LVI

Rhett fut absent trois mois et, pendant tout ce temps, Scarlett n’eut pas un mot de lui. Elle ne sut ni où il était, ni quelle serait la durée de son absence. En fait, elle ignora complètement s’il reviendrait jamais. Au cours de ces trois mois, elle vaqua à ses occupations la tête haute et le cœur meurtri. Elle ne se sentait pas bien, mais, poussée par Mélanie, elle alla chaque jour au magasin et essaya de s’intéresser à la gestion des scieries. Néanmoins, pour la première fois, le magasin ne présenta plus aucun attrait pour elle, et, bien qu’on y traitât trois fois plus d’affaires que l’année précédente et que l’argent affluât, elle ne s’y intéressa pas et se montra brutale avec les employés. La scierie de Johnnie Gallegher marchait à plein rendement et les bois entreposés au chantier étaient facilement écoulés, mais rien de ce que faisait ou disait Johnnie ne plaisait à Scarlett. Aussi Irlandais qu’elle, Johnnie finit par se mettre dans une colère épouvantable à force d’être rabroué et menaça de donner sa démission après une longue tirade qui s’acheva sur ces mots : « Et puis allez donc au diable, m’dame, avec la malédiction de Cromwell par-dessus le marché. »

Pour l’apaiser, Scarlett en fut réduite à lui faire les excuses les plus plates.

Elle n’alla jamais à la scierie d’Ashley et évita de se rendre au chantier quand elle pensait qu’il s’y trouvait. Elle ne pouvait pas se dérober aux invitations de Mélanie et elle savait que sa présence constante sous son toit le mettait au supplice, car il faisait tout pour la fuir. Ils n’avaient jamais l’occasion de se parler seuls et pourtant Scarlett brûlait de lui poser certaines questions. Elle aurait voulu apprendre s’il la détestait et ce qu’il avait dit exactement à Mélanie, mais il la tenait à distance, et par son attitude lui laissait entendre qu’il ne tenait pas à s’entretenir avec elle. Le spectacle de son visage vieilli et tourmenté par le remords l’accablait davantage et le fait que la scierie dirigée par lui perdait chaque semaine de l’argent était une nouvelle source de réflexions amères qu’elle était obligée de garder pour elle.

L’impuissance d’Ashley en face de la situation présente lui était pénible. Elle ignorait ce qu’il pouvait faire pour arranger un peu les choses, mais elle sentait qu’il aurait dû agir. Rhett, lui, eût fait quelque chose. Rhett faisait toujours quelque chose, même s’il se trompait et, malgré elle, Scarlett en avait du respect pour lui.

Maintenant que sa rage était tombée, Rhett commençait à lui manquer et, à mesure que les jours passaient sans apporter de nouvelles de lui, il lui manquait de plus en plus. Comme un corbeau venu se percher sur son épaule, le découragement s’était emparé de Scarlett plongée par le départ de Rhett dans un chaos de ravissement, de colère, de douleur et d’orgueil blessé. Il lui manquait, comme lui manquaient sa façon désinvolte de raconter des anecdotes qui la faisaient éclater de rire, son sourire moqueur qui ramenait ses soucis à leurs justes proportions et même ses sarcasmes qui la piquaient au vif et la mettaient en colère. Elle regrettait surtout de ne pas pouvoir lui raconter ses petites aventures. Sous ce rapport, Rhett était parfait. Elle pouvait lui dire n’importe quoi sans rougir. Elle pouvait s’enorgueillir devant lui d’avoir écorché ses clients et, au lieu de prendre un air choqué comme les autres personnes quand elle leur parlait de cela, il était le premier à la féliciter.

Sans lui et sans Bonnie, elle se trouvait très seule. L’enfant lui manquait beaucoup plus qu’elle n’aurait cru. Obsédée par les dernières paroles de Rhett au sujet de Wade et d’Ella, elle essaya de consacrer quelques-uns de ses loisirs à son fils et à sa fille. Mais ce fut peine perdue. Les paroles de Rhett et les réactions des enfants lui ouvrirent les yeux. La vérité était là, surprenante, exaspérante. Lorsque ses enfants étaient encore tout petits, elle avait été trop prise, trop préoccupée par des questions d’argent, trop sèche et trop facilement irritable pour gagner leur confiance ou leur affection. Et maintenant, ou bien il était trop tard pour pénétrer leurs petites âmes cachées, ou bien elle n’en avait ni la patience ni la sagesse.

