XL

Scarlett ne dormit guère cette nuit-là. Lorsque l’aube fut venue et que le soleil eut commencé sa lente ascension au-dessus des pins qui tapissaient les collines, à l’est, elle quitta son lit en désordre, approcha un tabouret de la fenêtre et s’assit. Posant la tête sur son bras replié, elle regarda la grange, puis le verger, et ses yeux se posèrent enfin sur les champs de coton. Tout était frais et humide de rosée, tout était vert et silencieux. À la vue des champs, elle sentit un baume exquis se répandre sur son cœur meurtri. Quoique son maître fût mort, Tara, au soleil levant, donnait l’impression d’un domaine soigné avec amour, d’une terre où régnait la paix. Les planches du poulailler, consolidées avec de la glaise pour empêcher les rats et les belettes de se faufiler à l’intérieur, avaient été passées au lait de chaux et l’étable, elle aussi, était badigeonnée de blanc. Avec ses rangs de maïs, de fèves, de navets et de courges jaune vif, le jardin potager, vierge de mauvaises herbes, était entouré de clôtures régulières. Sous les arbres du verger, seules poussaient des marguerites. Le soleil caressait les pommes et les pêches à demi enfouies sous le feuillage vert… Plus loin, les cotonniers rangés en demi-cercles s’étendaient immobiles, dans la lumière dorée de la journée naissante. Les canards orgueilleux et les poulets craintifs se hâtaient vers les champs, car, sous les buissons et dans la terre amollie par la charrue, ils étaient sûrs de trouver des vers et des limaces de choix.

Le cœur de Scarlett se gonfla de tendresse et de gratitude envers Will qui avait fait tout cela. Malgré son culte pour Ashley, elle ne pouvait croire qu’il eût beaucoup contribué à créer cette prospérité. La résurrection de Tara n’était point l’œuvre d’un planteur aristocrate, mais celle du « petit fermier » laborieux et infatigable qui aimait sa terre. Évidemment, Tara n’était plus qu’une simple ferme en comparaison de la magnifique plantation d’autrefois, où les mules nombreuses et les chevaux de race gambadaient dans les prés, où les champs de maïs et de coton s’étendaient à perte de vue. Mais, tout y était entretenu à merveille et, quand les temps seraient meilleurs, on pourrait se remettre à cultiver les arpents en friche qui ne seraient que plus fertiles après un long repos.

Will ne s’était pas borné à donner ses soins à quelques lapins. Il avait mené une lutte sévère contre ces deux ennemis des planteurs géorgiens, les pousses de pin et les ronces de mûrier. Il ne leur avait pas permis d’envahir sournoisement le jardin, le pré, les champs de coton ou la pelouse, il n’avait pas laissé les ronces monter avec insolence à l’assaut des vérandas comme dans d’innombrables plantations.

Scarlett frissonna à la pensée que Tara avait failli retourner à l’état sauvage. Will et elle avaient accompli de la bonne besogne. Ils avaient déjoué les entreprises des Yankees et des Carpetbaggers, et même celles de la nature. Et puis, Will lui avait dit qu’en automne, lorsque la récolte de coton serait faite, elle n’aurait plus besoin de lui envoyer de l’argent, à moins, bien entendu, qu’un autre Carpetbagger ne convoitât Tara et ne s’arrangeât pour en relever les impôts. Scarlett savait que Will aurait du mal à se passer de son aide, mais elle admirait et respectait son esprit d’indépendance. Aussi longtemps qu’il s’était trouvé dans la situation de quelqu’un dont on rémunère les services, il avait accepté l’argent, mais maintenant qu’il allait devenir son beau-frère, qu’il allait être l’homme de la famille, il ne voulait plus compter que sur son travail. Oui, Will était un don de la Providence.

 

La veille au soir, Pork avait creusé la tombe à côté de celle d’Ellen et, la bêche à la main, il se tenait en face du petit monticule d’argile rouge qu’il n’allait pas tarder à remettre en place. Derrière lui, immobile à l’ombre d’un cèdre aux rameaux bas et noueux que le chaud soleil de juin parait de fines mouchetures, Scarlett s’efforçait de ne pas regarder le trou rouge. Avançant avec peine au milieu de l’allée qui descendait de la maison, Jim Tarleton, le petit Hugh Munroe, Alex Fontaine et le plus jeune des petits-fils du vieux McRae portaient le cercueil de Gérald, sur une sorte de civière. À leur suite, mais à distance respectueuse, s’étirait en désordre un long cortège de voisins et d’amis mal habillés et recueillis. Tandis que les porteurs traversaient le jardin inondé de soleil, Pork appuya le front au manche de sa bêche et se mit à pleurer, et Scarlett remarqua que ses cheveux crépus, encore d’un noir de jais lorsqu’elle était partie pour Atlanta, étaient maintenant tout gris.

Elle remercia Dieu d’avoir pleuré toute la nuit, ce qui lui permettait de conserver l’œil sec et la tête droite. Le bruit que faisait Suellen en pleurant juste derrière son épaule l’irrita tellement qu’elle dut serrer les poings pour ne pas se retourner et gifler le visage tuméfié de sa sœur. Suellen avait été la cause directe ou indirecte de la mort de son père, et elle aurait pu avoir la décence de se tenir en face d’une assistance hostile. Personne ne lui avait adressé la parole ce matin-là, personne n’avait eu pour elle le moindre regard de sympathie. On avait embrassé Scarlett sans vaines démonstrations, on lui avait serré la main, on avait murmuré quelques mots à Carreen et même à Pork, mais tout le monde avait feint d’ignorer la présence de Suellen.

Aux yeux de tous ces gens, elle avait fait plus qu’assassiner son père. Elle avait essayé de lui faire trahir le Sud et, pour cette communauté aussi intransigeante qu’étroitement unie, c’était comme si elle avait porté atteinte à l’honneur de chacun. Elle avait rompu le front solide que le comté présentait à l’ennemi. En cherchant à soutirer de l’argent au gouvernement yankee, elle s’était rabaissée au rang des Carpetbaggers et des Scallawags, créatures plus honnies encore que ne l’avaient jamais été les soldats yankees. Elle, qui appartenait à une vieille famille confédérée, elle, la fille d’un planteur fidèle à la Cause, elle était passée à l’ennemi et, du même coup, avait attiré la honte sur toutes les familles du comté.

