V.
FORTUNE CARRÉE
Depuis quelques minutes, Mordhom ne mangeait, n’écoutait que machinalement. Un malaise, à peine conscient d’abord, l’avait distrait de la nourriture et de la conversation. Il prêtait l’oreille au frémissement des voiles, humait l’air comme un animal inquiet de sa route. Ne remarquant rien, il tendit cet autre sens qui n’a pas de nom, mais qui est celui par lequel l’homme se mêle à la matière qu’il fait vivre. L’aventurier de la mer Rouge eut alors l’impression que son bateau, qui, jusque-là, avait évolué avec aisance vers le Sud, se mettait à renâcler, pareil à un cheval soudain moins docile à la main. Cette résistance était imperceptible, peut-être illusoire. Pour s’assurer de son sentiment, Mordhom alla vers la banquette et prit la barre aux mains de l’un des frères Ali.
Il ne s’était pas trompé. Personne que lui, sur le boutre, même pas En-Daïré, même pas Abdi, ne pouvait s’apercevoir, assis tels qu’ils l’étaient, de cette pesanteur du bateau. Mais aussi, ils ne l’avaient pas assemblé pièce par pièce, ils ne l’avaient pas essayé avec une angoisse, une attention, une tendresse infinies. Ils ne l’avaient pas écouté, palpé, respiré.
— Il est plus lourd, Ali, dit Mordhom.
— Je l’ai senti, en vérité.
“Et pourtant, il n’a pas la main très fine”, pensa l’aventurier, tout en rendant la barre au Somali.
— Gouverne plus sur Bab-el-Mandeb. Ne laisse pas déporter, dit-il.
Il revint prendre place entre Igricheff et Philippe.
— Qu’y a-t-il ? demanda aussitôt celui-ci.
— Rien de grave, mais cela pourrait devenir ennuyeux pour l’horaire que je me suis fixé. Le vent change. S’il reste comme il est maintenant, nous arriverons tout de même pour le soir au détroit, en travaillant dur. Mais s’il continue à tourner, s’il souffle plein Sud ou presque, je ne sais plus. Mon boutre remonte mal dans le vent.
Cet aveu lui avait coûté. Il se tourna vers Igricheff avec une sorte de rancune.
— Je vous le disais bien, hier, que l’aventure était facile avec de l’argent. Ce n’est pas la faute de ce bateau si j’ai dû le construire avec des épaves, avec des branches de jujubiers que j’ai coupées dans les Mablat. Et le gréement : voiles achetées au rabais, rapiécées, prenant mal la brise ! comment voulez-vous que, bâti de la sorte, il remonte dans le vent comme un yacht de régates ?
Il se tut quelques instants, mangea sans faim, mais voracement, comme s’il prévoyait que les événements ne lui laisseraient pas de longtemps le loisir d’absorber une nourriture chaude. Quand il eut terminé, il observa :
— J’aurais pu évidemment profiter ce matin de la brise favorable. Mais alors nous serions arrivés au Bab-el-Mandeb en plein jour. Et les abords du détroit, ainsi que lui-même, sont infestés de patrouilleurs anglais. Avec notre cargaison, nous étions aussitôt emmenés à Périm. C’est qu’ils commencent à connaître la silhouette de l’Ibn-el-Rihèh.
Une crispation parcourut son visage soucieux et il ajouta :
— J’aime mieux, s’il le faut, mettre une semaine pour toucher le Gubbet. J’aime mieux même jeter le boutre sur un caillou. Cargaison perdue pour cargaison perdue, je ne veux pas que les Anglais aient le meilleur sur moi.
— C’est le vrai jeu. Il n’y en a pas d’autre, dit Igricheff. Il est dommage pour moi que je ne comprenne rien à la façon dont vous allez le jouer.
— Moi non plus, avoua Philippe.