Ella ! Cela avait beau ennuyer Scarlett, elle était bien forcée de constater qu’Ella n’était pas intelligente. Elle était incapable de prêter attention à ce qu’elle faisait plus longtemps qu’un oiseau ne reste posé sur une branche et, même lorsque Scarlett lui racontait une histoire, son esprit s’échappait, elle interrompait sa mère par des questions qui n’avaient aucun rapport avec le récit et oubliait ce qu’elle avait demandé bien avant que Scarlett eût trouvé une explication. Quant à Wade… peut-être Rhett avait-il raison. Peut-être avait-il peur de sa mère. C’était anormal et Scarlett en souffrait. Pourquoi son fils, son seul fils, aurait-il peur d’elle ? Chaque fois qu’elle essayait de le faire parler, il fixait sur elle ses yeux bruns et doux hérités de Charles et, gêné, il se tortillait sur sa chaise ou se balançait d’un pied sur l’autre. Cependant, avec Mélanie, il n’arrêtait pas de jacasser et sortait de sa poche toutes sortes de choses pour les lui montrer, depuis des vers à appâter jusqu’à de vieux bouts de ficelle.

Mélanie savait s’y prendre avec les gosses. On ne pouvait pas lui enlever ce mérite. Son petit Beau était le garçon le mieux élevé et le plus adorable d’Atlanta. Scarlett s’entendait mieux avec lui qu’avec son propre fils parce que le petit Beau ne se laissait pas intimider par les grandes personnes et, chaque fois qu’il la voyait, il grimpait sur ses genoux sans attendre son invitation. Quel beau petit bonhomme tout blond ! On aurait dit Ashley ! Si seulement Wade était comme Beau… Bien entendu, Mélanie avait beau jeu avec lui, car il était fils unique et elle n’avait ni les soucis, ni les préoccupations de sa belle-sœur. Du moins était-ce là l’excuse que se donnait Scarlett, mais en conscience elle était obligée d’admettre que Mélanie aimait les enfants et eût été enchantée d’en avoir une douzaine. Comme cette joie lui était refusée, la tendresse dont elle débordait s’étendait sur Wade et sur les rejetons de ses amis.

Scarlett ne devait jamais oublier le coup qu’elle avait reçu le jour où, s’étant fait conduire en voiture chez Mélanie pour chercher Wade, elle avait remonté l’allée du jardin et avait entendu son fils imiter avec succès le cri des rebelles… son fils qui chez elle était toujours tranquille comme une souris. Et, venant courageusement à la rescousse, Beau à son tour avait poussé le cri de sa petite voix pointue. Lorsque Scarlett était entrée dans le salon, elle avait trouvé les deux garçons en train de charger le sofa avec des sabres de bois. Tout penauds, ils s’étaient tus en la voyant, et Mélanie, riant, remettant ses épingles à cheveux et relevant ses boucles, s’était levée de derrière le sofa où elle était pelotonnée.

« C’est Gettysburg, avait-elle expliqué. Je fais les Yankees et je me trouve en bien fâcheuse posture. Voici le général Lee et le général Pickett », avait-elle ajouté en désignant d’abord Beau et en posant la main sur l’épaule de Wade. Oui, Mélanie savait s’y prendre avec les enfants et Scarlett ne connaîtrait jamais son secret.

« En tout cas, pensait-elle, Bonnie a de l’affection pour moi et elle aime que nous jouions ensemble. »

Mais, là encore, elle était obligée de reconnaître que Bonnie aimait infiniment mieux Rhett qu’elle-même. Dire qu’elle ne reverrait jamais plus Bonnie ! Étant donné le manque de nouvelles, il se pouvait fort bien que Rhett fût en Perse ou en Égypte et qu’il eût l’intention de s’y fixer pour toujours.

Lorsque le docteur Meade lui eut dit qu’elle était enceinte, elle fut frappée de stupeur, car elle s’était attendue à ce que le vieux praticien diagnostiquât une révolution de bile accompagnée de dépression nerveuse. Elle se rappela aussitôt sa nuit ardente et ce souvenir la fit rougir jusqu’aux oreilles. Ainsi, un enfant allait être le fruit de ces moments d’extase ! Tant pis pour ce qui s’était passé après ! Si seulement ça pouvait être un garçon. Un beau garçon, et non pas une petite chiffe molle comme Wade. Comme elle l’aimerait ! Comme elle serait heureuse maintenant qu’elle avait le temps de se consacrer à un bébé et tout l’argent qu’il fallait pour lui faciliter l’existence ! Elle eut un désir fou d’écrire à Rhett chez sa mère à Charleston pour lui apprendre la nouvelle. Bonté divine ! Maintenant il était temps qu’il revînt chez lui. Et s’il ne revenait pas avant la naissance de l’enfant ? Elle ne pourrait jamais expliquer son absence. Mais d’un autre côté, si elle lui écrivait, il se figurerait qu’elle avait envie de le revoir et il s’amuserait bien. Non, pour rien au monde il ne devait penser qu’elle avait envie de le revoir ou qu’elle avait besoin de lui.

