XLVI

Cette nuit-là, bien peu de gens fermèrent l’œil dans les maisons du quartier nord de la ville. Forme indécise glissant de cour en cour, India Wilkes était allée frapper aux portes des cuisines pour annoncer à voix basse le désastre du Klan et expliquer le stratagème de Rhett. Puis elle avait disparu dans l’ombre et dans le vent, laissant derrière elle l’angoisse et l’espérance.

De l’extérieur, les maisons paraissaient noires et endormies, mais à l’intérieur la nuit s’achevait qu’on discutait encore en s’efforçant de faire le moins de bruit possible. Non seulement les hommes qui avaient participé au raid de la soirée, mais tous ceux affiliés au Klan se tenaient prêts à fuir. Dans presque toutes les écuries de la rue du Pêcher, un cheval attendait, un pistolet glissé dans chacune des fontes de la selle, la sacoche d’arçon remplie de provisions. Seul le message transmis par India avait empêché un exode en masse : « Le capitaine Butler dit de ne pas bouger. Les routes sont surveillées. Il s’est arrangé avec cette Watling… » Dans les chambres sans lumière, des hommes murmuraient : « Mais pourquoi me fierais-je à ce maudit Scallawag de Butler ? Ça doit être un piège ! » Et des voix de femmes imploraient : « Ne pars pas ! S’il a sauvé Ashley et Hugh, il va peut-être sauver tout le monde. Si India et Mélanie ont confiance en lui… » Alors, à demi convaincus, ils restèrent d’autant plus que, pour eux, il n’y avait pas d’autre solution.

Plus tôt dans la nuit, les soldats avaient frappé à une douzaine de portes et arrêté tous ceux qui n’avaient pas pu ou pas voulu dire où ils avaient passé la soirée. René Picard, un des neveux de Mme Merriwether, les frères Simmons et Andy Bonnell furent de ceux qui passèrent ainsi la nuit en prison. Ils avaient pris part au malencontreux coup de main du Klan et s’étaient séparés des autres après la rencontre avec la troupe. Rentrés chez eux ventre à terre, ils furent arrêtés avant d’avoir pu apprendre la ruse de Rhett. Par bonheur, ils répondirent tous aux questions qu’on leur posa que l’emploi de leur temps les regardait et que les Yankees n’avaient pas besoin de fourrer le nez dans leurs affaires. On les avait enfermés en attendant de leur faire subir un interrogatoire plus complet le lendemain matin. Le vieux Merriwether et l’oncle Henry déclarèrent sans vergogne qu’ils avaient passé la nuit chez Belle et, lorsque le capitaine Jaffery en colère eut remarqué qu’ils étaient trop âgés pour ce genre de distractions, ils faillirent se colleter avec lui.

Belle Watling en personne reçut le capitaine sur le pas de sa porte et avant même qu’il lui eût fait connaître le but de sa mission elle cria bien haut que son établissement était fermé pour cette nuit-là. Elle raconta à l’officier que, vers le milieu de la soirée, une bande d’énergumènes pris de boisson s’étaient battus chez elle, avaient tout mis sens dessus dessous, brisé ses plus belles glaces et alarmé à tel point ses jeunes pensionnaires qu’elle avait décidé de ne plus recevoir personne : « En tout cas, ajouta-t-elle, si monsieur le capitaine veut prendre quelque chose, le café est encore ouvert… »

Le capitaine Jaffery se rendait fort bien compte que ses hommes riaient sous cape. Mortifié et convaincu par ailleurs que tout le monde lui taillait des croupières, il déclara d’un ton rageur qu’il ne tenait ni à boire ni à monter voir ces demoiselles, et il demanda à Belle si elle connaissait le nom de ses clients trop agités. Oh ! oui, Belle connaissait fort bien ces gens-là. C’étaient des habitués de sa maison. Ils venaient tous les mercredis et s’appelaient entre eux les Démocrates du mercredi. Pourquoi ce titre ? Elle n’en savait rien et ne voulait pas le savoir. Mais si jamais ils ne lui remboursaient pas le prix des glaces qu’ils avaient cassées elle n’hésiterait pas à les poursuivre devant les tribunaux. Sa maison était un établissement respectable… leurs noms ? Oh ! oui, au fait ! Sans le moindre embarras, Belle dévida d’une seule traite les noms des douze suspects. Le capitaine Jaffery eut un sourire amer.