Les personnes qui suivaient le convoi funèbre étaient à la fois indignées et brisées par le chagrin ; trois d’entre elles surtout, le vieux McRae, lié à Gérald depuis son arrivée dans le pays, la vieille grand-mère Fontaine, qui l’aimait parce qu’il était le mari d’Ellen, et Mme Tarleton, qui avait eu pour lui encore plus de sympathie que le reste de ses voisins parce que, comme elle le disait souvent, il était le seul homme du comté à savoir reconnaître un étalon d’un hongre.

La vue de ces trois visages agités, dans le salon obscur où reposait le corps de Gérald avant les funérailles, avait causé quelque inquiétude à Ashley et à Will, qui s’étaient retirés dans le petit bureau d’Ellen pour se concerter.

« Il y en a qui ne vont pas manquer de faire des réflexions sur Suellen, déclara Will brusquement, en coupant d’un coup de dent le brin de paille qu’il mâchonnait. Ils se figurent que c’est leur devoir de parler. Ça se peut. Ce n’est pas à moi de juger. En tout cas, qu’ils aient le droit ou non, nous serons obligés de prendre la défense de Suellen parce que nous sommes les hommes de la famille, et ça fera du vilain. On ne peut pas raisonner le vieux McRae, il est sourd comme un pot et il n’entendra pas ceux qui lui conseilleront de se taire. Par ailleurs, vous savez que personne n’a jamais pu arrêter la grand-mère Fontaine quand elle a juré de dire aux gens leurs quatre vérités. Enfin, Mme Tarleton… vous avez vu les yeux qu’elle faisait chaque fois qu’elle regardait du côté de Suellen ? Elle a rudement du mal à se contenir. S’ils parlent, il faudra que nous intervenions, et nous avons déjà bien assez d’embêtements comme ça à Tara sans nous mettre nos voisins à dos. »

Ashley poussa un soupir. Il savait mieux que Will à quoi s’en tenir sur le caractère de ses voisins et il se souvenait qu’avant la guerre, une bonne moitié des querelles, dont certaines s’étaient terminées par des coups de feu, avaient eu pour origine quelques paroles prononcées au-dessus d’un cercueil, suivant la coutume du comté. En général, ces paroles étaient élogieuses à l’extrême, mais, de temps en temps, le contraire se produisait. Il arrivait que des mots prononcés avec les meilleures intentions du monde fussent mal interprétés par une famille énervée et, à peine les dernières pelletées de terre avaient-elles recouvert la bière, qu’un incident éclatait.

En l’absence d’un prêtre catholique et des ministres méthodistes et baptistes de Jonesboro et de Fayetteville, dont on avait refusé le concours avec tact, il appartenait à Ashley de conduire le service religieux, en s’aidant du livre de prières de Carreen. Plus fervente catholique que ses sœurs, Carreen avait été profondément affectée que Scarlett n’eût pas songé à amener un prêtre d’Atlanta, mais elle s’était un peu consolée à l’idée que celui qui viendrait marier Will et Suellen pourrait profiter de son passage pour lire l’office des morts sur la tombe de Gérald. C’était elle qui avait refusé l’assistance des ministres protestants du voisinage et avait demandé à Ashley de se substituer à l’officiant. Adossé au vieux secrétaire, Ashley se rendait compte qu’il avait la responsabilité de veiller à ce que la cérémonie se déroulât dans le calme et, sachant combien les gens du comté avaient la tête près du bonnet, il cherchait en vain un moyen de maintenir l’ordre.

« Il n’y a rien à faire, Will, dit-il en se passant la main dans les cheveux. Je ne peux tout de même pas assommer à coups de poing la grand-mère Fontaine ou le vieux McRae, je ne peux pas non plus coller la main sur la bouche de Mme Tarleton. Et vous verrez, ils diront pour le moins que Suellen a commis un meurtre et une trahison et que, sans elle, M. O’Hara serait encore en vie. Quelle maudite coutume de parler en face d’un mort. C’est barbare.

— Écoutez-moi, Ashley, fit Will avec lenteur. Je n’ai pas du tout l’intention de laisser les gens raconter ce qu’ils pensent de Suellen, quelle que soit leur opinion. Remettez-vous-en à moi. Quand vous aurez fini de lire l’office et de réciter les prières, vous direz : “Quelqu’un désire-t-il prononcer quelques mots ?” et à ce moment, vous vous tournerez vers moi afin que je puisse parler le premier. »

Cependant, Scarlett ne se doutait pas de l’orage menaçant et regardait les porteurs qui s’efforçaient de faire passer leur fardeau par la porte trop étroite du petit cimetière. Le cœur lourd, elle songeait qu’en enterrant Gérald elle enterrait l’un des derniers maillons de la chaîne qui l’unissait aux jours heureux.

Finalement, les porteurs déposèrent le cercueil auprès de la tombe. Ashley, Mélanie et Will pénétrèrent dans l’enclos et se placèrent un peu en retrait des demoiselles O’Hara. Tous ceux qui purent entrer se massèrent derrière eux. Le reste demeura à l’extérieur du mur en briques. Scarlett fut à la fois surprise et émue de constater combien il y avait de monde. Les moyens de transport étaient des plus précaires et, en se dérangeant, chacun avait donné une grande preuve d’abnégation. Il y avait là cinquante ou soixante personnes, dont certaines habitaient si loin que Scarlett se demandait comment elles avaient bien pu apprendre la nouvelle à temps pour venir. Il y avait des familles entières de Jonesboro, de Fayetteville et de Lovejoy et, avec elles, quelques serviteurs noirs. Bon nombre de petits fermiers étaient présents, ainsi que des forestiers et une poignée d’hommes qui vivaient au milieu des marais le fusil sous le bras et la chique calée dans un coin de leur bouche. Ces derniers, géants maigres et barbus, portaient des vêtements d’étoffes grossières tissées à la maison et la casquette en raton. Ils s’étaient fait accompagner de leurs femmes dont les pieds nus enfonçaient dans la terre molle et rouge et dont les lèvres étaient noircies par le tabac à priser. Sous leurs capelines, ces femmes avaient un visage ravagé par la malaria, mais elles reluisaient de propreté et leurs robes fraîchement repassées étaient toutes brillantes d’empois.

Les voisins immédiats étaient au grand complet. La grand-mère Fontaine, desséchée, ridée et jaune comme un vieux canari, s’appuyait sur sa canne. Derrière elle, Sally Munroe Fontaine et Mme Jeune l’appelaient à voix basse et tiraient vainement sur sa robe pour la faire s’asseoir sur le mur de briques. Le vieux docteur, le mari de la grand-mère, n’était pas là. Il était mort deux mois auparavant et presque toute gaieté avait disparu des yeux de la vieille dame. Cathleen Calvert Hilton se tenait à l’écart, comme il seyait à une femme dont le mari avait été mêlé au drame. Elle baissait la tête et sa capeline décolorée lui cachait le visage. Scarlett remarqua, avec stupeur, que sa robe de percale était couverte de taches de graisse et que ses mains, semées de taches de rousseur, étaient sales, ainsi que ses ongles. Cathleen n’avait plus rien de distingué et avait même l’air d’un souillon, d’une traîne-misère.

