LIV

Une fois dans sa chambre, Scarlett se sentit de nouveau en sûreté et se jeta sur le lit sans se soucier de sa robe de moire, de sa tournure et de ses roses. Incapable de faire un geste, elle demeura inerte et se revit accueillant les invités entre Ashley et Mélanie. Quelle horreur ! Plutôt affronter encore les hommes de Sherman que renouveler pareil exploit ! Au bout d’un certain temps, elle se leva et se mit à arpenter la pièce tout en semant ses vêtements autour d’elle. Ses nerfs trop tendus la trahissaient et elle commençait à trembler. Elle voulut se décoiffer. Ses épingles lui échappèrent et tombèrent sur le plancher avec un petit bruit de métal. Puis, lorsqu’elle essaya de se brosser les cheveux comme elle le faisait chaque soir, elle se heurta la tempe avec le dos de la brosse. À plusieurs reprises elle alla jusqu’à la porte sur la pointe des pieds et prêta l’oreille, mais le grand hall du rez-de-chaussée était silencieux comme une fosse obscure.

Rhett l’avait laissée rentrer seule en voiture après la réception et elle avait remercié Dieu de ce sursis. Rhett n’était pas encore de retour. Oui, Dieu merci, il n’était pas là. La honte, la peur, son tremblement ne lui eussent pas permis de supporter son regard. Mais où était-il ? Sans doute chez cette créature. Pour la première fois, Scarlett se réjouit qu’il y eût des femmes comme Belle Watling. Quelle chance que Rhett fût allé ailleurs passer son humeur meurtrière. Évidemment, c’était mal de se réjouir que son mari fût chez une prostituée, mais elle n’y pouvait rien. Elle tenait si peu à voir Rhett ce soir-là, qu’elle eût presque été heureuse d’apprendre sa mort.

Demain… eh bien ! demain ça ne serait pas la même chose. Demain, elle inventerait une excuse, elle contre-attaquerait, elle trouverait bien le moyen de mettre Rhett dans son tort. Demain, le souvenir de cette effroyable soirée serait atténué et elle ne tremblerait plus en y pensant. Demain, elle n’aurait plus sans cesse devant les yeux le visage d’Ashley, elle ne se dirait plus sans cesse qu’elle l’avait déshonoré bien qu’il eût si peu de choses à se reprocher. Lui en voudrait-il au point de la haïr ? Mais bien entendu il la détestait maintenant qu’elle et lui devaient leur salut à Mélanie, à sa façon indignée de redresser ses frêles épaules, au timbre affectueux et confiant de sa voix quand elle avait traversé le salon au plancher poli comme un miroir pour aller glisser son bras sous celui de Scarlett et faire face à la foule curieuse, méchante et secrètement hostile. Comme Mélanie s’y était bien prise pour étouffer le scandale ! Elle n’avait pas quitté Scarlett un seul instant et les gens, quelque peu interloqués, avaient été polis malgré une certaine froideur.

Oh ! quelle ignominie ! Avoir eu la jupe de Mélanie pour rempart entre elle et ceux qui l’exécraient, qui l’eussent volontiers mise en pièces, à force de potins ou de ragots. S’être abritée derrière la confiance aveugle de Mélanie !

À cette pensée, un frisson parcourut Scarlett. « Si je veux dormir, pensa-t-elle, il faut que je boive quelque chose, il faut même que je boive pas mal. » Elle enfila un peignoir par-dessus sa chemise et sortit précipitamment dans le couloir obscur. Les talons de ses mules claquaient au milieu du silence. Elle avait déjà descendu la moitié de l’escalier quand, regardant du côté de la salle à manger, elle vit un rai de lumière filtrer sous la porte fermée. Son cœur cessa de battre. Y avait-il de la lumière dans la salle à manger lorsqu’elle était rentrée et avait-elle été trop bouleversée pour la remarquer ? Ou bien Rhett était-il là ? En somme, il avait fort bien pu passer par la porte de la cuisine sans faire de bruit. Si Rhett était de retour, elle remonterait dans sa chambre sur la pointe des pieds et renoncerait à son cognac malgré le désir qu’elle en avait. Comme ça, elle éviterait Rhett. Dans sa chambre, au moins, elle serait en lieu sûr, car elle avait toujours la ressource de s’enfermer à clef.

Elle se baissa pour ôter ses mules afin de battre silencieusement en retraite quand la porte de la salle à manger s’ouvrit avec violence et livra passage à Rhett dont la silhouette se détacha à la lueur douteuse d’une bougie. Il paraissait énorme, plus grand que Scarlett ne l’avait jamais vu. Impossible de distinguer son visage et la masse sombre et terrifiante de son corps oscillait légèrement. « Venez donc me tenir compagnie, madame Butler », dit-il d’une voix un peu pâteuse.

Il était ivre, et il le laissait voir. Jusque-là, si copieuses qu’eussent été ses libations, il s’était toujours dominé. Scarlett s’arrêta, ne sachant quel parti adopter. Elle ne répondit rien, mais Rhett leva le bras d’un geste impérieux.

« Venez ici, bon Dieu ! » s’exclama-t-il brutalement.