« Ces maudits rebelles sont aussi bien organisés que notre service secret, dit-il. Demain matin, vous et vos pensionnaires, vous vous présenterez à la prévôté.

— Est-ce que le prévôt les obligera à me rembourser mes glaces ?

— Au diable avec vos glaces ! Demandez donc à Rhett Butler de vous en payer d’autres. Après tout, c’est bien lui le propriétaire de cette maison, n’est-ce pas ? »

Avant l’aube, toutes les familles des ex-confédérés savaient à quoi s’en tenir sur les événements de la nuit. Et leurs domestiques nègres, à qui pourtant l’on n’avait soufflé mot de l’affaire, étaient au courant eux aussi grâce à ce mystérieux système de transmission dont le jeu dépasse l’entendement des blancs. Tout le monde connaissait en détail la descente du Klan, la mort de Frank Kennedy et de Tommy Wellburn, l’infirme, tout le monde savait comment Ashley avait été blessé en emportant le corps de Frank.

Les femmes en voulaient un peu moins à Scarlett du rôle qu’elle avait joué dans cette tragédie en songeant que son mari était tué et qu’elle n’avait même pas la triste consolation de pleurer sur sa dépouille. Jusqu’à ce que les autorités lui eussent annoncé qu’on avait découvert le cadavre de Frank, elle devait feindre d’ignorer sa mort. Serrant un revolver de leurs doigts glacés, Frank et Tommy gisaient dans un terrain vague parmi les herbes desséchées. Lorsqu’ils auraient découvert leurs cadavres, les Yankees déclareraient qu’après s’être enivrés ils s’étaient pris de querelle au sujet d’une fille de chez Belle et s’étaient entre-tués. On plaignait beaucoup Fanny, la femme de Tommy, qui venait d’avoir un enfant, mais personne n’osait sortir dans la nuit pour aller la consoler, car sa maison était cernée par un peloton de soldats yankees qui attendaient le retour de Tommy. Autour de chez tante Pitty, d’autres soldats montaient la garde pour arrêter Frank quand il rentrerait.

Avant l’aube, la nouvelle s’était répandue que les autorités militaires se livreraient à une enquête le jour même. Les yeux gonflés par le manque de sommeil, les gens savaient que le sort d’un certain nombre de leurs concitoyens les plus en vue dépendait de trois choses. Ashley Wilkes serait-il en état de se tenir debout et de se présenter devant le tribunal militaire en homme qui souffre simplement d’une migraine à la suite de trop copieuses libations ? Belle Watling donnerait-elle sa parole que les suspects avaient passé la soirée chez elle ? Enfin, Rhett Butler affirmerait-il qu’il avait participé à leur débauche ?

Les gens frémissaient de rage en pensant à Belle et à Rhett. Belle Watling ! Se dire que leurs amis lui devraient la vie sauve ! C’était intolérable ! Des femmes qui avaient changé de trottoir lorsqu’elles avaient rencontré Belle dans la rue se demandaient si elle s’en souviendrait et redoutaient sa vengeance. Les hommes se sentaient moins humiliés que les femmes de devoir leur salut à Belle, car bon nombre d’entre eux la considéraient comme une brave fille. Mais ils étaient piqués au vif de devoir leur salut et leur liberté à Rhett Butler, un spéculateur et un Scallawag. Belle et Rhett, la femme de mauvaise vie la plus célèbre d’Atlanta et l’homme le plus exécré ! Dire que d’honnêtes citoyens avaient des obligations envers eux !

Une autre pensée provoquait chez ces gens un accès de rage impuissante. C’était la pensée que les Yankees et les Carpetbaggers allaient bien s’amuser. Oh ! comme ils allaient rire en apprenant que douze des citoyens les plus honorables de la ville étaient des clients assidus de chez Belle, que deux d’entre eux s’étaient tués pour une fille de bas étage, que les autres avaient été jetés à la rue parce qu’ils étaient trop ivres pour être tolérés même par Belle, et que certains de ceux qu’on avait arrêtés refusaient d’admettre qu’ils avaient passé la soirée avec leurs amis alors qu’on savait pertinemment le contraire !

