Lorsqu’elle monta les marches du perron, Scarlett tenait encore la motte d’argile rouge dans le creux de sa main. Elle avait pris la précaution de faire le tour de la maison, car, si elle était passée devant la cuisine, Mama, de son œil averti, n’aurait pas manqué de s’apercevoir qu’il était arrivé quelque chose de sérieux. D’ailleurs Scarlett ne tenait à voir personne. Elle n’éprouvait plus ni honte, ni déception, ni rancœur, mais elle avait les jambes coupées et la tête vide. Elle serra si fortement la motte d’argile dans son poing fermé que la terre s’échappa entre ses doigts. Alors Scarlett se mit à répéter comme un perroquet : « Oui, il me reste encore ça. Oui, il me reste encore ça. »
Elle ne possédait plus rien, plus rien en dehors de cette terre rouge dont, quelques minutes auparavant, elle se fût volontiers débarrassée comme on se débarrasse d’un mouchoir en lambeaux. Maintenant, elle sentait de nouveau combien elle était attachée à cette terre, et elle se demandait confusément par quel coup de folie elle avait pu en faire si peu de cas. Si Ashley avait cédé, elle serait partie avec lui et aurait abandonné les siens sans même se retourner, et pourtant, malgré le vide de son esprit, elle savait ce qu’il lui en aurait coûté de quitter ces collines rouges qu’elle aimait, ces pins noirs et décharnés. Jusqu’au jour de sa mort, elle y aurait pensé, en aurait ardemment évoqué le souvenir. Ashley lui-même ne serait pas parvenu à combler le vide laissé par Tara dans son cœur. Comme Ashley était sage et comme il la connaissait bien ! Il n’avait eu qu’à lui mettre une poignée de terre humide dans la main pour la ramener à la raison.
Elle était sur le point de refermer la porte d’entrée quand elle entendit le bruit d’une voiture. Poussée par la curiosité, elle regarda du côté de l’allée. Des visites en un pareil moment ! C’en était trop. Elle allait vite monter dans sa chambre et prétexterait une migraine.
Toutefois, lorsque l’attelage se fut rapproché, la stupeur la cloua sur place, l’arrêtant net dans sa fuite. C’était une voiture toute neuve, étincelante sous son vernis. Les harnais, semés de clous de cuivre bien astiqués, étaient tout neufs eux aussi. Des étrangers, à coup sûr. Scarlett ne connaissait personne d’assez riche pour se promener en un tel équipage.
Elle resta sur le seuil à regarder. Le vent froid plaquait ses jupes contre ses jambes. Enfin, la voiture s’arrêta devant la maison et Jonas Wilkerson en descendit. À la vue de l’ancien régisseur de Tara drapé dans une somptueuse houppelande, Scarlett fut tellement surprise qu’elle n’en put croire ses yeux. Will lui avait pourtant raconté que Jonas paraissait se trouver dans une situation florissante depuis qu’il avait obtenu son poste au Bureau des Affranchis. Will lui avait expliqué qu’il avait dû gagner beaucoup d’argent en escroquant tour à tour les nègres et le gouvernement ou en confisquant des récoltes de coton sous prétexte qu’elles appartenaient à l’État. Étant donné la dureté des temps, il n’avait certainement pas pu gagner tout cet argent par des moyens honnêtes.
Et le voilà qui sortait d’une voiture élégante et aidait à en descendre une femme habillée avec la plus grande recherche. Du premier coup d’œil, Scarlett se rendit compte que la toilette de l’inconnue était trop voyante et frisait la vulgarité, mais elle n’en étudia pas moins tous les détails avec avidité. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait vu des vêtements à la mode. « Tiens, on porte donc les crinolines moins larges, cette année », se dit-elle en examinant la jupe à carreaux écossais rouges. « Comme les jaquettes sont courtes », poursuivit-elle en elle-même, les yeux fixés sur le manteau de velours noir. « Quel drôle de chapeau ! Les capotes ne doivent plus se faire ! » En effet, la tête de la femme était surmontée d’une ridicule coiffure de velours rouge, plate comme une galette durcie, dont les rubans ne s’attachaient pas sous le menton comme ceux des capotes, mais étaient noués par-derrière sous un épais chignon bouclé. Scarlett ne put s’empêcher de remarquer que les boucles n’étaient pas de la même couleur que le reste des cheveux.
Après avoir mis un pied à terre, la femme regarda du côté de la maison et Scarlett s’aperçut qu’elle avait déjà vu quelque part ce visage de lapin barbouillé de poudre blanche.
« Mais c’est Emmie Slattery ! fit-elle tout haut, tant elle était surprise.
— Oui, m’dame, c’est moi », répondit Emmie avec un sourire engageant, et elle se dirigea vers le perron.
Emmie Slattery ! Cette sale petite traînée aux cheveux filasse dont Ellen avait baptisé le bâtard, Emmie qui avait tué Ellen, en lui donnant la typhoïde. Cette sale petite gueuse, avec ses vêtements tapageurs, avait le toupet de monter les marches de Tara en se dandinant et en minaudant comme si elle était chez elle. Scarlett pensa à Ellen et une rage meurtrière l’envahit si brusquement qu’elle se mit à trembler comme dans un accès de fièvre.
« Descendez, espèce de gueuse ! s’écria-t-elle. Sortez de cette propriété ! Sortez ! »
Emmie resta bouche bée et se tourna vers Jonas qui arrivait, les sourcils froncés. Malgré sa colère, il prit sur lui pour conserver sa dignité.
« Vous ne devriez pas parler comme ça à ma femme, dit-il.
