II

J’ai eu ce matin, après la messe, une longue conversation avec Mlle Louise. Je la voyais jusqu’ici rarement aux offices de la semaine, car sa situation d’institutrice au château nous impose à tous deux une grande réserve. Mme la comtesse l’estime beaucoup. Elle devait, paraît-il, entrer aux Clarisses, mais s’est consacrée à une vieille mère infirme qui n’est morte que l’année dernière. Les deux petits garçons l’adorent. Malheureusement la fille aînée, Mlle Chantal, ne lui témoigne aucune sympathie et même semble prendre plaisir à l’humilier, à la traiter en domestique. Enfantillages peut-être, mais qui doivent exercer cruellement sa patience, car je tiens de Mme la comtesse qu’elle appartient à une excellente famille et a reçu une éducation supérieure.

J’ai cru comprendre que le château m’approuvait de me passer de servante.

On trouverait néanmoins préférable que je fisse la dépense d’une femme de journée, ne fût-ce que pour le principe, une ou deux fois par semaine. Évidemment, c’est une question de principe. J’habite un presbytère très confortable, la plus belle maison du pays, après le château, et je laverais moi-même mon linge ! j’aurais l’air de le faire exprès.

Peut-être aussi n’ai-je pas le droit de me distinguer des confrères pas plus fortunés que moi, mais qui tirent un meilleur parti de leurs modestes ressources. Je crois sincèrement qu’il m’importe peu d’être riche ou pauvre, je voudrais seulement que nos supérieurs en décidassent une fois pour toutes. Ce cadre de félicité bourgeoise où l’on nous impose de vivre convient si peu à notre misère… L’extrême pauvreté n’a pas de peine à rester digne. Pourquoi maintenir ces apparences ? Pourquoi faire de nous des besogneux ?

Je me promettais quelques consolations de l’enseignement du catéchisme élémentaire, de la préparation à la sainte communion privée selon le vœu du saint pape Pie X. Encore aujourd’hui, lorsque j’entends le bourdonnement de leurs voix dans le cimetière, et sur le seuil le claquement de tous ces petits sabots ferrés, il me semble que mon cœur se déchire de tendresse. Sinite parvulos… Je rêvais de leur dire, dans ce langage enfantin que je retrouve si vite, tout ce que je dois garder pour moi, tout ce qu’il ne m’est pas possible d’exprimer en chaire où l’on m’a tant recommandé d’être prudent. Oh ! je n’aurais pas exagéré, bien entendu ! Mais enfin j’étais très fier d’avoir à leur parler d’autre chose que des problèmes de fractions, du droit civique, ou encore de ces abominables leçons de choses, qui ne sont en effet que des leçons de choses et rien de plus. L’homme à l’école des choses ! Et puis j’étais délivré de cette sorte de crainte presque maladive, que tout jeune prêtre éprouve, je pense, lorsque certains mots, certaines images lui viennent aux lèvres, d’une raillerie, d’une équivoque, qui brisant notre élan, fait que nous nous en tenons forcément à d’austères leçons doctrinales dans un vocabulaire si usé mais si sûr qu’il ne choque personne, ayant au moins le mérite de décourager les commentaires ironiques à force de vague et d’ennui. À nous entendre on croirait trop souvent que nous prêchons le Dieu des spiritualistes, l’Être suprême, je ne sais quoi, rien qui ressemble, en tout cas, à ce Seigneur que nous avons appris à connaître comme un merveilleux ami vivant, qui souffre de nos peines, s’émeut de nos joies, partagera notre agonie, nous recevra dans ses bras, sur son cœur.

J’ai tout de suite senti la résistance des garçons, je me suis tu. Après tout, ce n’est pas leur faute, si à l’expérience précoce des bêtes — inévitable — s’ajoute maintenant celle du cinéma hebdomadaire.

Quand leur bouche a pu l’articuler pour la première fois, le mot amour était déjà un mot ridicule, un mot souillé qu’ils auraient volontiers poursuivi en riant, à coups de pierres, comme ils font des crapauds. Mais les filles m’avaient donné quelque espoir, Séraphita Dumouchel surtout. C’est la meilleure élève du catéchisme, gaie, proprette, le regard un peu hardi, bien que pur. J’avais pris peu à peu l’habitude de la distinguer parmi ses camarades moins attentives, je l’interrogeais souvent, j’avais un peu l’air de parler pour elle. La semaine passée, comme je lui donnais à la sacristie son bon point hebdomadaire — une belle image — j’ai posé sans y penser les deux mains sur ses épaules et je lui ai dit : « As-tu hâte de recevoir le bon Jésus ? Est-ce que le temps te semble long ? — Non, m’a-t-elle répondu, pourquoi ? Ça viendra quand ça viendra. » J’étais interloqué, pas trop scandalisé d’ailleurs, car je sais la malice des enfants. J’ai repris : « Tu comprends, pourtant ? Tu m’écoutes si bien ! » Alors son petit visage s’est raidi et elle a répondu en me fixant : « C’est parce que vous avez de très beaux yeux. »

Je n’ai pas bronché, naturellement, nous sommes sortis ensemble de la sacristie et toutes ses compagnes qui chuchotaient se sont tues brusquement, puis ont éclaté de rire. Évidemment, elles avaient combiné la chose entre elles.

Depuis je me suis efforcé de ne pas changer d’attitude, je ne voulais pas avoir l’air d’entrer dans leur jeu. Mais la pauvre petite, sans doute encouragée par les autres, me poursuit de grimaces sournoises, agaçantes, avec des mines de vraie femme, et une manière de relever sa jupe pour renouer le lacet qui lui sert de jarretière. Mon Dieu, les enfants sont les enfants, mais l’hostilité de ces petites ? Que leur ai-je fait ?

Les moines souffrent pour les âmes. Nous, nous souffrons par elles. Cette pensée qui m’est venue hier soir a veillé près de moi toute la nuit, comme un ange.

Jour anniversaire de ma nomination au poste d’Ambricourt. Trois mois déjà ! J’ai bien prié ce matin pour ma paroisse, ma pauvre paroisse — ma première et dernière paroisse peut-être, car je souhaiterais d’y mourir. Ma paroisse ! Un mot qu’on ne peut prononcer sans émotion, — que dis-je ! sans un élan d’amour. Et cependant, il n’éveille encore en moi qu’une idée confuse. Je sais qu’elle existe réellement, que nous sommes l’un à l’autre pour l’éternité, car elle est une cellule vivante de l’Église impérissable et non pas une fiction administrative. Mais je voudrais que le bon Dieu m’ouvrît les yeux et les oreilles, me permît de voir son visage, d’entendre sa voix. Sans doute est-ce trop demander ? Le visage de ma paroisse ! Son regard ! Ce doit être un regard doux, triste, patient, et j’imagine qu’il ressemble un peu au mien lorsque je cesse de me débattre, que je me laisse entraîner par ce grand fleuve invisible qui nous porte tous, pêle-mêle, vivants et morts, vers la profonde Éternité. Et ce regard ce serait celui de la chrétienté, de toutes les paroisses, ou même… peut-être celui de la pauvre race humaine ? Celui que Dieu a vu du haut de la Croix. Pardonnez-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font…

(J’ai eu l’idée d’utiliser ce passage, en l’arrangeant un peu, pour mon instruction du dimanche. Le regard de la paroisse a fait sourire et je me suis arrêté une seconde au beau milieu de la phrase avec l’impression, très nette hélas ! de jouer la comédie. Dieu sait pourtant que j’étais sincère ! Mais il y a toujours dans les images qui ont trop ému notre cœur quelque chose de trouble. Je suis sûr que le doyen de Torcy m’eût blâmé. À la sortie de la messe, M. le comte m’a dit, de sa drôle de voix un peu nasale : « Vous avez eu une belle envolée ! » J’aurais voulu rentrer sous terre.)

Mlle Louise m’a transmis une invitation à déjeuner au château, mardi prochain. La présence de Mlle Chantal me gênait un peu, mais j’allais néanmoins répondre par un refus quand Mlle Louise m’a fait discrètement signe d’accepter.

La femme de ménage reviendra mardi au presbytère. Mme la comtesse aura la bonté de la rembourser de sa journée une fois par semaine. J’étais si honteux de l’état de mon linge que j’ai couru ce matin jusqu’à Saint-Vaast pour y faire l’emplette de trois chemises, de caleçons, de mouchoirs, bref, les cent francs de M. le curé de Torcy ont à peine suffi à couvrir cette grosse dépense. De plus, je dois donner le repas de midi et une femme qui travaille a besoin d’une nourriture convenable.

Heureusement mon bordeaux va me rendre service. Je l’ai mis en bouteilles hier. Il m’a paru un peu trouble, néanmoins il embaume.

Les jours passent, passent… Qu’ils sont vides ! J’arrive encore à bout de ma besogne quotidienne, mais je remets sans cesse au lendemain l’exécution du petit programme que je me suis tracé. Défaut de méthode, évidemment. Et que de temps je passe sur les routes ! Mon annexe la plus proche est à trois bons kilomètres, l’autre à cinq. Ma bicyclette ne me rend que peu de services, car je ne puis monter les côtes, à jeun surtout, sans d’horribles maux d’estomac. Cette paroisse si petite sur la carte !… Quand je pense que telle classe de vingt ou trente élèves, d’âge et de condition semblables, soumis à la même discipline, entraînés aux mêmes études, n’est connue du maître qu’au cours du second trimestre — et encore !… Il me semble que ma vie, toutes les forces de ma vie vont se perdre dans le sable.

Mlle Louise assiste maintenant chaque jour à la Sainte Messe. Mais elle apparaît et disparaît si vite qu’il m’arrive de ne pas m’apercevoir de sa présence. Sans elle, l’église eût été vide.

Rencontré hier Séraphita en compagnie de M. Dumouchel. Le visage de cette petite me semble se transformer de jour en jour : jadis si changeant, si mobile, je lui trouve maintenant une espèce de fixité, de dureté bien au-dessus de son âge.

Tandis que je lui parlais, elle m’observait avec une attention si gênante que je n’ai pu m’empêcher de rougir. Peut-être devrais-je prévenir ses parents… Mais de quoi ? Sur un papier laissé sans doute intentionnellement dans un des catéchismes et que j’ai trouvé ce matin, une main maladroite avait dessiné une minuscule bonne femme avec cette inscription : « La chouchoute de M. le curé. » Comme je distribue chaque fois les livres au hasard, inutile de rechercher l’auteur de cette plaisanterie. J’ai beau me dire que ces sortes d’ennuis sont, dans les maisons d’éducation les mieux tenues, monnaie courante, cela ne m’apaise qu’à demi. Un maître peut toujours se confier à son supérieur, prendre date. Au lieu qu’ici…

« Souffrir par les âmes », je me suis répété toute la nuit cette phrase consolante. Mais l’ange n’est pas revenu.

Mme Pégriot est arrivée hier. Elle m’a paru si peu satisfaite des prix fixés par Mme la comtesse que j’ai cru devoir ajouter cinq francs de ma poche Il paraît que le vin a été mis en bouteilles beaucoup trop tôt, sans les précautions nécessaires, en sorte que je l’ai gâté. J’ai retrouvé la bouteille dans la cuisine à peine entamée.

Évidemment cette femme a un caractère ingrat et des manières pénibles. Mais il faut être juste : je donne maladroitement et avec un embarras ridicule qui doit déconcerter les gens. Aussi ai-je rarement l’impression de faire plaisir, probablement parce que je le désire trop. On croit que je donne à regret.

Réunion mardi chez le curé d’Hébuterne, pour la conférence mensuelle. Sujet traité par M. l’abbé Thomas, licencié en histoire : « La Réforme, ses origines, ses causes. » Vraiment, l’état de l’Église au XVIe siècle fait frémir. À mesure que le conférencier poursuivait son exposé forcément un peu monotone, j’observais les visages des auditeurs sans y voir autre chose que l’expression d’une curiosité polie, exactement comme si nous nous étions réunis pour entendre lire quelque chapitre de l’histoire des Pharaons. Cette indifférence apparente m’eût jadis exaspéré. Je crois maintenant qu’elle est le signe d’une grande foi, peut-être aussi d’un grand orgueil inconscient. Aucun de ces hommes ne saurait croire l’Église en péril, pour quelque raison que ce soit. Et certes ma confiance n’est pas moindre, mais probablement d’une autre espèce. Leur sécurité m’épouvante.

(Je regrette un peu d’avoir écrit le mot d’orgueil, et cependant je ne puis l’effacer, faute d’en trouver un qui convienne mieux à un sentiment si humain, si concret. Après tout, l’Église n’est pas un idéal à réaliser, elle existe et ils sont dedans.)

À l’issue de la conférence, je me suis permis de faire une timide allusion au programme que je me suis tracé. Encore ai-je supprimé la moitié des articles. On n’a pas eu beaucoup de mal à me démontrer que son exécution, même partielle, exigerait des jours de quarante-huit heures et une influence personnelle que je suis loin d’avoir, que je n’aurai peut-être jamais. Heureusement, l’attention s’est détournée de moi et le curé de Lumbres, spécialiste en ces matières, a traité supérieurement le problème des caisses rurales et des coopératives agricoles.

Je suis rentré assez tristement, sous la pluie. Le peu de vin que j’avais pris me causait d’affreuses douleurs d’estomac. Il est certain que je maigris énormément depuis l’automne et ma mine doit être de plus en plus mauvaise car on m’épargne désormais toute réflexion sur ma santé. Si les forces allaient me manquer ! J’ai beau faire, il m’est difficile de croire que Dieu m’emploiera vraiment — à fond, — se servira de moi comme des autres. Je suis chaque jour plus frappé de mon ignorance des détails les plus élémentaires de la vie pratique, que tout le monde semble connaître sans les avoir appris, par une espèce d’intuition. Évidemment, je ne suis pas plus bête que tel ou tel, et à condition de m’en tenir à des formules retenues aisément, je puis donner l’illusion d’avoir compris. Mais ces mots qui pour chacun ont un sens précis me paraissent au contraire se distinguer à peine entre eux, au point qu’il m’arrive de les employer au hasard, comme un mauvais joueur risque une carte. Au cours de la discussion sur les caisses rurales, j’avais l’impression d’être un enfant fourvoyé dans une conversation de grandes personnes.

Il est probable que mes confrères n’étaient guère plus instruits que moi, en dépit des tracts dont on nous inonde. Mais je suis stupéfait de les voir si vite à l’aise dès qu’on aborde ces sortes de questions. Presque tous sont pauvres, et s’y résignent courageusement. Les choses d’argent n’en semblent pas moins exercer sur eux une espèce de fascination. Leurs visages prennent tout de suite un air de gravité, d’assurance, qui me décourage, m’impose le silence, presque le respect.

Je crains bien de n’être jamais pratique, l’expérience ne me formera pas. Pour un observateur superficiel, je ne me distingue guère des confrères, je suis un paysan comme eux. Mais je descends d’une lignée de très pauvres gens, tâcherons, manœuvres, filles de ferme, le sens de la propriété nous manque, nous l’avons sûrement perdu au cours des siècles. Sur ce point mon père ressemblait à mon grand-père qui ressemblait lui-même à son père mort de faim pendant le terrible hiver de 1854. Une pièce de vingt sous leur brûlait la poche et ils couraient retrouver un camarade pour faire ribote. Mes condisciples du petit séminaire ne s’y trompaient pas : maman avait beau mettre son meilleur jupon, sa plus belle coiffe, elle avait cet air humble, furtif, ce pauvre sourire des misérables qui élèvent les enfants des autres. S’il ne me manquait encore que le sens de la propriété ! Mais je crains de ne pas plus savoir commander que je ne saurais posséder. Ça, c’est plus grave.

N’importe ! Il arrive que des élèves médiocres, mal doués, accèdent au premier rang. Ils n’y brillent jamais, c’est entendu. Je n’ai pas l’ambition de réformer ma nature, je vaincrai mes répugnances, voilà tout. Si je me dois d’abord aux âmes, je ne puis rester ignorant des préoccupations, légitimes en somme, qui tiennent une si grande place dans la vie de mes paroissiens. Notre instituteur — un Parisien pourtant — fait bien des conférences sur les assolements et les engrais. Je m’en vais bûcher ferme toutes ces questions.

Il faudra aussi que je réussisse à fonder une société sportive, à l’exemple de la plupart de mes confrères. Nos jeunes gens se passionnent pour le football, la boxe ou le tour de France. Vais-je leur refuser le plaisir d’en discuter avec moi sous prétexte que ces sortes de distractions — légitimes aussi, certes ! — ne sont pas de mon goût ? Mon état de santé ne m’a pas permis de remplir mon devoir militaire, et il serait ridicule de vouloir partager leurs jeux. Mais je puis me tenir au courant, ne serait-ce que par la lecture de la page sportive de l’Écho de Paris, journal que me prête assez régulièrement M. le comte.

Hier soir, ces lignes écrites, je me suis mis à genoux, au pied de mon lit, et j’ai prié Notre-Seigneur de bénir la résolution que je venais de prendre. L’impression m’est venue tout à coup d’un effondrement des rêves, des espérances, des ambitions de ma jeunesse, et je me suis couché grelottant de fièvre, pour ne m’endormir qu’à l’aube.

Mlle Louise est restée ce matin, tout le temps de la Sainte Messe, le visage enfoui dans ses mains. Au dernier évangile, j’ai bien remarqué qu’elle avait pleuré. Il est dur d’être seul, plus dur encore de partager sa solitude avec des indifférents ou des ingrats.

Depuis que j’ai eu la fâcheuse idée de recommander au régisseur de M. le comte un ancien camarade du petit séminaire qui voyage pour une grosse maison d’engrais chimiques, l’instituteur ne me salue plus. Il paraît qu’il est lui-même représentant d’une autre grosse maison de Béthune.

