V.
 
CHEZ LE VIEUX DE THESSALIE

Les oiseaux de brousse commençaient leurs chants stridents et brefs. Le jour allait naître. Haïlé pénétra dans l’enceinte de la zériba. Ses lourdes mains étaient chargées de harnachements, de selles, de bâts qu’il laissa tomber bruyamment près des bêtes endormies. Les chevaux hennirent, mais il les négligea. Toute son attention allait aux mulets qui se levaient avec lenteur. Il aimait ces bêtes patientes, tranquilles, pleines d’endurance et d’obstination, faites à son image. Il les avait choisies, sur l’ordre de Mordhom, parmi les meilleures chez les marchands qui, du Harrar ou d’Addis, les avaient amenées à Dirrédaoua. Dans la pénombre, il les compta, promena ses doigts sur les garrots, endroit si vulnérable, puis leur passa les rênes, les sangles. Quand le soleil parut, leur longue file s’engageait déjà dans le lit de la rivière à sec, vers Dirrédaoua. Derrière, pesamment, marchait Haïlé, le muletier abyssin aux lèvres d’esclave.

À ce moment, un feu de branches épineuses s’alluma dans la clairière. Omar prépara le café du matin, le porta sous la tente. Une demi-heure après, Mordhom, Igricheff et Philippe, ayant en croupe Omar, Youssouf et Yasmina, se lancèrent au grand trot et côte à côte dans la direction qu’avait prise Haïlé.

— Qu’allez-vous faire de la petite Bédouine ? demanda Mordhom à Igricheff.

— Elle est à Youssouf. Qu’il se prononce.

Igricheff se tourna vers le Dankali et lui parla. Une expression d’orgueil satisfait illumina le beau et farouche visage.

— Tu me parles comme un chef à un autre chef, dit Youssouf. Je t’en remercie et te laisse choisir.

— Vous avez réussi à le séduire, remarqua Mordhom avec sarcasme.

— Vous en êtes jaloux ?

Philippe dit alors en riant :

— Puisque c’est moi qui dirige la caravane, je fais un premier acte d’autorité. Je prends Yasmina.

Comme les premières maisons de Dirrédaoua blanchissaient à l’horizon, les cavaliers rejoignirent Haïlé et les mulets. Les trois plus robustes portaient une caisse sur chaque flanc.

— Qu’y a-t-il dedans ? s’informa Philippe.

— Des provisions pour vous et vos hommes, de l’orge pour les bêtes, quelques ustensiles de cuisine, deux lampes-tempête, répondit Mordhom. Maintenant, au galop ! Il faut s’occuper des formalités de l’embarquement. Et le train part à huit heures.

Ils arrivèrent très vite à la gare, qui marquait la limite du quartier européen et de l’agglomération indigène. C’était, sur toute la ligne à voie unique qui montait de Djibouti à Addis-Abeba, la station de beaucoup la plus importante, la seule même qui rappelât un vrai trafic. Elle comprenait un bâtiment central, des maisons de surveillants, des voies de garage où se voyaient des wagons de marchandises, des petites locomotives poussives. À la gare était adjoint un poste de douane où des fonctionnaires en chammas blancs et des soldats aux pieds nus décidaient du sort d’une cohue noire, déguenillée, hurlante.

Mordhom y avait des amis. Il en revint au bout de quelques instants avec l’autorisation d’emmener dix mulets alors qu’il était interdit, à l’ordinaire, de sortir d’Éthiopie ces animaux que le gouvernement considérait comme l’une de ses principales richesses. Bientôt arriva Haïlé, menant ses bêtes. Youssouf, Omar et Yasmina l’aidèrent à les décharger, les débâter.

Le train se forma, étroit, minuscule. Les mulets furent poussés dans un wagon spécial où furent portées les caisses et les selles. Sur ces sièges s’assirent les trois noirs et la petite Bédouine.

Igricheff, Mordhom et Philippe montèrent dans l’unique wagon de premières. Il contenait trois compartiments. Le premier était occupé par deux seigneurs abyssins, enroulés dans de blanches étoffes, un gros revolver au côté. Dans le second, assis sur ses jambes croisées, se trouvait un vieil Hindou, vêtu de soies vives et précieuses. Sa barbe blanche s’étalait majestueusement au milieu d’elles. La dernière cellule était libre.

— Je n’aime pas ce voisinage, dit Mordhom quand ses compagnons se furent assis.

— Les Abyssins ? demanda Philippe.

