Mme Elsing tendit l’oreille. Entendant Mélanie traverser le vestibule et pénétrer dans la cuisine où le bruit de vaisselle et le cliquetis de l’argenterie annonçaient la venue prochaine d’une collation, elle se retourna et se mit à parler à voix basse aux dames qui faisaient cercle dans le salon, leur corbeille à ouvrage sur les genoux.
« Pour ma part, je ne rendrai jamais visite à Scarlett », dit-elle, son visage distingué encore plus glacé qu’à l’ordinaire.
Les autres dames, membres du Cercle de Couture pour les Veuves et les Orphelins de la Confédération, posèrent aussitôt l’aiguille et rapprochèrent leurs rocking-chairs. Toutes ces personnes grillaient d’envie de s’entretenir de Rhett et de Scarlett, mais la présence de Mélanie les en avait empêchées. La veille, le couple était revenu à Atlanta et avait pris l’appartement réservé aux jeunes mariés à l’Hôtel National.
« Hugh prétend que je devrais leur rendre une visite de politesse à cause de ce que le capitaine a fait pour lui, reprit Mme Elsing. Et la pauvre Fanny est de son avis et déclare qu’elle aussi ira leur rendre visite. Je lui ai pourtant dit : “Fanny, sans Scarlett, Tommy serait encore en vie à l’heure qu’il est. C’est une insulte à sa mémoire d’aller faire cette visite.” Mais Fanny n’a rien trouvé de mieux à me répondre que : “Maman, ce ne sera pas Scarlett que j’irai voir, mais bien le capitaine Butler. Il a fait tout ce qu’il a pu pour sauver Tommy, et ce n’est pas sa faute s’il n’y a pas réussi.”
— Que les femmes sont donc stupides ! fit Mme Merriwether. Rendre visite, elle est bien bonne ! » Son opulente poitrine se souleva d’indignation au souvenir de l’accueil grossier que lui avait réservé Scarlett, quand elle était allée la voir avant son mariage. « Ma petite Maybelle est aussi bête que votre Fanny. Elle m’a dit qu’elle et René iront leur rendre visite, parce que c’est grâce au capitaine Butler que René n’a pas été pendu. Et moi aussi je lui ai démontré que si Scarlett avait été moins téméraire son mari n’aurait couru aucun danger. Quant au grand-père Merriwether, il tient absolument à y aller. Il n’arrête pas de radoter et de dire qu’il a beaucoup de reconnaissance pour cette crapule. Depuis que mon beau-père a mis les pieds chez cette Watling, il est devenu impossible. Rendre visite, il en est bien question ! moi, je n’irai certainement pas. En épousant un tel homme, Scarlett s’est mise hors la loi. C’était déjà bien assez quand il spéculait pendant la guerre et qu’il gagnait une fortune tandis que nous mourions de faim, mais maintenant qu’il est à tu et à toi avec les Carpetbaggers et les Scallawags et qu’il est lié… oui, parfaitement, lié avec ce sinistre individu de Bullock… Rendre visite, parlons-en ! »
Mme Bonnell soupira. C’était une femme corpulente au visage gai et ouvert.
« Ils ne leur rendront qu’une seule visite, par politesse, Dolly. Moi, je ne trouve pas qu’on puisse les en blâmer. J’ai entendu dire que tous les hommes qui avaient participé à l’expédition du Klan avaient l’intention d’aller voir le capitaine Butler, et je pense qu’ils ont raison. D’un autre côté, j’ai bien du mal à croire que Scarlett est la fille de sa mère. J’étais en classe à Savannah avec Ellen Robillard. C’était une camarade exquise et je l’aimais beaucoup. Si seulement son père ne l’avait pas empêchée d’épouser son cousin Philippe Robillard ! En fait, on n’avait rien de grave à reprocher à ce garçon… Il faut bien que les jeunes gens jettent leur gourme. Mais Ellen a dû quitter la ville et épouser le vieil O’Hara qui lui a donné une fille comme Scarlett. Non, vraiment, il faut que j’aille lui rendre une visite en souvenir de sa mère.
— Voilà bien de la niaiserie sentimentale ! lança Mme Merriwether avec force. Kitty Bonnell, avez-vous l’intention de rendre visite à une femme qui s’est remariée un an à peine après la mort de son mari ? Une femme…
— Et c’est elle qui a causé la mort de M. Kennedy », interrompit India d’un ton calme, mais rempli de venin. Chaque fois qu’il était question de Scarlett, elle avait toutes les peines du monde à rester polie, car elle se souvenait toujours de Stuart Tarleton. « D’ailleurs, j’ai toujours pensé que même avant la mort de M. Kennedy ils en ont fait plus tous les deux que les gens ne l’ont supposé. »
Avant que ces dames fussent revenues de la stupeur causée par une telle déclaration dans la bouche d’une demoiselle, elles aperçurent Mélanie dans l’encadrement de la porte. Elles avaient été si accaparées par leur échange de commérages qu’elles n’avaient point entendu le pas léger de leur hôtesse. Elles avaient toutes l’air de collégiennes prises en flagrant délit de bavardage par leur professeur. Elles se sentaient toutes penaudes, mais leur consternation fit bientôt place à l’inquiétude devant le changement d’expression de Mélanie. La colère lui enflammait les joues, ses yeux lançaient des éclairs, ses narines frémissaient. Jusque-là, personne n’avait jamais vu Mélanie en colère. Aucune des dames présentes ne la croyait capable de se mettre dans cet état. Elles l’aimaient toutes ; mais elles la considéraient comme une jeune femme très douce et très docile, pleine de respect pour ses aînées et sans la moindre idée originale.
« Comment oses-tu dire cela, India ? fit-elle d’une voix assourdie par la colère. Où la jalousie va-t-elle te mener ? Quelle honte ! »
India blêmit, mais elle redressa la tête.
« Je ne retirerai rien de ce que j’ai dit », déclara-t-elle laconiquement.
« Serais-je donc jalouse ? » se demanda-t-elle, troublée. Entre le souvenir de Stuart Tarleton, de Honey et de Charles, n’avait-elle pas de quoi être jalouse de Scarlett ? N’avait-elle pas de quoi la détester, surtout maintenant qu’elle la soupçonnait d’avoir attiré Ashley dans ses filets ? « J’aurais bien des choses à dire sur Ashley et sur ta précieuse Scarlett », pensa-t-elle. India était partagée entre le désir de se taire pour ne pas nuire à son frère et celui de le sauver en faisant part de ses soupçons à Mélanie et au monde entier. Comme ça Scarlett serait bien forcée de renoncer à tout espoir sur lui. Mais ce n’était pas le moment. Du reste, elle ne pouvait porter aucune accusation précise, elle n’avait que des soupçons.
« Je ne retire rien de ce que j’ai dit, répéta-t-elle.
— Dans ces conditions, je suis enchantée que tu ne vives plus sous mon toit », fit Mélanie d’un ton glacial.
India se leva d’un bond, ses joues creuses s’empourprèrent.
