Il y avait déjà deux semaines que Scarlett était revenue d’Atlanta à Tara quand la plus grosse des écorchures qu’elle s’était faites au pied s’envenima et enfla si bien qu’il lui fut impossible de mettre sa chaussure et qu’elle en fut réduite à clopiner en marchant sur le talon. À la vue de son gros orteil enflammé, elle fut prise d’un immense désespoir. Et si la plaie allait se gangrener comme les blessures des soldats ? Et si elle allait mourir loin de tout docteur ? Malgré son amertume, elle n’avait nulle envie de quitter la vie. Et puis, qui s’occuperait de Tara si elle venait à disparaître ?
Lors de son retour chez elle, elle avait caressé l’espoir que Gérald redeviendrait ce qu’il était autrefois, et qu’il assumerait toutes les responsabilités, mais, durant ces deux semaines, cet espoir s’était évanoui. Elle savait désormais que, bon gré mal gré, c’était entre ses mains inexpérimentées que reposait le sort de la plantation et de ses habitants, car Gérald, si gentil, si terriblement absent de Tara, passait ses journées immobile comme un homme perdu dans un rêve. Lorsque Scarlett le suppliait de lui donner un conseil, il se contentait de répondre : « Fais ce que tu estimes le meilleur, ma fille », ou encore, ce qui était pire : « Demande l’avis de ta mère, ma chatte. »
Il ne changerait plus jamais, et maintenant Scarlett voyait la vérité en face et l’acceptait telle quelle. Elle savait que, jusqu’à sa mort, Gérald continuerait d’attendre le retour d’Ellen et guetterait sans cesse le bruit de ses pas. Il vivait dans quelque pays aux frontières incertaines où le temps était aboli et il lui semblait qu’Ellen se trouvait toujours dans la pièce voisine. Le ressort de toute son existence s’était brisé à la mort de sa femme et avec lui avaient disparu son assurance, son audace et sa vitalité débordante. Ellen avait été l’assistance devant laquelle s’était joué le drame ronflant de Gérald O’Hara. Maintenant on avait tiré le rideau pour toujours, on avait soufflé les quinquets de la rampe, et l’assistance s’était brusquement évanouie tandis que le vieux comédien, frappé de stupeur, restait sur la scène à attendre ses répliques.
Ce matin-là, la maison était silencieuse, car tout le monde, à l’exception de Scarlett, de Wade et des trois malades, était en train de traquer la truie dans les marécages. Gérald lui-même était un peu sorti de sa torpeur et, traînant la jambe de sillon en sillon, se promenait dans les champs en tenant Pork par l’épaule et en balançant un rouleau de corde de sa main libre. À force de pleurer, Suellen et Carreen s’étaient endormies. Cela leur arrivait au moins deux fois par semaine lorsqu’elles pensaient à Ellen et que les larmes de chagrin et de faiblesse inondaient leurs joues creuses. Mélanie, pour la première fois depuis son accouchement, avait été autorisée à s’asseoir dans son lit. Les jambes recouvertes d’un drap reprisé, elle tenait un bébé au creux de chaque bras, le sien dont la tête blonde dodelinait, celui de Dilcey dont les cheveux noirs semblaient frisés au petit fer.
Pour Scarlett, le silence de Tara était intolérable, car il lui rappelait trop vivement le silence de mort de la campagne désolée qu’elle avait traversée en revenant d’Atlanta. Il y avait des heures que la vache et son veau n’avaient fait le moindre bruit. Nul oiseau ne chantait et la bruyante famille de moqueurs qui, depuis des générations, vivait au milieu des feuilles bruissantes du magnolia s’était tue. Scarlett avait attiré une chaise basse tout contre la fenêtre ouverte de sa chambre à coucher et laissait son regard errer sur l’allée en face de la maison, sur la pelouse et sur les pâturages déserts de l’autre côté de la route. Elle avait relevé ses jupes bien au-dessus du genou et elle demeurait ainsi, le menton posé sur ses bras eux-mêmes appuyés au rebord de la fenêtre. Auprès d’elle, sur le plancher, était posé un seau d’eau tirée du puits et, de temps en temps, elle y trempait son pied meurtri en faisant une grimace de douleur.
Agacée, elle enfonça le menton au creux de son bras. C’était précisément au moment où elle avait le plus besoin de ses forces que son orteil s’était infecté. Ces imbéciles-là n’arriveraient jamais à attraper la truie. Il leur avait fallu une semaine pour capturer les porcelets un à un et maintenant, au bout de deux semaines, la truie était toujours en liberté. Scarlett savait que s’il lui était possible de rejoindre les chasseurs dans les marais, elle retrousserait ses jupes, s’emparerait de la corde et prendrait la truie au lasso avant qu’on eût le temps de dire ouf !
Mais en admettant qu’on arrivât à attraper la truie ? Que se passerait-il une fois qu’on l’aurait mangée, elle et ses petits ? La vie suivrait son cours et les appétits en feraient autant. L’hiver approchait et l’on n’aurait rien à se mettre sous la dent, pas même les misérables restes des jardins potagers du voisinage. On ne pouvait pourtant pas se passer de pois secs, de sorgho, de farine de maïs, de riz et… et… de tant d’autres choses. Il fallait des graines de maïs et de coton pour les semailles de printemps, sans parler des vêtements. D’où tirer tout cela et comment le payer ?
En secret, Scarlett avait fait l’inventaire des poches de Gérald et du coffret où il mettait son argent. Au cours de ses investigations elle n’avait trouvé que des piles de bons de la Confédération et trois mille dollars en billets confédérés. « À peu près de quoi nous offrir un bon repas, maintenant que l’argent confédéré vaut presque moins que rien », se dit Scarlett ironiquement. Mais, à supposer qu’elle eût de l’argent et qu’elle trouvât de quoi manger, comment rapporter ces provisions à Tara ? Pourquoi le bon Dieu avait-il laissé mourir le vieux cheval ? Même la misérable bête que Rhett avait volée changerait le problème du tout au tout. Oh ! ces jolies mules pleines de vie qui lançaient des ruades dans les prés, de l’autre côté de la route, les beaux chevaux qu’on attelait à la voiture, sa petite jument, les poneys des petites, le gros étalon de Gérald qui traversait la pelouse comme une flèche en arrachant le gazon… Oh ! posséder l’un d’entre eux, même la mule la plus ombrageuse !
Mais, tant pis… lorsque sa blessure serait guérie, elle irait à pied à Jonesboro. Ce serait la plus longue marche de sa vie, mais elle irait. Même si les Yankees avaient brûlé la ville de fond en comble, elle trouverait certainement quelqu’un pour lui dire où l’on pouvait découvrir de quoi manger. Elle vit devant elle le petit visage renfrogné de Wade. Elle savait bien que son fils n’aimait pas les ignames. Il ne cessait de le répéter et de dire : « Je veux une cuisse de poulet, du riz et de la sauce. »
Le soleil qui éclairait brillamment le jardin s’assombrit soudain, ses larmes lui brouillèrent l’image des arbres. Scarlett laissa retomber la tête sur son bras replié et s’efforça de ne pas pleurer. Les larmes servaient à si peu de chose désormais. D’ailleurs, elles n’étaient vraiment utiles que quand on voulait obtenir une faveur d’un homme. Tandis qu’elle essayait de refouler ses larmes en serrant fortement ses paupières l’une contre l’autre, elle distingua le bruit d’un cheval au trot. Pourtant elle ne releva pas la tête. Nuit et jour, au cours des deux dernières semaines, il lui avait semblé entendre trotter un cheval tout comme il lui avait semblé entendre le frou-frou de la robe d’Ellen. Avant qu’elle eût le temps de se dire : « Allons, ne sois pas stupide ! » son cœur se mit à battre à coups précipités ainsi qu’il le faisait toujours en pareils moments.
Mais, à sa grande surprise, le cheval passa fort naturellement du trot au pas et elle entendit le crissement régulier des sabots enfonçant dans le sable de l’allée. C’était bien un cheval… Les Tarleton, les Fontaine ! Elle releva vivement la tête. C’était un cavalier yankee !
