Ce soir-là, au dîner, Scarlett, en l’absence de sa mère, s’acquitta de ses fonctions de maîtresse de maison, mais, bouleversée par la terrible nouvelle qu’elle avait apprise au sujet d’Ashley et de Mélanie, elle n’arriva pas à retrouver son calme. La mort dans l’âme, elle attendit que sa mère revînt de chez les Slattery, car, sans elle, elle se sentait seule et désemparée. De quel droit les Slattery et leurs sempiternelles maladies arrachaient-ils Ellen à son foyer au moment précis où elle, Scarlett, avait tant besoin d’elle ?
Tout au long du triste repas, la grosse voix de Gérald gronda à ses oreilles à tel point qu’elle faillit se croire incapable de la supporter davantage. Il avait complètement oublié la conversation qu’il avait eue avec elle vers la fin de l’après-midi et, ponctuant ses propos de coups de poing sur la table et de gestes désordonnés des bras, il ne cessa d’épiloguer tout seul sur les dernières nouvelles du fort Sumter. Pendant les repas, Gérald tenait à diriger la conversation et, d’habitude, Scarlett, plongée dans ses propres pensées, l’entendait à peine ; mais, ce soir-là, elle ne réussissait pas à neutraliser le fond de sa voix en dépit de ses efforts pour surprendre le bruit des roues qui signalerait le retour d’Ellen.
Bien entendu, elle n’avait pas l’intention de confier à sa mère ce qui lui pesait si lourd sur le cœur. Ellen serait choquée et attristée de savoir qu’une de ses filles voulait épouser un homme fiancé à une autre femme. Pourtant, au cœur de la première tragédie avec laquelle elle était aux prises, elle avait besoin du réconfort que lui apporterait sa mère. Elle s’était toujours sentie en sûreté à côté d’Ellen. Par sa seule présence, Ellen adoucissait les pires chagrins.
Scarlett se leva brusquement de sa chaise en distinguant un grincement de roues dans l’allée, puis elle se rassit. La voiture faisait le tour de la maison pour gagner la cour. Ce ne pouvait être Ellen. Elle serait descendue de voiture devant le perron. Alors, de la cour, monta un murmure confus. Des nègres s’agitaient, parlaient et riaient d’un rire pointu. Scarlett regarda par la fenêtre. Elle vit Pork, qui avait quitté un instant plus tôt la salle à manger, brandir une torche de résine, tandis que des silhouettes indécises se glissaient hors d’une carriole. Bruits agréables, bruits familiers et insouciants, sons gutturaux et doux, voix musicales et criardes, les rires et les propos fusaient et se taisaient tour à tour dans la nuit. On entendit un petit groupe monter à pas traînants l’escalier de la véranda qui donnait sur la cour, s’engager dans le passage menant au logis principal et s’arrêter enfin dans le vestibule juste en face de la salle à manger. Il y eut un bref conciliabule à voix basse et Pork entra. Il avait renoncé à sa dignité habituelle. Il roulait des yeux tout ronds et découvrait ses dents brillantes.
« Missié Gé’ald, annonça-t-il le souffle court et le visage illuminé d’un orgueil de jeune marié, vot’ nouvelle femme est a’ivée !
— Ma nouvelle femme ? Je n’ai pas acheté de nouvelle femme, déclara Gérald en feignant la colère.
— Si donc, missié Gé’ald. Si donc : et la voilà deho’ maintenant à vouloi’ vous pa’ler, répondit Pork, plein d’émoi, en ricanant et en se tordant les mains.
— Allons, fais venir la mariée », dit Gérald.
Et Pork, se retournant, fit signe à sa femme qui, fraîchement arrivée de chez les Wilkes pour servir à Tara, attendait dans le vestibule. Elle entra, et derrière elle, presque entièrement dissimulée par son ample jupe de calicot, suivait sa fillette âgée de douze ans.
Dilcey était grande et ne perdait pas un pouce de sa taille. Son impassible visage de bronze était si peu ridé qu’on aurait pu lui donner n’importe quel âge entre trente et soixante ans. En elle le sang indien contrebalançait les caractéristiques négroïdes. La couleur rougeâtre de sa peau, son front haut et étroit, ses pommettes saillantes et son nez busqué dont l’extrémité s’aplatissait sur ses lèvres épaisses de négresse indiquaient nettement le mélange de deux races. Elle avait beaucoup de tenue et sa dignité dépassait même celle de Mama, car Mama avait acquis la sienne tandis que celle de Dilcey était innée.
