VIII.
LES PALMIERS AUX POIGNARDS
Transi, courbaturé, Philippe ouvrit les yeux. Les étoiles, dans le ciel limpide et profond, brillaient comme de merveilleux signes sans mesure ni sens.
— Il fait encore nuit, murmura Philippe… Je me suis endormi sur une caisse… Pourquoi ?… Ah ! oui, Igricheff…
Le jeune homme se leva d’un bond, comme s’il avait quelque chose d’urgent à accomplir, à rattraper. Ses pieds foulèrent la cendre froide du foyer éteint, devant les flammes mourantes duquel il s’était assoupi. Dans l’ombre et presque serrés contre lui gisaient les corps immobiles de ses hommes. Autour d’eux, entravés, les mulets renâclaient faiblement dans leur sommeil. Quelque part, tout proche, mais caché par les ténèbres, dormait le camp des Danakils. Et avec lui le bâtard kirghize.
Philippe s’interdit de penser à ce dernier. Il n’avait que trop réfléchi à son abandon en regardant vaciller le feu de racines et d’herbes. Il n’avait que trop perdu de force à cette méditation.
— Igricheff n’existe plus, n’existe plus, répéta Philippe entre ses dents serrées. Je suis seul, je suis seul jusqu’au Gubbet-Kharab. Et je mènerai à bon port la caravane. À bon port.
Il calcula ses chances : deux hommes à lui, Omar et Haïlé (Moussa ne pouvait continuer en territoire dankali), deux guides sûrs et dans leur propre pays, des provisions suffisantes malgré le retard, de l’argent enfin.
En vérité, il y aurait lâcheté de sa part à se sentir troublé parce qu’un nomade au teint jaune avait suivi l’appel de son cœur insatiable et désordonné.
Philippe imagina les étapes forcées, les haltes sans cesse raccourcies auxquelles il allait astreindre la caravane pour essayer de regagner le temps perdu. Un flux d’orgueil le traversa tandis qu’il devinait, confus, prostrés tout autour, les hommes, les animaux qui dépendaient de lui seul.
— Seul ! dit-il à haute voix.
Fut-ce la sonorité de ce mot dans le silence absolu du désert et du ciel plus encore que sa signification qui fit passer un frisson dans les os de Philippe ? Il ne se le demanda point, car il se vit soudain au milieu de pierres noires, dans des gorges arides, monté sur son mulet aux réflexes lents, environné de sauvages beautés et d’embûches secrètes, n’ayant personne avec qui partager ses ravissements ou ses craintes, limité par le truchement d’Omar aux explications, aux ordres les plus élémentaires et sans aucune communication, sans nulle ouverture, réduit désespérément à lui-même. C’était donc cela, la solitude !
Un étincelant et tragique miroir qui réfractait toutes les émotions, tous les espoirs, tous les effrois.
Philippe considéra les étoiles pâlissantes, la terre encore obscure et il s’avoua humblement que, à ce prix, il ne pourrait jamais être un aventurier. Le danger, sa jeunesse, qui ne pouvait croire à la mort, le lui faisaient aimer. La fatigue, les privations, l’eau ignoble, en quelques jours son corps en avait pris l’accoutumance. Mais la solitude, non, son âme n’était point faite pour elle. Il se sentait trop d’amour, trop d’exubérance, trop de vie, en un mot, pour les restreindre à ses propres limites.
Et plus que jamais Philippe admira non point Igricheff qui, pour ainsi dire, était né armé de solitude, mais Mordhom qui avait dû forger ce bouclier d’airain au mépris de son cœur sensible et déchiré. Et plus que jamais Philippe éprouva le besoin, la nécessité de le voir, de partager avec lui le butin spirituel que les journées de marche, de combats et cette aube lui avaient procuré.
Un attouchement à l’épaule le fit tressaillir tout entier. Il se retourna, la main à la crosse du revolver qui, depuis le départ, ne l’avait quitté ni le jour, ni la nuit. Deux hommes étaient là qui s’étaient approchés avec le silence des ombres.
— Yacoul, dit l’un d’eux, d’une voix rauque et impérieuse.
Philippe appela Omar.
— Ils veulent manger, expliqua celui-ci encore tout engourdi et trébuchant de sommeil.
