III

Ellen O’Hara avait trente-deux ans et, pour l’époque, c’était déjà une femme entre deux âges. Elle avait donné le jour à six enfants et en avait enterré trois. Elle était grande et dépassait d’une tête son impétueux mari, mais il y avait tant de grâce paisible dans sa démarche, dans les lents mouvements de sa crinoline qu’on ne remarquait pas sa taille. Son cou, rond et mince, que dégageait le fourreau de taffetas noir de son corsage, était d’un blanc laiteux et semblait toujours légèrement attiré en arrière par le poids de sa chevelure luxuriante emprisonnée dans une résille. De sa mère, une Française dont les parents avaient fui Haïti lors de la révolution de 1791, elle tenait ses yeux noirs fendus en amande et ses cheveux noirs aussi. De son père, un soldat de Napoléon, elle tenait son nez droit et long et sa mâchoire carrée qu’adoucissait l’agréable contour de ses joues arrondies. Mais ce n’était qu’à la vie que le visage d’Ellen avait pu emprunter sa fierté sans morgue, son charme, sa mélancolie et son manque total de gaieté.

Elle eût été une femme d’une beauté surprenante s’il y avait eu le moindre éclat dans ses yeux, la moindre chaleur dans son sourire ou la moindre vivacité dans sa voix dont sa famille ou ses domestiques aimaient cependant le timbre harmonieux. Elle s’exprimait d’un ton traînant et doux comme les Géorgiens du littoral, mouillant les syllabes, appuyant sur les consonnes et avec un imperceptible accent français. Elle n’élevait jamais la voix pour donner un ordre à un domestique ou gronder un enfant, mais à Tara on lui obéissait sur-le-champ, alors qu’on ne prêtait guère attention aux imprécations et aux vociférations de son mari.

Pour Scarlett, aussi loin que pouvaient remonter ses souvenirs, sa mère avait toujours été la même. Elle avait toujours employé le même ton mesuré soit pour prier, soit pour faire des observations : elle avait toujours fait ce qu’il fallait avec la même sérénité, malgré les soucis que lui imposait chaque jour la lourde charge d’une maison comme celle de Gérald O’Hara ; elle avait toujours conservé son calme et ne s’était jamais laissée aller, même à la mort de ses trois jeunes fils. Scarlett n’avait jamais vu sa mère s’appuyer au dossier de sa chaise. Elle ne l’avait jamais vue non plus s’asseoir sans prendre un ouvrage d’aiguille, sauf pendant les repas, quand elle soignait des malades ou qu’elle tenait la comptabilité de la plantation. Si elle recevait, elle prenait un délicat travail de broderie, mais autrement elle raccommodait les chemises déchirées de Gérald, faisait des robes à ses filles ou taillait des habits pour les esclaves. Scarlett ne pouvait pas se représenter les mains de sa mère sans un dé en or. Quand elle pensait à elle, elle entendait le frou-frou de sa robe et la voyait parcourant la maison suivie de la petite négresse dont le seul rôle consistait à retirer les fils à bâtir et à porter de chambre en chambre la boîte de couture en palissandre, tandis que sa maîtresse surveillait la cuisine, la lessive et la confection des vêtements destinés à la plantation.

Elle n’avait jamais vu sa mère se départir de son austère tranquillité, non plus que de la plus entière correction, quelle qu’eût été l’heure du jour ou de la nuit. Lorsque Ellen s’apprêtait pour un bal ou pour recevoir ses invités, ou même pour aller à la fête de Jonesboro, il fallait souvent deux heures, deux femmes de chambre et Mama pour qu’elle finît par se trouver à son goût, mais la rapidité avec laquelle elle s’habillait en cas d’urgence était étonnante.

Scarlett, dont la chambre s’ouvrait sur le couloir face à celle de sa mère, connaissait depuis sa plus tendre enfance le bruit furtif que faisaient aux premières heures du jour les nègres en courant pieds nus sur le plancher, les coups hâtifs frappés à la porte de sa mère, les voix étouffées et inquiètes des noirs qui parlaient tout bas de maladies, de naissances ou de morts survenues dans l’une ou l’autre des cases blanches qui leur étaient réservées. Lorsqu’elle était petite, elle s’était souvent levée pour aller coller son œil à la rainure de la porte et, de là, elle avait vu Ellen sortir de sa chambre sombre à la lumière vacillante d’une chandelle, sa boîte à pharmacie sous le bras, les cheveux bien peignés, le corsage bien boutonné, tandis que Gérald, indifférent, continuait de ronfler.

Scarlett s’était toujours sentie apaisée en entendant sa mère traverser le vestibule sur la pointe des pieds et murmurer, pleine de compassion : « Chut ! Pas si fort. Vous allez réveiller M. O’Hara. Ils ne sont pas malades au point d’en mourir. »

Oui, c’était bon d’aller se coucher, de savoir qu’Ellen était sortie dans la nuit et que tout était bien ainsi.

Le matin, après avoir passé la nuit au chevet des accouchées ou des mourants, quand les deux docteurs Fontaine, le vieux et le jeune, avaient été appelés auprès de leurs malades et qu’on avait pu les joindre, Ellen présidait comme d’habitude au petit déjeuner. Ses yeux noirs étaient cernés, mais sa voix et ses gestes ne trahissaient aucune fatigue. Sous ces dehors aimables, il y avait en elle quelque chose de dur qui inspirait de la crainte aussi bien à ses domestiques qu’à ses filles et à Gérald, quoique ce dernier eût préféré mourir plutôt que de l’admettre.

Parfois, lorsque Scarlett se dressait sur la pointe des pieds pour embrasser sa mère et lui souhaiter bonne nuit, elle regardait sa bouche à la lèvre supérieure trop pincée, bouche d’une femme que la vie avait dû blesser. Et elle se demandait si Ellen avait jamais ri sottement comme les autres jeunes filles ou si, le soir, à la veillée, elle avait jamais confié ses secrets à ses amies. Mais non, ce n’était pas possible. Sa mère avait toujours été telle qu’elle était maintenant, colonne de force, source de sagesse, la seule personne qui eût réponse à tout.

Mais Scarlett se trompait, car, bien des années auparavant, Ellen Robillard de Savannah avait ri aussi sottement que n’importe quelle jeune fille de quinze ans dans cette charmante ville du littoral et avait passé de longues soirées à échanger des confidences avec ses amies, à leur livrer tous ses secrets sauf un. C’était l’année où Gérald O’Hara, de vingt-huit ans plus vieux qu’elle, était entré dans sa vie, l’année aussi où son jeune cousin, Philippe Robillard, en était sorti. Lorsque Phil, avec ses pétillants yeux noirs et ses manières fougueuses, avait quitté Savannah pour toujours, il avait emporté avec lui tout ce qui brûlait dans le cœur d’Ellen et n’avait plus laissé qu’un charmant coquillage vide au petit Irlandais qui devait épouser sa cousine. Mais Gérald n’en demandait pas plus, déjà comblé par la chance inouïe d’avoir obtenu celle qu’il désirait. Et si Ellen n’était plus la même, il n’eut jamais lieu d’en souffrir. Il était suffisamment intelligent pour comprendre que seul un miracle lui avait permis à lui, un Irlandais sans parents et sans fortune, de conquérir la fille d’une des plus riches et des plus fières familles du littoral. Car Gérald était un parvenu.

