L’amour anesthésiait en moi tout ce qui n’était pas Marthe. Je ne pensais pas que mon père pût souffrir. Je jugeais de tout si faussement et si petitement que je finissais par croire la guerre déclarée entre lui et moi. Aussi, n’était-ce plus seulement par amour pour Marthe que je piétinais mes devoirs filiaux, mais parfois, oserai-je l’avouer, par esprit de représailles !

Je n’accordais plus beaucoup d’attention aux lettres que mon père faisait porter chez Marthe. C’est elle qui me suppliait de rentrer plus souvent à la maison, de me montrer raisonnable. Alors, je m’écriais : « Vas-tu, toi aussi, prendre parti contre moi ? » Je serrais les dents, tapais du pied. Que je me misse dans un état pareil, à la pensée que j’allais être éloigné d’elle pour quelques heures, Marthe y voyait le signe de la passion. Cette certitude d’être aimée lui donnait une fermeté que je ne lui avais jamais vue. Sûre que je penserais à elle, elle insistait pour que je rentrasse.

Je m’aperçus vite d’où venait son courage. Je commençai à changer de tactique. Je feignais de me rendre à ses raisons. Alors, tout à coup, elle avait une autre figure. À me voir si sage (ou si léger), la peur la prenait que je ne l’aimasse moins. À son tour, elle me suppliait de rester, tant elle avait besoin d’être rassurée.

Pourtant, une fois, rien ne réussit. Depuis déjà trois jours, je n’avais mis les pieds chez mes parents, et j’affirmai à Marthe mon intention de passer encore une nuit avec elle. Elle essaya tout pour me détourner de cette décision : caresses, menaces. Elle sut même feindre à son tour. Elle finit par déclarer que, si je ne rentrais pas chez mes parents, elle coucherait chez les siens.

Je répondis que mon père ne lui tiendrait aucun compte de ce beau geste. – Eh bien ! elle n’irait pas chez sa mère. Elle irait au bord de la Marne. Elle prendrait froid, puis mourrait ; elle serait enfin délivrée de moi : « Aie au moins pitié de notre enfant, disait Marthe. Ne compromets pas son existence à plaisir. » Elle m’accusait de m’amuser de son amour, d’en vouloir connaître les limites. En face d’une telle insistance, je lui répétais les propos de mon père : elle me trompait avec n’importe qui ; je ne serais pas dupe. « Une seule raison, lui dis-je, t’empêche de céder. Tu reçois ce soir un de tes amants. » Que répondre à d’aussi folles injustices ? Elle se détourna. Je lui reprochai de ne point bondir sous l’outrage. Enfin, je travaillais si bien qu’elle consentit à passer la nuit avec moi. À condition que ce ne fût pas chez elle, Elle ne voulait pour rien au monde que ses propriétaires pussent dire le lendemain au messager de mes parents qu’elle était là.

 

Où dormir ?

 

Nous étions des enfants debout sur une chaise, fiers de dépasser d’une tête les grandes personnes. Les circonstances nous hissaient, mais nous restions incapables. Et si, du fait même de notre inexpérience, certaines choses compliquées nous paraissaient toutes simples, des choses très simples, par contre, devenaient des obstacles. Nous n’avions jamais osé nous servir de la garçonnière de Paul. Je ne pensais pas qu’il fût possible d’expliquer à la concierge, en lui glissant une pièce, que nous viendrions quelquefois.

Il nous fallait donc coucher à l’hôtel. Je n’y étais jamais allé. Je tremblais à la perspective d’en franchir le seuil.

L’enfance cherche des prétextes. Toujours appelée à se justifier devant les parents, il est fatal qu’elle mente.

Vis-à-vis même d’un garçon d’hôtel borgne, je pensais devoir me justifier. C’est pourquoi, prétextant qu’il nous faudrait du linge et quelques objets de toilette, je forçais Marthe à faire une valise. Nous demanderions deux chambres. On nous croirait frère et soeur. Jamais je n’oserais demander une seule chambre, mon âge (l’âge où l’on se fait expulser des casinos) m’exposant à des mortifications.

Le voyage, à onze heures du soir, fut interminable. Il y avait deux personnes dans notre wagon une femme reconduisait son mari, capitaine, à la gare de l’Est. Le wagon n’était ni chauffé ni éclairé. Marthe appuyait sa tête contre la vitre humide. Elle subissait le caprice d’un jeune garçon cruel. J’étais assez honteux, et je souffrais, pensant combien Jacques, toujours si tendre avec elle, méritait mieux que moi d’être aimé.

