Les grands de ce monde savent congédier sans réplique d’un geste, d’un regard, de moins encore. Mais Dieu…
Je n’ai perdu ni la Foi, ni l’Espérance, ni la Charité. Mais que valent, pour l’homme mortel, en cette vie, les biens éternels ? C’est le désir des biens éternels qui compte. Il me semble que je ne les désire plus.
Rencontré M. le curé de Torcy aux obsèques de son vieil ami. Je puis dire que la pensée du docteur Delbende ne me quitte pas. Mais une pensée, même déchirante, n’est pas, ne peut pas être une prière.
Dieu me voit et me juge.
J’ai résolu de continuer ce journal parce qu’une relation sincère, scrupuleusement exacte des événements de ma vie, au cours de l’épreuve que je traverse, peut m’être utile un jour — qui sait ? utile à moi, ou à d’autres. Car alors que mon cœur est devenu si dur (il me semble que je n’éprouve plus aucune pitié pour personne, la pitié m’est devenue aussi difficile que la prière, je le constatais cette nuit encore tandis que je veillais Adeline Soupault, et bien que je l’assistasse pourtant de mon mieux), je ne puis penser sans amitié au futur lecteur, probablement imaginaire, de ce journal… Tendresse que je n’approuve guère car elle ne va sans doute, à travers ces pages, qu’à moi-même. Je suis devenu auteur ou, comme dit M. le doyen de Blangermont, poâte… Et cependant…
Je veux donc écrire ici, en toute franchise, que je ne me relâche pas de mes devoirs, au contraire. L’amélioration, presque incroyable, de ma santé favorise beaucoup mon travail. Aussi n’est-il pas absolument juste de dire que je ne prie pas pour le docteur Delbende. Je m’acquitte de cette obligation comme des autres. Je me suis même privé de vin ces derniers jours, ce qui m’a dangereusement affaibli.
Court entretien avec M. le curé de Torcy. La maîtrise que ce prêtre admirable exerce sur lui-même est évidente. Elle éclate aux yeux, et pourtant on en chercherait vainement le signe matériel, elle ne se traduit par aucun geste, aucune parole précise, rien qui sente la volonté, l’effort. Son visage laisse voir sa souffrance, l’exprime avec une franchise, une simplicité vraiment souveraines. En de telles conjonctures, il arrive de surprendre chez les meilleurs un regard équivoque, de ces regards qui disent plus ou moins clairement : « Vous voyez, je tiens bon, ne me louez pas, cela m’est naturel, merci… » Le sien cherche naïvement votre compassion, votre sympathie, mais avec une noblesse ! Ainsi pourrait mendier un roi. Il a passé deux nuits près du cadavre, et sa soutane, toujours si propre, si correcte, était chiffonnée de gros plis en éventail, toute tachée. Pour la première fois de sa vie, peut-être, il avait oublié de se raser.
Cette maîtrise de soi se marque pourtant à ce signe : la force surnaturelle qui émane de lui n’a subi aucune atteinte. Visiblement dévoré d’angoisse (le bruit court que le docteur Delbende s’est suicidé) il reste faiseur de calme, de certitude, de paix. J’ai officié ce matin avec lui, en qualité de sous-diacre. J’avais cru déjà observer que d’ordinaire, au moment de la consécration, ses belles mains étendues sur le calice tremblaient un peu. Aujourd’hui, elles n’ont pas tremblé. Elles avaient même une autorité, une majesté… Le contraste avec le visage creusé par l’insomnie, la fatigue, et quelque vision plus torturante — que je devine — cela ne saurait réellement se décrire.
Il est parti sans avoir voulu prendre part au déjeuner des funérailles, servi par la nièce du docteur — qui ressemble beaucoup à Mme Pégriot, bien que plus grosse encore. Je l’ai accompagné jusqu’à la gare, et comme le train ne devait passer qu’une demi-heure plus tard, nous nous sommes assis sur un banc. Il était très las, et au grand jour, en pleine lumière, son visage m’apparaissait plus meurtri. Je n’avais pas encore remarqué deux rides au coin de la bouche, d’une tristesse et d’une amertume surprenantes. Je crois que cela m’a décidé. Je lui ai dit tout à coup :
— Ne craignez-vous pas que le docteur ne se soit…
Il ne m’a pas laissé achever ma phrase, son regard impérieux avait comme cloué le dernier mot sur mes lèvres. J’avais beaucoup de mal à ne pas baisser le mien, car je sais qu’il n’aime pas ça. « Les yeux qui flanchent », dit-il. Enfin ses traits se sont adoucis peu à peu, et même il a presque souri.
Je ne rapporterai pas sa conversation. Était-ce d’ailleurs une conversation ? Cela n’a pas duré vingt minutes, peut-être… La petite place déserte, avec sa double rangée de tilleuls, semblait beaucoup plus calme encore que d’habitude. Je me souviens d’un vol de pigeons passant régulièrement au-dessus de nous, à toute vitesse, et si bas qu’on entendait siffler leurs ailes.
Il craint, en effet, que son vieil ami ne se soit tué. Il était très démoralisé, paraît-il, ayant compté jusqu’au dernier moment sur l’héritage d’une tante très âgée qui avait mis récemment tout son bien entre les mains d’un homme d’affaires très connu, mandataire de Monseigneur l’évêque de S…, contre le service d’une rente viagère. Le docteur avait jadis gagné beaucoup d’argent, et le dépensait en libéralités toujours très originales, un peu folles, qui ne restaient pas toujours secrètes et l’avaient fait soupçonner d’ambitions politiques. Depuis que ses confrères plus jeunes s’étaient partagé sa clientèle, il n’avait pas consenti à changer ses habitudes : « Que veux-tu ? Ce n’était pas un homme à faire la part du feu. » Il m’a répété cent fois que la lutte contre ce qu’il appelait la férocité des hommes et la bêtise du sort était menée en dépit du bon sens, qu’on ne guérirait pas la société de l’injustice — qui tuerait l’une tuerait l’autre. Il comparait l’illusion des réformateurs à celle des anciens pasteuriens qui rêvaient d’un monde aseptique. En somme, il se tenait pour un réfractaire, rien de plus, le survivant d’une race disparue depuis longtemps — supposé qu’elle eût jamais existé — et qu’il menait contre l’envahisseur, devenu avec les siècles, le possesseur légitime, une lutte sans espoir et sans merci. « Je me venge », disait-il. Bref, il ne croyait pas aux troupes régulières, comprends-tu ? « Lorsque je rencontre une injustice qui se promène toute seule, sans gardes, et que je la trouve à ma taille, ni trop faible, ni trop forte, je saute dessus, et je l’étrangle. » Ça lui coûtait cher. Pas plus tard que le dernier automne, il a payé les dettes de la vieille Gachevaume, onze mille francs, parce que M. Duponsot, le minotier, s’était arrangé pour racheter les créances et guettait la terre. Évidemment la mort de sa satanée tante lui a porté le dernier coup. Mais quoi ! Trois ou quatre cent mille francs, ça n’aurait fait qu’une flambée, dans ces mains-là ! D’autant qu’avec l’âge, pauvre cher homme, il était devenu impossible. Est-ce qu’il ne s’était pas mis en tête d’entretenir — c’est le mot — un vieil ivrogne du nom de Rebattut, un ancien braconnier, paresseux comme un loir, qui vit dans une cabane de charbonniers, en lisière du fonds Goubault, passe pour courir les petites vachères, ne dessoûle pas, et se fichait de lui par-dessus le marché ? Oh ! remarque bien qu’il n’ignorait pas ce dernier trait, non ! Il avait ses raisons, des raisons bien à lui, comme toujours.
— Lesquelles ?
— Que ce Rebattut était le meilleur chasseur qu’il eût jamais rencontré, qu’on ne pouvait pas plus le priver de prendre ce plaisir-là que de boire et de manger, qu’avec leurs procès-verbaux, les gendarmes finiraient par faire de ce maniaque inoffensif un dangereux sauvage. Tout cela mêlé dans sa chère vieille tête à des idées fixes, de véritables obsessions. Il me disait : « Donner des passions aux hommes et leur interdire de les satisfaire, c’est trop fort pour moi, je ne suis pas le bon Dieu.» Il faut avouer qu’il détestait le marquis de Bolbec, et que ce marquis avait juré de faire grignoter Rebattut petit à petit par ses gardes, de l’envoyer à la Guyane. Alors, dame ! »
Je crois avoir écrit un jour dans ce journal que la tristesse semble étrangère à M. le curé de Torcy. Son âme est gaie. En ce moment même, dès que je n’observais plus son visage, qu’il tenait toujours levé très haut, très droit, j’étais surpris par un certain accent de sa voix. Elle a beau être grave, on ne peut pas dire qu’elle soit triste : elle garde un certain frémissement presque imperceptible qui est comme celui de la joie intérieure, une joie si profonde que rien ne saurait l’altérer, comme ces grandes eaux calmes, au-dessous des tempêtes.
Il m’a raconté beaucoup d’autres choses, des choses presque incroyables, presque folles. À quatorze ans notre ami voulait devenir missionnaire, il a perdu la foi au cours de ses études de médecine. Il était l’élève préféré d’un très grand maître, dont je ne me rappelle plus le nom, et ses camarades lui prédisaient tous une carrière exceptionnellement brillante. La nouvelle de son installation dans ce pays perdu a beaucoup surpris. Il se disait trop pauvre alors pour se préparer aux examens de l’agrégation, et d’ailleurs l’excès de travail avait gravement compromis sa santé. Le vrai est qu’il ne se consolait pas de ne plus croire. Il avait gardé des habitudes extraordinaires, et par exemple il lui arrivait d’interpeller un crucifix pendu au mur de sa chambre. Parfois il sanglotait à ses pieds, la tête entre les mains, d’autres fois il allait jusqu’à le défier, lui montrer le poing.
Il y a quelques jours, j’aurais sans doute écouté ces confidences avec plus de sang-froid. Mais j’étais à ce moment hors d’état de les supporter, on aurait dit un filet de plomb fondu sur une plaie vive. Certes, je n’avais pas autant souffert, et je ne souffrirai probablement jamais plus, même pour mourir. Tout ce que je pouvais, c’était tenir mes yeux baissés. Si je les avais levés sur M. le curé de Torcy, je pense que j’aurais crié. Malheureusement, dans ces occasions-là, on est souvent moins maître de sa langue que de ses yeux.
— S’il s’est réellement tué, croyez-vous que…
M. le curé de Torcy a sursauté, comme si ma demande l’avait tiré brusquement d’un songe. (C’est vrai que depuis cinq minutes, il parlait un peu comme en rêve.) J’ai senti qu’il m’examinait en dessous, et il a dû deviner bien des choses.
— Si un autre que toi me posait une question pareille !
Puis il a gardé longtemps le silence. La petite place était toujours aussi déserte, aussi claire, et à intervalles réguliers, dans leur ronde monotone, les grands oiseaux semblaient fondre sur nous du haut du ciel. J’attendais machinalement leur retour, ce sifflement pareil à celui d’une immense faux.
— Dieu seul est juge, fit-il de sa voix calme. Et Maxence (c’est la première fois que je l’entendais appeler ainsi son vieil ami) était un homme juste. Dieu juge les justes. Ce ne sont pas les idiots ou les simples canailles qui me donnent beaucoup de souci, tu penses ! À quoi serviraient les Saints ? Ils paient pour racheter ça, ils sont solides. Tandis que…
Ses deux mains étaient posées sur ses genoux, et ses larges épaules faisaient devant lui une grande ombre.
— Nous sommes à la guerre, que veux-tu ? Il faut regarder l’ennemi en face, — faire face, comme il disait, souviens-toi ? C’était sa devise. À la guerre, qu’un bonhomme de troisième ou quatrième ligne, qu’un muletier du service des étapes lâche pied, ça n’a pas autrement d’importance, pas vrai ? Et s’il s’agit d’un gâteux de civil qui n’a qu’à lire le journal, qu’est-ce que tu veux que ça fasse au généralissime ? Mais il y a ceux de l’avant. À l’avant, une poitrine est une poitrine. Une poitrine de moins, ça compte. Il y a les Saints. J’appelle Saints ceux qui ont reçu plus que les autres. Des riches. J’ai toujours pensé, à part moi, que l’étude des sociétés humaines, si nous savions les observer dans un esprit surnaturel, nous donnerait la clef de bien des mystères. Après tout l’homme est à l’image et à la ressemblance de Dieu : lorsqu’il essaie de créer un ordre à sa mesure, il doit maladroitement copier l’autre, le vrai. La division des riches et des pauvres, ça doit répondre à quelque grande loi universelle. Un riche, aux yeux de l’Église, c’est le protecteur du pauvre, son frère aîné. quoi ! Remarque qu’il l’est souvent malgré lui, par le simple jeu des forces économiques. comme ils disent. Un milliardaire qui saute, et voilà des milliers de gens sur le pave, Alors, on peut imaginer ce qui se passe dans le monde invisible lorsque trébuche un de ces riches dont je parle, un intendant des grâces de Dieu ! La sécurité du médiocre est une bêtise. Mais la sécurité des Saints, quel scandale ! Il faut être fou pour ne pas comprendre que la seule justification de l’inégalité des conditions surnaturelles, c’est le risque. Notre risque. Le tien, le mien.
Tandis qu’il parlait ainsi, son corps restait droit, immobile. Qui l’aurait vu assis sur ce banc, par ce froid après-midi ensoleillé d’hiver, l’eût pris pour un brave curé discutant des mille riens de sa paroisse et doucement vantard, auprès du jeune confrère déférent, attentif.
— Retiens ce que je vais te dire : tout le mal est venu peut-être de ce qu’il haïssait les médiocres. « Tu hais les médiocres », lui disais-je. Il ne s’en défendait guère, car c’était un homme juste, je le répète. On devrait prendre garde, vois-tu. Le médiocre est un piège du démon. La médiocrité est trop compliquée pour nous, c’est l’affaire de Dieu. En attendant, le médiocre devrait trouver un abri dans notre ombre, sous nos ailes. Un abri, au chaud — ils ont besoin de chaleur, pauvres diables ! « Si tu cherchais réellement Notre-Seigneur, tu le trouverais », lui disais-je encore. Il me répondait : « Je cherche le bon Dieu où j’ai le plus chance de le trouver, parmi ses pauvres. » Vlan ! Seulement, ses pauvres, c’étaient tous des types dans son genre, en somme, des révoltés, des seigneurs. Je lui ai posé la question, un jour : « Et si Jésus-Christ vous attendait justement sous les apparences d’un de ces bonshommes que vous méprisez, car sauf le péché, il assume et sanctifie toutes nos misères ? Tel lâche n’est qu’un misérable écrasé sous l’immense appareil social comme un rat pris sous une poutre, tel avare un anxieux convaincu de son impuissance et dévoré par la peur de « manquer ». Tel semble impitoyable qui souffre d’une espèce de phobie du pauvre, — cela se rencontre, — terreur aussi inexplicable que celle qu’inspirent aux nerveux les araignées ou les souris. « Cherchez-vous Notre-Seigneur parmi ces sortes de gens ? lui demandais-je. Et si vous ne le cherchez pas là, de quoi vous plaignez-vous ? C’est vous qui l’avez manqué… » Il l’a peut-être manqué, en effet.
