XLVIII

Scarlett s’amusa. Jamais elle ne s’était autant amusée depuis le printemps qui avait précédé la guerre. La Nouvelle-Orléans était si étrange, si captivante. Elle profita des plaisirs qui s’offraient à elle avec la frénésie d’un détenu à vie brusquement gracié. Les Carpetbaggers mettaient la ville en coupe réglée. Nombre d’honnêtes gens étaient chassés de chez eux et ne savaient même pas s’ils auraient de quoi manger le lendemain. Un nègre occupait le fauteuil du lieutenant gouverneur[53]. Mais La Nouvelle-Orléans que Rhett lui montra était l’endroit le plus gai qu’elle eût jamais vu. Les gens qu’elle rencontrait avaient de l’argent plein leurs poches et ne semblaient avoir aucun souci. Rhett la présenta à des douzaines de femmes, jolies femmes aux robes chatoyantes, femmes aux mains douces que n’avaient point flétries les rudes besognes, femmes qui riaient à tout propos et n’abordaient pas plus de graves problèmes stupides qu’elles ne parlaient de la dureté des temps. Et les hommes qu’elle fréquentait… comme ils étaient séduisants ! Comme ils étaient différents des hommes d’Atlanta… Comme ils se disputaient la faveur de danser avec elle… et ils lui adressaient les compliments les plus extravagants, comme si elle était encore dans tout l’éclat de sa jeunesse.

Comme Rhett, ces hommes avaient en eux quelque chose de dur et de téméraire. Ils avaient toujours l’air sur le qui-vive. On eût dit qu’ils avaient mené trop longtemps une vie dangereuse et mouvementée pour jamais connaître tout à fait la tranquillité d’esprit. Ils semblaient n’avoir ni passé, ni avenir, et ils éconduisaient poliment Scarlett quand, pour entretenir la conversation, elle leur demandait ce qu’ils faisaient avant de s’installer à La Nouvelle-Orléans. Cela seul suffisait à leur conférer un caractère d’étrangeté, car à Atlanta chaque nouveau venu qui se respectait s’empressait de présenter ses lettres de créance, s’étendait avec complaisance sur son pays et sur sa famille, parcourait le lacis inextricable des relations qui recouvrait le Sud tout entier.

Ces hommes étaient plutôt taciturnes et surveillaient leurs propos. Parfois, lorsque Rhett se trouvait seul avec eux et que Scarlett se tenait dans une pièce voisine, elle les entendait rire et surprenait des fragments de conversation qui, pour elle, n’avaient aucun sens : bribes de phrases, noms singuliers… Cuba et Nassau au temps du blocus, la ruée vers l’or, le développement des affaires, le trafic d’armes, la contrebande, le Nicaragua, William Walker[54] et la façon dont il mourut contre un mur à Truxillo… Un jour, l’entrée inopinée de Scarlett mit brusquement un terme à une conversation qui roulait sur Quantreel[55] et sa bande, et la jeune femme saisit au vol les noms de Frank et de Jesse James[56].

Néanmoins, ils avaient tous d’excellentes manières, portaient des habits merveilleusement coupés et, sans aucun doute, admiraient fort Scarlett, si bien que, pour elle, ça n’avait aucune importance qu’il leur plût de vivre uniquement dans le présent. Ce qui comptait surtout, c’était que ces hommes étaient les amis de Rhett, possédaient de vastes demeures et de beaux attelages, l’emmenaient faire des promenades avec son mari, les invitaient tous deux à dîner, donnaient des réceptions en leur honneur. Aussi Scarlett avait-elle beaucoup de sympathie pour eux et elle amusa bien Rhett en lui faisant part de ce sentiment.

« J’étais sûr que vous les trouveriez sympathiques, dit-il en riant.

— Pourquoi pas ? répondit-elle, aussitôt sur la défensive.

— Parce que ce sont tous des déclassés, des brebis galeuses, des canailles. Ce sont tous des aventuriers ou la fine fleur des Carpetbaggers. Ils ont tous gagné de l’argent en spéculant sur les vivres, comme votre mari adoré, ou en passant des contrats douteux avec le gouvernement ou en trafiquant d’une manière plus ou moins louche.

