Scarlett était à Marietta lorsque lui parvint le télégramme de Rhett. Un train partait pour Atlanta dix minutes plus tard. Elle l’attrapa, n’emportant aucun bagage en dehors de son réticule, et laissa Wade et Ella à l’hôtel avec Prissy.
Atlanta n’était qu’à une trentaine de kilomètres, mais le train se traînait interminablement dans une atmosphère humide de début d’automne et s’arrêtait à tous les chemins pour prendre des voyageurs. Affolée par la dépêche de Rhett, exaspérée par cette lenteur, Scarlett manquait de hurler à chaque halte. Le convoi, sans se presser, traversait des forêts à peine dorées, laissait derrière lui des collines rouges balafrées de tranchées en zigzags, des espaces nus où les batteries s’étaient dressées, des trous d’obus envahis par les herbes, longeait la route que les hommes de Johnston, en pleine retraite, avaient farouchement défendue. À chaque station, à chaque croisement de route, le chef de train lançait le nom d’un lieu de bataille ou d’escarmouche qui, en temps normal, eût éveillé en Scarlett des souvenirs d’épouvante.
Rhett avait télégraphié : « Mme Wilkes malade. Revenez immédiatement. »
Le crépuscule était tombé lorsque le train entra en gare d’Atlanta et une légère bruine obscurcissait la ville. Les réverbères, bulles jaunâtres dans le brouillard, jetaient une lueur confuse. Rhett attendait Scarlett avec la voiture. Le spectacle de son visage effraya encore plus Scarlett que sa dépêche. Elle ne l’avait jamais vu aussi dénué d’expression.
« Elle n’est pas… s’écria-t-elle.
— Non, elle vit encore. » Rhett l’aida à monter en voiture. « Chez Mme Wilkes, aussi vite que tu pourras », dit-il au cocher.
« Que lui arrive-t-il ? Je ne savais pas qu’elle était malade. Elle avait l’air en parfaite santé la semaine dernière. A-t-elle eu un accident ? Oh ! Rhett, vraiment, ce n’est pas aussi grave que vous…
— Elle se meurt, fit Rhett, et sa voix n’avait pas plus d’expression que son visage. Elle veut vous voir.
— Pas Melly ! Oh ! non, pas Melly ! Que s’est-il passé ?
— Elle a eu une fausse couche.
— Une… une… fausse… mais Rhett, elle… » Scarlett bredouillait. Après l’affreuse nouvelle, cette révélation lui coupait le souffle.
« Vous ne saviez pas qu’elle allait avoir un bébé ? »
Scarlett ne put même pas faire non de la tête.
« Non, en effet, je suppose que vous n’étiez pas au courant. Je pense qu’elle ne l’avait dit à personne. Elle voulait ménager une surprise aux siens, mais moi je savais.
— Vous saviez ? Mais pourtant elle n’avait pas dû vous le dire ?
— Ce n’était pas la peine. Je savais à quoi m’en tenir. Elle avait été si… si heureuse, ces deux derniers mois. Je me doutais bien que ça ne pouvait pas être autre chose.
— Mais, Rhett, le docteur lui avait dit que ça la tuerait d’avoir un autre bébé.
— Et ça l’a tuée », fit Rhett, puis, se penchant vers le cocher : « Pour l’amour de Dieu, tu ne peux donc pas conduire plus vite ?
— Mais, Rhett, elle ne peut pas être en train de mourir ? Je… je n’en suis pas… je…
— Elle n’a pas votre force. Elle n’a jamais eu de force. Elle n’a jamais eu que du cœur. »
La voiture s’arrêta brusquement en face de la petite maison basse et Rhett tendit la main à Scarlett. Tremblante, effrayée, envahie soudain par une impression de solitude, elle se cramponna au bras de Rhett.
« Vous entrez, Rhett ?
— Non », dit-il et il remonta dans la voiture.
Scarlett gravit le perron d’un trait, franchit la véranda et ouvrit la porte du hall. Là, enveloppés par la lumière jaune d’une lampe, se tenaient Ashley, tante Pitty et India : « Qu’est-ce qu’India fait ici ? pensa Scarlett. Mélanie lui avait dit de ne jamais remettre les pieds chez elle. » Tous trois se levèrent en la voyant. Tante Pitty se mordit les lèvres pour en contenir le tremblement, India lança un regard désemparé où la haine n’avait pas place. Ashley avait l’air d’un somnambule. Il s’avança vers Scarlett, la prit par le bras et lui parla comme dans un rêve.
