Rhett partit d’un éclat de rire si bruyant que l’écho se répercuta dans le silence et que Scarlett entendit s’ouvrir la porte de la cuisine.
« Taisez-vous ! Mama a des oreilles de lynx, et ce n’est pas convenable de rire si peu de temps après… cessez de rire. Vous savez bien que j’ai raison. Du plaisir ! Ah ! oui, parlons-en !
— Je vous ai dit que vous n’aviez pas eu de chance et ce que vous venez de me sortir le prouve bien. Vous avez épousé successivement un petit garçon et un vieillard. Par-dessus le marché, je parie que votre mère vous avait recommandé de supporter “ces choses-là” à cause des compensations que vous vaudraient les joies de la maternité. Eh bien ! tout cela est archi-faux. Pourquoi ne tâteriez-vous pas du mariage avec un homme jeune et vigoureux, qui a une mauvaise réputation, et qui sait s’y prendre avec les femmes. Ça pourrait être drôle.
— Vous êtes aussi fat que grossier. J’estime que cette conversation a assez duré. C’est… c’est tout à fait vulgaire.
— Et c’est bien agréable aussi, n’est-ce pas ? Je suis sûr que vous n’avez encore jamais discuté avec un homme la question des rapports conjugaux, même pas avec Charles ou avec Frank. »
Scarlett regarda Rhett d’un air menaçant. Il en savait trop. Elle se demandait où il avait appris tout ce qu’il savait sur les femmes. C’était indécent.
« Ne froncez pas les sourcils comme ça. Fixez vous-même la date qu’il vous plaira. Je ne vous demande pas de m’épouser tout de suite par respect pour votre réputation. Nous observerons un délai convenable. À propos, combien de temps au juste dure un “délai convenable” ?
— Je ne vous ai pas dit que je vous épouserai. C’est choquant de parler de ces choses en un pareil moment.
— Je vous ai déjà dit pourquoi j’en parlais. Je m’en vais demain et je suis un amant trop fougueux pour contenir davantage ma passion. Mais peut-être ai-je déployé trop de hâte en vous faisant ma cour ? »
Avec une promptitude qui effraya Scarlett, Rhett se laissa glisser à bas du sofa. Agenouillé, la main délicatement posée sur le cœur, il se mit à déclamer :
« Pardonnez la stupeur que vous cause l’impétuosité de mes sentiments, ma chère Scarlett… je veux dire, ma chère madame Kennedy. Il n’a pu vous échapper que depuis un certain temps déjà l’amitié que je nourrissais en mon cœur s’était muée en un sentiment plus profond, un sentiment plus beau, plus pur, plus sacré. Oserais-je vous le nommer ? Ah ! c’est l’amour qui me rend si hardi !
— Relevez-vous, je vous en prie, supplia Scarlett. Vous êtes dans une position ridicule. Supposez que Mama entre et vous surprenne ainsi ?
— Elle serait suffoquée et n’en voudrait pas croire ses yeux. Ce serait la première fois qu’elle me verrait me comporter en homme du monde, déclara Rhett en se relevant avec légèreté. Voyons, Scarlett, vous n’êtes ni une enfant, ni une collégienne pour m’envoyer promener avec des arguments basés sur la décence et autres excuses de ce calibre. Dites-moi que vous m’épouserez à mon retour ou je jure devant Dieu que je ne m’en irai pas. Je passerai mon temps à rôder autour de chez vous. Toutes les nuits je jouerai de la guitare sous vos fenêtres et je chanterai à pleins poumons. Je vous compromettrai si bien que vous serez obligée de m’épouser pour sauver votre réputation.
— Rhett, soyez raisonnable. Je ne veux épouser personne.
— Non ? Vous ne me donnez pas votre véritable raison. Il ne s’agit pas d’une timidité de petite fille, alors qu’est-ce que c’est ? »
Soudain, Scarlett pensa à Ashley. Elle le vit aussi nettement que s’il se tenait à côté d’elle avec ses cheveux dorés comme par un rayon de soleil, ses yeux langoureux, son maintien rempli de dignité, son attitude différente de celle de Rhett. C’était de lui que venait la véritable raison de son refus, c’était à cause de lui qu’elle ne voulait pas se remarier, bien qu’elle n’eût rien contre Rhett et que parfois il lui arrivât d’avoir pour lui une affection sincère. Elle appartenait pour toujours à Ashley. Elle n’avait jamais appartenu ni à Charles, ni à Frank, et il lui serait impossible d’appartenir à Rhett pour de bon. Presque tout ce qu’elle avait entrepris, presque toutes les luttes qu’elle avait soutenues ou les résultats qu’elle avait obtenus avaient été inspirés par lui ou lui avaient été consacrés. Elle l’aimait. Elle appartenait à Ashley de tout son être. Elle appartenait à Ashley et à Tara. Les sourires et les baisers dont elle avait gratifié Charles et Frank étaient destinés à Ashley, bien qu’il ne les eût jamais réclamés et qu’il n’en revendiquerait jamais la propriété. Quelque part au tréfonds de son cœur était enfoui le désir de se conserver intacte pour lui, bien qu’elle sût que jamais elle ne serait sienne.
