— La satire ? »

Il rit et Scarlett rougit de son ignorance. Elle avait horreur des gens qui employaient des mots qu’elle ne connaissait pas.

« Aux Indes, lorsqu’un homme meurt, on le brûle au lieu de l’enterrer et sa femme monte toujours sur le bûcher funéraire pour être brûlée avec lui.

— C’est terrible ! Pourquoi fait-on ça ? La police n’intervient donc pas ?

— Mais non, bien sûr. Une épouse qui ne se laisserait pas brûler serait mise au ban de la société. Toutes les dames comme il faut pousseraient les hauts cris parce qu’elle ne se serait pas comportée en dame… Tenez, exactement comme ces respectables personnes là-bas dans le coin pousseraient les hauts cris si vous vous montriez ce soir en robe rouge et si vous conduisiez un quadrille. Je crois que la satî est bien plus humaine que nos charmantes coutumes du Sud qui consistent à enterrer vives les veuves.

— Comment osez-vous prétendre que je suis enterrée vive ?

— Que les femmes se cramponnent donc aux chaînes qui les retiennent ! Vous trouvez barbare cette coutume hindoue… mais auriez-vous eu le courage de venir ici ce soir si la Confédération ne vous avait pas réclamée ? »

Ce genre de discussion embarrassait toujours Scarlett. Elle se sentait d’autant plus gênée qu’elle se disait qu’il y avait du vrai dans tout cela. Mais cette fois il était temps d’en finir avec le capitaine. « Bien entendu, je ne serais pas venue. Ç’aurait été… voyons, un manque de respect… on aurait pu croire que je n’aime… »

Il guettait les mots sur ses lèvres, ses yeux brillaient d’un plaisir cynique et elle fut incapable de continuer. Il savait qu’elle n’avait pas aimé Charlie et il se refuserait à lui attribuer les beaux sentiments qu’elle voulait exprimer. Quelle chose terrible d’avoir affaire à un homme qui n’était pas un homme du monde. Un homme du monde avait toujours l’air de croire une dame, même quand il savait qu’elle mentait. Cela, c’était l’esprit chevaleresque du Sud. Un homme du monde se conformait toujours aux usages, disait ce qu’il fallait, aplanissait les difficultés. Mais cet homme semblait fort peu se soucier des usages et il se complaisait manifestement à parler de choses dont personne ne parlait jamais.

« Je suis suspendu à vos lèvres !

— Vous êtes abominable », dit Scarlett, à bout d’arguments. Et elle baissa les yeux.

Il se pencha sur le comptoir jusqu’à ce que sa bouche fût tout près de l’oreille de la jeune femme et, parodiant les acteurs que l’on voyait à l’Athénée, dans les rôles de traîtres, il murmura : « Ne craignez rien, belle dame ! Le secret de votre faute est bien gardé par moi !

— Oh ! murmura Scarlett nerveusement, comment pouvez-vous dire des choses pareilles ?

— J’ai seulement voulu vous mettre plus à l’aise. Que voudriez-vous que je vous dise ? “Sois à moi, créature magnifique, ou je dis tout.” »

Malgré elle, elle rencontra ses yeux et vit qu’ils avaient une lueur espiègle comme ceux d’un jeune garçon. Tout d’un coup, elle se mit à rire. En somme, la situation était tellement bête ! Il rit à son tour, et il rit même si fort qu’un certain nombre de dames assises dans un coin se tournèrent vers eux. Remarquant le bon temps que prenait la veuve de Charles Hamilton avec un parfait inconnu, elles se rapprochèrent les unes des autres et entamèrent une conversation qui ne laissait aucun doute sur leurs sentiments.

 

On entendit un roulement de tambour, des voix crièrent « chut » et le docteur Meade, montant sur l’estrade, étendit les bras pour réclamer le silence.

« Nous devons tous des remerciements sincères aux charmantes dames dont les efforts inlassables et le patriotisme non seulement ont fait de cette vente de charité un succès financier, mais encore ont transformé cette salle en un séjour enchanteur, en un jardin digne des charmants boutons de rose que je vois autour de moi », dit-il en guide d’exorde.

Tout le monde applaudit.

