XIX

En ces premiers jours du siège, alors que les Yankees allaient s’écraser en différents endroits contre les défenses de la cité, Scarlett était si effrayée par l’éclatement des obus qu’elle ne pouvait que bosser du dos et se coller les mains aux oreilles en s’attendant d’un moment à l’autre à être lancée dans l’éternité. Quand elle entendait le sifflement qui signalait l’arrivée des projectiles, elle se précipitait dans la chambre de Mélanie, se jetait sur son lit à côté d’elle, et les deux jeunes femmes, s’enfouissaient la tête dans l’oreiller en criant : « Oh ! oh ! » Prissy et Wade se réfugiaient à la cave tendue de toiles d’araignées et se pelotonnaient dans l’obscurité. Prissy hurlait à pleins poumons, Wade sanglotait et hoquetait.

Suffoquée par l’oreiller de plumes tandis que la mort passait au-dessus de sa tête, Scarlett maudissait en elle-même Mélanie de la tenir éloignée des régions plus sûres de la maison. Mais le docteur avait interdit à Mélanie de se lever, et Scarlett était obligée de rester auprès d’elle. À sa terreur d’être volatilisée s’ajoutait celle de voir arriver à l’improviste le bébé de Mélanie. Chaque fois que cette idée lui effleurait l’esprit, elle se sentait inondée d’une sueur froide. Que ferait-elle si le bébé avait des velléités de naître ? Elle savait qu’elle aimerait mieux laisser mourir Mélanie plutôt que de sortir dans la rue pour chercher le docteur sous des obus qui tombaient dru comme une pluie d’avril. Et elle savait aussi qu’on pourrait fouetter Prissy jusqu’à ce que mort s’ensuivît avant de lui faire mettre le nez dehors. Que ferait-elle si le bébé venait ?

Un soir, elle discuta la question à voix basse avec Prissy pendant qu’elles préparaient toutes deux le plateau de Mélanie et d’une manière assez inattendue, Prissy calma les craintes de sa maîtresse.

« Ma’ame Scarlett, même si nous pouvons pas t’ouver le docteu’, quand ça viendra pou’ Ma’ame Melly, vous f’appez pas. Moi je peux m’a’anger. Je sais y fai’ pou’ les accouchements. Ma maman elle est une sage-femme, pas ? Et elle m’a élevée pou’ que je sois une sage-femme aussi, pas ? Alo’ ayez confiance en moi. »

Scarlett se sentit soulagée de savoir qu’elle avait sous la main une personne experte, mais elle n’en souhaita pas moins d’être arrivée au bout de cette épreuve. Elle avait une envie folle de se sauver là où les obus n’exploseraient plus, elle aspirait désespérément à se retrouver au calme à Tara et, tous les soirs, elle demandait au Ciel que le bébé arrivât le lendemain afin d’être déliée de son serment et de pouvoir quitter Atlanta. Tara lui paraissait un asile si sûr, à l’abri de toute misère humaine.

Scarlett avait une impatience de revoir sa mère et son foyer qu’elle n’avait jamais éprouvée auparavant. Auprès d’Ellen, et quoi qu’il arrivât, elle n’aurait pas peur. Chaque soir, après avoir eu toute la journée les oreilles déchirées par les obus, elle allait se coucher, bien décidée à déclarer le lendemain matin à Mélanie qu’elle ne resterait pas à Atlanta un jour de plus, qu’elle repartirait chez elle et que Mélanie n’aurait qu’à aller chez Mme Meade. Mais lorsqu’elle avait posé sa tête sur l’oreiller, elle revoyait Ashley tel qu’il lui était apparu pour la dernière fois, les traits tirés comme sous l’effet d’une douleur intérieure, mais un petit sourire aux lèvres : « Vous veillerez sur Mélanie, n’est-ce pas ? Vous êtes si forte… promettez-moi. » Et elle avait promis. Quelque part Ashley gisait en terre. Où qu’il fût, il l’observait, il la ramenait à sa promesse. Vivant ou mort, elle ne pouvait le décevoir, quoi qu’il lui en coûtât. Et ainsi, jour après jour, elle resta.

En réponse à Ellen qui la suppliait de revenir, elle écrivit des lettres dans lesquelles elle atténuait les dangers du siège, expliquait la mauvaise santé de Mélanie et promettait de revenir dès que l’enfant serait né. Sensible à tout ce qui touchait les liens de famille, Ellen répondit le cœur gros qu’elle comprenait les raisons de Scarlett, mais qu’elle demandait qu’on lui envoyât aussitôt Wade et Prissy. Cette suggestion rencontra l’approbation complète de Prissy que le moindre bruit suspect rendait folle de terreur. Elle passait la majeure partie de son temps dans la cave, si bien que les jeunes femmes eussent été fort gênées sans la vieille Betsy des Meade.

Scarlett tenait autant que sa mère à ce que Wade quittât Atlanta, non seulement pour la sécurité de l’enfant, mais encore parce que ses frayeurs continuelles l’irritaient. Le bombardement causait une telle peur à Wade qu’il ne pouvait plus parler, et même pendant les accalmies il restait cramponné aux jupes de Scarlett, trop épouvanté pour pleurer. Le soir, il avait peur d’aller au lit, peur de l’obscurité, peur de s’endormir et d’être enlevé la nuit par les Yankees, et Scarlett n’en pouvait plus de l’entendre geindre nerveusement quand il était couché. En secret, elle était aussi effrayée que lui, mais le visage angoissé, les traits tirés de l’enfant la mettaient hors d’elle. Oui, Tara était bien ce qu’il fallait à Wade. Prissy l’y conduirait et reviendrait immédiatement afin d’être là pour la naissance du bébé.