On est revenu cette nuit (à la tombée de la nuit plutôt) dans le jardin du presbytère. J’imagine qu’on se proposait de tirer la sonnette lorsque j’ai ouvert brusquement la lucarne, juste au-dessus de la fenêtre. Les pas se sont éloignés très vite. Un enfant, peut-être ?
M. le comte sort d’ici. Prétexte : la pluie. À chaque pas, l’eau giclait de ses longues bottes. Les trois ou quatre lapins qu’il avait tués faisaient au fond du carnier un tas de boue sanglante et de poils gris, horrible à voir. Il a pendu cette besace au mur, et tandis qu’il me parlait, je voyais à travers le réseau de cordelettes, parmi cette fourrure hérissée, un œil encore humide, très doux, qui me fixait.
Il s’est excusé d’aborder son sujet tout de suite, sans détours, avec une franchise militaire. Sulpice passerait dans tout le village pour avoir des mœurs, des habitudes abominables. Au régiment, il aurait, selon l’expression de M. le comte, « frisé le conseil de guerre ». Un vicieux et un sournois, telle est la sentence.
Comme toujours, des bruits qui courent, des faits qu’on interprète, rien de précis. Par exemple, il est certain que Sulpice a servi plusieurs mois chez un ancien magistrat colonial en retraite, de réputation douteuse. J’ai répondu qu’on ne choisissait pas ses maîtres. M. le comte a levé les épaules et m’a jeté un regard rapide, de haut en bas, qui signifiait clairement : « Est-il sot, ou feint-il de l’être ? »
J’avoue que mon attitude avait de quoi le surprendre. Il s’attendait, je suppose, à des protestations. Je suis resté calme, je n’ose pas dire indifférent. Ce que j’endure me suffit. J’écoutais d’ailleurs ses propos avec l’impression bizarre qu’ils s’adressaient à un autre que moi — cet homme que j’étais, que je ne suis plus. Ils venaient trop tard. M. le comte aussi venait trop tard. Sa cordialité m’a paru cette fois bien affectée, un peu vulgaire même. Je n’aime pas beaucoup non plus son regard qui va partout, saute d’un coin à l’autre de la pièce avec une agilité surprenante, et revient se planter droit dans mes yeux.
Je venais de dîner, la cruche de vin était encore sur la table. Il a rempli un verre, sans façon, et m’a dit : « Vous buvez du vin aigre, monsieur le curé, c’est malsain. Il faudrait tenir votre cruche bien propre, l’ébouillanter. »
Mitonnet est venu ce soir comme d’habitude. Il souffre un peu du côté, se plaint d’étouffements et tousse beaucoup. Au moment de lui parler, le dégoût m’a saisi, une sorte de froid, je l’ai laissé à son travail (il remplace fort adroitement quelques lames pourries du parquet), je suis allé faire les cent pas sur la route. Au retour, je n’avais encore rien décidé, bien entendu. J’ai ouvert la porte de la salle. Occupé à raboter ses planches, il ne pouvait ni me voir ni m’entendre. Il s’est pourtant retourné brusquement, nos regards se sont croisés. J’ai lu dans le sien la surprise, puis l’attention, puis le mensonge. Non pas tel ou tel mensonge, la volonté du mensonge. Cela faisait comme une eau trouble, une boue. Et enfin — je le fixais toujours, la chose n’a duré qu’un instant, quelques secondes peut-être, je ne sais — la vraie couleur du regard est apparue de nouveau, sous cette lie. Cela ne peut se décrire. Sa bouche s’est mise à trembler. Il a ramassé ses outils, les a soigneusement roulés dans un morceau de toile, et il est sorti sans un mot.
J’aurais dû le retenir, l’interroger. Je ne pouvais pas. Je ne pouvais détacher les yeux de sa pauvre silhouette, sur la route. Elle s’est d’ailleurs redressée peu à peu, et même en passant près de la maison Degas, il a soulevé sa casquette d’un geste très crâne. Vingt pas plus loin, il a dû siffler une de ces chansons qu’il aime, d’affreuses rengaines sentimentales, dont il a soigneusement copié le texte sur un petit carnet. Je suis rentré dans ma chambre exténué — une lassitude extraordinaire. Je ne comprends rien à ce qui s’est passé. Sous des dehors un peu timides, Sulpice est plutôt effronté. De plus il se sait beau parleur, il en abuse. Qu’il ait manqué cette occasion de se justifier — tâche facile à ses yeux, car il n’a sûrement qu’une petite estime de mon expérience, de mon jugement — cela m’étonne beaucoup. Et d’ailleurs, comment a-t-il pu deviner ? Je ne crois pas avoir dit un mot, et je le regardais sûrement sans mépris, sans colère… Reviendra-t-il ?
Comme je m’étendais sur mon lit pour essayer de prendre un peu de repos, quelque chose a paru se briser en moi, dans ma poitrine, et j’ai été pris d’un tremblement qui dure encore, au moment où j’écris.
Non, je n’ai pas perdu la foi ! Cette expression de « perdre la foi » comme on perd sa bourse ou un trousseau de clefs m’a toujours paru d’ailleurs un peu niaise. Elle doit appartenir à ce vocabulaire de piété bourgeoise et comme il faut légué par ces tristes prêtres du XVIIIe siècle, si bavards.
On ne perd pas la foi, elle cesse d’informer la vie, voilà tout. Et c’est pourquoi les vieux directeurs n’ont pas tort de se montrer sceptiques à l’égard de ces crises intellectuelles, beaucoup plus rares sans doute qu’on ne prétend. Lorsqu’un homme cultivé en est venu peu à peu, et d’une manière insensible, à refouler sa croyance en quelque recoin de son cerveau, où il la retrouve par un effort de réflexion, de mémoire, eût-il encore de la tendresse pour ce qui n’est plus, aurait pu être, on ne saurait donner le nom de foi à un signe abstrait, qui ne ressemble pas plus à la foi, pour reprendre une comparaison célèbre, que la constellation du Cygne à un cygne.
Je n’ai pas perdu la foi. La cruauté de l’épreuve, sa brusquerie foudroyante, inexplicable, ont bien pu bouleverser ma raison, mes nerfs, tarir subitement en moi — pour toujours, qui sait ? — l’esprit de prière, me remplir à déborder d’une résignation ténébreuse, plus effrayante que les grands sursauts du désespoir, ses chutes immenses, ma foi reste intacte, je le sens. Où elle est, je ne puis l’atteindre. Je ne la retrouve ni dans ma pauvre cervelle, incapable d’associer correctement deux idées, qui ne travaille que sur des images presque délirantes, ni dans ma sensibilité ni même dans ma conscience. Il me semble parfois qu’elle s’est retirée, qu’elle subsiste là où certes je ne l’eusse pas cherchée, dans ma chair, dans ma misérable chair, dans mon sang et dans ma chair, ma chair périssable, mais baptisée. Je voudrais exprimer ma pensée le plus simplement, le plus naïvement possible. Je n’ai pas perdu la foi, parce que Dieu a daigné me garder de l’impureté. Oh ! sans doute, un tel rapprochement ferait sourire des philosophes ! Et il est clair que les plus grands désordres ne sauraient égarer un homme raisonnable au point de lui faire mettre en doute la légitimité, par exemple, de certains axiomes des géomètres. Une exception cependant : la folie. Après tout, que sait-on de la folie ? Que sait-on de la luxure ? Que sait-on de leurs rapports secrets ? La luxure est une plaie mystérieuse au flanc de l’espèce. Que dire, à son flanc ? À la source même de la vie. Confondre la luxure propre à l’homme, et le désir qui rapproche les sexes, autant donner le même nom à la tumeur et à l’organe qu’elle dévore, dont il arrive que sa difformité reproduise effroyablement l’aspect. Le monde se donne beaucoup de mal, aidé de tous les prestiges de l’art, pour cacher cette plaie honteuse. On dirait qu’il redoute, à chaque génération nouvelle, une révolte de la dignité, du désespoir — le reniement des êtres encore purs, intacts. Avec quelle étrange sollicitude il veille sur les petits pour atténuer par avance, à force d’images enchanteresses, l’humiliation d’une première expérience presque forcément dérisoire ! Et lorsque s’élève quand même la plainte demi-consciente de la jeune majesté humaine bafouée, outragée par les démons, comme il sait l’étouffer sous les rires ! Quel dosage habile de sentiment et d’esprit, de pitié, de tendresse, d’ironie, quelle vigilance complice autour de l’adolescence ! Les vieux martinets ne s’affairent pas plus aux côtés de l’oisillon, à son premier vol. Et si la répugnance est trop forte, si la précieuse petite créature, sur qui veillent encore les anges, prise de nausées, essaie de vomir, de quelle main lui tend-on le bassin d’or, ciselé par les artistes, serti par les poètes, tandis que l’orchestre accompagne en sourdine, d’un immense murmure de feuillage et d’eaux vives, ses hoquets !
Mais le monde n’a pas fait pour moi tant de frais… Un pauvre, à douze ans, comprend beaucoup de choses. Et que m’aurait servi de comprendre ? J’avais vu. La luxure ne se comprend pas, elle se voit. J’avais vu ces visages farouches, fixés tout à coup dans un indéfinissable sourire. Dieu ! Comment ne s’avise-t-on pas plus souvent que le masque du plaisir, dépouillé de toute hypocrisie, est justement celui de l’angoisse ? Oh ! ces visages voraces qui m’apparaissent encore en rêve, — une nuit sur dix, peut-être — ces faces douloureuses ! Assis derrière le comptoir de l’estaminet, à croupetons — car je m’échappais sans cesse de l’appentis obscur où ma tante me croyait occupé à apprendre mes leçons, — ils surgissaient au-dessus de moi et la lueur de la mauvaise lampe, suspendue par un fil de cuivre, toujours balancée par quelque ivrogne, faisait danser leur ombre au plafond. Tout jeune que je fusse, je distinguais très bien une ivresse de l’autre, je veux dire que l’autre, seule, me faisait réellement peur. Il suffisait que parût la jeune servante — une pauvre fille boiteuse au teint de cendre — pour que les regards hébétés prissent tout à coup une fixité si poignante que je n’y puis penser encore de sang-froid… Oh ! bien sûr, on dira que ce sont là des impressions d’enfant, que l’insolite précision de tels souvenirs, la terreur qu’ils m’inspirent après tant d’années, les rend justement suspects… Soit ! Que les mondains aillent y voir ! Je ne crois pas qu’on puisse apprendre grand-chose des visages trop sensibles, trop changeants, habiles à feindre et qui se cachent pour jouir comme les bêtes se cachent pour mourir. Que des milliers d’êtres passent leur vie dans le désordre et prolongent jusqu’au seuil de la vieillesse — parfois bien au delà — les curiosités jamais assouvies de l’adolescence, je ne le nie pas, certes. Qu’apprendre de ces créatures frivoles ? Elles sont le jouet des démons, peut-être, elles n’en sont pas la vraie proie. Il semble que Dieu, dans je ne sais quel dessein mystérieux, n’ait pas voulu permettre qu’elles engageassent réellement leur âme. Victimes probables d’hérédités misérables dont elles ne présentent qu’une caricature inoffensive, enfants attardés, marmots souillés mais non corrompus, la Providence permet qu’elles bénéficient de certaines immunités de l’enfance… Et puis quoi ? Que conclure ? Parce qu’il existe des maniaques inoffensifs, doit-on nier l’existence des fous dangereux ? Le moraliste définit, le psychologue analyse et classe, le poète fait sa musique, le peintre joue avec ses couleurs comme un chat avec sa queue, l’histrion éclate de rire, qu’importe ! Je répète qu’on ne connaît pas plus la folie que la luxure et la société se défend contre elles deux, sans trop l’avouer, avec la même crainte sournoise, la même honte secrète, et presque par les mêmes moyens… Si la folie et la luxure ne faisaient qu’un ?
Un philosophe à l’aise dans sa bibliothèque aura là-dessus, naturellement, une opinion différente de celle d’un prêtre, et surtout d’un prêtre de campagne. Je crois qu’il est peu de confesseurs qui n’éprouvent, à la longue, l’écrasante monotonie de ces aveux, une sorte de vertige. Moins encore de ce qu’ils entendent que de ce qu’ils devinent, à travers le petit nombre de mots, toujours les mêmes, dont la niaiserie suffoque lorsqu’on les lit mais qui, chuchotés dans le silence et l’ombre, grouillent comme des vers, avec l’odeur du sépulcre. Et l’image nous obsède alors de cette plaie toujours ouverte, par où s’écoule la substance de notre misérable espèce. De quel effort n’eût pas été capable le cerveau de l’homme si la mouche empoisonnée n’y avait pondu sa larve !
On nous accuse, on nous accusera toujours, nous autres prêtres — c’est si facile ! — de nourrir au fond de notre cœur une haine envieuse, hypocrite, de la virilité : quiconque a quelque expérience du péché n’ignore pas pourtant que la luxure menace sans cesse d’étouffer sous ses végétations parasites, ses hideuses proliférations, la virilité comme l’intelligence. Incapable de créer, elle ne peut que souiller dès le germe la frêle promesse d’humanité ; elle est probablement à l’origine, au principe de toutes les tares de notre race, et dès qu’au détour de la grande forêt sauvage dont nous ne connaissons pas les sentiers, on la surprend face à face, telle quelle, telle qu’elle est sortie des mains du Maître des prodiges, le cri qui sort des entrailles n’est pas seulement d’épouvante mais d’imprécation : « C’est toi, c’est toi seule qui as déchaîné la mort dans le monde ! »
Le tort de beaucoup de prêtres plus zélés que sages est de supposer la mauvaise foi : « Vous ne croyez plus parce que la croyance vous gêne. » Que de prêtres ai-je entendu parler ainsi ! Ne serait-il pas plus juste de dire : la pureté ne nous est pas prescrite ainsi qu’un châtiment, elle est une des conditions mystérieuses mais évidentes — l’expérience l’atteste — de cette connaissance surnaturelle de soi-même, de soi-même en Dieu, qui s’appelle la foi. L’impureté ne détruit pas cette connaissance, elle en anéantit le besoin. On ne croit plus, parce qu’on ne désire plus croire. Vous ne désirez plus vous connaître. Cette vérité profonde, la vôtre, ne vous intéresse plus. Et vous aurez beau dire que les dogmes qui obtenaient hier votre adhésion sont toujours présents à votre pensée, que la raison seule les repousse, qu’importe ! On ne possède réellement que ce qu’on désire, car il n’est pas pour l’homme de possession totale, absolue. Vous ne vous désirez plus. Vous ne désirez plus votre joie. Vous ne pouviez vous aimer qu’en Dieu, vous ne vous aimez plus. Et vous ne vous aimerez plus jamais en ce monde ni dans l’autre — éternellement.