Elle se félicita d’avoir résisté à cette impulsion lorsque les premières nouvelles de Rhett arrivèrent sous la forme d’une lettre de tante Pauline de Charleston, où Rhett devait être descendu chez sa mère. Quel soulagement de savoir qu’il n’avait pas quitté les États-Unis ! Il y avait pourtant de quoi se mettre en colère en lisant la lettre de tante Pauline. Rhett était allé lui présenter Bonnie, ainsi qu’à tante Eulalie, et elle ne tarissait pas d’éloges sur le père et l’enfant.

« Une si belle petite ! Lorsqu’elle sera grande, ce sera certainement une beauté et elle aura tous les hommes à ses pieds. Mais, tu sais, je suppose que celui qui s’avisera de lui faire la cour devra compter avec le capitaine Butler, car je n’ai jamais vu père aussi attaché à son enfant. Maintenant, ma chère, je veux t’avouer quelque chose. Jusqu’à ce que j’aie fait la connaissance du capitaine Butler, j’avais estimé que ton mariage était une terrible mésalliance, car, évidemment, on n’avait entendu dire que du mal de lui et tout le monde plaignait sa famille. En fait, Eulalie et moi, nous ne savions même pas si nous devions le recevoir… mais, après tout, la chère enfant est notre petite-nièce. Lorsqu’il est venu, nous avons été surprises, fort agréablement surprises, et nous avons compris combien il était peu chrétien d’ajouter foi à tous les commérages. Le capitaine est un homme charmant. Il est également fort bien de sa personne et nous l’avons trouvé aussi sérieux que distingué. Et il a tant d’affection pour toi et pour l’enfant.

« Maintenant, ma chère, il faut que je te parle de quelque chose qui nous est revenu aux oreilles… quelque chose qu’Eulalie et moi nous nous sommes refusées à croire tout d’abord. Nous avons entendu dire, évidemment, que tu t’occupais parfois du magasin que M. Kennedy t’a laissé. Nous avons recueilli certains bruits sur ton compte, mais évidemment nous n’avons pas voulu y croire. Nous avons très bien compris qu’en ces jours terribles qui ont suivi la guerre tu ne pouvais peut-être pas agir autrement, les conditions étant ce qu’elles étaient. Mais, aujourd’hui, rien ne te force à adopter pareille conduite. Je sais que le capitaine Butler est tout à fait à son aise et, en outre, il est des plus qualifiés pour mener tes affaires ou gérer tes intérêts. Il était indispensable que nous missions les choses au point, que nous en eussions le cœur net et nous nous sommes vues dans l’obligation de poser sans ambages au capitaine Butler certaines questions qui nous ont été des plus pénibles à tous.

« Il nous a dit à contrecœur que tu passais toutes tes matinées au magasin et que tu ne permettais à personne de toucher à tes livres de comptes. Il a reconnu également que tu avais des intérêts dans une scierie ou des scieries (nous n’avons guère insisté sur ce point, tant nous étions bouleversées par cette nouvelle). Il nous a raconté que tes affaires t’obligeaient à effectuer en voiture de longues randonnées toute seule ou en compagnie d’un ruffian qui, le capitaine Butler nous l’a affirmé, est un assassin. Nous avons pu constater combien tout cela lui déchire le cœur et nous pensons qu’il est bien indulgent… en fait nous le trouvons un mari beaucoup trop indulgent. Scarlett, il faut que cela cesse. Ta mère n’est plus là pour te l’ordonner, et c’est à moi de prendre sa place. Songe à ce que diront tes enfants lorsqu’ils seront plus grands et qu’ils verront que tu exerces un métier ! Comme ils seront mortifiés de savoir que tu es exposée aux insultes d’hommes grossiers et aux dangers des commérages ! Une attitude si peu féminine… »

Scarlett poussa un juron et lança la lettre par terre sans achever de la lire. Elle voyait tante Pauline et tante Eulalie passant ses actions au crible dans leur maison délabrée de « La Batterie » de Charleston. Oubliaient-elles donc qu’elles mourraient de faim sans le chèque qu’elle leur envoyait tous les mois ? Une attitude si peu féminine ? Bon Dieu, sans cette attitude si peu féminine, tante Pauline et tante Eulalie n’auraient probablement plus de toit pour les abriter. Et ce maudit Rhett qui était allé leur parler du magasin, des livres de comptes et des scieries ! Il avait parlé à contrecœur ! Ah ! ouiche ! Scarlett savait fort bien tout le plaisir qu’il avait pris à se faire passer aux yeux des vieilles dames pour un mari et pour un père aimant. Comme il avait dû se repaître de leur effarement lorsqu’il leur avait décrit la vie menée par sa femme et ses occupations au magasin, aux scieries et au café. Quel démon ! Pourquoi donc recherchait-il des plaisirs aussi pervers ?

