III.
L’OASIS DE L’AVENTURE (suite)
Lorsqu’ils furent sur la terrasse, Mordhom se fit un porte-voix de ses mains et cria dans la direction des toucouls :
— Omar-ô… Ouria… Omar-ô…
Une très mince silhouette noire se détacha du fond formé par les arbres fruitiers et les paillotes, franchit d’un saut aisé le lit artificiel du ruisseau, bondit vers les deux Blancs et presque en même temps fléchit devant eux son torse nu avec une souplesse de liane. Tous ces mouvements avaient été exécutés en quelques secondes. Ainsi, la première impression que reçut Philippe de son serviteur particulier fut celle d’une légèreté corporelle qui tenait de la danse. Quant aux traits du jeune Somali, ils n’étaient ni réguliers, ni beaux, mais il avait une petite figure creuse, vivante et fine, il remuait sans cesse les lèvres comme le fait un animal joyeux, ses yeux brillaient d’animation et de gentillesse et ses dents étincelaient.
— Voici ton chef, maintenant, lui dit Mordhom en indiquant Philippe.
Le visage d’Omar s’épanouit tandis qu’il présentait à Philippe sa paume plus claire que le reste de sa peau.
— Tu es un bon chef, je le vois, s’écria Omar.
Et il pirouetta deux fois sur lui-même.
— Mais il parle français ? demanda Philippe.
— Assez pour vous comprendre et pour que vous le compreniez dans les choses élémentaires, dit Mordhom. Il a été marmiton à Djibouti. Avant, il plongeait des paquebots pour chercher des sous dans la mer. Depuis, il a fait paître les troupeaux de son père du côté de Djigdjiga et d’Argueïssa. Il a été en fraude à Madagascar. Il s’est embarqué de même pour l’Indochine, mais on l’a pincé à Singapour. Il a fait un mois de prison et il est revenu content. Jamais il n’avait aussi bien mangé. C’est un diable qui n’a pas vingt ans, avec des mains d’or et une cervelle agile. Je vous le garantis honnête et fidèle comme aucun, pourvu qu’il s’attache à vous.
Ayant regardé Philippe qui souriait avec une tendresse chaude et confiante à son boy comme à un ami et à un jouet, Mordhom ajouta pour lui-même :
— Et ce ne sera pas long.
Une vie d’un charme profond et léger commença pour Philippe. Le domaine de Mordhom était l’un des endroits les plus doux du monde. Le climat des tropiques, tempéré par une altitude d’environ deux mille mètres, y faisait régner, à l’ombre des caféiers et des bananiers, une chaleur tranquille et voluptueuse. Aux heures les plus lourdes, on ouvrit le barrage et le bruit frais du ruisseau animait le vaste jardin. Des merles métalliques, des perruches brillantes, des aigrettes y voltigeaient sans cesse. Au-dessus, les grands vautours planaient silencieusement.
Les serviteurs couraient d’une bâtisse à l’autre. Leur sombre peau, tendue sur les muscles longs et lisses, s’accordait bien avec le ciel d’un bleu profond, la lumière vigoureuse, la rouge terre. Souvent, on entendait chanter les Gallas des villages voisins.
Si près de l’équateur, le soleil réglait la vie de tous ces hommes sur un rythme inflexible et simple. Il surgissait chaque jour de l’année à six heures du matin, s’affaissait à six heures du soir et l’obscurité fondait sur le plateau de Dakhata.
Philippe, à l’exemple de Mordhom, se soumit à cette cadence naturelle.
Il s’éveillait avec le jour. L’air était frais, puissant. Du plus proche village (à qui l’aventurier breton avait accordé cette faveur) les femmes gallas venaient chercher de l’eau dans le ruisseau détourné. Elles passaient, leurs calebasses sur la tête, fines et fermes, le visage très paisible, très doux. Quand leur démarche cadencée les avait portées au-delà des euphorbes, Mordhom emmenait Lozère dans de petites courses à travers le plateau. Youssouf et Omar les suivaient, portant des fusils inutiles. Ils allaient à travers les mimosas sauvages, à travers les landes rocailleuses. Dans ce pays tourmenté, la perspective changeait sans cesse et ils découvraient toujours, à perte de vue, des groupements nouveaux de collines désertiques ou de monts herbus, de champs, de petits cours d’eau roses qui glissaient entre les rochers ardents.
