XXVII

À midi, vers la mi-novembre, ils étaient tous réunis autour de la table et achevaient de manger le dessert que Mama avait préparé en mélangeant des airelles séchées avec de la farine de maïs et du sorgho pour en adoucir le goût. Un souffle froid passait dans l’air, le premier de l’année, et Pork, debout derrière la chaise de Scarlett, se frotta les mains de plaisir et demanda : « Il va pas bientôt êt’ temps de tuer le cochon, ma’ame Sca’lett ?

— Tu en as déjà l’eau à la bouche, hein ? fit Scarlett avec un sourire. Eh bien ! j’avoue que ça me dit quelque chose à moi aussi. Si le temps se maintient encore quelques jours, nous… »

Mélanie l’interrompit, la cuiller à mi-chemin entre ses lèvres et son assiette.

« Écoute, ma chérie ! Voilà quelqu’un qui vient !

— C’est quelqu’un qui nous appelle », renchérit Pork très mal à l’aise.

L’atmosphère très pure permettait d’entendre distinctement le bruit sourd d’un cheval qui martelait le sol à coups précipités comme les battements d’un cœur effrayé et une voix de femme qui hurlait : « Scarlett ! Scarlett ! »

Tous se regardèrent avant de repousser leur chaise et de se dresser d’un bond. Malgré son timbre altéré par l’angoisse, tous avaient reconnu la voix de Sally Fontaine qui, une heure plus tôt, s’était arrêtée à Tara pour faire un brin de causette avant de se rendre à Jonesboro. Tandis qu’ils se précipitaient en désordre vers la porte d’entrée, ils virent la jeune femme remonter l'allée comme une trombe sur un cheval couvert d’écume. Ses cheveux flottaient derrière elle, sa capote ne tenait plus que par les brides. Elle ne retint pas les rênes mais fonça comme une folle sur le petit groupe, le bras tendu en arrière dans la direction d’où elle venait.

« Les Yankees arrivent ! Je les ai vus ! Ils sont au bas de la route ! Les Yankees… »

Elle tira sauvagement sur la bouche du cheval juste à temps pour l’empêcher de gravir les marches du perron. Il tourna court, franchit une plate-bande en trois bonds et Sally l’enleva par-dessus une haie comme si elle avait été à la chasse. On entendit la bête traverser pesamment la cour, puis descendre le chemin étroit qui séparait les cases et couper aussitôt à travers champs pour rejoindre Mimosas.

Pendant un moment, ils restèrent tous paralysés, puis Suellen et Carreen se mirent à sangloter et à se serrer l’une contre l’autre. Tremblant, incapable de parler, le petit Wade ne bougeait pas. Ce qu’il redoutait depuis la nuit où il avait quitté Atlanta allait se produire. Les Yankees arrivaient pour le prendre.

« Les Yankees ? fit Gérald d’un ton incertain. Mais les Yankees sont déjà venus ici ? »

« Sainte Vierge ! » s’exclama Scarlett qui venait de croiser le regard effrayé de Mélanie. Pendant un court instant elle revécut les horreurs de sa dernière nuit à Atlanta, elle revit les maisons en ruine dont la campagne était parsemée, elle se rappela toutes sortes d’histoires de viols, de tortures et de meurtres. Elle évoqua l’image du soldat yankee se tenant dans le vestibule, la boîte à ouvrage d’Ellen à la main. « J’en mourrai, se dit-elle. J’en mourrai. Moi qui pensais que nous en avions fini avec tout cela. J’en mourrai, je n’aurai pas la force de supporter une nouvelle épreuve de ce genre. »

Alors ses yeux se posèrent sur le cheval sellé qui attendait que Pork s’en allât faire une course chez les Tarleton. Son cheval ! Son unique cheval ! Les Yankees allaient le prendre ainsi que la vache et son veau. Et la truie et ses petits… oh ! combien d’heures pénibles n’avait-il pas fallu pour capturer la truie et sa leste nichée ! Et ils prendraient aussi le coq, les poules pondeuses et les canards que les Fontaine avaient donnés à ceux de Tara. Et les pommes et les ignames dans la resserre. Et la farine et le riz et les pois secs. Et l’argent du Yankee. Ils allaient faire main basse sur tout et laisser la famine derrière eux.

« Ils ne les auront pas ! » s’écria-t-elle, et tous la regardèrent, stupéfaits, et craignirent un moment que son cerveau n’eût pas résisté à ce nouveau choc. « Je ne veux plus mourir de faim. Ils ne les auront pas !