Atlanta avait raison de craindre le rire des Yankees. Ceux-ci souffraient depuis trop longtemps de la froideur et du mépris des Sudistes pour ne pas donner libre cours à leur hilarité. Des officiers réveillaient leurs camarades et leur rapportaient les nouvelles. Bien que le jour fût à peine levé, des maris arrachaient leurs épouses au sommeil et leur racontaient tout ce que l’on pouvait dire à une femme convenable. Et les femmes, s’habillant en hâte, s’en allaient frapper chez leurs voisines, pour les mettre au courant. Les dames yankees étaient aux anges et riaient si fort qu’elles en pleuraient. Quel bel exemple de l’esprit chevaleresque et de la galanterie des hommes du Sud. Ces femmes qui vous regardaient de si haut et qui repoussaient toutes les avances n’allaient peut-être plus être aussi arrogantes maintenant que l’on savait où leurs maris passaient leur temps, quand on les croyait à des réunions politiques. Des réunions politiques ! Ah ! ouiche, elle était bien bonne !

Malgré leur fou rire, les dames yankees n’en plaignaient pas moins Scarlett. En somme, Scarlett était une femme du monde et la seule des dames d’Atlanta qui fût aimable avec les Yankees. Elles éprouvaient une réelle sympathie pour elle et l’admiraient de travailler parce que son mari ne pouvait pas ou ne voulait pas lui donner un train de vie en rapport avec sa condition. Son mari avait beau ne pas être à la hauteur, c’était tout de même terrible pour la pauvre petite d’apprendre en même temps qu’il la trompait et qu’il était mort. Du reste, il valait encore mieux avoir un mauvais mari que de n’en point avoir du tout, et les dames yankees décidèrent de redoubler de prévenances envers Scarlett. Mais les autres, les mesdames Meade, Merriwether, Elsing, la veuve de Tommy Wellburn et surtout cette Mme Ashley Wilkes, elles se proposaient bien de leur rire au nez chaque fois qu’elles les rencontreraient. Ça leur apprendrait à être un peu aimables.

La plupart des propos échangés cette nuit-là dans les chambres obscures roulèrent sur ce sujet. Les dames d’Atlanta déclarèrent avec force à leurs époux qu’elles se moquaient pas mal de ce que penseraient les Yankees, mais en elles-mêmes elles se disaient qu’elles préféreraient être scalpées plutôt que de supporter les ricanements des Yankees sans pouvoir dire la vérité sur leurs maris.

Outragé dans sa dignité, le docteur Meade, qui en voulait mortellement à Rhett de l’avoir mis dans une telle situation, déclara tout net à sa femme que, s’il ne craignait pas de trahir ses amis, il aimerait encore mieux tout avouer et être pendu que de dire qu’il était allé chez Belle.

« C’est injurieux pour vous, madame Meade, déclara-t-il hors de lui.

— Mais tout le monde saura que vous n’étiez pas là pour… pour…

— Les Yankees ne le sauront pas. Si nous voulons sauver notre peau, il faudra bien qu’ils croient ce qu’on leur racontera, et ils en feront des gorges chaudes. Je ne peux pas supporter l’idée qu’on se moquera de nous. Enfin, je le répète, c’est injurieux pour vous, ma chère, parce que je… je ne vous ai jamais trompée.

— Je le sais », et, dans l’obscurité, Mme Meade sourit et prit la main du docteur dans la sienne. « Pourtant j’aimerais encore mieux que ce fût vrai que de vous voir exposé au moindre danger.

— Madame Meade, savez-vous ce que vous dites ? s’écria le docteur, stupéfait par le réalisme inattendu de son épouse.

— Oui, le sais. J’ai perdu Darcy et Phil. Vous êtes tout ce qui me reste et plutôt que de vous perdre je préférerais que vous passiez votre temps dans cette maison.

— Vous devenez folle. Vous ne pouvez pas savoir ce que vous dites.

— C’est vous qui êtes un vieux fou », dit Mme Meade d’une voix remplie de tendresse en appuyant la tête sur l’épaule de son mari.

Le docteur lui caressa la joue et pendant un moment continua de ronger son frein en silence, puis il éclata de nouveau. « Dire que je suis l’obligé de ce Butler ! Être pendu ne serait rien en comparaison de cela. Non, même si je lui dois la vie, je ne pourrai pas être poli avec lui. Son insolence est monumentale et la façon éhontée dont il a gagné de l’argent pendant la guerre me fait bouillir de rage. Devoir la vie à un homme qui n’a jamais fait son devoir…

— Melly prétend qu’il s’est engagé après la chute d’Atlanta.

