IV.
LE CONSEIL SOUS LA TENTE
Igricheff et Philippe arrivèrent au bas de la côte qu’ils avaient escaladée avec Mordhom, une vingtaine de jours auparavant. Ils avaient marché très vite et, comme, depuis Dakhata, les routes et les pistes ne faisaient que descendre, ce fut avant la chute du soleil qu’ils atteignirent le lit à sec de la rivière de Dirrédaoua.
Malgré la rapidité de leur allure et bien que les deux noirs ne fussent pas montés, Youssouf et Omar les précédaient de quelques pas. Certes, ils n’avaient pu suivre les chevaux au galop, mais les tronçons du chemin permettant ce train étaient rares. Et, toujours, dans les passages qui contraignaient les bêtes au pas ou qui forçaient cavaliers et Yasmina, qu’Igricheff avait en croupe, à descendre, ceux-ci voyaient apparaître, leur peau lisse brillant de sueur, leur poitrine et leurs jambes nues contractées par l’effort, mais infatigables et riant de toutes leurs dents sauvages, le grand guerrier des tribus du Mabla et l’agile adolescent somali.
Mais, à présent qu’ils étaient de nouveau en selle et qu’ils avaient devant eux la piste large et sableuse dont les méandres bordés de haute brousse allaient jusqu’aux portes de la ville où les attendait Mordhom, Philippe et Igricheff s’apprêtaient à distancer les coureurs noirs. Mais, soudain, Youssouf porta la main à sa bouche et, légèrement infléchi vers la droite, scruta l’impénétrable rideau d’arbres et de buissons épineux. Alors seulement Igricheff, le premier, et Philippe, quelques secondes plus tard, perçurent un froissement suspect.
La même pensée visita les deux cavaliers. C’était dans ces parages qu’un parti d’Issas avait surpris, égorgé et mutilé les travailleurs de Mordhom. Et le crépuscule venait, propice, comme l’aube, à l’embuscade. Ils saisirent leurs fusils. Plus prompt qu’eux, Youssouf épaulait déjà.
À l’instant où il allait presser sur la gâchette, une phrase gutturale, criée dans sa propre langue, l’arrêta. Du fourré qui donnait sur le bord même de la rivière desséchée, écartant d’un coup d’épaule et de reins les branches hérissées d’épines, Mordhom surgit. Il était nu jusqu’à la ceinture, mais sa peau cuite et tannée semblait insensible aux aiguilles qui, par endroits, y adhéraient encore.
Il sourit brièvement.
— Je ne loge plus en ville depuis deux jours, dit-il. J’ai un hôte qui ne tient pas à se montrer.
— Où êtes-vous donc ? demanda Philippe.
— À la scierie. Mais elle est brûlée.
— On s’arrange… Suivez le lit de la rivière jusqu’à la première sente un peu visible sur votre droite. Je vous rejoindrai. Il ne faut pas qu’on me voie trop non plus. Et la piste est passante.
Il disparut dans les taillis acérés. Ses pieds nus firent légèrement craquer les branches. On eût dit la fuite d’une bête élastique.
Les chevaux s’écorchaient depuis une demi-heure le poitrail et les flancs aux aiguilles des mimosas sauvages lorsqu’une barrière épineuse les arrêta. Entre les interstices de cette haie faite de branches abattues et qui barrait le chemin, pointa le canon d’un fusil. Mordhom parut au milieu des fourrés. Aussitôt la sentinelle rentra son arme.
— C’est Haïlé, un demi-sang d’Abyssin et d’esclave. Une brute sûre comme un gourdin. Je l’ai pour seul domestique ici. Nous avons bien travaillé à défendre l’endroit.
Un pan de haie glissa, laissant un passage suffisant pour les chevaux. Derrière se tenait un grand gaillard massif. L’ovale du visage était allongé, le nez aquilin. Mais, dans la bouche, Philippe reconnut les stigmates bestiaux de celles qui avaient dévoré, cru, le bœuf égorgé à Dakhata. Mordhom souffleta amicalement les lèvres énormes. Haïlé rit et lui baisa la main.
Toute la vaste clairière calcinée était gardée par des barrières pareilles à celle qu’avaient franchie Igricheff, Philippe, Omar et Youssouf. Au milieu se dressait un carré épineux, grande zériba dans laquelle on entendait un sourd piétinement de montures en liberté. Derrière cet enclos se dissimulait une petite tente conique.
— Là, dit Mordhom, nous sommes tranquilles, Saïd et moi.
