VII
LE DÉFILÉ DE ZARANIG
Depuis trois jours, Igricheff, Hussein et Yasmina étaient au défilé.
La petite Bédouine se tenait la plupart du temps avec les bêtes, soignait les chevaux. Pour les repas, elle apportait à ses maîtres du lait de chamelle et les galettes qu’elle avait fait cuire. Les deux hommes menaient exactement la même vie que les pirates du camp, dormant par terre, sans tente ni couverture, prenant leur tour de garde sur la crête de la colline, et dissipant le reste des heures en une rêverie confuse, en brefs propos.
Or, vers le milieu de leur quatrième nuit de veille, Igricheff et toutes les sentinelles disséminées dans l’ombre, entendirent un faible bruit monter des sables. Il eût ressemblé à un froissement d’étoffe rugueuse si, par instants, il n’eût été rompu par un léger cliquetis de métal. Du fond du Tehama l’ennemi approchait, invisible.
Allait-il s’arrêter plus loin que ne portaient les fusils zaranigs ? Ou, malgré l’obscurité, chercher le passage, essayer de le franchir ?
— Aziz, dit Igricheff au pirate qui commandait le détachement de la colline, donne-moi quinze guerriers, je prends Chaïtane, et j’irai voir.
Aziz, qui connaissait les volontés de Mohammed le Terrible, appela les plus souples, les plus silencieux de ses hommes et leur ordonna d’obéir au Moscovite comme à lui-même. La petite troupe fondit dans la nuit.
Une demi-heure s’écoula, au bout de laquelle un de ceux qu’avait emmenés Igricheff revint au camp des pirates.
— L’étranger, dit-il, a envoyé le Yéménite en avant, il nous a arrêtés et m’a commandé de te faire savoir d’attendre sans inquiétude.
Aziz réfléchit, puis, soucieux :
— Que la moitié du camp, fit-il, monte avec les guetteurs, que l’autre garde le passage. Et que chacun ait des yeux de chat.
Il n’avait pas avoué sa pensée profonde, mais tous les pirates, comme lui farouches et soupçonneux, partagèrent sa crainte. Le Moscovite avait emmené leurs meilleurs hommes à la mort et cherchait à livrer le défilé.
Tendus, crispés, la main sur la gâchette de leurs armes, ils cherchaient à pénétrer la nuit. Mais les ténèbres étaient opaques et, à trente pas de la colline, refermaient leurs rideaux. Le temps fuyait dans l’ombre. Chaque minute confirmait dans le cœur des Zaranigs leurs soupçons et leur haine.
Soudain, le roulement d’une salve fit trembler tous leurs muscles. Puis un autre, un troisième… Des cris, des coups de feu désordonnés parvinrent jusqu’aux pirates. Et, de nouveau, la cadence d’un tir précis et ferme.
Le silence retomba sur la plaine et sur la colline. Une demi-heure coula encore et comme aucune silhouette n’apparaissait dans la nuit aux abords du défilé, Aziz dit :
— Nos guerriers sont morts. Dès que les chiens yéménites attaqueront, j’égorgerai la Bédouine. Qu’elle vienne.
Et Yasmina attendit l’aube, sur la crête, auprès du chef zaranig.
Dès qu’il avait atteint la piste et tout en marchant avec ses hommes muets, le bâtard kirghize avait senti dans ses nerfs joyeux, dans sa tête d’une merveilleuse lucidité, naître l’inspiration et la méthode qui, toujours, le visitaient à l’approche du combat. Ses pensées, ses décisions s’ajustaient l’une à l’autre avec une promptitude, une clarté surprenantes. La confuse rumeur, plus distincte à chaque pas, que suscitait l’ennemi avançant, ne faisait qu’exciter et féconder son cerveau.
Les éclaireurs avaient quitté la colline depuis une vingtaine de minutes quand Igricheff demanda, d’un murmure à peine perceptible, au pirate le plus proche de lui :
— Sommes-nous loin du défilé ?
— À une demi-portée de fusil.
— Alors, halte !
L’ordre courut à travers la chaîne silencieuse et mobile. Hussein, qui marchait en tête, revint auprès d’Igricheff. Celui-ci lui parla brièvement à l’oreille puis lui remit son gros revolver. Le chaouch s’élança vers la plaine obscure. Après quelques foulées il ne se distingua plus de la nuit. Ce fut à ce moment qu’Igricheff envoya un messager vers Aziz.
