IX.
LE LAC D’ENFER
Ainsi qu’il avait été convenu la veille, ce fut Omar qui monta la garde le dernier. Lorsqu’il vit faiblir les étoiles, il chauffa du café, éveilla la caravane. Philippe, d’un bond léger, fut sur ses pieds et chercha instinctivement une flaque d’eau pour s’y baigner les mains, la figure. Mais il se souvint que l’eau, ce matin, était strictement mesurée et, s’étant fait verser quelques gouttes dans le creux des paumes, il mouilla seulement ses tempes.
Il se sentit dispos et vigoureux comme il ne l’avait jamais été depuis sa toute première adolescence, considéra avec surprise le lit de cailloux sur lequel il avait si bien dormi et dont il se levait sans une courbature, le sang neuf. Les terribles journées de marche, de soleil, les brefs repas de riz au beurre indigène et l’eau douteuse lui revinrent à la mémoire. Et pourtant, quelle élasticité, quelle intensité physique dans tous ses membres ! Il tâta ses bras, son torse. Il avait maigri, certes, et beaucoup, mais ses muscles étaient plus vifs, plus lisses sous la peau que la lumière avait bronzée à travers la chemise légère.
Philippe avala avec délices un gobelet de café, chercha une cigarette. Il eut beau inspecter son étui et ses fontes, il n’en trouva point. Omar, qui le suivait toujours d’un regard affectueux et brillant, tira de son pagne une boîte de carton rose, la lui tendit.
— Tu es plus sage que moi, dit Philippe en riant.
— Oh ! mon chef, j’ai acheté beaucoup, beaucoup de cigarettes. Pour toute ma paye de caravane.
Alors, pour la première fois, Philippe songea que son boy, lorsqu’il arrivait exténué à l’étape, devait encore chercher des racines, allumer le feu, préparer le dîner, chauffer l’eau pour tout le monde, qu’il se levait le premier pour faire le café, qu’il portait son fusil, qu’il marchait en chantant, qu’il servait d’interprète. Et tout cela lui était payé de quelques boîtes de cigarettes qu’il partageait du cœur le plus joyeux. Il comptait pour rien ses risques, la soif, les embûches mortelles semées le long du chemin épuisant.
Et Moussa qui, par dévouement, s’enfonçait chaque jour davantage dans un pays dont aucun des siens n’était revenu vivant ! Et Haïlé lui-même, avec sa face de métis esclave qui soignait ses bêtes avec autant de sollicitude dans le désert issa que dans le désert dankali !
— Je leur ferai une vie qui, pour eux, sera comme un rêve, se dit Philippe.
Quelques instants, il fut heureux d’être riche. Sa fortune ne lui avait-elle pas permis d’aider Mordhom ? Il revit la cargaison d’armes dans les flancs de l’Ibn-el-Rihèh. Soudain, il eut un serrement de cœur.
Le matin où il rêvait si tranquillement était le matin même où la caravane aurait dû se trouver sur le rivage auprès duquel, sûrement, se balançait déjà le boutre. Daniel, avec sa lunette, allait scruter bientôt les environs, plein d’inquiétude, de fièvre, peut-être de colère et de dédain.
— Mais ce n’est pas ma faute, gémit presque le jeune homme. J’ai fait tout ce que j’ai pu. Je le ferai encore.
Le soleil n’avait pas paru que les mulets, ayant vidé tous les récipients, s’ébranlèrent. À leur tête, comme la veille marchaient les Danakils qui, pas une fois, n’avaient tourné leurs regards vers Philippe.
— Les guides ont été calmes cette nuit ? demanda ce dernier à Omar.
— Oui, mon chef. Haïlé et Moussa disent : “Ils ont dormi sans bouger”. Je dis la même chose.
Le jeune Somali marcha quelques instants silencieux et reprit :
— Ils ne peuvent rien. Nous avons des fusils. Ils sont deux. Mais quand ils verront d’autres Danakils, ce sera mauvais, mon chef. Mais je te ferai toujours respecter à coups de balles… Et Moussa est très fort avec la hache.
Il sourit de toutes ses dents et courut vers un mulet qui s’écartait de la file.
En effet, la piste qui, la veille, s’était encaissée au sortir de l’oasis de Nehellé, devenait ce matin chaque instant plus large et plus plate et il était difficile d’y maintenir les bêtes en ordre. En même temps que la piste, le paysage tout entier s’amplifiait. De tous côtés, des chaînes de montagnes apparurent l’une derrière l’autre. Au fond, vers le nord, dans la lumière-tremblante et délicate du lever du jour, un immense massif arrêtait la vue.
