Angelo se réveilla à une heure fort avancée de la matinée. Il s'étonna de se retrouver couché en travers du lit. Ses jambes étaient ankylosées, au bout desquelles les bottes avaient pesé toute la nuit. Les épaules et les reins lui faisaient mal et, au moindre geste, il avait l'impression de faire jouer ses os en porte à faux.
Le cheval était beaucoup plus mal en point. Angelo fit verser deux boisseaux d'avoine dans la mangeoire. Il surveilla le garçon d'écurie auquel, en quelques mots fort tendres qui touchèrent cet homme simple, il recommanda la bête.
« Vous aimez les chevaux, lui dit cet homme qui avait des yeux magnifiques, moi aussi. Donnez-moi deux sous et je verserai dans cette avoine un litre de vin. Je peux vous promettre de ne pas en boire un verre. Notre air ici est acide à cause de la montagne sur laquelle nous sommes. On ne s'en aperçoit jamais parce que la montée est en pente douce. Mais les bêtes s'essoufflent et il n'y a rien de meilleur que le vin pour leur donner du poumon. Si j'avais un conseil à vous donner, ce serait de laisser ce cheval noir au repos tout le jour.
— C'est ce que je comptais faire, dit Angelo. D'ailleurs, je suis moi-même très fatigué et je suis persuadé que vous avez raison à propos de votre air acide. Je sais très bien aussi que le vin dans l'avoine fait merveille. Voilà deux sous, et même en voilà quatre. Il fait très chaud et je ne veux pas que vous tiriez la langue en faisant boire mon cheval. Moi, je vais me recoucher.
— Êtes-vous malade ? demanda l'homme.
— Non, dit Angelo, pourquoi ? Il était frappé de la peur que le garçon d'écurie ne songeait même pas à cacher.
— C'est, dit cet homme, qu'on m'a raconté ce matin des choses pas très belles. Un homme et une femme sont morts cette nuit et notre docteur a envoyé un courrier au sous-préfet. Peut-être qu'il y a des risques.
— En tout cas pas avec moi, dit Angelo, et voilà la preuve. Allez voir le patron, et dites-lui qu'il me fasse tout de suite rôtir un poulet. Je veux le manger dans ma chambre, dès qu'il sera prêt ; qu'on me monte également deux bouteilles du vin que j'ai bu hier soir et allez me chercher vingt cigares semblables à celui-ci, que je ne vous donne pas parce que c'est mon dernier et que je n'ai pas encore fumé de ce matin. »
Angelo monta à sa chambre et tira les volets. Il se mit tout nu et s'étendit sur le lit. On frappa à la porte : « C'est moi, dit le garçon d'écurie, je vous apporte les cigares. — Alors, entrez, dit Angelo. — Eh ! bien, dit l'homme, ceci prouve que vous n'avez pas froid. Les deux de cette nuit grelottaient, paraît-il. Il a fallu qu'on les frotte à la térébenthine. Au bureau de tabac, on dit que ça a encore pris à quelqu'un qui serait entre la vie et la mort. — Ne vous en occupez pas, dit Angelo, il ne meurt jamais que les plus malades. Tenez, fumez ce cigare et allez boire votre litre de vin. N'oubliez pas de laisser le sien à mon cheval. — N'ayez pas peur, dit l'homme, mais si je peux vous donner un conseil, couvrez-vous le ventre. Il faut toujours avoir le ventre chaud. »
« Il a raison, se dit Angelo. Je m'entends très bien avec les gens de la montagne. Ils ont de beaux yeux et ils savent s'effrayer tout seuls. »
Il mangea son poulet, but toute une bouteille de vin, fuma trois cigares et dormit. Il s'éveilla à quatre heures, regarda aux joints du volet. Dehors, c'était toujours la grande lumière triste. Il descendit à l'écurie. Le cheval avait repris haleine. « Celui dont je vous parlais est mort, dit le garçon. — Ne vous occupez pas de la mort des autres, dit Angelo. — Trois le même jour c'est beaucoup, dit l'homme. — Ça n'est rien tant que ça n'est pas vous, dit Angelo. — A ce train-là on y arriverait vite, dit l'homme. On n'est que six cents ici. Bien entendu, vous, vous partez ? — Pas ce soir, dit Angelo, mais demain. Connaissez-vous le château de Ser ? — Oui, dit l'homme, c'est de l'autre côté de la montagne, après Noyers. — Est-ce que c'est loin ? — Ça dépend des routes. La belle fait un grand détour. L'autre — et je vous garantis qu'avec une bête comme la vôtre je n'hésiterais pas — est moins belle, mais beaucoup plus courte. Elle part droit, là, en face de nous, vous voyez, et, au lieu d'aller faire le tour au col du Mégron, elle monte tout doucement entre les bois de hêtres et elle utilise un pas, c'est-à-dire un passage qui la fait descendre droit sur Les Omergues, un petit hameau de vingt feux sur la grand-route, de l'autre côté. Des Omergues au château de Ser il y a cinq lieues en prenant la grand-route, à droite. — Ça fait combien en tout ? dit Angelo. Je n'ai pas envie de recommencer la musique d'hier. Il a l'air de faire encore une chaleur ! — Et encore vous ne vous en rendez pas compte d'ici, dit l'homme. Il y a de quoi faire durcir des œufs. Si j'ai un conseil à vous donner, c'est de partir vers les quatre heures du matin. Il faut espérer qu'en montant vous aurez un peu d'air. A dix heures vous devez être à ce pas, qui s'appelle le pas de Redortiers qui domine Les Omergues, comme je vous l'ai dit. A partir de là, enfin, tout au moins à partir du moment où vous serez sur la grand-route, c'est une promenade de dame. Vous pouvez arriver au château à midi. »
Angelo partit à quatre heures du matin. Les bois de hêtres dont lui avait parlé le garçon d'écurie étaient très beaux. Ils étaient répandus par petits bosquets sur des pâturages très maigres couleur de renard, sur des terres à perte de vue, ondulées sous des lavandes et des pierrailles. Le petit chemin de terre fort doux au pas du cheval et qui montait sur ce flanc de la montagne en pente douce serpentait entre ces bosquets d'arbres dans lesquels la lumière oblique de l'extrême matin ouvrait de profondes avenues dorées et la perspective d'immenses salles aux voûtes vertes soutenues par des multitudes de piliers blancs. Tout autour de ces hauts parages vermeils l'horizon dormait sous des brumes noires et pourpres.