— Je n’en crois rien. Vous êtes en train de me taquiner. Ce sont les gens les plus comme il faut que…

— Dans cette ville-ci, les gens comme il faut crèvent de faim, déclara Rhett. Ils vivent avec dignité dans des taudis et je me demande si l’on me recevrait dans ces taudis. Vous comprenez, ma chère, c’est ici que, pendant la guerre, j’ai machiné quelques-unes de mes ténébreuses entreprises, et ces gens-là ont diablement bonne mémoire ! Scarlett, vous êtes pour moi un sujet de joies constantes. Vous avez le chic pour sympathiser avec les gens que vous ne devriez pas voir et faire ce que vous ne devriez pas faire.

— Mais ce sont vos amis !

— Oh ! mais c’est que j’aime les canailles. J’ai passé les premières années de mon adolescence à jouer aux cartes sur un bateau qui faisait le Mississippi, et je comprends ces gens-là. Mais je ne suis pas aveugle. Je sais à quoi m’en tenir sur leur compte… Tandis que vous… » Il se mit à rire de nouveau. «… vous n’avez aucun flair lorsqu’il s’agit de juger les gens, vous êtes incapable de différencier ceux qui sont bien de ceux qui sont mal. Il m’arrive de penser que les seules grandes dames que vous ayez connues ont été votre mère et Mme Melly, mais je crains que ni l’une ni l’autre n’aient eu d’influence sur vous.

— Melly ! mais voyons, elle est bête comme ses pieds, elle ne sait pas s’habiller, elle n’a pas une seule idée originale !

— Évitez-moi une scène de jalousie, madame. La beauté ne fait pas une grande dame, pas plus que les habits ne font une très grande dame.

— Ah ! non ! Eh bien ! attendez un peu, Rhett Butler, et vous allez voir ! Maintenant que j’ai… que nous avons de l’argent, je vais devenir la femme du monde la plus accomplie que vous ayez jamais rencontrée !

— Je suivrai cette expérience avec intérêt », fit Rhett.

Plus grisantes encore que la compagnie des gens qu’elle fréquentait, étaient les robes que Rhett lui achetait, après en avoir lui-même choisi le coloris, le tissu et le modèle. On ne portait plus de crinolines et la nouvelle mode était ravissante avec ses robes à tournures garnies de fleurs, de flots de rubans et de cascades de dentelles. Elle songeait aux crinolines pudiques du temps de la guerre et se sentait un peu gênée de porter ces jupes qui, sans aucun doute, soulignaient les contours de ses cuisses et de son ventre. Et ces amours de petites capotes qui n’étaient pas des capotes à proprement parler, mais des bibis de rien du tout, perchés sur l’œil et surchargés de fruits, de fleurs, de plumes dansantes et de rubans qui flottaient au vent ! (Si seulement Rhett n’avait pas fait la bêtise de jeter au feu les fausses boucles qu’elle avait achetées pour grossir la masse de ses cheveux tirés à l’indienne, et ramenés en un chignon qui émergeait derrière ces petits chapeaux !) Et le trousseau délicat exécuté dans un couvent : comme il était joli ! Que de parures elle avait ! Chemises de jour et chemises de nuit, jupons de la toile la plus fine rehaussés de charmantes broderies et de fronces minuscules. Et les mules de satin que Rhett lui avait offertes ! Elles avaient des talons d’au moins sept centimètres de haut et de larges boucles de strass, qui scintillaient de mille feux. Et des bas de soie, une douzaine, et pas une seule paire dont le haut fût en coton. Quel luxe !

Scarlett eut la témérité d’acheter des cadeaux pour les différents membres de sa famille : un jeune saint-bernard au long pelage pour Wade, qui mourait d’envie d’en avoir un, un chat de Perse pour Beau, un bracelet de corail pour la petite Ella, un lourd collier avec pendentif en pierre de lune pour tante Pitty, une édition des œuvres complètes de Shakespeare pour Mélanie et Ashley, une élégante livrée pour l’oncle Peter, sans oublier un haut-de-forme de cocher avec un plumet, des coupes de tissu pour Dilcey et Cookie, de coûteux présents pour chacun des habitants de Tara.

« Mais qu’avez-vous acheté pour Mama ? » demanda Rhett en contemplant le monceau de cadeaux étalés sur le lit de la chambre d’hôtel et chassant le chien et le chat dans le cabinet de toilette.

« Rien du tout. Elle a été odieuse. Pourquoi lui ferais-je des cadeaux, quand elle nous traite de mules.

— Pourquoi la vérité vous blesserait-elle, mon petit ? Il faut que vous rapportiez quelque chose à Mama. Ce serait un crève-cœur pour elle si vous ne le faisiez pas… et des cœurs comme le sien sont trop précieux pour qu’on ne les ménage pas.

