XLVII

Scarlett s’était réfugiée dans sa chambre à coucher et, tout en mangeant du bout des lèvres le dîner que Mama lui avait servi sur un plateau, elle écoutait les hurlements du vent dans la nuit sombre. Le calme qui régnait à l’intérieur de la maison était effrayant, plus effrayant encore que quelques heures auparavant, lorsque la dépouille de Frank reposait dans le salon. Au moins l’on entendait marcher sur la pointe des pieds et parler à voix basse. Des gens frappaient discrètement à la porte d’entrée, des voisines venaient exprimer leurs condoléances dans un bruissement de taffetas, et parfois un sanglot rappelait l’existence de la sœur de Frank venue de Jonesboro pour les obsèques. Mais maintenant le silence enveloppait la maison.

Bien qu’elle eût laissé sa porte ouverte, nul bruit ne montait vers Scarlett des pièces situées au rez-de-chaussée. Wade et le bébé avaient été conduits chez Mélanie avant qu’on eût ramené le cadavre de Frank, et Scarlett regrettait de ne pouvoir entendre trottiner son fils et gazouiller la petite Ella. Dans la cuisine, les domestiques observaient une trêve et, pour une fois, ni Peter, ni Mama, ni Cookie ne se querellaient. Tante Pitty elle-même, assise dans la bibliothèque, évitait de faire grincer son rocking-chair par respect pour le chagrin de sa nièce.

Pensant qu’elle voulait rester seule avec sa douleur, personne n’osait s’approcher de Scarlett et pourtant celle-ci eût donné n’importe quoi pour qu’on vînt rompre sa solitude. Si elle n’avait eu que son chagrin pour lui tenir compagnie, elle l’eût encore supporté comme elle en avait supporté tant d’autres, mais en dehors du coup que lui avait assené la mort de Frank elle avait peur, et le réveil brutal de sa conscience la mettait au supplice. Pour la première fois de sa vie, elle regrettait certaines de ses actions et ses remords revêtaient la forme d’une crainte superstitieuse qui la faisait à chaque instant jeter des regards furtifs au lit qu’elle avait partagé avec son mari.

C’était elle qui avait tué Frank ! Elle l’avait tué aussi sûrement que si elle avait appuyé elle-même sur la détente du pistolet. Il l’avait suppliée de ne pas sortir seule, mais elle ne l’avait pas écouté, et son obstination avait été la cause directe de sa mort. Dieu allait la punir pour cela. Cependant sa conscience lui reprochait quelque chose de plus grave. Et, pour en être troublée, il avait fallu qu’elle se penchât sur le visage de Frank allongé dans son cercueil. Sur cette face immobile, elle avait découvert une expression pathétique, son acte d’accusation. Dieu allait la punir pour avoir épousé Frank alors qu’il aimait Suellen. Tremblante de peur, il lui faudrait un jour comparaître devant le Juge suprême et répondre du mensonge qu’elle avait forgé en revenant du camp yankee dans le buggy de Frank.

À quoi bon désormais soutenir que la fin justifiait les moyens, que la nécessité la contraignait à tendre un piège au malheureux, que le sort de trop de gens dépendait d’elle pour songer aux droits et au bonheur de Frank ou de Suellen ? La vérité était écrite en lettres de feu et elle ne pouvait en supporter la vue. Elle avait épousé Frank de sang-froid et s’était délibérément servie de lui. Au cours des six derniers mois, elle avait fait de sa vie un enfer alors que son devoir commandait de lui rendre l’existence agréable. Dieu allait la punir de ne pas s’être montrée plus gentille avec lui… Il allait lui faire payer ses méchancetés, ses accès de colère, ses remarques cinglantes. Il allait la châtier pour avoir brouillé Frank avec ses amis, pour l’avoir couvert de honte en dirigeant ses scieries, en construisant un café, en embauchant des forçats.

Elle l’avait rendu très malheureux et elle le savait, mais il avait tout supporté en gentleman. La seule joie véritable qu’elle lui eût procurée avait été de lui donner Ella. Et elle n’ignorait pas que, si elle en avait eu le pouvoir, Ella ne serait jamais venue au monde.

Effrayée par ses pensées, elle frissonna et souhaita que Frank fût encore en vie afin de le dédommager de toutes ses souffrances à force de gentillesse. Oh ! si seulement le Seigneur daignait paraître moins implacable ! Si seulement les minutes pouvaient couler moins lentement, si la maison pouvait être moins calme ! Si seulement sa solitude pouvait être moins complète !