— Qu’y a-t-il, Scarlett ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Le cheval ! La vache ! Les cochons ! Ils ne les auront pas ! Je ne veux pas qu’ils les prennent ! »

Elle se tourna vivement vers les quatre nègres serrés les uns contre les autres dans l’entrée et dont les visages noirs étaient devenus couleur de cendres.

« Les marais, fit-elle.

— Quels marais ?

— Les marais au bord de la rivière, imbéciles ! Emmenez les cochons dans les marais. Allez-y tous, et vite. Pork, toi et Prissy vous vous glisserez dans l’enclos et vous en ferez sortir les cochons. Suellen, toi et Carreen vous mettrez tout ce que vous pourrez dans des paniers à provisions et vous irez vous cacher dans les bois. Mama, va remettre l’argenterie dans le puits. Et toi, Pork, écoute donc, ne reste pas figé comme ça. Emmène papa avec toi. Ne me demande pas pourquoi ! N’importe où. Allez avec Pork, papa. Oui, vous êtes un bon petit papa ! »

Au milieu de son affolement, elle trouvait le moyen de penser à ce que risquait d’être la vue des uniformes bleus pour l’esprit chancelant de Gérald. Elle s’arrêta et se tordit les mains, et les sanglots angoissés du petit Wade qui se cramponnait aux jupes de Mélanie vinrent ajouter à sa panique.

« Que dois-je faire, Scarlett ? » Au milieu des gémissements, des sanglots et des galopades éperdues, Mélanie conservait son calme. Bien qu’elle fût blanche comme un linge et que tout son corps tremblât, la tranquillité même de sa voix apaisa Scarlett et lui montra que tous attendaient d’elle des ordres et la prenaient pour guide.

« La vache et le veau, répondit-elle aussitôt. Ils sont dans l’ancien pré. Prends le cheval et emmène-les dans les marais et… »

Avant qu’elle eût achevé sa phrase, Mélanie se débarrassa de Wade et descendit le perron. Puis elle se mit à courir vers le cheval en retroussant sa robe. À peine Scarlett eut-elle le temps d’apercevoir une paire de jambes grêles, un flot de jupes et de jupons que Mélanie était déjà à califourchon sur la selle dont les étriers étaient placés beaucoup trop bas pour elle. Elle secoua les rênes et battit de ses talons le flanc de l’animal, puis brusquement elle l’arrêta, le visage convulsé par l’épouvante.

« Mon enfant ! s’écria-t-elle. Oh ! mon petit bébé. Les Yankees vont le tuer. Donne-le-moi ! »

La main sur le pommeau de la selle, elle se disposait à se laisser glisser par terre quand Scarlett lança à pleins poumons ; « Va-t’en ! Va-t’en ! Emmène la vache ! Moi je m’occupe du bébé. Va-t’en, je te dis ! Tu te figures que je vais leur permettre de toucher à l’enfant d’Ashley ! Va-t’en. »

Melly jeta un regard désespéré derrière elle, mais elle n’en laboura pas moins sa monture de coups de pied, et, dans une volée de graviers, elle dévala l’allée qui conduisait au pré.

« Je ne me serais jamais attendue à voir Melly Hamilton monter en homme », se dit Scarlett, qui aussitôt s’engouffra dans la maison. Wade courait sur ses talons en sanglotant et s’efforçait d’attraper un pan de sa jupe. Tout en grimpant l’escalier quatre à quatre, elle vit Suellen et Carreen qui, un panier à provisions sous chaque bras, se précipitaient vers la resserre. Elle aperçut également Pork qui tirait Gérald par le bras sans trop de ménagements et cherchait à l’entraîner. Gérald ne cessait de maugréer et résistait comme un enfant. De la cour elle entendit s’élever la voix stridente de Mama : « Allons, P’issy, faufile-toi dans cet enclos et déloge-moi ces cochons ! Tu sais t’ès bien que je suis t’op gosse pou’ me glisser ent’ ces lattes. Dilcey, viens ici me fai’ ma’cher cette maudite gamine de ’ien du tout… »

« Et moi qui étais si fière d’avoir enfermé les cochons là-dedans afin que personne ne pût les voler, se dit Scarlett en se précipitant dans sa chambre. Mais enfin, pourquoi ne leur ai-je pas fait construire un enclos dans les marais ? »

Elle ouvrit brutalement le premier tiroir de sa commode et fouilla à même son linge jusqu’à ce qu’elle eût trouvé le portefeuille du Yankee. Dans sa boîte à ouvrage où elle les avait cachés elle prit le solitaire et les boucles d’oreilles qu’elle fit entrer dans le portefeuille. Mais où cacher celui-ci ? Dans le matelas ? Dans la cheminée ? Fallait-il le jeter dans le puits ? L’enfouir dans son corsage ? Non, surtout pas là. Le portefeuille risquait de faire une bosse et si les Yankees s’en apercevaient, ils n’hésiteraient pas à la déshabiller pour la fouiller.

