CHAPITRE PREMIER

L'aube surprit Angelo béat et muet mais réveillé. La hauteur de la colline l'avait préservé du peu de rosée qui tombe dans ces pays en été. Il bouchonna son cheval avec une poignée de bruyère et roula son portemanteau.

Les oiseaux s'éveillaient dans le vallon où il descendit. Il ne faisait pas frais même dans les profondeurs encore couvertes des ténèbres de la nuit. Le ciel était entièrement éclairé d'élancements de lumière grise. Enfin, le soleil rouge, tout écrasé dans de longues herbes de nuages sombres, émergea des forêts.

Malgré la chaleur déjà étouffante, Angelo avait très soif de quelque chose de chaud. Comme il débouchait dans la vallée intermédiaire qui séparait les collines où il avait passé la nuit d'un massif plus haut et plus sauvage, étendu à deux ou trois lieues devant lui et sur lequel les premiers rayons du soleil faisaient luire le bronze de hautes chênaies, il vit une petite métairie au bord de la route et, dans le pré, une femme en jupon rouge qui ramassait le linge qu'elle avait étendu au serein.

Il s'approcha. Elle avait les épaules et les bras nus hors d'un cache-corset de toile dans lequel elle étalait également de fort gros seins très hâlés : « Pardon, madame, dit-il, ne pourriez-vous pas me donner un peu de café, en payant ? » Elle ne répondit pas tout de suite et il comprit qu'il avait fait une phrase trop polie. « Le en payant aussi est maladroit », dit-il. « Je peux vous donner du café, dit-elle, venez. » Elle était grande mais si compacte qu'elle tourna sur elle-même lentement comme un bateau. « La porte est là-bas », dit-elle en montrant le bout de la haie.

Il n'y avait dans la cuisine qu'un vieillard et beaucoup de mouches. Cependant, sur le poêle bas, enragé de feu, à côté d'une chaudronnée de son pour les cochons, la cafetière soufflait une si bonne odeur qu'Angelo trouva cette pièce toute noire de suie tout à fait charmante. Le son pour les cochons lui-même parlait un langage magnifique à son estomac peu satisfait de son souper de pain sec.

Il but un bol de café. La femme qui s'était plantée devant lui et dont il voyait fort bien les épaules charnues pleines de fossettes et même l'énorme fleur violette des seins lui demanda s'il était un monsieur de bureau. « Gare, se dit Angelo, elle regrette son café. » « Oh ! non, dit-il (il évita soigneusement de dire madame) ; je suis un commerçant de Marseille ; je vais dans la Drôme où j'ai des clients et j'en profite pour prendre l'air. » Le visage de la femme devint plus aimable, surtout quand il eut demandé la route de Banon. « Vous mangerez bien un œuf », dit-elle. Elle avait déjà poussé de côté la chaudronnée de son et mis la poêle au feu.

Il mangea un œuf et un morceau de lard avec quatre tranches d'un gros pain très blanc qui lui parurent légères comme des plumes. La femme s'agitait maintenant très maternellement autour de lui. Il fut surpris de très bien supporter son odeur de sueur et même la vue des grosses touffes de poils roux de ses aisselles qu'elle découvrit en levant les bras pour assurer son chignon. Elle refusa d'être payée et même se mit à rire parce qu'il insistait, et elle repoussa le porte-monnaie sans façon. Angelo souffrit d'être très gauche et très ridicule : il aurait bien voulu pouvoir payer et avoir le droit de se retirer avec cet air sec et détaché qui était la défense habituelle de sa timidité. Il fit rapidement quelques amabilités, et mit le porte-monnaie dans sa poche.

La femme lui montra sa route qui, de l'autre côté de la vallée, montait dans les chênaies. Angelo marcha un bon moment en silence, dans la petite plaine à travers des prés très verts. Il était fortement impressionné par la nourriture qui avait laissé un goût très agréable dans sa bouche. Enfin, il soupira et mit son cheval au trot.

Le soleil était haut ; il faisait très chaud mais il n'y avait pas de lumière violente. Elle était très blanche et tellement écrasée qu'elle semblait beurrer la terre avec un air épais. Depuis longtemps déjà Angelo montait à travers la forêt de chênes. Il suivait une petite route couverte d'une épaisse couche de poussière où chaque pas du cheval soulevait une fumée qui ne retombait pas. A travers le sous-bois râpeux et desséché il pouvait voir à chaque détour que les traces de son passage ne s'effaçaient pas dans les méandres de la route en dessous. Les arbres n'apportaient aucune fraîcheur. La petite feuille dure des chênes réfléchissait au contraire la chaleur et la lumière. L'ombre de la forêt éblouissait et étouffait.

Sur les talus brûlés jusqu'à l'os quelques chardons blancs cliquetaient au passage comme si la terre métallique frémissait à la ronde sous les sabots du cheval. Il n'y avait que ce petit bruit de vertèbre, très craquant malgré le bruit du pas assourdi par la poussière et un silence si total que la présence des grands arbres muets devenait presque irréelle. La selle était brûlante. Le mouvement des sangles faisait mousser de l'écume. La bête suçait son mors et, de temps en temps, se raclait le gosier en secouant la tête. La montée régulière de la chaleur bourdonnait comme d'une chaufferie impitoyablement bourrée de charbon. Le tronc des chênes craquait. Dans le sous-bois sec et nu comme un parquet d'église, inondé de cette lumière blanche sans éclat mais qui aveuglait par sa pulvérulence, la marche du cheval faisait tourner lentement de longs rayons noirs. La route qui serpentait à coups de reins de plus en plus raides pour se hisser à travers de vieux rochers couverts de lichens blancs frappait parfois de la tête du côté du soleil. Alors, dans le ciel de craie s'ouvrait une sorte de gouffre d'une phosphorescence inouïe d'où soufflait une haleine de four et de fièvre, visqueuse, dont on voyait trembler le gluant et le gras. Les arbres énormes disparaissaient dans cet éblouissement ; de grands quartiers de forêts engloutis dans la lumière n'apparaissaient plus que comme de vagues feuillages de cendre, sans contours, vagues formes presque transparentes et que la chaleur recouvrait brusquement d'un lent remous de viscosités luisantes. Puis la route tournait vers l'ouest et, soudain rétrécie à la dimension du chemin muletier qu'elle était devenue, elle était pressée d'arbres violents et vifs aux troncs soutenus de piliers d'or, aux branches tordues par des tiges d'or crépitantes, aux feuilles immobiles toutes dorées comme de petits miroirs sertis de minces fils d'or qui en épousaient tous les contours.

 

A la longue, Angelo fut étonné de n'apercevoir d'autre vie que celle de la lumière. Il aurait dû y avoir au moins des lézards et même des corbeaux qui aiment ces temps de plâtre brûlants et guettent alors à la pointe des branches comme par temps de neige. Angelo se souvenait des manœuvres d'été dans les collines de Garbia ; il n'avait jamais vu ce paysage cristallin, ce globe de pendule, cette fantasmagorie minéralogique (les arbres même étaient à facettes et pleins de prismes comme du cristal de roche). Il était stupéfié de la proximité de ces cavernes inhumaines. « A peine, se disait-il, si je viens de quitter les épaules nues de la femme qui m'a donné du café ! Et voilà tout un monde plus loin de ces épaules nues que la lune ou les cavernes phosphorescentes de la Chine, et d'ailleurs capable de me tuer. Hé ! poursuivit-il, c'est le monde que j'habite ! A Garbia il y avait mon petit état-major et la manœuvre à laquelle il fallait faire attention si on ne voulait pas se faire secouer les puces par ce général San Giorgio qui avait de si belles moustaches et un langage de vacher. Voilà qui me séparait du monde et me permettait de ne pas voir ces bosquets de tétraèdres. Voilà peut-être le fin du fin au sujet de ces principes sublimes : qui est tout simplement de se donner un petit état-major et un général mal embouché par terreur de s'apercevoir qu'on est enfermé sous un globe de pendule où une toute petite folie de lumière peut vous tuer. Il y a des guerriers de l'Arioste dans le soleil. C'est pourquoi, tout ce qui n'est pas épicier essaye de se donner du sérieux avec des principes sublimes. » Néanmoins, le jeu plus léger qu'un envol de plume, de ces arbres, dont il supputa que le moindre devait peser cent mille kilos, qui se cachaient ou glissaient dans la lumière, plus prestes que des truites dans l'eau ne laissa pas que de l'inquiéter. Il avait hâte d'atteindre le sommet de la grosse colline dans l'espérance d'au moins un peu de vent.