(On peut lire au bas de cette page, en marge, les lignes suivantes, plusieurs fois raturées mais encore déchiffrables : J’ai écrit ceci dans une grande et plénière angoisse du cœur et des sens. Tumulte d’idées, d’images, de paroles. L’âme se tait. Dieu se tait. Silence.)
Impression que cela n’est rien encore, que la véritable tentation — celle que j’attends — est loin derrière, qu’elle monte vers moi, lentement, annoncée par ces vociférations délirantes. Et ma pauvre âme l’attend aussi. Elle se tait. Fascination du corps et de l’âme.
(La brusquerie, le caractère foudroyant de mon malheur. L’esprit de prière m’a quitté sans déchirement, de lui-même, comme un fruit tombe…)
L’épouvante n’est venue qu’après. J’ai compris que le vase était brisé en regardant mes mains vides.
Je sais bien qu’une pareille épreuve n’est pas nouvelle. Un médecin me dirait sans doute que je souffre d’un simple épuisement nerveux, qu’il est ridicule de prétendre se nourrir d’un peu de pain et de vin. Mais d’abord je ne me sens pas épuisé, loin de là. Je vais mieux. Hier j’ai fait presque un repas : des pommes de terre, du beurre. De plus, j’arrive aisément à bout de mon travail. Dieu sait qu’il m’arrive de désirer soutenir une lutte contre moi-même ! Il me semble que je reprendrais courage. Ma douleur d’estomac se réveille parfois. Mais alors elle me surprend, je ne l’attends plus de seconde en seconde comme jadis…
Je sais aussi qu’on rapporte beaucoup de choses, vraies ou fausses, sur les peines intérieures des Saints. La ressemblance n’est qu’apparente, hélas ! Les Saints ne devaient pas se faire à leur malheur, et je sens déjà que je me fais au mien. Si je cédais à la tentation de me plaindre à qui que ce fût, le dernier lien entre Dieu et moi serait brisé, il me semble que j’entrerais dans le silence éternel.
Et pourtant j’ai fait un long chemin, hier, sur la route de Torcy. Ma solitude est maintenant si profonde, si véritablement inhumaine que l’idée m’était venue, tout à coup, d’aller prier sur la tombe du vieux docteur Delbende. Puis j’ai pensé à son protégé, à ce Rebattut que je ne connais pas. Au dernier moment la force m’a manqué.
Visite de Mlle Chantal. Je ne me crois pas capable de rapporter ce soir quoi que ce soit d’un pareil entretien, si bouleversant… Malheureux que je suis ! Je ne sais rien des êtres. Je n’en saurai jamais rien. Les fautes que je commets ne me servent pas : elles me troublent trop. J’appartiens certainement à cette espèce de faibles, de misérables, dont les intentions restent bonnes, mais qui oscillent toute leur vie entre l’ignorance et le désespoir.
J’ai couru ce matin jusqu’à Torcy, après la messe. M. le curé de Torcy est tombé malade chez une de ses nièces, à Lille. Et il ne rentrera pas avant huit ou dix jours au moins. D’ici là…
Écrire me paraît inutile. Je ne saurais confier un secret au papier, je ne pourrais pas. Je n’en ai d’ailleurs probablement pas le droit.
La déception a été si forte qu’en apprenant la nouvelle du départ de M. le curé, j’ai dû m’appuyer au mur pour ne pas tomber. La gouvernante m’observait d’un regard plus curieux qu’apitoyé, d’un regard que j’ai déjà surpris plus d’une fois depuis quelques semaines, et chez des personnes bien différentes — le regard de Mme la comtesse, celui de Sulpice, d’autres encore… On dirait que je fais peur, un peu.
La laveuse Martial étendait sa lessive dans la cour, et comme je me donnais le temps de souffler avant de me remettre en route, j’ai parfaitement entendu que les deux femmes parlaient de moi. L’une d’elles a dit plus haut, d’un accent qui m’a fait rougir : « Pauvre garçon ! » Que savent-elles ?
Journée terrible pour moi. Et le pis, c’est que je me sens incapable d’aucune appréciation raisonnable, modérée, de faits dont le véritable sens m’échappe peut-être. Oh ! j’ai connu des moments de désarroi, de détresse. Mais alors, et à mon insu, je gardais cette paix intérieure où les événements et les êtres se reflétaient comme dans un miroir, une nappe d’eau limpide qui me renvoyait leur image. La source est troublée maintenant.
Chose étrange, honteuse peut-être ? alors que, par ma faute sûrement, la prière m’est d’un si faible secours, je ne retrouve un peu de sang-froid qu’à cette table, devant ces feuilles de papier blanc.
Oh ! je voudrais bien que cela ne fût qu’un rêve, un mauvais rêve !
………………
En raison des obsèques de Mme Ferrand j’ai dû dire ma messe à 6 heures, ce matin. L’enfant de chœur n’est pas venu, je me croyais seul dans l’église. À cette heure, en cette saison, à peine le regard porte-t-il un peu plus loin que les marches du chœur, et le reste est dans l’ombre. J’ai entendu tout à coup, distinctement, le faible bruit d’un chapelet glissant le long d’un banc de chêne, sur les dalles. Puis plus rien. À la bénédiction, je n’ai pas osé lever les yeux.
Elle m’attendait à la porte de la sacristie. Je le savais. Son mince visage était encore plus torturé qu’avant-hier, et il y avait ce pli de la bouche, si méprisant, si dur. Je lui ai dit : « Vous savez bien que je ne puis vous recevoir ici, allez-vous-en ! » Son regard m’a fait peur, je ne me croyais pourtant pas lâche. Mon Dieu ! quelle haine dans sa voix ! Et ce regard restait fier, sans honte. On peut donc haïr sans honte ? — Mademoiselle, ai-je dit, ce que j’ai promis de faire, je le ferai. — Aujourd’hui ? — Aujourd’hui même. — C’est que demain, monsieur, il serait trop tard. Elle sait que je suis venue au presbytère, elle sait tout. Rusée comme une bête ! Je ne me méfiais pas jadis : on s’habitue à ses yeux, on les croit bons. Maintenant je voudrais les lui arracher, ses yeux, oui, je les écraserais avec le pied, comme ça ! — Parler ainsi, à deux pas du Saint-Sacrement, n’avez-vous aucune crainte de Dieu ! — Je la tuerai, m’a-t-elle dit. Je la tuerai ou je me tuerai. Vous irez vous expliquer de ça, un jour, avec votre bon Dieu !
Elle débitait ces folies sans élever la voix, au contraire. Parfois, je ne l’entendais qu’à peine. Je la voyais très mal aussi, du moins je distinguais mal ses traits. Une main posée sur la muraille, l’autre laissant pendre contre la hanche sa fourrure, elle se penchait vers moi, et son ombre, si longue sur les dalles, avait la forme d’un arc. Mon Dieu, les gens qui croient que la confession nous rapproche dangereusement des femmes se trompent bien ! Les menteuses ou les maniaques nous font plutôt pitié, l’humiliation des autres, des sincères, est contagieuse. C’est à ce moment-là seulement que j’ai compris la secrète domination de ce sexe sur l’histoire, son espèce de fatalité. Un homme furieux a l’air d’un fou. Et les pauvres filles du peuple que j’ai connues dans mon enfance, avec leurs gesticulations, leurs cris, leur grotesque emphase me faisaient plutôt rire. Je ne savais rien de cet emportement silencieux qui semble irrésistible, de ce grand élan de tout l’être féminin vers le mal, la proie — cette liberté, ce naturel dans le mal, la haine, la honte… Cela était presque beau, d’une beauté qui n’est pas de ce monde-ci — ni de l’autre — d’un monde plus ancien, d’avant le péché, peut-être ? — d’avant le péché des Anges.
J’ai repoussé depuis cette idée comme j’ai pu. Elle est absurde, dangereuse. Elle ne m’a pas paru belle d’abord, et je ne me la formulais d’ailleurs qu’imparfaitement. Le visage de Mlle Chantal était tout près du mien. L’aube montait lentement à travers les vitres crasseuses de la sacristie, une aube d’hiver, d’une effrayante tristesse. Le silence entre nous deux, bien entendu, n’avait duré qu’un instant, la durée d’un Salve Regina (et, en effet, les paroles du Salve Regina, si belles, si pures, m’étaient venues réellement sur les lèvres, à mon insu).
Elle a dû s’apercevoir que je priais. Elle a frappé du pied, avec colère. Je lui ai pris la main, une main trop petite, trop souple, qui s’est à peine raidie dans la mienne. Je devais serrer plus fort que je ne pensais, sans doute. Je lui ai dit : « Agenouillez-vous d’abord ! » Elle a un peu plié les genoux, devant la Sainte Table. Elle y appuyait les mains et me regardait, d’un air d’insolence et de désespoir inimaginables. « Dites : Mon Dieu, je ne me sens capable en ce moment que de vous offenser, mais ce n’est pas moi qui vous offense, c’est ce démon que j’ai dans le cœur. » Elle a pourtant répété mot par mot, d’une voix d’enfant qui récite. C’est presque une petite fille, après tout ! Sa longue fourrure avait glissé tout à fait à terre, et je marchais dessus. Elle s’est relevée brusquement, elle m’a échappé plutôt, et le visage tourné vers l’autel, elle a dit entre ses dents : « Vous pouvez bien me damner si vous voulez, je m’en moque ! » J’ai fait semblant de ne pas entendre. À quoi bon ?
— Mademoiselle, ai-je repris, je ne poursuivrai pas cet entretien ici, au milieu de l’église. Il n’y a qu’une place où je puisse vous entendre, et je l’ai poussée doucement vers le confessionnal. Elle s’est mise d’elle-même à genoux. « Je n’ai pas envie de me confesser. — Je ne vous le demande pas. Pensez seulement que ces cloisons de bois ont entendu l’aveu de beaucoup de hontes, qu’elles en sont comme imprégnées. Vous avez beau être une demoiselle noble, l’orgueil ici est un péché comme les autres, un peu plus de boue sur un tas de boue. — Assez là-dessus ! a-t-elle dit. Vous savez très bien que je ne demande que la justice. D’ailleurs, je me fiche de la boue. La boue, c’est d’être humiliée comme je suis. Depuis que cette horrible femme est entrée dans la maison, j’ai mangé plus de boue que de pain. — Ce sont des mots que vous avez appris dans les livres. Vous êtes une enfant, vous devez parler en enfant. — Une enfant ! il y a longtemps que je ne suis plus une enfant. Je sais tout ce qu’on peut savoir, désormais. J’en sais assez pour toute la vie. — Restez calme ! — Je suis calme. Je vous souhaite d’être aussi calme que moi. Je les ai entendus cette nuit. J’étais juste sous leur fenêtre, dans le parc. Ils ne prennent même plus la peine de fermer les rideaux. (Elle s’est mise à rire, affreusement. Comme elle n’avait pas voulu rester à genoux, elle devait se tenir pliée en deux, le front contre la cloison, et la colère aussi l’étouffait). Je sais parfaitement qu’ils s’arrangeront pour me chasser, coûte que coûte. Je dois partir pour l’Angleterre, mardi prochain. Maman a une cousine là-bas, elle trouve ce projet très convenable, très pratique… Convenable ! Il y a de quoi se tordre ! Mais elle croit tout ce qu’ils lui disent, n’importe quoi, absolument comme une grenouille gobe une mouche. Pouah !… — Votre mère, ai-je commencé… » Elle m’a répondu par des propos presque ignobles, que je n’ose pas rapporter. Elle disait que la malheureuse femme n’avait pas su défendre son bonheur, sa vie, qu’elle était imbécile et lâche. « Vous écoutez aux portes, ai-je repris, vous regardez par le trou des serrures, vous faites le métier d’espionne, vous, une demoiselle, et si fière ! Moi, je ne suis qu’un pauvre paysan, j’ai passé deux ans de ma jeunesse dans un mauvais estaminet où vous n’auriez pas voulu mettre les pieds, mais je n’agirais pas comme vous, quand ce serait pour sauver ma vie. » Elle s’est levée brusquement, s’est tenue devant le confessionnal, tête basse, le visage toujours aussi dur. J’ai crié : « Restez à genoux. À genoux !… » Elle m’a obéi de nouveau.
Je m’étais reproché l’avant-veille d’avoir pris au sérieux ce qui n’était peut-être qu’obscure jalousie, rêveries malsaines, cauchemars. On nous a tellement mis en garde contre la malice de celles que nos vieux traités de morale appellent si drôlement « les personnes du sexe » ! J’imaginais très bien alors le haussement d’épaules de M. le curé de Torcy. Mais c’est que je me trouvais seul à ma table, réfléchissant aux paroles machinalement retenues par la mémoire et dont l’accent s’était perdu sans retour. Au lieu que j’avais devant moi maintenant un visage étrange, défiguré non par la peur, mais par une panique plus profonde, plus intérieure. Oui, j’ai l’expérience d’une certaine altération des traits assez semblable, seulement je ne l’avais observée jusqu’alors que sur des faces d’agonisants et je lui attribuais, naturellement, une cause banale, physique. Les médecins parlent volontiers du « masque de l’agonie». Les médecins se trompent souvent.
Que dire, que faire en faveur de cette créature blessée dont la vie semblait couler à flots de quelque mutilation invisible ? Et malgré tout, il me semblait que je devais garder le silence quelques secondes encore, courir ce risque. J’avais d’ailleurs retrouvé un peu de force pour prier. Elle se taisait aussi.
