I

Scarlett O’Hara n’était pas d’une beauté classique, mais les hommes ne s’en apercevaient guère quand, à l’exemple des jumeaux Tarleton, ils étaient captifs de son charme. Sur son visage se heurtaient avec trop de netteté les traits délicats de sa mère, une aristocrate du littoral, de descendance française, et les traits lourds de son père, un Irlandais au teint fleuri. Elle n’en avait pas moins une figure attirante, avec son menton pointu et ses mâchoires fortes. Ses yeux, légèrement bridés et frangés de cils drus, étaient de couleur vert pâle sans la moindre tache noisette. Ses sourcils épais et noirs traçaient une oblique inattendue sur sa peau d’un blanc de magnolia, cette peau à laquelle les femmes du Sud attachaient tant de prix et qu’elles défendaient avec tant de soins, à l’aide de capelines, de voiles et de mitaines, contre les ardeurs du soleil de Géorgie.

En ce radieux après-midi d’avril 1861, Scarlett O’Hara était assise entre Stuart et Brent Tarleton sous la véranda fraîche et ombreuse de Tara, la plantation de son père, et offrait une image ravissante. Les onze mètres de sa nouvelle robe de mousseline verte à fleurs bouffaient sur les cerceaux de sa crinoline et leur teint s’harmonisait parfaitement avec celle des sandales de maroquin vert à talons plats que son père lui avait rapportées depuis peu d’Atlanta. La robe dégageait à ravir la taille la plus fine de trois comtés et son corsage très ajusté moulait une poitrine bien formée pour une jeune fille de seize ans. Malgré la façon pudique dont elle avait étalé ses jupes, malgré l’air réservé que lui donnaient ses cheveux lisses, ramenés en chignon, malgré l’immobilité de ses petites mains blanches croisées sur son giron, Scarlett avait peine à dissimuler sa véritable nature. Dans son visage, empreint d’une expression de douceur minutieusement étudiée, ses yeux verts, frondeurs, autoritaires, pleins de vie, ne correspondaient en rien à son attitude compassée. Elle devait ses bonnes manières aux réprimandes affectueuses de sa mère et à la discipline plus rigoureuse de sa mama[1], mais ses yeux étaient bien à elle.

De chaque côté d’elle, les jumeaux se prélassaient dans leurs fauteuils et, tout en riant et en bavardant, s’amusaient à regarder le soleil à travers leurs verres remplis de menthe. Ils avaient négligemment croisé leurs longues et lourdes jambes de cavaliers bottées jusqu’aux genoux. Âgés de dix-neuf ans, hauts de six pieds deux pouces, les membres allongés et les muscles durs, le teint bronzé, les cheveux roux foncé, le regard enjoué et arrogant, vêtus de vestes bleues identiques et de culottes moutarde, ils se ressemblaient autant que deux balles de coton peuvent se ressembler.

Dehors le soleil déclinant envahissait le jardin et illuminait les cornouillers dont les fleurs blanches se détachaient en masses compactes sur un fond vert tendre. Les chevaux des jumeaux étaient attachés dans l’allée. C’étaient des bêtes robustes à la robe aussi rousse que la chevelure de leurs maîtres. Auprès d’eux, se disputaient les chiens maigres et nerveux qui suivaient partout Stuart et Brent. Un peu à l’écart, ainsi qu’il convenait à un aristocrate, un dalmate moucheté de noir était couché, le museau sur les pattes, et attendait patiemment que les garçons rentrassent dîner chez eux.

Entre les chiens, les chevaux et les jumeaux existait une parenté bien plus profonde que celle établie par une fréquentation constante. Jeunes animaux insouciants, pleins de grâce et de fougue, ils débordaient tous de santé. Les garçons étaient vifs et ombrageux comme leurs montures, mais doux et dociles quand on savait les prendre.

Bien que les trois jeunes gens assis sous la véranda eussent été servis dès leur plus tendre enfance par des esclaves à genoux devant eux, bien qu’ils fussent habitués à la vie facile des planteurs, rien dans leur physionomie n’indiquait la mollesse ou l’indolence. Ils avaient la robustesse et la vivacité des gens de la campagne qui ont passé toute leur existence au grand air et s’embarrassent fort peu des fadaises contenues dans les livres. La vie en Géorgie du Nord, dans le comté de Clayton, était encore fruste et, selon les principes en vigueur à Augusta, à Savannah et à Charleston, elle était même un peu primitive. Les Sudistes des régions plus paisibles et plus anciennes considéraient d’un œil ironique les Géorgiens des hautes terres, mais là, en Géorgie du Nord, peu importait qu’on ignorât les raffinements de la culture classique pourvu qu’on se montrât à la hauteur quand les choses en valaient la peine ; or, faire pousser du coton de bonne qualité, bien monter à cheval, bien tirer au fusil ou au pistolet, bien danser, savoir tenir compagnie aux dames et boire en homme du monde, en gentleman, c’était surtout cela qui comptait. Sous tous ces rapports, les jumeaux étaient des garçons accomplis et ils se faisaient également remarquer par leur incapacité notoire à se plonger dans l’étude d’un livre. Leurs parents étaient les personnes les plus riches du comté, c’étaient eux qui possédaient le plus grand nombre de chevaux et d’esclaves, mais les deux jeunes gens étaient moins forts en grammaire que la plupart des paysans pauvres du voisinage.

C’était précisément pour cette raison qu’en cet après-midi d’avril Stuart et Brent paressaient sous la véranda de Tara. Ils venaient d’être renvoyés de l’Université de Géorgie, le quatrième établissement de ce genre qui, en deux ans, les avait expulsés. Tom et Boyd, leurs frères aînés, étaient partis avec eux, car ils ne voulaient pas rester dans un endroit où l’on traitait si mal les deux jumeaux. Stuart et Brent considéraient leur dernière mésaventure comme une excellente plaisanterie et Scarlett, qui n’avait pas souvent ouvert un livre depuis qu’elle avait quitté, l’année précédente, l’Académie féminine de Fayetteville, prenait la chose aussi gaiement qu’eux.

— » Je sais que vous deux et Tom vous vous moquez pas mal d’avoir été mis à la porte, dit-elle. Mais Boyd ? Il a envie de faire des études, lui, et vous l’avez obligé à quitter l’Université de Virginie, celle d’Alabama, celle de Caroline du Sud et maintenant celle de Géorgie. À ce train-là, il ne finira jamais.

— Oh ! Il pourra refaire son droit dans le cabinet du juge Parmalee, répondit Brent avec nonchalance. D’ailleurs ça n’a pas grande importance. De toute manière il aurait fallu que nous rentrions à la maison avant la fin de l’année scolaire.

— Pourquoi ?

— La guerre, petite dinde ! La guerre va éclater d’un jour à l’autre, et tu ne penses tout de même pas que l’un de nous aurait pu rester à l’Université à la veille d’une guerre, hein ?