Cependant, avant que Scarlett eût fait partir la bonne et l’enfant, on apprit que les Yankees avaient progressé au sud et escarmouchaient le long de la voie ferrée entre Atlanta et Jonesboro. Et si les Yankees s’emparaient du train où seraient Wade et Prissy… à cette seule pensée Scarlett et Mélanie blêmirent, car tout le monde savait que les atrocités auxquelles se livraient les Yankees sur les enfants sans défense étaient encore plus effroyables que celles auxquelles ils se livraient sur les femmes. Scarlett redouta donc d’envoyer son fils chez elle et il resta à Atlanta, petite ombre silencieuse et apeurée, trottant partout derrière sa mère dans la crainte de lâcher sa jupe un seul instant.

Les chaudes journées de juillet virent la continuation du siège, journées assourdissantes qui succédaient aux nuits lugubres pleines d’un silence de mauvais augure. Et la ville commençait à se faire au siège. On eût dit que, le pire s’étant produit, les habitants n’avaient plus rien à craindre. Ils avaient redouté un siège et maintenant ils l’avaient et ce n’était pas si terrible. L’existence était la même. Les gens savaient qu’ils vivaient sur un volcan, mais jusqu’à ce que le volcan fît éruption, il n’y avait rien à faire. Alors, à quoi bon se tracasser ? Et puis, le volcan ne ferait probablement jamais éruption. Il n’y avait qu’à voir la façon dont Hood tenait les Yankees en respect hors de la cité. Et la cavalerie ne lâchait pas la ligne de Macon ! Sherman ne s’en emparerait jamais.

Pourtant on avait beau feindre l’insouciance devant les obus et les rations de plus en plus maigres, on avait beau ignorer que les Yankees étaient à un demi-mille et avoir une confiance illimitée dans les lignes grises de soldats en loques terrés au fond de leurs abris, l’incertitude du lendemain mettait les nerfs d’Atlanta à fleur de peau. L’attente, l’inquiétude, les chagrins, la faim, le supplice sans cesse renouvelé de l’espoir qui renaissait pour s’évanouir et renaître encore usaient la résistance nerveuse de la ville.

Petit à petit, Scarlett puisa du courage dans l’attitude résolue de ses amies et dans cet état de grâce que la nature clémente inspire aux gens quand il faut supporter ce qui ne peut guérir. Évidemment le bruit des explosions la faisait encore sursauter, mais elle ne courait plus s’enfouir la tête dans l’oreiller de Mélanie. Maintenant elle avalait sa salive et disait d’une voix faible : « Celui-là n’est pas tombé bien loin, n’est-ce pas ? »

Elle avait également moins peur parce que la vie avait pris une allure de rêve, de rêve trop effrayant pour être vrai. C’était impossible qu’elle, Scarlett O’Hara, se trouvât en aussi dangereuse posture, exposée à être frappée d’une minute à l’autre par la mort qui rôdait. C’était impossible que le rythme calme de l’existence se fût transformé aussi radicalement en un si bref espace de temps !

Ça ne pouvait pas être vrai, c’était grotesque que le ciel d’un bleu si tendre à l’aube naissante fût profané par la fumée des canons qui flottait sur la ville comme une nuée d’orage. C’était grotesque que l’heure chaude de midi tout imprégnée de l’odeur pénétrante du chèvrefeuille et des roses grimpantes fût rendue aussi terrible par les obus lui sifflaient dans les rues, éclataient dans un fracas de jugement dernier, projetaient au loin leurs éclats métalliques, déchiquetaient bêtes et gens.

Bien que parfois s’apaisât le tumulte de la bataille, il avait fallu renoncer aux siestes paisibles de l’après-midi, car la rue du Pêcher connaissait à toute heure une animation intense. Des canons et des voitures d’ambulance passaient dans un grondement de tonnerre, des blessés se traînaient vers les hôpitaux, des régiments quittant leurs retranchements s’en allaient au pas gymnastique défendre, à l’autre extrémité de la ville, une redoute menacée par l’ennemi. Des estafettes dévalaient la rue ventre à terre et se ruaient vers les états-majors comme si le sort de la Confédération eût été entre leurs mains.

Les nuits tièdes apportaient un calme relatif mais sinistre. Lorsque la nuit était tranquille, elle était trop tranquille… comme si les rainettes, les sauterelles et les moqueurs étaient trop effrayés pour mêler leurs voix au chœur habituel des nuits d’été. De temps en temps le calme était brusquement rompu par le crépitement d’un feu de mousquet en première ligne.

Souvent, dans les dernières heures de la nuit, alors que les lampes ne brûlaient plus, que Mélanie reposait et qu’un silence de mort pesait sur la ville, Scarlett, éveillée, entendait cliqueter le loquet de la grille et frapper à petits coups étouffés contre la porte d’entrée.

C’étaient toujours des soldats dont on ne pouvait distinguer le visage. Ils se postaient sous la véranda et leurs voix épousaient les accents les plus divers. Parfois montait de l’ombre une voix distinguée : « Madame, je vous fais mille excuses pour vous déranger à pareille heure, mais pourrais-je avoir de l’eau pour moi-même et pour mon cheval ? » Parfois c’était le parler dur et confus d’un montagnard, parfois le timbre étrange d’un homme de l’extrême Sud qui semblait parler du nez, parfois la voix chantante du littoral qui rappelait celle d’Ellen et faisait battre le cœur de Scarlett.

