XVII

Le mois de mai arriva, un mois de mai chaud et sec qui flétrissait les boutons de fleurs, et les Yankees, sous les ordres du général Sherman, étaient de nouveau en Géorgie, au-dessus de Dalton, à cent milles au nord-ouest d’Atlanta. Le bruit circulait qu’une grande bataille était imminente de ce côté, le long de la frontière de la Géorgie et du Tennessee. Les Yankees concentraient leurs effectifs en vue d’une attaque contre la ligne Ouest-Atlantique, celle qui reliait Atlanta au Tennessee, puis contre celle de l’Ouest, que les troupes sudistes avaient empruntée l’automne précédent pour courir à la victoire de Chickamauga.

Néanmoins, la perspective d’une bataille aux environs de Dalton n’impressionnait pas outre mesure les habitants d’Atlanta. Le point de ralliement des Yankees se trouvait seulement à quelques milles au sud-est du champ de bataille de Chickamauga. Ils avaient déjà été repoussés, lorsqu’ils avaient tenté de franchir les cols de cette région montagneuse et ils seraient à coup sûr repoussés une fois encore.

Atlanta et toute la Géorgie avec elle savaient que la Confédération attachait bien trop d’importance à cet État pour que le général Joe Johnston laissât les Yankees s’y éterniser. Le vieux Joe et son armée ne toléreraient même pas qu’un seul Yankee s’aventurât au sud de Dalton, car il était indispensable que les Sudistes eussent leurs coudées franches en Géorgie. Cet État qui n’avait point souffert de la guerre était le grenier, l’atelier et l’entrepôt de la Confédération. C’était lui qui fabriquait en grande partie la poudre et les armes dont se servait l’armée, ainsi que la plupart des tissus de coton ou de laine. Entre Atlanta et Dalton s’élevait la ville de Rome avec sa fonderie de canons et ses autres industries et les villes d’Etowah et d’Allatoona avec les plus grandes aciéries au sud de Richmond. Enfin, à Atlanta même étaient groupées non seulement des usines où l’on fabriquait des revolvers et des selles, des tentes et des munitions, mais aussi les laminoirs les plus importants de tout le Sud, les ateliers des principales compagnies de chemin de fer et de gigantesques hôpitaux. Et c’était à Atlanta que se croisaient quatre lignes dont dépendait l’existence même du Sud.

Ainsi personne ne prenait les choses au tragique. Après tout, Dalton était loin, là-haut du côté du Tennessee. On s’était battu pendant trois ans dans le Tennessee et les gens s’étaient habitués à considérer cet État comme un champ de bataille éloigné, presque aussi éloigné que la Virginie ou le Mississippi. D’ailleurs, entre les Yankees et Atlanta, le vieux Joe et ses hommes faisaient rempart et tout le monde savait qu’après le général Lee il n’y avait pas de plus grand général que Johnston, maintenant que Stonewall Jackson était mort.

Par une chaude soirée de mai, le docteur Meade, assis sous la véranda de tante Pitty, résuma le point de vue de la population civile en déclarant qu’Atlanta n’avait rien à redouter, car le général Johnston se dressait dans les montagnes comme un bastion de fer. Son auditoire l’écouta avec des sentiments divers, car tous ceux qui, réunis sous cette véranda, se balançaient tranquillement dans leur rocking-chair et suivaient dans le crépuscule le vol magique des premières lucioles de la saison, nourrissaient de lourdes pensées. La main posée sur le bras de Phil, Mme Meade souhaitait que son mari eût raison. Elle savait que Phil serait obligé de partir si la zone de combat se rapprochait. Il avait seize ans maintenant et on l’avait enrôlé dans la garde locale. Fanny Elsing, pâle et les yeux cernés depuis Gettysburg, essayait de repousser loin d’elle l’image déchirante qui l’obsédait depuis plusieurs mois, l’image du lieutenant Dallas McLure agonisant sous la pluie, pendant la longue et terrible retraite du Maryland, dans une charrette cahotante tirée par un bœuf.

Le capitaine Carey Ashburn souffrait de son bras invalide et broyait du noir en constatant une fois de plus que la cour qu’il faisait à Scarlett en était au point mort. Il en était ainsi depuis qu’on avait appris qu’Ashley Wilkes était prisonnier, mais il ne venait pas à l’idée du capitaine d’établir un rapprochement entre les deux événements. Scarlett et Mélanie songeaient toutes deux à Ashley comme elles le faisaient toujours quand des devoirs urgents ou la nécessité d’entretenir la conversation ne les détournaient pas de leur rêverie. « Il doit être mort, sans quoi nous aurions eu de ses nouvelles », se disait douloureusement Scarlett. « Il ne peut pas être mort. Je le saurais… je sentirais bien en moi s’il était mort », ne cessait de se répéter Mélanie, qui luttait désespérément contre la peur. Ses longues jambes nonchalamment croisées comme pour mieux montrer ses bottes élégantes, Rhett Butler, le visage impénétrable, se prélassait dans l’ombre. Pelotonné dans ses bras, Wade sommeillait tout en serrant entre ses petits doigts une aile de volaille bien grattée. Scarlett autorisait toujours Wade à se coucher tard quand Rhett venait, car le timide enfant raffolait de lui et Rhett – qui l’eût dit ? – semblait raffoler de Wade. D’ordinaire, la présence de l’enfant importunait Scarlett, mais dans les bras de Rhett il était d’une sagesse exemplaire. Quant à tante Pitty, elle avait grand-peine à étouffer un hoquet, car le coq qu’on avait servi au dîner était un vieil oiseau coriace.

Ce matin-là, tante Pitty avait décidé à regret qu’il valait mieux tuer le patriarche avant qu’il mourût de vieillesse ou s’ennuyât trop de son harem mangé depuis longtemps. Depuis des jours il se promenait la crête basse dans le poulailler désert, et bien trop abattu pour avoir la force de chanter. Après que l’oncle Peter lui eut tordu le cou, tante Pitty, prise de remords à la pensée qu’elle allait se régaler en famille alors que tant de ses amis n’avaient pas mangé de poulet depuis des semaines, proposa de lancer des invitations à dîner. Mélanie, qui en était maintenant à son cinquième mois de grossesse et avait depuis des semaines renoncé à se montrer ou à recevoir, fut horrifiée de ce projet. Mais, pour une fois, tante Pitty déploya de l’énergie. Ce serait tout de même trop égoïste de manger seules le coq et, pour peu que Mélanie voulût bien remonter légèrement l’arceau supérieur de sa crinoline, on ne remarquerait rien du tout, d’autant moins que Mélanie était fort plate de poitrine.

« Mais voyons, tante, je ne veux voir personne quand Ashley…

— Ce n’est pas comme si Ashley était… avait disparu », fit tante Pitty d’une voix chevrotante, car, en elle-même, elle était certaine de la mort d’Ashley. « Il respire aussi bien que toi et ça ne te fera pas de mal de voir du monde. Tiens, je m’en vais inviter Fanny Elsing. Mme Elsing m’a suppliée de faire quelque chose pour la distraire un peu et lui faire voir des gens…

— Mais, tante, c’est cruel de la forcer à sortir, alors que le pauvre Dallas n’est mort que depuis…

— Voyons, Mélanie, tu vas me vexer, je vais pleurer si tu te mets à discuter avec moi. Je suis ta tante et je sais ce que je veux. J’entends donner une réception. »

Ainsi tante Pitty donna sa réception et, à la dernière minute, se présenta un invité sur lequel elle ne comptait point et qu’elle ne désirait pas davantage. Au moment précis où l’odeur du coq rôti se répandait dans la maison, Rhett Butler, de retour d’un de ses mystérieux voyages, frappa à la porte, une grosse boîte de bonbons sous le bras et la bouche pleine de compliments à l’adresse de tante Pitty. Il ne restait plus qu’à l’inviter, et pourtant la vieille demoiselle savait ce que le docteur et Mme Meade pensaient de lui et combien Fanny en voulait à tous ceux qui ne portaient pas l’uniforme. Ni les Meade ni les Elsing ne lui eussent adressé la parole dans la rue, mais dans une maison amie ils étaient contraints d’être polis avec lui. D’ailleurs, il se trouvait plus que jamais sous la protection de la fragile Mélanie. Après qu’il se fut employé à obtenir des nouvelles d’Ashley, elle avait annoncé à tout le monde qu’elle le recevrait chez elle jusqu’à la fin de ses jours, et quoi qu’on pût lui reprocher.