Mais cet accès de rage ne tarda pas à se transformer en apathie. La vie avait si peu de charmes pour Scarlett depuis quelque temps. Si seulement elle pouvait retrouver tout ce qu’elle aimait en Ashley… Si seulement Rhett pouvait revenir la faire rire !

 

Le père et la fille rentrèrent sans crier gare. Un beau jour, Scarlett entendit le bruit sourd des valises déposées dans un coin du hall d’entrée et la voix de Bonnie qui appelait : « Maman ! »

Scarlett sortit en hâte de sa chambre et se précipita au haut de l’escalier. Portée par ses jambes courtes et potelées, Bonnie avait bien du mal à gravir les marches. Elle serrait contre sa poitrine un petit chat mélancolique au pelage zébré. « Grand-mère me l’a donné ! » s’exclama-t-elle en empoignant le chat par la peau du cou.

Scarlett prit sa fille dans ses bras et l’embrassa. Elle était enchantée que la présence de l’enfant lui évitât de se retrouver seule avec Rhett. Regardant par-dessus la tête de Bonnie, elle le vit qui réglait le cocher. Il se détourna, aperçut Scarlett et se découvrit d’un geste large tout en s’inclinant. Scarlett rencontra ses yeux noirs et son cœur sauta dans sa poitrine. Qu’importait ce qu’il était, qu’importait ce qu’il avait fait, il était de retour et elle était heureuse.

« Où est Mama ? » demanda Bonnie en se trémoussant à tel point que Scarlett fut obligée de la poser par terre.

Ça n’allait pas être aussi facile qu’elle l’avait cru d’accueillir Rhett avec la désinvolture qui convenait et de lui apprendre qu’elle attendait un bébé. Il montait l’escalier et elle ne quittait pas des yeux son visage basané, son visage si indifférent, si fermé, si impénétrable. Non, elle attendrait un autre moment pour lui parler. Elle ne pouvait pas lui annoncer la nouvelle comme cela. Et pourtant, c’était au mari à être informé le premier de l’événement, à en être informé tout de suite. Les maris étaient toujours ravis d’apprendre ces choses-là. Pourtant Scarlett avait l’impression que ça ne ferait aucun plaisir à Rhett.

Elle restait là, sur le palier, appuyée à la rampe, et elle se demandait s’il allait l’embrasser. Mais il n’en fit rien. Il se contenta de dire : « Vous êtes pâle, madame Butler, manquerait-on de rouge à Atlanta ? »

Pas un mot pour lui dire qu’elle lui avait manqué, ne fût-ce que par simple politesse. Et il aurait pu au moins l’embrasser devant Mama, qui, après une courte révérence, s’était emparée de Bonnie pour l’emmener à la nursery. Rhett se tenait à côté de Scarlett et l’examinait d’un regard nonchalant.

« Cette pâleur signifierait-elle que je vous ai manqué ? » interrogea-t-il, un sourire aux lèvres, mais les yeux sévères.

Alors, c’était cela l’attitude qu’il avait l’intention d’adopter. Il allait être aussi odieux que d’habitude. Soudain l’enfant qu’elle portait, l’enfant dont l’existence lui avait causé tant de joie, se changea pour elle en un fardeau écœurant et cet homme, campé devant elle, son large panama sur la hanche, devint son ennemi le plus cruel, la cause de tous ses maux. Il y eut quelque chose de venimeux dans les yeux de Scarlett, lorsqu’elle lui répondit, une expression qui pouvait si peu tromper que Rhett abandonna son sourire.

« Si je suis pâle, c’est votre faute, ce n’est pas parce que vous m’avez manqué, espèce d’être prétentieux ! C’est parce que… » Oh ! elle n’avait pas voulu lui apprendre ainsi la nouvelle, mais les paroles montaient à ses lèvres, et elle parla sans se soucier des domestiques qui pouvaient l’entendre : « C’est parce que je vais avoir un bébé ! » Rhett en eut le souffle coupé et enveloppa Scarlett d’un regard rapide. Il avança d’un pas comme pour poser la main sur le bras de Scarlett, mais celle-ci se recula et ses yeux exprimèrent tant de haine que les traits de Rhett se durcirent.

« Vraiment ! fit-il d’un ton glacial. Et qui est l’heureux père ? Ashley ? »

Scarlett se retint au pilastre de la rampe et s’y cramponna jusqu’à ce que les oreilles du lion sculpté dans le bois s’enfonçassent douloureusement dans sa paume. Elle avait beau connaître Rhett à fond, elle ne pouvait pas s’attendre à cette insulte. Bien entendu, il plaisantait, mais il y avait des plaisanteries trop monstrueuses pour être tolérées. Elle aurait voulu lui enfoncer ses ongles pointus dans les yeux et éteindre cette lueur étrange qu’elle y voyait briller.

