XXXVII

Ce fut par une nuit d’avril où la tempête faisait rage que Tony Fontaine, arrivé de Jonesboro sur un cheval blanc d’écume et à moitié mort de fatigue, vint frapper à la porte et arracher au sommeil Frank et sa femme affolés. Alors, pour la deuxième fois en quatre mois, Scarlett fut amenée à mesurer toutes les conséquences de la Reconstruction et à comprendre exactement ce à quoi Will avait fait allusion lorsqu’il lui avait dit : « Vos ennuis ne font que commencer », à reconnaître l’exactitude des sombres paroles prononcées par Ashley dans le verger de Tara balayé par le vent : « Ce qui nous attend tous est pire que la guerre, pire que la prison, pire que la mort. »

Son premier contact avec la Reconstruction datait du jour où elle avait appris que Jonas Wilkerson pouvait la chasser de Tara avec l’aide des Yankees. Mais, cette fois, l’arrivée de Tony lui ouvrit les yeux d’une manière encore plus terrifiante. Il faisait noir, la pluie tombait dru. Tony frappa et, quelques minutes plus tard, il s’enfonçait à tout jamais dans la nuit. Cependant, au cours de ce bref intervalle, il eut le temps de lever le rideau sur une nouvelle scène d’horreur.

Cette nuit-là, lorsque le heurtoir eut ébranlé la porte, Scarlett, ramenant son peignoir sur elle, se pencha au-dessus de la cage de l’escalier et entrevit le visage décomposé de Tony avant que celui-ci eût soufflé la bougie que Frank tenait à la main. Elle descendit les marches à tâtons pour aller lui serrer la main et l’entendit murmurer à voix basse : « Ils me cherchent… Je file au Texas… mon cheval n’en peut plus… je meurs de faim… Ashley m’a dit que vous… N’allumez pas la bougie !… Ne réveillez pas les noirs… Je ne veux pas vous attirer d’ennuis… »

Les volets de la cuisine fermés et tous les stores baissés jusqu’en bas, il permit enfin qu’on donnât un peu de lumière et se mit à parler à Frank en phrases nerveuses, hachées, tandis que Scarlett s’occupait de lui préparer un repas improvisé.

Il n’avait pas de manteau et était trempé jusqu’aux os. Il n’avait pas de chapeau non plus et ses cheveux noirs collaient à son front étroit. Pourtant, dans ses yeux vifs, les yeux des fils Fontaine, pétillait une petite flamme joyeuse qui, cette nuit-là, donnait froid dans le dos. Scarlett le regarda avaler à longs traits le whisky qu’elle lui avait apporté et remercia le Ciel que tante Pitty ronflât paisiblement dans sa chambre, car elle n’eût point manqué de s’évanouir devant cette apparition.

« Un Scal… un Scallawag de moins, fit-il en tendant son verre pour qu’on le remplît de nouveau. J’ai mené un train d’enfer, mais j’y laisserai ma peau si je ne prends pas le large en vitesse. Baste, ça en valait la peine ! Fichtre oui ! Je vais essayer de gagner le Texas et de me faire oublier. Ashley était avec moi à Jonesboro, et c’est lui qui m’a conseillé de venir chez vous. Tâchez de me procurer un autre cheval et un peu d’argent, Frank. Mon cheval est crevé… J’ai fait tout le chemin à tombeau ouvert… et, comme un imbécile, j’ai quitté la maison sans manteau, sans chapeau et sans le moindre argent. Ce n’est pourtant pas que nous roulions sur l’or là-bas. »

Il rit et se jeta voracement sur un épi de maïs froid et sur un plat de navets enduits de graisse gelée.

« Vous pouvez prendre mon cheval, dit Frank avec calme. J’ai dix dollars sur moi, mais si vous voulez attendre demain matin.

— Le diable m’emporte, si je peux attendre ! déclara Tony avec emphase, mais sans se départir de sa bonne humeur. Ils doivent être sur mes talons, je n’ai pas une telle avance. Sans Ashley, qui m’a empoigné par la peau du cou et m’a fait décamper sur mon cheval, je serais resté sur place comme un imbécile et, à l’heure qu’il est, je me balancerais probablement au bout d’une corde. C’est un brave type, Ashley. »

Ainsi, Ashley était donc mêlé à cette redoutable énigme ! Le sang de Scarlett ne fit qu’un tour. Elle porta la main à sa gorge. Les Yankees s’étaient-ils emparés d’Ashley ? Mais, voyons, pourquoi Frank ne demandait-il pas des explications ? Pourquoi prenait-il la chose avec un tel sang-froid ?

« Que… qui… réussit-elle à bredouiller.

— L’ancien régisseur de votre père… Ce damné Jonas Wilkerson.

— Est-ce que vous… il est mort ?

— Bon Dieu, Scarlett O’Hara ! s’exclama Tony d’un ton bourru. Vous ne voudriez tout de même pas que je me contente de caresser un type avec le manche de mon couteau, quand je me suis mis en tête de lui régler son compte ? Non, hein ! Bon Dieu, j’en ai fait de la charpie !

— Vous avez eu raison, dit Frank d’un air détaché. Je n’ai jamais aimé cet individu. »

Scarlett regarda son mari. Ce n’était plus le Frank si timoré qu’elle connaissait, le nerveux qui passait son temps à mordiller ses favoris et se laissait si facilement malmener. Il y avait en lui quelque chose de ferme et de résolu et il ne semblait pas disposé à s’embarrasser de paroles inutiles. C’était un homme. Tony était un homme et, en cette circonstance où intervenait la violence, une femme n’avait pas droit au chapitre.

