III.
LA MORT DU MESSAGER
Le jour se levait sur le haut plateau. À cette heure il était désert et silencieux. Les villages dormaient, et les arbres et les pierres. Seuls, des aigles blancs traçaient dans le ciel à demi obscur leurs cercles méthodiques. Igricheff aimait cette virginité farouche, ces vols de proie et il avait pour le soleil levant le respect plein de gratitude qui habite le cœur des primitifs. Mais rien ce matin-là ne pouvait faire plaisir au cavalier de Chaïtane. Il quittait le Yémen pour toujours…
Igricheff aperçut, sur la droite, l’éminence boisée qui portait la résidence d’été de l’Imam. Il se rappela la mosquée, la pièce de repos dont les arceaux donnaient sur le bassin. Il serra les dents.
Avec un peloton de cavaliers bachkires ou une sotnia cosaque il eût saccagé tout cela, puis il eût gagné la montagne. Peut-être des tribus bédouines se fussent jointes à lui…
Mais il haïssait les projets impossibles et trancha net le fil de ses pensées. Derrière lui galopait, seul, Hussein, et encore ne l’avait-il jusqu’à Hodeïdah que par l’autorisation gracieuse de l’Imam.
— Je te prête mon meilleur tireur, avait dit le souverain lorsque Igricheff avait pris congé de lui. Il met autant de balles que toi dans une cible.
Même le chaouch n’était pour Igricheff qu’un compagnon provisoire comme les cimes, les aigles, comme cette dure liberté. Même le chaouch ! Les pommettes du bâtard kirghize se firent plus aiguës. Il prenait une décision…
Puis le vide se fit en lui, comme si son enveloppe corporelle, qui ne semblait pas faite de peau mais d’une écorce élastique et jaune, ne contenait rien.
Quand il franchit la brèche par où s’ouvrait la route du plateau vers la mer, il n’accorda pas un regard à cette coupe de pierre grise au milieu de laquelle on voyait encore se dessiner les tours de Sanaa et qu’il ne verrait plus jamais. Puis il galopa, pendant deux heures encore, entre les montagnes qui s’abaissaient lentement jusqu’à Baouan.
Un pont jeté sur un torrent y était gardé par une vingtaine de soldats en guenilles. Là s’arrêtait le chemin plein de fondrières mais carrossable.
Deux askers, envoyés la veille de Sanaa, attendaient Igricheff. Ils tenaient par la bride deux mulets, l’un de selle, l’autre de bât, très peu chargé, car Igricheff n’avait pour tout bien au monde qu’une cantine, le harnachement de son cheval et de bonnes armes.
— Tu mèneras Chaïtane à la main, dit-il à Hussein qui venait de laisser sa monture au poste de garde. En route.
— Permets, mon chef, que je prenne de l’eau dans le torrent, demanda le chaouch. Il n’y en a plus jusqu’à Souk-el-Khamis. Et je sens, à ta voix, que tes serviteurs auront chaud sur les pentes.
Sur un geste d’Igricheff, Hussein emplit au courant rapide sa gourde noire et luisante en peau de bouc, et vint prendre la bride de Chaïtane. L’asker Abdallah s’élança sur le sentier qui attaquait durement la montagne, Igricheff enfourcha son mulet ; le chaouch et le conducteur de l’animal de bât se rangèrent en file derrière lui et l’ascension commença.
Car pour aller de Sanaa vers la mer Rouge, la route n’est ni droite ni facile, ni dans le même sens inclinée. Il faut descendre de mille mètres, remonter d’autant, plonger plus bas encore et s’élever alors plus haut que le point de départ même, avant d’aborder la pente qui mène aux terres brûlantes, au Tehama. Et sur ce chemin, épuisant de fatigue et de beauté, on ne trouve que cinq points de halte, villes ou villages : Souk-el-Khamis, Mafhag, Manakha, Atara, Oussel.
En allant vite, il faut quatre jours pour se rendre de Sanaa jusqu’à Oussel. Igricheff avait résolu qu’il n’en mettrait que deux.
