— Non, ma’ame. Ils ont tout empo’té.
— Mais le jardin ?
— Ils ont lâché leu’ chevaux dedans.
— Il n’y a même plus d’ignames ? »
Une sorte de sourire amusé se dessina sur les lèvres charnues du noir.
« Ma’ame Sca’lett. J’oublie pas les ignames, j’espè’ qu’il y en a toujou’. Ces Yankees de maleu’ ils en ont jamais vu et ils s’figu’ que ce sont juste des ’acines et…
— La lune va bientôt se lever. Tu iras nous en chercher et tu les feras rôtir. Il n’y a pas de maïs ? Pas de pois secs ? pas de poulets ?
— Non, ma’ame. Non. Les poulets qu’ils ont pas mangés ils les ont empo’tés su’ leu’ selle. »
« Ils… ils… ils… », il n’y avait donc pas de terme à leurs méfaits ? Ça ne leur suffisait donc pas d’incendier et de tuer ? Leur fallait-il donc laisser périr de faim des femmes, des enfants et des nègres sans défense dans un pays qu’ils avaient dévasté ?
« Ma’ame Sca’lett, j’ai aussi des pommes que Mama a ente’ées sous la maison. C’est de ça qu’on a vécu aujou’d’hui.
— Apporte-les avant d’aller chercher les ignames. Et puis, Pork… je… je me sens si faible, est-ce qu’il y a encore du vin dans la cave ?
— Oh ! ma’ame Scarlett, la cave, c’est le p’emier end’oit où ils sont allés. »
La faim, le manque de sommeil, l’épuisement, tous les chocs qu’elle avait reçus contribuèrent soudain à donner à Scarlett une violente nausée. Instinctivement, elle se cramponna à l’accoudoir du sofa qui représentait des roses sculptées à même le bois.
« Pas de vin », dit-elle d’une voix sourde en se rappelant les interminables rangées de bouteilles dans la cave. Alors un autre souvenir lui revint.
« Pork, et ce whisky de maïs que papa a enterré dans un fût de chêne sous l’orme ? »
De nouveau l’ombre d’un sourire éclaira le visage noir qui prit une expression d’admiration respectueuse.
« Ma’ame Sca’lett, vous en avez une mémoi’ ! Moi non plus j’oublie pas le fût. Mais, ma’ame Sca’lett, ce whisky il est pas bon. Il est là que depuis un an et puis d’ailleu’ le whisky c’est pas bon pou’ les dames. »
Que les nègres étaient donc stupides ! Ils ne pensaient à rien par eux-mêmes. Il fallait toujours leur mettre les points sur les i. Et dire que les Yankees voulaient les affranchir !
« Je m’en contenterai et papa aussi. Allons vite, Pork. Déterre cette barrique, apporte-nous deux verres, de la menthe et du sucre et je vais préparer un julep[30].
— Mais, ma’ame Sca’lett, fit Pork sur un ton de reproche, vous savez y a plus de suc’ à Ta’a depuis longtemps. Et puis, leu’ chevaux ils ont mangé toute la menthe et eux ils ont cassé tous les ve’. »
« Si Pork dit encore une fois “Ils” je me mets à crier, ce sera plus fort que moi », se dit Scarlett ; puis, à haute voix, elle poursuivit : « Allons vite, va nous chercher ce whisky. Nous le boirons tel quel. » Enfin, comme le domestique tournait les talons, elle ajouta : « Attends, Pork. J’ai beau ne pas avoir l’air d’y penser, il y a tant de choses à faire… Oh ! si. J’ai ramené un cheval et une vache. La vache a grand besoin qu’on la traie. Tu dételleras aussi le cheval et tu lui donneras à boire. Va dire à Mama de s’occuper de la vache. Dis-lui qu’il faut absolument qu’elle la traie. Le petit de Mme Mélanie va mourir si on ne lui donne rien à manger et…
— Ma’ame Melly elle… elle a pas de… ? »
Pork s’arrêta par délicatesse.
« Non, Mme Mélanie n’a pas de lait. »
Quelle conversation, mon Dieu ! Si sa mère l’avait entendue, elle se serait sûrement évanouie !
« Eh bien ! ma’ame Sca’lett, Dilcey elle va pouvoi’ allaiter l’enfant de ma’ame Melly. Dilcey elle vient d’avoi’ un aut’ enfant et elle au’a bien assez de lait pou’ deux.
— Tu as un autre enfant, Pork ? »
Des enfants, des enfants, toujours des enfants. Pourquoi le bon Dieu en faisait-il tant ? Mais non, ce n’était pas le bon Dieu qui en faisait, c’étaient les imbéciles.
« Oui, ma’ame, un g’os ga’çon tout noi’. Il…
— Va dire à Dilcey de laisser les petites. Je m’en chargerai. Dis-lui de s’occuper du bébé de Mme Mélanie et de faire tout ce qu’elle pourra pour Mme Melly. Va dire à Mama de s’occuper de la vache et de conduire ce pauvre cheval à l’écurie.
— Y a plus d’écu’ie, ma’ame Sca’lett. Ils l’ont démolie pou’ fai’ du feu.
— Cesse de me raconter ce qu’“ils” ont fait. Tu m’entends ? Allons, Pork, va nous chercher ce whisky et des ignames.
