V.
 
LA TERRE QUI BRÛLE

L’amil de Hodjeïla, première ville de la plaine, était un petit vieillard sec, au nez crochu, à la barbiche grise recourbée. Il habitait en dehors du village, une maison très isolée et silencieuse. Les coureurs, chargés par Cadi Djemal de le prévenir du passage d’Igricheff, étaient arrivés la veille dans cette demeure muette. L’amil n’avait montré ni joie ni mécontentement. Simplement ses lèvres parcheminées s’étaient pincées davantage. L’amil tenait fanatiquement au parti des Séides et haïssait les étrangers aussi fort qu’il avait, autrefois, aimé la guerre.

Pour ne pas désobéir aux ordres venus de Sanaa, il se contenta de faire libérer par ses domestiques, dans une maison qu’il avait au milieu de Hodjeïla, une grande pièce meublée de quelques angarebs branlants et d’une saleté sordide.

Ce fut sur l’un d’eux que s’étendit Igricheff lorsque, à la fin de la matinée, il eut touché Hodjeïla.

Tandis qu’un des serviteurs de l’amil, vieillard plus hospitalier que son maître, achevait de cuire des galettes de farine fraîche et molle pour le repas de midi, Hussein, aidé par Yasmina, dessella, débâta Chaïtane et les mulets. Puis il apporta la cantine et le harnachement d’Igricheff dans la pièce. La sueur perlait sur son visage brun. La chaleur accablante du Tehama, quand midi approche, faisait souffrir le montagnard.

Pensif, il regarda par la fenêtre sans vitres ni boiserie, simple brèche dans le mur de pierre, le dessin puissant et fin des derniers djebels, leurs promontoires célestes où s’apercevaient encore les bourgs fondus dans la nue azurée. C’était son vrai pays, le seul qu’il nommât intérieurement Yémen, Arabie Heureuse. Ses poumons, ses pieds agiles étaient faits pour lui.

Pour le reste, pour cette torride bande côtière appelée Tehama, c’est-à-dire terre brûlante, il n’en aimait ni le grain sec, poussiéreux, ni les formes nonchalantes, ni les veules habitants. Conquise et reconquise sans cesse, elle n’était qu’un passage vers la mer, une route pour caravanes, une région insalubre et bâtarde. Mais le chaouch n’eut pas un mouvement de révolte contre celui qui le ravissait sans doute pour toujours à ses belles montagnes. Il s’était donné à Igricheff.

Celui-ci attendait le repas pour se remettre en route. Quelle route ? Vers quel but ? Il ne se le demandait point. Il avait pris son élan du haut plateau de Sanaa pour aller au port de la mer Rouge. Il poursuivait sa course comme un torrent. S’il rencontrait des obstacles, il les emporterait ou s’en détournerait suivant leur nature. Il ne réfléchissait point, il subissait le poids du destin qui l’habitait.

À Hodeïdah, s’il y arrivait, il verrait à déjouer la poursuite du cadi, soit par terre, soit par eau. S’il ne parvenait pas au port, d’autres chemins s’ouvraient à son aventure.

Lorsque l’heure viendrait de choisir, il saurait bien lire le signe qui le déterminerait. Pour l’instant, tout était au mieux. Il avait de l’argent, un étalon sans rival, un guide qui lui appartenait. Il fallait simplement fournir à ce dernier une bonne monture.

— Hussein, appelle l’amil, dit Igricheff.

Rien ne pouvait blesser davantage le vieillard que d’avoir à se rendre aux ordres d’un étranger qui avait la moitié de son âge. Il vint néanmoins par respect pour l’Imam, mais refusa de s’asseoir.

— Je veux aller vite, lui dit Igricheff, et je veux acheter un cheval rapide.

Un mauvais sourire joua sur la bouche édentée.

— Tes volontés sont le commandement de mon maître, répondit l’amil, mais comment pourrai-je te vendre un cheval ? Tous ceux de Hodjeïla, l’armée de l’Imam les a pris pour la guerre des Zaranigs.

Il fit une pause et ajouta avec un regret perfide :

— Sans doute, j’ai le mien, qui vole comme le vent de sable. Mais tu me donnerais trois fois son poids d’or que je refuserais. Il m’est plus cher que la prunelle de mes yeux, autant que mes fusils.