 

Gérald était venu d’Irlande en Amérique à l’âge de vingt et un ans. Ainsi que l’avaient fait ou que le firent plus tard bon nombre d’Irlandais meilleurs ou pires que lui, il avait quitté précipitamment son pays, n’emportant pour tous vêtements que ceux qu’il avait sur le dos. Outre l’argent de son passage, il avait deux shillings en poche et sa tête était mise à prix pour une somme qui, selon lui, dépassait de beaucoup l’importance de son délit. Il n’y avait pas de ce côté-ci de l’enfer un seul Orangiste[6] dont le gouvernement anglais ou le diable lui-même eût donné deux cents livres ; mais, puisque le gouvernement se montrait si ému par la mort du régisseur d’un propriétaire anglais absentéiste, il était temps pour Gérald O’Hara de s’en aller, et de s’en aller au plus vite. Bien sûr, il avait traité le régisseur de « bâtard d’orangiste », mais cela, du point de vue de Gérald, ne conférait pas à cet homme le droit de l’insulter en sifflotant les premières mesures du Boyne water[7].

La bataille de la Boyne s’était déroulée plus de cent ans auparavant, mais pour les O’Hara et leurs voisins, elle aurait aussi bien pu avoir lieu la veille, leurs rêves et leurs espérances s’étant évanouis avec leurs terres et leur fortune dans le même nuage de poussière qui avait enveloppé la fuite d’un prince Stuart terrorisé, laissant Guillaume d’Orange et ses soldats détestés aux cocardes orange mettre en pièces les Irlandais partisans des Stuarts.

Pour cette raison et pour d’autres, la famille de Gérald n’aurait guère été disposée à prendre au sérieux l’issue fatale de sa querelle si elle n’avait comporté de graves conséquences. Pendant des années, les O’Hara avaient vécu en mauvais termes avec la police anglaise, qui les suspectait de se livrer à un certain genre d’activité contre le gouvernement, et Gérald n’était pas le premier O’Hara à prendre ses jambes à son cou et à quitter l’Irlande au petit jour. Ses deux frères aînés, James et Andrews, en avaient fait autant. Il se les rappelait à peine. Il se souvenait seulement que c’étaient des jeunes gens fort discrets qui allaient et venaient mystérieusement à n’importe quelle heure de la nuit et s’absentaient parfois des semaines entières tandis que leur mère se rongeait d’inquiétude. Ils étaient partis pour l’Amérique bien des années avant lui, à la suite de la découverte d’un petit arsenal de fusils enfoui sous la porcherie des O’Hara. Maintenant, ils étaient en passe de faire fortune dans le commerce à Savannah, « quoique le bon Dieu sache seul où cela peut être », comme le déclarait toujours leur mère quand elle parlait des deux aînés de ses rejetons mâles. Ce fut donc vers eux qu’on envoya le jeune Gérald.

Il quitta le toit de ses parents, emportant sur sa joue le baiser rapide de sa mère et, dans ses oreilles, ses bénédictions ferventes de catholique et la dernière recommandation de son père : « Rappelle-toi qui tu es et ne dérobe rien à personne. » Ses cinq frères lui dirent au revoir en le gratifiant de sourires pleins d’admiration, mais un peu protecteurs, car Gérald était le benjamin et le plus petit d’une famille robuste. Son père et ses cinq frères mesuraient plus de six pieds et étaient larges en proportion, mais le petit Gérald, à vingt et un ans, savait que cinq pieds et quatre pouces et demi étaient tout ce que lui allouerait le Seigneur en sa sagesse. Ce fut bien de Gérald de ne jamais se consumer en vains regrets sur sa petite taille et de ne jamais considérer celle-ci comme un obstacle pour acquérir tout ce qu’il désirait. Au contraire, ce fut sa petitesse qui fit de Gérald ce qu’il était, car il avait appris de bonne heure que les hommes petits doivent être audacieux pour subsister parmi les grands. Et Gérald était audacieux.

Ses frères, garçons de haute taille, étaient calmes et moroses. Chez eux, l’ancienne tradition familiale des gloires à jamais éteintes se muait en une haine sourde et se manifestait par des accès de mauvaise humeur. Si Gérald avait été plus vigoureux, il aurait suivi les traces des autres O’Hara et, sans faire de bruit, il aurait imité les rebelles qui complotaient dans l’ombre contre le gouvernement. Mais, ainsi qu’aimait à le répéter sa mère, Gérald « avait la langue bien pendue et faisait le fendant ». D’un tempérament bouillant, il était prompt à jouer des poings et avait la tête très près du bonnet. Il se pavanait au milieu des O’Hara avec l’arrogance d’un bantam qui se promène dans un poulailler où il n’y a que des coqs géants de Cochin. Et tous l’aimaient. Ses frères le taquinaient gentiment pour le plaisir de l’entendre hurler et ne tapaient guère plus sur lui qu’il n’était nécessaire pour remettre le benjamin à sa place.

Si Gérald emmena en Amérique un bagage de connaissances plutôt maigre, il ne s’en rendit même pas compte ; et, le lui eût-on fait remarquer, il se serait contenté de hausser les épaules. Sa mère lui avait appris à lire et à écrire lisiblement et il était devenu assez fort en calcul. Là se bornait son savoir. En fait de latin, il ne savait que répondre la messe et, en fait d’histoire, il ne connaissait que celle des multiples déboires de l’Irlande. À part les poèmes de Moore, la poésie était pour lui lettre morte et il n’avait jamais entendu d’autre musique que des chansons irlandaises transmises à travers les âges. Tout en éprouvant un vif respect pour les gens plus savants que lui, il n’eut jamais à rougir de son ignorance. Et puis, à quoi auraient pu lui servir toutes ces choses dans un pays neuf où les Irlandais les plus incultes avaient édifié de grosses fortunes ? Dans ce pays où l’on demandait uniquement à un homme d’être fort et de ne pas épargner sa peine ?

James et Andrews qui le prirent à leur magasin n’eurent pas davantage à se plaindre de son ignorance. Sa belle écriture, des calculs précis et son habileté en affaires forcèrent leur respect, alors que, si Gérald avait eu des connaissances littéraires et avait goûté la belle musique, ils auraient été les premiers à lui en vouloir et à le mépriser. Durant les premières années du siècle, l’Amérique avait été accueillante aux Irlandais. James et Andrews qui avaient débuté en transportant, dans des chariots bâchés, des marchandises de Savannah aux villes du centre de la Géorgie possédaient maintenant un commerce florissant et Gérald partagea leur prospérité.

Il aima le Sud et ne tarda pas à devenir un Sudiste convaincu. Il y avait bien des choses du Sud et des Sudistes qu’il ne devait jamais arriver à saisir ; mais, grâce à sa nature tout d’une pièce il adopta les idées et les mœurs du pays telles qu’il les comprenait. Il se mit à jouer au poker et aux courses. Il se passionna pour le code en matière de duel, la politique et les droits des États, voua les Yankees aux flammes éternelles, s’avéra partisan de l’esclavage et de la culture intensive du coton, afficha son mépris pour les Blancs qui végétaient et se montra un peu trop galant avec les dames. Il apprit même à chiquer. Il n’eut pas besoin d’apprendre à boire du whisky, il savait cela de naissance.