« Elle ne va pas tarder à priser, si ce n’est déjà fait, pensa Scarlett, horrifiée. Grand Dieu ! Quelle déchéance ! »

Elle frémit en se rendant compte du peu de distance qui séparait les gens de qualité des va-nu-pieds.

« Sans mon cran, j’en serais peut-être là », se dit-elle et, se rappelant qu’après la reddition, elle et Cathleen s’étaient retrouvées au même point, elle sentit monter en elle une bouffée d’orgueil.

« Je ne m’en suis pas si mal tirée », songea-t-elle en relevant le menton et en ébauchant un petit sourire. Mais son sourire se figea sur ses lèvres. Mme Tarleton, les yeux rougis par les larmes, la regardait d’un air indigné. Derrière Mme Tarleton et son mari étaient alignées leurs quatre filles dont les boucles rousses jetaient une note inconvenante et dont les yeux brun roux pétillaient comme ceux de jeunes animaux débordant de vie et d’entrain.

Soudain, chacun se raidit, le frou-frou des crinolines s’apaisa, les hommes se découvrirent, les mains se joignirent pour prier et Ashley s’avança portant le livre de prières de Carreen, usé à force d’être lu. Il s’arrêta, baissa la tête, demeura immobile. Ses cheveux d’or étincelaient au soleil. Un silence profond s’étendit sur la foule, si profond qu’on entendait soupirer les magnolias caressés par le vent. Au loin, un moqueur lançait d’une façon obsédante sa note grave et triste, toujours la même. Ashley commença à lire les prières, et tous les fronts se courbèrent tandis que, de sa voix chaude et admirablement timbrée, il prononçait les paroles brèves et dignes.

« Oh ! pensa Scarlett, la gorge serrée. Qu’il a donc une belle voix ! Puisqu’il faut que quelqu’un fasse cela pour papa, je suis heureuse que ce soit Ashley. Oui, j’aime beaucoup mieux que ce soit lui qu’un prêtre. J’aime mieux voir enterrer papa par quelqu’un de la famille que par un inconnu. »

Lorsque Ashley arriva à l’endroit de la prière qui avait trait aux âmes du Purgatoire, et que Carreen avait pris soin de souligner, il referma brusquement le livre. Seule Carreen remarqua l’omission et leva un regard intrigué vers Ashley, qui entama le Pater Noster. Il savait que la moitié des gens qui se trouvaient là n’avait jamais entendu parler du Purgatoire et que l’autre moitié s’indignerait d’entendre insinuer, même dans une prière, qu’un homme aussi parfait que M. O’Hara ne fût point allé droit au Paradis. Ainsi, par égard pour l’opinion publique, il passa sous silence toute allusion au Purgatoire. L’assistance accompagna avec conviction la lecture du Pater Noster, mais montra beaucoup moins d’assurance lorsque Ashley eut commencé l’Ave Maria. Personne n’avait jamais entendu cette prière et tous jetèrent des regards furtifs du côté des demoiselles O’Hara, de Mélanie et des domestiques de Tara qui donnaient les réponses : « Priez pour nous, maintenant et à l’heure de notre mort. Ainsi soit-il. »

Alors, Ashley releva la tête et parut gêné. Tout le monde avait les yeux fixés sur lui. Les gens attendaient que le service continuât, car aucun d’eux ne se doutait que les prières catholiques se bornaient là. Dans le comté, les enterrements duraient toujours longtemps. Les ministres baptistes et méthodistes n’étaient pas soumis à un rituel précis, mais ils faisaient traîner les choses en longueur, ainsi que l’exigeaient les circonstances, et s’arrêtaient rarement avant que tous les assistants fussent en larmes et que la famille du défunt se lamentât à haute voix. Si le service religieux se bornait à ces courtes prières, prononcées devant la dépouille de leur ami bien-aimé, les voisins, choqués, allaient s’indigner. Personne ne savait cela mieux qu’Ashley. Pendant des semaines, on commenterait l’événement au déjeuner et au dîner, et tout le comté serait d’avis que les demoiselles O’Hara n’avaient pas témoigné à leur père le respect qu’elles lui devaient.

Après avoir jeté un rapide coup d’œil à Carreen comme pour lui demander pardon, il baissa de nouveau la tête et se mit à réciter, de mémoire, les prières épiscopales pour les défunts, qu’il avait lues si souvent aux Douze Chênes, à des enterrements d’esclaves.

« Je suis la Résurrection et la Vie… et quiconque… croit en Moi ne mourra pas. »

Il avait peine à se rappeler les paroles et il s’exprimait lentement, s’arrêtant parfois pour chercher ses phrases. Cependant la lenteur même avec laquelle il s’exprimait donnait plus de force à ses mots et les assistants qui, jusque-là, avaient gardé l’œil sec, commencèrent à tirer leur mouchoir. Comme ils étaient tous baptistes ou méthodistes, ils se figurèrent qu’Ashley suivait scrupuleusement l’ordonnance des cérémonies catholiques et se dirent que le culte catholique était beaucoup moins froid et beaucoup moins papiste qu’ils ne l’avaient cru tout d’abord. Scarlett et Suellen, aussi ignorantes que leurs voisins, trouvèrent la prière magnifique et réconfortante. Seules Mélanie et Carreen s’aperçurent qu’on était en train d’enterrer un fervent catholique irlandais selon le rite anglican. Et Carreen était trop anéantie par le chagrin et trop ulcérée par la traîtrise d’Ashley pour intervenir.

Lorsqu’il eut terminé, Ashley rouvrit ses grands yeux gris et tristes et regarda la foule. Au bout d’un moment son regard rencontra celui de Will et il dit : « L’une des personnes présentes désire-t-elle prononcer quelques mots ? »

Mme Tarleton donna aussitôt des signes d’agitation, mais plus prompt qu’elle Will s’avança de sa démarche claudicante et vint se placer devant le cercueil.

