XVI

Janvier et février 1864 passèrent. La pluie froide, les bourrasques firent rage. Le découragement s’empara des esprits comme de sombres nuages s’emparaient du ciel. En plus des défaites de Gettysburg et de Vicksburg, les lignes sudistes avaient été enfoncées au centre. Après de farouches combats, le Tennessee presque tout entier était tombé aux mains des troupes de l’Union. Mais, en dépit de cette perte venue s'ajouter aux autres, le Sud n’avait point perdu courage. Quoique les espérances les plus justifiées eussent cédé la place à une tragique volonté de résistance, les gens voyaient encore une lueur argentée franger le nuage noir qui planait sur leur tête. Les Yankees avaient été énergiquement repoussés, lorsque, désireux d’exploiter leur succès au Tennessee, ils s’étaient avancés en Géorgie.

Pour la première fois depuis le début de la guerre, on s’était battu en territoire géorgien, à Chickamauga, localité située à l’extrémité nord-ouest de l’État. Les Yankees s’étaient emparés de Chattanooga, puis, s’aventurant dans la montagne, ils avaient franchi les cols et s’étaient engagés plus avant en Géorgie, seulement ils en avaient été chassés avec de lourdes pertes.

Atlanta et ses voies ferrées avaient contribué pour une bonne part à transformer Chickamauga en une grande victoire sudiste. Empruntant les voies qui conduisaient de Virginie à Atlanta, puis de là au Tennessee, les troupes du général Longstreet s’étaient portées en toute hâte sur le théâtre des opérations. Sur un parcours de plusieurs centaines de milles on avait dégagé les voies et l’on avait mobilisé tout le matériel roulant du Sud-Est pour participer au mouvement.

Pendant des heures, Atlanta avait vu passer des files de wagons de voyageurs ou de marchandises chargés d’hommes vociférant. Ils s’étaient embarqués sans avoir mangé ni dormi. Ils n’avaient avec eux ni chevaux, ni ambulances, ni convois de vivres et, sans avoir pris le temps de se reposer, ils étaient descendus du train pour se lancer dans la mêlée. Et les Yankees, chassés de Géorgie, avaient été repoussés dans le Tennessee.

C’était le plus bel exploit de la guerre et Atlanta s’enorgueillissait et se réjouissait à la pensée que ses chemins de fer avaient rendu la victoire possible.

Cependant le Sud avait eu grand besoin de Chickamauga pour passer l’hiver sans se laisser aller au désespoir. Maintenant tout le monde reconnaissait que les Yankees savaient se battre et qu’ils avaient enfin de bons généraux. Grant avait beau être un boucher qui se souciait fort peu du nombre d’hommes massacrés, il entendait bien remporter la victoire. Le seul nom de Sheridan semait l’effroi dans les cœurs sudistes. Et puis, il y avait un certain général Sherman dont on parlait de plus en plus. Il s’était mis en vedette lors des campagnes du Tennessee et dans l’Ouest, et sa réputation d’adversaire impitoyable grandissait de jour en jour.

Bien entendu, aucun de ces hommes ne pouvait soutenir la comparaison avec le général Lee. Le général et l’armée jouissaient toujours de la confiance de tous. On continuait d’avoir foi en la victoire finale. Mais la guerre traînait tellement en longueur. Il y avait tant de morts, tant de blessés et de mutilés, tant de veuves et d’orphelins. Et l’on avait encore devant soi la perspective d’une lutte longue et âpre qui se traduirait par de nouveaux morts, de nouveaux blessés, de nouvelles veuves, de nouveaux orphelins.

