là pour vous aider. Vous êtes sur la place des Observantins. Est-ce que vous habitez de ces côtés-là ?

— Et non. Je me demande pourquoi je suis là. Qui m'a porté ici ? J'habite dans la rue d'Aubette.

— Il faut le ramener chez lui, dit Angelo.

— Il nous a trompés, dit la nonne.

— Ce n'est pas de sa faute, parlez à voix basse. On l'a cru mort, on s'est débarrassé de lui. Mais il est vivant et même je le crois sauvé.

— C'est un salaud, dit-elle. Il est vivant et je lui ai lavé le cul.

— Mais non, dit Angelo, il est vivant, c'est magnifique. Prenez-le par un bras, moi par l'autre. Certainement il peut marcher. Ramenons-le chez lui. »

Il habitait au bas de la rue d'Aubette et ce fut toute une affaire pour l'y mener. Il commençait à se rendre compte qu'il avait passé pour mort, qu'il avait été mêlé aux morts. Il tremblait comme une feuille et claquait des dents malgré la chaleur étouffante. Il s'embronchait à chaque pas dans son suaire. Il faisait à chaque instant des sauts de chèvre qu'Angelo et la nonne étaient obligés de contenir à pleins bras. Tous ses nerfs en révolte essayaient de se débarrasser de la peur. Il renversait sa tête en arrière et hennissait comme un cheval.

« Alors, toi, tu m'as bien trompée », disait la nonne, et elle le secouait rondement comme un gendarme.

Enfin, il reconnut sa maison et voulut s'élancer mais Angelo le retint.

« Attendez, dit-il, restez là, je vais monter prévenir. Vous ne pouvez pas arriver brusquement comme ça, vous savez que les émotions sont mauvaises. Qui est là-haut ? Votre femme ?

— Ma femme est morte. C'est ma fille. »

Angelo monta et frappa à la porte sous laquelle on voyait de la lumière. On ne répondit pas. Il ouvrit et entra. C'était une cuisine. Malgré l'étouffante chaleur le feu était allumé dans un poêle. Une femme d'une trentaine d'années pelotonnée dans des châles se serrait contre le feu. Elle était toute tremblante de frissons ; seuls, ses yeux énormes étaient immobiles.

« Votre père, dit Angelo.

— Non, dit-elle.

— Vous l'aviez porté dans la rue ?

— Non, dit-elle.

— Nous l'avons trouvé.

— Non, dit-elle.

— Il est là en bas. Nous l'avons ramené. Il est vivant.

— Non, dit-elle.

— Que d'histoires pour rien, dit la nonne du seuil de la porte. C'est simple comme bonjour ! Vous allez voir ! »

Elle avait abandonné le bras de l'homme qui entra à sa suite, laissa tomber son suaire et s'assit tout nu sur une chaise. La fille se serra sous ses châles, les remonta jusque sur son visage, laissant à peine dépasser ses yeux. La nonne enleva une à une les épingles qui retenaient sa coiffe. Elle les serra dans ses lèvres pendant qu'elle se décoiffait. Elle avait une tête ronde et rasée. Puis elle ferma la porte et marcha vers le moulin à café, en retroussant ses manches.

En sortant de la maison ils retournèrent à leur besogne. Il restait trois autres cadavres près de la fontaine. Ceux-là parfaits. Ils les lavèrent et les apprêtèrent bien gentiment.

Un matin, Angelo et la nonne étaient comme d'habitude dans une galerie du cloître, allongés sur les dalles, plus assommés de fatigue qu'endormis quand un petit pas sec, bien frappé du talon, fit sonner les voûtes. C'était une autre nonne, celle-là maigre et jeune. Elle était habillée fort proprement, avec beaucoup d'élégance. Sa cornette était d'un amidon éblouissant et sa grosse croix pectorale d'or. On ne voyait de son visage qu'un nez effilé et un menton pointu.

Tout de suite, la grosse nonne fila doux. Elle joignit les mains et, tête baissée, écouta un long sermonnement à voix basse. Puis, elle suivit la nonne maigre qui avait viré prestement sur ses petits talons et se dirigeait vers la porte.

Angelo avait suivi le manège, l'œil mi-clos et dans l'ivresse de sa fatigue. Tout de suite après il s'endormit. Quand la brûlure du soleil blanc posé sur son visage le réveilla il était tard. Il aurait pu croire qu'il avait rêvé, mais la grosse nonne n'était plus là. Il la chercha. De guerre lasse il sortit.

Il n'avait pas sa sonnette et il ne savait plus que faire. Sa tête et son cœur étaient parfaitement vides. Enfin, à la longue, il fut étonné par le silence des rues. Toutes les boutiques étaient fermées, toutes les maisons barricadées. Certaines portes, certains contrevents étaient même cloués avec des croix de planches. Il parcourut une bonne partie de la ville sans rencontrer un chat ni entendre d'autre bruit que celui d'un petit vent qui jouait avec l'écho des corridors.

Cependant, dans une petite rue près du centre, Angelo trouva un magasin de drapier ouvert. A travers la vitrine, il vit même un monsieur bien habillé, assis sur une banque à mesurer le drap. Il entra. La boutique sentait le bon velours et d'autres odeurs réconfortantes.

« Qu'est-ce que vous désirez ? » dit le monsieur.

Il était tout petit. Il jouait avec les breloques de sa chaîne de montre.

« Qu'est-ce qui est arrivé ? » demanda Angelo.

Le petit monsieur fut très étonné par la question mais il resta de sang-froid et il dit :

« Vous tombez de la lune. »

En même temps, il regardait Angelo de la tête aux pieds.