À ce moment, il s’est passé une chose singulière. Je ne l’explique pas, je la rapporte telle quelle. Je suis si fatigué, si nerveux, qu’il est bien possible, après tout, que j’aie rêvé. Bref, tandis que je fixais ce trou d’ombre où, même en plein jour, il m’est difficile de reconnaître un visage, celui de Mlle Chantal a commencé d’apparaître peu à peu, par degrés. L’image se tenait là, sous mes yeux, dans une sorte d’instabilité merveilleuse, et je restais immobile comme si le moindre geste eût dû l’effacer. Bien entendu, je n’ai pas fait la remarque sur-le-champ, elle ne m’est venue qu’après coup. Je me demande si cette espèce de vision n’était pas liée à ma prière, elle était ma prière même peut-être ? Ma prière était triste, et l’image était triste comme elle. Je pouvais à peine soutenir cette tristesse, et en même temps, je souhaitais de la partager, de l’assumer tout entière, qu’elle me pénétrât, remplît mon cœur, mon âme, mes os, mon être. Elle faisait taire en moi cette sourde rumeur de voix confuses, ennemies, que j’entendais sans cesse depuis deux semaines, elle rétablissait le silence d’autrefois, le bienheureux silence au-dedans duquel Dieu va parler — Dieu parle…
Je suis sorti du confessionnal, et elle s’était levée avant moi ; nous nous sommes trouvés de nouveau face à face, et je n’ai plus reconnu ma vision. Sa pâleur était extrême, ridicule presque. Ses mains tremblaient. « Je n’en peux plus, a-t-elle dit d’une voix puérile. Pourquoi m’avez-vous regardée ainsi ? Laissez-moi ! » Elle avait les yeux secs, brûlants. Je ne savais que répondre. Je l’ai reconduite doucement jusqu’à la porte de l’église. « Si vous aimiez votre père, vous ne resteriez pas dans cet horrible état de révolte. Est-ce donc cela que vous appelez aimer ? — Je ne l’aime plus, a-t-elle répondu, je crois que je le hais, je les hais tous. » Les mots sifflaient dans sa bouche, et à la fin de chaque phrase, elle avait comme un hoquet, un hoquet de dégoût, de fatigue, je ne sais. Je ne veux pas que vous me preniez pour une sotte, a-t-elle dit sur un ton de suffisance et d’orgueil. Ma mère s’imagine que je ne sais rien de la vie, comme elle dit. Il faudrait que j’eusse les yeux dans ma poche. Nos domestiques sont de vrais singes et elle les croit sans reproche — « des gens très sûrs ». Elle les a choisis, vous pensez ! On devrait mettre les filles en pension. Bref, à dix ans, avant peut-être, je n’ignorais plus grand’chose. Cela me faisait horreur, pitié, je l’acceptais quand même, comme on accepte la maladie, la mort, beaucoup d’autres nécessités répugnantes auxquelles il faut bien se résigner. Mais il y avait mon père. Mon père était tout pour moi, un maître, un roi, un dieu — un ami, un grand ami. Petite fille, il me parlait sans cesse, il me traitait presque en égale, j’avais sa photographie dans un médaillon, sur ma poitrine, avec une mèche de cheveux. Ma mère ne l’a jamais compris. Ma mère… — Ne parlez pas de votre mère. Vous ne l’aimez pas. Et même… — Oh ! vous pouvez continuer, je la déteste, je l’ai toujours dé… — Taisez-vous ! Hélas ! il y a dans toutes les maisons, même chrétiennes, des bêtes invisibles, des démons. La plus féroce était dans votre cœur, depuis longtemps, et vous ne le saviez pas. — Tant mieux, a-t-elle dit. Je voudrais que cette bête fût horrible, hideuse. Je ne respecte plus mon père. Je ne crois plus en lui, je me moque du reste. Il m’a trompée. On peut tromper une fille comme on trompe sa femme. Ce n’est pas la même chose, c’est pire. Mais je me vengerai. Je me sauverai à Paris, je me déshonorerai, je lui écrirai : « Voilà ce que vous avez fait de moi ! Et il souffrira ce que j’ai souffert ! » J’ai réfléchi un moment. Il me semblait que je lisais à mesure sur ses lèvres d’autres mots qu’elle ne prononçait pas, qui s’inscrivaient un à un, dans mon cerveau, tout flamboyants. Je me suis écrié comme malgré moi : «Vous ne ferez pas cela. Ce n’est pas de cela que vous êtes tentée, je le sais ! » Elle s’est mise à trembler si fort qu’elle a dû s’appuyer des deux mains au mur. Et il s’est passé un autre petit fait que je rapporte avec l’autre, sans l’expliquer non plus. J’ai parlé au hasard, je suppose. Et cependant j’étais sûr de ne pas me tromper. « Donnez-moi la lettre, la lettre qui est là, dans votre sac. Donnez-la-moi sur-le-champ ! » Elle n’a pas essayé de résister, elle a seulement eu un profond soupir, elle m’a tendu le papier, en haussant les épaules. « Vous êtes donc le diable ! » a-t-elle dit.
Nous sommes sortis presque tranquillement, mais j’avais peine à me tenir debout, je marchais courbé en deux, ma douleur d’estomac, presque oubliée, se faisait sentir de nouveau, plus forte, plus angoissante que je ne l’avais jamais connue. Un mot du cher vieux docteur Delbende m’est revenu en mémoire : la douleur en broche. C’était cela, en effet. Je pensais à ce blaireau que M. le comte avait cloué au sol, devant moi, d’un coup d’épieu, et qui agonisait percé de part en part, dans le fossé, abandonné même des chiens.
Mlle Chantal ne faisait d’ailleurs nullement attention à moi. Elle marchait tête haute à travers les tombes. J’osais à peine la regarder, je tenais sa lettre entre mes doigts et elle jetait parfois les yeux dessus, obliquement, avec une expression étrange. Il m’était difficile de la suivre, chaque pas risquait de m’arracher un cri, et je me mordais cruellement les lèvres. Enfin j’ai jugé que cet entêtement contre la douleur n’allait pas sans beaucoup d’orgueil, et je l’ai priée simplement de s’arrêter une minute, que je n’en pouvais plus.
C’était la première fois peut-être que je regardais un visage de femme. Oh ! bien sûr, je ne les évite pas d’ordinaire, et il m’arrive d’en trouver d’agréables, mais, sans partager le scrupule de quelques-uns de mes camarades du séminaire, je connais trop la malice des gens pour ne pas observer la réserve indispensable à un prêtre. Aujourd’hui la curiosité l’emportait. Une curiosité dont je ne puis rougir. C’était, je crois, la curiosité du soldat qui se risque hors de la tranchée pour voir enfin l’ennemi à découvert ou encore… Je me rappelle qu’à sept ou huit ans, accompagnant ma grand-mère chez un vieux cousin défunt et laissé seul dans la chambre, j’ai soulevé le linceul et regardé ainsi le visage du mort.
Il y a des visages purs, d’où rayonne la pureté. Tel avait été sans doute jadis celui que j’avais sous les yeux. Et maintenant il avait je ne sais quoi de fermé, d’impénétrable. La pureté n’y était plus, mais la colère, ni le mépris, ni la honte n’avaient réussi encore à effacer le signe mystérieux. Ils y grimaçaient simplement. Sa noblesse extraordinaire, presque effrayante, témoignait de la force du mal, du péché, qui n’était pas le sien… Dieu ! sommes-nous si misérables que la révolte d’une âme fière puisse se retourner contre elle-même ! « Vous avez beau faire, lui dis-je (nous nous trouvions tout au fond du cimetière près de la petite porte qui ouvre sur l’enclos de Casimir, dans ce coin abandonné où l’herbe est si haute qu’on ne distingue plus les tombes, des tombes abandonnées depuis un siècle), un autre que moi eût refusé de vous entendre, peut-être. Je vous ai entendue, soit. Mais je ne relèverai pas votre défi. Dieu ne relève pas les défis. — Rendez-moi la lettre et je vous tiendrai quitte de tout, fit-elle. Je saurai bien me défendre seule. — Vous défendre contre qui, contre quoi ? Le mal est plus fort que vous, ma fille. Êtes-vous si orgueilleuse que de vous croire hors d’atteinte ? — Du moins de la boue, si je veux, dit-elle. — Vous êtes vous-même de la boue. — Des phrases ! Est-ce que votre bon Dieu défend maintenant d’aimer son père ? — Ne prononcez pas ce mot d’amour, ai-je dit, vous en avez perdu le droit, et sans doute le pouvoir. L’amour ! il y a par le monde des milliers d’êtres qui le demandent à Dieu, sont prêts à souffrir mille morts pour que tombe dans leur bouche calcinée une goutte d’eau, de cette eau qui ne fut pas refusée à la Samaritaine, et qui l’implorent en vain. Moi qui vous parle… »
Je me suis arrêté à temps. Mais elle a dû comprendre, elle m’a paru bouleversée. Il est vrai que, bien que j’eusse parlé à voix basse — ou pour cette raison peut-être — la contrainte que je m’imposais devait donner à ma voix un accent particulier. Je la sentais comme trembler dans ma poitrine. Sans doute cette jeune fille me croyait-elle fou ? Son regard fuyait le mien, et je croyais voir s’étendre le creux d’ombre de ses joues. « Oui, ai-je repris, gardez pour d’autres une telle excuse. Je ne suis qu’un pauvre prêtre très indigne et très malheureux. Mais je sais ce que c’est que le péché. Vous ne le savez pas. Tous les péchés se ressemblent, il n’est qu’un seul péché. Je ne vous parle pas un langage obscur. Ces vérités sont à la portée du plus humble chrétien, pourvu qu’il veuille bien les recueillir de nous. Le monde du péché fait face au monde de la grâce ainsi que l’image reflétée d’un paysage, au bord d’une eau noire et profonde. Il y a une communion des pécheurs. Dans la haine que les pécheurs se portent les uns aux autres, dans le mépris, ils s’unissent, ils s’embrassent, ils s’agrègent, ils se confondent, ils ne seront plus un jour, aux yeux de l’Éternel, que ce lac de boue toujours gluant sur quoi passe et repasse vainement l’immense marée de l’amour divin, la mer de flammes vivantes et rugissantes qui a fécondé le chaos. Qu’êtes-vous pour juger la faute d’autrui ? Qui juge la faute ne fait qu’un avec elle, l’épouse. Et cette femme que vous haïssez, vous vous croyez bien loin d’elle, alors que votre haine et sa faute sont comme deux rejetons d’une même souche. Qu’importent vos querelles ? des gestes, des cris, rien de plus — du vent. La mort, vaille que vaille, vous rendra bientôt à l’immobilité, au silence. Qu’importe, si dès maintenant vous êtes unis dans le mal, pris tous les trois dans le piège du même péché — une même chair pécheresse — compagnons — oui, compagnons ! — compagnons pour l’éternité. »
Je dois rapporter très inexactement mes propres paroles, car il ne reste rien de précis dans ma mémoire que les mouvements du visage sur lequel je croyais les lire. « Assez ! » m’a-t-elle dit d’une voix sourde. Les yeux seuls ne demandaient pas grâce. Je n’avais jamais vu, je ne verrai jamais sans doute de visage si dur. Et pourtant je ne sais quel pressentiment m’assurait que c’était là son plus grand et dernier effort contre Dieu, que le péché sortait d’elle. Que parle-t-on de jeunesse, de vieillesse ? Cette face douloureuse était-elle donc la même que j’avais vue, quelques semaines plus tôt, presque enfantine ? Je n’aurais su lui donner un âge, et peut-être n’en avait-elle pas, en effet ? L’orgueil n’a pas d’âge. La douleur non plus, après tout.
Elle est partie sans mot dire, brusquement, après un long silence… Qu’ai-je fait !
Je reviens très tard d’Aubin où j’ai dû visiter des malades, après dîner. Inutile sûrement d’essayer de dormir.
Comment l’ai-je laissée aller ainsi ? Je ne lui ai même pas demandé ce qu’elle attendait de moi !
La lettre est toujours dans ma poche, mais je viens de regarder la suscription : elle est adressée à M. le comte.
Ma douleur au creux de l’estomac, « en broche », ne cesse pas, le dos même est sensible. Nausées perpétuelles. Je suis presque heureux de ne pouvoir réfléchir : la féroce distraction de la souffrance est plus forte que l’angoisse. Je pense à ces chevaux rétifs que, petit enfant, j’allais voir ferrer chez le maréchal Cardinat. Dès que la cordelette poissée de sang et d’écume s’était liée autour de leurs naseaux, les pauvres bêtes restaient tranquilles, couchant les oreilles et tremblant sur leurs longues jambes. « T’as t’in compte, grand fou ! » disait le maréchal, avec un rire énorme.
J’ai mon compte, moi aussi.
La douleur a cessé tout à coup. Elle était d’ailleurs si régulière, si constante que, la fatigue aidant, je sommeillais presque. Lorsqu’elle a cédé je me suis levé d’un bond, les tempes battantes, le cerveau terriblement lucide, avec l’impression — la certitude — de m’être entendu appeler…
Ma lampe brûlait encore sur la table.
J’ai fait le tour du jardin, vainement. Je savais que je ne trouverais personne. Tout cela me semble encore un rêve, mais dont chaque détail m’apparaît si clairement, dans une espèce de lumière intérieure, d’illumination glacée qui ne laisse aucun coin d’ombre où je puisse retrouver quelque sécurité, quelque repos… C’est ainsi qu’au-delà de la mort, l’homme doit se revoir lui-même. Ah ! oui, qu’ai-je fait ! Voilà des semaines que je ne priais plus, que je ne pouvais plus prier. Je ne pouvais plus ? qui sait ? Cette grâce des grâces se mérite comme une autre, et je ne la méritais plus, sans doute. Enfin, Dieu s’était retiré de moi, de cela, du moins, je suis sûr. Dès lors, je n’étais plus rien, et j’ai gardé pour moi seul ce secret ! Bien plus : je me faisais une gloriole de ce silence gardé, je le trouvais beau, héroïque. Il est vrai que j’ai tenté de voir M. le curé de Torcy. Mais c’est aux genoux de mon supérieur, de M. le doyen de Blangermont, que je devais aller me jeter. Je lui aurais dit : « Je ne suis plus en état de gouverner une paroisse, je n’ai ni prudence, ni jugement, ni bon sens, ni véritable humilité. Voilà quelques jours encore, je me permettais de vous juger, je vous méprisais presque. Dieu m’a puni. Renvoyez-moi dans mon séminaire, je suis un danger pour les âmes ! »
Il eût compris, lui ! Qui ne comprendrait d’ailleurs, ne serait-ce qu’à la lecture de ces pages misérables où ma faiblesse, ma honteuse faiblesse, éclate à chaque ligne ! Est-ce le témoignage d’un chef de paroisse, d’un conducteur d’âmes, d’un maître ? Car je devrais être le maître de cette paroisse, et je m’y montre tel que je suis : un malheureux mendiant qui va, la main tendue, de porte en porte, sans oser seulement frapper. Ah ! bien sûr, je n’ai pas refusé la besogne, j’ai fait de mon mieux, à quoi bon ? Ce mieux n’était rien. Le chef ne sera pas seulement jugé sur les intentions : ayant assumé la charge, il reste comptable des résultats. Et par exemple, en refusant d’avouer le mauvais état de ma santé, faut-il croire que je n’obéissais qu’à un sentiment, même exalté, du devoir ? Avais-je d’ailleurs le droit de courir ce risque ? Le risque d’un chef est le risque de tous.
Avant-hier déjà je n’eusse pas dû recevoir Mlle Chantal. Sa première visite au presbytère était à peine convenable. Du moins aurais-je pu l’interrompre avant que… Mais j’ai agi seul, comme toujours. Je n’ai voulu voir que cet être, devant moi, au bord de la haine et du désespoir ainsi que d’un double gouffre, et tout chancelant… Ô visage torturé ! Certes, un tel visage ne saurait mentir, une telle détresse. Pourtant d’autres détresses ne m’ont pas ému à ce point. D’où vient que celle-ci m’a paru comme un défi intolérable ? Le souvenir de ma misérable enfance est trop proche, je le sens. Moi aussi, j’ai connu jadis ce recul épouvanté devant le malheur et la honte du monde… Dieu ! la révélation de l’impureté ne serait qu’une épreuve banale si elle ne nous révélait à nous-mêmes. Cette voix hideuse, jamais entendue, et qui, du premier coup, éveille en nous un long murmure…
Qu’importe ! Il fallait agir avec d’autant plus de réflexion, de prudence. Et j’ai porté mes coups au hasard, risqué d’atteindre, à travers la bête ravisseuse, la proie innocente, désarmée… Un prêtre digne de ce nom ne voit pas seulement le cas concret. Comme d’habitude, je sens que je n’ai tenu nul compte des nécessités familiales, sociales, des compromis, légitimes sans doute, qu’elles engendrent. Un anarchiste, un rêveur, un poète, M. le doyen de Blangermont a bien raison.