Elle ignorait que son visage avait changé, que la rêverie l’avait empreint d’une douceur que Rhett ne lui avait jamais vue auparavant. Il regarda ses yeux verts et obliques, agrandis et flous, il suivit le tendre renflement de ses lèvres et le souffle lui manqua. Alors, une sorte de rictus contracta le coin de sa bouche qui s’abaissa brusquement et il s’exclama avec une violence passionnée :
« Scarlett O’Hara, vous êtes une imbécile ! »
Sans lui laisser le temps de revenir de son rêve lointain, Rhett la prit dans ses bras. Son étreinte était aussi précise, aussi vigoureuse que sur la route sombre de Tara, il y avait si longtemps de cela. De nouveau, Scarlett sentit toute résistance l’abandonner. Elle cédait. Une vague tiède l’emportait. L’image sereine d’Ashley Wilkes se brouillait, s’enfonçait dans le flot, disparaissait. Rhett lui appuya la tête contre son bras et la renversa en arrière. Alors il se mit à l’embrasser doucement pour commencer, puis de plus en plus vite et avec une intensité qui la fit se cramponner à lui comme au seul élément solide dans un monde qui vacillait. Sa bouche la pressait, lui écartait les lèvres, communiquait à ses nerfs d’affolants frissons, éveillait en elle des sensations dont elle se serait crue incapable. Et avant même que s’accélérât le rythme du tourbillon qui l’entraînait elle se rendit compte qu’elle lui rendait ses baisers.
« Arrêtez… je vous en prie, je vais m’évanouir », murmura-t-elle en essayant faiblement de détourner les lèvres. Rhett lui ramena la tête contre sa propre épaule et elle aperçut son visage comme à travers un voile. Ses yeux démesurés brûlaient d’un feu étrange. Le frémissement de ses bras l’inquiétait.
« Je veux que vous vous évanouissiez. Je vous ferai vous évanouir. Voilà des années que cela vous est dû. Aucun des imbéciles que vous avez connus ne vous a jamais embrassée comme cela, hein ! Ni votre précieux Charles, ni votre précieux Frank, ni votre stupide Ashley…
— Je vous en prie…
— Si, je dis bien, votre stupide Ashley… Tous les hommes du monde… Que connaissent-ils des femmes ? Que connaissent-ils de vous ? Moi, je vous connais. »
Sa bouche avait repris possession de la sienne et elle s’abandonnait, trop faible pour détourner la tête ou même en avoir le désir, secouée par les battements de son cœur, effrayée par la force de Rhett, vaincue par ses nerfs qui la trahissaient. Qu’allait-il faire ? S’il ne s’arrêtait pas, elle allait s’évanouir. Si seulement il s’arrêtait… si seulement il voulait ne jamais s’arrêter.
« Dites oui ! »
Sa bouche frôlait la sienne. Ses yeux étaient si près des siens qu’ils paraissaient énormes, qu’il semblait n’y avoir plus qu’eux au monde. « Dites oui, bon Dieu, ou… »
Elle murmura « oui » sans même réfléchir. On eût dit qu’il lui avait imposé sa réponse et qu’elle avait obéi sans que sa volonté fût intervenue. Cependant, à peine eut-elle prononcé le mot qu’elle retrouva brusquement son calme. Sa tête cessa de tourner, le vertige causé par le cognac s’atténua. Elle lui avait promis de l’épouser alors qu’elle n’avait nullement l’intention de lui faire pareille promesse. Elle ne savait guère comment tout cela s’était produit, mais elle ne regrettait rien. Maintenant, il lui semblait tout naturel d’avoir dit oui… presque comme si, par une intervention divine, quelqu’un de plus fort qu’elle s’était chargé de résoudre à sa place les difficultés qui se présentaient.
Rhett poussa un bref soupir et se pencha en avant. Scarlett crut qu’il allait se remettre à l’embrasser. Elle ferma les yeux et renversa la tête. Mais il se redressa et elle fut légèrement déçue. Il y avait quelque chose de grisant à se laisser embrasser comme cela, malgré l’étrangeté des sensations que lui procuraient ces baisers.
Pendant un moment, il demeura immobile, la tête de Scarlett appuyée au creux de son épaule. Il sembla faire un effort pour se maîtriser et le tremblement de ses bras s’apaisa. Il s’écarta un peu de Scarlett et posa son regard sur elle. Elle rouvrit les yeux et s’aperçut que ceux de Rhett avaient perdu leur reflet inquiétant. Néanmoins, elle ne put supporter son regard et, confuse, éperdue, les tempes bourdonnantes, elle baissa les yeux.
Rhett se remit à parler. Sa voix était fort calme.
« C’est oui pour de bon ? Vous n’allez pas me reprendre votre parole ?
— Non.
— Ce n’est pas uniquement parce que je vous ai… quelle est donc cette phrase ?… soulevée de terre par mon… hum… ardeur ? »
Scarlett se taisait, car elle ne savait que répondre, et il lui était impossible de soutenir le regard de Rhett. Rhett la prit par le menton et lui releva la tête.