— De quel droit ?
— Ils sont les guides.
— Ah ! je suis très content !
— Ils veulent qu’on parte dès le premier soleil.
— Dis-leur que je suis très content.
Omar traduisit les paroles de Philippe, mais la même voix gutturale, agressive, ne fit que répéter :
— Yacoul.
Le premier mouvement de Philippe fut de refuser. Tout prêt à l’amitié, il ne trouvait qu’exigence, arrogance. Mais il pensa aussitôt qu’il ne pouvait point se passer de ces guides sauvages.
— Allume le feu et prépare le déjeuner, ordonna-t-il au Somali.
Omar s’en alla couper des arbustes qui poussaient autour du point d’eau. Dans l’obscurité, il frôla la cheville gonflée de Yasmina. Elle gémit très faiblement, mais sa plainte suffit à réveiller Moussa, étendu auprès d’elle, et que la voix des Danakils n’avait pas réussi à tirer de son lourd sommeil.
— Tu as mal, petite ? demanda-t-il d’une voix étouffée.
Yasmina ne répondit pas, plus effrayée que rassurée par tant de sollicitude. Alors, de ses mains qui pliaient facilement le bois et le fer des lances, l’athlète issa se mit à masser avec une grande douceur la fragile articulation. Personne ne pouvait le voir. Et la chaleur de ses doigts puissants sur la cheville malade fut comme un secret charnel entre Moussa et la petite Bédouine.
Les branches humides commençaient à crépiter entre les trois pierres réunies la veille. Les deux Danakils s’étaient déjà accroupis près du foyer.
— Tu comprends, mon chef, dit Omar à Philippe tout en soufflant sur la flamme, ils n’ont pas du bon thé, du café comme nous, ou le sucre, ou le riz. Ils mangent des dattes sèches, boivent de l’eau. Aussi ils sont beaucoup guerriers et méchants parce que leur pays est mauvais.
Le feu jaillit soudain et, à sa lueur crue, Philippe découvrit les visages noirs de ses guides. L’un avait des traits assez réguliers sous une épaisse chevelure bouclée et passée à la chaux. Mais l’autre était sinistre. Sa figure, d’une minceur et d’une acuité singulières, faisait invinciblement songer à un oiseau de guet, de violence et de proie. Ses petits yeux étirés avaient un sombre brillant de métal. Ses paupières sans cils étaient toutes striées de sang. Sa bouche étroite, son nez en bec pointu, son front court et bombé, son incessant rictus montraient un orgueil et une cruauté inexorables. Sur chacune de ses joues, il portait sept raies blanchâtres, visiblement faites au fer rouge. Mais ce ne fut pas à ces cicatrices que Philippe le reconnut. Ce fut à son fusil. En effet, dans la horde qui, la veille, avait massacré les Issas, Philippe avait remarqué qu’un seul Danakil possédait un fusil. Il ne s’en était pas servi. En le regardant mieux à la clarté du foyer, Philippe comprit pourquoi : le fusil n’avait pas de culasse. À la suite de quels combats, de quelles sanglantes traverses cette arme que le guerrier barbare tenait entre les genoux avec une fierté farouche lui était-elle échue ? Philippe y rêva longuement, pris de nouveau, malgré tous ses soucis, par cette sorte de griserie violente qui l’enveloppait chaque fois qu’il pensait à l’épopée large, dure et sauvage où, depuis des jours et des jours, il vivait.
Autour du feu, toute la caravane se trouvait maintenant réunie. Jusque-là, Haïlé avait toujours étonné Philippe par sa voracité. Il ne la remarqua même pas ce matin à cause de celle des Danakils. On eût dit que rien n’était capable de combler l’estomac de ces deux corps minces et flexibles comme des lanières de cuir. Ils raclèrent la grande marmite pleine de riz. Ils vidèrent par trois fois les boîtes de conserves qui leur servaient de verre et dans lesquelles ils faisaient verser à Omar du thé qu’ils ne trouvaient jamais suffisamment sucré. Enfin, quand tout fut épuisé, ils se redressèrent, passèrent avec satisfaction leurs mains sur leur ventre nu, noir et creux, prirent l’un sa lance, l’autre son fusil sans culasse, allèrent à Philippe.