« Mes amis commença-t-il de sa voix terne, vous vous imaginez peut-être que j’en prends bien à mon aise en parlant le premier… moi qui, il y a un an, ne connaissais pas encore M. O’Hara, alors que vous, vous le connaissez depuis vingt ans au moins. Mais voici justement mon excuse. S’il avait vécu un mois de plus, j’aurais eu le droit de l’appeler père. »

Un frisson d’étonnement parcourut l’assemblée. Les assistants étaient trop bien élevés pour chuchoter entre eux, mais tous se mirent à se dandiner d’un pied sur l’autre et regardèrent Carreen qui baissait la tête. Chacun savait combien Will lui était attaché, mais Will, s’apercevant de quel côté se portaient les regards, poursuivit comme si de rien n’était.

« Étant donné que j’épouserai Mlle Suellen dès qu’il viendra un prêtre d’Atlanta, j’ai pensé que ça me donnait peut-être le droit de parler le premier. »

La dernière partie de son allocution se perdit dans un murmure confus qui ressemblait au bruissement d’un essaim d’abeilles. Il y avait de l’indignation et de la déception dans ce murmure. Tout le monde éprouvait de la sympathie pour Will. Tout le monde le respectait à cause de ce qu’il avait fait pour Tara. Tout le monde savait qu’il aimait Carreen, aussi l’annonce de son mariage avec Suellen, qui s’était mise au ban de la société, causait-elle une stupeur proche de la colère. Ce brave Will, épouser cette peste, cette sale petite Suellen O’Hara !

Pendant un moment, l’atmosphère resta des plus tendues. Mme Tarleton battait furieusement des paupières et ses lèvres tremblaient comme si elle allait parler. Au milieu du silence, on pouvait entendre distinctement le vieux McRae demander à son petit-fils de lui expliquer ce qui se passait. Face à l’assistance, Will conservait son expression tranquille, mais, dans ses yeux bleu pâle, brillait une lueur qui interdisait à quiconque de s’élever contre sa future femme. Pendant un moment, la balance oscilla entre la sincère affection que chacun avait pour Will et le mépris dans lequel chacun tenait Suellen. Et ce fut Will qui l’emporta. Il continua, comme si sa pause avait été voulue.

« Je n’ai pas connu comme vous M. O’Hara dans toute la force de l’âge. Lorsque que je l’ai connu, ce n’était plus qu’un vieux monsieur très digne, mais un peu diminué. Seulement, je vous ai entendus parler de ce qu’il était autrefois. C’était un Irlandais plein de courage, un vrai gentilhomme du Sud et si jamais il y a eu un homme attaché à la Confédération, ça a bien été lui. On ne peut pas rêver meilleur mélange. Et nous n’en verrons plus beaucoup comme lui, parce que l’époque où l’on faisait des hommes comme ça est aussi morte que lui. Il était né à l’étranger, mais celui que nous enterrons aujourd’hui était plus géorgien que nous autres qui le pleurons. Il partageait notre existence. Il aimait notre pays et, pour dire les choses comme elles sont, il est mort pour notre cause, tout comme un soldat. Il était l’un des nôtres, il avait nos défauts et nos qualités, il était fort comme nous le sommes et il partageait nos faiblesses. Il avait nos qualités, en ce sens que rien ne pouvait l’arrêter quand il avait décidé quelque chose et que rien ne l’effrayait. Rien de ce qui venait de l’extérieur ne pouvait l’abattre.

« Lorsque le gouvernement anglais l’a recherché pour le pendre, il n’a pas eu peur. Il a pris tranquillement son balluchon et il est parti de chez lui. Ça ne lui a pas fait peur non plus de débarquer dans ce pays sans un sou. Il s’est mis au travail et il a gagné de l’argent. Ça ne lui a pas fait peur de s’installer dans cette région dont les Indiens venaient juste d’être chassés et qui était encore à demi sauvage. Il a défriché la brousse et a créé une grande plantation. Lorsque la guerre est arrivée et qu’il a commencé à voir fondre son argent, il n’a pas eu peur de redevenir pauvre. Lorsque les Yankees son passés à Tara, ils auraient pu incendier sa maison ou le tuer, mais il ne s’est pas laissé faire. Voilà pourquoi je dis qu’il avait nos qualités. Rien de ce qui vient de l’extérieur, rien ne peut nous abattre.

« Mais il avait également nos faiblesses, car il était vulnérable par l’intérieur. Je veux dire que là où le monde entier ne pouvait rien contre lui, son cœur trouvait le défaut de la cuirasse. Lorsque Mme O’Hara est morte, son cœur est mort lui aussi, et ça a été la fin. Ce n’était plus lui que nous voyions ces derniers temps. »

Will s’arrêta et, de son regard paisible, examina les visages rangés en cercle autour de lui. La foule se tenait immobile sous le soleil cuisant et avait oublié sa colère contre Suellen. Les yeux de Will se posèrent un instant sur Scarlett et semblèrent lui sourire, comme pour lui donner du courage. Et Scarlett, qui luttait pour refouler ses larmes, sentit effectivement son courage lui revenir. Au lieu de débiter un tas d’absurdités, de parler de réunion dans un monde meilleur et de soumission à la volonté de Dieu, Will disait des choses marquées au coin du bon sens, et Scarlett avait toujours puisé force et réconfort dans le bon sens.

« Je ne voudrais pas que vous ayez moins bonne opinion de lui parce qu’il s’est laissé abattre. Vous et moi, nous sommes tous exposés à ça. Nous sommes sujets aux mêmes faiblesses et aux mêmes égarements. Rien de ce qui se voit n’a de prise sur nous, ni les Yankees, ni les Carpetbaggers, ni la vie dure, ni les impôts trop élevés, ni même le manque de nourriture. Mais nous pouvons être balayés en un clin d’œil par cette faiblesse qu’il y a en nous. Ce n’est pas toujours en perdant quelqu’un que ça nous arrive, comme c’est arrivé à M. O’Hara. Chacun réagit à sa manière. Et je veux vous dire ceci : les gens qui ne réagissent plus, ceux dont le ressort est cassé, font mieux de mourir. Par les temps qui courent, il n’y a plus place pour eux en ce bas monde. Ils sont plus heureux dans la tombe… Voilà pourquoi je vous dirai à tous de ne pas vous affliger pour M. O’Hara. C’était quand Sherman est venu et que Mme O’Hara est morte qu’il fallait s’affliger. Maintenant qu’il va retrouver celle qu’il aimait, je ne vois pas pourquoi nous aurions du chagrin, à moins que nous ne soyons fichtrement égoïstes, et c’est moi qui vous le dis, moi qui l’aimais comme mon propre père… Si ça ne vous fait rien, il n’y aura pas d’autre discours. Les membres de la famille ont trop de chagrin pour en écouter davantage et ça ne serait pas gentil pour eux. »

Will s’arrêta et, se penchant vers Mme Tarleton, il lui dit en baissant la voix : « Je me demande si vous ne pourriez pas reconduire Scarlett à la maison, madame ? Ça ne lui vaut rien de rester debout si longtemps en plein soleil. Et la grand-mère Fontaine n’a pas l’air d’être très fringante non plus, sauf le respect que je lui dois. »

Abasourdie par la brusquerie de Will abandonnant sans transition l’éloge funèbre de son père pour s’occuper d’elle, Scarlett rougit jusqu’aux oreilles et son embarras grandit de voir tous les regards se porter de son côté. Dans quel but Will faisait-il constater à tout le monde qu’elle était enceinte ? Elle lui lança un coup d’œil indigné, mais Will ne se départit point de son calme et l’obligea même à baisser les yeux.