Il y eut un silence. Igricheff pensa calmement :

“Cette nuit, nous forcerons l’écurie.”

Pour ne pas éveiller de soupçons chez l’amil, il continua l’entretien et demanda :

— Tu aimes beaucoup les armes, je vois ?

— Et quel guerrier qui n’a jamais craint la mort au combat ne les chérirait point ? s’écria le vieillard.

La chaleur de sa voix fêlée, l’éclat de ses yeux usés firent qu’Igricheff plissa légèrement ses lourdes paupières.

— Excuse-moi de t’avoir fait venir pour rien, dit-il. Et puisqu’il nous faudra cheminer au pas lent des mulets, nous partirons dès que nous aurons fini de manger.

— Je serai là pour te souhaiter bonne route.

Quand l’amil revint, Chaïtane et le mulet de selle étaient harnachés. Mais le mulet de bât attendait encore sa charge. Igricheff et Hussein se trouvaient à l’intérieur de la maison délabrée. Le vieillard monta péniblement les marches qui menaient vers leur pièce. À peine en eut-il franchi le seuil qu’il porta la main à son cœur. Sur la paille immonde d’un angareb brillaient des canons d’acier, miraculeusement fourbis. Il y avait là un fusil de chasse, trois carabines à répétition et trois énormes revolvers Colt. Dans la cantine ouverte d’Igricheff, on voyait un amas de boîtes à munitions.

— Nous sommes un peu en retard, dit paisiblement le chef moscovite, mais je tenais à voir si l’humidité n’avait pas fait quelques taches de rouille là-dessus.

Il montrait les armes étincelantes. Fasciné, l’amil marcha vers elles. Ses doigts tremblants les caressèrent. Igricheff, avec négligence, lui montra le mécanisme des carabines, les balles blindées des revolvers. Puis, il ordonna au chaouch de les replacer dans leurs étuis.

Le vieillard regardait disparaître un à un ces engins magnifiques. À la fin, il n’y put tenir et posant ses mains crochues sur les derniers qui restaient découverts il dit à voix basse, amoureuse :

— Prends mon cheval pour un grand et un petit fusil.

Igricheff dédaigna de feindre davantage. L’amil jouait franc jeu.

— Tu as raison, lui dit-il, de bons coursiers, tu en trouveras encore ici. Mais pas des armes pareilles.

— Et peut-être, si le veut Allah, mes fils te reprendront avec elles ce que leur père a été forcé de te donner.

— Le Prophète aime les forts, répondit Igricheff.

Le cheval de l’amil, s’il ne pouvait valoir Chaïtane, était véritablement une bête racée et rapide. Hussein sauta en selle, armé de son vieux fusil, d’une carabine et d’un colt. Igricheff, outre sa winchester et le gros revolver, prit le fusil de chasse. Ils partagèrent les munitions et l’argent. Yasmina fut hissée en croupe de Chaïtane et, laissant la cantine avec quelques hardes, les deux cavaliers prirent la piste du Tehama.

Ils n’avaient pas encore tout à fait atteint le niveau de la mer et la saison était la plus fraîche qui se pût trouver dans le cours de l’année. Pourtant, la chaleur suintait, accablante, humide, d’un ciel dépoli, sur la terre craquelée, sur les arbres rabougris. Chaïtane, que son maître menait au petit galop, eut tout de suite les flancs mouillés, mais, comme au bout d’une heure il ne donna aucun signe de fatigue, Igricheff se réjouit profondément. L’étalon des montagnes le servirait aussi bien dans la plaine brûlante que sur les hauts plateaux. Pour le chaouch il en irait de même. Il avait pris le train du chef et, les lèvres serrées pour ménager son souffle, aspirait lentement l’air chaud, gluant, comme pour s’en imprégner et n’en plus souffrir. Bientôt, il serait à l’aise sur le terrain nouveau autant que dans les djebels, malgré la sueur qui sillonnait ses joues creuses, malgré l’essaim de mouches, de moucherons et de moustiques qui tourbillonnait autour d’eux, collait à la croupe des bêtes, à la peau des visages.