Le cheval marchait gaiement. Angelo arriva au pas de Redortiers vers les neuf heures. De là, il pouvait plonger ses regards dans la vallée où il allait descendre. De ce côté, la montagne tombait en pentes raides. Au fond, il pouvait voir de maigres terres carrelées, traversées par un ruisseau sans doute sec parce que très blanc et une grand-route bordée de peupliers. Il était presque juste au-dessus, à quelque cinq à six cents mètres de haut de ce hameau que le garçon d'écurie avait appelé Les Omergues. Chose curieuse : les toits des maisons étaient couverts d'oiseaux. Il y avait même des troupes de corbeaux par terre, autour des seuils. A un moment donné, ces oiseaux s'envolèrent tous ensemble et vinrent flotter en s'élevant jusqu'à la hauteur de la passe où se trouvait Angelo. Il n'y avait pas que des corbeaux ; mais également une foule de petits oiseaux à plumages éclatants : rouges, jaunes et même une grande abondance de turquins qu'Angelo reconnut pour être des mésanges. Le nuage d'oiseaux tourna en rond au-dessus du petit village puis retomba doucement sur ses toits.
A partir de la passe, le chemin était assez scabreux. Il finissait par arriver en bas dans des champs. Malgré l'heure relativement matinale, la terre était déjà recouverte d'une épaisse couche d'air brûlant et gras. Angelo retrouva les nausées et les étouffements de la veille. Il se demanda si l'odeur fade et légèrement sucrée qu'il respirait ici ne provenait pas de quelque plante qu'on cultivait dans ces parages. Mais il n'y avait rien que des centaurées et des chardons dans les petits champs pierreux. Le silence n'était troublé que par le grésillement de mille cris d'oiseaux ; mais, en approchant des maisons, Angelo commença à entendre un concert très épais de braiments d'ânes, de hennissements de chevaux et de bêlements de moutons. « Il doit se passer quelque chose ici, se dit Angelo. Ceci n'est pas naturel. Toutes ces bêtes crient comme si on les égorgeait. » Il y avait aussi cette foule d'oiseaux qui, vue maintenant à hauteur d'homme, était assez effrayante, d'autant qu'ils ne s'envolaient pas ; la plupart des gros corbeaux qui noircissaient le seuil de la maison dont s'approchait Angelo avaient simplement tourné la tête vers lui et le regardaient venir avec des mines étonnées. L'odeur sucrée était de plus en plus forte.
Angelo n'avait jamais eu l'occasion de se trouver sur un champ de bataille. Les morts des manœuvres de division étaient simplement désignés dans le rang et marqués d'une croix de craie sur le dolman. Il s'était dit souvent : « Quelle figure ferais-je à la guerre ? J'ai le courage de charger, mais, aurais-je le courage du fossoyeur ? Il faut non seulement tuer mais savoir regarder froidement les morts. Sans quoi, l'on est ridicule. Et, si on est ridicule dans son métier, dans quoi sera-t-on élégant ? »
Il resta évidemment droit en selle quand son cheval fit brusquement de côté un saut de carpe en même temps qu'une grosse flaque de corbeaux s'envolant découvrit un corps en travers du chemin. Mais ses yeux s'ouvrirent démesurément dans son front et sa tête s'emplit soudain du paysage désolé dans l'effrayante lumière ; des quelques maisons désertes qui bâillaient au soleil avec leurs portes par lesquelles entraient et sortaient librement les oiseaux. Le cheval tremblait entre ses jambes. C'était le cadavre d'une femme comme l'indiquaient les longs cheveux dénoués sur sa nuque.
« Saute à terre ! » se dit Angelo plein d'eau glacée, mais il serrait le cheval dans ses jambes de toutes ses forces. Enfin, les oiseaux retombèrent sur le dos et dans la chevelure de la femme. Angelo sauta à terre et courut contre eux en agitant les bras. Les corbeaux le regardaient venir d'un air très étonné. Ils s'envolèrent si lourdement et quand il fut si près d'eux qu'ils lui frappèrent les jambes, la poitrine et le visage de leurs ailes. Ils puaient le sirop fade. Le cheval, effrayé par le claquement d'ailes, et même fouetté d'un corbeau ivre qui donna de la tête dans ses flancs, s'écarta et s'enfuit au galop d'esquive à travers champs en faisant voler les étriers. « Me voilà frais », se dit Angelo ; en même temps il regardait à ses pieds le visage atroce de la femme qui mordait la terre près de la pointe de ses bottes.
Ils avaient naturellement becqueté l'œil. « Les vieux sergents avaient raison, se dit Angelo, voilà donc leur morceau favori. » Il serra les dents sur une froide envie de vomir. « Alors, monsieur le troupier, poursuivit-il, vous voilà capot ! » Il entendait son cheval qui avait atteint la route et y galopait bride abattue ; mais il se serait méprisé s'il avait couru après son portemanteau. Il se souvenait des clins d'œil goguenards des vieux sergents qui avaient fait une campagne de quinze jours contre Augereau. Il se pencha sur le cadavre. C'était celui d'une jeune femme à en juger par les longs cheveux noirs de son chignon dénoué par les corbeaux. Le reste du visage était horrible à voir avec son orbite becquetée, sa chair effondrée, sa grimace de quelqu'un qui a bu du vinaigre. Elle sentait effroyablement mauvais. Ses jupes étaient trempées d'un liquide sombre qu'Angelo prit pour du sang.
Il courut vers la maison ; mais sur le seuil il fut repoussé par un véritable torrent d'oiseaux qui en sortait et l'enveloppa d'un froissement d'ailes ; les plumes lui frappèrent le visage. Il était dans une colère folle de ne rien comprendre et d'avoir peur. Il saisit le manche d'une bêche appuyée contre la porte et il entra. Il fut tout de suite presque renversé par l'assaut d'un chien qui lui sauta au ventre et l'aurait cruellement mordu s'il ne l'avait instinctivement repoussé d'un coup de genou. La bête s'apprêtait à bondir de nouveau sur lui quand il la frappa de toutes ses forces d'un coup de bêche pendant qu'il voyait venir vers lui d'étranges yeux à la fois tendres et hypocrites et une gueule souillée de lambeaux innombrables. Le chien tomba, la tête fendue. La colère ronronnait dans les oreilles d'Angelo en même temps qu'elle avait fait descendre sur ses yeux des voiles troubles qui ne lui permettaient de voir que le chien qui s'étirait paisiblement dans son sang. Enfin, il eut conscience qu'il serrait un peu trop fort le manche de sa bêche et il put voir autour de lui un spectacle heureusement très insolent.
C'étaient trois cadavres dans lesquels le chien et les oiseaux avaient fait beaucoup de dégâts. Notamment dans un enfant de quelques mois écrasé sur la table comme un gros fromage blanc. Les deux autres, vraisemblablement celui d'une vieille femme et celui d'un homme assez jeune, étaient ridicules avec leurs têtes de pitres fardées de bleu, leurs membres désarticulés, leurs ventres bouillonnants de boyaux et de vêtements hachés et pétris. Ils étaient aplatis par terre au milieu d'un grand désordre de casseroles tombées de la batterie de cuisine, de chaises renversées et de cendres éparpillées. Il y avait une sorte d'emphase insupportable dans la façon dont ces deux cadavres grimaçaient et essayaient d'embrasser la terre dans des bras dont les coudes et les poignets jouaient à contresens sur des charnières pourries.