Machinalement elle se blottit derrière le rideau et, fascinée, regarda l’homme à travers l’étoffe transparente. La stupeur lui coupait le souffle, vidait l’air de ses poumons.
C’était un individu massif, à mine patibulaire. On eût dit qu’il écrasait sa selle sous son poids, et sa barbe noire, mal soignée, s’éparpillait dans tous les sens sur sa veste bleue déboutonnée. Il avait de petits yeux rapprochés qui étudiaient calmement la maison sous la visière de la casquette bleue très ajustée. Il descendit de cheval sans se presser et l’attacha à un montant de bois aménagé à cet effet. Alors Scarlett reprit son souffle, mais brutalement, douloureusement, comme après un coup à l’estomac. Un Yankee, un Yankee avec un long pistolet sur la hanche ! Et elle était seule dans la maison, seule avec trois femmes malades et deux bébés !
Tandis que l’homme remontait l’allée sans se presser, la main sur l’étui de son pistolet, ses petits yeux ronds furetant à droite et à gauche, une foule d’images confuses se formèrent dans le cerveau de Scarlett comme elles se forment dans un kaléidoscope. Elle se rappela tout ce que tante Pittypat lui avait raconté a voix basse, ces histoires de femmes attaquées, de gorges tranchées, de maisons incendiées, d’enfants transpercés à coups de baïonnette parce qu’ils pleuraient, toutes ces horreurs inexprimables contenues dans le seul mot de « Yankee » !
Sous l’empire de la terreur son premier mouvement fut d’aller se cacher dans un placard. Puis elle pensa à se glisser sous son lit ; enfin elle eut une envie folle de se précipiter dans l’escalier de service et de s’enfuir en hurlant vers les marais. N’importe quoi, mais échapper à cet homme. Alors elle l’entendit gravir d’un pas prudent les marches du perron, puis pénétrer dans le vestibule et, à ce moment, elle comprit que la retraite lui était coupée. Trop terrorisée pour faire un seul geste, elle entendit l’homme passer d’une pièce dans l’autre. À mesure qu’il avançait, il se rendait mieux compte que la maison était vide et son pas se faisait plus hardi. Maintenant il était dans la salle à manger, dans un moment il serait dans la cuisine.
À l’idée qu’il allait entrer dans la cuisine, une rage soudaine gonfla la poitrine de Scarlett, une rage si brutale qu’elle en ressentit comme un coup de poignard au cœur et que son épouvante céda aussitôt le pas à sa fureur. La cuisine ! Sur le fourneau il y avait deux marmites, l’une était remplie de pommes qui cuisaient, l’autre de différents légumes ramenés à grand-peine des Douze Chênes et de chez les MacIntosh. Dîner à peine suffisant pour deux personnes, c’était là tout ce qui attendait neuf ventres affamés. Depuis des heures Scarlett prenait sur elle pour ne pas descendre à la cuisine avant le retour des autres et, à l’idée que le Yankee allait manger le maigre repas, elle se mit à trembler de colère.
Que le diable les emporte tous ! Ils s’abattaient comme des sauterelles et s’en allaient laissant la famine derrière eux, et les voilà qui revenaient voler le peu qui restait. L’estomac vide de Scarlett se contracta. Bon Dieu, ce Yankee-là au moins n’aurait plus l’occasion de voler !
Elle retira sa chaussure éculée et, pieds nus, elle se glissa rapidement jusqu’à son secrétaire sans même sentir sa blessure. Elle ouvrit sans bruit le tiroir du dessus, en tira le lourd pistolet qu’elle avait rapporté d’Atlanta, ce même pistolet dont Charles ne s’était jamais servi. Elle fouilla dans l’étui de cuir pendu au mur à côté du sabre et en sortit une amorce qu’elle mit en place d’une main qui ne tremblait pas. Silencieuse et rapide, elle traversa le couloir et descendit l’escalier, en s’appuyant d’une main à la rampe et en tenant de l’autre le pistolet bien serré contre sa cuisse afin de le dissimuler dans les plis de sa jupe.
« Qui est là ? » cria le Yankee d’une voix nasillarde. Et Scarlett s’arrêta au beau milieu de l’escalier, le sang battant si fort à ses oreilles qu’elle l’entendit à peine. « Halte ou je tire ! » fit la voix.
L’homme se tenait sur le seuil de la salle à manger, ramassé sur lui-même, comme prêt à bondir. D’une main il tenait son pistolet, de l’autre la petite boîte de couture en palissandre qui contenait un dé en or, des ciseaux à manche d’or et un minuscule porte-aiguilles en or. Scarlett sentit ses jambes se glacer jusqu’aux genoux, mais la rage lui brûla le visage. La boîte à ouvrage d’Ellen dans la main de cet individu. Elle voulut crier : « Lâchez ça ! Lâchez ça, espèce de sale… », mais les mots refusèrent de sortir. Elle ne put que regarder fixement l’homme par-dessus la rampe de l’escalier et observer le changement qui s’opéra sur son visage dont l’expression tendue, la dureté firent place à un sourire moitié méprisant, moitié engageant.
« Alors, comme ça, y a du monde, fit-il en remettant son pistolet dans son étui et en s’approchant jusqu’à se trouver au-dessous de Scarlett. Toute seule, ma petite dame ? »
Prompte comme l’éclair, Scarlett brandit son revolver par-dessus la rampe et le braqua en plein sur le visage barbu et stupéfait. Avant que l’homme ait pu porter la main à son ceinturon, elle pressa la détente. Le recul la fit chanceler, en même temps que le fracas de l’explosion emplissait ses oreilles et que l’odeur âcre de la poudre lui piquait les narines. L’homme tomba à la renverse et s’étala dans la salle à manger avec une violence qui fit trembler le mobilier. La boîte lui échappa des mains, éparpillant son contenu autour de lui. Sans guère se rendre compte de ce qu’elle faisait, Scarlett descendit l’escalier, se pencha sur l’homme et se mit à considérer ce qui restait du visage au-dessus de la barbe : un trou sanglant à l’endroit du nez, deux yeux vitreux brûlés par la poudre.
Tandis qu’elle le regardait ainsi, deux filets de sang se mirent à couler sur le plancher brillant, l’un venait du visage, l’autre de derrière sa tête !
Oui, il était mort. Ça ne faisait aucun doute. Elle avait tué un homme !
La fumée monta en volutes jusqu’au plafond et les petits ruisseaux rouges grossirent à ses pieds. Pendant un temps qu’il lui fut impossible d’évaluer, elle resta là sans bouger, et dans le silence chaud et paisible de ce matin d’été tous les sons, tous les parfums semblaient prendre une importance exagérée, les battements déréglés de son cœur, le léger bruissement des feuilles du magnolia, le son lointain d’un oiseau des marais, l’odeur exquise des fleurs qui arrivait par la fenêtre.
Elle avait tué un homme, elle qui évitait toujours d’assister à l’hallali lorsqu’elle chassait à courre, elle qui ne pouvait supporter le hurlement des gorets qu’on égorge ou le cri d’un lapin pris au piège. « Un meurtre ! pensa-t-elle confusément. J’ai commis un meurtre ! Oh ! il est impossible que ça me soit arrivé à moi ! » Ses yeux se posèrent par terre sur la main poilue qui se trouvait si près de la boîte de couture et soudain elle reprit conscience de la vie, elle fut envahie d’une joie féroce de tigresse. Pour un peu elle eût enfoncé le talon dans la blessure béante et eût éprouvé un plaisir exquis à sentir le sang tiède contre son pied nu. Elle avait commencé à venger Tara… et à venger Ellen.
Au premier on entendit un bruit de pas précipités et incertains. Puis il y eut une pause, et le bruit de pas reprit, mais cette fois affaibli, moins rapide et ponctué par le cliquetis d’un objet métallique. Scarlett releva la tête et vit Mélanie en haut de l’escalier. Pour tout vêtement elle portait la chemise de jour en loques qui lui tenait lieu de chemise de nuit et, de son bras faible, elle avait bien du mal à porter le sabre de Charles. D’un seul coup d’œil Mélanie embrassa toute la scène dans ses moindres détails, aperçut le cadavre vêtu de bleu allongé dans une mare rouge, la boîte de couture, Scarlett pieds nus, le visage terreux, le long pistolet à la main.