— Je m’appelle Hassan, dit l’homme à la lance.
— Je m’appelle Gouré, dit l’homme à la tête d’oiseau de proie.
Puis le dernier se mit à parler avec la brutalité impérieuse qui avait déjà indisposé Philippe.
— Il dit qu’il parle pour les deux, traduisit Omar. Il demande cinquante thalers pour te conduire au Gubbet. Et moi je te dis, mon chef, c’est trop.
— J’accepte, mais on ira très vite.
Gouré redressa la tête avec insolence. Le chargement commença à la lueur du foyer. Aucun des deux Danakils n’y aida.
— Si le jour était plus proche, je les forcerais, pensa Philippe. Mais ce matin nous avons le temps.
Comme toujours, ce fut Moussa qui fit le plus gros du travail. Ses bras, ses épaules se tendaient, se détendaient comme des instruments magnifiques. Quand il eut ficelé la dernière caisse, Philippe l’appela et lui fit dire par Omar :
— Je te remercie, Moussa. Tu as été fort, courageux, fidèle. Je ne t’oublierai jamais. Et je te donne le double de ce que je t’avais promis. Que le chemin du retour te soit favorable.
L’athlète noir baisa le coude, la main de Philippe. Son regard glissa vers le bât sur lequel il avait hissé Yasmina, retourna vers le jeune homme, puis encore vers la petite Bédouine.
— Je ne peux pas quitter la caravane si tu ne me l’ordonnes pas, jeune chef, dit-il. Le sang de mon cœur est avec elle. Je te suivrai à travers le pays dankali quoi qu’il arrive.
— Il faut que les guides le sachent, décida Philippe.
Omar discuta quelques instants avec Gouré.
— Il dit qu’il peut prendre cet Issa parce que nous ne verrons pas un homme jusqu’au lac Assal qui est au-dessus du Gubbet-Kharab. Mais là-bas, si des guerriers veulent tuer Moussa, il le laissera tuer.
— Moussa a entendu ?
— Il a entendu, mon chef.
— Il veut toujours ?
— Toujours.
— Alors…
Et Philippe étendit le bras. Il était juste six heures. Ainsi que chaque matin, à cet instant précis, le soleil se montra.
Gouré et Hassan, comme des lévriers noirs, bondirent en tête de la file des mulets déjà alignés. Philippe sauta sur le sien, placé le dernier et, sans un regard pour le campement où s’éveillait, avec les guerriers danakils, le bâtard kirghize, suivit sa caravane.
Il lui fallut un rude effort pour ne pas tourner la tête, mais quand, à son tour, il eut pénétré dans le couloir dont les parois dérobaient à ses yeux le point d’eau de Douddé, il aspira l’air encore frais avec orgueil. Il s’était montré à la mesure d’Igricheff. La route de celui-ci allait désormais vers l’ouest, la sienne vers le nord. Et il n’y avait pas de retour à cela. Une fois que les destins avaient décidé, il fallait s’y soumettre d’un cœur égal.
Le chemin que prenait la caravane aidait Philippe dans ce dur fatalisme si nouveau pour lui. C’était de nouveau une piste noire, mais large et ferme, semée de blocs gris, et qui serpentait entre des monts couverts par endroits d’une courte végétation épineuse. Ces rochers et ces buissons, cette ampleur de vallée, les perspectives changeantes qu’elle ouvrait sans cesse par ses brusques inflexions sur d’autres monts et sur d’autres gorges, donnaient au paysage une vigueur aride, libre et vivante. Le convoi marchait bien, les mulets ayant fait la veille peu de route, ayant bu à leur soif et reçu bonne ration d’orge outre l’herbe qu’ils avaient pu brouter. Les deux Danakils sautaient de pierre en pierre, chantaient des airs stridents et farouches. Répartis entre les bêtes, couraient Omar et Haïlé, fiers de porter chacun un fusil. Et juste devant Philippe, une main posée sur la croupe du mulet qui cahotait Yasmina, Moussa marchait à foulées puissantes.
Soudain, Gouré montra, au fond du cirque qu’ils étaient en train de traverser, un miroitement liquide.
— Abaïtou, dit le guide.
Philippe tressaillit.