Igricheff caressa l’encolure de Chaïtane et sans s’en apercevoir, forçant son cheval au pas, se mit à murmurer une chanson de caravaniers mongols. Elle lui était revenue d’elle-même à la mémoire, aux lèvres. Maintenant qu’ils avaient franchi les derniers vallonnements, il retrouvait dans la régularité de la marche, dans le poids du soleil, dans le ciel implacable, dans la monotonie des dunes et le grain de la terre, les routes désertes du Turkestan qu’il avait parcourues avec la tribu de sa mère.

Hussein ne pouvait savoir que son chef retournait très loin dans le temps, dans l’espace, mais il sentait que grâce à cette chanson, nulle sueur ne pouvait tremper la figure d’Igricheff, ni celle de la chaleur, ni celle de l’angoisse, qu’elle le délivrait de toute emprise, qu’elle était la voix d’une race plus dure, plus vieille, plus secrète encore que la sienne. Et il écouta, retenant son haleine, avec effroi et vénération, cette mélodie qui n’avait d’autre âme que celle de l’étendue vide et du firmament.

Ils cheminèrent longtemps, traversèrent la petite cité d’Obal, reprirent la piste vers Hodeïdah. Sur la même note, Igricheff étirait la même mélopée. Il n’accordait pas un regard au paysage, ni aux habitants.

Ceux-ci étaient petits, ronds, contrefaits pour la plupart, avec un ventre gonflé, des épaules pendantes. Leur peau avait la couleur du Tehama, jaunâtre et tirant légèrement sur l’ocre. Le torse était nu, les jambes aussi. Un bonnet conique les coiffait curieusement. Ils avaient une expression douce et humble, non sans fausseté. Mais qu’importait à Igricheff : il n’était sur la piste poudreuse qu’un nomade qui va, appelé par l’horizon, qui va sans but jusqu’à la nuit.

Comme ils débouchaient d’un couloir de dunes, Chaïtane s’arrêta, frémissant. En même temps s’éleva une plainte presque humaine. Rendu au sentiment de la réalité, Igricheff ébaucha un geste vers sa carabine. Il laissa retomber sa main, ayant reconnu la raison de la peur de Chaïtane. En travers de la piste, un dromadaire était étendu. Accroupi plutôt, car il essayait sans cesse de se mettre debout. Il n’avait pas le poil sombre des chameaux des montagnes, mais la couleur fauve de ceux du Tehama. C’était une bête des sables.

— Il ne fera plus de caravane, dit Hussein.

Yasmina, cédant à son instinct de fille de pâtre, s’était laissée glisser le long de la croupe de Chaïtane et palpait l’animal de ses doigts attentifs.

— Non, il n’en fera plus, approuva-t-elle. Il a un genou cassé.

Elle pressa sur la jointure rompue. Un bramement désespéré s’échappa de la gueule sinueuse et de tristes yeux, pleins d’anxiété et de douceur, interrogèrent ceux des voyageurs.

Igricheff fut le seul à ne pas détourner les siens. Hussein et Yasmina plaignaient plus la bête de caravane qu’ils ne l’eussent fait pour un être humain. Ils savaient qu’elle mettrait très longtemps à mourir. En pays d’Islam, on n’achève pas un animal blessé, on lui donne à manger et à boire. Les conducteurs de convois, sur cette piste fréquentée, n’y manqueraient point. Le dromadaire resterait là des jours, des semaines, ramassant toutes ses forces pour se relever, retombant toujours, dressant vers le ciel, au milieu du sable ardent, son long cou ainsi qu’un signal flexible de détresse. Hussein et Yasmina contemplaient en silence, dans le grand animal agité de tressaillements, la loi brute du désert.

— C’est un mauvais présage pour la route, murmura enfin le chaouch.

— Nous allons en changer, dit Igricheff avec tranquillité.

Il n’était pas superstitieux le moins du monde et s’il avait eu le dessein arrêté de poursuivre son chemin, il n’eût pas hésité à faire sauter Chaïtane par-dessus la bête blessée. Mais, depuis le départ de Sanaa, il éprouvait contre l’itinéraire prévu une répugnance de plus en plus vive, de plus en plus tenace. Et maintenant qu’il restait seulement un jour d’étape à faire pour arriver à Hodeïdah, cette répugnance possédait entièrement Igricheff. Pour changer de route il n’avait attendu qu’un signe.

