VIII
LES GUÉPARDS
Il y avait un endroit, au revers de la colline, où l’herbe était plus drue, plus verte et où croupissaient des flaques d’eau. C’était là que les Zaranigs avaient réuni quelque deux cents montures. Les chevaux étaient peu nombreux et sans éclat. Ils ne valaient pas, et de loin, les coursiers des djebels. Mais l’orgueil zaranig n’était pas en eux. Ils se réjouissaient des grands méhara puissants et souples, aux longues jambes, au col de cygne et que la richesse de la ville pirate avait permis de teindre au henné : tous avaient une couleur de cuivre rouge à reflets d’or.
— Dans le sable, dit Aziz avec fierté, ils vont aussi vite que ton étalon qui, seul de tous les chevaux que j’ai vus dans ma vie, a les jambes assez fines, les reins assez vifs et le sang assez puissant pour courir à travers les dunes.
— Choisis les cent meilleurs, car tu les connais mieux que moi, ordonna Igricheff. Et fais-le avec soin. De leur vitesse dépend le succès de mon dessein.
Aziz passa le reste de la journée à marquer les bêtes demandées par le Moscovite. Celui-ci, cependant, appelait les cinq pirates qui restaient de ceux qu’il avait emmenés avec lui pour la première sortie. Il commanda à chacun de désigner vingt guerriers à son goût parmi les plus braves et les meilleurs méharistes. Puis il prit la moitié de la troupe et confia l’autre à Hussein.
Quand s’annonça le crépuscule il dit au chaouch :
— Tu longeras la colline pendant une heure allant du côté de la mer. À la nuit, tu la franchiras. Puis, tu obliqueras vers le talus yéménite en silence, de façon à être un peu derrière lui et sur sa gauche à l’aube. Dès que tu verras poindre la première clarté tu te jetteras sur ceux qui le gardent. Tu me retrouveras là. Je viendrai sur la droite.
Les méhara baraquèrent. Les pieds nus posés sur le col flexible, le fusil à la main, leurs noirs cheveux épais et hérissés résistant à la brise du soir, les Zaranigs du chaouch se suivirent comme une longue frise barbare le long de la colline.
Igricheff monta sur Chaïtane, groupa ses hommes. Avant de s’éloigner il appela Aziz.
— Au premier coup de feu, conduis tout ce que tu as de guerriers droit sur le mur de sable et détruis-le. Ramène-les ici ensuite sans t’occuper de nous. Je me charge du reste.
Depuis longtemps, depuis les dernières convulsions de la guerre civile sur le Don et l’Oural, Igricheff n’avait plus connu le frémissement farouche et joyeux qui joua dans son sang, dans les nerfs, sur sa peau, au moment où s’évanouissaient les étoiles sans clarté du Tehama nocturne. Il avait pris position à un kilomètre de la pointe est du talus et à son alignement. Il était sur de la place qu’il occupait et des distances malgré l’obscurité, car il s’était fié pour cela au sens animal infaillible des guides zaranigs. Il avait fait baraquer les bêtes, était descendu de selle et depuis plus d’une heure, dans un silence absolu, il guettait le jour.
De temps en temps, Igricheff essayait le glissement dans le fourreau de son lourd sabre cosaque, flattait l’encolure de Chaïtane et lui chuchotait à l’oreille des syllabes rauques et brèves, des paroles de guerre et d’amour, venues de Mongolie. Les grains de sable commencèrent à devenir pâles sur le dos des dunes. Les Zaranigs firent lever leurs méhara. Quelques minutes plus tard on put voir à plusieurs pas devant soi. Igricheff sauta sur Chaïtane, mais attendit un peu encore, pour laisser croître et s’exaspérer son plaisir aride, enivrant.
Il souriait avec une expression de terrible souffrance. Il avait derrière lui cinquante hommes sauvages, montés sur des bêtes splendides. Ces hommes étaient à lui, comme ceux qu’il sentait trembler d’impatience de l’autre côté dans la brume et le sable. Il allait les mener au combat, il avait entre ses cuisses les flancs du plus bel étalon d’Arabie. Tout, les hommes, les bêtes, la plaine et le matin lui appartenait pour un combat de ruse, d’audace et de cruauté.