Vers dix heures, ils rentraient déjeuner dans la maison de Mordhom. Igricheff les rejoignait quelquefois, plus humain, détendu par l’opium. Ils parlaient peu, mangeaient des viandes succulentes, des fruits du verger.
Après la sieste venait une nouvelle course, à cheval cette fois. Ils s’enfonçaient plus loin dans une campagne dont la couleur virait à mesure qu’approchait le soir. Le dîner était servi au crépuscule dans le jardin. Parfois, ils voyaient passer, à ce moment, un grand Galla, aux cheveux très longs et flottants, au regard impérieux. C’était le sorcier du plateau qui venait, pour chasser la mauvaise fièvre de quelque serviteur, lui marquer le talon au fer rouge. Puis descendait la ténébreuse et magnifique nuit, toute lourde d’étoiles et qui portait le sceau de la Croix du Sud.
Alors, chacun se retirait dans sa maison et Philippe se faisait raconter par Omar des histoires étonnantes, apprenait de lui quelques mots d’arabe, lui enseignait un peu de français, se réjouissait de le mieux comprendre, de le mieux connaître, de pénétrer dans un de ces cœurs ingénus qui lui avaient paru jusque-là secrets et inaccessibles.
Et de jour en jour se poursuivait la même trame de vie et, de jour en jour, Philippe découvrait davantage les raisons qui faisaient chérir cet asile par Mordhom. Il lui servait de contrepoids à tout ce que son existence d’aventures avait de violent, de heurté, de tragique. Il lui assurait un équilibre dont sa finesse naturelle et sa culture éprouvaient une nécessité absolue. Arraché par son tempérament et dix années farouches aux formes extérieures de la civilisation, mais en même temps fixé à elles par des liens impossibles à rompre, autrement forts que les liens matériels, Mordhom avait trouvé sur le plateau de Dakhata les éléments qui pouvaient presque satisfaire les deux exigences qui l’écartelaient.
Il y avait la liberté, la nudité, la flamme du soleil, la rumeur des eaux et des arbres, le contact d’êtres primitifs et beaux. Le jour, il voyait dormir les marmottes sur les pierres brûlantes, tournoyer les rapaces contre le ciel dur. La nuit, il entendait pleurer les hyènes dans la campagne déserte. Mais tout cela ne le forçait pas à l’action, à la lutte, dont l’aiguillon poursuit sans trêve, contre la nature et contre les hommes, l’aventurier sur la route de l’aventure. Les euphorbes de Dakhata se trouvaient à cette admirable limite où Mordhom pouvait jouir de la sauvagerie sans avoir à lutter contre elle. De là naissait pour lui une sérénité pleine et vibrante, propice à la méditation où son démon trouvait un semblant de paix.
Mais pour combien de temps ?
Chaque soir, en s’endormant, Philippe se posait cette question avec une anxiété amicale et une obscure espérance. Et, comme il arrive toujours pour les âmes en porte-à-faux, le charme fut rompu sans que Mordhom lui-même n’eût rien pressenti.
Ce jour-là, les deux amis avaient été priés à déjeuner par le Balambaras de la région, un gigantesque, énorme et débonnaire seigneur abyssin. La route jusqu’à son fief était longue. Elle aboutissait à un village assez important juché sur un piton escarpé. Au sommet se trouvait la demeure du Balambaras, un toucoul vaste et haut, entouré d’une colonnade de pierre qui fermait une terrasse.
De cette éminence Philippe aperçut, au bas de la pente opposée au sentier qu’ils avaient gravi, des hommes et des femmes rangés en cercle et armés de fléaux. Sur eux flottait une pourpre poussière. Tout autour s’élevaient des monticules rouges. Quelques soldats abyssins surveillaient leur ouvrage. Les batteurs de grain étaient divisés en trois équipes qui frappaient tour à tour sur des brassées d’épis, à une seconde d’intervalle, et chantaient une mélopée plus désolée que jamais Philippe n’en avait entendu ni en mer Rouge, ni dans les hameaux gallas. Encadré par le plateau sauvage, perdu au milieu des cônes et des tables volcaniques, gardé par des hommes en armes, ce travail de corps noirs acharnés sur une farine écarlate et qu’accompagnait la déchirante plainte à trois temps avait une grandeur et une tristesse barbares.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Philippe à Mordhom.
