VI.
 
LE TOMBEAU DES ISSAS

Quand Philippe sortit de la gare, il faisait encore nuit. Mais déjà les hommes du village, amenés par le vieux Grec, avaient réveillé Omar et Haïlé endormis dehors, près des animaux. À la clarté des lampes-tempête et d’un bûcher de planches et de paille le chargement commençait. Il fut rapide. Tandis que le muletier mettait les bâts et serrait les sangles, les caisses passaient de main en main, arrivaient à celles de Moussa qui les soulevait, en fixait les anneaux aux crochets. Il ne restait plus qu’à les assujettir fermement par des cordes.

Omar apporta du café fumant à Igricheff et à Philippe, du pain de dourah et des quartiers froids de gazelle.

Puis le convoi se forma en file.

— Je me mettrai en tête si vous voulez bien, dit Igricheff. Je saurai mener le train plus vite que vous le premier jour. Et ce traître marchera mieux en me sentant dans son dos.

L’abane venait d’être libéré, car le jour commençait à poindre sur la triste cuvette de Daouenlé. Il avait un grand bâton à la main droite, un petit tapis de cuir jeté sur l’épaule gauche. Son visage émacié était sans expression.

Igricheff et Philippe montèrent sur les deux mulets les plus fins, les seuls qui eussent des selles. Le bâtard kirghize plaça le sien tout contre l’abane, sortit son revolver de son étui. Derrière lui, venaient les trois bêtes chargées, plus difficiles à manier, que surveillait Haïlé. Cinq autres animaux portant seulement leurs bâts et destinés à recueillir la cargaison de Mordhom suivaient le muletier. Yasmina et Omar avaient pour mission de les faire marcher en file régulière. Philippe fermait la caravane.

Quant à Youssouf il se tenait un peu à l’écart, son fusil à la main, et surveillait déjà les environs.

Philippe fit une distribution de piécettes aux Issas, serra vigoureusement la main racornie du vieux Grec, Igricheff donna un rude coup de talon à sa bête et le convoi s’ébranla. Au bout de quelques minutes, il atteignit le large corridor qui s’ouvrait entre les monts sombres. Philippe se retourna, jeta un dernier regard sur la petite masure blanche, sur le talus de chemin de fer. Une grande joie et une grande angoisse l’étreignirent. C’étaient les derniers vestiges d’un monde où régnaient d’autres lois que celles de la nature et de la barbarie.

Or, au même moment, une forme puissante se détacha du ballast, toucha le sol d’un bond et se mit à courir dans la direction où venait de disparaître Philippe. C’était Moussa.

Quelques larges foulées suffirent à l’athlète noir pour rejoindre le jeune homme. Alors, il cria :

— La voix est libbe.

Philippe tressaillit de surprise. À l’autre bout de la caravane Igricheff tourna la tête, puis se remit à travailler les flancs de son mulet et à surveiller l’abane qui, paraissant n’avoir rien entendu, continuait à suivre son long bâton blanc qu’il projetait d’un mouvement égal et rapide.

— Omar, demande-lui ce qu’il veut, dit Philippe.

— Il ne veut rien, expliqua le Somali après avoir interrogé Moussa, que te saluer une dernière fois.

Omar se mit à rire. Moussa également et le Somali dansant comme l’athlète issa eurent, dans leurs yeux et dans leurs bouches éclatantes, la même expression de tendresse ingénue pour Philippe. Ce dernier dit soudain :

— S’il veut, je le prends pour la caravane.

Mais sans même consulter Moussa, Omar répondit :

— Il n’ira pas en pays dankali, mon chef, ils sont ennemis à mort.

— Et jusque là-bas ?

Omar échangea quelques mots avec Moussa et dit :

— Oui, mon chef.

Philippe envoya le Somali annoncer à Igricheff cette nouvelle recrue. Youssouf qui marchait à la hauteur du bâtard kirghize entendit le message.

— Fais attention, murmura-t-il en se rapprochant d’Igricheff. Tous les Issas sont des chiens lâches, rusés et méchants. Qui sait si Moussa n’a pas rapporté hier l’abane pour donner confiance et mieux trahir avec lui. Des mulets et des armes comme nous en avons sont un beau butin.