« Mélanie, toi… ma belle-sœur… tu ne vas pas te fâcher avec moi pour cette espèce de gourgandine…
— Scarlett est également ma belle-sœur, déclara Mélanie en regardant India droit dans les yeux. Et j’ai plus d’affection pour elle que si nous avions eu la même mère. Si tu oublies ce qu’elle a fait pour moi, moi je m’en souviens. Elle est restée à mes côtés pendant tout le siège, alors qu’elle aurait fort bien pu retourner chez elle, alors que tante Pitty elle-même s’était enfuie à Macon. Elle a mis mon enfant au monde, alors que les Yankees étaient aux portes d’Atlanta. Elle n’a pas hésité à nous emmener à Tara, mon petit Beau et moi, alors qu’elle aurait très bien pu nous laisser ici, à l’hôpital, où nous aurions été pris par les Yankees. Nous avons fait ensemble cette terrible randonnée, elle m’a soignée, elle m’a nourrie même quand elle était fatiguée, même quand elle avait faim. Parce que j’étais malade et que je ne pouvais pas me lever, elle m’a donné le meilleur matelas de Tara. Lorsque j’ai pu marcher, c’est moi qui ai eu la seule paire de souliers intacte. Tu peux oublier tout ce qu’elle a fait pour moi, India, mais, moi, c’est impossible. Quand Ashley est revenu de la guerre, malade, découragé, sans foyer, sans un sou en poche, elle l’a hébergé chez elle comme une sœur. Quand nous avons voulu aller nous installer dans le Nord et que c’était un crève-cœur pour nous de quitter la Géorgie, Scarlett est intervenue et a confié à Ashley la direction d’une de ses scieries. Quant au capitaine Butler, il a sauvé la vie d’Ashley, uniquement par bonté d’âme, car il ne lui devait rien… Moi, je garderai une reconnaissance éternelle à Scarlett et au capitaine Butler. Voyons, India ! Comment peux-tu oublier ce que Scarlett a fait pour moi et pour Ashley ? Comment peux-tu tenir si peu à ton frère, au point de salir l’homme qui lui a sauvé la vie ? Tu aurais beau te traîner à genoux aux pieds du capitaine Butler et de Scarlett, ça ne suffirait encore pas.
— Voyons, Melly, commença Mme Merriwether, qui avait recouvré son aplomb. Ce n’est pas une façon de parler à India.
— J’ai entendu également ce que vous avez dit de Scarlett », s’exclama Mélanie en faisant face à la grosse dame, comme un duelliste qui, après avoir désarmé l’un de ses adversaires épuisé, se retourne rageusement contre un second. « Et vous aussi, madame Elsing, je vous ai entendue. Je me moque pas mal de ce que vous pensez d’elle dans vos esprits mesquins. Ça, ça vous regarde. Mais ce que vous dites d’elle chez moi, ça me regarde. Et je ne comprends pas que vous puissiez nourrir d’aussi horribles pensées et encore moins que vous puissiez les exprimer. Les hommes de vos familles comptent-ils donc si peu pour vous, que vous aimeriez mieux les voir morts que vivants ? N’éprouvez-vous donc aucune gratitude envers celui qui les a sauvés, et qui les a sauvés au péril de sa vie ? Les Yankees l’eussent facilement pris pour un membre du Klan, s’ils avaient découvert la vérité. Ils auraient pu le pendre. Mais ça ne l’a pas empêché de s’exposer pour sauver vos parents, pour sauver votre beau-père, madame Merriwether, et votre gendre et vos deux neveux par-dessus le marché, et votre frère, madame Bonnell, et votre fils et votre gendre, madame Elsing. Vous n’êtes que des ingrates ! Je vous demande à toutes de me faire des excuses. »
Mme Elsing se leva, après avoir enfoui précipitamment son ouvrage dans son sac.
« Si jamais quelqu’un m’avait dit que vous pourriez être aussi mal élevée, Melly… Non, je ne vous ferai pas d’excuses. India a raison, Scarlett est une rien du tout, une dévergondée. Je ne peux pas oublier la façon dont elle s’est conduite pendant la guerre. Et je ne peux pas oublier non plus la façon si basse dont elle s’est conduite depuis qu’elle a un peu d’argent…
— Ce que vous ne pouvez pas oublier, moi je le sais, coupa Mélanie en serrant ses poings menus. C’est qu’elle a retiré à Hugh la direction de la scierie parce qu’il n’était pas à la hauteur de sa tâche.
— Melly ! » gémirent plusieurs voix en chœur.
Mme Elsing releva le menton et sortit du salon. La main sur la poignée de la porte d’entrée, elle s’arrêta et se retourna.
« Melly, fit-elle d’une voix radoucie. Tout ceci me brise le cœur. J’étais la meilleure amie de votre mère et j’ai aidé le docteur Meade à vous mettre au monde. Je vous aime comme ma fille. S’il s’agissait de quelque chose d’important, ce serait moins pénible de vous entendre parler ainsi, mais pour une femme comme Scarlett O’Hara, qui n’hésiterait pas plus à vous jouer un mauvais tour qu’à l’une quelconque d’entre nous… »
Dès les premières paroles de Mme Elsing, Mélanie avait senti les larmes lui monter aux yeux, mais lorsque la vieille dame eut terminé, ses traits se durcirent.
« Je voudrais que l’on comprenne bien que toutes celles d’entre vous qui n’iront pas rendre visite à Scarlett peuvent se dispenser de remettre les pieds chez moi », fit-elle.
Un murmure de voix accueillit cette déclaration. Les dames se levèrent toutes ensemble. Mme Elsing laissa tomber son sac à ouvrage sur le plancher et rentra dans le salon, sa fausse frange tout de travers.
« Non, non ! pas de ça ! s’écria-t-elle. Vous n’êtes pas dans votre état normal, Melly. Vous ne savez pas ce que vous dites. Vous resterez mon amie et je resterai la vôtre. Je ne tolérerai pas un tel malentendu entre nous. »
Elle pleurait et, sans savoir comment, Mélanie se retrouva dans ses bras, ruisselante de pleurs, elle aussi, mais déclarant entre deux sanglots qu’elle ne retirait pas un mot de ce qu’elle avait dit. Plusieurs autres dames fondirent en larmes et Mme Merriwether, après s’être mouchée avec un bruit de trompette, pressa sur son sein, à la fois Mme Elsing et Mélanie. Tante Pitty, transformée en statue dès le début de la scène, s’évanouit pour de bon cette fois-là et s’affaissa brusquement par terre. Au milieu des larmes, de la confusion, des embrassades et des allées et venues des dames parties à la recherche d’un flacon de sels et d’une bouteille de cognac, une seule personne conserva son calme et resta les yeux secs. Puis India Wilkes se retira sans qu’on s’en aperçût.
Un peu plus tard, le grand-père Merriwether retrouvait l’oncle Henry Hamilton au café de la Belle d’Aujourd’hui et lui rapportait tous les détails de cette réunion qu’il tenait de Mme Merriwether. Il commenta les événements de la journée avec délectation, car il était ravi que quelqu’un ait eu le courage de tenir tête à sa redoutable belle-fille. Lui n’avait à coup sûr jamais eu ce courage.
« Alors, quelle décision a enfin prise ce troupeau d’oies stupides ? demanda l’oncle Henry avec humeur.
— Je n’en sais fichtre rien, répondit le grand-père, mais j’ai l’impression que Melly a gagné la partie. Je parie qu’elles vont toutes aller rendre visite au ménage Butler, au moins une fois. Les gens en font un foin autour de ta nièce, Henry.