C’est samedi prochain que je vais déjeuner au château. Puisque la principale, ou peut-être la seule utilité de ce journal sera de m’entretenir dans des habitudes d’entière franchise envers moi-même, je dois avouer que je n’en suis pas fâché, flatté plutôt… Sentiment dont je ne rougis pas. Les châtelains n’avaient pas, comme on dit, bonne presse au grand séminaire, et il est certain qu’un jeune prêtre doit garder son indépendance vis-à-vis des gens du monde. Mais sur ce point comme sur tant d’autres, je reste le fils de très pauvres gens qui n’ont jamais connu l’espèce de jalousie, de rancune, du propriétaire paysan aux prises avec un sol ingrat qui use sa vie, envers l’oisif qui ne tire de ce même sol que des rentes. Voilà longtemps que nous n’avons plus affaire aux seigneurs, nous autres ! Nous appartenons justement depuis des siècles à ce propriétaire paysan et il n’est pas de maître plus difficile à contenter, plus dur.

Reçu une lettre de l’abbé Dupréty, très singulière. L’abbé Dupréty a été mon condisciple au petit séminaire, puis a terminé ses études je ne sais où et, aux dernières nouvelles, il était pro-curé d’une petite paroisse du diocèse d’Amiens, le titulaire du poste, malade, ayant obtenu l’assistance d’un collaborateur. J’ai gardé de lui un souvenir très vivace, presque tendre. On nous le donnait alors comme un modèle de piété, bien que je le trouvasse, à part moi, beaucoup trop nerveux, trop sensible. Au cours de notre année de troisième, il avait sa place près de la mienne, à la chapelle, et je l’entendais souvent sangloter, le visage enfoui dans ses petites mains toujours tachées d’encre, et si pâles.

Sa lettre est datée de Lille (où je crois me rappeler qu’en effet un de ses oncles, ancien gendarme, tenait un commerce d’épicerie). Je m’étonne de n’y trouver aucune allusion au ministère qu’il a vraisemblablement quitté, pour cause de maladie, sans doute. On le disait menacé de tuberculose. Son père et sa mère en sont morts.

Depuis que je n’ai plus de servante, le facteur a pris l’habitude de glisser le courrier sous ma porte. J’ai retrouvé l’enveloppe cachetée, par hasard, au moment de me mettre au lit. C’est un moment très désagréable pour moi, je le retarde tant que je peux. Les maux d’estomac sont généralement supportables, mais on ne peut rien imaginer de plus monotone, à la longue. L’imagination, peu à peu, travaille dessus, la tête se prend, et il faut beaucoup de courage pour ne pas se lever. Je cède d’ailleurs rarement à la tentation, car il fait froid.

J’ai donc décacheté l’enveloppe avec le pressentiment d’une mauvaise nouvelle — pis même — d’un enchaînement de mauvaises nouvelles. Ce sont des dispositions fâcheuses, évidemment. N’importe. Le ton de cette lettre me déplaît. Je la trouve d’une gaieté forcée, presque inconvenante, au cas probable où mon pauvre ami ne serait plus capable, momentanément du moins, d’assurer son service. « Tu es seul capable de me comprendre», dit-il. Pourquoi ? Je me souviens que, beaucoup plus brillant que moi, il me dédaignait un peu. Je ne l’en aimais que plus, naturellement.

Comme il me demande d’aller le voir d’urgence, je serai bientôt fixé.

Cette prochaine visite au château m’occupe beaucoup. D’une première prise de contact dépend peut-être la réussite de grands projets qui me tiennent au cœur et que la fortune et l’influence de M. le comte me permettraient sûrement de réaliser. Comme toujours, mon inexpérience, ma sottise et aussi une espèce de malchance ridicule compliquent à plaisir les choses les plus simples. Ainsi la belle douillette que je réservais pour les circonstances exceptionnelles est maintenant trop large. De plus, Mme Pégriot, sur ma demande d’ailleurs, l’a détachée, mais si maladroitement que l’essence y a fait des cernes affreux. On dirait de ces taches irisées qui se forment sur les bouillons trop gras. Il m’en coûte un peu d’aller au château avec celle que je porte d’habitude et qui a été maintes fois reprisée, surtout au coude. Je crains d’avoir l’air d’afficher ma pauvreté. Que ne pourrait-on croire !

Je voudrais aussi être en état de manger — juste assez au moins pour ne pas attirer l’attention. Mais impossible de rien prévoir, mon estomac est d’un capricieux ! À la moindre alerte, la même petite douleur apparaît au côté droit, j’ai l’impression d’une espèce de déclic, d’un spasme. Ma bouche se sèche instantanément, je ne peux plus rien avaler.

Ce sont là des incommodités, sans plus. Je les supporte assez bien, je ne suis pas douillet, je ressemble à ma mère. «Ta mère était une dure», aime à répéter mon oncle Ernest. Pour les pauvres gens, je crois que cela signifie une ménagère infatigable, jamais malade, et qui ne coûte pas cher pour mourir.

M. le comte ressemble certainement plus à un paysan comme moi qu’à n’importe quel riche industriel comme il m’est arrivé d’en approcher jadis, au cours de mon vicariat. En deux mots, il m’a mis à l’aise. De quel pouvoir disposent ces gens du grand monde qui semblent à peine se distinguer des autres, et cependant ne font rien comme personne ! Alors que la moindre marque d’égards me déconcerte, on a pu aller jusqu’à la déférence sans me laisser oublier un moment que ce respect n’allait qu’au caractère dont je suis revêtu. Mme la comtesse a été parfaite. Elle portait une robe d’intérieur, très simple, et sur ses cheveux gris une sorte de mantille qui m’a rappelé celle que ma pauvre maman mettait le dimanche. Je n’ai pu m’empêcher de le lui dire, mais je me suis si mal expliqué que je me demande si elle a compris.

Nous avons ensemble bien ri de ma soutane. Partout ailleurs, je pense, on eût fait semblant de ne pas la remarquer, et j’aurais été à la torture. Avec quelle liberté ces nobles parlent de l’argent, et de tout ce qui y touche, quelle discrétion, quelle élégance ! Il semble même qu’une pauvreté certaine, authentique, vous introduise d’emblée dans leur confiance, crée entre eux et vous une sorte d’intimité complice. Je l’ai bien senti lorsque au café M. et Mme Vergenne (des anciens minotiers très riches qui ont acheté l’année dernière le château de Rouvroy) sont venus faire visite. Après leur départ, M. le comte a eu un regard un peu ironique qui signifiait clairement : «Bon voyage, enfin, nous sommes de nouveau entre nous ! » Et cependant, on parle beaucoup du mariage de Mlle Chantal avec le fils Vergenne… N’importe ! Je crois qu’il y a dans le sentiment que j’analyse si mal autre chose qu’une politesse, même sincère. Les manières n’expliquent pas tout.

Évidemment, j’aurais souhaité que M. le comte montrât plus d’enthousiasme pour mes projets d’œuvres de jeunes gens, l’association sportive. À défaut d’une collaboration personnelle, pourquoi me refuser le petit terrain de Latrillère, et la vieille grange qui ne sert à rien, et dont il serait facile de faire une salle de jeu, de conférences, de projection, que sais-je ? Je sens bien que je ne sais guère mieux solliciter que donner, les gens veulent se réserver le temps de réfléchir, et j’attends toujours un cri du cœur, un élan qui réponde au mien.

J’ai quitté le château très tard, trop tard. Je ne sais pas non plus prendre congé, je me contente, à chaque tour de cadran, d’en manifester l’intention, ce qui m’attire une protestation polie à laquelle je n’ose passer outre. Cela pourrait durer des heures ! Enfin, je suis sorti, ne me rappelant plus un mot de ce que j’avais pu dire, mais dans une sorte de confiance, d’allégresse, avec l’impression d’une bonne nouvelle, d’une excellente nouvelle que j’aurais voulu porter tout de suite à un ami. Pour un peu, sur la route du presbytère, j’aurais couru.

Presque tous les jours, je m’arrange pour rentrer au presbytère par la route de Gesvres. Au haut de la côte, qu’il pleuve ou vente, je m’assois sur un tronc de peuplier oublié là on ne sait pourquoi depuis des hivers et qui commence à pourrir. La végétation parasite lui fait une sorte de gaine que je trouve hideuse et jolie tour à tour, selon l’état de mes pensées ou la couleur du temps. C’est là que m’est venue l’idée de ce journal et il me semble que je ne l’aurais eue nulle part ailleurs. Dans ce pays de bois et de pâturages coupés de haies vives, plantés de pommiers, je ne trouverais pas un autre observatoire d’où le village m’apparaisse ainsi tout entier comme ramassé dans le creux de la main. Je le regarde, et je n’ai jamais l’impression qu’il me regarde aussi. Je ne crois pas d’ailleurs non plus qu’il m’ignore. On dirait qu’il me tourne le dos et m’observe de biais, les yeux mi-clos, à la manière des chats.

Que me veut-il ? Me veut-il même quelque chose ? À cette place, tout autre que moi, un homme riche, par exemple, pourrait évaluer le prix de ces maisons de torchis, calculer l’exacte superficie de ces champs, de ces prés, rêver qu’il a déboursé la somme nécessaire, que ce village lui appartient. Moi pas.

Quoi que je fasse, lui aurais-je donné jusqu’à la dernière goutte de mon sang (et c’est vrai que parfois j’imagine qu’il m’a cloué là-haut sur une croix, qu’il me regarde au moins mourir), je ne le posséderais pas. J’ai beau le voir en ce moment, si blanc, si frais (à l’occasion de la Toussaint, ils viennent de passer leurs murs au lait de chaux teinté de bleu de linge), je ne puis oublier qu’il est là depuis des siècles, son ancienneté me fait peur. Bien avant que ne fût bâtie, au XVe siècle, la petite église où je ne suis tout de même qu’un passant, il endurait ici patiemment le chaud et le froid, la pluie, le vent, le soleil, tantôt prospère, tantôt misérable, accroché à ce lambeau de sol dont il pompait les sucs et auquel il rendait ses morts. Que son expérience de la vie doit être secrète, profonde ! Il m’aura comme les autres, plus vite que les autres sûrement.

Il y a certaines pensées que je n’ose confier à personne, et pourtant elles ne me paraissent pas folles, loin de là. Que serais-je, par exemple, si je me résignais au rôle où souhaiteraient volontiers me tenir beaucoup de catholiques préoccupés surtout de conservation sociale, c’est-à-dire en somme, de leur propre conservation. Oh ! je n’accuse pas ces messieurs d’hypocrisie, je les crois sincères. Que de gens se prétendent attachés à l’ordre, qui ne défendent que des habitudes, parfois même un simple vocabulaire dont les termes sont si bien polis, rognés par l’usage, qu’ils justifient tout sans jamais rien remettre en question ? C’est une des plus incompréhensibles disgrâces de l’homme, qu’il doive confier ce qu’il a de plus précieux à quelque chose d’aussi instable, d’aussi plastique, hélas, que le mot. Il faudrait beaucoup de courage pour vérifier chaque fois l’instrument, l’adapter à sa propre serrure. On aime mieux prendre le premier qui tombe sous la main, forcer un peu, et si le pêne joue, on n’en demande pas plus. J’admire les révolutionnaires qui se donnent tant de mal pour faire sauter des murailles à la dynamite, alors que le trousseau de clefs des gens bien pensants leur eût fourni de quoi entrer tranquillement par la porte sans réveiller personne.

Reçu ce matin une nouvelle lettre de mon ancien camarade, plus bizarre encore que la première. Elle se termine ainsi :

« Ma santé n’est pas bonne, et c’est mon seul réel sujet d’inquiétude, car il m’en coûterait de mourir, alors qu’après bien des orages, je touche au port. Inveni portum. Néanmoins, je n’en veux pas à la maladie ; elle m’a donné des loisirs dont j’avais besoin, que je n’eusse jamais connus sans elle. Je viens de passer dix-huit mois dans un sanatorium. Ça m’a permis de piocher sérieusement le problème de la vie. Avec un peu de réflexion, je crois que tu arriverais aux mêmes conclusions que moi. Aurea mediocritas. Ces deux mots t’apporteront la preuve que mes prétentions restent modestes, que je ne suis pas un révolté. Je garde au contraire un excellent souvenir de nos maîtres. Tout le mal vient non des doctrines, mais de l’éducation qu’ils avaient reçue, qu’ils nous ont transmise faute de connaître une autre manière de penser, de sentir. Cette éducation a fait de nous des individualistes, des solitaires. En somme, nous n’étions jamais sortis de l’enfance, nous inventions sans cesse, nous inventions nos peines, nos joies, nous inventions la Vie, au lieu de la vivre. Si bien qu’avant d’oser risquer un pas hors de notre petit monde, il nous faut tout reprendre dès le commencement. C’est un travail pénible et qui ne va pas sans sacrifices d’amour-propre, mais la solitude est plus pénible encore, tu t’en rendras compte un jour.

« Inutile de parler de moi à ton entourage. Une existence laborieuse, saine, normale enfin (le mot normale est souligné trois fois), ne devrait avoir de secrets pour personne. Hélas, notre société est ainsi faite, que le bonheur y semble toujours suspect. Je crois qu’un certain christianisme, bien éloigné de l’esprit des Évangiles, est pour quelque chose dans ce préjugé commun à tous, croyants ou incroyants. Respectueux de la liberté d’autrui, j’ai préféré jusqu’ici garder le silence. Après avoir beaucoup réfléchi, je me décide à le rompre aujourd’hui dans l’intérêt d’une personne qui mérite le plus grand respect. Si mon état s’est beaucoup amélioré depuis quelques mois, il reste de sérieuses inquiétudes dont je te ferai part. Viens vite. »

Inveni portum… Le facteur m’a remis la lettre comme je sortais ce matin pour aller faire mon catéchisme. Je l’ai lue dans le cimetière, â quelques pas d’Arsène qui commençait de creuser une fosse, celle de Mme Pinochet qu’on enterre demain. Lui aussi piochait la vie…

Le « Viens vite ! » m’a serré le cœur. Après son pauvre discours si étudié (je crois le voir se grattant la tempe du bout de son porte-plume, comme jadis), ce mot d’enfant qu’il ne peut plus retenir, qui lui échappe… Un moment, j’ai essayé d’imaginer que je me montais la tête, qu’il recevait tout simplement les soins d’une personne de sa famille. Malheureusement, je ne lui connais qu’une sœur servante d’estaminet à Montreuil. Ce ne doit pas être elle, « cette personne qui mérite le plus grand respect ».

N’importe, j’irai sûrement.

M. le comte est venu me voir. Très aimable, à la fois déférent et familier, comme toujours. Il m’a demandé la permission de fumer sa pipe, et m’a laissé deux lapins qu’il avait tués dans les bois de Sauveline. « Mme Pégriot vous cuira ça demain matin. Elle est prévenue. »

Je n’ai pas osé lui dire que mon estomac ne tolère plus en ce moment que le pain sec. Son civet me coûtera une demi-journée de la femme de ménage, laquelle ne se régalera même pas, car toute la famille du garde-chasse est dégoûtée du lapin. Il est vrai que je pourrai faire porter les restes par l’enfant de chœur chez ma vieille sonneuse, mais à la nuit, pour n’attirer l’attention de personne. On ne parle que trop de ma mauvaise santé.

M. le comte n’approuve pas beaucoup mes projets. Il me met surtout en garde contre le mauvais esprit de la population qui, gavée depuis la guerre, dit-il, a besoin de cuire dans son jus. « Ne la cherchez pas trop vite, ne vous livrez pas tout de suite. Laissez-lui faire le premier pas. »

Il est le neveu du marquis de la Roche-Macé dont la propriété se trouve à deux lieues seulement de mon village natal. Il y passait une partie de ses vacances, jadis, et il se souvient très bien de ma pauvre maman, alors femme de charge au château et qui lui beurrait d’énormes tartines en cachette du défunt marquis, très avare. Je lui avais d’ailleurs posé assez étourdiment la question mais il m’a répondu aussitôt très gentiment, sans l’ombre d’une gêne. Chère maman ! Même si jeune encore, et si pauvre, elle savait inspirer l’estime, la sympathie. M. le comte ne dit pas : « Madame votre mère », ce qui, je crois, risquerait de paraître un peu affecté, mais il prononce : « Votre mère » en appuyant sur le « votre » avec une gravité, un respect qui m’ont mis les larmes aux yeux.

Si ces lignes pouvaient tomber un jour sous des regards indifférents, on me trouverait assurément bien naïf. Et sans doute, le suis-je — en effet — car il n’y a sûrement rien de bas dans l’espèce d’admiration que m’inspire cet homme pourtant si simple d’aspect, parfois même si enjoué qu’il a l’air d’un éternel écolier vivant d’éternelles vacances. Je ne le tiens pas pour plus intelligent qu’un autre, et on le dit assez dur envers ses fermiers. Ce n’est pas non plus un paroissien exemplaire car, exact à la messe basse chaque dimanche, je ne l’ai encore jamais vu à la Sainte Table. Je me demande s’il fait ses Pâques. D’où vient qu’il ait pris d’emblée auprès de moi la place — si souvent vide hélas ! — d’un ami, d’un allié, d’un compagnon ? C’est peut-être que je crois trouver en lui ce naturel que je cherche vainement ailleurs. La conscience de sa supériorité, le goût héréditaire du commandement, l’âge même, n’ont pas réussi à le marquer de cette gravité funèbre, de cet air d’assurance ombrageuse que confère aux plus petits bourgeois le seul privilège de l’argent. Je crois que ceux-ci sont préoccupés sans cesse de garder les distances (pour employer leur propre langage) au lieu que, lui, garde son rang. Oh ! je sais bien qu’il y a beaucoup de coquetterie — je veux bien la croire inconsciente — dans ce ton bref, presque rude, où n’entre jamais la moindre condescendance, qui ne saurait pourtant humilier personne, et qui évoque chez le plus pauvre, moins l’idée d’une quelconque sujétion que celle d’une discipline librement consentie, militaire. Beaucoup de coquetterie, je le crains. Beaucoup d’orgueil aussi. Mais je me réjouis de l’entendre. Et lorsque je lui parle des intérêts de la paroisse, des âmes, de l’Église, et qu’il dit « nous » comme si lui et moi, nous ne pouvions servir que la même cause, je trouve ça naturel, je n’ose le reprendre.

