I.
LES TROIS COMPAGNONS
Trois hommes en file indienne gravissaient lentement le sentier à pic et mal frayé qui conduisait de la vallée de Dirrédaoua au plateau du Harrar. Chacun d’eux tenait un cheval par la bride, ce qui rendait leur avance plus pénible encore. Bien qu’elles ne fussent pas ferrées, les bêtes glissaient souvent sur les roches luisantes, sur les pierres mouillées qui cernaient la mauvaise piste de leur chaos.
Il venait de pleuvoir. Quelques nuages rapides couraient encore sur le ciel et semblaient entraîner dans leur fuite des pans d’azur profond. Mais, déjà, le soleil tropical glissait entre eux ses brûlants javelots.
Lorsqu’il sentait leur feu sur ses épaules ou sur son visage, le plus jeune des trois voyageurs, qui se tenait le dernier dans la file, levait la tête vers le sommet de la terrible montée comme pour savoir si ses compagnons et lui y parviendraient avant la pleine ardeur du jour. Puis, il ramenait son regard vers le sol, attentif aux aspérités et aux failles profondes dont était coupé le sentier. Dans un de ces instants où toute son activité intérieure était absorbée par les difficultés de la marche, il vint donner de l’épaule contre la croupe du cheval qui le précédait. Un écart instinctif lui fit éviter la ruade de l’animal énervé par cette dangereuse ascension. En même temps, le jeune homme vit que ses deux compagnons tiraient leurs montures sur une petite plateforme rocheuse pour laisser la piste libre. Il fit de même.
Un bruit qui rappelait celui des torrents grossissait au-dessus d’eux. Bientôt défila un troupeau de grands buffles domestiques. Ils avaient une bosse épaisse à l’encolure et des vastes cornes qui s’évasaient en forme de lyre. Leur structure, leur puissance conservaient seules un caractère sauvage. Car la servitude somnolait au fond de leurs yeux doux. Ils descendaient pesants et tranquilles, soumis à un vieillard et à une fillette à la peau noire qui les rassemblaient et les guidaient par des cris gutturaux. Les trois hommes, tenant fermement leurs chevaux, regardèrent passer entre les rocs les buffles abyssins.
Celui qui, jusque-là, avait marché en tête, dit au plus jeune :
— Tenez, Philippe, d’ici on aperçoit nettement la place où j’avais ma scierie.
Mordhom montra, dans la végétation épineuse et touffue qui bordait le lit à sec de la rivière de Dirrédaoua, une sorte de clairière noircie qui béait sur le versant gauche. L’aventurier breton grommela pour lui-même une phrase qu’il avait déjà cent fois ruminée.
— Mon établissement brûlé, vingt-sept bons Somalis tués par une bande d’Issas, tandis que je manquais la fortune en mer Rouge. Quand la chance mauvaise s’y met…
Philippe contemplait l’endroit calciné avec un sentiment tout différent. C’était là que, après avoir chassé aux environs d’Errergota, il avait connu Mordhom, que leur expédition de contrebande d’armes avait été décidée, que sa vie avait changé de cours. En leur absence, l’incendie et le meurtre avaient marqué ce lieu de leur sceau.
— Ne vous tourmentez pas, mon vieux Daniel, dit-il gaiement. La bonne passe viendra. C’est son tour.
— Qu’elle vienne ou non, pour l’instant, je m’en moque. On va se reposer dans ma tanière.
Mordhom attendit patiemment que le dernier buffle eût libéré la piste et, sans un regard pour cette frise barbare et pastorale que fermait le vieil homme noir appuyé sur un bâton aussi haut que lui, l’aventurier breton entraîna son cheval à l’assaut de la dernière moitié de la montagne. Il ne s’arrêta que sur la crête, au milieu d’un col étroit, serré entre deux pics couverts d’herbes et de lichen. De là, une faible pente menait vers le Harrar que l’on découvrait comme à vol d’oiseau.
C’était un monde clos qui n’avait aucun lien avec celui que venaient d’abandonner les trois voyageurs. Gardé de tous côtés par des vallonnements et des cimes, le grand plateau du Harrar éthiopien se déroulait avec une douceur et une variété infinies. Des lacs tranquilles, semés à vastes intervalles, brillaient dans la terre rouge et verte.
Le soleil faisait du chaume qui couvrait les huttes des villages dorés. Au fond, vers le sud, s’élevait une table polie et gigantesque de trois mille mètres de haut sur les parois de laquelle tremblait la courbe d’un arc-en-ciel à peine formé.