Si Mélanie était là, elle trouverait bien le moyen d’apaiser ses angoisses. Mais Mélanie était chez elle en train de soigner Ashley. Scarlett songea un instant à appeler Pittypat, mais la présence de Pitty ne ferait sans doute qu’aggraver les choses, car la vieille demoiselle pleurait Frank de toute son âme. Par l’âge, il était plus près d’elle que de Scarlett, et elle lui avait voué une amitié profonde. Pitty avait toujours souhaité d’avoir « un homme dans la maison », et il avait rempli ce rôle à la perfection, lui rapportant de petits présents et des commérages inoffensifs, faisant des plaisanteries et racontant des histoires, lui lisant le journal, le soir, à la veillée, commentant pour elle les événements de la journée tandis qu’elle reprisait ses chaussettes. Elle était aux petits soins pour lui, lui préparait des menus spéciaux et le dorlotait quand il avait l’un de ses innombrables rhumes. Maintenant elle le regrettait amèrement et ne cessait de répéter en tamponnant ses yeux rouges et gonflés : « Si seulement il n’était pas sorti avec le Klan ! »

Si seulement il y avait quelqu’un qui pût la consoler, calmer ses frayeurs, lui expliquer d’où venaient ces angoisses confuses qui lui serraient le cœur comme dans un étau ! Si seulement Ashley… Mais cette idée la faisait frémir. Elle avait presque tué Ashley. Et si jamais Ashley apprenait la façon dont elle avait menti à Frank, s’il savait combien elle avait été méchante pour lui, il ne pourrait plus jamais l’aimer. Ashley était si honnête, si droit, si bon. Il avait le jugement si sûr, si net. Mais s’il apprenait la vérité, il comprendrait. Oh ! oui, il ne comprendrait que trop bien ! Et il ne l’aimerait plus. Comment pourrait-elle continuer à vivre si on la privait de son amour, source secrète de sa force ? Et pourtant, quel soulagement ce serait pour elle de poser sa tête sur son épaule, de pleurer et de lui ouvrir son cœur coupable !

Le silence de la maison, où l’on devinait encore la présence de la mort, finit par tellement peser sur elle qu’elle se sentit incapable de supporter davantage sa solitude sans une aide quelconque. Elle se leva prudemment, referma à demi la porte et fouilla dans le dernier tiroir de sa commode sous une pile de linge. Elle en sortit une bouteille de cognac dérobée à tante Pitty qui la conservait pour ses « évanouissements » et l’approcha de la lampe. Elle était à moitié vide. Elle n’avait tout de même pas bu tout ça depuis la veille au soir ! Elle se versa généreusement à boire dans son verre à dents, qu’elle vida d’un seul trait. Tant pis, elle remplacerait ce qui manquait par de l’eau et s’arrangerait pour remettre la bouteille dans la cave à liqueurs avant le lendemain matin. Mama l’avait cherchée partout juste avant la levée des funérailles pour donner à boire aux croque-morts qui avaient soif et, dans la cuisine, l’air était chargé d’électricité, car Mama, Cookie et Peter commençaient à se soupçonner les uns les autres.

Le cognac procurait une agréable sensation de brûlure. Il n’y avait rien de tel pour ravigoter quand on en avait besoin. Au reste, le cognac faisait presque toujours du bien et c’était tellement meilleur que le vin insipide. Pourquoi diable refusait-on aux femmes de boire des liqueurs alors qu’on leur permettait l’usage du vin ? Mme Merriwether et Mme Meade lui avaient bel et bien laissé comprendre qu’elle sentait l’alcool et avaient échangé un regard triomphant. Les vieilles chipies !

Scarlett se versa une nouvelle rasade. Ça lui était bien égal d’être un peu grise. Elle allait bientôt se coucher et elle aurait toujours la ressource de se gargariser à l’eau de Cologne avant que Mama montât l’aider à se déshabiller. Elle regrettait de ne pas pouvoir s’enivrer comme Gérald le faisait quand il se rendait à la fête du pays. Si elle était vraiment ivre, elle arriverait peut-être à oublier le visage émacié de Frank qui semblait l’accuser d’avoir gâché son existence, puis de l’avoir tué.

Elle se demanda si les gens la tenaient pour responsable de la mort de son mari. À coup sûr on s’était plutôt montré froid pour elle lors des obsèques. Les seules personnes qui eussent apporté un peu de chaleur dans leurs condoléances étaient les femmes des officiers yankees avec lesquels elle s’était trouvée en relations d’affaires. Eh bien ! qu’on raconte ce qu’on voudrait ! Elle s’en moquait pas mal. C’était si peu de chose à côté des comptes qu’elle aurait à rendre au Seigneur !

Cette pensée l’incita à se verser un troisième verre en frissonnant sous l’effet de la liqueur brûlante. Elle sentait maintenant une agréable chaleur se répandre en elle, mais elle ne pouvait toujours pas chasser l’image de Frank de son esprit. Que les hommes étaient donc stupides de prétendre que l’alcool faisait tout oublier ! À moins de boire jusqu’à en tomber ivre morte, elle continuerait de revoir Frank tel qu’il lui était apparu la dernière fois qu’il l’avait priée de ne plus sortir seule, un Frank timide, penaud et le regard lourd de reproches.