— C’est pourtant simple. Vous voyez bien ces risées à fleur d’eau. C’est la trace du vent. Vous voyez bien qu’elles viennent de plus en plus du Sud. Il n’y a plus aucun doute : le vent change. Avec un bateau très fin, on remonte aisément dans le vent. Avec le mien, non. Il dérive trop fort. Alors, à chaque virement de bord, on perd, pendant la manœuvre, presque tout ce qu’on a péniblement gagné dans la bordée précédente.
— Je vois, je vois, dit le bâtard kirghize. Je suis à cheval, je gravis une piste trop escarpée pour qu’il l’aborde tout droit. Je fais des détours qui ont cette piste pour axe. Le tout est de savoir le temps que je mettrai pour arriver au sommet.
— C’est à peu près ça. Maintenant, mettez-vous où vous voudrez, mais dégagez le mât, le palan d’écoute et la barre.
Déjà le mousse avait renfermé dans leur caisse la marmite et les boîtes de conserve vides qui servaient de verres et de plats. Déjà, les matelots étaient debout, scrutaient attentivement la mer et montraient sur leurs visages mobiles qu’ils comprenaient la signification de cette légère poussière d’eau qui palpitait au ras des vagues et qui venait du Sud.
Philippe et Igricheff quittèrent l’ombre de la grand-voile et s’allongèrent côte à côte à tribord entre le roof et le bastingage. Ainsi, la bôme dans le va-et-vient de la manœuvre passerait au-dessus d’eux. Le soleil était si cruel que le bâtard kirghize couvrit son torse et sa tête. Mordhom, debout à la barre, nu jusqu’aux reins, exposé pleinement à ce feu terrible et à sa réverbération, sourit. Dans ce domaine, au moins, il avait sur Igricheff l’avantage de l’insensibilité. Mais il oublia vite Igricheff et fut tout à la marche de l'Ibn-el-Rihèh.
Sa main, qui percevait la moindre réaction du bateau, déplaçait la barre avec une délicatesse extrême. Chacun de ses mouvements réussissait à réduire, dans toute la mesure du possible, et à l’instant nécessaire, l’obstacle mouvant que formait le courant aérien et, par là, à secourir l’effort des voiles qui était toute son espérance. Il sentait l’avance du boutre dans sa chair, dans ses nerfs, depuis la plante des pieds, posés sur le pont ardent, jusqu’à l’épaule où se répercutaient les réflexes du gouvernail. Chaque encablure gagnée était pour lui une victoire physique. Quand la bordée arrivait à sa fin et qu’il hurlait l’ordre de virer de bord, il lui semblait qu’il pouvait compter les secondes que prenait la manœuvre aux battements de ses artères.
De ses yeux étincelants, de ses cris, il excitait sans cesse l’équipage. Il savait bien que ses matelots n’en avaient pas besoin, qu’ils étaient faits à lui comme il était fait à eux, mais il lui fallait libérer l’acharnement de lutte dont il était plein. Sa fièvre gagna En-Daïré, les frères Ali et Abdi lui-même. Ils ne connaissaient pas les projets exacts de leur maître, car Mordhom avait pour règle de ne jamais rien confier à ses matelots. Mais ils avaient fait assez d’expéditions semblables pour comprendre qu’il fallait gagner le détroit à la nuit, le traverser rapidement et se trouver au matin dans des eaux solitaires. Avant même que Mordhom eût lancé les ordres, ils les devinaient à l’expression que prenait sa bouche. Alors, ils bondissaient, ainsi que des démons propices, tous leurs muscles noirs jouant avec une harmonie si parfaite qu’ils paraissaient lissés par le vent. Et chaque fois, ils entonnaient le même chant strident et rompu, comme la peine des hommes sur la vaste mer.
La brise, quoique obstinément contraire à la route du boutre, était régulière et douce. Mordhom, d’après l’allure de son bateau, calcula qu’ils atteindraient le Bab-el-Mandeb un peu après le coucher du soleil. Comme il le faisait toujours pour vérifier ses conjectures, il appela son nakouda :
— Tu prévois juste, lui répondit Abdi. Tout à fait juste… Si le vent ne souffle pas plus fort.
