Angelo et la jeune femme passèrent la nuit près du feu, sur des fauteuils. Au matin, le ciel était clair.
« Vous êtes à dix lieues de Gap, leur dit l'homme à la redingote, et vous ne pouvez pas vous tromper. En descendant d'ici, vous trouverez sept à huit maisons qui sont ce que les gens appellent Saint-Martin-le-Jeune et, au milieu de ces maisons, un carrefour où le chemin que vous suiviez hier s'emmanche dans une voie de moyenne communication. C'est sans histoire. Vous faites sur cette voie, en prenant à droite, cinq lieues dans un pays sain comme la prunelle de mon œil et vous atteignez le rebord du plateau. De ce rebord, vous apercevez à cent mètres sous votre nez la grand-route de Gap. Descendez, asseyez-vous au bord de la route, la diligence y passait encore il y a deux jours. Et il n'y a de barrières nulle part. Ou, si vous avez des sous, poussez jusqu'au petit hameau qu'on voit dans les châtaigniers. Il y a un maître de poste. »
Il leur fit emporter une petite fiole de rhum et une poignée de grains de café.
Les choses se présentèrent comme il avait dit. Les gens de Saint-Martin-le-Jeune vaquaient à leurs occupations. Un, assis par terre, retaillait sa faux, un autre regardait le temps et dit à Angelo qu'on avait du soleil pour trois jours.
Il faisait tiède. C'était une de ces journées d'automne qui ont des airs de printemps. La végétation à feuille dure couchée sur le plateau et luisante de la pluie passée étincelait comme la mer. Une odeur de champignon extrêmement suave fumait du pied des genévriers et des buis. Un vent léger, bariolé de froid, donnait à l'air une vigueur et une vertu sans égales. Le mulet même était content.
La jeune femme marchait de façon fort allègre et, autant qu'Angelo, s'extasiait à chaque instant sur la pureté du ciel, la beauté des massifs montagneux couleur de camélia, perdus dans la brume matinale vers lesquels ils se dirigeaient.
Ils retrouvèrent des corbeaux peureux, croisèrent un piéton qui revenait à Saint-Martin en portant un sac de pains. La solitude était joyeuse.
Même après plusieurs lieues, toute trace de vie humaine ayant disparu, et en train de traverser une petite forêt de pins sylvestres très rabougris, la lumière, l'air, les parfums de la terre continuèrent à maintenir les deux voyageurs en allégresse. Pour la première fois ils goûtaient au plaisir du voyage.
« Nous allons bientôt arriver, dit la jeune femme.
— Il me faudra, dit Angelo, encore au moins deux jours avant d'être de l'autre côté de ces montagnes qui ont une si belle couleur.
— Vous resterez bien deux jours de plus à Théus. Il faut que je vous remercie de votre aide et vous ne m'avez jamais vue en robe longue, sauf ce soir de Manosque où j'avais fait toilette pour tout autre chose que vous.
— Je resterai le temps d'acheter un cheval, dit Angelo et n'y voyez pas un manque de courtoisie ou de l'indifférence pour ce que vous devez être en robe longue quand vous la dédiez à quelqu'un. Mais, je ne suis pas seul en cause. Il faut vraiment que je combatte pour la liberté. »
L'allégresse se communiquait à sa vieille passion et il parla de sacrifier sa vie au bonheur de l'humanité.
« C'est une noble cause », dit-elle.
Il eut assez d'esprit pour regarder si elle y mettait de l'ironie. Elle était sérieuse, même un peu trop.
Elle parla de sa belle-sœur qui était, paraît-il, très excentrique et fort bonne, une vieille dame jadis torturée par un mari charmant. Le château de Théus, quoique campagnard, était plein d'attraits et ses terrasses rustiques dominaient le cours le plus torrentueux de la Durance, devant un décor de montagnes extravagant. Il pourrait trouver des chevaux convenables au petit pays de Remollon tout proche. Il n'aurait que l'embarras du choix.
Angelo s'excusa. Il serait certes le premier à solliciter l'hospitalité de Mme de Théus.
« C'est aussi mon nom », dit-elle.
Eh ! bien, il solliciterait l'hospitalité des deux Mme de Théus et il demanderait en grâce à la plus jeune de bien vouloir paraître en robe longue et dans tous ses atours.
