Pendant que j'étais présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui donnait de nombreux signes d'agitation : c'était le comte Hannibal de Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n'avait pas eu le temps de s'informer des convives et quand j'étais entré au salon, voyant en moi un invité qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer, il installa son monocle sous l'arcade cintrée de ses sourcils, pensant que celui-ci l'aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d'homme j'étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des femmes vraiment supérieures, ce qu'on appelle un « salon », c'est-à-dire ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de mettre en vue la découverte d'un remède ou la production d'un chef-d'œuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l'impression d'avoir appris qu'à la réception pour le roi et la reine d'Angleterre, la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes d'esprit du Faubourg se consolaient malaisément de n'avoir pas été invitées tant elles eussent été délicieusement intéressées d'approcher ce génie étrange. Mme de Courvoisier prétendait qu'il y avait aussi M. Ribot, mais c'était une invention, destinée à faire croire qu'Oriane cherchait à faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du maréchal de Saxe, s'était présenté au foyer de la Comédie-Française et avait prié Mlle Reichenberg de venir réciter des vers devant le roi, ce qui avait eu lieu et constituait un fait sans précédent dans les annales des raouts. Au souvenir de tant d'imprévu (qu'il approuvait d'ailleurs pleinement, étant lui-même autant qu'un ornement et, de la même façon que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une consécration pour un salon), M. de Bréauté, se demandant qui je pouvais bien être, sentait un champ très vaste ouvert à ses investigations. Un instant le nom de M. Widor passa devant son esprit ; mais il jugea que j'étais bien jeune pour être organiste, et M. Widor, trop peu marquant pour être « reçu ». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout simplement en moi le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on lui avait parlé ; et il se préparait à me demander des nouvelles du roi Oscar par qui il avait été à plusieurs reprises fort bien accueilli ; mais quand le duc, pour me présenter, eut dit mon nom à M. de Bréauté, celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus dès lors que, me trouvant là, je ne fusse quelque célébrité. Oriane décidément n'en faisait pas d'autres, et savait l'art d'attirer les hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien entendu, sans quoi elle l'eût déclassé. M. de Bréauté commença donc à se pourlécher les babines et à renifler de ses narines friandes, mis en appétit non seulement par le bon dîner qu'il était sûr de faire, mais par le caractère de la réunion que ma présence ne pouvait manquer de rendre intéressante et qui lui fournirait un sujet de conversation piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il n'était pas encore fixé sur le point de savoir si c'était moi dont on venait d'expérimenter le sérum contre le cancer ou de mettre en répétition le prochain lever de rideau au Théâtre-Français, mais, grand intellectuel, grand amateur de « récits de voyages », il ne cessait pas de multiplier devant moi les révérences, les signes d'intelligence, les sourires filtrés par son monocle ; soit dans l'idée fausse qu'un homme de valeur l'estimerait davantage s'il parvenait à lui inculquer l'illusion que pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée n'étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance ; soit tout simplement par besoin et difficulté d'exprimer sa satisfaction, dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme s'il se fût trouvé en présence de quelqu'un des « naturels » d'une terre inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et sans interrompre les démonstrations d'amitié ni de pousser comme eux de grands cris de bienveillance, de troquer des œufs d'autruche et des épices contre des verroteries. Après avoir répondu de mon mieux à sa joie, je serrai la main du duc de Châtellerault que j'avais déjà rencontré chez Mme de Villeparisis, de laquelle il me dit que c'était une fine mouche. Il était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil busqué, les points où la peau de la joue s'altère, tout ce qui se voit déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le XVIe et le XVIIe siècle. Mais comme je n'aimais plus la duchesse, sa réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour moi. Je lisais le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature d'un peintre que j'aurais longtemps étudié, mais qui ne m'intéressait plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les laissai s'engager dans l'étau qu'était une poignée de main à l'allemande, accompagnée d'un sourire ironique ou bonhomme, du prince de Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms propre à ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que lui-même signait « prince Von », ou, quand il écrivait à des intimes, « Von ». Encore cette abréviation-là se comprenait-elle à la rigueur, à cause de la longueur d'un nom composé. On se rendait moins compte des raisons qui faisaient remplacer Élisabeth tantôt par Lili, tantôt par Bebeth, comme dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des hommes, cependant assez oisifs et frivoles en général, eussent adopté « Quiou » pour ne pas perdre, en disant « Montesquiou », leur temps. Mais on voit moins ce qu'ils en gagnaient à prénommer un de leurs cousins Dinand au lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner des prénoms les Guermantes procédassent invariablement par la répétition d'une syllabe. Ainsi deux sœurs, la comtesse de Montpeyroux et la vicomtesse de Vélude, lesquelles étaient toutes deux d'une énorme grosseur, ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en fâcher le moins du monde et sans que personne songeât à en sourire, tant l'habitude était ancienne, que « Petite » et « Mignonne ». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de Montpeyroux, eût, si celle-ci eût été gravement atteinte, demandé avec des larmes à sa sœur : « On me dit que “ Petite ” est très mal. » Mme de l'Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entièrement les oreilles, on ne l'appelait jamais que « ventre affamé ». Quelquefois on se contentait d'ajouter un a au nom ou au prénom du mari pour désigner la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le plus inhumain du Faubourg ayant pour prénom Raphaël, sa charmante, sa fleur sortant aussi du rocher signait toujours Raphaëla ; mais ce sont là seulement simples échantillons de règles innombrables dont nous pourrons toujours, si l'occasion s'en présente, expliquer quelques-unes.
Ensuite je demandai au duc de me présenter au prince d'Agrigente. « Comment, vous ne connaissez pas cet excellent Gri-gri », s'écria M. de Guermantes, et il dit mon nom à M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité par Françoise, m'était toujours apparu comme une transparente verrerie, sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cité antique dont je ne doutais pas que le prince — de passage à Paris par un bref miracle — ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde désinvolture qu'il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom que d'une œuvre d'art qu'il eût possédée, sans porter sur soi aucun reflet d'elle, sans peut-être l'avoir jamais regardée. Le prince d'Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier et qui pût faire penser à Agrigente, que c'en était à supposer que son nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu le pouvoir d'attirer à soi tout ce qu'il aurait pu y avoir de vague poésie en cet homme, comme chez tout autre, et de l'enfermer après cette opération dans les syllabes enchantées. Si l'opération avait eu lieu, elle avait été en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome de charme à retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il se trouvait à la fois le seul homme au monde qui fût prince d'Agrigente et peut-être l'homme au monde qui l'était le moins. D'ailleurs fort heureux de l'être, mais comme un banquier est heureux d'avoir de nombreuses actions d'une mine, sans se soucier si cette mine répond aux jolis noms de mine Ivanhoé et de mine Primerose, ou si elle s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient les présentations si longues à raconter mais qui, commencées dès mon entrée au salon, n'avaient duré que quelques instants, et que Mme de Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait : « Je suis sûre que Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l'une à l'autre, nous voulons que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous fatiguer pour que vous reveniez souvent », le duc, d'un mouvement assez gauche et timoré, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis une heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on pouvait servir.
Il faut ajouter qu'un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de Grouchy, descendant de celui du premier Empire duquel on a dit faussement que son absence au début de Waterloo avait été la cause principale de la défaite de Napoléon, était d'une excellente famille, insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse. Ainsi le prince de Guermantes, qui devait être bien des années plus tard moins difficile pour lui-même, avait-il coutume de dire à ses nièces : « Quel malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de Guermantes, mère de Mme de Grouchy) qu'elle n'ait jamais pu marier ses enfants ! — Mais, mon oncle, l'aînée a épousé M. de Grouchy. —Je n'appelle pas cela un mari ! Enfin, on prétend que l'oncle François a demandé la cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes restées filles. »
Aussitôt l'ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire, multiple et simultané, les portes de la salle à manger s'ouvrirent à deux battants ; un maître d'hôtel qui avait l'air d'un maître des cérémonies s'inclina devant la princesse de Parme et annonça la nouvelle : « Madame est servie », d'un ton pareil à celui dont il aurait dit : « Madame se meurt », mais qui ne jeta aucune tristesse dans l'assemblée, car ce fut d'un air folâtre, et comme l'été à Robinson, que les couples s'avancèrent l'un derrière l'autre vers la salle à manger, se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied poussaient derrière eux leur chaise ; la dernière, Mme de Guermantes s'avança vers moi, pour que je la conduisisse à table et sans que j'éprouvasse l'ombre de la timidité que j'aurais pu craindre car, en chasseresse à qui une grande adresse musculaire a rendu la grâce facile, voyant sans doute que je m'étais mis du côté qu'il ne fallait pas, elle pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur le mien et fus naturellement encadré dans un rythme de mouvements précis et nobles. Je leur obéis avec d'autant plus d'aisance que les Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai savant, chez qui on est moins intimidé que chez un ignorant ; d'autres portes s'ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l'arrivée tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les rouages en action.
C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait été ce signe du duc, auquel avait répondu le déclenchement de cette vaste, ingénieuse, obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L'indécision du geste ne nuisit pas pour moi à l'effet du spectacle qui lui était subordonné. Car je sentais que ce qui l'avait rendu hésitant et embarrassé était la crainte de me laisser voir qu'on n'attendait que moi pour dîner et qu'on m'avait attendu longtemps, de même que Mme de Guermantes avait peur qu'ayant regardé tant de tableaux, on ne me fatiguât et ne m'empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet continu. De sorte que c'était le manque de grandeur dans le geste, qui dégageait la grandeur véritable, de même que cette indifférence du duc à son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en lui-même mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de Guermantes ne fût par certains côtés fort ordinaire et n'eût même des ridicules d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'était pas. Mais de même qu'un fonctionnaire ou qu'un prêtre voient leur médiocre talent multiplié à l'infini (comme une vague par toute la mer qui se presse derrière elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient, l'Administration française et l'Église catholique, de même M. de Guermantes était porté par cette autre force, la politesse aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme de Guermantes n'eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais du moment que quelqu'un, comme c'était mon cas, paraissait susceptible d'être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s'il est possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là.
Quand il voulait faire plaisir à quelqu'un, M. de Guermantes avait ainsi pour faire de lui, ce jour-là, le personnage principal, un art qui savait mettre à profit la circonstance et le lieu. Sans doute à Guermantes ses « distinctions » et ses « grâces » eussent pris une autre forme. Il eût fait atteler pour m'emmener faire seul avec lui une promenade avant dîner. Telles qu'elles étaient, on se sentait touché par ses façons, comme on l'est, en lisant des Mémoires du temps, par celles de Louis XIV quand il répond avec bonté, d'un air riant et avec une demi-révérence, à quelqu'un qui vient le solliciter. Encore faut-il, dans les deux cas, comprendre que cette politesse ne va pas au-delà de ce que ce mot signifie.
Louis XIV (auquel les entichés de noblesse de son temps reprochent pourtant son peu de souci de l'étiquette, si bien, dit Saint-Simon, qu'il n'a été qu'un fort petit roi pour le rang en comparaison de Philippe de Valois, Charles V, etc.) fait rédiger les instructions les plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs sachent à quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains cas, devant l'impossibilité d'arriver à une entente, on préfère convenir que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain étranger que dehors, en plein air, pour qu'il ne soit pas dit qu'en entrant dans le château l'un a précédé l'autre ; et l'Électeur palatin, ayant le duc de Chevreuse à dîner, feint, pour ne pas lui laisser la main, d'être malade et dîne avec lui mais couché, ce qui tranche la difficulté. Monsieur le Duc évitant les occasions de rendre le service à Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frère dont il est du reste tendrement aimé, prend un prétexte pour faire monter son cousin à son lever et le forcer à lui passer sa chemise. Mais dès qu'il s'agit d'un sentiment profond, des choses du cœur, le devoir, si inflexible tant qu'il s'agit de politesse, change entièrement. Quelques heures après la mort de ce frère, une des personnes qui lui furent le plus chères, quand Monsieur, selon l'expression du duc de Montfort, est « encore tout chaud », Louis XIV chante des airs d'opéras, s'étonne que la duchesse de Bourgogne, laquelle a peine à dissimuler sa douleur, ait l'air si mélancolique, et voulant que la gaieté recommence aussitôt, pour que les courtisans se décident à se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions mondaines et concertées, mais dans le langage le plus involontaire, dans les préoccupations, dans l'emploi du temps de M. de Guermantes, on retrouvait le même contraste : les Guermantes n'éprouvaient pas plus de chagrins que les autres mortels, on peut même dire que leur sensibilité véritable était moindre ; en revanche, on voyait tous les jours leur nom dans les mondanités du Gaulois à cause du nombre prodigieux d'enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons couvertes de terre, les terrasses que purent connaître Xénophon ou saint Paul, de même dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de pure forme.
L'autre raison de l'amabilité que me montra la princesse de Parme était plus particulière. C'est qu'elle était persuadée d'avance que tout ce qu'elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était d'une qualité supérieure à tout ce qu'elle avait chez elle. Chez toutes les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s'il en avait été ainsi ; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus ordinaires, elle ne se contentait pas de s'extasier, elle demandait la permission d'envoyer dès le lendemain chercher la recette ou regarder l'espèce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages à gros appointements, ayant leur voiture à eux et surtout leurs prétentions professionnelles, et qui se trouvaient fort humiliés de venir s'informer d'un plat dédaigné ou prendre modèle sur une variété d'œillets laquelle n'était pas moitié aussi belle, aussi « panachée » de « chinages », aussi grande quant aux dimensions des fleurs que celles qu'ils avaient obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de celle-ci, chez tout le monde, cet étonnement devant les moindres choses était factice et destiné à montrer qu'elle ne tirait pas de la supériorité de son rang et de ses richesses un orgueil défendu par ses anciens précepteurs, dissimulé par sa mère et insupportable à Dieu, en revanche, c'est en toute sincérité qu'elle regardait le salon de la duchesse de Guermantes comme un lieu privilégié où elle ne pouvait marcher que de surprises en délices. D'une façon générale d'ailleurs, mais qui serait bien insuffisante à expliquer cet état d'esprit, les Guermantes étaient assez différents du reste de la société aristocratique ; ils étaient plus précieux et plus rares. Ils m'avaient donné au premier aspect l'impression contraire, je les avais trouvés vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce que préalablement j'avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en Parme, des noms. Évidemment, dans ce salon, toutes les femmes que j'avais imaginées comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de même davantage à la grande majorité des femmes. Mais de même que Balbec ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l'imagination parce qu'ils ressemblaient plus à leurs pareils qu'à leur nom, pouvaient ensuite, quoique à un moindre degré, offrir à l'intelligence certaines particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur d'un rose spécial allant quelquefois jusqu'au violet, de leur chair, une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un certain brillant de l'intelligence, car, si l'on disait le teint et les cheveux des Guermantes, on disait aussi l'esprit des Guermantes comme l'esprit des Mortemart — une certaine qualité sociale plus fine dès avant Louis XIV — et d'autant plus reconnue de tous qu'ils la promulgaient eux-mêmes), tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés çà et là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l'onyx, ou plutôt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarté dont les crins dépeignés courent, comme de flexibles rayons, dans les flancs de l'agate mousse.
Les Guermantes — du moins ceux qui étaient dignes du nom — n'étaient pas seulement d'une qualité de chair, de cheveu, de transparent regard, exquise, mais avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils étaient aussi différents en tout cela d'un homme du monde quelconque que celui-ci d'un fermier en blouse. Et malgré leur amabilité on se disait : N'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou l'inclinaison de la rose, de penser : « Ils sont d'une autre race que nous, et nous sommes, nous, les princes de la terre » ? Plus tard, je compris que les Guermantes me croyaient en effet d'une race autre, mais qui excitait leur envie, parce que je possédais des mérites que j'ignorais et qu'ils faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore j'ai senti que cette profession de foi n'était qu'à demi sincère et que chez eux le dédain ou l'étonnement coexistaient avec l'admiration et l'envie. La flexibilité physique essentielle aux Guermantes était double ; grâce à l'une, toujours en action, à tout moment, et si par exemple un Guermantes mâle allait saluer une dame, il obtenait une silhouette de lui-même faite de l'équilibre instable de mouvements asymétriques et nerveusement compensés, une jambe traînant un peu, soit exprès, soit parce qu'ayant été souvent cassée à la chasse elle imprimait au torse, pour rattraper l'autre jambe, une déviation à laquelle la remontée d'une épaule faisait contrepoids, pendant que le monocle s'installait dans l'œil, haussait un sourcil au même moment où le toupet des cheveux s'abaissait pour le salut ; l'autre flexibilité, comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde à jamais la coquille ou le bateau, s'était pour ainsi dire stylisée en une sorte de mobilité fixée, incurvant le nez busqué qui sous les yeux bleus à fleur de tête, au-dessus des lèvres trop minces, d'où sortait, chez les femmes, une voix rauque, rappelait l'origine fabuleuse assignée au XVIe siècle par le bon vouloir de généalogistes parasites et hellénisants à cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu'ils prétendaient quand ils lui donnaient pour origine la fécondation mythologique d'une nymphe par un divin Oiseau.
Les Guermantes n'étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel qu'au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l'époux aux idées surannées de « Marie Gilbert » et qui faisait asseoir sa femme à gauche quand ils se promenaient en voiture, parce qu'elle était de moins bon sang, pourtant royal, que lui, mais il était une exception et faisait, absent, l'objet des railleries de la famille et d'anecdotes toujours nouvelles), les Guermantes, tout en vivant dans le pur « gratin » de l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les théories de la duchesse de Guermantes, laquelle à vrai dire à force d'être Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose d'autre et de plus agréable, mettaient tellement au-dessus de tout l'intelligence et étaient en politique si socialistes qu'on se demandait où dans son hôtel se cachait le génie chargé d'assurer le maintien de la vie aristocratique, et qui, toujours invisible, mais évidemment tapi tantôt dans l'antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas aux titres de lui dire « Madame la duchesse », à cette personne qui n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller dîner chez sa belle-sœur quand sonnaient huit heures et de se décolleter pour cela.
Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation des duchesses, du moins des premières d'entre elles et comme elle multimillionnaires, le sacrifice à d'ennuyeux thés, dîners en ville, raouts, d'heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse, mais sans aller jusqu'à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du hasard que le maître d'hôtel de Mme de Guermantes dît toujours : « Madame la duchesse » à cette femme qui ne croyait qu'à l'intelligence, ne paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pensé à le prier de lui dire « Madame » tout simplement. En poussant la bonne volonté jusqu'à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle entendait seulement « Madame » et que l'appendice verbal qui y était ajouté n'était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle n'était pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission à donner à son mari, elle disait au maître d'hôtel : « Vous rappellerez à Monsieur le duc... »
Le génie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations, par exemple de faire parler morale. Certes il y avait des Guermantes plus particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement moraux, et ce n'étaient pas d'habitude les mêmes. Mais les premiers — même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et justes — traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la même façon que Mme de Villeparisis, dans les moments où le génie de la famille s'exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et, à cause de leur charme plus grand, plus attendrissant que celui de la marquise, pour dire d'une domestique : « On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui n'est pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement restée toujours dans le droit chemin. » À ces moments-là le génie de la famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air de visage, le même chez la duchesse que chez son grand-père le maréchal, une sorte d'insaisissable convulsion (pareille à celle du Serpent, génie carthaginois de la famille Barca), et par quoi j'avais été plusieurs fois saisi d'un battement de cœur, dans mes promenades matinales, quand, avant d'avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle du fond d'une petite crémerie. Ce génie était intervenu dans une circonstance qui avait été loin d'être indifférente non seulement aux Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et, quoique d'aussi bon sang que les Guermantes, tout l'opposé d'eux (c'est même par sa grand-mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et noblesse comme si c'était la seule chose qui importât). Non seulement les Courvoisier n'assignaient pas à l'intelligence le même rang que les Guermantes, mais ils ne possédaient pas d'elle la même idée. Pour un Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c'était avoir la dent dure, être capable de dire des méchancetés, d'emporter le morceau, c'était aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la musique, sur l'architecture, parler anglais. Les Courvoisier se faisaient de l'intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu'on ne fût pas de leur monde, être intelligent n'était pas loin de signifier « avoir probablement assassiné père et mère ». Pour eux l'intelligence était l'espèce de « pince-monseigneur » grâce à laquelle des gens qu'on ne connaissait ni d'Ève ni d'Adam forçaient les portes des salons les plus respectés, et on savait chez les Courvoisier qu'il finissait toujours par vous en cuire d'avoir reçu de telles « espèces ». Aux plus insignifiantes assertions des gens intelligents qui n'étaient pas du monde, les Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Quelqu'un ayant dit une fois : « Mais Swann est plus jeune que Palamède. — Du moins il vous le dit ; et s'il vous le dit, soyez sûr que c'est qu'il y trouve son intérêt », avait répondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de deux étrangères très élégantes que les Guermantes recevaient, qu'on avait fait passer d'abord celle-ci puisqu'elle était l'aînée : « Mais est-elle même l'aînée ? » avait demandé Mme de Gallardon, non pas positivement comme si ce genre de personnes n'avaient pas d'âge, mais comme si, vraisemblablement dénuées d'état civil et religieux, de traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les petites chattes d'une même corbeille entre lesquelles un vétérinaire seul pourrait se reconnaître. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes, maintenaient d'ailleurs en un sens l'intégrité de la noblesse à la fois grâce à l'étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur cœur. De même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de quelques autres comme les Ligne, les La Trémoïlle, etc., tout le reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément parce qu'ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre dont s'occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites leur importait peu. Certaines femmes qui n'avaient pas un rang très élevé dans leur province, mais brillamment mariées, riches, jolies, aimées des duchesses, étaient pour Paris, où l'on est peu au courant des « père et mère », un excellent et élégant article d'importation. Il pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrément propre, reçues chez certaines Guermantes. Mais, à leur égard, l'indignation des Courvoisier ne désarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n'aimaient pas à frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et un thème d'inépuisables déclamations. Dès le moment, par exemple, où la charmante comtesse G*** entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de Villebon prenait exactement l'expression qu'il eût dû prendre si elle avait eu à réciter le vers :
Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là,
vers qui lui était du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalé presque tous les lundis des éclairs chargés de crème à quelques pas de la comtesse G***, mais sans résultat. Et Mme de Villebon confessait en cachette qu'elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes recevait une femme qui n'était même pas de la deuxième société, à Châteaudun. « Ce n'est vraiment pas la peine que ma cousine soit si difficile sur ses relations, c'est à se moquer du monde », concluait Mme de Villebon avec une autre expression de visage, celle-là souriante et narquoise dans le désespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eût plutôt mis un autre vers, que la comtesse ne connaissait naturellement pas davantage :
Grâce aux dieux ! Mon malheur passe mon espérance.
Au reste, anticipons sur les événements en disant que la « persévérance », rime d'« espérance » dans le vers suivant, de Mme de Villebon à snober Mme G*** ne fut pas tout à fait inutile. Aux yeux de Mme G*** elle doua Mme de Villebon d'un prestige tel, d'ailleurs purement imaginaire, que, quand la fille de Mme G***, qui était la plus jolie et la plus riche des bals de l'époque, fut à marier, on s'étonna de lui voir refuser tous les ducs. C'est que sa mère, se souvenant des avanies hebdomadaires qu'elle avait essuyées rue de Grenelle en souvenir de Châteaudun, ne souhaitait véritablement qu'un mari pour sa fille : un fils Villebon.
Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient était dans l'art, infiniment varié d'ailleurs, de marquer les distances. Les manières des Guermantes n'étaient pas entièrement uniformes chez tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l'étaient vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de cérémonie, à peu près comme si le fait qu'ils vous eussent tendu la main eût été aussi considérable que s'il s'était agi de vous sacrer chevalier. Au moment où un Guermantes, n'eût-il que vingt ans, mais marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s'il n'était nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu, toujours de la froideur d'un acier qu'il semblait prêt à vous plonger dans les plus profonds replis du cœur. C'est du reste ce que les Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de premier ordre. Ils pensaient de plus accroître par cette inspection l'amabilité du salut qui allait suivre et qui ne vous serait délivré qu'à bon escient. Tout ceci se passait à une distance de vous qui, petite s'il se fût agi d'une passe d'armes, semblait énorme pour une poignée de main et glaçait dans le deuxième cas comme elle eût fait dans le premier, de sorte que quand le Guermantes, après une rapide tournée accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec lui, sa main, dirigée vers vous au bout d'un bras tendu dans toute sa longueur, avait l'air de vous présenter un fleuret pour un combat singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile de distinguer si c'était vous ou sa propre main qu'il saluait. Certains Guermantes, n'ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne pas se répéter sans cesse, exagéraient en recommençant cette cérémonie chaque fois qu'ils vous rencontraient. Etant donné qu'ils n'avaient plus à procéder à l'enquête psychologique préalable pour laquelle le « génie de la famille » leur avait délégué ses pouvoirs et dont ils devaient se rappeler les résultats, l'insistance du regard perforateur précédant la poignée de main ne pouvait s'expliquer que par l'automatisme qu'avait acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu'ils pensaient posséder. Les Courvoisier, dont le physique était différent, avaient vainement essayé de s'assimiler ce salut scrutateur et s'étaient rabattus sur la raideur hautaine ou la négligence rapide. En revanche, c'était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du corps (qu'elle avait fort haut) jusqu'à la ceinture qui faisait pivot, restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la partie supérieure de sa personne, qu'elle la rejetait en arrière de la verticale par un brusque retrait d'une longueur à peu près égale Le renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées. Cette même annulation de l'amabilité par la reprise des distances (qui était d'origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites dans le premier mouvement n'étaient qu'une feinte d'un instant) se manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les Guermantes, dans les lettres qu'on recevait d'elles, au moins pendant les premiers temps de leur connaissance. Le « corps » de la lettre pouvait contenir des phrases qu'on n'écrirait, semble-t-il, qu'à un ami, mais c'est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d'être celui de la dame, car la lettre commençait par : « Monsieur » et finissait par : « Croyez, Monsieur, à mes sentiments distingués. » Dès lors, entre ce froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le reste, pouvaient se succéder (si c'était une réponse à une lettre de condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la Guermantes avait eu à perdre sa sœur, de l'intimité qui existait entre elles, des beautés du pays où elle villégiaturait, des consolations qu'elle trouvait dans le charme de ses petits-enfants, tout cela n'était plus qu'une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le caractère intime n'entraînait pourtant pas plus d'intimité entre vous et l'épistolière que si celle-ci avait été Pline le Jeune ou Mme de Simiane.
Il est vrai que certaines Guermantes vous écrivaient dès les premières fois « mon cher ami », « mon ami » : ce n'étaient pas toujours les plus simples d'entre elles, mais plutôt celles qui, ne vivant qu'au milieu des rois et, d'autre part, étant « légères », prenaient dans leur orgueil la certitude que tout ce qui venait d'elles faisait plaisir et dans leur corruption l'habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu'elles pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait qu'on eût eu une trisaïeule commune sous Louis XIII pour qu'un jeune Guermantes dît en parlant de la marquise de Guermantes « la tante Adam », les Guermantes étaient si nombreux que même pour ces simples rites, celui du salut de présentation par exemple, il existait bien des variétés. Chaque sous-groupe un peu raffiné avait le sien, qu'on se transmettait des parents aux enfants comme une recette de vulnéraire et une manière particulière de préparer les confitures. C'est ainsi qu'on a vu la poignée de main de Saint-Loup se déclencher comme malgré lui au moment où il entendait votre nom, sans participation de regard, sans adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison spéciale — ce qui arrivait du reste assez rarement — était présenté à quelqu'un du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la tête, devant ce minimum si brusque de bonjour, revêtant volontairement les apparences de l'inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir contre lui. Et il était bien étonné d'apprendre qu'il ou elle avait jugé à propos d'écrire tout spécialement au présentateur pour lui dire combien vous lui aviez plu et qu'il ou elle espérait bien vous revoir. Aussi particularisés que le geste mécanique de Saint-Loup étaient les entrechats compliqués et rapides (jugés ridicules par M. de Charlus) du marquis de Fierbois, les pas graves et mesurés du prince de Guermantes. Mais il est impossible de décrire ici la richesse de cette chorégraphie des Guermantes à cause de l'étendue même du corps de ballet.
Pour en revenir à l'antipathie qui animait les Courvoisier contre la duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de la plaindre tant qu'elle fut jeune fille, car elle était alors peu fortunée. Malheureusement, de tout temps, une sorte d'émanation fuligineuse et sui generis enfouissait, dérobait aux yeux, la richesse des Courvoisier qui, si grande qu'elle fût, demeurait obscure. Une Courvoisier fort riche avait beau épouser un gros parti, il arrivait toujours que le jeune ménage n'avait pas de domicile personnel à Paris, y « descendait » chez ses beaux-parents, et pour le reste de l'année vivait en province au milieu d'une société sans mélange mais sans éclat. Pendant que Saint-Loup qui n'avait guère plus que des dettes éblouissait Doncières par ses attelages, un Courvoisier fort riche n'y prenait jamais que le tram. Inversement (et d'ailleurs bien des années auparavant) Mlle de Guermantes (Oriane), qui n'avait pas grand-chose, faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier réunies, des leurs. Le scandale même de ses propos faisait une espèce de réclame à sa manière de s'habiller et de se coiffer. Elle avait osé dire au grand-duc de Russie : « Hé bien ! Monseigneur, il paraît que vous voulez faire assassiner Tolstoï ? » dans un dîner auquel on n'avait point convié les Courvoisier, d'ailleurs peu renseignés sur Tolstoï. Ils ne l'étaient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si l'on en juge par la duchesse de Gallardon douairière (belle-mère de la princesse de Gallardon, alors encore jeune fille) qui, n'ayant pas été en cinq ans honorée d'une seule visite d'Oriane, répondit à quelqu'un qui lui demandait la raison de son absence : « Il paraît qu'elle récite de l'Aristote (elle voulait dire de l'Aristophane) dans le monde. Je ne tolère pas ça chez moi ! »
On peut imaginer combien cette « sortie » de Mlle de Guermantes sur Tolstoï, si elle indignait les Courvoisier, émerveillait les Guermantes, et, par-delà, tout ce qui leur tenait non seulement de près, mais de loin. La comtesse douairière d'Argencourt, née Seineport, qui recevait un peu tout le monde parce qu'elle était bas-bleu et quoique son fils fût un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres en disant : « Oriane de Guermantes, qui est fine comme l'ambre, maligne comme un singe, douée pour tout, qui fait des aquarelles dignes d'un grand peintre et des vers comme en font peu de grands poètes, et vous savez, comme famille, c'est tout ce qu'il y a de plus haut, sa grand-mère était Mlle de Montpensier, et elle est la dix-huitième Oriane de Guermantes sans une mésalliance, c'est le sang le plus pur, le plus vieux de France. » Aussi les faux hommes de lettres, les demi-intellectuels que recevait Mme d'Argencourt, se représentant Oriane de Guermantes, qu'ils n'auraient jamais l'occasion de connaître personnellement, comme quelque chose de plus merveilleux et de plus extraordinaire que la princesse Badroul Boudour, non seulement se sentaient prêts à mourir pour elle en apprenant qu'une personne si noble glorifiait par-dessus tout Tolstoï, mais sentaient aussi que reprenaient dans leur esprit une nouvelle force leur propre amour de Tolstoï, leur désir de résistance au tsarisme. Ces idées libérales avaient pu s'anémier en eux, ils avaient pu douter de leur prestige, n'osant plus les confesser, quand soudain de Mlle de Guermantes elle-même, c'est-à-dire d'une jeune fille si indiscutablement précieuse et autorisée, portant les cheveux à plat sur le front (ce que jamais une Courvoisier n'eût consenti à faire) leur venait un tel secours. Un certain nombre de réalités bonnes ou mauvaises gagnent ainsi beaucoup à recevoir l'adhésion de personnes qui ont autorité sur nous. Par exemple chez les Courvoisier, les rites de l'amabilité dans la rue se composaient d'un certain salut, fort laid et peu aimable en lui-même, mais dont on savait que c'était la manière distinguée de dire bonjour, de sorte que tout le monde, effaçant de soi le sourire, le bon accueil, s'efforçait d'imiter cette froide gymnastique. Mais les Guermantes, en général, et particulièrement Oriane, tout en connaissant mieux que personne ces rites, n'hésitaient pas, si elles vous apercevaient d'une voiture, à vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un salon, laissant les Courvoisier faire leurs saluts empruntés et raides, esquissaient de charmantes révérences, vous tendaient la main comme à un camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d'un coup, grâce aux Guermantes, entrait dans la substance du chic, jusque-là un peu creuse et sèche, tout ce que naturellement on eût aimé et qu'on s'était efforcé de proscrire, la bienvenue, l'épanchement d'une amabilité vraie, la spontanéité. C'est de la même manière, mais par une réhabilitation cette fois peu justifiée, que les personnes qui portent le plus en elles le goût instinctif de la mauvaise musique et des mélodies, si banales soient-elles, qui ont quelque chose de caressant et de facile, arrivent, grâce à la culture symphonique, à mortifier en elles ce goût. Mais une fois arrivées à ce point, quand, émerveillées avec raison par l'éblouissant coloris orchestral de Richard Strauss, elles voient ce musicien accueillir avec une indulgence digne d'Auber les motifs les plus vulgaires, ce que ces personnes aimaient trouve soudain dans une autorité si haute une justification qui les ravit et elles s'enchantent sans scrupules et avec une double gratitude, en écoutant Salomé, de ce qu'il leur était interdit d'aimer dans Les Diamants de la Couronne.
Authentique ou non, l'apostrophe de Mlle de Guermantes au grand-duc, colportée de maison en maison, était une occasion de raconter avec quelle élégance excessive Oriane était arrangée à ce dîner. Mais si le luxe (ce qui précisément le rendait inaccessible aux Courvoisier) ne naît pas de la richesse, mais de la prodigalité, encore la seconde dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la première, laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux. Or, étant donné les principes affichés ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de Villeparisis, à savoir que la noblesse ne compte pas, qu'il est ridicule de se préoccuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que seuls l'intelligence, le cœur, le talent ont de l'importance, les Courvoisier pouvaient espérer qu'en vertu de cette éducation qu'elle avait reçue de la marquise, Oriane épouserait quelqu'un qui ne serait pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre penseur, qu'elle entrerait définitivement dans la catégorie de ce que les Courvoisier appelaient « les dévoyés ». Ils pouvaient d'autant plus l'espérer que, Mme de Villeparisis traversant en ce moment au point de vue social une crise difficile (aucune des rares personnes brillantes que je rencontrai chez elle ne lui était encore revenue), elle affichait une horreur profonde à l'égard de la société qui la tenait à l'écart. Même quand elle parlait de son neveu le prince de Guermantes qu'elle voyait, elle n'avait pas assez de railleries pour lui parce qu'il était féru de sa naissance. Mais au moment même où il s'était agi de trouver un mari à Oriane, ce n'étaient plus les principes affichés par la tante et la nièce qui avaient mené l'affaire ; ç'avait été le mystérieux « génie de la famille ». Aussi infailliblement que si Mme de Villeparisis et Oriane n'eussent jamais parlé que titres de rente et généalogies, au lieu de mérite littéraire et de qualités du cœur, et comme si la marquise, pour quelques jours avait été — comme elle serait plus tard — morte et en bière, dans l'église de Combray, où chaque membre de la famille n'était plus qu'un Guermantes, avec une privation d'individualité et de prénoms qu'attestait sur les grandes tentures noires le seul G de pourpre, surmonté de la couronne ducale, c'était sur l'homme le plus riche et le mieux né, sur le plus grand parti du faubourg Saint-Germain, sur le fils aîné du duc de Guermantes, le prince des Laumes, que le génie de la famille avait porté le choix de l'intellectuelle, de la frondeuse, de l'évangélique Mme de Villeparisis. Et pendant deux heures, le jour du mariage, Mme de Villeparisis eut chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle se moqua même avec les quelques bourgeois intimes qu'elle avait conviés et auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de « couper le câble » dès l'année suivante. Pour mettre le comble au malheur des Courvoisier, les maximes qui font de l'intelligence et du talent les seules supériorités sociales, recommencèrent à se débiter chez la princesse des Laumes, aussitôt après le mariage. Et à cet égard, soit dit en passant, le point de vue que défendait Saint-Loup quand il vivait avec Rachel, fréquentait les amis de Rachel, aurait voulu épouser Rachel, comportait — quelque horreur qu'il inspirât dans la famille — moins de mensonge que celui des demoiselles Guermantes en général, prônant l'intelligence, n'admettant presque pas qu'on mît en doute l'égalité des hommes, alors que tout cela aboutissait à point nommé au même résultat que si elles eussent professé des maximes contraires, c'est-à-dire à épouser un duc richissime. Saint-Loup agissait, au contraire, conformément à ses théories, ce qui faisait dire qu'il était dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue moral, Rachel était en effet peu satisfaisante. Mais il n'est pas certain que si une personne ne valait pas mieux, mais eût été duchesse ou eût possédé beaucoup de millions, Mme de Marsantes n'eût pas été favorable au mariage.
