XXXV

Lorsque Scarlett sortit de prison, il pleuvait et le ciel avait la couleur terne du mastic. Les soldats qui flânaient dans le jardin s’étaient réfugiés à l’intérieur de leurs baraquements. Les rues étaient désertes. Il n’y avait pas un véhicule en vue et Scarlett savait qu’elle aurait à faire tout le long chemin à pied pour rentrer chez sa tante.

À mesure qu’elle avançait, l’ardeur allumée en elle par le cognac s’éteignait. Elle frissonnait sous la morsure du vent froid. Les gouttes de pluie la cinglaient, la piquaient au visage comme autant de coups d’épingles. Le mince vêtement de tante Pitty fut vite transpercé et se mit à pendre lamentablement autour de la jeune femme. La robe de velours n’allait pas pouvoir résister bien longtemps à pareil traitement. Quant aux plumes de coq de la capote, elles avaient un aspect aussi peu glorieux qu’aux jours où leur ancien possesseur se pavanait dans le poulailler détrempé de Tara. Les briques du trottoir étaient cassées et, sur de longs intervalles, faisaient complètement défaut. Là, on enfonçait jusqu’aux chevilles dans la boue qui adhérait aux chaussures comme de la colle. Par moments, Scarlett laissait l’une de ses mules dans le bourbier et, tandis qu’elle se baissait pour l’en extirper, le bas de sa robe balayait la fange. Elle n’essayait même pas d’éviter les flaques d’eau. Elle s’y engageait machinalement, traînant derrière elle ses jupes alourdies. Son jupon était mouillé, son pantalon trempé lui glaçait les jambes, mais que lui importait la ruine de la toilette sur laquelle elle avait tant misé, Transie, désespérée, elle n’avait plus aucun courage.

Comment pourrait-elle retourner à Tara après avoir fait preuve d’une telle assurance ? Comment pourrait-elle dire à tous ceux de Tara qu’il leur fallait s’en aller ? Comment pourrait-elle abandonner les champs rouges, les grands pins, les basses terres marécageuses, le calme cimetière de famille où Ellen reposait à l’ombre dense des cèdres ?

Sa haine pour Rhett Butler lui brûlait le cœur. Quel être ignoble ! Elle espérait bien qu’on le pendrait et qu’elle ne se trouverait plus jamais en présence de cet homme qui l’avait vue s’humilier et s’avilir. Naturellement, s’il l’avait voulu, il aurait pu lui procurer cet argent. Oh ! la pendaison, c’était encore une mort trop douce pour lui ! Dieu merci, il ne pouvait pas la voir maintenant avec ses vêtements ruisselants, ses cheveux défaits et ses dents qui claquaient. Comme elle devait être laide à regarder ! Comme il se moquerait d’elle.

Les nègres qu’elle croisait se détournaient en riant d’un air insolent et la regardaient trébucher ou glisser dans la boue. Tantôt elle pressait le pas, tantôt elle s’arrêtait pour reprendre haleine ou pour remettre ses mules. Comment osaient-ils rire, ces gorilles noirs ? Comment osaient-ils se moquer d’elle, Scarlett O’Hara de Tara ! Elle aurait aimé donner l’ordre de les fouetter jusqu’à ce que le sang ruisselât de leur dos. Il fallait que les Yankees fussent des suppôts de Satan pour les affranchir et les laisser insulter les blancs.

Arrivée à la rue Washington, le paysage qui s’offrit à elle devint aussi lugubre que ses propres pensées. On n’y retrouvait rien de l’animation et de la vie qui avaient frappé Scarlett dans la rue du Pêcher. De nombreuses maisons particulières s’y élevaient jadis, mais on n’avait reconstruit qu’un fort petit nombre de ces jolies demeures. On y rencontrait avec une fréquence déprimante des fondations noircies par la fumée et des cheminées isolées connues désormais sous le nom de « sentinelles de Sherman ». Des allées encombrées par les mauvaises herbes conduisaient là où il y avait eu des maisons. Rien ne poussait plus dans les jardins. C’était le domaine du vent froid et de la pluie, de la boue et des arbres nus, du silence et de la désolation. Comme la maison de tante Pitty était loin !

Scarlett entendit derrière elle le bruit d’un cheval qui pataugeait et elle recula à l’extrémité de l’étroit trottoir pour épargner de nouvelles éclaboussures à la mante de tante Pitty. Un buggy descendait lentement la rue. Bien décidée à demander assistance au conducteur si c’était un blanc, Scarlett se retourna. La pluie lui brouillait la vue, mais lorsque l’attelage arriva à sa hauteur elle distingua un homme qui la regardait par-dessus une bâche ramenée jusqu’à son menton. Scarlett eut l’impression d’avoir déjà aperçu ce visage quelque part. Elle descendit sur la chaussée pour mieux voir. L’homme toussota d’un petit air gêné et s’écria avec un accent joyeux mêlé de surprise : « Mais voyons, ce n’est sûrement pas Mme Scarlett !

— Oh ! monsieur Kennedy ! s’exclama celle-ci en s’approchant et en s’appuyant à la roue dégoulinante de boue sans se soucier d’abîmer un peu plus sa parure. Je n’ai jamais été aussi heureuse de rencontrer quelqu’un !… »

Frank rougit de plaisir en entendant ces mots dont on ne pouvait manifestement pas mettre en doute la sincérité, puis, après s’être tourné pour lancer un long jet de salive jaunie par le tabac, il sauta légèrement à bas de la voiture. Il secoua les mains de Scarlett avec enthousiasme, souleva la bâche et aida la jeune femme à monter.

« Madame Scarlett, que faites-vous toute seule dans ce quartier ? Vous ne savez donc pas que c’est dangereux ? Et vous êtes trempée de la tête aux pieds. Tenez, enveloppez-vous les jambes dans cette couverture. »

Tandis que Frank se mettait en frais et gloussait comme une poule, Scarlett s’abandonna au plaisir de se laisser choyer. C’était si bon d’être grondée et dorlotée par un homme, même quand ce n’était que Frank Kennedy, cette vieille fille en pantalons. Quel contraste bienfaisant avec le traitement brutal de Rhett. Que ça faisait du bien de voir quelqu’un du comté quand on était si loin de chez soi ! Scarlett remarqua que Frank était bien habillé et que son buggy était neuf. Le cheval paraissait jeune et bien soigné, mais Frank portait beaucoup plus que son âge. Le visage ravagé, l’œil humide et enfoncé au fond d’une poche de chair molle, il avait énormément maigri et vieilli depuis cette veille de Noël où il était venu à Tara avec ses hommes. Sa barbe blond roux, maculée de jus de tabac, était de plus en plus rare et déchiquetée comme s’il ne cessait pas de la mordiller. Cependant, par comparaison avec les gens tristes et préoccupés que Scarlett rencontrait partout, il respirait la prospérité et la bonne humeur.

« C’est un plaisir de vous voir, dit-il avec chaleur. Je ne savais pas que vous étiez en ville. J’ai encore vu Mlle Pittypat la semaine dernière et elle ne m’a pas dit que vous veniez. Est-ce que… heu… est-ce que quelqu’un de Tara vous a accompagnée ? »

Il pensait à Suellen, ce vieil imbécile !

« Non, répondit Scarlett en s’emmitouflant dans sa chaude couverture. Je suis venue seule. Je n’ai pas averti tante Pitty de mon arrivée. »

Frank sifflota et le cheval repartit à pas prudents.

« Tout le monde va bien, à Tara ?

— Oui, comme ci, comme ça. »

Il fallait absolument trouver un sujet de conversation, mais c’était si pénible de parler. L’esprit paralysé par la défaite, Scarlett souhaitait uniquement rester bien au chaud sous la couverture et de ne pas penser à Tara. Si seulement elle pouvait lancer Frank sur un sujet qui l’occuperait pendant tout le trajet, elle n’aurait plus qu’à murmurer de temps en temps : « Comme c’est bien », et « Vous avez fait preuve de beaucoup d’intelligence. »

« Monsieur Kennedy, je suis tellement surprise de vous voir. Je sais que ça n’a pas été gentil de ma part de ne pas rester en relations avec nos vieux amis, mais je ne croyais pas que vous étiez à Atlanta. Il me semble bien que quelqu’un m’a dit que vous étiez à Marietta.

— Je fais des affaires à Marietta, des tas d’affaires. Mlle Suellen ne vous a donc pas raconté que je m’étais installé à Atlanta ? Elle ne vous a pas parlé de mon magasin ? »

Scarlett se rappela vaguement avoir entendu Suellen parler de Frank et d’un magasin, mais elle ne faisait jamais très attention à ce que disait Suellen. Il lui suffisait d’ailleurs de savoir que Frank était en vie et la débarrasserait un jour de sa sœur.