« Je vous ai dit un jour que je pouvais tout supporter de vous, sauf un mensonge. Maintenant, je veux la vérité. Pourquoi avez-vous dit oui ? »
Les mots ne venaient toujours pas, mais comme elle retrouvait peu à peu son sang-froid Scarlett garda les yeux modestement baissés et un petit sourire erra au coin de ses lèvres.
« Regardez-moi. Est-ce pour mon argent ?
— Voyons, Rhett ! En voilà une question !
— Regardez-moi donc et n’essayez pas de m’embobiner. Je ne suis ni Charles, ni Frank, ni l’un des jouvenceaux du comté, pour me laisser prendre à vos battements de paupières. Est-ce pour mon argent ?
— Eh bien !… il y a de cela.
— Ah ! oui ! »
Rhett ne manifesta aucune contrariété. Il poussa un soupir et s’arrangea pour étouffer dans son regard l’étincelle qu’y avait allumée les paroles de Scarlett et que celle-ci n’avait pas remarquée, dans son trouble.
« C’est que l’argent est bien utile, fit Scarlett, qui pataugeait. Vous le savez bien, Rhett, et Frank ne m’a pas laissé grand-chose. Mais, en tout cas… allons, Rhett, nous nous entendrons très bien, vous savez. D’ailleurs, vous êtes le seul homme que je connaisse qui puisse entendre la vérité de la bouche d’une femme. Ce sera très agréable pour moi d’avoir un mari qui ne me prendra pas pour une oie et s’attendra à ce que je lui mente… et puis… eh bien ! j’ai vraiment de l’affection pour vous.
— De l’affection pour moi ?
— Allons, fit Scarlett avec humeur. Si je vous disais que je vous aime à la folie, je mentirais, et ce qu’il y aurait de plus grave, c’est que vous vous en rendriez compte.
— J’ai l’impression que vous poussez parfois un peu trop loin l’amour de la vérité, mon petit. Ne pensez-vous pas que, au prix d’un mensonge, vous auriez avantage à me dire : “Rhett, je vous aime.” »
De plus en plus interloquée, Scarlett se demanda où Rhett voulait en venir. Il paraissait si bizarre avec son air moqueur et un peu vexé. Il enfouit les mains dans ses poches de pantalon et Scarlett vit qu’il serrait les poings.
« Allons », pensa Scarlett, qui sentait la moutarde lui monter au nez comme toujours lorsque Rhett adoptait un ton persifleur. « Oui, même s’il ne doit pas m’épouser, je dirai la vérité. »
« Rhett, ce serait un mensonge. Du reste, à quoi nous servirait de jouer la comédie ? Je vous ai dit que j’avais de l’affection pour vous. Vous savez à quoi vous en tenir sur notre compte. Vous m’avez déclaré un jour que vous ne m’aimiez pas, mais que nous avions beaucoup de points communs. “Deux canailles”, c’est ainsi que vous…
— Oh ! mon Dieu, murmura Rhett en détournant la tête. Me laisser prendre à mon propre piège !
— Que dites-vous ?
— Rien. » Il regarda Scarlett et se mit à rire, mais d’un rire qui n’avait rien d’agréable. « Fixez vous-même la date, ma chère. » Il rit de nouveau, s’inclina et lui baisa les mains.
Ravie de voir se dissiper sa mauvaise humeur, Scarlett sourit à son tour.
Il joua un instant avec la main que Scarlett lui avait abandonnée et reprit :
« En lisant des romans, avez-vous jamais trouvé l’histoire, vieille comme le monde, de la femme indifférente qui finit par s’éprendre de son mari ?
— Vous savez bien que je ne lis jamais de romans », répondit Scarlett, puis, désireuse d’entrer dans le jeu de Rhett, elle ajouta : « D’ailleurs, vous m’avez dit une fois que l’amour entre mari et femme était le comble du mauvais goût.
— Sacré bon Dieu ! J’en ai dit des choses, autrefois ! J’en ai même un peu trop dit ! répliqua Rhett d’un ton sec, tout en se levant.
— Ne jurez pas.
— Il faudra vous y habituer et apprendre à jurer, vous aussi. Oui, il va falloir vous habituer à tous mes défauts. Ça vous apprendra à avoir de… l’affection pour moi et à mettre vos jolies pattes sur mon magot.
— Allons, ne prenez donc pas la mouche, parce que je n’ai pas voulu flatter votre orgueil par un mensonge. Vous ne m’aimez pas, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi aurais-je de l’amour pour vous ?