Or, pour en revenir à Mme des Laumes (bientôt après duchesse de Guermantes par la mort de son beau-père), ce fut un surcroît de malheur infligé aux Courvoisier que les théories de la jeune princesse, en restant ainsi dans son langage, n'eussent dirigé en rien sa conduite ; car ainsi cette philosophie (si l'on peut ainsi dire) ne nuisit nullement à l'élégance aristocratique du salon Guermantes. Sans doute toutes les personnes que Mme de Guermantes ne recevait pas se figuraient que c'était parce qu'elles n'étaient pas assez intelligentes, et telle riche Américaine qui n'avait jamais possédé d'autre livre qu'un petit exemplaire ancien, et jamais ouvert, des poésies de Parny, posé parce qu'il était « du temps », sur un meuble de son petit salon, montrait quel cas elle faisait des qualités de l'esprit par les regards dévorants qu'elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait à l'Opéra. Sans doute aussi Mme de Guermantes était sincère quand elle élisait une personne à cause de son intelligence. Quand elle disait d'une femme : il paraît qu'elle est « charmante », ou d'un homme qu'il était tout ce qu'il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas avoir d'autres raisons de consentir à les recevoir que ce charme ou cette intelligence, le génie des Guermantes n'intervenant pas à cette dernière minute : plus profond, situé à l'entrée obscure de la région où les Guermantes jugeaient, ce génie vigilant empêchait les Guermantes de trouver l'homme intelligent ou de trouver la femme charmante s'ils n'avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L'homme était déclaré savant, mais comme un dictionnaire, ou, au contraire, commun avec un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou parlait trop. Quant aux gens qui n'avaient pas de situation, quelle horreur, c'étaient des snobs. M. de Bréauté, dont le château était tout voisin de Guermantes, ne fréquentait que des altesses. Mais il se moquait d'elles et ne rêvait que vivre dans les musées. Aussi Mme de Guermantes était-elle indignée quand on traitait M. de Bréauté de snob. « Snob, Babal ! Mais vous êtes fou, mon pauvre ami, c'est tout le contraire, il déteste les gens brillants, on ne peut pas lui faire faire une connaissance. Même chez moi ! si je l'invite avec quelqu'un de nouveau, il ne vient qu'en gémissant. »
Ce n'est pas que, même en pratique, les Guermantes ne fissent pas de l'intelligence un tout autre cas que les Courvoisier. D'une façon positive, cette différence entre les Guermantes et les Courvoisier donnait déjà d'assez beaux fruits. Ainsi la duchesse de Guermantes, du reste enveloppée d'un mystère devant lequel rêvaient de loin tant de poètes, avait donné cette fête dont nous avons déjà parlé, où le roi d'Angleterre s'était plu mieux que nulle part ailleurs, car elle avait eu l'idée, qui ne serait jamais venue à l'esprit, et la hardiesse, qui eût fait reculer le courage de tous les Courvoisier, d'inviter, en dehors des personnalités que nous avons citées, le musicien Gaston Lemaire et l'auteur dramatique Grandmougin. Mais c'est surtout au point de vue négatif que l'intellectualité se faisait sentir. Si le coefficient nécessaire d'intelligence et de charme allait en s'abaissant au fur et à mesure que s'élevait le rang de la personne qui désirait être invitée chez la duchesse de Guermantes, jusqu'à approcher de zéro quand il s'agissait des principales têtes couronnées, en revanche plus on descendait au-dessous de ce niveau royal, plus le coefficient s'élevait. Par exemple, chez la princesse de Parme, il y avait une quantité de personnes que l'Altesse recevait parce qu'elle les avait connues enfant, ou parce qu'elles étaient alliées à telle duchesse, ou attachées à la personne de tel souverain, ces personnes fussent-elles laides, d'ailleurs, ennuyeuses ou sottes ; or, pour un Courvoisier la raison « aimé de la princesse de Parme », « sœur de mère avec la duchesse d'Arpajon », « passant tous les ans trois mois chez la reine d'Espagne », aurait suffi à leur faire inviter de telles gens, mais Mme de Guermantes, qui recevait poliment leur salut depuis dix ans chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laissé passer son seuil, estimant qu'il en est d'un salon au sens social du mot comme au sens matériel où il suffit de meubles qu'on ne trouve pas jolis, mais qu'on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre affreux. Un tel salon ressemble à un ouvrage où on ne sait pas s'abstenir des phrases qui démontrent du savoir, du brillant, de la facilité. Comme un livre, comme une maison, la qualité d'un « salon », pensait avec raison Mme de Guermantes, a pour pierre angulaire le sacrifice.
Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse de Guermantes se contentait depuis des années du même bonjour convenable, ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller à leurs fêtes, s'en plaignaient discrètement à l'Altesse, laquelle, les jours où M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le rusé seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu'il avait des maîtresses, mais compère à toute épreuve en ce qui touchait le bon fonctionnement de son salon (et l'esprit d'Oriane, qui en était l'attrait principal), répondait : « Mais est-ce que ma femme la connaît ? Ah ! alors, en effet, elle aurait dû. Mais je vais dire la vérité à Madame : Oriane au fond n'aime pas la conversation des femmes. Elle est entourée d'une cour d'esprits supérieurs — moi, je ne suis pas son mari, je ne suis que son premier valet de chambre. Sauf un tout petit nombre qui sont, elles, très spirituelles, les femmes l'ennuient. Voyons, Madame, Votre Altesse, qui a tant de finesse, ne me dira pas que la marquise de Souvré ait de l'esprit. Oui, je comprends bien, la princesse la reçoit par bonté. Et puis elle la connaît. Vous dites qu'Oriane l'a vue, c'est possible, mais très peu je vous assure. Et puis je vais dire à la princesse, il y a aussi un peu de ma faute. Ma femme est très fatiguée, et elle aime tant être aimable que, si je la laissais faire, ce serait des visites à n'en plus finir. Pas plus tard qu'hier soir, elle avait de la température, elle avait peur de faire de la peine à la duchesse de Bourbon en n'allant pas chez elle. J'ai dû montrer les dents, j'ai défendu qu'on attelât. Tenez, savez-vous, Madame, j'ai bien envie de ne pas même dire à Oriane que vous m'avez parlé de Mme de Souvré. Oriane aime tant Votre Altesse qu'elle ira aussitôt inviter Mme de Souvré, ce sera une visite de plus, cela nous forcera à entrer en relations avec la sœur dont je connais très bien le mari. Je crois que je ne dirai rien du tout à Oriane, si la princesse m'y autorise. Nous lui éviterons comme cela beaucoup de fatigue et d'agitation. Et je vous assure que cela ne privera pas Mme de Souvré. Elle va partout, dans les endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons même pas, de petits dîners de rien, Mme de Souvré s'ennuierait à périr. » La princesse de Parme, naïvement persuadée que le duc de Guermantes ne transmettrait pas sa demande à la duchesse et désolée de n'avoir pu obtenir l'invitation que désirait Mme de Souvré, était d'autant plus flattée d'être une des habituées d'un salon si peu accessible. Sans doute cette satisfaction n'allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme invitait Mme de Guermantes, elle avait à se mettre l'esprit à la torture pour n'avoir personne qui pût déplaire à la duchesse et l'empêcher de revenir.
Les jours habituels (après le dîner où elle avait toujours de très bonne heure, ayant gardé les habitudes anciennes, quelques convives), le salon de la princesse de Parme était ouvert aux habitués, et d'une façon générale à toute la grande aristocratie française et étrangère. La réception consistait en ceci qu'au sortir de la salle à manger, la princesse s'asseyait sur un canapé devant une grande table ronde, causait avec deux des femmes les plus importantes qui avaient dîné, ou bien jetait les yeux sur un « magazine », jouait aux cartes (ou feignait d'y jouer, suivant une habitude de cour allemande), soit en faisant une patience, soit en prenant pour partenaire vrai ou supposé un personnage marquant. Vers neuf heures la porte du grand salon ne cessait plus de s'ouvrir à deux battants, de se refermer, de se rouvrir de nouveau, pour laisser passage aux visiteurs qui avaient dîné quatre à quatre (ou, s'ils dînaient en ville, escamotaient le café en disant qu'ils allaient revenir, comptant en effet « entrer par une porte et sortir par l'autre ») pour se plier aux heures de la princesse. Celle-ci cependant, attentive à son jeu ou à la causerie, faisait semblant de ne pas voir les arrivantes, et ce n'est qu'au moment où elles étaient à deux pas d'elle, qu'elle se levait gracieusement en souriant avec bonté pour les femmes. Celles-ci cependant faisaient devant l'Altesse debout une révérence qui allait jusqu'à la génuflexion, de manière à mettre leurs lèvres à la hauteur de la belle main qui pendait très bas et à la baiser. Mais à ce moment la princesse, de même que si elle eût chaque fois été surprise par un protocole qu'elle connaissait pourtant très bien, relevait l'agenouillée comme de vive force, avec une grâce et une douceur sans égales, et l'embrassait sur les joues. Grâce et douceur qui avaient pour condition, dira-t-on, l'humilité avec laquelle l'arrivante pliait le genou. Sans doute ; et il semble que dans une société égalitaire la politesse disparaîtrait, non, comme on croit, par le défaut de l'éducation, mais parce que chez les uns disparaîtrait la déférence due au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez les autres l'amabilité qu'on prodigue et qu'on affine quand on sent qu'elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde fondé sur l'égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui n'avait qu'une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la politesse dans une société nouvelle n'est pas certaine, et nous sommes quelquefois trop disposés à croire que les conditions actuelles d'un état de choses en sont les seules possibles. De très bons esprits ont cru qu'une république ne pourrait avoir de diplomatie et d'alliances, et que la classe paysanne ne supporterait pas la séparation de l'Église et de l'État. Après tout, la politesse dans une société égalitaire ne serait pas un miracle plus grand que le succès des chemins de fer et l'utilisation militaire de l'aéroplane. Puis, si même la politesse disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure qu'elle serait en fait plus démocratique ? C'est fort possible. Le pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu'ils n'ont plus ni États, ni armée ; les cathédrales exerçaient un prestige bien moins grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe, et si la princesse de Parme avait été souveraine d'un État, sans doute eussé-je eu l'idée d'en parler à peu près autant que d'un président de la République, c'est-à-dire pas du tout.
Une fois l'impétrante relevée et embrassée par la princesse, celle-ci se rasseyait, se remettait à sa patience, non sans avoir, si la nouvelle venue était d'importance, causé un moment avec elle en la faisant asseoir sur un fauteuil.
Quand le salon devenait trop plein, la dame d'honneur chargée du service d'ordre donnait de l'espace en guidant les habitués dans un immense hall sur lequel donnait le salon et qui était rempli de portraits, de curiosités relatives à la maison de Bourbon. Les convives habituels de la princesse jouaient alors volontiers le rôle de cicerone et disaient des choses intéressantes, que n'avaient pas la patience d'écouter les jeunes gens, plus attentifs à regarder les Altesses vivantes (et au besoin à se faire présenter à elles par la dame d'honneur et les filles d'honneur) qu'à considérer les reliques des souveraines mortes. Trop occupés des connaissances qu'ils pourraient faire et des invitations qu'ils pêcheraient peut-être, ils ne savaient absolument rien, même après des années, de ce qu'il y avait dans ce précieux musée des archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusément qu'il était orné de cactus et de palmiers géants qui faisaient ressembler ce centre des élégances au Palmarium du Jardin d'Acclimatation.
Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois faire, ces soirs-là, une visite de digestion à la princesse, qui la gardait tout le temps à côté d'elle, tout en badinant avec le duc. Mais quand la duchesse venait dîner, la princesse se gardait bien d'avoir ses habitués et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des visiteurs trop peu choisis déplussent à l'exigeante duchesse. Ces soirs-là, si des fidèles non prévenus se présentaient à la porte de l'Altesse, le concierge répondait : « Son Altesse Royale ne reçoit pas ce soir », et on repartait. D'avance, d'ailleurs, beaucoup d'amis de la princesse savaient que, à cette date-là, ils ne seraient pas invités. C'était une série particulière, une série fermée à tant de ceux qui eussent souhaité d'y être compris. Les exclus pouvaient, avec une quasi-certitude, nommer les élus, et se disaient entre eux d'un ton piqué : « Vous savez bien qu'Oriane de Guermantes ne se déplace jamais sans tout son état-major. » À l'aide de celui-ci, la princesse de Parme cherchait à entourer la duchesse comme d'une muraille protectrice contre les personnes desquelles le succès auprès d'elle serait plus douteux. Mais à plusieurs des amis préférés de la duchesse, à plusieurs membres de ce brillant « état-major », la princesse de Parme était gênée de faire des amabilités, vu qu'ils en avaient fort peu pour elle. Sans doute la princesse de Parme admettait fort bien qu'on pût se plaire davantage dans la société de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle était bien obligée de constater qu'on s'écrasait aux « jours » de la duchesse et qu'elle-même y rencontrait souvent trois ou quatre Altesses qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau retenir les mots d'Oriane, imiter ses robes, servir à ses thés les mêmes tartes aux fraises, il y avait des fois où elle restait seule toute la journée avec une dame d'honneur et un conseiller de légation étranger. Aussi, lorsque (comme ç'avait été par exemple le cas pour Swann jadis) quelqu'un ne finissait jamais la journée sans être allé passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous les deux ans à la princesse de Parme, celle-ci n'avait pas grande envie, même pour amuser Oriane, de faire à ce Swann quelconque les « avances » de l'inviter à dîner. Bref, convier la duchesse était pour la princesse de Parme une occasion de perplexités, tant elle était rongée par la crainte qu'Oriane trouvât tout mal. Mais en revanche, et pour la même raison, quand la princesse de Parme venait dîner chez Mme de Guermantes, elle était sûre d'avance que tout serait bien, délicieux, elle n'avait qu'une peur, c'était de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas savoir assimiler les idées et les gens. À ce titre ma présence excitait son attention et sa cupidité, aussi bien que l'eût fait une nouvelle manière de décorer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine qu'elle était si c'était l'une ou l'autre, la décoration de la table ou ma présence, qui était plus particulièrement l'un de ces charmes, secret du succès des réceptions d'Oriane, et, dans le doute, bien décidée à tenter d'avoir à son prochain dîner l'un et l'autre. Ce qui justifiait du reste pleinement la curiosité ravie que la princesse de Parme apportait chez la duchesse, c'était cet élément comique, dangereux, excitant, où la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de saisissement et de délices (comme, au bord de la mer, dans un de ces « bains de vagues » dont les guides baigneurs signalent le péril, tout simplement parce qu'aucun d'eux ne sait nager), d'où elle sortait tonifiée, heureuse, rajeunie, et qu'on appelait l'esprit des Guermantes. L'esprit des Guermantes — entité aussi inexistante que la quadrature du cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes à le posséder — était une réputation comme les rillettes de Tours ou les biscuits de Reims. Sans doute (une particularité intellectuelle n'usant pas pour se propager des mêmes modes que la couleur des cheveux ou du teint) certains intimes de la duchesse, et qui n'étaient pas de son sang, possédaient pourtant cet esprit, lequel en revanche n'avait pu envahir certains Guermantes par trop réfractaires à n'importe quelle sorte d'esprit. Les détenteurs, non apparentés à la duchesse, de l'esprit des Guermantes avaient généralement pour caractéristique d'avoir été des hommes brillants, doués pour une carrière à laquelle, que ce fût les arts, la diplomatie, l'éloquence parlementaire, l'armée, ils avaient préféré la vie de coterie. Peut-être cette préférence aurait-elle pu être expliquée par un certain manque d'originalité, ou d'initiative, ou de vouloir, ou de santé, ou de chance, ou par le snobisme.