— Vous savez bien qu’il n’y aura pas de guerre, fit Scarlett, agacée. Ce ne sont que des racontars. Tenez, pas plus tard que la semaine dernière, Ashley Wilkes et son père ont dit à papa que nos délégués à Washington arriveraient à… à… un accord amiable avec M. Lincoln au sujet de la Confédération. Et puis les Yankees ont trop peur de nous pour se battre. Il n’y aura pas de guerre et j’en ai assez d’en entendre parler.

— Il n’y aura pas de guerre ! s’écrièrent les jumeaux indignés comme si on les avait frustrés d’un bien.

— Mais si, mon chou, il y aura la guerre, dit Stuart. Les Yankees ont peut-être peur de nous, mais après le bombardement d’avant-hier et la façon dont le général Beauregard les a délogés du fort Sumter[2] ils seront bien forcés de se battre, sinon ils passeront pour une bande de lâches aux yeux du monde entier. Voyons, la Confédération… »

Scarlett fit une moue dégoûtée.

— » Si vous répétez encore une fois le mot “guerre”, je vais m’enfermer dans la maison. Aucun mot ne m’a plus crispée si ce n’est celui de “sécession”. Papa parle de guerre matin et soir et tous les visiteurs qui viennent crient à m’en faire hurler quand ils abordent le chapitre du fort Sumter, des droits des États ou d’Abe Lincoln. Et les jeunes gens aussi s’en mêlent ! Ils ne parlent que de cela et de leur chère vieille troupe. On ne s’est amusé nulle part ce printemps-ci parce que les jeunes gens n’avaient pas d’autre mot à la bouche. Je suis joliment contente que la Géorgie ait attendu la Noël pour se séparer, sans quoi toutes les réunions auraient été ratées. Si vous prononcez encore le mot “guerre”, je rentre. »

Scarlett aurait fait comme elle avait dit, car elle ne pouvait pas suivre longtemps une conversation dont elle n’était pas le principal objet. Pourtant elle sourit. Ses fossettes se creusèrent et ses cils noirs se mirent à battre aussi vite que des ailes de papillon. Ainsi qu’elle l’avait souhaité, les garçons furent ravis et se hâtèrent de lui demander pardon de l’avoir importunée. Ils ne lui en voulurent pas du tout de son manque d’intérêt. Au contraire. La guerre était affaire d’hommes, et ils prirent son attitude pour une preuve de sa féminité.

Après-avoir réussi à les détourner du sujet fastidieux de la guerre, elle reprit le débat sur la situation présente des deux frères.

« Qu’a dit votre mère en apprenant que vous étiez encore renvoyés ? »

Les deux jeunes gens parurent mal à l’aise. Ils se rappelaient la façon dont s’était comportée leur mère trois mois auparavant, lorsqu’ils étaient revenus de l’Université de Virginie.

« Eh bien ! fit Stuart, elle n’a pas encore eu l’occasion de dire grand-chose.

— Ce matin, Tom et moi, nous avons quitté la maison de bonne heure. Elle n’était pas levée. Tom, lui, est allé faire un tour chez les Fontaine pendant que nous nous rendions ici.

— Elle ne vous a rien dit quand vous êtes rentrés hier soir ?

— Hier soir, nous avons eu de la chance. Avant notre arrivée, on a amené le nouveau pur-sang que maman a acheté au Kentucky le mois dernier. Toute la maison était sens dessus dessous. C’est un fameux cheval, Scarlett ; il faudra que vous disiez à votre père de venir le voir dès qu’il pourra… il a déjà mordu son palefrenier en chemin et il a piétiné deux des négros de maman qui étaient allés le chercher au train à Jonesboro. Juste avant que nous débarquions à la maison, il a presque démoli l’écurie et il a à moitié tué Strawberry, le vieux pur-sang de maman. Quand nous sommes arrivés, maman était dans l’écurie en train de le calmer à grand renfort de morceaux de sucre et, ma foi, elle n’y réussissait pas trop mal. Les négros en faisaient des yeux ! Ils avaient si peur qu’ils s’étaient accrochés aux poutres de l’écurie, mais maman parlait au cheval comme s’ils étaient, elle et lui, de vieilles connaissances, et lui donnait à manger dans le creux de sa main. Il n’y en a pas deux comme maman pour s’entendre avec un cheval. Lorsqu’elle nous a vus, elle a dit : « Au nom du Ciel, que venez-vous encore faire à la maison tous les quatre ? Vous êtes pires que les sept plaies d’Égypte ! » Sur ce, le cheval s’est mis à hennir et à ruer et maman a dit : « Sortez d’ici ! Vous ne voyez pas qu’il est nerveux, le pauvre mignon ! Je m’occuperai de vous demain matin ! » Alors nous sommes allés nous coucher. Ce matin, nous sommes sortis avant qu’elle puisse nous pincer et nous avons laissé Boyd se débrouiller avec elle.

— Pensez-vous qu’elle battra Boyd ? »

Comme le reste du comté, Scarlett n’arrivait pas à s’habituer à la façon dont la petite Mme Tarleton corrigeait ses grands fils et au besoin leur administrait des coups de cravache sur le dos.

Béatrice Tarleton était une femme affairée. Elle avait sur les bras non seulement une vaste plantation de coton, une centaine de nègres et huit enfants, mais aussi la plus grande ferme d’élevage de chevaux de l’État. D’un caractère emporté et facilement mise hors d’elle par les fréquentes incartades de ses quatre fils, elle estimait qu’une petite volée de temps en temps ne faisait pas de mal aux garçons, ce qui ne l’empêchait pas d’interdire qu’on touchât à un cheval ou à un esclave.

« Mais non, elle ne battra pas Boyd. Elle ne l’a jamais beaucoup battu parce qu’il est l’aîné et que c’est l’avorton de la bande, dit Stuart, fier de sa haute taille. C’est pourquoi nous l’avons laissé à la maison s’expliquer avec elle. Grand Dieu ! Maman devrait bien cesser de nous rosser. Nous avons dix-neuf ans, Tom en a vingt et un, elle se conduit comme si nous n’en avions que six.

— Votre mère viendra-t-elle demain sur le nouveau cheval au pique-nique[3] des Wilkes ?

— Elle en a envie, mais papa dit que c’est dangereux. Du reste les petites ne la laisseront pas faire. Elles disent qu’elles finiront bien par l’emmener au moins une fois à une réunion comme une vraie dame, en voiture.

— J’espère qu’il ne pleuvra pas demain, déclara Scarlett. Il a plu presque tous les jours depuis une semaine. Rien n’est pire qu’un pique-nique qui se termine entre quatre murs.

