CHAPITRE VI

Ici il y avait de sérieuses barricades.

On avait embarrassé la route avec un tombereau, des barriques, un char à bancs les quatre fers en l'air.

Un gros bonhomme, la redingote barrée par la bandoulière d'un fusil de chasse, sortit de la fortification.

« Halte ! dit-il. On ne passe pas. Nous ne voulons personne chez nous, vous entendez, personne ! Toute résistance est inutile. »

Ces derniers mots réjouirent profondément Angelo et il continua à s'avancer. Il y avait encore assez de jour pour qu'il pût suivre sur le visage blême, encadré de côtelettes cotonneuses, les progrès d'une terreur sans nom. L'homme rentra précipitamment dans sa place forte. Quatre ou cinq visages ébahis dépassèrent aussitôt la crête de la barricade.

« Où allez-vous ? N'approchez pas, crièrent des voix mal assurées, qu'est-ce que vous venez faire ici ?

— On m'a vanté votre beauté, dit d'un air grave Angelo, qui retenait une forte envie de rire, et je viens m'en assurer sur place. »

Cette réponse eut l'air de les effrayer encore plus que la présence réelle du cavalier.

« Ce sont des épiciers, et celui-là en redingote est un valet de chambre », se dit Angelo.

« Allons, vous devez être certainement un bon garçon, dit un gros visage gris, en faisant trembler ses bajoues.

— Je suis le plus mauvais garçon de la terre, dit Angelo. Et tous ceux qui m'ont fréquenté s'en sont rapidement aperçus. Roulez ces barriques et sortez-vous de là, que je passe. Sinon je saute et, gare à vous. »

En même temps il faisait danser son cheval qui, fatigué, n'y mettait pas beaucoup de feu. Ces virevoltes et un petit hennissement de douleur car, tout à son amusement, Angelo donnait de bons coups sur la bride, portèrent cependant le désarroi dans la forteresse.

Les têtes disparurent. On braqua un canon de fusil.

« Ils sont en train de faire dans leurs culottes, se dit Angelo. Aidons-les. »

Il tira en l'air un coup de pistolet qui fit beaucoup de bruit, puis il prit paisiblement par le travers, au flanc d'un coteau, sous des amandiers.

Dix minutes après il était dans les jardins, sous les murs de la ville.

« Mon vieux, te voilà libre », dit Angelo au cheval. Il lui enleva selle et bridon et chassa la bête nue d'une tape amicale sur les flancs. Il dissimula le harnais dans les buissons. Enjambant les barrières de roseaux, il marcha dans des carrés de choux. Il passa un petit ruisseau qui sentait fort mauvais. Montant le long des murs d'une grande tannerie, il déboucha dans un boulevard, sous des tilleuls. Les réverbères étaient allumés.

Il avait la peau cartonnée de sueur et de brûlures du soleil. Il voulut se laver à une fontaine. Il avait à peine plongé les mains dans l'eau du bassin qu'il se sentit brutalement saisi aux épaules, tiré en arrière, pendant que des bras très forts le ceinturaient sans ménagement.

« En voilà encore un », cria une voix près de son oreille, pendant qu'il se débattait, essayant de donner des coups de bottes, et qu'il recevait dans la figure et sur le corps beaucoup de coups de poing. On immobilisa ses jambes, il fut couché par terre et solidement maintenu. Il entendait qu'on disait :

« Il est venu de derrière la tannerie. — Fouillez-le. —  Il a des pistolets. — Prenez-lui ses paquets de poison. —  Il a déjà dû les jeter dans le bassin. — Videz le bassin. — Un de ses pistolets est déchargé et sent la poudre. »

Enfin, quelqu'un dit : « Écrasez-lui la tête » et il vit des pieds se lever, mais tout le monde se mit à parler à la fois et à se bousculer autour de lui, pendant que sonnaient les coups sourds qu'on frappait sur la bonde du bassin pour la faire sauter.

Le réverbère le plus proche était encore trop loin pour qu'il pût savoir à qui il avait affaire. Il lui sembla que c'étaient des ouvriers. Il y avait des tabliers de cuir.

« Allons, dresse-toi », lui dit-on, en lui bourrant les flancs à coups de pied. Il fut en même temps soulevé et planté debout avec tant de violence que sa tête frappa son épaule.

Enfin, il put voir les visages qui l'entouraient et même de fort près et qui l'injuriaient. Ils n'étaient pas bien terribles sauf qu'ils portaient les marques de la peur. Un homme d'une trentaine d'années, bien bâti, aux cheveux bouclés, au grand nez, était agité d'une sorte de transe hystérique. Il trépignait autour du groupe qui tenait Angelo, il envoyait des coups de poing dans le vide, il criait avec une voix qui avait brusquement des sonorités féminines.

« C'est lui. Pendez-le ! C'est lui. Pendez-le ! A mort ! A mort ! »

Les yeux lui sortaient de la tête. Il finit par s'engouer dans sa fureur et par tousser. Enfin, il cracha à la figure d'Angelo.

Après des avis contradictoires où une grosse voix sombre qui parlait fort calmement emporta la décision, et de nouvelles bousculades que l'homme au grand nez déclenchait en essayant d'atteindre Angelo avec son poing, on se mit en marche. On descendit le boulevard, on pénétra dans la ville et on tourna dans de petites rues où Angelo remarqua de très grandes et de très belles portes, mais aussi des volets qui s'ouvraient précipitamment. Il y avait maintenant plus de cent personnes derrière Angelo. Heureusement, les rues fort étroites maintenaient assez loin de la victime cette foule dans laquelle on continuait à entendre les cris en fausset de l'hystérique.

« Vous êtes loin d'être un lâche, monsieur, dit la grosse voix sombre à l'oreille d'Angelo, mais, hâtons-nous si vous ne voulez pas avoir le sort de l'autre. »

Depuis qu'il avait pris la liberté de remarquer la beauté des grandes portes, Angelo avait gagné beaucoup d'empire sur lui-même.

« Je ne suis pas pressé », répondit-il.

Mais il se sentit entraîné et il eut beau résister, c'est presque à la course qu'il fut poussé dans un corps de garde. Deux gendarmes se levèrent précipitamment en renversant leur banc et barrèrent la porte.

L'homme qui lui avait parlé à l'oreille était entré avec lui.

« Ouf ! Celui-là l'a échappé belle, dit-il de sa voix sombre. Si je n'avais pas été là, il y passait comme l'autre. »

Il était maigre et brun ; il se tenait droit, apparemment sans émotion, dans une attitude militaire.

Il y avait également de l'autre côté d'une table, et éclairé par deux candélabres à trois bougies, un deuxième personnage très militaire, malgré une belle cravate de faille car, au-dessus de la cravate, le visage était marqué d'une longue cicatrice qui allait d'une joue à l'autre en ébréchant le nez.

« C'est un vieux coup de sabre », se dit Angelo.

Il n'avait jamais rien vu de plus beau que cette cicatrice. Du bout de sa botte, il releva le banc que les gendarmes avaient renversé.

« Foutez-moi dans le pif à ces gueusards », dit la cravate de faille.

Le tumulte continuait dehors. On criait : « A mort l'empoisonneur. » La voix de fausset se rapprochait de la porte. On devait pousser l'hystérique en avant ou bien il était en train de se faire faire place. On l'entendait qui disait sur un ton de harangue : « Il a jeté du poison dans la fontaine des Observantins. C'est un complot pour faire périr le peuple. C'est un étranger. Il a des bottes de milord. »

L'homme à la cravate de faille regarda les bottes d'Angelo.

« Il est payé par le gouvernement. »

L'homme à la cravate de faille se dressa et vint à la porte. Il écarta les gendarmes et se planta sur le seuil.

« Et toi, dit-il, tu es payé par qui pour faire le couillon ? Tu as reçu trois cents francs en or par le dernier courrier et une lettre de Paris dont j'ai la copie sur ma table. Dis-nous un peu par qui tu es payé, Michu ?

— Le choléra est un prétexte pour empoisonner le pauvre monde », cria l'hystérique.

« Cet homme est fou, se dit Angelo, mais je le retrouverai et je le tuerai. »

« Pas besoin de prétexte, dit la cravate de faille, il y a longtemps que vous vous croyez assez grands garçons pour chier dans vos puits. Fermez la porte, dit-il aux gendarmes, et tirez dans le ventre de cette racaille si elle ose ouvrir et entrer...

— On te retrouvera, l'Ancien, cria quelqu'un.

— Quand tu voudras », dit la cravate de faille.

Il revint s'asseoir à la table. Angelo l'admira beaucoup. Il aurait voulu être dans ce rôle-là. Il n'avait pas l'habitude d'être protégé. Si, sur-le-champ, cet homme lui avait adressé la parole, il aurait avoué avec plaisir qui il était, et même ce qu'il comptait faire. Il aurait pris un ton de salon pour tout lui dire.

Mais c'est un gendarme qui frappa du plat de la main sur le banc et l'invita à s'asseoir.

« Où est-ce qu'ils l'ont attrapé ? dit la cravate de faille.

— A la fontaine des Observantins, dit la voix sombre. Il avait les mains dans l'eau.

— Le plus rigolo, dit la cravate de faille, c'est que la préfecture de police a l'air de vouloir faire croire qu'elle y croit ou est-ce qu'elle fait l'âne pour avoir du son ?

— Si c'était vraiment un bazar de ce genre, dit la voix sombre, j'ai comme une idée que ça irait beaucoup plus vite.

— Ça va déjà assez vite pour mon compte, dit la cravate de faille. Gendarmes, ajouta-t-il, prenez votre banc et allez vous asseoir dehors. Mettez vos mousquetons entre vos jambes et serrez les fesses.

— Approchez-vous, dit-il à Angelo quand les gendarmes furent sortis. Avez-vous des papiers ?

— Non, dit Angelo.

— Vous n'êtes pas français ?

— Non.

— Piémontais ?

— Oui.

— Réfugié politique ? »

Angelo ne répondit pas.

« Il n'a pas peur, dit l'homme à la voix sombre. Il s'est défendu à coups de bottes sans dire un mot.

— Oh ! alors, voilà un prêtre, dit la cravate de faille.

— Oui, dit la voix sombre, mais je ne crois pas à la mort-aux-rats dans le ciboire.

— Tu discutes le coup ? demanda la cravate.

— Ben certes. »

L'homme à la cravate de faille regarda de nouveau Angelo des pieds à la tête.

« De fait, dit-il, que si tu colles ce type-là dans le dernier carré de Waterloo, je parie qu'il est honorable.

— Tu me lèves les mots de la bouche, dit la voix sombre.

— Oui, mais l'ordre, dit la cravate, qu'est-ce que tu en fais ? D'autant que ça foire de partout comme à Leipzig !

— Juste Auguste. La chiasse est reine, dit la voix sombre.

— Rentre en toi-même, dit la cravate.

— Le coup du télescope ? Si je le fais, j'en vois de belles, dit la voix sombre.

— Annonce la couleur, dit la cravate.

— Abeille, dit la voix sombre.

— Pas bête. Tu sais qu'il y a une circulaire signée Gisquet ?

— Qu'est-ce qu'elle raconte ?

— Des histoires.

— Dans quel sens ?

— Dans le sens des types qui sont dehors.

— Ça ne me lève pas de l'idée que la couleur est abeille. Au contraire.

— Je reconnais que ça expliquerait le Gisquet.

— Et l'or de Michu, dit la voix sombre. Les louis étaient neufs et les louis neufs sortent de chez le fabricant. Selon moi.

— Tu es profond.

— Comme un puits où la Vérité prend son bain de siège.

— Alors, qu'est-ce qu'on en fait ? dit la cravate.

— On lui fait prendre la fille de l'air par la porte de derrière », dit la voix sombre.

Du temps de cette conversation, Angelo pensait aux coups qu'il avait reçus. Il était à la lettre fou de rage à l'idée qu'on l'avait battu et traîné par terre. Il se répétait à chaque instant : « Ils m'ont craché à la figure. » Il imaginait des vengeances horribles. Il y employait tant de lui-même qu'il avait un air absent et détaché de tout qui ne manquait pas de noblesse.

« Suivez cet homme », lui dit le personnage à la cravate de faille.

Et, comme Angelo ne bougeait pas, il se reprit.

« Veuillez suivre cet homme, monsieur. »

Angelo salua d'un petit signe de tête. Il n'avait pas entendu la première injonction.

« Vous avez été très bien », lui dit la voix sombre pendant qu'ils suivaient un long couloir.

L'homme monta sur un escabeau et souffla la lampe à pétrole qui se trouvait dans une niche du mur. Il ouvrit la porte. Elle donnait dans des jardins. Il sortit cependant avec précaution et écouta attentivement en tendant l'oreille à droite et à gauche. On entendait le chant apaisant de nombreuses rainettes.

« On ne sait jamais avec ces froussards, dit-il. Ils ont une malice !... Mais la voie est libre. Venez avec moi. Il n'y a qu'à pas s'embroncher dans les échalas.

— Je ne comprends rien à tout ça, dit Angelo. Je ne comprends pas pourquoi il faut que je me cache. Je n'ai fait de mal à personne.

— Motus ! dit l'homme. Faut jamais parler d'innocence. Et si vous avez besoin d'assassins prenez toujours des froussards. Ils y vont de bon cœur parce que ça les calme. Pendant qu'ils tuent ils ne pensent pas à leur frousse. Attention, enjambez les choux. »

Ils traversaient un jardin potager.

« Je n'aurai certes jamais besoin d'assassiner, dit Angelo. Le besoin s'en est fait sentir une fois et j'ai réglé mon affaire moi-même.

— Eh ! bien, dit calmement l'homme, n'en parlez pas dans la maison du pendu. Et pour le moment, marchez exactement sur mes talons : nous sommes dans mes raies de haricots. »

Ils arrivèrent à une palissade. A travers, on voyait une rue déserte sous un réverbère rouge.

« Je vais vous ouvrir la porte », dit l'homme. Mais il toucha le bras d'Angelo. « Vous n'imaginez pas, poursuivit-il avec une bonhomie de soldat, à quel point je suis partisan de la cocarde. Je vous fous mon billet qu'à mon âge je suis encore capable de faire une révolution en képi-pompon. Alors, vous voyez ! Si je vous dis : “Doucement les basses !” c'est doucement les basses. Le choléra est une saloperie, mais le reste est une saloperie encore pire. Ne faites pas le cocardier.

— Quel reste ? dit Angelo.

— On a payé des types pour dire que le gouvernement fait empoisonner les fontaines. Ça ne vous dit rien ?

— C'est une lâcheté, dit Angelo.

— Mais, comme ça s'adresse à des lâches, c'est un bon calcul », dit l'homme.

Il ouvrit la porte.

« A droite vous allez en ville, à gauche vous allez dans la campagne, dit-il en montrant la rue. Bonsoir, monsieur. »

Angelo prit par la droite. Après le réverbère, la rue tournait entre des écuries qui sentaient bon le fumier de cheval. Angelo profita d'une encoignure d'ombre pour faire l'inventaire de ses poches. Il avait tout fourré dans les trois poches de sa culotte. Une contenait le pistolet qu'il avait déchargé en l'air devant la barricade, l'autre un mouchoir et trois petits cigares. Dans la poche de derrière il avait un autre pistolet chargé et trente louis, qu'il compta. « Si je n'avais pas fait l'enfant tout à l'heure devant ces bourgeois qui se cachaient derrière les futailles, j'aurais encore deux coups à tirer, alors qu'il ne m'en reste qu'un, se dit-il. Ce soldat qui maintenant est de la police a raison. Il ne faut pas être cocardier. Pour le plaisir d'écumer et de pétiller tout à l'heure, désormais je ne peux tuer qu'un seul de ces chiens. Et si ce n'est pas celui qui m'a craché au visage, je ne serai pas lavé. » Il avait toujours d'horribles pensées de vengeance.

La rue débouchait sur un boulevard planté d'ormeaux gigantesques dans lesquels roulait une invraisemblable chamade de rossignols. Ils se poursuivaient aussi et voltigeaient en faisant grésiller le feuillage comme la grêle. Angelo compta sept réverbères alignés sous l'épaisse voûte des ormeaux. Le boulevard était désert. Il n'était cependant pas tard. Un clocher sonna neuf heures.