« Que le diable vous emporte ! commença-t-elle, la voix tremblante de colère. Vous… vous savez bien que cet enfant est de vous, mais je n’en veux pas plus que vous. Aucune femme ne voudrait avoir un enfant d’un goujat comme vous. Je voudrais… oh ! mon Dieu, je voudrais qu’il soit de n’importe qui, mais pas de vous ! »

Elle vit son visage bronzé s’altérer soudain sous l’effet de la colère et de quelque chose qu’il lui était impossible d’analyser. Ses traits se contractèrent comme si on l’avait piqué.

« Ça y est ! se dit-elle avec une satisfaction qu’attisait la rage. Ça y est, je l’ai touché au bon endroit ! »

Mais de nouveau un masque impassible recouvrit le visage de Rhett, qui caressa un côté de sa moustache.

« Ne vous inquiétez pas ! fit-il en pivotant sur les talons. Vous aurez peut être une fausse couche. »

Pendant un moment, la tête lui tourna, elle songea à ce qu’était la maternité, avec ses nausées, son attente monotone, ses tailles épaissies, ses heures de souffrances, toutes ces choses dont un homme ne pouvait pas se rendre compte. Et Rhett osait plaisanter. Elle allait lui planter ses griffes dans la chair. Il n’y avait que la vue du sang sur son visage sombre pour calmer sa douleur. Prompte comme une chatte, elle s’élança sur Rhett, mais lui, d’un mouvement souple, l’évita et allongea le bras pour la repousser. Elle se trouvait alors au bord de l’escalier fraîchement encaustiqué et le corps projeté en avant pour bondir sur Rhett, elle buta contre son bras et perdit l’équilibre. D’une détente désespérée, elle essaya de se rattraper au pilastre, mais elle le manqua. Elle tomba à la renverse, rebondit sur les marches, ressentit un élancement aigu au côté et, trop hébétée pour se retenir, elle roula jusqu’au bas de l’escalier.

 

C’était la première fois que Scarlett était malade en dehors de ses accouchements, et encore ne pouvait-elle guère ranger ceux-ci parmi les maladies. Un accouchement, en fait, ça ne comptait pas. Lorsqu’elle avait eu ses enfants, elle ne s’était jamais sentie désemparée, elle n’avait jamais eu peur comme maintenant, où sa faiblesse et les souffrances qu’elle endurait l’effrayaient. Elle savait qu’elle était plus malade qu’on n’osait le lui dire et elle se rendait compte confusément qu’elle allait peut-être mourir. Chaque fois qu’elle respirait, sa côte brisée lui donnait comme un coup de poignard. Son visage contusionné et sa tête lui faisaient mal et tout son corps était la proie des démons qui lui arrachaient les chairs avec des pinces brûlantes, lui tailladaient les membres à l’aide de couteaux ébréchés et la laissaient pendant de courts intervalles si pantelante qu’elle n’avait pas le temps de se ressaisir avant leur retour. Non, un accouchement n’avait rien de comparable à cela. Deux heures après la naissance de Wade, d’Ella ou de Bonnie, elle avait mangé de bon appétit, mais maintenant il n’y avait que l’eau fraîche qui ne lui donnait pas la nausée.

Comme c’était facile d’avoir un enfant et comme c’était pénible de n’en pas avoir ! C’était étrange cette douleur qu’elle avait éprouvée au milieu de ses souffrances lorsqu’elle avait appris qu’elle n’aurait pas cet enfant. C’était encore plus étrange de penser que cet enfant était le premier auquel elle eût réellement tenu. Elle chercha à savoir pourquoi elle y tenait, mais son esprit était trop las pour réfléchir, pour penser à autre chose qu’à la crainte de la mort. La mort rôdait dans la chambre, et elle n’avait pas la force de lui tenir tête, de la repousser, et elle avait peur. Elle voulait quelqu’un de fort à ses côtés, quelqu’un pour lui tenir la main et combattre la mort à sa place jusqu’à ce qu’elle eût assez de vigueur pour poursuivre elle-même la lutte.

La souffrance avait étouffé son ressentiment et elle avait besoin de Rhett, mais il n’était pas là et elle ne pouvait se résoudre à le demander.

Le dernier souvenir qu’elle avait de lui, c’était celui de son visage blafard, décomposé par l’épouvante quand il l’avait relevée au bas de l’escalier et qu’il avait appelé Mama d’une voix étranglée. Elle se rappelait aussi qu’on l’avait transportée dans sa chambre, que la douleur s’était faite de plus en plus vive, que la pièce s’était emplie d’un bourdonnement de voix entrecoupé par les sanglots de tante Pitty et les ordres brefs du docteur Meade. Elle avait entendu des pas précipités dans l’escalier et dans le couloir, et puis, comme à la lueur aveuglante d’un éclair, elle avait compris que la mort était là. Dans sa terreur, elle avait essayé de crier un nom et son cri s’était mué en un faible soupir.

