XLV

Le même soir, après avoir accompagné chez Mélanie sa femme, tante Pitty et les enfants, Frank partit en voiture avec Ashley, et Scarlett faillit laisser libre cours à sa colère tant elle était ulcérée. Comment Frank pouvait-il se rendre à une réunion politique après ce qui venait de lui arriver ? Quel manque de délicatesse de sa part, quel égoïsme ! Déjà il avait fait preuve d’un calme exaspérant lorsque Sam l’avait ramenée dans ses bras avec son corsage déchiré jusqu’à la ceinture. Il n’avait même pas une seule fois mordillé ses favoris lorsqu’elle avait raconté son histoire. Il s’était contenté de lui demander : « Êtes-vous blessée, ou avez-vous simplement eu peur, mon petit bout en sucre ? »

La rage et les sanglots l’avaient empêchée de répondre, et Sam s’était chargé de démontrer qu’elle en était quitte pour la peur.

« Ils ont juste abîmé son corsage.

— Tu es un brave garçon, Sam, et je n’oublierai pas ce que tu as fait. Si je peux te rendre un service…

— Si, missié, vous pouvez me fai’ ’etou’ner à Ta’a aussi vite que possible. Les Yankees ils me che’chent. »

Frank avait également pris cet aveu avec le plus grand sang-froid et n’avait posé aucune question à Sam. Il avait adopté une attitude très voisine de celle qu’il avait eue lorsque Tony était venu frapper en pleine nuit à sa porte. On eût dit que, pour lui, il s’agissait d’une affaire à régler entre hommes et sans vaine agitation.

« Tu prendras le buggy. Peter te conduira cette nuit jusqu’à Rough and Ready. Arrivé là, tu te cacheras dans les bois jusqu’à demain matin et tu sauteras dans le premier train pour Jonesboro. C’est ce qu’il y a de mieux à faire… Voyons, mon petit, ne pleurez pas. C’est fini et vous n’avez rien eu. Mademoiselle Pitty, puis-je vous demander votre flacon de sels ? Mama, apportez un verre de vin à Mme Scarlett. »

Scarlett n’avait fait que pleurer de plus belle, mais cette fois c’étaient des larmes de rage. Elle aurait voulu qu’on la réconfortât, qu’on s’indignât ou parlât de vengeance. Elle aurait même préféré que Frank s’emportât contre elle et lui dît qu’il l’avait pourtant bien prévenue… Elle aurait mieux aimé n’importe quoi plutôt que de lui voir cet air désinvolte comme si l’incident était des plus banals. Bien entendu, il s’était montré très gentil et très affectueux, mais d’une manière distraite, à croire qu’il avait quelque chose de fort important en tête.

Et cette chose si importante, c’était uniquement une petite réunion politique de rien du tout !

Elle put à peine en croire ses oreilles lorsqu’il lui dit de changer de robe pour l’accompagner chez Mélanie où elle passerait la soirée. Il aurait dû se douter de l’état dans lequel elle était après une telle aventure. Il aurait dû deviner qu’elle ne tenait pas du tout à passer la soirée chez Mélanie. Elle était brisée, à bout de nerfs. Elle ne songeait qu’à une chose, s’étendre, se coucher dans un lit bien chaud, avec une brique aux pieds et un bon grog. S’il l’avait vraiment aimée, il ne l’aurait jamais quittée. Il serait resté à son chevet, il lui aurait tenu la main et n’aurait cessé de lui répéter qu’il en serait mort s’il lui était arrivé quelque chose. Quand il rentrerait, et qu’elle se trouverait seule avec lui, elle ne se gênerait pas pour exprimer sa façon de penser.

Le petit salon de Mélanie paraissait aussi tranquille que les soirs où les femmes se réunissaient pour tirer l’aiguille en l’absence de Frank et d’Ashley. Le feu crépitait joyeusement dans la cheminée et répandait une chaleur douce. La lampe, posée sur la table, nimbait d’un jaune reflet les quatre têtes penchées sur des travaux d’aiguille. Quatre jupes s’étalaient en plis pudiques, huit pieds mignons s’appuyaient sur des tabourets. La porte de la chambre d’enfants était ouverte et l’on entendait la respiration paisible de Wade, d’Ella et de Beau. Assis sur un escabeau auprès de la cheminée, Archie, le dos au feu, la joue distendue par une chique de tabac, s’amusait à tailler un morceau de bois. Le contraste entre le vieil homme sale et poilu et les quatre dames aux manières distinguées était si grand que l’on eût dit d’un vieux chien de garde, hargneux et grisonnant, et de quatre petits chats.

De sa voix douce, que nuançait une légère note d’indignation, Mélanie commentait la récente sortie des Dames Harpistes. Incapables de se mettre d’accord avec les messieurs de la Chorale sur le programme du prochain récital, ces dames étaient venues cet après-midi même annoncer à Mélanie leur intention de se retirer du Cercle Musical. Mélanie avait dû faire appel à tous ses talents de diplomate pour les amener à différer leur décision.

Excédée, Scarlett avait bonne envie de crier : « Au diable les Dames Harpistes ! » Elle brûlait de raconter par le menu l’agression dont elle avait été victime afin de calmer ses terreurs en effrayant les autres. Elle voulait également montrer combien elle avait été brave afin de puiser dans ses propres affirmations la certitude qu’elle s’était comportée en femme courageuse… Cependant, chaque fois qu’elle abordait ce sujet, Mélanie s’empressait de détourner la conversation. Scarlett avait bien du mal à ne pas laisser éclater sa rage. Tout le monde était donc aussi méchant que Frank ! Comment les gens pouvaient-ils rester aussi calmes quand elle venait d’échapper par miracle à un affreux destin ? La politesse la plus élémentaire eût exigé qu’on la laissât parler pour se soulager.

Les événements de l’après-midi l’avaient plus ébranlée qu’elle n’eût voulu le reconnaître. Chaque fois qu’elle se rappelait le nègre au visage de brute, elle se mettait à trembler. Quand elle revoyait la main noire se porter à son corsage et qu’elle pensait à ce qui serait arrivé sans l’intervention de Sam, elle baissait la tête et fermait les yeux. Mélanie bavardait sans arrêt. Scarlett l’écoutait en silence et s’efforçait de coudre, mais à mesure que le temps passait sa nervosité grandissait. Elle avait l’impression que ses nerfs allaient céder d’un moment à l’autre avec un sifflement de corde de banjo qui se brise.

Agacée par le manège d’Archie, elle adressa un regard furibond à l’ancien forçat. Soudain, il lui parut étrange qu’il s’occupât à tailler un morceau de bois au lieu de ronfler sur le sofa comme il le faisait toujours quand il était de garde. Elle trouva encore plus étrange que ni Mélanie, ni India ne l’eussent prié d’étendre par terre un morceau de papier pour y jeter ses copeaux qui, déjà, jonchaient la carpette autour de lui sans que personne semblât le remarquer.

Tandis que Scarlett l’observait, Archie se tourna brusquement vers le feu et y lança un jet de salive avec une telle violence qu’India, Mélanie et Pitty sursautèrent comme si une bombe avait explosé.

« Vous avez besoin de faire autant de bruit ? » s’écria India d’un ton nerveux. Scarlett la regarda avec surprise, car elle avait toujours considéré India comme parfaitement maîtresse d’elle-même.

« Pour sûr », lui répondit Archie qui cracha de nouveau. Mélanie fronça légèrement les sourcils et regarda India.

« J’étais si contente que mon cher papa n’eût pas l’habitude de chiquer », commença Pitty. Alors Mélanie, pivotant sur sa chaise, lui coupa la parole d’un ton que Scarlett ne lui avait jamais entendu.

« Oh ! tais-toi, Tantine. Tu as si peu de tact.