Non point qu’il fût pressé de gagner Hodeïdah. Le premier cargo vers Massaouah ne partait que dans une quinzaine et encore son horaire était peu sûr. De plus Igricheff ne savait pas s’il le prendrait ou bien s’il gagnerait l’Assir puis le Hedjaz par la côte, où il s’enfoncerait dans le désert. Mais il était fait de telle sorte qu’une impatience sans but le dévorait toujours lorsqu’il ne s’abandonnait pas à une paresse sans limites. Du haut de la mauvaise selle de fer et de bois relevée des deux bouts, il poussa brutalement son mulet à coups de cravache. La bête au pied sûr gravissait avec de brusques secousses la piste rugueuse, escarpée. Quand elle faisait un détour pour éviter une pente plus raide encore, Igricheff, qui avait ordonné au guide de couper au plus court, par les sentiers à peine visibles et quelle que fût l’inclinaison, la ramenait sur l’obstacle d’un coup de rêne et de fouet sauvages. On eût dit qu’il se vengeait d’avoir entre les cuisses, après Chaïtane, une monture aussi indigne.
Il n’était pas sensible à son intelligence, à son adresse, à son effort patient. Il n’appréciait pas davantage ces qualités chez les bêtes que chez les hommes.
Il n’aimait pas non plus le paysage encaissé qui, pour l’instant, s’offrait à lui. Il était formé de monts déserts mais arrondis, séparés par des ravins sauvages mais à fond plat. Cette demi-grandeur ne touchait pas Igricheff. Et il talonna, cravacha son mulet, essouffla les montagnards yéménites jusqu’au moment où, ayant franchi une série d’escarpements, porté de nouveau à plus de deux mille mètres d’altitude, il eut rejoint un fragment de la grande route, vestige de l’ancienne Arabie Heureuse. Alors il s’arrêta.
La halte ne fut que de quelques instants, mais elle suffît à Igricheff pour embrasser de ses yeux minces un spectacle qui, enfin, lui convenait.
D’un bout à l’autre du ciel visible, bloquant tous les horizons, dévalaient, comme des vagues monstrueuses, les chaînes de rocs gris, rouges et bleutés. Entre elles, s’arrondissaient des cirques harmonieux et taillés en gradins. Là, commençait la culture du café des djebels yéménites, sur les marches géantes et dans la pierre taillée. Là, au sommet de chaque arête se dressait, prolongement naturel des pics, une maison abrupte et crénelée. L’air était pur de la pureté des hauteurs et de l’Orient. Et l’on voyait, au loin, dans cette sorte de chevauchée héroïque des montagnes, blanchir un village fortifié.
— Souk-el-Khamis, dit Hussein.
Plus un mot ne fut dit avant qu’ils ne l’eussent atteint. Il était midi. Depuis l’aube, Igricheff et ses hommes avaient marché sans arrêt.
— Nous partons dans une heure, dit Igricheff.
Hussein observa doucement :
— Il en faut sept, mon chef, pour aller à Mafhag et tu sais que dans la vallée la nuit vient plus vite.
— Nous en mettrons cinq. Occupe-toi de Chaïtane. Qu’il ait à boire et à manger.
Souk-el-Khamis comptait une centaine d’habitants, mais n’occupait pas plus de place qu’un blockhaus, tant ses maisons en pierre se joignaient étroitement par les cours et les toits en terrasse. Dans la plus haute habitait le chef du village.
— Cadi Djemal m’a prévenu de ton passage, chef étranger, dit-il en s’inclinant bas devant Igricheff. Et ses coureurs sont partis plus loin. Mais je t’attendais ce soir seulement. Je n’ai rien préparé encore.
— Des œufs et du lait de chèvre me suffisent.
Igricheff s’étendit sur un toit, mangea rapidement et, les yeux rivés à la cascade d’arêtes et de cimes que frappait le soleil, attendait que s’écoulât le temps qu’il avait fixé à ses hommes. Comme il savait lire aussi bien qu’eux l’heure dans le ciel, ils furent debout au même instant.
