I.
L’AVENTURIER DE LA MER ROUGE
Le voilier que l’étoile d’Igricheff lui avait fait découvrir près de Taïf s’appelait Ibn-el-Rihèh, fils du vent.
C’était un assez étrange bâtiment. Bien que sa silhouette générale rappelât celle des sambouks ou boutres de la mer Rouge avec un avant effilé et bas et un arrière assez haut et large, son gréement était tout autre.
L’Ibn-el-Rihèh était ponté, portait un foc, une trinquette et une grand-voile dont la bôme en pitchpin, pivotant autour du mât, balayait pendant les manœuvres toute la partie arrière du bateau, sauf, pourtant, la banquette légèrement surélevée où se tenait l’homme de barre. Un autre détail achevait de singulariser des sambouks cette grosse barque hybride, longue de quinze mètres, large de trois au maître couple : à l’arrière, un roof couvrait une cabine capable de loger deux personnes et à laquelle menait une brève échelle.
Sur le pont, par le travers du mât, une caisse en bois, recouverte de tôle, arrimée à tribord, abritait le foyer sur lequel on faisait la cuisine. À bâbord et à la même hauteur, se trouvait le four à pain : une barrique posée debout, ouverte dans le haut, solidement saisie sur le pont et contre le bastingage et revêtue intérieurement d’une épaisse couche de terre réfractaire. Dans l’axe du bâtiment, deux panneaux permettaient l’accès, l’un de la cale, l’autre d’un petit poste d’équipage qui servait aussi de soute à voiles et à filins et de puits à chaîne.
Pas d’autres commodités : aucun meuble, pas de matelas ni d’oreillers. Les paquets de mer éteignaient le feu au moindre gros temps et, sauf l’ombre mince que donnait la grand-voile suivant son orientation, il n’y avait point d’asile contre le soleil terrible de la mer Rouge.
Enfin, le pont était encombré d’une pirogue, de pièces de bois, de prélarts, de barils, de glènes, de cordages, semés dans le plus grand désordre. Parmi ces obstacles, des matelots noirs bondissaient.
Le seul espace dégagé par eux au moment où le bizarre bâtiment, échappant à la côte des Zaranigs et au feu yéménite, cingla vers le large, se trouvait à l’extrême pointe du bateau, autour du treuil qui servait à mouiller et à rentrer l’ancre. Pour se serrer contre leur maître autant que pour ne pas gêner la manœuvre, ce fut là que Hussein et Yasmina rejoignirent Igricheff.
Le visage du bâtard kirghize était sans expression. Les mains lâches, les muscles abandonnés, il regardait, sans plus la voir qu’un aveugle, l’eau profonde et bleue qui se fendait avec un sifflement léger et une vive ondulation écumeuse contre l’étrave du boutre. Il respirait doucement. C’était la seule activité consciente de son être, comme s’il eût voulu absorber dans ses cellules la densité et l’humidité marines avant de prendre contact avec la figure nouvelle de son destin.
Hussein, lui, avait fermé les yeux. Une grande lassitude l’accablait, qui venait non seulement de l’effort fourni, de la malaria contractée au camp yéménite, mais, surtout, du dépaysement qu’il ressentait tout à coup. Hussein avait le cœur brave et fidèle, mais guère aventureux. Il aimait ses montagnes, son peuple, ses coutumes. Déjà le Tehama, les Zaranigs l’avaient meurtri dans cet instinct profond. Pourtant, c’était une terre, une tribu proches des siennes. Voilà qu’il se trouvait au milieu d’hommes noirs et nus qui parlaient une langue où il ne comprenait que la moitié des mots, environné par une masse liquide dont il ne connaissait rien et porté par quelques planches sans cesse frémissantes ! Désœuvré soudain, après tant d’action, les paupières baissées, il s’en remit, une fois de plus, à son Dieu et à son maître, les derniers éléments familiers qui fussent encore à lui.
Seule, la petite Bédouine, que protégeait la fraîcheur de son âge, dirigeait par instants ses yeux vifs, ingénus et curieux vers l’arrière du boutre. Elle vit ainsi diminuer les colonnes de flamme et de fumée qui montaient au loin entre les palmiers immobiles de Taïf, elle vit la silhouette crispée, au torse de terre cuite, du barreur. Elle vit trembler les voiles selon les variations de la brise et de la route. Mais, bientôt, ce spectacle et celui des hommes sombres qui travaillaient au palan d’écoute et aux drisses la fatigua. Elle s’assoupit, debout près du chaouch et d’Igricheff. Leur groupe demeura sans mouvement, silencieux, percevant confusément la rumeur de la brise, le sifflement de l’eau, le battement des toiles, le cliquetis léger des anneaux sur les drailles, et les ordres rauques et courts que criait l’homme du gouvernail.
