XI.
 
LE TALION

Avant que le soleil parût, Philippe se réveilla, fit un mouvement instinctif pour se lever. Il fallait ordonner à Omar de préparer le café, de faire charger. Mais le jeune homme retomba aussitôt, plein d’une béatitude infinie, sur son lit de pierres. Pour la première fois depuis que, avec ses mulets, ses noirs et le bâtard kirghize il avait quitté Daouenlé, il se sentait le droit de régler sa vie autrement que sur la naissance et la chute du jour.

Il voulut reprendre son sommeil mais en fut incapable. L’habitude était encore trop récente et aussi trop profonde en lui. Les yeux mi-clos, il observa comment, peu à peu, le ciel se dépouillait de ses ombres et de ses brumes. Il regarda dormir les bêtes écrasées de fatigue dans l’étrange étable que formait la conque de Hedeïto, ses hommes recrus, gisant comme des cadavres, les faces terribles, même au repos, des caravaniers de Saïd, et Mordhom enfin, couché près de lui. Il goûta la vigueur, la sauvage poésie de ce spectacle. Il pensa qu’il l’avait gagné contre toutes les embûches, contre tous les périls. Et il sut que, de tous ses beaux matins, celui-là était le plus beau.

Il resta étendu, sans mouvement, bercé par une sorte de chant intérieur, tendre, clair et léger, jusqu’à ce que le camp se mît à vivre. Et, même dans la rumeur qui, alors, emplit la conque, cette grâce sereine ne l’abandonna pas. Un chaud sourire éclairant son visage, il circula, doucement désœuvré, entre les groupes, s’entretint avec Omar, caressa le front crépu de Moussa, donna des cigarettes à Faradda. Il se pencha aussi sur les grands yeux tristes des mulets, se rappela leur sens de l’équilibre, leur endurance, leur fidélité et il éprouva une peine enfantine à quitter ces bêtes si patientes que, depuis le chemin de fer éthiopien, il avait amenées aux rives sauvages du Gubbet-Kharab.

Ainsi coula paisiblement la matinée que Mordhom employa à faire vérifier sa cargaison par le lieutenant de Saïd.

Quand il en eut terminé avec ce travail, il dit à Philippe :

— Nous allons déjeuner ici, puis, sans hâte, nous gagnerons le point d’eau de Boullakhta qui est situé de l’autre côté de la brousse que nous avons traversée hier. Nous y passerons la nuit. D’abord parce que Moussa, Omar et Haïlé, je le vois bien, sont à bout. Ensuite, parce qu’il ne fait pas bon de s’aventurer dans l’obscurité sur les pentes du Gubbet. En route nous tuerons quelque chose pour le repas du soir. Et demain, nous serons sur le bateau, peu importe à quelle heure.

Ce programme fut suivi fidèlement. Aucune rigueur, aucun ordre… Une allure libre, facile… Les lieux traversés la veille avec fièvre et anxiété s’ouvraient maintenant d’eux-mêmes à l’avance de Mordhom, de Philippe et de leur escorte. Ce plateau si mystérieux dans la nuit, tout peuplé de souffles et de troubles présences, le soleil en faisait un tapis d’or et le sable en était doux aux pieds meurtris. Sur lui les deux jeunes Danakils se poursuivaient gaiement, tandis que Faradda rêvait au vin de palme qu’il aimait par-dessus tout après les courses dans la brousse. Omar, Haïlé et Moussa, que les étapes fournies ensemble avaient profondément liés, se rappelaient mutuellement avec un orgueil emphatique leurs marches, leurs angoisses et leurs combats. Quant à Mordhom et à Philippe, ils ne parlaient guère, mais, marchant épaule contre épaule, échangeaient souvent un regard ou un sourire tout empreints d’une amitié heureuse.

Pourtant, lorsqu’ils approchèrent du défilé dont ils n’étaient, le jour précédent, sortis qu’au crépuscule, Mordhom envoya en avant Schekhem et Djamma avec l’ordre de le battre dans toute sa longueur. Il n’y pénétra qu’après avoir appris de ses éclaireurs qu’il ne cachait personne.

— Gouré vous hante, remarqua Philippe.

— Sans doute, il n’y a plus rien à craindre, répondit Mordhom, mais tout de même, avec un tueur de cette sorte, je ne serai vraiment tranquille qu’une fois à bord. Vous l’avez outragé mortellement. Et devant des guerriers de sa race. Et devant un Issa.

— Mais, nous sommes huit fusils !

— C’est vrai, c’est vrai, grommela Mordhom. Et il est seul car, dans ces parages, contre moi, personne ne voudra le suivre.

— Alors ?

— Sait-on jamais ?

— Allons, Daniel, vous n’êtes plus vous-même.

— C’est qu’il ne s’agit pas de moi…

Ils se turent de nouveau, car deux hommes ne pouvaient avancer de front dans la fissure. Quand ils en sortirent, la brousse verdoyait à l’horizon. La chasse à sa lisière fut propice : une grande gazelle et deux dig-digs.