Les appréhensions de tante Pitty s’apaisèrent quand elle s’aperçut que Rhett était dans un bon jour. Il entoura Fanny de tant de prévenances délicates que la jeune fille finit par lui sourire ; et le dîner se passa fort bien. Ce fut un repas princier. Carey Ashburn avait apporté un peu de thé qu’il avait trouvé dans la blague à tabac d’un prisonnier yankee, et tout le monde en but une tasse légèrement imprégnée d’un arrière-goût de nicotine. Chacun mangea un petit morceau du vieil oiseau coriace qu’entourait une garniture fort honnête de maïs et d’oignons et eut un bol de pois séchés, du riz et de la sauce en abondance, quoique celle-ci fût restée trop claire faute de farine pour la lier. Au dessert on servit une charlotte de patates douces que suivirent les bonbons apportés par Rhett et, lorsque Rhett eut offert aux messieurs de véritables cigares de la Havane qu’ils se mirent à fumer tout en dégustant un verre de vin de mûres, tout le monde convint que c’était là un festin digne de Lucullus.

Après que les messieurs eurent rejoint les dames sous la véranda, on se mit à parler de la guerre. Désormais on ne faisait plus que parler de la guerre. Quels que fussent les sujets de conversation, il était toujours question de la guerre, de la guerre sous tous les aspects qu’elle revêtait : idylles, mariages, décès dans les hôpitaux, morts sur le champ de bataille, incidents survenus dans les champs, pendant les marches ou en plein combat, actes de bravoure ou de lâcheté, gaieté, tristesse, privations, espoirs. L’espoir, toujours l’espoir. L’espoir ferme, inébranlable malgré les défaites de l’été passé.

Lorsque le capitaine Ashburn eut annoncé que, sur sa demande, on lui avait accordé la permission de rejoindre l’armée à Dalton, les dames contemplèrent son bras ankylosé avec des regards extasiés et dissimulèrent leur fierté d’avoir pour ami un homme aussi brave en déclarant qu’il ne pouvait pas partir, sans quoi elles n’auraient plus personne pour chevalier servant.

« Bah ! il ne sera pas absent longtemps, fit le docteur Meade en prenant le jeune Carey par l’épaule. Une petite escarmouche et les Yankees s’enfuiront à la débandade dans le Tennessee. Et, une fois là-bas, le général Forrest se chargera d’eux. Vous, mesdames, n’ayez aucune crainte, le général Johnston et son armée se dressent dans les montagnes comme un rempart de fer. Oui, comme un rempart de fer, répéta-t-il en savourant sa phrase. Sherman ne passera jamais. Il ne pourra jamais déloger le vieux Joe. »

Les dames sourirent en signe d’approbation, car la moindre des affirmations du docteur Meade passait pour vérité incontestable. Après tout, les hommes s’entendaient bien mieux à ces questions-là que les femmes et, s’il disait que le général Johnston était un rempart de fer, ce devait être exact. Seul Rhett prit la parole. Il n’avait rien dit depuis le dîner, et, assis dans la pénombre, il s’était contenté de suivre la conversation tandis que l’enfant dormait contre son épaule.

« Ne dit-on pas que Sherman dispose de plus de cent mille hommes maintenant qu’il a reçu ses renforts ? »

Le docteur lui répondit sèchement. Depuis qu’il s’était vu obligé de dîner avec cet homme pour lequel il avait une farouche antipathie, sa patience était soumise à rude épreuve. Sans le respect qu’il devait à tante Pittypat, il n’aurait pas pris la peine de déguiser ses sentiments.

« Eh bien, monsieur ?

— Je crois que le capitaine Ashburn a dit il y a un instant que le général Johnston n’avait que quarante mille hommes, y compris les déserteurs que la dernière victoire a incités à reprendre du service.

— Monsieur ! s’exclama Mme Meade, indignée. Il n’y a pas de déserteurs dans l’armée confédérée.

— Je vous prie de m’excuser, dit Rhett avec une feinte humilité. Je voulais parler de ces milliers de permissionnaires qui ont oublié de rejoindre leurs régiments et de ceux qui, guéris de leurs blessures depuis six mois, sont restés chez eux à s’occuper de leurs affaires ou à faire les labours de printemps. »

Ses yeux étincelaient et Mme Meade se mordit la lèvre. Scarlett eut envie de rire de sa mine déconfite et de la façon dont Rhett lui avait rabattu le caquet. Des centaines d’hommes cachés dans les marais et dans les montagnes échappaient à la prévôté. C’étaient ceux qui prétendaient que la guerre était déclarée par les riches mais faite par les pauvres. Mais, encore bien plus nombreux étaient ceux qui, bien que figurant comme déserteurs aux rôles des compagnies, n’avaient pas l’intention de déserter d’une manière permanente. C’étaient ceux qui avaient attendu en vain une permission depuis trois ans et qui recevaient de chez eux des lettres remplies de fautes d’orthographe : « On a fin. Y aura pas de récolte cet année… Y a personne pour charruer. On a fin… Les hommes de l’intendance y z’ont pris les cochons de lait… On n’a pas eu d’argent de toi depuis des mois… On mange que des pois sec. »

Le chœur se faisait plus insistant : « Nous avons faim, ta femme, tes enfants, tes parents ont faim. Quand cela finira-t-il ? Quand rentreras-tu ? Nous avons faim, nous avons faim. » Lorsqu’on refusait aux soldats de partir en permission, de quitter les rangs de l’armée qui s’éclaircissaient rapidement, les hommes se passaient d’autorisation et rentraient chez eux labourer leur lopin de terre, planter leur récolte, réparer leur maison, relever leurs clôtures. Lorsque leurs officiers, qui comprenaient la situation, prévoyaient une bataille sérieuse, ils leur écrivaient et leur demandaient de rejoindre leur compagnie tout en promettant de ne pas les inquiéter. En général, les hommes revenaient quand ils s’étaient assurés que leur famille ne mourrait pas de faim pendant quelques mois encore. Les « permissions de labours » n’étaient pas considérées du même œil que la désertion en face de l’ennemi, mais elles n’en affaiblissaient pas moins l’armée.

Le docteur Meade, sur un ton glacial, mit un terme au silence gênant.

« Capitaine Butler, la différence numérique entre nos troupes et les troupes yankees n’est jamais entrée en ligne de compte. Un confédéré vaut douze Yankees. »

Les dames approuvèrent de la tête. Tout le monde savait cela.

« C’était exact au début des hostilités, remarqua Rhett. Il se peut que ce soit encore vrai à condition que les soldats confédérés aient des cartouches, des chaussures et le ventre plein. Qu’en pensez-vous, capitaine Ashburn ? »

Sa voix restait douce et conservait son accent d’humilité. Carey Ashburn avait l’air bien malheureux. Lui aussi avait une profonde antipathie pour Rhett Butler, et il eût bien volontiers épousé la cause du docteur, mais il ne pouvait pas mentir. La raison pour laquelle il avait demandé son transfert au front, malgré son bras estropié, c’était qu’à l’encontre de la population civile, il comprenait fort bien la gravité de la situation. Bon nombre d’hommes clopinant sur un pilon de bois, bon nombre de borgnes, d’amputés d’un bras ou de plusieurs doigts quittaient sans bruit les services d’intendance, les hôpitaux, les chemins de fer ou les postes pour rejoindre leurs anciennes unités combattantes. Ils savaient que le vieux Joe avait besoin du concours de tous.