« Elle vous a demandée. Elle vous a demandée, fit-il à deux reprises.
— Puis-je la voir tout de suite ? demanda Scarlett en se tournant vers la porte fermée de Mélanie.
— Non, le docteur Meade est chez elle. Je suis heureux que vous soyez là, Scarlett.
— Je suis venue aussi vite que j’ai pu. Scarlett se débarrassa de sa capote et de son manteau. Le train… elle n’est pas vraiment… Dites-moi qu’elle va mieux, Ashley. Parlez-moi ! Ne prenez pas cet air-là ! Elle n’est pas vraiment…
— Elle n’a pas cessé de vous demander », fit Ashley en la regardant en face, et Scarlett lut dans ses yeux la réponse à sa question.
Pendant un moment son cœur cessa de battre, puis une peur étrange, plus forte que l’angoisse, plus forte que la douleur, lui gonfla la poitrine. « C’est impossible, se dit-elle avec violence en essayant de lutter contre cette peur. Les médecins se trompent. Je ne veux pas croire que c’est vrai. Il ne faut pas, autrement je vais hurler. Il faut que je pense à autre chose. »
« Je n’y crois pas ! » s’écria-t-elle impétueusement en regardant les trois personnes au visage défait comme si elle leur interdisait de la contredire. « Et pourquoi Mélanie ne m’a-t-elle pas prévenue ? Je ne serais jamais allée à Marietta si j’avais su. »
Les yeux d’Ashley s’animèrent. Il paraissait au supplice.
« Elle ne l’a dit à personne, Scarlett, et elle ne l’aurait surtout pas dit à vous. Elle avait peur que vous ne la grondiez. Elle voulait attendre trois… jusqu’à ce qu’elle n’ait plus aucune inquiétude à avoir. Elle voulait faire une surprise à tout le monde et se moquer des médecins. Et elle était si heureuse. Vous savez combien elle aimait les enfants… combien elle désirait une fille. Et tout se passait si bien jusqu’à ce que… et alors, sans aucune raison… »
La porte de Mélanie s’ouvrit doucement et le docteur Meade sortit. Il referma la porte. Sa barbe grise étalée sur la poitrine, il resta un moment à contempler le petit groupe que son apparition avait glacé. Alors, il s’avança vers Scarlett et celle-ci lut dans ses yeux du chagrin, de l’aversion et du mépris. Son cœur apeuré s’emplit d’un sentiment de culpabilité.
« Ah ! vous voilà enfin, vous », dit le docteur Meade.
Avant qu’elle eût répondu, Ashley se dirigea vers la porte fermée.
« Non, pas vous, pas encore, déclara le vieux médecin. Elle veut parler à Scarlett.
— Docteur, fit India en le prenant par la manche et en s’adressant à lui d’une voix blanche plus éloquente que les mots. Laissez-moi la voir un instant. Je veux lui dire… il faut que je lui dise… que je me suis trompée sur… quelque… chose. »
India avait parlé sans regarder ni Ashley, ni Scarlett, mais le docteur Meade se permit de lancer un coup d’œil glacial à cette dernière.
« Je verrai cela, mademoiselle India, annonça-t-il, mais à la seule condition que vous me donniez votre parole d’honneur de ne pas la fatiguer en lui racontant que vous avez eu tort. Elle sait que vous vous êtes trompée, ça ne ferait que l’agiter inutilement d’entendre vos excuses.
— Je vous en prie, docteur Meade… commença timidement Pitty.
— Mademoiselle Pitty, vous savez bien que vous vous mettriez à crier et que vous vous évanouiriez. »
Pitty redressa son petit corps replet et regarda le docteur bien en face. Elle avait les yeux secs et tout son être aux formes arrondies respirait la dignité.
« Eh bien ! c’est entendu, ma mignonne, un peu plus tard, fit le docteur d’un ton plus aimable. Venez, Scarlett », ajouta-t-il.
Ils traversèrent tous deux le hall sur la pointe des pieds et, une fois arrivés devant la porte de Mélanie, le docteur empoigna Scarlett par l’épaule.