« Je vous en prie, avait-il l’air de dire, je sais ce que je fais. »

Il était déjà l’homme, le chef de la famille, et Scarlett, désireuse d’éviter une scène, se tourna vers Mme Tarleton. Ainsi que Will l’avait espéré, celle-ci en oublia du même coup Suellen et sa colère et, prenant Scarlett par le bras, lui dit d’un ton plein de douceur « Allons, rentrez, ma petite. »

Scarlett se laissa conduire au milieu de la foule qui s’écarta, tandis que s’élevait un murmure de sympathie et que différentes personnes cherchaient à lui serrer la main au passage. Lorsqu’elle arriva à la hauteur de la grand-mère Fontaine, la vieille dame murmura : « Donnez-moi le bras, mon enfant », et ajouta en s’accompagnant d’un regard farouche à l’adresse de Sally et de Mme Jeune : « Non, ne venez pas, vous autres, je n’ai pas besoin de vous. »

Les trois femmes se frayèrent un lent chemin à travers l’assistance qui se refermait derrière elles, puis elles s’engagèrent dans l’allée ombreuse pour rentrer à la maison. Mme Tarleton soutenait Scarlett d’une main si ferme qu’à chaque pas celle-ci avait l’impression d’être soulevée de terre.

« Mais enfin, pourquoi Will a-t-il fait cela ? s’écria Scarlett, quand elle se fut assurée que personne ne pouvait l’entendre. C’est comme s’il avait dit : “Regardez-la ! Elle va avoir un enfant !”

— Allons, vous n’en êtes pas morte, n’est-ce pas ? déclara Mme Tarleton. Will a eu raison. C’était de la folie de rester ainsi en plein soleil. Vous pouviez vous évanouir et avoir une fausse couche.

— Ce n’était pas de cela que Will avait peur, fit la grand-mère, un peu essoufflée par la montée. Will connaît son monde. Il ne tenait pas du tout à ce que vous ou moi, Béatrice, nous nous approchions de la tombe. Il craignait que nous ne parlions et il a trouvé le moyen de se débarrasser de nous… Et il y avait encore autre chose. Il ne voulait pas que Scarlett entende les pelletées de terre tomber sur le cercueil. Il n’a pas tort. Rappelez-vous bien cela, Scarlett. Tant qu’on n’a pas entendu ce bruit-là, on se figure que les gens ne sont pas morts pour de bon. Mais une fois qu’on l’a entendu… Il n’y a pas de bruit plus affreux au monde. Nous voici arrivées… Aidez-moi à monter le perron, mon enfant. Donnez-moi la main, Béatrice. Scarlett n’a pas plus besoin de votre bras que d’une paire de béquilles et, comme l’a si bien remarqué Will, je ne suis pas trop fringante… Will sait que vous étiez la préférée de votre père et il n’a pas voulu vous infliger ce surcroît d’épreuves. Il s’est dit que ça ne serait pas aussi terrible pour vos sœurs, Suellen a sa honte pour la soutenir et Carreen, son Dieu. Mais vous, vous n’avez rien, n’est-ce pas, mon enfant ?

— Non, répondit Scarlett tout en aidant la vieille dame à gravir les marches. Non, je n’ai jamais eu personne pour me soutenir… sauf ma mère.

— Mais quand vous l’avez perdue, vous vous êtes aperçue que vous étiez assez forte pour vous passer d’appui, n’est-ce pas ? Eh bien ! il y a des gens qui ne le peuvent pas. Votre père était de ceux-là. Will a raison. Ne vous faites pas de peine. Il ne pouvait pas se passer d’Ellen et il est plus heureux là où il est, tout comme moi quand je rejoindrai le vieux docteur. »

Elle parlait sans aucun désir d’éveiller la compassion et Scarlett et Mme Tarleton s’abstinrent de tout commentaire. Elle s’exprimait d’un ton aussi détaché et aussi naturel que si son mari était parti pour Jonesboro et qu’il lui eût suffi d’une courte promenade en buggy pour le retrouver. La grand-mère était trop vieille et avait vu trop de choses pour redouter la mort.

« Mais… vous, vous ne pouvez pas vous passer d’appui non plus, dit Scarlett.

— Si, mais parfois c’est bien désagréable.

— Écoutez-moi, grand-mère, interrompit Mme Tarleton, vous ne devriez pas dire ces choses-là à Scarlett. Elle est déjà bien assez sens dessus dessous comme ça ! Entre le voyage, cette robe qui la serre, son chagrin et la chaleur, il y a de quoi lui faire faire une fausse couche. Si par-dessus le marché vous lui mettez des idées noires en tête, où allons-nous ?

— Ventrebleu ! s’exclama Scarlett, agacée, je ne suis pas sens dessus dessous, et puis je ne suis pas de ces femmes à faire des fausses couches pour un oui ou pour un non.

— On ne sait jamais, prophétisa Mme Tarleton d’un air doctoral. La première fois que j’étais enceinte, j’ai eu une fausse couche en voyant un taureau encorner un de nos esclaves et… Vous vous souvenez aussi de ma jument rouanne, Nellie ? Il n’y avait pas bête plus saine, mais elle était d’une nervosité excessive et, si je n’avais pas fait attention, elle aurait…

— Taisez-vous donc, Béatrice, dit la grand-mère. Scarlett ne va pas nous faire une fausse couche, rien que pour vous donner raison. Asseyons-nous ici, dans le vestibule. On y est au frais. Il y passe un courant d’air très agréable. Allons, si vous alliez me chercher un verre de petit-lait à la cuisine, Béatrice. Non, regardez donc plutôt dans le placard s’il n’y a pas de vin. Je m’accommoderais fort bien d’un petit verre. Nous resterons assises ici jusqu’à ce que les gens viennent prendre congé.