Dans le même ordre qu’au départ de Baouan, ils piquèrent sur la vallée de Mafhag. Seulement Igricheff alla, comme les askers, à pied. Monté, son mulet ne pouvait suivre les sentiers de chèvre, par lesquels pour obéir à l’impatience du chef et pour arriver à l’étape avant la nuit complète, Abdallah guidait la petite troupe. Sautant de pierre en pierre, risquant à tout instant de perdre l’équilibre, Igricheff que gênaient ses bottes, alors que les montagnards, leurs sandales enlevées, avançaient les pieds nus, avait le sentiment non point de descendre mais de rouler le long d’une paroi sans fond.
Ce jeu difficile lui plaisait à cause de l’attention absolue, de l’effort de chaque muscle qu’il exigeait. Igricheff aurait pu faire porter sa carabine par l’un des askers. Il n’y songea même pas, voulant que sa tâche fût aussi rude que la leur et même plus à cause de son manque d’habitude et de la façon dont il était chaussé.
— Tu as des ailes au talon, cria Abdallah, tournant une seconde vers Igricheff son visage riant et barbu.
Et il se mit à chanter une mélopée légère et douce. Hussein et l’autre asker reprirent la chanson. Igricheff bondissait, glissait, se rétablissait sur une roche plate, repartait de plus belle. Les étriers de Chaïtane et des mulets, secoués par leurs soubresauts, cliquetaient. Et les voix joyeuses des askers semblaient faites aussi de métal, mais plus fin, plus aigu.
Arrivé au bas de la descente, Igricheff sauta sur son étalon. Tout avait disparu de la grandiose et sauvage harmonie qui, seulement deux heures plus tôt, du toit-terrasse de Souk-el-Khamis, se développait sous son regard. Il se retrouvait sur un vestige de route et au fond d’une sorte de cave grise et verte, parsemée de petits arbustes épineux. Mais, heureux de pouvoir monter Chaïtane pour quelque temps sur un terrain relativement plat, son seul souci était de maintenir son cheval à un pas assez rapide pour qu’il obligeât les askers à fournir leur effort limite, et sans le dépasser.
Il entendait souffler les hommes et les bêtes. Qu’ils souffrissent par lui, pour lui, donnait à Igricheff une joie pénétrante. Il oublia un instant que le chaouch et les askers lui étaient prêtés seulement, qu’il ne marchait pas vers des conquêtes, vers l’aventure, mais à un retour maussade. Il sourit.
Soudain, il n’y eut plus de soleil.
Avec une brusquerie déconcertante, le ciel s’était couvert. La pluie tomba drue, tiède. Les askers se mirent à courir, entraînant les mulets. Igricheff aperçut l’objet de cette hâte. Près d’un jujubier dont le pied était baigné d’une mare vaseuse, un petit caravansérail avait été construit. Il était long, étroit, à toit plat et fait de pierres mal jointes. Des Bédouins, des Bédouines, des chèvres noires, des bourricots aux larges yeux doux, trois chameaux noirs des montagnes y étaient déjà entassés.
Igricheff laissa ses hommes se mêler à cette foule sordide et leur confia Chaïtane. Lui, resta dehors. Il enleva son kolback et laissa avec volupté l’eau couler sur ses cheveux noirs de jais, ras et lisses qui ressemblaient par leur brillant et leur densité à la peau de sa veste de cuir.
Aussi rapidement qu’ils étaient venus, les nuages fondirent et l’on aperçut le soleil qui commençait à toucher le faîte des montagnes. Les dernières clartés du rapide crépuscule tremblaient encore sur les rochers lorsque parut un piton carré sur lequel se dressait la forteresse primitive et robuste de Mafhag. À sa base étaient groupées quelques maisons.
Igricheff se fit ouvrir la plus propre, et dans une chambre absolument nue et aux murs blancs s’endormit sans manger, à même les dalles, la tête sur la selle de Chaïtane.