— Je ne lui rapporterai rien du tout. Elle ne le mérite pas.

— Alors, c’est moi qui lui achèterai quelque chose. Je me rappelle que ma Mama avait coutume de dire que, pour aller au Ciel, elle voulait un jupon de taffetas rouge si lourd qu’il se tiendrait tout seul et si soyeux qu’en entendant le frou-frou le bon Dieu le croirait fait avec des ailes d’anges. J’achèterai du taffetas rouge à Mama et je lui ferai faire un élégant jupon.

— Elle ne voudra rien recevoir de vous. Elle aimera mieux mourir que de porter ce jupon.

— Je n’en doute pas, mais ça ne m’empêchera pas d’avoir eu le geste. »

Les boutiques de La Nouvelle-Orléans étaient si luxueuses, si remplies de tentations ! Faire des courses avec Rhett était si passionnant ! Mais aller au restaurant avec lui était plus passionnant encore, car il savait ce qui était bon et comment les plats devaient être préparés. Les vins, les liqueurs, les champagnes de La Nouvelle-Orléans réservaient d’agréables surprises à Scarlett, qui n’était habituée qu’au vin de mûres fait à la maison et au cognac des « faiblesses » de tante Pitty. Mais les menus préparés par Rhett ! Oh ! c’était une merveille. La cuisine de La Nouvelle-Orléans était encore ce qu’il y avait de mieux dans cette ville. Se rappelant les tristes jours de disette à Tara et les privations qu’elle s’imposait il n’y avait pas si longtemps, Scarlett trouvait qu’elle ne ferait jamais assez honneur à cette chère succulente, aux crevettes à la créole, aux colombes au vin, aux huîtres en barquettes, nageant dans une sauce onctueuse, aux champignons, aux ris de veau, aux foies de dinde, aux poissons habilement cuits à l’étouffée dans une enveloppe de papier huilé. Elle n’était jamais rassasiée, car chaque fois qu’elle évoquait les pois secs et les patates douces inexorablement servis sur la table de Tara, elle était prise de nouvelles fringales et se gavait de plats créoles.

« Vous mangez comme si chaque repas devait être le dernier, lui dit Rhett. Ne nettoyez pas votre assiette, Scarlett, je suis sûr qu’il y a encore autre chose à la cuisine. Vous n’avez qu’à demander au garçon. Si vous continuez à vous empiffrer comme ça, vous allez devenir obèse comme les dames de Cuba, et je serai obligé de divorcer. »

Mais Scarlett se contentait de lui tirer la langue et commandait aussitôt un autre énorme gâteau au chocolat garni de meringues.

Quel plaisir de dépenser sans compter, sans se dire qu’il fallait économiser pour payer les impôts ou acheter des mules ! Quel plaisir de sortir avec des gens riches et gais qui ne traînaient pas leur misère hautaine comme ceux d’Atlanta ! Quel plaisir de porter des robes de brocart qui amincissaient sa taille et découvraient généreusement les bras, le cou et même la gorge. Quel plaisir d’exciter l’admiration des hommes ! Quel plaisir de manger tout ce dont on avait envie sans se faire dire qu’on ne se conduisait pas en femme du monde. Quel plaisir de boire du champagne à satiété !

La première fois qu’elle but plus que de raison, Scarlett fut bien ennuyée de se réveiller le lendemain matin avec une affreuse migraine et le souvenir fort déplaisant d’être rentrée à l’hôtel dans une voiture découverte, en chantant à tue-tête le Beau Drapeau bleu. Elle savait qu’une dame ne devait même pas se permettre d’être gaie, et la seule femme qu’elle eût jamais vu en état d’ébriété, c’était la Watling, le jour de la chute d’Atlanta. Elle se sentait si mortifiée qu’elle en était malade à l’idée de se retrouver devant Rhett, mais celui-ci prit l’affaire du bon côté. D’ailleurs, tout ce qu’elle faisait l’amusait, comme s’il assistait aux gambades d’un jeune chat.

C’était une véritable joie de sortir avec Rhett. Il était si bel homme ! Jusque-là, Scarlett n’avait pas prêté une attention exagérée à sa personne et, à Atlanta, tout le monde était bien trop occupé par ses méfaits pour s’attacher à son aspect extérieur. Mais à La Nouvelle-Orléans Scarlett pouvait remarquer la façon dont les femmes le regardaient et minaudaient lorsqu’il leur baisait la main. Après s’être bien rendu compte que son mari plaisait aux femmes et que celles-ci la jalousaient peut-être, elle finit par être très fière de se montrer en sa compagnie.