« Mam’zelle, j’ai un copain qui disait comme ça qu’voulait aller à l’hôpital, mais j’pense bien qui pourra pas aller jusque-là. Vous pouvez pas l’prendre chez vous ? »

« M’dame, sûr que j’boufferais bien quèque chose. Sûr que j’m’arrangerais bien d’un bout d’maïs si ça vous fait pas faute. »

« Madame, excusez mon intrusion, mais… pourrais-je passer la nuit sous votre véranda ? J’ai vu les roses, j’ai senti l’odeur du chèvrefeuille et ça m’a tellement rappelé la maison, que j’ai eu la hardiesse… »

Non, ces nuits n’avaient rien de réel ! C’étaient des cauchemars et les hommes entraient dans ce cauchemar, des hommes sans corps ni visages, seulement des voix qui s’élevaient de l’obscurité moite. Puiser de l’eau, donner à manger, étendre des oreillers sous la véranda, panser des blessures, tenir les têtes sales des mourants. Non, ce n’était pas possible !

Une fois, vers la fin du mois de juillet, ce fut l’oncle Hamilton qui vint frapper en pleine nuit. L’oncle Henry n’avait plus ni parapluie ni sac de voyage en tapisserie et sa bedaine avait également disparu. La peau de ses joues autrefois grasses et roses pendait comme les bajoues d’un bouledogue et sa longue chevelure blanche était d’une malpropreté incroyable. Il était presque pieds nus, grouillant de poux, mourant de faim, mais son caractère n’avait pas changé et restait toujours aussi emporté.

Malgré sa remarque : « C’est une guerre insensée quand on envoie de vieux fous comme moi tripoter des canons », les jeunes femmes eurent l’impression que l’oncle Henry ne trouvait pas la chose désagréable. On avait besoin de lui, tout comme d’un jeune homme, et il abattait une besogne de jeune homme. D’ailleurs il se montrait à la hauteur des jeunes et, ainsi qu’il le déclara avec allégresse, c’était bien plus que n’en pouvait faire le vieux M. Merriwether. Le grand-père avait toutes sortes d’ennuis avec son lumbago et le capitaine voulait se débarrasser de lui, mais le grand-père refusait. Il avouait franchement qu’il préférait les jurons et les brimades du capitaine aux prévenances de sa bru, qui n’arrêtait pas de lui demander de renoncer à chiquer et de se nettoyer la barbe tous les jours.

La visite de l’oncle Henry fut courte, car il n’avait qu’une permission de quatre heures dont il était obligé de consacrer la moitié au trajet aller et retour de son retranchement à la maison.

« Mes petites, je ne vais pas vous voir pendant un moment », annonça-t-il une fois qu’il fut entré dans la chambre à coucher de Mélanie et qu’il eut trempé voluptueusement ses pieds meurtris dans une bassine d’eau froide préparée par Scarlett. « Notre compagnie s’en va dans la matinée.

— Où cela ? interrogea Mélanie en se cramponnant à son bras.

— Ne me touche pas, fit l’oncle Henry furieux, je suis couvert de poux. Sans les poux et la dysenterie, la guerre serait une partie de campagne. Où je vais ? Eh bien ! on ne me l’a pas dit, mais je m’en doute. Nous mettons cap au sud, en direction de Jonesboro, à moins que je ne me trompe grossièrement.

— Oh ! pourquoi en direction de Jonesboro ?

— Parce que ça va chauffer de ce côté-là, ma petite. Les Yankees vont essayer de s’emparer de la ligne de chemin de fer et, s’ils la prennent, adieu Atlanta !

— Oh ! oncle Henry, pensez-vous qu’ils la prendront ?

— Fi, mesdames ! Comment voulez-vous qu’ils y arrivent quand, moi, je serai là ? » L’oncle Henry sourit de leurs mines effrayées, puis, redevenant sérieux : « Ça sera dur là-bas, mes petites. Il faut que nous soyons vainqueurs. Vous savez, bien entendu, que les Yankees sont maîtres de toutes les voies ferrées excepté celle qui va à Macon, mais ce n’est pas tout ce qu’ils ont en leur pouvoir. Vous ne le savez peut-être pas, mes petites, mais ils tiennent toutes les routes, tous les chemins carrossables, toutes les sentes cavalières, sauf la route McDonough. Atlanta est au fond d’un sac et c’est à Jonesboro que s’en trouvent les ficelles. Si les Yankees parviennent à s’emparer de la voie ferrée là-bas, ils pourraient tirer les ficelles du sac et nous attraper comme dans une souricière. Vous comprenez donc que nous n’avons pas l’intention de leur laisser prendre cette ligne. Je pourrais bien être absent un certain temps, mes petites. Je suis venu simplement pour vous dire au revoir et m’assurer que Scarlett était encore auprès de toi, Melly.

— Bien sûr, elle reste auprès de moi, dit Mélanie dans un élan de tendresse. Ne vous faites pas de soucis pour nous, oncle Henry, et soyez prudent. »

L’oncle Henry s’essuya les pieds à la carpette et gémit en enfilant ses chaussures délabrées.

« Il faut que je m’en aille, dit-il. J’ai cinq milles à faire. Scarlett, préparez-moi quelque chose à manger. N’importe quoi. »

Après avoir embrassé Mélanie, il descendit à la cuisine où Scarlett enveloppait un épi de maïs et quelques pommes dans une serviette.

