« Je voulais vous dire ces choses dès ce soir. Il le fallait. Et puis, nous n’en reparlerons plus, n’est-ce pas ? plus jamais ! Ce mot est doux. Jamais. En l’écrivant, je le prononce tout bas, et il me semble qu’il exprime d’une manière merveilleuse, ineffable, la paix que j’ai reçue de vous. »
J’ai glissé cette lettre dans mon Imitation, un vieux livre qui appartenait à maman, et qui sent encore la lavande, la lavande qu’elle mettait en sachet dans son linge, à l’ancienne mode. Elle ne l’a pas lue souvent, car les caractères sont petits et les pages d’un papier si fin que ses pauvres doigts, gercés par les lessives, n’arrivaient pas à les tourner.
Jamais… plus jamais… Pourquoi cela ?… C’est vrai que ce mot est doux.
J’ai envie de dormir. Pour achever mon bréviaire, il m’a fallu marcher de long en large, mes yeux se fermaient malgré moi. Suis-je heureux ou non, je ne sais.
Six heures et demie.
Mme la comtesse est morte cette nuit.
………………
J’ai passé les premières heures de cette affreuse journée dans un état voisin de la révolte. La révolte c’est de ne pas comprendre, et je ne comprends pas. On peut bien supporter des épreuves qui semblent d’abord au-dessus de nos forces — qui de nous connaît sa force ? Mais je me sentais ridicule dans le malheur, incapable de rien faire d’utile, un embarras pour tous. Cette détresse honteuse était si grande, que je ne pouvais pas m’empêcher de grimacer. Je voyais dans les glaces, les vitres, un visage qui semblait défiguré moins par le chagrin que par la peur, avec ce rictus navrant qui demande pitié, ressemble à un hideux sourire. Dieu !
Tandis que je m’agitais en vain, chacun s’employait de son mieux, et on a fini par me laisser seul. M. le comte ne s’est guère occupé de moi, et Mlle Chantal affectait de ne pas me voir. La chose s’est passée vers deux heures du matin. Mme la comtesse a glissé de son lit, et dans sa chute, elle a brisé un réveille-matin posé sur la table. Mais on n’a découvert le cadavre que beaucoup plus tard, naturellement. Son bras gauche, déjà raidi, est resté un peu plié. Elle souffrait depuis plusieurs mois de malaises auxquels le médecin n’avait pas attaché d’importance. L’angine de poitrine, sans doute.
Je suis arrivé au château tout courant, ruisselant de sueur. J’espérais je ne sais quoi. Au seuil de la chambre j’ai fait, pour entrer, un grand effort, un effort absurde, mes dents claquaient. Suis-je donc si lâche ! Son visage était recouvert d’une mousseline et je reconnaissais à peine ses traits, mais je voyais très distinctement ses lèvres, qui touchaient l’étoffe. J’aurais tant désiré qu’elle sourît, de ce sourire impénétrable des morts, et qui s’accorde si bien avec leur merveilleux silence !… Elle ne souriait pas. La bouche, tirée vers la droite, avait un air d’indifférence, de dédain, presque de mépris. En levant la main pour la bénir, mon bras était de plomb.
Par un hasard étrange, deux sœurs quêteuses étaient venues la veille, au château, et M. le comte avait proposé, leur tournée faite, de les reconduire aujourd’hui en voiture, à la gare. Elles avaient donc couché ici. Je les ai trouvées là, toutes menues dans leurs robes trop larges, avec leurs gros petits souliers crottés. Je crains que mon attitude ne les ait surprises. Elles m’observaient tour à tour à la dérobée, je ne pouvais me recueillir. Je me sentais de glace, sauf ce creux dans ma poitrine, tout brûlant. J’ai cru tomber.
Enfin, Dieu aidant, il m’a été possible de prier. J’ai beau m’interroger maintenant, je ne regrette rien. Que regretterais-je ? Si, pourtant ! Je pense que j’aurais pu veiller cette nuit, garder intact quelques heures de plus le souvenir de cet entretien qui devait être le dernier. Le premier aussi, d’ailleurs. Le premier et le dernier. Suis-je heureux ou non, écrivais-je… Sot que j’étais ! Je sais à présent que je n’avais jamais connu, que je ne retrouverai plus jamais des heures aussi pleines, si douces, toutes remplies d’une présence, d’un regard, d’une vie humaine, tandis qu’hier soir, accoudé à ma table, je tenais serré entre mes paumes le vieux livre auquel j’avais confié ma lettre, ainsi qu’à un ami sûr et discret. Et ce que j’allais perdre si vite, je l’ai volontairement enseveli dans le sommeil, un sommeil noir, sans rêves… C’est fini maintenant. Déjà le souvenir de la vivante s’efface et la mémoire ne gardera, je le sais, que l’image de la morte, sur laquelle Dieu a posé sa main. Que voudrait-on qui me restât dans l’esprit de circonstances si fortuites à travers lesquelles je me suis dirigé comme à tâtons, en aveugle ? Notre-Seigneur avait besoin d’un témoin, et j’ai été choisi, faute de mieux sans doute, ainsi qu’on appelle un passant. Il faudrait que je fusse bien fou pour m’imaginer avoir tenu un rôle, un vrai rôle. C’est déjà trop que Dieu m’ait fait la grâce d’assister à cette réconciliation d’une âme avec l’espérance, à ces noces solennelles.
J’ai dû quitter le château vers deux heures, et la séance du catéchisme s’est prolongée beaucoup plus tard que je n’avais pensé, car nous sommes en plein examen trimestriel. J’aurais bien désiré passer la nuit auprès de Mme la comtesse, mais les religieuses sont toujours là, et M. le chanoine de la Motte-Beuvron, un oncle de M. le comte, a décidé de veiller avec elles. Je n’ai pas osé insister. M. le comte, d’ailleurs, continue à me montrer une froideur incompréhensible, c’est presque de l’hostilité. Que croire ?
M. le chanoine de la Motte-Beuvron, que j’énerve visiblement aussi, m’a pris un moment à part pour me demander si, au cours de notre entretien d’hier, Mme la comtesse avait fait quelque allusion à sa santé. J’ai très bien compris qu’il m’invitait ainsi, discrètement, à parler. L’aurais-je dû ? Je ne le pense pas. Il faudrait tout dire. Et le secret de Mme la comtesse, qui ne m’a jamais appartenu tout entier, m’appartient moins que jamais, ou plus exactement, vient de m’être dérobé pour toujours. Puis-je prévoir quel parti en tireraient l’ignorance, la jalousie, la haine peut-être ? Maintenant que ces atroces rivalités n’ont plus de sens, vais-je risquer d’en réveiller le souvenir ? Et ce n’est pas seulement d’un souvenir qu’il s’agit, je crains qu’elles ne restent encore longtemps vivantes, elles sont de celles que la mort ne désarme pas toujours. Et puis, les aveux que j’ai reçus, si je les rapporte, ne paraîtront-ils pas justifier d’anciennes rancunes ? Mademoiselle est jeune, et je sais, par expérience, combien sont tenaces, ineffaçables peut-être, les impressions de jeunesse… Bref, j’ai répondu à M. le chanoine que Mme la comtesse avait manifesté le désir de voir se rétablir l’entente parmi les membres de sa famille. « Vraiment ? a-t-il dit sèchement. Étiez-vous son confesseur, monsieur le curé ? — Non. » Je dois avouer que son ton m’agaçait un peu. « Je crois qu’elle était prête à paraître devant Dieu », ai-je ajouté. Il m’a regardé d’un air étrange.
Je suis rentré dans la chambre une dernière fois. Les religieuses achevaient leur chapelet. On avait entassé le long du mur des gerbes de fleurs apportées par des amies, des parents qui n’ont cessé de défiler tout au long du jour et dont la rumeur presque joyeuse remplissait la maison. À chaque instant, le phare d’une automobile éclatait dans les vitres, j’entendais grincer le sable des allées, monter les appels des chauffeurs, le son des trompes. Rien de tout cela n’arrêtait le monotone ronronnement des bonnes sœurs, on aurait dit deux fileuses.
Mieux que celle du jour, la lumière des cires découvrait le visage à travers la mousseline. Quelques heures avaient suffi pour l’apaiser, le détendre, et le cerne agrandi des paupières closes faisait comme une sorte de regard pensif. C’était encore un visage fier, certes, et même impérieux. Mais il semblait se détourner d’un adversaire longtemps bravé face à face, pour s’enfoncer peu à peu dans une méditation infinie, insondable. Comme il était déjà loin de nous, hors de notre pouvoir ! Et soudain j’ai vu ses pauvres mains, croisées, ses mains très fines, très longues, plus vraiment mortes que le visage, et j’ai reconnu un petit signe, une simple égratignure que j’avais aperçue la veille, tandis qu’elle serrait le médaillon contre sa poitrine. La mince feuille de collodion y tenait encore. Je ne sais pourquoi mon cœur alors s’est brisé. Le souvenir de la lutte qu’elle avait soutenue devant moi, sous mes yeux, ce grand combat pour la vie éternelle dont elle était sortie épuisée, invaincue, m’est revenu si fort à la mémoire que j’ai pensé défaillir. Comment n’ai-je pas deviné qu’un tel jour serait sans lendemain, que nous nous étions affrontés tous les deux à l’extrême limite de ce monde invisible, au bord du gouffre de lumière ? Que n’y sommes-nous tombés ensemble ! « Soyez en paix », lui avais-je dit. Et elle avait reçu cette paix à genoux. Qu’elle la garde à jamais ! C’est moi qui la lui ai donnée. Ô merveille, qu’on puisse ainsi faire présent de ce qu’on ne possède pas soi-même, ô doux miracle de nos mains vides ! L’espérance qui se mourait dans mon cœur a refleuri dans le sien, l’esprit de prière que j’avais cru perdu sans retour, Dieu le lui a rendu, et qui sait ? en mon nom, peut-être… Qu’elle garde cela aussi, qu’elle garde tout ! Me voilà dépouillé, Seigneur, comme vous seul savez dépouiller, car rien n’échappe à votre sollicitude effrayante, à votre effrayant amour.
J’ai écarté le voile de mousseline, effleuré des doigts le front haut et pur, plein de silence. Et pauvre petit prêtre que je suis, devant cette femme si supérieure à moi hier encore par l’âge, la naissance, la fortune, l’esprit, j’ai compris — oui, j’ai compris ce que c’était que la paternité.
En sortant du château, j’ai dû traverser la galerie. La porte du salon était grande ouverte, et aussi celle de la salle à manger où des gens s’affairaient autour de la table et grignotaient des sandwiches en hâte, avant de rentrer chez eux. Telle est la coutume de ce pays. Il y en avait qui, au passage d’un membre de la famille, surpris la bouche pleine, les joues gonflées, se donnaient beaucoup de mal pour prendre un air de tristesse et de compassion. Les vieilles dames surtout m’ont paru — j’ose à peine écrire le mot — affamées, hideuses. Mlle Chantal m’a tourné le dos, et j’ai entendu, sur mon passage, comme un murmure. Il me semble qu’on parlait de moi.
Je viens de m’accouder à la fenêtre. Le défilé des automobiles continue là-bas, ce sourd grondement de fête… On l’enterre samedi.
Je suis allé ce matin, dès la première heure, au château. M. le comte m’a fait répondre qu’il était tout à son chagrin, qu’il ne pouvait me recevoir, et que M. le chanoine de la Motte-Beuvron serait au presbytère cet après-midi, vers deux heures, afin de s’entendre avec moi au sujet des obsèques. Que se passe-t-il ?
Les deux bonnes sœurs m’ont trouvé si mauvaise mine, qu’elles ont réclamé au valet de chambre, à mon insu, un verre de porto que j’ai bu avec plaisir. Ce garçon, le neveu du vieux Clovis, ordinairement poli et même empressé, a répondu très froidement à mes avances. (Il est vrai que les domestiques de grandes maisons n’aiment guère la familiarité, d’ailleurs probablement maladroite, de gens tels que moi.) Mais il servait à table, hier soir, et je pense qu’il a dû surprendre certains propos. Lesquels ?
Je ne dispose que d’une demi-heure pour déjeuner, changer de douillette (il recommence à pleuvoir) et ranger un peu la maison, qui est depuis quelques jours dans un désordre abominable. Je ne voudrais pas scandaliser M. le chanoine de la Motte-Beuvron, déjà si mal disposé à mon égard. Il semble donc que j’aurais mieux à faire que d’écrire ces lignes. Et cependant j’ai plus que jamais besoin de ce journal. Le peu de temps que j’y consacre est le seul où je me sente quelque volonté de voir clair en moi. La réflexion m’est devenue si pénible, ma mémoire est si mauvaise — je parle de la mémoire des faits récents, car l’autre ! — mon imagination si lente, que je dois me tuer de travail pour m’arracher à on ne sait quelle rêverie vague, informe, dont la prière, hélas ! ne me délivre pas toujours. Dès que je m’arrête, je me sens sombrer dans un demi-sommeil qui trouble toutes les perspectives du souvenir, fait de chacune de mes journées écoulées un paysage de brumes, sans repères, sans routes. À condition de le tenir scrupuleusement, matin et soir, mon journal jalonne ces solitudes, et il m’arrive de glisser les dernières feuilles dans ma poche pour les relire lorsque au cours de mes promenades monotones, si fatigantes, d’annexe en annexe, je crains de céder à mon espèce de vertige.
Tel quel, ce journal tient-il trop de place dans ma vie… je l’ignore. Dieu le sait.
M. le chanoine de la Motte-Beuvron sort d’ici. C’est un prêtre bien différent de ce que j’imaginais. Pourquoi ne m’a-t-il pas parlé plus nettement, plus franchement ? Il l’eût souhaité, sans doute, mais ces hommes du monde, si corrects, redoutent visiblement de s’attendrir.
Nous avons d’abord réglé le détail des obsèques, que M. le comte veut correctes, sans plus, selon — assure-t-il — le désir maintes fois exprimé de son épouse. La chose faite, nous sommes restés silencieux l’un et l’autre assez longtemps, j’étais très gêné. M. le chanoine, le regard au plafond, ouvrait et fermait machinalement le boîtier de sa grosse montre d’or. « Je dois vous prévenir, dit-il enfin, que mon neveu Omer (M. le comte s’appelle Omer, je l’ignorais) désire vous rencontrer ce soir en particulier. » J’ai répondu que j’avais donné rendez-vous à quatre heures au sacristain pour déplier les tentures, et que je me rendrais aussitôt après au château. « Allons donc, mon enfant, vous le recevrez au presbytère. Vous n’êtes pas le chapelain du château, que diable ! Et je vous conseillerais même de vous tenir sur une grande réserve, ne vous laissez pas entraîner à discuter avec lui les actes de votre ministère. — Quels actes ? » Il a réfléchi avant de répondre. « Vous avez vu ma petite-nièce ici ? — Mlle Chantal est venue m’y trouver, monsieur le chanoine. — C’est une nature dangereuse, indomptable. Elle a su vous émouvoir, sans doute ? — Je l’ai traitée durement. Je crois plutôt l’avoir humiliée. — Elle vous hait. — Je ne le pense pas, monsieur le chanoine, elle s’imagine peut-être me haïr, ce n’est pas la même chose. — Vous croyez avoir quelque influence sur elle ? — Non certes, pour le moment. Mais elle n’oubliera pas, peut-être, qu’un pauvre homme tel que moi lui a tenu tête un jour, et qu’on ne trompe pas le bon Dieu. — Elle a donné de votre entrevue une version bien différente. — À son aise. Mademoiselle est trop orgueilleuse pour ne pas rougir tôt ou tard de son mensonge, et elle aura honte de celui-ci. Elle a bien besoin d’avoir honte. — Et vous ? — Oh ! moi, lui dis-je, regardez ma figure. Si le bon Dieu l’a faite pour quelque chose, c’est bien pour les soufflets, et je n’en ai encore jamais reçu. » À ce moment, son regard est tombé sur la porte de la cuisine laissée entrouverte, et il a vu ma table encore recouverte de la toile cirée, avec le reste de mon repas : du pain, des pommes (on m’en avait apporté une manne hier) et la bouteille de vin aux trois quarts vide. « Vous ne prenez pas grand soin de votre santé ? — J’ai l’estomac très capricieux, lui répondis-je, je digère très peu de chose, du pain, des fruits, du vin. — Dans l’état où je vous vois, je crains que le vin ne vous soit plus nuisible qu’utile. L’illusion de la santé n’est pas la santé. » J’ai tâché de lui expliquer que ce vin était un vieux bordeaux fourni par le garde-chasse. Il a souri.
