Dans les premiers jours de juin, Marthe reçut une lettre de Jacques où, enfin, il ne l’entretenait pas que de son amour. Il était malade. On l’évacuait à l’hôpital de Bourges. Je ne me réjouissais pas de le savoir malade, mais qu’il eût quelque chose à dire me soulageait. Passant par J..., le lendemain ou le surlendemain, il suppliait Marthe qu’elle guettât son train sur le quai de la gare. Marthe me montra cette lettre. Elle attendait un ordre.

L’amour lui donnait une nature d’esclave. Aussi, en face d’une telle servitude préambulaire, avais-je du mal à ordonner ou défendre. Selon moi, mon silence voulait dire que je consentais. Pouvais-je l’empêcher d’apercevoir son mari pendant quelques secondes ? Elle garda le même silence. Donc, par une espèce de convention tacite, je n’allai pas chez elle le lendemain.

Le surlendemain matin, un commissionnaire m’apporta chez mes parents un mot qu’il ne devait remettre qu’à moi. Il était de Marthe. Elle m’attendait au bord de l’eau. Elle me suppliait de venir, si j’avais encore de l’amour pour elle.

Je courus jusqu’au banc sur lequel Marthe m’attendait. Son bonjour, si peu en rapport avec le style de son billet, me glaça. Je crus son coeur changé.

Simplement, Marthe avait pris mon silence de l’avant-veille pour un silence hostile. Elle n’avait pas imaginé la moindre convention tacite. À des heures d’angoisse succédait le grief de me voir en vie, puisque seule la mort eût dû m’empêcher de venir hier. Ma stupeur ne pouvait se feindre. Je lui expliquai ma réserve, mon respect pour ses devoirs envers Jacques malade. Elle me crut à demi. J’étais irrité. Je faillis, lui dire : « Pour une fois que je ne mens pas... » Nous pleurâmes.

Mais ces confuses parties d’échecs sont interminables, épuisantes, si l’un des deux n’y met bon ordre. En somme, l’attitude de Marthe envers Jacques n’était pas flatteuse. Je l’embrassai, la berçai. « Le silence, dis-je, ne nous réussit pas. » Nous nous promîmes de ne rien nous celer de nos pensées secrètes, moi la plaignant un peu de croire que c’est chose possible.

À J..., Jacques avait cherché des yeux Marthe, puis le train passant devant leur maison, il avait vu les volets ouverts. Sa lettre la suppliait de le rassurer. Il lui demandait de venir à Bourges. « Il faut que tu partes », dis-je, de façon que cette simple phrase ne sentît pas le reproche.

— J’irai, dit-elle, si tu m’accompagnes.

C’était pousser trop loin l’inconscience. Mais ce qu’exprimaient d’amour ses paroles, ses actes les plus choquants, me conduisait vite de la colère à la gratitude. Je me cabrai. Je me calmai. Je lui parlai doucement, ému par sa naïveté. Je la traitais comme un enfant qui demande la lune.

Je lui représentai combien il était immoral qu’elle se fit accompagner par moi. Que ma réponse ne fût pas orageuse, comme celle d’un amant outragé, sa portée s’en accrut. Pour la première fois, elle m’entendait prononcer le mot de « morale ». Ce mot vint à merveille, car, si peu méchante, elle devait bien connaître des crises de doute, comme moi, sur la moralité de notre amour. Sans ce mot, elle eût pu me croire amoral, étant fort bourgeoise, malgré sa révolte contre les excellents préjugés bourgeois. Mais, au contraire, puisque, pour la première fois, je la mettais en garde, c’était une preuve que jusqu’alors je considérais que nous n’avions rien fait de mal.

Marthe regrettait cette espèce de voyage de noces scabreux. Elle comprenait, maintenant, ce qu’il y avait d’impossible.

— Du moins, dit-elle, permets-moi de ne pas y aller.

Ce mot de « morale » prononcé à la légère m’instituait son directeur de conscience. J’en usai comme ces despotes qui se grisent d’un pouvoir nouveau. La puissance ne se montre que si l’on en use avec injustice. Je répondis donc que je ne voyais aucun crime à ce qu’elle n’allât pas à Bourges. Je lui trouvai des motifs qui la persuadèrent : fatigue du voyage, proche convalescence de Jacques. Ces motifs l’innocentaient, sinon aux yeux de Jacques, du moins vis-à-vis de sa belle-famille.

À force d’orienter Marthe dans un sens qui me convenait, je la façonnais peu à peu à mon image. C’est de quoi je m’accusais, et de détruire sciemment notre bonheur. Qu’elle me ressemblât, et que ce fût mon oeuvre, me ravissait et me fâchait. J’y voyais une raison de notre entente. J’y discernais aussi la cause de désastres futurs. En effet, je lui avais peu à peu communiqué mon incertitude, qui, le jour des décisions, l’empêcherait d’en prendre aucune. Je la sentais comme moi les mains molles, espérant que la mer épargnerait le château de sable, tandis que les autres enfants s’empressent de bâtir plus loin.

Il arrive que cette ressemblance morale déborde sur le physique. Regard, démarche : plusieurs fois, des étrangers nous prirent pour frère et soeur. C’est qu’il existe en nous des germes de ressemblance que développe l’amour. Un geste, une inflexion de voix, tôt ou tard, trahissent les amants les plus prudents.

Il faut admettre que si le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas, c’est que celle-ci est moins raisonnable que notre coeur. Sans doute, sommes-nous tous des Narcisse, aimant et détestant leur image, mais à qui toute autre est indifférente. C’est cet instinct de ressemblance qui nous mène dans la vie, nous criant « halte ! » devant un paysage, une femme, un poème. Nous pouvons en admirer d’autres, sans ressentir ce choc. L’instinct de ressemblance est la seule ligne de conduite qui ne soit pas artificielle. Mais dans la société, seuls les esprits grossiers sembleront ne point pécher contre la morale, poursuivant toujours le même type. Ainsi certains hommes s’acharnent sur les « blondes », ignorant que souvent les ressemblances les plus profondes sont les plus secrètes.