« Maintenant, ma petite, murmura-t-il, pas de crise de nerfs et pas d’aveux des derniers instants, sans quoi, je jure devant Dieu que je vous tords le cou. Allons, ne prenez pas ces airs innocents. Vous savez parfaitement ce que je veux dire. Mme Melly a une mort douce, et vous n’allez pas soulager votre conscience en lui débitant des histoires au sujet d’Ashley. Je n’ai encore jamais fait de mal à une femme, mais si vous lui dites quoi que ce soit… vous aurez affaire à moi. »
Il ouvrit sans laisser à Scarlett le temps de répondre, poussa la jeune femme dans la chambre et referma la porte sur elle. La petite pièce au mobilier sommaire en noyer foncé était plongée dans une demi-obscurité. Un journal servait d’abat-jour à la lampe. C’était une chambre tenue avec un soin méticuleux, une petite chambre d’écolière, avec son lit bas et étroit, ses rideaux en filet uni retenus par des embrasses, ses carpettes aux teintes fanées, une pièce si différente de la luxueuse chambre à coucher de Scarlett, avec ses meubles sculptés impressionnants, ses tentures de brocart rose, son tapis au semis de fleurs. Mélanie était couchée. Sous le couvre-pied on devinait son corps menu et plat comme celui d’une petite fille. Deux nattes noires lui encadraient le visage. Ses yeux fermés étaient enfoncés au creux des orbites et entourés d’un double cerne pourpre. À ce spectacle, Scarlett resta clouée sur place et s’appuya à la porte. Malgré l’obscurité, elle pouvait voir que Mélanie avait le nez pincé et le visage couleur de cire jaune. Jusqu’à ce moment-là, Scarlett avait espéré que le docteur Meade s’était trompé. Mais maintenant elle savait à quoi s’en tenir. Dans les hôpitaux pendant la guerre elle avait vu trop de visages avec cette expression pincée pour ne pas comprendre ce que présageait d’inévitable celui de Mélanie.
Mélanie se mourait. Pourtant, Scarlett se refusait encore à y croire. Mélanie ne pouvait pas mourir. C’était impossible. Dieu ne la laisserait pas mourir quand elle, Scarlett, avait tant besoin d’elle. Auparavant, il ne lui était jamais venu à l’idée qu’elle avait besoin de Mélanie. Mais, maintenant, la vérité jaillissait, inondait jusqu’aux replis les plus profonds de son âme. Elle avait compté sur Mélanie exactement comme elle avait compté sur elle-même, et elle n’en avait jamais rien su. Maintenant Mélanie se mourait et Scarlett savait qu’elle ne pourrait pas se passer d’elle. Elle s’avança sur la pointe des pieds, s’approcha du lit. L’effroi, la panique lui étreignait le cœur. Elle savait que Mélanie avait été son épée et son bouclier, sa consolation et sa force.
« Il faut que je la retienne. Je ne peux pas la laisser partir ! » se dit-elle, et elle s’agenouilla auprès du lit dans un frou-frou de soie. Elle s’empara aussitôt de la main inerte posée sur le drap et sa frayeur redoubla à ce contact glacé.
« C’est moi, Melly », fit-elle.
Mélanie entrouvrit les yeux et, comme s’il lui avait suffi de s’assurer que c’était bien Scarlett, elle les referma. Au bout d’un moment, elle poussa un soupir et murmura :
« Tu peux me promettre ?
— Oh ! tout ce que tu voudras !
— Beau… veille sur lui. »
Scarlett ne put que faire oui de la tête. Elle avait la gorge serrée. Elle pressa doucement la main qu’elle tenait en signe d’assentiment.
« Je te le confie. » Il y eut un sourire imperceptible sur les lèvres de Mélanie. « Je te l’ai déjà confié une fois… Tu te souviens ?… Avant sa naissance ? »
Se souvenait-elle ? Pourrait-elle jamais oublier ces heures-là ? Presque aussi nettement que si ce jour terrible était revenu, elle sentait peser sur elle la chaleur étouffante de cet après-midi de septembre, elle se rappelait sa terreur des Yankees, elle distinguait le piétinement des troupes battant en retraite, elle entendait Mélanie la prier de prendre soin du bébé au cas où elle mourrait… elle se rappelait aussi combien elle avait détesté Mélanie ce jour-là, combien elle avait espéré qu’elle mourrait.
« Je l’ai tuée, pensa-t-elle en proie à une angoisse superstitieuse. J’ai souhaité si souvent sa mort que Dieu m’a entendue et me punit. »
« Oh ! Melly, ne parle pas comme ça ! Tu sais bien que tu vas t’en tirer…
— Non. Promets-moi ! »
Scarlett eut du mal à s’exprimer tant sa gorge était contractée.
« Tu sais bien que je te le promets. Je le traiterai comme mon propre fils.
— Le collège ? demanda Mélanie d’une voix faible et inexpressive.