— Mais, ma’ame Sca’lett, j’ai pas de lumiè’ pou’ c’euser la tè’.
— Tu peux te servir d’une torche, voyons ?
— Y a plus de to’ches… ils…
— Fais quelque chose… n’importe quoi, je m’en moque. Mais arrache-moi ces ignames et en vitesse. Allez, ouste… »
Pork s’esquiva. La fille et le père restèrent seuls. Scarlett posa doucement la main sur la jambe de Gérald. Elle remarqua combien ses cuisses jadis si musclées par le cheval avaient maigri. Il fallait absolument qu’elle trouvât un moyen de le sortir de son apathie… en tout cas, elle ne pouvait pas l’interroger sur sa mère. Cela viendrait plus tard, quand elle en aurait la force.
« Pourquoi n’ont-ils pas brûlé Tara ? »
Gérald regarda fixement, comme s’il n’entendait pas, et elle dut répéter sa question.
« Pourquoi… ? » il chercha ses mots. « Ils avaient établi leur quartier général ici.
— Des Yankees… dans cette maison ? »
Elle eut l’impression qu’on avait profané ces murs qu’elle aimait tant. Cette maison, devenue sacrée, parce qu’Ellen y avait vécu, et ces gens-là… ces gens-là y habitant.
« C’est bien ça, ma fille, ils sont venus s’installer ici. Avant leur arrivée, nous avons vu brûler les Douze Chênes, par-delà la rivière, mais comme Mlle Honey et Mlle India s’étaient réfugiées à Macon avec quelques nègres, nous ne nous sommes pas fait trop de mauvais sang. Malheureusement, nous, nous ne pouvions pas aller à Macon. Les petites étaient si malades… ta mère… nous ne pouvions pas partir. Les nègres ont pris la clé des champs… Je ne sais pas où ils sont allés. Ils ont volé les charrettes et les mules. Mama, Dilcey et Pork… eux, ne se sont pas sauvés. Les petites… ta mère… ils ne voulaient pas. »
« Non, non. » Il ne fallait pas qu’il lui parlât de sa mère. N’importe quoi, mais pas ça. Il pouvait même lui raconter que le général Sherman s’était servi du petit bureau d’Ellen, mais il ne fallait pas qu’il se mît à parler d’elle.
« Les Yankees se rendaient à Jonesboro pour couper la ligne du chemin de fer. Ils sont venus de la vallée, ils ont monté la route… des milliers et des milliers… et des canons et des chevaux… des milliers. Je les ai attendus sous la véranda. »
« Oh ! l’héroïque petit Gérald ! » se dit Scarlett le cœur gonflé par l’émotion. Gérald se portant au-devant de l’ennemi, l’attendant au haut du perron de Tara comme s’il avait toute une armée derrière lui.
« Ils m’ont donné l’ordre de m’en aller, parce qu’ils allaient incendier la maison. Alors je leur ai dit qu’il faudrait me brûler avec. Nous ne pouvions pas partir…, les petites… ta mère étaient…
— Et alors ? » Fallait-il donc qu’il revînt toujours à Ellen ?
« Je leur ai dit que nous avions des malades… la fièvre typhoïde… que ce serait leur mort si on les levait. Qu’ils mettent le feu à la maison avec nous dedans, mais rien ne me ferait partir… quitter Tara… »
La dernière syllabe traîna, sa voix s’éteignit. Il parcourut les murs d’un air absent et Scarlett comprit. Trop d’ancêtres irlandais se pressaient derrière Gérald, trop d’hommes qui étaient morts sur quelques arpents de terre, qui s’étaient battus jusqu’à leur dernier souffle plutôt que de quitter la maison où ils avaient vécu, où ils avaient aimé, où ils avaient vu naître leurs fils.
« Je leur ai dit que, s’ils brûlaient la maison, ils brûleraient en même temps trois femmes qui se mouraient. Mais nous ne partirions pas. Le jeune officier était… oui, c’était un gentleman.
— Un gentleman, un Yankee ? Voyons, papa !
— Un gentleman. Il a fait faire demi-tour à son cheval, il est parti au galop et il n’a pas tardé à revenir avec un capitaine, un chirurgien, qui a examiné les petites… et ta mère.
— Vous avez laissé un sale Yankee entrer dans leur chambre ?
— Il avait de l’opium. Nous, nous n’en avions pas. Il a sauvé tes sœurs. Suellen avait une hémorragie. Il a fait tout ce qui était en son pouvoir. Quand il a dit à ses chefs qu’il y avait des… des malades… ils n’ont pas brûlé la maison. Un général est venu s’installer ici avec ses officiers… beaucoup de monde. Ils ont rempli toutes les chambres, sauf celles des malades. Et les soldats… »
Il s’arrêta de nouveau comme s’il était trop fatigué pour continuer. Son menton couvert d’une barbe de plusieurs jours retomba lourdement sur sa poitrine. Puis il se remit à parler avec effort.
« Ils ont campé tout autour de la maison, partout, dans les champs de coton, dans les champs de maïs. Les prés étaient bleuis par leurs uniformes. Cette nuit-là on vit briller un millier de feux de bivouac. Ils ont abattu les clôtures, ils les ont brûlées pour faire la cuisine, ils ont brûlé aussi les étables et les écuries. Ils ont tué les vaches, les cochons, les poulets… même les pintades. » Les précieuses pintades de Gérald. « Ils ont emporté des tas de choses, même les tableaux… quelques meubles… la vaisselle…
— L’argenterie ?