Pour comble de malheur, une vague méfiance à l’égard des personnes haut placées commençait à se répandre dans la population civile. De nombreux journaux prenaient ouvertement à partie le général Davis lui-même et critiquaient la façon dont il menait la guerre. La mésentente régnait au sein du cabinet confédéré, des discussions s’élevaient entre le président Davis et ses généraux. L’argent se dépréciait rapidement. Les souliers et les vêtements pour l’armée étaient rares, les fournitures militaires et les médicaments encore plus rares. Il aurait fallu de nouveaux wagons de chemin de fer pour remplacer les anciens, de nouveaux rails pour rétablir les lignes détruites par les Yankees. Les généraux des unités combattantes réclamaient des troupes fraîches à cor et à cri et il leur était de plus en plus difficile d’en obtenir. Enfin, ce qui était pire, certains gouverneurs d’États, parmi lesquels Brown, le gouverneur de Géorgie, refusaient de fournir à l’armée, qui en avait un tel besoin, des armes ou des miliciens. Bien qu’il y eût dans les milices des milliers d’hommes en état de faire d’excellents soldats, le gouvernement était impuissant à en obtenir le départ pour le front.

À mesure que l’argent se dépréciait, les prix s’enflaient. Le bœuf et le porc, ainsi que le beurre coûtaient 35 dollars la livre, la farine 1 400 dollars le baril, la soude 100 dollars la livre, le thé 500 dollars. Les vêtements chauds, lorsqu’on pouvait s’en procurer, avaient atteint des prix tellement prohibitifs que les dames d’Atlanta doublaient leurs vieilles robes avec des chiffons et les renforçaient avec des journaux pour se protéger contre le vent. Les chaussures coûtaient de 200 à 800 dollars la paire, selon qu’elles étaient en « carton » ou en cuir véritable. Les dames portaient désormais des guêtres confectionnées à l’aide de leurs vieux châles ou découpées dans des tapis. On ne marchait plus que sur des semelles de bois.

La vérité était que le Nord tenait virtuellement le Sud en état de siège, quoiqu’un grand nombre de gens ne s’en rendissent pas compte. Les canonnières yankees avaient resserré le blocus devant les ports et bien peu de bateaux réussissaient à se faufiler entre les mailles du filet.

Le Sud avait toujours vécu de la vente de son coton, contre lequel il achetait ce qu’il ne produisait pas, mais désormais il ne pouvait plus ni vendre, ni acheter. À Tara, sous le hangar près du cellier, Gérald O’Hara avait entassé la récolte de trois années, mais tout ce coton ne lui servait pas à grand-chose. À Liverpool, il en eût tiré 150 000 dollars, seulement il ne fallait pas songer à l’expédier à Liverpool. D’homme riche, Gérald s’était mué en un homme qui se demandait comment il allait pouvoir nourrir sa famille et ses nègres au cours de l’hiver.

Dans tout le Sud la plupart des planteurs étaient logés à la même enseigne. Avec le blocus, qui se faisait de plus en plus étroit, il n’y avait pas moyen de vendre son coton sur le marché anglais, pas moyen de faire venir les marchandises indispensables qu’on se procurait naguère à l’aide des bénéfices réalisés. Et le Sud agricole, en guerre contre le Nord industriel, avait besoin de tant de choses, de choses qu’il n’avait jamais eu l’idée d’acheter en temps de paix.

On ne pouvait rêver conditions plus favorables pour les spéculateurs et les profiteurs, et certains hommes ne se faisaient pas faute d’en tirer parti. À mesure que les denrées alimentaires et les vêtements devenaient plus rares et que les prix montaient, les protestations du public contre les spéculateurs redoublaient d’intensité et de violence. En ce début de 1864, il était impossible d’ouvrir un journal sans tomber sur un article de tête dénonçant les spéculateurs en termes cinglants, les traitant de vautours, de sangsues altérées et exigeant du gouvernement qu’il n’hésitât pas à mettre un terme à leurs agissements. Le gouvernement faisait de son mieux, mais n’aboutissait à rien, car trop de problèmes l’accablaient en même temps.

Personne n’excitait plus la haine que Rhett Butler. Il s’était débarrassé de ses navires lorsque courir le blocus était devenu trop périlleux et, maintenant, il spéculait sur les produits alimentaires au vu et au su de tout le monde. On racontait sur lui des histoires qui faisaient frémir de honte ceux qui, à une autre époque, l’avaient reçu chez eux.