— Oh ! oui. L’Université, et puis Harvard et l’Europe, et tout ce qu’il voudra… et… et… un poney… et des leçons de musique… Oh ! Melly, je t’en supplie, essaie ! Fais un effort. »
Le silence retomba de nouveau et le visage de Mélanie refléta le combat qui se livrait en elle pour trouver la force de parler.
« Ashley, dit-elle, Ashley et toi… »
Elle bredouilla et se tut.
En entendant prononcer le nom d’Ashley, Scarlett sentit son cœur s’arrêter et devenir froid comme un bloc de granit. Mélanie avait su tout le temps à quoi s’en tenir. Elle baissa la tête, le front posé sur le drap, et un sanglot qui ne voulait pas sortir lui broya la gorge. Mélanie était au courant. Scarlett n’éprouvait même plus aucune honte. Elle ne ressentait plus rien. Il n’y avait place en elle que pour un remords farouche à l’idée d’avoir fait souffrir pendant tant d’années cette créature exquise. Mélanie avait su… et pourtant elle était restée loyalement son amie. Oh ! si seulement elle pouvait revivre ces années-là ! Elle ne permettrait même pas à ses yeux de rencontrer les yeux d’Ashley.
« Oh ! mon Dieu, se dit-elle improvisant une prière. Je vous en prie, faites qu’elle vive ! Je me rachèterai avec elle. Je serai si bonne pour elle. Si vous la laissez se rétablir, j’irai même jusqu’à ne plus jamais adresser la parole à Ashley. »
« Ashley », fit faiblement Mélanie et elle étendit la main pour toucher la tête penchée de Scarlett. Entre son pouce et son index elle prit une mèche de cheveux et tira sans plus de force qu’un nourrisson. Scarlett savait ce que ce geste signifiait. Mélanie voulait qu’elle la regardât, mais elle ne pouvait pas, elle ne pouvait pas soutenir le regard de Mélanie et lire dans ses yeux qu’elle savait tout.
« Ashley », murmura de nouveau Mélanie, et Scarlett prit sur elle. Lorsqu’elle se trouverait face à face avec Dieu, le jour du Jugement, et qu’elle lirait sa sentence dans Ses yeux, l’épreuve ne serait pas plus atroce. L’âme chancelante, abattue, elle releva malgré tout la tête.
Elle vit seulement les deux yeux sombres de Mélanie toujours les mêmes, ses yeux cernés et alanguis par la mort. Elle vit la bouche, toujours la même, que contractait un effort douloureux. Nul reproche, nulle accusation, nulle crainte, dans ces yeux, sur cette bouche… seulement l’anxiété de ne pas avoir la force de parler. Pendant un moment Scarlett fut trop abasourdie pour ressentir le moindre soulagement. Puis, tandis qu’elle serrait davantage la main de Mélanie dans la sienne, une vague tiède déferla sur elle. Elle éprouva une gratitude infinie envers Dieu et, pour la première fois depuis son enfance, elle dit une humble prière sans l’ombre d’une pensée égoïste.
« Merci, mon Dieu. Je sais que je n’en suis pas digne, mais je Vous remercie d’avoir permis qu’elle ne sache rien. »
« Que voulais-tu dire au sujet d’Ashley, Melly ?
— Tu… tu veilleras sur lui ?
— Oh ! oui.
— Il s’enrhume… si facilement. »
Il y eut une pause.
« Tu t’occuperas de… de ses affaires… tu me comprends ?
— Oui, je te comprends. Je m’en occuperai. » Mélanie fit un grand effort. « Ashley n’est pas… pratique. »
Il fallait la mort pour pousser Mélanie à cette trahison.
« Veille sur lui. Scarlett… mais… qu’il ne le sache jamais.
— Je veillerai sur lui, je m’occuperai de ses affaires et il n’en saura jamais rien. Je lui ferai seulement des suggestions. »
Mélanie eut un petit sourire qui se mua en un sourire triomphant lorsque ses yeux rencontrèrent de nouveau ceux de Scarlett. Le regard qu’elles échangèrent fut comme la signature d’un accord entre ces deux femmes dont l’une chargeait l’autre de défendre Ashley Wilkes dans un monde trop brutal et d’agir de telle sorte que sa fierté d’homme n’eût point à en souffrir.
Maintenant il n’y avait plus trace de lutte sur le visage épuisé de Mélanie. On eût dit que la promesse de Scarlett lui avait apporté un apaisement.