Il n'y en avait pas. C'était une lande où la lumière et la chaleur pesaient avec encore plus de poids. On pouvait même voir tout le ciel de craie d'une blancheur totale. L'horizon était un serpentement lointain de collines légèrement bleutées. Le côté vers lequel se dirigeait Angelo était occupé par le corps gris d'une longue montagne très haute quoique mamelonnée et de forme ronde. Le pays qui l'en séparait encore était hérissé de hauts rochers semblables à des voiles latines à peine un peu teintées de verts, portant sur leurs tranchants des villages en nids de guêpes. Les talus qui épaulaient ces rochers et d'où ils sortaient presque nus étaient recouverts de forêts brunes de chênes et de châtaigniers. De petites vallées dont on pouvait voir les caps et les golfes coulaient à leur pied, blondes, ou plus blanches encore que le ciel. Tout était tremblant et déformé de lumière intense et de chaleur huileuse. Des poussières, des fumées ou des brouillards que la terre exhalait sous les coups du soleil commençaient à s'élever çà et là, d'éteules où la moisson était déjà raclée, de petits champs de foin couleur de flammes et même des forêts où l'on sentait que la chaleur était en train de cuire les dernières herbes fraîches.

Le chemin ne se décidait pas à redescendre et courait sur la crête de la colline, d'ailleurs très large, presque un plateau ondulé et qui s'enracinait de droite et de gauche dans les dévalements en pente douce de collines plus hautes. Enfin, il entra dans une forêt de petits chênes blancs d'à peine deux ou trois mètres de haut sous lesquels s'épaississait un tapis de sarriette et de thym. Les pas du cheval firent lever une grosse odeur qu'à la longue l'air immobile et lourd rendit nauséeuse. Il y avait cependant ici quelques traces de vie humaine. De temps en temps un vieux chemin recouvert de cette herbe d'été blanche comme la craie s'embranchait à la route et, tournant tout de suite dans le petit bois, dissimulait ses avenues, mais avait en tout cas l'intention d'aller quelque part. Enfin, à travers les petits arbres, Angelo aperçut une bergerie. Ses murs étaient couleur de pain et elle était couverte en lauze, qui sont d'énormes pierres plates très lourdes. Angelo tourna dans le chemin. Il pensait trouver là un peu d'eau pour le cheval. La bergerie, dont les murs étaient arc-boutés comme ceux des églises ou des fortins, n'avait absolument pas de fenêtres et, comme elle tournait le dos à la route, on ne voyait pas non plus de porte. Malgré son grade « acheté comme deux sous de poivre », disait-il amèrement dans ses accès de pureté, Angelo était un soldat de métier et, en fourrageur, il avait de l'instinct. Il remarqua qu'en s'approchant de la bergerie, elle retentissait du bruit du cheval. « Ceci est vide », se dit-il, et abandonné depuis longtemps. En effet, les longs abreuvoirs de bois poli, posés sur les pierres, étaient secs et blancs comme des os. Mais le portail large ouvert souffla un peu de fraîcheur et une exquise odeur de vieux fumier de mouton. Cependant, comme il fit quelques pas de ce côté, Angelo entendit là-bas dedans un bourdonnement aussi fort qu'un grondement et vit s'agiter dans l'ombre une sorte de lourde draperie jaune. Le cheval comprit une seconde avant lui que la bergerie était habitée par des essaims d'abeilles sauvages ; il tourna bride et fila grand trot vers le bois. Un détour de la route le ramena de loin devant la façade de la bergerie qui, sur une éminence de quelques mètres de haut, dépassait la cime des petits chênes blancs. Les abeilles étaient sorties en épaisses torsades flottantes. Dans la lumière elles étaient noires comme des particules de suie. Elles fumaient de la grande porte et de deux gros œils-de-bœuf comme des orbites et de la mâchoire d'un vieux crâne abandonné dans les bois.

Longtemps après, il était de plus en plus nécessaire de trouver de l'eau. Le chemin suivait toujours cette longue crête sèche. Dans son exaltation du matin, Angelo avait oublié de remonter sa montre. Il jugea qu'il avait dû faire au moins quatre lieues. Il essaya de voir l'heure au soleil mais il n'y avait pas de soleil et seulement une lumière aveuglante venant à la fois de tous les côtés du ciel. Enfin, le chemin se décida à descendre et, brusquement, après un détour, Angelo reçut sur les épaules une fraîcheur qui lui fit lever les yeux : il venait d'entrer sous le feuillage très vert d'un grand hêtre et, à côté du hêtre, se tenaient quatre énormes peupliers scintillants auxquels il ne voulut croire qu'après avoir entendu le bruissement des feuillages qui, malgré l'absence de vent, tremblaient et faisaient le bruit de l'eau. Derrière ces arbres il y avait encore une éteule, non seulement moissonnée mais débarrassée des gerbiers et dans laquelle étaient déjà ouverts quelques sillons tracés du matin même. Comme Angelo retenait machinalement sa bête qui mordait le mors et voulait courir, il s'aperçut que le champ continuait derrière des saules et, de ces saules, il vit sortir trois ânes attelés à une charrue. Enfin le cheval l'emporta au grand trot vers un bosquet de sycomores, de peupliers et de saules et il eut à peine le temps d'entrevoir que le laboureur portait une robe.

La fontaine était dans le bosquet au bord de la route. D'un gros canon, une eau couleur d'aubergine coulait sans bruit dans un bassin rougi de lourdes mousses. De là, un ruisseau partait arroser des prés au milieu desquels était posée à même l'herbe une longue bâtisse à un étage, austère et très propre, crépie à neuf, volets peints de frais et plus silencieuse encore que la fontaine.

Ses yeux s'étant habitués à l'ombre, Angelo aperçut, à quelques pas de lui, de l'autre côté de la route, un moine assis au pied d'un arbre. Il était maigre et sans âge, avec un visage du même roux que sa robe et des yeux ardents. « Quel endroit magnifique », dit Angelo avec une fausse désinvolture et tapant ses talons dans ses bottes. Le moine ne répondit pas. Il regardait de ses yeux lumineux le cheval, le portemanteau et, notamment, les bottes d'Angelo qui se sentit gêné et trouva qu'il faisait trop frais sous les arbres. Il tira son cheval par la bride et marcha à côté de lui vers le soleil. « A rester là, se dit-il comme excuse, on pourrait attraper une fluxion de poitrine. Cette eau nous a fait du bien et nous sommes fort capables de faire encore une lieue ou deux avant de manger. » Il avait été impressionné par cette tête d'une maigreur de bête sauvage et surtout par les tendons du cou, si apparents qu'ils semblaient des cordes attachant cette tête à ce froc. « Et qui sait quels essaims d'abeilles... », se dit-il, mais il vit, à deux ou trois cents pas devant lui, une maison qui était manifestement une auberge (on voyait même l'enseigne) et, au-dessus de sa tête un gros vol de corbeaux qui se dirigeait vers le nord.