Angelo était moins ému qu'écœuré ; son cœur battait sous sa langue lourde comme du plomb. Enfin, il aperçut un gros corbeau qui, se dissimulant dans le tablier noir de la vieille femme, continuait son repas ; il en fut tellement dégoûté qu'il vomit et il tourna les talons.
Dehors il essaya de courir, mais il flottait et il trébucha. Les oiseaux avaient de nouveau recouvert le cadavre de la jeune femme et ils ne se dérangèrent pas. Angelo marcha vers une autre maison du hameau. Il avait froid. Il claquait des dents. Il s'efforçait de se tenir très raide. Il marchait dans du coton ; il n'entendait que le ronronnement de ses oreilles, et les maisons, dans l'ardent soleil, lui paraissaient très irréelles.
La vue de mûriers chargés de feuilles qui continuaient à ombrager paisiblement une petite venelle lui rendit un peu d'esprit. Il s'arrêta à l'ombre ; s'appuya contre le tronc d'un de ces arbres. Il s'essuya les moustaches sur sa manche. Il se dit : « Je vais me flanquer les quatre fers en l'air. » Des bouffées de fumée de plus en plus froides remplissaient sa tête. Il essaya de se déboucher les oreilles avec le bout de son petit doigt. Dans les intermittences du ronronnement qui l'assourdissait il entendait éclater, très loin de lui et comme le grésillement d'une huile à la poêle, le concert de braiments, de hennissements, de bêlements. Il avait honte comme de se pâmer sur un front de troupe. Il était cependant tellement habitué à se parler sévèrement qu'il ne perdit pas conscience et que ce fut de son plein gré qu'il s'agenouilla puis qu'il se coucha dans la poussière.
Le sang lui revenant tout de suite à la tête, il vit clair et entendit avec des oreilles bien débouchées. Il se remit sur pied : « Foutue poule mouillée, se dit-il, voilà les tours que te jouent ton imagination et cette habitude de rêver. Quand la réalité te tombe sur le poil il te faut un quart d'heure pour t'y remettre. De ce temps, ton sang te traite comme un pantin. Tu vas tourner de l'œil parce qu'il leur a plu de s'entre-tuer comme des pourceaux ! A moins qu'il y ait ici un tour de coquins où tu as alors ton mot à dire ! Et tâche de le dire du bon côté ! » Il regretta son portemanteau que le cheval avait emporté. Il avait deux pistolets dans les fontes et il s'attendait à combattre. Mais il retourna fort courageusement chercher la bêche et, la portant sur son épaule, il s'avança vers le reste du hameau dont les quelques maisons étaient groupées une centaine de pas plus loin.
« Hé, se dit-il, voilà encore des oiseaux ! » A son approche en effet des bourrasques d'oiseaux sortaient des portes. « Qu'est-ce qu'ils ont bien pu foutre dans ce village de merde ? J'ai l'impression qu'ils ont tous passé l'arme à gauche. Est-ce que c'est une sorte de vendetta, ou quoi ? » Il se parlait en langage sergent pour se donner du cœur au ventre.
Dans la deuxième maison il tomba sur des cadavres un peu moins frais. Ils n'étaient cependant pas pourris, mais secs comme des momies. La dent du chien et le bec des oiseaux les avaient troués de déchirures franchement dentelées, comme mordues et becquetées dans un lard de quatre ans. Ils répandaient malgré tout cette odeur de sirop qui indiquait des cadavres récents. Ils étaient bleus, les yeux très enfoncés dans les orbites, et leurs visages, réduits à la peau et aux os, dardaient des nez immenses, effilés comme des lames de couteaux. Il y avait trois femmes et deux hommes culbutés comme les autres dans des éparpillements de cendres, d'ustensiles de cuisine et d'escabeaux renversés.
Angelo faisait mille réflexions rouges et noires. Il était très effrayé et glacé des pieds à la tête ; à quoi s'ajoutait toujours une violente envie de vomir à cause de l'odeur sucrée et de la grimace des morts. Mais cette mort faisait mystère ; le mystère est toujours résolument italien : c'est pourquoi Angelo, malgré son dégoût et sa peur se pencha sur les cadavres et vit qu'ils avaient la bouche pleine d'une matière semblable à du riz au lait.
« Se seraient-ils empoisonnés tous ensemble ? » se dit-il. Il y avait également dans cette idée une matière si familière à Angelo et qui pouvait donner tant de courage qu'il osa enjamber les morts et aller voir ce qui se passait dans une alcôve dont les rideaux étaient tirés.
Il y avait là un quatrième cadavre, nu, très maigre, tout bleu, recroquevillé sur le lit dans d'abondantes déjections de grumeaux laiteux. Des rats qui mangeaient les épaules et les bras firent un petit saut de côté quand Angelo ouvrit les rideaux. Il eut envie de les tuer à coups de bêche mais il eût fallu frapper sur le cadavre et, d'ailleurs, ils le regardaient avec des yeux enflammés, ils grinçaient des dents, s'aplatissaient sur leurs pattes comme pour bondir. Angelo avait trop envie d'entrer dans le drame, il était trop en colère contre ces bêtes qui étaient du mauvais côté, comme les oiseaux et le chien. Il ne pouvait faire aucune réflexion raisonnable. Il tira les draps et tua à coups de bêche les rats qui tombaient du lit. Mais il faillit être mordu par deux bêtes qui se jetèrent contre ses bottes. Il mit le pied sur une et l'écrasa de tout son poids ; l'autre, affolée, se mit à courir à travers la chambre et souleva une puanteur si horrible qu'Angelo dut sortir de la maison en toute hâte.
Il était trop surexcité pour ne pas entrer dans les trois autres maisons qui formaient le cœur du hameau au bord de la route. A son approche, elles dégorgèrent d'épais vols d'oiseaux et de bêtes bondissantes qu'Angelo prit pour des renards et qui étaient simplement des chats qui déguerpirent à travers champs. Dans chaque maison, il trouva le même spectacle de cadavres, de grimaces, de chairs bleues, de déjections laiteuses et cette odeur abominable, sucrée et putride, semblable à l'odeur des calices de térébinthes mangeurs de mouches.
Il y avait encore cinq à six maisons séparées de la petite agglomération, mais il suffit de quelques pas vers elles pour faire lever des nuages d'oiseaux qui encombraient leurs seuils, leurs fenêtres et leurs aires.
Il devait être à peu près midi. Le soleil tombait d'aplomb. La chaleur était, comme la veille, lourde et huileuse, le ciel blanc ; des brumes semblables à des poussières ou à des fumées sortaient des champs de craie. Il n'y avait pas un souffle d'air, et le silence était impressionnant malgré les bruits des étables : bêlements, hennissements et coups de pied dans les portes qui faisaient à peine comme le bruit d'une poêlée d'huile sur le feu au fond de la grande chambre mortuaire de la vallée.