« Mais Ashley… est-ce qu’il…

— Non. Il voulait le tuer, mais je lui ai dit que ça me revenait de droit, parce que Sally est ma belle-sœur. Il a fini par se ranger à mon avis. Il m’a accompagné à Jonesboro pour être là si Wilkerson m’avait eu le premier. Mais je ne pense pas que ce vieil Ashley soit inquiété. J’espère que non. Vous n’avez pas de confiture pour mettre sur cet épi ? Vous ne pourriez pas aussi me donner quelque chose à emporter ?

— Je vais avoir une crise de nerfs si vous ne me racontez pas tout.

— Attendez que je sois parti pour avoir votre crise de nerfs si le cœur vous en dit. Je vous raconterai tout pendant que Frank sellera le cheval. Ce nom de… Wilkerson a déjà fait assez de mal comme ça. Vous savez ce qu’il avait mijoté pour vous. Ça, ce n’est qu’un exemple de sa crapulerie. Mais, ce qu’il y avait de pire, c’était la façon dont il montait la tête aux nègres. Si quelqu’un m’avait dit qu’un jour je haïrais les nègres, je ne l’aurais jamais cru ! Que le diable emporte leurs âmes noires ! Ils prennent pour parole d’évangile tout ce que ces canailles leur débitent et ils oublient tout ce que nous avons fait pour eux ici-bas. Aujourd’hui, les Yankees parlent de leur accorder le droit de vote et, à nous, ils nous le refusent. Tenez, dans le comté, il y a à peine une poignée de démocrates qui ne soient pas rayés des listes électorales, maintenant que les Yankees ont écarté tous ceux qui ont combattu dans les rangs de l’armée confédérée. S’ils laissent voter les nègres, c’en est fait de nous. Mais enfin, bon Dieu ! c’est notre État ! Il n’appartient pas aux Yankees. On ne peut pas tolérer ça ! et nous ne le tolérerons pas ! Nous y mettrons le holà, même s’il faut recommencer la guerre. Bientôt, nous aurons des juges nègres, des législateurs nègres… des gorilles noirs sortis de la jungle…

— Vite… je vous en prie ! Qu’avez-vous fait ?

— Donnez-moi encore un peu de cet épi avant de l’envelopper. Eh bien ! le bruit a commencé à se répandre que ce Wilkerson allait un peu trop fort avec ses principes d’égalité. Que voulez-vous, il palabrait pendant des heures avec ces crétins-là. Bref, il a eu le culot… le… Tony s’arrêta à temps, oui, il a eu le culot de prétendre que les nègres avaient le droit de… de… pouvaient approcher des femmes blanches.

— Oh ! Tony, non !

— Mais si, bon Dieu ! Ça ne m’étonne pas que vous ayez cet air chaviré. Mais, voyons, vous devez être au courant tout de même ! Les Yankees ont raconté ça aux nègres d’Atlanta.

— Je… je ne savais pas !

— Alors, c’est que Frank n’a pas voulu vous en parler. En tout cas, à la suite de cela, nous avons tous convenu d’aller rendre une petite visite la nuit à M. Wilkerson et de nous occuper de lui, mais, avant d’avoir pu mettre notre projet à exécution… Vous vous souvenez de ce grand gaillard noir, Eustis, notre ancien contremaître ?

— Oui.

— Eh bien ! aujourd’hui même, il est entré dans la cuisine pendant que Sally préparait le dîner et… je ne sais pas ce qu’il lui a dit. J’ai d’ailleurs l’impression que je ne le saurai jamais, mais toujours est-il qu’il lui a dit quelque chose et que j’ai entendu Sally pousser un cri. Je me suis précipité à la cuisine et j’ai trouvé Eustis, soûl comme une bourrique… Je vous demande pardon, Scarlett, ça m’a échappé.

— Continuez.

— Je l’ai abattu d’un coup de feu et lorsque mère est accourue à son tour pour prendre soin de Sally j’ai sauté en selle et je suis parti pour Jonesboro à la recherche de Wilkerson. C’était lui le coupable. Sans lui, la pauvre brute n’y aurait jamais pensé. En partant du côté de Tara, j’ai rencontré Ashley. Naturellement, il m’a accompagné. Il m’a dit qu’après ce que Wilkerson avait voulu faire à Tara il voulait régler lui-même cette histoire. Moi, je lui ai dit que ça me regardait, parce que Sally était la femme de mon frère tué à la guerre, et nous avons discuté tout le long du chemin. Lorsque nous sommes arrivés en ville, ne voilà-t-il pas que je m’aperçois que je n’avais pas pris mon pistolet. Je l’avais laissé dans l’écurie. Bon Dieu, Scarlett, j’étais si en colère que je l’avais oublié. »

Il s’arrêta et mordit à belles dents dans l’épi de maïs. Scarlett frissonna. La rage meurtrière des Fontaine était devenue légendaire dans le comté bien avant que s’ouvrît ce nouveau chapitre.

« J’en ai donc été réduit à lui flanquer un coup de couteau. Je l’ai trouvé au café. Je l’ai acculé dans un coin, tandis qu’Ashley tenait les autres en respect, et avant de lui trouer la peau j’ai eu le temps de lui expliquer pourquoi je voulais le supprimer. Ça a été fini avant que je ne m’en aperçoive, déclara Tony d’un air pensif. Après, je ne me rappelle plus grand-chose, si ce n’est qu’Ashley m’a fait remonter en selle et m’a dit d’aller chez vous. Ashley est précieux dans ces cas-là. Il conserve son sang-froid. »

Frank revint, sa houppelande sur le bras et la tendit à Tony. C’était son unique pardessus chaud, mais Scarlett ne protesta pas. Le sens de cette affaire, strictement masculin, semblait la dépasser.

