On a dormi presque toute la journée, et on est repartis à la nuit tombée, pas loin derrière un train de flottage monstrueux qui a mis autant de temps à passer qu’une procession. Il avait quatre lourds avirons à chaque extrémité, et on a donc estimé qu’il devait transporter au moins trente hommes, apparemment. Il y avait cinq grands wigwams, séparés les uns des autres, et un feu de camp à ciel ouvert au milieu, et un mât de bonne taille aux deux bouts. C’était là vraiment du grand style. Travailler comme flotteur sur un tel radeau, ça voulait vraiment dire quelque chose.
On dérivait le long d’un large coude, le ciel nocturne s’est couvert et il a commencé à faire chaud. Le fleuve était très large, il coulait entre deux murs de troncs d’arbre ; avec de rares interruptions. On parlait de Cairo et on se demandait si on reconnaîtrait l’endroit. J’ai dit qu’il était probable que non, pasque j’avais entendu dire qu’y avait pas plus d’une douzaine de maisons, et s’il y en avait aucune d’allumée, comment on allait savoir qu’on passait devant une ville ? Jim a dit que si les deux grandes rivières se rejoignaient là, on le verrait. Mais je lui ai dit qu’on pourrait très bien croire qu’on passait au pied d’une île et qu’on était toujours sur le même fleuve. Ça tracassait Jim – et moi aussi. Et la question était : que faire ? J’ai dit, pagayer vers la rive dès qu’on verrait une lumière, dire aux gens que pap était pas loin derrière, qu’il arrivait sur un chaland, et qu’il était un bleu dans ce boulot, et qu’il voulait savoir si Cairo était encore loin. Jim pensait que l’idée était bonne, on s’est alors allumé une pipe en attendant.
Mais vous savez bien qu’une jeune personne a du mal à attendre quand elle est impatiente de savoir. On en a parlé et, au bout d’un moment, Jim a dit que la nuit était maintenant tellement sombre que je ne risquerais rien en nageant jusqu’au grand radeau, en y montant et en écoutant – les gens parleraient sûrement de Cairo parce qu’ils devaient avoir dans l’idée de se rendre à terre pour s’amuser, peut-être, ou que de toute façon ils enverraient des canots à terre pour acheter du whisky, de la viande fraîche ou autre chose. Jim avait vraiment un esprit pénétrant, pour un nègre : il vous construisait presque toujours un bon plan quand vous en aviez besoin.
Je me suis levé, me suis débarrassé de mes vêtements, j’ai plongé dans la rivière et je me suis dirigé vers la lumière du radeau. Au bout d’un moment, quand j’ai été tout près, j’ai ralenti et nagé lentement et avec précaution. Mais tout allait bien – personne aux avirons. J’ai alors suivi le bord du radeau jusqu’à être à la hauteur du feu, au milieu, j’ai ensuite grippé à bord, je me suis approché à quatre pattes et me suis caché au milieu de paquets de bardeaux, du côté du vent pour me protéger de la fumée.
Il y avait là treize hommes – ceux qui étaient de quart à bord évidemment. Et ils avaient l’air d’une vraie bande de durs. Ils avaient une cruche, et des tasses en étain, et la cruche arrêtait pas de tourner. Un des hommes chantait – on dirait plutôt rugissait ; et c’était pas une très belle chanson – en tout cas pas faite pour un salon. Il rugissait par le nez, et il terminait chaque vers en traînant longtemps sur le dernier mot. Quand il a eu terminé, tout le monde a lancé une sorte de cri de guerre indien, et ensuite un autre couplet reprenait. Ça commençait comme ça :
« Dans notre ville vivait une femme,
Dans notre ville elle habitait,
Son mari, elle l’aimait tendrement,
Mais un autre elle adorait.
Chantons, trali, tralala, tralala,
Trali, tralala, tralalalère,
Son mari, elle l’aimait tendrement,
Mais un autre elle adorait. »
Et ainsi de suite – quatorze couplets. C’était assez pauvre, et il allait commencer le couplet suivant, quand un autre homme a dit que c’était sur cet air-là que la vache était morte ; un autre a dit : « Oh, fiche-nous la paix. » Et un autre encore lui a dit d’aller faire un tour. Ils se sont moqués de lui jusqu’à ce qu’il s’énerve, qu’il se lève et commence à injurier le groupe, et il a dit qu’il emplâtrerait tous les voleurs de la bande.
Ils allaient se précipiter en masse sur lui, mais le plus grand des hommes a bondi et a dit :
« Bougez pas, messieurs. Laissez-le moi, j’en ferai qu’une bouchée. »
Ensuite, il a sauté en l’air trois fois et a fait chaque fois claquer ses talons l’un contre l’autre. Il s’est débarrassé d’un manteau en daim qui était couvert de franges et il a dit : « Bougez pas, vous tous, je m’en vais le chiquer. » Et il a jeté par terre son chapeau, qui était tout couvert de rubans, et il a dit : « Bougez pas, vous tous, je m’en vais abréger ses souffrances. »
Puis il a sauté en l’air et a de nouveau fait claquer ses talons, puis il a crié :
« Ouh-ouh ! Moi chuis le croque-mort au ventre de cuivre des contrées sauvages de l’Arkansas, le seul le vrai, aux mâchoires de fer, au squelette cerclé de laiton ! – Regardez-moi ! Chuis çui qu’on appelle Mort Soudaine et Dévastation Générale ! Mon père était un tremblement de terre, ma mère, une tornade, mon demi-frère, le choléra, et je suis lié, du côté de ma mère, à la variole ! Regardez-moi ! Y me faut dix-neuf alligators et un tonneau de whisky au petit-déjeuner quand je suis en forme, un boisseau de serpents à sonnettes et un cadavre quand je suis malade ! D’un seul regard je fends la roche éternelle, et je mouche le tonnerre quand je parle ! Ouh-ouh ! Reculez-vous et laissez-moi de la place à la mesure de ma force ! Le sang est ma boisson préférée et les plaintes des mourants sont musique à mes oreilles ! Posez votre regard sur moi, messieurs ! – restez cois et retenez votre souffle, car je vais pas tarder à me laisser aller ! »
Tout le temps qu’il déversait ça, il secouait la tête, et prenait un air féroce, et se gonflait en décrivant un petit cercle, retroussant ses manches, se redressant de temps en temps et frappant sa poitrine avec ses poings en disant : « Regardez-moi, messieurs ! » Quand il a eu fini, il a sauté en l’air trois fois en faisant claquer ses talons et, sans cesser de rugir, il a lâché un « Ouh-ouh ! je suis le plus sanguinaire des chats sauvages vivants ! »
Alors l’homme qui avait démarré la dispute a incliné son vieux chapeau mou sur son œil droit ; puis il s’est plié en se penchant en avant, le dos arqué et le postérieur protubérant, les poings virevoltant devant lui d’avant en arrière, et il a dessiné un petit cercle trois fois en marchant, en se gonflant et en respirant bruyamment. Puis il s’est redressé, a bondi et a fait claquer ses talons trois fois avant de retomber (ce qui les fit tous applaudir), et puis il a commencé à beugler comme ceci :
