X.
LA CONQUE SECRÈTE
Philippe, par un sentier abrupt, dévalait vers le Gubbet-Kharab. Il avait laissé aux guides et à Omar le soin de mener la caravane par un chemin praticable aux mulets. Lui s’était lancé, seul, à pic. Il ne pouvait se tromper de direction. Mordhom lui avait dit que toutes les pistes, toutes les sentes partant d’Alexitane aboutissaient à la crique où il mouillerait. Et Philippe courait, sautait, volait presque. Ses muscles assouplis par des heures et des heures de marche, sa peau durcie par la vie au grand air, ses pieds chaussés d’espadrilles ayant pris l’habitude du sol brûlant, des pierres croulantes, ses yeux, enfin, accoutumés à juger les distances, la lumière, le danger, lui donnaient un équilibre nouveau.
Il ne regardait rien autour de lui. Toute son attention était fixée sur l’espace immédiat à franchir, sur la roche où se poser, sur la déclivité où glisser, sur la faille à traverser d’un bond. En quelques instants, les bruits du campement dankali, la rumeur de la caravane qui se mettait en marche s’évanouirent. Le silence ne fut plus brisé que par le bruit des cailloux qui roulaient sous ses pas. Et ce silence même soulevait Philippe d’une fièvre plus impatiente encore, le portait, le poussait dans sa course.
Soudain, plus bas que lui, des coups de feu crépitèrent. Un instant, le jeune homme s’arrêta. Un dernier obstacle, imprévu, incompréhensible, allait-il s’interposer entre Daniel et lui ? Incapable de la moindre prudence, il se jeta en avant, arriva à une plate-forme couverte de pâles fleurs jaunes. De là, on découvrait un paysage immense. Mais Philippe ne l’aperçut point. Ce qu’il vit, ce fut, montant vers le palier où il se trouvait, un homme qui tenait un fusil fumant. Cet homme était encore loin, mais à ses pantalons bleus, à son torse couleur de terre brûlée, à ses côtes saillantes, Philippe le reconnut. C’était Mordhom… Mordhom qui venait à sa rencontre et qui tirait pour signaler sa présence.
Inconscient de ce qu’il faisait, simplement pour libérer le tumulte magnifique qui l’emplissait, Philippe brandit son revolver, pressa, pressa sur la gâchette jusqu’à ce que le chargeur fût vide. Et il courait toujours. Il semblait que son corps se déplaçait sans toucher terre et que celui de Mordhom venait à lui de la même façon.
— Daniel, Daniel, j’ai un jour de retard, cria Philippe, mais je vous expliquerai !
Mordhom ne l’écoutait pas. Il disait :
— Philippe, mon petit, vous êtes là, j’avais si peur. Vous avoir lancé dans une telle aventure. Je ne pouvais me le pardonner.
Ils se tenaient les mains étroitement serrées, comme si quelque chose les pouvait désunir encore, riaient nerveusement, balbutiaient ensemble des mots sans suite.
— Quelle figure vous avez, s’écria enfin Mordhom, et cette barbe, je ne vous reconnais plus !
— Et moi je vous reconnais plus que jamais de sortir comme un diable de ces pierres noires avec vos noirs… Mais ce sont les frères Ali. Bonjour, Ali Mohamed. Bonjour, Ali Boulaos. Je ne les distingue toujours pas ! Daniel, Daniel, que je suis content ! Je ne suis pas arrivé sans peine. L’abane nous a trahis, les Issas nous ont attaqués, les étapes doublées, le soleil, la soif, le tueur que j’ai failli tuer, les sables mouvants, les provisions perdues…
— Et Igricheff ?
— Ah ! c’est vrai, je suis stupide, vous ne pouvez pas savoir. Igricheff m’a quitté. Avant Abaïtou. Il est parti pour l’Haoussah, avec Youssouf. Mais quelles splendeurs j’ai vues ! Que de choses j’ai découvertes autour de moi, en moi !
— Igricheff et Youssouf vous ont quitté !
— Mais bien sûr, dit Philippe en riant. Il n’y a pas de quoi faire une tête pareille. Vous aimiez donc si fort votre Chinois, comme vous l’appelez ?