— Approche, ordonna Igricheff au chaouch.

Et, quand celui-ci se fut rangé à côté de lui, de telle façon que les naseaux de leurs montures touchaient presque l’obstacle vivant, Igricheff demanda, en montrant le nord :

— Qu’y a-t-il là-bas ?

— Loheyïa et Midy, chef, puis le pays d’Assir, mais il faut des méhara. Les chevaux ne tiendront pas.

À l’est se profilaient les djebels d’où les cavaliers étaient descendus. À l’ouest, c’était la mer. Igricheff se tourna vers le sud.

— Et là ? dit-il.

— Nous pouvons rejoindre une assez bonne piste, mais…

— Mais ?

— Elle mène chez les Zaranigs.

— Passe devant et conduis.

— Ils nous tueront, dit Hussein en obéissant.

Comme Igricheff ne répondait pas, le chaouch poussa du talon son cheval qui hésitait à aborder le sable mou. Ils s’enfoncèrent dans les dunes, abandonnant la piste sur laquelle tentant en vain de se relever, le dromadaire bramait sans espoir.

Leur marche fut très lente. Les bêtes renâclaient sans cesse à cause du terrain qui fondait sous leurs sabots. Leurs cavaliers n’osaient les presser de peur qu’un faux pas ne leur brisât les jambes. Une dune succédait à l’autre, aussi poudreuse, aussi friable. Les traces n’y demeuraient point. À peine faites, le sable, croulant, les recouvrait.

Par quel sens mystérieux de l’orientation Hussein, qui avait parcouru le Tehama deux fois seulement, se dirigeait-il ? Il n’eût pu le dire lui-même, mais il était aussi sûr de son chemin dans ce moutonnement indéfini, monotone, que s’il avait été marqué de jalons éclatants. Sa seule crainte était de ne pas arriver à la nouvelle piste avant la chute du soleil. Il leur faudrait alors passer la nuit dans le sable. Et les chevaux avaient soif.

Pour ménager le sien et aller plus vite, il sauta à terre. Igricheff l’imita.

— Tu ne pourras pas, chef, dit le chaouch, tes bottes sont trop lourdes.

Le bâtard mongol haussa les épaules.

Le jour déclinait. Le sable devenait grenat. On ne voyait que lui, que lui, d’un bord à l’autre du ciel, sorte de houle immobile et doucement creusée. Si des caravanes passaient quelque part, elles étaient cachées par les dunes. On n’entendait pas une voix, pas un murmure ; le bruit même que pouvaient faire en avançant Hussein, Yasmina, les chevaux et leur maître, le sable l’étouffait. Sur cette nudité empourprée, ce silence de la terre, sur cette fillette et ces deux hommes armés qui tiraient vers l’inconnu leurs bêtes par la bride, il y avait une liberté si large, si dure et si pleine qu’Igricheff se sentait porté par elle mieux encore que par Chaïtane. Et Hussein parlait de poids, de fatigue ! Quand il sentait cette vague aride emplir sa poitrine, Igricheff ne connaissait ni la chaleur, ni la glace, ni la faim, ni la soif, ni la lassitude, ni la peur, ni la mort. Il regardait le soleil, descendant vers les premiers djebels, incendier le Tehama. Le sable rouge lui était à cet instant plus précieux qu’un élixir de vie.

— Nous devons être sur la piste, dit soudain Hussein.

Le chaouch battit le sol tout alentour, s’enfonça dans le sable, revint au passage plus ferme et déclara :

— Maintenant, il faut aller rapidement.

Il attacha les rênes de son cheval à sa ceinture d’étoffe et se mit à courir. Ses foulées étaient légères, brèves, mais vigoureuses et promptes. Ses pieds nus tâtaient la piste étroite qui se perdait sans cesse dans les sables, la retrouvaient. Chaïtane, sur lequel était remonté Igricheff, n’avait qu’à le suivre. La fraîcheur relative du crépuscule, le désir de trouver un abri pour la nuit, aidaient l’effort de Hussein. Une heure durant, il soutint son allure épuisante. Il ne s’arrêta qu’au moment où. Igricheff qui, du haut de son cheval, contrôlait un plus vaste espace, lui dit :

— Je vois des toits à une portée de fusil.

