La gorge serrée, elle descendit rapidement l’escalier. Que se passerait-il si elle rencontrait M. Wilkes ? Quelle excuse invoquerait-elle pour rôder dans la maison alors que toutes les autres jeunes filles faisaient la sieste ? Eh bien ! C’était un risque à courir.

Au moment où elle atteignit le bas de l’escalier, elle entendit dans la salle à manger les domestiques enlever sous les ordres du majordome la table et les chaises pour le bal. De l’autre côté du vestibule, la porte de la bibliothèque était ouverte. À pas rapides et silencieux, Scarlett s’y dirigea. Là elle pourrait attendre qu’Ashley eût fini de dire au revoir, puis elle l’appellerait quand il rentrerait.

Il faisait à peine jour dans la bibliothèque, car on en avait fermé les volets à cause du soleil. La pièce sombre avec ses hauts murs entièrement recouverts de livres l’impressionna. Ce n’était pas l’endroit qu’elle aurait choisi pour un rendez-vous. La vue d’un grand nombre de livres la déprimait toujours, comme la déprimaient les gens qui aimaient beaucoup lire. C’est-à-dire, tous les gens, sauf Ashley. Les meubles massifs semblaient se dresser vers elle dans la demi-clarté, fauteuils au dossier démesuré, au siège profond, aux larges bras, fauteuils à la taille des hommes de chez les Wilkes ; moelleuses petites chaises basses en velours pour les jeunes filles. Tout au fond de la longue pièce, juste en face de la cheminée, l’énorme sofa, le siège préféré d’Ashley, bombait le dos, pareil à quelque gros animal endormi.

Scarlett referma presque la porte et s’efforça d’apaiser les battements de son cœur. Elle essaya de se rappeler ce qu’elle avait projeté de dire à Ashley la nuit précédente, mais elle ne se souvint de rien. Avait-elle pensé à quelque chose qu’elle avait oublié ou bien, dans son plan, était-ce Ashley qui devait lui parler ? Elle n’arrivait pas à savoir et une brusque frayeur s’empara d’elle. Si seulement son cœur cessait de battre, peut-être trouverait-elle ce qu’il fallait dire. Mais le rythme sourd et précipité ne fit que s’accentuer quand Scarlett entendit Ashley lancer un dernier au revoir et pénétrer dans le vestibule.

Elle ne pouvait penser qu’à une chose, c’était qu’elle l’aimait, qu’elle aimait tout en lui, depuis sa façon altière de relever sa tête dorée jusqu’à ses bottes noires et fines, qu’elle aimait son rire, même quand il se moquait d’elle, qu’elle aimait ses silences surpris. Oh ! Qu’il entre et vienne la prendre dans ses bras pour lui éviter la peine de parler ! Il devait l’aimer… Peut-être si je priais… elle ferma les yeux et se mit à marmonner précipitamment : « Sainte Marie, pleine de grâce… »

« Tiens ! Scarlett ! »

La voix d’Ashley couvrit le bourdonnement de ses oreilles et la plongea dans la plus extrême confusion. Par la porte entrebâillée, Ashley la regardait, un sourire railleur aux lèvres.

« Qui fuyez-vous ? Charles ou les Tarleton ? »

Elle faillit s’étrangler. Il avait donc remarqué son succès auprès des hommes ! Comme elle le trouvait beau avec ses yeux brillants qui semblaient ne pas voir combien elle était émue. Elle ne put parler, mais elle tendit la main et attira Ashley dans la pièce. Il entra intrigué et intéressé. Il y avait en Scarlett une intensité, dans ses yeux une lueur qu’il n’avait jamais vues auparavant et malgré le demi-jour il s’aperçut qu’elle avait les joues rouges. Machinalement il referma la porte et prit la main de Scarlett.

« Qu’y a-t-il ? » fit-il presque à voix basse.

Au contact de sa main, Scarlett se mit à frissonner. Le moment était arrivé. Tout allait se passer comme elle l’avait rêvé. Un millier de pensées incohérentes lui traversaient l’esprit et elle était incapable d’en exprimer une seule. Elle se contentait de trembler et de dévisager Ashley. Pourquoi ne parlait-il pas ?

« Qu’y a-t-il ? répéta-t-il. Vous avez un secret à me confier ? »

Brusquement, elle retrouva l’usage de la parole, et tout aussi brusquement il ne resta plus rien de ce qu’on lui avait inculqué pendant des années. L’âme irlandaise, l’esprit sans détours de Gérald parla par la bouche de sa fille.

« Oui… un secret, je vous aime. »

Pendant un instant régna un silence si lourd qu’on eût dit que ni Ashley, ni elle ne respiraient. Enfin, Scarlett cessa de trembler. La joie et l’orgueil lui inondèrent le cœur. Pourquoi n’avait-elle pas eu recours à ce moyen plus tôt ? C’était tellement plus simple que tous les stratagèmes de femme du monde qu’on lui avait appris. Alors ses yeux cherchèrent ceux d’Ashley.