En entendant son nom, l’hôte de l’aventurier souleva un pan de toile et, d’une voix grave et d’un geste harmonieux, salua les arrivants. C’était un Arabe d’âge moyen, richement habillé, coiffé d’un turban de soie jaune vif très ample et noué minutieusement. Ses yeux étaient cernés de kohl, sa courte barbe teinte au henné. Un poignard orné de pierreries dépassait sa large ceinture. Il avait à la main un fusil à tir rapide, d’un modèle très récent et très coûteux…
— Saïd, puissant homme du pays d’Assir, présenta Mordhom en arabe. Le plus grand marchand d’esclaves et contrebandier d’armes de l’Abyssinie et de la Côte.
La tente abritait un repas très frugal posé sur une pierre plate. Des brassées d’herbe sèche servaient à la fois de sièges et de lits. Ils s’assirent tous sur leurs jambes croisées, sauf Philippe qui s’étendit à demi. Il mangea peu, comme les autres, mais il eut l’impression que chaque bouchée était utile à son corps, que le dîner réparait exactement l’usure de la journée. Puis il tâcha de deviner sur les visages de ses compagnons le sens de l’entretien qui se livrait en arabe. Déjà il comprenait certains mots qui revenaient souvent : taïbe, bien ; bandouk, fusil ; certains chiffres. Vers neuf heures du soir, Saïd écrivit une lettre qu’il remit à Mordhom et se leva. Haïlé l’accompagna avec une lampe-tempête jusqu’à la zériba. De là sortit une magnifique mule harnachée somptueusement. Le marchand d’esclaves l’enfourcha, fît glisser le pan de la haie qui ouvrait sur le sentier et, après un dernier salut, s’y enfonça.
— Maintenant, expliquez vite, s’écria Philippe.
Avant de répondre, Mordhom appela Haïlé, lui fit apporter des bouteilles de tetch, des gobelets et ordonna :
— Couche-toi ! Nous veillerons. Mais, avec le soleil, que les bêtes soient prêtes.
— Où allons-nous ? demanda Igricheff.
Mordhom avala d’un trait son gobelet d’hydromel, prit un temps. Enfin, il dit avec lenteur :
— Votre chemin à vous, comme celui de Philippe, dépendra de votre décision. Je vous ai demandé de venir pour vous apprendre ce que, moi, j’allais faire. Quant à vous, je le répète, vous êtes absolument libres de rester à Dirrédaoua, de remonter à Dakhata, d’aller vous promener dans toute l’Abyssinie, bref…
— Voyons, Daniel, ne continuez pas, interrompit Philippe.
— Mordhom a raison, déclara Igricheff. Il ne propose rien. Il raconte. Nous écoutons, à égalité. C’est bien, c’est très bien.
Il but à son tour un gobelet de tetch, alluma une cigarette, ferma les yeux.
— Quand je vous ai quittés, reprit l’aventurier de la mer Rouge, je ne savais pas encore ce que je ferais. Mais cette sauvagerie sous le vieil arbre, là-haut, votre cri de la steppe, Igricheff… Il fallait que je parte. Je suis allé à Djibouti, simplement pour voir mon boutre, mes matelots. Là, j’ai appris, par des gens à moi du quartier indigène, que Saïd s’y trouvait. Je le connais depuis toujours. À mes débuts, j’ai travaillé pour lui dans la contrebande. S’il était là, lui qui habite Harrar (la plus belle plantation, à droite de la ville, c’est la sienne), j’étais sûr que j’aurais intérêt à le voir. Nous nous sommes rencontrés à l’île Moucha, sous les palétuviers, tranquillement. Il venait d’une crique pas loin de Raïeta où il avait embarqué, pour l’autre côté de l’eau, vers son pays, Djizan, qui se trouve entre le Yémen et le Hedjaz, une bonne cargaison d’esclaves. Ses convoyeurs avaient pris pour revenir le même chemin qu’à l’aller.
— Je ne vois pas du tout l’intérêt pour vous, remarqua Philippe.
Mordhom répondit avec une sorte de passion :
— Comment ! Voilà une troupe toute prête, tout entraînée à la marche secrète, qui va faire une route terrible d’un mois pour regagner l’Abyssinie, qui passera loin des postes et des douanes et tout cela sans transporter la moindre marchandise interdite. Saïd sentait aussi bien que moi que c’était imbécile. Mais il n’avait pas eu le temps de se ravitailler. J’ai pensé tout de suite à ma cargaison. Seulement, ses hommes étaient déjà partis. Nous avons calculé où je pourrais les rejoindre. Dans ces déserts, les étapes sont faciles à pointer. Les puits les fixent. Le dernier endroit où je puis les atteindre avant qu’ils s’enfoncent dans l’Haoussah, c’est Hedeïto. Ils y parviendront mercredi prochain. Nous sommes jeudi. Voilà.