Quelqu’un frappa à plusieurs reprises à la porte d’entrée et les coups sourds du heurtoir réveillèrent les échos de la maison silencieuse. Scarlett entendit Pitty traverser le vestibule à pas sautillants. La porte s’ouvrit. Après un bref échange de salutations, on distingua un murmure confus de voix. Quelque voisine venue raconter ses impressions sur l’enterrement. Pitty allait être ravie. Elle avait fait l’importante avec les gens qui s’étaient dérangés pour s’incliner devant le cercueil de Frank et avait pris un plaisir mélancolique à bavarder avec eux.

Elle se demanda sans aucune curiosité qui cela pouvait être, mais, lorsqu’une voix d’homme traînante et bien timbrée couvrit le chuchotement éploré de tante Pitty, elle sut qui était là. La joie l’envahit et elle se sentit délivrée du sentiment d’oppression qui l’accablait. C’était Rhett. Elle ne l’avait pas revu depuis qu’il lui avait brutalement annoncé la mort de Frank et, au fond d’elle-même, elle se rendit compte que lui seul pouvait l’aider à supporter cette horrible soirée.

« Je crois qu’elle me recevra, fit la voix de Rhett.

— Mais elle est couchée, capitaine Butler, et elle se refuse à voir qui que ce soit. La pauvre enfant est effondrée. Elle…

— Si, je crois qu’elle me recevra. Dites-lui, je vous prie, que je pars en voyage demain et que je ne serai probablement pas de retour avant longtemps. C’est très important.

— Mais… », balbutia tante Pittypat.

Scarlett se précipita sur le palier et, tout en remarquant avec surprise que ses jambes flageolaient un peu, elle se pencha au-dessus de la rampe.

« Je descends tout de suite, Rhett », lança-t-elle.

Elle aperçut le visage bouffi de tante Pittypat qui avait relevé la tête et la regardait avec des yeux de hibou dans lesquels se lisaient la surprise et le mécontentement. « Ça y est, pensa Scarlett, toute la ville va savoir que j’ai eu une conduite scandaleuse le soir des obsèques de mon mari. » Alors, rentrant en coup de vent dans sa chambre, elle se mit à se lisser les cheveux. Elle boutonna son corsage noir jusqu’au menton et en fixa le col avec la broche de deuil de Pittypat. « Je ne suis pas jolie, jolie », se dit-elle, approchant du miroir son visage trop pâle et trop angoissé. Elle étendit la main vers le coffret où était enfermé son rouge, mais elle changea d’avis. La pauvre Pitty en ferait une maladie de la voir descendre l’escalier avec un teint de pêche. Elle s’empara de la bouteille d’eau de Cologne, se gargarisa et cracha dans le seau de toilette. Enfin elle descendit l’escalier dans un frou-frou de jupes et rejoignit Rhett et Pitty qui se tenaient toujours au milieu du vestibule, car la vieille demoiselle avait été bien trop décontenancée par l’extravagance de sa nièce pour songer à faire asseoir le visiteur. Rhett portait une chemise à jabot légèrement empesée et avait un air fort cérémonieux sous ses vêtements noirs. Son attitude était conforme à celle que les usages exigeaient d’un vieil ami venant rendre une visite de condoléances à une personne frappée d’un deuil récent. Il s’excusa en termes choisis de déranger Scarlett à pareille heure et déclara qu’à son grand regret la nécessité de mettre ses affaires en ordre avant son départ l’avait empêché d’assister à l’enterrement.

« Qu’est-ce qui a bien pu le pousser à venir ? se demanda Scarlett. Il ne croit pas un mot de ce qu’il dit. »

« Je suis navré de vous déranger à cette heure-ci, mais je voudrais vous entretenir de quelque chose qui ne souffre aucun délai. Il s’agit d’un projet que nous avions ébauché, M. Kennedy et moi…

— Je ne savais pas que M. Kennedy faisait des affaires avec vous, coupa tante Pitty, indignée à la pensée que Frank ne l’eût pas tenue au courant de toutes ses activités.

— M. Kennedy s’intéressait à une foule de questions, fit Rhett avec les marques du plus profond respect. Pouvons-nous passer au salon ?

— Non ! » s’écria Scarlett en jetant un regard à la porte dont les deux battants étaient fermés. Elle voyait encore le cercueil déposé dans cette pièce. Elle espérait bien ne plus jamais avoir à y pénétrer. Pour une fois, Pitty comprit ce qu’on attendait d’elle et s’exécuta sans la moindre bonne grâce.

