I.
LE CAVALIER DU DIABLE
À cinq jours de marche forcée de la mer Rouge et à trois mille mètres environ d’altitude, s’étale, au sud-ouest de la presqu’île arabique, un cirque vaste et rocailleux qui porte Sanaa, l’antique capitale du Yémen qu’on appelait jadis Arabie Heureuse.
Des montagnes aiguës gardent de toutes parts le plateau immense. Chaque pic est couronné d’un village fortifié, et ce sont autant de sentinelles de la cité de l’Imam. Du côté de la mer ainsi que du côté des terres, au sud, au nord, à l’est et à l’ouest, sans cesse ni défaillance, il semble qu’une force mystérieuse et toute-puissante a élevé ces jets de pierre qui se perdent dans les nuages pour composer d’inaltérables remparts aux formes de la nature et de la vie des hommes.
Le sol du plateau est fait de pierres grises, les flancs des monts ― de roches sombres, pour l’éternité. L’eau a fixé à jamais les places des villages et des maisons, des jardins, des vergers et de la vieille capitale. Le trajet des caravanes a tracé les pistes pâles, immuablement. Les chameaux noirs des montagnes avancent avec lenteur, formant, au long des siècles, la même frise. Leurs conducteurs ne changent pas davantage. Les traits fins et purs, la peau lisse et ambrée, la barbe soyeuse, minces et bien pris dans leurs vêtements flottants, leur race est intacte. Et les femmes ont cette grâce légère et ces yeux larges et doux et taillés en amande que chantait déjà le Cantique des cantiques.
Ainsi se présente au rare voyageur admis à y pénétrer, à l’abri de toute corruption et de toute souillure, le réduit de la Foi, la citadelle du Yémen.
Or, par un matin d’automne, un cavalier sortit de la porte ouest de Sanaa. Son cheval était arabe, mais le harnachement occidental. Lui-même portait des culottes de drap kaki, une vareuse et des guêtres de cuir. Sur le front et posé de travers avançait le kolback turc, bonnet d’astrakan noir, qui accusait le caractère asiatique de son visage. On ne pouvait saisir son regard tellement étaient lourdes les paupières et minces les filets sombres qui brillaient entre elles. Les pommettes très écartées bossuaient les joues teintées de jaune. Pourtant l’aplomb des membres, le port du cou, les proportions du corps, de taille moyenne, ferme et robuste, portaient le signe de l’Europe. Cet homme singulier, qui rassemblait les rênes de sa monture pour la lancer et qui se détachait comme un centaure sur le fond des murailles de la capitale, était de nationalité russe et s’appelait Igricheff.
À la fin du siècle précédent, quelques tribus nomades s’étaient soulevées dans le district kirghize du Turkestan. Le comte Igricheff, qui tenait alors garnison à Samarkand, fut chargé de réprimer la révolte.
Il mena vite et durement sa besogne. Puis arriva la période monotone de la surveillance. Le comte Igricheff remarqua la fille à peine nubile d’un chef soumis. Elle le suivit dans ses déplacements. Un an après ils eurent un fils. Le petit sang mêlé commençait à être nourri au lait de jument lorsque le comte fut nommé à Tachkent. Ne voulant pas s’y montrer avec sa concubine et son bâtard, il les fixa dans un hameau voisin de la ville et les oublia.
Le comte Igricheff se préparait à rentrer à Saint-Pétersbourg, lorsque la curiosité lui vint de revoir son fils. Il trouva un enfant à demi nu, qui sautait sans selle ni étrier sur n’importe lequel des chevaux du village. Il savait à peine quelques mots de russe, mais parlait tous les dialectes du Turkestan.
Séduit, le comte emmena son bâtard à l’autre bout de la Russie, le reconnut, lui donna des gouverneurs étrangers, le fit entrer à l’École des Pages. Il se montra d’intelligence vive et d’assimilation prompte. Mais, pour la grande guerre, le jeune officier demanda à commander, dans la division sauvage, un peloton de cavaliers bachkires. Il chargea à cheval sur des tranchées, fut blessé trois fois, perdit aux cartes l’héritage de son père, vendit des propriétés qui ne lui appartenaient pas, sabra des civils, tortura des femmes. Son nom, son courage inconscient, le magnétisme qui émanait de lui firent que tout s’arrangea. Pourtant son déchaînement à froid, son incapacité à supporter, sauf au combat, la moindre discipline, eussent lassé toute bienveillance si la révolution n’était venue.