M. le curé de Torcy ne l’aime guère. Il ne l’appelle que « le petit comte », « votre petit comte ». Cela m’agace. « Pourquoi « petit comte » ? lui ai-je dit. — Parce que c’est un bibelot, un gentil bibelot, et de l’époque. Vu sur un buffet de paysan, il fait de l’effet. Chez l’antiquaire, ou à l’hôtel des ventes, un jour de grand tralala, vous ne le reconnaîtriez même plus. » Et comme j’avouais espérer encore l’intéresser à mon patronage de jeunes gens, il a haussé les épaules. « Une jolie tirelire de Saxe, votre petit comte, mais incassable. »

Je ne le crois pas, en effet, très généreux. S’il ne donne jamais, comme tant d’autres, l’impression d’être tenu par l’argent, il y tient, c’est sûr.

J’ai voulu aussi lui dire un mot de Mlle Chantal dont la tristesse m’inquiète. Je l’ai trouvé très réticent, puis d’une gaieté soudaine, qui m’a paru forcée. Le nom de Mlle Louise a semblé l’agacer prodigieusement. Il a rougi, puis son visage est devenu dur. Je me suis tu.

« Vous avez la vocation de l’amitié, observait un jour mon vieux maître le chanoine Durieux. Prenez garde qu’elle ne tourne à la passion. De toutes, c’est la seule dont on ne soit jamais guéri. »

Nous conservons, soit. Mais nous conservons pour sauver, voilà ce que le monde ne veut pas comprendre, car il ne demande qu’à durer. Or, il ne peut plus se contenter de durer.

L’Ancien Monde, lui, aurait pu durer peut-être. Durer longtemps. Il était fait pour ça. Il était terriblement lourd, il tenait d’un poids énorme à la terre. Il avait pris son parti de l’injustice. Au lieu de ruser avec elle, il l’avait acceptée d’un bloc, tout d’une pièce, il en avait fait une constitution comme les autres, il avait institué l’esclavage. Oh ! sans doute, quel que fût le degré de perfection auquel il pût jamais atteindre, il n’en serait pas moins demeuré sous le coup de la malédiction portée contre Adam. Ça, le diable ne l’ignorait pas, il le savait même mieux que personne. Mais ça n’en était pas moins une rude entreprise que de la rejeter presque tout entière sur les épaules d’un bétail humain, on aurait pu réduire d’autant le lourd fardeau. La plus grande somme possible d’ignorance, de révolte, de désespoir réservée à une espèce de peuple sacrifié, un peuple sans nom, sans histoire, sans biens, sans alliés — du moins avouables, — sans famille — du moins légale, sans nom et sans dieux. Quelle simplification du problème social, des méthodes de gouvernement !

Mais cette institution qui paraissait inébranlable était en réalité la plus fragile. Pour la détruire à jamais, il suffisait de l’abolir un siècle. Un jour peut-être aurait suffi. Une fois les rangs de nouveau confondus, une fois dispersé le peuple expiatoire, quelle force eût été capable de lui faire reprendre le joug ?

L’institution est morte, et l’Ancien Monde s’est écroulé avec elle. On croyait, on feignait de croire à sa nécessité, on l’acceptait comme un fait. On ne la rétablira pas. L’humanité n’osera plus courir cette chance affreuse, elle risquerait trop. La loi peut tolérer l’injustice ou même la favoriser sournoisement, elle ne la sanctionnera plus. L’injustice n’aura jamais plus de statut légal, c’est fini. Mais elle n’en reste pas moins éparse dans le monde. La société, qui n’oserait plus l’utiliser pour le bien d’un petit nombre, s’est ainsi condamnée à poursuivre la destruction d’un mal qu’elle porte en elle, qui, chassé des lois, reparaît presque aussitôt dans les mœurs pour commencer à rebours, inlassablement, le même infernal circuit. Bon gré, mai gré, elle doit partager désormais la condition de l’homme, courir la même aventure surnaturelle. Jadis indifférente au bien ou au mal, ne connaissant d’autre loi que celle de sa propre puissance, le christianisme lui a donné une âme, une âme à perdre ou à sauver.

J’ai fait lire ces lignes à M. le curé de Torcy, mais je n’ai pas osé lui dire qu’elles étaient de moi. Il est tellement fin — et je mens si mal — que je me demande s’il m’a cru. Il m’a rendu le papier en riant d’un petit rire que je connais bien, qui n’annonce rien de bon. Enfin, il m’a dit :

« Ton ami n’écrit pas mal, c’est même trop bien torché. D’une manière générale, s’il y a toujours avantage à penser juste, mieux vaudrait en rester là. On voit la chose telle quelle, sans musique, et on ne risque pas de se chanter une chanson pour soi tout seul. Quand tu rencontres une vérité en passant, regarde-la bien, de façon à pouvoir la reconnaître, mais n’attends pas qu’elle te fasse de l’œil. Les vérités de l’Évangile ne font jamais de l’œil. Avec les autres dont on n’est jamais fichu de dire au juste où elles ont traîné avant de t’arriver, les conversations particulières sont dangereuses. Je ne voudrais pas citer en exemple un gros bonhomme comme moi. Cependant, lorsqu’il m’arrive d’avoir une idée — une de ces idées qui pourraient être utiles aux âmes, bien entendu, parce que les autres !… — j’essaie de la porter devant le bon Dieu, je la fais tout de suite passer dans ma prière. C’est étonnant comme elle change d’aspect. On ne la reconnaît plus, des fois…

« N’importe. Ton ami a raison. La société moderne peut bien renier son maître, elle a été rachetée elle aussi, ça ne peut déjà plus lui suffire d’administrer le patrimoine commun, la voilà partie comme nous tous, bon gré, mal gré, à la recherche du royaume de Dieu. Et ce royaume n’est pas de ce monde. Elle ne s’arrêtera donc jamais. Elle ne peut s’arrêter de courir. « Sauve-toi ou meurs ! » Il n’y a pas à dire le contraire.

« Ce que ton ami raconte de l’esclavage est très vrai aussi. L’ancienne Loi tolérait l’esclavage et les apôtres l’ont toléré comme elle. Ils n’ont pas dit à l’esclave : « Affranchis-toi de ton maître», tandis qu’ils disaient au luxurieux par exemple : « Affranchis-toi de la chair et tout de suite ! » C’est une nuance. Et pourquoi ça ? Parce qu’ils voulaient, je suppose, laisser au monde le temps de respirer avant de le jeter dans une aventure surhumaine. Et crois bien qu’un gaillard comme saint Paul ne se faisait pas non plus illusion. L’abolition de l’esclavage ne supprimerait pas l’exploitation de l’homme par l’homme. À bien prendre la chose, un esclave coûtait cher, ça devait toujours lui valoir de son maître une certaine considération. Au lieu que j’ai connu dans ma jeunesse un salopard de maître verrier qui faisait souffler dans les cannes des garçons de quinze ans, et pour les remplacer quand leur pauvre petite poitrine venait à crever, l’animal n’avait que l’embarras du choix. J’aurais cent fois préféré d’être l’esclave d’un de ces bons bourgeois romains qui ne devaient pas, comme de juste, attacher leur chien avec des saucisses. Non, saint Paul ne se faisait pas d’illusions ! Il se disait seulement que le christianisme avait lâché dans le monde une vérité que rien n’arrêterait plus parce qu’elle était d’avance au plus profond des consciences et que l’homme s’était reconnu tout de suite en elle : Dieu a sauvé chacun de nous, et chacun de nous vaut le sang de Dieu. Tu peux traduire ça comme tu voudras, même en langage rationaliste — le plus bête de tous, — ça te force à rapprocher des mots qui explosent au moindre contact. La société future pourra toujours essayer de s’asseoir dessus ! Ils lui mettront le feu au derrière, voilà tout.

« N’empêche que le pauvre monde rêve toujours plus ou moins à l’antique contrat passé jadis avec les démons et qui devait assurer son repos. Réduire à la condition d’un bétail, mais d’un bétail supérieur, un quart ou un tiers du genre humain, ce n’était pas payer trop cher, peut-être, l’avènement des surhommes, des pur-sang, du véritable royaume terrestre… On le pense, on n’ose pas le dire. Notre-Seigneur en épousant la pauvreté a tellement élevé le pauvre en dignité, qu’on ne le fera plus descendre de son piédestal. Il lui a donné un ancêtre — et quel ancêtre ! Un nom — et quel nom ! On l’aime encore mieux révolté que résigné, il semble appartenir déjà au royaume de Dieu, où les premiers seront les derniers, il a l’air d’un revenant, — d’un revenant du festin des Noces, avec sa robe blanche… Alors, que veux-tu, l’État commence par faire contre mauvaise fortune bon cœur. Il torche les gosses, panse les éclopés, lave les chemises, cuit la soupe des clochards, astique le crachoir des gâteux, mais regarde la pendule et se demande si on va lui laisser le temps de s’occuper de ses propres affaires. Sans doute espère-t-il encore un peu faire tenir aux machines le rôle jadis dévolu aux esclaves. Bernique ! Les machines n’arrêtent pas de tourner, les chômeurs de se multiplier, en sorte qu’elles ont l’air de fabriquer seulement des chômeurs, les machines, vois-tu ça ? C’est que le pauvre a la vie dure. Enfin, ils essaient encore, là-bas, en Russie… Remarque que je ne crois pas les Russes pis que les autres — tous fous, tous enragés, les hommes d’aujourd’hui ! — mais ces diables de Russes ont de l’estomac. Ce sont des Flamands de l’Extrême-Nord, ces gars-là. Ils avalent de tout, ils pourront bien, un siècle ou deux, avaler du polytechnicien sans crever.

« Leur idée, en somme, n’est pas bête. Naturellement, il s’agit toujours d’exterminer le pauvre — le pauvre est le témoin de Jésus-Christ, l’héritier du peuple juif, quoi ! — mais au lieu de le réduire en bétail, ou de le tuer, ils ont imaginé d’en faire un petit rentier ou même — supposé que les choses aillent de mieux en mieux — un petit fonctionnaire. Rien de plus docile que ça, de plus régulier. »

Dans mon coin, il m’arrive aussi de penser aux Russes. Mes camarades du grand séminaire en parlaient souvent à tort et à travers, je crois. Surtout pour épater les professeurs. Nos confrères démocrates sont très gentils, très zélés, mais je les trouve — comment dirais-je — un peu bourgeois. D’ailleurs le peuple ne les aime pas beaucoup, c’est un fait. Faute de les comprendre, sans doute ? Bref, je répète qu’il m’arrive de penser aux Russes avec une espèce de curiosité, de tendresse. Lorsqu’on a connu la misère, ses mystérieuses, ses incommunicables joies, — les écrivains russes, par exemple, vous font pleurer. L’année de la mort de papa, maman a dû être opérée d’une tumeur, elle est restée quatre ou cinq mois à l’hôpital de Berguette. C’est une tante qui m’a recueilli. Elle tenait un petit estaminet tout près de Lens, une affreuse baraque de planches où l’on débitait du genièvre aux mineurs trop pauvres pour aller ailleurs, dans un vrai café. L’école était à deux kilomètres, et j’apprenais mes leçons assis sur le plancher, derrière le comptoir. Un plancher, c’est-à-dire une mauvaise estrade de bois tout pourri. L’odeur de la terre passait entre les fentes, une terre toujours humide, de la boue. Les soirs de paye, nos clients ne prenaient seulement pas la peine de sortir pour faire leurs besoins : ils urinaient à même le sol et j’avais si peur sous le comptoir que je finissais par m’y endormir. N’importe : l’instituteur m’aimait bien, il me prêtait des livres. C’est là que j’ai lu les souvenirs d’enfance de M. Maxime Gorki.

On trouve des foyers de misère en France, évidemment. Des îlots de misère. Jamais assez grands pour que les misérables puissent vivre réellement entre eux, vivre une vraie vie de misère. La richesse elle-même s’y fait trop nuancée, trop humaine, que sais-je ? pour qu’éclate nulle part, rayonne, resplendisse l’effroyable puissance de l’argent, sa force aveugle, sa cruauté. Je m’imagine que le peuple russe, lui, a été un peuple misérable, un peuple de misérables, qu’il a connu l’ivresse de la misère, sa possession. Si l’Église pouvait mettre un peuple sur les autels et qu’elle eût élu celui-ci, elle en aurait fait le patron de la misère, l’intercesseur particulier des misérables. Il paraît que M. Gorki a gagné beaucoup d’argent, qu’il mène une vie fastueuse, quelque part, au bord de la Méditerranée, du moins l’ai-je lu dans le journal. Même si c’est vrai — si c’est vrai surtout ! — je suis content d’avoir prié pour lui tous les jours, depuis tant d’années. À douze ans, je n’ose pas dire que j’ignorais le bon Dieu, car entre beaucoup d’autres qui faisaient dans ma pauvre tête un bruit d’orage, de grandes eaux, je reconnaissais déjà Sa voix. N’empêche que la première expérience du malheur est féroce ! Béni soit celui qui a préservé du désespoir un cœur d’enfant ! C’est une chose que les gens du monde ne savent pas assez, ou qu’ils oublient, parce qu’elle leur ferait trop peur. Parmi les pauvres comme parmi les riches, un petit misérable est seul, aussi seul qu’un fils de roi. Du moins chez nous, dans ce pays, la misère ne se partage pas, chaque misérable est seul dans sa misère, une misère qui n’est qu’à lui comme son visage, ses membres. Je ne crois pas avoir eu de cette solitude une idée claire, ou peut-être ne m’en faisais-je aucune idée. J’obéissais simplement à cette loi de ma vie, sans la comprendre. J’aurais fini par l’aimer. Il n’y a rien de plus dur que l’orgueil des misérables et voilà que brusquement ce livre, venu de si loin, de ces fabuleuses terres, me donnait tout un peuple pour compagnon.

J’ai prêté ce livre à un ami, qui ne me l’a pas rendu, naturellement. Je ne le relirais pas volontiers, à quoi bon ? Il suffit bien d’avoir entendu — ou cru entendre — une fois la plainte qui ne ressemble à celle d’aucun autre peuple — non — pas même à celle du peuple juif, macéré dans son orgueil comme un mort dans les aromates. Ce n’est d’ailleurs pas une plainte, c’est un chant, un hymne. Oh ! je sais que ce n’est pas un hymne d’église, ça ne peut pas s’appeler une prière. Il y a de tout là dedans, comme on dit. Le gémissement du moujik sous les verges, les cris de la femme rossée, le hoquet de l’ivrogne et ce grondement de joie sauvage, ce rugissement des entrailles — car la misère et la luxure, hélas ! se cherchent et s’appellent dans les ténèbres, ainsi que deux bêtes affamées. Oui, cela devrait me faire horreur, en effet. Pourtant je crois qu’une telle misère, une misère qui a oublié jusqu’à son nom, ne cherche plus, ne raisonne plus, pose au hasard sa face hagarde, doit se réveiller un jour sur l’épaule de Jésus-Christ.

J’ai donc profité de l’occasion.

— Et s’ils réussissaient quand même ? ai-je dit à M. le curé de Torcy. Il a réfléchi un moment :

— Tu penses bien que je n’irai pas conseiller aux pauvres types de rendre tout de suite au percepteur leur titre de pension ! Ça durerait ce que ça durerait… Mais enfin que veux-tu ? Nous sommes là pour enseigner la vérité, elle ne doit pas nous faire honte.

Ses mains tremblaient un peu sur la table, pas beaucoup, et cependant j’ai compris que ma question réveillait en lui le souvenir de luttes terribles où avaient failli sombrer son courage, sa raison, sa foi peut-être… Avant de me répondre, il a eu un mouvement des épaules comme d’un homme qui voit un chemin barré, va se faire place. Oh ! je n’aurais pas pesé lourd, non !

— Enseigner, mon petit, ça n’est pas drôle ! Je ne parle pas de ceux qui s’en tirent avec des boniments : tu en verras bien assez au cours de ta vie, tu apprendras à les connaître. Des vérités consolantes, qu’ils disent. La vérité, elle délivre d’abord, elle console après. D’ailleurs, on n’a pas le droit d’appeler ça une consolation. Pourquoi pas des condoléances ? La parole de Dieu ! c’est un fer rouge. Et toi qui l’enseignes, tu voudrais la prendre avec des pincettes, de peur de te brûler, tu ne l’empoignerais pas à pleines mains ? Laisse-moi rire. Un prêtre qui descend de la chaire de Vérité, la bouche en machin de poule, un peu échauffé, mais content, il n’a pas prêché, il a ronronné, tout au plus. Remarque que la chose peut arriver à tout le monde, nous sommes de pauvres dormants, c’est le diable, quelquefois, de se réveiller, les apôtres dormaient bien, eux, à Gethsémani ! Mais enfin, il faut se rendre compte. Et tu comprends aussi que tel ou tel qui gesticule et sue comme un déménageur n’est pas toujours plus réveillé que les autres, non. Je prétends simplement que lorsque le Seigneur tire de moi, par hasard, une parole utile aux âmes, je la sens au mal qu’elle me fait.