« Je suis joli, se dit Angelo. Il faudrait certainement courir quelque part le plus vite possible pour porter la nouvelle et faire enterrer ces morts qui vont donner bientôt une pestilence du diable. Surtout si cet air continue à les cuire à l'étouffée. Et je n'ai plus de cheval et je ne connais pas le pays. »
Retourner à Banon, c'était retraverser toute la montagne. A pied, il y en avait pour tout le jour. L'émotion d'ailleurs, malgré la colère et l'appétit italien pour le mystère, avait coupé les jambes à Angelo. Il les sentait flageoler sous lui à chaque pas. Tout en faisant ces réflexions il marchait sur la petite route bordée de peupliers immobiles.
Elle était droite, et il avait fait à peine une centaine de pas qu'il vit un cavalier qui venait au trot. Et même, il menait par la bride quelque chose qui devait être le cheval échappé. En effet, Angelo reconnut son cheval. L'homme montait comme un sac de cuillers. « Attention, se dit Angelo, à ne pas perdre la face devant un paysan qui va certainement rester bouche bée de la belle histoire que tu vas lui raconter, mais après fera des gorges chaudes de ton visage défait. » Cela lui redonna des jambes et il attendit, raide comme un piquet, en préparant une petite phrase très désinvolte.
Le cavalier était un jeune homme osseux à qui les secousses du trot faisaient sauter de longs bras et de longues jambes. Il était sans chapeau, quoique vêtu d'une redingote bourgeoise, et sans cravate ; la redingote d'ailleurs était toute salie de poussière de foin et même de saletés plus grossières, comme s'il sortait d'un poulailler. « J'aurais dû garder ma bêche », se dit Angelo. Il fit un pas en travers de la route et il dit d'un ton fort sec : « Je vois que vous me ramenez mon cheval. — Je n'espérais pas trouver son cavalier sur ses jambes », dit le jeune homme. Quand il eut repoussé en arrière les longs cheveux que la course avait rabattus sur son front, il montra un visage intelligent. Sa courte barbe frisée laissait apercevoir des lèvres fort belles, et ses yeux étaient loin d'être paysans : « Il ne m'a pas désarçonné, dit très orgueilleusement et très bêtement Angelo. J'ai mis pied à terre quand j'ai vu le premier cadavre. » Il s'était rendu compte de sa bêtise mais il comptait sur le mot de cadavre pour rétablir les choses. Il avait été interloqué par les lèvres et ces yeux manifestement habitués à l'ironie : « Car il y a également des cadavres ici ? » dit très calmement le jeune homme. Sur quoi, il se mit en devoir de mettre pied à terre, à quoi il réussit enfin très gauchement quoique son cheval fût un bon gros cheval de charrette : « Les avez-vous touchés ? dit-il en regardant fixement Angelo. Avez-vous froid aux jambes ? Y a-t-il longtemps que vous êtes ici ? Vous avez une drôle de tête. » Il détachait une sorte de sacoche fixée par des cordes à la courroie qui maintenait la simple couverture pliée en quatre qui lui servait de selle. « Je suis arrivé tout à l'heure, dit Angelo. Il se peut que ma tête soit drôle mais je regarderai la vôtre avec attention quand vous aurez vu ce que j'ai vu. — Oh ! dit le jeune homme, il est probable que je vomirai exactement comme vous avez vomi. L'important c'est que vous n'ayez pas touché les cadavres. — J'ai tué à coups de bêche un chien et des rats qui les mangeaient, dit Angelo. Ces maisons sont pleines de morts. — Il me semblait bien que vous aviez dû faire le fier-à-bras, dit le jeune homme. Vous êtes exactement quelqu'un de ce genre-là. Avez-vous froid aux jambes ? — Je ne crois pas », dit Angelo. Il était de plus en plus décontenancé ; il n'avait pas froid aux jambes, mais il les sentait de nouveau en coton et inconsistantes. « On ne croit jamais, dit le jeune homme, jusqu'au moment où on en est sûr. Buvez un bon coup de ça, et allez-y franchement. » Il tendit une fiole qu'il avait tirée de sa sacoche. C'était un alcool rude, aromatisé d'herbes à goût très brutal. Dès la première gorgée — à laquelle il était allé de bon cœur — Angelo perdit la tête et il se serait rué à coups de poing sur le jeune homme s'il n'avait pas eu le souffle coupé. Il se contenta de le regarder très sauvagement avec des yeux pleins de larmes. Cependant, après avoir éternué plusieurs fois très violemment, il se sentit réconforté et avec des jambes qui lui appartenaient solidement. « En fin de compte, dit-il dès qu'il put parler, allez-vous me dire ce qui se passe ? — Comment, dit le jeune homme, vous ne savez pas ? Mais, d'où venez-vous ? C'est le choléra morbus, mon vieux. C'est le plus beau débarquement de choléra asiatique qu'on ait jamais vu ! Allez-y encore une fois, dit-il en tendant la fiole. Croyez-moi, je suis médecin. » Il attendit qu'Angelo ait éternué et pleuré. « Je vais y aller un peu, moi aussi, tenez. » Il but, mais il eut l'air de très bien supporter la chose. « Je suis habitué, dit-il, il y a trois jours que je ne me tiens debout qu'avec ça. Le spectacle des villages par là-bas devant n'est pas non plus très féerique. »
Angelo s'aperçut alors que le jeune homme n'en pouvait plus et ne tenait debout que par la force des choses. C'étaient ses yeux qui l'obligeaient à cette ironie. Angelo trouva cela très sympathique. Il avait déjà oublié le souffle glacé des cadavres. Il se disait : « Voilà comment il faut être ! »
« Vous dites que ces maisons sont pleines de morts ? » demanda le jeune homme. Angelo lui raconta comment il était entré dans trois ou quatre et ce qu'il avait vu dans chacune. Il ajouta que, pour les autres, elles étaient pleines d'oiseaux et qu'il n'y avait pas de chances d'y trouver encore un vivant.