Je viens de passer une grande heure à ma fenêtre, en dépit du froid. Le clair de lune fait dans la vallée une espèce d’ouate lumineuse, si légère que le mouvement de l’air l’effile en longues traînées qui montent obliquement dans le ciel, y semblent planer à une hauteur vertigineuse. Toutes proches pourtant… Si proches que j’en vois flotter des lambeaux, à la cime des peupliers. Ô chimères !
Nous ne connaissons réellement rien de ce monde, nous ne sommes pas au monde. À ma gauche, je voyais une grande masse sombre cernée d’un halo, et qui, par contraste, a le luisant d’un rocher de basalte, une densité minérale. C’est le point le plus élevé du parc, un bois planté d’ormes, et vers le sommet de la colline, d’immenses sapins que les tempêtes d’ouest mutilent chaque automne. Le château est sur l’autre versant, il tourne le dos au village, à nous tous.
Non ! j’ai beau faire, je ne me rappelle plus rien de cette conversation, aucune phrase précise… On dirait que mon effort pour la résumer en quelques lignes, dans ce journal, a fini de l’effacer. Ma mémoire est vide. Un fait me frappe cependant. Alors que, d’ordinaire, il m’est impossible d’aligner dix mots de suite sans broncher, il me semble que j’ai parlé avec abondance. Et pourtant j’exprimais, pour la première fois peut-être, sans précautions, sans détours, sans scrupule aussi, je le crains, ce sentiment très vif (mais ce n’est pas un sentiment, c’est presque une vision, cela n’a rien d’abstrait), l’image, enfin, que je me fais du mal, de sa puissance, car je m’efforce habituellement d’écarter une telle pensée, elle m’éprouve trop, elle me force à comprendre certaines morts inexpliquées, certains suicides… Oui, beaucoup d’âmes, beaucoup plus d’âmes qu’on n’ose l’imaginer, en apparence indifférentes à toute religion, ou même à toute morale, ont dû, un jour entre les jours — un instant suffit — soupçonner quelque chose de cette possession, vouloir y échapper coûte que coûte. La solidarité dans le mal, voilà ce qui épouvante ! Car les crimes, si atroces qu’ils puissent être, ne renseignent guère mieux sur la nature du mal que les plus hautes œuvres des saints sur la splendeur de Dieu. Lorsque, au grand séminaire, nous commençons l’étude de ces livres qu’un journaliste franc-maçon du dernier siècle — Léo Taxil, je crois — avait mis à la disposition du public sous le titre, d’ailleurs mensonger, de « Livres secrets des confesseurs », ce qui nous frappe d’abord c’est l’extrême pauvreté des moyens dont l’homme dispose pour, je ne dis pas offenser, mais outrager Dieu, plagier misérablement les démons… Car Satan est un maître trop dur : ce n’est pas lui qui ordonnerait, comme l’Autre, avec sa simplicité divine : Imitez-moi ! Il ne souffre pas que ses victimes lui ressemblent, il ne leur permet qu’une caricature grossière, abjecte, impuissante, dont se doit régaler, sans jamais s’en assouvir, la féroce ironie de l’abîme.
Le monde du Mal échappe tellement, en somme, à la prise de notre esprit ! D’ailleurs, je ne réussis pas toujours à l’imaginer comme un monde, un univers. Il est, il ne sera toujours qu’une ébauche, l’ébauche d’une création hideuse, avortée, à l’extrême limite de l’être. Je pense à ces poches flasques et translucides de la mer. Qu’importe au monstre un criminel de plus ou de moins ! Il dévore sur-le-champ son crime, l’incorpore à son épouvantable substance, le digère sans sortir un moment de son effrayante, de son éternelle immobilité. Mais l’historien, le moraliste, le philosophe même, ne veulent voir que le criminel, ils refont le mal à l’image et à la ressemblance de l’homme. Ils ne se forment aucune idée du mal lui-même, cette énorme aspiration du vide, du néant. Car si notre espèce doit périr, elle périra de dégoût, d’ennui. La personne humaine aura été lentement rongée, comme une poutre par ces champignons invisibles qui, en quelques semaines, font d’une pièce de chêne une matière spongieuse que le doigt crève sans effort. Et le moraliste discutera des passions, l’homme d’État multipliera les gendarmes et les fonctionnaires, l’éducateur rédigera des programmes — on gaspillera des trésors pour travailler inutilement une pâte désormais sans levain.
(Et par exemple ces guerres généralisées qui semblent témoigner d’une activité prodigieuse de l’homme, alors qu’elles dénoncent au contraire son apathie grandissante… Ils finiront par mener vers la boucherie, à époques fixes, d’immenses troupeaux résignés.)
Ils disent qu’après des milliers de siècles, la terre est encore en pleine jeunesse, comme aux premiers stades de son évolution planétaire. Le mal, lui aussi, commence. Mon Dieu, j’ai présumé de mes forces. Vous m’avez jeté au désespoir comme on jette à l’eau une petite bête à peine née, aveugle.
………………
Cette nuit semble ne devoir jamais finir. Au dehors, l’air est si calme, si pur, que j’entends distinctement, chaque quart d’heure, la grosse horloge de l’église de Morienval, à trois kilomètres… Oh ! sans doute un homme calme sourirait de mon angoisse, mais est-on maître d’un pressentiment ?
Comment l’ai-je laissée partir ? Pourquoi ne l’ai-je pas rappelée ?…
………………
La lettre était là, sur ma table. Je l’avais retirée par mégarde de ma poche, avec une liasse de papiers. Détail étrange, incompréhensible : je n’y pensais plus. Il me faut d’ailleurs un grand effort de volonté, d’attention pour retrouver au fond de moi quelque chose de l’impulsion irrésistible qui m’a fait prononcer ces mots que je crois entendre encore : « Donnez-moi votre lettre. » Les ai-je prononcés réellement ? Je me le demande. Il est possible que trompée par la crainte, le remords, Mademoiselle se soit crue hors d’état de me cacher son secret. Elle m’aura tendu la lettre spontanément. Mon imagination a fait le reste…
Je viens de jeter cette lettre au feu sans la lire. Je l’ai regardée brûler. De l’enveloppe crevée par la flamme, un coin de papier s’est échappé, bientôt noirci. L’écriture s’y est dessinée une seconde en blanc sur noir, et je crois avoir vu distinctement : « À Dieu… »
Mes douleurs d’estomac sont revenues, horribles, intolérables. Je dois résister à l’envie de m’étendre sur les pavés, de m’y rouler en gémissant, comme une bête. Dieu seul peut savoir ce que j’endure. Mais le sait-il ? (N. B. Cette dernière phrase écrite en marge, a été raturée.)
Sous le premier prétexte venu — le règlement du service que Mme la comtesse fait célébrer chaque semestre pour les morts de sa famille — je suis allé ce matin au château. Mon agitation était si grande qu’à l’entrée du parc, je me suis arrêté longtemps pour regarder le vieux jardinier Clovis fagotant du bois mort comme à l’ordinaire. Son calme me faisait du bien.
Le domestique a tardé quelques instants, et je me suis rappelé brusquement, avec terreur, que Mme la comtesse avait réglé sa note le mois dernier. Que dire ? Par la porte entrebâillée, je voyais la table dressée pour la collation matinale, et qu’on venait de quitter sans doute. J’ai voulu compter les tasses, les chiffres se brouillaient dans ma tête. À l’entrée du salon, Mme la comtesse me regardait — depuis un moment — de ses yeux myopes. Il me semble qu’elle a haussé les épaules, mais sans méchanceté. Cela pouvait signifier : « Pauvre garçon ! toujours le même, on ne le changera pas… » ou quelque chose d’approchant.
Nous sommes entrés dans une petite pièce qui fait suite à la salle de réception. Elle m’a désigné un siège, je ne le voyais pas, elle a fini par le pousser elle-même jusqu’à moi. Ma lâcheté m’a fait honte. « Je viens vous parler de mademoiselle votre fille », ai-je dit.
Il y a eu un moment de silence. Certes, entre toutes les créatures sur qui veille jour et nuit la douce providence de Dieu, j’étais certainement l’une des plus délaissées, des plus misérables. Mais tout amour-propre était comme mort en moi. Mme la comtesse a cessé de sourire. « Je vous écoute, a-t-elle dit, parlez sans crainte, je crois en savoir beaucoup plus long que vous sur cette pauvre enfant. — Madame, ai-je repris, le bon Dieu connaît le secret des âmes, lui seul. Les plus clairvoyants s’y laissent prendre. — Et vous ? (elle feignait de tisonner le feu avec une attention passionnée) vous rangez-vous parmi les clairvoyants ? » Peut-être voulait-elle me blesser. Mais j’étais bien incapable à cette minute de ressentir aucune offense. Ce qui l’emporte toujours en moi, d’ordinaire, c’est le sentiment de notre impuissance à tous, pauvres êtres, de notre aveuglement invincible, et ce sentiment était alors plus fort que jamais, c’était comme un étau qui me serrait le cœur. « Madame, ai-je dit, si haut que la richesse ou la naissance nous ait placés, on est toujours le serviteur de quelqu’un. Moi, je suis le serviteur de tous. Et encore, serviteur est-il un mot trop noble pour un malheureux petit prêtre tel que moi, je devrais dire la chose de tous, ou moins même, s’il plaît à Dieu. — Peut-on être moins qu’une chose ? — Il y a des choses de rebut, des choses qu’on jette, faute de pouvoir s’en servir. Et si, par exemple, j’étais reconnu par mes supérieurs incapable de remplir la modeste charge qu’ils m’ont confiée, je serais une chose de rebut. — Avec une telle opinion de vous-même, je vous trouve bien imprudent de prétendre… — Je ne prétends â rien, ai-je répondu. Ce tisonnier n’est qu’un instrument dans vos mains. Si le bon Dieu lui avait donné juste assez de connaissance pour se mettre de lui-même à votre portée, lorsque vous en avez besoin, ce serait à peu près ce que je suis pour vous tous, ce que je voudrais être. » Elle a souri, bien que son visage exprimât certainement autre chose que la gaieté, ou l’ironie. J’étais d’ailleurs bien surpris de mon calme. Peut-être faisait-il avec l’humilité de mes paroles un contraste qui l’intriguait, la gênait ?… Elle m’a regardé plusieurs fois à la dérobée, en soupirant. « Que voulez-vous dire de ma fille ? — Je l’ai vue hier, à l’église. — À l’église ? vous m’étonnez. Les filles révoltées contre leurs parents n’ont rien à faire à l’église. — L’église est à tout le monde, madame. » Elle m’a regardé de nouveau, cette fois en face. Les yeux semblaient sourire encore, tandis que tout le bas de sa figure marquait la surprise, la méfiance, un entêtement inexprimable. «Vous êtes dupe d’une petite personne intrigante. — Ne la poussez pas au désespoir, ai-je dit, Dieu le défend. »
Je me suis recueilli un moment. Les bûches sifflaient dans l’âtre. Par la fenêtre ouverte, à travers les rideaux de linon, on voyait l’immense pelouse fermée par la muraille noire des pins, sous un ciel taciturne. C’était comme un étang d’eau croupissante. Les paroles que je venais de prononcer me frappaient de stupeur. Elles étaient si loin de ma pensée, un quart d’heure plus tôt ! Et je sentais bien aussi qu’elles étaient irréparables, que je devrais aller jusqu’au bout. L’être que j’avais devant moi ne ressemblait guère non plus â celui que j’avais imaginé.
— Monsieur le curé, a-t-elle repris, je ne doute pas que vos intentions soient bonnes, excellentes même. Puisque vous reconnaissez volontiers votre inexpérience, je n’insisterai pas. Il est, d’ailleurs, certaines conjonctures auxquelles — expérimenté ou non — un homme ne comprendra jamais rien. Les femmes seules savent les regarder en face. Vous ne croyez qu’aux apparences, vous autres. Et il est de ces désordres… — Tous les désordres procèdent du même père, et c’est le père du mensonge. — Il y a désordre et désordre. — Sans doute, lui dis-je, mais nous savons qu’il n’est qu’un ordre, celui de la charité. » Elle s’est mise à rire, d’un rire cruel, haineux. « Je ne m’attendais certes pas… » a-t-elle commencé. Je crois qu’elle a lu dans mon regard la surprise, la pitié, elle s’est dominée aussitôt. « Que savez-vous ? que vous a-t-elle raconté ? Les jeunes personnes sont toujours malheureuses, incomprises. Et on trouve toujours des naïfs pour les croire… » Je l’ai regardée bien en face. Comment ai-je eu l’audace de parler ainsi ? « Vous n’aimez pas votre fille, ai-je dit. — Osez-vous !… — Madame, Dieu m’est témoin que je suis venu ici ce matin dans le dessein de vous servir tous. Et je suis trop sot pour avoir rien préparé par avance. C’est vous-même qui venez de me dicter ces paroles, et je regrette qu’elles vous aient offensée. — Vous avez le pouvoir de lire dans mon cœur, peut-être ? — Je crois que oui, madame », ai-je répondu. J’ai craint qu’elle ne perdît patience, m’injuriât. Ses yeux gris, si doux d’ordinaire, semblaient noircir. Mais elle a finalement baissé la tête, et de la pointe du tisonnier, elle traçait des cercles dans la cendre.
— Savez-vous, dit-elle enfin d’une voix douce, que vos supérieurs jugeraient sévèrement votre conduite ? — Mes supérieurs peuvent me désavouer, s’il leur plaît, ils en ont le droit. — Je vous connais, vous êtes un brave jeune prêtre, sans vanité, sans ambition, vous n’avez certainement pas le goût de l’intrigue, il faut qu’on vous ait fait la leçon. Cette manière de parler… cette assurance… ma parole, je crois rêver ! Voyons, soyez franc. Vous me prenez pour une mauvaise mère, une marâtre ? — Je ne me permets pas de vous juger. — Alors ? — Je ne me permets pas non plus de juger Mademoiselle. Mais j’ai l’expérience de la souffrance, je sais ce que c’est. — À votre âge ? — L’âge n’y fait rien. Je sais aussi que la souffrance a son langage, qu’on ne doit pas la prendre au mot, la condamner sur ses paroles, qu’elle blasphème tout, société, famille, patrie, Dieu même. — Vous approuvez cela peut-être ? — Je n’approuve pas, j’essaie de comprendre. Un prêtre est comme un médecin, il ne doit pas avoir peur des plaies, du pus, de la sanie. Toutes les plaies de l’âme suppurent, Madame. » Elle a pâli brusquement et fait le geste de se lever. « Voilà pourquoi je n’ai pas retenu les paroles de Mademoiselle, je n’en avais d’ailleurs pas le droit. Un prêtre n’a d’attention que pour la souffrance, si elle est vraie. Qu’importent les mots qui l’expriment ? Et seraient-ils autant de mensonges… — Oui, le mensonge et la vérité sur le même plan, jolie morale ! — Je ne suis pas un professeur de morale », ai-je dit.
