Toute la journée, dans cette demeure un peu trop campagne qui n'avait l'air que d'un lieu de sieste entre deux promenades ou pendant l'averse, une de ces demeures où chaque salon a l'air d'un cabinet de verdure, et où sur la tenture des chambres les roses du jardin dans l'une, les oiseaux des arbres dans l'autre, vous ont rejoints et vous tiennent compagnie — isolés du moins — car c'étaient de vieilles tentures où chaque rose était assez séparée pour qu'on eût pu si elle avait été vivante la cueillir, chaque oiseau le mettre en cage et l'apprivoiser, sans rien de ces grandes décorations des chambres d'aujourd'hui où sur un fond d'argent, tous les pommiers de Normandie sont venus se profiler en style japonais pour halluciner les heures que vous passez au lit ; toute la journée, je la passais dans ma chambre qui donnait sur les belles verdures du parc et les lilas de l'entrée, les feuilles vertes des grands arbres au bord de l'eau, étincelants de soleil, et la forêt de Méséglise. Je ne regardais en somme tout cela avec plaisir que parce que je me disais : « C'est joli d'avoir tant de verdure dans la fenêtre de ma chambre », jusqu'au moment où dans le vaste tableau verdoyant je reconnus, peint lui au contraire en bleu sombre, simplement parce qu'il était plus loin, le clocher de l'église de Combray. Non pas une figuration de ce clocher, ce clocher lui-même, qui, mettant ainsi sous mes yeux la distance des lieues et des années, était venu, au milieu de la lumineuse verdure et d'un tout autre ton, si sombre qu'il paraissait presque seulement dessiné, s'inscrire dans le carreau de ma fenêtre. Et si je sortais un moment de ma chambre, au bout du couloir, j'apercevais, parce qu'il était orienté autrement, comme une bande d'écarlate, la tenture d'un petit salon qui n'était qu'une simple mousseline mais rouge, et prête à s'incendier si y donnait un rayon de soleil.
Pendant ces promenades Gilberte me parlait de Robert comme se détournant d'elle, mais pour aller auprès d'autres femmes. Et il est vrai que beaucoup encombraient sa vie, et comme certaines camaraderies masculines pour les hommes qui aiment les femmes, avec ce caractère de dépense inutilement faite et de place vainement usurpée qu'ont dans la plupart des maisons les objets qui ne peuvent servir à rien. Il vint plusieurs fois à Tansonville pendant que j'y étais. Il était bien différent de ce que je l'avais connu. Sa vie ne l'avait pas épaissi, alenti, comme M. de Charlus, mais tout au contraire, mais opérant en lui un changement inverse, lui avait donné l'aspect désinvolte d'un officier de cavalerie — et bien qu'il eût donné sa démission au moment de son mariage — à un point qu'il n'avait jamais eu. Au fur et à mesure que M. de Charlus s'était alourdi, Robert (et sans doute il était infiniment plus jeune mais on sentait qu'il ne ferait que se rapprocher davantage de cet idéal avec l'âge, comme certaines femmes qui sacrifient résolument leur visage à leur taille et à partir d'un certain moment ne quittent plus Marienbad, pensant que, ne pouvant garder à la fois plusieurs jeunesses, c'est encore celle de la tournure qui sera le plus capable de représenter les autres) était devenu plus élancé, plus rapide, effet contraire d'un même vice. Cette vélocité avait d'ailleurs diverses raisons psychologiques, la crainte d'être vu, le désir de ne pas sembler avoir cette crainte, la fébrilité qui naît du mécontentement de soi et de l'ennui. Il avait l'habitude d'aller dans certains mauvais lieux où, comme il aimait qu'on ne le vît ni entrer, ni sortir, il s'engouffrait pour offrir aux regards malveillants de passants hypothétiques le moins de surface possible, comme on monte à l'assaut. Et cette allure de coup de vent lui était restée. Peut-être aussi schématisait-elle l'intrépidité apparente de quelqu'un qui veut montrer qu'il n'a pas peur et ne veut pas se donner le temps de penser. Pour être complet il faudrait faire entrer en ligne de compte le désir, plus il vieillissait, de paraître jeune et même l'impatience de ces hommes toujours ennuyés, toujours blasés, que sont les gens trop intelligents pour la vie relativement oisive qu'ils mènent et où leurs facultés ne se réalisent pas. Sans doute l'oisiveté même de ceux-là peut se traduire par de la nonchalance. Mais, surtout depuis la faveur dont jouissent les exercices physiques, l'oisiveté a pris une forme sportive, même en dehors des heures de sport et qui se traduit par une vivacité fébrile qui croit ne pas laisser à l'ennui le temps ni la place de se développer et non plus par de la nonchalance.
Ma mémoire avait, la mémoire involontaire elle-même, perdu l'amour d'Albertine. Mais il semble qu'il y ait une mémoire involontaire des membres, pâle et stérile imitation de l'autre, qui vive plus longtemps, comme certains animaux ou végétaux inintelligents vivent plus longtemps que l'homme. Les jambes, les bras sont pleins de souvenirs engourdis. Une fois que j'avais quitté Gilberte assez tôt, je m'éveillai au milieu de la nuit dans la chambre de Tansonville, et encore à demi endormi j'appelai : « Albertine ». Ce n'était pas que j'eusse pensé à elle, ni rêvé d'elle, ni que je la prisse pour Gilberte : c'est qu'une réminiscence éclose en mon bras m'avait fait chercher derrière mon dos la sonnette, comme dans ma chambre de Paris. Et, ne la trouvant pas, j'avais appelé : « Albertine », croyant que mon amie défunte était couchée auprès de moi, comme elle faisait souvent le soir et que nous nous endormions ensemble, comptant au réveil sur le temps qu'il faudrait à Françoise avant d'arriver, pour qu'Albertine pût sans imprudence tirer la sonnette que je ne trouvais pas.
Devenant — du moins durant cette phase fâcheuse — beaucoup plus sec, il ne faisait presque plus preuve vis-à-vis de ses amis, par exemple vis-à-vis de moi, d'aucune sensibilité. Et en revanche il avait avec Gilberte des affectations de sensiblerie, poussées jusqu'à la comédie, qui déplaisaient. Ce n'est pas qu'en réalité Gilberte lui fût indifférente. Non, Robert l'aimait. Mais il lui mentait tout le temps ; son esprit de duplicité, sinon le fond même de ses mensonges, était perpétuellement découvert. Et alors il ne croyait pouvoir s'en tirer qu'en exagérant dans des proportions ridicules la tristesse réelle qu'il avait de peiner Gilberte. Il arrivait à Tansonville, obligé, disait-il, de repartir le lendemain matin pour une affaire avec un certain monsieur du pays qui était censé l'attendre à Paris et qui, précisément rencontré dans la soirée près de Combray, dévoilait involontairement le mensonge au courant duquel Robert avait négligé de le mettre, en disant qu'il était venu dans le pays se reposer pour un mois et ne retournerait pas à Paris d'ici là. Robert rougissait, voyait le sourire mélancolique et fier de Gilberte, se dépêtrait en l'insultant du gaffeur, rentrait avant sa femme, lui faisait remettre un mot désespéré où il lui disait qu'il avait fait ce mensonge pour ne pas lui faire de peine, pour qu'en le voyant repartir pour une raison qu'il ne pouvait pas lui dire, elle ne crût pas qu'il ne l'aimait pas (et tout cela, bien qu'il l'écrivît comme un mensonge, était en somme vrai), puis faisait demander s'il pouvait entrer chez elle et là, moitié tristesse réelle, moitié énervement de cette vie, moitié simulation chaque jour plus audacieuse, sanglotait, s'inondait d'eau froide, parlait de sa mort prochaine, quelquefois s'abattait sur le parquet comme s'il se fût trouvé mal. Gilberte ne savait pas dans quelle mesure elle devait le croire, le supposait menteur en chaque cas particulier, mais que d'une façon générale elle était aimée, et s'inquiétait de ce pressentiment d'une mort prochaine, pensant qu'il avait peut-être une maladie qu'elle ne savait pas et n'osait pas à cause de cela le contrarier et lui demander de renoncer à ses voyages.
Je comprenais du reste d'autant moins pourquoi il en faisait que Morel était reçu comme l'enfant de la maison avec Bergotte partout où étaient les Saint-Loup, à Paris, à Tansonville. Morel imitait Bergotte à ravir. Il n'y eut même plus besoin au bout de quelque temps de lui demander d'en faire une imitation. Comme ces hystériques qu'on n'est plus obligé d'endormir pour qu'ils deviennent telle ou telle personne, de lui-même il entrait tout d'un coup dans le personnage.
Françoise qui avait déjà vu tout ce que M. de Charlus avait fait pour Jupien et tout ce que Robert de Saint-Loup faisait pour Morel n'en concluait pas que c'était un trait qui reparaissait à certaines générations chez les Guermantes, mais plutôt — comme Legrandin aidait beaucoup Théodore — elle avait fini, elle personne si morale et si pleine de préjugés, par croire que c'était une coutume que son universalité rendait respectable. Elle disait toujours d'un jeune homme, que ce fût Morel ou Théodore : « Il a trouvé un monsieur qui s'est toujours intéressé à lui et qui lui a bien aidé. » Et comme en pareil cas les protecteurs sont ceux qui aiment, qui souffrent, qui pardonnent, Françoise, entre eux et les mineurs qu'ils détournaient, n'hésitait pas à leur donner le beau rôle, à leur trouver « bien du cœur ». Elle blâmait sans hésiter Théodore qui avait joué bien des tours à Legrandin, et semblait pourtant ne pouvoir guère avoir de doutes sur la nature de leurs relations car elle ajoutait : « Alors le petit a compris qu'il fallait y mettre un peu du sien et y a dit : “Prenez-moi avec vous, je vous aimerai bien, je vous cajolerai bien”, et ma foi ce monsieur a tant de cœur que bien sûr que Théodore est sûr de trouver près de lui peut-être bien plus qu'il ne mérite, car c'est une tête brûlée, mais ce monsieur est si bon que j'ai souvent dit à Jeannette (la fiancée de Théodore) : “Petite, si jamais vous êtes dans la peine, allez vers ce monsieur. Il coucherait plutôt par terre et vous donnerait son lit. Il a trop aimé le petit (Théodore) pour le mettre dehors. Bien sûr qu'il ne l'abandonnera jamais.” »
Par politesse je demandai à sa sœur le nom de Théodore, qui vivait maintenant dans le Midi. « Mais c'était lui qui m'avait écrit pour mon article du Figaro ! » m'écriai-je en apprenant qu'il s'appelait Sanilon.
De même estimait-elle plus Saint-Loup que Morel et jugeait-elle que, malgré tous les coups que le petit (Morel) avait faits, le marquis ne le laisserait jamais dans la peine, car c'est un homme qui avait trop de cœur, ou alors il faudrait qu'il lui soit arrivé à lui-même de grands revers.
Il insistait pour que je restasse à Tansonville et laissa échapper une fois, bien qu'il ne cherchât visiblement plus à me faire plaisir, que ma venue avait été pour sa femme une joie telle qu'elle en était restée, à ce qu'elle lui avait dit, transportée de joie tout un soir, un soir où elle se sentait si triste que je l'avais, en arrivant à l'improviste, miraculeusement sauvée du désespoir, « peut-être de pis », ajouta-t-il. Il me demandait de tâcher de la persuader qu'il l'aimait, me disant que la femme qu'il aimait aussi, il l'aimait moins qu'elle et romprait bientôt. « Et pourtant », ajoutait-il avec une telle fatuité et un tel besoin de confidence que je croyais par moments que le nom de Charlie allait, malgré Robert, « sortir » comme le numéro d'une loterie, « j'avais de quoi être fier. Cette femme qui me donne tant de preuves de sa tendresse et que je vais sacrifier à Gilberte, jamais elle n'avait fait attention à un homme, elle se croyait elle-même incapable d'être amoureuse. Je suis le premier. Je savais qu'elle s'était tellement refusée à tout le monde que, quand j'ai reçu la lettre adorable où elle me disait qu'il ne pouvait y avoir de bonheur pour elle qu'avec moi, je n'en revenais pas. Évidemment il y aurait de quoi me griser, si la pensée de voir cette pauvre petite Gilberte en larmes ne m'était pas intolérable. Ne trouves-tu pas qu'elle a quelque chose de Rachel ? » me disait-il. Et en effet j'avais été frappé d'une vague ressemblance qu'on pouvait à la rigueur trouver maintenant entre elles. Peut-être tenait-elle à une similitude réelle de quelques traits (dus par exemple à l'origine hébraïque pourtant si peu marquée chez Gilberte) à cause de laquelle Robert, quand sa famille avait voulu qu'il se mariât, s'était, à conditions de fortune égales, senti plus attiré vers Gilberte. Elle tenait aussi à ce que Gilberte, ayant surpris des photographies de Rachel dont elle avait ignoré jusqu'au nom, cherchait pour plaire à Robert à imiter certaines habitudes chères à l'actrice, comme d'avoir toujours des nœuds rouges dans les cheveux, un ruban de velours noir au bras et se teignait les cheveux pour paraître brune. Puis sentant que ses chagrins lui donnaient mauvaise mine, elle essayait d'y remédier. Elle le faisait parfois sans mesure. Un jour où Robert devait venir le soir pour passer vingt-quatre heures à Tansonville, je fus stupéfait de la voir venir se mettre à table si étrangement différente non seulement de ce qu'elle était autrefois, mais même les jours habituels, que je restai stupéfait comme si j'avais eu devant moi une actrice, une espèce de Théodora. Je sentais que malgré moi je la regardais trop fixement, dans ma curiosité de savoir ce qu'elle avait de changé. Cette curiosité fut d'ailleurs bientôt satisfaite quand elle se moucha et malgré toutes les précautions qu'elle y mit. Par toutes les couleurs qui restèrent sur le mouchoir, en faisant une riche palette, je vis qu'elle était complètement peinte. C'était cela qui lui faisait cette bouche sanglante et qu'elle s'efforçait de rendre rieuse, croyant que cela lui allait bien, tandis que l'heure du train qui s'approchait, sans que Gilberte sût si son mari arriverait vraiment ou s'il n'enverrait pas une de ces dépêches dont M. de Guermantes avait spirituellement fixé le modèle : IMPOSSIBLE VENIR, MENSONGE SUIT, pâlissait ses joues sous la sueur violette du fard et cernait ses yeux.
« Ah ! vois-tu », me disait-il, avec un air volontairement tendre qui contrastait tant avec sa tendresse spontanée d'autrefois, avec une voix d'alcoolique et des modulations d'acteur, « Gilberte heureuse, il n'y a rien que je ne donnerais pour cela ! Elle a tant fait pour moi. Tu ne peux pas savoir. » Et ce qui était le plus déplaisant dans tout cela était encore l'amour-propre, car il était flatté d'être aimé par Gilberte, et sans oser dire que c'était Charlie qu'il aimait, donnait pourtant sur l'amour que le violoniste était censé avoir pour lui des détails que Saint-Loup savait bien exagérés sinon inventés de toutes pièces, lui à qui Charlie demandait chaque jour plus d'argent. Et c'était en me confiant Gilberte qu'il repartait pour Paris.