Ce nom qui tant de fois avait hanté ses calculs, il l’entendait enfin et sur le lieu même qu’il désignait ! Par le jeu de l’automatisme, il murmura : « Samedi : Abaïtou. Dimanche : Nehellé. Lundi : Alexitane. »
Aussitôt, le sens de la réalité lui revint. C’était déjà lundi. Le lendemain, à l’aube, il devait, d’après le programme établi, rejoindre Mordhom au Gubbet-Kharab. Or, d’après ce même programme, il lui fallait deux jours au moins pour l’atteindre. Et encore, pour cela, il aurait dû atteindre Abaïtou la veille. Philippe regarda sa montre : il était sept heures. Le retard ― en ce qui concernait l’étape de la journée même ― n’était pas grand. Certainement, dans ses prévisions, Mordhom avait réservé du temps pour la halte de midi. On la brûlerait. On arriverait à Nehellé pour le soir. Mais cela ne suffisait point. Comment faire pour regagner le jour perdu, irremplaçable ?
Philippe, à coups de talon, poussa son mulet jusqu’aux guides.
— Fissa, fissa ! cria-t-il.
Gouré le toisa en ricanant et allongea le pas. Les conducteurs suivirent. On entendit trotter les bêtes, bringuebaler les caisses. Mais bientôt Omar vint avertir Philippe :
— Mon chef, Haïlé et Moussa disent : “Les mulets vont se blesser. Le chargement va tomber.”
— C’est bien, murmura le jeune homme. Ordonne aux Danakils de ralentir.
Gouré tourna vers Philippe sa figure sinistre avec un sarcasme qui tenait de l’insulte. Le jeune homme serra les poings. Mais que pouvait-il répondre ?
Il regagna sa place à l’arrière de la caravane, sortit la carte de Mordhom. Elle ne lui apprenait rien sur le terrain à parcourir, et les distances, d’après l’échelle, étaient certainement inexactes. Seuls, les noms des points d’eau pouvaient servir de repères. Avant Nehellé, il y en avait deux : Galamo et Saggardera. Toute l’énergie du jeune homme se tendit vers eux. Il aurait voulu en sentir, en mesurer l’approche, percevoir chaque kilomètre gagné comme une victoire. Mais cela lui était impossible avec cette piste pleine de méandres, ces monts, ces ravins qui barraient la vue. Et les jalons même qu’il brûlait de reconnaître, rien ne les distinguait du chemin qu’un puits caché entre des pierres, qu’une flaque d’eau qu’il fallait connaître pour la découvrir à cent pas. Il n’avait qu’un seul moyen de contrôle : calculer à peu près, par le temps écoulé, la distance parcourue. Alors, il frémit. La caravane marchait ― et c’était une allure limite ― à cinq kilomètres à l’heure. Le jour en comptait douze inexorablement. Il en fallait, s’il ne voulait pas tuer les bêtes, au moins trois pour l’abreuvoir, le repos. Il ne restait plus que neuf heures pour avancer. Ainsi, tout ce qu’il pouvait espérer parcourir avant la nuit, c’était quarante-cinq kilomètres.
Il pensa aux machines prodigieuses qu’avaient inventées les hommes pour raccourcir l’espace, aux routes, aux cieux sillonnés dans la lumière et l’ombre par de frémissants bolides. Et, tout meurtri qu’il fût de ne pouvoir forcer le temps, il sentit soudain avec une émotion qui toucha au plus profond de lui-même que ceux-là qui montaient ces engins dévorants avaient perdu l’instinct nécessaire de la terre et que lui, derrière ces hommes noirs et nus, dans cette âpre et torride vallée, le retrouvait, poignant, divin.
Il mesura l’exacte puissance de son corps à se mouvoir dans l’étendue. Il comprit que le monde était d’une ampleur infinie et d’une substance difficile pour l’homme. Il connut le prix du soleil, l’interdiction terrible des ténèbres, la magie de l’eau, le sang précieux des nourritures. Et, malgré la chaleur qui se condensait, plus épaisse et plus ardente que jamais, dans le couloir qui se resserrait entre des parois éblouissantes, Philippe eut pour les monts, pour le ciel, pour la piste, les hommes et les bêtes un regard qui portait la trace de sa découverte et de sa gratitude.
À neuf heures, la caravane atteignit Galamo. Gouré interrogea Philippe du regard.