— Non. Eux sont inoffensifs. L’un est fiteorari d’une ville du Nord, l’autre maître des cérémonies du Négus. Mais le vieux, à côté, je le connais bien. L’homme de confiance de Mohammed Ali.

— Mohammed Ali ?

— Oui, un autre Hindou, installé ici depuis trente ans. Le plus riche marchand des deux côtés de la mer Rouge. Marchand de peaux, de blé, de fourrures, de café et d’argent. L’œil des Anglais. Et qui manœuvre comme il veut notre imbécile de gouverneur. Vous pouvez être assurés que, à Djibouti, il s’arrangera pour faire alerter les postes. Dès demain, le télégraphe marchera. Vous êtes en ma compagnie, donc suspects. Évitez largement Dekkel, le dernier poste français avant la grande piste vers le Gubbet. Après, les civilisés ne peuvent plus rien contre vous.

Le train, avec des cahots irréguliers et durs, avec une peine gémissante, s’ébranla. Igricheff et Mordhom s’endormirent presque aussitôt. Malgré la chaleur sans cesse croissante et qui transformait le wagon en fournaise, Philippe ne put les imiter. Bientôt, il allait quitter Daniel, il allait avoir la mission de mener à un endroit sauvage, par des régions plus sauvages encore, une étrange caravane. Igricheff se désintéressait de la réussite. C’était lui, Philippe, le chef. Il apprenait la carte par cœur, repassait indéfiniment les étapes marquées par Mordhom.

Au début de l’après-midi, ils arriveraient à Daouenlé. Départ immédiat avec l’abane issa. Le lendemain samedi, vers le milieu du jour, rencontre avec les guides danakils. Le soir, halte au point d’eau d’Abaïtou. Dimanche soir, halte à Nehellé. Lundi, Alexitane.

Et Philippe répétait comme une obsession :

— Samedi : Abaïtou.

”Dimanche : Nehellé.

”Lundi : Alexitane.

À ces noms qu’il logeait difficilement dans sa mémoire, d’autres se mêlaient, aussi barbares, et qui le troublaient : les noms de stations auxquelles le petit train s’arrêtait. Elles s’appelaient Ramsadé. El Bahaï, Milo, Adagalla, mais se ressemblaient toutes. Au milieu de la plaine pierreuse, déserte, ardente, le long du ballast noir et des deux rails luisants, apparaissaient une bâtisse blanchâtre, un réservoir d’eau. Quelques huttes se groupaient dans le voisinage. Une désolation torride régnait sur ces pauvres nids humains. La locomotive prenait sa provision d’eau, soufflait, sifflait, grinçait. Les serviteurs des seigneurs abyssins qui, pendant la halte, avaient apporté à leurs maîtres des sucreries et de l’alcool, se précipitaient vers leur wagon. On entendait renâcler les mulets.

Des enfants nus couraient quelques minutes la main tendue derrière le train avec des supplications aiguës. Et de nouveau, des deux côtés de la chenille métallique, c’était l’étendue farouche, stérile, étincelante.

Et, de nouveau, Philippe reprenait sa litanie des points qu’il devait atteindre.

Samedi : Abaïtou.

Dimanche : Nehellé.

Lundi : Alexitane…

Ainsi passèrent d’autres stations : Lassarat, Achaa, Adaïlé. Ainsi arriva Daouenlé.

Les mulets descendirent bruyamment. On jeta le chargement et le harnachement sur le ballast. Mordhom serra la main d’Igricheff, se tourna vers Philippe. Il voulut dire quelque chose, se retint, puis montra un homme noir, très maigre, aux longs cheveux blanchis à la chaux : l’abane.

Le train diminua lentement sans qu’il mît la tête à la fenêtre.

Philippe et Igricheff demeurèrent silencieux, chacun pour des raisons différentes, au milieu des bêtes, des caisses et de la population de Daouenlé.

C’étaient les habitants des misérables huttes que l’on apercevait de l’autre côté de la voie ferrée, réunies dans un repli du sol ; les maigres besoins de la station avaient fixé près d’elle ces Issas qui portaient dans leurs muscles secs, sur leurs visages brutaux, les traces de la vie nomade et de la solitude. À Daouenlé, cette atmosphère les enveloppait encore. Autour de la bâtisse blanche, du réservoir d’eau et des chaumières, il n’y avait aucune trace humaine. Des champs de pierres, des monts arides réfractaient seuls les rayons du terrible soleil.

Dans le cirque stérile et déchiqueté, une trouée s’ouvrait vers le nord. Philippe consulta son lambeau de carte. Par là devait s’engager la caravane.

