« Rien ne m’amuse davantage que le spectacle de vos luttes intérieures lorsqu’un de vos principes entre en conflit avec une question pratique comme la question d’argent par exemple. Bien entendu, je sais que, chez vous, le côté pratique l’emportera toujours, mais je continue à vous observer pour voir si un beau jour votre bonne nature ne finira pas par triompher. Ce jour-là, je plie bagage et je quitte Atlanta pour toujours. Il y a trop de femmes dont la bonne nature prend toujours le dessus… Allons, revenons à nos moutons. Combien voulez-vous et pour quoi faire ?
— Je ne sais pas exactement de combien j’ai besoin, répondit Scarlett d’un ton revêche, mais je voudrais acheter une scierie et je crois que je pourrais l’acquérir à bon compte. Si je l’achète, il me faudra aussi deux charrettes et deux mules. Deux bonnes mules. J’aurai également besoin d’un cheval et d’un buggy pour mon usage personnel.
— Une scierie ?
— Oui, et si vous me prêtez de l’argent, vous partagerez la moitié des bénéfices avec moi.
— Que diable ferais-je d’une scierie ?
— Vous gagnerez de l’argent. Nous pouvons gagner des sommes folles, ou bien alors je vous verserai des intérêts… voyons, qu’est-ce qu’on entend par des intérêts convenables ?
— On considère que cinquante pour cent, c’est très joli.
— Cinquante… Oh ! mais c’est une plaisanterie ! Cessez donc de rire, espèce de démon. Je parle sérieusement.
— C’est pour ça que je ris. Je me demande si, en dehors de moi, quelqu’un se rend compte de ce qui se passe derrière ce trompeur et charmant visage.
— Qui est-ce que ça intéresse ? Écoutez-moi, Rhett, et dites-moi si l’affaire vous semble en valoir la peine. Frank m’a parlé de cet homme qui possède une petite scierie du côté de la rue du Pêcher et qui désire la vendre. Il a un besoin urgent d’argent liquide et il s’en dessaisirait à bas prix. Il n’y a pas tellement de scieries dans cette région aujourd’hui, et au train où marche le bâtiment… voyons, nous pourrions vendre notre bois de charpente à des prix fabuleux. L’homme continuerait à diriger la scierie, moyennant un salaire fixe. Si Frank avait de l’argent, il achèterait lui-même l’usine. Je crois qu’il avait l’intention de s’en rendre acquéreur avec l’argent qu’il m’a donné pour payer les impôts.
— Pauvre Frank ! Que va-t-il dire quand vous lui apprendrez que vous lui avez soufflé la scierie ? Et puis, comment allez-vous lui expliquer que je vous ai prêté de l’argent, sans compromettre votre réputation. »
Scarlett n’avait pas pensé à cela.
« Eh bien ! c’est simple. Je ne lui en parlerai pas.
— Il saura bien que vous n’avez pas trouvé cette somme sous le pas d’un cheval.
— Je lui dirai… voyons, oui, je lui dirai que j’ai vendu mes boucles d’oreilles en diamant. Ça tombera bien, car j’ai l’intention de vous les donner. Ce sera mon nant… non, ce que vous voudrez.
— Je n’en veux pas.
— Mais, moi, je ne veux pas les garder. Je ne les aime pas. D’ailleurs, elles ne sont pas tout à fait à moi.
— À qui sont-elles donc ? »
Scarlett revit aussitôt l’homme en uniforme bleu affalé dans le vestibule de Tara.
« Elles m’ont été données par… quelqu’un qui est mort. Oh ! elles sont bien à moi. Prenez-les. Ça m’est égal. J’aime mieux vous les vendre que de les conserver.
— Bon Dieu ! s’exclama Rhett, impatient. Vous ne penserez donc jamais qu’à l’argent ?
— Oui, répondit-elle carrément en posant sur lui ses yeux verts et durs. Si vous étiez passé par où je suis passée, vous feriez comme moi. Je me suis aperçue que l’argent est ce qu’il y a de plus important au monde et, aussi sûr que Dieu existe, je suis bien décidée à ne plus jamais en manquer. »
Elle se rappela la journée brûlante, la molle terre rouge qui lui avait servi de coussin, l’odeur de nègre qui se dégageait de la case derrière les ruines des Douze Chênes. Elle se souvint du refrain que son cœur n’avait cessé de répéter : « Je n’aurai plus jamais le ventre creux. Je n’aurai plus jamais le ventre creux. »
« Un jour ou l’autre, j’aurai de l’argent, beaucoup d’argent, afin de pouvoir manger tout ce qui me plaira. Il n’y aura plus jamais de bouillie de maïs ou de pois séchés sur ma table. J’aurai de beaux vêtements. Ils seront tous en soie…
— Tous ?
— Oui, tous, répondit Scarlett, sans même se donner la peine de rougir de l’allusion. J’aurai assez d’argent pour que les Yankees ne puissent jamais m’enlever Tara. Je ferai changer la toiture de Tara, je ferai reconstruire la grange, j’aurai de belles mules pour labourer et je récolterai plus de coton que vous n’en avez jamais vu. Wade aura enfin tout ce qu’il lui faut. Je lui donnerai tout ce qu’on peut imaginer. Les miens n’auront plus jamais le ventre creux. Vous verrez ça. Je tiendrai parole. Forcément, vous ne pouvez pas comprendre. Vous êtes si égoïste. Et puis vous, vous n’avez jamais eu à craindre d’être mis à la porte de chez vous par les Carpetbaggers. Vous n’avez jamais eu froid, vous n’avez jamais été couvert de haillons, vous n’avez jamais été obligé de travailler comme un damné pour ne pas mourir de faim.
