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Même aux heures les plus intimes, Rhett ne se départit jamais de son attitude polie ni de son calme imperturbable. Cependant Scarlett avait toujours l’impression qu’il continuait de l’observer à la dérobée, et elle savait que, si elle tournait brusquement la tête, elle surprendrait dans son regard cette expression méditative, résignée et presque redoutable qu’elle ne comprenait pas.

Parfois il se montrait un compagnon fort agréable à vivre, malgré sa détestable manie de ne tolérer ni mensonge, ni faux-fuyant, ni rodomontade. Il écoutait Scarlett lui parler du magasin, des scieries et de son café, des forçats et des sommes qu’elle dépensait pour leur entretien, et il lui donnait toujours de judicieux conseils. Danseur infatigable, il accompagnait sans rechigner Scarlett aux bals et aux réunions qu’elle aimait et possédait une collection inépuisable d’histoires scabreuses dont il la régalait lorsque, par hasard, la table une fois desservie, ils passaient la soirée en tête-à-tête devant une tasse de café et une bouteille de cognac. Scarlett se rendait bien compte qu’il satisfaisait son moindre désir et répondait à toutes ses questions à condition qu’elle usât de franchise avec lui, mais qu’il lui refusait impitoyablement tout ce qu’elle essayait d’obtenir par voies détournées, allusions ou stratagèmes de femme. Il avait une façon déconcertante de lire dans son jeu et de rire sans retenue.

Lorsqu’elle songeait à la suave indifférence que Rhett lui manifestait d’ordinaire, elle se demandait, mais sans curiosité véritable, pourquoi il l’avait épousée. Les hommes se mariaient par amour ou par intérêt, ou bien pour avoir un foyer et des enfants, mais elle savait que lui n’avait obéi à aucun de ces motifs. Il ne l’aimait pas. Ça ne faisait pas l’ombre d’un doute. Quant à sa belle maison, il la traitait d’horreur architecturale et déclarait qu’il aurait cent fois mieux aimé vivre dans un hôtel bien tenu que chez lui. Jamais il n’avait abordé la question des enfants comme Charles et Frank l’avaient fait jadis. Un jour qu’elle était d’humeur folâtre, elle lui demanda en badinant pourquoi il l’avait épousée, et sa réponse, donnée d’un air enjoué, la rendit furieuse : « Je vous ai épousée pour mettre un peu plus de piment dans mon existence, ma chère ! »

Non, en l’épousant, il n’avait obéi à aucune des raisons auxquelles obéissent généralement les hommes lorsqu’ils se marient. Il l’avait épousée uniquement parce qu’il la désirait et qu’il n’avait pas réussi à l’obtenir par d’autres moyens. Il l’avait désirée tout comme il avait désiré Belle Watling. Ce n’était pas une pensée bien agréable. En fait, c’était un véritable outrage. Mais Scarlett chassa ces réflexions d’un haussement d’épaules ainsi qu’elle avait appris à chasser de son esprit tous les souvenirs inopportuns. Elle et Rhett avaient conclu un marché et, pour sa part, elle était loin de s’en plaindre. Elle souhaitait que Rhett fût satisfait de son côté, mais au fond ça lui était bien égal.

Toutefois, un après-midi qu’elle était allée consulter le docteur Meade pour un embarras gastrique, elle apprit une chose fort désagréable contre laquelle les haussements d’épaules n’étaient plus de mise. Ce fut avec des yeux franchement furieux qu’elle fit irruption ce soir-là dans sa chambre à coucher et annonça à Rhett qu’elle allait avoir un enfant.

Drapée dans une robe de chambre en soie, il rêvassait dans un nuage de fumée, mais, dès que Scarlett eut ouvert la bouche, il fixa sur elle un regard pénétrant. Il l’observait sans rien dire avec une intensité, une émotion qui échappa à Scarlett, aveuglée par l’indignation et le désespoir.

« Vous savez pourtant bien que je ne veux plus d’autres enfants ! Je n’ai jamais voulu en avoir. Chaque fois que les choses s’arrangent et que je commence à être heureuse, je suis enceinte. Oh ! ne restez pas planté là à rire ! Vous ne voulez pas d’enfants non plus ! Oh ! Sainte Vierge ! »

Rhett guettait ses paroles, mais celles qu’elle venait de laisser échapper n’étaient point celles qu’il eût aimé lui entendre dire. Son visage se contracta légèrement et ses yeux perdirent toute expression.