Pourtant Gérald resta lui-même. Son genre de vie et ses idées se modifièrent, mais il ne voulut pas changer sa manière d’être, à supposer qu’il en eût été capable. Il admirait la distinction nonchalante des planteurs de riz ou de coton qui quittaient leurs domaines tapissés de mousse[8] et se rendaient à Savannah montés sur des pur-sang tandis que leurs élégantes épouses les suivaient en voiture et leurs esclaves en chariot. Mais Gérald ne put jamais prétendre à la distinction. Le ton traînant des planteurs chatouillait agréablement son oreille, mais il ne réussit pas à se débarrasser de son fort accent irlandais. Il aimait la façon détachée dont ils traitaient une affaire importante en risquant une fortune, une plantation ou un esclave sur une seule carte, enregistrant leurs pertes avec une bonne humeur insouciante et sans plus de cérémonie que lorsqu’ils distribuaient des sous aux négrillons. Néanmoins Gérald avait connu la pauvreté et il ne sut jamais perdre son argent avec bonne grâce ou bonne humeur. Avec leurs voix douces, leurs accès de colère et leur charmante inconsistance, ces Georgiens du littoral formaient une race agréable, et Gérald les aimait bien. Mais, chez ce jeune Irlandais frais émoulu d’un pays où le vent était humide et froid, où les marais brumeux n’abritaient pas de fièvres, il y avait une ardente vitalité qui le séparait de ces gens policés rendus indolents par un climat semi-tropical et par la malaria.

Il apprit d’eux ce qu’il jugea indispensable et dédaigna le reste. Il trouva que le poker et l’usage du whisky pour ceux qui avaient la tête solide étaient les deux institutions les plus précieuses du Sud, et ce fut son penchant naturel pour les cartes et pour la liqueur d’ambre qui valut à Gérald deux des trois biens auxquels il tenait le plus, son valet et sa plantation. Le troisième était sa femme, et il ne pouvait en attribuer la possession qu’à la mystérieuse bonté du Seigneur.

Pork, son domestique, un nègre du plus beau noir, fort digne et rompu à toutes les pratiques de l’art vestimentaire, était le résultat d’une nuit blanche passée à jouer au poker contre un planteur de l’île Saint-Simons, dont l’audace à bluffer égalait celle de Gérald, mais qui ne résistait pas aussi bien que lui au rhum de la Nouvelle-Orléans. Bien que l’ancien propriétaire de Pork eût offert par la suite de le racheter au double de sa valeur, Gérald refusa obstinément, car la possession de son premier esclave, et d’un esclave qui était « un sacré domestique, le meilleur du littoral », marquait aussi la première étape vers la réalisation de son plus cher désir. Gérald voulait posséder des esclaves et être un gentilhomme terrien.

Il avait décidé de ne pas passer toutes ses journées à marchander comme James et Andrews, ni toutes ses nuits à étudier de longues colonnes de chiffres à la lueur d’une chandelle. À l’encontre de ses frères, il ressentait vivement la flétrissure qui s’attachait à tous ceux qui « faisaient du commerce ». Gérald voulait être un planteur. Avec l’acharnement d’un Irlandais qui avait dû se contenter d’être métayer sur des terres dont sa famille avait jadis été propriétaire, il voulait jouir du spectacle offert par la surface verdoyante de ses propres champs. Animé par cet unique désir, il souhaita inlassablement de posséder une maison, une plantation, des esclaves et des chevaux bien à lui. Et là, dans ce pays neuf, à l’abri du double danger qui pesait sur la patrie qu’il avait quittée, les impôts mangeurs de récoltes et de fermes, et la menace perpétuelle d’une brusque confiscation, il résolut d’arriver à ses fins. Mais, avec le temps, il découvrit que ses ambitions et le moyen de les réaliser n’avaient rien de facile. La Géorgie du littoral était trop jalousement gardée par une aristocratie bien défendue pour qu’il eût jamais l’espoir d’y occuper la place qu’il souhaitait.

Ce fut alors qu’un coup du destin et un coup de poker lui procurèrent la plantation que, par la suite, il appela Tara et, en même temps, l’amenèrent à quitter le littoral pour les Hautes Terres de la Géorgie du Nord.

Cela se passa par une tiède soirée de printemps, dans un bar de Savannah, lorsque Gérald surprit la conversation d’un inconnu assis non loin de lui. L’inconnu, un homme de Savannah, venait de rentrer dans sa ville natale après un séjour de douze ans à l’intérieur du pays. Il avait gagné à la loterie foncière organisée par l’État pour partager le vaste territoire de la Géorgie centrale cédé par les Indiens l’année qui avait précédé l’arrivée de Gérald en Amérique. Il y était allé et y avait installé une plantation ; mais sa maison avait été détruite par un incendie et, comme il en avait par-dessus la tête de ce « maudit patelin », il aurait été enchanté de s’en débarrasser.

Gérald, qui ne renonçait pas à l’idée de posséder une plantation, s’arrangea pour être présenté et s’intéressa de plus en plus à l’inconnu quand celui-ci eut raconté que la partie située au nord de l’État se peuplait rapidement de gens venus des Carolines et de la Virginie. Gérald avait vécu assez longtemps à Savannah pour épouser les idées du littoral, où l’on se figurait que tout le reste de l’État se composait de forêts et que, derrière chaque fourré, se cachait un Indien à l’affût. Ses affaires pour la maison O’Hara Frères l’avaient déjà amené à Augusta, ville construite à cent milles en avant de Savannah sur la rivière de ce nom, et il avait également parcouru le pays plus à l’ouest, visitant les vieilles cités qui existaient dans cette région. Il savait que celle-ci était aussi tranquille que le littoral, mais, d’après la description de l’inconnu, il conclut que la plantation en question devait se trouver à plus de 250 milles au nord-ouest de Savannah et pas très loin de la rive sud du fleuve Chattahoochee. Gérald n’ignorait pas qu’au nord de ce cours d’eau le pays était toujours aux mains des Cherokees et il fut bien étonné d’entendre l’inconnu éclater de rire quand il parla de démêlés possibles avec les Indiens et raconter sur quel rythme villes et plantations se développaient là-bas.

Une heure plus tard, lorsque la conversation commença à languir, Gérald proposa une partie de cartes avec une fourberie que démentait l’éclat de ses candides yeux bleus. À mesure que la nuit s’avançait, les verres circulaient plus nombreux. Puis vint le moment où, tous les autres joueurs renonçant à suivre le coup, Gérald et l’inconnu se trouvèrent face à face. Gérald relança, l’étranger suivit, Gérald insista, l’inconnu tint bon et sortit son titre de propriété. Gérald n’eut plus qu’à tirer son portefeuille. Si l’argent qu’il contenait appartenait à la maison O’Hara Frères, Gérald ne s’en repentit pas au point d’aller s’en accuser à confesse le lendemain matin. Il savait ce qu’il voulait et, quand Gérald voulait quelque chose, il n’y allait pas par quatre chemins. D’ailleurs il avait une telle confiance en son étoile et en un carré de valets qu’il ne se demanda pas un instant comment il rembourserait l’argent au cas où son adversaire abattrait un jeu supérieur au sien. « Vous ne faites pas une bien belle affaire, et je suis heureux de ne plus avoir à payer d’impôts pour cette propriété, lui dit celui-ci tout en demandant une plume et de l’encre après avoir abattu un “full aux as”. Le bâtiment principal a brûlé il y a un an. Les champs se transforment en brousse, les pins y poussent à qui mieux mieux, mais tout ça vous appartient. »

« Quand on joue au poker, il ne faut jamais s’aventurer à boire du whisky à moins qu’on ait pris de l’eau-de-vie irlandaise au biberon », déclara le même soir d’une voix sentencieuse Gérald à Pork qui l’aidait à se coucher. Et le domestique, plein d’admiration pour son nouveau maître, répondit à celui-ci dans un mélange de geechee[9] et de patois du comté de Meath qui eût stupéfait tout autre que ces deux hommes.