« Non, elle ne m’en a pas dit un mot, fit-elle carrément. Vous avez un magasin ? Faut-il que vous ayez bien su vous y prendre ! »

Frank parut un peu vexé d’apprendre que Suellen n’avait pas trompeté la nouvelle autour d’elle, mais le compliment lui alla droit au cœur.

« Oui, j’ai un magasin, et un beau magasin, ma foi. Les gens ne cessent de me dire que j’ai la bosse du commerce. »

Satisfait de lui-même, il rit de son petit rire étouffé que Scarlett trouvait si désagréable.

« Vieux fou prétentieux », pensa-t-elle.

« Oh ! vous n’avez qu’à entreprendre quelque chose pour réussir, monsieur Kennedy. Mais comment diable avez-vous monté un magasin ? Lorsque je vous ai vu à Noël, il y a deux ans, vous m’avez dit que vous n’aviez pas un sou vaillant. »

Frank se racla la gorge, mordilla ses favoris et sourit de son petit air timide.

« C’est une longue histoire, madame Scarlett. »

« Dieu soit loué ! pensa la jeune femme. Ça va peut-être lui donner le temps d’arriver à la maison ! » Et, tout haut, elle ajouta : « Je vous en prie, racontez-la-moi.

— Vous souvenez-vous de la dernière fois que nous sommes venus à Tara pour réquisitionner des vivres ? Eh bien ! peu de temps après j’ai pris du service actif. Je veux dire que j’ai fait la guerre pour de bon. Finie l’intendance ! Que voulez-vous, on n’avait plus tellement besoin d’intendants militaires, puisqu’on ne trouvait presque plus rien à prendre pour l’armée, et j’ai pensé qu’un homme bien constitué avait sa place toute trouvée en première ligne. Alors j’ai combattu un certain temps dans les rangs de la cavalerie jusqu’à ce que je reçoive une petite balle de rien dans l’épaule. »

Frank parut très fier et Scarlett s’écria : « C’est terrible. »

« Oh ! ça n’avait rien de grave, poursuivit-il d’un ton condescendant, une blessure superficielle seulement. On m’a envoyé dans un hôpital du Sud et j’étais sur le point d’en sortir quand les Yankees sont venus faire un raid de ce côté. Saperlipopette, ça a chauffé ! Nous avions à peine de temps devant nous. Tous ceux qui étaient en état de marcher ont aidé à déménager les entrepôts militaires et l’hôpital. On a tout transporté à la gare. Nous venions de charger un train quand les Yankees sont entrés par un bout de la ville. Il ne nous est plus resté qu’à nous sauver par l’autre le plus vite possible. Saperlipopette, c’était rudement triste d’être assis sur le toit d’un wagon et de regarder les Yankees brûler ce que nous avions été obligés de laisser à la gare. Songez, madame Scarlett, ils ont brûlé tout ce que nous avions entassé là sur près d’un demi-mille. Quant à nous, nous l’avons échappé belle !

— C’est terrible.

— Oui, terrible, c’est le mot. Comme les nôtres avaient repris Atlanta, on y a expédié notre train. Voyez-vous, madame Scarlett, ça se passait peu de temps avant la fin de la guerre et… voyez-vous, il y avait des tas de vaisselle, de lits, de matelas et de couvertures que personne ne réclamait. Logiquement, je suppose que ça appartenait aux Yankees. C’est bien dans cet esprit-là qu’on a fixé les termes de la reddition, n’est-ce pas ?

— Heu… heu… », répondit Scarlett d’un air absent.

Elle se réchauffait et commençait à s’assoupir.

« Je ne sais pas encore si j’ai eu raison, poursuivit Frank avec une certaine aigreur, mais je me suis dit que les Yankees ne feraient rien de toute cette marchandise. Ils y auraient sans doute mis le feu. Or, nous autres, nous l’avions payée en belles espèces sonnantes, et je me suis dit qu’au fond ça revenait de droit à la Confédération ou aux confédérés. Voyez-vous ce que je veux dire ?

— Heu, heu.

— Je suis heureux que vous soyez de mon avis, madame Scarlett. Dans un certain sens, je n’ai pas la conscience tranquille. Des tas de gens m’ont dit : “Oh ! n’y pensez plus, Frank”, mais c’est plus fort que moi. Croyez-vous que j’aie eu raison ?

— Bien sûr », répondit Scarlett tout eu se demandant ce que le vieux fou avait bien pu lui raconter. Un conflit avec sa conscience ! Allons, lorsqu’un homme était arrivé à l’âge de Frank, il devait savoir faire la part des choses. Mais lui, il faisait toujours tellement d’histoires, il était si tatillon, si vieille fille.

« Je suis heureux de vous l’entendre dire. Après la reddition, j’avais environ dix dollars en argent. C’est tout ce que je possédais au monde. Vous savez ce que les Yankees ont fait de Jonesboro, de ma maison et de mon magasin. Je ne savais pas de quel côté me retourner. Alors, avec mes dix dollars, j’ai fait recouvrir un vieux magasin du côté des Cinq Fourches, j’y ai fait transporter tout le matériel d’hôpital et je me suis mis à le vendre. Tout le monde avait besoin de vaisselle, de lits et de matelas. Je vendais bon marché parce que j’avais l’impression que toutes ces marchandises appartenaient presque autant aux autres qu’à moi. Pourtant, ça m’a permis de mettre un peu d’argent de côté. J’ai acheté d’autres articles et j’ai fait de bonnes affaires. Si la situation s’améliore, je crois que je vais gagner beaucoup d’argent. »

Au mot « argent », Scarlett dressa l’oreille et sortit de sa torpeur.

« Vous dites que vous avez gagné de l’argent ? » Frank était visiblement enchanté de l’intérêt que lui manifestait Scarlett. En dehors de Suellen, fort peu de femmes lui avaient jamais accordé autre chose qu’une attention de commande et il était très flatté de voir l’ancienne reine du comté suspendue à ses lèvres. Il ralentit son cheval afin de terminer son histoire avant d’arriver à destination.

« Je ne suis pas un millionnaire, madame Scarlett, et par rapport à ce que j’avais autrefois, ce que je possède aujourd’hui paraît bien mesquin. Mais, cette année, j’ai tout de même gagné un millier de dollars. Naturellement j’en ai consacré la moitié à réparer mon magasin, à renouveler mon stock et à payer mon loyer. Néanmoins, j’ai réalisé un bénéfice net de cinq cents dollars et, comme la situation est en bonne voie de redressement, l’année prochaine je devrais faire un bénéfice net de deux mille dollars. J’en trouverai sûrement l’emploi, car, voyez-vous, j’ai une autre corde à mon arc. »

La tournure que prenait la conversation éveilla subitement la curiosité de Scarlett. Elle battit des cils et se rapprocha de Frank.

« Qu’entendez-vous par là, monsieur Kennedy ? »

Il rit et secoua les guides sur le dos du cheval.

« Je parie que ça vous ennuie de m’entendre parler affaires, madame Scarlett. Une jolie petite femme comme vous n’a rien à voir avec le commerce. »

Quel vieux sot !

« Oh ! je sais que je n’y connais rien, mais ça m’intéresse tant ! Racontez-moi tout, je vous en prie, et vous m’expliquerez ce que je ne comprendrai pas.

— Eh bien ! l’autre corde que j’ai à mon arc, c’est une scierie.

— Une quoi ?

— Une sorte d’usine où l’on débite des planches et où on les équarrit. Je ne l’ai pas encore achetée, mais ça ne va pas tarder. Je connais un dénommé Johnson qui en possède une du côté de la route du Pêcher et qui a grande envie de la vendre. Il a un besoin urgent d’argent liquide. Si nous faisons affaire, il dirigera la scierie pour moi et je le paierai à la semaine. C’est une des seules qui restent debout, madame Scarlett. Les Yankees les ont presque toutes détruites. Une scierie c’est une mine d’or. On peut vendre les planches à n’importe quel prix. Les Yankees ont brûlé tellement de maisons qu’il n’y en a pas assez pour tout le monde. Par ailleurs, les gens semblent avoir été pris de la rage de reconstruire. Ils n’arrivent pas à se procurer assez de bois et on ne leur en livre jamais assez vite. La population d’Atlanta augmente à vue d’œil. Les gens de la campagne n’arrivent plus à s’en sortir, maintenant qu’ils n’ont plus de nègres et que les Yankees et les Carpetbaggers qui infestent le pays essaient de nous dépouiller davantage. Alors, ils viennent tous ici. D’ici peu, Atlanta deviendra une grande ville. Il va falloir beaucoup de planches pour reconstruire les maisons, aussi, j’achèterai cette scierie dès que… eh bien ! dès qu’on m’aura payé quelques-unes des notes qu’on me doit. L’année prochaine, à cette époque-ci, je devrais être plus à l’aise. Je… j’espère que vous savez pourquoi je tiens tant à gagner de l’argent ? »

Il rougit et se mit à glousser. « Le voilà qui pense à Suellen », se dit Scarlett avec dégoût.