« Ces dames se sont surpassées, non seulement elles ont donné le meilleur de leur temps, mais elles ont travaillé de leurs mains, et ces objets magnifiques qu’on voit sur les comptoirs sont d’autant plus beaux qu’ils sortent des mains de nos charmantes femmes sudistes. »

On applaudit avec encore plus de chaleur, et Rhett Butler, négligemment appuyé au comptoir de Scarlett, chuchota à l’oreille de celle-ci :

« Quel vieux bouc prétentieux, hein ! »

Horrifiée d’abord par ce crime de lèse-majesté contre le citoyen le plus vénéré d’Atlanta, Scarlett sursauta et lança un regard chargé de reproches au capitaine, mais, avec sa barbiche et ses côtelettes, le docteur ressemblait bien à un bouc et Scarlett se retint pour ne pas éclater de rire.

« Mais tout cela n’est rien. Les excellentes dames du comité dont les mains fraîches ont apaisé tant de fronts tourmentés par la souffrance, ces dames, qui ont arraché aux griffes de la mort nos nobles soldats blessés pour la plus noble des causes, connaissent nos besoins. Je ne les énumérerai pas. Il nous faut encore plus d’argent pour acheter du matériel sanitaire en Angleterre et, ce soir, nous comptons parmi nous l’intrépide capitaine qui, depuis un an, force avec un si rare bonheur le blocus et le forcera encore pour nous apporter les médicaments que réclame notre hôpital, le capitaine Butler ! »

Bien que pris au dépourvu, le forceur de blocus fit un salut gracieux, trop gracieux même, se dit Scarlett en essayant de l’analyser. On avait l’impression qu’il exagérait sa révérence par mépris pour l’assistance. Une salve d’applaudissements crépita, les vieilles dames allongèrent le cou pour mieux le voir. C’était donc avec le capitaine Butler que bavardait la veuve du pauvre Charles Hamilton ! Et dire que Charlie était mort depuis un an à peine.

« Nous avons besoin d’or et je m’en vais vous en demander, poursuivit le docteur. Je m’en vais vous demander un sacrifice, mais un sacrifice si petit par rapport aux sacrifices de nos vaillants uniformes gris que vous serez les premières à en rire. Mesdames, je vous demande vos bijoux. Moi ? Non, la Confédération vous demande vos bijoux, la Confédération vous lance cet appel, et je sais qu’aucune de vous n’y restera sourde. Que c’est donc joli de voir étinceler une gemme à un joli poignet ! Que c’est donc beau de voir briller l’or des broches sur la poitrine de nos femmes patriotes ! Mais le sacrifice n’est-il pas infiniment plus beau que tout l’or et tous les joyaux des Indes ? L’or sera fondu, les pierres précieuses seront vendues et avec cet argent on achètera des médicaments et du matériel sanitaire. Mesdames, parmi vous vont passer deux de nos héroïques blessés. Ils porteront des corbeilles et… », mais le reste du discours se perdit dans une tempête d’applaudissements et de voix qui criaient bravo !

La première pensée de Scarlett fut de se féliciter que son deuil l’ait empêchée de porter ses précieuses boucles d’oreilles, la lourde chaîne d’or qui avait appartenu à la grand-mère Robillard, son bracelet d’émail noir en or et sa broche en grenats. Elle vit le petit zouave, une corbeille posée sur son bras valide, faire le tour des gens qui se trouvaient de son côté. Elle vit des femmes, vieilles et jeunes, se dépouiller de leurs bracelets en riant, s’acharner sur leurs boucles d’oreilles en simulant la souffrance, s’aider à ouvrir les fermoirs rebelles de leurs colliers, ôter les broches épinglées à leur corsage. On ne cessait d’entendre les bijoux tomber les uns sur les autres avec un petit cliquetis et des voix s’écrier : « Attendez… attendez. Ça y est, je l’ai ! Le voilà ! » Maybelle Merriwether fit glisser les deux adorables bracelets qui lui serraient le bras au-dessus et au-dessous du coude. Fanny Elsing s’écria : « Maman, est-ce que je peux ? » et arracha le diadème en perles et en or massif qui était dans sa famille depuis des générations.

Le petit homme grimaçant s’approcha du comptoir. Sa corbeille était pleine. Rhett Butler, d’un geste nonchalant, y lança un magnifique étui à cigares en or. Lorsque le zouave arriva devant Scarlett, celle-ci secoua la tête et ouvrit les mains pour montrer qu’elle n’avait rien à donner. C’était fort désagréable d’être la seule à ne rien donner. Alors elle vit briller sa grosse alliance en or.

Troublée, elle essaya de se rappeler le visage de Charles, de revoir son mari lui passer cet anneau au doigt. Elle n’y parvint pas ; sa mémoire s’embrouilla comme elle le faisait toujours sous l’empire de la rage qui s’emparait d’elle quand elle évoquait ce souvenir. Charles… c’était à cause de lui que sa vie était finie, à cause de lui qu’elle n’était plus qu’une vieille femme.