— Ouadi-Serab, murmura le chaouch.

Et il se laissa tomber, ruisselant, contre une dune.

Le village comprenait cinq huttes rondes. Toutes étaient faites de la même manière : un morceau de bois rugueux (apporté d’où ? depuis combien de temps ?) soutenait une toiture en fibres de doura à laquelle s’accrochait une cloison circulaire en fibres. Ni porte, ni fenêtres. À travers les larges interstices dessinés par les filets de sarment, on voyait le ciel au-dessus et de tous les côtés.

Le lit d’un ruisseau, à sec pour le moment, creusait la terre à une centaine de mètres devant ce ramassis de cabanes. Sur la rive gauche, deux trous contenaient de l’eau. Elle permettait la culture d’un champ de doura, étroit et triste avec ses pousses sèches qui hérissaient le sol jaunâtre.

Les cinq femmes du village étaient au puits, ainsi qu’elles le faisaient chaque soir. Elles furent les premières à apercevoir les cavaliers. Aussitôt, elles s’enfuirent vers les huttes, retenant des deux bras levés leurs jarres à moitié pleines sur la tête, et criant :

— Les askers, les askers.

À ces mots, toute la population du village jaillit des huttes. Elle était composée de deux vieillards, de quatre adultes et d’une demi-douzaine d’enfants.

Les derniers reflets du soleil jouaient sur les fusils d’Igricheff et de Hussein. À la vue de ces hommes montés et armés, la même rumeur craintive agita les habitants de Ouadi-Serab.

— Les askers, les askers…

Comme les chevaux escaladaient sans peine le petit escarpement formé par la rive gauche du ruisseau à sec et débouchaient sur les huttes, le chef du village se porta à la rencontre des arrivants. Il avait les jambes courtes et cagneuses. Rien ne cachait leur difformité, pas plus que celle du torse obèse, non de graisse, mais par l’effet d’un gonflement maladif. Les épaules fuyantes, un œil couvert d’ulcères achevaient de donner à cet homme de quarante ans un aspect lamentable. Il s’inclina très bas devant les deux cavaliers et proféra dans un gémissement :

— Allah soit avec vous, mais il n’y a rien à prendre pour la guerre ici, ni hommes, ni bétail, ni provisions.

Un coup d’œil suffit à Igricheff pour admettre la vérité de ce propos. Il y avait chez tous les hommes de Ouadi-Serab un air commun de famille et de dégénérescence. Chacun portait sa tare qu’une nudité presque complète révélait impitoyablement. L’un avait le bassin déformé, un autre le ventre hydropique, un troisième montrait un moignon lépreux au lieu de bras. Seul, un adolescent, vif et mince, semblait avoir résisté encore par la vertu de la jeunesse au climat, à la pauvreté du sang, aux aliments sans force et à l’eau corrompue.

Une affreuse misère cernait les huttes. Elles ne contenaient rien que deux ou trois poteries. Pas un meuble, pas un ustensile, pas un vêtement. Deux chèvres et un chameau squelettiques routaient dans le champ de doura ― tout le bétail de Ouadi-Serab. Autour, le sable.

— Rassure-toi, dit Igricheff, je ne veux que de l’eau et du fourrage pour mes bêtes et, pour nous, un toit. Je paierai.

Il frappa du poing sur le sac pendu à l’arçon de sa selle, qui tinta clairement. Une expression bizarre parut dans l’œil unique du chef de village. Il se posa furtivement sur Yasmina. Ces voyageurs ― dont l’un étranger ― pleins d’armes et d’or, qui allaient à travers la partie déserte du Tehama avec une Bédouine en croupe, n’étaient certes pas des askers. Mais qui alors ? et que fuyaient-ils ?

— Pour l’eau, elle est à ceux qui passent, dit le borgne. Le fourrage, je peux t’offrir seulement le nôtre, de la paille de doura. Ton sommeil sera abrité par ma maison. Viens.

Il mena Igricheff vers sa hutte qui était un peu plus spacieuse et plus dense de cloison que les autres. Mais le même dénuement y régnait. Il n’y avait même pas de foyer. Un trou dans la terre en faisait office. Tandis que Hussein et Yasmina dessellaient les chevaux et les conduisaient à l’abreuvoir, Igricheff ordonna :

— Fais-moi chauffer du café.