Ce ne peut être que le Goudda, pensa Philippe, qui avait tous les éléments de la carte logés dans sa mémoire. Le Goudda… qui se trouve derrière le lac Assal, de l’autre côté du Gubbet-Kharab.
Bien que le massif, derrière les remparts des chaînes successives qui lui servaient de contreforts, parût inaccessible, Philippe exulta. C’était le premier signe du but. Encore un effort, et il y toucherait. Peut-être ce soir même il donnerait à Daniel sa caravane.
Et voici que la vallée par laquelle avançait la petite troupe déboucha soudain, à angle droit, sur une étendue immense et lisse pareille à un fleuve engourdi. Elle était large comme un bras de mer, polie comme un miroir, aride comme le sable et fauve comme une peau de lion. Pas un pli, pas une ride ne soulevait cet extraordinaire espace mort.
— C’est la plaine de Gagadé, mon chef, dit Omar. J’ai entendu beaucoup parler d’elle en Abyssinie. Toutes les caravanes de sel pour le lac Assal passent là, et aussi les caravanes d’esclaves. Alors, c’est dangereux parce que les gardiens des esclaves ont de bons fusils et tirent vite. Tu vois, Gouré surveille.
Le tueur dankali avait grimpé sur un piton et inspectait la plaine lunaire. Mais elle était vide ainsi que le fond d’une mer stérile. La caravane se lança à travers elle. Les mulets, sentant sous leurs sabots cette surface lisse, prirent le trot d’eux-mêmes. Et comme l’étendue n’avait pas une aspérité et qu’ils marchaient l’amble avec douceur, le chargement, tint. Trois heures après l’avoir abordée, le convoi avait franchi la plaine.
Elle butait contre les collines nues que gravissait une rude pente. Un troupeau d’antilopes, un instant, barra le sentier, disparut dans les rochers, surgit sur l’étendue vierge de Gagadé et se rua dans un galop magnifique. Longtemps, leurs belles formes bondissantes se détachèrent du terrain poli. Ce fut la dernière vision qu’emporta Philippe de la plaine immense et impeccable.
Puis il fut de nouveau la proie du soleil, de la soif, de vallonnements monotones, de la marche à demi consciente. La vue d’une maigre végétation le rit revenir à lui. Il savait maintenant reconnaître d’assez loin les points d’eau. Et sans que personne le lui indiquât, il dirigea son mulet vers un puits mal distinct que trois jours auparavant il eût été incapable de reconnaître.
— Yacoul, grinça Gouré.
Philippe, sans même prendre la peine de lui faire répondre, dit à Omar :
— Une demi-heure de halte pour abreuver les bêtes. Elles mangeront, comme nous, ce soir.
Et, pour lui-même, il ajouta :
— Au Gubbet.
Gouré appela le jeune Somali :
— Si nous ne mangeons pas, je ne montre plus le chemin. Ton chien de maître pourra me tuer, mais ensuite, il se perdra. Je veux manger. Je suis comme une hyène, content seulement avec le ventre plein. Si vous autres esclaves vous voulez marcher, suivez la piste sur la gauche. Tu la vois qui glisse entre deux murs de pierre. Là, un enfant irait les yeux fermés. Nous vous rejoindrons après la nourriture.
La réflexion de Philippe, lorsqu’il connut les propos du tueur, fut brève. Il était certain que les guides le rattraperaient pour toucher leur salaire. Et pourquoi recommencer un acte d’autorité qui pouvait se heurter à une obstination inflexible ?
— C’est bien, dit-il à Omar. Laisse-leur du riz, du thé et du sucre. Qu’ils fassent leur cuisine. Nous partons. Yasmina est plus courageuse que ces guerriers.
Il sourit à la petite Bédouine, toujours assise sur un bât et que Moussa soignait à chaque halte avec une tendresse qui n’avait plus honte d’elle-même. Yasmina ramena sur son visage ses cotonnades bleues et, de son talon valide, poussa sa monture. Les deux guides et leur feu disparurent bientôt aux yeux de Philippe. La caravane s’engagea dans les gorges de Gongouta.
Aussitôt, ce fut comme un bouleversement fantastique de la terre. Tout ce que Philippe avait découvert en ces quelques jours de farouche beauté et de grandeur sauvage, il l’oublia devant le corridor de rêve et d’épouvante qui, brusquement, s’ouvrit à lui.