La Flint bourbeuse, coulant silencieusement entre des murailles de pins et de chênes couverts de plantes grimpantes, s’enroulait comme un bras replié autour du nouveau domaine de Gérald et le baignait sur deux côtés. Monté sur le petit tertre où jadis se dressait la maison, Gérald contemplait avec plaisir cette haute barrière verte. Le pied posé sur les fondations noircies de la maison calcinée, il suivait du regard la longue allée plantée d’arbres conduisant à la route. Il n’arrêtait pas de pousser d’énergiques jurons, trop profondément heureux pour remercier Dieu d’une prière. Cette double rangée d’arbres sombres lui appartenait au même titre que la pelouse abandonnée où les herbes folles se jouaient sous les touffes blanches des magnolias sauvages. Semés de pins encore jeunes et couverts de broussailles, déployant à perte de vue leur manteau d’argile rouge, les champs en friche appartenaient à Gérald O’Hara et tout cela à cause de sa caboche d’Irlandais et de son audace à tout risquer sur un coup de poker.

Gérald ferma les yeux et, dans le silence des terres incultes, il eut l’impression d’être enfin chez lui. Là, à l’endroit même où il se tenait, s’élèverait une maison en briques crépies de blanc. De l’autre côté de la route se dresseraient de nouvelles clôtures contre lesquelles se presseraient des bestiaux bien gras et des pur-sang. Et les milles et les milles de terre rouge qui roulaient de la colline vers le vallon fertile se transformeraient en champs de coton blanc et duveteux sous le soleil. L’astre des O’Hara allait de nouveau briller.

Muni de son petit avoir personnel, nanti de ce qu’il avait pu emprunter à ses frères assez peu enthousiastes et d’une somme rondelette qu’il s’était procurée en hypothéquant son domaine, Gérald acheta ses premiers esclaves et s’en vint à Tara habiter tout seul la petite maison du régisseur en attendant que s’élevassent les murs blancs de sa plantation.

Il défricha les champs, y planta du coton et fit de nouveaux emprunts à James et à Andrews pour acheter d’autres esclaves. Les O’Hara avaient l’esprit de clan et se cramponnaient les uns aux autres dans la prospérité comme dans le malheur, non pas en vertu d’une affection exagérée, mais parce qu’ils avaient appris durant les années d’épreuves que, pour survivre, une famille doit affronter le monde avec une cohésion parfaite. Ils prêtèrent à Gérald de l’argent qui, par la suite, leur revint, grossi d’intérêts. Petit à petit, la plantation se développa, Gérald acquit de nouveaux champs attenants à son domaine et, de simple rêve, la demeure blanche devint une réalité.

Les esclaves l’avaient construite eux-mêmes. C’était une lourde bâtisse aux proportions maladroites. Elle couronnait le petit tertre d’où l’on voyait les prés verts descendre vers la rivière. Elle plaisait beaucoup à Gérald, car, même neuve, elle avait déjà l’air patinée par les ans. Les vieux chênes sous lesquels étaient passés les Indiens serraient de près la maison, et leurs frondaisons répandaient sur le toit leur ombre épaisse. Sur la pelouse le trèfle et le chiendent se mirent à pousser dru et Gérald veilla à ce qu’elle fût bien entretenue. Depuis l’allée bordée de cèdres jusqu’à la rangée de cases blanches occupées par les esclaves, il régnait à Tara une atmosphère de solidité, de stabilité et de permanence. Et chaque fois que Gérald, tournant la route au galop de son cheval, voyait son toit surgir à travers les branches vertes, son cœur s’enflait d’orgueil comme si c’était la première fois que pareil spectacle lui était offert.

C’était lui qui avait fait tout cela, le petit Gérald, le bouillant Gérald à la tête solide.

Gérald vivait en excellents termes avec tous ses voisins du comté, sauf avec les MacIntosh dont la propriété touchait à la sienne sur la gauche et avec les Slattery dont le maigre champ flanquait les siens à droite, le long des marécages, entre la rivière et la plantation de John Wilkes.

Les MacIntosh étaient moitié écossais, moitié irlandais, et Orangistes par-dessus le marché. Eussent-ils compté parmi leurs ancêtres tous les saints du calendrier catholique, Gérald ne les en eût pas moins voués à la damnation éternelle. Ils avaient beau avoir passé soixante-dix ans en Géorgie et même avant ce temps avoir vécu dans les Carolines l’espace d’une génération, le premier membre de leur famille qui avait débarqué en Amérique venait de l’Ulster, et il n’en fallait pas plus à Gérald.

C’étaient des gens renfermés et très collet monté. Ils ne voyaient personne et n’épousaient que leurs parents des Carolines. Gérald n’était pas le seul à avoir de l’antipathie pour eux, car, dans le comté, on était accueillant et sociable et on ne supportait guère les gens qui ne déployaient pas ces mêmes qualités. On racontait d’eux qu’ils penchaient pour l’abolitionnisme et cela n’était pas fait pour augmenter leur popularité. Bien que le vieil Angus MacIntosh n’eût jamais affranchi un esclave et eût même commis un manquement impardonnable aux usages en vendant un certain nombre de ses nègres à des marchands d’esclaves en route pour les champs de canne à sucre de la Louisiane, on n’en continuait pas moins à jaser.

« Il n’y a aucun doute, c’est un abolitionniste, confiait parfois Gérald à John Wilkes. Mais, chez un Orangiste, quand un principe se heurte au caractère écossais, le principe est malade. »

Avec les Slattery, c’était une autre affaire. Étant des « pauvres blancs » on ne leur accordait même pas le respect que ses voisins, malgré eux, avaient pour MacIntosh et sa farouche indépendance. Le vieux Slattery, qui s’acharnait sur ses trois malheureux arpents de terrain en dépit des offres répétées de Gérald et de John Wilkes, était un être incapable et se lamentait continuellement. Sa femme, la tignasse toujours embroussaillée, avait un aspect maladif et, à la voir, on ne lui en aurait pas donné pour longtemps à vivre. Elle avait une ribambelle d’enfants hargneux et chafouins dont le nombre grandissait régulièrement chaque année. Tom Slattery ne possédait point d’esclaves. De temps à autre, ses deux aînés et lui besognaient sur leurs quelques arpents de coton, tandis que la femme et les derniers-nés prodiguaient leurs soins à ce qui passait pour un jardin potager. Mais, sans qu’il fût possible de savoir pourquoi, le coton ne venait jamais bien, et en raison des grossesses successives de Mme Slattery le potager ne produisait jamais assez pour nourrir la horde.

La vue de Tom Slattery s’attardant sous les vérandas de ses voisins, mendiant des graines de coton ou une tranche de lard pour « l’aider à tenir le coup », était un spectacle familier à tous. Slattery consacrait le peu d’énergie dont il disposait à haïr ses voisins. Il devinait leur mépris sous leur amabilité et surtout il détestait « les nègres insolents des riches ». Les domestiques nègres du comté s’estimaient supérieurs au pauvre hère et leur dédain le piquait au vif d’autant plus qu’il enviait leur situation plus stable que la sienne. Alors qu’il traînait une existence misérable, eux étaient bien nourris, bien habillés et on les soignait quand ils étaient malades ou trop vieux. Ils avaient un soin jaloux de la réputation de leurs maîtres et, pour la plupart, étaient fiers d’appartenir à des gens qui constituaient l’élite du pays.

Tom Slattery aurait pu vendre sa ferme le triple de sa valeur à n’importe quel planteur du comté. Les acheteurs auraient volontiers mis le prix pour débarrasser la communauté de sa bête noire, mais Tom aimait mieux rester et vivre misérablement de ce que lui rapportait l’unique balle de coton de sa récolte annuelle et de la charité de ses voisins.

