Je passais toutes mes nuits chez Marthe. J’y arrivais à dix heures et demie, j’en repartais le matin à cinq ou six. Je ne sautais plus par-dessus les murs. Je me contentais d’ouvrir la porte avec ma clef ; mais cette franchise exigeait quelques soins. Pour que la cloche ne donnât pas l’éveil, j’enveloppais le soir son battant avec de l’ouate. Je l’ôtais le lendemain en rentrant.

À la maison, personne ne se doutait de mes absences ; il n’en allait pas de même à J... Depuis quelque temps déjà, les propriétaires et le vieux ménage me voyaient d’un assez mauvais oeil, répondant à peine à mes saluts.

Le matin, à cinq heures, pour faire le moins de bruit possible, je descendais, mes souliers à la main. Je les remettais en bas. Un matin, je croisai dans l’escalier le garçon laitier. Il tenait ses boîtes de lait à la main ; je tenais, moi, mes souliers. Il me souhaita le bonjour avec un sourire terrible. Marthe était perdue. Il allait le raconter dans tout J... Ce qui me torturait encore le plus était mon ridicule. Je pouvais acheter le silence du garçon laitier, mais je m’en abstins faute de savoir comment m’y prendre.

L’après-midi, je n’osai rien en dire à Marthe. D’ailleurs, cet épisode était inutile pour que Marthe fût compromise. C’était depuis longtemps chose faite. La rumeur me l’attribua même comme maîtresse bien avant la réalité. Nous ne nous étions rendu compte de rien. Nous allions bientôt voir clair. C’est ainsi qu’un jour, je trouvai Marthe sans forces. Le propriétaire venait de lui dire que depuis quatre jours, il guettait mon départ à l’aube. Il avait d’abord refusé de croire, mais il ne lui restait aucun doute. Le vieux ménage dont la chambre était sous celle de Marthe se plaignait du bruit que nous faisions nuit et jour. Marthe était atterrée, voulait partir. Il ne fut pas question d’apporter un peu de prudence dans nos rendez-vous. Nous nous en sentions incapables : le pli était pris. Alors Marthe commença de comprendre bien des choses qui l’avaient surprise. La seule amie qu’elle chérît vraiment, une jeune fille suédoise, ne répondait pas à ses lettres. J’appris que le correspondant de cette jeune fille nous ayant un jour aperçus dans le train, enlacés, il lui avait conseillé de ne pas revoir Marthe.

Je fis promettre à Marthe que s’il éclatait un drame, où que ce fût, soit chez ses parents, soit avec son mari, elle montrerait de la fermeté. Les menaces du propriétaire, quelques rumeurs, me donnaient tout lieu de craindre, et d’espérer à la fois, une explication entre Marthe et Jacques.

Marthe m’avait supplié de venir la voir souvent, pendant la permission de Jacques, à qui elle avait déjà parlé de moi. Je refusai, redoutant de jouer mal mon rôle et de voir Marthe avec un homme empressé auprès d’elle. La permission devait être de onze jours. Peut-être tricherait-il et trouverait-il le moyen de rester deux jours de plus. Je fis jurer à Marthe de m’écrire chaque jour. J’attendis trois jours avant de me rendre à la poste restante, pour être sûr de trouver une lettre. Il y en avait déjà quatre. Je ne pus les prendre : il me manquait un des papiers d’identité nécessaires. J’étais d’autant moins à l’aise que j’avais falsifié mon bulletin de naissance, l’usage de la poste restante n’étant permis qu’à partir de dix-huit ans. J’insistais, au guichet, avec l’envie de jeter du poivre dans les yeux de la demoiselle des postes, de m’emparer des lettres qu’elle tenait et ne me donnerait pas. Enfin, comme j’étais connu à la poste, j’obtins, faute de mieux, qu’on les envoyât le lendemain chez mes parents.

 

Décidément, j’avais encore fort à faire pour devenir un homme. En ouvrant la première lettre de Marthe, je me demandai comment elle exécuterait ce tour de force : écrire une lettre d’amour. J’oubliais qu’aucun genre épistolaire n’est moins difficile : il n’y est besoin que d’amour. Je trouvai les lettres de Marthe admirables, et dignes des plus belles que j’avais lues. Pourtant, Marthe m’y disait des choses bien ordinaires, et son supplice de vivre loin de moi.

