IV.
 
LE CHEMIN DES TITANS

À la sortie du défilé recommença la brousse, acérée, fiévreuse, monotone. Mais au fond se dressait une gigantesque muraille qui se perdait dans les nuées. Sur son faîte, parmi la brume, on voyait de minuscules taches blanches. C’était Manakha, la ville des montagnes, qu’Igricheff avait désignée comme but à la première étape de la journée.

Hussein qui, pourtant, avait fait une partie du trajet à cheval, sentit une fatigue plus lourde que celle de ses compagnons alourdir ses jambes, à l’ordinaire plus agiles que celles d’aucun asker.

— J’ai porté malheur à Chaïtane, se disait le chaouch, en posant mon corps indigne sur une monture d’émir. Et le chef l’a su avant que l’étalon devienne fou. Et il m’a justement humilié avec Yasmina. Et il ne me parle plus.

Sa détresse était profonde, car depuis quelques heures il aimait Igricheff.

Il entendit soudain sa voix brève :

— Tu avances comme un vieillard, Hussein. Faut-il mettre Yasmina devant toi, guerrier, pour te mener le train ?

Le chaouch se redressa comme sous un coup de jonc. Il avait mérité l’insulte. Son humilité s’aggrava du poids de sa faute. Il tourna vers le cavalier impassible qui avait pris la Bédouine en croupe un visage fidèle et soumis et dit à voix basse :

— Tu vas voir, chef au grand cœur.

Il partit au pas de course bien qu’ils fussent arrivés au pied de la montagne de Manakha.

Là se retrouvait la chaussée ruinée qui témoignait des temps héroïques. Large et faite de dalles géantes, elle s’accrochait à la muraille prodigieuse en lacets noblement dessinés. Sur elle cheminaient des caravanes, des dromadaires noirs qui, sur de molles litières, portaient des femmes voilées, des nègres esclaves chargés de fardeaux, de petits ânes montés par des vieillards aux turbans verts, anciens pèlerins de la Mecque, des seigneurs escortés d’hommes d’armes, des juifs timides aux figures bibliques. On sentait l’approche d’une grande et fière cité dont le peuple se répandait à travers la chaussée antique que des siècles d’incurie n’avaient pas encore vaincue.

Mais cette cité semblait inaccessible. La petite troupe d’Igricheff avait beau suivre, les dents serrées, l’haleine courte, le front trempé de sueur, l’allure terrible du chaouch, elle avait beau tourner et contourner les lacets de plus en plus rudes, la muraille se dressait de plus en plus haute devant elle. Déjà on embrassait toute la brousse depuis Mafhag, déjà, à l’horizon tremblant, s’apercevait Souk-el-Khamis, déjà l’air devenait frais malgré le soleil à son zénith, déjà des maisons fortes, assises sur les rocs aigus, montaient leur garde solitaire, déjà des aigles tournoyaient entre les pierres, mais la chaussée grandiose déroulait encore ses méandres sans fin.

Le cœur battant à rompre, les hommes d’Igricheff montaient, montaient. Et lui trempait son cœur à ce spectacle d’instant en instant plus large et plus ample et plus farouche. Et il regretta d’apercevoir, enfin, le long du col qui menait à l’autre versant, le faubourg est de Manakha.

Les coureurs de Cadi Djemal ― les premiers ― avaient bien rempli leur tâche. L’amil{5} de Manakha, un vieillard au profil arabe le plus fin et le plus pur, reçut Igricheff sur le seuil de sa haute demeure et le conduisit dans une salle très vaste où l’on avait dressé une table garnie de plats fumants et apporté un angareb{6}. Des serviteurs armés attendaient les ordres de l’hôte.

— Mange ces mets indignes de toi, chef de Moscovie, dit le vieillard, et repose-toi après cette longue marche.

— Ton hospitalité m’est une faveur d’Allah, répondit Igricheff et je goûterai avec une joie profonde le repas que tu as bien voulu me faire préparer. Mais je veux être à Oussel avant la nuit.

Il y eut un long combat de politesses, car l’amil espérait retenir le chef étranger quelques jours chez lui, avant que le vieillard acceptât la décision d’Igricheff.

Celui-ci appela Hussein et lui dit :

— Dans une heure nous reprenons la route. Tes hommes et toi vous avez bien marché. Je vous donne une première récompense.

Deux piles d’or se trouvèrent dans la main du chaouch. Il les regarda, stupide. La bonté du chef moscovite l’écrasait.

Habitué par son enfance à tremper ses doigts dans les poteries où le mouton et le riz nageaient parmi la graisse, à ces croquettes de viandes épaisses, farcies de piment et d’oignon, Igricheff mangea voracement. Un combat ou un meurtre lui donnaient toujours faim. Et au lieu de l’eau mêlée d’encens que lui versaient les serviteurs de l’amil, il but à sa gourde la vodka de Chougach, dont le liquide incolore ne pouvait attirer les soupçons des musulmans.