« Eh bien ! pourquoi ne pas le confier à Mme Melly ? Ne m’avez-vous pas raconté qu’elle était si triste de ne pas avoir d’autres enfants ?

— Oh ! j’ai envie de vous tuer ! Je ne l’aurai pas ! Vous m’entendez, je ne l’aurai pas !

— Non ? Je vous en prie, continuez !

— Oh ! il y a quelque chose à faire. Je ne suis plus la petite dinde de campagne que j’étais. Maintenant, je sais qu’une femme n’a pas d’enfants quand elle ne veut pas en avoir. Il y a des choses… »

Rhett s’était dressé et avait saisi Scarlett par les poignets. Son visage dur trahissait l’angoisse.

« Scarlett ! insensée ! Dites-moi la vérité. Vous n’avez rien fait, au moins ?

— Non, pas encore, mais ça ne va pas tarder. Vous ne vous figurez tout de même pas que je vais avoir un bébé juste au moment où mon tour de taille commence à diminuer et où je prends enfin du bon temps ? Non…

— Où avez-vous été chercher cette idée-là ? Qui vous a mis en tête des choses pareilles ?

— Mamie Bart… elle…

— Évidemment ! ça ne m’étonne pas d’une patronne de bordel ! Cette femme ne remettra plus jamais les pieds ici ! C’est compris ? Après tout, je suis chez moi et je fais ce que je veux. J’exige même que vous ne lui adressiez plus jamais la parole.

— Je ferai ce qui me plaira. Lâchez-moi. Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

— Je me moque pas mal que vous ayez un seul enfant ou une vingtaine, mais je ne tiens pas à ce que vous mouriez.

— Mourir ? Moi ?

— Parfaitement, mourir. Je ne suppose pas que Mamie Bart vous ait parlé des risques auxquels une femme s’exposait en faisant une chose pareille ?

— Non, admit Scarlett à contrecœur. Elle m’a seulement dit que ça arrangerait tout.

— Bon Dieu, je la tuerai ! » s’exclama Rhett, le visage noir de rage. Il regarda Scarlett dont les joues ruisselaient de larmes et sa colère tomba un peu, mais ses traits demeurèrent crispés. Soudain, il prit Scarlett dans ses bras, alla s’asseoir dans un fauteuil et serra la jeune femme contre lui comme s’il craignait qu’elle ne s’échappât.

« Écoutez, mon tout petit, je ne veux pas que vous jouiez avec votre vie ! Vous m’entendez ? Bonté divine, je ne tiens pas plus que vous à avoir des enfants, mais j’ai de quoi les nourrir. Je ne veux plus vous entendre débiter de pareilles absurdités, et si jamais vous essayez de… Scarlett, autrefois j’ai vu une jeune femme mourir de cette façon-là. Ce n’était qu’une… passons, mais enfin ça ne l’empêchait pas d’être une brave fille. C’est un genre de mort plutôt pénible. Je…

— Rhett ! » s’exclama Scarlett arrachée à son chagrin par le tremblement de sa voix. Elle ne l’avait jamais vu aussi ému. « Où cela… qui était-ce ?…

— À La Nouvelle-Orléans… oh ! il y a des années. J’étais jeune et impressionnable. » Il courba brusquement la tête et embrassa les cheveux de Scarlett. « Vous aurez votre enfant, reprit-il aussitôt, même si pendant les neuf mois qui vont suivre je dois vous attacher à moi par des menottes. »

Scarlett se redressa et regarda son mari avec une franche curiosité. Sous son regard, son visage se détendit, s’éclaira comme par magie.

« Tiendriez-vous donc tant à moi ? » interrogea-t-elle en abaissant les paupières.