— Melly est une sotte et ces dames ont raison. Scarlett est une sale petite peste, et je ne comprends pas que Charlie l’ait épousée, fit l’oncle Henry d’un air sombre. D’un autre côté, Melly n’a pas tort. Ce serait correct que les familles des hommes sauvés par le capitaine Butler se dérangent. À tout prendre, je n’ai pas grand-chose contre Butler. Il s’est conduit en type épatant le soir où il nous a sauvé la mise. C’est Scarlett qui me chagrine. Elle est un peu trop débrouillarde pour son bien. Allons, il faudra que j’y aille, moi aussi. Scallawag ou non, Scarlett est en somme ma nièce par alliance. J’avais l’intention d’aller la voir vers la fin de l’après-midi.
— J’irai avec toi, Henry. Dolly va piquer une crise de nerfs quand elle apprendra ça. Attends un peu que, je prenne un autre verre.
— Non, nous nous en ferons offrir un par le capitaine Butler. C’est une justice à lui rendre, il sait ce qui est bon. »
Rhett avait dit avec raison que la Vieille Garde ne se rendrait jamais. Il savait le peu de prix qu'il fallait attacher aux quelques visites rendues au ménage et il savait dans quel esprit elles avaient été faites. Les familles de ceux qui avaient participé au malheureux coup de main du Klan furent les premières à se présenter, mais, par la suite, espacèrent leurs visites et n’invitèrent jamais les Butler chez elles.
Rhett déclara que personne ne serait venu si l’on n’avait craint les représailles de Mélanie. Scarlett se demanda où il était allé « pêcher » cette idée-là et traita les affirmations de son mari avec le plus parfait mépris. Quelle influence Mélanie pouvait-elle bien avoir sur des gens comme Mme Elsing ou Mme Merriwether ? D’ailleurs, Scarlett se moquait pas mal que ces dames ne vinssent plus la voir. Leur société ne lui manquait guère, car son appartement était constamment rempli d’invités d’un autre type, des « gens nouveaux » comme les appelaient les anciens habitants d’Atlanta, quand ils ne les gratifiaient pas d’une appellation moins polie.
Bon nombre de « gens nouveaux » résidaient à l’Hôtel National en attendant, à l’exemple de Rhett et de Scarlett, que leur maison fût achevée. Riches et gais, élégants et dépensiers, ils ressemblaient beaucoup aux amis de Rhett à La Nouvelle-Orléans et, comme eux, n’aimaient point à s’étendre sur leurs antécédents. Tous les hommes affichaient des idées républicaines et « se trouvaient à Atlanta pour des affaires qui intéressaient le gouvernement de l’État ». Que pouvait être au juste ce genre d’affaires ? Scarlett ne le savait pas et ne cherchait pas à le savoir.
Rhett aurait pu lui dire exactement de quoi il s’agissait. Ces hommes jouaient le rôle de busards auprès des animaux qui meurent. Ils flairaient la mort de loin et, répondant tous à l’invite, ils se précipitaient à la curée. Le gouvernement de la Géorgie par les Georgiens n’était plus. L’État restait sans défense et les aventuriers accouraient de toutes parts.
Les épouses des Scallawags et des Carpetbaggers amis de Rhett se pressèrent en foule dans le salon de Scarlett et les « gens nouveaux » auxquels elle avait vendu du bois de construction en firent autant. Rhett lui démontra qu’ayant été en relation d’affaires avec eux elle se devait de les recevoir et, les ayant reçus, elle trouva leur compagnie fort agréable. Les femmes portaient de ravissantes toilettes et ne parlaient jamais ni de la guerre, ni de la dureté des temps, car leur conversation roulait uniquement sur la mode, sur les scandales qui éclataient et sur le whist. Scarlett n’avait jamais joué aux cartes auparavant, mais elle se mit au whist avec plaisir et devint rapidement une excellente joueuse.
Chaque fois qu’elle se trouvait à l’hôtel, son appartement s’emplissait d’une foule de joueurs de whist, mais elle n’était pas souvent chez elle, car la construction de sa maison lui prenait trop de temps. À cette époque-là, ça lui était absolument indifférent de recevoir ou de ne pas recevoir de visites. Son rôle mondain ne commencerait que le jour où, sa maison achevée, elle posséderait la plus vaste demeure d’Atlanta et y présiderait aux réceptions les plus courues de la ville.
Tout au long des chaudes journées d’été, elle regarda s’élever peu à peu sa maison de pierre rouge qui se couvrit de bardeaux gris et finit par dépasser toutes les autres maisons de la rue du Pêcher. Scarlett en oubliait son magasin et ses scieries. Elle passait son temps sur le chantier à discuter avec les charpentiers, à se prendre de bec avec les maçons, à harceler l’entrepreneur. Une fois le gros œuvre terminé, Scarlett pensa avec satisfaction que sa maison serait la plus grande et la plus belle de la ville. Elle serait même encore plus imposante que la demeure des James, qui s’élevait non loin de là et que l’on venait d’acheter pour servir de résidence officielle au gouverneur Bullock.
Les balustrades et les larmiers de la demeure du gouverneur avaient beau être chantournés, ils n’en étaient pas moins ridiculisés par les ornements compliqués qui embellissaient la maison de Scarlett. La demeure du gouverneur comportait une salle de bal, mais celle-ci était ramenée aux dimensions d’une table de billard à côté de la salle de bal qui, chez Scarlett, occupait tout le troisième étage. En fait, la nouvelle maison éclipsait toutes celles de la ville, y compris la résidence du gouverneur. Nulle part on ne pouvait voir autant de coupoles, de petites et de grandes tours, de balcons, de paratonnerres et de fenêtres aux vitraux colorés.
Une véranda faisait tout le tour du bâtiment et l’on y accédait par quatre escaliers disposés sur chacune des faces. Le vaste jardin était semé de verdure et garni de bancs rustiques en fer. On y avait élevé une serre, garantie du plus pur style gothique, et deux grandes statues en fer dont l’une représentait un cerf et l’autre un dogue, gros comme un poney des Shetland. Pour Wade et Ella, un peu ahuris par les dimensions, le luxe et l’obscurité de bon ton de leur nouveau foyer, ces deux animaux de métal étaient les seules notes réconfortantes.
À l’intérieur, la maison fut meublée selon le vœu de Scarlett. Une épaisse moquette rouge recouvrait tout le plancher. Des tentures de velours rouge dissimulaient les portes. Les meubles, dernier cri, étaient en noyer passé au vernis noir et sculptés partout où il y avait eu un pouce de bois à tailler. Quant aux sièges, ils étaient si bien rembourrés de crin que les dames devaient s’y asseoir avec les plus grandes précautions pour ne pas glisser par terre. Tous les murs s’ornaient de longs trumeaux et de glaces enchâssées dans des cadres dorés, ce qui fit dire à Rhett, d’une voix nonchalante : « On se croirait presque chez Belle Watling. » Entre les glaces étaient suspendues des gravures sur acier aux cadres massifs que Scarlett avait commandées spécialement à New York et dont certaines avaient jusqu’à deux mètres cinquante de long. Les murs étaient tendus d’un papier sombre, les pièces étaient très hautes de plafond et la maison était toujours plongée dans une demi-obscurité, car aux fenêtres pendaient des rideaux en peluche de couleur prune qui arrêtaient presque toute la lumière du jour.
À tout prendre, c’était une demeure à en tomber raide de saisissement et Scarlett, tout en foulant les tapis épais et en s’abandonnant au moelleux des lits, se rappelait les planchers froids et les paillasses de Tara et ne s’estimait pas mécontente. Elle considérait sa maison comme la plus belle et la plus élégante qu’elle eût jamais vue, par contre, Rhett déclara que c’était un cauchemar. Cependant, puisqu’elle était heureuse, eh bien ! tant mieux.
