IX.
 
LA VOILE

Pendant deux jours, Moulaï ne vint plus voir les prisonniers et Igricheff demeura, sans une parole, les yeux fermés. Il ressemblait à une bête de combat blessée qui laisse sa seule chair travailler à la guérison. Ses plaies étaient fermées lorsque son ennemi reparut.

— Puisque tu es si fort et si habile, dit lentement ce dernier, tu te battras après-demain contre les deux autres guépards à la fois. Comme je suis juste, tu auras deux poignards.

À cet instant, l’esprit d’Igricheff comprit qu’il était perdu, mais ce qu’il y avait en lui de plus vrai et de plus essentiel que son intelligence refusa de l’admettre et, avec la nuit, il s’endormit du même sommeil brutal qu’à l’ordinaire.

Le chaouch ne put l’imiter. L’angoisse qu’il avait pour son maître avivait sa fièvre, crispait ses membres qu’aucune détente, depuis des jours et des jours, n’avait libérés. Il écoutait les rumeurs nocturnes du camp, la respiration d’Igricheff, le crissement des insectes des sables. Parmi tous ces bruits, il perçut au bout de quelques heures celui, tout proche, tout léger, d’une déchirure d’étoffe. Il pensa qu’une des lanières de toile dont était enveloppé Igricheff s’était rompue, mais le bruit se répéta, à peine perceptible. Avec un pénible effort, Hussein se retourna du côté de son maître. L’obscurité complète l’empêchait de rien distinguer de cette forme immobile. Il prêta l’oreille avec un espoir insensé, mais le souffle d’Igricheff avait la régularité organique du sommeil. Hussein crut à un commencement de délire et allait retomber dans sa torpeur lorsque, au fond des ténèbres de la tente, plus épaisses encore que celles du désert, il vit une sorte de pâle zébrure. Cette fente s’élargit, devint un triangle pâle et sur cette clarté une silhouette frêle et petite se dessina. L’obscurité fut de nouveau totale, mais cette brève apparition, le chaouch l’avait, dans ce qu’il croyait son rêve fiévreux, identifiée.

— Yasmina, murmura-t-il.

— Me voici, Hussein, répondit à son oreille une voix douce comme le miel.

Une main enfantine, tremblante, glissa le long de son corps et soudain Hussein fut libre de ses liens. Il étendit les bras. À la douleur de ses jointures, il reconnut que tout était vrai.

— Yasmina, Yasmina, chuchota-t-il, brisé d’émotion, de fatigue, de joie. Le maître… il est là…

Par bonheur pour les captifs, les réflexes d’Igricheff étaient silencieux. Débarrassé brusquement de ses entraves, il se dressa dans l’ombre sans un bruit. En quelques secondes, il eut compris la situation.

— Ils ne se méfient pas de toi, Yasmina, dit-il. C’est ainsi que tu as pu arriver jusqu’à nous.

— Oui, maître, j’ai dit que je m’étais enfuie des Zaranigs qui m’avaient faite prisonnière et j’avais un poignard caché dans ma robe.

— Lève-toi, Hussein.

— Je ne peux pas encore, maître.

— Attends.

Igricheff se courba sur lui, massa ses épaules, ses hanches, ses genoux. Une bienheureuse et moelleuse chaleur courut par les membres du chaouch. Il fut vite debout.

— Maintenant, allez dehors, tous deux, commanda le bâtard kirghize. Yasmina passera partout. Toi aussi avec tes vêtements yéménites. Yasmina lâchera les méhara, en les piquant de son couteau, les chevaux, sauf Chaïtane et un autre. Hussein lâchera les guépards. Puis Hussein prendra Yasmina en croupe et galopera par la piste vers la colline.

— Et toi, maître ? osa demander le chaouch.

— J’y serai avant vous, allez.

Hussein et la petite Bédouine disparurent à travers l’échancrure de la tente. Igricheff se recoucha. Malgré tout son empire sur lui-même, il n’arrivait pas à empêcher le battement de ses tempes. Jamais demi-heure ne lui parut aussi longue. Enfin, il entendit deux rugissements jumelés, un piétinement éperdu de sabots, des clameurs. Il s’élança par l’ouverture qu’avait pratiquée Yasmina, courut vers l’enclos aux bêtes. Dans l’ombre et la bousculade, nul ne s’aperçut que le captif fuyait. Il traversa des groupes d’askers, buta contre des corps qui se redressaient. La voix des guépards, les hennissements des chevaux, le bramement des méhara accompagnaient sa course. Qui, bêtes ou hommes, déchiraient les fauves ? Qui piétinaient les chevaux ? Igricheff riait, riait en silence et se sentait rapide comme Chaïtane lui-même.