— Pork et Mama avaient dû s’occuper de l’argenterie… la mettre dans le puits… mais je ne me rappelle plus. Alors, c’est d’ici qu’ils sont partis se battre… de Tara… ça faisait tant de bruit… les galopades de chevaux, les hommes qui allaient et venaient. Et plus tard le canon à Jonesboro… on aurait dit le tonnerre… même les petites pouvaient l’entendre, malades comme elles étaient, et elles n’arrêtaient pas de me demander : “Papa, faites donc cesser le tonnerre.”
— Et… et maman ? Savait-elle qu’il y avait des Yankees dans la maison ?
— Elle… elle n’a rien su. »
« Dieu soit loué, pensa Scarlett. Cette épreuve a été épargnée à maman. Maman n’a jamais su, n’a jamais entendu les ennemis dans les chambres du bas, elle n’a jamais entendu tonner le canon à Jonesboro, elle n’a jamais appris que la terre qui lui tenait tant au cœur était sous la botte des Yankees. »
« Je n’en ai pas vu beaucoup, car je restais tout le temps en haut avec les petites et avec ta mère. J’ai vu surtout le jeune chirurgien. Il a été gentil, si gentil, Scarlett. Après avoir travaillé toute la journée auprès des blessés, il venait s’asseoir au chevet de nos malades. Il nous a même laissé quelques médicaments. Au moment du départ, il m’a dit que les petites se rétabliraient, mais que ta mère… il m’a dit qu’elle était si fragile… trop fragile pour résister au mal. Il m’a dit qu’elle avait miné ses forces… »
Au milieu du silence qui suivit, Scarlett évoqua sa mère telle qu’elle avait dû être au cours des dernières semaines de sa vie… s’épuisant à la tâche, soignant, travaillant, se privant de sommeil et de nourriture afin que les autres pussent manger et dormir.
« Et alors ils sont partis. Oui, ils sont partis. » Il se tut pendant un long moment et chercha la main de sa fille.
« C’est moi qui suis heureux que tu sois revenue », fit-il simplement.
On entendit une sorte de grattement à l’arrière de la maison. Entraîné depuis quarante ans à essuyer ses pieds avant d’entrer, Pork n’oubliait pas ses bonnes habitudes. Il entra, précédé d’une forte odeur d’alcool. À la main, il tenait deux gourdes.
« J’en ai ’enve’sé beaucoup, ma’ame Sca’lett. C’est ’udement du’ de ’empli’ une gou’de au t’ou d’un tonneau.
— Ça n’a aucune importance, Pork, merci. »
Elle prit l’une des gourdes toute mouillée et, les narines frémissantes, elle renifla l’odeur qui l’écœurait.
« Buvez cela, père », dit-elle.
Gérald obéit comme un enfant et se mit à boire à longs traits bruyants. Scarlett demanda à Pork la seconde gourde qui contenait de l’eau et la tendit à Gérald, mais celui-ci secoua la tête.
À son tour elle porta la gourde de whisky à ses lèvres. Gérald suivit son geste. Scarlett comprit qu’il était un peu choqué.
« Je sais bien que les dames ne boivent pas d’alcool, fit-elle, mais ce soir je ne suis pas une femme comme il faut, papa, et j’ai encore beaucoup à faire. »
Elle poussa un soupir et but une rapide gorgée. Elle sentit une brûlure à la gorge, puis à l’estomac. Elle étouffa, des larmes lui montèrent aux yeux. Elle poussa un nouveau soupir et recommença à boire.
« Katie Scarlett, fit Gérald, en voilà assez. » C’était la première fois depuis son retour que Scarlett l’entendait parler d’un ton autoritaire.
« Tu n’es pas habituée à l’alcool, ça va te griser.
— Griser ? » Elle rit d’un rire qui lui parut horrible. « Griser ? J’espère que ça va m’enivrer. Je voudrais m’enivrer et oublier tout. »
Elle continua de boire. Une douce chaleur se répandit bientôt dans ses veines, dans tout son corps, allant même jusqu’à lui faire éprouver un léger picotement au bout des doigts. Qu’il était bon ce feu qui s’allumait en elle, quelle sensation exquise il procurait. Il semblait pénétrer son cœur enfermé pourtant dans une carapace glacée. Ses forces revenaient au galop. Devant l’expression intriguée et gênée de Gérald, Scarlett caressa de nouveau le genou de son père et s’efforça de retrouver le sourire mutin qu’il aimait jadis.
« Comment est-ce que ça me rendrait grise, papa ? Je suis votre fille. N’ai-je pas hérité la tête la plus solide du comté de Clayton ? »
Un semblant de sourire éclaira le visage las. Le whisky agissait également sur Gérald. Scarlett lui rendit la gourde.
« Buvez encore un peu, puis nous monterons et j’irai vous mettre au lit. »
Elle s’arrêta net. Voyons, c’était exactement de cette façon qu’elle parlait à Wade… elle n’avait pas le droit de s’adresser ainsi à son père. C’était un manque de respect. Mais Gérald était suspendu à ses lèvres.
