Le colonel Grangerford était un gentleman, vous comprenez. Il était un gentleman des pieds à la tête ; et c’était tout pareil pour sa famille. Il était bien né, comme on dit, et ça vaut tout autant pour un homme que pour un cheval, c’est ce que disait la veuve Douglas, et personne n’aurait pu nier qu’elle était de la plus haute aristocratie de notre ville ; et pap, il le disait toujours, et pourtant lui-même, il était pas plus de la haute qu’une barbotte brune. Le colonel Grangerford était très grand et très mince, et il avait un teint brun-blême, pas le moindre bout de rose nulle part ; il se rasait de près tous les matins, tout son visage mince, et il avait les lèvres les plus minces qui soient, et les narines les plus minces, et un grand nez, et des sourcils épais, et des yeux des plus noirs, enfoncés si profondément qu’on pouvait croire qu’il vous regardait depuis le fond d’une grotte, comme on dit. Son front était haut, et ses cheveux étaient noirs et raides, ils descendaient jusqu’à ses épaules. Ses mains étaient longues et minces, et chaque jour de sa vie il mettait une chemise propre et un complet entier dans un tissu tellement blanc que ça vous faisait mal aux yeux de le regarder ; et le dimanche il mettait une queue-de-pie bleue avec des boutons en cuivre dessus. Il marchait avec une canne en acajou à pommeau d’argent. Pas de frivolation chez lui, mais vraiment aucune, et il élevait jamais la voix. Il était aussi gentil qu’on peut l’être – ça, on le sentait, vous savez, et on avait donc confiance en lui. Quelquefois il souriait, et c’était agréable à voir ; mais quand il se redressait comme un piquet de clôture et que les éclairs commençaient à étinceler sous ses sourcils, on avait envie de gripper d’abord dans un arbre et d’attendre à plus tard avant de savoir ce qui se passait. Il avait jamais besoin de dire à quelqu’un de bien se comporter – tout le monde se conduisait bien là où il était. Tout le monde appréciait sa compagnie, en plus ; il était presque toujours ensoleillé – je veux dire qu’on avait l’impression qu’il faisait beau. Quand il se transformait en un gros nuage, il faisait terrible sombre pendant une demi-minute et ça suffisait ; y avait plus rien qu’était pas correct pendant toute une semaine.
Quand lui et la vieille dame descendaient le matin, toute la famille se levait de sa chaise et leur souhaitait le bonjour, et on se rasseyait jamais avant qu’ils soient assis. Alors Tom et Bob allaient jusqu’au buffet, où se trouvaient les carafes, et mélangeaient un verre de bitters, et lui le tenait dans sa main et il attendait que le bitters de Tom et Bob ait été mélangé, et alors ils inclinaient la tête et disaient : « À votre service, monsieur, et madame » ; et puis eux, ils inclinaient la tête tout juste à peine et disaient merci et alors ils buvaient, tous les trois, puis Bob et Tom versaient une cuillerée d’eau sur le sucre et sur la goutte de whisky et d’alcool de pomme dans leur verre et nous le tendaient, à Buck et à moi, et nous buvions à notre tour à la santé du vieux couple.
Bob était l’aîné, et ensuite Tom. De grands hommes pleins de prestance aux épaules larges et au teint sombre, avec de longs cheveux noirs et des yeux noirs. Ils s’habillaient en tissu blanc des pieds à la tête, comme le vieux gentleman, et se coiffaient d’un très grand panama.
Et puis après, il y avait Miss Charlotte, qui avait vingt-cinq ans, et elle était grande, et fière, et magnifique, mais aussi bonne que c’était possible, quand on l’irritait pas ; mais quand elle était en colère, son regard aurait pu vous faire disparaître sur place, comme celui de son père. Elle était très belle.
Tout comme sa sœur. Miss Sophia, mais ce n’était pas la même chose. Elle était gentille et douce, comme une tourterelle, et elle n’avait que vingt ans.