Le chef de Ouadi-Serab hocha sa lourde tête de rachitique et dit avec une résignation non feinte :

— Nous n’en avons même pas vu l’écorce depuis des années, étranger.

— Que peux-tu me vendre ?

— Du lait de chèvre, s’il en reste, et peut-être une galette de doura. Nous ne mangeons qu’une fois le jour. Je vais demander aux femmes.

Il sortit. Igricheff entendit un murmure confus. La nuit tombait. Le borgne revint avec une jarre au fond de laquelle caillait un peu de lait suri et une autre contenant de l’eau ayant un goût de sel et de boue.

Hussein entra, disant :

— Ils n’ont même pas de torches. Heureusement, les chevaux ont bien bu et je les ai entravés, près de la paille.

Igricheff avala quelques gorgées de lait, tendit la jarre à Hussein qui appliqua le goulot à ses lèvres et la passa à Yasmina. Puis les deux hommes allumèrent des cigarettes légères. Le borgne, en reçut une poignée, et se retira.

Le ciel étant sans lune, il faisait une obscurité épaisse. À travers les branchages de la hutte, les étoiles brillaient sans donner de lumière. Quelques chuchotements animèrent encore la nuit de Ouadi-Serab. Puis le silence fut profond et impénétrable comme le cœur des dunes sous les ténèbres.

— Chef, dit Hussein à voix basse, nous pouvons encore gagner aisément Hodeïdah. Le sort est conjuré par le détour. Le Tehama est un mauvais pays. Partout tu verras la même misère. Et au bout, les Zaranigs.

— Les Zaranigs ? répéta Igricheff, tu as si peur d’eux ?

— Pour ton service, maître, je ne crains rien. Mais ce sont des démons terribles.

— Raconte.

Hussein s’accroupit sur les talons auprès de son chef étendu et parla de cette manière spéciale, un peu chantante et lointaine, qu’il prenait pour faire un récit. Sa voix était comme feutrée par l’obscurité.

— Ils ont la peau presque noire, dit-il, à cause du soleil de la plaine, et dure comme du cuir à cause du vent de la mer. Ils ont les plus rapides bateaux parce qu’ils savent les tailler pour la course et qu’ils ont un charme pour les voiles. Depuis les temps et les temps, ils attaquent les sambouks, les villes de la côte, toujours vainqueurs. Ils n’ont peur de rien. Ils n’obéissent à personne. Les anciens Imams n’ont jamais pu les réduire et les Turcs ont essayé dix fois sans réussir davantage. Les Zaranigs ne font pas de prisonniers. Ils ne connaissent pas la fuite. Si cela arrive à l’un d’eux, les femmes le poignardent. Sur terre, ils sont aussi courageux que sur mer. Personne n’est aussi bien armé, car ils sont riches par leur butin et ont des fusils couverts d’anneaux d’argent. Le cat pousse bien chez eux, mais ils en mangent moins que nous. Pour chefs, ils choisissent les plus braves, les plus cruels et leur obéissent jusqu’à la mort. Ils n’ont pas de front, leur nez est plat, leurs cheveux tiennent droit sur leur tête. Ils se disent les pirates du Prophète, parce que, sauf lui, ils ne connaissent pas de maître.

— Je serai roi chez les Zaranigs, dit Igricheff.

Il jeta sa cigarette à peu près consumée. Des étincelles frémirent dans la nuit.

— Si Allah le veut, tu le seras, murmura Hussein. Mais je dois te dire encore que, cette fois, la balance penchera du côté de l’Imam. Il a envoyé son fils aîné mener la guerre, son fils, Achmet Seif El Islam{7} qui ne craint ni le fer ni le feu. Il a vaincu le Turc, le Bédouin, les hommes d’Assir. Il est jeune, il est prompt comme la foudre. Et le sabre, le couteau ni la balle n’ont prise sur lui. Nos guerriers le vénèrent et se feront tous tuer sous ses yeux.

— Je serai roi chez les Zaranigs et je serai plus fort que le Glaive de l’Islam.

— Allah te garde, maître, et…

Hussein s’interrompit. Un crissement léger de sable sous des pieds nus venait de l’alerter.

Mais aucun bruit ne troubla plus les ténèbres.

