VI.
 
L’ÎLE NOIRE

Philippe roula sur le pont, Igricheff donna du front contre la bôme si fort qu’il en fut assommé un instant. Les Somalis fermèrent les yeux. L’Ibn-el-Rihèh pivota sur lui-même, craqua affreusement, embarqua une charge d’eau qui sembla l’accabler, glissa comme une flèche dans un chenal écumant. Mordhom redressa le gouvernail, maintint droit le boutre. Il fila, porté par le courant, entre deux murailles abruptes et noires, séparées l’une de l’autre par une faille de trente mètres au plus.

Ce couloir liquide était long, sinistre, mais à mesure qu’il s’enfonçait dans l’île, la force du flot diminuait. Et, brusquement, ce fut le calme, un calme divin. l’Ibn-el-Rihèh avait débouché dans un vaste bassin sans ride et d’une transparence parfaite.

Le boutre courut encore quelques secondes et s’immobilisa. À son bord, il y eut un grand moment de stupeur, d’incrédulité. Les deux aventuriers furent les premiers à se ressaisir.

— Vous nous en avez bien tirés, dit Igricheff à Mordhom.

En même temps, celui-ci cria à ses matelots :

— Détachez-moi.

Puis :

— Mouillez l’ancre de rechange.

La chaîne grinça aussitôt, mais on eût dit que les frères Ali qui la déroulaient ne comprenaient pas ce qu’ils faisaient, tant il y avait d’égarement sur leurs visages. L’ancre toucha le fond de roche qui se voyait du boutre, traîna, racla, ne s’accrocha point. Alors, avec le même air absent que ses compagnons, et d’un mouvement purement machinal, En-Daïré plongea. On l’aperçut, marchant sous l’eau, flou, déformé par la réfraction, pareil à une étrange bête aquatique. Il portait l’ancre sur son épaule, cherchant un endroit propice. Quand il remonta, il dit, après une aspiration profonde et comme un somnambule :

— Elle tient.

Alors seulement, les hommes de l’Ibn-el-Rihèh sentirent qu’ils étaient sauvés. Et, d’un coup, se brisa en eux la tension terrible qui, depuis des heures et des heures, les avait tenus crispés de la nuque aux talons. Tous ensemble, ils se mirent à crier, à rire, à proférer des paroles sans lien.

— Allah seul, Allah le Tout-Puissant, psalmodiaient les Somalis.

— Je n’oublierai jamais, jamais, criait Philippe.

— La fortune, murmurait Igricheff, la fortune carrée !

Et Mordhom exultait, frappant du plat de la main sur le bordage.

— S’il remonte mal dans le vent, il tient la tempête comme aucun bateau, vous avez vu, vous avez vu ?

Mais ils ne l’entendaient pas, comme lui n’entendait personne. Pour fortement trempé qu’il fût, il était ivre, lui aussi, de la joie chaude, animale, de la sécurité. Dans les cellules et le sang de tous ces hommes bruissait la rumeur même de la vie.

Philippe, surtout, rayonnait de bonheur, de tendresse universelle. Il eût voulu remercier chaque matelot, les combler de présents, embrasser le mousse, étreindre Mordhom. Soudain, il se rappela que dans le poste se trouvaient des gens qui n’avaient point part à cette fête. Spontanément, il courut vers la trappe, arracha.

— Sortez, sortez, cria-t-il.

Ses gestes suffirent à le faire comprendre. Hussein, Youssouf et Yasmina sautèrent sur le pont. Mais quatre hommes hésitants remuaient encore au fond du réduit obscur.

— Ah ! les askers ! s’écria Philippe avec un rire fraternel. Dehors aussi, dehors ! Assez de prison, pauvres diables. N’est-pas, Daniel ?

— Bien sûr, dit Mordhom.