Soudain, de toutes ses forces, elle tira sa bague, mais l’anneau résista. Le zouave se dirigeait déjà vers Mélanie.

« Attendez ! lança Scarlett. J’ai quelque chose pour vous ! »

Elle finit par retirer son alliance et, au moment où elle s’apprêtait à la poser dans la corbeille où s’amoncelaient les chaînes, les montres, les bagues, les épingles de cravate et les bracelets, elle surprit le regard de Rhett. Alors, d’un geste de défi, elle jeta l’anneau dans la corbeille.

« Oh ! Ma chérie ! murmura Mélanie en se cramponnant à son bras, les yeux brillants d’amour et de fierté. Ma brave, ma brave petite ! Attendez… attendez, s’il vous plaît, lieutenant Picard. J’ai quelque chose pour vous, moi aussi ! »

À son tour Mélanie essaya d’ôter son alliance, cette alliance qui n’avait jamais quitté son doigt depuis le jour où Ashley la lui avait posée. Scarlett le savait comme elle savait mieux que quiconque le prix que Mélanie y attachait. Enfin la jeune femme parvint à s’en débarrasser et pendant un instant serra la bague dans sa petite main. Puis elle la posa délicatement sur la pile de bijoux. Scarlett et Mélanie regardèrent le zouave se diriger vers le coin où se tenait le groupe des vieilles dames. Scarlett avait un air de défi, Mélanie était plus émouvante que si elle avait pleuré. Ni l’une ni l’autre de leurs expressions n’échappa à l’homme qui se trouvait auprès d’elles.

« Si tu n’avais pas eu le courage de le faire, je ne l’aurais jamais eu non plus », déclara Mélanie en prenant gentiment Scarlett par la taille. Scarlett eut bonne envie de se dégager et de lancer un « Bon Dieu ! » retentissant, mais elle surprit de nouveau le regard de Rhett Butler et esquissa un sourire aigre-doux. C’était tout de même bien ennuyeux de voir Melly continuellement se méprendre sur ses intentions… mais ça valait encore beaucoup mieux que de la voir soupçonner la vérité.

« Quel geste magnifique ! dit Rhett Butler d’une voix douce. Ce sont des sacrifices comme le vôtre qui donnent du courage à nos braves troupiers. »

Scarlett eut bien du mal à s’empêcher d’être grossière. Tout ce que disait le capitaine était empreint de raillerie. Pourquoi ne s’en allait-il pas ? Elle en avait assez de sa pose nonchalante, elle le détestait de tout son cœur. Pourtant il se dégageait de lui quelque chose de stimulant, quelque chose de chaud et de vivant. Ces yeux noirs qui la provoquaient réveillèrent en Scarlett ses instincts irlandais. Elle décida de faire rabattre à cet homme un peu de sa superbe. Puisqu’il connaissait son secret et que cela lui conférait un avantage sur elle, il fallait chercher un autre moyen de le prendre en défaut. Elle se retint donc pour ne pas lui dire exactement ce qu’elle pensait de lui. Mama lui avait souvent démontré qu’on attrapait plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre, et elle avait bien l’intention d’attraper celle-là pour ne plus jamais retomber entre ses pattes.

« Merci, répondit-elle d’un ton suave en faisant semblant de ne pas comprendre ce qu’il y avait de sarcastique dans sa remarque. Un compliment comme celui-là a encore plus de valeur quand il vient d’un homme aussi célèbre que le capitaine Butler. »

Il renversa la tête en arrière et se mit à rire sans contrainte… « Il aboie plutôt », se dit Scarlett, furieuse, en rougissant de nouveau.

« Pourquoi ne dites-vous pas ce que vous pensez vraiment ? demanda-t-il en baissant la voix pour n’être entendu que d’elle seule. Pourquoi ne me dites-vous pas que je suis une belle canaille et que je n’ai rien d’un galant homme ? Dites-moi donc de débarrasser le plancher et ajoutez que si je ne m’exécute pas de bonne grâce vous chargerez l’un de ces héros en gris d’aller me demander des explications dehors. »

Scarlett fut sur le point de riposter d’une manière cinglante, mais elle fit appel à tout son courage et parvint à dire : « Voyons, capitaine Butler ! Qu’allez-vous chercher ? Comme si tout le monde ne savait pas combien vous êtes célèbre, combien vous êtes brave et quel… quel…

— Vous me décevez, dit-il.