« Faut-il qu’il soit ivre ! songea Scarlett en tremblant. D’ordinaire, plus il boit, plus il est poli ! » En effet, quand il avait bu, il était plus caustique, ses paroles étaient souvent plus blessantes, mais son attitude restait toujours correcte… trop correcte.

« Pour rien au monde il ne doit penser que j’ai peur de lui », se dit Scarlett qui ramena son peignoir sur sa poitrine et acheva de descendre l’escalier en martelant les marches avec ses mules.

Rhett s’effaça pour la laisser passer et s’inclina avec une affectation si méprisante qu’elle en frémit. Elle s’aperçut qu’il avait quitté sa veste et que sa cravate tombait de chaque côté de son col défait. Sa chemise ouverte laissait voir l’épaisse toison de poils noirs dont son torse était couvert. Il avait les cheveux en désordre et les yeux injectés de sang. Sur la table brûlait une bougie, petit foyer lumineux qui renvoyait des ombres monstrueuses dans la pièce au plafond élevé et qui faisait ressembler les consoles et le buffet massifs à des bêtes accroupies. Au milieu de la table, sur un plateau d’argent, étaient placés un carafon débouché et des verres.

« Asseyez-vous », fit Rhett d’un ton sec en rentrant dans la salle à manger derrière sa femme.

Maintenant, une peur d’un genre nouveau s’emparait de Scarlett, une peur qui rendait bien mesquine l’inquiétude qu’elle avait éprouvée à l’idée de se trouver en face de Rhett. Rhett lui donnait l’impression d’être un inconnu. Ses manières et sa façon de parler la déroutaient. Jamais elle ne l’avait vu se conduire avec cette grossièreté. Même aux heures les plus intimes, il ne s’était jamais départi de son air indifférent. Même lorsqu’il était en colère, il restait excessivement poli et n’abandonnait pas le ton badin, et le whisky ne faisait que le renforcer dans son attitude. Scarlett en avait d’abord été agacée et elle avait essayé de combattre cette indifférence, mais elle n’avait pas tardé à s’y habituer et à trouver cela une formule commode. Pendant des années elle avait pensé que rien ne comptait pour lui, et qu’il considérait tout ce que lui apportait l’existence, y compris elle-même, comme une bonne plaisanterie. Cependant, tandis qu’elle le regardait par-dessus la table, elle se disait le cœur serré qu’enfin quelque chose comptait pour lui et comptait même beaucoup.

« Il n’y a aucune raison pour que vous ne vidiez pas un petit verre avant de vous coucher, même si je suis assez mal élevé pour être à la maison, fit-il. Vous servirai-je ?

— Je ne veux rien prendre, déclara Scarlett avec raideur. J’ai entendu du bruit et je suis…

— Vous n’avez rien entendu du tout. Vous ne seriez pas descendue si vous aviez pu penser que j’étais rentré. Je vous ai entendue aller et venir là-haut. Vous devez fichtrement avoir besoin de boire quelque chose, ne vous gênez pas.

— Je ne… »

Il s’empara du carafon et remplit un verre d’une main mal assurée.

« Buvez-moi ça, dit-il en tendant le verre à Scarlett. Vous tremblez de la tête aux pieds. Oh ! ne montez pas sur vos grands chevaux. Je sais bien que vous buvez en cachette, et je sais que vous n’y allez pas avec le dos de la cuiller. Il y a déjà un certain temps que je veux vous dire de ne pas recourir à des ruses de Sioux et de boire sans vous cacher chaque fois que vous en avez envie. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse que vous leviez le coude ? » Scarlett prit le verre humide et maudit Rhett silencieusement. Il lisait en elle comme dans un livre. Il avait toujours lu en elle, et il était l’homme auquel elle aurait le plus tenu à cacher ses véritables pensées.

« Buvez, vous dis-je. » Elle leva son verre et le vida d’un seul mouvement du bras, sans plier le poignet, ainsi que Gérald l’avait toujours fait. Elle n’eut même pas le temps de penser que ce geste trahissait une longue pratique et était quelque peu déplacé. Rhett s’en aperçut et sa bouche s’abaissa.

« Asseyez-vous. Nous allons avoir une petite conversation. Vous allez voir comme ça va être agréable de parler en famille de l’élégante réception à laquelle nous venons d’assister.

— Vous êtes ivre et je vais me coucher, fit Scarlett d’un ton glacial.

— Je suis soûl et j’espère bien l’être encore plus avant la fin de la soirée. Mais vous n’irez pas vous coucher… pas encore. Asseyez-vous. »