Lorsqu’elle parlait, sa voix n’était pas aussi confuse que celle de la plupart des noirs et elle s’exprimait avec plus de recherche.
« Bonsoi’, mes jeunes demoiselles. Missié Gé’ald, moi je suis t’iste de vous dé’anger, mais je voulais veni’ vous ’eme’cier de m’avoi’ achetée avec l’enfant. Des tas de missiés ils voulaient m’acheter, mais ils voulaient pas acheter ma P’issy pou’ m’empêcher d’avoi’ du chag’in et je vous ’eme’cie. Moi je fe’ai tout ce que je pou’ai pou’ vous et pou’ vous mont’er que moi j’oublie pas.
— Hum… hum… », dit Gérald en s’éclaircissant la gorge. Il était fort gêné d’être pris en flagrant délit de bonté.
Dilcey se tourna vers Scarlett et l’ombre d’un sourire plissa le coin de ses paupières.
« Mam’zelle Sca’lett, Po’k m’a dit que vous aviez demandé à missié Gé’ald de m’acheter. Aussi je vais vous donner ma P’issy pou’ êt’ vot’ femme de chamb’. »
Elle attira la fillette plus près d’elle et, d’une secousse, la poussa en avant. C’était un petit être tout brun aux jambes grêles comme celles d’un oiseau. La multitude de ses mèches crêpelées soigneusement tressées avec de la ficelle se dressaient toutes raides autour de sa tête. Elle avait des yeux perçants, des yeux malins à qui rien n’échappait, et son visage était empreint d’une expression de bêtise étudiée.
« Merci, Dilcey, répondit Scarlett, mais je crains que Mama n’ait son mot à dire. Elle est à mon service depuis que je suis née.
— Mama se fait vieille, rétorqua Dilcey avec un calme qui eût mis Mama en fureur. C’est une bonne Mama, mais vous voilà une dame maintenant et vous avez besoin d’une bonne femme de chamb’ et ma P’issy est la femme de chamb’ de Mam’zelle India depuis un an déjà. Elle sait bien coud’e et elle sait coiffer tout comme une g’ande pe’sonne. »
Houspillée par sa mère, Prissy fit une brusque révérence et adressa à Scarlett un sourire que celle-ci fut obligée de rendre.
« Une jolie petite peste », pensa Scarlett qui ajouta tout haut : « Merci, Dilcey, nous verrons cela quand Mama rentrera.
— Me’ci, mam’zelle. Je vous souhaite la bonne nuit », fit Dilcey en se retirant avec sa fille, tandis que Pork restait au garde-à-vous.
Une fois la table desservie, Gérald reprit le fil de son discours, mais sans en éprouver beaucoup plus de plaisir que son auditoire qui n’en éprouvait aucun. Il avait beau prédire la guerre d’une voix de stentor et employer toutes les fleurs de sa rhétorique pour savoir si le Sud tolérerait plus longtemps d’être insulté par les Yankees, il n’éveillait que de faibles « Oui, papa » et « Non, papa » prononcés d’un ton exaspéré. Assise sur un pouf au-dessous de la grande lampe, Carreen était plongée dans le récit des aventures d’une jeune fille qui avait pris le voile après la mort de celui qu’elle aimait, et tout en versant des larmes silencieuses elle s’imaginait avec délices coiffée de la blanche cornette. Suellen, occupée à broder ce qu’elle appelait en riant « son trousseau », se demandait si le lendemain, au pique-nique, il lui serait possible de détacher Stuart Tarleton de sa sœur et de le subjuguer par les exquises qualités féminines qu’elle possédait et dont Scarlett était dépourvue. Quant à Scarlett, ses pensées tumultueuses revenaient sans cesse vers Ashley.
Comment son père pouvait-il parler du fort Sumter et des Yankees lorsqu’il savait que son cœur se brisait ? Ainsi qu’il arrive toujours chez les êtres très jeunes, elle était stupéfaite que l’égoïsme des gens leur fît oublier sa propre douleur et que la terre continuât de tourner malgré ses tortures.
Il lui semblait qu’un ouragan avait dévasté son esprit et elle trouvait étrange que la salle à manger fût si tranquille, si pareille à ce qu’elle avait toujours été. La table et les buffets d’acajou massif, la lourde argenterie, les tapis aux teintes vives jetés sur le plancher brillant étaient tous à leurs places habituelles comme si rien ne s’était passé. C’était une pièce sympathique et confortable. D’ordinaire Scarlett aimait les heures paisibles que la famille y coulait après le dîner, mais ce soir elle en avait horreur et, si elle n’avait pas craint les questions indiscrètes de son père, elle se serait glissée dehors, aurait traversé le vestibule sombre, gagné le petit bureau d’Ellen et, allongée sur le vieux sofa, elle aurait pleuré tout son soûl.
