IV.
PARESSE
Bien qu’il eût été le dernier à s’endormir, Philippe se réveilla avant tout le monde. Ce n’était point qu’il fût le plus résistant sur le boutre parmi ses compagnons. Au contraire, tous et le mousse lui-même étaient capables de fournir un effort d’une durée et d’une continuité auxquelles il ne pouvait prétendre. Philippe se réveilla simplement à cause du soleil qui se levait à peine et qui, déjà, brûlait.
Son premier réflexe fut de tourner sa figure contre le bordage et de plonger de nouveau dans le sommeil heureux qu’il venait de connaître. Mais des flèches ardentes lui touchèrent la nuque. Il se souvint des journées de coma qu’il avait passées à Obock pour avoir voulu, pendant une heure, imiter l’indifférence de Mordhom à l’égard du soleil. Il se redressa, mit son terrail que, la veille, il avait posé sur le roof. Le goût de dormir demeurait encore en lui, mais il en eut honte. Ce bloc de feu qui montait au-dessus de la mer profonde, ce pont encombré, pareil à celui d’un bateau corsaire, ces hommes immobiles et comme frappés à mort par le matin radieux, dont chacun avait risqué, peiné, vécu, mille fois plus que lui, ― comment ne pas jouir de tout ce spectacle pleinement, sans contrainte ni pudeur, puisqu’il était le seul à veiller à bord ?
Il regarda avec ferveur Mordhom, Igricheff, les marins noirs. Tous dormaient tête nue, comme ils vivaient le jour. Philippe songea… Qu’il était faible, mal acclimaté encore pour ces courses, ces travaux de terre et de mer dont il commençait d’entrevoir la perpétuelle, fascinante et mobile aventure. Mais il se réconforta un peu en mesurant les étapes qu’il avait franchies le long du rude chemin qui endurcit les muscles et le cœur. Il avait bu de l’eau fangeuse… Passé des nuits en plein air dans les marécages… Il ne trébuchait plus sur le pont quand l’Ibn-el-Rihèh donnait de la bande. Et il connaissait Daniel depuis un mois en tout ! Il était entièrement à lui, bien plus qu’il n’avait appartenu à Denise…
Il répéta ce nom à mi-voix et hocha la tête d’une manière qu’il croyait grave, mais qui était seulement naïve. Les syllabes dont le simple assemblage lui avait si longtemps paru doué d’une force mystérieuse, elles n’avaient plus aucun pouvoir, ni même aucun sens pour lui. Tandis que dans un chant somali, une flexion du torse de Mordhom à la barre, dans un gonflement de la grand-voile, il y avait tant de secrets et de sortilèges ! Le vent, le soleil, la faim, le péril animaient tout cela. Et l’amour aussi parfois, mais simple et net comme la vie et la mort de ces hommes, comme la substance d’En-Daïré.
Philippe entendit la voix du plongeur racontant son histoire, que Mordhom lui avait traduite à mesure qu’elle se déroulait. Il eut dans les oreilles la mélopée aiguë de l’équipage. Et il fut content de sentir le soleil mordre sa peau à travers la chemise légère. Le même avait tanné Mordhom. Encore un peu de patience et il serait aussi bien trempé, lui, Philippe, qui avait armé un boutre contrebandier d’armes.
Qu’allait devenir maintenant cette cargaison redoutable sur laquelle dormaient paisiblement les aventuriers de l’Ibn-el-Rihèh ? Le Gubbet-Kharab, avait dit Daniel… Philippe croyait pouvoir placer l’endroit sur la carte qu’il avait cent fois consultée pour avoir dans la tête ces côtes dont Mordhom nommait chaque pli. Mais en était-il sûr ? Il descendit dans la cabine pleine de fusils, ouvrit le tiroir de la table grossière scellée au mur. Là se trouvaient pêle-mêle des instruments de navigation, un cahier de bord, des cartes, des plans. Visiblement, Mordhom ne s’en servait plus depuis des années. Le seul objet qui témoignait d’un soigneux entretien était une jumelle de prix, suspendue dans un étui solide.