Carey Ashburn se tut et le docteur Meade, perdant son sang-froid, gronda : « Nos hommes ont déjà combattu sans chaussures et le ventre vide et ils ont remporté des victoires ! Ils continuent de se battre et de remporter des victoires ! Je vous le dis. On ne peut déloger le général Johnston. Depuis les temps les plus reculés, les montagnes ont toujours été le refuge et les forteresses des peuples envahis. Pensez-y… Pensez aux Thermopyles ! »

Scarlett eut beau réfléchir, le nom des Thermopyles n’évoqua rien en elle.

« N’ont-ils pas péri jusqu’au dernier, aux Thermopyles, docteur ? » questionna Rhett avec une moue qui trahissait une forte envie de rire.

« Est-ce une insulte, jeune homme ?

— Docteur ! Je vous en prie ! Vous ne me comprenez pas. Je cherchais simplement à me renseigner. Mes souvenirs d’histoire ancienne sont plutôt vagues.

— S’il le faut, notre armée périra jusqu’au dernier homme avant de permettre aux Yankees de pénétrer plus loin en Géorgie, dit le docteur d’un ton aigre. Mais ce ne sera pas nécessaire. Une escarmouche, et nos soldats les balaieront hors de Géorgie. »

Tante Pitty se leva en hâte et demanda à Scarlett de vouloir bien chanter quelque chose. Elle voyait que la conversation prenait rapidement une tournure orageuse. En invitant Rhett à dîner, elle s’était bien doutée que les choses se gâteraient. Les choses se gâtaient toujours quand il était là. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que Scarlett pouvait bien trouver d’attirant chez cet homme ? Comment la chère petite Melly pouvait-elle bien prendre sa défense ?

Tandis que Scarlett, docile, se dirigeait vers le salon, le silence s’abattit sous la véranda. À travers ce silence on sentait une lourde hostilité contre Rhett. Comment pouvait-on ne pas croire de tout son cœur, de toute son âme à l’invincibilité du général Johnston et de ses hommes ? Croire était un devoir sacré. Et ceux qui étaient assez traîtres pour ne pas croire devaient au moins avoir la décence de se taire.

Scarlett plaqua quelques accords sur le piano et d’une voix douce et triste, se mit à chanter les couplets d’une chanson populaire :

 

Dans la salle blanche d’un hôpital de guerre

Où gisent sur le dos les morts et les mourants

Blessés par une balle ou l’éclat d’un obus,

Un jour, on apporta l’amoureux d’une femme.

 

L’amoureux d’une femme ! Si vaillant et si jeune !

Il avait sur le front, sur son visage pâle

Que bientôt voilerait la poudre du tombeau

Le reflet attardé de sa grâce enfantine[25].

 

« Les boucles d’or s’emmêlent et se trempent de sueur », larmoya Scarlett de sa voix de soprano mal assurée. Fanny se leva à demi et murmura d’un ton plaintif : « Chantez-nous autre chose ! »

Le piano se tut brusquement. Puis, Scarlett, revenue de sa gêne et de sa surprise, entonna les premières mesures de La tunique grise et s’arrêta sur une fausse note en se rappelant que ce morceau était lugubre lui aussi. Elle ne savait que jouer. Dans tout son répertoire, il n’était question que de mort, d’adieux et de larmes.

Rhett se dressa d’un bond, posa Wade sur les genoux de Fanny et passa au salon.

« Jouez-nous Mon vieux pays de Kentucky[26] », proposa-t-il, et Scarlett, reconnaissante, ne se fit pas prier.

Accompagnée par l’excellente basse de Rhett, elle attaqua le premier couplet, et ceux qui étaient sous la véranda se sentirent soulagés, bien que ce chant ne fût pas particulièrement gai lui non plus.

 

La prédiction du docteur Meade se réalisa… dans une certaine mesure. Johnston se dressa bien comme un rempart de fer dans les montagnes au-dessus de Dalton. Il résista avec tant de fermeté, il s’opposa si farouchement au désir de Sherman de déboucher dans la vallée qui menait vers Atlanta qu’enfin les Yankees se retirèrent et se concertèrent. Comme ils ne pouvaient songer à forcer les lignes grises en les attaquant de front, ils se déployèrent en éventail et franchirent les cols à la faveur de la nuit dans l’espoir de prendre Johnston à revers et de couper la voie ferrée derrière lui à Resaca, localité à quinze milles au-dessous de Dalton.

Le précieux ruban d’acier était en danger. Les Confédérés abandonnèrent les positions auxquelles ils s’étaient désespérément accrochés et, à la lueur des étoiles, gagnèrent Resaca à marches forcées par la route la plus directe. Lorsque les Yankees, dévalant les collines, fondirent sur eux, les Sudistes les attendaient. Ils avaient eu le temps de se retrancher derrière des parapets hâtivement construits, leurs batteries étaient en place, leurs baïonnettes luisaient tout comme elles avaient lui à Dalton.

Quand les premiers blessés de Dalton arrivèrent et annoncèrent d’une manière pas toujours cohérente que le vieux Joe avait battu en retraite sur Resaca, Atlanta fut surprise et un peu troublée. On eût dit qu’un petit nuage venait d’apparaître au nord-ouest, un nuage noir, signe avant-coureur d’un orage d’été. Où le général avait-il donc la tête ? Comment pouvait-il laisser les Yankees avancer encore de dix-huit milles en Géorgie ? Ainsi que l’avait dit le docteur Meade, les montagnes étaient une forteresse naturelle. Pourquoi le vieux Joe n’y avait-il pas retenu les Yankees ?

Johnston se battit comme un lion à Resaca et repoussa une fois de plus les Yankees, mais Sherman, employant le même mouvement tournant, déploya son armée en demi-cercle, traversa l’Oostanaula, prit de nouveau les confédérés de flanc et atteignit la voie ferrée. Les soldats gris abandonnèrent les trous qu’ils avaient creusés à même la terre rouge et volèrent au secours de leur chemin de fer. Épuisés par le manque de sommeil, harassés par les marches et les combats, le ventre creux, toujours le ventre creux, ils descendirent la vallée le plus vite qu’ils purent. Ils atteignirent la petite ville de Calhoun, à six milles au-dessous de Resaca, avant les Yankees, s’y retranchèrent et furent de nouveau en état de subir leur assaut quand les ennemis se présentèrent. On se battit. Il y eut de farouches engagements. Les Yankees furent repoussés. Les Confédérés n’en pouvaient plus. Ils imploraient qu’on leur laissât un peu de répit, un peu de repos. Mais il n’y eut point de trêve. Inexorable, Sherman avançait toujours. Son armée dessinait une large courbe autour de l’armée confédérée. Pas à pas Sherman avançait, obligeant encore les Sudistes à battre en retraite pour défendre la voie ferrée derrière eux.

Les Confédérés dormaient en marchant. La plupart étaient trop anéantis par la fatigue pour avoir la force de penser, mais, lorsqu’ils pensaient, ils faisaient confiance au vieux Joe. Ils savaient bien qu’ils battaient en retraite, mais ils savaient qu’ils n’avaient pas essuyé de défaite. Ils manquaient tout simplement d’hommes pour maintenir leurs positions et empêcher le mouvement tournant de Sherman. Ils avaient le dessus chaque fois que les Yankees acceptaient le combat. Comment se finirait cette retraite, ils n’en savaient rien. Mais le vieux Joe, lui, savait ce qu’il faisait et cela leur suffisait. Il avait effectué sa retraite de main de maître, car ils n’avaient pas perdu beaucoup d’hommes et les pertes des Yankees en tués et en prisonniers atteignaient un chiffre élevé. Ils n’avaient même pas perdu un fourgon et n’avaient dû abandonner que quatre canons. Et puis ils avaient toujours le chemin de fer derrière eux, ils ne l’avaient pas encore perdu. Malgré toutes ses attaques de front, ses charges de cavalerie et ses mouvements tournants, Sherman n’avait pas réussi à mettre la main dessus.

Le chemin de fer ! Il était encore à eux, ce mince ruban d’acier qui serpentait le long de la vallée ensoleillée et descendait vers Atlanta. Là où les hommes se couchaient pour dormir un peu ils voyaient luire faiblement les rails à la clarté des étoiles. Là où les hommes se couchaient pour mourir dans la buée de chaleur qui montait autour d’eux, leurs yeux hagards apercevaient avant de se refermer les rails étincelants sous le soleil implacable.

