En ce matin de mai 1862, tandis que le train roulait vers le Nord, Scarlett se disait qu’Atlanta ne pouvait pas être une ville aussi ennuyeuse que l’avaient été Charleston et Savannah. C’est pourquoi, malgré son aversion pour Mlle Pittypat et pour Mélanie, elle éprouvait une certaine curiosité envers cette ville qu'elle n'avait pas revue depuis l'hiver avant la déclaration de guerre.
Atlanta l’avait toujours intéressée plus qu’aucune autre ville, car, lorsqu’elle était enfant, Gérald lui avait dit qu’elle et Atlanta avaient exactement le même âge. En grandissant, elle s’était aperçue que Gérald avait un peu triché avec la vérité comme il avait coutume de le faire pour donner plus de sel à ses histoires. Cependant Atlanta n’avait que neuf ans de plus qu’elle et cela ne lui en conférait pas moins une surprenante jeunesse par rapport aux autres villes dont elle avait entendu parler. Savannah et Charleston étaient d’âge respectable. L’une en était à son second siècle d’existence, l’autre allait entrer dans son troisième. Scarlett les avait toujours considérées comme de vieilles grand-mères jouant tranquillement de l’éventail au soleil. Mais Atlanta appartenait à sa génération. Elle avait tout le sans-gêne de la jeunesse, elle était aussi forte tête et aussi impulsive qu’elle-même.
L’histoire que Gérald lui avait racontée était basée sur le fait qu’elle et Atlanta avaient été baptisées la même année. Durant les neuf années qui avaient précédé la naissance de Scarlett, la ville avait d’abord été appelée Terminus, puis Marthasville et n’était devenue Atlanta que l’année où Scarlett avait vu le jour.
Lorsque Gérald était allé s’installer en Géorgie du Nord, Atlanta n’existait pas. À l’endroit où devait s’élever la ville, il n’y avait même pas un semblant de village et le désert s’étendait à perte de vue. Mais l’année suivante, en 1843, l’État avait autorisé la construction d’une voie ferrée nord-ouest à travers le territoire cédé depuis peu par les Cherokees. On savait d’une manière précise que la voie ferrée s’en irait vers le Tennessee et les régions de l’Ouest, mais son point de départ demeura incertain jusqu’à ce que, un an plus tard, un ingénieur enfonçât un poteau dans l’argile pour marquer l’extrémité de la ligne. Atlanta, née Terminus, avait commencé sa carrière.
En ce temps-là, il n’y avait point de chemin de fer en Géorgie du Nord et même fort peu ailleurs. Mais, avant que Gérald épousât Ellen, le minuscule hameau, à vingt-cinq milles au nord de Tara, se transforma peu à peu en village et la voie remonta lentement vers le nord. Ensuite s’ouvrit réellement l’ère des chemins de fer. Une deuxième ligne, partie de l’antique cité Augusta, s’allongea vers l’ouest et traversa l’État pour rejoindre la nouvelle ligne du Tennessee. De la vieille ville de Savannah, on lança un troisième tronçon d’abord jusqu’à Macon, en plein cœur de la Géorgie, puis jusqu’à Atlanta, en passant par le pays de Gérald, pour donner au port de Savannah une voie de pénétration vers l’ouest. Enfin, de la jeune Atlanta devenue nœud de communications, on construisit une quatrième ligne qui, piquant au Sud, atteignit Montgomery et Mobile. Née d’une ligne de chemins de fer, Atlanta grandit à mesure que se développèrent ses voies ferrées. Les quatre lignes achevées, Atlanta fut reliée à l’Ouest, au Sud, à la côte, et, par Augusta, au Nord et à l’Est, et le petit village s’ouvrit à la vie.
Scarlett avait dix-sept ans et il n’avait guère fallu plus de temps à Atlanta pour, d’un simple pieu fiché en terre, devenir une cité prospère de dix mille habitants et attirer sur elle toute l’attention de l’État. Les villes plus anciennes et plus tranquilles la considéraient avec l’étonnement d’une poule qui a couvé un canard. Pourquoi donc était-elle si différente des autres villes de Géorgie ? Pourquoi avait-elle poussé si vite ? En somme, elle n’avait rien pour elle, à part ses voies ferrées et une poignée de citoyens qui savaient jouer des coudes.
Les gens qui avaient fondé la ville et l’avaient successivement appelée Terminus, Marthasville, puis Atlanta, savaient fort bien jouer des coudes. Gens énergiques, infatigables, venus des parties plus anciennes de la Géorgie et d’États beaucoup plus éloignés, ils avaient été attirés par cette ville qui grandissait autour de ses embranchements. Ils s’y rendirent avec enthousiasme. Ils construisirent des magasins près de la gare, là où se croisaient aussi cinq routes boueuses et rouges. Ils élevèrent leurs belles demeures en bordure des rues Whitehall et Washington, puis tout le long de cette haute levée de terre sur laquelle d’innombrables générations d’Indiens chaussés de mocassins avaient fini par tracer un chemin appelé la Piste du Pêcher. Ils étaient fiers de leur ville, fiers de sa croissance, fiers d’avoir contribué à son développement. Les vieilles villes pouvaient bien traiter Atlanta comme bon leur semblait. Atlanta s’en moquait.
Scarlett avait toujours aimé Atlanta pour les raisons mêmes qui avaient poussé Savannah, Augusta et Macon à la condamner. Comme elle, la ville était un mélange de ce qu’il y avait de vieux et de neuf en Géorgie, mélange dans lequel le vieux en conflit avec le neuf, volontaire et vigoureux, était souvent relégué à la seconde place. D’ailleurs, pour Scarlett, il y avait quelque chose de passionnant dans une ville qui était née, ou tout au moins avait été baptisée l’année même de son propre baptême.
La tempête avait fait rage et il avait plu à torrent toute la nuit, mais, lorsque Scarlett arriva à Atlanta un chaud soleil brillait et se mettait en devoir de sécher les rues tortueuses, transformées en fleuves de boue rougeâtre. Sur le terre-plein, autour de la gare, le sol avait si bien été labouré et bouleversé par le flux et le reflux incessant du trafic qu’il ressemblait à une énorme bauge. De-ci, de-là, des véhicules étaient embourbés jusqu’au moyeu des roues. Une ligne ininterrompue de fourragères et de voitures d’ambulance amenait des marchandises aux trains, en ramenait des blessés, creusait de nouvelles ornières, s’enlisait, repartait. Les conducteurs juraient, les mules pataugeaient, la boue giclait de tous côtés.
Ravissante dans ses vêtements de deuil, le visage pâle sous son voile de crêpe, Scarlett posa le pied sur la dernière marche du wagon. Peu soucieuse de salir ses mules et le bas de sa jupe, elle hésita et chercha des yeux Mlle Pittypat dans l’inextricable fouillis de fourragères, de buggies et de voitures. Il n’y avait nulle trace de cette personne rose et joufflue et Scarlett, dont l’inquiétude grandissait, allait reprendre ses investigations quand un vieux nègre, à favoris grisonnants, traversa le bourbier et, plein de dignité, se dirigea vers elle, le chapeau à la main.
