« Ma chérie, je n’ai pas besoin d’explications et je n’en écouterai aucune, déclara Mélanie avec fermeté en posant sa main menue sur les lèvres de Scarlett. C’est injurieux et pour toi et pour Ashley et pour moi de penser qu’une explication est nécessaire entre nous. Voyons, tous les trois, nous avons été comme… comme des soldats. Nous avons combattu côte à côte pendant tant d’années que j’en ai honte pour toi de penser que des ragots pourraient avoir prise sur nous. Tu ne vas tout de même pas t’imaginer que je crois que toi et mon Ashley… en voilà une idée ! Te rends-tu bien compte que je suis la personne qui le connaît le mieux ? Penses-tu que j’ai oublié tout ce que tu as fait pour Ashley, pour Beau et pour moi ? Non seulement je te dois la vie, mais tu nous as tous empêchés de mourir de faim. Je te revois encore marchant dans les sillons derrière le cheval du Yankee. Tu étais presque pieds nus et tes mains saignaient. Tu faisais cela pour que l’enfant et moi nous ayons quelque chose à manger. Oui, je me rappelle et tu voudrais que je croie cette chose terrible sur ton compte ? Je ne veux rien entendre de toi, Scarlett O’Hara. Pas un seul mot.
— Mais… », bredouilla Scarlett, et elle s’arrêta.
Rhett était parti depuis une heure, emmenant Bonnie et Prissy et, en Scarlett, le désespoir s’ajoutait à la honte et à la colère. De plus, elle se sentait coupable envers Ashley, et l’attitude généreuse de Mélanie la mettait au supplice. C’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Si Mélanie avait cru India et Archie, si elle l’avait évitée le soir de sa réception ou même si elle l’avait reçue avec froideur, elle aurait relevé bien haut la tête et elle aurait lutté avec toutes les armes dont elle disposait. Mais maintenant, quand elle revoyait Mélanie se dresser entre elle et le scandale comme une fine lame scintillante, il lui semblait que la seule chose honnête à faire c’était d’avouer. Oui, il fallait tout lui raconter en partant de ce jour lointain où le soleil éclaboussait la véranda de Tara.
Bien qu’endormie depuis longtemps, sa conscience, sa conscience modelée par la religion catholique, se réveillait et la poussait à parler : « Confesse tes péchés et fais pénitence dans l’affliction et le repentir », lui avait dit Ellen des centaines de fois et, lorsque survenait une crise, l’éducation religieuse d’Ellen revenait et reprenait le dessus. Elle allait se confesser… oui, elle avouerait tout, chaque regard, chaque mot, ces quelques caresses… et alors Dieu soulagerait sa douleur et lui apporterait la paix. Et, pour pénitence, il lui faudrait assister à un spectacle terrible. Sur le visage de Mélanie, l’amour sincère et la confiance feraient place à une expression incrédule et horrifiée, à une expression de répulsion. « Oh ! la punition est trop dure ! » pensa Scarlett avec angoisse. Oui, toute sa vie elle serait condamnée à se rappeler le visage de Mélanie, à se dire que Mélanie savait tout ce qu’il y avait de bas, de mesquin, de fourbe et d’hypocrite en elle.
Jadis elle s’était grisée à la pensée de tout révéler à Mélanie et de voir s’écrouler comme un château de cartes les illusions de sa belle-sœur. Mais maintenant tout avait changé et il n’y avait rien qu’elle désirât moins. Pourquoi ? au fond, elle n’en savait rien. Ses idées s’entrechoquaient avec trop de violence dans son esprit pour qu’elle cherchât à y mettre de l’ordre. Elle savait seulement qu’elle voulait à tout prix conserver l’estime de Mélanie comme elle voulait autrefois passer aux yeux de sa mère pour une nature modeste et bonne. Elle savait seulement qu’elle se moquait pas mal de l’opinion des gens, de celle d’Ashley ou de Rhett, mais qu’il ne fallait pour rien au monde que Mélanie la considérât autrement qu’elle l’avait toujours considérée.
Elle redoutait d’apprendre la vérité à Mélanie, mais, obéissant à un de ses rares instincts honnêtes, un instinct qui ne lui permettait pas de s’affubler d’oripeaux devant la femme qui avait combattu pour elle, elle s’était précipitée chez Mélanie ce matin-là, aussitôt après le départ de Rhett et de Bonnie.