— Non, ma chère, je n’ai pas plus d’amour pour vous que vous n’en avez pour moi, et si jamais je vous aimais, vous seriez la dernière personne à qui je le dirais. Que Dieu vienne en aide au malheureux qui vous aimera pour de bon. Si jamais un tel homme existe, vous lui broierez le cœur, ma petite chatte chérie, ma petite chatte cruelle, si insouciante et si sûre d’elle-même qu’elle ne se donne même pas la peine de rentrer ses griffes. »
Rhett obligea Scarlett à se lever et il l’embrassa de nouveau, mais cette fois ses lèvres semblaient obéir à une impulsion différente. On eût dit qu’il avait envie de faire mal ou de blesser la jeune femme dans sa pudeur. Ses lèvres descendirent le long du cou de Scarlett, sur sa gorge, glissèrent plus bas sur le taffetas du corsage, juste au niveau de la poitrine, s’y attardèrent avec tant d’insistance que Scarlett sentit son haleine lui brûler la peau. Elle se débattit, le repoussa de ses deux mains.
« Vous n’avez pas le droit ! Comment osez-vous !
— Votre cœur bat la breloque comme celui d’un lapin, fit Rhett d’un ton ironique. Si j’étais prétentieux, je dirais même qu’il bat un peu trop vite pour un cœur qui ne recèle que de l’affection. Allons, ne hérissez pas vos plumes. Abandonnez vos airs de vierge martyre. Ça ne vous va pas. Dites-moi plutôt ce que vous voulez que je vous rapporte d’Angleterre. Une bague ? Quel genre de bague aimeriez-vous ? »
Scarlett hésita un instant, partagée entre l’intérêt éveillé en elle par les derniers mots de Rhett et le désir féminin de prolonger la scène de colère et d’indignation.
« Oh !… un diamant… surtout, Rhett, ne manquez pas de m’en acheter un gros.
— C’est ça, pour que vous puissiez vous pavaner devant vos amies qui sont dans la misère et que vous puissiez dire : “Regardez donc ce que j’ai déniché !” Entendu, vous aurez une grosse bague, si grosse que vos amies moins heureuses que vous se consoleront en chuchotant à mi-voix que c’est vraiment vulgaire de porter des pierres de cette taille-là. »
Rhett traversa soudain la pièce, suivi de Scarlett, qui, stupéfaite, l’accompagna jusqu’à la porte.
« Qu’y a-t-il ? Où allez-vous ?
— Je rentre chez moi faire mes malles.
— Oh ! mais…
— Mais quoi ?
— Rien, j’espère que vous ferez bon voyage.
— Merci. »
Il ouvrit la porte et passa dans le vestibule. Un peu désemparée, un peu déçue par ce revirement, Scarlett lui emboîta le pas. Il mit son manteau, prit ses gants et son chapeau.
« Je vous écrirai. Prévenez-moi si vous changez d’idée.
— Vous ne…
— Eh bien ? »
Il paraissait impatient de s’en aller.
« Vous ne m’embrassez pas pour me dire au revoir ? » fit Scarlett à voix basse, de peur qu’on ne l’entendît dans la maison.
« Vous ne trouvez pas que ça suffit comme embrassades pour un même soir ? riposta Rhett avec un sourire. Pour une jeune femme modeste et bien élevée… allons, ne vous ai-je pas dit que vous y prendriez goût ?
— Oh ! vous êtes impossible ! s’écria Scarlett en colère, sans se soucier d’attirer l’attention de Mama. Ce me serait bien égal que vous ne reveniez jamais. »
Elle pivota sur ses talons et prit son élan vers l’escalier, tout en espérant que Rhett la retiendrait. Au lieu de cela, il ouvrit la porte d’entrée et un courant d’air froid s’engouffra dans la maison.
« N’ayez crainte, je reviendrai », fit-il et il sortit, laissant Scarlett au bas des marches, le regard fixé sur la porte qui s’était refermée.
En vérité, la bague que Rhett rapporta d’Angleterre était fort grosse, si grosse que Scarlett fut gênée de la porter. Elle aimait les bijoux coûteux et tape-à-l’œil, mais elle éprouvait la sensation désagréable que tout le monde pensait, non sans raison, que la bague était vulgaire. Un diamant de quatre carats en occupait le centre et tout autour étaient serties d’innombrables petites émeraudes. La bague lui recouvrait entièrement la première phalange de l’annulaire et donnait l’impression d’entraîner la main par son poids. Scarlett soupçonnait Rhett de s’être donné beaucoup de mal pour découvrir un pareil modèle et l’accusait de l’avoir fait exécuter par pure méchanceté.
Jusqu’à ce que Rhett revînt à Atlanta et que la bague ornât son doigt, elle ne souffla mot de ses intentions à personne, pas même à ses proches et, lorsqu’elle annonça ses fiançailles, ce fut un tollé général. Depuis l’affaire du Klan, Rhett et Scarlett avaient été, à l’exception des Yankees et des Carpetbaggers, les deux personnes les plus décriées de la ville. Tout le monde critiquait Scarlett, depuis le jour lointain où elle avait quitté le deuil de Charlie Hamilton. Sa façon si peu féminine de se comporter, en dirigeant elle-même ses scieries, son manque de pudeur pendant sa grossesse n’avaient fait qu’augmenter le ressentiment des gens contre elle. Mais la mort de Frank et de Tommy, les dangers auxquels une douzaine d’hommes s’étaient exposés par sa faute avaient transformé cette désapprobation en quelque chose de plus violent, et chacun avait flétri publiquement son attitude.