« Oui, j’irai vous mettre au lit, reprit Scarlett d’un ton badin. Je vous donnerai encore à boire… peut-être le reste de la gourde, et vous vous endormirez. Vous avez besoin de sommeil et Katie Scarlett est là. Ne vous occupez pas de moi. Buvez. »
Il obéit. Alors, passant son bras sous le sien, Scarlett l’aida à se relever.
« Pork… »
Pork prit la gourde d’une main et le bras de Gérald de l’autre. Scarlett s’empara de la chandelle dont la flamme vacillait et tous trois, après avoir traversé le vestibule obscur, s’engagèrent dans l’escalier.
La chambre où Suellen et Carreen se tournaient et se retournaient sur le même lit était empuantie par l’odeur du chiffon tortillé en forme de mèche qui baignait dans une soucoupe de graisse de porc et constituait la seule lumière de la pièce. Lorsqu’elle ouvrit la porte, Scarlett faillit s’évanouir tant l’atmosphère lourde de la chambre, dont toutes les fenêtres se trouvaient fermées, était viciée non seulement par les énormes relents de graisse, mais par toutes les senteurs et les odeurs de médicaments qui flottent autour des malades. Les docteurs avaient beau déclarer qu’il ne fallait jamais renouveler l’air dans une chambre de malade sous peine de s’exposer aux plus graves dangers, Scarlett se dit que s’il lui fallait rester là elle aurait de l’air frais ou bien elle rendrait l’âme. Elle ouvrit les trois fenêtres et aussitôt elle sentit le parfum du sol et des feuilles de chêne, mais un peu d’air ne pouvait guère dissiper les odeurs nauséabondes qui s’étaient accumulées pendant des semaines dans la chambre calfeutrée.
Émaciées et blafardes, Carreen et Suellen dormaient d’un sommeil agité. Elles se réveillèrent soudain, ouvrirent de grands yeux effarés et se mirent à marmonner des phrases incohérentes. Elles étaient toutes deux allongées dans le grand lit à baldaquin où elles s’étaient jadis raconté tant de choses en des jours plus heureux. Dans un coin de la pièce se dressait un lit vide, un lit de style Empire qu’Ellen avait apporté de Savannah. C’était là qu’on avait couché Ellen.
Scarlett s’assit au chevet des deux petites qu’elle contempla d’un œil stupide. Le whisky tombant sur son estomac trop longtemps à jeun se mettait à lui jouer des tours. Parfois ses sœurs semblaient se reculer très loin, devenir minuscules et leurs propos incohérents montaient jusqu’à elle comme un bourdonnement d’insectes. Parfois elles grandissaient à vue d’œil et se précipitaient sur elle à une vitesse de bolide. Elle était fatiguée, fatiguée à en mourir. Elle se sentait capable de se poser n’importe où et de dormir pendant des jours.
Si seulement elle pouvait s’étendre et dormir, puis s’éveiller tandis qu’Ellen lui secouerait gentiment le bras et dirait : « Il est tard, Scarlett. Il ne faut pas être aussi paresseuse. » Mais cela n’arriverait plus jamais. Si seulement Ellen était là, ou même quelqu’un de plus âgé qu’elle, une personne plus raisonnable et moins lasse, avec qui elle pourrait s’abandonner. Quelqu’un… des genoux pour poser sa tête, des épaules pour se décharger de son fardeau.
La porte s’ouvrit doucement et Dilcey entra, serrant le bébé de Mélanie sur sa poitrine, la gourde de whisky à la main. À la lueur fumeuse et incertaine de la lampe improvisée, elle parut à Scarlett plus mince que lorsqu’elle l’avait vue pour la dernière fois et sur son visage se lisait plus distinctement l’ascendance indienne. Les pommettes saillaient davantage, le nez en bec d’aigle était plus busqué et la peau couleur de cuivre avait un reflet plus vif. Le corsage de sa robe de calicot déteint était ouvert et l’on voyait nue sa grosse poitrine bronzée. Tout contre elle l’enfant de Mélanie pressait goulûment ses lèvres pâles comme un bouton de rose contre le mamelon noir, et, pareil à un jeune chat blotti dans la fourrure tiède du ventre de sa mère, il tétait en grattant de ses petits doigts la peau douce du sein.
Scarlett se releva d’un geste mal assuré et posa la main sur le bras de Dilcey.
« C’est bien de nous être restée, Dilcey.
— Comment j’aurais pu m’en aller avec ces sales nèg’, ma’ame Scarlett, ap’ès que vot’ papa il a eu la bonté de nous acheter, ma P’issy et moi, et que vot’ maman elle a été si gentille ?
— Assieds-toi, Dilcey. Le bébé peut bien téter comme ça, n’est-ce pas ? Comment va Mme Mélanie ?