Quand le temps accordé à son escorte fut écoulé, Igricheff sortit sur le perron. L’amil s’y trouvait pour lui faire ses adieux. Les deux askers, Chaïtane et des mulets frais également. Mais Hussein n’était pas là. Igricheff, les sourcils joints, attendit près d’une heure. L’amil eut beau lui conseiller ou de rester, ou de partir sans le chaouch, car il lui serait impossible d’arriver avec le soleil à Oussel (et le chemin était périlleux), Igricheff demeura inflexible. Enfin, les hommes qui avaient battu toute la ville ramenèrent Hussein. Il avait un visage incolore et des yeux extatiques, noyés d’un cerne bleu.

— Tu es ivre de cat, chien, dit lentement Igricheff. Tu me récompenses ainsi… Tiens.

La cravache cosaque s’abattit deux fois sur les épaules du chaouch. Il ne pouvait savoir qu’Igricheff, s’il avait nourri une fureur que rien ne balançât, lui eût ouvert la figure d’un seul coup de sa lanière épaisse. La main d’Hussein, instinctivement, saisit son poignard, mais, comme réveillé, il s’inclina très bas. Cela encore il l’avait mérité.

Cependant Igricheff disait d’une voix perçante, pour que la foule qui s’était déjà réunie autour du perron l’entendît nettement :

— Tu me conduiras à Oussel avant que le soleil ne tombe et après je t’enverrai à Sanaa, enchaîné, pour que Cadi Djemal choisisse le châtiment qui te convient.

Hussein courba la tête plus bas encore. Ces paroles aussi étaient justes. Il avait voulu se délivrer du sentiment de son indignité par la plante bienfaisante. Il n’avait fait qu’accroître son crime. Ce jour était néfaste. Il n’y pouvait rien. Le chef si bon pas davantage.

— Je ferai ta volonté, dit Hussein.

Menant de nouveau la petite troupe, il sortit de Manakha.

C’est à ce point que commence la partie vraiment auguste de ce chemin de titans qui mène des plateaux volcaniques de Sanaa aux rivages brûlés de la mer Rouge. La cascade de chaînes qui éblouit le regard à Souk-el-Khamis, la montée sublime de la vallée de Mafhag à la cité de Manakha, tout s’oublie dès que le voyageur a dépassé la ville des djebels. Car il découvre alors une grandeur tellement surhumaine qu’elle fait invinciblement lever dans son âme le sens de la terre et de l’éternité.

Ce sens Igricheff l’avait, comme celui des chevaux et de la guerre. Et lorsque, montant encore, il arriva au col suprême gardé par le bourg de Hadjira, il s’arrêta, le souffle bref.

Enclose dans une muraille circulaire, ramassée entre ses tours et ses pierres, Hadjira élevait, côte à côte, au-dessus de la brume et du vent, ses maisons prodigieuses de huit étages en morceaux de roc l’un à l’autre ajustés, ses maisons grises comme la lave, étroites comme des piliers dressés pour supporter les nuages, peintes de bandes de chaux vive comme des idoles barbares, percées de meurtrières comme autant de forteresses. Et à leur pied s’étalait, gradin rouge par gradin rouge, la plus pure et la plus vaste arène qu’eussent jamais conçue les génies et les dieux. Et plus loin, plus haut, plus bas, tandis que s’évasait le cirque fantastique, chaque piton, chaque cime, chaque aiguille haussait vers le ciel un village aigu et mystérieux. Et mieux regardait Igricheff, plus se multipliaient ces nids farouches, fabuleux. Ils semblaient les derniers, les plus incroyables. Mais il suffisait à Igricheff de tendre sa vue pour en apercevoir d’autres qui les dominaient encore, perdus dans la brume des sommets comme dans la brume du large, couronnant des arêtes plus effilées encore, refuges miraculeux. Et, ménagé avec une science et une audace infinies, vers chacun d’eux menait un nouveau cirque de gradins, creusé depuis des siècles dans le flanc des montagnes divines comme si, pour ces demeures titaniques, il eût fallu des escaliers de géants. Pics cyclopéens, formidables citadelles, gardiens de la pierre et du ciel, le soleil et les nuées et les aigles passaient sur eux tour à tour.

Igricheff, malgré l’heure tardive, demeura longtemps immobile, dans un lucide et pieux vertige. Il ne priait jamais qu’à des instants pareils, mais sa prière n’était pas de celles qui amollissent et fondent un cœur tragique. Elle s’adressait, sans paroles, au sable, au granit et au vent pour le porter à leur mesure.