Ce petit bureau était la pièce préférée de Scarlett. Là, chaque matin, Ellen s’asseyait devant son grand secrétaire pour tenir les comptes de la plantation et écouter les rapports de Jonas Wilkerson, le régisseur. La famille s’y réunissait également pour y flâner tandis que la grosse plume d’Ellen grinçait sur les registres. Gérald prenait le vieux rocking-chair tandis que ses filles s’emparaient des coussins défraîchis du sofa, trop abîmé pour figurer dans les pièces du devant. Maintenant Scarlett brûlait de se trouver seule avec Ellen dans le petit bureau, de poser la tête sur ses genoux et de pleurer tout à loisir. Sa mère n’allait-elle donc jamais rentrer ?
Alors on entendit des roues grincer sur le sable de l’allée et le doux murmure de la voix d’Ellen congédiant le cocher emplit la pièce. Elle entra. Le père et les filles relevèrent vivement la tête. Les cerceaux de sa crinoline se balançaient. Elle avait l’air triste et fatigué. En même temps qu’elle, entra le léger parfum de citronnelle de son sachet, parfum qui semblait toujours monter des plis de sa robe et que Scarlett associa toujours à l’image de sa mère. La trousse de cuir à la main, la lèvre en bataille, le front plissé, Mama suivait à quelques pas. Elle n’arrêtait pas de bougonner et faisait bien attention d’émettre ses réflexions à voix basse pour qu’on ne les entendît pas, mais assez haut cependant pour qu’on remarquât son mécontentement.
« Je suis désolée d’être si en retard », dit Ellen en faisant glisser son châle et en le tendant à Scarlett, dont elle caressa la joue au passage.
Dès l’arrivée de sa femme, le visage de Gérald s’était illuminé comme par magie.
« Le marmot est-il baptisé ? demanda-t-il.
— Oui, et il est mort, le pauvre petit, répondit Ellen. J’ai eu peur qu’Emmie ne mourût elle aussi, mais je crois qu’elle vivra. »
Surprises, ses filles se tournèrent vers elle comme pour l’interroger. Gérald, lui, hocha philosophiquement la tête.
« Bah ! Ça vaut sûrement mieux qu’il soit mort, pauvre petit bât…
— Il est tard. Si nous faisions nos prières tout de suite », interrompit Ellen avec tant de douceur elle que, si Scarlett n’avait pas bien connu sa mère, ne se serait aperçue de rien.
Il eût pourtant été intéressant de savoir qui était le père du petit d’Emmie Slattery, mais Scarlett savait qu’elle n’apprendrait jamais la vérité à ce sujet, si elle ne comptait que sur sa mère. Scarlett soupçonnait Jonas Wilkerson, qu’elle avait souvent vu descendre la route en compagnie d’Emmie le soir au crépuscule. Jonas était yankee et célibataire et ses fonctions de régisseur le condamnaient à tout jamais à n’avoir aucun rapport avec la société du comté. Il ne pouvait prétendre s’allier à aucune famille convenable et il ne pouvait fréquenter que des gens comme les Slattery ou la racaille de leur espèce. Étant donné que son éducation était de plusieurs coudées au-dessus de la leur, il n’était que trop naturel qu’il ne voulût pas épouser Emmie, en dépit de la fréquence de ses promenades avec elle à la tombée de la nuit.
Scarlett soupira, car elle était fort curieuse. Sa mère était toujours témoin de choses auxquelles elle ne prêtait pas la moindre attention. Ellen avait l’art d’ignorer tout ce qui heurtait son sens des convenances et s’efforçait d’inculquer ses principes à Scarlett, mais sans grand succès.
Ellen s’était approchée de la cheminée sur laquelle était posée la petite cassette de marqueterie qui renfermait son chapelet quand Mama l’arrêta d’un ton énergique.
« Mam’ Ellen, il faut manger què’que chose avant de fai’ la p’iè’e.
— Merci, Mama, je n’ai pas faim.
— Je vais vous fai’ vot’ dîner moi-même et vous le p’end’ez », insista Mama d’un air indigné tout en sortant dans le vestibule pour aller à la cuisine.