Mordhom ne dit rien, mais les rides profondes qui encadraient sa bouche se creusèrent davantage. Il connaissait trop la manière d’Abdi pour supposer qu’il avait fait cette restriction au hasard. Abdi ne parlait jamais sans motif. Il pressentait quelque chose qu’il ne pouvait encore définir, mais qui menaçait. Mordhom en était sûr. Il savait que personne, sur le boutre, n’était capable de gouverner ni d’établir la voilure aussi bien qu’il le faisait lui-même. Mais il savait également que, pour flairer bien à l’avance les courants marins, les écueils et la vigueur des vents, Abdi, En-Daïré et même les frères Ali lui étaient supérieurs. Cette intuition leur venait de leur enfance soumise aux éléments et de leurs ancêtres qui avaient passé leur vie à écouter les voix de la mer Rouge.
À la barre, Mordhom se fit plus attentif encore, plus souple, plus délié. Il tâchait de deviner, lui aussi, ce qu’apporterait le soir qui, bientôt, descendrait sur l’eau tranquille. Mais, avant que les mouvements de son bateau le lui eussent appris, Abdi, spontanément, vint le rejoindre.
— Le vent va fraîchir, dit-il, et toujours du Sud.
Sans pouvoir encore contrôler la vérité de ces paroles, Mordhom fit diminuer la voilure.
“On gagnera moins à chaque bordée, mais on gagnera tout de même”, pensa-t-il en serrant les dents.
À peine la manœuvre et son chant étaient-ils achevés qu’une légère rafale passa sur le pont. Elle rafraîchit les corps, mais ne détendit pas les visages. La vraie lutte allait commencer pour ramper, pouce par pouce, vers le détroit dangereux.
Le crépuscule vint et la nuit. Et les hommes noirs bondissaient et chantaient sous la lune comme sous le soleil. Et le torse nu de Mordhom se tordait toujours à la barre. Enfin, dans la clarté d’argent, parut une côte. À ses lignes, l’équipage reconnut que Bab-el-Mandeb était proche.
— Nous avons mis quatre heures de plus que je ne pensais, mais nous y sommes, dit l’aventurier à son nakouda.
L’avance devenait de plus en plus pénible. On pouvait mieux en mesurer la lenteur maintenant que se voyait la terre. Une heure passa ainsi. Mordhom observa qu’Abdi et En-Daïré se parlaient à voix basse.
— Je veux tout entendre, cria-t-il brutalement.
— Si j’étais le maître de l’Ibn-el-Rihèh, murmura le vieux Somali, je gagnerais une crique que toi et moi connaissons bien et qui est voisine.
— Pourquoi ?
— Nous ne passerons pas le Bab-el-Mandeb.
— Et toi, En-Daïré, que dis-tu ?
— Nous ne passerons pas, répéta le plongeur.
— Regarde bien, dit Abdi.
Le ciel était pur, lumineux, d’une richesse infinie d’étoiles. Mais au clair de lune on voyait courir au loin, sur la mer, des stries profondes, tantôt d’un noir sourd, tantôt d’un blanc de neige. Mordhom hocha la tête. Abdi reprit :
— Tu juges comme moi, mais tu ne m’écouteras point, parce que tu cherches toujours à savoir si la chance t’aime.
— Oui, dit Mordhom.
Il maintint son cap. Les deux noirs coururent à la voile.
Cependant, Igricheff et Lozère dormaient l’un contre l’autre. Les bonds des matelots, le bruit et la masse de la bôme virant au-dessus de leurs têtes, les mollets agiles et noirs qui passaient près d’eux, les chants toujours les mêmes avaient peu à peu engourdi les deux hommes et, comme ils étaient également incapables de percevoir le combat minutieux de la mer et du boutre, Philippe et le bâtard kirghize s’étaient laissé gagner par un sommeil profond.
Ils se redressèrent en même temps et sans comprendre. Pourquoi cette sensation subite de froid ? Ils se regardèrent. Ils ruisselaient. Un second paquet d’eau les mit sur pieds.