— Oh ! mon Dieu ! murmura Pitty en lâchant son ouvrage. Mais enfin, ajouta-t-elle, qu’est-ce que vous avez toutes, ce soir ? India et toi, vous n’êtes pas bonnes à prendre avec des pincettes. »

Personne ne lui répondit. Mélanie ne s’excusa même pas et se remit à coudre à grandes aiguillées rageuses.

« Tu fais des points beaucoup trop grands, remarqua Pitty avec une certaine satisfaction. Tu vas être obligée de défaire tout ce que tu as fait. Mais enfin, encore une fois, que se passe-t-il donc ce soir ? »

Personne ne lui répondit.

« Au fait, se demanda Scarlett, se passerait-il quelque chose ? Aurais-je été trop absorbée par mes propres angoisses pour ne rien remarquer ? » Oui, en dépit des efforts de Mélanie pour rendre cette veillée semblable à tant d’autres, il régnait une atmosphère différente, une ambiance nerveuse qui ne devait pas provenir uniquement de l’émotion causée par les événements de l’après-midi. Lançant un coup d’œil furtif autour d’elle, Scarlett surprit un regard d’India qui la mit mal à l’aise, regard profond et mesuré, dont la froideur exprimait plus que de la haine et plus que du mépris.

« On dirait qu’elle m’en veut de ce qui est arrivé », pensa Scarlett avec indignation.

India se tourna alors vers Archie, et, toute trace d’irritation ayant disparu de son visage, elle lui adressa une muette et anxieuse interrogation. Mais Archie semblait ne pas la voir. Les yeux fixés sur Scarlett, il l’enveloppait d’un regard froid et dur pareil à celui d’India.

Mélanie ne faisait aucune tentative pour ranimer la conversation, le silence devenait de plus en plus épais et Scarlett écoutait le vent se lever au-dehors. Brusquement, la soirée se mit à prendre une tournure des plus désagréables. La tension nerveuse augmentait. Archie avait l’air inquiet et ses oreilles velues semblaient dressées comme celles d’un lynx aux aguets. Mélanie et India prenaient sur elles pour ne rien laisser paraître de leur anxiété, mais chaque fois qu’on entendait le pas d’un cheval dans la rue, chaque fois que le vent faisait gémir une branche dépouillée ou s’emparait des feuilles mortes sur la pelouse, elles abandonnaient leur ouvrage et relevaient la tête. Chaque fois que, de la cheminée, montait le crépitement assourdi d’une bûche, elles se regardaient comme si elles eussent entendu marcher à pas feutrés.

Il se passait quelque chose et Scarlett se demandait quoi. Il se tramait quelque chose et Scarlett n’était pas au courant. Un coup d’œil à tante Pitty, dont une moue de mauvaise humeur contractait le visage candide, lui apprit que la vieille demoiselle était aussi ignorante qu’elle-même. Cependant Archie, Mélanie et India savaient à quoi s’en tenir. Au milieu du silence, Scarlett en arrivait presque à suivre le rythme affolant de leurs pensées qui tournoyaient dans leurs têtes comme un écureuil dans sa cage. Ils savaient quelque chose, ils attendaient quelque chose, malgré leurs efforts pour donner à la soirée un aspect normal. Et leur inquiétude gagnait Scarlett, la rendait encore plus nerveuse qu’auparavant. Poussant son aiguille d’un geste maladroit, elle se l’enfonça dans le pouce. Elle laissa échapper un petit cri de douleur qui fit tressaillir tout le monde et se pressa le doigt jusqu’à ce qu’apparût une goutte rouge et brillante.

« Je suis trop énervée pour coudre, déclara-t-elle en jetant son ouvrage par terre. Je suis à bout. J’ai envie de crier. Je veux rentrer me coucher. Frank savait dans quel état j’étais, il n’aurait pas dû m’obliger à sortir. Il n’arrête pas de faire de grands discours sur la nécessité de protéger les femmes contre les nègres et les Carpetbaggers et, quand le moment vient de faire quelque chose d’efficace, où est-il ? Chez lui à s’occuper de moi ? Jamais de la vie ! Il s’en va courir la prétentaine avec un tas d’autres hommes qui ne savent que discuter et… »

Ses yeux se posèrent sur India, et elle s’arrêta net. India haletait. De ses yeux pâles aux cils décolorés, elle dévisageait Scarlett, et son regard glacé avait un reflet impitoyable.

« Si ce n’est pas trop vous demander, India, je vous serais obligée de me dire pourquoi vous me regardez tout le temps comme cela ? fit Scarlett d’une voix cinglante. Aurais-je donc quelque chose d’extraordinaire ?

— Non, ce n’est pas trop me demander, riposta India dont les yeux étincelèrent. Je serai même ravie de vous dire ce que j’ai sur le cœur. Ça m’est odieux de vous voir sous-estimer un homme admirable comme M. Kennedy. Si vous saviez…

— India ! lança Mélanie, les mains crispées sur son ouvrage.

— J’ai la prétention de mieux connaître mon mari que vous », répliqua Scarlett qui, à la perspective d’une querelle, la première querelle ouverte qui l’opposât à India, sentait son aplomb revenir et sa nervosité l’abandonner. Mélanie regarda India et la jeune fille pinça les lèvres, mais presque aussitôt elle se remit à parler d’un ton froid et chargé de haine.

« Ça m’écœure de vous entendre dire que vous avez besoin de protection. Vous entendez, Scarlett O’Hara, ça m’écœure ! Ça vous est bien égal de n’avoir personne pour vous protéger ! Si vous y aviez tenu, vous ne vous seriez jamais affichée en ville, vous n’auriez jamais fréquenté les hommes que vous avez fréquentés dans l’espoir de vous faire admirer d’eux ! Vous n’avez pas volé ce qui est arrivé cet après-midi et, s’il y avait eu une justice, ça aurait dû encore plus mal tourner pour vous !

— Oh ! India, tais-toi ! s’écria Mélanie.

— Laisse-la parler ! s’écria Scarlett à son tour. Je suis ravie de savoir ce qu’elle pense. Je me doutais bien qu’elle me détestait et qu’elle était trop hypocrite pour l’avouer. Elle, si elle pensait décrocher des admirateurs, elle n’hésiterait pas à se promener toute nue dans la rue du matin au soir. »

India se leva d’un bond. Son corps fluet tremblait sous l’affront.

« Je vous déteste, déclara-t-elle d’une voix claire qui pourtant vibrait de colère. Mais ce n’est pas par hypocrisie que je me suis tue. C’est parce que j’ai obéi à un sentiment que vous ne pouvez comprendre, un sentiment qui n’a rien à voir avec… la courtoisie ordinaire ou la bonne éducation. Je me suis rendu compte que si nous ne nous serrions pas les coudes et n’imposions pas silence à toutes nos petites haines, nous n’avions aucune chance de triompher des Yankees. Mais vous… vous… vous avez fait tout ce que vous avez pu pour diminuer le prestige des gens convenables… Vous avez couvert de honte un excellent mari, vous avez donné le droit aux Yankees et à la canaille de rire de nous et de tenir des propos injurieux sur notre manque de noblesse. Les Yankees ne savent pas que vous n’êtes pas des nôtres et que vous n’en avez jamais été. Les Yankees n’ont pas assez de jugement pour comprendre qu’il n’y a aucune noblesse en vous. En parcourant les bois dans votre voiture, non seulement vous vous exposiez à une agression, mais vous faisiez courir un danger à toutes les femmes comme il faut en incitant les nègres et les blancs de bas étage à faire un mauvais coup. Enfin, par votre faute, les hommes que nous connaissons risquent de perdre la vie, car ils sont obligés de…

— Bon Dieu, India ! » s’exclama Mélanie et, malgré sa colère, Scarlett fut abasourdie d’entendre Mélanie s’en prendre au Seigneur. « Vas-tu te taire ! Elle n’est pas au courant et elle… tais-toi. Tu as promis…

— Oh ! mes petites, larmoya Pittypat, les lèvres tremblantes.