Dans tout le reste du comté, Gérald ne comptait que des amis ou même des intimes. Les Wilkes, les Calvert, les Tarleton, les Fontaine, tous souriaient de plaisir quand le petit bonhomme, perché sur son gros cheval blanc, remontait leurs allées au galop, tous souriaient et brandissaient les grands verres dans lesquels on avait versé une copieuse rasade de bourbon par-dessus une cuillerée de sucre en poudre et un brin de menthe pilé. Gérald inspirait la sympathie et, à la longue, ses voisins apprirent ce que les enfants, les nègres et les chiens avaient découvert du premier coup, à savoir que sous des dehors braillards et brutaux Gérald cachait un cœur d’or, toujours prêt à s’associer aux malheurs d’autrui, et qu’il ne tenait pas serrés les cordons de sa bourse.

Son arrivée déchaînait toujours un tumulte assourdissant d’aboiements et de clameurs poussées par les négrillons qui se ruaient au-devant de lui et se disputaient sous ses injures bienveillantes le privilège de tenir son cheval. Les enfants des blancs criaient pour qu’il les fît sauter sur ses genoux pendant qu’il dénonçait aux grands les infamies des politiciens yankees ; les filles de ses amis lui confiaient leurs petites aventures sentimentales ; et les jeunes gens, redoutant d’avouer une dette d’honneur à leurs pères, trouvaient en lui un ami complaisant. « Alors, tu dois cette somme depuis un mois, jeune nigaud ! hurlait-il. Mais, sacrebleu, pourquoi ne m’as-tu pas demandé cet argent plus tôt ? »

La verdeur de son langage était trop connue pour qu’on s’en offensât, et les jeunes gens n’avaient plus qu’à rire niaisement et à répondre :

« C’est que, monsieur, je ne voulais pas vous importuner et mon père…

— Ton père est un brave homme, je te l’accorde, mais il ne badine pas. Alors, prends-moi ça et n’en parlons plus. »

Les femmes des planteurs furent les dernières à capituler. Mais un soir, après le départ de Gérald, lorsque Mme Wilkes, « une grande dame et discrète comme on l’est rarement », suivant la définition même de Gérald, eut dit à son mari : « Il est grossier, mais c’est un gentleman », Gérald fut définitivement un homme arrivé.

Il ne sut pas qu’il avait fallu dix ans pour arriver, car il ne se douta jamais que ses voisins l’avaient d’abord considéré d’un mauvais œil. Dès qu’il eut mis le pied à Tara, il se figura y avoir droit de cité.

Lorsqu’il atteignit quarante-trois ans, Gérald, si replet et si rougeaud qu’on aurait pu le prendre pour un gentilhomme détaché d’une gravure de chasse, commença à se dire que Tara, qui lui était pourtant chère, et ses voisins, qui lui ouvraient à la fois leur cœur et leur porte, ne suffisaient cependant pas. Il voulut prendre femme.

Le besoin d’une maîtresse de maison se faisait impérieusement sentir à Tara. La grosse cuisinière, jadis préposée à la basse-cour et élevée par nécessité à la dignité de cordon bleu, ne préparait jamais les repas à l’heure ; quant à la femme de chambre, une ancienne esclave attachée aux champs, elle laissait la poussière s’accumuler sur les meubles et semblait ne jamais avoir de linge propre à sa disposition si bien que l’arrivée des invités s’effectuait toujours au milieu des pleurs et des grincements de dents. Pork, le seul nègre bien stylé de la plantation, avait la haute main sur les domestiques, mais lui-même, après avoir été soumis pendant plusieurs années aux manières insouciantes de Gérald, était devenu indolent et peu soigneux. En tant que valet, il rangeait la chambre à coucher de Gérald et, en tant que majordome, il servait à table avec beaucoup de dignité ; seulement, par ailleurs, il laissait plutôt les choses aller leur train.

Avec leur infaillible instinct d’Africains, les nègres s’étaient tous aperçus que, si Gérald aboyait fort, il ne mordait pas, et ils profitaient sans vergogne de leur découverte. L’air était toujours saturé de menaces. On parlait constamment de vendre des esclaves à des marchands du Sud ou de châtiments épouvantables, mais, à Tara, on n’avait jamais vendu un esclave et on n’avait administré le fouet qu’une seule fois à un noir qui n’avait pas pansé le cheval favori de Gérald, après une longue journée de chasse à courre.

De ses yeux bleus et pénétrants, Gérald notait la façon impeccable dont étaient tenues les maisons de ses voisins et avec quelle aisance les épouses aux cheveux bien lissés, aux robes de soie bruissantes, faisaient obéir leurs domestiques. Il ignorait que, du matin au soir, ces femmes devaient déployer une activité constante. Il ne savait pas que, sans trêve ni repos, elles étaient obligées de surveiller les cuisinières, les bonnes d’enfants, les couturières et les blanchisseuses. Il ne voyait que des résultats, et ces résultats l’impressionnaient fort.

Un matin qu’il s’habillait pour aller en ville assister à une fête locale, il eut conscience qu’il lui fallait absolument prendre femme. Pork lui apporta sa chemise à ruches préférée. Elle avait été si mal raccommodée par la femme de chambre qu’il ne lui resta plus qu’à en faire cadeau à son valet.

« Missié Gé’ald, dit Pork, radieux, en repliant la chemise tandis que son maître vitupérait, missié Gé’ald, y vous faut une femme, et une femme qui a eu plein de nèg’ chez elle. »

Gérald réprimanda Pork pour son impertinence, mais il savait qu’il avait raison. Il voulait une femme, il voulait avoir des enfants et, s’il ne se mariait pas bientôt, il serait trop tard. Mais il ne voulait pas épouser la première venue comme M. Calvert, qui avait pris pour seconde femme la gouvernante yankee de ses enfants. Sa femme devait être une vraie dame, une fille de bonne famille, aussi aimable et distinguée que Mme Wilkes, aussi capable de faire marcher Tara que Mme Wilkes était capable d’administrer son propre domaine.

Mais en voulant s’allier à une des familles du comté, Gérald se heurtait à deux difficultés. D’abord il n’y avait guère de jeunes filles en âge de se marier. Ensuite, et c’était plus rave, Gérald était un « homme nouveau », bien qu'il eût presque dix ans de résidence dans le pays, et un étranger. Personne ne savait à quoi s’en tenir sur sa famille. En Géorgie, la société de l’arrière-pays avait beau être moins fermée que l’aristocratie du littoral, aucune famille ne se souciait de s’allier à un homme dont nul n’avait connu le grand-père.

Gérald savait qu’en dépit de la franche sympathie que lui témoignaient les hommes avec lesquels il chassait, buvait et parlait politique, il n’y en avait pour ainsi dire pas un dont il pourrait épouser la fille. Et il ne tenait pas du tout à ce qu’on racontât le soir, à table, que monsieur Untel avait eu le regret de refuser à Gérald O’Hara la permission de courtiser sa fille. Gérald ne se sentit pas pour cela diminué aux yeux de ses voisins. D’ailleurs rien ni personne n’aurait pu lui faire éprouver pareil sentiment. Il s’agissait simplement d’une curieuse coutume du comté qui voulait que les filles s’alliassent à des familles établies dans le Sud depuis bien plus de vingt ans, pourvues de terres et d’esclaves et adonnées depuis ce laps de temps aux seuls vices de bon ton.

« Prépare les bagages, nous partons pour Savannah, déclara Gérald à Pork. Et si j’entends encore une seule fois dire “La ferme” ou “Bon Dieu”, je te revends, car il y a des mots que j’emploie rarement moi-même. »

James et Andrews pouvaient être de bon conseil sur le chapitre matrimonial et, parmi leurs vieilles relations, il se rencontrerait peut-être des jeunes filles susceptibles à la fois de répondre à ses exigences et de l’agréer pour mari. James et Andrews prêtèrent une oreille patiente à son histoire, mais ils ne l’encouragèrent pas beaucoup dans son projet. Ils n’avaient pas à Savannah de parents auprès de qui trouver une aide ; quant aux filles de leurs amis, il y avait bel âge qu’elles étaient mariées et qu’elles consacraient leurs soins à leurs enfants.