— Oh ! Demain, il fera beau et chaud comme au mois de juin, fit Stuart. Regarde-moi ce coucher de soleil. Je n’en ai jamais vu de plus rouge. On peut toujours prédire le temps d’après les couchers de soleil. »

Leurs regards se posèrent sur l’immense étendue du domaine de Gérald O’Hara, les champs de coton fraîchement labourés et sur l’horizon rougeoyant. Maintenant que, derrière ces collines, par-delà la rivière Flint, le soleil se couchait dans une débauche de pourpre, la chaleur d’avril se transformait peu à peu en une fraîcheur légère mais bienfaisante.

Cette année-là, le printemps était venu de bonne heure, accompagné d’averses tièdes et brèves. Les fleurs roses des pêchers avaient éclos soudain et les cornouillers avaient semé d’étoiles blanches le marais sombre et les collines lointaines. Déjà, les labours étaient presque achevés et la gloire sanglante du couchant rehaussait la teinte des sillons récemment tracés dans la glaise rouge de Géorgie. Retourné par les charrues, le sol humide et affamé attendait les graines de coton, rosissait sur le dos sablonneux des sillons, se colorait de vermillon, d’écarlate et de brun dans les creux où s’étiraient des lignes d’ombre. Le bâtiment de la plantation, avec ses murs de briques au crépi blanc, ressemblait à une île posée au milieu d’une mer rouge et déchaînée dont les lames déformées, sinueuses, tourbillonnantes eussent été pétrifiées au moment de déferler en rouleaux empanachés de rose. En cet endroit n’existaient pas les longs sillons tels qu’on en pouvait voir dans les champs d’argile jaune de la plate campagne au centre de la Géorgie ou sur les terres noires et fertiles du littoral. En Géorgie du Nord, les terres labourées qui ondulaient au pied des collines étaient creusées de milliers de sillons en forme de croissants destinés à empêcher le riche limon de glisser dans le lit des rivières.

C’était une terre sauvagement rouge, couleur de sang après les pluies, brique pendant les sécheresses, la meilleure terre à coton du monde. C’était un pays aux maisons blanches, aux paisibles champs labourés, aux cours d’eau lents et jaunâtres, mais un pays de contrastes où la réverbération du soleil était la plus aveuglante, où l’ombre était la plus dense. Les clairières et les milles et les milles de champs de coton appartenant à la plantation souriaient à un soleil chaud, placide, complaisant. À leur lisière se dressaient les forêts vierges, sombres et fraîches même aux midis les plus brûlants, forêts mystérieuses, un peu sinistres, dont les pins bruissants semblaient depuis des siècles monter une garde patiente et dans un soupir formuler leur menace : « Attention ! Attention ! Nous avons eu le dessus autrefois ! Nous pourrions bien vous reprendre ! »

Aux oreilles des trois jeunes gens assis sous la véranda parvenaient le bruit des bêtes martelant le sol de leurs sabots, le cliquetis des traits, le rire pointu et nonchalant des nègres qui rentraient des champs avec leurs mules. De l’intérieur de la maison montait la voix douce de la mère de Scarlett, Ellen O’Hara, qui appelait la petite négresse chargée de porter son panier de clés. La voix perçante de l’enfant répondait « Oui, M’ame », et l’on entendait s’entrechoquer les assiettes et tinter l’argenterie tandis que Pork, le majordome de Tara, dressait la table pour le dîner.

Les jumeaux se rendirent compte qu’il était temps de rentrer chez eux, mais ils n’avaient guère envie d’affronter leur mère et ils s’attardèrent sous la véranda dans l’espoir que Scarlett les retiendrait à dîner.

« Écoute, Scarlett. À propos de demain, dit Brent. Ce n’est pas notre faute si nous ignorions qu’il y aurait un pique-nique et un bal demain soir. Tu danseras bien avec nous ? Tu n’as pas promis toutes tes danses, au moins ?

— Mais si ! Comment aurais-je pu savoir que vous seriez revenus ? Je n’allais pas risquer de faire tapisserie uniquement pour vous attendre tous les deux !

— Toi, faire tapisserie ! »

Les garçons se mirent à rire bruyamment.

« Écoute, mon chou. Il faut que tu m’accordes la première valse, que tu réserves la dernière à Stu et que tu soupes avec nous. Comme au dernier bal, nous nous assoirons sur les marches de l’escalier et nous demanderons à Mama Jincy de nous dire la bonne aventure.

— Je n’aime pas que Mama Jincy dise la bonne aventure. Vous savez qu’elle a prédit que j’épouserai un monsieur aux cheveux d’un noir de jais et aux longues moustaches, et j’ai horreur des messieurs aux cheveux noirs.

— Tu les aimes quand ils ont les cheveux roux, n’est-ce pas, mon chou ? fit Brent en souriant. Allons, laisse-toi faire, promets-nous de nous accorder ces valses et de souper avec nous.

— Si tu nous fais cette promesse, nous te confierons un secret, déclara Stu.

— Lequel ? s’écria Scarlett avec une curiosité d’enfant.

— S’agit-il de ce que nous avons entendu raconter hier à Atlanta, Stu ? Si c’est cela, tu sais que nous avons promis de ne rien dire.

— Miss Pitty nous l’a bien dit.

— Miss qui ?

— Tu sais bien, la cousine d’Ashley Wilkes, celle qui habite Atlanta, Miss Pittypat Hamilton, la tante de Charles et de Mélanie Hamilton.

— Oui, je sais, c’est la vieille dame la plus sotte que j’aie jamais rencontrée.

— Eh bien hier, quand nous étions à Atlanta à attendre notre train, sa voiture s’est arrêtée devant la gare. Elle en est descendue pour bavarder avec nous et elle nous a confié que demain soir, au bal des Wilkes, on annoncerait un mariage.

— Oh ! Je sais à quoi m’en tenir, dit Scarlett, déçue. On annoncera les fiançailles de son imbécile de neveu Charlie Hamilton et de Honey Wilkes. Tout le monde savait depuis des années qu’ils finiraient par se marier un beau jour, bien que Charles n’ait jamais eu l’air très enthousiaste.

— Tu le trouves idiot ? interrogea Brent. L’année dernière, à Noël, tu l’as pourtant laissé pas mal tourner autour de toi !

— Je ne pouvais pas l’en empêcher, fit Scarlett en haussant négligemment les épaules. Mais, à mon avis, c’est une vraie poule mouillée.

— D’ailleurs, ce ne seront pas ses fiançailles qu’on annoncera, déclara Stuart d’un ton triomphant. Ce seront celles d’Ashley et de la sœur de Charlie, Miss Mélanie ! »

Le visage de Scarlett ne changea pas d’expression, mais ses lèvres pâlirent comme celles d’une personne qui a reçu un coup aussi violent qu’inattendu et qui, sur le moment, ne comprend pas ce qui s’est passé. Elle regarda Stuart, et son visage était si impassible que le jeune homme, fort peu psychologue, pensa qu’elle était simplement surprise et très intéressée par cette révélation.