— C’est un mensonge. Mme Melly croirait la première crapule venue. En tout cas, ce que je ne comprends pas, ce sont les raisons qui l’ont poussé à faire ce qu’il a fait. Pourquoi s’est-il donné tout ce mal ? Ça m’est odieux à dire, mais… enfin, bref on a toujours prétendu qu’il y avait quelque chose entre lui et Mme Kennedy. Je les ai vus trop souvent rentrer en voiture ensemble. Il a dû faire cela à cause d’elle.

— Lui ! Si Scarlett le lui avait demandé, il n’aurait même pas levé le petit doigt. Il aurait été bien trop heureux de voir pendre Frank Kennedy. Moi, je crois que c’est à cause de Melly.

— Madame Meade, vous n’allez tout de même pas insinuer qu’il y ait jamais eu quoi que ce soit entre eux.

— Oh ! ne soyez donc pas si stupide ! Il y a une chose certaine, c’est que Melly a toujours fait le plus grand cas de lui depuis qu’il a essayé d’intervenir en faveur d’Ashley pendant la guerre. Et je me dois de dire en sa faveur que, lorsqu’il se trouve avec elle, il n’a jamais ce sourire exécrable. À la façon dont il se comporte avec Melly, on se rend compte tout de suite qu’il serait un homme très convenable s’il voulait s’en donner la peine. En y réfléchissant, j’ai la conviction qu’il a fait cela… » Mme Meade s’arrêta : « Docteur, mon idée ne va pas vous plaire !

— Rien de ce qui touche à cette affaire ne me plaît.

— Eh bien ! je suis persuadée qu’il a fait cela en partie à cause de Melly, mais surtout parce qu’il a voulu nous jouer un bon tour. Nous avons nourri une telle haine contre lui et nous nous en sommes si peu cachés ! Maintenant, vous voilà par sa faute dans un joli pétrin. Ou bien vous reconnaîtrez que vous étiez chez cette Watling, et dans ce cas vous serez déshonorés aux yeux des Yankees, ou bien vous direz la vérité et vous serez pendus. À vous de choisir. Et puis il sait que nous voilà tous ses obligés, à lui et à sa… maîtresse, et que, pour un peu, nous aimerions mieux être pendus que de leur devoir quelque chose. Oh ! je parie qu’il ne s’ennuie pas.

— Il avait l’air de bien s’amuser quand nous avons monté l’escalier de cette maison, grommela le docteur.

— Dites-moi, risqua Mme Meade d’une voix hésitante. Comment était-ce à l’intérieur ?

— Que dites-vous, madame Meade ?

— Comment était-ce chez la Watling ? Y a-t-il des chandeliers en cristal taillé ? y a-t-il des rideaux de peluche rouge et des douzaines de glaces dans des cadres dorés ? Est-ce que les femmes… étaient déshabillées ?

— Bonté divine ! » s’exclama le docteur, frappé de stupeur comme s’il ne lui était jamais venu à l’idée que la curiosité d’une chaste femme à l’endroit de ses sœurs moins vertueuses fût aussi dévorante. « Comment pouvez-vous poser de telles questions ? Vous êtes malade. Je m’en vais vous préparer un sédatif.

— Je ne veux pas de sédatif, je veux avoir des détails. Oh ! mon chéri, c’est la seule occasion que j’aie de savoir à quoi ressemble un mauvais lieu, et vous avez la méchanceté de ne rien vouloir me dire !

— Je n’ai fait attention à rien. Je vous assure que j’étais trop gêné de me trouver dans un endroit pareil pour remarquer ce qui se passait autour de moi », fit le docteur d’un ton guindé.

Le malheureux était plus bouleversé par cette révélation inattendue du caractère de sa femme qu’il ne l’avait été par les autres événements de la soirée.

« Vous voudrez bien m’excuser, maintenant, je vais essayer de prendre un peu de repos.

— C’est ça, dormez », répondit Mme Meade, déçue.

Alors, tandis que le docteur se penchait pour retirer ses bottes, Mme Meade déclara d’un ton empreint de bonne humeur : « Allons, j’espère que Dolly a su tirer les vers du nez au vieux Merriwether et qu’elle me donnera tous les détails.

— Juste Ciel, madame Meade ! Voulez-vous dire que les femmes comme il faut parlent de ces choses-là entre elles…

— Oh ! couchez-vous donc », fit Mme Meade.