Cette léthargie dura jusqu’au moment où la côte arabique eut fondu à l’horizon. Igricheff entendit alors derrière lui et presque à son oreille une voix belle et flexible qui disait en français :
— Je comprends votre tristesse, monsieur. C’était un cheval splendide.
Le bâtard kirghize se retourna d’un mouvement tellement brutal qu’on eût pu le croire brûlé au fer rouge. Il se trouva en face du jeune homme vêtu de blanc qui semblait être le seul Européen sur le voilier.
— Ai-je l’air de pleurer ? demanda-t-il.
Puis, sans laisser à son interlocuteur désorienté le temps d’une explication, il joignit les talons à la manière des officiers russes, tendit la main et se présenta :
— Comte Igricheff.
— Philippe Lozère, répondit machinalement le jeune homme, en serrant les doigts durs et longs qui s’offraient à lui.
Autant la courtoisie d’Igricheff était sèche, hautaine et comme forcée, autant celle de Philippe Lozère paraissait une partie de lui-même. Ce grand garçon, aux larges épaules, aux hanches minces, de figure agréable et régulière, plaisait dès l’abord par son naturel. L’aisance de ses manières, de sa voix, de son regard lui valaient tout de suite une amitié instinctive, ainsi que la franchise de son front lisse et la gentillesse de ses yeux gris. De plus, bien qu’il fût habillé le plus simplement du monde d’un pantalon de toile et d’une chemise de tennis, chaussé d’espadrilles et coiffé d’un large terrail décoloré par le soleil, il y avait, sur Philippe Lozère, cette indéfinissable patine, cette persistante présence d’une élégance et d’un raffinement entrés dans la peau qu’aimait profondément Igricheff. Il reprit, d’un ton tout différent :
— Si je ne vous ai pas remercié, jusqu’à présent, comme je le devrais, c’est que vous aviez autre chose à faire que de vous occuper de mes sentiments.
— Je vous en prie, vous ne me devez rien.
— Sauf la vie.
— Mais non…
— Votre bateau m’a sauvé.
— Il n’est pas à moi.
— À qui donc ?
— À lui.
Philippe montra l’homme au torse brun et nu qui, les côtes saillantes, s’arc-boutait à cet instant à la barre pour changer le cap du voilier.
Igricheff considéra avec curiosité cette peau foncée, ces muscles secs, cette maigreur ascétique, ce nez busqué, ces traits sans âge, écouta cette voix gutturale qui lançait des commandements en un arabe auquel se mêlaient des mots inconnus.
— Turc, Maltais, Syrien ? demanda Igricheff.
Philippe Lozère se mit à rire.
— Mais non, dit-il. Mordhom est Français, comme moi.
Entendant prononcer son nom, le barreur tourna la tête pour un instant vers Philippe et Igricheff. Ce dernier, alors, mesura d’un coup son erreur.
Les yeux, d’un bleu dense, presque violets, les yeux sans fond, pleins d’une étrange et dure tristesse, trahissaient complètement le personnage. Certes, ils étaient seuls à demeurer intacts dans un corps, dans un visage transformés, maquillés par une vie qu’ignorait Igricheff. Mais ils suffisaient pour montrer, sans doute possible, que cet homme n’appartenait pas à l’Orient, qu’il était d’Europe et même d’une Europe au climat changeant, au ciel d’orage, de brume et de perle douce.
Le voilier maintenant, cap au Sud, filait grand largue, taillant sans peine sa route dans une mer tranquille que la fin du jour adoucissait encore. Les matelots noirs qui, jusque-là, s’étaient tenus à portée de manœuvre, sentant que la voilure était, pour quelque temps, bien établie, gagnèrent l’avant où ils s’accroupirent en rond sur leurs talons. Mais, au cri du barreur, l’un d’eux se releva, vint au gouvernail. C’était le seul, de tout l’équipage, qui eût le torse recouvert de quelques lambeaux d’étoffe et le seul aussi que l’âge eût marqué nettement. Il avait des épaules étroites, un peu voûtées, une figure de vieille femme, grêlée par la petite vérole, des paupières sans cils. Mordhom lui donna quelques indications, étira ses muscles fatigués et vint s’allonger sur le roof.