— Votre femme ! riposta Scarlett, qui éclata d’un rire méprisant. Il était grand temps d’en faire votre femme. Qui a baptisé vos autres gosses depuis qu’elle a tué ma mère ?
— Oh ! » fit Emmie, et elle descendit précipitamment les marches dans l’intention de rallier la voiture, mais Jonas, lui empoignant le bras, l’arrêta dans sa fuite.
« Nous étions venus vous rendre visite… une visite amicale, dit-il d’un ton hargneux. Oui, nous voulions parler un peu affaires avec de vieux amis…
— Des amis ? » La voix de Scarlett était cinglante comme un coup de fouet. « Quand est-ce que nous avons été amis avec des gens comme vous ? Les Slattery vivaient à nos crochets et nous ont rendu nos bienfaits en tuant ma mère… et vous… vous… Papa vous a renvoyé parce que vous aviez fait un enfant à Emmie. Vous le savez très bien. Des amis ? Fichez-moi le camp avant que j’appelle M. Benteen et M. Wilkes. »
En entendant ces mots, Emmie échappa à l’étreinte de son mari et s’enfuit vers la voiture aussi vite que pouvaient la porter ses chaussures vernies à tige et à pompons d’un rouge criard. Quant à Jonas, son visage blême s’empourpra soudain sous l’effet d’une colère au moins égale à celle de Scarlett.
« Vous crânez toujours, hein ? Vous avez toujours vos grands airs. Ce n’est pas la peine, je sais à quoi m’en tenir sur votre compte. Je sais que vous n’avez pas même de chaussures à vous mettre aux pieds. Je sais que votre père est devenu gâteux…
— Fichez-moi le camp !
— Oh ! vous n’allez pas me chanter cette chanson-là longtemps. Je sais que vous êtes à la côte. Je sais que vous ne pouvez même pas payer vos impôts. J’étais venu vous proposer d’acheter cette propriété… je voulais vous en offrir un rudement bon prix. Emmie a très envie de venir habiter ici. Mais, bon Dieu, maintenant, je ne vous en donnerai pas un sou. Espèce de mijaurée d’Irlandaise, vous verrez qui fait la loi ici quand le fisc se chargera de vendre vos terres. Et c’est moi qui l’achèterai, cette propriété. J’achèterai tout ce qu’il y a chez vous, y compris le mobilier, et je viendrai m’installer ici. »
Ainsi c’était Jonas Wilkerson qui voulait se rendre acquéreur de Tara… Jonas et Emmie qui songeaient à venger par un moyen détourné les affronts reçus dans le passé en venant habiter là où on leur avait fait sentir leur indignité. Les nerfs de Scarlett vibraient de rage, tout comme ils avaient vibré le jour où, braquant son pistolet sur le Yankee barbu, elle avait tiré. Elle regretta de ne pas avoir son arme sur elle.
« Je démolirai cette maison pierre par pierre, j’y mettrai le feu, je jetterai du sel partout sur les champs avant que vous franchissiez ce seuil. Fichez-moi le camp, je vous dis. Fichez-moi le camp. »
Les yeux de Jonas lançaient des éclairs. L’ancien régisseur s’apprêta à répondre, puis, changeant d’idée, il se dirigea vers la voiture. Il monta s’asseoir auprès de sa femme qui pleurnichait et fouetta le cheval. Tandis que Jonas et Emmie s’éloignaient, Scarlett cracha dans leur direction. Elle savait que c’était un geste à la fois vulgaire et enfantin, mais ça lui fit du bien.
Ces damnés défenseurs des nègres, venir ici la narguer, se moquer de sa pauvreté ! Ce chien n’avait jamais eu l’intention de lui faire une offre pour Tara. Il s’était servi de ce prétexte pour venir se pavaner devant elle avec sa femme. Ces immondes Scallawags, ces misérables gueux, avoir la prétention de s’installer à Tara !
Alors, une terreur soudain s’empara d’elle et sa colère fondit. Ventredieu ! Mais oui, ils allaient venir s’installer ici ! Elle ne pouvait rien faire pour les empêcher d’acheter Tara, rien pour les empêcher de se rendre acquéreurs de toutes les glaces, de toutes les tables, des lits, des meubles en acajou et en palissandre qui avaient appartenu à Ellen et auxquels Scarlett tenait tant, malgré les injures que leur avaient fait subir les Yankees. Et l’argenterie des Robillard aussi. « Non, je ne les laisserai pas faire ça, se dit Scarlett avec violence. Non, dussé-je incendier moi-même la maison, Emmie Slattery ne posera jamais le pied sur un seul pouce de parquet où maman a marché ! »
Elle referma la porte, s’y adossa et elle eut grand peur. Elle eut encore plus peur que le jour où les hommes de Sherman avaient envahi la maison. Ce jour-là, le pire qu’elle avait eu à redouter, c’était qu’on ne brûlât Tara et elle avec… mais cela c’était encore plus terrible… Ces êtres vils, habiter cette maison ! se vanter auprès d’amis de leur acabit de la façon dont ils avaient flanqué les fiers O’Hara à la porte ! Ils iraient même peut-être jusqu’à inviter des nègres à dîner et à passer la nuit. Will lui avait raconté que Jonas se complaisait à traiter les nègres d’égal à égal, qu’il mangeait avec eux, leur rendait visite, les emmenait se promener dans sa voiture, les prenait par l’épaule.