« Salut, caporal, lui dit l'aubergiste, j'ai tout ce qu'il faut pour votre cheval, mais pour vous ce sera plus difficile à moins que vous vous contentiez de mon dîner, et, clignant de l'œil, il souleva le couvercle d'une casserole où mitonnaient des cailles lardées sur un lit d'oignons et de tomates. A la fortune des bois. Et, est-ce que vous tenez beaucoup à votre dolman ? dit-il en regardant la jolie redingote d'été d'Angelo. Mes chaises sont usées par les frocards et la paille va mordre votre drap fin comme du vinaigre. »

Cet homme sans chemise portait à même la peau un gilet rouge de postillon. Les poils touffus de sa poitrine lui tenaient lieu de cravate. Mais il se coiffa d'un vieux bonnet de police pour aller jeter deux seaux d'eau sur les jambes du cheval. « C'est un ancien soldat », se dit Angelo. Après les folies de la chaleur rien ne pouvait le mettre plus à son aise. « Ces Français, poursuivit-il, ne digéreront jamais Napoléon. Mais maintenant qu'il n'y a plus à se battre que contre des tisserands qui réclament le droit de manger de la viande une fois par semaine, ni vu ni connu, je t'embrouille, ils vont rêver à Austerlitz dans les bois plutôt que de chanter “Vive Louis-Philippe” sur le dos des ouvriers. Cet homme sans chemise n'attend qu'une occasion pour être roi de Naples. Voilà ce qui fait la différence des deux côtés des Alpes. Nous n'avons pas d'antécédent et cela nous rend timides. — Savez-vous ce que je ferais à votre place ? dit l'homme. Je dessanglerais mon portemanteau et j'irais le poser à l'intérieur sur deux chaises. — Il n'y a pas de voleurs, dit Angelo. — Ben, et moi ? dit l'homme. L'occasion fait le lard rond. — Fiez-vous à moi pour vous aplatir le lard comme il doit être, dit Angelo d'un ton sec. — Il faut rire, dit l'homme. Je ne déteste pas les marchands de mort subite. Allons boire un coup de piquette » et il frappa sur l'épaule d'Angelo avec une main bien solide.

Cette fameuse piquette était un vin clairet mais assez bon.

« Les frocards du couvent font leur petit quart de lieue à travers bois pour venir en siroter leur petit déci, dit l'homme. — Je croyais, dit naïvement Angelo, qu'ils ne buvaient que l'eau de cette très belle fontaine qu'ils ont au bord de la route sous les platanes. Et d'ailleurs, est-ce permis qu'ils viennent ici boire du vin ? — Si vous allez par là, dit l'homme, rien n'est permis. Est-ce qu'il est permis à un ancien sous-officier du 27e régiment d'infanterie légère de faire l'aubergiste sur une route où il ne passe que des renards ? Est-ce que c'est écrit dans les droits de l'homme ? Ces frocards sont de braves garçons. Il y a bien, par-ci par-là, quelques coups de cloche, et une prise d'armes avec bannières et trompettes pour les Rogations mais, leur vrai travail c'est de cultiver la terre. Je vous prie de croire qu'ils ne s'en font pas faute. Et, est-ce que vous avez vu, vous, un paysan qui crache sur la piquette ? D'ailleurs leur ancien a dit : “Buvez, ceci est mon sang.” Tout ce que j'ai fait, c'est de renvoyer ma nièce. Ça les gênait. A cause des jupes sans doute. C'est emmerdant quand on en porte par conviction de voir quelqu'un qui en porte par nécessité. Maintenant, je suis tout seul dans la baraque, qu'est-ce que vous voulez que ça fasse s'ils s'en jettent un petit dans le cornet de temps à autre. Tout le monde y trouve son compte. Est-ce que c'est pas ça l'essentiel ? Oh ! d'ailleurs, poursuivit-il, ils font ça comme des gentilshommes. Ils ne viennent pas par la route. Ils font un grand détour par les bois, ce qui est appréciable quand on a soif, en fait de pénitence et de tout le bazar où ils sont plus forts que moi. Et ils entrent par-derrière où je laisse toujours la porte de l'écurie ouverte, ce qui est également une mortification pour quiconque a le cœur un peu fier. N'empêche : qui m'aurait dit qu'un jour je serais cantinière ! »

Angelo faisait quelques réflexions profondes. Il comprenait qu'en habitant seul dans ces bois muets on devait avoir besoin de compagnie et de parler au premier venu. « En aimant le peuple, se disait-il, je suis comme ce sous-officier au bord de sa route où il ne passe que des renards. L'amour est ridicule. On me dira : “Foutez-nous la paix ; la vérité est dans les épaules nues de cette femme qui vous a donné du café. Elles étaient belles et les fossettes riaient gentiment malgré le hâle. Qu'est-ce qu'il vous faut de plus ? Est-ce que vous avez fait la petite bouche tout à l'heure, avec la fontaine, ou même avec l'ombre fraîche du hêtre et ces peupliers qui scintillaient aussi très gentiment ?” Mais c'est qu'avec le hêtre, le peuplier et la fontaine on peut être égoïste. Qui m'apprendra à être égoïste ? Il est incontestable qu'avec son gilet rouge sur la peau cet homme-là est bien tranquille, et il peut parler de ce dont il a envie avec le premier venu. » Angelo avait été très impressionné par le silence des bois.

« Je n'ai pas de salle à manger, lui dit finalement cet homme tranquille, et, d'habitude, je déguste mon petit frichti sur cette table de marbre que vous voyez là. Je pense que ce serait un peu couillon que nous prenions notre repas à deux tables séparées. D'autant qu'il faudra que je me dresse à chaque instant pour vous servir. Verriez-vous un inconvénient à ce que nos couverts soient mis à la même table ? Je saurai me tenir si cela vous est agréable, mais je suis seul, et... » (ce mot décida Angelo). Enfin, il s'arrangea pour faire payer le propre vin qu'il boirait.

D'ailleurs, il se tint très bien ; il avait pris l'habitude dans les bivouacs de manger sans salir sa cravate de poils.

« Les auberges du genre de la vôtre, dit Angelo, sont généralement sanglantes. Il y a toujours dans ces endroits-là un four pour cuire les cadavres et un puits pour jeter les os.

— J'ai un four mais je n'ai pas de puits, dit l'homme. Remarquez, poursuivit-il, qu'on peut très bien enterrer les os dans les bois où ce serait bien le diable qu'on y voie clair.

— Dans l'état d'esprit où je suis, dit Angelo, rien ne me serait plus agréable qu'une aventure de ce genre. Les hommes sont drôlement faits ; il est inutile de le dire, je crois, à un sous-officier qui a eu l'honneur d'appartenir au 27e d'infanterie légère. Mais j'ai tellement à débattre avec moi-même sur des sujets particulièrement difficiles que j'éprouverais un grand soulagement à être attaqué par des gaillards bien décidés et bien féroces qui en voudraient à ma bourse et ne pourraient éviter les galères et même la guillotine qu'en menaçant désespérément ma vie. Je crois que j'accepterais le combat avec joie, même dans ce petit escalier étroit que je vois là-bas ; où cependant il est difficile de faire des feintes. J'aimerais même être dans un galetas dont la porte ne ferme pas et entendre monter les assassins sur leurs pieds nus ; me dire que j'ai deux coups de pistolet à tirer et qu'ensuite il faudra régler l'affaire avec le stylet bien aiguisé qui ne me quitte jamais... » Il fit une déclaration fort mélancolique. Il était très sérieux. « Voilà, se dit-il, la seule façon de parler d'amour sans qu'on puisse se moquer de moi. » « On dit ça, dit l'homme, mais je crois que ces moments-là ne sont pas rigolos. » Cependant, comme Angelo insistait avec une sorte de feu sombre, il lui versa un verre de vin et parla avec philosophie et bon sens de la jeunesse où tout le monde est passé, ce qui prouve bien que les dangers n'en sont pas mortels. « Je me ferai ermite, se dit Angelo. Eh ! pourquoi pas ? Un petit verger, des vignes et peut-être un froc qui est en somme un vêtement commode. Et des tendons bien maigres pour attacher ma tête à ce froc. Cela en tout cas produit une impression très forte, et quelqu'un qui craint le ridicule par-dessus tout en est parfaitement protégé. Voilà peut-être un moyen d'être libre ! »

Au moment de régler la dépense, l'homme perdit toute philosophie et mendia littéralement quelques liards. Il ne parlait plus du 27e régiment d'infanterie légère mais il employa beaucoup le mot seul. Il se rendait compte qu'à ce mot-là, chaque fois, Angelo perdait le noir de ses yeux. Il obtint très facilement ce qu'il voulut, et il mit son bonnet de police pour avoir le plaisir de le retirer et de le garder à la main pendant qu'il accompagnait Angelo au montoir.