— J’ai passé huit mois dans les rangs de l’armée confédérée, fit Rhett d’un ton placide. Je ne connais pas de meilleur endroit pour apprendre à crever de faim.
— L’armée ! Baste ! Vous n’avez jamais fait la cueillette du coton, ni semé le maïs. Vous… ah ! non, ne vous payez pas ma tête ! »
Il lui prit les mains.
« Je ne me paye pas votre tête. Je riais en constatant la différence qu’il y a entre ce dont vous avez l’air et ce que vous êtes pour de bon. Je me rappelais aussi la première fois que je vous ai vue, à la réception des Wilkes. Vous portiez une robe verte et de petites mules du même ton. Tous les hommes tournaient autour de vous et vous étiez toute gonflée de votre importance. Je parierais volontiers qu’à cette époque-là vous ne deviez guère savoir combien il y a de cents dans un dollar. Ce jour-là, vous n’aviez qu’une seule idée en tête, vous ne pensiez qu’à séduire Ashley… »
Scarlett libéra ses mains d’un geste brutal.
« Rhett, si vous voulez que nous restions bons amis, ne me parlez plus jamais d’Ashley Wilkes. Il sera toujours un sujet de discorde entre nous, car vous ne pouvez pas le comprendre.
— Et vous, vous devez lire en lui comme dans un livre, déclara Rhett avec malice. Non, Scarlett, si je vous prête de l’argent, je tiens à me réserver le droit de parler d’Ashley Wilkes comme bon me semblera. Je renonce au droit de vous réclamer les intérêts, mais pas à celui-là. Au reste, il y a un certain nombre de choses que j’aimerais bien savoir sur ce jeune homme.
— Je n’ai pas à satisfaire votre curiosité.
— Oh ! mais si ! C’est moi qui détiens les cordons de la bourse, ne l’oubliez pas. Quand vous serez riche, vous serez en mesure d’en user de même avec les autres… Ça saute aux yeux que vous l’aimez encore…
— Je ne l’aime pas.
— On le devine rien qu’à la façon dont vous prenez sa défense. Vous…
— Je ne tolérerai pas que l’on cherche à tourner mes amis en ridicule.
— Nous verrons cela plus tard. Allons, dites-moi, vous aime-t-il toujours ou bien la prison lui a-t-elle fait oublier ses sentiments pour vous ? Il se peut également qu’il ait fini par comprendre quel trésor il avait en sa femme ? »
Cette allusion à Mélanie laissa Scarlett pantelante. Elle eut bien du mal à ne pas tout raconter à Rhett, à ne pas lui expliquer que seul l’honneur retenait Ashley auprès de sa femme. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais la referma aussitôt.
« Oh ! j’y suis ! Il n’a pas encore assez d’esprit pour apprécier Mme Wilkes ! Les rigueurs de la prison n’ont point apaisé les ardeurs dont il brûle pour vous.
— Je ne vois pas la nécessité de nous étendre sur cette question.
— Moi, je la vois et, bon Dieu, j’espère bien que vous allez me répondre », trancha Rhett avec une note sévère, d’autant moins agréable à Scarlett qu’elle n’en saisissait pas la signification.
« Ainsi, il vous aime toujours ? reprit Rhett.
— Et puis après ? s’écria Scarlett, poussée à bout. Je n’ai nulle envie de parler d’Ashley avec vous. Vous n’êtes capable de comprendre ni lui, ni sa façon d’aimer. La seule façon que vous connaissez, c’est… eh bien ! c’est ce genre d’amour que vous éprouvez pour les créatures comme la Watling.
— Oh ! oh ! fit Rhett d’un ton très doux. Alors vous ne me croyez capable que d’appétits charnels ?
— Vous savez bien que c’est vrai.
— Je comprends maintenant votre répugnance à traiter cette question avec moi. Mes mains et mes lèvres impures terniraient la pureté de son amour.
— Eh bien ! oui. C’est quelque chose d’approchant.
— Je suis fort intéressé par ce pur amour.
— Ne soyez pas indécent, Rhett Butler. Si vous êtes assez vil pour penser qu’il y a eu quelque chose de mal entre nous…
— Oh ! cette pensée ne m’a jamais effleuré, je vous promets. C’est pourquoi tout cela m’intéresse tant. Justement, je voudrais bien savoir pourquoi il n’y a jamais eu rien de mal entre vous ?
— Si vous croyez qu’Ashley aurait…
— Tiens, tiens, c’est donc Ashley et non pas vous qui a livré bataille au nom de la pureté. Vraiment, Scarlett, vous ne devriez pas vous trahir aussi facilement. »
Confuse et indignée, Scarlett décocha un regard furibond à Rhett dont le visage tranquille demeurait impénétrable.
« Restons-en là, je ne veux pas de votre argent. Dans ces conditions, sortez !