« C’est ma’ame Sca’lett, n’est-ce pas ? Je suis Pete’, le cocher de mam’zelle Pitty. Ne descendez pas dans cette boue, ordonna-t-il d’une voix sévère tandis que Scarlett retroussait déjà sa jupe. Vous valez pas mieux que mam’zelle Pitty, elle est comme un enfant pou’ se mouiller les pieds. Laissez-moi vous po’ter. »
Il prit Scarlett dans ses bras avec aisance, malgré sa fragilité apparente et son âge, puis, apercevant Prissy qui se tenait sur la plate-forme du wagon avec le bébé, il s’arrêta : « C’est-y la bonne de vot’ enfant ? Ma’ame Sca’lett, elle est t’op jeune pou’ s’occuper du fils de missié Cha’les. Mais nous ve’ons ça plus ta’. Vous, la petite, suivez-moi et n’allez pas lâcher ce bébé. »
Scarlett se laissa faire et accepta humblement les critiques que l’oncle Peter, le brave cocher nègre, avait formulées d’un ton péremptoire sur elle et sur Prissy. Le petit groupe se mit en route dans la boue. Prissy fermait la marche et ne cessait de bougonner. Avant d’atteindre la voiture, Scarlett eut le temps de se rappeler ce que Charles lui avait dit de l’oncle Peter.
« Il a fait toute la campagne du Mexique avec père. Il l’a soigné quand il a été blessé… bref, il lui a sauvé la vie. L’oncle Peter nous a pratiquement élevés, Mélanie et moi, car nous étions très jeunes quand mon père et ma mère sont morts. Vers cette époque-là, tante Pitty s’est brouillée avec son frère, l’oncle Henry, et elle est venue habiter avec nous. C’est l’être le plus incapable qui soit. C’est une grande enfant très gentille et l’oncle Peter ne la considère pas autrement. Si sa vie était en jeu, elle serait hors d’état de prendre la moindre décision, aussi est-ce l’oncle Peter qui prend toutes les décisions à sa place. C’est lui qui a déclaré qu’il fallait me donner plus d’argent de poche quand j’ai eu quinze ans et qui a insisté pour que j’aille faire ma licence à Harvard alors que l’oncle Henry voulait que je continue mes études à l’université. C’est lui qui a décidé que Melly était assez âgée pour relever ses cheveux et aller dans le monde. Il dit à tante Pitty quand il fait trop froid ou trop humide pour rendre des visites et quand elle doit porter un châle… C’est le noir le plus intelligent que j’aie jamais vu et aussi le plus dévoué. Le seul ennui, c’est qu’il nous gouverne tous les trois, corps et âmes, et qu’il le sait. »
Peter monta sur le siège, prit le fouet, et les paroles de Charles furent confirmées.
« Mam’zelle Pitty est dans tous ses états pa’ce qu’elle est pas venue au-devant de vous. Elle a peu’ que vous la comp’eniez pas, mais moi je lui ai dit qu’elle et ma’ame Melly, elles se’aient couve’tes de boue et qu’elles abîme’aient leu’ nouvelles ’obes, et que moi je vous explique’ais. Ma’ame Sca’lett, vous fe’iez mieux de p’end’e ce petit. Cette petite nég’illonne elle va le laisser tomber. »
Scarlett regarda Prissy et soupira. Prissy n’était pas la bonne d’enfants rêvée. Sa récente promotion lui avait tourné la tête. Elle avait quitté trop vite ses jupes courtes et ses papillotes pour la longue robe de calicot et le turban blanc empesé. Elle n’aurait jamais atteint si tôt cette situation si les exigences de la guerre et celles de l’intendance n’avaient empêché Ellen de se séparer de Mama et de Dilcey et même de Rosa ou de Teena. Prissy ne s’était jamais éloignée des Douze Chênes ni de Tara de plus d’un mille, auparavant, et le voyage en chemin de fer, joint à son élévation au rang de nurse, en était presque trop pour sa petite cervelle enfermée dans son crâne noir. Les vingt milles du trajet de Jonesboro à Atlanta l’avaient énervée au point que Scarlett avait dû s’occuper tout le temps du bébé. La vue d’un si grand nombre de gens et de bâtiments acheva de griser Prissy. Elle n’arrêta pas de regarder à droite et à gauche, de montrer du doigt les objets qui la frappaient, de se trémousser et de secouer si bien le bébé qu’il se mit à crier lamentablement.
Scarlett aurait bien voulu que la vieille Mama le berçât entre ses gros bras. Mama n’avait qu’à toucher un enfant pour qu’il se calmât aussitôt. Mais Mama était à Tara et Scarlett était désarmée. Il était inutile qu’elle enlevât le petit bébé à Prissy. Il criait aussi fort quand c’était elle qui le tenait. D’ailleurs il se serait cramponné aux rubans de son chapeau et sans aucun doute aurait chiffonné sa robe. Aussi Scarlett feignit-elle de n’avoir pas entendu la suggestion de l’oncle Peter.
« Un jour, je saurai peut-être comment m’y prendre avec les enfants, se dit-elle rageusement, tandis que la voiture cahotait et s’arrachait à grand-peine au bourbier. En tout cas, je ne saurai jamais les amuser. » Puis, comme Wade devenait écarlate à force de hurler, elle ajouta à haute voix et cette fois en colère : « Donne-lui cette sucette en sucre qui est dans ta poche, Prissy. Tout pourvu qu’il se taise. Je sais bien qu’il a faim, mais je ne puis rien pour lui maintenant. »
Prissy sortit la sucette que lui avait remise Mama le matin même et le nourrisson s’arrêta de hurler. Son calme recouvré, distraite par un spectacle nouveau, Scarlett se dérida un peu. Lorsque l’oncle Peter eut réussi à sortir la voiture des ornières et à s’engager dans la rue du Pêcher, elle sentit grandir en elle un intérêt qu’elle n’avait pas connu depuis des mois. Comme la ville s’était développée ! Un an à peine s’était écoulé depuis qu’elle y était venue pour la dernière fois, et il lui parut impossible que la petite Atlanta qu’elle se rappelait ait pu changer à ce point.
Pendant cette année-là, Scarlett avait été si absorbée par ses propres chagrins, si exaspérée par tout ce qui se rapportait à la guerre, qu’elle ignorait que, depuis le début des hostilités, Atlanta s’était transformée. Ces mêmes voies ferrées qui en temps de paix avaient fait de la ville un centre commercial, présentaient maintenant une importance stratégique de premier plan. Éloignée du théâtre des opérations, la ville et ses lignes servaient de trait d’union entre les deux armées de la Confédération, l’armée de Virginie et l’armée de Tennessee et de l’Ouest. Pour les mêmes raisons, Atlanta était en outre le point de contact entre les deux armées et le reste du Sud d’où elles tiraient leurs approvisionnements. Afin de faire face aux besoins de la guerre, Atlanta était devenue un centre manufacturier, une base d’hôpitaux et l’un des principaux entrepôts du Sud pour les vivres et le matériel destinés aux armées en campagne.