Sa voix restait calme et traînante en apparence, mais sous ses paroles perçait une violence prête à éclater, à cingler comme des coups de fouet. Scarlett ne savait quelle contenance prendre. Soudain, Rhett s’approcha d’elle et lui serra le bras à lui en faire mal, puis il lui donna une légère poussée et elle s’assit en laissant échapper un petit cri de douleur. Maintenant, elle avait peur. Jamais elle n’avait eu aussi peur de sa vie. Il se pencha sur elle. Elle vit alors qu’il avait le sang au visage et que ses yeux n’avaient rien perdu de leur éclat inquiétant. Il y avait au fond de ses yeux quelque chose qu’elle ne reconnaissait pas, qu’elle ne pouvait pas comprendre, quelque chose de plus fort que la colère ou la douleur. Sous l’empire du sentiment qui l’animait, les yeux de Rhett avaient des reflets de charbons rougis au feu. Il la regarda longtemps, si longtemps qu’il lui fut impossible de conserver l’air de défi qu’elle avait adopté. Alors Rhett se laissa glisser sur une chaise en face d’elle et se versa une nouvelle rasade. Scarlett employa ce moment de répit à se préparer une ligne de défense, mais elle ne pouvait rien dire avant que lui-même ne parlât, car elle ne savait pas exactement quel genre d’accusation il avait l’intention de porter. Il but à petites gorgées tout en l’observant par-dessus son verre et elle prit sur elle pour dominer son tremblement. Il resta un moment sans changer d’expression, mais tout d’un coup, sans la quitter des yeux, il se mit à rire et de nouveau Scarlett fut secouée d’un frisson.

« Cette soirée a été une amusante comédie, n’est-ce pas ? »

Elle ne répondit rien, mais elle se raidit pour ne pas trembler et, à l’intérieur de ses mules à demi sorties du pied, ses deux orteils étaient crispés.

« Agréable comédie. Aucun personnage ne manquait. Le village s’était réuni pour lapider la femme coupable, le mari bafoué défendait son épouse en galant homme qui se respecte, l’épouse bafouée animée d’un bel esprit chrétien recouvrait tout ça du manteau de sa réputation sans tache. Quant à l’amant…

— Je vous en prie, fit Scarlett en se levant.

— Ah ! mais non. Ce soir, rien ne m’arrêtera. C’est trop amusant. Quant à l’amant, il avait l’air d’un maudit sot et il aurait bien voulu être à cent lieues sous terre. Quel effet est-ce que ça fait, ma chère, de voir la femme que l’on déteste épouser votre cause et endosser tous vos péchés ? Asseyez-vous. » Scarlett se rassit.

« Ce n’est pas ça qui augmente votre sympathie pour elle, j’imagine. Vous êtes en train de vous demander si elle sait à quoi s’en tenir sur vous et sur Ashley… vous vous demandez pourquoi elle a fait cela, si elle est au courant… vous vous demandez si elle a fait ça pour sauver la face. Et vous vous dites qu’elle est bien bête de l’avoir fait, même si ça vous a tiré du pétrin, mais…

— Je n’écouterai pas…

— Si, vous écouterez. Et je m’en vais vous dire quelque chose qui va éclairer votre lanterne. Mme Melly est une sotte, mais pas du genre que vous vous figurez. Il était clair que quelqu’un l’avait informée, mais elle n’en a rien cru. Même si elle avait la vérité sous les yeux, elle n’y croirait pas. Elle a trop le sentiment de l’honneur pour prêter des intentions malhonnêtes à ceux qu’elle aime. J’ignore quel mensonge Ashley Wilkes lui a raconté… mais le plus cousu de fil blanc a dû faire l’affaire, car elle aime Ashley et elle vous aime. Je me demande pourquoi, mais elle vous aime. Tant pis pour vous, ce sera une croix que vous aurez à porter.

— Si vous n’étiez pas ivre, je vous expliquerais tout, fit Scarlett en recouvrant un peu de dignité, mais maintenant…

— Vos explications ne m’intéressent pas. Je connais la vérité mieux que vous. Bon Dieu, si vous quittez cette chaise encore une fois… Et ce que je trouve encore plus amusant que la comédie de ce soir, c’est que vous n’avez cessé de nourrir en votre cœur des désirs coupables pour Ashley Wilkes alors que vous me refusiez si vertueusement les joies de votre couche à cause de mes nombreux péchés. “Nourrir dans votre cœur !” C’est une bonne phrase, hein ? Il y a des tas de bonnes phrases dans ce livre, n’est-ce pas ? »

« Quel livre ? quel livre ? » Son esprit s’égarait, elle se sentait devenir folle tandis qu’elle lançait des regards éperdus autour d’elle et remarquait les ternes reflets de l’argenterie massive éclairée par la bougie et l’obscurité inquiétante de certains coins de la pièce.

« Et j’ai été repoussé parce que mes ardeurs grossières étaient plus que n’en pouvait supporter votre délicatesse… parce que vous ne vouliez plus d’enfants ! Comme j’en ai eu du chagrin, mon cœur ! Quelle blessure pour moi ! Alors je suis allé chercher d’agréables consolations et je vous ai laissée à vos raffinements. Et, pendant ce temps-là, vous avez relancé M. Wilkes qui se morfondait depuis longtemps. Mais, sacré bon Dieu ! qu’est-ce qu’il a, ce type-là ? Il ne peut ni être fidèle à sa femme moralement, ni lui être infidèle physiquement. Pourquoi ne se décide-t-il pas ? Vous ne refuseriez pas d’avoir des enfants de lui, n’est-ce pas… et de les faire passer pour les miens ? »

Scarlett se leva brusquement en poussant un cri et Rhett, quittant sa chaise, se mit à rire de ce rire doux qui glaçait le sang de sa femme. Il força Scarlett à se rasseoir et se pencha sur elle.