— Par ici, il vaut mieux voir avant que d’être vu, disait Mordhom avec un sourire à peine indiqué.
Que de poursuites, de ruses, de combats devait sous-entendre cette ligne sinueuse des lèvres !
Philippe quitta la cabine, étendit sur le roof une carte usée qui figurait la partie sud de la mer Rouge et le commencement de l’océan Indien. Combien de fois, dans son enfance, Philippe avait rêvé sur son atlas en contemplant le bout de la presqu’île arabique, le bleu qui la bordait et cette porte sur les mers australes qui s’appelait le Bab-el-Mandeb ! Et voilà qu’il devenait familier de ces lieux fabuleux. Le Yémen ? Igricheff en venait. Philippe mit un doigt sur Sanaa et suivit la route du bâtard kirghize. Le rivage africain ? Un bon vent pouvait y mener le boutre en quelques heures. Il l’avait quitté plus bas quelques jours auparavant, il l’avait longé. Ils allaient y aborder de nouveau. Oui, voici le Bab-el-Mandeb qu’ils traverseraient à la nuit… Quelque temps la côte demeurait rectiligne. Puis elle se dérobait. L’océan Indien y enfonçait le golfe de Tadjourah comme un coin et, au fond de ce golfe, cerné par des îles qui portaient le nom d’îles du Diable, se trouvait le Gubbet-Kharab.
Là, Daniel avait certainement une cachette plus secrète encore que dans son dédale des îles Moucha où Philippe avait erré en houri au clair de lune, entre les arceaux des palétuviers comme sur des canaux miraculeux, bercé par le chant ténu des noirs pagayeurs.
— Vous prenez une leçon de géographie ? demanda soudain Mordhom qui, sans bruit, s’était penché sur l’épaule de Philippe.
— Je regardais le chemin que nous allions faire.
— Voilà.
Avec l’ongle de son pouce, brûlé par le tabac, déformé par mille travaux, Mordhom traça sur la carte une ligne qui était celle qu’avait prévue Philippe. Puis il dit :
— La cargaison débarquée, nous reviendrons en touristes sur Obock ou Djibouti. Je verrai à l’écouler quelque part. Et vous, vous pourrez éblouir vos amis, à Paris, de vos lumières sur un endroit assez curieux, comme on dit là-bas.
— Vous ne voulez plus de moi, Daniel ?
Le regard que Mordhom fixa sur Philippe ne pouvait se définir. Il montrait de la joie, de la résistance, de la crainte, du regret, toute une étrange lutte intérieure.
— Je vous garderai tant qu’il vous plaira, dit-il d’une voix assourdie. Mais c’est un métier périlleux.
— Si ce n’est que ça ! s’écria Lozère avec son beau rire. Je suis majeur.
— Il y a autre chose… Je vais trop m’attacher à vous… Vous comprenez, je suis seul, je me défends contre tout le monde… Alors, tout à coup, un ami et tel que vous… Si j’avais un fils, je le voudrais ainsi.
— N’exagérez pas, Daniel, dit Philippe en riant de nouveau, vous n’avez tout de même que dix années de plus que moi.
Mordhom tressaillit. Un bref calcul lui fut nécessaire pour croire ce que disait Philippe.
— C’est vrai, murmura-t-il, avec une sorte d’angoisse… Dix années seulement. Et il me semble, il me semble que je n’ai jamais été jeune… Ce matin surtout… À cause de l’autre…
Mordhom fit un léger mouvement vers Igricheff et poursuivit plus bas :
— Je lui ressemble déjà. Je lui ressemblerai de plus en plus… Et j’en suis content, et j’en ai peur… J’ai encore quelque chose d’humain qui me pèse, mais que j’aime, que j’aime… C’est une dernière lueur. Il s’étonne que je me pose des questions. Il me méprise pour cela… Mais c’est lui qui m’y force… Vous avez bien vu, j’étais tranquille… Vous me tiriez de votre bord… Il est venu, et je me suis senti à ma vraie place, la plus intolérable, à mi-chemin. J’aime les livres, la musique… et l’amitié… Et je hais les endroits où tout cela se cultive ; les villes, l’Europe… Comédie, pourriture, agitation stérile, jeux de singes, je ne peux pas. Alors ? Heureusement je n’ai pas le sou… Il me faut lutter sans répit, sinon…
Mordhom prit Philippe par le bras et le tourna brutalement vers l’endroit du pont où dormait Igricheff.