« Quelqu’un qui ne vous connaîtrait pas saurait tout de suite que cette maison a été bâtie avec de l’argent mal acquis, dit-il. Vous savez cela, Scarlett. Bien mal acquis ne profite jamais, et notre maison est une vivante illustration de cet axiome. C’est exactement la maison que construirait un profiteur. »
Mais Scarlett, débordante de joie et d’orgueil, la tête farcie de projets de réceptions qu’elle donnerait quand elle et son mari seraient complètement installés, pinça l’oreille de Rhett d’un geste mutin et se contenta de dire : « Taratata ! »
Elle savait maintenant que Rhett aimait à lui rabattre le caquet et que si elle avait le malheur de prendre ses saillies au sérieux il trouvait le moyen de lui gâcher tout son plaisir. Dans ces cas-là, une dispute s’ensuivait toujours, mais Scarlett ne tenait guère à croiser le fer avec Rhett, car elle avait régulièrement le dessous. Elle préféra donc faire la sourde oreille à ce qu’il disait et elle essaya, tout au moins pendant un certain temps, de tourner en dérision ce qu’elle était forcée d’entendre.
Pendant leur voyage et pendant la plus grande partie de leur séjour à l’Hôtel National, Rhett et Scarlett avaient vécu en bons termes, mais à peine se furent-ils installés dans leur maison, où Scarlett s’entoura aussitôt de ses nouveaux amis, que de brusques et violentes querelles éclatèrent entre eux. C’étaient des querelles de courte durée, car Scarlett ne pouvait pas tenir tête bien longtemps à Rhett, qui accueillait ses injures avec une indifférence glaciale et guettait patiemment l’instant de la frapper au défaut de la cuirasse. Scarlett cherchait toujours à envenimer le débat, tandis que Rhett se contentait de lui dire ce qu’il pensait d’elle, de ses actes, de sa maison et de ses nouvelles relations, et il lui arrivait de porter des jugements de telle nature que Scarlett ne pouvait pas les prendre comme de simples boutades.
Par exemple, lorsqu’elle décida de donner au « magasin général Kennedy » un titre plus ronflant, elle demanda à Rhett de lui trouver un nom qui renfermât le mot « Emporium »[58]. Rhett proposa « Caveat Emporium » et assura à sa femme que rien ne conviendrait mieux au genre de marchandises vendues dans le magasin. Scarlett pensa que ce titre avait fière allure et alla même jusqu’à commander une enseigne. Heureusement pour elle, Ashley, assez gêné, se vit dans l’obligation de lui expliquer le sens véritable de ces deux mots et Rhett, bien entendu, rit à gorge déployée du bon tour qu’il avait joué à Scarlett, folle de rage.
Et puis, il y avait la façon dont il se comportait avec Mama. Mama n’était jamais revenue sur son opinion sur Rhett qui, pour elle, restait une mule sous des harnais de cheval. Elle était très polie avec lui, mais lui manifestait une grande froideur. Elle l’appelait toujours « cap’taine Butler », jamais « missié Rhett ». Elle ne le remercia même pas lorsqu’il lui offrit le jupon et ne porta jamais celui-ci. Elle tenait le plus possible Ella et Wade à l’écart de Rhett, bien que Wade adorât l’oncle Rhett et que l’oncle Rhett eût manifestement beaucoup d’affection pour le jeune garçon. Cependant, au lieu de renvoyer Mama ou d’être sec et dur avec elle, Rhett l’entourait de prévenances et la traitait en fait avec infiniment plus de courtoisie qu’il ne traitait Scarlett elle-même. Il demandait toujours à Mama la permission d’emmener Wade à cheval et la consultait avant d’acheter des poupées à Ella. Et Mama avait bien du mal à rester polie avec lui.
Scarlett trouvait que Rhett aurait dû prendre plus à cœur son rôle de chef de famille et se montrer plus ferme avec Mama, mais Rhett se contentait de rire et de déclarer que c’était Mama le véritable chef de la famille.
Il mettait Scarlett hors d’elle en lui disant que dans quelques années, lorsque les républicains ne tiendraient plus la Géorgie sous leur coupe et que les démocrates seraient revenus au pouvoir, elle regretterait amèrement sa conduite.
« Quand les démocrates auront un gouverneur, et une Législature à eux, tous vos nouveaux amis de bas étage seront balayés de la scène et renvoyés à leurs tavernes et à leurs grottes. Et vous vous retrouverez gros Jean comme devant, sans aucune relation. C’est ça, c’est ça, ne songez pas au lendemain. »
Scarlett riait et non sans raison, car, à cette époque-là, Bullock n’avait rien à craindre pour son poste de gouverneur. Vingt-sept nègres avaient été élus à la législature, et des milliers de démocrates étaient privés du droit de vote.
« Les démocrates ne reviendront jamais au pouvoir. Ils passent leur temps à exciter davantage les Yankees et à compromettre leurs chances de reconquérir le terrain perdu. Ils ne font que palabrer et organiser des sorties nocturnes avec le Klan.
— Ils reviendront. Je connais les Sudistes. Je connais les Géorgiens. Ils sont aussi énergiques que têtus. Même s’ils doivent déclarer une nouvelle guerre pour revenir, même s’ils doivent acheter les votes des nègres comme les Yankees, ils n’hésiteront pas. Même s’ils doivent faire voter dix mille morts, comme l’ont fait les Yankees, tous les hommes enterrés dans les cimetières de Géorgie prendront part au vote. Les choses commencent à prendre si mauvaise tournure sous la clémente domination de votre cher ami Rufus Bullock, que la Géorgie ne va pas tarder à vomir ce personnage.
— Rhett, n’employez pas des mots aussi vulgaires ! s’exclama Scarlett. Vous parlez comme si je ne devais pas être ravie de voir les démocrates revenir au pouvoir. Croyez-vous que ça me plaise de voir partout ces soldats qui me rappellent… croyez-vous que j’aime… voyons, mais je suis une Géorgienne, moi aussi. Je serais enchantée du retour des démocrates, mais ils ne reviendront pas. Et même s’ils revenaient, en quoi cela nuirait-il à mes amis ? Ne conserveraient-ils pas leur fortune ?
— S’ils savent la conserver, mais au train où ils vont, je doute que certains d’entre eux soient capables de la garder plus de cinq ans. Plus facilement on gagne de l’argent, plus vite on le dépense. Leur argent ne les améliorera pas, pas plus que le mien ne vous a améliorée. En tout cas, mon argent ne vous a pas encore changée en cheval, n’est-ce pas, ma jolie mule ? »
La brouille qui suivit cette dernière remarque dura longtemps. Après que Scarlett eut boudé pendant quatre jours et fait comprendre tacitement qu’elle attendait des excuses, Rhett partit pour La Nouvelle-Orléans et emmena Wade avec lui, malgré les protestations de Mama. Il resta absent jusqu’à ce que la colère de sa femme fût apaisée, mais Scarlett lui en voulut toujours de ne pas avoir cédé.