Ils avaient une expression de consternation, d’incrédulité, il y avait même en eux quelque chose de plus… qu’est-ce que c’était ? Oui, Gérald avait eu cette expression le jour où son cheval favori s’était cassé une jambe et où il avait dû l’abattre. Pourquoi fallait-il qu’elle songeât à cela maintenant ? C’était une pensée si bête. Et pourquoi Ashley avait-il l’air si bizarre et ne disait-il rien ? Alors Ashley se couvrit le visage d’une sorte de masque bien étudié et ébaucha un sourire plein de galanterie.

« Il ne vous suffit donc pas d’avoir séduit tous les autres hommes aujourd’hui, d’avoir moissonné tous les cœurs ? dit-il de sa voix d’autrefois caressante et taquine. Vous voulez qu’il ne vous en manque pas un ? Mais mon cœur vous a toujours appartenu, vous savez. C’est sur lui que vous vous êtes fait les griffes. »

Quelque chose n’allait pas… Ce n’était pas là ce qu’elle avait prévu. Parmi tant d’idées qui dansaient une ronde folle dans son esprit, une seule commençait à prendre corps. Elle ne savait pas pourquoi, mais Ashley se comportait comme s’il s’imaginait qu’elle ne faisait que badiner avec lui. Il savait pourtant que ce n’était pas ça.

« Ashley… Ashley… dites-moi… Vous devez… oh ! Ne me taquinez pas maintenant ! Votre cœur m’appartient-il ? Oh ! Cher, je vous… »

Il lui posa vivement la main sur les lèvres. Il avait abandonné son masque.

« Il ne faut pas dire ces choses-là, Scarlett ! Il ne faut pas. Vous ne parlez pas sérieusement. Vous vous en voudrez de les avoir prononcées et vous m’en voudrez de les avoir écoutées ! »

Elle rejeta la tête en arrière. Elle se sentait emportée par un courant rapide et chaud.

« Je ne pourrais jamais vous en vouloir. Je vous dis que je vous aime et je sais que vous m’aimez parce que… »

Elle s’arrêta. Elle n’avait jamais vu un visage aussi bouleversé.

« Ashley, vous m’aimez… vous m’aimez, n’est-ce pas ?

— Oui, dit-il sourdement, je vous aime. »

S’il lui avait dit qu’il la détestait, elle n’en eût pas été plus effrayée. Elle lui agrippa le bras, incapable de parler.

« Scarlett, fit-il, séparons-nous et oublions que nous avons prononcé ces mots-là.

— Non, murmura-t-elle, je ne peux pas. Que voulez-vous dire ? Vous ne voulez pas… m’épouser ? »

Il répondit : « Je vais épouser Mélanie. »

Sans savoir comment, elle se retrouva sur l’une des chaises basses en velours. À ses pieds, assis sur un tabouret, Ashley retenait fermement ses deux mains prisonnières dans les siennes. Il n’arrêtait pas de lui dire des choses… des choses qui n’avaient aucun sens. Son esprit était absolument vide maintenant et les paroles d’Ashley ne lui faisaient pas plus d’effet que la pluie sur le verre. Il avait beau lui murmurer des mots tendres et pleins de compassion, comme ceux d’un père à son enfant meurtri, elle n’entendait pas.

Dans son inconscience, elle distingua le nom de Mélanie et elle regarda Ashley. Elle surprit dans ses yeux de cristal gris, cette expression lointaine qui l’avait toujours déconcertée.

« Père annoncera nos fiançailles ce soir. Nous devons nous marier bientôt. J’aurais dû vous le dire, mais je croyais que vous étiez au courant. Je croyais que tout le monde le savait… s’en doutait depuis des années. Il ne m’était jamais venu à l’idée que vous… Vous avez tant de soupirants. Je pensais que Stuart… »

La vie, la sensibilité, la compréhension commençaient à reprendre possession de Scarlett.

« Mais, vous venez de me dire que vous m’aimiez. »

Ses mains moites broyèrent les siennes.

« Chère, voulez-vous me pousser à dire des choses qui vous blesseraient ? »

Son silence l’incita à continuer.

« Comment puis-je vous faire comprendre ces choses ? Vous êtes si jeune, si étourdie, que vous ne savez pas ce que signifie le mariage.

— Je sais que je vous aime.

— L’amour ne suffit pas, quand deux êtres sont aussi différents que nous. Vous exigeriez tout d’un homme, Scarlett, son corps, son cœur, son âme, ses pensées… Et si vous ne les aviez pas, vous seriez malheureuse. Moi, je ne pourrais vous donner tout de moi. Je ne pourrais pas tout donner de moi à qui que ce fût. Et moi, je ne réclamerais pas tout votre esprit et toute votre âme. Vous en seriez ulcérée et vous en arriveriez à me haïr… avec quelle âpreté ! Vous auriez en horreur les livres que je lirais et la musique que j’aimerais parce qu’ils m’éloigneraient de vous ne fût-ce qu’un instant. Et moi peut-être… je…

— L’aimez-vous ?