Chez certains (il faut d'ailleurs reconnaître que c'était l'exception), si le salon Guermantes avait été la pierre d'achoppement de leur carrière, c'était contre leur gré. Ainsi un médecin, un peintre et un diplomate de grand avenir n'avaient pu réussir dans leur carrière, pour laquelle ils étaient pourtant plus brillamment doués que beaucoup, parce que leur intimité chez les Guermantes faisait que les deux premiers passaient pour des gens du monde, et le troisième pour un réactionnaire, ce qui les avait empêchés tous trois d'être reconnus par leurs pairs. L'antique robe et la toque rouge que revêtent et coiffent encore les collèges électoraux des Facultés n'est pas, ou du moins n'était pas, il n'y a pas encore si longtemps, que la survivance purement extérieure d'un passé aux idées étroites, d'un sectarisme fermé. Sous la toque à glands d'or comme les grands prêtres sous le bonnet conique des Juifs, les « professeurs » étaient encore, dans les années qui précédèrent l'affaire Dreyfus, enfermés dans des idées rigoureusement pharisiennes. Du Boulbon était au fond un artiste, mais il était sauvé parce qu'il n'aimait pas le monde. Cottard fréquentait les Verdurin, mais Mme Verdurin était une cliente, puis il était protégé par sa vulgarité, enfin chez lui il ne recevait que la Faculté, dans des agapes sur lesquelles flottait une odeur d'acide phénique. Mais dans les corps fortement constitués, où d'ailleurs la rigueur des préjugés n'est que la rançon de la plus belle intégrité, des idées morales les plus élevées, qui fléchissent dans des milieux plus tolérants, plus libres et bien vite dissolus, un professeur, dans sa robe en satin écarlate doublé d'hermine comme celle d'un Doge (c'est-à-dire un duc) de Venise enfermé dans le palais ducal, était aussi vertueux, aussi attaché à de nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout élément étranger, que cet autre duc, excellent mais terrible, qu'était M. de Saint-Simon. L'étranger, c'était le médecin mondain, ayant d'autres manières, d'autres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons ici, afin de ne pas être accusé par ses collègues de les mépriser (quelle idée d'homme du monde !) s'il leur cachait la duchesse de Guermantes, espérait les désarmer en donnant des dîners mixtes où l'élément médical était noyé dans l'élément mondain. Il ne savait pas qu'il signait ainsi sa perte, ou plutôt il l'apprenait quand le conseil des Dix (un peu plus élevé en nombre) avait à pourvoir à la vacance d'une chaire, et que c'était toujours le nom d'un médecin plus normal, fût-il plus médiocre, qui sortait de l'urne fatale, et que le « veto » retentissait dans l'antique Faculté, aussi solennel, aussi ridicule, aussi terrible que le « juro » sur lequel mourut Molière. Ainsi encore du peintre à jamais étiqueté homme du monde, quand des gens du monde qui faisaient de l'art avaient réussi à se faire étiqueter artistes ; ainsi pour le diplomate ayant trop d'attaches réactionnaires.
Mais ce cas était le plus rare. Le type des hommes distingués qui formaient le fond du salon Guermantes était celui de gens ayant renoncé volontairement (ou le croyant du moins) au reste, à tout ce qui était incompatible avec l'esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes, avec ce charme indéfinissable odieux à tout « corps » tant soit peu centralisé.
Et les gens qui savaient qu'autrefois l'un de ces habitués du salon de la duchesse avait eu la médaille d'or au Salon, que l'autre, secrétaire de la Conférence des avocats, avait fait des débuts retentissants à la Chambre, qu'un troisième avait habilement servi la France comme chargé d'affaires, auraient pu considérer comme des ratés les gens qui n'avaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces « renseignés » étaient peu nombreux, et les intéressés eux-mêmes auraient été les derniers à le rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu même de l'esprit des Guermantes : celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de pion, ou bien au contraire de garçon de magasin, tels ministres éminents, l'un un peu solennel, l'autre amateur de calembours, dont les journaux chantaient les louanges, mais à côté de qui Mme de Guermantes bâillait et donnait des signes d'impatience si l'imprudence d'une maîtresse de maison lui avait donné l'un ou l'autre pour voisin ? Puisque être un homme d'État de premier ordre n'était nullement une recommandation auprès de la duchesse, ceux de ses amis qui avaient donné leur démission de la « Carrière » ou de l'armée, qui ne s'étaient pas représentés à la Chambre, jugeaient, en venant tous les jours déjeuner et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des altesses, d'ailleurs peu appréciées d'eux, du moins le disaient-ils, qu'ils avaient choisi la meilleure part, encore que leur air mélancolique, même au milieu de la gaieté, contredît un peu le bien-fondé de ce jugement.
Encore faut-il reconnaître que la délicatesse de vie sociale, la finesse des conversations chez les Guermantes avaient, si mince cela fût-il, quelque chose de réel. Aucun titre officiel n'y valait l'agrément de certains des préférés de Mme de Guermantes que les ministres les plus puissants n'auraient pu réussir à attirer chez eux. Si dans ce salon tant d'ambitions intellectuelles et même de nobles efforts avaient été enterrés pour jamais, du moins, de leur poussière, la plus rare floraison de mondanité y avait pris naissance. Certes, des hommes d'esprit, comme Swann par exemple, se jugeaient supérieurs à des hommes de valeur, qu'ils dédaignaient, mais c'est que ce que la duchesse plaçait au-dessus de tout, ce n'était pas l'intelligence, c'était — forme supérieure selon elle, plus rare, plus exquise, de l'intelligence élevée jusqu'à une variété verbale de talent — l'esprit. Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir, l'un comme un pédant, l'autre comme un mufle, malgré tout le savoir de l'un et tout le génie de l'autre, c'était l'infiltration de l'esprit Guermantes qui l'avait fait les classer ainsi. Jamais il n'eût osé présenter ni l'un ni l'autre à la duchesse, sentant d'avance de quel air elle eût accueilli les tirades de Brichot, les « calembredaines » d'Elstir, l'esprit des Guermantes rangeant les propos prétentieux et prolongés du genre sérieux ou du genre farceur dans la plus intolérable imbécillité.
Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si l'esprit des Guermantes ne les avait pas gagnés aussi complètement qu'il arrive, par exemple, dans les cénacles littéraires où tout le monde a une même manière de prononcer, d'énoncer et, par voie de conséquence, de penser, ce n'est pas certes que l'originalité soit plus forte dans les milieux mondains et y mette obstacle à l'imitation. Mais l'imitation a pour conditions, non pas seulement l'absence d'une originalité irréductible, mais encore une finesse relative d'oreille qui permette de discerner d'abord ce qu'on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes auxquels ce sens musical faisait aussi entièrement défaut qu'aux Courvoisier.
Pour prendre comme exemple l'exercice qu'on appelle, dans une autre acception du mot imitation, « faire des imitations » (ce qui se disait chez les Guermantes « faire des charges »), Mme de Guermantes avait beau le réussir à ravir, les Courvoisier étaient aussi incapables de s'en rendre compte que s'ils eussent été une bande de lapins, au lieu d'hommes et de femmes, parce qu'ils n'avaient jamais su remarquer le défaut ou l'accent que la duchesse cherchait à contrefaire. Quand elle « imitait » le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient : « Oh ! non, il ne parle tout de même pas comme cela, j'ai encore dîné hier soir avec lui chez Bebeth, il m'a parlé toute la soirée, il ne parlait pas comme cela », tandis que les Guermantes un peu cultivés s'écriaient : « Dieu qu'Oriane est drolatique ! Le plus fort c'est que pendant qu'elle l'imite, elle lui ressemble ! Je crois l'entendre. Oriane, encore un peu Limoges ! » Or, ces Guermantes-là (sans même aller jusqu'à ceux, tout à fait remarquables, qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges, disaient avec admiration : « Ah ! on peut dire que vous le tenez » ou « que tu le tiens ») avaient beau ne pas avoir d'esprit selon Mme de Guermantes (en quoi elle était dans le vrai), à force d'entendre et de raconter les mots de la duchesse, ils étaient arrivés à imiter tant bien que mal sa manière de s'exprimer, de juger, ce que Swann eût appelé, comme la duchesse elle-même, sa manière de « rédiger », jusqu'à présenter dans leur conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait affreusement similaire à l'esprit d'Oriane et était traité par eux d'esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes étaient pour elle non seulement des parents mais des admirateurs, Oriane (qui tenait fort le reste de sa famille à l'écart, et vengeait maintenant par ses dédains les méchancetés que celle-ci lui avait faites quand elle était jeune fille) allait les voir quelquefois, et généralement en compagnie du duc, à la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites étaient un événement. Le cœur battait un peu plus vite à la princesse d'Épinay qui recevait dans son grand salon du rez-de-chaussée, quand elle apercevait de loin, telles les premières lueurs d'un inoffensif incendie ou les « reconnaissances » d'une invasion non espérée, traversant lentement la cour, d'une démarche oblique, la duchesse coiffée d'un ravissant chapeau et inclinant une ombrelle d'où pleuvait une odeur d'été. « Tiens, Oriane », disait-elle comme un « garde-à-vous » qui cherchait à avertir ses visiteuses avec prudence, et pour qu'on eût le temps de sortir en ordre, qu'on évacuât les salons sans panique. La moitié des personnes présentes n'osait pas rester, se levait. « Mais non, pourquoi ? Rasseyez-vous donc, je suis charmée de vous garder encore un peu », disait la princesse d'un air dégagé et à l'aise (pour faire la grande dame), mais d'une voix devenue factice. « Vous pourriez avoir à vous parler. — Vraiment, vous êtes pressée ? Hé bien, j'irai chez vous », répondait la maîtresse de maison à celles qu'elle aimait autant voir partir. Le duc et la duchesse saluaient fort poliment des gens qu'ils voyaient là depuis des années sans les connaître pour cela davantage, et qui leur disaient à peine bonjour, par discrétion. À peine étaient-ils partis que le duc demandait aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l'air de s'intéresser à la qualité intrinsèque des personnes qu'il ne recevait pas par la méchanceté du destin ou à cause de l'état nerveux d'Oriane pour lequel la fréquentation des femmes était mauvaise : « Qu'est-ce que c'était que cette petite dame en chapeau rose ? — Mais, mon cousin, vous l'avez vue souvent, c'est la vicomtesse de Tours, née Lamarzelle. — Mais savez-vous qu'elle est jolie, elle a l'air spirituel ; s'il n'y avait pas un petit défaut dans la lèvre supérieure, elle serait tout bonnement ravissante. S'il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas s'embêter. Oriane, savez-vous à qui ses sourcils et la plantation de ses cheveux m'ont fait penser ? À votre cousine Hedwige de Ligne. » La duchesse de Guermantes, qui languissait dès qu'on parlait de la beauté d'une autre femme qu'elle, laissait tomber la conversation. Elle avait compté sans le goût qu'avait son mari pour faire voir qu'il était parfaitement au fait des gens qu'il ne recevait pas, par quoi il croyait se montrer plus « sérieux » que sa femme. « Mais, disait-il tout d'un coup avec force, vous avez prononcé le nom de Lamarzelle. Je me rappelle que, quand j'étais à la Chambre, un discours tout à fait remarquable fut prononcé... — C'était l'oncle de la jeune femme que vous venez de voir. — Ah ! quel talent !... Non, mon petit », disait-il à la vicomtesse d'Égremont, que Mme de Guermantes ne pouvait souffrir mais qui, ne bougeant pas de chez la princesse d'Épinay où elle s'abaissait volontairement à un rôle de soubrette (quitte à battre la sienne en rentrant), restait, confuse, éplorée, mais restait quand le couple ducal était là, débarrassait des manteaux, tâchait de se rendre utile, par discrétion offrait de passer dans la pièce voisine, « ne faites pas de thé pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens simples, à la bonne franquette. Du reste », ajoutait-il en se tournant vers Mme d'Épinay (en laissant l'Égremont rougissante, humble, ambitieuse et zélée), « nous n'avons qu'un quart d'heure à vous donner. » Ce quart d'heure était occupé tout entier à une sorte d'exposition des mots que la duchesse avait eus pendant la semaine et qu'elle-même n'eût certainement pas cités, mais que fort habilement le duc, en ayant l'air de la gourmander à propos des incidents qui les avaient provoqués, l'amenait comme involontairement à redire.
La princesse d'Épinay, qui aimait sa cousine et savait qu'elle avait un faible pour les compliments, s'extasiait sur son chapeau, son ombrelle, son esprit. « Parlez-lui de sa toilette tant que vous voudrez », disait le duc du ton bourru qu'il avait adopté et qu'il tempérait d'un malicieux sourire pour qu'on ne prît pas son mécontentement au sérieux, « mais, au nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort d'avoir une femme aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais calembour qu'elle a fait sur mon frère Palamède », ajoutait-il sachant fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore ce calembour, et enchanté de faire valoir sa femme. « D'abord je trouve indigne d'une personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, d'assez jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon frère qui est très susceptible et si cela doit avoir pour résultat de me fâcher avec lui, c'est vraiment bien la peine !
— Mais nous ne savons pas ! Un calembour d'Oriane ? Cela doit être délicieux. Oh ! dites-le.
— Mais non, mais non, reprenait le duc encore boudeur quoique plus souriant, je suis ravi que vous ne l'ayez pas appris. Sérieusement j'aime beaucoup mon frère.
— Écoutez, Basin », disait la duchesse dont le moment de donner la réplique à son mari était venu, « je ne sais pourquoi vous dites que cela peut fâcher Palamède, vous savez très bien le contraire. Il est beaucoup trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui n'a quoi que ce soit de désobligeant. Vous allez faire croire que j'ai dit une méchanceté, j'ai tout simplement répondu quelque chose de pas drôle, mais c'est vous qui y donnez de l'importance par votre indignation. Je ne vous comprends pas.
— Vous nous intriguez horriblement, de quoi s'agit-il ?
— Oh ! évidemment de rien de grave ! s'écriait M. de Guermantes. Vous avez peut-être entendu dire que mon frère voulait donner Brézé, le château de sa femme, à sa sœur Marsantes.
— Oui, mais on nous a dit qu'elle ne le désirait pas, qu'elle n'aimait pas le pays où il est, que le climat ne lui convenait pas.
— Hé bien, justement quelqu'un disait tout cela à ma femme et que si mon frère donnait ce château à notre sœur, ce n'était pas pour lui faire plaisir, mais pour la taquiner. C'est qu'il est si taquin, Charlus, disait cette personne. Or, vous savez que Brézé, c'est royal, cela peut valoir plusieurs millions, c'est une ancienne terre du roi, il y a là une des plus belles forêts de France. Il y a beaucoup de gens qui voudraient qu'on leur fit des taquineries de ce genre. Aussi en entendant ce mot de “ taquin ” appliqué à Charlus parce qu'il donnait un si beau château, Oriane n'a pu s'empêcher de s'écrier, involontairement, je dois le confesser, elle n'y a pas mis de méchanceté, car c'est venu vite comme l'éclair : “ Taquin-taquin... Alors c'est Taquin le Superbe ! ” Vous comprenez », ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir jeté un regard circulaire pour juger de l'effet produit par l'esprit de sa femme, le duc qui était d'ailleurs assez sceptique quant à la connaissance que Mme d'Épinay avait de l'histoire ancienne, « vous comprenez, c'est à cause de Tarquin le Superbe, le roi de Rome ; c'est stupide, c'est un mauvais jeu de mots, indigne d'Oriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma femme, si j'ai moins d'esprit, je pense aux suites, si le malheur veut qu'on répète cela à mon frère, ce sera toute une histoire. D'autant plus, ajouta-t-il, que comme justement Palamède est très hautain et aussi très pointilleux, très enclin aux commérages, même en dehors de la question du château, il faut reconnaître que Taquin le Superbe lui convient assez bien. C'est ce qui sauve les mots de Madame, c'est que même quand elle veut s'abaisser à de vulgaires à-peu-près, elle reste spirituelle malgré tout et elle peint assez bien les gens. »
Ainsi grâce, une fois à Taquin le Superbe, une autre fois à un autre mot, ces visites du duc et de la duchesse à leur famille renouvelaient la provision des récits, et l'émoi qu'elles avaient causé durait bien longtemps après le départ de la femme d'esprit et de son imprésario. On se régalait d'abord, avec les privilégiés qui avaient été de la fête (les personnes qui étaient restées là), des mots qu'Oriane avait dits. « Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe ? demandait la princesse d'Épinay. — Si, répondait en rougissant la marquise de Baveno, la princesse de Sarsina-La Rochefoucauld m'en avait parlé, pas tout à fait dans les mêmes termes. Mais cela a dû être bien plus intéressant de l'entendre raconter ainsi devant ma cousine », ajoutait-elle comme elle aurait dit « de l'entendre accompagner par l'auteur ». « Nous parlions du dernier mot d'Oriane qui était ici tout à l'heure, disait-on à une visiteuse qui allait se trouver désolée de ne pas être venue une heure auparavant.
— Comment, Oriane était ici ?