— Bonne douche, s’écria Philippe en riant. Mais il fait nuit !
Il promena ses yeux tout alentour. Dans le clair de lune, chaque silhouette, chaque objet sur le boutre se détachaient comme dessinés à l’encre de Chine. Très nette, une côte dentelée fuyait, fuyait.
— Le vent a changé, dit joyeusement Philippe. N’est-ce pas, Daniel ? Nous allons vite.
— Très. À l’envers.
La voix de Mordhom était si brève que Philippe en fut saisi. Les marins étaient silencieux. L’avant se levait plus fort, cachant la mer à intervalles réguliers. Ni foc, ni trinquette. La bôme était solidement arrimée au roof et la grand-voile était serrée sur elle. Mais comment l’Ibn-el-Rihèh avançait-il ? Philippe remarqua alors une voile qu’il n’avait pas vue auparavant et sous laquelle marchait le boutre. Elle était rectangulaire et sa vergue supérieure faisait avec le mât une croix grise.
— Daniel, que se passe-t-il ? demanda nettement Philippe.
— Je n’ai pas pu passer le détroit.
— Alors ?
— Nous rebroussons chemin devant le vent. Pas autre chose à faire.
— Et ça ?
Philippe montrait la voile toute gonflée et qui ressemblait à une bannière sur sa hampe.
— Ça. C’est la fortune carrée.
Mordhom hésita une seconde, puis ajouta :
— Pour la tempête qui vient.
Igricheff montra ses dents sous un long sourire aigu.
— Fortune carrée, dit-il lentement, fortune carrée… Je ne connaissais pas… C’est bien, c’est très bien… Je pense au poker… à la chance, à la tempête. Fortune carrée… j’ai toujours vécu sous elle et j’ignorais son nom… Fortune carrée… Merci, Mordhom.
— J’aimerais mieux ne pas avoir eu à vous l’apprendre, grommela l’aventurier breton.
Il jeta un coup d’œil derrière lui. La houle qui poussait le boutre était encore faible, mais plus loin, à la limite de la vue, se pressait une masse énorme, creusée, confuse et crêtée d’écume.
— Nous n’y échapperons pas, dit Mordhom. Et rien pour s’abriter dans ce détroit maudit.
— Nous y sommes encore ? demanda Philippe.
— Pas pour longtemps. Mais quand nous sortirons, il n’y aura plus moyen de manœuvrer. C’est la queue d’un cyclone, je pense.
Malgré tout, Philippe ne pouvait pas croire au danger ou plutôt le sentir dans ses fibres profondes. Son courage fait en grande partie d’inconscience, le peu d’habitude qu’il avait des signes de la mer l’y aidaient et aussi la beauté de la nuit. Comment pouvait-on éprouver la moindre angoisse sous un clair de lune si pur, avec des matelots éprouvés, avec un tel capitaine ? Les vagues bruissaient, balançant le boutre avec force, mais sur un rythme rigoureux. Leur écume chantait et chantait aussi, vif et dur, le vent. Il faisait frais. Le corps, grillé au soleil du jour, respirait merveilleusement par chacun de ses pores.
Mordhom se retourna encore une fois. La grande houle gagnait rapidement sur le boutre. Il aperçut nettement ses plis et ses replis.
— Youssouf, Hussein, Yasmina, dans le poste, cria-t-il.
Philippe aperçut un instant, par la trappe béante, la tête d’un asker. Le Dankali le frappa du poing au visage et disparut derrière lui avec le chaouch et la petite Bédouine.
— Philippe, Igricheff, dans la cabine ! poursuivit Mordhom. Vous ne voulez pas ? Alors, crochez-vous.
Ils passèrent un bras autour de la bôme. Il n’y avait plus à l’avant que quatre statues noires et, sur le roof, accroupi comme un petit animal mystérieux, le mousse. Le boutre fuyait, fuyait sous le clair de lune. Tout à coup et malgré la faible surface de la fortune carrée, il bondit. Igricheff et Philippe chancelèrent, se meurtrirent les épaules contre la pièce de bois qu’ils tenaient. La tempête avait atteint l’Ibn-el-Rihèh.