Cependant, dès ses premiers mots prononcés d’une voix tremblante, « Melly, il faut que je t’explique ce qui s’est passé l’autre jour… », Mélanie l’avait impérieusement arrêtée. Scarlett, confuse, regarda les yeux noirs de Mélanie que faisaient flamboyer l’amour et la colère et, le cœur serré, elle comprit que la paix et le calme qui suivent la confession lui seraient à jamais refusés. Émue comme elle l’avait rarement été depuis son enfance, elle se rendit compte qu’elle ne pourrait pas ouvrir son cœur torturé sans faire en même temps preuve d’un monstrueux égoïsme. Elle se débarrasserait de son fardeau et en chargerait une innocente qui avait confiance en elle. Mélanie avait pris sa défense. Elle avait donc une dette envers elle, et le seul moyen de s’en acquitter c’était de se taire. Parler serait trop cruel. Elle ruinerait la vie de Mélanie en lui apprenant que son mari la trahissait et que l’amie qu’elle chérissait trempait dans cette trahison !
« Je ne peux pas lui parler, se dit-elle, désespérée. Je ne lui parlerai jamais, même si ma conscience me tue. » Elle se rappela la remarque de Rhett la nuit où il était ivre : « Elle ne peut pas prêter des intentions malhonnêtes à ceux qu’elle aime… ce sera une des croix que vous aurez à porter… »
Oui, elle porterait cette croix-là jusqu’à sa mort. Elle souffrirait en silence, elle sentirait contre sa peau le cilice de la honte. À chacun des regards, chacun des gestes tendres de Mélanie, il lui faudrait continuellement se maîtriser pour ne pas crier : « Ne sois pas aussi bonne ! Ne lutte pas pour moi ! Je n’en vaux pas la peine ! »
« Si seulement tu n’étais pas aussi sotte, aussi gentille, aussi confiante, aussi simple d’esprit, ce serait moins dur, pensa Scarlett. J’ai porté quantité de lourds fardeaux, mais celui-ci va être le plus lourd, le plus accablant que j’aie jamais chargé sur mes épaules. »
Mélanie était assise en face d’elle sur une chaise basse et les pieds calés si haut sur une ottomane que ses genoux saillaient comme ceux d’un enfant, position qu’elle n’eût jamais adoptée si la colère qui l’animait ne lui avait fait oublier le sens des convenances. Elle tenait un ouvrage de broderie et poussait l’aiguille avec une ardeur de duelliste maniant la rapière.
Si Scarlett s’était trouvée dans le même état, elle eût tapé du pied et vociféré comme Gérald en ses plus beaux jours lorsqu’il prenait Dieu à témoin de la duplicité et de la crapulerie de l’humanité et proférait des menaces de vengeance à vous en glacer le sang dans les veines. Mais seuls son aiguille scintillante et l’arc fin de ses sourcils indiquaient que Mélanie bouillonnait intérieurement. Sa voix restait égale et son langage était encore plus surveillé qu’à l’ordinaire. Néanmoins les paroles qu’elle prononçait rendaient un son étrange dans sa bouche, car il lui arrivait rarement d’émettre une opinion personnelle et il ne lui échappait jamais un mot désobligeant. Scarlett se rendit compte tout à coup que les accès de fureur des Wilkes et des Hamilton étaient fort capables d’égaler ceux des O’Hara en intensité sinon les dépasser.
« Je commence à en avoir assez d’entendre les gens t’adresser des reproches, ma chérie, déclara Mélanie. Cette fois, la mesure est comble et je m’en vais remettre un peu les choses au point. Tout cela tient à ce que les gens sont jaloux de toi. Ils t’envient parce que tu es intelligente et que tu réussis. Oui, tu as réussi alors que des tas d’hommes ont échoué. Ne m’en veuille pas de te dire cela, ma chérie. Je ne veux pas dire par là que tu n’as pas conservé ton rôle de femme, car ce n’est pas vrai. Je laisse aux autres le soin de raconter ça. Non, les gens ne te comprennent pas. Que veux-tu, ils ne peuvent pas tolérer qu’une femme soit intelligente. En tout cas, ton intelligence et ta réussite ne donnent pas aux gens le droit de prétendre que toi et Ashley… Nom d’un petit bonhomme ! »
Sur les lèvres d’un homme, cette exclamation des plus anodines se fût sans nul doute transformée en blasphème. Alarmée par cette explosion de colère sans précédent chez elle, Scarlett regarda sa belle-sœur.
