XII.
FORTUNE CARRÉE
Un étrange convoi quitta, le matin suivant, Boullakhta. En tête, marchait un athlète noir qui portait, serré contre sa poitrine, comme il eût fait d’un enfant, un corps inanimé. Derrière, venaient côte à côte un homme au visage osseux, au torse fauve, et un jeune garçon noir rompu de sanglots. Puis, suivaient d’autres hommes à la peau sombre, aux visages farouches. Tous étaient armés de fusils, de poignards. Tous se taisaient. Et ce silence dura des heures. Il dura tout le temps qu’il fallut à la troupe lente pour contourner la montagne côtière, pour revenir à l’enfer sublime du lac Assal, pour descendre à mi-chemin du Gubbet-Kharab. Là, s’étendait une plate-forme où poussaient des fleurs jaunâtres. Autour d’elle s’amoncelaient les galets funèbres. En bas brillait la mer.
— Ce sera là, dit pesamment Mordhom.
Moussa se plia doucement, doucement, posa le corps de Philippe sur l’herbe et sur les pâles fleurs. Puis, tantôt avec son poignard, tantôt avec ses mains, il se mit à creuser une fosse. Omar l’aidait.
Sans un geste, le regard perdu vers il ne savait quel point, Mordhom ne pensait à rien. Mais une vision s’était logée au creux de son cerveau dont il ne pouvait se défaire et lui faisait à l’intérieur de la tête une brûlure sourde. C’était avant-hier, à peu près à la même heure. Philippe courait sur cette esplanade. Comme il courait bien ! Quelle détente heureuse dans tout le corps ! Quel rayonnement dans tout le visage ! Et cela parce qu’il allait à lui, Mordhom.
Oui, ça devait être là, au terme de l’exploit de Philippe, au lieu de leur rencontre… Ça devait être là, et pas dans la brousse, ni dans la mer, ni dans une ville. Comme il courait bien sur cette plate-forme !…
— C’est prêt, maître, murmura Moussa humblement. Mordhom ordonna, sans se retourner et d’une voix sans timbre :
— C’est bien. Couche-le, couvre-le et mets dessus beaucoup de pierres, beaucoup, à cause des hyènes.
Ce mot lui fit plisser douloureusement le front à la recherche d’un souvenir confus et il murmura en français :
— Cette nuit, nous en avons tué une.
Mais cette pensée s’évanouit aussitôt parce qu’il voyait courir à lui Philippe. Il entendait sans comprendre les gémissements plaintifs d’Omar, les rauques sanglots de Moussa.
Lui, avait les yeux plus secs que la terre du désert à midi et il avait dans la gorge, dans la poitrine, la sensation d’une aridité intolérable. Il porta sa gourde à ses lèvres. L’eau était fraîche, mais ne rafraîchit rien en lui.
Quand fut achevé le grossier monument sous lequel Philippe était étendu, Mordhom le sentit au silence qui s’établit de nouveau. Alors il se mit à descendre très vite vers le Gubbet-Kharab, parce que Philippe dévalait la pente devant lui, criait : “La mer, la mer !” et arrachait ses vêtements. Les deux jumeaux et le houri l’attendaient sur la grève. Il s’assit dans l’embarcation et dit :
— Pagayez.
Les matelots voulurent lui demander s’il n’attendait pas le jeune maître. D’un doigt posé sur sa bouche, le vieux Faradda arrêta la question. Avec Omar et Moussa, il prit place auprès de Mordhom. Celui-ci grimpa plus agilement que personne sur le pont de l’Ibn-el-Rihèh. Il savait que, à l’ombre de la voile, mangeait Philippe, nu, ruisselant et heureux. Mais lorsque le houri eut ramené à bord Haïlé et les deux autres Danakils et qu’Abdi, le front bas, vint lui demander ses ordres, Mordhom, tout à coup, ne vit plus Philippe. En même temps, sa poitrine fut libérée de la sensation d’aridité brûlante, mais il lui sembla que quelqu’un la remplissait de pierres noires, de plus en plus grosses, de plus en plus lourdes, qui allaient la défoncer. Il serra les dents et chuchota en arabe :
— Tiens bon, tiens bon… Il le faut… À cause des hyènes.