Il bascula sous le choc du vent et des lames, roula bord sur bord. Tous ses muscles bandés, Mordhom le redressa. Le boutre reprit sa course, mais avec une vitesse telle que tout le gréement siffla. Philippe regarda la côte. Elle disparaissait vertigineusement. Ils étaient de nouveau en pleine mer. Mais ce n’était plus celle qui, tout le long du jour, avait bercé leur paresse et leur rêverie. Gonflée et creusée tour à tour, écumante, elle courait aussi rapide que le boutre, aussi haute que ses flancs. Et la lune touchait l’horizon. Le voilier allait entrer dans la nuit.
— Igricheff, Philippe, pria Mordhom, descendez dans la cabine, cela vaut mieux. Je serai plus tranquille.
— Vous êtes le chef ici, dit le bâtard kirghize.
Il souleva la trappe du roof, se glissa dans le réduit obscur où cliquetaient les fusils de contrebande. Le mousse replaça soigneusement la trappe et reprit son immobilité.
— Et vous ? demanda Mordhom à Philippe.
— Je ne peux pas… Ici, je me sens bien… En bas, je crois… je crois que je réfléchirais trop.
— Parbleu, grommela Mordhom, vous n’avez pas des nerfs de Chinois. Restez, mais attention !
Subitement, il fit très noir. D’un même mouvement, En-Daïré et Abdi se portèrent à l’extrême avant du boutre, s’allongèrent de chaque côté du beaupré et s’agrippèrent à lui, le corps à moitié suspendu dans le vide. Ils allaient servir d’yeux à l’Ibn-el-Rihèh pour explorer les quelques mètres visibles de la mer bouillonnante dans laquelle il s’enfonçait.
Mordhom tenait la barre droite et attendait les indications des guetteurs. S’ils n’apercevaient pas à temps un îlot, c’était la fin. Qu’y pouvait-il ? Le grand fatalisme arabe l’emplit une fois de plus.
Le vent hurlait et grondaient les lames. Soudain, Mordhom pensa à Philippe. Il ne l’avait plus entendu depuis qu’était venue l’obscurité. Une angoisse irraisonnée, folle, l’envahit.
— Philippe ! cria-t-il de toutes ses forces.
Une jeune voix répondit toute proche :
— Que voulez-vous, Daniel ?
Mordhom respira largement.
— Venez ici à côté de moi, dit-il.
Honteux de sa faiblesse, il ajouta d’un ton sec :
— Je n’ai pas l’esprit libre à cause de vous.
À tâtons, Philippe gagna la banquette.
La tempête croissait sur une cadence lente, mesurée, comme si elle eût voulu garder ses vraies forces en réserve. Le boutre tanguait et se cabrait plus durement. Mais on ne voyait osciller que la blancheur confuse de la fortune carrée.
Deux cris jumelés retentirent à l’avant. Pourtant aucune indication ne suivit ce signal d’alerte. Mordhom et Philippe se soulevèrent. Ils virent venir à bâbord un clignotement lumineux, faible et lointain, puis une multitude de feux suspendus au-dessus de l’eau. On eut dit qu’approchait une bête marine aux yeux innombrables et brûlants.
— Un paquebot, gronda Mordhom avec une fureur singulière et il donna un violent coup de barre.
L’énorme masse passa tout près d’eux, tranquille, éclatante, ignorant cette barque qui courait éperdument sous la tempête.
— Les voyageurs éprouvés expliquent aux dames ce qu’est une grosse mer, ricana Mordhom. Et celles qui peuvent retenir leur cœur au bord des lèvres essayent d’avoir peur avec charme. Les singes ! J’aime mieux ma place.
— Moi aussi, dit Philippe avec force, en regardant s’évanouir les feux du paquebot.