« Allez vous asseoir dans la bibliothèque. Il faut… il faut que je monte trier le linge à raccommoder. Mon Dieu, voilà une semaine que je ne m’en suis pas occupée ! Je prétends que… »

Elle gravit les marches de l’escalier en se retournant pour lancer à Rhett et à Scarlett un regard chargé de reproches que ni l’un ni l’autre ne remarqua. Rhett s’effaça pour laisser passer Scarlett dans la bibliothèque.

« Quel genre d’affaires faisiez-vous avec Frank ? » interrogea Scarlett à brûle-pourpoint.

Rhett s’approcha d’elle et murmura : « Mais rien du tout. Je voulais simplement me débarrasser de Mlle Pitty. » Il se tut et, se penchant vers Scarlett, il ajouta : « Ça ne trompe personne, mon petit.

— Quoi ?

— L’eau de Cologne.

— Je ne vois vraiment pas ce que vous voulez dire.

— Allons donc ! Vous avez dû boire un peu trop.

— Et puis après ? Est-ce que ça vous regarde ?

— Toujours aimable, même au plus creux de la douleur, hein ? Ne buvez pas toute seule, Scarlett. Les gens finissent toujours par s’en apercevoir, et c’est comme ça que se perdent les bonnes réputations. D’ailleurs, c’est mauvais signe quand on se met à boire tout seul. Qu’est-ce qui ne va pas, mon chou ? »

Rhett la conduisit jusqu’au sofa de palissandre et Scarlett s’assit sans mot dire.

« Refermerai-je la porte ? »

Scarlett savait que si Mama voyait les portes fermées elle crierait au scandale, ferait une scène et ne cesserait de bougonner pendant des jours et des jours. D’un autre côté, ce serait encore pire si la vieille négresse surprenait cette conversation qui avait l’ivrognerie pour thème, surtout quand la disparition de la bouteille de cognac risquait trop d’éclairer sa religion. Scarlett fit oui de la tête. Rhett referma les deux portes à glissière, vint s’asseoir à son tour sur le divan et, l’œil noir et pétillant, il chercha à lire sur le visage de Scarlett. Alors celle-ci eut l’impression que les spectres funèbres, dans leur linceul, reculaient devant la vitalité qui émanait de Rhett. Il lui sembla que la pièce retrouvait son charme et son intimité, les lampes leur clarté rose et tiède.

« Qu’est-ce qui ne va pas, mon chou ? »

Personne au monde ne savait prononcer ce mot stupide et tendre d’une manière aussi caressante que Rhett, même lorsqu’il plaisantait ; pourtant, en ce moment, il n’avait pas l’air de plaisanter du tout. Scarlett leva sur lui un regard éperdu et puisa un certain réconfort dans l’incrustabilité même de ses traits. Elle ignorait à quoi cela tenait. Rhett était un être si hermétique, si insensible. Cela provenait peut-être de ce qu’ils se ressemblaient beaucoup tous deux, ainsi que Rhett l’avait souvent prétendu. Parfois, Scarlett pensait qu’en dehors de lui tous les gens qu’elle connaissait lui paraissaient des étrangers.

« Vous ne voulez rien me dire ? Il lui prit la main avec une singulière gentillesse. Il n’y a tout de même pas que la disparition de ce vieux Frank ? Avez-vous besoin d’argent ?

— De l’argent ! Grand Dieu, non ! Oh ! Rhett, j’ai si peur.

— Voyons, Scarlett, vous êtes folle, vous n’avez jamais eu peur de votre vie.

— Oh ! si, Rhett, j’ai peur. »

Les mots lui venaient, bouillonnaient plus vite qu’elle ne pouvait parler. Elle pouvait lui faire part de ses angoisses. Elle pouvait tout dire à Rhett. Il avait lui-même tant de choses sur la conscience qu’il ne songerait pas à la blâmer. C’était merveilleux de connaître quelqu’un qui n’avait ni honneur, ni scrupules, quelqu’un qui n’hésitait ni à mentir, ni à rouler son prochain, alors que le monde entier était rempli de gens qui ne consentiraient même pas à mentir pour sauver leur peau et qui aimeraient mieux mourir de faim plutôt que de commettre une malhonnêteté.

« J’ai peur de mourir et d’aller en enfer. » S’il se mettait à rire, elle en mourrait sur l’heure ; mais il ne rit point.

« Vous êtes en parfaite santé… et, après tout, il n’y a peut-être pas d’enfer.

— Oh ! mais si, Rhett, il y en a un. Vous le savez bien !

— Je sais en effet qu’il y en a un, mais il se trouve ici-bas. Il n’y en a pas après notre mort. Il n’y a plus rien une fois que nous sommes morts, Scarlett. C’est maintenant que vous faites votre enfer.

— Oh ! Rhett, c’est un blasphème !

— Peut-être, mais c’est joliment réconfortant. Allons, dites-moi, pourquoi iriez-vous en enfer ? »

Maintenant il la taquinait. Elle voyait briller ses yeux, mais ça lui était égal. Ses mains étaient si chaudes, si fortes. Il s’en dégageait une telle impression de sécurité.

