II.
L’OASIS DE L’AVENTURE
Dès qu’il eut mis pied à terre, Philippe se sentit d’un seul coup courbatu, rompu, annihilé. Il fit quelques pas mal assurés dans le domaine plein de reflets et de visages inconnus qui s’offrait à lui.
— Me coucher, Daniel, dit-il, c’est tout ce que je veux. Dormir, dormir.
Douze heures de soleil, de marche et de selle l’étourdissaient comme un coup de matraque, maintenant que l’abandonnait l’excitation nerveuse du voyage et de la découverte incessante. Il ne se rendit pas compte que Mordhom le menait à travers un jardin, qu’il franchissait un petit pont, qu’il entrait dans un pavillon. Il s’abattit d’une pièce sur le lit de camp et plongea, tout vêtu, dans le sommeil bienheureux de la fatigue et de la jeunesse.
Une sensation de fraîcheur très vive le réveilla. L’aube naissait. Il voulut se mettre sous les couvertures lorsqu’une ombre se glissa près de lui.
— Debout, mon vieux, debout, lui dit Mordhom d’une voix passionnée. Je veux montrer mon trésor à vous le premier ; à vous seul, tandis que l’autre (c’était ainsi qu’il désignait le plus souvent Igricheff) se repose encore. Et c’est la plus belle heure. Venez.
Sans bien comprendre, Lozère se trempa le visage dans une cuvette d’eau froide et suivit Mordhom. La conscience des choses lui revenant peu à peu et le jour grandissant très vite, il vit qu’ils passaient entre une demi-douzaine de toucouls qui faisaient partie de la propriété de Mordhom, et qu’ils atteignaient une haie d’euphorbes moins haute que celle par où ils avaient, la veille, pénétré.
Une brèche s’y ouvrait, juste assez large pour laisser passer un corps. Puis ce fut la campagne vide, hérissée d’une végétation maigre, sèche et coupante. Elle s’élevait rudement vers un entassement chaotique de blocs qui arrêtait la vue. Mordhom y mena Philippe sans dire un mot, sans se retourner. Intrigué, le jeune homme suivait dans la pénombre son ami qui semblait emporté par une ardeur dévorante et secrète. Toujours muet, Mordhom grimpa de roche en roche par une sorte d’escalier naturel dont, visiblement, ses muscles connaissaient chaque degré. Quand il fut arrivé au sommet du chaos pierreux, il tendit la main à Philippe qui était sur ses talons, le hissa et s’effaça tout à coup.
Une sorte de cri, fait de stupeur, de reconnaissance et d’émerveillement, souleva la poitrine du jeune homme. Sous ses pieds, filant à pic, lisse et fauve, se dérobait vertigineusement une immense muraille de granit. En face de lui, une autre se développait aussi puissante, sans échancrure visible, héroïque. Des blocs énormes y sculptaient des boucliers et des masques démesurés. Les forêts suspendues sur l’abîme lui faisaient une sombre chevelure. Entre ces gigantesques parois reposait le paradis terrestre. Comment Philippe eût-il pu désigner autrement cette gorge enchantée vers laquelle il se penchait de plus en plus et si dangereusement que Mordhom dut le retenir ? À mille mètres sous lui, peut-être davantage, inaccessible en apparence, une vallée s’éveillait à la lumière. Elle était infléchie, comme un corps de femme endormie. Une herbe drue et douce la tapissait complètement. Un filet d’eau miroitait parmi cette verdure. Des bouquets d’arbres vivants, qui ne ressemblaient en rien à la végétation trompeuse de la brousse, frissonnaient avec mollesse. Des massifs grandioses versaient à ce royaume, dont ils étaient les gardiens éternels, une paix indicible. Aucune habitation, aucune trace humaine n’en souillaient la grâce et le secret. Un silence moelleux, la fraîcheur et la pureté divines du matin, les premiers rayons du jour semblaient être les seuls habitants de la gorge miraculeuse. Philippe eut le sentiment qu’il reconnaissait en elle le vestige suprême, échappé au temps il ne savait par quel sortilège, des âges d’innocence, de fable et de liberté où la terre donnait sa bénédiction aux premiers hommes.