« Mais Tony… on a besoin de vous à la maison. Sûrement si vous retourniez et expliquiez…

— Frank, vous avez épousé une folle ! lança Tony avec un sourire, tout en s’efforçant d’entrer dans la houppelande. Elle s’imagine que les Yankees vont récompenser un homme pour avoir défendu une de ses parentes contre un nègre. En guise de récompense, ils lui donneront un joli bout de corde. Embrassez-moi, Scarlett. Frank ne se formalisera pas. Il se peut que je ne vous revoie jamais. C’est loin, le Texas. Je ne me risquerai pas à écrire. Vous ferez dire aux miens que tout allait bien quand je suis parti. »

Scarlett laissa Tony l’embrasser. Les deux hommes sortirent et restèrent un moment à bavarder sous la véranda de derrière. Puis on entendit un cheval détaler au galop. Tony était parti. Scarlett entrebâilla la porte et aperçut Frank qui conduisait à l’écurie un cheval essoufflé. Elle referma la porte et s’assit, les genoux tremblants.

Désormais, elle savait sous quel aspect se présentait la Reconstruction, elle le savait aussi bien que si la maison avait été cernée par une bande de sauvages demi-nus. Maintenant, une foule de souvenirs l’assaillaient. Elle se rappelait quantité de choses qu’elle avait à peine remarquées ces derniers temps, les conversations qu’elle avait entendues, mais qu’elle n’avait pas suivies, les discussions d’hommes, arrêtées net par son arrivée, de petits incidents auxquels elle n’avait attaché aucune signification à l’époque, les avertissements que Frank lui prodiguait vainement pour la mettre en garde contre les dangers d’aller à la scierie sous la seule protection du vieil oncle Peter. Maintenant, tous ces souvenirs concordaient et se composaient en une seule image horrifiante.

Les nègres faisaient la loi, soutenus par les baïonnettes yankees. « On peut me tuer, me violer, se dit Scarlett, qui punira les coupables ? Et quiconque chercherait à la venger serait pendu par les Yankees, sans même être traduit devant un juge. Les officiers yankees se soucieraient aussi peu de respecter la loi que de connaître les circonstances du crime, et ça ne les gênerait nullement de passer la corde au cou d’un Sudiste sans autre forme de procès.

« Que pouvons-nous faire ? songea-t-elle en se tordant les mains de désespoir. Que pouvons-nous faire avec des démons qui n’hésiteraient pas à pendre un brave garçon comme Tony Fontaine, pour avoir défendu les femmes de sa famille contre un ivrogne et une crapule de Scallawag ? »

« On ne peut pas tolérer ça ! » s’était écrié Tony, et il avait raison. Mais que pouvaient faire les gens du Sud, réduits à l’impuissance, sinon courber l’échine ? Scarlett se mit à trembler de peur et, pour la première fois de sa vie, elle comprit que les gens et les événements existaient en dehors d’elle-même et que Scarlett O’Hara n’était pas la seule chose qui comptât. Dans tout le Sud, il y avait des milliers de femmes comme elle, des femmes déracinées et sans défense, il y avait aussi des milliers d’hommes qui, après avoir déposé leurs armes à Appomatox, les avaient reprises et se tenaient prêts à risquer leur vie d’une minute à l’autre pour voler au secours de ces femmes.

Elle avait surpris sur le visage de Tony quelque chose qui s’était reflété sur celui de Frank, une expression qu’elle avait remarquée récemment sur le visage d’autres hommes à Atlanta, mais qu’elle ne s’était pas donné la peine d’analyser. C’était une expression différente de cet air morne et profondément découragé qu’elle avait vu aux hommes rentrant chez eux après la reddition. Ces hommes-là ne pensaient alors qu’à retrouver leurs foyers, mais maintenant ils avaient de nouveau un but, les nerfs sortaient de leur engourdissement, l’ancienne flamme se ranimait. Froids et résolus, ils pensaient avec Tony : « On ne peut pas tolérer ça ! »

Scarlett en avait vu de ces hommes du Sud, charmants et dangereux avant la guerre, intrépides et rudes aux derniers jours de la lutte désespérée ! Pourtant, sur le visage de ces deux hommes, dans les regards qu’ils avaient échangés à la lueur vacillante d’une bougie, il y avait eu quelque chose de différent, quelque chose qui l’avait en même temps réconfortée et effrayée : une fureur intraduisible par des mots, une volonté que rien ne pouvait arrêter.

Pour la première fois, elle se sentit un lien de parenté avec les gens qui l’entouraient, elle sentit qu’elle partageait leurs craintes, leur amertume, qu’elle possédait la même volonté ! Non, on ne pouvait pas tolérer ça ! Le Sud était trop beau pour qu’on le laissât disparaître sans combat, pour qu’on permît aux Yankees de l’écraser sous leur botte. Le Sud était une patrie trop chère pour qu’on l’abandonnât à des nègres ignares, ivres de whisky et de liberté.

En songeant à la brusque arrivée de Tony, à son départ précipité, Scarlett se sentit aussi une parenté avec lui. Elle se rappelait la façon dont son père avait fui l’Irlande, la nuit, à la suite d’un meurtre que ni lui ni sa famille ne considéraient comme tel. Le sang bouillant de Gérald coulait dans ses veines. Elle se rappela la joie qu’elle avait éprouvée en tuant le déserteur yankee. Le même sang bouillant battait dans les veines de tous ces hommes dont l’apparente courtoisie dissimulait la violence à fleur de peau. Tous ces hommes, tous ceux qu’elle connaissait, se ressemblaient, même Ashley le rêveur, même Frank le timoré, même Rhett, qui pour être une canaille sans scrupule n’en avait pas moins abattu un nègre, parce qu’il « avait manqué de respect à une femme ».

