II.
L’ANCRE PERDUE
La lune sombra dans les flots. Et tout s’évanouit, la perspective marine, les mâtures des boutres voisins, la merveilleuse cité spectrale.
— Quel malheur ! À peine découverte, déjà disparue, s’écria Philippe.
— Oui, c’était bien, dit Igricheff.
Mordhom vint à lui et, avec un inconscient orgueil, comme si la ville eût été sienne :
— Vous n’avez rien vu, dit-il. Ces remparts massifs, ces maisons magnifiques ne sont qu’un trompe-l’œil. Tout est rongé, taraudé, tout s’en va en poussière. On expédiait d’ici, autrefois, le meilleur café du monde. Aujourd’hui, c’est de Hodeïdah qu’il part. Et Moka a été abandonnée à son destin qui est de périr. Pas une muraille sans crevasse, sans brèche. Pas un plafond qui ne soit effondré. Quand vous marchez de jour dans les rues, malgré la plèbe qui s’y presse encore, vous foulez déjà de grandes ruines. Les moucharabiehs sont aveugles, les fontaines muettes. Le bétail couche dans les cours des riches harems. Et les charognards passent à travers les toits crevés. C’est splendide !
Philippe, alors, ne put s’empêcher de remarquer :
— Vous avez le goût des choses mortes.
— Elles sont peut-être les seules à nous donner le sentiment que nous vivons, dit Mordhom, ne croyez-vous pas, Igricheff ?
— Est-ce que je sais, mon cher ? Vous êtes là, sans cesse, avec des questions… des questions à vous-même surtout… Moi, non. J’attends…
— Quoi ?
— Tout.
— Et cela vient ?
— Toujours.
Cette fois encore, Mordhom s’appuya fortement contre son bateau, comme pour recevoir une leçon, une règle qui lui échappaient. Mais l’Ibn-el-Rihèh était immobile maintenant, inanimé et tout couvert de ténèbres.
— Fanous ! cria Mordhom.
Un corps petit et souple, comme celui d’un très jeune animal, se faufila sans rien heurter parmi les obstacles enchevêtrés au milieu du pont, frôla Philippe, se glissa dans la cabine sans toucher au panneau du roof. Une seconde après, le mousse en sortit, portant une lampe-tempête allumée.
Pareils à des insectes de nuit, les hommes du boutre s’étaient rapprochés d’elle. Ils n’en avaient nul besoin, mais elle brillait. Et Mordhom reconnaissant chacune de ces figures noires, de ces yeux simples et fidèles, de ces épaules denses, faites pour le travail et le péril de mer, nomma intérieurement ses marins tour à tour :
— Le vieil Abdi, le beau Youssouf, les frères Ali, En-Daïré, le plongeur, se dit Mordhom.
Il respira largement et ses yeux se réjouirent.
Quand Hussein vit surgir soudain la rangée des visages sombres et crépus qui avaient été jusque-là effacés par l’ombre, il gémit doucement :
— Maître, mon maître.
— Que veux-tu, Hussein ? demanda Igricheff.
— Te parler. Viens.
Ils s’isolèrent dans la zone obscure, contre le bastingage.
— Maître, mon maître, dit Hussein, c’est bien Moka la Yéménite que j’ai vue ?
— Certes. Et puis ?
— On ne sait pas, dans cette ville, qui nous sommes, ce que nous avons fait. Nous pouvons y rester, au lieu d’aller de l’autre côté des eaux, à l’étranger, sur des terres mauvaises.
— Tu as peur, Hussein ?
— J’ai mal.
Igricheff savait comprendre ceux qui le servaient. Il devina le caractère et l’étendue de la détresse du chaouch. Quelques secondes lui suffirent à prendre une décision. Parmi les pics vertigineux et les sentiers de chèvre, sur les pistes incertaines de Tehama, Hussein lui avait été nécessaire. Il avait mis alors toute sa ruse à le gagner. Mais si maintenant Hussein voulait…
— Écoute-moi bien, chaouch, dit Igricheff, car je te parle avec sincérité. Moi je n’ai plus rien à faire dans ton pays. Mais toi, tu peux y vivre heureux et libre. Prends de l’or, prends Yasmina. Je ne t’en voudrai pas. Tu m’as bien servi. Je vais demander au Français qu’il te débarque.