Quand il revint de La Nouvelle-Orléans, froid et impénétrable, Scarlett ravala de son mieux sa rancœur. Pour le moment, elle voulait avoir l’esprit libre de toute préoccupation et se consacrer entièrement à la première réception qu’elle allait donner chez elle. Ce serait une grande soirée avec plantes vertes et orchestre et un souper qui lui en faisait venir l’eau à la bouche. Elle comptait inviter tous les gens qu’elle connaissait à Atlanta, tous ses vieux amis, et tous les nouveaux, toutes les personnes charmantes dont elle avait fait la connaissance depuis son retour de voyage de noces. Dans la fièvre où elle vivait, elle en arrivait presque à oublier les traits décochés par Rhett et elle était heureuse, plus heureuse qu’elle ne l’avait été depuis des années.
Oh ! quel plaisir d’être riche, de donner des réceptions et de ne jamais calculer ses dépenses ! Quel plaisir d’acheter les meubles et les robes les plus chers, de manger ce qu’il y avait de meilleur et de ne jamais s’occuper des factures ! Que c’était donc merveilleux de pouvoir envoyer des chèques à tante Pauline et à tante Eulalie à Charleston et d’autres chèques encore à Will Benteen à Tara ! Dire que les envieux prétendaient qu’il n’y avait pas que l’argent qui comptait !
Scarlett envoya les cartes d’invitation à tous ses amis et connaissances, aux anciens comme aux nouveaux, même à ceux pour lesquels elle n’avait aucune sympathie. Elle ne fit d’exception ni pour Mme Merriwether, qui avait été presque grossière lorsqu’elle lui avait rendu visite à l’Hôtel National, ni pour Mme Elsing, qui avait observé une attitude glaciale. Elle invita Mme Meade et Mme Whiting, qui ne la portaient pas dans leur cœur et qui, elle le savait, seraient fort gênées parce qu’elles n’avaient pas de toilettes assez convenables pour assister à une réunion aussi élégante. En effet, la pendaison de crémaillère de Scarlett, autrement dit la « cohue », selon le terme à la mode employé pour définir ce genre de soirées, qui tenaient du bal et de la réception, fut de loin la plus somptueuse qu’Atlanta eût jamais vue.
Ce soir-là, la maison et les vérandas, tendues de vélums, s’emplirent d’invités qui buvaient du punch au champagne, engloutissaient des pâtés en croûte et des huîtres à la crème et dansaient au son d’un orchestre soigneusement dissimulé derrière un rideau de plantes vertes. Pourtant, en dehors de Mélanie et d’Ashley, de tante Pitty et de l’oncle Henry, du docteur et de Mme Meade, ainsi que du grand-père Merriwether, aucun de ceux que Rhett avait appelés « La Vieille Garde » n’assista à la réunion.
Bon nombre de membres de la Vieille Garde avaient décidé à contrecœur de se rendre à la « cohue ». Quelques-uns avaient accepté à cause de Mélanie, d’autres parce qu’ils estimaient avoir une dette envers Rhett, qui avait sauvé leur vie et celles de leurs parents. Mais, deux jours auparavant, le bruit s’était répandu dans Atlanta que le gouverneur Bullock avait été invité. La Vieille Garde manifesta son mécontentement par une avalanche de cartes dans lesquelles chacun exprimait son regret de ne pouvoir accepter l’aimable invitation de Scarlett. Quant aux vieux amis, venus quand même, leur petit groupe, gêné mais résolu, battit en retraite dès l’arrivée du gouverneur.
Scarlett fut si estomaquée et si mortifiée par cet affront que toute sa soirée en fut gâchée. Son élégante « cohue » ! Elle l’avait préparée avec tant d’amour et il y avait eu à peine de vieux amis et pas du tout de vieux ennemis pour en admirer la splendeur ! Lorsque le dernier invité se fut retiré à la pointe du jour, elle aurait fondu en larmes et donné libre cours à sa colère si elle n’avait craint que Rhett n’éclatât de rire, si elle n’avait pas eu peur de lire dans ses yeux noirs et pétillants un « je vous l’avais bien dit ». Elle se domina tant bien que mal et joua l’indifférence.
Elle se rattrapa le lendemain matin en s’offrant le luxe de faire une scène à Mélanie.
« Tu m’as insultée, Melly Wilkes, et tu as poussé Ashley et les autres à m’insulter également ! Tu sais très bien qu’ils ne seraient jamais rentrés chez eux aussi tôt, si tu ne les avais pas entraînés. Oh ! je t’ai bien vue ! Juste au moment où je cherchais le gouverneur Bullock pour te le présenter, tu t’es sauvée comme un lapin !
— Je ne croyais pas… je ne pouvais pas croire qu’il serait là, répondit Mélanie au supplice. Même pas avec ce que tout le monde disait…
— Tout le monde ? Ainsi, tout le monde jase et s’en prend à moi, n’est-ce pas ? s’écria Scarlett avec fureur. Tu veux dire que si tu avais su que le Gouverneur serait là tu ne serais pas venue toi non plus ?
— Non, murmura Mélanie en fixant le plancher. Non, ma chérie, je n’aurais pas pu venir.
— Oh ! ça, par exemple ! Alors, tu m’aurais fait le même affront que les autres !
— Oh ! je t’en supplie, s’exclama Mélanie, désespérée. Je n’ai pas voulu te faire de peine. Tu es une sœur pour moi, ma chérie, tu es la veuve de Charlie et je… »
Elle posa une main timide sur le bras de Scarlett, mais celle-ci la repoussa et regretta amèrement de ne pouvoir brailler aussi fort que Gérald lorsqu’il était en colère. Cependant, Mélanie ne se tint pas pour battue. Les yeux dans les yeux verts et étincelants de Scarlett, elle se raidit et adopta une attitude remplie de dignité, qui contrastait singulièrement avec son corps et son visage d’enfant.
« Je suis navrée que tu sois vexée, ma chère, mais il m’était aussi impossible de tendre la main au gouverneur Bullock qu’à un républicain ou à un Scallawag quelconque. Que ce soit chez toi ou ailleurs, je ne veux pas fréquenter ces gens-là, même si je dois… si je dois… » Mélanie chercha l’épithète qui exprimât le mieux sa pensée, «… oui, même si je dois être grossière.
— Tu me reproches mes fréquentations ?
— Non, ma chère, mais ces gens-là sont tes amis et non les miens.
— Tu me reproches d’avoir reçu le Gouverneur chez moi ? »
Mise au pied du mur, Mélanie n’en regarda pas moins Scarlett sans sourciller.
« Ma chérie, quand tu fais quelque chose, tu obéis toujours à un motif sérieux. Je t’aime et j’ai confiance en toi, et ce n’est pas moi qui t’adresserais des reproches. Je ne tolérerais pas non plus que l’on dise du mal de toi en ma présence. Mais, Scarlett. Oh ! voyons ! » et brusquement les paroles jaillirent des lèvres de Mélanie à flots précipités. Paroles âpres et violentes, prononcées d’une voix assourdie par la haine. « Peux-tu oublier ce que ces gens nous ont fait ! Peux-tu oublier la mort de notre Charles chéri, la santé d’Ashley ébranlée, ruinée, l’incendie des Douze Chênes ? Oh ! Scarlett, tu ne peux tout de même pas oublier cet homme épouvantable que tu as tué, après qu’il eut mis la main sur la boîte à couture de ta mère ! Tu ne peux pas oublier le passage des hommes de Sherman à Tara, de ces bandits qui sont allés jusqu’à voler notre linge de corps, qui ont failli brûler la maison et qui ont osé s’emparer du sabre de papa ! Oh ! Scarlett, ce sont ces mêmes gens qui nous ont volés, qui nous ont torturés, qui nous ont laissés mourir de faim, que tu as invités à ta réception ! Ces mêmes gens qui ont permis aux nègres de nous imposer leur loi, qui nous dépouillent et qui empêchent nos hommes de voter ! Moi je ne peux pas oublier et je n’oublierai pas. Je ne veux pas que mon petit Beau oublie et j’enseignerai à mes petits-enfants à haïr ces gens… et aux petits-enfants de mes petits-enfants si Dieu me prête vie jusque-là ! Scarlett, comment peux-tu oublier ? »
Mélanie s’arrêta pour reprendre haleine, et Scarlett la regarda, stupéfaite, arrachée à sa propre colère par la violence de ces paroles.
