VI.
LES PIRATES DU PROPHÈTE
Chaïtane eut vite rattrapé le convoi. Hussein l’avait, jusque-là, mené sans pitié, mais Igricheff trouva beaucoup trop lente son allure. Il fut comme un chien féroce qui presse un troupeau. Sa cravache mordait les méhara, les hommes, les femmes. Il n’avait plus rien à ménager que le temps.
Avant que le soleil terrible de midi eût imposé la première halte, deux malheureuses étaient tombées, mortes d’épouvante et de fatigue.
Igricheff fit abreuver et nourrir les chevaux par ses esclaves, mangea et but avec Hussein, Yasmina et les petits conducteurs des méhara. Pour les autres, il ne leur donna rien. Le soir il ne restait plus que le lépreux. Il fut chassé dans le désert. Il était déjà, lui aussi, un cadavre.
Cette nuit-là fut paisible. Au milieu de leurs bêtes, Igricheff et Hussein dormirent dans le sable chaud, sous le vaste ciel. À l’aurore, ayant bu un peu d’eau saumâtre et achevé leurs provisions, ils se remirent en route vers le sud. Toute la journée, ils contournèrent les villages et la nuit les surprit de nouveau dans le Tehama aride, obscur. Deux des enfants de Ouadi-Serab étaient épuisés. Ils furent abandonnés avec leurs méhara. Les autres suffisaient à porter la charge d’eau et de fourrage.
Un jour s’écoula encore pendant lequel la petite troupe ne mangea rien. Aussi, le lendemain, ils résolurent pour se ravitailler de ne plus éviter les huttes misérables. Mais le seul village qu’ils trouvèrent sur la piste était vide. Il ne portait aucune trace de lutte, ni de pillage.
— Le terrain de la guerre commence, dit Hussein. Le pays des Zaranigs n’est plus loin, mais j’ignore où, je n’ai jamais été jusqu’ici.
— Tu es sûr que cette piste y va ? demanda Igricheff.
— On le dit.
— Et si tu te trompes ?
— Nous mourrons, maître.
Le soir, les bêtes et les hommes épuisèrent la provision d’eau. Et le soleil se leva, rouge, sec, sur la terre fauve du Tehama.
— Au galop, commanda Igricheff.
Seule, Yasmina fut emmenée.
Toute la matinée ils pressèrent leurs chevaux. Chaïtane lui-même commençait à trébucher et Igricheff avait un voile trouble devant ses yeux d’épervier lorsque, dans la morne succession des dunes, ils aperçurent une sorte de fil verdoyant. C’était une levée de terre, haute d’une vingtaine de mètres environ et couverte d’herbe qui arrêtait l’horizon.
— Si nous devons périr, ce sera d’une balle, dit Hussein avec un sourire exténué. Voici le défilé zaranig. Derrière sont leurs villages et leurs villes et la capitale Bet-el-Faki.
Après une si longue course sur un sol sans relief, cette légère ondulation de terrain parut monumentale aux voyageurs. Elle s’élevait comme une enceinte placée par la nature au seuil d’un domaine interdit.
— Nous ne passerons pas de force, ni par surprise, dit Igricheff pensivement. Leurs guetteurs nous ont déjà aperçus de là-haut.
— Ils préparent leurs fusils, sûrement, murmura Hussein.
— Il vaut mieux voir.
Igricheff tendit Yasmina au chaouch et donna furieusement de l’éperon à Chaïtane. Celui-ci, qui n’avait jamais été traité ainsi, partit comme une flèche, malgré sa fatigue. Seule la rapidité de sa course fit que, de la volée de balles aucune ne le toucha, ni son cavalier. Igricheff fit volter Chaïtane et revint au pas vers Hussein qui accourait.
— Il faut que j’aille chez eux en ami, dit le fils de la Kirghize.
Il descendit de cheval et ajouta :
— S’il m’arrive malheur, fuis, garde et soigne Chaïtane. Tu as assez d’or pour te faire une bonne vie.