Lorsqu’elle envisagea la possibilité d’infliger cet ultime outrage à Tara, son cœur se mit à battre si fort qu’elle eut du mal à respirer. Elle essaya d’étudier le problème sous toutes ses faces, s’efforça de découvrir un moyen de se tirer d’affaire, mais chaque fois qu’elle essayait d’y voir clair, c’était la même chose, la rage et l’épouvante la faisaient trembler des pieds à la tête. Il devait pourtant bien y avoir un moyen de s’en sortir, quelqu’un qui avait de l’argent et à qui elle pourrait emprunter. L’argent ne s’était tout de même pas volatilisé comme ça. Il fallait bien que quelqu’un en eût encore. Alors elle se rappela les mots qu’Ashley avait prononcés en riant.
« Une seule personne, Rhett Butler… qui a de l’argent. »
Rhett Butler. Scarlett se dirigea aussitôt vers le salon dont elle referma la porte sur elle. Les volets étaient fermés, la nuit hivernale était proche, l’ombre enveloppait la jeune femme. Personne n’aurait l’idée de venir la chercher dans cette pièce et elle voulait prendre son temps pour méditer sans être dérangée. Elle venait d’avoir une idée tellement simple qu’elle se demandait comment elle avait fait pour ne pas avoir songé à cela plus tôt.
« C’est Rhett qui me donnera cet argent. Je lui vendrai les boucles d’oreilles, ou bien je lui emprunterai de l’argent et il gardera les boucles jusqu’à ce que je puisse le rembourser. »
Pendant un moment, elle se sentit délivrée d’un si grand poids qu’elle en eut comme une faiblesse. Oui, elle paierait ses impôts et s’offrirait le plaisir de rire au nez de Jonas Wilkerson. Mais cette pensée agréable fit place à l’implacable vérité.
« Ce n’est pas seulement cette année que j’aurai besoin d’argent pour m’acquitter de mes impôts. Ça recommencera l’année prochaine et ainsi de suite tous les ans, jusqu’à la fin de mes jours. Si j’arrive à me mettre en règle avec le fisc cette année, la prochaine fois on augmentera mes impôts et on arrivera bien à me faire quitter Tara. Si je fais une bonne récolte de coton, on m’imposera tellement qu’il ne me restera plus rien ou bien on me la confisquera sous prétexte que c’est du coton confédéré. Les Yankees et les crapules qui leur donnent la main finiront bien par me faire passer par où ils veulent. Toute ma vie, je vivrai dans la crainte qu’ils n’en arrivent à leurs fins d’une façon ou d’une autre. Toute ma vie, je me débattrai pour avoir de l’argent, je me tuerai de travail, et tout cela pour rien, pour voir voler mon coton… Emprunter trois cents dollars pour payer mes impôts, ça ne sera jamais qu’un palliatif. Ce que je veux, c’est sortir une fois pour toutes de ce pétrin… je veux pouvoir m’endormir le soir sans avoir à m’inquiéter de ce qui m’arrivera le lendemain, le mois suivant ou l’année prochaine. »
Son esprit fonctionnait sans heurt. Froidement, logiquement, une idée grandissait en elle. Elle pensait à Rhett, revoyait une rangée de dents blanches étincelantes, une peau basanée, des yeux noirs et moqueurs qui la caressaient. Elle se rappelait une nuit tiède à Atlanta. Le siège touchait à sa fin. Elle était assise sous la véranda de tante Pitty. Les ténèbres la cachaient à demi. Elle sentait de nouveau la chaleur de sa main quand il lui avait pris le bras et lui avait dit : « Je vous désire plus que je n’ai jamais désiré aucune femme… et j’ai attendu pour vous plus longtemps que je n’ai jamais attendu pour une autre femme. »
« Je vais l’épouser, se dit-elle avec calme. Comme ça, je n’aurai plus jamais de soucis d’argent. »
Oh ! pensée bénie, plus douce que l’espérance du Paradis ; ne plus jamais avoir de soucis d’argent, savoir que Tara est sauvée, que la famille a de quoi se nourrir et se vêtir, qu’elle-même ne se heurtera jamais plus la tête contre un mur de pierres.
Elle se sentit très vieille. Les événements de l’après-midi lui avaient ôté toute faculté d’émotion, sans cela quelque chose en elle se fût insurgé contre le plan qui se formait dans son esprit, car elle détestait Rhett plus que toute autre personne au monde. Mais rien ne pouvait plus l’émouvoir. Elle n’avait plus que la force de réfléchir et ses pensées revêtaient un aspect fort pratique.
« Je lui ai dit des choses épouvantables la nuit où il nous a abandonnées au milieu de la route, mais je m’arrangerai pour lui faire oublier ça. Ce n’est pas lui qui me fera perdre mes manchettes. Je lui raconterai que je l’ai toujours aimé et que, si je lui ai parlé comme ça, c’est parce que j’étais folle de peur. Bah ! les hommes sont tellement fats qu’ils croient tout ce qui les flatte… Il ne faudra pour rien au monde que je lui laisse soupçonner où nous en sommes réduits, non, pas tant que je n’aurai pas eu gain de cause avec lui. Je me tiendrai à carreau. Si jamais il se doutait à quel point nous sommes dans la misère, il devinerait tout de suite que c’est à son argent et non pas à lui que je tiens. Du reste, il n’y a aucune raison pour qu’il sache à quoi s’en tenir. Tante Pitty elle-même ne sait pas tout. Quand je l’aurai épousé, il faudra bien qu’il nous vienne en aide à tous. Il ne pourra pas laisser mourir de faim la famille de sa femme. »
Sa femme ! Mme Rhett Butler ! Elle sentit au fond d’elle-même se raviver puis s’éteindre aussitôt un obscur sentiment de répulsion. Elle se rappela les événements gênants et répugnants de sa courte lune de miel avec Charles, les mains fureteuses de son mari, sa gaucherie, ses émois incompréhensibles… et Wade Hampton.