« Me prends-tu pour une imbécile ? fit-elle avec impatience. Bien entendu je me rappelle ! Mais tout cela appartient au passé, Melly. Désormais, notre rôle est de faire contre mauvaise fortune bon cœur et je m’y emploie. Le gouverneur Bullock et certains républicains parmi les plus convenables peuvent nous être très utiles, si nous savons mener notre barque.
— Il n’y a pas de gens convenables parmi les républicains, déclara catégoriquement Mélanie. Et je ne veux pas de leur aide. Je ne veux pas faire contre mauvaise fortune bon cœur, quand il s’agit de s’abaisser devant les Yankees.
— Grand Dieu, Mélanie ! On n’a pas idée de se mettre dans des états pareils !
— Oh ! s’écria Mélanie, qui parut soudain prise de remords. Évidemment, je suis allée un peu loin ! Scarlett, je ne voulais ni te blesser, ni te blâmer. Personne n’a la même opinion et tout le monde a le droit de penser ce qu’il veut. Voyons, ma chérie, je t’aime et tu le sais, et quoi que tu fasses rien n’altérera mon affection pour toi. Et toi, tu m’aimes toujours, n’est-ce pas ? Je ne te suis pas devenue odieuse, au moins ? Scarlett, je ne pourrais pas supporter qu’il y eût quelque chose entre nous… après toutes les épreuves que nous avons traversées ensemble ! Dis-moi que tu ne m’en veux pas !
— Ça va, ça va, Melly ! En voilà une tempête dans un verre d’eau ! » fit Scarlett d’un ton boudeur, mais sans repousser sa belle-sœur, qui l’avait prise par la taille.
« Allons, nous voilà réconciliées », s’écria Mélanie, enchantée, mais elle ajouta doucement : « Je veux que nous continuions à nous voir comme avant, ma chérie. Seulement tu me feras savoir quels jours tu reçois tes républicains et tes Scallawags et, ces jours-là, je n’irai pas chez toi.
— Tu sais, ça m’est totalement indifférent que tu viennes ou que tu ne viennes pas chez moi », déclara Scarlett, qui remit son chapeau et partit en colère.
Au cours des semaines qui suivirent sa soirée, Scarlett eut bien du mal à feindre son mépris total de l’opinion publique. En dehors de Mélanie et de Pitty, d’Ashley et de l’oncle Henry, aucune de ses anciennes relations ne vint la voir et personne ne l’invita aux modestes réceptions que donnaient les vieilles familles d’Atlanta. Elle en fut sincèrement peinée. N’avait-elle donc pas fait les premiers pas pour conclure la paix et montrer à ces gens qu’elle ne leur en voulait pas d’avoir tenu sur elle des propos désobligeants ? Ils devaient pourtant se douter qu’elle n’avait pas plus de sympathie qu’eux-mêmes pour le gouverneur Bullock, mais qu’il valait mieux se mettre bien avec lui. Les imbéciles ! Si tout le monde se mettait bien avec les républicains, la Géorgie ne serait pas longue à sortir du guêpier où elle se trouvait.
Scarlett ne se rendait pas compte, alors, que, d’un seul coup, elle avait rompu à jamais le lien fragile qui la rattachait au passé et aux amis d’autrefois. Mélanie elle-même, malgré son influence, ne pouvait pas rattacher ce fil ténu comme un fil de la Vierge. D’ailleurs, Mélanie, effarée, le cœur brisé, mais toujours loyale, ne faisait rien pour cela. Même si Scarlett avait voulu renouer avec le passé, elle en eût été incapable désormais. La ville entière lui tournait le dos. La haine implacable qui enveloppait le régime Bullock s’étendait sur elle aussi. Elle était passée à l’ennemi. Sa naissance, ses relations de famille ne comptaient plus. On la rangeait dorénavant dans la catégorie des tourne-casaque, des partisans des noirs, des traîtres, des républicains et des Scallawags.
Après avoir souffert un certain temps sous son masque d’indifférence, Scarlett finit par reprendre le dessus et laisser parler sa véritable nature. Elle n’était pas femme à se laisser abattre bien longtemps par les changements d’attitude de l’espèce humaine ou à se lamenter toute sa vie sur un échec. Elle ne tarda pas à faire litière des commérages des Merriwether, des Elsing, des Whiting, des Bonnell, des Meade et de tant d’autres. Qu’on dise d’elle ce qu’on voulait. Elle s’en moquait pas mal puisque Mélanie continuait de venir chez elle et amenait Ashley. Or voir Ashley était pour elle ce qui comptait le plus. Et puis, il y avait des tas de gens qui ne demandaient pas mieux que d’assister à ses réunions, des gens bien plus sympathiques que ces vieilles bonnes femmes à l’esprit borné. Chaque fois qu’elle donnerait une réception, elle ne serait pas en peine de remplir sa maison d’invités bien plus gais, bien plus élégants que tous ces idiots et toutes ces idiotes guindés et mal fagotés qui lui reprochaient sa conduite !
Tous ces gens auxquels elle pensait étaient des nouveaux venus à Atlanta. Certains étaient des camarades de Rhett, d’autres se livraient avec lui à de mystérieuses opérations qu’il se contentait d’appeler « de simples affaires, mon chou ! » D’autres étaient des ménages dont Scarlett avait fait la connaissance à l’Hôtel National, d’autres enfin étaient des fonctionnaires nommés par le gouverneur Bullock.
Le milieu dans lequel évoluait Scarlett était des plus mélangés. Parmi ses nouvelles relations se trouvaient les Gelert, qui avaient vécu tour à tour dans une douzaines d’États et avaient dû chaque fois plier bagage en hâte à la suite d’histoires plus ou moins louches ; les Connington, dont les accointances avec le Bureau des Affranchis d’un État lointain leur avait permis de réaliser une fortune, au détriment des nègres qu’ils étaient censés protéger ; les Deal, qui avaient vendu des chaussures de « carton » au gouvernement confédéré jusqu’au jour où ils s’étaient vus dans la nécessité d’aller passer un an en Europe ; les Hundon, qui avaient eu maille à partir avec la police de différentes cités, mais n’en soumissionnaient pas moins avec succès pour le compte du gouvernement ; les Carahan, qui avaient d’abord tenu un tripot et qui maintenant risquaient des sommes énormes, avec l’argent de l’État, sur des chemins de fer qui n’existaient pas ; les Flaherty, qui, en 1861, avaient acheté du sel à un cent la livre et qui l’avaient revendu à cinquante cents en 1863, et les Bart, qui avaient dirigé, pendant la guerre, la maison de tolérance la mieux achalandée d’une grande ville du Nord et qui, maintenant, fréquentaient les hautes sphères du monde des Carpetbaggers.