Chacun avait son nègre personnel comme domestique – Buck aussi. Mon nègre à moi, il avait une vraie vie de château, pasque j’avais pas l’habitude que quelqu’un fasse quelque chose pour moi, mais celui de Buck, il trouvait jamais le temps de se reposer.
C’était toute la famille qui restait, maintenant ; mais ils avaient été bien plus nombreux – trois fils ; qu’avaient été tués ; et Emmeline, qu’était morte.
Le vieux gentleman possédait beaucoup de fermes, et plus de cent nègres. Quelquefois, un tas de gens venaient, à cheval, de toute la région, jusqu’à quinze miles de là, et restaient cinq ou six jours, et se calaient les joues, et s’amusaient le long du fleuve et sur l’eau, et puis ils dansaient et pique-niquaient dans les bois, le jour, et il y avait des bals dans la maison le soir. Ces gens-là étaient pour la plupart des parents de la famille. Les hommes venaient munis de leur fusil. Une tapée de gens de la haute, je vous dis.
Il y avait un autre clan de l’aristocratie dans le coin – cinq ou six familles –, en général ils portaient le nom de Shepherdson. Ils étaient tout autant de la haute et bien nés, tout aussi riches, tout aussi fiers que la tribu des Grangerford. Les Shepherdson et les Grangerford utilisaient le même embarcadère des vapeurs, qui se trouvait à environ deux miles en amont de notre maison ; et alors, quelquefois, quand je me rendais là avec tout plein de gens de la famille, j’apercevais tout plein de Shepherdson, sur leurs beaux chevaux.
Un jour, Buck et moi, on était partis dans la forêt pour chasser et on a entendu arriver un cheval. On traversait la route. Buck dit :
« Vite ! Fonce dans les arbres ! »
On va se cacher, et puis on regarde à travers le feuillage. Bientôt voilà qu’un splendide jeune homme arrive au galop sur la route, tout à fait à l’aise sur son cheval et l’allure d’un soldat. Il avait son fusil sur ses arçons. Je l’avais déjà vu un autre jour. C’était le jeune Harney Shepherdson. J’ai entendu le fusil de Buck tonner à mon oreille, et le chapeau de Harney a sauté de sur sa tête. Il a saisi son fusil et s’est précipité vers l’endroit où nous étions. Mais on a pas attendu. On a couru dans les bois. La forêt était pas très dense, alors j’ai regardé par-dessus mon épaule, pour échapper aux balles, et deux fois de suite j’ai vu Harney viser Buck avec son fusil, et puis il est reparti par où il était venu – pour reprendre son chapeau, je crois bien, mais j’ai pas pu voir. On a pas arrêté de courir jusqu’à la maison. Les yeux du vieux gentleman ont étincelé une minute – de plaisir, surtout, j’ai pensé – et puis son visage s’est comme détendu, et il a dit, plutôt gentil :
« J’aime pas beaucoup qu’on tire de derrière un buisson. Pourquoi n’es-tu pas sorti sur la route, mon garçon ? »
« Les Shepherdson ne le font pas, Père. Ils profitent toujours des abris. »
Miss Charlotte, elle tenait haut la tête comme une reine pendant que Buck racontait son histoire, et ses narines frémissaient et ses yeux brillaient. Les deux jeunes gens avaient l’air sombre, mais n’ont rien dit du tout. Miss Sophia, elle est devenue pâle, mais ses couleurs sont revenues quand elle a compris que l’homme n’avait pas été touché.