« Quant aux ignobles mensonges qu’ils ont inventés… Archie, India, Mme Elsing ! Comment ont-ils eu cette audace ? Bien entendu, Mme Elsing n’est pas venue ici. Non, elle n’en a pas eu le courage. Mais comprends-tu, ma chérie ; elle t’a toujours détestée parce que tu avais plus de succès que Fanny. Et puis elle t’en a tellement voulu d’avoir retiré à Hugh la direction de la scierie. En tout cas, tu as eu bien raison de le changer de poste. C’est un imbécile, un fainéant, un propre à rien ! » Avec quel empressement Mélanie condamnait son ami d’enfance, son ancien soupirant ! « Je regrette ce que j’ai fait pour Archie. Je n’aurais jamais dû abriter cette vieille canaille sous mon toit. On me l’avait bien dit, mais je n’ai voulu écouter personne. Il ne t’aimait pas à cause des forçats, mais qui peut te reprocher d’en avoir embauché ! Un assassin, l’assassin d’une femme ! Et après tout ce que j’avais fait pour lui il est venu me dire… Je t’assure que je n’aurais pas pleuré si Ashley l’avait tué. Je lui ai dit de faire son balluchon, et il est parti l’oreille basse, je te prie de croire. Il a quitté la ville.
« Quant à India, c’est une horreur ! Ma chérie, la première fois que je vous ai vues toutes les deux, je n’ai pu m’empêcher de remarquer qu’elle était jalouse de toi et qu’elle te détestait parce que tu étais plus jolie qu’elle et que tous les hommes t’entouraient. C’est surtout à cause de Stuart Tarleton qu’elle t’en voulait. Elle pensait tellement à Stuart que… vois-tu, ça m’est pénible de dire cela de la sœur d’Ashley, mais je crois qu’elle a eu le cerveau détraqué à force de penser à lui. On ne peut pas expliquer autrement son geste… Je lui ai dit de ne plus jamais remettre les pieds ici et j’ai ajouté que si jamais je l’entendais insinuer… eh bien ! je… je la traiterais de menteuse en public ! »
Mélanie s’arrêta et brusquement une expression de douceur se répandit sur son visage jusque-là enflammé par la colère. Mélanie possédait au plus haut point cet esprit de clan particulier aux Géorgiens, et l’idée d’une querelle de famille lui déchirait le cœur. Elle hésita un moment avant de poursuivre, mais Scarlett avait toutes ses préférences. « Oui, reconnut-elle loyalement, elle a toujours été jalouse parce que c’est toi que j’aimais le mieux. Elle ne reviendra plus jamais ici et je ne remettrai plus jamais les pieds chez les gens qui la reçoivent. Ashley est d’accord avec moi, mais ça lui brise le cœur de penser que sa sœur est capable de dire de telles… »
En entendant prononcer le nom d’Ashley, Scarlett à bout de nerfs fondit en larmes. Il lui faudrait donc toujours frapper Ashley en plein cœur ! Elle n’avait eu qu’une seule pensée, le rendre heureux, le protéger mais chaque fois elle semblait destinée à lui faire du mal. Elle avait gâché sa vie, brisé sa fierté, sa dignité, troublé cette paix intérieure, ce calme qui reposaient en lui sur le sentiment de l’honneur. Et maintenant elle l’avait éloigné de sa sœur qu’il aimait. Pour sauver sa propre réputation et le bonheur de sa femme, il avait dû sacrifier India, la faire passer pour une menteuse, une vieille fille jalouse et à moitié folle… India, dont tous les soupçons étaient fondés, dont toutes les accusations étaient justifiées. Chaque fois qu’Ashley regarderait India en face, il verrait luire dans ses yeux la vérité, il surprendrait dans ses yeux un reproche et y lirait ce froid mépris dans l’art duquel les Wilkes étaient passés maîtres.
Scarlett savait qu’Ashley plaçait l’honneur plus haut que la vie, et elle devinait les tortures qu’il devait endurer. Comme elle, il était forcé de s’abriter derrière Mélanie. Cependant, Scarlett avait beau se rendre compte que c’était là la seule attitude possible, et se dire que si Ashley se trouvait dans une fausse situation c’était en grande partie de sa faute, elle était femme et elle eût respecté davantage Ashley s’il avait tué Archie et s’il avait reconnu devant Mélanie et devant tout le monde le bien-fondé des accusations portées contre lui. Elle savait bien que ça n’était pas loyal de penser cela, mais elle était trop désemparée pour s’arrêter à de tels détails. Elle se rappelait certaines paroles cinglantes de Rhett et elle se demandait si vraiment Ashley avait bien joué son rôle d’homme dans toute cette affaire. Et, pour la première fois, l’auréole brillante dont elle l’avait enveloppé depuis le jour où elle s’était éprise de lui commença imperceptiblement à perdre de son éclat. La honte et le remords qu’elle éprouvait rejaillissaient également sur Ashley et étendaient sur lui leur ternissure. Elle s’efforça de bannir cette pensée, mais, comme elle n’y parvenait pas, elle ne fit que pleurer de plus belle.