— Qu’il crève sur le pal, cria Mordhom avec une fureur qui gonfla toutes les veines de son cou. Que le sultan de l’Haoussah l’écorche vif. Il vous a laissé, vous, qui êtes neuf dans ce pays, ignorant de la langue et, par surcroît, il a emmené le seul homme dont je fusse vraiment sûr. Si j’avais su, si j’avais pu prévoir…
Ses yeux profonds étaient élargis par une angoisse rétrospective, ses épaules nerveuses tremblaient légèrement.
— Et, malgré cela, vous n’êtes pas retourné en arrière ! Vous avez rattrapé un jour, poursuivit-il. Vous avez su mener vos hommes ! Je suis fier de vous, Philippe.
— Je le suis moins, répondit le jeune homme, transporté et gêné à la fois par la louange de cette bouche sévère. Je vous ai tout de même fait manquer le rendez-vous à Hedeïto.
— Mais non, mais non, calmez-vous. Nous avons encore une chance. Je vous expliquerai. Descendons d’abord au bateau.
Alors seulement Philippe aperçut le paysage et bien qu’il eût cru que sa faculté d’admiration était épuisée par tant de spectacles sublimes, il murmura :
— Que c’est beau !
À perte de vue, comme un fer à cheval hérissé de pointes, se profilaient des crêtes frappées de soleil. Épousant la courbe des monts qui les portaient, on voyait d’abord une cascade de pierres noires et, au bas de cette immobile et sombre avalanche, la baie de Gubbet-Kharab et plus loin le golfe de Tadjourah. Près du rivage, deux îles aiguës cernaient une crique harmonieuse où, doucement, se balançait une voile.
Cette eau sertie de galets sombres était merveilleusement bleue, non pas de ce bleu trop profond, trop lourd que Philippe avait vu au lac Assal, mais d’un bleu chaud, palpitant, vivant. Et à l’élan passionné de son cœur, le jeune homme sentit qu’il faisait une suprême découverte. Après le sens de la terre, il venait de connaître le sens de la mer. Elle était là, libre et large, route immense, éternelle et facile du vaste univers. Elle joignait les continents, elle portait l’homme sur une planche d’un bout à l’autre du monde. Elle était son rythme, son chant, son sang.
Pareil aux Grecs de l’Anabase, Philippe, lui aussi, après tant de défilés, de gorges et de plaines tragiques, cria :
— La mer, la mer !
Toute la chaleur de la caravane, toute la sécheresse et la sueur alternées de son corps pendant les journées de marche le brûlèrent d’un seul coup, lui furent intolérables. Il se rua vers la crique d’un tel élan que Mordhom lui-même eut peine à le suivre. Quand Philippe entendit le bruit cadencé du ressac, il arracha, tout en courant, ses vêtements, jeta son revolver. Puis, il mêla ses membres à l’eau tiède et bruissante.
Le houri du boutre était échoué sur la grève, mais Philippe n’y fit pas attention. D’une nage aisée, délicieuse, il se dirigea vers l’Ibn-el-Rihèh. Le vieil Abdi qui l’attendait, penché par-dessus le bastingage, le hissa sur le pont, lui baisa la main avec une joie véritable. Et le petit mousse vint aussi, les yeux brillants, doux et fidèles.
Il y avait, en outre, groupés à l’arrière du bateau, trois hommes que Philippe voyait pour la première fois, mais qu’il reconnut du premier coup d’œil pour des Danakils.
Ce sont les guides de Mordhom, pensa Philippe. Mais à quoi vont-ils servir maintenant ?
Cette question ne fit que traverser son cerveau, car il s’aperçut qu’il tombait de faim. Tout naturellement, le mot arabe vint à ses lèvres :
— Yacoul, dit-il au mousse. Il s’allongea, nu, à l’ombre de la voile. L’enfant lui apporta du pain de dourah, un morceau de derak froid, grillé le soir précédent, du vin. Mordhom le trouva mangeant et buvant avec félicité.
— Je parie, dit l’aventurier de la mer Rouge avec un rire plein de tendresse, que vous n’avez même pas remarqué que la cargaison est déjà débarquée.
— C’est vrai, avoua Philippe qui, en se penchant un peu, aperçut des caisses de munitions et de fusils alignées sur le rivage. Mais alors, Daniel, vous espérez encore ?
— Je vous ai dit qu’il restait une chance… Voici… Quand je calculais qu’il fallait deux jours pour atteindre Hedeïto, je comptais passer par la piste normale qui contourne les contreforts du Goudda que vous voyez d’ici. Il n’est plus temps. Le convoi de Saïd sera à Hedeïto ce soir, en partira demain, si je ne le rejoins pas dans la nuit. Alors, j’ai écouté le conseil de Faradda, celui-ci, le chef de mes guides.