— Elle me ressemble, nous sommes du même sang et nous nous comprenons, Scarlett ! Scarlett ! N’arriverai-je donc pas à vous faire comprendre qu’il ne peut y avoir de sérénité dans le mariage à moins que les deux époux ne se ressemblent. »

Quelqu’un d’autre avait dit : « Il ne peut y avoir de bonheur que dans un mariage entre personnes qui se ressemblent. » Qui était-ce donc ? Scarlett avait l’impression d’avoir entendu prononcer cette phrase des milliers d’années auparavant, mais elle n’en comprenait toujours pas le sens.

« Pourtant vous avez dit que vous m’aimiez.

— Je n’aurais pas dû vous le dire. »

Quelque part dans son esprit couvait un incendie et la colère commençait à tout balayer devant elle.

« Eh bien ! Puisque vous avez été assez mufle pour le dire… »

Il blêmit.

« Oui, j’ai été un mufle de le dire puisque je vais épouser Mélanie. Je n’aurais pas dû dire cela, car je savais que vous ne comprendriez pas. Comment pourrais-je m’empêcher de vous aimer… vous qui avez cette passion de la vie que je n’ai pas ? Vous qui pouvez aimer et haïr avec une violence dont je suis incapable. Vous êtes un élément comme le feu, le vent, les choses sauvages, et moi… »

Scarlett pensa à Mélanie et revit soudain ses calmes yeux bruns au regard lointain, ses petites mains sages dans leurs mitaines de dentelle noire, ses silences charmants. Alors sa colère éclata, une colère semblable à celle qui avait poussé Gérald au meurtre et ses autres ancêtres irlandais à des actes qui leur avaient valu le gibet. Il ne restait rien en elle des Robillard si bien élevés qu’ils pouvaient supporter en silence n’importe quel affront.

« Pourquoi ne le dites-vous pas, espèce de lâche ! Vous avez peur de m’épouser ! Vous aimez mieux vivre avec cette petite imbécile qui n’ouvre la bouche que pour dire oui et non, vous aimez mieux élever une nichée de mauviettes comme elle ! Allons…

— Vous ne devriez pas parler de Mélanie comme cela !

— Je ne devrais pas ! Voyez-moi ça ! De quel droit m’empêcheriez-vous ? Espèce de lâche, de mufle, de… Vous m’avez fait croire que vous alliez m’épouser…

— Soyez sincère, implora-t-il. Ai-je jamais… »

Elle ne voulait pas être sincère, bien qu’elle reconnût la justesse de ses paroles. Pas une seule fois il n’avait dépassé avec elle les limites de l’amitié et cette pensée attisa sa colère, la colère de la fierté et de la vanité féminines blessées. Elle avait couru après lui et il la repoussait. Il lui préférait une petite sotte au teint blafard comme Mélanie. Oh ! Comme elle eût mieux fait de suivre les préceptes d’Ellen et de Mama et de ne jamais lui révéler qu’elle avait même de la sympathie pour lui. Tout aurait mieux valu que de connaître cette honte cuisante.

Elle se leva d’un bond, les poings serrés. Ashley se leva à son tour. Il la dominait de toute sa taille. Son visage exprimait la douleur muette de quelqu’un qui ne peut se soustraire à la plus triste des réalités.

« Je vous haïrai jusqu’au jour de ma mort, espèce de lâche… être abject… abject… » Quel mot voulait-elle employer ? Elle n’en trouvait pas d’assez laid.

« Je… je vous en prie… »

Il tendit la main vers elle, et au même moment elle le frappa de toutes ses forces en pleine figure. Dans la pièce silencieuse, la gifle claqua comme un coup de fouet. Soudain, la rage de Scarlett tomba et la détresse envahit son cœur.

On voyait distinctement la marque rouge sur le visage pâle et défait d’Ashley. Il ne dit rien, mais il prit la main que Scarlett avait laissée retomber, la porta à ses lèvres et la baisa. Puis, sans donner à Scarlett le temps de parler, il s’en alla et referma doucement la porte sur lui.

Elle se rassit brusquement. La colère lui avait coupé les genoux. Ashley était parti et le souvenir de son visage giflé devait la hanter jusqu’à la mort.

Elle entendit décroître le bruit assourdi de ses pas dans le vestibule et elle prit peu à peu conscience de la monstruosité de ce qu’elle avait fait. Elle avait perdu Ashley pour toujours. Désormais il la détesterait et chaque fois qu’il la verrait il se rappellerait la façon dont elle s’était jetée à sa tête alors qu’il ne lui avait donné aucun encouragement.