Il lui adressa un long coup d’œil comme s’il voulait mesurer à quel point sa question était empreinte de coquetterie. Après avoir déchiffré ce qu’il y avait de sincère dans son attitude, il répondit d’un ton détaché :

« Eh bien ! oui. Vous comprenez, vous représentez pour moi un assez gros capital et je n’ai pas du tout envie de perdre mon argent. »

 

Épuisée par les efforts qu’elle avait fournis, mais radieuse de bonheur, Mélanie sortit de la pièce où Scarlett venait de mettre au monde une fille. Rhett attendait nerveusement dans l’antichambre, entouré par des bouts de cigares qui avaient brûlé le beau tapis.

« Vous pouvez entrer, capitaine Butler », dit-elle d’une voix timide.

Rhett s’élança et pénétra dans la chambre. Avant que le docteur Meade eût refermé la porte, Mélanie eut le temps de voir Rhett se pencher sur le petit corps nu du bébé que Mama tenait sur ses genoux. Mélanie s’effondra dans un fauteuil, les joues rouges d’avoir assisté malgré elle à une scène aussi intime.

« Ah ! se dit-elle, que c’est charmant ! Comme il avait l’air inquiet, ce pauvre capitaine Butler ! Quand on pense qu’il n’a pas bu une seule fois pendant tout ce temps-là ! Tant de messieurs sont ivres quand leurs enfants viennent au monde. Je crains qu’il n’ait le gosier bien sec. Lui proposerai-je quelque chose ? Non, ce serait vraiment trop hardi de ma part ? »

Elle s’enfonça davantage dans le fauteuil. Elle avait l’impression que son dos, qui ne cessait de lui faire mal depuis plusieurs jours, allait se rompre au niveau des reins. Oh ! quelle chance pour Scarlett de n’avoir eu qu’une porte entre elle et son mari tandis qu’elle accouchait. Si seulement Mélanie avait eu Ashley auprès d’elle en ce jour terrible de la naissance de Beau, elle aurait moitié moins souffert. Si seulement la petite fille qui se trouvait de l’autre côté de la porte était à elle au lieu d’être à Scarlett ! « Oh ! ce n’est pas bien, pensa-t-elle avec une pointe de remords. Je lui envie son enfant alors qu’elle a été si bonne pour moi. Pardonnez-moi, Seigneur. Non, je ne convoite pas le bébé de Scarlett. Ce n’est pas ça, mais… mais je voudrais tant en avoir un à moi ! »

Elle cala un coussin contre son dos endolori et songea au bonheur que lui causerait la naissance d’une fille. Mais l’opinion du docteur Meade n’avait pas varié à ce sujet et quoiqu’elle fût toute disposée à risquer sa vie pour avoir un autre enfant, Ashley ne voulait pas entendre parler d’une telle folie. Une fille ! Comme Ashley serait heureux d’avoir une fille, comme il la chérirait !

« Une fille ! Oh ! mon Dieu ! Je n’ai même pas dit au capitaine Butler que c’était une fille ! Et, bien entendu, il espérait un garçon. Oh ! c’est épouvantable ! »

Mélanie savait que, pour une femme, l’enfant était toujours le bienvenu, qu’il fût fille ou garçon, mais pour un homme, surtout pour un homme autoritaire comme le capitaine Butler, une fille, ça devait être un coup affreux, une atteinte à son orgueil masculin ! Oh ! comme elle était reconnaissante au Ciel que son seul enfant fût un garçon ! Elle se disait que, si elle avait été la femme du redoutable capitaine Butler, elle eût préféré mourir en couches que de lui donner une fille pour premier-né.

Pourtant Mama qui, le sourire aux lèvres, sortait de la chambre en se dandinant, vint lui mettre du baume sur le cœur et en même temps l’inciter à se demander quelle sorte d’homme le capitaine pouvait bien être au fond.

« J’étais en tain de baigner l’enfant, raconta Mama, et je commençais p’esque à demander pa’don à missié Rhett que ce soit pas un ga’çon, mais, Seigneu’, ma’ame Melly, savez-vous ce qu’il m’a dit ? Il a dit “Taisez-vous, Mama ! Qui est-ce qui tient aux ga’çons ? Les ga’çons, c’est pas d’ôle, ça donne t’op de mal. Les filles, ça au moins, c’est gentil. Je change’ai pas cette fille cont’e des ga’çons, même si on m’en donnait t’eize à la douzaine.” Alo’ il a essayé de me p’end’ la petite toute nue comme elle était, alo’ je lui ai donné une tape su’ la main et je lui ai dit : “Attendez un peu, missié Rhett ! Vous ve’ez ça quand vous au’ez un ga’çon, moi je me to’d’ai de ri’ à vous entend’ pousser des clameu’ de joie !” Il a sou’i et il a secoué sa tête et il a dit : “Mama, vous êtes une folle. Les ga’çons, ils se’vent à ’ien du tout. J’en suis-t-il pas la meilleu’ p’euve ?” Oui, ma’ame Melly, il s’est conduit comme un v’ai missié, y a pas à di’ », reconnut Mama de bonne grâce.

