XII

Les opérations se poursuivaient, avec succès la plupart du temps, mais les gens avaient perdu l’habitude de dire « Encore une victoire et la guerre est terminée », tout comme ils avaient perdu l’habitude de traiter les Yankees de lâches. Désormais tout le monde se rendait compte que les Yankees étaient loin d’avoir peur et qu’il faudrait plus d’une victoire pour en venir à bout. Pourtant les victoires confédérées remportées dans le Tennessee par le général Morgan et le général Forrest, le triomphe qu’avait été la deuxième bataille de Bull Run étaient des résultats tangibles, visibles comme des scalps de Yankees devant lesquels on aurait pu danser de joie. Mais ces scalps avaient coûté cher. Les hôpitaux regorgeaient de blessés et de malades, un nombre sans cesse croissant de femmes prenait le deuil, chaque jour s’allongeaient les monotones rangées de tombes militaires au cimetière d’Oakland.

L’argent confédéré s’était déprécié d’une manière alarmante, le prix des aliments et des vêtements avait monté en proportion. L’intendance avait de telles exigences que les tables d’Atlanta commençaient à en souffrir. La farine blanche était si rare et si chère que le pain de maïs avait partout remplacé les biscuits, les petits pains et les gaufres. Les boucheries ne vendaient pour ainsi dire plus de bœuf ; quant au mouton il y en avait si peu et il coûtait un tel prix que seuls les riches pouvaient s’en offrir. Néanmoins, il y avait encore de la viande de porc en abondance ainsi que des volailles et des légumes.

Les Yankees avaient resserré le blocus des côtes confédérées et les articles de luxe comme le thé, le café, la soie, les corsets baleinés, l’eau de Cologne, les journaux de mode et les livres coûtaient aussi cher qu’ils étaient rares. Même les cotonnades de la dernière qualité avaient atteint des prix astronomiques et, à leur grand regret, les femmes étaient contraintes de porter leurs robes de la saison passée. On avait sorti des greniers des métiers à tisser, couverts d’une poussière amoncelée par les années et dans presque tous les salons on trouvait des pièces d’étoffe qu’on y avait faites. Les soldats, les civils, les femmes, les enfants et les nègres, tout le monde se mettait à porter du tissu confectionné à la maison.

Dans les hôpitaux, on s’inquiétait déjà de la pénurie de quinine, de calomel, d’opium, de chloroforme et d’iode. Les pansements en fil ou en coton étaient désormais bien trop précieux pour qu’on les jetât, aussi toutes les femmes qui étaient infirmières dans les hôpitaux rapportaient-elles chez elles des corbeilles remplies de linges sanglants qu’elles devaient faire laver et repasser afin qu’on pût s’en servir de nouveau.

Cependant pour Scarlett, fraîchement sortie de la chrysalide du veuvage, la guerre n’était pas autre chose qu’une époque où l’on prenait du bon temps. Elle était si heureuse de se retrouver dans le monde qu’elle acceptait de bon cœur les petites privations vestimentaire ou alimentaire.

Lorsqu’elle songeait à la façon monotone dont s’était écoulée l’année précédente, il lui semblait que la vie avait adopté un rythme incroyablement plus rapide. Chaque aube nouvelle renfermait la possibilité d’une aventure passionnante, chaque jour elle faisait la connaissance d’hommes qui lui demandaient la permission de venir chez elle, qui lui disaient combien elle était jolie et quel honneur ce serait pour eux de se battre ou peut-être de mourir pour elle. Quoiqu’elle aimât Ashley du plus profond de son cœur, elle faisait tant et si bien que les hommes finissaient par la demander en mariage.

La guerre prêtait aux relations mondaines un agréable laisser-aller, un sans-gêne que les gens d’un certain âge considéraient avec angoisse. Les mères voyaient venir en visite chez leurs filles des hommes étranges qui n’avaient point de lettres d’introduction et dont on ignorait les antécédents. Horrifiées, elles trouvaient leurs filles la main dans la main de ces inconnus. Mme Merriwether, qui n’avait jamais embrassé son mari avant d’être unie à lui, put à peine en croire ses yeux quand elle surprit Maybelle en train d’embrasser le petit zouave, René Picard, et sa consternation fut à son comble quand Maybelle eut refusé d’exprimer ses regrets. René eut beau demander aussitôt la jeune fille en mariage, cela n’arrangea pas les choses. Mme Merriwether estimait que le Sud courait à une complète déchéance morale et elle ne se faisait pas faute de le dire devant d’autres mères, qui l’approuvaient chaudement et en rejetaient tout le blâme sur la guerre.

Mais des hommes qui risquaient de mourir la semaine ou le mois suivant ne pouvaient se permettre d’attendre un an avant de demander à une jeune fille la faveur de les appeler par leur petit nom. Ils n’avaient pas le temps non plus de se conformer aux usages d’avant la guerre, qui exigeaient qu’un homme fît une cour prolongée avant de se déclarer. Ces hommes-là, eux, se déclaraient au bout de trois ou quatre mois et les jeunes filles, qui savaient pertinemment qu’une femme comme il faut devait toujours repousser les trois premières demandes d’un monsieur, accordaient d’emblée leur main la première fois qu’on leur parlait mariage.

Ce laisser-aller rendait la guerre fort amusante pour Scarlett. S’il n’y avait pas eu son rebutant métier d’infirmière et l’obligation fastidieuse de rouler des bandes, ça lui aurait été bien égal que la guerre durât tout le temps. D’ailleurs elle supportait l’hôpital maintenant parce qu’il constituait pour elle un merveilleux terrain de chasse. Les malheureux blessés succombaient sans résistance à ses charmes. Elle n’avait qu’à changer leur pansement, leur laver la figure, remonter leur oreiller ou les éventer pour qu’ils tombassent amoureux d’elle. C’était divin après une année de vie lugubre.

Scarlett était revenue au point où elle se trouvait avant de se marier. On avait l’impression qu’elle n’avait jamais épousé Charles, qu’elle n’avait jamais eu la douleur de le perdre, qu’elle n’avait pas donné le jour à Wade. La guerre, le mariage, la maternité avaient glissé sur elle sans rien éveiller de profond en son cœur et elle était restée la même. Elle avait un enfant, mais il était si bien soigné dans la maison de briques rouges qu’elle pouvait presque l’oublier. Elle était de nouveau Scarlett O’Hara, la reine du comté. Ses pensées et ses occupations étaient les mêmes qu’autrefois, mais le champ de son activité s’était considérablement accru. Sans se soucier d’encourir la désapprobation des amies de tante Pitty, elle se conduisait exactement comme elle s’était conduite avant son mariage, allait à des réunions, dansait, montait à cheval avec des soldats, flirtait, faisait tout ce qu’elle faisait quand elle était jeune fille, mais elle n’avait pas cessé de porter le deuil. Elle savait que cela eût été la goutte d’eau qui aurait fait déborder le vase. Elle était aussi délicieuse, veuve, qu’elle l’avait été jeune fille. Charmante quand on lui laissait la bride sur le cou, serviable aussi longtemps qu’on ne la dérangeait pas, elle était fière de sa beauté et de ses succès.