J'eus du reste l'occasion, pour anticiper un peu puisque je suis encore à Tansonville, de l'y apercevoir une fois dans le monde, et de loin, où sa parole malgré tout vivante et charmante me permettait de retrouver le passé ; je fus frappé combien il changeait. Il ressemblait de plus en plus à sa mère, la manière de sveltesse hautaine qu'il avait héritée d'elle et qu'elle avait parfaite, chez lui, grâce à l'éducation la plus accomplie, elle s'exagérait, se figeait ; la pénétration du regard propre aux Guermantes lui donnait l'air d'inspecter tous les lieux au milieu desquels il passait, mais d'une façon quasi inconsciente, par une sorte d'habitude et de particularité animale. Même immobile, la couleur qui était la sienne plus que de tous les Guermantes, d'être seulement l'ensoleillement d'une journée d'or devenu solide, lui donnait comme un plumage si étrange, faisait de lui une espèce si rare, si précieuse qu'on aurait voulu le posséder pour une collection ornithologique ; mais quand, de plus, cette lumière changée en oiseau se mettait en mouvement, en action, quand par exemple je voyais Robert de Saint-Loup entrer dans une soirée où j'étais, il avait des redressements de tête si soyeusement et fièrement huppée sous l'aigrette d'or de ses cheveux un peu déplumés, des mouvements de cou tellement plus souples, plus fiers et plus coquets que n'en ont les humains, que devant la curiosité et l'admiration moitié mondaine, moitié zoologique qu'il vous inspirait, on se demandait si c'était dans le faubourg Saint-Germain qu'on se trouvait ou au Jardin des Plantes et si on regardait un grand seigneur traverser un salon ou se promener dans sa cage un oiseau. Tout ce retour, d'ailleurs, à l'élégance volatile des Guermantes au bec pointu, aux yeux acérés était maintenant utilisé par son vice nouveau qui s'en servait pour se donner contenance. Plus il s'en servait, plus il paraissait ce que Balzac appelle tante. Pour peu qu'on y mît un peu d'imagination, le ramage ne se prêtait pas moins à cette interprétation que le plumage. Il commençait à dire des phrases qu'il croyait grand siècle et par là il imitait les manières de Guermantes. Mais un rien indéfinissable faisait qu'elles devenaient du même coup les manières de M. de Charlus. « Je te quitte un instant », me dit-il dans cette soirée où Mme de Marsantes était un peu plus loin. « Je vais faire un doigt de cour à ma mère. »
Quant à cet amour dont il me parlait sans cesse, il n'était pas, d'ailleurs, que celui pour Charlie, bien que ce fût le seul qui comptât pour lui. Quel que soit le genre d'amours d'un homme on se trompe toujours sur le nombre des personnes avec qui il a des liaisons parce qu'on interprète faussement des amitiés comme des liaisons, ce qui est une erreur par addition, mais aussi parce qu'on croit qu'une liaison prouvée en exclut une autre, ce qui est un autre genre d'erreur. Deux personnes peuvent dire : « La maîtresse de X..., je la connais », prononcer deux noms différents et ne se tromper ni l'une ni l'autre. Une femme qu'on aime suffit rarement à tous nos besoins et on la trompe avec une femme qu'on n'aime pas. Quant au genre d'amours que Saint-Loup avait hérités de M. de Charlus, un mari qui y est enclin fait habituellement le bonheur de sa femme. C'est une règle générale à laquelle les Guermantes trouvaient le moyen de faire exception parce que ceux qui avaient ce goût voulaient faire croire qu'ils avaient au contraire celui des femmes. Ils s'affichaient avec l'une ou l'autre et désespéraient la leur. Les Courvoisier en usaient plus sagement. Le jeune vicomte de Courvoisier se croyait seul sur la terre et depuis l'origine du monde à être tenté par quelqu'un de son sexe. Supposant que ce penchant lui venait du diable il lutta contre lui, épousa une femme ravissante, lui fit des enfants. Puis un de ses cousins lui enseigna que ce penchant est assez répandu, poussa la bonté jusqu'à le mener dans des lieux où il pouvait le satisfaire. M. de Courvoisier n'en aima que plus sa femme, redoubla de zèle prolifique, et elle et lui étaient cités comme le meilleur ménage de Paris. On n'en disait point autant de celui de Saint-Loup parce que Robert, au lieu de se contenter de l'inversion, faisait mourir sa femme de jalousie en entretenant, sans plaisir, des maîtresses.
Il est possible que Morel, étant excessivement noir, fût nécessaire à Saint-Loup comme l'ombre l'est au rayon de soleil. On imagine très bien dans cette famille si ancienne un grand seigneur blond doré, intelligent, doué de tous les prestiges et recelant à fond de cale un goût secret, ignoré de tous, pour les nègres.
Robert, d'ailleurs, ne laissait jamais la conversation toucher à ce genre d'amours qui était le sien. Si j'en disais un mot : « Ah ! je ne sais pas », répondait-il avec un détachement si profond qu'il en laissait tomber son monocle, « je n'ai pas soupçon de ces choses-là. Si tu désires des renseignements là-dessus, mon cher, je te conseille de t'adresser ailleurs. Moi, je suis un soldat, un point c'est tout. Autant que ces choses-là m'indiffèrent, autant je suis avec passion la guerre balkanique. Autrefois cela t'intéressait, l'étymologie des batailles. Je te disais alors qu'on reverrait, même dans les conditions les plus différentes, les batailles typiques, par exemple le grand essai d'enveloppement par l'aile, la Bataille d'Ulm. Eh bien ! si spéciales que soient ces guerres balkaniques, Lullé-Burgas c'est encore Ulm, l'enveloppement par l'aile. Voilà les sujets dont tu peux me parler. Mais pour le genre de choses auxquelles tu fais allusion, je m'y connais autant qu'en sanscrit. »
Ces sujets que Robert dédaignait ainsi, Gilberte au contraire quand il était reparti les abordait volontiers en causant avec moi. Non certes relativement à son mari car elle ignorait ou feignait d'ignorer tout. Mais elle s'étendait volontiers sur eux en tant qu'ils concernaient les autres, soit qu'elle y vît une sorte d'excuse indirecte pour Robert, soit que celui-ci, partagé comme son oncle entre un silence sévère à l'égard de ces sujets et un besoin de s'épancher et de médire, l'eût instruite pour beaucoup. Entre tous, M. de Charlus n'était pas épargné ; c'était sans doute que Robert, sans parler de Charlie à Gilberte, ne pouvait s'empêcher avec elle, de lui répéter, sous une forme ou une autre, ce que le violoniste lui avait appris. Et il poursuivait son ancien bienfaiteur de sa haine. Ces conversations, que Gilberte affectionnait, me permirent de lui demander si, dans un genre parallèle, Albertine, dont c'est par elle que jadis j'avais la première fois entendu le nom, quand elles étaient amies de cours, avait de ces goûts. Gilberte ne put me donner ce renseignement. Au reste il y avait longtemps qu'il eût cessé d'offrir quelque intérêt pour moi. Mais je continuais à m'en enquérir machinalement, comme un vieillard ayant perdu la mémoire, qui demande de temps à autre des nouvelles du fils qu'il a perdu.
Ce qui est curieux et ce sur quoi je ne peux m'étendre, c'est à quel point, vers cette époque-là, toutes les personnes qu'aimait Albertine, toutes celles qui auraient pu lui faire faire ce qu'elles auraient voulu, demandèrent, implorèrent, j'oserai dire mendièrent, à défaut de mon amitié, quelques relations avec moi. Il n'y aurait plus eu besoin d'offrir de l'argent à Mme Bontemps pour qu'elle me renvoyât Albertine. Ce retour de la vie se produisant quand il ne servait plus à rien, m'attristait profondément, non à cause d'Albertine, que j'eusse reçue sans plaisir si elle m'eût été ramenée non plus de Touraine, mais de l'autre monde, mais à cause d'une jeune femme que j'aimais et que je ne pouvais arriver à voir. Je me disais que si elle mourait, ou si je ne l'aimais plus, tous ceux qui eussent pu me rapprocher d'elle tomberaient à mes yeux. En attendant j'essayais en vain d'agir sur eux, n'étant pas guéri par l'expérience qui aurait dû m'apprendre — si elle apprenait jamais rien — qu'aimer est un mauvais sort comme ceux qu'il y a dans les contes, contre quoi on ne peut rien jusqu'à ce que l'enchantement ait cessé.
« Justement le livre que je tiens là parle de ces choses », me dit-elle. (Je parlai à Robert de ce mystérieux : « Nous nous serions bien entendus. » Il déclara ne pas s'en souvenir et que cela n'avait en tout cas aucun sens particulier.)
« C'est un vieux Balzac que je pioche pour me mettre à la hauteur de mes oncles, La Fille aux yeux d'or. Mais c'est absurde, invraisemblable, un beau cauchemar. D'ailleurs, une femme peut peut-être être surveillée ainsi par une autre femme, jamais par un homme. — Vous vous trompez, j'ai connu une femme qu'un homme qui l'aimait était arrivé véritablement à séquestrer ; elle ne pouvait jamais voir personne, et sortir seulement avec des serviteurs dévoués. — Eh bien, cela devrait vous faire horreur à vous qui êtes si bon. Justement nous disions avec Robert que vous devriez vous marier. Votre femme vous guérirait et vous feriez son bonheur. — Non, parce que j'ai trop mauvais caractère. — Quelle idée ! — Je vous assure ! J'ai, du reste, été fiancé, mais je n'ai pas pu me décider à l'épouser (et elle y a renoncé elle-même, à cause de mon caractère indécis et tracassier). » C'était, en effet, sous cette forme trop simple que je jugeais mon aventure avec Albertine, maintenant que je ne voyais plus cette aventure que du dehors.
J'étais triste en remontant dans ma chambre de penser que je n'avais pas été une seule fois revoir l'église de Combray qui semblait m'attendre au milieu des verdures dans une fenêtre toute violacée. Je me disais : « Tant pis, ce sera pour une autre année, si je ne meurs pas d'ici là », ne voyant pas d'autre obstacle que ma mort et n'imaginant pas celle de l'église qui me semblait devoir durer longtemps après ma mort comme elle avait duré longtemps avant ma naissance.
Un jour pourtant je parlai à Gilberte d'Albertine et lui demandai si celle-ci aimait les femmes. « Oh ! pas du tout. — Mais vous disiez autrefois qu'elle avait mauvais genre. — J'ai dit cela, moi ? vous devez vous tromper. En tout cas si je l'ai dit, mais vous faites erreur, je parlais au contraire d'amourettes avec des jeunes gens. À cet âge-là, du reste, cela n'allait d'ailleurs probablement pas bien loin. » Gilberte disait-elle cela pour me cacher qu'elle-même, selon ce qu'Albertine m'avait dit, aimait les femmes, et avait fait à Albertine des propositions ? Ou bien (car les autres sont souvent plus renseignés sur notre vie que nous ne croyons) savait-elle que j'avais aimé, que j'avais été jaloux d'Albertine et (les autres pouvant savoir plus de vérité sur nous que nous ne croyons, mais l'étendre aussi trop loin, et être dans l'erreur par des suppositions excessives, alors que nous les avions espérés dans l'erreur par l'absence de toute supposition) s'imaginait-elle que je l'étais encore et me mettait-elle sur les yeux, par bonté, ce bandeau qu'on a toujours tout prêt pour les jaloux ? En tout cas, les paroles de Gilberte depuis « le mauvais genre » d'autrefois jusqu'au certificat de bonne vie et mœurs d'aujourd'hui suivaient une marche inverse des affirmations d'Albertine qui avait fini presque par avouer de demi-rapports avec Gilberte. Albertine m'avait étonné en cela, comme sur ce que m'avait dit Andrée, car pour toute cette petite bande j'avais d'abord cru avant de la connaître à sa perversité ; je m'étais rendu compte de mes fausses suppositions, comme il arrive si souvent quand on trouve une honnête fille et presque ignorante des réalités de l'amour dans le milieu qu'on avait cru à tort le plus dépravé. Puis j'avais refait le chemin en sens contraire, reprenant pour vraies mes suppositions du début. Mais peut-être Albertine avait-elle voulu me dire cela pour avoir l'air plus expérimentée qu'elle n'était et pour m'éblouir à Paris du prestige de sa perversité, comme la première fois à Balbec par celui de sa vertu. Et tout simplement quand je lui avais parlé des femmes qui aimaient les femmes, pour ne pas avoir l'air de ne pas savoir ce que c'était, comme dans une conversation on prend un air entendu si on parle de Fourier ou de Tobolsk, encore qu'on ne sache pas ce que c'est. Elle avait peut-être vécu près de l'amie de Mlle Vinteuil et d'Andrée, séparée par une cloison étanche d'elles qui croyaient qu'elle « n'en était pas », ne s'était renseignée ensuite — comme une femme qui épouse un homme de lettres cherche à se cultiver — qu'afin de me complaire en se rendant capable de répondre à mes questions, jusqu'au jour où elle avait compris qu'elles étaient inspirées par la jalousie et où elle avait fait machine en arrière. À moins que ce fût Gilberte qui me mentît. L'idée même me vint que c'était pour avoir appris d'elle, au cours d'un flirt qu'il aurait conduit dans le sens qui l'intéressait, qu'elle ne détestait pas les femmes, que Robert l'avait épousée, espérant des plaisirs qu'il n'avait pas dû trouver chez lui puisqu'il les prenait ailleurs. Aucune de ces hypothèses n'était absurde, car chez des femmes comme la fille d'Odette ou les jeunes filles de la petite bande il y a une telle diversité, un tel cumul de goûts alternants si même ils ne sont pas simultanés, qu'elles passent aisément d'une liaison avec une femme à un grand amour pour un homme, si bien que définir le goût réel et dominant reste difficile.
Je ne voulus pas emprunter à Gilberte sa Fille aux yeux d'or puisqu'elle la lisait. Mais elle me prêta pour lire avant de m'endormir ce dernier soir que je passai chez elle un livre qui me produisit une impression assez vive et mêlée, qui d'ailleurs ne devait pas être durable. C'était un volume du journal inédit des Goncourt.