Ces gens-là étaient devenus les amis intimes de Scarlett, mais, parmi ceux qui assistaient à ces réceptions, figuraient des personnes assez cultivées et assez distinguées, dont plusieurs étaient même d’excellentes familles. Outre la fine fleur des Carpetbaggers, des gens du Nord fort recommandables venaient s’installer à Atlanta, où ils étaient attirés par l’activité trépidante que présentait la ville en cette période de reconstruction et d’expansion. De riches familles yankees envoyaient leurs jeunes fils dans le Sud, afin de prospecter de nouveaux territoires. Après avoir quitté l’armée, des officiers yankees établissaient leurs foyers dans cette cité dont ils avaient eu tant de mal à s’emparer. Étrangères dans une ville étrangère, toutes ces personnes acceptèrent d’abord avec empressement les invitations de la riche et hospitalière Mme Butler, mais elles ne tardèrent pas à lui battre froid. Il ne leur fallut pas longtemps en effet pour se rendre compte de ce que valaient les Carpetbaggers et elles apprirent à les haïr autant que les haïssaient les véritables Géorgiens. Bon nombre d’entre elles devinrent démocrates et plus sudistes que les Sudistes eux-mêmes.
D’autres continuaient, à leurs corps défendant, de fréquenter le salon de Scarlett, uniquement parce qu’en dehors d’elle personne ne voulait les recevoir. Ils eussent de beaucoup préféré les salons tranquilles de la Vieille Garde, mais la Vieille Garde s’opposait à tout commerce avec eux. Parmi ces derniers se trouvaient les professeurs yankees qui étaient partis pour le Sud gonflés du désir de relever le niveau intellectuel des nègres et des Scallawags qui, imbus de la tradition démocratique, n’en avaient pas moins rallié le parti républicain, après la reddition.
On eût été bien en peine de dire qui, des professeurs yankees ou des Scallawags, inspirait la plus franche haine aux anciens habitants de la ville ; néanmoins, la balance penchait plutôt du côté des Scallawags. On pouvait toujours régler la question des professeurs d’un « Que peut-on attendre de Yankees entichés des nègres ! Ils se figurent que les nègres les valent ! » Mais, pour les Géorgiens qui s’étaient faits républicains, il n’y avait aucune excuse.
Bon nombre d’ex-soldats confédérés avaient connu cette peur qui s’emparait des hommes lorsqu’ils voyaient leur famille dans la misère et ils se montraient plus tolérants envers d’anciens camarades passés au parti adverse pour que les leurs ne mourussent pas de faim. Mais les femmes restaient implacables. La Cause leur était plus chère, maintenant qu’elle était perdue, qu’au temps de sa gloire. On en faisait une sorte de fétiche. Tout ce qui s’y rapportait était sacré : les tombes de ceux qui étaient morts pour elle, les champs de bataille, les drapeaux en loques, les sabres accrochés dans les vestibules, les lettres jaunies jadis expédiées du front, les vétérans. Les femmes étaient impitoyables pour les anciens ennemis, et désormais Scarlett était rangée parmi les ennemis.
Dans cette société aux éléments disparates, réunis par les exigences de la situation politique, il n’y avait qu’un point commun : l’argent. Comme la plupart de ces gens n’avaient jamais eu, avant la guerre, plus de vingt-cinq dollars en poche, ils étaient maintenant lancés dans une frénésie de dépenses comme Atlanta n’en avait jamais connu.
Avec l’avènement des républicains au pouvoir, la ville entra dans une ère de prodigalités et de fastes dont tous les raffinements n’arrivaient pas à cacher la bassesse et le vice. Jamais le fossé entre les plus riches et les plus pauvres n’avait été aussi profond. Ceux qui occupaient le haut de l’échelle ne se souciaient nullement des moins fortunés, à l’exception des nègres, bien entendu. Rien n’était trop beau pour eux. Il fallait pour eux les meilleures écoles et les meilleurs logements, les vêtements les plus confortables, les distractions les plus recherchées, car ils représentaient la force politique et chacun de leur vote comptait. Par contre les gens d’Atlanta ruinés par la guerre auraient pu mourir de faim et s’affaisser dans la rue, les républicains nouvellement enrichis n’auraient même pas levé le bout du petit doigt.
Jeune mariée, belle et provocante avec ses toilettes luxueuses, solidement soutenue par la fortune de Rhett, Scarlett, triomphante, se laissait emporter sur la crête de cette vague de vulgarité. L’époque lui convenait. Grossièreté et arrogance, rudesse et poudre aux yeux, trop de femmes parées comme des idoles, trop d’intérieurs clinquants, trop de bijoux et de chevaux, trop de plats sur les tables et trop de whisky. Lorsque, par hasard, elle y pensait, elle se disait que, d’après les principes d’Ellen, aucune des femmes de son entourage n’était une véritable femme du monde. Mais, depuis le jour lointain où, dans le salon de Tara, elle avait décidé de devenir la maîtresse de Rhett, elle avait trop souvent enfreint les principes d’Ellen pour en avoir du remords.
Ses nouveaux amis n’étaient peut-être pas, à proprement parler, des hommes et des femmes du monde, mais comme les amis de Rhett à La Nouvelle-Orléans ils étaient si amusants ! Tellement plus amusants que ses anciens amis d’Atlanta, qui passaient leur temps à l’église ou à lire Shakespeare. En dehors du court intervalle de sa lune de miel, elle ne s’était jamais autant amusée depuis fort longtemps. Jamais non plus elle n’avait éprouvé une telle impression de sécurité. Maintenant qu’elle se sentait à l’abri de tout danger, elle ne songeait qu’à danser, à jouer, à faire la folle, à se gaver de bonnes choses et de bon vin, à se parer d’étoffes de soie et de satin, à se vautrer sur des lits et des sofas moelleux. Et elle s’en donnait à cœur joie. Encouragée par la tolérance amusée de Rhett, débarrassée de toutes les contraintes de son enfance, délivrée de la crainte de retomber dans la misère, elle s’offrait le luxe dont elle avait toujours rêvé : n’en faire qu’à sa tête et envoyer promener les gens qui ne lui plaisaient pas.
Elle avait appris à connaître cette délicieuse griserie propre à ceux dont le mode d’existence est une insulte à la société organisée, l’ivresse propre au joueur, à celui qui monte une escroquerie, à l’aventurière de haut vol, à tous ceux qui réussissent grâce à leur audace et à leur cran. Elle disait et faisait exactement tout ce dont elle avait envie et, presque du jour au lendemain, son insolence ne connut plus de bornes.
Elle n’hésitait pas à traiter de haut ses nouveaux amis républicains et Scallawags, mais jamais elle n’était plus insolente ni plus grossière qu’avec les officiers yankees de la garnison et les membres de leurs familles. Parmi les gens dont la masse hétéroclite avait fondu sur Atlanta, seuls les militaires se virent interdire la porte de Scarlett. Il n’y avait pas que Mélanie qui fût incapable d’oublier ce que signifiait un uniforme bleu. Pour Scarlett, cet uniforme avec ses boutons dorés évoquerait toujours les craintes du siège, la terreur de la fuite, le pillage et l’incendie, la misère et le travail forcé. Maintenant qu’elle était riche et qu’elle était protégée par l’amitié du gouverneur et de nombreux républicains influents, elle pouvait malmener à sa guise les uniformes bleus, et elle ne s’en privait pas.