Pendant un moment, elle songea à lui demander de lui prêter trois cents dollars, mais elle repoussa cette idée. Il serait gêné, il bafouillerait, il se confondrait en excuses, il ne les lui prêterait pas. Il avait travaillé dur pour mettre cet argent de côté afin de pouvoir épouser Suellen au printemps, et s’il s’en dessaisissait son mariage serait renvoyé aux calendes. Même si elle réussissait à obtenir de lui une promesse après avoir éveillé sa compassion et lui avoir montré qu’il s’agissait d’un devoir envers sa future famille, elle savait que Suellen s’opposerait toujours à ce projet. Suellen craignait de plus en plus de rester vieille fille et elle remuerait ciel et terre pour empêcher que son mariage fût retardé.

Qu’y avait-il donc chez cette jeune fille grincheuse et pleurnicharde pour inciter ce vieux fou à lui donner un nid douillet ? Suellen ne méritait ni d’avoir un mari aimant, ni de partager avec lui les bénéfices d’un magasin et d’une scierie. Dès l’instant où Sue entrerait en possession d’un peu d’argent elle deviendrait insupportable et ne donnerait pas un sou pour participer aux dépenses de Tara. Pourvu qu’elle fût bien habillée et qu’on l’appelât « madame », ça lui serait bien égal que Tara fut vendue par le fisc ou rasée jusqu’au sol.

En comparant la vie tranquille qui attendait Suellen à l’existence précaire qu'il lui faudrait mener, Scarlett sentit monter sa colère contre l’injustice du sort. Elle se hâta de détourner la tête de peur que Frank ne surprît son expression. Elle allait perdre tout ce qu’elle avait, tandis que Sue… Brusquement elle prit une décision.

Suellen n’aurait ni Frank, ni son magasin, ni sa scierie !

Suellen ne les méritait pas. C’était elle qui les aurait. Elle pensa à Tara et revit Jonas Wilkerson, venimeux comme un serpent, au bas du perron. Elle s’accrocha à la dernière épave du naufrage de la vie. Rhett avait été une déception, mais le Seigneur lui avait envoyé Frank.

Mais comment arriver à ses fins ? Les yeux absents, elle regarda tomber la pluie et serra les poings. « Parviendrai-je à lui faire oublier Sue et à obtenir assez tôt de lui une déclaration en règle ? Tout de même, si j’ai failli réussir auprès de Rhett, il n’y a pas de raisons pour que je ne réussisse pas auprès de Frank. » Elle battit des paupières et posa le regard sur son compagnon. « Ce n’est certainement pas une beauté, se dit-elle avec calme. Il a les dents gâtées, son haleine sent mauvais et il est assez vieux pour être mon père. De plus, il est nerveux et timide et il est rempli de bonnes intentions. Je ne connais pas de pires qualités pour un homme. En tout cas, c’est un homme du monde, et je crois que j’arriverai à m’entendre mieux avec lui qu’avec Rhett. Je pourrai sûrement le mener plus facilement. Et puis, quoi, les mendiants n’ont pas le choix. »

Que Frank fût le fiancé de Suellen ne causait aucun remords à Scarlett. Après le complet effondrement moral qui l’avait poussée à se rendre auprès de Rhett, s’approprier l’homme promis à sa sœur ne lui paraissait plus qu’une question de second plan, dont elle aurait eu tort de s’embarrasser.

Cette nouvelle espérance lui redonna confiance et elle en oublia qu’elle avait froid aux pieds. Elle regarda Frank avec tant d’insistance qu’il en manifesta quelque émoi. Scarlett se rappela les paroles de Rhett et baissa rapidement les yeux. « J’ai vu des yeux comme les vôtres dans un duel au pistolet… Ça n’éveille aucune ardeur dans la poitrine d’un mâle. »

« Qu’y a-t-il, madame Scarlett ? Vous avez froid ?

— Oui », répondit-elle au hasard. Puis elle ajouta « Ça ne vous ferait rien… » Elle hésita, intimidée. « Ça ne vous ferait rien que je mette la main dans la poche de votre manteau. Il fait si froid et mon manchon est trempé à l’intérieur.

— Mais… mais non… voyons ! Et vous n’avez pas de gants. Saperlipopette. Quelle brute je suis ! Je parle à tort et à travers alors que vous devez geler et que vous avez besoin d’un bon feu. Allez, hue, Sally ! À propos, madame Scarlett, j’avais la tête tellement farcie de mes petites histoires que je ne vous ai pas demandé ce que vous faisiez dans ce quartier par un temps pareil ?

— Je suis allée au Quartier Général yankee », répondit-elle sans réfléchir.

Intrigué, Frank releva ses sourcils couleur de sable.

« Mais, madame Scarlett ! Les soldats… voyons… »

« Marie, Mère de Dieu, faites que je trouve un beau petit mensonge », implora-t-elle en hâte. Il ne fallait pour rien au monde que Frank se doutât qu’elle était allée voir Rhett. Frank considérait Rhett comme la plus sombre des crapules et pensait qu’il était dangereux pour une honnête femme de lui adresser la parole.

« Je suis allée… Je suis allée là pour voir si… si des officiers ne m’achèteraient pas des ouvrages de dames pour envoyer à leurs femmes. Je brode très bien. »

Frank se renfonça sur son siège. Il était médusé. La perplexité et l’indignation se livraient en lui un combat acharné.

« Vous êtes allée chez les Yankees… mais voyons, madame Scarlett, vous n’auriez pas dû. Voyons… voyons… votre père ne le sait sûrement pas. Mlle Pittypat…

— Oh ! j’en mourrai si vous le dites à tante ! » s’écria Scarlett qui, véritablement inquiète, fondit en larmes. Les larmes lui venaient facilement, car elle avait froid et se sentait malheureuse ; néanmoins l’effet fut surprenant. Frank n’eût été ni plus gêné, ni plus désemparé si Scarlett s’était mise tout à coup à retirer sa robe. À plusieurs reprises il claqua la langue contre ses dents et murmura « saperlipopette » tout en faisant de grands gestes inutiles. Une pensée audacieuse lui traversa l’esprit. Il eut envie d’attirer la tête de Scarlett contre son épaule et de la caresser, mais il n’avait jamais fait cela à aucune femme et il ne savait guère comment s’y prendre. Scarlett O’Hara, si jolie, si gaie, pleurant là, dans sa voiture. Scarlett O’Hara, la gaie, fière parmi les plus fières, essayant de vendre des ouvrages de dames aux Yankees ! Son cœur se fendit.

Scarlett n’arrêtait pas de sangloter. De temps en temps elle laissait échapper quelques mots et Frank commença à se dire que tout n’allait pas pour le mieux à Tara. M. O’Hara continuait à n’être pas « lui-même du tout ». Il n’y avait pas assez à manger pour tant de personnes. Elle avait dû venir à Atlanta pour essayer de gagner un peu d’argent pour elle et son fils. Frank claqua de nouveau la langue et s’aperçut tout à coup que Scarlett appuyait la tête sur son épaule. Il ne savait pas très bien comment cela s’était produit. Ce n’était certainement pas lui qui avait attiré Scarlett, mais la tête était là et la jeune femme sanglotait éperdument contre sa frêle poitrine, nouvelle et troublante sensation pour lui. Il se contenta d’abord d’effleurer l’épaule de Scarlett, puis il s’enhardit et la caressa d’une main ferme. Qu’elle était délicieuse cette pauvre petite femme sans appui ! Quelle folie et quel courage d’essayer de gagner un peu d’argent grâce à son aiguille. Mais avoir affaire aux Yankees… cela dépassait les bornes.

« Je ne dirai rien à Mlle Pittypat, mais il faut me promettre, madame Scarlett, que vous ne recommencerez plus. La pensée que la fille de votre père… »

Les yeux verts de Scarlett étaient désespérément rivés aux siens.

« Mais, monsieur Kennedy, il faut bien que je fasse quelque chose. Il faut bien que je nourrisse mon petit garçon. Il n’y a plus personne pour s’occuper de nous maintenant.

— Vous êtes une petite femme courageuse, mais je ne veux pas que vous fassiez des choses comme ça. Votre famille en mourrait de honte.

— Alors, que dois-je faire ? »

Les yeux verts tout embués de larmes cherchèrent de nouveau ceux de Frank comme si Scarlett était persuadée qu’il connaissait le remède à tous ses maux.

« Eh bien ! je ne saurais encore vous dire, mais je tâcherai de trouver quelque chose.

— Oh ! je sais que vous trouverez ! Vous êtes si intelligent… Frank ! »

Jamais auparavant Scarlett ne l’avait appelé par son prénom et cela lui causa une agréable surprise. La pauvre petite était sans doute si bouleversée qu’elle n’avait même pas remarqué sa bévue. Frank débordait de bienveillance à son égard et sentait qu’il avait mission de la protéger. Il ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour la sœur de Suellen O’Hara. Il tira de sa poche un mouchoir rouge et le tendit à Scarlett, qui se tamponna les yeux et se mit à sourire, les lèvres tremblantes.