— Regardez-le, s’écria-t-il. Regardez sa figure de pierre jaune. Elle ne bouge pas !
— Et après quelle journée, murmura Philippe. Passer à travers les Yéménites, l’embarquement avec nous, l’affaire de Moka.
— Ce n’est rien… Au contraire… Question d’œil et de chance. On respire mieux… Mais son attente terrible du lendemain… Son assurance, sa patience inhumaines. Cette bête au guet. Regardez-le bien, Philippe. Il est fait à notre image pourtant… Et c’est l’animal le plus dangereux au monde… ou le plus beau… sans faille, sans fêlure… Mais non… Lui aussi… Même lui… il a risqué sa peau pour passer quelques minutes de plus avec son cheval. Alors ? il n’y a pas de solution ? À moins d’être comme les Danakils les plus sauvages. Ceux-là vraiment s’en foutent. Mais est-ce que je peux ?
Il grinça des dents et son visage couleur de bois en fut tout ébranlé.
— Ça suffît, grommela-t-il. J’ai faim et ces paresseux…
Il enfonça trois doigts dans sa bouche. Un coup de sifflet strident fit mettre debout tous les dormeurs de l’Ibn-el-Rihèh.
— On part ? demanda Igricheff.
— Pour l’instant, on déjeune.
— Ça, c’est bien, dit le bâtard kirghize avec un bâillement carnassier.
Le mousse bondit sur un coffre, de là sur un tas de cordages, et se trouva à tribord devant la caisse en bois recouverte de tôle qui servait de cuisine. Il alluma le foyer, mit de l’eau à chauffer.
Yasmina s’approcha de lui pour l’aider, obéissant à une habitude séculaire. Mais le garçon, l’ayant vue hésiter à travers les obstacles qui hérissaient le pont, la repoussa avec mépris. Il n’y avait de travail à bord que pour les marins. Passive, elle s’accroupit près du foyer, menue, tout enveloppée de ses cotonnades bleues en guenilles.
— Elle ne s’étonne de rien, dit Philippe. Elle se laisse vivre, douce et fidèle comme ses yeux charmants. Depuis que, au puits des djebels, vous l’avez jetée sur la selle de Chaïtane, il lui est indifférent d’être bercée par le galop de coursiers sauvages ou par les flots de la mer Rouge. Elle sert, ainsi que l’exige ici le destin des femmes.
— C’est tout à fait juste, dit le bâtard kirghize. Et si Hussein vous la cède, elle vous suivra comme elle nous a suivis et vous sauvera, à l’occasion… Et vous ne lui devrez rien, ce qui est un avantage.
Il chercha des yeux Mordhom. Celui-ci, tout nu, se savonnait vigoureusement et se faisait asperger d’eau par l’un des frères Ali.
— Il y a des jours et des jours que je ne me suis pas lavé sans en souffrir, dit Igricheff en défaisant ses vêtements. Voilà que j’ai de nouveau besoin de propreté. Vice de la civilisation…
Tandis que Hussein douchait son maître, Philippe se dévêtit à son tour et plongea. Une clameur d’effroi courut sur le pont.
— Battez l’eau, malheureux, battez l’eau de toutes vos forces, vociféra Mordhom qui s’était retourné au bruit.
En-Daïré sauta dans la mer en hurlant et remuant comme un possédé des bras et des jambes. Il saisit Philippe, le ramena vers le boutre. Le vieil Abdi jeta un filin au jeune homme, le hissa. En-Daïré, plus vite encore, fut à bord.
— Qu’y a-t-il ? murmura Philippe abasourdi.
— Regardez, lui répondit Mordhom.