« Je ne vaux pas mieux que Honey Wilkes », pensa-t-elle tout d’un coup, et elle se rappela combien tout le monde, elle-même plus que les autres, avait tourné en dérision la conduite de Honey avec les garçons auxquels elle essayait de se cramponner. Un nouvel accès de rage s’empara de Scarlett, de rage contre elle-même, contre Ashley, contre le monde entier. Parce qu’elle se détestait, elle détestait tous les autres avec la fureur d’un amour de seize ans qu’on a contrarié et humilié. Un peu de véritable tendresse s’était seulement mêlée à son amour. La vanité, une confiance complaisante en la vertu de son charme en avaient surtout fait le fond. Maintenant elle avait perdu la partie, et par-dessus le sentiment de son échec grandissait la peur de s’être donnée en spectacle. S’était-elle rendue aussi ridicule que Honey ? Est-ce que tout le monde se moquait d’elle ? Son tremblement la reprit.

Elle posa la main sur un guéridon à côté d’elle et se mit à jouer avec un petit vase fragile que surmontaient deux chérubins railleurs. Il régnait un tel calme dans la bibliothèque que Scarlett faillit hurler pour rompre le silence. Il fallait qu’elle fît quelque chose sous peine de devenir folle. Elle prit le vase et le lança rageusement à l’autre extrémité de la pièce. Il effleura le haut dossier du sofa et alla se briser en mille morceaux contre le marbre de la cheminée.

« Ah ! En voilà assez ! » déclara une voix montant des profondeurs du sofa.

Jamais Scarlett n’avait connu pareille stupéfaction et pareille terreur. Sa bouche se dessécha au point qu’il lui fut impossible d’articuler le moindre son. Les jambes coupées, elle se cramponna au dossier de sa chaise tandis que Rhett Butler se levait du sofa où il était étendu et la saluait avec une politesse exagérée.

« C’est déjà bien assez d’avoir été arraché à ma sieste par une tirade comme celle que j’ai été forcé d’entendre sans que je laisse mettre mes jours en danger. »

C’était bien lui ! Ce n’était pas un fantôme ; mais que les saints nous protègent, il avait tout entendu ! Scarlett rallia ses forces pour se composer une attitude à peu près digne.

« Monsieur, vous auriez dû faire savoir que vous étiez là.

— Vraiment ? » Ses dents étincelaient, et il lui décocha un regard moqueur. « Mais, c’était vous l’intruse. J’étais obligé d’attendre M. Kennedy et, estimant que je n’étais peut-être pas persona grata au jardin, j’ai eu l’idée ingénieuse de dissimuler ma fâcheuse présence en cet endroit où j’espérais n’être point dérangé. Mais, hélas ! » Il haussa les épaules et se mit à rire doucement.

Scarlett sentit se ranimer sa colère à la pensée que ce personnage grossier et impertinent avait tout entendu… avait entendu des choses dont elle était maintenant si honteuse qu’elle eût préféré être morte plutôt que de les avoir prononcées.

« Vous écoutez aux portes…, commença-t-elle furieuse.

— Ceux qui écoutent aux portes apprennent souvent des choses très divertissantes et très instructives. À force de pratiquer l’art d’écouter aux portes, je…

— Monsieur, vous n’êtes pas un homme du monde ! »

Il avait l’air de trouver Scarlett très amusante, car il se remit à rire doucement.

« On n’est plus une femme du monde quand on a dit et fait ce que j’ai entendu. Pourtant, les femmes du monde ont rarement beaucoup d’attrait pour moi. Je sais ce qu’elles pensent, mais elles ne sont jamais assez braves ou assez mal élevées pour le dire. Et cela, à la longue, devient insipide. Mais vous, ma chère mademoiselle O’Hara, vous êtes une jeune fille d’un caractère rare, d’un caractère admirable et je vous salue bien bas. Je n’arrive pas à comprendre quel charme peut avoir l’élégant M. Wilkes pour une nature bouillante comme la vôtre. Il devrait remercier Dieu à deux genoux de lui envoyer une jeune fille avec votre… comment a-t-il troussé cela ?… avec votre “passion de la vie”, mais comme c’est une pauvre loque…

— Vous n’êtes même pas digne de cirer ses bottes ! éclata Scarlett.

— Tiens, je croyais que vous deviez le haïr toute votre vie ! »

Il se laissa retomber sur le sofa et Scarlett entendit son rire.

Si elle avait pu le tuer, elle l’aurait fait. Au lieu de cela, elle sortit de la bibliothèque avec toute la dignité dont elle fut capable et claqua la porte.

 

Elle remonta si vite l’escalier qu’en arrivant sur le palier elle crut qu’elle allait s’évanouir. Elle s’arrêta et se cramponna à la rampe. Son cœur battait si fort sous l’effet de la colère, de l’insulte et des émotions, qu’il lui sembla près d’éclater. Elle essaya de respirer à fond, mais Mama l’avait trop serrée. Si elle allait s’évanouir et qu’on la retrouvât sur le palier, que penserait-on d’elle ? Oh ! que ne penseraient pas Ashley et cet ignoble Butler et ces filles malveillantes qui étaient si jalouses ! Pour une fois dans sa vie, elle souhaita d’avoir des sels comme les autres jeunes filles, mais elle n’avait jamais possédé de flacon. Non, c’était impossible, elle ne pouvait pas s’évanouir maintenant !