« Miss Pitty nous a dit qu’on ne voulait pas rendre la chose officielle avant l’année prochaine parce que Miss Melly n’était pas très bien portante, mais qu’avec toutes ces rumeurs de guerre les deux familles estiment qu’il vaut mieux hâter le mariage. C’est pour cela qu’on annoncera les fiançailles demain soir au milieu du souper. Scarlett, maintenant que nous t’avons révélé le secret, il faut que tu nous promettes de souper avec nous.

— C’est entendu, dit Scarlett comme une automate.

— Et tu nous accorderas des valses ?

— Toutes.

— Tu es gentille ! Je parie que les autres garçons en crèveront de jalousie.

— Qu’ils en crèvent, fit Brent. Écoute, Scarlett, tu resteras avec nous pendant le pique-nique ?

— Quoi ? »

Brent renouvela sa requête.

« Bien sûr. »

Les jumeaux se regardèrent. Ils jubilaient, mais ils étaient un peu étonnés. Ils avaient beau se considérer comme les plus favorisés des soupirants de Scarlett, jamais auparavant ils n’avaient obtenu aussi aisément d’elle une marque de faveur. D’habitude Scarlett les obligeait à la prier et à la supplier, les renvoyait aux calendes, refusait de leur répondre, riait quand ils boudaient, se renfrognait quand ils se mettaient en colère. Et, tout d’un coup, elle venait de leur promettre presque toute la journée du lendemain. Elle consentait à s’asseoir près d’eux au pique-nique, elle leur réservait toutes les valses (ils comptaient bien s’arranger pour qu’on ne dansât que des valses !) ; elle acceptait de souper avec eux. Ça valait bien la peine de s’être fait renvoyer de l’Université !

Gonflés d’un enthousiasme subit, ils ne se pressaient pas de partir. Ils parlaient du pique-nique, du bal, d’Ashley Wilkes et de Mélanie Hamilton. Ils se coupaient la parole ; ils faisaient des plaisanteries, ils riaient, ils se livraient à des commentaires d’ordre général sur les invitations à souper. Il leur fallut un certain temps avant de s’apercevoir que Scarlett ne disait presque rien. L’atmosphère avait changé. Les jumeaux n’auraient su dire pourquoi, mais cette fin de journée avait perdu son charme délicieux. Bien que Scarlett répondît correctement à leurs questions, elle semblait ne prêter qu’une attention toute relative à la conversation. Devinant quelque chose qu’ils ne pouvaient comprendre, les jumeaux, déconcertés et ennuyés, tinrent bon quelque temps encore, puis ils se levèrent à contrecœur en consultant leur montre.

Le soleil descendait sur les champs labourés et de l’autre côté de la rivière les grands bois profilaient leur silhouette sombre. Des hirondelles traversaient la cour comme des flèches. Des poules, des canards et des dindons rentraient des champs à la débandade tout en se dandinant et en se pavanant.

Stuart lança un « Jeems ! » retentissant et, au bout de quelques instants, un grand nègre de l’âge des jumeaux fit en courant le tour de la maison et, hors d’haleine, se précipita vers les chevaux à l’attache. Jeems était le domestique des deux frères et, comme les chiens, il les accompagnait partout. Il avait partagé les jeux de leur enfance et on leur en avait fait cadeau le jour où ils avaient eu dix ans. À sa vue, les chiens couchés dans la poussière rouge se levèrent et guettèrent l’arrivée de leurs maîtres. Les jeunes gens s’inclinèrent, serrèrent la main de Scarlett et lui dirent qu’ils l’attendraient de bonne heure le lendemain matin chez les Wilkes. Puis ils s’éloignèrent au pas de course, sautèrent en selle et, suivis de Jeems, descendirent au galop l’avenue plantée de cèdres tout en agitant leurs chapeaux et en poussant des cris d’adieu.

Quand ils eurent tourné la route poussiéreuse et qu’ils eurent perdu Tara de vue, Brent arrêta son cheval sous un bosquet de cornouillers. Stuart l’imita et le jeune nègre immobilisa sa monture à quelques pas en arrière. Sentant qu’on leur lâchait les rênes, les chevaux allongèrent le cou et se mirent à brouter l’herbe printanière. Patients, les chiens s’allongèrent de nouveau dans la poussière molle et rouge et suivirent d’un œil distrait la ronde des hirondelles dans le crépuscule. Le large visage naïf de Brent trahissait l’embarras et une légère indignation.

« Écoute, fit-il, tu n’as pas l’impression qu’elle aurait dû nous demander de rester à dîner ?

— Je croyais qu’elle l’aurait fait, répondit Stuart. J’ai attendu qu’elle se décide, mais elle n’a pas bougé. Qu’en penses-tu ?

— Je n’en pense rien du tout. J’ai tout de même l’impression qu’elle aurait dû nous retenir. En somme, c’est la première journée que nous passons ici, elle ne nous a pas vus depuis longtemps et nous avons encore des tas de choses à lui dire.

— Il m’a semblé qu’elle était rudement contente de nous voir quand nous sommes arrivés.

— Moi aussi, je l’ai cru.

— Et puis, il y a environ une demi-heure, son entrain est tombé comme si elle avait été prise de migraine.

— J’ai remarqué cela, mais je n’y ai pas prêté attention sur le moment. D’après toi, qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Je n’en sais rien. Penses-tu que nous ayons dit quelque chose qui l’ait vexée ? »

Ils réfléchirent tous deux une minute.

« Je ne vois pas. D’ailleurs, lorsque Scarlett est vexée, personne ne l’ignore. Elle n’est pas renfermée comme certaines jeunes filles.

— Oui, c’est ce que j’aime en elle. Elle ne prend pas des airs pincés quand elle est en colère. Elle dit ce qu’elle pense. En tout cas, c’est quelque chose que nous avons dit ou que nous avons fait qui l’a rendue muette et lui a donné cet air bizarre. Je pourrais jurer qu’elle était ravie de nous voir et qu’elle comptait bien nous demander de rester dîner.

— Tu ne penses pas que c’est parce que nous avons été renvoyés ?

— Fichtre non ! Ne fais pas l’idiot. Elle a ri de bon cœur quand nous lui avons raconté cela. Du reste, Scarlett n’attache pas plus d’importance que nous à l’étude. »

Brent se tourna sur sa selle et appela le nègre :

« Jeems !

— Missié ?

— Tu as entendu ce que nous disions à Mlle Scarlett ?

— Non, missié B’ent. Comment vous li c’oyez moi espionner li blancs ?

— Espionner, mon Dieu ? Vous autres nègres, vous êtes au courant de tout ce qui se passe. Mais, espèce de menteur, je t’ai vu de mes propres yeux te faufiler le long de la véranda et te blottir sous la touffe de jasmins près du mur, Allons, nous as-tu entendus dire quelque chose qui ait pu mettre Mlle Scarlett en colère… ou la froisser ? »

Ainsi mis en demeure, Jeems renonça à prétendre qu’il n’avait pas surpris la conversation.