— Veille bien sur le guide, dit Igricheff qui dégagea son mulet de la file et la laissa passer devant lui.

Quand Philippe l’eut rejoint, ils cheminèrent côte à côte et Igricheff transmit au jeune homme les craintes du guerrier dankali. Philippe hésita une seconde, regarda la sauvage mais franche figure de Moussa, haussa les épaules et dit :

— Ils se haïssent tant de tribu à tribu qu’on ne peut pas les croire. Je réponds de cet homme.

— Comme vous voudrez, répliqua Igricheff avec indifférence en poussant rudement son mulet vers la tête du convoi.

Ainsi fut engagé Moussa. Il avait pour tout bagage un coutelas et des muscles héroïques.

L’équipement de la petite troupe était également très mince. Haïlé, Omar et Youssouf marchaient aussi nus que l’Issa. Ils n’avaient en plus que des sandales de cuir grossier, des gourdes, et le Dankali un fusil. Igricheff portait sa culotte kaki, une chemise de même couleur, ses bottes, Philippe un pantalon et une chemise de toile ocrée, des espadrilles. Un peu de linge était roulé sur leurs selles. Et c’était tout.

Le bâtard kirghize avait l’habitude de ce dénuement de campagne. Mais Philippe en éprouvait une légèreté, une liberté qui l’enchantaient. Elles convenaient si bien à cette marche rapide, volontaire, qu’il sentait plus vigoureusement poussée que celles des caravanes ordinaires, à ces hommes simples, et patients, que leur sombre peau habillait mieux que la plus belle des étoffes, à ce pays inconnu enfin où ils s’enfonçaient.

La trouée qu’ils avaient prise en quittant le talus du chemin de fer, ils l’avaient vite franchie. Elle avait abouti à une vaste table, entourée de tous côtés de buttes et de collines plates, érodées. Et aussi bien le sol du plateau que les flancs des ondulations étaient couverts, tapissés de cailloux et de graviers noirs. Aucune végétation n’y poussait sauf, çà et là, quelques touffes d’herbes pâles qui perçaient péniblement entre les pierres sombres. Pas un pouce de terrain n’était libre de cette immobile et funèbre avalanche. Aussi loin que pouvaient porter les yeux, ils n’apercevaient qu’un grésillement rugueux et noir sous la flamme du soleil qui montait, montait, chaque instant plus dur, plus pesant, plus mort. Ses rayons n’avaient pas de vie dans cette arène qui semblait dévastée par un incendie de cataclysme. Leur faisceau tombait comme une masse presque solide à force d’intensité, d’éblouis sèment et restait prisonnier, immobile, sans vibration, sans nuance, ensorcelé par les pierres noires, la poussière noire et soudé à elles pour l’éternité, semblait-il. Il y avait contact, fusion, unité indivisible entre ces pierres brûlées et cette lumière brûlante. Et au-dessus d’elles le ciel dépoli, corrompu par ce feu et sa réverbération aveuglante, était le ciel d’un autre monde, funeste, et maudit.

La caravane avait parcouru une dizaine de kilomètres que Philippe, déjà, avait perdu tout sentiment de la distance. Daouenlé s’était reculée à l’infini, dévorée par les sombres génies qui avaient forgé à leur enclume cette terre de deuil sauvage.

Maintenant ils l’emplissaient de leur suffocante haleine. Pas un souffle d’air n’animait la solitude absolue des pierres noire. Philippe se sentait collé à sa selle, aux flancs mouillés de son mulet. La sueur ruisselait de son large chapeau, sur son visage ardent. Il croyait respirer du feu. Et menée au même pas par l’abane aux mollets secs, par Igricheff aussi immobile qu’une idole, la file des bêtes et des hommes serpentait comme une minuscule colonne d’insectes le long d’une coulée de lave torride. Bientôt cette apparence même de chemin disparut. Il n’y eut plus ni sentier, ni piste. Sous les sabots des bêtes les cailloux funèbres roulaient avec un faible bruit de ressac. Les hommes trébuchaient parfois, mais se rattrapaient aussitôt en silence et continuaient leur avance muette, nus, élastiques. Dans la lumière qui dissolvait tout, sauf leur couleur pareille à celle du terrain, ils apparaissaient à Philippe comme des êtres sans corps, comme des ombres tirées du sol et qui pouvaient, d’une minute à l’autre, y rentrer, le laissant seul.