Elle ne dit pas un mot, mais ses yeux rencontrèrent ceux de Scarlett. Son visage d’ordinaire si doux était empreint d’un orgueil farouche, son sourire exprimait une approbation et une joie féroce qui s’apparentaient étroitement aux sentiments tumultueux allumés dans le cœur de Scarlett.
« Mais… mais… elle me ressemble ! Elle comprend ce que j’éprouve se dit Scarlett. Elle aurait fait la même chose ».
Bouleversée, elle regarda la jeune femme frêle et vacillante pour laquelle elle n’avait jamais eu qu’aversion et mépris. Maintenant naissait en elle un sentiment d’admiration et de camaraderie qui luttait contre sa haine pour la femme d’Ashley. Dans un instant de clairvoyance que n’altéra nulle émotion mesquine, elle vit que sous le ton aimable et le regard de tourterelle de Mélanie il y avait autre chose, une mince lame d’acier que rien ne pouvait briser et elle comprit également que, dans les veines de Mélanie, pouvait aussi bien couler un sang héroïque.
« Scarlett ! Scarlett ! » hurlèrent Suellen et Carreen d’une voix faible qu’étouffait davantage la porte de leur chambre, et Wade hurla à son tour : « Tantie ! Tantie » Mélanie mit aussitôt un doigt sur sa bouche, puis, posant le sabre sur la dernière marche, elle traversa péniblement le couloir du premier et ouvrit la porte de la chambre des malades. « N’ayez pas peur, mes mignonnes ! dit-elle d’un ton taquin et assez haut pour qu’on l’entendît d’en bas. Votre grande sœur a essayé d’enlever la rouille du pistolet de Charles et le coup est parti. Elle a failli en mourir de peur… Voyons, Wade Hampton, ta maman vient seulement de faire partir le pistolet de ton cher papa ! Quand tu seras grand, elle te laissera tirer avec. »
« Quelle fière menteuse ! pensa Scarlett avec admiration. Je n’aurais jamais trouvé cela aussi vite. Mais à quoi bon mentir ! Il faudra bien que tout le monde sache ce que j’ai fait. »
Elle examina de nouveau le cadavre et, comme sa rage et sa fureur se dissipaient, elle fut saisie d’horreur et ses genoux se mirent à trembler. Mélanie reparut en haut de l’escalier qu’elle se mit en devoir de descendre en se retenant à la rampe.
« Va te recoucher, petite sotte, tu vas te tuer ! » lança Scarlett, mais la jeune femme, à demi nue, mordant à pleines dents ses lèvres décolorées, trébucha de marche en marche et finit par atteindre le vestibule.
« Scarlett, murmura-t-elle, il faut l’emmener. Il faut l’enterrer. Il n’est peut-être pas seul et, si on le trouve ici… » Elle s’appuya au bras de Scarlett.
« Il doit être seul, fit cette dernière. Je n’ai vu personne d’autre par la fenêtre. Ça doit être un déserteur.
— Même s’il est seul, il faut que personne ne sache ce qui s’est passé. Les nègres pourraient jaser et alors on viendrait t’arrêter. Scarlett, il faut que nous le cachions quelque part avant que nos gens reviennent des marais. »
Stimulée par le ton angoissé de Mélanie, Scarlett se prit à réfléchir.
« Je pourrais l’enterrer dans un coin du jardin, sous l’ormeau… là où Pork a enfoui le tonneau de whisky ; la terre est molle à cet endroit. Mais comment ferais-je pour le porter jusque-là ?
— Nous le tirerons chacune par une jambe », déclara Mélanie avec énergie.
Malgré elle, Scarlett ne put s’empêcher d’admirer encore plus sa belle-sœur.
« Tu n’aurais même pas la force de porter un chat. C’est moi qui le tirerai jusque-là, fit-elle d’un ton bourru. Retourne te coucher. Tu vas te tuer. Ne t’avise pas de me donner un coup de main, sans ça j’irai te porter moi-même au lit. »
Le visage blême de Mélanie s’éclaira d’un sourire charmant.
« Tu es très gentille, Scarlett », dit-elle, et ses lèvres effleurèrent doucement la joue de la jeune femme. Avant que celle-ci fût revenue de sa surprise, Mélanie poursuivit : « Si tu peux l’emmener, moi je vais essuyer… je vais remettre tout en ordre avant le retour de nos gens, et puis, Scarlett…
— Oui ?
— Penses-tu que ce serait malhonnête de fouiller dans sa musette ? Il a peut-être quelque chose à manger ?
— Je ne crois, pas, répliqua Scarlett, vexée de n’avoir pas songé à cela elle-même. Prends-lui sa musette, moi je fouille ses poches. »
Penchée avec dégoût sur le cadavre, elle défit les boutons de sa veste et se livra à un inventaire en règle de ses poches.
« Mon Dieu, soupira-t-elle en exhibant un portefeuille volumineux enveloppé dans un chiffon. Mélanie… Melly, je crois que c’est plein d’argent. »
Mélanie ne répondit rien, mais s’assit brusquement par terre, le dos appuyé au mur.
« Regarde, Melly… mais regarde donc ! »
Mélanie obéit et ses yeux parurent s’agrandir. On distinguait une masse de billets de banque, des billets des États-Unis à dos vert, pêle-mêle avec des billets confédérés et au milieu d’eux, jetant un faible reflet, une pièce d’or de dix dollars et deux pièces de cinq dollars en or également.
« Ne t’amuse pas à les compter maintenant, conseilla Mélanie à Scarlett, qui commençait à faire glisser les coupures sous son doigt. Nous n’avons pas le temps…
— Te rends-tu compte, Mélanie, que tout cet argent signifie que nous allons manger ?
— Mais oui, ma chérie, je le sais, mais nous n’avons pas le temps maintenant. Examine ses autres poches. Moi, je m’occupe de sa musette. »
Scarlett répugnait à abandonner le portefeuille. De brillantes perspectives s’ouvraient devant elle… du vrai argent, le cheval du Yankee, de quoi manger ! En somme il y avait un Dieu, un Dieu qui pourvoyait aux besoins des humains quand bien même il avait recours à d’étranges moyens pour cela. Elle s’assit et regarda le portefeuille en souriant. De quoi manger ! Mélanie le lui arracha des mains.
« Presse-toi ! » dit-elle.
Les poches du pantalon ne contenaient rien en dehors d’un bout de chandelle, d’un mauvais couteau, d’une carotte de tabac et d’un morceau de ficelle. Mélanie sortit de la musette un petit paquet de café qu’elle huma comme s’il s’agissait du parfum le plus exquis. Le visage altéré, elle extirpa du sac une miniature de fillette sertie de petites perles, une broche en grenats, deux gros bracelets d’or garnis de chaînettes d’or, un dé en or, une timbale d’enfant, des ciseaux à broder en or, un solitaire en diamant et une paire de boucles d’oreilles terminées chacune par un diamant en forme de poire que les deux jeunes femmes, malgré leur manque d’expérience, estimèrent devoir dépasser un carat chacun.
« Un voleur ! s’exclama Mélanie d’une voix étouffée tout en s’écartant du corps immobile. Scarlett, il a sûrement volé tout cela !
— Bien sûr ! Et en venant ici, il espérait bien nous voler encore quelque chose.
— Je suis heureuse que tu l’aies tué, déclara Mélanie, les yeux durs. Maintenant, presse-toi, ma chérie, emporte-le. »
Scarlett se pencha, saisit le mort par ses bottes et tira de toutes ses forces. Comme il était lourd et comme elle se sentit faible tout d’un coup ! Et si elle était incapable de le déplacer ? Tournant le dos au cadavre, elle prit une lourde botte sous chaque bras et se pencha en avant. Le mort remua et Scarlett s’arc-bouta. Dans la fièvre de l’action, elle avait oublié son pied malade, mais un cruel élancement la ramena à la réalité. Elle grinça des dents et s’appuya de tout son poids sur son talon. Tirant, peinant, la sueur lui inondant le front, elle fit traverser tout le vestibule au cadavre qui laissait derrière lui une traînée sanglante.