« Non, missié, dit-il en plissant son front noir, ji n’ai pas rema’qué que vous li avez dit quèque chose pou’ la met’ en colè’. Ji c’ois qu’elle a été heu’euse de vous voi’ et que vous li avez manqué, et elle a été gaie comme un pinson jusqu’au moment où vous li avez pa’lé du ma’iage de missié Ashley et de Miss Melly Hamilton. Alo’ elle a fait comme un oiseau quand l’épé’vier y tou’ne dans l’ai’. »

Les jumeaux se regardèrent et hochèrent la tête en signe d’approbation. Pourtant, ils n’arrivaient pas à comprendre.

« Jeems a raison. Mais je ne vois pas pourquoi, dit Stuart. Mon Dieu, Ashley n’est qu’un ami pour elle. Elle ne l’aime pas. C’est nous qu’elle aime. »

Brent approuva.

« Tu ne crois pas que c’est parce qu’Ashley ne lui a pas dit qu’on allait annoncer ses fiançailles demain soir et qu’elle a été furieuse qu’un vieux camarade comme lui ne la prévienne pas avant tout le monde ? Les jeunes filles tiennent tant à être informées de ces choses-là les premières.

— Peut-être bien. Mais qu’est-ce que ça peut faire qu’il ne lui ait pas dit qu’on rendrait ses fiançailles officielles demain, puisque ça devait être un secret et une surprise ? Un homme a bien le droit de garder ces choses-là pour lui, hein ? Nous n’en aurions rien su si la tante de Miss Melly n’en avait pas parlé. Enfin, Scarlett devait bien savoir qu’il allait épouser Melly un de ces jours. Voyons ! Nous le savions depuis des années. Les Wilkes et les Hamilton se marient toujours entre cousins. Tout le monde savait qu’ils finiraient par se marier. Tout comme Honey Wilkes épousera Charles, le frère de Miss Melly.

— Flûte, moi j’y renonce. Je regrette tout de même qu’elle ne nous ait pas invités à dîner. Je te jure que je ne tiens pas à rentrer à la maison, pour entendre maman nous faire une scène.

— À l’heure qu’il est, Boyd a peut-être trouvé le moyen de la calmer. Tu sais bien que cette petite fripouille n’a pas la langue dans sa poche. Tu sais qu'il a toujours réussi à calmer maman.

— Oui, il peut y arriver, mais ça lui prendra du temps. Il embrouille toujours tellement les fils que maman finit par ne plus s’y reconnaître ; alors, elle s’avoue vaincue et le supplie de ménager sa voix pour le jour où il sera avocat. Mais il n’a pas encore dû trouver le bon moment. Je parie que maman est si accaparée par ce nouveau cheval qu’elle oublie notre retour et qu’elle n’y pensera qu’en se mettant à table et en voyant Boyd. Et avant la fin du dîner elle aura déjà jeté feu et flamme. Et il faudra attendre dix heures du soir pour que Boyd arrive à lui démontrer qu’aucun de nous ne pouvait décemment rester à l’Université, étant donné le ton sur lequel le directeur nous a parlé, à toi et à moi. Enfin, à minuit, elle sera dans une telle colère contre lui qu’elle demandera à Boyd pourquoi il ne l’a pas tué. Non, nous ne pouvons pas rentrer à la maison avant minuit. »

Les jumeaux échangèrent un regard gêné. Ils se moquaient pas mal de monter des chevaux sauvages, d’essuyer un coup de feu dans une bagarre ou d’exciter l’indignation de leurs voisins, mais ils avaient une sainte terreur des réflexions cinglantes de leur mère et de la cravache dont elle ne se faisait pas faute de leur administrer une volée.

« Écoute-moi, dit Brent. Allons chez les Wilkes Ashley et les petites seront ravis de nous garder à dîner. »

Stuart parut ennuyé.

« Non, n’y allons pas. Ils doivent être sur les dents avec le pique-nique de demain, et puis…

— Oh ! J’oubliais, se hâta de dire Brent. Non ! N’y allons pas… »

Ils éperonnèrent leurs chevaux et trottèrent pendant un certain temps en silence. Stuart avait rougi sous son hâle. Jusqu’à l’été précédent il avait fait la cour à India Wilkes avec l’approbation des deux familles et du comté tout entier. Les gens du pays estimaient que la froide et réservée India Wilkes aurait peut-être une influence salutaire sur lui. En tout cas, c’était leur espoir le plus cher. Stuart aurait pu l’épouser si Brent n’avait pas manifesté son mécontentement. Brent avait de la sympathie pour India, mais il la trouvait joliment fade et il lui était purement et simplement impossible de s’éprendre d’elle pour tenir compagnie à Stuart. Pour la première fois, les jumeaux n’avaient pas eu le même goût et Brent en avait voulu à son frère de faire attention à une jeune fille qui, pour lui, n’avait rien de particulier.

Et puis, l’été précédent, au cours d’une réunion politique dans un petit bois de chênes à Jonesboro, tous deux s’étaient soudain rappelé l’existence de Scarlett O’Hara. Ils la connaissaient depuis des années et, dans leur enfance, elle avait été l’une de leurs compagnes de jeux préférées, car elle savait monter à cheval et grimper aux arbres presque aussi bien qu’eux. Mais maintenant, à leur grande surprise, elle s’était transformée en femme et était devenue la jeune fille la plus délicieuse du monde.

Pour la première fois, ils avaient remarqué la vivacité de ses yeux verts, ses fossettes, ses petites mains, ses petits pieds et sa taille fine. Leurs réflexions l’avaient fait rire aux éclats et, partant de l’idée qu’elle les considérait tous deux comme des êtres remarquables, ils s’étaient surpassés.

Ce fut une journée mémorable dans la vie des jumeaux. Par la suite, quand ils en reparlèrent, ils se demandèrent toujours pourquoi ils n’avaient pas découvert plus tôt le charme de Scarlett. Ils n’arrivèrent jamais à résoudre ce problème bien simple, cependant, car Scarlett avait décidé ce jour-là d’attirer l’attention des jumeaux. Elle était foncièrement incapable de supporter qu’un homme s’éprît d’une autre femme qu’elle, et la vue de Stuart et d’India Wilkes à cette réunion en avait été trop pour sa nature dominatrice. Stuart ne lui suffisait pas, elle avait également jeté son dévolu sur Brent et s’était acquittée de sa tâche avec une perfection qui les avait laissés pantelants.

Désormais ils s’étaient tous deux épris d’elle et le souvenir d’India Wilkes et de Letty Munroe, qui habitait Lovejoy et à qui Brent avait fait la cour sans grande conviction, était bien estompé dans leur mémoire. Les jumeaux ne se demandaient pas ce que ferait le perdant au cas où Scarlett accorderait sa main à l’un d’eux. Il serait bien temps de prendre alors une décision. Pour le moment, ils étaient tout à fait contents d’être de nouveau d’accord sur une jeune fille, car la jalousie n’existait pas entre eux. Cette situation intéressait les voisins et préoccupait leur mère, qui n’aimait pas Scarlett.