Et la fuite continua dans les ténèbres. Philippe avait perdu la notion du temps, du péril, de la vie, dans le vent strident et le bruit de pierres sans cesse croulantes qui l’enveloppaient. Rien n’en rompait la rage monotone que parfois un trait plus vif d’écume et un choc plus brutal. Il semblait qu’une nuit éternelle et pleine d’astres maudits avait recouvert le monde.
Pourtant, le matin parut. Il approcha comme à l’ordinaire. Les étoiles s’éteignirent. À la limite du ciel et de l’eau se glissa un filet trouble. Puis, une sorte de reflet d’incendie marqua l’horizon. Et le soleil émergea de la mer. Le ciel était radieux, le jour d’une limpidité merveilleuse.
Philippe eut le sentiment d’une résurrection. Mais la violence des éléments redoubla. Il semblait impossible que, d’un azur aussi doux, s’élançât le souffle terrible qui fit soudain grincer le boutre dans toutes ses jointures. Il semblait impossible que, sous un si pur soleil, la mer se soulevât en lames aussi vertigineuses. Philippe se retourna, cherchant d’instinct un amoncellement de nuages, un signe sombre. Mais c’était partout la même splendeur, le même rayonnement. Et partout aussi, avec un bruit tonnant, les falaises liquides se fracassaient et se dressaient sans cesse.
Le boutre plongeait dans des gouffres, se tenait sur des cimes. Philippe, chaque fois que venait à l’arrière une vague aussi haute que le mât, croyait impossible qu’elle ne s’abattît point de tout son poids sur l’Ibn-el-Rihèh et s’étonnait de sentir le bateau lancé comme par une fronde géante, précipité vers un abîme d’où il sortait soudain porté sur une crête. Fasciné, le jeune homme, de nouveau accroché au roof, contemplait ces montagnes mouvantes de lumière et d’eau mêlées, traversées de flèches d’or, cette chevauchée énorme et magnifique, qui brassait dans sa furie le soleil, l’écume, l’azur et l’émeraude.
Dans cette contemplation qui suspendait en lui tout autre sentiment, Philippe abandonna son point d’appui. Une lame passa par-dessus bord, le faucha, le roula et l’eût emporté si ses mains ne s’étaient agrippées désespérément au bastingage.
— Attachez-vous, hurla Mordhom d’une voix inhumaine. C’est le déchaînement.
Philippe obéit. L’aventurier fit signe à En-Daïré. Celui-ci courut vers l’arrière. Ses pieds semblaient adhérents, car, malgré les secousses qui déséquilibraient complètement le boutre, il ne trébucha pas une seule fois. Mordhom lui parla à l’oreille. Avec deux filins, le plongeur le lia solidement à la barre.
Il était temps. Les lames balayaient le pont d’un bout à l’autre. Comme des fous, les matelots et le mousse se ruèrent vers les barriques, les caisses et les précipitèrent pêle-mêle dans la cale. Puis ils fixèrent vigoureusement le houri qui, déjà, roulait sur le pont. À ce moment, Igricheff sortit de la cabine. Une trombe d’eau le souleva et il ne dut son salut qu’à son poignet de fer qui étreignit la bôme au passage.
— Un homme à la mer en ce moment est un homme perdu, lui cria Daniel.
Et le bâtard kirghize dut s’attacher à son tour. Seuls étaient libres les marins noirs qui, les jambes écartées et le torse fléchi en avant, épiaient le visage de Mordhom.
— Où sommes-nous ? demanda Igricheff en se faisant un porte-voix de ses deux mains.
— Nous devons avoir fait une centaine de milles, cria Mordhom. Je pense à…
Un craquement effroyable l’interrompit, qui fit passer une ondulation dans tout son corps comme si sa propre chair avait été atteinte. Il pesa sur la barre avec une vigueur telle que son épine dorsale jaillit comme une arête de pierre et que les veines se gonflèrent sur son cou comme de brefs serpents. Mais le gouvernail fendu à sa partie supérieure répondit à peine… Le boutre piqua du nez, sembla céder.
