II.
 
LES POLITESSES DU CADI

Il n’est pas dans tout l’Orient de grande cité qui puisse donner une idée de Sanaa. Ni le Caire, au bord du désert que surveille le sphinx. Ni Damas, reine de Syrie, molle et subtile, noyée dans son verger géant. Ni Jérusalem, bloc compact de voûtes, d’arceaux, de ruelles, d’exaltation, de haine et d’amour.

Sanaa, au milieu de la coupe prodigieuse de pierre et de lave que ferment les djebels yéménites, se dresse isolée du monde et près du ciel. Flanquée de donjons ronds et pesants, cernée par d’épaisses enceintes crénelées, elle est vaste, solide, bâtie en force et tranquillité. Elle semble issue du sol même, toute posée dans sa force, sa fierté et sa sobre noblesse. Ainsi que le haut plateau qui la soutient, Sanaa porte le sceau de la fable et de la vie en même temps.

Les maisons forment des alignements sévères. Elles sont hautes de cinq et six étages et faites de pierres si bien ajustées qu’elles tiennent sans ciment ni mortier depuis des siècles. Des bandes de chaux vive éclairent les murs gris et séparent les rangées de fenêtres aux verres multicolores. Chacune d’elles a l’air d’un palais et d’une forteresse. Et les ornements de bois ouvragé, sculpté, dentelé avec une habileté et une patience infinies, donnent une grâce étrange à cette vigueur minérale. Au fond des vastes et mystérieux jardins que l’on devine derrière les enceintes aveugles, le bruit rythmé, gémissant, des poulies d’eau qui ne cesse ni la nuit ni le jour forme le souffle et la voix de cette ville et de son éternité.

Le peuple achève le miracle. Peuple ardent et aimable, pur de traits et de vêtements, qui remplit les souks, les mosquées et les places de son tumulte, de son commerce, de l’éclat de ses armes, de la violence sereine de sa foi. Il est formé de montagnards au pas dansant ; de caravaniers hâlés, de juifs aux longues lévites blanches et bleues, aux yeux intelligents et doux encadrés de papillotes ; de scribes affinés ; de marchands aux turbans de soie ; de seigneurs à cheval et suivis d’escortes ; de Bédouins sauvages dont le torse nu se voit parmi des peaux de bêtes ; d’askers{1} déguenillés et farouches ; d’enfants beaux et vifs ; de femmes voilées.

Tous, même les plus jeunes garçons et sauf les juifs, portent à la ceinture d’étoffe qui entoure leurs reins les poignards du Yémen qui, dans un même fourreau, joignent leurs poignées et leurs lames. Tous vont les jambes nues et les cheveux bouclés jusqu’aux épaules. Tous ont la tête haute et le torse droit sur des hanches minces. Ils sont tranquilles, fiers et légers, prompts au sourire comme au meurtre, sans réflexion ni souci, car, sur eux, plantés aux toits des mosquées, des tours et des palais, flottent les étendards de l’Imam, le maître de leur corps et de leur âme, oriflammes pourpres qui portent, incurvé entre sept étoiles blanches, un cimeterre blanc.

Telle était la ville aux portes de laquelle, par ce matin d’automne, Igricheff arrêta Chaïtane fumant.

Un cavalier l’y attendait qui lui sourit de ses dents magnifiques, plus blanches de briller au milieu d’une barbe noire, légère et lustrée. C’était Hussein, chaouch{2} des askers que l’Imam avait donnés au chef moscovite pour lui servir de gardes, de serviteurs, et peut-être de surveillants. Hussein avait pour consigne de ne pas quitter Igricheff. Mais peut-on suivre le diable ? Franchis les murs de Sanaa, le chaouch ne l’essayait même pas.

— Par le Prophète, dit Hussein, après avoir salué Igricheff, sous toi Chaïtane est plus rapide que lui-même.

Le fils de la Kirghize flatta l’encolure de son cheval d’une main orgueilleuse. C’était la seule louange qui le pût toucher.

— Tu le soignes bien, répondit-il, et je le ferai savoir à Cadi Djemal.

Un nouveau sourire à la fois enfantin et viril éclaira le visage régulier du chaouch. Il rejeta son fusil derrière l’épaule, assujettit les cartouchières qui lui enveloppaient la poitrine et se rangea derrière Igricheff.