Un torrent, le Kellou, à sec dans cette période de l’année, s’était au cours des siècles frayé un passage dans la montagne verte et rouge. Il l’avait ravinée, fouillée atrocement. Son lit était si mince et si profond que le ciel coulait entre les hautes parois sombres comme un filet bleu. Le soleil lui-même, à son zénith, n’arrivait pas à remplir de sa flamme cette fente tragique. De grands pans d’ombre humide en gardaient les mystères béants. Et ce n’étaient que défilés souterrains, cascades de roches immobiles et suspendues, sentiers étroits comme des rubans, grottes secrètes dont les orifices soufflaient une haleine de soufre, chaos de pierres énormes, nappes d’eau à l’odeur et au goût de sel, porches stupéfiants qui soudain ouvraient sur des abîmes.
Pendant trois heures, Philippe mena sa caravane dans ces gorges sculptées par les démons. Une excitation voisine de la folie le possédait. Dès le commencement du défilé, il avait mis pied à terre, incapable de rester inactif, pressé par le besoin de se mêler, de se fondre à cet enchantement grandiose et désespéré. Très vite, il avait dépassé tous ses hommes et il allait, il allait, soulevé par le sentiment d’avancer sans guide, seul maître de la cadence de la caravane, ne connaissant plus ni fatigue, ni soif, dans une étrange et vertigineuse ivresse faite d’orgueil, de mouvement et d’admiration éperdue, idolâtre.
Vers quoi pouvait mener ce couloir déchiqueté par des griffes surnaturelles ? Vers quel antre, vers quel domaine exclu de l’univers des hommes ? Philippe le sut au moment même où le rejoignirent, essoufflés, les deux Danakils.
Les parois suintantes qui étranglaient le défilé s’écartèrent d’un seul coup. Le soleil déferla comme un flot aveuglant, le ciel fut vaste et dur comme un maléfice infini. Et, sous cet azur enflammé, dans un immense cirque de montagnes qui se pressaient sans terme ainsi que des vagues de plus en plus hautes et furieusement tordues par une invisible tempête, trois cercles parurent l’un dans l’autre enfermés. Le premier était d’argent étincelant. Le dernier était peint de ce bleu intense et profond que l’on voit aux eaux mortes.
— Les cercles de l’enfer, murmura Philippe.
— Assal, crièrent les caravaniers.
Aucun d’eux n’était venu jusque-là, mais ils connaissaient tous, par des récits sans âge, l’existence de la coupe fabuleuse qui, depuis des siècles, fournissait de sel les plateaux éthiopiens. Malgré sa hâte, Philippe demeura longtemps rivé à l’endroit même d’où il avait découvert, au milieu des roches volcaniques et de son armure saline, le lac mystérieux. Il se sentait comme pétrifié par cette magnificence maudite. Pour se remettre en route, il lui fallut un effort démesuré.
Les guides reprirent la tête du convoi et descendirent des hauteurs de Gongouta vers le centre du cirque géant. À mesure que s’affaissait le terrain, la perspective fondait. Bientôt la caravane ne fut entourée que de pierres noires. Elles ressemblaient par leur couleur et leur matière calcinée à celles du désert issa, mais leur dessin et leur masse n’avaient pas cette monotonie, cette uniformité. Tantôt elles se dressaient en cônes aigus, tantôt elles formaient des traînées bizarres, pareilles à de gigantesques ossements brûlés, tantôt encore elles s’amoncelaient en quadrilatères puissants et ruineux qu’on eût pris pour les vestiges de demeures diaboliques.
Ainsi la caravane atteignit le bord du lac. Gouré et Hassan s’arrêtèrent, scrutèrent attentivement le sol. Il était, vu de près, d’un gris nacré, plein de fissures. C’était l’écorce de sel qui ceignait le lac. Sur elle, à peine visible, courait une sente pâle. Les guides s’y engagèrent très prudemment l’un derrière l’autre. Bien qu’il ne comprît pas la raison de leur lenteur, Philippe ne voulut pas les presser. Il y avait dans leur démarche attentive, dans leur effort de souplesse, une sorte d’avertissement qui le forçait à accepter cette allure.
Instinctivement, Haïlé, Omar et Moussa avaient modelé leur attitude sur celle des Danakils et surveillaient avec une acuité particulière le pas des bêtes. La marche rapide à travers les aspérités de Gongouta avait-elle déréglé le chargement du mulet qui portait les provisions ? Fut-il la proie de cet égarement qui saisit es animaux fatigués sous le soleil éblouissant ? Personne n’eut le temps de le reconnaître, mais il fit soudain un écart qui le porta hors de la piste suivie. Déjà Haïlé s’élançait pour le rattraper lorsque Hassan le saisit brutalement par l’épaule.