Maintenant elle nageait dans la joie alors que, quelques semaines auparavant, elle se morfondait. Elle était ravie d’avoir autour d’elle une cour d’admirateurs, ravie d’exercer de nouveau sa séduction sur les hommes. Bref, elle était aussi heureuse qu’elle pouvait l’être sachant qu’Ashley était marié à Mélanie et que sa vie était en danger. Néanmoins, elle trouvait que l’éloignement aidait à supporter l’idée qu’Ashley appartenait à une autre. Ashley était en Virginie, à plusieurs centaines de milles d’Atlanta, et, parfois, il semblait à Scarlett qu’il était autant à elle qu’à Mélanie.

Pour Scarlett, qui, en dehors de ses brèves visites à Tara, consacrait tout son temps à l’hôpital, à la danse, aux promenades ou à la confection des pansements, l’hiver de 1862 passa très vite. Elle revenait toujours déçue de ces visites, car, là-bas, elle n’avait guère l’occasion d’avoir avec sa mère les longues conversations dont elle rêvait à Atlanta. Ellen n’avait plus le temps de tirer l’aiguille et Scarlett ne pouvait plus rester assise auprès d’elle à humer le léger parfum de citronnelle qui se dégageait de sa robe de soie ou à tendre sa joue à la main douce et caressante de sa mère.

Ellen avait maigri. Elle était préoccupée. Debout dès l’aube, elle se couchait bien après que tout le monde se fut endormi. Les exigences de l’intendance augmentaient de mois en mois et Ellen avait pour mission de faire rendre à la plantation tout ce qu’elle pouvait. Pour la première fois depuis des années, Gérald avait du travail ! Comme il ne pouvait trouver personne pour remplacer Jonas Wilkerson, l’ancien régisseur, il était bien forcé de surveiller lui-même son domaine et de passer ses journées à parcourir ses champs à cheval. Privée de la compagnie de son père et de sa mère, Scarlett s’ennuyait à périr ! Suellen s’était « mise d’accord » avec Frank Kennedy et chantonnait Quand cette guerre cruelle en y mettant une telle méchanceté que Scarlett en était exaspérée. Quant à Carreen, elle était trop plongée dans ses rêves d’amour avec Brent Tarleton pour être d’une société agréable.

Bien que Scarlett partît toujours pour Tara d’un cœur joyeux, elle n’éprouvait jamais aucun chagrin quand arrivaient les lettres de Pitty et de Mélanie qui la suppliaient de revenir. Ellen soupirait. Elle était toujours triste à l’idée que sa fille aînée et son unique petit-enfant allaient la quitter.

« Mais je n’ai pas le droit d’être égoïste et de te retenir ici quand on a besoin de toi comme infirmière à Atlanta, disait-elle. Seulement… seulement, ma chérie, il me semble que je n’ai jamais le temps de bavarder avec toi avant ton départ et de sentir que tu es de nouveau ma petite fille à moi.

— Je suis toujours votre petite fille », répondait Scarlett, prise de remords en blottissant sa tête contre la poitrine d’Ellen. Elle ne disait pourtant pas à sa mère que c’étaient la danse et ses admirateurs qui la ramenaient à Atlanta et non pas son devoir envers la Confédération. Il y avait bien des choses qu’elle cachait désormais à sa mère, mais ce qu’elle dissimulait surtout c’étaient les fréquentes visites de Rhett Butler chez Pittypat.

 

Durant les mois qui suivirent la vente de charité, Rhett Butler ne manqua jamais de venir chez Pittypat chaque fois qu’il se trouva à Atlanta. Il emmena Scarlett faire des promenades dans sa voiture, l’accompagna au bal et à des ventes de charité, attendant devant l’hôpital pour la ramener chez elle. Elle n’avait plus peur qu’il révélât son secret, mais elle n’arrivait pas à oublier qu’il l’avait surprise dans un moment où elle était fort à son désavantage et qu’il savait à quoi s’en tenir sur ses sentiments à l’égard d’Ashley. C’était cela qui l’empêchait de dire ce qu’elle pensait quand il l’agaçait, et il l’agaçait souvent.

Rhett était un homme d’environ trente-cinq ans. Scarlett, qui n’avait jamais eu d’admirateurs ou de soupirants de cet âge, était aussi désarmée devant lui qu’un enfant. Rien ne semblait l’étonner, il n’avait jamais l’air de prendre les choses au sérieux, et Scarlett devinait qu’il ne s’amusait jamais autant que lorsqu’il l’avait mise dans une rage muette. Souvent, sous les mille pointes dont il la criblait d’une main experte, elle se laissait emporter par la colère, car, chez elle, le tempérament irlandais de Gérald allait de pair avec cette douceur apparente qu’elle avait héritée d’Ellen. Jusque-là, sauf en présence de sa mère, elle ne s’était jamais donné la peine de prendre sur elle. Maintenant, elle trouvait pénible d’avoir à ravaler les mots qui l’étouffaient, de peur de voir apparaître son sourire ironique. Si seulement il pouvait se mettre quelquefois en colère lui aussi, la partie serait au moins un peu plus égale.

Après des joutes avec Rhett, dont elle sortait rarement victorieuse, Scarlett jurait ses grands dieux qu’il n’était pas fréquentable, que ce n’était pas un gentleman et que désormais elle ne le verrait plus. Mais tôt ou tard il revenait à Atlanta, se présentait chez tante Pitty soi-disant pour rendre visite à la vieille dame, et offrait à Scarlett, avec une galanterie exagérée, une boîte de bonbons qu’il avait rapportée pour elle de Nassau. Ou bien il retenait une place près d’elle au concert, ou il l’invitait à danser et, en général, son impudence amusait tant Scarlett qu’elle riait et en oubliait ses torts passés jusqu’au jour où il commettait de nouvelles incartades.

Malgré tous ses défauts apparents, elle en arrivait à attendre ses visites avec impatience. Il y avait en lui quelque chose d’attirant qu’elle ne parvenait pas à analyser, quelque chose qui le différenciait de tous les hommes qu’elle avait rencontrés. Il y avait en lui un troublant mélange de grâce et de force. Quand il entrait dans une pièce on en éprouvait un brusque choc physique. Dans ses yeux noirs, moqueurs et effrontés, Scarlett lisait un défi et elle entendait bien le relever et montrer à cet homme qu’elle saurait le mater.