L’un après l’autre, au pas, ils entrèrent dans la cité. Ils étaient contents d’aller ainsi au milieu de la foule. Hussein était fier de suivre un chef qui montait si bien, qui venait de loin, était généreux et se montrait un musulman parfait. Igricheff estimait chez Hussein la vigueur féline, la liberté respectueuse du langage et la fidélité.

C’était l’heure où venait de finir la cinquième prière, Dhohr. Le peuple sortant des soixante-dix mosquées disséminées dans Sanaa se répandait à flots pressés et bruyants à travers les souks et les places.

— Tareg ! Tareg ! {3} criait Hussein sans répit.

La foule s’écartait, obéissante, gaie. Elle connaissait bien la silhouette d’Igricheff, le seul étranger parmi les six (deux Anglais, un Italien et trois Russes) admis à résider à Sanaa, qui sortît souvent dans les rues. Il jouissait de l’estime du peuple parce qu’il montait Chaïtane, parce qu’il avait la figure hautaine et que, en même temps, il savait parler aux petites gens comme aux seigneurs. Et lui, il aimait cette foule pour sa docilité qui n’avait rien de servile.

Igricheff trouvait bon qu’elle subît la loi de l’Imam comme une loi naturelle. Il trouvait bon que le souverain se fût réservé pour lui seul une source particulièrement suave à vingt kilomètres de la capitale, l’eût fait clore de murs, couvrir d’une coupole, et que chaque jour une petite caravane lui en portât quelques outres toutes fraîches. Il trouvait bon que nul au monde, pas même le fils de l’Imam, ne pût venir à Sanaa sans sa permission, que le maître du Yémen n’admît pas un consul étranger sur sa terre, pour que sous le ciel du Tehama comme sous celui des Djebels fussent seuls à s’éployer les rouges étendards marqués de sept étoiles et d’une lame blanches. Igricheff aimait le despotisme pourvu qu’il lui assurât une pleine liberté et des privilèges sans contrôle. Au Yémen, il avait retrouvé le seul climat où il lui fût possible d’être lui-même. Et il avait Hussein pour le servir et Chaïtane pour le porter…

L’Imam avait logé la mission russe dans l’une de ses demeures.

Elle était vaste et noble. La porte d’accès fixée au mur d’enceinte ouvrait sur un corps de garde. Six askers y veillaient à demeure. Puis, venaient les écuries, puis un immense jardin et verger à la fois. Parmi ses ombrages s’élevait une haute maison. Elle était précédée d’un autre corps de garde où se trouvaient encore six askers prêts à s’élancer au moindre signe pour le service des étrangers. Le bas de la façade, percé de longues fenêtres ouvragées, était dissimulé par une terrasse couverte de feuillages. Devant, un jet d’eau chantait. À l’intérieur se voyait le même faste sobre. Peu de meubles, mais de beaux tapis, des tentures riches et fraîches, des coussins ardemment bariolés. À chaque étage se trouvait une grande pièce nue, pourvue de rigoles et au sol hérissé de courtes colonnes de fer pour porter les jarres d’eau chaude et d’eau fraîche destinées aux ablutions. Quand l’Imam avait offert cette maison aux Moscovites, il avait fait renouveler sous leurs yeux les lits, les étoffes et tous les ornements. Que tout fût vierge pour eux, ainsi l’avait voulu le souverain. Jusque dans son hospitalité, il montrait un caractère impérieux, absolu.

Igricheff veilla lui-même à ce que Chaïtane fût libéré tout de suite de son harnachement, vérifia la litière, puis fit porter dans sa chambre sa selle qui ne l’avait quitté ni dans la division sauvage, ni dans la cavalerie rouge.

Sur la terrasse l’attendaient les deux autres membres de la mission, le docteur Chougach et le secrétaire Bogoul.

Chougach, Caucasien trapu, aux yeux si noirs qu’ils semblaient sans prunelles, avait su gagner la confiance de l’Imam en lui donnant une nouvelle jeunesse et les bonnes grâces d’Igricheff parce qu’il préparait avec de l’alcool pur une vodka à 75 degrés.

Le secrétaire, tout rond, avait le parler chantant des Petits-Russiens. Il lui manquait un pied, perdu à la guerre civile.

Ils déjeunèrent dans la salle du bas. Igricheff buvait beaucoup. La terrible vodka ne mordait point sur ses nerfs invulnérables. Chougach mélangeait d’eau son produit. Bogoul n’y touchait pas.

