III.
 
EN-DAÏRÉ, LE PLONGEUR

Ses voiles amenées, l’Ibn-el-Rihèh se balança mollement sur la mer calme et sombre. Tout autour frémissait la vie impalpable des eaux, de la brise et des astres. Où étaient les côtes ? Les hommes ? Leurs agitations ?

Dans le monde entier existait seulement cette barque perdue au large, dans la nuit, et qui, avec cinq matelots noirs, un guerrier yéménite et deux enfants, portait la fortune de deux aventuriers magnifiques.

Ce pont, couvert des engins les plus primitifs, traversé de corps nus et barbares, échappait au temps, aux conventions, à la prison humaine. Il était en dehors de tout, sauf de la nature, de la beauté, du courage et de la cadence éternelle des flots.

Et voici que, pour rétrécir encore cet univers enchanté, la lampe-tempête s’allumait à l’arrière du boutre, groupait Mordhom, Igricheff et, accroupi à leurs pieds, l’équipage, bercés par une eau qui baignait les rivages les plus secrets de la terre.

Avec un respect infini, Philippe vint s’asseoir auprès de Mordhom, qui tenait amoureusement la barre inutile.

— En-Daïré, dit Mordhom, place-toi au milieu, près du fanous et, parlant en arabe pour que te comprenne le grand chef du Nord, raconte-lui comment l’Ibn-el-Rihèh a quitté le port sans rentrer l’ancre, car mon hôte ne connaît pas beaucoup les choses de la mer.

Le premier réflexe d’En-Daïré, quand Mordhom lui adressa la parole, fut un sourire. Sourire de complicité, de joie et de dévouement, qui fendit si largement la figure noire, sur laquelle tombait d’aplomb la clarté crue, et fit étinceler des dents si bien rangées, si belles et si blanches, qu’Igricheff lui-même en ressentit une sorte de bien-être physique. Le visage d’En-Daïré inspirait la quiétude, la confiance. Il était tout rond, avec de petits yeux perçants et naïfs, un nez franchement camus. Les joues semblaient élastiques, tellement leurs muscles étaient fermes et sains. Cette plénitude, cette densité se retrouvaient dans les épaules bien remplies, dans le torse bombé, dans le jeu des bras, des cuisses et du ventre. En-Daïré semblait, dans sa peau noire grasse et lisse, renfermer une substance analogue à celle qui forme les grands poissons de la mer Rouge à la chair drue et serrée.

— En-Daïré, dit Mordhom, comment, sans aucun bruit, et sans tirer sur la chaîne de l’ancre, avons-nous quitté Moka ?

— Rien de difficile, répondit le marin surpris. J’ai touché l’eau doucement, très doucement, je suis allé sous le boutre, à l’avant, avec un morceau de fer pointu. J’ai plongé en suivant la chaîne. J’ai commencé à défaire, en travaillant de la pointe, la petite pièce qui attache l’ancre à la chaîne. Je suis remonté reprendre de l’air. J’ai plongé de nouveau et travaillé plus vite. Il m’a fallu revenir à la surface une fois seulement, puis j’ai fini. L’ancre était détachée. L’Ibn-el-Rihèh commençait à bouger. Rien de difficile. Je n’ai même pas eu besoin de me serrer le nez.

Il joua machinalement avec la rudimentaire pince en corne qu’il portait pendue à son cou par un lacet de cuir.

— Il y avait bien huit mètres de fond, dit Mordhom, qui venait de traduire rapidement à Philippe les paroles d’En-Daïré.

— Hussein, cria Igricheff.

La figure accablée du chaouch émergea lentement de l’ombre.

— Tu as entendu ? demanda le bâtard kirghize.

— Oui, maître.

Et Hussein considéra le plongeur avec un sentiment quasi superstitieux. Igricheff reprit :

— Donne la part d’or que je t’ai remise pour tes services à cet homme qui a réparé ta faute. À la deuxième, je te reprendrai Yasmina. À la suivante, je te tuerai.

— C’est justice, maître, murmura Hussein, qui détacha une bourse de sa ceinture et la posa sur les genoux d’En-Daïré.