« Regardez mes mains, ma chère, dit-il en ouvrant et en refermant ses larges mains brunes. Avec elles, je pourrais vous mettre en pièces sans en éprouver la moindre gêne, et c’est ce que je ferais si ça pouvait vous extirper Ashley de l’esprit. Mais ce serait peine perdue. Alors je crois que je vais m’y prendre autrement pour que vous ne pensiez plus jamais à lui, je vais m’y prendre comme ceci. Tenez, je mets mes mains de chaque côté de votre tête, comme ça, là, et je vous fais sauter le crâne comme on brise une coquille de noix. Fini, il n’y aura plus d’Ashley dans cette cervelle. »

Il lui avait posé les mains sur la tête. Ses doigts enfouis dans sa chevelure défaite, il la caressa et lui fit mal tour à tour. Il l’obligea à tourner le visage vers le sien et Scarlett eut l’impression de se trouver en face d’un inconnu, d’un étranger dont la voix épaissie par l’alcool avait des accents traînants. Scarlett n’avait jamais manqué de courage physique et, en présence du danger, elle se ressaisit. Son sang brûla, afflua dans ses veines. Elle se raidit, ses yeux se plissèrent. « Espèce d’ivrogne, espèce d’imbécile, dit-elle, bas les pattes ! »

À sa grande surprise, Rhett lui obéit et, s’asseyant sur un coin de la table, il se versa de nouveau à boire.

« J’ai toujours admiré votre cran, ma chère. Je ne l’ai jamais admiré autant que maintenant que vous voilà au pied du mur. »

Scarlett ramena étroitement son peignoir sur elle. Oh ! si seulement elle pouvait regagner sa chambre, en fermer à clef la porte épaisse et se retrouver seule ! Il fallait pourtant tenir tête à Rhett, obliger ce Rhett qu’elle n’avait jamais vu à la laisser tranquille. Elle se leva sans hâte malgré le tremblement de ses genoux, serra son peignoir sur ses hanches et releva les mèches qui lui balayaient le visage.

« Je ne suis pas au pied du mur, dit-elle d’un ton sec. Vous ne me mettrez jamais au pied du mur, Rhett Butler, et ce n’est pas vous qui me ferez peur. Vous n’êtes qu’une brute, un ivrogne. Vous avez fréquenté si longtemps des femmes de mauvaise vie que vous voyez le mal partout. Vous êtes incapable de comprendre Ashley, incapable de me comprendre. Vous avez vécu trop longtemps dans la boue pour vous en sortir. Vous êtes jaloux de quelque chose que vous ne pouvez pas comprendre. Bonne nuit ! »

Elle pivota sur ses talons et se dirigea vers la porte, mais un éclat de rire l’arrêta net. Elle se retourna et vit Rhett s’approcher d’elle en titubant. Au nom du Ciel, mais qu’il cesse donc de rire ! Son rire était terrible ! Et puis qu’y avait-il de risible dans tout cela ? Rhett était tout près d’elle. Elle recula et se heurta au mur. Rhett lui plaqua ses deux mains sur les épaules et la retint prisonnière, le dos cloué à la cloison.

« Cessez de rire.

— Je ris parce que vous me faites de la peine.

— De la peine… pour moi ? C’est plutôt vous qui devriez vous faire de la peine.

— Mais si, bon Dieu, vous me faites de la peine, ma chère, ma jolie petite sotte ? C’est dur, hein ? Vous ne pouvez supporter ni mon rire, ni ma pitié, hein ? » Il cessa de rire et pesa si lourdement sur les épaules de Scarlett qu’il lui en fit mal. Son expression changea. Il était si près que Scarlett, gênée, par son haleine imprégnée de whisky, détourna la tête.

« Alors, je suis jaloux ? reprit-il. Et pourquoi pas ? Eh ! oui, je suis jaloux d’Ashley Wilkes. Pourquoi pas ? Oh ! inutile de parler, pas d’explications. Je sais que physiquement vous ne m’avez pas trompé. C’était bien cela que vous vouliez dire ? Oh ! je le sais parfaitement. Je le sais depuis des années. Comment m’y suis-je pris pour le savoir ? Eh bien ! je connais Ashley Wilkes et ses principes. Je sais que c’est un honnête homme, un gentleman. Et dame, ma chère, je n’en dirai autant ni de vous… ni de moi. D’ailleurs, ça n’a aucune importance. Nous ne sommes pas des gentlemen, vous et moi ; nous n’avons pas d’honneur. Ce n’est pas vrai. C’est bien pour cela que nos affaires prospèrent.

— Laissez-moi partir. Je ne veux pas rester ici à me faire insulter.

— Je ne vous insulte pas. Je suis en train de louer votre vertu physique. Mais, voyez-vous, je ne me suis pas laissé prendre au jeu. Vous considérez les hommes comme des imbéciles, Scarlett. Ce n’est jamais bon de sous-estimer la force ou l’intelligence d’un adversaire. Et moi, je ne suis pas un imbécile. Tenez, quand vous étiez dans mes bras, je savais fort bien que vous pensiez à Ashley Wilkes, que vous vous imaginiez que c’était lui qui était là, tout près de vous. Vous ne vous doutiez pas de ça, hein ? »

Scarlett resta bouche bée. La crainte et la stupeur se lisaient clairement sur son visage.