Il alla naturellement au désordre. Il commanda des ouvriers, des matelots, pilla, puis enleva Arkhangel pour le compte des 24 blancs, dilapida le trésor de la ville, fut jugé, s’échappa, revint aux rouges, se battit contre les Tchèques, les troupes de Koltchak, les cosaques d’Orenbourg, les volontaires de Wrangel, toujours à cheval, toujours calme et toujours effréné.
La guerre civile prit fin. Igricheff, dont on connaissait le sang kirghize, fut nommé au cours des agitateurs pour l’Orient. Il y apprit aisément l’arabe, les rites détaillés de la religion musulmane dont son enfance avait connu les rudiments. Mais sa patience était à bout. Il se moquait ouvertement du parti. Il fut expédié à Djeddah pour y négocier un traité de commerce avec le roi Ibn Saoud. Il y réussit très vite. La même mission lui fut confiée auprès de l’Imam du Yémen. Il l’avait remplie avec autant de succès.
Maintenant, libre de soucis et d’entraves, sans penser au lendemain, il courait à travers le plateau de lave qui portait Sanaa.
Igricheff menait son galop comme un voyant conduit son délire. Il recueillait le rythme, la vigueur, la foi de son cheval et les rendait à ses flancs minces que blanchissait l’écume. Il voyait seulement la piste de cailloux gris qui venait merveilleusement à sa rencontre, il entendait seulement siffler le vent des djebels et retentir la cadence héroïque des sabots.
Chaque fois qu’il traversait en foudre le plateau de Sanaa, la même ivresse sauvage fondait sur Igricheff. Bien qu’il eût, dans tous ses muscles et toutes ses cellules, l’habitude de ces chevauchées sans frein, étant pour ainsi dire né à cheval, il éprouvait une frénésie toute pure et toute neuve quand Chaïtane hennissait et prenait son élan. Jamais il n’avait eu un pareil coursier. Il avait monté bien des bêtes magnifiques ― petits chevaux kirghizes et cosaques, à longue crinière, infatigables, intelligents et fidèles comme des chiens, grands trotteurs du Don et de l’Orel, aux robes polies, aux puissantes foulées ― mais la finesse, l’harmonie de formes, la détente et le sang indomptable de son étalon arabe, il ne les pouvait comparer à rien.
Chaïtane venait des écuries de l’Imam lui-même dont il était la gloire.
Quand l’esclave favori du palais l’avait amené tout harnaché dans la cour de la mission russe comme symbole d’amitié avec les Moscovites (on appelait ainsi les Soviets dans le pays), le cœur d’Igricheff, si dur, si tranquille, avait battu plus fort.
Il connaissait le cheval pour l’avoir vu porter le fils aîné de l’Imam. Il savait que le prince n’avait pu l’obtenir de son père. Il savait aussi le nom de Chaïtane ― le diable ― que lui avaient donné les palefreniers noirs. Et pour ce cadeau seul il eût aimé le Yémen.
Mais, en outre, dans l’ordonnance fantastique des monts, dans le mouvement d’un peuple porté si haut et si loin, dans cette pérennité inflexible et pourtant vivante, il y avait un caractère farouche et miraculeux qui comblait les sens du bâtard kirghize.
Le ciel, découpé par les arêtes violentes des djebels, formait des anses et des golfes d’azur glacé. Des bouquets d’arbres parsemaient le haut plateau, et leur verdure se voyait de loin, sur l’aridité volcanique. Des aigles blancs volaient tout près du sol. Chaïtane semblait vouloir les battre de vitesse. Il poussait son effort jusqu’à la limite où se brisent les vaisseaux sanguins.
Les premiers jours qu’il l’avait eu, Igricheff avait retenu l’étalon, effrayé. Mais il avait bientôt senti que la vertu propre de Chaïtane était précisément le sens du suprême équilibre, aux bornes de la passion et de la vie. Et le cœur d’Igricheff se réjouit d’une joie plus pénétrante, plus sérieuse que celle de posséder un cheval incomparable. Ce démon que Chaïtane recelait dans ses flancs, son cavalier le portait aussi. Son existence entière n’avait été qu’une course lucide sur les marches extrêmes du plaisir, de la violence et de la mort.