« Po’k, lança-t-elle, dis à la cuisiniè’ de pousser le feu. Mam’ Ellen est ’ent’ée. »
Tandis que les lames du plancher gémissaient sous son poids, sa voix s’enfla de plus en plus et la famille réunie dans la salle à manger put entendre clairement le petit discours qu’elle se tenait à elle-même depuis son arrivée.
« J’y ai dit comme ça mille fois que ça valait ’ien de s’occuper de ces gueux de blancs. Y sont les plus pi’s égoïstes, les plus sans cœu’ de tous. Et Mam’ Ellen c’est pas son affai’e de s’é’einter à soigner des gens qui s’ils valaient au moins la co’de pou’ les pend’e au’aient des nèg’ pou’ les soigner. Et j’y ai dit… » Le bruit de sa voix s’estompa. Elle s’était engagée dans le long passage uniquement recouvert d’un toit qui menait à la cuisine. Mama avait une méthode particulière de faire connaître à ses maîtres la nature exacte de ses opinions. Elle savait que leur dignité empêchait les blancs de qualité de prêter la moindre attention aux propos qu’une négresse comme elle marmonnait entre ses dents. Elle savait que, pour conserver cette dignité, les blancs devaient faire la sourde oreille, même si elle s’était presque mise à crier à tue-tête dans une pièce voisine. Elle était ainsi à l’abri de tout reproche et en même temps personne ne pouvait avoir de doute sur la façon dont elle envisageait les divers problèmes de l’existence.
Pork entra dans la salle à manger. Il portait une assiette, de l’argenterie et une serviette. Sur ses talons marchait Jack, un petit noir de dix ans, qui achevait précipitamment de boutonner d’une seule main une veste de toile blanche et qui, de l’autre, tenait un chasse-mouches fait de fines bandes de papier découpées dans des journaux et fixées à une tige de roseau plus grande que lui. Ellen possédait un superbe chasse-mouches en plumes de paons mais on ne s’en servait qu’en des circonstances très spéciales et encore après une lutte épique avec Pork, car la cuisinière et Mama étaient persuadées que les plumes de paon portaient malheur.
Elle s’assit sur la chaise que lui avança Gérald, et aussitôt commença un quadruple assaut de questions.
« Maman, la dentelle de ma nouvelle robe de bal ne tient pas, et je voudrais pourtant bien la porter demain soir aux Douze Chênes. Pourrez-vous me l’arranger, s’il vous plaît ?
— Maman, la nouvelle robe de Scarlett est plus jolie que la mienne et je suis affreuse en rose. Pourquoi ne serait-elle pas en rose ? Moi, je porterais sa robe verte. Le rose lui va très bien.
— Maman, est-ce que je pourrai assister au bal demain soir ? J’ai treize ans maintenant…
— Madame O’Hara, le croiriez-vous ?… Taisez-vous, les petites, sinon gare à ma cravache ! Cade Calvert était à Atlanta ce matin. Il dit… Allez-vous vous tenir tranquilles, on ne s’entend pas… il dit qu’on est sens dessus dessous là-bas, qu’on ne parle que de guerre, d’exercices de la milice, de rassemblement de troupes. Et il dit que, d’après les nouvelles de Charleston, on ne tolérera plus de se laisser insulter par les Yankees. »
Au milieu de ce tumulte, Ellen eut un sourire las et répondit d’abord à son mari comme il se devait à une bonne épouse.
« Il y a des gens très bien à Charleston, et s’ils sont de cet avis je suis sûre que nous ne tarderons pas à penser comme eux », déclara-t-elle, car elle avait la conviction profonde qu’en dehors de Savannah, sur tout le continent, on ne rencontrait guère de vraie noblesse ailleurs que dans ce petit port, et les gens de Charleston partageaient largement son point de vue.
« Non, Carreen, l’année prochaine, ma chérie. À ce moment-là, tu pourras aller au bal. Tu porteras des robes de grande personne et quel bon temps prendront mes bonnes petites joues roses ! Ne boude pas, ma chérie. Tu iras au pique-nique, ne l’oublie pas, tu assisteras au dîner aussi, mais pas de bal avant quatorze ans.
« Donne-moi ta robe, Scarlett, j’arrangerai cette dentelle après la prière.
« Suellen, ma chérie, je n’aime pas ce ton-là. Ta robe rose est charmante et te va très bien au teint, exactement comme celle de Scarlett convient au sien. Mais tu pourras porter mon collier de grenats demain soir. »
Derrière le dos de sa mère, Suellen gratifia d’une grimace triomphante Scarlett qui avait projeté de porter le collier. Scarlett lui tira la langue. Suellen était insupportable avec ses pleurnichements et son égoïsme, et, si Ellen n’y avait pas mis le holà, Scarlett lui aurait fréquemment crêpé le chignon.