« Et j’en mourrais ! » se dit-elle farouchement.

En bas, c’était un concert infernal de galopades et de gémissements. Scarlett aurait bien voulu avoir Mélanie auprès d’elle, Melly avec sa voix tranquille, Melly qui s’était montrée si brave le jour ou elle avait tué le Yankee. Melly en valait trois des autres. Melly… mais qu’est-ce que Melly avait donc dit ? Ah ! oui, le bébé !

Le portefeuille serré contre elle, Scarlett traversa le couloir en courant et entra dans la chambre où le petit Beau sommeillait dans son berceau improvisé. Elle le souleva sans douceur et le prit dans ses bras, tandis que, réveillé en sursaut, il brandissait ses petits poings et inondait son bavoir.

Elle entendit Suellen crier : « Viens, Carreen ! Viens ! Nous en avons assez pris comme ça ! Oh ! viens, ma petite, presse-toi ! » De la cour montèrent des glapissements et des grognements farouches accompagnés de protestations indignées ; alors Scarlett courut à la fenêtre et vit Mama traverser lourdement un champ de coton, un jeune pourceau gigotant sous chaque bras. Derrière elle venait Pork, qui portait également deux cochons et poussait Gérald devant lui. Gérald avait bien du mal à franchir les sillons et battait l’air de sa canne.

Penchée dans le vide, Scarlett cria de toutes ses forces : « Emmène la truie, Dilcey. Oblige Prissy à la faire sortir. Tu n’auras qu’à la chasser dans les champs. »

Dilcey leva vers Scarlett un visage fatigué. Dans son tablier s’entassait une pile d’argenterie. Elle désigna l’enclos.

« La t’uie elle a mo’du P’issy et elle veut plus la laisser so’ti’. »

« Bravo pour la truie ! » pensa Scarlett et elle retourna à la commode où elle tira de leur cachette les bracelets, la broche, la miniature et la timbale qu’elle avait trouvés sur le Yankee. Mais où diable cacher tout cela ? Elle ne pouvait tout de même pas tenir Beau d’une main et le portefeuille et les colifichets de l’autre. Elle s’apprêta à poser le bébé sur le lit, mais, sentant qu’on le lâchait, Beau poussa un vagissement et Scarlett eut une idée merveilleuse. Quelle meilleure cachette pouvait-il y avoir que le lange d’un bébé ? Elle retourna aussitôt le petit sur le ventre, remonta sa robe et enfonça le portefeuille dans son lange. Ce traitement valut à Scarlett une recrudescence de cris, mais elle n’en tint pas compte et resserra la couche triangulaire entre les jambes de Beau qui se débattait.

« Maintenant, se dit-elle en poussant un profond soupir, allons vers les marais ! »

Prenant sous son bras le bébé hurlant, serrant contre elle les bijoux de sa main libre, elle traversa le couloir du premier. Soudain, elle s’arrêta en pleine course, la peur lui glaça les jambes. Comme la maison était silencieuse ! Comme elle était terriblement calme ! Ils étaient donc tous partis ? Ils l’avaient donc tous abandonnée ! Par les temps qui couraient, n’importe quoi pouvait arriver à une femme seule et avec les Yankees…

Un léger bruit la fit sursauter. Elle se retourna et vit, pelotonné contre la rampe de l’escalier, son fils qu’elle avait oublié. Les yeux dilatés par la peur, il essaya de parler, mais seule sa gorge convulsée remua silencieusement.

« Lève-toi, Wade Hampton, lui enjoignit Scarlett. Lève-toi et marche. Maman ne peut pas te porter en ce moment. »

L’enfant s’élança vers Scarlett comme un animal épouvanté et empoignant sa large jupe y enfouit son visage. À travers les plis de l’étoffe, Scarlett sentit ses petites mains chercher ses jambes. Elle se mit en devoir de descendre l’escalier. Chacun de ses pas était alourdi par Wade qui se cramponnait à elle : « Lâche-moi, Wade ! lui dit-elle d’un ton féroce. Lâche-moi et marche ! » mais l’enfant ne faisait que resserrer son étreinte.