À l’endroit où flottait encore l’écume soulevée par les mouvements des nageurs, glissaient d’énormes fuseaux sombres.
Philippe, tout raidi, s’écria :
— Les requins !
— Ça n’est pas trop tôt, grommela Mordhom. Ne me faites plus jamais de plaisanteries pareilles ou je vous débarque sur le premier rocher.
Puis, il lui tendit la boîte de conserves vide qui lui servait de verre et qui était pleine de café brûlant.
— Trempez ce vieux pain de dourah dedans, dit-il, vous pourrez l’avaler. Et vous, Igricheff, en voulez-vous ?
— Je mangerais de l’écorce, répondit le bâtard kirghize, en étirant avec volupté son torse de bronze clair.
— Nous mangerons mieux tout à l’heure… Il y a le temps de faire de la cuisine. Je ne veux pas aborder le Bab-el-Mandeb avant la lune… Si ce vent se maintient nous serons en plein golfe de Tadjourah à l’aube.
— Comme vous voudrez, dit Igricheff.
Mordhom l’examina longuement. Enfin, il dit à Philippe :
— Vous voyez. Cela lui est complètement égal de savoir où il va, ce qu’il fera.
— Ce qui arrivera, corrigea doucement Igricheff.
— Mettons.
— En effet, je ne m’en soucie pas. Surtout en ce moment où je suis à votre disposition.
— Vous m’en voulez encore ?
— Non. Je suis trop bien. Je renonce à penser.
Igricheff s’était allongé sur le pont torride que frappait de toute sa force le soleil déjà haut. Il alluma une cigarette et dit :
— Maintenant je vais me faire raconter des histoires par votre Dankali. Il n’y a que lui qui m’intéresse à bord. Le plongeur est adroit, certes, mais son art ne me dit rien. Et puis, il pleure. Ce n’est pas votre homme de confiance, tout de même ?
— Je n’en ai qu’un : Abdi, mon nakouda.
— Le vieux ?
— Oui.
Igricheff se souleva paresseusement sur un coude, observa quelques secondes la tête rase, les oreilles décollées, le profil flétri du nakouda de Mordhom.
— Eh bien ? demanda celui-ci.
— Je suis d’accord. C’est un rat qui flaire de loin les pièges.
— Il est payé pour ne plus se laisser prendre. Il était mousse sur un sambouk perlier, aux Farsane, quand le bateau fut attaqué par des pirates. Ceux qui restèrent vivants de l’équipage, on les vendit comme esclaves à Djizan. Abdi était agréable. Il fut châtré et emmené comme eunuque à La Mecque. Il s’est sauvé un quart de siècle après, en tuant ses maîtres. C’est un Somali. Il n’a pas le sang servile. Je l’ai recueilli sur les bancs proches de Djeddah. Je commençais à naviguer en mer Rouge. Il ne m’a pas quitté depuis. On l’appelle le vieil Abdi. Il n’a pas cinquante ans… Mais n’essayez pas de le faire parler. Il en a tant vu et tant fait avec moi qu’il a toujours peur de me trahir. Pas vrai, vieil Abdi ?
— Eoua… Eoua{13}, fit le nakouda en riant, parce qu’il ne comprenait pas la question posée en français.
Pour un instant, le rire brisa de mille plis sa figure noire et parcheminée, mais sans lui faire perdre son expression de ruse et de sagesse profondes. Puis il reprit son travail qui consistait à fixer un crochet à un filin qu’il avait noué solidement à l’arrière du boutre.
— Qu’il fait chaud, soupira Philippe. Et pas un coin d’ombre.
— Vous allez en avoir, dit Mordhom.
Il fit hisser la grand-voile et l’Ibn-el-Rihèh commença à tirer des bordées très faibles pour gagner du temps. Philippe se coucha au pied du mât, aspirant avec délices la faible brise qui passait sur le pont. Près de lui, le mousse, assis sur ses talons, retirait de l’eau des graines de dourah qu’il avait mises à tremper la veille. Elles étaient molles. Il alla chercher une pierre plate et les étendit sur elle. À ce moment, il rencontra le regard de Yasmina qui le suivait partout.