Il m’étonnait que ma jalousie ne fût pas plus mordante. Je commençais à considérer Jacques comme « le mari ». Peu à peu, j’oubliais sa jeunesse, je voyais en lui un barbon.

Je n’écrivais pas à Marthe ; il y avait tout de même trop de risques. Au fond, je me trouvais plutôt heureux d’être tenu à ne pas lui écrire, éprouvant, comme devant toute nouveauté, la crainte vague de n’être pas capable, et que mes lettres la choquassent ou lui parussent naïves.

Ma négligence fit qu’au bout de deux jours, ayant laissé traîner sur ma table de travail une lettre de Marthe, elle disparut ; le lendemain, elle reparut sur la table. La découverte de cette lettre dérangeait mes plans : j’avais profité de la permission de Jacques, de mes longues heures de présence, pour faire croire chez moi que je me détachais de Marthe. Car, si je m’étais d’abord montré fanfaron pour que mes parents apprissent que j’avais une maîtresse, je commençais à souhaiter qu’ils eussent moins de preuves. Et voici que mon père apprenait la véritable cause de ma sagesse.

Je profitai de ces loisirs pour de nouveau me rendre à l’académie de dessin ; car, depuis longtemps, je dessinais mes nus d’après Marthe. Je ne sais pas si mon père le devinait ; du moins s’étonnait-il malicieusement, et d’une manière qui me faisait rougir, de la monotonie des modèles. Je retournai donc à la Grande-Chaumière, travaillai beaucoup, afin de réunir une provision d’études pour le reste de l’année, provision que je renouvellerais à la prochaine visite du mari.

Je revis aussi René, renvoyé de Henri-IV. Il allait à Louis-le-Grand. Je l’y cherchais tous les soirs, après la Grande-Chaumière. Nous nous fréquentions en cachette, car depuis son renvoi de Henri-IV, et surtout depuis Marthe, ses parents, qui naguère me considéraient comme un bon exemple, lui avaient défendu ma compagnie.

René, pour qui l’amour, dans l’amour, semblait un bagage encombrant, me plaisantait sur ma passion pour Marthe. Ne pouvant supporter ses pointes, je lui dis lâchement que je n’avais pas de véritable amour. Son admiration pour moi, qui, ces derniers temps, avait faibli, s’en accrut séance tenante.

Je commençais à m’endormir sur l’amour de Marthe. Ce qui me tourmentait le plus, c’était le jeûne infligé à mes sens. Mon énervement était celui d’un pianiste sans piano, d’un fumeur sans cigarettes.

René, qui se moquait de mon coeur, était pourtant épris d’une femme qu’il croyait aimer sans amour. Ce gracieux animal, Espagnole blonde, se désarticulait si bien qu’il devait sortir d’un cirque. René qui feignait la désinvolture était fort jaloux. Il me supplia, mi-riant, mi-pâlissant, de lui rendre un service bizarre. Ce service, pour qui connaît le collège, était l’idée type du collégien. Il désirait savoir si cette femme le tromperait. Il s’agissait donc de lui faire des avances, pour se rendre compte.

Ce service m’embarrassa. Ma timidité reprenait le dessus. Mais pour rien au monde le n’aurais voulu paraître timide et, du reste, la dame vint me tirer d’embarras. Elle me fit des avances si promptes que la timidité, qui empêche certaines choses et oblige à d’autres, m’empêcha de respecter René et Marthe. Du moins espérais-je y trouver du plaisir, mais j’étais comme le fumeur habitué à une seule marque. Il ne me resta donc que le remords d’avoir trompé René, à qui je jurai que sa maîtresse repoussait toute avance.

Vis-à-vis de Marthe, je n’éprouvais aucun remords. Je m’y forçais. J’avais beau me dire que je ne lui pardonnerais jamais si elle me trompait, je n’y pus rien. « Ce n’est pas pareil », me donnai-je comme excuse avec la remarquable platitude que l’égoïsme apporte dans ses réponses. De même, j’admettais fort bien de ne pas écrire à Marthe, mais, si elle ne m’avait pas écrit, j’y eusse vu qu’elle ne m’aimait pas. Pourtant, cette légère infidélité renforça mon amour.