— Personne ne peut vivre là, murmura l’aventurier de la mer Rouge avec un frémissement religieux. Personne. Les fièvres mangent l’homme dans la vallée de Dakhata. Alors, elle est neuve, elle est vierge. Le jour, les enfants noirs des villages cachés de l’autre côté y mènent paître de rares troupeaux. Les clochettes sonnent dans l’herbe. Des voix puériles chantent. Lorsque le soleil est couché, tout, depuis longtemps, a regagné la montagne. Alors flotte sur la vallée obscure une odeur d’eau et de nuit. Des tribus de grands singes roux bondissent de roc en roc avec des plaintes stridentes. Des ombres épaisses, massives, prudentes, s’approchent de la rivière. Les phacochères vont boire. On entend le souffle des félins. On surprend la vie sans contrôle des plantes, des bêtes, de la terre. Et l’on revient à la condition primitive dans l’ombre et la rumeur sacrées de l’argile du monde.
— Comme vous parlez, Daniel, comme vous parlez… Vous, le contrebandier, le coureur de brousse… Et si vous pouviez voir votre visage, vos yeux surtout.
— Je retrouve mes dieux. Je n’en ai pas d’autres que la mer, le désert et que cette vallée. Mais dans l’action, je perds contact. Alors, vous comprenez, lorsque, détendu, je les vois de nouveau… et avec vous…
Philippe demanda :
— Nous descendons ?
— Pas aujourd’hui, je vous en prie. Il ne faut pas de hâte. Il ne faut pas d’avidité. Regardez bien, prenez votre temps, imprégnez-vous. Et partons.
Ils s’oublièrent de nouveau dans la contemplation de la vallée merveilleuse qui se dépouillait avec lenteur de ses ombres matinales. Un tintement léger, apporté par la brise, leur fit lever la tête. En face d’eux, sur un sentier invisible, de grands bœufs glissaient comme portés par la brume. Derrière, se distinguaient de petites formes humaines. D’un accord tacite, Philippe et Daniel prirent le chemin du retour. Leur silence dura jusqu’aux abords de la propriété.
Quand ils furent en vue du rempart d’euphorbes, Mordhom dit :
— Je vous mènerai en bas un de ces jours. Nous passerons la nuit avec de la quinine. Alors, vous saurez tout.
— On chassera ?
— Non.
La réponse avait été si brève que Philippe regarda son ami avec surprise. Mordhom s’en rendit compte et reprit doucement :
— Pas cette fois-là, du moins. Nous écouterons. Puis, je vous donnerai Youssouf, il sera là aujourd’hui avec Yasmina et les bagages. Vous pourrez tuer du beau gibier. Des phacochères, des léopards…
Ils avaient franchi l’enceinte végétale et à travers des files régulières de caféiers se dirigeaient vers le groupe de bâtiments qui occupaient le centre du domaine. Philippe s’écria :
— Vous êtes vraiment un curieux homme. Vous habitez le bout du monde, vous êtes entouré de guerriers nus quand ce n’est pas de pirates noirs. Vous avez bourlingué dans les îles les plus sauvages, battu les plus âpres déserts et chaque fois que je vous parle de chasseur, vous faites le dégoûté. C’est un principe ? une morale ? une superstition ?
— Rien de tout cela. Pas même un sentiment. Ça ne m’amuse pas, voilà tout. Je ne suis pas un homme de luxe. Je déteste le luxe, peut-être parce qu’il m’a toujours manqué, peut-être parce qu’il fausse l’existence, la truque et change les hommes en singes auprès desquels ceux de Dakhata sont des seigneurs. Les gens qui, comme vous, s’en tirent indemnes, sont rares. Et vous êtes si jeune. Or, la chasse telle que vous l’entendez, c’est du luxe. Je tue les bêtes, les gens aussi, pour me défendre ou pour manger. Les chasseurs noirs font de même. Et quand ils vont à l’affût du fauve, c’est pour vendre des peaux de lion ou de léopard. Pas pour avoir un beau tableau.
Le domaine de Mordhom comprenait une vingtaine d’hectares. La moitié était en friche et la brousse couvrait le sol. Dans l’autre, un ruisseau coulait que l’aventurier avait de ses mains détourné de la colline par un barrage primitif. Il irriguait la terre rouge où poussaient des caféiers, des bananiers, des arbres à fruits tropicaux. Près de cette plantation et de ce verger, il y avait des carrés de légumes, des champs de dourahs, de maïs. Cachés entre les arbres se voyaient des toucouls.
Les murs bas étaient faits de lattes recouvertes de terre argileuse mélangée à de la paille de millet hachée très fin. Une natte leur servait de porte et c’était l’unique ouverture à travers laquelle on voyait une plate-forme en terre battue cachée par une peau de bœuf séchée au soleil, et quelques poteries. Là, logeaient les cuisiniers, les jardiniers, les palefreniers, les porteurs, les messagers, chacun ayant sa hutte. Un autre toucoul servait de cuisine et de boulangerie. D’autres abritaient les bêtes, chevaux, mulets de selle ou de bât, moutons, bœufs aux belles cornes.