— Pou’ l’enfant, y a ’ien de g’ave, sauf qu’il a faim et moi j’ai ce qui faut pou’ un enfant affamé. Non, ma’ame, ma’ame Mélanie elle va t’ès bien. Elle va pas mou’i’, ma’ame Sca’lett. Faut pas vous fai’ de tou’ment. J’en ai t’op vu comme ça des blanches et des noi’ ! Elle est bien fatiguée, et ne’veuse et elle a peu’ pou’ son bébé. Moi je l’ai calmée et je lui ai donné un peu de ce qui ’estait dans la gou’de, alo’ elle s’est endo’mie. »
Ainsi le whisky de maïs avait servi à toute la famille. Scarlett se demanda si elle n’aurait pas dû en donner un peu à Wade pour voir si ça arrêterait son hoquet… et Mélanie ne mourrait pas. Ses pensées continuaient de mener une danse effrénée. Et quand Ashley reviendrait… si jamais il revenait… Non, elle réfléchirait à tout cela plus tard. Elle aurait à penser à tant de choses… plus tard ! Elle aurait à débrouiller tant d’affaires… à prendre tant de décisions. Soudain, elle sursauta. Un craquement auquel succéda un bruit régulier de poulie venait de rompre le silence de la nuit.
« C’est Mama qui ti’ de l’eau pou’ les jeunes demoiselles. Elles p’ennent des tas de bains », expliqua Dilcey en posant la gourde sur la table entre un verre et des bouteilles de médicaments.
Scarlett éclata brusquement de rire. Il fallait vraiment que ses nerfs fussent bien mal en point pour qu’elle eût peur du grincement du puits, d’un bruit auquel elle était accoutumée depuis sa plus tendre enfance. Dilcey la regarda rire, le visage impassible et digne, mais Scarlett eut l’impression que la négresse la comprenait. Elle se renversa sur sa chaise. Si seulement elle pouvait ôter son corset, desserrer ce col qui l’étouffait, retirer ses mules remplies de sable et d’un menu gravier qui lui blessait les pieds.
À chaque nouveau grincement du treuil, la corde s’enroulait d’un tour et amenait le seau plus près de l’orifice. Mama n’allait pas tarder à être là… la mama d’Ellen, sa mama. Scarlett se taisait, l’esprit vide. Le bébé, déjà gorgé de lait, pleurnichait parce qu’il avait perdu le bout du sein qu’il aimait. Dilcey guida silencieusement la bouche de l’enfant vers le mamelon qu’il reprit, apaisé, tandis que Scarlett écoutait dans la cour le pas lent et traînant de Mama. Comme la nuit était calme, le moindre son lui faisait l’effet d’un grondement.
Mama s’approcha de la porte, et le couloir sombre sembla trembler sous son poids. Alors Mama entra. Mama, les épaules tirées par deux lourds seaux d’eau, son visage bienveillant assombri par l’incompréhensible tristesse dont sont empreints les visages des singes.
À la vue de Scarlett ses yeux s’éclairèrent et ses dents étincelèrent. Elle se débarrassa de ses seaux. Scarlett se précipita vers elle et blottit sa tête contre la lourde poitrine tombante sur laquelle tant de têtes blanches et noires s’étaient posées. « Enfin, pensa Scarlett, voilà quelqu’un sur qui je vais pouvoir compter, un être qui me rappellera la vie d’autrefois. » Mais les premières paroles de Mama dissipèrent ses illusions.
« Le petit enfant de Mama est ’evenu ! Oh ! ma’ame Sca’lett, maintenant que ma’ame Ellen elle est dans la tombe, qu’est-ce qu’on va deveni’ ? Oh ! ma’ame Sca’lett, il vaud’ait mieux que je soye à côté de ma’ame Ellen ! Je peux ’ien fai’ sans ma’ame Ellen. Il nous ’este plus ’ien que la misè’. Plus que de lou’des cha’ges, ma ché’ie, que de lou’des cha’ges ! »
Tandis que Scarlett demeurait immobile, la tête contre la poitrine de Mama, deux mots frappèrent son attention : « lou’des cha’ges ». C’étaient les mots qu’elle avait eus constamment en tête au cours de l’après-midi, qui étaient revenus avec une telle assiduité qu’elle avait cru en devenir folle. Maintenant elle se rappelait le reste de la chanson et son cœur se fendait :
Quelques jours encore à porter la lourde charge
Qu’importe, jamais elle ne sera légère !
Quelques jours encore avant de trébucher sur la route…
« Qu’importe, jamais elle ne sera légère… » Elle appliqua les paroles à son propre cas. Il lui faudrait donc toujours ployer sous le faix. En revenant à Tara elle ne jouirait donc pas d’un répit bienfaisant ? Il lui faudrait donc prendre sur ses épaules un fardeau encore plus lourd ? Elle échappa à l’étreinte de Mama et, des deux mains, se mit à caresser le visage noir.
« Ché’ie, vos mains ! »
Mama prit dans les siennes les petites mains couvertes d’ampoules et les regarda d’un air horrifié. « Ma’ame Sca’lett, je vous ai donc pas ’edit cent fois qu’on pouvait di’ qu’une femme était une dame ’ien qu’en ’ega’dant ses mains… et puis v’là que vot’ figu’ a des coups de soleil aussi ! »
La pauvre Mama, la guerre et la mort avaient beau l’avoir frôlée, elle n’en continuait pas moins de monter sur ses grands chevaux pour de pareilles peccadilles. Un instant encore et elle allait dire qu’en général les jeunes personnes qui avaient des ampoules aux mains et des taches de rousseur sur le visage n’arrivaient pas à se marier, mais Scarlett prévint sa remarque.