Arrivée au rez-de-chaussée, il lui sembla que tout ce qui composait cette partie de la maison venait à sa rencontre. Les meubles qu’elle aimait tant semblaient lui murmurer : « Adieu ! Adieu ! » Un sanglot lui monta à la gorge. La porte du petit bureau où Ellen avait passé tant d’heures à travailler était ouverte et Scarlett pouvait apercevoir un coin du vieux secrétaire. Il y avait la salle à manger avec ses chaises en désordre et ses assiettes encore pleines. Sur le plancher s’étalaient les carpettes qu’Ellen avait tissées et teintes elle-même. Au mur était accroché le portrait de la grand-mère Robillard, la gorge à demi nue, les cheveux ramenés très haut sur le dessus de la tête, le nez pincé comme si l’artiste avait voulu conférer pour toujours à son visage un air moqueur et de bon ton. Tout ce qui se rattachait aux premiers souvenirs de Scarlett, tout ce qui correspondait à ce qu’il y avait de plus profond en elle semblait lui dire : « Adieu ! Adieu ! Scarlett O’Hara. »

Les Yankees allaient brûler tout cela… tout !

C’était la dernière vision qu’elle emportait de chez elle, la dernière en dehors de celle qui lui serait offerte lorsque, à couvert dans les bois ou dans les marécages, elle verrait les hautes cheminées s’envelopper de fumée et le toit s’effondrer au milieu du brasier.

« Je ne peux pas vous quitter, pensa-t-elle, et ses dents s’entrechoquèrent sous l’effet de la peur. Je ne peux pas vous quitter. Père, lui, ne vous abandonnerait pas. Il a dit aux Yankees qu’il faudrait le brûler avec la maison. Alors, vous serez brûlés en même temps que moi, car, moi non plus, je ne peux pas vous quitter. Vous êtes tout ce qui me reste. »

Cette décision dissipa en partie ses terreurs et elle n’éprouva plus qu'un grand froid au milieu de la poitrine comme si toutes ses espérances et toutes ses craintes s’étaient brusquement gelées. Alors, tandis qu’elle demeurait là sans bouger, elle entendit monter de l’avenue le bruit d’un grand nombre de chevaux qu’accompagnaient le cliquetis des gourmettes et celui des sabres dans les fourreaux. Une voix dure commanda : « Pied à terre ! »

Scarlett se baissa rapidement vers l’enfant cramponné à ses côtés et d’une voix terne, mais étrangement douce, lui dit : « Lâche-moi, Wade, mon tout petit. Descends vite le perron, traverse la cour et va jusqu’au marais. Tu y trouveras Mama et tante Melly. Va vite, mon chéri, et n’aie pas peur. »

Surpris par le changement de ton de sa mère, l’enfant releva la tête, et Scarlett fut épouvantée de l’expression de ses yeux qui faisaient penser à ceux d’un lapin se débattant dans un collet. « Oh ! Sainte Vierge ! pria Scarlett. Faites qu’il ne soit pas pris de convulsions. Non… pas devant les Yankees. Il ne faut pas qu’ils sachent que nous avons peur. » Et comme l’enfant se blottissait davantage contre elle, elle ajouta distinctement : « Sois un vrai petit homme, Wade. Ce n’est qu’une bande de sales Yankees ! »

Et elle descendit le perron pour aller au-devant d’eux.

 

Sherman effectuait alors sa marche à travers la Géorgie[32], d’Atlanta à la mer. Derrière lui, les ruines fumantes de la ville qui avait flambé en même temps que les troupes bleues en sortaient. Devant lui, trois cents milles de territoires pratiquement sans défenseurs, à l’exception de quelques miliciens, des vieillards et des jeunes gens de la Garde locale.

L’État fertile était tout émaillé de plantations qui abritaient des femmes et des enfants, des gens très vieux et des nègres. Sur quatre-vingts milles de large, les Yankees pillaient et incendiaient. Des centaines de demeures étaient la proie des flammes, des centaines de foyers résonnaient du bruit de leurs pas. Cependant, pour Scarlett qui regardait les uniformes bleus envahir le vestibule, il ne s’agissait point d’une affaire qui intéressait le pays tout entier. Non, c’était une affaire strictement personnelle, une action malfaisante dirigée contre elle et contre les siens.

Elle restait là au pied de l’escalier, le bébé sur les bras, Wade blotti contre elle et la tête enfouie dans ses jupes, tandis que les Yankees se répandaient dans toute la maison, la bousculaient pour monter, tiraient les meubles sur la véranda, crevaient les sièges à coups de couteaux ou de baïonnettes pour voir si l’on n’y avait rien dissimulé de précieux. En haut ils éventraient matelas et édredons, si bien que la cage de l’escalier s’emplissait de plumes qui se posaient lentement sur la tête de Scarlett. Une rage impuissante étouffait ses dernières frayeurs, mais elle ne pouvait rien faire d’autre que regarder les Yankees piller, voler et saccager.