— De quoi ne suis-je pas au courant ? »

Furieuse, Scarlett s’était levée et faisait front à India dont les yeux lançaient des flammes et à Mélanie au visage éploré.

« Des pintades ! » fit soudain Archie d’un ton méprisant et, redressant la tête d’un geste brusque, il se leva précipitamment. « Quelqu’un remonte l’allée, annonça-t-il. C’est pas m’sieu Wilkes. Finissez un peu d’glousser. »

Il y avait une mâle autorité dans sa voix. Les femmes se turent brusquement et, tandis qu’il traversait la pièce en clopinant, leurs visages perdirent toute expression de colère.

« Qui est là ? » demanda Archie, avant même qu’on eût frappé à la porte.

« Le capitaine Butler. Laissez-moi entrer. »

Mélanie s’élança avec une telle impétuosité que ses jupes se relevèrent et découvrirent les jambes de son pantalon jusqu’aux genoux. Archie n’eut pas le temps d’intervenir. Plus prompte que lui, Mélanie tira violemment la porte à elle. Son feutre noir abattu sur les yeux, le vent rageur faisant claquer sa cape sur ses épaules, Rhett Butler se tenait sur le seuil. Pour une fois, il avait renoncé à ses bonnes manières. Le chapeau sur la tête, ignorant les autres personnes qui se trouvaient là, il interrogea Mélanie sans un mot d’excuse ou de politesse.

« Où sont-ils allés ? Dites-le-moi vite. C’est une question de vie ou de mort. »

Sidérées, Scarlett et Pitty se regardèrent ; quant à India, pareille à un vieux chat efflanqué, elle traversa la pièce à son tour et rejoignit Mélanie.

« Ne lui dis rien ! s’écria-t-elle. C’est un espion, un Scallawag. »

Rhett ne lui fit même pas l’honneur d’un regard.

« Vite, madame Wilkes ! Il est peut-être encore temps. »

Mélanie semblait paralysée de terreur et fixait Rhett avec des yeux fous.

« Que diable… commença Scarlett.

— Fermez-la, lui ordonna Archie. Vous aussi, madame Melly. Foutez-moi l’camp d’ici, espèce de sale Scallawag !

— Non, Archie, non ! » bredouilla enfin Mélanie en posant une main tremblante sur le bras de Rhett comme pour le défendre contre Archie. « Qu’est-il arrivé ? Comment… comment avez-vous su ?

— Mais, bonté divine, madame Wilkes, s’exclama Rhett en qui l’impatience et la courtoisie se livraient un rude combat, ils sont tous suspectés depuis le début… seulement jusqu’à ce soir ils avaient été trop malins pour se faire pincer. Comment suis-je au courant ? J’étais en train de jouer au poker avec deux capitaines yankees. Ils étaient ivres et ils m’ont tout dit. Les Yankees savaient qu’il y aurait du grabuge ce soir et ils avaient pris leurs dispositions. Les pauvres fous sont tombés dans un piège. »

Mélanie vacilla comme si elle avait reçu un coup et Rhett dut la retenir par la taille.

« Ne lui dis rien ! Il essaie de te faire parler ! cria India. Ne l’as-tu donc pas entendu dire qu’il passait la soirée avec des officiers yankees ? »

Les yeux rivés sur le visage livide de Mélanie, Rhett continua de l’ignorer.

« Dites-moi, où sont-ils allés ? Ont-ils un lieu de réunion ? »

En dépit de ses transes et de son incompréhension, Scarlett pensa qu’elle n’avait jamais vu visage plus inexpressif que celui de Rhett en ce moment. Pourtant Mélanie dut y lire quelque chose d’autre, quelque chose qui lui inspira confiance. Elle raidit son corps menu, échappa au bras de Rhett et dit d’une voix tremblante :

« En bordure de la route de Decatur, près de Shanty-Town. Ils se réunissent dans la cave de la plantation du vieux Sullivan… celle qui a été à demi incendiée.

— Merci. Avec mon cheval ça ne sera pas long. Quand les Yankees viendront ici, vous ferez celles qui ne savent rien. »

Il partit si brusquement, sa cape noire se fondit si vite dans la nuit que les témoins de cette scène rapide doutèrent de sa venue jusqu’au moment où ils entendirent un cheval arracher les cailloux de la rue et détaler ventre à terre.

« Les Yankees vont venir ? » bredouilla tante Pitty et, ses petits pieds se dérobant sous elle, elle s’effondra sur le sofa, trop épouvantée pour pleurer.

« Mais que se passe-t-il ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? Si vous ne me le dites pas, je vais devenir folle. »

Scarlett prit Mélanie par les épaules et la secoua avec violence comme si elle pensait en obtenir une réponse par ce moyen.

« Ce que ça signifie ? Ça signifie que vous êtes probablement responsable de la mort d’Ashley et de celle de M. Kennedy ! » Malgré la peur qui l’étranglait, il y avait une note de triomphe dans la voix d’India. « Arrête-toi de trembler, Melly… Mais tu vas t’évanouir !

— Non, murmura Mélanie en s’agrippant au dossier d’une chaise.

— Mon Dieu, mon Dieu ! Je ne comprends pas ! Tuer Ashley ? Je vous en supplie, que quelqu’un me dise… »

D’une voix qui grinçait comme une porte tournant sur des gonds rouillés, Archie coupa la parole à Scarlett.

« Asseyez-vous, vous autres, ordonna-t-il. Reprenez vos ouvrages. Remettez-vous à coudre comme si de rien n’était. Y a des chances pour que les Yankees surveillent la maison depuis le coucher du soleil. Asseyez-vous, j’vous dis, et r’mettez-vous à coudre. »

Les femmes obéirent en tremblant. Pitty elle-même s’empara d’une chaussette et, les yeux hagards, comme ceux d’un enfant terrorisé, elle regarda autour d’elle dans l’espoir d’obtenir une explication.

« Où est Ashley ? Que lui est-il arrivé, Melly ? s’écria Scarlett.

— Où est votre mari ? Ça ne vous intéresse donc pas ? » interrogea méchamment India tout en chiffonnant avec des gestes de folle la serviette qu’elle était en train de repriser.

« India, je t’en prie ! » Mélanie essayait de se dominer, mais son visage blafard et tourmenté indiquait assez quels efforts elle faisait pour y parvenir. « Scarlett, nous aurions peut-être dû te le dire mais… mais… tu avais déjà eu une telle émotion cet après-midi que nous… que Frank n’a pas cru… et tu as toujours été si opposée au Klan…

— Le Klan… »

Scarlett prononça d’abord le mot comme si elle ne l’avait jamais entendu auparavant et n’en comprenait pas le sens, puis elle répéta :

« Le Klan ! » et l’on eût dit qu’elle poussait un hurlement.

« Ashley ne peut pas faire partie du Klan ! Frank non plus ! Oh ! il m’avait promis !

— Mais si, M. Kennedy fait partie du Klan et Ashley aussi. Tous les hommes que nous connaissons en sont membres ! s’exclama India. Ce sont des hommes, n’est-ce pas ? Des hommes blancs et des Sudistes. Vous auriez dû en être fière au lieu de l’obliger à s’en cacher comme si c’était quelque chose de honteux et…

— Vous le saviez tous et vous ne…

— Nous craignions que ça ne te bouleverse… fit Mélanie, tristement.

— C’est donc là qu’ils se rendent au lieu d’aller à ces soi-disant réunions politiques ? Oh ! dire qu’il m’avait promis ! Maintenant les Yankees vont me confisquer mes scieries. Ils vont prendre aussi le magasin et ils mettront Frank en prison… oh ! mon Dieu, mais qu’est-ce que Rhett Butler voulait dire ? »

India regarda Mélanie avec des yeux épouvantés. Scarlett se leva et jeta son ouvrage par terre.