« Tu as été si intelligente… si brave… toujours si bonne pour moi. »
À ces mots, Scarlett sentit sa gorge se desserrer et, collant sa main libre à sa bouche, elle parvint à étouffer le sanglot qui l’avait si longtemps oppressée. Allait-elle se mettre à pleurer comme un enfant, à crier. « J’ai été un monstre ! Je t’ai si injustement traitée ! Je n’ai jamais rien fait pour toi ! Tout ce que je faisais, c’était pour Ashley ! »
Elle se releva brusquement et se mordit le pouce pour se dominer. Elle se rappelait une fois de plus les paroles de Rhett. « Elle vous aime. Ce sera votre croix. » Et la croix était plus lourde que jamais. Elle s’en voulait déjà assez d’avoir déployé toutes ses ruses pour soustraire Ashley à Mélanie, mais maintenant c’était pire encore de voir Mélanie qui toute sa vie avait eu une confiance aveugle en elle, emporter dans la mort la même affection et la même confiance. Non, elle ne pouvait pas parler. Elle ne pouvait même plus prendre sur elle pour dire : « Fais un effort pour vivre. » Il fallait laisser Mélanie s’éteindre doucement, sans lutte, sans larmes, sans chagrin.
La porte s’entrebâilla. Le docteur Meade fit un geste impérieux. Scarlett se pencha sur le lit, refoula ses larmes, prit la main de Mélanie et l’appuya contre sa joue.
« Bonne nuit, dit-elle, et sa voix était plus ferme qu’elle ne l’aurait cru.
— Promets-moi… répéta Mélanie dans un souffle.
— Tout ce que tu voudras, ma chérie.
— Le capitaine Butler… sois bonne pour lui. Il… t’aime tant. »
« Rhett ? » pensa Scarlett, étonnée, mais les mots de Mélanie n’éveillèrent rien en elle.
« Oui, je te promets, répondit-elle machinalement et, effleurant de ses lèvres la main de Mélanie, elle la reposa sur le lit.
— Dites aux dames de venir tout de suite », chuchota le docteur Meade, tandis que Scarlett sortait de la chambre.
À travers ses larmes Scarlett vit India et Pitty suivre le docteur dans la chambre en retenant leurs jupes à deux mains pour les empêcher de faire du bruit. La porte se referma sur elles et la maison fut plongée dans le silence. Ashley avait disparu. Scarlett appuya sa tête contre le mur comme un enfant méchant qu’on a envoyé au coin et elle frotta sa gorge qui lui faisait mal.
Derrière cette porte, Mélanie s’en allait et, avec elle, s’en allait la force sur laquelle Scarlett avait compté sans le savoir pendant tant d’années. Pourquoi, mais pourquoi n’avait-elle pas compris plus tôt à quel point elle aimait Mélanie et avait besoin d’elle ? Mais qui aurait pu prendre pour un pilier de force la petite Mélanie au visage ingrat ! Mélanie timide à en pleurer devant les inconnus, timide à ne jamais émettre une opinion personnelle, effrayée à la pensée d’encourir la désapprobation des vieilles dames, Mélanie qui avait peur de son ombre ! Et pourtant…
Scarlett se pencha sur le passé et se rappela une chaude journée à Tara. Une fumée grisâtre montait en spirales au-dessus d’un corps vêtu de bleu. Mélanie, le sabre de Charles à la main, se tenait au haut de l’escalier. Scarlett se rappelait la réflexion qu’elle s’était faite : « Que c’est donc stupide ! Melly n’était même pas de taille à soulever ce sabre ! » Mais maintenant elle savait que, s’il l’avait fallu, Mélanie aurait descendu l’escalier l’arme levée et aurait tué le Yankee… ou bien se serait fait tuer.
Oui, Mélanie s’était trouvée là, un sabre dans sa petite main, prête à se battre pour elle. Et maintenant que Scarlett promenait un regard triste sur les années écoulées, elle se rendait compte que Mélanie s’était toujours trouvée à ses côtés, le sabre à là main, discrète comme une ombre, aimante, luttant pour elle avec une loyauté passionnée, combattant les Yankees, le feu, la faim, la pauvreté, l’opinion publique et même ses parents qu’elle chérissait.
Scarlett sentit son courage et sa confiance l’abandonner en pensant que le sabre symbolique qui avait flamboyé entre elle et Mélanie était remis au fourreau pour toujours.