« Rhett, je n’aurais pas dû épouser Frank. C’était mal. Frank était le fiancé de Suellen. C’était elle qu’il aimait et non pas moi. Mais je lui ai menti, je lui ai raconté qu’elle allait épouser Tony Fontaine. Oh ! comment ai-je pu faire une chose pareille ?

— Ah ! voilà donc comment ça s’est passé ! Je me suis toujours demandé comment vous vous y étiez prise.

— Et je l’ai rendu si malheureux. Je l’ai poussé à faire toutes sortes de choses qui lui répugnaient. C’est moi qui l’ai obligé à se faire payer ses factures par des gens qui n’avaient pas le sou. Il a été si mortifié quand j’ai pris la direction de ces scieries, quand j’ai fait construire ce café et que j’ai embauché des forçats. Il avait tellement honte qu’il n’osait plus regarder personne en face. Enfin, Rhett, je l’ai tué. Oui, parfaitement, je l’ai tué. Je ne savais pas qu’il était affilié au Klan. Je n’aurais jamais pu penser qu’il eût assez de cran pour cela. Mais j’aurais dû le savoir. Oui, c’est moi qui l’ai tué.

— Le vaste Océan de Neptune suffira-t-il à laver tout ce sang de mes mains[51] ?

— Quoi ?

— Ça n’a pas d’importance. Continuez.

— Continuer ? Mais c’est tout. Ça ne vous suffit donc pas ? Je l’ai épousé, je l’ai rendu malheureux et je l’ai tué. Oh ! mon Dieu ! Je ne comprends pas comment j’ai pu faire cela ! Je lui ai menti et je l’ai épousé. Tout cela m’avait paru si naturel sur le moment. Maintenant, je comprends tout le mal que j’ai fait. Rhett, j’ai l’impression que ce n’est pas moi qui ai fait toutes ces choses. J’ai été si mauvaise avec lui, mais dans le fond je ne suis pas si mauvaise que ça. Je n’ai pas été élevée ainsi. Maman… » Elle s’arrêta et ravala bruyamment sa salive. Toute la journée elle avait évité de penser à Ellen, mais maintenant elle ne pouvait chasser son image de son esprit.

« J’ai souvent cherché à me représenter votre mère. Vous me paraissez ressembler tellement à votre père.

— Maman était… oh ! Rhett, pour la première fois je me réjouis de sa mort. Comme ça, elle ne peut pas me voir. Ce n’est pas elle qui m’a appris à être aussi dure, aussi âpre au gain. Elle était si bonne avec tout le monde. Elle aurait mieux aimé mourir de faim que de faire ce que j’ai fait. Et moi qui voulais tant lui ressembler, et je n’ai rien de commun avec elle. Je n’avais pas pensé à cela… j’avais tant de choses en tête… mais c’est exact, j’aurais voulu être comme elle. Je ne voulais pas ressembler à papa. Je l’aimais bien, mais il était si… si… insouciant. Rhett, il m’est arrivé de faire de mon mieux pour être gentille avec les gens et avec Frank, mais alors mon cauchemar revenait et m’effrayait à tel point que j’avais envie de sortir tout de suite et de prendre aux gens l’argent qu’ils me devaient ou même celui qu’ils ne me devaient pas. »

Les larmes inondaient le visage de Scarlett sans qu’elle cherchât à les retenir et elle serrait les mains de Rhett avec tant de force que ses ongles s’enfonçaient dans sa chair.

« Quel est ce cauchemar ? demanda-t-il d’un ton calme et apaisant.

— Oh !… j’avais oublié que vous ne saviez pas. Eh bien ! voyez-vous, j’avais beau prendre la décision d’être gentille avec les gens, j’avais beau me dire que l’argent n’était pas tout dans la vie, le soir, quand je me couchais, je m’endormais et je rêvais que je revenais à Tara, juste après la mort de ma mère et le départ des Yankees. Rhett, vous ne pouvez pas vous imaginer… j’en ai froid dans le dos quand j’y pense… tout est brûlé, tout est tellement tranquille et il n’y a rien à manger. Oh ! Rhett, dans mon rêve, j’ai encore faim.

— Continuez.