Lorsque Frank, ruisselant de pluie, rentra en toussant, Scarlett se leva d’un bond :

« Oh ! Frank. Combien de temps cela va-t-il durer ?

— Aussi longtemps que les Yankees nous haïront, mon petit bout en sucre.

— Il n’y a donc rien à faire ? »

Frank passa sa main lasse sur sa barbe mouillée.

« Si, nous nous en occupons.

— Quoi ?

— À quoi bon parler de ça ? Nous ne sommes encore arrivés à rien. Ça prendra peut-être des années. Peut-être… peut-être le Sud restera-t-il toujours comme cela.

— Oh ! non.

— Venez vous coucher, mon petit bout en sucre. Vous devez avoir froid. Vous tremblez.

— Quand verrons-nous la fin de tout cela ?

— Quand on nous accordera de nouveau le droit de voter, mon petit. Quand tous ceux qui se sont battus pour le Sud pourront glisser dans l’urne un bulletin de vote au nom d’un Sudiste et d’un démocrate.

— Un bulletin de vote ! s’exclama Scarlett. À quoi ça sert-il, un bulletin de vote, alors que les nègres sont devenus fous et que les Yankees les ont dressés contre nous ? »

Frank se mit en devoir de lui fournir des explications avec sa lenteur habituelle, mais l’idée que ces bulletins de vote pourraient avoir raison de tous ces maux était trop compliquée pour elle. D’ailleurs, elle ne faisait guère que penser à Jonas Wilkerson, qui ne serait plus jamais une menace pour Tara, et à Tony.

« Oh ! les pauvres Fontaine ! s’écria-t-elle. Il ne reste plus qu’Alex et il y a tant d’ouvrage à Mimosas ! Pourquoi Tony n’a-t-il pas eu le bon esprit de… de faire ça la nuit, quand personne n’aurait pu savoir qui c’était ? Il serait plus utile chez lui pendant les labours de printemps qu’au Texas. »

Frank prit sa femme par la taille. D’ordinaire, cela n’allait pas sans appréhension de sa part, car il s’attendait toujours à être repoussé, mais cette nuit-là son bras était ferme.

« En ce moment, il y a des choses plus importantes que les labours, mon petit bout en sucre. Il s’agit pour commencer d’inspirer aux nègres une terreur salutaire et de donner une leçon aux Scallawags. Tant qu’il restera des garçons de la trempe de Tony, nous n’aurons pas trop à nous alarmer pour le Sud. Venez vous coucher.

— Mais, Frank…

— À condition de nous serrer les coudes et de ne pas donner prise aux Yankees, je crois que nous aurons le dessus un de ces jours. Ne vous mettez pas martel en tête, mon petit. Ayez confiance dans les hommes de votre entourage. Les Yankees finiront par se lasser de nous persécuter quand ils verront qu’ils n’arrivent même pas à entamer notre résistance. Tout finira par rentrer dans l’ordre et nous pourrons vivre et élever nos enfants honorablement. »

Scarlett pensa à Wade et au secret qu’elle gardait depuis plusieurs jours. Non, elle ne voulait pas élever ses enfants dans cet enfer de haine, de violence et de pauvreté. Pour rien au monde, elle ne voulait que ses enfants connussent ce qu’elle avait connu. Et Frank se figurait que le droit de vote arrangerait tout cela ? Le droit de vote ? À quoi cela servirait-il ? Il n’y avait qu’une chose qui permît de résister dans une certaine mesure aux coups du sort : c’était l’argent.

Brusquement, elle apprit à son mari qu’elle allait avoir un enfant.

 

Dans les semaines qui suivirent la fuite de Tony, des détachements de soldats yankees vinrent à maintes reprises fouiller la maison de tante Pitty. Ils se présentaient sans prévenir et à n’importe quelle heure, se répandaient dans les chambres, posaient une foule de questions, ouvraient les placards, regardaient sous les lits. Les autorités militaires avaient entendu dire que Tony avait dû se réfugier chez Mlle Pitty et elles étaient persuadées qu’il y était encore ou qu’il se cachait quelque part dans le voisinage.

Ne sachant jamais si un officier n’allait pas faire irruption dans sa chambre avec un peloton d’hommes, tante Pitty était perpétuellement dans un « état », selon l’expression de l’oncle Peter. Ni Frank, ni Scarlett ne lui avaient parlé de la courte visite de Tony, si bien qu’elle était de bonne foi quand elle déclarait pour se disculper qu’elle n’avait vu Tony Fontaine qu’une seule fois dans la vie, en 1862, le jour de la Noël.

« Et vous savez, ajouta-t-elle d’une voix coupée par l’émotion, il était complètement ivre. »

Scarlett, qui supportait mal son début de grossesse, était partagée entre une haine farouche des uniformes bleus et la crainte que Tony ne se fît prendre et ne révélât le rôle joué par ses amis. Les prisons regorgeaient de gens qu’on avait arrêtés pour bien moins que cela. Elle savait que si l’on venait à découvrir la moindre parcelle de vérité elle et Frank seraient incarcérés, ainsi que l’innocente Pitty.

Pendant un certain temps, il avait été fort question à Washington de confisquer tous les « biens des rebelles » pour payer les dettes de guerre des États-Unis, et Scarlett vivait dans des transes que ce projet ne fût remis à l’étude. Par ailleurs, le bruit courait à Atlanta qu’on allait saisir les biens de tous ceux qui avaient enfreint la loi martiale. Scarlett tremblait à l’idée que non seulement elle et Frank risquaient de perdre la liberté, mais encore leur maison, le magasin et la scierie.