Les matelots le regardèrent intensément. Et le respect infini mais naturel qu’ils portaient toujours sur leur visage pour Mordhom fit place au respect mystique dont, en Orient, on honore la démence. Abdi commanda la manœuvre d’appareillage. Puisque le maître n’avait plus sa raison, c’était son devoir de le ramener chez lui au plus vite. La chaîne d’ancre grinça. La brise fit frémir la grand-voile, Abdi se dirigea vers le gouvernail, mais Mordhom l’arrêta.
— Tu sais bien qu’entre les îles du Diable, la passe est dangereuse, dit-il, ainsi que le goulet du Gubbet.
Il prit la barre d’une main ferme, fit glisser le boutre avec une précision parfaite parmi les récifs foisonnant dans l’étroit chenal qui séparait les deux îlots noirs. Il mit le cap droit sur le détroit du Gubbet-Kharab et se tint rigide. On eût dit un barreur de pierre. Personne, sur le boutre, n’osait tourner les yeux vers lui. Comme l’Ibn-el-Rihèh débouchait dans le golfe de Tadjourah, Mordhom, ainsi qu’il le faisait toujours, appela Abdi et lui remit la barre. Puis il descendit dans sa cabine, tomba sur sa couchette. S’était-il endormi, s’était-il évanoui ? ― il ne le sut jamais.
Quand il sortit de cette léthargie, il faisait obscur. Mordhom monta sur le pont et, à la disposition des feux de la côte, comprit que l’équipage avait mouillé pour la nuit devant Tadjourah.
— C’est très bien, se dit-il. D’autant plus que j’avais promis à mes guides de les débarquer là. Abdi est précieux.
Soudain, avec la même lucidité, il pensa :
— Philippe est mort.
Et seulement alors, il comprit ce que cela voulait dire.
— Moussa, Omar ! cria-t-il d’une voix effrayante.
Deux ombres se levèrent de l’avant du boutre et vinrent à Mordhom en tremblant. Mais lui grelottait plus fort qu’eux encore.
— Moussa, Omar, reprit-il plus bas, mes amis, dites-moi comment tout s’est passé.
Dans une plainte furieuse, les deux serviteurs de Philippe racontèrent le meurtre, le châtiment du talion, les heures que Mordhom avaient passées prostré contre le cadavre, le départ de Boullakhta, l’ensevelissement.
— J’ai mis beaucoup de pierres, murmura Moussa, comme tu l’avais dit, à cause des hyènes.
— Tais-toi, tais-toi, chuchota impérieusement Mordhom. Je ne veux plus. J’ai été loin, très loin, à la limite.
— Tu vas mieux, maître, dirent en même temps Omar et Moussa en lui baisant les mains.
Mordhom posa ses paumes sur les têtes crépues et pour la première fois depuis son réveil à Boullakhta, il eut un léger sentiment de détente. Il dit très lentement :
— Comme il vous aimait tous les deux !
— Il était trop blanc pour vivre, assura Omar avec une conviction profonde.
— C’est vrai, dit Moussa.
Mordhom les laissa regagner leur place sans ajouter un mot. Mais, quand il fut seul, il répéta indéfiniment :
— Il était trop blanc… Il était trop blanc…
Jusqu’au matin, il arpenta le pont étroit. Personne ne l’entendit ni pleurer, ni gémir, ni même soupirer. Seulement, son pas était souvent très rapide, comme s’il fuyait quelqu’un.
La brise était favorable, l’Ibn-el-Rihèh se balança à midi dans le port d’Obock.