Dès que j’ai pu amener Buck près du séchoir à maïs, sous les arbres, et que nous avons été seuls, je lui demande :
« Tu voulais le tuer, Buck ? »
« Oui, et comment ! »
« Qu’est-ce qu’il t’a fait ? »
« Lui ? Il ne m’a jamais rien fait. »
« Et alors, pourquoi tu voulais le tuer ? »
« Mais, pour rien – seulement c’est à cause de la vendetta. »
« C’est quoi, une vendetta ? »
« Mais, où t’as été élevé, toi ? Tu sais pas ce que c’est qu’une vendetta ? »
« J’en ai jamais entendu parler – dis-moi ce que c’est. »
« Eh bien, dit Buck, voilà ce que c’est, une vendetta. Un homme se dispute avec un autre homme, et le tue ; alors le frère de cet homme le tue, lui –, alors les autres frères, dans les deux camps, ils se tirent dessus ; et après, les cousins viennent s’en mêler – et au bout de quelque temps tout le monde a été tué, et il n’y a plus de vendetta. Mais c’est plutôt long, et ça prend du temps. »
« Et celle-là, elle dure depuis longtemps, Buck ? »
« Eh bien, je crois bien ! Elle a commencé il y a trente ans, en tout cas quelque chose dans ce genre. Il y a eu des problèmes au sujet de quelque chose et puis un procès pour régler ça ; et le procès, il est allé à l’encontre d’un des hommes, et il a tué l’homme qui avait gagné le procès – ce qu’il devait faire de toute façon, naturellement. Tout le monde aurait fait ça. »
« C’étaient quoi, les problèmes, Buck – une histoire de terres ? »
« Je crois bien, peut-être – je sais pas. »
« Eh bien, qui a tiré ? – c’était un Grangerford ou un Shepherdson ? »
« Bon Dieu, comment tu veux que je sache ? C’était il y a tellement longtemps. »
« Et personne ne sait ? »
« Oh si, papa le sait, j’en suis sûr, et quelques-uns parmi les plus âgés ; mais ils ne savent plus, maintenant, quelle était la raison de la querelle pour commencer. »
« Y en a eu beaucoup de tués, Buck ? »
« Oui – toute une tapée d’enterrements. Mais ils tuent pas toujours. Papa, il a attrapé un peu de plomb ; mais ça l’inquiète pas trop parce qu’il est pas bien lourd de toute façon. Bob a été un peu tailladé avec un couteau, et Tom a été blessé une ou deux fois. »
« Et cette année, il y a eu des morts ? »
« Oui, on en a eu un et ils en ont eu un. Il y a trois mois à peu près, mon cousin Bud, quatorze ans, il passait dans les bois à cheval et il était pas armé, ce qui était sacrément imbécile, et dans un endroit solitaire il entend un cheval qui arrive derrière lui, et il voit le vieux Baldy Shepherdson qui lui galope après avec un fusil à la main et sa chevelure blanche qui flotte dans le vent ; et au lieu de sauter de cheval et d’aller se cacher dans le sous-bois, Bud s’est dit qu’il pouvait le distancer ; alors ils ont galopé, plutôt serrés, pendant cinq miles ou plus, avec le vieil homme qui gagnait tout le temps sur Bud ; et à la fin, Bud a compris que c’était pas la peine, alors il s’est arrêté et a fait demi-tour pour qu’au moins il reçoive les balles dans la poitrine, tu comprends, et le vieil homme l’a rejoint et l’a tué. Mais il a pas eu beaucoup de temps pour jouir de sa chance car, en moins d’une semaine, nos gens l’ont abattu. »
« À mon avis, ce vieil homme était un lâche, Buck. »
« À mon avis, il était pas un lâche. Mais alors là pas du tout. Y a pas de lâche parmi ces Shepherdson – pas un seul. Et y a pas de lâche parmi les Grangerford non plus. Tu sais, ce vieillard, il a tenu tête à trois Grangerford, un jour, pendant une demi-heure, et il a fini vainqueur. Ils étaient tous à cheval ; il a sauté du sien et est allé derrière un petit tas de bois et il a mis son cheval devant lui pour se protéger des balles ; mais les Grangerford sont restés à cheval et ont tournoyé autour du vieillard en lui tirant dessus, et lui, il leur tirait dessus. Lui et son cheval, ils sont rentrés chez eux plutôt troués et mal en point, mais il a fallu transporter les Grangerford chez eux – et l’un d’eux était mort, et un autre est mort le lendemain. Non monsieur, si quelqu’un veut trouver un lâche, il faut pas qu’il aille traficoter du côté de ces Shepherdson, parce que chez eux, y a personne de ce genre. »
Le dimanche suivant, on est tous allés au temple, à environ trois miles de la maison, tout le monde à cheval. Les hommes ont emporté leur fusil, et Buck aussi, et ils l’ont gardé entre leurs jambes ou bien ils l’ont posé à portée de main contre le mur. Les Shepherdson ont fait pareil. C’était un prêche ennuyeux – plein de phrases sur l’amour fraternel et d’autres trucs ennuyeux de ce genre ; mais tout le monde a dit que c’était un bon sermon, et ils en ont tous discuté en rentrant, et ils avaient tellement à dire sur la foi, et les bonnes œuvres, et la faveur imméritée, et la préordestination, et je ne sais pas quoi d’autre encore, que j’ai vraiment pensé que c’était un des pires dimanches que j’avais connus jusqu’alors.