« S’il saigne dans la cour, nous ne pourrons pas faire partir les taches, dit-elle le souffle court. Donne-moi ta chemise, Melly, je vais lui en envelopper la tête. »
Mélanie devint cramoisie.
« Ne fais pas la sotte. Je ne te regarderai pas, annonça Scarlett. Si j’avais un jupon ou un pantalon, je m’en servirais. »
Recroquevillée contre le mur, Mélanie fit passer ses haillons par-dessus sa tête et, après les avoir lancés sans mot dire à Scarlett, elle masqua du mieux qu’elle put sa nudité.
« Dieu merci, je n’ai pas de ces pudeurs », pensa Scarlett qui sentit plutôt qu’elle ne vit la gêne de Mélanie tandis qu’elle entourait le visage mutilé avec la chemise en guenille.
Procédant par bonds successifs, autant que le lui permettait son pied, elle finit par atteindre la véranda qui donnait sur la cour et là, tout en s’arrêtant pour s’éponger le front du revers de la main, elle se retourna et vit Mélanie qui, assise le dos au mur, ramenait désespérément ses genoux frêles contre ses seins nus. « Que Mélanie est donc bête de faire tant d’histoires en un moment pareil », se dit Scarlett, agacée. C’était bien ce côté sainte-nitouche qu'elle avait toujours méprisé chez elle. Alors elle eut honte. Après tout… après tout Mélanie s’était levée si tôt après son accouchement, et elle avait même trouvé le moyen de venir à son secours avec une arme trop lourde pour elle. Il avait fallu du courage pour cela, cette sorte de courage que Scarlett savait bien ne pas avoir, ce courage de bonne trempe que Mélanie avait déployé lors de la nuit terrible où Atlanta était tombée, lors du long voyage de retour. C’était ce même courage inébranlable, sans éclat, dont tous les Wilkes étaient dotés, qualité que Scarlett ne comprenait pas, mais à laquelle elle rendait hommage à contrecœur.
« Monte te recoucher ! lança-t-elle par-dessus son épaule. Tu vas mourir si tu ne remontes pas. Je nettoierai tout quand je l’aurai enterré.
— Je vais nettoyer avec l’une des carpettes, répondit Mélanie d’une voix éteinte en considérant la masse de sang avec répulsion.
— Eh bien ! attrape la mort, moi je m’en fiche ! Si nos gens reviennent avant que j’aie fini, retiens-les dans la maison et raconte-leur que le cheval est venu comme ça, on ne sait pas d’où. »
Le soleil matinal éclairait Mélanie qui grelottait, et lorsque la tête du mort se mit à heurter une par une les marches de la véranda, la jeune femme se boucha les oreilles pour ne pas entendre l’horrible bruit qu’elle faisait.
Personne ne demanda d’où était venu le cheval. Il sautait aux yeux qu’il s’était perdu après la dernière bataille et tout le monde fut trop heureux de l’avoir. Le Yankee fut couché dans le trou que Scarlett avait creusé au-dessous de l’ormeau. Les supports qui retenaient les branches épaisses étaient pourris et, cette nuit-là, Scarlett les entailla si bien avec un couteau de cuisine que les rameaux s’effondrèrent en désordre au-dessus de la tombe. Scarlett n’exigea point qu’on les relevât et si jamais les nègres surent pourquoi, ils n’en soufflèrent mot.
Nul fantôme ne sortit de cette tombe sommaire pour venir hanter les longues nuits de Scarlett qui restait éveillée, trop lasse pour trouver le sommeil. Nul sentiment d’horreur, nul remords ne vint l’assaillir au souvenir du cadavre. Elle s’en étonna, car elle savait que, même un mois auparavant, elle eût été incapable d’une telle action. La toute jeune Mme Hamilton, avec ses fossettes, ses boucles d’oreilles qu’elle faisait tinter et ses petits airs effarouchés, réduire en bouillie le visage d’un homme et enterrer celui-ci dans un trou hâtivement creusé par elle ! Scarlett ne pouvait se défendre d’un sourire un peu sinistre en pensant à la consternation que pareille idée provoquerait chez ceux qui la connaissaient.
« Je n’y penserai plus, déclara-t-elle un jour. C’est fini et bien fini et j’aurais été ridicule de ne pas le tuer. Tout de même… j’ai dû un peu changer depuis mon retour, sans ça, je ne l’aurais pas fait. »
Elle ne chercha pas à approfondir, mais, au fond de sa conscience, chaque fois qu’elle avait à résoudre un problème ennuyeux et difficile, elle se disait, pour se donner du courage : « Ma foi, j’ai commis un meurtre, aussi je peux faire ça. »
Elle avait beaucoup plus changé qu’elle ne le pensait et cette petite croûte dure qui avait commencé à se former en elle le jour où elle était restée face contre terre dans le jardin des esclaves aux Douze Chênes commençait lentement à s’épaissir.
Maintenant qu’elle possédait un cheval, Scarlett allait pouvoir découvrir ce qu’étaient devenus ses voisins. Depuis son retour, elle s’était demandé plus de mille fois, la mort dans l’âme : « Sommes-nous les seules personnes qui restent dans le comté ? Tous les autres ont-ils péri dans l’incendie de leur maison ? Se sont-ils tous réfugiés à Macon ? » Elle redoutait presque de savoir la vérité, tant était encore présent à son esprit le souvenir des ruines accumulées aux Douze Chênes, chez les MacIntosh ou même chez les Slattery. Pourtant il valait encore mieux apprendre le pire que de passer son temps à se poser des questions. Elle décida de se rendre d’abord chez les Fontaine, non pas qu’ils fussent ses voisins les plus proches, mais parce qu’elle y trouverait peut-être le vieux docteur. Mélanie avait besoin d’un docteur. Elle ne se remettait pas comme elle l’aurait dû et sa faiblesse et sa pâleur inquiétaient Scarlett.
Aussi, dès que son pied fut en assez bon état pour supporter une pantoufle, elle monta sur le cheval du Yankee. Un pied passé dans l’étrier qu’elle avait raccourci, son autre jambe ramenée sur la selle, un peu comme si elle montait en amazone, elle s’en alla à travers champs vers la plantation de Mimosas, persuadée qu’elle la trouverait en cendres.
À sa grande surprise et à son grand plaisir, elle vit la vieille maison en stuc jaunâtre apparaître, comme elle avait toujours apparu, au milieu d’un bosquet de mimosas. Une tiède bouffée de bonheur, qui faillit la faire pleurer, l’envahit quand les trois dames Fontaine sortirent de la maison pour l’accueillir avec force baisers et cris de joie.
Cependant, lorsqu’on eut fini de s’exclamer et d’échanger des paroles affectueuses et que tout le monde se fut assis dans la salle à manger, Scarlett sentit un frisson la parcourir. Les Yankees n’avaient pas poussé jusqu’à Mimosas parce que la plantation était trop éloignée de la grand-route, aussi les Fontaine avaient-ils conservé leurs bêtes et leurs provisions, mais Mimosas était enveloppée par ce même silence étrange qui pesait sur Tara et sur toute la campagne environnante. À l’exception de quatre femmes employées aux travaux domestiques, tous les esclaves s’étaient sauvés, effrayés par l’approche des Yankees. On n’y rencontrait pas un homme, à moins que Joe, le petit garçon de Sally, à peine sorti du maillot, ne pût passer pour tel. Seules dans la grande maison habitaient la grand-mère Fontaine, qui avait dépassé ses soixante-dix ans, sa bru, qui toute sa vie se ferait appeler « Mme Jeune », bien qu’elle eût dépassé la cinquantaine, et Sally, qui avait tout juste dépassé ses vingt ans. Toutes ces femmes vivaient fort éloignées de leurs voisins et personne ne les protégeait, mais si elles avaient peur, elles ne le montraient pas. « C’est sans doute parce que Sally et Mme Jeune ont trop peur de la vieille grand-mère pour oser se laisser aller », pensa Scarlett. Scarlett elle-même craignait la vieille dame, car celle-ci avait l’œil vif et la langue encore plus pointue, et jadis Scarlett en avait su quelque chose.