— Daniel ! cria gaiement Lozère, voici le comte Igricheff qui tient à vous déclarer sa gratitude.
— Il n’y a vraiment pas de quoi parler, dit Mordhom d’une voix lente et voilée, tout en reculant un peu afin de laisser à Igricheff et à Philippe la place nécessaire pour s’asseoir près de lui. Non, il n’y a vraiment pas de quoi parler, car, si vous n’aviez pas eu l’idée d’appeler en français, je vous aurais bel et bien laissé étriper par les Zaranigs ou les Yéménites, peu m’importe.
Il promena ses yeux vagues sur le pont brûlant, sur les nuques sombres des matelots, sur l’aridité de la côte, sur toute cette sauvagerie franche et libre et reprit :
— Je ne croyais même pas que cela pût me remuer à ce point d’entendre du français sur les sables de Taïf. J’aime autant vous le dire tout de suite, ce n’est point par pitié ou par humanité que j’ai envoyé le houri. Je ne sais plus ce que c’est. Je connais encore un peu l’amitié (il posa sa main brune sur le genou de Philippe) et l’esprit de bord (il eut un regard pour son équipage).
Il réfléchit quelques instants, dit encore :
— À part cela, je ne pense qu’à ma peau et à ma cargaison.
— À votre place, dit Igricheff avec simplicité, je n’eusse pas retardé d’une seconde l’appareillage, même si l’on m’avait hélé en russe.
— On dirait, je vous assure, s’écria Philippe, que vous prenez plaisir à vous montrer plus insensibles l’un que l’autre.
Mordhom contempla une seconde Igricheff. Les minces filets noirs d’épervier soutinrent tranquillement le regard des yeux violets.
La brise qui emplissait les voiles sifflait doucement. Une buée rose, messagère du crépuscule, montait à l’horizon.
— J’ai risqué toute ma fortune à vous attendre et ma tête, sans doute, dit Mordhom. Mais qui, diable, pourrait mettre un nom de pays sur votre figure ?
— Et sur la vôtre, donc !
Ils eurent un rire presque identique, difficile et court, le rire des hommes mal habitués à la gaieté. Dans leur échange de regards, il n’y avait pas d’attrait mutuel, mais de l’estime, ou, mieux, une sorte de complicité qui les faisait se reconnaître réciproquement comme des gens de même climat moral.
Philippe Lozère dit à mi-voix :
— C’est curieux, Daniel, jusque-là je me sentais en accord avec vous. Maintenant, il me semble que vous êtes seuls ici tous les deux.
Mordhom baissa la tête, passa le bout de son pouce rugueux dans la rude moustache noire qui s’arrêtait aux commissures de ses lèvres.
— Ne le regrettez pas, murmura-t-il.
Sa voix s’était faite légèrement plus sourde et plus creuse. Il eut aussitôt le sentiment qu’il se découvrait et se redressa. Les yeux d’Igricheff étaient sur lui, immobiles.
— Ah ! Vous en êtes plus loin que moi encore ? demanda Mordhom avec une tranquille curiosité.
— Je ne sais pas… Je ne vous comprends pas.
— Ne le regrettez pas davantage.
Mordhom quitta le roof d’un mouvement brusque et prit la barre des mains du matelot noir, au visage de vieille femme. Incurvé contre le bois dur, ses pieds nus appuyés fortement au pont, il parut soudain plus vif, plus jeune, comme si le contact profond qu’il prenait avec son bateau l’exorcisait.
— Ouria ! {8} cria-t-il de tous ses poumons.
— Ouria ! répéta le vieux marin d’une voix perçante.
Les cinq hommes et le petit mousse assis en rond à l’avant se jetèrent au palan d’écoute, aux drisses du foc et de la trinquette. Drus, impérieux et comme métalliques, les commandements de Mordhom se succédèrent pour un nouveau changement d’amures. Cette fois, on revenait à l’Est.
Tandis que la borne, dans sa giration, chassait Igricheff et Philippe, le bâtard kirghize demanda :
— Quelle est cette langue ? Il y a de l’arabe, sans doute… Mais le reste ?
— C’est du somali, je pense. Tous les matelots sont de Djibouti, de Zeïla ou de Berbera, sauf Youssouf, pourtant, qui vient des montagnes Danakils. On voit d’ailleurs tout de suite, qu’il n’est pas marin. Regardez-le.