Environ une heure après le dîner, tout le monde se reposait, certains dans leur fauteuil, d’autres dans leur chambre, et c’est devenu plutôt ennuyeux. Buck et le chien étaient étalés dans l’herbe au soleil, profondément endormis. Je suis monté dans notre chambre et je me suis dit que j’allais moi aussi faire une sieste. J’ai vu la gentille Miss Sophia debout sur le seuil de sa porte, car sa chambre était contre la nôtre, et elle m’a emmené dans la sienne et a fermé la porte tout doucement et m’a demandé si je l’aimais bien, et je lui ai dit que oui ; et elle m’a demandé si je voulais bien faire quelque chose pour elle sans en parler à personne, et j’ai dit que oui. Alors elle a dit qu’elle avait oublié son Nouveau Testament, qu’elle l’avait laissé sur le banc au temple, entre deux autres livres, et est-ce que je voulais bien sortir tout doucement de la maison et aller le lui chercher sans rien dire à personne. J’ai dit que oui. Alors je suis sorti sans bruit et j’ai pris la route, et il n’y avait personne au temple, sauf peut-être un ou deux porcs, car il y avait pas de verrou à la porte, et les porcs aiment beaucoup les sols en rondins fendus l’été parce qu’ils sont frais. Si vous avez remarqué, la plupart des gens vont au temple que quand ils sont obligés ; mais les porcs, c’est pas la même chose.
Je me dis à moi-même que c’est suspicieux – c’est pas normal qu’une jeune fille se fasse une telle montagne de son Nouveau Testament ; alors je le secoue un peu, et voilà qu’en tombe un morceau de papier avec « Deux heures et demie » écrit dessus au crayon. J’ai fouillé dedans, mais sans rien trouver d’autre. Je comprenais rien à tout ça, j’ai donc remis le papier dans le livre et, quand je suis rentré et que j’ai monté à l’étage, Miss Sophia m’attendait devant sa porte. Elle m’a fait entrer et a fermé la porte derrière nous ; et puis elle a cherché dans le Nouveau Testament jusqu’à ce qu’elle ait trouvé le papier et, dès qu’elle l’a eu lu, elle paraissait contente ; et avant que j’aie eu le temps de réagir, elle m’avait saisi et m’avait serré dans ses bras et m’avait dit que j’étais le meilleur garçon du monde, et que je devais parler de ça à personne. Elle avait le visage vraiment très rouge, pendant une minute, et ses yeux brillaient et cela l’a rendue vraiment très belle. J’étais plutôt étonné mais, quand j’ai repris mon souffle, je lui ai demandé ce que voulait dire le papier, et elle m’a demandé si je l’avais lu, et j’ai dit que non, et elle m’a demandé si je pouvais lire l’écriture, et je lui ai dit « Non, seulement les grosses lettres », et alors elle a dit que le bout de papier n’était qu’une marque pour savoir où elle en était, et que je pouvais aller jouer maintenant.