« Voilà donc la chose terminée pour Les Omergues, dit le jeune homme. C'était un bon petit hameau. Je suis venu y soigner des fluxions de poitrine il y a six mois. Je les avais d'ailleurs guéries. On buvait de bons coups dans ce coin-là, vous savez ! J'irai quand même y faire un petit tour tout à l'heure. On ne sait jamais. Admettez qu'il en reste un pas tout à fait moisi dans quelque coin. C'est mon rôle. Mais, qu'est-ce qu'on fout au milieu de la route, dit-il, vous croyez qu'on ne serait pas mieux sous ces arbres ? »
Ils allèrent s'abriter sous des mûriers. L'ombre n'était pas fraîche mais on s'y sentait délivré d'un poids très cruel sur la nuque. Ils s'assirent dans l'herbe craquante. « Mauvaise affaire pour vous, dit le jeune homme, il faut voir les choses comme elles sont. Laissez vos jambes au soleil. Qu'est-ce que vous foutiez dans ces parages ? — J'allais au château de Ser, dit Angelo. — Terminé pour le château de Ser, dit le jeune homme. — Ils sont morts ? demanda Angelo. — Naturellement, dit le jeune homme. Et les autres qui ne valaient guère mieux se sont empilés dans une chaise de poste et ont foutu le camp. Ils n'iront pas loin. Je me demande ce que vous allez faire, vous ? — Moi, dit Angelo, eh ! bien, je n'ai pas envie de foutre le camp. » Il s'adressait aux yeux ironiques. « Contre cette saloperie-là, mon vieux, dit le jeune homme, il n'y a que deux remèdes : la flamme et la fuite. Très vieux système mais très bon. J'espère que vous savez ça ? — Vous avez l'air de le savoir vous-même, dit Angelo, et cependant vous êtes là. — Métier, dit le jeune homme, sans ça je vous fiche mon billet que je jouerais la fille de l'air, et sans attendre. Paraît que ça n'a pas encore commencé dans la Drôme et c'est là derrière, à cinq heures par des chemins de montagne ; soyons réalistes. Comment vont ces jambes ? — Très bien, dit Angelo, ce sont de foutues jambes mais je vous garantis qu'elles ne vont qu'où je veux. — C'est votre affaire, dit le jeune homme. Vous avez de meilleures couleurs maintenant. Il est évident qu'avec de meilleures couleurs vous devez être un type à qui il est difficile de faire comprendre où se trouve son intérêt. — Maintenant, c'est vous qui avez une drôle de tête », dit Angelo en souriant. Les yeux ironiques eurent l'air de comprendre très exactement le sourire. « Ah ! ça, j'avoue que je suis un peu décati », dit le jeune homme. Il s'adossa au tronc du mûrier. « Voudriez-vous me passer la drogue, s'il vous plaît ? »
Grâce à l'alcool aromatisé de la petite fiole et surtout à la présence des yeux ironiques, le sang s'était remis en place dans Angelo. Il eut brusquement très envie de fumer. Il devait lui rester quelques cigares, de ceux qu'il avait fait acheter la veille à Banon par le garçon d'écurie ; juste six quand il eut ouvert son étui. « Vous avez envie de fumer, dit le jeune homme, ça alors c'est bon signe. Dites donc, passez-m'en un, pour voir. Je peux bien dire que, depuis trois jours et trois nuits, je n'y ai pas pensé ; je ne vous garantis pas que je ne vais pas tourner de l'œil, vous savez. » Mais il tira ses bouffées avec beaucoup de contentement. « On a de drôles de carcasses, dit-il, quand il eut compris que le tabac l'apaisait. J'étais un peu nerveux tout à l'heure quand je vous ai rencontré. » Angelo appréciait beaucoup son cigare aussi. « Il a de meilleurs yeux, se dit-il, et qui sont maintenant d'accord avec les belles petites lèvres d'enfant dans sa barbe. Je connais bien, va, cette ironie de dernières cartouches ! Ça doit être beau dans les villages d'où il vient ! »
Le jeune médecin lui raconta comment le choléra avait éclaté à Sisteron, la ville qui était au bout de la petite vallée, au confluent de ce ruisseau et de la Durance. Comment la municipalité et le sous-préfet avaient essayé d'organiser les choses au milieu de l'affolement. Comment ils avaient été alertés par un gendarme à cheval venu dire qu'il s'en passait de belles dans cette vallée du Jabron ; qu'il avait été désigné avec pleins pouvoirs ; qu'il était arrivé dans un charnier innommable. Il avait envoyé un petit pâtre de Noyers avec un mot pour réclamer dix soldats de la garnison et de la chaux vive pour enterrer les morts. « Mais, allez savoir si ce gosse arrivera même à Sisteron. Il a peut-être déjà crevé sous un genêt avec mon papier dans la poche. » De toute façon, ici la situation était claire. Ils restaient six à Noyers. Il les avait collés sur les routes de la montagne avec leurs baluchons et des drogues. « Point de direction : des bergeries, là-haut où, s'ils ont de la chance, ils réchapperont. Les autres, eh ! bien, il n'y a plus qu'à faire des fosses assez grandes. Il y en avait encore un entre la vie et la mort — à la période algide d'ailleurs — dans le petit hameau de Montfroc, à une lieue là-bas derrière ces rochers ; il m'a claqué dans les doigts ce matin. C'est un peu après que je m'étais assis devant sa porte — assis ! enfin, assis comme un sac car j'en avais plein mes bottes ! — que j'ai vu arriver votre canasson, au pas, et il n'a pas fait d'histoire pour se laisser prendre par la bride. S'il en avait fait il aurait pu courir ! J'avais toutes les peines du monde à me tenir debout. »
Il dit, en effet, que le plus difficile, c'était de trouver à manger. Tout était tellement infesté qu'il fallait bien se garder d'ingurgiter quoi que ce soit de toutes les victuailles ou cochonnailles, pains ou galettes qu'on trouvait dans les maisons. Il valait mieux claquer du bec. Seulement, on ne pouvait pas le faire indéfiniment.
« Dites donc, dit-il, c'est dans mes oreilles ou bien vous, entendez-vous aussi ces espèces de bruits ? » C'était le bruit des étables. « Voilà une autre histoire, dit le jeune homme. Ces bêtes-là n'ont pas mangé depuis trois jours. Je vais aller les faire décamper ; c'est pas rigolo de crever de faim entre quatre murs, mais, avez-vous des pistolets ? Prêtez-les moi car il faudra que je casse la tête aux cochons. Ces bêtes sont voraces et mangent les morts. »
Angelo tira d'abord une bonne bouffée de son cigare : « Je ne me donne pas pour plus courageux qu'un autre, dit-il. J'ai simplement le caractère que la nature m'a donné. Je suis assez susceptible d'être effrayé par quelque chose d'inattendu qui agit sur mes nerfs. Mais, dès que j'ai un quart d'heure de réflexion, je deviens sur le danger d'une indifférence complète. Ceci dit, et si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je resterai avec vous jusqu'à ce que les dix soldats dont vous parliez tout à l'heure soient arrivés. Je vous donnerai un coup de main. Je ne voudrais pas vous désobliger, mais il est visible que vous êtes fourbu. — A première vue, dit le jeune homme en clignant des yeux, j'aurais parié à quarante contre un que vous êtes un de ceux qui font les couillons comme ils respirent ; et j'aurais gagné. A votre place, je donnerais deux cigares à l'imbécile qui a pleins pouvoirs dans cette vallée de Josaphat et je tirerais mes grègues du côté de la Drôme où vous avez des chances d'échapper à la saloperie, si ce qu'on dit est vrai. De toute façon, je tenterais le coup. On ne vit qu'une fois. Ceci dit — comme vous dites — je ne vous cacherai pas que j'ai une frousse du tonnerre de Dieu de rester une nuit de plus tout seul dans ces parages bienheureux. Vous êtes manifestement plus fort que moi et je ne vous expulserai pas par la force. Vous n'imaginez pas, dit-il, comme il est agréable de parler et d'entendre parler, j'en dormirais... » Il est de fait qu'Angelo lui aussi trouvait plaisir à parler en phrases fort longues. Les yeux du jeune homme avaient perdu toute ironie.