Scarlett chercha des yeux la petite ville dont elle se souvenait si bien. Elle n’existait plus. La ville qui s’offrait maintenant à sa vue donnait l’impression d’un enfant qui, en l’espace d’une nuit, se serait mué en une sorte de géant débordant de vitalité.
Atlanta bourdonnait comme une ruche. Jalouse du rôle qu’elle jouait auprès de la Confédération, elle travaillait nuit et jour à transformer une région agricole en une région industrielle. Avant la guerre, on ne rencontrait pas beaucoup de filatures de coton ou de laine, d’arsenaux ou d’ateliers de constructions mécaniques au sud du Maryland et tous les Sudistes en étaient fiers. Le Sud donnait naissance à des hommes d’État et à des soldats, à des planteurs et à des docteurs, à des avocats et à des poètes, mais certainement ni à des ingénieurs ni à des mécaniciens. Bon pour les Yankees d’embrasser d’aussi basses professions. Mais maintenant les ports du Sud étaient bloqués par les canonniers yankees. La quantité de produits venus d’Europe malgré le blocus était infime et le Sud essayait par tous les moyens de fabriquer lui-même son matériel de guerre. Le Nord avait à sa disposition les ressources et les soldats du monde entier. Des milliers d’Irlandais et d’Allemands grossissaient les rangs de l’armée de l’Union, attirés par les primes offertes par le Nord. Le Sud ne pouvait compter que sur lui-même.
À Atlanta, les ateliers de constructions mécaniques livraient au ralenti les machines nécessaires à la fabrication du matériel de guerre, et pour cause. Dans le Sud il y avait fort peu de machines sur lesquelles on pût prendre modèle et il fallait faire presque tous les rouages et tous les engrenages en s’inspirant de plans expédiés par l’Angleterre au mépris du blocus. Maintenant on voyait nombre de visages étrangers dans les rues d’Atlanta et les citoyens qui, un an auparavant, eussent dressé l’oreille en reconnaissant un accent de l’Ouest, ne prêtaient plus la moindre attention aux diverses langues parlées par les Européens, qui, forçant le blocus, étaient venus construire des machines à fabriquer des munitions pour les Confédérés. Des hommes habiles, ces Européens ! Et sans eux la Confédération aurait eu bien du mal à faire des revolvers, des fusils, des canons et de la poudre.
On aurait presque pu entendre battre le cœur de la cité au travail pour alimenter en armes les deux fronts de bataille. À toute heure du jour et de la nuit, les trains traversaient la ville en grondant. Les usines nouvellement construites déversaient des torrents de suie sur les maisons blanches. La nuit, les fourneaux continuaient de rougir et les marteaux de résonner bien après que les citadins étaient allés se coucher. Là où un an auparavant s’étendaient des terrains vagues s’élevaient maintenant des manufactures de harnais, de selles et de chaussures, des arsenaux d’où sortaient des fusils et des canons, des laminoirs et des fonderies qui produisaient des rails et des fourgons pour remplacer ceux que détruisaient les Yankees, enfin toutes sortes d’industries pour la fabrication des éperons, des mors, des boucles, des tentes, des revolvers et des sabres. Les fonderies commençaient déjà à se ressentir du manque de fer, car le blocus n’en laissait guère passer et les mines de l’Alabama travaillaient au ralenti tandis que les mineurs étaient au front. À Atlanta, on ne trouvait plus ni clôtures de fer, ni serres, ni grilles, ni même de statues sur les pelouses, car tout cela n’avait pas tardé à prendre le chemin des creusets.
Dans la rue du Pêcher et dans les rues adjacentes, les services de l’armée avaient établi leurs quartiers généraux. Les bureaux grouillaient d’hommes en uniformes appartenant à l’intendance, au corps de signalisation, au service des postes, à celui des transports par voies ferrées, à la prévôté. Aux abords de la ville, on avait établi les dépôts de remonte où chevaux et mulets étaient parqués dans de vastes enclos. Enfin, il y avait des hôpitaux. D’après ce que l’oncle Peter lui en dit, Scarlett eut l’impression qu’Atlanta devait être une ville de blessés. On n’y comptait plus les hôpitaux généraux, les hôpitaux de contagieux, les hôpitaux de convalescents, et chaque jour les trains déversaient de nouveaux malades et de nouveaux blessés.
La petite cité n’existait plus et la ville qui prenait rapidement de l’extension était animée d’une énergie et d’une ardeur jamais en défaut. Scarlett, fraîchement arrachée à la vie calme et nonchalante des champs, faillit perdre le souffle à la vue d’une telle effervescence, mais elle n’en fut pas moins charmée. Il régnait dans la ville une atmosphère fiévreuse qui lui fit l’effet d’un véritable coup de fouet.
La voiture avançait avec peine le long de la rue bourbeuse et Scarlett eut le temps de s’intéresser aux constructions et aux visages nouveaux pour elle. Les trottoirs étaient encombrés d’hommes en uniformes portant les insignes de tous les grades et de tous les corps. La rue étroite était remplie de véhicules les plus divers, de voitures, de buggies, d’ambulances, de fourgons militaires dont les conducteurs malhabiles injuriaient les mulets qui piétinaient dans les ornières. Des estafettes vêtues de gris portaient au galop des ordres et des dépêches d’un quartier général à l’autre et faisaient voler la boue sous les sabots de leurs chevaux. Des convalescents généralement encadrés de deux dames charitables se promenaient, appuyés sur des béquilles. Des champs de manœuvre où l’on transformait les recrues en soldats montaient des appels de clairon, des roulements de tambour, des commandements lancés à pleins poumons. Et, la gorge serrée, Scarlett vit pour la première fois l’uniforme yankee quand l’oncle Peter eut montré du bout de son fouet un détachement de soldats en tenue bleu marine qu’une escouade de Confédérés, baïonnette au canon, emmenait à la gare prendre le train pour le camp de prisonniers.
« Oh ! pensa Scarlett qui, pour la première fois, depuis le jour du pique-nique, éprouvait une joie véritable, je vais me plaire ici. C’est si vivant, si passionnant. »
Atlanta était encore plus vivante qu’elle ne le croyait, car de nouveaux bars s’y étaient ouverts par douzaines. À la suite de l’armée, les prostituées avaient envahi la ville et les mauvais lieux regorgeaient de jeunesse, à la grande consternation des bien-pensants. Tous les hôtels, toutes les pensions de famille et les maisons particulières étaient bondés de personnes venues à Atlanta pour être auprès de leurs parents blessés soignés dans les hôpitaux. Chaque semaine, il y avait des réunions, des bals, des ventes de charité, d’innombrables mariages de soldats. Les mariés en permission arboraient d’étincelants uniformes gris et or, les mariées d’élégantes toilettes importées malgré le blocus. Les couples passaient sous une voûte d’épées, on buvait du champagne, on se disait adieu en sanglotant. La nuit, les rues plantées d’arbres sombres résonnaient du pas des danseurs, on entendait jouer du piano dans les salons où les voix de soprano se mêlaient à celles des militaires pour chanter des airs charmants et mélancoliques comme Les Clairons sonnent la Trêve et Votre lettre est venue, mais elle est venue trop tard, plaintives ballades qui faisaient pleurer de beaux yeux pourtant peu habitués aux larmes.