— Vous décevoir ?

— Oui. Lors de notre première rencontre si mouvementée, je m’étais dit que je connaissais enfin une jeune fille non seulement fort belle, mais courageuse. Et maintenant je m’aperçois que vous n’êtes que belle.

— Insinueriez-vous que je suis lâche ? interrogea Scarlett hérissée comme une poule.

— Précisément. Vous n’avez pas le courage de dire ce que vous pensez. Quand je vous ai vue pour la première fois, je me suis dit : “Voilà une jeune fille comme il n’y en a pas une sur un million. Elle ne ressemble pas à ces autres petites sottes qui croient tout ce que disent leurs maman et agissent en conséquence, quels que soient leurs sentiments. Et elles les cachent, leurs sentiments, elles les dissimulent derrière un tas de paroles bien gentilles tout comme leurs désirs et leurs pensées.” Je me suis dit : “Mlle O’Hara est douée d’un caractère comme on en rencontre peu. Elle sait ce qu’elle veut et ça lui est bien égal de dire ce qu’elle a en tête… ou de lancer des vases.”

— Oh ! fit Scarlett qui n’en pouvait plus de colère. Eh bien ! Vous allez voir… Je m’en vais vous dire ce que j’ai dans la tête. Si vous étiez un tant soit peu bien élevé vous ne seriez jamais venu ici me parler. Vous auriez dû savoir que je ne voulais plus jamais vous revoir ! Mais vous n’êtes pas un homme du monde ! Vous n’êtes qu’un mufle ! Et vous vous imaginez que, parce que vos sales petits bateaux peuvent narguer les Yankees, vous avez le droit de venir ici vous moquer d’hommes qui sont braves et de femmes qui sacrifient tout à la Cause…

— Assez ! assez ! fit-il en souriant. C’est un très joli début et vous avez dit ce que vous pensiez, mais ne commencez pas à me parler de la Cause. Je suis fatigué d’entendre rabâcher ce sujet et je parie que vous l’êtes aussi…

— Comment avez-vous dev… », murmura Scarlett, décontenancée, mais elle s’arrêta aussitôt. Elle était folle de rage d’être tombée dans ce piège.

« Avant que vous ne m’aperceviez, j’étais là-bas, près de cette porte, et je vous observais. J’observais aussi les autres jeunes femmes. Leurs visages semblaient tous avoir été coulés dans le même moule. Le vôtre faisait exception. C’est facile de lire sur votre visage. Vous aviez l’esprit ailleurs et je gage que vous ne songiez ni à votre Cause, ni à l’hôpital. Tout votre visage exprimait l’envie de danser, de vous amuser et le regret de ne pouvoir le faire. Et vous étiez dans une belle fureur. Dites la vérité. N’ai-je pas raison ?

— Je n’ai rien d’autre à vous dire, capitaine Butler, fit-elle du ton le plus solennel qu’elle put et en essayant de ramener à elle les restes de sa dignité effondrée. Ce n’est pas parce que vous êtes tout fier d’être le “grand forceur de blocus” qu’il faut vous arroger le droit d’insulter les femmes.

— Le grand forceur de blocus ! C’est une plaisanterie. Je vous en prie, accordez-moi encore une parcelle de votre temps précieux avant de me rejeter dans les ténèbres. Je m’en voudrais qu’une petite patriote aussi charmante conservât une fausse idée de ma contribution à la Cause confédérée.

— Vos fanfaronnades ne m’intéressent nullement.

— Pour moi, forcer le blocus n’est qu’une façon de faire des affaires et de gagner de l’argent. Quand ça ne me rapportera plus rien, je quitterai ce métier. Qu’en dites-vous ?

— Je dis que vous êtes une canaille, un mercenaire… tout comme les Yankees.

— C’est bien cela. Et les Yankees m’aident à gagner de l’argent. Tenez, le mois dernier, je suis entré avec mon bateau en plein port de New York et j’y ai embarqué une cargaison.

— Hein ! s’écria Scarlett, impressionnée malgré elle. On ne vous a pas tiré dessus ?

— Pauvre innocente ! Mais non, naturellement. Il y a quantité de farouches partisans de l’Union qui ne répugnent pas à gagner de l’argent en vendant des marchandises à la Confédération. Je conduis donc mon bateau à New York, j’achète ce qu’il me faut à des maisons de commerce yankees, sous le manteau, bien entendu, et puis je m’en vais. Quand ça devient un peu dangereux, je me rends à Nassau où les mêmes patriotes de l’Union m’ont apporté de la poudre, des obus et des crinolines. C’est plus pratique que d’aller en Angleterre. Parfois il est assez difficile de rallier Charleston ou Wilmington… mais vous seriez surprise des vertus d’une poignée d’or.