Peu à peu, l’effervescence tomba. Bien qu’ils sentissent tous encore, au fond de leur poitrine, une sorte de foyer radieux, ils commencèrent à examiner la crique où les avait jetés la tempête. C’était un demi-cercle, vigoureusement dessiné. L’eau y avait environ trois mètres de profondeur. Grâce à sa limpidité, on voyait qu’une poudre pierreuse très fine et d’un gris très clair tapissait la crique. Cette sorte de dure cendre couvrait également la bande de terrain, large et plate, qui ceignait l’eau. Puis jaillissaient des cônes volcaniques. Il y en avait sept, rangés à la file, chacun plus haut que le précédent. Et leurs sept cratères étaient eux-mêmes enfermés par une muraille circulaire qui se soudait aux parois abruptes entre lesquelles s’était glissé l’Ibn-el-Rihèh. Les cônes et la muraille étaient d’un noir terne, sourd. Une stérilité éternelle marquait leurs formes à la fois géométriques et déchiquetées.

— Je me demande si quelqu’un a jamais abordé ici, dit pensivement Mordhom.

— Pas de longtemps, en tout cas, remarqua Igricheff. Il n’y a aucune trace sur ce sable gris.

Philippe s’écria, avec une vive exaltation :

— Alors, nous serions les premiers hommes à le fouler. Vite, Daniel, le houri…

— Du calme, du calme, vous ne pensez pas que mes Noirs ont assez travaillé et que j’ai vingt heures de barre dans les bras. On va manger d’abord.

Ils s’installèrent comme la veille, à l’ombre de la grand-voile que les matelots avaient rapidement hissée. Elle pendait, flasque et morte. Il n’y avait pas un souffle dans l’air.

— Et vous croyez, Daniel, que dehors, oui, dehors, je ne trouve pas d’autre mot, la tempête continue ? demanda Philippe.

— Certes et de mieux en mieux. Pensez que le chenal a près de trois cents mètres de long et que des murs de granit et de lave nous abritent, qui vont se rétrécissant vers le haut. Nous sommes dans le fond d’un entonnoir volcanique.

Le mousse et Yasmina travaillaient fiévreusement à la caisse-cuisine et à la barrique-four à pain. Les marins riaient avec les askers.

— Ni Abdi, ni En-Daïré ne savent plus que moi où nous sommes, poursuivit Mordhom. Le plongeur dit que l’île où il est resté un an ressemblait à celle-ci, mais qu’elle était beaucoup plus grande et qu’il y en avait d’autres autour. Mais quelle que soit la place et le nom de la nôtre ― si elle en a un ― nous lui devons une fière reconnaissance. Avec un temps moins gros, j’ai perdu le Taman… Abdi et moi, nous en avons réchappé seuls.

— Les vagues étaient bien d’une dizaine de mètres ? demanda Philippe.

Mordhom se mit à rire.

— Pourquoi pas de quarante ? dit-il. Cela semble toujours beaucoup plus quand on manque d’habitude. Non, il y avait quatre mètres de creux. C’est déjà pas mal, je vous assure.

Ils se turent, repassant mentalement toutes les phases de cette fuite à travers la mer Rouge démontée. Le mousse apporta le repas : des galettes de doura et du riz furieusement assaisonné.

— Tu auras un thaler de plus par mois, dit Mordhom à l’enfant qui lui baisa les mains avec ferveur.

— Cela lui fera en tout soixante francs de solde, traduisit l’aventurier pour Philippe. Il est bien plus riche que vous.

— Je le crois, répondit le jeune homme sans sourire. Il deviendra matelot. Il vivra et mourra d’accord avec lui-même.

— Je ne suis pas d’humeur, aujourd’hui, à vous suivre dans les méditations, dit gaiement Mordhom. Je suis bien, je suis très bien.

Il dévorait. Ses matelots aussi. Bien qu’il ne leur parlât guère, n’ayant rien à leur dire qu’ils connussent aussi bien que lui, c’était d’eux que Mordhom, en cet instant, se sentait le plus proche. Il s’endormit au milieu de leur groupe noir.

Igricheff, Hussein et Philippe mirent la pirogue à l’eau.

— Vous avez de la chance, dit Igricheff en observant la hâte que mit le jeune homme à sauter le premier à terre et le plaisir qu’il eut à contempler l’empreinte que, sur la plage grise et vierge, laissèrent ses espadrilles. Cela vous amuse de jouer au conquérant.

— C’est vrai, dit Philippe. Mais quels beaux jouets ! Ce bateau. Ces marins. Cette île. Et vous-même, acheva-t-il en riant.