« Reposez-vous, dit Angelo. — Foutre non, dit-il ; un coup de drogue, et allons-y. Ils vont agoniser dans des coins invraisemblables, parfois ; j'aimerais bien en sauver un ou deux. C'est des trucs dont on se souviendra avec plaisir dans cinquante ans. Soignez bien les cigares. On s'en payera un bon après la corvée. »
Angelo vérifia son arsenal. Il avait deux pistolets et dix coups pour chaque. « Cinq pour les grosses têtes de cochons, dit le jeune homme. Les petits, on les assommera à la matraque. Gardez le reste, il se peut qu'on en ait besoin. Sans blague, dit-il, merci de rester avec moi. Je me sens d'attaque. Vous risquez gros, hé ! Je vous préviens ! Enfin merci ; je sais que sur un choléra, surtout morbus, il faudrait vous couper le groin comme à une tique pour vous faire lâcher prise. Je suis un peu saoul, vous savez, mais les remerciements sont sincères. Allons-y. »
Évidemment, il devait y avoir quelques jours que les bêtes n'étaient plus nourries. Dès que les portes furent ouvertes les moutons se mirent à galoper à travers champs en direction de la montagne. Il fallut couper la longe des chevaux. Ils étaient tellement énervés devant les râteliers vides qu'ils ruaient comme des soleils. Libres, ils s'en allèrent vers le ruisseau d'où, peu après, on les vit partir en troupes du même côté que les moutons. Angelo fit sauter la cervelle à trois gros cochons fous de rage et qui avaient déjà dévoré à moitié la porte de leur soue. Du haut d'un petit mur, le jeune homme écrabouilla à coups de serpe la tête d'une truie. Celle-là était sauvage et se ruait sur l'homme comme un taureau. Elle avait mangé ses porcelets.
« Eh ! bien, voilà le silence sépulcral », dit le jeune homme. En effet, il n'y avait plus comme bruit maintenant que le volettement soyeux des oiseaux qui ne criaient pas.
« Je vais voir un peu là-dedans, dit le jeune homme. Restez là. — Pour qui me prenez-vous ? dit Angelo. J'y suis d'ailleurs déjà entré ; c'est là que j'ai tué les rats. — Faites excuse, mon prince », dit le jeune homme. « Tu te fous de ma redingote propre, se dit Angelo, mais tu verras que je saurai la salir aussi bien que toi. »
« Incontestablement terminé, dit le jeune homme devant le spectacle des cadavres. Avez-vous regardé dans les coins ? » Il ouvrit les placards et la porte d'une souillarde basse dans laquelle il se mit à farfouiller en battant le briquet. « Qu'est-ce que vous cherchez ? dit Angelo qui avait besoin de parler. — Le dernier, dit le jeune homme. Le dernier a dû se traîner dans un coin innommable. Comme c'est celui-là qui a une chance, c'est celui-là qu'il faut trouver. Je ne suis pas ici pour le coup d'œil, moi. S'ils ont la force, ils se tirent des pattes. Je vous parie qu'il y en a d'étendus sous les genêts. Mais en cas de collapsus foudroyant, ils vont se fourrer dans des endroits dont vous n'avez pas idée. Je ne suis pas tombé de la dernière pluie, vous savez. Laissez-moi parler, ne vous en faites pas. Ça m'occupe. Hier, j'ai parlé tout le jour tout seul. C'est pas drôle de trouver des bonshommes bleus dans des trous de rats. A Montfroc, tout à l'heure, j'en ai déniché un dans le pigeonnier. Et celui-là, à un quart d'heure près, j'aurais pu lui faire de petits trucs. Il s'était trop bien caché. Je ne l'aurais pas sauvé, mais je lui aurais fait de petits trucs. Il aurait eu une mort bien plus sympathique. Eh ! bien, ici il n'y a rien, sauf un machin extrêmement précieux, mon vieux, pour vous et pour moi, et si on trouve des types à frictionner. »
Il sortit de la souillarde avec une bouteille d'un liquide blanc comme de l'eau. « Eau-de-vie, dit-il, la bien nommée ; ça, on peut se permettre de le barboter. C'est un remède. Il y a belle lurette que je n'ai plus une goutte ni de laudanum ni d'éther. Il me reste juste un peu de morphine mais je l'économise. Pour ne rien vous cacher, je les soigne un peu à la fortune du pot. En tout cas, avec ça on pourra faire des frictions superbes. J'aurais mieux aimé trouver quelque chose à me mettre sous la dent mais, naturellement, ça, c'est tabou. Parlez, dit-il, parlez sans arrêt, ça vous dénoue les nerfs. »
Ils visitèrent la maison de haut en bas. Le jeune homme furetait dans les recoins les plus sombres.
Dans une de ces maisons séparées du reste de l'agglomération et où Angelo n'avait pas encore pénétré, ils trouvèrent un homme qui n'était pas tout à fait mort. Il s'était caché dans une resserre, derrière des sacs de grains. Il agonisait recroquevillé ; sa bouche dégorgeait sur ses genoux des flots de cette matière blanchâtre semblable à du riz au lait qu'Angelo avait déjà remarquée dans la bouche des cadavres. « Tant pis, dit le jeune homme, on n'est pas là pour rire. Empoignez-le par les épaules. » Ils le couchèrent sur le sol de la resserre. Il fallut forcer sur les jambes qui étaient crispées. « Coupez-moi un petit bout de bois dans ce balai de bruyère », dit le jeune homme. Il fit une étoupette avec un peu de charpie de sa sacoche et il nettoya la bouche de l'homme. Angelo n'avait pas encore touché le malade sauf, et avec beaucoup de répugnance, pour le sortir de sa cachette. « Déboutonnez son pantalon, dit le jeune homme, et tirez-le-lui. Frictionnez-lui les jambes et les cuisses avec de l'alcool, dit-il, et frottez fort. » Il avait versé de l'eau-de-vie dans la bouche du malade qui faisait entendre un râle très râpeux et un hoquet fort sec. Angelo s'empressa d'obéir. Il gonflait ses joues sur d'énormes vomissements de vents qui lui remontaient de l'estomac. Enfin, après s'être escrimé à frotter de toutes ses forces des jambes et des cuisses très maigres qui restèrent bleues et glacées, Angelo entendit le jeune homme qui lui disait de s'arrêter, qu'il n'y avait plus rien à faire.
« Pas un qui me donnera le plaisir de le sauver, dit le jeune homme. Eh ! dites donc, vous là, n'en faites pas plus que ce qu'il faut. » Angelo ne se rendait pas compte qu'il était resté agenouillé près du cadavre et les mains posées à plat sur les cuisses maigres souillées de riz au lait. « Bien assez de ceux qui l'ont, sans essayer de l'attraper, dit le jeune homme. Vous croyez que je n'ai pas assez de clients comme ça ? Versez-vous de l'eau-de-vie sur les mains, et amenez-vous. » Il battit le briquet et enflamma l'alcool dont les mains d'Angelo étaient recouvertes : « Vaut mieux des cloques que la chiasse par ce temps-ci, croyez-moi. D'ailleurs, ça brûle juste les poils. Ne vous essuyez pas, laissez donc ça tranquille, et venez fumer un cigare dehors dans la belle nature. On l'a gagné.