Je suis allé sur les berges du fleuve, pour réfléchir à tout ça et, bientôt, j’ai remarqué que mon nègre me suivait à quelque distance. Quand on a été assez loin de la maison, il a jeté un coup d’œil derrière lui et puis il vient vers moi en courant et dit :
« Maît’ Johge, si vous venez avec moi dans le marécage, je vous montrerai tout plein de mocassins d’eau. »
Je me dis, c’est plutôt bizarre ; il a dit ça hier. Il devrait savoir que personne aime assez les mocassins d’eau pour vouloir aller les chercher. Où qu’il veut en venir ? Alors je dis :
« D’accord, vas-y, je te suis. »
Je l’ai suivi pendant un demi-mile, puis il a pénétré dans le marécage, et on a pataugé, de l’eau jusqu’aux chevilles pendant encore au moins un demi-mile. On est arrivés devant un bout de terrain plat et sec où les arbres, les broussailles et les lianes étaient épaisses, et il dit :
« Allez-y pa’ là, tout droit, Maît’ Johge, deux trois pas, c’est là qu’y sont. Je les avons déjà vus. J’ai pas envie de les revoi’. »
Alors il s’est éloigné en pataugeant et n’a pas tardé à disparaître derrière les arbres. J’ai fouillé un peu dans le coin, et j’arrive devant un bout de terrain grand comme une chambre à coucher, tout entouré de lianes, et je découvre là un homme endormi – et, nom d’une pipe ! c’était mon vieux Jim !
Je l’ai réveillé, et je m’étais dit que j’allais lui faire une surprise monstre quand il me reverrait, mais pas du tout. Il a failli pleurer, il était tellement content, mais il était pas surpris. Il m’a dit qu’il avait nagé juste derrière moi, cette nuit-là, et qu’il m’avait entendu crier, mais qu’il osait pas répondre, pasqu’il voulait pas que quelqu’un le trouve, et le remette en esclavage. Il me dit :
« Je m’ai fait un peu mal, et je pouvais pas nager vite, alo’ j’étais loin derrière toi, vers la fin ; quand t’as grimpé sur la berge, je me suis dit que je te rattraperais sur la terre et que j’aurais pas besoin d’appeler, mais quand j’ai vu la maison, j’ai commencé à ralenti’. J’étais trop loin pou’ entend’ ce qu’y disaient – j’avais peu’ des chiens – mais quand ça s’est calmé, je savais que t’étais dans la maison et je suis allé dans les bois pou’ attend’ le jou’. Le matin tôt y a des nèg’ qui sont passés et qui allaient aux champs, et y m’ont emmené pou’ me montrer cet endroit, où que les chiens y peuvent pas me trouver à cause de l’eau, et y m’apportent à manger tous les soi’, et y me disent ce que tu fais. »
« Pourquoi t’as pas demandé à mon Jack de m’amener ici plus tôt, Jim ? »
« Eh ben, pas la peine de te troubler, Huck, tant qu’on pouvait rien fai’ – mais on peut maintenant. J’ai acheté des casseroles et des victailles, quand j’ai pu, et pis j’ai rafistolé le radeau la nuit, quand… »
« Quel radeau, Jim ? »
« Not’ vieux radeau. »
« Tu veux dire que notre vieux radeau, il a pas été brisé en miettes ? »
« Non, mais non. L’a été pas mal abîmé – un des bouts surtout –, mais c’était pas des gros dégâts, y a que nos affai’ qu’étaient presque toutes perdues. Si qu’on aurait pas plongé si profond et nagé si longtemps sous l’eau, et si la nuit aurait pas été si noi’, et si qu’on aurait pas eu si peu’, et si qu’on aurait pas été citrouillards, comme on dit, on aurait vu le radeau. Mais c’était aussi bien comme ça, il est tout réparé maintenant, presque comme neuf, et on a plein de nouvelles affai’, à la place de ce qu’on a perdu. »
« Mais comment t’as retrouvé le radeau, Jim – tu l’as rattrapé ? »