« Ouh-ouh ! courbez le front et étalez-vous, car le royaume du chagrin vous attend ! Retenez-moi à terre, car je sens venir ma puissance ! ouh-ouh ! Je suis enfant du péché, ne me laissez pas m’exciter ! Du verre fumé, s’il vous plaît, pour tout le monde ! N’essayez pas de me regarder sans protection, messieurs ! Quand je me sens d’humeur enjouée, je prends les méridiens de longitude et les parallèles de latitude pour m’en faire un filet, et je drague l’Atlantique pour attraper des baleines ! Je me gratte le crâne avec l’éclair et je m’endors en ronronnant avec le tonnerre ! Quand j’ai froid, je billonne le golfe du Mexique avant de m’y baigner ; quand j’ai chaud, je me rafraîchis avec un orage équinoxial ; quand j’ai soif, j’avale un nuage et je le presse comme une éponge ; quand, affamé, je parcours la terre, la famine me suit à la trace ! Ouh-ouh ! Courbez le front et étalez-vous ! Je pose une main sur la face du soleil et la nuit s’étend sur la terre ; je mords un morceau de la lune et je précipite les saisons ; je me secoue et les montagnes se désagrègent ! Contemplez-moi à travers du cuir – ne me regardez pas à l’œil nu ! Je suis l’homme au cœur pétrifié et aux intestins en plomberie de fonte ! Massacrer les communautés isolées est le passe-temps de mes moments de loisirs, détruire les nationalités la préoccupation majeure de ma vie ! L’étendue sans fin du désert américain est ma propriété privée et j’enterre mes morts sur mon propre terrain ! » Il a bondi et claqué trois fois des talons avant de toucher terre (ils l’applaudirent de nouveau), et, en retombant, il a crié : « Ouh-ouh ! courbez le front et étalez-vous, car l’enfant chéri de la calamité est arrivé ! »
Puis l’autre a recommencé à se gonfler et à souffler – le premier – celui qu’ils appelaient Bob ; puis, l’Enfant de la Calamité a rajouté son grain de sel, plus imposant que jamais ; puis tous les deux s’y sont mis ensemble, ils se tournaient autour en se gonflant et en se balançant des coups de poing, surtout sur le visage, tout en hurlant et en psalmodiant comme des Indiens ; puis Bob, il a insulté l’Enfant, et l’Enfant, il l’a lui aussi insulté de nouveau ; ensuite, Bob l’a insulté, tout un tas de mots encore plus insultants, et l’Enfant, il s’est retourné contre lui dans le pire des langages possibles ; ensuite, Bob a fait tomber le chapeau de l’Enfant, et l’Enfant l’a ramassé et a envoyé balader le chapeau enrubanné de Bob à au moins deux mètres ; Bob a été le chercher et a dit pas d’importance, on avait pas fini de voir ce qu’on allait voir, pasqu’il était quelqu’un qui n’oubliait jamais et ne pardonnait jamais, et qu’il vaudrait mieux que l’Enfant fasse gaffe, car le temps viendrait, aussi sûr qu’il était vivant, où il lui faudrait lui répondre avec tout le sang de son corps. L’Enfant a dit qu’aucun homme n’était aussi disposé que lui à attendre ce temps à venir, et il prévenait Bob, maintenant, qu’il vaudrait mieux qu’il ne croise pas son chemin une fois de plus, car il ne pourrait jamais se reposer avant de s’être vautré dans son sang, telle était sa nature, et pourtant il l’épargnait pour l’instant, du fait de sa famille, s’il en avait une.
Tous les deux filaient dans des directions différentes en grognant et en secouant la tête, en annonçant tout ce qu’ils allaient faire ; mais un petit type à la moustache noire s’est levé et a dit :
« Revenez par ici, poules mouillées, et je vais vous rosser tous les deux. »
Et il l’a fait, en plus. Il les a saisis, les a secoués de-ci de-là, il les a poussés à coups de pied, il les a renversés plus vite qu’ils ne pouvaient se relever. Eh ben, il lui a suffi de deux minutes pour qu’ils le supplient comme des chiens – et tous les autres, comme ils hurlaient et riaient et applaudissaient sans interruption en criant : « Écorne-les, Croque-Mort ! » « Vas-y, encore un, Enfant de la Calamité ! » « Bravo pour toi, petit Davy ! » Eh bien, un parfait palabre pendant quelque temps. Bob et l’Enfant ont fini avec le nez rouge et les yeux au beurre noir. Petit Davy leur a fait admettre qu’ils étaient des faux jetons et des trouillards, qu’ils méritaient pas de manger avec un chien ou de boire avec un nègre ; et puis Bob et l’Enfant se sont serré la main, très solennels, et ont dit qu’ils s’étaient toujours respectés mutuellement et qu’ils voulaient bien passer l’éponge. Ils se sont alors lavé le visage dans le fleuve et, juste à ce moment-là, l’ordre retentissant ayant été donné de traverser, quelques hommes se sont rendus à l’avant pour servir les avirons et le reste à l’arrière pour servir les avirons de queue.
Je suis resté immobile et j’ai attendu un quart d’heure, et j’ai fumé une pipe que l’un d’entre eux avait abandonnée à portée de ma main, et puis, la traversée achevée, ils sont revenus et ont bu un coup et se sont remis à bavarder et à chanter. Ensuite est apparu un vieux violon, et l’un d’eux s’est mis à jouer, un autre a dansé le juba en frappant des mains sur ses épaules et sur ses cuisses, tandis que le reste se laissait aller à une bonne vieille danse de marinier empruntée aux nègres. Ils ont pas pu continuer longtemps sans s’essouffler et, au bout de quelque temps, ils se sont rassis et ont refait passer la cruche.
Ils ont chanté « à moi la belle vie joyeuse du radeau », avec un refrain des plus entraînant, et puis ils se sont mis à parler des différences entre les cochons, et puis de leurs diverses habitudes ; et puis des femmes et de leurs diverses habitudes ; et puis des meilleures façons d’éteindre un incendie quand une maison est en feu ; et ensuite de ce qu’il faudrait faire avec les Indiens ; et ensuite de ce qu’un roi devait faire, et combien il gagnait ; et ensuite de la façon d’obliger des chats à se battre ; et ensuite de ce qu’il fallait faire quand quelqu’un avait une crise d’épilepsie ; et ensuite des différences entre les rivières à eaux claires et celles qui avaient des eaux boueuses. L’homme qui s’appelait Ed a dit que l’eau boueuse du Mississippi était meilleure à boire que l’eau claire de l’Ohio ; il a dit que si on laissait reposer une pinte de cette eau jaune du Mississippi, on aurait environ quinze à vingt millimètres de boue au fond, ça dépendait de l’état du fleuve, et alors elle n’était pas meilleure que l’eau de l’Ohio – ce qu’il fallait, c’était la secouer tout le temps – et, quand le fleuve était bas, garder un peu de boue pour en mettre dans l’eau et l’épaissir afin qu’elle soit comme il faut.