« Mama, je voudrais que tu me parles de maman. C’est plus fort que moi, mais je ne peux pas entendre papa parler d’elle. »
Les yeux soudain remplis de larmes, Mama se baissa pour prendre les deux seaux. Sans mot dire, elle les porta jusqu’au pied du lit, puis, après avoir soulevé le drap, elle se remit à remonter les chemises de nuit de Suellen et de Carreen. Scarlett, qui observait ses sœurs à la demi-clarté de la lampe de fortune, remarqua que Carreen portait une chemise propre mais en loques et que Suellen était enveloppée dans un vieux peignoir marron alourdi par des motifs de dentelles au point d’Irlande. Mama pleurait silencieusement tout en promenant son éponge sur les deux corps décharnés et en se servant d’un tablier usé en guise de serviette.
« Ma’ame Sca’lett, ce sont les Slatte’y, ces gueux, ces p’op’es à ’ien, ces pauv’ blancs de Slatte’y qui ont tué ma’ame Ellen. Je lui avais dit des centaines de fois que ça se’vait à ’ien de se donner du mal pou’ des gueux, mais ma’ame Ellen elle était si têtue dans son gen’ et elle avait si bon cœu’ qu’elle voulait jamais admet’ qu’y avait des gens qui pouvaient se passer d’elle.
— Les Slattery ? interrogea Scarlett, intriguée. Qu’ont-ils donc fait ?
— Ils avaient att’apé la maladie, fit Mama, tout en essuyant de son chiffon les deux jeunes filles nues qui ruisselaient d’eau et trempaient leur drap. Emmie, la fille de la vieille ma’ame Slatte’y, elle est montée ici à toute vitesse che’cher ma’ame Ellen comme elle faisait toujou’ quand què’que chose ça allait pas. Elle pouvait donc pas soigner sa fille toute seule ? D’autant que ma’ame Ellen elle en avait plus qu’elle pouvait en fai’. Mais, ma’ame Ellen, elle est descendue quand même et elle a soigné Emmie. Et ma’ame Ellen elle-même n’était pas bien vaillante, ma’ame Sca’lett. Vot’ maman elle allait pas bien depuis longtemps. On avait pas g’and-chose à manger pa’ ici, avec tous ces hommes de l’intendance qui nous volaient tout ce qui poussait. D’ailleu’ ma’ame Ellen elle mangeait comme un oiseau. Je lui avais dit cent fois de laisser les gueux t’anquilles, mais elle se moquait de ce que j’y disais. Eh bien ! ma’ame Sca’lett, quand Emmie elle a eu l’ai’ d’aller mieux, v’là mam’zelle Ca’een qui tombe malade aussi. Oui, ma’ame, la mouche à typhoï’ qu’avait ’emonté la ’oute jusqu’ici et qu’avait piqué mam’zelle Ca’een. Et puis, ça a été le tou’ de mam’zelle Suellen. Alo’ ma’ame Ellen, elle s’est mise à les soigner toutes les deux.
« Avec toute cette bataille et les Yankees de l'aut’ côté de l’eau, et nous qui savions pas ce qui allait se passer et les cultivateu’ qui se sauvaient tous les soi’, moi j’ai pensé que j’allais deveni’ folle. Mais ma’ame Ellen elle se faisait pas plus de mauvais sang qu’un concomb’. Sauf évidemment qu’elle se faisait bien du tou’ment pa’ce que les petites demoiselles elles avaient ni médicaments ni ’ien. Un soi’, elle m’a dit ap’ès qu’on avait passé plus de dix fois l’éponge su’ les jeunes demoiselles, elle m’a dit : “Mama, si je pouvais vend’ mon âme, je la vend’ais pou’ met’ un peu de glace su’ la tête de mes petites.”
« Elle voulait pas laisser ent’er ici missié Gé’ald, ni ’osa, ni Teena, pe’sonne sauf moi, pa’ce que j’avais déjà eu la typhoï’. Et puis ça l’a p’ise elle aussi, ma’ame Sca’lett, et j’ai vu tout de suite qu’y avait ’ien à fai’. »
Mama se redressa et, prenant son tablier, elle essuya ses yeux en larmes.
« Ça a été vite, ma’ame Sca’lett, et même ce gentil docteu’ yankee il a ’ien pu pou’ elle. Elle ’econnaissait ’ien du tout. Je l’appelais et je lui pa’lais, mais elle ’econnaissait pas sa Mama.
— A-t-elle… a-t-elle prononcé mon nom… m’a-t-elle appelée ?
— Non, ché’ie. Elle c’oyait qu’elle était enco’ petite fille à Savannah. Elle a appelé pe’sonne pa’ son nom. »
Dilcey remua et posa le bébé sur ses genoux.
« Si, ma’ame, elle a appelé quelqu’un.
— Tu vas la fe’mer, toi, espèce de nég’esse indienne ! s’exclama Mama avec violence en se tournant vers Dilcey d’un air menaçant.
— Tais-toi, Mama ! Qui a-t-elle appelé, Dilcey ? Papa ?
— Non, ma’ame. Pas vot’ papa. C’était le soi’ que le coton y b’ûlait…
— Il n’y a plus de coton !… allons, dis-moi vite !