« Il faut que j'aille tout de suite chez Giuseppe, se dit Angelo. Il me semble que je dois monter par là jusqu'à une sorte de clocher surmonté d'un bulbe de ferronnerie et sous lequel passe une porte. »

Il longeait de fort près le pied de l'allée d'ormeaux pour rester dans l'ombre, quand il entendit, venant d'une rue transversale, le roulement et les grincements d'un tombereau lourdement chargé. Il se cacha derrière un tronc et vit apparaître deux hommes qui haussaient chacun une torche. Ils précédaient un fardier attelé de deux forts chevaux. Quatre ou cinq autres personnages, revêtus de blouses blanches, portant des pioches, des pelles et également des torches marchaient à côté des roues. C'était un chargement de cercueils, et même de cadavres simplement empaquetés dans des draps. Des bras, des jambes, des têtes ballottantes au bout de longs cous maigres et mous dépassaient les ridelles. Le cortège passa près de l'arbre derrière le tronc duquel Angelo se cachait et il put remarquer l'air paisible des fossoyeurs, dont quelques-uns fumaient la pipe en marchant. Un volet s'ouvrit dans une des maisons bordant le boulevard et une voix de femme semblable à un miaulement de chat appela et cria. Un des hommes en blouse blanche répondit :

« Appelez l'autre charrette, celle-ci est pleine. »

Les rossignols ne s'étaient pas arrêtés de chanter et de grêler dans les feuillages.

Angelo devait suivre le même chemin que la charrette. Il lui laissa prendre un peu d'avance. Elle avait laissé derrière elle une odeur musquée.

Il arriva enfin au portail surmonté d'un bulbe en ferronnerie dont il s'était souvenu. Il ouvrait sur une ruelle obscure. Toutes les maisons étaient fermées, sauf, à une cinquantaine de pas, une boutique dont les portes vitrées donnaient un peu de lueur. Angelo se souvint d'un petit bouchon où Giuseppe l'avait mené une fois boire du vin et qui devait être dans ces parages. « Si c'est ça, se dit-il, je vais aller demander une bouteille de vin. » Il n'avait pas mangé depuis le poulet de Peyruis, mais c'était surtout la soif qui le tourmentait au point de ne plus songer à fumer. « Je demanderai aussi la maison de Giuseppe, je crois qu'elle n'est pas loin de là. »

C'était en effet la boutique d'un petit marchand de vin où il y avait une lampe. A travers les vitres on voyait quatre ou cinq hommes debout, en train de boire. Angelo poussa la porte. On lui donna du vin mais après beaucoup de cérémonies. Le patron le regardait avec des yeux de chat qui fait dans la braise. Les hommes qui buvaient devaient être des fourniers à en juger par leurs bonnets couverts de son. Eux aussi ouvrirent des yeux ronds quand Angelo se mit à lamper son vin à même la bouteille.

Angelo ne se rendait pas compte que ces hommes et le patron — qui buvaient silencieusement tous ensemble quand il était entré — s'efforçaient d'apaiser leur frousse avec des gestes habituels, une petite réunion comme ils en avaient avant l'épidémie, et le goût du vin qui préludait d'ordinaire à l'oubli des soucis. Ce nouveau personnage rapportait brusquement le mauvais air. Il faut convenir aussi que sa façon de boire était suspecte.

On l'examina de haut en bas, et un des fourniers eut assez de sang-froid pour remarquer les belles bottes d'Angelo. Il posa tout de suite son verre et sortit. On l'entendit courir dans la rue.

Angelo était au moment où une soif longtemps contenue s'est enfin satisfaite, et où il est beaucoup plus important de reprendre haleine et de se lécher les lèvres que de regarder autour de soi. Il n'avait pas vu sortir l'homme. Il s'aperçut néanmoins que les autres avaient des regards pleins d'hypocrisie engageante et de petits sourires, mais sous les moustaches. Il fronça les sourcils, demanda fort sèchement combien il devait, et paya avec un demi-écu qu'il eut l'habileté de faire rouler sur la table. En deux pas il fut dehors, pendant qu'instinctivement les autres regardaient la pièce.

Il avait été trop alerté par les regards hypocrites et les sourires pour ne pas sauter tout de suite dans une ruelle d'ombre. Cependant une main, le saisissant au passage, glissa le long de son bras en déchirant sa chemise et une voix sourde où il y avait de la haine dit : « C'est l'empoisonneur. »

Angelo se mit à courir. « Il s'agit de ne pas passer pour un imbécile aux yeux de ce brave policier qui a pris la peine de me faire traverser son jardin potager, se dit-il, et il en aurait le droit si je me laissais reprendre. Si j'avais deux coups de pistolet à tirer au lieu d'un, je me payerais le luxe d'envoyer un de ces salauds fumer les mauves par la racine. »

Ils étaient sur ses talons. En sandales et plus à leur aise malgré l'obscurité dans des lieux qu'ils connaissaient bien, ils couraient plus vite que lui. A plusieurs reprises des mains saisirent et déchirèrent encore la chemise d'Angelo. Il lança même dans l'ombre un coup de pied qui arriva en plein et de pointe dans un ventre.

L'homme poussa un beau cri de cheval et tomba. Angelo put prendre un peu d'avance, sauter dans une rue à droite, puis tout de suite dans une autre rue qui descendait sous une voûte.

« Pourvu que ce ne soit pas une impasse, se disait-il en courant de toutes ses forces. Maintenant, c'est une question de vie ou de mort. Eh ! bien, je vais en tuer. » Cette idée l'apaisa et même lui donna un peu de gaieté. Il s'arrêta. Il assujettit, en le prenant par le milieu, le pistolet déchargé dans son poing droit. « En frappant de haut en bas avec le canon d'acier, et de toutes mes forces, si j'ai la chance de frapper dans une gueule, je descends mon homme. Eh ! quoi, poursuivit-il, au lieu de courir comme un lapin, je peux même devenir chasseur. Tout dépend de ma résolution. Je n'ai qu'à m'embusquer dans un coin de porte. Si je défonce le crâne à un ou deux seulement — et je le leur dois — les autres referont leurs comptes. Et s'ils ne les refont pas, au dernier moment je brûlerai ma poudre. Après, à la grâce de Dieu... Ils l'auront payé cher. » Il était heureux comme un roi.

Il se tint coi. Bientôt, il entendit les sandales qui, pas à pas, descendaient la rue avec précaution. Ses poursuivants passèrent à côté de lui, à portée de la main. Ils étaient une dizaine. Un disait à voix basse : « Est-ce que c'est le gouvernement qui lui paie ses bottes ? — Eh ! Qui veux-tu que ce soit ? » lui répondait un autre.

« Et c'est le peuple », se dit Angelo. Cela arrêta son bras. « Que cette voix était laide, se dit-il. Malgré le ton bas, elle n'a pas pu dissimuler toute l'envie qu'il a de mes bottes. Voilà bien des gens qui sont prêts à faire n'importe quoi pour des bottes. Voilà d'ailleurs pourquoi ils croient que je l'ai fait. Seraient-ils donc sincères ? » ajouta-t-il au bout d'un moment1.

Il ne pensait plus du tout au danger qu'il courait. Les hommes en sandales étaient allés jusqu'au bout de la rue et, n'entendant plus de bruit, ils se concertèrent un moment, puis ils appelèrent et on leur répondit des rues à côté. Peu à peu ils parlèrent à voix haute et Angelo s'aperçut qu'ils s'étaient arrangés pour garder toutes les issues du quartier.

« Il est certainement resté dans cette rue, dit une voix qui commandait. Vous n'allez pas vous laisser empoisonner comme des chiens par un gouvernement qui veut la mort des ouvriers. Remontez et cherchez mieux : il nous le faut. »

« Eh ! bien, tant pis, il faut en tuer, se dit Angelo. Il y a certainement quelque part quelqu'un qui doit bien rire. »

Il prit le pistolet chargé dans sa main droite et il serra le pistolet vide dans son poing gauche.

Il s'accota fermement dans son encoignure. Il sentit alors que son dos s'appuyait contre des planches qui cédaient. C'était une porte qui battait dans sa clenche. Tout en surveillant de près le bruit des sandales qui remontaient la rue, Angelo mit le pistolet sous son bras, essaya de tourner la poignée de bois. La porte s'ouvrit. Il entra, referma la porte et resta immobile, retenant son souffle dans l'ombre.

Il écouta pendant longtemps les bruits de la rue mais, après avoir fouillé partout (il entendit même sur le vantail de la porte derrière laquelle il se tenait des mains qui passaient et repassaient, essayant de se rendre compte si l'encoignure était vide), les hommes s'établirent en poste sous la voûte en haut de la rue et restèrent là à parler à haute voix.

Angelo écouta les bruits de la maison. C'étaient ceux d'une maison vide. Il embrasa la mèche d'amadou de son briquet et il souffla dessus pour faire un peu de lueur. Autant qu'il pût voir, il était dans le couloir d'une maison assez cossue. Enfin, il aperçut, pas très loin de la porte, une petite étagère sur laquelle était un bougeoir garni et quelques allumes phosphoriques. Il alluma la bougie.

Ce qu'il avait pris pour un couloir était un vestibule. Un très large escalier montait aux étages. Il n'y avait pas de meubles, pas de tableaux, mais une rampe d'escalier et surtout la façon qu'elle avait de finir en tresses de joncs disait de fort belles choses.

Angelo fit volontairement un peu de bruit, et même il toussa. Il se tenait au milieu du vestibule, son bougeoir à la main, regardant vers le haut de l'escalier où la belle rampe courait en galerie au premier étage.

« Je ne dois pas être beau en bras de chemise et tout déchiré, se disait-il, mais, en tout cas, tel que je suis là, avec ma bougie et ne cherchant pas à me cacher, il est difficile de me prendre pour un brigand. » Il se hasarda même à dire à haute voix, mais sans crier et avec le meilleur ton du monde : « Est-ce qu'il y a quelqu'un ? »

Des sortes de rats trottaient par-ci par-là ; et il y eut aussi le soupir des murs, le craquement des boiseries qui vivaient leur vie de boiserie.

« Eh ! bien, je vais monter », se dit-il.

Il n'osait pas ouvrir une porte à sa gauche, près de la petite console où il avait trouvé le bougeoir. Il craignait d'être surpris en train de le faire, « car c'est alors, se disait-il, qu'on pourrait me prendre pour un voleur ». Il monta, tenant sa bougie haute, regardant de grandes portes se hausser au-dessus de la belle galerie de la rampe. Une de ces portes était entrouverte. Il dit : « Monsieur, ou madame, soyez sans crainte, je suis un gentilhomme. » Mais il arriva jusqu'au palier ; rien n'avait bougé ni répondu. La porte entrouverte n'était ni plus ni moins entrouverte. Cependant maintenant il voyait le pied de la porte et il s'aperçut qu'elle était maintenue entrouverte par une boule de fourrure à très longs poils dans lesquels les élancements de la flamme de sa bougie allumaient des reflets d'or.

Son frisson de peur fut très court quand il comprit que c'étaient des cheveux de femme. Il entendit la voix du pauvre petit Français qui disait à son oreille : « C'est le plus beau débarquement de choléra asiatique qu'on ait jamais vu ! »

« Ah ! oui, bien sûr, dit Angelo, voilà l'histoire », dit-il encore. Mais il n'approchait pas. Il était bouleversé par la beauté des cheveux et par le fait de les voir répandus par terre ; l'opulence de cette chevelure dénouée qu'il voyait bien maintenant avec ces admirables reflets d'or ; et même transparaissant à travers, le flou d'un profil bleuâtre.

C'était une très jeune femme ou une jeune fille. Elle restait belle, en train de mordre le vide à pleines dents, avec des dents très blanches. La maigreur et la cyanose avaient taillé son visage dans de l'onyx. Elle reposait sur le coussin d'ordures qu'elle avait vomies. Son corps ne s'était pas putréfié. Elle avait dû mourir très rapidement du choléra sec. Sous sa longue chemise de nuit, cependant en toile, on voyait son ventre noir, ses cuisses et ses jambes bleues, repliées comme celles d'une sauterelle qui va sauter.

Angelo poussa la porte que le cadavre maintenait entrebâillée. Elle donnait dans une chambre. Il enjamba le cadavre et entra. C'était le désordre de la mort, mais hâtif. La femme n'avait eu que le temps de sauter du lit, puis elle avait sali de ses déjections jaillissantes les draps et le parquet en droite ligne vers la porte où elle était tombée. Le reste était paisible : une belle commode à dessus de marbre portait sa pendule sous globe de verre, deux chandeliers en cuivre, une boîte incrustée de coquillages, des daguerréotypes très orgueilleux, notamment celui d'un vieil homme en militaire avec dolman à brandebourgs, poing sur la hanche et moustaches en cornes de taureau, et celui d'une dame prise au piano dans lequel elle enfonçait des doigts longs et impérieux comme des lances : c'était une brune. A côté des daguerréotypes, une coupelle de verre contenait des épingles à cheveux, une fleur en coquillages, des lacets de corset. Derrière le globe de la pendule, il y avait un flacon d'eau de Cologne, une petite bouteille d'eau de mélisse, un étui de sels. De chaque côté de la commode, une haute fenêtre à petits carreaux, drapée d'un vieux reps. Dehors, un jardin : on voyait bouger la masse sombre de feuillages sur les étoiles. Trois bergères : sur le dossier de l'une d'elles, deux longs bas noirs et une jarretière en élastique. Un guéridon, un vase contenant des fleurs en papier puis les rideaux de l'alcôve, le lit, une armoire ; près de l'armoire une petite porte recouverte de tapisserie. Près de la porte une chaise ; sur la chaise des linges, pantalons et jupons brodés.

Angelo ouvrit la petite porte. Une autre chambre. Mais ici le désordre parlait d'un combat plus violent. Pas d'odeur : du seuil on sentait juste le petit parfum de violette du linge entassé sur la chaise. Une fois entré, il y avait une autre odeur : celle d'une laine sale arrosée d'eau, ou plutôt arrosée d'alcool. Le lit était tout dépecé, mâché et piétiné, les draps déchirés, souillés d'excréments et de matières grumeleuses et blanchâtres. Par terre des cuvettes pleines d'eau, des tampons de linges mouillés. Le matelas avait été mouillé abondamment. Depuis, il avait séché, mais la toile était tachée d'énormes flaques comme de rouille avec de larges auréoles verdâtres. Il n'y avait pas de corps. « Il faut chercher le dernier, disait le pauvre petit Français, ils vont se fourrer dans des endroits dont on n'a pas idée. » Mais rien : ni derrière le lit. Angelo poussa une autre petite porte entrebâillée : une autre chambre, une forte odeur de térébenthine, encore ces combats dans des linges sales et des draps qui avaient été déchirés, mais personne. Il fit le tour. Il marchait sur la pointe des pieds. Il haussait la bougie. Il ne touchait à rien. Il tendait le cou. Il se sentait étiré et dur comme un fil de fer.

Il revint à la première chambre, enjamba le cadavre et sortit sur le palier. Il descendit les escaliers, souffla la bougie. Il allait ouvrir la porte. Il entendit qu'on parlait dans la rue. Il remonta dans l'obscurité en se guidant de la rampe. Il n'alluma la bougie qu'au premier étage.

Outre la porte dans laquelle était étendue la femme aux beaux cheveux, il y avait deux autres portes. Angelo en ouvrit une. Elle donnait dans un salon. C'était là qu'était le piano. Un grand fauteuil à oreillettes sur lequel était posée une béquille. Un canapé, un paravent, une table de milieu en forme de trèfle à quatre feuilles. Des portraits peints qu'on voyait mal dans de grands cadres. Si : un qui était un juge ou une sorte de juge et un autre qui tenait un sabre entre ses jambes. Ici, rien. Si ! En même temps qu'une tringle de gel lui fusait dans l'échine Angelo vit quelque chose qui sautait d'un fauteuil ; c'était un coussin ! Et qui s'approchait de lui. Non, c'était un chat, un gros chat gris qui bombait le dos et dressait une longue queue tremblante en crosse d'évêque. Il vint se frotter contre les tiges de bottes d'Angelo. Il était gras, ni effarouché ni sauvage. Qu'est-ce qu'il avait mangé ?... Non, la fenêtre était entrebâillée. Il devait sortir et marauder.

