Lorsque les jeunes Tarleton l’eurent laissée sous la véranda de Tara et que le bruit des chevaux au galop se fut évanoui, Scarlett regagna sa chaise comme une somnambule. Ses traits s’étaient durcis, et elle avait tant souri pour empêcher les jumeaux de découvrir son secret que sa bouche lui faisait mal. Elle s’assit d’un air las et ramena l’un de ses pieds sous elle. La douleur gonfla son cœur à tel point qu’il lui parut près d’éclater. Il battait à petits coups irréguliers. Ses mains étaient froides et un sentiment de désastre s’emparait d’elle. Son visage exprimait la souffrance et la perplexité, la confusion d’une enfant gâtée qui n’en a jamais fait qu’à sa tête et qui maintenant, pour la première fois, était aux prises avec les difficultés de la vie.
Ashley épouser Mélanie Hamilton !
Oh ! Ça ne pouvait pas être vrai ! Les jumeaux s’étaient trompés. Ils lui avaient joué l’un de ces tours à leur façon. Ashley ne pouvait pas aimer Mélanie ! Personne ne pouvait aimer un petit échalas comme Mélanie ! Scarlett se rappelait avec mépris le corps fluet et enfantin de Mélanie, son visage sérieux et si dénué d’attrait qu’il en était presque laid. Et Ashley n’avait pas dû la voir depuis des mois. Il n’était pas allé plus de deux fois à Atlanta depuis la réception qu’il avait donnée l’année précédente aux Douze Chênes. Non, Ashley ne pouvait pas aimer Mélanie parce que… Oh ! Elle ne pouvait pas se tromper… parce que c’était elle qu’il aimait… elle le savait bien !
Scarlett entendit Mama traverser le vestibule de son pas pesant. Elle rectifia sa tenue et tenta d’imposer à son visage une expression plus calme. Ce n’était jamais adroit de laisser Mama deviner que quelque chose n’allait pas. Mama estimait que les O’Hara lui appartenaient corps et âme, que leurs secrets étaient les siens. Le moindre soupçon d’un mystère suffisait à la faire partir en chasse avec un acharnement de limier. Scarlett savait par expérience que si la curiosité de Mama n’était pas immédiatement satisfaite elle se mettrait à jaser avec Ellen, et alors Scarlett serait obligée de tout dire à sa mère ou de forger quelque mensonge plausible.
Mama émergea du vestibule. C’était une vieille femme obèse aux petits yeux rusés pareils à ceux d’un éléphant. De pur type africain, elle était d’un noir luisant. Dévouée aux O’Hara jusqu’à la dernière goutte de son sang, elle était la terreur des autres domestiques. Mama était une négresse, mais les règles auxquelles elle obéissait et sa fierté valaient ou dépassaient celles de ses maîtres. Elle avait été formée chez Solange Robillard, la mère d’Ellen O’Hara, une Française au nez pointu, de caractère froid et difficile, qui infligeait un juste châtiment aussi bien à ses enfants qu’à ses domestiques pour toute atteinte à l’étiquette. Elle avait servi de bonne d’enfant à Ellen et avait quitté Savannah avec elle pour venir se fixer sur les hautes terres quand elle s’était mariée. Mama gourmandait ceux qu’elle aimait et, comme elle adorait Scarlett et qu’elle en avait un orgueil démesuré, elle passait pratiquement son temps à la réprimander.
« Les missiés ils sont pa’tis ? Pou’quoi ne leu’ avez-vous pas demandé de ’ester dîner, mam’zelle Sca’lett ? J'ai dit à Po’k de met’ deux couvè’ts de plus. Qu’est-ce que c’est que ces maniè’ ?
— Oh ! J’en avais tellement assez de les entendre parler de la guerre que je n’aurais pas pu y tenir pendant le dîner, d’autant plus que papa aurait fait chorus avec eux et se serait mis à crier contre M. Lincoln.
— Vous n’avez pas plus de manié’ qu’un paysan, et, ap’ès tout li mal que Ma’ame Ellen et moi on s’est donné pou’ vous. Et vous n’avez pas vot’ châle ! Et la nuit qu’est f’oide ! Ji vous ai dit mille fois qu’on att’apait la fièv’ quand on ’estait deho’ le soi’ sans ’ien su’ les épaules. Rent’ez, mam’zelle Sca’lett ! »
Scarlett se détourna avec une nonchalance étudiée. Elle était heureuse que Mama eût été trop préoccupée par la question du châle pour remarquer son visage.
« Non, je veux rester ici pour le coucher de soleil. C’est si joli. Va vite chercher mon châle. Je t’en prie, Mama, je resterai ici jusqu’au retour de papa.
— Vous avez la voix de quelqu’un qui s’en’hume, dit Mama d’un ton soupçonneux.
— Mais non, fit Scarlett, impatientée. Va chercher mon châle. »
Mama regagna le vestibule et Scarlett l’entendit appeler durement une bonne qui se trouvait au premier.
« Rosa, lance-moi le châle de mam’zelle Scarlett » Puis, plus haut : « P’op’ à ’ien, sale nég’esse ! Elle n’est jamais là où il faut. Maintenant, ji suis obligée de monter moi-même. »
Scarlett entendit gémir l’escalier et se leva. Quand Mama reviendrait, elle ne manquerait pas de reprendre son sermon sur le manque d’hospitalité de Scarlett et celle-ci sentait qu’elle ne pourrait pas endurer une discussion sur un sujet aussi futile quand son cœur se brisait. Tandis qu’elle restait debout, hésitante, se demandant où elle trouverait à se cacher avant que sa douleur cédât un peu, elle eut une idée qui lui apporta un faible rayon d’espoir. Cet après-midi-là, son père était allé aux Douze Chênes, la plantation des Wilkes, pour offrir d’acheter Dilcey, la plantureuse épouse de son valet Pork. Dilcey était intendante et sage-femme aux Douze Chênes, et depuis son mariage, six mois plus tôt, Pork, jour et nuit, n’avait cessé d’importuner son maître pour qu’il achetât Dilcey afin que le ménage ne fût pas séparé. Ce même jour, Gérald, n’en pouvant plus, était parti dans l’intention d’acquérir Dilcey.