— En avant ! dit le jeune homme, le doigt pointé vers la piste.
Gouré vida sa gourde, la remit à Hassan qui courut vers le puits. Lui-même, sans perdre un instant, reprit le train. Pour toute la caravane, ce fut Moussa qui alla remplir les peaux de bouc.
Alors commença la plus dure partie du jour. La chaleur allait sans cesse croissant. Tandis que jusque-là, en suivant la bordure des monts, la caravane avait pu profiter parfois des franges d’ombre, maintenant le soleil ne laissait plus un pouce du sol échapper à sa morsure. Il embrasait tout, les crêtes et les creux, la terre, les cailloux, les broussailles. Les petites perdrix du désert s’élevaient à l’approche des hommes d’un vol sans force. Des serpents qui se chauffaient au creux des pierres ne bougeaient pas, engourdis, et les Noirs, malgré leur haine farouche des reptiles, ne déviaient pas de la piste pour les tuer. Les deux guides ne parlaient plus entre eux, ménageant leur souffle. C’était le règne de la lumière, de l’immobilité, du silence.
Philippe la nuque ployée sous son terrail trempé d’une sueur qui brûlait, ne regardait plus le paysage. Que lui importaient ces tours et ces détours de vallées, ces oueds qui se succédaient sans fin, et ces collines, ces monts sauvages entre lesquels rampait la caravane, et les muscles de Moussa, et le sourire d’Omar, et cette marche primitive, barbare d’hommes noirs derrière des bêtes lentes ? Tout son effort se bornait à résister à l’envie de boire d’un coup l’eau saumâtre et tiède qui battait contre le flanc de son mulet et qui lui paraissait une liqueur de vie. Tout son champ de conscience était occupé par la douleur qui lui poignait les reins, le forçait à descendre de selle, puis, par l’usure de ses jambes, de ses pieds grillés par les pierres ardentes, qui l’obligeait à remonter.
Et cela dura des heures, des heures.
Il ne consultait même plus sa montre. À quoi bon ? Elle pouvait lui apprendre uniquement le temps écoulé, non pas celui qu’il avait encore à souffrir. Cela, seuls le savaient les deux félins sombres qui le menaient. Leur eût-il demandé grâce qu’ils ne pouvaient l’accorder. Il fallait arriver au point d’eau suivant. Quel repos hommes et bêtes eussent-ils trouvé parmi ces monts crevassés, stériles, grésillant de feu aveuglant et de lumière insupportable ?
— Saggadera, Saggadera, murmurait Philippe comme une invocation sans force aux divinités du désert enflammé.
Et, lorsque la caravane déboucha dans une arène de chaos et de flamme, où des rocs s’entassaient pêle-mêle comme dressés et rompus par l’incandescence du jour et que Philippe vit étinceler dans une vaste cuvette un liquide qui semblait du soleil fondu, il ne put croire, tant sa détresse était profonde, qu’il était arrivé à Saggadera.
Il se laissa tomber de son mulet, marcha dans une sorte de vertige vers l’eau, y plongea sa figure, puis, sans force, s’étendit sur une pierre plate. Il était à peine conscient. Des bribes de pensées tournoyaient confusément en lui.
“Brûler la halte… c’est nécessaire… Dès que les bêtes auront bu… Mais est-ce que je pourrai ? Mourir ici plutôt… Ce serait bon…”
Il entendit le bruit que faisaient les langues des mulets assoiffés. Le clapotement de l’eau remuée était si doux ! Pourquoi affronter de nouveau, tout de suite, cette torture, cette réverbération, cette route inhumaine ?
Un corps noir, mince, luisant, se dressa devant lui.
— Yacoul, dit brutalement Gouré.
— Non.
Le Dankali ne pouvait comprendre le mot. Mais la figure, le geste du jeune homme le renseignèrent. Sa bouche aiguë frémit, laissant apparaître les pointes de ses dents. Un sang plus sombre gonfla les stries rouges de ses paupières. Il secoua son fusil et gronda :
— Yacoul.
— À Nehellé ! dit Philippe.