Le sergent qui commandait le détachement avait les jambes arquées. C’était un petit bonhomme grisonnant dont la joue était déformée par une grosse chique de tabac. Il fut le premier à s’approcher de Scarlett et, crachant abondamment sur le plancher, et sur la robe de la jeune femme, il déclara sans ambages :

« Passez-moi c’ que vous avez dans la main, ma p’tite dame. »

Scarlett avait oublié les colifichets qu’elle se proposait de cacher et, avec un sourire méprisant qui, espéra-t-elle, en disait aussi long que celui de la grand-mère Robillard, elle les jeta par terre et s’amusa presque de la bousculade cupide qui s’ensuivit.

« Va falloir que j’vous ennuie avec c’te bague et ces boucles d’oreilles que vous avez. »

Scarlett cala le bébé sous son bras et, tandis que l’enfant, la tête en bas, s’empourprait et hurlait, elle se débarrassa des boucles d’oreilles en grenat que Gérald avait offertes à Ellen en cadeau de noces. Puis elle ôta de son doigt le solitaire en saphir, la bague de fiançailles de Charles.

« Les j’tez pas par terre. Passez-les-moi, dit le sergent en tendant les mains. Les salauds en ont assez comme ça. Qu’est-ce que vous avez encore d’autre ? »

Ses yeux se posèrent sur le corsage de Scarlett.

Pendant un moment celle-ci crut qu’elle allait s’évanouir. Elle sentait déjà les mains brutales se poser sur sa poitrine ou remonter vers sa jarretelle.

« C’est tout, mais je suppose que vous avez l’habitude de déshabiller vos victimes.

— Oh ! j’vous crois sur parole », fit le sergent avec bonne humeur. Puis il cracha de nouveau par terre et fit demi-tour. La main posée sur l’endroit du lange où elle avait caché le portefeuille, Scarlett remit le bébé d’aplomb et essaya de le calmer tout en remerciant Dieu que Mélanie eût un enfant et que cet enfant eût un lange.

En haut elle entendait le lourd piétinement des bottes, le grincement des meubles qu’on traînait sur le plancher, le fracas des vases et des glaces qui se brisaient, les jurons lancés par les soldats quand ils ne trouvaient rien de précieux. De la cour montaient de grands cris : « Coupez-leur le cou ! Les laissez pas se sauver ! » et le cot-cot éperdu des poules accompagné du couac-couac des canards et des oies. Un hurlement d’agonie brusquement interrompu par un coup de pistolet lui glaça les os et elle comprit que la truie était morte. Maudite Prissy ! Elle s’était sauvée et ne s’en était pas occupée ! Pourvu que les cochonnets fussent en sûreté ! Pourvu que la famille eût atteint les marécages sans encombre ! Mais il n’y avait aucun moyen de le savoir.

Elle se tenait tranquillement au bas de l’escalier tandis que les soldats, vociférant et jurant, s’agitaient autour d’elle. Le petit Wade, terrorisé, ne lâchait pas sa robe. Elle le sentait trembler de la tête aux pieds, mais elle n’avait pas la force de lui dire quelque chose pour le rassurer. Elle n’avait pas la force non plus de dire un seul mot aux Yankees, soit pour les supplier, soit pour protester, soit pour leur exprimer sa colère. Il lui restait seulement la force de remercier Dieu que ses jambes pussent encore la soutenir, que son cou lui permît de garder la tête droite. Mais lorsqu’elle vit un groupe d’hommes barbus descendre gauchement l’escalier sous le poids des objets volés et qu’elle reconnut le sabre de Charles, elle poussa un grand cri.

Ce sabre appartenait à Wade. Il avait appartenu à son père et à son grand-père, et Scarlett en avait fait cadeau au petit garçon pour son dernier anniversaire. À cette occasion, il y avait eu toute une cérémonie. Mélanie avait versé des larmes d’orgueil et de chagrin, elle avait embrassé Wade et lui avait dit qu’il fallait grandir pour devenir un soldat comme son père et son grand-père. Wade était très fier de son sabre et montait souvent sur la table au-dessus de laquelle il était accroché pour le caresser. Scarlett à la rigueur pouvait encore supporter de voir ses propres affaires emmenées par des mains étrangères et détestées, mais pas cela… pas la fierté de son petit garçon. Wade ayant entendu le cri de sa mère risqua un œil hors de sa cachette et, avec un gros sanglot, retrouva sa langue et son courage. Il tendit une main et s’écria :

« C’est à moi !