— Scarlett ferait mieux de se coucher », insista Mme Tarleton après avoir promené sur elle un regard entendu, en personne capable d’évaluer à une minute près le terme d’une grossesse.

« Sauvez-vous donc », fit la grand-mère et elle donna un petit coup de canne à Mme Tarleton, qui se dirigea vers la cuisine en jetant négligemment son chapeau sur la console et en passant la main dans ses cheveux rouges, mouillés de sueur.

Scarlett se renversa sur le dossier de sa chaise et déboutonna les deux premiers boutons de son corsage. Il faisait bon dans le grand vestibule où régnait une demi-obscurité, et le courant d’air qui traversait la maison d’un bout à l’autre prodiguait une fraîcheur bienfaisante après les ardeurs du soleil. Scarlett jeta un coup d’œil au salon où avait reposé la dépouille de Gérald, mais elle prit sur elle pour ne plus penser à son père et regarda le portrait de la grand-mère Robillard que les baïonnettes yankees n’avaient point respecté, bien qu’il fût accroché très haut au-dessus de la cheminée. La vue de son aïeule, avec son haut chignon, sa gorge presque nue et son petit air insolent, produisait toujours sur Scarlett un effet tonifiant.

« Je ne sais pas ce qui a le plus affecté Béatrice Tarleton, de la perte de ses fils ou de celle de ses chevaux, fit la grand-mère Fontaine, Jim et ses filles n’ont jamais beaucoup compté pour elle, vous savez. Elle appartient à cette catégorie de gens dont parlait Will. Son ressort est cassé. Je me demande parfois si elle ne va pas suivre les traces de votre papa. Son seul plaisir était de voir les chevaux et les hommes croître et se multiplier autour d’elle. Or ses filles ne sont pas mariées et n’ont aucune chance de dénicher un mari dans le pays, elle n’a rien pour lui occuper l’esprit. Si elle n’était pas si profondément femme du monde, elle serait bien vulgaire… C’est vrai, ce qu’a dit Will au sujet de son mariage avec Suellen ?

— Oui », répondit Scarlett en regardant la vieille dame bien en face. Bonté divine, elle se souvenait pourtant de l’époque où elle avait une peur bleue de la grand-mère Fontaine ! Allons, elle avait grandi depuis ce temps-là et elle se sentait de taille à la remettre à sa place si elle se mêlait des affaires de Tara.

« Il aurait pu tomber mieux, dit la grand-mère candidement.

— Vraiment ? remarqua Scarlett d’un ton hautain.

— Ne montez donc pas sur vos grands chevaux, ma petite, conseilla la vieille dame avec aigreur. Je ne vais pas attaquer votre précieuse sœur, bien que je l’eusse fait volontiers si j’étais restée au cimetière. Non, ce que je veux dire, c’est qu’étant donné le manque d’hommes dans le comté il aurait pu épouser n’importe qui. Il y a les quatre chats sauvages de Béatrice, les petites Munroe, les McRae…

— Il va épouser Suellen, et puis voilà.

— Suellen a de la chance…

— Tara aussi.

— Vous aimez Tara, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Vous l’aimez au point que ça vous est bien égal de voir votre sœur se mésallier, pourvu que vous ayez un homme ici, pour s’occuper du domaine.

— Se mésallier ? demanda Scarlett, étonnée par cette idée. Se mésallier ? À quoi riment les questions de classe désormais ? Ce qu’il faut avant tout, c’est qu’une jeune fille trouve un mari pour veiller sur elle.

— C’est à voir, fit la vieille dame. Certains vous approuveraient, d’autres trouveraient que vous avez tort de renverser des barrières qui n’auraient jamais dû être abaissées d’un pouce. Will n’est pas un fils de famille, tandis que certains de vos parents étaient des gens de qualité. »

La vieille dame jeta un coup d’œil au portrait de grand-mère Robillard.

Scarlett pensa à Will, à ce garçon efflanqué, doux et falot, qui mâchonnait éternellement un brin de paille et qui, pareil à la plupart des paysans de Géorgie, avait l’air si peu énergique. Il n’avait pas derrière lui une longue lignée d’ancêtres riches, nobles et habitués à tenir le premier rang. Le premier Will venu se fixer en Géorgie était peut-être un colon d’Oglethorpe[43] ou un « racheté »[44]. Will n’était jamais allé au collège. En fait, il avait simplement suivi pendant quatre ans les cours d’une école de campagne. C’était là toute son éducation. Il était honnête et droit, il était patient et dur au travail, mais à coup sûr ce n’était pas un fils de famille et les Robillard n’eussent pas manqué de dire que Suellen se mésalliait.

« Ainsi, vous êtes contente que Will entre dans votre famille !

— Oui, répondit brutalement Scarlett, toute prête à bondir sur la vieille dame à la moindre parole de blâme.

— Embrassez-moi, dit la grand-mère en souriant de la manière la plus inattendue. Jusqu’à aujourd’hui, Scarlett, je n’avais pas une sympathie débordante pour vous. Vous avez toujours été dure comme une noix d’hickory, même lorsque vous étiez enfant, et je n’aime pas la dureté chez les femmes, excepté chez moi. Mais j’aime la façon dont vous tenez tête aux événements. Vous ne vous arrachez pas les cheveux pour des choses contre lesquelles on ne peut rien. Vous savez prendre vos haies, tout comme un bon chasseur. »

Scarlett ne savait pas très bien si elle devait sourire, elle aussi ; en tout cas, elle obéit et embrassa du bout des lèvres la joue parcheminée que lui tendait la grand-mère.

« Tout le monde a beau aimer Will, reprit la vieille dame, des tas de gens ne manqueront pas de dire que vous n’auriez peut-être pas dû laisser Suellen épouser un paysan. Tout en chantant ses louanges, ils diront que c’est une chose terrible, pour une O’Hara, de se mésallier. Mais laissez-les parler, ne vous occupez pas de ce qu’ils raconteront.

— Je ne me suis jamais occupée de ce que disent les gens.

— C’est ce que j’ai entendu dire, remarqua la grand-mère, non sans une pointe de malice. Bah ! ce sera peut-être un mariage très heureux. Bien entendu, Will aura toujours l’air d’un rustre et ce n’est pas le mariage qui l’empêchera de faire des fautes de grammaire. Et puis, même s’il gagne de l’or, il ne redonnera jamais à Tara le lustre que lui avait donné M. O’Hara. Cependant, Will a un vrai fond de noblesse ; il pense d’instinct en homme du monde. Voyons, il n’y a qu’un homme du monde qui aurait pu souligner nos défauts comme il l’a fait à l’enterrement. Rien ne peut nous abattre, mais, à force de pleurer et d’évoquer le passé, nous finissons par être les propres artisans de notre perte. Oui, ce mariage est heureux pour Suellen et pour Tara.