— J’ai faim. Papa, mes sœurs, les nègres, tout le monde a faim et ne cesse de répéter : “J’ai faim”, et moi j’ai le ventre si creux que j’en ai mal… et j’ai si peur. Moi aussi je répète sans cesse : “Si je m’en tire, je n’aurai plus jamais le ventre creux.” Alors mon rêve se transforme. Je me débats au milieu d’un brouillard tout gris. Je cours, je cours dans le brouillard, je cours si vite que mon cœur est près d’éclater. Quelque chose me poursuit, je n’ai plus de souffle, mais je me dis que si je peux arriver là je suis sauvée. Pourtant, je ne sais pas où je veux arriver. Alors je me réveille. Je suis gelée de la tête aux pieds et j’ai peur d’avoir encore à souffrir de la faim. Quand je sortais de ce rêve, il me semblait qu’il n’y aurait jamais assez d’or dans le monde pour m’empêcher d’avoir faim. Et puis Frank me donnait l’impression d’être si mou, d’être une telle loque, que ça me mettait hors de moi. Je crois qu’il ne comprenait pas et que j’étais incapable de lui expliquer ce qui se passait en moi. D’ailleurs, je me disais qu’un jour ou l’autre, quand j’aurais de l’argent et que je n’aurais plus aussi peur de mourir de faim, je le dédommagerais de tout ce que je lui faisais endurer. Mais maintenant, il est mort, c’est trop tard. Oh ! sur le moment, tout cela me paraissait tellement normal ! Si c’était à recommencer, je m’y prendrais tout autrement.

— Chut ! fit Rhett en échappant à l’étreinte frénétique de Scarlett et en tirant un mouchoir propre de sa poche. Essuyez-vous les joues. Ça ne vous avancera à rien de vous mettre dans de tels états. »

Scarlett prit le mouchoir et essuya ses joues trempées par les larmes. Elle se sentait un peu soulagée comme si elle avait chargé une partie de son fardeau sur les larges épaules de Rhett. Il avait l’air si calme, si maître de lui et des événements, qu’il y avait quelque chose de réconfortant même dans le petit pli moqueur de ses lèvres.

« Allons, ça va mieux, maintenant. Eh bien ! profitons-en pour liquider cette question. Vous prétendez que si c’était à recommencer vous vous y prendriez tout autrement. En êtes-vous bien persuadée ? Réfléchissez, voyons.

— Eh bien !…

— Non, vous vous y prendriez exactement de la même manière. D’ailleurs, aviez-vous le choix ?

— Non…

— Alors, que regrettez-vous ?

— J’ai été si méchante pour Frank et maintenant il est mort.

— Et, s’il n’était pas mort, vous continueriez à lui en faire voir de toutes les couleurs. Si j’ai bien compris, vous ne regrettez ni d’avoir épousé Frank, ni de l’avoir malmené, ni d’avoir causé sa mort par inadvertance. Vos regrets proviennent uniquement de votre crainte d’aller en enfer. Ai-je raison ?

— Eh bien !… tout cela me paraît si confus.

— Votre morale me paraît singulièrement confuse, elle aussi. Vous vous trouvez exactement dans la situation d’un voleur pris la main dans le sac qui ne regretterait pas le moins du monde d’avoir volé, mais qui serait terriblement, terriblement ennuyé d’aller en prison.

— Un voleur…

— Oh ! ne soyez donc pas si prosaïque ! En d’autres termes, si vous ne nourrissiez pas la pensée stupide que vous êtes vouée aux flammes éternelles, vous ne seriez pas si mécontente d’être débarrassée de Frank.

— Oh ! Rhett !

— Mais avouez-le donc ! puisque vous êtes en train de vous confesser, vous feriez aussi bien de reconnaître la vérité plutôt que d’inventer un pompeux mensonge. Est-ce que votre… heu… votre conscience vous a beaucoup gênée lorsque, pour trois cents dollars, vous m’avez offert… dirons-nous de vous défaire de ce joyau plus précieux que la vie ? »

Sous l’effet du cognac, Scarlett sentit la tête lui tourner et elle ne faisait plus très attention à ce qu’elle disait. Du reste, à quoi bon mentir à Rhett ? Il avait toujours l’air de lire en elle comme dans un livre ouvert.

« À ce moment-là, je n’ai guère pensé à Dieu…, ou à l’enfer. Et, quand j’ai réfléchi… je me suis figurée que Dieu comprendrait.

— Et vous vous figurez que Dieu n’a pas été fichu de comprendre les raisons de votre mariage avec Frank ?

— Rhett, comment pouvez-vous tant parler de Dieu, alors que vous ne croyez pas à son existence ?

— Oui, mais vous, vous croyez en un Dieu de colère, et c’est ce qui compte pour le moment. Enfin, pourquoi le Seigneur ne comprendrait-il pas ? Vous regrettez d’avoir toujours Tara ? Vous regrettez que les Carpetbaggers n’y aient pas élu domicile ? Vous regrettez de ne plus avoir le ventre creux et de ne plus porter des vêtements en guenilles ?

— Oh ! non !

— Voyons, aviez-vous d’autre solution que d’épouser Frank ?

— Non.

— Il n’était pas forcé de vous épouser, n’est-ce pas ? Les hommes ont leur libre arbitre. Il n’était pas forcé non plus de vous laisser faire tout ce qui vous passait par la tête, n’est-ce pas ?