Pourtant, ce soupir désespéré avait éveillé un écho dans l’obscurité qui l’enveloppait et la voix douce de la personne qu’elle avait appelée s’éleva sur un ton de berceuse : « Je suis là, ma chérie. J’ai été là tout le temps. »

Chaque fois que Mélanie lui prenait la main et la posait contre sa joue fraîche, la mort et l’angoisse s’éloignaient peu à peu. Scarlett essayait de se tourner pour voir Mélanie, mais elle ne pouvait pas. Melly allait avoir un enfant et les Yankees arrivaient. La ville était en flammes et il fallait se presser. Vite ! Vite ! Mais Melly attendait son bébé et elle ne pouvait pas se presser. Il fallait rester à côté d’elle jusqu’à ce que l’enfant fût né, et il fallait être forte parce que Melly avait besoin de la force de Scarlett. Melly souffrait tant… on la tiraillait avec des pinces brûlantes, on la tailladait avec des couteaux ébréchés, par moments la douleur la recouvrait comme une vague. Il fallait tenir la main de Melly.

Mais le docteur Meade était là en somme, il était venu bien que les blessés entassés dans la gare eussent besoin de lui. Mais oui, il était là puisqu’elle l’entendait dire : « Elle délire. Où est le capitaine Butler ? »

La nuit. L’obscurité. Puis le jour de nouveau. Tantôt elle allait avoir un bébé, tantôt c’était Mélanie qui hurlait de douleur, mais pourtant Melly ne la quittait pas. Ses mains étaient fraîches. Elle ne gesticulait pas, elle ne sanglotait pas comme tante Pitty. Chaque fois que Scarlett ouvrait les yeux elle disait : « Melly », et la voix lui répondait. Elle était alors sur le point de murmurer : « Rhett… je veux Rhett ! » mais elle se rappelait comme dans un rêve que Rhett ne voulait pas d’elle, que Rhett avait un visage foncé comme celui d’un Indien et qu’il ricanait en découvrant ses dents blanches. Elle le voulait et lui ne voulait pas d’elle. Elle demanda : « Melly ? » et la voix de Mama lui répondit : « C’est moi, mon enfant », et Mama lui posa un linge froid sur le front. Scarlett s’agita et appela sans cesse : « Melly… Mélanie », cependant Mélanie ne venait toujours pas, car elle était assise au bord du lit de Rhett et Rhett, ivre et gémissant, était à demi étalé sur le plancher et sanglotait, la tête enfouie dans les jupes de Mélanie.

Chaque fois que Mélanie était sortie de chez Scarlett, elle avait vu Rhett assis sur son lit, la porte grande ouverte, les yeux fixés sur la porte de l’autre côté du couloir. Sa chambre était en désordre, jonchée de bouts de cigares et de plats auxquels il n’avait pas touché. Le lit n’était pas fait et Rhett, la barbe longue, le visage ravagé, y passait son temps et fumait sans arrêt. Il ne posait jamais de questions lorsqu’il apercevait Mélanie. La jeune femme s’avançait jusqu’au seuil de sa chambre et lui communiquait brièvement les nouvelles : « Je suis désolée, mais elle va plus mal », ou bien : « Non, elle ne vous a pas encore demandé. Vous comprenez, elle a le délire » ou encore : « Il ne faut pas désespérer, capitaine Butler. Laissez-moi vous préparer du café chaud et quelque chose à manger. Vous allez vous rendre malade. »

Mélanie souffrait pour lui. Il lui faisait de la peine bien qu’elle fût trop exténuée et qu’elle eût trop sommeil pour ressentir quoi que ce fût. Comment les gens pouvaient-ils dire tant de mal de lui ? Comment pouvaient-ils prétendre qu’il n’avait pas de cœur, qu’il était foncièrement méchant, qu’il n’était pas fidèle à Scarlett quand elle le voyait maigrir sous ses yeux, quand elle voyait son visage bouleversé ? Épuisée comme elle l’était, elle s’efforçait malgré tout de redoubler de gentillesse pour lui lorsqu’elle lui donnait des nouvelles de la malade. Il avait l’air d’un damné qui attend le jugement… Il ressemblait à un enfant plongé dans un monde hostile. Mais, pour Mélanie, tout le monde faisait figure d’enfant.

Quand, le cœur débordant de joie, elle vint enfin lui annoncer que Scarlett allait mieux, elle ne se doutait guère de ce qui l’attendait. Sur la table de nuit, il y avait une bouteille de whisky à moitié vide et la chambre empestait l’alcool. Il leva sur Mélanie un regard vitreux et les muscles de ses joues se mirent à trembler malgré ses efforts pour se dominer.