« Mais c’est que nous faisons un beau couple ! » se disait-elle, non sans satisfaction.

Oui, ainsi que Rhett l’avait prophétisé, le mariage pouvait être très amusant. C’était non seulement très amusant, mais Scarlett apprenait une foule de choses, ce qui d’ailleurs ne laissait pas de l’étonner, car elle avait toujours pensé que la vie n’avait plus rien à lui apprendre. Maintenant, elle se sentait comme une enfant à qui chaque jour apporte une nouvelle découverte.

D’abord, elle apprit que la vie conjugale avec Rhett était bien différente de ce qu’elle avait été, soit avec Charles, soit avec Frank. L’un et l’autre s’étaient montrés pleins de déférence pour elle et avaient tremblé devant ses colères. Ils avaient quémandé ses faveurs et elle ne leur avait jamais rien accordé qui ne lui plût. Rhett ne la craignait pas du tout, et elle se disait souvent qu’il n’avait même pas grand respect pour elle. Il en arrivait toujours à ses fins et quand Scarlett regimbait il se moquait d’elle. Elle ne l’aimait pas, mais Rhett était sans contredit un compagnon qui savait rendre passionnante la vie à deux. Ce qu’il y avait de plus captivant en lui, c’était que, même dans ses moments les plus fougueux, que rehaussaient parfois une pointe de cruauté ou de gaieté acide, il paraissait toujours maître de lui et de ses émotions.

« Ça doit tenir à ce qu’il n’est pas vraiment amoureux de moi, pensait Scarlett qui, du reste, ne s’en plaignait pas. Ça ne me dirait rien du tout de le voir perdre la tête de quelque manière que ce soit. » Cependant, à la seule idée que c’était dans le domaine des possibilités, elle sentait s’éveiller sa curiosité d’une manière troublante.

À force de vivre avec Rhett, elle apprit sur lui quantité de choses qu’elle ignorait. Et dire qu’elle avait cru si bien le connaître ! Elle apprit que sa voix pouvait se faire aussi douce que la fourrure d’un chat et, un moment plus tard, dure et brutale s’il se mettait à jurer. Il lui arrivait de raconter, avec toutes les apparences de la sincérité et de l’admiration, des histoires survenues dans les pays étrangers où il était allé et dans lesquelles le courage, l’honneur, la vertu et l’amour jouaient un grand rôle, puis il les faisait suivre immédiatement de récits graveleux et froidement cyniques. Scarlett savait qu’aucun homme ne racontait de pareilles histoires à sa femme, mais ce genre de conversation lui plaisait et correspondait à quelque chose de vulgaire et de grossier en elle. Pendant de courts instants, il pouvait être un amant tendre et empressé pour se changer presque aussitôt en un démon provocant qui s’amusait à la faire sortir de ses gonds et observait avec délices les manifestations de son caractère explosif. Elle apprit que ses compliments étaient toujours à double tranchant et qu’il fallait se méfier de ses épanchements les plus affectueux. En fait, au cours de ces deux semaines qu’ils passèrent à La Nouvelle-Orléans, elle apprit presque tout de lui, sauf ce qu’il était en réalité.

Certains matins, il renvoyait la femme de chambre, apportait lui-même à Scarlett son petit déjeuner sur un plateau et la faisait manger comme une enfant. Ou bien il lui prenait la brosse des mains et se mettait à brosser la longue chevelure noire jusqu’à ce qu’on entendît les cheveux crépiter. D’autres fois, arrachant brusquement sa femme au sommeil, il envoyait promener toutes les couvertures du lit et chatouillait les pieds nus de Scarlett. D’autres fois encore, il l’écoutait avec recueillement parler de ses affaires et hochait la tête, comme pour la féliciter de sa sagacité, ou bien il n’hésitait pas à traiter ses opérations commerciales toujours plus ou moins louches de fripouilleries, de vols de grand chemin, voire d’escroqueries. Il l’emmenait au théâtre et l’agaçait en lui murmurant sans cesse à l’oreille que Dieu n’approuvait sans doute pas ce genre de distractions, par contre, à l’église, où il l’accompagnait, il lui débitait, sotto voce, toutes sortes d’obscénités et lui reprochait ensuite de rire sous cape. Il la poussait à raconter tout ce qui lui passait par la tête, à ne rien respecter et à tenir des propos osés. Scarlett lui emprunta le don des mots à l’emporte-pièce et des phrases sardoniques et elle prit vite l’habitude d’user de ce nouveau pouvoir sur les gens. Cependant, elle ne possédait ni ce sens de l’humour qui tempérait la méchanceté de Rhett, ni ce sourire narquois qui s’adressait aussi bien à lui-même qu’à autrui.