« C’est presque comme si j’étais amoureuse de lui ! se disait-elle, intriguée. Mais je ne l’aime pas, je n’y comprends plus rien. »

Scarlett n’était pas la seule à avoir d’étranges réactions en sa présence. Chaque fois qu’elle le voyait, tante Pitty était dans tous ses états. Pourtant, elle avait beau savoir qu’Ellen serait fâchée d’apprendre qu’il rendait visite à sa fille et se dire que les gens de Charleston ne lui avaient pas fermé leur porte pour rien, elle ne pouvait pas résister à ses compliments bien tournés et à ses baisements de main. D’ailleurs, la plupart du temps, il lui rapportait de petits présents de Nassau, des épingles et des aiguilles, des boutons, des bobines de soie ou des épingles à cheveux, qu’il prétendait avoir achetés spécialement pour elle et passés à travers le blocus au péril de sa vie. Il était devenu pour ainsi dire presque impossible de se procurer ces menus articles de luxe. Les dames en étaient réduites à porter des épingles à cheveux taillées dans du bois et à recouvrir des glands d’étoffe pour faire des boutons. La pauvre Pitty n’avait pas assez de force morale pour refuser ces cadeaux et, comme elle avait en outre une passion enfantine pour les paquets dont elle ignorait le contenu, elle était incapable de résister au plaisir d’ouvrir ceux que lui apportait le capitaine. Une fois qu’elle les avait ouverts, elle estimait qu’elle ne pouvait plus refuser le cadeau et, ayant accepté celui-ci, elle n’avait pas le courage de dire à Rhett qu’étant donné sa mauvaise réputation il n’avait plus le droit de continuer à fréquenter trois femmes qui n’avaient point d’homme pour les protéger. Lorsque Rhett Butler était chez elle, tante Pitty regrettait toujours de ne pas avoir d’homme pour la protéger.

« Je ne sais pas ce qu’il a, disait-elle en poussant un soupir accablé, mais… eh bien ! je le trouverais tout à fait bien, tout à fait séduisant si seulement je sentais… eh bien ! qu’au fond, il a du respect pour les femmes. »

Depuis que son alliance lui avait été rendue, Mélanie estimait que Rhett était un homme d’une rare délicatesse et ce genre de remarque la choquait. Il était plein de déférence pour elle, mais il l’intimidait un peu ; néanmoins cela tenait surtout à ce qu’elle ne s’était jamais sentie à l’aise auprès des hommes qu’elle ne connaissait pas depuis son enfance. Elle le plaignait en secret, ce qui l’eût bien amusé s’il avait pu s’en douter. Elle était persuadée qu’un amour malheureux avait brisé sa vie, l’avait rendu méchant et amer, et qu’il avait besoin de la tendresse d’une femme. Elle avait vécu à l’abri du mal et pouvait à peine en soupçonner l’existence, et lorsqu’elle entendait des commères raconter l’histoire de Rhett et de la jeune fille de Charleston, elle était indignée et n’en croyait pas un mot. Au lieu de se détourner de lui, elle redoublait de gentillesse malgré sa timidité, car elle s’imaginait qu’il était victime d’une monstrueuse injustice.

Scarlett se taisait, mais elle partageait l’opinion de tante Pitty. Elle aussi trouvait que Rhett n’avait de respect pour aucune femme, sauf peut-être pour Mélanie. Chaque fois qu’il l’examinait de la tête aux pieds, elle avait l’impression d’être nue devant lui. Si encore il lui avait tenu des propos inconvenants, elle l’aurait remis vertement à sa place, mais elle ne pouvait rien contre ces yeux effrontés, contre cette insolence d’homme qui avait l’air de s’approprier toutes les femmes pour en tirer son plaisir à sa fantaisie. Il n’y avait que Mélanie qu’il ne regardait pas ainsi. Devant Melly, ses yeux perdaient leur expression moqueuse et quand il lui adressait la parole, sa voix avait une intonation particulière, courtoise et respectueuse.

« Je ne comprends pas pourquoi vous êtes beaucoup plus gentil avec elle qu’avec moi », lui dit Scarlett un après-midi qu’elle était restée seule avec lui après le départ de Pitty et de Mélanie, montées faire leur sieste.

Pendant une heure elle avait regardé Rhett tenir l’écheveau que Mélanie dévidait, elle avait remarqué son air figé et impénétrable quand Mélanie lui avait parlé avec fierté d’Ashley et du nouveau grade qu’il avait obtenu. Scarlett savait que Rhett n’avait pas une trop haute opinion d’Ashley et se souciait fort peu qu’il fût passé commandant ; cela ne l’avait pas empêché de répondre ce qu’il fallait et de murmurer des choses très bien sur la bravoure d’Ashley.

« Et moi, avait pensé Scarlett en colère, si j’ai le malheur de prononcer le nom d’Ashley, il relève les sourcils et il sourit de son méchant sourire entendu. »

« Je suis bien mieux qu’elle, poursuivit-elle, et je me demande parfois pourquoi vous êtes plus gentil avec elle.

— Oserais-je espérer que vous êtes jalouse ?

— Oh ! ne faites pas le fat.

— Allons bon ! un nouvel espoir qui s’en va. Si je suis plus “gentil” avec Mme Wilkes, c’est qu’elle le mérite. Elle est l’une des très rares femmes bonnes, sincères et dénuées d’égoïsme que j’aie jamais connues. Mais, vous ne vous êtes peut-être pas aperçue de ses qualités. De plus, en dépit de sa jeunesse, elle est l’une des très rares grandes dames que j’aie jamais eu le privilège d’approcher.

— Voudriez-vous dire que vous ne me considérez pas, moi aussi, comme une grande dame ?

— Je crois que, lors de notre première entrevue, nous avons convenu que vous n’aviez rien d’une dame.

— Oh ! vous n’allez tout de même pas recommencer. Comment pouvez-vous encore me faire grief d’un geste de colère enfantine ? Il y a si longtemps de cela. J’ai grandi depuis, et j’aurais tout oublié si vous n’étiez pas là à me ressasser tout le temps cette histoire.

— Je ne pense pas qu’il se soit agi d’un geste de colère enfantine, et je ne pense pas non plus que vous ayez changé. Vous seriez encore fort capable de lancer des vases à la tête des gens si on ne vous laissait pas en faire à votre tête. Mais maintenant vous n’en faites en général qu’à votre tête, aussi est-ce inutile de briser du matériel.