Il n’échappa pas à Mélanie que l’attitude de Rhett avait grandement contribué à le racheter aux yeux de la vieille négresse.

« Je me suis p’t’ êt’ ’udement t’ompée au sujet de missié Rhett, reprit Mama. C’est un jou’ si heu’eux pou’ moi, ma’ame Melly. J’ai langé t’ois géné’ations de petites Robilla’d. Pou’ sû’, c’est un beau jou’ pou’ moi !

— Oh ! oui, c’est un beau jour, Mama ! Les jours les plus beaux sont ceux où naissent les enfants ! »

Il y avait cependant quelqu’un dans la maison pour qui ce n’était vraiment pas un beau jour. Grondé un peu par tout le monde, puis abandonné à son triste sort, Wade allait et venait lamentablement dans la salle à manger. Le matin de bonne heure, Mama l’avait réveillé en sursaut, puis, après avoir bâclé sa toilette, elle l’avait envoyé avec Ella prendre son petit déjeuner chez tante Pitty. À toutes ses questions, on s’était contenté de répondre que sa mère était malade et qu’il risquait de la fatiguer par le bruit qu’il ne manquerait pas de faire en s’amusant. La maison de tante Pitty était sens dessus dessous. En apprenant ce qui arrivait à sa nièce, la vieille demoiselle s’était couchée et avait mobilisé Cookie à son chevet, si bien que le petit déjeuner servi aux enfants se présenta sous la forme d’un maigre repas dû aux soins de Peter. À mesure que la matinée s’avança, la crainte commença à s’emparer de l’âme de Wade. « Et si Maman allait mourir ? » Les mamans d’autres garçons étaient bien mortes. Wade avait vu s’éloigner les corbillards et il avait entendu sangloter ses petits amis : « Et si Maman mourait ? » Wade aimait beaucoup sa mère, presque autant qu’il la redoutait, et à la pensée qu’elle pourrait s’en aller dans un corbillard noir traîné par des chevaux empanachés sa petite poitrine se serra si fort qu’il en put à peine respirer.

Lorsque midi sonna, Wade, profitant de ce que Peter était occupé à la cuisine, entrouvrit la porte d’entrée, se glissa dehors et, aiguillonné par la peur, rentra chez lui aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient. L’oncle Rhett ou tante Melly ou bien Mama lui diraient sûrement la vérité. Par malheur, l’oncle Rhett et tante Melly étaient invisibles ; quant à Mama et à Dilcey, elles montaient et descendaient l’escalier de service avec des serviettes et des bassines remplies d’eau chaude et ne le remarquèrent même pas. Du vestibule où il se tenait, il entendait la voix sèche du docteur Meade chaque fois qu’une des portes du premier s’ouvrait ou se refermait. À un moment il entendit un gémissement poussé par sa mère et il éclata en sanglots et se mit à hoqueter. Il savait que sa mère allait mourir. Pour se consoler, il fit des avances au chat couleur de miel qui se chauffait au soleil, sur le rebord de la fenêtre du vestibule. Mais Tom, chargé d’ans et furieux d’être dérangé, se leva, la queue en bataille, et se mit à crachoter doucement.

Finalement, Mama qui descendait l’escalier, le bonnet de travers, le tablier chiffonné et tout maculé, l’aperçut et fronça les sourcils. Mama avait toujours été le refuge de Wade, aussi sa mine renfrognée le fit-elle trembler.

« J’ai jamais vu un ga’çon plus insuppo’table que vous, dit-elle. Je vous avais-t-il pas envoyé chez mam’zelle Pitty ? Alo’, vous voilà de ’etou’ ?