Chaque fois qu’elle y pensait, cela l’ennuyait un peu de ne pas se sentir supérieure à Rhett. C’eût été pourtant si agréable ! Elle avait toujours pris d’assez haut tous les hommes qu’elle avait connus, résumant en deux mots l’opinion qu’elle avait d’eux : « Quels enfants ! » Il en avait été ainsi pour son père, pour les frères Tarleton avec leur amour de la taquinerie et de la plaisanterie, pour les fils Fontaine avec leurs colères puériles, pour Charles, pour Frank, pour tous ceux qui lui avaient fait la cour pendant la guerre… bref, pour tout le monde sauf pour Ashley. Seuls Ashley et Rhett la dépassaient et échappaient à son pouvoir, car tous deux étaient des hommes véritables qui ne conservaient plus en eux le moindre élément enfantin.

Elle ne comprenait pas Rhett et ne se donnait pas la peine de le comprendre, bien que, de temps en temps, elle découvrît en lui des traits qui l’intriguaient. Il avait par exemple une façon bizarre de la regarder quand il pensait qu’elle ne s’en apercevait pas. En se retournant brusquement, elle l’avait souvent surpris en train de l’observer et avait lu dans ses yeux une expression ardente et inquiète, comme s’il attendait quelque chose.

« Pourquoi me regardez-vous ainsi ? demanda-t-elle un jour avec colère. Vous avez l’air d’un chat embusqué devant un trou de souris ! »

Rhett se ressaisit aussitôt et se contenta de rire. Scarlett ne tarda pas à oublier cet incident et ne chercha plus à savoir ce qui se passait en Rhett. D’ailleurs, c’eût été peine perdue. Il était trop indéchiffrable et la vie était fort agréable… sauf quand elle pensait à Ashley.

Rhett ne lui laissait guère le temps de penser à Ashley. Au cours de la journée, elle ne pensait presque jamais à lui, mais le soir, la nuit, lorsqu’elle était lasse d’avoir dansé et que la tête lui tournait d’avoir bu trop de champagne, il n’en allait pas de même. Fréquemment, tandis que, dans un demi-sommeil, elle reposait entre les bras de Rhett et que la lune inondait le lit de sa clarté, elle se disait combien la vie serait belle si seulement c’étaient les bras d’Ashley qui la serraient si fort, si seulement c’était Ashley qui enfouissait le visage sous sa chevelure sombre et se l’enroulait autour du cou.

Une nuit qu’elle songeait à tout cela, elle poussa un soupir et tourna la tête du côté de la fenêtre. Un moment plus tard, elle sentit le bras massif qui lui entourait le cou devenir dur comme du fer et elle entendit la voix de Rhett s’élever dans le silence : « Que Dieu damne pour l’éternité votre petite âme fourbe ! »

Alors, il se leva, se rhabilla et quitta la chambre, malgré les protestations de Scarlett, stupéfaite. Il reparut le lendemain matin, à l’heure du petit déjeuner, les cheveux en désordre, passablement ivre et d’une humeur massacrante. Il ne s’excusa pas et ne daigna même pas expliquer les raisons de sa fugue.

Scarlett ne lui demanda rien. Elle lui manifesta la plus extrême froideur comme le devait une épouse bafouée et, lorsqu’elle eut achevé son repas, elle s’habilla sous l’œil injecté de Rhett et s’en alla courir les magasins. En rentrant, elle ne trouva plus Rhett. Elle ne le revit que le soir pour le dîner.

Ce fut un repas silencieux. Scarlett avait toutes les peines du monde à ne pas laisser éclater sa colère. Non seulement c’était sa dernière soirée à La Nouvelle-Orléans, mais elle voulait faire honneur à la grosse langouste qu’on lui avait servie, et la mine renfrognée de Rhett lui gâchait tout son plaisir. Néanmoins, elle ne perdit pas une bouchée de son dîner et but une énorme quantité de champagne. Ce fut peut-être la combinaison de la langouste et du champagne qui lui valut cette nuit-là de refaire son ancien cauchemar. Elle se réveilla en sursaut, couverte d’une sueur froide et secouée de sanglots convulsifs. Elle était revenue à Tara. La propriété était désolée. Sa mère était morte et, avec elle, le monde avait perdu son équilibre de force et de sagesse. Il n’y avait plus personne vers qui se tourner, plus personne sur qui compter. Une forme terrifiante la poursuivait. Elle courait à perdre haleine. Son cœur était près de se rompre. Elle courait au milieu d’une brume épaisse et mouvante. Elle appelait de toutes ses forces et elle cherchait à tâtons ce refuge inconnu, ce havre de grâce qui devait se trouver quelque part derrière le brouillard dont elle était enveloppée.