— Oh ! Je savais que les Yankees étaient des êtres vils, mais je ne savais pas…

— Pourquoi blâmer les Yankees de gagner honnêtement leur vie en vendant des marchandises à la Confédération ? Dans cent ans ça n’aura plus aucune importance. Le résultat sera le même. Ils savent que la Confédération finira par être battue, aussi pourquoi ne profiteraient-ils pas des bonnes occasions ?

— Battus… nous ?

— Bien sûr.

— Voulez-vous me laisser, s’il vous plaît… ou bien faut-il que je demande ma voiture et que je rentre chez moi pour me débarrasser de vous ?

— Vous êtes chauffée à blanc, petite rebelle », dit-il en souriant de nouveau.

Il s’inclina et, sans se presser, quitta Scarlett dont la gorge palpitait de colère et d’indignation. Pourtant elle sentait en elle une sorte de brûlure, un sentiment de regret qu’elle ne pouvait analyser, la déception d’un enfant qui voit ses illusions s’effondrer. Comment le capitaine osait-il dépouiller les forceurs de blocus de leur prestige ? Comment osait-il dire que la Confédération serait battue ? Il méritait d’être fusillé pour cela… fusillé comme un traître. Scarlett chercha des yeux les gens qu’elle connaissait. Ils avaient l’air si certains du succès, si braves, si fervents. Alors, sans en comprendre la cause, elle sentit un petit frisson glacé s’insinuer dans son cœur. Battus ? Ces gens-là… Voyons, ce n’était pas possible, c’était déloyal d’y penser.

« Que chuchotiez-vous donc tous les deux ? demanda Mélanie en se tournant vers Scarlett, tandis que ses acheteurs s’éloignaient. J’ai bien été forcée de remarquer que Mme Merriwether ne te quittait pas des yeux, et, ma chère, tu sais combien elle est bavarde.

— Oh ! Cet homme est odieux… c’est un rustre sans aucune éducation. Quant à Mme Merriwether, eh bien ! Qu’elle bavarde. J’en ai assez de me conduire comme une bécasse pour lui faire plaisir.

— Voyons, Scarlett, s’écria Mélanie, scandalisée.

— Chut… ut ! fit Scarlett. Le docteur Meade va encore parler. »

L’assistance se tut pour écouter le docteur, qui commença par remercier les dames d’avoir donné leurs bijoux de si bon gré.

« Et maintenant, mesdames et messieurs, je vais vous faire une surprise… une innovation qui risque de choquer certains d’entre vous, mais je vous demande de vous rappeler que tout cela n’est que pour notre hôpital et nos petits soldats qui y sont soignés. »

Chacun chercha à deviner ce que le brave docteur pouvait bien avoir imaginé de choquant.

« Le bal est sur le point de s’ouvrir et, bien entendu, la première danse sera un quadrille. Puis on jouera une valse. Ensuite on dansera des polkas, des scottishs et des mazurkas qui, toutes, seront précédées de courts quadrilles. Je sais quelle aimable rivalité existe entre les amateurs pour bien conduire un quadrille, aussi… le docteur s’épongea le front et jeta un regard oblique du côté de sa femme. Messieurs, si vous voulez conduire un quadrille avec la dame de votre choix, il faudra y mettre le prix. C’est moi qui dirigerai les enchères dont le montant ira à l’hôpital. »

Les éventails s’arrêtèrent de battre et des murmures s’élevèrent dans la salle. Le coin des chaperons était sens dessus dessous et Mme Meade, désireuse de soutenir son mari alors qu’elle désapprouvait sincèrement son idée, se trouvait en fâcheuse posture. Mme Elsing, Mme Merriwether et Mme Whiting étaient rouges d’indignation. Mais tout à coup les gardes civils poussèrent un hourra auquel s’associèrent immédiatement les autres assistants en uniforme. Les jeunes filles battirent des mains et trépignèrent de joie.

« N’est-ce pas, on dirait… on dirait un peu une vente d’esclaves ? » murmura Mélanie, les yeux fixés sur le docteur que, jusqu’à ce jour, elle avait trouvé parfait.