Cette ville qui, avant Djibouti, avait été la résidence des gouverneurs de la côte des Somalis, n’était plus qu’un monceau de ruines. Les murs de pisé s’étaient tous effondrés, entraînant les toits. Dans les cours, une population de pêcheurs misérables avait élevé des huttes en branchages à claire-voie et recouvertes de paille. Des moutons squelettiques vaguaient à travers les rues, des poulets picoraient dans les ordures.
En lisière de ce hameau sordide et donnant sur la plage, une seule maison intacte s’élevait. C’était celle que Mordhom avait consolidée, surélevée d’un étage, entourée d’une vaste terrasse. Il chérissait Dakhata pour sa vallée bénie, mais il respirait mieux à Obock, parce que là palpitait la mer. Tout, dans sa demeure, en portait l’empreinte. L’étage supérieur, meublé de quelques angarebs, avait été calculé de manière à voir de tous côtés vivre les flots. Le bas était plein de filins, de pièces de bois, d’épaves, de chaînes et d’ancres rouillées, de voiles déchirées. Une petite bombarde achevait de lui donner l’aspect d’un antre de pirate.
Telle était la demeure préférée de Mordhom. Il y passa la semaine la plus atroce de son existence.
Pendant dix ans, il avait cherché, sans le savoir, quelqu’un à protéger, à défendre, à chérir. Philippe était venu, Philippe l’avait aimé, s’était fait aimer, Philippe n’était plus. Et sa mort empoisonnait tout ce qui avait fait la vie solitaire de Mordhom, tous les éléments dont il avait formé son âpre refuge. De quelque côté qu’il se tournât, tout lui manquait. Son bateau ? Philippe y avait connu la plus molle des paresses, la plus furieuse des tempêtes. Dakhata ? Là-bas, Philippe l’avait écouté, compris. Et ce geste… ces mains sur ses épaules… La brousse ? Le désert ? Ils avaient valu à Philippe la plus pure, la plus orgueilleuse, la plus virile de ses joies. Et puis, ils l’avaient tué.
Non, tout cela était flétri, tari, en cendres. Mais comment vivre alors ? Pendant sept jours mortels, Mordhom chercha. Partout, il lui semblait se heurter à des grilles ardentes. Et peu à peu la conviction s’imposa à lui qu’il devait quitter le bassin de la mer Rouge. Il y deviendrait fou, c’était certain. N’avait-il pas déjà été à un fil de la démence ? Oui, il quitterait cette terre, cette mer qu’il avait aimées de toutes ses cellules et qu’il ne pouvait plus supporter.
Pour combien de temps ? Qu’importait ! Il était riche. Il irait traîner sa fatigue intérieure en Europe. Par une singulière dérision, les pays civilisés d’où était venu Philippe étaient les seuls où il n’aurait pas un souvenir de lui. C’était là qu’il fallait se réfugier, attendre…
Cette décision une fois prise, il envisagea avec son énergie habituelle les moyens de l’exécuter le plus rapidement possible. Un paquebot partait dans dix jours de Djibouti pour Marseille. D’ici là, il avait le temps de monter au Harrar, de remettre le reçu à Saïd, de toucher l’argent… de venir prendre quelques objets à Obock.
Le matin qui suivit l’établissement définitif de ces calculs, il réunit autour de son angareb ses matelots et les caravaniers de Philippe.
— Je m’en vais en France et peut-être pour toujours, leur dit-il. Avant, je veux accomplir les volontés de mon ami mort. Moussa, tu as déjà Yasmina. Je te donne en plus, de moitié avec Omar, mon domaine de Dakhata. Haïlé, je t’achèterai cinquante mulets de bât et dix mulets de selle. Vous prendrez ce soir le train avec moi jusqu’à Dirrédaoua. Tout se réglera là-bas.
Il prit un temps et continua :
— Toi, mon vieil Abdi, tu prendras cette maison et le boutre, à condition de partager les profits que tu tireras de l’Ibn-el-Rihèh avec Ali Mohamed, Ali Boulaos et le mousse. Vous, je vous reverrai avant mon départ. Omar, Haïlé, Moussa et Yasmina, tenez-vous prêts. La vedette pour Djibouti quitte le port dans une demi-heure.