« C’est rigolo, ça. En fait, c’est plutôt une histoire de fantômes. Trois personnes dans un lit quand il ne devrait y en avoir que deux. »

Rhett secoua un peu les épaules de Scarlett, eut un hoquet et sourit.

« Oh ! oui, oui, vous m’êtes restée fidèle parce qu’Ashley n’a pas voulu de vous. Mais, bon sang, je ne lui aurais pourtant pas disputé votre corps ! Je sais ce que valent ces petits corps de femmes. Mais ce que je ne veux pas lui laisser, c’est votre cœur et votre chère petite tête dure et sans scrupules, votre petite tête de mule. Il se fiche pas mal de votre tête, l’imbécile, et moi, je me fiche pas mal de votre corps. Je peux m’offrir toutes les femmes que je veux. Mais je tiens à votre âme et à votre cœur, et je ne les aurai jamais. C’est comme l’âme d’Ashley, vous ne l’aurez jamais non plus. Voilà pourquoi vous me faites de la peine. »

Malgré son angoisse et sa stupéfaction, Scarlett se sentit atteinte par les paroles de Rhett.

« De la peine… pour moi ?

— Oui, parce que vous êtes une telle enfant, Scarlett. Vous êtes une enfant qui pleure pour avoir la lune. Qu’est-ce qu’un enfant ferait de la lune si on la lui donnait ? Et, vous, que feriez-vous d’Ashley ? Oui, ça me fait de la peine de vous voir repousser le bonheur à deux mains tout en vous efforçant d’atteindre quelque chose qui ne vous rendra jamais heureuse. Ça me fait de la peine parce que vous êtes une insensée. Vous ignorez qu’il ne peut pas y avoir de bonheur en dehors de l’union de deux êtres qui sont faits l’un pour l’autre. Si j’étais mort, si Mme Melly était morte, et que vous ayez enfin votre cher et honorable amant bien à vous, croyez-vous que vous seriez heureuse avec lui ? Mais non, bon sang ! Vous n’arriveriez jamais à le connaître, vous ne sauriez pas ce qu’il pense, vous ne le comprendriez pas mieux que vous ne comprenez la musique, la poésie, les livres ou tout ce qui n’est pas espèces sonnantes et trébuchantes. Tandis que nous, chère épouse de mon cœur, nous aurions pu être parfaitement heureux si seulement vous aviez voulu vous en donner un tant soit peu la peine, car nous nous ressemblons tellement. Nous sommes tous deux des crapules, Scarlett, et rien ne nous est impossible quand nous nous sommes mis quelque chose en tête. Nous aurions pu être heureux, car je vous aimais et je vous connais, Scarlett, je vous connais par cœur comme jamais Ashley ne pourrait vous connaître. Et s’il vous connaissait, il vous mépriserait… Mais non, vous passerez toute votre vie à soupirer après un homme que vous ne pouvez pas comprendre. Et moi, ma chérie, je continuerai à soupirer après des putains. Et j’irai jusqu’à dire que notre ménage marchera mieux que la plupart des ménages. »

Il la relâcha brusquement et retourna d’un pas chancelant vers la table pour se servir à boire. Pendant un moment, Scarlett resta rivée sur place. Les pensées se livraient à une telle course dans son esprit qu’elle n’avait pas le temps d’en examiner une seule. Rhett avait dit qu’il l’aimait. Avait-il parlé sérieusement ou bien était-ce l’effet de l’ivresse ? N’était-ce pas là une de ses horribles plaisanteries ? Et Ashley…, la lune… pleurer pour avoir la lune. Elle prit son élan et se sauva dans le vestibule sombre comme si elle avait eu une bande de démons à ses trousses. Oh ! si seulement elle pouvait atteindre sa chambre ! Elle faillit se tordre la cheville et perdit une de ses mules. Elle s’arrêta pour se débarrasser de l’autre, mais Rhett bondissant avec une souplesse d’Indien, la rejoignit dans l’obscurité. Son haleine lui brûla le visage. Il entrouvrit son peignoir et l’enlaça sans ménagements, les mains sur sa peau nue. « Non, non, vous n’irez pas le retrouver. Bon sang, ce soir, il n’y aura que deux personnes dans mon lit ! »