« Papa saura certainement si cette horrible histoire est vraie, pensa Scarlett. Même s’il n’a rien entendu dire de précis, peut-être a-t-il remarqué quelque chose, a-t-il discerné une certaine effervescence chez les Wilkes. Si j’arrive à le voir tout seul avant le dîner, peut-être apprendrai-je la vérité… peut-être saurai-je que ce n’est qu’une de ces plaisanteries grotesques des jumeaux. »
C’était l’heure à laquelle Gérald devait rentrer, et si Scarlett voulait avoir un entretien particulier avec lui, elle n’avait rien d’autre à faire qu’à aller au-devant de lui là où l’allée rejoignait la route. Elle descendit lentement les degrés du perron, en ayant bien soin de regarder derrière elle si Mama ne l’observait pas d’une des fenêtres du premier. S’étant assurée que le gros visage noir de Mama surmonté d’un madras neigeux n’était pas embusqué derrière les rideaux d’une fenêtre, elle releva hardiment sa jupe à fleurs et fila vers l’allée aussi vite que le lui permettaient ses sandales finement lacées.
De chaque côté de l’allée semée de gravier, des cèdres sombres joignaient leurs rameaux et formaient une longue voûte obscure. Dès que Scarlett se fut engagée sous les bras noueux des cèdres, elle jugea qu’on ne pouvait plus la voir de la maison et elle ralentit le pas. Elle haletait, car son corset était trop serré pour lui permettre de courir, mais elle n’en continua pas moins à marcher le plus vite possible. Elle ne tarda pas à atteindre l’extrémité de l’allée et à déboucher sur la route ; pourtant elle ne s’arrêta pas avant d’avoir dépassé un tournant qui mettait un nouvel écran d’arbres entre elle et la maison.
Les joues rouges et le souffle court, elle s’assit sur une souche en attendant son père. Il aurait déjà dû être rentré, mais Scarlett se réjouit qu’il fût en retard. Elle aurait ainsi le temps de reprendre sa respiration et de se composer un visage pour que son père ne se doutât de rien. À chaque instant, elle croyait entendre le galop de son cheval et le voyait déjà monter à fond de train la colline comme il le faisait toujours. Mais les minutes passaient et Gérald n’arrivait pas. Scarlett parcourut la route du regard. Son cœur se remettait à lui faire mal.
« Oh ! Ça ne peut pas être vrai pensa-t-elle. Pourquoi ne vient-il pas ? »
Ses yeux suivirent les contours de la route devenue rouge sang après la pluie du matin. Elle s’en représenta le tracé. Elle descendait la colline, atteignait la Flint paresseuse, traversait les marais et remontait une autre pente pour aboutir aux Douze Chênes, là où habitait Ashley. La route ne signifiait plus rien d’autre maintenant. C’était la route qui menait chez Ashley, à la belle demeure aux colonnes blanches qui dominait le coteau comme un temple grec.
« Oh ! Ashley ! Ashley ! » pensa-t-elle, et son cœur se mit à battre plus vite.
Elle parvint à oublier momentanément la sensation glaciale d’étonnement et de détresse qui l’avait accablée depuis que les Tarleton lui avaient rapporté leurs commérages et à sa place laissa monter la fièvre qui l’avait brûlée pendant deux années.
Elle trouvait étrange qu’Ashley ne lui eût jamais semblé aussi séduisant qu’aujourd’hui. Lorsqu’elle était enfant, elle l’avait vu aller et venir sans lui prêter la moindre attention. Mais depuis le jour où, deux ans plus tôt, Ashley, récemment rentré de son Grand Voyage de trois ans en Europe, s’était rendu à Tara pour y présenter ses devoirs, elle l’avait aimé.
Elle se tenait sur la véranda et il avait remonté la longue allée à cheval. Il portait des habits de drap fin uni et gris. Sa large cravate noire faisait ressortir à la perfection sa chemise à ruches. Même maintenant Scarlett pouvait se rappeler tous les détails de sa toilette : ses bottes si brillantes, le camée à tête de méduse piqué dans sa cravate, le large panama qu’il avait immédiatement ôté dès qu’il l’avait vue. Il avait mis pied à terre et avait lancé ses rênes à un négrillon. Il s’était arrêté pour la regarder. Ses yeux et rêveurs souriaient et le soleil se jouait, si lumineux, dans sa chevelure blonde, qu’on l’eût prise pour une couronne d’argent étincelant. Et il avait dit : « Mais vous êtes devenue grande, Scarlett ! » Et il avait gravi le perron d’un pas léger, il lui avait baisé la main. Et sa voix ! Elle ne pourrait jamais oublier le soubresaut de son cœur quand elle l’avait entendue, comme si elle découvrait cette voix un peu lente, bien timbrée, musicale.
Dès cet instant, elle avait eu besoin de lui aussi simplement, aussi inconsciemment qu’elle avait besoin d’aliments pour manger, de chevaux pour les monter, d’un lit moelleux pour s’y étendre.
Pendant deux ans, il l’avait accompagnée à travers le comté, au bal, à de petites réunions, à des pique-niques, à des parties de pêche, à des fêtes. Il ne la voyait jamais aussi souvent que les frères Tarleton, ou Cade Calvert, il n’était jamais aussi pressant que les plus jeunes des Fontaine, mais il ne se passait pas de semaine qu’il ne vînt rendre visite à Tara.
C’était vrai, il ne lui avait jamais fait la cour, ses yeux gris clair n’avaient jamais eu ce reflet chaud que Scarlett connaissait si bien chez les autres hommes. Et pourtant… pourtant… Elle savait qu’il l’aimait. Elle ne pouvait pas se tromper. Son instinct plus fort que sa raison, son expérience lui disaient qu’il l’aimait. Trop souvent elle avait vu s’animer son regard alors qu’il la fixait avec une profondeur et une tendresse qui la stupéfiaient. Oui, elle savait qu’il l’aimait. Pourquoi ne le lui avait-il pas dit ? Elle n’arrivait pas à comprendre. Mais il y avait tant de choses en lui qu’elle n’arrivait pas à comprendre !