« Monsieur le curé, a-t-il repris sur un ton d’égal à égal, presque de déférence, il est probable que nous n’avons pas deux idées communes en ce qui touche le gouvernement des paroisses, mais vous êtes le maître dans celle-ci, vous en avez le droit, il suffit de vous entendre. J’ai trop souvent obéi dans ma vie pour ne pas me faire quelque idée de la véritable autorité, n’importe où je la trouve. N’usez de la vôtre qu’avec prudence. Elle doit être grande sur certaines âmes. Je suis un vieux prêtre, je sais combien la formation du séminaire nivelle les caractères, et souvent, hélas ! jusqu’à les confondre dans une commune médiocrité. Elle n’a rien pu contre vous. Et la raison de votre force est justement d’ignorer, ou de n’oser vous rendre compte, à quel point vous différez des autres. — Vous vous moquez de moi, lui dis-je » Un étrange malaise m’avait saisi, je me sentais trembler de frayeur devant ce regard indéfinissable dont l’impassibilité me glaçait. « Il ne s’agit pas de connaître son pouvoir, monsieur le curé, mais la manière dont on s’en sert, car c’est cela justement qui fait l’homme. Qu’importe un pouvoir dont on n’use jamais ou dont on n’use qu’à demi ? Dans les grandes conjonctures comme dans les petites, vous engagez le vôtre à fond, et sans doute à votre insu. Cela explique bien des choses. »
Il avait pris sur mon bureau, tout en parlant, une feuille de papier, tiré à lui le porte-plume, l’encrier. Puis il poussa le tout devant moi. « Je n’ai pas besoin de savoir ce qui s’est passé entre vous et… et la défunte, dit-il. Mais je voudrais couper court à des propos imbéciles, et sans doute dangereux. Mon neveu remue ciel et terre, Monseigneur est si simple qu’il le prend pour un personnage. Résumez en quelques lignes votre conversation d’avant-hier. Il n’est pas question d’être exact, encore moins — il appuya sur ces mots — de rien découvrir de ce qui a été confié non seulement à votre honneur sacerdotal, cela va sans dire, mais à votre simple discrétion. D’ailleurs ce papier ne quittera ma poche que pour être mis sous les yeux de Son Excellence. Mais je me méfie des ragots. » Comme je ne répondais pas, il m’a fixé encore une fois, très longuement, de ses yeux volontairement éteints, de ses yeux morts. Pas un muscle de son visage ne bougeait. « Vous vous défiez de moi », a-t-il repris d’une voix tranquille, assurée, sans réplique. J’ai répondu que je ne comprenais pas qu’une telle conversation pût faire l’objet d’un rapport, qu’elle n’avait pas eu de témoins, et que par conséquent Mme la comtesse aurait été seule capable d’en autoriser la divulgation. Il a haussé les épaules. « Vous ne connaissez pas l’esprit des bureaux. Présenté par moi, on acceptera votre témoignage avec reconnaissance, on le classera, et personne n’y pensera plus. Sinon, vous vous perdrez dans des explications verbales, d’ailleurs inutiles, car vous ne saurez jamais parler leur langage. Quand vous leur affirmeriez que deux et deux font quatre, ils vous prendront encore pour un exalté, pour un fou. » Je me taisais. Il m’a posé la main sur l’épaule. « Allons, laissons cela. Je vous reverrai demain, si vous le permettez. Je ne vous cache pas que j’étais venu dans l’intention de vous préparer à la visite de mon neveu, mais à quoi bon ? Vous n’êtes pas de ces gens qui peuvent parler pour ne rien dire, et c’est malheureusement ce qu’il faudrait. — Enfin, m’écriai-je, qu’ai-je fait de mal, que me reproche-t-on ? — D’être ce que vous êtes, il n’y a pas de remède à cela. Que voulez-vous, mon enfant, ces gens ne haïssent pas votre simplicité, ils s’en défendent, elle est comme une espèce de feu qui les brûle. Vous vous promenez dans le monde avec votre pauvre humble sourire qui demande grâce, et une torche au poing, que vous semblez prendre pour une houlette. Neuf fois sur dix, ils vous l’arracheront des mains, mettront le pied dessus. Mais il suffit d’un moment d’inattention, vous comprenez ? D’ailleurs, à parler franc, je n’avais pas une opinion bien favorable de ma défunte nièce, ces filles de Tréville-Sommerange ont toujours été une drôle d’espèce, et je crois que le diable lui-même ne tirerait pas aisément un soupir de leurs lèvres, et une larme de leurs yeux. Voyez mon neveu, parlez-lui comme vous l’entendrez. Souvenez-vous seulement qu’il est un sot. Et n’ayez aucun égard pour le nom, le titre et autres fariboles dont je crains que votre générosité ne fasse trop de cas. Il n’y a plus de nobles, mon cher ami, mettez-vous cela dans la tête. J’en ai connu deux ou trois, au temps de ma jeunesse. C’étaient des personnages ridicules, mais extraordinairement caractérisés. Ils me faisaient penser à ces chênes de vingt centimètres que les Japonais cultivent dans de petits pots. Les petits pots sont nos usages, nos mœurs. Il n’est pas de famille qui puisse résister à la lente usure de l’avarice lorsque la loi est égale pour tous, et l’opinion juge et maîtresse. Les nobles d’aujourd’hui sont des bourgeois honteux. »
Je l’ai accompagné jusqu’à la porte, et même j’ai fait quelques pas avec lui sur la route. J’imagine qu’il attendait de moi un mouvement de franchise, de confiance, mais j’ai préféré me taire. Je me sentais trop incapable de surmonter à ce moment une impression pénible, que je n’aurais d’ailleurs su déguiser à son regard étrange, qui se posait sur moi par instants, avec une curiosité tranquille. Comment lui dire que je ne me faisais pas la moindre idée des griefs de M. le comte, et que nous venions de jouer, sans qu’il s’en doutât, aux propos interrompus ?
Il est si tard que je juge inutile d’aller jusqu’à l’église, le sacristain a dû faire le nécessaire.
La visite de M. le comte ne m’a rien appris. J’avais débarrassé la table, remis tout en ordre, mais laissé — naturellement — la porte du placard ouverte. Comme celui du chanoine, son regard est tombé du premier coup sur la bouteille de vin. C’est une espèce de gageure. Quand je pense à mon menu de chaque jour, dont bien des pauvres ne se contenteraient pas, je trouve un peu irritante cette surprise de chacun à constater que je ne bois pas que de l’eau. Je me suis levé sans hâte, et j’ai été fermer la porte.
M. le comte s’est montré très froid, mais poli. Je crois qu’il ignorait la démarche de son oncle, et il m’a fallu régler de nouveau la question des obsèques. Il connaît les tarifs mieux que moi, discute le prix des cires, et a désigné lui-même d’un trait de plume, sur le plan de l’église, la place exacte où il désire que soit dressé le catafalque. Son visage est pourtant marqué par le chagrin, la fatigue, sa voix même a changé, elle est moins désagréablement nasale que d’habitude, et dans son complet noir très modeste, avec ses fortes chaussures, il ressemble à un riche paysan quelconque. « Ce vieil homme endimanché, pensais-je, est-ce donc là le compagnon de l’une, le père de l’autre… » Hélas ! nous disons : la Famille, les familles, comme nous disons aussi la Patrie. On devrait beaucoup prier pour les familles, les familles me font peur. Que Dieu les reçoive à merci !
Je suis sûr pourtant que le chanoine de la Motte-Beuvron ne m’a pas trompé. En dépit de ses efforts, M. le comte s’est montré de plus en plus nerveux. Vers la fin, j’ai cru même qu’il allait parler, mais il s’est passé à ce moment une chose horrible.
En fouillant dans mon bureau pour y trouver une formule imprimée dont nous avions besoin, j’avais éparpillé des papiers un peu partout. Tandis que je les reclassais en hâte, je croyais entendre derrière mon dos son souffle plus précipité, plus court, j’attendais d’une seconde à l’autre qu’il rompît le silence, je prolongeais exprès ma besogne, l’impression est devenue si forte que je me suis retourné brusquement, et il s’en est fallu de peu que je le heurtasse. Il était debout tout près de moi, très rouge et il me tendait un papier plié en quatre qui avait glissé sous la table. C’était la lettre de Mme la comtesse, j’ai failli pousser un cri, et tandis que je la lui prenais des mains, il a dû s’apercevoir que je tremblais car nos doigts se sont croisés. Je crois même qu’il a eu peur. Après quelques phrases insignifiantes, nous nous sommes quittés sur un salut cérémonieux. J’irai au château demain matin.
J’ai veillé toute la nuit, le jour commence à poindre. Ma fenêtre est restée ouverte et je grelotte. À peine puis-je tenir ma plume entre les doigts, mais il me semble que je respire mieux, je suis plus calme. Certes, je ne pourrais pas dormir, et pourtant ce froid qui me pénètre me tient lieu de sommeil. Il y a une heure ou deux, tandis que je priais, assis sur mes talons, la joue posée contre le bois de ma table, je me suis senti tout à coup si creux, si vide, que j’ai cru mourir. Cela était doux.
Heureusement, il restait un peu de vin au fond de la bouteille. Je l’ai bu très chaud et très sucré. Il faut avouer qu’un homme de mon âge ne peut guère espérer entretenir ses forces avec quelques verres de vin, des légumes, et parfois un morceau de lard. Je commets certainement une faute grave en retardant de jour en jour ma visite au médecin de Lille.
Je ne crois pourtant pas que je sois lâche. J’ai seulement beaucoup de mal à lutter contre cette espèce de torpeur qui n’est pas l’indifférence, qui n’est pas non plus la résignation, et où je recherche presque malgré moi un remède à mes maux. S’abandonner à la volonté de Dieu est si facile lorsque l’expérience vous prouve chaque jour que vous ne pouvez rien de bon ! Mais on finirait par recevoir amoureusement comme des grâces les humiliations et les revers qui ne sont simplement que les fatales conséquences de notre bêtise. L’immense service que me rend ce journal est de me forcer à dégager la part qui me revient de tant d’amertumes. Et cette fois encore, il a suffi que je posasse la plume sur le papier pour réveiller en moi le sentiment de ma profonde, de mon inexplicable impuissance à bien faire, de ma maladresse surnaturelle.
(Il y a un quart d’heure, qui eût pu me croire capable d’écrire ces lignes, si sages en somme ? Je les écris pourtant.)
Je me suis rendu hier matin au château comme je l’avais promis. C’est Mlle Chantal qui est venue m’ouvrir. Cela m’a mis en garde. J’espérais qu’elle me recevrait dans la salle, mais elle m’a presque poussé dans le petit salon, dont les persiennes étaient closes. L’éventail brisé se trouvait encore sur la cheminée, derrière la pendule. Je crois que Mademoiselle a surpris mon regard. Son visage était plus dur que jamais. Elle a fait le geste de s’asseoir dans le fauteuil où deux jours plus tôt… À ce moment, j’ai cru saisir dans ses yeux comme un éclair, je lui ai dit : « Mademoiselle, je ne dispose que d’un peu de temps, je vous parlerai debout. » Elle a rougi, sa bouche tremblait de colère. « Pourquoi ? Parce que ma place n’est pas ici, ni la vôtre. » Elle a eu une parole horrible, tellement au-dessus de son âge que je ne puis croire qu’elle ne lui ait pas été soufflée par un démon. Elle m’a dit : « Je ne crains pas les morts. » Je lui ai tourné le dos. Elle s’est jetée entre moi et la porte, elle me barrait le seuil de ses deux bras étendus. « Ferais-je mieux de jouer la comédie ? Si je pouvais prier, je prierais. J’ai même essayé. On ne prie pas avec cela ici… » Elle montrait sa poitrine. « Quoi ? — Appelez ça comme vous voudrez, je crois que c’est de la joie. Je devine ce que vous pensez, que je suis un monstre ? — Il n’y a pas de monstres. — Si l’autre monde ressemble à ce qu’on raconte, ma mère doit comprendre. Elle ne m’a jamais aimée. Depuis la mort de mon frère, elle me détestait. N’ai-je pas raison de vous parler franchement ? — Mon opinion ne vous importe guère… — Vous savez que si, mais vous ne daignez pas l’avouer. Au fond, votre orgueil vaut le mien. — Vous parlez comme un enfant, lui dis-je. Vous blasphémez aussi comme un enfant. » Et je m’avançai d’un pas vers la porte, mais elle tenait la poignée entre ses mains. « L’institutrice fait ses malles. Elle part jeudi. Vous voyez que ce que je veux, je l’obtiens. — Qu’importe, lui dis-je, cela ne vous avancera guère. Si vous restez telle que vous êtes, vous trouverez toujours à haïr. Et si vous étiez capable de m’entendre, j’ajouterais même… — Quoi ? — Eh bien, c’est vous que vous haïssez, vous seule ! » Elle a réfléchi un moment. « Bah ! fit-elle, je me haïrai si je n’obtiens pas ce que je désire. Il faut que je sois heureuse, sinon !… D’ailleurs c’est leur faute. Pourquoi m’ont-ils enfermée dans cette sale bicoque ? Il y a des filles, je suppose, qui même ici trouveraient le moyen d’être insupportables. Cela soulage. Moi, j’ai horreur des scènes, je les trouve ignobles, je suis capable de souffrir n’importe quoi sans broncher. Quand tout votre sang bout dans les veines, ne pas élever la voix, rester tranquillement penchée sur son ouvrage les yeux mi-clos, en mordant sa langue, quel plaisir ! Ma mère était ainsi, vous savez. Nous pouvions rester des heures, travailler côte à côte, chacune dans son rêve, dans sa colère, et papa, bien entendu, ne s’apercevait de rien. À ces moments-là, on croit sentir je ne sais quoi, une force extraordinaire qui s’accumule au fond de vous, et la vie tout entière ne sera pas assez longue pour la dépenser… Naturellement, vous me traitez de menteuse, d’hypocrite ? — Le nom que je vous donne, Dieu le connaît, lui dis-je. — C’est ce qui m’enrage. On ne sait pas ce que vous pensez. Mais vous me connaîtrez telle que je suis, je le veux ! Est-il vrai que des gens lisent dans les âmes, est-ce que vous croyez à ces histoires ? Comment cela peut-il se faire ? — N’avez-vous pas honte de ces bavardages ? Pensez-vous que je n’ai pas deviné depuis longtemps que vous m’avez fait quelque tort, j’ignore lequel, et que vous brûlez de m’en jeter l’aveu à la face ? — Oui, j’entends bien. Vous allez me parler de pardon, jouer au martyr ? — Détrompez-vous, lui dis-je, je suis le serviteur d’un maître puissant, et comme prêtre, je ne puis absoudre qu’en son nom. La charité n’est pas ce que le monde imagine, et si vous voulez bien réfléchir à ce que vous avez appris jadis, vous conviendrez avec moi qu’il est un temps pour la miséricorde, un temps pour la justice et que le seul irréparable malheur est de se trouver un jour sans repentir devant la Face qui pardonne. — Eh bien, dit-elle, vous ne saurez rien ! » Elle s’est écartée de la porte, me laissant le passage libre. Au moment de franchir le seuil, je l’ai vue une dernière fois debout contre le mur, les bras pendants, la tête penchée sur la poitrine.
M. le comte n’est rentré qu’un quart d’heure plus tard. Il revenait des champs, tout crotté, la pipe à la bouche, l’air heureux. je crois qu’il sentait l’alcool. Il a paru étonné de me trouver là. « Ma fille vous a donné les papiers, c’est le détail de la cérémonie funèbre célébrée pour ma belle-mère par votre prédécesseur. Je désire qu’on fasse de même pour les obsèques, à quelques détails près. — Les tarifs ont malheureusement changé depuis. — Voyez ma fille. — Mais Mademoiselle ne m’a rien transmis. — Comment ! vous ne l’avez pas vue ? — Je viens de la voir. — Par exemple ! Prévenez Mademoiselle », a-t-il dit à la femme de chambre. Mademoiselle n’avait pas quitté le petit salon, je pense même qu’elle se trouvait derrière la porte, elle est apparue sur-le-champ. Le visage de M. le comte a changé si vite que je n’en croyais pas mes yeux. Il semblait horriblement gêné. Elle le regardait d’un air triste, avec un sourire, comme on regarde un enfant irresponsable. Elle m’a fait même un signe de la tête. Comment croire à un pareil sang-froid chez un être si jeune ! « Nous avons parlé d’autre chose, M. le curé et moi, dit-elle d’une voix douce. Je trouve que vous devriez lui donner carte blanche, ces chinoiseries sont absurdes. Il faudrait que vous signiez aussi le chèque pour Mlle Ferrand. Souvenez-vous qu’elle part ce soir. — Comment, ce soir ! Elle n’assistera pas aux obsèques ? Cela va paraître extraordinaire à tout le monde. — Tout le monde ! Je me demande au contraire qui s’apercevra de son absence. Et puis, que voulez-vous ? elle préfère partir. » Ma présence embarrassait visiblement M. le comte, il avait rougi jusqu’aux oreilles, mais la voix de Mademoiselle était toujours si parfaitement posée, si calme, qu’il était impossible de ne pas lui répondre sur le même ton. « Six mois de gages, reprit-il, je trouve ça exagéré, ridicule… — C’est pourtant la somme que vous aviez fixée, maman et vous, lorsque vous parliez de la congédier. D’ailleurs ces trois mille francs — pauvre Mademoiselle ! — suffiront à peine au voyage, la croisière coûte deux mille cinq. — Quoi, une croisière ? Je croyais qu’elle allait se reposer à Lille, chez sa tante Premaugis ? — Pas du tout. Voilà dix ans qu’elle rêve d’un voyage circulaire en Méditerranée. Je trouve qu’elle a rudement raison de prendre un peu de bon temps. La vie n’était pas si gaie ici, après tout. » M. le comte a pris le parti de se fâcher. « Bon, bon, tâchez de garder pour vous ces sortes de réflexions. Et qu’est-ce que vous attendez encore ? — Le chèque. Votre carnet est dans le secrétaire du salon. — Fichez-moi la paix ! — À votre aise, papa. Je voulais seulement vous épargner de discuter ces questions avec mademoiselle, qui est bouleversée. » Il a regardé sa fille en face pour la première fois, mais elle a soutenu ce regard avec un air de surprise et d’innocence. Et bien que je ne pusse douter à ce moment qu’elle jouât une affreuse comédie, il y avait dans son attitude je ne sais quoi de noble, une sorte de dignité encore enfantine, d’amertume précoce qui serrait le cœur. Certes, elle jugeait son père, ce jugement était sans appel, et probablement sans pardon, mais non sans tristesse. Et ce n’était pas le mépris, c’était cette tristesse qui mettait le vieil homme à sa merci, car il n’était rien, en lui, hélas ! qui pût s’accorder avec une telle tristesse, il ne la comprenait point. « Je vais le signer, ton chèque, fit-il. Reviens dans dix minutes. » Elle le remercia d’un sourire.
— C’est une enfant très délicate, très sensible, on doit la ménager beaucoup, me dit-il d’un ton rogue. L’institutrice ne la ménageait pas assez. Aussi longtemps que sa mère a vécu, la pauvre femme a pu éviter les heurts, et maintenant…
Il m’a précédé dans la salle à manger, mais sans m’offrir un siège. « Monsieur le curé, a-t-il repris, autant vous parler franc. Je respecte de clergé, les miens ont toujours entretenu d’excellents rapports avec vos prédécesseurs, mais c’étaient des rapports de déférence, d’estime, ou plus exceptionnellement d’amitié. Je ne veux pas qu’un prêtre se mêle de mes affaires de famille. — Il nous arrive d’y être mêlés malgré nous, lui dis-je. — Vous êtes la cause involontaire… du moins inconsciente… de… d’un grand malheur. J’entends que la conversation que vous venez d’avoir avec ma fille soit la dernière. Tout le monde, et vos supérieurs eux-mêmes, conviendraient qu’un prêtre aussi jeune que vous ne saurait prétendre diriger la conscience d’une jeune fille de cet âge. Chantal n’est déjà que trop impressionnable. La religion a du bon, certes, et du meilleur. Mais la principale mission de l’Église est de protéger la famille, la société, elle réprouve tous les excès, elle est une puissance d’ordre, de mesure. — Comment, lui dis-je, ai-je été la cause d’un malheur ? — Mon oncle La Motte-Beuvron vous éclairera là-dessus. Qu’il vous suffise de savoir que je n’approuve pas vos imprudences, et que votre caractère, — il attendit un moment — votre caractère autant que vos habitudes me paraissent un danger pour la paroisse. Je vous présente mes respects. »
Il m’a tourné le dos. Je n’ai pas osé monter jusqu’à la chambre. Il me semble que nous ne devons approcher des morts qu’avec une grande sérénité. Je me sentais trop bouleversé par les paroles que je venais d’entendre et auxquelles je ne pouvais trouver aucun sens. Mon caractère, soit. Mais les habitudes ? Quelles habitudes ?
Je suis rentré au presbytère par le chemin qu’on appelle, j’ignore pourquoi, chemin de Paradis — un sentier boueux, entre deux haies. Il m’a fallu presque aussitôt courir jusqu’à l’église où le sacristain m’attendait depuis longtemps. Mon matériel est dans un état déplorable, et je dois reconnaître qu’un sérieux inventaire, fait à temps, m’eût épargné bien des soucis.
Le sacristain est un vieil homme assez grognon et qui, sous des façons revêches et même grossières, cache une sensibilité capricieuse, fantasque. On rencontre beaucoup plus souvent qu’on ne croit, chez des paysans, cette sorte d’humeur presque féminine qui semble le privilège des riches oisifs. Dieu sait même combien peuvent être fragiles, à leur insu, des êtres murés depuis des générations, parfois depuis des siècles, dans un silence dont ils ne sauraient mesurer la profondeur, car ils ne disposent d’aucun moyen pour le rompre, et d’ailleurs n’y songent pas, associant naïvement au monotone labeur quotidien, le lent déroulement de leurs rêves… jusqu’au jour où parfois… Ô solitude des pauvres !