— Enfin, je vais manger de la viande ! s’écria joyeusement Philippe. Je vous avouerai que, malgré mon entraînement, j’ai assez du riz pour l’existence entière.

Comme le chemin était tout frayé à travers les buissons chargés d’épines la petite troupe se trouva vite de l’autre côté du terrain envahi par la brousse. La source de Boullakhta n’était pas loin, en bordure des premiers arbres.

— Ce sera un beau campement, dit Philippe. Du bois à profusion, de l’eau claire, un rôti pour dîner, des herbes pour dormir. Je n’ai jamais rien eu de pareil. Vous êtes un sybarite, Daniel.

Et le rire de Philippe, que Mordhom aimait tant entendre, sonna comme la joie même de vivre.

Les Danakils enlevèrent la peau des bêtes tuées, les dépecèrent à l’aide de leurs grands poignards. Moussa qui était parti dans les buissons avec sa hache rapporta une immense brassée de bois vert. Omar alluma un feu à sa mesure. Puis, tandis que l’ombre descendait rapidement, tous les hommes noirs s’accroupirent autour du brasier et se mirent à faire rôtir lentement sur la pointe de leurs couteaux les quartiers de viande rose. Un peu en retrait, Philippe et Mordhom s’étaient assis sur des monceaux d’herbes que, avant tout autre travail, Omar et Moussa avaient coupées pour eux.

La fraîcheur du soir, le recul qui commençait à se faire de leur aventure mêlée, les exorcisaient peu à peu de leur exaltation, les rendaient à eux-mêmes. Le jeune homme dit à mi-voix :

— Vous savez, Daniel, j’ai l’impression de sortir d’un songe, d’avoir rêvé que je vivais les histoires que je lisais dans mon enfance. Je le regrette déjà.

— Mais nous recommencerons !

— Ce ne sera plus la même chose. C’était la première fois.

Il y eut un silence. Et Mordhom déclara pensivement :

— Pour moi aussi, c’est la première fois que je suis riche. Je le voulais. Et voilà que j’en suis plutôt triste. Que ferai-je maintenant ?

Son regard tomba sur les Noirs qui rêvaient autour du feu, attentifs à leurs étranges broches.

— Ceux-là, reprit Mordhom, ils ont l’air, à chaque instant, de savoir pourquoi ils vivent.

— Écoutez, Daniel. L’autre matin, j’ai beaucoup pensé aux hommes de ma caravane. Je veux qu’ils soient aussi heureux qu’ils peuvent l’être. Tous les trois : Haïlé, Omar, Moussa. Que pourrais-je faire pour eux ? Attendez… Pour Moussa, je sais ce qu’il ne sait pas lui-même. Il aime Yasmina. On peut la lui donner, n’est-ce pas ?

— Certes. Elle est à vous puisque Igricheff et Youssouf vous l’ont laissée.

— Alors, ce sera son troisième maître… Et de beaucoup le meilleur. Je suis content. Je les établirai comme ils voudront. Et Omar ? Comment le récompenser ?

— Je ne vois qu’un seul moyen : gardez-le.

— Vous ne plaisantez pas ?

— Et en quoi donc ? Son bonheur est de servir un maître tel que vous.

— Mais quelle chance j’ai ! s’écria Philippe, quelle chance ! L’idée de me séparer de lui me faisait vraiment mal. Quant à Haïlé, c’est simple. Je lui achèterai des mulets tant qu’il en voudra et il pourra devenir entrepreneur de caravanes. N’est-ce pas une bonne idée ?

— Excellente. Moi qui le connais bien, je n’aurais pas trouvé mieux.

Il y eut un nouveau silence.

— Et maintenant que vous avez disposé de leur sort à tous, demanda soudain Mordhom, avez-vous pensé à moi ?

Philippe resta interdit quelques instants par cette question, car nul n’aurait pu définir si elle était empreinte d’ironie ou de tristesse.

— Mais, voyons, Daniel, dit-il enfin, je suis à vous, comme vous le savez.

— Alors, voici ce que nous ferons, s’écria Mordhom avec une animation singulière : je présente mon reçu à Saïd, il me compte l’argent (à cet égard, il est irréprochable), et nous partons pour la France. Oui, vous avez bien entendu, pour la France. J’ai rêvé plus d’une fois d’y passer quelques semaines, riche et avec un ami. Riche, je le suis. Un ami, je l’ai. Je vous ai assez montré la mer et la brousse. À votre tour de me piloter à travers des plaisirs plus délicats.

— Avec quelle joie !

— Puis, si vous le voulez, nous reviendrons par ici. Je ferai construire un beau bateau, solide, fin, qui remonte bien dans le vent, je prendrai plus de matelots et nous ferons de grandes choses.

Philippe eut de nouveau son rire qui était une manière de chant.