Il y eut un silence. Philippe qui voyait déjà, portées à travers les espaces inconnus et sauvages, les armes, les cartouches qu’il avait suivies jusqu’à Taïf et qui avaient été arrachées aux Zaranigs dans l’île noire, Philippe s’écria :
— Quelle chance admirable !
Igricheff souleva un peu ses paupières, le regarda, regarda Mordhom et demanda :
— C’est tout ?
Et comme l’aventurier breton ne paraissait pas comprendre, il insista :
— C’est tout ce que vous nous offrez ? prendre le bateau, aller chercher votre marchandise, la transmettre aux gens de Saïd et reprendre le bateau ?
Igricheff but un nouveau gobelet de tetch. Mordhom ébaucha un geste de colère à peine visible, mais qui s’amplifia démesurément sur la toile de la tente, car il était placé de telle manière que la lampe-tempête dessinait de lui une ombre immense.
— Mais qu’attendiez-vous donc ? cria presque Mordhom.
— Est-ce que je sais ! dit Igricheff avec nonchalance. Un beau pillage. Une province à prendre. Une tribu à soumettre. Un trésor à découvrir.
— Pour en faire quoi ?
— Rien… Pour recommencer après… Quelque chose de grand…
Mordhom ricana.
— Pour moi, qui suis terre à terre, dit-il, il n’y a pas de petits ou grands dangers de mort. Ils se valent. Et si je peux, par la rapidité, l’audace et la ruse y échapper, gagner de l’argent, je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas né riche, eh bien ! je suis content.
— Il vous faut tout cela pour déterrer vos caisses et les vendre ?
— Puisque vous daignez prêter l’oreille à mes opérations, je vous dirai que Hedeïto est en plein pays dankali insoumis, et que, pour prendre ma cargaison au Gubbet-Kharab et la mener là-bas, j’ai besoin de mulets. Mais je ne peux pas les embarquer sur mon bateau parce que j’attirerais l’attention des gardes-côtes. Pourtant je dois mener le boutre moi-même, car je dois prendre des guides à Obock. Or, pour que mon affaire réussisse, hommes et mulets par voie de terre, c’est-à-dire par un terrible désert, guides par voie de mer et caisses de l’îlot du Diable, doivent se trouver à Hedeïto mercredi prochain, c’est-à-dire au pied du mont Goudda et dans six jours.
Le visage d’Igricheff était devenu soudain très attentif.
— Si je vous comprends bien, dit-il, sur un ton étrangement sérieux après la négligence et l’ironie qu’il avait montrées, l’expédition doit comprendre deux tronçons : l’un dirigé par vous cherche des guides à Obock, se rend par la mer au Gubbet-Kharab, déterre les caisses, les débarque sur la côte. À ce moment arrive l’autre convoi, celui des mulets, qui est venu par terre…
— Oui, mais par un chemin terriblement difficile, dangereux, qui passe chez les Abyssins, les Issas, les Danakils, et près des postes français. Et ce chemin doit se faire en quatre jours. Et il me faut un homme sûr pour tenir la caravane en main, pour l’amener mardi sur le bord du Gubbet où je serai. Sinon, tout est perdu. Je n’aurai plus le temps de monter jusqu’à Hedeïto où l’équipe de Saïd fera mathématiquement étape mercredi soir.
Philippe dit avec amertume :
— Vous me méprisez donc tant, Daniel ! Vous cherchez un homme sûr pour votre caravane quand je suis là.
Pour la première fois depuis qu’il avait surgi de la brousse, l’aventurier de la mer Rouge eut, sur le visage, une expression humaine. La tendresse, l’incrédulité, l’effroi s’y montrèrent tour à tour.
— Vous n’y pensez pas, murmura-t-il comme malgré lui, vous ne connaissez ni la route, ni la langue, ni les mœurs. Et puis, il faut une résistance… Je comptais vous prendre avec moi.
Philippe se redressa à demi sur le lit d’herbes sèches.
— Daniel, je serai de la caravane ou de rien du tout, dit-il nettement.
— Si vous y allez, je fais route avec vous, déclara soudain Igricheff.
— Dans ce cas…, commença Mordhom qui s’arrêta.
Il baissa la tête, réfléchit.
— Dans ce cas, voyons l’itinéraire, dit-il.
— Il est bien entendu, remarqua Igricheff, que je ne suis ni chef ni membre de l’expédition, simplement compagnon de voyage. Les caisses et les munitions ne m’intéressent pas, mais le chemin.
— C’est entendu, coupa Mordhom. Travaillons !