Déjà Abdi et En-Daïré étaient sur la banquette et au risque de se faire enlever par les vagues, penchés aux trois quarts en dehors du bateau, la face dans l’écume, leurs muscles tendus à éclater, saisissaient le gouvernail avec du fil d’acier. l’Ibn-el-Rihèh obéit de nouveau à la barre.
Malgré toute son inexpérience, Philippe avait pâli et le bâtard kirghize murmura :
— Je commence à comprendre…
Haletants, ruisselants, les matelots retournèrent à leur poste près du mât. Et, pour la première fois, ils s’y accrochèrent. Même pour leurs corps rompus à cette danse de cauchemar étincelant, les secousses du bateau et les lames déferlantes devenaient dangereuses. Ce fut à ce moment que, sous un assaut du vent plus terrible encore que les autres, la fortune carrée se déchira à son sommet. Le même cri modela la bouche de Mordhom et des Noirs. Le mousse bondit vers la cale, y disparut, en jaillit avec une alêne et du fil épais. Comme les autres, il comprenait que la vie et la mort dépendaient d’une seconde. Que la voile cédât encore et elle ne serait plus qu’une guenille.
— Amenez la voile de tempête. Hissez le foc, hurla Mordhom.
La manœuvre fut entreprise avec une rapidité de rêve, mais, soudain, la vergue de la fortune carrée s’arrêta net dans sa descente, la drisse s’étant prise en haut du mât. Aussitôt, En-Daïré embrassa le bois glissant de ses bras nerveux et grimpa. Ses épaules semblèrent se disjoindre sous l’effort qu’elles fournirent pour tirer la drisse, la dégager, la maintenir libre tandis que descendait la voile. Le mât piquait vers l’abîme liquide presque à l’horizontale, se redressait comme un arc détendu, s’affaissait encore.
Mais Philippe tressaillit ― plus fort que sous le choc des lames échevelées qui avaient failli le prendre, qu’au bruit du gouvernail fendu, de la voile déchirée. Autour du mât qui entraînait En-Daïré dans ses soubresauts déments, le vieil Abdi, les deux jumeaux et le mousse s’étaient mis à chanter la chanson éternelle des Somalis qui travaillent en mer. Ils ne cherchaient pas à soutenir leur compagnon, ni à étouffer leur propre angoisse. Ils chantaient comme on respire plus profondément pour plonger. Ils chantaient simplement parce que l’un des leurs était à l’ouvrage. Et, quand cet ouvrage fut terminé, ils se turent.
Le mousse répara fiévreusement la déchirure. La fortune carrée fut hissée de nouveau, mais En-Daïré demeura au sommet du mât. Quelques minutes après, il cria vers Abdi. Celui-ci gagna l’arrière.
— Il voit une terre, dit-il à Mordhom… Une île, petite, et qu’il ne connaît pas. Mais toi ou moi, nous saurons peut-être.
— Couche-toi à l’avant, ordonna Mordhom, et que tu connaisses ou non l’endroit, trouve une passe. La voile de tempête ne peut plus tenir longtemps.
Comme la nuit précédente, Abdi s’étendit le long du beaupré, mais cette fois il avait devant lui toute la mer étincelante et folle. La forme de l’îlot se dessina bientôt au milieu de sa furie. C’était un cône noir dont la base était cinglée d’écume. Le boutre allait droit sur lui avec une vitesse tragique. En-Daïré sentit la manœuvre désespérée. Il se lova autour du mât, les yeux dardés sur cette sombre roche pour y trouver de loin une fissure propice. Mais il ne vit rien. Cependant, l’îlot venait, venait sur l’Ibn-el-Rihèh. Déjà ses flancs neigeux défilaient à tribord comme le bastingage. Le moindre écueil et tout croulait, sans rémission, en une seconde.
La forme noire cramponnée au beaupré leva le bras. Au même instant, les frères Ali, avec un cri strident, firent tomber la fortune carrée et Mordhom, arqué comme au seuil de la mort, poussa à fond la barre.