Je ne pus m’empêcher de me justifier, à voix basse. Elle secoua la tête : « J’aime mieux, murmura-t-elle, être malheureuse avec toi qu’heureuse avec lui. » Voilà de ces mots d’amour qui ne veulent rien dire, et que l’on a honte de rapporter, mais qui, prononcés par la bouche aimée, vous enivrent. Je crus même comprendre la phrase de Marthe. Pourtant que signifiait-elle au juste ? Peut-on être heureux avec quelqu’un qu’on n’aime pas ?

Et je me demandais, je me demande encore, si l’amour vous donne le droit d’arracher une femme à une destinée, peut-être médiocre, mais pleine de quiétude. « J’aime mieux être malheureuse avec toi... » ; ces mots contenaient-ils un reproche inconscient ? Sans doute, Marthe, parce qu’elle m’aimait, connut-elle avec moi des heures dont, avec Jacques, elle n’avait pas idée, mais ces moments heureux me donnaient-ils le droit d’être cruel ?

Nous descendîmes à la Bastille. Le froid, que je supporte parce que je l’imagine la chose la plus propre du monde, était, dans ce hall de la gare, plus sale que la chaleur dans un port de mer, et sans la gaieté qui compense. Marthe se plaignait de crampes. Elle s’accrochait à mon bras. Couple lamentable, oubliant sa beauté, sa jeunesse, honteux de soi comme un couple de mendiants !

Je croyais la grossesse de Marthe ridicule, et je marchais les yeux baissés. J’étais bien loin de l’orgueil paternel.

Nous errions sous la pluie glaciale, entre la Bastille et la gare de Lyon. À chaque hôtel, pour ne pas entrer, j’inventais une mauvaise excuse. Je disais à Marthe que je cherchais un hôtel convenable, un hôtel de voyageurs, rien que de voyageurs.

Place de la gare de Lyon, il devint difficile de me dérober. Marthe m’enjoignit d’interrompre ce supplice.

Tandis qu’elle attendait dehors, j’entrai dans un vestibule, espérant je ne sais trop quoi. Le garçon me demanda si je désirais une chambre. Il était facile de répondre oui. Ce fut trop facile, et, cherchant une excuse comme un rat d’hôtel pris sur le fait, je lui demandais Mme Lacombe. Je la lui demandais, rougissant, et craignant qu’il me répondît : « Vous moquez-vous, jeune homme ? Elle est dans la rue. » Il consulta des registres. Je devais me tromper d’adresse. Je sortis, expliquant à Marthe qu’il n’y avait plus de place et que nous n’en trouverions pas dans le quartier. Je respirai. Je me hâtai comme un voleur qui s’échappe.

Tout à l’heure, mon idée fixe de fuir ces hôtels où je menais Marthe de force m’empêchait de penser à elle. Maintenant, je la regardais, la pauvre petite. Je retins mes larmes et quand elle me demanda où nous chercherions un lit, je la suppliais de ne pas en vouloir à un malade, et de retourner sagement elle à J... moi chez mes parents. Malade ! sagement ! elle fit un sourire machinal en entendant ces mots déplacés.

 

Ma honte dramatisa le retour. Quand, après les cruautés de ce genre, Marthe avait le malheur de me dire : « Tout de même, comme tu as été méchant », je m’emportais, la trouvais sans générosité. Si, au contraire, elle se taisait, avait l’air d’oublier, la peur me prenait qu’elle agît ainsi, parce qu’elle me considérait comme un malade, un dément. Alors, je n’avais de cesse que je ne lui eusse fait dire qu’elle n’oubliait point, et que, si elle me pardonnait, il ne fallait pas cependant que je profitasse de sa clémence ; qu’un jour, lasse de mes mauvais traitements, sa fatigue l’emporterait sur notre amour, et qu’elle me laisserait seul. Quand je la forçais à me parler avec cette énergie, et bien que je ne crusse pas à ses menaces, j’éprouvais une douleur délicieuse, comparable, en plus fort, à l’émoi que me donnent les montagnes russes. Alors, je me précipitais sur Marthe, l’embrassais plus passionnément que jamais.

— Répète-moi que tu me quitteras, lui disais-je, haletant, et là serrant dans mes bras, jusqu’à la casser.

Soumise, comme ne peut même pas l’être une esclave, mais seul un médium, elle répétait, pour me plaire, des phrases auxquelles elle ne comprenait rien.