« Melly est la seule amie femme que j’aie jamais eue, se dit-elle, désemparée. La seule femme qui m’ait jamais aimée, à l’exception de maman. Elle ressemble aussi à maman. Tous ceux qui la connaissaient se cramponnaient à ses basques. »
Soudain ce fut comme si Ellen gisait derrière cette porte fermée, comme si elle quittait le monde pour la seconde fois. Soudain Scarlett se retrouva à Tara, désespérée de ne pouvoir affronter l’existence qui s’offrait à elle avec la force redoutable des êtres doux, des faibles et des tendres.
Indécise, effrayée, Scarlett ne quittait pas le hall. La lueur dansante du feu allumé dans le salon renvoyait de grandes ombres sur les murs. La maison était plongée dans un silence complet et ce silence pénétrait Scarlett comme une petite pluie fine. Ashley ! Où était Ashley !
Elle entra au salon. Elle cherchait Ashley comme un animal transi cherche le feu, mais il n’était pas là. Il fallait à tout prix le trouver. Elle n’avait découvert la force de Mélanie que pour la perdre au moment précis où elle se rendait compte que ce soutien lui était indispensable. Pourtant il lui restait encore Ashley. Ashley était fort, il était sage ; il serait son réconfort. En Ashley, en son amour, résidait une force sur laquelle elle appuierait sa faiblesse, un courage où elle puiserait l’énergie nécessaire pour combattre ses terreurs, une consolation qui adoucirait son chagrin.
« Il doit être dans sa chambre », se dit-elle et, traversant le hall sur la pointe des pieds, elle alla frapper discrètement à la porte d’Ashley. Comme on ne lui répondait pas, elle ouvrit. Ashley, debout devant sa table, contemplait une paire de gants reprisés qui appartenaient à Mélanie. Il prit d’abord l’un des gants et l’examina comme s’il ne l’avait jamais vu, puis il le reposa délicatement sur la table, comme un objet de verre, et prit l’autre dans sa main.
« Ashley ! » fit Scarlett d’une voix tremblante. Il se tourna lentement vers elle et la regarda. Ses yeux gris avaient perdu leur expression rêveuse ; grands ouverts, ils livraient à nu les sentiments de son âme. Scarlett lut en eux une frayeur qui égalait la sienne, un désespoir plus profond que le sien, un égarement qu’elle ne devait jamais connaître. Au spectacle de son visage décomposé, la sensation de peur qui s’était emparée d’elle dans le hall redoubla d’intensité. Elle s’approcha d’Ashley.
« J’ai peur, dit-elle. Oh ! Ashley, protégez-moi. J’ai si peur ! »
Il ne bougea pas et se contenta de la regarder en serrant à pleines mains le gant de Mélanie. Scarlett lui posa la main sur le bras et murmura : « Qu’y a-t-il ? »
Ses yeux semblaient chercher désespérément en elle quelque chose qu’il ne trouvait pas. Enfin, il se mit à parler d’une voix qui n’était pas la sienne.
« Je voulais vous voir, dit-il. J’étais sur le point de courir à votre recherche… de courir comme un enfant qui a besoin de réconfort… et je trouve un enfant plus effrayé que moi, un enfant qui accourt vers moi !
— Non, pas vous… vous ne pouvez pas avoir peur ! s’écria Scarlett. Rien ne vous a jamais fait peur. Mais moi… vous avez toujours été si fort…
— Si j’ai été fort, c’est parce qu’elle était derrière moi, dit-il d’une voix brisée et, baissant les yeux, il contempla de nouveau le gant dont il caressa les doigts. Et… et… toute ma force s’en va avec elle. »
Il y avait un tel accent de découragement dans ses paroles que Scarlett laissa retomber sa main et recula de quelques pas. Alors, au milieu du silence lourd qui s’abattit entre eux, elle eut pour la première fois de sa vie l’impression de comprendre vraiment Ashley.
« Voyons… dit-elle lentement, voyons, Ashley, vous l’aimez, n’est-ce pas ? »
Il répondit avec effort : « Elle est le seul de mes rêves qui ait vécu, et ne se soit pas évanoui en présence de la réalité ! »
« Des rêves ! pensa Scarlett qui sentit renaître en elle son irritation d’autrefois. Toujours des rêves avec lui ! Jamais de bon sens ! »
Le cœur gros et un peu amer, elle dit : « Vous avez été fou, Ashley. Comment pouviez-vous ne pas voir qu’elle valait mille fois mieux que moi ?