— Daniel, c’est bien la ville de Harrar ? demanda Philippe lorsqu’il eut joui pleinement du spectacle révélé tout à coup, en indiquant, au milieu du plateau, une sorte de blanche fourmilière ceinte d’un fil sombre.
— Oui.
— Votre propriété est aux environs ?
— Beaucoup plus loin, derrière les collines, au sud-ouest. Je suis aux confins du pays galla et du pays somali de Djigjiga… Vous verrez…
— Je n’y comprends plus rien murmura Philippe. Et c’est toujours l’Abyssinie ?
— Toujours.
— Issas, Danakils, Somalis, Gallas, Harrari… quel chaos !…
— Je vous débrouillerai en déjeunant. Midi approche.
Les trois hommes montèrent à cheval. Ils furent bientôt en vue d’un grand lac au pourtour envahi de roseaux et littéralement couverts de canards et d’oies sauvages. Machinalement, Philippe saisit son fusil de chasse.
— Pas encore, dit Mordhom. Si vous tenez à les tirer, vous le ferez presque à bout portant. Les volatiles de Ramaya ne sont pas méfiants.
À mesure qu’ils approchaient de l’eau, le froissement des plumes, les cris des oiseaux devenaient plus denses, se fondaient en un vibrant et soyeux murmure. Il y en avait des milliers que le bruit des sabots tout proches n’effarouchait pas. Écœuré, Lozère remit son fusil en bandoulière.
— À la bonne heure, s’écria Mordhom, vous vous décivilisez !
Ils contournèrent la rive bourbeuse du lac, arrivèrent à un petit bois d’eucalyptus et de bambous. En lisière des arbres et de la route, ils aperçurent une maison construite à l’européenne, qu’un Grec avait louée pour en faire un hôtel. Ils s’installèrent sur la terrasse qui dominait le lac et un repas sommaire leur fut apporté par un serviteur dont le visage d’ébène jaillissait du blanc chamma qui l’enveloppait.
— Celui-là est un Éthiopien, un vrai, dit Mordhom, ayant un peu calmé sa faim.
Philippe gémit avec un désespoir à la fois comique et sincère :
— Mais pourquoi ? En quoi ? Ils sont tous aussi noirs les uns que les autres. Tous sont des nègres !
— Pas du tout. De nègres véritables, il n’y a que les esclaves ou les descendants d’esclaves qui viennent des provinces frontières du Soudan. Les autres, sauf pour la couleur ― qui, d’ailleurs, est moins foncée, moins régulière ―, n’ont rien de commun avec le type négroïde. Regardez le serveur, il a la figure allongée, le nez aquilin, l’ovale fin. Mais il n’a pas la délicatesse d’attaches des Somalis, leurs épaules minces, leur cou, leur nuque flexible, un peu féminins. Et les Somalis, à leur tour, ne possèdent pas les traits aigus, tranchants, cruels des Danakils ni la bestialité féroce des Issas, et pas davantage le visage rond, la douceur des Gallas de ce pays-ci.
— Je ne pourrais jamais les distinguer, soupira Philippe.
— Mais si, mais si, je vous assure ! Avec le temps, cela vient tout seul.
— Pour les peaux jaunes, c’est encore plus difficile, dit Igricheff.
— Ce plateau, reprit Mordhom, a été conquis par les Abyssins à la fin du siècle dernier sur des envahisseurs arabes qui forment la plus grande partie des habitants de la ville, les Harrari. La population des champs est galla. Mais, ni les uns, ni les autres, ne sont dangereux. Ils acceptent la domination éthiopienne avec docilité. Tout autour sont les nomades : Somalis, Issas, Danakils. Tous guerriers, tous en luttes exterminatrices les uns contre les autres. Ils payent tribut à l’Abyssin, mieux armé, plus nombreux, mais c’est tout. Pour le reste, ils ne connaissent de maîtres que l’espace, l’eau et le soleil. Je les aime, surtout les Somalis, les seuls qui soient sûrs. Je suis bien avec les Danakils, plus sauvages encore que les autres. Pour les Issas, cela dépend des chefs. Chez moi, commence le domaine somali. Puis, en allant vers la mer, à peu près en ligne droite, on traverse le pays issa. Enfin, sur les déserts et les montagnes de la côte, règnent les Danakils. Voilà pour cette partie de l’Abyssinie. Quant aux autres, je vous en parlerai si le hasard nous mène ailleurs. Il y a vingt tribus pour le moins.
On servait le café. Il était subtil et fort.