— Mais oui, vous seriez venue un peu plus tôt... », lui répondait la princesse d'Épinay, sans reproche, mais en laissant comprendre tout ce que la maladroite avait raté. C'était sa faute si elle n'avait pas assisté à la création du monde ou à la dernière représentation de Mme Carvalho. « Qu'est-ce que vous dites du dernier mot d'Oriane ? J'avoue que j'apprécie beaucoup Taquin le Superbe », et le « mot » se mangeait encore froid le lendemain à déjeuner, entre intimes qu'on invitait pour cela, et reparaissait sous diverses sauces pendant la semaine. Même la princesse faisant cette semaine-là sa visite annuelle à la princesse de Parme en profitait pour demander à l'Altesse si elle connaissait le mot et le lui racontait. « Ah ! Taquin le Superbe », disait la princesse de Parme, les yeux écarquillés par une admiration a priori, mais qui implorait un supplément d'explications auquel ne se refusait pas la princesse d'Épinay. « J'avoue que Taquin le Superbe me plaît infiniment comme rédaction », concluait la princesse. En réalité, le mot de « rédaction » ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse d'Épinay, qui avait la prétention d'avoir assimilé l'esprit des Guermantes, avait pris à Oriane les expressions « rédigé, rédaction » et les employait sans beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n'aimait pas beaucoup Mme d'Épinay qu'elle trouvait laide, savait avare et croyait méchante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de « rédaction » qu'elle avait entendu prononcer par Mme de Guermantes et qu'elle n'eût pas su appliquer toute seule. Elle eut l'impression que c'était, en effet, la « rédaction » qui faisait le charme de Taquin le Superbe, et sans oublier tout à fait son antipathie pour la dame laide et avare, elle ne put se défendre d'un tel sentiment d'admiration pour une femme qui possédait à ce point l'esprit des Guermantes, qu'elle voulut inviter la princesse d'Épinay à l'Opéra. Seule la retint la pensée qu'il conviendrait peut-être de consulter d'abord Mme de Guermantes. Quant à Mme d'Épinay qui, bien différente des Courvoisier, faisait mille grâces à Oriane et l'aimait, mais était jalouse de ses relations et un peu agacée des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout le monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la princesse de Parme avait eu de peine à comprendre Taquin le Superbe et combien il fallait qu'Oriane fût snob pour avoir dans son intimité une pareille dinde. « Je n'aurais jamais pu fréquenter la princesse de Parme si j'avais voulu, dit-elle aux amis qu'elle avait à dîner, parce que M. d'Épinay ne me l'aurait jamais permis à cause de son immoralité », faisant allusion à certains débordements purement imaginaires de la princesse. « Mais même si j'avais eu un mari moins sévère, j'avoue que je n'aurais pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment. Moi, j'y vais une fois par an et j'ai bien de la peine à arriver au bout de la visite. » Quant à ceux des Courvoisier qui se trouvaient chez Victurnienne au moment de la visite de Mme de Guermantes, l'arrivée de la duchesse les mettait généralement en fuite à cause de l'exaspération que leur causaient les « salamalecs exagérés » qu'on faisait pour Oriane. Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas complètement la plaisanterie, mais tout de même à moitié, car il était instruit. Et les Courvoisier allèrent répétant qu'Oriane avait appelé l'oncle Palamède « Tarquin le Superbe », ce qui le peignait selon eux assez bien. « Mais pourquoi faire tant d'histoires avec Oriane ? ajoutaient-ils. On n'en aurait pas fait davantage pour une reine. En somme, qu'est-ce qu'Oriane ? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur cèdent en rien, ni comme illustration, ni comme ancienneté, ni comme alliances. Il ne faut pas oublier qu'au Camp du Drap d'or, comme le roi d'Angleterre demandait à François Ier quel était le plus noble des seigneurs là présents : " Sire, répondit le roi de France, c'est Courvoisier. " » D'ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils restés, que les mots les eussent laissés d'autant plus insensibles que les incidents qui les faisaient généralement naître auraient été considérés par eux d'un point de vue tout à fait différent. Si, par exemple, une Courvoisier se trouvait manquer de chaises, dans une réception qu'elle donnait, ou si elle se trompait de nom en parlant à une visiteuse qu'elle n'avait pas reconnue, ou si un de ses domestiques lui adressait une phrase ridicule, la Courvoisier, ennuyée à l'extrême, rougissante, frémissant d'agitation, déplorait un pareil contretemps. Et quand elle avait un visiteur et qu'Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement et impérieusement interrogatif : « Est-ce que vous la connaissez ? » craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa présence donnât une mauvaise impression à Oriane. Mais Mme de Guermantes tirait, au contraire, de tels incidents, l'occasion de récits qui faisaient rire les Guermantes aux larmes, de sorte qu'on était obligé de l'envier d'avoir manqué de chaises, d'avoir fait ou laissé faire à son domestique une gaffe, d'avoir eu chez soi quelqu'un que personne ne connaissait, comme on est obligé de se féliciter que les grands écrivains aient été tenus à distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs humiliations et leurs souffrances ont été, sinon l'aiguillon de leur génie, du moins la matière de leurs œuvres.
Les Courvoisier n'étaient pas davantage capables de s'élever jusqu'à l'esprit d'innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la vie mondaine et qui, en l'adaptant selon un sûr instinct aux nécessités du moment, en faisait quelque chose d'artistique, là où l'application purement raisonnée de règles rigides eût donné d'aussi mauvais résultats qu'à quelqu'un qui, voulant réussir en amour ou dans la politique, reproduirait à la lettre dans sa propre vie les exploits de Bussy d'Amboise. Si les Courvoisier donnaient un dîner de famille ou un dîner pour un prince, l'adjonction d'un homme d'esprit, d'un ami de leur fils, leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet. Une Courvoisier dont le père avait été ministre de l'Empereur, ayant à donner une matinée en l'honneur de la princesse Mathilde, déduisit par esprit de géométrie qu'elle ne pouvait inviter que des bonapartistes. Or elle n'en connaissait presque pas. Toutes les femmes élégantes de ses relations, tous les hommes agréables furent impitoyablement bannis, parce que, d'opinion ou d'attaches légitimistes, ils auraient, selon la logique des Courvoisier, pu déplaire à l'Altesse Impériale. Celle-ci, qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez étonnée quand elle trouva seulement chez Mme de Courvoisier une pique-assiette célèbre, veuve d'un ancien préfet de l'Empire, la veuve du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur fidélité à Napoléon III, leur bêtise et leur ennui. La princesse Mathilde n'en répandit pas moins le ruissellement généreux et doux de sa grâce souveraine sur ces laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes se garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la princesse, et qu'elle remplaça, sans raisonnements a priori sur le bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beautés, de toutes les valeurs, de toutes les célébrités qu'une sorte de flair, de tact et de doigté lui faisait sentir devoir être agréables à la nièce de l'Empereur, même quand elles étaient de la propre famille du roi. Il n'y manqua même pas le duc d'Aumale, et quand, en se retirant, la princesse, relevant Mme de Guermantes qui lui faisait la révérence et voulait lui baiser la main, l'embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du cœur qu'elle put assurer à la duchesse qu'elle n'avait jamais passé une meilleure journée ni assisté à une fête plus réussie. La princesse de Parme était Courvoisier par l'incapacité d'innover en matière sociale, mais, à la différence des Courvoisier, la surprise que lui causait perpétuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux l'antipathie, mais l'émerveillement. Cet étonnement était encore accru du fait de la culture infiniment arriérée de la princesse. Mme de Guermantes était elle-même beaucoup moins avancée qu'elle ne le croyait. Mais il suffisait qu'elle le fût plus que Mme de Parme pour stupéfier celle-ci, et comme chaque génération de critiques se borne à prendre le contre-pied des vérités admises par leurs prédécesseurs, elle n'avait qu'à dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, était avant tout un bourgeois, ou qu'il y avait beaucoup de musique italienne dans Wagner, pour procurer à la princesse, au prix d'un surmenage toujours nouveau, comme à quelqu'un qui nage dans la tempête, des horizons qui lui paraissaient inouïs et lui restaient confus. Stupéfaction d'ailleurs devant les paradoxes proférés non seulement au sujet des œuvres artistiques, mais même des personnes de leur connaissance, et aussi des actions mondaines. Sans doute l'incapacité où était Mme de Parme de séparer le véritable esprit des Guermantes des formes rudimentairement apprises de cet esprit (ce qui la faisait croire à la haute valeur intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont ensuite elle était confondue d'entendre la duchesse lui dire en souriant que c'était de simples cruches), telle était une des causes de l'étonnement que la princesse avait toujours à entendre Mme de Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que, moi qui connaissais à cette époque plus de livres que de gens et mieux la littérature que le monde, je m'expliquai en pensant que la duchesse, vivant de cette vie mondaine dont le désœuvrement et la stérilité sont à une activité sociale véritable ce qu'est en art la critique à la création, étendait aux personnes de son entourage l'instabilité de points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour étancher son esprit trop sec va chercher n'importe quel paradoxe encore un peu frais et ne se gênera point de soutenir l'opinion désaltérante que la plus belle Iphigénie est celle de Piccinni et non celle de Gluck, au besoin la véritable Phèdre celle de Pradon.
Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait épousé un timide butor qu'on voyait rarement et qu'on n'entendait jamais, Mme de Guermantes s'inventait un beau jour une volupté spirituelle non pas seulement en décriant la femme, mais en « découvrant » le mari. Dans le ménage Cambremer par exemple, si elle eût vécu alors dans ce milieu, elle eût décrété que Mme de Cambremer était stupide, et en revanche, que la personne intéressante, méconnue, délicieuse, vouée au silence par une femme jacassante, mais la valant mille fois, était le marquis, et la duchesse eût éprouvé à déclarer cela le même genre de rafraîchissement que le critique qui, depuis soixante-dix ans qu'on admire Hernani, confesse lui préférer Le Lion amoureux. À cause du même besoin maladif de nouveautés arbitraires, si depuis sa jeunesse, on plaignait une femme modèle, une vraie sainte, d'avoir été mariée à un coquin, un beau jour Mme de Guermantes affirmait que ce coquin était un homme léger, mais plein de cœur, que la dureté implacable de sa femme avait poussé à de vraies inconséquences. Je savais que ce n'était pas seulement entre les œuvres, dans la longue série des siècles, mais jusqu'au sein d'une même œuvre, que la critique joue à replonger dans l'ombre ce qui depuis trop longtemps était radieux et à en faire sortir ce qui semblait voué à l'obscurité définitive. Je n'avais pas seulement vu Bellini, Winterhalter, les architectes jésuites, un ébéniste de la Restauration, venir prendre la place de génies qu'on avait dits fatigués simplement parce que les oisifs intellectuels s'en étaient fatigués, comme sont toujours fatigués et changeants les neurasthéniques. J'avais vu préférer en Sainte-Beuve tour à tour le critique et le poète, Musset renié quant à ses vers, sauf pour de petites pièces fort insignifiantes, et exalté comme conteur. Sans doute certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des scènes les plus célèbres du Cid ou de Polyeucte telle tirade du Menteur qui donne, comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de l'époque, mais leur prédilection, justifiée sinon par des motifs de beauté, au moins par un intérêt documentaire, est encore trop rationnelle pour la critique folle. Elle donne tout Molière pour un vers de L'Étourdi, et, même en trouvant le Tristan de Wagner assommant, en sauvera une « jolie note de cor », au moment où passe la chasse. Cette dépravation m'aida à comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle décidait qu'un homme de leur monde reconnu pour un brave cœur, mais sot, était un monstre d'égoïsme, plus fin qu'on ne croyait, qu'un autre connu pour sa générosité pouvait symboliser l'avarice, qu'une bonne mère ne tenait pas à ses enfants, et qu'une femme qu'on croyait vicieuse avait les plus nobles sentiments. Comme gâtées par la nullité de la vie mondaine, l'intelligence et la sensibilité de Mme de Guermantes étaient trop vacillantes pour que le dégoût ne succédât pas assez vite chez elle à l'engouement (quitte à se sentir de nouveau attirée vers le genre d'esprit qu'elle avait tour à tour recherché et délaissé) et pour que le charme qu'elle avait trouvé à un homme de cœur ne se changeât pas, s'il la fréquentait trop, cherchait trop en elle des directions qu'elle était incapable de lui donner, en un agacement qu'elle croyait produit par son admirateur et qui ne l'était que par l'impuissance où on est de trouver du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de jugement de la duchesse n'épargnaient personne, excepté son mari. Lui seul ne l'avait jamais aimée ; en lui elle avait senti toujours un caractère de fer, indifférent aux caprices qu'elle avait, dédaigneux de sa beauté, violent, d'une volonté à ne plier jamais et sous la seule loi de laquelle les nerveux savent trouver le calme. D'autre part M. de Guermantes, poursuivant un même type de beauté féminine, mais le cherchant dans des maîtresses souvent renouvelées, n'avait, une fois qu'il les avait quittées, et pour se moquer d'elles, qu'une associée durable, identique, qui l'irritait souvent par son bavardage, mais dont il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l'aristocratie, pour une femme que lui M. de Guermantes était trop heureux d'avoir trouvée, qui couvrait tous ses désordres, recevait comme personne, et maintenait à leur salon son rang de premier salon du faubourg Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait lui-même ; souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il était fier d'elle. Si, aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus léger argent pour des charités, pour les domestiques, il exigeait qu'elle eût les toilettes les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Enfin il tenait à mettre en valeur l'esprit de sa femme. Or, chaque fois que Mme de Guermantes venait d'inventer, relativement aux mérites et aux défauts, brusquement intervertis par elle, d'un de leurs amis, un nouveau et friand paradoxe, elle brûlait d'en faire l'essai devant des personnes capables de le goûter, d'en faire savourer l'originalité psychologique et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles ne contenaient pas d'habitude plus de vérité que les anciennes, souvent moins ; mais justement ce qu'elles avaient d'arbitraire et d'inattendu leur conférait quelque chose d'intellectuel qui les rendait émouvantes à communiquer. Seulement, le patient sur qui venait de s'exercer la psychologie de la duchesse était généralement un intime dont ceux à qui elle souhaitait de transmettre sa découverte ignoraient entièrement qu'il ne fût plus au comble de la faveur ; aussi la réputation qu'avait Mme de Guermantes d'incomparable amie, sentimentale, douce et dévouée, rendait difficile de commencer l'attaque ; elle pouvait tout au plus intervenir ensuite comme contrainte et forcée, en donnant la réplique pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer ; c'était justement le rôle où excellait M. de Guermantes.
Quant aux actions mondaines, c'était encore un autre plaisir arbitrairement théâtral que Mme de Guermantes éprouvait à émettre sur elles de ces jugements imprévus qui fouettaient de surprises incessantes et délicieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la duchesse, ce fut moins à l'aide de la critique littéraire que d'après la vie politique et la chronique parlementaire, que j'essayai de comprendre quel il pouvait être. Les édits successifs et contradictoires par lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse l'ordre des valeurs chez les personnes de son milieu ne suffisant plus à la distraire, elle cherchait aussi, dans la manière dont elle dirigeait sa propre conduite sociale, dont elle rendait compte de ses moindres décisions mondaines, à goûter ces émotions artificielles, à obéir à ces devoirs factices qui stimulent la sensibilité des assemblées et s'imposent à l'esprit des politiciens. On sait que quand un ministre explique à la Chambre qu'il a cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet toute simple à l'homme de bon sens qui le lendemain dans son journal lit le compte rendu de la séance, ce lecteur de bon sens se sent pourtant remué tout d'un coup, et commence à douter d'avoir eu raison d'approuver le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a été écouté au milieu d'une vive agitation et ponctué par des expressions de blâme telles que : « C'est très grave », prononcées par un député dont le nom et les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentués que, dans l'interruption tout entière, les mots « c'est très grave ! » tiennent moins de place qu'un hémistiche dans un alexandrin. Par exemple autrefois, quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siégeait à la Chambre, on lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fût surtout destiné à la circonscription de Méséglise et afin de montrer aux électeurs qu'ils n'avaient pas porté leurs votes sur un mandataire inactif ou muet :
« Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes : " Ceci est grave ! " (Très bien ! Très bien ! au centre et sur quelques bancs à droite, vives exclamations à l'extrême gauche.) »
Le lecteur de bon sens garde encore une lueur de fidélité au sage ministre, mais son cœur est ébranlé de nouveaux battements par les premiers mots du nouvel orateur qui répond au ministre :
« " L'étonnement, la stupeur, ce n'est pas trop dire (vive sensation dans la partie droite de l'hémicycle), que m'ont causés les paroles de celui qui est encore, je suppose, membre du gouvernement..." (Tonnerre d'applaudissements ; quelques députés s'empressent vers le banc des ministres ; M. le sous-secrétaire d'Etat aux Poètes et Télégraphes fait de sa place avec la tête un signe affirmatif.) »
Ce « tonnerre d'applaudissements » emporte les dernières résistances du lecteur de bon sens ; il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une façon de procéder qui en soi-même est insignifiante ; au besoin, quelque fait normal, par exemple : vouloir faire payer les riches plus que les pauvres, la lumière sur une iniquité, préférer la paix à la guerre, il le trouvera scandaleux et y verra une offense à certains principes auxquels il n'avait pas pensé en effet, qui ne sont pas inscrits dans le cœur de l'homme, mais qui émeuvent fortement à cause des acclamations qu'ils déchaînent et des compactes majorités qu'ils rassemblent.
Il faut d'ailleurs reconnaître que cette subtilité des hommes politiques qui me servit à m'expliquer le milieu Guermantes et plus tard d'autres milieux, n'est que la perversion d'une certaine finesse d'interprétation souvent désignée par la locution « lire entre les lignes ». Si dans les assemblées il y a absurdité par perversion de cette finesse, il y a stupidité par manque de cette finesse dans le public qui prend tout « à la lettre », qui ne soupçonne pas une révocation quand un haut dignitaire est relevé de ses fonctions « sur sa demande » et qui se dit : « Il n'est pas révoqué puisque c'est lui qui l'a demandé », une défaite quand les Russes par un mouvement stratégique se replient devant les Japonais sur des positions plus fortes et préparées à l'avance, un refus quand, une province ayant demandé l'indépendance à l'empereur d'Allemagne, celui-ci lui accorde l'autonomie religieuse. Il est possible d'ailleurs, pour revenir à ces séances de la Chambre, que, quand elles s'ouvrent, les députés eux-mêmes soient pareils à l'homme de bon sens qui en lira le compte rendu. Apprenant que des ouvriers en grève ont envoyé leurs délégués auprès d'un ministre, peut-être se demandent-ils naïvement : « Ah ! voyons, que se sont-ils dit ? espérons que tout s'est arrangé », au moment où le ministre monte à la tribune dans un profond silence qui déjà met en goût d'émotions artificielles. Les premiers mots du ministre : « Je n'ai pas besoin de dire à la Chambre que j'ai un trop haut sentiment des devoirs du gouvernement pour avoir reçu cette délégation dont l'autorité de ma charge n'avait pas à connaître », sont un coup de théâtre, car c'était la seule hypothèse que le bon sens des députés n'eût pas faite. Mais justement parce que c'est un coup de théâtre, il est accueilli par de tels applaudissements que ce n'est qu'au bout de quelques minutes que peut se faire entendre le ministre, le ministre qui recevra, en retournant à son banc, les félicitations de ses collègues. On est aussi ému que le jour où il a négligé d'inviter à une grande fête officielle le président du Conseil municipal qui lui faisait opposition, et on déclare que dans l'une comme dans l'autre circonstance il a agi en véritable homme d'État.