L’Enfant de la Calamité a dit que c’était vrai ; il a dit qu’il y avait du nutritionnement dans la boue, et qu’un homme qui buvait de l’eau du Mississippi pouvait faire pousser du maïs dans son estomac s’il le voulait. Il dit :
« Y a qu’à regarder les cimetières ; ça vous explique tout. Les arbres qui poussent dans un cimetière de Cincinnati valent pas un pet, mais dans un cimetière de St. Louis, ils peuvent pousser jusqu’à une hauteur de deux cent cinquante mètres. Tout ça c’est à cause de l’eau que les gens ont bue avant d’être enterrés. Un cadavre de Cincinnati, ça enrichit pas vraiment le sol. »
Et ils ont raconté que l’eau de l’Ohio aimait pas se mélanger à l’eau du Mississippi. Ed a dit que si on descendait le Mississippi en crue quand l’Ohio était bas, on trouvait une bande d’eau claire tout le long de la rive est du Mississippi sur une longueur de plus de cent miles, et dès qu’on s’éloigne d’un quart de mile de la rive et qu’on franchit la limite, tout le reste est épais et jaune, jusqu’à l’autre rive. Et puis ils ont parlé de la meilleure façon d’empêcher le tabac de moisir, et de là ils sont passés aux fantômes et ont raconté que beaucoup de gens en avaient vu ; mais Ed, il dit :
« Pourquoi vous racontez pas quelque chose que vous avez vu vous-mêmes ? Maintenant, moi, je vais vous raconter quelque chose. Il y a cinq ans, j’étais sur un train de flottage aussi grand que celui-ci, et exactement dans ce coin, il y avait un beau clair de lune une nuit, juste après minuit, et j’étais de quart et je dirigeais l’aviron avant tribord, et un de mes potes était un homme du nom de Dick Allbright, et il était venu là où j’étais assis, à l’avant – il bâillait et s’étirait, voilà ce qu’il faisait – et il s’est penché au-dessus du fleuve au bord du radeau pour se laver le visage, puis il est venu s’asseoir près de moi, il a sorti sa pipe et il venait de la remplir quand il lève les yeux et dit :
« “Dis donc, qu’y dit, ce serait pas la maison de Buck Miller, tout là-bas après le coude ?”
« “Oui, que je lui réponds, c’est bien elle – pourquoi ?” Il a posé sa pipe puis sa tête sur une main, et y dit :
« “Je croyais qu’on était plus en aval.” J’y dis :
« “Je l’ai aussi pensé, quand j’ai arrêté mon quart – on faisait six heures de quart et six heures de repos – mais les gars m’ont raconté, que je dis, que le radeau paraissait à peine bouger, pendant la dernière heure – que je dis –, bien qu’il file plutôt bien maintenant”, que je dis. Il me lance une sorte de grognement, et pis y dit :
« “J’ai déjà vu un radeau faire comme ça, dans ce coin, qu’y dit, j’ai comme l’impression que le courant a plus ou moins disparu juste en amont de ce coude pendant les deux dernières années”, qu’y dit.
« Eh bien, il a levé les yeux deux ou trois fois, et a regardé au loin et à la surface de l’eau. Ce qui m’a incité à l’imiter. On finit toujours par faire ce que fait quelqu’un d’autre, même si ça n’a aucun sens. Et voilà que je tarde pas à voir quelque chose de noir qui flotte à la surface à tribord et qui arrive par le travers de derrière nous. Je vois qu’il le regardait aussi. J’y dis :
« “C’est quoi ?” Lui, y dit, plutôt grognon :
« “C’est rien qu’un vieux tonneau vide.”
« “Un tonneau vide ! que je dis, mais dis donc, que je dis, une longue-vue, c’est rien à côté de tes yeux. Comment tu peux dire que c’est un tonneau vide ?” Y me dit :
« “J’en sais fichtre rien ; je crois pas que c’est un tonneau, mais j’ai cru que ça pouvait en être un”, qu’y dit.
« “Oui, que je dis, ça se pourrait bien, mais ça pourrait aussi être autre chose ; on peut rien dire du tout là-dessus, à cette distance”, que je dis.
« On avait rien d’autre à faire, alors on a continué à l’observer. Au bout de quelque temps, j’y dis :
« “Eh, dis donc, Dick Allbright, ce truc nous gagne de vitesse, je crois bien.”
« Il a pas dit un mot. Le truc, il nous doublait lentement, et je me suis dit que ce devait être un chien qu’était plus ou moins épuisé. Alors, on a viré pour traverser, et le truc a flotté dans la lumière du clair de lune et, par Jupiter, c’était bien un tonneau ! J’y dis :
« “Dick Allbright, qu’est-ce qui t’a fait penser que ce truc était un tonneau, quand il était encore à un demi-mile d’ici ?” je lui demande. Lui, y me dit :
« “J’en sais rien.” J’y dis :
« “Dis-le moi, Dick Allbright.” Y me dit :
« “Eh bien, je savais que c’était un tonneau ; je l’ai déjà vu ; plein l’ont vu ; on dit que c’est un tonneau hanté.”
« J’ai appelé le reste du quart et ils sont venus autour de nous, et je leur ai dit ce que Dick m’avait dit. Il flottait maintenant à notre hauteur, et il gagnait plus. Il était à environ sept mètres de nous. Quelques-uns auraient voulu le tirer à bord, mais les autres, ils voulaient pas. Dick Allbright, il disait que les radeaux qui l’avaient tripoté avaient eu plein de déveine. Le capitaine du quart, il a dit qu’il croyait pas à ça. Il a dit qu’il pensait que le tonneau gagnait sur nous pasqu’il était dans un meilleur courant que nous. Il a dit que le tonneau allait bientôt s’éloigner.
« Alors on s’est mis à parler d’autres choses, et puis on a chanté, et puis on a dansé ; et après ça le capitaine du quart a demandé une autre chanson ; mais ça commençait à se couvrir, alors, et le tonneau il était toujours au même endroit, et la chanson, il lui manquait un peu de chaleur, pour ainsi dire, et ils l’ont pas finie, et il y a pas eu d’applaudissements, elle s’est plus ou moins arrêtée comme ça, et personne a rien dit pendant une minute. Et puis tout le monde s’est mis à parler en même temps, et un type a raconté une blague, mais c’était pas la peine, personne a ri, et même le type qu’avait raconté la blague, il a pas ri, ce qui est pas courant. On était juste tous là, un peu cafardeux, et on observait le tonneau, et on était mal à l’aise et mal en point. Eh bien, messieurs, c’est devenu tout noir et calme, et puis le vent s’est mis à gémir, et ensuite les éclairs se sont mis à descendre et le tonnerre à gronder. Et ça n’a pas tardé à se transformer en un véritable orage, et au milieu de tout ça, un homme qui courait vers l’arrière s’est pris le pied, est tombé et s’est foulé une cheville, au point qu’il a dû aller se coucher. Et les gars, ils ont hoché la tête. Et chaque fois qu’il y avait un éclair, il y avait ce tonneau avec des lueurs bleues qui jouaient autour. On était tout le temps en train de le chercher du regard. Mais au bout d’un moment, un peu avant l’aube, il avait disparu. Quand il a fait jour, on le voyait plus nulle part, et on était plutôt contents, d’ailleurs.