— Alors, vous m’approuvez de ne pas m’y opposer ?

— Grand Dieu ! non, s’exclama la vieille dame d’une voix usée, mais encore vigoureuse. Approuver qu’un paysan entre dans une vieille famille ! Fi ! Pensez-vous que je verrais d’un bon œil le croisement d’un pur-sang avec un cheval de trait ? Oh ! je sais bien, les paysans de Géorgie sont de braves gens, solides et honnêtes, mais…

— Mais vous venez de dire que c’était un heureux mariage ! s’exclama Scarlett, complètement déroutée.

— Oh ! je crois que c’est très bien pour Suellen d’épouser Will… il fallait qu’elle épousât quelqu’un, elle a si grand besoin d’un mari. Et où aurait-elle pu en trouver un ? Où auriez-vous pu trouver quelqu’un de mieux pour diriger Tara ? Mais n’allez pas en conclure que ce mariage me plaît plus qu’à vous. »

« Mais ce mariage me plaît, se dit Scarlett en s’efforçant de comprendre ce que voulait dire la vieille dame. Je suis ravie que Will épouse Suellen. Pourquoi pense-t-elle que ça ne me plaît pas ? En voilà des idées ! »

Scarlett était intriguée et se sentait un peu honteuse, comme toujours lorsque les gens s’imaginaient à tort qu’elle partageait leurs réactions et leurs manières de voir.

La grand-mère s’éventa avec son éventail en feuille de palmier et reprit :

« Je n’approuve pas ce mariage plus que vous, mais j’ai l’esprit pratique et vous aussi. Devant un événement désagréable contre lequel on ne peut rien, je ne suis pas femme à pousser des gémissements et à lever les bras au ciel pour implorer du secours. Ce n’est pas une façon de prendre les hauts et les bas que la vie nous réserve. Je vous en parle en connaissance de cause, parce que ma famille et celle du vieux docteur en ont vu de toutes les couleurs. Si nous avions une devise, elle pourrait s’exprimer ainsi : “Ne pas se frapper… sourire et attendre son heure.” C’est grâce à ce moyen que nous avons traversé toute une série d’épreuves avec le sourire et que nous sommes devenus experts dans l’art de retomber sur nos pattes. Nous y avons bien été forcés d’ailleurs, car, dans nos familles, on a toujours joué de malchance. Nous avons été chassés de France avec les Huguenots, chassés d’Angleterre avec les Cavaliers[45], chassés d’Écosse avec le Prince Charlie[46], chassés d’Haïti par les nègres et maintenant voyez où nous en sommes réduits par la faute des Yankees. Mais, quoi, nous avons toujours repris le dessus au bout d’un certain temps. Savez-vous pourquoi ? »

La grand-mère redressa la tête et Scarlett trouva qu’elle ressemblait plus que jamais à un vieux perroquet savant.

« Non, je n’en sais rien, répondit-elle poliment, tout en pensant que cette conversation l’ennuyait à périr.

— Eh bien ! voilà. Nous nous plions aux événements. Nous ne sommes point des épis de blé, mais des épis de sarrasin ! Lorsque survient un orage, il couche les épis de blé mûrs parce qu’ils sont secs et ne se courbent pas au vent. Mais les épis de sarrasin sont gorgés de sève et inclinent la tête. Quand le vent a cessé, ils se relèvent et sont presque aussi droits qu’avant. Nous ne sommes pas des entêtés. Quand le vent souffle en tempête, nous restons souples, parce que nous savons qu’il vaut toujours mieux se laisser aller que de se raidir. Lorsqu’un ennemi se présente, nous l’acceptons sans nous plaindre et puis nous nous mettons au travail, et nous sourions, et nous attendons notre heure. Nous nous servons des gens moins bien trempés que nous et nous tirons d’eux tout ce que nous pouvons. Quand nous sommes redevenus assez forts, nous écartons de notre route ceux qui nous ont aidés à nous hisser hors du puits. Ça, mon enfant, c’est le secret des personnes qui ne veulent pas succomber. » Et, après une pause, elle ajouta : « Je n’hésite pas à vous le confier. »

La vieille dame gloussa, comme si sa profession de foi l’amusait, malgré tout le venin qu’elle contenait. Elle avait également l’air d’attendre une réponse, mais Scarlett, qui ne comprenait guère le sens de ses métaphores, ne trouva rien à dire.

« Voyez-vous, ma petite amie, reprit enfin la vieille dame, dans notre famille on se laisse coucher par la bourrasque, mais on relève toujours la tête. Je n’en dirai pas autant d’un tas de gens qui ne sont pas tellement loin d’ici. Prenez Cathleen Calvert. Qu’est-elle devenue ? Une va-nu-pieds. Elle est tombée encore plus bas que ne l’était celui qu’elle a épousé. Et les McRae ? Plaqués au sol, incapables de se redresser. Ils ne savent plus que faire et ils ne savent rien faire. Ils n’ont même pas le courage de tenter un effort. Ils passent leur temps à se lamenter sur le bon vieux temps. Prenez… eh bien ! prenez pour ainsi dire tous les gens du comté, excepté mon Alex et ma petite Sally, excepté vous, Jim Tarleton et ses filles et quelques autres. Le reste dégringole. Que voulez-vous, ils n’ont pas de sève, ils n’ont pas assez de cran pour redresser la tête. Ces gens-là, en dehors de leur argent et de leurs nègres, ils n’existaient pas. Maintenant qu’ils ont perdu leur fortune et leurs esclaves, ils ne sont plus rien. Dans une génération, ce ne seront plus que des paysans.

— Vous oubliez les Wilkes.

— Non, je ne les oublie pas. Si je n’ai pas parlé d’eux, c’est par simple politesse, car Ashley et les siens vivent sous votre toit. Mais puisque vous avez amené la conversation sur eux… Regardez-les donc ! D’après ce que j’ai entendu dire, India est déjà une vieille fille racornie. Elle joue les veuves éplorées parce que Stu Tarleton a été tué, elle ne fait rien pour l’oublier et ne se met même pas en campagne pour dénicher un autre homme. Bien entendu, elle n’est plus toute jeune, mais si elle voulait s’en donner la peine elle finirait par découvrir un veuf âgé chargé d’une nombreuse famille. Et la pauvre Honey, Dieu sait pourtant si elle voulait se marier ! mais, dame, avec sa tête de linotte, ce sera dur ! Et Ashley, regardez-le !