— Le meilleur café d’Éthiopie, dit Mordhom, celui du Harrar.
Igricheff répliqua :
— Il ne vaut pas celui des djebels yéménites. Pas plus que votre cheval noir ne vaut Chaïtane.
— Plaignez-vous ! s’écria Philippe. C’est le plus beau des trois.
— Je l’ai acheté à un explorateur italien qui venait du Godjam et qui a traversé sur lui le Nil bleu au moment de la crue, dit Mordhom.
— Est-ce que vous avez connu Chaïtane ? murmura le bâtard kirghize qui, depuis le combat de l’île noire, n’avait jamais pensé à Hussein.
Ils se mirent en selle. La route, assez bonne, descendait doucement vers le fond de la cuvette où se trouvait la ville de Harrar. Les trois hommes galopèrent en silence, traversant ou longeant des petits villages aux toits coniques, des champs de maïs, de dourah, des terrasses verdoyantes de caféiers, de bananiers, bordées d’euphorbes pareilles à d’énormes langues dressées, vertes, grasses et semées d’épines.
Et, pour différents qu’ils fussent, les trois cavaliers, galopant vers Harrar, poursuivaient la même rêverie. Ils songeaient au voyage qui, des côtes asiatiques de la mer Rouge, les avait menés à la rive africaine, au port de Taïf tout en flammes, à l’aventure de Moka, à la tempête furieuse sous la fortune carrée, aux sept volcans de la crique, au retour tranquille, à la cachette où ils avaient enterré la cargaison d’armes et de cartouches dans l’îlot du Diable, au fond du Gubbet-Kharab. Ils se rappelaient enfin Djibouti, et le train qui avait couru dans le désert jusqu’à la ville abyssine de Dirrédaoua.
Maintenant, ils allaient vers un loisir paisible. Mais combien durerait-il ? Et quelle forme prendrait l’aventure à laquelle deux d’entre eux étaient fatalement voués et que le troisième acceptait d’avance comme pris dans un violent sortilège ?
La terre devenait rouge, limoneuse. Le soleil aspirait rapidement l’humidité laissée par la pluie, les sabots des chevaux commençaient à soulever une poussière ocrée. Les hameaux se faisaient plus nombreux, tous composés de huttes rondes, couvertes d’un toit aigu en chaume, et d’enclos pour le bétail protégés par des branchages épineux. Des troupeaux coupaient la route : zébus, chèvres et moutons à tête noire. Souvent, les cavaliers croisaient un guerrier abyssin ― juché sur sa selle dure et haute ― qui trottait sur un mulet marchant l’amble, harnaché de larges bandes de cuir. L’homme portait une cape sombre qui couvrait à demi sa longue culotte et sa chemise de toile blanche. Un grand sabre courbe, dans un fourreau de cuir, battait ses jambes serrées par l’étoffe et ses pieds nus qui, tenant par le gros orteil un étrier minuscule, tambourinaient sans arrêt les flancs de la bête. Derrière lui venaient des domestiques portant le fusil, le parasol, le chasse-mouches de leur maître.
Les trois cavaliers arrivèrent ainsi aux murailles épaisses et sombres de Harrar. Déjà, Igricheff qui, le mieux monté, marchait en tête, dirigeait son cheval vers la porte où veillaient des soldats noirs déguenillés et bardés de cartouchières, lorsque Mordhom lui cria :
— Contournez les murs, nous irons plus vite.
Et comme Philippe faisait un geste de regret, il ajouta :
— Rien d’intéressant. Une ville arabe, comme tant d’autres… Maisons en pisé, ruelles sordides, cours qui se joignent, pavé glissant et branlant. Nous avons mieux à voir.
La piste qui ceignait la cité étant assez large, ils allèrent de front. Des femmes, massées aux marchés en plein vent qui se tenaient aux portes de la ville, les suivaient d’un regard naïf et curieux. Elles étaient sombres de peau, très fines de nuque, de poignets et de chevilles, et vêtues de couleurs éclatantes. Les plus jeunes avaient des seins délicats, un port d’une grâce sauvage. Les vieilles, torse nu, laissaient pendre leurs mamelles flétries et criaient avec âpreté. Toutes sentaient le beurre âcre dont étaient enduites leurs épaisses chevelures brillantes.
Puis ce fut le silence et l’ombre.