Quand il se sentit en même temps pétrifié et sans frein, il quitta d’un bond la selle de Chaïtane, jeta la bride à Abdallah, plaça la petite Bédouine sur l’épaule de Hussein et dit à celui-ci :

— Maintenant, conduis-moi comme le feu. Les autres nous retrouveront à Oussel.

La chaleur et non le poids de sa charge imprévue fit trébucher Hussein. Mais ce fut sa dernière erreur. La puissance du cat, le corps de Yasmina contre son visage, l’expression et la voix de son chef lui donnèrent des ailes. Il fondit tout droit vers l’échancrure immense qui s’ouvrait comme un golfe. Igricheff semblait aussi avoir perdu toute pesanteur. Ils sautaient, ils glissaient sans heurt, ils planaient. Les chèvres sauvages seules eussent pu les suivre. Et le chaouch dansait de roc en roc en chantant.

Le ciel était devenu livide et plombé. On eût dit que les montagnes s’étaient l’une à l’autre soudées par une matière à elles pareille. Un éclair la déchira, puis un autre. Le tonnerre fut la voix des abîmes. Et la pluie se rua en cataractes. Trempé, sauvage, ivre, Igricheff suivait Hussein dans sa course démente. Mais il pensa soudain à sa carabine. Il la fallait plus que jamais protéger.

— Arrête, cria-t-il.

Le chaouch s’immobilisa, en plein élan, Yasmina bascula. Agrippé de ses pieds nus à une grosse pierre glissante, Hussein la reçut dans ses bras et la serra toute grelottante sur sa poitrine.

Igricheff avait déjà gagné une anfractuosité profonde, que surplombait un énorme quartier de roc. Il s’y étendit paisiblement. Hussein vint à côté de lui, déposa la petite Bédouine et resta debout. Tout près d’eux roulait un torrent subitement né. Les éclairs traquaient une proie invisible. Devant la grotte se dressait, sur une plate-forme aux parois verticales entourées de toutes parts d’un ciel brouillé, le village d’Atara, construit comme un bateau de pierre, la proue tournée vers des gouffres mystérieux.

— Assieds-toi, Hussein, dit Igricheff, prends ma main. Je ne ferai rien dire à Cadi Djemal et je te donne Yasmina. Mais il faut choisir de suite : ou reviens avec elle vers Sanaa sans tourner la tête ou suis-moi pour toujours.

Hussein baisa la paume du bâtard kirghize et répondit sans hésiter :

— Tu m’as pris sur Chaïtane, j’ai tiré avec ton fusil, tu m’accordes ta belle esclave. Tu es mon maître à jamais.

Ils ne dirent plus un mot jusqu’à la fin de l’orage. Quand ils sortirent de la grotte, le crépuscule commençait. Un jour plus tôt, le chaouch eût offert à Igricheff de passer la nuit dans Atara. Maintenant, malgré le péril que présentait une pareille décision, il mit de nouveau Yasmina sur son épaule et s’élança vers Oussel.

La lumière baissait aussi vite que se précipitait la pente. Bientôt, il fit nuit. Et les pierres mouillées étaient autant de pièges et les ravines ouvraient leurs gueules obscures de chaque côté de la piste que Hussein ― il ne savait lui-même par quel miracle ― devinait de ses pieds nus. Il avait dénoué sa ceinture de toile, en avait donné un bout à Igricheff et tenait l’autre dans ses dents, car il avait besoin de ses bras comme balancier. Ils marchèrent une heure sous les ténèbres et au seuil de la mort. Enfin, le chaouch dit :

— Nous sommes près d’Oussel, je le sens, mais j’ai perdu la piste. Reste ici, chef, avec Yasmina. Je vais reconnaître le chemin.

Igricheff attendit longtemps. Enfin une lumière clignotante perça les ténèbres. Hussein revenait avec un Bédouin qui portait une torche. Mais, avant de retourner sur ses pas, le berger sauvage tendit la main vers Igricheff et dit :

— Bakchich, étranger.

Des sortes de billes dures coururent sous la peau d’Igricheff à l’endroit des pommettes.

— C’est ainsi que tu reçois des hôtes, fils de truie, dit-il d’une voix rauque.

Déjà son revolver était dans sa main. Mais il se ravisa et, tourné vers le chaouch, commanda :

— Châtie-le.

D’un mouvement sans réplique Hussein arracha la torche, la passa à la fillette. Puis, saisissant son fusil par le canon, il frappa de la crosse le berger au visage. Celui-ci bascula, roula dans le précipice.

— On dira qu’il est tombé tout seul, remarqua tranquillement Hussein.

Alors seulement, Igricheff, qui se méfiait des promesses faites sous l’influence du cat, fut sûr du chaouch.