Lorsqu’elle se réveilla, Rhett était penché sur elle. Sans un mot, il la souleva dans ses bras comme une enfant et la serra tout contre lui. Le contact de ses muscles durs était réconfortant. Les « voyons ! voyons ! » qu’il se mit à prononcer comme une lente mélopée apaisèrent Scarlett et bientôt ses sanglots se calmèrent.

« Oh ! Rhett. J’avais si froid et si faim. J’étais si fatiguée et je n’arrivais pas à trouver. Je courais à perdre haleine dans la brume et je ne trouvais rien.

— Qu’est-ce que tu n’arrivais pas à trouver, ma chérie ?

— Je ne sais pas. Je voudrais bien le savoir.

— C’est toujours ton vieux rêve ?

— Oh ! oui. »

Il la reposa doucement sur le lit et alluma une bougie dont le reflet donna à ses yeux injectés et à ses traits accusés l’aspect énigmatique d’une figure gravée dans la pierre. Sa chemise, ouverte jusqu’à la taille, découvrait une poitrine bronzée recouverte de poils noirs et épais. Malgré sa frayeur, qui la faisait frissonner de la tête aux pieds, Scarlett fut troublée par l’impression de force indomptable qui se dégageait de ce torse et murmura :

« Serrez-moi bien fort, Rhett.

— Chérie ! dit-il à voix basse et, la reprenant dans ses bras, il alla s’asseoir dans un grand fauteuil où il garda Scarlett blottie contre lui.

— Oh ! Rhett, c’est terrible d’avoir faim.

— Oui, ça doit être terrible de rêver qu’on meurt de faim, après avoir englouti un dîner de sept plats, y compris cette énorme langouste, remarqua Rhett en souriant, mais sans se départir de son ton affectueux.

— Oh ! Rhett, j’avais beau courir et chercher de tous les côtés, je n’arrivais pas à trouver ce que je cherchais, ni même à savoir ce que c’était. C’est toujours caché dans le brouillard. Je sais que si j’arrivais à le trouver, je serais sauvée pour toujours et je n’aurais plus jamais, jamais, ni froid, ni faim.

— Est-ce quelqu’un ou quelque chose que vous cherchez ?

— Je n’en sais rien. Je ne me le suis jamais demandé. Rhett, croyez-vous que je rêverai un jour que je découvre enfin cette chose mystérieuse et que je suis sauvée ?

— Non, fit-il en lissant ses cheveux en désordre. Je ne crois pas. Avec les rêves, ça ne se passe pas comme ça. Mais je suis persuadé qu’à force de voir que vous ne manquez plus de rien dans l’existence, et que vous ne courez aucun danger, vous finirez par ne plus jamais faire ce rêve. Et, Scarlett, je me charge de veiller sur votre sécurité.

— Rhett, vous êtes si gentil.

— Merci du compliment ! Scarlett, je veux que tous les matins, quand vous vous réveillerez, vous vous disiez : “Tant que Rhett sera là et que le gouvernement des États-Unis tiendra, je n’aurai jamais le ventre creux et il ne m’arrivera jamais rien.”

— Le gouvernement des États-Unis ? fit Scarlett, qui, intriguée, se redressa, le visage encore ruisselant de larmes.

— L’argent de la Confédération suit désormais de nouvelles destinées. J’en ai placé la majeure partie en obligations de l’État.

— Cornebleu ! s’exclama Scarlett qui, déjà, avait perdu le souvenir de ses récentes terreurs. Vous voulez dire que vous avez prêté votre argent aux Yankees ?

— Moyennant un beau pourcentage.

— Ça me serait bien égal que ce soit du cent pour cent ! Il faut que vous vendiez ça immédiatement. En voilà une idée de laisser les Yankees tripoter votre argent !

— Et que dois-je en faire ? interrogea Rhett avec un sourire, tout en remarquant qu’il n’y avait plus aucune trace d’inquiétude dans les yeux de sa femme.