La voiture descendait la rue gluante de boue et Scarlett n’arrêtait pas de poser des questions à Peter qui, fier d’étaler son savoir, répondait en pointant son fouet à droite et à gauche.
« Ça, c’est l’a’senal. Oui, ma’ame, c’est là qu’y a des canons. Non, ma’am, c’est pas des magasins, c’est des bu’eaux de blocus. Quoi, ma’ame Sca’lett, vous savez pas ce que c’est ? C’est des bu’eaux où il y a des ét’angers qui nous achètent le coton confédé’é et l’expédient de Cha’ston et de Wilmin’ton et nous ’amènent de la poud’e. Non, ma’ame, je sais pas d’où ils so'tent. Mlle Pitty elle dit qu’ils sont des I'landais, mais pe’sonne il comp’end un mot de ce qui disent. Oui, ma’ame, ça fume fo’t et la suie elle abîme les ’ideaux de soie de Mlle Pitty. Ça vient des fond’ies et des laminoi’s. Et ce b’uit qu’ils font la nuit. Pe’sonne il peut do’mir. Non, ma’ame, moi je peux pas m’a’êter pou’ que vous ’ega’diez, j’ai p’omis à Mlle Pitty de vous ’amener tout d’oit à la maison… Saluez, ma’ame Sca’lett. C’est ma’ame Mé’iwether et ma’ame Elsing qui vous disent bonjou’. »
Scarlett se souvint vaguement que deux dames répondant à ces noms étaient venues d’Atlanta à Tara pour assister à son mariage et elle se souvint en même temps que c’étaient les deux meilleures amies de Mlle Pittypat. Elle se tourna vivement vers l’endroit que désignait l’oncle Peter et s’inclina. Les deux dames étaient assises dans une voiture arrêtée devant un magasin de tissu. Les bras chargés de pièces de cotonnades, le propriétaire et deux employés se tenaient sur le trottoir. Mme Merriwether était une femme grande et forte si bien sanglée dans son corset que son buste saillait comme la proue d’un navire. Sa chevelure gris fer était complétée par une fausse frange ondulée qui s’enorgueillissait de sa couleur brune et se souciait fort peu de ne pas être en harmonie avec le reste de la coiffure. Elle avait un visage rond, haut en couleur, qui exprimait à la fois la bonhomie, la finesse et l’habitude de commander. Mme Elsing était plus jeune. C’était une femme menue et frêle. Jadis, elle avait été une beauté et il lui restait encore un certain éclat joint à un air impérieux et distingué.
Avec Mme Whiting, ces deux dames faisaient la pluie et le beau temps à Atlanta. Elles régentaient les trois paroisses auxquelles elles appartenaient, le clergé, les enfants de chœur et les paroissiens. Elles organisaient les ventes de charité, présidaient des comités de couture, servaient de chaperons dans les bals ou les pique-niques, savaient qui était un beau parti et qui ne l’était pas, qui s’enivrait en secret, qui allait avoir un enfant et à quelle date aurait lieu l’événement. Elles faisaient autorité en matière de généalogie, savaient à quoi s’en tenir sur tout ce qui portait un nom en Géorgie, en Caroline du Sud et en Virginie sans s’embarrasser des autres États, car, pour elles, toute personne respectable ne pouvait venir d’ailleurs que de ces trois-là. Elles savaient ce qui était convenable et ce qui ne l’était pas et ne manquaient jamais de faire connaître leur opinion. Mme Merriwether clamait la sienne de toutes ses forces. Mme Elsing exprimait ce qu’elle pensait d’un ton mourant des plus élégants, quant à Mme Whiting, elle prenait un air désespéré et parlait tout bas pour montrer combien elle avait horreur d’aborder de tels sujets. Ces trois dames se détestaient et se méfiaient aussi cordialement l’une de l’autre que les premiers Triumvirs de Rome, et leur étroite alliance procédait sans doute de la même raison.
« J’ai dit à Pitty que je voulais vous avoir à mon hôpital, lança Mme Merriwether avec un sourire. N’allez pas faire de promesses à Mme Meade ou à Mme Whiting.
— Non, non », répondit Scarlett, qui n’avait pas la moindre idée de ce que voulait dire Mme Merriwether, mais qui fut tout émue de voir qu’on l’accueillait si bien et qu’on la recherchait. « J’espère vous revoir bientôt. »
La voiture poursuivit son chemin et s’arrêta pour laisser passer deux dames qui tenaient dans leurs bras des paniers remplis de pansements. Au même moment le regard de Scarlett fut attiré par une femme qui marchait sur le trottoir. Elle portait une robe de couleurs vives, trop vives pour la rue, et un long châle dont les franges lui descendaient jusqu’aux talons. Grande et belle, elle avait un visage hardi et une masse de cheveux roux, trop rouges pour être naturels. C’était la première fois que Scarlett voyait une femme qui avait, à coup sûr, « fait quelque chose à ses cheveux » et, fascinée, elle la dévora des yeux.
« Oncle Peter, qui est-ce ? murmura-t-elle.
— Moi je sais pas.
— Si, vous le savez, j’en suis persuadée. Qui est-ce ?
— Elle s’appelle Belle Watling », dit l’oncle Peter, qui se mit à faire la moue.
Scarlett remarqua aussitôt qu’il n’avait point fait précéder le nom de la personne en question de « mademoiselle » ou de « madame ».
« Qui est-ce ?
— Ma’ame Scarlett, répondit Peter d’un air sombre tout en donnant un léger coup de fouet au cheval surpris, mam’zelle Pitty elle aime’a pas que vous posiez des questions qui sont pas vot’ affai’. Y a maintenant dans cette ville des tas de ’ien du tout qui valent pas la peine qu’on pa'le d’eux. »
« Grands dieux, pensa Scarlett contrainte de garder ses réflexions pour elle, ça doit être une femme de mauvaise vie. »
Elle n’avait jamais vu de femme de mauvaise vie auparavant, et, tournant la tête, elle suivit celle-là des yeux jusqu’à ce qu’elle se fût perdue dans la foule.