Et quand, avant d'éteindre ma bougie, je lus le passage que je transcris plus bas, mon absence de dispositions pour les lettres, pressentie jadis du côté de Guermantes, confirmée durant ce séjour dont c'était le dernier soir — ce soir des veilles de départ où l'engourdissement des habitudes qui vont finir cessant, on essaie de se juger — me parut quelque chose de moins regrettable, comme si la littérature ne révélait pas de vérité profonde ; et en même temps il me semblait triste que la littérature ne fût pas ce que j'avais cru. D'autre part, moins regrettable me paraissait l'état maladif qui allait me confiner dans une maison de santé, si les belles choses dont parlent les livres n'étaient pas plus belles que ce que j'avais vu. Mais par une contradiction bizarre, maintenant que ce livre en parlait j'avais envie de les voir. Voici les pages que je lus jusqu'à ce que la fatigue me fermât les yeux :
« Avant-hier tombe ici pour m'emmener dîner chez lui Verdurin, l'ancien critique de La Revue, l'auteur de ce livre sur Whistler où vraiment le faire, le coloriage artiste de l'original Américain, est souvent rendu avec une grande délicatesse par l'amoureux de tous les raffinements, de toutes les joliesses de la chose peinte qu'est Verdurin. Et tandis que je m'habille pour le suivre c'est de sa part, tout un récit où il y a par moments comme l'épellement apeuré d'une confession sur le renoncement à écrire aussitôt après son mariage avec la “Madeleine” de Fromentin, renoncement qui serait dû à l'habitude de la morphine et aurait eu cet effet, au dire de Verdurin, que la plupart des habitués du salon de sa femme ne sauraient même pas que le mari a jamais écrit et lui parleraient de Charles Blanc, de Saint-Victor, de Sainte-Beuve, de Burty, comme d'individus auxquels ils le croient, lui, tout à fait inférieur. “Voyons, vous Goncourt, vous savez bien et Gautier le savait aussi que mes Salons étaient autre chose que ces piteux Maîtres d'autrefois crus un chef-d'œuvre dans la famille de ma femme.” Puis par un crépuscule où il y a près des tours du Trocadéro comme le dernier allumement d'une lueur qui en fait des tours absolument pareilles aux tours enduites de gelée de groseille des anciens pâtissiers, la causerie continue dans la voiture qui doit nous conduire quai Conti où est leur hôtel, que son possesseur prétend être l'ancien hôtel des ambassadeurs de Venise et où il y aurait un fumoir dont Verdurin me parle comme d'une salle transportée telle quelle, à la façon des Mille et Une Nuits, d'un célèbre palazzo dont j'oublie le nom, palazzo à la margelle du puits représentant un couronnement de la Vierge que Verdurin soutient être absolument du plus beau Sansovino et qui servirait, pour leurs invités, à jeter la cendre de leurs cigares. Et ma foi, quand nous arrivons, dans le glauque et le diffus d'un clair de lune vraiment semblable à ceux dont la peinture classique abrite Venise, et sur lequel la coupole silhouettée de l'Institut fait penser à la Salute dans les tableaux de Guardi, j'ai un peu l'illusion d'être au bord du Grand Canal. Et l'illusion entretenue par la construction de l'hôtel où du premier étage on ne voit pas le quai et par le dire évocateur du maître de maison affirmant que le nom de la rue du Bac — du diable si j'y avais jamais pensé — viendrait du bac sur lequel des religieuses d'autrefois, les Miramiones, se rendaient aux offices de Notre-Dame. Tout un quartier où a flâné mon enfance quand ma tante de Courmont l'habitait et que je me prends à raimer en retrouvant, presque contiguë à l'hôtel des Verdurin, l'enseigne du Petit Dunkerque, une des rares boutiques survivant ailleurs que vignettées dans le crayonnage et les frottis de Gabriel de Saint-Aubin où le XVIIIe siècle curieux venait asseoir ses moments d'oisiveté pour le marchandage des jolités françaises et étrangères et “tout ce que les arts produisent de plus nouveau” comme dit une facture de ce Petit Dunkerque, facture dont nous sommes seuls, je crois, Verdurin et moi, à posséder une épreuve et qui est bien un des volants chefs-d'œuvre de papier ornementé sur lequel le règne de Louis XV faisait ses comptes, avec son en-tête représentant une mer toute vagueuse, chargée de vaisseaux, une mer aux vagues ayant l'air d'une illustration dans l'édition des Fermiers généraux, de “L'Huître et les Plaideurs”. La maîtresse de la maison qui va me placer à côté d'elle me dit aimablement avoir fleuri sa table rien qu'avec des chrysanthèmes japonais mais des chrysanthèmes disposés en des vases qui seraient de rarissimes chefs-d'œuvre, l'un entre autres, fait d'un bronze sur lequel des pétales en cuivre rougeâtre sembleraient être la vivante effeuillaison de la fleur. Il y a là Cottard le docteur, sa femme, le sculpteur polonais Viradobetski, Swann le collectionneur, une grande dame russe, une princesse au nom en of qui m'échappe, et Cottard me souffle à l'oreille que c'est elle qui aurait tiré à bout portant sur l'archiduc Rodolphe et d'après qui j'aurais en Galicie et dans tout le nord de la Pologne une situation absolument exceptionnelle, une jeune fille ne consentant jamais à promettre sa main sans savoir si son fiancé est un admirateur de La Faustin. “Vous ne pouvez pas comprendre cela, vous autres Occidentaux”, jette en manière de conclusion la princesse, qui me fait, ma foi, l'effet d'une intelligence tout à fait supérieure, “cette pénétration par un écrivain de l'intimité de la femme.” Un homme au menton et aux lèvres rasés, aux favoris de maître d'hôtel, débitant sur un ton de condescendance des plaisanteries de professeur de seconde qui fraye avec les premiers de sa classe pour la Saint-Charlemagne, et c'est Brichot, l'universitaire. À mon nom prononcé par Verdurin il n'a pas une parole qui connaisse nos livres et c'est en moi un découragement colère éveillé par cette conspiration qu'organise contre nous la Sorbonne, apportant jusque dans l'aimable logis où je suis fêté la contradiction, l'hostile, d'un silence voulu. Nous passons à table et c'est alors un extraordinaire défilé d'assiettes qui sont tout bonnement des chefs-d'œuvre de l'art du porcelainier, celui dont, pendant un repas délicat, l'attention chatouillée d'un amateur écoute le plus complaisamment le bavardage artiste, — des assiettes des Yung-Tsching à la couleur capucine de leurs rebords, au bleuâtre, à l'effeuillé turgide de leurs iris d'eau, à la traversée, vraiment décoratoire, par l'aurore d'un vol de martins-pêcheurs et de grues, aurore ayant tout à fait ces tons matutinaux qu'entre-regarde quotidiennement, boulevard Montmorency, mon réveil — des assiettes de Saxe, plus mièvres dans le gracieux de leur faire, à l'endormement, à l'anémie de leurs roses tournées au violet, au déchiquetage lie-de-vin d'une tulipe, au rococo d'un œillet ou d'un myosotis, — des assiettes de Sèvres, engrillagées par le fin guillochis de leurs cannelures blanches, verticillées d'or, ou que noue, sur l'à-plat crémeux de la pâte, le galant relief d'un ruban d'or, — enfin toute une argenterie où courent ces myrtes de Luciennes que reconnaîtrait la Dubarry. Et ce qui est peut-être aussi rare, c'est la qualité vraiment tout à fait remarquable des choses qui sont servies là-dedans, un manger finement mijoté, tout un fricoté comme les Parisiens, il faut le dire bien haut, n'en ont jamais dans les plus grands dîners, et qui me rappelle certains cordons bleus de Jean d'Heurs. Même le foie gras n'a aucun rapport avec la fade mousse qu'on sert habituellement sous ce nom, et je ne sais pas beaucoup d'endroits où la simple salade de pommes de terre est faite ainsi de pommes de terre ayant la fermeté de boutons d'ivoire japonais, le patiné de ces petites cuillers d'ivoire avec lesquelles les Chinoises versent l'eau sur le poisson qu'elles viennent de pêcher. Dans le verre de Venise que j'ai devant moi, une riche bijouterie de rouges est mise par un extraordinaire léoville acheté à la vente de M. de Montalivet et c'est un amusement pour l'imagination de l'œil et aussi, je ne crains pas de le dire, pour l'imagination de ce qu'on appelait autrefois la gueule, de voir apporter une barbue qui n'a rien des barbues pas fraîches qu'on sert sur les tables les plus luxueuses et qui ont pris dans les retards du voyage le modelage sur leur dos de leurs arêtes, une barbue qu'on sert non avec la colle à pâte que préparent sous le nom de sauce blanche tant de chefs de grande maison, mais avec de la véritable sauce blanche faite avec du beurre à cinq francs la livre, de voir apporter cette barbue dans un merveilleux plat Tching-Hon traversé par les pourpres rayages d'un coucher de soleil sur une mer où passe la navigation drolatique d'une bande de langoustes, au pointillis grumeleux si extraordinairement rendu qu'elles semblent avoir été moulées sur des carapaces vivantes, plat dont le marli est fait de la pêche à la ligne par un petit Chinois d'un poisson qui est un enchantement de nacreuse couleur par l'argentement azuré de son ventre. Comme je dis à Verdurin le délicat plaisir que ce doit être pour lui que cette raffinée mangeaille dans cette collection comme aucun prince n'en possède pas à l'heure actuelle derrière ses vitrines : “On voit bien que vous ne le connaissez pas”, me jette mélancolieusement la maîtresse de maison. Et elle me parle de son mari comme d'un original maniaque, indifférent à toutes ces jolités, “un maniaque, répète-t-elle, oui, absolument cela”, d'un maniaque qui aurait plutôt l'appétit d'une bouteille de cidre, bue dans la fraîcheur un peu encanaillée d'une ferme normande. Et la charmante femme à la parole vraiment amoureuse des colorations d'une contrée nous parle avec un enthousiasme débordant de cette Normandie qu'ils ont habitée, une Normandie qui serait un immense parc anglais, à la fragrance de ses hautes futaies à la Lawrence, au velours cryptomeria dans leur bordure porcelainée d'hortensias roses de ses pelouses naturelles, au chiffonnage de roses soufre dont la retombée sur une porte de paysans, où l'incrustation de deux poiriers enlacés simule une enseigne tout à fait ornementale, fait penser à la libre retombée d'une branche fleurie dans le bronze d'une applique de Gouthière, une Normandie qui serait absolument insoupçonnée des Parisiens en vacances et que protège la barrière de chacun de ses clos, barrières que les Verdurin me confessent ne s'être pas fait faute de lever toutes. À la fin du jour, dans un éteignement sommeilleux de toutes les couleurs où la lumière ne serait plus donnée que par une mer presque caillée ayant le bleuâtre du petit lait (“Mais non, rien de la mer que vous connaissez”, proteste frénétiquement ma voisine, en réponse à mon dire que Flaubert nous avait menés, mon frère et moi, à Trouville, “rien absolument, rien, il faudra venir avec moi, sans cela vous ne saurez jamais”) ils rentraient, à travers les vraies forêts en fleurs de tulle rose que faisaient les rhododendrons, tout à fait grisés par l'odeur des sardineries qui donnaient au mari d'abominables crises d'asthme — “oui, insiste-t-elle, c'est cela, de vraies crises d'asthme”. Là-dessus, l'été suivant, ils revenaient, logeant toute une colonie d'artistes dans une admirable habitation moyenâgeuse que leur faisait un ancien cloître loué par eux, pour rien. Et ma foi, en entendant cette femme qui, en passant par tant de milieux vraiment distingués, a gardé pourtant dans sa parole un peu de la verdeur de la parole d'une femme du peuple, une parole qui vous montre les choses avec la couleur que votre imagination y voit, l'eau me vient à la bouche de la vie qu'elle me confesse avoir menée là-bas, chacun travaillant dans sa cellule, et où, dans le salon si vaste qu'il possédait deux cheminées, tout le monde venait avant déjeuner pour des causeries tout à fait supérieures, mêlées de petits jeux, me faisant penser à celle qu'évoque ce chef-d'œuvre de Diderot, les Lettres à Mademoiselle Volland. Puis, après le déjeuner, tout le monde sortait, même les jours de grains, dans le coup de soleil, le rayonnement d'une ondée, d'une ondée lignant de son filtrage lumineux les nodosités d'un magnifique départ de hêtres centenaires qui mettaient devant la grille le beau végétal affectionné par le XVIIIe siècle, et d'arbustes ayant pour boutons fleurissants dans la suspension de leurs rameaux des gouttes de pluie. On s'arrêtait pour écouter le délicat barbotis, enamouré de fraîcheur, d'un bouvreuil se baignant dans la mignonne baignoire minuscule de Nymphenbourg qu'est la corolle d'une rose blanche. Et comme je parle à Mme Verdurin des paysages et des fleurs de là-bas délicatement pastellisés par Elstir : “Mais c'est moi qui lui ai fait connaître tout cela”, jette-t-elle avec un redressement colère de la tête, “tout, vous entendez bien, tout, les coins curieux, tous les motifs, je le lui ai jeté à la face quand il nous a quittés, n'est-ce pas, Auguste ? tous les motifs qu'il a peints. Les objets, il les a toujours connus, cela il faut être juste, il faut le reconnaître. Mais les fleurs, il n'en avait jamais vu, il ne savait pas distinguer un althæa d'une passe-rose. C'est moi qui lui ai appris à reconnaître, vous n'allez pas me croire, à reconnaître le jasmin.” Et il faut avouer qu'il y a quelque chose de curieux à penser que le peintre des fleurs que les amateurs d'art nous citent aujourd'hui comme le premier, comme supérieur même à Fantin-Latour, n'aurait peut-être jamais, sans la femme qui est là, su peindre un jasmin. “Oui, ma parole, le jasmin ; toutes les roses qu'il a faites, c'est chez moi, ou bien c'est moi qui les lui apportais. On ne l'appelait chez nous que monsieur Tiche ; demandez à Cottard, à Brichot, à tous les autres, si on le traitait ici en grand homme. Lui-même en aurait ri. Je lui apprenais à disposer ses fleurs, au commencement il ne pouvait pas en venir à bout. Il n'a jamais su faire un bouquet. Il n'avait pas de goût naturel pour choisir, il fallait que je lui dise : ‘Non, ne peignez pas cela, cela n'en vaut pas la peine, peignez ceci.' Ah ! s'il nous avait écoutés aussi pour l'arrangement de sa vie comme pour l'arrangement de ses fleurs, et s'il n'avait pas fait ce sale mariage !” Et brusquement, les yeux enfiévrés par l'absorption d'une rêverie tournée vers le passé, avec le nerveux taquinage, dans l'allongement maniaque de ses phalanges, du floche des manches de son corsage, c'est, dans le contournement de sa pose endolorie, comme un admirable tableau qui n'a je crois jamais été peint, et où se liraient toute la révolte contenue, toutes les susceptibilités rageuses d'une amie outragée dans les délicatesses, dans la pudeur de la femme. Là-dessus elle nous parle de l'admirable portrait qu'Elstir a fait pour elle, le portrait de la famille Cottard, portrait donné par elle au Luxembourg au moment de sa brouille avec le peintre, confessant que c'est elle qui a donné au peintre l'idée d'avoir fait l'homme en habit pour obtenir tout ce beau bouillonnement du linge, et qui a choisi la robe de velours de la femme, robe faisant un appui au milieu de tout le papillotage des nuances claires des tapis, des fleurs, des fruits, des robes de gaze des fillettes pareilles à des tutus de danseuses. Ce serait elle aussi qui aurait donné l'idée de ce coiffage, idée dont on a fait ensuite honneur à l'artiste, idée qui consistait en somme à peindre la femme non pas en représentation mais surprise dans l'intime de sa vie de tous les jours. “Je lui disais : ‘Mais dans la femme qui se coiffe, qui s'essuie la figure, qui se chauffe les pieds, quand elle ne croit pas être vue, il y a un tas de mouvements intéressants, des mouvements d'une grâce tout à fait léonardesque.