Mais quand il eut désentravé son étalon, qu’il fut en selle, qu’il trouva son sabre courbe, il cria comme un fou.

Dans le camp, des torches s’allumaient, perçant l’ombre. Elles le guidèrent. Il passa comme un ouragan parmi les guerriers affolés, piqua vers la tente de Moulaï Ibn Ager. Celui-ci était sur le seuil, éclairé par des esclaves. Il vit une ombre équestre fondre sur lui et sa tête éclata comme une noix sous le coup frénétique du sabre cosaque. Et Igricheff sembla emporté par la nuit.

— Allah soit béni et son prophète, cria Aziz, quand Igricheff, ayant dépassé Hussein sur la piste et s’étant fait reconnaître par les sentinelles zaranigs, fut auprès de lui. Je ne pensais pas qu’en laissant partir la petite Bédouine je te reverrais. Si je l’ai fait, en vérité, c’est par une sorte de désespoir et parce que Mohammed le Terrible t’appelle sans arrêt depuis trois jours. Je n’osais lui dire, sans en être sûr, que la mort t’avait pris.

— J’ai soif et j’ai faim, répondit Igricheff.

Tandis qu’il mangeait, Aziz poursuivit :

— Je crains que tu aies à combattre plus durement encore auprès du Terrible. Une autre armée yéménite est passée le long de la mer, a tourné la défense et vient sur Bet-el-Faki.

Il fit une pause et acheva pensivement :

— Achmet, le protégé du Diable, la mène.

— Seif El Islam, dit Hussein, qui partageait le repas de son maître.

— Nous partirons le matin qui viendra après celui-ci, dit Igricheff. Il faut que nous ayons toutes nos forces.

Et il pensa que l’heure qu’il fixait était celle où les deux frères d’Iphid eussent dû le dévorer.

Mais, le soir même, un coureur sur méhari arriva hors d’haleine, ayant fourbu sa monture, couvert de sueur et de sang.

— Je suis, dit-il, le dernier homme à sortir de Bet-el-Faki. La cité est entourée de tous côtés par des askers plus nombreux que des sauterelles. Ils ont des canons. Déjà les murs croulaient quand je suis parti.

La décision d’Aziz fut rapide : il irait vaincre ou tomber avec son peuple. Ne l’eût-il point prise que la volonté des pirates qu’il commandait l’y eût forcé. Sombres et muets, l’instinct de la tribu les tirait en arrière, vers la mort.

Aziz alors, dit au bâtard kirghize :

— Nous allons nous quitter, pour toujours, étranger, mon ami. Longe ce versant de la colline vers l’ouest. Tu auras ainsi de l’herbe et de l’eau presque jusqu’à la mer. Et là, si tu as toujours ta chance, tu gagneras vers le sud notre port Taïf où tu trouveras un de nos zarougs, ou une barque somali.

Igricheff regarda défiler les pirates à pied et à méhari dans le crépuscule, car il aimait les visages courageux aux portes de la mort.

Quand le dernier se fut effacé à l’horizon, il hissa Yasmina sur Chaïtane, fit signe à Hussein et ils se mirent en route vers la mer.

Ils suivirent le pied de la colline pendant trois jours et trois nuits, prenant très peu de repos. Plus ils allaient, plus la levée de terre devenait abrupte, haute et sablonneuse.

“Si les Zaranigs avaient pensé à continuer jusqu’à la mer par des fortifications leurs défenses naturelles, ils eussent été invincibles”, se dit Igricheff.

Ce fut le dernier souvenir qu’il accorda à ses alliés de quelques jours. Ils périssaient par leur propre faute. Il avait eu raison de les abandonner. Si au lieu de l’envoyer en épreuve au défilé, Mohammed le Terrible l’eût pris tout de suite comme principal lieutenant, il eût sans doute sauvé la ville et la tribu des pirates. Maintenant il n’avait plus qu’à s’occuper de son propre salut.

Tant qu’ils furent à l’abri de la colline, leur course fut aisée. Il y avait de l’eau, un peu d’herbe. Les provisions prises au camp zaranig étaient abondantes. Personne ne se montra à l’horizon. La première alerte survint le quatrième jour du voyage.