« Oncle Henry, est-ce… est-ce… aussi grave que ça ?

— Grave ! Fichtre oui ! Ne faites pas la sotte. Nous sommes au bord du fossé.

— Croyez-vous qu’ils arriveront jusqu’à Tara ?

— Allons… » commença l’oncle Henry irrité par cette manie qu’ont les femmes de ne penser qu’à ce qui les touche quand il va se passer des événements d’une importance capitale. Puis, voyant le visage terrifié et pitoyable de Scarlett, il se radoucit.

« Mais non, ils n’arriveront pas jusque-là. Tara est à cinq milles de la voie ferrée et c’est elle qu’ils veulent. Nous n’avez pas plus de cervelle qu’un hanneton, ma petite. » Il détourna brusquement le cours de la conversation. « Je n’ai pas fait tout ce chemin ce soir uniquement pour vous dire au revoir. Je suis venu apporter de mauvaises nouvelles à Melly, mais au moment de parler, je n’ai pas pu. Alors, je vous laisse ce soin.

— Ashley n’est pas… vous n’avez pas entendu dire… que…, qu’il est mort ?

— Voyons, comment aurais-je pu entendre parler d’Ashley quand je passe ma vie dans des trous à patauger dans la boue jusqu’aux cuisses ? demanda le vieux monsieur avec aigreur. Non, il s’agit de son père. John Wilkes est mort. »

Scarlett s’assit sur le premier siège venu.

« Je voulais prévenir Melly… mais je n’ai pas pu. Ça va être à vous de le faire. Et vous lui donnerez ceci. »

Il sortit de sa poche une lourde montre en or, une petite miniature de Mme Wilkes morte depuis longtemps et une paire de boutons de manchettes massifs. Devant la montre qu’elle avait vue si souvent entre les mains de John Wilkes, Scarlett finit par comprendre enfin que le père d’Ashley était bien mort. Elle demeura inerte, trop accablée pour pleurer ou parler. L’oncle Henry, ne sachant plus quelle contenance adopter, toussa, mais évita de regarder Scarlett de peur d’apercevoir des larmes qui l’eussent bouleversé.

« Il était brave, Scarlett. Dites-le à Melly. Dites-lui de l’écrire aux petites. C’était un bon soldat, malgré son âge. Il a été atteint par un obus. C’est tombé en plein sur lui et sur son cheval. Le cheval était… je l’ai achevée moi-même, la pauvre bête. Une belle petite jument. Écrivez donc à Mme Tarleton pour la prévenir. Elle était folle de cette jument. Finissez d’envelopper mon casse-croûte, mon enfant. Il faut que je m’en aille. Allons, mon petit, n’ayez pas tant de chagrin. Connaissez-vous plus belle mort pour un vieux que de tomber en accomplissant une besogne de jeune homme ?

— Oh ! il n’aurait pas dû mourir ! Il n’aurait jamais dû aller à la guerre. Il aurait dû vivre pour voir grandir son petit-fils et alors il serait mort tranquillement dans son lit. Oh ! pourquoi est-il parti ? Il n’avait pas foi en la sécession. Il avait horreur de la guerre et…

— Parmi nous, il y en a des quantités qui pensent ainsi, mais qu’y pouvons-nous ? » L’oncle Henry se moucha d’un air bourru. « Croyez-vous que ça me fasse plaisir, à mon âge, de servir de cible aux tireurs yankees ? Mais aujourd’hui un gentleman n’a pas le choix. Embrassez-moi, mon enfant, et ne vous tracassez pas pour moi. Je sortirai sain et sauf de cette guerre. »

Scarlett l’embrassa, l’entendit descendre les degrés du perron dans l’obscurité, entendit cliqueter le loquet de la grille. Elle demeura un instant immobile à contempler les souvenirs de John Wilkes qu’elle tenait à la main, puis elle remonta annoncer la nouvelle à Mélanie.

 

À la fin de juillet, la mauvaise nouvelle prédite par l’oncle Henry se répandit. Les Yankees avaient de nouveau attaqué en direction de Jonesboro. Ils avaient coupé la ligne sur une longueur de quatre milles, mais la cavalerie confédérée les avait repoussés, et les hommes du génie, ruisselant de sueur sous un soleil cuisant, avaient réparé la voie.

Scarlett était folle d’anxiété. Pendant trois jours elle attendit, le cœur de plus en plus serré par la peur. Enfin elle reçut une lettre rassurante de son père. L’ennemi n’avait pas poussé jusqu’à Tara d’où l’on avait bien entendu le bruit de la bataille, mais où l’on n’avait pas vu de Yankees.

La lettre de Gérald était si pleine de rodomontades, et racontait avec un tel luxe de détails la façon dont les Yankees avaient perdu le contrôle de la voie ferrée qu’on aurait pu croire que Gérald avait accompli cet exploit à lui tout seul. Il avait consacré trois pages à décrire la bravoure des troupes et, dans un petit paragraphe à la fin de sa lettre, il annonçait que Carreen était malade. D’après Mme O’Hara, c'était la fièvre typhoïde. Ça n’était pas bien grave et Scarlett ne devait pas s’alarmer, mais il ne fallait, sous aucun prétexte, qu’elle vînt en ce moment, même si le voyage ne présentait plus de risques. Mme O’Hara se réjouissait maintenant que Scarlett et Wade ne se fussent point réfugiés à Tara au début du siège. Mme O’Hara faisait dire à Scarlett d’aller à l’église réciter quelques rosaires pour la guérison de Carreen.