« Si vous ne me le dites pas, je vais en ville et je saurai bien découvrir la vérité. Je demanderai à tout le monde jusqu’à ce que je…

— Asseyez-vous, dit Archie en fixant Scarlett de son œil unique. Je m’en vais vous le dire, moi. Parce que vous êtes allée vous balader et que vous vous êtes attirée des ennuis par vot’ faute, M. Wilkes, M. Kennedy et les aut’ hommes sont sortis ce soir pour tuer c’te nègre et c’te blanc qui vous ont attaquée. Ils vont essayer de mettre la main sur eux et pour ça il faudra sans doute qu’ils fouillent Shanty-Town dans tous les coins. Si ce Scallawag a dit vrai, les Yankees se sont doutés de quèque chose, à moins qu’ils n’aient été prévenus d’une manière ou d’une autre, et ils ont fait appel à la troupe. Nos hommes sont pris au piège. Et si jamais ce que Butler a dit n’est pas vrai, c’est que c’est un espion. Alors il va livrer les nôtres aux Yankees et n’importe comment ils y laisseront leur peau. S’il les livre pas, je le tuerai quand même. Tant pis si j’y laisse ma peau aussi. Et s’ils sont pas tués, il va falloir qu’ils fichent le camp au Texas et ils reviendront p’t’être jamais. Tout ça, c’est d’vot’ faute. C’est comme si vous aviez du sang sur les mains. »

Scarlett commençait peu à peu à comprendre de quoi il s’agissait. Son expression changea. Mélanie s’en aperçut. En elle l’épouvante fit place à la colère, puis à un sentiment d’horreur. Elle se leva et posa la main sur l’épaule de sa belle-sœur.

« Un mot de plus, Archie, et je vous mets à la porte, fit-elle d’un ton sévère. Ce n’est pas sa faute. Elle a seulement fait… elle a fait ce qu’elle estimait devoir faire. Nos hommes ont fait ce qu’ils pensaient devoir faire. Les gens doivent faire ce qu’ils estiment être leur devoir. Nous ne pensons pas tous de la même manière. Nous n’agissons pas tous de la même manière non plus, et c’est mal… c’est mal de juger les autres d’après nous-mêmes. Comment India et vous pouvez-vous lui dire des choses aussi cruelles quand son mari, tout comme le mien, sont peut-être… peut-être…

— Écoutez, interrompit Archie. Asseyez-vous, m’dame. Ce sont des chevaux. »

Mélanie reprit sa place, ramassa l’une des chemises d’Ashley et, baissant la tête sur son ouvrage, se mit inconsciemment à déchirer le jabot en fins rubans.

Le bruit de sabots augmenta, les chevaux au trot s’approchaient de la maison. Les gourmettes cliquetèrent, les selles grincèrent, un murmure de voix s’éleva. Les chevaux s’arrêtèrent devant la maison. Une voix impérieuse domina les autres. Des hommes mirent pied à terre, se répandirent dans le jardin et allèrent se poster auprès de la véranda qui donnait sur le derrière. Les quatre femmes avaient l’impression que des milliers d’yeux hostiles les observaient par la fenêtre dont les rideaux n’étaient pas tirés. Mortes de peur, elles baissèrent la tête et firent semblant de coudre. Scarlett entendit son cœur lui crier : « Tu as tué Ashley ! Tu l’as tué. » Folle de douleur, il ne lui vint même pas à l’idée qu’elle était peut-être également responsable de la mort de Frank. Une seule image s’imposait à son esprit, l’image d’Ashley étendu aux pieds de cavaliers yankees, sa belle chevelure blonde toute maculée de sang.

On frappa à la porte à coups précipités. Scarlett regarda Mélanie et vit une nouvelle expression se répandre sur le petit visage tiré de la jeune femme, une expression analogue à celle qu’elle avait surprise quelques instants plus tôt sur le visage de Rhett Butler, l’expression calme et détachée d’un joueur de poker qui bluffe avec deux paires.

« Archie, ouvrez la porte », dit Mélanie d’une voix tranquille.

Glissant son couteau dans sa botte, ouvrant son étui à pistolet, Archie se dirigea en boitant vers la porte et l’ouvrit d’un geste brusque. Pitty poussa un petit cri de souris prise au piège en voyant apparaître un capitaine yankee, et une escouade d’uniformes bleus massés derrière lui. Mais les autres ne bronchèrent pas. Scarlett s’aperçut qu’elle connaissait cet officier. C’était le capitaine Tom Jaffery, un ami de Rhett. Elle lui avait vendu un peu de bois pour construire sa maison. Elle savait que c’était un homme du monde et elle pensa qu’à ce titre il aurait la galanterie de n’arrêter ni elle ni ses compagnes. Le capitaine reconnut aussitôt Scarlett et, se découvrant, il s’inclina avec une gêne manifeste.

« Bonsoir, madame Kennedy. Laquelle d’entre vous, mesdames, est madame Wilkes ?

— C’est moi, répondit Mélanie, qui se leva avec une dignité assez inattendue chez une femme aussi menue. À quoi dois-je cette intrusion ? » Le capitaine promena un regard rapide autour de lui, fixant un instant chacun des visages, examinant la table, puis le portemanteau comme s’il avait voulu découvrir les signes d’une présence masculine.

« Je désirerais parler à M. Wilkes et à M. Kennedy, s’il vous plaît.

— Ils ne sont pas ici, dit Mélanie d’une voix douce un peu tremblante.

— En êtes-vous bien sûre ?

— Vous n’allez pas mettre en doute la parole de Mme Wilkes ? intervint Archie, la barbe hérissée.

— Je vous demande pardon, madame Wilkes. Je n’ai pas eu l’intention de vous manquer de respect. Si vous me donnez votre parole d’honneur, je ne fouillerai pas la maison.

— Vous avez ma parole, mais fouillez la maison si le cœur vous en dit. Ces messieurs assistent à une réunion au magasin de M. Kennedy.

— Ils ne sont pas au magasin. Il n’y a pas eu de réunion ce soir, répondit le capitaine d’un air sombre. Tant pis, nous attendrons leur retour dehors. »

Il s’inclina sèchement et sortit en refermant la porte sur lui. Les occupants de la maison l’entendirent lancer un ordre bref, étouffé par le vent : « Cernez la maison. Un homme à chaque porte et à chaque fenêtre. » Des bottes martelèrent le sol. Scarlett faillit sursauter de terreur en distinguant confusément des soldats qui regardaient par les fenêtres. Mélanie se rassit et prit d’une main ferme un livre posé sur la table. C’était un exemplaire tout abîmé des Misérables, cet ouvrage qui avait tant plu aux soldats confédérés. Ils l’avaient lu et relu à la lueur des feux de camp et avaient pris un plaisir plutôt sinistre à l’appeler Lees Miserables[49]. Elle ouvrit le livre en son milieu et se mit à lire d’une voix claire et monotone.

« Cousez donc », ordonna Archie d’un ton rauque, et les trois femmes, stimulées par la voix fraîche de Mélanie, reprirent leur ouvrage et baissèrent la tête.

Combien de temps Mélanie poursuivit-elle sa lecture sous les yeux de ceux qui l’observaient, Scarlett ne le sut jamais, mais ça lui sembla des heures. Mélanie avait beau lire, elle n’entendait rien. Elle commençait à penser à Frank aussi bien qu’à Ashley. C’était donc là l’explication de son calme apparent ! Dire qu’il lui avait promis de ne jamais s’occuper du Klan ! Oh ! c’était bien ce genre de complications qu’elle avait tant redouté ! Tout le travail de cette dernière année allait être réduit à néant. Toutes ses luttes, toutes ses angoisses, tout ce qu’elle avait enduré sous la pluie et dans le froid, tout cela en pure perte ! Qui aurait pu se douter que ce vieux froussard de Frank était mêlé aux agissements des cerveaux brûlés du Klan ? Dire qu’il était peut-être mort ! ou bien, s’il ne l’était pas, les Yankees l’avaient peut-être arrêté et allaient le pendre. Et il en serait de même pour Ashley !