Il était toujours déférent, mais il restait distant. Personne ne pouvait dire ce qu’il pensait. Scarlett encore moins qu’une autre. Dans un pays où chacun savait exactement ce que pensait son voisin presque en même temps que lui, la réserve d’Ashley était exaspérante. Il ne le cédait en rien aux autres jeunes gens pour tout ce qui avait trait aux distractions ordinaires du comté. Il chassait, il jouait, dansait, discutait politique et était le meilleur cavalier d’entre eux ; mais il différait de tous les autres en ce que ce genre d’activité n’était pas pour lui la fin et le but de sa vie. Et il demeurait le seul à s’intéresser aux livres, à la musique et à s’adonner avec passion à la poésie.
Oh ! Pourquoi était-il d’un si joli blond ? pourquoi observait-il une réserve si courtoise ? Pourquoi était-il si ennuyeux avec ses discours sur l’Europe, les livres, la musique, la poésie et les choses qui n’intéressaient pas du tout Scarlett… et cependant pourquoi était-il si désirable ? Nuit après nuit, quand Scarlett allait se coucher après être restée assise auprès de lui dans la pénombre de la véranda, elle se retournait pendant des heures dans son lit et ne se consolait qu’à la pensée qu’il lui demanderait sa main à sa prochaine visite. Mais la prochaine visite venait, passait et n’apportait rien… rien, sauf un redoublement de la fièvre qui dévorait Scarlett.
Elle l’aimait, elle avait besoin de lui et elle ne le comprenait pas. Elle était aussi naturelle, aussi simple que le vent qui soufflait sur Tara, que la rivière jaune qui y serpentait et, jusqu’à la fin de ses jours, elle ne serait jamais capable de comprendre une complication. Et maintenant, pour la première fois de sa vie, elle se trouvait en présence d’une nature complexe.
Car Ashley était issu d’une lignée d’hommes qui occupaient leurs loisirs à réfléchir et non à agir, à poursuivre des rêves chatoyants qui ne portaient en eux aucune trace de réalité. Ashley se mouvait dans un monde intérieur plus beau que la Géorgie et retrouvait la réalité de mauvaise grâce. Il regardait les gens en spectateur, sans les aimer ou les prendre en aversion. Il regardait la vie sans enthousiasme ou sans tristesse. Il prenait l’univers et la place qu’il y tenait pour ce qu’ils étaient et, haussant les épaules, il revenait à sa musique, à ses livres et à un monde meilleur.
Scarlett ne savait pas comment il avait fait pour l’asservir, alors que son esprit était si étranger au sien. Le mystère même qui était en lui avait piqué sa curiosité comme une porte qui n’a ni serrure ni clé. Les choses qui l’entouraient et auxquelles elle ne comprenait rien ne faisaient qu’augmenter son amour pour lui et ses attentions singulières, ses réticences ne servaient qu’à l’ancrer davantage dans l’idée de l’avoir pour elle seule. Elle n’avait jamais douté qu’un jour il la demanderait en mariage. Elle était trop jeune et trop choyée pour avoir jamais connu une défaite. Et voilà que, comme un coup de tonnerre, elle avait appris l’affreuse nouvelle. Ashley épouser Mélanie ! Ça ne pouvait pas être vrai.
Voyons, rien que la semaine passée, tandis qu’ils revenaient à cheval de Fairhill au crépuscule, il avait dit : « Scarlett, j’ai quelque chose de si important à vous dire que je sais à peine comment m’exprimer. »
Elle avait modestement baissé les yeux, son cœur s’était mis à battre d’une joie farouche, elle croyait que l’instant bienheureux était venu. Puis il avait dit : « Pas maintenant ! Nous sommes presque arrivés, nous n’avons pas le temps. Oh ! Scarlett, quel lâche je fais ! » Et, éperonnant son cheval, il avait monté au galop la colline de Tara.
Assise sur la souche, Scarlett songeait à ces paroles qui l’avaient transportée et, tout d’un coup, elles prirent un autre sens, une horrible signification. Et si c’étaient ses fiançailles qu’il avait voulu lui annoncer !
« Oh ! Pourquoi papa ne rentre-t-il pas ? » Elle ne pouvait plus supporter cette attente. De nouveau elle promena son regard sur la route et de nouveau elle fut déçue.
Le soleil avait disparu et la lueur rouge qui embrasait la limite du monde tournait maintenant au rose. Le ciel abandonnait lentement sa teinte azurée pour le gris bleu des œufs de rouge-gorge et le calme surnaturel du crépuscule champêtre s’étendait furtivement autour de Scarlett. Des voiles d’ombre glissaient sur la campagne. Les sillons rouges et la balafre rouge de la route renonçaient à la magie de leur couleur sanglante et n’étaient plus que de simples lambeaux de terre brune. De l’autre côté de la route, dans le pré, les chevaux, les mules et les vaches demeuraient immobiles, la tête passée par-dessus la barrière, attendant le moment de rentrer à l’étable pour manger. Les bêtes n’aimaient pas la teinte foncée des fourrés qui bordaient le pré et, quand elles regardaient Scarlett, leurs oreilles tressaillaient comme si la compagnie d’un être humain leur était agréable.
Dans l’étrange pénombre, les grands pins au bord de la rivière, d’un vert si chaud en plein soleil, se dressaient tout noirs contre le ciel pastel et ressemblaient à une rangée impénétrable de géants chargés de dissimuler l’eau jaune et lente qui coulait à leurs pieds. Sur la colline dominant l’autre rive, les hautes cheminées blanches de chez les Wilkes s’estompaient peu à peu dans la masse des chênes touffus plantés alentour et seuls les petits points lumineux des lampes posées sur la table indiquaient qu’une maison se trouvait là-bas au loin. Tiède et moite, un souffle printanier apportait à Scarlett le délicieux parfum de la terre fraîchement remuée et de toutes les jeunes pousses vert tendre.
Le coucher du soleil, le printemps, toute cette verdure et ce renouveau n’étaient point un miracle pour Scarlett. Elle en acceptait la beauté sans y prêter plus d’attention qu’à l’air qu’elle respirait ou à l’eau qu’elle buvait, car elle n’avait jamais pris conscience de la beauté, sauf en voyant des visages de femmes, des chevaux ou des robes de soie. Cependant la pénombre paisible qui enveloppait les champs bien entretenus de Tara apporta un certain calme à son esprit tourmenté. Elle aimait tant cette terre sans le savoir, elle l’aimait comme elle aimait le visage de sa mère sous la lampe à l’heure de la prière.