— Mais si, vous en voulez de mon argent et, puisque nous sommes allés jusque-là, pourquoi nous arrêter en si bonne route ? Ça ne fera sûrement tort à personne de continuer à parler d’une idylle si chaste… surtout quand il ne s’est rien passé de mal. Ainsi, Ashley vous aime pour votre esprit, pour votre âme et pour votre noblesse de caractère ? »
Scarlett frémit intérieurement en entendant ces mots. Bien entendu, c’était uniquement pour cela qu’Ashley l’aimait. C’était cette certitude qui lui permettait de supporter l’existence, cette certitude qu’Ashley, asservi par l’honneur, l’aimait et la respectait, pour toutes les belles choses enfermées au fond d’elle-même et que lui seul pouvait voir. Cependant, toutes ces choses perdaient singulièrement de leur beauté lorsque c’était Rhett qui les mettait en lumière et en parlait de son ton doucereux où perçait le sarcasme.
« Ça me rajeunit d’apprendre qu’il peut encore exister un tel amour en ce siècle d’immoralité, reprit Rhett. Ça me ramène au temps de mon enfance idéaliste. Ainsi, la chair n’intervient pas dans son amour pour vous ? Son amour serait le même si vous étiez laide et si vous n’aviez pas cette peau blanche ? Si vous n’aviez pas ces yeux verts qui incitent un homme à se demander ce que vous feriez s’il vous prenait dans ses bras ? Si vous n’aviez pas cette façon de balancer les hanches, qui est une provocation pour tout homme au-dessous de quatre-vingt-dix ans ? Et ces lèvres qui sont… Allons, ne laissons pas nos appétits charnels prendre le dessus. Alors Ashley ne voit rien de tout cela ? ou bien, s’il s’en aperçoit, ça ne lui fait rien du tout ? »
Scarlett ne put s’empêcher d’évoquer ce jour où, dans le jardin potager, Ashley la serrait dans ses bras tremblants, où sa bouche tiède écrasait la sienne comme s’il ne pouvait s’en rassasier. Ce souvenir lui empourpra les joues et sa rougeur ne fut point perdue pour Rhett.
« C’est ça, je vois, il vous aime uniquement pour votre âme », fit Rhett dont la voix vibra d’une note voisine de la colère.
Comment osait-il porter sa patte sale sur la seule chose qui fût belle et sacrée dans sa vie ? Froidement, délibérément, il la chassait dans ses derniers retranchements, et elle n’était pas loin de lui livrer le renseignement qu’il voulait.
« Oui, s’écria-t-elle en cherchant à bannir le souvenir des lèvres d’Ashley. C’est pour mon âme qu’il m’aime.
— Mais, ma chère, il ne sait même pas que vous en avez une. Si c’était votre âme qui l’attirait, il n’aurait pas besoin de lutter contre vous, comme il a dû le faire, pour conserver à son amour… dirons-nous, sa “sainteté” ? Il pourrait dormir sur ses deux oreilles, car après tout un homme peut fort bien admirer l’âme et l’esprit d’une femme, tout en restant un monsieur honorable et fidèle à son épouse. Néanmoins, il doit avoir bien du mal à concilier l’honneur des Wilkes avec la convoitise que votre corps lui inspire.
— Vous jugez les autres d’après vous, qui êtes un être vil !
— Oh ! je n’ai jamais dit que je ne vous convoiterai pas, si c’est cela que vous entendez. Mais, Dieu merci, les questions d’honneur ne m’ont jamais embarrassé. Ce que je désire, je le prends où je peux. De cette manière, je n’ai de combat à soutenir ni contre les anges, ni contre les démons. Vous avez dû transformer la vie d’Ashley en un joli petit enfer. Pour un peu, j’en aurais du chagrin pour lui.
— Moi… moi, faire de sa vie un enfer ?
— Oui, vous ! Vous êtes une perpétuelle tentation pour lui, mais il ne cède pas, car, comme tous ceux de son espèce, il sacrifie l’amour à ce qu’on a coutume chez nous d’appeler l’honneur. Et j’ai bien l’impression que le pauvre type ne retire de son attitude, ni amour, ni honneur !
— Si, l’amour… enfin, je veux dire, il m’aime !
— Vraiment ? Alors, répondez à la question que je vais vous poser et nous serons quittes pour aujourd’hui. Ensuite, vous pourrez prendre mon argent et le jeter dans le ruisseau. Pour le cas que j’en fais ! »
Rhett se leva et lança son cigare à demi consumé dans le crachoir. Ses gestes étaient empreints de cette même aisance païenne, de cette même force contenue qui avaient frappé Scarlett la nuit de la chute d’Atlanta. Il y avait en lui quelque chose de sinistre et d’un peu effrayant.
« S’il vous aime, pourquoi diable vous a-t-il laissée venir à Atlanta chercher de l’argent pour les impôts ? Moi, avant de laisser une femme que j’aimerais faire une chose pareille, je…
— Il ne savait pas ! Il n’avait aucune idée que…
— Et vous, vous ne vous êtes même pas dit qu’il aurait dû savoir ? » La voix de Rhett avait pris un ton de férocité à peine déguisée. « Vous aimant comme vous le prétendez, il aurait dû deviner à quel expédient vous aurait amenée le désespoir. Il aurait dû vous tuer plutôt que de vous laisser venir ici… et surtout de vous laisser vous adresser à moi ! Dieu du Ciel !
— Mais il ne savait pas !