— Oh ! vous êtes… je voudrais être un homme. Je me battrais en duel avec vous… et…

— Et vous seriez tuée pour votre peine. Je fais mouche à cinquante mètres. Tenez-vous-en donc aux armes dont vous disposez… les fossettes, les vases et le reste.

— Vous n’êtes qu’un malappris.

— Auriez-vous l'intention de me mettre en colère en me disant cela ? Je suis navré de vous décevoir. Vous ne me ferez pas sortir de mes gonds en me gratifiant de noms dont je reconnais la justesse. Mais certainement, je suis une fripouille, et pourquoi pas ? Nous vivons dans un pays libre et un homme peut bien être une fripouille s’il en a envie. Il n’y a que les hypocrites comme vous, chère madame, il n’y a que les gens dont l’âme est aussi noire que la vôtre pour prendre la mouche quand on leur dit leurs vérités. »

Son sourire placide, ses remarques prononcées sur un ton traînant la réduisaient à l’impuissance. Jamais elle n’avait rencontré un homme aussi invulnérable. Le mépris, la froideur, l’insulte, toutes les armes s’émoussaient contre lui. Scarlett savait par expérience que les menteurs étaient les plus acharnés à défendre leur franchise, les poltrons leur courage, les mal élevés leur bonne éducation, les goujats leur honneur. Mais il n’en allait pas de même avec Rhett. Il reconnaissait sans fard tout ce qu’elle lui reprochait, il riait et l’incitait à en dire davantage.

Au cours de ces mois-là il apparut et disparut à plusieurs reprises. Il arrivait sans prévenir et s’en allait sans prendre congé. Scarlett ne découvrit jamais quel genre d’affaires l’amenait au juste à Atlanta, car bien peu de forceurs de blocus jugeaient à propos de s’éloigner à ce point de la côte. Ils débarquaient leurs cargaisons à Wilmington ou à Charleston où ils étaient accueillis par des nuées de trafiquants et de spéculateurs venus de tous les points du Sud pour acquérir aux enchères les marchandises introduites en dépit des Yankees. Scarlett eût été ravie de pouvoir se dire qu’il faisait ces voyages exprès pour la voir, mais sa vanité démesurée elle-même se refusait à y croire. Si seulement il lui avait fait un peu la cour, s’il s’était montré jaloux des hommes qui se pressaient autour d’elle, s’il avait essayé de lui prendre la main ou s’il lui avait demandé un portrait ou un mouchoir en souvenir d’elle, elle aurait pu chanter victoire et se dire qu’il avait succombé à ses charmes ; mais il n’avait rien d’un homme épris et le pire c’était qu’il semblait fort bien se rendre compte qu’elle manœuvrait pour le séduire.

Lorsqu’il arrivait à Atlanta, l’émoi régnait parmi les femmes. Non seulement il était tout auréolé de cette gloire romantique qui s’attachait aux intrépides forceurs de blocus, mais il apportait avec lui un élément de perversité et le parfum capiteux des choses défendues. Il avait si mauvaise réputation ! Et puis, chaque fois que les dames respectables se réunissaient, il était si malmené que son prestige auprès des jeunes filles ne faisait que grandir. D’ailleurs, comme ces dernières étaient fort innocentes pour la plupart, elles savaient uniquement qu’il était « très entreprenant avec les femmes », mais quant à savoir au juste en quoi cela consistait, c’était une autre affaire. Elles avaient entendu dire qu’aucune jeune fille n’était en sûreté avec lui. C’était étrange qu’avec une telle réputation il n’eût même pas baisé la main d’une jeune fille depuis qu’il s’était montré à Atlanta pour la première fois ; mais cela ne faisait que le rendre plus mystérieux et plus attirant.

En dehors des gloires militaires de la ville, c’était l’homme dont on parlait le plus à Atlanta. Tout le monde savait qu’on l’avait chassé de West Point pour ivresse et pour « une histoire de femmes ». L’abominable scandale qu’il avait causé en compromettant une jeune fille de Charleston et en tuant le frère de celle-ci était de notoriété publique. On tenait de bonne source qu’à vingt ans il avait été renvoyé de chez lui sans un sou par son père, un vieux monsieur charmant, mais qui ne badinait pas et était même allé jusqu’à rayer le nom de son fils de la Bible de la famille. À la suite de cela, il était parti pour la Californie, où il avait pris part à la ruée vers l’or de 1849. Puis il avait gagné l’Amérique du Sud et Cuba, et l’on racontait qu’il n’y avait pas laissé un bien bon souvenir. Il était revenu aux oreilles des gens d’Atlanta que sa carrière avait été émaillée d’aventures fâcheuses avec des femmes, d’un certain nombre de coups de feu, de trafic d’armes pour les révolutionnaires de l’Amérique Centrale et, ce qui était plus grave, on prétendait qu’il avait joué pour gagner sa vie.

En Georgie, il n’y avait guère de familles dont un représentant masculin n’eût perdu au jeu des terres, des maisons ou des esclaves. Mais c’était différent. Un homme pouvait se ruiner aux cartes, il n’en restait pas moins un monsieur. Tandis qu’un joueur professionnel n’était pas autre chose qu’un paria.

Sans les bouleversements apportés par la guerre et les services qu’il rendait au gouvernement confédéré, Rhett Butler n’aurait jamais été reçu à Atlanta. Mais maintenant les gens les plus collet monté estimaient que le patriotisme leur imposait d’avoir des idées plus larges. Les gens les plus sentimentaux inclinaient à penser que la brebis galeuse de la famille Butler était prise de remords et s’efforçait de faire oublier ses péchés. Les femmes trouvaient qu’elles avaient le devoir de faire un effort en faveur d’un homme qui forçait le blocus avec tant de hardiesse. Tout le monde savait désormais que le sort de la Confédération dépendait autant des marins et de leur habileté à éviter la flotte yankee que des soldats au front.

Le bruit courait que le capitaine Butler était un des meilleurs pilotes du Sud et qu’il était doué d’une audace folle et d’un sang-froid à toute épreuve. Élevé à Charleston, il connaissait tous les îlots, toutes les criques, tous les hauts-fonds et tous les récifs de la côte de Caroline dans les parages de ce port, il connaissait également à merveille la côte aux alentours de Wilmington. Il n’avait jamais perdu un bateau ni même été obligé de jeter sa cargaison par-dessus bord. Au début des hostilités, il était sorti de l’ombre avec de l’argent en suffisance pour acheter un petit bateau rapide, et maintenant que les marchandises introduites en dépit du blocus rapportaient du deux mille pour cent, il en possédait quatre. Il avait de bons pilotes et les payait bien. Par nuit noire, ses bâtiments sortaient de Charleston ou de Wilmington et s’en allaient porter du coton à Nassau, en Angleterre et au Canada. Comme les filatures anglaises étaient réduites au chômage et que leurs ouvriers mouraient de faim, les forceurs de blocus qui parvenaient à dépister la flotte yankee imposaient leurs prix à Liverpool. Les navires de Rhett avaient un rare bonheur et portaient le coton confédéré à l’étranger sans plus d’encombres qu’ils ramenaient le matériel de guerre dont le Sud avait grand besoin. Oui, les femmes avaient l’impression qu’elles étaient en droit de pardonner bien des choses à un homme aussi intrépide.