« Ce sera bien fait pour, vous si cette fine mouche épouse l’un de vous, disait-elle. À moins qu’elle ne vous épouse tous les deux. Dans ce cas, vous serez obligés de transporter vos pénates dans l’Utah si les Mormons veulent de vous… ce dont je doute. La seule chose qui me tracasse, c’est qu’un beau jour vous allez vous monter la tête et devenir jaloux l’un de l’autre pour cette petite drôlesse, cette vaurienne aux yeux verts, et que vous finirez par vous tuer. Mais, au fond, ce ne serait peut-être pas si mal. »

Depuis le jour de la réunion politique, Stuart s’était senti gêné en présence d’India, non pas qu’India, trop grande dame pour cela, lui eût jamais rien reproché ou lui eût montré du geste ou du regard qu’elle était au courant de son brusque changement envers elle, mais Stuart se sentait coupable. Il savait qu’il s’était fait aimer d’India. Il savait qu’elle l’aimait encore et, au fond de lui-même, il se reprochait son manque de loyauté. Il conservait toujours une vive affection pour elle et respectait ses bonnes manières distantes, sa culture et toutes ses solides qualités. Mais, au diable ! Elle était si fade, si insignifiante dans sa monotonie à côté de la riche et attirante nature de Scarlett. On savait toujours à quoi s’en tenir avec India, tandis qu’avec Scarlett il y avait toujours de l’imprévu. Il n’en fallait pas plus pour tourner la tête à un homme, et cela avait une certaine saveur.

« Eh bien ! Allons dîner chez Cade Calvert. Scarlett a dit que Cathleen était revenue de Charleston. Elle a peut-être des nouvelles fraîches du fort Sumter.

— Pas Cathleen. Je te parie tout ce que tu voudras qu’elle ne savait même pas que le fort était construit là-bas dans le port et encore moins qu’il était plein de Yankees avant que nous ne forcions ceux-ci à déguerpir sous nos obus. Elle ne s’intéresse à rien d’autre qu’aux bals où elle va et aux galants qu’elle déniche.

— Oui, mais c’est amusant de l’entendre jacasser. Et puis ce sera toujours une bonne cachette en attendant que maman aille se coucher.

— Entendu ! J’aime bien Cathleen, elle est drôle, et j’ai envie d’entendre parler de Caro Rhett et des autres personnes que nous connaissons à Charleston. Mais que le diable m’emporte si je peux supporter un autre repas en présence de son espèce de yankee de marâtre.

— Ne sois pas trop dur avec elle, Stuart. Elle est pleine de bonnes intentions.

— Je ne suis pas trop dur. Elle me fait pitié et je n’aime pas les gens que je suis obligé de plaindre. Et elle fait tant d’embarras, elle se donne tant de peine pour faire bien les choses et vous mettre à l’aise qu’elle finit toujours par dire et par faire ce qu’il ne faut pas. Elle me met les nerfs en boule. Et elle se figure que les Sudistes sont des barbares. Elle a même été jusqu’à le dire à maman. Elle craint les Sudistes ; chaque fois que nous venons chez elle, elle a toujours l’air d’avoir une peur bleue. On dirait une poule décharnée sur une chaise. Elle roule des yeux brillants d’effroi. On a l’impression qu’elle est toute prête à battre des ailes et à glousser au moindre geste.

— Voyons, ce n’est pas à toi de la blâmer. Tu as blessé Cade à la jambe.

— J’étais complètement soûl, sans quoi je ne l’aurais pas fait, dit Stuart. D’ailleurs Cade ne m’en a jamais voulu. Cathleen non plus, ni Raiford, ni M. Calvert. C’est uniquement cette yankee de belle-mère qui a poussé les hauts cris et a dit que j’étais un sauvage et que les honnêtes gens n’étaient pas en sûreté au milieu des Sudistes.

— Non, tu n’as pas le droit de la blâmer. C’est une yankee et elle n’est pas très bien élevée. Après tout, tu as tiré sur Cade et c’est son beau-fils.

— Bon Dieu, ce n’est pas une raison pour m’insulter ! Tu as beau être le propre fils de maman, est-ce qu’elle a fait un drame quand Tony Fontaine t’a blessé à la jambe ? Pas du tout, elle s’est contentée d’envoyer chercher le vieux docteur Fontaine pour qu’il te panse et elle lui a demandé ce qui avait empêché Tony de mieux viser. Elle lui a dit qu’elle devinait que l’alcool lui faisait perdre son adresse. Tu te rappelles comme ça a rendu Tony furieux ? »

Les deux garçons éclatèrent de rire.

« Maman est extraordinaire, dit Brent, tout attendri. On peut toujours compter sur elle pour faire ce qu’il faut et vous mettre à l’aise en face des gens.

— Oui, mais ce soir, quand nous rentrerons, elle sera fichtrement capable de ne pas nous mettre à l’aise en face de père et des petites, fit Stuart d’un air bourru. Dis donc, Brent, j’ai l’impression que ça va mal pour notre balade en Europe. Tu sais que maman a dit que si nous étions chassés d’une autre Université nous ne ferions pas notre Grand Voyage !

— Zut ! On s’en fiche, hein ? Qu’est-ce qu’il y a à voir en Europe ? Je parie que ces étrangers n’ont rien à nous montrer que nous n’ayons ici en Géorgie. Je parie que leurs chevaux ne sont pas aussi rapides et leurs filles aussi jolies que les nôtres et je sais qu’ils n’ont pas de whisky de seigle qui puisse rivaliser avec celui de père.

— Ashley Wilkes prétend qu’ils ont des tas de théâtres et qu’ils donnent des tas de concerts. Ashley a aimé l’Europe. Il en parle tout le temps.

— Oui, oui… Tu sais comme sont les Wilkes. Ils sont entichés de musique, de bouquins et de théâtres. Mère dit que c’est parce que leur grand-père était de Virginie. Elle dit que les gens de Virginie s’intéressent beaucoup à ces choses-là.

— Ça les regarde. Donne-moi un bon cheval à monter, une bonne bouteille à vider, une brave fille pour lui faire la cour, une mauvaise pour m’amuser, et ils peuvent venir avec leur Europe… Qu’est-ce que ça peut nous faire de rater ce voyage ? Suppose que nous soyons en Europe maintenant avec la guerre qui va éclater ? Nous ne pourrions pas revenir à temps. J’aime cent fois mieux aller me battre que d’aller en Europe.

— Moi aussi… Écoute, Brent. Je sais où nous pouvons aller dîner. Traversons le marais et allons chez Able Wynder lui dire que nous sommes revenus tous les quatre et que nous sommes prêts à reprendre l’entraînement.