« Ne pensons pas à cela pour le moment. Il sera toujours temps quand je l’aurai épousé… »
Quand elle l’aurait épousé. Un autre souvenir lui revint. Elle en eut froid dans le dos. Elle évoqua de nouveau cette nuit tiède sous la véranda de tante Pitty. Elle se souvint d’avoir demandé à Rhett s’il avait l’intention de l’épouser et elle se rappela également la façon odieuse dont il avait ri et lui avait répondu :
« Ma chère, je ne suis pas fait pour le mariage ! »
Et s’il continuait à ne pas vouloir se marier ! Et si malgré toutes ses ruses et tous ses artifices il se refusait à l’épouser ! Plus terrible encore… s’il avait complètement oublié Scarlett et qu’il courût après une autre femme !
« Je vous désire plus que je n’ai jamais désiré aucune femme… »
Scarlett serra les poings et ses ongles s’enfoncèrent dans sa chair. « S’il m’a oubliée, je l’obligerai à se souvenir de moi. Je m’arrangerai pour qu’il me désire encore. »
Et puis, à supposer qu’il ne voulût point l’épouser, mais qu’il la désirât encore, elle connaissait un moyen d’obtenir de l’argent de lui. En somme, il lui avait demandé une fois de devenir sa maîtresse.
Dans la demi-obscurité du salon elle livra un assaut rapide et décisif aux trois plus fortes attaches de son âme : le souvenir d’Ellen, les principes de sa religion et son amour pour Ashley. Elle savait que, même du Paradis où elle était sûrement, Ellen ne manquerait pas de trouver ignoble ce qui se tramait dans son esprit. Elle savait que la fornication était un péché mortel, et elle savait aussi qu’aimant Ashley comme elle l’aimait son projet était une double prostitution.
Mais tous ces scrupules s’effondraient devant la rigueur de son raisonnement et le coup d’aiguillon du désespoir. Ellen était morte et la mort permettait peut-être de tout comprendre. La religion interdisait la fornication sous peine du feu éternel, mais si l’Église se figurait qu’elle n’allait pas user de tous les moyens pour sauver Tara et empêcher sa famille de mourir de faim… Eh bien ! tant pis pour elle. Et Ashley qui ne voulait pas d’elle. Si, il la désirait. Le souvenir de ses lèvres brûlantes le lui disait assez, mais il ne s’enfuirait jamais avec elle. Comme c’était curieux. S’enfuir avec Ashley n’avait pas l’air d’être un péché, tandis qu’avec Rhett…
Dans la lumière confuse du crépuscule d’hiver, Scarlett arrivait au bout du long chemin qui avait commencé la nuit de la chute d’Atlanta. Lorsqu’elle s’était mise en route, elle n’était qu’une jeune femme gâtée, égoïste, sans expérience, un être plein de jeunesse, aux sentiments tout frais, capable de trouver encore maints sujets d’étonnement dans la vie. Désormais, il ne restait plus rien de cette jeune femme. La faim, les travaux accablants, la peur, ses nerfs perpétuellement tendus, les affres de la guerre et de la Reconstruction lui avaient pris tout ce qu’elle avait de chaleur, de jeunesse et de douceur. Au tréfonds de son être, une dure carapace s’était formée et, peu à peu, couche après couche, s’était épaissie au long des mois interminables.
Cependant, jusqu’à ce jour, un double espoir l’avait soutenue. Elle avait espéré qu’une fois la guerre terminée la vie allait reprendre petit à petit son aspect d’antan. Elle avait espéré également que le retour d’Ashley redonnerait une raison d’être à son existence. Maintenant ces deux espoirs étaient détruits. La vue de Jonas Wilkerson dans l’allée centrale de Tara lui avait fait comprendre que, pour elle et pour tout le Sud, la guerre ne prendrait jamais fin. La lutte la plus âpre, l’ère des vengeances les plus brutales ne faisait que commencer. Et Ashley était à jamais prisonnier de formules plus résistantes que n’importe quel barreau de cellule.
Le même jour elle avait appris qu’elle ne pourrait compter ni sur la paix, ni sur Ashley. Sa carapace n’avait plus de fissure, la dernière couche avait durci. Scarlett était devenue ce que la grand-mère Fontaine lui avait conseillé de ne jamais devenir, une femme qui avait connu le pire et à laquelle il ne restait plus rien à redouter. Elle n’avait plus à craindre ni la vie, ni sa mère, ni la perte de son amour, ni l’opinion publique. Elle n’avait plus peur que de deux choses : souffrir de la faim et refaire le cauchemar qui l’assaillait chaque fois qu’elle avait le ventre creux.
Maintenant qu’elle avait achevé de barder son cœur contre tout ce qui la rattachait au passé et à la Scarlett d’autrefois, elle se sentait étrangement libre et légère. Elle avait pris une décision et, Dieu merci, ça ne lui faisait pas peur. Elle n’avait rien à perdre et elle était bien résolue à mener l’expérience jusqu’au bout.
Si seulement elle arrivait à enjôler Rhett et à obtenir qu’il l’épousât, tout serait pour le mieux. Dans le cas contraire… eh bien ! elle aurait quand même son argent. Pendant un moment elle se demanda avec beaucoup d’objectivité ce qu’on pouvait attendre d’une maîtresse. Rhett exigerait-il qu’elle demeurât à Atlanta où il l’entretiendrait comme on prétendait qu’il entretenait la Watling ? Si jamais il l’obligeait à vivre à Atlanta, il saurait ce que ça lui coûterait… il faudrait qu’il se montrât généreux pour compenser ce qu’elle perdrait en n’étant plus à Tara. Scarlett était fort ignorante de l’aspect caché de l’existence des hommes et elle n’avait aucun moyen de savoir ce que comporterait un arrangement entre elle et Rhett. Elle se demanda aussi si elle aurait un enfant. Ça, ce serait effroyable.