« Je t’en supplie ! Je t’en supplie ! s’écria Mélanie qui, laissant tomber sa broderie, se jeta sur le sofa et attira la tête de Scarlett contre son épaule. Je n’aurais pas dû te raconter tout cela. Ça te fait trop de peine. Je devine dans quel état tu dois être. Je ne parlerai plus jamais de cela. Ce sera comme s’il ne s’était jamais rien passé. Mais, ajouta-t-elle avec une rage contenue, je m’en vais montrer à India et à Mme Elsing de quel bois je me chauffe. Qu’elles n’aillent pas s’imaginer qu’elles peuvent impunément colporter des mensonges sur mon mari et sur ma belle-sœur. Je vais m’y prendre de telle façon qu’elles n’oseront plus relever la tête. Maintenant, tous ceux qui les croiront, tous ceux qui les recevront seront mes ennemis ! »
Scarlett, le cœur meurtri, porta ses regards vers l’avenir et comprit qu’elle allait être la cause d’une querelle qui, pendant des générations, diviserait la ville et les siens.
Mélanie tint parole. Elle n’aborda plus jamais ce sujet ni devant Scarlett, ni devant Ashley, et refusa à tout le monde le droit de lui en parler. Elle adopta un air de froide indifférence qui ne tardait pas à se transformer en politesse glaciale lorsque quelqu’un s’avisait de faire allusion à cette question. Au cours des semaines qui suivirent sa réception, alors que Rhett avait mystérieusement disparu et que la ville entière jasait, s’agitait ou prenait parti, elle ne fit pas quartier aux détracteurs de Scarlett, qu’ils fussent de vieux amis ou des parents. Elle ne dit rien, elle passa à l’action.
Elle s’attacha aux pas de Scarlett et la suivit comme son ombre. Elle l’obligea à retourner tous les matins au magasin et au chantier, et elle l’accompagna. Bien que Scarlett ne tînt guère à s’exposer aux regards curieux de ses concitoyens, elle insista pour qu’elle fît une promenade l’après-midi et elle s’assit à côté d’elle dans la voiture. Elle l’emmena à des jours de réceptions et l’introduisit dans des salons où elle n’avait pas mis les pieds depuis plus de deux ans, et Mélanie, avec un air farouche qui voulait dire « qui m’aime doit aimer ceux que j’aime », engageait la conversation avec des maîtresses de maison suffoquées.
Lors de ces réceptions, elle s’arrangeait pour arriver avec Scarlett au début de l’après-midi et attendait pour se retirer que la dernière visiteuse fût partie, privant ainsi les dames du plaisir de discuter en groupe et de se livrer au jeu des suppositions, ce qui d’ailleurs n’allait pas sans soulever quelque indignation. Ces visites constituaient une épreuve particulièrement pénible pour Scarlett, mais elle n’osait pas refuser à Mélanie de s’y rendre avec elle. Ça lui était odieux de s’asseoir au milieu d’un essaim de femmes qui se demandaient en secret si Scarlett avait bien été surprise en flagrant délit d’adultère. Ça lui était odieux de savoir que ces femmes ne lui eussent adressé la parole si elles n’avaient pas aimé Mélanie et craint de perdre son amitié. Pourtant Scarlett comprenait qu’après l’avoir reçue chez elles ces femmes ne pouvaient plus faire celles qui ne la connaissaient pas.
Que l’on fût pour ou contre Scarlett, sa personne en fait n’entrait guère en ligne de compte et c’était bien là l’indice de la piètre estime en laquelle on la tenait. « Elle ne vaut pas cher », telle était l’opinion générale. Scarlett s’était fait trop d’ennemis pour avoir beaucoup de défenseurs. Ses paroles et ses actes avaient ulcéré trop de cœurs pour que les gens dans l’ensemble s’inquiétassent des conséquences que ce scandale pouvait avoir pour elle. Par contre, tout le monde tenait énormément à ne pas nuire à Mélanie ou à India, et c’était bien plus autour d’elles qu’autour de Scarlett que se déchaînait la tempête concentrée sur une seule question « India a-t-elle menti ? »
Ceux qui partageaient le point de vue de Mélanie soulignaient triomphalement que celle-ci ne quittait pas Scarlett d’une semelle. Quelle femme ayant les principes de Mélanie épouserait la cause d’une femme coupable, et surtout d’une femme qui se serait rendue coupable d’adultère avec son propre mari ? Non, ce n’était pas possible ! India n’était qu’une vieille fille au cerveau fêlé qui détestait Scarlett et avait inventé sur son compte toutes sortes de mensonges qu’elle avait fait accepter à Archie et à Mme Elsing.