Maintenant les magasins et les bâtiments édifiés pour les besoins de la guerre s’espaçaient et étaient séparés par des terrains vagues. Enfin, l’attelage quitta le quartier des affaires et, poursuivant sa course, s’engagea dans la partie la plus élégante de la rue du Pêcher. Là s’élevaient un certain nombre de maisons particulières que Scarlett retrouva comme de vieilles amies. Elle reconnut la demeure digne et imposante des Leyden, celle des Bonnel avec ses petites colonnes blanches et ses volets verts, la maison en briques rouges de la famille McLure. La voiture avait ralenti, car, des vérandas, des jardins et des trottoirs, des dames appelaient Scarlett. Elle en connaissait vaguement quelques-unes, mais la plupart lui étaient totalement étrangères. Pittypat avait à coup sûr annoncé son arrivée à tous les échos. Il fallut mainte et mainte fois tenir le petit Wade à bout de bras afin que les dames pussent s’extasier sur lui. Toutes demandèrent à Scarlett de se joindre à elles pour coudre et tricoter, d’entrer dans leurs comités d’hôpitaux et Scarlett fit à droite et à gauche de téméraires promesses.
Comme la voiture passait devant une maison verte construite tout de guingois, une petite négresse postée sur le perron s’exclama « la voilà ! » Et le docteur Meade, sa femme et leur petit garçon de treize ans, Phil, sortirent en poussant des cris joyeux. Scarlett se souvint qu’eux aussi avaient assisté à son mariage. Mme Meade monta sur une borne et allongea le cou pour voir le bébé, mais le docteur, faisant fi de la boue, s’avança en pataugeant jusqu’à la voiture. C’était un homme grand et maigre, avec une barbiche grise en pointe. Ses vêtements flottaient sur son corps décharné comme si une bourrasque les y avait accrochés. On le considérait à Atlanta comme la source de toute force et de toute sagesse, aussi ne fallait-il pas s’étonner qu’il partageât dans une certaine mesure la conviction de ses concitoyens. Pourtant, malgré sa manie de rendre des oracles et ses allures légèrement solennelles, c’était l’homme le plus serviable de la ville.
Après avoir serré la main de Scarlett et avoir pincé le ventre de Wade, le docteur annonça que tante Pittypat avait juré que Scarlett n’entrerait dans aucun autre hôpital ni dans aucun autre comité que ceux de Mme Meade.
« Oh ! Mon Dieu ! Mais je me suis déjà engagée auprès d’un millier de dames ! fit Scarlett.
— Il y a du Mme Merriwether là-dessous, je parie ! s’écria Mme Meade, indignée. Que la peste soit de cette femme. Je suis sûre qu’elle va à l’arrivée de chaque train.
— Je me suis engagée auprès d’elle parce que je n’avais aucune idée de ce dont il s’agissait, avoua Scarlett. À propos, qu’est-ce que c’est que ces comités d’hôpitaux ? »
Le docteur et sa femme parurent tous deux un peu choqués de son ignorance.
« Naturellement, vous étiez enterrée à la campagne, et vous ne pouviez pas savoir, déclara Mme Meade en s’excusant pour elle. Nous avons des comités d’infirmières pour différents hôpitaux. Nous soignons les hommes, nous aidons les médecins, nous faisons des bandes et des vêtements et, lorsque les blessés vont assez bien pour quitter l’hôpital, nous les prenons chez nous en convalescence jusqu’à ce qu’ils soient en état de retourner aux armées. Et puis nous nous occupons des femmes et des familles de ceux qui sont gravement atteints… ou pire que gravement atteints. Le docteur Meade travaille à l’hôpital de l’Institut où fonctionne mon comité et tout le monde dit qu’il fait merveille et…
— Allons, allons, madame Meade, dit le docteur d’un ton affectueux. Ne chantez donc pas mes louanges devant les gens. Je ne rends pas tellement de services, puisque vous n’avez pas voulu que je m’engage.
— Par exemple ! s’exclama Mme Meade. Moi ? C’est la ville qui n’a pas voulu, vous le savez bien. Tenez, Scarlett, quand on a entendu dire qu’il voulait partir pour la Virginie comme chirurgien militaire, toutes les dames ont signé une pétition pour qu’il reste ici. C’est évident, la ville ne pourrait pas se passer de vous.
— Allons, allons, madame Meade, dit le docteur, qui, manifestement, n’était point insensible à cet éloge. Un garçon au front, ça suffit peut-être pour le moment.
— Et moi aussi, j’irai l’année prochaine, s’écria le petit Phil en sautant sur place. Je partirai comme tambour. Je m’exerce maintenant. Voulez-vous m’entendre ? Je vais chercher mon tambour.
— Non, pas maintenant, fit Mme Meade en attirant son fils contre elle, tandis que son visage se crispait brusquement. Tu ne partiras pas l’année prochaine, mon chéri. L’année d'après peut-être.
— Mais la guerre sera finie ! protesta Phil en échappant à l’étreinte de sa mère. Et puis, vous me l’avez promis ! »
Par-dessus sa tête, les deux parents échangèrent un regard que surprit Scarlett. Darcy Meade était en Virginie, et son père et sa mère s’attachaient davantage au petit garçon qui leur restait.
L’oncle Peter se racla la gorge.
« Mam’zelle Pitty, elle était sens dessus dessous quand je suis pa’ti et si je ’ent’e pas tout de suite elle va s’évanoui’.
— Au revoir. J’irai vous voir cet après-midi, lança Mme Meade. Et dites bien à Pitty que, si vous n’entrez pas dans mon comité, ça ira encore plus mal pour elle. »
La voiture repartit et descendit l’avenue boueuse. Scarlett se renversa sur les coussins et sourit. Elle se sentait mieux qu’elle ne s’était sentie depuis des mois. Avec ses foules, son agitation, son atmosphère grisante, Atlanta était bien plus agréable, bien plus gaie, bien plus sympathique que la plantation solitaire des environs de Charleston, où le cri des alligators troublait le calme de la nuit ; bien mieux que Savannah, avec ses rues larges bordées d’aréquiers et sa rivière limoneuse. Oui, pour le moment, Atlanta était même préférable à Tara, quelle que fût la place que Tara tenait dans le cœur de Scarlett.
Il y avait quelque chose de captivant dans cette ville aux rues étroites, encerclée par des collines rougeâtres, quelque chose de primitif et de rude qui correspondait chez Scarlett à un fond sauvage qu’Ellen et Mama avaient seulement recouvert d’un beau vernis. Scarlett se rendit compte soudain qu’elle était faite pour vivre là et non pas dans ces vieilles cités tranquilles, paisiblement allongées au bord de leurs eaux jaunâtres.
Maintenant les maisons étaient de plus en plus espacées. Et, se penchant au-dehors, Scarlett aperçut les murs de briques rouges et le toit d’ardoises de la demeure de Mlle Pittypat. C’était presque la dernière maison au nord de la ville. Au-delà, la rue du Pêcher se rétrécissait et serpentait sous de grands arbres avant d’aller se perdre au cœur d’un bois touffu et silencieux. La clôture, bien régulière, venait d’être repeinte en blanc et, en face de la maison, le petit jardin dont elle délimitait le pourtour était tout semé des dernières jonquilles de la saison. Sur le perron se tenaient deux femmes en noir. Derrière elles, les mains à plat sur son tablier, une grosse femme à peau jaune souriait de toutes ses dents. Fort émue, la corpulente Mlle Pittypat se trémoussait sur ses petits pieds et pressait d’une main sa vaste poitrine afin de comprimer les battements de son cœur. Scarlett vit Mélanie à ses côtés et se dit que son plaisir allait être gâché par cette petite femme en robe de deuil qui avait bien tiré ses boucles rebelles pour avoir l’air plus dame et qui l’accueillait par un sourire radieux sur son visage en cœur.