— Voyons… voyons… vous pourriez acheter des terrains aux Cinq Fourches. Je parie que vous pourriez acheter les Cinq Fourches tout entières avec l’argent que vous avez.

— Merci, mais je n’y tiens pas. Maintenant que les Carpetbaggers ont la haute main sur le gouvernement de la Géorgie, il est impossible de prédire ce qui va se passer. Avec cette nuée de busards venus des quatre points cardinaux s’abattre sur la Géorgie, j’aime mieux me tenir à carreau. En bon Scallawag que je suis, je leur fais risette, mais je n’ai aucune confiance en eux. Non, pas de placements immobiliers. Je préfère les obligations. On peut les cacher. On ne cache pas très facilement des terrains ou des immeubles.

— Croyez-vous que… commença Scarlett, qui pâlit en pensant aux scieries et au magasin.

— Je n’en sais rien. Mais ne prenez pas cet air-là, Scarlett. Notre charmant nouveau gouverneur est un de mes bons amis. Non, je veux seulement dire que l’époque est trop peu sûre et que je ne veux pas immobiliser mes capitaux en achetant du foncier. »

Il assit Scarlett sur l’un de ses genoux et se pencha en arrière pour prendre un cigare qu’il alluma. Les pieds pendants et nus, Scarlett regarda jouer les muscles de sa poitrine et se sentit tout à fait rassurée.

« Tenez, puisque nous sommes sur ce chapitre, fit Rhett, je vous annonce que j’ai l’intention de faire construire une maison. À force de le tyranniser, vous avez peut-être obtenu de Frank d’aller habiter chez tante Pitty, mais je vous préviens qu’avec moi ça ne prendra pas. Je crois que je ne pourrais pas supporter de voir votre tante tourner de l’œil trois fois par jour, et de plus, je pense que l’oncle Peter n’hésiterait pas à m’occire avant que je m’installe sous le toit sacré des Hamilton. Mlle Pitty n’aura qu’à demander à Mlle India Wilkes de venir habiter avec elle, comme ça elle sera tranquille et n’aura pas peur du croquemitaine. Quand nous serons de retour à Atlanta, nous nous installerons à l’Hôtel National, dans l’appartement réservé aux jeunes mariés, et nous y resterons jusqu’à ce qu’on ait terminé notre maison. Avant notre départ, je me suis rendu acquéreur d’un vaste terrain en bordure de la rue du Pêcher, celui qui se trouve à côté de chez les Leyden. Vous voyez ce que je veux dire.

— Oh ! Rhett, c’est merveilleux. J’ai tant envie d’avoir une maison à moi, une grande, grande maison.

— Allons, nous voilà enfin d’accord sur un point. Que diriez-vous d’une maison en stuc blanc avec du fer forgé comme les maisons créoles d’ici ?

— Oh ! non, Rhett. Pas de ces trucs vieillots comme on en voit à La Nouvelle-Orléans. Je sais exactement ce que je veux. C’est tout ce qu’il y a de plus moderne, puisque j’en ai vu la reproduction dans… dans… allons… ah ! oui, dans le Harpers Weekly. C’était un modèle de chalet suisse.

— Un quoi ?

— Un chalet suisse.

— Épelez-moi ça. »

Scarlett s’exécuta.

« Oh ! oh ! fit Rhett en se caressant la moustache.

— C’était ravissant. Ça avait un toit très haut et très en pente et, de chaque côté, s’élevait une sorte de tourelle. Les fenêtres des tourelles avaient des vitres rouges et bleues. Ça avait beaucoup d’allure.

— Il devait y avoir aussi une véranda avec une balustrade en bois chantourné.

— Oui.

— Et une frise d’ornements spiraloïdes qui pendaient du toit ?

— Oui. Vous avez dû voir quelque chose qui ressemblait à cela.

— Oui… mais pas en Suisse. Les Suisses sont très intelligents et très sensibles à la beauté architecturale. Vous voulez pour de bon une maison comme celle-là ?

— Oh ! Oui !

— J’avais espéré que votre goût s’améliorerait à mon contact. Pourquoi pas une maison créole ou une maison de style colonial[57] à six colonnes blanches ?

— Je vous ai dit que je ne voulais rien de vieillot ! Et puis, à l’intérieur, nous aurons des papiers rouges aux murs et des portières de velours rouge pour masquer les portes à glissière et… oh ! Oui… des tas de meubles en noyer très chers et de grands tapis très… épais… Oh ! Rhett les gens en crèveront de jalousie quand ils verront notre maison.