« N’y pensons pas pour le moment », et elle relégua la fâcheuse pensée au fin fond de sa conscience, de peur qu’elle n’ébranlât sa résolution. Elle se proposa d’annoncer le même soir aux siens qu’elle irait à Atlanta pour essayer d’emprunter de l’argent ou d’hypothéquer la propriété si c’était nécessaire. C’était tout ce qu’ils avaient besoin de savoir jusqu’au jour néfaste où ils découvriraient qu’il s’agissait d’autre chose.
Bien décidée à agir, elle releva la tête et redressa le buste. Elle savait pourtant qu’elle n’aurait pas la partie facile. Autrefois c’était Rhett qui lui demandait ses faveurs, et elle qui détenait le pouvoir de les accorder. Maintenant, c’était elle qui venait en mendiante et en mendiante qui n’avait point à dicter ses conditions.
« Non, je n’irai pas à lui comme une mendiante. J’irai comme une reine qui accorde ses bonnes grâces. Il ne saura jamais à quoi s’en tenir. »
Elle s’approcha d’un long trumeau scellé dans le mur et se regarda de bas en haut. Le miroir au cadre d’or craquelé lui envoya l’image d’une étrangère. C’était comme si elle ne s’était pas regardée dans une glace depuis un an. Chaque matin, après avoir fait sa toilette, elle s’était regardée pour se rendre compte si elle était bien débarbouillée et si ses cheveux étaient bien peignés. Cependant elle avait toujours eu trop de choses à faire pour réellement se voir. Mais cette étrangère, cette inconnue ! Voyons, cette femme aux joues creuses ne pouvait sûrement pas être Scarlett O’Hara ! Scarlett O’Hara avait un joli petit minois espiègle et gai. Ce visage qu’elle examinait n’était pas joli du tout et ne possédait plus aucun des attraits qu’elle se rappelait si bien. Il était pâle et défait. Les sourcils noirs épousaient la ligne oblique des yeux et se détachaient étrangement sur la peau blanche comme les ailes d’un oiseau effrayé. Il y avait en lui quelque chose de dur et d’anxieux.
« Je ne suis pas assez jolie pour réussir auprès de lui, se dit Scarlett, reprise de désespoir. Je suis maigre… oh ! je suis terriblement maigre. »
Elle se caressa les joues, puis se tâta fiévreusement les os qu’elle sentait saillir à travers son corsage. Et ses seins étaient si petits, presque aussi petits que ceux de Mélanie. Il fallait qu’elle rembourrât son corsage pour faire croire qu’ils étaient plus gros, et dire qu’elle s’était toujours moquée des jeunes filles qui avaient recours à de tels artifices. Rembourrer son corsage ! Cela la fit penser à autre chose. Ses vêtements. Elle regarda sa jupe dont elle étala les plis reprisés. Rhett aimait les femmes bien habillées. Fallait-il donc qu’elle soit bête pour s’être imaginé que Rhett la demanderait en mariage avec son cou décharné, ses yeux de chat affamé et ses robes en loques ! Si l’histoire de tante Pitty était vraie, Rhett devait être l’homme le plus riche d’Atlanta et il n’avait probablement qu’à faire son choix parmi toutes les jolies femmes, les femmes du monde comme les autres. « Allons, pensa Scarlett, j’ai quelque chose que la plupart des jolies femmes n’ont pas… c’est une idée bien arrêtée. Et si seulement j’avais une jolie robe… »
Il n’y avait pas une seule robe convenable à Tara, pas une seule robe qui n’eût été retournée deux fois et raccommodée.
« C’est comme ça », se dit Scarlett. Elle était inconsolable et gardait les yeux obstinément rivés au sol. Elle voyait le tapis de couleur mousse, le beau tapis d’Ellen, usé, taché, déchiré par les innombrables hommes qui avaient couché dessus et ce spectacle la déprima encore plus, car elle se rendit compte que Tara était dans un état aussi pitoyable qu’elle-même. L’ombre s’épaississait et elle se sentait mal à l’aise. Elle se dirigea vers la fenêtre, releva le store, ouvrit les volets et laissa pénétrer dans la pièce les dernières clartés du crépuscule d’hiver. Elle referma la fenêtre et appuya la tête contre les rideaux de velours. Par-delà le morne pâturage, son regard alla se poser sur les cèdres du cimetière de famille.
Elle sentit sur sa joue le doux picotement des rideaux de velours vert et elle s’y frotta le visage comme un chat. Soudain, elle les examina fixement.
Une minute plus tard, elle traversait la pièce en poussant une lourde table à dessus de marbre dont les roulettes grinçaient en signe de protestation. Elle amena la table jusque sous la fenêtre, retroussa ses jupes, monta et, dressée sur la pointe des pieds, essaya de décrocher la grosse tringle à rideaux. Scarlett n’était pas tout à fait assez grande et, à force de tirer dessus chaque fois qu’elle réussissait à l’atteindre, elle finit par arracher les clous, et les rideaux, la tringle et les supports dégringolèrent par terre avec fracas.