Elle perdait visiblement patience, et j’attendais qu’elle me signifiât mon congé. Elle aurait sûrement souhaité me renvoyer, mais chaque fois qu’elle jetait les yeux sur mon triste visage (je le voyais dans la glace, et le reflet vert des pelouses le faisait paraître encore plus ridicule, plus livide), elle avait un imperceptible mouvement du menton, elle semblait retrouver la force et la volonté de me convaincre, d’avoir le dernier mot. « Ma fille est tout simplement jalouse de l’institutrice, elle a dû vous raconter des horreurs ? — Je pense qu’elle est surtout jalouse de l’amitié de son père. — Jalouse de son père ? Et que serais-je, moi ? — Il faudrait la rassurer, l’apaiser. — Oui, je devrais me jeter à ses pieds, lui demander pardon ? — Du moins ne pas la laisser s’éloigner de vous, de sa maison, avec le désespoir dans le cœur. — Elle partira pourtant. — Vous pouvez l’y forcer. Dieu sera juge. »
Je me suis levé. Elle s’est levée en même temps que moi, et j’ai lu dans son regard une espèce d’effroi. Elle semblait redouter que je la quittasse et en même temps lutter contre l’envie de tout dire, de livrer son pauvre secret. Elle ne le retenait plus. Il est sorti d’elle enfin, comme il était sorti de l’autre, de sa fille. « Vous ne savez pas ce que j’ai souffert. Vous ne connaissez rien de la vie. À cinq ans, ma fille était ce qu’elle est aujourd’hui. Tout, et tout de suite, voilà sa devise. Oh ! vous vous faites de la vie de famille, vous autres prêtres, une idée naïve, absurde. Il suffit de vous entendre — (elle rit) — aux obsèques. Famille unie, père respecté, mère incomparable, spectacle consolant, cellule sociale, notre chère France, et patati, et patata… L’étrange n’est pas que vous disiez ces choses, mais que vous imaginiez qu’elles touchent, que vous les disiez avec plaisir. La famille, monsieur… »
Elle s’est arrêtée brusquement, si brusquement qu’elle a paru ravaler ses paroles, au sens littéral du mot. Quoi ! était-ce la même dame, si réservée, si douce, qu’à ma première visite au château, j’avais vue blottie au fond de sa grande bergère, son visage pensif, sous la dentelle noire ?… Sa voix même était si changée que j’avais peine à la reconnaître, elle devenait criarde, traînait sur les dernières syllabes. Je crois qu’elle s’en rendait compte et qu’elle souffrait terriblement de ne pouvoir se dominer. Je ne savais que penser d’une pareille faiblesse chez une femme d’habitude si maîtresse d’elle-même. Car mon audace s’explique encore : j’avais probablement perdu la tête, je me suis jeté en avant, à la manière d’un timide, qui, pour être sûr de remplir son devoir jusqu’au bout, se ferme toute retraite, s’engage à fond. Mais elle ? Il lui était si facile, je crois, de me déconcerter ! Un certain sourire aurait probablement suffi.
Mon Dieu, est-ce à cause du désordre de ma pensée, de mon cœur ? L’angoisse dont je souffre est-elle contagieuse ? J’ai, depuis quelque temps, l’impression que ma seule présence fait sortir le péché de son repaire, l’amène comme à la surface de l’être, dans les yeux, la bouche, la voix… On dirait que l’ennemi dédaigne de rester caché devant un si chétif adversaire, vient me défier en face, se rit de moi. Nous sommes restés debout côte à côte. Je me souviens que la pluie fouettait les vitres. Je me souviens aussi du vieux Clovis qui, sa besogne faite, s’essuyait les mains à son tablier bleu. On entendait, de l’autre côté du vestibule, un bruit de verres choqués, de vaisselle remuée. Tout était calme, facile, familier.
— Singulière victime ! a-t-elle repris. Une petite bête de proie, plutôt. Voilà ce qu’elle est.
Son regard m’observait en dessous. Je n’avais rien à répondre, je me suis tu. Ce silence a paru l’exaspérer.
— Je me demande pourquoi je vous confie ces secrets de ma vie. N’importe ! Je ne vais pourtant pas vous mentir ! C’est vrai que je désirais passionnément un fils. Je l’ai eu. Il n’a vécu que dix-huit mois. Sa sœur, déjà, le haïssait… Oui, si petite qu’elle fût, elle le haïssait. Quant à son père…
Elle a dû reprendre son souffle avant de poursuivre. Ses yeux étaient fixes, ses mains, qu’elle tenait pendantes, faisaient le geste de se raccrocher, de se soutenir à quelque chose d’invisible. Elle avait l’air de glisser sur une pente.
— Le dernier jour, ils sont sortis tous les deux. Quand ils sont revenus, le petit était mort. Ils ne se quittaient plus. Et comme elle était habile ! Ce mot vous semble étrange, naturellement ? Vous vous figurez qu’une fille attend sa majorité pour être une femme, hein ? Les prêtres sont souvent naïfs. Lorsque le chaton joue avec la pelote de laine, j’ignore s’il pense aux souris, mais il fait exactement ce qu’il faut. Un homme a besoin de tendresse, dit-on, soit. Mais d’une espèce de tendresse, d’une seule, — rien qu’une — de celle qui convient à sa nature, celle pour laquelle il est né. La sincérité, qu’importe ! Est-ce que nous autres, mères, nous ne donnons pas aux garçons le goût du mensonge, des mensonges qui, dès le berceau, apaisent, rassurent, endorment, des mensonges doux et tièdes comme un sein ? Bref, j’ai bien vite compris que cette petite fille était maîtresse chez moi, que je devrais me résigner au rôle sacrifié, n’être que spectatrice, ou servante. Moi qui vivais du souvenir de mon fils, le retrouvais partout — sa chaise, ses robes, un jouet brisé, ô misère ! Que dire ? Une femme comme moi ne s’abaisse pas à certaines rivalités déshonorantes. Et d’ailleurs, ma misère était sans remède. Les pires disgrâces familiales ont toujours quelque chose de risible. Bref, j’ai vécu. J’ai vécu entre ces deux êtres, si exactement faits l’un pour l’autre, bien que parfaitement dissemblables, et dont la sollicitude à mon égard — toujours complice — m’exaspérait. Oui, blâmez-moi si vous voulez, elle me déchirait le cœur, elle y versait mille poisons, j’aurais préféré leur haine. Enfin, j’ai tenu bon, j’ai subi ma peine en silence. J’étais jeune alors, je plaisais. Lorsqu’on est sûre de plaire, qu’il ne tient qu’à vous d’aimer, d’être aimée, la vertu n’est pas difficile, du moins aux femmes de ma sorte. Le seul orgueil suffirait à nous tenir debout. Je n’ai manqué à aucun de mes devoirs. Parfois même je me trouvais heureuse. Mon mari n’est pas un homme supérieur, il s’en faut. Par quel miracle Chantal, dont le jugement est très sûr, souvent féroce, n’a-t-elle pas compris que… Elle n’a rien compris. Jusqu’au jour… Notez bien, monsieur, que j’ai supporté toute ma vie des infidélités sans nombre, si grossières, si puériles, qu’elles ne me faisaient aucun mal. D’ailleurs, d’elle et de moi, ce n’était pas moi, certes, la plus trompée !…
Elle s’est tue de nouveau. Je crois que j’ai machinalement posé ma main sur son bras. J’étais à bout d’étonnement, de pitié. « J’ai compris, madame, lui dis-je. Je ne voudrais pas que vous regrettiez un jour d’avoir tenu au pauvre homme que je suis des propos que le prêtre seul devrait entendre. » Elle m’a jeté un regard égaré. « J’irai jusqu’au bout, a-t-elle dit d’une voix sifflante. Vous l’aurez voulu ainsi. — Je ne l’ai pas voulu ! — Il ne fallait pas venir. Et d’ailleurs vous savez bien forcer les confidences, vous êtes un rusé petit prêtre. Allons ! finissons-en ! Que vous a dit Chantal ? Tâchez de répondre franchement. » Elle frappait du pied comme sa fille. Elle se tenait debout, le bras replié sur la tablette de la cheminée, mais sa main s’était crispée autour d’un vieil éventail placé là parmi d’autres bibelots, et je voyais le manche d’écaille éclater peu à peu sous ses doigts. « Elle ne peut pas souffrir l’institutrice, elle n’a jamais souffert ici personne ! » Je me suis tu. « Répondez donc ! Elle vous aura raconté que son père… Oh ! ne niez pas, je lis la vérité dans vos yeux. Et vous l’avez crue ? Une misérable petite fille qui ose… » Elle n’a pu achever… je crois que mon silence, ou mon regard, ou ce je ne sais quoi qui sortait de moi, — quelle tristesse — l’arrêtait avant qu’elle ait pu réussir à hausser le ton et chaque fois elle devait reprendre, bien que tremblant de dépit, sa voix ordinaire, à peine plus rauque. Je crois que cette impuissance, qui l’avait d’abord irritée, finissait par l’inquiéter. Comme elle desserrait les doigts, l’éventail brisé glissa hors de sa paume, et elle en repoussa vivement les morceaux sous la pendule, en rougissant. « Je me suis emportée », commença-t-elle, mais la feinte douceur de son accent sonnait trop faux. Elle avait l’air d’un ouvrier maladroit qui, essayant ses outils l’un après l’autre, sans trouver celui qu’il cherche, les jette rageusement derrière lui. « Enfin, c’est à vous de parler. Pourquoi êtes-vous venu, que demandez-vous ? — Mlle Chantal m’a parlé de son départ très prochain. — Très prochain, en effet. La chose est d’ailleurs réglée depuis longtemps. Elle vous a menti. De quel droit vous opposeriez-vous à… reprit-elle en s’efforçant de rire. — Je n’ai aucun droit, je voulais seulement connaître vos intentions, et si la décision est irrévocable… — Elle l’est. Je ne pense pas qu’une jeune fille puisse raisonnablement considérer un séjour de quelques mois en Angleterre, dans une famille amie, comme une épreuve au-dessus de ses forces ? — C’est pourquoi j’aurais souhaité m’entendre avec vous pour obtenir de mademoiselle votre fille qu’elle se résigne, obéisse. — Obéir ? Vous la tueriez plutôt ! — Je crains, en effet, qu’elle ne se porte à quelque extrémité. — À quelque extrémité… comme vous parlez bien ! Vous voulez sans doute insinuer qu’elle se tuera ? Mais c’est la dernière chose dont elle soit capable ! Elle perd la tête pour une angine, elle a horriblement peur de la mort. Sur ce point-là seulement elle ressemble à son père. — Madame, ai-je dit, ce sont ces gens-là qui se tuent. — Allons donc ! — Le vide fascine ceux qui n’osent pas le regarder en face, ils s’y jettent par crainte d’y tomber. — Il faut qu’on vous ait appris cela, vous l’aurez lu. Cela dépasse bien votre expérience. Vous avez peur de la mort, vous ? — Oui, madame. Mais permettez-moi de vous parler franchement. Elle est un passage très difficile, elle n’est pas faite pour les têtes orgueilleuses. » La patience m’a échappé. « J’ai moins peur de ma mort que de la vôtre », lui dis-je. C’est vrai que je la voyais, ou croyais la voir, en ce moment, morte. Et sans doute l’image qui se formait dans mon regard a dû passer dans le sien, car elle a poussé un cri étouffé, une sorte de gémissement farouche. Elle est allée jusqu’à la fenêtre. « Mon mari est libre de garder ici qui lui plaît. D’ailleurs l’institutrice est sans ressources, nous ne pouvons la jeter à la rue pour satisfaire aux rancunes d’une effrontée ! » Une fois encore elle n’a pu poursuivre sur le même ton, sa voix a fléchi. « Il est possible que mon mari se soit montré à son égard trop… trop attentif, trop familier. Les hommes de son âge sont volontiers sentimentaux… ou croient l’être. » Elle s’arrêta de nouveau. « Et si cela m’est égal, après tout ! Quoi ! J’aurais souffert, depuis tant d’années, des humiliations ridicules — il m’a trompée avec toutes les bonnes, des filles impossibles, de vrais souillons — et je devrais aujourd’hui, alors que je ne suis plus qu’une vieille femme, que je me résigne à l’être, ouvrir les yeux, lutter, courir des risques, et pourquoi ? Faut-il faire plus de cas de l’orgueil de ma fille que du mien ? Ce que j’ai enduré, ne peut-elle donc l’endurer à son tour ? » Elle avait prononcé cette phrase affreuse sans élever le ton. Debout dans l’embrasure de l’immense fenêtre, un bras pendant le long du corps, l’autre dressé par-dessus sa tête, la main chiffonnant le rideau de tulle, elle me jetait ces paroles comme elle eût craché un poison brûlant. À travers les vitres trempées de pluie, je voyais le parc, si noble, si calme, les courbes majestueuses des pelouses, les vieux arbres solennels… Certes, cette femme n’eût dû m’inspirer que pitié. Mais alors que d’ordinaire il m’est si facile d’accepter la faute d’autrui, d’en partager la honte, le contraste de la maison paisible et de ses affreux secrets me révoltait. Oui, la folie des hommes m’apparaissait moins que leur entêtement, leur malice, l’aide sournoise qu’ils apportent, sous le regard de Dieu, à toutes les puissances de la confusion et de la mort. Quoi ! l’ignorance, la maladie, la misère dévorent des milliers d’innocents, et lorsque la Providence, par miracle, ménage quelque asile où puisse fleurir la paix, les passions viennent s’y tapir en rampant, et sitôt dans la place, y hurlent jour et nuit comme des bêtes… « Madame, lui dis-je, prenez garde ! — Garde à qui ? à quoi ? À vous, peut-être ? Ne dramatisons rien. Ce que vous venez d’entendre, je ne l’avais encore avoué à personne. — Pas même à votre confesseur ? — Cela ne regarde pas mon confesseur. Ce sont là des sentiments dont je ne suis pas maîtresse. Ils n’ont d’ailleurs jamais inspiré ma conduite. Ce foyer, monsieur l’abbé, est un foyer chrétien. — Chrétien ! » m’écriai-je. Le mot m’avait frappé comme en pleine poitrine, il me brûlait. « Certes, madame, vous y accueillez le Christ, mais qu’en faites-vous ? Il était aussi chez Caïphe. — Caïphe ? Êtes-vous fou ? Je ne reproche pas à mon mari, ni à ma fille de ne pas me comprendre. Certains malentendus sont irréparables. On s’y résigne. — Oui, madame, on se résigne à ne pas aimer. Le démon aura tout profané, jusqu’à la résignation des saints. — Vous raisonnez comme un homme du peuple. Chaque famille a ses secrets. Quand nous mettrions les nôtres à la fenêtre, en serions-nous plus avancés ? Trompée tant de fois, j’aurais pu être une épouse infidèle. Je n’ai rien dans mon passé dont je puisse rougir. — Bénies soient les fautes qui laissent en nous de la honte ! Plût à Dieu que vous vous méprisiez vous-même ! — Drôle de morale. — Ce n’est pas la morale du monde, en effet. Qu’importe à Dieu le prestige, la dignité, la science, si tout cela n’est qu’un suaire de soie sur un cadavre pourri. — Peut-être préféreriez-vous le scandale ? — Croyez-vous les pauvres aveugles et sourds ? Hélas ! la misère n’a que trop de clairvoyance ! Il n’est crédulité pire, madame, que celle des ventres repus. Oh ! vous pouvez bien cacher aux misérables les vices de vos maisons, ils les reconnaissent de loin, à l’odeur. On nous rebat les oreilles de l’abomination des païens, du moins n’exigeaient-ils des esclaves qu’une soumission pareille à celle des bêtes domestiques, et ils souriaient, une fois l’an, aux revanches des Saturnales. Au lieu que vous autres, abusant de la Parole divine qui enseigne au pauvre l’obéissance du cœur, vous prétendez dérober par ruse ce que vous devriez recevoir à genoux, ainsi qu’un don céleste. Il n’est pire désordre en ce monde que l’hypocrisie des puissants. — Des puissants ! Je pourrai vous nommer dix fermiers plus riches que nous. Mais, mon pauvre abbé, nous sommes de très petites gens. — On vous croit des maîtres, des seigneurs. Il n’y a d’autre fondement de la puissance que l’illusion des misérables. — C’est de la phraséologie. Les misérables se soucient bien de nos affaires de famille ! — Oh ! madame, lui dis-je, il n’y a réellement qu’une famille, la grande famille humaine dont Notre-Seigneur est le chef. Et vous autres, riches, auriez pu être ses fils privilégiés. Rappelez-vous l’Ancien Testament : les biens de la terre y sont très souvent le gage de la faveur céleste. Quoi donc ! N’était-ce pas un privilège assez précieux que de naître exempt de ces servitudes temporelles qui font de la vie des besogneux une monotone recherche du nécessaire, une lutte épuisante contre la faim, la soif, ce ventre insatiable qui réclame chaque jour son dû ? Vos maisons devraient être des maisons de paix, de prière. N’avez-vous donc jamais été émue de la fidélité des pauvres à l’image naïve qu’ils se forment de vous ? Hélas, vous parlez toujours de leur vie, sans comprendre qu’ils désirent moins vos biens que ce je ne sais quoi, qu’ils ne sauraient d’ailleurs nommer, qui enchante parfois leur solitude, un rêve de magnificence, de grandeur, un pauvre rêve, un rêve de pauvre, mais que Dieu bénit ? »
Elle s’est avancée vers moi, comme pour me signifier mon congé. Je sentais que mes dernières paroles lui avaient donné le temps de se reprendre, je regrettai de les avoir prononcées. À les relire, elles m’inquiètent. Oh, je ne les désavoue pas, non ! Mais elles ne sont qu’humaines, rien de plus. Elles expriment une déception très cruelle, très profonde, de mon cœur d’enfant. Certes, d’autres que moi, des millions d’êtres de ma classe, de mon espèce, la connaîtront encore. Elle est dans l’héritage du pauvre, elle est l’un des éléments essentiels de la pauvreté, elle est sans doute la pauvreté même. Dieu veut que le misérable mendie la grandeur comme le reste, alors qu’elle rayonne de lui, à son insu.