Nulle part il ne pouvait passer inaperçu, et l’on se retournait vers lui dans la rue. Il dépensait sans compter, caracolait sur un fougueux étalon noir, était toujours vêtu à la dernière mode. Ses vêtements de coupe impeccable auraient suffi à le faire remarquer, car les soldats ne portaient plus que des uniformes sales et usés, et les civils, même en tenue de gala, des habits soigneusement rapiécés et reprisés. Scarlett se disait qu’elle n’avait jamais rien vu de plus élégant que ses pantalons mastic, écossais ou à petits carreaux noirs et blancs. Quant à ses gilets, leur beauté défiait toute description, surtout son gilet de soie blanche semé de petits boutons de roses brodés à la main. Et il portait la toilette avec d’autant plus d’élégance qu’il avait l’air d’ignorer la splendeur de sa mise.

Fort peu de femmes pouvaient lui résister quand il voulait bien se mettre en frais, et Mme Merriwether elle-même finit par céder et l’invita à dîner chez elle un dimanche.

Maybelle Merriwether attendait la prochaine permission de son petit zouave pour l’épouser et elle ne cessait de se lamenter, car elle avait décidé de se marier en satin blanc, et il n’y avait plus de satin blanc dans la Confédération. Il lui était également impossible d’emprunter une robe, car les toilettes de mariée d’autrefois avaient toutes servi à faire des drapeaux. La patriotique Mme Merriwether essaya en pure perte de démontrer à sa fille qu’une mariée confédérée se devait de porter une toilette dont l’étoffe aurait été tissée chez elle. Maybelle voulait du satin. Elle était libre de sortir sans épingles à cheveux, sans boutons, sans chaussures fines, et de se passer de bonbons et de thé pour le bien de la Cause, mais elle voulait à tout prix se marier en satin blanc.

Rhett, ayant appris son désir par Mélanie, lui rapporta d’Angleterre des mètres et des mètres de satin blanc brillant ainsi qu’un voile de dentelle et les lui offrit en cadeau de noces. Il s’y prit de telle sorte que nul ne songea à lui demander combien on lui devait et que Maybelle faillit lui sauter au cou. Mme Merriwether savait qu’il était indécent d’offrir un cadeau de ce genre et de ce prix, mais il lui fut impossible de refuser lorsque Rhett lui eut déclaré dans un langage des plus fleuris que rien n’était trop beau pour parer la fiancée d’un héros. Il ne resta donc plus à Mme Merriwether qu’à l’inviter à dîner tout en estimant que cette concession compensait largement la valeur du présent.

Rhett apporta non seulement le satin à Maybelle, mais il fut en mesure de donner d’excellents conseils pour la confection de la robe de mariée. À Paris, les crinolines se portaient plus larges et les robes plus courtes cette saison-là, découvrant des jupons à soutache. Il dit aussi qu’il n’avait pas vu de pantalons dans les rues et qu’il en concluait qu’ils étaient « finis ». Par la suite, Mme Merriwether confia à Mme Elsing que, si elle avait un peu insisté, il lui aurait décrit par le menu les dessous des Parisiennes.

S’il avait été moins courageux, on lui aurait reproché d’être bassement efféminé tant il excellait à se rappeler les détails d’une robe, d’une capote ou d’une coiffure. Les femmes se sentaient toujours un peu drôles quand elles le harcelaient de questions sur ce qui se portait, mais ça ne les arrêtait pas. Elles étaient aussi isolées du monde des élégances que des marins naufragés, car il ne passait guère de journaux de mode à travers le blocus. Les Françaises auraient pu se raser la tête et porter des casquettes de raton qu’elles n’en auraient rien su, aussi, à défaut du Journal des Dames, la mémoire de Rhett pour les falbalas était-elle d’un secours précieux. Il notait toutes sortes de détails chers au cœur des femmes et, chaque fois qu’il revenait de l’étranger, on le trouvait au milieu d’un groupe de dames auxquelles il racontait que cette année-là on portait les capotes plus petites et plus en arrière, qu’elles étaient garnies de plumes et non pas de fleurs, que l’impératrice, en France, avait renoncé au chignon pour aller en soirée et ramenait ses cheveux presque sur le sommet de sa tête, que sa nouvelle coiffure lui dégageait entièrement les oreilles, enfin que les robes de bal étaient de nouveau décolletées d’une manière indécente.

 

Pendant quelques mois, malgré sa fâcheuse réputation, malgré qu’on commençât à chuchoter qu’il ne se contentait pas de forcer le blocus mais qu’il spéculait, il fut l’homme le plus fêté et le personnage le plus marquant de la ville. Ceux qui ne l’aimaient pas prétendaient qu’après chacun de ses voyages à Atlanta les prix montaient de cinq dollars. Pourtant, en dépit des bruits qui circulaient sous le manteau, il aurait pu conserver ses relations s’il avait estimé qu’elles en valaient la peine. Au contraire, on avait l’impression qu’après avoir goûté la compagnie des citoyens guindés et patriotes, après avoir forcé leur respect et gagné leur sympathie, le côté pervers de sa nature le poussait à changer d’attitude, à braver les gens, à leur montrer que sa conduite n’avait été qu’une mascarade qui ne l’amusait plus.

On eût dit qu’il méprisait sans distinction tout ce qui se rattachait au Sud, mais surtout la Confédération, et il ne prenait pas la peine de dissimuler ses sentiments. Ce furent ses réflexions sur la Confédération qui amenèrent les gens d’Atlanta à lui témoigner d’abord de la surprise, puis de la tiédeur, enfin de la colère. Avant même que 1862 eût cédé la place à 1863, les hommes se mirent à le saluer avec une froideur affectée et les mères à rappeler leurs filles près d’elles quand il paraissait dans une réunion.