— Ils savent que nous avons de l’or, reprit le chaouch et, pour les serfs du Tehama, l’hôte même n’est pas sacré.

— Que veux-tu que fassent ces infirmes ?

— Tu as sans doute raison, chef, mais tant que tu dormiras, j’aime mieux veiller dehors avec Yasmina. Elle a l’oreille encore meilleure que la mienne.

— Si tu veux, dit Igricheff, mais nous partirons à la première clarté.

Il sombra dans le sommeil.

Hussein avait, dans la journée, fourni une dure course et subi beaucoup d’émotions contraires. En outre, la nuit du Tehama était opaque et molle, sans cette vivacité qui, dans les montagnes, tient éveillé le guetteur. Une torpeur invincible engourdit le chaouch. Des images sans lien passèrent sous ses paupières baissées : un aiglon blanc qu’il avait essayé d’apprivoiser lorsqu’il était enfant… une winchester qui tirait, tirait… un visage bestial de Zaranig… sa propre tête coupée… Il s’endormit le front contre sa carabine.

Le cri strident d’une fillette qui hurlait son nom le réveilla. Il pensa à la petite Bédouine, fut debout. En même temps, une sensation de chaleur intense, de clarté aveuglante l’éblouit. La hutte, devant laquelle il s’était assoupi, brûlait. Un pan entier s’était embrasé d’un coup et flambait comme une torche. Hussein saisit son fusil par le canon et, en quelques coups de crosse, pratiqua une large brèche dans les sarments encore intacts. Igricheff en jaillit, couvert de cendres et de flammèches qui grésillaient sur sa veste de cuir. Il était temps. La hutte ne formait plus qu’un brasier.

— Je n’ai rien vu, rien entendu, murmura Yasmina haletante. Un trait de feu a passé devant mes yeux, est tombé au pied de la cabane. J’ai appelé.

Igricheff déjà ne l’écoutait plus. Il criait d’une voix aiguë et dure :

— Tout le village ici, ou c’est moi qui vous brûlerai vifs jusqu’au dernier.

Des huttes obscures et jusque-là silencieuses s’éleva un concert de gémissements. On eût dit que la petite population de Ouadi-Serab, tirée d’un sommeil innocent, venait juste de reprendre conscience. Les femmes et les enfants furent les premiers à paraître. Puis vinrent l’hydropique, le lépreux, l’homme au bassin déformé et enfin le chef borgne. Tour à tour, ils se rangèrent devant le bûcher, plus monstrueux encore, plus répugnants et comme fantastiques à la lumière rouge et dansante des flammes.

— Qu’y a-t-il, seigneur ? Tu as jeté une cigarette mal éteinte ? demanda le chef avec une sollicitude tremblante.

Un coup de cravache lui coupa les lèvres.

— Tais-toi, dit Igricheff, sinon je te tue à l’instant.

Une fureur contenue rendait difficile la respiration du fils de la Khirghize. Il demeura quelques secondes sans bouger, tandis que son regard qui reflétait la lueur de l’incendie examinait le groupe réuni devant lui. Il cherchait sur les visages, non pas à découvrir le coupable (car il les tenait tous pour fautifs), mais une inspiration pour le châtiment, la torture qu’il appliquerait à chacun. Soudain, ses pensées changèrent de cours. Il venait de voir que, dans cette tourbe apeurée, manquait l’adolescent qui, seul, était vigoureux à Ouadi-Serab. Aussitôt l’instinct du danger qui, tant de fois, avait sauvé Igricheff lui fit sentir que l’incendie ― puisqu’il s’en était tiré ― importait beaucoup moins que cette absence. Il enfonça ses ongles dans l’épaule flasque du chef et demanda :

— Où est le jeune homme ?

Le borgne, dont saignait la bouche, murmura :

— Mohammed a le sommeil profond.

— Va le chercher, ordonna Igricheff à l’une des femmes.

Mais celle-ci ne bougea pas.

— Il est parti, dit lentement Igricheff. Où ?

Le borgne baissa la tête et répondit :

— Je ne voulais pas le croire, seigneur étranger, mais il a dû mettre le feu à ta hutte et s’enfuir. Il voulait ton or, je pense.

— Tu mens.