Et les bêtes ayant fini de boire, il sauta sur son mulet. Gouré passa le bout de sa langue sur ses lèvres que la colère desséchait et jeta un tel regard à Philippe que celui-ci vérifia le jeu de son revolver dans l’étui. Mais déjà le guide prenait la tête de la caravane. Il était deux heures de l’après-midi. La halte n’avait duré que vingt minutes.
Malgré cela, l’étape suivante fut moins pénible pour Philippe. Il avait pris la cadence de la marche à mulet et à pied. Il voyait, d’après le grossier schéma de la carte, que, de Saggadera à Nehellé, la distance était beaucoup plus courte que de Galamo à Saggadera. Le soleil et la sueur l’avaient enduit d’une patine qui servait de protection. Enfin, la route était d’une beauté si étonnante qu’elle faisait oublier le temps, la chaleur, la fatigue.
La piste s’infiltrait entre des murs hauts et rouges couleur de cuivre, creusés, fouillés de stries sauvages et tout parcourus de veines d’un bleu sombre. Puis elle s’évasait en cirques, toujours gardés par ces parois qui semblaient faites d’un prodigieux métal. Quelquefois, du sommet de l’une de ces murailles, un grand mimosa penchait vers le vide sa tête ronde, hérissée d’épines qui étaient autant de dards étincelants. Et, au milieu des pierres noires, des défilés de cuivre, sous le ciel éternel des solitudes, avançait, comme un lambeau de horde primitive, la caravane. Souvent, Philippe se laissait distancer par elle, pour mieux la voir, minuscule, obstinée, perdue parmi tant de splendeur et de désolation. Il était fier de l’animer, de la tenir dans sa main, de la lancer ou de l’arrêter à sa guise, de sentir les limites de son effort.
Il pensa que la lenteur même à laquelle elle l’astreignait était son plus sûr instrument de découverte, de révélation. Qu’aurait-il vu par les rapides moyens de voyage qu’il avait aimés jusque-là ? Des images, des perspectives effleurées. Mais le long contact avec le grain du sol et de la lumière, cette notion des valeurs minérales, ce sens de la sécheresse et de l’approche de l’eau, ce dessin des vallées, des plateaux, des cirques et des monts qui, peu à peu, entraient en lui, cette communication efficace, directe, brute, avec la peau ardente de la terre, comment les eût-il pu connaître sans cette avance pas à pas, où le corps s’unissait à la route, sans le déroulement presque immobile des crevasses mystérieuses, des piliers et des rouges murailles ?
Dans ce songe lucide, deux heures passèrent. Et la cuivreuse vallée s’épanouit en une faille large et verte.
De nombreuses nappes d’eau y miroitaient. Sur leurs bords poussait une herbe drue. Plus loin, de hauts massifs épineux offraient des ombrages traversés de soleil. Au milieu, jalonnant la piste, s’élevaient orgueilleusement une dizaine de palmiers. C’était la douce oasis de Nehellé, mais aussi solitaire, aussi vierge que le désert lui-même.
Omar, qui cherchait déjà la meilleure place pour le campement, s’approcha de la première nappe liquide, tendit vers elle son petit visage épuisé. Mais il recula aussitôt avec un léger cri. L’eau était bouillante.
— C’est la source chaude, lui dit Hassan avec orgueil. La source froide est plus loin. C’est à ma tribu que Nehellé appartient.
— À elle seule, appuya fortement Gouré. Et les palmiers, qui sont des palmiers à vin, sont aussi à elle seule.
Toutes ces étonnantes découvertes, Omar les raconta à Philippe lorsque, à l’ombre des grands jujubiers, ils commencèrent à manger leur ration de riz.
— Des palmiers à vin ? demanda le jeune homme.
— Oui, mon chef. Quand tu coupes l’écorce près des branches, en haut, il coule un lait, épais comme la cire. Tu le mets dans un pot, tu le fais fondre et c’est la douma, le vin de palme qui fait tourner la pensée.
Son frugal repas achevé, Philippe, accompagné du jeune Somali, se dirigea vers la ligne des palmiers au lait enivrant. Comme il en était à une vingtaine de pas, une main violente le tira en arrière, le fit pivoter. Il se trouva face à face avec Gouré dont, une fois de plus, il n’avait pas entendu l’approche.
— Je ne sais pas ce qu’il veut, cria Philippe, mais dis-lui, Omar, que s’il me touche encore de cette manière, je lui ouvre la figure.