« Elle est morte ?

— Oh ! non. Elle va beaucoup mieux. »

Il dit : « Oh ! mon Dieu ! » et se prit la tête à deux mains. Mélanie vit un frisson nerveux parcourir ses larges épaules et, tandis qu’elle promenait sur lui un regard apitoyé, sa pitié se transforma en effroi, car elle s’aperçut qu’il pleurait. Mélanie n’avait jamais vu pleurer un homme, et Rhett, si aimable, si moqueur, toujours si sûr de lui, était bien le dernier qu’elle eût pensé trouver dans cet état.

Il pleurait à gros sanglots et le bruit qu’il faisait effrayait Mélanie. Elle était terrifiée à l’idée qu’il était ivre, car elle avait une peur instinctive des ivrognes. Pourtant, lorsqu’il releva la tête et qu’elle surprit l’expression de son regard, elle entra dans la chambre, referma doucement la porte et s’approcha de Rhett. Non, elle n’avait jamais vu pleurer un homme, mais elle avait séché les larmes de bien des enfants. À peine lui eut-elle posé une main apaisante sur l’épaule que les bras de Rhett se nouèrent autour de sa taille. Sans savoir ce qui lui arrivait, elle se retrouva assise sur le lit, tandis que Rhett, agenouillé par terre, posait la tête sur ses genoux et se cramponnait à elle avec tant de violence qu’il lui faisait mal.

Elle caressa gentiment ses cheveux noirs et dit : « Voyons ! Voyons ! Elle va se rétablir ! » En entendant ces paroles, Rhett resserra son étreinte et se mit à parler avec une volubilité extraordinaire. Il s’exprimait d’une voix rauque et parlait, parlait, comme s’il se confiait à un tombeau qui ne livrerait jamais ses secrets. Pour la première fois de sa vie, il se montrait tel qu’il était. Impitoyable envers lui-même, il se confessa à Mélanie qui, d’abord, ne comprit rien et le traita absolument comme une mère traite son enfant. La tête dans son giron, il tirait sur les plis de sa jupe. Tantôt sa voix s’étranglait, s’étouffait, tantôt les mots qu’il prononçait parvenaient trop clairement aux oreilles de Mélanie. Il avouait tout, étalait sa turpitude. Il parlait de choses auxquelles nulle femme n’avait jamais fait allusion devant elle, il révélait des choses secrètes qui faisaient monter le rouge aux pommettes de Mélanie.

Heureuse de ne pas voir son visage, elle lui caressait la tête comme s’il eût été son petit Beau et elle lui disait : « Chut ! capitaine Butler ! Il ne faut pas raconter des choses comme ça ! Vous n’êtes pas dans votre état normal ! Chut ! » Mais il ne s’arrêtait pas. C’était un véritable torrent qui sortait de ses lèvres et il restait cramponné à la robe de Mélanie comme si ç’eût été sa dernière planche de salut. Il s’accusa d’actions qu’elle ne comprit pas. Il bredouilla le nom de Belle Watling et secoua la malheureuse Mélanie avec violence en s’écriant : « J’ai tué Scarlett ! Je l’ai tuée ! Vous ne comprenez pas ! Elle ne voulait pas cet enfant et…

— Taisez-vous ! Vous n’êtes pas vous-même. Ne pas vouloir d’un enfant ! Mais voyons, toutes les femmes veulent…

— Non ! Non ! Vous, vous voulez des enfants, mais pas elle. Pas mes enfants.

— Taisez-vous !

— Vous ne comprenez pas. Elle ne voulait pas d’enfant et je lui en ai fait un. Ce… cet enfant… c'est ma faute. Nous n’avions pas couché ensemble depuis…

— Chut, capitaine Butler ! On ne dit pas ces…

— Et j’étais ivre, j’étais fou. Je voulais lui faire du mal… parce qu’elle m’en avait fait. Je voulais la… et j’y suis arrivé… mais elle ne voulait pas de moi. Elle n’a jamais éprouvé aucun sentiment pour moi, jamais. Et moi, pourtant, j’ai tout fait pour qu’elle m’aime… j’ai tout mis en œuvre… et…

— Oh ! je vous en supplie !

— Je ne savais pas qu’elle était enceinte… J’ignorais tout… jusqu’à l’autre jour où… elle est tombée. Elle ne savait pas où j’étais pour m’écrire que… mais elle ne m’aurait pas écrit si elle avait eu mon adresse. Je vous dis… je vous dis que je serais rentré tout droit à la maison… si seulement j’avais su… oui, je serais rentré tout droit… qu’elle ait voulu de moi ou non…

— Oh ! oui… je sais que vous seriez rentré !