Un long espace bordé d’arbres et la tranchée d’irrigation, sur laquelle étaient jetées deux planches, séparaient de ces chaumières trois maisons de pierres enduites de chaux et couvertes de feuilles de tôle ondulée qui reposaient sur des matelas d’herbes sèches destinés à atténuer la chaleur. Deux de ces maisons étaient toutes petites et se réduisaient à une chambre garnie d’un lit de camp et d’une table de toilette. La troisième, celle où logeait Mordhom, avait une terrasse légèrement surélevée et deux pièces.
Une table en bambou, un buffet à claire-voie, quelques sièges, visiblement construits par les moyens du bord, garnissaient la salle à manger. Parvenu là, Mordhom s’arrêta.
— Vous voyez, il n’y a rien de vain entre mes euphorbes, dit-il. Je me suffis à moi-même pour la nourriture, le café, les fruits. Je prends à la nature ce qu’il me faut, pas plus. Et ce serait très bien si…
Il tira la natte qui couvrait l’entrée de l’autre chambre et ajouta :
— Si cette pièce ne fichait pas tout par terre.
Murs de chaux vive, lit formé de quatre pieds sommairement équarris et liés par des bandes de cuir tressé, toilette rudimentaire, voilà ce qui apparaissait d’abord. Mais des tableaux maladroitement encadrés encadraient les fenêtres, mais des bibliothèques primitives, chargées de livres, occupaient les coins, mais un clavecin se dressait au chevet de l’angareb.
— Admirez, dit Mordhom avec une ironie si forcée qu’elle fit mal à Philippe, admirez, mon vieux : je peins, je lis, je fais de la musique.
— Mais quel crime à cela ? demanda vivement Philippe.
— D’abord, c’est très doux, c’est bienfaisant. Puis, peu à peu, goutte à goutte, le poison agit. Je commence à sentir, à penser plus loin, plus profond qu’il ne faut. Je vois la vanité de ma vie, la poussière qu’elle laisse. Les bras m’en tombent. Or, je ne peux pas rester les bras ballants. Les nouer autour d’une femme ? Où la trouver ? La chercher en Europe ? J’aime mieux affronter une bande de requins en mer Rouge. Et puis, un sentiment fort est une entrave. Je n’en supporte pas. Mais la liberté totale, c’est odieux, c’est insupportable lorsqu’on n’est pas une brute ou un saint. Ah ! j’ai eu le temps de réfléchir depuis dix ans de solitude. Et c’est la première fois que je parle de ce noyau même de l’existence que je n’arrive pas à former. Cela fait du bien. Je vous aime beaucoup, Philippe…
Le jeune homme écoutait gravement. Il commençait à comprendre quelle mélancolie amère, quelle inapaisable détresse domptée formaient la trame secrète de cet aventurier qu’il avait pris jusque-là pour un coureur de mer et de brousse, simple, insouciant et magnifique.
— J’ai cru, en arrivant ici, poursuivit Mordhom, que j’étais sauvé de la fatigue de moi-même. Le soleil, la sauvagerie, les peaux noires, cet air chaud, farouche, m’ont saoulé pour deux années ou trois. Et je n’avais rien, pas un sou et des souvenirs écœurants à balayer. J’ai appris à tout faire de mes mains, jusqu’à prendre la vie aux hommes. Cela occupe. J’ai formé mes matelots, j’ai construit mon premier boutre, j’ai arrangé cette retraite, dressé mes serviteurs. J’ai appris l’arabe, le dankali, le somali, j’ai connu les princes abyssins, les chefs nomades, les émirs du Hedjaz, de l’Assir, les pirates du Yémen. Mais quand ces travaux ont été achevés, que j’ai eu de quoi vivre, que le soleil, les épines, la fièvre me furent entrés dans la peau, j’ai pu me reposer. Certes, ce fut bon. Aucun amour au monde ne peut donner la joie que j’eus à descendre dans la vallée. Mais un amour humain dure, dit-on, parfois toute la vie et la remplit. Un bonheur tel que j’en ai encore eu ce matin, on ne le renouvelle pas indéfiniment. Il s’épuise vite. Alors, la bête insatiable qui m’avait chassé d’Europe s’est mise de nouveau à s’agiter dans ma poitrine. Je suis reparti en expédition pour m’enrichir cette fois. Mais le même cœur n’y était plus. Je fuyais devant quelque chose. Je n’allais plus de mon plein élan. Heureusement, il y a le danger. Quand hurle l’instinct de la vie, les autres voix se taisent. Puis viennent les belles détentes animales de la sécurité. Vous vous souvenez de la crique après la tempête ? Alors je peux revenir ici, demeurer un peu en équilibre. Je me sens plein, je porte quelque chose de chaud, de vivant. Mais bientôt je sens un vide affreux qu’il faut remplir à tout prix. Et je ne veux pas d’alcool, je ne veux pas de stupéfiants. Ma nature s’y refuse comme elle se refuse au suicide. Je ne peux ni m’abrutir ni me tuer. En cela, je ressemble aux animaux, aux sauvages. Mais en cela seulement. Quand je pense que j’ai fait venir ce clavecin de Bretagne, que des chameaux l’ont porté de Dirrédaoua ici par la piste des caravanes ! Quand on est capable de cela, malgré Abdi, En-Daïré, malgré Youssouf, il n’y a pas de remède.