« Il faudra, se disait-il, que je choisisse mon cheval avec beaucoup de soin. Peut-être est-ce sur celui-là que je serai obligé de faire quelque grand geste dès que j'aurai passé la frontière ? Et ceci ne se règle pas en cinq sec. »
Ils firent halte à midi dans la solitude ensoleillée. Ils préparèrent du thé et se reposèrent environ une heure. Ils étaient assis au pied d'un pin, sur un tertre d'aiguilles souples et tièdes, devant le spectacle miraculeux du plateau baigné de lumière que les vaporeuses montagnes semblaient contenir comme une liqueur d'or au fond d'un bol bleu. La jeune femme ferma les yeux et s'assoupit. Elle dormait et même avec quelques reniflements fort touchants quand Angelo la réveilla.
« Je regrette, dit-il, mais il nous faut être avant la nuit à cette fameuse grand-route. Nous irons chez le maître de poste et vous coucherez dans un lit. Allons, c'est le dernier effort. »
Il lui proposa de monter de nouveau sur le mulet. Elle s'en défendit avec insistance et fit ses premiers pas encore ensommeillée mais avec un sourire charmant.
Un peu avant la tombée de la nuit, ils arrivèrent au rebord du plateau. Tout était tel que l'avait décrit l'homme à la redingote. La grand-route passait à quelque cent mètres au-dessous d'eux.
« Et voilà le petit bois de peupliers, dit Angelo, avec son bouquet de maisons. Et le maître de poste. »
Mais elle le regardait d'un air stupide. Avant qu'il crie : « Qu'avez-vous ? Pauline ! » elle eut comme un reflet de petit sourire encore charmant et elle tomba, lentement, pliant les genoux, courbant la tête, les bras pendants.
Comme il se précipitait à ses côtés elle ouvrit les yeux et fit manifestement effort pour parler, mais elle dégorgea un petit flot de matières blanches et grumeleuses semblables à de la pâtée de riz.
Angelo arracha le bât du mulet, étendit son grand manteau sur l'herbe et y plia la jeune femme. Il essaya de lui faire boire du rhum. La nuque était déjà dure comme du bois et cependant tremblante comme des coups énormes frappés dans les profondeurs.
Angelo écouta ces appels étranges auxquels tout le corps de la jeune femme répondait. Il était vide d'idées. Il eut seulement conscience que le soir tombait, qu'il était seul. Il pensa enfin au petit Français mais comme à une chose minuscule. Il tira alors le corps de la jeune femme, plus loin de la route, plus avant dans les buissons. Ce pays où la contagion n'avait pas encore fait de victime serait prêt à tous les débordements de l'égoïsme dès la première et il se souvenait de l'homme au sac de pains qu'ils avaient croisé le matin même sur cette route...
Il tira les bottes de la jeune femme. Les jambes étaient déjà raides. Les mollets tremblaient. Les muscles tendus faisaient saillie dans la chair. De la bouche qui était restée emplâtrée du dégorgement de riz sortaient de petits gémissements très aigus. Il remarqua que les lèvres se retroussaient sur les dents et que la jeune femme avait une sorte de rire cruel et même carnassier. Les joues s'étaient creusées et palpitaient. Il se mit à frictionner de toutes ses forces les pieds glacés.
Il se souvenait de la femme qu'il avait soignée sur le seuil de la grange à Peyruis. Il avait eu besoin de l'habileté du vieux monsieur pour la déshabiller. Il fallait déshabiller Pauline. Il fallait aussi allumer du feu, faire chauffer de grosses pierres. Il n'osait pas s'arrêter de frictionner les pieds qui restaient de marbre.
Enfin, il se dit : « Si je pense à tout ça, je suis foutu. Faisons les choses comme il faut. » Il venait brusquement de perdre espoir. Il se dressa et prit dans le bât tous les vêtements lourds susceptibles de donner un peu de chaleur. Il trouva assez de petit bois et même une grosse souche de pin. Il alluma du feu, fit chauffer des pierres, installa une sorte de coussin sous cette tête dont il ne connaissait plus le visage et dont le poids l'étonna. Les cheveux qui coulèrent sur ses mains étaient rêches et comme travaillés par une chaleur de désert.
Angelo avait placé de gros galets dans le feu. Quand ils furent très chauds, il les enveloppa dans du linge et il les plaça près du ventre de la jeune femme. Mais les pieds étaient devenus violets. Il recommença à frictionner. Il sentait le froid fuir de ses doigts et monter dans la jambe. Il souleva les jupes. Une main de glace saisit sa main.
« J'aime mieux mourir », dit Pauline.