— Est-ce que maman va… va-t-elle mourir ?

— J’ai jamais vu en enfant plus infe’nal ! Mou’i’ ? Seigneu’ tout-puissant, non ! Seigneu’, ce ga’çon est une plaie. Je vois pas pou’quoi le Seigneu’ il envoie des ga’çons aux gens ! Allons, déba’assez le plancher. »

Mais Wade ne s’en alla point. À demi convaincu par les paroles de Mama, il se réfugia derrière l’une des portières du vestibule. La remarque de la vieille négresse sur la méchanceté des garçons l’avait piqué au vif, car il s’était toujours efforcé d’être aussi gentil que possible. Une demi-heure plus tard, tante Melly descendit l’escalier à son tour. Elle était pâle et avait les traits tirés, mais elle se souriait à elle même. Elle sembla atterrée en découvrant dans les replis de la tenture le bambin dont le visage était bouleversé. Ordinairement tante Melly l’accueillait à bras ouverts. Elle ne faisait jamais comme sa mère, qui lui disait souvent : « Ne m’ennuie pas en ce moment-ci, je suis pressée », ou bien : « Sauve-toi. Je suis occupée. »

Pourtant, ce jour-là, elle lui dit d’un air fâché : « Wade, tu as été très méchant. Pourquoi n’es-tu pas resté chez tante Pitty ?

— Est-ce que maman va mourir ?

— Grand Dieu ! non, Wade. Ne fais pas le petit sot. » Puis, radoucie, elle ajouta : « Le docteur Meade vient d’apporter un joli petit bébé, une mignonne petite sœur avec laquelle tu pourras jouer et, si tu es bien sage, tu auras la permission de monter la voir ce soir. Maintenant, file. Va jouer et, surtout, pas de bruit. » Wade passa dans la salle à manger silencieuse. Son petit univers s’écroulait. Plus rien n’était sûr. En cet après-midi ensoleillé, où les grands se comportaient de façon si étrange, n’y avait-il donc plus place pour un petit garçon de sept ans rongé d’inquiétude ? Il s’assit sur le rebord de la fenêtre, arracha un petit morceau à une oreille-d’éléphant qui poussait dans une caisse au soleil et commença à le mordiller. C’était si poivré qu’il se sentit des picotements aux yeux et qu’il finit par pleurer pour de bon. Maman était sans doute en train de mourir. Personne ne se souciait de lui et tout le monde devenait fou à cause de ce nouveau bébé… une fille. Les bébés n’intéressaient guère Wade, et les filles encore moins. La seule petite fille qu’il connût vraiment, c’était Ella, et jusqu’à présent elle n’avait rien fait pour attirer son respect ou sa sympathie.

Au bout d’un long moment, le docteur Meade et l’oncle Rhett descendirent dans le vestibule et entamèrent un colloque à voix basse. Lorsque la porte d’entrée se fut refermée sur le médecin, l’oncle Rhett pénétra dans la salle à manger d’un pas alerte et se versa à boire avant même d’apercevoir Wade. Pelotonné sur lui-même, Wade recula. Il s’attendait à ce qu’on lui reprochât de nouveau sa méchanceté et à ce qu’on lui ordonnât de retourner chez tante Pitty. Mais, au lieu de cela, l’oncle Rhett sourit. Wade ne l’avait jamais vu sourire ainsi. Il ne lui avait jamais vu l’air aussi heureux, alors, encouragé par cette attitude, il sauta sur le plancher et courut vers Rhett.

« Tu as une sœur, lui dit ce dernier en le serrant contre lui. Bon Dieu, c’est le plus beau bébé qu’on puisse voir. Voyons ! pourquoi pleures-tu…

— Maman…

— Ta maman, elle est en train de faire un fameux dîner, du poulet, du riz, de la bonne sauce, du café. On va lui servir de la crème glacée dans un instant, et tu pourras en manger deux pleines assiettes si le cœur t’en dit. Et puis, je te montrerai ta petite sœur. » Les jambes coupées par ces bonnes nouvelles, Wade essaya de témoigner un intérêt poli à l’endroit de cette nouvelle sœur, mais il en fut incapable. Tout le monde ne pensait qu’à cette fille. Personne ne s’occupait plus de lui, pas même tante Melly, pas même l’oncle Rhett.