Comme par enchantement, la porte du salon s’ouvrit et la grosse figure noire de Mama apparut. La plus vive curiosité se lisait sur ses traits. Elle lança un coup d’œil désapprobateur à Scarlett qui, les jupes relevées au-dessus du genou, s’apprêtait à sauter par terre. Sur le visage de la jeune femme une expression de triomphe incita Mama à la plus grande méfiance.
« Qu’est-ce que vous faites là avec les tentu’ de ma’ame Ellen ? demanda la négresse.
— Qu’est-ce que tu fais là à écouter aux portes, fit Scarlett en sautant avec souplesse et en prenant à pleines mains un des rideaux poussiéreux.
— Moi j’écoute jamais aux po’tes, riposta Mama toute prête à engager la lutte. Et je vous dis que vous avez ’ien à fai’ avec les tentu’ de ma’ame Ellen. On n’a pas idée d’a’acher les t’ingles et de laisser tomber les tentu’ pa’ tè’ comme ça dans la poussiè’. »
Scarlett braqua sur Mama une paire d’yeux verts luisants de plaisir comme dans le bon vieux temps, lorsque, petite fille méchante, elle arrachait de gros soupirs à Mama.
« Grimpe vite au grenier chercher ma boîte de patrons, s’exclama Scarlett en donnant une légère bourrade à Mama. Je vais me faire une robe neuve. »
Mama était indignée à la seule idée de monter au grenier avec ses deux cents livres et en même temps un horrible soupçon prenait naissance en elle. D’un geste prompt elle s’empara du rideau que tenait Scarlett et en couvrit sa monumentale et flasque poitrine comme s’il s’agissait de reliques sacrées.
« Vous so’ti’ez pas d’ici les tentu’ de ma’ame Ellen pou’ vous en fai’ une ’obe neuve, si c’est ça que vous avez dans l’idée. Non, vous le fe’ez pas tant que j’au’ai enco’ un souffle dans le co'ps. »
Mama s’aperçut alors que sa jeune maîtresse prenait ce qu’elle avait coutume d’appeler son « air bison » qui, d’ailleurs, fit bientôt place à un sourire auquel la vieille femme avait bien du mal à résister. Néanmoins Mama ne se laissa pas fléchir. Elle savait que Mme Scarlett souriait uniquement pour l’amadouer et, en l’occurrence, elle n’avait pas l’intention de céder.
« Mama, sois gentille, je vais aller à Atlanta pour emprunter un peu d’argent et j’ai besoin d’une robe neuve.
— Vous n’avez pas besoin du tout d’une ’obe neuve. Les aut’ dames elles ont pas de ’obes neuves. Elles po’tent leu’ vieilles affai’ et elles en sont fiè’. L’enfant de ma’ame Ellen elle peut t’ès bien se p’omener en guenilles si ça lui fait plaisi’ et tout le monde la ’espect’a quand même tout comme si elle était habillée en soie. »
Petit à petit, Scarlett se renfrogna et l’« air bison » revint :
« Seigneu’, pensa Mama, c’est d’ôle comme ma’ame Scarlett en vieillissant elle ’essemble de plus en plus à missié Gé’ald et de moins en moins à ma’ame Ellen. »
« Voyons, Mama, tu sais que tante Pitty nous a écrit que Mlle Fanny Elsing se mariait samedi prochain et, bien entendu, j’irai à son mariage. J’ai besoin d’une robe neuve pour y assister.
— Celle que vous po’tez maintenant elle se’a tout aussi jolie que la ’obe de ma’iée de mam’zelle Fanny. Mam’zelle Pitty a éc’it que les Elsing ils étaient ’udement pauv’.
— Mais il me faut une robe neuve ! Mama, tu ne sais pas à quel point nous avons besoin d’argent. Les impôts…
— Si, ma’ame, je sais à quoi m’en teni’ pou’ les impôts, mais…
— Tu es au courant ?
— Eh bien ! ma’ame, le Bon Dieu il m’a donné des o’eilles et elles sont pas bouchées, su’tout quand missié Will il se donne pas la peine de fe’mer sa po’te. »
Y avait-il en fait une seule conversation que Mama ne surprenait pas ? Scarlett se demanda comment ce gros corps qui ébranlait les planchers s’y prenait pour se déplacer avec autant de discrétion quand Mama voulait écouter aux portes.
« Eh bien ! si tu as tout entendu, tu dois savoir également que Jonas Wilkerson et cette Emmie…
— Oui, ma’ame, fit Mama les yeux étincelants.
— Alors, ne fais pas la mule, Mama. Tu ne comprends donc pas qu’il faut que j’aille à Atlanta trouver de l’argent pour payer les impôts ? Il faut absolument que je trouve de l’argent. Il le faut ! Au nom du Ciel, Mama ! Tu ne comprends donc pas qu’ils vont nous jeter à la porte ? Et alors, où irons-nous ? Tu veux t’amuser à discuter avec moi pour une petite histoire de rideaux quand cette gueuse d’Emmie Slattery qui a tué maman se prépare à emménager ici et à venir coucher dans le lit de maman ? »
Mama se dandinait d’un pied sur l’autre comme un gros éléphant rétif. Elle avait vaguement conscience qu’elle finirait par céder.
« Non, ma’ame, je tiens pas à voi’ ces gueux dans la maison de ma’ame Ellen et nous aut’ su’ le pavé, mais… » Elle lança soudain à Scarlett un regard lourd de reproches. « À qui donc avez-vous l’intention d’emp’unter cet a’gent pou’ avoi’ besoin d’une ’obe neuve ?
— Ça, c’est mon affaire », répondit Scarlett prise au dépourvu.
Scarlett baissa les yeux malgré elle comme elle le faisait quand elle était petite et qu’elle essayait de se disculper à l’aide d’un mensonge.