— Vous ne pouvez pas emporter cela ! dit Scarlett aussitôt en tendant la main à son tour.

— J’peux pas, hein ? répliqua le petit soldat qui tenait le sabre, et il éclata d’un rire impudent. Eh ben, je ne me gênerai pas ! C’est un sabre de rebelle.

— Non… non, ce n’est pas vrai ! C’est un sabre qui date de la guerre du Mexique. Vous ne pouvez pas l’emporter. Il appartient à mon petit garçon. C’était le sabre de son père. Oh ! capitaine, s’exclama-t-elle en se tournant vers le sergent, je vous en prie, dites-lui de me le rendre. »

Le sergent, ravi de cet avancement, s’approcha de quelques pas.

« Fais voir ce sabre, Bub », dit-il.

Le petit troupier le lui remit de mauvaise grâce. « Il a une poignée en or massif », remarqua-t-il.

Le sergent le retourna entre ses mains et présenta la poignée à la lumière pour lire l’inscription qui y était gravée.

« Au colonel William R. HAMILTON, déchiffra-t-il, de la part des officiers. Pour sa bravoure, BUENA VISTA. 1847. »

« Oh ! ça, ma p’tite dame, s’exclama-t-il, moi aussi j’y étais à Buena Vista.

— Vraiment ? fit Scarlett d’un ton glacial.

— Si j’y étais ? Ça chauffait dur, j’aime mieux vous l’dire. J’ai pas encore vu s’battre dans c’te guerre comme on s’est battu dans l’autre. Alors le sabre il appartient au grand-père du gosse ?

— Oui.

— Eh ben, gardez-le, dit le sergent qui n’était point mécontent des bijoux et des colifichets serrés dans son mouchoir.

— Moi, j’te dis qu’il a une poignée en or massif, insista le petit troupier.

— On va lui laisser ça pour qu’elle s’ souvienne de nous », fit le sergent en souriant.

Scarlett prit le sabre sans même remercier. Pourquoi remercierait-elle ses voleurs de lui rendre ce qui lui appartenait ? Elle serra le sabre contre elle tandis que le cavalier discutait et se disputait avec son sergent.

« Bon Dieu, j’ m’en vais donner à ces sales rebelles quelque chose dont ils se souviendront », finit par crier le soldat après que le sergent se fut échauffé et l’eut envoyé au diable. Le petit homme s’éloigna en courant vers le fond de la maison et Scarlett se sentit plus à l’aise. Les Yankees n’avaient pas parlé de brûler la maison. Ils ne lui avaient pas dit de s’en aller pour pouvoir y mettre le feu. Peut-être… peut-être… Les hommes descendus du premier, ou sortis des autres pièces du rez-de-chaussée, se regroupèrent un à un dans le vestibule.

« Alors, on a trouvé quelque chose ? interrogea le sergent.

— Un cochon, des poules et des canards.

— Un peu de maïs, quelques ignames et des haricots. Cette espèce de sorcière qu’on a vue à cheval a dû donner l’alarme.

— Alors, on s’en va ?

— Y a pas grand-chose ici, sergent. Vous avez les bijoux ? Filons avant que tout le comté soit sur ses gardes.

— Vous avez fouillé dans le fumoir ? C’est en général là-d’dans qu’ils enterrent leurs affaires ?

— Y a pas d’fumoir.

— T’as creusé dans les cases des nègres ?

— Y avait qu’du coton. On y a mis le feu. »

Pendant un bref instant, Scarlett évoqua les longues journées de chaleur passées dans les champs de coton, elle sentit de nouveau la terrible douleur dans le dos, la brûlure de ses épaules à vif. Tout cela en pure perte. Il ne restait plus de coton.

« En fait, vous n’avez pas grand-chose, ma p’tite dame !

— Votre armée est déjà passée par ici, répondit sèchement Scarlett.

— Ça, c’est vrai. Nous sommes venus de ce côté en septembre, dit l’un des hommes en retournant un objet entre ses doigts. J’avais oublié. »

Scarlett reconnut le dé à coudre en or d’Ellen. Combien de fois n’en avait-elle pas surpris l’éclat alors que sa mère se livrait à quelque ouvrage de dame ? Cette vue lui rappela quantité de souvenirs cruels. Elle évoqua la main fine de celle qui avait porté ce dé, et maintenant celui-ci se trouvait dans la paume sale et calleuse d’un étranger. Il n’allait pas tarder à gagner le Nord, à orner le doigt de quelque femme yankee qui serait fière d’exhiber un objet volé. Le dé d’Ellen !