— Maintenant, dit-il à ses pirates, creusez le sable, en ligne droite l’un près de l’autre et de chaque côté de la piste comme si vous travailliez pour le Prophète lui-même.
Et, le premier, il se mit à fouiller fiévreusement le sol de ses mains nues. Ses hommes l’imitèrent. Bien qu’ils ne comprissent point le but de leur labeur, ils y mettaient une ardeur sauvage. On eût dit une équipe de fossoyeurs de ténèbres.
Cependant Hussein courait vers l’obscurité toute peuplée d’invisibles et bruissantes menaces. Il ne suivait plus la piste. Il la côtoyait. Ses pieds nus n’éveillaient aucun son. Il tenait sa winchester écartée de son corps, pour éviter tout heurt de métal. Ses deux revolvers étaient solidement fixés à sa ceinture d’étoffe. La main libre maintenait les trois poignards yéménites ajustés au même fourreau. Terriblement armé et silencieux sous le couvert de la nuit, il allait d’une cadence rapide, mais aussi attentif que s’il eût été à l’affût.
Or, une autre ombre, aussi muette, aussi tendue, venait à sa rencontre. Mais elle courait sur la piste et se détachait un peu plus dans l’obscurité que celle qui glissait le long des courtes dunes.
Hussein aperçut l’éclaireur yéménite quelques secondes avant de le croiser. Cela suffit à sa manœuvre. Il s’accroupit dans le sable, laissa passer l’homme, se lança derrière et lui planta un poignard dans la nuque. La lame perça le bulbe. Sans un soupir, le coureur s’affaissa. Hussein enterra le cadavre dans le sable et s’assit sur les talons.
Quelque temps après, trois silhouettes parurent sur la piste. Le chaouch courut à leur rencontre.
— C’est toi, Saoud ? demanda l’une d’elles dans un souffle.
— C’est moi, répondit le chaouch si bas que sa voix n’avait plus ni nuance, ni timbre. J’ai été très loin, j’ai vu la colline. Les Zaranigs ne s’attendent à rien. La première troupe peut attaquer.
Il parlait avec assurance, connaissant les méthodes de combat de sa race. Il savait que l’armée yéménite venait en vagues successives d’un millier d’hommes chacune et celle de tête ne devait pas être loin. Un groupe plus important d’éclaireurs vint se joindre au premier, puis un autre et un autre plus nombreux encore. Le dernier commandé par un officier.
— Nous sommes deux cents, dit-il, Saoud, mène-nous au pied de la colline.
Avec six hommes ― la piste n’en pouvait contenir davantage de front ― Hussein reprit la tête de la troupe de choc. Il ne pensa pas une seconde qu’il allait trahir des guerriers de son sang, qu’il travaillait pour de vieux ennemis. Les uns et les autres lui étaient indifférents tant qu’il obéissait à Igricheff. Son vrai souci était que, dans la marche rapide et obscure où les corps se frôlaient souvent, ses voisins ne sentissent pas les crosses de ses deux colts, armes inconnues d’eux et qui le pouvaient livrer. Il avançait les coudes collés aux hanches à l’endroit où les gros revolvers faisaient des bosses dures. Ses avant-bras en étaient tout meurtris lorsqu’il aperçut, dans l’ombre profonde, au ras du sol, une sorte de ver luisant, à reflets rouges. C’était la cigarette d’Igricheff, le signal convenu.
Hussein fit encore quelques pas, de façon à se glisser insensiblement sur le bord de la piste. Là, il fit entendre un glapissement de chacal si parfaitement imité que tous ses compagnons s’y méprirent, et fondit dans les dunes.
En même temps, des éclairs jaillirent du sable et des balles vinrent frapper la masse confuse des Yéménites. Avant qu’ils aient pu prendre conscience des événements crépitait une autre grêle de feu. Hussein reconnut la winchester d’Igricheff. Puis les Zaranigs, ayant eu le temps de recharger leurs armes tandis que tirait le Moscovite, firent feu de nouveau. Les Yéménites ripostèrent en hurlant, dans la direction d’où venait cette fusillade. Mais leurs décharges ne pouvaient rien contre les pirates étendus dans une tranchée rudimentaire.
