Quand Marthe revint, aux derniers jours d’août, elle n’habita pas J... mais la maison de ses parents, qui prolongeaient leur villégiature. Ce nouveau décor où Marthe avait toujours vécu me servit d’aphrodisiaque. La fatigue sensuelle, le désir secret du sommeil solitaire, disparurent. Je ne passai aucune nuit chez mes parents. Je flambais, je me hâtais, comme les gens qui doivent mourir jeunes et qui mettent les bouchées doubles. Je voulais profiter de Marthe avant que l’abîmât sa maternité.

Cette chambre de jeune fille, où elle avait refusé la présence de Jacques, était notre chambre. Au-dessus de son lit étroit, J’aimais que mes yeux la rencontrassent en première communiante. Je l’obligeais à regarder fixement une autre image d’elle, bébé, pour que notre enfant lui ressemblât. Je rôdais, ravi, dans cette maison qui l’avait vue naître et s’épanouir. Dans une chambre de débarras, je touchais son berceau, dont je voulais qu’il servît encore, et je lui faisais sortir ses brassières, ses petites culottes, reliques des Grangier.

Je ne regrettais pas l’appartement de J..., où les meubles n’avaient pas le charme du plus laid mobilier des familles. Ils ne pouvaient rien m’apprendre. Au contraire, ici, me parlaient de Marthe tous ces meubles auxquels, petite, elle avait dû se cogner la tête. Et puis, nous vivions seuls, sans conseiller municipal, sans propriétaire. Nous ne nous gênions pas plus que des sauvages, nous promenant presque nus dans le jardin, véritable île déserte. Nous nous couchions sur la pelouse, nous goûtions sous une tonnelle d’aristoloche, de chèvrefeuille, de vigne vierge. Bouche à bouche, nous nous disputions les prunes que je ramassais, toutes blessées, tièdes de soleil. Mon père n’avait jamais pu obtenir que je m’occupasse de mon jardin, comme mes frères, mais je soignais celui de Marthe. Je ratissais, j’arrachais les mauvaises herbes. Au soir d’une journée chaude, je ressentais le même orgueil d’homme, si enivrant, à étancher la soif de la terre, des fleurs suppliantes, qu’à satisfaire le désir d’une femme. J’avais toujours trouvé la bonté un peu niaise : je comprenais toute sa force. Les fleurs s’épanouissant grâce à mes soins, les poules dormant à l’ombre après que je leur avais jeté des graines : que de bonté ? – Que d’égoïsme ! Des fleurs mortes, des poules maigres eussent mis de la tristesse dans notre île d’amour. Eau et graines venant de moi s’adressaient plus à moi qu’aux fleurs et qu’aux poules.

Dans ce renouveau du coeur, j’oubliais ou je méprisais mes récentes découvertes. Je prenais le libertinage provoqué par le contact avec cette maison de famille pour la fin du libertinage. Aussi, cette dernière semaine d’août et ce mois de septembre furent-ils ma seule époque de vrai bonheur. Je ne trichais, ni ne me blessais, ni ne blessais Marthe. Je ne voyais plus d’obstacles. J’envisageais à seize ans un genre de vie qu’on souhaite à l’âge mûr. Nous vivrions, à la campagne ; nous y resterions éternellement jeunes.

 

Étendu contre elle sur la pelouse, caressant sa figure avec un brin d’herbe, j’expliquais lentement, posément, à Marthe, quelle serait notre vie. Marthe, depuis son retour, cherchait un appartement pour nous à Paris. Ses yeux se mouillèrent, quand je lui déclarai que je désirais vivre à la campagne : « Je n’aurais jamais osé te l’offrir, me dit-elle. Je croyais que tu t’ennuierais, seul avec moi, que tu avais besoin de la ville. – Comme tu me connais mal », répondais-je. J’aurais voulu habiter près de Mandres, où nous étions allés nous promener un jour, et où on cultive les roses. Depuis, quand par hasard, ayant dîné à Paris avec Marthe, nous reprenions le dernier train, j’avais respiré ces roses. Dans la cour de la gare, les manoeuvres déchargent d’immenses caisses qui embaument. J’avais, toute mon enfance, entendu parler de ce mystérieux train des roses qui passe à une heure où les enfants dorment.

Marthe disait : « Les roses n’ont qu’une saison. Après, ne crains-tu pas de trouver Mandres laide ? N’est-il pas sage de choisir un lieu moins beau, mais d’un charme plus égal ? »

Je me reconnaissais bien là. L’envie de jouir pendant deux mois des roses me faisait oublier les dix autres mois, et le fait de choisir Mandres m’apportait encore une preuve de la nature éphémère de notre amour.

 

Souvent, ne dînant pas à F... sous prétexte de promenades ou d’invitations, je restais avec Marthe.

Un après-midi, je trouvai auprès d’elle un jeune homme en uniforme d’aviateur. C’était son cousin. Marthe, que je ne tutoyais pas, se leva et vint m’embrasser dans le cou. Son cousin sourit de ma gêne. « Devant Paul, rien à craindre, mon chéri, dit-elle. Je lui ai tout raconté. » J’étais gêné, mais enchanté que Marthe eût avoué à son cousin qu’elle m’aimait. Ce garçon, charmant et superficiel, et qui ne songeait qu’à ce que son uniforme ne fût pas réglementaire, parut ravi de cet amour. Il y voyait une bonne farce faite à Jacques qu’il méprisait pour n’être ni aviateur ni habitué des bars.

Paul évoquait toutes les parties d’enfance dont ce jardin avait été le théâtre. Je questionnais, avide de cette conversation qui me montrait Marthe sous un jour inattendu. En même temps, je ressentais de la tristesse. Car j’étais trop près de l’enfance pour en oublier les jeux inconnus des parents, soit que les grandes personnes ne gardent aucune mémoire de ces jeux, soit qu’elles les envisagent comme un mal inévitable. J’étais jaloux du passé de Marthe.

Comme nous racontions à Paul, en riant, la haine du propriétaire, et le raout des Marin, il nous proposa, mis en verve, sa garçonnière de Paris.

Je remarquai que Marthe n’osa pas lui avouer que nous avions projet de vivre ensemble. On sentait qu’il encourageait notre amour, en tant que divertissement, mais qu’il hurlerait avec les loups le jour d’un scandale.

Marthe se levait de table et servait. Les domestiques avaient suivi Mme Grangier à la campagne, car, toujours par prudence, Marthe prétendait n’aimer vivre que comme Robinson. Ses parents, croyant leur fille romanesque, et que les romanesques sont pareils aux fous qu’il ne faut pas contredire, la laissaient seule.

Nous restâmes longtemps à table. Paul montait les meilleures bouteilles. Nous étions gais, d’une gaieté que nous regretterions sans doute, car Paul agissait en confident d’un adultère quelconque. Il raillait Jacques. En me taisant, je risquai de lui faire sentir son manque de tact ; je préférai me joindre au jeu plutôt qu’humilier ce cousin facile.

Lorsque nous regardâmes l’heure, le dernier train pour Paris était passé. Marthe proposa un lit. Paul accepta. Je regardai Marthe d’un tel oeil, qu’elle ajouta : « Bien entendu, mon chéri, tu restes. » J’eus l’illusion d’être chez moi, époux de Marthe, et de recevoir un cousin de ma femme, lorsque, sur le seuil de notre chambre, Paul nous dit bonsoir, embrassant sa cousine sur les joues le plus naturellement du monde.