« Mais sur un signe de Verdurin, indiquant le réveil de ces indignations comme malsain pour la grande nerveuse que serait au fond sa femme, Swann me fait admirer le collier de perles noires porté par la maîtresse de la maison et acheté par elle, toutes blanches, à la vente d'un descendant de Mme de La Fayette à qui elles auraient été données par Henriette d'Angleterre, perles devenues noires à la suite d'un incendie qui détruisit une partie de la maison que les Verdurin habitaient dans une rue dont je ne me rappelle plus le nom, incendie après lequel fut retrouvé le coffret où étaient ces perles, mais devenues entièrement noires. “Et je connais leur portrait, de ces perles, aux épaules mêmes de Mme de La Fayette, oui, parfaitement, leur portrait”, insiste Swann devant les exclamations des convives un brin ébahis, “leur portrait authentique, dans la collection du duc de Guermantes.” Une collection qui n'a pas son égale au monde, proclame Swann, et que je devrais aller voir, une collection héritée par le célèbre duc, qui était son neveu préféré, de Mme de Beausergent, sa tante, de Mme de Beausergent depuis Mme d'Hatzfeldt, la sœur de la marquise de Villeparisis et de la princesse d'Hanovre, où mon frère et moi nous l'avons tant aimé autrefois sous les traits du charmant bambin appelé Basin, qui est bien en effet le prénom du duc. Là-dessus, le docteur Cottard avec une finesse qui décèle chez lui l'homme tout à fait distingué ressaute à l'histoire des perles et nous apprend que des catastrophes de ce genre produisent dans le cerveau des gens des altérations tout à fait pareilles à celles qu'on remarque dans la matière inanimée, et cite d'une façon vraiment plus philosophique que ne feraient bien des médecins le propre valet de chambre de Mme Verdurin, qui dans l'épouvante de cet incendie où il avait failli périr, était devenu un autre homme, ayant une écriture tellement changée qu'à la première lettre que ses maîtres alors en Normandie reçurent de lui leur annonçant l'événement, ils crurent à la mystification d'un farceur. Et pas seulement une autre écriture, selon Cottard, qui prétend que de sobre cet homme était devenu si abominablement pochard que Mme Verdurin avait été obligée de le renvoyer. Et la suggestive dissertation passe, sur un signe gracieux de la maîtresse de maison, de la salle à manger au fumoir vénitien dans lequel Cottard nous dit avoir assisté à de véritables dédoublements de la personnalité, nous citant ce cas d'un de ses malades qu'il s'offre aimablement à m'amener chez moi et à qui il suffirait qu'il touche les tempes pour l'éveiller à une seconde vie, vie pendant laquelle il ne se rappellerait rien de la première, si bien que très honnête homme dans celle-là, il y aurait été plusieurs fois arrêté pour des vols commis dans l'autre où il serait tout simplement un abominable gredin. Sur quoi Mme Verdurin remarque finement que la médecine pourrait fournir des sujets plus vrais à un théâtre où la cocasserie de l'imbroglio reposerait sur des méprises pathologiques, ce qui, de fil en aiguille, amène Mme Cottard à narrer qu'une donnée toute semblable a été mise en œuvre par un conteur qui est le favori des soirées de ses enfants, l'Écossais Stevenson, un nom qui met dans la bouche de Swann cette affirmation péremptoire : “Mais c'est tout à fait un grand écrivain, Stevenson, je vous assure, monsieur de Goncourt, un très grand, l'égal des plus grands.” Et comme, sur mon émerveillement des plafonds à caissons écussonnés provenant de l'ancien palazzo Barberini, de la salle où nous fumons, je laisse percer mon regret du noircissement progressif d'une certaine vasque par la cendre de nos “londrès”, Swann, ayant raconté que des taches pareilles attestent sur les livres ayant appartenu à Napoléon Ier, livres possédés, malgré ses opinions antibonapartistes, par le duc de Guermantes, que l'empereur chiquait, Cottard, qui se révèle un curieux vraiment pénétrant en toutes choses, déclare que ces taches ne viennent pas du tout de cela — “mais là, pas du tout”, insiste-t-il avec autorité — mais de l'habitude qu'il avait d'avoir toujours dans la main, même sur les champs de bataille, des pastilles de réglisse, pour calmer ses douleurs de foie. “Car il avait une maladie de foie et c'est de cela qu'il est mort”, conclut le docteur. »
Je m'arrêtai là, car je partais le lendemain ; et d'ailleurs, c'était l'heure où me réclamait l'autre maître au service de qui nous sommes chaque jour, pour une moitié de notre temps. La tâche à laquelle il nous astreint, nous l'accomplissons les yeux fermés. Tous les matins il nous rend à notre autre maître, sachant que sans cela nous nous livrerions mal à la sienne. Curieux, quand notre esprit a rouvert ses yeux, de savoir ce que nous avons bien pu faire chez le maître qui étend ses esclaves avant de les mettre à une besogne précipitée, les plus malins, à peine la tâche finie, tâchent de subrepticement regarder. Mais le sommeil lutte avec eux de vitesse pour faire disparaître les traces de ce qu'ils voudraient voir. Et depuis tant de siècles nous ne savons pas grand-chose là-dessus.
Je fermai donc le journal des Goncourt. Prestige de la littérature ! J'aurais voulu revoir les Cottard, leur demander tant de détails sur Elstir, aller voir la boutique du Petit Dunkerque si elle existait encore, demander la permission de visiter cet hôtel des Verdurin où j'avais dîné. Mais j'éprouvais un vague trouble. Certes, je ne m'étais jamais dissimulé que je ne savais pas écouter ni, dès que je n'étais plus seul, regarder. Une vieille femme ne montrait à mes yeux aucune espèce de collier de perles et ce qu'on en disait n'entrait pas dans mes oreilles. Tout de même, ces êtres-là je les avais connus dans la vie quotidienne, j'avais souvent dîné avec eux, c'était les Verdurin, c'était le duc de Guermantes, c'était les Cottard, chacun d'eux m'avait paru aussi commun qu'à ma grand-mère ce Basin dont elle ne se doutait guère qu'il était le neveu chéri, le jeune héros délicieux, de Mme de Beausergent, chacun d'eux m'avait semblé insipide ; je me rappelais les vulgarités sans nombre dont chacun était composé...
Et que tout cela fasse un astre dans la nuit !
Je résolus de laisser provisoirement de côté les objections qu'avaient pu faire naître en moi contre la littérature les pages de Goncourt lues la veille de mon départ de Tansonville. Même en mettant de côté l'indice individuel de naïveté qui est frappant chez ce mémorialiste, je pouvais d'ailleurs me rassurer à divers points de vue. D'abord en ce qui me concernait personnellement, mon incapacité de regarder et d'écouter, que le journal cité avait si péniblement illustrée pour moi, n'était pourtant pas totale. Il y avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais c'était un personnage intermittent, ne reprenant vie que quand se manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs choses, qui faisait sa nourriture et sa joie. Alors le personnage regardait et écoutait, mais à une certaine profondeur seulement, de sorte que l'observation n'en profitait pas. Comme un géomètre qui dépouillant les choses de leurs qualités sensibles ne voit que leur substratum linéaire, ce que racontaient les gens m'échappait, car ce qui m'intéressait, c'était non ce qu'ils voulaient dire mais la manière dont ils le disaient, en tant qu'elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules ; ou plutôt c'était un objet qui avait toujours été plus particulièrement le but de ma recherche parce qu'il me donnait un plaisir spécifique, le point qui était commun à un être et à un autre. Ce n'était que quand je l'apercevais que mon esprit — jusque-là sommeillant, même derrière l'activité apparente de ma conversation dont l'animation masquait pour les autres un total engourdissement spirituel — se mettait tout à coup joyeusement en chasse, mais ce qu'il poursuivait alors — par exemple l'identité du salon Verdurin dans divers lieux et divers temps — était situé à mi-profondeur, au-delà de l'apparence elle-même, dans une zone un peu plus en retrait. Aussi le charme apparent, copiable, des êtres m'échappait parce que je n'avais pas la faculté de m'arrêter à lui, comme un chirurgien qui, sous le poli d'un ventre de femme, verrait le mal interne qui le ronge. J'avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que, quand je croyais les regarder, je les radiographiais.
Il en résultait qu'en réunissant toutes les remarques que j'avais pu faire dans un dîner sur les convives, le dessin des lignes tracées par moi figurait un ensemble de lois psychologiques où l'intérêt propre qu'avait eu dans ses discours le convive ne tenait presque aucune place. Mais cela enlevait-il tout mérite à mes portraits puisque je ne les donnais pas pour tels ? Si l'un, dans le domaine de la peinture, met en évidence certaines vérités relatives au volume, à la lumière, au mouvement, cela fait-il qu'il soit nécessairement inférieur à tel portrait ne lui ressemblant aucunement de la même personne, dans lequel mille détails qui sont omis dans le premier seront minutieusement relatés — deuxième portrait d'où l'on pourra conclure que le modèle était ravissant tandis qu'on l'eût cru laid dans le premier, ce qui peut avoir une importance documentaire et même historique, mais n'est pas nécessairement une vérité d'art.
Puis ma frivolité dès que je n'étais pas seul me faisait désireux de plaire, plus désireux d'amuser en bavardant que de m'instruire en écoutant, à moins que je ne fusse allé dans le monde pour interroger sur quelque point d'art, ou quelque soupçon jaloux qui m'avait occupé l'esprit avant. Mais j'étais incapable de voir ce dont le désir n'avait pas été éveillé en moi par quelque lecture, ce dont je n'avais pas d'avance dessiné moi-même le croquis que je désirais ensuite confronter avec la réalité. Que de fois, je le savais bien même si cette page de Goncourt ne me l'eût appris, je suis resté incapable d'accorder mon attention à des choses ou à des gens qu'ensuite, une fois que leur image m'avait été présentée dans la solitude par un artiste, j'aurais fait des lieues, risqué la mort pour retrouver ! Alors mon imagination était partie, avait commencé à peindre. Et ce devant quoi j'avais bâillé l'année d'avant, je me disais avec angoisse, le contemplant d'avance, le désirant : « Sera-t-il vraiment impossible de le voir ? Que ne donnerais-je pas pour cela ! »
Quand on lit des articles sur des gens, même simplement des gens du monde, qualifiés de « derniers représentants d'une société dont il n'existe plus aucun témoin », sans doute on peut s'écrier : « Dire que c'est d'un être si insignifiant qu'on parle avec tant d'abondance et d'éloges ! c'est cela que j'aurais déploré de ne pas avoir connu, si je n'avais fait que lire les journaux et les revues et si je n'avais pas vu l'homme ! » Mais j'étais plutôt tenté en lisant de telles pages dans les journaux de penser : « Quel malheur que — alors que j'étais seulement préoccupé de retrouver Gilberte ou Albertine — je n'aie pas fait plus attention à ce monsieur ! Je l'avais pris pour un raseur du monde, pour un simple figurant, c'était une figure ! »
Cette disposition-là, les pages de Goncourt que je lus me la firent regretter. Car peut-être j'aurais pu conclure d'elles que la vie apprend à rabaisser le prix de la lecture, et nous montre que ce que l'écrivain nous vante ne valait pas grand-chose ; mais je pouvais tout aussi bien en conclure que la lecture au contraire nous apprend à relever la valeur de la vie, valeur que nous n'avons pas su apprécier et dont nous nous rendons compte seulement par le livre combien elle était grande. À la rigueur, nous pouvons nous consoler de nous être peu plu dans la société d'un Vinteuil, d'un Bergotte. Le bourgeoisisme pudibond de l'un, les défauts insupportables de l'autre, même la prétentieuse vulgarité d'un Elstir à ses débuts (puisque le Journal des Goncourt m'avait fait découvrir qu'il n'était autre que le « monsieur Tiche » qui avait tenu jadis de si exaspérants discours à Swann, chez les Verdurin) ne prouvent rien contre eux, puisque leur génie est manifesté par leurs œuvres. Pour eux, que ce soit les mémoires, ou nous, qui aient tort quand ils donnent du charme à leur société qui nous a déplu, est un problème de peu d'importance, puisque, même si c'était l'écrivain de mémoires qui avait tort, cela ne prouverait rien contre la valeur de la vie qui produit de tels génies. (Mais quel est l'homme de génie qui n'a pas adopté les irritantes façons de parler des artistes de sa bande, avant d'arriver, comme c'était venu pour Elstir et comme cela arrive rarement, à un bon goût supérieur ? Les lettres de Balzac, par exemple, ne sont-elles pas semées de tours vulgaires que Swann eût souffert mille morts d'employer ? Et cependant il est probable que Swann, si fin, si purgé de tout ridicule haïssable, eût été incapable d'écrire La Cousine Bette et Le Curé de Tours.)
Tout à l'autre extrémité de l'expérience, quand je voyais que les plus curieuses anecdotes, qui font la matière inépuisable, divertissement des soirées solitaires pour le lecteur, du Journal de Goncourt, lui avaient été contées par ces convives que nous eussions à travers ses pages envié de connaître, et qui ne m'avaient pas laissé à moi trace d'un souvenir intéressant, cela n'était pas trop inexplicable encore. Malgré la naïveté de Goncourt, qui concluait de l'intérêt de ces anecdotes à la distinction probable de l'homme qui les contait, il pouvait très bien se faire que des hommes médiocres eussent vu dans leur vie, ou entendu raconter, des choses curieuses et les contassent à leur tour. Goncourt savait écouter, comme il savait voir ; je ne le savais pas.
D'ailleurs tous ces faits auraient eu besoin d'être jugés un à un. M. de Guermantes ne m'avait certes pas donné l'impression de cet adorable modèle des grâces juvéniles que ma grand-mère eût tant voulu connaître et me proposait comme modèle inimitable d'après les mémoires de Mme de Beausergent. Mais il faut songer que Basin avait alors sept ans, que l'écrivain était sa tante et que même les maris qui doivent divorcer quelques mois après vous font un grand éloge de leur femme. Une des plus jolies poésies de Sainte-Beuve est consacrée à l'apparition devant une fontaine d'une jeune enfant couronnée de tous les dons et de toutes les grâces, la jeune Mlle de Champlâtreux, qui ne devait pas avoir alors dix ans. Malgré toute la tendre vénération que le poète de génie qu'est la comtesse de Noailles portait à sa belle-mère, la duchesse de Noailles née Champlâtreux, il est possible, si elle avait eu à en faire le portrait, que celui-ci eût contrasté assez vivement avec celui que Sainte-Beuve en traçait cinquante ans plus tôt.