Malgré toutes ces épreuves et ces tribulations, Atlanta avait doublé le chiffre de sa population, passée de dix mille âmes à vingt mille. Même le blocus avait continué à augmenter le prestige de la ville. De temps immémoriaux, les cités du littoral avaient dominé le Sud sous tous les rapports, y compris celui du commerce. Mais maintenant, comme les ports qui n’étaient pas pris ou assiégés étaient soumis à un blocus en règle, le Sud ne devait plus chercher son salut qu’en lui-même. Si le Sud voulait gagner la guerre, il ne devait plus compter que sur l’intérieur, et Atlanta en était devenu le grand centre. Ses habitants enduraient mille souffrances, mille privations, la maladie et la mort les frappaient aussi sévèrement que le reste de la Confédération, mais Atlanta, en tant que ville, avait plutôt bénéficié de la guerre. Ce cœur solide de la Confédération battait sur un rythme puissant tandis que, pareilles à des artères, les voies ferrées charriaient un flot incessant d’hommes, de munitions et de matériel.

 

En d’autres temps, Scarlett se fût lamentée sur ses robes en guenilles et ses chaussures éculées, mais maintenant ça lui était égal, car la seule personne qui comptât pour elle n’était pas là pour les voir. Au cours de ces deux mois, elle connut un bonheur qu’elle n’avait pas éprouvé depuis des années. N’avait-elle pas senti battre plus vite le cœur d’Ashley lorsqu’elle lui avait entouré le cou de ses bras ? N’avait-elle pas vu sur son visage cette expression de désespoir, aveu plus éloquent que n’importe quel mot ? Il l’aimait. Elle en était sûre désormais, et cette certitude était si agréable qu’elle en trouvait même le moyen d’être plus aimable avec sa belle-sœur. Il lui arrivait de plaindre Mélanie, de s’apitoyer, non sans un peu de mépris, sur son aveuglement et sa stupidité.

« Quand la guerre sera finie ! se disait-elle. Quand ce sera fini… alors… »

Parfois il lui arrivait de se dire avec une légère angoisse : « Alors que se passera-t-il ? » mais elle chassait aussitôt cette pensée de son esprit. Quand la guerre serait finie, il faudrait bien que tout s’arrangeât d’une manière ou d’une autre. Si Ashley l’aimait, ce serait simple, il ne pourrait pas continuer de vivre avec Mélanie.

Pourtant, il ne fallait pas songer au divorce. Fervents catholiques comme ils l’étaient, Ellen et Gérald ne permettraient jamais à leur fille d’épouser un divorcé ! Alors, il faudrait donc quitter le sein de l’Église ! Scarlett réfléchit et décida qu’entre l’Église et Ashley, elle choisirait Ashley. Oui, mais ça ferait un tel scandale ! Les divorcés étaient mis au ban non seulement de l’Église, mais de la société. Personne ne recevait les gens divorcés. Néanmoins, pour Ashley, elle consentirait à aller jusque-là. Pour Ashley, elle sacrifierait n’importe quoi !

Elle eût été incapable de dire pourquoi, mais elle était persuadée qu’à la fin de la guerre tout irait pour le mieux. Si Ashley l’aimait tant, il saurait bien découvrir une solution. Elle lui en ferait trouver une. Et chaque jour qui passait la renforçait dans la certitude qu’Ashley l’adorait et qu’il réglerait au mieux les questions épineuses quand les Yankees seraient battus. Naturellement il avait dit que les Yankees « tenaient » le Sud, Scarlett pensa que ce n’était là qu’une réflexion en l’air. Ashley devait être fatigué et troublé quand il l’avait faite. D’ailleurs peu lui importait que les Yankees fussent ou ne fussent pas vainqueurs. Ce qui comptait, c’était que la guerre prît fin rapidement et qu'Ashley rentrât chez lui.

Alors, tandis que les giboulées de mars obligeaient tout le monde à rester chez soi, Scarlett apprit l’affreuse nouvelle. Les yeux brillants de joie, baissant la tête pour dissimuler sa fierté, Mélanie lui annonça qu’elle allait avoir un enfant.