Les askers dînèrent d’un cuissot de chèvre coriace et de pain de doura. La maigre population de Mafhag les entourait dans la bâtisse qui leur servait d’abri ainsi qu’aux bêtes. Parmi le bruit de litière froissée, jetant de temps à autre un coup d’œil machinal sur les fusils posés contre le mur, qui faisaient à la fois leur orgueil et leur servitude, les askers parlèrent de Sanaa, de l’Imam, de la guerre qui se préparait contre les Zaranigs et du chef étranger qu’ils accompagnaient. Ils achevèrent ainsi la petite provision de cat emportée de Sanaa et allégés par la drogue, béats, s’étendirent côte à côte. Ils devaient se lever bientôt car, pour être à Oussel le lendemain soir comme le voulait Igricheff, il leur fallait commencer à harnacher Chaïtane et les mulets longtemps avant le jour. Un sommeil paisible les gagna au milieu de bruits et d’odeurs d’étable.
Il faisait très noir lorsque Hussein réveilla Igricheff. Il lui apportait, dans un pot d’argile, du café léger et âcre, fait avec les écorces des grains, car les hommes qui cultivaient, sur les terrasses des djebels, le meilleur café du monde, ne pouvaient, dans leur misère, l’employer à leur propre usage. Igricheff avala le breuvage d’un trait, pour sa chaleur, et dit :
— En route.
On ne voyait absolument rien que, juste sous les pieds, la pâleur bistrée de la piste. Et ce mince ruban, aussitôt rompu par les ténèbres, était entouré de ravins et de précipices ; Hussein confia Chaïtane aux soins d’Abdallah (d’ailleurs, les bêtes avaient le pied plus sûr que les hommes dans cette obscurité), et prit la tête du convoi. De ses orteils nus, il éprouvait, auscultait le terrain. Parfois, il faisait rouler un caillou pour voir la profondeur des gouffres qu’il côtoyait. La marche était lente, prudente, silencieuse. On entendait seulement renâcler les bêtes et grincer les bottes d’Igricheff. Les hommes ne se distinguaient pas de la nuit. Les askers voyaient mal celui qui les précédait, bien qu’ils fussent presque sur ses talons. Ils avançaient au toucher, à l’oreille. L’air vif engourdissait leurs pieds nus.
Peu à peu, cependant, et tout en haut, d’étranges aiguilles blêmissantes se dessinèrent confusément. Puis, entre les parois obscures des monts flotta une ombre diffuse et légèrement plus claire, pareille en couleur aux perles troubles.
Alors Igricheff entendit un chant qu’il ne devait pas plus oublier que celui des guerriers enivrés sur la grande place de Sanaa. Humble et fluide, il ne semblait pas sortir des lèvres des askers. C’était l’adoration peureuse d’une primitive humanité devant le miracle rassurant du jour. À mesure que le soleil, invisible encore, mais que l’on sentait monter, immortel et glorieux, derrière les cimes, refoulait de ses reflets, chaque instant plus divins, les ténèbres de la gorge, le chant du chaouch et de ses hommes, s’élevait de ton, prenait une assurance, une vaillance triomphantes. Et quand, sur la note la plus aiguë, Chaïtane dilata ses naseaux magnifiques et hennit, Igricheff, intérieurement, salua le soleil avec autant de force et de joie que ses hommes, et que son étalon.
La petite troupe avança rapidement. Igricheff était de nouveau à cheval et s’il ne se fût pas maîtrisé, il eût lancé Chaïtane au galop. Mais il ne pouvait le faire, car ils cheminaient maintenant dans une vallée très vaste où les pistes se croisaient et s’enchevêtraient sans cesse. Il fallait connaître le pays comme le connaissaient les askers pour ne pas s’égarer dans cette plaine toute hérissée de jujubiers, de mimosas secs et aux pointes acérées, d’euphorbes tranchants. Cette brousse lacérante, cette verdure trompeuse parce qu’elle semblait déceler une eau que nul ne pouvait découvrir, firent de nouveau sentir à Igricheff que, seul, il était, dans ce pays, plus impuissant qu’un enfant yéménite. Il regarda fixement les épaules élastiques de Hussein qui marchait d’un pas allongé devant lui et sur lesquelles tombaient les boucles de ses cheveux lustrés.