« Je suis stupide, fit-elle pour s’excuser. Je vous en prie, pardonnez-moi.

— Vous n’êtes pas stupide du tout. Vous êtes une petite femme très courageuse qui essaie de porter un fardeau trop lourd pour ses épaules. Je crains que Mlle Pittypat ne vous soit pas d’un grand secours. J’ai entendu dire qu’elle avait perdu la majeure partie de ses biens. Quant à M. Henry Hamilton, il n’est pas lui-même dans une situation bien brillante. J’aimerais tant avoir un foyer pour vous y offrir l’hospitalité. Mais, madame Scarlett, rappelez-vous bien ceci, quand Mlle Suellen et moi nous serons mariés, il y aura toujours sous notre toit une place pour vous et pour Wade Hampton. »

C’était le moment ! Les saints et les anges du Paradis devaient certainement la protéger pour lui fournir pareille occasion. Elle joua l’étonnement et la gêne, ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, puis la referma aussitôt.

« Ne venez pas me raconter que vous ne saviez pas que j’allais devenir votre beau-frère au printemps prochain », dit Frank avec une volubilité qui cachait mal sa nervosité. Voyant alors les yeux de Scarlett s’emplir de larmes, il demanda d’une voix angoissée : « Que se passe-t-il ? Mlle Sue n’est pas malade, n’est-ce pas ?

— Oh ! non ! Oh ! non !

— Qu’est-ce qui ne va pas ? Il faut me le dire.

— Oh ! je ne peux pas ! Je ne savais pas. J’étais persuadée qu’elle vous avait écrit… oh ! comme c’est mal !

— Madame Scarlett, de quoi s’agit-il ?

— Oh ! Frank, je n’avais pas l’intention de vous le dire, mais bien entendu je croyais que vous étiez au courant… Je pensais qu’elle vous avait écrit…

— Qu’elle m’avait écrit quoi ? »

Frank tremblait.

« Oh ! faire cela à un homme comme vous !

— Qu’a-t-elle fait ?

— Elle ne vous l’a pas écrit ? Oh ! je vois, elle avait trop honte. Elle peut bien avoir honte. Oh ! avoir une sœur aussi vile ! »

Frank la laissait parler. Il n’avait même plus la force de l’interroger. Les traits décomposés, il regardait fixement Scarlett. Les rênes pendaient, inertes, dans ses mains.

« Elle va épouser Tony Fontaine le mois prochain. Oh ! je suis désolée, Frank. Je suis si triste de vous avoir appris la nouvelle. Que voulez-vous, elle en avait assez d’attendre et elle a eu peur de rester vieille fille. »

 

Mama se trouvait sous la véranda lorsque Frank aida Scarlett à descendre du buggy. Selon toute apparence, elle s’y tenait depuis un certain temps, car son madras était trempé et son vieux châle était mouillé par endroits. Son visage ridé exprimait à la fois la colère et l’angoisse, et sa lèvre inférieure saillait comme Scarlett ne l’avait jamais vue saillir. Elle décocha un coup d’œil acéré à Frank et, quand elle le reconnut, elle changea aussitôt d’attitude. Elle descendit le perron, se dirigea vers lui en se dandinant et serra avec force sourires la main qu’il lui tendit.

« C’est si bon de voi’ des gens du pays, dit-elle. Comment ça va, missié F’ank ? sap’isti, vous avez une mine magnifique ! Si j’avais su que ma’ame Sca’lett elle était so’tie avec vous, je me se’ais pas t’acassée comme ça. Quand je suis ’ent’ée et que j’ai vu qu’elle était pas là, j’étais comme une poule à qui on a coupé le cou, je pouvais pas me fai’ à l’idée qu’elle se p’omenait toute seule en ville avec tous ces sales nèg’ aff’anchis dans les rues. Comment ça se fait que vous m’avez pas dit que vous so’tiez, mon chou ? Quand je pense que vous avez un ’hume ! »

Scarlett lança un coup d’œil furtif à Frank et celui-ci, malgré son chagrin, sourit et cligna de l’œil en signe de complicité.

« Monte vite me préparer des vêtements secs, et du thé chaud, Mama, fit Scarlett.

— Seigneu’, vot’ ’obe elle est pe’due, bougonna Mama. Il va falloi’ que j’en passe un temps à la sécher et à la b’osser pou’ que vous puissiez la met’ à la noce de ce soi’. »

Elle entra dans la maison, et Scarlett, se penchant tout contre Frank, lui murmura : « Je vous en prie, venez dîner ici ce soir. Nous sommes si seules. Après nous irons au mariage. Je vous en prie, venez-y avec nous. Et puis pas un mot à tante Pitty au sujet de… de Suellen. Ça la mettrait dans un tel état et je ne veux pas qu’elle sache que ma sœur…

— Oh ! je ne dirai rien, rien ! s’empressa de déclarer Frank en frémissant à la pensée de ce qui lui arrivait.

— Vous avez été gentil pour moi aujourd’hui. Vous m’avez fait tant de bien. Grâce à vous je reprends courage. »

Elle lui serra longuement la main et pointa sur lui les batteries de ses yeux.

Mama, qui attendait derrière la porte, enveloppa Scarlett d’un regard impénétrable et monta avec elle dans sa chambre à coucher. Sans mot dire elle l’aida à se dépouiller de ses vêtements trempés qu’elle étendit sur des chaises et la mit au lit. Lorsqu’elle eut apporté une tasse de thé brûlant et une brique chaude enroulée dans un morceau de flanelle, elle se pencha sur Scarlett et lui dit avec une humilité que la jeune femme ne lui connaissait pas : « Mon agneau, comment ça se fait que vous ayez pas dit à vot’ Mama ce que vous aviez dans la tête ? Alo’ j’au’ai pas fait tout ce voyage jusqu’à Atlanta. Je suis t’op vieille et t’op gosse pour me ’emuer comme ça.

— Que veux-tu dire ?

— Mon chou, faut pas essayer de me t’omper. Je vous connais et j’ai bien vu aussi la figu’ de missié F’ank et la vot’ aussi et je peux li’ su’ la vot’ comme un cu’é il peut li’ dans la Bible. Et j’ai entendu ce que vous lui disiez tout bas su’ mam’zelle Suellen. Si j’avais su que c’était de missié F’ank qu’il s’agissait, je se’ai ’estée à la maison que j’au’ai jamais dû quitter.

— Eh bien ! fit Scarlett qui se pelotonna sous les couvertures et se rendit compte qu’il était inutile de donner le change à Mama, de qui pensais-tu qu’il s’agissait ?

— Mon enfant, je savais pas, mais j’aimais pas beaucoup vot’ figu’ hie’. Et je me souviens que mam’zelle Pittypat elle avait éc’it à ma’ame Melly que ce voyou de Butler il avait des tas d’a’gent et moi j’oublie pas ce que j’entends. Mais missié F’ank, c’est un v’ai missié, même s’il n’est pas bien beau. »

Scarlett adressa à Mama un regard pénétrant que la vieille négresse lui retourna avec le calme d’une personne qui sait à quoi s’en tenir.

« Alors, que vas-tu faire ? Tu iras tout raconter à Suellen ?

— Moi, je f’rai tout ce que je pou’ai pou’ vous aider aup’ès de missié F’ank », répondit Mama en bordant la couverture de Scarlett.

Scarlett resta tranquille pendant un bon moment tandis que Mama allait et venait dans la pièce. Elle était ravie que tout se fût passé entre elles deux sans paroles inutiles, sans explications, sans reproches. Mama comprenait et se taisait. Scarlett avait rencontré en elle une réaliste encore plus intransigeante qu’elle-même. Les yeux réfléchis de la vieille négresse voyaient net et clair comme ceux d’un sauvage ou d’un enfant, et lorsqu’un danger menaçait sa préférée, sa conscience ne lui obscurcissait point la vue. Scarlett était son enfant, et ce que son enfant désirait, même si ça appartenait à quelqu’un d’autre, Mama ne demandait pas mieux que de l’aider à l’obtenir. Pour elle, les droits de Suellen et de Frank Kennedy n’entraient pas un instant en ligne de compte. Scarlett avait des ennuis et s’efforçait d’en sortir et Scarlett était la fille de Mme Ellen. Mama épousait sa cause sans l’ombre d’une hésitation.

Scarlett devina l’approbation tacite de la négresse et, comme la brique qu’elle avait aux pieds lui communiquait sa chaleur, la petite lueur tremblotante qui s’était allumée en elle pendant son retour en voiture se transforma en une belle flamme d’espérance. Ses forces lui revenaient, accompagnées d’une folle exaltation qui lui donnait envie de rire tout haut. « Non, je ne suis pas encore battue », se dit-elle avec allégresse.