— Du diable ! Il me reste à peine la force de tirer sur votre cigare à un sou les trois, dit-il quand ils furent allongés dans l'herbe sèche, sous le mûrier où ils avaient attaché leurs chevaux. — Dormez, dit Angelo. — Vous croyez que c'est si facile que ça ? dit le jeune homme. Je ne pourrai peut-être jamais plus dormir de ma vie à moins qu'une nourrice me tienne la main. » A sa grande stupeur, Angelo vit que les yeux du jeune homme étaient remplis de larmes. Il n'osa, bien entendu, ni lui donner sa main à tenir ni même continuer à le regarder. L'après-midi finissait. De grands pans de brume poussiéreuse recouvraient la montagne et bouchaient les lointains où s'enfonçait la route. Le silence était total.
« Un coup de cafard, dit le jeune homme : c'est mon ventre vide, ne faites pas attention. »
Quand la nuit tomba, Angelo alluma un petit feu pour le cas où les soldats arriveraient.
Jusqu'aux environs de minuit, le jeune homme ne dit plus un mot ; quoiqu'il restât les yeux grands ouverts. Angelo mettait de temps en temps du bois au feu et tendait l'oreille du côté de la route. Il se fit, à un moment donné, un drôle de bruit comme d'une bête empêtrée dans le buisson qui était à cinq ou six pas. Angelo pensa à un porc échappé et arma son pistolet. Mais la chose poussa un petit gémissement qui n'était pas celui d'un porc. Le temps d'un frisson, Angelo sentit la très désagréable proximité des maisons pleines de morts dans l'ombre. Il serrait fort sottement son pistolet quand, dans la lueur du feu, il vit s'avancer un petit garçon.
Il pouvait avoir dix ou onze ans et il semblait très indifférent à tout. Il mettait même ostensiblement ses mains dans ses poches. Le jeune homme lui fit boire de la drogue et le petit garçon commença à parler en patois. Il se tenait debout, bien planté sur ses jambes écartées et, à plusieurs reprises, il ôta ses mains des poches pour les y renfourner en remontant sa culotte. Il avait l'air placide et sûr de lui ; même quand il regarda la nuit épaisse au-delà du feu.
« Est-ce que vous comprenez ce qu'il dit ? demanda le jeune homme. — Pas complètement, dit Angelo, je crois qu'il parle de son père et de sa mère. — Il dit qu'ils sont morts hier soir. Mais sa sœur était, paraît-il, encore un peu vivante quand il est parti. Ce sont des bûcherons qui ont des cabanes à une heure d'ici. Je crois qu'il va falloir y monter. Il prétend qu'on peut y aller avec les chevaux. Vous devriez rester ici, vous, entretenir le feu et attendre les soldats. » Angelo grommela que les soldats se débrouilleraient bien tout seuls, s'ils étaient dignes de ce nom. Et il se mit en selle. « Vous êtes un sacré orgueilleux », dit le jeune homme.
« Allons, viens ici, dit-il à l'enfant, grimpe sur ce cheval, tu vas nous conduire. Hé ! vous là-bas, cria-t-il soudain à Angelo qui partait devant, pied à terre et revenez ici ; ce petit imbécile est malade comme un chien. »
En approchant du cheval, l'enfant s'était mis à trembler des pieds à la tête. « Foutez du bois dans ce feu, dit le jeune homme et faites chauffer de grosses pierres plates. » Il enleva sa redingote et il l'étendit par terre. « Voulez-vous garder ça sur votre dos, idiot », dit Angelo. Il déboucla son bagage, jeta sur l'herbe son gros manteau de pluie et son linge. « Ça sera foutu, dit le jeune homme. — Vous mériteriez que je vous casse la gueule, dit Angelo. Servez-vous de ça, et gardez vos réflexions pour vous. »
L'enfant était tombé sur le côté, sans sortir les mains de ses poches. Il soubresautait et on entendait claquer ses dents. Ils firent un lit avec les affaires d'Angelo et ils y couchèrent l'enfant. « Sacré salaud de gosse, avec ses mains dans ses poches, dit le jeune homme. Ah ! celui-là ! En remontrer à tout le monde, hein ? Où vont-ils chercher ça ? Ah ! c'est malin ! Est-ce que vous n'auriez pas dit quand il est arrivé ?... Qu'est-ce qui le tenait debout ? La fierté, hein ! Tu ne voulais pas caner, hein ! Couillon, va ! » Il le déshabillait. « Donnez-moi des pierres chaudes. Prenez la bouteille d'eau-de-vie. Frictionnez-le... Plus fort. N'ayez pas peur de l'écorcher. Sa peau repoussera. »
Sous les mains d'Angelo le corps était glacé et dur. Il se couvrait de marbrures violettes. L'enfant se mit à vomir et à faire une dysenterie écumeuse qui giclait sous lui comme si Angelo pressait sur une outre. « Arrêtez-vous, dit le jeune homme. Il a maintenant cinquante centigrammes de calomel dans le coco. On va voir. »
Ils le bordèrent de chaque côté avec une dizaine de grosses pierres brûlantes enveloppées dans les chemises d'Angelo et ils le recouvrirent entièrement avec les pans du grand manteau de pluie qu'ils avaient matelassé avec le restant du linge.
L'enfant hoqueta un moment puis vomit une grosse gorgée de ce riz au lait. « Je lui en donne encore vingt-cinq centigrammes, tant pis, dit le jeune homme. Si vous pouviez continuer à frotter, mais, sans le découvrir, en passant vos mains là-dessous. »
« Je ne sais pas ce qu'il y a, dit Angelo au bout d'un moment, c'est tout mouillé. — Dysenterie, dit le jeune homme. Je flamberai vos mains, allez-y. Maintenant qu'on y est. — Ce n'est pas pour ça, dit Angelo, je donnerais dix ans de ma vie... — Pas de sentimentalité », dit le jeune homme.