Mais, demandaient les partisans d’India, si Scarlett n’est pas coupable, où donc est le capitaine Butler ? Pourquoi n’est-il pas ici auprès de sa femme à lui prêter son appui moral ? Il était impossible de répondre à cette question et, à mesure que les semaines passaient et que se répandait le bruit de la grossesse de Scarlett, augmentait la satisfaction des tenants d’India. Cet enfant ne pouvait pas être du capitaine Butler. On savait depuis trop longtemps que Rhett et Scarlett étaient des étrangers l’un pour l’autre et qu’ils faisaient chambre à part. La ville entière en était scandalisée depuis assez longtemps pour qu’on sût à quoi s’en tenir.
Ainsi les langues allaient leur train, divisant l’opinion en deux, divisant le clan pourtant si uni des Hamilton, des Wilkes, des Burr, des Whitman et des Winfield. Tous les membres de la famille étaient forcés de prendre parti. Il n’y avait pas de terrain neutre. Mélanie avec sa dignité glacée et India avec son amertume et ses propos acerbes y veillaient d’ailleurs. Cependant, de quelque côté que se rangeassent les divers parents, ils en voulaient tous à Scarlett d’avoir été une cause de rupture au sein de la famille. Ils estimaient qu’elle n’en valait pas la peine. Ils déploraient également qu’India eût assumé la responsabilité de laver en public le linge sale de ses proches et d’impliquer Ashley dans un scandale aussi déshonorant. Toutefois, maintenant qu’India avait parlé, nombreux étaient ceux qui prenaient sa défense contre Scarlett, soutenue à son tour par les partisans de Mélanie.
La moitié d’Atlanta était ou se prétendait alliée à Mélanie ou à India. Les cousins, cousins germains, issus de germains, ou cousins à la mode de Bretagne se ramifiaient à l’infini et il fallait être un Géorgien de pure souche pour se reconnaître au milieu de ce lacis inextricable. Tous ces gens avaient l’esprit de clan poussé au plus haut point. Aux époques difficiles ils formaient le carré et, quelle que fût l’opinion de chacun sur les autres membres de la tribu, ils présentaient à l’ennemi un front que rien ne pouvait entamer. À l’exception de la guérilla menée par tante Pitty contre l’oncle Henry et dont les épisodes avaient été pendant des années un sujet de plaisanteries dans la famille, il n’y avait jamais eu de brèche ouverte entre ces gens. Bien élevés, tranquilles et réservés, il ne leur arrivait même jamais de se prendre gentiment de bec comme cela se produisait dans la plupart des familles d’Atlanta.
Désormais ils étaient pourtant divisés et l’on vit des cousins au cinquième et au sixième degré prendre parti dans le plus beau scandale qu’Atlanta eût jamais connu. Cela mit à rude épreuve le tact et la patience de l’autre moitié de la ville, car la querelle d’India et de Mélanie sema le trouble dans tous les cénacles. Les Amis de Thalie, le Cercle de Couture pour les Veuves et les Orphelins de la Confédération, l’Association pour l’Embellissement des tombes de nos Glorieux Morts, le Cercle musical du Samedi soir, la Société des réunions dansantes et la Bibliothèque des jeunes hommes, toutes ces organisations eurent à pâtir de cette dispute. Il en alla de même pour quatre églises, leurs dames auxiliatrices et leurs sociétés de missions paroissiales. Il fallut faire très attention de ne pas mettre dans les mêmes comités des membres des factions opposées. Lorsque venaient leurs jours de réception, les dames d’Atlanta étaient dans leurs petits souliers de quatre heures à six heures de l’après-midi, car elles redoutaient que Mélanie et Scarlett ne leur rendissent visite au moment précis où des partisans d’India se trouveraient assis dans leur salon.
De toute la famille, ce fut la pauvre tante Pitty qui eut le plus à pâtir de cet état de choses. Pitty, qui désirait uniquement mener une vie confortable entourée de l’affection des siens, eût bien voulu ménager la chèvre et le chou, mais ni la chèvre ni le chou ne le lui permirent.