— Regarde, cria-t-il.
La croûte de sel avait cédé d’un coup et le sol grumeleux, spongieux, buvait impitoyablement la bête. Les sables salins étaient des sables mouvants.
À peine Philippe avait-il compris la nature de l’accident qu’un cri enfantin le glaça. Effrayés, les mulets avaient rué et Yasmina, surprise, jetée bas, s’était soudain trouvée saisie par la visqueuse étreinte de la terre. À son cri, un autre fit écho, grondant et rauque, chargé d’une inconsciente souffrance. D’un réflexe, Moussa se jeta à plat ventre sur la piste. Ainsi, porté au centre de son corps par un terrain solide, il tendit les bras. Ses mains agrippèrent la petite Bédouine aux aisselles. Les reins creusés par un effort inhumain, tous ses muscles héroïques saillant sous la peau noire, la poitrine déchirée par des halètements de forge, Moussa tira le corps prisonnier des sables. Longtemps les deux forces s’équilibrèrent, puis lentement le sol se craquela autour de la fillette. Il cédait. Et l’hercule noir se releva lentement, tenant Yasmina entre ses mains tremblantes. Le mulet enlisé avait disparu.
— Plus de provisions, pensa Philippe avec indifférence… Daniel en aura sûrement.
Tout à coup l’idée vint au jeune homme que Mordhom peut-être lui aussi avait été dénoncé, trahi, retardé ou que, son boutre ayant une avarie, il ne se trouvait pas au rendez-vous. Ou encore, voyant la rencontre manquée, Daniel avait déjà appareillé pour le retour. Un léger frisson courut le long de l’échine de Philippe. Comment regagner sans vivres Daouenlé ? Comment atteindre Tadjourah, de l’autre côté du golfe, et qui était l’agglomération la plus proche ? Retrouver Mordhom n’était plus désormais une affaire d’honneur, un jeu magnifique. C’était une question de vie ou de mort.
Malgré le péril d’enlisement, Philippe poussa fébrilement sa caravane diminuée et, bientôt, hommes et bêtes se suivant avec des précautions d’équilibristes, la zone dangereuse fut dépassée. La piste s’éloigna du lac, glissa de nouveau entre les rocs et les galets noirs.
Une heure s’écoula. Il semblait à Philippe que jamais il ne sortirait de ce funèbre entassement. Plus le convoi avançait et plus se resserraient, se pressaient autour de lui les murailles sombres. Les guides hésitaient, tâtonnaient, s’interrogeaient à voix basse. S’étaient-ils trompés de chemin ? Tout le laissait croire. Une colère impuissante ravagea Philippe. Il se mordit les lèvres pour ne pas injurier, menacer les Danakils. Sans eux, il était perdu dans ce labyrinthe d’encre. Et le soleil commençait à décliner. La nuit tomberait-elle sur la caravane égarée, privée d’eau et de vivres ?
Les guides firent signe à Philippe de s’arrêter et se mirent à courir de monticule en monticule comme des chiens de chasse. Enfin, Hassan cria de joie. La caravane, trébuchant sur les pierres croulantes, marcha vers lui. Il montra une porte fantastique, béant entre deux gigantesques parois noires et qui donnait sur un sombre moutonnement de dunes pierreuses. Philippe s’élança par la brèche. Les Noirs et les bêtes le suivirent dans un trot désordonné. Il ne pensait plus à ménager personne. Il fallait arriver coûte que coûte à la mer. Il fallait savoir si l’Ibn-el-Rihèh était là. Mais une heure passa encore et rien ne changea dans le tragique paysage, sauf que, par endroits, parurent des touffes d’herbe pâles.
Soudain, Gouré, qui guidait le convoi à travers un couloir encaissé, fléchit le buste, prêta l’oreille. Hassan l’imita. Le son de voix rauques parvint jusqu’à Philippe. Il tressaillit, poussa son mulet sur la pente qui menait à la crête dominant la piste et se trouva au-dessus d’un groupe d’hommes surprenants. Ils étaient vêtus de cuir non tanné et armés de lances légères. Leurs cheveux, d’une longueur démesurée, luisants de beurre, tombaient plus bas que leurs épaules. Des barbes incultes hérissaient leurs joues. Dans leurs yeux brillait une désolation aussi cruelle que sur leur terre damnée.