« Tu n’es pas riche et tu n’appartiens pas à une grande famille, dit James.

— J’ai gagné de l’argent, et je suis de taille à me faire une grande famille. D’ailleurs, je ne veux pas épouser n’importe qui.

— Tu vises haut », remarqua sèchement Andrews. Mais les deux frères firent tout ce qu’ils purent pour Gérald. James et Andrews étaient des hommes d’âge et ils occupaient un certain rang à Savannah. Ils avaient de nombreux amis et, pendant un mois, ils emmenèrent Gérald de visites en dîners, de dîners en sauteries et de sauteries en pique-niques.

« Il n’y en a qu’une qui me plaise, finit par déclarer Gérald, et elle n’était même pas née quand j’ai débarqué ici.

— Et qui est-ce ?

— Mlle Ellen Robillard », dit Gérald en cherchant à s’exprimer d’un air détaché, car les yeux sombres et légèrement bridés d’Ellen Robillard avaient fait plus que l’émouvoir.

Malgré un manque de vivacité surprenant chez une jeune fille de quinze ans, elle l’enchantait. En outre, il y avait en elle quelque chose de désespéré qui lui allait au cœur et le rendait plus affectueux avec elle qu’il ne l’avait jamais été pour quiconque.

« Dire que tu es assez vieux pour être son père !

— Moi, je suis dans la fleur de l’âge, s’écria Gérald, piqué au vif.

— Jerry[10], fit James sans élever le ton, il n’y a pas une jeune fille à Savannah que tu aies moins de chances d’épouser. Son père est un Robillard, et ces Français sont fiers comme Lucifer. Et sa mère, que Dieu ait son âme, c’était une très grande dame !

— Ça m’est égal, dit Gérald en s’échauffant. D’ailleurs, sa mère est morte et le vieux Robillard m’aime bien.

— Comme homme, oui, comme gendre, non.

— En tout cas, la petite ne voudrait pas de toi, intervint Andrews. Voilà un an qu’elle aime sa tête brûlée de cousin Philippe Robillard, bien que sa famille du matin au soir s’efforce de la faire changer d’idée.

— Il est parti pour la Louisiane ce mois-ci, fit Gérald.

— Comment le sais-tu ?

— Je le sais », se contenta de répondre Gérald, qui ne se souciait pas de révéler que Pork lui avait fourni ce renseignement précieux, ni que Philippe était parti pour l’Ouest sur l’ordre exprès de sa famille. Je ne pense pas qu’elle l’ait aimé au point de ne pas l’oublier. Quinze ans, c’est trop jeune pour s’y connaître beaucoup en amour.

— Les Robillard aimeraient encore mieux leur cousin que toi. »

James et Andrews furent donc aussi surpris que le reste de la ville quand on apprit que la fille de Pierre Robillard allait épouser le petit Irlandais des hautes terres. Savannah chuchota sous le manteau et se perdit en conjectures sur le départ de Philippe Robillard pour l’Ouest, mais tous ces commérages n’aboutirent à rien. Le mariage de la plus jolie des filles Robillard avec un petit bonhomme braillard et rubicond qui lui arrivait à peine aux oreilles demeura un mystère pour tous.

Gérald lui-même ne sut jamais très bien comment tout cela s’était passé. Il sut seulement qu’un miracle s’était produit. Et, pour une fois dans sa vie, il fut rempli d’humilité quand Ellen, très pâle, mais très calme, posant une main légère sur son bras, lui dit : « Je vous épouserai, monsieur O’Hara. » Les Robillard, frappés de stupeur, surent en partie à quoi s’en tenir, mais seules Ellen et sa Mama connurent l’histoire complète de cette nuit où la jeune fille avait sangloté jusqu’à l’aube comme une enfant au cœur brisé et s’était réveillée le matin, sa décision prise.

Forçant la consigne, Mama avait apporté à sa jeune maîtresse un petit paquet envoyé de la Nouvelle-Orléans par une personne dont l’écriture n’était pas familière. Il contenait une miniature d’Ellen, que celle-ci jeta par terre en poussant un cri, quatre lettres écrites par sa cousine à Philippe Robillard et un billet laconique d’un prêtre de La Nouvelle-Orléans annonçant que Philippe avait trouvé la mort au cours d’une rixe dans un café.

« Ce sont eux qui l’ont chassé, Papa, Pauline et Eulalie. Ils l’ont chassé. Je les déteste. Je les déteste tous, je ne veux plus jamais les revoir. Je veux m’en aller. Je veux m’en aller là où je ne les reverrai jamais plus, où je ne pourrai plus jamais revoir cette ville ni les gens qui me feront me souvenir de… de lui. »

Et, vers la fin de la nuit, Mama, qui elle-même avait épanché toutes les larmes de son corps dans la chevelure sombre de sa maîtresse, avait protesté :

« Mais, ché’ie, vous pouvez pas fai’ ça.

— Si, je le ferai. Il est très gentil. Je le ferai ou j’entrerai au couvent à Charleston. »

En fin de compte, ce fut cette menace du couvent qui arracha son consentement à Pierre Robillard, accablé et meurtri. Bien que sa famille fût catholique, c’était un presbytérien convaincu et l’idée que sa fille pouvait se faire bonne sœur lui semblait pire que celle d’épouser Gérald O’Hara. Après tout, on ne pouvait rien reprocher à ce dernier, sinon son absence de famille.

Ainsi Ellen ayant renoncé à son nom de Robillard tourna le dos à Savannah pour ne plus y revenir et, en compagnie d’un mari entre deux âges, de sa Mama et de vingt serviteurs nègres, elle prit le chemin de Tara.

L’année suivante naquit leur premier enfant. Ils l’appelèrent Katie Scarlett, du nom de la mère de Gérald. Gérald fut déçu, car il aurait voulu un fils ; néanmoins il se réjouit assez de la venue au monde de sa fille aux cheveux noirs pour offrir du rhum à tous les esclaves de Tara et connaître lui-même une ivresse tonitruante.

Si Ellen regretta toujours sa brusque décision, personne ne le sut, en tout cas pas Gérald, qui manquait d’éclater d’orgueil chaque fois qu’il la regardait. Le jour où elle était partie de Savannah, elle avait banni de sa mémoire cette cité maritime, aimable et maniérée, ainsi que les souvenirs qu’elle y avait et, dès son arrivée dans le comté, la Géorgie du Nord devint son foyer.

En quittant à jamais la demeure de son père, elle avait laissé derrière elle une maison aux lignes aussi belles, aussi épanouies que celles d’un corps de femme, une maison de stuc rose pâle construite dans le style colonial français, dressant très haut sa silhouette élégante, précédée d’un escalier à double révolution à la rampe de fer forgé comme de la dentelle, une maison luxueuse et charmante, mais un peu froide.

Elle avait non seulement quitté cette aimable demeure, mais en même temps tous les raffinements qu’elle abritait, et elle se retrouvait dans un monde aussi étranger, aussi différent que si elle avait traversé un continent.

Là, en Géorgie du Nord, existait une région âpre détenue par de rudes maîtres. Du sommet du plateau dominé par les Montagnes Bleues, Ellen voyait onduler les coteaux rouges au flanc desquels affleuraient d’énormes roches granitiques, et se dresser les sombres bouquets de pins décharnés. Tout paraissait sauvage, indompté, à ses yeux habitués à la mer, à la beauté sereine des îles drapées dans la mousse grise et le vert enchevêtrement de jungle, aux longues étendues blanches des plages chauffées par un soleil semi-tropical, aux perspectives uniformes d’une région sablonneuse semée d’aréquiers et de palmiers.