— L’Imam se porte beaucoup mieux, dit Chougach, je l’ai vu ce matin. Il m’a suffi de lui choisir une bonne cuisinière au lieu de son mangeur de cat{4}. L’Imam ne jure plus que par la science russe.

— Docteur, demanda Igricheff, combien faut-il en mâcher de leur herbe, pour avoir un résultat ? J’ai essayé tout l’après-midi hier. Rien… aucun effet. Les yeux noyés d’Hussein, des mendiants et des princes m’avaient fait envie.

Chougach répondit sérieusement.

— Vous perdriez votre temps. Leur drogue est trop légère pour vous. Ils ont une sensibilité à fleur de peau. La vôtre, je ne sais vraiment pas où elle est.

— Moi non plus, remarqua Igricheff.

Le docteur parla longuement de la plante miraculeuse des Yéménites qui leur donne force, joie et repos et qui intoxique doucement les cités et les campagnes aux heures chaudes. C’était un des sujets préférés de Chougach. Il préparait un travail sur la nature et les effets de ces pousses vertes et tendres ainsi que sur le ver de Médine qui sort de la peau des habitants du Tehama.

Igricheff ne l’écoutait pas. Il pensait au haschisch du Turkestan, aux tentes de son pays. Bogoul regardait à la dérobée son chef. Le repas prit fin ainsi.

— Je retourne à l’hôpital, déclara Chougach. Je n’ai pas eu le temps de voir tous les malades ce matin, ils commencent à s’habituer à moi. Même les femmes viennent maintenant. Mais je demande qu’elles soient toujours accompagnées de leur mari ou de leur père. Je ne veux pas de racontars.

Chougach était musulman de naissance. Il avait l’intuition du Yémen dans le sang.

— C’est vraiment la meilleure propagande que cet hôpital, dit Bogoul lorsque le docteur fut parti. Il l’a organisé très bien… oui… très bien.

Igricheff ne desserra pas ses lèvres étroites. Il y eut un long silence.

— La poste de Moscou est arrivée, dit enfin Bogoul.

Igricheff répondit avec nonchalance.

— Je sais, j’ai vu les courriers sur le plateau.

Un nouveau silence permit d’entendre la molle voix du jet d’eau. Les askers du service de table emportèrent les tasses de café vides, au fond desquelles s’était déposé le marc plein d’arôme.

— Et vous n’attendez pas de lettres ? reprit Bogoul.

— Jamais, répondit Igricheff avec l’orgueil de son absolue solitude.

— Je vais voir s’il y a quelque chose pour moi, dit Bogoul.

Igricheff entendit sonner sur les marches de pierre qui menaient aux appartements la jambe articulée de Bogoul. Et il fut sûr, d’un instinct absolu, que le courrier de Moscou lui apportait un mauvais message. Il avait percé depuis longtemps la mission de surveillance que la police politique avait confiée à Bogoul auprès de lui.

Mais quand Hussein remit à Igricheff l’ordre bref qui le rappelait en Russie, le coup dépassa ses prévisions. Il avait pensé recevoir une réprimande, une menace. Il n’avait pu admettre que, sitôt conclu le traité auquel, il le savait, on tenait tant à Moscou, il fût destitué. La perte de son poste ne le préoccupait guère, mais quitter le Yémen…

Il leva ses yeux d’épervier dans un visage où pas un nerf ne jouait, aperçut Hussein qu’il avait oublié de congédier.

— Tu demanderas son heure à Cadi Djemal aujourd’hui, dit-il au chaouch…

Hussein courut au corps de garde et revint quelques instants après.

— Abdallah est parti, annonça-t-il. Et il y a un homme qui veut te parler.

— Non, personne.

— C’est un Bédouin de Mareb qui apporte des images de pierre…

Les yeux du chaouch brillaient comme ceux d’un enfant avide.