En lisant cela, Scarlett fut prise de remords, car elle n’était pas allée à l’église depuis des mois. Jadis elle aurait considéré cette omission comme un péché mortel, mais maintenant, sans savoir pourquoi, elle ne trouvait plus la chose tellement répréhensible. Néanmoins, elle obéit à sa mère et monta dans sa chambre égrener rapidement son chapelet. Lorsqu’elle se releva, elle n’éprouva pas le sentiment de réconfort qu’elle éprouvait autrefois après avoir prié. Depuis quelque temps, elle se disait qu’en dépit des millions de prières qui, chaque jour, montaient vers Lui, Dieu se désintéressait d’elle, des Confédérés et du Sud.

Ce soir-là, elle s’assit sous la véranda après avoir glissé la lettre de Gérald dans son corsage afin de pouvoir de temps en temps la toucher et se sentir ainsi plus près de Tara et d’Ellen. Une lampe brûlait au salon et, par la fenêtre ouverte, se répandaient d’étranges lueurs dorées sous la véranda tapissée de feuillages. Autour de Scarlett, les touffes emmêlées du chèvrefeuille et des rosiers grimpants dressaient leur muraille odorante. La nuit était absolument silencieuse. Depuis le coucher du soleil on n’avait même pas entendu claquer un coup de fusil et le monde entier semblait se perdre au loin. Scarlett se laissait aller au balancement de son fauteuil. Depuis qu’elle avait lu la lettre de Tara, elle se sentait abandonnée, désemparée. Elle aurait voulu que quelqu’un, n’importe qui, même Mme Merriwether, lui tînt compagnie. Mais Mme Merriwether accomplissait son service la nuit à l’hôpital, Mme Meade était chez elle à dorloter Phil, revenu du front, et Mélanie dormait. Il ne fallait pas espérer la moindre visite. Au cours de cette dernière semaine, les visites étaient réduites à néant, car tous les hommes en état de marcher étaient retenus dans les tranchées ou occupés à faire la chasse aux Yankees du côté de Jonesboro.

Il arrivait rarement à Scarlett de se trouver aussi seule, et elle n’aimait pas cela. Lorsqu’elle était seule, elle était obligée de réfléchir et, en ces jours, les pensées ne prenaient pas un tour trop agréable. Comme tout le monde, elle s’était mise à évoquer le passé, à songer à ceux qui étaient morts.

Ce soir-là, tandis qu’Atlanta reposait dans un silence si complet, elle ferma les yeux, s’imagina qu’elle goûtait de nouveau le calme agreste de Tara et que la vie n’avait pas changé. Mais elle savait que la vie dans le comté ne serait plus jamais la même. Elle pensa aux quatre Tarleton, aux deux jumeaux aux cheveux rouges, à Tom, à Boyd, et une bouffée de chagrin la prit à la gorge. Stu ou Brent, aurait pu être son mari. Mais maintenant, quand la guerre serait finie et qu’elle se retrouverait de nouveau à Tara, elle ne les entendrait plus jamais crier en remontant l’allée de cèdres au triple galop. Et Raiford Calvert qui dansait divinement. Jamais plus il ne la choisirait pour cavalière. Et les fils Munroe, et le petit Joe Fontaine, et… « Oh ! Ashley ! fit-elle dans un sanglot en enfouissant la tête dans ses mains. Je ne m’habituerai jamais à te savoir parti ! »

Elle entendit grincer la porte de la grille, releva vivement la tête et s’essuya les yeux d’un revers de la main. Elle se leva et vit Rhett Butler remonter l’allée, son large panama à la main. Elle ne l’avait pas revu depuis le jour où elle avait quitté si précipitamment sa voiture et, ce jour-là, elle avait exprimé le désir de ne plus jamais le rencontrer. Cependant, elle était si heureuse d’avoir quelqu’un à qui parler, quelqu’un qui l’empêcherait de penser à Ashley, qu’elle s’empressa de chasser tous ses souvenirs de son esprit. Rhett avait dû oublier leur querelle, ou tout au moins il feignait de l’avoir oubliée, car il s’assit sur la dernière marche, aux pieds de Scarlett, comme si rien ne s’était passé.

« Alors, vous ne vous êtes pas réfugiée à Macon ! J’ai entendu dire que Mlle Pittypat avait battu en retraite, et naturellement je pensais que vous l’aviez imitée. C’est pourquoi, quand j’ai vu votre lampe, je suis venu aux renseignements. Pourquoi êtes-vous restée ?

— Pour tenir compagnie à Mélanie. Vous comprenez, elle… eh bien ! elle ne peut pas s’en aller en ce moment.

— C’est ahurissant, dit-il, et, à la lueur de la lampe, Scarlett vit qu’il fronçait les sourcils. Vous voulez dire que Mme Wilkes est ici. Je n’ai jamais entendu pareille imbécillité. C’est très dangereux, dans son état. »

Scarlett observa un silence gêné. L’état de Mélanie n’était point un sujet qu’elle pouvait discuter avec un homme. Elle était également gênée que Rhett sût à quoi s’en tenir sur les dangers courus par Mélanie. Cette science était de mauvais aloi chez un célibataire.

« Ce n’est pas très galant de votre part de ne pas penser que, moi aussi, je pourrais être blessée », fit-elle sèchement.

Il sourit.

« Vous, allons donc, je parie qu’un de ces jours c’est vous qui donnerez du fil à retordre aux Yankees.

— Je ne crois pas que ce soit là un compliment, déclara Scarlett d’un ton évasif.