Après avoir battu les tentures, nous nous sommes reposés un instant sur le banc de pierre de la sacristie. Je le voyais dans l’ombre, ses deux mains énormes croisées sagement autour de ses maigres genoux, le corps penché en avant, la courte mèche de cheveux gris plaqués contre le front tout luisant de sueur. « Que pense-t-on de moi dans la paroisse ? » ai-je demandé brusquement. N’ayant jamais échangé avec lui que des propos insignifiants, ma question pouvait paraître absurde et je n’attendais guère qu’il y répondît. La vérité est qu’il m’a fait attendre longtemps. « Ils racontent que vous ne vous nourrissez point, a-t-il fini par articuler d’une voix caverneuse, et que vous tournez la tête des gamines, au catéchisme, avec des histoires de l’autre monde. — Et vous ? qu’est-ce que vous pensez de moi, vous, Arsène ? » Il a réfléchi plus longtemps encore que la première fois, au point que j’avais repris mon travail, je lui tournais le dos. « À mon idée, vous n’êtes pas d’âge… » J’ai essayé de rire, je n’en avais pas envie. « Que voulez-vous, Arsène, l’âge viendra ! » Mais il poursuivait sans m’entendre sa méditation patiente, obstinée. « Un curé est comme un notaire. Il est là en cas de besoin. Faudrait pas tracasser personne. — Mais voyons, Arsène, le notaire travaille pour lui, moi je travaille pour le bon Dieu. Les gens se convertissent rarement tout seuls. » Il avait ramassé sa canne, et appuyait le menton sur la poignée. On aurait pu croire qu’il dormait. « Convertir… a-t-il repris enfin, convertir… J’ai septante et trois ans, j’ai jamais vu ça de mes yeux. Chacun naît tel ou tel, meurt de même. Nous autres dans la famille, nous sommes d’église. Mon grand-père était sonneur à Lyon, défunte ma mère servante chez M. le curé de Wilman, et il n’y a pas d’exemple qu’un des nôtres soit mort sans sacrements. C’est le sang qui le veut comme ça, rien à faire. — Vous les retrouverez tous là-haut », lui dis-je. Cette fois, il a réfléchi longtemps, longtemps. Je l’observais de biais tout en vaquant à ma besogne et j’avais perdu l’espoir de l’entendre de nouveau, lorsqu’il a proféré son dernier oracle d’une voix usée, inoubliable, d’une voix qui semblait venir du fond des âges. « Quand on est mort, tout est mort », a-t-il dit.
J’ai feint de ne pas comprendre. Je ne me sentais pas capable de répondre, et d’ailleurs à quoi bon ? Il ne croyait certes pas offenser Dieu par ce blasphème qui n’était que l’aveu de son impuissance à imaginer cette vie éternelle dont son expérience des choses ne lui fournissait aucune preuve valable, mais que l’humble sagesse de sa race lui révélait pourtant certaine et à laquelle il croyait, sans rien pouvoir exprimer de sa croyance, héritier légitime, bien que murmurant, d’innombrables ancêtres baptisés… N’importe, j’étais glacé, le cœur m’a manqué tout à coup, j’ai prétexté une migraine, et je suis parti seul, dans le vent, sous la pluie.
………………
À présent que ces lignes sont écrites, je regarde avec stupeur ma fenêtre ouverte sur la nuit, le désordre de ma table, les mille petits signes visibles à mes yeux seuls où s’inscrit comme en un mystérieux langage la grande angoisse de ces dernières heures. Suis-je plus lucide ? Ou la force du pressentiment qui me permettait de réunir en un seul faisceau des événements par eux-mêmes sans importance s’est-elle émoussée par la fatigue, l’insomnie, le dégoût ? Je l’ignore. Tout cela me semble absurde. Pourquoi n’ai-je pas exigé de M. le comte une explication que le chanoine de la Motte-Beuvron jugeait lui-même nécessaire ? D’abord parce que je soupçonne quelque affreux artifice de Mlle Chantal et que je redoute de le connaître. Et puis, aussi longtemps que la morte sera sous son toit, jusqu’à demain, qu’on se taise ! Plus tard peut-être… Mais il n’y aura pas de plus tard. Ma situation est devenue si difficile dans la paroisse que l’intervention de M. le comte auprès de Son Excellence aura certainement plein succès.
N’importe ! J’ai beau relire ces pages auxquelles mon jugement ne trouve rien à reprendre, elles me paraissent vaines. C’est qu’aucun raisonnement au monde ne saurait provoquer la véritable tristesse — celle de l’âme — ou la vaincre, lorsqu’elle est entrée en nous, Dieu sait par quelle brèche de l’être… Que dire ? Elle n’est pas entrée, elle était en nous. Je crois de plus en plus que ce que nous appelons tristesse, angoisse, désespoir, comme pour nous persuader qu’il s’agit de certains mouvements de l’âme, est cette âme même, que depuis la chute, la condition de l’homme est telle qu’il ne saurait plus rien percevoir en lui et hors de lui que sous la forme de l’angoisse. Le plus indifférent au surnaturel garde jusque dans le plaisir la conscience obscure de l’effrayant miracle qu’est l’épanouissement d’une seule joie chez un être capable de concevoir son propre anéantissement et forcé de justifier à grand-peine par ses raisonnements toujours précaires, la furieuse révolte de sa chair contre cette hypothèse absurde, hideuse. N’était la vigilante pitié de Dieu, il me semble qu’à la première conscience qu’il aurait de lui-même, l’homme retomberait en poussière.
Je viens de fermer ma fenêtre, j’ai allumé un peu de feu. En raison de l’extrême éloignement d’une de mes annexes, je suis dispensé du jeûne sacramentel le jour où je dois y célébrer la Sainte Messe. Jusqu’ici je n’ai pas usé de cette tolérance. Je vais me faire chauffer un bol de vin sucré.
En relisant la lettre de Mme la comtesse, je croyais la voir elle-même, l’entendre… « Je ne désire rien » Sa longue épreuve était achevée, accomplie. La mienne commence. Peut-être est-ce la même ? Peut-être Dieu a-t-il voulu mettre sur mes épaules le fardeau dont il venait de délivrer sa créature épuisée. Dans le moment que je l’ai bénie, d’où me venait cette joie mêlée de crainte, cette menaçante douceur ? La femme que je venais d’absoudre et que la mort allait accueillir quelques heures plus tard au seuil de la chambre familière faite pour la sécurité, le repos (je me rappelle que le lendemain sa montre se trouvait encore pendue au mur, à la place où elle l’avait mise en se couchant), appartenait déjà au monde invisible, j’ai contemplé sans le savoir, sur son front, le reflet de la paix des Morts.
Il faut payer cela, sûrement.
(N. B. — Plusieurs pages ici ont été arrachées, en hâte semble-t-il. Ce qui reste d’écriture dans les marges est illisible, chaque mot haché de traits de plume marqués si violemment qu’ils ont troué le papier en maints endroits.
Une feuille blanche a été laissée intacte. Elle porte seulement ces lignes :
« Résolu que je suis à ne pas détruire ce journal, mais ayant cru devoir faire disparaître ces pages écrites dans un véritable délire, je veux néanmoins porter contre moi ce témoignage que ma dure épreuve — la plus grande déception de ma pauvre vie, car je ne saurais rien imaginer de pis — m’a trouvé un moment sans résignation, sans courage, et que la tentation m’est venue de…
(La phrase reste inachevée. Il manque quelques lignes au début de la page suivante.)
………………
…qu’il faut savoir rompre à tout prix. — Comment, ai-je dit, à tout prix ? Je ne vous comprends pas. Je ne comprends rien à toutes ces finesses. Je suis un malheureux petit prêtre qui ne demande qu’à passer inaperçu. Si je fais des sottises, elles sont à ma mesure, elles me rendent ridicule, elles devraient faire rire. Est-ce qu’on ne pourrait pas aussi me laisser le temps de voir clair ? Mais quoi ! on manque de prêtres. À qui la faute ? Les sujets d’élite, comme ils disent, s’en vont chez les moines, et c’est à de pauvres paysans comme moi que revient la charge de trois paroisses ! D’ailleurs, je ne suis même pas un paysan, vous le savez bien. Les vrais paysans méprisent des gens comme nous, des valets, des servantes, qui changent de pays au hasard des maîtres, quand ils ne sont pas contrebandiers, braconniers, des pas grand-chose, des hors-la-loi. Oh ! je ne me prends pas pour un imbécile. Mieux vaudrait que je fusse un sot. Ni héros, ni saint, et même… — Tais-toi, m’a dit le curé de Torcy, ne fait pas l’enfant.
Le vent soufflait dur, et j’ai vu tout à coup son cher vieux visage bleui par le froid. « Entre là, je suis gelé. » C’était la petite cabane où Clovis met à l’abri ses fagots. « Je ne peux pas t’accompagner chez toi maintenant, de quoi aurions-nous l’air ? Et puis le garagiste, M. Bigre, doit me reconduire en voiture jusqu’à Torcy. Au fond, vois-tu, j’aurais dû rester quelques jours de plus à Lille, ce temps-là ne me vaut rien. — Vous êtes venu pour moi ! » lui dis-je. Il a d’abord haussé les épaules avec colère. « Et l’enterrement ? D’ailleurs ça ne te regarde pas, mon garçon, je fais ce qui me plaît, viens me voir demain. — Ni demain, ni après-demain, ni probablement cette semaine, à moins que… — Assez d’à moins que. Viens ou ne viens pas. Tu calcules trop. Tu es en train de te perdre dans les adverbes. Il faut construire sa vie bien clairement, comme une phrase à la française. Chacun sert le bon Dieu à sa manière dans sa langue, quoi ! Et même ta tenue, ton air, cette pèlerine, par exemple… — Cette pèlerine, mais c’est un cadeau de ma tante ! — Tu ressembles à un romantique allemand. Et puis cette mine ! » Il avait une expression que je ne lui avais jamais vue, presque haineuse. Je crois qu’il s’était d’abord forcé pour me parler sévèrement, mais les mots les plus durs venaient seuls maintenant à sa bouche et peut-être s’irritait-il de ne pouvoir les retenir. « Je ne fais pas ma mine ! lui dis-je. — Si ! d’abord tu te nourris d’une manière absurde. Il faudra même que je te parle à ce sujet, très sérieusement. Je me demande si tu te rends compte que… » Il s’est tu. « Non, plus tard, a-t-il repris d’une voix radoucie, nous n’allons pas parler de ça dans cette cahute. Bref, tu te nourris en dépit du bon sens, et tu t’étonnes de souffrir… À ta place, moi aussi, j’aurais des crampes d’estomac ! Et pour ce qui regarde la vie intérieure, mon ami, je crains que ce ne soit la même chose. Tu ne pries pas assez. Tu souffres trop pour ce que tu pries, voilà mon idée. Il faut se nourrir à proportion de ses fatigues, et la prière doit être à la mesure de nos peines. — C’est que… je ne… Je ne peux pas ! » m’écriai-je. Et j’ai tout de suite regretté l’aveu, car son regard est devenu dur. « Si tu ne peux pas prier, rabâche ! Écoute, j’ai eu mes traverses, moi aussi ! Le diable m’inspirait une telle horreur de la prière que je suais à grosses gouttes pour dire mon chapelet, hein ? tâche de comprendre ! — Oh ! je comprends ! répondis-je, et avec un tel élan qu’il m’a examiné longuement, des pieds à la tête, mais sans malveillance, au contraire… — Écoute, dit-il, je ne crois pas m’être trompé sur ton compte. Tâche de répondre à la question que je vais te poser. Oh ! je te donne ma petite épreuve pour ce qu’elle vaut, ce n’est qu’une idée à moi, un moyen de me reconnaître, et il m’a remis dedans plus d’un coup, naturellement. Bref, j’ai beaucoup réfléchi à la vocation. Nous sommes tous appelés, soit, seulement pas de la même manière. Et pour simplifier les choses, je commence par essayer de replacer chacun de nous à sa vraie place, dans l’Évangile. Oh ! bien sûr, ça nous rajeunit de deux mille ans, et après ! Le temps n’est rien pour le bon Dieu, son regard passe au travers. Je me dis que bien avant notre naissance — pour parler le langage humain — Notre-Seigneur nous a rencontrés quelque part, à Bethléem, à Nazareth, sur les routes de Galilée, que sais-je ? Un jour entre les jours, ses yeux se sont fixés sur nous, et selon le lieu, l’heure, la conjoncture, notre vocation a pris son caractère particulier. Oh ! je ne te donne pas ça pour de la théologie ! Enfin je pense, j’imagine, je rêve. quoi ! que si notre âme qui n’a pas oublié, qui se souvient toujours, pouvait traîner notre pauvre corps de siècle en siècle, lui faire remonter cette énorme pente de deux mille ans, elle le conduirait tout droit à cette même place où… Quoi ? qu’est-ce que tu as ? qu’est-ce qui te prend ? » Je ne m’étais pas aperçu que je pleurais, je n’y songeais pas. « Pourquoi pleures-tu ? » La vérité est que depuis toujours c’est au jardin des Oliviers que je me retrouve, et à ce moment — oui, c’est étrange, à ce moment précis où posant la main sur l’épaule de Pierre, il fait cette demande — bien inutile en somme, presque naïve — mais si courtoise, si tendre : « Dormez-vous ? » C’était un mouvement de l’âme très familier, très naturel, je ne m’en étais pas avisé jusqu’alors, et tout à coup… « Qu’est-ce qui te prend ? répétait M. le curé de Torcy avec impatience. Mais tu ne m’écoutes même pas, tu rêves. Mon ami, qui veut prier ne doit pas rêver. Ta prière s’écoule en rêve. Rien de plus grave pour l’âme que cette hémorragie-là ! » J’ai ouvert la bouche, j’allais répondre, je n’ai pas pu. Tant pis ! N’est-ce pas assez que Notre-Seigneur m’ait fait cette grâce de me révéler aujourd’hui, par la bouche de mon vieux maître, que rien ne m’arracherait à la place choisie pour moi de toute éternité, que j’étais prisonnier de la Sainte Agonie ? Qui oserait se prévaloir d’une telle grâce ? J’ai essuyé mes yeux, et je me suis mouché si gauchement que M. le curé a souri. « Je ne te croyais pas si enfant, tu es à bout de nerfs, mon petit. » (Mais en même temps il m’observait de nouveau, avec une telle vivacité d’attention que j’avais toutes les peines du monde à me taire, je voyais bouger son regard, et il était comme au bord de mon secret. Oh ! c’est un vrai maître des âmes, un seigneur !) Enfin, il a haussé les épaules, de l’air d’un homme qui renonce. « Assez comme ça, nous ne pouvons pas rester jusqu’à ce soir dans cette cahute. Après tout, il est possible que le bon Dieu te tienne dans la tristesse. Mais j’ai toujours remarqué que ces épreuves-là, si grand que soit l’ennui où elles nous jettent, ne faussent jamais notre jugement dès que le bien des âmes l’exige. On m’avait déjà répété sur ton compte des choses ennuyeuses, embêtantes, n’importe ! Je connais la malice des gens. Mais c’est vrai que tu n’as fait que des bêtises avec la pauvre comtesse, c’est du théâtre ! — Je ne comprends pas. — As-tu lu l’Otage de M. Paul Claudel ? » J’ai répondu que je ne savais même pas de qui ni de quoi il parlait. « Allons ! tant mieux. Il s’agit là-dedans d’une sainte fille qui, sur les conseils d’un curé dans ton genre, renie sa parole, épouse un vieux renégat, se livre au désespoir, le tout sous le prétexte d’empêcher le Pape d’aller en prison, comme si depuis saint Pierre la place d’un pape n’était pas plutôt à la Mamertine que dans un palais décoré de haut en bas par ces mauvais sujets de la Renaissance qui pour peindre la Sainte Vierge faisaient poser leurs gitons ! Remarque que ce M. Claudel est un génie, je ne dis pas non, mais ces gens de lettres sont tous pareils : dès qu’ils veulent toucher à la sainteté, ils se barbouillent de sublime, ils se mettent du sublime partout ! La sainteté n’est pas sublime, et si j’avais confessé l’héroïne, je lui aurais d’abord imposé de changer contre un vrai nom de chrétienne son nom d’oiseau — elle s’appelle Sygne — et puis de tenir sa parole, car enfin on n’en a qu’une, et notre Saint-Père le Pape lui-même n’y peut rien. — Mais en quoi moi-même…, lui dis-je. — Cette histoire de médaillon ? — De médaillon ?» Je ne pouvais comprendre. « Allons, nigaud, on vous a entendus, on vous a vus, il n’y a pas de miracle là-dedans, rassure-toi. — Qui nous a vus ? — Sa fille. Mais La Motte-Beuvron t’a déjà renseigné, ne fais pas la bête. — Non. — Comment, non ? Par exemple ! Hé bien, je suis pris, je pense que je dois maintenant aller jusqu’au bout, hein ? » Je n’ai pas bronché, j’avais eu le temps de reprendre un peu de calme. Au cas où Mlle Chantal eût altéré la vérité, elle l’avait fait avec adresse, j’allais me débattre dans un inexplicable réseau de demi-mensonges dont je ne m’arracherais pas sans risquer de trahir la morte à mon tour. M. le curé semblait étonné de mon silence, déconcerté. « Je me demande ce que tu entends par résignation… Forcer une mère à jeter au feu le seul souvenir qu’elle garde d’un enfant mort, cela ressemble à une histoire juive, c’est de l’Ancien Testament. Et de quel droit as-tu parlé d’une éternelle séparation ? On ne fait pas chanter les âmes, mon petit. — Vous présentez les choses ainsi, lui dis-je, je pourrais les présenter autrement. À quoi bon ! L’essentiel est vrai. — Voilà tout ce que tu trouves à répondre ? — Oui. » J’ai cru qu’il allait m’accabler. Il est devenu au contraire très pâle, presque livide, j’ai compris alors combien il m’aimait. « Ne restons pas ici plus longtemps, balbutia-t-il, et surtout refuse de recevoir la fille, c’est une diablesse. — Je ne lui fermerai pas ma porte, je ne fermerai ma porte à personne, aussi longtemps que je serai curé de cette paroisse. — Elle prétend que sa mère t’a résisté jusqu’au bout, que tu l’as laissée dans une agitation, un désordre d’esprit incroyable. Est-ce vrai ? — Non ! — Tu l’as laissée… — Je l’ai laissée avec Dieu, en paix. — Ah ! (Il a poussé un profond soupir.) Songe qu’elle a pu garder en mourant le souvenir de tes exigences, de ta dureté ?… — Elle est morte en paix. — Qu’en sais-tu ? » Je n’ai même pas été tenté de parler de la lettre. Si l’expression ne devait paraître ridicule, je dirais que de la tête aux pieds, je n’étais plus que silence. Silence et nuit. «Bref, elle est morte. Qu’est-ce que tu veux qu’on pense ! Des scènes pareilles ne valent rien pour une cardiaque. » Je me suis tu. Nous nous sommes quittés sur ces mots.