À mesure qu’ils reculaient dans la vallée, ils entraînaient dans leur marche une armée de réfugiés. Planteurs et fermiers, riches et pauvres, blancs et noirs, femmes et enfants, vieillards, moribonds, infirmes, blessés, femmes à la veille d’accoucher, tous refluaient vers Atlanta, en train, à pied, à cheval, dans des voitures et des chariots où s’entassaient les malles, les meubles et les ustensiles de ménage. Précédant de cinq milles l’armée en retraite, les réfugiés firent halte à Resaca, à Calhoun, à Kingston, espérant à chacune de ces étapes apprendre qu’on avait repoussé les Yankees et qu’ils pourraient retourner chez eux. Mais il n’était pas question de reprendre en sens inverse la route ensoleillée. Les troupes grises passaient devant des maisons vides, des fermes désertes, des cases abandonnées dont les portes étaient entrebâillées… De-ci, de-là, des femmes demeurées chez elles avec une poignée d’esclaves effrayés s’avançaient sur la route pour encourager les soldats, apporter des seaux d’eau tirée du puits à ceux qui avaient soif, panser les blessés, enterrer les morts dans la sépulture de famille. Mais la vallée ensoleillée était entièrement abandonnée, désolée, et les récoltes privées de soins se desséchaient dans les champs.

De nouveau pris de flanc à Calhoun, Johnston se replia sur Adairsville, où il y eut de vifs engagements, puis sur Cassville, puis au sud de Cartersville. Et l’ennemi, parti de Dalton, avait ainsi fait un bond de cinquante-cinq milles. À New Hope Church, à quinze milles au-delà, le long de la route chaudement disputée, les soldats gris, bien décidés à résister, se mirent à creuser des retranchements. Sans trêve ni repos, pareilles à un serpent monstrueux déroulant ses anneaux et jetant son venin, les lignes bleues se lancèrent à l’assaut et frappèrent, frappèrent, au mépris des files de blessés qu’elles étaient obligées d’évacuer. Pendant onze jours, à New Hope Church, on ne cessa de se battre avec l’énergie du désespoir. Tous les assauts yankees furent repoussés avec des pertes sanglantes. Pourtant Johnston, une fois encore pris de flanc, retira à quelques milles en arrière ses troupes qui s’amenuisaient.

Les Confédérés perdirent beaucoup d’hommes à New Hope Church. Des trains entiers déversèrent à Atlanta leur chargement de blessés et la ville fut épouvantée. Jamais, même après la bataille de Chickamauga, la ville n’avait vu tant de blessés. Les hôpitaux étaient combles et l’on entassait les hommes à même le plancher dans les boutiques vides ou sur des balles de coton dans les entrepôts. Les hôtels, les pensions de famille, les maisons particulières étaient remplis de malades. Tante Pitty avait beau protester qu’il était inconvenant d’héberger des inconnus chez elle alors que Mélanie était dans une position délicate et que la vue de toutes ces misères risquait de faire accoucher sa nièce avant terme, elle dut faire comme tout le monde. Mélanie remonta un peu le dernier arceau de sa crinoline pour dissimuler sa taille qui s’alourdissait et les blessés envahirent la maison de briques. Pendant des heures et des heures on cuisina, on souleva les hommes sur leur lit, on les changea de place, on les éventa. Pendant des heures et des heures, on enroula des bandes, on fit de la charpie ; les nuits moites se succédèrent sans qu’il fût possible de dormir à cause des hommes qu'on entendait délirer. Finalement, la ville qui étouffait se trouva dans l’impossibilité de soigner un plus grand nombre de blessés dont le surplus fut dirigé sur les hôpitaux de Macon et d’Augusta.

Cette avalanche de blessés qui ramenaient de mauvaises nouvelles, le flot grandissant de réfugiés qui se répandait dans une ville déjà surpeuplée mirent le comble à l’effervescence d’Atlanta. Le petit nuage noir à l’horizon n’avait pas tardé à se transformer en un gros nuage lugubre, annonciateur d’un orage prochain.

Personne n’avait perdu sa foi en l’invincibilité des troupes, mais les civils tout au moins avaient perdu confiance dans le général. New Hope Church n’était qu’à trente-cinq milles d’Atlanta. En trois semaines le général avait dû reculer de trente-cinq milles. Pourquoi ne résistait-il pas aux Yankees au lieu de battre continuellement en retraite ? C’était un fou, pire qu’un fou. Les vieux barbons de la garde locale et les membres de la milice, bien en sûreté à Atlanta, déclaraient avec force qu’ils auraient beaucoup mieux mené la campagne et, à l’appui de leurs dires, dessinaient des cartes sur les nappes. Comme ses rangs se clairsemaient et qu’il était contraint de reculer encore, le général lança un appel pathétique au gouverneur Brown pour lui demander ces mêmes hommes, mais les troupes de l’État n’eurent pas lieu de s’alarmer. Après tout, le gouverneur avait refusé ses hommes à Jeff Davis, pourquoi donnerait-il satisfaction au général ?

Se battre, reculer ! Se battre, reculer ! Pendant vingt-cinq jours et sur une distance de soixante-dix milles, les Confédérés s’étaient battus presque sans arrêt. Maintenant les troupes grises tournaient le dos à New Hope Church, souvenir noyé dans une brume hallucinante de souvenirs analogues : chaleur, poussière, faim, fatigue, clac-clac des pas sur les routes aux ornières rouges, floc-floc des pas dans la boue rouge, retraite, retranchement, bataille… bataille, retranchement, bataille. New Hope Church fut une vision d’enfer ainsi que Big Shanty où les Confédérés firent front aux Yankees et luttèrent comme des démons. Mais on avait beau combattre les Yankees jusqu’à ce que les champs fussent bleus de morts, il y avait toujours d’autres Yankees, de nouveaux Yankees ; au sud-est, les lignes bleues dessinaient toujours cette courbe sinistre qui menaçait l’arrière-garde confédérée, la voie ferrée et Atlanta !

De Big Shanty, les troupes exténuées et privées de sommeil se replièrent vers les monts Kennesaw, non loin de la petite ville de Marietta et là, sur un front de dix milles, se déployèrent en demi-cercle. Le long des pentes abruptes du mont, elles creusèrent des trous pour les fantassins, et établirent leurs batteries sur la hauteur. Jurant, sacrant, les hommes en nage hissèrent les lourds canons au sommet de précipices que les mules ne pouvaient remonter. Des courriers et des blessés apportèrent des nouvelles rassurantes aux habitants d’Atlanta saisis de peur. Les hauts de Kennesaw étaient imprenables. Il en allait de même pour le mont du Pin et le mont Perdu, qu’on avait également fortifiés. Les Yankees ne pourraient pas déloger les hommes du vieux Joe et il leur serait presque impossible maintenant de les prendre de flanc, car les batteries postées sur les montagnes commandaient toutes les routes dans un rayon de plusieurs milles. Atlanta respira, mais…

Mais les monts Kennesaw n’étaient qu’à vingt-deux milles.

Le jour où les premiers blessés des monts Kennesaw arrivèrent à Atlanta, la voiture de Mme Merriwether s’arrêta devant la maison de tante Pitty à l’heure inouïe de sept heures du matin, et le noir oncle Levi fit dire à Scarlett de s’habiller immédiatement pour se rendre à l’hôpital. Fanny Elsing et les sœurs Bonnel, tirées d’un sommeil bienfaisant, bâillaient sur la banquette arrière et la mama des Elsing, un panier de bandes fraîchement lavées sur les genoux, était assise près du cocher et bougonnait. Scarlett se leva de mauvaise grâce. Elle avait dansé jusqu’à l’aube au bal de la Garde locale et ses pieds étaient las. Elle maudit en silence l’infatigable Mme Merriwether, les blessés, la Confédération du Sud en entier, tandis que Prissy boutonnait sur elle sa robe de calicot la plus vieille et la plus délabrée, celle qu’elle portait pour travailler à l’hôpital. Après avoir avalé l’amer brouet de maïs et les patates douces séchées qui tenaient lieu de petit déjeuner, elle descendit et alla rejoindre les jeunes femmes.