« Oncle Rhett, commença-t-il, est-ce que les gens aiment mieux les filles que les garçons ? »

Rhett posa son verre, enveloppa le petit visage d’un coup d’œil pénétrant.

« Non, on ne peut pas dire ça, fit-il avec le plus grand sérieux, comme s’il s’agissait d’une question capitale. Les filles, comprends-tu, donnent plus de mal aux gens que les garçons, et les gens ont une tendance à s’occuper davantage de ceux qui leur causent des soucis.

— Mama vient de me dire que les garçons étaient insupportables.

— Mama n’avait pas sa tête à elle. Elle n’a pas voulu dire ça.

— Oncle Rhett, vous auriez mieux aimé avoir un petit garçon qu’une petite fille ? interrogea Wade plein d’espérance.

— Non », répondit Rhett aussitôt et, voyant le visage de l’enfant s’altérer, il reprit : « Voyons, pourquoi aurais-je voulu un garçon puisque j’en ai déjà un ?

— Vous en avez un ? s’exclama Wade, bouche bée. Où est-il ?

— Mais il est là ! » fit Rhett qui, soulevant l’enfant de terre, l’assit sur ses genoux.

Pendant un moment le bonheur de Wade fut si grand qu’il faillit pleurer. Sa gorge se contracta et il blottit sa tête contre la poitrine de Rhett.

« Tu es mon petit garçon, n’est-ce pas ?

— Peut-on être… le… le fils de deux papas ? » interrogea Wade, dont la fidélité au souvenir d’un père qu’il n’avait jamais connu luttait contre son amour pour l’homme qui le comprenait si bien.

« Oui, fit Rhett avec fermeté. Exactement comme tu peux être à la fois le petit garçon de ta maman et celui de tante Melly. »

Wade accepta cette explication qui lui sembla plausible, puis il sourit et se pelotonna dans le creux du bras de Rhett.

« Vous comprenez les petits garçons, n’est-ce pas, oncle Rhett ! »

Le visage basané de Rhett se durcit, une moue plissa ses lèvres.

« Oui, répondit-il d’un ton amer. Je comprends les petits garçons. »

Pendant un instant les terreurs de Wade renaquirent et l’enfant éprouva en même temps un brusque sentiment de jalousie. L’oncle Rhett ne pensait plus à lui mais à quelqu’un d’autre.

« Vous n’avez pas d’autres petits garçons, n’est-ce pas ? »

Rhett posa Wade par terre.

« Je m’en vais boire quelque chose, Wade, et toi aussi. Ce sera ton premier verre de vin, tu le boiras à la santé de ta nouvelle sœur.

— Vous n’avez pas d’autres… », commença Wade, mais voyant Rhett tendre la main vers le carafon de vin de Bordeaux, il fut si ému de participer à cette réjouissance de grande personne qu’il en oublia ce qu’il voulait dire.

« Oh ! Je ne veux pas, oncle Rhett ! J’ai promis à tante Melly de ne jamais boire avant d’être sorti de l’Université, et elle me donnera une montre si je tiens ma promesse.

— Et moi je te donnerai une chaîne pour l’accrocher… Tiens, celle que je porte en ce moment, si elle te plaît, fit Rhett, qui avait retrouvé son sourire. Tante Melly a tout à fait raison. Mais elle voulait parler des liqueurs, pas du vin. Il faut que tu apprennes à boire du vin comme un vrai monsieur, mon garçon, et c’est le moment ou jamais de commencer. »

Rhett prit soin de diluer le bordeaux avec l’eau de la carafe jusqu’à ce que le liquide fût à peine rosé et tendit le verre à Wade. Au même instant, Mama entra dans la salle à manger. Elle s’était changée et avait revêtu ses plus beaux habits de dimanche. Son tablier et son madras étaient impeccables. Elle marchait en se déhanchant et de dessous ses jupes montaient le murmure étouffé et le frou-frou de la soie. Son visage avait perdu son air inquiet et un large sourire découvrait ses gencives presque tout édentées.

« À vot’ santé, missié Rhett ! » lança-t-elle.