J’ai regagné lentement le presbytère. Je ne souffrais pas. Je me sentais même soulagé d’un grand poids. Cette entrevue avec M. le curé de Torcy, elle était comme la répétition générale de l’entretien que j’aurais incessamment avec mes supérieurs, et je découvrais presque avec joie que je n’avais rien à dire. Depuis deux jours, et sans que j’en eusse très clairement conscience, ma crainte était qu’on ne m’accusât d’une faute que je n’avais pas commise. L’honnêteté, en ce cas, m’eût défendu de garder le silence. Au lieu que j’étais désormais libre de laisser chacun juger à sa guise des actes de mon ministère, d’ailleurs susceptibles d’appréciations fort diverses. Et ce m’était aussi un grand soulagement de penser que Mlle Chantal avait pu se tromper de bonne foi sur le véritable caractère d’une conversation qu’elle n’avait probablement entendue que fort mal. Je suppose qu’elle était dans le jardin, sous la fenêtre, dont l’entablement est très élevé au-dessus du sol.
Arrivé au presbytère, j’ai été bien étonné d’avoir faim. Ma provision de pommes n’est pas épuisée, j’en fais cuire assez souvent sur les braises, et je les arrose de beurre frais. J’ai aussi des œufs. Le vin est vraiment médiocre, mais chaud et sucré, il devient passable. Je me sentais si frileux que j’ai rempli cette fois ma petite casserole. Cela fait la valeur d’un verre à eau, pas davantage, je le jure. Comme je terminais mon repas, M. le curé de Torcy est entré. La surprise — mais non pas la surprise seule — m’a cloué sur place. Je me suis mis debout, tout chancelant, je devais avoir l’air égaré. En me levant, ma main gauche avait maladroitement effleuré la bouteille, elle s’est brisée avec un bruit épouvantable. Une rigole de vin noir, bourbeux, s’est mise à couler sur les dalles.
— Mon pauvre enfant ! a-t-il dit. Et il répétait : « C’est ainsi… c’est donc ainsi… — d’une voix douce. Je ne comprenais pas encore, je ne comprenais rien, sinon que l’étrange paix dont je venais de jouir n’était, comme toujours, que l’annonce d’un nouveau malheur. « Ce n’est pas du vin, c’est une affreuse teinture. Tu t’empoisonnes, nigaud ! — Je n’en ai pas d’autre. — Il fallait m’en demander. — Je vous jure que… — Tais-toi ! » Il a poussé du pied les débris de la bouteille, on aurait dit qu’il écrasait un animal immonde. J’attendais qu’il eût fini, incapable d’articuler un seul mot. « Quelle mine veux-tu avoir, mon pauvre garçon, avec un jus pareil dans l’estomac, tu devrais être mort. » Il s’était placé devant moi, les deux mains dans les poches de sa douillette, et quand j’ai vu remuer ses épaules, j’ai senti qu’il allait tout dire, qu’il ne me ferait pas grâce d’un mot. « Tiens, j’ai raté la voiture de M. Bigre, mais je suis content d’être venu. Assieds-toi, d’abord ! — Non ! » fis-je. Et je sentais ma voix trembler dans ma poitrine, ainsi qu’il arrive chaque fois qu’un certain mouvement de l’âme, je ne sais quoi, m’avertit que le moment est venu, que je dois faire face. Faire face n’est pas toujours résister. Je crois même qu’à ce moment, j’aurais avoué n’importe quoi pour qu’on me laissât tranquille, avec Dieu. Mais nulle force au monde ne m’aurait empêché de rester debout. « Écoute, reprit M. le curé de Torcy, je ne t’en veux pas. Et ne va pas croire que je te prenne pour un ivrogne. Notre ami Delbende avait mis le doigt sur la plaie du premier coup. Nous autres, dans nos campagnes, nous sommes tous, plus ou moins, fils d’alcooliques. Tes parents n’ont pas bu plus que les autres, moins peut-être, seulement ils mangeaient mal, ou ils ne mangeaient pas du tout. Ajoute que faute de mieux, ils s’imprégnaient de mixtures dans le genre de celle-ci, des remèdes à tuer un cheval. Que veux-tu ? Tôt ou tard, tu l’aurais sentie, cette soif, une soif qui n’est pas tienne, après tout, et ça dure, va, ça peut durer des siècles, une soif de pauvres gens, c’est un héritage solide ! Cinq générations de millionnaires n’arrivent pas toujours à l’étancher, elle est dans les os, dans la moelle. Inutile de me répondre que tu ne t’es rendu compte de rien, j’en suis sûr. Et quand tu ne boirais par jour que la ration d’une demoiselle, n’importe. Tu es né saturé, mon pauvre bonhomme. Tu glissais tout doucement à demander au vin — et à quel vin ! — les forces et le courage que tu trouverais dans un bon rôti, un vrai. Humainement parlant, le pis qui puisse nous arriver, c’est de mourir, et tu étais en train de te tuer. Ça ne serait pas une consolation de se dire que tu t’es mis en terre avec une dose qui ne suffirait seulement pas à garder en joie et santé un vigneron d’Anjou ? Et remarque que tu n’offensais pas le bon Dieu. Mais te voilà prévenu, mon petit. Tu l’offenserais maintenant. »
Il s’est tu. Je l’ai regardé, sans y penser, comme j’ai regardé Mitonnet, ou Mademoiselle, ou… Oh ! oui, je sentais déborder de moi cette tristesse… Mais lui, c’est un homme fort et tranquille, un vrai serviteur de Dieu, un homme. Lui aussi, il a fait face. Nous avions l’air de nous dire adieu de loin, d’un bord à l’autre d’une route invisible.
— Et maintenant, a-t-il conclu d’une voix un peu plus rauque que de coutume, ne te monte pas l’imagination. Je n’ai qu’une parole, et je te la donne. Tu es un fameux petit prêtre quand même ! Sans vouloir médire de la pauvre morte, il faut avouer que… — Laissons cela ! dis-je. — À ton aise !
J’aurais bien voulu m’en aller, comme j’avais fait une heure plus tôt, dans la cabane du jardinier. Mais il était chez moi, je devais attendre son bon plaisir. Dieu soit loué ! Il a permis que le vieux maître ne me manquât pas, remplît encore une fois sa tâche. Son regard inquiet s’est brusquement raffermi, et j’ai entendu de nouveau la voix que je connais bien, forte, hardie, pleine d’une mystérieuse allégresse.
— Travaille, a-t-il dit, fais des petites choses, en attendant, au jour le jour. Applique-toi bien. Rappelle-toi l’écolier penché sur sa page d’écriture, et qui tire la langue. Voilà comment le bon Dieu souhaite nous voir, lorsqu’il nous abandonne à nos propres forces. Les petites choses n’ont l’air de rien, mais elles donnent la paix. C’est comme les fleurs des champs, vois-tu. On les croit sans parfum, et toutes ensemble, elles embaument. La prière des petites choses est innocente. Dans chaque petite chose, ü y a un Ange. Est-ce que tu pries les Anges ? — Mon Dieu, oui, … bien sûr. — On ne prie pas assez les Anges. Ils font un peu peur aux théologiens, rapport à ces vieilles hérésies des églises d’Orient, une peur nerveuse, quoi ! Le monde est plein d’Anges. Et la Sainte Vierge, est-ce que tu pries la Sainte Vierge ? — Par exemple ! — On dit ça… Seulement la pries-tu comme il faut, la pries-tu bien ? Elle est notre mère, c’est entendu. Elle est la mère du genre humain, la nouvelle Ève. Mais elle est aussi sa fille. L’ancien monde, le douloureux monde, le monde d’avant la Grâce l’a bercée longtemps sur son cœur désolé — des siècles et des siècles — dans l’attente obscure, incompréhensible d’une virgo genitrix… Des siècles et des siècles, il a protégé de ses vieilles mains chargées de crimes, ses lourdes mains, la petite fille merveilleuse dont il ne savait même pas le nom. Une petite fille, cette reine des Anges ! Et elle l’est restée, ne l’oublie pas ! Le Moyen Age avait bien compris ça, le Moyen Age a compris tout. Mais va donc empêcher les imbéciles de refaire à leur manière le « drame de l’Incarnation », comme ils disent ! Alors qu’ils croient devoir, pour le prestige, habiller en guignols de modestes juges de paix, ou coudre des galons sur la manche des contrôleurs de chemin de fer, ça leur ferait trop honte d’avouer aux incroyants que le seul, l’unique drame, le drame des drames, — car il n’y en a pas d’autre — s’est joué sans décors et sans passementeries. Pense donc ! Le Verbe s’est fait chair, et les journalistes de ce temps-là n’en ont rien su ! Alors que l’expérience de chaque jour leur apprend que les vraies grandeurs, même humaines, le génie, l’héroïsme, l’amour même — leur pauvre amour — pour les reconnaître, c’est le diable ! Tellement que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, ils vont porter leurs fleurs de rhétorique au cimetière, ils ne se rendent qu’aux morts. La sainteté de Dieu ! La simplicité de Dieu, l’effrayante simplicité de Dieu qui a damné l’orgueil des Anges ! Oui, le démon a dû essayer de la regarder en face et l’immense torche flamboyante à la cime de la création s’est abîmée d’un seul coup dans la nuit. Le peuple juif avait la tête dure, sans quoi il aurait compris qu’un Dieu fait homme, réalisant la perfection de l’homme, risquait de passer inaperçu, qu’il fallait ouvrir l’œil. Et tiens, justement, cet épisode de l’entrée triomphale à Jérusalem, je le trouve si beau ! Notre-Seigneur a daigné goûter au triomphe comme au reste, comme à la mort, il n’a rien refusé de nos joies, il n’a refusé que le péché. Mais sa mort, dame ! il l’a soignée, rien n’y manque. Au lieu que son triomphe, c’est un triomphe pour enfants, tu ne trouves pas ? Une image d’Épinal, avec le petit de l’ânesse, les rameaux verts, et les gens de la campagne qui battent des mains. Une gentille parodie, un peu ironique, des magnificences impériales. Notre-Seigneur a l’air de sourire. — Notre-Seigneur sourit souvent — il nous dit : « Ne prenez pas ces sortes de choses trop au sérieux, mais enfin il y a des triomphes légitimes, ça n’est pas défendu de triompher, quand Jeanne d’Arc rentrera dans Orléans, sous les fleurs et les oriflammes, avec sa belle huque de drap d’or, je ne veux pas qu’elle puisse croire mal faire. Puisque vous y tenez tant, mes pauvres enfants, je l’ai sanctifié, votre triomphe, je l’ai béni, comme j’ai béni le vin de vos vignes. » Et pour les miracles, note bien, c’est la même chose. Il n’en fait pas plus qu’il ne faut. Les miracles, ce sont les images du livre, les belles images ! Mais remarque bien maintenant, petit : la Sainte Vierge n’a eu ni triomphe, ni miracles. Son fils n’a pas permis que la gloire humaine l’effleurât, même du plus fin bout de sa grande aile sauvage. Personne n’a vécu, n’a souffert, n’est mort aussi simplement et dans une ignorance aussi profonde de sa propre dignité, d’une dignité qui la met pourtant au-dessus des Anges. Car enfin, elle était née sans péché, quelle solitude étonnante ! Une source si pure, si limpide, si limpide et si pure, qu’elle ne pouvait même pas y voir refléter sa propre image, faite pour la seule joie du Père — ô solitude sacrée ! Les antiques démons familiers de l’homme, maîtres et serviteurs tout ensemble, les terribles patriarches qui ont guidé les premiers pas d’Adam au seuil du monde maudit, la Ruse et l’Orgueil, tu les vois qui regardent de loin cette créature miraculeuse placée hors de leur atteinte, invulnérable et désarmée. Certes, notre pauvre espèce ne vaut pas cher, mais l’enfance émeut toujours ses entrailles, l’ignorance des petits lui fait baisser les yeux — ses yeux qui savent le bien et le mal, ses yeux qui ont vu tant de choses ! Mais ce n’est que l’ignorance après tout. La Vierge était l’Innocence. Rends-toi compte de ce que nous sommes pour elle, nous autres, la race humaine ? Oh ! naturellement, elle déteste le péché, mais enfin, elle n’a de lui nulle expérience, cette expérience qui n’a pas manqué aux plus grands saints, au saint d’Assise lui-même, tout séraphique qu’il est. Le regard de la Vierge est le seul regard vraiment enfantin, le seul vrai regard d’enfant qui se soit jamais levé sur notre honte et notre malheur. Oui, mon petit, pour la bien prier, il faut sentir sur soi ce regard qui n’est pas tout à fait celui de l’indulgence — car l’indulgence ne va pas sans quelque expérience amère — mais de la tendre compassion, de la surprise douloureuse, d’on ne sait quel sentiment encore, inconcevable, inexprimable, qui la fait plus jeune que le péché, plus jeune que la race dont elle est issue, et bien que Mère par la grâce, Mère des grâces, la cadette du genre humain.
— Je vous remercie, lui dis-je. Je n’ai trouvé que ce mot-là. Et même je l’ai prononcé si froidement ! « Je vous prie de me bénir », ai-je repris sur le même ton. La vérité est que je luttais depuis dix minutes contre mon mal, mon affreux mal, qui n’avait jamais été plus pressant. Mon Dieu, la douleur serait encore supportable mais l’espèce de nausée qui l’accompagne maintenant abat tout à fait mon courage. Nous étions sur le seuil de la porte. « Tu es dans la peine, m’a-t-il répondu. C’est à toi de me bénir. » Et il a pris ma main dans la sienne, il l’a levée rapidement jusqu’à son front, et il est parti. C’est vrai qu’il commençait à venter dur, mais pour la première fois, je ne l’ai pas vu redresser sa haute taille, il marchait tout courbé.
Après le départ de M. le curé, je me suis assis un moment dans ma cuisine, je ne voulais pas trop réfléchir. « Si ce qui m’arrive, songeais-je, prend tant d’importance à mes yeux, c’est parce que je me crois innocent. Il y a certainement beaucoup de prêtres capables de grandes imprudences, et on ne m’accuse pas d’autre chose. Il est très possible que l’émotion ait hâté la mort de Mme la comtesse, l’erreur de M. le curé de Torcy ne porte que sur le vrai caractère de notre entretien. » Si extraordinaire que cela paraisse, une telle pensée m’a été un soulagement. Alors que je déplore sans cesse mon insuffisance, vais-je tant hésiter à me ranger parmi les prêtres médiocres ? Mes premiers succès d’écolier ont été trop doux sans doute au cœur du petit malheureux que j’étais alors, et le souvenir m’en est resté, malgré tout. Je ne supporte pas bien l’idée qu’après avoir été un élève « brillant » — trop brillant ! — je doive aujourd’hui m’asseoir au haut des gradins, avec les cancres. Je me dis aussi que le dernier reproche de M. le curé n’est pas aussi injuste que je l’avais pensé d’abord. Il est vrai que ma conscience ne me fait là-dessus aucun reproche : je n’ai pas choisi volontiers ce régime qu’il trouve extravagant. Mon estomac n’en supportait pas d’autres, voilà tout. « D’ailleurs, pensais-je encore, cette erreur, du moins, n’aura scandalisé personne. C’est le docteur Delbende qui avait mis en garde mon vieux maître, et le ridicule incident de la bouteille brisée l’aura simplement confirmé dans une opinion toute gratuite. »
J’ai fini par sourire de mes craintes. Sans doute, Mme Pégriot, Mitonnet, M. le comte, quelques autres, n’ignorent pas que je bois du vin. Et après ? Il serait trop absurde qu’on dût m’imputer à crime une faute qui ne serait tout au plus qu’un péché de gourmandise, familier à beaucoup de mes confrères. Et Dieu sait que je ne passe pas ici pour gourmand.
(J’ai interrompu ce journal depuis deux jours, j’avais beaucoup de répugnance à poursuivre. Réflexion faite, je crains d’obéir moins à un scrupule légitime qu’à un sentiment de honte. Je tâcherai d’aller jusqu’au bout.)
Après le départ de M. le curé de Torcy, je suis sorti. Je devais aller d’abord prendre des nouvelles d’un malade, M. Duplouy. Je l’ai trouvé râlant. Il ne souffrait pourtant que d’une pneumonie assez bénigne, au dire du médecin, mais c’est un gros homme, son cœur trop gras a cédé tout à coup. Sa femme, accroupie devant l’âtre, faisait tranquillement chauffer une tasse de café. Elle ne se rendait compte de rien. Elle a dit simplement : « Vous avez peut-être raison, il va passer. » Quelque temps après, ayant soulevé le drap, elle a dit encore : « Le voilà qui se lâche, c’est la fin. » Lorsque je suis arrivé avec les Saintes Huiles, il était mort.
J’avais couru. J’ai eu tort d’accepter une grande tasse de café, mêlé de genièvre. Le genièvre m’écœure. Ce qu’affirmait le docteur Delbende est vrai, sans doute. Mon écœurement ressemble à celui de la satiété, d’une horrible satiété. L’odeur suffit. J’ai l’impression que ma langue se gonfle dans ma bouche, comme une éponge. J’aurais dû rentrer au presbytère. Chez moi, dans ma chambre, l’expérience m’a enseigné peu à peu certaines pratiques dont on rirait mais qui me permettent de lutter contre mon mal, de l’assoupir. Quiconque a l’habitude de souffrir finit très bien par comprendre que la douleur doit être ménagée, qu’on en vient souvent à bout par la ruse. Chacune a d’ailleurs sa personnalité, ses préférences, mais elles sont toutes méchantes et stupides, et le procédé qui s’est révélé bon une fois peut servir indéfiniment. Bref, je sentais que l’assaut serait dur, j’ai commis la sottise de vouloir lui résister de front. Dieu l’a permis. Cela m’a perdu, je le crains.
La nuit est tombée très vite. Pour comble de malheur, j’avais des visites à faire aux environs du fonds Galbat, les chemins y sont mauvais. Il ne pleuvait pas, mais la terre est d’argile, elle collait à mes semelles, elle ne sèche qu’en août. Chaque fois, les gens me faisaient place au foyer, près du poêle bourré d’un gros charbon de Bruays, mes tempes battaient au point qu’il m’était difficile d’entendre, je répondais un peu au hasard, je devais avoir l’air bien étrange ! Néanmoins j’ai tenu bon : un voyage au fonds Galbat est toujours pénible en raison de l’éloignement des maisons disséminées à travers les prairies, et je ne voulais pas risquer d’y perdre une autre soirée. De temps en temps, je consultais furtivement mon petit carnet, je barrais les noms à mesure, la liste me paraissait interminable. Lorsque je me suis retrouvé dehors, ma tâche achevée, je me sentais si mal que le cœur m’a manqué de rejoindre la grande route, j’ai suivi la lisière du bois. Ce chemin me faisait passer très près de la maison des Dumouchel où je désirais me rendre. Depuis deux semaines, en effet, Séraphita ne paraît plus au catéchisme ; je m’étais promis d’interroger son père.