— Non, ma’ame. Il a tout b’ûlé. Les soldats, ils ont so’ti les balles du hanga’ et ils les ont fait ’ouler dans la cou’ et ils ont dit : “Allons-y, ce se’a le plus g’and feu de joie de Geo’gie.” »
Trois récoltes de coton… cent cinquante mille dollars en flammes !
« Et le feu il éclai’ait comme si on avait été en plein jou’… nous on avait une peu’ bleue que la maison elle b’ûle aussi et il faisait si clai’ ici dans la chamb’ qu’on au’ait p’esque pu ’amasser une épingle su’ le plancher. Et quand la lumiè’ elle a illuminé la fenêt’ on au’ait pu c’oi’ que ça avait ’éveillé ma’ame Ellen. Et elle s’est assise su’ son lit et elle a c’ié plusieu’ fois tout haut : “Philippe ! Philippe !” Moi j’avais jamais entendu un nom comme ça, mais c’était quand même le nom de quelqu’un qu’elle appelait. »
Mama semblait pétrifiée et ne quittait pas Dilcey des yeux. Scarlett enfouit la tête dans ses mains. Philippe… qui était-ce ? Qu’est-ce que cet homme avait donc été pour sa mère pour qu’elle mourût en l’appelant ?
La longue route d’Atlanta à Tara était terminée, terminée au fond d’une impasse, elle qui devait s’achever dans les bras d’Ellen. Jamais plus Scarlett ne pourrait s’endormir comme une enfant en sûreté sous le toit de son père, enveloppée douillettement dans l’amour tutélaire de sa mère comme dans un édredon de plumes. Pour elle, plus de sécurité, plus de havre où se réfugier. Elle aurait beau se démener, se retourner dans tous les sens, rien ne l’aiderait à sortir de cette impasse où elle avait abouti. Il n’y avait personne à qui elle pût confier son fardeau. Son père était vieux et diminué, ses sœurs malades, Mélanie faible et fragile, les enfants ne comptaient pas, les nègres levaient vers elle des yeux animés d’une joie enfantine et se cramponnaient à ses basques en se disant que, de la fille d’Ellen, viendrait le salut comme il était toujours venu d’Ellen.
Par la fenêtre, elle voyait Tara qu’éclairait le pâle reflet de la lune naissante. Les nègres étaient partis, les champs s’étendaient, ravagés, les granges étaient incendiées. Tara gisait sous ses yeux comme un corps ensanglanté, comme son propre corps qui saignait goutte à goutte. C’était cela qui l’attendait à la fin de la route ; la vieillesse chevrotante, la maladie, des bouches affamées, des mains impuissantes cramponnées à sa jupe. À la fin de cette route, il n’y avait rien, rien que Scarlett O’Hara Hamilton, une femme de dix-neuf ans, veuve avec un enfant.
Qu’allait-elle faire ? Tante Pitty et les Burr pourraient prendre Mélanie et son bébé à Macon. Si les petites guérissaient, il faudrait bien que la famille d’Ellen les hébergeât, bon gré mal gré. Quant à elle et à Gérald, ils pourraient demander assistance à l’oncle Jones et à l’oncle Andrews. Elle considéra les formes menues qui s’agitaient sous le drap mouillé par l’eau qui avait giclé. Elle n’aimait point Suellen. Elle s’en rendit compte avec une soudaine netteté. Elle ne l’avait jamais aimée. Elle n’avait pas une affection particulière pour Carreen… il lui était impossible d’aimer les êtres faibles. Mais les deux petites étaient du même sang qu’elle, elles faisaient partie de Tara. Non, elle ne pouvait pas les laisser mener une vie de parentes pauvres sous le toit de leurs tantes. Une O’Hara vivant d’humiliations et du pain qu’on voudrait bien lui donner par charité ! Oh ! non, jamais !
N’y avait-il donc aucun moyen de sortir de cette impasse ? Son esprit fatigué avait des réactions si lentes. Elle porta les mains à sa tête d’un geste aussi las que si ses bras avaient eu à fendre un liquide et non pas de l’air. Elle prit la gourde et regarda à l’intérieur. Il restait un peu de whisky au fond, elle n’aurait su dire quelle quantité exacte, car il faisait trop sombre. Elle constata avec surprise que maintenant l’odeur violente ne lui causait aucune répulsion. Elle but lentement, mais cette fois elle n’éprouva aucune sensation de brûlure, seulement une impression de chaleur engourdissante.
Elle reposa la gourde vide entre le verre et la bouteille de médicament, puis elle promena son regard autour d’elle. Elle rêvait, c’était bien dans un rêve qu’elle voyait cette chambre obscure et remplie de fumée, les petites étendues sur le lit, Mama énorme, informe, Dilcey, bronze immobile avec ce petit bout de chair rose pressé contre sa poitrine noire… un rêve au réveil duquel elle respirerait l’odeur du bacon en train de frire à la cuisine, elle entendrait rire les nègres et grincer les charrettes en route vers les champs, elle sentirait Ellen la secouer gentiment pour la réveiller.