Il n’y avait toujours pas trace de Gérald sur la route sinueuse. Pour peu que Scarlett fût obligée d’attendre encore, Mama ne manquerait pas de venir à sa recherche et de la faire rentrer à la maison en la grondant. Mais, tandis qu’elle s’épuisait à fixer la route qui s’assombrissait, elle distingua un bruit de sabots au bas du pré et vit se disperser les chevaux et les vaches effrayés. Gérald O’Hara, coupant à travers champs, rentrait chez lui au triple galop.
Il remontait la colline sur son cheval de chasse au corps massif et aux jambes fines. De loin on aurait pu le prendre pour un jeune garçon juché sur un cheval trop grand pour lui. Sa longue chevelure blanche flottait au vent. Il poussait son cheval à grand renfort de cris et de coups de cravache.
Bien qu’elle fût toute à son angoisse, Scarlett n’en observa pas moins son père avec un tendre orgueil, car Gérald était un excellent cavalier.
« Je me demande pourquoi il veut toujours sauter les barrières quand il a un peu bu, pensa-t-elle. Surtout après la chute qu’il a faite ici même l’an dernier, lorsqu’il s’est brisé la rotule. On aurait pu croire que la leçon avait porté. Et dire qu’il avait juré à maman de ne plus jamais sauter. »
Scarlett ne craignait nullement son père et se sentait plus près de lui que de ses sœurs. Sauter des haies, garder un secret en présence de sa femme causaient à Gérald une fierté juvénile, une joie coupable qui correspondait au plaisir qu’éprouvait sa fille à se jouer de Mama. Scarlett se leva pour mieux le voir.
Le gros cheval atteignit la barrière, prit son élan et s’enleva avec l’aisance d’un oiseau. Son cavalier poussait des cris d’enthousiasme, sabrait l’air de sa cravache et ses boucles blanches tressaillaient sur sa nuque. L’ombre des arbres empêcha Gérald de voir sa fille. Une fois sur la route, il s’arrêta et se mit à caresser l’encolure de son cheval.
« Il n’y en a pas deux comme toi dans ce comté ou dans cet État », déclara-t-il fièrement à sa monture avec cet accent irlandais qui ne l’avait pas quitté malgré un séjour de trente-neuf ans en Amérique.
Puis il remit hâtivement de l’ordre dans sa coiffure, rentra sa chemise trop bouffante et rajusta sa cravate qui avait glissé derrière une de ses oreilles. Scarlett savait que son père se livrait à ces préparatifs sommaires dans le seul but de paraître devant sa femme comme un monsieur qui s’en revient tranquillement chez lui après avoir rendu visite à un voisin. Elle savait aussi qu’elle allait l’aborder dans les meilleures conditions pour engager la conversation sans révéler le véritable motif de sa présence.
Elle éclata de rire et, ainsi qu’elle l’avait espéré, la surprise fit sursauter Gérald. Alors il reconnut Scarlett et une expression mi-empruntée, mi-défiante se joua sur son visage rubicond. Il descendit de cheval avec quelque difficulté, car son genou était raide et, passant les rênes autour de son bras, il clopina vers sa fille.
« Eh bien ! Petite dame, dit-il en lui pinçant la joue, on est en train de m’espionner et, comme ta sœur Suellen la semaine dernière, tu iras raconter du mal de moi à ta mère ? »
Il y avait de l’indignation dans sa voix de basse un peu rauque où perçait en même temps une intonation câline. Pour taquiner son père, Scarlett claqua la langue contre ses dents tout en lui prenant sa cravate d’un geste preste. Il soufflait au visage de sa fille son haleine fortement imprégnée d’une odeur de whisky à laquelle s’ajoutait un faible parfum de menthe. Il sentait aussi la chique, le cuir bien huilé et le cheval, et Scarlett ne manquait jamais d’associer ces odeurs à son père et, d’instinct, aimait à les retrouver chez d’autres hommes.
« Non, papa, je ne suis pas rapporteuse comme Suellen », lui assura-t-elle en se reculant pour vérifier sa tenue d’un air entendu. »
Gérald était petit. Il ne dépassait guère cinq pieds, mais il avait une telle carrure et le cou si épais que ceux qui ne le connaissaient pas le prenaient, quand il se tenait assis, pour plus grand qu’il n’était. Son corps massif était supporté par deux jambes courtes et robustes, toujours emprisonnées dans des bottes du cuir le plus fin et toujours largement écartées. La plupart des gens de petite taille qui se prennent au sérieux sont un peu ridicules ; mais dans la basse-cour on respecte le coq bantam, et il en était de même pour Gérald. Personne n’aurait eu la témérité de penser que la petitesse de Gérald O’Hara était ridicule. Il avait soixante ans et ses cheveux frisés étaient d’un blanc argenté, mais son visage usé n’avait aucune ride et ses petits yeux bleus et durs exprimaient l’éternelle jeunesse d’un être qui ne s’était jamais penché sur des problèmes plus ardus que celui de savoir combien de cartes il fallait écarter au poker. Sur toute l’étendue du territoire de sa mère patrie, qu’il avait quitté depuis longtemps, il eût été difficile de rencontrer visage plus spécifiquement irlandais que le sien avec ses contours arrondis, son teint vermeil, son nez court, sa bouche large et agressive.
Sous des dehors rébarbatifs, Gérald O’Hara cachait le plus tendre des cœurs. Il ne pouvait pas plus supporter de voir un esclave pleurnicher sous une réprimande, quel qu’en fût le bien-fondé, que d’entendre miauler un chat ou pleurer un enfant ; mais il avait horreur qu’on s’aperçût de cette faiblesse. Il ignorait que tous ceux qui le rencontraient découvraient la bonté de son cœur au bout de cinq minutes ; et son amour-propre eût été piqué au vif s’il s’en était rendu compte, car il aimait à penser que, quand il lançait ses ordres à pleins poumons, chacun tremblait et obéissait. Il ne lui était jamais venu à l’idée que la seule voix à laquelle on obéissait dans la plantation était la voix douce de sa femme Ellen. Il ne devait jamais apprendre ce secret, car, d’Ellen au plus borné des paysans, tout le monde conspirait tacitement pour continuer de lui faire croire que sa parole avait force de loi.