M. de Guermantes, à cette époque de sa vie, avait, au grand scandale des Courvoisier, fait souvent partie des collègues qui venaient féliciter le ministre. J'ai entendu plus tard raconter que, même à un moment où il joua un assez grand rôle à la Chambre et où on songeait à lui pour un ministère ou une ambassade, il était, quand un ami venait lui demander un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins au grand personnage que tout autre qui n'eût pas été le duc de Guermantes. Car s'il disait que la noblesse était peu de chose, qu'il considérait ses collègues comme des égaux, il n'en pensait pas un mot. Il recherchait, feignait d'estimer, mais méprisait les situations politiques, et comme il restait pour lui-même M. de Guermantes, elles ne mettaient pas autour de sa personne cet empesé des grands emplois qui rend d'autres inabordables. Et par-là, son orgueil protégeait contre toute atteinte non pas seulement ses façons d'une familiarité affichée, mais ce qu'il pouvait avoir de simplicité véritable.
Pour en revenir à ses décisions artificielles et émouvantes comme celles des politiciens, Mme de Guermantes ne déconcertait pas moins les Guermantes, les Courvoisier, tout le Faubourg et plus que personne la princesse de Parme, par des décrets inattendus sous lesquels on sentait des principes qui frappaient d'autant plus qu'on s'en était moins avisé. Si le nouveau ministre de Grèce donnait un bal travesti, chacun choisissait un costume, et on se demandait quel serait celui de la duchesse. L'une pensait qu'elle voudrait être en duchesse de Bourgogne, une autre donnait comme probable le travestissement en princesse de Deryabar, une troisième en Psyché. Enfin une Courvoisier ayant demandé : « En quoi te mettras-tu, Oriane ? » provoquait la seule réponse à quoi l'on n'eût pas pensé : « Mais en rien du tout ! » et qui faisait beaucoup marcher les langues comme dévoilant l'opinion d'Oriane sur la véritable position mondaine du nouveau ministre de Grèce et sur la conduite à tenir à son égard, c'est-à-dire l'opinion qu'on aurait dû prévoir, à savoir qu'une duchesse « n'avait pas à » se rendre au bal travesti de ce nouveau ministre. « Je ne vois pas qu'il y ait nécessité à aller chez le ministre de Grèce, que je ne connais pas, je ne suis pas grecque, pourquoi irais-je là-bas ? je n'ai rien à y faire », disait la duchesse.
« Mais tout le monde y va, il paraît que ce sera charmant, s'écriait Mme de Gallardon.
— Mais c'est charmant aussi de rester au coin de son feu », répondait Mme de Guermantes.
Les Courvoisier n'en revenaient pas, mais les Guermantes, sans imiter, approuvaient : « Naturellement tout le monde n'est pas en position comme Oriane de rompre avec tous les usages. Mais d'un côté on ne peut pas dire qu'elle ait tort de vouloir montrer que nous exagérons en nous mettant à plat ventre devant ces étrangers dont on ne sait pas toujours d'où ils viennent. »
Naturellement, sachant les commentaires que ne manquerait pas de provoquer l'une ou l'autre attitude, Mme de Guermantes avait autant de plaisir à entrer dans une fête où on n'osait pas compter sur elle, qu'à rester chez soi ou à passer la soirée avec son mari au théâtre, le soir d'une fête où « tout le monde allait », ou bien, quand on pensait qu'elle éclipserait les plus beaux diamants par un diadème historique, d'entrer sans un seul bijou et dans une autre tenue que celle qu'on croyait à tort de rigueur. Bien qu'elle fût antidreyfusarde (tout en croyant à l'innocence de Dreyfus, de même qu'elle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant qu'aux idées), elle avait produit une énorme sensation à une soirée chez la princesse de Ligne, d'abord en restant assise quand toutes les dames s'étaient levées à l'entrée du général Mercier, et ensuite en se levant et en demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait commencé une conférence, montrant par-là qu'elle ne trouvait pas que le monde fût fait pour parler politique ; toutes les têtes s'étaient tournées vers elle à un concert du Vendredi Saint où, quoique voltairienne, elle n'était pas restée parce qu'elle avait trouvé indécent qu'on mît en scène le Christ. On sait ce qu'est, même pour les plus grandes mondaines, le moment de l'année où les fêtes commencent : au point que la marquise d'Amoncourt, laquelle, par besoin de parler, manie psychologique, et aussi manque de sensibilité, finissait souvent par dire des sottises, avait pu répondre à quelqu'un qui était venu la condoléancer sur la mort de son père, M. de Montmorency : « C'est peut-être encore plus triste qu'il vous arrive un chagrin pareil au moment où on a à sa glace des centaines de cartes d'invitations. » Hé bien, à ce moment de l'année, quand on invitait à dîner la duchesse de Guermantes, en se pressant pour qu'elle ne fût pas déjà retenue, elle refusait pour la seule raison à laquelle un mondain n'eût jamais pensé : elle allait partir en croisière pour visiter les fjords de la Norvège qui l'intéressaient. Les gens du monde en furent stupéfaits et, sans se soucier d'imiter la duchesse, éprouvèrent pourtant de son action l'espèce de soulagement qu'on a dans Kant quand, après la démonstration la plus rigoureuse du déterminisme, on découvre qu'au-dessus du monde de la nécessité il y a celui de la liberté. Toute invention dont on ne s'était jamais avisé excite l'esprit, même des gens qui ne savent pas en profiter. Celle de la navigation à vapeur était peu de chose auprès d'user de la navigation à vapeur à l'époque sédentaire de la season. L'idée qu'on pouvait volontairement renoncer à cent dîners ou déjeuners en ville, au double de « thés », au triple de soirées, aux plus brillants lundis de l'Opéra et mardis des Français pour aller visiter les fjords de la Norvège ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que Vingt mille lieues sous les mers, mais leur communiqua la même sensation d'indépendance et de charme. Aussi n'y avait-il pas de jour où l'on n'entendît dire, non seulement « Vous connaissez le dernier mot d'Oriane ? », mais « Vous savez la dernière d'Oriane ? » Et de la « dernière d'Oriane », comme du dernier « mot » d'Oriane, on répétait : « C'est bien d'Oriane », « C'est bien de l'Oriane », « C'est de l'Oriane tout pur ». La dernière d'Oriane, c'était, par exemple, qu'ayant à répondre au nom d'une société patriotique au cardinal X, évêque de Mâcon (que d'habitude M. de Guermantes, quand il parlait de lui, appelait « Monsieur de Mascon », parce que le duc trouvait cela vieille France), comme chacun cherchait à imaginer comment la lettre serait tournée, et trouvait bien les premiers mots : « Éminence » ou « Monseigneur », mais était embarrassé devant le reste, la lettre d'Oriane, à l'étonnement de tous, débutait par « Monsieur le cardinal » à cause d'un vieil usage académique, ou par « Mon cousin », ce terme étant usité entre les princes de l'Église, les Guermantes et les souverains qui demandaient à Dieu d'avoir les uns et les autres « dans sa sainte et digne garde ». Pour qu'on parlât d'une « dernière d'Oriane », il suffisait qu'à une représentation où il y avait tout Paris et où on jouait une fort jolie pièce, comme on cherchait Mme de Guermantes dans la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de tant d'autres qui l'avaient invitée, on la trouvât seule, en noir, avec un tout petit chapeau, à un fauteuil où elle était arrivée pour le lever du rideau. « On entend mieux pour une pièce qui en vaut la peine », expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et à l'émerveillement des Guermantes et de la princesse de Parme, qui découvraient subitement que le « genre » d'entendre le commencement d'une pièce était plus nouveau, marquait plus d'originalité et d'intelligence (ce qui n'était pas pour étonner de la part d'Oriane) que d'arriver pour le dernier acte après un grand dîner et une apparition dans une soirée. Tels étaient les différents genres d'étonnement auxquels la princesse de Parme savait qu'elle pouvait se préparer si elle posait une question littéraire ou mondaine à Mme de Guermantes, et qui faisaient que, pendant ces dîners chez la duchesse, l'Altesse ne s'aventurait sur le moindre sujet qu'avec la prudence inquiète et ravie de la baigneuse émergeant entre deux « lames ».
Parmi les éléments qui, absents des deux ou trois autres salons à peu près équivalents qui étaient à la tête du faubourg Saint-Germain, différenciaient d'eux le salon de la duchesse de Guermantes, comme Leibniz admet que chaque monade en reflétant tout l'univers y ajoute quelque chose de particulier, un des moins sympathiques était habituellement fourni par une ou deux très belles femmes qui n'avaient de titre à être là que leur beauté, l'usage qu'avait fait d'elle M. de Guermantes, et desquelles la présence révélait aussitôt, comme dans d'autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari était un ardent appréciateur des grâces féminines. Elles se ressemblaient toutes un peu ; car le duc avait le goût des femmes grandes, à la fois majestueuses et désinvoltes, d'un genre intermédiaire entre la Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace ; souvent blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus récente, laquelle était à ce dîner, cette vicomtesse d'Arpajon qu'il avait tant aimée qu'il la força longtemps à lui envoyer jusqu'à dix télégrammes par jour (ce qui agaçait un peu la duchesse), correspondait avec elle par pigeons voyageurs quand il était à Guermantes, et de laquelle enfin il avait été pendant longtemps si incapable de se passer, qu'un hiver qu'il avait dû passer à Parme, il revenait chaque semaine à Paris, faisant deux jours de voyage pour la voir.
D'ordinaire, ces belles figurantes avaient été ses maîtresses mais ne l'étaient plus (c'était le cas pour Mme d'Arpajon) ou étaient sur le point de cesser de l'être. Peut-être cependant le prestige qu'exerçait sur elles la duchesse et l'espoir d'être reçues dans son salon, quoiqu'elles appartinssent elles-mêmes à des milieux fort aristocratiques mais de second plan, les avaient-ils décidées, plus encore que la beauté et la générosité de celui-ci, à céder aux désirs du duc. D'ailleurs la duchesse n'eût pas opposé à ce qu'elles pénétrassent chez elle une résistance absolue ; elle savait qu'en plus d'une, elle avait trouvé une alliée, grâce à laquelle elle avait obtenu mille choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait impitoyablement à sa femme tant qu'il n'était pas amoureux d'une autre. Aussi ce qui expliquait qu'elles ne fussent reçues chez la duchesse que quand leur liaison était déjà fort avancée tenait plutôt d'abord à ce que le duc, chaque fois qu'il s'était embarqué dans un grand amour, avait cru seulement à une simple passade en échange de laquelle il estimait que c'était beaucoup que d'être invité chez sa femme. Or, il se trouvait l'offrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce que des résistances sur lesquelles il n'avait pas compté se produisaient, ou au contraire qu'il n'y avait pas eu de résistance. En amour, souvent, la gratitude, le désir de faire plaisir, font donner au-delà de ce que l'espérance et l'intérêt avaient promis. Mais alors la réalisation de cette offre était entravée par d'autres circonstances. D'abord toutes les femmes qui avaient répondu à l'amour de M. de Guermantes, et quelquefois même quand elles ne lui avaient pas encore cédé, avaient été tour à tour séquestrées par lui. Il ne leur permettait plus de voir personne, il passait auprès d'elles presque toutes ses heures, il s'occupait de l'éducation de leurs enfants, auxquels quelquefois, si l'on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui arriva de donner un frère ou une sœur. Puis si, au début de la liaison, la présentation à Mme de Guermantes, nullement envisagée par le duc, avait joué un rôle dans l'esprit de la maîtresse, la liaison elle-même avait transformé les points de vue de cette femme ; le duc n'était plus seulement pour elle le mari de la plus élégante femme de Paris, mais un homme que la nouvelle maîtresse aimait, un homme aussi qui souvent lui avait donné les moyens et le goût de plus de luxe et qui avait interverti l'ordre antérieur d'importance des questions de snobisme et des questions d'intérêt ; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres contre Mme de Guermantes animait les maîtresses du duc. Mais ce cas était le plus rare ; d'ailleurs, quand le jour de la présentation arrivait enfin (à un moment où elle était d'ordinaire déjà assez indifférente au duc, dont les actions, comme celles de tout le monde, étaient plus souvent commandées par les actions antérieures dont le mobile premier n'existait plus), il se trouvait souvent que c'était Mme de Guermantes qui avait cherché à recevoir la maîtresse en qui elle espérait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible époux, une précieuse alliée. Ce n'est pas que, sauf à de rares moments, chez lui, où, quand la duchesse parlait trop, il laissait échapper des paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes manquât vis-à-vis de sa femme de ce qu'on appelle « les formes ». Les gens qui ne les connaissaient pas pouvaient s'y tromper. Quelquefois, à l'automne, entre les courses de Deauville, les eaux et le départ pour Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines qu'on passe à Paris, comme la duchesse aimait le café-concert, le duc allait avec elle y passer une soirée. Le public remarquait tout de suite, dans une de ces petites baignoires découvertes où l'on ne tient que deux, cet Hercule en « smoking » (puisqu'en France on donne à toute chose plus ou moins britannique le nom qu'elle ne porte pas en Angleterre), le monocle à l'œil, dans sa grosse mais belle main, à l'annulaire de laquelle brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps à autre une bouffée, les regards habituellement tournés vers la scène, mais, quand il les laissait tomber sur le parterre où il ne connaissait d'ailleurs absolument personne, les émoussant d'un air de douceur, de réserve, de politesse, de considération. Quand un couplet lui semblait drôle et pas trop indécent, le duc se retournait en souriant vers sa femme, partageait avec elle, d'un signe d'intelligence et de bonté, l'innocente gaieté que lui procurait la chanson nouvelle. Et les spectateurs pouvaient croire qu'il n'était pas de meilleur mari que lui, ni de personne plus enviable que la duchesse — cette femme en dehors de laquelle étaient pour le duc tous les intérêts de la vie, cette femme qu'il n'aimait pas, qu'il n'avait jamais cessé de tromper ; quand la duchesse se sentait fatiguée, ils voyaient M. de Guermantes se lever, lui passer lui-même son manteau en arrangeant ses colliers pour qu'ils ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusqu'à la sortie avec des soins empressés et respectueux qu'elle recevait avec la froideur de la mondaine qui ne voit là que du simple savoir-vivre, et parfois même avec l'amertume un peu ironique de l'épouse désabusée qui n'a plus aucune illusion à perdre. Mais malgré ces dehors, autre partie de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs à la superficie, à une certaine époque déjà ancienne, mais qui dure encore pour ses survivants, la vie de la duchesse était difficile. M. de Guermantes ne redevenait généreux, humain que pour une nouvelle maîtresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de la duchesse ; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des générosités envers des inférieurs, des charités pour les pauvres, même pour elle-même, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais de l'irritation qui naissait d'habitude assez vite, pour Mme de Guermantes, des personnes qui lui étaient trop soumises, les maîtresses du duc n'étaient pas exceptées. Bientôt la duchesse se dégoûtait d'elles. Or, à ce moment aussi, la liaison du duc avec Mme d'Arpajon touchait à sa fin. Une autre maîtresse pointait.
Sans doute l'amour que M. de Guermantes avait eu successivement pour toutes recommençait un jour à se faire sentir : d'abord cet amour en mourant les léguait, comme de beaux marbres — des marbres beaux pour le duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce qu'il les avait aimés, et était sensible maintenant à des lignes qu'il n'eût pas appréciées sans l'amour — qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs formes longtemps ennemies, dévorées par les jalousies et les querelles, et enfin réconciliées dans la paix de l'amitié ; puis cette amitié même était un effet de l'amour qui avait fait remarquer à M. de Guermantes, chez celles qui étaient ses maîtresses, des vertus qui existent chez tout être humain mais sont perceptibles à la seule volupté, si bien que l'ex-maîtresse devenue « un excellent camarade » qui ferait n'importe quoi pour nous, est un cliché, comme le médecin ou comme le père qui ne sont pas un médecin ou un père, mais un ami. Mais pendant une première période, la femme que M. de Guermantes commençait à délaisser se plaignait, faisait des scènes, se montrait exigeante, paraissait indiscrète, tracassière. Le duc commençait à la prendre en grippe. Alors Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumière les défauts vrais ou supposés d'une personne qui l'agaçait. Connue pour bonne, Mme de Guermantes recevait les téléphonages, les confidences, les larmes de la délaissée, et ne s'en plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitié qu'elle montrait à l'infortunée, avoir le droit d'être taquine avec elle, en sa présence même, quoi que celle-ci dît, pourvu que cela pût rentrer dans le cadre du caractère ridicule que le duc et la duchesse lui avaient récemment fabriqué, Mme de Guermantes ne se gênait pas d'échanger avec son mari des regards d'ironique intelligence.
Cependant, en se mettant à table, la princesse de Parme se rappela qu'elle voulait inviter à l'Opéra Mme d'Heudicourt, et désirant savoir si cela ne serait pas désagréable à Mme de Guermantes, elle chercha à la sonder. À ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, à cause d'un déraillement, avait eu une panne d'une heure. Il s'excusa comme il put. Sa femme, si elle avait été Courvoisier, fût morte de honte. Mais Mme de Grouchy n'était pas Guermantes « pour des prunes ». Comme son mari s'excusait du retard :
« Je vois, dit-elle en prenant la parole, que même pour les petites choses, être en retard c'est une tradition dans votre famille.
— Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas démonter, dit le duc. Tout en marchant avec mon temps, je suis forcé de reconnaître que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu'elle a permis la restauration des Bourbons, et encore mieux, d'une façon qui les a rendus impopulaires. Mais je vois que vous êtes un véritable Nemrod !