« Le docteur Meade m’a dit que ce serait pour la fin d’août ou le début de septembre, fit-elle. J’en avais bien l’impression… Mais jusqu’à aujourd’hui je n’en étais pas sûre. Oh ! Scarlett, n’est-ce pas merveilleux ? J’étais si jalouse de ton Wade, je voulais tant avoir un enfant. J’avais si peur de ne pas pouvoir et, ma chérie, j’en veux une douzaine ! »

Scarlett était en train de se peigner avant de se coucher quand Mélanie lui apprit l’événement. Elle s’arrêta, le bras à demi levé.

« Mon Dieu ! » s’exclama-t-elle. Et pendant un moment elle ne comprit pas très bien ce que cela signifiait. Enfin elle revit brusquement se fermer la porte de la chambre à coucher de Mélanie et elle eut l’impression d’avoir reçu un coup de poignard. Elle éprouvait une peine aussi déchirante que si Ashley avait été son propre mari et qu’il l’eût trahie ! Un enfant ! l’enfant d’Ashley ! Oh ! comment avait-il pu, quand c’était elle qu’il aimait et non pas Mélanie ?

« Je sais que ça t’étonne, reprit Mélanie, le souffle court. N’est-ce pas trop beau ? Oh ! Scarlett, je me demande comment je pourrai l’écrire à Ashley ! Ce ne serait pas aussi gênant si je pouvais le lui dire ou… ou… Tiens, ne rien dire du tout, mais simplement lui laisser remarquer petit à petit, enfin tu sais…

— Mon Dieu ! » répéta Scarlett, presque dans un sanglot.

Elle lâcha le peigne et s’appuya au-dessus du marbre de la coiffeuse.

« Ma chérie, ne fais pas cette tête-là. Ça n’a rien de laid d’avoir un enfant. Tu l’as dit toi-même. Et puis, ne te tracasse pas pour moi. Oh ! je sais bien, tu es si bonne que tu vas te mettre martel en tête. Naturellement, le docteur Meade a dit que j’étais… que j’étais… bafouilla Mélanie en rougissant, que j'étais très étroite, mais que peut-être je n’aurais pas d’ennuis, et… Scarlett, dis-moi, as-tu écrit à Charlie quand tu as su pour Wade, ou bien est-ce ta mère ou M. O’Hara qui ont écrit pour toi ? Oh ! chérie, si seulement j’avais ma mère ce serait elle qui écrirait. Moi, je ne vois pas du tout…

— Tais-toi ! lança Scarlett avec violence. Tais-toi !

— Oh ! Scarlett, je suis bête. Je suis désolée. Je crois que tous les gens sont égoïstes. J’avais oublié, Charlie… le…

— Tais-toi ! » lança de nouveau Scarlett en s’efforçant de ne pas trahir son émotion. Pour rien au monde Mélanie ne devait voir ou deviner ce qui se passait en elle.

Mélanie, la plus délicate des femmes, pleurait de sa propre méchanceté. Comment avait-elle pu faire évoquer à Scarlett d’aussi terribles souvenirs, lui rappeler que Wade était né des mois après la mort du pauvre Charlie. Comment avait-elle pu être étourdie à ce point ?

« Laisse-moi t’aider à te déshabiller, ma chérie, demanda-t-elle d’un ton humble. Je te masserai la tête.

— Laisse-moi tranquille », fit Scarlett, le visage durci.

Honteuse de sa maladresse, Mélanie éclata en sanglots et quitta la chambre précipitamment. Restée seule, Scarlett, jalouse, déçue, blessée dans son orgueil, se mit au lit sans une larme.

Elle pensa qu’il lui serait impossible de vivre plus longtemps sous le même toit que la femme grosse de l’enfant d’Ashley. Elle se dit qu’elle allait retourner chez elle à Tara, dans ce foyer qui était le sien. Elle ne voyait pas comment elle pourrait se trouver de nouveau en présence de Mélanie sans trahir son secret. Et le lendemain matin elle se leva avec la ferme intention de faire ses malles aussitôt après le petit déjeuner. Mais tandis que Scarlett, sombre et silencieuse, Pitty intriguée et Mélanie désespérée étaient assises autour de la table, on apporta un télégramme. Il était signé de Mose, l’ordonnance d’Ashley, et était adressé à Mélanie.