— Par Allah…

— Hussein, amène-moi Chaïtane.

Le chaouch qui, le fusil au poing, se tenait près de son maître, courut vers les chevaux et revint avec l’étalon de l’Imam.

— Attache ce fourbe par les mains à la queue de Chaïtane, dit Igricheff.

Quand Hussein eut obéi, Igricheff sauta en selle et déclara :

— Si tu ne me dis pas la vérité sur-le-champ, je lance mon cheval et je ne reviendrai qu’avec ton corps rompu et tout vif écorché.

Il leva sa cravache sur Chaïtane.

— Attends ! hurla le borgne.

Puis, d’une voix sourde, sans inflexion :

— J’ai entendu que tu voulais passer chez les Zaranigs. J’ai envoyé Mohammed chercher les askers d’Obal. Mais j’ai été trop cupide. J’ai essayé, avant qu’ils viennent, de gagner ton or. Allah m’a puni.

— Combien d’askers à Obal ?

— Ils sont douze, répondit Hussein. Et ils ont des méhara. Ils peuvent être ici avant le soleil… bientôt.

Le chaouch montrait les aiguilles les plus hautes des djebels qui commençaient à percer au fond de l’obscurité.

— Bien, dit Igricheff.

Il réfléchit intensément, très vite. Puis il commanda :

— Attache-les tous les uns aux autres, sauf le chef. Donne un poignard à Yasmina. Qu’elle égorge comme un mouton le premier qui bouge, qui crie.

Il attendit que Hussein eût exécuté son ordre et reprit :

— Entrave de nouveau Chaïtane et plus solidement. Puis va te cacher derrière une dune, dans la direction d’Obal, à une demi-portée de fusil et attends. Laisse passer jusqu’à moi, mais ne laisse revenir personne.

Resté seul, Igricheff jeta plusieurs jarres d’eau sur le foyer qu’il éteignit, ordonna au borgne d’amener l’unique chameau de Ouadi-Serab, le fit baraquer, lui ficela les jarrets. Ensuite, il ligota le chef du village contre les flancs de la bête et s’allongea derrière cet abri vivant, son revolver et son fusil de chasse posés sur le dos du borgne, sa carabine pointée entre les bosses du chameau.

L’aube vint. Et, avec elle, comme l’avait pensé Igricheff, l’attaque. Dans la pénombre, sans que nul bruit n’eût averti de leur arrivée, surgirent les silhouettes blêmes de cinq méhara. Chacun d’eux portait deux hommes, fusil épaulé.

Avant qu’ils eussent pu s’orienter, Igricheff, posément, lentement, comme à un stand, tira. Quatre askers, coup sur coup, culbutèrent de la haute selle dans le sable.

Les autres, avec des clameurs sauvages, lâchèrent une salve dans la direction d’où venait le feu meurtrier. Deux balles frappèrent le chameau. Une autre cassa une jambe du borgne.

Igricheff sourit et reprit son tir. Deux askers furent encore abattus.

Alors, n’ayant pas le temps de recharger leurs armes, les autres tournèrent bride et s’enfuirent vers Obal. Quelques instants après retentit le crépitement d’une carabine à répétition.

Igricheff se redressa, tranquille.

Hussein tirait encore mieux que lui.

Le chaouch mit assez longtemps à revenir. Mais il était monté sur un méhari et en tirait un autre par la bride.

— Il faut ramener ceux qui restent, dit-il, pour qu’ils ne donnent pas l’alerte dans Obal.

La chasse menée par Hussein et Yasmina dura une demi-heure. Quand elle fut terminée, il faisait grand jour. Igricheff avait eu le temps d’établir son plan.

Il fit remplir d’eau toutes les outres du village par les habitants, les fit accrocher sur les chameaux rapides. Tout le fourrage également.

Deux chèvres furent égorgées, dépecées, grillées. Yasmina et quatre enfants furent chargés de monter les méhara.

— En route, dit Igricheff. Que les traîtres de Ouadi-Serab courent devant. Le premier qui s’arrête mourra comme celui-ci.

Il cassa la tête du borgne, mit le feu à toutes les huttes.

Sa caravane, conduite par Hussein, était déjà loin qu’il regardait encore brûler les dernières branches.

Ainsi périt Ouadi-Serab.