« Et comment que je l’aurais trapé, avec moi dans la forêt ? Non, y a des nèg’, ils l’ont trouvé accroché à un obstacle, près d’ici sur le coude du fleuve, et y l’ont caché dans un petit cours d’eau, au milieu des saules, et ils ont tellement papoté pou’ savoi’ à qui il appartenait le plus que j’en suis été vite au courant, alors je règle le problème en leu’ disant qu’il est à personne d’ent’ eux mais à toi et moi ; et je leu’ demande s’ils vont voler le bien d’un jeune genleman blanc, et s’ils veulent se fai’ fouetter pou’ ça ? Et pis je leu’ donne dix cents à chacun, et ils sont tout plein satisfaits et ils voudraient bien voi’ d’aut’ radeaux qui pourraient les fai’ riches enco’. Y sont tout plein gentils avec moi ces nèg’ et tout ce que je leu’ demande, pas besoin de demander deux fois, mon tréso’. Ce Jack, c’est un bon nèg’, et plutôt malin. »
« Oui, c’est vrai. Il m’a jamais dit que tu étais ici ; m’a dit de le suivre, qu’il me montrerait plein de mocassins d’eau. S’il arrive quoi que ce soit, lui, il y est pour rien. Il peut dire qu’il nous a jamais vus ensemble, et ce sera la vérité. »
Je veux pas dire grand-chose du lendemain. Je crois bien que je vais pas trop m’étendre là-dessus. Je m’ai réveillé à l’aube et j’allais me tourner de l’autre côté et me rendormir quand j’ai remarqué comme tout était silencieux – on avait l’impression qu’il y avait personne. C’était pas habituel. Ensuite j’ai remarqué que Buck était levé et avait disparu. Bon, eh bien, je me lève, tout étonné, et je descends – il n’y a personne ; partout un silence de souris. Exactement pareil dehors ; je me demande, qu’est-ce que ça veut dire ? Près du tas de bois, je trouve mon Jack, et je lui dis :
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Il me dit :
« Vous savez pas, Maît’ Johge ? »
« Non, je dis, je sais pas. »
« Eh ben, voilà, Miss Sophia, elle s’a enfui ! Ça, c’est sû’. Elle s’a enfui pendant la nuit, à un moment – personne y sait bien quand – enfuie pour marier le jeune Harney Shepherdson, vous savez – tout cas c’est ce qu’y pensent. La famille, elle l’a appris y a une demi-heure – ptèt un peu plus – et je peux vous dire qu’ils ont pas perdu de temps. Jamais vu un grabuge comme ça de chevaux et de fusils ! Les femmes, elles sont parties rassembler la famille, et le vieux maît’ Saul et les garçons, ils ont pris leu’ fusils et y sont partis au galop su’ la route du fleuve pasqu’y veulent met’ le grappin su’ ce jeune homme et le tuer avant qu’y traverse le fleuve avec Miss Sophia. Je crois bien qu’y va y avoir un sacré grabuge. »
« Buck est parti sans me réveiller. »
« C’est que je sais qu’y voulait pas ! Ils allaient pas vous mêler à ça. Maît’ Buck, il a chargé son fusil et a promis d’envoyer un Shepherdson en enfer sinon qu’y reviendrait pas. Eh bien, y seront tous là, je crois bien, et je parie qu’il en enverra un s’il peut. »
J’ai couru sur la route du fleuve comme un dératé. Au bout d’un moment, je commence à entendre des coups de fusil au loin. Quand j’arrive près de l’entrepôt à bois et à la corde de bois, là où les vapeurs s’amarrent, je m’avance sous les arbres et dans le sous-bois jusqu’à ce que je trouve une bonne place, et alors je grippe dans les branches d’un noyer de Virginie, hors d’atteinte, et j’ai observé la scène. Il y avait une corde de bois d’un mètre et demi de hauteur pas loin de mon arbre et j’avais d’abord pensé me cacher derrière ; mais heureusement sans doute que je l’ai pas fait.