— Attends, maître, attends, s’écria Hussein.
Igricheff se tut. Il ne pouvait voir le visage de son chaouch, mais, à la forme qu’avait prise son corps, il le devinait penché sur la mer, comme pour en mesurer tout l’inconnu. Enfin Hussein parla :
— Non, je ne te quitterai pas, maître. Où que j’aille sans toi, le châtiment d’Allah me rejoindrait pour t’avoir abandonné.
Avant qu’Igricheff ait eu le temps de répondre, le chaouch se courba davantage sur l’eau et murmura :
— Écoute, écoute, maître.
Un bruit cadencé d’avirons se rapprochait du boutre, mêlé de rires et de voix. Et ces voix parlaient arabe avec l’intonation yéménite, la seule qui fût chère à Hussein entre toutes celles que l’on peut entendre depuis les rives du Maroc jusqu’aux côtes du golfe persique.
— Omer el Bahar{9} et ses askers, dit Hussein. Ils viennent sur le boutre.
Le chaouch ne se trompait pas. Quelques minutes après, la barque du chef du port accosta l’Ibn-el-Rihèh. À la force du poignet, il se hissa sur le pont. Des gardes le suivirent, avec un cliquetis d’armes. Mordhom portant la lampe-tempête le salua à la manière arabe.
L’Omer poussa une exclamation de joie, tandis qu’un grand sourire éclairait sa barbe en broussaille.
— Mon cœur se réjouit de te revoir, Françaoui Kébir{10}, dit-il. La guerre pas plus que la tempête ne t’empêche de naviguer. Tu es le maître de l’eau et ton boutre est, en vérité, le fils du vent.
Où étaient les ombres tristes que, dans la journée, Igricheff avait vues flotter parfois dans les yeux de Mordhom ? Où étaient sa lenteur de langage, son attitude tranquille ? Dès les premières paroles de l’Omer il s’était transformé. Sa prodigalité de gestes, son emphase, sa figure soudain mobile, expressive, sinueuse, n’avaient rien à envier à celles de l’Arabe. Il ne l’imitait point, il était devenu pareil à lui.
— Voilà ce qui me manque, pensa Igricheff, pour cesser d’être toujours l’étranger. Mais je préfère.
Et il continua de regarder la scène avec une curiosité froide.
Mordhom prit le chef du port par la main, le conduisit à l’arrière du boutre, l’installa sur la banquette. Puis, pour honorer le visiteur, il appela Philippe Lozère et le bâtard kirghize, et les fit asseoir à ses côtés. À leurs pieds s’accroupirent les quatre askers. La lampe-tempête posée entre eux, seule tache lumineuse du bateau, faisait ressortir avec violence le visage farouche de l'Omer, le délicat ovale de Philippe, le profil de Mordhom, tout en angles, les pommettes d’Igricheff et les turbans vifs des soldats, ainsi que le métal de leurs fusils.
Le vieil Abdi, aidé du mousse, servit le thé sucré comme un sirop. Après quoi, il s’assit près des askers. Les autres matelots firent de même. Seul Hussein demeura en dehors, près du mât.
Ayant bu les trois tasses rituelles, ayant remercié comme il convenait, l’Omer accepta une cigarette, se cala moelleusement sur ses jambes nues et croisées sous lui. Mordhom, assis de la même manière, demanda :
— Es-tu toujours content de ta belle ville de Moka, grand chef ? Tes fils sont-ils toujours l’orgueil de ta vertu virile ? Rassure le cœur d’un ami lointain et vagabond, mais qui te porte sans cesse dans ses pensées.