Il était à peu près une heure de l'après-midi et la chaleur était amère comme du phosphore. « Ne passez pas au soleil », dit l'homme (ce qui était à son avis d'une ironie profonde car il n'y avait d'ombre nulle part).

Il sembla à Angelo qu'au pas de son cheval il entrait dans le four dont il parlait tout à l'heure. La vallée qu'il suivait était très étroite, encombrée de boqueteaux de chênes nains ; les parois pierreuses qui dévalaient vers elle brûlaient à blanc. La lumière écrasée en fine poussière irritante frottait son papier de verre sur Angelo et le cheval somnolents ; sur les petits arbres qu'elle faisait disparaître peu à peu dans de l'air usé dont la trame grossière tremblait, mélangeant des taches d'un blond graisseux à des ocres ternes, à des grands pans de craie où il était impossible de reconnaître quoi que ce soit d'habituel. Le long de hauts rochers anfractueux, coulait l'odeur des nids pourris abandonnés par les éperviers. Les pentes déversaient dans le vallon l'odeur fade de tout ce qui était mort loin à la ronde dans les collines blêmes. Souches et peaux, nids de fourmis, petites cages thoraciques grosses comme le poing, squelettes de serpents en fragments de chaînes d'argent, étendards de mouches abattues comme des poignées de raisins de Corinthe, hérissons morts dont les os étaient comme le lait des châtaignes dans leurs bogues, lambeaux hargneux de sangliers répandus sur de larges aires d'agonie, arbres dévorés des pieds à la tête, bourrés de sciure jusqu'à la pointe des rameaux, que l'air épais tenait debout, carcasses de buses effondrées dans les branches de chênes sur qui le soleil frappait, ou l'odeur aigre des sèves que la chaleur faisait éclater dans des fentes le long des troncs des alisiers sauvages.

Toute cette barbarie n'était pas seulement dans le sommeil rouge d'Angelo. Il n'y avait jamais eu un été semblable dans les collines. D'ailleurs, ce jour-là, cette même chaleur noire commença à déferler en vagues tout de suite très brutales sur le pays du sud : sur les solitudes du Var où les petits chênes se mirent à crépiter, sur les fermes perdues des plateaux où les citernes furent tout de suite assaillies de vols de pigeons, sur Marseille où les égouts commencèrent à fumer. A Aix, à midi, le silence de sieste était tellement grand que, sur les boulevards, les fontaines sonnaient comme dans la nuit. A Rians, il y eut, dès neuf heures du matin, deux malades : un charretier qui eut une attaque juste à l'entrée du bourg ; porté dans un cabaret, mis à l'ombre et saigné, il n'avait pas encore repris l'usage de la parole ; et une jeune fille de vingt ans qui, à peu près à la même heure se souilla brusquement debout près de la fontaine où elle venait de boire ; ayant essayé de courir jusque chez elle qui était à deux pas, elle tomba comme une masse sur le seuil de sa porte. A l'heure où Angelo dormait sur son cheval, on disait qu'elle était morte. A Draguignan, les collines renvoient la chaleur dans cette cuvette où se tient la ville ; il fut impossible de faire la sieste : les toutes petites fenêtres des maisons qui, en temps ordinaire, permettent aux chambres de rester fraîches, il faisait cette fois tellement chaud qu'on avait envie de les agrandir à coups de pioche pour pouvoir respirer. Tout le monde s'en alla dans les champs ; il n'y a pas de sources, pas de fontaines ; on mangea des melons et des abricots qui étaient chauds, comme cuits ; on se coucha dans l'herbe, à plat ventre.

On mangea également du melon à La Valette et, juste au moment où Angelo passait sous les rochers d'où coulait l'odeur des œufs pourris, la jeune madame de Théus descendait en courant en plein soleil les escaliers du château pour aller au village où, paraît-il, une femme de cuisine qui y était descendue une heure avant (juste au moment où cette vieille canaille d'aubergiste disait à Angelo : « Ne passez pas au soleil ») venait d'y tomber subitement très malade. Et maintenant (pendant qu'Angelo continuait à suivre les yeux fermés ce chemin torride à travers les collines) la femme de cuisine était morte ; on supposait que c'était une attaque d'apoplexie parce qu'elle avait le visage tout noir. La jeune madame fut très écœurée par la chaleur, l'odeur de la morte, le visage noir. Elle fut obligée d'aller derrière un buisson pour vomir.

On mangea formidablement des melons dans la vallée du Rhône. Cette vallée longeait vers l'est le territoire vert-de-gris que traversait Angelo. Il y a là, à cause du fleuve, des bosquets très hauts sur pied, des sycomores, des platanes de plus de trente mètres, des hêtres de luxe aux feuillages retombants très beaux et très frais. Cette année, il n'y avait pas eu d'hiver. La chenille du pin avait mangé les aiguilles de toutes les pinèdes ; elle avait même décharné les thuyas et les cyprès, elle s'était même transformée pour pouvoir manger les feuilles des sycomores, des platanes, des hêtres. Des hauteurs de Carpentras, à travers des centaines de lieues carrées de squelettes d'arbres, de feuillages en dentelles et en cendres que le vent emportait, on pouvait apercevoir les remparts d'Avignon comme un thorax de bœuf blanchi par les fourmis. Ce même jour la chaleur y arriva, et, des premiers coups, fit s'écrouler la charpente des arbres les plus malades.

En gare d'Orange, les voyageurs d'un train qui venait de Lyon frappèrent de toutes leurs forces à la portière de leur coupé pour qu'on vienne leur ouvrir. Ils crevaient de soif ; beaucoup avaient vomi et se tordaient de coliques. Le mécanicien vint aux portières avec la clef, mais, après en avoir ouvert deux il ne put ouvrir la troisième et s'éloigna pour aller s'appuyer du front à une balustrade contre laquelle, finalement, il tomba. On l'emporta, et il eut la force de dire qu'il fallait au plus tôt dételer la machine qui risquait de prendre feu ou d'éclater. En tout cas, il disait de tourner tout de suite à gauche et à fond la deuxième manette. De ce temps, les voyageurs du troisième coupé frappaient toujours avec grands coups de poings contre leur portière fermée.

Il y avait énormément de melons dans les villes et les villages de toute cette vallée. La chaleur leur avait été favorable. Il était impossible de songer à manger quoi que ce soit : pain, viande faisaient lever le cœur rien qu'à l'idée. On mangeait des melons. Cela faisait boire ; de grandes langues de mousse sortaient du canon des fontaines. On avait une furieuse envie de se laver la bouche. La poussière qui fumait du branchage écroulé de certains arbres, et celle qui sortait des prairies blanches comme de la neige, où le foin calciné s'écrasait sous le poids de l'air, irritait les gorges et les narines comme du pollen de platane. Les petites rues autour de la synagogue étaient jonchées d'écorces, de graines et de glaires de melons. On mangeait aussi des tomates crues. C'était le premier jour et, par la suite, ces détritus pourrirent vite. Le soir de ce premier jour ils commencèrent à pourrir et la nuit qui suivit fut plus chaude que le jour. Pour l'instant, les paysans avaient fait entrer à Carpentras plus de cinquante charretées de gros melons d'eau. A une heure de l'après-midi, une trentaine de ces charrettes vides retournèrent aux melonnières juste au-delà des murs. Au moment où, à trente lieues dans l'est par rapport à Carpentras, Angelo, à moitié endormi, se laissait porter au pas de son cheval, dans des gorges écœurantes de chaud et de l'odeur des œufs pourris, les écorces de melons commencèrent à joncher la grand-rue et même les abords de la sous-préfecture, de la bibliothèque, de la gendarmerie royale et de l'hôtel du Lion, le mieux fréquenté ; de nouvelles charretées de melons entraient dans la ville ; un médecin prenait quelques gouttes d'élixir parégorique sur un grain de sucre ; et la diligence pour Blovac qui devait partir à deux heures n'attela pas ses chevaux.