Celui dont parlait Philippe, quoiqu’il eût bondi comme les autres à l’ordre de manœuvre et qu’il aidât ses compagnons, n’avait pas, en effet, leur justesse de mouvements, leur équilibre cohérent, instinctif. Il était, pourtant, de tous et de beaucoup, le plus grand, le plus fier, le plus beau. Ses proportions admirables, ses larges yeux, sa bouche sombre qui s’ouvrait sur des dents éclatantes, au milieu d’une courte barbe carrée, lui donnaient l’aspect d’un jeune roi mage.
— Quel guerrier ! dit Igricheff.
— Dans tous les Mablat, il n’en est point de plus réputé, paraît-il. C’est le garde du corps de Mordhom. On ne peut pas courir plus longtemps et plus vite que lui, ni mieux tirer.
— Pour le tir, je ne pense tout de même pas qu’il vaille Hussein.
— Votre serviteur ?
— Si vous voulez. Mais, auparavant, il était chaouch des gardes de l’Imam.
— Et il vous a suivi ? Comment ? Pourquoi ? Vous avez vécu à Sanaa ?
Les questions de Philippe avaient une fraîcheur, une avidité puériles. Ses yeux étaient devenus brillants.
— Pardonnez mon indiscrétion, s’excusa-t-il aussitôt. Mais tous ces pays, toutes leurs histoires me saoulent. C’est tout le temps comme une légende. Je ne connais rien d’eux. Tout ce que je vous ai dit sur les matelots, sur Youssouf, je le tiens de Mordhom. J’étais venu chasser, il y a un mois en Abyssinie pour… je voulais… enfin (il baissa la voix) à cause d’un chagrin d’amour. Là, j’ai connu Mordhom et, figurez-vous, j’ai tout oublié tout de suite. C’est un personnage extraordinaire. Il a tout vu, tout fait par ici. Et je crois qu’il m’aime bien.
Philippe s’arrêta, confus. Il venait de se livrer entièrement à un étranger hautain et secret. Qu’allait-il penser de lui, cet inconnu de qui Mordhom lui-même avait dit qu’il l’avait dépassé, dans un domaine où Philippe perdait pied ? Il balbutia :
— Excusez-moi, je vous prie. Je vous interroge, puis je ne vous laisse pas parler… Excusez-moi.
— Mais, c’est tout naturel. Quand on embarque un passager dans les conditions où vous l’avez fait, on a le droit de vouloir le connaître un peu. Et je vois bien que vos confidences ne sont que courtoisie de votre part pour me mettre à l’aise.
“Se moque-t-il de moi ?” pensa Philippe, encore tout à sa honte juvénile.
Mais il y avait, sur le visage d’Igricheff, quelque chose d’indéfinissable qui le rassura. C’était une sorte de détente dans les muscles inflexibles de la bouche, de légère mollesse dans les paupières de plomb. La curiosité passionnée, l’élan, l’abandon de Philippe, puis sa pudeur soudaine avaient rappelé au bâtard kirghize les hommes que, dans sa vie tragique, il avait le mieux aimés : les jeunes officiers de la guerre qui, arrivant à son escadron, montraient à son égard la même ingénuité, la même admiration et qui savaient si bien mourir.
— Je suis né dans les steppes de Samarkandes, sous une tente, commença Igricheff.
Il raconta son enfance, sa jeunesse, la division sauvage, la guerre civile, Chaïtane, et la descente de Sanaa jusqu’à la mer Rouge. Quand il eut terminé, il y avait sur le boutre, pour Lozère, un deuxième héros.
— Et dire que Mordhom, Breton de père en fils, murmura Philippe, est venu à point sur la côte zaranig pour sauver un prince kirghize ! Quelle chance j’ai eu de voir cela.
— Si vous suivez l’un ou l’autre de nous, vous verrez bien autre chose, dit Igricheff, avec son assurance souveraine.
— Vous avez des plans, déjà ?
— Aucun, comme toujours… J’attends, comme toujours…
— Mais, pourtant, Mordhom forme sans cesse des projets… Il cherche, prévoit, arrange.
— Il est d’Occident, répondit Igricheff, en haussant imperceptiblement les épaules.
La nuit tombait, mais en même temps se leva la lune à son premier quartier. Le ciel était si pur que cette clarté permettait de distinguer tous les hommes, tous les objets du bateau. La grand-voile était d’argent et les corps des matelots semblaient d’un métal plus poli encore qu’à la lumière du jour. On aperçut une côte ; de nouveau le boutre changea de cap et fit une route parallèle au rivage.