— Chaïtane veut courir, lui cria-t-il, monte derrière moi et indique le chemin.
Jamais, dans ses plus beaux rêves, Hussein n’eût osé imaginer une pareille faveur. Ses arrière-petits-fils parleraient encore du jour où leur aïeul avait galopé sur l’étalon royal, avec un grand chef des pays étrangers. Il fixa ses yeux brillants de gratitude sur Igricheff et, saisissant l’étrier que celui-ci avait abandonné pour un instant, sauta sur la croupe de Chaïtane. Ce poids nouveau à une place inaccoutumée fit tressaillir le cheval. Igricheff lui lâcha les rênes. Il bondit. Hussein avait posé ses mains sur les épaules du cavalier et le dirigeait par une légère pression tantôt à droite, tantôt à gauche. L’étalon, stimulé par les ronces et les épines qui se joignaient souvent sur la piste étroite de la brousse, emportait furieusement les deux corps jumelés.
Il fit tout à coup un écart si rude que, sans l’équilibre de centaure que possédait Igricheff, il eût été jeté à terre ; Hussein, lui, roula dans les buissons déchirants. Il se releva d’un élan, les mains, la figure et les jambes ensanglantées.
— Les gorizas, dit-il en riant.
Un troupeau hurlant de singes blancs et noirs dévalait d’une falaise brûlante, traversait la piste, se ruait dans la brousse.
— Tire, cria Igricheff.
— Je ne peux pas, chef. Mes cartouches sont comptées et je ne peux m’en servir que pour te défendre.
Igricheff jeta au chaouch sa winchester.
— Je veux voir si tu as l’œil aussi juste que me l’a promis l’Imam, dit-il avec un air de doute.
Hussein respira profondément. Allah lui voulait du bien en ce jour où il avait monté Chaïtane et où il avait entre les mains la carabine à sept coups venue de l’autre côté des montagnes, des déserts et des eaux.
Les singes s’étaient dispersés en petits groupes à travers la plaine et on les voyait déjà mal qui couraient entre les bouquets d’arbustes épineux. Hussein épaula. Le coup de feu éveilla durement l’écho de la vallée. Une boule blanche et noire, au loin, fit un bond qui la porta plus haut que les autres et retomba. On entendit glapir longuement la bande, Igricheff, dont le regard portait très loin, distingua deux singes qui entraînaient le blessé.
— C’est bien, dit Igricheff, tu mérites ta gloire. Remonte.
Ils ne galopèrent pas longtemps. Comme la piste se rapprochait du flanc de la montagne, une cohue d’animaux obstrua la route. Il y avait là, par centaines, des brebis beiges, des chèvres noires et des dizaines de bourricots et de dromadaires. Toutes ces bêtes bramaient, bêlaient, se bousculaient, la gueule avide. Quelques bergers bédouins, aux haillons flottants et sales, le poignard recourbé tenu par leur ceinture d’étoffe, de grands bâtons blancs à la main s’évertuaient à mettre un peu d’ordre dans ce délire.
Hussein sauta à terre et dit :
— C’est le seul abreuvoir de la vallée. Je vais y mener Chaïtane.
La voix, en prononçant le nom de l’étalon, était maintenant pleine de tendresse.
— Tareg, tareg, cria-t-il, fendant brutalement la cohue.
La cravache d’Igricheff acheva de frayer le passage.
Le puits était profond, ses lèvres s’ouvraient au ras du sol cendreux, fendillé par la chaleur. Une poulie élémentaire permettait d’y faire descendre au bout d’une longue corde, les gourdes et les outres en peau de bouc.
— Donne, dit le chaouch à une Bédouine qui remontait avec peine un de ses récipients.
Elle obéit, mais se mit à pleurer.
— Mon père va me battre, gémit-elle. Il attend derrière et son troupeau a soif.