Peu à peu le malaise disparut. Dans une minute elle se sentirait tout à fait d’aplomb et se glisserait dans le petit cabinet de toilette attenant à la chambre d’India. Là, elle délacerait son corset et, sur la pointe des pieds, elle irait s’allonger sur un lit entre les jeunes filles endormies. Elle essaya de réprimer les battements de son cœur et de se composer un visage plus calme, car elle savait qu’elle devait avoir l’air d’une folle. Si l’une des jeunes filles était éveillée, elle se douterait que quelque chose n’allait pas, et tout le monde devait ignorer ce qui venait de se passer.

Par la large baie du palier, elle vit les hommes paresseusement assis dans leurs fauteuils à l’ombre des arbres ou de la tonnelle. Comme elle les enviait ! Que c’était donc merveilleux d’être un homme et de n’avoir jamais à connaître les épreuves qu’elle venait de traverser. Tandis qu’elle les contemplait les yeux brûlants et les tempes bourdonnantes, elle entendit le galop rapide d’un cheval, dans l’allée, le crissement du gravier et la voix d’une personne bouleversée qui posait une question à l’un des nègres. Puis le gravier vola de nouveau sous les sabots d’un cheval et elle vit un cavalier traverser la pelouse verte et se diriger vers le petit bois.

Un invité en retard, mais pourquoi coupait-il à travers la pelouse dont India était si fière ? Elle ne pouvait le reconnaître, mais quand il sauta à bas de son cheval et saisit le bras de John Wilkes, elle remarqua que tout son être trahissait l’agitation. Abandonnant leurs verres et leurs éventails sur les tables, les assistants s’empressèrent autour de lui. Malgré la distance, Scarlett distingua un brouhaha confus et devina la fièvre qui s’emparait des hommes. Alors, dominant le tumulte, Stuart Tarleton poussa un « Iou-là-iou ! » triomphant comme s’il était à la chasse. Et, pour la première fois, Scarlett entendit sans le savoir le cri des rebelles.

Suivis des Fontaine, les quatre Tarleton se détachèrent du groupe et se précipitèrent vers l’écurie en hurlant : « Jeems. Eh ! Jeems ! Selle les chevaux ! »

« Il doit y avoir le feu chez quelqu’un », pensa Scarlett. Mais, incendie ou non, il importait qu’elle rentrât dans la chambre à coucher avant qu’on découvrît son absence.

Maintenant son cœur battait moins fort. Sur la pointe des pieds elle acheva de monter l’escalier et s’engagea dans le couloir silencieux. Une torpeur lourde et moite régnait partout comme si la maison, elle aussi, se reposait en attendant la nuit, la musique et l’éclat des bougies pour resplendir de beauté. Scarlett ouvrit avec précaution la porte du cabinet de toilette et entra. Elle n’avait pas encore lâché la poignée qu’à travers la porte entrebâillée de la chambre à coucher elle entendit Honey Wilkes murmurer quelque chose à voix basse.

« Je trouve que Scarlett s’est on ne peut plus mal tenue aujourd’hui. »

Scarlett sentit son cœur reprendre sa course folle et machinalement elle y porta la main comme s’il lui suffisait d’une pression pour le rendre plus docile. « Ceux qui écoutent aux portes apprennent souvent des choses très instructives », omit de lui redire sa mémoire. Allait-elle sortir de nouveau ? Ou bien allait-elle révéler sa présence pour confondre Honey comme elle le méritait ? Mais elle se retint. Une couple de mulets n’aurait pas réussi à la faire changer de place, quand elle reconnut la voix de Mélanie.

« Oh ! Honey, non ! Ne sois pas méchante. Elle est seulement gaie et vive. Moi je la trouve délicieuse. »

« Oh ! se dit Scarlett en s’enfonçant les ongles dans son corsage, laisser cette petite chipie prendre ma défense ! »

C’était plus pénible que d’entendre les rosseries de Honey. Scarlett n’avait jamais eu confiance en aucune femme et, à l’exception de sa mère, n’avait jamais prêté aux femmes que des mobiles égoïstes. Mélanie savait qu’Ashley était bien à elle et il ne lui était pas difficile de faire montre de tant de charité chrétienne. Scarlett pensait que c’était bien de Mélanie de faire étalage de sa conquête et en même temps de tirer profit de sa bonté. Scarlett elle-même avait eu souvent recours à ce procédé en parlant aux hommes des autres jeunes filles et les pauvres sots, convaincus de sa bonté et de son désintéressement, s’y étaient toujours laissé prendre.

« Voyons, ma petite, dit Honey, en élevant le ton, il faut que tu sois aveugle.

— Tais-toi, Honey, fit Sally Munroe, on va t’entendre dans toute la maison ! »

Honey baissa la voix, mais n’en continua pas moins : « Allons, vous avez toutes vu la façon dont elle se comportait avec tous les hommes sur qui elle pouvait mettre la main… même M. Kennedy, et c’est le soupirant de sa sœur ! Je n’ai jamais vu ça ! Et puis elle avait sûrement jeté son dévolu sur Charles, pouffa Honey. Et vous savez, Charles et moi…

— Vous l’êtes pour de bon, chuchotèrent des voix.