« Mais la nuit suivante, vers neuf heures et demie, alors qu’il y avait des chansons et qu’on se payait du bon temps, voilà qu’il revient et qu’il reprend sa position à tribord. Plus question de se payer du bon temps. Tout le monde est devenu un peu solennel ; personne ne parlait ; personne ne voulait faire quoi que ce soit d’autre que rester assis là, mélancolique, à regarder le tonneau. Le temps s’est couvert de nouveau. Quand le quart a changé, ceux qui étaient de repos sont restés là au lieu d’aller se coucher. L’orage a hurlé et explosé toute la nuit, et au milieu, un autre homme est tombé et s’est foulé une cheville et a dû se coucher. Le tonneau nous a quittés au petit matin et personne l’a vu partir.
« Tout le monde est resté sobre, l’air malheureux, toute la journée. Je veux pas dire le genre de sobrification quand on touche pas à l’alcool – non, pas ça. Ils étaient silencieux, mais ils buvaient tous plus que d’habitude – pas ensemble –, chaque homme de son côté, et buvant à la sourdine, pour ainsi dire.
« Une fois la nuit tombée, le quart de repos n’est pas allé se coucher ; personne ne chantait, personne ne parlait ; les gars ne se sont pas dispersés non plus ; ils se sont plus ou moins tous rassemblés, à l’avant ; et pendant deux heures ils sont restés assis là, parfaitement silencieux, regardant tous dans la même direction, et soupirant de temps en temps. Et puis, voilà que le tonneau revient. Il a repris la même position. Il est resté là toute la nuit ; personne n’est allé se coucher. L’orage est reparti de plus belle, après minuit. Le ciel est devenu terriblement noir ; la pluie tombait à verse ; de la grêle aussi ; le tonnerre grondait et rugissait et meuglait ; le vent soufflait en ouragan ; et les éclairs s’étendaient sur tout le paysage en grands voiles de lumière, et on voyait le radeau comme en plein jour ; et le fleuve bouillonnait, blanc comme du lait sur des miles et des miles, aussi loin que portait le regard ; et il y avait ce tonneau qui dansait pas loin, comme les autres jours. Le capitaine a demandé aux hommes de quart de servir les avirons de queue pour une traversée, et personne ne voulait y aller – ils voulaient plus de chevilles foulées, qu’ils ont dit. Ils voulaient même pas aller à l’arrière. Eh bien alors, juste à ce moment-là le ciel s’est ouvert en deux, avec un bruit d’explosion, et l’éclair a tué deux hommes du quart arrière, et en a estropié deux autres. Estropié comment ? vous allez me demander. Mais si, ils se sont foulé une cheville.
« Le tonneau est parti dans le noir entre deux éclairs, à l’approche de l’aube. Eh bien, pas un de nous qu’a avalé une seule bouchée au petit-déjeuner ce matin-là. Ensuite, les hommes ont traîné, par deux ou par trois, parlant à voix basse. Mais aucun d’eux avec Dick Allbright. Tous le battaient froid. S’il arrivait là où étaient rassemblés des hommes, ils se séparaient et s’éloignaient. Ils refusaient de servir les avirons avec lui. Le capitaine a fait mettre tous les canots sur le radeau, à côté de son wigwam, et il ne voulait pas que les morts soient emmenés sur la rive pour être enterrés ; il pensait qu’aucun des hommes qui iraient à terre ne reviendrait ; et il avait raison.
« Une fois la nuit tombée, on a vu tout de suite qu’il allait y avoir du grabuge si ce tonneau revenait ; ça murmurait de partout. Un grand nombre d’hommes voulaient tuer Dick Allbright pasqu’il avait vu le tonneau au cours d’autres voyages, et ça leur faisait peur. D’autres voulaient le descendre sur la berge. D’autres encore voulaient tous descendre sur la berge si le tonneau revenait.
« Ce genre de murmures continuait, les hommes tous regroupés à l’avant et cherchant des yeux le tonneau quand, voilatipa que le revoilà. Il apparaît, lent et régulier, et s’installe à sa position habituelle. On aurait entendu une mouche voler. Alors arrive le capitaine, et il dit :
« “Eh, les gars, vous comportez donc pas comme une bande de gamins et d’imbéciles ; je ne veux pas que ce tonneau nous poursuive jusqu’à la Nouvelle-Orléans, et vous non plus ; bon, eh bien, quelle est la meilleure façon de l’en empêcher ? Le brûler – voilà comment. Je vais aller le repêcher”, qu’y dit. Et avant que quiconque ait eu le temps de dire un mot, il a plongé.
« Il a nagé jusqu’au tonneau et, lorsqu’il l’a poussé vers le train de flottage, les hommes se sont écartés sur un côté. Mais le vieil homme est remonté et en a brisé le couvercle, et dedans, il y avait un bébé ! Oui messieurs, un bébé tout nu. C’était le bébé de Dick Allbright ; il l’a avoué.
« “Oui, qu’y dit en se penchant sur lui, oui, c’est mon propre chéri défunt, mon pauvre défunt disparu, Charles William Allbright”, qu’y dit – car il savait contorsionner sa langue autour des mots les plus rudes du langage quand il était un tant soit peu concentré, sans démettre une seule articulation, absolument aucune. Oui, il a dit qu’il habitait autrefois à la pointe de ce coude du fleuve et qu’une nuit il avait étouffé cet enfant, pasqu’il pleurait, sans avoir l’intention de le tuer – ce qui était sans doute un mensonge –, et alors il a eu peur, et l’a enfermé dans un tonneau avant que sa femme rentre à la maison, et ensuite il était parti, avait suivi la piste du nord et s’était mis à travailler sur les trains de flottage ; et c’était maintenant la troisième année que le tonneau le poursuivait. Il a dit que la déveine commençait toujours doucement, et durait jusqu’à ce que quatre hommes aient été tués, et que le tonneau ne revenait jamais après ça. Il a dit que si les hommes voulaient bien le supporter une nuit de plus – et il déblatérait comme ça –, mais les hommes en avaient assez. Ils ont commencé à mettre un canot à l’eau pour l’emmener à terre et le lyncher, mais il s’est emparé tout à coup du petit enfant, l’a serré contre sa poitrine en versant des larmes et s’est jeté dans le fleuve, nous n’avons jamais revu dans cette vie cette pauvre âme souffrante, pas plus que Charles William. »
« Qui versait des larmes, a demandé Bob ; Allbright ou le bébé ? »
« Allbright, évidemment ; je vous ai pas dit que le bébé était mort ? Depuis trois ans qu’il était mort – comment qu’il aurait pu pleurer ? »
« Eh bien, peu importe comment il aurait pu pleurer – comment il est resté entier toutes ces années ? demande Davy. Explique donc ça. »
« J’en sais rien, comment il a fait, dit Ed. Il l’a fait quand même – c’est tout ce que je sais. »
« Dis donc – qu’est-ce qu’ils ont fait du tonneau ? » demande l’Enfant de la Calamité.