Scarlett se laboura la paume de la main avec ses ongles jusqu’à ce qu’apparussent quatre croissants brillants et rouges. Comment Mélanie pouvait-elle continuer de lire avec calme lorsque Ashley risquait d’être pendu ? Lorsqu’il était peut-être mort ? Pourtant, dans la voix tranquille et douce qui racontait les malheurs de Jean Valjean, il y avait quelque chose d’apaisant qui l’empêchait de se dresser d’un bond et de se mettre à hurler.

Elle se reporta par la pensée à la nuit où Tony Fontaine, pourchassé, harassé, sans un sou, était venu chez elle et son mari. S’il n’avait pas pu atteindre leur demeure, si on ne lui avait pas donné de l’argent et un cheval frais, il eût été pendu depuis longtemps. Si Frank et Ashley n’étaient pas morts, ils se trouvaient dans une situation analogue à celle de Tony et même pire. La maison était cernée et ils ne pouvaient pas rentrer chez eux pour se procurer de l’argent et des vêtements de rechange sans être capturés. Sans compter que, d’un bout à l’autre de la rue, toutes les maisons devaient être surveillées par les Yankees afin que les fugitifs ne pussent demander assistance à leurs amis. À l’heure qu’il était, ils avaient peut-être pris la fuite et galopaient comme des fous dans la nuit, en route pour le Texas.

Mais Rhett… Rhett les avait peut-être rejoints à temps. Rhett avait toujours de l’argent plein ses poches. Il leur avait peut-être prêté ce qu’il leur fallait pour se sauver. Ça paraissait pourtant bien bizarre. Pourquoi Rhett se préoccupait-il du sort d’Ashley ? Il avait sans aucun doute de l’antipathie pour lui et il le méprisait. Alors, pourquoi… mais cette énigme resta sans réponse.

Scarlett, rongée d’inquiétude, étouffa un gémissement.

« Oh ! se dit-elle intérieurement, tout cela est ma faute. India et Archie avaient raison. Tout cela est ma faute. Mais je ne les aurais jamais crus assez fous pour s’affilier au Klan ! Je n’aurais jamais pensé non plus qu’il pouvait m’arriver quelque chose ! Mais comment aurais-je pu faire autrement ? Melly l’a bien dit. Les gens doivent faire ce qu’ils ont à faire. Il fallait bien que je fasse marcher les scieries ! Il fallait bien que je gagne de l’argent ! Quand je pense que je vais probablement tout perdre, et que tout cela est en partie ma faute ! »

Mélanie continua pendant un long moment, puis elle se mit à bafouiller, sa voix s’altéra et enfin elle se tut. Elle tourna la tête du côté de la fenêtre et se mit à regarder comme s’il n’y avait pas eu de soldats yankees en train de l’épier de l’autre côté de la vitre. Les autres occupants de la pièce, entraînés par son exemple, regardèrent à leur tour et prêtèrent l’oreille.

Malgré les portes et les fenêtres fermées, on entendait au loin un bruit de chevaux. Le vent avait beau ne pas porter, on pouvait entendre également quelqu’un chanter la plus exécrée et la plus odieuse de toutes les chansons, le chant consacré aux hommes de Sherman, La marche à travers la Géorgie[50], et c’était Rhett Butler qui la chantait.

À peine eut-il achevé les premières strophes que deux autres voix s’élevèrent, des voix furieuses d’ivrognes qui trébuchaient sur les mots et s’empêtraient dans leur discours. De la véranda, où il se tenait, le capitaine Jaffery lança un bref commandement. Des soldats s’éloignèrent au pas de course. Mais, avant même que le capitaine eût donné ses instructions, les dames s’étaient regardées, pétrifiées, car les voix des deux hommes qui se querellaient avec Rhett étaient celles d’Ashley et de Hugh Elsing.

Le jardin s’emplit de tumulte. Le capitaine Jaffery posait des questions laconiques. Hugh riait d’un rire perçant. Rhett répondait d’une voix gouailleuse et grave. Ashley ne cessait de répéter d’un ton étrange et comme irréel : « Alors quoi, bon Dieu ! Alors quoi ! »

« Ça ne peut pas être Ashley ! » pensa Scarlett. « Il ne s’enivre jamais. Et Rhett… voyons, plus il a bu, plus il est calme… il ne fait jamais autant de bruit ! »

Mélanie se leva et Archie l’imita. On entendit le capitaine déclarer d’un ton sec : « Ces deux hommes sont en état d’arrestation », et Archie serra la crosse de son pistolet.

« Non, murmura Mélanie avec fermeté, laissez-moi faire. »

Son visage était empreint d’une expression analogue à celle que Scarlett lui avait vue à Tara, le jour où, portant le sabre trop lourd pour elle, elle avait contemplé du haut de l’escalier le cadavre du Yankee… expression tragique d’un être doux et timide que les circonstances transformaient en tigresse. Elle alla ouvrir la porte en grand.

« Faites-le entrer, capitaine Butler », lança-t-elle d’une voix bien timbrée, où perçait une note aigre. « Vous l’avez encore poussé à boire, je suppose. Allons, faites-le donc entrer.

— Je regrette, madame Wilkes, dit le capitaine qui se tenait au milieu de l’allée sombre, balayée par le vent. Je regrette, mais votre mari et M. Elsing sont en état d’arrestation.

— En état d’arrestation ? Et pour quelle raison ? Pour ivresse ? Si l’on arrêtait tous les ivrognes, la garnison d’Atlanta passerait son temps en prison. Allons, capitaine Butler, décidez-vous, faites-le entrer… à condition évidemment que vous puissiez vous-même vous tenir sur vos jambes. »

Scarlett avait le plus grand mal à rassembler ses idées et pendant un moment elle ne comprit rien à ce qui se passait. Elle savait que ni Rhett ni Ashley n’étaient ivres et elle savait aussi que Mélanie pensait comme elle. Et pourtant Mélanie, d’ordinaire si aimable et si distinguée, se donnait en spectacle aux Yankees, vociférait comme une mégère, et allait jusqu’à prétendre que Rhett et son mari étaient trop ivres pour marcher.

Une courte discussion s’engagea, ponctuée de jurons, puis un petit groupe gravit le perron, butant contre chaque marche. Ashley apparut dans l’encadrement de la porte. Blafard, la tête renversée sur le côté, les cheveux ébouriffés, il était drapé du menton aux genoux dans la cape noire de Rhett. Hugh Elsing et Rhett, dont la démarche semblait plutôt chancelante, le soutenaient sous chaque bras et il était clair que, sans leur aide, il fût tombé par terre. Derrière eux venait le capitaine yankee dont le visage reflétait à la fois le doute et l’amusement. Il s’arrêta sur le seuil et ses hommes s’approchèrent pour regarder par-dessus son épaule. Par la porte ouverte, le vent froid s’engouffrait dans la maison.

Effrayée et intriguée, Scarlett lança un coup d’œil à Mélanie, puis à Ashley, qui semblait sur le point de s’effondrer. Alors la vérité se fit jour en elle. Elle fut sur le point de crier : « Mais il n’est pas ivre ! » seulement elle se retint à temps. Elle se rendait compte maintenant qu’elle assistait à une représentation, à une pièce désespérée à laquelle était lié le sort d’un certain nombre d’existences. Elle savait que ni elle ni tante Pitty n’avaient de rôle à y jouer, mais que les autres se renvoyaient les répliques comme les acteurs d’un drame souvent répété. Elle ne comprenait qu’à demi, mais c’était suffisant pour qu’elle gardât le silence.