— Ne le dites à personne, mes petites… pas encore. »

On rit sous cape. Le lit grinça quand quelqu’un voulut faire taire Honey. Mélanie déclara combien elle serait heureuse d’être la sœur de Honey.

« Eh bien ! Moi, je ne serai pas ravie d’avoir Scarlett pour sœur, parce que c’est une dévergondée comme je n’en ai jamais vu, affirma Hetty Tarleton d’un ton agressif. Mais elle est pratiquement fiancée à Stuart. Brent prétend qu’elle se moque pas mal de lui, mais, bien entendu, Brent est fou d’elle, lui aussi.

— Si vous voulez mon avis, fit Honey mystérieuse et importante, il n’y a qu’une personne qui l’intéresse. C’est Ashley ! »

Tandis que redoublaient les chuchotements, que les questions s’entrecroisaient fébriles, Scarlett fut glacée, d’effroi et d’humiliation. Honey était une folle, une imbécile, elle était grotesque avec les hommes, mais avec les femmes elle avait une intuition que Scarlett avait sous-estimée. La blessure d’orgueil qu’Ashley et Rhett Butler lui avaient infligée dans la bibliothèque n’était que piqûre d’épingle à côté de cela. On pouvait se fier aux hommes pour tenir leur langue, même à des hommes comme Butler, mais avec Honey Wilkes, bavarde comme une pie, le comté entier saurait à quoi s’en tenir avant six heures du soir. Et rien que la veille Gérald avait dit qu’il ne voulait pas qu’on se moquât de sa fille dans le comté. Comme les gens allaient se moquer d’elle maintenant ! Des gouttes de sueur froide commencèrent à lui couler des aisselles le long des côtes.

Mesurée, paisible, un peu sévère, la voix de Mélanie s’éleva par-dessus celles des autres jeunes filles.

« Honey, tu sais que ce n’est pas vrai, et c’est si méchant.

— C’est pourtant vrai, Melly, et si tu ne passais pas ton temps à chercher le bien chez des gens qui en sont dépourvus tu t’en apercevrais. Et je suis heureuse qu’il en soit ainsi. C’est bien fait pour elle. Scarlett O’Hara n’a jamais fait que mettre la brouille partout et chercher à chiper les amoureux des autres. Tu sais très bien qu’elle a chipé Stuart à India, et qu’elle ne veut pas de lui. Aujourd’hui, elle a essayé de prendre M. Kennedy, Ashley et Charles… »

« Il faut que je rentre à la maison ! pensa Scarlett. Il faut que je rentre. »

Si seulement elle pouvait par magie être transportée à Tara, où elle serait en sûreté ! Si seulement elle pouvait se trouver auprès d’Ellen, rien que pour la voir, se blottir dans ses jupes, pleurer et lui confier toute son histoire ! Encore un mot et elle se précipiterait sur Honey, elle lui arracherait à pleines mains sa tignasse pâle, elle cracherait sur Mélanie pour lui montrer ce qu’elle pensait de sa charité. Mais elle avait déjà eu une conduite assez vulgaire comme cela, elle s’était comportée comme ces blancs qu’on méprisait… et c’était là que gisait toute la difficulté.

Elle plaqua ses mains contre ses jupes pour les empêcher de bruire et elle sortit à reculons aussi furtivement qu’un animal. « À la maison, se dit-elle, en suivant d’un pas rapide le couloir, en passant devant les portes fermées des chambres silencieuses, il faut que je rentre à la maison. »

Elle avait déjà atteint la véranda, quand une nouvelle pensée la fit s’arrêter brusquement… Elle ne pouvait pas partir chez elle ! Elle ne pouvait pas s’enfuir ! Il lui faudrait assister à toute la fête, supporter toutes les railleries des jeunes filles, supporter sa propre humiliation, rester là le cœur brisé. Se sauver ne ferait que fournir de nouvelles armes à l’ennemi.

Elle martela de ses poings fermés les hauts piliers blancs. Elle aurait voulu être Samson pour renverser les Douze Chênes et détruire tous ceux qui s’y trouvaient. Elle allait leur faire payer cela. Elle allait leur montrer ce dont elle était capable. Elle ne voyait pas très bien comment elle s’y prendrait, mais ça n’avait pas d’importance. Elle allait leur faire plus de mal qu’ils ne lui en avaient fait.

Pour elle, en ce moment, Ashley n’était plus Ashley… Il n’était plus le grand garçon nonchalant qu’elle aimait, mais il faisait partie intégrante des Wilkes, des Douze Chênes, du comté…, elle les avait tous en horreur parce qu’ils se moquaient d’elle. À seize ans, la vanité est plus forte que l’amour, et dans son cœur brûlant il n’y avait place que pour la haine.