J’ai d’abord marché avec assez de courage, ma douleur d’estomac semblait moins violente, je ne souffrais plus guère que de vertiges et de nausées. Je me rappelle très bien avoir dépassé la corne du bois d’Auchy. Une première défaillance a dû me prendre un peu au-delà. Je croyais encore lutter pour me tenir debout, et je sentais cependant, contre ma joue, l’argile glacée. Je me suis levé enfin. J’ai même cherché mon chapelet dans les ronces. Ma pauvre tête n’en pouvait plus. L’image de la Vierge-Enfant, telle que me l’avait suggérée M. le curé, s’y présentait sans cesse et, quelque effort que je fisse pour reprendre pleinement conscience, la prière commencée s’achevait en rêveries dont je discernais par instants l’absurdité. Combien de temps ai-je ainsi marché, je ne saurais le dire. Agréables ou non, les fantômes n’apaisaient pas la douleur intolérable qui me ployait en deux. Je crois qu’elle seule m’empêchait de sombrer dans la folie, elle était comme un point fixe dans le vain déroulement de mes songes. Ils me poursuivent encore au moment où j’écris, et grâce au ciel, ne me laissent aucun remords, car ma volonté ne les acceptait point, elle en réprouvait la témérité. Qu’elle est puissante, la parole d’un homme de Dieu ! Certes, je l’affirme ici solennellement, je n’ai jamais cru â une vision, au sens que l’on donne à ce mot, car le souvenir de mon indignité, de mon malheur, ne m’a, pour ainsi dire, pas quitté. Il n’en est pas moins vrai que l’image qui se formait en moi n’était pas de celles que l’esprit accueille ou repousse à son gré. Oserais-je en faire l’aveu ?…
(Ici dix lignes raturées.)
………………
… La créature sublime dont les petites mains ont détendu la foudre, ses mains pleines de grâces… Je regardais ses mains. Tantôt je les voyais, tantôt je ne les voyais plus, et comme ma douleur devenait excessive, que je me sentais glisser de nouveau, j’ai pris l’une d’elles dans la mienne. C’était une main d’enfant, d’enfant pauvre, déjà usée par le travail, les lessives. Comment exprimer cela ? Je ne voulais pas que ce fût un rêve, et pourtant je me souviens d’avoir fermé les yeux. Je craignais, en levant les paupières, d’apercevoir le visage devant lequel tout genou fléchit. Je l’ai vu. C’était aussi un visage d’enfant, ou de très jeune fille, sans aucun éclat. C’était le visage même de la tristesse, mais d’une tristesse que je ne connaissais pas, à laquelle je ne pouvais avoir nulle part, si proche de mon cœur, de mon misérable cœur d’homme, et néanmoins inaccessible. Il n’est pas de tristesse humaine sans amertume, et celle-là n’était que suavité, sans révolte, et celle-là n’était qu’acceptation. Elle faisait penser à je ne sais quelle grande nuit douce, infinie. Notre tristesse, enfin, naît de l’expérience de nos misères, expérience toujours impure, et celle-là était innocente. Elle était l’innocence. J’ai compris alors la signification de certaines paroles de M. le curé qui m’avaient paru obscures. Il a fallu jadis que Dieu voilât, par quelque prodige, cette tristesse virginale, car si aveugles et durs que soient les hommes, ils eussent reconnu à ce signe leur fille précieuse, la dernière née de leur race antique, l’otage céleste autour duquel rugissaient les démons, et ils se fussent levés tous ensemble, ils lui eussent fait un rempart de leurs corps mortels.
Je pense avoir marché quelque temps encore, mais je m’étais écarté du chemin, je trébuchais dans l’herbe épaisse, trempée de pluie, qui s’enfonçait sous mes semelles. Lorsque je me suis aperçu de mon erreur, j’étais devant une haie qui m’a paru trop haute et trop fournie pour que j’espérasse la franchir. Je l’ai longée. L’eau ruisselait des branches, et m’inondait le cou, les bras. Ma douleur s’apaisait peu à peu, mais je crachais sans cesse une eau tiède qui me paraissait avoir le goût des larmes. L’effort de prendre mon mouchoir dans ma poche me paraissait absolument irréalisable. Je n’avais d’ailleurs nullement perdu connaissance, je me sentais simplement l’esclave d’une souffrance trop vive, ou plutôt du souvenir de cette souffrance — car la certitude de son retour était plus angoissante que la souffrance même — et je la suivais comme un chien suit son maître. Je me disais aussi que j’allais tomber dans un moment, qu’on me trouverait là, demi-mort, que ce serait un scandale de plus. Il me semble que j’ai appelé. Tout à coup mon bras qui s’appuyait à la haie s’est trouvé dans le vide, tandis que le sol me manquait. J’étais parvenu, sans m’en douter, au bord du talus, et j’ai heurté violemment des deux genoux et du front la surface pierreuse de la route. Une minute encore, j’ai cru que je m’étais remis sur pied, que je marchais. Puis je me suis aperçu que ce n’était qu’en rêve. La nuit m’a paru soudain plus noire, plus compacte, j’ai pensé que je tombais de nouveau, mais cette fois c’était dans le silence. J’y ai glissé d’un seul coup. Il s’est refermé sur moi.
En rouvrant les yeux, la mémoire m’est revenue aussitôt. Il m’a semblé que le jour se levait. C’était le reflet d’une lanterne sur le talus, en face de moi. Je voyais aussi une autre clarté, sur la gauche, dans les arbres, et j’ai reconnu, du premier coup d’œil, la maison des Dumouchel, à sa véranda ridicule. Ma soutane trempée collait à mon dos, j’étais seul.
On avait posé la lanterne tout près de ma tête — une de ces lanternes d’écurie, au pétrole, qui donnent plus de fumée que de lumière. Un gros insecte tournait autour. J’ai essayé de me lever, sans y réussir, mais je me sentais quelques forces, je ne souffrais plus. Enfin, je me suis trouvé assis. De l’autre côté de la haie j’entendais geindre et souffler les bestiaux. Je me rendais parfaitement compte que même au cas où je parviendrais à me mettre debout, il était trop tard pour fuir, qu’il ne me restait plus qu’à supporter patiemment la curiosité de celui qui m’avait découvert, qui reviendrait bientôt chercher sa lanterne. « Hélas, pensais-je, la maison des Dumauchel est bien la dernière auprès de laquelle j’aurais souhaité qu’on me ramassât. » J’ai pu me relever sur les genoux, et nous nous sommes trouvés brusquement face à face. Debout elle n’était pas plus haute que moi. Sa maigre petite figure n’était guère moins rusée que d’habitude, mais ce que j’y remarquai d’abord était un air de gravité douce, un peu solennelle, presque comique. J’avais reconnu Séraphita. Je lui ai souri. Elle a probablement cru que je me moquais d’elle, la mauvaise lueur s’est allumée dans son regard gris — si peu enfantin — et qui m’a fait plus d’une fois baisser les yeux. Je me suis aperçu alors qu’elle tenait à la main une jatte de terre remplie d’eau, où nageait une espèce de chiffon, pas trop propre. Elle a pris la jatte entre les genoux. « J’ai été la remplir à la mare, fit-elle, c’était plus sûr. Ils sont tous là-bas dans la maison, à cause de la noce du cousin Victor. Moi, je suis sortie pour rentrer les bêtes. — Ne risque pas d’être punie. — Punie ? On ne m’a jamais punie. Un jour le père a levé la main sur moi. Ne t’avise pas de me toucher, que je lui ai dit, ou je mène la Rousse à la mauvaise herbe, elle crèvera d’enflure ! La Rousse est notre plus belle vache. — Tu n’aurais pas dû parler ainsi, c’est mal. — Le mal, a-t-elle répliqué en haussant les épaules avec malice, c’est de se mettre dans un état comme vous voilà. » Je me suis senti pâlir, elle m’a regardé curieusement. « Une chance que je vous ai trouvé. En poursuivant les bêtes, mon sabot a roulé dans le chemin, je suis descendue, je vous croyais mort. — Je vais mieux, je vais me lever. — N’allez pas rentrer fait comme vous êtes, au moins ! — Qu’est-ce que j’ai ? — Vous avez vomi, vous avez la figure barbouillée comme si vous aviez mangé des mûres. » J’ai essayé de prendre la jatte, elle a failli m’échapper des mains.
Vous tremblez trop, m’a-t-elle dit, laissez-moi, j’ai l’habitude, oh la la ! C’était bien autre chose à la noce de mon frère Narcisse. Hein, qu’est-ce que vous dites ? » Je claquais des dents, elle a fini par comprendre que je lui demandais de venir le lendemain au presbytère, que je lui expliquerais. « Ma foi, non, j’ai raconté du mal de vous, des horreurs. Vous devriez me battre. Je suis jalouse, horriblement jalouse, jalouse comme une bête. Et méfiez-vous des autres. Ce sont des cafardes, des hypocrites. » Tout en parlant, elle me passait son chiffon sur le front, les joues. L’eau fraîche me faisait du bien, je me suis levé, mais je tremblais toujours aussi fort. Enfin ce frisson a cessé. Ma petite Samaritaine levait sa lanterne à la hauteur de mon menton, pour mieux juger de son travail, je suppose. « Si vous voulez, je vous accompagnerai jusqu’au bout du chemin. Prenez garde aux trous. Une fois hors des pâturages, ça ira tout seul. » Elle est partie devant moi, puis le sentier s’élargissant, elle s’est rangée à mon côté, et quelques pas plus loin a mis sa main dans la mienne, sagement. Nous ne parlions ni l’un ni l’autre. Les vaches appelaient lugubrement. Nous avons entendu le claquement d’une porte au loin. « Faut que je rentre », a-t-elle dit. Mais elle s’est plantée devant moi, dressée sur ses petites jambes. « N’oubliez pas de vous coucher en rentrant, c’est ce qu’il y a de mieux. Seulement vous n’avez personne pour vous faire chauffer du café. Un homme sans femme, je trouve ça bien malheureux, bien emprunté. » Je ne pouvais détacher les yeux de son visage. Tout y est flétri, presque vieillot, sauf le front, resté si pur. Je n’aurais pas cru ce front si pur ! «Écoutez, ce que j’ai dit, n’allez pas le croire ! Je sais bien que vous ne l’avez pas fait exprès. Ils vous auront mis une poudre dans votre verre, c’est une chose qui les amuse, une farce. Mais grâce à moi, ils ne s’apercevront de rien, ils seront bien attrapés… — Où que t’es, petite garce ! » J’ai reconnu la voix du père. Elle a sauté le talus, sans plus de bruit qu’un chat, ses deux sabots d’une main, sa lanterne de l’autre. « Chut ! rentrez vite ! Cette nuit même, j’ai rêvé de vous. Vous aviez l’air triste, comme maintenant, je me suis réveillée tout pleurant. »
Chez moi, il m’a fallu laver ma soutane. L’étoffe était raide, l’eau est devenue rouge. J’ai compris que j’avais rendu beaucoup de sang.
En me couchant j’étais presque décidé à prendre dès l’aube un train pour Lille. Ma surprise était telle — la crainte de la mort est venue plus tard — que si le vieux docteur Delbende eût vécu, j’aurais sans doute couru jusqu’à Desvres, en pleine nuit. Et ce que je n’attendais pas s’est justement réalisé, comme toujours. J’ai dormi d’un trait, je me suis réveillé très dispos, avec les coqs. Même un fou rire m’a pris en regardant de près mon triste visage, tandis que je passais et repassais le rasoir sur une barbe dont aucun racloir n’aura jamais raison, une vraie barbe de chemineau, de roulier… Après tout, le sang qui tache ma soutane pourrait provenir d’un saignement de nez ? Comment une hypothèse si plausible ne s’est-elle pas présentée d’abord ? Mais l’hémorragie aura eu lieu pendant ma courte syncope, et j’étais resté, avant de perdre connaissance, sous l’impression d’une horrible nausée.
J’irai néanmoins consulter à Lille cette semaine, sans faute.
Après la messe, visite à mon confrère d’Haucolte, pour le prier de me remplacer en cas d’absence. C’est un prêtre que je connais peu, mais presque du même âge que moi, il m’inspire confiance. Malgré tous les lavages, le plastron de ma soutane est horrible à voir. J’ai raconté qu’un flacon d’encre rouge s’était renversé dans l’armoire, et il m’a prêté obligeamment une vieille douillette. Que pensait-il de moi ? Je n’ai pu lire dans son regard.
M. le curé de Torcy a été transporté hier dans une clinique d’Amiens. Il souffre d’une crise cardiaque peu grave, dit-on, mais qui exige des soins, l’assistance d’une infirmière. Il a laissé pour moi un billet griffonné au crayon, alors qu’il prenait place dans l’ambulance : «Mon petit Gribouille, prie bien le bon Dieu, et viens me voir à Amiens, la semaine prochaine. »
Au moment de quitter l’église, je me suis trouvé en face de Mlle Louise. Je la croyais très loin d’ici. Elle était venue d’Arches à pied, ses souliers étaient pleins de boue, son visage m’a paru sale et défait, un de ses gants de laine, tout troué, découvrait ses doigts. Elle jadis si soignée, si correcte ! Cela m’a fait une peine horrible. Et pourtant, dès le premier mot, j’ai compris que sa souffrance était de celles qu’on ne peut avouer.
Elle m’a dit que ses gages n’étaient plus payés depuis six mois, que le notaire de M. le comte lui proposait une transaction inacceptable, qu’elle n’osait s’éloigner d’Arches, vivait à l’hôtel. « Monsieur va se trouver très seul, c’est un homme faible, égoïste, attaché à ses habitudes, sa fille n’en fera qu’une bouchée. » J’ai compris qu’elle espérait encore, je n’ose dire quoi. Elle s’efforçait d’arrondir ses phrases, comme jadis, et par moments sa voix ressemblait à celle de Mme la comtesse, dont elle a pris aussi le plissement des paupières, sur le regard myope… L’humiliation volontaire est royale, mais ce n’est pas très beau à voir, une vanité décomposée !…
« Même Madame, a-t-elle dit, me traitait en personne de condition. D’ailleurs mon grand-oncle, le commandant Heudenert, avait épousé une de Noisel, les Noisel sont de leurs parents. L’épreuve que Dieu m’envoie… » Je n’ai pu m’empêcher de l’interrompre : « N’invoquez pas Dieu si légèrement. — Oh ! il vous est facile de me condamner, me mépriser. Vous ne savez pas ce que c’est que la solitude ! — On ne sait jamais, dis-je. On ne va jamais jusqu’au fond de sa solitude. — Enfin, vous avez vos occupations, les jours passent vite. » Cela m’a fait sourire malgré moi. « Vous devez maintenant vous éloigner, lui dis-je, quitter le pays. Je vous promets d’obtenir ce qui vous est dû. Je vous le ferai tenir à l’endroit que vous m’indiquerez. — Grâce à Mademoiselle, sans doute ? Je ne pense aucun mal de cette enfant, je lui pardonne. C’est une nature violente, mais généreuse. J’imagine parfois qu’une explication franche… » Elle avait ôté un de ses gants et le pétrissait nerveusement contre sa paume. Elle me faisait pitié, certes — et aussi un peu horreur. « Mademoiselle, lui dis-je, à défaut d’autre chose, la fierté devrait vous interdire certaines démarches, d’ailleurs inutiles. Et l’extraordinaire, c’est que vous prétendiez m’y associer. — La fierté ? Quitter ce pays où j’ai vécu heureuse, considérée, presque l’égale des maîtres, pour m’en aller comme une mendiante, est-ce là ce que vous appelez fierté ? Hier, déjà, au marché, des paysans qui m’auraient jadis saluée jusqu’à terre, faisaient semblant de ne pas me reconnaître. — Ne les reconnaissez pas non plus. Soyez fière ! — La fierté, toujours la fierté ! Qu’est-ce que la fierté, d’abord ? Je n’avais jamais pensé que la fierté fût une des vertus théologales… Je m’étonne même de trouver ce mot dans votre bouche. — Pardon, lui dis-je, si vous voulez parler au prêtre, il vous demandera l’aveu de vos fautes pour avoir le droit de vous en absoudre. — Je ne veux rien de pareil. — Permettez-moi donc alors de m’adresser à vous dans un langage que vous puissiez comprendre. — Un langage humain ? — Pourquoi pas ? Il est beau de s’élever au-dessus de la fierté. Encore faut-il l’atteindre. Je n’ai pas le droit de parler librement de l’honneur selon le monde, ce n’est pas un sujet de conversation pour un pauvre prêtre tel que moi, mais je trouve parfois qu’on fait trop bon marché de l’honneur. Hélas ! nous sommes tous capables de nous coucher dans la boue, la boue paraît fraîche aux cœurs épuisés. Et la honte, voyez-vous, c’est un sommeil comme un autre, un lourd sommeil, une ivresse sans rêves. Si un dernier reste d’orgueil doit remettre debout un malheureux, pourquoi y regarderait-on de si près ? — Je suis cette malheureuse ? — Oui, lui dis-je. Et je ne me permets de vous humilier que dans l’espoir de vous épargner une humiliation plus douloureuse, irréparable, qui vous dégraderait à vos yeux pour toujours. Abandonnez ce projet de revoir Mlle Chantal, vous vous aviliriez en vain, vous seriez écrasée, piétinée… » Je me suis tu. Je voyais qu’elle se forçait à la révolte, à la colère. J’aurais voulu trouver une parole de pitié, mais celles qui se présentaient à mon esprit n’eussent servi, je le sentais, qu’à l’attendrir sur elle-même, ouvrir la source d’ignobles larmes. Jamais je n’avais mieux compris mon impuissance en face de certaines infortunes auxquelles je ne saurais avoir part, quoi que je fasse. « Oui, dit-elle, entre Chantal et moi, vous n’hésitez pas. C’est moi qui ne suis pas de force. Elle m’a brisée. » Ce mot m’a rappelé une phrase de mon dernier entretien avec Mme la comtesse. «Dieu vous brisera ! » m’étais-je écrié. Un pareil souvenir, en cet instant, m’a fait mal. « Il n’y a rien à briser en vous ! » ai-je dit. J’ai regretté cette parole, je ne la regrette plus, elle est sortie de mon cœur. « C’est vous qui êtes sa dupe ! » a répliqué Mademoiselle, avec une triste grimace. Elle n’élevait pas la voix, elle parlait seulement plus vite, très vite, je ne puis d’ailleurs tout rapporter, cela coulait intarissablement de ses lèvres gercées. « Elle vous hait. Elle vous hait depuis le premier jour. Elle a une espèce de clairvoyance diabolique. Et quelle ruse ! Rien ne lui échappe. Dès qu’elle met le nez dehors, les enfants lui courent après, elle les bourre de sucre, ils l’adorent. Elle leur parle de vous, ils lui racontent je ne sais quelles histoires de catéchisme, elle imite votre démarche, votre voix. Vous l’obsédez, c’est clair. Et quiconque l’obsède, elle en fait son souffre-douleur, elle le poursuit jusqu’à la mort, elle est d’ailleurs sans pitié. Avant-hier encore… » J’ai senti comme un coup dans la poitrine. « Taisez-vous ! ai-je dit. — Il faut pourtant que vous sachiez ce qu’elle est. — Je le sais, m’écriai-je, vous ne pouvez pas la comprendre. » Elle a tendu vers moi son pauvre visage humilié. Sur sa joue livide, presque grise, le vent avait dû sécher des larmes, cela faisait une traînée luisante qui se perdait dans le creux d’ombre des pommettes. « J’ai causé avec Famechon, l’aide-jardinier qui sert à table, en l’absence de François. Chantal a tout raconté à son père, ils se tordaient de rire. Elle avait trouvé un petit livre, près de la maison Dumouchel, elle a lu votre nom à la première page. Alors l’idée lui est venue d’interroger Séraphita, et la petite, comme toujours, s’est laissé tirer les vers du nez… » Je la regardais stupide, sans pouvoir articuler un mot. Même en ce moment, où elle eût dû savourer sa vengeance, la colère n’arrivait pas à donner une autre expression à ses tristes yeux que celle d’une résignation de bête domestique, son visage était seulement un peu moins pâle. « Il paraît que la petite vous a trouvé ronflant dans le chemin de… » Je lui ai tourné le dos. Elle a couru derrière moi, et en voyant sa main sur ma manche, je n’ai pu réprimer un mouvement de dégoût, il m’a fallu un grand effort pour la prendre dans la mienne et l’écarter doucement. « Allez-vous-en ! lui dis-je. Je prierai pour vous. » Elle m’a fait enfin pitié. « Tout s’arrangera, je vous le promets. J’irai voir M. le comte. » Elle s’est éloignée rapidement, tête basse et légèrement de biais, ainsi qu’un animal blessé.