Au deuxième étage, rien : c'était vite vu. Trois pièces vides, ou simplement des jarres, des boisseaux à mesurer le blé, un mannequin d'osier, des corbeilles, des couffes, des sacs, une vieille boîte à violon ouverte et dégoncée, un chevalet à cueillir les olives, des courges, des ressorts de sommiers, un pupitre à musique, un piège à rats, une bonbonne de vinaigre, des cercles de barriques, un vieux chapeau de paille, un vieux fusil. Mais l'escalier montait plus haut. En même temps, il était devenu paysan : il sentait le grain et l'oiseau ; il était même légèrement jonché de paille. Il finissait contre une vraie porte de grange qui, poussée, s'ouvrit avec des grincements horribles sur un brasillement d'étoiles.

C'était ce qu'on appelle ici une « galerie », c'est-à-dire une sorte de terrasse couverte sur le toit.

Il s'était levé un vent chaud très souple qui attisait les étoiles et faisait balancer et bruire le feuillage des arbres. Un tintement aussi qu'il avait installé en plein ciel fit lever les yeux à Angelo qui distingua dans la nuit, pas très loin de lui, la cage de fer d'un clocher, puis l'enchevêtrement anguleux des toits de tuiles dont certains revers avaient tant de poli que le simple clignotement des étoiles le faisait luire.

Angelo respira avec plaisir ce vent qui sentait les tuiles chaudes et les nids d'hirondelles. Il éteignit la bougie et il s'assit au rebord de la terrasse. La nuit était si chargée d'étoiles, elles étaient si ardemment embrasées qu'il pouvait voir distinctement les toitures agencées les unes aux autres comme les plaques d'une armure. La lumière était d'acier noir mais, de temps à autre, un étincellement s'allumait sur la crête d'un faîtage, sur la bordure vernie d'un pigeonnier, sur une girouette, sur une cage de fer. De courtes vagues immobiles d'une extraordinaire raideur couvraient d'un ressac anguleux et glacé tout l'emplacement de la ville. Des frontons pâles couleur de perle sur la surface desquels venait mourir une très légère lumière semblable à celle du phosphore s'enchevêtraient avec des triangles d'ombres compactes, dressés comme des pyramides ou couchés horizontalement comme des champs ; des glacis sur lesquels dansait une lueur verdâtre ouvraient de tous les côtés des rangées de tuiles en branche d'éventail ; des rotondes filigranées d'argent se gonflaient de ténèbres sur l'émergence de quelque grande église ; des tours et l'enclenchement noir et gris de redans et de paliers superposés montaient, hérissés de barbelures d'étoiles. De loin en loin, les réverbères des places et des boulevards soufflaient des vapeurs de rouille et d'ocre autour desquelles festonnaient des cadres et des couronnes de génoises ; et la déchirure d'encre des rues découpait les quartiers.

Le vent qui n'avait pas d'haleine mais tombait en bloc ou roulait lentement en boule de coton faisait clapoter toute l'étendue des toitures, soufflait des grondements endormis dans le vide des cloches, frôlait les caisses voilées des greniers et des combles de couvent. Les frondaisons des ormeaux et des sycomores gémissaient comme des mâts en travail. Dans les lointaines collines on entendait bruire le volettement et les coups d'ailes des grands bois. Le balancement des réverbères suspendus jetait des éclairs rouges et cet air lourd qui sautait comme un chat à travers l'exhalaison lourde des tuiles pétrissait les couleurs sous la nuit en une sorte de goudron mordoré.

« Les hommes sont bien malheureux, se disait Angelo. Tout le beau se fait sans eux. Le choléra et les mots d'ordre sont de leur fabrication. Ils écument de jalousie ou périssent d'ennui, ce qui revient au même s'il ne leur est pas donné d'intervenir. Et s'ils interviennent, alors c'est la prime à l'hypocrisie et au délire. Il suffit d'être ici ou dans les solitudes que je traversais à cheval l'autre jour pour savoir où se trouvent les vrais combats, pour devenir très difficile sur les victoires à remporter. Somme toute pour ne plus se contenter de peu. Dès qu'on est seul les choses vous conduisent d'elles-mêmes et vous forcent toujours à prendre les chemins les plus durs à gravir. Mais alors, même si l'on n'arrive pas, quels beaux points de vue, et comme tout vous rassure. »

Accoutumé à obéir sans retenue à sa jeunesse, Angelo ne voyait pas que ces pensées manquaient d'originalité, et même étaient fausses. Il avait vingt-cinq ans, certes, mais à cet âge, combien déjà font des calculs ! Il était de ces hommes qui ont vingt-cinq ans pendant cinquante ans. Son âme ne comprenait pas tout le sérieux du social, et qu'il est important d'être en place, ou tout au moins du parti qui distribue les places. Il voyait toujours la liberté comme les croyants voient la Vierge. Les plus sincères des hommes sur lesquels il comptait la voyaient comme une chose à modalité et qu'il faut d'ailleurs confier aux philosophes si l'on ne veut pas être pris sans vert. Il ne se rendait pas compte que parmi ceux qui ont toujours le mot de liberté à la bouche, certains commençaient à arborer des croix.

Sa mère avait acheté son brevet de colonel. Il n'avait jamais compris que sa position de fils naturel de la duchesse Ezzia Pardi lui conférait le droit au mépris comme à tous ceux qui ont l'obligation d'être. Pensait-il même à toutes les échelles à gravir que contient le mot naturel, après cette enfance pendant laquelle il avait été adoré ? C'est pourquoi il surprit son monde quand on le vit s'occuper de service et même assister régulièrement à l'exercice des recrues. On pouffa de rire quoique dans son dos, mais à la première revue il apparut comme un épi d'or sur son cheval noir. On ne put se défendre d'être fasciné par les arabesques, les trèfles de galon qui escaladaient son dolman et le casque étincelant emplumé de faisanneries, sous lequel on vit un très pur et très grave visage. Il faut reconnaître que c'est de ce moment-là qu'il eut droit aux pointes d'épingle de ses pairs et à l'amour des sergents.

« Est-ce que je me trompe, poursuivait-il, si je me crois plus grand quand j'agis seul ? »

C'était à ce moment-là une de ces innombrables âmes de chef qui ne sont pas rares comme on le prétend, mais au contraire relativement communes.

« Mais, on me dira comme on m'a déjà dit ; vos initiatives ont des ronds-de-bras (ils n'ont pas osé dire des ronds-de-jambe) qui attirent l'attention. Et nous n'avons pas besoin de l'attention, nous avons besoin de réussir, c'est tout à fait autre chose. Du moment qu'il s'agit de la liberté, ils ont raison. »

Dès qu'il pensait à la liberté qu'il voyait sous les traits d'une belle femme jeune et pure marchant à travers les lys d'un jardin, il perdait son sens critique. C'est le dada de tous les beaux enfants nés d'une patrie subjuguée et même tyrannisée.

« Pour ceux qui m'ont reproché ma désinvolture, quand j'ai tué le baron Swartz en duel, alors que les ordres étaient de l'assassiner purement et simplement, ou de le faire assassiner si la chose elle-même me répugnait (comme ils ont dit par la suite), pour ceux-là, est-ce que ce n'est pas du temps perdu le temps que j'ai passé avec le petit Français ? Est-ce qu'ils ne se moqueraient pas de cette sentimentalité qui a fait que je l'ai veillé après sa mort et même que j'aurais désiré assister à ses funérailles, sans ce capitaine si grossier ? Ils n'ont certainement pas les mêmes raisons d'orgueil que moi. Approuveraient-ils les soins que j'ai donnés à l'homme hier après-midi ? Ils diraient qu'il ne faut avoir qu'un but en vue. M'obligeraient-ils à avoir la vue basse ? »

Ce mot le réjouit. Il le répéta à diverses reprises. Il y trouvait une justification. Il avait la faiblesse d'en chercher.

« Faut-il que je sois insensible comme une pierre ou comme un cadavre qui obéit ? ajouta-t-il. Alors, à quoi bon la liberté ? Une fois acquise, je serais incapable d'en jouir. Il faudra bien, de toute façon, qu'une fois le but atteint, qui est précisément la liberté, l'obéissance cesse ; et comment cesserait-elle si la liberté n'est plus donnée qu'à des cadavres obéissants ? Si, en fin de compte, la liberté n'a plus personne à qui s'adresser, n'aurons-nous pas fait que changer de tyran ? »

Mais il croyait à la sincérité des hommes qui faisaient partie de la même conspiration que lui, dont certains se cachaient dans les contreforts des Abruzzes ; dont quelques-uns avaient été fusillés (et même on leur avait écrasé les doigts, ce qu'il considérait naïvement comme une certitude absolue de sincérité). Il était allé plusieurs fois les rejoindre sous la verte tente, pour des ventes importantes, toujours avec audace, quelquefois même négligemment, en grand uniforme. On lui avait beaucoup reproché son audace et son uniforme et cette négligence qu'il aimait tant. Cette négligence toujours instinctivement calculée, si l'on peut dire, avait souvent agi sur la police, même empêché par son incongruité inexplicable, où les mouchards voyaient malice de cabinet, certaines arrestations cependant décidées et faciles. Même ceux qui parlaient avec grandiloquence et rêvaient visiblement de panache lui parlaient alors avec tous les signes de la diplomatie la plus jésuite. Il les voyait jaunir, comme si brusquement leur foie avait été attaqué.

« Ne sont-ils pas victimes de l'erreur de sincérité ? » se dit-il en continuant sa naïveté, dans ce moment où la paix, la nuit et surtout le velours féminin du vent donnaient de l'éloquence à son cœur.

Il avait cependant fait quelques expériences que son amour-propre ne lui permettait pas d'oublier. C'est toujours dans ces moments d'abandon qu'il avait été dupé. Maintenant, dès qu'il s'apercevait de son état, il se disait : « Tu bronches ! » Et pour se reprendre en main il employait le langage troupier, avec le plus possible de foutre et de bougre. Il avait reconnu dans ces cas-là la haute valeur thérapeutique de ces mots simples.

« Ces bougres-là, se dit-il, s'efforceraient même de me mettre au pli à propos de ma fuite de tout à l'heure dans les rues. “Vous avez agi comme un conscrit”, me diraient-ils. Il fallait leur donner du pistolet dans la gueule, mais pas comme un paladin ou Roland à Roncevaux, comme un maître, comme quelqu'un qui a sur eux droit de vie et de mort et les considère d'ailleurs comme de l'ordure. Ce qui importait était de les faire entrer dans le rang. Le nôtre, bien entendu. La première vertu révolutionnaire, c'est l'art de faire foutre les autres au garde-à-vous. Une fois abrutis par un ou deux cadavres, ils étaient dans votre poche, et ils vous auraient laissé parler. Vous leur auriez dit que nous sommes tous frères. Nous aurons besoin de beaucoup de bedeaux pour dire amen, même en France.

« Ils sont bons ! Pour parler, à eux le pompon ! C'est recta comme dans un livre. Mais on ne les voit pas souvent passer personnellement de la théorie à la pratique. Combien de ces petits avortons noirs, et qui ont d'ailleurs des visages de prêtres, seraient capables d'être soldats dans les rangs qu'ils commandent ?

« Mais il n'est pas donné à tout le monde de commander. Voilà leur grand mot. S'ils ont la vue basse et s'ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, ce bout de nez ils le voient bien. Je suis sûr qu'ils trouveraient cette idée de poison très sympathique. Le choléra est gratuit. C'est une belle économie de moyens que de n'avoir plus qu'à diriger des terreurs toutes prêtes, des ivresses dont Dieu est le cabaretier. Tout compte fait, est-ce qu'ils n'ont pas raison si, pour donner la liberté au peuple, il faut d'abord devenir son maître ? Tout fait ventre. »

 

Avec le milieu de la nuit, le vent s'était alangui. Il était devenu très savant en suavités, malgré des odeurs très suspectes qu'il soulevait mollement, ou peut-être précisément à cause de ces odeurs. Le silence était si total qu'Angelo entendait marcher l'horloge dans la cage du clocher qui était bien à vingt-cinq ou trente mètres de lui. Seul, et à très long intervalle, venait le bruit de palmes lasses des grands ormeaux dans lesquels les rossignols s'étaient tus. De nouvelles étoiles avaient déjà installé sur le ressac anguleux des toitures une phosphorescence différente. Quelques réverbères s'étaient éteints.

« Devenir leur maître pour leur donner la liberté, se dit Angelo, n'y a-t-il que ce moyen-là ? Est-ce qu'il n'existerait alors que la royauté comme but final de l'homme ? Dès que la passion peut se donner libre cours, tout le monde cherche à se faire roi. »

Depuis un moment, du bout de la botte il jouait avec quelque chose de mou qui était à ses pieds. Il fit craquer son briquet et il s'aperçut que c'était un tas de sacs vides. Il y avait là de quoi se faire un lit.

« C'est bien le diable, se dit-il, si, dans des sacs qui doivent être depuis très longtemps exposés au soleil, il y a des risques de contagion. Et d'ailleurs, il ne mourra que les plus malades. »

Il pensa à cette jeune femme qui se desséchait dans l'entrebâille d'une porte, à une dizaine de mètres au-dessous de lui. Dommage qu'elle ait été précisément parmi ces plus malades. La mort avait taillé une déesse en pierre bleue dans une belle jeune femme, qui avait été apparemment opulente et laiteuse, à en juger par son extraordinaire chevelure. Il se demanda ce que les plus roués cagots de la liberté auraient fait à sa place quand il avait eu besoin, lui, de tout son romanesque pour ne pas crier quand les reflets de la bougie s'étaient mis à haleter dans cette chevelure d'or.

« Et, s'agit-il vraiment de liberté ? » se dit-il.

 

Une nausée brûlante réveilla Angelo. Le soleil blanc venait juste de se poser sur son visage, mais sur sa bouche. Il se leva et vomit. C'était simplement de la bile. « Du moins, je crois : c'est vert. » Il avait très faim et très soif.

C'était le matin étouffant : de craie, d'huile blanche bouillante.

La peau de tuiles de la ville commençait déjà d'exhaler un air sirupeux. Des viscosités de chaleur accrochées à toutes les arêtes noyaient les formes dans des toisons irisées de fils de la vierge. Le grincement incessant de milliers d'hirondelles fouettait l'immobilité torride d'une grêle de poivre. D'épaisses colonnes de mouches fumaient comme de la poussière de charbon de la crevasse des rues. Leur bourdon continu établissait une sorte de désert sonore.

Le jour, cependant, plaçait les choses avec plus d'exactitude que la nuit. Les détails, visibles, ordonnaient une réalité différente. La rotonde de l'église était octogonale et ressemblait à une grande tente dressée sur du sable roux. Elle était entourée d'arcs-boutants sur lesquels les vieilles pluies avaient peint de longues traînées vertes. Le ressac des toitures s'était aplati sous l'uniforme lumière blanche ; à peine si un léger filetage d'ombre indiquait les différences de niveau d'un toit à l'autre. Ce qui, au sein de la nuit, paraissait être des tours, était simplement des maisons plus hautes que les autres, dont cinq ou six mètres de murs sans lucarnes ni fenêtres dépassaient le niveau des autres toits. A part le clocher à la cage de fer qui, un peu à gauche, dressait un corps carré à trois étages percé d'arches, il y avait encore, là-bas au large, un autre clocher plus petit à toit plat, surmonté d'une pique et, à l'autre bout de la ville, une construction éminente chapeautée d'un énorme bulbe en ferronnerie. Malgré leur aplatissement sous la lumière, les toits jouaient autour des faîtages, des chéneaux, des génoises, des lisières de rues, de cours intérieures, de jardins qui soufflaient l'écume grise de feuillages pleins de poussières, déclenchaient des marches, des paliers et des ressauts contre de petites murettes de pierre d'un blanc éblouissant ou autour de certains pignons qui haussaient des triangles. Mais la boursouflure et le pianotement de toute cette marqueterie décollée, au lieu d'être solidement indiqués par des ombres, ne l'étaient que par des variations infinies de blancs et de gris aveuglants.

La galerie où se tenait Angelo était tournée vers le nord. Il voyait devant lui, d'abord l'entremêlement de milliers d'éventails de rangées de tuiles rondes ouverts de tous les côtés, puis l'étendue des toitures aux formes imprécises, diluées dans la chaleur ; enfin, contenant la ville comme dans un bol de terre grise, le cercle des collines râpées de soleil.