Il s’élança sur la pente qui menait au plus petit cratère. Mais, à mi-côte, il dut s’arrêter, ne trouvant plus de piste praticable. Des galets noirs s’éboulaient sous ses pieds, menaçant de l’entraîner. Il jeta un coup d’œil derrière lui et vit que Hussein, suivi par Igricheff, contournait le premier des sept volcans éteints.

Il les rejoignit tout essoufflé.

— Laissez-vous conduire par mon chaouch, dit Igricheff. Nous ne sommes plus sur de malheureuses planches. Dès qu’il s’agit de monter ou de descendre, il a plus d’intelligence dans ses orteils que nous dans la tête.

Hussein, le fusil comme balancier sur la nuque, un bras autour de la crosse, un autre autour du canon, marchait sans presque regarder le terrain. Les escarpements qui l’environnaient avaient beau être nus et sombres, leur solidité, leur mouvement montueux lui faisaient retrouver sa souplesse dansante, son assurance et un peu de gaieté. Parmi ces pierres noires où jamais piste n’avait été frayée, il devinait les chemins possibles, sentait les détours nécessaires, les escalades qui faisaient gagner du temps. Il put ainsi mener sans encombre son maître et Philippe sur la crête de la muraille qui enfermait dans l’arène du grand volcan mort qu’était l’île, les sept cratères plus petits.

Le vent les assaillit avec une telle fureur qu’ils se crurent un instant de nouveau sur le boutre et durent s’arrêter. Puis leur regard plongea vers la mer. Mordhom avait raison, la tempête y faisait toujours rage. Même de la hauteur où ils étaient, ils apercevaient le creux des lames qui venaient crouler comme des avalanches éblouissantes sur l’île noire.

Celle-ci était un peu plus grande que ne le laissait croire la forme de la crique. Le sommet de la muraille qui, de là-bas, semblait une arête aiguë, se développait en un plateau semé de pierres sombres. Et à l’Est, ce plateau descendait vers la mer par un versant beaucoup moins abrupt que celui par lequel étaient venus Igricheff et Philippe. Il portait, de-ci, de-là, une végétation misérable, mais qui ressortait singulièrement sur le fond funèbre où elle poussait.

— On pourra chasser, maître, dit joyeusement Hussein. C’est l’herbe à dig-digs.

Igricheff se détourna brutalement du chaouch. Il était résolu, tant que, d’une manière quelconque, Hussein n’aurait pas racheté sa faiblesse de Moka, à ne lui adresser la parole que pour des ordres.

Comme le jour baissait, le Yéménite ramena en silence Igricheff et Philippe vers le boutre.

— Si je comprends bien, dit Mordhom quand ils eurent achevé la description de l’île, les falaises de la brèche et la muraille ne font qu’un, et, sur l’autre versant, les mouillages sont moins sûrs qu’ici. Tout est pour le mieux.

Il jeta un regard satisfait sur le sommet du gouvernail tout enveloppé de gros fil de fer, sur la fortune carrée soigneusement recousue.

— Excusez-moi, Daniel, dit Philippe, sur qui s’abattait une fatigue invincible, je ne dînerai pas ce soir… Je me couche.

Il s’allongea sur le roof, eut un instant la vision de l’équipage réuni à l’avant, des sept volcans morts, gardiens noirs du néant et du clair de lune, et sombra dans le sommeil. Bientôt, tout dormit sur le boutre. La nuit d’argent semblait prisonnière à jamais de la crique sauvage. Des reflets tremblants jouaient sur le bord des cratères.

La première pensée de Mordhom, en se réveillant, fut d’envoyer En-Daïré sur la falaise pour voir le temps qu’il faisait en mer. Mais il appela le plongeur en vain. Les autres matelots, les askers, Youssouf s’étant levés, il fut évident qu’En-Daïré n’était pas à bord. Mordhom ne s’en inquiéta guère.

— Il a devancé mon désir, se dit-il.

Mais le repas du matin fut expédié sans qu’En-Daïré reparût. L’un des frères Ali grimpa sur la falaise.

— La mer est toujours enragée, annonçait-il en revenant.

— As-tu aperçu En-Daïré ? demanda Mordhom.

— Non.

À midi, le plongeur n’était pas là. Une sourde inquiétude commença de travailler l’équipage superstitieux, troublant son repos nonchalant.