Il avait conquis tout cela, tout seul, dans ce pays inconnu, au hasard de sa fantaisie qui forçait le destin. Il savait bien, en dévalant du haut plateau de Sanaa, qu’il allait vers une aventure sans limite ni raison. Il attendait, il attendait avec son sourire de masque. Enfin, il leva sa main armée. Le tranchant brilla comme un faible et courbe et fugitif éclair.
Avec l’aube, sa troupe fondit en silence sur les Yéménites du grand talus.
Aziz n’avait pas menti pour les méhara. Ils suivirent sans peine Chaïtane dans son effort et ce fut bloqué, soudé, sans un cri, sans un mot, que l’escadron zaranig aborda l’ennemi. Sans doute, à deux cents mètres, les guetteurs du talus avaient vu venir la charge muette, mais le rempart qu’ils avaient eux-mêmes élevé gêna le tir des Yéménites. Ils n’avaient pas fini de se réunir du côté d’où venait la menace, qu’Igricheff, à bout portant, déchargea sur eux son colt. Ses hommes tiraient en même temps. Puis le sabre cosaque, les crosses des fusils, les poignards commencèrent leur labeur. Et tandis que les défenseurs du talus essayaient en vain d’atteindre les assaillants sur leurs montures, la troupe d’Hussein les chargea à son tour. En quelques minutes le carnage fut achevé.
— Rechargez les fusils, dit Igricheff.
Là-bas, dans le lointain que commençait à percer le soleil, un mouvement intense agitait le camp yéménite. Et bientôt une troupe de cavaliers et de méharistes courut vers le mur de sable.
Igricheff jeta un regard sur la colline. Les derniers guerriers zaranigs en dévalaient. Les premiers devaient déjà toucher le talus, le démolir. Il fallait, pendant qu’ils travaillaient, contenir l’ennemi. Pour cela, Igricheff qui, tant de fois, avait chargé sur tous les fronts de l’immense Russie, savait que, seule, la force du choc et la densité de la masse pouvaient donner la victoire. Il groupa derrière lui tous ses hommes en rangées de cinq, leur recommanda de se tenir serrés les uns contre les autres, de pousser leurs bêtes à la limite du possible et les enleva d’un hululement à ce point inhumain que les méhara s’élancèrent d’eux-mêmes, affolés.
Les Yéménites n’avaient pas eu le loisir de préparer leur contre-attaque. Ils s’étaient précipités en désordre, au plus pressé. Si bien qu’ils s’étaient échelonnés par petits groupes, selon la vitesse de leurs montures. Les premiers furent rompus, foulés par la trombe compacte qui poussa plus loin sa charge. Ce fut alors qu’elle heurta le gros des Yéménites montés. Il comprenait trois cents méharistes et une cinquantaine de cavaliers. Au milieu d’eux galopait sur un beau cheval, le chef Moulaï Ibn Ager, méconnaissable au yatagan turc qu’il brandissait. D’instinct, Igricheff le chercha.
Parmi les détonations de l’unique salve qui pouvait être tirée, son revolver claqua, fit tomber six hommes. Dans cette trouée, il poussa Chaïtane. Derrière lui venait Hussein qui ne s’était pas servi de son colt, en gardant les sept balles pour protéger son maître. Mais, au début, il n’eut pas à en user. Le bâtard kirghize semblait avoir dix bras. Il frappait de pointe, il frappait de taille. Son sabre rouge était partout autour de lui comme une mouvante et tranchante cuirasse. Quand il était serré de trop près, il disparaissait soudain sous le ventre de l’étalon et surgissait sur l’autre flanc. Les cavaliers yéménites croulaient autour de lui. Moulaï Ibn Ager avait compris tout de suite le dessein d’Igricheff et tâchait de fendre la masse de ses propres hommes pour arriver jusqu’à lui.
Un instant, ils furent face à face, mais un remous du combat les sépara brutalement. Igricheff fit faire un bond à Chaïtane qui le dégagea et promena un rapide regard sur le champ de bataille. Le talus de sable avait disparu. Déjà, Aziz et ses guerriers rejoignaient la colline. Les méharistes zaranigs, grâce à leur masse et à leur rapidité, avaient percé le centre des méharistes yéménites et revenaient sur les ailes. Mais ils étaient de moitié moins nombreux qu’au départ. S’il voulait en ramener quelques-uns, c’était la minute décisive. Ensuite, les pirates succomberaient car, déjà, apparaissaient entre les dunes les turbans sans nombre des fantassins du camp.