« Asseyez-le sur cette chaise ! ordonna Mélanie d’une voix indignée. Et vous, capitaine Butler, sortez d’ici immédiatement ! Comment osez-vous vous montrer dans cette maison, après avoir encore mis mon mari dans cet état ? »

Les deux hommes installèrent tant bien que mal Ashley sur le siège désigné dont Rhett fit le tour en titubant. Empoignant le dossier à pleines mains, il s’adressa au capitaine d’une voix pâteuse :

« Voilà comment on me remercie ! Vous entendez ça ! Dire que j’ai empêché la police de l’emmener au poste et que je l’ai reconduit chez lui ! et l’animal qui criait comme un putois et qui voulait me mordre !

— Et vous, Hugh Elsing, vous n’avez pas honte ! Que va dire votre pauvre mère ? Vous vous enivrez, vous sortez avec un… ami des Yankees, un Scallawag comme le capitaine Butler ! Et vous, vous, monsieur Wilkes ! Oh ! comment avez-vous pu faire une chose pareille ?

— Melly, j’suis pas tellement ivre, bredouilla Ashley qui piqua du nez et s’affala sur la table la tête entre les bras.

— Archie, emmenez-le dans sa chambre et couchez-le… comme d’habitude, ordonna Mélanie. Tante Pitty, je t’en prie, va vite ouvrir le lit et, oh !… oh ! Mélanie éclata soudain en sanglots. Oh ! comment a-t-il pu après m’avoir promis ? »

Archie avait déjà passé le bras sous l’épaule d’Ashley et Pitty s’était levée, ne sachant trop quel parti prendre, lorsque le capitaine s’interposa.

« Ne le touchez pas. Il est en état d’arrestation. Sergent ! »

Tandis que le sergent pénétrait dans la pièce, son fusil à la main, Rhett parut faire un effort sur lui-même et, s’approchant du capitaine, le prit par le bras.

« Tom, pourquoi l’arrêtez-vous ? Il n’est pas tellement ivre. Je l’ai vu plus soûl que ça.

— J’en ai plein le dos de ces histoires de poivrots, s’exclama le capitaine. Il peut bien passer la nuit dans le ruisseau. Je m’en fiche pas mal, je ne suis pas un sergent de ville, mais M. Elsing et lui sont en état d’arrestation pour avoir participé ce soir à une descente du Klan à Shanty-Town. Un nègre et un blanc ont été tués. C’est M. Wilkes qui est l’instigateur de toute l’affaire.

— Ce soir ? »

Rhett se mit à rire et rit même si fort qu’il s’assit sur le sofa et se prit la tête à deux mains.

« Non, pas ce soir, Tom, dit-il lorsqu’il put parler. Ces deux gaillards-là ne m’ont pas quitté de la soirée… Je sais bien qu’ils devaient aller à une réunion, mais nous sommes ensemble depuis huit heures.

— Ils étaient avec vous, Rhett ? mais… »

Le capitaine fronça les sourcils et adressa un regard embarrassé à Ashley qui ronflait et à sa femme qui continuait de pleurer.

« Mais… où étiez-vous ?

— Ça m’embête de vous le dire. »

Et Rhett cligna de l’œil tout en montrant Mélanie.

« Vous feriez mieux de parler.

— Passons sous la véranda et je vous dirai où nous étions.

— Dites-moi ça maintenant.

— Ça m’est très désagréable de le dire devant ces dames. Si elles veulent sortir…

— Je ne bougerai pas, déclara Mélanie en se tamponnant les yeux d’un geste rageur. J’ai le droit de savoir. Où était mon mari ?

— Chez Belle Watling, déclara Rhett, la mine contrite. Il y avait aussi Hugh, Frank Kennedy et le docteur Meade… et… tout un tas de types de la bande. On s’amusait, on s’amusait même très bien. Du champagne, des filles…

— Chez… chez Belle Watling ? »

Mélanie poussa un tel cri de douleur que tout le monde la regarda effrayé. Elle porta la main à son cœur et, avant qu’Archie pût la retenir, elle s’évanouit. Alors ce fut un beau désordre. Archie releva Mélanie. India se précipita à la cuisine pour chercher de l’eau. Pitty et Scarlett éventèrent la malheureuse et se mirent à lui tapoter les poignets… tandis que Hugh Elsing, tourné vers Rhett, ne cessait de hurler : « Hein, vous êtes content. Vous êtes content, maintenant ! »

« Allons, ça va faire le tour de la ville, déclara Rhett d’un air farouche. Vous êtes satisfait, Tom. Demain il n’y aura pas une femme d’Atlanta qui voudra adresser la parole à son mari.

— Rhett, je ne pouvais pas penser… » Bien que le vent glacé lui soufflât dans le dos, le capitaine était en nage. « Écoutez, mon vieux ! Vous me jurez qu’ils étaient chez… chez Belle ?

— Bon Dieu, mais oui je le jure, grommela Rhett. Allez demander vous-même à Belle si vous ne me croyez pas. Maintenant, laissez-moi porter Mme Wilkes dans sa chambre. Donnez-la-moi, Archie. Si, je peux la porter. Mademoiselle Pitty, passez devant avec une lampe. »

Rhett prit sans peine des bras d’Archie le corps inerte de Mélanie.

« Allez mettre M. Wilkes au lit, Archie. Après ce qui s’est passé ce soir je ne veux même plus le regarder. »

Pitty tremblait à tel point que la lampe dans sa main devenait une menace pour la maison, mais elle ne lâcha pas prise et se dirigea en trottinant vers la chambre obscure. Archie passa un bras autour de la taille d’Ashley et le souleva en bougonnant.

« Mais… il faut que j’arrête ces hommes. »

Rhett se retourna vers la porte.

« Alors, arrêtez-les demain matin. Ils ne peuvent pas se sauver dans l’état où ils sont… en tout cas je n’avais jamais entendu dire que c’était contraire à la loi de prendre une cuite dans un lieu de plaisirs. Bonté divine, Tom, il y a cinquante témoins pour déclarer qu’ils étaient chez Belle.

— Il y a toujours cinquante témoins pour déclarer qu’un Sudiste se trouvait là où il n’était pas, dit le capitaine d’un air chagrin. Venez avec moi, monsieur Elsing. Pour cette nuit, je laisse M. Wilkes en liberté puisque j’ai la parole de…

— Je suis la sœur de M. Wilkes, fit India d’un ton glacial, je me porte garant de sa comparution en justice. Maintenant, voudriez-vous vous retirer, je vous prie ? Vous avez causé assez de mal comme cela pour une nuit.

— J’en suis profondément désolé, murmura le capitaine avec gaucherie. J’espère seulement que ces messieurs pourront fournir la preuve de leur présence chez… heu… chez Mlle Watling. Vous direz à votre frère de se présenter demain matin à la prévôté pour y subir un interrogatoire. »

India s’inclina sans aucune grâce et, la main sur le bouton de la porte, elle laissa entendre au capitaine qu’il serait fort aimable de se retirer le plus vite possible. L’officier et le sergent s’en allèrent, emmenant Hugh Elsing, et India claqua la porte sur eux. Sans même regarder Scarlett, elle alla baisser les stores des fenêtres. Les genoux tremblants, Scarlett s’agrippa à la chaise qu’avait occupée Ashley. Baissant les yeux, elle aperçut sur le coussin attaché au dossier une tache foncée et humide, plus large que sa main. Étonnée, elle y passa les doigts et les retira aussitôt gluants et rouges.

« India, murmura-t-elle d’une voix étouffée par l’horreur, Ashley… est… blessé.