Il riait, mais je ne reconnaissais plus son rire. C’était un rire courageux, certes, mais brisé. Je n’oserais pas me permettre de juger un homme si supérieur à moi de toutes façons, et je vais parler là d’une qualité qui m’est étrangère, à laquelle, d’ailleurs, ni mon éducation ni ma naissance ne me disposent. Il est certain aussi que M. le curé de Torcy passe auprès de certains pour assez lourd, presque vulgaire — ou, comme dit Mme la comtesse — commun. Mais enfin, je puis écrire ici ce qui me plaît, sans risquer de porter préjudice à personne. Eh bien, ce qui me paraît — humainement du moins — le caractère dominant de cette haute figure, c’est la fierté. Si M. le curé de Torcy n’est pas un homme fier, ce mot n’a pas de sens, ou du moins je ne saurais plus lui en trouver aucun. À ce moment, pour sûr, il souffrait dans sa fierté, dans sa fierté d’homme fier. Je souffrais comme lui, j’aurais tant voulu faire je ne sais quoi d’utile, d’efficace. Je lui ai dit bêtement :

— Alors, moi aussi, je dois souvent ronronner parce que…

— Tais-toi, m’a-t-il répondu, — j’ai été surpris de la soudaine douceur de sa voix, — tu ne voudrais pas qu’un malheureux va-nu-pieds comme toi fasse encore autre chose que de réciter sa leçon. Mais le bon Dieu la bénit quand même, ta leçon, car tu n’as pas la mine prospère d’un conférencier pour messes basses… Vois-tu, a-t-il repris, n’importe quel imbécile, le premier venu, quoi, ne saurait être insensible à la douceur, à la tendresse de la parole, telle que les saints Évangiles nous la rapportent. Notre-Seigneur l’a voulu ainsi. D’abord, c’est dans l’ordre. Il n’y a que les faibles ou les penseurs qui se croient obligés de rouler des prunelles et montrer le blanc de l’œil avant d’avoir seulement ouvert la bouche. Et puis la nature agit de même : est-ce que pour le petit enfant qui repose dans son berceau et qui prend possession du monde avec son regard éclos de l’avant-veille, la vie n’est pas toute suavité, toute caresse ? Elle est pourtant dure, la vie ! Remarque d’ailleurs qu’à prendre les choses par le bon bout, son accueil n’est pas si trompeur qu’il en a l’air, parce que la mort ne demande qu’à tenir la promesse faite au matin des jours, le sourire de la mort, pour être plus grave, n’est pas moins doux et suave que l’autre. Bref, la parole se fait petite avec les petits. Mais lorsque les Grands, — les Superbes — croient malin de se la répéter comme un simple conte de Ma Mère l’Oie, en ne retenant que les détails attendrissants, poétiques, ça me fait peur — peur pour eux naturellement. Tu entends l’hypocrite, le luxurieux, l’avare, le mauvais riche — avec leurs grosses lippes et leurs yeux luisants — roucouler le Sinite parvulos sans avoir l’air de prendre garde à la parole qui suit — une des plus terribles peut-être que l’oreille de l’homme ait entendue : « Si vous n’êtes pas comme l’un de ces petits, vous n’entrerez pas dans le royaume de Dieu. »

Il a répété le verset comme pour lui seul, et il a continué encore un moment à parler, la tête cachée dans ses mains.

— L’idéal, vois-tu, ce serait de ne prêcher l’Évangile qu’aux enfants. Nous calculons trop, voilà le mal. Ainsi, nous ne pouvons pas faire autrement que d’enseigner l’esprit de pauvreté, mais ça, mon petit, vois-tu, ça c’est dur ! Alors, on tâche de s’arranger plus ou moins. Et d’abord on commence par ne s’adresser qu’aux riches. Satanés riches ! Ce sont des bonshommes très forts, très malins, et ils ont une diplomatie de premier choix, comme de juste. Lorsqu’un diplomate doit mettre sa signature au bas d’un traité qui lui déplaît, il en discute chaque clause. Un mot changé par-ci, une virgule déplacée par-là, tout finit par se tasser. Dame, cette fois, la chose en valait la peine : il s’agissait d’une malédiction, tu penses ! Enfin, il y a malédiction et malédiction, paraît-il. En l’occurrence, on glisse dessus. « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’au riche d’entrer au royaume des cieux… » Note bien que je suis le premier à trouver le texte très dur et que je ne me refuse pas aux distinctions, ça ferait d’ailleurs trop de peine à la clientèle des Jésuites. Admettons donc que le bon Dieu ait voulu parler des riches, vraiment riches, des riches qui ont l’esprit de richesse. Bon ! Mais quand les diplomates suggèrent que le trou de l’aiguille était une des portes de Jérusalem — seulement un peu plus étroite — en sorte que pour y entrer dans le royaume, le riche ne risquait que de s’égratigner les mollets ou d’user sa belle tunique aux coudes, que veux-tu, ça m’embête ! Sur les sacs d’écus, Notre-Seigneur aurait écrit de sa main : « Danger de mort » comme fait l’administration des ponts et chaussées sur les pylônes des transformateurs électriques, et on voudrait que…

Il s’est mis à arpenter la chambre de long en large, les bras enfouis dans les poches de sa douillette. J’ai voulu me lever aussi, mais il m’a fait rasseoir d’un mouvement de tête. Je sentais qu’il hésitait encore, qu’il cherchait à me juger, à me peser une dernière fois avant de dire ce qu’il n’avait dit à personne — du moins dans les mêmes termes — peut-être. Visiblement il doutait de moi, et pourtant ce doute n’avait rien d’humiliant, je le jure. D’ailleurs, il ne pourrait humilier personne. À ce moment, son regard était très bon, très doux et — cela semble ridicule, parlant d’un homme si fort, si robuste, presque vulgaire, avec une telle expérience de la vie, des êtres — d’une extraordinaire, d’une indéfinissable pureté.

— Il faudrait beaucoup réfléchir avant de parler de la pauvreté aux riches. Sinon, nous nous rendrions indignes de l’enseigner aux pauvres, et comment oser se présenter alors au tribunal de Jésus-Christ ?

— L’enseigner aux pauvres ? ai-je dit.

— Oui, aux pauvres. C’est à eux que le bon Dieu nous envoie d’abord, et pour leur annoncer quoi ? la pauvreté. Ils devaient attendre autre chose ! Ils attendaient la fin de leur misère, et voilà Dieu qui prend la pauvreté par la main et qui leur dit :

« Reconnaissez votre Reine, jurez-lui hommage et fidélité », quel coup ! Retiens que c’est en somme l’histoire du peuple juif, avec son royaume terrestre. Le peuple des pauvres, comme l’autre, est un peuple errant parmi les nations, à la recherche de ses espérances charnelles, un peuple déçu, déçu jusqu’à l’os.

— Et pourtant…

— Oui, pourtant l’ordre est là, pas moyen d’y couper… Oh, sans doute, un lâche réussirait peut-être à tourner la difficulté. Le peuple des pauvres gens est un public facile, un bon public, quand on sait le prendre. Va parler à un cancéreux de la guérison, il ne demandera qu’à te croire. Rien de plus facile, en somme, que leur laisser entendre que la pauvreté est une sorte de maladie honteuse, indigne des nations civilisées, que nous allons les débarrasser en un clin d’œil de cette saleté-là. Mais qui de nous oserait parler ainsi de la pauvreté de Jésus-Christ ?

Il me fixait droit dans les yeux et je me demande encore s’il me distinguait moi-même des objets familiers, ses confidents habituels et silencieux. Non ! il ne me voyait pas ! Le seul dessein de me convaincre n’eût pas donné à son regard une expression si poignante. C’était avec lui-même, contre une part de lui-même cent fois réduite, cent fois vaincue, toujours rebelle, que je le voyais se dresser de toute sa hauteur, de toute sa force ainsi qu’un homme qui combat pour sa vie. Comme la blessure était profonde ! Il avait l’air de se déchirer de ses propres mains.

— Tel que tu me vois, m’a-t-il dit, j’aimerais assez leur prêcher l’insurrection, aux pauvres. Ou plutôt je ne leur prêcherais rien du tout. Je prendrais d’abord un de ces « militants », ces marchands de phrases, ces bricoleurs de révolution, et je leur montrerais ce que c’est qu’un gars des Flandres. Nous autres, Flamands, nous avons la révolte dans le sang. Rappelle-toi l’histoire ! Les nobles et les riches ne nous ont jamais fait peur. Grâce au ciel, je puis bien l’avouer maintenant, tout puissant que je sois, un fort homme, le bon Dieu n’a pas permis que je fusse beaucoup tenté dans ma chair. Mais l’injustice et le malheur, tiens, ça m’allume le sang. Aujourd’hui, c’est d’ailleurs bien passé, tu ne peux pas te rendre compte… Ainsi, par exemple, la fameuse encyclique de Léon XIII, Rerum Novarum, vous lisez ça tranquillement, du bord des cils, comme un mandement de carême quelconque. À l’époque, mon petit, nous avons cru sentir la terre trembler sous nos pieds. Quel enthousiasme ! J’étais, pour lors, curé de Norenfontes, en plein pays de mines. Cette idée si simple que le travail n’est pas une marchandise, soumise à la loi de l’offre et de la demande, qu’on ne peut pas spéculer sur les salaires, sur la vie des hommes, comme sur le blé, le sucre ou le café, ça bouleversait les consciences, crois-tu ? Pour l’avoir expliquée en chaire, à mes bonshommes, j’ai passé pour un socialiste et les paysans bien pensants m’ont fait envoyer en disgrâce à Montreuil. La disgrâce, je m’en fichais bien, rends-toi compte. Mais dans le moment…

Il s’est tu tout tremblant. Il restait sur moi son regard et j’avais honte de mes petits ennuis, j’aurais voulu lui baiser les mains. Quand j’ai osé lever les yeux, il me tournait le dos, il regardait par la fenêtre. Et après un autre long silence, il a continué d’une voix plus sourde, mais toujours aussi altérée.

— La pitié, vois-tu, c’est une bête. Une bête à laquelle on peut beaucoup demander, mais pas tout. Le meilleur chien peut devenir enragé. Elle est puissante, elle est vorace. Je ne sais pourquoi on se la représente toujours un peu pleurnicheuse, un peu gribouille. Une des plus fortes passions de l’homme, voilà ce qu’elle est. À ce moment de ma vie, moi qui te parle, j’ai cru qu’elle allait me dévorer. L’orgueil, l’envie, la colère, la luxure même, les sept péchés capitaux faisaient chorus, hurlaient de douleur. Tu aurais dit une troupe de loups arrosés de pétrole et qui flambent.

J’ai tout à coup senti ses deux mains sur mon épaule.

— Enfin, j’ai eu mes embêtements, moi aussi. Le plus dur, c’est qu’on n’est compris de personne, on se sent ridicule. Pour le monde, tu n’es qu’un petit curé démocrate, un vaniteux, un farceur. Possible qu’en général, les curés démocrates n’aient pas beaucoup de tempérament, mais moi, du tempérament, je crois que j’en avais plutôt à revendre. Tiens, à ce moment-là j’ai compris Luther. Il avait du tempérament, lui aussi. Et dans sa fosse à moines d’Erfurt sûrement que la faim et la soif de la justice le dévoraient. Mais le bon Dieu n’aime pas qu’on touche à sa justice, et sa colère est un peu trop forte pour nous, pauvres diables. Elle nous saoule, elle nous rend pires que des brutes. Alors, après avoir fait trembler les cardinaux, ce vieux Luther a fini par porter son foin à la mangeoire des princes allemands, une jolie bande… Regarde le portrait qu’on a fait de lui sur son lit de mort… Personne ne reconnaîtrait l’ancien moine dans ce bonhomme ventru, avec une grosse lippe. Même juste en principe, sa colère l’avait empoisonné petit à petit : elle était tournée en mauvaise graisse, voilà tout.

— Est-ce que vous priez pour Luther ? ai-je demandé.

— Tous les jours, m’a-t-il répondu. D’ailleurs je m’appelle aussi Martin, comme lui.

Alors, il s’est passé une chose très surprenante. Il a poussé une chaise tout contre moi, il s’est assis, m’a pris les mains dans les siennes sans quitter mon regard du sien, ses yeux magnifiques pleins de larmes, et pourtant plus impérieux que jamais, des yeux qui rendraient la mort toute facile, toute simple.

— Je te traite de va-nu-pieds, m’a-t-il dit, mais je t’estime. Prends le mot pour ce qu’il vaut, c’est un grand mot. À mon sens, le bon Dieu t’a appelé, pas de doute. Physiquement, on te prendrait plutôt pour de la graine de moine, n’importe ! Si tu n’as pas beaucoup d’épaules, tu as du cœur, tu mérites de servir dans l’infanterie. Mais souviens-toi de ce que je te dis : « Ne te laisse pas évacuer. Si tu descends une fois à l’infirmerie, tu n’en sortiras plus. On ne t’a pas construit pour la guerre d’usure. Marche à fond et arrange-toi pour finir tranquillement un jour dans le fossé sans avoir débouclé ton sac. »

Je sais bien que je ne mérite pas sa confiance mais dès qu’elle m’est donnée, il me semble aussi que je ne la décevrai pas. C’est là toute la force des faibles, des enfants, la mienne.

— On apprend la vie plus ou moins vite, mais on finit toujours par l’apprendre, selon sa capacité. Chacun n’a que sa part d’expérience, bien entendu. Un flacon de vingt centilitres ne contiendra jamais autant qu’un litre. Mais il y a l’expérience de l’injustice.

J’ai senti que mes traits devaient se durcir, malgré moi, car le mot me fait mal. J’ouvrais déjà la bouche pour répondre.

— Tais-toi ! Tu ne sais pas ce que c’est que l’injustice, tu le sauras. Tu appartiens à une race d’hommes que l’injustice flaire de loin, qu’elle guette patiemment jusqu’au jour… Il ne faut pas que tu te laisses dévorer. Surtout ne va pas croire que tu la ferais reculer en la fixant dans les yeux, comme un dompteur ! Tu n’échapperais pas à sa fascination, à son vertige. Ne la regarde que juste ce qu’il faut, et ne la regarde jamais sans prier.

Sa voix s’était mise à trembler un peu. Quelles images, quels souvenirs passaient à ce moment dans ses yeux ? Dieu le sait.

— Va, tu l’envieras plus d’une fois, la petite sœur qui le matin part contente vers ses gosses pouilleux, ses mendiants, ses ivrognes, et travaille à pleins bras jusqu’au soir. L’injustice, vois-tu, elle s’en moque ! Son troupeau d’éclopés, elle le lave, le torche, le panse, et finalement l’ensevelit. Ce n’est pas à elle que le Seigneur a confié sa parole. La parole de Dieu ! Rends-moi ma Parole, dira le juge au dernier jour. Quand on pense à ce que certains devront tirer à ce moment-là de leur petit bagage, on n’a pas envie de rire, non !

Il se leva de nouveau, et de nouveau il a fait face. Je me suis levé aussi.

— L’avons-nous gardée, la parole ? Et si nous l’avons gardée intacte, ne l’avons-nous pas mise sous le boisseau ? L’avons-nous donnée aux pauvres comme aux riches ? Évidemment, Notre-Seigneur parle tendrement à ses pauvres, mais comme je te le disais tout à l’heure, il leur annonce la pauvreté. Pas moyen de sortir de là, car l’Église a la garde du pauvre, bien sûr. C’est le plus facile. Tout homme compatissant assure avec elle cette protection. Au lieu qu’elle est seule, — tu m’entends –, seule, absolument seule à garder l’honneur de la pauvreté. Oh ! nos ennemis ont la part belle. « Il y aura toujours des pauvres parmi vous », ce n’est pas une parole de démagogue, tu penses ! Mais c’est la Parole, et nous l’avons reçue. Tant pis pour les riches qui feignent de croire qu’elle justifie leur égoïsme. Tant pis pour nous qui servons ainsi d’otages aux Puissants, chaque fois que l’armée des misérables revient battre les murs de la Cité ! C’est la parole la plus triste de l’Évangile, la plus chargée de tristesse. Et d’abord, elle est adressée à Judas. Judas ! Saint Luc nous rapporte qu’il tenait les comptes et que sa comptabilité n’était pas très nette, soit ! Mais enfin, c’était le banquier des Douze, et qui a jamais vu en règle la comptabilité d’une banque ? Probable qu’il forçait un peu sur la commission, comme tout le monde. À en juger par sa dernière opération, il n’aurait pas fait un brillant commis d’agent de change, Judas ! Mais le bon Dieu prend notre pauvre société telle quelle, au contraire des farceurs qui en fabriquent une sur le papier, puis la réforment à tour de bras, toujours sur le papier, bien entendu ! Bref, Notre-Seigneur savait très bien le pouvoir de l’argent, il a fait près de lui une petite place au capitalisme, il lui a laissé sa chance, et même il a fait la première mise de fonds ; je trouve ça prodigieux, que veux-tu ! Tellement beau ! Dieu ne méprise rien. Après tout, si l’affaire avait marché, Judas aurait probablement subventionné des sanatoria, des hôpitaux, des bibliothèques ou des laboratoires. Tu remarqueras qu’il s’intéressait déjà au problème du paupérisme, ainsi que n’importe quel millionnaire. « Il y aura toujours des pauvres parmi vous, répond Notre-Seigneur, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. » Ce qui veut dire : «Ne laisse pas sonner en vain l’heure de la miséricorde. Tu ferais mieux de rendre tout de suite l’argent que tu m’as volé, au lieu d’essayer de monter la tête de mes apôtres avec tes spéculations imaginaires sur les fonds de parfumerie et tes projets d’œuvres sociales. De plus, tu crois ainsi flatter mon goût bien connu pour les clochards, et tu te trompes du tout au tout. Je n’aime pas mes pauvres comme les vieilles Anglaises aiment les chats perdus, ou les taureaux des corridas. Ce sont là manières de riches. J’aime la pauvreté d’un amour profond, réfléchi, lucide — d’égal à égal — ainsi qu’une épouse au flanc fécond et fidèle. Je l’ai couronnée de mes propres mains. Ne l’honore pas qui veut, ne la sert pas qui n’ait d’abord revêtu la blanche tunique de lin. Ne rompt pas qui veut avec elle le pain d’amertume. Je l’ai voulue humble et fière, non servile. Elle ne refuse pas le verre d’eau pourvu qu’il soit offert en mon nom, et c’est en mon nom qu’elle le reçoit. Si le pauvre tenait son droit de la seule nécessité, votre égoïsme l’aurait vite condamné au strict nécessaire, payé d’une reconnaissance et d’une servitude éternelles. Ainsi, t’emportes-tu aujourd’hui contre cette femme qui vient d’arroser mes pieds d’un nard payé très cher, comme si mes pauvres ne devaient jamais profiter de l’industrie des parfumeurs. Tu es bien de cette race de gens qui, ayant donné deux sous à un vagabond, se scandalisent de ne pas le voir se précipiter du même coup chez le boulanger pour s’y bourrer du pain de la veille, que le commerçant lui aura d’ailleurs vendu pour du pain frais. À sa place, ils iraient aussi chez le marchand de vins, car un ventre de misérable a plus besoin d’illusion que de pain. Malheureux ! l’or dont vous faites tous tant de cas est-il autre chose qu’une illusion, un songe, et parfois seulement la promesse d’un songe ? La pauvreté pèse lourd dans les balances de mon Père Céleste, et tous vos trésors de fumée n’équilibreront pas les plateaux. Il y aura toujours des pauvres parmi vous, pour cette raison qu’il y aura toujours des riches, c’est-à-dire des hommes avides et durs qui recherchent moins la possession que la puissance. De ces hommes, il en est parmi les pauvres comme parmi les riches et le misérable qui cuve au ruisseau son ivresse est peut-être plein des mêmes rêves que César endormi sous ses courtines de pourpre. Riches ou pauvres, regardez-vous donc plutôt dans la pauvreté comme dans un miroir car elle est l’image de votre déception fondamentale, elle garde ici-bas la place du Paradis perdu, elle est le vide de vos cœurs, de vos mains. Je ne l’ai placée aussi haut, épousée, couronnée, que parce que votre malice m’est connue. Si j’avais permis que vous la considériez en ennemie, ou seulement en étrangère, si je vous avais laissé l’espoir de la chasser un jour du monde, j’aurais du même coup condamné les faibles. Car les faibles vous seront toujours un fardeau insupportable, un poids mort que vos civilisations orgueilleuses se repassent l’une à l’autre avec colère et dégoût. J’ai mis mon signe sur leur front, et vous n’osez plus les approcher qu’en rampant, vous dévorez la brebis perdue, vous n’oserez plus jamais vous attaquer au troupeau. Que mon bras s’écarte un moment, l’esclavage que je hais ressusciterait de lui-même, sous un nom ou sous un autre, car votre loi tient ses comptes en règle, et le faible n’a rien à donner que sa peau. »

Sa grosse main tremblait sur mon bras et les larmes que je croyais voir dans ses yeux, semblaient y être dévorées à mesure par ce regard qu’il tenait toujours fixé sur le mien. Je ne pouvais pas pleurer. La nuit était venue sans que je m’en doutasse et je ne distinguais plus qu’à peine son visage maintenant immobile, aussi noble, aussi pur, aussi paisible que celui d’un mort. Et juste à ce moment, le premier coup de l’angélus éclata, venu de je ne sais quel point vertigineux du ciel, comme de la cime du soir.