Il ne sentait plus la grandeur lunaire du paysage, le goût violent de l’aventure. Un poids affreux lui broyait la nuque et les reins. Ce n’était plus une course comme celles qu’il avait faites au Harrar où circulait toujours la brise des hauts plateaux, où frémissaient des branches, où la terre avait des aspects changeants. C’était une épreuve sans nom ni mesure, une marche démoniaque, un tourment enflammé.

Combien de temps pourrait-il le supporter encore sans gémir, sans demander grâce ?

Un désespoir immense l’envahit de voir les foulées régulières de l’abane, de Youssouf, d’Omar, de Moussa, qui se tenait à ses côtés, une main posée sur la croupe de son mulet, comme pour le soutenir de sa force. Ces gens-là pouvaient aller ainsi des heures et des heures sans halte ni répit. Et ne leur avait-il pas dit lui-même qu’il le fallait jusqu’au soir, sans répit. Igricheff, certes, tiendrait. Mais lui ?

Son regard atone tomba sur Yasmina qui trottait derrière deux mulets. Alors il eut honte de sa faiblesse. Ce que pouvait un enfant, en serait-il incapable ? Brusquement, Philippe sauta de sa selle et se mit à marcher. La sueur jaillit aussitôt de tous ses pores, mais elle était saine, active, bienfaisante. Elle le dégagea de sa détresse, de sa torpeur solaires.

Omar regarda son maître avec surprise. Philippe lui dit avec le plus grand naturel, et dès cet instant, il le crut lui-même :

— Je ne veux pas fatiguer mon mulet.

Le Somali répéta la chose à Moussa et tous deux hochèrent la tête avec approbation.

“Ils me trouvent bon caravanier”, pensa le jeune homme joyeusement.

Il alluma une cigarette, sourit à Omar, à Moussa. C’étaient ses deux hommes à lui, comme Hussein avait été au bâtard kirghize, comme les matelots de l’Ibn-el-Rihèh étaient à Mordhom. Philippe eut pour la première fois le sentiment d’être un chef.

— Demain, se dit-il, c’est moi qui mènerai la caravane. Tantôt en selle, tantôt à pied, mais je serai en tête.

Le soleil devenait de plus en plus redoutable. Il pesait comme un lingot. Mais Philippe ne le craignait plus. Simplement, les idées se pressaient avec une fièvre singulière sous son front trempé. Il pensait :

“Nous marchons bien, je le vois au sérieux de Moussa, d’Omar. Ils ne parlent pas, ne rient pas. Nous allons rattraper le retard d’hier. Nous retrouverons les guides danakils. Cet après-midi… au début peut-être. En poussant encore, nous pourrons atteindre dès ce soir Abaïtou. Et nous sommes samedi. Selon le programme. Samedi : Abaïtou. Dimanche : Nehellé. Lundi : Alexitane. C’est bien cela. Ah ! voici que le terrain change. Donc, nous avançons, nous avançons…”

Le plateau butait contre une paroi durement infléchie que les premiers mulets attaquaient déjà. Igricheff mena le sien rapidement, mais ceux qui portaient les caisses, hésitèrent. Haïlé en saisit un par la bride, l’entraîna. Moussa bondit vers les deux autres, se plaça entre eux. D’une main, il poussa, de l’autre, il tira. Et sa force était telle qu’il sembla enlever en même temps les deux bêtes. Celles qui n’étaient pas chargées grimpèrent facilement. Omar tendit l’étrier à Philippe et dit :

— C’est mieux pour toi, chef.