— Imbécile ! Pensiez-vous qu’il était vraiment ivre ? »

India tira le dernier store d’un coup sec et gagna la chambre à coucher, suivie de Scarlett, qui pouvait à peine respirer. De son grand corps, Rhett barrait le seuil de la pièce, mais Scarlett put voir néanmoins Ashley allongé, pâle et immobile sur son lit. Étrangement vive pour quelqu’un qui sortait d’un évanouissement, Mélanie coupait sa chemise inondée de sang avec des ciseaux à broder. Archie tenait la lampe au-dessus du lit et l’un de ses doigts noueux était posé sur le poignet d’Ashley.

Rhett se retourna vers la porte.

« Est-il mort ? s’écrièrent ensemble les deux jeunes femmes.

— Non, il est simplement évanoui. Il a reçu une balle dans l’épaule et a perdu beaucoup de sang, annonça Rhett.

— Pourquoi l’avez-vous amené ici, imbécile ? s’exclama India. Laissez-moi m’approcher de lui ! Laissez-moi passer. Pourquoi l’avez-vous amené ici pour qu’on l’arrête ?

— Il était trop faible pour voyager ! On ne pouvait pas le conduire ailleurs, mademoiselle Wilkes. De plus… aimeriez-vous le voir en exil comme Tony Fontaine ? Aimeriez-vous qu’une douzaine de vos amis vécussent au Texas sous des noms d’emprunt tout le reste de leur existence ? Il y a des chances pour que nous les tirions de ce guêpier si Belle…

— Laissez-moi passer !

— Non, mademoiselle Wilkes. Vous avez mieux à faire. Il faut que vous alliez chercher un docteur… pas le docteur Meade. Il est impliqué dans cette affaire et, à l’heure qu’il est, il doit être en train de s’expliquer avec les Yankees. Tâchez d’en trouver un autre. Avez-vous peur de sortir seule la nuit ?

— Non, fit India dont les yeux étincelaient. Je n’ai pas peur. »

Elle saisit la mante à capuchon de Mélanie, accrochée à une patère dans le couloir.

« Je vais aller chercher le vieux docteur Dean. » D’un ton plus calme, mais qui sentait l’effort, elle ajouta : « Je regrette de vous avoir traité d’espion et d’imbécile. Je n’avais pas compris. Je vous suis profondément reconnaissante de ce que vous avez fait pour Ashley… mais ça ne m’empêche pas de vous mépriser.

— J’apprécie la franchise… et je vous remercie de la vôtre. »

Rhett s’inclina et un sourire erra sur ses lèvres.

« Maintenant, pressez-vous et soyez prudente. Si vous voyez des soldats autour de la maison quand vous reviendrez, restez dehors. »

India lança un coup d’œil angoissé à Ashley et, s’emmitouflant dans sa cape, elle sortit par la porte de derrière et s’enfonça dans la nuit.

Scarlett sentit son cœur se remettre à battre en voyant Ashley ouvrir les yeux. Mélanie s’empara d’une serviette repliée qu’elle avait posée sur la table de toilette et l’appliqua contre l’épaule ruisselante de son mari. Ashley lui sourit pour la rassurer. Scarlett s’aperçut que Rhett la fixait de son regard pénétrant. Elle savait que ses sentiments étaient peints sur son visage, mais elle n’en avait cure. Ashley saignait, il se mourait peut-être, et c’était elle, elle qui l’aimait, qui avait creusé ce trou dans son épaule. Elle aurait voulu courir à son chevet, le serrer dans ses bras, mais ses genoux tremblaient tellement qu’elle ne put même pas entrer dans la chambre. La main collée à la bouche, elle regarda Mélanie tamponner la plaie à l’aide d’une nouvelle serviette et appuyer de toutes ses forces comme si elle avait eu le pouvoir de détourner les flots de sang. Mais la serviette rougissait comme par enchantement.

Comment un homme pouvait-il perdre tant de sang et continuer à vivre ? Mais Dieu soit loué, nul filet sanglant ne coulait de ses lèvres… Oh ! cette mousse rouge, annonciatrice de la mort, cette écume rouge qu’elle connaissait si bien depuis le jour terrible où après la bataille de la rivière du Pêcher elle avait vu, sur la pelouse de tante Pitty, les blessés mourir la bouche pleine de sang !

« Du cran, voyons, fit Rhett d’une voix dure où perçait une légère note d’ironie. Il ne va pas mourir. Allez tenir la lampe à Mme Wilkes. J’ai besoin d’Archie. J’ai plusieurs choses à lui faire faire. »

Archie regarda Rhett par-dessous l’abat-jour.

« J’ai pas d’ordres à r’cevoir de vous, dit-il en faisant passer sa chique de l’autre côté de sa bouche.

— Vous ferez ce qu’il vous dira, déclara Mélanie d’un ton sévère. Et vous tâcherez de vous presser. Suivez les instructions du capitaine Butler. Scarlett, prends-moi cette lampe. »

Scarlett s’avança et prit la lampe à deux mains pour ne pas la laisser tomber. Ashley avait refermé les yeux. Sa poitrine nue se soulevait lentement pour retomber ensuite sur un rythme précipité et le flot rouge continuait de sourdre entre les doigts menus de Mélanie dont les mains s’affolaient. Scarlett entendit confusément Archie traverser la pièce. Tous les deux pas, sa jambe de bois faisait un bruit mat contre le plancher. Puis elle reconnut la voix de Rhett, mais elle était si accaparée par le spectacle d’Ashley qu’elle distingua seulement quelques mots : « Prenez mon cheval… attaché dehors… à un train d’enfer. »

Archie posa un certain nombre de questions à mi-voix et Scarlett entendit Rhett lui expliquer : « La plantation du vieux Sullivan. Vous trouverez les cagoules à l’intérieur de la plus grande des cheminées. Brûlez-les.

— Heu… grommela Archie.

— Et il y a deux… hommes dans la cave. Ficelez-les comme vous pourrez sur le cheval et déposez-les au milieu du terrain vague derrière chez Belle… le terrain entre sa maison et la voie ferrée. Faites très attention. Si quelqu’un vous voit, vous serez perdu avec nous tous. Quand vous les aurez couchés là où il faut, vous mettrez un pistolet auprès d’eux… non, vous leur mettrez un pistolet dans la main, ça vaudra mieux. Tenez, voici les miens. »

Levant les yeux, Scarlett vit Rhett fouiller sous les basques de sa jaquette et sortir deux revolvers qu’Archie enfouit dans sa ceinture.

« Vous tirerez une balle avec chacun des revolvers. Il faut que ça ait l’air d’une sorte de duel. Vous m’avez compris ? »

Archie fit oui de la tête et, dans son œil unique, brilla malgré lui une lueur d’admiration.

Si Archie comprenait, Scarlett, elle, en était fort loin. La dernière demi-heure avait pris une telle allure de cauchemar qu’il lui semblait ne devoir plus jamais rien comprendre à l’avenir. Cependant Rhett paraissait parfaitement maître de cette situation ahurissante et c’était déjà quelque chose.

Archie s’apprêtait à partir quand il se retourna et interrogea Rhett du regard.

« C’est lui ?

— Oui. »

Archie poussa un grognement et cracha par terre.

Ce bref échange de mots réveilla toutes les terreurs de Scarlett. Elle eut l’impression qu’une bulle de plus en plus grosse dilatait sa poitrine. Quand cette bulle crèverait…

« Où est Frank ? » s’écria-t-elle.

Rhett s’approcha du lit de sa démarche souple et silencieuse comme celle d’un chat.

« Chaque chose en son temps, murmura-t-il avec un petit sourire. Tenez donc cette lampe, Scarlett. Vous ne voulez pas brûler M. Wilkes. Madame Melly… »

Mélanie releva la tête comme un bon petit soldat qui attend un ordre, et l’atmosphère était si tendue qu’elle ne remarqua même pas que, pour la première fois, Rhett lui donnait un nom réservé à ses parents et ses amis.