« Passe-moi le miroir, Mama.

— Ne vous découv’ez pas les épaules », fit Mama en tendant la glace à Scarlett avec un sourire sur ses grosses lèvres.

Scarlett se regarda.

« J’ai une figure de papier mâché et mes cheveux font penser à une queue de cheval.

— Vous êtes pas aussi jolie que vous dev’iez.

— Hum… Est-ce qu’il pleut très fort ?

— Vous savez bien que ça tombe à ve’se.

— Tant pis, il faudra quand même que tu ailles faire une course en ville.

— Pas avec cette pluie, j’i’ai pas.

— Si, tu iras, ou bien j’irai moi-même.

— Qu’est-ce que vous avez donc à fai’ qui peut pas attend’ ? J’ai pou’tant l’imp’ession que vous en avez assez pou’ aujourd’hui.

— Je veux une bouteille d’eau de Cologne, annonça Scarlett sans cesser de se regarder. Tu me laveras la tête et tu me feras une friction à l’eau de Cologne. Tu m’achèteras aussi de la gelée de coing pour faire tenir les cheveux bien à plat.

— Pou’ sû’ je vous lave’ai pas la tête de ce temps-là et vous vous mett’ez pas non plus de Cologne dans les cheveux comme une gou’gandine. Non, vous le fe’ez pas tant qu’il me ’este un souffle de vie.

— Si, je le ferai. Cherche mon porte-monnaie, prends-y cette pièce de cinq dollars en or et va-t’en en ville. Et puis… Mama… heu… pendant que tu y seras, achète-moi aussi un… un… pot de rouge.

— Qu’est-ce que c’est ? interrogea Mama d’un air méfiant.

— Ça n’a pas d’importance. Tu n’auras qu’à demander un pot de rouge.

— J’achète ’ien quand je sais pas ce que c’est.

— Eh bien ! c’est de la peinture, puisque tu es si curieuse. De la peinture qu’on se met sur le visage. Ne reste pas là à t’enfler comme un crapaud. Va-t’en donc.

— De la peintu’ ! s’indigna Mama. De la peintu’ pou’ la figu’ ! Non, mais vous êtes pas enco’ assez g’ande pou’ que je vous donne pas le fouet ! J’ai jamais été aussi scandalisée ! Vous pe’dez la tête ! Ma’ame Ellen elle doit en f’émi’ dans sa tombe ! Vous peind’ la figu’ comme une…

— Tu sais très bien que grand-mère Robillard se fardait et…

— Oui, ma’ame, et elle po’tait qu’un jupon et il était bien collant pou’ mont’er la fo’me de ses jambes, mais ça veut pas di’ que vous en fe’ez autant ! Quand la vieille ma’ame elle était jeune, on menait une vie scandaleuse, mais les temps ils ont changé et…

— Au nom du Ciel ! s’exclama Scarlett qui perdit patience et rejeta ses couvertures. Tu n’as qu’à retourner tout droit à Tara !

— Vous pouvez pas me fai’ ’ent’er à Ta’a si j’en ai pas envie. Je suis lib’, déclara Mama avec chaleur. Et je m’en i’ai pas d’ici. ’emontez dans vot’ lit tout de suite ! Vous voulez att’aper une pneumonie, peut-êt’ ? Laissez ce co’set t’anquille. Laissez-le, mon chou ! Voyons, ma’ame Sca’lett, vous allez pas so’ti’ pa’ ce temps-là ? Seigneu’ Dieu ! Vous êtes tellement comme vot’ papa, ’emontez dans vot’ lit… je peux pas acheter de la peintu’. J’en mou’ai de honte ! Tout le monde il sau’a que c’est pou’ mon enfant. Ma’ame Sca’lett, vous êtes si mignonne, si jolie comme ça, vous avez pas besoin de peintu’. Mon chou, il y a que les mauvaises femmes qui se se’vent de ça.

— Et elles obtiennent des résultats, hein ?

— Jésus, écoutez-la ! Mon agneau, dites pas des vilaines choses comme ça ! Laissez ces bas mouillés, mon chou. Je veux pas que vous alliez acheter ça vous-même. Ma’ame Ellen elle viend’ait me le ’ep’ocher la nuit. ’etou’nez au lit. J’y vais. Je touve’ai peut-êt’ un magasin où on ne vous connaît pas. »

 

Ce soir-là, chez Mme Elsing, lorsque le mariage de Fanny eut été dûment célébré et que le vieux Lévi et les autres musiciens eurent accordé leurs instruments, Scarlett promena un regard joyeux autour d’elle. C’était si agréable d’assister de nouveau à une réunion mondaine. Elle était heureuse également de la chaleur avec laquelle on l’avait accueillie. En la voyant entrer au bras de Frank, tout le monde s’était précipité vers elle avec des cris de joie pour l’embrasser, lui serrer la main, lui dire qu’on l’avait terriblement regrettée et qu’elle ne devait plus jamais retourner à Tara. Les hommes semblaient avoir eu la galanterie d’oublier qu’elle avait jadis essayé de leur briser le cœur, et les jeunes filles paraissaient ne plus se souvenir qu’elle avait tout fait pour détourner d’elles leurs soupirants.

Mme Merriwether, Mme Whiting et Mme Meade, ainsi que les autres douairières qui l’avaient traitée avec tant de froideur vers la fin de la guerre avaient oublié elles aussi sa conduite volage et se rappelaient seulement qu’elle avait eu à souffrir de leur défaite commune et qu’elle était la nièce de Pitty et la veuve de Charles. Elles l’embrassèrent et, les larmes aux yeux, lui parlèrent gentiment de sa chère maman et lui posèrent une foule de questions sur son père et sur ses sœurs. Chacun lui demanda des nouvelles de Mélanie et d’Ashley et voulut savoir pourquoi ils ne l’avaient pas accompagnée à Atlanta.

Malgré le plaisir que lui avait causé cet accueil, Scarlett éprouvait une gêne légère qu’elle s’efforça de dissimuler. Tout le mal venait de sa robe de velours. Elle était encore mouillée aux genoux et l’ourlet conservait un certain nombre de taches qui avaient résisté aux efforts frénétiques de Mama et de Cookie armées d’un chaudron d’eau bouillante et d’une brosse à cheveux bien propre. Scarlett redoutait que quelqu’un ne remarquât le manque de fraîcheur de sa toilette et n’en conclût que c’était sa seule robe élégante. Néanmoins, elle puisait un peu de réconfort dans le fait que la plupart des autres femmes portaient des robes bien plus abîmées que la sienne. Toutes ces robes étaient si vieilles, si minutieusement reprisées et repassées ! La sienne, en somme, était neuve et intacte ; d’ailleurs, à l’exception de la robe de mariée en satin blanc de Fanny, c’était la seule parure neuve de l’assemblée.

Elle se rappela ce que tante Pitty lui avait dit au sujet de la situation financière des Elsing, et elle se demanda où ils avaient pu trouver de quoi payer la robe de satin, les rafraîchissements et la décoration de leur maison, sans parler des musiciens. Ils devaient en avoir pour une jolie somme. Ils avaient sans doute emprunté, à moins que toute la tribu des Elsing n’eût contribué à offrir à Fanny cette coûteuse cérémonie. Étant donné la dureté des temps, Scarlett considérait un tel mariage comme une extravagance comparable à celle commise par les Tarleton pour les tombes de leurs fils et elle éprouva une irritation analogue à celle qu’elle avait ressentie lors de sa visite à Joli Coteau. Ce n’était plus le moment de jeter l’argent par les fenêtres. Pourquoi tous ces gens-là persistaient-ils à se conduire comme dans le bon vieux temps alors que le bon vieux temps n’était plus ?

Cependant, Scarlett réagit contre cet ennui passager. Il ne s’agissait pas de son argent et elle ne tenait pas à gâcher sa soirée parce que les autres faisaient des folies.

Elle découvrit qu’elle connaissait fort bien Tommy Wellburn, le mari de Fanny. Il était de Sparta et elle l’avait soigné en 1863, lorsqu’il avait été blessé à l’épaule. C’était autrefois un beau garçon de six pieds qui avait abandonné ses études de médecine pour entrer dans la cavalerie. Maintenant il avait l’air d’un petit vieux, tant sa blessure à la hanche l’avait cassé en deux. Il marchait avec difficulté et, ainsi que tante Pitty l’avait remarqué, il marchait d’une façon très vulgaire. Toutefois, il semblait ne pas se rendre compte du tout de son état, ou tout au moins ne pas s’en soucier, et il se comportait en homme qui n’a rien à envier aux autres. Ayant renoncé à poursuivre ses études de médecine, il était devenu entrepreneur et dirigeait une équipe de maçons irlandais qui construisaient le nouvel hôtel. Scarlett se demanda comment il s’y prenait pour exercer un métier aussi pénible, mais elle ne chercha pas à le savoir, car elle commençait à se rendre compte que presque tout était possible quand la nécessité s’en faisait sentir.