— Et toi, dis-lui, siffla Gouré entre ses lèvres étroites, que nul, sous peine de mort, s’il n’est pas de ma tribu, n’a le droit de venir au pied de ces arbres. Qu’il regarde mieux en haut et il saura.
Ce fut alors que Philippe aperçut, plantés juste sous les bouquets de palmes, des poignards danakils. Il les avait pris jusque-là pour des branches mortes, mais il distinguait maintenant les poignées de bois et la naissance des lames qui hérissaient les troncs d’une floraison sinistre.
— Dis-lui encore, reprit Gouré, que j’ai tué, ici-même, des hommes du pays dankali, mais d’une autre tribu, parce qu’ils avaient voulu boire notre douma. J’en ai égorgé cinq, car je suis le plus grand guerrier depuis Gobad jusqu’au lac Assal. Et chacun le voit à mes joues.
Il passa rapidement, férocement, ses doigts sur les quatorze traits blanchâtres qui encadraient son nez de vautour, et Philippe comprit que chacune de ces cicatrices représentait la mort d’un ennemi.
— Il y en a encore cinq à faire, continua Gouré, pour les Issas d’hier. Tous au poignard. Puis je chercherai ma vingtième victoire pour être illustre dans les récits du désert.
Et le chasseur d’hommes revint à sa nourriture.
Philippe suivit du regard ce tueur qui marchait plus silencieux qu’un chat-tigre, et un frisson de malaise parcourut le jeune homme.
— Aurais-je peur de lui ? murmura-t-il. Nous allons bien voir.
Dès l’arrivée à Nehellé, sa décision avait été prise. La caravane ne passerait pas la nuit dans l’oasis. Quelle que pût être sa lassitude, il restait trop de temps jusqu’à la tombée du jour pour ne pas en profiter.
— Une heure de repos et en route, s’était dit Philippe.
L’instant était venu. Par Omar, il fit donner l’ordre de lever le camp. Les Danakils, comme s’ils ne s’apercevaient pas des préparatifs, buvaient par petites gorgées leur thé au goût de sirop. Quand les bêtes furent chargées, Gouré appela le jeune Somali.
— Préviens ton maître, lui dit-il en ricanant, qu’il doit demander leur avis aux guides avant de se mettre en chemin. Il faut la moitié d’un jour pour arriver à l’eau la plus proche. Les mulets ne peuvent pas passer une nuit et marcher beaucoup ensuite sans boire. Tu peux de nouveau enlever les caisses.
Quand Philippe connut la réponse du Dankali, il eut une sorte d’éblouissement. Gouré avait raison, mais comment accepter son conseil, alors que le guide avait, par insolence calculée, laissé faire le chargement ?
Omar, les yeux baissés, attendait la décision de Philippe. Il comprenait son désarroi et, comme il haïssait les Danakils d’une haine séculaire, souffrait avec lui.
— Écoute, mon chef, murmura-t-il soudain. Je connais la vie dans la brousse. Quand mon père faisait un grand chemin sans eau, il emportait des outres pleines pour la famille et les bêtes.
— Merci, Omar, dit Philippe avec un profond soupir de joie. Fais emplir les seaux, les gourdes, vide les bidons de pétrole pour les fanous{15}, lave-les, mets de l’eau à la place. Et pour que cela aille vite, les guides vous aideront.
Quand Gouré connut l’ordre de Philippe, il marcha vers lui avec une expression sinistre.
— Un guerrier, un tueur comme moi…, commença-t-il.
Fut-ce l’effet du soleil qui, toute la journée, avait chauffé le sang de Philippe, la fièvre du mouvement ou la peur d’avoir peur, le jeune homme ne le sut point, mais il mit le canon de son revolver sur le front de Gouré et lui indiqua deux seaux de toile. Leurs regards se croisèrent un instant, puis le Dankali obéit. Mais la haine de ses yeux cerclés de sang avait été si violente que, lorsque vint l’obscurité et que la caravane s’arrêta sous une roche aride, Philippe ordonna d’entretenir le feu jusqu’au matin et, ayant veillé le premier, fit prendre par ses Noirs la garde tour à tour. Et ce fut la quatrième nuit de la caravane.