« Eh bien, ils l’ont jeté par-dessus bord, et il s’est enfoncé comme un morceau de plomb. »
« Edward, l’enfant, est-ce qu’on voyait qu’il avait été étouffé ? » demande quelqu’un.
« Est-ce qu’il avait une raie dans les cheveux ? » demande un autre.
« Quelle était la marque de ce tonneau, Eddy ? » demande un type qu’ils appelaient Bill.
« Et les papiers prouvant tout ça, tu les as, Edmund ? » demande Jimmy.
« Dis donc Edwin, t’étais pas un des hommes tués par cet éclair ? » demande Davy.
« Lui, oh non, il était les deux hommes », a dit Bob. Alors ils se sont tous tordus de rire.
« Dis donc Edward, tu crois pas que tu devrais avaler une pilule ? T’as pas l’air bien – tu te sens pas un peu pâle ? » demande l’Enfant de la Calamité.
« Oh, allez maintenant, Eddy, dit Jimmy, avoue ; t’as dû garder un morceau du tonneau pour prouver tout ça. Montre-nous la bonde – allez – et nous te croirons tous. »
« Eh, dites donc, les gars, dit Bill, divisons tout ça. On est treize. Je peux avaler un treizième de cette histoire, si vous parvenez à gober le reste. »
Ed s’est levé, fou furieux, et il a annoncé qu’ils pouvaient tous aller dans un endroit qu’il a décrit avec pas mal de sauvagerie avant de s’éloigner en grommelant des jurons tandis qu’ils hurlaient après lui et se moquaient de lui, beuglant et riant avec tant de force qu’on pouvait les entendre à un mile de là.
« Eh les gars, on va se partager une pastèque après ce coup-là », s’exclame l’Enfant de la Calamité ; et il est allé fouiller dans le noir au milieu des paquets de bardeaux où je me trouvais, et il a posé une main sur moi. J’étais chaud, et mou, et nu ; alors il fait « Aïe ! » et saute en arrière.
« Apportez une lanterne ou un tison, les gars – y a un serpent là-dedans, aussi gros qu’une vache ! »
Et ils sont arrivés avec une lanterne, se sont groupés pour m’observer.
« Sors d’ici, le mendiant », dit l’un d’eux.
« Qui t’es ? » demande un autre.
« Qu’est-ce que tu fiches ici ? Explique-toi vite ou bien tu passes par-dessus bord. »
« Tirez-le de là, les gars. Prenez-le par les pieds. »
Je me suis mis à les supplier, et je suis sorti de là à quatre pattes et en tremblant. Ils m’ont examiné, étonnés, et l’Enfant de la Calamité, il dit :
« Un sacré voleur, oui ! Donnez-moi un coup de main et on se le balance dans le fleuve ! »
« Non, dit Big Bob, sortons le pot de peinture et badigeonnons-le en bleu ciel des pieds à la tête et ensuite on le balance dans l’eau ! »
« Ouais ! c’est ça. Va chercher la peinture, Jimmy. »
Quand ils ont eu la peinture, et que Bob a pris le pinceau, tout prêt à commencer tandis que les autres riaient et se frottaient les mains, je me suis mis à pleurer, ce qui a eu de l’effet sur Davy, et il dit :
« Stop ! C’est qu’un petit chiot. Je m’en vais peindre celui qui le touche ! »
Alors il les a tous regardés, et quelques-uns maugréaient et grognaient, et Bob a posé la peinture, et les autres l’ont laissée là.
« Viens près du feu, et voyons voir ce que tu cherches ici, dit Davy. Et maintenant assieds-toi et explique-toi. T’es ici depuis combien de temps ? »
« Pas plus d’un quart de minute, monsieur », que je lui dis.
« Comment t’as fait pour être sec aussi vite ? »
« Je sais pas, monsieur. Je suis toujours comme ça, la plupart du temps. »
« Ah bon ? Comment tu t’appelles ? »
J’allais pas leur dire mon nom. Je savais pas quoi dire, alors je dis simplement :
« Charles William Allbright, monsieur. »
Là, ils ont hurlé de rire – jusqu’au dernier ; et j’étais sacrément content d’avoir dit ça, pasque peut-être que rire les mettrait de meilleure humeur.
Quand ils ont eu fini de rire, Davy dit :
« Ça colle pas tout à fait, Charles William. T’aurais pas pu grandir autant en cinq années, et t’étais qu’un bébé quand t’es sorti du tonneau, tu sais, et en plus t’étais mort. Allez, maintenant, raconte-nous une histoire qui tient la route, et personne te fera de mal si t’as pas de mauvaises intentions. C’est quoi, ton nom ? »
« Aleck Hopkins, monsieur, Aleck James Hopkins. »
« Alors, Aleck, tu sors d’où, comme ça ? »
« D’un chaland. Il est amarré là-bas dans la courbe du fleuve. Je suis né dedans. Papa, il a fait du commerce d’un bout à l’autre du fleuve toute sa vie, et il m’a dit de nager jusqu’à votre train, et il m’a dit qu’il voulait qu’un d’entre vous aille parler à un Mr Jonas Turner, à Cairo, pour lui dire… »
« Eh oh ! »
« Oui, monsieur, c’est la véritable vérité ; Papa, il dit… »
« Oh, à d’autres ! »
Ils se sont tous mis à rire et j’ai de nouveau essayé de parler, mais ils m’en ont empêché en criant.
« Maintenant, écoute-moi, fait Davy ; t’as la trouille, alors tu sais pas ce que tu dis. Pour de vrai, t’habites dans un chaland, ou c’est un mensonge ? »
« Oui monsieur, dans un chaland. Il est amarré à la pointe de cette courbe. Mais je suis pas né là-dedans. C’est notre premier voyage. »
« Ça c’est plus raisonnable ! pourquoi t’es monté à bord ? Pour voler ? »
« Non monsieur, pas pour voler. C’était que pour voyager un peu dessus. Tous les garçons font ça. »
« Ouais, ça, je le sais. Mais pourquoi tu t’es caché ? »
« Quelquefois ils chassent les gamins. »
« Ça c’est vrai. Ils pourraient voler. Écoute-moi bien. Si on te laisse tranquille cette fois-ci, tu vas cesser ce genre de bêtises ? »
« Oh oui patron. Je vous le promets. »
« C’est bon alors. On est pas bien loin de la berge. Tu sautes, et ne recommence pas à faire l’imbécile comme ça. Mais bon Dieu, mon garçon, sur les radeaux, y a des types qui te fouetteraient, que tu serais plus que des bleus partout ! »
J’ai pas attendu de leur faire la bise, j’ai plongé et j’ai nagé vers la rive. Quand Jim est arrivé au bout d’un moment, le grand train de flottage était loin devant nous, derrière le coude. J’ai nagé jusqu’à notre radeau, et j’étais sacrément content d’être de nouveau chez nous.