— Scarlett, je vous en prie ! Si vous saviez seulement ce que j’ai enduré depuis que le docteur…
— Ce que vous avez enduré ! Vous imaginez-vous que moi… Oh ! Ashley, vous auriez dû savoir depuis des années que c’était elle que vous aimiez et non pas moi ! Pourquoi ne vous en êtes-vous pas rendu compte ? Tout aurait tellement changé, tellement… Oh ! vous auriez dû comprendre cela et ne pas me rabâcher sans cesse vos discours sur l’honneur et le sacrifice ! Si vous m’aviez dit, il y a des années, j’aurais… Ça m’aurait porté un coup mortel, mais j’aurais tout de même réagi. Seulement, vous attendez ce moment-ci, vous attendez que Melly agonise pour découvrir la vérité, et maintenant il est trop tard pour faire quoi que ce soit. Oh ! Ashley, les hommes sont censés savoir ces choses-là… pas les femmes. Vous auriez dû voir clair comme le jour que vous l’aimiez et que moi, vous me désiriez comme… comme Rhett désire cette Watling ! »
Il frémit à ces mots, mais ses yeux implorants restèrent fixés sur Scarlett. Chacun des traits de son visage était un aveu. Il reconnaissait tout ce qu’il y avait de vrai dans la remarque de Scarlett et ses épaules tombantes indiquaient que sa conscience le châtiait plus cruellement que ne pourrait jamais le faire Scarlett. Il se taisait, serrait le gant comme s’il eût été une main compréhensive, et, dans le silence qui suivit, l’indignation de Scarlett céda la place à un sentiment de pitié nuancé de mépris. Elle s’en voulut de frapper un homme sans défense… un homme sur lequel elle avait promis à Mélanie de veiller.
« Et juste après lui avoir fait cette promesse, je dis à Ashley sans aucune nécessité des choses blessantes. Il sait la vérité et ça le tue, pensa Scarlett. Ce n’est pas un homme. C’est un enfant, comme moi, et la peur de la perdre le rend malade. Melly savait ce qui se produirait… Melly le connaissait bien mieux que moi. C’est pourquoi elle m’a chargée en même temps de veiller sur lui et sur Beau. Comment Ashley fera-t-il pour supporter ce coup ? Moi, je le supporterai. Je peux supporter n’importe quoi. J’ai eu tant de choses à supporter. Mais lui, il ne peut pas… il ne peut rien supporter sans elle. »
« Pardonnez-moi, mon chéri, dit-elle tendrement en lui tendant les bras. Je sais combien vous devez souffrir. Mais souvenez-vous qu’elle ne sait rien… qu’elle ne s’est jamais doutée de rien… Dieu a eu cette bonté pour nous. »
Il se jeta dans ses bras, la serra convulsivement contre lui. Scarlett se haussa sur la pointe des pieds pour appuyer sa joue tiède contre la sienne et, d’une main, se mit à lui caresser la nuque :
« Ne pleurez pas, mon aimé. Elle veut que vous soyez courageux. Dans un moment elle demandera à vous voir, et il faudra que vous soyez brave. Il ne faut pas qu’elle voie que vous avez pleuré. Ça la bouleverserait. »
Son étreinte était si forte que Scarlett avait peine à respirer. Il sanglotait.
« Que vais-je devenir ? Je ne peux pas… je ne peux vivre sans elle. »
« Ni moi non plus », se dit Scarlett en frissonnant à la pensée des longues années qu’elle aurait à vivre sans Mélanie. Mais toute sa fermeté lui revint. Ashley n’avait plus de ressources qu’en elle. Un soir de clair de lune, à Tara, alors qu’elle était ivre et brisée de fatigue, elle s’était dit : « Les fardeaux sont faits pour les épaules assez fortes pour les porter. » Eh bien ! elle avait les épaules solides. Tant pis si celles d’Ashley ne l’étaient pas. Elle écarta les épaules pour charger le fardeau et, avec un calme qu’elle était loin d’éprouver, elle embrassa la joue mouillée d’Ashley, y posa un baiser sans fièvre, un baiser affectueux.
« Nous… nous trouverons un moyen », fit-elle.
Une des portes du hall s’ouvrit brutalement et le docteur Meade appela d’une voix impérieuse « Ashley ! Vite ! »
« Oh ! mon Dieu, elle est morte ! pensa Scarlett. Et Ashley n’est pas allé lui dire adieu… Mais peut-être… »
« Pressez-vous, s’écria-t-elle en poussant Ashley qui, pétrifié, la regardait fixement. Pressez-vous ! »
Elle ouvrit la porte et tira Ashley par le bras. Galvanisé par ses paroles, il s’élança dans le hall sans lâcher le gant qu’il tenait serré dans sa main. Scarlett l’entendit courir, puis une porte se referma.