Wade s’arrêta, le verre à hauteur des lèvres. Il savait que Mama n’avait jamais aimé son beau-père. Il ne l’avait jamais entendue l’appeler autrement que « capitaine Butler », et son attitude envers lui avait toujours été digne mais froide. Et tout d’un coup la voilà qui arborait son plus gracieux sourire, qui faisait des grâces et qui appelait Rhett « missié Rhett » ! Quelle journée extraordinaire ! C’était le monde renversé.

« Je suppose que vous préférez le rhum au bordeaux, dit Rhett en ouvrant la cave à liqueurs et en sortant une bouteille trapue. C’est un bébé magnifique, n’est-ce pas, Mama ?

— Pou’ sû’, elle est belle, répondit Mama, qui prit le verre et fit claquer ses lèvres.

— Avez-vous jamais vu petite fille plus jolie ?

— Eh bien ! missié, ma’ame Sca’lett, quand elle est née, elle était p’esque aussi jolie, mais pas tout à fait quand même.

— Prenez un autre verre, Mama. Et, dites-moi, Mama, ajouta Rhett d’un ton sévère que démentait ses yeux, quel est ce frou-frou que j’entends ?

— Seigneu’ ! missié Rhett, c’est pas aut’ chose que mon jupon de soie ’ouge. »

Mama se mit à rire si fort que son corps énorme en fut tout secoué.

« Ce n’est pas que votre jupon ! je n’en crois rien. Vous faites autant de bruit qu’un tas de feuilles mortes agitées par le vent. Laissez-moi voir. Relevez votre jupe.

— Missié Rhett, c’est t’ès vilain ! Hi, hi ! Seigneu’. »

Mama poussa un petit cri pointu, battit en retraite et, d’un geste pudique, releva sa jupe de quelques centimètres pour montrer l’ourlet plissé d’un jupon de taffetas rouge.

« Eh bien ! vous avez mis le temps avant de le porter, bougonna Rhett, mais ses yeux noirs riaient et pétillaient de malice.

— Oui, missié Rhett, j’ai même mis t’op de temps. »

Alors Rhett prononça une phrase dont Wade ne comprit point le sens.

« Il n’y a plus de mule harnachée comme un cheval ?

— Missié Rhett ! ma’ame Sca’lett elle a donc été assez mauvaise pou’ vous ’aconter ça ! Vous allez pas en vouloi’ au moins à la vieille nég’esse.

— Non, je ne suis pas rancunier, mais enfin je voulais savoir à quoi m’en tenir. Un autre verre, Mama ? Prenez toute la bouteille. Et toi, Wade, vide ton verre ! Allez, ouste, fais-nous un discours !

— À la petite sotte ! » s’écria Wade qui avala son verre d’un seul trait, s’étrangla, toussa et fut pris de hoquets tandis que les deux autres, s’esclaffant, lui administraient force tapes dans le dos.

 

À partir de la naissance de sa fille, Rhett commença à intriguer les gens par sa conduite et à bouleverser un certain nombre d’idées que l’on s’était faites sur son compte, idées sur lesquelles ni la ville ni Scarlett n’entendaient d’ailleurs revenir. Qui donc aurait pu croire qu’un être comme lui eût étalé sans vergogne sa fierté d’être père, surtout quand son premier-né n’était pas un garçon ?

Le temps, en outre, ne semblait point émousser ses sentiments, ce qui n’allait pas sans exciter une secrète envie parmi les femmes dont les époux ne s’intéressaient déjà plus à leurs héritiers bien avant leur baptême. Rhett arrêtait tous les hommes dans la rue, les agrippait par le revers de leur veston et leur racontait par le menu les progrès miraculeux de son enfant sans même se donner la peine de faire précéder ses remarques d’un hypocrite mais poli : « Je sais bien que tout le monde se figure que son enfant est un génie, mais… » Il considérait sa fille comme une merveille qu’il n’était pas question de comparer aux autres marmots, et il ne se gênait pas pour le dire. Lorsque sa nouvelle nurse eut permis au bébé de sucer un morceau de lard, d’où une première crise de coliques, la conduite de Rhett fit rire à gorge déployée tous les pères et toutes les mères raisonnables. Il envoya en hâte chercher le docteur Meade et deux autres médecins, et l’on eut toutes les peines du monde à l’empêcher de battre la malheureuse femme à coups de cravache. La nurse fut renvoyée et plusieurs autres lui succédèrent, qui ne restèrent au plus qu’une semaine. Aucune d’elles n’était assez capable pour appliquer les règlements draconiens établis par Rhett.