Le bâtard kirghize poussa son hululement sauvage. Tous les Zaranigs tournèrent les yeux vers lui. Il montra de sa lame sanglante la colline. Ils lancèrent vers elle leurs méhara.
Igricheff alors voulut retarder de quelques secondes la poursuite. Il savait que Chaïtane, par la piste, le sauverait toujours et il chercha de nouveau le chef yéménite, certain que, avec lui, il retiendrait dans la confusion première, le gros de ses hommes. Fouaillé, l’étalon se rua de nouveau vers Moulaï Ibn Ager. Comme celui-ci ne refusait pas le combat, les deux chefs se heurtèrent, le sabre cosaque croisa le yatagan turc.
Dès le premier contact, tous virent que Moulaï était impuissant à soutenir l’assaut d’Igricheff, rompu aux luttes équestres et mieux monté. Cependant qu’à coups de revolver, Hussein demeuré seul avec son maître faisait le vide autour de lui, le bâtard kirghize par trois fois blessa le cavalier yéménite. D’un dernier coup de sabre il lui enleva par dérision une oreille et, après un moulinet qui lui fraya le passage, fut sur la piste. Il n’avait plus qu’à laisser courir Chaïtane.
À ce moment, il entendit un gémissement strident et, ayant reconnu la voix du chaouch, se retourna. Atteint d’un coup de crosse au front, Hussein roulait à bas de son méhari.
Le réflexe d’Igricheff fut instantané faire volter et agenouiller Chaïtane, ramasser Hussein, repartir. Mais saoulé par le combat, il avait oublié que l’étalon n’avait pas le dressage des chevaux cosaques. Cela fit perdre une minute à la manœuvre. Comme Igricheff saisissait le chaouch par la ceinture, dix hommes se jetèrent sur lui.
— Prenez-le vivant, cria Moulaï Ibn Ager.
Étourdi de coups, le bâtard kirghize fut ligoté. On le porta au camp, inanimé, ainsi que Hussein.
Ils reprirent conscience assez vite et presque en même temps. La laine rugueuse, sale, d’une tente en poil de chameau leur cachait l’éclat du jour.
— Où sommes-nous, maître ? murmura Hussein pour qui le choc avait été plus imprévu.
Mais, subissant le tranchant des liens contre ses membres qui essayaient de se détendre ; il dit tout de suite :
— Captifs…
Et quelques instants après :
— Perdus…
Il ne marqua pas ce mot d’un accent de plainte ou de désespoir. Il constatait simplement la volonté du destin.
Un pan de toile se souleva et deux figures se montrèrent. Elles étaient noires comme de la poix. Un vague et cruel ricanement retroussa leurs lèvres bestiales. Puis la toile retomba.
Ce sont les esclaves de Moulaï Ibn Ager, dit Hussein. Ils nous gardent.
Igricheff ne proféra pas une parole, ne fit pas un mouvement jusqu’au soir. Il réservait d’instinct ses forces. Et Hussein lui-même n’aurait pu dire si son maître dormit tout ce jour-là ou veilla les yeux fermés.
Lorsque l’ombre fut assez épaisse pour qu’on ne pût distinguer sa pâleur ni son pansement, Moulaï Ibn Ager pénétra sous la tente.
— Tu m’as outragé, fils de mère impudique, dit-il à Igricheff d’une voix basse et ardente, tu ne m’as pas traité en guerrier, tu as voulu qu’on rit de moi dans les villes et les montagnes. Allah ne te l’a point pardonné et moi, son serviteur, pas davantage. Tu mourras demain à l’aube comme un esclave voleur, sur le pal et le chaouch infidèle sera brûlé vif près de toi.
Le bâtard kirghize répondit avec tranquillité :
— Si tu veux avoir la tête tranchée, fais de la sorte. Je ne suis ni Zaranig, ni Yéménite. Je suis messager d’outre-mer, d’un pays grand et fort mille fois comme le tien. Seul, l’Imam peut décider de mon sort. Tu n’en es pas digne, pas plus que de toucher à mon serviteur, à mon cheval, à mes armes. Je remets tout à la garde de l’Imam et tu en répondras devant lui car je suis un prince.