— Approche, femme, lui dit-il d’un air grave et en redressant sa petite tête ronde et fière. Cet ouvrage, tu peux.
Il lui tendit la pierre plate et une autre, allongée et lisse, destinée à broyer les grains. Cette tâche était familière à la Bédouine depuis sa petite enfance. Ses yeux brillèrent de plaisir. Enfin ce garçon orgueilleux l’acceptait pour aide. Lui, alluma le four à pain, ouvrit une boîte de beurre à l’odeur forte. Les galettes de dourah seraient bientôt prêtes. Un appel d’Abdi, qui tenait la barre, arrêta un instant les deux enfants dans leur travail.
— C’est la pêche, dit le mousse.
Ali Mohammed et Ali Boulaos, les deux jumeaux, avaient bondi auprès du nakouda. Le filin tressaillit. Ils le halèrent avec peine et amenèrent sur le pont un énorme poisson.
— Derak, derak, crièrent-ils avec une joie enfantine, car ils savaient l’excellence de cette chair.
Laissant la cuisson des galettes à Yasmina, le mousse prit une vaste marmite cabossée, y jeta du beurre, du curry, du safran, des oignons en masse et la plaça au-dessus du foyer, dans la caisse-cuisine.
Cependant Igricheff appelait Youssouf et demandait au beau guerrier :
— Pourquoi portes-tu ces trois anneaux de cuir à ton bras droit — ?
— Tu viens de loin, je le vois, répondit le Dankali. Tu saurais, sans cela, en les regardant, que j’ai tué trois ennemis.
— De toi, de ta famille ?
— De toujours. Trois Issas vantards. Je n’aurais pas eu, autrement, le droit de me percer les oreilles. Et je n’aurais pas été un guerrier, et les femmes de chez moi m’auraient méprisé.
— Tu t’es battu au fusil ?
— Tu veux rire, chef étranger. Perdre des balles contre ces fils de chiennes ! Ma djemba suffit pour eux !
Et, de la gaine en cuir de chèvre à peine tanné qu’il portait accrochée à ses reins nus, il tira un coutelas légèrement infléchi, large comme sa main, long comme son avant-bras et aiguisé des deux côtés comme un rasoir. La poignée était de bois noir. Igricheff le prit avec nonchalance, l’essaya à sa main.
— Voilà ce qu’il m’eût fallu contre Iphid, dit-il.
Il pensa au grand guépard, considéra longuement la lame qui, pour le moins, avait été trois fois rougie de sang humain, et reprit sa pose voluptueuse.
— Raconte tes combats, dit-il. Je suis d’accord avec ton cœur, guerrier.
Youssouf fit le récit de ses luttes barbares. Yasmina acheva de cuire les galettes. Le mousse jeta le derak coupé en grosses tranches dans la marmite d’où montait une violente odeur d’épices. Et le boutre courait doucement sur la mer Rouge, dirigé tour à tour par Abdi l’eunuque et En-Daïré le plongeur.
Il était dix heures, lorsque le déjeuner fut prêt. Il se composait de galettes chaudes et molles et de derak terriblement assaisonné. Mordhom, Igricheff et Philippe s’assirent côte à côte, à l’ombre de la voile. Le mousse posa devant eux la marmite. En face prirent place l’équipage, sauf le barreur, Hussein et Yasmina. Chacun à tour de rôle plongeait un morceau de galette dans la marmite brûlante, l’emplissait de poisson et de sauce, le portait à sa bouche. Jamais repas ne parut meilleur à Philippe. Mais une pensée le gêna, soudain.
— Et les askers, demanda-t-il, ceux de Moka ?
— Après un jour de diète, s’écria Mordhom, ils seront plus dociles.
Igricheff murmura :
— Les cadavres le sont tout à fait.
Ses yeux étroits effleurèrent le poignard dankali.
— Mais cela vous regarde, en somme, ajouta-t-il, en haussant légèrement les épaules.
— Cela et surtout le vent, dit Mordhom qui l’avait à peine écouté.