J’ai vu hier M. le doyen de Blangermont qui m’a — très paternellement mais très longuement aussi — entretenu de la nécessité pour un jeune prêtre de surveiller attentivement ses comptes. « Pas de dettes, surtout, je ne les admets pas ! » a-t-il conclu. J’étais un peu surpris, je l’avoue, et je me suis levé bêtement, pour prendre congé. C’est lui qui m’a prié de me rasseoir (il avait cru sans doute à un mouvement d’humeur) ; j’ai fini par comprendre que Mme Pamyre se plaignait d’attendre encore le paiement de sa note (les bouteilles de quinquina). De plus il paraît que je dois cinquante-trois francs au boucher Geoffrin et cent dix-huit au marchand de charbon Delacour. M. Delacour est conseiller général. Ces messieurs n’ont d’ailleurs fait aucune réclamation, et M. le doyen a dû m’avouer qu’il tenait ces renseignements de Mme Pamyre. Elle ne me pardonne pas de me fournir d’épicerie chez Camus, étranger au pays, et dont la fille, dit-on, vient de divorcer. Mon supérieur est le premier à rire de ces potins qu’il juge ridicules, mais a montré quelque agacement lorsque j’ai manifesté l’intention de ne plus remettre les pieds chez M. Pamyre. Il m’a rappelé des propos tenus par moi, au cours d’une de nos conférences trimestrielles chez le curé de Verchocq, à laquelle il n’assistait pas. J’aurais parlé en termes qu’il estime beaucoup trop vifs du commerce et des commerçants. « Mettez-vous bien dans la tête, mon enfant, que les paroles d’un jeune prêtre inexpérimenté comme vous seront toujours relevées par ses aînés, dont le devoir est de se former une opinion sur les nouveaux confrères. À votre âge, on ne se permet pas de boutades. Dans une petite société aussi fermée que la nôtre, ce contrôle réciproque est légitime, et il y aurait mauvais esprit à ne pas l’accepter de bon cœur. Certes, la probité commerciale n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était jadis, nos meilleures familles témoignent en cette matière d’une négligence blâmable. Mais la terrible Crise a ses rigueurs, avouons-le. J’ai connu un temps où cette modeste bourgeoisie, travailleuse, épargnante, qui fait encore la richesse et la grandeur de notre cher pays, subissait presque tout entière l’influence de la mauvaise presse. Aujourd’hui qu’elle sent le fruit de son travail menacé par les éléments de désordre, elle comprend que l’ère est passée des illusions généreuses, que la société n’a pas de plus solide appui que l’Église. Le droit de propriété n’est-il pas inscrit dans l’Évangile ? Oh ! sans doute, il y a des distinctions à faire, et dans le gouvernement des consciences vous devez appeler l’attention sur les devoirs correspondant à ce droit, néanmoins… »

Mes petites misères physiques m’ont rendu horriblement nerveux. Je n’ai pu retenir les paroles qui me venaient aux lèvres et, pis encore, je les ai prononcées d’une voix tremblante dont l’accent m’a surpris moi-même.

— Il n’arrive pas souvent d’entendre au confessionnal un pénitent s’accuser de bénéfices illicites !

M. le doyen m’a regardé droit dans les yeux, j’ai soutenu son regard. Je pensais au curé de Torcy. De toute manière l’indignation, même justifiée, reste un mouvement de l’âme trop suspect pour qu’un prêtre s’y abandonne. Et je sens aussi qu’il y a toujours quelque chose dans ma colère lorsqu’on me force à parler du riche — du vrai riche, du riche en esprit — le seul riche, n’eût-il en poche qu’un denier — l’homme d’argent, comme ils l’appellent… Un homme d’argent !

— Votre réflexion me surprend, a dit M. le doyen d’un ton sec. J’y crois discerner quelque rancune, quelque aigreur… Mon enfant, a-t-il repris d’une voix plus douce, je crains que vos succès scolaires n’aient jadis un peu faussé votre jugement. Le séminaire n’est pas le monde. La vie au séminaire n’est pas la vie. Il faudrait sans doute bien peu de chose pour faire de vous un intellectuel, c’est-à-dire un révolté, un contempteur systématique des supériorités sociales qui ne sont point fondées sur l’esprit. Dieu nous préserve des réformateurs !

— Monsieur le doyen, beaucoup de saints l’ont été pourtant.

— Dieu nous préserve aussi des saints ! Ne protestez pas, ce n’est d’ailleurs qu’une boutade, écoutez-moi d’abord. Vous savez parfaitement que l’Église n’élève sur ses autels, et le plus souvent longtemps après leur mort, qu’un très petit nombre de justes exceptionnels, dont l’enseignement et les héroïques exemples, passés au crible d’une enquête sévère, constituent le trésor commun des fidèles, bien qu’il ne leur soit nullement permis, remarquez-le, d’y puiser sans contrôle. Il s’ensuit, révérence gardée, que ces hommes admirables ressemblent à ces vins précieux, mais lents à se faire, qui coûtent tant de peines et de soins au vigneron pour ne réjouir que le palais de ses petits-neveux… Je plaisante, bien entendu. Cependant vous remarquerez que Dieu semble prendre garde de multiplier chez nous, séculiers, parmi ses troupes régulières, si j’ose dire, les saints à prodiges et à miracles, les aventuriers surnaturels qui font parfois trembler les cadres de la hiérarchie. Le curé d’Ars n’est-il pas une exception ? La proportion n’est-elle pas insignifiante de cette vénérable multitude de clercs zélés, irréprochables, consacrant leurs forces aux charges écrasantes du ministère, à ces canonisés ? Qui oserait cependant prétendre que la pratique des vertus héroïques soit le privilège des moines, voire de simples laïques ?

« Comprenez-vous maintenant que dans un sens, et toutes réserves faites sur le caractère un peu irrespectueux, paradoxal, d’une telle boutade, j’aie pu dire : Dieu nous préserve des saints ? Trop souvent ils ont été une épreuve pour l’Église avant d’en devenir la gloire. Et encore je ne parle pas de ces saints ratés, incomplets, qui fourmillent autour des vrais, en sont comme la menue monnaie, et, comme les gros sous, servent beaucoup moins qu’ils n’encombrent ! Quel pasteur, quel évêque souhaiterait de commander à de telles troupes ? Qu’ils aient l’esprit d’obéissance, soit ! Et après ? Quoi qu’ils fassent, leurs propos, leur attitude, leur silence même risquent toujours d’être un scandale pour les médiocres, les faibles, les tièdes. Oh ! je sais, vous allez me répondre que le Seigneur vomit les tièdes. Quels tièdes au juste ? Nous l’ignorons. Sommes-nous sûrs de définir comme lui cette sorte de gens ? Pas du tout. D’autre part l’Église a des nécessités — lâchons le mot — elle a des nécessités d’argent. Ces besoins existent, vous devez l’admettre avec moi — alors inutile d’en rougir. L’Église possède un corps et une âme : il lui faut pourvoir aux besoins de son corps. Un homme raisonnable n’a pas honte de manger. Voyons donc les choses telles qu’elles sont. Nous parlions tout à l’heure des commerçants. De qui l’État tire-t-il le plus clair de ses revenus ? N’est-ce pas justement de cette petite bourgeoisie, âpre au gain, dure au pauvre comme à elle-même, enragée à l’épargne ? La société moderne est son œuvre.

« Certes, personne ne vous demande de transiger sur les principes, et le catéchisme d’aucun diocèse n’a rien changé, que je sache, au quatrième commandement. Mais pouvons-nous mettre le nez dans les livres de comptes ? Plus ou moins dociles à nos leçons lorsqu’il s’agit, par exemple, des égarements de la chair — où leur sagesse mondaine voit un désordre, un gaspillage, sans s’élever d’ailleurs beaucoup plus haut que la crainte du risque ou de la dépense — ce qu’ils appellent les affaires semble à ces travailleurs un domaine réservé où le travail sanctifie tout, car ils ont la religion du travail. Chacun pour soi, voilà leur règle. Et il ne dépend pas de nous, il faudra bien du temps, des siècles peut-être, pour éclairer ces consciences, détruire ce préjugé que le commerce est une sorte de guerre et qui se réclame des mêmes privilèges, des mêmes tolérances que l’autre. Un soldat, sur le champ de bataille, ne se considère pas comme un homicide. Pareillement le même négociant qui tire de son travail un bénéfice usuraire ne se croit pas un voleur, car il se sait incapable de prendre dix sous dans la poche d’autrui. Que voulez-vous, mon cher enfant, les hommes sont les hommes ! Si quelques-uns de ces marchands s’avisaient de suivre à la lettre les prescriptions de la théologie touchant le gain légitime, leur faillite serait certaine.

« Est-il désirable de rejeter ainsi dans la classe inférieure des citoyens laborieux qui ont eu tant de peine à s’élever, sont notre meilleure référence vis-à-vis d’une société matérialiste, prennent leur part des frais du culte et nous donnent aussi des prêtres, depuis que le recrutement sacerdotal est presque tari dans nos villages ? La grande industrie n’existe plus que de nom, elle a été digérée par les banques, l’aristocratie se meurt, le prolétariat nous échappe, et vous iriez proposer aux classes moyennes de résoudre sur-le-champ, avec éclat, un problème de conscience dont la solution demande beaucoup de temps, de mesure, de tact. L’esclavage n’était-il pas une plus grande offense à la loi de Dieu ? Et cependant les apôtres… À votre âge, on a volontiers des jugements absolus. Méfiez-vous de ce travers. Ne donnez pas dans l’abstrait, voyez les hommes. Et tenez, justement, cette famille Pamyre, elle pourrait servir d’exemple, d’illustration à la thèse que je viens d’exposer. Le grand-père était un simple ouvrier maçon, anticlérical notoire, socialiste même. Notre vénéré confrère de Bazancourt se souvient de l’avoir vu poser culotte sur le seuil de la porte, au passage d’une procession. Il a d’abord acheté un petit commerce de vins et liqueurs, assez mal famé. Deux ans plus tard son fils, élevé au collège communal, est entré dans une bonne famille, les Delannoy, qui avaient un neveu curé, du côté de Brogelonne. La fille, débrouillarde, a ouvert une épicerie. Le vieux, naturellement, s’est occupé de la chose, on l’a vu courir les routes, d’un bout de l’année à l’autre, dans sa carriole. C’est lui qui a payé la pension de ses petits-enfants au collège diocésain de Montreuil. Ça le flattait de les voir camarades avec des nobles, et d’ailleurs il n’était plus socialiste depuis longtemps, les employés le craignaient comme le feu. À vingt-deux ans, Louis Pamyre vient d’épouser la fille du notaire Delivaulle, homme d’affaires de Son Excellence, Arsène s’occupe du magasin, Charles fait sa médecine à Lille, et le plus jeune, Adolphe, est au séminaire d’Arras. Oh ! tout le monde sait parfaitement que si ces gens-là travaillent dur, ils ne sont pas faciles en affaires, qu’ils ont écumé le canton. Mais quoi ! s’ils nous volent, ils nous respectent. Cela crée entre eux et nous une espèce de solidarité sociale, que l’on peut déplorer ou non, mais qui existe, et tout ce qui existe doit être utilisé pour le bien. »

Il s’est arrêté, un peu rouge. Je suis toujours assez mal une conversation de ce genre, car mon attention se fatigue vite lorsqu’une secrète sympathie ne me permet pas de devancer passionnément la pensée de mon interlocuteur et que je me laisse, comme disaient mes anciens professeurs, « mettre à la traîne »… Qu’elle est juste l’expression populaire « des paroles qui restent sur le cœur » ! Celles-là faisaient un bloc dans ma poitrine, et je sentais que la prière seule restait capable de fondre cette espèce de glaçon.

— Je vous ai parlé sans doute un peu rudement, a repris M. le doyen de Blangermont. C’est pour votre bien. Quand vous aurez beaucoup vécu, vous comprendrez. Mais il faut vivre.

— Il faut vivre, c’est affreux ! ai-je répondu sans réfléchir. Vous ne trouvez pas ?

Je m’attendais à un éclat, car j’avais retrouvé ma voix des mauvais jours, une voix que je connais bien — la voix de ton père, disait maman… J’ai entendu l’autre jour un vagabond répondre au gendarme qui lui demandait ses papiers. « Des papiers ? où voulez-vous que j’en prenne ? Je suis le fils du soldat inconnu ! » Il avait un peu cette voix-là.

M. le doyen m’a seulement regardé longuement, d’un air attentif.

— Je vous soupçonne d’être poète (il prononce poâte). Avec vos deux annexes, heureusement, le travail ne vous manque pas. Le travail arrangera tout.

Hier au soir le courage m’a manqué. J’aurais voulu donner une conclusion à cet entretien. À quoi bon ? Évidemment, je dois tenir compte du caractère de M. le doyen, du visible plaisir qu’il prend à me contredire, à m’humilier. Il s’est signalé jadis par son zèle contre les jeunes prêtres démocrates, et sans doute, il me croit l’un d’eux. Illusion bien excusable, en somme. C’est vrai que, par l’extrême modestie de mon origine, mon enfance misérable, abandonnée, la disproportion que je sens de plus en plus entre une éducation si négligée, grossière même, et une certaine sensibilité d’intelligence qui me fait deviner beaucoup de choses, j’appartiens à une espèce d’hommes naturellement peu disciplinés dont mes supérieurs ont bien raison de se méfier. Que serais-je devenu si… Mon sentiment à l’égard de ce qu’on appelle la société reste d’ailleurs bien obscur… J’ai beau être le fils de pauvres gens — ou pour cette raison, qui sait ?… — je ne comprends réellement que la supériorité de la race, du sang. Si je l’avouais, on se moquerait de moi. Il me semble, par exemple, que j’aurais volontiers servi un vrai maître — un prince, un roi. On peut mettre ses deux mains jointes entre les mains d’un autre homme et lui jurer la fidélité du vassal, mais l’idée ne viendrait à personne de procéder à cette cérémonie aux pieds d’un millionnaire, parce que millionnaire, ce serait idiot. La notion de richesse et celle de puissance ne peuvent encore se confondre, la première reste abstraite. Je sais bien qu’on aurait beau jeu de répondre que plus d’un seigneur a dû jadis son fief aux sacs d’écus d’un père usurier, mais enfin, acquis ou non à la pointe de l’épée, c’est à la pointe de l’épée qu’il devait le défendre comme il eût défendu sa propre vie, car l’homme et le fief ne faisaient qu’un, au point de porter le même nom… N’est-ce point à ce signe mystérieux que se reconnaissaient les rois ? Et le roi, dans nos saints livres, ne se distingue guère du juge. Certes, un millionnaire dispose, au fond de ses coffres, de plus de vies humaines qu’aucun monarque, mais sa puissance est comme les idoles, sans oreilles et sans yeux. Il peut tuer, voilà tout, sans même savoir ce qu’il tue. Ce privilège est peut-être aussi celui des démons.

(Je me dis parfois que Satan, qui cherche à s’emparer de la pensée de Dieu, non seulement la hait sans la comprendre, mais la comprend à rebours. Il remonte à son insu le courant de la vie au lieu de le descendre et s’épuise en tentatives absurdes, effrayantes, pour refaire, en sens contraire, tout l’effort de la Création.)

L’institutrice est venue me trouver ce matin à la sacristie. Nous avons parlé longuement de Mlle Chantal. Il paraît que cette jeune fille s’aigrit de plus en plus, que sa présence au château est devenue impossible et qu’il conviendrait de la mettre en pension. Mme la comtesse ne paraît pas encore décidée à prendre une telle mesure. J’ai compris qu’on attendait de moi que j’intervinsse auprès d’elle, et je dois dîner au château la semaine prochaine.