— S’il ne s’en est pas douté tout seul, c’est qu’il ne connaîtra jamais rien de vous et de votre âme précieuse. »
Que Rhett était donc injuste ! Comme si Ashley avait le don de lire dans les âmes ! Comme si Ashley eût été en mesure de l’arrêter, même s’il avait su à quoi s’en tenir. Mais, soudain, Scarlett comprit qu’Ashley aurait fort bien pu l’empêcher de recourir à une solution inespérée. Ce jour-là, dans le potager, la moindre allusion à la possibilité d’un avenir différent et elle n’aurait jamais songé à venir trouver Rhett. Un mot, un geste tendre au moment où elle était montée dans le train et elle ne fût point partie. Mais il n’avait fait que parler d’honneur. Pourtant… Rhett avait-il raison ? Ashley aurait-il dû connaître ses pensées ? Elle écarta sur-le-champ cette idée déloyale. Naturellement, il ne s’était douté de rien. Il ne pouvait même pas la croire capable d’envisager un acte aussi immoral. Il était bien trop noble pour cela. Rhett essayait tout simplement de souiller son amour. Il essayait de détruire ce qu’elle avait de plus précieux. « Un de ces jours, se dit-elle, lorsque le magasin et la scierie marcheront à souhait et que j’aurai de l’argent, Rhett me paiera toutes les souffrances et toutes les humiliations qu’il m’a infligées. »
Rhett dominait Scarlett de toute sa taille et la regardait avec un petit sourire amusé. Il n’y avait plus trace en lui de l’émotion qui l’avait agité pendant un instant.
« D’ailleurs, qu’est-ce que tout cela peut bien vous faire ? demanda Scarlett. C’est notre affaire à Ashley et à moi. Ce n’est pas la vôtre. »
Il haussa les épaules.
« Un mot encore, Scarlett. J’ai pour votre énergie une admiration aussi profonde que désintéressée et ça m’est désagréable de vous voir traîner trop de boulets au pied. Il y a Tara. Ça suffirait déjà à occuper un homme. Il y a la maladie de votre père. Votre père ne vous sera plus jamais d’aucun secours. Il y a vos sœurs, et il y a les nègres. Enfin, voilà que vous venez de vous charger d’un mari et probablement de Mlle Pittypat par-dessus le marché. Vous avez assez de responsabilités comme ça sans avoir Ashley Wilkes et sa famille sur les bras.
— Je n’ai pas Ashley sur les bras. Il aide…
— Oh ! pour l’amour de Dieu, coupa Rhett, impatienté. En voilà assez sur ce chapitre. Non, il n’apporte aucune aide. Vous l’avez à votre charge et vous l’aurez jusqu’à la mort, à moins qu’il ne tombe à la charge quelqu’un d’autre. Pour ma part, je commence à en avoir plein le dos de ce garçon comme sujet de conversation… Combien voulez-vous ? »
Scarlett sentit les injures lui monter aux lèvres. Après l’avoir insultée, après avoir tourné en dérision tout ce qu’elle avait de plus précieux, il s’imaginait encore qu’elle allait accepter son argent ! Mais les mots ne passèrent pas. Comme ce serait bon de repousser son offre avec mépris, comme ce serait bon de lui intimer l’ordre de prendre la porte ! Malheureusement, seuls les riches peuvent se permettre ce luxe. Aussi longtemps qu’elle serait pauvre, il lui faudrait supporter des scènes de ce genre. Mais, lorsqu’elle aurait de l’argent – la belle pensée réconfortante que c’était ! – lorsqu’elle serait riche, elle ne supporterait rien de ce qui ne lui plairait pas, elle ne se refuserait rien dont elle aurait envie, elle ne serait polie qu’avec les gens qu’elle trouverait sympathiques.
« Les autres, se dit-elle, je les enverrai tous au diable, Rhett Butler le premier ! »
Le plaisir que lui causa cette anticipation alluma une étincelle dans ses yeux verts et amena un demi-sourire sur ses lèvres. Rhett sourit à son tour.
« Vous êtes délicieuse, Scarlett, déclara-t-il, surtout lorsque vous méditez quelque tour pendable. Rien que pour voir cette fossette sur votre joue, je vous achèterai une douzaine de mules, treize à la douzaine si le cœur vous en dit. »
La porte d’entrée s’ouvrit et le commis fit son apparition, un cure-dent à la bouche. Scarlett se leva, se drapa dans son châle et resserra sous son menton les brides de sa capote. Sa décision était prise.
« Êtes-vous occupé cet après-midi ? Pouvez-vous venir avec moi maintenant ? demanda-t-elle à Rhett.
— Où cela ?
— Je voudrais que vous m’accompagniez en voiture jusqu’à la scierie. J’ai promis à Frank de ne pas sortir seule de la ville avec le buggy.
— À la scierie, par cette pluie ?
— Oui, je veux acheter la scierie tout de suite, avant que vous ayez changé d’idée. »
Rhett éclata d’un rire si bruyant que le commis sursauta derrière son comptoir et lança un coup d’œil stupéfait à ce monsieur qu’il ne connaissait pas.
« Oubliez-vous donc que vous êtes mariée ? Mme Kennedy ne peut pas se permettre d’être surprise à la campagne en train de se promener en voiture avec ce paria, ce Butler, que les gens comme il faut ne reçoivent pas chez eux. Vous ne pensez donc plus à votre réputation ?
— Ma réputation, pfft ! Je veux acheter cette scierie avant que vous changiez d’avis ou que Frank découvre que c’est moi qui m’en porte acquéreur. Allons, Rhett, ne vous faites pas tirer l’oreille. Un petit peu de pluie, qu’est-ce que ça peut faire ? Vite, pressons-nous ! »
… La scierie ! Chaque fois qu’il y pensait, Frank s’arrachait les cheveux et maudissait le jour où il en avait parlé à sa femme. Ce n’était pas déjà tellement bien que celle-ci eût vendu ses boucles d’oreilles au capitaine Butler et eût acheté la scierie sans en avoir référé à son mari, mais ce qui était pire, c’était qu’elle entendait mener sa barque toute seule. Mauvais signe ! On eût dit que Scarlett n’avait confiance ni en lui ni en son jugement.