— Allah soit loué et l’Imam son serviteur, notre maître. Moka continue à se montrer une cité fidèle. Et mes fils grandissent en louant le Prophète. Je ne les vois pas beaucoup en ces jours glorieux. L’amil m’a chargé d’armer en guerre les plus gros sambouks du port. Et tous ceux que tu devines dans la nuit sont pleins d’askers que je commande.
Il passa orgueilleusement sa main droite dans sa barbe inculte et attendit la louange de Mordhom. Celle-ci vint aussitôt, naturelle et fleurie.
— Quel que soit leur nombre, il est indigne de ton courage et de ta valeur, chef de la mer.
L’aventurier fit une pause, tira quelques bouffées de sa cigarette et poursuivit :
— Certes, je l’affirme, quel que soit le nombre de guerriers dont tu disposes et de fusils…
Il n’avait pas changé de ton, mais son épaule, au dernier mot, s’était serrée plus étroitement contre celle de l’Omer.
— Ton amitié est flatteuse, dit l’Arabe. Et je sais que, si je te le demandais, tu saurais, par affection, suppléer, du moins pour les armes, à mes pauvres moyens. Mais on voit que tu viens de l’autre côté de la mer et que tu ne sais pas encore qu’Achmet, Glaive de l’Islam, a défait à jamais les Zaranigs rebelles et que nous avons maintenant tous leurs fusils aux canons cerclés d’argent.
— Gloire au Prophète, à l’Imam et au prince, s’écria Mordhom qui, d’ailleurs, avait offert sa cargaison sans aucun espoir.
La conversation continua longtemps, nourrie par des histoires de guerre et de navigation, scandée aux moments les plus pathétiques par la rumeur des askers et des noirs Somalis. Enfin l’Omer se leva.
— Tu m’as grandement honoré, dit Mordhom, et je t’en remercie singulièrement, car, dès que viendra l’aube, je mettrai à la voile. Et je serai heureux que tu ordonnes à tes sambouks de me laisser partir.
Il serrait chaudement la main de l’Arabe et celui-ci sentit glisser dans sa paume quelques pièces d’or.
— Il n’y aura pas de difficulté pour un ami tel que toi, dit l’Omer. Je te connais et je connais ton équipage. Tu as toujours les mêmes matelots ?
— Certes.
Sans aucune méfiance et par un mouvement machinal, professionnel, de contrôle, l’Omer prit la lampe-tempête et la promena devant tous les visages réunis autour de lui. Soudain, ses épaules tressaillirent.
— Quel est celui-ci ? s’écria-t-il, en tendant son poing porteur de lumière vers Igricheff.
Mordhom répondit avec sérénité.
— Un ami français. Je te l’ai présenté avec l’autre qui est près de toi, quand tu es venu à mon bord.
— Ils ne se ressemblent guère, pour des hommes du même pays. Écoute bien, Françaoui Kébir, car la chose est grave. Un Moscovite, traître à l’Imam, a défendu les Zaranigs mieux qu’eux-mêmes.
“Ils savent déjà”, pensa le bâtard kirghize, sans remuer d’un pli ses paupières, malgré la dure clarté qui lui heurtait les yeux.
— Il était suivi d’un chaouch fugitif, poursuivit l’Omer. Mais celui-ci ne valait pas plus qu’un grain de poussière, tandis que le Moscovite était le diable. Il a frappé des guerriers sans nombre, il a gardé les défilés de Bet-el-Faki mieux qu’une armée. Il a tué, au poignard, le grand guépard Iphid. Il a fendu la tête de Moulaï Ibn Ager, un chef terrible, et puis il a disparu comme la foudre sur la côte de Taïf. En même temps, un voilier prenait la mer sous les balles des guerriers yéménites. Un zaroug monté par des matelots de l’Imam est venu de Taïf un peu avant toi, Françaoui Kébir, exprès, pour me dire de faire bonne garde et il est reparti aussitôt vers les ports du Sud avec la même mission. L’Imam tient à la capture du Moscovite comme à la lumière de ses yeux. Il le veut voir se tordre sur le pal. Il le veut. Et voici que j’aperçois sur un bateau plein d’armes, un homme qui a la peau jaune et les yeux du démon, tels qu’on les dit du Moscovite.