Scarlett était encore moins impressionnée qu’une autre par ses accès de colère et ses éclats de voix. Elle était l’aînée de ses enfants et, maintenant que Gérald savait qu’il n’y aurait point de fils pour remplacer les trois qui reposaient dans le cimetière familial, il avait pris l’habitude de la traiter en homme, ce qui lui plaisait au plus haut point. Elle ressemblait davantage à son père que ses sœurs cadettes Carreen et Suellen. La première, venue au monde sous le nom de Caroline Irène, était fragile et mélancolique ; la seconde, Suzan Ellinor, se piquait d’élégance et de belles manières.
En outre, Scarlett et son père étaient liés l’un à l’autre par un pacte de silence. Si Gérald la surprenait en train d’escalader une barrière au lieu de faire un demi-mille pour trouver une porte, ou s’il la découvrait à une heure indue sur le perron en compagnie d’un soupirant, il se chargeait lui-même de la corriger d'importance, mais il n’en disait rien à Ellen ou à Mama. Et lorsque Scarlett le voyait sauter des barrières après une promesse solennelle faite à sa femme ou qu’à travers les commérages du comté elle apprenait le montant exact de ses pertes au poker, elle s’interdisait d’y faire la moindre allusion au dîner à la manière de Suellen, passée maîtresse dans l’art des gaffes préméditées. Scarlett et son père s’affirmaient mutuellement que soulever de telles questions devant Ellen ne ferait que la peiner et, pour rien au monde, ils n’auraient voulu blesser sa tendresse.
Scarlett regarda son père dans le jour expirant et, sans savoir pourquoi, elle fut réconfortée par sa présence. Il y avait en lui quelque chose de primitif et de rude qui lui plaisait. Comme elle était dénuée de tout sens critique, elle ne se rendait pas compte que c’était parce qu’elle possédait aussi jusqu’à un certain point ces mêmes qualités, malgré seize années d’efforts de la part d’Ellen et de Mama pour les étouffer.
« Vous voilà très présentable maintenant, dit-elle, et je ne pense pas qu’on devine que vous avez encore fait des frasques à moins que vous ne vous en vantiez. Mais j’ai l’impression qu’après vous être brisé la rotule l’an dernier en sautant cette même barrière…
— Ah çà ! Qu’on me damne si je laisse ma propre fille me dire ce qu’il faut que je saute ou pas ! s’écria-t-il en lui pinçant de nouveau la joue. Si je me casse le cou, ça me regarde. D’ailleurs, petite dame, que faites-vous ici sans châle ? »
S’apercevant qu’il avait recours à des manœuvres familières pour éviter une conversation désagréable, Scarlett passa son bras sous le sien et dit : « Je vous attendais. Je ne savais pas que vous seriez si en retard. Je voulais simplement vous demander si vous aviez acheté Dilcey.
— Pour sûr, je l’ai achetée, et à un prix ruineux encore. Je l’ai achetée ainsi que sa petite donzelle de Prissy. John Wilkes était sur le point de me les donner, mais je ne veux pas qu’il raconte que Gérald O’Hara profite de ses amitiés pour faire des affaires. Je l’ai forcé à accepter trois cents dollars pour elles deux.
— Au nom du Ciel, papa, trois cents dollars ! Et vous n’aviez pas besoin d’acheter Prissy !
— Va-t-on voir mes filles juger mes actions ? clama Gérald dans un bel élan. Prissy est une…
— Je la connais ! Elle est aussi fourbe que stupide, coupa Scarlett nullement troublée par les clameurs de son père. Et la seule raison qui vous a poussé à l’acheter, c’est que Dilcey vous l’a demandé. »
Gérald sembla tout déconfit. Il en était toujours ainsi quand on obtenait une preuve de sa bonté, et Scarlett ne se cacha pas pour rire de sa découverte.
« Et puis, qu’a-t-on à y redire ? À quoi bon acheter Dilcey sans l’enfant, pour qu’elle passe son temps à se lamenter. C’est entendu, je ne laisserai plus jamais un nègre se marier en dehors de la plantation. Ça coûte trop cher. Allons, viens, ma chatte, rentrons dîner. »
L’ombre s’épaississait ; le dernier reflet vert s’était effacé du ciel et la tiédeur printanière avait cédé la place à un léger froid. Mais Scarlett s’attardait. Elle se demandait comment aborder le sujet d’Ashley sans que Gérald suspectât ses intentions. C’était difficile, car Scarlett n’avait en elle aucune subtilité et Gérald lui ressemblait à tel point qu’il ne manquait jamais de pénétrer ses pauvres subterfuges au même titre qu’elle pénétrait les siens. Et il y mettait rarement du tact.
« Comment ça va-t-il, là-bas, aux Douze Chênes ?
— À peu près comme d’habitude. Cade Calvert y était et quand j’eus réglé l’affaire de Dilcey nous sommes tous allés nous asseoir sous la véranda pour prendre quelques toddies[5]. Cade revenait d’Atlanta. On est tout sens dessus dessous là-bas, on ne fait que parler de la guerre et… »
Scarlett soupira. Si Gérald avait le malheur de se lancer sur le chapitre de la guerre et de la sécession, il en avait pour des heures avant de s’arrêter. Elle aiguilla brusquement la conversation sur une autre voie.
« A-t-on parlé du pique-nique de demain ?
— Tiens, oui, en effet, on en a parlé. Mademoiselle je ne sais comment… la jolie petite qui était ici l’année dernière, tu sais bien, la cousine d’Ashley… ah ! Oui, Mlle Mélanie Hamilton… c’est ça… elle et son frère sont déjà arrivés d’Atlanta et…
— Ah ! Elle est arrivée ?
— Oui, et c’est une petite bien gentille, bien gentille. Jamais elle ne parle d’elle-même. Une vraie femme, quoi ! Allons, viens, ma fille, ne te fais pas traîner. Ta mère va partir à notre recherche. »
À cette nouvelle, le cœur de Scarlett se serra. Elle avait espéré contre toute espérance que quelque chose aurait retenu Mélanie Hamilton à Atlanta, et de voir que son père lui-même appréciait le caractère aimable et tranquille de Mélanie, si différent du sien, la poussa à brûler ses vaisseaux.
« Ashley était-il là aussi ?
— Oui. »
Gérald lâcha le bras de sa fille, se tourna vers elle et la regarda droit dans les yeux.