« Alo’s vous avez besoin d’une belle ’obe neuve pou’ emp’unter de l’a’gent ? Ça m’a l’ai’ louche, cette histoi’-là. Et vous avez pas dit où vous t’ouve’ez cet a’gent ?
— Je n’ai rien à dire, déclara Scarlett, indignée. Ça ne regarde que moi. Vas-tu oui ou non me donner ce rideau et m’aider à en faire une robe ?
— Oui, ma’ame, répondit Mama en capitulant avec une soudaineté qui éveilla les soupçons de Scarlett. Je m’en vais vous aider à la fai’ cette ’obe et j’espè’ que vous allez vous tailler un jupon, dans la doublu’ en satin des tentu’ et aussi une pai’ de pantalons avec les ’ideaux de dentelle. »
Elle tendit le rideau à Scarlett et un sourire rusé éclaira son visage.
« Ma’ame Melly, elle va avec vous à Atlanta, ma’ame Sca’lett ?
— Non, fit Scarlett d’un ton sec tout en commençant à deviner ce qui allait se passer. J’y vais toute seule.
— C’est vous qui le dites, déclara Mama avec fermeté. Mais moi je vous accompagne toutes les deux, vous et cette ’obe neuve. Oui, ma’ame, je vous quitte’ai pas d’une semelle. »
Scarlett essaya de se représenter son voyage à Atlanta et sa conversation avec Rhett sous l’œil tutélaire de Mama qui se tiendrait à l’arrière-plan comme un gros Cerbère noir. Elle sourit de nouveau et prit Mama par l’épaule.
« Mama chérie, tu es très gentille de vouloir venir avec moi, mais comment s’en tirera-t-on ici sans toi ? Tu sais bien qu’au fond c’est toi qui fais marcher Tara ?
— Oou ! fit Mama, vos belles pa’oles vous se’vi’ont à ’ien, ma’ame Sca’lett. Je vous connais depuis que je vous ai mis vot’ p’emier lange. J’ai dit que j’i’ai à Atlanta avec vous et j’i’ai. Ma’ame Ellen elle en f’émi’ait dans sa tombe à l’idée que vous allez toute seule à Atlanta, dans cette ville pleine de Yankees, de nèg’ aff’anchis et de f’ipouilles de cet acabit.
— Mais je descendrai chez tante Pittypat, annonça Scarlett à bout d’arguments.
— Mam’zelle Pittypat est une femme t’ès bien, mais elle se figu’e qu’elle voit tout et elle voit ’ien », fit Mama comme pour clore la discussion.
Elle pivota majestueusement sur ses talons et passa dans le vestibule dont le plancher grinça sous son poids. « P’issy, ma petite, lança-t-elle à pleins poumons. Monte là-haut, dans le g’nier che’cher la boîte à pat’ons de ma’ame Sca’lett et tâche aussi de t’ouver les ciseaux avant demain matin. »
« C’est du joli, pensa Scarlett avec désespoir. Mieux vaudrait avoir un chien policier à mes trousses. »
Après qu’on eut desservi, Scarlett et Mama étalèrent des patrons sur la table de la salle à manger tandis que Suellen et Carreen décousaient la doublure de satin des rideaux et que Mélanie brossait le velours avec une brosse à cheveux qu’on avait nettoyée pour l’occasion. Gérald, Will et Ashley, assis sur des chaises, fumaient et s’amusaient de cette agitation féminine. Une agréable excitation, dont personne ne comprenait la cause, semblait émaner de Scarlett et se communiquer à tous. Scarlett avait les joues rouges et les yeux brillants. Elle riait beaucoup et son rire réjouissait tout le monde, car il y avait des mois qu’on ne l’avait entendue rire pour de bon. Son rire faisait surtout plaisir à Gérald. Il avait le regard moins vague que de coutume. Il suivait tous les mouvements de sa fille qu’il gratifiait d’une petite caresse encourageante chaque fois qu’elle passait à portée de sa main. Les jeunes femmes étaient aussi énervées que si elles devaient se rendre à un bal et elles taillaient, prenaient des mesures comme si elles préparaient leur propre robe de mariée.
Scarlett partait pour Atlanta emprunter de l’argent ou même hypothéquer Tara si c’était nécessaire. Mais en somme en quoi consistait une hypothèque ? Scarlett prétendait qu’on pourrait facilement se libérer grâce à la prochaine récolte de coton et ajoutait qu’il resterait encore une certaine somme à mettre de côté. Elle était si affirmative dans ses déclarations que personne ne s’avisa de lui poser des questions. Lorsqu’on lui demanda à qui elle se proposait d’emprunter, elle répondit : « Il y a toujours de bonnes poires à taper » avec tant d’espièglerie que tous éclatèrent de rire et la plaisantèrent sur ses belles relations.
« Ça doit être le capitaine Butler », dit Mélanie non sans finesse, et l’on se mit à rire de plus belle à cette absurdité, car toute la famille savait que Scarlett le haïssait et ne manquait jamais de dire : « Rhett Butler, cette crapule », chaque fois qu’on parlait de lui.
Mais Scarlett ne rit pas avec les autres et Ashley s’arrêta net en surprenant le coup d’œil circonspect que Mama décocha à sa maîtresse.
Dans un élan de générosité dû à l’atmosphère qui régnait, Suellen alla chercher son col d’Irlande toujours joli bien qu’un peu défraîchi et Carreen insista pour que Scarlett emportât ses mules, les moins abîmées de la maison. Mélanie supplia Mama de lui laisser assez de velours pour recouvrir sa vieille capote et souleva une tempête de rires en annonçant que si le seul coq de la basse-cour ne prenait pas immédiatement le large, il lui faudrait se séparer de sa superbe queue verte et mordorée.