Mordhom prit un temps assez long pour bien montrer son calme. Puis il dit :
— Je sais ton zèle à servir l’Imam vénérable. C’est pourquoi je n’accueille pas tes soupçons comme une offense.
— Toi et moi nous ne sommes plus des amis, quand parle le service de mon maître… Assez de paroles creuses, cria l’Omer.
C’était un autre homme. La voix brutale, un pli inflexible entre ses épais sourcils, la main posée sur ses poignards, il regardait tour à tour Igricheff et Mordhom, prêt à lancer sur eux ses askers.
— Que se passe-t-il ? murmura Philippe, qui ignorait la langue arabe.
— Que se passe-t-il ? répéta plus haut et en français également le bâtard kirghize.
— Tu vois comme ton ardeur te trompe ! dit lentement Mordhom à l’Omer. Mes deux amis m’interrogent sur la raison de ta colère. Ton oreille exercée a sûrement entendu les mêmes mots sur leurs lèvres. Ils ne connaissent rien du langage du Yémen. Et, d’après ton récit, ce Moscovite sans foi le parle comme nous-mêmes.
— La feinte n’est rien pour un pareil démon et, s’il ne tremble pas en m’entendant, je ne m’en étonne pas davantage.
— Puisqu’il faut qu’un ami se justifie devant toi, reprit Mordhom avec son inaltérable tranquillité, je te demanderai de réfléchir à la vérité, chef de la mer. Tu sais que je ne suis pas un apprenti dans ces eaux. Crois-tu que, portant sur mon boutre un homme tel que tu le dis, je serais venu me mettre dans tes mains, alors que je connais mieux que personne ton œil infaillible et ta pénétration sans égale ?
L’argument porta. Le visage de l’Omer se détendit. La lampe-tempête se balança avec plus de mollesse à son poing. Il considéra encore une fois Mordhom et Igricheff. Pour courageux que fussent ces hommes, ils n’étaient pas fous. Coupables, ils eussent préféré risquer le boutre sur les récifs que de braver la fureur de l’Imam, dont il était, lui, l’Omer el Bahar, le regard vigilant et le bras implacable.
— Je ne veillerai jamais trop, dit-il enfin, d’une voix adoucie. Mais je vois que je dois me fier à toi. Françaoui Kébir. Tu peux partir à l’aube.
Suivi de ses gardes, il se dirigea vers son embarcation, mais le rameur qu’il y avait laissé ne s’y trouvait pas. L’Omer le héla impatiemment. L’homme se détacha de l’avant du boutre et dit, avant de sauter dans la barque :
— Excuse-moi, seigneur, j’ai été appelé par un marin yéménite qui se trouvait à bord.
Igricheff murmura à l’oreille de Mordhom : Hussein n’a pu résister au mal du pays.
— Nous sommes perdus, répondit Mordhom dans un souffle.
L’Omer arrachait en effet la lampe au vieil Abdi et se précipitait vers l’avant.
— Un marin, cria-t-il, en découvrant le chaouch, un marin avec des cartouchières d’asker !
Puis, se tournant vers Mordhom :
— Françaoui Kébir, ton boutre, dès cet instant, est saisi par ordre de l’Imam. Je vais chercher l’amil qui décidera de tout. Le Moscovite et le chaouch sont mes prisonniers. Askers, menez-les à l’avant. Sur votre vie, vous les garderez jusqu’à mon retour. S’ils bougent, si l’on veut toucher à la chaîne de l’ancre, tirez. Les guerriers des sambouks vous soutiendront.
Il poussa le cri modulé qui avait tellement ému Lozère lorsque l'Ibn-el-Rihèh était entré dans le port. Sur dix bateaux tout proches, le même cri répondit.