Hussein baisa la main de son maître. Celui-ci lui remit ses armes et, les bras levés, marcha vers la colline. Tout en avançant à pas tranquilles et réglés, il pensait :
— Je ne suis pas encore à portée de fusil. Ils doivent tenir conseil… Interroger un chef… S’ils tirent de loin, j’approcherai tout de même… J’ai toujours cru que je mourrais dans du sable chaud qui m’ensevelirait sans trace… Mais je n’ai pas l’impression que le moment soit arrivé… Me voici à peu près dans la zone… Ils tirent…
Quelques balles encadrèrent Igricheff. Le sable s’éleva autour de lui en minces colonnes. Sans ralentir ni presser sa démarche, le bâtard kirghize porta sa main droite à son cœur, à son front. Et la tête haute, le regard rivé au sommet dentelé de la colline d’où allait lui venir, en l’espace de quelques secondes, l’amitié ou la mort, il poursuivit son monologue intérieur.
— Ils ont dû voir que j’étais sans armes… Je les ai salués courtoisement… Ils ont arrêté le feu. Mais cela ne veut rien dire encore… Ils doivent ménager les munitions. Ils m’attendent peut-être à une portée sûre… Je joue sur leur curiosité. Sera-t-elle plus forte que la méfiance ?
Igricheff n’était plus qu’à une centaine de pas de la levée de terre. Un coup de fusil retentit, un seul. Sur la colline se propagea une rumeur gutturale. Igricheff fit quelques pas en chancelant et tomba la tête la première contre le sol.
Hussein frémit dans toute la longueur de son corps. Son premier mouvement fut de se lancer au galop vers son maître étendu, mais l’ordre que celui-ci lui avait donné en le quittant le retint immobile et glacé.
Au bout d’instants qui parurent terriblement longs au chaouch, une demi-douzaine d’hommes se détachèrent de la crête et dévalèrent, comme des chats, le long du versant nord. Parvenus au bas de la colline, ils inspectèrent l’horizon. Deux d’entre eux n’avancèrent plus et braquèrent leurs fusils dans la direction de Hussein. Les autres, légèrement courbés, souples et silencieux, coururent vers le corps d’Igricheff. Comme ils se penchaient sur lui, une terreur superstitieuse les fit soudain trembler. Le cadavre parlait.
— Je ne savais pas, disait-il, que les pirates du Prophète sont assez lâches pour tirer sur un vrai croyant qui les a salués en ami.
Profitant de la stupeur des Zaranigs, Igricheff se redressa d’un bond.
— J’aurais pu, poursuivit-il en montrant le browning qu’il tenait serré dans sa main, vous tuer tous tandis que vous veniez à moi. Mais j’ai préféré que vous me serviez d’escorte pour aller voir votre chef, car, dans ma terre, je suis un émir. Et je veux maintenant que mon serviteur m’accompagne.
Sans laisser aux autres le temps de se ressaisir, il agita son kolback. Quand Hussein et Chaïtane eurent rejoint leur groupe, Igricheff sauta sur son étalon, passa ses deux fusils en bandoulière et ordonna :
— Menez-moi chez celui qui commande ici, sans quoi je penserai que le peuple des fiers Zaranigs a peur de deux hommes libres et d’une fillette.
Sans dire un mot, la main à leurs poignards, les pirates encadrèrent les cavaliers. L’un d’eux prit Chaïtane par la bride et le conduisit vers la colline. Il fallut qu’Igricheff en touchât presque la terre grenue couverte d’une pauvre végétation pour distinguer tout à coup la fissure mince et sinueuse qui l’ébréchait. Le défilé était si étroit que les deux cavaliers n’y pouvaient avancer de front Igricheff s’en réjouit. Quand viendrait l’heure du combat, les troupes yéménites ne passeraient pas facilement. Hussein qui n’avait pas les mêmes préoccupations ni la même assurance que son maître, jetait, par instants, un regard rapide sur les parois qui encadraient le corridor. Chaque fois il voyait, au sommet, luire entre des broussailles, des armes et des yeux. Il était sûr d’aller à la mort, mais comme il avait remis son destin aux mains d’Allah et d’Igricheff, il se sentait tranquille.
De l’autre côté de la colline campaient six cents guerriers. Ils n’avaient ni tentes ni convoi. Répandus autour d’un puits, ils se tenaient accroupis sur les talons, le menton contre leurs fusils. Quand ils virent apparaître les deux prisonniers, ils les entourèrent, avec des regards farouches, mais sans crier.