Il la souleva de terre, la prit dans ses bras, et s’engagea dans l’escalier. La tête écrasée contre sa poitrine, Scarlett entendit battre son cœur à grands coups assourdis. Rhett lui faisait mal. Elle eut peur et se mit à crier. Il montait l’escalier. Il faisait tout noir. Il montait toujours et elle devenait folle de terreur. C’était un inconnu qui la tenait dans ses bras, un inconnu, un fou. Elle était perdue au milieu des ténèbres plus épaisses que celles de la mort. C’était la mort qui l’emportait, qui la serrait dans ses bras et lui faisait mal. Elle hurlait, à demi étouffée. Il s’arrêta tout d’un coup à hauteur du palier. Alors, relâchant un peu son étreinte, il se pencha sur Scarlett et l’embrassa avec une telle ferveur, un tel instinct de possession que rien ne compta plus pour elle que les ténèbres qui l’enveloppaient de plus en plus et les lèvres qui se collaient aux siennes. Rhett tremblait comme si une rafale l’eût secoué. Ses lèvres avaient quitté la bouche de Scarlett et erraient sur les chairs douces, là où le peignoir avait glissé. Il murmurait des choses qu’elle ne comprenait pas. Ses lèvres éveillaient en elle des sensations jamais éprouvées. Elle était les ténèbres et Rhett était lui aussi les ténèbres, et rien n’avait jamais existé que les ténèbres et ses lèvres sur sa peau. Elle essaya de parler, mais ses baisers l’en empêchèrent. Soudain, un frémissement sauvage la parcourut, tel qu’elle n’en avait jamais ressenti auparavant. La joie l’inonda et elle eut peur. Elle se sentit devenir folle et elle se mit à vibrer de tout son être. Elle s’abandonna à ces bras trop forts pour elle, à ces lèvres trop goulues, au destin qui l’emportait trop vite. Pour la première fois de sa vie, elle avait rencontré quelqu’un, quelque chose de plus fort qu’elle, quelqu’un dont elle ne pouvait pas faire son jouet, quelqu’un qui la domptait. Elle lui passa les bras autour de son cou. Ses lèvres frémirent sous les siennes et ils poursuivirent leur marche dans les ténèbres, dans les ténèbres douces qui tourbillonnaient autour d’eux et les entraînaient !

 

Le lendemain matin, lorsque Scarlett se réveilla, Rhett était parti et, n’eût été l’oreiller tout chiffonné à côté d’elle, elle aurait pu croire à un rêve échevelé. Elle rougit au souvenir de ce qui s’était passé cette nuit-là et, ramenant le drap jusqu’à son menton, elle se laissa baigner par le soleil et essaya de mettre un peu d’ordre dans ses impressions confuses.

Deux idées se présentèrent d’abord à son esprit. Elle avait vécu pendant des années avec Rhett, elle avait partagé son lit, elle avait mangé à la même table que lui, elle s’était querellée avec lui, elle lui avait donné un enfant et pourtant elle ne le connaissait pas. L’homme qui l’avait emportée dans ses bras au milieu des ténèbres était un étranger dont elle ne soupçonnait même pas l’existence. Et maintenant elle avait beau essayer de le détester ou de s’indigner, elle n’y arrivait pas. Il l’avait humiliée, il l’avait blessée, il l’avait traitée sans aucun ménagement au cours de cette nuit de folie et elle en avait tiré gloire.

Oh ! elle devrait avoir honte, elle devrait repousser bien loin d’elle le souvenir de ces minutes brûlantes où les ténèbres semblaient la happer ! Une dame, une véritable dame ne pouvait plus relever la tête après une telle nuit. Mais, plus fort que la honte, s’imposait le souvenir de ces instants d’ivresse, des transports de l’abandon. Pour la première fois de sa vie, elle s’était sentie vibrer, soulever par une passion aussi primitive que la terreur qu’elle avait éprouvée la nuit où elle avait fui d’Atlanta, aussi capiteuse et agréable que la froide bouffée de haine qui l’avait poussée à tuer le Yankee.

Rhett l’aimait ! Tout au moins, il l’avait dit et comment pouvait-elle en douter désormais ? C’était bizarre, c’était troublant, c’était incroyable d’être aimée de cet inconnu brutal avec lequel elle avait entretenu jusque-là des rapports si froids. Elle ne savait pas encore très bien comment prendre cette révélation, mais une idée lui traversa l’esprit et elle se mit à rire tout haut. Il l’aimait et enfin elle le tenait. Elle avait presque oublié que jadis elle avait projeté de se faire aimer de lui pour pouvoir brandir le fouet au-dessus de son insolente tête noire. Maintenant la réussite inopinée de son plan lui procurait une grande satisfaction. Pendant une nuit, il l’avait eue à sa merci, mais elle avait appris à connaître le défaut de sa cuirasse. Dorénavant, il serait bien obligé d’en passer par où elle voudrait. Elle endurait ses sarcasmes depuis assez longtemps, mais maintenant, à lui de sauter à travers les cerceaux qu’il lui plairait de tendre. À la pensée que la griserie de la nuit était dissipée, et qu’elle allait se retrouver face à face avec Rhett, Scarlett éprouva un sentiment de gêne qui, en fait, n’avait rien d’agréable.

« Me voilà émue comme une jeune mariée, se dit-elle, et tout cela à cause de Rhett ! » Cette idée l’amusa et elle fut secouée d’un petit rire nerveux.

Mais Rhett ne parut ni au déjeuner ni au dîner. La nuit passa, une longue nuit au cours de laquelle Scarlett ne put fermer l’œil et guetta tout le temps le bruit d’une clef dans la serrure de l’entrée. Mais Rhett ne revint pas. Le second jour elle n’avait encore aucune nouvelle de lui et elle crut devenir folle sous l’effet de la déception et de l’inquiétude. Elle alla à la banque, mais il n’y était pas. Elle alla au magasin et fut insupportable avec tout le monde, car, chaque fois que la porte s’ouvrait pour laisser passer un client, son cœur se mettait à battre plus vite et elle espérait que c’était Rhett. Elle alla au chantier et fut si dure avec Hugh qu’il finit par se cacher derrière une pile de bois. Mais Rhett ne donnait toujours pas signe de vie.