« Je vous demande pardon, je voulais dire : madame Wilkes.

— Oh ! capitaine Butler, ne me demandez pas pardon. Ça me ferait beaucoup d’honneur que vous m’appeliez “Melly” tout court. Comme vous êtes bon et comme vous avez été adroit ! Comment pourrai-je jamais vous remercier ?

— Merci, fit Rhett et, pendant un instant, il parut presque gêné. Je n’irai pas jusqu’à prendre une telle liberté. Mais voyez-vous, madame Melly », et il y avait quelque chose d’humble dans sa voix, « je suis navré d’avoir été contraint de dire que M. Wilkes se trouvait chez Belle Watling. Oui, je suis navré de l’avoir compromis, lui et les autres, en parlant d’une telle… mais quand je suis parti d’ici, le temps pressait et c’est le seul plan qui me soit venu à l’esprit. Je savais qu’on me croirait sur parole parce que j’ai tant d’amis parmi les officiers yankees. Ils me font l’honneur douteux de me considérer comme l’un des leurs parce qu’ils connaissent… dirai-je mon impopularité ?… auprès de mes concitoyens. Et vous comprenez, au début de la soirée, j’étais en train de jouer au poker chez Belle. Il y a des douzaines de soldats yankees pour le certifier. Quant à Belle et à ses filles, elles seront trop heureuses de mentir comme des arracheurs de dents et de dire que M. Wilkes et les autres ont passé la soirée au… au premier étage. Les Yankees le croiront. Les Yankees sont des gens bizarres. Ils ne pourront même pas se figurer que des femmes qui exercent ce… cette profession sont capables de patriotisme et d’une loyauté à toute épreuve. Il n’y a pas une seule dame respectable d’Atlanta que les Yankees croiraient sur parole si elle leur donnait des détails sur les hommes qu’ils soupçonnent d’avoir trempé dans l’affaire de ce soir, mais ils prendront pour argent comptant tout ce que leur diront des filles… des femmes plus légères. Je pense qu’avec la parole d’honneur d’un Scallawag et celle d’une douzaine de dames de mœurs légères nous avons des chances de tirer nos gaillards d’affaire. »

Rhett prononça ces derniers mots avec un sourire sardonique qui s’effaça aussitôt lorsque Mélanie leva vers lui un visage rayonnant de gratitude.

« Capitaine Butler, vous êtes si chic ! Vous auriez pu dire que nos amis étaient allés en enfer, ça m’aurait été bien égal, puisque c’était pour les sauver ! D’ailleurs, je sais, et tous ceux que la chose intéresse savent également que mon mari n’a jamais mis les pieds dans ce lieu redoutable.

— C’est-à-dire…, commença Rhett, gêné, votre mari est bel et bien allé chez Belle, ce soir. »

Mélanie se rembrunit.

« Vous ne me ferez jamais croire pareil mensonge !

— Je vous en prie, madame Melly ! Laissez-moi vous expliquer ! En arrivant chez le vieux Sullivan, j’ai trouvé M. Wilkes blessé. Il y avait avec lui Hugh Elsing, le docteur Meade et le vieux Merriwether…

— Quoi, le vieux monsieur Merriwether ! s’exclama Scarlett, incrédule.

— Les hommes ne sont jamais trop vieux pour faire des bêtises. Il y avait aussi votre oncle Henry…

— Oh ! Seigneur, pitié ! bredouilla tante Pitty.

— Les autres s’étaient dispersés après l’échauffourée avec les soldats, mais ceux qui étaient restés ensemble avaient repris le chemin de chez Sullivan pour cacher leurs cagoules et voir dans quel état était M. Wilkes. Sans sa blessure, ils seraient tous en route pour le Texas à l’heure qu’il est, mais il ne pouvait pas supporter un long voyage à cheval et personne n’a voulu l’abandonner. Il était indispensable de leur fournir un alibi, aussi les ai-je conduits chez Belle Watling par des chemins détournés.

— Oh !… je saisis. Je vous demande pardon de ma grossièreté, capitaine Butler. Je comprends que c’était nécessaire de les amener là… mais, dites-moi, capitaine Butler, des gens ont bien dû vous voir entrer.

— Non, personne ne nous a vus. Nous sommes passés par une porte dérobée qui donne sur la voie ferrée. Il fait toujours sombre de ce côté-là, et la porte est fermée à clef.

— Alors, comment… ?

— J’ai la clef », déclara Rhett en regardant Mélanie sans sourciller.

Cette révélation et tout ce qu’elle impliquait causa une telle gêne à Mélanie qu’elle se mit à tripoter la serviette et finit par découvrir entièrement la blessure.

« Ce n’était pas par curiosité, dit-elle rougissante en se hâtant de remettre la serviette en place.

— Je suis désolé d’en être réduit à raconter ces choses à une dame… »

« C’est donc vrai ! pensa Scarlett, qui éprouva un bizarre petit pincement au cœur. Alors, il vit bien avec cette horrible Watling ! C’est lui qui est le propriétaire de cette maison ! »

« J’ai vu Belle et je lui ai expliqué l’affaire. Nous lui avons fourni une liste des suspects et elle et ses filles certifieront que tous ces hommes ont passé la soirée en leur compagnie. Enfin, pour donner plus d’éclat à notre sortie, elle a appelé les deux types qu’elle a engagés pour maintenir l’ordre dans son établissement. Un beau petit pugilat a commencé, on nous a fait descendre l’escalier en vitesse et traverser la salle de café et on nous a jetés à la rue comme une vulgaire bande d’ivrognes qui troublaient le calme de l’endroit par leurs disputes.

« Le docteur Meade n’avait pas l’air d’un pochard très convaincu, poursuivit Rhett en souriant. Il en coûtait trop à sa dignité de se trouver dans un tel lieu. Par contre, votre oncle Henry et le vieux Merriwether ont été parfaits. Le théâtre a perdu deux grands acteurs le jour où ils ont décidé de ne pas monter sur les planches. Ils avaient l’air de s’amuser comme des fous. Je crains que votre oncle Henry n’ait un œil au beurre noir dû au zèle trop ardent avec lequel M. Merriwether a joué son rôle. Il… »

La porte du couloir s’ouvrit et India entra, suivie du vieux docteur Dean, sa longue chevelure blanche en désordre, sa trousse de cuir tout usée faisant une bosse sous sa cape. Il salua d’un petit signe de tête et, sans une parole, souleva le pansement du blessé.

« Trop haut pour le poumon, annonça-t-il. Si la clavicule n’est pas atteinte, ça ne sera pas grave. Apportez-moi toutes les serviettes que vous pourrez, mesdames, et du coton si vous en avez. Apportez-moi aussi du cognac. »

Rhett débarrassa Scarlett de la lampe qu’il posa sur la table, tandis que Mélanie et India s’empressaient d’obéir aux instructions du médecin.

« Vous n’êtes d’aucune utilité ici. Venez au salon auprès du feu. »

Il prit Scarlett par le bras et l’emmena hors de la chambre. Sa voix et ses gestes étaient empreints d’une douceur inhabituelle chez lui.

« Vous avez eu une mauvaise journée, aujourd’hui, n’est-ce pas ? »

Scarlett se laissa conduire et, bien qu’elle se trouvât face à la cheminée, elle se mit à frissonner. Ce soupçon, cette bulle qui l’oppressait devenaient de plus en plus grands. Ce n’était même plus un soupçon, c’était presque une certitude, et une terrible certitude. Elle fixa le visage impassible de Rhett et, pendant un instant, elle n’eut pas la force de parler, puis :

« Est-ce que Frank était chez… chez Belle Watling ?

— Non, répondit Rhett sans ménagements. Archie est en train de le porter dans le terrain vague près de chez Belle. Il est mort. Il a reçu une balle en pleine tête. »