Ce silence, dans une foule orientale, surprit Igricheff. Il considéra intensément les hommes réunis autour de lui et vit qu’ils ne ressemblaient en rien ni aux montagnards des djebels ni aux paysans du Tehama. Ils étaient courts, larges, avec des épaules et des cuisses très développées. Leurs cheveux noirs comme du jais, épais, durs et drus, se tenaient droits sur leurs têtes rondes et mangeaient la moitié de leurs fronts bas. Les nez étaient légèrement écrasés, les bouches bestiales. Pour vêtement, ils avaient des pagnes et des tuniques en toile, teintes d’un indigo craquelé et lourd qui les rendait rigides. Ils portaient tous de longs fusils, ornés de cercles d’argent et des poignards plus longs, plus effilés que ceux des Yéménites. Dans chaque muscle du corps et du visage, il y avait quelque chose de violent, d’insensible. On eût dit une meute disciplinée et muette.
Le pirate qui avait mené Chaïtane par la bride, le confia à deux autres gardiens et, par un sentier à peine visible, grimpa sur la crête de la colline. Il en descendit bientôt, accompagné d’un homme dont le maintien et la démarche montraient qu’il était écouté des autres.
— Tu es venu chercher la mort ? demanda-t-il d’un air sombre et hautain à Igricheff.
— Je suis un grand prince, dans un pays riche et fort, répliqua avec plus de superbe encore le fils de la Kirghize, et je ne parle qu’à mes égaux. Où est celui qui commande le peuple zaranig tout entier au combat ?
Sa fermeté, son arrogance, ses armes et celles de Hussein, la beauté de Chaïtane, en imposèrent au chef des avant-postes.
— Bien, dit-il, on va te conduire chez Mohammed le Terrible, dans notre grande ville et tu le regretteras, si le Prophète ne t’a pas en protection et amitié.
— Je veux d’abord que mes chevaux se reposent, boivent et mangent, exigea Igricheff.
Son ascendant était tel qu’il fut obéi.
Trois heures après, pendant lesquelles, malgré leur faim torturante, ni lui ni Hussein ne demandèrent aucune nourriture, il remonta en selle. Six Zaranigs allèrent chercher les méhara les plus rapides parmi le troupeau caché près du camp dans un repli de terrain. Et le prisonnier qui semblait commander son escorte donna le signal du départ.
Au milieu de la plaine assez fertile qui interrompt les sables de Tehama lorsque l’on va du nord au sud et que peuplent les tribus zaranigs, se trouve leur capitale, Bet-el-Faki. C’est une ville ronde, aux rues étroites, tortueuses, serrées entre des maisons grises, à plusieurs étages. Les dômes des mosquées, parce qu’ils s’appuient à d’autres édifices, ressemblent à des boucliers de forteresse. Une muraille épaisse, unie, strictement fermée, protège la cité farouche et nette qui jaillit soudain du sol plat comme un énorme nid de terre et de pierre.
Il faisait encore jour lorsque Igricheff arriva à la porte nord de Bet-el-Faki avec ses gardiens. Ceux-ci le remirent au chef du poste qui surveillait le seuil de la ville et retournèrent au trot des méhara prendre leur faction au défilé qui commandait la plaine. Deux guerriers saisirent par les rênes les chevaux d’Igricheff et de Hussein, deux autres se placèrent derrière eux. Ce fut de cette manière qu’ils cheminèrent vers le centre de Bet-el-Faki.
Les rues s’étaient aussitôt emplies d’une foule armée, sombre et silencieuse. Toute la méfiance, toute la haine d’une race étaient dans les yeux, noirs, lourds, brûlants. Jamais Igricheff n’avait senti un tel poids contre sa nuque. Les femmes surtout montraient une passion terrible sur leurs visages immobiles. Elles étaient, pour la plupart, élancées et belles, mais leurs corps et leurs traits portaient une sévérité sans miséricorde. Beaucoup avaient des poignards à la ceinture.