Angelo répondit il ne savait quoi. Cette voix, bien qu'étrangère, le mit dans une sorte de fureur tendre. Il se débarrassa de la main avec brutalité et arracha les lacets qui nouaient la jupe à la taille. Il déshabilla la jeune femme comme on écorche un lapin, tirant les jupons et un petit pantalon de dentelle. Il frictionna tout de suite les cuisses, mais, les sentant chaudes et douces, il retira ses mains comme d'une braise et revint aux jambes, aux genoux qui déjà étaient pris par la glace et bleuissaient. Les pieds étaient blancs comme de la neige. Il découvrit le ventre et le regarda avec attention. Il le toucha des deux mains, partout. Il était souple et chaud mais parcouru de tressaillements et de crampes. Il le voyait habité de formes bleuâtres qui nageaient et venaient frapper la surface de la peau.
Les gémissements de la jeune femme jaillissaient maintenant assez forts et sous le coup de spasmes. C'était une plainte continue qui ne trahissait pas une très grande douleur, qui accompagnait le travail profond d'une sorte d'état ambigu, qui attendait, espérait même, semblait-il, un paroxysme où le cri alors devenait sauvage et comme délirant. Ces spasmes qui secouaient tout le corps se reproduisaient de minute en minute, faisant craquer et se tendre le ventre et les cuisses de Pauline chaque coup, le laissant exténué entre les mains d'Angelo après chaque attaque.
Il ne cessait pas de frictionner. Il s'était débarrassé de sa veste. A chaque cri il sentait le froid reprendre avantage, monter le long de la jambe. Il s'attaqua tout de suite aux cuisses qui s'ocellaient de taches bleues. Il renouvela le petit nid de pierres brûlantes autour du ventre.
Il s'aperçut brusquement qu'il faisait nuit noire, que le mulet était parti. « Je suis seul », se dit-il. Malgré sa peur de l'égoïsme, il appela. Sa voix fit un petit bruit d'insecte. A un moment il entendit, en bas sur la grand-route, le roulement d'un tilbuiy, le trot d'un cheval. Il vit la lanterne de quelqu'un qui passait son chemin, à cent ou deux cents mètres plus bas que lui.
Il avait frictionné avec tant de vigueur et si longtemps qu'il était rompu de fatigue et entièrement douloureux, mais après avoir alimenté le feu, il revint à ces cuisses et à ce ventre. Pauline avait commencé à se salir par en bas. Il nettoya soigneusement tout et plaça sous les fesses une alèse faite de lingeries brodées qu'il avait sorties de la petite valise.
« Il faut lui faire boire du rhum par force », se dit-il. Du bout de son doigt il dégagea la bouche où s'étaient embourbés les nouveaux dégorgements de riz au lait. Il s'efforça de desserrer les dents. Il y parvint. La bouche s'ouvrit. « L'odeur n'est pas nauséabonde, se dit-il, non, cela ne sent pas mauvais. » Il versa le rhum peu à peu. La déglutition ne se fit pas tout de suite, puis l'alcool disparut comme de l'eau dans du sable.
Il porta machinalement le goulot de la bouteille à ses propres lèvres et il but. S'il pensa dans un éclair qu'il venait à l'instant même de mettre le goulot de la bouteille à la bouche de Pauline, il se dit : « Et après, qu'est-ce que ça fiche ? »
La cyanose semblait avoir pris repos en haut des cuisses. Angelo frictionna énergiquement les plis de l'aine. Les dévoiements s'étaient arrêtés. La jeune femme respirait faiblement, avec des hoquets, puis par aspirations profondes, comme après un combat qui a fait perdre le souffle. Son ventre tressaillait encore de souvenirs. Les gémissements s'étaient tus.
Elle continuait à dégorger des matières grumeleuses et blanchâtres. Angelo sentit se répandre une effroyable odeur. Il se demanda d'où elle venait.
A chaque instant depuis des heures il se posait la question : « Qu'est-ce que j'ai comme remèdes ? Qu'est-ce qu'il faut faire ? » Il n'avait qu'une petite valise pleine de lingerie féminine, son propre portemanteau, son sabre, ses pistolets. Il pensa à un moment à se servir de la poudre. Il ne savait à quel usage. Mais il lui semblait qu'il y avait là-dedans une force, n'importe laquelle qui pouvait s'ajouter à la sienne. Il songea à mélanger cette poudre avec de l'eau-de-vie pour la faire boire à Pauline. Il se disait : « Ce n'est pas la première fois que je soigne un cholérique et j'aurais donné ma vie pour le petit Français. Cela ne fait pas de doute. Ici, je suis entrepris... »
Il ne savait que frictionner sans arrêt. Ses mains lui en faisaient mal. Il fit des frictions à l'eau-de-vie. Il renouvelait à chaque instant les pierres chaudes. Il tira avec précaution la jeune femme le plus près possible du feu.