Évidemment Mademoiselle ne veut pas tout dire. Elle m’a plusieurs fois regardé droit dans les yeux, avec une insistance gênante, ses lèvres tremblaient. Je l’ai reconduite jusqu’à la petite porte du cimetière. Sur le seuil, et d’une voix entrecoupée, rapide, comme on s’acquitte d’un aveu humiliant — d’une voix de confessionnal — elle s’est excusée de faire appel à moi dans des circonstances si dangereuses, si délicates. « Chantal est une nature passionnée, bizarre. Je ne la crois pas vicieuse. Les jeunes personnes de son âge ont presque toujours une imagination sans frein. J’ai d’ailleurs beaucoup hésité à vous mettre en garde contre une enfant que j’aime et que je plains, mais elle est fort capable d’une démarche inconsidérée. Nouveau venu dans cette paroisse, il serait inutile et dangereux de céder, le cas échéant, à votre générosité, à votre charité, de paraître ainsi provoquer des confidences qui… », M. le comte ne le supporterait pas », a-t-elle ajouté, sur un ton qui m’a déplu.

Certes, rien ne m’autorise à la soupçonner de parti pris, d’injustice, et quand je l’ai saluée le plus froidement que j’ai pu, sans lui tendre la main, elle avait des larmes dans les yeux, de vraies larmes. D’ailleurs, les manières de Mlle Chantal ne me plaisent guère, elle a dans ses traits la même fixité, la même dureté que je retrouve, hélas, sur le visage de beaucoup de jeunes paysannes et dont le secret ne m’est pas encore connu, ne le sera sans doute jamais, car elles n’en laissent deviner que peu de chose, même au lit de mort. Les jeunes gens sont bien différents ! Je ne crois pas trop aux confessions sacrilèges en un tel moment, car les mourantes dont je parle manifestaient une contrition sincère de leurs fautes. Mais leurs pauvres chers visages ne retrouvaient qu’au-delà du sombre passage la sérénité de l’enfance (pourtant si proche !), ce je ne sais quoi de confiant, d’émerveillé, un sourire pur… Le démon de la luxure est un démon muet.

N’importe ! je ne puis m’empêcher de trouver la démarche de Mademoiselle un peu suspecte. Il est clair que je manque beaucoup trop d’expérience, d’autorité, pour m’entremettre dans une affaire de famille si délicate, et on aurait sagement fait de me tenir à l’écart. Mais puisqu’on juge utile de m’y mêler, que signifie cette interdiction de juger par moi-même ? « M. le comte ne le supporterait pas… » C’est un mot de trop.

Reçu hier une nouvelle lettre de mon ami, un simple mot. Il me prie de vouloir bien retarder de quelques jours mon voyage à Lille, car il doit lui-même se rendre à Paris pour affaires. Il termine ainsi : « Tu as dû comprendre depuis longtemps que j’avais, comme on dit, quitté la soutane. Mon cœur, pourtant, n’a pas changé. Il s’est seulement ouvert à une conception plus humaine et par conséquent plus généreuse de la vie. Je gagne ma vie, c’est un grand mot, une grande chose. Gagner sa vie ! L’habitude, prise dès le séminaire, de recevoir des supérieurs, ainsi qu’une aumône, le pain quotidien ou la platée de haricots fait de nous, jusqu’à la mort, des écoliers, des enfants. J’étais, comme tu l’es sans doute encore, absolument ignorant de ma valeur sociale. À peine aurais-je osé m’offrir pour la besogne la plus humble. Or, bien que ma mauvaise santé ne me permette pas toutes les démarches nécessaires, j’ai reçu beaucoup de propositions très flatteuses, et je n’aurai, le moment venu, qu’à choisir entre une demi-douzaine de situations extrêmement rémunératrices. Peut-être même à ta prochaine visite pourrais-je me donner le plaisir et la fierté de t’accueillir dans un intérieur convenable, notre logement étant jusqu’ici des plus modestes… »

Je sais bien que tout cela est surtout puéril, que je devrais hausser les épaules. Je ne peux pas. Il y a une certaine bêtise, un certain accent de bêtise, où je reconnais du premier coup, avec une horrible humiliation, l’orgueil sacerdotal, mais dépouillé de tout caractère surnaturel, tourné en niaiserie, tourné comme une sauce tourne. Comme nous sommes désarmés devant les hommes, la vie ! Quel absurde enfantillage ! Et pourtant mon ancien camarade passait pour l’un des meilleurs élèves du séminaire, le mieux doué. Il ne manquait même pas d’une expérience précoce, un peu ironique, des êtres et il jugeait certains de nos professeurs avec assez de lucidité. Pourquoi tente-t-il aujourd’hui de m’en imposer par de pauvres fanfaronnades desquelles je suppose, d’ailleurs, qu’il n’est pas dupe ? Comme tant d’autres, il finira dans quelque bureau où son mauvais caractère, sa susceptibilité maladive le rendront suspect à ses camarades, et quelque soin qu’il prenne à leur cacher le passé, je doute qu’il ait jamais beaucoup d’amis.

Nous payons cher, très cher, la dignité surhumaine de notre vocation. Le ridicule est toujours si près du sublime ! Et le monde, si indulgent d’ordinaire aux ridicules, hait le nôtre, d’instinct. La bêtise féminine est déjà bien irritante, la bêtise cléricale l’est plus encore que la bêtise féminine, dont elle semble d’ailleurs parfois le mystérieux surgeon. L’éloignement de tant de pauvres gens pour le prêtre, leur antipathie profonde ne s’explique peut-être pas seulement, comme on voudrait nous le faire croire, par la révolte plus ou moins consciente des appétits contre la Loi et ceux qui l’incarnent… À quoi bon le nier ? Pour éprouver un sentiment de répulsion devant la laideur, il n’est pas nécessaire d’avoir une idée très claire du Beau. Le prêtre médiocre est laid.

Je ne parle pas du mauvais prêtre. Ou plutôt le mauvais prêtre est le prêtre médiocre. L’autre est un monstre. La monstruosité échappe à toute commune mesure. Qui peut savoir les desseins de Dieu sur un monstre ? À quoi sert-il ? Quelle est la signification surnaturelle d’une si étonnante disgrâce ? J’ai beau faire, je ne puis croire, par exemple, que Judas appartienne au monde — à ce monde pour lequel jésus a mystérieusement refusé sa prière… — Judas n’est pas de ce monde-là…

Je suis sûr que mon malheureux ami ne mérite pas le nom de mauvais prêtre. Je suppose même qu’il est sincèrement attaché à sa compagne, car je l’ai connu jadis sentimental. Le prêtre médiocre, hélas ! l’est presque toujours. Peut-être le vice est-il moins dangereux pour nous qu’une certaine fadeur ? Il y a des ramollissements du cerveau. Le ramollissement du cœur est pire.

En revenant ce matin de mon annexe, à travers champs, j’ai aperçu M. le comte qui faisait quêter ses chiens le long du bois de Linières. Il m’a salué de loin, mais ne semblait pas très désireux de me parler. Je pense que d’une manière ou d’une autre il a connu la démarche de Mademoiselle. Je dois agir avec beaucoup de réserve, de prudence.

Hier, confessions. De trois à cinq, les enfants. J’ai commencé par les garçons, naturellement.

Que Notre-Seigneur les aime, ces petits ! Tout autre qu’un prêtre, à ma place, sommeillerait à leur monotone ronron qui ressemble trop souvent à la simple récitation de phrases choisies dans l’Examen de conscience, et rabâchées chaque fois… S’il voulait voir clair, poser des questions au hasard, agir en simple curieux, je crois qu’il n’échapperait pas au dégoût. L’animalité paraît tellement à fleur de peau ! Et pourtant !

Que savons-nous du péché ? Les géologues nous apprennent que le sol qui nous semble si ferme, si stable, n’est réellement qu’une mince pellicule au-dessus d’un océan de feu liquide et toujours frémissante comme la peau qui se forme sur le lait prêt à bouillir… Quelle épaisseur a le péché ? À quelle profondeur faudrait-il creuser pour retrouver le gouffre d’azur ?…

Je suis sérieusement malade. J’en ai eu hier la certitude soudaine et comme l’illumination. Le temps où j’ignorais cette douleur tenace qui cède parfois en apparence, mais ne desserre jamais complètement sa prise, m’a paru tout à coup reculer, reculer dans un passé presque vertigineux, reculer jusqu’à l’enfance… Voilà juste six mois que j’ai ressenti les premières atteintes de ce mal, et je me souviens à peine de ces jours où je mangeais et buvais comme tout le monde. Mauvais signe.

Cependant les crises disparaissent. Il n’y a plus de crises. J’ai délibérément supprimé la viande, les légumes, je me nourris de pain trempé dans le vin, pris en très petite quantité, chaque fois que je me sens un peu étourdi. Le jeûne me réussit d’ailleurs très bien. Ma tête est libre et je me sens plus fort qu’il y a trois semaines, beaucoup plus fort.

Personne ne s’inquiète à présent de mes malaises. La vérité est que je commence à m’habituer moi-même à cette triste figure qui ne peut plus maigrir et qui garde cependant un air — inexplicable — de jeunesse, je n’ose pas dire : de santé. À mon âge, un visage ne s’effondre pas, la peau, tendue sur les os, reste élastique. C’est toujours ça !

Je relis ces lignes écrites hier soir : j’ai passé une bonne nuit, très reposante, je me sens plein de courage, d’espoir. C’est une réponse de la Providence à mes jérémiades, un reproche plein de douceur. J’ai souvent remarqué — ou cru saisir — cette imperceptible ironie (je ne trouve malheureusement pas d’autre mot). On dirait le haussement d’épaules d’une mère attentive aux pas maladroits de son petit enfant. Ah ! si nous savions prier !

Mme la comtesse ne répond plus à mon salut que par un hochement de tête très froid, très distant.

J’ai vu aujourd’hui le docteur Delbende, un vieux médecin qui passe pour brutal et n’exerce plus guère, car ses collègues tournent volontiers en dérision ses culottes de velours et ses bottes toujours graissées, qui dégagent une odeur de suif. Le curé de Torcy l’avait prévenu de ma visite. Il m’a fait étendre sur son divan et m’a longuement palpé l’estomac de ses longues mains qui n’étaient guère propres, en effet (il revenait de la chasse). Tandis qu’il m’auscultait, son grand chien, couché sur le seuil, suivait chacun de ses mouvements avec une attention extraordinaire, adorante.

— Vous ne valez pas cher, m’a-t-il dit. Rien qu’à voir ça (il avait l’air de prendre son chien à témoin), pas difficile de comprendre que vous n’avez pas toujours mangé votre saoul, hein ?…

— Jadis, peut-être ai-je répondu. Mais à présent…

— À présent, il est trop tard ! Et l’alcool, qu’est-ce que vous en faites, de l’alcool ? Oh ! pas celui que vous avez bu, naturellement. Celui qu’on a bu pour vous, bien avant que vous ne veniez au monde. Revenez me voir dans quinze jours, je vous donnerai un mot pour le professeur Lavigne, de Lille.

Mon Dieu, je sais parfaitement que l’hérédité pèse lourd sur des épaules comme les miennes, mais ce mot d’alcoolisme est dur à entendre. En me rhabillant, je me regardais dans la glace, et mon triste visage, un peu plus jaune chaque jour, avec ce long nez, la double ride profonde qui descend jusqu’aux commissures des lèvres, la barbe rase mais dure dont un mauvais rasoir ne peut venir à bout, m’a soudain paru hideux.

Sans doute le docteur a-t-il surpris mon regard, car il s’est mis à rire. Le chien a répondu par des aboiements, puis par des sauts de joie. « À bas, Fox ! À bas, sale bête ! » Finalement nous sommes entrés dans la cuisine. Tout ce bruit m’avait rendu courage, je ne sais pourquoi. La haute cheminée, bourrée de fagots, flambait comme une meule.

— Quand vous vous embêterez trop, vous viendrez faire un tour par ici. C’est une chose que je ne dirais pas à tout le monde. Mais le curé de Torcy m’a parlé de vous, et vous avez des yeux qui me plaisent. Des yeux fidèles, des yeux de chien.

Moi aussi, j’ai des yeux de chien. C’est plutôt rare. Torcy, vous et moi, nous sommes de la même race, une drôle de race.

L’idée d’appartenir à la même race que ces deux hommes solides ne me serait jamais venue, sûrement. Et pourtant, j’ai compris qu’il ne plaisantait pas.

— Quelle race ? ai-je demandé.

— Celle qui tient debout. Et pourquoi tient-elle debout ? Personne ne le sait, au juste. Vous allez me dire : la grâce de Dieu ? Seulement, moi, mon ami, je ne crois pas en Dieu. Attendez ! Pas la peine de me réciter votre petite leçon, je la connais par cœur : « L’esprit souffle où il veut, j’appartiens à l’âme de l’Église. » — Des blagues. Pourquoi se tenir debout, plutôt qu’assis ou couché ? Remarquez que l’explication physiologique ne tient pas. Impossible de justifier par des faits l’hypothèse d’une espèce de prédisposition physique. Les athlètes sont généralement des citoyens paisibles, conformistes en diable, et ils ne reconnaissent que l’effort qui paie — pas le nôtre. Évidemment, vous avez inventé le paradis. Mais je disais l’autre jour à Torcy : « Conviens donc que tu tiendrais le coup, avec ou sans paradis. » D’ailleurs, entre nous, tout le monde y entre dans votre paradis, hé ? Les ouvriers de la onzième heure, pas vrai ? Quand j’ai travaillé un coup de trop — je dis travaillé un coup de trop comme on dit boire un coup de trop — je me demande si nous ne sommes pas simplement des orgueilleux.

Il avait beau rire bruyamment, son rire faisait mal à entendre, et on aurait pu croire que son chien pensait comme moi : il avait interrompu tout à coup ses gambades et couché ventre contre terre, humblement, il levait vers son maître un regard calme, attentif, un regard qu’on eût dit détaché de tout, même de l’obscur espoir de comprendre une peine qui retentissait pourtant jusqu’au fond de ses entrailles, jusqu’à la dernière fibre de son pauvre corps de chien. Et la pointe du museau soigneusement posée sur ses pattes croisées, clignant des paupières, sa longue échine parcourue d’étranges frissons, il grognait doucement, ainsi qu’à l’approche de l’ennemi.

— Je voudrais savoir d’abord ce que vous entendez par tenir debout ?

— Ça serait long. Admettons, pour être court, que la station verticale ne convienne qu’aux Puissants. Pour la prendre, un homme raisonnable attend qu’il ait la puissance, la puissance ou son signe, le pouvoir, l’argent. Moi, je n’ai pas attendu. En troisième, à l’occasion d’une retraite, le supérieur du collège de Montreuil nous a demandé de prendre une devise. Savez-vous celle que j’ai choisie ? « Faire face. » Face à quoi, je vous le demande, un gosse de treize ans !…

— Face à l’injustice, peut-être.

— L’injustice ? Oui et non. Je ne suis pas de ces types qui n’ont que le mot de justice à la bouche. D’abord, parole d’honneur, je ne l’exige pas pour moi. À qui diable voulez-vous que je la demande, puisque je ne crois pas en Dieu ? Souffrir l’injustice, c’est la condition de l’homme mortel. Tenez, depuis que mes confrères font courir le bruit que je n’ai aucune notion de l’asepsie, la clientèle a foutu le camp je ne soigne plus qu’un tas de péquenots qui me paient d’une volaille ou d’un panier de pommes, et me prennent d’ailleurs pour un idiot. En un sens, par rapport aux richards, ces bougres-là sont des victimes. Hé bien, vous savez, l’abbé, je les fourre tous dans le même sac que leurs exploiteurs, ils ne valent guère mieux. En attendant leur tour d’exploiter, ils me carottent. Seulement…

Il s’est gratté la tête en m’observant de biais, sans en avoir l’air. Et j’ai bien remarqué qu’il a rougi. Cette rougeur, sur ce vieux visage, était belle.

— Seulement autre chose est souffrir l’injustice, autre chose la subir. Ils la subissent. Elle les dégrade. Je ne peux pas voir ça. C’est un sentiment dont on n’est pas maître, hein ? Quand je me trouve au chevet d’un pauvre diable qui ne veut pas mourir tranquille — le fait est rare, mais on l’observe de temps en temps — ma sacrée nature reprend le dessus, j’ai envie de lui dire : « Ôte-toi de là, imbécile ! je vais te montrer comment on fait ça proprement. » L’orgueil, quoi, toujours l’orgueil ! En un sens, mon petit, je ne suis pas l’ami des pauvres, je ne tiens pas au rôle de terre-neuve. Je préférerais qu’ils se débrouillent sans moi, qu’ils se débrouillent avec les Puissants. Mais quoi ! ils gâchent le métier, ils me font honte. Notez bien que c’est un malheur de se sentir solidaire d’un tas de Jean-foutre qui, médicalement parlant, seraient plutôt des déchets. Question de race, probable ? Je suis Celte, Celte de la tête aux pieds, notre race est sacrificielle. La rage des causes perdues, quoi ! Je pense, d’ailleurs, que l’humanité se partage en deux espèces distinctes, selon l’idée qu’on se forme de la justice. Pour les uns, elle est un équilibre, un compromis. Pour les autres…

— Pour les autres, lui ai-je dit, la justice est comme l’épanouissement de la charité, son avènement triomphal.

Le docteur m’a regardé un long moment avec un air de surprise, d’hésitation, très gênant pour moi. Je crois que la phrase lui avait déplu. Ce n’était qu’une phrase, en effet.