Mama, de son côté, voyait d’un mauvais œil les bonnes d’enfants qui défilaient, car elle était jalouse de toutes les négresses étrangères à la famille et se demandait pourquoi elle ne s’occuperait pas du bébé en même temps que de Wade et d’Ella. Mais Mama prenait de l’âge et les rhumatismes ralentissaient son pas déjà lourd. Rhett n’avait pas le courage de lui expliquer les raisons pour lesquelles il recherchait une autre nurse. Au lieu de cela, il lui démontra qu’un homme qui occupait une position comme la sienne se devait d’avoir deux bonnes d’enfants. L’argument ne porta pas, alors il lui annonça qu’il engagerait deux autres domestiques pour faire le gros ouvrage et que Mama aurait la haute main sur elles. Enfin Mama se laissa convaincre, car c’était pour elle une marque d’honneur que d’avoir plusieurs personnes sous ses ordres. Néanmoins elle déclara avec énergie qu’elle ne laisserait entrer dans la nursery aucune affranchie de bas étage. Dans ces conditions, Rhett envoya chercher Prissy à Tara. Il connaissait tous ses défauts, mais au moins elle était de la famille. Pour compléter le personnel, l’oncle Peter présenta à Rhett une de ses nièces, une négresse de taille impressionnante qui répondait au nom de Lou et avait appartenu à une cousine de Mlle Pitty Burr.

Avant même d’être complètement remise de ses couches, Scarlett remarqua combien Rhett s’intéressait à sa fille et fut à la fois gênée et vexée par ses démonstrations d’amour paternel en présence des gens qui venaient lui rendre visite. C’était très beau pour un père d’aimer sa fille, mais Scarlett trouvait choquante la façon dont Rhett manifestait ses sentiments. Il aurait pu au moins faire comme les autres hommes et prendre un air un peu plus détaché.

« Vous vous rendez ridicule, lui dit-elle d’un ton irrité, et je ne trouve vraiment pas que ça en vaille la peine.

— Non ? Ça ne m’étonne pas de vous ? Eh bien ! si vous voulez savoir pourquoi, c’est parce que cette petite est la première personne qui ait jamais été tout entière à moi.

— Mais elle est à moi également !

— Non ! vous avez vos deux autres enfants. Celle-ci m’appartient.

— Ça, par exemple ! s’écria Scarlett. C’est bien moi qui l’ai faite, je suppose ? D’ailleurs, mon chéri, est-ce que je ne vous appartiens pas ? »

Rhett regarda Scarlett par-dessus la tête noire de l’enfant et eut un sourire bizarre.

« Croyez-vous, ma chère ? »

Seule l’arrivée de Mélanie coupa court à l’une de ces brèves et violentes querelles qui, à cette époque, semblaient éclater si facilement entre le mari et la femme. Scarlett ravala sa colère et regarda Mélanie prendre le bébé dans ses bras.

On avait convenu d’appeler la petite Eugénie Victoria, mais cet après-midi-là Mélanie, sans le vouloir, la gratifia d’un surnom qui lui resta attaché comme « Pittypat » était resté attaché à la vieille demoiselle au point de faire oublier Sarah Jane.

Penché sur l’enfant, Rhett avait annoncé : « Ses yeux vont devenir verts comme des petits pois.

— Sûrement pas ! s’exclama Mélanie, indignée, tout en oubliant que les yeux de Scarlett étaient presque de cette teinte-là. Ils vont devenir bleus comme les yeux de M. O’Hara, bleus comme… comme le beau drapeau bleu[60].

— » Bonnie Blue Butler », fit Rhett en riant. Puis, prenant l’enfant des bras de Mélanie, il examina les petits yeux de plus près.

Ainsi l’enfant fut appelée Bonnie et ses parents eux-mêmes en arrivèrent à ne plus se souvenir qu’elle avait emprunté son premier nom à deux reines.