 

« Ai cherché partout. N’ai pu le trouver. Faut-il venir ? »

 

Personne ne savait ce que ça voulait dire, mais les trois femmes se regardèrent, les yeux agrandis par la peur, et Scarlett en oublia du même coup son désir de rentrer chez elle. Sans achever leur repas, elles se firent conduire en ville pour télégraphier au colonel d’Ashley. Mais ce fut inutile, car, au bureau de poste, elles trouvèrent un télégramme de cet officier.

 

« Regret vous informer commandant Wilkes porté manquant depuis reconnaissance il y a trois jours. Vous tiendrai au courant. »

 

Le retour fut lugubre. Tante Pitty sanglotait dans son mouchoir. Mélanie, livide, se raidissait. Scarlett, effondrée dans un coin de la voiture, demeurait hébétée. Arrivée à la maison, Scarlett monta l’escalier d’un pas mal assuré, pénétra dans sa chambre, puis, prenant son rosaire sur la table, elle tomba à genoux et s’efforça de prier. Mais les prières ne venaient pas. Il n’y avait place en elle que pour une terreur démesurée. Elle devinait confusément que Dieu s’était détourné d’elle, à cause de son péché. Elle avait aimé un homme marié, elle avait essayé de le ravir à sa femme et Dieu l’avait punie en tuant cet homme. Elle voulait prier, mais elle ne pouvait pas lever les yeux vers le ciel. Elle voulait pleurer, mais les larmes ne venaient pas. Elle sentait monter en elle le flot des larmes chaudes qui lui brûlaient la poitrine, mais elles se refusaient à couler.

La porte s’ouvrit et Mélanie entra. Son visage ressemblait à un cœur qu’on eût découpé dans une feuille de papier blanc et encadré de cheveux noirs. Elle avait les yeux hagards comme ceux d’un enfant perdu dans l’obscurité.

« Scarlett, fit-elle en tendant les mains. Pardonne-moi ce que je t’ai dit hier, car tu es… tu es tout ce qui me reste maintenant. Oh ! Scarlett, je le sais, mon Ashley chéri est mort ! »

Alors, sans savoir comment, Mélanie se retrouva dans les bras de Scarlett, ses seins menus soulevés par les sanglots et les deux belles-sœurs s’étendirent sur le lit, blotties l’une contre l’autre, les larmes de l’une mouillant les joues de l’autre, car Scarlett pleurait aussi, le visage pressé contre celui de Mélanie. Cela faisait si atrocement mal de pleurer, mais c’était encore moins douloureux que de ne pas pouvoir. « Ashley est mort… mort, se dit-elle, et mon amour l’a tué ! » Elle fut secouée d’une nouvelle crise de larmes et Mélanie, puisant une sorte de réconfort dans ses pleurs, serra davantage ses bras autour de son cou.

« Au moins, murmura-t-elle, j’ai… j’ai son enfant. »

« Et moi, pensa Scarlett trop cruellement atteinte pour nourrir un sentiment aussi mesquin que la jalousie, et moi, je n’ai rien… rien… rien que l’expression de son visage quand il m’a dit au revoir. »

 

Les premiers rapports mentionnèrent « disparu – considéré comme tué », et ainsi le nom d’Ashley figura à la liste des morts. Mélanie télégraphia une douzaine de fois au colonel Sloan pour finir par recevoir une lettre de condoléances dans laquelle son chef expliquait qu’Ashley et une escouade de cavaliers étaient partis faire une reconnaissance et n’étaient point revenus. On signalait qu’il y avait eu une brève escarmouche à l’intérieur des lignes yankees, et Mose, fou de douleur, avait risqué sa vie pour chercher le corps d’Ashley, mais n’avait rien trouvé. Mélanie, étrangement calme maintenant, pria Mose de venir la voir et lui envoya un mandat télégraphique.