Il y avait quatre ou cinq hommes qui caracolaient sur leurs chevaux dans l’espace à découvert devant l’entrepôt de bois, ils juraient et criaient et essayaient d’atteindre deux jeunes gens qui se tenaient derrière la corde de bois près de l’embarcadère des vapeurs – mais ils pouvaient pas s’approcher. Chaque fois que l’un d’eux se montrait entre le fleuve et la corde de bois, il se faisait tirer dessus. Les deux garçons étaient accroupis dos à dos derrière le bois et ils pouvaient voir dans les deux directions.
Au bout de quelque temps, les hommes ont cessé de cabrioler et de crier. Ils se sont dirigés vers l’entrepôt ; et alors un des garçons s’est redressé et en a fait tomber un de sa selle. Tous les hommes sont descendus de cheval et ont saisi le blessé pour le transporter dans l’entrepôt, alors, à cet instant, les deux garçons se sont mis à courir. Ils avaient parcouru la moitié de la distance jusqu’à l’arbre dans lequel j’étais quand les hommes les ont vus. Ils ont alors sauté à cheval et les ont poursuivis. Ils allaient plus vite, mais ça leur a servi à rien, les garçons avaient trop d’avance ; ils ont atteint la corde de bois devant mon arbre, et se sont glissés derrière, et comme ça ils avaient de nouveau l’avantage sur les hommes. Un des garçons était Buck et l’autre un jeune homme mince d’environ dix-neuf ans.
Les hommes ont galopé quelque temps tout autour, et puis ils sont partis. Dès qu’ils ont été hors de vue, j’ai appelé Buck pour le lui dire. Au début, il comprenait rien à cette voix qui venait de l’arbre. Il était considérablement surpris. Il m’a dit de faire le guet et de lui dire si je revoyais les hommes ; m’a dit qu’ils devaient préparer quelque diablerie – qu’ils seraient pas partis longtemps. J’aurais aimé ne pas me trouver dans l’arbre, mais j’osais pas descendre. Buck s’est mis à gueuler et à s’exciter en annonçant que lui et son cousin Joe (l’autre jeune homme), ils leur feraient payer pour cette journée. Il a dit que son père et ses deux frères, ils étaient morts, et deux ou trois des ennemis. Il a dit que les Shepherdson les attendaient, leur avaient tendu une embuscade. Buck a dit que son père et ses frères auraient dû attendre le reste de la famille – les Shepherdson étaient trop nombreux pour eux. Je lui ai demandé ce qu’étaient devenus le jeune Harney et Miss Sophia. Il a dit qu’ils avaient traversé le fleuve et qu’ils étaient en sécurité. Ça m’a fait plaisir ; mais la façon que Buck s’est emporté pasqu’il avait pas pu tuer Harney le jour où il avait tiré sur lui – j’avais jamais entendu quelque chose de pareil.
Tout à coup, bang ! bang ! bang !, trois ou quatre coups de fusil – les hommes s’étaient glissés dans le bois par-derrière sans leurs chevaux ! Les garçons ont sauté dans le fleuve, tous les deux blessés – et tandis qu’ils descendaient avec le courant, les hommes couraient le long de la rive et leur tiraient dessus en criant, « Tuez-les, tuez-les ! » Ça m’a rendu tellement malade que j’ai failli tomber de l’arbre. Je m’en vais pas raconter tout ce qui s’est passé – ça me rendrait de nouveau malade de le faire. J’aurais aimé ne jamais être sorti de l’eau à cet endroit, l’autre nuit, pour voir de telles horreurs. Je pourrai jamais mettre ça aux oubliettes – très souvent, j’en rêve encore.