— Dirigez vos fusils sur le boutre et, au premier coup de feu, soyez sans pitié, hurla l’Omer. Il est maudit par l’Imam.
Son embarcation l’emporta vers le rivage invisible.
— Daniel, dit fiévreusement Philippe, Daniel, qu’allons-nous faire ? On ne peut le laisser prisonnier.
— Mordhom, cria Igricheff, ne vous embarrassez pas de mon sort. À terre, je m’en tirerai.
Mais l’aventurier ne répondit ni à l’un ni à l’autre. Il avait disparu dans l’obscurité à l’arrière et même les yeux si perçants d’Igricheff ne l’y pouvaient déceler. Protégé par les ténèbres, il s’assit sur la banquette, prit la barre, appuya sa tête contre elle.
Mordhom réfléchissait sans hâte. Il connaissait la lenteur des dignitaires arabes. L’amil ne serait pas à son bord avant une heure ou deux. D’ici là, il fallait être loin de Moka.
Mordhom rêvait, le regard perdu vers l’avant du boutre. À la clarté de la lampe-tempête, il voyait le visage impassible d’Igricheff, celui, résigné, de Hussein et les traits attentifs des gardes. Ils étaient quatre… quatre coups de fusil (la cabine en contenait cent) et ils culbutaient dans la mer… Oui, mais aussitôt les soldats des sambouks cribleraient de balles l’Ibn-el-Rihèh, le prendraient à l’abordage.
Envoyer le guerrier dankali ramper vers eux, avec des poignards ?… L’un des askers aurait toujours le temps de tirer… Rien ne pouvait être entrepris par force tant que l’Ibn-el-Rihèh se trouverait dans le port. Mais comment en sortir ?
Le regard de Mordhom glissa vers le mât, sur les haubans, sur les drisses qui se dessinaient en traits sombres contre le fond lumineux. Quelques secondes suffisaient pour hisser une voile. Et, d’ailleurs, à cet endroit, le courant portait vers la mer… Mais l’ancre ? L’ancre lourde, et fortement crochée, tenue par sa chaîne auprès de laquelle veillaient les soldats ! Tant qu’elle garderait le boutre captif, aucun salut n’était à envisager. L’ancre…
Mordhom ferma les yeux. Quand il les rouvrit, il distingua à ses pieds des silhouettes confuses. Tous ses hommes étaient là, il le savait, sans les avoir entendus venir et prêts à exécuter ses ordres.
Une grande fierté lui chauffa la poitrine.
Il se courba en deux, si bien que leurs fronts se joignirent et, remuant à peine les lèvres, dit quelques phrases en somali.
De ce concile d’ombres, l’une se leva sans faire le moindre bruit, ouvrit le coffre dissimulé sous la banquette, tâta d’une main légère des chiffons, des instruments, prit une pièce de fer aiguë et solide, la tendit à Mordhom. Celui-ci, dès le premier contact, reconnut l’épissoire qu’il avait demandée et la remit au matelot.
Des voix grêles et flexibles s’élevèrent en cœur. Les Somalis de l’Ibn-el-Rihèh chantaient un chant de mer, né sur leurs côtes. Les askers redressèrent la tête, inquiets, mais la mélodie était dolente, monotone et pareille à toutes celles que berce la mer Rouge. Crispé, Mordhom prêtait l’oreille. Le chant était-il assez fort pour cacher ?… Mais non, même sans lui, personne n’aurait pu se douter que cet imperceptible clapotis qui venait de frémir à l’arrière du boutre, avait été fait par un homme pénétrant dans l’eau. Et personne, même prêt à le toucher, n’aurait pu distinguer dans la nuit et dans la mer, le corps nu et noir autant qu’elles.
Il frôla la coque du bateau, la suivit, d’une nage savante, souple et feutrée, arriva sous le beaupré, plongea. Trois fois, il revint à la surface et trois fois se laissa couler, la tête la première. Puis il gagna l’arrière, sans que l’eau fût ridée par son effort. Des mains qui attendaient, suspendues au-dessus du bordage, le hissèrent, tandis que la mélopée des marins somalis continuait à dérouler ses strophes aiguës et plaintives.