M. le chanoine de la Motte-Beuvron vient de quitter Ambricourt. Je ne l’ai pas revu.
Aperçu aujourd’hui Séraphita. Elle gardait sa vache, assise au bout du talus. Je me suis approché, pas de beaucoup. Elle s’est enfuie.
Évidemment, ma timidité a pris, depuis quelque temps, le caractère d’une véritable obsession. On ne vient pas facilement à bout de cette peur irraisonnée, enfantine, qui me fait me retourner brusquement lorsque je sens sur moi le regard d’un passant. Mon cœur saute dans ma poitrine, et je ne recommence à respirer qu’après avoir entendu le bonjour qui répond au mien. Quand il arrive, je ne l’espérais déjà plus.
La curiosité se détourne de moi, pourtant. On m’a jugé, que demander de plus ? Ils ont désormais de ma conduite une explication plausible, familière, rassurante, qui leur permet de se détourner de moi, de revenir aux choses sérieuses. On sait que « je bois » — tout seul, en cachette — les jeunes gens disent « en suisse ». Cela devrait suffire. Reste, hélas ! cette mauvaise mine, cette mine funèbre dont je ne puis naturellement me défaire, et qui s’accorde si mal avec l’intempérance. Ils ne me la pardonneront pas.
Je craignais beaucoup la leçon de catéchisme du jeudi. Oh ! je ne m’attendais pas à ce que l’argot des lycées appelle un chahut (les petits paysans ne chahutent guère) mais à des chuchotements, des sourires. Il ne s’est rien passé.
Séraphita est arrivée en retard, essoufflée, très rouge. Il m’a semblé qu’elle boitait un peu. À la fin de la leçon, tandis que je récitais le Sub tuum, je l’ai vue se glisser derrière ses compagnes et l’amen n’était pas prononcé que j’entendis déjà sur les dalles le clic clac impatient de ses galoches.
L’église vide, j’ai trouvé sous la chaire le grand mouchoir bleu rayé de blanc, trop large pour la poche de son tablier, et qu’elle oublie souvent. Je me suis dit qu’elle n’oserait rentrer chez elle sans ce précieux objet, car Mme Dumouchel est connue pour tenir à son bien.
Elle est revenue, en effet. Elle a couru d’un trait jusqu’à son banc, sans bruit (elle avait retiré ses galoches). Elle boitait beaucoup plus fort qu’avant, mais lorsque je l’ai appelée, du fond de l’église, elle a de nouveau marché presque droit. « Voilà ton mouchoir. Ne l’oublie plus ! » Elle était très pâle (je l’ai rarement vue ainsi, la moindre émotion la fait devenir écarlate). Elle m’a pris le mouchoir des mains, farouchement, sans un merci. Puis elle est restée immobile, sa jambe malade repliée. « Va-t’en », lui ai-je dit doucement. Elle a fait un pas vers la porte, puis elle est revenue droit sur moi, avec un admirable mouvement de ses petites épaules. « Mlle Chantal m’a d’abord forcée (elle se levait sur la pointe des pieds, pour me regarder bien en face), et puis après… après… — Après, tu as parlé volontiers ? Que veux-tu, les filles sont bavardes. — Je ne suis pas bavarde, je suis méchante. — Sûr ? — Sûr comme Dieu me voit ! (De son pouce noirci d’encre, elle s’est signé le front, les lèvres.) Je me souviens de ce que vous avez dit aux autres, — des bonnes paroles, des compliments, tenez, vous appelez Zélida mon petit. Mon petit, cette grosse jument borgne ! Faut bien que ce soit vous pour penser à ça ! — Tu es jalouse. » Elle a poussé un grand soupir, en clignant des yeux, comme si elle cherchait à voir au fond de sa pensée, tout au fond. « Et pourtant, vous n’êtes pas beau, a-t-elle dit entre ses dents, avec une gravité inimaginable. C’est seulement parce que vous êtes triste. Même quand vous souriez, vous êtes triste. Il me semble que si je comprenais pourquoi vous êtes triste, je ne serais plus jamais mauvaise. — Je suis triste, lui dis-je, parce que Dieu n’est pas aimé. » Elle a secoué la tête. Le ruban bleu tout crasseux qui tient sur le haut du crâne ses pauvres cheveux s’était dénoué, flottait drôlement à la hauteur de son menton. Évidemment, ma phrase lui paraissait obscure, très obscure. Mais elle n’a pas cherché longtemps. « Moi aussi, je suis triste. C’est bon, d’être triste. Cela rachète les péchés, que je me dis, des fois… — Tu fais donc beaucoup de péchés ? — Dame ! (elle m’a jeté un regard de reproche, d’humble complicité) vous le savez bien. C’est pas que ça m’amuse tant, les garçons ! Ils ne valent pas grand-chose. Si bêtes qu’ils sont ! Des vrais chiens fous. — Tu n’as pas honte ? — Si, j’ai honte. Avec Isabelle et Noémie, nous les retrouvons souvent là-haut, par devers la grande butte des Malicorne, la carrière de sable. On s’amuse d’abord à la glissade. C’est moi la plus vaurienne, sûr ! Mais quand ils sont tous partis, je joue à la morte… — À la morte ? — Oui, à la morte. J’ai fait un trou dans le sable, je m’étends là, sur le dos, bien couchée, les mains croisées, en fermant les yeux. Quand je bouge, si peu que ce soit, le sable me coule dans le cou, les oreilles, la bouche même. Je voudrais que ce ne fût pas un jeu, que je sois morte. Après avoir parlé à Mlle Chantal, je suis restée là-bas des heures. En rentrant, papa m’a claquée. J’ai même pleuré, c’est plutôt rare… — Tu ne pleures donc jamais ? — Non. Je trouve ça dégoûtant, sale. Quand on pleure, la tristesse sort de vous, le cœur fond comme du beurre, pouah ! Ou alors… (elle a cligné de nouveau les paupières) il faudrait trouver une autre… une autre façon de pleurer, quoi ! Vous trouvez ça bête ?… — Non », lui dis-je. J’hésitais à lui répondre, il me semblait que la moindre imprudence allait éloigner de moi, à jamais, cette petite bête farouche. « Un jour, tu comprendras que la prière est justement cette manière de pleurer, les seules larmes qui ne soient pas lâches. » Le mot de prière lui a fait froncer les sourcils, son visage s’est retroussé comme celui d’un chat. Elle m’a tourné le dos, et s’est éloignée en boitant très fort. «Pourquoi boites-tu ? » Elle s’est arrêtée net, tout son corps prêt à la fuite, la tête seule tournée vers moi. Puis elle a eu ce même mouvement des épaules, je me suis approché doucement, elle tirait désespérément vers ses genoux sa jupe de laine grise. À travers un accroc de son bas, j’ai vu sa jambe violette. « Voilà pourquoi tu boites, lui ai-je dit, qu’est-ce que c’est ? » Elle a sauté en arrière, je lui ai pris la main comme au vol. En se débattant, elle a découvert un peu au-dessus du mollet une grosse ficelle liée si fort que la chair faisait deux gros bourrelets, couleur d’aubergine. Elle s’est dégagée d’un bond, sautant à cloche-pied à travers les bancs, je ne l’ai rattrapée qu’à deux pas de la porte. Son air grave m’a imposé silence d’abord. « C’est pour me punir d’avoir parlé à Mlle Chantal, j’ai promis de garder la ficelle jusqu’à ce soir. — Coupe cela ! » lui ai-je dit. Je lui ai tendu mon couteau, elle a obéi sans dire mot. Mais le soudain afflux du sang a dû être terriblement douloureux, car elle a fait une affreuse grimace. Si je ne l’avais pas retenue, elle serait sûrement tombée. « Promets-moi de ne pas recommencer. » Elle a incliné la tête, toujours gravement, et elle est partie, en s’appuyant de la main au mur. Que Dieu la garde !
J’ai dû avoir cette nuit une hémorragie insignifiante, certes, mais qu’il ne m’est guère possible de confondre avec un saignement de nez.
Comme il n’est pas raisonnable de remettre sans cesse mon voyage à Lille, j’ai écrit au docteur en lui proposant la date du 15. Dans six jours…
J’ai tenu la promesse faite à Mlle Louise. Cette visite au château me coûtait beaucoup. Heureusement, j’ai rencontré M. le comte dans l’avenue. Il n’a paru nullement étonné de ma demande, on aurait dit qu’il l’attendait. Je m’y suis pris moimême beaucoup plus adroitement que je ne l’espérais.
La réponse du docteur m’est arrivée par retour du courrier. Il accepte la date fixée. Je puis être de retour dès le lendemain matin.
J’ai remplacé le vin par du café noir, très fort. Je m’en trouve bien. Mais ce régime me vaut des insomnies qui ne seraient pas trop pénibles, agréables même parfois, n’étaient ces palpitations de cœur, assez angoissantes, en somme. La délivrance de l’aube m’est toujours aussi douce. C’est comme une grâce de Dieu, un sourire. Que les matins soient bénis !
Les forces me reviennent, avec une espèce d’appétit. Le temps est d’ailleurs beau, sec et froid. Les prés sont couverts de gelée blanche. Le village m’apparaît bien différent de ce qu’il était en automne, on dirait que la limpidité de l’air lui enlève peu à peu toute pesanteur, et lorsque le soleil commence à décliner, on pourrait le croire suspendu dans le vide, il ne touche plus à la terre, il m’échappe, il s’envole. C’est moi qui me sens lourd, qui pèse d’un grand poids sur le sol. Parfois, l’illusion est telle que je regarde avec une sorte de terreur, une répulsion inexplicable, mes gros souliers. Que font-ils là, dans cette lumière ? Il me semble que je les vois s’enfoncer.
Évidemment, je prie mieux. Mais je ne reconnais pas ma prière. Elle avait jadis un caractère d’imploration têtue, et même lorsque la leçon du bréviaire, par exemple, retenait mon attention, je sentais se poursuivre en moi ce colloque avec Dieu, tantôt suppliant, tantôt pressant, impérieux — oui, j’aurais voulu lui arracher ses grâces, faire violence à sa tendresse. Maintenant j’arrive difficilement à désirer quoi que ce soit. Comme le village, ma prière n’a plus de poids, s’envole… Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Je ne sais.
Encore une petite hémorragie, un crachement de sang, plutôt. La peur de la mort m’a effleuré. Oh ! sans doute, sa pensée me revient souvent, et parfois elle m’inspire de la crainte. Mais la crainte n’est pas la peur. Cela n’a duré qu’un instant. Je ne saurais à quoi comparer cette impression fulgurante. Le cinglement d’une mèche de fouet à travers le cœur, peut-être ?… Ô Sainte Agonie !
Que mes poumons soient en mauvais état, rien de plus sûr. Pourtant le docteur Delbende m’avait soigneusement ausculté. En quelques semaines, la tuberculose n’a pu faire de très grands progrès. On triomphe d’ailleurs souvent de cette maladie par l’énergie, la volonté de guérir. J’ai l’une et l’autre.
Fini aujourd’hui ces visites que M. le curé de Torcy appelait ironiquement domiciliaires. Si je ne détestais tant le vocabulaire habituel à beaucoup de mes confrères, je dirais qu’elles ont été très « consolantes ». Et cependant j’avais gardé pour la fin celles dont l’issue favorable me paraissait des plus douteuses… À quoi tient cette facilité soudaine des êtres et des choses ? Est-elle imaginaire ? Suis-je devenu insensible à certaines menues disgrâces ? Ou mon insignifiance, reconnue de tous, a-t-elle désarmé les soupçons, l’antipathie ? Tout cela me semble un rêve.
(Peur de la mort. La seconde crise a été moins violente que la première, je crois. Mais c’est bien étrange ce tressaillement, cette contraction de tout l’être autour de je ne sais quel point de la poitrine…)
Je viens de faire une rencontre. Oh ! une rencontre bien peu surprenante, en somme ! Dans l’état où je me trouve, le moindre événement perd ses proportions exactes, ainsi qu’un paysage dans la brume. Bref, j’ai rencontré, je crois, un ami, j’ai eu la révélation de l’amitié.
Cet aveu surprendrait beaucoup de mes anciens camarades, car je passe pour très fidèle à certaines sympathies de jeunesse. Ma mémoire du calendrier, mon exactitude à souhaiter les anniversaires d’ordination, par exemple, est célèbre. On en rit. Mais ce ne sont que des sympathies. Je comprends maintenant que l’amitié peut éclater entre deux êtres avec ce caractère de brusquerie, de violence, que les gens du monde ne reconnaissent volontiers qu’à la révélation de l’amour.
J’allais donc vers Mézargues lorsque j’ai entendu, très loin derrière moi, ce bruit de sirène, ce grondement qui s’enfle et décroît tour à tour selon les caprices du vent, ou les sinuosités de la route. Depuis quelques jours il est devenu familier, ne fait plus lever la tête à personne. On dit simplement : « C’est la motocyclette de M. Olivier. » Une machine allemande, extraordinaire, qui ressemble à une petite locomotive étincelante. M. Olivier s’appelle réellement Tréville-Sommerange, il est le neveu de Mme la comtesse. Les vieux qui l’ont connu ici enfant ne tarissent pas sur son compte, il a fallu l’engager à dix-huit ans, c’était un garçon très difficile.
Je me suis arrêté au haut de la côte pour souffler. Le bruit du moteur a cessé quelques secondes (à cause, sans doute, du grand tournant de Dillonne) puis il a repris tout à coup. C’était comme un cri sauvage, impérieux, menaçant, désespéré. Presque aussitôt la crête, en face de moi, s’est couronnée d’une espèce de gerbe de flammes — le soleil frappant en plein sur les aciers polis — et déjà la machine plongeait au bas de la descente avec un puissant râle, remontait si vite qu’on eût pu croire qu’elle s’était élevée d’un bond. Comme je me jetais de côté pour lui faire place, j’ai cru sentir mon cœur se décrocher dans ma poitrine. Il m’a fallu un instant pour comprendre que le bruit avait cessé. Je n’entendais plus que la plainte aiguë des freins, le grincement des roues sur le sol. Puis ce bruit a cessé, lui aussi. Le silence m’a paru plus énorme que le cri.
M. Olivier était là devant moi, son chandail gris montant jusqu’aux oreilles, tête nue. Je ne l’avais jamais vu de si près. Il a un visage calme, attentif, et des yeux si pâles qu’on n’en saurait dire la couleur exacte. Ils souriaient en me regardant.
— Ça vous tente, monsieur le curé ? m’a-t-il demandé d’une voix — mon Dieu, d’une voix que j’ai reconnue tout de suite, douce et inflexible à la fois — celle de Mme la comtesse. (Je ne suis pas bon physionomiste, comme on dit, mais j’ai la mémoire des voix, je ne les oublie jamais, je les aime. Un aveugle, que rien ne distrait, doit apprendre beaucoup de choses des voix.) — Pourquoi pas, monsieur ? ai-je répondu.
Nous nous sommes considérés en silence. Je lisais l’étonnement dans son regard, un peu d’ironie aussi. À côté de cette machine flamboyante, ma soutane faisait une tache noire et triste. Par quel miracle me suis-je senti à ce moment-là jeune, si jeune — ah, oui, si jeune — aussi jeune que ce triomphal matin ? En un éclair, j’ai vu ma triste adolescence — non pas ainsi que les noyés repassent leur vie, dit-on, avant de couler à pic, car ce n’était sûrement pas une suite de tableaux presque instantanément déroulés — non. Cela était devant moi comme une personne, un être (vivant ou mort, Dieu le sait !). Mais je n’étais pas sûr de la reconnaître, je ne pouvais pas la reconnaître parce que… oh ! cela va paraître bien étrange — parce que je la voyais pour la première fois, je ne l’avais jamais vue. Elle était passée jadis — ainsi que passent près de nous tant d’étrangers dont nous eussions fait des frères, et qui s’éloignent sans retour. Je n’avais jamais été jeune, parce que je n’avais pas osé. Autour de moi, probablement, la vie poursuivait son cours, mes camarades connaissaient, savouraient cet acide printemps, alors que je m’efforçais de n’y pas penser, que je m’hébétais de travail. Les sympathies ne me manquaient pas, certes ! Mais les meilleurs de mes amis devaient redouter, à leur insu, le signe dont m’avait marqué ma première enfance, mon expérience enfantine de la misère, de son opprobre. Il eût fallu que je leur ouvrisse mon cœur, et ce que j’aurais souhaité dire était cela justement que je voulais à tout prix tenir caché… Mon Dieu, cela me paraît si simple maintenant ! Je n’ai jamais été jeune parce que personne n’a voulu l’être avec moi.
Oui, les choses m’ont paru simples tout à coup. Le souvenir n’en sortira plus de moi. Ce ciel clair, la fauve brume criblée d’or, les pentes encore blanches de gel, et cette machine éblouissante qui haletait doucement dans le soleil… J’ai compris que la jeunesse est bénie — qu’elle est un risque à courir — mais ce risque même est béni. Et par un pressentiment que je n’explique pas, je comprenais aussi, je savais que Dieu ne voulait pas que je mourusse sans connaître quelque chose de ce risque — juste assez, peut-être, pour que mon sacrifice fût total, le moment venu… J’ai connu cette pauvre petite minute de gloire.
Parler ainsi, à propos d’une rencontre aussi banale, cela doit paraître bien sot, je le sens. Que m’importe ! Pour n’être pas ridicule dans le bonheur, il faut l’avoir appris dès le premier âge, lorsqu’on n’en pouvait même pas balbutier le nom. Je n’aurai jamais, fût-ce une seconde, cette sûreté, cette élégance. Le bonheur ! Une sorte de fierté, d’allégresse, une espérance absurde, purement charnelle, la forme charnelle de l’espérance, je crois que c’est ce qu’ils appellent le bonheur. Enfin, je me sentais jeune, réellement jeune, devant ce compagnon aussi jeune que moi. Nous étions jeunes tous les deux.