— Ça, c’est une idée ! s’écria Brent avec enthousiasme. Il nous donnera toutes les nouvelles de la troupe et nous saurons quelle couleur on a fini par adopter pour les uniformes.

— Si on a choisi les mêmes couleurs que celles des Zouaves, que le diable m’emporte, mais je ne m’engagerai pas ! J’aurai l’air de quoi dans ces grandes culottes rouges en forme de sac ? Moi, ça me fait penser à des dessous de femme en flanelle rouge.

— Vous voulez aller chez missié Wyndé ? Pa’ce que si vous y allez, vous n’avez pas beaucoup à dîner, fit Jeems. Leu’ cuisinier, il est mo’, et ils n’en ont pas acheté un aut’. C’est une femme qui t’availle aux champs, qui fait li cuisine et li nèg’ y m’ont dit que cétait la pi’e cuisiniè’e de l’État.

— Bon Dieu ! Pourquoi n’ont-ils pas acheté un autre cuisinier ?

— Comment li pauv’ gueux li pouvoi’ acheter des noi’ ? Jamais ils en ont eu plus de quat’. »

Le ton de Jeems était empreint d’un franc mépris. Il occupait une situation sociale bien établie du fait que les Tarleton avaient une centaine de nègres et, comme tous les esclaves de gros planteurs, il n’avait que dédain pour les petits fermiers qui n’en possédaient que quelques-uns.

« Je m’en vais te flanquer une raclée pour ça, s’écria Stuart d’une voix féroce. Ne t’avise pas de traiter Able Wynder de pauvre gueux ! Bien sûr, il est pauvre, mais ce n’est pas un gueux, et le diable m’emporte si je laisse quelqu’un, nègre ou blanc, dire du mal de lui. Il n’y a pas un homme qui le vaille dans ce comté, ou alors pourquoi la troupe l’aurait-elle élu lieutenant ?

— Moi, j’ai pas comp’is ça, rétorqua Jeems sans se soucier de la mine menaçante de son maître. Ji c’oyais qu’on p’end’ait tous les officiers chez les missiés ’iches, au lieu de les p’end’ chez les gueux du ma’ais.

— Ce n’est pas un gueux. Tu ne vas tout de même pas le comparer à des gens comme les Slattery. Able n’est pas riche, voilà tout. C’est un petit fermier, ce n’est pas un gros planteur et, si les camarades l’ont eu assez en estime pour l’élire lieutenant, eh bien ! il n’appartient pas à un nègre de se moquer de lui. La troupe sait ce qu’elle fait. »

Le corps de cavalerie avait été créé trois mois auparavant, le jour même où la Géorgie s’était séparée de l’Union, et depuis on ne cessait de lever des recrues en vue de la guerre. Bien que les suggestions n’eussent point manqué, on n’avait pas encore donné de nom à ce corps. Sur ce point, chacun professait une opinion dont il ne voulait pas démordre, tout comme il avait ses vues personnelles sur la couleur et la coupe des uniformes. « Les Chats Sauvages de Clayton », « Les Mangeurs de feu », « Les Hussards de la Géorgie du Nord », « Les Zouaves », « Les Fusiliers de l’intérieur » (quoique les troupes dussent être armées de pistolets, de sabres et de coutelas, mais non de fusils), « Les Gris de Clayton », « Les Sang et Tonnerre », « Les Expéditifs », toutes ces appellations avaient leurs partisans. Jusqu’à ce que les choses fussent mises au point, on se contenta d’appeler ce corps « la troupe » et ce nom lui resta.

Les officiers étaient élus par les hommes, car, en dehors d’un petit nombre de vétérans des guerres du Mexique et des guerres séminoles[4], personne ne connaissait le métier des armes ; en outre, la troupe n’aurait jamais admis comme chef un vétéran qui n’eût pas joui de son affection et de sa confiance. Tout le monde aimait les quatre fils Tarleton et les trois fils Fontaine, mais, quoi qu’il en coûtât, on refusa de les élire parce que les Tarleton aimaient trop boire et faire les fous et que les Fontaine avaient un caractère trop emporté et trop brutal. Ashley Wilkes fut élu capitaine parce qu’il était le meilleur cavalier du comté et qu’on fondait de grands espoirs sur son calme pour maintenir un semblant d’ordre dans les rangs. Raiford Calvert fut nommé premier lieutenant parce que tout le monde aimait Raif ; quant à Able Wynder, fils d’un trappeur des marais, et lui-même petit fermier, il fut élu lieutenant en second.

Able était une espèce de géant illettré plein de bon sens et de réserve. Il avait bon cœur et, plus âgé que les autres jeunes gens, il se conduisait au moins aussi bien qu’eux en présence des dames. Le snobisme n’existait guère parmi les hommes de la troupe. Un trop grand nombre de leurs pères ou de leurs grands-pères avaient accédé à la richesse après avoir été petits fermiers. D’ailleurs, Able était le meilleur tireur de la troupe, un fin tireur qui, à soixante-dix mètres, pouvait crever l’œil d’un écureuil ; de plus, il connaissait tous les secrets de la vie au grand air. Il savait allumer des feux sous la pluie, relever la trace d’un animal et découvrir les points d’eau. La troupe s’inclinait devant le véritable mérite et, comme elle aimait Able, elle en fit un officier. Il accepta cet honneur avec une gravité digne et sans en tirer la moindre fierté, comme une chose qui lui était due. Pourtant, si les hommes parvenaient à oublier qu’Able était de basse extraction, ni les femmes des planteurs, ni les esclaves n’y réussissaient.

Au début, les recrues n’avaient été levées que parmi les fils de planteurs. Chaque homme était tenu de fournir son propre cheval, ses armes, son équipement, son uniforme et un domestique attaché sa personne. Mais les riches planteurs n’étaient pas légion dans le comté récemment créé de Clayton, et, afin de grossir les rangs de la troupe, on avait été obligé de faire appel aux fils des petits fermiers, aux chasseurs qui vivaient dans les bois, aux trappeurs établis aux bords des marais et même, dans un petit nombre de cas, à de « pauvres blancs », pourvu qu’ils fussent d’un niveau supérieur à celui des gens de leur classe.