Quelques moutons noirs broutaient l’herbe entre les pierres noires. Un peu plus loin, trois chameaux tordaient leur cou flexible à la recherche d’une nourriture.
Muet de stupeur, Philippe contempla les premiers êtres humains qu’il eût aperçus depuis qu’il était entré dans le désert dankali. Et eux le fixaient avec silence et avidité, car s’ils avaient entendu parler de figures blanches, ils n’en avaient jamais vu jusque-là.
— Salut, Danakils du lac Assal, cria Gouré. Je suis le grand tueur dans les défilés, les monts et les plaines.
Les pâtres sauvages vinrent lui baiser la main. Philippe rejoignit précipitamment ses hommes.
— Ayez vos fusils prêts, ordonna-t-il à Omar. Et que Moussa prenne la hache.
Mais la rencontre se fit sans incident. Seulement, les Danakils suivirent à quelque distance la caravane. Et, lorsqu’elle eut enfin atteint le point d’eau d’Alexitane, ils établirent leur camp en face d’elle.
— Vous resterez ici avec les bêtes, dit Philippe à Omar. Je te nomme chef à ma place.
— Et toi ?
— J’irai jusqu’à la mer.
— Tu ne peux pas seul.
— J’irai avec Gouré.
Philippe marcha vers le tueur. Celui-ci, qui buvait goulûment du lait de chamelle, n’enleva pas l’outre de ses lèvres.
— Tu vas me conduire tout de suite au Gubbet-Kharab, lui fit dire Philippe.
Gouré essuya sa bouche du revers de la main effilée et ne répondit pas. Simplement, il fit entendre, dans la direction du camp des Danakils, un long sifflement. Philippe avança la main pour le saisir à l’épaule, mais Gouré lui glissa comme une couleuvre entre les doigts, bondit en arrière et, le poignard au poing, le regarda en ricanant.
— J’en ai assez de te mener, cria-t-il. Tu n’as plus de riz ni de sucre. Paye-moi ou je me paierai tout seul.
Omar n’avait pas fini de transmettre la menace que la petite troupe se trouvait au milieu des pointes de lances dardées vers elle. Maintenant, Philippe le sentait, rien ne retiendrait plus Gouré. Le besoin et la volupté du meurtre possédaient le sinistre visage. Philippe braqua son revolver sur lui. Au même instant, un fer acéré lui toucha la nuque.
— Tu es à moi, exulta Gouré, et tout ton argent et toutes tes bêtes.
Sans comprendre ce que disait le tueur, Philippe sut que les secondes étaient comptées. Il se jeta à genoux, renversa d’un croc-en-jambe le Dankali qui le tenait sous sa lance et cria :
— À moi, Moussa.
La hache tournoya, dégageant un peu d’espace. Philippe se redressa. Mais le cercle s’était refermé.
— Une salve, et puis nous sommes égorgés, se dit Philippe, je garderai une balle.
Il pensa au bâtard kirghize, à Mordhom. Il ajusta Gouré.
À ce moment, un homme ruisselant de sueur rompit la chaîne farouche. C’était un Dankali pareil aux autres, avec ses longs cheveux beurrés, sa lance et ses vêtements de cuir cru. Mais il cria :
— Françaoui Kebir.
On eût dit un maître mot. Sauf celui de Gouré, tous les visages barbares se détendirent. Un respect, une soumission aveugles passèrent sur les traits des pâtres-guerriers. Ils répétèrent lentement.
— Françaoui Kebir.
Et s’écartèrent de Philippe.
Alors, le Dankali épuisé lui tendit un morceau de carton rose, un fragment de boîte à cigarettes où était inscrit un seul mot :
— Daniel.
Une joie immense envahit Philippe qui lui fit soudain sentir toute sa fatigue. Il regarda le ciel que le soleil désertait. Faire descendre la caravane le soir même était impossible. À l’aube, il la mènerait vers la mer. L’essentiel était que Mordhom le sût. Avec la pointe d’un poignard, Philippe écrivit sur le même morceau de carton :
— Je serai là demain.
Le sauvage courrier, qui avait battu tout le long du jour les environs du lac Assal, s’enfonça dans l’ombre avec le message.
Malgré sa lassitude, Philippe avait les nerfs tellement tendus qu’il veilla jusqu’au matin. Les défilés arides, la plaine lunaire, les palmiers aux poignards, les gorges de cuivre, les pistes funèbres, les cercles d’enfer, les hommes noirs nourrirent cette veille.
Et ce fut la cinquième nuit de la caravane.