D’accord avec tous les hommes de sa connaissance, Frank estimait qu’une femme devait s’en remettre aveuglément à son mari et ne professer aucune opinion qui lui fût personnelle. Ceci posé, il eût volontiers reconnu à la plupart des femmes le droit de n’en faire qu’à leur tête. Les femmes étaient de petites créatures si bizarres, qu’il n’y avait guère d’inconvénient à satisfaire leurs légers caprices. Doué d’un caractère doux et aimable, ce n’était pas son genre de refuser grand-chose à sa femme. Il eût été ravi de passer certaines folies à une aimable compagne, quitte à lui reprocher affectueusement sa bêtise et son extravagance. Mais les idées que Scarlett se mettait en tête dépassaient les bornes de l’entendement.
Cette scierie, par exemple, quel choc il avait reçu lorsqu’en réponse à ses questions Scarlett lui avait déclaré avec un sourire angélique qu’elle comptait la diriger elle-même. « Je veux me livrer moi-même au commerce du bois. » Oui, c’était bien ainsi qu’elle s’était exprimée. Frank n’oublierait jamais l’horreur d’un pareil moment. Se livrer elle-même au commerce du bois ! C’était inimaginable. Il n’y avait pas une seule femme dans les affaires à Atlanta. En fait, Frank n’avait jamais entendu dire qu’il y eût dans le monde une femme qui se consacrât à ce genre d’activité. Si les femmes avaient le malheur d’en être réduites par la dureté des temps à gagner un peu d’argent pour aider leurs familles, elles le faisaient sans éclat, en vraies femmes. Elles confectionnaient des gâteaux, comme Mme Merriwether, elles décoraient des assiettes, elles cousaient, elles hébergeaient des pensionnaires, comme Mme Elsing et Fanny, elles étaient institutrices comme Mme Meade, ou donnaient des leçons de musique comme Mme Bonnell. Ces dames gagnaient de l’argent, mais elles restaient chez elles en personnes qui se respectaient. Mais pour une femme, quitter l’abri de son foyer, s’aventurer dans le monde grossier des hommes, lutter avec ceux-ci sur le terrain commercial, être en butte aux insultes et aux ragots… surtout lorsque rien ne l’y obligeait et qu’elle avait un mari largement capable de subvenir à ses besoins !
Frank avait espéré que Scarlett voulait seulement le taquiner ou lui jouer une plaisanterie d’un goût douteux, mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il ne s’agissait pas du tout de cela. Scarlett dirigeait bel et bien la scierie. Levée avant lui, elle partait en voiture jusqu’à la route du Pêcher et, souvent, rentrait bien après qu’il eut fermé le magasin et se fut rendu chez tante Pitty pour le dîner. Chaque jour, elle accomplissait le long trajet de plusieurs milles, avec l’oncle Peter pour seule compagnie. Le vieux cocher avait mission de la protéger, mission qu’il accomplissait de fort mauvaise grâce, car les bois étaient remplis de noirs affranchis et de Yankees de bas étage. Retenu par son magasin, Frank ne pouvait pas aller à la scierie avec elle et, lorsqu’il protestait, elle disait d’un ton sec : « Si je ne tiens pas cette canaille de Johnson à l’œil, il me volera du bois, il le vendra et il fourrera l’argent dans sa poche. Quand j’aurai trouvé l’homme qu’il me faut, je le laisserai diriger la scierie à ma place et je ne serai pas obligée de m’y rendre aussi souvent. À ce moment-là, je pourrai m’occuper de vendre mon bois en ville. »
Vendre du bois en ville. Ça, c’était le comble ! Scarlett consacrait fréquemment une journée à visiter les clients avec son bois et, en ces occasions, Frank eût bien aimé pouvoir se terrer au fond de son magasin et ne voir personne.
Et les gens jasaient terriblement sur elle. Sans doute jasaient-ils également sur lui et lui reprochaient-ils de la laisser se conduire d’une manière si peu digne d’une femme. Il était très gêné quand ses propres clients lui disaient de l’autre côté du comptoir : « Tiens, il y a quelques minutes, j’ai vu Mme Kennedy chez… » Chacun d’ailleurs se faisait un malin plaisir de le tenir au courant des allées et venues de son épouse. Tout le monde parlait de ce qui s’était passé sur le chantier du nouvel hôtel en construction. Scarlett y était arrivée au moment précis où Tommy Welburn passait une commande de bois de charpente à un autre marchand. Elle avait sauté de son buggy devant les rudes maçons irlandais et avait dit tout net à Tommy qu’on était en train de le rouler. Elle lui avait démontré que son bois était meilleur et moins cher et, à l’appui de ses dires, elle avait aligné de mémoire une longue colonne de chiffres qui lui avait permis d’établir un devis indiscutable. Ainsi, non contente de s’exhiber au milieu d’ouvriers étrangers, il avait fallu qu’elle vînt donner en public une preuve de ses connaissances mathématiques. C’était inadmissible pour une femme. Après que Tommy eut accepté son devis et lui eut passé la commande, elle n’avait même pas eu le tact de se retirer aussitôt, bien au contraire, elle était restée à bavarder avec Johnnie Gallegher, le contremaître des Irlandais, une sorte de petit gnome mal embouché qui avait fort mauvaise réputation. La ville commenta l’événement pendant des semaines.