La nuit était devenue extrêmement noire et silencieuse.
« Ce n'est pas la première fois, se dit Angelo, mais ils me sont tous morts dans les mains. »
L'absence d'espoir, plus que le désespoir et surtout la fatigue physique le faisaient de plus en plus maintenant tourner les regards vers la nuit. Il n'était pas en quête d'une aide mais d'un repos.
Pauline semblait s'éloigner. Il n'osait pas l'interroger. Les paroles de l'homme à la redingote étaient encore trop récentes. Il se souvenait de la lucidité dont cet homme avait parlé et il craignait la lucidité de cette bouche qui continuait à dégorger des boues blanchâtres.
Il s'étonnait, il s'effrayait même un peu du vide de la nuit. Il se demandait comment il avait pu ne pas avoir peur jusqu'ici et surtout de choses si menaçantes. Il ne cessait cependant de s'activer à réchauffer sous ses mains ces aines en bordure desquelles le froid et la couleur de marbre étaient toujours au repos.
Enfin, il eut toute une série de petites pensées très colorées, de lumières très vives dont quelques-unes étaient cocasses et risibles et, à bout de forces, il reposa sa joue sur ce ventre qui ne tressaillait plus que faiblement, et il s'endormit.
Une douleur à l'œil le réveilla ; il vit rouge, ouvrit les yeux. C'était le jour.
Il ne savait pas sur quoi de doux et de chaud sa tête reposait. Il se voyait recouvert jusqu'au menton par les pans de son manteau. Il respira fortement. Une main fraîche toucha sa joue.
« C'est moi qui t'ai couvert, dit une voix. Tu avais froid. »
Il fut sur pied instantanément. La voix n'était pas tout à fait étrangère. Pauline le regardait avec des yeux presque humains.
« J'ai dormi, se dit-il, mais à haute voix et d'un ton lamentable.
— Tu étais à bout de forces », dit-elle.
Il posa des questions de façon très abracadabrante et fit trois ou quatre fois, sans aucune utilité, l'allée et venue entre le bât et le chevet de Pauline, ne sachant ni ce qu'il voulait prendre ni ce qu'il fallait faire. Il eut à la longue l'esprit de tâter le pouls à la malade. Les pulsations étaient assez bien marquées et se succédaient avec une rapidité somme toute rassurante.
« Vous avez été malade, dit-il avec force et comme s'il avait été nécessaire de trouver une excuse à quelque chose ; vous l'êtes encore ; il ne faut pas bouger ; je suis bien content. »
Il vit le ventre et les cuisses nues. Son visage s'empourpra.
« Couvrez-vous bien », dit-il.
Il alla chercher tout son portemanteau et il fit à la jeune femme un lit bien bordé plein de pierres chaudes. Il en plaça plusieurs aux pieds et aussi haut qu'il osa aller le long des jambes presque jusqu'aux genoux. Ce faisant, il fut forcé d'effleurer du dos de la main une chair qui semblait avoir retrouvé quelque chaleur. Le matin était aussi joyeux que celui de la veille.
Angelo se souvint de l'eau de maïs que Thérésa lui faisait prendre quand il était petit et qui sauvait de tout, paraît-il, et en particulier de la dysenterie. Il n'avait jamais plus pensé à l'eau de maïs depuis qu'il s'était consacré au combat pour le bien de l'humanité. Ce matin, tout en parlait : l'air, la lumière et le feu. Il se souvenait de cette tisane gluante et fade mais très rafraîchissante.
Il mit aussitôt de l'eau à bouillir et fit fort bien sa tisane en pensant uniquement à ce qu'il faisait.
La jeune femme but avec avidité plusieurs fois. Vers midi, il fut manifeste que les crampes étaient passées.
« Je suis seulement brisée, dit-elle, mais toi...
— Je suis fort bien, dit Angelo. Il suffit que je voie ce rose timide qui commence à toucher le bon endroit de vos joues. A cet endroit-là, cela ne signifiera jamais la fièvre. D'ailleurs, laissez-moi prendre votre pouls. »
Il était manifestement mieux marqué et plus régulier que deux heures avant. L'après-midi se passa en soins répétés, en anxiétés vite dissipées. Il faisait tiède et, sans avoir aucunement sommeil, au contraire, Angelo recevait les images de la splendeur du monde dans une tête vide mais qui jouissait de rien avec ivresse. Il ne cessait de renouveler les pierres chaudes.