Ce qui eût peut-être été plus troublant, c'était l'entredeux, c'était ces gens desquels ce qu'on dit implique, chez eux, plus que la mémoire qui a su retenir une anecdote curieuse, sans que pourtant on ait, comme pour les Vinteuil, les Bergotte, le recours de les juger sur leur œuvre, car ils n'en ont pas créé : ils en ont seulement — à notre grand étonnement à nous qui les trouvions si médiocres — inspiré. Passe encore que le salon qui, dans les musées, donnera la plus grande impression d'élégance depuis les grandes peintures de la Renaissance, soit celui de la petite bourgeoise ridicule que j'eusse, si je ne l'avais pas connue, rêvé devant le tableau de pouvoir approcher dans la réalité, espérant apprendre d'elle les secrets les plus précieux de l'art du peintre, que sa toile ne me donnait pas, et de qui la pompeuse traîne de velours et de dentelles est un morceau de peinture comparable aux plus beaux de Titien. Si j'avais compris jadis que ce n'est pas le plus spirituel, le plus instruit, le mieux relationné des hommes, mais celui qui sait devenir miroir et peut refléter ainsi sa vie, fût-elle médiocre, qui devient un Bergotte (les contemporains le tinssent-ils pour moins homme d'esprit que Swann et moins savant que Bréauté), on pouvait à plus forte raison en dire autant des modèles de l'artiste. Dans l'éveil de l'amour de la beauté, chez l'artiste qui peut tout peindre, l'élégance où il pourra trouver de si beaux motifs, le modèle lui en sera fourni par des gens un peu plus riches que lui chez qui il trouvera ce qu'il n'a pas d'habitude dans son atelier d'homme de génie méconnu qui vend ses toiles cinquante francs : un salon avec des meubles recouverts de vieille soie, beaucoup de lampes, de belles fleurs, de beaux fruits, de belles robes — gens modestes relativement ou qui le paraîtraient à des gens vraiment brillants (qui ne connaissent même pas leur existence), mais qui à cause de cela sont plus à portée de connaître l'artiste obscur, de l'apprécier, de l'inviter, de lui acheter ses toiles, que les gens de l'aristocratie qui se font peindre comme le pape et les chefs d'État par les peintres académiciens. La poésie d'un élégant foyer et de belles toilettes de notre temps ne se trouvera-t-elle pas plutôt pour la postérité dans le salon de l'éditeur Charpentier par Renoir que dans le portrait de la princesse de Sagan ou de la comtesse de La Rochefoucauld par Cot ou Chaplin ? Les artistes qui nous ont donné les plus grandes visions d'élégance en ont recueilli les éléments chez des gens qui étaient rarement les grands élégants de leur époque, lesquels se font rarement peindre par l'inconnu porteur d'une beauté qu'ils ne peuvent pas distinguer sur ses toiles, dissimulée qu'elle est par l'interposition d'un poncif de grâce surannée qui flotte dans l'œil du public comme ces visions subjectives que le malade croit effectivement posées devant lui. Mais que ces modèles médiocres que j'avais connus eussent en outre inspiré, conseillé certains arrangements qui m'avaient enchanté, que la présence de tel d'entre eux dans les tableaux fût plus que celle d'un modèle, mais d'un ami qu'on veut faire figurer dans ses toiles, c'était à se demander si tous les gens que nous regrettons de ne pas avoir connus parce que Balzac les peignait dans ses livres ou les leur dédiait en hommage d'admiration, sur lesquels Sainte-Beuve ou Baudelaire firent leurs plus jolis vers, à plus forte raison si toutes les Récamier, toutes les Pompadour ne m'eussent pas paru d'insignifiantes personnes, soit par une infirmité de ma nature, ce qui me faisait alors enrager d'être malade et de ne pouvoir retourner voir tous les gens que j'avais méconnus, soit qu'elles ne dussent leur prestige qu'à une magie illusoire de la littérature, ce qui forçait à changer de dictionnaire pour lire, et me consolait de devoir d'un jour à l'autre, à cause des progrès que faisait mon état maladif, rompre avec la société, renoncer au voyage, aux musées, pour aller me soigner dans une maison de santé. Peut-être pourtant ce côté mensonger, ce faux-jour n'existe-t-il dans les mémoires que quand ils sont trop récents, quand les réputations s'anéantissent si vite, aussi bien intellectuelles que mondaines (car si l'érudition essaye ensuite de réagir contre cet ensevelissement, parvient-elle à détruire un sur mille de ces oublis qui vont s'entassant ?)
Ces idées tendant, les unes à diminuer, les autres à accroître mon regret de ne pas avoir de dons pour la littérature, ne se présentèrent jamais à ma pensée pendant les longues années, où d'ailleurs j'avais tout à fait renoncé au projet d'écrire, et que je passai à me soigner, loin de Paris dans une maison de santé, jusqu'à ce que celle-ci ne pût plus trouver de personnel médical, au commencement de 1916.
Je rentrai alors dans un Paris bien différent de celui où j'étais déjà revenu une première fois, comme on le verra tout à l'heure, en août 1914, pour subir une visite médicale, après quoi j'avais rejoint ma maison de santé. Un des premiers soirs de mon nouveau retour en 1916, ayant envie d'entendre parler de la seule chose qui m'intéressait alors, la guerre, je sortis après le dîner pour aller voir Mme Verdurin, car elle était avec Mme Bontemps, une des reines de ce Paris de la guerre qui faisait penser au Directoire. Comme par l'ensemencement d'une petite quantité de levure, en apparence de génération spontanée, des jeunes femmes allaient tout le jour coiffées de hauts turbans cylindriques comme aurait pu l'être une contemporaine de Mme Tallien, par civisme, ayant des tuniques égyptiennes droites, sombres, très « guerre », sur des jupes très courtes ; elles chaussaient des lanières rappelant le cothurne selon Talma, ou de hautes guêtres rappelant celles de nos chers combattants ; c'est, disaient-elles, parce qu'elles n'oubliaient pas qu'elles devaient réjouir les yeux de ces combattants, qu'elles se paraient encore, non seulement de toilettes « floues », mais encore de bijoux évoquant les armées par leur thème décoratif, si même leur matière ne venait pas des armées, n'avait pas été travaillée aux armées ; au lieu d'ornements égyptiens rappelant la campagne d'Égypte, c'était des bagues ou des bracelets faits avec des fragments d'obus ou des ceintures de 75, des allume-cigarettes composés de deux sous anglais auxquels un militaire était arrivé à donner, dans sa cagna, une patine si belle que le profil de la reine Victoria y avait l'air tracé par Pisanello. C'est encore parce qu'elles y pensaient sans cesse, disaient-elles, qu'elles en portaient, quand l'un des leurs tombait, à peine le deuil, sous le prétexte qu'il était « mêlé de fierté », ce qui permettait un bonnet de crêpe anglais blanc (du plus gracieux effet et « autorisant tous les espoirs », dans l'invincible certitude du triomphe définitif), de remplacer le cachemire d'autrefois par le satin et la mousseline de soie, et même de garder ses perles, « tout en observant le tact et la correction qu'il est inutile de rappeler à des Françaises ».
Le Louvre, tous les musées étaient fermés, et quand on lisait en tête d'un article de journal : « Une exposition sensationnelle », on pouvait être sûr qu'il s'agissait d'une exposition non de tableaux, mais de robes, de robes destinées d'ailleurs à « ces délicates joies d'art dont les Parisiennes étaient depuis trop longtemps sevrées ». C'est ainsi que l'élégance et le plaisir avaient repris ; l'élégance, à défaut des arts, cherchant à s'excuser comme ceux-ci en 1793, année où les artistes exposant au Salon révolutionnaire proclamaient qu'il paraîtrait à tort « étrange à d'austères républicains que nous nous occupions des arts quand l'Europe coalisée assiège le territoire de la liberté ». Ainsi faisaient en 1916 les couturiers qui d'ailleurs, avec une orgueilleuse conscience d'artistes, avouaient que « chercher du nouveau, s'écarter de la banalité, affirmer une personnalité, préparer la victoire, dégager pour les générations d'après la guerre une formule nouvelle du beau, telle était l'ambition qui les tourmentait, la chimère qu'ils poursuivaient, ainsi qu'on pouvait s'en rendre compte en venant visiter leurs salons délicieusement installés rue de la..., où effacer par une note lumineuse et gaie les lourdes tristesses de l'heure, semble être le mot d'ordre, avec la discrétion toutefois qu'imposent les circonstances ».
« Les tristesses de l'heure », il est vrai, « pourraient avoir raison des énergies féminines si nous n'avions tant de hauts exemples de courage et d'endurance à méditer. Aussi, en pensant à nos combattants qui au fond de leur tranchée rêvent de plus de confort et de coquetterie pour la chère absente laissée au foyer, ne cesserons-nous pas d'apporter toujours plus de recherche dans la création de robes répondant aux nécessités du moment. La vogue », cela se conçoit, « est surtout aux maisons anglaises, donc alliées, et on raffole cette année de la robe-tonneau dont le joli abandon nous donne à toutes un amusant petit cachet de rare distinction. Ce sera même une des plus heureuses conséquences de cette triste guerre, ajoutait le charmant chroniqueur, que » (on attendait : « la reprise des provinces perdues, le réveil du sentiment national ») « ce sera même une des plus heureuses conséquences de cette guerre que d'avoir obtenu de jolis résultats en fait de toilette, sans luxe inconsidéré et de mauvais aloi, avec très peu de chose, d'avoir créé de la coquetterie avec des riens. À la robe du grand couturier éditée à plusieurs exemplaires, on préfère en ce moment les robes faites chez soi, parce qu'affirmant l'esprit, le goût et les tendances individuelles de chacun. »
Quant à la charité, en pensant à toutes les misères nées de l'invasion, à tant de mutilés, il était bien naturel qu'elle fût obligée de se faire « plus ingénieuse encore », ce qui obligeait à passer la fin de l'après-midi dans les « thés » autour d'une table de bridge en commentant les nouvelles du « front », tandis qu'à la porte les attendaient leurs automobiles ayant sur le siège un beau militaire qui bavardait avec le chasseur, les dames à haut turban. Ce n'était pas du reste seulement les coiffures surmontant les visages de leur étrange cylindre qui étaient nouvelles. Les visages l'étaient aussi. Ces dames à nouveaux chapeaux étaient des jeunes femmes venues on ne savait trop d'où et qui étaient la fleur de l'élégance, les unes depuis six mois, les autres depuis deux ans, les autres depuis quatre. Ces différences avaient d'ailleurs pour elles autant d'importance qu'au temps où j'avais débuté dans le monde en avaient entre deux familles comme les Guermantes et les La Rochefoucauld trois ou quatre siècles d'ancienneté prouvée. La dame qui connaissait les Guermantes depuis 1914 regardait comme une parvenue celle qu'on présentait chez eux en 1916, lui faisait un bonjour de douairière, la dévisageait de son face-à-main et avouait dans une moue qu'on ne savait même pas au juste si cette dame était ou non mariée. « Tout cela est assez nauséabond », concluait la dame de 1914 qui eût voulu que le cycle des nouvelles admissions s'arrêtât après elle. Ces personnes nouvelles, que les jeunes gens trouvaient fort anciennes, et que d'ailleurs certains vieillards qui n'avaient pas été que dans le grand monde croyaient bien reconnaître pour ne pas être si nouvelles que cela, n'offraient pas seulement à la société les divertissements de conversation politique et de musique dans l'intimité qui lui convenaient ; il fallait encore que ce fussent elles qui les offrissent, car pour que les choses paraissent nouvelles, même si elles sont anciennes, et même si elles sont nouvelles, il faut en art, comme en médecine, comme en mondanité, des noms nouveaux. (Ils étaient d'ailleurs nouveaux en certaines choses. Ainsi Mme Verdurin était allée à Venise pendant la guerre, mais, comme ces gens qui veulent éviter de parler chagrin et sentiment, quand elle disait que c'était épatant, ce qu'elle admirait ce n'était ni Venise, ni Saint-Marc, ni les palais, tout ce qui m'avait tant plu et dont elle faisait bon marché, mais l'effet des projecteurs dans le ciel, projecteurs sur lesquels elle donnait des renseignements appuyés de chiffres. Ainsi d'âge en âge renaît un certain réalisme en réaction contre l'art admiré jusque-là.)
Le salon Saint-Euverte était une étiquette défraîchie sous laquelle la présence des plus grands artistes, des ministres les plus influents, n'eût attiré personne. On courait au contraire pour écouter un mot prononcé par le secrétaire des uns, ou le sous-chef de cabinet des autres, chez les nouvelles dames à turban dont l'invasion ailée et jacassante emplissait Paris. Les dames du premier Directoire avaient une reine qui était jeune et belle et s'appelait Madame Tallien. Celles du second en avaient deux qui étaient vieilles et laides et s'appelaient Mme Verdurin et Mme Bontemps. Qui eût pu tenir rigueur à Mme Bontemps que son mari eût joué un rôle, âprement critiqué par L'Écho de Paris, dans l'affaire Dreyfus ? Toute la Chambre étant à un certain moment devenue révisionniste, c'était forcément parmi d'anciens révisionnistes, comme parmi d'anciens socialistes, qu'on avait été obligé de recruter le parti de l'ordre social, de la tolérance religieuse, de la préparation militaire. On aurait détesté autrefois M. Bontemps parce que les antipatriotes avaient alors le nom de dreyfusards. Mais bientôt ce nom avait été oublié et remplacé par celui d'adversaire de la loi de trois ans. M. Bontemps était au contraire un des auteurs de cette loi, c'était donc un patriote.
Dans le monde (et ce phénomène social n'est d'ailleurs qu'une application d'une loi psychologique bien plus générale) les nouveautés, coupables ou non, n'excitent l'horreur que tant qu'elles ne sont pas assimilées et entourées d'éléments rassurants. Il en était du dreyfusisme comme du mariage de Saint-Loup avec la fille d'Odette, mariage qui avait d'abord fait crier. Maintenant qu'on voyait chez les Saint-Loup tous les gens « qu'on connaissait », Gilberte aurait pu avoir les mœurs d'Odette elle-même, que malgré cela on y serait « allé » et qu'on eût approuvé Gilberte de blâmer comme une douairière des nouveautés morales non assimilées. Le dreyfusisme était maintenant intégré dans une série de choses respectables et habituelles. Quant à se demander ce qu'il valait en soi, personne n'y songeait, pas plus pour l'admettre maintenant qu'autrefois pour le condamner. Il n'était plus shocking. C'était tout ce qu'il fallait. À peine se rappelait-on qu'il l'avait été, comme on ne sait plus au bout de quelque temps si le père d'une jeune fille était un voleur ou non. Au besoin, on peut dire : « Non, c'est du beau-frère, ou d'un homonyme que vous parlez. Mais contre celui-là il n'y a jamais eu rien à dire. » De même il y avait certainement eu dreyfusisme et dreyfusisme, et celui qui allait chez la duchesse de Montmorency et faisait passer la loi de trois ans ne pouvait être le mauvais. En tout cas, à tout péché miséricorde. Cet oubli qui était octroyé au dreyfusisme l'était a fortiori aux dreyfusards. Il n'y en avait plus, du reste, dans la politique, puisque tous à un moment l'avaient été s'ils voulaient être du gouvernement, même ceux qui représentaient le contraire de ce que le dreyfusisme, dans sa choquante nouveauté, avait incarné (au temps où Saint-Loup était sur une mauvaise pente) : l'antipatriotisme, l'irréligion, l'anarchie, etc. Aussi le dreyfusisme de M. Bontemps, invisible et constitutif comme celui de tous les hommes politiques, ne se voyait pas plus que les os sous la peau. Personne ne se fût rappelé qu'il avait été dreyfusard car les gens du monde sont distraits et oublieux, parce qu'aussi il y avait de cela un temps fort long, et qu'ils affectaient de croire plus long, car c'était une des idées les plus à la mode de dire que l'avant-guerre était séparé de la guerre par quelque chose d'aussi profond, simulant autant de durée, qu'une période géologique, et Brichot lui-même, ce nationaliste, quand il faisait allusion à l'affaire Dreyfus disait : « Dans ces temps préhistoriques ».