Quoiqu’elles ne fussent point unies par les liens du sang et qu’une grande différence d’âge les séparât, une communauté d’esprit et d’épreuves rapprochait ces femmes l’une de l’autre. Toutes trois portaient des vêtements de deuil teints à la maison, toutes trois étaient usées, tristes, préoccupées, toutes trois recelaient une amertume qui ne leur faisait ni montrer un visage trop morose, ni se plaindre, mais qui néanmoins perçait sous leurs sourires et leurs paroles de bienvenue. Ceci s’expliquait d’ailleurs. Leurs esclaves s’étaient enfuis, leur argent ne valait plus rien, Joe, le mari de Sally, était mort à Gettysburg, et Mme Jeune, elle aussi, était veuve, car le second docteur Fontaine était mort de la dysenterie à Vicksburg. Les deux autres garçons, Alex et Tony, étaient quelque part en Virginie et nul ne savait s’ils étaient morts ou vivants. Quant au vieux docteur Fontaine, il s’en était allé avec la cavalerie de Wheeler.
« Et le vieux fou a soixante-treize ans, bien qu’il s’escrime à faire le jeune homme. Et puis, il est aussi couvert de rhumatismes qu’un verrat est couvert de mouches, dit la grand-mère, la lueur de ses yeux trahissant sa fierté malgré ses paroles acerbes.
— Savez-vous un peu ce qui se passe à Atlanta ? demanda Scarlett lorsque tout le monde se fut confortablement installé. À Tara, nous sommes complètement enterrés.
— C’est la loi commune, mon enfant, déclara la vieille dame en prenant en main la conversation selon son habitude. Nous sommes logés à la même enseigne que vous. Nous ne savons rien si ce n’est que Sherman a fini par s’emparer de la ville.
— Alors il y est arrivé ? Que fait-il maintenant ? Où se bat-on ?
— Comment trois femmes seules au fin fond de la campagne sauraient-elles à quoi s’en tenir sur la guerre quand nous n’avons eu ici ni journaux, ni lettres depuis des semaines ? fit la vieille dame d’un ton revêche. Une de nos négresses a parlé à un nègre qui avait vu un autre nègre qui était allé à Jonesboro et, en dehors de cela, nous n’avons rien entendu raconter. On prétend que les Yankees ne sont restés à Atlanta que pour permettre à leurs hommes et à leurs chevaux de se reposer, mais est-ce vrai, n’est-ce pas vrai, vous êtes aussi bien placée que moi pour le savoir. Oh ! ce n’est pas qu’ils n’aient pas eu besoin de repos après le combat que nous leur avons livré.
— Dire que vous avez été à Tara tout ce temps-là, et que nous ne le savions pas ! interrompit Mme Jeune. Oh ! je m’en veux de ne pas être allée vous voir à cheval ! Mais il y a eu tant à faire ici, avec presque tous nos nègres qui sont partis, que je n’ai pas pu m’absenter. J’aurais pourtant dû trouver le temps d’aller vous voir. Je ne me suis pas conduite en bonne voisine. Mais aussi nous pensions que les Yankees avaient brûlé Tara comme ils l’avaient fait des Douze Chênes et de la maison des MacIntosh et que vos parents étaient partis pour Macon. Nous n’aurions jamais pu penser non plus que vous étiez revenue chez vous, Scarlett.
— Voyons, il était bien difficile de penser autrement quand les nègres de M. O’Hara sont venus ici, les yeux hagards, nous dire que les Yankees allaient incendier Tara ! trancha la grand-mère.
— Et nous pouvions croire que…, commença Sally.
— Laisse-moi parler, s’il te plaît, coupa la vieille dame. Oui, ils nous ont dit que les Yankees avaient établi leur campement tout autour de Tara et que vos parents s’apprêtaient à partir pour Macon. Et puis, ce soir-là, nous avons vu une lueur du côté de Tara. Ça a duré pendant des heures et nos imbéciles de nègres ont eu une telle frousse qu’ils ont tous pris la clé des champs. Qu’est-ce qui a brûlé ?
— Tout notre coton… il y en avait pour cent cinquante mille dollars, fit Scarlett d’un ton amer.
— Réjouissez-vous que ça n’ait pas été votre maison, déclara la grand-mère, le menton appuyé sur sa canne. Vous pouvez toujours faire pousser d’autre coton, mais, votre maison, vous n’auriez pas pu la rebâtir. À propos, avez-vous commencé la cueillette du coton ?
— Non, d’ailleurs la plupart de nos champs sont ravagés. Je ne pense pas qu’il nous reste assez de coton pour faire plus de trois balles et même s’il y en avait davantage, à quoi cela nous servirait-il ? Tous nos esclaves sont partis et il n’y a plus personne pour la cueillette.
— Juste Ciel, tous vos esclaves sont partis et il n’y a personne pour la cueillette ! répéta la grand-mère en imitant Scarlett tout en glissant à celle-ci un regard moqueur. Et que faites-vous donc de vos jolies petites pattes, ma mignonne, et de celles de vos sœurs ?
— Moi ? Cueillir le coton ? s’exclama Scarlett horrifiée comme si la vieille dame lui avait suggéré un crime monstrueux. Comme une esclave des champs ? Comme l’un de ces gueux blancs ? comme les femmes Slattery ?
— Des gueux ! Vous en parlez bien ! Décidément, cette génération est trop molle, les femmes y jouent trop aux grandes dames ! Laissez-moi vous dire, ma petite, que quand j’étais jeune fille mon père a perdu tout son argent. Je n’ai pas rougi de me servir honnêtement de mes mains, de travailler aux champs jusqu’à ce que père ait mis assez de côté pour racheter des esclaves. J’ai manié la houe, j’ai fait la cueillette du coton et je recommencerais si c’était nécessaire. Du reste, j’ai bien l’impression que ce sera encore nécessaire. Des gueux ! voyez-vous ça !
— Oh ! maman Fontaine ! intervint sa belle-fille en jetant un regard implorant aux deux jeunes femmes pour qu’elles l’aidassent à apaiser la vieille dame. Il y a si longtemps de cela. Les conditions d’existence n’étaient pas du tout les mêmes. Les temps ont changé.
— Les temps ne changent jamais quand il s’agit d’abattre honnêtement sa besogne, déclara d’un ton péremptoire la vieille dame, qui ne désarmait point. J’en ai honte pour votre mère, Scarlett, de vous entendre dire que le travail honnête rabaisse les gens comme il faut. Lorsque Adam bêchait la terre et qu’Eve filait… »
Afin de détourner le cours de la conversation, Scarlett s’empressa de demander : « Et les Tarleton et les Calvert ? A-t-on brûlé leur maison ? Se sont-ils réfugiés à Macon ?
— Les Yankees n’ont pas poussé jusque chez les Tarleton. Comme nous, ils sont trop éloignés de la grand-route, mais ils sont allés chez les Calvert. Ils ont volé tout leur bétail, toutes leurs volailles et ils ont fait partir tous les nègres avec eux… », commença Sally.
La grand-mère l’interrompit.
« Bast ! Ils ont promis à toutes ces canailles de négresses des robes de soie et des boucles d’oreilles en or. Cathleen Calvert m’a raconté que certains soldats étaient partis avec ces folles en croupe. Enfin, tout ce qu’elles en tireront, ce seront des bébés jaunes et je n’irai pas jusqu’à dire que le sang yankee améliorera la race.
— Oh ! maman Fontaine !
— Ne fais pas cette tête-là, Jane ! Nous sommes toutes des femmes mariées, n’est-ce pas, et Dieu sait si nous en avons vu des petits mulâtres avant cela.
— Pourquoi n’ont-ils pas brûlé la maison des Calvert ?
— Leur maison a été épargnée grâce aux supplications combinées de la seconde Mme Calvert et de Hilton, son espèce de régisseur yankee, fit la vieille dame qui continuait d’appeler l’ex-gouvernante « la seconde Mme Calvert » bien que la première fût morte depuis vingt ans.