— Les esclaves du Balambaras et d’autres chefs abyssins à lui prêtés pour battre sa récolte de dourah.
— Des esclaves ?
— Vous êtes passé trop vite dans le Harrar pour les reconnaître. Je vous en ferai voir de plus près.
Le repas fut servi. Sa nouveauté fit oublier à Philippe les paroles de Mordhom. Il eut le palais emporté par le wat, fricassée de poulet arrosé de sauce de berberi (piment rouge auprès duquel paraissent fades les plus violents currys indiens), but du tetch, hydromel abyssin qui lui monta terriblement à la tête, et fut heureux de rentrer pour dormir après une course au soleil que l’alcool absorbé rendait intolérable.
Sa sieste achevée, Philippe, le front un peu lourd, sortit dans le jardin. Comme il s’approchait du ruisseau, il vit, accroupie près des planches qui servaient de pont, une vieille femme. Elle ne ressemblait en rien aux paysannes gallas. Une autre, jeune celle-là et gonflée comme une outre, vint la rejoindre et s’assit également sur ses talons, en silence. Puis un grand diable aux narines écartées, aux muscles splendides, s’arrêta auprès d’elles ; puis d’autres hommes et d’autres femmes.
Ils étaient de tout âge, de toute corpulence. Pourtant, ils avaient tous entre eux une terrible similitude. Leurs muscles étaient lourds, leur nez camus, leurs lèvres épaisses, leur crâne rond. Leurs cheveux, qui mangeaient leur front bas, ressemblaient à de la laine grossière.
Mordhom se montra sur la terrasse et dit :
— J’ai demandé au Balambaras de m’envoyer quelques-uns de ses esclaves.
— Des esclaves, répéta Philippe, qui perçut alors chez eux une autre parenté plus profonde.
Elle était dans le regard. Jamais Philippe n’avait pensé que des yeux pussent révéler tant de patience et tant de soumission. Ces yeux attendaient des hommes libres tout le mal ou tout le bien, indifféremment. La servitude marquait ces regards, comme jadis le feu marquait les forçats. Philippe sentit qu’elle remontait très haut dans le temps. De siècle en siècle, les ancêtres de ces misérables avaient dû être razziés, enlevés, vendus. Une seule génération ne pouvait produire un tel asservissement.
Il interrogea Mordhom, mais celui-ci se borna à répondre :
— Ils parleront eux-mêmes. Laissez-moi les mettre en train.
Il descendit vers le groupe bestial, lui adressa quelques paroles. L’expression de bonheur sauvage qui les accueillit fut telle qu’elle fit tressaillir Philippe. La peur était moins terrible sur ces figures que la joie. Mordhom se dirigea vers les toucouls. Les esclaves l’accompagnèrent en hurlant.
Un zébu magnifique était attaché près de la hutte du cuisinier, qui se tenait sur le seuil avec un couteau. Sur un geste de Mordhom, il le tendit au grand esclave.
Celui-ci, d’un bond, fut auprès de l’animal qui mugit faiblement et se mit à trembler. Le couteau brilla près de la carotide. Philippe ferma les yeux et ne put les rouvrir que lorsque se fut éteinte la longue plainte affreuse et qu’il entendit tomber une masse pesante sur le sol. Ce fut pour voir les esclaves se ruer à la curée.
La peau du bœuf fut enlevée en quelques instants par des ongles aussi lacérants que des griffes. La viande saignante, fumante, arrachée, passa de main en main. Les lèvres massives et la proie chaude ne faisaient plus qu’une chair, les mâchoires claquaient, les yeux chaviraient d’extase. Quand il ne resta plus rien à manger, les esclaves prirent les intestins, les pressèrent pour en faire sortir les excréments et les portèrent avec délice à leur bouche.
La nuit tomba. Les charognards arrivèrent en vol pressé. Une douceur étoilée flotta sur les arbres confus du jardin de Dakhata. Sous leurs branches, des dents puissantes faisaient craquer des os.
Quand il ne resta plus un lambeau de chair, plus un morceau d’entrailles, la troupe repue reflua vers la terrasse où se tenaient Mordhom, Philippe et Igricheff.