Tommy et Hugh Elsing et le petit René Picard, qui ressemblait à un singe, vinrent bavarder avec elle pendant qu’on repoussait les chaises et les meubles contre le mur pour laisser la place aux danseurs. Hugh n’avait pas changé depuis que Scarlett l’avait vu pour la dernière fois en 1862. C’était toujours le même garçon mince et sensible, avec la même boucle de cheveux châtain clair sur le front. Par contre, René avait changé depuis qu’il avait épousé Maybelle Merriwether au cours de sa dernière permission. Il avait toujours cette petite flamme gauloise au fond de ses yeux noirs et conservait sa bonne humeur créole, mais son visage avait acquis quelque chose de dur qui ne s’y trouvait pas au début de la guerre. Enfin, il n’avait plus rien de cette élégance hautaine qui le caractérisait sous son brillant uniforme de zouave. « Joues de rose, yeux d’émeraude, dit-il en baisant la main de Scarlett. Vous êtes aussi jolie que lorsque je vous ai vue pour la première fois à la vente de charité. Vous vous souvenez ? Je n’oublierai jamais la façon dont vous avez lancé votre alliance dans ma corbeille. Ah ! ça, c’était du courage ! Mais je n’aurais jamais cru non plus que vous attendriez si longtemps pour en porter une autre ! »

Ses yeux pétillèrent de malice et il donna un coup de coude à Hugh.

« Et moi, je n’aurais jamais cru que vous vendriez des pâtés dans une voiture, René Picard ! » riposta Scarlett.

Au lieu de rougir de honte devant cette allusion à son métier peu reluisant, il parut enchanté, rit aux éclats et administra une grande tape dans le dos de Hugh.

« Touché ! s’écria-t-il. Ma belle-mère, Mme Merriwether, m’a fait travailler pour la première fois de ma vie, moi, René Picard, qui devais partager mon temps entre l’élevage des chevaux et les joies du violon ! Maintenant, je conduis ma charrette remplie de pâtés et ça me plaît. Ma belle-mère peut faire faire n’importe quoi à un homme. Si on l’avait nommée général, elle aurait gagné la guerre, n’est-ce pas, Tommy ? »

« Allons ! pensa Scarlett, en arriver à aimer conduire sa charrette quand ses parents avaient une propriété de dix milles en bordure du Mississippi et une grande maison à la Nouvelle-Orléans ! »

« Si nous avions eu nos belles-mères avec nous, nous aurions battu les Yankees en huit jours, approuva Tommy en regardant du côté de sa nouvelle belle-mère. La seule raison pour laquelle nous avons tenu comme nous l’avons fait, c’est que les dames que nous avions laissées à l’arrière ne voulaient pas s’avouer vaincues.

— Ne voudront jamais s’avouer vaincues, corrigea Hugh avec un sourire contraint. Il n’y a pas une dame ici qui se soit rendue quoi que nous autres hommes ayons pu faire à Appomatox[37]. C’est pire que ça ne l’a jamais été pour nous. Nous, au moins, nous nous sommes battus.

— Et elles, elles ont couvé leur haine, acheva Tommy. N’est-ce pas, Scarlett ? ça ennuie bien plus les dames que nous de voir où nous en sommes réduits. Hugh devait devenir magistrat, René était destiné à jouer du violon devant les têtes couronnées d’Europe… Il se baissa pour éviter le coup que lui destinait René… Moi, je devais être médecin et maintenant…

— Laisse-nous le temps, s’exclama René. Moi, je deviendrai le roi du pâté dans le Sud ! Mon brave Hugh sera le roi du bois de chauffage et toi, mon vieux Tommy, tu auras des esclaves irlandais au lieu d’avoir des esclaves nègres. Quel changement… On va bien s’amuser. Et vous autres, madame Scarlett et madame Melly, que faites-vous ? Vous trayez les vaches ? vous ramassez le coton ?

— Grand Dieu ! non, répondit Scarlett incapable de comprendre la bonne humeur avec laquelle René acceptait son sort. Nos nègres s’en chargent.

— J’ai entendu dire que Mme Melly avait appelé son fils “Beauregard”. Vous lui en ferez mon compliment et vous lui direz de ma part qu’après le nom de “Jésus” il n’y en a pas de plus beau. »

Et ses yeux brillaient de fierté au souvenir du fougueux héros de la Louisiane[38].

« Allons, il y a aussi celui de “Robert Edward Lee”, remarqua Tommy, et j’ai beau ne pas vouloir porter atteinte à la réputation de ce brave Beauregard, mon premier fils ne s’en appellera pas moins “Bob Lee Weelburn.” »

René rit et haussa les épaules.

« Je m’en vais te raconter une histoire qui a l’air d’une blague, mais qui est arrivée. Tu vas voir ce que les créoles pensent de notre brave Beauregard et de votre général Lee. Dans le train, non loin de la Nouvelle-Orléans, un homme de Virginie, un soldat du général Lee, fait la connaissance d’un créole qui sert sous Beauregard. Le Virginien parle sans arrêt de Lee. “Et le général Lee a fait ceci, et le général Lee a dit cela.” Le créole prend un air poli, plisse le front comme pour se rappeler quelque chose et tout d’un coup il sourit et s’écrie : “Le général Lee ! Ah ! oui. Maintenant j’y suis. Le général Lee ! C’est l’homme dont le général Beauregard parle en bons termes !” »

Scarlett essaya poliment de participer à l’hilarité générale, mais elle ne voyait rien de drôle dans cette histoire-là, si ce n’est que les créoles s’y montraient aussi prétentieux que les gens de Charleston et de Savannah. De plus, elle avait toujours pensé qu’on aurait dû donner au fils d’Ashley le nom de son père.

Après avoir achevé d’accorder leurs instruments les musiciens attaquèrent Le Vieux Dan Tucker[39] et Tommy se tourna vers Scarlett.

« Voulez-vous danser, Scarlett ? Moi, je ne peux pas vous inviter, mais Hugh ou René…

— Non, je vous remercie, je suis toujours en deuil de ma mère. Mais je ne veux pas les retenir », s’empressa-t-elle d’ajouter.

Tandis que les trois hommes s’éloignaient, elle chercha Frank Kennedy des yeux et, lorsqu’elle l’eut découvert auprès de Mme Elsing, elle lui fit signe de venir la rejoindre. « Si vous voulez bien m’apporter de quoi me rafraîchir, j’irai m’asseoir dans ce coin, lui dit-elle en désignant une sorte d’alcôve. Nous pourrons bavarder à notre guise. »

Lorsque Frank fut parti lui chercher un verre de vin et une mince tranche de cake enveloppée dans du papier, Scarlett alla s’asseoir dans l’alcôve à l’extrémité du salon et arrangea soigneusement sa jupe de façon à dissimuler les plus grosses taches. Elle était trop heureuse de voir du monde et d’entendre de la musique pour penser à l’humiliation que Rhett lui avait infligée dans la matinée. Demain elle penserait à la conduite de Rhett, à la honte dont elle s’était couverte. Demain, elle s’interrogerait pour savoir si elle avait fait impression sur le cœur meurtri et effaré de Frank. Mais pas ce soir. Ce soir, elle se sentait vivre jusqu’au bout des ongles, l’espoir décuplait ses facultés, ses yeux pétillaient.

Elle promena son regard sur le vaste salon et observa les danseurs. Elle se rappelait combien cette pièce était belle lorsqu’elle était venue pour la première fois à Atlanta pendant la guerre. À cette époque-là, le plancher en bois dur brillait comme un miroir. Le lustre aux mille pendeloques de cristal s’irisait sous les innombrables bougies dont il réfléchissait la moindre lueur avec des scintillements de diamant, de flamme et de saphir. Les vieux portraits accrochés au mur avaient un aspect digne et charmant et semblaient sourire aux invités. Les sofas de palissandre aux coussins moelleux invitaient au repos et l’un d’eux, le plus grand, occupait la place d’honneur au fond de cette même alcôve où Scarlett se trouvait. De là, elle pouvait voir en enfilade le salon et la salle à manger, la table ovale en acajou où vingt convives tenaient à l’aise, les vingt chaises graciles rangées avec modestie le long des murs, la console et le buffet massifs surchargés d’argenterie pesante, de chandeliers à sept branches, de timbales, d’huiliers, de carafons et de petits verres brillants. Scarlett s’était si souvent assise sur ce sofa pendant les premières années de la guerre en compagnie d’un bel officier pour écouter jouer du violon, du violoncelle, de l’accordéon et du banjo ou écouter seulement le bruit enivrant que faisaient les danseurs en glissant sur le parquet ciré.