Mordhom avait toujours la tête collée à la barre, ses bras l’entouraient. Les ténèbres cachaient la joie de son visage.
Une demi-heure s’écoula.
De la banquette qu’ils ne pouvaient distinguer, les soldats de l’Omer entendirent crier :
— Askers, levez très haut la lampe.
Cette voix était si dure, si impérieuse, que l’un d’eux, machinalement, obéit. Ils virent alors cinq hommes noirs, dont l’un était tout ruisselant, debout sur le roof et qui les tenaient en joue.
— Si j’avais voulu, vous seriez déjà des cadavres dans l’eau, reprit la voix. Mais je n’aime pas les morts inutiles. Personne ne fût venu vous secourir. Vous pouvez héler vos sambouks.
Et, comme les askers, stupides, hésitaient, l’équipage de l’Ibn-el-Rihèh modula lui-même, à pleine voix, l’appel des marins de la mer Rouge. Il resta sans écho.
— Jetez les fusils, ordonna Mordhom aux soldats.
Ils comprirent que toute résistance serait vaine. Les armes tombèrent de leurs mains. Puis, le mousse leur indiqua le poste d’équipage et, quand ils y furent descendus, referma la trappe. Youssouf s’accroupit sur elle, son fusil entre les genoux. Les matelots hissèrent les voiles. Ayant éteint la lampe, Mordhom cingla vers la haute mer, libre d’embûches.
Philippe avait assisté à toute la scène comme dans un rêve. Pétrifié par la stupeur, il n’avait pas fait un mouvement. Quand il reprit ses sens, ce fut pour crier :
— Mais comment, Daniel, comment avez-vous réussi ? Et les sambouks, pourquoi n’ont-ils pas répondu, pas tiré ? Qu’en avez-vous fait ?
— Alors, vous n’avez rien senti, demanda Mordhom, vraiment rien ?… Il est vrai que le courant est très doux.
— Quel courant ?
— Celui qui nous a emmenés loin de Moka.
— Mais, je ne suis pas fou. Nous étions à l’ancre.
— Il y a longtemps que nous n’y sommes plus.
— C’est le diable, alors…
— Non, c’est En-Daïré.
Il y avait, dans les réponses de Mordhom, une expression de triomphe et de défi. Elle s’adressait à l’Omer-el-Bahar, aux sambouks, au destin.
Cette fierté du succès presque impossible, cette ivresse d’avoir forcé le sort, beaucoup mieux encore que Philippe, le bâtard kirghize les comprit. Il les avait si souvent éprouvées. Il ne vivait que pour elles. Mais, cette fois, aucune joie forte et aride ne le visita. Pendant quelques minutes il ne prononça pas un mot.
— C’est trop, dit-il enfin, en s’avançant vers la banquette de laquelle Mordhom continuait à piloter.
— Quoi donc ? demanda paisiblement celui-ci.
— C’est trop de m’avoir sauvé encore. Il faudra que je vous paie de la même monnaie. Ce sera peut-être long et j’aime à me sentir libre.
— Vous n’avez pas honte, Igricheff ! s’écria Philippe.
Le bâtard kirghize ne sembla pas l’avoir entendu et reprit :
— J’étais fautif, puisque mon serviteur l’était. Vous deviez nous abandonner. Si j’avais perçu votre manœuvre ― mais sur un bateau, je ne suis qu’un objet inutile ― j’aurais prévenu les askers, par mon sang. Maintenant, je suis à vous, comme le guerrier dankali. Bien entendu, jusqu’au moment où j’aurai payé ma dette.
— Ce n’est pas moi le créancier, pour parler votre langage. C’est En-Daïré, qui nous a sauvés tous.
— Je ne connais que vous ici et ne sais même pas de qui vous parlez.
— Vous allez l’apprendre. Attendez seulement que je fasse mettre en panne, pour attendre le jour.