Il tira de la poche de son pantalon de toile bleue un papier soigneusement plié, l’étala sur la pierre plate, rapprocha d’elle la lampe-tempête. Ils s’allongèrent tous trois autour, leurs fronts se touchant presque et les yeux fixés sur le calque qu’avait fait Mordhom.
— Voici la région où doit se faire la caravane, dit celui-ci. Le pointillé indique la frontière de l’Abyssinie et de la Somalie française. Vous voyez que c’est surtout dans ce dernier territoire que passe le trajet.
”La carte la plus récente, sur laquelle j’ai fait ce calque, est certainement pleine d’erreurs. Je n’ai jamais traversé cette partie du pays, mais elle est si peu fréquentée, si peu de missions s’y sont aventurées que le relevé ne peut pas être exact. Pourtant, d’après son dessin général et d’après les renseignements des indigènes sur les distances et les points d’eau, la route se décompose d’une façon assez simple.
”Nous prenons ensemble le train demain matin avec les mulets que j’ai déjà réunis dans la zériba. Ils viennent du Harrar et d’Addis-Abeba. Ils sont solides. Les provisions ― c’est-à-dire du riz et des dattes ― sont prêtes, ainsi que l’orge pour les endroits où il n’y aurait pas d’herbe.
”Je continue jusqu’à Djibouti. Vous, vous descendez à Daouenlé, à cette station qui se trouve un peu avant la frontière de la Somalie française. Vous débarquez les mulets, vous les chargez et vous vous enfoncez vers le nord. Un abane, je veux dire un guide et en même temps entrepreneur responsable de caravanes, qui vous attend à Daouenlé, vous mènera. C’est un Issa, car le début du trajet passe chez les gens de sa tribu.
”Cet abane doit s’être mis déjà en rapport avec un abane dankali, car, après un jour de marche, vous entrerez en terre dankali. À la limite des deux territoires, vous trouverez donc des guides danakils, du côté de Dekkel, je pense, poste français que vous éviterez soigneusement. De là, vous rejoindrez le lit du Chekaïto et, par plaines, défilés, déserts et gorges, atteindrez en trois jours le fond du Gubbet, où vous verrez ma voile.
— Cela fait combien de kilomètres ? demanda Philippe.
— Cent vingt au moins, cent cinquante au plus.
— Mais ce n’est rien ! Une heure pour ma Bugatti.
— Et encore moins pour un avion, dit Mordhom en riant. Mais je vous assure que, si vous faites ce trajet dans les limites de temps que je vous demande, vous pourrez être content de vous.
— Je le pense aussi, dit Igricheff. Les mulets… Le chargement… Les étapes… L’eau… L’imprévu… Quatre jours, c’est juste.
— Il le faut pourtant, car j’en ai besoin de deux pour monter la cargaison de l’Ibn-el-Rihèh jusqu’à Hedeïto et, dans six, les hommes de Saïd y seront et n’y seront que pour une nuit.
— Soyez tranquille ! s’écria Philippe. Vous nous verrez à l’heure dite, lundi soir.
— Ça, c’est impossible. Au mieux, vous arriverez ce jour-là au soleil couchant, sur les bords du lac Assal, le grand réservoir salé de ces déserts. Et vous ne pourrez descendre vers moi que le lendemain à l’aube. Mais ce sera déjà très beau. Nous aurons mardi et mercredi pour aller à Hedeïto.
Il y eut un silence. Igricheff et Philippe regardaient intensément la carte pour fixer dans leur mémoire tous les noms barbares qui jalonnaient le chemin et les répartir dans les cases étroites des étapes projetées. Les laissant à ce travail, Mordhom sortit de la tente. Tout était calme dans la brousse qui frémissait doucement sous la nuit tiède et fiévreuse. L’aventurier rejoignit ses compagnons.
— Comme équipe, dit-il, vous aurez d’abord Youssouf.
— Youssouf ? demanda Igricheff d’une voix sans nuance.
— Oui. Seul, il n’aurait pu s’aventurer en pays issa. Mais sous l’égide de Blancs, il passera. Puis vous aurez Omar, qui sait cuisiner dans la brousse et qui tire bien. Enfin, Haïlé, bon muletier. La langue commune qu’on parle sur tout le trajet, malgré les dialectes particuliers, est l’arabe. Cela vous va, Igricheff ?
— À moi, très bien.
— À moi aussi, dit Philippe.
Mordhom reprit :
— Dans la zériba, il y a aussi trois carabines à tir rapide, deux parabellums. Je pense que cela suffira. Maintenant, couchez-vous. Je ferai la garde. Vous aurez besoin de vos forces plus que moi dans les jours qui vont venir.