Il ne nous restait plus, maintenant, qu’à bien faire attention à repérer la ville, il fallait pas qu’on passe devant sans la voir. Jim, il a dit qu’il était sacrément certain qu’il la verrait, pasqu’il serait un homme libre au moment qu’il la verrait, mais que s’il la ratait, il serait de nouveau dans le pays des esclaves, et qu’il pourrait pas essayer de se libérer. De temps en temps, il bondit et il s’exclame :
« La v’là ! »
Mais c’était pas elle. C’étaient des feux follets, ou des lucioles ; alors, il se rasseyait, et continuait à regarder, comme avant. Jim disait que ça le rendait tout fiévreux et frissonnant d’être aussi près de la liberté. Eh bien, je peux vous dire que ça me rendait tout fiévreux et frissonnant, aussi, de l’entendre, pasque j’avais fini par comprendre dans ma tête qu’il était en grande partie libre – et qui en était responsable ? Eh bien, moi. Je ne pouvais pas sortir ça de ma conscience, d’aucune façon ni d’aucune manière. Ça a fini par me troubler au point que je parvenais plus à me reposer ; je pouvais plus rester tranquille nulle part. J’avais encore jamais bien saisi ce qu’était cette chose que je faisais. Mais maintenant je comprenais ; et je pouvais pas m’en débarrasser, et ça me brûlait de plus en plus. J’ai essayé de me faire croire que moi, j’étais pas responsable, pasque c’était pas moi qui avais poussé Jim à quitter la dame à qui il appartenait ; mais ça servait à rien, ma conscience, elle revient toujours et elle me dit : « Mais tu savais qu’il s’enfuyait pour être libre, t’aurais pu pagayer jusqu’à la rive et le dire à quelqu’un. » C’était vrai – il y avait pas à tortiller, d’aucune façon. C’était là que ça faisait mal. La conscience, elle me dit : « Qu’est-ce qu’elle t’avait fait, la pauvre Miss Watson, pour que tu laisses filer un de ses nègres sous tes yeux sans dire quoi que ce soit ? Qu’est-ce qu’elle t’avait fait, la pauvre femme, pour que tu la traites aussi méchamment ? En plus, elle a essayé de t’apprendre ton livre, elle a essayé de t’apprendre quelques bonnes manières, elle a essayé d’être gentille avec toi de toutes les façons qu’elle connaissait. Voilà ce qu’elle a fait. »
J’ai fini par me sentir tellement méchant et tellement malheureux que j’ai presque souhaité être mort. Je suis allé d’un bout à l’autre du radeau, en m’insultant moi-même, et Jim, il allait d’un bout à l’autre du radeau, lui aussi. Ni l’un ni l’autre, on pouvait tenir tranquille. Chaque fois qu’il sautait sur place, et qu’il disait : « Ça c’est Cairo ! » ses mots me traversaient comme un coup de fusil, et je me disais que si c’était vraiment Cairo, je mourrais de désespération.
Jim parlait tout le temps à voix haute pendant que je me parlais à moi-même. Il disait que la première chose qu’il ferait quand il serait dans un État libre, ce serait d’économiser de l’argent, sans jamais dépenser un seul centime, et que quand il en aurait suffisamment, il rachèterait sa femme, qui était esclave dans une ferme proche de là où habitait Miss Watson. Et alors ils travailleraient tous les deux pour racheter leurs deux enfants, et si leur maître voulait pas les vendre, ils iraient trouver un ablitionniste qui irait les voler.
D’entendre de telles paroles, ça m’a presque figé sur place. Il aurait jamais osé dire des choses pareilles dans sa vie d’avant. On voyait bien le changement que ça produisait en lui maintenant qu’il pensait qu’il était presque libre. C’était comme dit le vieux proverbe, « à un nègre, tends-lui le doigt, il prendra toute la main ». Et je me dis, voilà ce qui arrive quand on réfléchit pas. Ce nègre que j’avais pour ainsi dire aidé à s’enfuir, voilà qu’il disait tout à trac qu’il allait voler ses enfants – des enfants qui appartenaient à un homme que je connaissais même pas ; un homme qui m’avait jamais fait de mal.
J’étais désolé d’entendre Jim dire ça, je trouvais que ça l’abaissait horriblement. Ma conscience, elle a commencé à gigoter en moi plus brûlante que jamais, et je finis par lui dire : « Fiche-moi la paix – c’est pas trop tard, pas encore – je vais pagayer jusqu’à la rive à la première lumière, et je dirai tout. » Je me suis senti mieux, aussi léger qu’une plume, tout de suite. Tous mes problèmes étaient résolus. Je me suis mis à chercher attentivement une lumière, et j’étais plus ou moins en train de chanter à l’intérieur. Au bout d’un moment, en voilà une. Jim commence à psalmodier :
« On est sauvés, Huck, on est sauvés ! Faut bondir, claquer des talons, vlà enfin le bon vieux Cairo, c’est que je le sens dans mes os ! »
Je lui dis :
« Je vais prendre le canoë et aller voir, Jim. C’est peut-être pas ça, tu sais. »
Il s’est précipité et est allé préparer le canoë, et il a mis son vieux manteau au fond pour que je m’assoie dessus, et il m’a tendu la pagaie ; puis comme je partais, il me dit :
« C’est que bentôt, je m’en vais crier de joie, et je dirai, c’est tout grâce à Huck ; je suis lib’, et jamais j’aurais été lib’ si y avait pas eu Huck ; c’est Huck qu’a fait ça. Jim, y va jamais t’oublier, Huck ; t’es le meilleu’ ami que Jim, il a jamais eu ; et t’es le seul ami que le vieux Jim il a maintenant. »
Et voilà que je m’éloignais, que je me mettais en charrette pour le dénoncer ; mais quand il a dit ça, ça m’a comme qui dirait mis hors d’attaque. J’ai pagayé plus lentement, et puis j’étais pas bien sûr si j’étais content d’être parti ou si je l’étais pas. Quand j’étais à cinquante mètres, Jim me dit :
« Et le voilà, le vrai Huck, le fidèle Huck ; le seul genleman blanc qu’a jamais tenu ses promesses avec le vieux Jim. »
Eh bien, je me sentais pas bien. Mais je me dis, faut que j’y aille – je peux pas faire autrement. Et voilà qu’arrive un canot avec deux hommes dedans, et des fusils, et ils se sont arrêtés, et je me suis arrêté. L’un d’eux me dit :
« C’est quoi, là-bas ? »
« Un morceau de train de flottage », que je lui réponds.