Quant à Rhett, la ville entière le détestait, depuis qu’il avait profité de la guerre pour spéculer, et par la suite ses sympathies avouées pour les républicains ne l’avaient point rehaussé dans l’estime de ses concitoyens, bien au contraire. Pourtant, si bizarre que ce fût, c’était surtout le fait d’avoir sauvé la vie d’un certain nombre des personnalités les plus marquantes d’Atlanta qui lui avait attiré la haine irréductible des dames de la ville.
Évidemment, ces dames ne regrettaient pas que leurs parents eussent échappé à la mort, mais elles étaient horriblement mortifiées que ceux-ci dussent leur salut à un tel homme et à un stratagème d’un goût aussi douteux. Pendant des mois et des mois, elles avaient dû supporter les rires méprisants des Yankees et elles se disaient que si Rhett avait véritablement eu à cœur les intérêts du Klan il aurait arrangé les choses d’une manière un peu plus convenable. Elles prétendaient qu’il avait volontairement entraîné les fugitifs chez Belle Watling pour mettre les gens comme il faut de la ville dans une situation déplaisante. En conséquence, il ne méritait ni qu’on le remerciât d’avoir sauvé ces messieurs, ni qu’on lui pardonnât ses erreurs passées.
Ces femmes, si promptes à compatir aux malheurs d’autrui, si prodigues de leurs efforts lorsque les circonstances le requéraient, savaient se montrer aussi implacables que des furies envers les renégats qui avaient enfreint le plus petit article de leur code tacite. Ce code était d’ailleurs fort simple : attachement indéfectible à la Confédération, honneur aux vétérans de la guerre, fidélité aux anciens principes, fierté dans la pauvreté, main ouverte aux amis, haine éternelle aux Yankees. À eux deux, Scarlett et Rhett avaient porté atteinte à chacun des articles de ce code.
Les hommes dont Rhett avait sauvé la vie avaient bien essayé, par décence et par gratitude, d’imposer silence aux femmes, mais sans grand succès. Avant l’annonce de leurs fiançailles, Scarlett et Rhett n’avaient guère été en odeur de sainteté. Néanmoins, les gens trouvaient encore le moyen d’être polis avec eux. Maintenant, il n’était même plus question de politesse. La nouvelle de leur mariage prochain fit l’effet d’une bombe. Les gens étaient atterrés et les femmes les plus placides n’hésitèrent pas à manifester avec chaleur leur façon de penser. Se marier un an à peine après la mort de Frank ! Elle qui avait été cause de sa mort ! Épouser ce Butler qui était propriétaire d’une maison de tolérance et qui brassait toutes sortes d’affaires louches avec les Yankees et les Carpetbaggers ! Séparément, on pouvait les supporter à la rigueur, mais l’impudente association de Scarlett et de Rhett, non, ça dépassait les bornes ! Personnages vils et méprisables tous les deux, ils méritaient d’être chassés de la ville !
Les gens d’Atlanta se fussent peut-être montrés tolérants si l’annonce de leurs fiançailles ne s’était était pas produite à un moment où les compagnons de bouteille de Rhett, Carpetbaggers et Scallawags, étaient devenus plus odieux que jamais aux citoyens respectables. La haine contre les Yankees et tous ceux qui fraternisaient avec eux avait atteint son paroxysme, car le dernier bastion de la résistance géorgienne à la domination yankee venait juste de tomber. La longue campagne qui avait commencé quatre ans plus tôt, le jour où Sherman, faisant route vers le Sud, avait quitté Dalton, produisait maintenant tous ses effets et l’humiliation de l’État était à son comble.
Trois années de Reconstruction avaient passé et n’avaient été que trois années de terrorisme. Tout le monde s’était dit que la situation ne pouvait pas empirer, mais la Géorgie s’apercevait que la Reconstruction, sous son aspect le plus sombre, en était juste à ses débuts.
Pendant trois ans, le gouvernement fédéral avait essayé d’imposer à la Géorgie des idées et une domination étrangères et, secondé par une armée chargée d’appliquer ses instructions, il avait en grande partie réussi. Cependant, seule la force des armes permettait au nouveau régime de se maintenir. L’État subissait contre son gré la domination yankee. Les hommes d’État de la Géorgie n’avaient cessé de lutter pour que le pays se gouvernât comme il l’entendait. Ils avaient résisté à tous les assauts et n’avaient jamais voulu reconnaître comme lois de leur État les décisions de Washington.
Officiellement, le gouvernement de la Géorgie n’avait jamais capitulé, mais la lutte qu’il avait livrée était demeurée stérile et avait eu pour seul résultat de reculer l’échéance fatale. Déjà de nombreux États du Sud voyaient des nègres illettrés accéder aux charges publiques les plus hautes, tandis que leurs législatures étaient sous la coupe des noirs et des Carpetbaggers. Grâce à sa résistance opiniâtre, la Géorgie avait échappé jusque-là à cette ultime dégradation. Pendant près de trois ans, le Parlement de l’État était resté sous le contrôle des blancs et des Démocrates. La présence des soldats yankees ne laissait guère de latitude aux représentants de l’État, mais, au moins, ils avaient encore la ressource de protester et de résister, et le gouvernement était toujours entre les mains d’hommes nés en Géorgie. Désormais, ce dernier rempart avait cédé lui aussi.