Le visage de l'enfant, devenu cireux et minuscule, était perdu dans les plis de la grosse étoffe du manteau. Ils ouvrirent le manteau pour renouveler les pierres chaudes. Il fallut changer le linge abondamment souillé. Angelo s'étonna de la maigreur soudaine de l'enfant. Tout le grillage de ses côtes apparaissait collé à la peau de sa poitrine ; ses fémurs, ses tibias, la boule de ses genoux étaient fortement dessinés dans sa chair bleue. « Prenez la poudre de votre pistolet, dit le jeune homme, détrempez-la dans l'eau-de-vie et faites-moi des cataplasmes dans des mouchoirs ou en déchirant cette chemise, je vais essayer de lui mettre des vésicatoires à la nuque et sur le cœur. Il n'est pas flamme. Il respire bien trop court. J'ai l'impression qu'il va bougrement vite. »
A force de frictionner sans arrêt ce corps qui maigrissait et bleuissait à vue d'œil, Angelo était couvert de sueur. Les vésicatoires restèrent sans effet. Les plaques de cyanose étaient de plus en plus sombres. « Qu'est-ce que vous voulez, dit le jeune homme, on m'envoie chasser le tigre avec des filets à papillons. La poudre de pistolet, c'est pas une thérapeutique ! Ils n'ont pas voulu me donner de remèdes. Ils avaient une frousse du diable. Il semblait que la terre allait leur manquer sous les pieds. Il y a encore tout à faire. On peut le sauver. Si j'avais de la belladone... Je leur ai dit : “Qu'est-ce que vous voulez que je foute de votre éther ? Il ne s'agit pas de désinfection, je m'en fous. Il ne s'agit pas de moi. Il s'agit de courir au plus pressé.” Ils se rendent pas compte qu'on a envie de sauver. Ah ! je t'en fous, avec leur trouille ! Ils avaient trop la frousse pour se foutre de moi, mais si j'avais mis la main sur leur boîte à malice ils m'auraient mordu. Et maintenant, on est beau, là, à essayer de faire marcher ce sang à coups de pouce. » Il ne s'arrêtait pas de frictionner lui aussi, le dos, les bras, les épaules, les hanches, la poitrine. Il renouvelait à chaque instant l'entourage de pierres brûlantes ; les enveloppements du ventre avec un gilet de flanelle qu'Angelo faisait chauffer à la flamme. Les vomissements et la dysenterie avaient cessé mais le souffle était de plus en plus court et spasmodique. Enfin, le visage de l'enfant qui, jusqu'à présent, était resté atone et indifférent, fut pétri par des convulsions grimaçantes.
« Attends mon vieux, attends mon vieux, dit le jeune homme, je te la donne, va, je te la donne ma morphine. Attends. » Il fouillait dans sa sacoche. Il tremblait avec tant de hâte qu'Angelo vint tenir écartés les deux côtés de la sacoche qui se refermaient sur ses mains. Mais il assujettit fermement l'aiguille à sa seringue, il pompa très soigneusement toutes les gouttes jusqu'à la dernière dans une petite fiole et il piqua l'enfant à la hanche. « Ne le frottez plus, dit-il, couvrez-le. » Il passa son bras sous la tête de l'enfant et il la soutint. L'indifférence revint peu à peu sur ce visage. Angelo restait couché sur le corps de l'enfant sans oser faire un mouvement. Il lui semblait d'instinct qu'en le couvrant ainsi il pourrait lui donner cette sacrée chaleur.
« Et voilà, dit le jeune homme en se redressant. Je n'en sauverai pas un. — Ce n'est pas de votre faute, dit Angelo.
— Oh ! ces fleurs-là », dit le jeune homme...
Le jour était levé. Les lourdes draperies de brumes de craie se remettaient en place dans le silence.
« Désinfectez-vous », dit le jeune homme qui alla se coucher dans l'herbe jaune, à un endroit que le soleil allait atteindre. Mais Angelo vint se coucher près de lui.
Le soleil dépassa la crête des montagnes en face. Il était blanc et lourd comme les jours passés. Angelo se laissa réchauffer sans bouger, jusqu'à ce que sa chemise trempée de sueur soit sèche.
Il croyait que son compagnon dormait. Mais quand il se redressa, il vit que le jeune médecin avait les yeux ouverts.
« Comment allez-vous ? lui demanda-t-il. — Foutez le camp », dit le jeune homme d'une voix rauque qu'il ne reconnut pas. Son cou et sa gorge se gonflèrent et il vomit un flot si épais de matières blanches et orizées qu'il lui masqua tout le bas du visage.
Angelo lui tira ses bottes et ses bas. Il le dépouilla de sa culotte. Il vit qu'elle était raidie de diarrhée déjà ancienne et sèche. Il fourra cette culotte sous les jambes nues du jeune homme. Elles étaient glacées, déjà marbrées de violet. Il les arrosa d'alcool et il se mit à les frictionner de toutes ses forces.
Elles semblaient reprendre un peu de chaleur. Il ôta sa redingote et il les recouvrit étroitement. Il dégagea la bouche emplâtrée du jeune homme. Il fouilla dans la sacoche pour trouver la fiole de drogue. Il n'y avait dans la sacoche que cinq ou six fioles toutes vides et un couteau. Il essaya de faire boire de l'alcool au jeune homme qui détourna la tête et dit : « Laissez, laissez, décampez, décampez. » Enfin, il réussit à lui mettre le goulot dans la bouche.
Il découvrit les jambes. Elles étaient de nouveau glacées, une cyanose épaisse avait dépassé le genou et marquait déjà largement les cuisses. Toutefois, sous les frictions qu'Angelo faisait aller de plus en plus vite, il lui sembla que la chair s'amollissait, tiédissait, reprenait un peu de nacre. Il activa le mouvement. Il se sentait une force surhumaine. Mais, en dessous du genou, les jambes restèrent glacées et maintenant lie-de-vin. Il tira le corps près du feu. Il fit chauffer des pierres. Dès qu'il s'arrêtait de frotter, la cyanose sortait du genou, arborescente comme une sombre feuille de fougère et montait dans la cuisse. Il réussissait à la chasser chaque fois en la foulant durement dans ses mains et ses pouces. Le jeune homme avait fermé les yeux. Il était ainsi terriblement ironique à cause des rides du coin de l'œil très marquées dans la décomposition du visage. Il semblait indifférent à tout ; mais à un moment où Angelo, sans se rendre compte, poussa un soupir où il pouvait y avoir un peu de contentement (il venait encore une fois de chasser la cyanose de la cuisse) sans quitter son air atone, le jeune homme tâtonna des doigts autour de sa chemise, la souleva et montra son ventre. Il était d'un bleu total, effrayant.
Il commença à grimacer et à être secoué de spasmes. Angelo ne savait que faire. Il frottait toujours les jambes et les cuisses glacées et dont le violet avait rejoint le bleu du ventre. Il était lui-même secoué de grands frissons nerveux, chaque fois qu'il entendait craquer les os dans ce corps qui se tordait. Il vit remuer les lèvres. Il y avait encore un souffle de voix. Angelo colla son oreille près de la bouche : « Désinfectez-vous », disait le jeune homme.
Il mourut vers le soir.
« Pauvre petit Français », dit Angelo.
Angelo passa une nuit terrible à côté des deux cadavres. Il n'avait pas peur de la contagion. Il n'y pensait pas. Mais, il n'osait pas regarder les deux visages sur lesquels le feu jetait des lueurs et dont les lèvres retroussées découvraient des mâchoires aux dents de chien, prêtes à mordre. Il ne savait pas que les morts du choléra sont secoués de frissons et même agitent leurs bras au moment où leurs nerfs se dénouent, et quand il vit remuer le jeune homme, ses cheveux se dressèrent sur sa tête mais il se précipita pour lui frictionner les jambes et il les lui frictionna encore longtemps.