Là, en cette région du Nord, on connaissait la morsure de l’hiver aussi bien que la brûlure de l’été et, chez les habitants, il y avait une vigueur et une énergie étrangères à Ellen. C’étaient des gens aimables, courtois, généreux, remplis de bons sentiments, mais frustes, brutaux et facilement emportés. Les gens du littoral qu’Ellen avait quittés pouvaient se targuer de savoir prendre toutes les affaires, même leurs duels et leurs querelles, avec insouciance ; mais ces Georgiens du Nord étaient tout imprégnés de violence. Sur la côte, la vie s’était affadie ; là, elle était encore jeune et vigoureuse.

Tous les gens qu’Ellen avait connus à Savannah auraient pu être fondus dans le même moule, tant leurs façons de voir et leurs traditions étaient semblables, mais là, les gens étaient différents. Les colons de la Géorgie du Nord provenaient des endroits les plus variés, des autres parties de la Géorgie, des Carolines et de la Virginie, de l’Europe et du Nord. Certains, tel Gérald, étaient des hommes neufs, résolus à faire fortune. D’autres, comme Ellen, étaient des membres d’une vieille famille qui avaient trouvé la vie intolérable chez eux et qui étaient partis au loin en quête d’un havre de grâce. Un grand nombre n’avait obéi à aucun motif. Ils s’étaient mis en route uniquement parce que coulait encore dans leurs veines le sang des pionniers, leurs ancêtres.

Ces gens venus de tous les coins et dotés de mentalités si différentes conféraient à la vie du comté une simplicité qu’Ellen ignorait, une absence de rigueur à laquelle jamais elle ne s’habitua tout à fait. D’instinct elle savait comment se seraient comportés les habitants du littoral en certaines circonstances. Avec les Géorgiens du Nord, on ne savait jamais quelles seraient leurs réactions.

Et, pour stimuler l’activité du comté, une vague de prospérité déferlait sur le Sud. Le monde entier réclamait du coton, et le sol vierge et fertile du comté en produisait en abondance. Le coton était pour cette région un cœur qui battait ; la plantation et la récolte, la diastole et la systole du sol rouge. La richesse naissait des sillons incurvés et, avec elle, un orgueil alimenté par la vue des touffes vertes et des arpents de touffes floconneuses. Si le coton pouvait enrichir les planteurs en une génération, quelle ne serait pas leur richesse à la suivante !

Cette certitude du lendemain donnait du piquant et de l’enthousiasme, et les gens du comté jouissaient de la vie avec un entrain qu’Ellen n’arrivait pas à comprendre. Ils avaient assez d’argent et assez d’esclaves pour prendre du bon temps et ils aimaient cela. Ils ne semblaient jamais assez occupés au point de ne pas abandonner leur ouvrage pour une partie de pêche ou pour une course de chevaux et il ne se passait guère de semaines sans pique-nique ou sans bal.

Ellen ne voulut ou ne put jamais leur ressembler. Elle avait laissé trop d’elle-même à Savannah, mais elle les respectait et, à la longue, elle apprit à admirer la franchise de ces gens sans détour qui jugeaient un homme à sa juste mesure.

Elle devint la femme la plus aimée du comté. C’était une maîtresse de maison accomplie et affable, une bonne mère et une épouse dévouée. Au lieu de consacrer à la religion son cœur brisé et son désintéressement, elle les reporta sur son enfant, sa maison et l’homme qui l’avait emmenée loin de Savannah et de ses souvenirs et qui ne lui avait jamais posé une seule question.

Lorsque Scarlett eut un an, alors que, de l’avis de Mama, elle était plus saine et plus vigoureuse qu’un bébé n’en avait le droit, naquit le second enfant d’Ellen, Susan Ellinor, qu’on appela toujours Suellen, puis aussitôt après vint Carreen inscrite dans la bible familiale sous le nom de Caroline Irène. Enfin survinrent trois garçons et tous trois moururent avant de savoir marcher… trois garçons qui reposaient désormais sous les cèdres noueux à cent mètres de la maison, dans le cimetière où trois dalles portaient le nom « Gérald O’Hara ».

À partir du jour où Ellen s’établit à Tara, le domaine se transforma. Ellen avait beau n’avoir que quinze ans, elle n’en était pas moins prête à endosser toutes les responsabilités d’une propriétaire de plantation. Avant le mariage, les jeunes filles devaient avant tout être douces, aimables, belles et décoratives, mais on escomptait surtout qu’après le mariage elles seraient en état de diriger des maisons comprenant cent personnes et plus, blanches et noires, et c’était vers ce but que tendait leur éducation.

À l’instar de toutes les jeunes filles bien élevées, Ellen avait donc ainsi été préparée au mariage, mais en outre elle pouvait compter sur Mama, fort capable de galvaniser le plus mou des nègres. Ellen apporta bientôt de l’ordre, de la dignité et de la grâce au foyer de Gérald et elle donna à Tara une beauté qu’elle n’avait jamais eue auparavant.

La maison avait été construite sans aucun plan et on y avait adjoint des pièces supplémentaires au hasard des nécessités. Mais, grâce aux soins et aux indications d’Ellen, son charme avait fini par compenser son défaut de proportion. L’allée de cèdres qui conduisait de la route au bâtiment principal, cette allée sans laquelle nulle demeure de planteur géorgien ne serait complète, entretenait une ombre fraîche et sa teinte sombre rehaussait le vert des autres arbres. La glycine qui recouvrait le toit des vérandas se détachait sur la brique crépie de blanc et aidait les touffes de myrte rose plantées près de la porte et les magnolias blancs de la cour à masquer les lignes maladroites du corps de logis.

Au printemps et en été, le chiendent et le trèfle des pelouses prenaient une teinte émeraude d’un si bel effet que les troupeaux d’oies et de dindons cantonnés en principe derrière la maison ne pouvaient résister à la tentation. Continuellement les plus entreprenants du troupeau se risquaient furtivement jusqu’aux abords de la pelouse, attirés par l’herbe verte et la promesse friande des parterres de jasmin et des massifs de zinnias. Pour lutter contre leurs dégâts, une petite sentinelle noire restait en faction auprès de la véranda. Armé d’un torchon en loques, un négrillon, assis sur les marches, faisait partie intégrante du tableau offert par Tara et son rôle était bien triste, car il lui était interdit de frapper les volailles ; il ne pouvait qu’agiter son torchon et pousser des cris pour les effrayer.

Ellen confia à des douzaines de petits gamins noirs ce poste, le premier qui, à Tara, comportât une certaine responsabilité pour un esclave mâle. Lorsque les négrillons avaient dépassé leur dixième année, on les mettait en apprentissage auprès du vieux Pépé, le savetier de la plantation, ou de Philipo, le vacher, ou de Cuffee, le muletier. S’ils ne montraient aucune aptitude pour l’un ou l’autre de ces métiers, on les employait aux travaux des champs et, de l’avis des nègres, ils perdaient du même coup toute prétention à occuper un rang social.