Lorsqu’on apprit par un nouveau bulletin qu’Ashley était considéré comme prisonnier, la joie et l’espérance renaquirent dans la triste demeure. On pouvait à grand-peine arracher Mélanie du bureau du télégraphe et elle allait à l’arrivée de chaque train dans l’espoir de recevoir une lettre. Sa santé laissait fort à désirer, sa grossesse se manifestait par de nombreux inconvénients, mais elle refusait de suivre les instructions du docteur Meade et de rester couchée. Possédée par une énergie fiévreuse, elle ne voulait pas se reposer et, la nuit, longtemps après s’être couchée, Scarlett l’entendait arpenter sa chambre.

Un après-midi, elle revint de la ville conduite par l’oncle Peter, effrayé, et soutenue par Rhett Butler. Elle s’était évanouie au bureau du télégraphe. Rhett passait justement par là et, comme la foule s’était attroupée, il s’était approché et avait raccompagné Mélanie chez elle. Il la porta jusque dans sa chambre à coucher et, tandis que la maisonnée alarmée s’affairait pour trouver des briques chaudes, des couvertures et du whisky, il la déposa lui-même sur son lit.

« Madame Wilkes, demanda-t-il à brûle-pourpoint, vous allez avoir un bébé, n’est-ce pas ? »

Moins souffrante, le cœur moins chaviré, Mélanie se fût écroulée en entendant pareille question. Même en présence de ses amies, elle était gênée lorsqu’on parlait de son état et ses visites au docteur Meade étaient un véritable supplice pour elle. En temps normal, il ne lui serait même pas venu à l’idée qu’un homme, et surtout Rhett Butler, ait pu lui poser pareille question. Mais, allongée sans forces sur son lit, elle se contenta d’un signe d’approbation. Après qu’elle eut fait oui de la tête, Rhett eut l’air si gentil, si ému, que la chose ne lui sembla plus aussi terrible.

« Alors, il faut être plus prudente ; toutes ces courses, tous ces tracas ne vous serviront à rien et risquent de nuire au bébé. Si vous me permettez, madame Wilkes, j’userai de mon influence à Washington pour savoir ce qu’est devenu M. Wilkes. S’il est prisonnier, son nom doit être porté sur les listes fédérales, et s’il ne l’est pas… allons, rien n’est pire que l’incertitude. Mais il faut que j’obtienne votre promesse. Soyez prudente, sans quoi, je le jure devant Dieu, je ne lèverai pas le petit doigt.

— Oh ! vous êtes si gentil, s’écria Mélanie. Comment les gens peuvent-ils raconter des choses si horribles sur votre compte ? »

Alors, accablée par son manque de tact et horrifiée soudain de s’être entretenue de son état avec un homme, elle se mit à pleurer faiblement. Et Scarlett qui venait de monter l’escalier quatre à quatre avec une brique chaude enveloppée de flanelle trouva Rhett occupé à lui caresser la main.

Il tint parole. Les trois femmes ne surent jamais quelle ficelle il tira et n’osèrent pas l’interroger de peur qu’il ne fût amené à reconnaître qu’il entretenait des rapports trop étroits avec les Yankees. Il leur fallut attendre un mois avant que Rhett obtînt des nouvelles qui, au premier abord, les transportèrent d’aise, mais qui, par la suite, leur rongèrent le cœur d’inquiétude.

Ashley n’était pas mort ! Il avait été blessé et fait prisonnier, et les rapports indiquaient qu’il se trouvait à Rock Island, un camp de prisonniers dans l’Illinois. Dans leur joie de savoir Ashley vivant, les trois femmes n’avaient pas pensé à autre chose, mais lorsqu’elles eurent un peu recouvré leur calme, elles se regardèrent et dirent « Rock Island » du même ton qu’elles eussent dit « en enfer ! ». Car, si les Nordistes avaient un haut-le-corps chaque fois qu’on prononçait le nom d’Andersonville, le seul nom de Rock Island inspirait la terreur à tous les Sudistes.