« Si c’est pour cela que tu es venue au-devant de moi, pourquoi ne l’as-tu pas dit, au lieu de jouer à cache-cache avec moi ? »
Scarlett ne trouva rien à répondre. Elle sentit son visage s’empourprer.
« Allons, parle. »
Elle ne répondit toujours rien. Elle souhaitait qu’il fût permis de battre son père et de lui dire de se taire.
« Il était là et lui et ses sœurs m’ont demandé très aimablement de tes nouvelles. Il m’a dit qu’ils espéraient tous que rien ne t’empêcherait d’aller demain au pique-nique, ajouta finalement Gérald. Voyons, ma petite, que se passe-t-il entre Ashley et toi ?
— Il ne se passe rien, fit Scarlett en le tirant par le bras. Rentrons, papa.
— Alors, maintenant, c’est toi qui veux rentrer. Eh bien ! Moi, je ne bougerai pas d’ici avant d’avoir su à quoi m’en tenir. J’y pense maintenant, tu as été bien bizarre ces derniers temps. T’a-t-il manqué de respect ? T’a-t-il demandée en mariage ?
— Non.
— Et il ne te demandera pas. »
Un accès de rage s’empara de Scarlett, mais Gérald l’apaisa d’un geste.
« Tâchez de tenir votre langue, petite fille ! C’est John Wilkes qui m’a appris tantôt sous le sceau du secret qu’Ashley allait épouser Mlle Mélanie. On annoncera les fiançailles demain. »
La main de Scarlett retomba inerte. C’était donc vrai ! La douleur lui broya le cœur aussi cruellement que si une bête fauve l’avait tenu entre ses crocs. Elle put encore voir fixés sur elle les yeux de son père, un peu apitoyé, un peu ennuyé de se trouver aux prises avec un problème qu’il était incapable de résoudre. Il aimait Scarlett, mais il ne lui était pas agréable qu’elle le forçât à trancher pour elle ses difficultés d’enfant. Elle avait réponse à tout. Scarlett aurait dû lui confier ses ennuis.
« Alors, tu t’es donnée en spectacle, hein ?… tu nous as tous donnés en spectacle ! hurla-t-il, enflant la voix comme il le faisait toujours quand il était ému. Alors, tu as couru après un homme qui ne t’aimait pas quand tu pouvais avoir ce qu’il y a de mieux dans le comté ? »
La colère et la fierté blessée eurent un peu raison de la douleur.
« Je n’ai pas couru après lui… Ça… ça me surprend, c’est tout.
— Tu mens », dit Gérald, et, penché sur le visage bouleversé, il ajouta dans un élan de tendresse soudaine : « Je suis navré, mon petit. Mais après tout tu n’es qu’une enfant, et il y a des tas d’autres jeunes gens.
— Maman n’avait que quinze ans quand elle vous a épousé, et moi j’en ai seize, dit Scarlett d’une voix éteinte.
— Ta mère était différente. Elle n’a jamais été volage comme toi. Allons, viens, ma petite, prends sur toi. Je t’emmènerai la semaine prochaine à Charleston voir tante Eulalie et avec tout le remue-ménage qu’il y a là-bas à cause du fort Sumter tu oublieras Ashley en huit jours. »
« Il me prend pour une enfant, pensa Scarlett, étranglée par le chagrin et la fureur. Il se figure qu’il n’a qu’à me proposer un nouveau jouet pour que j’oublie le coup que j’ai reçu. »
« Allons, ne fais pas ce menton menaçant, déclara Gérald. Si tu avais un grain de bon sens il y a longtemps que tu aurais épousé Stuart ou Brent Tarleton. Penses-y, ma fille. Marie-toi avec l’un des jumeaux, les plantations seront réunies. Jim Tarleton et moi, nous te construirons une belle maison là où elles se touchent, dans ce grand bois de pins et…
— Avez-vous fini de me traiter en gamine ! s’écria Scarlett. Je ne veux pas aller à Charleston, je ne veux pas de maison, je ne veux pas épouser les jumeaux. Je veux seulement… »
Elle s’arrêta, mais trop tard.
La voix de Gérald se fit étrangement calme et il se mit à parler lentement comme s’il empruntait ses phrases à un fonds de pensées dont il ne se servait pas souvent.
« C’est seulement Ashley que tu veux, et tu ne l’auras pas. Et s’il désirait t’épouser, ce serait avec appréhension que je donnerais mon consentement, et seulement au nom de la belle amitié qui existe entre John Wilkes et moi. » Et remarquant le regard surpris de Scarlett, il poursuivit :
« Je veux que ma fille soit heureuse, et tu ne serais pas heureuse avec lui.
— Oh ! Si ! Si !
— Non, mon petit. Il ne peut y avoir de bonheur que dans un mariage entre personnes qui se ressemblent. »
Scarlett eut soudain un désir de crier : « Mais vous avez été heureux, et maman et vous, vous ne vous ressemblez pas ! » Pourtant elle se retint de peur que son père ne la giflât pour son impertinence.
« Les gens de notre famille sont différents des Wilkes, reprit Gérald en cherchant ses mots. Les Wilkes sont différents de tous nos voisins… différents de toutes les familles que j’ai connues. Ce sont des êtres bizarres. Il vaut mieux qu’ils se marient entre cousins et qu’ils conservent leur bizarrerie pour eux.
— Mais, papa, Ashley n’est pas…
— Garde ta salive, ma chatte. Je n’ai rien dit contre ce garçon, car j’ai de la sympathie pour lui. Quand je dis bizarre, je ne veux pas dire fou. Sa bizarrerie n’a rien à voir avec celle des Calvert qui miseraient toute leur fortune sur un cheval, ou celle des Tarleton qui, à chaque nichée, donnent le jour à un ou deux ivrognes, ou celle des Fontaine qui sont de fières petites brutes capables d’assassiner un homme pour un affront imaginaire. Ce genre de bizarrerie est facile à comprendre, pour sûr, et sans l’aide de Dieu, Gérald O’Hara serait affligé de tous ces défauts. Je ne veux pas dire non plus qu’Ashley filerait avec une autre femme, si tu étais la sienne, ou qu’il te battrait. D’ailleurs tu serais plus heureuse dans ce cas-là parce qu’au moins tu saurais à quoi t’en tenir. Mais sa bizarrerie est d’un autre ordre et on ne peut pas arriver à la comprendre. J’ai de la sympathie pour lui, mais à mon sens la plupart des choses qu’il raconte n’ont ni queue ni tête. Allons, ma chatte, dis-moi la vérité, comprends-tu son charabia sur les bouquins, la poésie, la musique, la peinture à l’huile et toutes ces sornettes du même acabit ?