Elle en voulut à mort à Tony d’avoir attiré tous ces ennuis sur leur tête. Comment avait-il pu faire une chose pareille à des amis ? Comment Ashley avait-il bien pu lui donner le conseil d’aller chez eux ? Elle ne viendrait jamais plus en aide à qui que ce soit. Elle ne tenait pas du tout à voir de nouveau les Yankees fondre sur elle comme un essaim de frelons. Non, elle barricaderait sa porte et ne l’ouvrirait à personne, sauf à Ashley, bien entendu. Pendant des semaines, elle ne dormit que d’un œil. Au moindre bruit dans la rue, elle craignait que ce ne fût Ashley qui cherchait lui aussi à gagner le Texas. Elle ne savait pas du tout à quoi s’en tenir sur son compte, car elle n’osait pas parler dans ses lettres de la visite nocturne de Tony. Les Yankees pouvaient les intercepter et s’en prendre également à ceux de Tara. Néanmoins, les semaines passèrent sans apporter de mauvaises nouvelles et Scarlett devina qu’Ashley était tiré d’affaire. Puis, de guerre lasse, les Yankees finirent par laisser le ménage tranquille.

Ce retour à la normale ne délivra pourtant pas Scarlett de l’angoisse dans laquelle elle vivait depuis que Tony était venu frapper à sa porte, angoisse pire que les frayeurs du bombardement pendant le siège, pire que la terreur que lui inspiraient les hommes de Sherman aux derniers jours de la guerre. On eût dit que l’arrivée de Tony en pleine nuit, tandis que la tempête faisait rage, lui avait dessillé les yeux et l’avait obligée à constater la précarité de son existence.

En ce froid printemps de 1866, Scarlett n’avait qu’à promener son regard autour d’elle pour comprendre les dangers qui la menaçaient, au même titre que tout le Sud. Elle aurait beau former des projets et combiner des plans, travailler plus dur que ses esclaves ne l’avaient jamais fait, elle aurait beau triompher de tous les obstacles et résoudre, grâce à son énergie, des problèmes avec lesquels son éducation ne l’avait pas familiarisée, elle risquait de se voir dépouillée d’une minute à l’autre du fruit de ses efforts. Et, si cela arrivait, elle n’aurait droit à aucun recours, à aucune réparation, à moins que les cours martiales, aux pouvoirs arbitraires, ne voulussent bien l’entendre. En ce temps-là, seuls les nègres jouissaient de leurs droits. Les Yankees maintenaient le Sud dans un état de prostration dont ils n’entendaient pas le laisser se relever. Le Sud semblait ployer sous la main d’un géant malicieux et ceux qui jadis avaient eu de l’influence étaient maintenant plus désarmés que leurs anciens esclaves ne l’avaient jamais été.

D’importantes forces militaires étaient cantonnées en Géorgie, et Atlanta en avait plus que sa part. Les commandants des troupes yankees dans les diverses villes exerçaient un pouvoir absolu sur la population civile et usaient de ce pouvoir qui leur conférait le droit de vie et de mort. Ils pouvaient emprisonner les citoyens sous n’importe quel motif, ou même sans motif du tout. Ils pouvaient confisquer leurs biens, les prendre, leur rendre la vie intenable par des règlements contradictoires sur les opérations commerciales, les gages des domestiques, ce qu’on avait le droit de dire en public ou en particulier, ce qu’on avait le droit d’écrire dans les journaux. Ils réglementaient l’heure et le lieu où l’on devait vider les poubelles et décidaient quel genre de chansons les filles et les femmes des ex-confédérés avaient la permission de chanter. Quiconque fredonnait Dixie ou Le Beau Drapeau bleu se rendait coupable d’un crime à peine moins grave que le crime de trahison. Certains chefs militaires allaient même jusqu’à refuser leur licence de mariage aux futurs époux qui n’avaient pas prêté le « serment de fer »[40].

La presse était si muselée que personne ne pouvait protester publiquement contre les injustices ou les déprédations des soldats et toute protestation individuelle était passible d’une peine d’emprisonnement. Les prisons regorgeaient de notabilités qui croupissaient dans les cachots en attendant d’être jugées. Les jurys de cours d’assises et la loi d’habeas corpus étaient pratiquement abolis. Les tribunaux civils fonctionnaient encore, mais se trouvaient soumis au bon plaisir des autorités militaires, qui ne se faisaient pas faute d’en modifier les jugements. On arrêtait les citoyens en masse. Pour peu qu’on fût soupçonné d’avoir tenu des propos séditieux contre le gouvernement ou d’être affilié au Ku-Klux-Klan, on était jeté en prison et, pour subir le même sort, il suffisait d’être accusé par un noir de lui avoir manqué de respect. Les autorités n’exigeaient ni preuves ni témoignages. Elles se contentaient d’une simple dénonciation. Et, grâce aux indications du Bureau des Affranchis, on rencontrait toujours des nègres prêts à dénoncer n’importe qui.

Les nègres n’avaient pas encore obtenu le droit de vote, mais le Nord était bien décidé à le leur accorder et à faire en sorte que leurs votes lui fussent favorables. Dans ces conditions, rien n’était trop bon pour les nègres. Les soldats yankees les soutenaient à tout propos et le plus sûr moyen pour un blanc de s’attirer des ennuis, c’était de porter plainte contre un noir.