Comme en pleins champs, dans les villes et dans les villages, la lumière de cette chaleur était aussi mystérieuse que le brouillard. D'un côté de la rue à l'autre elle faisait disparaître les murs des maisons. La réverbération des façades que frappait le soleil était si intense que l'ombre en face éblouissait. Les formes se déformaient dans un air visqueux comme du sirop. Les gens marchaient dans une sorte d'ivresse et leur ivrognerie ne venait pas de leur ventre où gargouillaient la chair verte et l'eau des melons hâtivement mâchés mais de cette imprécision des formes qui déplaçait les portes, les fenêtres, les loquets, les portières, les rideaux de raphia, modifiait la hauteur des trottoirs et l'emplacement des pavés, à quoi s'ajoutait que tout le monde marchait les yeux mi-clos et que, comme pour Angelo, sous les paupières baissées teintées de rouge coquelicot par le soleil, tous les désirs faisaient des images d'eaux bouillonnantes dans lesquelles on trébuchait.

Il y eut de cette façon, dès les premiers jours, beaucoup de malades qui passèrent inaperçus. On ne s'occupa d'eux que lorsqu'ils n'avaient pas la force d'arriver jusqu'à leur maison et qu'ils tombaient dans la rue. Et encore, dans ces cas-là, pas toujours. S'ils tombaient sur le ventre, on pouvait croire qu'ils dormaient. Ce n'est que si, en roulant à terre, ils finissaient par y rester sur le dos qu'on voyait leur visage noir et qu'on s'inquiétait. Et encore, même dans ces cas-là, pas toujours, car cette chaleur et ces rêves de boire fortifiaient l'égoïsme. C'est pourquoi, en réalité, il y eut ce premier jour — et précisément pendant qu'Angelo sous ses paupières rouges rêvait aux carcasses de buses effondrées dans les branches des grands chênes — en tout et pour tout très peu de malades. Un médecin juif, alerté par un rabbin, surtout inquiet de pureté, vint examiner trois cadavres culbutés juste sur le seuil de la petite porte de la synagogue (on imagina qu'ils voulaient entrer dans le temple pour se mettre au frais). Il n'y eut cet après-midi-là que deux alertes à Carpentras, en comptant le cocher de la diligence de Blovac dans lequel il était difficile d'ailleurs de démêler la responsabilité de l'absinthe de celle de la chaleur (c'était un homme très gros chez lequel la soif et la faim étaient impérieuses et, après un repas à l'auberge — il avait sans doute été le seul à manger à midi dans toute la ville — où il avait englouti tout un plat de tripes, il avait bu sept absinthes coup sur coup en guise de café et de pousse-café).

A Orange, Avignon, Apt, Manosque, Arles, Tarascon, Nîmes, Montpellier, Aix, La Valette (où cependant la mort de la fille de cuisine avait frappé le début d'un grand silence impressionnant), Draguignan, et jusqu'au bord de la mer, à peine si l'on eut (mais dès le début de l'après-midi, il est vrai ; au moment où Angelo dans son sommeil, secoué par le pas du cheval, avait envie de vomir), à peine si on eut à s'inquiéter d'une mort ou deux dans chaque endroit et de quelques indispositions plus ou moins graves, toutes mises sur le compte de ces melons et tomates qu'on mangeait partout sans retenue. On soigna ces malades avec de l'élixir parégorique sur des morceaux de sucre.

A Toulon, un médecin inspecteur de la marine de guerre insista pour être reçu dès deux heures de l'après-midi par le duc de T., amiral et commandant de la place. On le pria de revenir vers sept heures du soir. Il se conduisit d'une façon très incorrecte, allant jusqu'à élever inconsidérément la voix dans l'antichambre. Il fut finalement mis à la porte par l'aspirant de planton qui remarqua son air hagard et comme une sorte d'envie irrépressible de parler, que le médecin contenait en mettant brusquement la main sur sa bouche. L'aspirant s'excusa. Le médecin inspecteur dit : « Tant pis ! » et s'en alla.

A Marseille, il n'était question de rien sauf de cette effroyable odeur d'égout. En quelques heures l'eau du Vieux-Port était devenue épaisse, noire et mordorée comme du goudron. La ville était trop populeuse pour qu'on puisse remarquer les docteurs qui, dès le début de l'après-midi, commencèrent à circuler en cabriolets. Quelques-uns avaient des mines fort graves. D'ailleurs, cette terrible odeur d'excréments donnait à tout le monde un air triste et pensif.

Le chemin que suivait le cheval d'Angelo frappa de la tête contre un de ces rochers en forme de voile latine, et il se mit à l'enlacer en direction d'un village dissimulé dans les pierres comme un nid de guêpes. Angelo sentit le changement de cadence dans le pas du cheval ; il s'éveilla, et s'aperçut qu'il montait à travers de petites terrasses de terres cultivées, soutenues par des murettes de pierres blanches et portant des cyprès très funèbres. Le village était désert ; les murs de sa ruelle étouffaient ; les réverbérations de la lumière donnaient le vertige. Angelo mit pied à terre et tira son cheval dans la sorte d'abri que formait une voûte à moitié écroulée près de l'église. Il y avait là-dessous une violente odeur de fumier d'oiseau ; le plafond de la voûte était tapissé de nids d'hirondelles d'où suintaient des jus brunâtres ; mais l'ombre, quoique cendreuse, apaisa la nuque brûlante d'Angelo, qui était comme meurtrie et sur laquelle il ne s'arrêtait pas de passer la main. Il y avait un bon quart d'heure qu'il était là, quand il vit en face de lui, de l'autre côté de la ruelle, une porte ouverte et, au fond de l'ombre très noire, une sorte de corsage ou de chemise qui s'agitait faiblement. Il traversa la ruelle et vint demander de l'eau. C'était une femme, un peu hébétée et suante, et qui ne respirait qu'à grands efforts. Elle dit qu'il n'y avait plus d'eau ; les pigeons avaient souillé les citernes ; à peine si on pouvait essayer de faire boire le cheval. Mais la bête renâcla dans le seau, elle se lava les narines et souffla des embruns dans le soleil.

La femme avait des melons. Angelo en mangea trois. Il donna les écorces au cheval. La femme avait aussi des tomates ; mais elle dit que ces légumes donnent la fièvre ; qu'on ne peut les manger que cuits. Angelo mordit si violemment dans une tomate crue que le jus gicla sur sa belle redingote. Il ne s'en soucia guère. Sa soif commençait à s'apaiser un peu. Il donna aussi deux ou trois tomates au cheval qui les mangea avec beaucoup de précipitation. La femme dit que c'était avec des bravades de ce genre que son mari s'était rendu malade et qu'il battait la fièvre depuis hier. Angelo aperçut dans un coin de la pièce un lit sur lequel on avait entassé une grosse couverture à fleurs et un édredon qui laissaient à peine dépasser la tête du malade. La femme dit que son homme ne pouvait plus se réchauffer. Ce qu'en lui-même Angelo trouva étrange et certainement de très mauvais augure. Le visage de cet homme était d'ailleurs violet. La femme dit qu'il ne souffrait plus guère maintenant, mais qu'il s'était encore tordu de coliques toute la matinée et que ça venait sûrement des tomates car il n'avait pas voulu l'écouter, non plus, et il avait fait, comme Angelo, à sa tête.

Après s'être reposé presque une heure dans cette pièce où, finalement, on avait fait aussi entrer le cheval, Angelo se remit en route. La lumière et la chaleur étaient toujours là, à la porte. On ne pouvait pas imaginer qu'il y aurait un soir.