Mordhom passait sa dernière soirée dans la maison d’Obock. Le lendemain, l’André-Lebon l’emporterait vers la Méditerranée. Tout s’était réglé ainsi qu’il l’avait voulu. Saïd avait payé. Omar, Moussa et Haïlé étaient établis selon les désirs de Philippe. Maintenant, appuyé au rebord de sa terrasse, Mordhom regardait sa mer sous le crépuscule.
— On dansera demain, murmura-t-il machinalement.
Les lames étaient encore courtes et panachées d’une écume légère, mais le vent qui s’amplifiait sans cesse depuis le début de l’après-midi allait bientôt les creuser, les étendre, les couvrir d’une neige bouillonnante. Et toute la nuit, Mordhom le savait, il ne ferait que croître et déchaîner l’océan.
— J’aurai peut-être le mal de mer, sur cet autobus, grommela Mordhom en pensant au grand paquebot avec un mauvais sourire.
Puis il s’abîma dans un rêve sans forme. Des pieds nus firent craquer les planches mal jointes de la terrasse. Mordhom se retourna.
— Ah ! vieil Abdi, c’est toi, dit-il. Tu viens me dire au revoir à la maison. Je t’attendais. Mais la vedette s’en va dans une heure seulement.
— Maître, mon maître, ne prends pas la vedette, ne prends pas le paquebot.
Jamais Mordhom n’aurait cru que l’émotion et la souffrance pussent altérer à ce point la voix grêle d’Abdi, ravager son visage ingrat.
— Je n’ai plus le courage de me taire, pleurait le vieux matelot. Aie pitié, maître. Rappelle-toi… les coups de mer… les belles îles… les criques…
— Tais-toi ! cria brutalement Mordhom.
Une douleur aiguë venait de le traverser tout entier. Pourquoi, dans cette voix chevrotante, dans ces traits d’eunuque, renaissaient tout à coup tant d’images et tant de sortilèges dont il ne voulait plus ? Ils étaient morts avec Philippe. Pourtant Mordhom ne put s’empêcher de penser :
“Dix ans de mer ensemble ! C’est mon plus vieil ami.”
Abdi pencha plus bas encore sa tête rase, ses oreilles décollées et murmura :
— Écoute-moi, mon maître, écoute-les.
— Qui ?
— Les autres du boutre, les frères Ali, le mousse. Ils n’osent entrer.
Mordhom jeta un regard vers sa chambre. Sur le seuil se tenaient les jumeaux et l’enfant.
— Allez-vous-en, vous… cria Mordhom. Je ne veux…
Le hurlement d’une rafale soudaine l’arrêta net. Son cœur battit en désordre. Une autre bourrasque passa en grondant. La tempête se levait plus tôt encore qu’il ne l’avait cru. Et le vieux démon se saisit de lui. Il eut envie de lutter contre la mer folle et contre la furie du ciel. Il lui sembla entendre, dans le vent, siffler les aspics de sa détresse. Pourquoi ne se battrait-il pas contre tous ces adversaires réunis ? Mais alors, il fallait les affronter sans attendre un instant.
Mordhom regarda profondément Abdi.
— Le boutre appareille tout de suite, dit-il.
— Y penses-tu, maître ? Le temps sera plus mauvais encore que la dernière fois.
— Tant mieux… Non, ne pense pas que je veux me tuer. Je ferais cela tout seul. Non, je passerai à travers encore. Je ne suis pas trop blanc, moi. Patience, je serai bientôt comme le Kirghize, comme le Chinois. Va vite.
— Et où irons-nous, maître ?
— Avec le vent.
— Quelle voile ?
— Celle de la tempête.
Quand tout fut prêt, Mordhom prit la barre. La fortune carrée claqua contre le mât.
FIN