Pour couronner le tout, Scarlett gagnait bel et bien de l’argent avec sa scierie et nul mari ne pouvait voir d’un bon œil sa femme réussir dans un domaine aussi peu féminin. Frank en était d’autant plus mortifié que Scarlett ne lui en remettait pas la moindre partie pour l’aider à faire marcher son magasin. Elle consacrait presque tous ses gains à Tara et écrivait d’interminables lettres à Will Benteen pour lui expliquer l’emploi des sommes qu’elle lui envoyait. En outre, elle déclara à Frank que lorsque Tara serait remise en état elle avait l’intention de faire des prêts sur hypothèques.
« Saperlipopette ! gémissait Frank chaque fois qu’il pensait à cela. Une femme ne devrait même pas savoir ce qu’est une hypothèque ! »
À cette époque-là, Scarlett caressait d’innombrables projets que Frank considérait plus téméraires les uns que les autres. Elle parlait même de faire construire un bar sur l’emplacement de l’ancien entrepôt brûlé par les soldats de Sherman. Frank n’était point membre d’une société de tempérance, mais il s’éleva avec véhémence contre cette idée. Être propriétaire d’un bar, c’était malséant et presque aussi immoral que de louer son immeuble au tenancier d’une maison de tolérance. Pourquoi ? il était d’ailleurs bien en peine de l’expliquer à sa femme et, à ses piètres arguments, celle-ci se contentait de répondre : « Turlututu ! »
« Les gérants de bars sont toujours d’excellents locataires, lui déclara-t-elle. C’est l’avis de l’oncle Henry. Ils paient régulièrement leur loyer et puis, écoutez-moi, Frank. Pour construire ce café, je pourrais me servir d’un lot de bois de mauvaise qualité dont je n’arrive pas à me débarrasser et, une fois construit, je trouverais à le louer un bon prix. Avec l’argent du loyer, avec ce que je retire de la scierie et avec ce que me rapporteraient mes prêts hypothécaires, je serais en mesure d’acheter de nouvelles scieries.
— Mon petit bout en sucre, vous n’avez que faire de nouvelles scieries ! s’écria Frank, épouvanté. Au contraire, si vous étiez raisonnable, vous devriez vendre celle que vous avez. Ce travail vous épuise, et vous savez tout le mal que vous avez à obtenir un bon rendement des nègres affranchis que vous employez et…
— À coup sûr, les affranchis ne valent pas cher, acquiesça Scarlett, sans relever l’allusion de Frank relative à la vente de la scierie. M. Johnson prétend qu’il ne sait jamais le matin s’il aura son équipe au complet. On ne peut plus compter sur les nègres. Ils travaillent un jour ou deux, et puis ils se reposent jusqu’à ce qu’ils aient mangé toute leur paie. Plus je constate les effets de l’émancipation, plus je me rends compte qu’on a commis là un véritable crime. C’est tout bonnement la perte des noirs. Il y en a des milliers qui se croisent les bras et ceux que nous avons à la scierie sont tellement paresseux, manquent tellement d’initiative, qu’il vaudrait encore mieux se passer d’eux. Si, par-dessus le marché, on a le malheur de les attraper ou de leur donner une petite bourrade pour le bien de leur âme, le Bureau des Affranchis vous tombe dessus comme un canard sur un hanneton.
— Mon petit bout en sucre, vous ne devriez pas laisser M. Johnson battre ces…
— Mais non, bien sûr, répliqua Scarlett avec impatience. Je ne viens donc pas de vous dire que les Yankees me mettraient en prison si je le laissais faire.
— Je parie que votre père n’a jamais rossé un nègre de sa vie.
— Si, un seul. Un palefrenier qui n’avait pas pansé son cheval au retour d’une chasse à courre. Mais, Frank, en ce temps-là, c’était différent. Avec les affranchis, il n’en va pas de même et un bon fouet ne ferait pas de mal à un certain nombre d’entre eux. »
Frank n’était pas seulement estomaqué par les vues et les projets de sa femme, mais aussi par le changement qui s’était opéré en elle depuis leur mariage. Scarlett n’était plus la douce et charmante petite personne qu’il avait prise pour épouse. Lors de la brève période durant laquelle il lui avait fait la cour, il pensait qu’il n’avait jamais vu femme plus adorable dans ses réactions, plus ignorante, plus timide, plus désemparée. Maintenant, toutes ses réactions étaient celles d’un homme. Malgré ses joues roses, ses fossettes et ses jolis sourires, elle parlait et se comportait comme un homme. Son ton était net et cassant et elle était capable de prendre une décision immédiate, sans toutes ces petites tergiversations de jeunes filles. Elle savait ce qu’elle voulait et, comme un homme, coupait au plus court pour en arriver à ses fins.
Non pas que Frank n’eût jamais rencontré de femmes autoritaires avant la sienne. Pareille aux autres villes du Sud, Atlanta possédait un contingent de douairières qui n’entendaient guère se laisser mener. Nulle ne pouvait être plus despotique que la corpulente Mme Merriwether, plus impérieuse que la frêle Mme Elsing, plus habile à obtenir ce qu’elle voulait que Mme Whiting, avec ses cheveux blancs et sa voix douce. Mais, quels que fussent les moyens respectifs employés par ces dames pour atteindre leurs buts, ils n’en restaient pas moins des moyens dignes d’une femme. Elles mettaient un point d’honneur à se ranger respectueusement à l’opinion des hommes, quitte à n’en faire qu’à leur tête. Elles avaient le tact de sembler se laisser guider par les hommes, et c’était ce qui importait davantage. Mais Scarlett ne se laissait guider par personne et menait si bien ses affaires en homme que toute la ville daubait sur elle.