Sa voix enfantine attira l’attention de Hussein qui la regarda mieux. C’était une fille de treize ans au plus et moins haute que son bâton, mais qui commençait déjà à se former. Elle avait un visage fin, des joues sales mais lisses, de très beaux yeux.
— Comment t’appelles-tu ? demanda Hussein doucement.
— Yasmina.
— Console-toi, Yasmina, n’aie pas peur. Je remplirai l’outre.
Igricheff, qui observait sans répit Hussein, le laissa faire, puis lui dit avec nonchalance :
— Elle est belle, la petite Yasmina, pourquoi ne la prends-tu pas pour te servir ?
Hussein soupira :
— Le père en voudra cher et je ne suis qu’un pauvre chaouch. Je ne gagne pas seulement cent thalers par an. Je n’ai pas une chèvre, et mon fusil même n’est pas à moi.
— Alors, j’ai plus de chance.
Igricheff poussa Chaïtane derrière la fillette jusqu’à ce qu’elle eût retrouvé un Bédouin sec et hargneux. Il lui dit :
— Ta fille me plaît, berger. Je suis un grand chef et un vrai croyant, mon chaouch te le confirmera. (Hussein baissa la tête à plusieurs reprises.) Donne-moi Yasmina.
— Elle est vierge et vaut son poids d’argent, grommela le Bédouin, et je ne la laisserai pas à moins.
— Combien ?
L’homme hésita et demanda le double de ce qu’il avait médité tout d’abord.
— Deux cents thalers, fit-il.
Igricheff tira de ses fontes un sac pesant, l’ouvrit. La flamme de l’or au soleil fascina le Bédouin et le chaouch.
— Voilà deux cent cinquante, dit Igricheff en jetant vingt livres au berger.
Puis, se pliant dans un mouvement vif et barbare, il saisit la fillette et la posa devant lui sur l’encolure de l’étalon. Elle regarda son père, les troupeaux et, passive, ferma les yeux.
Igricheff se remit en route très lentement, pour laisser aux askers le temps de le rejoindre. Lorsqu’il les aperçut il reprit sa place derrière Hussein à qui il n’avait plus adressé la parole.
Le chaouch avançait du même pas léger et prompt, mais son esprit n’était plus libre. Il ne jalousait certes pas son chef. Il le plaçait à un rang trop haut et il était trop fataliste pour prétendre concourir en quoi que ce fût avec lui, mais Igricheff avait mis dans l’achat de la petite Bédouine une provocation évidente à l’égard de son chaouch. Et cela après lui avoir fait partager le galop de Chaïtane, après lui avoir prêté son fusil à sept coups ! Pourquoi cette face double ?
Ne parvenant pas à percer l’énigme, Hussein la remit aux soins d’Allah et se sentit rasséréné. Puis un des grands souvenirs de sa vie occupa toute sa pensée.
La vallée de Mafhag butait contre une falaise assez haute qui semblait la fermer sans issue. Mais sur le côté gauche béait une étroite fissure, dissimulée par des figuiers sauvages et de grands jujubiers. Hussein s’y engagea délibérément. Elle ouvrait sur un corridor encaissé qui serpentait entre des rochers à pic d’un rouge sombre, et que dominaient des deux côtés des plates-formes envahies par la brousse. Hussein se retourna vers Igricheff avec un orgueil naïf.
— Tu vois ici la porte de Mafhag, dit-il. Là, nous avons, à cinq cents contre cinq mille, barré le passage aux Turcs pendant des jours et des jours. J’étais là-haut (il montrait la plate-forme de gauche), et j’ai bien visé…
À ce moment, de l’endroit même qu’avait indiqué le chaouch, une voix forte, quoique essoufflée, cria :
— Arrête, au nom de l’Imam, chef moscovite.
Entre les blocs couleur de sang noir, surgirent les silhouettes d’un officier, reconnaissable à sa défroque qui remontait au temps de la domination ottomane, et de six askers. Tous ces hommes ruisselaient de sueur et portaient sur leurs visages les traces d’un épuisement terrible. Ils avaient couru pour rattraper Igricheff la nuit comme le jour et en coupant plus brièvement que lui encore. S’agrippant comme des bêtes fauves aux aspérités de la paroi, ils descendirent l’un après l’autre dans la gorge. L’officier s’approcha d’Igricheff et dit respectueusement :
— Il faut, grand chef, que je parle à tes seules oreilles.