— Triomphal ! Triomphal ! Il est propre, votre triomphe, mon garçon. Vous me répondrez que le royaume de Dieu n’est pas de ce monde ? D’accord. Mais si on donnait un petit coup de pouce à l’horloge, quand même ? Ce que je vous reproche, à vous autres, ça n’est pas qu’il y ait encore des pauvres, non. Et même, je vous fais la part belle, je veux bien que la charge revienne à de vieilles bêtes comme moi de les nourrir, de les vêtir, de les soigner, de les torcher. Je ne vous pardonne pas, puisque vous en avez la garde, de nous les livrer si sales. Comprenez-vous ? Après vingt siècles de christianisme, tonnerre de Dieu, il ne devrait plus y avoir de honte à être pauvre. Ou bien, vous l’avez trahi, votre Christ ! Je ne sors pas de là. Bon Dieu de bon Dieu ! Vous disposez de tout ce qu’il faut pour humilier le riche, le mettre au pas. Le riche a soif d’égards, et plus il est riche, plus il a soif. Quand vous n’auriez eu que le courage de les foutre au dernier rang, près du bénitier ou même sur le parvis — pourquoi pas ? — ça les aurait fait réfléchir. Ils auraient tous louché vers le banc des pauvres, je les connais. Partout ailleurs les premiers, ici, chez Notre-Seigneur, les derniers, voyez-vous ça ? Oh ! je sais bien que la chose n’est pas commode. S’il est vrai que le pauvre est à l’image et à la ressemblance de Jésus, — Jésus lui-même, — c’est embêtant de le faire grimper au banc d’œuvre, de montrer à tout le monde une face dérisoire sur laquelle, depuis deux mille ans, vous n’avez pas encore trouvé le moyen d’essuyer les crachats. Car la question sociale est d’abord une question d’honneur. C’est l’injuste humiliation du pauvre qui fait les misérables. On ne vous demande pas d’engraisser des types qui d’ailleurs ont de père en fils perdu l’habitude d’engraisser, qui resteraient probablement maigres comme des coucous. Et même on veut bien admettre, à la rigueur, pour des raisons de convenances, l’élimination des guignols, des fainéants, des ivrognes, enfin des phénomènes carrément compromettants. Reste qu’un pauvre, un vrai pauvre, un honnête pauvre ira de lui-même se coller aux dernières places dans la maison du Seigneur, la sienne, et qu’on n’a jamais vu, qu’on ne verra jamais un suisse empanaché comme un corbillard, le venir chercher au fond de l’église pour l’amener dans le chœur, avec les égards dus à un Prince — un Prince du sang chrétien. Cette idée-là fait ordinairement rigoler vos confrères. Futilités, vanités. Mais pourquoi diable prodiguent-ils de tels hommages aux Puissants de la Terre, qui s’en régalent ? Et s’ils les jugent ridicules, pourquoi les font-ils payer si cher ? « On rirait de nous, disent-ils, un bougre en haillons dans le chœur, ça tournerait vite à la farce. » Bon ! Seulement lorsque le bougre a définitivement changé sa défroque contre une autre en bois de sapin, quand vous êtes sûrs, absolument sûrs, qu’il ne se mouchera plus dans ses doigts, qu’il ne crachera plus sur vos tapis, qu’est-ce que vous en faites, du bougre ? Allons donc ! Je me moque de passer pour un imbécile, je tiens le bon bout, le pape ne m’en ferait pas démordre. Et ce que je dis, mon garçon, vos saints l’ont fait, ça ne doit donc pas être si bête. À genoux devant le pauvre, l’infirme, le lépreux, voilà comme on les voit, vos saints. Drôle d’armée où les caporaux se contentent de donner en passant une petite tape d’amitié protectrice sur l’épaule de l’hôte royal aux pieds duquel se prosternent les maréchaux !

Il s’est tu, un peu gêné par mon silence. Certes, je n’ai pas beaucoup d’expérience mais je crois reconnaître du premier coup un certain accent, celui qui trahit une blessure profonde de l’âme. Peut-être d’autres que moi sauraient alors trouver le mot qu’il faut pour convaincre, apaiser ? J’ignore ces mots-là. Une douleur vraie qui sort de l’homme appartient d’abord à Dieu, il me semble. J’essaie de la recevoir humblement dans mon cœur, telle quelle, je m’efforce de l’y faire mienne, de l’aimer. Et je comprends tout le sens caché de l’expression devenue banale « communier avec », car il est vrai que cette douleur, je la communie.

Le chien était venu poser la tête sur ses genoux.

(Depuis deux jours, je me reproche de n’avoir pas répondu à cette espèce de réquisitoire et pourtant, tout au fond de moi-même, je ne puis me donner tort. D’ailleurs, qu’aurais-je dit ? Je ne suis pas l’ambassadeur du Dieu des philosophes, je suis le serviteur de Jésus-Christ. Et ce qui me serait venu aux lèvres, je le crains, n’eût été qu’une argumentation très forte sans doute, mais si faible aussi qu’elle m’a convaincu depuis longtemps sans m’apaiser.)

Il n’est de paix que Jésus-Christ.

La première partie de mon programme est en voie de réalisation. J’ai entrepris de visiter chaque famille une fois par trimestre, au moins. Mes confrères qualifient volontiers ce projet d’extravagant, et il est vrai que l’engagement sera dur à tenir car je dois avant tout ne négliger aucun de mes devoirs. Les gens qui prétendent nous juger de loin, du fond d’un bureau confortable, où ils refont chaque jour le même travail, ne peuvent guère se faire idée du désordre, du « décousu » de notre vie quotidienne. À peine suffisons-nous à la besogne régulière — celle dont la stricte exécution fait dire à nos supérieurs : voilà une paroisse bien tenue. — Reste l’imprévu. Et l’imprévu n’est jamais négligeable ! Suis-je là où Notre-Seigneur me veut ? Question que je me pose vingt fois le jour. Car le Maître que nous servons ne juge pas notre vie seulement — il la partage, il l’assume. Nous aurions beaucoup moins de peine à contenter un Dieu géomètre et moraliste.

J’ai annoncé ce matin, après la grand-messe, que les jeunes sportifs de la paroisse désireux de former une équipe pourraient se réunir au presbytère, après les vêpres. Je n’ai d’ailleurs pas pris cette décision à l’étourdie, j’ai soigneusement pointé sur mes registres les noms des adhérents probables — quinze sans doute — au moins dix.

M. le curé d’Eutichamps est intervenu auprès de M. le comte (c’est un vieil ami du château). M. le comte n’a pas refusé le terrain, il désire seulement le louer à l’année (300 francs par an) pour cinq ans. Au terme de ce bail, et sauf nouvel accord, il rentrerait en possession dudit terrain, et les aménagements et constructions éventuels deviendraient sa propriété. La vérité est qu’il ne croit probablement pas au succès de mon entreprise ; je suppose même qu’il souhaite me décourager par ce marchandage, qui convient si peu à sa situation, à son caractère. Il a dit au curé d’Eutichamps des paroles assez dures : « Que certaines bonnes volontés trop brouillonnes étaient un danger pour tout le monde, qu’il n’était pas homme à prendre des engagements sur des projets en l’air, que je devais d’abord prouver le mouvement en marchant, et qu’il fallait lui montrer le plus tôt possible ce qu’il appelle mes jocrisses en chandail… »

Je n’ai eu que quatre inscriptions — pas fameuses ! J’ignorais qu’il existait une Association sportive à Héclin, luxueusement dotée par le fabricant de chaussures M. Vergnes, qui fournit du travail à la population de sept communes. Il est vrai qu’Héclin est à douze kilomètres. Mais les garçons du village font très facilement le trajet en bicyclette.

Enfin nous avons tout de même fini par échanger quelques idées intéressantes. Ces pauvres jeunes gens me paraissent être tenus à distance par des camarades plus grossiers, coureurs de bals et de filles. Comme le dit très bien Sulpice Mitonnet, le fils de mon ancien sonneur, « l’estaminet fait mal, et coûte cher ». En attendant mieux, faute d’être en nombre suffisant, nous ne nous proposerons rien de plus que la constitution d’un modeste cercle d’études, avec salle de jeux, de lecture, quelques revues.

Sulpice Mitonnet n’avait jamais beaucoup attiré mon attention. De santé très chétive, il vient d’achever son service militaire (après avoir été ajourné deux fois). Il exerce maintenant vaille que vaille son métier de peintre et passe pour paresseux.

Je pense qu’il souffre surtout de la grossièreté du milieu où il doit vivre. Comme beaucoup de ses pareils, il rêve d’une place en ville, car il a une belle écriture. Hélas ! la grossièreté des grandes villes, pour être d’une autre espèce, ne me paraît pas moins redoutable. Elle est probablement plus sournoise, plus contagieuse. Une âme faible n’y échappe pas.

Après le départ de ses camarades, nous avons parlé longuement. Son regard, un peu vague, même fuyant, a cette expression si émouvante pour moi, des êtres voués à l’incompréhension, à la solitude. Il ressemble à celui de Mademoiselle.

Mme Pégriot m’a prévenu hier qu’elle ne viendrait plus au presbytère. Elle aurait honte, dit-elle, d’être plus longtemps payée pour un travail insignifiant. (Il est vrai que mon régime plutôt frugal et l’état de ma lingerie lui font beaucoup de loisir.) D’autre part, ajoute-t-elle, « il n’est pas dans ses idées de donner son temps pour rien ».

J’ai essayé de tourner la chose en plaisanterie, mais sans réussir à la faire sourire. Ses petits yeux clignaient de colère. J’éprouve malgré moi un dégoût presque insurmontable pour cette figure molle et ronde, ce front bas que tire vers le haut du crâne un maigre chignon, et surtout pour son cou gras, strié de lignes horizontales et toujours luisant de sueur. On n’est pas maître de ces impressions-là, et je crains tellement de me trahir qu’elle doit voir clair en moi.

Elle a fini par une allusion obscure à « certaines personnes qu’elle ne tient pas à rencontrer ici ». Que veut-elle dire ?

L’institutrice s’est présentée ce matin au confessionnal. Je sais qu’elle a pour directeur mon confrère d’Heuchin, mais je ne pouvais refuser de l’entendre. Ceux qui croient que le sacrement nous permet d’entrer d’emblée dans le secret des âmes sont bien naïfs ! Que ne pouvons-nous les prier de faire eux-mêmes l’expérience ! Habitué jusqu’ici à mes petits pénitents du séminaire, je ne puis réussir encore à comprendre par quelle affreuse métamorphose les vies intérieures arrivent à ne donner d’elles-mêmes que cette espèce d’image schématique, indéchiffrable… Je crois que, passé l’adolescence, peu de chrétiens se rendent coupables de confessions sacrilèges. Il est si facile de ne pas se confesser du tout ! Mais il y a pis. Il y a cette lente cristallisation, autour de la conscience, de menus mensonges, de subterfuges, d’équivoques. La carapace garde vaguement la forme de ce qu’elle recouvre, c’est tout. À force d’habitude, et avec le temps, les moins subtils finissent par se créer de toutes pièces un langage à eux, qui reste incroyablement abstrait. Ils ne cachent pas grand-chose, mais leur sournoise franchise ressemble à ces verres dépolis qui ne laissent passer qu’une lumière diffuse, où l’œil ne distingue rien.

Que reste-t-il alors de l’aveu ? À peine effleure-t-il la surface de la conscience. Je n’ose pas dire qu’elle se décompose par-dessous, elle se pétrifie plutôt.

Nuit affreuse. Dès que je fermais les yeux, la tristesse s’emparait de moi. Je ne trouve malheureusement pas d’autre mot pour qualifier une défaillance qui ne peut se définir, une véritable hémorragie de l’âme. Je m’éveillais brusquement avec, dans l’oreille, un grand cri — mais est-ce encore ce mot-là qui convient ? Évidemment non.

Aussitôt surmonté l’engourdissement du sommeil, dès que je pouvais fixer ma pensée, le calme revenait en moi d’un seul coup. La contrainte que je m’impose habituellement pour dominer mes nerfs est sans doute beaucoup plus grande que je m’imagine. Cette idée m’est douce après l’agonie de ces dernières heures, car cet effort que je fais presque à mon insu, et dont par conséquent je ne puis tirer aucune satisfaction d’amour-propre, Dieu le mesure.

Comme nous savons peu ce qu’est réellement une vie humaine ! La nôtre. Nous juger sur ce que nous appelons nos actes est peut-être aussi vain que de nous juger sur nos rêves. Dieu choisit, selon sa justice, parmi ce tas de choses obscures, et celle qu’il élève vers le Père dans le geste de l’ostension, éclate tout à coup, resplendit comme un soleil.

N’importe. J’étais si épuisé ce matin que j’aurais donné je ne sais quoi pour une parole humaine de compassion, de tendresse. J’ai pensé courir jusqu’à Torcy. Mais j’avais justement, à onze heures, le catéchisme des enfants. Même en bicyclette, je n’aurais pu revenir à temps.

Mon meilleur élève est Sylvestre Galuchet, un petit garçon pas très propre (sa maman est morte, et il est élevé par une vieille grand-mère assez ivrogne) et pourtant d’une beauté très singulière, qui donne invinciblement l’impression, presque déchirante, de l’innocence — une innocence d’avant le péché, une innocente pureté d’animal pur. Comme je distribuais mes bons points, il est venu chercher son image à la sacristie, et j’ai cru lire dans ses yeux calmes, attentifs, cette pitié que j’attendais. Mes bras se sont refermés un instant sur lui, et j’ai pleuré la tête sur son épaule. bêtement.

Première réunion officielle de notre « Cercle d’Études ». J’avais pensé donner la présidence à Sulpice Mitonnet, mais ses camarades semblent le tenir un peu à l’écart. Je n’ai pas cru devoir insister, naturellement.

Nous n’avons fait d’ailleurs que mettre au point les quelques articles d’un programme forcément très modeste, proportionné à nos ressources. Les pauvres enfants manquent évidemment d’imagination, d’entrain. Comme l’avouait Englebert Denisane, ils craignent de « faire rire ». J’ai l’impression qu’ils ne sont venus à moi que par désœuvrement, par ennui, — pour voir…

Rencontré M. le curé de Torcy sur la route de Desvres. Il m’a ramené jusqu’au presbytère, dans sa voiture, et même il a bien voulu accepter de boire un verre de mon fameux bordeaux. « Est-ce que vous le trouvez bon ? » m’a-t-il dit. J’ai répondu que je me contentais du gros vin acheté à l’épicerie des Quatre-Tilleuls. Il a paru rassuré.

J’ai eu l’impression très nette qu’il avait une idée en tête, mais qu’il était déjà décidé à la garder pour lui. Il m’écoutait d’un air distrait, tandis que son regard me posait malgré lui une question à laquelle j’aurais été bien en peine de répondre, puisqu’il refusait de la formuler. Comme d’habitude lorsque je me sens intimidé j’ai parlé un peu à tort et à travers. Il y a certains silences qui vous attirent, vous fascinent, on a envie de jeter n’importe quoi dedans, des paroles…

— Tu es un drôle de corps, m’a-t-il dit, enfin. Un plus nigaud, on n’en trouverait pas dans tout le diocèse, sûr ! Avec ça, tu travailles comme un cheval, tu te crèves. Il faut que Monseigneur ait vraiment grand besoin de curés pour te mettre une paroisse dans les mains ! Heureusement que c’est solide, au fond, une paroisse ! Tu risquerais de la casser.

Je sentais bien qu’il tournait en plaisanterie, par pitié pour moi, une manière de voir très réfléchie, très sincère. Il a lu cette pensée dans mes yeux.

— Je pourrais t’accabler de conseils, à quoi bon ? Lorsque j’étais professeur de mathématiques, au collège de Saint-Omer, j’ai connu des élèves étonnants qui finissaient par résoudre des problèmes très compliqués en dépit des règles d’usage, comme ça, par malice. Et puis quoi, mon petit, tu n’es pas sous mes ordres, il faut que je te laisse faire, donner ta mesure. On n’a pas le droit de fausser le jugement de tes supérieurs. Je te dirai mon système une autre fois.

— Quel système ?

Il n’a pas répondu directement.

— Vois-tu, les supérieurs ont raison de conseiller la prudence. Je suis moi-même prudent, faute de mieux. C’est ma nature. Rien de plus bête qu’un prêtre irréfléchi qui jouerait les écervelés, pour rien, par genre. Mais tout de même, nos voies ne sont pas celles du monde ! On ne propose pas la Vérité aux hommes comme une police d’assurances ou un dépuratif. La Vie est la Vie. La Vérité du bon Dieu, c’est la Vie. Nous avons l’air de l’apporter, c’est elle qui nous porte, mon garçon.

— En quoi me suis-je trompé ? ai-je dit. (Ma voix tremblait, j’ai dû m’y reprendre à deux fois.)

— Tu t’agites trop, tu ressembles à un frelon dans une bouteille. Mais je crois que tu as l’esprit de prière.

J’ai cru qu’il allait me conseiller de filer à Solesmes, de me faire moine. Et encore un coup, il a deviné ma pensée. (Ça ne doit pas être très difficile, d’ailleurs.)

— Les moines sont plus finauds que nous, et tu n’as pas le sens pratique, tes fameux projets ne tiennent pas debout. Quant à l’expérience des hommes, tiens, n’en parlons pas, ça vaut mieux. Tu prends le petit comte pour un seigneur, tes gosses de catéchisme pour des poètes dans ton genre, et ton doyen pour un socialiste. Bref, en face de ta paroisse toute neuve, tu m’as l’air de faire une drôle de mine. Sauf respect, tu ressembles à ces cornichons de jeunes maris qui se flattent « d’étudier leur femme » alors qu’elle a pris leur mesure, en long et en large, du premier coup.

— Alors ?… (Je pouvais à peine parler, j’étais confondu.)

— Alors ?… Hé bien, continue, qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Tu n’as pas l’ombre d’amour-propre, et il est difficile d’avoir une opinion sur tes expériences, parce que tu les fais à fond, tu t’engages. Naturellement, on n’a pas tort d’agir selon la prudence humaine. Souviens-toi de cette parole de Ruysbroeck l’Admirable, un Flamand comme moi : « Quand tu serais ravi en Dieu, si un malade te réclame une tasse de bouillon, descends du septième ciel, et donne-lui ce qu’il demande. » C’est un beau précepte, oui, mais il ne doit pas servir de prétexte à la paresse. Car il y a une paresse surnaturelle qui vient avec l’âge, l’expérience, les déceptions. Ah ! les vieux prêtres sont durs ! La dernière des imprudences est la prudence, lorsqu’elle nous prépare tout doucement à nous passer de Dieu. Il y a de vieux prêtres effrayants.