Elle ne pouvait pas s’abaisser à demander à des amis s’ils l’avaient vu. Elle ne pouvait pas non plus s’adresser aux domestiques, bien qu’elle eût l’impression qu’ils savaient quelque chose. Les nègres savaient toujours tout. Le silence de Mama n’était pas naturel. La vieille femme observait Scarlett du coin de l’œil et ne disait rien. Le matin du troisième jour, Scarlett décida d’alerter la police. Peut-être Rhett avait-il eu un accident, peut-être son cheval l’avait-il désarçonné et gisait-il dans un fossé. Peut-être… oh ! c’était horrible à penser… peut-être était-il mort !

Scarlett avait achevé son petit déjeuner et elle était remontée dans sa chambre pour mettre son chapeau quand elle entendit des pas rapides dans l’escalier. Les jambes coupées par l’émotion, elle se jeta sur son lit. À ce moment, Rhett entra. Massé, rasé de frais, il paraissait tout à fait dans son état normal, mais ses yeux injectés et son visage bouffi indiquaient qu’il avait dû beaucoup boire. « Eh ! bonjour ! » fit-il en s’accompagnant d’un petit geste désinvolte de la main. Comment un homme pouvait-il dire « Eh ! bonjour ! » après s’être absenté pendant deux jours sans donner d’explications ? Comment pouvait-il être aussi indifférent après la nuit qu’ils avaient passée ensemble ? C’était impossible à moins… à moins… l’idée redoutable germa dans l’esprit de Scarlett… à moins qu’il n’eût l’habitude de ces nuits-là ? Pendant un moment elle fut incapable de parler et en oublia tous les jolis gestes, tous les beaux sourires qu’elle avait préparés à son intention. Il ne s’approcha même pas d’elle pour l’embrasser du bout des lèvres comme il le faisait d’ordinaire. Il restait là, au milieu de la pièce, le visage souriant, un cigare allumé à la main. « Où… où étiez-vous ?

— Ne venez pas me dire que vous ne le saviez pas ! Je pensais que toute la ville était au courant. Après tout, tout le monde sait peut-être à quoi s’en tenir, sauf vous. Vous connaissez le vieil adage. “L’épouse est toujours la dernière à découvrir la vérité.”

— Que voulez-vous dire ?

— Je pensais qu’après la descente de police chez Belle avant-hier soir…

— Chez Belle… chez cette… cette femme ! Vous étiez chez…

— Bien sûr. Où aurais-je pu être autrement ? J’espère que vous n’avez pas été inquiète ?

— Vous m’avez quittée pour… oh !

— Allons, allons, Scarlett ! Ne jouez pas les épouses trahies ! Il y a longtemps que vous devez savoir à quoi vous en tenir sur Belle.

— Vous êtes allé la retrouver après… après…

— Oh ! ça ! Il esquissa un petit geste nonchalant. J’aime autant ne pas revenir là-dessus. Enfin, je vous fais mes excuses pour la façon dont je me suis conduit lors de notre dernière entrevue. J’étais fort éméché, comme vous le savez sans doute, et complètement affolé par vos appâts… faut-il les énumérer ? »

Soudain, Scarlett eut envie de pleurer, de s’allonger sur son lit et de sangloter éperdument. Rhett n’avait pas changé, rien n’avait changé. Elle avait été folle, stupide, grotesque de penser qu’il l’aimait. Son orgueil l’avait aveuglée. Ça n’avait été qu’une répugnante comédie d’ivrogne. Il l’avait prise, il en avait tiré son plaisir, tout comme il l’eût tiré de n’importe quelle pensionnaire de chez Belle. Et maintenant il était revenu, sardonique, l’insulte à la bouche, insaisissable. Elle ravala ses larmes et se domina. Il ne fallait pour rien au monde qu’il devinât les sentiments qu’elle avait éprouvés. Comme il rirait s’il savait ! Eh bien ! il ne saurait jamais ! Elle le regarda bien en face et surprit dans ses yeux cette même lueur qui l’avait si souvent intriguée, cette expression de chat aux aguets, comme s’il voulait deviner ce qu’elle allait dire, comme s’il espérait… mais quoi, qu’espérait-il ? Qu’elle se rendît ridicule, qu’elle fît une scène, qu’elle lui permît de se moquer d’elle ? Non, non ! Les lignes obliques de ses sourcils se rapprochèrent. Elle prit un air glacial.

« Naturellement, je me doutais bien du genre de relations que vous entreteniez avec cette créature.

— Vous vous en doutiez seulement ? Pourquoi ne m’avez-vous rien demandé pour satisfaire votre curiosité ? Je vous aurais tout dit. Je vis avec elle depuis le jour où Ashley Wilkes et vous avez décidé que nous ferions chambre à part.