Hussein et Youssouf partirent battre l’île. Aussi légers, aussi souples l’un que l’autre, leurs fusils posés à plat sur la nuque, ils s’élevèrent très vite jusqu’au sommet de la muraille noire et disparurent. Quatre heures torrides s’écoulèrent. Les matelots chuchotaient que les sept génies de l’île, dont les gueules géantes s’ouvraient dans le sombre cirque, avaient également emporté les deux guerriers.

— Si la nuit tombe avant qu’ils ne reviennent, dit Mordhom, mes Somalis me demanderont de mettre à la voile, quelque temps qu’il fasse.

— Mais tout de même, répliqua Philippe, Hussein et Youssouf ont, eux du moins, le pied assez sûr pour ne pas tomber dans une crevasse. Et il n’y a pas de fantômes funestes sur cette île.

— Est-ce qu’on sait ? murmura le Breton, mais si bas que Philippe ne put l’entendre.

Les minutes se firent longues, insupportables. Chacun à bord cherchait une occupation, ne la trouvait pas, revenait nerveusement s’asseoir ou s’étendre. Les cris des oiseaux de mer semblaient porter de sinistres augures. Le soleil, qui, déjà, disparaissait derrière les falaises occidentales, incendiait la haute muraille noire d’un feu de forge maudite.

— Allah seul, Lui seul ! gémirent les Somalis.

Philippe ne put se défendre contre le malaise qui, quoi qu’il en eût, s’insinuait en lui. Mais aussitôt il eut honte. Des silhouettes venaient d’apparaître sur la crête baignée de crépuscule. Elles étaient étrangement rapprochées et descendaient lentement.

— L’un d’eux est blessé, dit Igricheff.

Mordhom, qui avait pris sa jumelle, ajouta :

— Le plongeur.

Dans le champ des verres grossissants, Philippe vit à son tour que les deux guerriers soutenaient En-Daïré aux aisselles. Quand le groupe se fut rapproché de la plage, Mordhom sauta dans le houri et pagaya furieusement. Bientôt, on hissa En-Daïré à bord. Il grelottait. Sa jambe droite était toute gonflée et molle.

— Il est tombé ? demanda Philippe.

Mordhom répondit avec un souci visible.

— Non, c’est pire. Il a voulu explorer les criques de l’autre côté. Instinct de pêcheur de perles… Il a été blessé par un poisson-torpille. Un poisson qui a une sorte de décharge électrique et venimeuse. Il donne la fièvre, empoisonne la chair. J’aime encore mieux les poissons-scies qui peuvent pourtant couper un bras avec facilité… En-Daïré s’en tirera, je pense. Il a le sang pur. Mais il en a pour longtemps avant de pouvoir travailler. Un homme de moins dans l’équipage et quel homme ! On ne partira que par temps sûr.

À l’aube, Abdi monta sur la falaise. D’après son rapport, Mordhom jugea que la violence de la tempête avait diminué, mais pas assez toutefois pour l’affronter avec trois matelots seulement.

— Nous appareillerons demain, sans doute, dit-il à Philippe et à Igricheff. Aujourd’hui, comme il n’y a rien à faire à bord, nous pourrons chasser. L’équipage viendra aussi, ça le distraira. Mes Somalis tirent mal, mais nous ne sommes pas à une cartouche près. Et avec Youssouf nous sommes sûrs de manger ce soir de la viande fraîche.

— Je parie plutôt sur Hussein, dit Igricheff.

Ils partirent, emmenant Yasmina et laissant le boutre à la garde d’En-Daïré, des askers et du mousse.

Lorsqu’ils furent arrivés au faîte de la muraille volcanique, le bâtard kirghize annonça très haut :

— Si le Dankali tue un dig-dig avant Hussein, je lui donne la Bédouine. Tu entends, Youssouf, tu entends, chaouch ?

Le guerrier noir sourit de toutes ses dents de roi mage et dit :

— Alors, elle est à moi.

— Je te donnerais deux balles pour une des miennes que je garderais encore Yasmina, répliqua Hussein.

Mais ce ne furent pas les minuscules gazelles qui eurent à départager leur adresse.

La troupe des chasseurs avait à peine atteint la brousse misérable du versant occidental que, dans la direction de la crique, des coups de feu retentirent.