Il semblait prendre plaisir non seulement à ridiculiser l’esprit foncièrement loyaliste des habitants d’Atlanta, mais aussi à se présenter sous le jour le plus défavorable. Lorsqu’on le complimentait sur sa bravoure, il répondait qu’en face du danger il avait toujours aussi peur que les braves qui se battaient au front. Comme tout le monde savait bien qu’il n’y avait jamais eu un poltron parmi les soldats confédérés, on trouvait ce genre de réponse particulièrement irritant. Il ne parlait jamais des soldats sans les appeler « nos braves » ou « nos héros en gris », mais dans sa bouche ces qualificatifs sonnaient plutôt comme une injure. Lorsque des jeunes femmes qui avaient envie d’engager un flirt avec lui le remerciaient d’être un de ces héros qui se battaient pour elles, il s’inclinait et déclarait que ce n’était pas son cas, car il ferait la même chose pour des femmes yankees à condition que ça lui rapportât autant d’argent.

Il n’avait cessé de tenir à Scarlett des propos de ce genre depuis le soir où il l’avait revue à la vente de charité, mais maintenant c’était avec tout le monde qu’il s’exprimait sur ce ton d’ironie à peine voilée. Si l’on vantait les services qu’il rendait à la Confédération, il répondait invariablement que le blocus était pour lui le seul moyen de faire des affaires. Il avait coutume de dire, en cherchant des yeux parmi ses auditeurs ceux qui avaient passé marché avec le gouvernement, que s’il pouvait gagner autant d’argent à livrer des fournitures aux autorités, il renoncerait certainement aux risques du blocus et ne ferait que vendre à la Confédération du drap de mauvaise qualité, de la cassonade, de la farine avariée et du cuir pourri.

Il était en général impossible de lui répondre, ce qui aggravait la portée de ses remarques. De petits scandales avaient déjà éclaté à propos des marchés de fournitures. Du front, les hommes ne cessaient de se plaindre dans leurs lettres. C’étaient des chaussures qui s’usaient au bout d’une semaine, de la poudre qui ne s’enflammait pas, des harnais qui cédaient au moindre effort, de la viande pourrie, de la farine pleine de charançons. Les gens d’Atlanta essayaient de se persuader que les hommes qui avaient l’audace de livrer pareille camelote au gouvernement devaient être des adjudicataires de l’Alabama, de la Virginie ou du Tennessee, mais pas des Géorgiens. Les fournisseurs géorgiens ne comprenaient-ils pas des hommes appartenant aux meilleures familles ? N’étaient-ils pas les premiers à verser des fonds pour les hôpitaux et à secourir les orphelins laissés par les soldats ? N’étaient-ils pas les premiers à applaudir Dixie[22] et n’étaient-ils pas, en paroles tout au moins, les plus assoiffés du sang yankee ? La colère contre les profiteurs était encore loin d’avoir atteint son paroxysme, et l’on imputait les réflexions de Rhett uniquement à sa mauvaise éducation.

Non seulement il se mettait la ville à dos en accusant de vénalité les hommes les plus haut placés et en faisant des restrictions sur le courage des combattants, mais il prenait un malin plaisir à jouer de bons tours aux dignes citoyens et à les plonger dans l’embarras et la confusion. Il ne pouvait pas plus résister au besoin de rabattre l’amour-propre et le patriotisme cocardier de ceux qui l’entouraient qu'un gamin ne peut résister à l’envie d’enfoncer une épingle dans un ballon. Il ne manquait jamais de démasquer les hypocrites, les ignorants et les bigots, et il s’y prenait avec tant de finesse, il attirait si sûrement ses victimes dans le piège que les malheureux ne savaient jamais très bien de quoi il en retournait jusqu’au moment où ils se voyaient exposés à tous les regards et se sentaient légèrement ridicules.

Pendant les mois où la ville lui avait fait bon accueil, Scarlett n’avait nourri aucune illusion sur son compte. Elle savait que toutes ses galanteries, tous ses beaux discours dissimulaient une arrière-pensée. Elle savait qu’il ne jouait le rôle de l’intrépide et patriote forceur de blocus que parce que cela l’amusait. Parfois il lui rappelait les garçons du comté avec lesquels elle avait été élevée, les fougueux jumeaux Tarleton obsédés par l’idée d’attraper les gens, les Fontaine, de vrais démons, taquins, malfaisants, les Calvert, capables de passer une nuit entière à monter une mystification. Mais ce n’était pas la même chose, car sous la légèreté apparente de Rhett il y avait quelque chose de méchant, de sinistre et de brutal.

Scarlett avait beau savoir à quoi s’en tenir sur son manque de sincérité, elle le préférait de beaucoup dans son rôle romantique de forceur de blocus, rôle qui rendait ses rapports avec lui bien plus faciles qu’ils n’avaient été au début. Elle fut donc extrêmement ennuyée quand il leva le masque et entreprit de gaieté de cœur une campagne pour s’aliéner toute la sympathie d’Atlanta. Cela la contraria d’une part parce qu’elle trouvait sa conduite insensée, d’autre part parce qu’un certain nombre de reproches adressés à Rhett rejaillissaient sur elle.

Ce fut lors du concert donné par Mme Elsing au bénéfice des convalescents que Rhett acheva d’attirer sur lui l’ostracisme d’Atlanta. Cet après-midi-là, la demeure des Elsing était pleine de soldats en permission, de blessés, de membres de la garde locale et de la milice, de mères de famille, de veuves et de jeunes filles. Toutes les chaises étaient prises et le long escalier lui-même était encombré de gens. Deux fois la large coupe de verre que tenait le majordome des Elsing avait été vidée de son contenu de pièces d’argent. Cela suffisait en soi pour assurer le succès de cette fête, car désormais un dollar en argent valait soixante dollars en papier confédéré.

Toutes les jeunes femmes passant pour avoir du talent avaient chanté ou joué du piano et les tableaux vivants avaient été accueillis par des applaudissements flatteurs. Scarlett était fort contente d’elle. Non seulement elle avait chanté avec Mélanie un touchant duo : Lorsque la rosée recouvre la fleur qu’on avait bissé, mais elle avait été choisie pour représenter le génie de la Confédération dans le dernier tableau.

Drapée dans une sorte de péplum blanc, à ceinture rouge et bleue, tenant d’une main des étoiles et les barres symboliques, brandissant de l’autre le sabre à poignée d’or qui avait appartenu à Charles et à son père, tandis que le capitaine Carey Ashburn de l’Alabama était agenouillé devant elle, elle avait soulevé l’enthousiasme de l’assistance.

Le tableau terminé, elle ne put s’empêcher de chercher Rhett des yeux pour voir s’il avait apprécié le beau spectacle qu’elle venait d’offrir. Furieuse, elle s’aperçut qu’il discutait et que probablement il n’avait même pas dû la remarquer. À en juger par l’expression des gens qui l’entouraient, elle devina que les choses tournaient mal.