Ce peuple en armes avait toute la force et toute la rigueur d’un clan. Livrés à eux-mêmes, ces hommes, ces femmes ne devaient pas avoir de qualités singulières, mais réunis sur un bateau rapide, en troupe de choc ou en ville assiégée, on sentait la vigueur, le courage et l’acharnement de chacun décuplés par l’entente profonde et mystérieuse du sang.
On arrêta Igricheff devant un portail de très simple apparence qui ouvrait sur une cour, emplie de guerriers et de chevaux. Au fond se voyait une maison basse. Une seule pièce, très grande, composait toute la demeure du grand chef de guerre zaranig. Il était à moitié étendu sur un angareb richement décoré et promenait un regard dur et fixe sur les murs de la chambre comme pour y trouver une réponse aux questions incessantes que venaient lui poser ses lieutenants et ses messagers qui, les uns à cheval, les autres sur des méhara, partaient vers la ville, les défilés ou la plaine.
Lorsque Igricheff et Hussein furent amenés devant Mohammed le Terrible, celui-ci, une fois encore, sembla prendre conseil de ses murs blancs. Ils étaient ornés de tout ce que peuvent fournir des années de pillage et de course en mer Rouge. Des soieries, des armes, des peaux de bêtes, des fils de perles grossièrement noues formaient des trophées sans ordonnance. Dans les coins, il y avait des jarres d’huiles précieuses, de parfums, des sacs de café odorant. Cette abondance inutile, ces richesses venues de l’Arabie, des Indes, du golfe Persique, faisaient un contraste barbare avec la nudité de la pièce, et surtout avec l’homme qui les avait conquises. Il avait les épaules anormalement développées ainsi que le torse. Il portait une courte barbe carrée et grisonnante qui rendait effrayant son visage massif ― plus bronzé encore que celui des autres Zaranigs.
« Il ne voudra rien entendre, pensa Igricheff en examinant les traits de Mohammed le Terrible. Nous sommes perdus. »
Il regretta de n’avoir pas livré combat près de la colline ou du moins dans les rues de Bet-el-Faki. Il eût succombé, certes, mais avec Chaïtane sous lui et en plein mouvement. Tandis qu’ici, bloqué, désarmé, au moindre signe du chef, dix poignards le perceraient, impuissant.
Des murs où étaient marquées ses victoires, Mohammed ramena son regard sur Igricheff. Cela ne dura qu’une seconde. Elle suffît pourtant à rendre l’espoir au fils de la Kirghize. Les yeux du chef zaranig étaient féroces, impitoyables, mais intelligents. Et Igricheff qui, avant de les avoir croisés, se préparait seulement à mourir avec arrogance, dit d’une voix grave et pénétrée :
— Je suis heureux d’être en ta présence, grand chef sur les eaux et sur les terres. Car plus encore que par ton courage et par ton bras invincibles, tu es fort par l’esprit. Et toi seul me comprendras. Je suis le premier des envoyés moscovites chez l’Imam Yahia.
La courte barbe grise s’inclina imperceptiblement pour montrer que Mohammed le Terrible connaissait l’existence de la mission russe.
— Or, j’ai été insulté à Sanaa. Et je veux me venger. Mon pays est trop loin pour que j’y aille chercher des soldats sans nombre, car l’outrage me brûle comme du feu. Je veux me battre parmi tes guerriers. Je t’apporte mon bras qui ne connaît pas la défaite, celui de mon serviteur qui tire mieux que tireur au monde, un étalon sans pareil et des armes de l’étranger que tu ne soupçonnes même pas.
Une deuxième fois, le regard épais de Mohammed le Terrible rencontra celui d’Igricheff. Il y eut un pesant silence.
— Tu retourneras au défilé dont tu viens, dit enfin le chef zaranig ; tu combattras là une semaine, car les chiens yéménites sont proches. Et si le Prophète te soutient, je te donnerai une troupe à commander. Maintenant restaure-toi, et va reposer jusqu’à l’aube. Tu n’auras pas trop de tes forces.
— Un dernier mot : sache que j’ai déjà tué à Ouadi-Serab, près d’Obal, huit askers. Tu pourras te renseigner facilement par tes espions.
— Je te crois sans peine, tu as des yeux de milan.
Et Mohammed le Terrible se remit à interroger les murs de sa chambre qui contenait les dépouilles de vingt sambouks désemparés et sanglants…