— Nous sommes de fermes partisans de l’Union, railla la vieille dame. Cathleen prétend que tous deux ont juré leurs grands dieux que toute la nichée des Calvert était yankee. Et M. Calvert qui est mort pour la Cause ! et Raiford qui a été tué à Gettysburg, et Cade qui est en Virginie avec l’armée ! Cathleen prétend qu’elle était si mortifiée qu’elle aurait préféré qu’on brûlât la maison. Elle a dit que Cade ferait un éclat quand il rentrerait chez lui et qu’il apprendrait la chose. Mais, que voulez-vous, voilà ce qui arrive quand un homme épouse une Yankee… pas de fierté, pas de décence… elles pensent toujours à sauver leur peau… Comment se fait-il qu’on n’ait pas brûlé Tara, Scarlett ? »
Scarlett se recueillit un instant avant de répondre. Elle savait que la prochaine question serait : « Comment vont vos parents ? Comment va votre chère maman ? » Elle savait qu’elle ne pourrait pas dire à ces femmes qu’Ellen était morte. Elle savait que, si elle leur apprenait la nouvelle, elles compatiraient à sa douleur, et elle aurait une crise de larmes, elle pleurerait jusqu’à s’en rendre malade. Et elle ne pouvait pas se permettre de pleurer. Elle n’avait pas vraiment pleuré depuis son retour chez elle et elle savait qu’une fois les écluses ouvertes son courage, soigneusement entretenu, l’abandonnerait d’un seul coup. Mais, en jetant un regard éperdu aux visages amis qui l’entouraient, elle savait aussi que, si elle taisait la mort d’Ellen, les Fontaine ne le lui pardonneraient jamais. La grand-mère en particulier avait une adoration pour Ellen, et il y avait fort peu de gens dans le comté pour qui la vieille se fut donné la peine de lever son petit doigt décharné.
« Allons, parlez, fit la grand-mère qui ne la quittait pas des yeux. Vous n’avez donc rien à nous dire, ma petite ?
— Eh bien ! vous comprenez, je ne suis rentrée à la maison que le lendemain de la bataille. Les Yankees étaient tous partis. Papa… papa m’a dit que… qu’il avait obtenu d’eux qu’ils ne brûlent pas la maison parce que Suellen et Carreen étaient si malades de la typhoïde qu’on ne pouvait pas les transporter.
— C’est la première fois que j’entends dire des Yankees qu’ils ont fait quelque chose de convenable, déclara la grand-mère comme si elle regrettait d’entendre parler en bons termes des envahisseurs. Et comment vont les petites maintenant ?
— Oh ! elles vont mieux. Elles sont presque rétablies, mais elles sont encore très faibles », répondit Scarlett, puis, voyant les lèvres de la vieille dame ébaucher la question qu’elle redoutait, elle aborda résolument un autre sujet de conversation. « Je… je me demande si vous ne pourriez pas nous prêter quelque chose à manger ? Les Yankees ont tout détruit comme une nuée de sauterelles. Mais, si vous en êtes réduites à la portion congrue, dites-le-moi franchement et…
— Envoyez-nous Pork avec une charrette et vous aurez la moitié de ce que nous possédons en fait de riz, de farine et de lard. Nous y ajouterons aussi quelques poulets, dit la vieille dame en décochant à Scarlett un coup d’œil perçant.
— Oh ! c’est trop ! Vraiment je…
— Pas un mot ! Je ne veux rien entendre. Alors à quoi servirait d’être voisins ?
— Vous êtes si bonne que je ne peux… mais il faut que je m’en aille maintenant. On va s’inquiéter de mon absence. »
La grand-mère se leva brusquement et prit Scarlett par le bras.
« Restez ici, vous deux, ordonna-t-elle en poussant Scarlett vers la véranda qui s’ouvrait sur le derrière de la maison. J’ai deux mots à dire à cette enfant. Aidez-moi à descendre les marches, Scarlett. »
Mme Jeune et Sally dirent au revoir à la visiteuse et promirent d’aller la voir bientôt. Elles brûlaient de savoir ce que la grand-mère avait à dire à Scarlett, mais elles ne le sauraient jamais à moins qu’il ne prît fantaisie à la vieille dame de le leur apprendre elle-même. « Les vieilles dames sont si difficiles à vivre », chuchota Mme Jeune à Sally lorsqu’elles eurent repris leurs travaux de couture.
Scarlett tenait déjà son cheval par la bride et se sentait vaguement angoissée.
« Voyons, fit la grand-mère plantant ses yeux droit dans les siens, qu’est-ce qui ne va pas à Tara ? Que cachez-vous derrière votre tête ? »
Scarlett croisa le regard perçant de la vieille dame et comprit qu’elle pourrait dire la vérité sans verser une seule larme. Personne ne pouvait pleurer en présence de la grand-mère Fontaine sans sa permission expresse.
« Maman est morte », fit-elle simplement.
La vieille dame lui serra le bras jusqu’à lui en faire mal et ses paupières ridées battirent sur ses yeux aux reflets jaunes.
« Ce sont les Yankees qui l’ont tuée ?
— Elle est morte de la typhoïde. Morte… la veille de mon retour à la maison.
— N’y pensez plus », dit la grand-mère d’un ton autoritaire, et Scarlett vit sa gorge se contracter.
« Et votre papa ?
— Papa est… papa n’est plus le même.
— Que voulez-vous dire ? Allons parlez. Est-il malade ?
— La commotion… il est si bizarre… il n’est pas…
— Ne venez pas me raconter qu’il n’est plus le même. Vous voulez dire qu’il a le cerveau détraqué ? »
C’était un soulagement que d’entendre exposer la vérité en termes aussi crus. Comme la vieille dame était bonne de ne pas lui prodiguer une sympathie qui lui eût arraché des larmes.
« Oui, fit-elle brusquement, il a perdu l’esprit. Il se conduit comme un homme halluciné et parfois il semble ne plus se rappeler du tout que maman est morte. Oh ! madame, c’en est trop pour moi de le voir attendre si patiemment le retour de maman, lui qui jadis n’avait pas plus de patience qu’un enfant. De temps en temps, après être resté aux écoutes, il se dresse d’un bond, sort de la maison, et s’en va au cimetière. Alors, il en revient en se traînant, le visage inondé de larmes, et il ne cesse de me répéter jusqu’à ce que j’aie envie de hurler : “Katie Scarlett, Mme O’Hara est morte. Ta mère est morte”, et c’est absolument comme si je l’entendais me dire cela pour la première fois. Parfois aussi, tard dans la soirée, je l’entends appeler maman. Je me lève, je vais le trouver et je lui dis qu’elle est au chevet d’un nègre malade. Et il se met en colère parce qu’elle s’épuise à toujours vouloir soigner les autres. C’est si dur de le faire se recoucher. Il est comme un enfant. Oh ! je voudrais tant que le docteur Fontaine fût là ! Je sais qu’il pourrait faire quelque chose pour papa ! Et puis, Mélanie aussi a besoin d’un docteur. Elle ne se remet pas de ses couches comme elle devrait…
— Melly, un bébé ? Et elle est chez vous ?
— Oui.
— Qu’est-ce que Melly peut bien faire chez vous ? Comment, elle n’est pas à Macon avec sa tante et ses autres parents ? Je n’aurais pas pu penser que vous l’aimiez à ce point, ma petite, bien qu’elle soit la sœur de Charles. Allons, racontez-moi tout cela.
— C’est une longue histoire, madame. Vous ne voulez pas rentrer vous asseoir ?