« Je ne retournerai pas à la maison, se dit-elle. Je resterai ici et ils me le paieront. Je n’en dirai jamais rien à maman. Non, je n’en dirai jamais rien à personne. »

Elle s’apprêta à rentrer, à remonter l’escalier et à aller s’allonger dans une autre chambre.

Elle se retourna et à l’autre extrémité du long vestibule elle aperçut Charles. Lorsqu’il la vit, il se précipita vers elle. Il avait les cheveux en désordre et, sous le coup de l’émotion, ses joues avaient la teinte des géraniums.

« Savez-vous ce qui arrive ? s’écria-t-il, avant même d’être parvenu jusqu’à elle. Avez-vous entendu ? Paul Wilson vient de nous apporter la nouvelle de… »

Arrivé à la hauteur de Scarlett il s’arrêta, hors d’haleine. Scarlett le regarda sans rien dire.

« M. Lincoln a appelé des hommes sous les drapeaux, des soldats… je veux dire des volontaires… Il en a appelé 75 000 ! »

Encore M. Lincoln ! Les hommes ne pensaient-ils donc jamais à des choses qui en valussent la peine ? Le jeune nigaud avait-il donc la prétention de l’émouvoir avec les histoires de M. Lincoln alors qu’elle avait le cœur brisé et qu’elle était pratiquement perdue de réputation ?

Charles la regarda fixement. Elle avait le visage blanc comme une feuille de papier, ses yeux brillaient comme des émeraudes.

« Je suis si maladroit, fit-il. J’aurais dû vous dire cela avec plus de ménagements. Je ne me suis pas souvenu de la sensibilité des femmes. Je suis navré de vous avoir causé cette émotion. Vous n’allez pas vous évanouir, n’est-ce pas ? Faut-il aller vous chercher un verre d’eau ?

— Non, répondit Scarlett en s’efforçant de sourire.

— Voulez-vous que nous nous asseyions sur un banc ? » proposa-t-il en lui prenant le bras.

Elle fit oui de la tête. Charles l’aida à descendre les marches du perron. Ils traversèrent la pelouse et s’assirent sur un banc de fer placé sous le plus gros chêne en face de la maison. « Que les femmes sont donc fragiles et délicates, pensa Charles. La seule mention de la guerre et un peu de brutalité les fait s’évanouir. » Il prit de nouveau conscience de sa supériorité d’homme et redoubla de prévenances envers Scarlett. Elle avait une expression si étrange, son visage blême était empreint d’une telle beauté farouche que son cœur se mit à faire des bonds désordonnés. Se pouvait-il qu’elle fût bouleversée à l’idée qu’il risquait de partir à la guerre ? Non, il aurait fallu être trop vaniteux pour y croire. Mais pourquoi le dévisageait-elle ainsi ? Pourquoi ses mains tremblaient-elles tout en froissant son mouchoir de dentelle ? Et ses cils, ses cils qui battaient comme ceux des jeunes filles dans les romans qu’il avait lus, qui battaient de timidité et d’amour.

Trois fois il s’éclaircit la gorge pour parler et trois fois il resta muet. Il baissa les yeux pour ne pas voir ces yeux verts qui semblaient le regarder sans le voir.

« Il a beaucoup d’argent, songeait Scarlett, tandis qu’un plan se formait dans son esprit. Il n’a pas de parents pour m’ennuyer et il habite Atlanta. Si je l’épouse tout de suite, ça montrera à Ashley que je me moquais pas mal de lui… que je faisais seulement la coquette. Et Honey en mourra. Elle ne trouvera plus jamais, jamais d’autre soupirant. Tout le monde se tordra de rire en pensant à elle. Cela blessera Mélanie parce qu’elle aime tant Charles. Cela blessera aussi Stuart et Brent… » Scarlett ne savait pas très bien pourquoi elle voulait faire du mal aux jumeaux, si ce n’est parce qu’ils avaient des sœurs méchantes. « Et ils seront tous furieux quand je viendrai ici en visite dans une belle voiture, avec des tas de beaux habits et une maison à moi. Jamais, jamais ils n’oseront se moquer de moi. »

« Bien entendu, nous serons obligés de nous battre, déclara enfin Charles, après plusieurs autres efforts infructueux. Mais, prenez patience, mademoiselle Scarlett, ce sera fini en un mois et nous leur ferons rendre gorge. Oui, parfaitement ! Rendre gorge ! Pour rien au monde, je ne voudrais manquer cela. J’ai bien peur qu’on ne danse pas beaucoup ce soir, car la troupe va se rassembler à Jonesboro. Les fils Tarleton sont partis annoncer la nouvelle. Je sais que les dames seront désolées.

— Oh ! » fit Scarlett, faute de mieux, mais cela suffit.

Elle recouvrait peu à peu son calme et commençait à mettre de l’ordre dans ses idées. Une sorte de givre semblait recouvrir ses émotions et elle pensa qu’elle ne ressentirait plus jamais aucune chaleur. Pourquoi ne pas prendre pour mari ce joli garçon rougissant ? Il en valait un autre et cela d’ailleurs lui était bien égal. Non, même si elle vivait jusqu’à quatre-vingt-dix ans, plus rien ne compterait pour elle.