Le son des pièces entrechoquées, leur poids, leur forme qu’il sentit à travers l’étoffe, par la peau de ses cuisses nues, semblèrent affoler le Somali. Ses lèvres épaisses se mirent à trembler. Une lueur d’égarement parut dans ses petits yeux. Soudain, il précipita son visage contre les mains d’Igricheff et cria, au milieu de sanglots perçants :

— Chef, grand chef, généreux comme le soleil, je ne mérite pas. Jamais, pour mes plus grosses perles, cherchées au plus profond des bancs perfides, je n’ai touché pareille récompense. Chef, grand chef, ta mémoire sera bénie de mes enfants et de mes petits-enfants. Grâce à toi, je vais enfin me marier.

Le bâtard kirghize porta son regard de la tête ronde et crépue, secouée de-soubresauts, vers Mordhom.

— La plongée l’a surmenée ? demanda en français Igricheff.

L’aventurier breton rit brièvement et répondit :

— Ce n’était pas une plongée pour lui, voyons. Il va facilement à vingt, vingt-deux mètres sous l’eau. Et, à ces profondeurs, il reste près de deux minutes. En-Daïré est un très grand pêcheur de perles.

— Alors, il a un accès de démence ?

— Non. De tendresse… Je vous assure, je parle sérieusement.

Mordhom caressa les durs cheveux crépelés avec une douceur qu’on ne pouvait guère attendre de sa part. En-Daïré releva sa figure baignée de larmes et sourit magnifiquement.

— C’est un caractère singulier, reprit Mordhom. Avec des poumons d’airain, et un courage, en mer, sans égal, il a une sensibilité de petite fille. Quand il était mousse chez moi, je l’ai un jour giflé à tort. Il s’est jeté par-dessus bord et s’est mis à nager comme un fou dans une eau infestée de requins. Il a fallu que j’amène la voile et que je me lance en houri à sa poursuite. Il n’a consenti à remonter qu’après avoir reçu de moi l’assurance que j’avais toujours de l’affection pour lui. Sans quoi, il se serait certainement suicidé.

La main toujours posée sur la tête du plongeur, Mordhom lui dit :

— Le chef du Nord demande pourquoi tu as pleuré.

— De reconnaissance et de bonheur, mon maître. Son cadeau va me faire épouser la femme que j’aime.

Ces mots et leur accent passionné étaient si imprévus chez un musulman, un pêcheur rude et simple, un plongeur noir, qu’Igricheff releva un peu ses paupières.

— Raconte, ordonna-t-il.

Alors, avec la logique des primitifs qui, pour chaque détail, remontent aux sources premières selon des ramifications et des arabesques sans fin, le plongeur noir En-Daïré fit, sur le boutre chargé d’armes et stoppé dans la nuit, en pleine mer Rouge, le récit de sa vie surprenante.

— La fille que je veux pour femme, dit-il, est de Berbera. Moi aussi. Tu sais. Berbera, plus bas que Djibouti et Zeïla où sont maîtres les Anglais. Il y a beaucoup de marins somalis à Berbera parce que c’est leur vrai pays, et beaucoup de grands nakoudas. Son père à elle, était grand nakouda. Comme le mien. Et quand j’étais tout petit enfant, mon père promit que j’épouserais la fille de l’autre qui venait de naître. Elle est maintenant en âge de se marier. Je l’ai toujours aimée, plus encore que la plus belle des perles. Mais écoute, grand chef aux mains d’or, pourquoi elle n’est pas encore ma femme.

En-Daïré aspira l’air profondément comme si son histoire lui faisait mal. Il commença à gesticuler, à hausser sa voix aiguë. Le démon des conteurs s’emparait de lui. Et ses camarades, bien qu’ils connussent chaque trait de ce récit, émus comme à la première fois, répétèrent en chœur :

— Écoute.

— Mon père était maître d’un grand sambouk et de seize marins somalis. Il avait les meilleurs plongeurs de Berbera, Schehem, le sourd, le Grand Brahim et le jeune Mohammed qui, déjà, n’avait plus qu’un œil. Ils partirent tous, au moment où je commençais à nager, pour les îles Farsane faire une grande pêche de perles. Certes, les bancs, aux îles Farsane, ne valent pas, pour la gloire des perles, Bareïn, la bienheureuse du golfe de Perse, mais un nakouda aussi habile avec de bons plongeurs peut gagner là, si Dieu le veut, une bonne fortune. Ils mirent à la voile avec un vent du Sud, comme on me le dit par la suite, quand je fus assez grand pour connaître la force et la volonté des vents. Mais dans Bab-el-Mandeb{11}, la bien nommée, les démons, assurément, soufflèrent une haleine empoisonnée contre les voiles du sambouk, car tu ne pourrais expliquer autrement, même toi, grand chef plein de science étrangère, qu’un tel nakouda et un tel équipage aient disparu.