Ellen n’avait la vie ni facile, ni heureuse, mais elle ne s’était pas attendue à mener une vie facile et, si son existence n’était pas heureuse, c’était là le lot des femmes. Le monde était fait pour l’homme et elle en acceptait l’ordonnance. L’homme était maître du domaine, la femme l’administrait. L’homme s’attribuait tout le mérite d’une bonne gestion, la femme louait l’habileté qu’il avait déployée. L’homme mugissait comme un taureau quand il s’était enfoncé une écharde dans le doigt, la femme étouffait les plaintes de l’enfantement de peur de le déranger. Les hommes étaient grossiers et s’enivraient souvent. Les femmes ignoraient les écarts de langage et mettaient les ivrognes au lit sans un mot de reproche. Les hommes étaient brutaux et ne cachaient pas leurs sentiments, les femmes étaient toujours aimantes, gracieuses et miséricordieuses.

Ellen avait été élevée dans la tradition des grandes dames qui lui avaient enseigné à porter son fardeau tout en gardant son charme et elle entendait que ses trois filles fussent également de grandes dames. Elle réussit auprès de ses deux filles cadettes ; Suellen était si désireuse de plaire qu’elle prêtait une oreille attentive et docile aux enseignements de sa mère ; Carreen était timide et il était facile d’en faire ce qu’on voulait. Mais Scarlett, digne fille de Gérald, trouvait dur le chemin qui menait à la distinction.

À la grande indignation de Mama, ses camarades de jeux préférés n’étaient point ses sœurs pleines de réserve, ni les petites Wilkes si bien élevées, mais les enfants noirs de la plantation et les garçons du voisinage. Elle savait aussi bien qu’eux grimper aux arbres ou lancer une pierre. Mama était fort troublée de voir que la fille d’Ellen pouvait manifester de telles tendances et elle l’adjurait fréquemment « de se condui’ comme une pitite dame ». Mais Ellen considérait la chose d’un œil plus tolérant et plus clairvoyant. Elle savait que les compagnons d’enfance deviennent des soupirants par la suite et que le premier devoir d’une jeune fille était de se marier. Elle se disait que l’enfant débordait simplement de vie et qu’on avait encore le temps de lui enseigner les artifices et les grâces qui séduisent les hommes.

Dans ce but Ellen et Mama joignirent leurs efforts et, à mesure qu’elle grandit, Scarlett se montra excellente élève sur ce chapitre, bien que ce fût au détriment des autres sciences. Malgré de multiples gouvernantes et deux ans passés loin de Tara à l’Académie féminine de Fayetteville, son éducation demeura fragmentaire, mais aucune jeune fille du comté ne dansait avec plus de grâce qu’elle. Elle savait sourire pour creuser ses fossettes, marcher sur la pointe des pieds pour imprimer aux larges cerceaux de sa crinoline de séduisants balancements, regarder un homme bien en face, puis baisser les yeux et battre rapidement des paupières afin de paraître toute frémissante d’émotion. Surtout, elle apprit à cacher aux hommes une intelligence aiguë sous un visage aussi aimable et doux que celui d’un bébé.

Ellen, à force d’affectueuses remontrances, et Mama, à force de criailleries, finirent par lui inculquer les qualités qui feraient d’elle une épouse vraiment désirable.

« Il faut être plus affable, ma chérie, plus calme », apprit Ellen à sa fille. « Il ne faut pas interrompre les gentlemen quand ils parlent, même si tu crois en savoir plus qu’eux. Les gentlemen n’aiment pas les jeunes filles qui se mettent en avant. »

« Les demoiselles qui font les g’os yeux et qui lèvent li menton et qui disent “Moi, j’veux” et “moi, j’veux pas”, eh ben, pou’ la plupa’t elles t’ouvent pas de ma’is, prophétisa Mama d’un air lugubre. Les demoiselles, elles doivent baisser les yeux, et di’ “bien, missié, comme vous voulez, missié.”

À elles deux, elles lui enseignèrent tout ce qu’une jeune fille de qualité devait savoir, mais Scarlett n’apprit que les manifestations extérieures de la bonne éducation. Les apparences suffirent, car elles lui valurent d’être fêtée partout et c’était ce qu’elle désirait. Gérald prétendait qu’elle était la reine de cinq comtés et il n’avait pas tellement tort, puisque presque tous les jeunes gens du voisinage avaient demandé sa main, sans compter ceux d’endroits plus éloignés comme Atlanta et Savannah.

À seize ans, grâce à Mama et à Ellen, Scarlett paraissait douce, charmante et frivole, alors qu’en réalité elle était volontaire, orgueilleuse et têtue. Elle tenait de son père irlandais un tempérament emporté et n’avait de la douceur et de la patience de sa mère qu’un vernis superficiel. Ellen ne se rendit jamais très bien compte de la fragilité de ce vernis, car Scarlett se montrait toujours à sa mère sous son meilleur jour. Elle lui cachait ses escapades, se dominait et faisait tout pour paraître docile en présence d’Ellen, qui pouvait d’un seul regard la faire pleurer de honte.

Mais Mama ne nourrissait aucune illusion sur son compte et s’attendait continuellement à ce que le vernis craquât. Mama avait des yeux plus perçants qu’Ellen, et Scarlett ne se souvenait pas d’avoir pu lui jouer bien longtemps la comédie.

Ces deux tendres mentors ne déploraient pourtant pas l’entrain, la vivacité et la séduction de Scarlett. Au contraire, ces femmes du Sud étaient fières de ces traits de caractère. Mais, ce qui les préoccupait, c’était de retrouver en Scarlett la forte tête et les manières impétueuses de Gérald, et parfois Ellen et Mama redoutaient que Scarlett ne fût incapable de dissimuler ces fâcheuses qualités avant d’avoir trouvé un beau parti. Mais Scarlett voulait se marier et se marier avec Ashley, aussi était-elle toute disposée à se tenir tranquille, à être docile et étourdie si c’était là ce qui plaisait aux hommes. Elle ne savait d’ailleurs pas pourquoi les hommes étaient comme ça. Elle savait simplement que ces méthodes-là réussissaient. La chose ne l’intéressa jamais au point de lui en faire chercher la raison. Elle ignorait tout du fonctionnement de la pensée humaine, même de la sienne. Elle savait seulement que, si elle disait ceci et cela les hommes ne manqueraient pas de lui adresser les compliments correspondants. C’était comme une formule mathématique et pas plus difficile à appliquer, car les mathématiques étaient la seule science que Scarlett avait assimilée sans peine durant son séjour à l’école.

Si elle ne savait pas grand-chose de la mentalité des hommes, elle en savait moins encore de celle des femmes, qui ne l’intéressaient pas. Elle n’avait jamais eu une seule amie et cela ne lui avait jamais manqué. Pour elle, toutes les femmes, y compris ses deux sœurs, étaient des ennemies naturelles lancées à la poursuite de la même proie, l’homme.

Toutes les femmes, à l’exception de sa mère.

Ellen O’Hara était différente et Scarlett la considérait comme un être sacré, étranger à tout le reste de l’humanité. Étant enfant, Scarlett avait confondu sa mère avec la Sainte Vierge, et maintenant qu’elle était plus âgée elle ne voyait pas pourquoi elle changerait d’opinion. Pour elle, Ellen représentait la sécurité totale que seuls le Paradis ou une mère peuvent donner. Elle savait que sa mère était l’incarnation de la justice, de la vérité, de la tendresse aimante, d’une profonde sagesse, bref, qu’elle était une grande dame.

Scarlett souhaitait beaucoup ressembler à sa mère. La seule difficulté était qu’à vouloir être juste, franc, tendre et dévoué on passait à côté de la plupart des plaisirs de l’existence et, à coup sûr, d’un grand nombre de soupirants, et la vie était bien trop courte pour qu’on se privât de ces plaisirs. Un jour, quand elle aurait épousé Ashley et qu’elle serait vieille, un jour qu’elle aurait le temps, elle se promettait de ressembler à Ellen. Mais, en attendant…