— Vous avez l’audace de vous vanter de cela devant moi, votre femme, et de…

— Oh ! faites-moi grâce de votre indignation. Tant que je paie les notes, ce que je peux bien faire, vous vous en fichez comme de l’an quarante. Et vous savez pertinemment que ces derniers temps je ne me suis pas conduit comme un petit saint. Quant à votre rôle d’épouse… il s’est ramené à bien peu de chose depuis la naissance de Bonnie, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas été un bon placement, Scarlett. Avec Belle, j’ai eu plus de chance.

— Un placement ? Vous voulez dire que vous lui avez donné…

— J’ai été son commanditaire. Je pense que c’est le terme qui convient. Belle est une femme débrouillarde. Je voulais la voir se tirer d’affaire et il ne lui manquait que des fonds pour monter une maison à elle. Vous devriez savoir quels miracles une femme peut accomplir quand elle a un peu d’argent devant elle. Tenez, prenez votre exemple.

— Vous me comparez à…

— Eh bien ! vous êtes toutes deux des femmes d’affaires et vous réussissez. Belle évidemment mieux que vous, parce qu’elle a bon cœur et que c’est une brave fille…

— Voulez-vous sortir d’ici… »

Il se dirigea vers la porte sans se presser. « Comment peut-il m’insulter ainsi ? » se dit Scarlett, partagée entre la colère et la douleur. Elle frémit en songeant à l’inquiétude qui l’avait rongée pendant qu’il menait joyeuse vie dans une maison de perdition.

« Sortez de cette chambre et n’y remettez plus les pieds. Je vous l’ai déjà dit une fois, mais vous n’avez pas été assez galant homme pour comprendre. À partir de maintenant, je m’enfermerai à clef.

— Ne vous donnez pas cette peine.

— Si, je m’enfermerai. Après la façon dont vous vous êtes conduit l’autre nuit… si ivre… si dégoûtant…

— Vas-y, ma chérie ! En tout cas, pas si dégoûtant que ça !

— Sortez !

— Ne vous fâchez pas, je m’en vais. Et je vous promets de ne plus jamais vous importuner. Tout est fini entre nous. Et tenez, je viens de penser que si vous ne pouvez plus supporter ma conduite infâme, je vous promets de divorcer. Laissez-moi Bonnie, et je ne m’opposerai pas à vos projets.

— Je ne tiens pas à jeter le déshonneur sur votre famille en divorçant.

— Vous ne seriez pourtant pas longue à la déshonorer, si Mme Melly venait à mourir, n’est-ce pas ? J’en ai froid dans le dos quand je pense avec quelle rapidité vous demanderiez le divorce.

— Allez-vous vous en aller ?

— Oui, je m’en vais. C’est justement ce que je suis venu vous dire. Je pars pour Charleston et La Nouvelle-Orléans et… oh ! enfin, ce sera un long voyage. Je pars aujourd’hui.

— Oh !

— Et j’emmène Bonnie avec moi. Allez donc dire à cette folle de Prissy de préparer ses frusques. Je l’emmène aussi.

— Je vous défends d’emmener mon enfant.

— Cet enfant m’appartient également, madame Butler. Ça ne vous contrarie sûrement pas que je l’emmène à Charleston voir sa grand-mère ?

— Sa grand-mère ? parlons-en ! Vous ne vous imaginez tout de même pas que je vais vous confier cette petite pour que vous soyez ivre tous les soirs et que vous l’emmeniez dans des maisons comme celle de Belle… »

Rhett jeta avec violence son cigare sur le tapis et l’odeur âcre de la laine brûlée monta dans la pièce. Il fonça sur Scarlett, le visage noir de colère.

« Si vous étiez un homme, je vous tordrais le cou pour ces paroles. Puisque ce n’est pas le cas, tout ce que je vous demande, c’est de fermer votre foutu clapet. Croyez-vous que je l’emmènerais là où… ma fille ! Bon Dieu, que vous êtes bête. Et puis, vous pouvez toujours en parler, de votre instinct maternel, une chatte est plus mère que vous ! Qu’avez-vous jamais fait pour les enfants ? Vous terrorisez Wade et Ella, et sans Mélanie Wilkes ils ne sauraient pas ce que c’est que l’amour et l’affection. Mais Bonnie, ma petite Bonnie ! Vous croyez peut-être que je ne saurai pas aussi bien m’en occuper que vous ? Vous croyez peut-être que je m’en vais vous laisser la tyranniser comme vous tyrannisez Wade et Ella ? Nom de Dieu, jamais ! Faites préparer ses affaires et tâchez qu’elle soit prête dans une heure, sinon je vous avertis que ce qui s’est passé l’autre nuit aura été de la petite bière à côté de ce qui se passera. J’ai toujours pensé que ça vous ferait un bien immense de recevoir une bonne volée avec un fouet. »

Rhett fit demi-tour et sortit de la chambre sans laisser à Scarlett le temps de répondre. Scarlett l’entendit traverser le couloir et ouvrir la porte de la salle de jeux des enfants. Il fut accueilli par de joyeuses exclamations et Scarlett reconnut la voix pointue de Bonnie qui dominait celle d’Ella.

« Papa, où étais-tu ?

— J’étais en train de chasser le lapin pour donner une belle fourrure à ma petite Bonnie. Allons, viens embrasser ton préféré, Bonnie… et toi aussi, Ella. »