— Nous sommes un peu plus haut que Moka, dit Mordhom, en remettant la barre à son homme de confiance. Le vieil Abdi est d’accord avec moi là-dessus. Alors je suis tranquille et l’on pourrait manger.
Il appela le mousse. Celui-ci disparut dans le poste d’équipage et rapporta une boule dure et lourde. C’était un pain de doura cuit la veille. Mordhom le fendit en trois avec un couteau et tendit un morceau à chacun de ses compagnons. Philippe mordit avec peine dans sa miche et la déposa sur le roof.
— Jamais je ne pourrai m’habituer à cela, soupira-t-il.
— Je croyais la même chose, il y a dix ans, dit Mordhom.
Igricheff ne s’étonnait pas facilement. Pourtant, il ne put retenir une exclamation.
— Dix ans ! Il y a dix ans que vous êtes ici ?
— Dans ces parages, oui.
— C’est-à-dire dans la brousse abyssine, dans les montagnes Danakils, dans le Gubbet-Kharab, et dans toute la mer Rouge, depuis Suez jusqu’à Bab-el-Mandeb, s’écria Lozère avec transport.
— Le rayon est petit, tout de même, remarqua Igricheff. Pour quelqu’un de votre trempe, bien entendu. Vous ne vous ennuyez pas encore ?
Mordhom eut un ricanement sourd où il entrait de la passion soutenue et du mépris.
— Sans parler des sentiments que je puis avoir pour ces côtes et pour cette mer, fit-il, je suis arrivé en Éthiopie à vingt-quatre ans pour être riche. Et je cherche encore cette richesse, ce qui ne m’a pas permis de m’ennuyer.
— Ri-chesse !
Igricheff avait détaché les syllabes avec une stupeur si hautaine que Mordhom en fut comme fouetté.
— Hé, oui ! Richesse ! On voit bien que vous n’en avez jamais manqué, vous. Il est facile, vous savez, de courir l’aventure avec de l’or plein les poches, avec les plus beaux chevaux, les meilleures armes, les bateaux les plus fins. J’aime, plus que tout au monde, le désert et l’eau. Mais il y faut des caravanes et des planches avec un gouvernail. Et, sans un sou, comment faire ? Parbleu, vous êtes d’un pays où tout est possible parce que tout est en plein chaos. Le nôtre est vieux, ordonné, calme. On y vit à l’étroit, et sans argent on n’y fait rien. Alors, je suis venu ici pour en trouver. J’ai fait la brousse et les pierres noires seul, à pied, armé d’un mauvais browning. J’ai construit mes boutres moi-même et celui-là encore, le dernier, est entièrement de ma main, depuis le beaupré jusqu’à la barre. J’ai essayé de tout, pêcher des perles, ramasser des nids d’hirondelles, planter du café. Rien n’a réussi. J’allais, grâce à Philippe…
— Non, je n’y suis pour rien…
— Pardon, vous m’avez avancé l’argent nécessaire pour acheter les fusils, les cartouches…
— Des fusils, des cartouches ! s’écria Igricheff.
— Et sur quoi vous croyez-vous donc ? Toute la cale, toute la cabine en sont pleines. Je les ai achetés à un cargo grec qui les portait en Chine, et je m’étais entendu avec les Zaranigs, qui sentaient venir la guerre. Trois fois le prix… Je suis arrivé quelques jours trop tard. Me voilà ruiné de nouveau, avec une dette en plus.
— Je vous en prie, Daniel, dit Philippe, ne parlons pas de cela. Vous savez bien que voyager avec vous n’a pas de prix pour moi et que, de plus, je suis très riche.
— Et moi je ne le suis pas du tout, ce qui fait que je vous rembourserai.
— Écoutez, Mordhom, dit Igricheff, j’ai pris pas mal de livres à nos imbéciles de la mission de Sanaa.
— Hé bien ?
— Hussein, cria le bâtard kirghize, donne le sac d’or.
Quand le chaouch eut apporté la lourde sacoche, Igricheff dit à Mordhom :
— C’est à vous.
— Vous êtes fou ! cria l’aventurier. Mais, si j’avais voulu votre or, vous seriez déjà aux requins. Je joue avec la fortune un jeu loyal et je ne triche pas.