Alors elle s’aperçut qu’elle était dans sa propre chambre, couchée sur son lit. Le clair de lune luttait sans vigueur contre l’obscurité, Mama et Dilcey la déshabillaient. Les baleines de son corset ne la torturaient plus et elle pouvait maintenant se dilater les poumons à sa guise et respirer à fond. Elle sentit qu’on lui retirait ses bas avec précaution et entendit Mama lui murmurer des paroles consolantes tout en lui baignant ses pieds couverts de cloques. Que l’eau était fraîche, que c’était bon de rester allongée là comme un enfant, sur un matelas moelleux. Elle poussa un soupir, son corps s’abandonna et, après un moment dont elle fut incapable d’apprécier la durée, elle se retrouva seule dans la chambre qui lui parut mieux éclairée, car les rayons de la lune filtraient maintenant jusqu’à son lit.
Elle ne savait pas qu’elle était ivre, ivre de fatigue et de whisky. Elle savait seulement qu’elle avait quitté son corps et qu’elle flottait quelque part dans un monde où l’on ignorait la douleur et la lassitude. Son esprit voyait tout avec une clarté surhumaine.
Elle considérait les choses d’un œil nouveau, car elle avait laissé derrière elle, sur la longue route de Tara, ce qui faisait encore d’elle une enfant. Elle n’était plus une argile plastique sur laquelle chaque événement nouveau laissait son empreinte. L’argile avait durci au cours de cette journée, qui avait bien duré un millier d’années. C’était la dernière fois ce soir-là qu’elle se laisserait dorloter comme une petite fille. Désormais elle était une femme, sa jeunesse s’était enfuie.
Non, elle ne devait pas, elle ne voulait pas demander assistance à la famille de Gérald ou à celle d’Ellen. Les O’Hara ne demandaient pas la charité. Les O’Hara se tiraient eux-mêmes d’affaire. Il lui était échu un lourd fardeau, mais les fardeaux étaient destinés aux épaules assez fortes pour les porter. Elle ne manifesta pas la moindre surprise en constatant que ses épaules seraient bien assez fortes pour supporter n’importe quelle charge, maintenant qu’elle avait reçu le coup le plus rude qu’elle pourrait jamais recevoir. Elle ne devait pas abandonner Tara. Elle appartenait aux rouges arpents bien plus qu’ils ne pourraient jamais lui appartenir ; tout comme un pied de coton elle était profondément enracinée dans cette terre couleur de sang, elle y puisait la vie. Elle resterait à Tara, elle la ferait vivre comme elle pourrait et il faudrait bien aussi qu’elle fasse vivre son père et ses sœurs, Mélanie et l’enfant d’Ashley, les nègres. Demain… oh ! demain ! Demain elle ajusterait le joug à son cou. Demain il y aurait tant de choses à faire. Aller aux Douze Chênes et chez les MacIntosh pour voir s’il ne restait rien dans les jardins déserts, aller du côté de la rivière, dans les marécages, pour voir si l’on n’y retrouverait pas des porcs et des poules égarés, aller à Jonesboro et à Lovejoy avec les bijoux d’Ellen… il devait bien rester quelqu’un qui lui vendrait de quoi manger. Demain… demain… son esprit battait de plus en plus lentement, comme une pendule qui va s’arrêter, mais la clarté de la vision persistait.
Tout d’un coup les histoires de famille qu’elle avait si souvent entendu raconter depuis sa plus tendre enfance, ces histoires qui l’agaçaient et qu’elle avait écoutées sans guère les comprendre, devenaient limpides comme le cristal. Gérald, sans un sou, avait relevé Tara. Ellen avait triomphé d’un chagrin mystérieux. Le grand-père Robillard, survivant au naufrage du trône de Napoléon, avait rétabli sa fortune sur la côte fertile de Géorgie. L’arrière-grand-père Prudhomme s’était taillé un petit royaume en pleine jungle d’Haïti et, après l’avoir perdu, il avait assez vécu pour voir son nom honoré à Savannah. Il y avait aussi les Scarlett qui avaient combattu pour une Irlande libre dans les rangs des volontaires irlandais et pour leur peine avaient été pendus ; et puis les O’Hara qui étaient morts à la bataille de la Boyne en luttant jusqu’au bout pour défendre leur bien.
Tous avaient subi des épreuves qui eussent abattu la plupart des gens, et ils ne s’étaient pas laissés abattre. Ils n’avaient pas sombré dans l’écroulement des empires ; ni les révoltes d’esclaves, ni les guerres, ni les révolutions ne leur avaient fait mordre la poussière. La destinée maligne leur avait peut-être tordu le cou, mais n’avait jamais pu entamer leur cœur. Ils n’avaient pas pleurniché, ils avaient lutté. Les fantômes de tous ces gens dont le sang coulait dans ses veines semblaient se mouvoir tranquillement au milieu de la pièce inondée par le clair de lune. Et Scarlett n’éprouvait aucun étonnement à voir ainsi ceux de sa race qui, à force d’énergie, avaient dompté la fortune la plus rebelle. Tara était sa destinée, le combat de sa vie, la lutte qu’elle devait remporter.
À moitié endormie, elle se tourna sur le côté. Peu à peu son esprit s’enveloppa de ténèbres. Étaient-ils bien là, ces fantômes ? lui glissaient-ils bien à l’oreille des paroles d’encouragement, ou n’était-ce qu’un simple rêve ?
« Peu importe que vous soyez vraiment là ou non, murmura-t-elle en s’endormant, bonne nuit… et merci. »