— Où allez-vous, monsieur le curé ? — À Mézargues. — Vous n’êtes jamais monté là-dessus ? J’ai éclaté de rire. Je me disais que vingt ans plus tôt, rien qu’à caresser de la main, comme je le faisais, le long réservoir tout frémissant des lentes pulsations du moteur, je me serais évanoui de plaisir. Et pourtant, je ne me souvenais pas d’avoir, enfant, jamais osé seulement désirer posséder un de ces jouets, fabuleux pour les petits pauvres, un jouet mécanique, un jouet qui marche. Mais ce rêve était sûrement au fond de moi, intact. Et il remontait du passé, il éclatait tout à coup dans ma pauvre poitrine malade, déjà touchée par la mort, peut-être ? Il était là-dedans, comme un soleil.
— Par exemple, a-t-il repris, vous pouvez vous vanter de m’épater. Ça ne vous fait pas peur ? — Oh ! non, pourquoi voulez-vous que ça me fasse peur ? — Pour rien. — Écoutez, lui dis-je, d’ici à Mézargues, je crois que nous ne rencontrerons personne. Je ne voudrais pas qu’on se moquât de vous. — C’est moi qui suis un imbécile, a-t-il répondu, après un silence.
J’ai grimpé tant bien que mal sur un petit siège assez mal commode et presque aussitôt la longue descente à laquelle nous faisions face a paru bondir derrière nous tandis que la haute voix du moteur s’élevait sans cesse jusqu’à ne plus donner qu’une seule note, d’une extraordinaire pureté. Elle était comme le chant de la lumière, elle était la lumière même, et je croyais la suivre des yeux, dans sa courbe immense, sa prodigieuse ascension. Le paysage ne venait pas à nous, il s’ouvrait de toutes parts, et un peu au-delà du glissement hagard de la route, tournait majestueusement sur lui-même, ainsi que la porte d’un autre monde.
J’étais bien incapable de mesurer le chemin parcouru, ni le temps. Je sais seulement que nous allions vite, très vite, de plus en plus vite. Le vent de la course n’était plus, comme au début, l’obstacle auquel je m’appuyais de tout mon poids, il était devenu un couloir vertigineux, un vide entre deux colonnes d’air brassées à une vitesse foudroyante. Je les sentais rouler à ma droite et à ma gauche, pareilles à deux murailles liquides, et lorsque j’essayais d’écarter le bras, il était plaqué à mon flanc par une force irrésistible. Nous sommes arrivés ainsi au virage de Mézargues. Mon conducteur s’est retourné une seconde. Perché sur mon siège, je le dépassais des épaules, il devait me regarder de bas en haut. « Attention ! » m’a-t-il dit. Les yeux riaient dans son visage tendu, l’air dressait ses longs cheveux blonds tout droits sur sa tête. J’ai vu le talus de la route foncer vers nous, puis fuir brusquement d’une fuite oblique, éperdue. L’immense horizon a vacillé deux fois, et déjà nous plongions dans la descente de Gesvres. Mon compagnon m’a crié je ne sais quoi, j’ai répondu par un rire, je me sentais heureux, délivré, si loin de tout. Enfin j’ai compris que ma mine le surprenait un peu, qu’il avait cru probablement me faire peur. Mézargues était derrière nous. Je n’ai pas eu le courage de protester. Après tout, pensais-je, il ne me faut pas moins d’une heure pour faire la route à pied, j’y gagne encore…
Nous sommes revenus au presbytère plus sagement. Le ciel s’était couvert, il soufflait une petite bise aigre. J’ai bien senti que je m’éveillais d’un rêve.
Par chance, le chemin était désert, nous n’avons rencontré que la vieille Madeleine, qui liait des fagots. Elle ne s’est pas retournée. Je croyais que M. Olivier allait pousser jusqu’au château, mais il m’a demandé gentiment la permission d’entrer.
Je ne savais que lui dire. J’aurais donné Dieu sait quoi pour pouvoir le régaler un peu, car rien n’ôtera de la tête d’un paysan comme moi que le militaire a toujours faim et soif. Naturellement, je n’ai pas osé lui offrir de mon vin qui n’est plus qu’une tisane boueuse peu présentable. Mais nous avons allumé un grand feu de fagots, et il a bourré sa pipe. « Dommage que je parte demain, nous aurions pu recommencer… — L’expérience me suffit, ai-je répondu. Les gens n’aimeraient pas trop voir leur curé courir sur les routes, à la vitesse d’un train express. D’ailleurs, je pourrais me tuer. — Vous avez peur de ça ? — Oh ! non… Enfin guère… Mais que penserait Monseigneur ? — Vous me plaisez beaucoup, m’a-t-il dit. Nous aurions été amis. — Votre ami, moi ? — Sûr ! Et ce n’est pourtant pas faute d’en savoir long sur votre compte. Là-bas, on ne parle que de vous. — Mal ? — Plutôt… Ma cousine est enragée. Une vraie Sommerange celle-là. — Que voulez-vous dire ? — Hé bien, moi aussi, je suis Sommerange. Avides et durs, jamais satisfaits de rien, avec on ne sait quoi d’intraitable, qui doit être chez nous la part du diable, qui nous fait terriblement ennemis de nous-mêmes, au point que nos vertus ressemblent à nos vices, et que le bon Dieu lui-même aura du mal à distinguer des mauvais garçons les saints de la famille — si par hasard il en existe. La seule qualité qui nous soit commune est de craindre le sentiment comme la peste. Détestant de partager avec autrui nos plaisirs, nous avons du moins la loyauté de ne pas l’embarrasser de nos peines. C’est une qualité précieuse à l’heure de la mort, et la vérité m’oblige à dire que nous mourons assez bien. Voilà. Vous en savez désormais autant que moi. Tout ça ensemble fait des soldats passables. Malheureusement, le métier n’est pas encore ouvert aux femmes, en sorte que les femmes de chez nous, bigre !… Ma pauvre tante leur avait trouvé une devise : Tout ou rien. Je lui disais un jour que cette devise ne signifiait pas grand-chose, à moins qu’on ne lui donnât le caractère d’un pari. Et ce pari-là, on ne peut le faire sérieusement qu’à l’heure de la mort, pas vrai ? Personne des nôtres n’est revenu pour nous apprendre s’il a été tenu ou non, et par qui. — Je suis sûr que vous croyez en Dieu. — Chez nous, m’a-t-il répondu, c’est une question qu’on ne pose pas. Nous croyons tous en Dieu, tous, jusqu’aux pires — les pires plus que les autres, peut-être. Je pense que nous sommes trop orgueilleux pour accepter de faire le mal sans aucun risque : il y a toujours ainsi un témoin à affronter : Dieu. » Ces paroles auraient dû me déchirer le cœur, car il était facile de les interpréter comme autant de blasphèmes, et pourtant elles ne me causaient aucun trouble. « Il n’est pas si mauvais d’affronter Dieu, lui dis-je. Cela force un homme à s’engager à fond — à engager à fond l’espérance, toute l’espérance dont il est capable. Seulement Dieu se détourne parfois… » Il me fixait de ses yeux pâles. « Mon oncle vous tient pour un sale petit curé de rien, et il prétend même que vous… » Le sang m’a sauté au visage. « Je pense que son opinion vous est indifférente, c’est le dernier des imbéciles. Quant à ma cousine… — N’achevez pas, je vous en prie ! » ai-je dit. Je sentais mes yeux se remplir de larmes, je ne pouvais pas grand-chose contre cette soudaine faiblesse, et ma terreur d’y céder malgré moi était telle qu’un frisson m’a pris, j’ai été m’accroupir au coin de la cheminée, dans les cendres. « C’est la première fois que je vois ma cousine exprimer un sentiment avec cette… D’ordinaire elle oppose à toute indiscrétion, même frivole, un front d’airain. — Parlez plutôt de moi… — Oh ! vous ! N’était ce fourreau noir, vous ressemblez à n’importe lequel d’entre nous autres. J’ai vu ça au premier coup d’œil. » Je ne comprenais pas (je ne comprends d’ailleurs pas encore). «Vous ne voulez pas dire que… — Ma foi si, je veux le dire. Mais vous ignorez peut-être que je sers au régiment étranger ? — Au régiment ?… — À la Légion, quoi ! Le mot me dégoûte depuis que les romanciers font mis à la mode. — Voyons, un prêtre !… ai-je balbutié. — Des prêtres ? Ça n’est pas les prêtres qui manquent là-bas. Tenez, l’ordonnance de mon commandant était un ancien curé du Poitou. Nous ne l’avons su qu’après… — Après ?… — Après sa mort, parbleu ! — Et comment est-il… — Comment il est mort ? Dame, sur un mulet de bât, ficelé comme un saucisson. Il avait une balle dans le ventre. — Ce n’est pas ce que je vous demande. — Écoutez, je ne veux pas vous mentir. Les garçons aiment à crâner, dans ce moment-là. Ils ont deux ou trois formules qui ressemblent assez à ce que vous appelez des blasphèmes, soyons francs ! — Quelle horreur ! » Il se passait en moi quelque chose d’inexplicable. Dieu sait que je n’avais jamais beaucoup songé à ces hommes durs, à leur vocation terrible, mystérieuse, car pour tous ceux de ma génération le nom de soldat n’évoque que l’image banale d’un civil mobilisé. Je me souviens de ces permissionnaires qui nous arrivaient chargés de musettes et que nous revoyions le même soir déjà vêtus de velours — des paysans comme les autres. Et voilà que les paroles d’un inconnu éveillaient tout à coup en moi une curiosité inexprimable. « Il y a blasphème et blasphème, poursuivait mon compagnon de sa voix tranquille, presque dure. Dans l’esprit des bonshommes (il prononçait bonommes) c’est une manière de couper les ponts derrière eux, ils en ont l’habitude. Je trouve ça idiot, mais pas sale. Hors la loi en ce monde, ils se mettent eux-mêmes hors la loi dans l’autre. Si le bon Dieu ne sauve pas les soldats, tous les soldats, parce que soldats, inutile d’insister. Un blasphème de plus pour faire bonne mesure, courir la même chance que les camarades, éviter l’acquittement à la minorité de faveur, quoi — et puis couac !… C’est toujours la même devise en somme : Tout ou rien, vous ne trouvez pas ? Parions que vous-même… — Moi ! — Oh ! bien sûr, il y a une nuance. Cependant, si vous vouliez seulement vous regarder… — Me regarder ! » Il n’a pu s’empêcher de rire. Nous avons ri ensemble, comme nous avions ri un moment plus tôt, là-bas, sur la route, dans le soleil. « Je veux dire que si votre visage n’exprimait pas… » Il s’est arrêté. Mais ses yeux pâles ne me déconcertaient plus, j’y lisais très bien sa pensée. « L’habitude de la prière, je suppose, a-t-il repris. Dame ! ce langage ne m’est pas trop familier… — La prière ! L’habitude de la prière ! hélas, si vous saviez… je prie très mal. » Il a trouvé une réponse étrange, qui m’a fait beaucoup réfléchir depuis. « L’habitude de la prière, cela signifie plutôt pour moi la préoccupation perpétuelle de la prière, une lutte, un effort. C’est la crainte incessante de la peur, la peur de la peur, qui modèle le visage de l’homme brave. Le vôtre — permettez-moi — semble usé par la prière, cela fait penser à un très vieux missel, ou encore à ces figures effacées, tracées au burin sur les dalles des gisants. N’importe ! je crois qu’il ne faudrait pas grand-chose pour que ce visage fût celui d’un hors-la-loi, dans notre genre. D’ailleurs mon oncle dit que vous manquez du sens de la vie sociale. Avouez-le : notre ordre n’est pas le leur. — Je ne refuse pas leur ordre, ai-je répondu. Je lui reproche d’être sans amour. — Nos garçons n’en savent pas si long que vous. Ils croient Dieu solidaire d’une espèce de justice qu’ils méprisent, parce que c’est une justice sans honneur. — L’honneur lui-même, commençai-je… — Oh ! sans doute, un honneur à leur mesure… Si fruste qu’elle paraisse à vos casuistes, leur loi a du moins le mérite de coûter cher, très cher. Elle ressemble à la pierre du sacrifice — rien qu’un caillou, à peine plus gros qu’un autre caillou — mais toute ruisselante du sang lustral. Bien entendu, notre cas n’est pas clair et nous donnerions aux théologiens du fil à retordre si ces docteurs avaient le temps de s’occuper de nous. Reste qu’aucun d’eux n’oserait soutenir que vivants ou morts nous appartenions à ce monde sur lequel tombe à plein, depuis vingt siècles, la seule malédiction de l’Évangile. Car la loi du monde est le refus — et nous ne refusons rien, pas même notre peau, — le plaisir, et nous ne demandons à la débauche que le repos et l’oubli, ainsi qu’à un autre sommeil — la soif de l’or, et la plupart d’entre nous ne possèdent même pas la défroque immatriculée dans laquelle on les met en terre. Convenez que cette pauvreté-là peut soutenir la comparaison avec celle de certains moines à la mode spécialisés dans la prospection des âmes rares !… — Écoutez, lui dis-je, il y a le soldat chrétien… » Ma voix tremblait comme elle tremble chaque fois qu’un signe indéfinissable m’avertit que quoi que je fasse mes paroles apporteront, selon que Dieu voudra, la consolation ou le scandale. « Le chevalier ? a-t-il répondu avec un sourire. Au collège, les bons Pères ne juraient encore que par son heaume et sa targe, on nous donnait la Chanson de Roland pour l’Iliade française. Évidemment ces fameux prud’hommes n’étaient pas ce que pensent les demoiselles, mais quoi ! il faut les voir tels qu’ils se présentaient à l’ennemi, écu contre écu, coude à coude. Ils valaient ce que valait la haute image à laquelle ils s’efforçaient de ressembler. Et cette image-là, ils ne l’ont empruntée à personne. Nos races avaient la chevalerie dans le sang, l’Église n’a eu qu’à bénir. Soldats, rien que soldats, voilà ce qu’ils furent, le monde n’en a pas connu d’autres. Protecteurs de la Cité, ils n’en étaient pas les serviteurs, ils traitaient d’égal à égal avec elle. La plus haute incarnation militaire du passé, celle du soldat-laboureur de l’ancienne Rome, ils l’ont comme effacée de l’histoire. Oh ! sans doute, ils n’étaient tous ni justes ni purs. Ils n’en représentaient pas moins une justice, une sorte de justice qui depuis les siècles des siècles hante la tristesse des misérables, ou parfois remplit leur rêve. Car enfin la justice entre les mains des puissants n’est qu’un instrument de gouvernement comme les autres. Pourquoi l’appelle-t-on justice ? Disons plutôt l’injustice, mais calculée, efficace, basée tout entière sur l’expérience effroyable de la résistance du faible, de sa capacité de souffrance, d’humiliation et de malheur. L’injustice maintenue à l’exact degré de tension qu’il faut pour que tournent les rouages de l’immense machine à fabriquer les riches, sans que la chaudière éclate. Et voilà que le bruit a couru un jour par toute la terre chrétienne qu’allait surgir une sorte de gendarmerie du Seigneur Jésus… Un bruit qui court, ce n’est pas grand-chose, soit ! Mais tenez ! lorsqu’on réfléchit au succès fabuleux, ininterrompu, d’un livre comme le Don Quichotte, on est forcé de comprendre que si l’humanité n’a pas encore fini de se venger par le rire de son grand espoir déçu, c’est qu’elle l’avait porté longtemps, qu’il était entré bien profond ! Redresseurs de torts, redresseurs de leurs mains de fer. Vous aurez beau dire : ces hommes-là frappaient à grands coups, à coups pesants, ils ont forcé à grands coups vos consciences. Aujourd’hui encore, des femmes paient très cher le droit de porter leurs noms, leurs pauvres noms de soldats, et les naïves allégories dessinées jadis sur leurs écus par quelque clerc maladroit font rêver les maîtres opulents du charbon, de la houille ou de l’acier. Vous ne trouvez pas ça comique ? — Non, lui dis-je. — Moi si ! C’est tellement drôle de penser que les gens du monde croient se reconnaître dans ces hautes figures, par-dessus sept cents ans de domesticité, de paresse et d’adultères. Mais ils peuvent courir. Ces soldats-là n’appartenaient qu’à la chrétienté, la chrétienté n’appartient plus à personne. Il n’y a plus, il n’y aura plus jamais de chrétienté. — Pourquoi ? — Parce qu’il n’y a plus de soldats. Plus de soldats, plus de chrétienté. Oh ! vous me direz que l’Église lui survit, que c’est le principal. Bien sûr. Seulement il n’y aura plus de royaume temporel du Christ, c’est fini. L’espoir en est mort avec nous. — Avec vous ? m’écriai-je. Ce ne sont pas les soldats qui manquent ! — Des soldats ? Appelez ça des militaires. Le dernier vrai soldat est mort le 30 mai 1431, et c’est vous qui l’avez tué, vous autres ! Pis que tué : condamné, retranché, puis brûlé. — Nous en avons fait aussi une Sainte… — Dites plutôt que Dieu l’a voulu. Et s’il l’a élevé si haut, ce soldat, c’est justement parce qu’il était le dernier. Le dernier d’une telle race ne pouvait être qu’un Saint. Dieu a voulu encore qu’il fût une Sainte. Il a respecté l’antique pacte de chevalerie. La vieille épée jamais rendue repose sur des genoux que le plus fier des nôtres ne peut qu’embrasser en pleurant. J’aime ça, vous savez, ce rappel discret du cri des tournois : « Honneur aux Dames ! » Il y a là de quoi faire loucher de rancune vos docteurs qui se méfient tant des personnes du sexe, hein ? » La plaisanterie m’aurait fait rire, car elle ressemble beaucoup à celles que j’ai entendues tant de fois au séminaire, mais je voyais que son regard était triste, d’une tristesse que je connais. Et cette tristesse-là m’atteint comme au vif de l’âme, j’éprouve devant elle une sorte de timidité stupide, insurmontable. « Que reprochez-vous donc aux gens d’église ? ai-je fini par dire bêtement. — Moi ? oh ! pas grand-chose. De nous avoir laïcisés. La première vraie laïcisation a été celle du soldat. Et elle ne date pas d’hier. Quand vous pleurnichez sur les excès du nationalisme, vous devriez vous souvenir que vous avez fait jadis risette aux légistes de la Renaissance qui mettaient le droit chrétien dans leur poche et reformaient patiemment sous votre nez, à votre barbe, l’État païen, celui qui ne connaît d’autre loi que celle de son propre salut — les impitoyables patries, pleines d’avarice et d’orgueil. — Écoutez, lui dis-je, je ne connais pas grand-chose à l’histoire, mais il me semble que l’anarchie féodale avait ses risques. — Oui, sans doute… Vous n’avez pas voulu les courir. Vous avez laissé la chrétienté inachevée, elle était trop lente à se faire, elle coûtait gros, rapportait peu. D’ailleurs, n’aviez-vous pas jadis construit vos basiliques avec les pierres des temples ? Un nouveau droit, quand le Code justinien restait, comme à portée de la main ?… L’État contrôlant tout et l’Église contrôlant l’État, cette formule élégante devait plaire à vos politiques. Seulement nous étions là, nous autres. Nous avions nos privilèges, et par-dessus les frontières, notre immense fraternité. Nous avions même nos cloîtres. Des moines-soldats ! C’était de quoi réveiller les proconsuls dans leurs tombes, et vous non plus, vous ne vous faisiez pas fiers ! L’honneur du soldat, vous comprenez, ça ne se prend pas au trébuchet des casuistes. Il n’y a qu’à lire le procès de Jeanne d’Arc. « Sur la foi jurée à vos Saintes, sur la fidélité au suzerain, sur la légitimité du roi de France, rapportez-vous-en à nous, disaient-ils. Nous vous relevons de tout. — Je ne veux être à relever de rien, s’écriait-elle. — Alors nous allons vous damner ? » Elle aurait pu répondre : « Je serai donc damnée avec mon serment. » Car notre loi était le serment. Vous aviez béni ce serment, mais c’est à lui que nous appartenions, pas à vous. N’importe ! Vous nous avez donnés à l’État. L’État qui nous arme, nous habille et nous nourrit prend aussi notre conscience en charge. Défense de juger, défense même de comprendre. Et vos théologiens approuvent, comme de juste. Ils nous concèdent, avec une grimace, la permission de tuer, de tuer n’importe où, n’importe comment, de tuer par ordre, comme au bourreau. Défenseurs du sol, nous réprimons aussi l’émeute, et lorsque l’émeute a vaincu, nous la servons à son tour. Dispense de fidélité. À ce régime-là, nous sommes devenus des militaires. Et si parfaitement militaires que, dans une démocratie accoutumée à toutes les servilités, celle des généraux-ministres réussit à scandaliser les avocats. Si exactement, si parfaitement militaires qu’un homme de grande race, comme Lyautey, a toujours repoussé ce nom infamant. Et d’ailleurs, il n’y aura bientôt plus de militaires. De sept à soixante ans tous… tous quoi ? au juste ?… L’armée même devient un mot vide de sens lorsque les peuples se jettent les uns sur les autres — les tribus d’Afrique quoi ! — des tribus de cent millions d’hommes. Et le théologien, de plus en plus dégoûté, continuera de signer des dispenses — des formules imprimées, je suppose, rédigées par les rédacteurs du Ministère de la Conscience nationale ? Mais où s’arrêteront-ils, entre nous, vos théologiens ? Les meilleurs tueurs, demain, tueront sans risque. À trente mille pieds au-dessus du sol, n’importe quelle saleté d’ingénieur, bien au chaud dans ses pantoufles, entouré d’ouvriers spécialistes, n’aura qu’à tourner un bouton pour assassiner une ville et reviendra dare-dare, avec la seule crainte de rater son dîner. Évidemment personne ne donnera à cet employé le nom de soldat. Mérite-t-il même celui de militaire ? Et vous autres, qui refusiez la terre sainte aux pauvres cabotins du XVIIe siècle, comment l’enterrerez-vous ? Notre profession est-elle donc tellement avilie que nous ne puissions absolument plus répondre d’un seul de nos actes, que nous partagions l’affreuse innocence de nos mécaniques d’acier ? Allons donc ! Le pauvre diable qui bouscule sa bonne amie sur la mousse, un soir de printemps, est tenu par vous en état de péché mortel, et le tueur de villes, alors que les gosses qu’il vient d’empoisonner achèveront de vomir leurs poumons dans le giron de leurs mères, n’aura qu’à changer de culotte et ira donner le pain bénit ? Farceurs que vous êtes ! Inutile de faire semblant de traiter avec les Césars ! La cité antique est morte, elle est morte comme ses dieux. Et les dieux protecteurs de la cité moderne, on les connaît, ils dînent en ville, et s’appellent des banquiers. Rédigez autant de concordats que vous voudrez ! Hors de la chrétienté, il n’y a de place en Occident ni pour la patrie ni pour le soldat, et vos lâches complaisances auront bientôt achevé de laisser déshonorer l’une et l’autre ! »
Il s’était levé, m’enveloppait en parlant de son regard étrange, d’un bleu toujours aussi pâle, mais qui dans l’ombre paraissait doré. Il a jeté rageusement sa cigarette dans les cendres.