De même que, quatre ans auparavant, Johnston et ses soldats avaient été repoussés pas à pas de Dalton à Atlanta, de même, depuis 1865, les démocrates de Géorgie avaient été délogés successivement de chacune de leurs positions. Le pouvoir du gouvernement fédéral sur les affaires de l’État et l’existence des citoyens avait augmenté chaque jour. La force avait engendré la force et les règlements militaires de plus en plus nombreux avaient rendu caduques toutes les manifestations de l’autorité civile. En fin de compte, après que la Géorgie eut été érigée en province militaire, le gouvernement fédéral avait accordé le droit de vote aux nègres, sans se soucier de la légalité d’une telle mesure.
Une semaine avant l’annonce des fiançailles de Scarlett et de Rhett, on avait procédé à l’élection d’un gouverneur. Les démocrates du Sud avaient pour candidat le général John B. Gordon, l’un des citoyens les plus aimés et les plus respectés de Géorgie. Contre lui se présentait un républicain du nom de Bullock. L’élection avait duré trois jours au lieu d’un seul. Des nègres, par trains entiers, avaient été expédiés vers les centres où l’on votait. Bien entendu, Bullock avait remporté la victoire.
Si pénible qu’eût été la conquête de la Géorgie par Sherman, la conquête du parlement local par les Carpetbaggers, les Yankees et les nègres, fut plus pénible encore. Atlanta et la Géorgie tout entière écumaient et frémissaient de rage.
Et Rhett Butler était un ami de ce Bullock qu’on exécrait !
Avec son indifférence habituelle pour tout ce qui ne la touchait pas de près, Scarlett ne savait pour ainsi dire pas qu’on était en pleine période électorale. Rhett n’avait joué aucun rôle dans les élections et ses rapports avec les Yankees demeuraient ce qu’ils avaient toujours été. Il n’en restait pas moins que Rhett était un Scallawag et un ami de Bullock. Si le mariage se faisait, Scarlett, elle aussi, deviendrait une Scallawag. Atlanta n’était pas d’humeur à faire preuve de tolérance ou de charité envers ceux qui se trouvaient dans le camp ennemi, aussi la nouvelle des fiançailles tombant en un pareil moment, la ville se rappela-t-elle tous les méfaits du couple et oublia tout ce que Scarlett ou Rhett avaient pu faire de bien.
Scarlett se rendait bien compte que les esprits étaient montés contre elle, mais pour mesurer exactement l’état de l’opinion publique il lui fallut attendre que Mme Merriwether, poussée par le comité de sa paroisse, eût décidé, dans son propre intérêt, d’avoir un entretien particulier avec elle.
« Votre chère maman n’étant plus et Mlle Pitty n’ayant pas qualité pour… hum… pour aborder un tel sujet avec vous, j’estime qu’il est de mon devoir de vous mettre en garde, Scarlett. Le capitaine Butler n’est pas un parti convenable pour une femme de bonne famille. C’est un…
— Il a sauvé le grand-père Merriwether de la potence et votre neveu aussi. »
Mme Merriwether s’enflamma. Une heure auparavant, elle avait eu une discussion orageuse avec le grand-père. Le vieil homme lui avait déclaré qu’elle ne devait guère attacher de prix à son existence, pour n’avoir aucune gratitude envers Rhett Butler, bien qu’il fût un Scallawag et une canaille.
« Il a fait ça uniquement pour nous jouer à tous un mauvais tour. Oui, Scarlett, pour nous mettre dans une situation ridicule vis-à-vis des Yankees, poursuivit Mme Merriwether. Vous savez aussi bien que moi que cet homme est une crapule. Il a toujours été comme ça et, maintenant, on ne peut même plus lui parler. C’est tout bonnement un de ces hommes que les gens convenables ne reçoivent pas chez eux.
— Non ? Tiens, c’est étrange, madame Merriwether. Il a pourtant fréquenté votre salon assez souvent pendant la guerre. Et, si j’ai bonne mémoire, n’a-t-il pas fait cadeau à Maybelle de sa robe de mariée en satin blanc ?
— Pendant la guerre, les circonstances étaient différentes, et les gens comme il faut voyaient beaucoup d’hommes qui n’étaient pas tout à fait… on faisait tout cela pour la Cause, et l’on avait raison. Voyons, vous ne pouvez pas songer à épouser un homme qui n’a pas fait la guerre et qui se moquait de ceux qui s’engageaient ?
— Mais si, il a fait la guerre. Il s’est battu pendant huit mois. Il a pris part à la dernière campagne et à la bataille de Franklin. Il était avec le général Johnston quand il s’est rendu.
— Je n’ai jamais entendu dire cela, dit Mme Merriwether d’un air peu convaincu. Mais il n’a pas été blessé, ajouta-t-elle avec une intonation de triomphe.