— Mareb… Mareb… dit lentement Igricheff. J’ai déjà entendu ce nom ici. Dis-moi ce que tu sais…

Hussein s’accroupit sur les talons, près du divan où s’était allongé Igricheff, dans l’attitude familière du serviteur préféré. Il prit la main de son maître comme pour mieux faire passer en lui son récit et commença :

— Il y a, seigneur, peut-être à cinq jours de marche de Sanaa, peut-être à dix, personne ne le sait, et du côté où vient le soleil, la Ville. Nous l’appelons Mareb, mais elle a porté beaucoup d’autres noms dans les temps et les temps. La grande reine des vieux livres l’avait fait bâtir, celle qui régna sur le Yémen et le Nedj et le Jourdain. Puis le sable a pris la Ville, mais les colonnes des palais et des temples sortent encore du désert. Tout l’or, toutes les pierres de la reine sont toujours là. Mais les Bédouins de ce pays savent que si quelqu’un touche à la Ville, la mort viendra sur leurs tribus. Ils gardent la Ville des sables. Et nul n’a pu en approcher. Ni l’Ottoman, ni le Yéménite. Nul ne sait la route ni la piste. Et ceux qui essayent, les guides bédouins les égarent et les tuent. Tu en as vu, seigneur, de ces Bédouins sur la place de Sanaa avec leurs caravanes. Ils sont nus dans des peaux de bêtes. Leurs cheveux sont comme la laine épaisse de ces peaux. Leurs poignards n’ont pas d’ornements, mais ils frappent mieux que les nôtres. Leurs tribus révèrent Allah, mais aussi des morceaux de bois ou de pierre. On ne sait pas… Voilà ce que je peux te dire de Mareb, la Ville, chef étranger.

Le visage d’Igricheff aux lourdes paupières baissées était un masque passionné. Autant que Hussein, il aimait le merveilleux. Ils restèrent longtemps la main dans la main.

Le pas d’un cheval sur les dalles qui menaient au jardin les tira de ce rêve sans couleur.

— Cadi Djemal te fait savoir que sa maison est toujours ouverte pour toi, dit l’asker envoyé par Hussein.

— Sors Chaïtane, ordonna Igricheff au chaouch.

La vie du dignitaire yéménite, chez lequel se rendait le chef destitué de la mission russe, semblait une fable d’Orient. Il avait vu le jour à Constantinople, au temps de la vieille Turquie, lorsque, sur un empire qui comprenait une partie des Balkans, l’Anatolie, la Syrie, l’Irak, la Palestine, le Hedjaz, le Nedj et le Yémen, régnait Abdul-Hamid, nommé le Sultan Rouge et Commandeur des Croyants. Cadi Djemal s’appelait alors Djemal Pacha. La courbe de son destin était inscrite entre ces deux titres.

Il fut diplomate. Il connut Paris sous Félix Faure. Il resta longtemps à Saint-Pétersbourg. Aux bals de la cour, il fit danser l’impératrice. Quand vint la guerre, il gouvernait Hodeïdah. Mais déjà son loyalisme n’était plus le même. Un mauvais vent soufflait sur la Turquie. Et lorsque l’Imam yéménite arracha le pouvoir aux hommes de Stamboul, le gouverneur d’Hodeïdah offrit ses services au vainqueur. De pacha turc il devint cadi arabe. Étant seul à connaître les langues et les mœurs d’Occident, il fut chargé par son nouveau maître des relations avec l’étranger. La méfiance entourait cet ancien oppresseur, suspect également pour avoir vécu si longtemps parmi des infidèles. Mais, cloîtré dans Sanaa, coupé du monde par les djebels couronnés de nids d’aigles et d’hommes en armes, Cadi Djemal déjouait tous les pièges. Il n’avait pas été élevé en vain à l’ombre des sérails et des palais tragiques du Bosphore.

Cadi Djemal reçut Igricheff sur le seuil de sa maison retirée et modeste. C’était un grand et beau vieillard, tout droit dans sa longue et flottante robe de soie. Un turban haut, merveilleusement noué, ceignait son front très large. Le visage régulier, étroit, allait en s’amincissant jusqu’à la courte barbe blanche. Les yeux brûlaient, profondément enfoncés sous des sourcils gris épais. Ses mains magnifiques jouaient avec les amples manches de son vêtement. Il les porta à hauteur de la tête pour saluer Igricheff et dit en français, qu’il parlait mieux que le russe :

— Mon cher et noble ami, comme je suis heureux de vous voir. Comme vous convenez bien à mon vieux cœur. Chaque fois, vous me rappelez les belles soirées de Saint-Pétersbourg.