Je suis resté dans l’arbre jusqu’à ce qu’il commence à faire sombre, j’avais peur de descendre. Quelquefois, j’entendais des coups de feu dans la forêt ; et deux fois j’ai vu un petit groupe d’hommes galoper devant l’entrepôt à bois, fusil à la main ; et je me disais que les problèmes étaient pas terminés. J’étais sacrément abattu ; et j’ai décidé alors que jamais plus je ne m’approcherais de cette maison, pasque je me disais que j’étais un peu responsable. Je pensais bien que le morceau de papier, il voulait dire que Miss Sophia devait retrouver Harney quelque part à deux heures et demie pour qu’ils s’enfuient ; et je me disais que j’aurais dû parler au père de ce morceau de papier et de la façon étrange que Miss Sophia avait agi, alors peut-être qu’il l’aurait enfermée et toute cette horreur aurait pas eu lieu.
Quand je suis descendu de l’arbre, j’ai suivi la rive en me dissimulant, et je suis tombé sur les deux cadavres étendus au bord de l’eau, je les ai tirés pour les monter sur la berge ; puis j’ai couvert leur visage et je me suis éloigné aussi vite que possible. J’ai pleuré un peu en couvrant le visage de Buck, pasqu’il avait été très gentil avec moi.
Il faisait nuit maintenant. Je me suis pas approché de la maison, j’ai filé tout droit dans les bois, en direction du marécage. Jim était pas sur son île, alors je me suis dépêché de me rendre au cours d’eau et me suis frayé un chemin dans les saules, tout prêt à monter à bord et à quitter cette horrible région – le radeau n’était plus là ! Dieu ait mon âme, mais qu’est-ce que j’ai eu peur ! J’ai pas pu respirer pendant au moins une minute. Et puis j’ai réussi à crier. Une voix, à moins de dix mètres de moi, me fait :
« Juste ciel ! C’est toi, mon tréso’ ? Fais pas de bruit. »
C’était la voix de Jim – jamais une voix ne m’avait fait autant plaisir. Je cours un peu le long de la rive et je monte à bord, et Jim il m’a pris dans ses bras et il m’a étreint, il était tellement content de me voir. Il me dit :
« Que Dieu te bénisse, mon enfant, voilà que j’aurais mis ma main au feu que t’étais mort, une fois de plus. Jack est venu, y dit qu’y pense qu’on t’a tué, pasque t’es jamais retourné à la maison ; alo’ à cette minute, j’avais commencé à pousser le radeau jusqu’à l’embouchure du cours d’eau, comme ça je pouvais êt’ prêt à parti’ dès que Jack, il revient pour me dire qu’il est sû’ que t’es mort. Bon Dieu, je suis sacrément content que t’as revenu, mon tréso’. »
Je lui dis :
« C’est bon – c’est sacrément bon ; y vont pas me trouver, et y vont penser qu’on m’a tué, et que j’ai été emporté par le courant – y a quelque chose là-bas qui les aidera à le croire –, alors faut pas perdre de temps, Jim, pousse-nous vers le fleuve aussi vite que tu peux. »
Je me suis pas senti détendu tant qu’on avait pas descendu deux miles et qu’on se retrouve au milieu du Mississippi. Alors on a accroché notre lanterne de signalisation, et on a jugé qu’on était libres et qu’on avait de nouveau plus rien à craindre. J’avais pas avalé une bouchée depuis la veille ; alors Jim a sorti des biscuits de maïs et du babeurre, et du porc, et du chou, et des légumes – y a rien de meilleur au monde, quand c’est bien préparé –, et on a bavardé pendant que je mangeais, et on était bien. J’étais sacrément content de m’éloigner des vendettas, et Jim pareil de quitter le marécage. On a dit qu’y avait pas de meilleur endroit où vivre qu’un radeau, en fin de compte.
Les autres endroits paraissent vraiment un peu trop à l’étroit et étouffants, mais pas un radeau. On se sent vraiment libre et à l’aise et confortable sur un radeau.