Elle s’approcha du groupe et, grâce à l’un de ces étranges silences qui s’abattent parfois sur les assemblées, elle entendit un milicien, Willie Guinan, lui demander : « Dois-je comprendre, monsieur, que, d’après vous, la Cause pour laquelle nos héros sont morts n’est pas sacrée ?

— Si vous étiez écrasé par un train, votre mort ne sanctifierait pas la compagnie de chemins de fer, n’est-ce pas ? rétorqua Butler dont la voix sonnait comme s’il avait prié son interlocuteur de lui fournir un renseignement.

— Monsieur, fit Willie, un tremblement dans la gorge, si nous n’étions pas sous ce toit…

— Je tremble à l’idée de ce qui pourrait arriver, dit Butler, car on connaît trop bien votre bravoure. »

Willie devint écarlate et tout le monde se tut. Chacun se sentait gêné. Sain et vigoureux, Willie était de plus en âge de faire un soldat et pourtant il n’était pas au front. Naturellement, sa mère n’avait que lui comme fils et, après tout, il fallait bien que quelqu’un restât dans la milice pour protéger l’État. Seulement, lorsque Rhett eut parlé de bravoure, quelques officiers en convalescence ne purent s’empêcher de ricaner.

« Oh ! il ne peut donc pas se taire ! pensa Scarlett, indignée. Il est en train de gâcher toute cette fête. »

Le docteur Meade fronça les sourcils d’une manière menaçante.

« Il se peut que rien ne soit sacré pour vous, jeune homme, dit-il de la voix dont il se servait toujours pour faire un discours, mais il y a beaucoup de choses qui sont sacrées pour les patriotes du Sud. Libérer notre patrie de l’usurpateur, en voici une. Les droits des États, en voici une autre. La… »

Rhett avait adopté son air nonchalant. « Toutes les guerres sont sacrées, fit-il d’un ton sous lequel perçait une note d’agacement. Elles sont toutes sacrées pour ceux qui doivent se battre. Si les gens qui les ont déclenchées ne leur donnaient pas ce caractère, qui serait assez fou pour combattre ? Mais peu importent les cris de ralliement que lancent les orateurs aux idiots qui prennent les armes, peu importent les nobles fins qu’ils assignent aux guerres, les guerres n’obéissent jamais qu’à une seule cause, à l’argent. En réalité, toutes les guerres ne sont que des querelles d’argent. Mais il y a si peu de gens qui s’en rendent compte. Les clairons, les tambours, les belles paroles des orateurs qui ne partiront pas résonnent trop bien à leurs oreilles. Parfois on donne comme cri de ralliement : “Arrachez le tombeau du Christ aux infidèles !” Parfois : “À bas le Papisme !”, parfois “Liberté”, parfois “le Coton, l’Esclavage, les Droits des États”. »

« Que diable le Pape et le tombeau du Christ viennent-ils faire dans tout cela ? » se demanda Scarlett.

Mais, comme elle se précipitait vers le groupe échauffé, elle vit Rhett saluer d’un air dégagé, fendre la foule et se diriger vers la porte. Elle voulut courir après lui, mais Mme Elsing la retint par sa jupe.

« Laissez-le partir, fit-elle d’une voix claironnante qui vibra à travers la pièce où régnait un silence inquiétant. Laissez-le partir. C’est un traître, un spéculateur ! C’est une vipère que nous avons réchauffée dans notre sein ! »

Rhett était déjà dans le vestibule, le chapeau à la main. Il entendit ces paroles qui, d’ailleurs, lui étaient destinées. Alors il se retourna, examina un instant l’assistance, puis ses yeux fixèrent la poitrine plate de Mme Elsing, il sourit brusquement, salua et s’en alla.

 

Pour rentrer chez elle, Mme Merriwether emprunta la voiture de Pittypat. À peine les quatre dames furent-elles assises qu’elle éclata.

« Allons, Pittypat Hamilton ! J’espère que vous voilà satisfaite maintenant !

— Satisfaite de quoi ? s’écria Pittypat avec appréhension.

— De la conduite de cette canaille de Butler que vous avez hébergé. »

Pittypat rougit. Elle était trop bouleversée par cette accusation pour se rappeler que Mme Merriwether avait, elle aussi, reçu Rhett Butler à plusieurs reprises. Scarlett et Mélanie y pensèrent bien, mais élevées dans le respect des personnes plus âgées elles gardèrent leurs réflexions pour elles et se mirent à examiner leurs mitaines.

« Il nous a insultés ainsi que la Confédération, reprit Mme Merriwether tandis que son buste opulent palpitait sous les passementeries brillantes qui garnissaient son corsage. Prétendre que nous nous battons pour de l’argent ! Prétendre que nos chefs nous ont menti ! On devrait le mettre en prison. Oui, on devrait. Il faudra que j’en parle au docteur Meade. Si seulement M. Merriwether était encore de ce monde, il se chargerait vite de lui ! Voyons, Pitty Hamilton, écoutez-moi. Il ne faut plus jamais recevoir ce mufle chez vous.

— Oh ! » marmotta Pitty désemparée qui, après un regard suppliant aux deux jeunes femmes, sentit son espoir renaître en fixant le dos bien droit de l’oncle Peter. Elle savait qu’il ne perdait pas un mot de ce qu’on disait et elle souhaitait qu’il se retournât et prît part à la conversation comme il le faisait souvent. Elle espérait qu’il allait dire : « Voyons, ma’ame Dolly, laissez mam’zelle Pitty fai’e ce qu’elle veut ! » mais Peter ne broncha pas. Il avait Rhett Butler en horreur et la pauvre Pitty ne l’ignorait point. Elle soupira et dit : « Eh bien ! Dolly, si vous croyez…

— J’en suis sûre, rétorqua Mme Merriwether avec vigueur. Je me demande ce qui a bien pu vous prendre d’être la première à l’inviter. En tout cas, à partir d’aujourd’hui, on ne le recevra plus dans aucune maison respectable. Arrangez-vous comme vous pouvez, mais interdisez-lui votre porte. »

Elle lança un coup d’œil acéré aux deux jeunes femmes.

« J’espère que vous faites bien attention toutes les deux à ce que je dis, poursuivit-elle. Tout cela, c’est en partie votre faute. Vous avez été trop gentilles pour lui. Faites-lui entendre poliment mais fermement que sa présence et ses propos déloyaux sont indésirables chez nous. »

Scarlett bouillait. Elle était prête à ruer comme un cheval qui sent une main étrangère et brutale tirer sur ses guides. Mais elle redoutait de parler. Elle ne voulait pas s’exposer à ce que Mme Merriwether écrivît une seconde lettre à sa mère.