(À vrai dire, ce changement profond opéré par la guerre était en raison inverse de la valeur des esprits touchés, du moins à partir d'un certain degré. Tout en bas, les purs sots, les purs gens de plaisir, ne s'occupaient pas qu'il y eût la guerre. Mais tout en haut, ceux qui se sont fait une vie intérieure ambiante ont peu égard à l'importance des événements. Ce qui modifie profondément pour eux l'ordre des pensées c'est bien plutôt quelque chose qui semble en soi n'avoir aucune importance et qui renverse pour eux l'ordre du temps en les faisant contemporains d'un autre temps de leur vie. On peut s'en rendre compte pratiquement à la beauté des pages qu'il inspire : un chant d'oiseau dans le parc de Montboissier, ou une brise chargée de l'odeur de réséda, sont évidemment des événements de moindre conséquence que les plus grandes dates de la Révolution et de l'Empire. Ils ont cependant inspiré à Chateaubriand dans les Mémoires d'Outre-Tombe des pages d'une valeur infiniment plus grande.) Les mots de dreyfusard et d'antidreyfusard n'avaient plus de sens, disaient les mêmes gens qui eussent été stupéfaits et révoltés si on leur avait dit que probablement dans quelques siècles, et peut-être moins, celui de boche n'aurait plus que la valeur de curiosité des mots sans-culotte ou chouan ou bleu.
M. Bontemps ne voulait pas entendre parler de paix avant que l'Allemagne eût été réduite au même morcellement qu'au Moyen Âge, la déchéance de la maison de Hohenzollern prononcée, et Guillaume II ayant reçu douze balles dans la peau. En un mot, il était ce que Brichot appelait un « jusqu'au-boutiste », c'était le meilleur brevet de civisme qu'on pouvait lui donner. Sans doute les trois premiers jours Mme Bontemps avait été un peu dépaysée au milieu des personnes qui avaient demandé à Mme Verdurin à la connaître, et ce fut d'un ton légèrement aigre que Mme Verdurin répondit : « Le comte, ma chère », à Mme Bontemps qui lui disait : « C'est bien le duc d'Haussonville que vous venez de me présenter », soit par entière ignorance et absence de toute association entre le nom Haussonville et un titre quelconque, soit au contraire par excessive instruction et association d'idées avec le « Parti des ducs » dont on lui avait dit que M. d'Haussonville était un des membres à l'Académie.
À partir du quatrième jour elle avait commencé d'être solidement installée dans le faubourg Saint-Germain. Quelquefois on voyait encore autour d'elle les fragments inconnus d'un monde qu'on ne connaissait pas et qui n'étonnaient pas plus que des débris de coquille autour du poussin, ceux qui savaient l'œuf d'où Mme Bontemps était sortie. Mais dès le quinzième jour elle les avait secoués, et avant la fin du premier mois, quand elle disait : « Je vais chez les Lévy », tout le monde comprenait sans qu'elle eût besoin de préciser qu'il s'agissait des Lévis-Mirepoix, et pas une duchesse ne se serait couchée sans avoir appris de Mme Bontemps ou de Mme Verdurin, au moins par téléphone, ce qu'il y avait dans le communiqué du soir, ce qu'on y avait omis, où on en était avec la Grèce, quelle offensive on préparait, en un mot tout ce que le public ne saurait que le lendemain ou plus tard, et dont elle avait ainsi comme une sorte de répétition des couturières. Dans la conversation Mme Verdurin, pour communiquer les nouvelles, disait : « nous » en parlant de la France. « Eh bien voici : nous exigeons du roi de Grèce qu'il retire du Péléponnèse, etc., nous lui envoyons, etc. » Et dans tous ces récits revenait tout le temps le G.Q.G. (« j'ai téléphoné au G.Q.G. »), abréviation qu'elle avait à prononcer le même plaisir qu'avaient naguère les femmes qui ne connaissaient pas le prince d'Agrigente, à demander en souriant quand on parlait de lui et pour montrer qu'elles étaient au courant : « Grigri ? », un plaisir qui dans les époques peu troublées n'est connu que par les mondains, mais que dans ces grandes crises le peuple même connaît. Notre maître d'hôtel, par exemple, si on parlait du roi de Grèce, était capable grâce aux journaux de dire comme Guillaume II : « Tino ? », tandis que jusque-là sa familiarité avec les rois était restée plus vulgaire, ayant été inventée par lui, comme quand jadis pour parler du roi d'Espagne il disait : « Fonfonse ». On put remarquer d'ailleurs qu'au fur et à mesure qu'augmenta le nombre des gens brillants qui firent des avances à Mme Verdurin, le nombre de ceux qu'elle appelait les « ennuyeux » diminua. Par une sorte de transformation magique, tout « ennuyeux » qui était venu lui faire une visite et avait sollicité une invitation devenait subitement quelqu'un d'agréable, d'intelligent. Bref, au bout d'un an le nombre des ennuyeux était réduit dans une proportion tellement forte que « la peur et l'impossibilité de s'ennuyer », qui avaient tenu une si grande place dans la conversation et joué un si grand rôle dans la vie de Mme Verdurin, avaient presque entièrement disparu. On eût dit que sur le tard cette impossibilité de s'ennuyer (qu'autrefois d'ailleurs elle assurait ne pas avoir éprouvée dans sa prime jeunesse) la faisait moins souffrir, comme certaines migraines, certains asthmes nerveux qui perdent de leur force quand on vieillit. Et l'effroi de s'ennuyer eût sans doute entièrement abandonné Mme Verdurin, faute d'ennuyeux, si elle n'avait, dans une faible mesure, remplacé ceux qui ne l'étaient plus par d'autres, recrutés parmi les anciens fidèles.
Du reste, pour en finir avec les duchesses qui fréquentaient maintenant chez Mme Verdurin, elles venaient y chercher, sans qu'elles s'en doutassent, exactement la même chose que les dreyfusards autrefois, c'est-à-dire un plaisir mondain composé de telle manière que sa dégustation assouvît les curiosités politiques et rassasiât le besoin de commenter entre soi les incidents lus dans les journaux. Mme Verdurin disait : « Vous viendrez à 5 heures parler de la guerre », comme autrefois « parler de l'Affaire », et dans l'intervalle : « Vous viendrez entendre Morel. »
Or Morel n'aurait pas dû être là, pour la raison qu'il n'était nullement réformé. Simplement il n'avait pas rejoint et était déserteur, mais personne ne le savait.
Les choses étaient tellement les mêmes qu'on retrouvait tout naturellement les mots d'autrefois : « bien pensants, mal pensants ». Et comme elles paraissaient différentes, comme les anciens communards avaient été antirévisionnistes, les plus grands dreyfusards voulaient faire fusiller tout le monde et avaient l'appui des généraux, comme ceux-ci au temps de l'Affaire avaient été contre Galliffet. À ces réunions Mme Verdurin invitait quelques dames un peu récentes, connues par les œuvres et qui les premières fois venaient avec des toilettes éclatantes, de grands colliers de perles qu'Odette, qui en avait un aussi beau, de l'exhibition duquel elle-même avait abusé, regardait, maintenant qu'elle était en « tenue de guerre » à l'imitation des dames du Faubourg, avec sévérité. Mais les femmes savent s'adapter. Au bout de trois ou quatre fois elles se rendaient compte que les toilettes qu'elles avaient crues chic étaient précisément proscrites par les personnes qui l'étaient, elles mettaient de côté leurs robes d'or et se résignaient à la simplicité.
Une des étoiles du salon était Dans les choux, qui malgré ses goûts sportifs s'était fait réformer. Il était devenu tellement pour moi l'auteur d'une œuvre admirable à laquelle je pensais constamment que ce n'est que par hasard, quand j'établissais un courant transversal entre deux séries de souvenirs, que je songeais qu'il était le même qui avait amené le départ d'Albertine de chez moi. Et encore ce courant transversal aboutissait, en ce qui concernait ces reliques de souvenirs d'Albertine, à une voie s'arrêtant en pleine friche, à plusieurs années de distance. Car je ne pensais plus jamais à elle. C'était une voie de souvenirs, une ligne que je n'empruntais plus jamais. Tandis que les œuvres de Dans les choux étaient récentes et cette ligne de souvenirs perpétuellement fréquentée et utilisée par mon esprit.
Je dois dire que la connaissance du mari d'Andrée n'était ni très facile ni très agréable à faire, et que l'amitié qu'on lui vouait était promise à bien des déceptions. Il était en effet à ce moment déjà fort malade et s'épargnait les fatigues autres que celles qui lui paraissaient peut-être lui donner du plaisir. Or il ne classait parmi celles-là que les rendez-vous avec des gens qu'il ne connaissait pas encore et que son ardente imagination lui représentait sans doute comme ayant une chance d'être différents des autres. Mais pour ceux qu'il connaissait déjà, il savait trop bien comment ils étaient, comment ils seraient, ils ne lui paraissaient plus valoir la peine d'une fatigue dangereuse pour lui, peut-être mortelle. C'était en somme un très mauvais ami. Et peut-être dans son goût pour des gens nouveaux se retrouvait-il quelque chose de l'audace frénétique qu'il portait jadis, à Balbec, aux sports, au jeu, à tous les excès de table.
Quant à Mme Verdurin, elle voulait chaque fois me faire faire la connaissance d'Andrée, ne pouvant admettre que je la connaissais. D'ailleurs Andrée venait rarement avec son mari. Elle était pour moi une amie admirable et sincère, et, fidèle à l'esthétique de son mari qui était en réaction des Ballets russes, elle disait du marquis de Polignac : « Il a sa maison décorée par Bakst. Comment peut-on dormir là-dedans ! j'aimerais mieux Dubufe. » D'ailleurs les Verdurin, par le progrès fatal de l'esthétisme qui finit par se manger la queue, disaient ne pas pouvoir supporter le modern style (de plus c'était munichois) ni les appartements blancs et n'aimaient plus que les vieux meubles français dans un décor sombre.
Je vis à cette époque beaucoup Andrée. Nous ne savions que nous dire, et une fois je pensai à ce nom de Juliette qui était monté du fond du souvenir d'Albertine comme une fleur mystérieuse. Mystérieuse alors, mais qui aujourd'hui n'excitait plus rien : au lieu que de tant de sujets indifférents je parlais, de celui-là je me tus, non qu'il le fût plus qu'un autre, mais il y a une sorte de sursaturation des choses auxquelles on a trop pensé. Peut-être la période où je voyais en cela tant de mystères était-elle la vraie. Mais comme ces périodes ne dureront pas toujours, on ne doit pas sacrifier sa santé, sa fortune, à la découverte de mystères qui un jour n'intéresseront plus.
On fut très étonné à cette époque, où Mme Verdurin pouvait avoir chez elle qui elle voulait, de lui voir faire indirectement des avances à une personne qu'elle avait complètement perdue de vue, Odette. On trouvait qu'elle ne pourrait rien ajouter au brillant milieu qu'était devenu le petit groupe. Mais une séparation prolongée, en même temps qu'elle apaise les rancunes, réveille quelquefois l'amitié. Et puis le phénomène qui amène non pas seulement les mourants à ne prononcer que des noms familiers autrefois, mais les vieillards à se complaire dans leurs souvenirs d'enfance, ce phénomène a son équivalent social. Pour réussir dans l'entreprise de faire revenir Odette chez elle, Mme Verdurin n'employa pas bien entendu les « ultras », mais les habitués moins fidèles qui avaient gardé un pied dans l'un et l'autre salon. Elle leur disait : « Je ne sais pas pourquoi on ne la voit plus ici. Elle est peut-être brouillée, moi pas ; en somme, qu'est-ce que je lui ai fait ? C'est chez moi qu'elle a connu ses deux maris. Si elle veut revenir, qu'elle sache que les portes lui sont ouvertes. » Ces paroles, qui auraient dû coûter à la fierté de la Patronne si elles ne lui avaient pas été dictées par son imagination, furent redites, mais sans succès. Mme Verdurin attendit Odette sans la voir venir, jusqu'à ce que des événements qu'on verra plus loin amenassent pour de tout autres raisons ce que n'avait pu l'ambassade pourtant zélée des lâcheurs. Tant il est peu et de réussites faciles, et d'échecs définitifs.
Mme Verdurin disait : « C'est désolant, je vais téléphoner à Bontemps de faire le nécessaire pour demain, on a encore caviardé toute la fin de l'article de Norpois et simplement parce qu'il laissait entendre qu'on avait limogé Percin. » Car la bêtise courante faisait que chacun tirait gloire d'user des expressions courantes, et croyait montrer qu'elle était à la mode comme faisait une bourgeoise en disant quand on parlait de MM. de Bréauté, d'Agrigente ou de Charlus : « Qui ? Babal de Bréauté, Grigri, Mémé de Charlus ? » Les duchesses font de même, d'ailleurs, et avaient le même plaisir à dire « limoger » car, chez les duchesses c'est — pour les roturiers un peu poètes — le nom qui diffère, mais elles s'expriment selon la catégorie d'esprits à laquelle elles appartiennent et où il y a aussi énormément de bourgeois. Les classes d'esprit n'ont pas égard à la naissance.
Tous ces téléphonages de Mme Verdurin n'étaient pas d'ailleurs sans inconvénient. Quoique nous ayons oublié de le dire, le « salon » Verdurin, s'il continuait en esprit et en vérité, s'était transporté momentanément dans un des plus grands hôtels de Paris, le manque de charbon et de lumière rendant plus difficiles les réceptions des Verdurin dans l'ancien logis, fort humide, des ambassadeurs de Venise. Le nouveau salon ne manquait pas, du reste, d'agrément. Comme à Venise la place, comptée à cause de l'eau, commande la forme des palais, comme un bout de jardin dans Paris ravit plus qu'un parc en province, l'étroite salle à manger qu'avait Mme Verdurin à l'hôtel faisait d'une sorte de losange aux murs éclatants de blancheur comme un écran sur lequel se détachaient à chaque mercredi, et presque tous les jours, tous les gens les plus intéressants, les plus variés, les femmes les plus élégantes de Paris, ravis de profiter du luxe des Verdurin, qui avec leur fortune allait croissant à une époque où les plus riches se restreignaient faute de toucher leurs revenus. La forme donnée aux réceptions se trouvait modifiée sans qu'elles cessassent d'enchanter Brichot, qui au fur et à mesure que les relations des Verdurin allaient s'étendant y trouvait des plaisirs nouveaux et accumulés dans un petit espace comme des surprises dans un chausson de Noël. Enfin certains jours les dîneurs étaient si nombreux que la salle à manger de l'appartement privé était trop petite, on donnait le dîner dans la salle à manger immense d'en bas, où les fidèles, tout en feignant hypocritement de déplorer l'intimité d'en haut, comme jadis la nécessité d'inviter les Cambremer faisait dire à Mme Verdurin qu'on serait trop serré, étaient ravis au fond — tout en faisant bande à part, comme jadis dans le petit chemin de fer — d'être un objet de spectacle et d'envie pour les tables voisines. Sans doute, dans les temps habituels de la paix, une note mondaine subrepticement envoyée au Figaro ou au Gaulois aurait fait savoir à plus de monde que n'en pouvait tenir la salle à manger du Majestic que Brichot avait dîné avec la duchesse de Duras. Mais depuis la guerre, les courriéristes mondains ayant supprimé ce genre d'informations (s'ils se rattrapaient sur les enterrements, les citations et les banquets franco-américains), la publicité ne pouvait plus exister que par ce moyen enfantin et restreint, digne des premiers âges, et antérieur à la découverte de Gutenberg : être vu à la table de Mme Verdurin. Après le dîner on montait dans les salons de la Patronne, puis les téléphonages commençaient. Mais beaucoup de grands hôtels étaient à cette époque peuplés d'espions qui notaient les nouvelles téléphonées par Bontemps avec une indiscrétion que corrigeait seulement, par bonheur, le manque de sûreté de ses informations, toujours démenties par l'événement.