Scarlett en avait par-dessus la tête de soigner les malades. Ce jour-là, sans plus tarder, elle dirait à Mme Merriwether qu’Ellen lui avait écrit de venir la voir. Ce fut peine perdue, car cette estimable dame, les manches retroussées, sa plantureuse personne drapée dans un vaste tablier, lui décocha un regard sévère et dit : « Je ne veux plus entendre ces sornettes, Scarlett Hamilton. Je vais écrire aujourd’hui à votre mère et je lui dirai combien nous avons besoin de vous. Je suis sûre qu’elle comprendra et qu’elle vous permettra de rester. Maintenant, mettez-moi ce tablier et filez chez le docteur Meade. Il lui faut quelqu’un pour l’aider à faire les pansements. »

« Oh ! mon Dieu ! pensa tristement Scarlett, voilà bien ce qui me tracasse. Maman va vouloir que je reste ici et je mourrai à renifler plus longtemps ces puanteurs. Je voudrais bien être une vieille dame pour pouvoir tyranniser les jeunes femmes au lieu de me laisser tyranniser… et pour dire à ces vieilles chipies comme Mme Merriwether d’aller au diable ! »

Oui, elle en avait par-dessus la tête de l’hôpital, des odeurs écœurantes, des poux, des souffrances, des corps mal lavés. Si jamais son métier d’infirmière avait eu pour elle l’attrait de la nouveauté et un certain charme romanesque, depuis un an elle en avait rabattu. D’ailleurs, les blessés de la retraite n’étaient point aussi séduisants que les autres. Ils ne lui prêtaient pas la moindre attention et n’avaient pas grand-chose à dire en dehors de : « Quelles sont les nouvelles du front ? Que fait le vieux Joe maintenant ? Un type rudement malin, le vieux Joe. » Elle, elle ne trouvait pas le vieux Joe un type rudement malin. Tout ce qu'il avait su faire, c’était de laisser les Yankees s’enfoncer à quatre-vingt-huit milles en Géorgie. Non, ces blessés n’étaient pas bien appétissants. Et puis, bon nombre d’entre eux mouraient et mouraient vite, silencieusement, avec le peu de forces qui leur restait pour combattre l’empoisonnement du sang, la gangrène, la fièvre typhoïde et la pneumonie, tous ces maux contractés avant qu’ils eussent atteint Atlanta et vu un docteur.

La journée était chaude et, par les fenêtres, entraient des essaims de mouches, de grosses mouches paresseuses qui avaient raison de la résistance des hommes alors que, sur eux, la douleur n’avait pas prise. Comme une marée montante, les odeurs, les souffrances assaillirent Scarlett et la serrèrent de plus en plus près. Une cuvette à la main, elle suivit le docteur Meade autour des lits, et la sueur se mit à traverser sa robe fraîchement amidonnée.

Qu’elle était donc dégoûtée de rester près du docteur, de prendre sur elle pour ne pas vomir quand le bistouri à la lame brillante entaillait les chairs gangrenées. Que c’était donc horrible d’entendre les hurlements monter de la salle d’opération où l’on amputait. Et cet écœurant sentiment de pitié dont on ne pouvait se défendre devant les visages blêmes et crispés des hommes aux corps déchiquetés, de ces hommes qui guettaient le docteur et attendaient les paroles terribles : « Désolé, mon garçon, mais il va falloir enlever cette main. Oui, oui, je sais ; mais regarde-moi ça. Tu vois ces marques rouges, hein ? Il va bien falloir en passer par là. »

Le chloroforme était devenu si rare qu’on n’y avait plus recours que pour les pires amputations, et l’opium était si précieux qu’on ne s’en servait que pour rendre plus douces les agonies, mais non point les souffrances. Il n’y avait ni iode, ni quinine. Oui, Scarlett en avait par-dessus la tête de tout cela et, ce matin-là, à l’exemple de Mélanie, elle eût bien voulu invoquer une grossesse. En ces jours, c’était à peu près la seule excuse valable pour ne plus aller à l’hôpital.

Vers midi, Scarlett enleva son tablier et s’esquiva en profitant de ce que Mme Merriwether était occupée à écrire une lettre pour un montagnard illettré. Scarlett était à bout de nerfs. Soigner était pour elle une véritable punition, et elle savait qu’après l’arrivée du train de blessés de midi elle aurait probablement du travail jusqu’au soir, sans même trouver le temps de manger quelque chose.

Elle remonta la rue du Pêcher d’un pas rapide et respira l’air pur aussi profondément que le lui permettait son corset. Elle s’arrêta au coin d’une rue pour réfléchir à ce qu’elle allait faire. Elle avait honte de rentrer chez tante Pitty, mais elle ne voulait pas retourner à l’hôpital. Elle en était là de ses réflexions quand Rhett arrêta sa voiture à sa hauteur.

« Vous avez l’air d’un enfant de chiffonnier », remarqua-t-il en examinant la robe de calicot lavande reprisée en maints endroits, maculée de sueur et tachée par les éclaboussures de la cuvette qu’avait tenue Scarlett. La gêne et l’indignation mirent la jeune femme hors d’elle. Pourquoi donc Rhett faisait-il toujours attention à la toilette des femmes et avait-il la grossièreté de faire allusion au négligé de la sienne ?

« Abstenez-vous de m’adresser la parole. Descendez donc plutôt, aidez-moi à monter et conduisez-moi quelque part où personne ne puisse me voir. Dût-on me pendre, je ne retournerai pas à l’hôpital. Sapristi, ce n’est tout de même pas moi qui ai entrepris cette guerre, et je ne vois pas pourquoi je me crèverais à la tâche, du reste…

— Vous trahissez notre Cause glorieuse !

— Tant va la cruche… Aidez-moi à monter. Peu importe où vous alliez. Emmenez-moi faire une promenade. »

Il sauta sur le sol et brusquement Scarlett pensa combien il était agréable de voir un homme qui n’était ni aveugle, ni amputé, dont le visage n’était pas blêmi par la souffrance, ni jauni par la malaria, un homme qui avait l’air sain et bien nourri. Et puis, il était si bien habillé ! Sa veste et son pantalon étaient coupés dans le même tissu et, ni trop larges, ni trop ajustés, lui allaient à la perfection. Enfin ils étaient neufs et n’avaient pas de ces trous à travers lesquels on apercevait un morceau de chair tuméfiée ou des jambes poilues. On eût dit qu’il n’avait aucune préoccupation et, alors que tant d’hommes paraissaient soucieux et renfrognés, ce seul fait était extraordinaire. Son visage hâlé était empreint d’une expression débonnaire et, lorsqu’il aida Scarlett à monter, la bouche sensuelle, aux lèvres rouges et d’un modelé presque féminin, esquissa un sourire nonchalant.

Lorsqu’il monta à son tour et s’assit à côté d’elle, Scarlett vit saillir ses muscles sous l’étoffe et, comme toujours, elle éprouva une sorte de choc en devinant son extrême vigueur.

Fascinée, troublée, un peu effrayée, elle suivit le contour de ses épaules puissantes. Il devait avoir le corps aussi ferme et aussi dur que l’esprit. Et puis, sa force avait tant de grâce. Il avait une nonchalance de panthère qui s’étire au soleil, une souplesse de panthère qui va bondir et frapper.

« Petite masque ! lui dit-il après un claquement de langue à l’adresse de son cheval. Vous avez passé la nuit à danser avec des soldats, à leur donner des roses et des rubans, à leur raconter que vous voudriez mourir pour la Cause et, quand il s’agit de panser quelques blessures et d’ôter quelques poux, ouste, vous décampez !