Lorsque Lincoln eut refusé d’échanger les prisonniers en s’imaginant que d’imposer à la Confédération l’entretien et la garde des prisonniers de l’Union hâterait la fin de la guerre, des milliers d’uniformes bleus furent réunis à Andersonville, en Géorgie. Les Confédérés étaient à la portion congrue et n’avaient pratiquement ni médicaments ni pansements pour leurs propres malades ou leurs blessés. Ils n’avaient pas grand-chose à partager avec leurs prisonniers auxquels ils donnaient à manger, tout comme à leurs soldats, du lard et des pois séchés. À ce régime, les Yankees mouraient comme mouches, parfois au rythme d’une centaine par jour. Exaspérés par les renseignements qui leur parvenaient, les Nordistes appliquaient un traitement encore plus sévère aux prisonniers confédérés et nulle part ailleurs les conditions d’existence n’étaient pires qu’à Rock Island. La nourriture était à peine suffisante, trois hommes devaient se partager la même couverture, et la variole, la pneumonie et la typhoïde y faisaient d’effroyables ravages. Les trois quarts des hommes qui y furent envoyés n’en revinrent pas.

Et Ashley se trouvait dans cet horrible camp ! Ashley vivait, mais il était blessé, il était à Rock Island et la neige avait dû tomber dru en Illinois quand on l’y avait transporté. N’était-il pas mort de sa blessure depuis que Rhett avait eu de ses nouvelles ? N’avait-il pas succombé à la variole ? N’était-il pas atteint de pneumonie ? N’était-il pas en train de délirer sans couverture pour le protéger ?

« Oh ! capitaine Butler, n’y a-t-il pas un moyen… ne pouvez-vous pas user de votre influence et obtenir qu’il soit échangé ? s’écria Mélanie.

— M. Lincoln, le juste, le miséricordieux, qui a versé de grosses larmes sur les cinq fils de Mme Bixby, ne peut en accorder aux milliers de Yankees qui se meurent à Andersonville, fit Rhett avec une moue railleuse. Ça lui est bien égal qu’ils meurent tous. L’ordre est formel. Pas d’échange de prisonniers. Je… je ne vous l’avais pas dit plus tôt, madame Wilkes, votre mari a eu l’occasion de quitter le camp, mais il a refusé.

— Oh ! non ! s’exclama Mélanie incrédule.

— Si, c’est vrai. Les Yankees recrutent des hommes pour se battre à la frontière contre les Indiens et ils les recrutent parmi les prisonniers confédérés. Tout prisonnier qui prête serment et s’enrôle pour deux ans est relâché et envoyé dans l’Ouest. M. Wilkes a refusé.

— Oh ! comment a-t-il pu ? fit Scarlett. Pourquoi n’a-t-il pas prêté serment et n’a-t-il pas déserté pour rentrer chez lui dès sa sortie de prison ? »

Mélanie se tourna vers Scarlett comme une petite furie.

« Comment peux-tu même suggérer qu’il ferait une chose pareille ? Trahir sa Confédération en prêtant ce serment dégradant, puis trahir la parole qu’il aurait donnée aux Yankees ! J’aimerais mieux qu’il fût mort à Rock Island plutôt que d’apprendre qu’il a prêté ce serment. Je serais fière de lui s’il mourait en prison. Mais s’il faisait cela, je ne le reverrais jamais. Jamais ! Mais bien sûr, il a refusé. »

Lorsque Scarlett alla reconduire Rhett à la porte, elle lui demanda avec indignation : « À sa place, ne vous seriez-vous pas enrôlé pour ne pas mourir là-bas, et ensuite n’auriez-vous pas déserté ?

— Mais si, naturellement, dit Rhett dont les dents étincelèrent sous sa petite moustache.

— Alors pourquoi Ashley ne l’a-t-il pas fait ?

— C’est un galant homme », répondit Rhett, et Scarlett se demanda s’il était possible de mettre plus de cynisme et de mépris dans cet honorable qualificatif.