— Est-il si nécessaire d’exciter la jalousie des gens ? Enfin, si vous tenez à ce qu’ils en crèvent. Pourtant, Scarlett, ne vous est-il pas venu à l’idée que ce n’est guère de très bon goût d’étaler un tel luxe, quand tout le monde est si pauvre.

— Je veux que ce soit comme ça, fit-elle avec entêtement. Je veux que tous les gens se mordent les doigts d’avoir été méchants pour moi. Et je donnerai de telles réceptions que tout Atlanta regrettera d’avoir dit tant de mal de moi.

— Mais qui assistera à vos réceptions ?

— Mais tout le monde, bien sûr.

— J’en doute. La Garde meurt, mais ne se rend pas.

— Oh ! Rhett, comme vous y allez ! Quand on a de l’argent, on jouit toujours de la sympathie des gens.

— Pas avec les Sudistes. Pour qui a gagné de l’argent en spéculant, il est encore plus difficile de s’introduire dans la meilleure société que pour un chameau de passer dans le chas d’une aiguille. Quant aux Scallawags… c’est-à-dire vous et moi, mon chou, nous pourrons nous estimer heureux si l’on ne nous crache pas au visage. Mais enfin, si vous voulez tenter votre chance, je soutiendrai vos efforts, ma chère, et je suis sûr de m’amuser énormément à suivre votre campagne. Et, puisqu’il est question d’argent, mettons un peu les choses au net. Vous aurez autant d’argent que vous voudrez pour votre maison et pour vos robes. Si vous aimez les bijoux, vous en aurez, mais c’est moi qui les choisirai. Vous avez un goût si exécrable, mon chou. Vous pourrez acheter tout ce que vous voudrez pour Wade ou pour Ella. Si Will Benteen veut intensifier sa production de coton, je suis tout disposé à contribuer à la réussite de ce merle blanc dans le comté de Clayton que vous aimez tant. C’est assez honnête, n’est-ce pas ?

— Bien sûr. Vous êtes généreux.

— Mais écoutez-moi bien. Pas un sou pour le magasin, pas un sou pour vos entreprises révolutionnaires.

— Oh ! » fit Scarlett, le visage subitement altéré.

Pendant tout son voyage de noces, elle avait réfléchi au moyen d’amener la conversation sur la question des mille dollars dont elle avait besoin pour acheter du terrain destiné à agrandir son dépôt de bois.

« Tiens ! moi qui croyais que vous passiez votre temps à vous vanter d’avoir l’esprit large. Je me figurais que ça vous était bien égal ce qu’on racontait sur mon rôle de femme d’affaires, mais vous êtes comme tous les autres hommes… vous avez une peur bleue qu’on ne dise que c’est moi qui porte la culotte dans le ménage.

— Je vous garantis bien que les gens n’auront jamais à se demander un seul instant qui porte la culotte dans le ménage Butler, déclara Rhett d’un ton traînant. Je me fiche pas mal de ce que racontent les imbéciles. En fait, je suis assez mal élevé pour m’enorgueillir d’avoir une femme débrouillarde. Je tiens à ce que vous continuiez de vous occuper du magasin et des scieries. Ces entreprises appartiennent à vos enfants. Quand Wade sera plus grand, il n’aura sans doute aucune envie d’être à la charge de son beau-père, et à ce moment-là il pourra prendre la direction de vos affaires. En tout cas, moi, je me refuse à mettre le moindre argent dans lesdites affaires.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’ai aucune envie de contribuer à l’entretien d’Ashley Wilkes.

— Vous n’allez tout de même pas recommencer avec ça ?

— Non. Mais vous m’avez demandé mes raisons et je vous les donne. Et puis, il y a autre chose. Ne comptez pas pouvoir truquer vos livres de dépenses et ne cherchez pas à m’embobiner en me racontant que vos robes et l’entretien de la maison vous coûtent ceci et cela. Je devine trop bien que ce serait pour mettre de l’argent de côté et acheter des mules et une autre scierie à Ashley. J’ai la ferme intention de contrôler et de surveiller étroitement vos dépenses, et je connais le prix de chaque chose. Oh ! ne prenez pas cet air offensé ! Je sais que vous en seriez fort capable. Il ne faut pas tenter le diable. Je vous aurai à l’œil en ce qui concerne Tara et Ashley. Tara, au fond, ça m’est égal, mais Ashley, rien à faire ! Je vous laisse la bride sur le cou, mon chou, soit ! mais n’oubliez pas que j’ai quand même en réserve un mors et une paire d’éperons. »