— J'ai en effet rapporté quelques belles pièces. Je me permettrai d'envoyer demain à la duchesse une douzaine de faisans. »
Une idée sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista pour que M. de Grouchy ne prît pas la peine d'envoyer les faisans. Et faisant signe au valet de pied fiancé avec qui j'avais causé en quittant la salle des Elstir :
« Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et vous les rapporterez de suite, car, n'est-ce pas, Grouchy, vous permettez que je fasse quelques politesses ? Nous ne mangerons pas douze faisans à nous deux, Basin et moi.
— Mais après-demain serait assez tôt, dit M. de Grouchy.
— Non, je préfère demain », insista la duchesse.
Poullein était devenu blanc ; son rendez-vous avec sa fiancée était manqué. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait à ce que tout gardât un air humain.
« Je sais que c'est votre jour de sortie, dit-elle à Poullein, vous n'aurez qu'à changer avec Georges qui sortira demain et restera après-demain. »
Mais le lendemain la fiancée de Poullein ne serait pas libre. Il lui était bien égal de sortir. Dès que Poullein eut quitté la pièce, chacun complimenta la duchesse de sa bonté avec ses gens.
« Mais je ne fais qu'être avec eux comme je voudrais qu'on fût avec moi.
— Justement ! ils peuvent dire qu'ils ont chez vous une bonne place.
— Pas si extraordinaire que ça. Mais je crois qu'ils m'aiment bien. Celui-là est un peu agaçant parce qu'il est amoureux, il croit devoir prendre des airs mélancoliques. »
À ce moment Poullein rentra.
« En effet, dit M. de Grouchy, il n'a pas l'air d'avoir le sourire. Avec eux il faut être bon, mais pas trop bon.
— Je reconnais que je ne suis pas terrible ; dans toute sa journée il n'aura qu'à aller chercher vos faisans, à rester ici à ne rien faire et à en manger sa part.
— Beaucoup de gens voudraient être à sa place, dit M. de Grouchy, car l'envie est aveugle.
— Oriane, dit la princesse de Parme, j'ai eu l'autre jour la visite de votre cousine d'Heudicourt ; évidemment c'est une femme d'une intelligence supérieure ; c'est une Guermantes, c'est tout dire, mais on dit qu'elle est médisante... »
Le duc attacha sur sa femme un long regard de stupéfaction voulue. Mme de Guermantes se mit à rire. La princesse finit par s'en apercevoir.
« Mais... est-ce que vous n'êtes pas... de mon avis ?... demanda-t-elle avec inquiétude.
— Mais Madame est trop bonne de s'occuper des mines de Basin. Allons, Basin, n'ayez pas l'air d'insinuer du mal de nos parents.
— Il la trouve trop méchante ? demanda vivement la princesse.
— Oh ! pas du tout, répliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a dit à Votre Altesse qu'elle était médisante. C'est au contraire une excellente créature qui n'a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal à personne.
— Ah ! dit Mme de Parme soulagée, je ne m'en étais pas aperçue non plus. Mais comme je sais qu'il est souvent difficile de ne pas avoir un peu de malice quand on a beaucoup d'esprit...
— Ah ! cela par exemple elle en a encore moins.
— Moins d'esprit ?... demanda la princesse stupéfaite.
— Voyons, Oriane », interrompit le duc d'un ton plaintif en lançant autour de lui à droite et à gauche des regards amusés, « vous entendez que la princesse vous dit que c'est une femme supérieure.
— Elle ne l'est pas ?
— Elle est au moins supérieurement grosse.
— Ne l'écoutez pas, Madame, il n'est pas sincère. Elle est bête comme un (heun) oie », dit d'une voix forte et enrouée Mme de Guermantes, qui, bien plus vieille France encore que le duc quand il n'y tâchait pas, cherchait souvent à l'être, mais d'une manière opposée au genre jabot de dentelles et déliquescent de son mari et en réalité bien plus fine, par une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une âpre et délicieuse saveur terrienne. « Mais c'est la meilleure femme du monde. Et puis je ne sais même pas si à ce degré-là cela peut s'appeler de la bêtise. Je ne crois pas que j'aie jamais connu une créature pareille ; c'est un cas pour un médecin, cela a quelque chose de pathologique, c'est une espèce d'"innocente", de crétine, de "demeurée" comme dans les mélodrames ou comme dans L'Arlésienne. Je me demande toujours, quand elle est ici, si le moment n'est pas venu où son intelligence va s'éveiller, ce qui fait toujours un peu peur. » La princesse s'émerveillait de ces expressions, tout en restant stupéfaite du verdict. « Elle m'a cité, ainsi que Mme d'Épinay, votre mot sur Taquin le Superbe. C'est délicieux », répondit-elle.
M. de Guermantes m'expliqua le mot. J'avais envie de lui dire que son frère, qui prétendait ne pas me connaître, m'attendait le soir même à onze heures. Mais je n'avais pas demandé à Robert si je pouvais parler de ce rendez-vous et, comme le fait que M. de Charlus me l'eût presque fixé était en contradiction avec ce qu'il avait dit à la duchesse, je jugeai plus délicat de me taire.
« Taquin le Superbe n'est pas mal, dit M. de Guermantes, mais Mme d'Heudicourt ne vous a probablement pas raconté un bien plus joli mot qu'Oriane lui a dit l'autre jour, en réponse à une invitation à déjeuner ?
— Oh ! non ! dites-le !
— Voyons, Basin, taisez-vous, d'abord ce mot est stupide et va me faire juger par la princesse comme encore inférieure à ma cruche de cousine. Et puis, je ne sais pas pourquoi je dis ma cousine. C'est une cousine à Basin. Elle est tout de même un peu parente avec moi.
— Oh ! » s'écria la princesse de Parme à la pensée qu'elle pourrait trouver Mme de Guermantes bête, et protestant éperdument que rien ne pouvait faire déchoir la duchesse du rang qu'elle occupait dans son admiration. « Et puis, nous lui avons déjà retiré les qualités de l'esprit ; comme ce mot tend à lui en dénier certaines du cœur, il me semble inopportun.
— Dénier ! inopportun ! comme elle s'exprime bien ! dit le duc avec une ironie feinte et pour faire admirer la duchesse.
— Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre femme.
— Il faut dire à Votre Altesse Royale, reprit le duc, que la cousine d'Oriane est supérieure, bonne, grosse, tout ce qu'on voudra, mais n'est pas précisément, comment dirai-je... prodigue.
— Oui, je sais, elle est très rapiate, interrompit la princesse.
— Je ne me serais pas permis l'expression, mais vous avez trouvé le mot juste. Cela se traduit dans son train de maison et particulièrement dans la cuisine, qui est excellente mais mesurée.
— Cela donne même lieu à des scènes assez comiques, interrompit M. de Bréauté. Ainsi, mon cher Basin, j'ai été passer un jour à Heudicourt, où vous étiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux préparatifs, quand, dans l'après-midi, un valet de pied apporta une dépêche que vous ne viendriez pas.
— Cela ne m'étonne pas ! » dit la duchesse qui non seulement était difficile à avoir, mais aimait qu'on le sût.
« Votre cousine lit le télégramme, se désole, puis aussitôt, sans perdre la carte, et se disant qu'il ne fallait pas de dépenses inutiles envers un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied : "Dites au chef de retirer le poulet", lui crie-t-elle. Et le soir je l'ai entendue qui demandait au maître d'hôtel : "Hé bien ? et les restes du bœuf d'hier ? Vous ne les servez pas ? "
— Du reste, il faut reconnaître que la chère y est parfaite » dit le duc, qui croyait en employant cette expression se montrer Ancien Régime. « Je ne connais pas de maison où l'on mange mieux.
— Et moins, interrompit la duchesse.
— C'est très sain et très suffisant pour ce qu'on appelle un vulgaire pedzouille comme moi, reprit le duc ; on reste sur sa faim.
— Ah ! si c'est comme cure, c'est évidemment plus hygiénique que fastueux. D'ailleurs ce n'est pas tellement bon que cela », ajouta Mme de Guermantes, qui n'aimait pas beaucoup qu'on décernât le titre de meilleure table de Paris à une autre qu'à la sienne. « Avec ma cousine, il arrive la même chose qu'avec les auteurs constipés qui pondent tous les quinze ans une pièce en un acte ou un sonnet. C'est ce qu'on appelle des petits chefs-d'œuvre, des riens qui sont des bijoux, en un mot, la chose que j'ai le plus en horreur. La cuisine chez Zénaïde n'est pas mauvaise, mais on la trouverait plus quelconque si elle était moins parcimonieuse. Il y a des choses que son chef fait bien, et puis il y a des choses qu'il rate. J'y ai fait comme partout de très mauvais dîners, seulement ils m'ont fait moins mal qu'ailleurs parce que l'estomac est au fond plus sensible à la quantité qu'à la qualité.
— Enfin, pour finir, conclut le duc, Zénaïde insistait pour qu'Oriane vînt déjeuner, et comme ma femme n'aime pas beaucoup sortir de chez elle, elle résistait, s'informait si, sous prétexte de repas intime, on ne l'embarquait pas déloyalement dans un grand tralala et tâchait vainement de savoir quels convives il y aurait à déjeuner. "Viens, viens, insistait Zénaïde en vantant les bonnes choses qu'il y aurait à déjeuner. Tu mangeras une purée de marrons, je ne te dis que ça, et il y aura sept petites bouchées à la reine. — Sept petites bouchées, s'écria Oriane. Alors c'est que nous serons au moins huit ! " »
Au bout de quelques instants, la princesse ayant compris laissa éclater son rire comme un roulement de tonnerre. « Ah ! nous serons donc huit, c'est ravissant ! Comme c'est bien rédigé ! » dit-elle, ayant dans un suprême effort retrouvé l'expression dont s'était servie Mme d'Épinay et qui s'appliquait mieux cette fois.
« Oriane, c'est très joli ce que dit la princesse, elle dit que c'est "bien rédigé".
— Mais, mon ami, vous ne m'apprenez rien, je sais que la princesse est très spirituelle », répondit Mme de Guermantes qui goûtait facilement un mot quand à la fois il était prononcé par une altesse et louangeait son propre esprit. « Je suis très fière que Madame apprécie mes modestes rédactions. D'ailleurs, je ne me rappelle pas avoir dit cela. Et si je l'ai dit, c'était pour flatter ma cousine, car si elle avait sept bouchées, les bouches, si j'ose m'exprimer ainsi, devaient dépasser la douzaine. »
Pendant ce temps la comtesse d'Arpajon qui m'avait, avant le dîner, dit que sa tante aurait été si heureuse de me montrer son château de Normandie, me disait, par-dessus la tête du prince d'Agrigente, qu'où elle voudrait surtout me recevoir, c'était dans la Côte-d'Or, parce que là, à Pont-le-Duc, elle était chez elle.
« Les archives du château vous intéresseraient. Il y a des correspondances excessivement curieuses entre tous les gens les plus marquants des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Je passe là des heures merveilleuses, je vis dans le passé », assura la comtesse que M. de Guermantes m'avait prévenu être excessivement forte en littérature.
« Elle possède tous les manuscrits de M. de Bornier », reprit, en parlant de Mme d'Heudicourt, la princesse, qui voulait tâcher de faire valoir les bonnes raisons qu'elle pouvait avoir de se lier avec elle.
« Elle a dû le rêver, je crois qu'elle ne le connaissait même pas, dit la duchesse.
— Ce qui est surtout intéressant, c'est que ces correspondances sont de gens de divers pays », continua la comtesse d'Arpajon qui, alliée aux principales maisons ducales et même souveraines de l'Europe, était heureuse de le rappeler.
« Mais si, Oriane, dit M. de Guermantes non sans intention. Vous vous rappelez bien ce dîner où vous aviez M. de Bornier comme voisin !
— Mais, Basin, interrompit la duchesse, si vous voulez me dire que j'ai connu M. de Bornier, naturellement, il est même venu plusieurs fois pour me voir, mais je n'ai jamais pu me résoudre à l'inviter parce que j'aurais été obligée chaque fois de faire désinfecter au formol. Quant à ce dîner, je ne me le rappelle que trop bien, ce n'était pas du tout chez Zénaïde, qui n'a pas vu Bornier de sa vie et qui doit croire, si on lui parle de La Fille de Roland, qu'il s'agit d'une princesse Bonaparte qu'on prétendait fiancée au fils du roi de Grèce ; non, c'était à l'ambassade d'Autriche. Le charmant Hoyos avait cru me faire plaisir en flanquant sur une chaise à côté de moi cet académicien empesté. Je croyais avoir pour voisin un escadron de gendarmes. J'ai été obligée de me boucher le nez comme je pouvais pendant tout le dîner, je n'ai osé respirer qu'au gruyère ! »
M. de Guermantes, qui avait atteint son but secret, examina à la dérobée sur la figure des convives l'impression produite par le mot de la duchesse.
« Je trouve du reste un charme particulier aux correspondances », continua, malgré l'interposition du visage du prince d'Agrigente, la dame forte en littérature qui avait de si curieuses lettres dans son château.
« Avez-vous remarqué que souvent les lettres d'un écrivain sont supérieures au reste de son œuvre ? Comment s'appelle donc cet auteur qui a écrit Salammbô ? »
J'aurais bien voulu ne pas répondre pour ne pas prolonger cet entretien, mais je sentis que je désobligerais le prince d'Agrigente, lequel avait fait semblant de savoir à merveille de qui était Salammbô et de me laisser par pure politesse le plaisir de le dire mais qui était dans un cruel embarras.
« Flaubert », finis-je par dire, mais le signe d'assentiment que fit la tête du prince, étouffa le son de ma réponse, de sorte que mon interlocutrice ne sut pas exactement si j'avais dit Paul Bert ou Fulbert, noms qui ne lui donnèrent pas une entière satisfaction.
« En tout cas, reprit-elle, comme sa correspondance est curieuse et supérieure à ses livres ! Elle l'explique du reste, car on voit par tout ce qu'on dit de la peine qu'il a à faire un livre, que ce n'était pas un véritable écrivain, un homme doué.
— Vous parlez de correspondances, je trouve admirable celle de Gambetta », dit la duchesse de Guermantes pour montrer qu'elle ne craignait pas de s'intéresser à un prolétaire et à un radical. M. de Bréauté comprit tout l'esprit de cette audace, regarda autour de lui d'un œil à la fois éméché et attendri, après quoi il essuya son monocle.
« Mon Dieu, c'était bougrement embêtant, La Fille de Roland », dit M. de Guermantes, avec la satisfaction que lui donnait le sentiment de sa supériorité sur une œuvre à laquelle il s'était tant ennuyé, peut-être aussi par le suave mari magno que nous éprouvons, au milieu d'un bon dîner, à nous souvenir d'aussi terribles soirées. « Mais il y avait quelques beaux vers, un sentiment patriotique. »
J'insinuai que je n'avais aucune admiration pour M. de Bornier.
« Ah ! vous avez quelque chose à lui reprocher ? » me demanda curieusement le duc qui croyait toujours, quand on disait du mal d'un homme, que cela devait tenir à un ressentiment personnel, et du bien d'une femme que c'était le commencement d'une amourette.
« Je vois que vous avez une dent contre lui. Qu'est-ce qu'il vous a fait ? Racontez-nous ça ! Mais si, vous devez avoir quelque cadavre entre vous, puisque vous le dénigrez. C'est long, La Fille de Roland, mais c'est assez senti.
— "Senti" est très juste pour un auteur aussi odorant, interrompit ironiquement Mme de Guermantes. Si ce pauvre petit s'est jamais trouvé avec lui, il est assez compréhensible qu'il l'ait dans le nez !
— Je dois du reste avouer à Madame, reprit le duc en s'adressant à la princesse de Parme, que, Fille de Roland à part, en littérature et même en musique je suis terriblement vieux jeu, il n'y a pas de si vieux rossignol qui ne me plaise. Vous ne me croiriez peut-être pas, mais le soir, si ma femme se met au piano, il m'arrive de lui demander un vieil air d'Auber, de Boieldieu, même de Beethoven ! Voilà ce que j'aime. En revanche, pour Wagner, cela m'endort immédiatement.
— Vous avez tort, dit Mme de Guermantes ; avec des longueurs insupportables Wagner avait du génie. Lohengrin est un chef-d'œuvre. Même dans Tristan il y a çà et là une page curieuse. Et le Chœur des fileuses du Vaisseau fantôme est une pure merveille.
— N'est-ce pas, Babal, dit M. de Guermantes en s'adressant à M. de Bréauté, nous préférons :
Les rendez-vous de noble compagnie
Se donnent tous en ce charmant séjour.
C'est délicieux. Et Fra Diavolo, et La Flûte enchantée, et Le Chalet, et Les Noces de Figaro, et Les Diamants de la Couronne, voilà de la musique ! En littérature, c'est la même chose. Ainsi j'adore Balzac, Le Bal de Sceaux, Les Mohicans de Paris.
— Ah ! mon cher, si vous partez en guerre sur Balzac, nous ne sommes pas près d'avoir fini, gardez cela pour un jour où Mémé sera là. Lui, c'est encore mieux, il le sait par cœur. »
Irrité de l'interruption de sa femme, le duc la tint quelques instants sous le feu d'un silence menaçant. Cependant Mme d'Arpajon avait échangé avec la princesse de Parme, sur la poésie tragique et autre, des propos qui ne me parvinrent pas distinctement, quand j'entendis celui-ci prononcé par Mme d'Arpajon : « Oh ! tout ce que Madame voudra, je lui accorde qu'il nous fait voir le monde en laid parce qu'il ne sait pas distinguer entre le laid et le beau, ou plutôt parce que son insupportable vanité lui fait croire que tout ce qu'il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse que, dans la pièce en question, il y a des choses ridicules, inintelligibles, des fautes de goût, que c'est difficile à comprendre, que cela donne à lire autant de peine que si c'était écrit en russe ou en chinois, car évidemment c'est tout excepté du français, mais quand on a pris cette peine, comme on est récompensé, il y a tant d'imagination ! » De ce petit discours je n'avais pas entendu le début. Je finis par comprendre non seulement que le poète incapable de distinguer le beau du laid était Victor Hugo, mais encore que la poésie qui donnait autant de peine à comprendre que du russe ou du chinois était :
Lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris ...
pièce de la première époque du poète et qui est peut-être encore plus près de Mme Deshoulières que du Victor Hugo de La Légende des siècles. Loin de trouver Mme d'Arpajon ridicule, je la vis (la première de cette table si réelle, si quelconque, où je m'étais assis avec tant de déception), je la vis, par les yeux de l'esprit, sous ce bonnet de dentelles, d'où s'échappent les boucles rondes de longs repentirs, que portèrent Mme de Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de savoir et d'a-propos Sophocle, Schiller et l'Imitation, mais à qui les premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue inséparables pour ma grand-mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé.