Dès leur première rencontre à Sanaa, Cadi Djemal avait reconnu dans le chef moscovite le jeune officier qu’il avait vu, déjà hautain et fermé, près de vingt ans auparavant aux fêtes de la cour impériale. Tout autre qu’Igricheff eût admiré les jeux du destin qui les réunissait si loin dans le temps et l’espace, mais sa propre vie était un tel défi à la vraisemblance que rien ne l’y pouvait étonner. Il fut simplement satisfait de trouver, pour sa mission, un partenaire d’esprit vif et de bonnes manières.

— Je vous salue, Excellence, dit-il en joignant les talons.

Ses éperons sonnèrent.

— Excellence ! Excellence ! répliqua le vieillard avec bonhomie, vous l’êtes plus que moi, mon grand ami. Je ne suis, vous le savez bien, qu’un pauvre serviteur sans titre, de Sa Majesté.

Le cadi usait toujours de cette humilité, mais à l’ordinaire sa feinte était peu appuyée et comme protocolaire. Cette fois il mit dans sa voix plus de conviction. L’instinct d’Igricheff, si vivant sous sa nonchalance, fut aussitôt alerté.

“Il doit savoir déjà”, pensa-t-il.

Les deux hommes pénétrèrent dans le cabinet du cadi, une pièce carrée et nue.

— Excellence, dit Igricheff, je viens vous demander d’obtenir le plus vite possible une audience pour moi auprès de Sa Majesté. Je veux lui présenter mes respects avant de quitter le Yémen.

Si l’intuition du cavalier de Chaïtane n’avait pas été infaillible, il eût sûrement accepté pour sincère l’émotion que montra Cadi Djemal. Le vieillard lui saisit les mains, se pencha vers son visage et, les yeux pleins d’une tristesse parfaite, s’écria :

— Quelle dure nouvelle, mon ami, vous apportez à mon vieux cœur. Vous en étiez la joie, le soleil. Nous n’avons pas su vous rendre le séjour ici assez agréable sans doute. Notre pays est pauvre et peu civilisé, je le sais, hélas ! Nous l’avions mis à vos pieds, mais l’Europe, la belle Europe vous fait soupirer d’impatience, je le sens. Je vous comprends, mais quel chagrin pour moi.

Igricheff n’écoutait pas ces propos. Il en suivait seulement la cadence, qu’il connaissait. Lorsqu’il sentit qu’arrivait la fin de cette sorte de phrase musicale, il répondit :

— Votre modestie est grande, Excellence, jamais pays ne m’a plu autant que le vôtre.

— Quelle courtoisie exquise, mais dont je ne peux, hélas ! pas me leurrer.

— Jamais pays ne m’a plus autant, répéta durement Igricheff, mais ma mission est terminée. Je dois partir. À moins que…

— Dites vite, mon ami, dites vite, l’espoir revient dans ma vieille poitrine, s’écria Cadi Djemal, dont les manches s’agitèrent comme des ailes.

— Laissez-moi choisir cinquante cavaliers et je vais à Mareb, dit Igricheff.

La plus profonde désolation parut sur le visage du vieillard. Ses mains retombèrent le long de son corps et il murmura :

— Allah m’envoie ce jour pour me châtier de mes fautes. Et certes il ne pouvait trouver de punition plus cruelle. J’apprends dans la même heure que mon soleil nous quitte et que pourtant nous pourrions le garder et que je ne puis rien faire pour cela…

Mon ami, Sa Majesté vous aime trop pour vous laisser aller dans ce pays d’où personne ne revient… Il faudrait une armée et celle de Sa Majesté, vous le savez bien, s’assemble contre les Zaranigs. Après la victoire, inch’Allah, Sa Majesté prendra Mareb, inch’Allah. Alors revenez quand vous voudrez, parmi nous et nous vous conduirons là-bas.

Tandis que parlait le cadi, Igricheff pensait :

“Il se moque de mon existence. Il ne veut pas de difficulté avec Moscou… Je vais bien voir…”

— Sa Majesté est trop bonne, dit Igricheff doucement, et je ne veux pas inquiéter sa sollicitude. Mais j’aime la guerre, Excellence, et n’y suis point maladroit. Pourrai-je faire campagne avec les troupes ?

Cadi Djemal baissa la tête, et plaintivement :

— Pourquoi vous acharner sur un vieillard qui vous aime et n’a aucun pouvoir ? Sa Majesté craindrait autant pour votre vie dans les combats avec les pirates que sur la piste de Mareb.