Aussitôt une sorte de fièvre s’empara de lui. Il fallait partir le plus vite possible. Les minutes étaient comptées. Il se tourna vers l’abane. Celui-ci s’entretenait à voix basse avec un Abyssin que Philippe avait cru voir dans le train. Il n’y prêta attention qu’un instant et demanda à Igricheff :

— Voulez-vous lui dire que nous partirons aussitôt que les mulets seront prêts ?

Puis il cria à Omar :

— Fais charger.

À ce moment, un homme âgé et vêtu d’un pantalon et d’un veston de toile bleue très sale, de haute taille, au visage tanné, s’approcha de Philippe.

— Je suis grec, chef de la station, dit-il dans un français rocailleux, impur, mais très compréhensible. Si vous avez besoin de quelque chose, ma maison est à vous.

Il indiqua la bâtisse de la gare d’une main qui tremblait un peu. Ses traits brûlés, lourds et tristes, ses yeux usés, par contre, ne bougeaient point. On eût dit un masque en bois de pauvre qualité.

— Je vous remercie de tout cœur, répondit Philippe. Je voudrais seulement des hommes pour aider au chargement.

Le chef de la station dit quelques mots aux Issas rassemblés et une demi-douzaine d’entre eux se jetèrent vers les mulets. Aussitôt Youssouf le Dankali s’écarta.

— Je ne veux pas être touché par ces chiens, dit-il à Igricheff.

Le bâtard kirghize approuva d’un léger signe. Youssouf sourit de contentement.

— L’abane demande à aller au village tandis qu’on prépare les bêtes, communiqua Igricheff à Philippe.

— Il peut, mais qu’il fasse vite, répondit celui-ci.

Il se donnait à sa tâche avec une ardeur de novice, tournait autour des mulets, leur caressait l’encolure, poussait les hommes au travail par le seul mot arabe qu’il connût à cet effet :

— Fissa, fissa{14}, criait-il sans répit en riant d’excitation, d’entrain, de jeunesse.

Parmi les indigènes qu’il avait recrutés, Philippe remarqua, dès les premiers instants, un athlète magnifique.

Le travail semblait se faire tout seul entre ses mains. Là où il fallait deux hommes pour soulever une caisse, lui la saisissait sans effort la tenait suspendue au-dessus du bât jusqu’à ce que Haïlé lui criât de la poser entre les crochets ménagés pour elle. Puis, il secouait sa tête ronde crépue, assurait d’un geste machinal le poignard qui tenait au pagne fixé autour de ses reins puissants, se remettait à la tâche avec le même cœur et le même sourire. Car il souriait sans cesse et d’un sourire si serviable, si franc qu’il rappela à Philippe celui d’En-Daïré. C’était d’ailleurs la seule ressemblance entre le plongeur mort et l’athlète issa, car il y avait dans ses larges yeux de ce dernier et dans ses mâchoires carnassières, une expression toute barbare.

— Comment s’appelle-t-il ? demanda Philippe au Grec, qui, ses longs bras ballants, semblait perdu dans un rêve sans consistance.

— Moussa… Il pousse quand il faut une rame de wagons pleins.

— Tiens, Moussa, dit Philippe en lui offrant des cigarettes. Celui-ci en prit une, mais Philippe lui mit le paquet dans la main. Moussa le glissa dans son pagne, rit de toutes ses dents éclatantes et voraces et soudain cria :

— La voie est libbe.

— C’est tout ce qu’il sait de français, dit le vieux Grec de sa voix morne, parce qu’il travaille souvent à la gare et qu’il m’entend répéter ça au téléphone. Alors, quand il est content ou qu’il veut faire amitié, c’est sa manière. Un sauvage, quoi.

Le chargement était terminé. Philippe paya largement les hommes de Daouenlé et doubla la prime de Moussa. Puis, il chercha des yeux l’abane. Mais celui-ci n’était pas encore revenu.

— Envoyez-le chercher et frappez-le d’une forte amende sur l’argent qu’il doit toucher, dit Igricheff. Il va faire tordre les pieds aux bêtes dans la nuit pour arriver au point d’eau.

Sur un signe de son maître, Omar s’élança vers les huttes. Quelques minutes après, il était de retour, mais seul. On ne l’a pas vu là-bas, dit-il. Igricheff plissa légèrement des paupières, puis, se tournant vers le Grec, demanda :

— Connaissez-vous l’Abyssin avec lequel parlait l’abane avant de s’éloigner ?

