Le lendemain, je trouvais Marthe au lit, comme d’habitude. Je voulus l’y rejoindre ; elle me repoussa, tendrement. « Je ne me sens pas bien, disait elle, va-t’en, ne reste pas près de moi. Tu prendrais mon rhume. » Elle toussait, avait la fièvre. Elle me dit, en souriant, pour n’avoir pas l’air de formuler un reproche, que c’était la veille qu’elle avait dû prendre froid. Malgré son affolement, elle m’empêcha d’aller chercher le docteur. « Ce n’est rien, disait-elle. Je n’ai besoin que de rester au chaud. » En réalité, elle ne voulait pas, en m’envoyant, moi, chez le docteur, se compromettre aux yeux de ce vieil ami de sa famille. J’avais un tel besoin d’être rassuré que le refus de Marthe m’ôta mes inquiétudes. Elles ressuscitèrent, et plus fortes que tout à l’heure, quand, lorsque je partis pour dîner chez mes parents, Marthe me demanda si je pouvais faire un détour, et déposer une lettre chez le docteur.

Le lendemain, en arrivant à la maison de Marthe, je croisai celui-ci dans l’escalier. Je n’osai pas l’interroger, et le regardai anxieusement. Son air calme me fit du bien : ce n’était qu’une attitude professionnelle.

J’entrai chez Marthe. Où était-elle ? La chambre était vide. Marthe pleurait, la tête cachée sous les couvertures. Le médecin la condamnait à garder la chambre, jusqu’à la délivrance. De plus, son état exigeait des soins ; il fallait qu’elle demeurât chez ses parents. On nous séparait.

Le malheur ne s’admet point. Seul, le bonheur semble dû. En admettant cette séparation sans révolte, je ne montrais pas de courage. Simplement, je ne comprenais point. J’écoutais, stupide, l’arrêt du médecin, comme un condamné sa sentence. S’il ne pâlit point : « Quel courage ! » dit-on. Pas du tout : c’est plutôt manque d’imagination. Lorsqu’on le réveille pour l’exécution, alors, il entend la sentence. De même, je ne compris que nous n’allions plus nous voir, que lorsqu’on vint annoncer à Marthe la voiture envoyée par le docteur. Il avait promis de n’avertir personne, Marthe exigeant d’arriver chez sa mère à l’improviste.

Je fis arrêter à quelque distance de la maison des Grangier. La troisième fois que le cocher se retourna, nous descendîmes. Cet homme croyait surprendre notre troisième baiser, il surprenait le même. Je quittais Marthe sans prendre les moindres dispositions pour correspondre, presque sans lui dire au revoir, comme une personne qu’on doit rejoindre une heure après. Déjà, les voisines curieuses se montraient aux fenêtres.

 

Ma mère remarqua que j’avais les yeux rouges. Mes soeurs rirent parce que je laissais deux fois de suite retomber ma cuillère à soupe. Le plancher chavirait. Je n’avais pas le pied marin pour la souffrance. Du reste, je ne crois pouvoir comparer mieux qu’au mal de mer ces vertiges du coeur et de l’âme. La vie sans Marthe, c’était une longue traversée. Arriverais-je ? Comme, aux premiers symptômes du mal de mer, on se moque d’atteindre le port et on souhaite mourir sur place, je me préoccupais peu d’avenir. Au bout de quelques jours, le mal, moins tenace, me laissa le temps de penser à la terre ferme.

Les parents de Marthe n’avaient plus à deviner grand-chose. Ils ne se contentaient pas d’escamoter mes lettres. Ils les brûlaient devant elle, dans la cheminée de sa chambre. Les siennes étaient écrites au crayon, à peine lisibles. Son frère les mettait à la poste.

Je n’avais plus à essuyer des scènes de famille. Je reprenais les bonnes conversations avec mon père le soir, devant le feu. En un an, j’étais devenu un étranger pour mes soeurs. Elles se réapprivoisaient, se réhabituaient à moi. Je prenais la plus petite sur mes genoux, et, profitant de la pénombre, la serrais avec une telle violence, qu’elle se débattait, mi-riante, mi-pleurante. Je pensais à mon enfant, mais j’étais triste. Il me semblait impossible d’avoir pour lui une tendresse plus forte. Étais-je mûr pour qu’un bébé me fût autre chose que frère ou soeur ?

Mon père me conseillait des distractions. Ces conseils-là sont engendrés par le calme. Qu’avais-je à faire, sauf ce que je ne ferais plus ? Au bruit de la sonnette, au passage d’une voiture, je tressaillais. Je guettais dans ma prison les moindres signes de délivrance.

À force de guetter des bruits qui pouvaient annoncer quelque chose, mes oreilles, un jour, entendirent des cloches. C’étaient celles de l’armistice.

 

Pour moi, l’armistice signifiait le retour de Jacques. Déjà, je le voyais au chevet de Marthe, sans qu’il me fût possible d’agir. J’étais perdu.

Mon père revint à Paris. Il voulait que j’y retournasse avec lui : « On ne manque pas une fête pareille. » Je n’osais refuser. Je craignais de paraître un monstre. Puis, somme toute, dans ma frénésie de malheur, il ne me déplaisait pas d’aller voir la joie des autres.

Avouerais-je qu’elle ne m’inspirât pas grande envie. Je me sentais seul capable d’éprouver les sentiments qu’on prête à la foule. Je cherchais le patriotisme. Mon injustice, peut-être, ne me montrait que l’allégresse d’un congé inattendu : les cafés ouverts plus tard, le droit pour les militaires d’embrasser les midinettes. Ce spectacle, dont j’avais pensé qu’il m’affligerait, qu’il me rendrait jaloux, ou même qu’il me distrairait par la contagion d’un sentiment sublime, m’ennuya comme une Sainte-Catherine.