Avant l'heure où les thés d'après-midi finissaient, à la tombée du jour, dans le ciel encore clair, on voyait de loin de petites taches brunes qu'on eût pu prendre, dans le soir bleu, pour des moucherons, ou pour des oiseaux. Ainsi quand on voit de très loin une montagne on pourrait croire que c'est un nuage. Mais on est ému parce qu'on sait que ce nuage est immense, à l'état solide, et résistant. Ainsi étais-je ému que la tache brune dans le ciel d'été ne fût ni un moucheron, ni un oiseau, mais un aéroplane monté par des hommes qui veillaient sur Paris. (Le souvenir des aéroplanes que j'avais vus avec Albertine dans notre dernière promenade, près de Versailles, n'entrait pour rien dans cette émotion, car le souvenir de cette promenade m'était devenu indifférent.)
À l'heure du dîner les restaurants étaient pleins ; et si passant dans la rue je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitres illuminées, je souffrais comme à l'hôtel de Balbec quand des pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu'elle est plus résignée, plus noble, et que c'est d'un hochement de tête philosophe, sans haine, que prêt à repartir pour la guerre il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables : « On ne dirait pas que c'est la guerre ici. » Puis à 9 heures et demie, alors que personne n'avait encore eu le temps de finir de dîner, à cause des ordonnances de police on éteignait brusquement toutes les lumières, et la nouvelle bousculade des embusqués arrachant leurs pardessus aux chasseurs du restaurant où j'avais dîné avec Saint-Loup un soir de perme avait lieu à 9 h 35 dans une mystérieuse pénombre de chambre où l'on montre la lanterne magique, de salle de spectacle servant à exhiber les films d'un de ces cinémas vers lesquels allaient se précipiter dîneurs et dîneuses. Mais après cette heure-là, pour ceux qui, comme moi, le soir dont je parle, étaient restés à dîner chez eux, et sortaient pour aller voir des amis, Paris était, au moins dans certains quartiers, encore plus noir que n'était le Combray de mon enfance ; les visites qu'on se faisait prenaient un air de visites de voisins de campagne.
Ah ! si Albertine avait vécu, qu'il eût été doux, les soirs où j'aurais dîné en ville de lui donner rendez-vous dehors, sous les arcades ! D'abord je n'aurais rien vu, j'aurais l'émotion de croire qu'elle avait manqué au rendez-vous, quand tout à coup j'eusse vu se détacher du mur noir une de ses chères robes grises, ses yeux souriants qui m'avaient aperçu et nous aurions pu nous promener enlacés sans que personne nous distinguât, nous dérangeât et rentrer ensuite à la maison. Hélas, j'étais seul et je me faisais l'effet d'aller faire une visite de voisin à la campagne, de ces visites comme Swann venait nous en faire après le dîner, sans rencontrer plus de passants dans l'obscurité de Tansonville, par le petit chemin de halage, jusqu'à la rue du Saint-Esprit, que je n'en rencontrais maintenant dans les rues devenues de sinueux chemins rustiques, de Sainte-Clotilde à la rue Bonaparte. D'ailleurs, comme ces fragments de paysage que le temps qu'il fait fait voyager n'étaient plus contrariés par un cadre devenu invisible, les soirs où le vent chassait un grain glacial, je me croyais bien plus au bord de la mer furieuse dont j'avais jadis tant rêvé, que je ne m'y étais senti à Balbec ; et même d'autres éléments de nature qui n'existaient pas jusque-là à Paris faisaient croire qu'on venait, descendant du train, d'arriver pour les vacances en pleine campagne : par exemple le contraste de lumière et d'ombre qu'on avait à côté de soi par terre les soirs au clair de lune. Celui-ci donnait de ces effets que les villes ne connaissent pas, et même en plein hiver ; ses rayons s'étalaient sur la neige qu'aucun travailleur ne déblayait plus, boulevard Haussmann, comme ils eussent fait sur un glacier des Alpes. Les silhouettes des arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d'or bleuté, avec la délicatesse qu'elles ont dans certaines peintures japonaises ou dans certains fonds de Raphaël ; elles étaient allongées à terre au pied de l'arbre lui-même, comme on les voit souvent dans la nature au soleil couchant, quand celui-ci inonde et rend réfléchissantes les prairies où des arbres s'élèvent à intervalles réguliers. Mais, par un raffinement d'une délicatesse délicieuse, la prairie sur laquelle se développaient ces ombres d'arbres, légères comme des âmes, était une prairie paradisiaque, non pas verte mais d'un blanc si éclatant à cause du clair de lune qui rayonnait sur la neige de jade, qu'on aurait dit que cette prairie était tissue seulement avec des pétales de poiriers en fleurs. Et sur les places, les divinités des fontaines publiques tenant en main un jet de glace avaient l'air de statues d'une matière double pour l'exécution desquelles l'artiste avait voulu marier exclusivement le bronze au cristal. Par ces jours exceptionnels toutes les maisons étaient noires. Mais au printemps au contraire, parfois de temps à autre, bravant les règlements de la police, un hôtel particulier, ou seulement un étage d'un hôtel, ou même seulement une chambre d'un étage, n'ayant pas fermé ses volets apparaissait, ayant l'air de se soutenir tout seul sur d'impalpables ténèbres, comme une projection purement lumineuse, comme une apparition sans consistance. Et la femme qu'en levant les yeux bien haut on distinguait dans cette pénombre dorée, prenait dans cette nuit où l'on était perdu et où elle-même semblait recluse, le charme mystérieux et voilé d'une vision d'Orient. Puis on passait et rien n'interrompait plus l'hygiénique et monotone piétinement rustique dans l'obscurité.
Je songeais que je n'avais pas revu depuis bien longtemps aucune des personnes dont il a été question dans cet ouvrage. En 1914 seulement, pendant les deux mois que j'avais passés à Paris j'avais aperçu M. de Charlus et vu Bloch et Saint-Loup, ce dernier seulement deux fois. La seconde fois était certainement celle où il s'était le plus montré lui-même, il avait effacé toutes les impressions peu agréables d'insincérité qu'il m'avait produites pendant le séjour à Tansonville que je viens de rapporter et j'avais reconnu en lui toutes les belles qualités d'autrefois. La première fois que je l'avais vu après la déclaration de guerre, c'est-à-dire au début de la semaine qui suivit, tandis que Bloch faisait montre des sentiments les plus chauvins, Saint-Loup, une fois que Bloch nous avait eu quittés, n'avait pas assez d'ironie pour lui-même qui ne reprenait pas de service et j'avais été presque choqué de la violence de son ton.
Saint-Loup revenait de Balbec. J'appris plus tard indirectement qu'il avait fait de vaines tentatives auprès du directeur du restaurant. Ce dernier devait sa situation à ce qu'il avait hérité de M. Nissim Bernard. Il n'était autre en effet que cet ancien jeune servant que l'oncle de Bloch « protégeait ». Mais la richesse lui avait apporté la vertu. De sorte que c'est en vain que Saint-Loup avait essayé de le séduire. Ainsi par compensation, tandis que des jeunes gens vertueux s'abandonnent, l'âge venu, aux passions dont ils ont enfin pris conscience, des adolescents faciles deviennent des hommes à principes contre lesquels des Charlus, venus sur la foi d'anciens récits mais trop tard, se heurtent désagréablement. Tout est affaire de chronologie.
« Non, s'écria-t-il avec force et gaieté, tous ceux qui ne se battent pas, quelque raison qu'ils donnent, c'est qu'ils n'ont pas envie d'être tués, c'est par peur. » Et avec le même geste d'affirmation plus énergique encore que celui avec lequel il avait souligné la peur des autres, il ajouta : « Et moi, si je ne reprends pas de service, c'est tout bonnement par peur, na ! » J'avais déjà remarqué chez différentes personnes que l'affectation des sentiments louables n'est pas la seule couverture des mauvais, mais qu'une plus nouvelle est l'exhibition de ces mauvais, de sorte qu'on n'ait pas l'air au moins de s'en cacher. De plus chez Saint-Loup cette tendance était fortifiée par son habitude quand il avait commis une indiscrétion, fait une gaffe, et qu'on aurait pu les lui reprocher, de les proclamer en disant que c'était exprès. Habitude qui, je crois bien, devait lui venir de quelque professeur à l'École de guerre dans l'intimité de qui il avait vécu, pour qui il professait une grande admiration. Je n'eus donc aucun embarras pour interpréter cette boutade comme la ratification verbale d'un sentiment que, comme il avait dicté la conduite de Saint-Loup et son abstention dans la guerre qui commençait, celui-ci aimait mieux proclamer.
« Est-ce que tu as entendu dire, me demanda-t-il en me quittant, que ma tante Oriane divorcerait ? Personnellement je n'en sais absolument rien. On dit cela de temps en temps et je l'ai entendu annoncer si souvent que j'attendrai que ce soit fait pour le croire. J'ajoute que ce serait très compréhensible ; mon oncle est un homme charmant non seulement dans le monde mais pour ses amis, pour ses parents. Même d'une façon il a beaucoup plus de cœur que ma tante qui est une sainte, mais qui le lui fait terriblement sentir. Seulement c'est un mari terrible, qui n'a jamais cessé de tromper sa femme, de l'insulter, de la brutaliser, de la priver d'argent. Ce serait si naturel qu'elle le quitte que c'est une raison pour que ce soit vrai mais aussi pour que cela ne le soit pas parce que c'en est une pour qu'on en ait l'idée et qu'on le dise. Et puis, du moment qu'elle l'a supporté si longtemps ! Maintenant je sais bien qu'il y a tant de choses qu'on annonce à tort, qu'on dément, et puis qui plus tard deviennent vraies. » Cela me fit penser à lui demander s'il avait jamais été question qu'il épousât Mlle de Guermantes. Il sursauta et m'assura que non, que ce n'était qu'un de ces bruits du monde, qui naissent de temps à autre on ne sait pourquoi, s'évanouissent de même et dont la fausseté ne rend pas ceux qui ont cru en eux plus prudents, dès que naît un bruit nouveau, de fiançailles, de divorce, ou un bruit politique, pour y ajouter foi et le colporter.
Quarante-huit heures n'étaient pas passées que certains faits que j'appris me prouvèrent que je m'étais absolument trompé dans l'interprétation des paroles de Robert : « Tous ceux qui ne sont pas au front, c'est qu'ils ont peur. » Saint-Loup avait dit cela pour briller dans la conversation, pour faire de l'originalité psychologique, tant qu'il n'était pas sûr que son engagement serait accepté. Mais il faisait pendant ce temps-là des pieds et des mains pour qu'il le fût, étant en cela moins original, au sens qu'il croyait qu'il fallait donner à ce mot, mais plus profondément français de Saint-André-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu'il y avait à ce moment-là de meilleur chez les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Morel, d'où deux flèches se dirigeaient, pour se réunir à nouveau, dans une même direction, qui était la frontière. Bloch avait été enchanté d'entendre l'aveu de lâcheté d'un « nationaliste » (qui l'était d'ailleurs si peu) et comme Saint-Loup lui avait demandé si lui-même devait partir, avait pris une figure de grand-prêtre pour répondre : « Myope. »
Mais Bloch avait complètement changé d'avis sur la guerre quelques jours après, où il vint me voir affolé. Quoique « myope » il avait été reconnu bon pour le service. Je le ramenais chez lui quand nous rencontrâmes Saint-Loup qui avait rendez-vous pour être présenté, au ministère de la Guerre, à un colonel, avec un ancien officier, « M. de Cambremer », me dit-il. « Ah ! mais c'est vrai, c'est d'une ancienne connaissance que je te parle. Tu connais aussi bien que moi Cancan. » Je lui répondis que je le connaissais en effet et sa femme aussi, que je ne les appréciais qu'à demi. Mais j'étais tellement habitué depuis que je les avais vus pour la première fois à considérer la femme comme une personne malgré tout remarquable, connaissant à fond Schopenhauer, et ayant accès en somme dans un milieu intellectuel qui était fermé à son grossier époux que je fus d'abord étonné d'entendre Saint-Loup me répondre : « Sa femme est idiote, je te l'abandonne. Mais lui est un excellent homme qui était doué et qui est resté fort agréable. » Par l'« idiotie » de la femme, Saint-Loup entendait sans doute le désir éperdu de celle-ci de fréquenter le grand monde, ce que le grand monde juge le plus sévèrement. Par les qualités du mari, sans doute quelque chose de celles que lui reconnaissait sa mère, quand elle le trouvait le mieux de la famille. Lui du moins ne se souciait pas des duchesses, mais à vrai dire c'est là une « intelligence » qui diffère autant de celle qui caractérise les penseurs, que « l'intelligence » reconnue par le public à tel homme riche « d'avoir su faire sa fortune ». Mais les paroles de Saint-Loup ne me déplaisaient pas en ce qu'elles rappelaient que la prétention avoisine la bêtise et que la simplicité a un goût un peu caché mais agréable. Je n'avais pas eu, il est vrai, l'occasion de savourer celle de M. de Cambremer. Mais c'est justement ce qui fait qu'un être est tant d'êtres différents selon les personnes qui le jugent, en dehors même des différences de jugement. De M. de Cambremer je n'avais connu que l'écorce. Et sa saveur, qui me fut attestée par d'autres, m'était inconnue.