Lorsqu’un Sudiste prenait la peine de faire sa malle et d’accomplir un trajet de vingt milles pour aller rendre une visite, celle-ci ne durait guère moins d’un mois et même en général se prolongeait bien au-delà. Les Sudistes aimaient aussi passionnément à être reçus qu’à recevoir, et il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que des gens venus passer la Noël chez des parents demeurassent chez eux jusqu’en juillet. Souvent, lorsque de jeunes mariés accomplissaient la tournée habituelle de visites de noces, ils s’attardaient sous quelque toit accueillant et y restaient jusqu’à la naissance de leur second enfant. Fréquemment, de vieux oncles et de vieilles tantes venus dîner le dimanche chez leurs neveux ne s’en allaient que bien des années plus tard pour être conduits au cimetière. La question des visites ne posait aucun problème, car les maisons étaient spacieuses, les domestiques nombreux et le fait d’avoir à nourrir plusieurs bouches supplémentaires n’entrait pas en ligne de compte sur cette terre d’abondance. Peu importait l’âge ou le sexe. Tout le monde faisait des visites. Jeunes mariés dans leur lune de miel, jeunes mères qui venaient présenter leurs derniers-nés, convalescents, personnes qui se trouvaient trop seules, jeunes filles que leurs parents désiraient soustraire aux dangers d’une union mal assortie, jeunes filles qui avaient coiffé la Sainte-Catherine et qui, espérait-on, finiraient par découvrir un beau parti sous l’égide de parents établis en d’autres lieux. Les visiteurs apportaient du piment et de la variété dans la vie ralentie du Sud et ils étaient toujours les bienvenus.
Ainsi Scarlett était partie pour Atlanta sans savoir combien de temps elle y resterait. Si son séjour menaçait d’être aussi lugubre qu’à Savannah et à Charleston, elle rentrerait chez elle au bout d’un mois. S’il se révélait agréable, elle le prolongerait indéfiniment. Cependant, à peine fut-elle arrivée que tante Pitty et Mélanie se mirent en campagne pour l’inciter à s’établir d’une manière permanente auprès d’elles. Elles lui fournirent tous les arguments possibles et imaginables. Elles tenaient à elle pour elle-même parce qu’elles l’aimaient. Elles vivaient seules et avaient souvent peur la nuit dans leur grande maison, et Scarlett était si brave qu’elle leur donnait du courage. Elle avait tant de charme qu’elle les consolait de leurs chagrins. Maintenant que Charles était mort, sa place et celle de son fils étaient avec les siens. D’ailleurs, d’après les dispositions testamentaires de Charles, la moitié de la maison lui appartenait. Enfin, la Confédération avait besoin de toutes les bonnes volontés pour coudre, tricoter, rouler des bandes et soigner des blessés.
L’oncle de Charles, Henry Hamilton, un célibataire qui habitait à l’hôtel d’Atlanta, près de la gare, aborda lui aussi ce chapitre avec Scarlett. L’oncle Henry était un vieux monsieur trapu et bedonnant, au visage rose, aux longs cheveux argentés. Fort irascible, il ne pouvait pas supporter les femmes craintives et sujettes aux vapeurs. C’était pour cette dernière raison qu’il adressait à peine la parole à sa sœur, Mlle Pittypat. Dès l’enfance ils avaient été aux antipodes l’un de l’autre et le fossé s’était élargi entre eux quand Henry avait commencé à reprocher à sa sœur la façon dont elle avait élevé Charles… « faisant une sacrée poule mouillée du fils d’un soldat ! » Plusieurs années auparavant, il avait gravement offensé Mlle Pitty et la malheureuse ne parlait plus de lui qu’en étouffant de tels soupirs et en faisant de telles réticences qu’un étranger aurait pu se figurer que l’honnête avocat était pour le moins un assassin. Cela s’était passé un jour où Pitty avait voulu prélever cinq cents dollars sur ses biens, dont Henry avait la charge, pour les placer dans une mine d’or qui n’existait pas. Il avait refusé de se prêter à l’opération et avait déclaré avec chaleur que sa sœur n’avait pas plus de cervelle qu’un hanneton et qu’il avait des fourmis dans les jambes quand il passait plus de cinq minutes en sa compagnie. Depuis ce jour, Pitty ne le voyait plus qu’une fois par mois lorsque Peter la conduisait à son bureau retirer l’argent nécessaire à l’entretien de sa maison. À la suite de ces courtes visites, Pitty passait toujours le reste de la journée au lit à pleurer et à respirer des sels. Mélanie et Charles, qui étaient en excellents termes avec leur oncle, lui avaient offert de la délivrer de ce supplice, mais Pitty, pinçant ses lèvres poupines, avait toujours énergiquement refusé. Henry était sa croix et elle avait le devoir de le supporter. Charles et Mélanie en étaient arrivés à conclure qu’elle prenait un vif plaisir à ces émotions renouvelées, les seules de sa monotone existence.
L’oncle Henry éprouva tout de suite de la sympathie pour Scarlett parce que, dit-il, en dépit de ses simagrées stupides, il pouvait voir qu’elle avait quelques grains de bon sens. Il était chargé de gérer non seulement la fortune de Pitty et de Mélanie, mais encore celle que Charles avait laissée à Scarlett. Scarlett eut la surprise de constater qu’elle était désormais une jeune femme fort à l’aise, car, outre la moitié de la maison de tante Pitty, Charles lui avait légué des fermes et des immeubles en ville. Et les magasins et les entrepôts en bordure de la voie ferrée qui faisaient partie de son héritage avaient triplé de valeur depuis le début de la guerre. Ce fut lorsque l’oncle Henry fit avec elle l’inventaire de ses biens qu’il se mit à lui parler de son établissement à Atlanta.
« À sa majorité, Wade Hampton sera riche, déclara-t-il. Au train où se développe Atlanta, ses propriétés vaudront dix fois plus dans vingt ans et il est juste que le garçon soit élevé là où se trouvent ses biens afin d’apprendre à les gérer… oui, à les gérer, et à gérer aussi ceux de Pitty et de Mélanie. D’ici peu il ne restera plus que lui pour porter le nom de Hamilton, car, moi, je ne serai pas éternel. »
Quant à Peter, il ne mettait pas en doute que Scarlett était venue s’établir à Atlanta. Il ne pouvait concevoir que le fils unique de Charles fût élevé là où il lui serait impossible de surveiller son éducation. Devant tous ces arguments, Scarlett sourit, mais ne dit rien. Elle ne voulait prendre aucun engagement avant de savoir si elle aimerait Atlanta et la vie en commun avec sa belle-sœur. Elle savait aussi qu’il lui faudrait obtenir l’approbation de Gérald et Ellen. De plus, maintenant qu’elle était loin de Tara, la plantation, les champs rouges, les vertes pousses de coton et les silences si doux des crépuscules lui manquaient terriblement. Pour la première fois, elle commençait à se rendre compte de ce qu’avait voulu dire Gérald en lui déclarant qu’il avait l’amour de la terre dans le sang.