C'était le moment où le médecin inspecteur de la marine disait : « Tant pis ! » et s'en retournait dans Toulon. C'était aussi exactement le moment où, le médecin juif était rentré précipitamment chez lui, ayant parlé à sa femme, lui ayant fait préparer une petite valise pour elle et pour leur petite fille de douze ans, cette femme grasse, aux yeux de bœuf et à nez d'aigle quittait Carpentras par la diligence de Vaison avec l'ordre de pousser très vite au-delà en voiture de louage jusqu'à Dieulefit et même jusqu'à Bourdeaux. Elle détourna la tête de la ville où restait son mari et, un doigt sur les lèvres, elle imposait le silence à la petite fille qui, en face d'elle, ouvrait de grands yeux et suait. A ce moment-là, Angelo voyait les splendeurs barbares du terrible été dans les hautes collines : chênes roussis, châtaigniers calcinés, pâtures maigres couleur de vert-de-gris, cyprès dans le feuillage desquels luisait l'huile de lampes funèbres, brouillards de lumière qui déployaient autour de lui, en mirage, la tapisserie usée de soleil dans la trame transparente de laquelle flottait et tremblait le dessin resté gris des forêts, des villages, des collines, de la montagne, de l'horizon, des champs, des bosquets, des pâtures presque entièrement effacées sous un air couleur de toile à sac. A cet instant précis où il se demandait pour la centième fois si le soir viendrait — s'étant tourné cent fois vers l'est, imperturbablement d'ocre pur — le temps s'était arrêté à La Valette où la femme de cuisine pourrissait avec une extraordinaire vitesse devant les quelques personnes du village, plus la jeune madame, restées là pour faire honneur à la morte qui fondait à vue d'œil en inondant le lit sur lequel on l'avait étendue tout habillée. Et, pendant qu'elles étaient ainsi fascinées par le travail rapide de la décomposition, Angelo voyait peu à peu s'ouvrir autour de lui la région de châtaigneraies trouées de rochers et de villages qu'il avait vue, dès le matin, du haut de la première colline. Mais alors que le matin, et vu de loin, ce pays avait une forme et des couleurs avec lesquelles on pouvait faire bon ménage, maintenant, sous cette lumière d'une violence inouïe il se décomposait dans un air sirupeux et tremblant. Les arbres étaient comme des taches de graisse élargissant leurs formes et leurs couleurs dans les fils d'un air à grosse trame, les forêts fondaient comme des blocs de lard. A l'heure même où, devant le cadavre, la jeune madame pensait : « Il y a à peine quelques heures que j'ai envoyé cette femme en bas pour aller m'acheter des melons » ; où Angelo regardait vers l'est dans l'espoir d'y voir enfin les signes précurseurs de la fin de ce jour, le médecin inspecteur de la marine ne pouvait plus tenir en place, remontait la rue Lamalgue, prenait la rue des Trois-Oliviers, traversait la place Pavé-d'Amour, entrait dans la rue Montauban, tournait dans la rue des Remparts, passait rue de la Miséricorde où des ruissellements d'urine mûrissaient entre les pavés chauffés à blanc, descendait la rue de l'Oratoire, la rue Larmedieu, à travers laquelle le port soufflait à bouffées de dormeurs l'odeur de son estomac vert, remontait la rue Mûrier où il fut obligé d'enjamber les issues d'un lieu d'aisance, débouchait rue La Fayette, sous des platanes, s'asseyait enfin à la terrasse du duc d'Aumale et commandait une absinthe. Tout de suite après avoir bu sa première gorgée, il se dit qu'il ne fallait pas être plus royaliste que le roi. C'était une question de rapport ; il n'avait qu'à l'écrire pour dégager sa responsabilité. Chaque année on dit : « Il n'a jamais fait si chaud. » Ce ne sont peut-être que de simples dysenteries. Dans un corps usé par des excès. « Symptôme prémonitoire, symptôme prémonitoire, va donc juger d'une façon certaine dans un corps ruiné par l'alcool, le tabac, les femmes, les tours du monde, les salaisons : de quoi veux-tu que ce soit le symptôme prémonitoire ? Tout ce que je pouvais dire c'est que je le jugeais comme un symptôme prodromique. L'amiral aurait fait une drôle de gueule, tiré de la sieste pour être mis en face d'un symptôme purement prodromique ! Collapsus. Même le collapsus. Corps ruinés dans lesquels une simple dysenterie peut présenter des formes... asiatiques. Loin du Gange. L'Inde, où la chaleur fait éclore les éléphants et les nuages de mouches. Delta de l'Indus. Boues, cinquante degrés, pas d'ombre. L'eau qui pourrit comme n'importe quel corps organisé. Au fond, cette ville sent moins mauvais que ce qu'on dit ; moins mauvais que ce qu'elle sentait il y a six mois. A moins que ce soit une question d'habitude. Cependant, je sens bien toujours l'odeur de l'absinthe. A moins que l'odeur de cette ville ait dépassé la mesure. Auquel cas la dysenterie pourrait très bien dépasser la mesure. Raspail ! Au service de l'humanité ! C'est très joli, mais je suis un médecin militaire, et un médecin militaire a des supérieurs hiérarchiques. Communiquer avec l'amiral par un rapport qui laisse ma responsabilité totalement dégagée. Le reste... si j'étais médecin civil... mais je ne suis qu'un rouage. Toutefois, ce soir, aller quand même demander une audience à l'amiral. D'autant que, d'ici ce soir, un médecin civil peut très bien... moins de pincettes à prendre devant un collapsus. Orage bleu-baleine dans le cul-de-sac du golfe du Bengale. Miasmes délétères à bord de la Melpomène. » Il commanda une deuxième absinthe en demandant si cette fois on ne pouvait pas avoir un peu d'eau fraîche. Au moment où on apporta la deuxième absinthe au médecin inspecteur, à La Valette, la jeune madame se disait : « Il me semble qu'il y a un siècle ! » La mort de la fille de cuisine avait aboli le temps ; la jeune madame était fascinée par le coup qui avait aboli le temps pour la fille de cuisine et écrasé de tous les côtés les chemins de fuite ; au même instant, à plus de quarante lieues dans le nord, Angelo pénétrait de plus en plus profondément dans les hautes collines à travers un paysage de châtaigneraies grises, de landes grises couvertes de centaurées grises, sous un ciel gris. Il avait l'impression d'être en plomb bouillant. Le cheval allait d'un pas de profond sommeil. Pendant qu'à Carpentras, le médecin juif, ayant décidé en un tournemain l'inhumation immédiate des trois cadavres trouvés sur le seuil de la synagogue, rentrait chez lui. Il avait terrorisé le syndic. Il était sûr que celui-là ne parlerait pas, au moins d'ici un jour ou deux. Après ? Après, eh ! bien, après, il n'était pas sur terre pour empêcher les gens de parler ; d'autant que la chose parlerait assez fort d'elle-même. Le principal était de ne rien ébruiter avant d'être sûr. La raison était qu'il ne faut jamais affoler une population quelle qu'elle soit. Il y avait également mille autres raisons. Il se demanda si Rachel trouverait un cabriolet de louage à Vaison. Il avait confiance dans Rachel ; elle était capable de trouver un cabriolet. Il se félicita d'avoir pensé à Bourdeaux qui est dans une gorge très aérée, ventée ; où l'air passe et ne s'arrête pas. Il était très fier d'avoir eu cette présence d'esprit, presque inconscience. « Intelligence qui fonctionne sur des mises en route particulières et sur des plans tout à fait détachés du domaine affectif. Fonctionnerait probablement même dans mon cadavre. Problème de l'immortalité de l'âme, peut-être seulement question d'une intelligence si habile en automatisme qu'elle fonctionne même dans le cadavre. Alors, non pas universelle, mais prérogative de certains individus, peut-être de certaines races qui auraient ainsi le privilège de l'immortalité de l'âme. » Il préparait de petites fioles de laudanum pur, et sous forme d'extrait thébaïque de morphine, d'acétate d'ammoniaque, d'éther ; chacune avec un compte-gouttes particulier ; une seringue hypodermique pour du chlorhydrate de morphine ; une petite bouteille d'essence de térébenthine. Comme il bouchait la bouteille d'un coup de pouce très ferme et très exact sur le bouchon, dans le petit village où Angelo avait mangé du melon, l'homme qui grelottait sous les édredons sauta à plat hors du lit comme un ressort d'acier et roula jusqu'aux pieds de la femme qui respirait difficilement. Il resta étendu sur le carreau ; la peau noire de son visage tirée violemment en arrière par une poigne terrible faisait saillir ses dents et ses yeux. La femme se pencha sur lui. Elle se dit que c'était peut-être une mauvaise maladie qui se donne. Elle croqua vite une gousse d'ail. Elle courut chercher les voisines. Le soleil remplissait toujours la rue à ras bord d'un plâtre pur, sans une ombre. Rien ne tremblait dans l'est vers où se retournait de temps en temps Angelo. Il gravissait des mornes couverts de châtaigniers gris, descendait dans des combes grises où le pas du cheval soulevait des flocons de cendres, suivait le serpentement de vallons à parois de chaux vive, escaladait des coteaux au pas de son cheval endormi, suivait des crêtes chauffées à blanc, passait à la lisière de bois de châtaigniers et de chênes qui soufflaient une haleine de feu. Chaque fois qu'il arrivait au sommet d'un coteau, il regardait vers l'est pour voir s'il n'y avait pas un signe quelconque de crépuscule. Le ciel était dans l'est du même gris qu'au zénith. Il pouvait regarder tout le ciel sans être ébloui par le soleil ; le soleil n'était pas une boule aveuglante : il était une poussière aveuglante répandue partout ; le ciel entier éblouissait. L'est éblouissait. Il regardait vers le nord pour tâcher d'apercevoir, au flanc de la grande montagne, les traces de cette petite ville montagnarde de Banon vers laquelle il était parti. La montagne restait d'un gris uniforme presque aussi aveuglant que le gris du ciel et dans lequel il était impossible de distinguer le moindre détail. Angelo avait pris son âme militaire. Il marchait sur Banon à travers cet été graisseux, comme sur un point important du plan de bataille à travers les feux de pelotons. Il avait un peu mal au ventre. Des douleurs sourdes, parfois fulgurantes lui jetaient aux yeux des poignées de plâtre plus blanches que le ciel. Il pensait que la femme qui respirait si difficilement avait eu raison quand elle lui disait de se méfier des melons et des tomates. Mais, s'il avait vu des melons au bord de la route, il serait descendu de cheval pour aller en manger de nouveau. Il se disait d'ailleurs : « Cela est dans l'air. Cet air gras n'est pas naturel. Il y a là-dedans autre chose que le soleil ; peut-être une infinité de mouches minuscules qu'on avale en respirant et qui vous donnent des coliques. » Il arrivait pas à pas au sommet d'une éminence plus haute que tous les coteaux déjà escaladés. C'était, dissimulé sous la chaleur brumeuse, un des premiers contreforts de la montagne. Elle se voyait de loin. Elle se voyait de Carpentras. Le médecin juif la voyait de la fenêtre de son laboratoire dont il s'était approché, attiré par une odeur d'écorce de melon pourri qui commençait à remplir la rue. Dans l'éblouissement de la lumière et par-delà les toits de la ville, il apercevait à dix ou douze lieues vers l'est les contreforts de la montagne et l'éminence un peu plus haute que les autres, semblable d'ici à un bosquet d'arbres qui bossuait la longue pente grise. Il se demandait si l'infection pouvait gagner ces hauteurs ; s'il n'aurait pas mieux valu faire partir Rachel par la diligence de Blovac. Sans la chaux vive, éblouissante, de tout le ciel, et la poussière grise qui embrumait l'horizon, il aurait pu voir de la fenêtre de son laboratoire, et par-dessus l'odeur d'écorce de melon pourri qui remplissait la rue et la ville, la petite hauteur semblable d'ici à un arbre en boule un peu à droite de l'éminence au sommet de laquelle maintenant Angelo était parvenu, le village où l'homme qui grelottait sous les édredons s'était finalement débandé comme un ressort, avait roulé aux pieds de sa femme, était, à cet instant précis, contemplé par quatre ou cinq voisines accourues, toutes croquant de l'ail et chantant : « Il est mort, il est mort », à bonne distance de sa mâchoire blanche toute découverte et de ses yeux exorbités. Le médecin juif se dit que, peut-être, il n'y avait pas lieu d'être si assuré de son intelligence. Ces hauteurs lui paraissaient meilleures que Bourdeaux pour protéger Rachel et la petite Judith. Il n'était plus du tout assuré du privilège de l'immortalité de l'âme. Cela n'était plus d'un orgueil suffisant que Rachel soit capable de trouver un cabriolet à Vaison. Elle n'était sûrement pas capable d'imaginer qu'il avait pu se tromper en les envoyant à Bourdeaux. Il ne pouvait plus les prévenir ; il était obligé de rester ici pour faire son devoir. Il maudit l'intelligence. Il s'aperçut que ce qu'il devait maudire, pour être logique, c'était la fausse intelligence. Il cracha sur la fausse intelligence. Il était désespéré de n'avoir pas la vraie intelligence. Il cracha sur lui. Il cracha sur Rachel et Judith incapables de lui protéger Rachel et Judith. Il cracha sur cette race martyrisée par un dieu à facettes. Pendant qu'il maudissait, il s'aperçut que l'est se troublait et qu'il allait y avoir un soir et une nuit. Il en fut surpris comme si c'était la première fois que la nuit allait monter de l'est. Il se dit : « Tous mes raisonnements sont faux. Voilà que je ne m'attendais même plus à cette chose si simple. Ne cherchons pas midi à quatorze heures. Rachel et Judith seront très bien à Bourdeaux, en tout cas pas plus mal qu'ailleurs, et certainement mieux qu'ici. Pour le surplus tenons-nous-en aux remèdes qui ont fait leurs preuves. Pas d'explorations d'intelligence. » Il retourna à ses fioles, en posa une partie sur la table de son cabinet et une autre partie dans sa trousse. Il sifflait une petite chanson. Il guettait aussi le bruit des pas dans la rue, dans l'escalier et s'attendait à chaque instant à entendre sonner à sa porte. Au village, semblable à un arbre en boule que le médecin juif pouvait apercevoir de sa fenêtre dans le dévalement lointain des contreforts de la montagne, les femmes étaient allées chercher M. le curé. Il vint en voisin, soutane déboutonnée. « Le soir va venir, dit-il, espérons que nous aurons moins chaud. Ce pauvre Alcide ! — Il est déjà tout noir, dit une femme. — Le fait est, dit M. le curé. Ceci me paraît extraordinaire. » Il regarda le cadavre qui était horrible à voir, mais il avait confiance dans le soir qui venait. « Ne serait-ce qu'un peu de repos, se dit-il ; qu'on puisse respirer. » L'idée de pouvoir respirer lui permettait de lutter victorieusement contre l'affreuse grimace de cette bouche qui dévoilait jusqu'à la gencive ses chicots et ses dents pourries.