— Tu n’es qu’un chien maudit, cria Moulaï.
Et avant de sortir, il essuya les semelles de ses deux sandales sur le visage d’Igricheff.
— Tu le paieras de tout ton sang, gronda le bâtard kirghize, avec un effort terrible et vain pour rompre les bandes d’étoffe qui l’attachaient.
— Allah t’entende ! murmura Hussein, convaincu que, pour son maître, rien n’était impossible.
La nuit vint. Elle fut remplie de la rumeur que fait un vaste camp sauvage : chansons monotones qui poignaient le cœur du chaouch, bruits de bêtes lasses, armes entrechoquées, nonchalantes conversations. Mais il s’y ajoutait parfois des plaintes, des feulements singuliers et cruels. Les prisonniers s’endormirent sans en avoir pu deviner la nature…
Leur épuisement était tel qu’ils ne se réveillèrent que douze heures après, courbatus, raidis. Sur eux était penchée la face de Tolma, l’un des noirs de Moulaï. Il tenait une gourde contenant un peu d’eau croupie. Il en appliqua le goulot aux lèvres d’Igricheff puis à celles d’Hussein. Les deux hommes, dont la gorge était ardente, burent avidement. L’esclave sortit sans avoir prononcé un mot.
— Tu vois que nous sommes vivants, remarqua Igricheff, tournant son corps vers Hussein d’un violent coup d’épaule et de rein.
Le chaouch réfléchit quelques instants et dit :
— Je sais ce qui s’est passé. Ibn Ager a réuni les chefs sous sa tente et leur a répété tes paroles. Le conseil a décidé d’attendre les ordres de l’Imam ou de son fils Achmet Seif el Islam. C’est alors que nous mourrons.
— Nous serons libres avant.
— Que le Prophète t’entende.
Mais rien dans les journées qui suivirent ne vint justifier l’assurance du bâtard kirghize et la foi d’Hussein en son maître miraculeux. Tolma leur apportait à boire quelques gorgées d’eau corrompue, leur enfonçait dans la bouche une poignée de dattes et s’en allait. Le reste du temps, ils ne voyaient personne, sauf, le soir, Moulaï qui venait, régulièrement, insulter, piétiner Igricheff. Celui-ci alors fermait les yeux et demeurait immobile.
La faim, la soif mal apaisées, la posture où le tenaient ses liens, ses propres excréments parmi lesquels il était forcé de vivre, rien ne semblait avoir de prise sur le bâtard kirghize. Simplement, la peau de son visage collait davantage aux pommettes pointues.
Mais les forces du chaouch cédaient. Il grelottait de la mauvaise fièvre du Tehama. Ses yeux étaient tour à tour brillants ou vides. Il ne parlait plus, ne regardait plus Igricheff. Comme un animal, il avait honte de sa faiblesse, de sa maladie. Il attendait la mort avec résignation. Parfois, un sursaut d’espoir secouait son corps rompu. C’était aux instants où, du camp, on entendait vers le sud crépiter une fusillade. Mais l’illusion était brève. Que pouvaient les Zaranigs de la colline, aussi courageux et acharnés fussent-ils, contre les milliers de soldats yéménites. Bien heureux s’ils parvenaient à tenir le défilé, à fatiguer la patience des guerriers de l’Imam. Seul, le chef moscovite aurait été capable de tenter, avec une poignée d’hommes, l’impossible… Mais il était là, ligoté, muet, absent et soumis aux plus basses injures. Et il ne répondait même pas.
Un soir pourtant, Hussein frémit. Moulaï Ibn Ager entrant sous la tente pour son insulte quotidienne, y trouva son esclave qui apportait la ration d’eau. Exaspéré par l’indifférence avec laquelle Igricheff accueillait ses paroles et ses coups, le chef yéménite chercha un outrage qui fût insupportable. Il arracha la gourde aux mains du noir et cracha dedans.
— Tu n’en auras pas d’autre avant d’avoir bu celle-ci, dit-il au prisonnier.
Le bâtard kirghize tressaillit dans tous ses muscles, comme brûlé au fer rouge. Il savait que la soif serait plus forte que son dégoût. Impuissant à se maîtriser davantage, il cria :
— Tu es plus lâche et plus immonde qu’un porc. Tu n’oserais m’affronter, moi les mains nues et toi armé au milieu de tous tes serviteurs.