Il y avait une extraordinaire odeur de fumier d'oiseau et parfois comme l'explosion d'une puanteur sucrée.

Angelo, encore à moitié endormi, essayait instinctivement d'apaiser sa faim en avalant une salive épaisse, quand il fut tout à fait réveillé par un cri si aigu qu'il laissa comme une trace blonde devant ses yeux. Le cri se répéta. Il venait manifestement d'un endroit sur la droite, à dix mètres environ où le rebord du toit s'arrêtait en bordure de ce qui devait être une place.

Angelo sauta le rebord de la galerie et s'avança sur les toits. Il était difficile et dangereux de marcher là-dessus avec des bottes, mais, en embrassant une cheminée, Angelo put se pencher sur le vide.

Il ne vit d'abord que des gens en tas. Ils semblaient piller quelque chose à la façon des poules sur du grain. Ils piétinaient et sautaient quand le cri jaillit encore plus aigu et plus blond de dessous leurs pieds. C'était un homme qu'on tuait en lui écrasant la tête à coups de talon. Il y avait beaucoup de femmes parmi les gens qui frappaient. Elles rugissaient une sorte de grondement sourd qui venait de la gorge et avait beaucoup de rapport avec la volupté. Elles ne se souciaient ni de leurs jupons qui volaient ni des cheveux qui leur coulaient sur la figure.

Enfin la chose sembla finie et on s'écarta de la victime. Elle ne bougeait plus, était étendue, les bras en croix, mais, par l'angle que ses cuisses et ses bras faisaient avec le corps, on pouvait voir qu'elle avait les membres rompus. Une jeune femme, assez bien vêtue, et même qui semblait sortir de quelque messe, car elle tenait un livre à la main, mais dépeignée, revint au cadavre et, d'un coup de pied, planta son talon pointu dans la tête du malheureux. Le talon resta coincé dans des os, elle perdit l'équilibre et tomba en appelant au secours. On la releva. Elle pleurait. On insulta le cadavre avec beaucoup de ridicule.

Il y avait là une vingtaine d'hommes et de femmes qui se retiraient vers la rue quand le groupe qu'ils faisaient s'égailla soudain comme une troupe d'oiseaux sous un coup de pierre. Un homme dont on s'était écarté resta seul. Il eut d'abord l'air hébété, puis il serra son ventre dans ses deux mains, puis il tomba, il se mit à s'arquer contre la terre et à la labourer de sa tête et de ses pieds. Les autres couraient mais, avant de s'engouffrer dans la rue, une femme s'arrêta, s'appuya au mur, se mit à vomir avec une extraordinaire abondance ; enfin elle s'effondra en raclant les pierres avec son visage.

« Crève », dit Angelo les dents serrées. Il tremblait de la tête aux pieds, ses jambes se dérobaient sous lui, mais il ne perdait pas de vue cet homme et cette femme qui, à deux pas du cadavre mutilé, s'agitaient encore par soubresauts. Il ne voulait rien perdre de leur agonie abandonnée qui lui donnait un amer plaisir.

Mais il fut brusquement obligé de s'occuper de lui-même. Ses jambes avaient cessé de le porter, et même ses bras qui embrassaient toujours la cheminée commençaient à desserrer leur étreinte. Il sentait un grand froid dans sa nuque et le rebord du toit n'était qu'à trois pas de lui. Il réussit enfin à se coucher entre deux rangées de tuiles. Très vite, le sang remonta à sa tête et il retrouva l'usage de ses membres.

Il regagna la galerie.

« Je suis prisonnier de ces toitures, se dit-il. Si je descends dans la rue, voilà le sort qui m'attend. »

Il resta très longtemps dans une sorte de rêverie hypnotique. Il ne pouvait plus penser. Le clocher sonna. Il compta les coups. C'était onze heures.

« Et manger ? » se dit-il. Et il recommença à souffrir de la faim. « Et boire ? Est-ce qu'ils font comme en Piémont ici ? Il y a toujours une chambre de resserre, presque sous les toits. Voilà ce qu'il faut que je trouve. Et boire. Surtout ici dessus avec cette chaleur ! Je peux, certes, dans cette maison descendre jusqu'à la cave, mais ils sont tous morts du choléra. Voilà une imprudence que je ne commettrai pas. Il me faut trouver une maison où les gens sont encore vivants, mais avec ceux-là ce sera moins facile. Toutefois, c'est ce qu'il faut faire. »

Le chat gris qu'il avait dérangé dans le salon, la nuit passée, mit la tête à la chatière, se glissa en dépêtrant ses pattes du trou, l'une après l'autre, et vint se frotter à lui en ronronnant.

« Tu es dodu, lui dit-il en le grattant affectueusement entre les deux yeux, qu'est-ce que tu bouffes, toi : des oiseaux ? des pigeons ? des rats ? »

La lumière et la chaleur étaient maintenant intenables. Le ciel blanc écrasait les toits en poussière. Il n'y avait plus d'hirondelles. Seules, les mouches, et en nuages. La puanteur sucrée s'était affirmée. Cette maison-ci soufflait de ses profondeurs une haleine aigre.

A cent mètres de l'endroit où il se trouvait, et dans la direction de la rotonde de l'église, Angelo distingua à travers les brouillards du soleil une autre galerie, un peu plus haute, dans laquelle il y avait des linges étendus sur des fils de fer.

« Ceux qui ont le souci de laver et de faire sécher sont vivants, se dit Angelo. C'est là qu'il faut aller. Mais attention, bougre, ne va pas te casser la margoulette. »

Il enleva ses bottes. Restait à savoir s'il allait les laisser là, et établir son quartier général ici, où il y avait des sacs pour dormir, ou s'il partait à la grâce de Dieu à travers les toits ; dans ce cas, il fallait emporter les bottes. Il trouva un bout de ficelle et cela le décida. Il passa la ficelle dans les tirants, attacha les bottes ensemble et se les mit à cheval sur le cou. De cette façon il avait les mains libres.

Mais l'argile des tuiles, gorgée de soleil, brûlait comme une plaque de four. Il était impossible de marcher là-dessus pieds nus ou même avec des bas. Après quelques pas, Angelo dut regagner la galerie en toute hâte. Enfin, il réussit à se faire des chaussons avec de petits sacs très épais dans lesquels il mit ses pieds et qu'il noua autour de ses jambes. Il commença à naviguer sur les toitures. Le chat le suivait gentiment comme un chien.

C'était relativement facile si l'on pouvait éviter d'être écœuré par certaines pentes qui dévalaient vers des cours intérieures, noires et attirantes comme des gueules de puits. Ces sortes de gouffres apparaissaient brusquement sans qu'il fût possible de se mettre en garde. Ils étaient dans des entonnoirs de toits en pente, dissimulés derrière des faîtages. On ne les voyait qu'en arrivant à la crête. Encore, de là, étaient-ils sinon dissimulés, du moins hypocritement recouverts de vapeurs de soleil.

C'était très désagréable. A diverses reprisas, Angelo, arrivé au faîte d'un pignon (d'un de ces triangles noirs qu'il avait vus dans la nuit) et se trouvant brusquement en présence du gouffre sournois qui s'ouvrait derrière, avait chancelé, avait même dû s'appuyer de la main sur les tuiles et repartir obliquement à quatre pattes. Ces profondeurs aspiraient.

Mais ces vertiges s'ajoutaient les uns aux autres et même quand, de l'autre côté du faîtage il n'y avait au bas de la pente du toit qu'un autre toit qui remontait, Angelo se laissait glisser dans ce creux de houle avec une inconscience de somnambule. Son esprit était cependant en éveil et il souffrait atrocement de ces abandons de force physique. La peur le prenait au ventre et il vomissait chaque fois un peu de bile.

Comme il approchait d'une petite tour, Angelo fut brusquement enveloppé dans une épaisse étoffe noire qui se mit à voleter en craquant et en crissant. C'était un monceau de corneilles qui venait de se soulever. Les oiseaux n'étaient pas craintifs. Ils tournaient lourdement autour de lui sans s'éloigner, le frappant de l'aile. Il se sentait dévisagé par des milliers de petits yeux d'or, sinon méchants, en tout cas extraordinairement froids. Il se défendit en moulinant des bras, mais plusieurs becs le piquèrent durement sur les mains et même sur la tête. Il ne réussit à se débarrasser des oiseaux qu'en se débattant violemment, et en assomma même un ou deux avec ses poings en gesticulant. Ils poussèrent en tombant un gémissement qui fit dévirer tout le vol derrière le pignon d'un toit où leurs griffes grêlèrent sur les tuiles.

D'autres vols de corneilles et de corbeaux s'étaient de ce temps levés des endroits où ils s'acagnardaient, et s'approchaient en haillonnant. Mais, voyant Angelo debout et dégagé, ils glissèrent sur leurs ailes raidies et retombèrent sur les toits.

Il y en avait d'immenses colonies dont le plumage gris de poussière se confondait avec le gris sombre des tuiles et même avec le rose de l'argile brûlée de soleil. On ne pouvait les voir que quand elles s'envolaient, mais depuis qu'Angelo était ici dessus, c'était la première fois qu'elles le faisaient. Jusque-là elles étaient restées comme des capuchons sur certaines maisons, dans les lucarnes, les fenêtres et les crevasses desquelles elles devaient suinter et manger à l'aise.

Angelo regarda vers la galerie d'où il était parti. Il était très difficile de reconnaître les lieux. Le soleil qui tombait d'aplomb, la réverbération des toitures, l'étincellement uniforme du ciel de craie lui emplissaient les yeux de lunules rouges. Cette étendue de toitures n'était pas si plate que la lumière le faisait croire. Enfin, il reconnut cet endroit où il avait dormi. C'était une sorte de belvédère. Il ne s'en était pas douté. De ce côté-là la retraite était toujours possible. Ses chaussons de toile à sac faisaient bien l'affaire. Ils l'empêchaient de glisser et il ne sentait pas trop la chaleur des tuiles. Il s'assit dans l'ombre d'une cheminée et souffla. Mais il dut fermer les yeux : toute l'étendue s'était mise à tourner et à se balancer autour de lui comme autour d'un axe mal goupillé. Le chat se frotta contre son bras et, se haussant, poussa la tête contre sa joue. Il sentit les petites moustaches raides lui gratter le coin de la bouche.

« Je ne suis pas habitué aux gouttières, mon vieux lapin », lui dit-il.

La faim le faisait souffrir, mais surtout la soif. Elle ne lui laissait pas de répit. Il pensait interminablement à de l'eau fraîche. Il ne pensait à tout le reste que par surcroît et en faisant d'énormes efforts.

Enfin, il arriva où il voulait et, derrière les linges étendus sur des fils de fer, il vit des cages de grillages qui contenaient des boules jaunes. C'étaient des poules.

Il comprit qu'il venait de trouver un œuf longtemps après l'avoir cassé et léché dans sa main. Il avait la bouche pleine de coquille qu'il cracha. Les glaires avaient adouci sa gorge de carton. Il chercha avec moins de fièvre dans la paille du poulailler. Les poules endormies par midi ne pépiaient pas, et s'étaient couchées dans un coin. Il trouva encore deux œufs et il les goba de façon plus honnête.

La porte qui faisait communiquer cette galerie avec le reste de la maison était fermée, mais par une simple clenche qu'il suffisait de lever pour l'ouvrir. Elle débouchait sur un petit palier auquel on accédait d'en bas par une échelle. En dessous, c'était le vide d'une cage d'escalier ; silencieuse.

« Serais-je tombé de nouveau chez les morts ? se dit Angelo. En tout cas, avec des œufs, il n'y a pas de risques. » C'est alors qu'il remarqua du grain de maïs fraîchement répandu dans les cages à poules. « Il y a ici quelqu'un de vivant. » La maison était cependant tout à fait silencieuse.

Il se risqua sur l'échelle. Il était à peine en bas qu'un miaulement discret lui fit lever la tête : c'était le chat qui ne pouvait pas descendre et l'appelait. Il remonta le chercher.

Ses chaussons ne faisaient pas de bruit, mais le gênaient. Il les enleva, les cacha sous l'échelle et marcha sur ses bas.

« Il y a peut-être ici de ces gens qui vous écrasent la tête à coups de talon, se dit-il. Il s'agit d'être agile. » Il n'avait pas peur. Il ajouta même : « C'est la théorie du fourrageur en campagne. Combien de fois ne l'as-tu pas inculquée à des caboches de Coni ? Mais, du diable si j'aurais cru qu'un jour je fourragerais avec un chat ! »

Il descendait marche à marche en guettant le silence, quand il s'immobilisa. Une porte venait de s'ouvrir en bas au premier étage. Des pas traversèrent le palier puis commencèrent à monter. Le chat descendit à la rencontre.

Brusquement on s'exclama :

« Qu'est-ce qu'il y a ? demanda d'en bas une voix d'homme.

— Un chat, dit une voix de garçon.

— Comment, un chat ?

— Un chat.

— Comment est-il ?

— Gris.

— Fais-le partir.

— Ne le touche pas, dit une voix de femme. Descends. Viens. Viens. Descends. Ne le touche pas. Viens. »

Toutes ces voix étaient sourdes et peureuses. Les pas descendirent l'escalier, traversèrent le palier en hâte. On ferma la porte.

Le chat remonta.

« Bravo ! » dit Angelo.

Il reprit haleine. Il remonta jusqu'au pied de l'échelle et s'assit sur les premiers barreaux.

« Les peureux sont les adversaires les plus terribles que je connaisse, se dit-il ; même s'ils n'osent pas me toucher, et ils n'oseront pas, ils sortiront en courant, ils ameuteront tout le quartier. » Il se voyait poursuivi sur les toits et ce n'était pas une perspective agréable.

Il attendit un long moment. Il n'y avait plus de bruit.

Enfin il se dit : « On ne peut pas rester tout le temps comme ça. Ils ont peur de leur ombre ; moi, j'ai soif. Allons-y. Et si ça fait des étincelles, eh ! bien ça fera des étincelles. Je suis assez grand garçon pour foutre la bagarre dans toute la ville, s'il s'agit simplement de ne pas perdre la face devant ce sacré policier qui m'embarrasse avec son jardin potager. »

Toutefois, il se mit à descendre avec précaution. Arrivé au deuxième étage, il fit même une halte prudente avant d'aller écouter aux trois portes. Rien. Il regarda par un trou de serrure. Rien : le noir. Un autre trou de serrure : de la clarté, mais quoi ? Un mur blanc ? Oui : il venait de voir un clou planté dans le mur. Qu'est-ce qu'il pouvait bien y avoir dans cette chambre-là ? Était-ce la resserre ? Il alla écouter par-dessus la cage d'escalier. En bas au premier, silence complet. Bon. Il tourna franchement la poignée de la serrure. La porte s'ouvrit.

C'était un débarras. Des vieilleries, comme dans l'autre maison. La troisième chambre, des vieilleries également : cercles de barriques, manches à balais, couffes, un touchant portrait de vieille dame, par terre, et mâché par des clous de soulier. Des égoïstes.

Il faut retourner à la chambre obscure. Ce doit être là. Non. Vide.

Des égoïstes, et ils ont dû tout ratisser autour d'eux, et tout entasser dans la pièce où ils se tiennent. Il y avait des étagères nues et, à la lueur de sa mèche de briquet, Angelo vit que la planche gardait la trace de pots qui avaient été là à un moment donné et n'y étaient plus.

Alors, il n'y a qu'à descendre.

Avant il prit une couffe en sparterie. S'il trouvait quelque chose, il le mettrait là-dedans.

Au premier, deux grandes portes. Pas du tout comme là-bas : moins cossues. Ce n'était pas une maison à piano et à moustaches en cornes de taureau ; cela sentait le paysan à son aise, mais pas d'histoire : tout était fermé. Ici, ils ne risquent pas de mourir dans l'embrasure des portes ; ils mourront en tas, comme des chiens sur une soupe empoisonnée. S'ils meurent.

Du haut de la dernière marche, et un pied en l'air, Angelo regardait et écoutait. Les gens devaient se tenir derrière la porte la plus éloignée. On le voyait aux traces de doigts sur la porte et à l'usure du seuil. En raisonnant avec la peur du chat, les clous de souliers sur la vieille dame, on pouvait parier que c'était la cuisine. Ces gens-là ne doivent se sentir en sûreté que dans une cuisine.