Maintenant, le lustre était éteint. Il pendait de côté et la plupart des pendeloques étaient brisées comme si les Yankees qui avaient couché dans la maison s’étaient amusés à les abattre à coups de bottes. Seules une lampe à huile et quelques bougies éclairaient la pièce dont la principale source de lumière provenait surtout du feu qui ronflait dans la grande cheminée. Le reflet dansant des flammes permettait de mieux voir les balafres et les entailles du vieux parquet terni. Des rectangles plus foncés se détachant sur le papier fané des murs indiquaient l’emplacement des portraits de famille et de longues lézardes rappelaient que, pendant le siège, une bombe avait éclaté sur la maison dont elle avait arraché le toit et détruit le second étage. La lourde table d’acajou sur laquelle était dressé le buffet continuait de trôner au milieu de la salle à manger, mais elle était tout abîmée et ses pieds portaient des traces de réparations maladroites. Le buffet, l’argenterie et les chaises aux pieds fuselés avaient disparu. Les tentures de damas couleur d’or mat qui encadraient les portes-fenêtres à l’extrémité de la pièce n’existaient plus et seuls subsistaient les restes des rideaux de dentelle, fort propres, mais soigneusement raccommodés.

Un banc rien moins que confortable avait remplacé le sofa de prédilection de Scarlett. Elle s’y assit avec la meilleure grâce possible tout en souhaitant que sa robe fût assez bien taillée pour lui permettre de danser. Ce serait si bon de danser. Mais elle avait bien plus de chances d’obtenir un résultat avec Frank dans ce coin retiré, où elle pourrait le manœuvrer à sa guise, qu’en dansant avec lui un quadrille échevelé.

Cependant la musique était bien tentante. Du bout de sa mule, Scarlett battait impatiemment la mesure tout comme le vieux Lévi qui annonçait les figures du quadrille en grattant un banjo criard. Les danseurs sur deux rangs se rapprochaient, reculaient, tourbillonnaient, faisaient des ailes de pigeon ; les pieds glissaient avec un bruit feutré, raclaient en martelant le plancher.

 

Le vieux Dan Tucker il est iv’

(Faites sauter vos danseuses !)

Il est tombé dans un champ,

Il en fait un boucan !

(Allons, sautez, mesdames !)

 

Après les mois lugubres et épuisants de Tara, c’était bon d’entendre de la musique, d’écouter le pas des danseurs. C’était bon de voir sourire des visages familiers à la clarté indécise des bougies, de voir des amis se mettre en frais, de les entendre se taquiner ou échanger de vieilles plaisanteries. On eût dit que la vie d’autrefois renaissait. Scarlett avait l’impression que les jours fastueux étaient presque revenus. En fermant les yeux pour ne pas voir les robes usées, les bottes et les chaussures éculées, et en essayant de ne pas se rappeler le visage des jeunes gens qui ne prenaient pas part au quadrille, Scarlett en arrivait presque à s’imaginer que rien n’avait changé. Mais lorsqu’elle regardait du côté des hommes d’âge réunis autour de la table de la salle à manger, ou du côté des dames qui, alignées contre le mur, bavardaient en agitant leurs mains jadis habituées au jeu de l’éventail, lorsqu’elle suivait des yeux les évolutions des jeunes danseurs, elle sentait brusquement un frisson glacé la parcourir, elle avait peur et se disait au contraire que tout avait changé au point de donner à ces silhouettes familières un aspect fantomatique.

Tous ces gens semblaient être les mêmes et pourtant ils étaient différents. À quoi cela tenait-il ? Au seul fait qu’ils avaient cinq années de plus ? Non, cela ne tenait pas uniquement à la marche du temps. Ils avaient perdu quelque chose, leur univers avait perdu l’un de ses éléments. Cinq années auparavant, ils baignaient dans une atmosphère de sécurité qui leur avait permis de s’épanouir en toute quiétude sans même en soupçonner la présence tant elle était subtile. Désormais cette atmosphère n’existait plus et avec elle avaient disparu l’ardeur d’autrefois, la sensation qu’au détour du chemin quelque chose d’exquis et d’enivrant guettait le voyageur, le charme qui s’attachait à la vie de ces gens.

Scarlett savait bien qu’elle aussi avait changé, mais elle n’avait pas changé dans le même sens qu’eux et cela l’intriguait. Elle les observait de sa place et elle se sentait une étrangère parmi eux. Elle se sentait aussi dépaysée, aussi seule que si elle était venue d’un autre continent et qu’elle n’eût point compris leur langue. Alors elle se rendit compte que c’était là un sentiment analogue à celui qu’elle éprouvait auprès d’Ashley. Avec lui et avec ses pareils – et c’étaient eux qui pour la plupart composaient son entourage – il lui semblait être tenue à l’écart de quelque chose qu’elle ne pouvait comprendre.

Le visage de ses anciens amis n’avait guère changé et leurs manières pas du tout, mais Scarlett avait l’impression que c’était tout ce qui leur restait de jadis. Ils avaient de la race et jusqu’à leur mort conserveraient leur élégance et leur dignité, mais en même temps ils emporteraient au tombeau une amertume indélébile, une amertume trop profonde pour être exprimée par des mots. Ces gens affables représentaient un peuple généreux que la défaite avait épuisé, mais ne voulaient pas s’avouer vaincus. On leur avait fait mordre la poussière et pourtant ils relevaient la tête. Citoyens de provinces conquises, ils étaient réduits à l’impuissance. Ils voyaient l’ennemi fouler aux pieds l’État qu’ils chérissaient, la canaille tourner en dérision la loi, leurs anciens esclaves devenir menaçants tandis qu’on dépouillait les hommes de leurs droits et qu’on insultait les femmes. Enfin, ils avaient le souvenir de leurs morts.

Tout ce qui composait leur univers avait changé. Seules les formes avaient subsisté. Ils continuaient de suivre les usages d’autrefois, et il le fallait bien, car il ne leur restait que cela. Ils demeuraient étroitement attachés aux choses qu’ils avaient le mieux connues et le mieux aimées dans le passé, les manières nonchalantes, la courtoisie, une agréable désinvolture dans leurs rapports avec les êtres humains et surtout l’attitude protectrice des hommes envers les femmes. Fidèles à la tradition dans laquelle ils avaient été élevés, les hommes se montraient galants et affectueux et arrivaient presque à créer autour des femmes une atmosphère qui les mettait à l’abri de tout ce qui n’était pas fait pour leurs yeux. Selon Scarlett, c’était là le comble de l’absurdité car, depuis cinq ans, il n’y avait guère d’épreuves que la femme la plus cloîtrée n’eût subies. Les femmes avaient soigné les blessés, elles avaient fermé les yeux aux morts, enduré la guerre, le feu, la dévastation, elles avaient connu la peur, l’exode et les tortures de la faim.

Cependant, malgré ce que ces gens avaient vu, malgré les travaux serviles qu’ils avaient accomplis ou auraient à accomplir, ils restaient des hommes et des femmes du monde, rois et reines en exil. Ils étaient amers et se tenaient sur la défensive. Ils n’avaient point de curiosité. Généreux les uns envers les autres, ils avaient à la fois la dureté du diamant et la fragilité du lustre de cristal aux pendeloques brisées. Le bon vieux temps n’existait plus, mais ces gens continuaient de vivre comme s’il n’en était rien. Ils étaient charmants, ils prenaient leur temps, bien décidés à ne pas se bousculer comme les Yankees, à ne pas courir comme eux après l’argent, bien décidés aussi à ne pas se départir d’une seule de leurs habitudes.

Scarlett savait qu’elle aussi avait beaucoup changé, sans quoi elle n’aurait pas pu faire ce qu’elle avait fait depuis le jour où elle avait fui Atlanta, et n’aurait pas non plus élaboré le plan dont elle souhaitait si désespérément la réussite. Mais il y avait une différence entre son endurcissement et le leur, bien que, pour le moment, elle fût incapable de dire en quoi elle consistait. Peut-être cela tenait-il au fait qu’elle se sentait capable de tout alors qu’il existait tant de choses que ces gens n’eussent jamais consenti à faire, même sous peine de mort. Peut-être cela tenait-il au fait qu’ils avaient perdu toute illusion, mais qu’ils n’en continuaient pas moins à sourire à la vie, à faire des grâces et à fermer les yeux sur tout. Cela, Scarlett ne l’aurait jamais pu.

Il lui était impossible de ne pas regarder la réalité en face. La vie qu’elle devait mener était trop brutale, trop hostile pour qu’elle essayât même d’en sourire. Scarlett ne comprenait rien à la douceur, au courage et à l’indomptable fierté de ses amis. Elle ne voyait en eux que des gens intransigeants qui se contentaient d’observer les faits en souriant, mais se refusaient à en tirer une leçon.