J’ai pris mon chapeau que j’avais posé sur une chaise. Lorsqu’elle m’a vu au seuil, la main sur la poignée de la porte, elle a eu un mouvement de tout l’être, une sorte d’élan, qui m’a bouleversé. Je lisais dans ses yeux une inquiétude incompréhensible.
« Vous êtes un prêtre bizarre, dit-elle d’une voix qui tremblait d’impatience, d’énervement, un prêtre tel que je n’en ai jamais connu. Quittons-nous du moins bons amis. — Comment ne serais-je pas votre ami, madame, je suis votre prêtre, votre pasteur. — Des phrases ! Que savez-vous de moi, au juste ? — Ce que vous m’en avez dit. — Vous voulez me jeter dans le trouble, vous n’y réussirez pas. J’ai trop de bon sens. » Je me suis tu. « Enfin, dit-elle en frappant du pied, nous serons jugés sur nos actes, je suppose ? Quelle faute ai-je commise ? Il est vrai que nous sommes, ma fille et moi, comme deux étrangères. Jusqu’ici nous n’en avions rien laissé paraître. La crise est venue. J’exécute les volontés de mon mari. S’il se trompe… Oh ! il croit que sa fille lui reviendra. » Quelque chose a bougé dans son visage, elle s’est mordu les lèvres, trop tard. « Et vous, le croyez-vous, madame ? » ai-je dit. Dieu ! Elle a jeté la tête en arrière et j’ai vu — oui, j’ai vu — le temps d’un éclair, l’aveu monter malgré elle des profondeurs de son âme sans pardon. Le regard surpris en plein mensonge disait : « oui », alors que l’irrésistible mouvement de l’être intérieur jetait le « non » par la bouche entrouverte.
Je crois que ce « non » l’a surprise elle-même, mais elle n’a pas tenté de le reprendre. Les haines familiales sont les plus dangereuses de toutes pour la raison qu’elles se satisfont à mesure, par un perpétuel contact, elles ressemblent à ces abcès ouverts qui empoisonnent peu à peu, sans fièvre.
« Madame, lui dis-je, vous jetez un enfant hors de sa maison, et vous savez que c’est pour toujours. — Cela dépend d’elle. — Je m’y opposerai. — Vous ne la connaissez guère. Elle a trop de fierté pour rester ici par tolérance, elle ne le souffrirait pas. » La patience m’échappait. « Dieu vous brisera ! » m’écriai-je. Elle a poussé une sorte de gémissement, oh, non pas un gémissement de vaincu qui demande grâce, c’était plutôt le soupir, le profond soupir d’un être qui recueille ses forces avant de porter un défi. « Me briser ? Il m’a déjà brisée. Que peut-il désormais contre moi ? Il m’a pris mon fils. Je ne le crains plus. — Dieu l’a éloigné de vous pour un temps, et votre dureté… — Taisez-vous ! — La dureté de votre cœur peut vous séparer de lui pour toujours. — Vous blasphémez, Dieu ne se venge pas. — Il ne se venge pas, ce sont des mots humains, ils n’ont de sens que pour vous. — Mon fils me haïrait peut-être ? Le fils que j’ai porté, que j’ai nourri ! — Vous ne vous haïrez pas, vous ne vous connaîtrez plus. — Taisez-vous ! — Non, je ne me tairai pas, madame. Les prêtres se sont tus trop souvent, et je voudrais que ce fût seulement par pitié. Mais nous sommes lâches. Le principe une fois posé, nous laissons dire. Et qu’est-ce que vous avez fait de l’enfer, vous autres ? Une espèce de prison perpétuelle, analogue aux vôtres, et vous y enfermez sournoisement par avance le gibier humain que vos polices traquent depuis le commencement du monde — les ennemis de la société. Vous voulez bien y joindre les blasphémateurs et les sacrilèges. Quel esprit sensé, quel cœur fier accepterait sans dégoût une telle image de la justice de Dieu ? Lorsque cette image vous gêne, il vous est trop facile de l’écarter. On juge l’enfer d’après les maximes de ce monde et l’enfer n’est pas de ce monde. Il n’est pas de ce monde, et moins encore du monde chrétien. Un châtiment éternel, une éternelle expiation — le miracle est que nous puissions en avoir l’idée ici-bas, alors que la faute à peine sortie de nous, il suffit d’un regard, d’un signe, d’un muet appel pour que le pardon fonce dessus, du haut des cieux, comme un aigle. Ah ! c’est que le plus misérable des hommes vivants, s’il croit ne plus aimer, garde encore la puissance d’aimer. Notre haine même rayonne et le moins torturé des démons s’épanouirait dans ce que nous appelons le désespoir, ainsi que dans un lumineux, un triomphal matin. L’enfer, madame, c’est de ne plus aimer. Ne plus aimer, cela sonne à vos oreilles ainsi qu’une expression familière. Ne plus aimer signifie pour un homme vivant aimer moins, ou aimer ailleurs. Et si cette faculté qui nous paraît inséparable de notre être, notre être même — comprendre est encore une façon d’aimer — pouvait disparaître, pourtant ? Ne plus aimer, ne plus comprendre, vivre quand même, ô prodige ! L’erreur commune à tous est d’attribuer à ces créatures abandonnées quelque chose encore de nous, de notre perpétuelle mobilité alors qu’elles sont hors du temps, hors du mouvement, fixées pour toujours. Hélas ! si Dieu nous menait par la main vers une de ces choses douloureuses, eût-elle été jadis l’ami le plus cher, quel langage lui parlerions-nous ? Certes, qu’un homme vivant, notre semblable, le dernier de tous, vil entre les vils, soit jeté tel quel dans ces limbes ardentes, je voudrais partager son sort, j’irais le disputer à son bourreau. Partager son sort !… Le malheur, l’inconcevable malheur de ces pierres embrasées qui furent des hommes, c’est qu’elles n’ont plus rien à partager. »
Je crois rapporter assez fidèlement mes propos, et il se peut qu’à la lecture, ils fassent quelque impression. Mais je suis sûr de les avoir prononcés si maladroitement, si gauchement qu’ils devaient paraître ridicules. À peine ai-je pu articuler distinctement les derniers. J’étais brisé. Qui m’eût vu, le dos appuyé au mur, pétrissant mon chapeau entre les doigts, auprès de cette femme impérieuse, m’eût pris pour un coupable, essayant vainement de se justifier. (Sans doute étais-je cela, en effet.) Elle m’observait avec une attention extraordinaire. « Il n’y a pas de faute, dit-elle d’une voix rauque, qui puisse légitimer… » Il me semblait l’entendre à travers un de ces épais brouillards qui étouffent les sons. Et en même temps la tristesse s’emparait de moi, une tristesse indéfinissable contre laquelle j’étais totalement impuissant. Peut-être fut-ce la plus grande tentation de ma vie. À ce moment, Dieu m’a aidé : j’ai senti tout à coup une larme sur ma joue. Une seule larme, comme on en voit sur le visage des moribonds, à l’extrême limite de leurs misères. Elle regardait cette larme couler.
« M’avez-vous entendue ? fit-elle. M’avez-vous comprise ? Je vous disais qu’aucune faute au monde…» J’avouais que non, que je ne l’avais pas entendue. Elle ne me quittait pas des yeux. « Reposez-vous un moment, vous n’êtes pas en état de faire dix pas, je suis plus forte que vous. Allons ! tout cela ne ressemble guère à ce qu’on nous enseigne. Ce sont des rêveries, des poèmes. Je ne vous prends pas pour un méchant homme. Je suis sûre qu’à la réflexion vous rougirez de ce chantage abominable. Rien ne peut nous séparer, en ce monde ou dans l’autre, de ce que nous avons aimé plus que nous-mêmes, plus que la vie, plus que le salut. — Madame, lui dis-je, même en ce monde, il suffit d’un rien, d’une pauvre petite hémorragie cérébrale, de moins encore, et nous ne connaissons plus des personnes jadis très chères. — La mort n’est pas la folie. — Elle nous est plus inconnue en effet. — L’amour est plus fort que la mort, cela est écrit dans vos livres. — Ce n’est pas nous qui avons inventé l’amour. Il a son ordre, il a sa loi. — Dieu en est maître. — Il n’est pas le maître de l’amour, il est l’amour même. Si vous voulez aimer, ne vous mettez pas hors de l’amour. » Elle a posé ses deux mains sur mon bras, sa figure touchait presque la mienne. «C’est insensé, vous me parlez comme à une criminelle. Les infidélités de mon mari, l’indifférence de ma fille, sa révolte, tout cela n’est rien, rien, rien ! — Madame, lui dis-je, je vous parle en prêtre, et selon les lumières qui me sont données. Vous auriez tort de me prendre pour un exalté. Si jeune que je sois, je n’ignore pas qu’il est bien des foyers comme le vôtre, ou plus malheureux encore. Mais tel mal qui épargne l’un, tue l’autre, et il me semble que Dieu m’a permis de connaître le danger qui vous menace, vous, vous seule. — Autant dire que je suis la cause de tout. — Oh ! Madame, personne ne sait par avance ce qui peut sortir, à la longue, d’une mauvaise pensée. Il en est des mauvaises comme des bonnes : pour mille que le vent emporte, que les ronces étouffent, que le soleil dessèche, une seule pousse des racines. La semence du mal et du bien vole partout. Le grand malheur est que la justice des hommes intervienne toujours trop tard : elle réprime ou flétrit des actes, sans pouvoir remonter plus haut ni plus loin que celui qui les a commis. Mais nos fautes cachées empoisonnent l’air que d’autres respirent, et tel crime, dont un misérable portait le germe à son insu, n’aurait jamais mûri son fruit, sans ce principe de corruption. — Ce sont des folies, de pures folies, des rêves malsains. » (Elle était livide.) « Si on pensait à ces choses on ne pourrait pas vivre. — Je le crois, madame. Je crois que si Dieu nous donnait une idée claire de la solidarité qui nous lie les uns aux autres, dans le bien et dans le mal, nous ne pourrions plus vivre, en effet. »
À lire ces lignes, on pensera sans doute que je ne parlais pas au hasard, que je suivais un plan. Il n’en était rien, je le jure. Je me défendais, voilà tout.
« Daignerez-vous me dire quelle est cette faute cachée, fit-elle après un long silence, le ver dans le fruit ?… — Il faut vous résigner à… à la volonté de Dieu, ouvrir votre cœur. » Je n’osais pas lui parler plus clairement du petit mort, et le mot de résignation a paru la surprendre. « Me résigner ? à quoi ?… » Puis elle a compris tout à coup.
Il m’arrive de rencontrer des pécheurs endurcis. La plupart ne se défendent contre Dieu que par une espèce de sentiment aveugle, et il est même poignant de retrouver sur les traits d’un vieillard, plaidant pour son vice, l’expression à la fois niaise et farouche d’un enfant boudeur. Mais cette fois j’ai vu la révolte, la vraie révolte, éclater sur un visage humain. Cela ne s’exprimait ni par le regard, fixe et comme voilé, ni par la bouche, et la tête même, loin de se redresser fièrement, penchait sur l’épaule, semblait plutôt plier sous un invisible fardeau… Ah ! les fanfaronnades du blasphème n’ont rien qui approche de cette simplicité tragique ? On aurait dit que le brusque emportement de la volonté, son embrasement, laissait le corps inerte, impassible, épuisé par une trop grande dépense de l’être.