Ils aperçurent, venant de chez les Zaranigs et se dirigeant, suivant une ligne oblique, à leur rencontre, une dizaine de chameliers.

Chaïtane et le cheval d’Hussein (qui avait choisi au camp yéménite celui de Moulaï Ibn Ager), eussent pu rapidement mettre les deux hommes à l’abri de toute poursuite. Mais l’ignorance où il se trouvait de la situation générale pesait à Igricheff. Les méharistes étaient peu nombreux. Ils n’avaient certainement pas d’officier avec eux. Ils ne savaient donc rien du rôle joué par les deux cavaliers auprès des pirates. Il fallait utiliser l’occasion. Et, s’il y avait combat, Igricheff et Hussein, dans ces derniers jours, s’étaient mesurés à des forces autrement disproportionnées ! Le bâtard kirghize piqua vers la petite caravane. En approchant, il distingua d’abord la couleur cuivrée des méhara.

— Ce sont des pirates, dit-il à Hussein.

Le chaouch laissa passer quelques instants et répondit :

— Je ne le pense pas, maître. J’aperçois maintenant les turbans de nos askers.

Bientôt le doute fut impossible. Ils avaient devant eux des guerriers yéménites montés sur des méhara zaranigs.

— Salut, vainqueurs vaillants, cria Igricheff lorsqu’il fut à portée de voix.

Puis, ayant arrêté Chaïtane tout près du premier des askers :

— Je voyage, moi, chef moscovite avec le chaouch Hussein, que m’a donné l’Imam pour me montrer la défaite des chiens zaranigs. Je viens du défilé de Bet-el-Faki, qu’ont enfin traversé les troupes de Moulaï Ibn Ager et je voulais voir, avant de retourner auprès d’elles, ce qui se passait du côté de la mer.

— Tu n’en es plus loin, répondit le méhariste yéménite. La colline s’arrête d’un seul coup à une heure de marche d’ici et nous la tournerons pour rejoindre, par le sable, Hodeïdah. Quand nous sommes partis, Bet-el-Faki brûlait. Les pirates défendent chaque maison comme une forteresse, mais ils seront tous exterminés par Seif El Islam. Et il nous a envoyés à son frère Mohammed, le second fils de l’Imam, gouverneur de Hodeïdah, avec le premier témoignage de sa victoire.

— Tu veux dire ces méhara, peints comme des femmes.

— Et ces sacs surtout.

Chacune des bêtes portait en effet deux ballots volumineux et tout bosselés, fixés à ses flancs.

— De l’or ? Des armes ? demanda Igricheff.

— Regarde.

Le bâtard kirghize ouvrit l’un des sacs ajustés sous la selle de l’asker. Ses paupières battirent un peu plus vite. Il venait de rencontrer, sous un front bas et couvert d’une rude chevelure deux yeux fixes, vitreux.

— C’est un beau cadeau que le prince Achmet envoie à son frère, dit lentement Igricheff.

— Nombreuses vont être maintenant ces caravanes, répliqua l’asker.

Il fit signe à ses hommes. De leur pas régulier, les chameaux teints au henné et chargés de têtes tranchées reprirent leur marche.

Igricheff ayant rejoint le pied de la colline laissa les chevaux brouter, boire et dormir jusqu’au matin. Qui pouvait dire ce que les heures suivantes allaient apporter avec elles ?

Très vite, ils furent en vue de la mer. La plage s’étendait sauvage et déserte, indéfiniment. Sur le sable mouillé, résistant, au ras de l’écume, ils galopèrent, ils galopèrent en silence. Vers une heure de l’après-midi, dans la lumière chaude et tremblante, une sorte de brume verte parut à l’horizon, sur le sable. C’étaient les palmiers célèbres de Taïf, oasis miraculeuse dans le désert côtier, au bord même de la mer Rouge.

Igricheff et Hussein pressèrent leurs chevaux. Soudain, ils virent déboucher des dunes et courir vers la plage une centaine de méharistes yéménites.

Cette fois, la ruse ne pouvait plus servir, il fallait passer de force. Ils passèrent.

Le bâtard kirghize s’enfonça le premier dans la troupe surprise, tirant, sabrant. Dans son sillage, le chaouch se glissa. Les cris de la poursuite s’éteignirent vite.

“Chaïtane vaut dix guerriers”, pensa Igricheff avec amour.