— Non, ce n’en est pas un. Dites-moi, quand aurez-vous fini de chercher un compliment dans tout ce que disent les hommes ?

— Quand je serai sur mon lit de mort » répliqua Scarlett, qui sourit en songeant qu’il y aurait toujours des hommes pour lui adresser des compliments, à défaut de Rhett.

« Vanité des vanités, dit-il. Vous avez au moins le mérite d’être franche. »

Il ouvrit son étui et en sortit un cigare dont il aspira l’arôme. Une allumette flamba. Rhett s’appuya à la balustrade, puis, croisant les mains autour de ses genoux, il fuma un moment en silence. Scarlett se remit à se balancer sur son fauteuil et l’obscurité sereine de la nuit tiède les enveloppa plus complètement. Le moqueur, qui avait son nid au beau milieu des roses et du chèvrefeuille, sortit de sa torpeur et lança une note timide. Puis, comme s’il avait changé d’avis, il se tut.

De l’ombre de la véranda, on entendit soudain monter le rire de Rhett, un rire grave et doux.

« Alors, vous êtes restée pour tenir compagnie à Mme Wilkes ! C’est la situation la plus extraordinaire que j’aie jamais rencontrée !

— Je ne vois rien d’extraordinaire là-dedans, répondit Scarlett aussitôt sur le qui-vive.

— Non ? Mais alors, vous êtes incapable de vous placer à un point de vue objectif. Depuis quelque temps j’avais l’impression que vous pouviez à peine tolérer Mme Wilkes. Vous la trouvez bête et stupide, ses sentiments patriotiques vous assomment. Vous manquez rarement l’occasion de glisser une remarque désobligeante à son endroit, il est donc tout naturel que je sois surpris de vous voir adopter cette attitude désintéressée et rester avec elle pendant le bombardement. Allons, pourquoi avez-vous fait ça ?

— Parce qu’elle est la sœur de Charlie… qu’elle est comme une sœur pour moi », répondit Scarlett avec toute la dignité dont elle était capable malgré le rouge qui commençait à lui monter aux joues.

« Vous voulez dire, parce qu’elle est la veuve d’Ashley Wilkes. »

Scarlett se dressa d’un bond. Elle avait du mal à retenir sa colère.

« J’étais sur le point de vous pardonner votre conduite grossière de la dernière fois, mais maintenant c’en est trop. Je ne vous aurais jamais laissé vous introduire sous cette véranda si je n’avais pas tant broyé de noir et…

— Asseyez-vous et lissez votre fourrure ébouriffée », dit Rhett sur un ton tout différent. Il se souleva à demi, saisit la main de Scarlett et força la jeune femme à se rasseoir. « Pourquoi broyez-vous du noir ?

— Oh ! j’ai reçu une lettre de Tara aujourd’hui. Les Yankees sont tout près de chez moi et ma petite sœur a la fièvre typhoïde et… et… maintenant, même si je voulais retourner à la maison comme j’en ai envie, maman ne me le permettrait pas de peur que je n’attrape la fièvre typhoïde, moi aussi. Oh ! mon Dieu, j’ai tant envie de retourner à la maison !

— Voyons, ne pleurez pas, fit Rhett d’une voix plus affectueuse. Vous êtes bien plus en sûreté à Atlanta, même si les Yankees arrivent, que vous ne le seriez à Tara. Les Yankees ne vous feront pas de mal, tandis que la fièvre typhoïde ne vous vaudrait rien.

— Les Yankees ne me feront pas de mal ! Comment pouvez-vous dire pareil mensonge ?

— Ma chère petite, les Yankees ne sont pas des démons. Ils n’ont ni cornes ni sabots comme vous semblez le croire. Ils ressemblent beaucoup aux Sudistes… si ce n’est qu’ils sont moins bien élevés, naturellement, et qu’ils ont un accent épouvantable.

— Voyons, les Yankees me…

— Vous violeront ? Je ne le pense pas. Pourtant, ce n’est pas l’envie qui leur en manquera.

— Si vous vous mettez à dire des horreurs, je rentre, s’écria Scarlett, heureuse que l’obscurité dissimulât son visage cramoisi.

— Soyez franche. N’était-ce pas à cela que vous pensiez ?

— Oh ! sûrement pas !

— Oh ! mais si ! Inutile de vous mettre dans tous vos états parce que je déchiffre vos pensées. C’est ce à quoi songent toutes nos dames sudistes si pures et si bien élevées. Elles ne pensent qu’à cela. Je parierais que même les douairières du genre de Mme Merriwether… »

Scarlett ravala sa malice sans mot dire et se rappela qu’en ces tristes jours, chaque fois que deux ou plusieurs femmes mariées se réunissaient, elles abordaient ce sujet en catimini et racontaient toujours ce qui se passait en Virginie, au Tennessee, en Louisiane, mais jamais plus près de chez elles. Les Yankees violaient les femmes, transperçaient les enfants à coups de baïonnettes, incendiaient les maisons où ils avaient enfermé les vieillards. Tout le monde savait qu’on avait beau ne pas crier cela sur les toits, c’était quand même la pure vérité. Et puis, si Rhett avait un tant soit peu de pudeur, il ne parlerait pas de ces choses et se rendrait compte qu’elles ne prêtaient point à se gausser.