Alors, à son tour, le chaouch tira. Il vida sa carabine, les chargeurs de ses colts. Ignorants des armes à répétition, les Yéménites crurent qu’un autre ennemi était dissimulé sur leur gauche. Ils tournèrent leur feu de ce côté. Ils fusillèrent vainement le désert. Cependant, salve sur salve, Igricheff et ses hommes les décimaient de front. Et Hussein ayant garni ses armes, tira de nouveau.
Les guerriers de l’Imam étaient braves, mais cette lande inconnue, ces ténèbres opaques et toutes hérissées de feu, de plomb et de mort, eurent raison de leur courage. Ils s’enfuirent en criant :
— Chaïtane, Chaïtane.
Un hennissement sauvage leur répondit et un véritable démon fut sur eux, un centaure hululant qui les piétinait, les écrasait, les sabrait à la fois. Igricheff, seul dans la nuit, achevait la déroute.
Comme il revenait au galop, une ombre se dressa devant lui sur la piste. Déjà il levait le bras pour frapper lorsqu’il reconnut la voix de Hussein :
— J’ai fait un prisonnier, maître disait le chaouch. Emporte-le.
Il tendit au Moscovite une forme confuse. C’était un Yéménite que, dans la panique, Hussein avait étourdi d’un coup de crosse. Igricheff le posa devant lui et, en quelques foulées, fut auprès de ses pirates. Hussein les rejoignit peu après. Ils n’avaient pas une écorchure.
L’aube vint. Les Zaranigs de la colline se préparaient avec une silencieuse fureur à l’attaque qu’ils croyaient inéluctable et déjà leur chef allait faire jaillir le sang de la gorge de Yasmina lorsque ceux des pirates qui avaient la vue la plus perçante et qui dans les expéditions de mer, servaient toujours de vigies, crièrent :
— Aziz, Aziz, ne touche pas la Bédouine.
— Que voyez-vous donc, mes milans ?
— Il y a beaucoup de corps immobiles dans la plaine et tous portent le turban yéménite !
Le soleil montait vite, rouge et net sur le sable fauve. Aziz aperçut aussi, les uns raidis, les autres tressaillant, des guerriers de l’Imam étendus à travers la piste. Leurs fusils, qui jonchaient le sol, brillaient aux premiers rayons. À ce signe, Aziz reconnut que la défaite était complète et que le Moscovite était maître du terrain. Mais, lui, où était-il ?
Aziz apercevait bien entre deux dunes une tache noire qui devait être Chaïtane. Mais son maître et les hommes à lui confiés ?
Instinctivement, férocement, le Zaranig dénombra les blessés et les morts. Il y en avait plus de soixante. La troupe d’Igricheff eût-elle péri tout entière qu’elle eût fait largement payer sa mort. Mais l’ennemi n’eût point, dans ce cas, abandonné ses guerriers abattus et leurs armes. Où se trouvait donc le chef moscovite ?
Pour répondre à la stupeur d’Aziz une foudre sombre jaillit soudain sur la piste. Igricheff avait lancé Chaïtane d’un terrible coup d’éperon. Il arriva ainsi au défilé, le franchit et lança comme un paquet son prisonnier aux pirates accourus.
— Pas un homme à nous n’est blessé, Aziz, dit le bâtard kirghize. Tu as compté les Yéménites tombés. Je t’amène une langue. Mais tu l’interrogeras plus tard. L’armée de l’Imam va sûrement vouloir prendre les trous où sont mes éclaireurs. Que tous les guerriers montent sur la crête et barrent l’approche de leur feu. J’ai fait creuser le sable à demi-portée de balle, ayant prévu cela.
— Tu es un grand chef de guerre et Mohammed est aussi sage que terrible, murmura respectueusement Aziz. Je suivrai tes avis.
Il faisait grand jour. Au loin, dans les replis des dunes, les Zaranigs virent flotter des tuniques blanches.
— Ils n’attendront plus longtemps, dit Igricheff. Divise tes hommes en deux, Aziz. Que chaque guerrier en ait un autre près de lui et quand il a tiré, qu’il prenne le fusil de son compagnon et que celui-ci recharge l’arme vide. Ainsi jamais ne s’arrêtera notre feu.