Désormais, les anciens esclaves faisaient la loi et, avec l’aide des Yankees, les moins recommandables et les plus ignorants se mettaient en vedette. Les meilleurs d’entre eux se moquaient pas mal de l’émancipation et souffraient aussi cruellement que les blancs. Des milliers de serviteurs noirs qui formaient la plus haute caste parmi les esclaves restaient fidèles à leurs maîtres et s’abaissaient à des travaux qu’ils eussent jadis considérés comme au-dessous d’eux. Bon nombre de noirs, employés aux champs, refusaient également de se prévaloir de leur liberté, mais c’était néanmoins dans leur classe que se recrutaient les hordes de « misérables affranchis ».

Au temps de l’esclavage, les gens de maison et les artisans méprisaient ces noirs de bas étage. Dans tout le Sud, plusieurs femmes de planteurs avaient, tout comme Ellen, soumis les jeunes nègres à une série d’épreuves afin de sélectionner les meilleurs et de leur confier des postes où ils avaient à déployer une certaine initiative. Les autres, ceux qu’on employait aux travaux des champs, étaient les moins zélés ou les moins aptes à l’étude, les moins énergiques ou les moins honnêtes, les plus vicieux ou les plus abrutis. Et, désormais, c’était cette classe de nègres, la dernière de la hiérarchie noire, qui rendait la vie intenable dans le Sud.

Aidés par les aventuriers sans scrupules placés à la tête du Bureau des Affranchis, poussés par les gens du Nord dont la haine touchait au fanatisme religieux, les anciens paysans noirs s’étaient trouvés soudain élevés au rang de ceux qui détenaient le pouvoir. Bien entendu, ils se comportaient comme il fallait s’y attendre de la part de créatures peu intelligentes. Pareils à des singes ou à des petits enfants lâchés au milieu d’objets dont ils ne pouvaient comprendre la valeur, ils se livraient à toutes sortes d’excès soit par plaisir de détruire, soit par simple ignorance.

Néanmoins, il faut reconnaître à la décharge des nègres que, même parmi les moins intelligents, fort peu obéissaient à de mauvais instincts ou à la rancune et encore ces derniers avaient-ils toujours été considérés comme de « sales nègres », même au temps de l’esclavage. Mais tous ces affranchis n’avaient pas plus de raison que des enfants et se laissaient facilement mener. En outre, ils avaient pris depuis longtemps l’habitude d’obéir et leurs nouveaux maîtres leur donnaient des ordres de ce genre : « Vous valez n’importe quel blanc, agissez donc en conséquence. Dès que vous pourrez voter républicain, vous vous emparerez des biens des blancs. C’est déjà comme s’ils vous appartenaient. Prenez-les si vous le pouvez ! »

Ces propos insensés leur tournaient la tête. La liberté devenait ainsi pour eux une fête continuelle, un carnaval de fainéantise, de rapines et d’insolences. Les nègres de la campagne envahissaient les villes, laissaient les districts ruraux sans main-d’œuvre pour les récoltes. Atlanta regorgeait de ces noirs qui continuaient d’y affluer par centaines pour se transformer, sous l’effet de nouvelles doctrines, en êtres paresseux et dangereux. Entassés dans des cases sordides, la petite vérole, la typhoïde et la tuberculose les frappaient sans merci. Accoutumés à recevoir les soins de leurs maîtresses, ils ne savaient pas comment lutter contre la maladie. Au temps de l’esclavage, ils s’en remettaient aveuglément à leurs maîtres pour s’occuper des enfants en bas âge et des vieillards ; maintenant, ils n’avaient aucun sens des devoirs qui leur incombaient envers des jeunes et des vieux sans défense. Le Bureau des Affranchis s’attachait bien trop à l’aspect politique des choses pour rendre aux noirs les mêmes services que les anciens planteurs.

Des enfants noirs abandonnés par leurs parents couraient dans toute la ville comme des bêtes terrorisées, jusqu’à ce que des blancs apitoyés leur ouvrissent la porte de leur cuisine et se chargeassent de les élever. De vieux paysans noirs, affolés par le mouvement de la grande ville, s’asseyaient lamentablement au bord des trottoirs et criaient aux dames qui passaient : « M’dame, s’il vous plaît, mon vieux maît’ il est dans le comté de Fayette. Il viend’a che’cher son vieux nèg’ pou’ le ’amener à la maison. Ô mon Dieu, j’en ai assez de cette libe’té ! »

Les fonctionnaires du Bureau des Affranchis, débordés par le nombre des solliciteurs, s’apercevaient trop tard de certaines erreurs et s’efforçaient de renvoyer tous ces noirs chez leurs anciens maîtres. Ils leur disaient que s’ils voulaient bien retourner à la terre ils seraient traités en travailleurs libres et seraient protégés par des contrats écrits qui leur garantiraient un salaire journalier. Les vieux obéissaient avec joie et venaient compliquer la tâche des planteurs qui, réduits à la misère, n’avaient pourtant pas le cœur de les renvoyer. Les jeunes, eux, restaient à Atlanta. Ils ne voulaient rien savoir pour travailler. À quoi bon travailler quand on a de quoi manger ?

Pour la première fois de leur vie, les nègres avaient la possibilité de boire autant de whisky qu’il leur plaisait. Jadis, ils n’en buvaient qu’à la Noël, lorsque chacun d’eux recevait une « goutte » en même temps que son cadeau. Désormais, ils avaient non seulement les agitateurs du Bureau et les Carpetbaggers pour les échauffer, mais encore de copieuses libations de whisky, et les actes de violence devenaient inévitables. Ni la vie, ni les biens des citoyens n’étaient en sûreté et les blancs que la loi ne protégeait plus étaient terrorisés. Des hommes étaient injuriés en pleine rue par des ivrognes noirs. La nuit, on incendiait granges et maisons d’habitation, le jour on volait chevaux, bestiaux et volailles. Toutes sortes de crimes étaient commis et leurs auteurs, pour la plupart, demeuraient impunis.