Les recrues de ces dernières catégories étaient aussi désireuses de se battre contre les Yankees que leurs riches voisins ; mais la délicate question financière se posa. Fort peu de petits fermiers possédaient un cheval. Ils exploitaient leurs fermes à l’aide de mules. Ils en avaient rarement plus de quatre et, comme ce nombre leur suffisait à peine, ils n’auraient pas été en mesure d’en disposer pour la guerre, même si elles avaient pu faire l’affaire de la troupe, ce qui était loin d’être le cas. Quant aux pauvres blancs, ils s’estimaient heureux d’avoir une seule mule. Les habitants des bois et ceux des marais n’avaient ni chevaux ni mules. Ils vivaient entièrement de gibier et du produit de leurs terres. En général, ils se livraient au troc et, durant toute l’année, n’avaient pas souvent cinq dollars en caisse. Fournir un cheval et un uniforme était au-delà de leurs moyens. Mais, dans leur dénuement, ils étaient d’une fierté aussi farouche que les planteurs dans leur opulence. Ils n’auraient jamais rien voulu accepter de leurs riches voisins qui eût ressemblé à une charité. Ce fut ainsi que, pour ménager les susceptibilités de chacun et doter la troupe de tout ce qu’il fallait, le père de Scarlett, John Wilkes, Buck Munroe, Jim Tarleton, Hugh Calvert, en fait tous les gros planteurs du comté, à l’exception d’Angus MacIntosh, avaient versé des fonds pour compléter l’équipement de la troupe. Chaque planteur avait accepté d’équiper ses fils et un certain nombre d’autres jeunes gens, mais on s’y était pris de telle manière que les moins riches d’entre les recrues avaient pu recevoir des chevaux et des uniformes sans se sentir atteints dans leur honneur.

Deux fois par semaine, la troupe se réunissait à Jonesboro pour faire l’exercice et prier que la guerre commençât. On n’était pas encore arrivé à réunir un nombre suffisant de chevaux, mais ceux qui en possédaient accomplissaient dans un champ, derrière le tribunal, ce qu’ils imaginaient être des manœuvres de cavalerie, soulevaient des nuages de poussière, s’enrouaient à force de crier et brandissaient des sabres datant de la Révolution qu’on avait pris aux murs des salons. Ceux qui n’avaient pas encore de monture s’asseyaient sur le bord du trottoir en face des magasins Ballard et regardaient leurs camarades tout en chiquant et en racontant des histoires à dormir debout, quand ils n’organisaient pas des concours de tir. Il était inutile d’apprendre à tirer à ces hommes. La plupart des Sudistes étaient nés avec un fusil entre les mains, et leur vie entière passée à la chasse en avait fait des tireurs d’élite.

À chaque séance d’instruction, figurait tout un assortiment d’armes provenant des plantations ou des huttes construites auprès des marais. On voyait de longs fusils de chasse qui avaient été neufs lors du premier passage des Alleghanys, de vieux tromblons qui se chargeaient par le canon et qui avaient abattu plus d’un Indien au temps où la Géorgie était encore dans son enfance, des pistolets d’arçon, mis en service en 1812 au cours des guerres Séminoles et à Mexico, des pistolets de duel à montures d’argent, de courtes armes de poche, des fusils de chasse à canon double, de belles carabines anglaises toutes neuves dont le bois précieux étincelait.

Les exercices se terminaient toujours dans les bars de Jonesboro et le soir tant de rixes éclataient que les officiers avaient le plus grand mal à empêcher qu’il n’y eût des morts et des blessés avant que la troupe se mesurât avec les Yankees. Ce fut au cours d’une de ces bagarres que Stuart Tarleton tira sur Cade Calvert et que Tony Fontaine tira sur Brent. Renvoyés depuis peu de l’Université de Virginie, les jumeaux se trouvaient chez eux quand la troupe avait été organisée et ils s’y étaient joints avec enthousiasme. Mais, deux mois auparavant, à la suite de l’incident au cours duquel ils s’étaient signalés, leur mère les avait expédiés à l’Université de l’État avec ordre formel d’y rester. Pendant leur séjour là-bas, ils avaient souffert de ne plus connaître les joies de l’instruction militaire et cela leur eût été bien égal d’interrompre leurs études pourvu qu’on les laissât caracoler, hurler et tirer des coups de fusil en compagnie de leurs camarades.

« Eh bien ! Allons chez Able en coupant à travers champs, suggéra Brent. Nous traverserons le vallon de M. O’Hara et le pré des Fontaine et nous serons là-bas en un rien de temps.

— On nous donne’a à manger que du opossum et di légumes, protesta Jeems.

— Toi, tu n’auras rien du tout, déclara Stuart en faisant la grimace. Tu vas retourner à la maison dire à maman que nous ne rentrerons pas dîner.

— Non, j’i’ai pas ! s’écria Jeems, alarmé. Non, j’i’ai pas ! Ça m’amuse pas plus que vous que ma’ame Beat’ice elle mi jette deho’. D’abo’ elle me demand’a pou’quoi on vous a tous ’envoyés enco’. Et pis, pou’quoi moi ji vous ai pas ’amenés chez vous ce soi’ pou’ qu’elle vous met’ à la pot'e. Et pis, elle se jette’a su’ moi comme un cana’ su’ un hanneton, et, d’abo’ moi ji sais qu’elle di’a que tout ça c’est ma faut’. Si vous m’emmenez pas chez missié Wyndé je ’este’ai dans les bois tout’ la nuit et pit-êt ji se’ai pincé pa’ les pat’ouilles, pa’ce que j’aime cent fois mieux mi fai’ pincer pa’ les pat’ouilles plutôt que pa’ ma’ame Beat’ice quand elle est en colè’. »

Perplexes et indignés, les jumeaux regardèrent le jeune noir.

« Il est assez bête pour se laisser prendre par une patrouille et maman en fera des gorges chaudes pendant des semaines. Je te jure, les nègres sont par trop assommants. Il m’arrive de croire que les abolitionnistes ont trouvé la bonne méthode.

— Ce ne serait pas bien d’exposer Jeems à une scène que nous voulons éviter. Il va falloir l’emmener avec nous. Mais, écoute-moi espèce de nègre idiot et impudent, si tu prends tes grands airs avec les noirs de Wynder et si tu leur laisses entendre que nous ne mangeons que du poulet rôti et du jambon pendant qu’ils n'ont rien d’autre que du lapin et de l’opossum, je… je le dirai à maman. Et puis, tu n’iras pas à la guerre avec nous.

— Mes g’ands ai’ ! Moi, je p’end’ai mes g’ands ai’s avec li pauv’ nég’ ! Non, missié, ji suis bien élevé ! Ma’ame Beat’ice m’a bien app’is les bonnes maniè’ comme à vous tous, hein ?

— Elle n’a pas eu beaucoup de succès, avec nous trois, commenta Stuart. Allons, en route ! »

Il éperonna son grand cheval et lui fit sauter sans difficulté la barrière qui le séparait des champs de Gérald O’Hara. Le cheval de Brent suivit le sien ainsi que celui de Jeems, dont le cavalier était cramponné à sa crinière et au pommeau de la selle. Jeems n’aimait pas sauter les barrières, mais il en avait franchi de plus hautes que celle-ci pour pouvoir suivre ses maîtres.

La nuit tombait. Les cavaliers traversèrent les champs aux sillons rouges et descendirent à flanc de coteau vers la rivière.

« Écoute, Stu ! cria Brent à son frère. Tu n’as pas l’impression que Scarlett aurait dû nous inviter à dîner ?

— C’est mon avis, cria Stuart à son tour. Voyons, tu crois que… »