« Maintenant, monsieur O’Hara, racontez-moi encore ce que M. Calvert vous a dit de Charleston », fit Ellen.
Scarlett savait que sa mère ne s’intéressait nullement à la guerre ni à la politique qu’elle considérait comme des affaires d’hommes inaccessibles à l’intelligence d’une femme. Mais Gérald aimait à exposer ses vues et Ellen cherchait sans cesse à faire plaisir à son mari.
Pendant que Gérald pérorait, Mama disposait devant sa maîtresse des assiettes contenant des biscuits dorés, des blancs de poulet rôti et une igname, ouverte et fumante, ruisselante de beurre fondu. Mama pinçait le petit Jack et il s’appliquait de nouveau à agiter lentement les rubans de papier au-dessus d’Ellen. Mama se tenait à côté de la table et surveillait le trajet de chaque bouchée comme si, au premier signe de relâchement, elle avait eu l’intention de faire manger Ellen de force. Ellen s’appliquait à manger, mais Scarlett s’apercevait qu’elle était trop fatiguée pour savoir ce qu’elle portait à sa bouche. Seul le visage implacable de Mania la contraignait à s’exécuter.
Lorsque le plat fut vide et alors que Gérald en était encore au beau milieu de son développement sur la malhonnêteté des Yankees qui voulaient affranchir les nègres sans verser un sou pour payer leur liberté, Ellen se leva.
« Allons-nous dire les prières ? questionna son mari à contrecœur.
— Oui. Il est si tard… tenez, il est dix heures juste. » Toussotant, ferraillant, l’horloge sonnait ses dix coups. « Carreen devrait être au lit depuis longtemps. La lampe, Pork, je vous prie. Mon livre de prières, Mama. »
Sur les injonctions de Mama, Jack posa son chasse-mouches dans un coin et desservit, tandis que Mama fouillait le tiroir d’un buffet pour trouver le vieux livre de prières d’Ellen. Dressé sur la pointe des pieds, Pork atteignit un anneau accroché à la chaîne de la suspension et descendit lentement la lampe jusqu’à ce que le dessus de table fût inondé de lumière et que le plafond se perdît dans les ténèbres. Ellen étala sa jupe et s’agenouilla sur le plancher, posa le livre de prières sur la table en face d’elle, l’ouvrit et joignit les mains. Gérald s’agenouilla à côté d’elle ; de l’autre côté de la table Scarlett et Suellen retrouvèrent leurs places habituelles et ramenèrent sous leurs genoux leurs amples jupons afin de moins sentir le contact du plancher. Carreen, qui était petite pour son âge, ne pouvait pas s’agenouiller confortablement devant la table, aussi s’agenouillait-elle devant une chaise, les coudes appuyés au siège. Elle aimait cette position, car elle manquait rarement de s’endormir pendant les prières et, dans cette posture, sa mère ne s’en apercevait pas.
Les domestiques emplissaient le vestibule du bruit de leurs pas traînants ou d’un frou-frou d’étoffe et venaient s’agenouiller devant le seuil de la pièce. Mama se baissait en gémissant. Pork restait droit comme une baguette de tambour ; gracieuses, Rosa et Teena, les femmes de chambre, étalaient autour d’elles leurs jupes de calicot aux teintes vives, la cuisinière était maigre et jaune sous un madras d’un blanc neigeux et Jack, abruti de sommeil, se tenait aussi loin que possible de Mama pour éviter ses pinçons. Leurs yeux noirs brillaient d’impatience, car, pour eux, prier avec les maîtres était un des événements de la journée. Les phrases antiques et colorées de la litanie aux évocations orientales étaient pour eux vides de sens, mais éveillaient néanmoins quelque chose dans leur cœur, et ils se balançaient toujours de droite et de gauche en chantant les répons : « Seigneur, ayez pitié de nous, Christ, ayez pitié de nous. »
Ellen fermait les yeux et se mettait à prier. Sa voix s’enflait, puis retombait, berçante et apaisante. Les têtes s’inclinaient à l’intérieur du cercle lumineux, et Ellen remerciait Dieu d’accorder santé et bonheur à son foyer, à sa famille et à ses nègres.