Il montrait le plus âgé des trois Danakils, un homme aux longs cheveux gris, sec et noueux comme un sarment.
— Personne ne connaît comme lui les pierres et la brousse depuis le lac Assal jusqu’à l’océan Indien, poursuivit Mordhom. Et Faradda m’a assuré qu’il y avait un sentier très dur, coupant droit dans la montagne et par lequel, en douze heures, on pouvait atteindre Hedeïto. Des hommes seuls, bien entendu. Pour les mulets, surtout chargés comme ils doivent l’être, il doute. Mais il faut risquer. Aussi, quand j’ai reçu cette nuit votre bout de carton, j’ai fait débarquer les caisses par le houri. Ça n’a pas été facile. Nous avons travaillé jusqu’à l’aube. Puis, je suis allé vous chercher. Dès que votre caravane arrivera, je charge et je pars. Les bêtes sont en bonne condition ?
— Pas mauvaise. Je me suis occupé d’elles plus que des hommes. Elles ont encore eu leur plein d’orge cette nuit.
— Bon. Elles tiendront et reprendront des forces à Hedeïto, car je les cède en même temps que les armes. Pour vos hommes, j’aurais voulu leur épargner la fatigue d’une nouvelle et dure étape, mais j’en ai besoin. Dans le raccourci que nous allons prendre, il faut le plus de conducteurs possibles pour les mulets. Donc, je les emmène. Si tout va bien, comme je ne veux pas les exténuer, je vous retrouverai ici après-demain soir.
— Vous me retrouverez ! Vous croyez que je n’irai pas avec vous ! Un vieux caravanier comme moi.
— Mais vous devez être mort.
Philippe rit entendre son beau rire, plein et frais.
— Tant que vous chargerez, je vais dormir. Après quoi, je vous tuerai à la course. Maintenant, je sais ce que je peux.
La caravane arriva au bord du Gubbet-Kharab à neuf heures. Tout le monde se mit au travail ; les trois guides, Faradda, Schekehm et Djamma, les matelots, Moussa, Haïlé, Omar.
Mordhom paya Hassan et Gouré qui disparurent aussitôt, fit mener Yasmina sur le boutre et réveiller Philippe.
— Nous sommes huit ― car je laisse les matelots garder le bateau ― pour huit mulets, dit-il à Philippe. Appareillons.
Chaque homme prit une bête par la bride. Faradda ouvrait la marche. Derrière lui venaient Mordhom, puis Philippe, puis Omar, Moussa, Haïlé. Quant à Djamma et Schekhem, ils formaient l’arrière-garde. Tous avaient des fusils à répétition, une gourde, un bissac rempli de galettes de dourah. C’était une véritable troupe en campagne. Et Philippe, mesurant la différence de cet équipement avec celui de sa caravane, eut un sentiment de fierté pour les jours écoulés, de sécurité profonde pour les heures à venir.
Le convoi suivit quelque temps le rivage. Le terrain était relativement aisé. Omar en profita pour se rapprocher de Philippe.
— J’ai cru encore, dit-il, qu’il faudrait faire bataille après ton départ, mon chef. Gouré, j’ai entendu, disait aux Danakils d’Assal de nous tuer parce que nous étions trois. Il disait : après, avec les mulets, dans la montagne, qui pourra nous punir ? J’ai fait savoir ça à Moussa, à Haïlé. Mais les Danakils ont peur de Françaoui Kebir. Tout le monde le connaît près de Gubbet-Kharab, ils n’ont pas voulu. Alors nous avons pu venir sans bataille.
— Le sauvage, grommela Philippe. Heureusement que nous en avons fini avec lui. Je n’aurais pu me retenir davantage.
Or, comme il achevait ce propos, une silhouette onduleuse surgit d’un bloc de rochers noirs et se mit à suivre la caravane sur le flanc droit. Et Philippe, avec un frémissement de colère qui le parcourut tout entier, reconnut Gouré. Que cherchait le tueur ? Un renouveau de nourriture abondante ? Une récompense en argent pour accompagner le convoi ?
Philippe ne se le demanda point. Toute l’excitation de sa rencontre avec Mordhom chargeait encore ses nerfs. Et déjà, le soleil frappait durement sa nuque. Il lâcha la bride de son mulet, se jeta devant Gouré.