— Je peux très bien rester debout. D’ailleurs, si vous vous mettez à raconter votre histoire devant les autres, elles vont se lamenter et vous faire du chagrin. Allez-y, je vous écoute. »
D’une voix haletante, Scarlett commença son récit par le siège et la grossesse de Mélanie, mais à mesure qu’elle poursuivait sous le regard pénétrant de la vieille dame, qui ne la quittait pas des yeux, elle trouva des mots, les mots dont elle avait besoin pour rendre l’intensité et l’horreur des événements auxquels elle avait été mêlée. Tout lui revenait à l’esprit, la chaleur mortelle du jour où l’enfant était né, son angoisse torturante, la fuite, la désertion de Rhett. Elle parla de l’obscurité affolante de la nuit, des feux de bivouac, qui pouvaient indiquer aussi bien la présence d’amis que d’ennemis, des cheminées lugubres qu’elle avait aperçues au soleil levant, des hommes et des chevaux morts en bordure de la route, de la faim, de la désolation, de sa crainte que Tara ne fût incendiée.
« Je croyais que si je réussissais à rentrer à la maison auprès de maman, maman veillerait à tout et que je pourrais me décharger de mon fardeau. En chemin, je pensais que j’avais connu le pire de ce qui pouvait m’arriver, mais, en apprenant sa mort, j’ai su pour de bon ce qui s’appelait le pire. »
Elle baissa les yeux et attendit que la grand-mère parlât à son tour. Le silence dura si longtemps qu’elle se demanda si Mme Fontaine avait bien compris dans quel état de détresse elle se trouvait. Enfin la voix de la vieille femme s’éleva, pleine de douceur, plus douce que Scarlett ne l’avait jamais entendue.
« Mon enfant, c’est très mauvais pour une femme de connaître le pire de ce qui peut lui arriver, car, après cela, elle n’a plus grand-chose à redouter. Et c’est très mauvais pour une femme de ne plus rien craindre. Vous vous figurez que je ne comprends pas ce que vous m’avez raconté… les épreuves par lesquelles vous êtes passée ? Mais si, je les comprends parfaitement. Lorsque j’avais à peu près votre âge, j’ai été prise dans la révolte des Creek, juste après le massacre du fort Mims… oui, fit-elle d’une voix lointaine. Je devais avoir à peu près votre âge, car il y a environ une cinquantaine d’années de cela. Oui, j’ai réussi à me cacher dans des fourrés et là, sans bouger, j’ai vu incendier notre maison, j’ai vu les Indiens scalper mes frères et mes sœurs. Je n’avais qu’une ressource, me tenir tranquille et prier pour que la lueur du brasier n’éclaire pas l’endroit où je m’étais réfugiée. Alors, ils se sont emparés de ma mère et ils l’ont tuée à une quinzaine de mètres de moi. Ils l’ont scalpée aussi. Et pour être bien sûr qu’elle était morte, un Indien est retourné auprès d’elle, et lui a enfoncé de nouveau son tomahawk dans le crâne. Je… j’étais l’enfant préféré de ma mère et il m’a fallu assister à tout cela. Au matin, je me suis mise en route vers l’établissement le plus proche. Il y avait une trentaine de milles à faire. Ça m’a pris trois jours pour y aller, à travers des marécages et des bandes d’Indiens. Après on a cru que j’allais devenir folle… C’est là que j’ai rencontré le docteur Fontaine. Il m’a soignée… eh bien ! voyez-vous, il y a cinquante ans de cela comme je l’ai dit et depuis ce temps je n’ai jamais eu peur de rien ni de personne, car j’avais connu tout ce qui pouvait m’arriver de pire. Cette absence de peur m’a attiré pas mal d’ennuis et m’a coûté une bonne part de bonheur. Dieu veut que les femmes soient des créatures timides et apeurées, et il y a quelque chose de pas naturel chez une femme qui n’a pas peur… Scarlett, gardez toujours quelque chose à craindre, exactement comme vous gardez quelque chose à aimer… »
Sa voix tomba et elle se tut, le regard revenu à un demi-siècle en arrière, au jour où elle avait eu peur. Scarlett donna des signes d’impatience. Elle avait cru que la grand-mère allait lui montrer qu’elle comprenait et peut-être lui indiquer un moyen de résoudre les problèmes avec lesquels elle était aux prises. Mais, à l’exemple de toutes les vieilles gens, elle s’était mise à parler de choses qui s’étaient passées bien avant la naissance de ceux qui l’écoutaient, de choses qui n’intéressaient personne. Scarlett s’en voulait de lui avoir fait des confidences.
« Allons, rentrez chez vous, mon enfant, on va s’inquiéter, dit-elle soudain. Envoyez-moi Pork avec une charrette, cet après-midi… Et n’allez pas vous imaginer que vous pourrez jamais vous débarrasser de votre fardeau. Ce sera impossible, je le sais. »
L’été de la Saint-Martin se prolongea jusqu’à fin novembre cette année-là et ce furent de belles journées pour ceux de Tara. Le plus dur était passé. Désormais ils possédaient un cheval et ils pouvaient s’en servir au lieu de marcher. Ils avaient des œufs frits au petit déjeuner et du lard frit au dîner pour rompre la monotonie des ignames, des cacahuètes et des pommes séchées, et même, en une grande occasion, ils allèrent jusqu’à manger du poulet rôti. On finit par rattraper la vieille truie qui, en compagnie de sa nichée, prit de joyeux ébats dans l’enclos qu’on lui avait ménagé contre la maison. Il arrivait parfois aux petits cochons de pousser des grognements si aigus qu’on ne s’entendait plus, mais en somme c’était là un bruit agréable. Lorsque viendrait l’hiver, il y aurait du porc frais pour les blancs et des tripes pour les nègres. Durant toute la saison froide, il y aurait de la viande à manger.
Sa visite aux Fontaine avait remonté le moral de Scarlett plus qu’elle ne pensait. Le seul fait de savoir qu’elle avait des voisins, qu’un certain nombre d’amis de la famille avaient survécu à la tourmente suffit à effacer cette terrible sensation d’abandon et de solitude qui l’avait oppressée pendant les premières semaines de son retour à Tara. Et puis les Fontaine et les Tarleton dont les plantations s’étaient trouvées en dehors du chemin des armées s’étaient montrés on ne pouvait plus généreux en partageant le peu qu’ils avaient. La tradition du comté voulait qu’on s’entraidât entre voisins et ils ne voulurent jamais accepter un sou de Scarlett. Ils lui dirent qu’elle en eût certainement fait de même pour eux et qu’elle les rembourserait en nature l’an prochain lorsque Tara se mettrait à produire de nouveau.
Désormais Scarlett avait donc de quoi nourrir la maisonnée. Elle possédait un cheval, elle avait l’argent et les bijoux pris au déserteur yankee, mais ce dont elle avait un besoin extrême, c’était de vêtements. Elle savait que ce serait très risqué d’envoyer Pork au sud acheter des vêtements, car le cheval avait de fortes chances d’être la proie soit des Yankees, soit des Confédérés. Mais en tout cas elle avait l’argent nécessaire pour acheter de quoi se vêtir, un cheval et une charrette pour faire le voyage, et Pork ne serait peut-être pas forcément arrêté en route. Oui, le plus dur était passé.
Tous les matins en se levant, Scarlett remerciait Dieu du ciel bleu pâle et du soleil tiède, car chaque journée de beau temps retardait le moment inévitable où il faudrait se vêtir chaudement. Et chaque journée de chaleur voyait s’entasser un peu plus de coton dans les cases vides d’esclaves, le seul endroit qui restât pour rentrer la récolte. Les champs produisaient plus que Scarlett ou Pork n’avaient estimé. On ferait probablement quatre balles et les cases n’allaient pas tarder à être pleines.
Même après la remarque cinglante de la grand-mère Fontaine, Scarlett n’avait nullement songé à se livrer elle-même à la cueillette du coton. C’était inimaginable qu’elle, une dame O’Hara, désormais la maîtresse de Tara, s’en allât travailler aux champs. Cela la ravalait au rang de cette Mme Slattery si mal peignée et de sa fille Emmie. Elle s’était mis en tête d’employer les nègres à la cueillette tandis qu’elle-même et les convalescents vaqueraient aux soins du ménage, mais elle se heurta à un sentiment de caste encore plus fort que le sien. Pork, Mama et Prissy poussèrent les hauts cris à la seule idée de travailler aux champs. Ils répétèrent sur tous les tons qu’ils étaient des domestiques et non point des cultivateurs. Mama en particulier déclara avec véhémence qu’elle avait reçu son éducation dans la grande maison des Robillard, dans la chambre de la vieille Madame, et qu’elle dormait sur une paillasse au pied du lit de celle-ci. Seule Dilcey ne souffla mot, mais elle fixa sa Prissy avec une telle intensité que la petite en fut gênée.