— Oh ! Papa, s’écria Scarlett, impatientée, si je l’épousais, je changerais tout cela.
— Oh ! Oui, je voudrais bien t’y voir, dit Gérald en lui lançant un regard pénétrant. Alors, tu ne sais pas grand-chose des hommes. Laisse donc Ashley tranquille. Aucune femme n’a réussi à changer le caractère de son mari. Tâche de ne pas oublier ça. Quant à changer un Wilkes… Ventredieu, ma fille. Toute la famille est comme ça ; ils ont toujours été comme ça et le seront probablement toujours. Je te dis qu’ils sont bizarres de naissance. Regarde-moi le mal qu’ils se donnent pour aller à New York et à Boston entendre des opéras et voir des tableaux. Et ils commandent des livres français et allemands aux yankees ! et ils restent là à lire et à rêver à Dieu sait quoi, alors qu’ils feraient bien mieux de passer leur temps à chasser et à jouer au poker comme devraient le faire des hommes dignes de ce nom.
— Personne dans le comté ne monte mieux à cheval qu’Ashley, dit Scarlett furieuse qu’on pût reprocher à Ashley d’être efféminé. Non, personne ne monte mieux que lui, sauf son père peut-être. Quant au poker, est-ce qu’Ashley ne vous a pas gagné deux cents dollars la semaine dernière à Jonesboro ?
— Les fils Calvert ont encore vendu la mèche, dit Gérald d’un ton résigné, sans quoi tu n’aurais pas su le montant de la somme. Mais oui, ma chatte, Ashley est le meilleur cavalier, le meilleur joueur de poker. Et ce n’est pas moi qui contesterai que quand il se met à boire il peut faire rouler sous la table les frères Tarleton eux-mêmes. Il est capable de tout cela, mais il n’y met pas d’âme. Voilà pourquoi je dis qu’il est bizarre. »
Scarlett se tut, le cœur serré. Elle restait sans défense, car elle savait que son père avait raison. Ashley ne mettait aucune âme dans ces choses auxquelles il excellait ; tout ce que les autres considéraient comme primordial ne présentait pour lui qu’un intérêt relatif.
Interprétant parfaitement son silence, Gérald lui caressa le bras et dit d’un ton triomphant : « Allons, Scarlett, tu admets que c’est vrai. Qu’aurais-tu fait d’un mari comme Ashley ? Les Wilkes sont tous toqués. » Puis, d’une voix plus tendre : « Si j’ai parlé des Tarleton il y a un instant, ce n’était pas pour les mettre en avant. Ce sont d’excellents garçons, mais si c’est sur Cade Calvert que tu jettes ton dévolu, eh bien ! Je n’y verrai pas d’objection. Les Calvert sont tous de braves gens, quoique le vieux ait épousé une Yankee. Et quand je m’en irai… chut, ma chérie, écoute-moi, je laisserai Tara à toi et à Cade…
— Je ne voudrais pas de Cade pour un empire, déclara Scarlett hors d’elle. Et j’aimerais bien que vous cessiez de m’en rebattre les oreilles ! Je ne veux pas de Tara ni d’une autre plantation. Avoir une plantation ne compte pas quand… »
Elle allait dire : « Quand on n’a pas l’homme qu’on veut », mais Gérald, indigné par la façon cavalière dont elle avait traité l’offre de Tara, qui était ce qu’il aimait le mieux au monde après Ellen, étouffa un rugissement.
« Dites donc, Scarlett O’Hara, vous n’allez pas me raconter que cette terre de Tara ne compte pas ! »
Scarlett secoua obstinément la tête. Elle avait bien trop de chagrin pour se soucier de la colère de son père.
« La terre est la seule chose qui compte ! clama-t-il en faisant des gestes indignés de ses bras courts et épais. C’est la seule chose au monde qui dure. Tâche de ne pas l’oublier ! C’est la seule chose qui vaille la peine qu’on travaille pour elle, qu’on se batte… ou qu’on meure !
— Oh ! Papa ! fit Scarlett d’un air dégoûté. Vous parlez comme un Irlandais.
— Ai-je jamais rougi d’en être un ? Non, j’en suis fier. Tâche de te souvenir, ma petite, que tu es à moitié irlandaise ! Et pour tous ceux qui ont une goutte de sang irlandais dans les veines la terre sur laquelle ils vivent est comme leur mère. J’ai honte de toi en ce moment. Je t’offre la plus belle terre qui soit au monde… excepté celle du comté de Meath là-bas au pays… et que fais-tu ? Tu fais la grimace. »
Gérald commençait à donner libre cours à une rage bruyante, bien faite pour lui plaire, quand il remarqua dans le visage pitoyable de Scarlett quelque chose qui l’arrêta.
« Allons, tu es jeune. Ça te viendra, cet amour de la terre. Tu n’y échapperas pas puisque tu es irlandaise. Tu n’es qu’une gamine et tu ne penses qu’à tes soupirants. Tu comprendras ce que c’est quand tu seras plus vieille… Allons, choisis Cade ou les jumeaux ou l’un des fils d’Evan Munroe et tu verras ce que je ferai pour toi !
— Oh ! Papa ! »
Cette fois, Gérald en avait assez de la discussion, et il était fort ennuyé d’avoir à trancher le problème. En outre, il en voulait à Scarlett de n’être pas revenue à de meilleurs sentiments après s’être vu offrir la fine fleur des garçons du comté et Tara par-dessus le marché. Quand il faisait un cadeau, Gérald aimait qu’on battît des mains et qu’on lui sautât au cou.
« Allons, cessez de geindre, petite. Peu importe qui vous épouserez, à condition que vous choisissiez un homme qui ait les mêmes goûts que vous, et qui soit un gentleman, un Sudiste et un garçon digne. Chez les femmes, l’amour vient après le mariage.
— Oh ! Papa, ça, c’est une idée de votre pays.