Il avait mis dans ce conseil une gentillesse qui fit obéir le jeune homme. Il rejoignit la caravane, qui commençait à descendre le versant opposé. Alors Philippe, se souvenant qu’il fallait à tout prix éviter de blesser les mulets à l’encolure, quitta de nouveau la selle. Un peu d’humeur lui vint en voyant qu’Igricheff n’avait pas bougé de la sienne. Mais à la façon légère dont le bâtard kirghize touchait les étriers, à la cambrure, de son torse ramené en arrière, il comprit que lui avait le droit. Même sur son mulet, il avait l’air d’un centaure.

L’épuisante manœuvre recommença plusieurs fois, car sans cesse la caravane escaladait une colline abrupte pour la dévaler aussitôt et en gravir une autre. Et toujours et partout le regard n’embrassait que des crêtes et des creux couverts de pierres noires. On eût dit qu’une mer d’encre s’était là, depuis des siècles, figée et que la caravane, comme une pirogue étroite, traversait ses lames sans mouvement. Aucun point de repère ne semblait diriger l’abane. Pourtant, il avançait sans hésiter, sec, muet et suivant son bâton. Parfois, il se courbait à demi, comme pour flairer le sol et reprenait sa marche régulière, assurée. Le soleil était à son zénith, lorsque, dans une dépression, le guide s’arrêta.

— L’eau, dit-il.

L’endroit était pareil à tous les vallonnements qu’avait franchis le convoi. Même solitude, même dessin des monts, même texture pierreuse et sombre. Mais presque aux pieds de l’abane de gros cailloux étaient posés en cercle. Et leurs bords étaient humides. La caravane était arrivée au premier point d’eau.

Sans la descendre de son bât, Omar ouvrit une caisse, en tira de grands seaux de toile. Moussa les attacha à une corde, les descendit dans le puits qui, par on ne savait quel secret du désert, s’ouvrait là. Haïlé retira de la gueule des mulets les mors pleins d’écume et les bêtes burent avidement. Puis ce fut le tour des hommes. Quand Philippe vit sa gourde pleine d’une eau trouble, qui sentait le soufre et la vase, il faillit la vider. Mais il comprit soudain qu’il ne pouvait en avoir d’autre. Il la porta à ses lèvres avec une répugnance infinie, décidé à n’en boire qu’une goutte pour apaiser la brûlure intolérable de sa gorge. Dès que sa fraîcheur lui eut baigné les lèvres, il renversa la tête et but à longs traits.

Cependant, l’abane avait posé sur le gravier funèbre son petit tapis de cuir et à genoux, prosterné devant le soleil, faisait la prière de midi.

— Combien avons-nous fait de kilomètres à votre avis ? demanda Philippe à Igricheff, tandis que les Noirs rentraient les seaux, remplissaient de nouveau les gourdes et remettaient leurs mors aux mulets.

— Une trentaine environ, répondit le bâtard kirghize. Nous marchons ― et bien ― depuis six heures. Je pense que, dans trois au plus tard, d’après les prévisions de Mordhom, nous aurons rejoint les éclaireurs danakils.

Il sauta en selle et ajouta comme pour lui-même :

— Je m’étonne pourtant que le point d’eau où ils nous attendent, soit aussi rapproché de celui-là.

Philippe voulut lui faire expliquer sa pensée, mais déjà l’abane se mettait en route devant la caravane reformée. Philippe regagna sa place.

L’essentiel était de ne pas perdre de temps.

Les mulets eurent de la peine à reprendre leur allure. Ils étaient gonflés, alourdis. La fatigue de l’étape précédente pesait sur eux et, comme il arrive toujours, le très bref repos qu’ils avaient eu ne la faisait que mieux sentir. Pour les hommes il en allait de même. La faim les travaillait et une soif plus exigeante depuis qu’ils Pavaient une fois étanchée. Philippe surtout y fut sensible. Il puisait souvent à sa gourde cette eau qui l’avait tout d’abord écœuré. Il s’y ajoutait maintenant une âcre senteur de peau de bouc, mais il sentait avec angoisse sa gourde diminuer de poids. Bientôt, elle fut à sec.

— Tiens, mon chef, dit Omar, en lui tendant la sienne. J’ai plus l’habitude.