Scarlett, déployant toutes ses grâces, évita donc de répondre d’une manière précise aux questions qu’on lui posa sur la durée de son séjour et s’adapta très facilement à la vie de la maison de briques rouges qui s’élevait à l’extrémité de la rue du Pêcher, si calme en cet endroit.
La vie en commun avec les parents de Charles lui permit de mieux comprendre le garçon qui avait fait d’elle une épouse, une veuve et une mère en un si bref espace de temps. Il lui fut facile de découvrir pourquoi il avait été si timide, si peu rompu aux roueries du monde, si idéaliste. En admettant que Charles eût hérité un tant soit peu des qualités de son père, soldat austère, intrépide et emporté, son enfance passée dans une atmosphère de gynécée avait dû se charger de les étouffer. Il s’était dévoué corps et âme à la puérile Pitty et, plus que ne le font les frères, à sa sœur Mélanie, les deux femmes les plus exquises et les moins armées pour l’existence qu’il eût été possible de rencontrer.
Soixante ans auparavant, tante Pittypat avait reçu à son baptême le nom de Sarah Jane Hamilton, mais, depuis le jour lointain où son père qui l’adorait l’avait gratifiée de ce surnom à cause de ses petits pieds toujours en mouvement, personne ne l’avait appelée autrement. Par la suite, les changements qui s’étaient opérés en elle avaient rendu ce surnom comique. De l’enfant remuant qu’elle avait été, il ne restait plus désormais que deux pieds minuscules, sans aucun rapport avec son poids et une propension à rire et à babiller à tout propos. Elle était forte, avec des joues roses et des cheveux argentés. Elle serrait si bien son corset qu’elle était toujours un peu essoufflée et ses petits pieds, emprisonnés dans des chaussures trop étroites, étaient incapables de la porter au-delà des quelques maisons voisines. À la moindre émotion, elle avait des palpitations et, pleine de sollicitude pour son cœur, elle s’évanouissait pour un oui ou pour un non. Tout le monde savait que ses faiblesses n’étaient en général que simples ruses de femme, mais on l’aimait assez pour s’empêcher de le dire. Tout le monde l’adorait, la gâtait comme une enfant et refusait de la prendre au sérieux… tout le monde excepté son frère Henry.
Elle préférait encore les commérages aux plaisirs de la table et, pendant des heures s’abandonnant à un babillage inoffensif, elle s’entretenait des affaires d’autrui. Elle n’avait ni la mémoire des noms, ni celle des dates ou des lieux et il lui arrivait souvent de confondre les acteurs d’un drame d’Atlanta avec ceux d’un autre, ce qui d’ailleurs ne trompait personne, car personne n’était assez fou pour prendre ses paroles au sérieux. Personne ne lui disait jamais rien de choquant ni de scandaleux, car il fallait respecter son état de vieille fille en dépit même de ses soixante ans, et ses amis conspiraient gentiment pour la préserver du mal et la choyer comme un enfant.
Par bien des côtés, Mélanie ressemblait à sa tante. Elle en avait la timidité, les rougeurs soudaines, mais elle était douée de bon sens… « D’un certain genre, je l’admets », se disait Scarlett à contrecœur. Comme tante Pitty, Mélanie avait le visage d’un enfant candide qui n’avait jamais rencontré que la simplicité et la bienveillance, la franchise et l’amour, d’un enfant qui ignorait le mal et ne le reconnaîtrait pas s’il se trouvait en sa présence. Parce qu’elle avait toujours été heureuse, elle voulait que tout le monde fût heureux autour d’elle, ou tout au moins content de soi. Il n’y avait point de servante, si bornée fût-elle, en qui elle ne trouvait un trait de loyauté ou de bonté, point de jeune fille si laide et si désagréable en qui elle ne découvrait un élément de charme ou de noblesse de caractère, point d’homme si dénué de valeur ou si insipide en qui elle ne voyait ce qu’il pourrait être plutôt que ce qu’il était.
À cause de ces qualités issues spontanément de son cœur généreux, tout le monde l’entourait. Qui peut résister, en effet, à l’attrait de celui ou de celle qui découvre chez autrui d’admirables qualités dont personne n’a même osé rêver pour soi ? Elle avait plus d’amies qu’aucune autre fille de la ville et plus d’amis aussi, bien qu’elle eût fort peu de soupirants, car elle manquait de cet esprit calculateur et de cet égoïsme si utiles pour prendre les hommes au piège. Ces deux femmes que Charles aimait par-dessus tout ne lui avaient nullement trempé le caractère, ne lui avaient rien appris de la vie et le toit sous lequel il avait atteint l’âge d’homme était un nid douillet, une demeure si tranquille, si vieillotte et si douce par rapport à Tara ! Pour Scarlett, cette maison avait grand besoin d’être imprégnée des odeurs masculines, du cognac, du tabac et de l’huile de Macassar. Elle eût aimé y entendre proférer quelque juron d’une voix rauque, y trouver des fusils, des selles, des guides et des chiens. Et puis, à Tara, dès qu’Ellen avait le dos tourné, tout le monde se querellait. Mama prenait Pork à partie, Rosa se chamaillait avec Teena, Suellen et elle se disaient des choses désagréables, Gérald grondait et menaçait, et le bruit de ces voix rageuses lui manquait. Il ne fallait pas s’étonner que Charles fût devenu une poule mouillée dans cette demeure où l’on ignorait l’agitation, où chacun se rangeait gentiment à l’opinion des autres, où en fin de compte le despote noir, aux cheveux grisonnants, tirait toutes les ficelles du fond de sa cuisine. Scarlett, qui avait espéré avoir davantage la bride sur le cou en échappant au contrôle de Mama, découvrit avec douleur que Peter avait des idées encore plus strictes que Mama sur la manière dont devait se comporter une dame en général et la veuve de « missié Cha’les » en particulier.
Sous ce toit, Scarlett recouvra son équilibre sans presque s’en apercevoir. Elle n’avait que dix-sept ans. Elle jouissait d’une santé magnifique, débordait d’énergie, et les parents de Charles s’efforçaient de la rendre heureuse. S’ils n’y parvenaient pas tout à fait, ce n’était pas leur faute, car personne ne pouvait arracher du cœur de Scarlett la douleur qui l’étreignait chaque fois qu’on prononçait le nom d’Ashley ! Et Mélanie le prononçait si souvent ! Pourtant Mélanie et Pitty passaient leur temps à chercher un moyen d’adoucir le chagrin dont elles la croyaient rongée. Pour la distraire, elles reléguaient leur propre chagrin au second plan. Elles se donnaient beaucoup de mal pour lui composer des menus, l’obliger à dormir l’après-midi et à faire des promenades en voiture. Non seulement, elles déliraient d’admiration pour elle, pour son entrain, sa taille, ses pieds menus, ses petites mains, sa peau blanche, mais elles le lui disaient fort souvent et ponctuaient leurs appellations affectueuses de caresses et de baisers.