Mordhom s’était approché du vieil instrument. Sans contrôler ses gestes, il souleva le couvercle, s’assit sur la caisse qui servait de tabouret. Des mesures lentes, dolentes, tremblantes montèrent des touches jaunies par le temps. C’était une vieille mélopée d’Armorique. Philippe ne devait plus oublier cette minute. Sa mémoire conservait de Mordhom bien des images saisissantes. Il l’avait vu à la barre de l’Ibn-el-Rihèh, dans la tempête et courant comme un démon dans l’île noire vers son boutre attaqué et enterrant ses caisses d’armes au fond du Gubbet-Kharab et transporté d’extase devant la vallée de Dakhata. Mais aucune de ces visions ne se pouvait comparer à celle de l’homme qui jouait du clavecin. La figure osseuse et hâlée, marquée par le soleil, la mer et le vent des tropiques, semblait enveloppée d’une nuée triste et fugitive. Courses, caravanes, privations, combats et solitude, tous les signes de la grande aventure avaient gravé chacun des traits de Mordhom, chaque molécule de sa peau tannée. Ses mains portaient les traces de tous les travaux. Elles avaient assemblé des bateaux, dressé des maisons, fouillé le sol volcanique. Elles avaient pagayé, elles avaient tué. Et ce même visage n’exprimait plus qu’un souci, qu’un besoin : écouter la plaintive chanson d’un autre ciel, d’un autre temps, d’un autre monde que les mêmes doigts tiraient d’un grêle clavier.
Soudain, Philippe saisit le bras de Mordhom. Comme tiré d’une vie souterraine, l’aventurier breton se retourna, cligna des paupières, Igricheff se tenait sur le seuil.
Une seconde, la figure de Mordhom fut traversée par une sorte d’éclair où se fondaient une haine, une admiration et une envie éperdues. Puis il reprit son calme habituel.
— Je venais vous avertir, dit le bâtard kirghize, de ne pas vous préoccuper de moi pour les repas. J’ai acheté une bonne provision d’opium à Djibouti. Je l’ai commencée depuis ce matin et la fumerai jusqu’au troisième dross. Cela nourrit, passe le temps et prépare bien.
Il posa ses yeux aux prunelles un peu dilatées sur le clavecin ouvert et dit avec une indulgence amicale que lui donnait la drogue :
— Chacun prend les plaisirs qui lui conviennent.
Lorsqu’il eut descendu les marches de la terrasse, Mordhom eut un pitoyable sourire.
— Ce Chinois vous remet tout de suite en selle, murmura-t-il.
Puis, de la même voix étouffée et rompue :
— Je vous ai tout dit, Philippe, et même plus (il frôla le clavier). Et cela m’a servi à quoi…
Le jeune homme voulut parler. Mordhom l’arrêta avec une sorte d’effroi :
— Non, non. Plus un mot. C’est fini.
Il fit claquer brutalement le couvercle du clavecin et, sans se retourner, il ajouta :
— Si vous faites la moindre allusion à toute cette hystérie, je vous ferai casser la tête par Youssouf. Dans un accident, vous comprenez, à la chasse… vous qui aimez tant ce sport.
Pour toute réponse, le jeune homme posa ses deux mains sur les épaules nues et crispées de l’aventurier.
Elles se détendirent peu à peu.
Au bout de quelques instants, Mordhom se leva, regarda Philippe avec des yeux dont la matière semblait rajeunie, renouvelée.
— Je ne vous ai pas encore montré votre boy particulier, dit-il. C’est un personnage très important dans la vie, ici. Allons voir s’il vous plaira.
La voix de Mordhom avait son assurance ordinaire, mais ses lèvres tremblaient encore un peu.