— C’est-à-dire…

— À quoi bon vous mettre martel en tête, Scarlett ? Si c’était à recommencer, vous seriez amenée à faire le même mensonge et Frank vous demanderait en mariage. Vous vous exposeriez aux mêmes dangers et Frank se verrait dans l’obligation de venger votre honneur. S’il avait épousé Suellen, votre sœur n’aurait peut-être pas été la cause de sa mort, mais elle l’aurait sans doute rendu deux fois plus malheureux qu’il ne l’a été avec vous. Tout cela devait se passer comme ça s’est passé.

— Mais j’aurais pu être plus gentille avec lui !

— Oui, si vous aviez été différente. N’oubliez pas que votre nature vous pousse à tyranniser tous ceux qui vous laissent la bride sur le cou. Les forts ont été faits pour dominer, les faibles pour courber l’échine. C’est la faute de Frank. Il aurait dû vous mener à coups de trique… Vous me surprenez, Scarlett. Ces remords tardifs me déconcertent. Les opportunistes de votre espèce ne devraient pas connaître ces faiblesses.

— Qu’est-ce que c’est qu’un oppor… comment appelez-vous ça ?

— C’est une personne qui sait profiter des occasions.

— Est-ce un tort ?

— Cela a toujours été considéré d’un mauvais œil… surtout par ceux qui ont eu les mêmes occasions et qui n’ont pas su en tirer parti.

— Oh ! Rhett, vous vous payez ma tête. Et moi qui croyais que vous alliez être si gentil !

— Mais je suis charmant… à ma manière. Scarlett, ma chérie, vous êtes un peu éméchée. C’est là que le bât vous blesse.

— Vous osez…

— Parfaitement. J’ai cette audace. Vous êtes à deux doigts de ce qu’on appelle vulgairement “piquer une crise”. Aussi, afin de détourner le cours de vos pensées et de vous remonter le moral, m’en vais-je vous raconter quelque chose qui vous distraira. En fait, je suis venu ici ce soir uniquement parce que j’avais quelque chose à vous dire avant mon départ.

— Où allez-vous ?

— Je me rends en Angleterre. Il se peut que je sois absent pendant des mois. Finissons-en avec vos remords. Je n’ai point l’intention de discuter plus avant le salut de votre âme. Vous n’avez pas envie d’apprendre ce que j’ai à vous dire ?

— Mais… », commença Scarlett, puis elle s’arrêta. Sous le double effet du cognac qui atténuait les contours trop accusés de sa conscience et des paroles moqueuses mais réconfortantes de Rhett, le spectre blafard de Frank rentrait peu à peu dans l’ombre. Peut-être Rhett avait-il raison ! Peut-être Dieu comprenait-il ! Elle retrouva assez d’énergie pour chasser le souvenir de Frank du premier rang de ses préoccupations et pour décider : « Je penserai à tout cela demain. »

« Qu’aviez-vous à me dire ? » fit-elle en se mouchant dans le mouchoir de Rhett et en relevant les mèches qui lui étaient tombées sur le front.

« Voilà, répondit Rhett avec un sourire. Je continue à vous désirer plus qu’aucune autre femme au monde et, maintenant que Frank n’est plus, j’ai pensé que ça vous intéresserait de le savoir. »

Scarlett dégagea ses mains d’une secousse et se leva brusquement.

« Je… vous êtes le plus beau goujat que je connaisse. Choisir un pareil moment pour venir ci avec vos sales… J’aurais bien dû me douter que vous ne changeriez jamais. Quand je pense que le corps de Frank est à peine refroidi ! Si vous aviez eu la moindre décence… Faites-moi le plaisir de sortir de cette…

— Calmez-vous, je vous en prie, si vous ne voulez pas que Mlle Pittypat descende tout de suite, fit Rhett qui, sans se lever, réussit à saisir Scarlett par les poignets. Je crains que vous ne m’ayez mal compris.

— Mal compris ? J’ai fort bien compris, déclara Scarlett en essayant d’échapper à son étreinte. Lâchez-moi et sortez d’ici. Je n’ai jamais rien entendu de plus inconvenant. Je…

— Chut, dit Rhett. Je suis en train de vous demander en mariage. Faut-il me mettre à genoux pour vous convaincre ? »

Scarlett poussa un « oh ! » étouffé et se laissa tomber de tout son poids sur le sofa.

Bouche bée, elle regarda Rhett. Elle se rappelait sa boutade : « Ma chère, je ne suis pas fait pour le mariage », et elle craignait en même temps d’être le jouet du cognac ; ou bien elle était ivre, ou bien il était fou. Pourtant, il n’avait pas du tout l’air fou. Il paraissait aussi calme que s’il parlait de la pluie et du beau temps et son accent doux et traînant ne trahissait aucune nervosité.