Et son geste était si persuasif dans sa douceur que, de nouveau, Philippe lui obéit sans honte.

— Nous arriverons bientôt, se dit-il, au point d’eau où sont les Danakils, Igricheff l’a dit. Omar ne souffrira pas trop.

Puis il ne pensa plus à rien, car, plus encore que le matin, l’étourdissait le soleil massif, prisonnier des champs de galets noirs. Mécaniquement, il touchait le sol aux descentes, remontait en selle pour gravir les côtes. Elles se répétaient indéfiniment, monotones, ardentes, funèbres. Et la caravane, inconsciente, assommée, rampait à leur surface. À la fin, n’y tenant plus, Philippe qui, pour ne pas désespérer, s’était interdit ce geste, regarda sa montre. Il était près de quatre heures.

— Mais nous devrions déjà arriver, pensa-t-il.

Tout à coup la dernière phrase qu’avait dite Igricheff en quittant le point d’eau lui revint à la mémoire et le tira de son engourdissement. Il en comprit le sens. L’abane, peut-être, les égarait. Aussitôt, il chassa cette pensée. Elle lui était insupportable. Simplement, le train de la caravane était plus lent, ou Mordhom avait mal calculé les distances… Ou peut-être touchait-on le point d’eau sans s’en apercevoir, comme à midi.

À la crête suivante, il crut bien que cette dernière espérance se justifiait. Un plateau s’ouvrait devant eux. Et au milieu se dressait un grossier quadrilatère de pierres aiguës et sombres assemblées les unes près des autres visiblement par des mains humaines. Un grand puits devait se trouver là. Philippe se redressa sur ses étriers pour mieux voir. Mais ce qui étincelait, à l’intérieur du quadrilatère, comme du diamant noir, n’avait pas les reflets de l’eau. C’était encore, toujours, de la lave.

— Ce n’est pas un puits, Omar ? demanda Philippe d’une voix sans espoir.

— Non, mon chef, répondit le jeune Somali qui venait de s’entretenir avec Moussa. Non, c’est un grand tombeau des guerriers issas. L’an dernier, des Danakils terribles sont venus jusqu’ici et ont tué beaucoup, beaucoup dans la bataille. Tu vois, Youssouf parle à l’autre chef. Il raconte, il est fier.

La caravane défila en silence devant le mausolée. Philippe vit alors qu’il était composé de morceaux de roches sombres, déchiquetés, tranchants et qui lui venaient à la hanche. L’air bleu et lourd qui emplissait leurs découpures n’atténuait pas la rigueur des arêtes noires, ni l’aride majesté de la tombe barbare.

L’abane, qui n’avait pas détourné un instant son regard, entraîna plus loin la petite troupe.

Elle arriva au bout du second plateau volcanique. Des sombres flancs de la colline que le guide s’apprêtait à gravir, une lueur rouge commença de sourdre. C’était l’annonce du crépuscule. Igricheff se plia en deux sur l’encolure de son mulet, planta ses ongles dans l’épaule de l’abane.

— Tu ne vas pas nous tromper davantage, dit-il avec une tranquillité sinistre. Nous sommes hors du chemin et tu penses t’enfuir à la halte de nuit. Si nous ne trouvons pas, avant le coucher du soleil, les guides danakils auxquels tu dois nous conduire, je te tuerai.

Tout le convoi s’était groupé autour des deux hommes. Le bâtard kirghize, brièvement, traduisit à Philippe ce qu’il venait d’annoncer à l’abane. Le jeune homme inclina la tête en signe d’approbation. La mort d’un traître, après un jour de soleil, de soif, et le désert sauvage, lui paraissait naturelle.

L’abane, les yeux fixés au sol, répondit :

— Le point d’eau est de l’autre côté de la colline.

— Quelle preuve ? demanda Igricheff.

— Fais-moi suivre par un de tes serviteurs. Il verra.

— C’est ta dernière chance.

Et, s’adressant à Youssouf, le bâtard kirghize ordonna :

— Va, mon guerrier. Tu es plus difficile à surprendre qu’une caravane. Et je n’ai ici confiance qu’en toi. Ta tribu parlera longtemps de ton courage pour avoir marché seul avec un traître en pays ennemi.