« Me résigner ? a-t-elle dit d’une voix douce qui glaçait le cœur, qu’entendez-vous par là ? Ne le suis-je point ? Si je ne m’étais résignée, je serais morte. Résignée ! Je ne le suis que trop, résignée ! j’en ai honte (sa voix, sans s’élever de ton, avait une sonorité bizarre, et comme un éclat métallique). Oh, j’ai plus d’une fois, jadis, envié ces femmes débiles qui ne remontent pas de telles pentes. Mais nous sommes bâties à chaux et à sable, nous autres. Pour empêcher ce misérable corps d’oublier, j’aurais dû le tuer. Ne se tue pas qui veut. — Je ne parle pas de cette résignation-là, lui dis-je, vous le savez bien. — Quoi donc ? Je vais à la messe, je fais mes pâques, j’aurais pu abandonner toute pratique, j’y ai pensé. Cela m’a paru indigne de moi. — Madame, n’importe quel blasphème vaudrait mieux qu’un tel propos. Il a, dans votre bouche, toute la dureté de l’enfer. » Elle s’est tue, le regard fixé sur le mur. « Comment osez-vous ainsi traiter Dieu ? Vous lui fermez votre cœur, et vous… — Je vivais en paix, du moins. J’y serais morte. — Cela n’est plus possible. » Elle s’est redressée comme une vipère. «Dieu m’était devenu indifférent. Lorsque vous m’aurez forcée à convenir que je le hais, en serez-vous plus avancé, imbécile ? — Vous ne le haïssez plus, lui dis-je. La haine est indifférence et mépris. Et maintenant, vous voilà enfin face à face, Lui et vous. » Elle regardait toujours le même point de l’espace, sans répondre.
À ce moment, je ne sais quelle terreur m’a pris. Tout ce que je venais de dire, tout ce qu’elle m’avait dit, ce dialogue interminable m’est apparu dénué de sens. Quel homme raisonnable en eût jugé autrement ? Sans doute m’étais-je laissé berner par une jeune fille enragée de jalousie et d’orgueil, j’avais cru lire le suicide dans ses yeux, la volonté du suicide, aussi clairement, aussi distinctement qu’un mot écrit sur le mur. Ce n’était qu’une de ces impulsions irréfléchies dont la violence même est suspecte. Et sans doute la femme qui se tenait devant moi, comme devant un juge, avait réellement vécu bien des années dans cette paix terrible des âmes refusées, qui est la forme la plus atroce, la plus incurable, la moins humaine, du désespoir. Mais une telle misère est justement de celles qu’un prêtre ne devrait aborder qu’en tremblant. J’avais voulu réchauffer d’un coup ce cœur glacé, porter la lumière au dernier recès d’une conscience que la pitié de Dieu voulait peut-être laisser encore dans de miséricordieuses ténèbres. Que dire ? Que faire ? J’étais comme un homme qui, ayant grimpé d’un trait une pente vertigineuse, ouvre les yeux, s’arrête ébloui, hors d’état de monter ou de descendre.
C’est alors — non ! cela ne peut s’exprimer — tandis que je luttais de toutes mes forces contre le doute, la peur, que l’esprit de prière rentra en moi. Qu’on m’entende bien : depuis le début de cet entretien extraordinaire, je n’avais cessé de prier, au sens que les chrétiens frivoles donnent à ce mot. Une malheureuse bête, sous la cloche pneumatique, peut faire tous les mouvements de la respiration, qu’importe’. Et voilà que soudain l’air siffle de nouveau dans ses bronches, déplie un à un les délicats tissus pulmonaires déjà flétris, les artères tremblent au premier coup de bélier du sang rouge — l’être entier est comme un navire à la détonation des voiles qui se gonflent.
Elle s’est laissée tomber dans son fauteuil, la tête entre ses mains. Sa mantille déchirée traînait sur son épaule, elle l’arracha doucement, la jeta doucement à ses pieds. Je ne perdais aucun de ses mouvements, et cependant j’avais l’impression étrange que nous n’étions ni l’un ni l’autre dans ce triste petit salon, que la pièce était vide.
Je l’ai vue tirer de son corsage un médaillon, au bout d’une simple chaîne d’argent. Et toujours avec cette même douceur, plus effrayante qu’aucune violence, elle a fait sauter de l’ongle le couvercle dont le verre a roulé sur le tapis, sans qu’elle parût y prendre garde. Il lui restait une mèche blonde au bout des doigts, on aurait dit un copeau d’or.
— Vous me jurez… a-t-elle commencé. Mais elle a vu tout de suite dans mon regard que j’avais compris, que je ne jurerais rien. « Ma fille, lui ai-je dit (le mot est venu de lui-même à mes lèvres), on ne marchande pas avec le bon Dieu, il faut se rendre â lui, sans condition. Donnez-lui tout, il vous rendra plus encore. Je ne suis ni un prophète, ni un devin, et de ce lieu où nous allons tous, Lui seul est revenu. » Elle n’a pas protesté, elle s’est penchée seulement un peu plus vers la terre, et à chaque parole, je voyais trembler ses épaules. « Ce que je puis vous affirmer néanmoins, c’est qu’il n’y a pas un royaume des vivants et un royaume des morts, il n’y a que le royaume de Dieu, vivants ou morts, et nous sommes dedans. » J’ai prononcé ces paroles, j’aurais pu en prononcer d’autres, cela avait à ce moment si peu d’importance ! Il me semblait qu’une main mystérieuse venait d’ouvrir une brèche dans on ne sait quelle muraille invisible, et la paix rentrait de toutes parts, prenait majestueusement son niveau, une paix inconnue de la terre, la douce paix des morts, ainsi qu’une eau profonde.
— Cela me paraît clair, fit-elle d’une voix prodigieusement altérée, mais calme. Savez-vous ce que je me demandais tout à l’heure, il y a un instant ? Je ne devrais pas vous l’avouer peut-être ? Hé bien, je me disais : « S’il existait quelque part, en ce monde ou dans l’autre, un lieu où Dieu ne soit pas — dussé-je y souffrir mille morts, à chaque seconde, éternellement — j’y emporterais mon… » (elle n’osa pas prononcer le nom du petit mort) et je dirais à Dieu : « Satisfais-toi ! écrase-nous ! » Cela vous paraît sans doute horrible ? — Non, madame. — Comment, non ? — Parce que moi aussi, madame, … il m’arrive parfois… Je n’ai pu achever. L’image du docteur Delbende était devant moi, — sur le mien son vieux regard usé, inflexible, un regard où je craignais de lire. Et j’entendais aussi, je croyais entendre, à cette minute même, le gémissement arraché à tant de poitrines d’hommes, les soupirs, les sanglots, les râles — notre misérable humanité sous le pressoir, cet effrayant murmure…
Allons donc ! m’a-t-elle dit lentement. Est-ce qu’on peut ?… Les enfants mêmes, les bons petits enfants au cœur fidèle… En avez-vous vu mourir seulement ? — Non, madame. — Il a croisé sagement ses petites mains, il a pris un air grave et… et… j’avais essayé de le faire boire, un moment auparavant, et il y avait encore, sur sa bouche gercée, une goutte de lait… » Elle s’est mise à trembler comme une feuille. Il me semblait que j’étais seul, seul debout, entre Dieu et cette créature torturée. C’était comme de grands coups qui sonnaient dans ma poitrine. Notre-Seigneur a permis néanmoins que je fisse face. « Madame, lui dis-je, si notre Dieu était celui des païens ou des philosophes (pour moi, c’est la même chose) il pourrait bien se réfugier au plus haut des cieux, notre misère l’en précipiterait. Mais vous savez que le nôtre est venu au-devant. Vous pourriez lui montrer le poing, lui cracher au visage, le fouetter de verges et finalement le clouer sur une croix, qu’importe ? Cela est déjà fait, ma fille… » Elle n’osait pas regarder le médaillon qu’elle tenait toujours dans sa main. J’étais si loin de m’attendre à ce qu’elle allait faire ! Elle m’a dit : « Répétez cette phrase… cette phrase sur… l’enfer, c’est de ne plus aimer. — Oui, madame. — Répétez ! — L’enfer, c’est de ne plus aimer. Tant que nous sommes en vie, nous pouvons nous faire illusion, croire que nous aimons par nos propres forces, que nous aimons hors de Dieu. Mais nous ressemblons à des fous qui tendent les bras vers le reflet de la lune dans l’eau. Je vous demande pardon, j’exprime très mal ce que je pense. » Elle a eu un sourire singulier qui n’a pas réussi à détendre son visage contracté, un sourire funèbre. Elle avait refermé le poing sur le médaillon, et de l’autre main, elle serrait ce poing sur sa poitrine. « Que voulez-vous que je dise ? — Dites : Que votre règne arrive. — Que votre règne arrive ! — Que votre volonté soit faite. » Elle s’est levée brusquement, la main toujours serrée contre sa poitrine. « Voyons, m’écriai-je, c’est une parole que vous avez répétée bien des fois, il faut maintenant la prononcer du fond du cœur. — Je n’ai jamais récité le Pater depuis… depuis que… D’ailleurs, vous le savez, vous savez les choses avant qu’on ne vous les dise », a-t-elle repris en haussant les épaules, et cette fois avec colère. Puis elle a fait un geste dont je n’ai compris le sens que plus tard. Son front était luisant de sueur. « Je ne peux pas, gémit-elle, il me semble que je le perds deux fois. — Le règne dont vous venez de souhaiter l’avènement est aussi le vôtre et le sien. — Alors, que ce règne arrive ! » Son regard s’est levé sur le mien, et nous sommes restés ainsi quelques secondes, puis elle m’a dit : « C’est à vous que je me rends. — À moi ! — Oui, à vous. J’ai offensé Dieu, j’ai dû le haïr. Oui, je crois maintenant que je serais morte avec cette haine dans le cœur. Mais je ne me rends qu’à vous. — Je suis un trop pauvre homme. C’est comme si vous déposiez une pièce d’or dans une main percée. — Il y a une heure, ma vie me paraissait bien en ordre, chaque chose à sa place, et vous n’y avez rien laissé debout, rien. — Donnez-la telle quelle à Dieu. — Je veux donner tout ou rien, nous sommes des filles ainsi faites. — Donnez tout. — Oh ! vous ne pouvez comprendre, vous me croyez déjà docile. Ce qui me reste d’orgueil suffirait bien à vous damner ! — Donnez votre orgueil avec le reste, donnez tout. » Le mot à peine prononcé, j’ai vu monter dans son regard je ne sais quelle lueur, mais il était trop tard pour que je puisse empêcher quoi que ce soit. Elle a lancé le médaillon au milieu des bûches en flammes. Je me suis jeté à genoux, j’ai enfoncé mon bras dans le feu, je ne sentais pas la brûlure. Un instant, j’ai cru saisir entre mes doigts la petite mèche blonde, mais elle m’a échappé, elle est tombée dans la braise rouge. Il s’est fait derrière moi un si terrible silence que je n’osais pas me retourner. Le drap de ma manche était brûlé jusqu’au coude.
— Comment avez-vous osé ! ai-je balbutié. Quelle folie ! Elle avait reculé vers le mur, elle y appuyait son dos, ses mains. « Je vous demande pardon », a-t-elle dit d’une voix humble. « Prenez-vous Dieu pour un bourreau ? Il veut que nous ayons pitié de nous-mêmes. Et d’ailleurs, nos peines ne nous appartiennent pas, il les assume, elles sont dans son cœur. Nous n’avons pas le droit d’aller les y chercher pour les défier, les outrager. Comprenez-vous ? — Ce qui est fait est fait, je n’y peux rien. — Soyez donc en paix, ma fille », lui dis-je. Et je l’ai bénie.
Mes doigts saignaient un peu, la peau se soulevait par plaques. Elle a déchiré un mouchoir et m’a pansé. Nous n’échangions aucune parole. La paix que j’avais appelée sur elle était descendue sur moi. Et si simple, si familière qu’aucune présence n’aurait pu réussir à la troubler. Oui, nous étions rentrés si doucement dans la vie de chaque jour que le témoin le plus attentif n’eût rien surpris de ce secret, qui déjà ne nous appartenait plus.
Elle m’a demandé de l’entendre demain en confession. Je lui ai fait promettre de ne rapporter à personne ce qui s’était passé entre nous, m’engageant à observer moi-même un silence absolu. « Quoi qu’il arrive», ai-je dit. En prononçant ces derniers mots, j’ai senti mon cœur se serrer, la tristesse m’a envahi de nouveau. Que la volonté de Dieu soit faite.
J’ai quitté le château à onze heures et il m’a fallu partir immédiatement pour Dombasle. Au retour je me suis arrêté à la corne du bois, d’où l’on découvre le plat pays, les longues pentes à peine sensibles qui dévalent lentement vers la mer. J’avais acheté au village un peu de pain et de beurre, que j’ai mangé de bon appétit. Comme après chaque décisive épreuve de ma vie, j’éprouvais une sorte de torpeur, un engourdissement de la pensée, qui n’est pas désagréable, me donne une curieuse illusion de légèreté, de bonheur. Quel bonheur ? Je ne saurais le dire. C’est une joie sans visage. Ce qui devait être, a été, n’est déjà plus, voilà tout. Je suis rentré chez moi très tard, et j’ai croisé sur la route le vieux Clovis qui m’a remis un petit paquet de la part de Mme la comtesse. Je ne me décidais pas à l’ouvrir, et pourtant je savais ce qu’il contenait. C’était le petit médaillon, maintenant vide, au bout de sa chaîne brisée.
Il y avait aussi une lettre. La voici. Elle est étrange.
« Monsieur le curé, je ne vous crois pas capable d’imaginer l’état dans lequel vous m’avez laissée, ces questions de psychologie doivent vous laisser parfaitement indifférent. Que vous dire ? Le souvenir désespéré d’un petit enfant me tenait éloignée de tout, dans une solitude effrayante, et il me semble qu’un autre enfant m’a tirée de cette solitude. J’espère ne pas vous froisser en vous traitant ainsi d’enfant ? Vous l’êtes. Que le bon Dieu vous garde tel, à jamais !
« Je me demande ce que vous avez fait, comment vous l’avez fait. Ou plutôt, je ne me le demande plus. Tout est bien. Je ne croyais pas la résignation possible. Et ce n’est pas la résignation qui est venue, en effet. Elle n’est pas dans ma nature, et mon pressentiment là-dessus ne me trompait pas. Je ne suis pas résignée, je suis heureuse. Je ne désire rien.
« Ne m’attendez pas demain. J’irai me confesser à l’abbé X…, comme d’habitude. Je tâcherai de le faire avec le plus de sincérité, mais aussi avec le plus de discrétion possible, n’est-ce pas ? Tout cela est tellement simple ! Quand j’aurai dit :
« J’ai péché volontairement contre l’espérance, à chaque heure du jour, depuis onze ans », j’aurai tout dit. L’espérance ! Je l’avais tenue morte entre mes bras, par l’affreux soir d’un mars venteux, désolé… j’avais senti son dernier souffle sur ma joue, à une place que je sais. Voilà qu’elle m’est rendue. Non pas prêtée cette fois, mais donnée. Une espérance bien à moi, rien qu’à moi, qui ne ressemble pas plus à ce que les philosophes nomment ainsi, que le mot amour ne ressemble à l’être aimé. Une espérance qui est comme la chair de ma chair. Cela est inexprimable. Il faudrait des mots de petit enfant.