Scarlett pouvait l’entendre rire sous cape. Parfois il était odieux. En fait, il était odieux presque tout le temps. C’était horrible pour un homme de savoir ce que pensaient les femmes et ce qu’elles racontaient. On avait l’impression d’être nue devant lui. Et jamais les hommes ne tenaient ce savoir des femmes respectables. Scarlett était indignée que Rhett eût lu en elle. Elle aimait à se figurer qu’elle était un objet mystérieux pour les hommes, mais elle savait que pour Rhett, elle était transparente comme du verre.

« Puisque nous sommes sur ce chapitre, continua-t-il, avez-vous un protecteur ou un chaperon dans cette maison ? L’admirable Mme Merriwether ou Mme Meade, par exemple ? Elles me regardent toujours comme si je venais ici faire un mauvais coup.

— En général, Mme Meade vient nous voir le soir, répondit Scarlett, heureuse de changer de conversation. Mais, aujourd’hui, elle n’a pas pu. Phil, son fils, est là.

— Quelle chance de vous trouver seule », fit Rhett d’une voix douce.

Quelque chose dans son intonation accéléra agréablement les battements de son cœur et Scarlett sentit son visage s’empourprer. Elle avait assez souvent entendu cette intonation dans la voix des hommes pour savoir qu’elle était le prélude d’une déclaration d’amour. Oh ! que c’était donc amusant ! Si seulement il pouvait lui dire qu’il l’aimait, comme elle saurait le faire souffrir et lui faire payer toutes les remarques sarcastiques dont il l’avait accablée depuis trois ans. Elle lui mènerait la vie dure jusqu'à ce qu’elle fût pleinement vengée de l’effroyable humiliation qu’il lui avait infligée le jour où il l’avait vue gifler Ashley. Et puis, elle lui déclarerait d’un ton suave qu’elle ne pouvait être qu’une sœur pour lui et elle se retirerait avec tous les honneurs de la guerre. Devant une perspective aussi charmante, elle fut prise d’un petit rire nerveux.

« Ne ricanez pas sottement », lui dit Rhett, et après s’être emparé de sa main il la retourna et en pressa la paume de ses lèvres.

Au contact de sa bouche tiède, quelque chose de vivant, d’électrique se transmit de lui à elle, quelque chose qui émut le corps de la jeune femme comme une caresse. Les lèvres de Rhett remontèrent à son poignet et Scarlett devina qu’il sentait battre son pouls tant son cœur s’affolait pendant qu’elle cherchait à retirer sa main. Elle n’avait pas prévu l’attaque de ce flot chaud et traître qui lui donnait envie de passer la main dans les cheveux de Rhett, de sentir ses lèvres se coller à sa bouche.

Dans son émoi, elle se disait qu’elle n’aimait pas Rhett, que c’était Ashley qu’elle aimait, mais comment expliquer cette sensation, ce froid au creux de l’estomac, ses mains tremblantes.

Il rit doucement.

« Ne vous sauvez pas ! Je ne vous ferai pas de mal !

— Me faire mal ! Je n’ai pas peur de vous, Rhett Butler. Je n’ai peur d’aucun homme, s’écria-t-elle, furieuse de constater que sa voix tremblait elle aussi.

— Voilà de bien beaux sentiments, mais je vous en prie, parlez plus bas, Mme Wilkes pourrait nous entendre. De grâce, remettez-vous. »

À l’entendre, on eût dit que le trouble de Scarlett l’enchantait.

« Scarlett, vous m’aimez, n’est-ce pas ? »

Cela était bien plus dans la note de ce qu’elle attendait.

« Eh bien ! oui, de temps en temps, répondit-elle prudemment. Lorsque vous ne vous comportez pas comme une fripouille. »

Il rit de nouveau et appuya la paume de sa main contre sa joue dure.

« Je crois que vous m’aimez parce que je suis une fripouille. Vous avez rencontré si peu de fripouilles bon teint au cours de votre vie calfeutrée que vous trouvez un charme étrange dans le contraste que j’offre. »

La conversation ne prenait pas du tout le tour qu’elle avait escompté et Scarlett, de nouveau, tenta vainement de dégager sa main.

« Ce n’est pas vrai ! J’aime les hommes comme il faut… ceux dont on est sûr qu’ils se conduiront en gens bien élevés.

— Vous entendez par là ceux que vous pouvez tourmenter à votre guise. Ce n’est qu’une question de définition. Mais peu importe. »

Il lui embrassa de nouveau le creux de la main et de nouveau Scarlett éprouva un chatouillement délicieux derrière la nuque.

« Mais vous m’aimez. Seriez-vous capable de m’aimer toujours, Scarlett ? »

« Ah ! pensa-t-elle, triomphante. Maintenant, je le tiens ! » et elle répondit avec une froideur étudiée : « À vrai dire, non… à moins que vous ne modifiiez considérablement votre manière d’être.

— Et je n’ai nullement l’intention de la modifier. Ainsi vous vous sentez incapable de m’aimer ? C’est bien ce que j’espérais. Car, j’ai beau avoir une immense sympathie pour vous, je ne vous aime pas et ce serait tragique que vous soyez deux fois la victime d’un amour non partagé, n’est-ce pas, chérie ? Puis-je vous appeler “chérie”, madame Hamilton ? D’ailleurs, je vous appellerai “chérie” que vous le vouliez ou non, mais enfin il faut observer les convenances.

— Vous ne m’aimez pas ?

— Non, franchement. L’espériez-vous ?

— Ne soyez pas aussi présomptueux.