”Et je fus orphelin et pauvre avec mes frères les plus jeunes, car les aînés étaient sur le sambouk perdu. Et je ne sais pas pourquoi et comment je me trouvai à Djibouti avec mon cousin Saïd. Il plongeait déjà et m’apprit à le faire. Puis il partit sur un petit sambouk de perliers, car un nakouda ayant confiance en lui malgré son jeune âge lui avait consenti un emprunt. Je pleurai beaucoup. Saïd était mon vrai père, plus que celui que je n’avais pas bien connu. Et je restai seul, et je gagnai mon pain en plongeant des ponts hauts comme les hautes maisons arabes des grands, grands vapeurs où il y a beaucoup de Françaoui qui jettent des piastres dans la mer pour les petits Somalis. J’allais plus profond, je restais plus longtemps que les autres et Françaoui Kébir qui est là devant moi, et qui connaît les ras abyssins, les sultans danakils et les émirs arabes, abaissa les yeux jusqu’à moi. Et il me prit comme mousse et me donna bien à manger et m’accorda une partie de son cœur. Et je fus heureux, jusqu’au jour où, passant à Berbera, je revis la fille de l’ami de mon père.

”Elle était devenue belle comme est belle l’eau calme après une terrible tempête. Et lui était devenu riche, parce que ses sambouks, Allah les avait toujours gardés contre les démons. Mais il était resté bon, parce qu’il me dit : “Quand tu auras assez d’argent pour acheter une bonne maison, un grand angareb et un petit sambouk, je me souviendrai de ce que j’ai convenu avec ton père, quand est née Fatouma.”

”Alors j’ai quitté Françaoui Kébir qui me le permit et commençai de pêcher la perle. C’est difficile, tu le sauras, chef généreux, de commencer. Les yeux sont comme du feu, chaque instant te met une pierre de plus en plus lourde sur la poitrine, les oreilles bourdonnent, bourdonnent, et la mer pèse sur toi. Je remontais souvent en crachant le sang par la bouche, le nez, les oreilles. Puis je m’habituai, je devins fort et rapide. Je péchai seul, parce que je savais qu’accepter d’avance l’argent d’un nakouda est la fin de la liberté. Tu ne finis pas de le payer avant ta mort. Mon cousin Saïd qui, pourtant, était meilleur plongeur que moi encore parce qu’il était devenu sourd, ne pouvait déjà plus se débarrasser de sa dette.

”Et la Fortune me sourit. Un jour, je ramenai d’un banc de Zeïla une perle comme jamais on n’en avait vu dans le pays : ronde égale, et douce, douce, presque autant que le rire de Fatouma. Je la vendis à un marchand indien. Alors, je payai la dette de Saïd qui m’avait servi de père, j’achetai un petit sambouk, du riz pour une moitié d’année et nous pensâmes tous deux aux îles noires, aux îles désertes, aux îles sans nom, plus haut que Farsane, plus haut que Dahlak{12}. Rares sont les sambouks qui poussent jusque-là. Les coraux de ces îles sont aigus, perfides, l’eau mauvaise, les requins plus cruels qu’ailleurs, parce qu’ils ont faim davantage. Mais les perles de là-bas, disait-on, avaient presque la grosseur et la couleur de celles qui dorment près de Bareïn, la bienheureuse du golfe de Perse.

”Je pensai fortement à Fatouma et nous partîmes. Le ciel, le vent furent favorables. Mon sambouk nous laissa sur la plus grande des îles noires et retourna vers l’Arabie. Il devait faire du commerce pendant une moitié d’année et partager le gain avec moi quand il viendrait nous reprendre. Car pourquoi laisser sans profit même un petit boutre ?