Tout en suivant de tous les muscles la cadence furieuse de l’étalon, tout en aspirant la force véhémente, la force grise du plateau de Sanaa, Igricheff, sur son Chaïtane ailé, riait silencieusement. Ses lèvres étroites comme le fil d’un couteau lui donnaient toujours, lorsqu’elles se dilataient, l’apparence de la douleur. Il riait de mépris et de plaisir. Il pensait aux dernières années qu’il avait vécues comme écolier, aux derniers mois qu’il avait passés en diplomate. Non, cela ne recommencerait plus, il le jurait par les volcans qui le cernaient, par les aigles qui le survolaient. Maintenant qu’il avait le diable entre ses cuisses de fer, quelque chose allait arriver qu’il ignorait, mais qui allait prolonger la guerre, les steppes, le vent.
Il se pencha davantage sur l’encolure de Chaïtane. Une file de chameaux noirs, chargés de caisses et de ballots et que ses yeux, invisibles mais perçants comme ceux des éperviers, avaient aperçus au loin, des portes mêmes de Sanaa, se rapprochait de lui, suivant l’unique piste. Sans prévenir d’un cri, et débouchant d’un bouquet de sycomores, il fonça parmi les bêtes épouvantées. La dispersion de la caravane, les gueules bramantes, les vociférations des conducteurs accentuèrent l’expression de souffrance qui était signe de joie chez Igricheff. Plate, rugueuse, coupée de ravinements que Chaïtane franchissait d’un bond léger, l’étendue grise appelait, ravissait le fils de la Kirghize.
Plus loin, des cavaliers qui couraient à sa rencontre le saluèrent de clameurs aiguës. Leurs longs fusils étincelaient au soleil. Le vent gonflait leurs amples tuniques, leurs cheveux bouclés. Ils galopaient, renversés en arrière, les pieds nus dans d’étroits étriers. Celui qui venait en tête avait une sacoche pendue à sa selle.
“Le courrier d’Europe”, pensa Igricheff.
Ces hommes arrivaient de Hodeïdah, où relâchaient les cargos (six jours de marche, de mulet ou de cheval, sans repos). Igricheff les croisa sans ralentir, les entendit crier avec vénération “Chaïtane, Chaïtane !”, et devina que leur premier mouvement avait été de tourner bride pour suivre l’étalon fulgurant. Mais quand il se retourna ils n’étaient plus que des insectes dans la poussière.
Soudain, ce terrain égal ennuya Igricheff. Il était arrivé à mi-chemin de Sanaa et du col par où l’on descend vers la mer. Les montagnes se resserraient autour de lui, commençant à fermer leur cirque. Il aperçut sur sa droite un sentier qui menait à des hauteurs toutes proches. Il y lança Chaïtane. Des pierres se détachèrent sous les sabots, la montée devint rude. L’étalon galopait toujours, d’un train moins rapide, mais souple et aisé. Ils passèrent un village fortifié, plein de guerriers en armes, puis la pente grimpant toujours et Chaïtane toujours galopant, s’engagèrent dans un petit bois de cyprès.
Un bruit de source dirigea Igricheff. Il trouva un long escalier sinueux et taillé dans le roc. Son cheval le gravit au galop de chasse. Puis de lui-même il s’arrêta. Igricheff comprit que l’Imam était venu souvent à cette résidence. Il approuva son goût.
Au milieu d’arbres fruitiers et d’ombrages fins s’élevait une mosquée, petite, tranquille et noble. Au pied de ses murs et de tous les côtés, des canaux étroits propageaient une eau vive. Son ruissellement régulier, les cris des oiseaux et la faible rumeur du vent dans les branches entouraient le sanctuaire silencieux. Tout près s’élevait la maison royale construite pour les chaleurs de l’été. Elle était basse, carrée. Igricheff qui avait les faveurs de l’Imam, dont tous ses serviteurs avaient été informés, la fit ouvrir. On lui apporta du café lourd, embaumé, le plus riche qui soit au monde. Il le but et rêva.
On ne pouvait donner aucun sens à son visage.
Il revint ainsi qu’il était venu, en ouragan. Et comme si la fureur de Chaïtane avait besoin d’être échauffée, il poussait de temps en temps le cri strident des cavaliers mongols “haï ! haï ! haï !”. Chaque fois que cette clameur sauvage passait sur lui, l’étalon dressait les oreilles, hennissait et précipitait son galop, secouant la tête comme brûlé d’une souffrance insupportable.
Sur la pierre grise du plateau se détachèrent, massives et baignées de ciel, les tours et les murailles de Sanaa.