Igricheff tendit Yasmina au chaouch, fit faire quelques pas à son étalon et l’arrêta derrière un rempart de pierre à l’abri de tous les regards.
— Voici une lettre de Cadi Djemal, dit l’officier. Il te fait dire que, si tu ne peux nous donner le souvenir qu’il te demande, tu reviennes avec moi à Sanaa.
L’officier remit entre les mains d’Igricheff un pli cacheté et, pour l’ouvrir, le plus petit des trois poignards qu’il portait étagés dans le même fourreau. Sans manifester aucune surprise, Igricheff fendit l’enveloppe. Le message du Cadi était en russe et il disait :
“Mon cher et vieil ami, dans la précipitation de votre départ, ce que je comprends si bien, vous avez mélangé votre propre fortune, assez considérable je suis sûr pour que cette erreur ne vous soit pas apparue tout de suite, avec les fonds de votre mission.”
Igricheff, quoiqu’il gardât les yeux fixés sur le papier, ne continua pas sa lecture. Il comprenait. Il avait en effet emporté toute la caisse de la mission russe et l’avait déjà oublié. Cet argent, il le considérait comme sien du droit le plus certain, du droit de prise. Pour cette seule raison, il se fût laissé tuer plutôt que de le rendre. Mais en outre subir l’humiliation d’un voleur pris au piège, restituer l’argent ou revenir avec les soldats lancés à sa poursuite ! Cadi Djemal, vraiment, se trompait d’homme.
C’était dans les instants pareils ― et seul Igricheff les pouvait compter ― que son génie se montrait pleinement.
“Je peux le tuer en un clin d’œil, pensait-il, mon browning est dans la poche droite, de son côté. Et je cravache. Mais c’est la dernière carte à jouer. Les askers, comme à l’ordinaire, ignorent tout de la mission. Ils savent seulement qu’ils doivent me rejoindre pour un message de l’Imam. Donc, si un accident…”
Cette conclusion n’était pas encore complètement formée dans son esprit que déjà, insensiblement, il inclinait Chaïtane vers la gauche. Puis, simulant d’être absorbé par la lettre, et, comme pour arranger une sangle, il glissa une main vers la sous-ventrière. Elle était armée du petit poignard qui avait servi à ouvrir la missive. Tout à coup, Chaïtane hennit furieusement et, comme il avait le nez sur le mur de la gorge et ne pouvait se cabrer, rua de toutes ses forces. L’officier n’eut pas le temps de crier. Il tomba, la poitrine défoncée. Igricheff, prompt et terrible, fit volter l’étalon et le força à piétiner le corps jusqu’à ce qu’il fût en bouillie. Alors, à grands cris, il appela les askers.
— Si l’Imam lui-même ne m’avait donné Chaïtane, dit-il, je l’abattrais sur l’heure. Une pierre est tombée, et comme je lisais les derniers souhaits de bon voyage que m’a si tendrement envoyés le grand Cadi Djemal, je n’ai pu maîtriser à temps la peur de Chaïtane. C’est un terrible matin que celui-ci pour moi. Mon cheval a tué un homme qui m’était devenu très cher puisqu’il était porteur d’une lettre si précieuse. (Il la baisa.) Rapportez son corps à Sanaa, qu’on lui fasse des funérailles comme à un émir. Voici pour cela, et voici pour vous, pauvres soldats sans père.
Il leur jeta au vol une pile d’or et tourna Chaïtane vers la sortie de la gorge. Avant de le pousser du talon, il ajouta :
— Et dites au grand Cadi que je suis toujours son serviteur obéissant.
Il fallait au moins trois jours aux askers pour regagner Sanaa en portant le cadavre. Trois jours… Igricheff n’y pensa plus.