À peine avait-il fini de parler qu’une clameur suraiguë monta de la plaine et qu’avec un chant de guerre ― celui-là même qui avait fasciné Igricheff sur la grande place de Sanaa ― les Yéménites se jetèrent en avant. Les plus impétueux couraient sur la piste, mais la plus grande partie avançait à travers les dunes.
Ceux du chemin furent vite cueillis par les balles des Zaranigs enfouis dans la tranchée et que commandait maintenant Hussein. Pour les autres, ce fut différent. Les hommes de la colline les guettaient au moment où ils devaient se montrer à la crête d’une vague de sable. Les Yéménites avaient beau essayer de les franchir d’un bond après avoir rampé dans le creux des dunes, l’œil perçant des pirates les attendait à cette place même et leurs balles les foudroyaient en plein élan. La tactique d’Igricheff ne laissait aucun répit, aucun temps mort, aux assaillants. La fusillade roulait sans cesse ― nourrie par 300 canons brûlants. Cinq fois les Yéménites s’approchèrent des éléments de tranchée, cinq fois le tir meurtrier des Zaranigs, invisibles dans les aspérités de la colline, les fit refluer. Enfin, ils abandonnèrent.
Cette fois, Aziz ne put compter les ennemis tombés, car les replis du sol dissimulaient les victimes. Mais il savait que l’Imam avait perdu beaucoup de guerriers valeureux ce matin-là. Lui, n’avait pas un homme touché.
Alors les Zaranigs chantèrent à leur tour une mélopée plus lente, plus dure et plus barbare que celle des djebels, le chant de la mer infinie et du Tehama ardent.
Ayant fixé les relèves des sentinelles, ayant envoyé très loin sur la colline, vers l’est et l’ouest, des guerriers pour éviter un mouvement débordant, Aziz dit à Igricheff :
— Viens voir le prisonnier avec moi.
Ils trouvèrent le Yéménite couché dans ses liens, les yeux clos sous le soleil qui, déjà, frappait fort. Il fut détaché et redressé d’un coup de crosse.
— Parle, chien, ordonna le chef zaranig. Combien êtes-vous d’esclaves du faux Imam de Sanaa devant le défilé ? Qui vous mène ? Comment compte-t-il passer ?
Le captif répondit sans qu’un indice de crainte parût dans sa face pure de montagnard :
— Nous sommes aussi nombreux que les grains du désert et nous prendrons la colline, puis Bet-el-Faki. Je n’ai rien d’autre à dire.
Aziz le regarda profondément et sut qu’il ne tirerait pas un renseignement du guerrier obstiné.
— Qu’on lui coupe les mains au ras du poignet, dit-il, qu’on lui fasse sauter les yeux et qu’on le chasse dans le sable.
Mais, Igricheff, levant la main, arrêta les pirates qui saisissaient déjà la victime et proposa :
— Je te demande, Aziz, d’attendre jusqu’au soir.
Sans vouloir pénétrer les desseins du Moscovite, le chef zaranig accepta. Le captif fut ligoté de nouveau et jeté sur le sol. Une heure après, un autre guerrier yéménite, aussi étroitement lié, tomba à côté de lui. Il n’y avait pas de surveillance autour d’eux. À voix basse, ils parlèrent.
Lorsqu’il eut achevé son frugal repas, Igricheff, suivi de quelques pirates, se dirigea du côté des prisonniers. Celui qui avait été amené le dernier hocha imperceptiblement la tête.
— Faites ce qu’Aziz vous a commandé, dit le bâtard kirghize aux Zaranigs.
Ils emportèrent le premier captif à quelques pas. Deux cris retentirent, étouffés entre des dents coincées par une atroce douleur, puis deux autres encore. Et un homme tâtonnant, égaré, perdant son sang de quatre sources rouges, fut poussé à travers le défilé vers le désert, vers les siens…
Cependant, Hussein se délivrait sans peine de ses liens mollement noués, se relevait et disait à Igricheff qu’Aziz avait rejoint :
— L’armée compte six mille guerriers, mais seule la première troupe est arrivée. La seconde viendra ce soir. Avec elle le chef de l’armée. Ce n’est pas le prince Achmet Seif El Islam (Hussein soupira d’aise), mais Moulai Ibn Ager, un grand guerrier courageux et sournois. C’est lui qui décidera. En attendant, ce qui reste de la première troupe monte le camp.