Quand elle avait achevé ses prières pour ceux qu’abritait le toit de Tara, pour son père, sa mère, ses sœurs, ses trois enfants morts et « toutes les pauvres âmes du purgatoire », elle serrait son chapelet blanc entre ses longs doigts et commençait le rosaire. Pareilles au souffle d’un vent léger, les voix des noirs et celles des blancs lui répondaient : « Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. »
Son cœur avait beau lui faire mal, elle avait beau souffrir d’avoir refoulé ses larmes, comme toujours, à cette même heure, Scarlett se sentit envahie par un profond sentiment de calme et de sérénité. Faisant place à l’espérance, ses désillusions de la journée et la terreur qu’elle avait du lendemain s’évanouirent en partie. Ce n’était pas l’élan de son cœur vers Dieu qui lui apportait ce baume, car, pour elle, la religion se bornait à marmonner des prières. C’était la vue du visage serein de sa mère tourné vers le trône de Dieu, vers ses Saints et ses Anges, d’Ellen priant pour que le Seigneur bénît ceux qu’elle aimait. Quand Ellen intercédait auprès du Ciel, Scarlett était certaine que le Ciel l’entendait.
Ellen acheva de dire son chapelet et Gérald, qui ne trouvait jamais le sien au moment de la prière, se mit à compter furtivement ses dizaines sur ses doigts. Au son de la voix monotone les pensées de Scarlett se mirent à vagabonder malgré elle. Elle savait qu’elle aurait dû faire son examen de conscience. Ellen lui avait appris qu’à la fin de chaque journée elle avait le devoir d’examiner à fond sa conscience, de reconnaître ses fautes nombreuses et d’implorer de Dieu son pardon et la force de ne plus retomber dans ses errements. Mais Scarlett faisait son examen de cœur.
Elle appuya son front sur ses mains jointes de façon que sa mère ne pût voir son visage, et ses pensées la ramenèrent tristement vers Ashley. Comment pouvait-il bien se proposer d’épouser Mélanie quand c’était elle, Scarlett, qu’il aimait ? Et surtout quand il savait combien elle l’aimait ? Comment pouvait-il délibérément lui briser le cœur ?
Tout d’un coup une idée nouvelle lui traversa l’esprit comme une comète.
« Mais, voyons, Ashley ne se doute pas que je l’aime ! »
Elle s’attendait si peu à cette découverte qu’elle faillit laisser échapper un soupir. Le souffle lui manqua. Toute vie s’arrêta en elle, puis ses pensées reprirent leur cours précipité.
« Comment pourrait-il le savoir ? Avec lui j’ai toujours tellement joué à la dame et à la sainte nitouche qu’il se figure sans doute n’être qu’un ami pour moi. Mais oui, c’est pour cela qu’il ne s’est jamais déclaré ! Il s’imagine que son amour est sans espoir. Voilà pourquoi il a eu l’air si… »
Sa mémoire la ramena promptement à ces instants où elle avait surpris son regard posé sur elle d’une manière étrange, où ses yeux gris qui d’ordinaire servaient si bien d’écran à ses pensées avaient semblé se dilater, se dépouiller de tout mystère et ne plus refléter que la souffrance et le désespoir.
« Il a le cœur brisé parce qu’il croit que j’aime Brent, ou Stuart, ou Cade. Et il estime probablement que, ne pouvant m’avoir, il n’a plus qu’à épouser Mélanie pour faire plaisir aux siens. Mais s’il savait que je l’aime… »
Son esprit versatile passa d’un trait de l’abattement le plus complet à un bonheur délirant. Elle venait de trouver la clé des réticences d’Ashley, de sa conduite bizarre. Il ne savait pas ! Sa vanité vola au secours de son désir de croire et transforma sa croyance en certitude. S’il savait qu’elle l’aimait, il courrait la rejoindre. Elle n’avait qu’à…
« Oh ! pensa-t-elle avec ravissement, tout en se labourant le front de ses doigts, faut-il que je sois sotte pour n’avoir pas pensé à cela plus tôt ! Il faut que je trouve le moyen de lui faire connaître mes sentiments. Il n’épousera jamais Mélanie s’il sait que je l’aime. Comment le pourrait-il ? »
Elle sursauta en s’apercevant que Gérald avait terminé son chapelet et que sa mère avait les yeux fixés sur elle. Elle se mit immédiatement à égrener une dizaine comme une automate, mais sa voix était si altérée que Mama ouvrit les yeux et lui décocha un regard soupçonneux. Dès qu’elle eut fini ses dizaines et que Suellen, puis Carreen eurent commencé les leurs, elle laissa son esprit la ramener à la pensée grisante qu’elle avait découverte.