A la longue, la jeune femme dit qu'elle se sentait maintenant tiède et molle comme un poussin dans son œuf.
Le soir tomba. Angelo fit du café avec la poignée de grains que lui avait donnés l'homme à la redingote. « T'es-tu désinfecté ? dit soudain la jeune femme.
— Certes, dit Angelo. Ne vous inquiétez pas. »
Il but le café et une large rasade de rhum. Il se coucha, roulé dans sa veste et près du feu.
« Donne-moi la main », dit Pauline.
Il donna sa main ouverte où la jeune femme mit la sienne. Il était déjà à moitié endormi. Le sommeil lui paraissait être un refuge sûr et paisible.
« Mais les pierres chaudes ne sont plus nécessaires », se dit-il.
« Tu as déchiré mes vêtements, dit Pauline au matin. Tu as arraché les attaches de mon jupon et regarde ce que tu as fait de ce très joli pantalon de dentelle. Comment vais-je m'habiller ? Je me sens bien.
— Il ne s'agit pas de ça, dit Angelo. Je vais à dix pas d'ici, au petit chemin, guetter le passage de quelqu'un à qui je donnerai une commission pour le maître de poste. Notre mulet est parti. Et j'exige que vous restiez allongée. On va vous transporter en voiture. Nous serons ce soir à Théus.
— Je suis inquiète pour toi, dit-elle. J'ai eu le choléra, cela ne fait pas de doute. Ce ne sont pas les attaches de mon jupon et de mon pantalon qui m'ont meurtri le ventre comme il est. J'ai dû être horrible ! Et toi, n'as-tu pas fait d'imprudences ?
— Si, mais dans ces cas-là la contagion se manifeste tout de suite. Je suis en avance d'une nuit sur la mort, dit Angelo, et elle ne m'attrapera pas. »
Il n'était pas depuis cinq minutes au bord du chemin qu'il vit venir, du côté de Saint-Martin, une charrette à fourrage vide. Il s'avança à sa rencontre. Elle était conduite par un paysan qui semblait sur-le-champ un peu bête et emportait dans ses ridelles, avec des fourches et des bourras, une vieille femme à jupon rouge.
Angelo leur dit carrément qu'il y avait là dans les buissons une femme qui avait été malade et qu'il leur demandait le service, maintenant qu'elle était guérie, de bien vouloir la transporter jusqu'à la maison du maître de poste. D'ailleurs, il payerait. Ce qui ne fit impression ni sur l'homme bête ni sur la vieille femme.
Ils arrêtèrent la charrette et suivirent posément Angelo dans le taillis.
« Mais c'est madame la Marquise ! » dit la vieille femme.
Elle avait été femme de journée tout un hiver à Théus. Elle habitait maintenant chez son gendre, le benêt. Elle donna des ordres avec fierté. Enfin, vers les trois heures de l'après-midi, Pauline, couchée dans un grand lit très souple chez le maître de poste, dormit entourée de bouillottes.
« Personne n'a peur ici », se disait Angelo. On lui parlait en effet avec tout le respect que peuvent procurer les deux pièces d'or qu'il avait distribuées dès son arrivée. On lui donnait du « marquis » et il dut faire toutes les représentations nécessaires pour éviter ce malentendu fâcheux et qui le faisait rougir chaque fois. Il ne parvint pas totalement à se donner pour ce qu'il était. On le voyait heure par heure quitter la salle de consommation et monter les escaliers. Il allait entrouvrir la porte de la chambre, regarder Pauline dormir et même lui tâter le pouls qui était toujours excellent. Et, dame, ici un lit était un lit, surtout avec une jeune femme dedans et qui ne paraissait pas bien malade. On faisait beaucoup de bruit pour rien dans les plaines et au bord de la mer si les malades avaient finalement cet air. Les quelques rouliers qui étaient là avaient d'ailleurs décidé que ce n'était pas du tout de la contagion, que cette femme qui avait de si beaux cheveux et un sourire si aimable pour tout le monde était malade mais simplement de vapeurs. Une marquise, à leur avis (et la vieille femme de Saint-Martin avait tout fait pour qu'on n'oublie pas que Pauline l'était), est sujette aux vapeurs. Quant au marquis, dit-on, il était jeune. Il en verrait d'autres. « Il finira par boire son punch tranquille, comme tout le monde, si les petits cochons ne le mangent pas. »
« Tu m'accompagneras à Théus ? dit la jeune femme.