— Ashley est un homme remarquable, commença Scarlett avec chaleur.

— Je n’ai jamais dit le contraire, mais il a l’air aussi désemparé qu’une tortue sur le dos. Si jamais la famille Wilkes se tire de ce mauvais pas, ce sera bien grâce à Melly, mais certainement pas à Ashley.

— Melly ! Voyons, madame ! Que dites-vous là ? J’ai vécu assez longtemps avec Melly pour savoir qu’elle ne tient pas debout et qu’elle a peur de tout.

— Elle a peut-être peur de tout, mais je vous prie de croire que, si le moindre danger menaçait son Ashley ou son fils, tous les gouvernements yankees du monde ne la feraient pas reculer. Sa façon de s’y prendre n’est pas la même que la vôtre, Scarlett, ni que la mienne non plus. Melly se conduit comme se fût conduite votre mère si elle avait vécu. Oui, Melly me rappelle votre mère, quand elle était jeune… C’est peut-être bien elle qui sortira la famille Wilkes de l’ornière.

— Oh ! Melly est une petite sotte pleine de bonnes intentions, mais vous êtes très injuste envers Ashley. Il est… !

— À d’autres, ma petite ! En dehors de ses livres, Ashley n’est bon à rien. Ce n’est pas ça qui permet à un homme de se sortir d’un guêpier comme celui dans lequel nous sommes tous fourrés. Je me suis laissé dire qu’il n’y avait personne de moins doué que lui pour manier la charrue. Voyez un peu la différence avec mon Alex ! Avant la guerre, Alex était un propre à rien. Dans le genre dandy, on ne faisait pas mieux. Il ne pensait qu’à acheter des cravates, à s’enivrer, à se battre ou à courir après des filles qui ne valaient pas plus cher que lui. Mais regardez-le maintenant ! Il s’est initié à la culture parce que c’était nécessaire. Sans cela, il serait mort de faim et nous aussi. Aujourd’hui, c’est lui qui fait pousser le meilleur coton du comté… parfaitement, ma petite ! Son coton est bien supérieur à celui de Tara, voyons !… il a appris également à soigner les porcs et les poulets. Ha ! ha ! c’est un garçon merveilleux malgré son mauvais caractère. Il attend son heure. Il sait s’adapter aux circonstances et, quand nous en aurons fini avec cette malheureuse reconstruction, vous verrez qu’il sera aussi riche que son père ou son grand-père. Mais Ashley… »

Scarlett était outrée de ce manque d’égards pour Ashley.

« Tout cela ne m’intéresse guère, fit-elle d’un ton glacial.

— C’est dommage, riposta la grand-mère en lui décochant un regard acéré. Oui, c’est dommage et c’est même étonnant, car, en somme, vous avez adopté la même façon de procéder depuis votre départ pour Atlanta. Oh ! si, si ! Nous avons beau être enterrés dans notre trou, nous avons entendu raconter comment vous vous y preniez pour faire cracher leur argent aux Yankees, aux nouveaux riches et aux Carpetbaggers. Vous ne donnez pas l’impression de rester les deux pieds dans le même sabot. C’est parfait. Tirez d’eux tout ce que vous pourrez. Seulement, quand vous aurez assez d’argent, rompez avec eux. Des relations de ce genre ne pourraient que vous nuire à la longue. »

Scarlett regarda la vieille dame en fronçant les sourcils. Elle n’arrivait toujours pas à pénétrer le sens de son discours et, en outre, elle lui en voulait d’avoir comparé Ashley à une tortue sur le dos.

« Je crois que vous vous méprenez sur Ashley, dit-elle brusquement.

— Vous manquez de finesse, ma petite.

— C’est vous qui le dites ! lança Scarlett en regrettant de ne pas pouvoir gifler la vieille dame.

— Je sais, je sais, quand il s’agit de dollars, vous êtes tout à fait à la hauteur. Vous avez une tournure d’esprit qui ressemble plutôt à celle d’un homme, mais vous êtes dépourvue de subtilité féminine. Quand il s’agit de porter un jugement sur les gens, vous ne valez plus rien. »

Les yeux de Scarlett étincelèrent.

« Vous voilà folle de rage, constata la grand-mère avec un sourire. Allons, c’est exactement ce que je recherchais.

— Vraiment ? et pourquoi donc, je vous prie ?

— Pour une foule d’excellentes raisons. »

La grand-mère s’appuya au dossier de sa chaise et Scarlett se rendit compte tout à coup qu’elle paraissait très fatiguée et incroyablement âgée. Elle serrait son éventail de sa petite main décharnée, jaune et cireuse comme celle d’une morte.

Scarlett sentit fondre sa colère. Elle se pencha en avant et prit une des mains de la vieille dame dans la sienne.

« Vous avez une façon délicieuse de mentir, fit-elle. Vous ne pensiez pas un mot de ce que vous m’avez dit. C’est pour détourner mon esprit de papa, que vous m’avez raconté tout cela, n’est-ce pas ?

— N’essayez pas de jouer au plus fin avec moi, conseilla la grand-mère en retirant sa main. Oui, c’est en partie pour cette raison que je vous ai tenu ce discours, mais c’est en partie aussi parce que je voulais vous dire quelques vérités, bien que vous soyez trop bête pour comprendre. »

Néanmoins, elle sourit et prononça ces derniers mots sans aucune acrimonie. Scarlett ne lui en voulut plus du tout d’avoir parlé d’Ashley en mauvais termes, puisqu’elle-même reconnaissait ne pas avoir pensé tout ce qu’elle avait dit.

« Merci quand même. C’est gentil de m’avoir changé les idées… et je suis heureuse de savoir que vous êtes de mon avis au sujet de Will et de Suellen, même… même si d’autres personnes ne m’approuvent pas. »

Mme Tarleton revint, chargée de deux verres de petit-lait. Elle n’avait aucune aptitude pour les travaux domestiques et les deux verres débordaient.

« Il a fallu que j’aille jusqu’à la serre, déclara-t-elle. Buvez vite. Les gens reviennent du cimetière. Dites-moi, Scarlett, allez-vous laisser pour de bon Suellen épouser Will ? Ce n’est pas qu’elle soit trop bien pour lui, non, non, mais enfin, Will n’est qu’un paysan et… »

Les regards de Scarlett et de la grand-mère se rencontrèrent. La même petite flamme malicieuse s’alluma au fond de leurs yeux.