Le soir n'était encore qu'un peu de bleu très pâle dans l'est. Assez toutefois pour ternir les lunules et les grappes de petites lunes dont le feuillage des platanes de la rue La Fayette ocellait le trottoir près de la chaise d'osier du médecin inspecteur de la marine. Il crut que c'était le fait d'un nuage. Il poussa un grognement qui attira sur lui l'attention des consommateurs assis près de lui à la terrasse du duc d'Aumale. « Pleuvoir, dit-il à haute voix, ben, merde, alors ! » Mais il avait le respect de son uniforme. Il compta les soucoupes. « C'est pas, se dit-il, sept absinthes, quoique bien tassées, qui m'empêcheront de voir que c'est tout simplement le soir qui arrive. » Et il dit, très calmement à haute voix : « C'est le soir ; mais j'en ai vu d'autres. » Il voulait dire qu'il était décidé à affronter l'amiral. « Tout ce qu'il faut, se dit-il, c'est que je puisse prononcer correctement miasmes délétères à bord de la Melpomène. Pour le reste, je lui lâche le paquet. Je ne vais pas m'embarrasser de “prémonitoire” et de “prodromique”. Je lui dis ce que je pense. S'il renâcle, c'est bien simple, je lui dis : “Je dis oui et vous dites non ; nous avons un truc pour savoir qui a raison : l'autopsie !” » Il appela le garçon et demanda l'heure. Il était plus de six heures et demie. Le médecin inspecteur se dressa, assura ses pieds en équerre contre l'absinthe et l'amiral, contre tout ce qui l'avait mené jusqu'à cette terrasse du duc d'Aumale. Il partit par les petites rues. Il n'avait pour lui que le soir — un peu plus bleu maintenant — et cette riche idée d'autopsie, peut-être suggérée par le soir et tout l'espoir qu'il donnait rien que par l'atténuation de la lumière. Une preuve magnifique — il pensa « indéniable » — à laquelle il n'avait pas pensé sous la chaleur abrutissante du grand jour, surtout sous cette éblouissante lumière qui aveuglait, étouffait, faisait battre les tempes et revoir de fulgurantes tranches de vie tragiques, comme quand on fait le grand saut sous l'eau verte. Maintenant, il faisait toujours aussi chaud ; il fallait toujours enjamber les ruisseaux d'évier et les suintements jaunâtres des lieux d'aisances, mais cette lumière atténuée permettait de se rétablir, il pensa : « Comme un acrobate. » Il se disait : « Amiral, c'est entendu ; mais je connais mon métier. J'ai découpé du Chinois, de l'Hindou, du Javanais et du Guatémaltèque » (ce n'était pas vrai, il n'avait jamais fait de service actif que dans les mers orientales. Il n'était jamais allé au Guatemala, mais ce mot plaisait à un petit surplus d'absinthe qu'il éliminait comme ça, avec des mots à grands rayons d'action). « Ce qui me dégoûte, se dit-il, c'est d'être obligé de discuter ; d'expliquer le coup alors que, dans mon bonhomme de la Melpomène, tout est expliqué de façon claire, positive et indiscutable. Ce qu'il faudrait, dans des cas comme aujourd'hui, c'est de leur en boucher le plus rapidement possible un bon coin ; qu'ils n'aient plus qu'à dire : “Ah ! Eh ! bien, c'est bien, faites le nécessaire.” Tout leur amener sur un plateau, tout découpé et prêt d'avance pour la démonstration mathématique des correspondances très insolentes vis-à-vis du galon et de la société ; entre la respiration lointaine des grands fleuves et le coup d'éteignoir sur — disons — cent mille vies humaines. Plus facile à expliquer avec les preuves en main. Tenez : voilà l'aspect visqueux de la plèvre, vous voyez ? Et le ventricule gauche contracté ; et le ventricule droit plein d'un coagulum noirâtre ; et l'œsophage cyanosé, et l'épithélium détaché, et l'intestin bourré d'une matière que je pourrais comparer, pour faciliter votre compréhension des choses de science, monsieur l'amiral, à de l'eau de riz ou à du petit-lait. Pénétrons, pénétrons, monsieur l'amiral qu'il ne faut pas déranger de sa sieste, pénétrons dans ces 1,70 m sur 40 du gabier de la Melpomène ; mort à midi, monsieur l'amiral, pendant que vous sirotiez le moka et qu'on préparait le divan ; mort à midi, soufflé par le delta de l'Indus, et le canon pneumatique de la haute vallée du Gange. Intestin coloré de rose hortensia ; glandes isolées faisant saillie de la grosseur d'un grain de millet et même d'un grain de chènevis ; plaques de Peyer granuleuses ; tuméfaction des follicules qu'on appelle psorenterie, réplétion vasculaire de la rate ; purée verdâtre dans la valvule iléo-cæcale ; et foie marbré ; tout ça dans ces 1,70 m sur 40 du gabier de la Melpomène, bourré comme un pot à feu. Je ne suis que de deuxième classe, monsieur l'amiral, mais je veux vous assurer qu'il y a ici une bombe capable de faire en cinq sec éclater le royaume comme une grenade sanguinolente. »