— Bon Dieu, j’ai été fou, ces dernières semaines… fou, et je n’ai pas dessoulé ! Et lorsqu’elle m’a dit, là, sur les marches… qu’ai-je fait ? Qu’ai-je dit ? J’ai ri et j’ai dit : “Ne vous inquiétez pas, vous allez peut-être avoir une fausse couche.” Et elle… »

Soudain Mélanie devint blanche comme un linge et l’horreur lui agrandit les yeux. Elle regarda la tête noire posée sur ses genoux, cette tête qui s’agitait dans tous les sens sous l’empire de l’émotion. Par la fenêtre ouverte, le soleil de l’après-midi entrait à flots dans la pièce et Mélanie, comme si c’était la première fois qu’elle les voyait, remarqua combien les mains de Rhett étaient fortes et brunes sous les poils épais qui en recouvraient le dos. Malgré elle, elle eut un mouvement de recul. Ces mains-là semblaient faites pour voler ou pour étreindre. C’étaient des mains impitoyables et pourtant, agrippées aux plis de sa jupe, elles avaient l’air de deux objets brisés qui ne servaient plus à rien. Était-ce possible que Rhett eût entendu raconter l’absurde mensonge sur Scarlett et sur Ashley et qu’il fût jaloux après y avoir ajouté foi ? C’était vrai, il avait quitté la ville dès que le scandale avait éclaté, mais… Non, ça ne pouvait pas être cela. Le capitaine Butler partait toujours en voyage à l’improviste. Il n’était pas homme à croire des commérages. Il était trop raisonnable. Si c’était cela, il eût essayé de tuer Ashley, ou au moins il eût demandé une explication.

Son attitude tenait seulement à ce qu’il s’était enivré après s’être rendu malade à force d’inquiétude. C’était une sorte de délire qui s’était emparé de lui. Il parlait à tort et à travers. Il ne savait pas ce qu’il disait. Les hommes ne supportaient pas aussi bien les épreuves que les femmes. Évidemment, il y avait eu quelque chose. Peut-être s’était-il un peu querellé avec Scarlett et son cerveau fatigué avait-il brodé sur ce thème ? Peut-être certaines des choses terribles qu’il avait racontées étaient-elles exactes, mais elles ne pouvaient pas l’être toutes ! Oh ! non, en tout cas pas cette dernière ! Aucun homme ne pouvait dire une chose pareille à une femme qu’il aimait aussi passionnément que celui-ci aimait Scarlett. Mélanie n’avait jamais vu le mal autour d’elle. Elle ignorait également la cruauté et, les voyant pour la première fois, elle les trouvait trop invraisemblables pour y croire. Rhett était ivre. Il était malade et il ne fallait pas contrarier les enfants malades.

« Allons ! allons ! dit-elle d’une voix apaisante. Maintenant, taisez-vous, je comprends ! » Il releva brutalement la tête, fixa sur elle des yeux injectés de sang et repoussa les mains de Mélanie d’un geste farouche.

« Mais non, bon Dieu, vous ne comprenez pas ! Vous ne pouvez pas comprendre ! Vous êtes… vous êtes trop bonne pour comprendre. Vous ne me croyez pas, mais tout cela est vrai, et je suis un chien. Savez-vous pourquoi je l’ai fait ? J’étais fou de jalousie. Elle ne m’a jamais aimé et je pensais toujours pouvoir l’amener à m’aimer. Mais elle ne m’a jamais aimé. Elle ne m’aime pas. Elle aime… »

Son regard enflammé, son regard d’ivrogne rencontra celui de Mélanie et il s’arrêta net, la bouche ouverte, comme s’il se rendait compte pour la première fois à qui il parlait. Mélanie avait le visage blême et bouleversé, mais ses yeux incrédules et remplis de pitié restaient calmes et conservaient leur douceur. Il se dégageait d’eux une lumineuse sérénité et l’innocence que recelaient leurs brunes profondeurs frappa Rhett comme un coup au visage, dissipa en partie les fumées de l’alcool qui lui obscurcissaient l’esprit, retint au bord de ses lèvres les paroles insensées qu’il allait prononcer. Il s’embrouilla, bafouilla à dessein, baissa les yeux et battit des paupières tandis qu’il recouvrait son sang-froid.

« Je suis un goujat, murmura-t-il en posant de nouveau la tête sur les genoux de Mélanie. Mais je ne suis pas goujat à ce point. Et si je vous disais cela, vous ne me croiriez pas, hein ? Vous êtes trop bonne pour me croire. Avant de vous connaître, je n’avais jamais rencontré une personne qui fût vraiment bonne. Vous ne me croiriez pas, n’est-ce pas ?

— Non, je ne vous croirais pas, fit Mélanie qui se remit à lui caresser les cheveux. Scarlett va se rétablir. Allons, capitaine Butler, ne pleurez pas ! Elle va se rétablir ! »