— Ça, je le comprends mieux, dit pensivement Igricheff. Moi aussi… Seulement nous n’avons pas les mêmes règles.
Le boutre courait doucement sous le clair de lune. La côte suivait sa course comme un immense serpent noir. Dans le fond, vers l’Est, la crête des montagnes, qui bloquent le rivage désert tout le long de la presqu’île arabique, découpait l’azur poli et glacé du ciel nocturne. Parfois, les vagues se brisaient sur un récit à fleur de l’eau et leur écume était toute moirée d’ombres et de reflets.
Mordhom se pencha sur le bref bastingage, écouta dans la déchirure des vagues la marche du bateau qu’il avait pièce à pièce assemblé. Il connaissait chaque signe du jour et de la nuit sur la mer Rouge. Il savait ses chenaux, ses lagunes, ses écueils, ses criques, ses îles sauvages. Chaque ligne de la côte d’Afrique et d’Asie lui était un repère. Son esprit pouvait en suivre le prolongement sinueux, bâtir les ports et les villages blancs qui, de loin en loin, la jalonnent, la peupler des hommes silencieux et rares qui l’habitent…
Ainsi faisait-il encore cette nuit-là tandis que ses noirs matelots, les yeux fixés sur lui, attendaient qu’il commandât la manœuvre qui perd ou qui sauve, et qu’un autre aventurier sans frein, venu du Turkestan, par mille traverses, sifflait très bas un air mongol en regardant la lune monter parmi les astres au-dessus de la grand-voile.
— Philippe, nous allons mouiller devant Moka, dit lentement Mordhom. L’équipage est à bout. Et, de toutes manières, nous ne pouvons glisser de jour dans le golfe de Tadjourah. Nous le ferons la nuit prochaine sous le nez des patrouilleurs.
Il reprit la barre et ajouta d’une voix soudain impérieuse :
— Maintenant, plus un mot. Jusqu’au mouillage c’est plein de cailloux.
— Cailloux, reprit gravement l’équipage.
— Ils ont appris le mot et la chose avec moi, grommela Mordhom.
Il ne fut plus qu’une silhouette vigilante fondue au gouvernail, dans le clair-obscur. La grand-voile amenée, le boutre allait plus lentement et, d’une façon insensible, se rapprochait de la côte. On entendait déjà le bruit du ressac sur le rivage. Tout autour du sillage, des récifs affleuraient comme des bornes sombres couronnées d’écume. Certains, immergés, se devinaient seulement, lorsque le bateau les frôlait, à un infime remous décelé par la lune. La plus légère embardée eût été funeste à ces moments.
La lune touchait presque l’horizon. Encore quelques instants et la nuit opaque des tropiques allait cacher tous les écueils. Il n’y aurait plus, alors, qu’à s’en remettre à la chance.
Mais Mordhom avait bien calculé et la marche de l’astre et celle de son voilier. La côte fit un dernier méandre et Moka apparut.
Un cri d’admiration s’arracha de la bouche de Philippe et Igricheff lui-même éprouva, au creux de sa poitrine, si lente à s’émouvoir, le choc de la beauté. À la clarté suprême du clair de lune, se détachait du bleu noir de la mer et du pelage fauve des dunes une immense ville d’argent. Remparts et bastions, minarets en fuseaux, palais et maisons hautaines nouaient et dénouaient leur réseau fantastique comme dans un rêve délicat et nacré. Toute la puissance, tout le charme et tout le secret de l’Arabie des contes semblaient dormir là, derrière les murailles massives, au fond des demeures blanches où Philippe croyait voir, dans les cours dallées de marbre et bruissantes de jets d’eau, vivre des femmes nonchalantes, enfin dévoilées, heureuses de respirer la nuit.
Le boutre entra dans le port où des sambouks reposaient, à peine balancés par l’eau frémissante. Aussitôt, de l’un d’eux s’éleva et fut repris sur tous les autres un cri long, âpre et rythmé. Philippe, dont les nerfs étaient tendus à l’extrême, tressaillit tout entier.
Était-ce la voix de la cité lunaire, de la Fable sans âge ?
Mais, à ses côtés, jaillit la même modulation, traînante et farouche. Il comprit soudain. Les matelots arabes aux turbans flottants et les noirs Somalis aux cheveux crépus échangeaient de leurs bateaux obscurs le grand salut de la mer Rouge.
Mordhom donna un dernier coup de barre. La chaîne de l’ancre commença à filer en grinçant dans l’écubier.