— Vous ne pourriez pas changer de conversation et conduire un peu plus vite ? Ce serait bien de ma veine que le grand-papa Merriwether sorte de cette boutique. Il me verrait et s’en irait le raconter à la vieille… Je veux dire à Mme Merriwether. »

Rhett toucha la jument du bout de son fouet. La bête se mit à trotter et traversa à bonne allure la voie ferrée qui coupait la ville en deux. Le train de blessés était déjà en gare et, sous le soleil brûlant, les brancardiers hissaient les blessés dans les voitures d’ambulance et dans les fourragères bâchées. En les voyant, Scarlett n’eut aucun remords, bien au contraire elle éprouva un immense soulagement à l’idée de s’être enfuie.

« J’en ai par-dessus la tête de ce maudit hôpital, rit-elle en étalant sa crinoline et en resserrant les brides de sa capote. Chaque jour il y a de plus en plus de blessés. Tout ça c’est la faute du général Johnston. S’il avait tenu les Yankees en échec à Dalton, ils n’auraient…

— Mais il les a tenus en échec, pauvre enfant ignorante ! Seulement, s’il était resté sur ses positions, Sherman l’aurait pris de flanc et l’aurait écrasé entre les deux ailes de son armée. Enfin, il aurait perdu le contrôle de la voie ferrée et c’est pour elle que Johnston se bat.

— Oui, oui, reprit Scarlett, absolument inaccessible à la stratégie, n’empêche que c’est sa faute. Il aurait dû s’y prendre d’une autre façon et je trouve qu’on devrait le relever de son commandement. Pourquoi n’a-t-il pas résisté au lieu de battre en retraite ?

— Vous êtes comme les autres. Vous hurlez “Qu’on lui coupe la tête” parce qu’il n’a pas pu faire l’impossible. À Dalton, il a été Jésus le Sauveur. Aux monts Kennesaw, le voilà Judas le Traître. Tout cela en six semaines. Pourtant il lui suffirait de repousser les Yankees de vingt milles pour être de nouveau Jésus. Mon enfant, Sherman a deux fois plus d’hommes que Johnston, et il peut se permettre de sacrifier deux hommes à chacune de nos courageuses dames. Johnston, lui, n’a pas un seul homme à perdre. De plus, il a fichtrement besoin de renforts et que va-t-on lui envoyer ? Les petits chouchous de Joe Brown. Joli renfort !

— C’est vrai, on va envoyer la milice au front ? et la Garde locale aussi ? Je n’en ai pas entendu parler. Comment le savez-vous ?

— Il en est fortement question. Le bruit en a couru ce matin après l’arrivée du train de Milledgeville. La milice et la Garde locale iront renforcer les troupes du général Johnston. Oui, les petits chéris du gouverneur Brown vont enfin respirer l’odeur de la poudre et j’imagine que la plupart seront bien étonnés. Ils ne s’attendaient sûrement pas à prendre part aux opérations. Le gouverneur le leur avait promis. La plaisanterie n’est pas mauvaise ! Ils se croyaient à l’abri des bombes parce que le gouverneur avait résisté à Jeff Davis lui-même et avait refusé de les expédier en Virginie. Il prétendait qu’il avait besoin d’eux pour défendre son État. Qui aurait pu se figurer qu’on allait se battre dans la cour de leur maison et qu’ils seraient pour de bon obligés de défendre leur État ?

— Comment pouvez-vous rire ? Vous êtes cruel. Songez aux vieux messieurs et aux jeunes garçons de la Garde locale. Mais voyons ! Le petit Phil Meade va partir et le vieux Merriwether et l’oncle Henry Hamilton aussi !

— Je ne parle pas des garçonnets ou des vétérans de la guerre du Mexique. Je parle de ces braves jeunes gens comme Willie Guinan qui aiment à porter de beaux uniformes et à brandir un sabre…

— Et vous ?

— Ma chère, ça me laisse froid. Je ne porte pas d’uniforme, je ne brandis pas de sabre et le sort de la Confédération m’est absolument égal. D’ailleurs, je n’ai nulle envie d’être compté parmi les morts soit dans la Garde locale, soit dans les rangs d’une autre armée. Les choses militaires, à West Point, j’en ai eu assez pour le restant de mes jours… Allons, je souhaite bonne chance au vieux Joe. Le général Lee ne peut lui être d’aucun secours, parce que les Yankees le retiennent en Virginie. C’est pour cela que les troupes de l’État de Géorgie sont les seuls renforts dont il puisse disposer. Il mérite mieux, car c’est un grand stratège. Il s’arrange toujours pour se trouver au bon endroit avant les Yankees. Néanmoins, il sera forcé de battre encore en retraite s’il veut protéger la voie ferrée. Et, retenez bien mes paroles, quand les Yankees l’auront délogé des montagnes et l’auront amené près d’ici en terrain plat, ce sera une boucherie.

— Près d’ici ? s’écria Scarlett. Vous savez très bien que les Yankees n’avanceront pas jusqu’ici.

— Les monts Kennesaw ne sont qu’à vingt-deux milles et je vous parie…

— Rhett, regardez là-bas, au bout de la rue ! Cette foule d’hommes ! Ce ne sont pas des soldats. Ça, par exemple… mais ce sont des noirs ! »

Un gros nuage de poussière rouge remontait la rue et, du nuage, s’élevait le bruit d’innombrables pieds martelant le sol et les voix basses, nonchalantes, d’une centaine de nègres chantant un hymne, Rhett rangea la voiture le long du trottoir et Scarlett regarda avec curiosité les nègres en sueur qui, pelle et pioche sur l’épaule, étaient encadrés par un officier et un peloton d’hommes revêtus des insignes du génie.

« Ça, par exemple… », fit de nouveau Scarlett.

Alors ses yeux se posèrent sur un grand gaillard noir au premier rang. Dépassant presque six pieds six pouces, c’était une sorte de géant couleur d’ébène. Il marchait avec la grâce souple d’un animal puissant et l’on voyait étinceler ses dents blanches, tandis qu’il chantait à pleins poumons Descends, Moïse[27], pour entraîner ses camarades. À l’exception de Big Sam, le contremaître de Tara, il n’y avait sûrement aucun nègre au monde qui fût aussi grand et eût pareille voix. Mais que pouvait bien faire là Big Sam, si loin de la maison, surtout en ce moment où, à défaut de régisseur, il était le bras droit de Gérald ?

Comme Scarlett se soulevait de son siège pour mieux voir, le géant l’aperçut, la reconnut et un rire joyeux fendit son visage en deux. Il s’arrêta, laissa tomber sa pelle, puis se dirigea vers Scarlett en appelant les nègres les plus près de lui : « Dieu tout-puissant ! C’est ma’ame Sca’lett ! Eh, Elisée ! Eh, l’Apôt’ ! Eh, le P’ophète : C’est ma’ame Sca’lett ! »

La confusion régna dans les rangs. La troupe s’arrêta, ne sachant plus que faire. Grimaçant, Big Sam traversa la route, suivi de trois autres grands nègres aux trousses desquels l’officier se lança en vociférant :

« Rentrez dans les rangs, les gars ! Rentrez, je vous dis, sans ça… Tiens, mais c’est Mme Hamilton. Bonjour, madame, bonjour, monsieur. Comment, vous voilà en train d’inciter mes hommes à l’indiscipline ! Vous voulez donc fomenter une mutinerie ? Dieu sait pourtant si j’en ai du mal avec ces chenapans depuis ce matin.

— Oh ! capitaine Randall, ne les punissez pas. Ce sont nos gens. Celui-là, c’est Big Sam, notre contremaître, et voici Elisée, l’Apôtre et le Prophète. Ils sont tous de Tara. Voyons, ils ne pouvaient pas faire autrement que de venir me dire bonjour. Comment ça va, mes amis ? »

Scarlett serra les mains qui se tendaient autour d’elle. Sa petite main blanche disparut dans les grosses pattes noires, et les quatre nègres, ravis de cette rencontre et tout farauds de montrer à leurs camarades quelle jeune et jolie maîtresse ils avaient, se mirent à gambader comme des fous.

« Que faites-vous si loin de Tara ? Vous vous êtes sûrement sauvés, j’en mettrais ma main au feu. Vous ne savez donc pas que les gendarmes vont vous attraper. »

Ce badinage les combla d’aise et ils rirent bruyamment.