Scarlett fit la sourde oreille à leurs jérémiades et les envoya tous aux champs de coton. Mais Mama et Pork travaillèrent si lentement et se plaignirent à tel point que Scarlett renvoya Mama à ses fourneaux et expédia Pork dans les bois et au bord de la rivière avec des pièges pour les lapins et les opossums et des lignes pour les poissons. Cueillir le coton n’était pas digne de Pork, mais chasser et pêcher lui allaient à merveille.
À la suite de cela, Scarlett avait essayé d’employer ses sœurs et Mélanie, mais ça n’avait pas mieux marché. Pendant une heure en plein soleil Mélanie, pleine de zèle, avait travaillé avec beaucoup de rapidité et de précision, mais au bout de ce temps, elle s’était évanouie tranquillement et avait dû rester huit jours au lit. Suellen, hargneuse et pleurnichante, avait fait semblant de s’évanouir elle aussi, mais avait vite repris ses esprits et s’était mise à cracher comme un chat en colère lorsque Scarlett lui avait lancé une gourde d’eau fraîche à la figure. En fin de compte, elle avait catégoriquement refusé de continuer.
« Je ne veux pas travailler dans les champs comme une négresse ! Tu ne peux pas m’y obliger ! Songe donc, si nos amis savaient cela et si… si M. Kennedy venait à l’apprendre. Oh ! si maman voyait tout cela…
— Prononce encore une fois le nom de maman, Suellen O’Hara, et je t’aplatis comme une galette, s’écria Scarlett. Maman travaillait plus dur que n’importe quel nègre de la plantation et tu le sais très bien, mademoiselle qui prends de grands airs.
— Ce n’est pas vrai. En tout cas, elle ne travaillait pas dans les champs et tu ne m’y obligeras pas, moi. Je dirai à papa ce que tu fais et il m’empêchera de travailler.
— Ne t’avise pas d’aller ennuyer papa avec tes petites histoires, s’écria Scarlett, partagée entre l’indignation et la crainte d’un éclat de Gérald.
— Moi, je vais t’aider, petite sœur, intervint Carreen gentiment. Je travaillerai pour deux. Tu comprends, Sue n’est pas bien encore et elle ne peut pas s’exposer au soleil.
— Merci, mon petit bout de sucre », lui dit Scarlett reconnaissante, mais en même temps elle enveloppa sa cadette d’un regard inquiet. Carreen dont le teint avait toujours eu la fraîcheur rose et blanche des fleurs d’arbres fruitiers qu’emporte sur son aile le vent du printemps, n’avait plus une seule trace de rose aux joues, mais son visage réfléchi conservait encore une grâce de bourgeon épanoui. Elle était restée fort silencieuse et un peu éberluée depuis que, revenue à la conscience des choses d’ici-bas, elle s’était rendu compte qu’Ellen n’était plus là, que Scarlett s’était transformée en mégère, que le monde avait changé et que seul un travail acharné était à l’ordre du jour. La nature délicate de Carreen n’était pas faite pour s’adapter aux changements. Elle n’arrivait pas à comprendre ce qui était arrivé ; elle marchait comme une somnambule et faisait exactement tout ce qu’on lui demandait. Elle paraissait très frêle et l’était réellement, mais elle déployait beaucoup de bonne volonté et se montrait à la fois obéissante et serviable. Lorsque Scarlett lui laissait un peu de répit, elle passait son temps à égrener son chapelet et à prier pour sa mère et pour Brent Tarleton. Scarlett ne se doutait pas que Carreen avait pris aussi sérieusement la mort de Brent et que son chagrin était loin d’être apaisé. Pour elle, Carreen était toujours la « petite sœur », beaucoup trop jeune pour avoir une affaire de cœur digne de ce nom.
Le dos brisé à force de se baisser, les mains durcies par les graines séchées, Scarlett aurait bien voulu avoir une sœur qui eût allié l’énergie de Suellen au bon caractère de Carreen. Carreen en effet prenait son ouvrage au sérieux et travaillait d’arrache-pied, mais au bout d’une heure d’efforts il sautait aux yeux que c’était elle et non pas Suellen qui n’était pas taillée pour pareille besogne. Scarlett en fut réduite à renvoyer également Carreen à la maison.
Entre les longues rangées d’arbustes, il ne restait plus maintenant avec elle que Dilcey et Prissy. Prissy travaillait par à-coups. Elle lambinait et se plaignait toujours de ses pieds, de son dos, de ses misères internes, de son épuisement total, jusqu’à ce que sa mère s’emparât d’une tige de cotonnier et la rossât à l’en faire hurler. Après quoi elle travaillait un peu mieux, tout en prenant bien garde de ne pas rester à portée de sa mère.
Dilcey, elle, travaillait sans arrêt, silencieusement, comme une machine, et Scarlett, le dos douloureux, les épaules à vif à force de porter le sac où elle jetait le coton, se disait que Dilcey valait son pesant d’or.
« Dilcey, fit-elle un jour, quand le bon temps reviendra, je n’oublierai pas ce que tu as fait. Tu as été rudement à la hauteur. »
La géante ne se mit pas à sourire ou à se tortiller comme le faisaient les autres nègres quand on leur adressait des compliments. Elle tourna vers Scarlett un visage immobile et dit d’un ton digne : « Me’ci ma’ame. Mais missié Gé’ald et ma’ame Ellen ils ont été bons pou’ moi. Missié Gé’ald il a acheté ma petite P’issy pou’ que j’aie pas de chag’in et, ça, je l’oublie pas… Je suis à moitié Indienne et les Indiens ils oublient pas ceux qui sont bons pou’ eux. Je reg’ette pou’ ma P’issy. Elle vaut pas grand-chose. Elle a l’ai’ d’êt’ une v’aie nég’esse comme son papa. Son papa il était ’udement pa’esseux. »
Malgré tout le mal qu’elle avait à se faire aider par les autres et bien qu’elle s’épuisât à travailler elle-même, le courage revenait à Scarlett à mesure que le coton lentement ramené des champs emplissait les cases. Du coton se dégageait quelque chose qui rassurait, qui rendait plus fort. C’était le coton qui avait fait la prospérité de Tara aussi bien que celle du Sud tout entier, et Scarlett, en vraie Sudiste, pensait que des champs rouges sortirait le salut de Tara et du Sud.
Bien entendu, le peu de coton qu’elle avait récolté ne représentait pas grand-chose, mais ça comptait tout de même. Ça rapporterait un peu d’argent confédéré et cette petite somme l’aiderait à garder en réserve les billets verts et l’or enfouis dans le portefeuille du Yankee jusqu’à ce qu’on fût obligé d’y faire appel. Au printemps prochain, elle essaierait d’obtenir du gouvernement confédéré qu’on lui rendît le grand Sam et les autres nègres réquisitionnés et, au cas où le gouvernement refuserait de les laisser partir, elle se servirait de l’argent des Yankees pour louer des esclaves à ses voisins. Au printemps prochain, elle planterait ceci et puis cela… Elle redressa son dos fatigué et, regardant les champs que brunissait l’automne, elle vit pousser dru et verdir la récolte de l’an prochain.
Le printemps prochain ! À cette époque-là la guerre serait peut-être terminée et le bon temps reviendrait. Que la Confédération eût remporté ou non la victoire, les temps seraient certainement meilleurs. Tout valait mieux que d’être constamment exposé à subir un raid de l’une ou l’autre armée. Lorsque la guerre serait terminée, une plantation permettrait de gagner honnêtement sa vie. Oh ! si seulement la guerre était finie, on pourrait alors semer avec la certitude de faire la récolte.
Désormais on était en droit d’avoir de l’espoir. La guerre ne durerait pas éternellement. Scarlett avait un peu de coton, elle avait de quoi manger, elle possédait un cheval et un petit trésor. Oui, le plus dur était passé.