Cependant, ces infamies n’étaient rien en comparaison du danger auquel étaient exposées les femmes blanches dont un grand nombre, privées par la guerre de leurs protecteurs naturels, vivaient isolées à la campagne ou en bordure de chemins déserts. Ce fut la multiplicité des attentats perpétrés contre les femmes et le désir de soustraire leurs épouses et leurs filles à ce péril qui exaspéra les hommes du Sud et les poussa à fonder le Ku-Klux-Klan. Ce fut aussi contre cette organisation, qui opérait la nuit, que les journaux du Nord se mirent à vitupérer, sans jamais se rendre compte de la tragique nécessité qui avait présidé à sa formation. Le Nord voulait qu’on pourchassât tous les membres du Klan et qu’on les pendît pour oser se charger eux-mêmes le punir les crimes, à une époque où les lois et l’ordre public étaient bafoués par les envahisseurs.

En ce temps-là, on assistait au spectacle ahurissant d’une nation dont la moitié s’efforçait d’imposer à l’autre la domination des noirs, à la pointe des baïonnettes. Tout en le refusant à leurs anciens maîtres, le Nord voulait accorder le droit de vote à ces nègres qui souvent n’avaient quitté la brousse africaine que depuis une génération à peine. Le Nord entendait maintenir le Sud sous sa botte, et priver les blancs de leurs droits était un des moyens de l’empêcher de se relever. La plupart des hommes qui s’étaient battus dans les rangs confédérés ou qui avaient occupé une charge publique dans la confédération n’avaient pas plus le droit de voter que de choisir les fonctionnaires. Bon nombre d’entre eux, à l’exemple du général Lee, souhaitaient de prêter le serment d’allégeance, de redevenir des citoyens et d’oublier le passé, mais on ne le leur permettait pas. D’autres, auxquels on voulait bien laisser prêter serment, s’y refusaient avec énergie, en déclarant qu’ils ne voulaient pas jurer fidélité à un gouvernement qui leur infligeait délibérément toutes sortes de cruautés et d’humiliations.

Nuit et jour, la peur et l’anxiété dévoraient Scarlett. La menace des nègres qu’aucune loi ne retenait, la crainte de voir les soldats yankees la dépouiller de tous ses biens étaient pour elle un perpétuel cauchemar. Elle avait beau se répéter sans cesse la phrase que Tony Fontaine avait prononcée avec tant de vigueur : « Bon Dieu, Scarlett, on ne peut pas tolérer cela ! Et on ne le tolérera pas ! » elle avait peine à réagir contre le découragement qui s’emparait d’elle, lorsqu’elle constatait son impuissance, celle de ses amis et du Sud tout entier.

 

Malgré la guerre, l’incendie et la Reconstruction, Atlanta était redevenue une cité champignon. À maints égards, elle rappelait la ville jeune et active des premiers jours de la Confédération. Par malheur, les soldats répandus dans les rues ne portaient pas l’uniforme qu’on eût aimé voir, l’argent n’était pas entre les mains de ceux qu’il aurait fallu et les nègres se donnaient du bon temps, pendant que leurs anciens maîtres peinaient et mouraient de faim.

À première vue, Atlanta donnait l’impression d’une ville prospère qui se relevait rapidement de ses ruines, mais en y regardant de plus près on s’apercevait que la misère et la peur y régnaient. À l’encontre de Savannah, de Charleston, d’Augusta, de Richmond et de la Nouvelle-Orléans, il semblait qu’Atlanta serait toujours une cité active, quelles que fussent les circonstances. Ce n’était pourtant pas de bon ton de s’agiter, c’était vraiment trop yankee, mais, à cette époque-là, Atlanta était plus mal élevée et plus yankee qu’elle n’avait jamais été ou ne le serait jamais. Les « gens nouveaux » affluaient de tous côtés et, du matin au soir, on se bousculait dans les rues bruyantes. Les attelages étincelants des femmes d’officiers yankees ou de Carpetbaggers éclaboussaient au passage les buggies délabrés des bourgeois de la ville. Les demeures clinquantes des riches étrangers poussaient au milieu des maisons discrètes des anciens habitants.

La guerre avait définitivement consacré l’importance d’Atlanta dans le Sud et déjà la renommée de la ville s’étendait au loin. Les voies ferrées pour lesquelles Sherman avait lutté tout un automne et fait tuer des milliers d’hommes apportaient de nouveau la vie à la cité qu’elles avaient créée. Atlanta était redevenue le centre économique d’une vaste région et drainait un flot important de nouveaux citoyens, bons et mauvais.

Les Carpetbaggers avaient établi leur quartier général à Atlanta et coudoyaient dans les rues les représentants des plus anciennes familles du Sud. Des planteurs, dont les propriétés avaient été incendiées pendant la marche de Sherman, abandonnaient leurs champs de coton qu’ils ne pouvaient plus cultiver sans esclaves et venaient s’installer à Atlanta. Chaque jour débarquaient des émigrants qui fuyaient le Tennessee et les Carolines où la Reconstruction revêtait un aspect encore plus âpre qu’en Géorgie. Un grand nombre d’Irlandais et d’Allemands, anciens mercenaires des armées de l’Union, étaient restés fixés à Atlanta, après leur démobilisation. Les femmes et les familles des Yankees, cantonnées en ville, étaient poussées par la curiosité de connaître le Sud après quatre ans de guerre et venaient grossir le chiffre de la population. Des aventuriers de toutes sortes accouraient dans l’espoir de faire fortune, et les nègres de la campagne continuaient d’arriver par centaines.