Elle dit de nouveau : « Oh ! mon Dieu ! » et, s’approchant lentement du lit, elle s’y assit et se prit la tête à deux mains. Tout à coup elle se sentit lasse, plus lasse qu’elle ne l’avait jamais été. Au bruit de la porte qui s’était refermée, ses nerfs tendus à se rompre avaient cédé soudain. Elle était épuisée, vidée de toute émotion. Elle n’éprouvait plus ni chagrin, ni remords, ni angoisse. Elle était lasse et elle distinguait confusément le tic-tac machinal de ses pensées pareil à celui de la pendule sur la cheminée.
Peu à peu une pensée émergea de cette brume qui lui obscurcissait l’esprit. Ashley ne l’aimait pas et ne l’avait jamais aimée, et cette constatation n’avait rien de pénible. Elle aurait dû l’être pourtant. Elle aurait dû la désespérer, lui briser le cœur. Pourquoi ne s’insurgeait-elle pas contre la destinée ? Elle avait compté pendant si longtemps sur l’amour d’Ashley. Il l’avait aidée si souvent à remonter vers la lumière. Or la vérité était là. Ashley ne l’aimait pas et ça lui était égal. Ça lui était égal parce qu’elle ne l’aimait pas non plus. Elle ne l’aimait pas et aucun de ses gestes, aucune de ses paroles ne pourrait la blesser.
Elle s’allongea sur le lit et posa la tête sur l’oreiller. À quoi bon essayer de lutter contre cette pensée ? À quoi bon se dire : « Mais je l’aime. Je l’ai aimé pendant des années. L’amour ne peut pas en un instant se transformer en indifférence ! »
Mais l’amour pouvait changer et il avait changé.
« Mon amour pour Ashley n’a jamais existé que dans mon imagination, se dit Scarlett avec lassitude. J’aimais quelque chose que j’avais construit, quelque chose qui est mort comme Melly. J’avais taillé de beaux habits et je m’en étais éprise. Quand Ashley est arrivé à cheval, si séduisant, je lui ai fait endosser ces habits sans chercher à savoir s’ils lui iraient ou non. Je ne voulais pas le voir tel qu’il était… Je continuais d’aimer mes beaux habits… ce n’était pas lui que j’aimais. »
Maintenant Scarlett regardait derrière elle, remontait la longue suite d’années écoulées. Elle se revoyait sous la véranda ensoleillée de Tara. Elle portait une robe de basin vert semée de fleurs. Elle était émue par le jeune cavalier dont la chevelure blonde scintillait comme un casque d’argent. Elle se rendait compte qu’Ashley n’avait été pour elle qu’un caprice d’enfant qui n’aurait pas dû avoir plus d’importance que ces boucles d’oreilles en aigue-marine qu’elle s’était fait offrir par Gérald à force de cajoleries. Une fois qu’elle avait eu ses boucles, elles avaient perdu tout attrait à ses yeux. Il en était ainsi de toutes choses, sauf de l’argent. Ashley également aurait subi la loi commune si, en ces jours lointains, elle avait eu la satisfaction de lui refuser d’être sa femme. Si jamais elle l’avait eu à sa merci, si elle l’avait vu s’enflammer, devenir importun, jaloux, boudeur, suppliant à l’exemple des autres jeunes gens, la folle toquade qui s’était emparée d’elle se fût dissipée aussi aisément qu’une brume au soleil lorsqu’elle aurait rencontré un autre soupirant.
« Quelle insensée j’ai été ! se dit-elle avec amertume. Et maintenant il va falloir payer tout cela. Ce que j’ai si souvent souhaité s’est réalisé. J’ai souhaité la mort de Melly pour avoir Ashley à moi, et voilà qu’elle est morte, et que je ne veux plus de lui. Avec son maudit honneur, il me demanderait en mariage si je voulais divorcer d’avec Rhett pour l’épouser. L’épouser ? Mais je ne voudrais pas de lui pour un empire ! N’empêche que je vais l’avoir sur le dos tout le reste de mon existence ; toute ma vie il va falloir que je m’occupe de lui, que je veille à ce qu’il ne meure pas de faim, à ce que les gens ne heurtent pas ses sentiments. Ce sera exactement comme si j’avais un autre enfant cramponné à mes basques. Oui, j’ai perdu mon amant et j’ai en échange un autre enfant. Si je n’avais pas promis à Melly, je… ça me serait bien égal de ne plus jamais le revoir. »