— Quantité d’hommes ne l’ont pas été.
— Tous ceux qui se respectaient ont reçu une blessure. Je ne connais personne qui n’ait pas été blessé. »
Scarlett commençait à s’échauffer à son tour.
« J’ai l’impression que tous les hommes que vous connaissez n’étaient pas assez dégourdis pour savoir où se mettre quand il pleuvait… ou qu’on tirait sur eux. Maintenant, laissez-moi vous dire ceci, madame Merriwether, et vous pouvez en faire part à vos amies, les bonnes âmes. J’épouserai le capitaine Butler et ça me serait égal qu’il eût combattu sous le drapeau yankee. »
Lorsque la digne matrone se fut retirée, la capote frémissante de rage, Scarlett comprit qu’elle avait désormais en elle une ennemie acharnée et non plus une amie qui se contentait de la blâmer. Mais peu lui importait. Mme Merriwether aurait beau dire et beau faire, rien ne pouvait l’atteindre. Elle n’attachait aucune importance à l’opinion des gens, sauf à celle de Mama.
En apprenant la nouvelle, Pitty avait perdu connaissance, mais Scarlett n’avait pas pris la chose au tragique. Il lui avait fallu déployer autrement d’énergie pour entendre Ashley, subitement vieilli, lui souhaiter d’être heureuse et le voir aussitôt détourner la tête. Elle s’était à la fois divertie et emportée à la lecture des lettres de ses tantes Pauline et Eulalie de Charleston qui, horrifiées par ce mariage, s’y opposaient formellement et déclaraient à leur nièce que, non contente de se compromettre, elle risquait de les compromettre elles aussi. Scarlett était même allée jusqu’à rire quand Mélanie, le front soucieux, lui avait dit, avec sa loyauté coutumière : « Bien entendu, le capitaine Butler est beaucoup mieux que la plupart des gens ne se l’imaginent et il s’est montré sous un jour si favorable lorsqu’il a sauvé Ashley. Et puis, en somme, il s’est battu pour la Confédération. Mais enfin, Scarlett, ne crois-tu pas que ta décision est un peu hâtive ? »
Non, elle n’attachait aucune importance à l’opinion des gens, sauf à celle de Mama. Et seule Mama trouva le moyen de la mettre vraiment en colère et de la piquer au vif.
« Je vous ai vu fai’ un tas de choses qui au’aient fait de la peine à ma’ame Ellen si elle avait su. Et à moi aussi, ça m’a fait beaucoup de peine. Mais cette fois-ci, c’est la plus pi’. Épouser un gueux ! Oui, ma’ame, j’dis bien, un gueux ! Venez pas me di’ à moi qu’il est d’une bonne famille. Pou’ moi, tout ça, c’est du pa’eil au même. Les gueux, y en a pa’tout chez les gens chic comme chez les aut’es, et lui, c’est un gueux ! Oui, ma’ame Sca’lett, je vous ai vue enlever missié Cha’les à mam’zelle Honey alo’ que vous l’aimiez pas du tout. Je vous ai vue voler missié F’ank à vot’ sœu’. Et moi, j’ai ga’dé pou’ moi un tas de choses que vous avez faites, comme de vend’ du mauvais bois pou’ du bon et de di’ des mensonges su’ le compte des aut’ missiés qui vendaient du bois et d’aller vous p’omener en voitu’ toute seule, quitte à vous fai’ attaquer pa’ des nèg’ en libe’té et de fai’ tuer missié F’ank et de ne pas donner assez à manger aux pov’ fo’çats pou’ que ma’ame Ellen de la Te’e P’omise où elle est, elle me disait : “Mama ! Mama ! Tu veilles pas bien su’ mon enfant.” Oui, ma’ame, j’ai tout suppo’té, mais je suppo’te’ai pas ça, ma’ame Sca’lett. Vous pouvez pas épouser un gueux. Vous pouvez pas fai’ ça tant qu’il me ’este enco’ un souffle dans le co’.
— J’épouserai qui bon me semblera, fit Scarlett d’un ton sec. J’ai l’impression que tu oublies à qui tu parles, Mama.
— Et la voilà qui p’end ses g’ands ai’ ! Mais si je vous disais pas tout ça, qui d’aut’ vous le di’ait !
— J’ai pesé le pour et le contre, Mama, et j’en suis arrivée à conclure que le mieux pour toi, c’est de retourner à Tara. Je te donnerai de l’argent et… »
Mama se redressa avec dignité.
« Je suis lib’, ma’ame Sca’lett. Vous pouvez pas m’envoyer là où je veux pas aller. Quand je ’etou’ne’ai à Ta’a, ce se’a avec vous. Je veux pas abandonner l’enfant de ma’ame Ellen et ’ien au monde m’oblige à m’en aller. Je suis ici et ’este ici !
— Je ne tiens pas du tout à ce que tu habites chez moi. Merci, pour que tu sois grossière avec le capitaine Butler ! Je vais l’épouser et il n’y a rien d’autre à ajouter.