« Je me suis toujours promis de vous avoir, Scarlett, et cela dès la première fois que je vous ai vue aux Douze Chênes, ce jour où vous avez lancé un vase, où vous avez dit des gros mots et où vous avez montré que vous n’étiez pas une femme du monde. Oui, je me suis toujours juré de vous avoir d’une façon ou d’une autre. Seulement, étant donné que vous et Frank avez gagné un peu d’argent, je devine que vous ne viendrez plus jamais me faire d’intéressantes propositions d’emprunts et de nantissement. En conséquence, comme vous le voyez, j’en suis réduit à vous demander en mariage.

— Rhett Butler, me donnez-vous là un échantillon de vos ignobles plaisanteries ?

— Comment, je vous ouvre mon âme et vous restez sceptique ! Non, Scarlett, c’est une honnête déclaration en bonne et due forme. Je reconnais que ce n’est pas du meilleur goût de choisir un pareil moment, mais j’ai une excellente excuse. Je pars demain, je serai longtemps absent et, si j’attendais mon retour, j’ai peur que vous n’ayez épousé quelqu’un d’autre possédant un peu d’argent. Je me suis donc dit : “Pourquoi pas moi et ma fortune ?” Sérieusement, Scarlett, je ne peux pas passer ma vie à guetter le moment de vous attraper entre deux maris. »

Rhett parlait pour de bon. Ça ne faisait aucun doute. La gorge serrée, s’efforçant de s’habituer à cette idée, Scarlett avala sa salive à plusieurs reprises et regarda Rhett droit dans les yeux dans l’espoir de comprendre ce qui se passait en lui. Ses yeux pétillaient de malice, mais tout au fond on y pouvait lire quelque chose que Scarlett n’avait jamais vu auparavant, une lueur qui défiait l’analyse. Scarlett sentait que, sous ses airs dégagés et indolents, Rhett l’observait comme un chat fait le guet auprès d’un trou de souris. Elle sentait, sous son calme apparent, une force prête à déborder. Elle eut peur et se recula un peu.

Rhett la demandait bel et bien en mariage. L’invraisemblable se réalisait. Jadis, elle avait préparé toute une série de supplices au cas où il lui demanderait sa main. Jadis elle s’était dit que, si jamais il prononçait le mot de mariage, elle l’humilierait, elle lui ferait sentir son pouvoir et elle prendrait un plaisir mauvais à en user. Maintenant il avait parlé, mais les beaux projets qu’elle avait élaborés ne lui étaient d’aucun secours. Il n’était pas question d’exercer son pouvoir sur Rhett, au contraire, il avait pris sur elle un tel avantage qu’elle était aussi troublée qu’une jeune fille qu’on demande pour la première fois en mariage et qu’elle ne pouvait que rougir et bafouiller.

« Je… je ne me remarierai jamais.

— Oh ! si, vous vous remarierez. Vous êtes faite pour le mariage. Pourquoi ne voudriez-vous pas m’épouser ?

— Mais Rhett, je… je ne vous aime pas.

— Ça ne saurait constituer un empêchement. L’amour n’a pas joué un bien grand rôle dans vos deux aventures précédentes, que je sache.

— Oh ! comment pouvez-vous dire ça ? Vous savez que j’avais une grande affection pour Frank ! »

Il ne répondit rien.

« Si, j’avais une grande affection pour lui !

— Allons, nous ne discuterons pas cette question. Voulez-vous réfléchir à ma proposition pendant mon absence ?

— Rhett, je n’aime pas faire traîner les choses en longueur. Autant vous dire tout de suite ce qu’il en est. Je retournerai bientôt chez moi à Tara et India Wilkes viendra habiter chez tante Pittypat. Il y a très longtemps que je veux retourner à la maison et… je… je ne veux plus jamais me marier.

— C’est absurde. Pourquoi ?

— Oh ! parce que… Bah ! qu’importe la raison ? Ça ne me plaît pas d’être mariée.

— Mais, ma pauvre enfant, vous n’avez jamais été mariée pour de bon. Comment pouvez-vous savoir ce que c’est que le mariage ? J’admets que vous avez eu de la malchance… une fois par dépit, une autre fois par manque d’argent. Avez-vous jamais songé à vous marier… uniquement pour le plaisir ?

— Le plaisir ? Ne dites donc pas d’idioties. Il n’y a aucun plaisir dans le mariage.

— Non ? Pourquoi pas ? »

Scarlett avait en partie recouvré son calme, mais en même temps, sous l’effet du cognac, sa rudesse naturelle était remontée à la surface.

« C’est drôle pour des hommes… bien que Dieu seul sache pourquoi. Moi j’ai renoncé à comprendre. En tout cas, tout ce que les femmes y gagnent, c’est une fameuse besogne, l’obligation de supporter les extravagances d’un homme… et un enfant tous les ans. »