Ouverte à tout venant comme un village de frontière, la ville tapageuse ne cherchait nullement à dissimuler ses vices et ses péchés. Les cafés faisaient des affaires d’or. Il y en avait parfois deux ou trois, porte à porte. Le soir, les rues étaient pleines d’ivrognes, noirs et blancs, qui titubaient le long des trottoirs. Des apaches, des filous et des prostituées rôdaient dans les allées sans lumière ou dans les rues mal éclairées. Dans les tripots, on jouait un jeu d’enfer. Il ne se passait guère de nuit sans rixes au couteau ou au revolver. Les citoyens respectables étaient scandalisés qu’Atlanta possédât un quartier réservé plus étendu et plus prospère que pendant les hostilités. Toute la nuit, derrière les persiennes closes, on entendait jouer du piano, rire et chanter des chansons grossières, souvent ponctuées de hurlements et de coups de feu. Les pensionnaires de ces maisons étaient encore plus hardies que les prostituées du temps de guerre et, penchées sans vergogne à leur fenêtre, elles appelaient les passants. Le dimanche après-midi, les belles voitures fermées des tenancières du quartier sillonnaient les rues principales de la ville avec leur chargement de filles qui, parées de leurs plus beaux atours, prenaient l’air derrière un store de soie.

Belle Watling était la plus célèbre de ces dames. Elle avait fait construire une grande maison à deux étages qui éclipsait toutes celles du quartier. En bas s’ouvrait une large salle de café, aux murs élégamment décorés de peintures à l’huile. Chaque soir, un orchestre nègre s’y faisait entendre. Les deux étages supérieurs se composaient de pièces qui, à en croire la rumeur publique, étaient garnies de meubles en peluche des plus élégants, de lourds rideaux de dentelle et d’un nombre imposant de glaces enchâssées dans des cadres dorés. La douzaine de jeunes personnes attachées à l’établissement étaient fort jolies, bien que trop fardées, et se comportaient avec beaucoup plus de décence que les pensionnaires des autres maisons. Tout au moins, la police avait rarement à intervenir chez Belle.

De cette maison, les matrones d’Atlanta ne parlaient qu’à voix basse et les prêtres, du haut de la chaire, la flétrissaient en termes voilés, la dépeignant comme un abîme d’iniquité, un lieu de perdition et un fléau de Dieu. Tout le monde estimait qu’une femme du genre de Belle ne pouvait pas avoir gagné assez d’argent toute seule pour monter un établissement aussi luxueux. Elle devait avoir un commanditaire et un commanditaire fort riche. Comme Rhett n’avait jamais eu la décence de cacher ses relations avec elle on lui attribuait tout naturellement ce rôle. D’ailleurs, il suffisait d’entrevoir Belle dans sa voiture fermée, conduite par un nègre arrogant, pour se rendre compte qu’elle nageait dans l’opulence. Lorsqu’elle passait au trot de deux superbes chevaux bais, les petits garçons qui réussissaient à échapper à leur mère se précipitaient pour la voir et chuchotaient d’une voix émue : « C’est elle ! C’est la Belle ! J’ai vu ses cheveux rouges ! »

À côté des maisons bombardées et réparées tant bien que mal à l’aide de vieilles planches et de briques noircies par la fumée, s’élevaient les somptueuses demeures des Carpetbaggers et des profiteurs de guerre, qui n’avaient ménagé ni les pignons, ni les tourelles, ni les vitraux, ni les larges pelouses. Nuit après nuit, on voyait flamboyer les fenêtres de ces demeures brillamment éclairées au gaz et l’on entendait danser au son de musiques dont les accents se répandaient dans l’air. Des femmes, vêtues de lourdes robes de soie, flânaient sous les vérandas en compagnie d’hommes en tenue de soirée. Les bouchons de champagne sautaient, on servait sur des nappes de dentelle des dîners composés de sept plats, les convives se gavaient de jambons au vin, de canards au sang, de pâtés de foie gras et de fruits rares.

À l’intérieur des vieilles demeures, c’était le règne de la misère et des privations. L’existence y était d’autant plus amère, d’autant plus pénible, que chacun luttait héroïquement pour conserver sa dignité et affecter une orgueilleuse indifférence à l’égard des questions d’ordre matériel. Le docteur Meade en savait long sur ces familles qui, chassées de leurs demeures, s’étaient réfugiées dans des pensions de famille et finalement avaient échoué dans des galetas. Il avait trop de clientes atteintes de « faiblesses cardiaques » ou de « maladies de langueur ». Il n’ignorait pas plus que ses patientes elles-mêmes que les privations étaient la cause de tous leurs maux. Il aurait pu citer le cas de familles entières frappées de consomption. La pellagre, qu’avant la guerre on rencontrait seulement chez les blancs les plus pauvres, faisait son apparition dans les meilleures familles d’Atlanta. Et puis il y avait les bébés rachitiques et les mères qui ne pouvaient pas les allaiter. Jadis, le vieux docteur avait coutume de remercier Dieu dévotement chaque fois qu’il mettait un enfant au monde. Maintenant, il ne considérait plus la vie comme un si grand bienfait. Les petits bébés avaient bien du mal à venir, et il en mourait tant pendant les premiers mois de leur existence !

Dans les grandes demeures prétentieuses, des flots de vin et de lumière, la danse et les violons, le brocart et le drap fin ; de l’autre côté de la rue, le froid, la lente inanition. L’arrogance et la dureté pour les vainqueurs, une endurance poignante et la haine pour les vaincus.