À ce dernier mot, une étrange lueur parut dans les yeux durs et sournois de Moulaï.
— Les mots courageux sont faciles dans la bouche d’un vaincu, dit-il. Tu n’es pas digne de te mesurer avec moi, mais si tu veux te battre avec le serviteur que je choisirai, tu le peux.
— Tout de suite.
Pour sentir ses membres délivrés des étoffes qui, depuis plus d’une semaine les tenaient captifs, pour avoir un couteau à la main, Igricheff eût accepté la lutte avec le plus bestial des esclaves. Il répéta :
— Tout de suite.
— Attends.
Ibn Ager quitta la tente pour quelques minutes. Lorsqu’il revint, les quatre principaux chefs de l’armée yéménite l’accompagnaient.
— Vous qui êtes des guerriers illustres et loyaux, dit solennellement Moulaï, vous êtes témoins et vous rapporterez à l’Imam notre maître, que son prisonnier étranger a voulu lui-même combattre mon serviteur Iphid.
— Je l’atteste, dit Igricheff.
— Nous sommes témoins, déclarèrent les chefs avec un intérêt singulier.
Moulaï fit un signe à ses esclaves. Ils délièrent Igricheff. Celui-ci se dressa d’un mouvement spontané et puissant comme la vie. Aussitôt, il eut les pointes de deux poignards sur la gorge. Ibn Ager ordonna aux noirs :
— Menez-le près d’Iphid. Puis, vous lui donnerez à manger et à boire autant qu’il le voudra toute la nuit. Ils se battront demain matin.
Bien que le soleil fût à son déclin, Igricheff trébucha presque en recevant ses rayons en plein visage. Il put ainsi mesurer sa faiblesse. Il dilata ses épaules, aspira profondément l’air du soir qui n’était plus souillé par la puanteur de la tente, fit jouer par des gestes brefs et sobrement mesurés ses muscles un à un. Quand son sang eut repris une circulation normale, lorsqu’il ne sentit plus qu’un léger étourdissement, causé par le manque de nourriture, il se mit en marche. Il portait la tête très droite, mais ses yeux presque invisibles glissaient sans cesse et avec avidité le long de leurs fentes étroites. Tout le camp se gravait dans sa mémoire.
Il était très vaste et sans limites définies, les guerriers couchant à même le sol et se déplaçant à leur gré autour des tentes de leurs chefs respectifs. Igricheff en compta douze. Sur l’une d’elles flottait l’étendard pourpre, semé de sept étoiles et d’une lame blanches.
“Celle de Moulaï”, pensa le bâtard kirghize en serrant les dents.
Entre ces bruns abris, des centaines de soldats désœuvrés, le fusil à la main, le poignard à la ceinture, vivaient à leur gré. Les uns, assis en groupe sur leurs-talons, discouraient lentement. D’autres, couchés le long des dunes de manière à éviter les feux du soleil, dormaient. D’autres allaient sans but, se tenant par la main et chantonnant. Mais Igricheff remarqua tout de suite que cette animation était faible, triste. La plupart des visages portaient les traces de la malaria, de la chaleur torride, de l’eau malsaine que distribuait avec avarice une mare croupissant par miracle au milieu du sable et qui avait fixé l’emplacement du camp. Non loin d’elle étaient parquées les bêtes dans un enclos primitif, fait de cordes et de nattes accrochées à des lances.
Un peu de sang monta aux pommettes d’Igricheff. Chaïtane se trouvait là.
Mais outre les deux noirs, outre les askers répandus autour de lui et qui suivaient ses pas avec une morne curiosité, dix hommes gardaient l’entrée de l’enclos. Igricheff continua à marcher d’un pas égal.
Il traversa ainsi tout le camp. À mesure qu’il avançait, sa curiosité grandissait. Où et vers qui le menait-on ? Encore quelques rangées désordonnées de guerriers couchés ou debout à franchir, et il arriverait au sable nu. Ce fut alors qu’il aperçut trois grandes caisses grillagées et posées en bordure du camp. Les deux esclaves le poussèrent vers l’une d’elles, si brutalement qu’il heurta les barreaux. Un rugissement traînant se fit entendre et une gueule striée s’écrasa contre les morceaux de fer.