”Les récits des anciens étaient véridiques. Les perles de l’île noire, je n’en connaissais pas encore de pareilles et Saïd non plus qui, pourtant, je te l’ai dit, était un très grand plongeur, parce qu’il n’avait plus mal aux oreilles. Et nous étions seuls sur cette île, seuls avec les oiseaux de mer et les hirondelles, car rien ne pousse sur les pierres noires et jamais les hommes n’y habitent. Et toutes les perles nous appartenaient. Mais après quatre mois vint le malheur. Un matin, nous péchions pour la première fois sur un banc plus éloigné. Saïd qui, toujours, reconnaissait les fonds avant moi, plongea de toute sa force. Et la mer fit un remous qui n’était pas dû à son corps et une grande ombre passa et Saïd reparut un instant et cria : “Ma jambe est coupée”.

”Et l’eau devint rose autour de lui et je ne le revis plus. Les requins sont affamés entre les îles noires.

”Je restai tout seul avec les oiseaux de mer et les hirondelles. Alors, je n’eus plus de courage ni de faim. Et j’attendis le sambouk avec mon trésor de perles. Mais les lunes et les lunes passèrent et le sambouk ne revint pas. Alors, je sus que le destin lui avait été contraire. Et je ne m’étais pas trompé, car, plus tard, j’appris que les pirates zaranigs avaient tué tout son équipage.

”Des lunes et des lunes, j’entendis seulement la mer sur les coraux et les oiseaux crier, crier. J’aurais voulu être sourd, j’aurais voulu être aveugle, j’aurais voulu être mort. Et pourtant j’étais riche, j’avais tant de perles et si belles que les marchands persans et indiens se seraient arrachés les yeux pour les avoir. Alors je compris qu’il fallait les donner à Allah pour qu’il me sauve. Je l’invoquai pieusement et les jetai toutes dans la mer.”

Un murmure confus et pathétique courut parmi les matelots de l’Ibn-el-Rihèh qui étaient suspendus, anxieux, aux lèvres du plongeur.

— Dieu est grand, Lui seul, dirent-ils.

— Lui seul, répéta En-Daïré, car je vis des jours et des jours après venir vers l’île déserte et que jamais une voile n’approche, je vis venir un bateau.

”Pas un sambouk, pas un zaroug… non… un bateau gros, lourd, avec une voile étrange et des hommes chinois dessus. J’ai allumé un feu… Le maître chinois est venu dans l’île et m’a dit : “Je cherche des nids d’hirondelles, il y en a beaucoup ici sur les rochers noirs. Je vais te donner du riz pour six mois et je reviendrai te prendre avec les nids d’hirondelles que tu auras ramassés. Je ne dirai à personne que tu es là.”

”Il est revenu comme il l’avait dit, après six mois. J’avais beaucoup, beaucoup de nids. Il m’a emmené et m’a donné même un peu d’argent.

”C’est alors que Françaoui Kébir, mon maître, arma l’Ibn-el-Rihèh pour un voyage dangereux et me commanda de l’accompagner. Quand j’aurais vingt sambouks, je viendrais le servir comme dernier matelot. Et je suis parti pour Taïf. Et j’ai vu nager vers moi, sur son cheval de feu, le grand chef du Nord. Et j’ai défait en me jouant l’ancre à Moka. Et le chef aux mains d’or m’a donné assez d’argent pour acheter un autre sambouk sur lequel je retournerai aux îles noires pour gagner la maison, l’angareb et les voiles de soie qui me vaudront Fatouma, ma bien-aimée.”

Un silence magnétique suivit le récit d’En-Daïré. Et, comme d’une nappe souterraine qui vient lentement affleurer le sol, de ce silence, un chant jaillit. Qui l’avait commencé ? Le vieil Abdi ? Le beau Youssouf ?… Un des frères Ali ? Ou le mousse peut-être ? Ils n’en savaient rien, mais tous en furent la proie. Leurs voix grêles montèrent vers les voiles pour célébrer, sur une mélodie sans âge, les malheurs, les exploits, la chance et l’espoir d’En-Daïré, le plongeur.

— Ils vont continuer jusqu’au jour, dit Mordhom, bien qu’ils n’aient ni mangé ni dormi depuis trente heures. Quant à moi, j’ai sommeil.

Il s’étendit sur la banquette et s’assoupit aussitôt. Contre le bastingage, Igricheff fit de même. Mais Philippe fut long à fermer ses yeux. Il ne pouvait se rassasier du chant des hommes noirs.