Même maintenant il n’était pas trop tard ! Le comté avait été trop souvent scandalisé par des enlèvements lorsque l’un ou l’autre des participants se trouvait au pied de l’autel en compagnie d’une tierce personne ! Et les fiançailles d’Ashley n’avaient même pas été annoncées ! Mais oui, il était encore temps !
Si Ashley et Mélanie ne s’aimaient pas, s’il n’y avait entre eux qu’une promesse échangée depuis longtemps, ne serait-il donc pas possible qu’il rompît son engagement et épousât Scarlett ? Bien sûr, c’est ce qu’il ferait quand il saurait qu’elle l’aimait. Il fallait qu’elle trouvât le moyen de lui faire connaître ses sentiments. Il le fallait, et alors…
Scarlett s’arracha brusquement à son beau rêve, car elle avait sauté un répons et sa mère la regardait d’un air de reproche. Tout en rattrapant son oubli, elle rouvrit les yeux et jeta un coup d’œil rapide autour de la pièce. Les corps agenouillés, le reflet de la lampe, la pénombre qui enveloppait les nègres aux lents mouvements, même les objets familiers dont la vue une heure auparavant lui avait causé tant d’aversion prirent en un instant la teinte de ses propres émotions et, de nouveau, la salle à manger lui sembla un endroit plein de charme. Elle ne devait jamais oublier ce moment ni cette scène.
« Vierge très Fidèle », psalmodia sa mère. Les litanies de la Vierge venaient de commencer et docilement Scarlett répondit : « Priez pour nous » tandis que de sa voix douce de contralto Ellen glorifiait les attributs de la Mère de Dieu.
Comme toujours depuis son enfance c’était pour Scarlett un moment où elle adorait bien plus Ellen que la Vierge. Elle commettait peut-être là un sacrilège, mais au fur et à mesure que tombaient les phrases anciennes, Scarlett, les yeux mi-clos, voyait le visage de sa mère et non celui de la Sainte Vierge. « Santé des Infirmes, Trône de la Sagesse, Refuge des Pécheurs, Rose Mystique… », c’étaient des mots magnifiques parce qu’ils correspondaient aux attributs d’Ellen. Mais ce soir-là, à cause de l’exaltation de son esprit, Scarlett trouva dans le déroulement de la cérémonie, dans les mots prononcés à mi-voix, dans le murmure des répons une beauté qui dépassait tout ce qu’elle avait connu auparavant. Et son cœur monta vers Dieu, sincèrement reconnaissant qu’un sentier se fût ouvert sous ses pas pour lui permettre de sortir de sa détresse et de courir tout droit dans les bras d’Ashley.
Lorsqu’eut retenti le dernier Amen tous se levèrent, un peu engourdis. Pork prit une longue mèche sur la cheminée, l’alluma à la lampe et gagna le vestibule. En face de l’escalier tournant se dressait un buffet en noyer, trop grand pour être placé dans la salle à manger, et sur lequel étaient rangées plusieurs lampes et toute une théorie de chandelles dans leurs chandeliers. Pork alluma une lampe et trois chandelles et, avec la pompe d’un premier chambellan de la Chambre Royale éclairant la marche d’un roi et d’une reine vers leurs appartements, il prit la tête du cortège qui s’engageait dans l’escalier en tenant la lumière très haut au-dessus de sa tête. Au bras de Gérald, Ellen monta derrière lui, suivie de ses trois filles portant chacune un bougeoir.
Scarlett entra dans sa chambre, posa son bougeoir sur une haute commode et alla fouiller à l’aveuglette dans un placard pour y chercher la robe de bal qui avait besoin d’être recousue. Elle la prit sous son bras et traversa le couloir sans se presser. La porte de la chambre de ses parents était entrebâillée et, avant qu’elle y eût frappé, elle entendit parler Ellen d’une voix assourdie, mais sévère.
« Monsieur O’Hara, il faut renvoyer Jonas Wilkerson. »
Gérald éclata.
« Et où trouverai-je un autre régisseur qui ne me volera pas ?
— Il faut le renvoyer sans délai, demain matin. Le grand Sam est un bon régisseur et il peut le remplacer jusqu’à ce que vous en ayez engagé un autre.
— Ah ! Ah ! fit la voix de Gérald. Ça y est, je comprends. Ainsi l’inestimable Jonas a engrossé…
— Il faut le renvoyer. »
« C’est donc lui le père du petit d’Emmie Slattery, pensa Scarlett. Eh bien ! Que peut-on attendre d’autre d’un Yankee et d’une va-nu-pieds ? »
Puis, après une pause discrète qui donna à Gérald le temps de se calmer, Scarlett frappa à la porte et tendit la robe à sa mère.