Et puis il y avait également ce Butler. Ses fréquentes visites chez tante Pitty étaient la pire des humiliations. Frank avait toujours eu de l’antipathie pour lui, même lorsqu’il faisait des affaires avec lui avant la guerre. Il maudissait souvent le jour où il avait emmené Rhett aux Douze Chênes et l’avait présenté à ses amis. Il le méprisait pour la façon cynique dont il avait spéculé pendant les hostilités et il lui reprochait de ne pas s’être battu comme tout le monde. Seule Scarlett était au courant des huit mois que Rhett avait passés dans les rangs confédérés, et Rhett l’avait suppliée avec fausse épouvante de ne jamais révéler cette « turpitude » à qui que ce fût. Enfin, Frank lui en voulait surtout d’avoir conservé l’or de la Confédération, alors que d’honnêtes gens, comme l’amiral Bulloch et beaucoup d’autres, qui s’étaient trouvés dans la même situation, avaient restitué des milliers de dollars au trésor fédéral. Cependant, Rhett ne se souciait guère de l’aversion de Frank et n’en espaçait pas pour si peu ses visites chez la vieille demoiselle.
Ostensiblement, c’était Mlle Pitty qu’il venait voir, et celle-ci n’avait pas d’autre ressource que d’entrer dans son jeu. Mais Frank avait l’impression fort désagréable que ce n’était point Mlle Pitty qui l’attirait. Le petit Wade raffolait de lui, bien qu’il se montrât craintif avec la plupart des gens, et allait même jusqu’à l’appeler « Tonton Rhett », au grand ennui de Frank. Celui-ci ne pouvait oublier que Rhett avait courtisé Scarlett pendant la guerre et que leurs relations avaient défrayé la chronique de la ville. Que ne devaient pas dire les gens, maintenant que la jeune femme était remariée ! Aucun des amis de Frank n’avait le courage d’aborder ce sujet avec lui, bien que personne ne se gênât pour commenter devant lui la façon dont Scarlett dirigeait sa scierie. Néanmoins, le malheureux ne pouvait s’empêcher de remarquer qu’on invitait de moins en moins sa femme et lui à des dîners ou à des réceptions et qu’on venait de moins en moins leur rendre visite. Scarlett éprouvait de l’antipathie pour la plupart de ses voisins et avait trop à faire pour voir ceux qu’elle aimait, si bien que cette absence de visites ne la gênait pas du tout. Par contre, Frank en était profondément peiné.
Toute sa vie, Frank avait été dominé par cette phrase : « Que vont en penser les voisins ? » et il était désarmé contre les entorses répétées que sa femme infligeait aux usages. Il avait l’impression que tout le monde blâmait Scarlett et lui en voulait de la laisser se « dévoyer ». Elle faisait tant de choses qu’un mari n’aurait pas dû tolérer, mais, s’il lui arrivait de lui intimer l’ordre de s’arrêter, ou s’il discutait avec elle ou lui adressait des reproches, un orage effroyable éclatait sur sa tête.
« Saperlipopette ! pensait-il, ne sachant plus à quel saint se vouer. Elle s’emporte plus vite et reste plus longtemps en colère qu’aucune femme de ma connaissance. »
Même lorsque tout marchait à souhait, il était surprenant de voir avec quelle rapidité l’épouse mutine et affectueuse qui chantonnait à la maison pouvait se transformer en un être entièrement différent. Frank n’avait qu’à dire : « Mon petit bout en sucre, à votre place, je… » et la tempête se déchaînait.
Ses sourcils noirs se rapprochaient à angle aigu et du même coup Frank se mettait à trembler de peur. Scarlett avait des colères de Tartare et des accès de rage de chat sauvage. Dans ces moments-là, elle semblait ne s’inquiéter ni de ce qu’elle disait, ni du mal que pouvaient causer ses paroles. Lorsque ces scènes s’étaient produites, un gros nuage noir pesait un certain temps sur la maison. Frank partait de bonne heure au magasin et n’en revenait que tard. Pitty allait se terrer dans sa chambre, comme un lapin au fond de son gîte. Wade et l’oncle Peter se retiraient dans la remise et Cookie ne sortait pas de sa cuisine et évitait de chanter trop haut les louanges du Seigneur. Seule, Mama supportait d’une âme égale les colères de Scarlett, car Mama était habituée depuis des années à Gérald O’Hara et à ses explosions.
Scarlett n’avait pourtant pas de mauvaises intentions. Elle tenait pour de bon à rendre Frank heureux. Elle l’aimait beaucoup et lui était reconnaissante d’avoir sauvé Tara, mais il mettait sa patience à trop rude épreuve.
Il lui était impossible d’avoir du respect pour un homme qui se laissait berner. D’autre part, l’attitude timide et hésitante qu’il adoptait lorsque les choses n’allaient pas l’irritait au plus haut degré. Toutefois, elle aurait pu passer sur toutes ces choses et même être franchement heureuse, maintenant qu’elle avait résolu certains problèmes d’argent, si Frank n’avait continuellement entretenu son exaspération en démontrant à chaque instant qu’il n’était pas un bon homme d’affaires et en ne voulant pas lui laisser les coudées franches.