Youssouf mit son poignard entre ses dents, vérifia le chargement de sa carabine et fit signe à l’abane. Leurs deux corps presque jumelés se découpèrent sur la pente, sur la crête, disparurent. Les Noirs et la petite Bédouine s’accroupirent sur leurs talons. Igricheff et Philippe restèrent rivés à leurs selles. Personne ne parlait. Une légère fraîcheur descendait avec le soir.

Au loin, retentit un coup de feu. Nul ne tressaillit. Ils l’attendaient tous.

Bientôt Youssouf bondit sur le sommet de la colline, glissa, léger et farouche, parmi les pierres noires.

— Il y a de l’eau là-bas, mais près d’elle des guerriers issas et pas de Danakils. L’abane a voulu courir chez eux. Je l’ai tué dans la nuque, comme un chien.

— Ils sont nombreux ? demanda Igricheff.

— Vingt, mais sans fusils. Des couteaux et des lances.

Le bâtard kirghize se tourna alors vers Philippe.

— Me laissez-vous agir ? Rappelez-vous que, dans l’île, Mordhom lui-même…

— Faites, dit le jeune homme.

— Que penses-tu, Youssouf ? demanda encore Igricheff.

— Le jour, ils ne peuvent rien contre trois fusils, mais la nuit, ils rampent comme des serpents et je suis seul ici avec toi à savoir me servir d’un poignard.

— C’est bien, dit le bâtard kirghize.

Il fit volter son mulet. La caravane s’ébranla derrière lui. Il l’amena devant le tombeau primitif.

— Une brèche, vite, ordonna-t-il.

Youssouf, Haïlé, Omar, Yasmina elle-même se mirent à l’ouvrage. Seul, Moussa se tint à l’écart.

— Et toi ? cria Igricheff.

— Je ne peux pas, dit-il, toucher à la sépulture de guerriers de ma race.

— S’il reste vivant, il nous égorgera quand attaqueront les autres, avertit Youssouf.

— Ce n’est pas vrai, hurla Moussa, le poing levé. Le jeune chef est mon ami.

— Ouvre-lui la gorge tout de même, Youssouf, ordonna Igricheff. C’est plus sûr.

L’athlète noir se mit à trembler, car déjà, tandis que le bâtard kirghize le tenait en joue, Youssouf venait à lui.

— Vous êtes fou, cria Philippe qui avait suivi cette scène rapide sans comprendre les paroles échangées. Moussa n’a rien fait.

— Il peut faire. C’est plus sûr. Laissez donc.

— À aucun prix. Je suis le chef. Je réponds de lui.

Igricheff ferma les yeux un instant et dit :

— Comme vous voudrez.

Les mulets étaient déjà dans l’enceinte du tombeau.

— Déchargez, débâtez, cria Igricheff, et ménagez l’eau des gourdes.

Puis, accompagné de Youssouf qui évitait de regarder Philippe, il entra par l’étroite brèche. Moussa saisit les deux mains du jeune homme et les baisa avidement. À leur tour, ils pénétrèrent dans l’abri funéraire.

Le soleil touchait les aspérités qui bordaient le plateau. Des silhouettes se dessinèrent sur la colline qu’avaient gravie Youssouf et l’abane. Igricheff fit fermer la brèche, allumer les lampes-tempête qu’il accrocha aux aiguilles noires les plus élevées du tombeau. Il donna son fusil à Haïlé, Philippe le sien à Omar. Tous deux baissèrent le cran d’arrêt de leur revolver.

— Trois salves à vingt pas et nous serons d’égal à égal, dit Igricheff à Youssouf.

— On les enterrera tous dans cette même tombe de chiens, répondit Youssouf le Dankali, en lissant sa courte barbe.

Les Issas sentirent-ils leur impuissance ? La superstition leur interdit-elle d’attaquer la sépulture de leurs propres guerriers ? Quoi qu’il en fût, la petite troupe veilla jusqu’à l’aube sans la moindre alerte.

Et ce fut la deuxième nuit de la caravane.