Le lendemain, au crépuscule, il tombait de la neige fondue, mais, en même temps que le jour décroissait, se leva un vent froid et l’averse glacée cessa aussitôt. Emmitouflée dans son manteau, Mélanie, fort intriguée, descendit l’allée derrière un cocher noir qu’elle ne connaissait pas et qui était venu en grand mystère lui demander de l’accompagner jusqu’à une voiture fermée arrêtée devant la maison.

Comme elle s’approchait de l’attelage, elle vit s’ouvrir la portière et distingua confusément une femme assise sur la banquette.

« Que désirez-vous ? questionna Mélanie en s’approchant davantage. Vous ne voulez pas venir chez moi ? Il fait si froid…

— Non, montez vous asseoir une minute à côté de moi, m’dame Wilkes, répondit la femme d’un ton gêné.

— Oh ! c’est vous, mademoiselle… madame… Watling ! s’exclama Mélanie. J’avais tellement envie de vous voir. Il faut que vous veniez chez moi.

— Non, non. C’est impossible, protesta Belle Watling, comme si cette proposition l’eût scandalisée. Montez donc vous asseoir avec moi. »

Mélanie pénétra dans la voiture dont le cocher referma la portière. Elle prit place à côté de Belle et chercha sa main dans l’ombre.

« Comment pourrais-je jamais vous remercier de ce que vous avez fait aujourd’hui ? Comment pourrons-nous jamais les uns et les autres vous témoigner notre reconnaissance ?

— M’dame Wilkes, vous n’auriez pas dû m’envoyer ce petit mot, c’matin. C’est pas que j’aie pas été fière de r’cevoir une lettre de vous, mais les Yankees auraient pu tomber dessus. Quant à parler de v’nir me faire une visite de r’merciements… voyons, m’dame Wilkes, vous n’avez sûrement pas vot’ tête à vous ! En v’là une idée ! Dès qu’il a fait un peu sombre, j’suis v’nue ici pour vous dire de ne pas faire un truc comme ça. Voyons, je… vous… ce s’rait pas convenable.

— Quoi, ça ne serait pas convenable que j’aille rendre visite à une femme sympathique qui a sauvé la vie de mon mari ?

— Oh ! ça va, m’dame Wilkes. Vous savez très bien ce que j’veux dire ! »

Mélanie se tut un instant. La remarque de Belle l’avait embarrassée et elle se sentait un peu mal à l’aise. Pourtant cette belle femme, sobrement vêtue, ne correspondait nullement à l’image qu’elle s’était faite d’une femme de mauvaise vie, de la tenancière d’une maison hospitalière. Elle avait l’air… eh bien ! oui, elle avait l’air un peu commun. On l’eût volontiers prise pour une campagnarde, mais elle paraissait vraiment bonne fille.

« Vous avez été merveilleuse aujourd’hui devant le prévôt, madame Watling. Vous et les autres… vos… les autres jeunes dames ont sans aucun doute sauvé la vie de nos hommes.

— C’est M. Wilkes qui a été merveilleux. J'me demande comment il a fait pour se t'nir sur ses jambes et sortir son histoire avec autant de calme. Il saignait comme un bœuf quand j’l’ai vu l’aut’ nuit… Il va se remettre au moins, m’dame Wilkes ?

— Oui, je vous remercie. Le docteur a affirmé que ce n’était qu’une blessure superficielle… bien qu’il ait perdu énormément de sang. Ce matin il était… il avait dû prendre pas mal de cognac pour se remonter sans quoi il n’aurait jamais eu la force de supporter cette épreuve comme il l’a supportée. Mais c’est bien vous, madame Watling, qui les avez tous sauvés. Lorsque vous vous êtes mise en colère, et que vous avez parlé du bris de vos glaces, vous aviez l’air si… si convaincue.

— Merci, m’dame… mais j’crois que… le… le capitaine Butler a été rudement épatant lui aussi, dit Belle, une intonation d’orgueil dans la voix.

— Oh ! il a été magnifique ! déclara Mélanie avec chaleur. Les Yankees n’ont pas mis un instant sa parole en doute. Il a mené toute l’affaire avec tant d’intelligence. Je ne pourrai jamais assez le remercier… et vous non plus ! Comme vous avez été bonne.

— Merci d’tout cœur, m’dame Wilkes. Ça été un plaisir pour moi. Je… j’espère que ça vous a pas trop contrariée que j’dise que M. Wilkes était un habitué de ma maison. Vous savez, il n’y est jamais…

— Oui, je sais. Non, ça ne m’a pas contrariée le moins du monde. Je vous suis tellement reconnaissante.