— Si, vous l’espériez ! Hélas ! il me faut ruiner vos espérances. Je devrais vous aimer, car vous êtes charmante et vous possédez maints talents qui ne servent à rien ; mais tant de femmes ont du charme et des talents et sont tout aussi inutiles que vous. Non, je ne vous aime pas. Mais j’ai une sympathie folle pour vous… pour l’élasticité de votre conscience, pour l’égoïsme que vous prenez rarement la peine de dissimuler, pour votre esprit retors et votre sens pratique que vous avez hérités, je le crains, de quelque paysan irlandais, un ancêtre pas tellement éloigné. »

Paysan ! Mais il était en train de l’insulter ! Elle se mit à bredouiller d’une manière incompréhensible.

« Ne m’interrompez pas, fit-il en lui écrasant la main. J’ai de la sympathie pour vous parce que je possède quelques-unes de ces qualités et que j’aime assortir ce qui se ressemble. Je me rends compte que vous chérissez encore le souvenir de ce dieu à la tête de bois, de ce M. Wilkes qui est sans doute en terre depuis six mois. Mais il doit y avoir de la place pour moi dans votre cœur. Cessez de vous tortiller comme un ver. Je vous fais une déclaration d’amour. Je vous ai désirée dès que je vous ai vue pour la première fois, dans le vestibule des Douze Chênes, lorsque vous étiez en train d’ensorceler le pauvre Charlie Hamilton. Je vous désire plus que je n’ai jamais désiré une autre femme… et, pour vous, j’ai attendu plus longtemps que je n’ai jamais attendu pour une autre femme. »

La surprise lui coupa le souffle. Malgré toutes ses injures, il l’aimait, mais il était si mauvaise tête qu’il ne voulait pas le reconnaître franchement et qu’il n’osait pas parler de peur qu’elle n’éclatât de rire. Eh bien ! Elle allait lui montrer de quel bois elle se chauffait, et ça n’allait pas tarder.

« Est-ce une demande en mariage ? »

Il lui lâcha la main et rit si fort que Scarlett se recroquevilla dans son fauteuil.

« Grands dieux, non ! Ne vous ai-je pas dit que je n’étais pas fait pour le mariage ?

— Mais… mais… que… »

Il se leva et, la main sur le cœur, il fit une révérence comique.

« Chérie, déclara-t-il d’un ton placide, je m’en vais rendre hommage à votre intelligence en vous demandant d’être ma maîtresse sans vous avoir séduite au préalable. »

Sa maîtresse !

Le mot retentit en elle comme une injure. Pourtant, au premier abord, elle n’eut pas l’impression d’avoir été insultée. Elle n’éprouva qu’une furieuse bouffée d’indignation à l’idée qu’il avait pu la croire aussi bête. Il fallait vraiment qu’il la considérât comme bien bête pour lui faire pareille proposition, au lieu de la demander en mariage comme elle l’avait escompté. La rage, l’orgueil piqué au vif, la déception lui firent perdre la tête, et avant même d’avoir songé à se placer sur un plan hautement moral pour accabler Rhett de reproches elle laissa échapper les premiers mots qui lui vinrent aux lèvres…

« Votre maîtresse ! Quel bénéfice en tirerais-je, en dehors d’une nichée de marmots ? »

Alors, bouche bée, elle se rendit compte de l’horreur de ses paroles. Rhett se tordit de rire à en étouffer et, dans l’ombre, regarda fixement Scarlett qui se rasseyait, frappée de stupeur, en pressant son mouchoir contre sa bouche.

« Voilà pourquoi j’ai de la sympathie pour vous. Vous êtes la seule femme sincère que je connaisse, la seule femme qui envisage les choses par le côté pratique, sans tout embrouiller par ses petites réflexions sur le péché et la morale. N’importe quelle femme aurait d’abord eu une faiblesse, puis m’aurait montré la porte. »

Scarlett se dressa d’un bond, le visage rouge de honte. Comment avait-elle pu dire pareille énormité ? Comment, elle, la fille d’Ellen, avec l’éducation qu’elle avait reçue, avait-elle pu prêter l’oreille à des propos aussi dégradants et faire une réponse aussi honteuse. Elle aurait dû crier. Elle aurait dû s’évanouir. Elle aurait dû tourner les talons d’un air digne et quitter la véranda sans rien dire. Maintenant, il était trop tard.

« Je m’en vais vous la montrer, la porte ! s’exclama-t-elle sans se soucier si Mélanie ou les Meade, un peu plus bas dans la rue, pouvaient l’entendre. Sortez ! Comment osez-vous me dire des choses pareilles à moi ? Qu’ai-je donc fait pour vous inciter… pour vous faire supposer… Sortez et ne remettez plus jamais les pieds ici. Cette fois, c’est pour de bon. Ne revenez plus jamais ici avec vos épingles et vos rubans en vous figurant que, grâce à eux, je vous pardonnerai. Je… je le dirai à mon père, et il vous tuera ! »

Il ramassa son chapeau, s’inclina et, au reflet de la lampe, Scarlett vit ses dents briller sous sa moustache. Il n’avait pas honte du tout, il s’amusait de ce qu’elle avait dit et il l’observait avec un intérêt enjoué.

Oh ! qu’il était exécrable ! Scarlett tourna les talons et rentra dans la maison. Au passage, elle voulut claquer la porte sur elle, mais celle-ci était retenue par un lourd crochet. Haletante, elle s’y attaqua sans succès.

« Puis-je vous aider ? » demanda Rhett.

Sentant qu’elle aurait une crise de nerfs si elle restait une minute de plus, Scarlett s’engouffra dans l’escalier. En arrivant au premier, elle entendit Rhett claquer obligeamment la porte pour elle.