Mordhom et ses compagnons s’étaient engagés dans un sentier rouge qui serpentait entre deux haies d’euphorbes gigantesques. Leurs pointes se joignaient et cela faisait une longue voûte verte et charnue qui cachait le soleil. Un ruisseau l’interrompit, qui coulait, mince filet d’eau, dans un lit profond, couleur de grenade éclatée. Les voyageurs aperçurent des collines, des villages nouveaux, des plantations, des champs cernés d’espaces déserts. Sur eux flottaient une buée lumineuse, un calme infini, et d’énormes vautours tournoyaient.
La piste était de plus en plus mauvaise. Les chevaux se mirent à un pas allongé, très dur pour les reins. Mais Philippe ne sentait pas plus la fatigue qu’Igricheff et Mordhom. Tout l’enchantait : le soleil qui frappait durement la brousse à travers laquelle ils cheminaient maintenant, les petites boules grises que faisaient sur les rochers des marmottes endormies béatement, les torrents à sec, les collines coiffées de toucouls (Mordhom lui avait appris le nom abyssin des huttes), les paysans gallas, aux belles épaules, les femmes aux bras et aux dos nus. Parfois, les buissons épineux lui griffaient les jambes. Mais cela même lui plaisait.
Comme ils passaient devant une énorme pierre carrée et toute plate, posée sous un figuier sauvage, Mordhom dit :
— C’est la pierre du lion. Un grand chef a été enterré sous elle, il y a très longtemps. On dit que, depuis, une fois par mois, par pleine lune, un lion géant vient dormir sur cette pierre.
— Un lion ? demanda Igricheff, en ouvrant un peu les yeux.
— Nous approchons de leur pays. Voici les rives de l’Erer.
Comme le long de chaque rivière, qu’elle fût à sec ou non, la végétation devint plus haute, plus épaisse. C’étaient toujours les mêmes arbres épineux, mimosas, tamarins, jujubiers, les mêmes buissons pleins de pointes, mais nourris d’une sève plus vigoureuse qui développait leurs troncs, leurs ramures, leur aiguille, rendait brillante leur couleur d’un vert foncé. Le chemin s’infiltrait entre ces massifs déchirants. À chaque pas se levaient des faisans, des ramiers sauvages. Entre les broussailles apparaissaient les silhouettes graciles de dig-digs, de gazelles. Des chacals, assis sur leur arrière-train, pointaient leurs museaux et leurs oreilles vers les voyageurs. Ces animaux étaient si peu habitués à voir les hommes qu’ils ne bougeaient pas à leur approche. Plus d’une fois, Philippe porta la main à son fusil et la laissa tomber. Il n’avait pas envie de tuer, il n’avait envie de rien que d’aller indéfiniment dans la paix vigilante de la brousse avec ses deux étonnants compagnons.
Il y avait un peu d’eau dans le large lit de l’Erer. Elle courait selon une pente assez vive et sa nuance rosée ; son mouvement, son murmure donnaient, dans ce pays desséché, une impression de vie intense. Les chevaux burent avec avidité. Les hommes firent de même, le visage baigné par le courant léger. Mordhom embrassa le paysage d’un geste et dit :
— C’est la brousse du lion. Je n’ai jamais eu le temps de me mettre à l’affût, mais les gens du pays assurent que l’abreuvoir est à quelques kilomètres plus bas. Vous pourrez revenir, Igricheff et Philippe, si le cœur vous en dit. Nous ne sommes plus très loin.
Trois heures après, les cavaliers étaient encore en route. Ils avaient gravi plusieurs escarpements très rudes, fendu de nouvelles broussailles, traversé des espaces nus et plats, hérissés de grandes termitières. Maintenant, ils ne voyaient plus rien. La nuit était venue, opaque, sans lune. Mais le terrain était facile. Le chemin avait beau se perdre dans des champs de maïs et de dourah, les faibles feux des villages, disséminés sur le plateau de Dakhata, le jalonnaient suffisamment. D’ailleurs, les chevaux qui, plus d’une fois, avaient fait la route, pressaient d’eux-mêmes le pas dans la bonne direction.
— Halte ! cria soudain Mordhom.
Ils sautèrent de selle, se trouvèrent devant un mur confus d’euphorbes. Une porte s’ouvrit. Derrière, portant des lampes-tempêtes, apparurent une dizaine d’hommes et de femmes au corps mince, à la peau noire. Avec des cris de joie, ils se précipitèrent vers Mordhom, lui embrassant les mains, les épaules. Dans un grand espace libre se voyaient des bâtisses, des toucouls, puis, vaguement, des feuillages.
— Soyez les bienvenus chez moi, dit l’aventurier breton à Igricheff et à Philippe.