« Espèce de vieux bison ! pensa-t-elle, le visage cramoisi à force de contenir sa rage. Ce serait divin de pouvoir te dire ce que je pense de toi et de tes airs de gendarme ! »

« Je n’aurais jamais pensé qu’il fût possible de parler en termes pareils de notre Cause, reprit Mme Merriwether en proie à une colère légitime. Tout homme qui ne considère pas notre Cause comme juste et sainte devrait être pendu ! Vous, mes petites, je ne veux pas entendre dire que vous lui adressez encore la parole… au nom du Ciel. Melly, qu’as-tu ? Es-tu souffrante ? »

Mélanie était blême. Ses yeux semblaient hagards.

« Si, je continuerai de lui parler, fit-elle d’une voix assourdie. Je ne serai pas grossière avec lui. Je ne lui interdirai pas la maison. »

Mme Merriwether perdit le souffle comme si elle avait reçu un coup de poing en pleine poitrine. Les lèvres charnues de tante Pitty s’entrouvrirent. L’oncle Peter se retourna.

« C’est moi qui aurais dû trouver ça, songea Scarlett en qui se mêlaient la jalousie et l’admiration. Comment cette petite fouine a-t-elle assez de cran pour se dresser contre la vieille Mme Merriwether ? »

Mélanie tremblait, mais elle se hâta de continuer comme si elle avait craint de perdre courage en s’arrêtant.

« Je n’ai pas à lui en vouloir de ce qu’il a dit… il a eu le tort de dire tout haut ce qu’il pensait… ce n’était pas une chose à faire, mais c’est… mais Ashley pense comme lui. Et je ne peux pas interdire ma maison à un homme qui pense comme mon mari. Ce serait injuste. »

Mme Merriwether avait repris haleine et elle avait passé à l’attaque.

« Melly Hamilton, de ma vie, je n’ai entendu pareil mensonge. Chez les Wilkes il n’y a jamais eu de lâche…

— Je n’ai jamais dit qu’Ashley était un lâche, riposta Mélanie dont les yeux étincelaient. J’ai dit qu’Ashley était du même avis que le capitaine Butler, seulement il s’exprime en d’autres termes. Et j’espère bien qu’il n’irait pas raconter cela à un concert, mais c’est ce qu’il m’a écrit. »

Scarlett éprouva un remords, cependant elle n’en chercha pas moins à se rappeler ce qu’avait bien pu écrire Ashley pour permettre à Mélanie de faire une pareille sortie. Quand elle avait lu les lettres d’Ashley, elle s’empressait d’oublier le contenu de la plupart de celles qu’elle avait parcourues et elle en fut réduite à se dire que Mélanie avait dû perdre la tête.

« Ashley m’a dit que nous ne devrions pas nous battre contre les Yankees. Il m’a écrit que nous avions été trahis par des hommes d’État, par des orateurs qui faisaient des phrases ronflantes, déclara Melly tout d’une traite. Il a dit que rien ne justifiait le mal que cette guerre allait nous faire. Il a dit que ça n’avait rien de glorieux… que ce n’étaient que misères et horreurs. »

« Oh ! cette lettre, pensa Scarlett. Était-ce bien cela qu’il voulait dire ? »

« Je n’en crois pas un mot, trancha Mme Merriwether d’un ton ferme.

— Je ne me trompe jamais quand il s’agit d’Ashley, je le comprends parfaitement, répondit posément Mélanie malgré le tremblement de ses lèvres. Je sais qu’il a voulu dire exactement la même chose que le capitaine Butler, mais lui, il n’a pas été grossier.

— Tu devrais avoir honte. On n’a pas idée de comparer un homme comme Ashley Wilkes à une crapule comme ce capitaine Butler ! Je suppose que, pour toi aussi, la Cause n’est rien !

— Je… je ne sais pas ! » commença Mélanie. Elle perdait pied, sa franchise l’épouvantait. « Je… je mourrais pour la Cause, tout comme Ashley. Mais… je… je veux dire… je laisse aux hommes le soin de réfléchir, ils sont bien plus intelligents.

— Je n’ai jamais entendu chose pareille, ricana Mme Merriwether. Arrêtez, oncle Peter. Vous avez dépassé ma maison. »

Tout à la conversation, l’oncle Peter avait effectivement été trop loin et il fit reculer le cheval. Mme Merriwether descendit. Les rubans de sa capote battaient comme des voiles dans une tempête.

« Tu le regretteras », dit-elle.

L’oncle Peter fouetta la bête.

« Vous dev’iez avoi’ honte, mes petites madames, de met’ mam’zelle Pitty dans cet état-là, déclara-t-il sur un ton de reproche.

— Mais ça va très bien », fit Pitty dont la remarque surprit tout le monde, car souvent elle s’était évanouie pour bien moins que cela. « Melly, mon chou, je savais que tu faisais ça pour prendre ma défense et vraiment je n’ai pas été fâchée de voir quelqu’un remettre Dolly à sa place. Elle aime tant commander. Comment as-tu eu ce courage ? Mais crois-tu que tu aurais dû dire cela d’Ashley ?

— Mais c’est la vérité, répondit Mélanie qui se mit à pleurer doucement. Je n’ai pas honte qu’il pense ainsi. Il estime que la guerre est injuste, seulement il est prêt à se battre et à mourir quand même, et il faut beaucoup plus de courage pour se battre dans ces conditions-là que lorsqu’une cause vous paraît juste.

— Mon Dieu, ma’ame Melly, n’allez pas pleu’er ici dans la ’ue du Pêcher, grommela l’oncle Peter en pressant son cheval. Les gens y vont di’e qu’y a un scandale. Attendez qu’on soit ent’é. »

Scarlett se taisait. Elle ne serra même pas la main que Mélanie avait glissée sous la sienne. Elle n’avait lu les lettres d’Ashley que dans un seul but… s’assurer qu’il l’aimait encore. Maintenant Mélanie venait d’éclairer d’un jour nouveau les passages auxquels Scarlett s’était à peine arrêtée. Elle était choquée de penser qu’un être aussi accompli qu’Ashley pût avoir les mêmes idées qu’un paria comme Rhett Butler. « Ils voient tous deux ce qu’il y a de vrai dans cette guerre, se dit-elle, mais Ashley est disposé à mourir tandis que Rhett ne l’est pas. Je crois que ça prouve le bon sens de Rhett. » Elle s’arrêta un instant de réfléchir, horrifiée d’avoir eu une telle pensée envers Ashley. « Ils voient tous deux la même vérité déplaisante, mais Rhett aime à la regarder en face et à mettre les gens hors d’eux en en parlant… tandis qu’Ashley peut à peine en supporter la vue. »