« Sauvés, répondit Big Sam. Non, ma’ame, nous, on s’est pas sauvés. Ils nous ont envoyé ché’cher, à cause que c’est nous les plus g’ands et les plus fo’ts à Ta’a. C’est moi su’tout qu’ils voulaient, à cause que je chante si bien. Oui, ma’ame, missié F’ank Kennedy, il est venu nous ché’cher.

— Mais pourquoi, Big Sam ?

— Seigneu’, ma’ame Scarlett. Vous savez pas ? Nous aut’ on va c’euser des fossés pou’ que les missiés blancs s’y cachent dedans quand les Yankees ils viend’ont. »

Le capitaine Randall et les occupants de la voiture réprimèrent un sourire en entendant cette naïve définition des tranchées.

« Pou’ sû’, missié Gé’ald il a failli avoi’ une attaque quand ils m’ont emmené, et il a dit qu’il pouvait pas fai’ ma’cher la plantation sans moi. Mais ma’ame Ellen elle a dit : “Emmenez-le, missié Kennedy. La Confédé’ation, elle a plus besoin de Big Sam que nous.” Et elle m’a donné un dolla’ et elle m’a dit de fai’ tout ce que les missiés blancs ils nous di’ont. Alo’ on est venu ici.

— Que signifie tout ceci, capitaine Randall ?

— Oh ! c’est fort simple. Nous avons besoin de creuser plusieurs milles de tranchées nouvelles pour renforcer la défense d’Atlanta, et le général n’a pas un homme à distraire du front. Alors nous avons réquisitionné les nègres les plus solides pour effectuer ce travail.

— Mais… »

Le cœur de Scarlett se serra sous l’empire d’une peur froide et insidieuse. Plusieurs milles de tranchées nouvelles ! Pour quoi faire ? Dans le courant de l’année précédente on avait construit tout autour d’Atlanta une série de larges redoutes en terre avec des emplacements pour les canons. Ces grands ouvrages étaient reliés entre eux par des tranchées qui encerclaient complètement la ville. De nouvelles tranchées ?

« Mais… pourquoi fortifier plus que nous ne le sommes déjà ? Nous ne nous servirons même pas de ce que nous avons. Le général ne laissera sûrement pas…

— Nos fortifications actuelles ne se trouvent qu’à un mille de la ville, dit le capitaine Randall. C’est trop près. On construira celles-ci beaucoup plus loin. Vous comprenez, il se peut qu’une nouvelle retraite amène les nôtres à Atlanta. »

Aussitôt il regretta sa dernière remarque en voyant les yeux de Scarlett agrandis par la crainte.

« Bien entendu, il n’y aura pas de nouvelle retraite, s’empressa-t-il d’ajouter. Les lignes du Kennesaw sont imprenables. Les batteries sont établies au sommet des montagnes et commandent les routes. Il est impossible que les Yankees puissent passer. »

Mais Scarlett vit le capitaine baisser les yeux devant le regard lent et pénétrant que lui adressa Rhett, et elle fut effrayée. Elle se rappela la remarque de Rhett. « Quand les Yankees l’auront amené par ici, en terrain plat, ce sera une boucherie. »

« Oh ! capitaine, pensez-vous que…

— Mais non, bien sûr. Ne vous mettez pas martel en tête. Le vieux Joe aime seulement à prendre ses précautions. C’est l’unique raison pour laquelle nous nous mettons à creuser de nouveaux retranchements… Allons, il est temps que je vous quitte. Ç’a été un plaisir pour moi de bavarder avec vous… Dites au revoir à votre maîtresse, les gars, et en route.

— Au revoir, mes amis, si vous êtes malades, ou si vous avez des ennuis, faites-le-moi savoir. J’habite juste au bas de la rue du Pêcher, presque la dernière maison de la ville. Attendez une minute… »

Elle fouilla dans son réticule. « Oh ! mon Dieu, je n’ai pas un cent. Rhett, donnez-moi un peu d’argent. Tiens, Big Sam, achète du tabac pour toi et tes camarades. Et puis, soyez gentils et faites ce que le capitaine Randall vous dira. »

Les rangs disloqués se reformèrent et le nuage de poussière rouge s'éleva de nouveau tandis que les nègres se remettaient en marche, entraînés par Big Sam qui chantait :

 

De-escends, Mo-oïse ! De-escends en Egy-ipte

Et dis au vieux Pha’a-on

De laisser pa’ati mon peu-euple !

 

« Rhett, le capitaine Randall m’a menti… comme tous les hommes nous mentent à nous autres femmes de peur que nous ne nous évanouissions. Oh ! Rhett, s’il n’y a aucun danger, pourquoi creuse-t-on ces nouveaux retranchements ? L’armée est-elle donc si à court d’hommes qu’on est obligé d’employer des noirs ? »

Rhett claqua la langue et la jument partit.

« Oui, l’armée est diablement à court d’hommes, sans quoi on ne ferait pas appel à la Garde locale. Quant à la question des retranchements, eh bien ! on attribue une certaine valeur aux fortifications en cas de siège. Le général se prépare à livrer ici son ultime bataille.

— Un siège ! Oh ! faites demi-tour. Je rentre chez moi, chez moi à Tara, tout de suite !

— Qu’est-ce qui vous prend ?

— Un siège ! Oh ! mon Dieu, un siège ! J’en ai entendu parler. Papa a assisté à un siège, à moins que ce ne soit son père, et papa m’a dit…

— Quel siège ?

— Le siège de Drogheda lorsque Cromwell a battu les Irlandais. Ils n’avaient rien à manger. Papa m’a dit qu’ils mouraient de faim dans la rue et qu’ils ont fini par manger des chats et des rats et même des cancrelats. Et il m’a dit qu’avant de se rendre ils se sont mangés entre eux. Il est vrai que je n’ai jamais su s’il fallait croire ça ou non. Et quand Cromwell a pris la ville, toutes les femmes ont été… Un siège ! Sainte Vierge !

— Vous êtes la jeune personne la plus affreusement ignorante que j’aie jamais vue. Le siège de Drogheda a eu lieu en seize cent et quelque chose et M. O’Hara ne pouvait pas être né à cette époque-là. D’ailleurs Sherman n’est pas Cromwell…

— Non, mais il est pire. On dit…

— Quant aux viandes que les Irlandais ont mangées pendant le siège… pour ma part je préférerais un rat bien juteux aux victuailles qu’on m’a servies récemment à l’hôtel. Je crois que je vais être obligé de retourner à Richmond. On mange bien là-bas, à condition d’y mettre le prix. »

On voyait dans ses yeux qu’il se moquait de la frayeur peinte sur le visage de sa compagne.

Vexée d’avoir montré son trouble, Scarlett s’écria : « Je ne vois pas pourquoi vous restez ici ! Vous ne pensez qu’à votre confort, qu’à manger et… et aux choses du même ordre.

— Je ne connais pas de façon plus agréable de passer le temps que de manger et, hum… les choses du même ordre. Maintenant, si vous voulez savoir pourquoi je reste, eh bien ! j’ai lu pas mal d’histoires sur les sièges, mais je n’en ai pas vu un seul. Aussi, je pense que je resterai ici en curieux. N’étant pas combattant, je ne risque guère d’être blessé, du reste je tiens à tenter cette expérience. Il ne faut jamais refuser une expérience, Scarlett, ça enrichit l’esprit.

— J’ai l’esprit assez riche comme ça.

— Vous savez peut-être mieux que moi à quoi vous en tenir sur ce point, mais… mais non, je ne dirai rien, ce ne serait pas galant. Je reste peut-être aussi pour voler à votre secours quand le siège aura commencé. Je n’ai encore jamais sauvé de jeune femme en péril. Ça aussi, ce sera une nouvelle expérience. »

Scarlett savait qu’il la taquinait, mais elle devina qu’au fond il parlait sérieusement. Elle hocha la tête.

« Je n’aurai pas besoin de vous pour me sauver. Merci, je suis assez grande pour me tirer d’affaire toute seule.