Il entendit une petite clochette : c'était l'extrême-onction qu'on portait à un mourant. Il salua militairement la croix.

A l'amirauté, l'aspirant de service fut plus aimable. Ce jeune officier était d'ailleurs manifestement inquiet. Ses traits étaient tirés et, quand il mit la main sur la poignée de la porte, le médecin inspecteur remarqua qu'il avait les doigts ridés et légèrement violacés. Il se dit : « Ah ! Ah ! Un autre ! » L'aspirant ouvrit la porte et annonça : « Médecin inspecteur Reynaut. »

Au moment précis où le médecin inspecteur pénétrait dans le bureau de l'amiral, au hameau de La Valette, le curé toucha le bras de la jeune madame : « Il ne servirait à rien de rester plus longtemps, madame la marquise, dit-il, ces femmes vont s'occuper de tout ; j'ai prévenu Abdon pour le cercueil. » La jeune madame aspergea le cadavre d'eau bénite et sortit avec M. le curé. C'était le soir. Il n'était pas très marqué. Il faisait toujours cette chaleur écœurante. « J'ai l'impression, dit-elle, que c'est ma faute, j'ai envoyé cette femme m'acheter des melons au gros de la chaleur. Elle a dû être frappée d'un coup de soleil dans ces grands escaliers de pierre dont la réverbération était mortelle ; je l'ai bien senti quand je suis descendue en courant. Je suis responsable de sa mort, monsieur le curé. — Je ne crois pas, dit M. le curé. Je puis rassurer madame la marquise de ce côté-là, dit-il, quitte à l'effrayer d'un autre côté, mais je sais combien sont cruels les tourments de la conscience. Les autres tourments seront certainement plus supportables à l'âme intrépide que je connais à Mme la marquise. Trois autres personnes sont mortes cet après-midi et de la même manière, dit-il : Barbe, veuve Génestan ; Valli Joseph et Honnorat Bruno. On est venu me les déclarer presque en même temps, je suis allé les voir. C'est pour ne rien vous cacher ce qui m'a donné l'audace d'engager madame la marquise à remonter au château. » Elle frissonna des pieds à la tête. « Courons, dit le curé affolé, cela vous fouettera le sang. »

 

C'était le moment où Angelo, arrivé au sommet de l'éminence, voyait enfin dans l'est les manifestations du soir. De l'endroit où il était, il découvrait plus de cinq cents lieues carrées, depuis les Alpes jusqu'aux massifs en bordure de la mer. A part les pics acérés très haut dans le ciel et les très lointaines falaises noirâtres du sud, tout le pays était encore couvert des viscosités et des brumes de la chaleur. Mais, déjà la lumière était moins violente et, malgré les tranchées qui fouettaient de temps en temps son ventre, et une irritation qui enflammait ses reins et sa ceinture, Angelo s'attarda un instant pour être bien assuré du soir. C'était lui. Il était gris et légèrement jaunâtre comme de la paille de litière.

Angelo poussa son cheval qui prit le trot. Il rejoignit un petit vallon qui en trois détours le mit au seuil d'une plainette au bout de laquelle, collé contre le flanc de la montagne, il aperçut un bourg cendreux dissimulé dans des pierrailles et des forêts naines de chênes gris.

Il arriva à Banon vers huit heures, commanda deux litres de vin de Bourgogne, une livre de cassonade, une poignée de poivre et le bol à punch. L'hôtel était cossu, montagnard, habitué aux extravagances de ceux qui vivent dans la solitude. On regarda paisiblement Angelo, en bras de chemise, faire son mélange dans lequel il trempa un demi-pain de ménage coupé en cubes. Pendant qu'il touillait le vin, la cassonade, le poivre et le pain dans le bol à punch, Angelo, qui contenait une furieuse envie de boire, avait la salive à la bouche. Il engloutit son demi-pain de ménage et le vin sucré et poivré à grandes cuillerées. Ses coliques se calmaient. Il mangeait et buvait en même temps. C'était excellent, malgré la chaleur toujours excessive et qui faisait craquer les hauts lambris de la salle à manger. Il était clair que la nuit maintenant venue et brasillante n'apporterait aucune fraîcheur. Mais elle avait en tout cas délivré de cette obsédante lumière si vive, que parfois Angelo en recevait encore des éblouissements blancs dans les yeux. Il commanda deux nouvelles bouteilles de vin de Bourgogne et il les but toutes les deux en fumant un petit cigare. Il allait mieux. Il lui fallut cependant se cramponner à la rampe d'escalier pour monter à sa chambre. Mais c'était à cause des quatre bouteilles de vin. Il se coucha en travers du lit, soi-disant pour contempler à son aise la poignée d'étoiles énormes qui remplissaient le cadre de la fenêtre. Il s'endormit dans cette position sans même enlever ses bottes.