Scarlett ne répondit rien, mais son cœur se serra. Si seulement elle n’était pas veuve ! Si seulement elle était encore Scarlett O’Hara ! Elle porterait sa robe vert pomme garnie de rubans de velours vert foncé qui sautilleraient sur sa poitrine. Elle aurait des tubéreuses dans les cheveux et ce serait elle qui ouvrirait le bal. Oui, sûrement ! Une douzaine d’hommes se la disputeraient et donneraient de l’argent au docteur pour la faire danser. Oh ! Être obligée de rester là ! De faire tapisserie ! De regarder Fanny ou Maybelle conduire ce premier quadrille en reine d’Atlanta !

Par-dessus le tumulte retentit la voix du petit zouave à l’accent créole fort prononcé : « Si je peux… vingt dollars pour Mlle Maybelle Merriwether. »

Toute rougissante, Maybelle alla blottir sa tête contre l’épaule de Fanny et, tandis qu’on lançait d’autres noms et que les enchères montaient, les deux jeunes filles, se cachant mutuellement le visage, se mirent à rire nerveusement. Dédaigneux des soupirs poussés par les dames du comité, le docteur Meade s’était remis à sourire.

Mme Merriwether avait d’abord commencé à déclarer à haute et intelligible voix que sa Maybelle ne se prêterait jamais à une telle comédie, mais, comme le nom de Maybelle revenait le plus souvent et que les enchères s’élevaient déjà à soixante-quinze dollars, ses protestations perdirent peu à peu de leur vigueur. Scarlett s’appuya des deux coudes au comptoir. Elle était presque fascinée par la foule joyeuse des hommes qui se pressaient en riant autour de l’estrade, les mains pleines de papier-monnaie.

Maintenant tout le monde allait danser sauf elle et les vieilles dames. Tout le monde allait s’amuser sauf elle. Elle vit Rhett Butler. Il se tenait juste au-dessous du docteur. Avant qu’elle ait eu le temps de modifier l’expression de son visage, il l’aperçut, plissa les lèvres et releva les sourcils. Le menton arrogant, Scarlett se détourna et, tout d’un coup, elle entendit son nom… son nom prononcé avec un accent de Charleston sur lequel on ne pouvait se méprendre, son nom qui dominait le tumulte des voix.

« Mme Charles Hamilton… cent cinquante dollars… en or ! »

À la double mention du nom et de la somme, un silence soudain s’abattit sur l’assistance. Scarlett était si stupéfaite qu’elle ne pouvait pas bouger. Le menton entre les mains, les yeux agrandis par la surprise, elle resta assise sur son tabouret. Tout le monde se détourna pour la regarder. Elle vit le docteur se pencher et glisser quelque chose à l’oreille de Rhett Butler. Il lui disait sans doute qu’elle était en deuil et qu’il lui était impossible de se montrer au milieu des danseurs. Elle vit Rhett hausser négligemment les épaules.

« Une autre de nos belles, peut-être ? questionna le docteur assez haut.

— Non, fit Rhett d’une voix nette tout en promenant un regard nonchalant sur la foule, Mme Hamilton.

— Je vous dis que c’est impossible, insista le docteur. Mme Hamilton ne voudra pas… »

Scarlett entendit une voix que, tout d’abord, elle ne reconnut pas… sa propre voix !

« Si, je veux ! »

Elle se dressa d’un bond. Son cœur battait si fort qu’elle eut peur de chanceler. Son cœur battait follement à l’idée d’être de nouveau le centre de tous les regards, d’être la jeune femme la plus désirée et surtout, surtout à l’idée de se remettre à danser.

« Oh ! Ça m’est égal ! Ça m’est égal ! Qu’ils disent ce qu’ils voudront ! » murmura-t-elle entre ses lèvres tandis qu’une frénésie délicieuse s’emparait d’elle. Elle rejeta la tête en arrière, fit le tour du comptoir. Ses talons claquaient sur le plancher comme des castagnettes. Elle déploya le plus largement possible son éventail de soie noire. Elle aperçut dans un éclair le visage incrédule de Mélanie, les vieilles dames abasourdies, les jeunes filles frémissantes, les soldats qui manifestaient leur enthousiasme.

Alors, elle se trouva au milieu de la salle de bal. Fendant la foule, Rhett Butler s’avança vers elle. Il avait toujours son détestable sourire moqueur. Mais tant pis !… ça lui était aussi égal que si elle avait eu affaire à Abe Lincoln en personne ! Elle allait danser. Elle allait conduire le quadrille. Elle gratifia son cavalier d’une profonde révérence et d’un sourire radieux. À son tour, il s’inclina, la main posée sur son jabot. Levi, horrifié, sauva aussitôt la situation en hurlant : « Choisissez vos danseuses pour le quadrille de Virginie ! »

 

« Comment osez-vous attirer tous les regards sur moi, capitaine Butler ?