Scarlett baissa la tête afin que l’ennemi ne pût la voir pleurer et ses larmes coulèrent une à une sur la tête du bébé. À travers ses pleurs, elle vit les hommes se diriger vers la porte. Elle entendit le sergent lancer des ordres d’une voix dure et forte. Ils partaient et Tara était sauvée, mais elle pouvait à peine s’en réjouir tant était douloureux le souvenir d’Ellen. Le cliquetis des sabres, le pas des chevaux ne lui procurèrent qu’une maigre satisfaction et, prise d’une faiblesse soudaine, les nerfs brisés, elle demeura inerte tandis que les Yankees descendaient l’allée chargés de rapines, de vêtements, de couvertures, de tableaux, et emmenant dans leur butin les poules, les canards et la truie.

Alors une odeur âcre parvint jusqu’à elle. Trop épuisée par l’effort pour se soucier du coton qui brûlait, elle se retourna et, par les fenêtres ouvertes de la salle à manger, elle vit des flots de fumée sortir nonchalamment des cases jadis occupées par les nègres. Ainsi s’en allait le coton, l’argent pour payer les impôts et une partie de l’argent qui eût aidé ceux de Tara à passer l’hiver. Il n’y avait rien à faire qu’à regarder. Scarlett avait déjà vu brûler du coton et elle savait combien il était difficile de l’éteindre, même quand on disposait de beaucoup d’hommes. Dieu merci, les cases étaient loin de la maison ! Dieu merci, le vent ne soufflait pas ce jour-là pour faire retomber des flammèches sur le toit de Tara.

Soudain, Scarlett fit volte-face, se raidit comme un chien en arrêt, et ses yeux horrifiés se portèrent à l’extrémité du vestibule, au fond du passage couvert qui menait à la cuisine. Il s’en échappait un nuage de fumée !

Scarlett posa le bébé par terre, dans un coin du passage. Elle plaqua Wade contre le mur, se débarrassa de lui, puis fit irruption dans la cuisine remplie de fumée, mais, toussant, pleurant, elle fut forcée de battre en retraite. Elle releva un pan de sa jupe pour se protéger le nez et revint à la charge.

La pièce, éclairée seulement par une fenêtre étroite, était sombre et si pleine de fumée que Scarlett en était aveuglée, mais elle pouvait entendre siffler et pétiller les flammes. La main en écran devant les yeux, elle finit par apercevoir de fines languettes de feu qui couraient par terre et allaient, se rapprochant des murs. Quelqu’un avait répandu dans toute la pièce les bûches qui flambaient dans le fourneau, et le plancher de sapin, sec comme de l’amadou, buvait les flammes, s’en laissait imprégner comme si ça avait été de l’eau.

Scarlett rebroussa chemin, se rua dans la salle à manger et s’empara d’une carpette non sans renverser deux chaises.

« Je n’arriverai jamais à éteindre le feu… jamais ! Oh ! mon Dieu, si seulement j’avais quelqu’un pour m’aider ! Tara est perdue… perdue. Oh ! mon Dieu ! C’est ce petit misérable. Il avait bien dit qu’il allait me laisser quelque chose dont je me souviendrais. Oh ! j’aurais bien dû lui abandonner le sabre ! »

Dans le couloir elle passa devant son fils qui gisait dans un coin à côté de son sabre. Il avait les yeux fermés et son visage avait une expression apaisée qui n’appartenait point à ce monde.

« Mon Dieu, il est mort ! Ils lui ont fait tellement peur qu’il en est mort ! » pensa Scarlett au comble de l’angoisse. Mais elle poursuivit son chemin et se précipita sur le seau d’eau potable qu’on laissait toujours dans le couloir auprès de la porte de la cuisine.

Elle trempa un bout de la carpette dans le seau, et, aspirant une profonde bouffée d’air, elle s’élança de nouveau dans la pièce remplie de fumée dont elle referma violemment la porte sur elle. Pendant une éternité elle tituba de droite et de gauche. Elle n’arrêtait pas de tousser et de donner des coups de carpette sur les languettes de feu qui lui échappaient. À deux reprises, sa longue jupe prit feu et elle fut obligée de s’administrer des tapes vigoureuses pour l’éteindre. Elle perdait ses épingles, ses cheveux lui retombaient sur les épaules et elle en sentait l’écœurante odeur de roussi. Les flammes lui échappaient toujours, gagnaient les murs, se tordaient, relevaient la tête comme des serpents. Scarlett s’épuisait et se rendait compte de l’inanité de ses efforts.