— Je ne vous laisserai certainement pas un mètre avant, répondit Angelo. J'ai loué, retenu, payé et même pour ne rien vous dissimuler, mis sous la garde d'un garçon de quinze ans mais dur à cuire comme personne et qui m'est dévoué jusqu'à la mort — ou plutôt jusqu'à la bourse depuis que je lui ai montré la mienne — le boggey le plus agréable, le plus confortable et le plus rapide que j'aie pu trouver ici. Il est à nous, il nous attend. Je vous conduirai à Théus même. Vous vous appuierez à mon bras pour monter les escaliers s'il y en a et je resterai deux jours, ajouta-t-il, tellement il était heureux de voir les couleurs revenir à ce visage. Souvenez-vous de la robe longue.
— J'avais peur que tu sois en train d'acheter un cheval, dit-elle. Je t'ai entendu parler longtemps dans l'écurie. Je reconnais très bien le son de ta voix malgré les murs. »
Enfin, on mit des attaches neuves au jupon, à la jupe et, même au petit pantalon brodé. Il avait fallu en outre ravauder à gros points le linon déchiré et même troué par les ongles d'Angelo, qui, pendant le voyage et faute de ciseaux, les avait portés fort longs.
Il avait un peu scrupule d'avoir fait coucher une cholérique dans un lit d'auberge et, à termes couverts, il fit part de ses scrupules au maître de poste qui avait une grosse face sanguine pareille à la lune de mars.
« J'en vois de toutes les couleurs », lui dit placidement ce dernier.
« Au fait, se dit Angelo, c'est une cholérique mais guérie. »
On ne pouvait imaginer de contagion susceptible de s'attaquer avec quelque chance de victoire à ces hommes et femmes simples, rougeauds et de regards lents qui habitaient le bois de peupliers au bord de la route.
Ils arrivèrent à Théus deux jours après, sur le soir. Le village dominait la vallée profonde de très haut. Il était habité par des gens encore plus simples, plus placides et plus rougeauds. Le château dominait le village. Il y avait de nombreux escaliers pour passer de terrasse en terrasse toutes rustiques et sans apprêt, pour tout dire fort sévères qui plurent beaucoup à Angelo. Il ne se déroba pas à ses promesses. Il donna son bras à la jeune femme. Le marquis n'était pas ici. On n'en avait aucune nouvelle.
« Il ne pensera certainement pas à moi, dit la vieille madame de Théus. Il doit être en train de faire le fou quelque part. On dit que la vie est étrange du côté d'en bas. »
Angelo allait se déshabiller dans la chambre très confortable qu'on lui avait donnée et où il y avait un lit à colonnes quand on frappa à sa porte.
C'était la vieille marquise. Boulotte et rougeaude aussi malgré son âge et semblable aux paysannes du village, elle avait les yeux de ce bleu très clair qui dénote généralement une âme tendre mais sans pitié superflue. Elle ne venait que s'inquiéter du confortable de son hôte mais prit place soigneusement dans un fauteuil.
Angelo était enfin dans des murs qui ressemblaient à ceux de La Brenta. Il avait respiré dans les couloirs cette odeur des maisons très vastes et très anciennes. Il parla longuement à la vieille marquise comme il l'aurait fait à sa mère, et uniquement de peuple et de liberté.
Il était plus de minuit quand la vieille femme le quitta en lui souhaitant bonne nuit et en lui disant de bien dormir.
Un maquignon de Remollon vint présenter au bas des terrasses quatre ou cinq chevaux parmi lesquels se trouvait une bête très fière qu'Angelo acheta d'enthousiasme.
Ce cheval lui donna une joie sans égale pendant trois jours. Il y pensait. Il se voyait au galop.
Chaque soir, Pauline mit une robe longue. Son petit visage, que la maladie avait rendu plus aigu encore, était lisse et pointu comme un fer de lance et, sous la poudre et les fards, légèrement bleuté.
« Comment me trouves-tu ? dit-elle.
— Très belle. »
Le matin du départ, Angelo rendit tout de suite la main au cheval qu'il avait lui-même, chaque jour, nourri d'avoine. Il pouvait être fier de cette allure. Il voyait venir vers lui au galop les montagnes roses, si proches qu'il distinguait sur leurs flancs bas la montée des mélèzes et des sapins.
« L'Italie est là derrière », se disait-il.
Il était au comble du bonheur.
Manosque, le 25 avril 1951.