— Et elle a du bon. Oh ! Là, là, quelle rage ont donc les Américains de vouloir faire des mariages d’amour comme les domestiques, ou les Yankees ? Les meilleurs mariages sont ceux où les parents choisissent pour la jeune fille. Comment une petite dinde comme toi saurait-elle distinguer un honnête homme d’une crapule ? Regarde-moi les Wilkes. Comment se fait-il que, de génération en génération, ils conservent leur force et leur dignité ? Mais c’est parce qu’ils se marient avec des gens qui leur ressemblent, ils épousent les cousins que leur famille compte bien les voir épouser.
— Oh ! » s’écria Scarlett, sa douleur ravivée par la terrible vérité contenue dans les paroles de Gérald.
Elle baissa la tête et Gérald, mal à l’aise, se dandina d’un pied sur l’autre.
« Tu ne pleures pas, j’espère ? » interrogea-t-il en essayant maladroitement de lui relever le menton tandis que ses traits s’altéraient devant le chagrin de sa fille.
« Non, lança Scarlett avec violence, tout en se dégageant.
— Allons, tu mens et j’en suis fier. Je suis heureux qu’il y ait de la fierté en toi, ma chatte. Et je veux que tu te montres fière demain au pique-nique. Je ne tiens pas du tout à ce qu’on raconte des histoires et qu’on se moque de toi dans le comté parce que tu te morfonds pour un homme qui n’a jamais eu pour toi que des pensées amicales. »
« Oh ! Je sais bien qu’il a eu d’autres pensées, se dit tristement Scarlett. Je pourrais le dire. Si seulement j’avais eu un peu plus de temps, je serais bien arrivée à lui faire dire… Oh ! Si seulement les Wilkes n’étaient pas persuadés qu’ils doivent toujours se marier entre cousins ! »
Gérald lui prit le bras et le glissa sous le sien.
« Maintenant nous allons rentrer dîner et tout ceci restera entre nous. Je ne vais pas ennuyer ta mère avec ces histoires… et toi non plus. Mouche-toi, ma fille. »
Scarlett se moucha avec son mouchoir déchiré et, bras dessus, bras dessous, le père et la fille remontèrent l’allée sombre, suivis du cheval qui avançait à pas lents. À proximité de la maison, Scarlett fut sur le point de se remettre à parler, mais elle aperçut sa mère dans la demi-obscurité de la véranda. Elle portait sa capeline, son châle et ses mitaines et, derrière elle, le visage lourd de menaces comme une nuée d’orage, se tenait Mama portant le sac de cuir noir dans lequel Ellen O’Hara rangeait toujours les pansements et les médicaments dont elle se servait pour soigner les esclaves. Mama avait les lèvres fortes et pendantes et, sous l’empire de l’indignation, il lui arrivait de faire atteindre deux fois son volume normal à sa lèvre inférieure. C’était le cas à présent, et Scarlett savait que Mama était en train de ruminer quelque chose qui ne lui plaisait pas.
« Monsieur O’Hara », lança Ellen en voyant arriver le père et la fille.
Ellen appartenait à une génération de gens qui prenaient encore des formes après dix-sept ans de mariage et la venue au monde de six enfants. « Monsieur O’Hara, ça ne va pas chez les Slattery. Le petit d’Emmie est né, mais il se meurt et il faut qu’on le baptise. Je pars avec Mama voir ce que je peux faire. »
Sa voix se fit pressante, comme si la réalisation de son projet dépendait de Gérald. Ce n’était au fond qu’une simple formalité, mais Gérald y attachait un grand prix.
« Au nom du Ciel, éclata-t-il, pourquoi des gueux vous feraient-ils sortir de chez vous à l’heure de votre dîner et au moment précis où je voulais vous entretenir de ce qu’on dit de la guerre à Atlanta ! Allez, madame O’Hara. Vous ne dormiriez pas sur vos deux oreilles si vous saviez qu’il y a des gens dans l’embarras et que vous n’êtes pas là pour les aider.
— Ça se’a jamais une façon di do’mi su’ ses deux o’eilles d’aller se p’omener la nuit pou’ soigner di nèg’ et di pauv’ blancs qui peuv’ pas se soigner tout seuls », monologua Mama en descendant les marches du perron et en se dirigeant vers la voiture qui attendait dans une allée latérale.
« Prends ma place à table, ma chérie », dit Ellen à Scarlett en lui caressant doucement la joue.
Malgré ses larmes qu’elle avait peine à contenir, Scarlett tressaillit sous la caresse de sa mère qui ne manquait jamais de l’émouvoir et, les narines palpitantes, aspira le délicat parfum de citronnelle qui émanait du sachet cousu à sa robe de soie froufroutante. Il y avait en Ellen O’Hara quelque chose qui bouleversait Scarlett, la dépassait, une sorte de miracle qui l’effrayait, la charmait et la calmait tour à tour.
Gérald aida sa femme à monter en voiture et donna l’ordre au cocher de conduire prudemment. Toby, qui depuis vingt ans s’occupait des chevaux de Gérald, fit une moue indignée en s’entendant donner des conseils. Toby et Mama assise à ses côtés offraient une illustration parfaite de la désapprobation chez les Noirs d’Afrique.
« Si je n’en avais pas tant fait pour ces misérables Slattery, bougonna Gérald, ils auraient été obligés d’aller tenter leur chance ailleurs. Ils m’auraient vendu leurs quelques arpents de marécage et ils auraient bien débarrassé le comté. » Puis, tout heureux à l’idée qu’il allait pouvoir se livrer à l’une de ses plaisanteries habituelles, il ajouta : « Viens, ma fille, allons dire à Pork qu’au lieu d’acheter Dilcey, je l’ai vendu, lui, à John Wilkes. »
Il lança les rênes de son cheval à un petit négrillon et se mit à gravir les degrés du perron. Il avait déjà oublié la douleur de Scarlett et il ne pensait plus qu’à jouer un bon tour à son domestique. Les jambes lourdes, Scarlett monta lentement derrière lui. Elle se disait qu’en somme la bonne entente entre Ashley et elle ne serait pas plus extraordinaire que celle qui existait entre son père et Ellen Robillard O’Hara. Comme toujours elle se demandait comment son père, si vulgaire, si dénué de finesse, s’y était pris pour épouser une femme comme sa mère, car jamais deux êtres n’avaient été plus dissemblables de naissance, d’éducation et de formation intellectuelle.