Déjà, dans le rideau verdoyant de Taïf, il discernait les troncs et l’éventail des palmes, mais une fusillade nourrie arrêta son élan. Il comprit alors la rencontre qu’ils venaient de faire. Se rabattant de Bet-el-Faki, déjà emporté sans doute par le Glaive de l’Islam, des troupes yéménites venaient envelopper le port orgueilleux des pirates. Des flammes montèrent entre les arbres verts, des hurlements sauvages se firent entendre. Continuer la route vers Taïf devenait inutile. Rebrousser chemin l’était également. Pris entre les tenailles yéménites, ayant chaque minute comptée, Igricheff jeta un regard vers la mer. Elle était déserte. Alors, il lança Chaïtane.

Et de nouveau, suivi de Hussein, il traversa, grâce à la confusion du combat finissant autour du dernier réduit zaranig ― blanche maison forte posée sur une dune ― les troupes yéménites. Ils dépassèrent les palmiers, aperçurent deux bateaux effilés à l’ancre. Sur eux flottait déjà le rouge étendard orné du cimeterre blanc et des étoiles blanches.

Ils poussèrent plus loin, traqués, fuyant sans but. Mais du sud vers lequel ils couraient, arriva jusqu’à leurs oreilles le chant de guerre yéménite. De nouvelles troupes arrivaient à la tuerie.

Igricheff se dressa sur ses étriers et scruta l’horizon. Soudain, il cria :

— Regarde, regarde, Hussein.

À cinq cents mètres d’eux, au fond d’une crique protégée par de faibles dunes, une grande aile blanche se levait.

— Allons, Chaïtane, un dernier effort, dit Igricheff en se penchant sur l’encolure de l’étalon.

Et Chaïtane sembla comprendre. Il s’enleva tout seul vers la voile qui montait, montait. Et voici ce que vit le bâtard kirghize, arrivé au dernier repli de sable : un boutre ponté… un équipage noir et nu. À la barre, un homme qui avait l’air d’un Arabe, le torse découvert, et près de lui un Européen vêtu d’une chemise et d’une courte culotte en toile. Le bateau appareillait.

— Attendez, attendez, cria Igricheff au barreur en arabe.

— Va au diable, répondit celui-ci.

Et, tourné vers ses noirs, il hurla :

— Vite, vite…

— Je suis Européen, reprit Igricheff en anglais pour le jeune homme qui se tenait sur le pont arrière.

— Au diable, répondit encore l’homme du gouvernail.

— Je suis en danger de mort, cria en français cette fois Igricheff.

Son accent était très pur. En l’entendant, le jeune homme tressaillit. Il se pencha vers son compagnon, il y eut un bref colloque que n’entendit pas Igricheff, puis deux noirs mirent à l’eau une pirogue faite d’un tronc d’arbre évidé et pagayèrent fiévreusement vers la plage.

— Tu monteras le premier, dit Igricheff à Hussein, quand la pirogue fut près d’accoster.

Une immense détresse venait de fondre soudain sur le bâtard kirghize. Il avait compris qu’il fallait abandonner Chaïtane.

Tandis que Hussein passait Yasmina aux pagayeurs et montait dans le canot, Igricheff, sautant à terre, regarda les beaux yeux humides de l’étalon. Jamais il n’aurait une monture pareille, jamais coursier ne l’avait, en si peu de temps, sauvé tant de fois.

Il le caressa, il l’embrassa.

Les clameurs yéménites se rapprochaient.

— Que faites-vous donc ! cria en français l’homme du gouvernail. Vous allez nous faire tous tuer, j’appareille.

Et il ordonna aux rameurs du canot de revenir.

Igricheff ne pouvait se décider encore. La force du sang kirghize couvrait en lui l’instinct de la vie. Il pensa à ses aïeux, les Khans des steppes, qui faisaient égorger leur cheval préféré sur leur tombeau.

Il prit son revolver, mais le cœur lui manqua.

La pirogue s’éloignait. Alors il bondit en selle et poussa Chaïtane dans la mer. L’étalon nagea. Il atteignit le boutre au moment où celui-ci piquait vers le large. Mouillé jusqu’au bassin, Igricheff s’agrippa au bordage, monta sur le pont. Sans faire attention à personne il passa la bride de Chaïtane à un bout de bois. La brise gonfla la voile. Des coups de feu la trouèrent. Igricheff ne voyait et n’entendait rien. Il était debout à la proue, les yeux fermés.

Quand le bateau eut gagné le large, il dit, sans se retourner, à Hussein :

— Coupe la bride.