Il se pencha soudain sur l’oreille d’Igricheff.

— Et puis, chuchota-t-il, vous êtes bon musulman, mais étranger tout de même, mon noble ami. Ni Sa Majesté, ni son humble serviteur ne vous le reprochent. Mais les séides diraient que votre présence serait funeste au succès de nos armes.

Cadi Djemal se redressa et sans laisser à Igricheff la chance de faire une nouvelle proposition se lamenta douloureusement.

— Non, non, je le vois bien, Allah est impitoyable pour le néant que je suis. Je vais vous perdre, rayon de ma vieillesse, reflet de mes beaux jours.

Il accompagna Igricheff jusqu’à son cheval, tint absolument à lui présenter l’étrier et quand celui-ci fut en selle, il lui dit :

— Bien que je sois de la poussière auprès de Sa Majesté, ma vieille expérience me dit qu’Elle vous recevra demain matin. Ainsi, vous pourrez, lorsqu’il vous plaira, satisfaire votre impatience, que je comprends si bien, de retrouver votre cher pays.

Puis, comme se ravisant et toujours à l’étrier :

— Pourtant, si, avant, vous voulez courir l’aventure, il y a aux confins du Nedj, entre lui et l’Hadramouth un désert tout vide et tout vierge, le Rob-el-Kali. On dit qu’il est entouré de sables mouvants, on dit qu’il est nu comme la main, on dit qu’il est plein d’oasis, on dit qu’il est habité d’Arabes aux yeux couleur-de mer et de Juifs sauvages. On dit aussi que les méhara de l’Hadramouth, les meilleurs de l’Arabie, vous le savez, mon ami, sont si rapides et si forts, parce que les femelles, à l’époque du rut, sont menées par les Bédouins sur la lisière du Rob-el-Kali et que les démons des sables les fécondent. Vous êtes ami, je le sais, du grand Ibn-Saoud. Il vous donnera sans doute une escorte et vous m’écrirez et je serai joyeux de vous savoir plus près de nous.

— Demandez à quelqu’un d’autre des renseignements sur les desseins d’Ibn-Saoud, Excellence, je connais mal ce métier, dit Igricheff. Mes respects.

Sur une pression infime de ses jambes. Chaïtane bondit. Suivi d’Hussein, Igricheff s’engagea au petit galop dans les rues de Sanaa.

Il y régnait une rumeur spéciale qui fit légèrement tressaillir Igricheff, car c’était une rumeur d’armes. Sur toutes les places campaient des groupes d’hommes aux longs cheveux, aux vêtements flottants et disparates, coiffés de turbans, les pieds nus ou dans des sandales rudes. Mais chacun avait un fusil, des cartouchières à la ceinture et sur la poitrine, et plusieurs poignards dans le même fourreau recourbé et ciselé. Dans les rues passaient au long trot de leurs méhara, une jambe sur le col flexible, des guerriers farouches, échevelés, qui faisaient tournoyer leurs carabines. Des cavaliers les dépassaient sur de petits chevaux sauvages. Les troupes de l’Imam se réunissaient comme des hordes pour descendre vers le rivage de la mer Rouge, et fondre sur les Zaranigs.

Igricheff avait mis Chaïtane au pas. Fasciné, enivré par ce branle-bas désordonné, barbare, il errait à travers la ville, au hasard. Ainsi il parvint à la grande place qui s’étalait sous les murs du palais royal. Là, Igricheff, qui pourtant soignait avec une tendresse infinie la bouche de Chaïtane, arrêta l’étalon d’un tel coup de mors qu’il le fit hennir et cabrer follement. Mais les cuisses de fer du cavalier réduisirent sur-le-champ cette révolte et, presque sans souffle, les yeux plus étroits que jamais, Igricheff devint une statue.

C’est qu’une troupe nombreuse, disposée par rangs de six, venait sur lui. Et ce n’était pas une marche mais une danse terrible et sacrée. Les pieds nus martelaient le sol sur une cadence dure, sèche, dans d’étranges et brefs entrechats. Sur chaque file les guerriers se tenaient par les mains, faisaient ensemble deux pas en avant, reculaient d’un, repartaient en dansant. Et les armes s’entrechoquaient, cependant que d’une voix suraiguë, vrillante, insoutenable, les hommes chantaient un chant simple, primitif et funeste d’angoisse, de courage et de mort.