— Mais, ma chère madame Hamilton, vous désiriez si manifestement attirer tous les regards sur vous !

— Comment avez-vous pu mentionner mon nom devant tout le monde ?

— Vous auriez pu refuser.

— Mais… je me dois à la Cause… je n’avais plus le droit de songer à moi-même quand vous avez offert une telle somme. Cessez de rire, tout le monde nous regarde.

— Quoi que nous fassions, on nous regardera. N’essayez pas d’entamer le couplet de la Cause avec moi. Vous vouliez danser, et je vous en ai fourni l’occasion. Cette marche, c’est bien la dernière figure du quadrille, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est vrai. Il va falloir que j’aille me rasseoir, maintenant.

— Pourquoi ? Vous ai-je marché sur les pieds ?

— Non, mais on va jaser.

— Franchement, est-ce que ça vous fait quelque chose… au fond du cœur ?

— C’est-à-dire…

— Vous ne commettrez pas un crime, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi ne pas danser la valse avec moi ?

— Mais si ma mère…

— Je vois, vous n’avez pas encore quitté les jupons de votre mama.

— Oh ! C’est horrible, la façon dont vous ridiculisez la vertu !

— Mais la vertu est bête. Vraiment, ça vous ennuie que les gens jasent ?

— Non… mais… allons, n’en parlons plus. Dieu merci ! La valse commence. Les quadrilles, ça m’a toujours coupé le souffle.

— Ne vous dérobez pas à mes questions. L’opinion des autres femmes a-t-elle jamais compté pour vous ?

— Tenez, puisque vous me mettez au pied du mur, non ! Mais une jeune fille est censée y attacher de l’importance. Pourtant, ce soir, je m’en moque.

— Bravo ! Ça y est, vous commencez à réfléchir vous-même au lieu de laisser les autres réfléchir pour vous. C’est le commencement de la sagesse.

— Oh ! Mais…

— Quand on aura autant jasé sur vous qu’on a jasé sur moi, vous vous rendrez compte du peu d’importance que ça présente. Songez donc, il n’y a pas une maison à Charleston où je sois reçu. Ma contribution à notre juste et sainte Cause n’a même pas levé l’interdit qui pèse sur moi.

— C’est terrible.

— Pas du tout. Jusqu’à ce qu’on ait perdu sa bonne réputation, on ne comprend ni quel fardeau on avait sur les épaules, ni ce qu’est la liberté.

— Vous tenez des propos scandaleux !

— Scandaleux et véridiques. À condition d’avoir assez de courage… ou assez d’argent… on peut toujours se passer d’une bonne réputation.

— On peut tout acheter avec de l’argent.

— Quelqu’un a dû vous dire ça. Vous n’arriveriez jamais à trouver de telles platitudes vous-même. Et que peut-on acheter avec de l’argent ?

— Eh bien !… je ne sais pas, moi… en tout cas, ni le bonheur, ni l’amour.

— Si, en général. Et quand on n’y parvient pas, avec de l’argent on peut s’acheter quelques-unes des meilleures compensations.

— Vous avez donc tant d’argent, capitaine Butler ?

— Voilà une question qui dénote une personne bien mal élevée, madame Hamilton. Je suis surpris. Mais oui. Pour un homme auquel on a coupé les vivres dans sa prime jeunesse, je n’ai pas trop mal réussi. Et je suis certain de devenir millionnaire avec ce blocus.

— Oh ! Non !

— Oh ! Si ! La plupart des gens n’ont pas l’air de se rendre compte qu’il y a exactement autant d’argent à tirer du naufrage que de l’édification d’une civilisation.

— Et que veut dire cela ?

— Vos parents, les miens et tous les gens qui sont ici ont gagné leur fortune en créant une civilisation là où il y avait le désert. Cela, ça s’appelle construire un empire. Ça rapporte, la construction des empires, mais le naufrage des empires rapporte encore plus.

— De quel empire parlez-vous ?

— De cet empire où nous vivons… le Sud… la Confédération… le Royaume du Coton… de cet empire qui se disloque, là, sous nos pieds. Seuls les imbéciles ne veulent pas le voir et refusent de profiter de la situation créée par cet écroulement. Moi, je vais tirer une fortune du naufrage.