— Moi je m’en fous, a-t-il repris. Je serai tué avant.
Chacune de ses paroles m’avait remué jusqu’au fond du cœur. Hélas ! Dieu s’est remis entre nos mains — son Corps et son Âme — le Corps, l’Âme, l’honneur de Dieu dans nos mains sacerdotales — et ce que ces hommes-là prodiguent sur toutes les routes du monde… « Saurions-nous seulement mourir comme eux ? » me disais-je. Un moment, j’ai caché mon visage, j’étais épouvanté de sentir les larmes couler entre mes doigts. Pleurer devant lui, comme un enfant, comme une femme ! Mais Notre-Seigneur m’a rendu un peu courage. Je me suis levé, j’ai laissé tomber mes bras, et d’un grand effort — le souvenir m’en fait mal — je lui ai offert ma triste figure, mes honteuses larmes. Il m’a regardé longtemps. Oh ! l’orgueil est encore en moi bien vivace ! J’épiais un sourire de mépris, du moins de pitié sur ses lèvres volontaires — je craignais plus sa pitié que son mépris. « Vous êtes un chic garçon, m’a-t-il dit. Je ne voudrais pas un autre curé que vous à mon lit de mort. » Et il m’a embrassé, à la manière des enfants, sur les deux joues.
J’ai décidé de partir pour Lille. Mon remplaçant est venu ce matin. Il m’a trouvé bonne mine. C’est vrai que je vais mieux, beaucoup mieux. Je fais mille projets un peu fous. Il est certain que j’ai trop douté de moi, jusqu’ici. Le doute de soi n’est pas l’humilité, je crois même qu’il est parfois la forme la plus exaltée, presque délirante de l’orgueil, une sorte de férocité jalouse qui fait se retourner un malheureux contre lui-même, pour se dévorer. Le secret de l’enfer doit être là.
Qu’il y ait en moi le germe d’un grand orgueil, je le crains. Voilà longtemps que l’indifférence que je sens pour ce qu’on est convenu d’appeler les vanités de ce monde m’inspire plus de méfiance que de contentement. Je me dis qu’il y a quelque chose de trouble dans l’espèce de dégoût insurmontable que j’éprouve pour ma ridicule personne. Le peu de soin que je prends de moi, la gaucherie naturelle contre laquelle je ne lutte plus, et jusqu’au plaisir que je trouve à certaines petites injustices qu’on me fait — plus brûlantes d’ailleurs que beaucoup d’autres — ne cachent-ils pas une déception dont la cause, au regard de Dieu, n’est pas pure ? Certes, tout cela m’entretient, vaille que vaille, dans des dispositions très passables à l’égard du prochain, car mon premier mouvement est de me donner tort, j’entre assez bien dans l’opinion des autres. Mais n’est-il pas vrai que j’y perds, peu à peu, la confiance, l’élan, l’espoir du mieux ?… Ma jeunesse — enfin, ce que j’en ai ! — ne m’appartient pas, ai-je le droit de la tenir sous le boisseau ? Certes, si les paroles de M. Olivier m’ont fait plaisir, elles ne m’ont pas tourné la tête. J’en retiens seulement que je puis emporter du premier coup la sympathie d’êtres qui lui ressemblent, qui me sont supérieurs de tant de manières… N’est-ce pas un signe ?
Je me souviens aussi d’un mot de M. le curé de Torcy : « Tu n’es pas fait pour la guerre d’usure. » Et c’est bien, ici, la guerre d’usure.
Mon Dieu, si j’allais guérir ! Si la crise dont je souffre était le premier symptôme de la transformation physique qui marque parfois la trentième année… Une phrase que j’ai lue je ne sais où me hante depuis deux jours : « Mon cœur est avec ceux de l’avant, mon cœur est avec ceux qui se font tuer. » Ceux qui se font tuer… Soldats, missionnaires…
Le temps ne s’accorde que trop bien avec ma… j’allais écrire : ma joie, mais le mot ne serait pas juste. Attente conviendrait mieux. Oui, une grande, une merveilleuse attente, qui dure même pendant le sommeil, car elle m’a positivement réveillé cette nuit. Je me suis trouvé les yeux ouverts, dans le noir, et si heureux que l’impression en était presque douloureuse, à force d’être inexplicable. Je me suis levé, j’ai bu un verre d’eau, et j’ai prié jusqu’à l’aube. C’était comme un grand murmure de l’âme. Cela me faisait penser à l’immense rumeur des feuillages qui précède le lever du jour. Quel jour va se lever en moi ? Dieu me fait-il grâce ?
J’ai trouvé dans ma boîte aux lettres un mot de M. Olivier, daté de Lille, où il passera, me dit-il, ses derniers jours de permission, chez un ami, 30, rue Verte. Je ne me souviens pas de lui avoir parlé de mon prochain voyage dans cette ville. Quelle étrange coïncidence !
La voiture de M. Bigre viendra me chercher ce matin à cinq heures trente.
………………
Je m’étais couché hier soir très sagement. Le sommeil n’a pu venir. J’ai résisté longtemps à la tentation de me lever, de reprendre ce journal encore une fois. Comme il m’est cher ! L’idée même de le laisser ici, pendant une absence pourtant si courte, m’est, à la lettre, insupportable. Je crois que je ne résisterai pas, que je le fourrerai au dernier moment dans mon sac. D’ailleurs il est vrai que les tiroirs ferment mal, qu’une indiscrétion est toujours possible.
Hélas ! on croit ne tenir à rien, et l’on s’aperçoit, un jour qu’on s’est pris soi-même à son propre jeu, que le plus pauvre des hommes a son trésor caché. Les moins précieux, en apparence, ne sont pas les moins redoutables, au contraire. Il y a certainement quelque chose de maladif dans l’attachement que je porte à ces feuilles. Elles ne m’en ont pas moins été d’un grand secours au moment de l’épreuve, et elles m’apportent aujourd’hui un témoignage très précieux, trop humiliant pour que je m’y complaise, assez précis pour fixer ma pensée. Elles m’ont délivré du rêve. Ce n’est pas rien.
Il est possible, probable même, qu’elles me seront inutiles désormais. Dieu me comble de tant de grâces, et si inattendues, si étranges ! Je déborde de confiance et de paix.
J’ai mis un fagot dans l’âtre, je le regarde flamber avant d’écrire. Si mes ancêtres ont trop bu et pas assez mangé, ils devaient aussi avoir l’habitude du froid, car j’éprouve toujours devant un grand feu je ne sais quel étonnement stupide d’enfant ou de sauvage. Comme la nuit est calme ! Je sens bien que je ne dormirai plus.
………………
J’achevais donc mes préparatifs, cet après-midi, lorsque j’ai entendu grincer la porte d’entrée. J’attendais mon remplaçant, j’ai cru reconnaître son pas. S’il faut tout dire, j’étais d’ailleurs absorbé par un travail ridicule. Mes souliers sont en bon état, mais l’humidité les a rougis, je les noircissais avec de l’encre, avant de les cirer. N’entendant plus aucun bruit, j’ai voulu aller jusqu’à la cuisine, et j’ai vu Mlle Chantal assise sur la chaise basse, dans la cheminée. Elle ne me regardait pas, elle avait les yeux fixés sur les cendres.
Cela ne m’a pas autrement surpris, je l’avoue. Résigné d’avance à subir toutes les conséquences de mes fautes, volontaires ou non, j’ai l’impression de disposer d’un délai de grâce, d’un sursis, je ne veux rien prévoir, à quoi bon ? Elle a paru un peu déconcertée par mon bonjour. « Vous partez demain, paraît-il ? — Oui, mademoiselle. — Vous reviendrez ? — Cela dépendra. — Cela ne dépend que de vous. — Non. Cela dépend du médecin. Car je vais consulter à Lille. — Vous avez de la chance d’être malade. Il me semble que la maladie doit donner le temps de rêver. Je ne rêve jamais. Tout se déroule dans ma tête avec une précision horrible, on dirait les comptes d’un huissier ou d’un notaire. Les femmes de notre famille sont très positives, vous savez ? » Elle s’est approchée de moi tandis que j’étalais soigneusement le cirage sur mes souliers. J’y mettais même un peu de lenteur, et il ne m’aurait certainement pas déplu que notre conversation s’achevât sur un éclat de rire. Peut-être a-t-elle deviné ma pensée. Elle m’a dit tout à coup, d’une voix sifflante : «Mon cousin vous a parlé de moi ? — Oui, ai-je répondu. Mais je ne pourrais rien vous rapporter de ses propos. Je ne m’en souviens plus. — Que m’importe ! Je me moque de son opinion et de la vôtre. — Écoutez, lui dis-je, vous ne tenez que trop à connaître la mienne. » Elle a hésité un moment, et elle a répondu simplement : Oui, car elle n’aime pas mentir. « Un prêtre n’a pas d’opinion, je voudrais que vous compreniez cela. Les gens du monde jugent par rapport au mal ou au bien qu’ils sont capables de se faire entre eux, et vous ne pouvez me faire ni bien ni mal. — Du moins devriez-vous me juger selon… que sais-je… enfin le précepte, la morale ? — Je ne pourrais vous juger que selon la grâce, et j’ignore celles qui vous sont données, je l’ignorerai toujours. — Allons donc ! vous avez des yeux et des oreilles, vous vous en servez comme tout le monde, je suppose ? — Oh ! ils ne me renseigneraient guère sur vous ! » Je crois que j’ai souri. « Achevez ! Achevez ! que voulez-vous dire ? — Je crains de vous offenser. Je me souviens d’avoir vu, quand j’étais enfant, une scène de Guignol, un jour de ducasse, à Wilman. Guignol avait caché son trésor dans un pot de terre, et il gesticulait à l’autre extrémité de la scène pour détourner l’attention du commissaire. Je pense que vous vous agitez beaucoup dans l’espoir de cacher à tous la vérité de votre âme, ou peut-être de l’oublier. » Elle m’écoutait attentivement, les coudes posés sur la table, le menton dans ses paumes, et le petit doigt de sa main gauche entre ses dents serrées. « Je n’ai pas peur de la vérité, monsieur, et si vous m’en défiez, je suis très capable de me confesser à vous, sur-le-champ. Je ne cacherai rien, je le jure ! — Je ne vous défie pas, lui dis-je, et pour accepter de vous entendre en confession, il faudrait bien que vous soyez en danger de mort.
L’absolution viendra en son temps, j’espère, et d’une autre main que la mienne, sûr ! — Oh ! la prédiction n’est pas difficile à faire. Papa s’est promis d’obtenir votre changement, et tout le monde ici vous prend maintenant pour un ivrogne, parce que… » Je me suis retourné brusquement. « Assez ! lui ai-je dit. Je ne voudrais pas vous manquer de respect, mais ne recommencez pas vos sottises, vous finiriez par me faire honte. Puisque vous êtes ici, — contre la volonté de votre père encore ! — aidez-moi à ranger la maison. Je n’arriverai jamais tout seul. » Lorsque j’y pense maintenant, je ne puis comprendre qu’elle m’ait obéi. Au moment même, j’ai trouvé cela tout naturel. L’aspect de mon presbytère a changé presque à vue d’œil. Elle gardait le silence et lorsque je l’observais de biais, je la trouvais de plus en plus pâle. Elle a jeté brusquement le torchon dont elle essuyait les meubles, et s’est de nouveau approchée de moi, le visage bouleversé de rage. J’ai eu presque peur. « Cela vous suffit ? Êtes-vous content ? Oh ! vous cachez bien votre jeu. On vous croit inoffensif, vous feriez plutôt pitié. Mais vous êtes dur ! — Ce n’est pas moi qui suis dur, seulement cette part de vous-même inflexible, qui est celle de Dieu. — Qu’est-ce que vous racontez là ? Je sais parfaitement que Dieu n’aime que les doux, les humbles… D’ailleurs si je vous disais ce que je pense de la vie ! — À votre âge, on n’en pense pas grand-chose. On désire ceci ou cela, voilà tout. — Hé bien moi, je désire tout, le mal et le bien. Je connaîtrai tout. — Ce sera bientôt fait, lui dis-je en riant. — Allons donc ! J’ai beau n’être qu’une jeune fille, je sais parfaitement que bien des gens sont morts avant d’y avoir réussi. — C’est qu’ils ne cherchaient pas réellement. Ils rêvaient. Vous, vous ne rêverez jamais. Ceux dont vous parlez ressemblent â des voyageurs en chambre. Lorsqu’on va droit devant soi, la terre est petite. — Si la vie me déçoit, n’importe ! Je me vengerai, je ferai le mal pour le mal. — À ce moment là, lui dis-je, vous trouverez Dieu. Oh ! je ne m’exprime sans doute pas bien, et vous êtes d’ailleurs un enfant. Mais enfin, je puis vous dire que vous partez en tournant le dos au monde, car le monde n’est pas révolte, il est acceptation, et il est d’abord l’acceptation du mensonge. Jetez-vous donc en avant tant que vous voudrez, il faudra que la muraille cède un jour, et toutes les brèches ouvrent sur le ciel. — Parlez-vous ainsi par… par fantaisie… ou bien… — Il est vrai que les doux posséderont la terre. Et ceux qui vous ressemblent ne la leur disputeront pas, parce qu’ils ne sauraient qu’en faire. Les ravisseurs ne ravissent que le royaume des cieux… » Elle était devenue toute rouge, elle a haussé les épaules. « On a envie de vous répondre je ne sais quoi… des injures. Est-ce que vous croyez disposer de moi contre mon gré ? Je me damnerai très bien, si je veux. — Je réponds de vous, lui dis-je sans réfléchir, âme pour âme. » Elle se lavait les mains au robinet de la cuisine, elle ne s’est même pas retournée. Puis elle a remis tranquillement son chapeau, qu’elle avait ôté pour travailler. Elle est revenue vers moi, à pas lents. Si je ne connaissais si bien son visage, je pourrais dire qu’il était calme, mais je voyais trembler un peu le coin de sa bouche. « Je vous propose un marché, a-t-elle dit. Si vous êtes ce que je crois… — Je ne suis justement pas celui que vous croyez. C’est vous-même qui vous voyez en moi comme dans un miroir, et votre destin avec. — J’étais cachée sous la fenêtre lorsque vous parliez à maman. Tout à coup sa figure est devenue si… si douce ! À ce moment, je vous ai haï. Oh ! je ne crois pas beaucoup plus aux miracles qu’aux revenants, mais je connaissais ma mère, peut-être ! Elle se souciait autant des belles phrases qu’un poisson d’une pomme. Avez-vous un secret, oui ou non ? — C’est un secret perdu, lui dis-je. Vous le retrouverez pour le perdre à votre tour, et d’autres le transmettront après vous, car la race à laquelle vous appartenez durera autant que le monde. — Quoi ? quelle race ? — Celle que Dieu lui-même a mise en marche, et qui ne s’arrêtera plus, jusqu’à ce que tout soit consommé. »