Alors la porte s’ouvrit et le courant d’air activa les flammes. Puis, une main la referma brutalement et, au milieu des volutes de fumée, Scarlett, à demi aveuglée, aperçut Mélanie qui piétinait les flammes et brandissait un objet sombre et lourd. Elle la vit chanceler, elle l’entendit tousser, elle aperçut dans un éclair son visage blême et son corps menu, courbé en deux tandis qu’elle faisait aller et venir le tapis dont elle s’était munie. Pendant une autre éternité, les deux jeunes femmes luttèrent côte à côte et Scarlett finit par se rendre compte que les flammes diminuaient. Tout d’un coup, Mélanie se tourna vers elle et, poussant un cri, elle lui assena de toutes ses forces un coup en travers des épaules. Tout s’assombrit autour de Scarlett qui s’affaissa dans un tourbillon de fumée.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle était étendue sous la véranda qui dominait la cour. Sa tête reposait confortablement sur les genoux de Mélanie et le soleil de l’après-midi l’éclairait en plein visage. Les brûlures de ses mains, de sa figure et de ses épaules lui causaient des souffrances intolérables. La fumée continuait à sortir des cases en nuages épais, et l’odeur du coton brûlé était encore très forte. Scarlett vit de minces filets de fumée s’échapper de la cuisine et elle se débattit frénétiquement pour se relever.

Mais Mélanie la retint et lui dit d’une voix calme : « Reste tranquille, ma chérie. Le feu est éteint. »

Elle demeura immobile pendant un moment, ferma les yeux et poussa un soupir de soulagement. À côté d’elle le bébé bavait bruyamment et, rassurée, elle reconnut le hoquet de Wade. Il n’était donc pas mort, Dieu merci ! Elle rouvrit les yeux et regarda Mélanie. Ses boucles étaient un peu roussies, son visage était noir de suie, mais ses yeux brillaient et elle souriait.

« Tu as l’air d’une négresse, murmura Scarlett en appuyant davantage la tête contre son mol oreiller.

— Et toi, tu as l’air d’une saltimbanque déguisée en nègre, répliqua Mélanie.

— Pourquoi as-tu été obligée de me frapper ?

— Parce que tu avais le dos en feu, ma chérie. Je n’aurais pas cru que tu allais t’évanouir. Pourtant, Dieu sait si tu en as eu assez pour te tuer aujourd’hui… Je suis revenue aussitôt après avoir caché les bêtes dans les bois. J’ai failli mourir d’inquiétude en pensant que tu étais seule avec le bébé. Est-ce que… Les Yankees ne t’ont rien fait ?

— Si tu veux dire par là qu’ils m’ont violée, eh bien ! non », dit Scarlett. Elle voulut s’asseoir et retint un gémissement. Bien que les genoux de Mélanie fussent très doux, le sol de la véranda l’était infiniment moins. « Mais ils ont tout volé, tout, reprit-elle. Nous avons tout perdu… mais, voyons, il n’y a pas de quoi avoir l’air ravi.

— Nous n’avons pas été séparées l’une de l’autre, il nous reste nos enfants et nous avons encore un toit au-dessus de la tête, fit Mélanie avec quelque chose de radieux dans la voix. C’est tout ce que nous pouvons souhaiter de mieux en ce moment… Grand Dieu ! Beau est trempé ! Je suppose que les Yankees ont volé également ses langes le rechange. Il… Scarlett, que diable y a-t-il dans son lange ? »

Mélanie glissa une main inquiète le long du dos de l’enfant et sortit le portefeuille. Pendant un instant il sembla qu’elle ne l’avait jamais vu auparavant, et puis, elle éclata de rire, d’un rire franc qui n’avait rien de nerveux.

« Il n’y a que toi pour penser à des choses pareilles, s’exclama-t-elle, et, jetant les bras autour du cou de Scarlett, elle l’embrassa. Tu es la crème des sœurs. »

Scarlett toléra ses baisers parce qu’elle était trop faible pour se défendre, parce que les louanges de Mélanie lui mettaient du baume sur le cœur, parce qu’enfin, dans la cuisine remplie de fumée, était né en elle un plus grand respect, un sentiment plus étroit de camaraderie pour sa belle-sœur.

« C’est une justice à lui rendre, se dit-elle sans enthousiasme, elle est toujours là quand on a besoin d’elle. »