— Il faut les retenir la moitié d’une lune, dit Aziz pensivement. Alors, la soif et la fièvre les feront fuir. Nous sommes six cents et ne pouvons être plus. Mohammed le Terrible a besoin de tous les autres pour défendre la ville et la côte. Ils sont six mille et nous sommes six cents…
— Cela suffit, affirma Igricheff.
— Que le Prophète t’entende.
Ainsi que l’avait annoncé au chaouch le prisonnier, la journée fut calme. Du haut de la colline, les Zaranigs virent se dresser quelques tentes sombres, fumer des feux. Ils nettoyèrent leurs fusils, dormirent beaucoup, ramassant leurs forces pour la nuit. Mais rien ne troubla celle-ci. Quand le soleil se leva, il y avait au loin, parmi les dunes, beaucoup plus de tentes. Entre elles erraient des points bruns qui étaient des montures. Et la journée coula de nouveau paisible, ainsi que la nuit.
Au matin suivant, à quelques centaines de mètres de la tranchée, où se relayait à tour de rôle une poignée de pirates, se dressa un talus de sable assez haut.
— Il faut abandonner les trous, dit Igricheff soucieux.
Aziz réfléchit et refusa.
— Les libres Zaranigs, dit-il, n’ont jamais reculé devant les serfs Yéménites.
— Comme tu voudras, répliqua Igricheff, ils ne sont que dix et tu t’instruiras à peu de frais, pauvre cervelle.
Le lendemain, à l’aube, le talus était tout proche de la tranchée et une centaine d’hommes aux vêtements flottants l’escaladèrent avec des clameurs. Les Zaranigs de la crête les prirent sous leur feu, mais la pénombre empêchait la justesse du tir. Comme une avalanche les Yéménites fondirent sur la petite tranchée. Ils furent accueillis par une décharge à bout portant. Une douzaine d’entre eux tombèrent, mais les autres, chaque main armée d’un poignard, se ruèrent sur l’avant-poste des pirates. Il y eut une lutte brève et hurlante puis les guerriers de l’Imam rejoignirent leurs défenses.
Bientôt, sur le talus, dix têtes coupées aux cheveux rudes et droits regardèrent vers la colline.
Trois jours passèrent encore. Le mur de sable devenait plus haut, plus large. Les Zaranigs regardaient pousser, insoucieux, méprisants, cet ouvrage de termites. Mais Aziz consultait sans cesse Igricheff du regard.
Celui-ci demeurait silencieux, indifférent en apparence, mangeant peu, dormant beaucoup, et passant le reste du temps à soigner lui-même Chaïtane. Hussein l’imitait pour son cheval.
Enfin, Aziz n’y put tenir. S’il s’était agi de lui seul, il eût préféré mourir supplicié que de prendre encore conseil de cet étranger hautain qui toujours avait raison et l’avait humilié, mais il sentait peser sur lui la responsabilité terrible de défendre le défilé, la ville, la tribu.
— Que penses-tu de ce travail ? demanda-t-il au bâtard kirghize.
— Si tu les laisses faire, ils pourront bientôt mettre à l’abri de vos balles toute une armée et un matin ils emporteront la colline. Il en mourra beaucoup mais ils sont dix contre un. Pour moi, cela importe peu, mon cheval a des ailes, et je montrerai à Mohammed, dans Bet-el-Faki, qu’il avait mal choisi le chef de courageux guerriers.
— Que faut-il alors, selon toi ?
Igricheff fixa sur Aziz les fentes étroites par où jaillissait son regard d’épervier, et avec hauteur :
— Que je sois le maître ici.
Aziz le contempla longuement, tourna la tête vers le sud où était la capitale de sa race, vers le nord où croissait chaque jour l’armée ennemie, abaissa les yeux sur le mur de sable tout proche, couronné de têtes putrides. Puis il réunit d’un geste les pirates désœuvrés autour de lui et dit :
— Je vous annonce, et faites-le savoir aux autres, que, désormais, le seul chef sur la colline est le chef moscovite et que je lui obéirai comme vous m’obéissez.
— J’accepte, cria d’une voix aiguë Igricheff. Je vous serai aussi fidèle que vos poignards.
Et, tourné vers Aziz :
— Maintenant, allons voir les bêtes.