Bloch nous quitta devant sa porte, débordant d'amertume contre Saint-Loup, lui disant qu'eux autres, « beaux fils » galonnés, paradant dans les états-majors, ne risquaient rien, et que lui, simple soldat de 2e classe, n'avait pas envie de se faire « trouer la peau pour Guillaume ». « Il paraît qu'il est gravement malade, l'empereur Guillaume », répondit Saint-Loup. Bloch qui, comme tous les gens qui tiennent de près à la Bourse, accueillait avec une facilité particulière les nouvelles sensationnelles, ajouta : « On dit même beaucoup qu'il est mort. » À la Bourse tout souverain malade, que ce soit Édouard VII ou Guillaume II, est mort, toute ville sur le point d'être assiégée est prise. « On ne le cache, ajouta Bloch, que pour ne pas déprimer l'opinion chez les Boches. Mais il est mort dans la nuit d'hier. Mon père le tient d'une source de tout premier ordre. » Les sources de tout premier ordre étaient les seules dont tînt compte M. Bloch le père, soit que, par la chance qu'il avait, grâce à de « hautes relations », d'être en communication avec elles, il en reçût la nouvelle encore secrète que l'Extérieure allait monter ou la de Beers fléchir. D'ailleurs, si à ce moment précis se produisait une hausse sur la de Beers ou des « offres » sur l'Extérieure, si le marché de la première était « ferme » et « actif », celui de la seconde « hésitant », « faible », et qu'on s'y tînt « sur la réserve », la source de premier ordre n'en restait pas moins une source de premier ordre. Aussi Bloch nous annonça-t-il la mort du Kaiser d'un air mystérieux et important, mais aussi rageur. Il était particulièrement exaspéré d'entendre Robert dire : « l'empereur Guillaume ». Je crois que sous le couperet de la guillotine Saint-Loup et M. de Guermantes n'auraient pas pu dire autrement. Deux hommes du monde restant seuls vivants dans une île déserte, où ils n'auraient à faire preuve de bonnes façons pour personne, se reconnaîtraient à ces traces d'éducation, comme deux latinistes citeraient correctement du Virgile. Saint-Loup n'eût jamais pu, même torturé par les Allemands, dire autrement que « l'empereur Guillaume ». Et ce savoir-vivre est malgré tout l'indice de grandes entraves pour l'esprit. Celui qui ne sait pas les rejeter reste un homme du monde. Cette élégante médiocrité est d'ailleurs délicieuse — surtout avec tout ce qui s'y allie de générosité cachée et d'héroïsme inexprimé — à côté de la vulgarité de Bloch, à la fois pleutre et fanfaron, qui criait à Saint-Loup : « Tu ne pourrais pas dire Guillaume tout court ? C'est ça, tu as la frousse, déjà ici tu te mets à plat ventre devant lui ! Ah ! ça nous fera de beaux soldats à la frontière, ils lècheront les bottes des Boches. Vous êtes des galonnés qui savez parader dans un carrousel. Un point, c'est tout. »
« Ce pauvre Bloch veut absolument que je ne fasse que parader », me dit Saint-Loup en souriant quand nous eûmes quitté notre camarade. Et je sentis bien que parader n'était pas du tout ce que désirait Robert, bien que je ne me rendisse pas compte alors de ses intentions aussi exactement que je le fis plus tard, quand la cavalerie restant inactive, il obtint de servir comme officier d'infanterie puis de chasseurs à pied, et enfin quand vint la suite qu'on lira plus loin. Mais du patriotisme de Robert, Bloch ne se rendait pas compte simplement parce que Robert ne l'exprimait nullement. Si Bloch nous avait fait des professions de foi méchamment antimilitaristes une fois qu'il avait été reconnu « bon », il avait eu préalablement les déclarations les plus chauvines quand il se croyait réformé pour myopie. Mais ces déclarations, Saint-Loup eût été incapable de les faire ; d'abord par une espèce de délicatesse morale qui empêche d'exprimer les sentiments trop profonds et qu'on trouve tout naturels. Ma mère autrefois non seulement n'eût pas hésité une seconde à mourir pour ma grand-mère mais aurait horriblement souffert si on l'avait empêchée de le faire. Néanmoins il m'est impossible d'imaginer rétrospectivement dans sa bouche une phrase telle que : « Je donnerais ma vie pour ma mère. » Aussi tacite était dans son amour de la France Robert qu'en ce moment je trouvais beaucoup plus Saint-Loup (autant que je pouvais me représenter son père) que Guermantes. Il eût été préservé aussi d'exprimer ces sentiments-là par la qualité en quelque sorte morale de son intelligence. Il y a chez les travailleurs intelligents et vraiment sérieux une certaine aversion pour ceux qui mettent en littérature ce qu'ils font, le font valoir. Nous n'avions été ensemble ni au lycée ni à la Sorbonne, mais nous avions séparément suivi certains cours des mêmes maîtres (et je me rappelle le sourire de Saint-Loup) qui, faisant un cours remarquable, comme quelques autres, veulent se faire passer pour hommes de génie, en donnant un nom ambitieux à leurs théories. Pour un peu que nous en parlions, Robert riait de bon cœur. Naturellement notre prédilection n'allait pas d'instinct aux Cottard ou aux Brichot, mais enfin nous avions une certaine considération pour les gens qui savaient à fond le grec ou la médecine et ne se croyaient pas autorisés pour cela à faire les charlatans. J'ai dit que si toutes les actions de maman reposaient jadis sur le sentiment qu'elle eût donné sa vie pour sa mère, elle ne s'était jamais formulé ce sentiment à elle-même et qu'en tout cas elle eût trouvé non pas seulement inutile et ridicule, mais choquant et honteux de l'exprimer aux autres ; de même il m'est impossible d'imaginer dans la bouche de Saint-Loup, me parlant de son équipement, des courses qu'il avait à faire, de nos chances de victoire, du peu de valeur de l'armée russe, de ce que ferait l'Angleterre, il m'est impossible d'imaginer dans sa bouche la phrase même la plus éloquente dite par le ministre même le plus sympathique aux députés debout et enthousiastes. Je ne peux cependant pas dire que dans ce côté négatif qui l'empêchait d'exprimer les beaux sentiments qu'il ressentait il n'y avait pas un effet de l'« esprit des Guermantes », comme on en a vu tant d'exemples chez Swann. Car si je le trouvais Saint-Loup surtout, il restait Guermantes aussi, et par là, parmi les nombreux mobiles qui excitaient son courage, il y en avait qui n'étaient pas les mêmes que ceux de ses amis de Doncières, ces jeunes gens épris de leur métier avec qui j'avais dîné chaque soir et dont tant se firent tuer à la bataille de la Marne ou ailleurs en entraînant leurs hommes.
Les jeunes socialistes qu'il pouvait y avoir à Doncières quand j'y étais mais que je ne connaissais pas parce qu'ils ne fréquentaient pas le milieu de Saint-Loup, purent se rendre compte que les officiers de ce milieu n'étaient nullement des « aristos » dans l'acception hautainement fière et bassement jouisseuse que le « populo », les officiers sortis du rang, les francs-maçons donnaient au surnom d'« aristos ». Et pareillement d'ailleurs, ce même patriotisme, les officiers nobles le rencontrèrent pleinement chez les socialistes que je les avais entendu accuser, pendant que j'étais à Doncières, en pleine affaire Dreyfus, d'être des « sans-patrie ». Le patriotisme des militaires, aussi sincère, aussi profond, avait pris une forme définie qu'ils croyaient intangible et sur laquelle ils s'indignaient de voir jeter l'opprobre, tandis que les patriotes en quelque sorte inconscients, indépendants, sans religion patriotique définie, qu'étaient les radicaux-socialistes, n'avaient pas su comprendre quelle réalité profonde vivait dans ce qu'ils croyaient de vaines et haineuses formules.
Sans doute Saint-Loup comme eux s'était habitué à développer en lui, comme la partie la plus vraie de lui-même, la recherche et la conception des meilleures manœuvres en vue des plus grands succès stratégiques et tactiques, de sorte que pour lui comme pour eux la vie de son corps était quelque chose de relativement peu important qui pouvait être facilement sacrifié à cette partie intérieure, véritable noyau vital chez eux autour duquel l'existence personnelle n'avait de valeur que comme un épiderme protecteur. Dans le courage de Saint-Loup il y avait des éléments plus caractéristiques, et où on eût aisément reconnu la générosité qui avait fait au début le charme de notre amitié, et aussi le vice héréditaire qui s'était éveillé plus tard chez lui, et qui, joint à un certain niveau intellectuel qu'il n'avait pas dépassé, lui faisait non seulement admirer le courage, mais pousser l'horreur de l'efféminement jusqu'à une certaine ivresse au contact de la virilité. Il trouvait, chastement sans doute, à vivre à la belle étoile avec des Sénégalais qui faisaient à tout instant le sacrifice de leur vie, une volupté cérébrale où il entrait beaucoup de mépris pour les « petits messieurs musqués », et qui, si opposée qu'elle lui semble, n'était pas si différente de celle que lui donnait cette cocaïne dont il avait abusé à Tansonville et dont l'héroïsme — comme un remède qui supplée à un autre — le guérissait. Dans son courage il y avait d'abord cette double habitude de politesse qui d'une part le faisait louanger les autres mais pour soi-même se contenter de bien faire sans en rien dire, au contraire d'un Bloch qui lui avait dit dans notre rencontre : « Naturellement vous canneriez », et qui ne faisait rien ; et d'autre part le poussait à tenir pour rien ce qui était à lui, sa fortune, son rang, sa vie même, à les donner. En un mot, la vraie noblesse de sa nature. Mais tant de sources se confondent dans l'héroïsme que le goût nouveau qui s'était déclaré en lui, et aussi la médiocrité intellectuelle qu'il n'avait pu dépasser y avaient leur part. En prenant les habitudes de M. de Charlus, Robert s'était trouvé prendre aussi, quoique sous une forme fort différente, son idéal de virilité.
« En avons-nous pour longtemps ? » dis-je à Saint-Loup. « Non, je crois à une guerre très courte », me répondit-il. Mais ici, comme toujours, ses arguments étaient livresques. « Tout en tenant compte des prophéties de Moltke, relis », me dit-il, comme si je l'avais déjà lu, « le décret du 28 octobre 1913 sur la conduite des grandes unités, tu verras que le remplacement des réserves du temps de paix n'est pas organisé, ni même prévu, ce qu'on n'eût pas manqué de faire si la guerre devait être longue. » Il me semblait qu'on pouvait interpréter le décret en question non comme une preuve que la guerre serait courte, mais comme l'imprévoyance qu'elle le serait, et de ce qu'elle serait, chez ceux qui l'avaient rédigé, et qui ne soupçonnaient ni ce que serait dans une guerre stabilisée l'effroyable consommation du matériel de tout genre, ni la solidarité de divers théâtres d'opérations.
En dehors de l'homosexualité, chez les gens les plus opposés par nature à l'homosexualité, il existe un certain idéal conventionnel de virilité, qui, si l'homosexuel n'est pas un être supérieur, se trouve à sa disposition, pour qu'il le dénature d'ailleurs. Cet idéal — de certains militaires, de certains diplomates — est particulièrement exaspérant. Sous sa forme la plus basse, il est simplement la rudesse du cœur d'or qui ne veut pas avoir l'air d'être ému, et qui au moment d'une séparation avec un ami qui va peut-être être tué, a au fond une envie de pleurer dont personne ne se doute parce qu'il la recouvre sous une colère grandissante qui finit par cette explosion au moment où on se quitte : « Allons, tonnerre de Dieu ! bougre d'idiot, embrasse-moi donc et prends donc cette bourse qui me gêne, espèce d'imbécile. » Le diplomate, l'officier, l'homme qui sent que seule une grande œuvre nationale compte, mais qui a tout de même eu une affection pour le « petit » qui était à la légation ou au bataillon et qui est mort des fièvres ou d'une balle, présente le même goût de virilité sous une forme plus habile, plus savante, mais au fond aussi haïssable. Il ne veut pas pleurer le « petit », il sait que bientôt on n'y pensera pas plus que le chirurgien bon cœur qui pourtant, le soir de la mort d'une petite malade contagieuse, a du chagrin qu'il n'exprime pas. Pour peu que le diplomate soit écrivain et raconte cette mort, il ne dira pas qu'il a eu du chagrin ; non ; d'abord par « pudeur virile », ensuite par habileté artistique qui fait naître l'émotion en la dissimulant. Un de ses collègues et lui veilleront le mourant. Pas un instant ils ne diront qu'ils ont du chagrin. Ils parleront des affaires de la légation ou du bataillon, même avec plus de précision que d'habitude :
« B*** me dit : “Vous n'oublierez pas qu'il y a demain revue du général, tâchez que vos hommes soient propres.” Lui qui était d'habitude si doux avait un ton plus sec que d'habitude, je remarquai qu'il évitait de me regarder. Moi-même je me sentais nerveux aussi. »
Et le lecteur comprend que ce ton sec, c'est le chagrin chez des êtres qui ne veulent pas avoir l'air d'avoir du chagrin, ce qui serait simplement ridicule, mais ce qui est aussi assez désespérant et hideux, parce que c'est la manière d'avoir du chagrin d'êtres qui croient que le chagrin ne compte pas, que la vie est plus sérieuse que les séparations, etc., de sorte qu'ils donnent dans les morts cette impression de mensonge, de néant, que donne au Jour de l'An le monsieur qui, en vous apportant des marrons glacés, dit : « Je vous la souhaite bonne et heureuse » en ricanant, mais le dit tout de même. Pour finir le récit de l'officier ou du diplomate veillant, la tête couverte parce qu'on a transporté le blessé en plein air, le moribond, à un moment donné tout est fini :
« Je pensais : il faut retourner préparer les choses pour l'astiquage ; mais je ne sais vraiment pas pourquoi, au moment où le docteur lâcha le pouls, B*** et moi, il se trouva que sans nous être entendus, le soleil tombait d'aplomb, peut-être avions-nous chaud, debout devant le lit, nous enlevâmes nos képis. »
Et le lecteur sent bien que ce n'est pas à cause de la chaleur du soleil, mais par émotion devant la majesté de la mort que les deux hommes virils, qui jamais n'ont le mot tendresse ou chagrin à la bouche, se sont découverts.
L'idéal de virilité des homosexuels à la Saint-Loup n'est pas le même mais aussi conventionnel et aussi mensonger. Le mensonge gît pour eux dans le fait de ne pas vouloir se rendre compte que le désir physique est à la base des sentiments auxquels ils donnent une autre origine. M. de Charlus détestait l'efféminement. Saint-Loup admire le courage des jeunes hommes, l'ivresse des charges de cavalerie, la noblesse intellectuelle et morale des amitiés d'homme à homme, entièrement pures, où on sacrifie sa vie l'un pour l'autre. La guerre qui fait, des capitales où il n'y a plus que des femmes, le désespoir des homosexuels, est au contraire le roman passionné des homosexuels, s'ils sont assez intelligents pour se forger des chimères, pas assez pour savoir les percer à jour, reconnaître leur origine, se juger. De sorte qu'au moment où certains jeunes gens s'engagèrent simplement par esprit d'imitation sportive, comme une année tout le monde joue au « diabolo », pour Saint-Loup la guerre fut davantage l'idéal même qu'il s'imaginait poursuivre dans ses désirs beaucoup plus concrets mais ennuagés d'idéologie, cet idéal servi en commun avec les êtres qu'il préférait, dans un ordre de chevalerie purement masculine, loin des femmes, où il pourrait exposer sa vie pour sauver son ordonnance, et mourir en inspirant un amour fanatique à ses hommes. Et ainsi, quoi qu'il y eût bien d'autres choses dans son courage, le fait qu'il était un grand seigneur s'y retrouvait, et s'y retrouvait aussi, sous une forme méconnaissable et idéalisée, l'idée de M. de Charlus que c'était de l'essence d'un homme de n'avoir rien d'efféminé. D'ailleurs de même qu'en philosophie et en art deux idées analogues ne valent que par la manière dont elles sont développées, et peuvent différer grandement, si elles sont exposées par Xénophon ou par Platon, de même tout en reconnaissant combien ils tiennent en faisant cela l'un de l'autre, j'admire Saint-Loup demandant à partir au point le plus dangereux, infiniment plus que M. de Charlus évitant de porter des cravates claires.
Je parlai à Saint-Loup de mon ami le directeur du Grand Hôtel de Balbec qui, paraît-il, avait prétendu qu'il y avait eu au début de la guerre dans certains régiments français des défections qu'il appelait des « défectuosités », et avait accusé de les avoir provoquées ce qu'il appelait le « militariste prussien » ; il avait même cru, à un certain moment, à un débarquement simultané des Japonais, des Allemands et des Cosaques à Rivebelle, menaçant Balbec, et avait dit qu'il n'y avait plus qu'à « décrépir ». Il trouvait le départ des pouvoirs publics pour Bordeaux un peu précipité et déclarait qu'ils avaient eu tort de « décrépir » aussi vite. Ce germanophobe disait en riant à propos de son frère : « Il est dans les tranchées, à vingt-cinq mètres des Boches ! » jusqu'à ce qu'ayant appris qu'il l'était lui-même, on l'eût mis dans un camp de concentration.