Il faut voir. Angelo mit l'œil au trou de la serrure : du noir et une bande blanche qui fait chapiteau à ce noir. Une bande blanche qui est en étoffe, une bande blanche au-dessus de laquelle il y a des pots. C'est le dessus de la cheminée. Le noir est le fond de la cheminée.

Angelo eut un brusque mouvement de recul : un visage venait de passer. Non. C'était simplement le visage de quelqu'un d'assis qui s'était penché en avant, et se tenait maintenant courbé, les bras appuyés sur les cuisses, les mains jointes. Il les frottait. C'était un homme. Barbe. Il baissait la tête.

 

« Et le nuage ? dit une voix de femme.

— Lequel ? dit l'homme sans lever la tête, mais en arrêtant de se frotter les mains.

— Qui avait la forme d'un cheval.

— Je ne sais pas », dit l'homme.

Il recommença à se frotter les mains.

« Il est venu sur la rue Chacundier et hier les tombereaux y ont chargé toute l'après-midi. »

L'homme se frottait les mains.

« Je l'ai vue, dit la voix de femme.

— Quoi ? » dit l'homme.

Il arrêta de se frotter les mains.

« ... la comète.

— Quand ? » dit l'homme. Et il leva la tête.

« Cette nuit.

— Où ?

— Là. »

L'homme leva un peu plus la tête et regarda du côté d'où venait le jour.

Quelque chose tomba d'une table.

« Fais attention ! » dit la femme. Elle avait poussé une sorte de cri à voix basse.

Une odeur de poireaux, d'ail, d'infusion, venait par le trou de la serrure.

« Descendons plus bas, se dit Angelo. S'il y a une resserre, ils l'ont sûrement placée le plus bas possible. Peut-être même dans la terre. »

Non, elle était bien en bas, mais sur la terre, dans une remise où étaient également entassés des fagots de bois et des bûches refendues. Un peu de jour venait de la rue par-dessous la porte. Des bouteilles sur lesquelles Angelo se précipita. C'étaient des bouteilles de coulis de tomate. Il en prit trois. Encore des bouteilles. Liquide jaune. Une étiquette qu'il ne pouvait pas lire. Il mit une de ces bouteilles dans la couffe. Je verrai là-haut. Du vin maintenant : bouchons cachetés à la cire rouge. Il prit un pot de graisse, deux pots, sans doute de confitures. Un jambon ? Non, mais deux saucissons, une dizaine de fromages de chèvre, secs, durs, pas plus gros que des écus. Pas de pain.

Il se hâta de remonter à la galerie. Comme il mettait le pied à l'échelle, un petit miaulement étouffé l'appela. Il fourra dans la couffe les sacs qui lui avaient servi de chaussons et il prit le chat sous son bras.

Sur les toits, la chaleur était comme un mur dans lequel on était tout de suite bâti à la chaux vive. Il fallait partir d'ici le plus vite possible. Ils devaient bien quelquefois venir donner aux poules et chercher les œufs. Il s'agissait de trouver, par là-dessus, un endroit à habiter. Pas question de retourner à l'ancienne galerie. C'était manifestement un endroit contaminé. S'il faut prendre les braises avec les mains, d'accord, mais de là à jouer avec le feu...

Le plus simple était d'aller s'abriter contre la rotonde de l'église. Là, pas de risques. Les arcs-boutants faisaient de l'ombre ; ils semblaient recouvrir comme une tonnelle un petit endroit plat.

C'était en effet une véritable tonnelle et un endroit plat recouvert de zinc. Malgré sa soif évidente, Angelo attendit d'être arrivé pour boire. Il se méfiait des chausse-trapes et du vertige. Embarrassé dans ses bottes, ses chaussons de sac, sa couffe de sparterie qui employait une de ses mains, il était fort maladroit. Il était suant et glacé. Il dut décoiffer une bouteille de vin cacheté en en frappant le goulot avec le canon de son pistolet. Mais le vin était bon, avec une forte saveur de raisin. Après avoir complété son repas de deux fromages, d'une bonne poignée de graisse et fini la bouteille de vin, Angelo commença à voir avec un peu plus d'aplomb. Le soleil jouait son jeu terrible de plein après-midi. Le chat faisait sa toilette et passait longuement sa patte par-dessus ses oreilles. A l'endroit où les arcs-boutants s'appuyaient contre le mur, il y avait des nids d'hirondelles contenant des oiseaux noirs, familiers, qui faisaient sans cesse virevolter gentiment leurs têtes aux yeux jaunes. Près d'Angelo qui était assis sur les sacs, un vitrail blanc fleurait l'encens par ses joints de plomb.

Angelo voyait le côté de la ville qu'il n'avait pas pu voir de son ancienne galerie. Elle s'en allait moins loin que de l'autre côté. L'enchevêtrement des toitures finissait contre les créneaux d'une porte et les massifs roussâtres de grands ormes. Par contre, Angelo voyait fort bien, au-dessous de lui, la place de l'église dans son plein et, en enfilade, deux rues qui y débouchaient. La place était déserte à part quatre ou cinq tas noirâtres qu'il prit d'abord pour de grands dogues endormis car il les distinguait à travers les feuillages d'ailleurs clairsemés de petits platanes. Un de ces dogues se déroula comme s'il allait s'étirer et Angelo s'aperçut que c'était un homme dans les convulsions de l'agonie. Bientôt d'ailleurs le moribond s'allongea, la face contre terre et ne bougea plus. Angelo eut beau guetter chez les autres le moindre signe de vie. A mesure que ses yeux s'habituaient à la clarté diaprée de dessous les petits arbres, il distingua d'autres cadavres. Les uns étaient allongés sur le trottoir, d'autres accroupis dans des encoignures de portes ; d'autres affalés contre le rebord de la fontaine semblaient tremper leurs mains dans l'eau du bassin et appuyaient sur la margelle des faces noires qui mordaient la pierre. Il y en avait bien une vingtaine. Sur tout le pourtour de la place les maisons étaient verrouillées, des portes et contrevents du rez-de-chaussée à la toiture. On entendait distinctement dans le silence le bourdon des mouches et le canon de la fontaine qui jouait avec son bassin.

Un tambour funèbre se mit à rouler lentement mais violemment au fond d'une de ces rues qui débouchaient sur la place. C'était le tombereau qui roulait sur les pavés. Un homme vêtu d'une longue chemise blanche menait le cheval par la bride. Deux autres hommes blancs marchaient à côté des roues. Ils s'arrêtèrent devant une maison. Les hommes blancs en ressortirent presque tout de suite en portant un cadavre qu'ils firent passer par-dessus les ridelles. Ils rentreront trois fois dans cette maison-là. La troisième fois ils sortirent le cadavre d'une grosse femme qui leur donna beaucoup de mal ; enfin, elle passa par-dessus la ridelle en découvrant d'énormes cuisses blanches.

Sur la place, les hommes ramassèrent les morts, puis, le tombereau roula son tambour dans des ruelles pendant longtemps, avec des haltes et de nouveau des roulements et des haltes. Brusquement, Angelo s'aperçut qu'on ne l'entendait plus. Il ne restait que le grondement exaspéré des mouches et le bruit de la fontaine. Longtemps après de longs bercements de bruits de mouches, il y eut en bas des piétinements. C'était un groupe de gens qui arrivaient par une des rues qu'Angelo voyait d'enfilade. Il y avait là une dizaine de femmes en groupes précédées d'un de ces hommes revêtus de chemises blanches. Les femmes portaient des seaux mais elles étaient si serrées les unes contre les autres que la ferblanterie faisait en marchant comme le froissement d'armure d'un chevalier. Angelo imagina que c'étaient les femmes d'un quartier qu'on emmenait à l'eau de quelque fontaine réputée bonne. En tout cas, elles négligèrent la fontaine de la place, mais comme elles allaient s'engager dans la rue par laquelle le tombereau était venu, elles se mirent à pousser des cris et à s'agglomérer avec tant d'acharnement qu'elles étaient comme une pelote de rats. Elles tendaient leurs bras en l'air, l'index pointé en hurlant et Angelo entendit qu'elles criaient : « Le nuage ! Le nuage ! » D'autres criaient : « La comète ! La comète ! » ou « Le cheval ! Le cheval ! » Angelo regarda dans la direction qu'elles indiquaient. Il n'y avait rien que le ciel blanc et l'éparpillement indéfini de la monstrueuse craie du soleil. Enfin, elles se dispersèrent de tous les côtés en continuant à crier et l'homme courut après elles en appelant : « Rose ! Rose ! Rose ! »

De nouveau, en bas, la fontaine et les mouches, puis le grincement d'un volet. Dans la façade d'une maison de la place un volet s'entrebâilla, une tête parut qui regarda le ciel de tous les côtés. Puis la tête rentra avec le rapide recul d'une tête de tortue et le volet se referma.

La fontaine. Les mouches. Le grelot d'un chien de chasse. Il fit le tour de la place et resta longtemps à sautiller dans les ruelles d'autour.

Angelo guettait si attentivement le moindre bruit qu'il entendit un piétinement minuscule. C'était une petite fille. Elle débouchait d'une des rues. Elle marchait lentement, paisiblement en balançant les bras comme une grande personne désœuvrée. Elle ne troublait ni la fontaine ni les mouches. Elle passa en se dandinant dans sa petite jupe à collerette.

Passèrent des chiens. Ils humaient vers les maisons, le nez levé. Brusquement ils s'écrasaient comme sous la menace d'un coup et ils galopaient en hurlant. L'un d'eux s'assit au coin de la place et, après avoir étiré quatre ou cinq fois son cou comme pour renifler le ciel, il se mit à hululer longuement.

La chaleur pétillait sur les tuiles. Le soleil n'avait plus de corps ; il était frotté comme une craie aveuglante sur tout le ciel ; les collines étaient tellement blanches qu'il n'y avait plus d'horizon.

Des coups retentirent à la fois sur la place et jusque dessous Angelo. Ils résonnaient même dans le vitrail à côté de lui. C'étaient des coups qu'on frappa longtemps dans la porte de l'église. Enfin, ils s'arrêtèrent et une voix cria trois fois : « Sainte Vierge ! Sainte Vierge ! Sainte Vierge ! » Il était impossible de savoir si c'était la voix d'un homme ou la voix d'une femme.

Angelo décoiffa une autre bouteille de vin. Il se disait que la sagesse serait de manger plutôt ce coulis cru de tomates qui le rafraîchirait mieux, mais il avait idée que la sagesse ne servait plus à grand-chose. Il était inutile de se faire du mauvais sang pour la sagesse. Un peu de vague à l'âme est encore ce qu'il y a de meilleur dans les moments critiques, quoi qu'on dise. La raison et la logique, c'est bon pour les temps ordinaires. En temps ordinaire, il n'y a pas à discuter, ça fait merveille. Quand le cheval est emballé, c'est tout à fait autre chose. Ce qui le dégoûtait le plus, c'était cette petite fille en jupe à collerette et en longs pantalons brodés. Elle se promenait en se dandinant comme une dame. Et ça, alors, c'était à vomir. Si elle avait couru, ou crié, ou pleuré en serrant ses poings sur les yeux, rien n'aurait empêché qu'on digère ça comme le reste, mais il n'était pas possible de conserver dans un estomac ordinaire ces petits pas paisibles et sa flânerie un tout petit peu distante. Elle devait à peine toucher les pavés du bout des doigts de pied. Et s'il s'agit malgré tout de raison (car ce sont de vieux outils qui se placent tout naturellement à l'aise dans les cals de la main qui les manipule habituellement) est-ce qu'il n'est pas raisonnable, précisément, de faire confiance au vague à l'âme ? Dans lequel tout est paisible ; surtout l'impossible puisque, dans les moments vraiment critiques c'est précisément de l'impossible qu'on a besoin. Naturellement, ce n'est pas un duel avec le baron Swartz que j'appelle un moment critique, vraiment critique. Là, bien entendu, raison, logique et tout le tremblement et sang-froid. Mais, moi je suis d'une froideur de glace, au naturel ; pas besoin de me rafraîchir. Il y a de quoi rire si on en doute. Je n'appelle pas non plus moment critique la mort du petit Français. J'appelle ces moments-là des moments difficiles. Difficiles : de la soupe trop chaude. Inutile de faire appel au vague à l'âme si on se brûle simplement le gosier. Mais si tu entends frapper du poing et du soulier contre une porte d'église fermée et qu'on crie : « Sainte Vierge ! Sainte Vierge ! Sainte Vierge ! » Qu'est-ce que tu feras avec de la raison et de la logique quand le premier Sainte Vierge ! te remplit déjà le ventre au-delà du possible et que le second soulève le ventre comme la main soulève un sac par le fond pour le renverser et que le troisième vient par là-dessus avec des aloès, des amertumes insupportables, des raisons de tout envoyer à la balançoire. Je suis catalogué sur les toitures comme un Baptiste Cannesqui (quoique ce soit plutôt dans une fosse à blé qu'il s'était caché avant qu'on le traîne par les rues) ou comme un Nicola Piccinino sur les toits de Florence, Simonette Malatesti, Neri de Gino Capponi. Il y a eu beaucoup d'aventures au-dessus des villes méridionales. Sans parler des Roméo, Francesca da Rimini ; et des lucarnes par où ils se glissaient avec leurs armures et ils retombaient sur leurs souliers de fer dans les combles comme des batteries de cuisine qui se décrochent. Où est la chambre de la bien-aimée ? ce n'est pas l'alouette ! Pendant qu'ils râpent les couloirs étroits avec les grosses armures de bataille ; quand ils étaient en train de préparer des révolutions dans des villes ou dans des femmes. Moi je chaparde tout simplement du vin et du fromage de chèvre. Et encore bien heureux. Car, je ne suis pas dans un moment difficile, oh ! pas du tout ; il n'y a rien de difficile. Je suis dans un moment critique ; ce n'est pas la même chose. Cela n'a absolument aucun rapport. Tout ce qui peut être sur les toits d'une ville, les Gino Capponi, les Malateste, Bentivoglio, à faire passer des hallebardes ou des sabres par les lucarnes, et des jambes couvertes d'acier, des poitrines d'acier et des bras d'acier ; ou bien des velours et des eaux de senteur, suivant qu'il s'agit de porter la révolte au cœur de la ville ou au cœur d'un lit, c'est simplement une affaire de loi. Mais une petite fille qui se promène par là-dedans comme une personne raisonnable, ou bien ces coups frappés à quatre heures de l'après-midi dans la porte d'une église et : Sainte Vierge ! Sainte Vierge ! Sainte Vierge ! qu'on appelle (comme si on voulait qu'elle se penche à sa fenêtre et qu'elle réponde : Oui, qu'est-ce qu'il y a ? Je suis là), qu'est-ce que vous voulez, ça ne se règle pas comme une affaire ; ça n'a pas de loi, ça fait ce que ça veut. Et c'est là qu'il y a vraiment beaucoup plus de ressources dans le vague à l'âme que dans la raison. Et la sagesse, alors, à quoi sert-elle ? Sinon, précisément dans ces cas-là, à perdre le peu qui nous reste à vivre ? Ça fait une belle jambe aux cadavres quand, préalablement, ils ont bien raisonné. C'est un beau diplôme qu'on peut leur coller sur le ventre par le temps qui court. Il a bien raisonné. Et ça l'a avancé à grand-chose, vous répond le cadavre qui pourrit sur le pavé jusqu'à ce qu'on le balance dans le tombereau par-dessus les ridelles. Ils ont vraiment l'air de dire, quand on les trimbale dans le tombereau : « Nous avons fait une bonne affaire en bien raisonnant, n'est-ce pas ? » En ce moment, combien y a-t-il, par la force des choses, d'êtres intermédiaires entre la vie et la mort ? Je veux dire des êtres dont toutes les affections, tous les amours sont passés de l'autre côté ? Des êtres qui sont restés solitaires et, tout ce qu'ils aimaient, tout ce qu'ils haïssaient a été emporté par le fleuve. Ils n'ont plus rien qu'eux tout seuls de ce côté-ci ; s'ils aiment ou s'ils détestent ce sont des morts. (Pour le moment, mais c'est ce moment-ci qui compte.) S'ils aiment ou s'ils détestent en ce moment-ci, ils sont obligés d'aimer ou de détester des gens qui sont morts. Ils n'ont plus rien à aimer ou à détester de ce côté-ci. Ils sont obligés de regarder dans les deux directions. Et surtout de l'autre côté pour tâcher d'apercevoir encore ceux qui ont entraîné avec eux leur amour ou leur haine. C'est peut-être ce qu'ils appellent la comète. Peut-être qu'ils les voient enroulés en boule et filant à grande allure en laissant derrière eux une pétillante trace d'amour ou de haine qui tend à les aspirer dans son vent. Ou bien alors c'est le cheval : galop de l'amour dans les gorges. Et quand je dis amour je dis aussi et surtout haine car c'est un sentiment bien plus fort à cause de sa sincérité incontestable. De cette façon, il y en a pour tout le monde. Et n'importe qui peut être aspiré dans des sifflements de tempête ou emporté au galop. Alors, ils se cramponnent à des touffes ; une petite promenade en se dandinant pour bien faire ballonner la jupe à collerette (qui était une jupe de dimanche car, qui peut encore compter sur des dimanches, même sur un dimanche ? Et il faut se hâter de faire la dame, car, est-ce qu'on sait de quoi demain sera fait ?). Il avait irrésistiblement envie de vomir à cause de cette amertume insolite. En temps ordinaire, une enfant de six ans en est d'habitude à b a ba. Elle était encore trop jeune pour frapper à la porte des églises comme à la porte d'un moulin. Cette envie de vomir était également provoquée, il faut croire, par cet air brûlant et sirupeux qui sentait l'argile, les aigreurs et le sucre. Angelo fit un petit coussin avec les sacs ; il se coucha sur le zinc brûlant et il ferma les yeux.

Il avait les yeux fermés depuis un temps inappréciable quand il se sentit souffleté de petites gifles duveteuses, frappé autour des tempes de coups de poing fort douloureux et griffé dans sa chevelure qu'on semblait mettre au labour.

Il était couvert d'hirondelles qui le becquetaient.

Il se dressa avec tant de violence qu'il faillit rouler au-delà des arcs-boutants sur les toits qui étaient très en pente. Il se flagella et se ratissa les cheveux avec beaucoup de nervosité. « Elles m'ont pris pour un mort, se disait-il. Ces petites bêtes si familières et qui me regardaient avec leurs beaux yeux jaunes essayaient de me manger. »

Il reprenait ses esprits mais il eut soudain très envie de fumer. Il fouilla dans ses poches et il fut très décontenancé quand il s'aperçut qu'il n'avait plus un seul petit cigare. « Et je n'ai plus fumé depuis le moment où j'ai tiré ce ridicule coup de pistolet en l'air devant la barricade. Il faut vraiment que je sois dans un moment critique. Je suis sûr de penser à fumer au moment d'une charge bien que l'occasion de vérifier un sang-froid de cet ordre ne se soit pas encore produite. Mais n'ai-je pas fumé un cigare pendant que je tuais le baron avec toute la loyauté qu'on m'a reprochée ? Donc, si j'ai envie de fumer, c'est bon signe. Mon royaume pour un cigare ! »

Il continua à se blaguer mais l'assaut si naturellement cruel des hirondelles continuait à agiter ses sentiments.

Il passa une fort mauvaise nuit. Il n'y avait que de légères bouffées d'un vent torride et puant. Il rêva qu'il était couché avec un de ses sergents qui lui soufflait à la figure l'haleine d'une infecte digestion de poireaux. Il essayait de le repousser mais l'autre naturellement grandissait de telle façon qu'avec son souffle il faisait ployer d'énormes châtaigniers piémontais.

Il eut un autre rêve dans lequel apparut un coq : c'était, évidemment, un coq extraordinaire. Il avait le plumage d'une blancheur de craie ; quoique en regardant de fort près on pouvait voir sur son panache et sur son jabot des reflets de soufre. En tout cas, il était immense et c'est à peine si, derrière lui, on pouvait apercevoir un tout petit lambeau de ciel gros comme l'ongle. Cette bête se roulait dans l'atmosphère en répandant une odeur puante. Elle écarquillait les plumes de son croupion et son intention manifeste était de couver le visage d'Angelo. Heureusement, la grosse mangeoire de canari, dans le zinc de laquelle Angelo était couché, se renversait et l'énorme croupion avec ses plumes blanches écarquillées en soleil ne pouvait pas s'asseoir d'aplomb sur son visage. Malheureusement Angelo étouffait malgré tout avec des duvets plein les narines. Heureusement, en appliquant étroitement sa face de profil sur la terre il pouvait encore aspirer à ras du sol un peu d'air qui, malheureusement, sentait le fumier. Alors, Angelo se mit à gratter la terre pour se creuser une petite cuvette sous le nez. Mais ses doigts s'enfoncèrent dans des excréments pétris en forme de visage de petite fille.

Il se réveilla.

Une épouvantable odeur de cuisine passait dans la nuit sous le volettement de lueurs roses. Angelo fit le tour de la rotonde. On avait allumé trois bûchers dans les collines du nord et des flots de fumées grasses étaient rabattus sur la ville par les élancements du vent...

Angelo se frotta longuement les yeux avec ses poings. Il revint s'asseoir à sa place. Il avait dû violemment se débattre dans son sommeil ; la couffe était renversée et il ne trouva plus ses bottes. Il se fouilla encore à la recherche d'un cigare. L'odeur de la fumée remplissait sa bouche de viscosités écœurantes.

Il eut encore beaucoup de rêves quoique tenu à moitié éveillé par une constante envie de vomir. Il vit, notamment, une comète ; elle soufflait du poison par des jets étincelants, comme un soleil de feu d'artifice. Il entendait le roulement de velours de la pluie mortelle qu'elle jetait ; son ruissellement à travers les toits, à travers les lucarnes, inondant les combles, coulant dans les escaliers, se glissant sous des portes, envahissant les appartements où des gens assis sur des chaises collantes comme des bâtonnets de glu se mettaient à hurler puis à pourrir.

Les premières lueurs du jour lui apportèrent un grand soulagement. C'était encore une fois l'aube blanche et déjà lourde mais malgré sa couleur sans espoir elle remettait les choses en place, dans un ordre familier.

Bien longtemps avant que le soleil ne se lève, une petite cloche se mit à sonner dans les collines. Il y avait de ce côté-là, sur une éminence couronnée de pins, un ermitage semblable à un osselet. La lumière encore relativement limpide permettait de voir un chemin qui y montait en serpentant à travers une forêt d'amandiers gris.

Le petit vitrail commença à transmettre par le tremblement de ses verres dans leurs cercles de plomb une sorte d'agitation qui bougeait dans les profondeurs de l'église. Les grandes portes sur lesquelles on avait vainement frappé la veille s'ouvrirent. Angelo vit s'aligner sur la place des enfants vêtus de blanc et qui portaient des bannières. Les portes des maisons commencèrent à souffler quelques femmes noires comme des fourmis. D'autres venaient par les rues qu'il voyait en enfilade. Au bout d'un moment, en tout et pour tout, ils devaient être une cinquantaine, y compris trois prêtres recouverts de carapaces dorées qui attendaient. La procession se mit en marche en silence. La cloche sonna longtemps des coups espacés. Enfin, les bannières blanches apparurent sous les amandiers gris, puis les carapaces qui, malgré l'éloignement, restèrent dorées, puis les fourmis noires. Mais, pendant que tous ces petits insectes gravissaient lentement le tertre, le soleil se leva d'un bond. Il saisit le ciel et fit crouler en avalanche des plâtres, des craies, des farines qu'il se mit à pétrir avec ses longs rayons sans iris. Tout disparut dans cet orage éblouissant de blancheur. Il ne resta plus que la cloche qui continua à sonner à grands hoquets ; puis elle se tut.

Cette journée fut marquée par une recrudescence terrible de la mortalité.

Vers la fin de la matinée, dans cette partie de la ville que dominait Angelo, il y eut des rumeurs puis des cris déchirants qui éclatèrent à divers endroits puis qui éclataient de tous les côtés. Le volet d'une des maisons de la place s'ouvrit avec fracas et parut le buste d'un homme et des bras qui gesticulaient. Cet homme ne poussait pas de cris ; il semblait seulement faire effort avec ses deux poings pour se les enfoncer alternativement dans la bouche comme s'il avait quelque arête de poisson dans la gorge. En même temps, il virevoltait dans le cadre de sa fenêtre ouverte comme un guignol sur sa scène. Enfin, il dut s'effondrer à l'intérieur. Sa fenêtre resta ouverte. Les innombrables hirondelles qui avaient repris leur carrousel grésillant commencèrent à s'en rapprocher. Les cris étaient d'abord des cris de femmes puis il y eut quelques cris d'hommes. Ceux-là étaient extrêmement tragiques. On les aurait dit soufflés à travers des cornes d'aurochs. Contrairement à ce qu'on aurait pu penser ce n'étaient pas les agonisants qui criaient ainsi de tous les côtés mais les vivants. Plusieurs de ces êtres affolés traversèrent la place. Ils semblaient chercher secours car certains couraient les uns vers les autres jusqu'à s'embrasser, puis ils se repoussaient et recommençaient à courir. Un tomba et mourut assez vite. On commença à entendre de tous les côtés le charroi des tombereaux. Il n'eut pas de cesse ; et l'horloge sonna midi, puis une, deux, trois heures ; il continuait sans arrêt, roulant son tambour sur les pavés de toutes les rues. Une fumée roussâtre venant des collines du nord salissait le ciel.

Il arriva sous les yeux mêmes d'Angelo un événement étrange. Quelques-uns de ces tombereaux passèrent sur la place. Débouchant d'une rue qui longeait l'église ils arrivaient, à un moment donné, au détour où ils se trouvaient juste dessous l'endroit où se tenait Angelo et tellement en vue qu'ils découvraient tout leur chargement de cadavres. C'est, arrivé à cet endroit-là, qu'un de ces tombereaux s'arrêta ; l'homme blanc qui menait le cheval par la bride s'étant brusquement affaissé. Cet homme se tordait par terre en s'entortillant dans cette espèce de blouse blanche et ses deux compagnons le regardaient sans approcher, quand un de ces deux compagnons s'affaissa lui-même en poussant un seul cri, mais très perçant. Le troisième s'apprêtait à fuir et déjà il troussait sa blouse, quand il parut trébucher sur un obstacle qui lui fauchait les jambes, et il s'allongea, la face contre terre, à côté des deux autres. Le cheval se chassait les mouches avec la queue.

Cette entreprise délibérée de la mort, cette victoire foudroyante, la proximité du champ de bataille qui restait sous ses yeux, impressionnèrent fortement Angelo. Il ne pouvait pas détourner ses regards des trois hommes blancs. Il espérait toujours qu'ils allaient se redresser, après un petit repos et continuer leur tâche. Mais ils restèrent allongés bien sagement et, à part l'un d'eux qui agita convulsivement ses jambes comme s'il ruait, ils ne bougèrent plus.

Le charroi des autres tombereaux continuait dans les rues et les ruelles d'alentour. Les cris de femmes, stridents, ou gémissants, le déchirant appel au secours des voix d'hommes éclataient toujours de côté et d'autre. Ils n'avaient en réponse que le roulement des tombereaux sur les pavés.

Enfin, un de ceux-là qui sautaient dans les rues voisines arriva sur la place. Les hommes blancs s'approchèrent de leurs camarades allongés et les tournèrent du pied. Ils les chargèrent dans le tombereau et, prenant le cheval par la bride, ils le firent marcher.

Un vol de mouches très épais grondait sur l'endroit où le chargement de cadavres était resté en plein soleil. Il en avait coulé des jus qu'elles ne voulaient pas laisser perdre.

Angelo se dit : « Il ne faut pas rester ici : c'est un foyer du mal. Les exhalaisons montent. Cette place est un carrefour de rues. Et d'ailleurs n'était-elle pas déjà jonchée de morts ? Il faut partir. Il y a sûrement dans la ville des quartiers moins touchés ou alors c'est une affaire de trois, quatre jours et il ne restera plus personne. Sauf moi ici dessus. Et encore, est-ce que c'est probable ? »

Il se mit à errer sur les toits. Il ne faisait plus du tout attention à ces gouffres que les cours intérieures ouvraient soudain devant lui. Il était occupé d'un autre vertige. Il s'en alla même fort calmement ramasser ses bottes sur la pente assez raide d'un toit où il les avait fait rouler au cours de la nuit dans le débat de ses rêves.

Il eut vite fait le tour des toits sur lesquels il pouvait marcher. A l'ouest, la place l'empêchait d'aller plus loin. A l'est, une rue assez large lui barrait la route ; au sud, une autre rue, non seulement large mais bordée de toits très en pente ; au nord, une rue étroite. Il se demanda s'il ne ferait pas mieux de descendre carrément dans les rues par quelque escalier intérieur. « Et puis, après ? se dit-il. En admettant même que les fous qui m'ont poursuivi aient désormais d'autres chats à fouetter, ce qui n'est pas sûr, je vais être en plein dans la mélasse. » Il avait l'impression que, sous lui, la ville était toute pourriture. « Il faudrait simplement pouvoir sortir de ce quartier-ci. »

Il déambulait sur les toits exactement comme sur terre ferme. On l'aurait beaucoup étonné si on lui avait dit qu'il avait tout à fait l'allure inconsciente et désabusée de la petite fille à la jupe en collerette. Le clocher, la rotonde, les petits murs, l'ondulation des toits n'étaient autour de lui que comme les arbres, les bosquets, les haies et les monticules d'une terre nouvelle ; les ouvertures sombres des cours intérieures étaient comme de simples flaques dont il fallait se détourner ; les rues, des ruisseaux au bord desquels il fallait s'arrêter.

Ce n'était pas un rêve cocasse, c'était un mystère très amer dont on ne pouvait pas sortir. Il n'y avait pas à jouer au plus fin avec ça ; il n'y avait qu'à en prendre son parti, quitte à user de malice plus tard quand ce nouveau monde aurait déclenché la mise en route d'instincts nouveaux. Quand les limites s'effacent, entre le réel et l'irréel et qu'on peut passer librement de l'un dans l'autre, le premier sentiment qu'on éprouve, contrairement à ce qu'on croit, est le sentiment que la prison s'est rétrécie.

Il regardait un enchevêtrement de toitures et de murs assez semblables dans son agglomération à un échafaudage effondré quand il vit, encadré dans une lucarne, un visage humain largement taché de noir par une bouche grande ouverte. Avant d'en avoir compris la réalité, il entendit un cri perçant. Il se jeta vivement derrière une grosse cheminée.

Il était à deux ou trois mètres de la lucarne et bien dissimulé. Il entendit plusieurs voix angoissées qui disaient : « Elle a vu le mal, elle a vu le mal ! » La même voix qui avait crié continuait à gémir : « Il est là, il vient, il est sur nous. » Il y eut des trépignements sur un plancher puis une voix d'homme un peu plus ferme demanda : « Où ? Où est-il ? Où l'as-tu vu ? »

Par un joint, entre deux briques, Angelo voyait la lucarne. Il en émergea un bras tendu et un index pointé qui désignait les hauteurs du ciel : là. Là-haut ! Seigneur ! Un homme avec une grande barbe. Puis les cris recommencèrent et Angelo entendit le bruit d'une galopade dans les escaliers.

Il attendit un long moment avant de sortir de derrière sa cheminée. Il se défila derrière de hauts faîtages et il gagna l'abri de ses arcs-boutants.

Le soir tomba. Il était plus que jamais résolu à gagner un autre quartier de toitures.

La ruelle du nord était vraiment très étroite : trois mètres de large tout au plus ; et même à un certain endroit où les génoises s'avançaient, le vide était encore plus étroit. Avec une planche, ou mieux avec une échelle qu'on glisserait là-dessus il serait facile de passer. Il se souvint de l'échelle qui faisait communiquer la galerie avec le dernier palier, dans la maison où il avait pris les victuailles. Il profita des derniers restes du jour pour aller voir si on pouvait la sortir sans faire de bruit. Elle n'était pas scellée et, quand il essaya de la tirer à lui pour voir si elle n'était pas trop lourde, elle l'était si peu qu'il put l'amener sur le plancher de la galerie sans faire aucun bruit. Restait à savoir si elle était assez longue. Elle le paraissait. Il l'emporta jusqu'à la rotonde.

Il dormit très bien, sans rêve, après avoir mangé du coulis de tomate et un peu de graisse. Il se réveilla au moment même où la nuit encore très noire se déchirait lentement à l'est. Il était frais et dispos. Il rassembla son matériel.

L'opération qui consistait à faire glisser l'échelle par-dessus le vide se trouva être plus facile qu'il ne croyait en raison de l'étroitesse de l'endroit qu'il avait choisi et de la légèreté de l'échelle. Il comprit aussi que cette toute première pointe de l'aube était le moment idéal pour passer. La ruelle en dessous était encore tellement noire qu'on n'en voyait pas le vide. La seule difficulté était de traverser avec la couffe de sparterie qui contenait encore deux bouteilles de coulis, le pot de graisse, deux pots de confitures, la bouteille de liquide jaune dont il n'avait pas pu lire l'étiquette, les saucissons et deux bouteilles de vin. Pour les bottes, il les avait de nouveau mises à cheval sur son cou et cela allait bien, mais pour le reste, c'était plus délicat et il voulait absolument avoir ses deux mains libres. Finalement, il n'y avait aucun moyen et le temps passait. Il se dit : « Je vais laisser la couffe de ce côté-ci. Si je ne trouve pas à manger de l'autre côté, ce qui me paraît bien extraordinaire, le pire est que je sois obligé de revenir de ce côté pour manger. Mais je ne crois pas. Ce qui importe le plus c'est que je ne me casse pas la figure. »

Il se mit à quatre pattes et il traversa sans faiblir. Il tira l'échelle à lui et il la cacha derrière le faîtage. Il s'allongea à côté d'elle et il attendit le lever du jour. Il s'aperçut avec étonnement qu'il goûtait fort la chaleur des tuiles qui lui réchauffait le dos. Il avait accompli tous les gestes que lui dictait sa résolution, mais glacé des pieds à la tête.

« Et le chat ? » se dit-il. Il se rendit compte que depuis la veille au matin il ne l'avait plus vu. Il pensa aussi qu'il aurait bien pu, avant de traverser, mettre un saucisson dans sa poche. En vérité, ce n'était pas manger qui était l'essentiel. Le chat, par contre, lui manqua beaucoup jusqu'à ce que le soleil soit levé.

Dans le moment de calme qu'il passa, là, étendu sur les tuiles tièdes, il se rendit compte que depuis la veille le charroi des tombereaux n'avait pas cessé. Il avait été trop préoccupé par son idée pour les entendre. Maintenant, il les entendait de nouveau battre le tambour.

Son domaine de toitures s'avéra beaucoup plus vaste que le précédent. Les rues qui le limitaient étaient très éloignées les unes des autres. C'était un pâté de maisons si compact qu'on avait dû l'aérer de quelques cours et même de jardins intérieurs ; quelques-uns de ces jardins avaient même des arbres. Ces cours et ces jardins étaient clos de toutes parts : il pouvait donc en faire le tour. Ils appartenaient tous à des maisons bourgeoises. Angelo se mit aux aguets pour surprendre la vie de ces maisons par les grandes fenêtres qui donnaient sur les jardins mais, malgré des vitres fort claires à travers lesquelles il pouvait voir fauteuils et tapis, rien ne bougea dans ces intérieurs. A un moment donné même il fut assez près de la fenêtre d'une cuisine pour voir nettement le dessus de la cheminée nettoyé de tous ses pots. Ces gens-là n'étaient pas morts ; ils étaient partis.

« Voilà qui excuse toutes les révolutions, se dit-il, et même qu'on m'ait brutalisé l'autre soir. Tu es bien nigaud, ajouta-t-il, ces gens-là ne sont pas morts ici mais qui dit qu'ils ne sont pas morts ailleurs ? Voilà toute la différence. Ceci est une réflexion de chef. » Il en fut très fier. « Si je voulais, j'irais me prélasser dans leurs fauteuils, mais à d'autres ! Je ne crois pas que le mal soit un homme barbu mais je suis bien sûr que c'est un petit animal, bien plus petit qu'une mouche qui peut parfaitement habiter un reps ou la toile d'une tapisserie. Les toitures ne m'ont pas trop mal réussi jusqu'à présent, restons-y. De toute façon, ceci me paraît maigre en victuailles. »

Les maisons de ce quartier n'avaient pas de galeries et Angelo eut beau chercher de tous les côtés, il n'y avait pas non plus sur ces toitures d'endroits plats où pouvoir dormir. Même pas d'endroits où il puisse se mettre à l'ombre comme sous les arcs-boutants de la rotonde. Le soleil était encore plus blanc que d'habitude, la réverbération des tuiles polies brûlait autant que les rayons directs.

Il eut toutefois la joie de voir arriver le chat. Il ne sut jamais comment l'animal avait fait pour le rejoindre. Peut-être avait-il sauté ? En tout cas, à partir de ce moment-là, il resta sur les talons d'Angelo comme un chien, profita de toutes les haltes pour se frotter contre ses jambes. Il fit avec lui tout le tour du domaine et, quand Angelo s'assit au pied d'une petite murette, dans un peu d'ombre, le chat sauta sur ses genoux et lui fit à sa façon une fête de grande affection.

Du côté de la place de l'église, le charroi des tombereaux continuait. De temps en temps, des cris, des appels qui retentissaient longuement en vain, des gémissements, montaient de la profondeur des rues.

Dans la petite murette contre laquelle Angelo appuyait son dos s'ouvrait une lucarne rectangulaire dans laquelle finalement le chat sauta. Comme il ne revenait pas, Angelo l'appela, puis engagea sa tête et ses épaules dans la lucarne. Elle donnait sur un grenier spacieux plein d'objets hétéroclites dont la vue donnait à l'âme un profond sentiment de quiétude. Tout de suite, Angelo essaya de passer mais l'ouverture était trop étroite. Après avoir de nouveau porté ses regards sur l'étincellement cru des toitures, sur les collines blêmes dans lesquelles on venait d'alimenter les bûchers qui commençaient à tordre d'énormes fumées grasses, Angelo eut une envie irrésistible de revoir ce beau grenier blond, translucide, gardant de vieilles étoffes, des crosses de bois poli, des ferrures en forme de fleurs de lys, des ombrelles, des jupes sur des corps d'osier, de vieilles capelines de taffetas moiré, des reliures, des ventres de meubles, des guirlandes de nacre, des bouquets de fleurs d'oranger, des objets de la vie élégante et facile endormis dans du miel. Les corsages, les robes, les guimpes, les coiffes, les gants, les redingotes, les carricks, les hauts-de-forme, les cravaches de trois générations, pendus à des clous, tapissaient les murs. De minuscules souliers à talons hauts, en satin, en cuir, en velours, des mules à pompons de soie, des bottes de chasse étaient posés sur des meubles bas, non pas dans l'alignement ridicule de chaussures rangées, mais comme si le pied venait de les quitter ; mieux, comme si le pied d'ombre les chaussait encore ; comme si les corps d'ombre pesaient encore pour si peu que ce soit. Enfin, posé à plat sur le marbre d'une commode, un sabre dans son fourreau. Un sabre de cavalerie avec sa dragonne d'or : tout apportait des tendresses aussi douces au cœur que les tendresses du chat. D'ailleurs, le chat était là, couché sur un vieux couvre-pied et il appela Angelo avec un roucoulement de colombe, suave et mélancolique, semblable à la voix même du monde disparu.

Angelo était cramponné à la lucarne comme un prisonnier à la lucarne de sa prison.

Une odeur de longs repos, de chairs paisiblement vieillies, de cœurs tendres, de jeunesse imputrescible, de passions bleues et de tisane de violette venait du beau grenier.

Les bûchers rabattaient sur la ville une fumée lourde à goût de suint et de graisse comme de mauvaises chandelles, mais qui donnait appétit. Angelo pensa à la couffe de sparterie qu'il avait laissée de l'autre côté de la rue. Avec des vivres (comme on dit) et s'il pouvait glisser par l'étroite fenêtre, il y avait là-dedans de quoi vivre indéfiniment.

Il erra jusqu'à midi sur les toitures sans pouvoir détacher sa pensée d'un besoin de douceur.

Il se disait : « Voilà un étrange besoin et qui vient bien mal à propos. Les choses sont claires et il n'y a pas à chercher midi à quatorze heures. Loin de croire que le danger vient d'un homme barbu ou des nuages même à forme de cheval, ou de la comète à laquelle cependant toi aussi tu as rêvé, tu sais qu'il s'agit simplement de petits animaux plus petits que des mouches et qui donnent le choléra. Sans parler des fous qui écrasent la tête de ceux qui touchent aux fontaines. Fais ton affaire avec ça. Je ne vois pas pourquoi il serait là-dedans question de vieux corsages et de souliers de satin. Le sabre seul, en raisonnant froidement, pourrait te rendre quelque service, mais quelques charges de poudre pour tes pistolets feraient beaucoup mieux l'affaire. Et, si tu as pensé au sabre, c'est simplement par goût de la fioriture et de la gloriole parce que tu sais t'en servir d'une façon merveilleuse, que ton ancien métier te remonte aux poignets, en un mot, parce que tu ne pourras jamais te guérir de tes façons cocardières qui t'ont déjà rendu maintes fois ridicule. Sans parler du fameux duel dont tu pouvais très bien te passer en donnant un louis à un assassin professionnel. Rien n'est plus bête que la générosité quand la générosité en arrive à se loger jusque dans la politesse et le sentiment des choses justes. Heureusement que tu n'aimes pas l'amour, comme disait cette pauvre Anna Clèves, sans quoi, gare à la bombe ! Mais la révolution et le choléra peuvent également te tromper comme des femmes si tu n'es pas habile ! Tout appartient aux hommes habiles ; ils sont les maîtres du monde. Serais-tu timide, par hasard ? il faut convenir que j'adore ces vêtements pendus aux murs, là-bas. Ils sont tous d'une main-d'œuvre exquise. Ils ont appartenu à des êtres sensibles. Oui, je pourrais vivre indéfiniment dans le grenier. »

Mais la fumée des bûchers de cadavres l'enveloppait avec son goût de suif et en prononçant en lui-même le mot de vivre il pensait à la couffe de sparterie.

Il alla sur les toits d'une longue maison à allure de caserne.

Les bâtiments étaient établis en carrés autour d'un jardin fort bien tenu. De l'autre côté du jardin, Angelo voyait une partie de façade percée de grandes fenêtres régulières, grillées, vers lesquelles montaient des feuillages de laurier et de figuier. Les parterres de buis, en bas, étaient animés d'une sorte de trafic de souris. En se glissant jusque sur le promontoire d'une mansarde, Angelo put voir que c'étaient des nonnes qui s'affairaient fort lentement autour de caisses, de ballots et de malles qu'elles cordaient en faisant bruire tout un damier de robes noires et de coiffes blanches. L'affaire était surveillée par un personnage blanc comme marbre et plus petit que nature qui se tenait immobile sous un berceau de lauriers-roses. Un moment, Angelo eut peur d'être vu par ce commandant dont l'immobilité et le sang-froid impressionnaient. Mais il s'aperçut que c'était la statue d'un saint.

Il suffisait de remonter sur la hauteur des toits pour entendre le charroi des tombereaux qui ne cessait pas, des rumeurs étouffées pleines de gémissements et ce bruit semblable à celui d'une pluie fine que faisait la fumée des bûchers en frottant les tuiles.

Angelo retourna s'asseoir près de la lucarne du grenier. Pendant plusieurs heures il le respira de temps en temps comme on respire une fleur. Il passait sa tête par l'ouverture, il regardait les corsages, les robes, les petits souliers, les bottes, le sabre ; il humait l'odeur d'âmes qu'il imaginait sublimes.

« Je ne passe pas pour un esprit frivole, se disait-il. Combien de fois ne m'a-t-on pas reproché mon manque de goût pour les plaisirs ? Et j'ai incontestablement, à force de froideur, fait le malheur de cette pauvre Anna Clèves qui, au fond, me demandait fort peu de chose si j'en juge par la façon dont les jeunes officiers qui fréquentaient la même salle d'escrime que moi à Aix-en-Provence se comportent avec les dames. Elle ne voudrait jamais croire que je suis capable de créer un être qui chausse ces souliers, revêt ces robes, prend cette ombrelle dans ses mains, se coiffe de cette capeline de faille mauve et marche dans ce grenier (qui est d'ailleurs un parc, un château, un domaine, un pays avec son parlement) et m'apporte à l'heure actuelle le plus grand plaisir que je puisse avoir (le seul même) rien qu'à le voir marcher. »

Il retournait s'asseoir près du petit mur. Il revoyait la fumée noire chevaucher dans le ciel de craie. Il entendait les tombereaux rouler sur les pavés, s'arrêter, repartir, s'arrêter, repartir, tourner inlassablement dans les rues. Il écoutait le grand silence constamment refermé autour de ce bruit de tombereau, autour des gémissements et des appels.

Enfin, il essaya de se glisser dans la lucarne. Il ne réussit qu'à coincer ses épaules et à s'écorcher le haut des bras. Mais il pensa tout à coup à l'attitude qu'on prend quand on se fend pour donner un coup de pointe dans les règles, le bras droit tendu, la tête effacée contre l'épaule droite, le bras gauche allongé contre la cuisse, l'épaule gauche effacée.

« C'est un coup de pointe dans les règles qu'il faut ici, se dit-il. Si je réussis à me tenir de cette façon, je parie que je passe. »

il essaya et il aurait réussi sans les pistolets qui lui gonflaient les poches. Il fourra ses pistolets dans ses bottes et il introduisit d'abord les bottes dans le grenier. La lucarne s'ouvrait, à l'intérieur, à environ un mètre cinquante du plancher. Il plongea son bras le plus loin possible mais il dut malgré tout laisser tomber ses bottes sans espoir de pouvoir les reprendre s'il ne passait pas.

« Les ponts sont coupés, se dit-il, maintenant il faut suivre. Ou bien, sans bottes ni pistolets tu n'es plus qu'un pignouf. »

Malgré sa maigreur et la position parfaite qu'il prit, il resta coincé, heureusement aux hanches et, en se demenant comme un ver de terre et en s'aidant de sa main droite, il réussit à s'arracher et à rouler à l'intérieur où il fit un assez grand bruit en tombant sur le parquet de bois.

« Madone, dit-il en se relevant, faites que les gens d'ici soient morts ! »

Il resta un long moment dans l'expectative mais rien ne bougea.

Le grenier était encore plus beau que ce qu'il paraissait être. Les fonds qu'on ne pouvait pas voir de la lucarne, éclairés par quelques tuiles de verre disséminées dans la toiture, et sur lesquelles à cette heure frappait le soleil couchant, étaient baignés d'un sirop de lumière presque opaque. Les objets n'en émergeaient que par des lambeaux de forme qui n'avaient plus aucun rapport avec leur signification réelle. Telle commode galbée n'était plus qu'un ventre recouvert d'un gilet de soie prune ; un petit saxe sans tête qui devait être à l'origine un ange musicien était devenu par l'agrandissement des ombres portées, par le vif éclat que la lumière donnait aux brisures de sa décollation, une sorte d'oiseau des îles : le cacatoès d'une créole ou d'un pirate. Les robes et les redingotes étaient vraiment réunies en assemblées. Les souliers apparaissaient sous des franges de clarté comme dépassant du bas d'un rideau, et les personnages d'ombres dont ils trahissaient ainsi la présence ne se tenaient pas sur un plancher mais comme sur les perchoirs en escalier d'une vaste cage de canaris. Les rayons du soleil dardés en étincelantes constellations rectilignes de poussière faisaient vivre ces êtres étranges dans des mondes triangulaires, et la descente sensible du couchant qui déplaçait lentement les ronds de lumière les animait de mouvements indéfiniment étirés comme dans l'eau tiède d'un aquarium. Le chat vint saluer Angelo, s'étira aussi, ouvrit une large bouche et émit un miaulement imperceptible.

« Fameux bivouac, se dit Angelo. Il n'y a que la subsistance qui n'est pas très bien assurée ; mais, quand il fera nuit j'irai explorer les profondeurs. En tout cas, ici je suis comme un coq en pâte. »

Et il se coucha sur un vieux divan.

Il se réveilla. Il faisait nuit.

« En route, se dit-il. Maintenant il faut vraiment quelque chose à se mettre sous la dent. »

Les profondeurs, vues du petit palier devant la porte du grenier, étaient terriblement obscures. Angelo enflamma sa mèche d'amadou. Il souffla sur la braise, vit le haut de la rampe dans la lueur rose et il commença à descendre lentement en habituant peu à peu ses pieds au rythme des marches.

Il arriva sur un autre palier. Cela semblait être celui d'un troisième étage, à en juger par l'écho de la cage d'escalier où le moindre glissement avait son ombre. Il souffla sur sa braise. Comme il le supposait l'espace autour de lui était très vaste. Ici, trois portes, mais fermées toutes les trois. Trop tard pour forcer les serrures. Il verrait demain. Il fallait descendre plus bas. Ses pieds reconnurent des marches de marbre.

Deuxième étage : trois portes également fermées ; mais c'étaient incontestablement des portes de chambres : les panneaux étaient historiés de rondes-bosses et de motifs de sculpture à carquois et à rubans. Ces gens étaient sûrement partis. Les carquois et les rubans n'étaient pas les attributs de gens qui laissent leurs cadavres s'empiler dans des tombereaux. Il y avait même de grandes chances pour qu'ils aient ratissé ou plutôt fait ratisser la cuisine jusque dans les plus petits recoins des placards. Il fallait voir plus bas. Peut-être même jusque dans la cave.

A partir d'ici il y avait un tapis dans l'escalier. Quelque chose passa entre les jambes d'Angelo. Ce devait être le chat. Il y avait vingt-trois marches entre le grenier et le troisième ; vingt-trois entre le troisième et le second. Angelo était sur la vingt et unième marche, entre le second et le premier quand, en face de lui, une brusque raie d'or encadra une porte qui s'ouvrit. C'était une très jeune femme. Elle tenait un chandelier à trois branches à la hauteur d'un petit visage en fer de lance encadré de lourds cheveux bruns.

« Je suis un gentilhomme », dit bêtement Angelo.

Il y eut un tout petit instant de silence et elle dit :

« Je crois que c'est exactement ce qu'il fallait dire. »

Elle tremblait si peu que les trois flammes de son chandelier étaient raides comme des pointes de fourche.

« C'est vrai, dit Angelo.

— Le plus curieux est qu'en effet cela semble vrai, dit-elle.

— Les brigands n'ont pas de chat, dit Angelo qui avait vu le chat glisser devant lui.

— Mais qui a des chats ? dit-elle.

— Celui-ci n'est pas à moi, dit Angelo, mais il me suit parce qu'il a reconnu un homme paisible.

— Et que fait un homme paisible à cette heure et là où vous êtes ?

— Je suis arrivé dans cette ville il y a trois ou quatre jours, dit Angelo, j'ai failli être écharpé comme empoisonneur de fontaine. Des gens qui avaient de la suite dans les idées m'ont poursuivi dans les rues. En me dissimulant dans une encoignure une porte s'est ouverte et je me suis caché dans la maison. Mais il y avait des cadavres, ou plus exactement un cadavre. Alors j'ai gagné les toits. C'est là-haut dessus que j'ai vécu depuis. »

Elle l'avait écouté sans bouger d'une ligne. Cette fois le silence fut un tout petit peu plus long. Puis elle dit :

« Vous devez avoir faim alors ?

— C'est pourquoi j'étais descendu chercher, dit Angelo, je croyais la maison déserte.

— Félicitez-vous qu'elle ne le soit pas, dit la jeune femme avec un sourire. Les brisées de mes tantes sont des déserts. »

Elle s'effaça, tout en continuant à éclairer le palier.

« Entrez, dit-elle.

— J'ai scrupule à m'imposer, dit Angelo, je vais troubler votre réunion.

— Vous ne vous imposez pas, dit-elle, je vous invite. Et vous ne troublez aucune réunion : je suis seule. Ces dames sont parties depuis cinq jours. J'ai eu moi-même beaucoup de mal à me nourrir après leur départ. Je suis néanmoins plus riche que vous.

— Vous n'avez pas peur ? dit Angelo en s'approchant.

— Pas le moins du monde.

— Sinon de moi, et je vous rends mille grâces, dit Angelo, mais de la contagion ?

— Ne me rendez aucune grâce, monsieur, dit-elle. Entrez. Nos bagatelles de la porte sont ridicules. »

Angelo pénétra dans un beau salon. Il vit tout de suite son propre reflet dans une grande glace. Il avait une barbe de huit jours et de longues rayures de sueur noirâtre sur tout le visage. Sa chemise en lambeaux sur ses bras nus et sa poitrine couverte de poils noirs, ses culottes poussiéreuses et où restaient les traces de plâtre de son passage à travers la lucarne, ses bas déchirés d'où dépassaient des arpions assez sauvages composaient un personnage fort regrettable. Il n'avait plus pour lui que ses yeux qui donnaient toujours cependant des feux aimables.

« Je suis navré, dit-il.

— De quoi êtes-vous navré ? dit la jeune femme qui était en train d'allumer la mèche d'un petit réchaud à esprit-de-vin.

— Je reconnais, dit Angelo, que vous avez toutes les raisons du monde de vous méfier de moi.

— Où voyez-vous que je me méfie, je vous fais du thé. »

Elle se déplaçait sans bruit sur les tapis.

« Je suppose que vous n'avez plus eu d'aliments chauds depuis longtemps ?

— Je ne sais plus depuis quand !

— Je n'ai malheureusement pas de café. Je ne saurais d'ailleurs trouver de cafetière. Hors de chez soi on ne sait où mettre la main. Je suis arrivée ici il y a huit jours. Mes tantes ont fait le vide derrière elles ; le contraire m'aurait surprise. Ceci est du thé que j'avais heureusement pris la précaution d'emporter.

— Je m'excuse, dit Angelo d'une voix étranglée.

— Les temps ne sont plus aux excuses, dit-elle. Que faites-vous debout ? Si vous voulez vraiment me rassurer, comportez-vous de façon rassurante. Assoyez-vous. »

Docilement, Angelo posa la pointe de ses fesses au bord d'un fauteuil mirobolant.

« Du fromage qui sent le bouc (c'est d'ailleurs pourquoi elles l'ont laissé), un fond de pot de miel et, naturellement, du pain. Est-ce que ça vous va ?

— Je ne me souviens plus du goût du pain.

— Celui-ci est dur. Il faut de bonnes dents. Quel âge avez-vous ?

— Vingt-cinq ans, dit Angelo.

— Tant que ça ? » dit-elle.

Elle avait débarrassé un coin de guéridon et installé un gros bol à soupe sur une assiette.

« Vous êtes trop bonne, dit Angelo. Je vous remercie de tout mon cœur de ce que vous voudrez bien me donner car je meurs de faim. Mais je vais l'emporter, je ne saurais me mettre à manger devant vous.

— Pourquoi ? dit-elle. Suis-je écœurante ? Et dans quoi emporteriez-vous votre thé ? Il n'est pas question de vous prêter bol ou casserole ; n'y comptez pas. Sucrez-vous abondamment et émiettez votre pain comme pour tremper la soupe. J'ai fait le thé très fort et il est bouillant. Rien ne peut vous être plus salutaire. Si je vous gêne, je peux sortir.

— C'est ma saleté qui me gêne », dit Angelo. Il avait parlé brusquement mais il ajouta : « Je suis timide. » Et il sourit.

Elle avait les yeux verts et elle pouvait les ouvrir si grands qu'ils tenaient tout son visage.

« Je n'ose pas vous donner de quoi vous laver, dit-elle doucement. Toutes les eaux de cette ville sont malsaines. Il est actuellement beaucoup plus sage d'être sale mais sain. Mangez paisiblement. La seule chose que je pourrai vous conseiller, ajouta-t-elle avec également un sourire, c'est de mettre si possible des souliers, dorénavant.

— Oh ! dit Angelo, j'ai des bottes là-haut, même fort belles. Mais j'ai dû les tirer pour pouvoir marcher sur les tuiles qui sont glissantes et aussi pour descendre dans les maisons sans faire de bruit. »

Il se disait : « Je suis bête comme chou », mais une sorte d'esprit critique ajoutait : « Au moins l'es-tu d'une façon naturelle ? »

Le thé était excellent. A la troisième cuillerée de pain trempé, il ne pensa plus qu'à manger avec voracité et à boire ce liquide bouillant. Pour la première fois depuis longtemps il se désaltérait. Il ne pensait vraiment plus à la jeune femme. Elle marchait sur les tapis. En réalité, elle était en train de préparer une deuxième casserole de thé. Comme il finissait, elle lui remplit de nouveau son bol à ras bord.

Il aurait voulu parler mais sa déglutition s'était mise à fonctionner d'une façon folle. Il ne pouvait plus s'arrêter d'avaler sa salive. Il avait l'impression de faire un bruit terrible. La jeune femme le regardait avec des yeux immenses mais elle n'avait pas l'air d'être étonnée.

« Ici, je ne vous céderai plus », dit-il d'un ton ferme quand il eut fini son deuxième bol de thé.

« J'ai réussi à parler ferme mais gentiment », se dit-il.

« Vous ne m'avez pas cédé, dit-elle. Vous avez cédé à une fringale encore plus grande que ce que je croyais et surtout à la soif. Ce thé est vraiment une bénédiction.

— Je vous en ai privée ?

— Personne ne me prive, dit-elle, soyez rassuré.

— J'accepterai un de vos fromages et un morceau de pain que j'emporterai, si vous voulez bien et je vous demanderai la permission de me retirer.

— Où ? dit-elle.

— J'étais tout à l'heure dans votre grenier, dit Angelo, il va sans dire que je vais en sortir tout de suite.

— Pourquoi, il va sans dire ?

— Je ne sais pas, il me semble.

— Si vous ne savez pas, vous feriez aussi bien d'y rester cette nuit. Vous aviserez demain, au jour. »

Angelo s'inclina.

« Puis-je vous faire une proposition ? dit-il.

— Je vous en prie.

— J'ai deux pistolets dont un vide. Voulez-vous accepter celui qui est chargé ? Ces temps exceptionnels ont libéré beaucoup de passions exceptionnelles.

— Je suis assez bien pourvue, dit-elle, voyez vous-même. »

Elle souleva un châle qui était resté de tout ce temps à côté du réchaud à esprit-de-vin. Il recouvrait deux forts pistolets d'arçon.

« Vous êtes mieux fournie que moi, dit froidement Angelo, mais ce sont des armes lourdes.

— J'en ai l'habitude, dit-elle.

— J'aurais voulu vous remercier.

— Vous l'avez fait.

— Bonsoir, madame. Demain à la première heure j'aurai quitté le grenier.

— C'est donc à moi à vous remercier », dit-elle.

Il était à la porte. Elle l'arrêta.

« Une bougie vous rendrait-elle service ?

— Le plus grand, madame, mais je n'ai que de l'amadou à mon briquet, je ne peux pas faire de flamme.

— Voulez-vous quelques bâtonnets soufrés ? »

En rentrant dans le grenier, Angelo fut tout étonné de retrouver le chat sur ses talons. Il avait oublié cette bête qui lui avait donné tant de plaisir par sa compagnie.

« Il va me falloir passer de nouveau par cette lucarne si étroite, se dit-il ; mais, décemment, un galant homme ne peut pas rester seul avec une aussi jeune femme et jolie ; même le choléra n'excuse rien dans ces cas-là. Elle se dominait d'une façon parfaite mais il est incontestable que, pour si peu que ce soit, ma présence dans le grenier la gênerait. Eh ! bien, je passerai de nouveau par la lucarne si étroite. »

Le thé lui avait donné des forces et surtout un grand bien-être. Il admirait tout de ce que la jeune femme avait fait en bas. « Si j'avais été à sa place, se disait-il, aurais-je réussi aussi bien qu'elle cet air méprisant et froid en face du danger ? Aurais-je su jouer aussi bien qu'elle une partie où j'avais tout à perdre ? Il faut convenir que je suis d'aspect effrayant et même, ce qui est plus grave, repoussant. » Il oubliait les feux de ses yeux.

« Elle n'a pas cédé ses atouts une minute et cependant elle a à peine vingt ans ; disons vingt et un ou vingt-deux au grand maximum. Moi qui trouve toujours que les femmes sont vieilles, je reconnais que celle-là est jeune. »

La réponse qu'elle avait faite au sujet des pistolets d'arçon l'intriguait aussi beaucoup. Angelo avait de l'esprit surtout quand il s'agissait d'armes. Mais, même dans ces cas-là il n'avait que l'esprit de l'escalier. L'homme solitaire prend une fois pour toutes l'habitude de s'occuper de ses propres rêves ; il ne peut plus réagir tout de suite à l'assaut des propositions extérieures. Il est comme un moine à son bréviaire dans une partie de balle au camp, ou comme un patineur qui glisse trop délibérément et qui ne peut répondre aux appels qu'en décrivant une longue courbe.

« J'ai été anguleux et tout d'une pièce, se dit Angelo. J'aurais dû me montrer fraternel. C'était une façon magnifique de jouer mes propres cartes. Les pistolets d'arçon étaient une bonne ouverture. Il fallait lui dire qu'une petite arme bien maniée est plus dangereuse, inspire plus de respect qu'une grosse et lourde, très embarrassante surtout quand il y a autant de disparate qu'entre sa main et l'épaisse crosse, les gros canons, les lourdes ferrures de ces pistolets. Il est vrai qu'elle court bien d'autres dangers et on ne peut pas tirer de coups de pistolet sur les petites mouches qui transportent le choléra. »

Il fut alors envahi d'une pensée si effrayante qu'il se redressa du divan où il s'était couché.

« Et si je lui avais porté moi-même la contagion ! » Ce moi-même le glaça de terreur. Il répondait toujours aux générosités les plus minuscules par des débauches de générosité. L'idée d'avoir sans doute porté la mort à cette jeune femme si courageuse et si belle, et qui lui avait fait du thé, lui était insupportable. « J'ai fréquenté ; non seulement j'ai fréquenté, mais j'ai touché, j'ai soigné des cholériques. Je suis certainement couvert de miasmes qui ne m'attaquent pas, ou peut-être ne m'attaquent pas encore, mais peuvent attaquer et faire mourir cette femme. Elle se tenait fort sagement à l'abri, enfermée dans sa maison et j'ai forcé sa porte, elle m'a reçu noblement et elle mourra peut-être de cette noblesse, de ce dévouement dont j'ai eu tout le bénéfice. »

Il était atterré.

« J'ai fouillé de fond en comble la maison où le choléra sec avait étendu entre deux portes cette femme aux beaux cheveux d'or. Celle-ci est plus brune que la nuit mais le choléra sec est terriblement foudroyant et l'on n'a même pas le temps d'appeler. Et, est-ce que je suis fou ou bien que peut faire la couleur d'une chevelure dans un cas de choléra sec ? »

Il écouta avec une farouche attention. Toute la maison était silencieuse.

« En tout cas, se dit-il pour se rassurer, ce fameux choléra sec m'a laissé bien tranquille jusqu'à présent. Pour le donner il faut l'avoir. Non, pour le donner, il suffit de le porter et tu as tout fait pour en porter plus qu'il n'en faut. Mais, tu n'as rien touché dans la maison. A peine si tu as fait ton devoir comme le pauvre petit Français qui l'aurait fait beaucoup mieux et aurait poussé le scrupule jusqu'à regarder dessous les lits. Allons, qu'est-ce que tu t'imagines, les miasmes ne sont pas hérissés de tentacules crochus comme les graines de bardanes et, ce n'est pas parce que tu as enjambé ce cadavre qu'ils se sont forcément collés contre toi. »

Il était à moitié endormi. Il se revoyait enjambant le cadavre de la femme et son demi-sommeil était également rempli de comètes et de nuages à formes de cheval. Il s'agitait tellement sur son divan qu'il dérangea le chat couché près de lui.

Pour le coup, il fut glacé de terreur. « Le chat est resté longtemps dans la maison où, non seulement la femme blonde est morte, mais où certainement au moins deux autres personnes sont mortes. Lui peut transporter le choléra dans sa fourrure. »

Il ne se souvenait plus si le chat était entré au salon en bas ou s'il était resté sur le palier. Il se tortura avec cette idée pendant une bonne partie de la nuit.


1 C'est un aristocrate, quoique carbonaro, qui parle, et d'ailleurs fort jeune. [Note de l'auteur.]