India habitait chez elle et si elle se rangeait du côté de Mélanie ainsi qu’elle l’eût aimé, India la quitterait, et si India la quittait, que deviendrait cette malheureuse Pitty ? Elle ne pouvait pas vivre seule. Elle en serait alors réduite à prendre une inconnue chez elle ou à s’en aller vivre chez Scarlett. Tante Pitty devinait vaguement que le capitaine Butler ne s’opposerait pas à ce projet. Ou bien encore, elle irait se réfugier chez Mélanie et coucherait dans le réduit qui servait de chambre à Beau. Pitty ne débordait point d’amour pour India. India l’intimidait avec ses manières sèches et guindées et ses convictions passionnées, mais, grâce à elle, Pitty pouvait continuer d’avoir ses aises et, comme Pitty obéissait toujours plus à des considérations de cet ordre qu’à des considérations d’ordre moral, India resta.
Néanmoins, sa présence chez tante Pitty attira tous les orages sur la tête de cette dernière, car Scarlett et Mélanie en conclurent toutes deux que leur tante épousait la querelle d’India. Scarlett refusa sèchement de contribuer à l’entretien de Pitty tant qu’India vivrait sous son toit. Chaque semaine Ashley envoyait de l’argent à sa sœur, mais chaque semaine India le lui retournait au grand désespoir de la vieille demoiselle. La situation financière de la maison de briques rouges eût été lamentable sans l’intervention de l’oncle Henry, qui força Pitty à accepter son aide quoi qu’il en coûtât à la malheureuse.
Mélanie était la personne que Pitty aimait le mieux au monde après elle-même, or Melly se conduisait désormais comme une étrangère froide et polie. Bien que son jardin touchât celui de tante Pitty, elle ne franchissait plus jamais la haie de clôture alors que cela lui arrivait jadis une douzaine de fois par jour. Pitty allait lui rendre visite, pleurait, protestait de son amour et de son attachement, mais Mélanie se dérobait et ne lui rendait pas ses visites.
Pitty savait fort bien ce qu’elle devait à Scarlett. En fait, elle lui devait presque l’existence. Dans les jours sombres qui avaient suivi la guerre, alors que Pitty avait le choix entre s’adresser à son frère Henry ou mourir de faim, Scarlett avait fait marcher sa maison, l’avait nourrie, vêtue, et lui avait permis de tenir son rang dans la société d’Atlanta. Et, depuis que Scarlett s’était remariée et s’était installée chez elle, elle s’était montrée la générosité même. Et le capitaine Butler, si impressionnant, si séduisant ! Souvent, lorsqu’il lui avait rendu visite avec Scarlett, Pitty trouvait sur une console un porte-monnaie flambant neuf bourré de billets de banque, ou des mouchoirs de dentelle noués aux quatre coins et remplis de pièces d’or, qu’une main adroite avait glissés dans sa boîte à ouvrage. Rhett jurait ses grands dieux qu’il ne savait pas d’où venaient ces présents et accusait Pitty, d’une manière bien peu raffinée, d’avoir un admirateur secret. En général, c’était au vieux et moustachu grand-père Merriwether qu’il s’en prenait.
Oui, Pitty devait à Mélanie d’être aimée, à Scarlett d’être à l’abri du besoin et, à India, que devait-elle ? Rien, sinon que la présence d’India lui évitait de renoncer à ses habitudes douillettes et de prendre elle-même des décisions. Tout cela était si désespérant et tellement, tellement bas que Pitty, qui, de toute sa vie, n’avait jamais pris une décision elle-même, laissa aller les choses et passa beaucoup de temps à verser des larmes que nul ne séchait.
En fin de compte, certaines personnes crurent de bonne foi à l’innocence de Scarlett, non pas à cause de son mérite personnel, mais uniquement parce que Mélanie avait confiance en elle. D’autres firent des réserves, mais se montrèrent fort courtoises envers Scarlett et lui rendirent visite parce qu’elles aimaient Mélanie et ne tenaient pas à perdre son affection. Les partisans d’India saluaient Scarlett avec froideur et un tout petit nombre d’entre eux feignaient de ne pas la connaître. Devant ceux-là, Scarlett se sentait à la fois gênée et furieuse, mais elle se rendait compte que, sans Mélanie et sa prompte parade, la ville entière lui eût tourné le dos et elle eût été mise au ban de la société.