— Il est au village, s’écria Omar.

Le chef de station hocha affirmativement la tête.

— Que fait-il ici ? demanda encore Igricheff.

— Rien. Il accompagnait l’Hindou de première classe, qui va souvent d’Addis à Djibouti.

— Vous pensez donc, Igricheff ? murmura Philippe se souvenant tout à coup des craintes de Mordhom.

— Je pense que si j’avais cet Abyssin à cinq kilomètres d’ici seulement, je lui mettrais une balle dans la tête, grommela le bâtard kirghize pour toute réponse.

— Vous allez tout de même vite dans vos soupçons ! L’abane peut-être.

— L’abane ne reviendra pas.

Une attente fiévreuse commença pour Philippe. Il arpentait la voie, les dents serrées. De temps en temps, il regardait la montre fixée à son poignet ou le soleil. Une heure s’écoula. Une heure perdue sur celles si réduites, si précieuses qui étaient mesurées à la caravane. Comme une obsession lancinante passaient dans le cerveau de Philippe les jours et les noms fatidiques :

Samedi : Abaïtou.

Dimanche : Nehellé.

Lundi : Alexitane.

Entre ces étapes, à marche forcée, le temps était compté strictement. Et voilà que, inutile, une heure avait déjà fui. Et si l’abane ne revenait pas, comme l’assurait Igricheff ! Où trouver un autre guide ? Tout était perdu avant d’avoir fait un pas. Mordhom attendrait en vain dans le fond du Gubbet-Kharab. Quelle honte ! Philippe avait envie de pleurer, de frapper, de tuer. Il comprenait la fureur du bâtard kirghize. Il n’y avait plus de doute possible. L’abane avait été acheté par le serviteur de l’Indien. Comme une fois de plus il retournait sur ses pas, dans sa promenade exaspérée entre les rails, il se heurta presque à Omar et à Moussa.

— Il peut trouver l’abane, déclara le jeune Somali en posant sa main délicate sur le bras puissant de son compagnon. Je lui ai parlé. Il dit qu’il peut parce que tu as été bon avec lui, mon chef.

— Il aura un backchich de roi, dis-lui, s’écria Philippe. Mais, pour achever son désarroi ce fut dans une direction opposée à celle des huttes que bondit Moussa. Il s’engagea dans le défilé qui menait vers le Nord. Il courait avec une légèreté, une souplesse étonnantes pour son corps d’hercule et disparut bientôt.

— Un autre chien d’Issa menteur et traître, dit Youssouf au bâtard kirghize. Nous ne sortirons pas de Daouenlé, tu verras.

— Attendons, fit Igricheff.

Puis, brusquement il demanda :

— Tu connais l’Haoussah ?

— Non, chef étranger. C’est un grand pays dankali assurément, mais ce n’est pas ma tribu qui l’habite. Je suis des Adéhemaro, les Danakils blancs parce que nous mettons de la chaux dans nos cheveux. Là-bas vivent les Asséhemaro, les Danakils rouges parce qu’ils mettent du henné. La vérité est que leur peuple est plus guerrier encore que le mien. Personne n’entre dans leur pays où se perd le grand fleuve Awash, qui vient d’Abyssinie. Ils tuent le Somali, l’Abyssin, l’issa comme je tue les gazelles. Ils sont riches de chasse et de guerre et de tribut. Ils ont un grand sultan puissant, terrible à son peuple et plus terrible encore aux autres. L’Haoussah, chef étranger, est un grand pays de guerriers libres.

Cependant, Philippe à bout d’espoir et de nerfs, s’approcha du vieux Grec qui, toujours immobile, devant sa demeure, fixait vers un point indéfinissable ses yeux décolorés.

— Dans le village, y a-t-il quelqu’un qui peut nous conduire par là ? demanda-t-il en montrant le chemin qu’avait pris Moussa.

Le chef de station hocha la tête et répondit :

— Personne ici ne connaît assez bien le désert des guerriers issas. Votre abane est d’une tribu de pillards nomades qui rôde dans tout le territoire. C’est pourquoi lui, il pouvait. Un sauvage, quoi, pire que les miens encore.

— Alors, il faudra que je gagne Djibouti, que je prévienne… s’écria Philippe avec des larmes dans la voix.

— Vous aurez un train lundi… Oui, il descend trois fois par semaine les jours où ne passe pas celui qui monte… La voie unique, vous comprenez. Il faut qu’elle soit libre.

À ce moment, comme un écho, retentit un cri perçant, joyeux :

— La voie est libbe, la voie est libbe.