— Vous parlez comme Igricheff, dit-il. À propos, vous lui en voulez toujours ? Vous auriez tort. Dans le combat contre les Issas, il m’a tout de même sauvé la vie. Et pour l’abane, il avait vu plus clair que moi. Et puis…

— Ne continuez pas. Je sais que je n’ai pas été juste. Il m’avait prévenu. Au fond, je l’admire. C’est un homme que son destin mène sans qu’il le discute. Il est capable de conquérir l’Haoussah. Il est capable aussi de revenir mutilé chez moi à Dakhata et de s’y engourdir dans l’opium. Il est capable de tout. C’est un homme étonnant.

— Étonnant, répéta Philippe.

Ils allumèrent des cigarettes et pensèrent au bâtard kirghize qu’ils avaient vu surgir tous deux, monté sur Chaïtane et suivi de Hussein, le chaouch, près de Taïf en flammes.

Omar interrompit leur rêverie en leur présentant les quartiers les plus succulents des dig-digs. Ils mangèrent lentement, savourant chaque bouchée. Quand ils eurent achevé, le jeune Somali s’approcha de Philippe :

— Demain, nous serons au boutre, dit-il tristement.

— Eh bien ?

— Tu vas me quitter, mon chef.

— Écoute bien, Omar. Où que j’aille, si tu veux rester avec moi, tu seras mon boy.

Un bond de danseur fou porta la tête d’Omar jusqu’aux branches du mimosa sous lequel avaient devisé Philippe et Mordhom, puis elle s’abattit sur les mains du jeune homme.

“Il ne faut pas que Moussa soit jaloux de sa joie”, pensa Philippe.

Et il l’appela l’hercule noir :

— Dis-lui, Omar, ordonna-t-il, que je lui donne Yasmina pour servante et pour femme.

Il fallut que Mordhom lui-même traduisît ces paroles pour que Moussa les crût. Alors, ses paupières battirent rapidement comme si un éclair l’éblouissait, puis, sans un mot, il s’agenouilla devant Philippe et colla longuement ses lèvres aux chevilles du jeune homme.

Le feu agonisait avec douceur. Mordhom, Philippe et tous les Noirs, même Djamma qui était de garde, dormaient profondément. Tous, sauf Moussa. Dans sa vaste poitrine, trop de joie bourdonnait pour qu’il pût céder au sommeil. Il regardait danser les dernières flammes et rêvait à Yasmina. Puis il détournait un peu la tête, contemplait les troncs des jeunes arbres et avec un dévouement éperdu, une tendresse qui semblait lui fondre la moelle, il pensait à Philippe aux pieds duquel il était couché.

La nuit tremblait comme une onde infinie entre la terre obscure et le ciel scintillant. Le feu s’éteignit. Des images confuses passaient devant les yeux de Moussa immobile. L’une d’elles prit la forme d’un serpent qui se détacha des buissons, avança vers Philippe. Moussa n’y fit guère plus attention qu’aux autres. Mais un pâle reflet passa dans l’ombre et il y eut un râle étouffé. Sans savoir ce qu’il faisait, Moussa se rua, étreignit un corps. À tout autre qu’à lui, cette sorte de couleuvre huileuse eût échappé. Mais personne ne pouvait se libérer des bras de Moussa. Il tenait l’homme contre lui et si fort que l’autre ne pouvait remuer un membre. Quand il le sentit impuissant, Moussa clama :

— Mon jeune chef, réponds, mon jeune chef !

En une seconde, tout le camp fut debout. Aux braises une torche fut allumée. Mordhom la porta au visage du prisonnier et cria :

— Gouré !

Ayant reconnu le tueur, il s’abattit près de Philippe, sans espoir. Un coup d’œil lui suffit pour voir que, malgré l’obscurité, le poignard de Gouré était allé droit à la carotide.

— Philippe, mon ami, mon ami, dit-il d’une voix si vide, si hébétée qu’elle parut celle d’un autre.

Et il demeura inconscient à regarder fuir, fuir le sang de la blessure qui, déjà, avait tué. Mais quand le sang fut tari, il se releva, terreux de haine, et marcha sur Gouré qui gisait ligoté.

— Mon fusil ! cria-t-il. Pour cette hyène.

Le tueur contemplait le canon braqué sur lui sans cligner d’un œil.

— Non, ricana soudain Mordhom, ce ne serait pas payé. Il se recueillit un instant, puis :

— Moussa et Omar, vous étiez les meilleurs serviteurs du jeune maître. Cet homme qui a tué, la loi du talion veut que je vous le donne. Faites-lui ce qu’il vous a fait.

L’athlète issa et le jeune Somali dirent en même temps :

— Il nous a pris notre cœur.

— Suivez la loi.

Ils se penchèrent sur Gouré dont la figure fléchit un peu. Et, dans ce fléchissement, Mordhom et les deux Noirs goûtèrent leur vengeance.

Omar enfonça lentement son couteau entre les côtes du meurtrier, élargit la plaie, Moussa y plongea sa main invincible, déchira les chairs, arriva jusqu’au cœur, le saisit. Les battements se répercutèrent dans tout son bras. Il gémit de plaisir et, d’un mouvement sauvage, l’arracha.

Ainsi périt Gouré, le tueur, ayant égorgé sa vingtième victime.

Et ce fut la dernière nuit de la caravane.