— Si, y a bien d’aut’ choses à ajouter, répliqua Mama en détachant les syllabes et, dans ses yeux embués par l’âge, s’alluma une flamme combative. J’au’ai pou’tant jamais pensé di’ ça à quéqu’un qui est du même sang que ma’ame Ellen. Mais, ma’ame Sca’lett, écoutez-moi bien. Vous êtes pas aut’ chose qu’une mule avec des ha’nais de cheval. On peut poli’ les sabots d’une mule et fai’ ’elui’ son poil et met’ plein de cuiv’ su’ ses ha’nais et l’atteler à une belle voitu’. Mais c’est toujou’ une mule. Ça t’ompe pe’sonne. Et vous, c’est tout pa’eil. Vous avez des ’obes de soie, et les scie’ies et le magasin et l’argent et vous vous donnez des ai’ de beau cheval, mais ça vous empêche pas d’êt’ quand même une mule. Et vous t’ompez pe’sonne non plus. Et ce Butle’, il est d’une bonne famille et il est tout bichonné comme un cheval de cou’se, mais, tout comme vous, c’est une mule avec des ha’nais de cheval. »
Mama décocha un regard perçant à sa maîtresse. Scarlett ne savait que répondre et frémissait sous l’outrage.
« Si vous dites que vous allez l’épouser, vous le fe’ez pa’ce que vous avez la tête du’ comme vot’ papa. Mais souvenez-vous de ça, ma’ame Sca’lett, je vous quitte’ai pas. Je bouge’ai pas d’ici et j’assiste’ai à ça aussi. »
Sans attendre une réponse, Mama fit demi-tour et laissa Scarlett aux prises avec ses pensées. Elle eût lancé le “Tu me reverras à Philippes[52] !” elle n’eût pas pris un ton plus lourd de menaces.
Tandis que le jeune ménage passait sa lune de miel à La Nouvelle-Orléans, Scarlett cita à Rhett les paroles de Mama. Elle fut à la fois stupéfaite et indignée d’entendre Rhett s’esclaffer en apprenant que la négresse les avait comparés tous deux à des mules affublées de harnais de chevaux.
« Je n’ai jamais entendu exprimer aussi succinctement vérité plus profonde, déclara Rhett. Mama est une très brave femme, au fond, et l’une des rares personnes de ma connaissance à laquelle je voudrais inspirer du respect et du dévouement. Mais comme je suis une mule, je suppose que je n’obtiendrai jamais rien d’elle. Elle est même allée jusqu’à refuser la pièce d’or de dix dollars que, dans mon emballement de jeune marié, je souhaitais lui offrir après la cérémonie nuptiale. Je n’ai pas vu beaucoup de gens résister au spectacle de l’or. Mais elle, elle m’a regardé dans les yeux, m’a remercié et m’a dit que, n’étant pas une affranchie, elle n’avait pas besoin d’argent.
— Pourquoi fait-elle cette tête-là ? Pourquoi tout le monde jase-t-il sur moi ? J’épouse qui bon me semble et je me marie aussi souvent que je veux. Ça ne regarde que moi. Moi, je ne me suis jamais occupée des affaires des autres. Pourquoi les autres s’occuperaient-ils des miennes ?
— Mon petit, les gens pardonnent presque tout ; la seule chose qu’ils ne pardonnent jamais, c’est de ne pas s’occuper de leurs affaires. Mais pourquoi crier comme un chat échaudé ? Vous avez dit assez souvent que vous faisiez fi de l’opinion de vos semblables. Pourquoi ne pas le prouver ? On vous a si souvent critiquée pour des bagatelles que vous devriez vous attendre à ce qu’on dise du mal de vous quand il s’agit d’une chose beaucoup plus grave. Vous saviez bien qu’on allait jaser, si vous épousiez une fripouille comme moi. Si j’étais une fripouille sans éducation et sans un sou, les gens ne seraient peut-être pas aussi enragés. Mais une fripouille riche et en pleine prospérité… bien entendu, ça ne se pardonne pas.
— Je voudrais pourtant bien que vous soyez sérieux de temps en temps.
— Mais je suis sérieux ! Les gens pieux sont furieux de voir prospérer les mécréants. Du nerf, Scarlett. Ne m’avez-vous pas confié un jour que vous vouliez surtout être riche pour pouvoir envoyer tout le monde au diable ! Voilà le moment.
— Mais c’était vous surtout que je voulais envoyer au diable, fit Scarlett en riant.
— Vous en avez toujours envie ?
— C’est-à-dire que je n’en ai pas aussi souvent envie qu’autrefois.
— Ne vous gênez pas, si ça peut vous faire plaisir.
— Oh ! ça ne me serait pas particulièrement agréable », déclara Scarlett en embrassant Rhett d’un geste machinal. Rhett chercha avidement ses yeux et s’efforça d’y découvrir quelque chose qu’il ne trouva pas, puis il éclata d’un petit rire bref.
« Oubliez Atlanta, oubliez les vieilles chipies. Je vous ai emmenée à La Nouvelle-Orléans pour que vous vous amusiez, et j’ai bien l’intention que vous preniez du bon temps. »