Et, au débouché de la gorge qui donnait vers le désert, Moussa parut. Un corps jeté comme un paquet sur ses épaules tressaillait à la cadence de sa course.

— La voie est libbe, cria-t-il encore en posant l’abane évanoui aux pieds de Philippe.

Puis il se mit à parler avec une vélocité prodigieuse aux hommes de son village. Omar qui comprenait le dialecte issa traduisit aussitôt.

— Moussa dit : je savais que l’abane voulait rejoindre sa tribu. Il était allé au village pour tromper. Mais pour prendre la piste sans être vu, je savais qu’il avait besoin d’un grand détour… Alors, j’ai couru sur la piste. Je cours très vite, dit Moussa. Je lui ai crié : reviens. Il n’a pas voulu. Je l’ai cogné du poing à la tête, dit Moussa. Il est tombé. Je l’ai rapporté.

L’abane mit quelque temps pour reprendre conscience. Enfin, son corps émacié fut parcouru d’un tressaillement. Igricheff lui enfonça ses ongles dans l’épaule, le redressa. Le guide promena autour de lui des yeux de bête prise au piège, tâta le fourreau vide à sa ceinture, et, sans essayer de donner une explication de sa fuite, dit :

— Je vous mènerai comme il était convenu, mais demain. Il est trop tard maintenant pour le premier point d’eau.

Igricheff, ayant transmis à Philippe les paroles de l’abane, ajouta :

— En cela, il a malheureusement raison. Dans deux heures au plus le soleil sera couché. Vous ne pouvez pas laisser dès la première étape les bêtes toute une nuit sans boire.

— Une demi-journée de perdue, murmura Philippe, accablé. Nous n’atteindrons jamais Abaïtou demain soir.

— Pourquoi pas ? On peut ce qu’on veut dans ce domaine.

— Ah ! vous me faites du bien, s’écria le jeune homme avec effusion. Je me croyais abandonné par vous. Je croyais que cela vous était égal.

— Pas le moins du monde, dit le bâtard kirghize en souriant du coin des lèvres. Maintenant, si vous me permettez de vous conseiller, enfermez jusqu’à demain matin l’abane, que Youssouf le garde, il ne le lâchera pas, vous pouvez être tranquille ; faites décharger des mulets et allons chasser.

Philippe suivit point par point les avis d’Igricheff. Le Grec conduisit l’abane dans un réduit plein de pièces de fer et de boulons rouillés. Le Dankali se coucha en travers de la porte. Les caisses de la caravane furent alignées tout le long de la bâtisse qui servait de gare. On entrava les mulets près du réservoir d’eau. Puis Igricheff et Philippe allèrent battre les environs du village.

Moussa, qui avait reçu une récompense hors de mesure avec tout ce qu’il avait pu espérer, courait comme un chien de chasse devant eux. Bientôt, il s’accroupit, le doigt pointé vers une chaîne de petites roches qui découpaient leur profil aigu contre le flanc des premiers monts. Du couloir ainsi formé, surgit une tête délicate aux fines cornes renversées en arrière puis une autre et d’autres encore. Tout un troupeau de gazelles se préparait à bondir. Elles humaient l’air de leurs naseaux frémissants et doux. Leurs grands yeux pleins d’une tendresse infinie se posèrent sur les chasseurs. Ils tirèrent. Moussa rapporta deux bêtes tuées.

Le dîner eut lieu dans l’unique pièce de la gare. Elle était vide, triste et sale. Le vieux Grec offrit avec une joie qui perçait difficilement sur son morne visage ses deux assiettes ébréchées, deux boîtes de fruits en conserve, un peu de vin doux. Comme Philippe voulait refuser ces réserves d’un pauvre homme, le chef de la station de Daouenlé dit avec une sorte de hoquet dans la gorge :

— C’est la première fois que je reçois des hôtes ici. Et je suis là depuis vingt-cinq ans, avec les sauvages. Je viens de Thessalie, mais je n’y reviendrai jamais parce que j’ai là-bas une fille malade et qu’elle a besoin de tout mon argent. À votre bonne santé ; à la mienne…

Le dîner achevé, Philippe et Igricheff s’étendirent sur le grabat que le vieux de Thessalie avait voulu à toute force leur céder. Lui, alla coucher au village. Philippe écouta pleurer les hyènes, renâcler les mulets, pensa à l’abane, à Moussa et s’endormit d’un coup, d’un bloc.

Et ce fut la première nuit de la caravane.