— Iphid, serviteur du grand Ibn Ager, dit Tolma en ricanant, comme ceux-ci.
Il montra deux autres fauves que la voix d’Iphid avait réveillés.
— Tu vois, poursuivit le noir, le maître te fait honneur. C’est le plus grand, le plus vaillant des trois guépards. Et il a faim… Le maître ne pensait pas rester si longtemps ici. Les méhara et les chevaux blessés par tes Zaranigs maudits ont suffi jusqu’à ce jour. Mais il n’y a plus de viande.
L’esclave se mit à rire bruyamment et ajouta :
— Sauf la tienne.
Igricheff ne l’écoutait pas. Il regardait le guépard avec une intensité tragique, où il entrait de la fureur, et un étrange amour, comme si, tout en mesurant déjà le félin et les risques et le rythme du combat, il eût trouvé dans cet adversaire imprévu un être fraternel.
Des muscles fins et durs, sans cesse en action, faisaient trembler la robe tachetée du guépard. Dans le mufle ardent, zébré de rayures noires, les yeux étaient d’un bleu profond, brûlant, pareils à des pierres précieuses traversées de soleil. Tiré de son rêve famélique, il lacérait de ses griffes le plancher de la caisse et, arqué, crispé, la gueule entrouverte, montrait l’ivoire humide de ses crocs.
Igricheff admira longtemps les armes de la bête, et sans qu’il s’en aperçût, son corps tâchait d’imiter les contractions brèves et flexibles qui leur donnaient tant de puissance. Lorsque fut établie en lui une sorte de cadence intérieure qui s’accordait à celle du guépard, et que par là même il se sentit avec le félin dans une intimité et une rivalité physiques également étranges, Igricheff retourna vers sa tente.
Il ne regardait plus le camp. Il en connaissait déjà toute la disposition. Il ne pensait pas au grand guépard. Il voulait seulement manger à sa faim, boire à sa soif, dormir sans liens. Il avait une légèreté musculaire, une insouciance, une voracité qui n’étaient pas d’un niveau humain.
Tout lui fut accordé selon ses désirs.
Jamais nuit ne fut plus réparatrice. Le bâtard kirghize sortit de son sommeil aussi frais, aussi souple et lucide qu’au moment où il avait lancé Chaïtane vers le talus yéménite. Il refusa toute nourriture, but et se laissa conduire par ses gardiens noirs. Le chaouch le suivit d’un regard désespéré jusqu’à ce que se fût rabattu sur lui le pan de la tente.
Tous les askers s’étaient portés vers le point du camp où étaient placées les cages. Ils entouraient une vaste fosse rectangulaire creusée pendant la nuit. Là, devait se livrer le combat. Bien peu parmi eux comptaient voir le spectacle, car les premiers rangs étaient composés de chefs et de chaouchs qui, seuls, pouvaient plonger du regard dans l’arène formée par les murs de sable. Sur le bord de la fosse, près de Moulaï Ibn Ager, étaient posés sept poignards de même taille.
— Choisis, dit Moulaï Ibn Ager à Igricheff.
Le bâtard kirghize, attentivement, les essaya tour à tour à sa main. Lorsqu’il eut désigné son arme, on le descendit avec des cordes au fond de la fosse. De la même manière, la cage d’Iphid y fut déposée.
— Tu ouvriras sans peine, cria Moulaï. Il faut soulever un tout petit morceau de fer.
Du fond de la fosse, Igricheff répondit :
— Ne t’inquiète pas, Sans-Oreille. Je saurai ouvrir, tuer ton serviteur et toi-même quand le jour viendra.
Puis il oublia tout au monde, sauf son adversaire et l’espace réservé au combat qu’il devait livrer.
Il en fit le tour deux fois, l’arpenta de long en large, faisant crisser le sable sous ses bottes. Toutes les aspérités, toutes les déviations, il les connut, les assimila. Enfin, ayant empli largement ses poumons d’air vif, il se plaça sur le côté droit de la cage et leva la targette. Iphid sortit lentement, s’étira, aiguisa ses griffes. La liberté l’étourdissait un peu. Il dilata ses épaisses narines. Sa queue commença de battre ses flancs. Une seconde, Igricheff, qui se tenait derrière, eut la tentation de se jeter sur lui, de planter son poignard dans la nuque offerte. Mais il pensa que s’il manquait l’attaque, il trébucherait, serait perdu. Il attendit, se déplaçant insensiblement.