Un jour, Rhett lui fit remarquer nonchalamment que la plupart des hommes qu’elle recevait sous son toit portaient ce même uniforme bleu, il n’y avait pas si longtemps encore. Elle répliqua qu’un Yankee n’avait l’air d’un Yankee que sous l’uniforme bleu, ce à quoi Rhett riposta : « Constance, tu es un joyau précieux ! » et haussa les épaules.
Scarlett haïssait la couleur qu’ils portaient et prenait d’autant plus de plaisir à leur faire subir toutes sortes d’affronts qu’à chaque fois ils en tombaient des nues. Les officiers et leurs familles pouvaient s’étonner à juste titre d’un pareil traitement, car la plupart d’entre eux étaient des gens tranquilles et bien élevés qui, se trouvant bien seuls dans un pays hostile, ne pensaient qu’à retourner chez eux et avaient un peu honte de la canaille dont ils étaient obligés de soutenir le pouvoir. En fait, ces gens appartenaient à un milieu infiniment plus élevé que celui des commensaux de Scarlett. Les épouses des officiers étaient ahuries que la brillante Mme Butler attirât sur son cœur des créatures aussi communes que cette Bridget Flaherty, avec ses cheveux rouges et, au contraire, n’eût que mépris pour elles.
Cependant, les dames que Scarlett attirait sur son cœur n’avaient pas toujours à se louer de ses procédés, mais elles supportaient joyeusement le mal. Pour elles, Scarlett ne représentait pas seulement la richesse et l’élégance, mais encore l’ancien régime, avec ses vieux noms, ses vieilles familles, et ses traditions. Les vieilles familles, auprès desquelles elles auraient tant voulu s’introduire, avaient beau consigner leur porte à Scarlett, les dames de la nouvelle aristocratie n’en savaient rien. Elles savaient uniquement que le père de Scarlett avait été un grand propriétaire d’esclaves et sa mère une Robillard de Savannah et que son mari était Rhett Butler, de Charleston. Cela leur suffisait. Scarlett était pour elles le premier coin qu’elles enfonçaient dans cette société où elles tenaient tant à pénétrer, cette société représentée par des gens qui les méprisaient, ne leur rendaient pas leurs invitations et les saluaient à peine à l’église. Mais Scarlett était encore plus que cela. Pour ces femmes, fraîchement arrachées à leurs débuts obscurs, Scarlett, à elle seule, constituait la société. Femmes du monde de pacotille, elles ne voyaient pas plus que Scarlett ce qu’il y avait de faux dans son attitude. Elles la mesuraient à leur aune et supportaient avec une égale bonne grâce ses grands airs, ses minauderies, ses accès de colère, son arrogance, sa grossièreté et la franchise brutale avec laquelle elle leur signalait leurs bévues.
Elles étaient sorties du néant depuis si peu de temps, elles étaient si peu sûres d’elles-mêmes qu’elles tenaient doublement à passer pour raffinées et n’osaient pas riposter, de peur de révéler leur véritable nature et de ne pas être prises pour des femmes du monde. Il fallait, coûte que coûte, qu’on les considérât comme des dames. Elles feignaient la délicatesse, la modestie et l’innocence la plus grande. À les entendre parler on aurait pu croire qu’elles n’avaient point de jambes, n’accomplissaient aucune fonction naturelle et restaient plongées dans l’ignorance de ce monde méchant. Personne n’aurait pu se figurer que Bridget Flaherty, avec sa peau blanche à défier le soleil et son accent irlandais à couper au couteau, eût volé les économies de son père, pour aller s’engager comme femme de chambre dans un hôtel de New York. En observant Sylvia Connington (jadis Sadie Belle) et Mamie Bart, on ne se serait jamais douté que la première avait grandi dans une chambre au-dessus du café tenu par son père dans la Bowery[59] et avait servi les clients les jours d’affluence, ou bien que la seconde, d’après les mauvaises langues, avait été choisie par son mari parmi les pensionnaires d’une maison de tolérance dont il était le propriétaire. Non, toutes ces femmes étaient désormais des créatures délicates et rangées.
Les hommes, bien qu’ils eussent souvent gagné beaucoup d’argent, apprenaient les bonnes manières avec moins de facilité ou se soumettaient moins patiemment aux exigences de leur nouvelle position sociale. Ils buvaient sec aux réceptions de Scarlett, beaucoup trop sec même, et les soirées ne se terminaient guère sans qu’un ou plusieurs invités fussent obligés de rester coucher. En tout cas, ils ne buvaient pas comme les hommes que Scarlett avait connus lorsqu’elle était jeune fille. Abrutis par l’alcool, ils demeuraient stupides, ignobles à voir ou obscènes. En outre, quel que fût le nombre de crachoirs que Scarlett faisait disposer bien en vue de ses hôtes, les lendemains de réception, les tapis étaient toujours maculés de jus de tabac.
Scarlett, au fond, méprisait ces gens-là, mais, comme ils l’amusaient, elle leur ouvrait toute grande sa maison. Et puis, comme elle les méprisait, elle se permettait de les envoyer au diable chaque fois qu’ils l’agaçaient. Néanmoins, ils supportaient stoïquement toutes ces avanies.
Ils allaient jusqu’à supporter Rhett, ce qui était un véritable tour de force, car Rhett lisait dans leur jeu, et ils s’en rendaient compte. Il n’hésitait pas à les mettre à nu d’une seule phrase, même sous son propre toit et toujours d’une manière qui ne leur laissait pas place à la réplique. Rhett n’éprouvait aucune honte de la façon dont il avait amassé sa fortune et, feignant de croire que ces hommes, eux non plus, ne rougissaient pas de leurs origines, il manquait rarement de faire allusion à ces choses que, d’un commun accord, chacun estimait devoir laisser dans une obscurité de bon aloi.
Personne ne savait s’il ne déclarerait pas d’un ton affable, tout en buvant une coupe de punch : « Ralph, si j’avais eu deux grains de bon sens, j’aurais gagné de l’argent en vendant, comme vous, des actions de mines d’or à des veuves et à des orphelins, au lieu de m’en aller courir le blocus. C’est tellement plus sûr. — Eh bien ! Bill, je vois que vous avez une nouvelle paire de chevaux. Vous avez dû placer encore quelques milliers de titres pour des chemins de fer qui n’existent pas ? Voilà du bon travail, mon vieux. — Félicitations, Amos. Vous avez tout de même décroché cette commande de l’État. Dommage que vous ayez été forcé de graisser tant de pattes ! »
Les dames le trouvaient odieux et insupportablement vulgaire. Les hommes disaient derrière son dos que c’était un salaud. Les nouveaux citoyens d’Atlanta n’avaient pas plus de sympathie pour lui que les anciens et il ne cherchait pas plus à se concilier les bonnes grâces des uns, qu’il n’avait cherché à se concilier celles des autres. Il allait son chemin, amusé, méprisant, indifférent à l’opinion de ceux qui l’entouraient et si courtois, que sa courtoisie en était elle-même une insulte. Pour Scarlett, il restait toujours une énigme, mais une énigme qu’elle ne voulait plus se donner la peine de déchiffrer. Elle était convaincue que rien ne lui plaisait ou ne lui ferait jamais plaisir ; ou bien qu’il tenait pour de bon à quelque chose qu’il n’avait pas ou bien encore qu’il n’avait jamais tenu à rien et que, par conséquent, tout lui était égal. Il se moquait de tout ce qu’elle faisait. Il encourageait ses extravagances et son insolence, il tournait en ridicule ses prétentions… et il payait les factures !