— Ne dites pas cela, Scarlett. Pensez-le si ça vous fait plaisir, mais ne le dites jamais à un homme ! C’est ça qui est agaçant chez les jeunes filles yankees. Elles seraient délicieuses si elles ne passaient pas leur temps à vous dire merci et à ajouter qu’elles sont assez grandes pour se tirer d’affaire toutes seules. En général elles disent vrai, Dieu leur vient en aide. Aussi les hommes les laissent-elles se débrouiller toutes seules.

— Vous avez une façon d’arranger les choses, fit Scarlett sèchement, car il n’y avait pas pire insulte que d’être comparée à une jeune fille yankee. Je suis persuadée que vous mentez à propos du siège. Vous savez très bien que les Yankees n’arriveront pas jusqu’à Atlanta.

— Je vous parie qu’ils seront ici avant un mois. Je vous parie une boîte de bonbons contre… (Ses yeux sombres errèrent jusqu’à ses lèvres.) contre un baiser. »

Quelques instants auparavant, la crainte d’une invasion yankee lui avait étreint le cœur, mais au mot « baiser » Scarlett s’empressa d’oublier tout cela. Elle se retrouvait sur un terrain familier, bien plus intéressant que celui des opérations militaires. Elle eut peine à réprimer un sourire de satisfaction. Depuis le jour où il lui avait offert la capeline verte, Rhett ne lui avait fait aucune avance. Malgré les efforts qu’elle avait déployés, il avait toujours évité les sujets personnels, mais maintenant, sans qu’elle eût déployé le moindre artifice, il se mettait à parler de baiser.

« Je n’aime pas beaucoup ce genre de conversations, fit-elle d’un ton froid tout en s’accompagnant d’un froncement de sourcils. D’ailleurs j’aimerais encore mieux embrasser un porc.

— Les goûts ne se discutent pas et j’ai toujours entendu dire que les Irlandais avaient un faible pour les cochons, qu’ils allaient même jusqu’à les faire coucher sous leur lit. Pourtant, Scarlett, vous avez grand besoin qu’on vous embrasse. C’est là que le bât vous blesse. Tous vos soupirants ont eu trop de respect pour vous, Dieu seul sait pourquoi. Ou bien ils ont eu trop peur de vous pour faire ce qu’il fallait. Le résultat, c’est que vous êtes d’une arrogance insupportable. Il faudrait que vous soyez embrassée par quelqu’un qui sache s’y prendre. »

La conversation ne prenait pas du tout la tournure que Scarlett avait souhaitée. Il en était toujours ainsi quand elle se trouvait avec Rhett. C’était toujours un duel dans lequel elle avait le dessous.

« Et je suppose que vous vous figurez être la personne qu’il me faut ? railla-t-elle, bien qu’elle eût du mal à se contenir.

— Oui, si je voulais m’en donner la peine, fit-il avec indolence. On prétend que j’embrasse fort bien.

— Oh ! commença-t-elle, indignée par cet affront à ses charmes. Comment, vous… » mais, dans sa confusion, elle s’arrêta court. Rhett souriait et cependant, au fond de ses yeux, une petite flamme dure avait lui pour s’éteindre aussitôt.

« Bien entendu, vous vous êtes sans doute demandé pourquoi je n’avais pas essayé de profiter de mon avantage après le chaste baiser dont je vous ai gratifiée le jour où je vous ai apporté cette capeline…

— Je ne me suis jamais…

— Eh bien ! vous n’êtes pas gentille, Scarlett, et je suis navré de l’apprendre. Toutes les jeunes personnes vraiment gentilles s’étonnent quand les hommes n’essaient pas de les embrasser. Elles savent qu’elles ne devraient pas désirer qu’on les embrasse et qu’elles doivent jouer l’indignation si on le fait, mais enfin, elles souhaitent que les hommes les embrassent… Allons, ma chère, du courage. Un de ces jours, je vous embrasserai et ça vous fera plaisir. Mais pas maintenant, aussi vous prierai-je de ne pas vous impatienter. »

Scarlett savait qu’il la taquinait, mais comme toujours ses taquineries la mettaient hors d’elle. Il y avait toujours trop de vrai dans ce qu’il disait. En tout cas, il ne fallait pas qu’il songeât aller plus loin. Si jamais il était assez mal élevé pour essayer de prendre des libertés avec elle, elle lui montrerait de quel bois elle se chauffait.

« Seriez-vous assez aimable pour faire demi-tour, capitaine Butler ? J’aimerais retourner à l’hôpital.

— Vraiment, mon ange de charité ? Les poux et les eaux sales valent donc ma conversation ? Allons, loin de moi la pensée d’empêcher une paire de mains bénévoles de travailler pour notre glorieuse Cause. »

Il fit faire demi-tour au cheval et la voiture repartit vers le passage à niveau.

« Maintenant, poursuivit-il d’un ton suave, comme si Scarlett ne lui avait pas signifié que le sujet était clos, si vous voulez savoir pourquoi je n’ai pas profité de la situation, c’est parce que j’attends que vous ayez encore un peu grandi. Vous comprenez, ce ne serait pas très drôle pour moi de vous embrasser en ce moment, et je suis très égoïste dans mes loisirs. Embrasser des enfants ne m’a jamais rien dit. »

Du coin de l’œil il vit la poitrine de Scarlett se soulever sous l’empire d’une rage contenue et il réprima un sourire.

« Et puis, continua-t-il d’une voix douce, j’attendais aussi que s’effaçât le souvenir de l’estimable Ashley Wilkes. »

Au nom d’Ashley, Scarlett se sentit traversée par une douleur subite et des larmes brûlantes lui montèrent aux yeux. S’effacer ? Le souvenir d’Ashley ne s’effacerait jamais, même s’il était mort depuis un millier d’années. Elle pensa à Ashley. Elle le vit blessé ; il se mourait loin d’elle, dans une geôle yankee ; il n’avait pas de couvertures pour se réchauffer ; personne n’était là pour lui tenir la main. Scarlett éprouva une haine violente pour l’homme repu assis à ses côtés, pour cet homme dont le sarcasme perçait sous un ton doucereux.

Elle était trop en colère pour parler et, pendant un certain temps, ils roulèrent en silence.

« Maintenant, reprit Rhett, je lis à peu près clairement votre jeu à vous et à Ashley. J’ai commencé à comprendre le jour de la scène peu élégante que vous avez faite aux Douze Chênes, et depuis j’ai glané bien des choses en ouvrant les yeux. Quelles sont ces choses ? Eh bien ! que vous continuez de nourrir pour lui une passion romantique de collégienne et qu’il vous rend la pareille dans la mesure où le lui permet son honorable nature. Que Mme Wilkes ne sait rien et qu’en cela, à vous deux, vous lui avez joué un joli tour. Je comprends pratiquement tout, sauf une chose et qui pique ma curiosité. L’honorable Ashley a-t-il jamais exposé son âme immortelle en vous embrassant ? »

Pour toute réponse, Scarlett détourna la tête.

« Oh ! c’est parfait, alors, il vous a embrassée. Je suppose que ça s’est passé lorsqu’il était en permission. Et maintenant qu’il est probablement mort vous vous repaissez de ce baiser. Mais j’ai la conviction que vous prendrez le dessus et, quand vous aurez oublié ce baiser, je… »

Scarlett se retourna, furieuse.

« Vous, vous… allez au diable ! dit-elle avec violence, ses yeux verts brillants de rage. Laissez-moi descendre de cette voiture avant que je saute sur les roues. Je ne veux plus vous adresser la parole. »

Rhett arrêta la voiture, mais avant qu’il ait pu sauter à terre pour l’aider à descendre, Scarlett s’élança. Sa crinoline s’accrocha à la roue et, pendant un moment, les passants aperçurent un flot de jupons et de jambes de pantalons. Alors Rhett intervint et dégagea rapidement la jupe. Scarlett s’éloigna sans un mot, sans même se retourner. Rhett se mit à rire doucement et, d’un claquement de langue, fit repartir son cheval.