Un grand silence pesait sur les spectateurs et tous jugèrent Igricheff égorgé d’avance, car il se mettait face au soleil, donnant ainsi l’avantage à la bête. Mais le bâtard kirghize était sûr d’éviter le premier élan d’Iphid. C’était pour le second qu’il voulait avoir le soleil dans le dos.
S’étant habitué à l’air libre, le grand guépard poussa une plainte rauque. La faim qui le travaillait depuis deux jours lui devenait, hors de sa cage, plus cruelle. Il leva la tête vers la foule amassée, inaccessible, ramena son regard bleu sur Igricheff.
Celui-ci se tenait légèrement courbé, les épaules et les reins souples. Le soleil donnait en plein sur sa vareuse de cuir, la faisait ruisseler de lumière comme une eau sombre. Cette tache animale et luisante fascina Iphid. Il écrasa son ventre un instant contre la terre comme pour y puiser une force décisive. Et sa détente fut si magnifique et si juste qu’une rumeur d’admiration se propagea au-dessus de la fosse. Mais les griffes du félin ne rencontrèrent que le sable. Igricheff d’un saut aussi précis, aussi ferme, avait évité le choc.
Le guépard se retourna et bondit comme la foudre. Mais le soleil le gênait. Il manqua encore sa proie.
De nouveau, il avait l’avantage de la lumière. Cette fois, il s’en fallut d’un pouce qu’Igricheff ne fût culbuté, déchiré. Et, déjà le guépard était sur lui. Il ne put éviter complètement le contact. Il sentit le souffle du félin l’envelopper. Et les griffes frappèrent son dos.
Le vêtement de cuir le sauva. La bête glissa dessus en le lacérant. Mais à travers les fentes, parut une onde rouge. Les Yéménites hurlèrent d’excitation et de joie. La fin approchait. À la vue des blessures, à leur odeur, le fauve allait devenir enragé. Aucune manœuvre ne pouvait plus parer son élan furieux. Igricheff haletait.
Porté par l’instinct de vivre, il avait profité du glissement de la bête qui l’avait, une seconde, désaxé, pour se dégager et reculer d’une dizaine de pas. Une dernière fois il rencontra les yeux de turquoise ardente et vit se former le bond. L’intuition suprême le visita. Il arracha sa veste de cuir, la fit miroiter au soleil et la jeta derrière lui. Ce fut elle que visa la bête, car c’était elle qui l’avait magnétisée jusqu’alors. Iphid ne sentit le stratagème qu’au moment où il se détacha du sol. Il voulut alors redresser son bond, le raccourcir, mais ne le put complètement. Au lieu des griffes de devant, son ventre porta sur Igricheff.
Celui-ci s’était laissé tomber par terre en boule, la tête collée aux genoux et sur eux, des deux mains, il tenait son poignard tout droit. Et quand il sentit la pointe empaler le félin, il se détendit avec une énergie désespérée, fendit de son arme le ventre, fouilla, fouilla, toucha le cœur.
Il était si mélangé à la bête, qu’il en perçut dans ses muscles la dernière vibration. Alors, il se releva, teint, tout entier, de sang animal et humain.
Une vaste et profonde rumeur le salua. Des premiers rangs yéménites la nouvelle de sa victoire s’était répandue aux suivants et de bouche à oreille tout le camp, stupéfait, l’avait en quelques instants connue. Comme un gladiateur triomphant, Igricheff, étourdi, ivre de se sentir vivant, regardait tour à tour le félin étendu à ses pieds et la foule dressée.
Soudain, il vit un canon de fusil étinceler à quelques mètres de lui. Moulaï Ibn Ager ne pouvait accepter la mort de son fauve favori. Mais les chefs assis à côté de lui saisirent l’arme et la balle dévia, frappa seulement la paroi de la fosse. Des askers jetèrent des cordes à Igricheff. Dès qu’il fut hissé, ils l’attachèrent solidement et le rapportèrent sous sa tente.
— Véritablement, le Prophète se tient à tes côtés, murmura Hussein d’une voix qui tremblait.