« T’en fais partie ? »
« Oui monsieur. »
« Y a des hommes dessus ? »
« Un seul, monsieur. »
« C’est qu’il y a cinq nègres qui se sont enfuis cette nuit, là-haut, derrière la pointe du coude. Ton homme, il est blanc ou noir ? »
J’ai pas répondu tout de suite. J’ai essayé, mais les mots venaient pas. J’ai essayé, pendant quelques secondes, de trouver le courage de tout sortir ; mais j’avais pas le coffre – j’étais pas plus brave qu’un lapin écorché. Quand je vois que je faiblis, j’abandonne et je leur dis :
« Il est blanc. »
« Je crois qu’on va aller voir nous-mêmes. »
« J’aimerais bien, que je leur dis, pasque c’est papa qu’est là-bas, et peut-être que vous pourrez m’aider à tirer le radeau sur la rive, là où y a une lumière. Il est malade – et puis aussi maman, et Mary Ann. »
« Oh, nom d’un tonnerre ! C’est qu’on est pressés, gamin. Mais je crois bien qu’on a pas le choix. Allez – pousse sur ta pagaie, et allons-y. »
J’ai poussé sur ma pagaie et ils ont activé leurs rames. Quand on a poussé deux ou trois fois, je leur dis :
« Papa, il vous sera sacrément reconnaissant, je peux vous le dire. Les gens, ils s’en vont quand je leur demande de m’aider à pousser le radeau vers la rive, et je peux pas le faire tout seul. »
« Eh bien, ce sont des cœurs de roche. Et c’est bizarre, en plus. Dis donc, gamin, qu’est-ce qu’il a, ton père ? »
« C’est la – euh – la, c’est pas grand-chose, en fait. »
Ils ont cessé de ramer. Il y avait plus très loin jusqu’au radeau, maintenant. L’un d’eux, il dit :
« Gamin, pas d’embrouille. Qu’est-ce qu’il a vraiment, ton papa ? Réponds sans mentir, maintenant, ça vaudra mieux pour toi. »
« Je vais le faire, monsieur, je vais le faire, sûr – mais ne nous abandonnez pas, s’il vous plaît. C’est la – la – messieurs, si vous voulez bien avancer encore un peu, et je vous lancerai l’amarre, vous aurez pas besoin de vous approcher du radeau – oh, je vous en prie. »
« En arrière, John, en arrière ! » dit l’un d’eux. Ils ont ramé en arrière. « Reste où t’es, gamin – reste sous le vent. Oh, le diable nous emporte, je suis sûr que le vent l’a poussée vers nous. Ton pap, il a la variole, et tu le sais très bien. Pourquoi tu nous l’as pas dit tout de suite ? Tu veux passer ça à tout le monde ? »
« Eh bien, que je leur dis en bredouillant, je l’ai expliqué à tout le monde, avant, et ils sont tous partis et nous ont laissés là. »
« Pauvre bonhomme, c’est vrai que t’as pas tort. On est tout à fait désolés pour toi, mais nous – oh et puis merde, on veut pas attraper la variole, tu comprends. Écoute-moi, voilà ce qu’on va faire. Essaye pas d’accoster tout seul, ou tu vas tout casser. Il faut laisser descendre le radeau pendant encore une vingtaine de miles, et tu arriveras à une ville sur la rive gauche du fleuve. Ça sera bien après le lever du soleil, alors, et quand tu demanderas de l’aide, tu leur diras que ta famille a été prise de fièvre. Ne sois pas idiot, cette fois-là, laisse pas les gens deviner ce qui se passe. Nous, on essaye de te faire une gentillesse ; alors tu vas mettre vingt miles entre toi et nous, tu seras un bon garçon. Ça va pas vous aider d’accoster là où tu vois la lumière – ce n’est qu’un entrepôt de bois. Dis donc – je suppose que ton père est pauvre, et faut pas beaucoup d’imagination pour deviner qu’il a pas eu de chance. Tiens – je vais mettre une pièce de vingt dollars en or sur cette planchette, et tu la prendras quand elle flottera jusqu’à toi. Je me sens un vrai salaud de t’abandonner, mais ma parole ! C’est pas rien que de s’approcher de la variole, tu comprends ? »
« Attends, Parker, dit l’autre homme, voilà une autre pièce de vingt à mettre sur la planchette. Adieu, gamin, fais comme t’a dit Mr Parker, et tu t’en sortiras. »
« C’est vrai, mon garçon – adieu, adieu. Si tu vois des nègres en fuite, demande de l’aide et mets-leur le grappin dessus, tu pourras te faire un peu d’argent comme ça. »
« Adieu, monsieur, je laisserai pas un nègre en fuite s’échapper si je peux l’attraper, ça, c’est sûr. »
Ils sont partis, je suis monté sur le radeau et je me sentais pas bien, pasque je savais parfaitement que j’avais mal agi, et je vois que c’est pas la peine que j’essaye d’apprendre à bien agir ; quelqu’un qui commence à mal agir quand il est petit, il a pas le choix – quand vient le moment décisif, y a rien pour le soutenir et le pousser dans la bonne direction, alors il est battu d’avance. Et puis j’ai réfléchi une minute, et je me dis, attends – suppose que t’aurais bien agi et que t’aurais dénoncé Jim ; est-ce que tu te sentirais mieux maintenant ? Non, je me dis, je me sentirais pas mieux – je serais exactement comme je suis maintenant. Et alors, je me dis, à quoi ça sert d’apprendre à bien agir, quand c’est compliqué de bien agir et que c’est pas difficile de mal agir, et que le salaire, il est du pareil au même ? J’étais piégé. J’avais pas de réponse à ça. Alors je me suis dit que j’allais pas m’en inquiéter beaucoup plus, et qu’après ça, j’allais toujours faire ce qui était le plus pratique sur le moment.
Je suis allé dans le wigwam ; Jim y était pas. J’ai regardé tout autour ; il était nulle part. J’appelle :
« Jim ! »
« Chuis là, Huck. Y sont partis ? Parle pas si fo’. »
Il était dans l’eau, sous l’aviron de queue, y avait que son nez qui dépassait. Je lui ai dit qu’on les voyait plus, alors il remonte sur le radeau. Il m’explique :
« J’ai entendu tout ce qui s’est dit, et je me glisse dans le fleuve, et j’allais nager vers la rive s’ils venaient à bo’. Et puis j’allais nager jusqu’au radeau quand ils auraient parti. Mais bon Dieu, comme tu les as blousés, Huck ! C’était la plus maline des ruses ! Je te le dis, mon gamin, je me dis que t’as sauvé le vieux Jim – le vieux Jim y va jamais oublier ça, mon tréso’. »
Alors on a parlé de l’argent. C’était une sacrée augmentation, vingt dollars chacun. Jim, il a dit que maintenant on pouvait prendre une place sur le pont d’un vapeur, et l’argent nous durerait tout le temps qu’on voudrait dans les États libres. Il a dit que vingt miles de plus, c’était pas bien loin en radeau, mais il aurait aimé être déjà là-bas.
Au lever du jour, on s’est amarrés, et Jim a fait sacrément attention à bien dissimuler le radeau. Et ensuite il a travaillé toute la journée à tout mettre en paquets, et à tout préparer pour quitter le radeau.
Cette nuit-là, vers dix heures, on a aperçu les lumières d’une ville un peu plus loin sur un coude vers la gauche.