Dans le temps que Scarlett mit à se déshabiller et à souffler sa chandelle, elle élabora dans les moindres détails un plan pour le lendemain. C’était un plan fort simple, car, en digne fille de Gérald, qui ne s’encombrait pas de vaines considérations, elle ne quittait pas son but des yeux et ne songeait qu’à la manière la plus directe de l’atteindre.
D’abord, elle aurait une attitude « fière », ainsi que Gérald l’avait ordonné. Dès son arrivée aux Douze Chênes, elle se montrerait sous son jour le plus gai, le plus spirituel. Personne ne pourrait se douter que son cœur avait été bouleversé à cause d’Ashley et de Mélanie. Elle serait coquette avec tous les hommes qui seraient là. Ce serait cruel pour Ashley, mais il n’en ferait que la désirer davantage. Elle n’écarterait aucun homme en âge de se marier, depuis le vieux Frank Kennedy, le soupirant de Suellen, aux favoris d’un blond roux, jusqu’au timide et rougissant Charles Hamilton, le frère de Mélanie. Ils tourneraient tous autour d’elle comme les abeilles autour d’une ruche et Ashley ne manquerait pas de se détacher de Mélanie pour se joindre au cercle de ses admirateurs. Puis elle s’arrangerait bien pour rester seule quelques minutes avec lui, loin de la foule. Elle espérait que tout marcherait suivant cet ordre, car autrement ça deviendrait plus difficile. En tout cas, si Ashley ne faisait pas les premiers pas, ce serait à elle de les faire.
Lorsqu’ils seraient enfin seuls, Ashley aurait toute fraîche à la mémoire l’image des autres hommes se pressant autour d’elle, il serait encore impressionné à la pensée que tous ces hommes la désiraient et ses yeux auraient de nouveau cette expression de tristesse et de désespoir. Alors, elle lui rendrait la joie en lui laissant découvrir que, malgré les succès qui pouvaient la griser, elle le préférait à tous. Et une fois qu’elle aurait admis cela avec une grâce pleine de modestie, son attitude serait encore bien plus éloquente. Naturellement elle se conduirait d’un bout à l’autre en femme du monde. Il ne lui venait même pas à l’idée de lui dire crûment qu’elle l’aimait… ce n’était pas une chose à faire. Mais la façon dont elle lui parlerait n’était qu’un accessoire qui ne la troublait pas du tout. Elle s’était déjà sortie de situations analogues et elle s’en sortirait encore.
Allongée sur son lit, baignée par le clair de lune elle se représenta toute la scène. Elle vit l’expression de surprise et de bonheur qui se peindrait sur le visage d’Ashley quand il se rendrait compte qu’elle l’aimait pour de bon et elle entendit les mots qu’il prononcerait en lui demandant d’être sa femme.
Naturellement il lui faudrait dire alors qu’elle ne pouvait songer à épouser un homme fiancé à une autre jeune fille, mais il insisterait et finalement elle se laisserait persuader. Ensuite ils décideraient de s’enfuir à Jonesboro l’après-midi même et…
Comment ! Le lendemain à la même heure, elle pourrait être Mme Ashley Wilkes !
Elle s’assit sur son lit, les mains aux genoux, et, pendant un long moment de bonheur, elle « fut » Mme Ashley Wilkes… la femme d’Ashley ! Alors un léger froid se glissa dans son cœur. Et si tout ne se passait pas de cette manière ? Et si Ashley ne la suppliait pas de s’enfuir avec lui ? Résolument elle bannit cette idée de son esprit.
« Je ne veux pas penser à cela maintenant, se dit-elle avec énergie. Si j’y pense maintenant, je serai dans tous mes états. Il n’y a aucune raison pour que les choses ne se passent pas comme je le désire… s’il m’aime. Et je sais qu’il m’aime. »
Elle releva le menton et ses yeux pâles frangés de noir étincelèrent au clair de lune. Ellen ne lui avait jamais dit que le désir et la réussite étaient deux choses bien différentes ; la vie ne lui avait pas appris que la course n’était pas gagnée par le plus rapide. Elle reposait dans l’ombre argentée, son courage grandissait et elle formait les projets que forme une jeune fille de seize ans lorsque la vie lui a été si clémente qu’elle ne peut envisager la défaite et qu’une jolie robe et un teint frais sont ses meilleures armes pour forcer le destin !