« Mme d'Arpajon aime beaucoup la poésie », dit à Mme de Guermantes la princesse de Parme, impressionnée par le ton ardent avec lequel le discours avait été prononcé.
« Non, elle n'y comprend absolument rien », répondit à voix basse Mme de Guermantes, qui profita de ce que Mme d'Arpajon, répondant à une objection du général de Beautreillis, était trop occupée de ses propres paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. « Elle devient littéraire depuis qu'elle est abandonnée. Je dirai à Votre Altesse que c'est moi qui porte le poids de tout ça, parce que c'est auprès de moi qu'elle vient gémir chaque fois que Basin n'est pas allé la voir, c'est-à-dire presque tous les jours. Ce n'est tout de même pas ma faute si elle l'ennuie, et je ne peux pas le forcer à aller chez elle, quoique j'aimerais mieux qu'il lui fût un peu plus fidèle, parce que je la verrais un peu moins. Mais elle l'assomme et ce n'est pas extraordinaire. Ce n'est pas une mauvaise personne, mais elle est ennuyeuse à un degré que vous ne pouvez pas imaginer. Elle me donne tous les jours de tels maux de tête que je suis obligée de prendre chaque fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu'il a plu à Basin pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet de pied qui est amoureux d'une petite grue et qui fait des têtes si je ne demande pas à cette jeune personne de quitter un instant son fructueux trottoir pour venir prendre le thé avec moi ! Oh ! la vie est assommante », conclut langoureusement la duchesse. Mme d'Arpajon assommait surtout M. de Guermantes parce qu'il était depuis peu l'amant d'une autre, que j'appris être la marquise de Surgis-le-Duc.
Justement le valet de pied privé de son jour de sortie était en train de servir. Et je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble, car je remarquai qu'en passant les plats à M. de Châtellerault, il s'acquittait si maladroitement de sa tâche que le coude du duc se trouva cogner à plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se fâcha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au contraire en riant de son œil bleu clair. La bonne humeur me sembla être, de la part du convive, une preuve de bonté. Mais l'insistance de son rire me fit croire qu'au courant de la déception du domestique il éprouvait peut-être au contraire une joie méchante.
« Mais, ma chère, vous savez que ce n'est pas une découverte que vous faites en nous parlant de Victor Hugo », continua la duchesse en s'adressant cette fois à Mme d'Arpajon qu'elle venait de voir tourner la tête d'un air inquiet. « N'espérez pas lancer ce débutant. Tout le monde sait qu'il a du talent. Ce qui est détestable c'est le Victor Hugo de la fin, La Légende des siècles, je ne sais plus les titres. Mais Les Feuilles d'automne, Les Chants du crépuscule, c'est souvent d'un poète, d'un vrai poète. Même dans Les Contemplations », ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs n'osèrent pas contredire et pour cause, « il y a encore de jolies choses. Mais j'avoue que j'aime autant ne pas m'aventurer après le Crépuscule ! Et puis dans les belles poésies de Victor Hugo, et il y en a, on rencontre souvent une idée, même une idée profonde. »
Et avec un sentiment juste, faisant sortir la triste pensée de toutes les forces de son intonation, la posant au-delà de sa voix, et fixant devant elle un regard rêveur et charmant, la duchesse dit lentement :
« Tenez :
La douleur est un fruit, Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter
ou bien encore :
Les morts durent bien peu...
Hélas, dans le cercueil ils tombent en poussière,
Moins vite qu'en nos cœurs ! »
Et tandis qu'un sourire désenchanté fronçait d'une gracieuse sinuosité sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur Mme d'Arpajon le regard rêveur de ses yeux clairs et charmants. Je commençais à les connaître, ainsi que sa voix, si lourdement traînante, si âprement savoureuse. Dans ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de Combray. Certes, dans l'affectation avec laquelle cette voix faisait apparaître par moments une rudesse de terroir, il y avait bien des choses : l'origine toute provinciale d'un rameau de la famille de Guermantes, resté plus longtemps localisé, plus hardi, plus sauvageon, plus provocant ; puis l'habitude de gens vraiment distingués et de gens d'esprit qui savent que la distinction n'est pas de parler du bout des lèvres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec leurs paysans qu'avec des bourgeois ; toutes particularités que la situation de reine de Mme de Guermantes lui avait permis d'exhiber plus facilement, de faire sortir toutes voiles dehors. Il paraît que cette même voix existait chez des sœurs à elle, qu'elle détestait, et qui, moins intelligentes et presque bourgeoisement mariées, si on peut se servir de cet adverbe quand il s'agit d'unions avec des nobles obscurs, terrés dans leur province ou à Paris, dans un faubourg Saint-Germain sans éclat, possédaient aussi cette voix mais l'avaient refrénée, corrigée, adoucie autant qu'elles pouvaient, de même qu'il est bien rare qu'un d'entre nous ait le toupet de son originalité et ne mette pas son application à ressembler aux modèles les plus vantés. Mais Oriane était tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement plus à la mode que ses sœurs, elle avait si bien, comme princesse des Laumes, fait la pluie et le beau temps auprès du prince de Galles, qu'elle avait compris que cette voix discordante c'était un charme, et qu'elle en avait fait, dans l'ordre du monde, avec l'audace de l'originalité et du succès, ce que, dans l'ordre du théâtre, une Réjane, une Jeanne Granier (sans comparaison du reste naturellement entre la valeur et le talent de ces deux artistes) ont fait de la leur, quelque chose d'admirable et de distinctif que peut-être des sœurs Réjane et Granier, que personne n'a jamais connues, essayèrent de masquer comme un défaut.
À tant de raisons de déployer son originalité locale, les écrivains préférés de Mme de Guermantes : Mérimée, Meilhac et Halévy, étaient venus ajouter, avec le respect du « naturel », un désir de prosaïsme par où elle atteignait à la poésie et un esprit purement de société qui ressuscitait devant moi des paysages. D'ailleurs la duchesse était fort capable, ajoutant à ces influences une recherche artiste, d'avoir choisi pour la plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus Île-de-France, le plus champenoise, puisque, sinon tout à fait au degré de sa belle-sœur Marsantes, elle n'usait guère que du pur vocabulaire dont eût pu se servir un vieil auteur français. Et quand on était fatigué du composite et bigarré langage moderne, c'était, tout en sachant qu'elle exprimait bien moins de choses, un grand repos d'écouter la causerie de Mme de Guermantes, — presque le même, si l'on était seul avec elle et qu'elle restreignît et clarifiât encore son flot, que celui qu'on éprouve à entendre une vieille chanson. Alors en regardant, en écoutant Mme de Guermantes, je voyais, prisonnier dans la perpétuelle et quiète après-midi de ses yeux, un ciel d'Île-de-France ou de Champagne se tendre, bleuâtre, oblique, avec le même angle d'inclinaison qu'il avait chez Saint-Loup.
Ainsi, par ces diverses formations, Mme de Guermantes exprimait à la fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard, la façon dont la duchesse de Broglie aurait pu goûter et blâmer Victor Hugo sous la monarchie de Juillet, enfin un vif goût de la littérature issue de Mérimée et de Meilhac. La première de ces formations me plaisait mieux que la seconde, m'aidait davantage à réparer la déception du voyage et de l'arrivée dans ce faubourg Saint-Germain, si différent de ce que j'avais cru, mais je préférais encore la seconde à la troisième. Or, tandis que Mme de Guermantes était Guermantes presque sans le vouloir, son pailleronisme, son goût pour Dumas fils étaient réfléchis et voulus. Comme ce goût était à l'opposé du mien, elle fournissait à mon esprit de la littérature quand elle me parlait du faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait littérature.
Émue par les derniers vers, Mme d'Arpajon s'écria :
« Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière !
« Monsieur, il faudra que vous m'écriviez cela sur mon éventail, dit-elle à M. de Guermantes.
— Pauvre femme, elle me fait de la peine ! dit la princesse de Parme à Mme de Guermantes.
— Non, que Madame ne s'attendrisse pas, elle n'a que ce qu'elle mérite.
— Mais... pardon de vous dire cela à vous... cependant elle l'aime vraiment !
— Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu'elle l'aime comme elle croit en ce moment qu'elle cite du Victor Hugo parce qu'elle dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton mélancolique, personne plus que moi ne serait touché par un sentiment vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une scène terrible à Basin, Votre Altesse croit peut-être que c'était parce qu'il en aime d'autres, parce qu'il ne l'aime plus ; pas du tout, c'était parce qu'il ne veut pas présenter ses fils au Jockey ! Madame trouve-t-elle que ce soit d'une amoureuse ? Non ! Je vous dirai plus, ajouta Mme de Guermantes avec précision, c'est une personne d'une rare insensibilité. »
Cependant c'est l'œil brillant de satisfaction que M. de Guermantes avait écouté sa femme parler de Victor Hugo « à brûle-pourpoint » et en citer ces quelques vers. La duchesse avait beau l'agacer souvent, dans des moments comme ceux-ci il était fier d'elle. « Oriane est vraiment extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor Hugo. Sur quelque sujet qu'on l'entreprenne, elle est prête, elle peut tenir tête aux plus savants. Ce jeune homme doit être subjugué. »
« Mais changeons de conversation, ajouta Mme de Guermantes, parce qu'elle est très susceptible. Vous devez me trouver bien démodée, reprit-elle en s'adressant à moi, je sais qu'aujourd'hui c'est considéré comme une faiblesse d'aimer les idées en poésie, la poésie où il y a une pensée.
— C'est démodé ? » dit la princesse de Parme avec le léger saisissement que lui causait cette vague nouvelle à laquelle elle ne s'attendait pas, bien qu'elle sût que la conversation de la duchesse de Guermantes lui réservait toujours ces chocs successifs et délicieux, cet essoufflant effroi, cette saine fatigue après lesquels elle pensait instinctivement à la nécessité de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher vite pour « faire la réaction ».
« Pour ma part, non, Oriane, dit Mme de Brissac, je n'en veux pas à Victor Hugo d'avoir des idées, bien au contraire, mais de les chercher dans ce qui est monstrueux. Au fond c'est lui qui nous a habitués au laid en littérature. Il y a déjà bien assez de laideurs dans la vie. Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons ? Un spectacle pénible dont nous nous détournerions dans la vie, voilà ce qui attire Victor Hugo.
— Victor Hugo n'est pas aussi réaliste que Zola, tout de même ? » demanda la princesse de Parme.
Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans le visage de M. de Beautreillis. L'antidreyfusisme du général était trop profond pour qu'il cherchât à l'exprimer. Et son silence bienveillant quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la même délicatesse qu'un prêtre montre en évitant de vous parler de vos devoirs religieux, un financier en s'appliquant à ne pas recommander les affaires qu'il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous donnant pas de coups de poing.
« Je sais que vous êtes parent de l'amiral Jurien de La Gravière », me dit d'un air entendu Mme de Varambon, la dame d'honneur de la princesse de Parme, femme excellente mais bornée, procurée à la princesse de Parme jadis par la mère du duc. Elle ne m'avait pas encore adressé la parole et je ne pus jamais dans la suite, malgré les admonestations de la princesse de Parme et mes propres protestations, lui ôter de l'esprit l'idée que j'avais quoi que ce fût à voir avec l'amiral académicien, lequel m'était totalement inconnu. L'obstination de la dame d'honneur de la princesse de Parme à voir en moi un neveu de l'amiral Jurien de La Gravière avait en soi quelque chose de vulgairement risible. Mais l'erreur qu'elle commettait n'était que le type excessif et desséché de tant d'erreurs plus légères, mieux nuancées, involontaires ou voulues, qui accompagnent notre nom dans la « fiche » que le monde établit relativement à nous. Je me souviens qu'un ami des Guermantes, ayant vivement manifesté son désir de me connaître, me donna comme raison que je connaissais très bien sa cousine, Mme de Chaussegros, « elle est charmante, elle vous aime beaucoup ». Je me fis un scrupule, bien vain, d'insister sur le fait qu'il y avait erreur, que je ne connaissais pas Mme de Chaussegros. « Alors c'est sa sœur que vous connaissez, c'est la même chose. Elle vous a rencontré en Écosse. » Je n'étais jamais allé en Écosse et pris la peine inutile d'en avertir par honnêteté mon interlocuteur. C'était Mme de Chaussegros elle-même qui avait dit me connaître, et le croyait sans doute de bonne foi, à la suite d'une confusion première, car elle ne cessa jamais plus de me tendre la main quand elle m'apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je fréquentais était exactement celui de Mme de Chaussegros, mon humilité ne rimait à rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros était, littéralement, une erreur, mais, au point de vue social, un équivalent de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune homme que j'étais. L'ami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me suréleva (au point de vue mondain) dans l'idée qu'il continua à se faire de moi. Et somme toute, pour ceux qui ne jouent pas la comédie, l'ennui de vivre toujours dans le même personnage est dissipé un instant, comme si l'on montait sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idée fausse, croit que nous sommes liés avec une dame que nous ne connaissons pas et que nous sommes notés pour avoir connue au cours d'un charmant voyage que nous n'avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et aimables quand elles n'ont pas l'inflexible rigidité de celle que commettait et commit toute sa vie, malgré mes dénégations, l'imbécile dame d'honneur de Mme de Parme, fixée pour toujours à la croyance que j'étais parent de l'ennuyeux amiral Jurien de La Gravière. « Elle n'est pas très forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de libations, je la crois légèrement sous l'influence de Bacchus. » En réalité Mme de Varambon n'avait bu que de l'eau, mais le duc aimait à placer ses locutions favorites.
« Mais Zola n'est pas un réaliste, Madame ! c'est un poète ! » dit Mme de Guermantes, s'inspirant des études critiques qu'elle avait lues dans ces dernières années et les adaptant à son génie personnel. Agréablement bousculée jusqu'ici, au cours du bain d'esprit, un bain agité pour elle, qu'elle prenait ce soir, et qu'elle jugeait devoir lui être particulièrement salutaire, se laissant porter par les paradoxes qui déferlaient l'un après l'autre, devant celui-ci, plus énorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d'être renversée. Et ce fut d'une voix entrecoupée, comme si elle perdait sa respiration, qu'elle dit :
« Zola, un poète !
— Mais oui », répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de suffocation. « Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'à ce qui... porte bonheur ! Mais il en fait quelque chose d'immense ; il a le fumier épique ! C'est l'Homère de la vidange ! Il n'a pas assez de majuscules pour écrire le mot de Cambronne. »
Malgré l'extrême fatigue qu'elle commençait à éprouver, la princesse était ravie, jamais elle ne s'était sentie mieux. Elle n'aurait pas échangé contre un séjour à Schönbrunn, la seule chose pourtant qui la flattât, ces divins dîners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par tant de sel.
« Il l'écrit avec un grand C, s'écria Mme d'Arpajon.
— Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite », répondit Mme de Guermantes, non sans avoir échangé avec son mari un regard gai qui voulait dire : « Est-elle assez idiote ! » « Tenez, justement », me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un regard souriant et doux et parce qu'en maîtresse de maison accomplie elle voulait, sur l'artiste qui m'intéressait particulièrement, laisser paraître son savoir et me donner au besoin l'occasion de faire montre du mien, « tenez », me dit-elle en agitant légèrement son éventail de plumes tant elle était consciente à ce moment-là qu'elle exerçait pleinement les devoirs de l'hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant signe aussi qu'on me redonnât des asperges sauce mousseline, « tenez, je crois justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous avez été regarder quelques tableaux tout à l'heure, les seuls du reste que j'aime de lui », ajouta-t-elle. En réalité, elle détestait la peinture d'Elstir, mais trouvait d'une qualité unique tout ce qui était chez elle. Je demandai à M. de Guermantes s'il savait le nom du monsieur qui figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que j'avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté le portrait d'apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d'Elstir n'était pas encore complètement dégagée et s'inspirait un peu de Manet. « Mon Dieu, me répondit-il, je sais que c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imbécile dans sa spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l'ai là sur le bout de la langue, monsieur... monsieur... enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela, c'est lui qui a fait acheter ces machines à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop peur de contrarier si elle refuse quelque chose ; entre nous, je crois qu'il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c'est que ce monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l'a lancé, et l'a souvent tiré d'embarras en lui commandant des tableaux. Par reconnaissance — si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dépend des goûts — il l'a peint dans cet endroit-là où avec son air endimanché il fait un assez drôle d'effet. Ça peut être un pontife très calé, mais il ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haut de forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a l'air d'un petit notaire de province en goguette. Mais, dites donc, vous me semblez tout à fait féru de ces tableaux. Si j'avais su ça, je me serais tuyauté pour vous répondre. Du reste, il n'y a pas lieu de se mettre autant martel en tête pour creuser la peinture de M. Elstir que s'il s'agissait de La Source d'Ingres ou des Enfants d 'Édouard de Paul Delaroche. Ce qu'on apprécie là-dedans, c'est que c'est finement observé, amusant, parisien, et puis on passe. Il n'y a pas besoin d'être un érudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une Botte d'asperges. Elles sont même restées ici quelques jours. Il n'y avait que cela dans le tableau, une botte d'asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d'avaler. Mais moi, je me suis refusé à avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs, une botte d'asperges ! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs ! Je l'ai trouvée roide. Dès qu'à ces choses-là il ajoute des personnages, cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela.