VII.
LE ZAROUG DE L’AVEUGLE
Après le départ des chasseurs, En-Daïré ne resta pas longtemps sur le pont. Bien que depuis la veille sa fièvre eût légèrement décru, elle était encore assez violente pour lui rendre insupportable le feu du soleil, de ce même soleil qu’à l’ordinaire il aimait tant. Toutefois, avant de demander aux askers de le descendre dans le poste, il hésita. Ces hommes ignoraient tout des choses de la mer. Lui enfermé, il n’y aurait plus que les yeux du mousse pour veiller vraiment.
Mais que pouvait-il arriver dans cette crique tranquille et limpide comme un lac ?
Il recommanda à l’enfant de le prévenir à la moindre alerte, puis les Yéménites le portèrent dans l’ombre du réduit de l’équipage.
Le mousse alluma les feux et commença de préparer son repas et celui des askers. Il avait pilé les grains de dourah, et s’apprêtait à mettre les galettes à cuire dans la barrique, en pensant avec bonheur à la viande de gazelle qu’il ferait rôtir le soir, lorsqu’un étrange murmure l’arrêta dans ses mouvements agiles. Il resta accroupi devant le four à pain, mais l’oreille et le regard tendus vers le trou sombre que faisait la porte du défilé menant de la crique à la mer.
Ce n’était pas le vent qui faisait ce bruit d’eau froissée…
Le mousse écouta plus attentivement encore. Certes, ce n’était pas le vent… Seule l’étrave d’un bateau pouvait arracher à la mer cette longue et douce plainte.
— En-Daïré, En-Daïré ! appela l’enfant. Un boutre vient.
Le plongeur sursauta, tiré de son sommeil fiévreux, étouffa un gémissement de douleur, car il avait heurté sa jambe tuméfiée à un coin de caisse et cria :
— Remontez-moi ! Vite ! Vite !
Il ne fut pas obéi. Au même instant, comme une flèche au bout de sa trajectoire, une proue aiguë glissa lentement hors du corridor liquide, puis, tout un bateau étroit, à mât incliné vers l’avant et taillé avec une finesse extrême. Sa voilure était amenée, les askers et le mousse purent juger d’un coup d’œil qu’il portait une vingtaine d’hommes farouches cramponnés aux haubans. Par réflexe, les Yéménites et l’enfant modulèrent le salut des marins en mer Rouge. Rien ne répondit sur le voilier mystérieux.
En-Daïré essaya de gravir sans aide la courte échelle qui menait au pont, mais retomba, tordu de souffrance, trempé de sueur. Il entendit le bateau, qu’il ne pouvait voir, s’approcher de l’Ibn-el-Rihèh.
— C’est un zaroug ! cria le mousse.
— Tirez ! hurla En-Daïré aux askers.
Les hommes du zaroug furent plus rapides. Une décharge balaya le pont de l’Ibn-el-Rihèh. Les Yéménites, frappés chacun de plusieurs balles s’affaissèrent. Seul échappa le mousse qui s’était jeté à plat ventre derrière le bordage. Puis, d’un bond, il fut à l’arrière et se laissa glisser dans l’eau.
Le zaroug accosta l’Ibn-el-Rihèh. Des gaffes joignirent les deux bateaux. Dix hommes sautèrent sur le boutre de Mordhom. Le pillage se fit en silence. De bras en bras, les sacs de riz, les caisses de munitions, les fusils passèrent à bord du zaroug. Enfin, celui des pirates qui dirigeait ses compagnons descendit dans le poste d’équipage. Ses yeux rencontrèrent le regard fébrile d’En-Daïré. Il tira son poignard.
— Tu me tueras, dit le plongeur, mais alors tu seras tué par mon maître qui va revenir. C’est Françaoui Kébir et il a trente hommes avec lui.
— Françaoui Kébir lui-même ne navigue pas sans gouvernail, répondit le pirate en frappant.
Ainsi mourut En-Daïré, le plongeur noir, tandis que déjà, manœuvré à l’aide de perches par vingt hommes bronzés et sauvages, le zaroug se dirigeait vers le chenal.
Au bruit des coups de feu, Mordhom poussa un hurlement, comme si un morceau de chair venait de lui être arraché.
— Mon bateau, mon bateau ! cria-t-il d’une voix démente en s’élançant vers le sommet du plateau.
Tous les autres le suivirent, mais il les distança vite, sauf Youssouf et Hussein qui se maintinrent facilement à ses côtés. La pente était douce. Ils la gravirent et se trouvèrent sur la muraille qui dominait la crique. C’était le moment où le zaroug se dégageait de l’Ibn-el-Rihèh. Le premier mouvement de Mordhom fut de se ruer en bas pour appareiller et poursuivre le voilier ennemi. Mais un cri d’enfant l’arrêta et une boule noire haletante roula à ses pieds.
— Maître, cria le mousse, j’ai bien veillé, mais Allah n’a pas voulu nous protéger. Ils ont tout emporté. Ils ont enlevé le gouvernail.
— Le gouvernail, répéta Mordhom à voix basse, comme frappé d’un éblouissement fatal. Mais il n’y a plus rien à faire, alors…
Il promena son regard désespéré sur la muraille volcanique.
— Attends ici, et fais attendre les autres, cria-t-il soudain, et il se remit à courir comme un possédé non pas vers le boutre, mais le long de la corniche qui menait aux falaises.
Le chaouch et le Dankali se lancèrent derrière lui.
— Le chenal est long, murmurait fébrilement Mordhom entre ses dents coincées. À la perche, on ne va pas vite. Nous arriverons avant eux.
L’arête sur laquelle ils bondissaient devenait plus étroite, plus aiguë, semblable à un étrange chemin de ronde déchiqueté. Il fallait toute l’élasticité des trois hommes pour ne pas rouler au fond du précipice où, par instants, apparaissait l’eau sombre du chenal. La corniche s’arrêta net. Sous Mordhom il n’y avait plus qu’une paroi rugueuse, noire, inaccessible, et la mer. Il jeta sur les lames un regard anxieux. Aucune voile ne s’y montrait. Il eut un rauque soupir et gronda :
— Tout n’est pas fini, encore. Écoutez-moi, comme vous écouteriez votre vie, dit-il aux deux guerriers. Voilà la sortie du chenal. Le zaroug va s’y montrer d’un instant à l’autre. Il ne faut pas qu’il la dépasse assez pour profiter du vent. Pour cela, il n’y a qu’un moyen : pas d’homme à la barre. Vous m’avez compris ?
— Ils ne passeront pas, dirent en même temps Hussein et Youssouf en portant lentement, amoureusement leur fusil à l’épaule.
— Ne tirez pas ensemble, conclut Mordhom.
Ce fut le chaouch qui fit feu le premier.
Il s’était avancé sur un promontoire de pierre si étroit et si vertigineusement situé que même le Dankali, dont le pays ne portait point des pics comparables à ceux des djebels yéménites, ne s’aventura pas à l’y suivre. Ainsi Hussein vit-il, avant ses deux compagnons, surgir le zaroug entre les deux murailles du chenal. Jamais il n’avait connu une cible aussi difficile à atteindre, car il lui fallait tirer presque à la verticale, sans appui et penché sur un gouffre. Il se coucha le long de l’aiguille de pierre d’un mouvement onduleux, insensible, l’œil rivé, à travers la ligne de mire, à celui des pirates qui gouvernait. Le zaroug abordait la ligne d’écume qui marquait la sortie de l’île quand Hussein tira. À bord du bateau, il y eut une clameur farouche. Les hommes qui allaient dérouler la voile paillée s’arrêtèrent net. Le barreur venait de rouler au fond du zaroug que le courant commençait déjà à déporter vers la muraille noire. Un autre pirate saisit la barre.
Youssouf avait eu tout le loisir d’ajuster sa place. L’homme tomba.
Le chaouch et le Dankali se regardèrent. Pendant cette fraction de seconde ils oublièrent que leur vie était en jeu pour s’estimer mutuellement à leur juste mesure. Puis Hussein, qui avait rechargé son arme, épaula. Un troisième barreur fut foudroyé.
— Bien, bien, mes lions ! exulta Mordhom. Ils n’oseront pas mettre à la voile. Ils seraient fracassés contre le roc.
Une salve lui répondit. Elle n’atteignit personne. Pourtant, croyant profiter de son effet, les pirates s’arc-boutèrent sur les perches pour jeter d’un seul élan le zaroug dans les eaux libres. Mais Youssouf veillait et fit une nouvelle victime. Hussein abattit à son tour le remplaçant.
Mais à peine eut-il vu tomber l’homme que, sans un cri, il lâcha son fusil qui glissa dans l’eau écumeuse et, de ses bras crispés, entoura l’aiguille sur laquelle il était étendu. Plus exposé, se détachant sur le ciel, il avait été atteint à la poitrine par trois balles du zaroug. Sa dernière convulsion le noua au rocher.
Ainsi périt Hussein, chaouch de l’Imam yéménite.
— Quand tu auras tiré, tu prendras mon fusil et je rechargerai le tien, dit Mordhom à Youssouf.
Mais le Dankali n’eut plus à montrer sa terrible adresse. Le zaroug virait sur lui-même, disparaissait entre les sombres parois.
— J’aurais mis devant le barreur deux matelots, pensa machinalement Mordhom et je serais passé.
Puis il ordonna :
— Reste ici, Youssouf. Tu as deux coups à tout hasard. Je vais voir ce qui va se passer dans la crique.
En courant, Mordhom calculait :
“Ils étaient vingt environ. Hussein en a tué trois. Youssouf deux. Reste une quinzaine. De notre côté, Igricheff, Philippe, Abdi, les Ali et moi : six. Mais eux ont des munitions sans nombre… les miennes (il serra les dents). Mais leur bateau est une cible magnifique et nous, nous sommes mobiles… On verra… On verra…”
Quand il rejoignit ses compagnons à l’endroit où il avait laissé le mousse, le zaroug, porté par le courant, parut dans la crique.
— En entendant tirer comme au stand, j’ai compris que Youssouf et Hussein faisaient rentrer le bateau, dit Igricheff à Mordhom.
— Hussein est mort.
— Que faisons-nous ? demanda le bâtard kirghize, sans qu’un muscle bougeât sur son visage.
— Votre avis ?
— Nous embusquer, le plus près possible de l’eau, les tirer comme des lapins, les forcer à venir à terre et les charger.
— Bien, je vous passe le commandement.
— Alors, en bas.
Pendant leur descente furieuse, les volcans leur dissimulèrent la crique. Quand ils purent l’apercevoir de nouveau, Mordhom laissa échapper un cri de surprise.
— Ils sont déjà à terre.
— Et ils fouillent le sol, dit Philippe.
En effet, courbés sur la plage, avec des perches, des gaffes et des rames, les pirates creusaient fiévreusement le sable gris.
— Ah ! ça !… murmura Mordhom, je ne me trompe pas, Igricheff, ils font une tranchée ! Mais qui a pu leur en donner l’idée ? Il y a un Européen avec eux. C’est impossible autrement. Ils ne savent pas, tout seuls. Une tranchée !… Mais votre plan, alors, Igricheff ? Parlez.
Le bâtard kirghize, les yeux à peu près invisibles, la bouche serrée, réfléchissait intensément.
— Quoi qu’il arrive, ordonna-t-il soudain, ne bougez pas.
Et il se précipita vers la plage.
Philippe eut un élan pour le suivre, mais Mordhom lui saisit les bras et dit sévèrement :
— Il est le chef.
Le bâtard kirghize se glissa jusqu’aux derniers abris que lui pouvaient donner les roches noires. Puis il se dissimula, couché entre deux pierres, et, tendant toute l’acuité de sa vue, tâcha de discerner les visages des pirates au travail. Mais à cette distance, il n’en put distinguer aucun nettement. Le seul dont il fût capable d’apercevoir les traits était celui du guetteur que les ennemis avaient posté à la limite du sable et des rocs et qui se trouvait à une centaine de mètres de lui. Mais cette figure ne lui apprenait rien.
— Si j’avance vers eux, même désarmé, ils tireront, pensa Igricheff. Ils sont trop enragés par la perte de leurs hommes. Alors…
Laissant son fusil dans sa cachette, il plaça son browning entre ses dents et se mit à ramper vers la sentinelle. Le bruit que faisaient les pirates en creusant le sol favorisait le dessein d’Igricheff. Il put arriver derrière le guetteur sans que ce dernier l’entendît. D’un coup de crosse à la tempe, il l’assomma. Un hurlement de rage et de menace implacables s’éleva parmi les corsaires. Mais déjà Igricheff allait à eux, ou plutôt la sentinelle inerte que le bâtard kirghize portait devant lui comme un bouclier.
— Votre compagnon n’est pas mort, cria Igricheff de toute sa voix perçante et je ne veux pas le tuer. Le prendrez-vous pour cible ?
Il y eut chez l’ennemi un instant de désarroi, de silence. Le bâtard kirghize en profita pour se découvrir soudain et appeler :
— Aziz, Aziz ! Je suis sûr que si tu es là, tu reconnaîtras le chef moscovite du défilé de Bet-el-Faki.
Du groupe stupéfait des pirates, un homme trapu se détacha soudain, courut à Igricheff.
— C’est bien toi, par le Prophète, dit Aziz, en embrassant l’épaule du bâtard kirghize.
— Je pensais bien que tu étais sur le zaroug, puisque, seul des chefs zaranigs, tu as appris de moi à creuser la terre pour te défendre.
— Et j’aurais dû savoir que tu étais avec Françaoui Kébir, car il n’y a que ton chaouch pour tirer si bien du ciel.
— Il est mort.
— Allah le recevra en guerrier, car il a mis des balles dans bien des cœurs courageux.
— Maintenant, dit Igricheff, je vais appeler mes amis.
— Attends, attends, chef moscovite. Je ne suis pas le nakouda ici.
— Où est-il ?
— Sur le zaroug.
— Pourquoi ne mène-t-il pas ses hommes au combat ?
— Tu verras. Viens.
Une pirogue mena Igricheff à bord du bateau pirate. Debout contre le mât se tenait un vieillard sec, droit et robuste, dont la courte barbe blanche se détachait sur la peau bronzée et nue. Il ne leva pas les yeux vers le bâtard kirghize, mais pencha un peu la tête.
— Qui vient sur mon zaroug, d’un pas d’étranger ? demanda-t-il d’une voix âpre.
Igricheff comprit. Le maître du bateau était aveugle.
— Grand nakouda, dit Aziz, je t’ai parlé du chef moscovite qui a mieux défendu que moi-même la gorge de Bet-el-Faki. C’est lui qui se tient auprès de toi. Il est l’ami de Françaoui Kébir et te demande la paix pour lui.
Le vieillard demeura longtemps silencieux.
— Reste à mon bord, dit-il enfin. Bois et mange comme mon hôte. Je te répondrai d’ici peu.
Pour laisser l’aveugle méditer en paix, Aziz emmena Igricheff tout à l’arrière du zaroug près de la barre sur laquelle le sang des cinq hommes tués avait formé une épaisse croûte brune.
— C’est le plus vieux chef de la mer chez nous, dit Aziz. Depuis vingt ans, il ne connaît plus la lumière. Mais il navigue sans cesse et toujours à la proue. Un mousse lui dit les endroits où passe le zaroug. Il a tous les écueils, toutes les côtes dans la mémoire. Personne de nous n’était venu ici. Il s’est souvenu que son père, avec un convoi d’esclaves, avait mouillé, pour cause de tempête, dans cette île noire. Il était un enfant alors, pourtant il nous a conduits sans défaut jusqu’ici. Quant à moi, chef moscovite, après t’avoir quitté, je n’ai pu gagner Bet-el-Faki et avec deux hommes seulement je suis arrivé, à travers les chiens yéménites, à la mer, où le zaroug du vieux nakouda m’a pris.
— Aziz et mon hôte, venez, appela l’aveugle.
Puis :
— Chef étranger, dit-il, prête bien l’oreille. Il est dur de rendre un juste butin et de pardonner la mort de cinq guerriers. Mais j’ai entendu dire que Mohamed le Terrible, avant de rejoindre le paradis d’Allah, a ordonné de te considérer comme son frère. Alors, j’ai décidé, car nous sommes proscrits, errants, sans vivres ni munitions, de garder le tiers des cartouches, la moitié des provisions et de rendre à ton ami tout le reste. Et que la paix soit avec vous…
Mordhom accepta les conditions de l’aveugle. Igricheff lui dit alors :
— Deux fois vous m’avez sauvé. J’ai payé deux fois. Par le fusil de mon chaouch, par la paix avec les Zaranigs. Nous sommes quittes et je suis libre.
Mordhom hocha la tête pensivement et répondit :
— Vous acceptez tout de même d’être mon hôte ?
— Certes. Car ceux-là (il montrait le zaroug) ne sont plus bons qu’à pirater en petit et à se faire pendre.
Deux jours après, l’Ibn-el-Rihèh appareilla avec un vent favorable. Sur la cendre de l’île noire, à nouveau déserte, il y avait un petit monticule. Là dormait En-Daïré.
Au moment où le boutre passa sous l’aiguille qui portait encore le chaouch, raidi dans son embrassement suprême, le bâtard kirghize appela Youssouf.
— Je te donne Yasmina, lui dit-il. Hussein n’aurait pas choisi pour elle un autre maître que toi.