Je suis parti dans le canoë, pour me renseigner. Je n’ai pas tardé à rencontrer un homme dans un canot sur le fleuve qui posait une palangre. J’ai pagayé jusqu’à lui et je lui demande :
« Mister, cette ville, c’est Cairo ? »
« Cairo ? Non. Tu dois être un bougre d’imbécile. »
« C’est quelle ville, mister ? »
« Si tu veux savoir, vas-y donc pour demander. Si tu restes ici à m’ennuyer encore une demi-minute de plus, tu auras droit à quelque chose dont tu ne veux pas. »
J’ai pagayé jusqu’au radeau. Jim était horriblement déçu, mais j’ai dit, t’inquiète pas ; Cairo serait la prochaine ville, je me disais.
On est arrivés à hauteur d’une autre ville avant le lever du soleil, et j’allais repartir ; mais la rive était haute, alors je suis resté. Il n’y a pas de terres hautes autour de Cairo, a dit Jim. J’avais oublié ça. On s’est arrêtés pour la journée, sur un javeau pas très éloigné de la rive gauche.
J’ai commencé à suspicionner quelque chose. Et Jim aussi. Je lui dis :
« Peut-être qu’on a dépassé Cairo dans le brouillard, cette nuit-là. »
Il me dit :
« Mieux vaut pas en parler, Huck. Les pauv’ nèg’, ils ont jamais de chance. J’ai toujou’ pensé que cette peau de serpent à sonnettes avait pas fini son travail. »
« J’aimerais avoir jamais vu cette peau de serpent, Jim – j’aimerais tellement l’avoir jamais vue. »
« C’est pas de ta faute, Huck ; tu savais pas. Faut pas que tu te vilipendes. »
Quand il a fait jour, voilà qu’on voyait très bien l’eau de l’Ohio le long de la rive, pas de doute, et de l’autre côté se trouvait le bon vieux Boueux ! Cairo, c’était fichu !
On en a discuté. Ça aurait servi à rien d’accoster ; nous ne pouvions pas remonter le courant avec le radeau, évidemment. Il restait plus qu’à attendre la nuit et remonter dans le canoë et tenter notre chance. Alors on a dormi toute la journée dans le bosquet de peupliers de Virginie, pour être bien reposés pour le travail qui nous attendait et, quand on est retournés au radeau à la tombée de la nuit, le canoë avait disparu !
On n’a pas dit un mot pendant un bon moment. Il n’y avait rien à dire. On savait tous les deux très bien que c’était encore un tour de la peau de serpent à sonnettes ; alors, à quoi bon en parler ? On aurait seulement donné l’impression qu’on cherchait la faute, et ça nous aurait tout simplement apporté encore plus de déveine – et continué à nous en apporter, jusqu’à ce qu’on comprenne qu’il valait mieux se taire.
Au bout d’un moment, on a parlé de ce qu’il nous restait à faire, et on a compris qu’il y avait qu’une seule chose à faire, continuer à descendre sur le radeau jusqu’à ce qu’on puisse acheter un canoë pour remonter. On allait pas en emprunter un quand il y avait personne, comme pap l’aurait fait, car les gens pourraient nous rechercher.
Alors on est repartis, une fois la nuit tombée, sur le radeau.
Tous ceux qui croient toujours pas que c’est une idiotie de toucher une peau de serpent, après tout ce que cette peau de serpent avait fait contre nous, sont bien obligés de le croire maintenant, s’ils continuent à lire et voient ce qu’elle a encore fait contre nous.
L’endroit où acheter des canoës, c’est à côté des radeaux qui sont amarrés sur la rive. Mais on voyait pas de radeaux amarrés ; alors on a continué pendant plus de trois heures. Eh bien, la nuit est devenue grise et plutôt épaisse, ce qu’il y a de pire après le brouillard. On peut pas deviner la forme du fleuve, et puis on voit pas très loin. Il était assez tard, tout était tranquille, et voilà qu’un vapeur remonte la rivière. On a allumé la lanterne, et on a pensé qu’il nous verrait. Les navires qui remontaient le fleuve ne passaient le plus souvent pas près de nous ; ils vont chercher les bancs de sable et une eau calme sous les récifs ; mais les nuits comme celle-là, ils foncent droit dans le chenal, contre toute la force du courant.
On entendait le martèlement de ses machines, mais on ne l’a bien vu que quand il a été tout près. Il se dirigeait droit sur nous. Souvent ils font ça et tentent de s’approcher le plus possible sans toucher ; quelquefois, la roue mord un aviron, et alors le pilote sort la tête et rigole, et il se croit vraiment très malin. Eh bien, le voilà qui arrive, et on a pensé qu’il allait essayer de nous frôler ; mais il n’avait pas l’air de vouloir changer de direction. C’était un gros vapeur, et il arrivait à toute vitesse, il ressemblait à un gros nuage avec des rangées de vers luisants tout autour ; mais tout à coup il s’est enflé, énorme et effrayant, avec une longue rangée de portes de fourneaux ouvertes très grandes comme des dents chauffées au rouge, tandis que sa proue monstrueuse et sa rambarde étaient suspendues juste au-dessus de nous. On nous a hurlé quelque chose, et les cloches ont carillonné pour arrêter les machines, tout un brouhaha de jurons et de sifflements de vapeur – puis, tandis que Jim tombait dans l’eau d’un côté et moi de l’autre, il coupe le radeau en plein milieu.
J’ai plongé – et je cherchais même à toucher le fond, en plus, car une roue de dix mètres allait passer au-dessus de moi, et j’aurais aimé qu’elle ait toute la place qu’elle voulait. J’avais toujours su rester une minute sous l’eau ; cette fois-là, je crois bien que je suis resté une minute et demie. Et puis j’ai remonté à la surface à toute vitesse, car j’allais exploser. Je suis sorti jusqu’aux aisselles et j’ai soufflé l’eau par mes narines, et je haletais un peu. Naturellement, le courant était puissant ; et naturellement, ce vapeur a remis ses machines en marche dix secondes après les avoir arrêtées, car ils s’inquiètent jamais beaucoup des occupants de radeaux ; et maintenant il remontait en faisant bouillonner l’eau du fleuve, et on ne le voyait plus dans les ténèbres épaisses, malgré que je l’entendais encore.
J’ai appelé Jim au moins une douzaine de fois, mais je n’ai eu aucune réponse ; alors je me suis agrippé à une planche qui m’avait touché pendant que je « nageais sur place », et j’ai pris la direction de la rive en la poussant devant moi. Mais j’ai compris que le courant allait vers la rive gauche, ce qui voulait dire que je me trouvais dans une traversée ; alors j’ai changé de direction et je suis allé vers l’autre rive.
C’était une de ces longues traversées en biais, sur plus de deux miles ; et il m’a fallu un bon moment avant d’arriver. Je suis sorti sans problèmes et j’ai grippé sur la rive. Je ne voyais pas bien loin, mais j’ai avancé en tâtonnant pendant un peu plus d’un quart de mile, et je suis alors tombé sur une maison double en rondins à l’ancienne mode avant même de l’avoir vue. J’allais partir à toute vitesse, mais toute une meute de chiens a surgi et ils se sont tous mis à aboyer, et je savais qu’il valait mieux que je bouge pas.