— Va-t’en cria-t-il d’une voix plus aiguë qu’à l’ordinaire. Le tueur le toisa longuement de ses yeux cernés de filets rouges et cracha par terre. Le réflexe de Philippe fut instantané. Son poing s’abattit sur la figure hideuse. Malgré toute sa souplesse, Gouré n’avait pu éviter le coup. Il l’atteignit à la bouche. Gouré se plia en arrière, tira son poignard.
— Cette fois, je t’abats, s’écria Philippe.
Mais avant qu’il eût pu l’ajuster de son revolver, le tueur fit deux bonds de chat, glissa entre deux rochers sombres, s’évanouit.
— Tirez, mais tirez donc, cria Mordhom qui avait pointé trop tard sa carabine.
— Pourquoi ? demanda Philippe en respirant lourdement. Il a renoncé à m’attaquer.
— Nous étions trop et vous le teniez à bout portant. Mais il ne vous pardonnera pas. Et c’est un homme, dangereux. Mes guides le connaissent, le détestent, mais le craignent. Il faudra veiller singulièrement.
L’espace d’une seconde, la gravité de Mordhom émut Philippe, mais il se retourna, considéra la file d’hommes fidèles et armés qui les suivait dans ces solitudes où un fusil est un bien rare entre tous. Haussant légèrement les épaules, il pensa :
“Daniel tremble pour moi comme pour un enfant en nourrice.”
Et il oublia Gouré.
La caravane avait quitté le rivage plat du Gubbet-Kharab et attaquait en ligne droite l’escarpement qui menait au faîte de la première chaîne montagneuse. C’était une sorte d’escalier gigantesque, fait de dalles noires, abruptes et posées l’une sur l’autre presque à la verticale. Il semblait impossible, à première vue, que les bêtes, lourdement chargées, le pussent gravir. Pourtant, le mulet que menait Faradda posa, sans hésiter, ses pieds de devant sur le premier des gradins naturels. Puis, d’un coup de rein précis et puissant, il souleva son arrière-train et, à l’instant où allait se rompre son instable équilibre, réunit ses quatre sabots avec une souplesse merveilleuse. Il recommença la même manœuvre pour la deuxième dalle. Les autres bêtes, patiemment, prudemment, le suivirent. Quand les degrés massifs étaient trop élevés, les conducteurs, faisant un léger détour, ramenaient de biais les mulets sur l’obstacle. Parfois, ils les soutenaient à la force du poignet à la seconde où l’effort des animaux paraissait fléchir. Ainsi, de pierre en pierre, dans un cliquetis de mors, de caisses et de bâts, monta la caravane. Quand Faradda s’arrêtait pour laisser souffler son mulet ou pour vérifier une sangle, toute la file s’immobilisait. Philippe, alors n’avait qu’à détourner légèrement la tête pour voir, suspendue au-dessus d’un abîme noir et d’une mer bleue, une étrange chaîne à demi animale, à demi humaine, accrochée au flanc sombre de la montagne. Puis, par soubresauts, comme une chenille mal articulée, elle reprenait son ascension. Plus elle montait et plus le péril d’une chute devenait évident, car à chacun de ses élans le gouffre se creusait davantage et la paroi, vue de plus haut, semblait plus lisse, plus vertigineuse. On eût dit que les mulets sentaient qu’il n’y avait plus, pour eux du moins, de retour possible. Pas un seul ne renâcla, ne broncha, ne glissa. Avec une mesure et une justesse infaillibles, ils suivaient leurs conducteurs, équilibrant leur progression, posant là où il le fallait, et à un centimètre près, leurs sabots intelligents, sensibles. Gradin par gradin, coup de rein par coup de rein, ils escaladèrent la muraille.
Et, sous le soleil de midi, Philippe revit, du côté opposé à celui par lequel il l’avait abordé la veille, le lac Assal et sa splendeur infernale. Les trois cercles enchantés, éternels, étaient là, gardés par les vagues pétrifiées des monts.
— Le plus risqué est fait, dit Mordhom à Philippe. Je le vois au visage de Faradda.
Le vieux Dankali hochait légèrement la tête et dans ses yeux noirs, atones, brillait un petit point lumineux.