« Je ne sais pas encore si je partirai avec la Légion de la Caroline du Sud de M. Wade Hampton ou avec la Garde d’Atlanta.

— Oh ! » fit de nouveau Scarlett.

Leurs yeux se rencontrèrent et cette fois ce fut Charles qui battit des cils.

« Attendrez-vous mon retour, mademoiselle Scarlett ? Ce… serait divin de savoir que je vous retrouverais quand nous les aurions écrasés ! »

Retenant son souffle, il guettait ses paroles, il observait la façon dont ses lèvres se retroussaient. Pour la première fois, il remarqua une ombre aux coins de ses lèvres et se demanda ce qui se produirait s’il les embrassait. La main moite de Scarlett se glissa dans la sienne.

« Je ne voudrais pas vous faire attendre », dit-elle, et ses yeux se voilèrent.

La bouche grande ouverte, il tenait la main de Scarlett. Celle-ci l’étudiait, les paupières mi-closes, et se disait qu’il ressemblait à une grenouille. Il bafouilla à plusieurs reprises, ferma la bouche et la rouvrit tandis que ses joues retrouvaient leur teinte géranium.

« Se peut-il que vous m’aimiez ? »

Elle ne dit rien, mais elle baissa la tête et de nouveau Charles fut plongé dans l’extase et la perplexité. Un homme ne devait peut-être pas poser une telle question à une jeune fille. Il n’était peut-être pas convenable qu’elle répondît. N’ayant jamais eu assez de courage pour se trouver dans une situation analogue, Charles ne savait plus quel parti prendre. Il aurait voulu crier, chanter, embrasser Scarlett, gambader sur la pelouse et aller dire à tous, blancs et noirs, qu’elle l’aimait. Mais il se contenta de lui presser la main au point de lui enfoncer ses bagues dans la chair.

« Vous m’épouserez bientôt, mademoiselle Scarlett ?

— Hum ! fit-elle en arrangeant un pli de sa robe.

— Nous marierons-nous en même temps que Mel…

— Non », répondit vivement Scarlett en lui décochant un regard menaçant. Charles comprit qu’il avait commis une nouvelle sottise. Bien entendu, une jeune fille voulait avoir un mariage pour elle toute seule… elle ne voulait pas de gloire partagée. Comme elle était bonne de ne pas s’appesantir sur ses bévues. Si seulement il faisait noir, l’ombre lui donnerait de l’audace, il lui embrasserait la main et lui murmurerait les choses qu’il brûlait de lui dire.

« Quand puis-je parler à votre, père ?

— Le plus tôt sera le mieux », dit-elle dans l’espoir qu’il lui lâcherait la main avant que la douleur ne l’obligeât à le lui demander.

Il se leva d’un bond. Scarlett crut qu’il allait faire la cabriole. Il la contempla d’un air radieux. Tout son cœur simple était dans ses yeux. Personne n’avait jamais regardé ainsi Scarlett, et nul homme ne devait plus jamais le faire ; pourtant, elle était si étrangement indifférente à tout qu’elle pensa seulement qu’il ressemblait à un veau.

« Je m’en vais chercher votre père, dit-il le visage illuminé d’un sourire. Je ne peux pas attendre. Voulez-vous m’excuser… chérie ? »

Il eut bien du mal à prononcer ce mot tendre, mais une fois qu’il l’eut dit, il le répéta avec une joie évidente.

« Oui, répondit Scarlett. Il fait bon et frais ici. »

Il s’éloigna, traversa la pelouse et disparut derrière la maison. Scarlett resta seule sous le chêne bruissant. Des écuries sortait un flot continuel de cavaliers, suivis de domestiques noirs qui galopaient ferme ventre à terre en brandissant leurs chapeaux. Les Fontaine et les Calvert descendirent la route en poussant des cris. Les quatre Tarleton traversèrent la pelouse au grand trot, passèrent à côté de Scarlett, et Brent lança : « Maman va nous donner les chevaux ! Iou-là-iou ! » Des mottes de terre volèrent sous les sabots des bêtes. Les Tarleton étaient partis. Scarlett resta de nouveau seule.

La blanche demeure dressait ses hautes colonnes devant Scarlett et semblait s’écarter d’elle avec une réserve pleine de dignité. Désormais ce ne serait jamais sa maison. Jamais elle ne serait la fiancée qu’Ashley porterait dans ses bras pour lui faire franchir son seuil. Oh ! Ashley, Ashley ! Qu’ai-je fait ? Plus fort que sa vanité ou que son égoïsme naissait en elle une émotion de femme. Elle aimait Ashley, elle savait qu’elle l’aimait et elle ne s’en était jamais aussi bien rendu compte qu’au moment où elle avait vu Charles tourner l’allée sablonneuse et disparaître.