Scarlett se souciait peu des caresses, mais elle ne restait pas insensible aux compliments. Personne à Tara ne lui avait jamais dit d’aussi jolies choses. En fait, Mama n’avait cessé de lutter contre sa suffisance. Le petit Wade n’était plus une gêne, car toute la famille, les noirs et les blancs, ainsi que les voisins, l’idolâtraient et chacun se disputait le plaisir de le prendre sur ses genoux. Mélanie surtout en raffolait. Même au beau milieu des pires accès de rage du bébé, elle disait qu’il était adorable et ajoutait : « Oh ! Mon petit trésor ! Je voudrais tant que tu sois à moi ! »
Parfois Scarlett avait bien du mal à masquer ses sentiments. Elle considérait toujours tante Pitty comme la plus sotte des vieilles dames et son inconsistance, ses vapeurs l’irritaient au plus haut point. Elle éprouvait envers Mélanie une aversion jalouse qui grandissait chaque jour et elle était obligée de s’en aller brusquement quand Mélanie, rayonnante d’amour et de fierté, se mettait à parler d’Ashley ou à lire ses lettres à haute voix. Cependant, étant donné les circonstances, la vie était aussi agréable que possible. Atlanta était plus intéressante que Savannah, Charleston ou Tara, et la guerre offrait des passe-temps si imprévus que Scarlett n’avait guère le loisir de réfléchir ou de se laisser aller aux idées noires. Mais, après avoir soufflé sa bougie et s’être enfoui la tête dans l’oreiller, il lui arrivait de soupirer et de songer : « Si seulement Ashley n’était pas marié ! Si seulement je n’étais pas infirmière dans ce maudit hôpital ! Si seulement je pouvais avoir quelques soupirants ! »
Dès le début, Scarlett avait pris en horreur son métier d’infirmière, mais elle n’avait pas la possibilité de se soustraire à ce devoir, car elle faisait partie à la fois du comité de Mme Meade et de celui de Mme Merriwether. Cela se traduisait par quatre matinées passées dans un hôpital étouffant et empesté, avec une serviette sur la tête pour retenir ses cheveux et un tablier épais qui la recouvrait du cou jusqu’aux pieds. Vieilles ou jeunes, toutes les femmes mariées d’Atlanta étaient infirmières et remplissaient leur rôle avec un zèle qui semblait à Scarlett voisin du fanatisme. Ces femmes ne doutaient pas un instant que Scarlett était animée de la même ardeur patriotique et elles eussent été indignées d’apprendre combien peu elle se souciait de la guerre. En dehors de la pensée obsédante qu’Ashley risquait d’être tué, la guerre ne l’intéressait pas du tout et, si elle soignait les malades, c’était uniquement parce qu’elle ne savait pas comment s’y prendre pour ne plus aller à l’hôpital.
Le métier d’infirmière n’avait à coup sûr rien de romantique. On n’entendait que gémir et délirer, on côtoyait la mort, on ne respirait que de mauvaises odeurs. Les hôpitaux étaient remplis d’hommes sales, mal rasés, couverts de vermine, qui sentaient terriblement fort et dont le corps portait des blessures assez hideuses pour chavirer le cœur d’un chrétien. L’atmosphère des hôpitaux était empuantie par l’odeur de la gangrène qui assaillait Scarlett bien avant qu’elle eût atteint les portes des salles, odeur douceâtre, nauséabonde, qui imprégnait ses mains et ses cheveux et la poursuivait dans ses rêves. Des nuées de mouches et de moustiques tournoyaient en bourdonnant au-dessus des lits tandis que les malades, au supplice, juraient et poussaient de faibles sanglots. Tout en grattant ses piqûres de moustiques, Scarlett agitait des éventails en feuilles de palmier jusqu’à en avoir mal à l’épaule et à souhaiter la mort de tous ces hommes.
Par contre, Mélanie ne paraissait pas tenir compte des odeurs, des blessures ni de la vue des corps nus. Et Scarlett trouvait cela étrange pour une personne qui avait toujours été la plus craintive et la plus pudique des femmes. De temps en temps, en passant des cuvettes ou des instruments au docteur Meade, qui tranchait à même les chairs putréfiées, Mélanie devenait très pâle. Et une fois, à la suite de ces opérations, Scarlett la surprit dans la lingerie en train de vomir tranquillement dans une serviette. Mais, tant que les blessés pouvaient la voir, elle conservait sa gentillesse et sa gaieté, aussi les hommes l’appelaient-ils un ange de bonté. Scarlett eût aimé qu'on lui décernât également ce titre, mais il lui aurait fallu toucher des hommes grouillant de poux, promener les doigts sur la gorge de malades évanouis pour voir s’ils n’avaient pas avalé leur chique, panser des moignons et chercher des vers dans les chairs pourries. Non, elle n’aimait pas le métier d’infirmière !
Peut-être l’eût-elle trouvé supportable si on lui avait permis d’exercer ses charmes sur les convalescents dont un grand nombre étaient jolis garçons et de bonne famille, mais son état de veuve l’empêchait de tenir ce rôle. Les jeunes demoiselles de la ville qu’on n’autorisait pas à prodiguer leurs soins de peur qu’elles ne vissent des spectacles inconvenants pour des yeux de vierges avaient pour mission de s’occuper des convalescents. N’étant ni mariées ni veuves, elles avaient toute latitude et faisaient des ravages parmi leurs protégés. Scarlett remarqua, non sans mélancolie, que même les moins séduisantes d’entre elles n’avaient aucune difficulté à trouver un fiancé.
En dehors des mourants et des hommes grièvement blessés, Scarlett ne fréquentait que des femmes et cela lui était fort pénible, car non seulement elle se méfiait des représentantes de son sexe, mais encore elle s’ennuyait à périr en leur compagnie. Cependant, trois après-midi par semaine, il lui fallait se rendre aux cercles de couture et aux comités des amis de Mélanie. Les jeunes filles qui, toutes, avaient connu Charles, étaient très aimables et très prévenantes avec elle, surtout Fanny Elsing et Maybelle Merriwether, les filles des douairières de la ville. Mais elles la traitaient avec déférence en vieille femme dont l’existence eût été finie, et comme elles ne cessaient de parler de réunions dansantes et de leurs soupirants, Scarlett finit par être jalouse de leurs plaisirs que lui interdisait son veuvage. Voyons, elle était trois fois plus séduisante que Fanny et que Maybelle ! Oh ! Que la vie était donc injuste ! Comment les gens pouvaient-ils donc croire que son mari avait emporté son cœur avec lui dans la tombe alors que ce n’était pas vrai ? Son cœur était en Virginie, avec Ashley !
Pourtant, en dépit de ces inconvénients, Atlanta lui plaisait beaucoup et, à mesure que les semaines s’écoulaient, son séjour se prolongeait.