Maintenant, les esclaves riaient, se poussaient les uns les autres, sautillaient et tournaient vers les Blancs des faces hilares, dilatées par la gratitude. Le misérable troupeau était saoul de nourriture.
Mordhom donna un ordre à Omar. Celui-ci disparut. Derrière la haie d’euphorbes, une flamme jaillit. Ce fut pour les esclaves comme un appel magique. Pêle-mêle, hurlant, ils se précipitèrent vers l’étroite porte.
Tous les serviteurs de Mordhom étaient déjà dehors. L’aventurier breton avait bien choisi l’endroit de la fête. Au bord du sentier qui venait de Harrar se dressait un immense figuier sauvage, mort depuis longtemps, mais tellement antique, aux ramures si noueuses, qu’il semblait indestructible. Par sa forme torturée comme à dessein, par son tronc assez large pour que pût y être sculptée quelque grande idole, il était l’arbre prédestiné pour des rites païens. C’était là que Mordhom avait fait dresser d’un amoncellement de caisses, de branches et de lattes arrosées de pétrole, un vaste bûcher. Il connaissait le signe nécessaire pour délivrer la force que la chair et le sang du bœuf égorgé avaient accumulée dans les muscles et les nerfs des esclaves : le Feu.
Il s’embrasa et du même coup éclata le délire orgiaque. Il venait du plus lointain des âges, du plus profond de la forêt et de la brousse vierge, quand, au milieu des ténèbres qui écrasent les tribus sans abri, s’allume le signe divin du foyer.
Une sorte de mélopée sans syllabes commença de sourdre des bouches lourdes qui alla, s’aiguisant sans cesse, vriller le dôme de la nuit. Immobiles un instant comme des chiens hurlant à la lune, les esclaves s’animèrent rapidement. Les femmes saisirent les bidons vides, scandèrent de leur martèlement et de leur voix la plus nue, la plus simple des danses. Les hommes se formèrent en cercle, le grand diable se plaça au milieu et tous bondirent. Il n’y avait là ni pas ni cadence. Simplement des clameurs, des gémissements et des sauts. De minute en minute croissait l’extase et les bonds du cercle possédé devenaient plus frénétiques avec le grand démon qui dépassait toujours les autres.
Philippe et ses compagnons s’étaient placés de l’autre côté du bûcher. Derrière eux se tenaient les Gallas du village voisin qui regardaient cette ronde furieuse. Devant, dansaient les flammes et, plus haut qu’elles, bondissaient des corps noirs aux muscles noués, à la matière plus épaisse, plus mystérieuse que celle de la nuit et, plus haut encore, comme parmi les étoiles, l’immense figuier sauvage tordait le faisceau de ses branches magiques.
Soudain, un hululement passa à travers tout cela, comme une sinistre rafale. Le bâtard kirghize, les yeux clos, la gorge serrée, laissait fuser son cri de guerre. Il souleva les danseurs mieux qu’une lanière de feu. Et les femmes poussèrent un youyou déchirant.
— Assez ! cria brutalement Mordhom.
Il se précipita sur le bûcher, le dispersa de ses mains nues.
En même temps s’arrêta la noire bacchanale et tout élan mourut dans les corps brusquement tassés, sur les faces devenues craintives. Il n’y avait plus, sous le vieil arbre, au lieu de sinistres esprits déchaînés, que de très humbles esclaves.
— Qu’y a-t-il ? s’écria Philippe.
— Il y a… il y a… reprit Mordhom en respirant péniblement, que je ne veux plus les voir…
— Mais vous deviez les faire raconter…
— Il s’agit bien de cela. Je m’en vais demain à l’aube.
— Où ?
— Je vous dirai cela quand je reviendrai vous chercher.
Igricheff et Philippe chassaient ensemble. La vallée miraculeuse retentit de leurs coups de feu.
Ils abattirent des phacochères, deux léopards, tous les oiseaux qu’ils surprirent. Parfois, Philippe songeait au premier matin qu’il avait vu se lever sur le paradis terrestre. Mais il ne retrouvait rien en lui de cet instant. Et il suivait le bâtard kirghize.
Deux semaines passèrent ainsi. Puis, un courrier de Mordhom vint leur dire que son maître les mandait tous deux, avec Youssouf et Omar, à Dirrédaoua.