— Alors, vous croyez pour de bon que nous allons être battus ?

— Oui. Pourquoi faire comme l’autruche ?

— Oh ! Mon Dieu, que ça me fatigue des conversations comme celle-ci. Ne vous arrive-t-il donc jamais de dire de jolies choses, capitaine Butler ?

— Cela vous ferait-il plaisir si je vous disais que vos yeux ressemblent à deux vasques où nagent des poissons rouges, deux vasques remplies jusqu’aux bords de l’eau verte la plus limpide et que, quand les poissons rouges remontent à la surface, comme ils le font maintenant, vous êtes diablement jolie ?

— Oh ! Je n’aime pas ça… Cet air est magnifique, n’est-ce pas ? Oh ! Je pourrais valser sans jamais m’arrêter. Je ne savais pas que la danse me manquait à ce point.

— Vous êtes la plus belle danseuse que j’aie jamais tenue dans mes bras.

— Capitaine Butler, ne me serrez pas comme ça. Tout le monde nous regarde.

— Si personne ne nous regardait, est-ce que ça vous ennuierait ?

— Capitaine Butler, vous dépassez les bornes.

— Non, pas une minute. Comment pourrais-je être grossier quand je vous ai dans mes bras ?… Quel est cet air ? C’est nouveau ?

— Oui. C’est merveilleux, n’est-ce pas ? C’est un air que nous avons volé aux Yankees.

— Comment s’appelle cette chanson ?

— Quand cette guerre cruelle aura enfin cessé[20].

— Quelles sont les paroles ? Chantez-les-moi.

 

Te souviens-tu, mon bien-aimé,

Du dernier rendez-vous

Quand tu me dis à deux genoux

À quel point tu m’aimais ?

Oh ! Que tu étais fier

Sous ton beau dolman gris

Quand tu fis le serment

De ne jamais trahir

Ni moi ni le pays.

Triste et abandonnée,

Je pleure et je m’afflige.

Mes larmes sont bien vaines

Et bien vains mes soupirs !

Quand cette guerre cruelle

Aura enfin cessé

Prie Dieu qu’il nous accorde

Un autre rendez-vous !

 

— Bien entendu, il était question de “dolman bleu”, mais on a changé cela en “dolman gris”… Oh ! Vous valsez si bien, capitaine Butler. Pourtant, la plupart des hommes grands dansent mal. Et dire qu'il va falloir que j’attende des années et des années avant de danser de nouveau !

— Vous n’allez attendre que quelques minutes. Je m’en vais vous demander de m’accorder le prochain quadrille… et puis le suivant et encore le suivant.

— Oh ! Non ! C’est impossible ! Il ne faut pas. Je serai perdue de réputation.

— Elle est déjà en loques, alors, qu’est-ce que peut bien faire une danse de plus ? Quand j’aurai dansé cinq ou six fois avec vous, je permettrai peut-être aux autres cavaliers de tenter leur chance, mais il faut que vous m’accordiez la dernière danse.

— Eh bien ! C’est entendu. Je sais que je suis folle, mais tant pis. Je me moque pas mal de ce que diront les gens. J’en ai tellement assez de rester à la maison. Je vais danser, danser…

— Et ne plus porter de vêtements noirs. J’ai le crêpe en horreur.

— Oh ! Je ne pourrai pas quitter le deuil. Capitaine Butler, ne me serrez pas comme ça. Je vais me mettre en colère.

— Vous êtes splendide quand vous êtes en colère. Tenez, je vous écrase dans mes bras… là… rien que pour voir si vous vous mettrez vraiment en colère. Vous ne pouvez vous imaginer combien vous étiez charmante ce jour-là, aux Douze Chênes, quand vous étiez en colère et que vous lanciez des vases.

— Oh ! Voyons… vous n’oublierez donc jamais cela ?

— Non, c’est un des souvenirs auxquels je tiens le plus… le tempérament irlandais perçant sous l’éducation raffinée d’une belle jeune femme du Sud… Vous êtes très Irlandaise, n’est-ce pas ?

— Oh ! Mon Dieu ! Voilà la fin de la danse et tante Pittypat qui accourt ! Je suis sûre que Mme Merriwether l’a prévenue. Oh ! Pour l’amour de Dieu, emmenez-moi jusqu’à une fenêtre. Nous regarderons dehors. Je ne veux pas qu’elle mette la main sur moi maintenant. Elle a les yeux gros comme des soucoupes. »