La caravane se remit en marche, et ce fut la route lente, épuisante que Philippe connaissait si bien, sous le soleil dans sa pleine force, à travers des champs de cailloux aigus, noirs et ardents, entre de sinistres couloirs volcaniques. À l’entrée, à la sortie de chaque défilé, Mordhom envoyait en éclaireur Schekhem ou Djamma pour s’assurer si le passage était sûr. Il avait beau affirmer à Philippe que les abords du Gubbet-Kharab étaient peuplés des tribus les plus sauvages parmi les Danakils et que ces précautions s’imposaient, le jeune homme sentait bien qu’elles n’avaient pour seul but que de le protéger contre une traîtrise de Gouré.
— Quel temps vous perdez ! s’écriait-il chaque fois.
Mais Mordhom demeurait intraitable. Aussi, la caravane franchit très lentement la zone des roches noires et n’aborda que vers quatre heures le terrain couvert de végétation épineuse qui lui succédait.
D’abord, l’avance fut assez facile. Les buissons étaient espacés. Le sol était feutré de brindilles sèches. Les grands tallas, les mimosas géants aux têtes rondes donnaient de l’ombre. Mais, très vite, la brousse resserra ses arbustes, ses plantes. Les mulets, piqués aux naseaux par mille pointes s’affolèrent, ruèrent. Il fallut leur scier la bouche à coups de leurs terribles mors abyssins pour les faire obéir. Les branches déchirantes pliaient sous leur passage et revenaient frapper les conducteurs à la figure. Bêtes et hommes furent bientôt en sang. Et le taillis acéré devenait à chaque pas plus dru, plus compact. Faradda, alors, prit le grand poignard dankali qui battait sa hanche creuse et se mit à frayer un chemin à la caravane. Moussa qui, au départ, avait accroché sa hache à la ceinture, le rejoignit. La brousse craqua, gémit, s’ouvrit. Derrière les noirs bûcherons, la caravane passa.
— Ce trajet ne m’inquiétait point, dit alors Mordhom. Voici l’obstacle véritable.
Il indiquait une énorme masse rocheuse qui, à un kilomètre de là, barrait le chemin.
— La contourner demande trop de temps, poursuivit Mordhom tandis que le convoi marchait vers elle. En gravir les parois est impossible. Elles sont, dit Faradda, lisses comme son poignard. Il connaît bien une fissure qui mène de l’autre côté. Il y est même passé dans sa jeunesse. Mais ses souvenirs ne lui permettent pas de se prononcer pour les bêtes.
Même dans les gorges de Gongouta, Philippe n’avait pas vu un défilé si clos. Le ciel au-dessus de lui n’était qu’une ligne. L’ombre le noyait complètement. Souvent, les murailles se joignaient, formant d’humides tunnels. Les mulets glissaient, cognaient leurs charges contre les parois et chaque fois Mordhom tremblait que le choc n’éventrât une caisse. Il arrivait que des grandes failles coupaient le chenal sombre. Les bêtes s’y enfonçaient doucement, remontaient avec peine. D’autres fois, il leur fallait sauter une dénivellation trop forte. Alors, les conducteurs les soutenaient par la bride, par les bâts. Et toujours les murailles les frôlaient. Enfin, Faradda s’arrêta net. Un bloc crevassé barrait le sentier. En s’aplatissant, un homme pouvait se glisser dans le mince espace libre, mais pour les mulets, élargis par les caisses qu’ils portaient, il n’y fallait point songer.
— Voilà ce que je craignais, murmura Mordhom.
Tous les hommes s’étaient tassés près de l’obstacle infranchissable, discutant, criant. Faradda, une fois encore, tira son poignard. Les autres l’imitèrent. Mais ils sentirent vite que leurs armes se briseraient contre la pierre. Ils voulurent alors, ensemble, arracher le bloc. L’étroitesse du défilé les empêchait de conjuguer leurs forces et ils se bousculèrent inutilement. Alors, Moussa les écarta d’une ondulation du torse, introduisit ses doigts épais dans les défauts de la pierre et s’étant assuré que sa prise était bonne, s’arc-bouta désespérément. Tous les muscles dorsaux jaillirent d’un coup comme des leviers. Ses épaules craquèrent sous l’effort, mais un frémissement à peine perceptible parcourut la roche. Moussa s’arrêta, essuya la sueur et le sang de ses paumes, respira posément. Puis, il étreignit de nouveau le bloc. On le vit remuer. Moussa se reposa encore, jeta un coup d’œil sur ses ongles arrachés, recommença. Et, à la cinquième tentative, l’hercule noir fit un bond de côté. Avec fracas, le bloc croulait.