Tout en suivant de l’œil les danseurs échauffés par le quadrille, elle se demanda si les événements les avaient marqués comme elle-même l’avait été. La mort d’un amant, un mari inutile, des enfants affamés, des domaines morcelés, des foyers profanés par des étrangers, quelle influence cela avait-il eu sur ces hommes et sur ces femmes ? Bien sûr, eux aussi avaient subi la loi commune. Leur vie n’avait guère de secrets pour Scarlett. Leurs pertes avaient été les siennes de même que leurs privations et les problèmes qu’ils avaient eu à résoudre. Cependant ils n’avaient pas réagi comme elle. Les visages qu’elle voyait autour d’elle n’étaient point des visages, mais des masques qu’aucune main ne baisserait jamais.

Mais si ces gens souffraient comme elle de la rigueur des temps – et ils en souffraient à coup sûr – comment faisaient-ils pour conserver leur bonne humeur ? Était-ce bien de leur part une attitude voulue ? Cela dépassait Scarlett et lui causait une sourde irritation. Elle ne pouvait pas suivre leur exemple. Il lui était impossible d’assister à l’effondrement d’un monde avec cet air désinvolte. Elle ressemblait à un renard traqué qui, à bout de souffle, cherche à atteindre un terrier avant d’être rattrapé par la meute.

Brusquement elle se prit à détester tous ces gens parce qu’ils étaient différents d’elle, parce qu’ils adoptaient dans l’adversité une attitude qu’elle ne pourrait jamais imiter, qu’elle ne chercherait jamais à imiter. Comme elle les détestait, ces gens souriants, ces sots vaniteux qui semblaient s’enorgueillir des dommages qu’ils avaient subis ! Ces femmes avaient beau s’abaisser chaque jour à des besognes serviles, elles avaient beau ne pas savoir si elles pourraient remplacer leur robe défraîchie, elles conservaient leurs allures de grandes dames. Malgré sa robe de velours et sa chevelure parfumée, malgré la fierté qu’elle tirait de son origine et de la fortune qu’elle avait jadis possédée, Scarlett n’arrivait plus à se sentir une grande dame. Au rude contact du sol rouge de Tara, elle avait perdu toutes ses bonnes manières et elle savait qu’elle ne se considérerait de nouveau comme une grande dame, comme une femme du monde que le jour où, sur sa table, brilleraient l’argenterie et les cristaux et fumeraient les plats recherchés, que le jour où, dans ses remises et dans ses écuries, elle aurait des voitures et des chevaux à elle, que le jour où des nègres et non point des blancs cultiveraient les champs de coton de Tara.

« Ah ! se dit-elle avec rage, voilà ce qui fait la différence. Elles ont beau être dans la misère, elles se sentent encore femmes du monde, mais pas moi ! Les pauvres sottes, elles ne se rendent pas compte que, sans argent, on ne saurait être une grande dame ? »

Et pourtant, en dépit de ce jugement hâtif qu’elle venait de porter, Scarlett comprenait que l’attitude de ces femmes était la bonne sous ses apparences ridicules. Ellen eût été de cet avis. Cela la troubla. Elle savait qu’elle aurait dû partager les sentiments de ces femmes, mais ça lui était impossible. Elle savait qu’à leur exemple elle aurait dû croire dur comme fer qu’une grande dame reste toujours une grande dame, même si elle en est réduite à la pauvreté ! Mais pour le moment elle n’arrivait pas à se pénétrer de cette idée.

Toute sa vie, elle avait entendu accabler de sarcasmes les Yankees parce que leurs prétentions à la distinction reposaient sur la fortune et non pas sur la naissance. Néanmoins, si peu orthodoxe que ce fût, elle ne pouvait s’empêcher de penser que les Yankees avaient raison sur ce point, même s’ils avaient tort sur les autres. Il fallait de l’argent pour être une femme du monde. Elle savait qu’Ellen se serait évanouie d’entendre sa fille faire une telle profession de foi. Au plus creux de la misère, Ellen n’aurait jamais éprouvé le moindre sentiment de honte. De la honte ! C’était bien cela que Scarlett ressentait. Elle avait honte d’être pauvre, de vivre d’expédients, d’accomplir une besogne réservée à des nègres.

Elle haussa les épaules d’un geste irrité. Ces gens avaient peut-être raison contre elle, mais malgré tout, ces vaniteux imbéciles n’avaient pas comme elle les yeux tournés vers l’avenir. Ce n’étaient pas eux qui, toutes les fibres tendues, s’efforçaient de reconquérir ce qu’ils avaient perdu au risque même d’y sacrifier leur honneur et leur réputation. Bon nombre d’entre eux s’estimaient trop dignes pour participer à cette foire d’empoigne qu’était désormais la vie. Les temps étaient durs, il fallait lutter ferme pour prendre le dessus. Scarlett savait que les traditions familiales empêcheraient beaucoup de ces gens de se lancer dans la mêlée dont le but avoué était de gagner de l’argent. Tous estimaient que gagner ouvertement de l’argent ou même parler d’argent était le comble de la vulgarité. Bien entendu, il y avait des exceptions. Mme Merriwether confectionnait des pâtés que René s’en allait vendre dans sa charrette. Hugh Elsing coupait du bois et en faisait le commerce. Tommy était entrepreneur. Frank avait eu le cran de monter un magasin. Mais les autres, le gros de la troupe ? Les planteurs allaient végéter sur quelques arpents de terre. Les avocats et les docteurs allaient se remettre à exercer et attendraient des clients qui ne viendraient jamais. Quant au reste, à ceux qui vivaient autrefois de leurs rentes, qu’allaient-ils devenir ?

Mais elle, elle n’avait pas l’intention de rester pauvre toute sa vie. Elle n’avait pas l’intention de rester assise et d’attendre patiemment un miracle. Elle allait se jeter au beau milieu de la mêlée et en retirer ce qu’elle pourrait. Son père avait d’abord été un jeune émigrant sans sou ni maille et avait fini par acquérir le vaste domaine de Tara. Ce qu’il avait fait, sa fille le ferait bien aussi. Elle ne ressemblait pas à ces gens qui avaient tout misé sur une cause et à qui suffisait l’orgueil d’avoir perdu cette cause parce qu’elle était digne de tous les sacrifices. Ils puisaient leur courage dans le passé. Elle, elle puiserait le sien dans l’avenir. Désormais c’était Frank Kennedy son avenir. Si elle réussissait à l’épouser et à mettre la main sur son argent, ce serait une année de gagnée pour Tara. Après cela… Il fallait que Frank achetât cette scierie. Elle pouvait constater par elle-même sur quel rythme on reconstruisait la ville. Quiconque monterait une affaire de bois en ce moment où la concurrence ne jouait pas encore posséderait une mine d’or.

Alors, du fin fond de sa mémoire lui revint une phrase que Rhett lui avait dite au début de la guerre, le jour où il lui avait parlé de l’argent qu’il gagnait grâce au blocus. À cette époque, elle n’avait pas cherché à comprendre, mais maintenant cette phrase lui paraissait parfaitement claire et elle se demandait si c’était simplement sa jeunesse ou sa stupidité qui l’avait empêchée d’en apprécier le sens.

« Ça rapporte, la construction des empires, mais le naufrage des empires rapporte encore plus. »

« Voilà bien le naufrage qu’il avait prévu, songea-t-elle, et il avait raison. Il y a encore beaucoup d’argent à gagner pour qui ne craint pas sa peine… ou sa conscience. »

Elle aperçut Frank qui traversait la pièce, un verre de vin de mûres d’une main, un morceau de cake sur une assiette de l’autre, et elle se composa une expression souriante. Il ne lui vint même pas à l’esprit de s’interroger pour savoir si Tara valait qu’elle épousât Frank. Elle en avait la certitude.

Elle sourit à Frank tout en buvant son vin à petites gorgées. Elle savait que ses joues étaient plus roses et plus attirantes que celles de n’importe quelle danseuse. Elle arrangea sa jupe de façon à faire une place auprès d’elle et agita nonchalamment son mouchoir pour que Frank pût respirer la légère odeur d’eau de Cologne qui s’en dégageait. Elle était fière de son parfum, car personne d’autre n’en usait et son compagnon l’avait remarqué. Dans un moment d’audace, il lui avait murmuré à l’oreille qu’elle avait la couleur et le parfum d’une rose.

Si seulement il n’était pas aussi timide. Il lui faisait penser à un vieux lapin de garenne effarouché. Si seulement il avait l’élégance et la fougue des fils Tarleton, ou même l’impudence grossière de Rhett Butler. Mais, s’il avait possédé ces qualités, il aurait eu sans doute assez de finesse pour déceler le sentiment d’angoisse qui se lisait au fond de ses yeux ; or il ne connaissait pas suffisamment les femmes pour soupçonner ce que tramait Scarlett. Celle-ci ne pouvait que s’en féliciter, mais ce n’était pas fait pour augmenter son respect pour Frank.