— J’parie que les aut’ dames m’en veulent, fit Belle avec une pointe de méchanceté. J’parie qu’elles en veulent aussi au capitaine Butler. J’parie qu’elles le détestent encore plus. J’suis sûre que vous serez la seule dame à me dire merci. J’suis sûre que les aut’ ne m’regarderont même pas quand elles me verront dans la rue. Mais j’m’en fiche. Ça m’aurait été bien égal que leurs maris soient pendus, mais pour M. Wilkes c’était pas pareil. Vous comprenez, j’ai pas oublié quand j’vous ai donné d’l’argent pour l’hôpital. Y a pas une seule dame qui a été aussi gentille pour moi et je suis pas de celles qui oublient quand on est gentil pour elles. Et puis, j’ai pensé qu’si M. Wilkes était pendu vous resteriez veuve avec vot’ petit garçon… et dame, c’est un gentil p’tit bonhomme, vot’ fils, m’dame Wilkes. Moi aussi, j’ai un garçon, alors j’ai…

— Oh ! vous avez un fils ! Est-ce qu’il habite… hum…

— Oh ! non, m’dame ! Il ne vit pas ici à Atlanta. Il n’y est jamais v’nu. Il est interne dans une école. Il était encore tout p’tit quand j’l’ai vu pour la dernière fois. Je… enfin, ça n’a pas d’importance… bref, quand le capitaine Butler m’a demandé de faire un mensonge pour sauver ces hommes, j’ai voulu savoir de qui il s’agissait et quand j’ai su que M. Wilkes était du nombre j’n’ai pas hésité une minute. J’ai dit aux filles : « J’vous étripe toutes si vous n’déclarez pas spécialement qu’M. Wilkes a passé toute la soirée avec vous. »

— Oh ! fit Mélanie, fort gênée par la façon désinvolte dont Belle avait parlé de ses pensionnaires. Oh ! c’était très… très aimable à vous… et à elles aussi.

— Vous méritiez bien ça, précisa Belle avec chaleur. Mais j’aurais pas fait ça pour tout l’ monde. Si y avait eu que l’mari de cette madame Kennedy, j’aurais pas l’vé le bout du p’tit doigt, quoi qu’ait pu dire l’capitaine Butler.

— Pourquoi ?

— Voyons, m’dame Wilkes, les gens qui font mon métier savent des tas d’choses. Y a un tas d’belles dames qui seraient bien embêtées si elles s’doutaient qu’on en sait autant sur leur compte. Cette dame Kennedy, c’est pas une femme sympathique. C’est elle qu’a tué son mari et c’brave Wellburn, en tout cas ça revient bien au même. C’est elle qu’est la cause de tout ça. À force de s’pavaner dans Atlanta, elle a fini par mettre des idées bizarres dans la tête des nègres et des voyous qui rôdent par ici. Voyons, il y a pas une seule de mes filles…

— Vous n’avez pas le droit de dire du mal de ma belle-sœur », fit Mélanie d’un ton sec.

Belle posa la main sur le bras de Mélanie, puis la retira aussitôt.

« Ne m’attrapez pas, m’dame Wilkes. Ça m’ferait trop d’peine, après toutes les bontés que vous avez eues pour moi. J’ai oublié que vous aviez beaucoup d’affection pour elle et je regrette c’que j’ai dit. Je regrette aussi que le pauvre M. Kennedy ait été tué. C’était un brave homme. Je suis allée souvent faire des achats à son magasin et il m’a toujours très bien reçue. Mais madame Kennedy, c’est pas une femme comme vous. Elle est rudement dure, j’peux pas m’empêcher de l’penser… Quand va-t-on enterrer M. Kennedy ?

— Demain matin. Non, je vous assure, vous vous trompez sur Mme Kennedy. Tenez, en ce moment, elle est complètement effondrée.

— Ça s’peut, fit Belle, sceptique. Allons, va falloir que j’me sauve. J’ai peur qu’on reconnaisse ma voiture si j’reste trop longtemps, et ça serait mauvais pour vous. Dites-moi, m’dame Wilkes, si jamais vous me rencontrez dans la rue, vous… faudra pas vous croire forcée de m’adresser la parole. Je comprendrai.

— Je serai fière de vous parler. Je suis fière d’être votre obligée. J’espère… j’espère que nous nous reverrons.

— Non, dit Belle, ce ne serait pas convenable. Bonne nuit. »