— Celui-là, celui-là, dit Mordhom, je le couvrirai d’or.
— Il y a mieux à lui donner, répliqua Philippe. Et je sais quoi.
Un cri joyeux, et que depuis longtemps il n’avait pas entendu, s’éleva :
— La voie est libbe, chantait Moussa, avec son magnifique sourire.
Il était temps que la caravane sortît du défilé. La nuit tombait. Aux dernières lueurs du bref crépuscule, Mordhom et Philippe aperçurent un plateau sans aspérité et couvert de sable gris qui se perdait dans l’ombre naissante. L’obscurité n’empêchait pas d’y avancer, mais comment se diriger ? Cela semblait impossible. Mais Faradda s’enfonça délibérément dans l’ombre qui s’épaississait de minute en minute.
— D’après quoi se guidera-t-il ? s’écria Philippe interdit.
— Demandez aux oiseaux migrateurs, répliqua Mordhom. Et maintenant, suivez en silence… Nous ne devons plus être très loin. Et les hommes de Saïd ont le coup de fusil facile.
Une étonnante marche nocturne commença. Très rapidement les ténèbres furent complètes. Le pas des hommes et des bêtes, étouffé par le sable, ne faisait aucun bruit. Il fallait tendre toute l’acuité de la vue pour apercevoir, flottant devant soi, une ombre très vague qui était la croupe d’un mulet. Il fallait éviter de lever les yeux, car éblouis par le scintillement des étoiles, ils ne distinguaient plus rien pendant quelques instants. Il fallait marcher dans les pas de bêtes, sans quoi la chaîne se fût rompue. La nuit frémissait autour de la caravane invisible. La solitude l’enveloppait d’un réseau magnétique et farouche. Elle glissait, file d’ombres, dans le royaume de l’ombre, comme une barque muette qui avance sans un coup de rame.
Brusquement se dessina une masse plus obscure que la nuit. Faradda s’arrêta longtemps, sembla écouter la colline, obliqua vers la droite. Il allait de plus en plus lentement, de plus en plus prudemment. Derrière lui, la caravane piétinait en silence. Le vieux guide s’arrêta de nouveau, se pencha en avant. Faible comme un morceau de braise déjà recouvert de cendre, une lueur filtrait du mur compact. Faradda fit quelques pas en arrière, toucha l’épaule de Mordhom. Celui-ci dépassa le mulet de tête, avança encore et soudain cria d’une voix aiguë qui sembla déchirer l’envoûtement de la nuit :
— Par le nom de Saïd, guetteur, ne tire pas.
Puis, Mordhom fut comme dévoré par la muraille. Un quart d’heure s’écoula.
— Vous pouvez venir, Philippe, cria l’aventurier de la mer Rouge.
Bruyamment, la caravane s’ébranla. Au seuil d’une fissure aussi étroite que celle qu’avait débloquée Moussa, une sentinelle se tenait, le fusil à la main. Les mulets et les conducteurs s’arrêtèrent. Philippe s’engagea dans la fente. Elle avait une cinquantaine de mètres de long. Un seul tireur médiocre y pouvait tenir en échec toute une troupe. Elle déboucha soudain dans un cirque réduit, de forme douce et belle comme celle d’une conque marine. Une nappe d’eau limpide en occupait le centre. Au fond, brûlait un feu que reflétaient les parois lisses et roses. Et autour de ce feu étaient réunis des hommes de toutes les races qui peuplent le bassin de la mer Rouge : Abyssins, Somalis, Arabes du Hedjaz et du Yémen. Ils étaient une trentaine en tout et jamais Philippe n’avait vu assemblées autant de silhouettes tragiques. Hirsutes, en guenilles, armés jusqu’aux dents, les caravaniers de Saïd avaient tous des mufles si effrayants de rapine et de meurtre que le jeune homme eut un mouvement de recul instinctif.
— Tout est réglé, dit joyeusement Mordhom. Leur chef qui sait écrire me donnera demain reçu du chargement. Il va s’occuper de faire enlever les caisses et de faire entrer les mulets. Philippe, nous sommes riches. Nous n’avons plus qu’à manger et à dormir.
Lorsqu’ils furent rassasiés, ils s’étendirent côte à côte, cependant que les bêtes et les conducteurs pénétraient un à un dans la conque secrète.
Et ce fut la sixième nuit de la caravane.