Comme Scarlett s’y attendait, il avait refusé d’entreprendre le recouvrement de ses factures impayées, jusqu’à ce qu’elle l’eût poussé à bout, et encore avait-il sérieusement renâclé. Cette dernière expérience avait fourni à Scarlett la preuve dont elle avait besoin pour comprendre que la famille Kennedy mènerait à jamais une existence étriquée, tant qu’elle-même ne se chargerait pas de gagner de l’argent. Désormais, elle savait que Frank se contenterait de végéter toute sa vie dans son petit magasin mal tenu. Il ne semblait pas comprendre à quel point était précaire la sécurité du ménage, ni combien il était nécessaire de gagner plus d’argent en ces temps troublés où l’argent était la seule garantie contre de nouvelles calamités.
Avant la guerre, la vie était facile et Frank avait peut-être été un excellent homme d’affaires, mais maintenant Scarlett trouvait qu’il était insupportablement vieux et qu’il s’obstinait par trop à vouloir appliquer les méthodes du bon vieux temps, alors que le bon vieux temps n’était plus. Il manquait totalement de cet esprit d’initiative si nécessaire à une époque troublée. Eh bien ! puisqu’elle, au moins, possédait cette qualité, elle s’en servirait sans demander à Frank si ça lui plaisait. Le ménage avait besoin d’argent et elle était en train d’en gagner sans ménager sa peine. Frank n’avait aucune raison de contrarier des plans qui donnaient des résultats.
Scarlett manquait d’expérience et diriger une scierie n’était pas tâche facile. De plus, la concurrence était devenue plus âpre et lorsque la jeune femme rentrait chez elle, le soir, elle était généralement fatiguée, préoccupée et de mauvaise humeur. Si Frank s’avisait de lui dire en toussotant : « Mon petit bout en sucre, moi, je ne ferais pas ceci », ou bien « à votre place, je ne ferais pas ça », elle avait le plus grand mal à contenir sa colère et il lui arrivait souvent de la laisser éclater. Pourquoi avait-il toujours quelque chose à lui reprocher, lui qui n’avait même pas le cran de sortir de l’ornière ? Et ses doléances étaient toujours si niaises ! Qu’est-ce que ça pouvait bien faire, à l’époque où l’on vivait, qu’elle ne se conduisît pas comme une femme ? Surtout quand cette scierie qu’on lui reprochait rapportait de l’argent dont elle, sa famille et Tara avaient un besoin si impérieux, sans parler de Frank.
Frank aspirait au repos et à la tranquillité. La guerre qu’il avait faite avec tant de conscience avait ruiné sa santé, lui avait coûté sa fortune et l’avait prématurément vieilli. Il ne regrettait rien, mais après quatre années de guerre, tout ce qu’il demandait à la vie c’était de la quiétude et de la tendresse, des visages affectueux autour de lui et l’approbation de ses amis. Il s’aperçut vite que la paix du foyer avait son prix et que, pour l’acquérir, il n’avait qu’à laisser Scarlett en faire à sa tête. Ainsi, parce qu’il était las, il acheta la paix aux conditions fixées par sa femme. Parfois, il estimait ne pas l’avoir payée trop cher, lorsque, rentrant chez lui dans la nuit froide, Scarlett lui ouvrait la porte en souriant, lui embrassait le bout du nez ou de l’oreille ou que, dans leur lit tiède, avant de s’assoupir, il la sentait poser la tête sur son épaule. La vie de famille pouvait être si agréable quand Scarlett avait la bride sur le cou. Pourtant, cette paix n’était qu’une apparence, un trompe-l’œil, car en l’achetant au prix de toutes ses conceptions du mariage il avait conclu un marché de dupes.
« Une femme devrait s’occuper davantage de son intérieur et de sa famille au lieu de baguenauder comme un homme, se disait-il. Si seulement elle pouvait avoir un enfant… »
Cette pensée le faisait sourire et il rêvait très souvent d’un enfant. Scarlett s’était refusée tout net à en avoir, mais les enfants attendent rarement qu’on les invite. Frank savait que beaucoup de femmes prétendaient ne pas vouloir d’enfants, mais que tous ces raisonnements inspirés par la crainte ne tenaient pas debout. Si Scarlett avait un bébé, elle le chérirait et resterait chez elle pour s’en occuper, comme toutes les autres femmes. Alors elle serait forcée de vendre la scierie, et ses tracas prendraient fin du même coup. Pour être vraiment heureuses, toutes les femmes avaient besoin d’un enfant, et Frank savait que Scarlett n’était pas heureuse. Malgré son ignorance des femmes, il n’était pas aveugle au point de ne pas se rendre compte qu’elle n’était pas toujours heureuse. De temps en temps, il s’éveillait au milieu de la nuit et surprenait un bruit de larmes étouffé dans l’oreiller. La première fois, il avait demandé à Scarlett d’un ton angoissé : « Mon petit bout de sucre, que se passe-t-il ? » et elle l’avait repoussé par une exclamation remplie de colère : « Oh ! laissez-moi tranquille ! »
Oui, un bébé la rendrait heureuse et l’empêcherait de penser à autre chose. Parfois, Frank soupirait et songeait qu’il avait capturé un oiseau des îles, couleur de feu et de bijoux, alors qu’un roitelet eût fait tout aussi bien son affaire, pour ne pas dire beaucoup mieux.