Scarlett, qui regardait les femmes coudre d’un doigt agile, entendit les rires et promena autour d’elle un regard amer et méprisant.
« Ils n’ont aucune idée de ce qui m’attend vraiment, aucune idée de ce qui les attend eux-mêmes ou de ce qui guette le Sud. En dépit de tout ce qu’ils savent, ils s’imaginent encore qu’il ne leur arrivera rien de véritablement terrible parce qu’ils sont des O’Hara, des Wilkes, des Hamilton. Les nègres eux-mêmes partagent leurs sentiments. Oh ! les imbéciles ! Ils ne se rendront jamais compte de rien. Ils continueront à penser et à vivre comme ils l’ont toujours fait et rien ne les changera. Melly peut bien porter des haillons, cueillir du coton ou même m’aider à assassiner un homme, elle ne changera pas. Elle restera toujours la parfaite Mme Wilkes, la femme du monde accomplie. Ashley, lui, il peut frôler la mort de près, être blessé, croupir en prison, rentrer chez lui plus pauvre que Job, il restera toujours l’homme du monde qu’il était quand il avait les Douze Chênes derrière lui. Will, c’est différent. Il sait de quoi il en retourne, mais lui il n’a jamais eu grand-chose à perdre. Quant à Suellen et à Carreen, elles se figurent que tout cela ne durera pas. Elles ne veulent pas changer pour s’adapter aux conditions nouvelles parce qu’elles sont persuadées que ça va bientôt finir. Elles s’imaginent que Dieu va accomplir un miracle spécialement pour elles. Mais il ne fera rien du tout. Le seul miracle qui va s’accomplir, c’est celui que je m’en vais réaliser avec Rhett Butler… Non, ils ne changeront pas. Ils ne peuvent peut-être pas changer. Je suis la seule qui ait changé… et je ne l’aurais pas fait si j’avais pu m’arranger autrement. »
Au bout d’un certain temps, Mama mit les hommes dehors afin qu’on pût commencer l’essayage. Pork aida Gérald à monter se coucher. Ashley et Will restèrent seuls dans le salon éclairé par une lampe. Ils demeurèrent un moment sans échanger un mot. Will mastiquait sa chique comme un paisible ruminant.
« Je n’aime pas beaucoup ce voyage à Atlanta, dit-il enfin d’une voix lente. Non, ça ne m’ plaît pas du tout. »
Ashley regarda Will, puis détourna les yeux. Il ne répondit rien, mais il se demanda si Will nourrissait le même affreux soupçon que celui qui le rongeait. Mais c’était impossible. Will ignorait ce qui s’était passé dans le jardin potager ce même après-midi. Il ne pouvait pas savoir que Scarlett avait fort bien pu être amenée à prendre une résolution désespérée. Will n’avait pas pu remarquer l’expression de Mama quand on avait prononcé le nom de Rhett Butler ; d’ailleurs Will ne savait pas à quoi s’en tenir sur la fortune de Rhett ou sa triste réputation. Tout au moins, Ashley ne pensait pas qu’il fût au courant. Cependant, depuis son retour à Tara, Ashley se rendait compte qu’à l’exemple de Mama, Will semblait être informé d’une foule de choses qu’on ne lui avait pas apprises et qu’il lui arrivait de pressentir les événements avant leur réalisation. Il y avait une menace dans l’air. Laquelle ? Ashley n’aurait pu le dire, mais il se sentait impuissant à y soustraire Scarlett. Pas une seule fois au cours de la soirée ses yeux n’avaient rencontré les siens et la gaieté qu’elle avait manifestée lui faisait peur. Les doutes qui le déchiraient étaient trop effrayants pour être traduits en paroles. Du reste, il ne se reconnaissait pas le droit de demander à Scarlett s’ils étaient fondés. Il serra les poings. Ce même après-midi il avait à jamais perdu le droit de contrôler la conduite de Scarlett. Il ne pouvait pas non plus lui venir en aide. Mais, au souvenir de la mine farouchement décidée que faisait Mama en taillant le rideau, il se sentit un peu rassuré. Que Scarlett le voulût ou non, Mama veillerait sur elle.
« C’est moi qui suis cause de tout cela », se dit-il au comble du désespoir. « C’est moi qui ai réduit Scarlett à cela. »
Il se rappela la façon dont elle avait redressé les épaules en le quittant cet après-midi-là. Son cœur se mit à battre pour elle. Il l’admirait et en même temps il était accablé par le sentiment de sa propre impuissance. Il savait que Scarlett n’avait pas de place dans son vocabulaire pour le mot héroïsme. Il savait qu’elle eût ouvert de grands yeux s’il lui avait dit qu’il ne connaissait pas d’âme plus héroïque que la sienne. Il savait qu’elle prenait la vie comme elle se présentait, qu’elle opposait à tous les obstacles une volonté dure comme le cœur du chêne, qu’elle luttait avec une opiniâtreté ignorante de la défaite, qu’elle continuerait de lutter malgré un sort contraire.
Pourtant, pendant quatre années, il avait vu d’autres êtres ignorer la défaite, des hommes qui couraient tête baissée au-devant du désastre uniquement parce qu’ils étaient braves. Et ceux-là avaient quand même connu la défaite.
Tout en regardant Will, il pensa qu’il n’avait jamais vu héroïsme comparable à celui de Scarlett O’Hara s’en allant conquérir le monde avec une robe taillée dans les rideaux de velours de sa mère et les plumes d’un vieux coq.