Je rapporte ses paroles comme je puis, plutôt mal. Car je les écoutais à peine. Je devinais tant de choses ! Je n’ai aucune confiance en moi, et pourtant ma bonne volonté est si grande que j’imagine toujours qu’elle saute aux yeux, qu’on me jugera sur mes intentions. Quelle folie ! Alors que je me croyais encore au seuil de ce petit monde, j’étais déjà entré bien avant, seul — et le chemin du retour fermé derrière moi, nulle retraite. Je ne connaissais pas ma paroisse, et elle feignait de m’ignorer. Mais l’image qu’elle se faisait de moi était déjà trop nette, trop précise. Je n’y saurais rien changer désormais qu’au prix d’immenses efforts.

M. le curé de Torcy a lu l’épouvante sur mon ridicule visage, et il a compris sûrement que toute tentative pour me rassurer eût été vaine à ce moment. Il s’est tu. Je me suis forcé à sourire. Je crois même que j’ai souri. C’était dur.

Mauvaise nuit. À trois heures du matin, j’ai pris ma lanterne et je suis allé jusqu’à l’église. Impossible de trouver la clef de la petite porte, et il m’a fallu ouvrir le grand portail. Le grincement de la serrure a fait, sous les voûtes, un bruit immense.

Je me suis endormi â mon banc, la tête entre mes mains et si profondément qu’à l’aube la pluie m’a réveillé. Elle passait à travers le vitrail brisé. En sortant du cimetière j’ai rencontré Arsène Miron, que je ne distinguais pas très bien, et qui m’a dit bonjour d’un ton goguenard. Je devais avoir un drôle d’air avec mes yeux encore gonflés de sommeil, et ma soutane trempée.

Je dois lutter sans cesse contre la tentation de courir jusqu’à Torcy. Hâte imbécile du joueur qui sait très bien qu’il a perdu, mais ne se lasse pas de l’entendre dire. Dans l’état nerveux où je suis, je ne pourrais d’ailleurs que me perdre en vaines excuses. À quoi bon parler de passé ? L’avenir seul m’importe, et je ne me sens pas encore capable de le regarder en face.

M. le curé de Torcy pense probablement comme moi. Sûrement même. Ce matin, tandis que j’accrochais les tentures pour les obsèques de Marie Perdrot, j’ai cru reconnaître son pas si ferme, un peu lourd, sur les dalles. Ce n’était que le fossoyeur qui venait me dire que son travail était fini.

La déception a failli me faire tomber de l’échelle… Oh ! non, je ne suis pas prêt…

J’aurais dû dire au docteur Delbende que l’Église n’est pas seulement ce qu’il imagine, une espèce d’État souverain avec ses lois, ses fonctionnaires, ses armées, — un moment, si glorieux qu’on voudra, de l’histoire des hommes. Elle marche à travers le temps comme une troupe de soldats à travers des pays inconnus où tout ravitaillement normal est impossible. Elle vit sur les régimes et les sociétés successives, ainsi que la troupe sur l’habitant, au jour le jour.

Comment rendrait-elle au Pauvre, héritier légitime de Dieu, un royaume qui n’est pas de ce monde ? Elle est à la recherche du Pauvre, elle l’appelle sur tous les chemins de la terre. Et le Pauvre est toujours à la même place, à l’extrême pointe de la cime vertigineuse, en face du Seigneur des Abîmes qui lui répète inlassablement depuis vingt siècles, d’une voix d’Ange, de sa voix sublime, de sa prodigieuse Voix : « Tout cela est à vous, si vous prosternant, vous m’adorez… »

Telle est peut-être l’explication surnaturelle de l’extraordinaire résignation des multitudes. La Puissance est à la portée de la main du Pauvre, et le Pauvre l’ignore, ou semble l’ignorer. Il tient ses yeux baissés vers la terre, et le Séducteur attend de seconde en seconde le mot qui lui livrerait notre espèce, mais qui ne sortira jamais de la bouche auguste que Dieu lui-même a scellée.

Problème insoluble : rétablir le Pauvre dans son droit, sans l’établir dans la Puissance. Et s’il arrivait, par impossible, qu’une dictature impitoyable, servie par une armée de fonctionnaires, d’experts, de statisticiens, s’appuyant eux-mêmes sur des millions de mouchards et de gendarmes, réussissait à tenir en respect, sur tous les points du monde à la fois, les intelligences carnassières, les bêtes féroces et rusées, faites pour le gain, la race d’hommes qui vit de l’homme — car sa perpétuelle convoitise de l’argent n’est sans doute que la forme hypocrite, ou peut-être inconsciente de l’horrible, de l’inavouable faim qui la dévore — le dégoût viendrait vite de l’aurea mediocritas ainsi érigée en règle universelle, et l’on verrait refleurir partout les pauvretés volontaires, ainsi qu’un nouveau printemps.

Aucune société n’aura raison du Pauvre. Les uns vivent de la sottise d’autrui, de sa vanité, de ses vices. Le Pauvre, lui, vit de la charité. Quel mot sublime.

Je ne sais pas ce qui s’est passé cette nuit, j’ai dû rêver. Vers trois heures du matin (je venais de me faire chauffer un peu de vin et j’émiettais dedans mon pain comme d’habitude) la porte du jardin s’est mise à battre, et si violemment que j’ai dû descendre. Je l’ai trouvée close, ce qui, d’une certaine manière, ne m’a pas autrement surpris, car j’étais sûr de l’avoir fermée la veille, ainsi que chaque soir, d’ailleurs. Vingt minutes plus tard environ, elle s’est mise encore à battre, plus violemment que la première fois (il faisait beaucoup de vent, une vraie tempête). C’est une ridicule histoire…

J’ai recommencé mes visites — à la grâce de Dieu ! Les remarques de M. le curé de Torcy m’ont rendu prudent : je tâche de m’en tenir à un petit nombre de questions faites le plus discrètement que je puis, et — en apparence du moins — banales. Selon la réponse, je m’efforce de porter le débat un peu plus haut, pas trop, jusqu’à ce que nous rencontrions ensemble une vérité, choisie aussi humble que possible. Mais il n’y a pas de vérités moyennes ! Quelque précaution que je prenne, et quand j’éviterais même de le prononcer des lèvres, le nom de Dieu semble rayonner tout à coup dans cet air épais, étouffant, et des visages qui s’ouvraient déjà, se ferment. Il serait plus juste de dire qu’ils s’obscurcissent, s’enténèbrent.

Oh ! la révolte qui s’épuise d’elle-même en injures, en blasphèmes, cela n’est rien, peut-être ?… La haine de Dieu me fait toujours penser à la possession. « Alors le diable s’empara de lui (Judas). » Oui, à la possession, à la folie. Au lieu qu’une certaine crainte sournoise du divin, cette fuite oblique le long de la Vie, comme à l’ombre étroite d’un mur, tandis que la lumière ruisselle de toutes parts… Je pense aux bêtes misérables qui se traînent jusqu’à leur trou après avoir servi aux jeux cruels des enfants. La curiosité féroce des démons, leur épouvantable sollicitude pour l’homme est tellement plus mystérieuse… Ah ! si nous pouvions voir, avec les yeux de l’Ange, ces créatures mutilées !

Je vais beaucoup mieux, les crises s’espacent, et parfois il me semble ressentir quelque chose qui ressemble à l’appétit. En tout cas, je prépare maintenant mon repas sans dégoût — toujours le même menu, pain et vin. Seulement, j’ajoute au vin beaucoup de sucre et laisse rassir mon pain plusieurs jours, jusqu’à ce qu’il soit très dur, si dur qu’il m’arrive de le briser plutôt que le couper — le hachoir est très bon pour ça. Il est ainsi beaucoup plus facile à digérer.

Grâce à ce régime, je viens à bout de mon travail sans trop de fatigue, et je commence même à reprendre un peu d’assurance… Peut-être irai-je vendredi chez M. le curé de Torcy ? Sulpice Mitonnet vient me voir tous les jours. Pas très intelligent, certes, mais des délicatesses, des attentions. Je lui ai donné la clef du fournil, et il entre ici en mon absence, bricole un peu partout. Grâce à lui, ma pauvre maison change d’aspect. Le vin, dit-il, ne convient pas à son estomac, mais il se bourre de sucre.

Il m’a dit les larmes aux yeux que son assiduité au presbytère lui valait beaucoup de rebuffades, de railleries. Je crois surtout que sa manière de vivre déconcerte nos paysans si laborieux, et je lui ai reproché sévèrement sa paresse. Il m’a promis de chercher du travail.

Mme Dumouchel est venue me trouver à la sacristie. Elle me reproche d’avoir refusé sa fille à l’examen trimestriel.

J’évite autant que possible de faire allusion dans ce journal à certaines épreuves de ma vie que je voudrais oublier sur-le-champ, car elles ne sont pas de celles, hélas ! que je puisse supporter avec joie — et qu’est-ce que la résignation, sans la joie ? Oh ! je ne m’exagère pas leur importance, loin de là ! Elles sont des plus communes, je le sais. La honte que j’en ressens, ce trouble dont je ne suis pas maître, ne me fait pas beaucoup d’honneur, mais je ne puis surmonter l’impression physique, la sorte de dégoût qu’elles me causent. À quoi bon le nier ? J’ai vu trop tôt le vrai visage du vice, et bien que je sente réellement au fond de moi une grande pitié pour ces pauvres âmes, l’image que je me fais malgré moi de leur malheur est presque intolérable. Bref, la luxure me fait peur.

L’impureté des enfants, surtout… Je la connais. Oh ! je ne la prends pas non plus au tragique ! Je pense, au contraire, que nous devons la supporter avec beaucoup de patience, car la moindre imprudence peut avoir, en cette matière, des conséquences effrayantes. Il est si difficile de distinguer des autres les blessures profondes, et même alors si périlleux de les sonder ! Mieux vaut parfois les laisser se cicatriser d’elles-mêmes, on ne torture pas un abcès naissant. Mais ça ne m’empêche pas de détester cette conspiration universelle, ce parti pris de ne pas voir ce qui, pourtant, crève les yeux, ce sourire niais et entendu des adultes en face de certaines détresses qu’on croit sans importance parce qu’elles ne peuvent guère s’exprimer dans notre langage d’hommes faits. J’ai connu aussi trop tôt la tristesse, pour ne pas être révolté par la bêtise et l’injustice de tous à l’égard de celle des petits, si mystérieuse. L’expérience, hélas ! nous démontre qu’il y a des désespoirs d’enfant. Et le démon de l’angoisse est essentiellement, je crois, un démon impur.

Je n’ai donc pas parlé souvent de Séraphita Dumouchel, mais elle ne m’en a pas moins donné, depuis des semaines, beaucoup de soucis. Il m’arrive de me demander si elle me hait, tant son adresse à me tourmenter paraît au-dessus de son âge. Les ridicules agaceries qui avaient autrefois un caractère de niaiserie, d’insouciance, semblent trahir maintenant une certaine application volontaire qui ne me permet pas de les mettre tout à fait au compte d’une curiosité maladive commune à beaucoup de ses pareilles. D’abord, elle ne s’y livre jamais qu’en présence de ses petites compagnes, et elle affecte alors, à mon égard, un air de complicité, d’entente, qui m’a longtemps fait sourire, dont je commence à peine à sentir le péril. Lorsque je la rencontre, par hasard, sur la route — et je la rencontre un peu plus souvent qu’il ne faudrait — elle me salue posément, gravement, avec une simplicité parfaite. J’y ai été pris un jour. Elle m’a attendu sans bouger, les yeux baissés, tandis que j’avançais vers elle, en lui parlant doucement. J’avais l’air d’un charmeur d’oiseaux. Elle n’a pas fait un geste, aussi longtemps qu’elle s’est trouvée hors de ma portée, mais comme j’allais l’atteindre — sa tête était inclinée si bas vers la terre que je ne voyais plus que sa petite nuque têtue, rarement levée — elle m’a échappé d’un bond, jetant dans le fossé sa gibecière. J’ai dû faire rapporter cette dernière par mon enfant de chœur, qu’on a très mal reçu.

Mme Dumouchel s’est montrée polie. Sans doute l’ignorance de sa fille justifierait assez la décision que j’ai prise, mais ce ne serait qu’un prétexte. Séraphita est d’ailleurs trop intelligente pour ne pas se tirer avantageusement d’une seconde épreuve, et je ne dois pas courir le risque d’un démenti humiliant. Le plus discrètement possible, j’ai donc essayé de faire comprendre à Mme Dumouchel que son enfant me paraissait très avancée, très précoce, qu’il convenait de la tenir en observation quelques semaines. Elle rattraperait vite ce retard et, de toute manière, la leçon porterait ses fruits.

La pauvre femme m’a écouté rouge de colère. Je voyais la colère monter dans ses joues, dans ses yeux. L’ourlet de ses oreilles était pourpre. « La petite vaut bien autant que les autres, a-t-elle dit enfin. Ce qu’elle veut, c’est qu’on lui fasse son droit, ni plus ni moins. » J’ai répondu que Séraphita était une excellente élève, en effet, mais que sa conduite, ou du moins ses manières, ne me convenaient pas. « Qué manières ? — Un peu de coquetterie », ai-je répondu. Ce mot l’a mise hors d’elle-même. « De la coquetterie ! De quoi que vous vous mêlez, maintenant ! La coquetterie ne vous regarde pas. Coquetterie ! C’est-y l’affaire d’un prêtre, à ct’heure ! Sauf votre respect, monsieur le curé, je vous trouve bien jeune pour parler de ça, et avec une gosse encore ! »

Elle m’a quitté là-dessus. La petite l’attendait sagement, sur un banc de l’église vide. Par la porte entrebâillée, j’apercevais les visages de ses compagnes, j’entendais leurs rires étouffés — elles se bousculaient sûrement pour voir. Séraphita s’est jetée dans les bras de sa mère, en sanglotant. Je crains bien qu’elle n’ait joué la comédie. Que faire ? Les enfants ont un sens très vif du ridicule et ils savent parfaitement, une situation donnée, la développer jusqu’à ses dernières conséquences, avec une logique surprenante. Ce duel imaginaire de leur camarade et du curé, visiblement, les passionne. Au besoin ils inventeraient, pour que l’histoire fût plus séduisante, durât plus longtemps.

Je me demande si je préparais mes leçons de catéchisme avec assez de soin. L’idée m’est venue ce soir que j’avais espéré trop, beaucoup trop, de ce qui n’est en somme qu’une obligation de mon ministère, et des plus ingrates, des plus rudes. Que suis-je, pour demander des consolations à ces petits êtres ? J’avais rêvé de leur parler à cœur ouvert, de partager avec eux mes peines, mes joies — oh ! sans risquer de les blesser, bien entendu ! — de faire passer ma vie dans cet enseignement comme je la fais passer dans ma prière… Tout cela est égoïste.

Je m’imposerai donc de donner beaucoup moins désormais à l’inspiration. Malheureusement, le temps me fait défaut, il sera nécessaire de prendre encore un peu sur mes heures de repos. J’ai réussi cette nuit, grâce à un repas supplémentaire que j’ai parfaitement digéré. Moi qui regrettais jadis l’achat de ce bienfaisant bordeaux !

Visite hier au château, qui s’est achevée en catastrophe. J’avais décidé cela très vite, après mon déjeuner pris d’ailleurs bien tard, car j’avais perdu beaucoup de temps à Berguez, chez Mme Pigeon, toujours malade. Il était près de quatre heures et je me sentais « en train » comme on dit, très animé. À ma grande surprise — car M. le comte passe généralement au château l’après-midi du jeudi — je n’ai rencontré que Mme la comtesse.

Comment expliquer qu’arrivé si dispos, je me sois trouvé tout à coup incapable de tenir une conversation, ou même de répondre correctement aux questions posées ? Il est vrai que j’avais marché très vite. Mme la comtesse, avec sa politesse parfaite, a feint d’abord de ne rien voir, mais il lui a bien fallu, à la fin, s’inquiéter de ma santé. Je me suis fait, depuis des semaines, une obligation d’esquiver ces sortes de questions, et même je me crois autorisé à mentir. J’y réussis d’ailleurs assez bien, et je m’aperçois que les gens ne demandent qu’à me croire, dès que je déclare que tout va bien. Il est certain que ma maigreur est exceptionnelle (les gamins m’ont donné le sobriquet de « Triste à vir » ce qui signifie en patois « triste à voir ») et pourtant l’affirmation que « ça tient de famille » ramène instantanément la sérénité sur les visages. Je suis loin de le déplorer. Avouer mes ennuis, ce serait risquer de me faire évacuer, comme parle le curé de Torcy. Et puis, faute de mieux — car je n’ai guère le temps de prier — il me semble que je ne dois partager qu’avec Notre-Seigneur, le plus longtemps possible du moins, ces petites misères.

J’ai donc répondu à Mme la comtesse qu’ayant déjeuné très tard, je souffrais un peu de l’estomac. Le pis est que j’ai dû prendre congé brusquement, j’ai descendu le perron comme un somnambule. La châtelaine m’a gentiment accompagné jusqu’à la dernière marche, et je n’ai même pas pu la remercier, je tenais mon mouchoir sur ma bouche. Elle m’a regardé avec une expression très curieuse, indéfinissable, d’amitié, de surprise, de pitié, d’un peu de dégoût aussi, je le crois. Un homme qui a mal au cœur est toujours si ridicule ! Enfin elle a pris la main que je lui tendais en disant comme pour elle-même, car j’ai deviné la phrase au mouvement de ses lèvres : « Le pauvre enfant ! » ou peut-être : « Mon pauvre enfant ! »

J’étais si surpris, si ému, que j’ai traversé la pelouse pour gagner l’avenue — ce joli gazon anglais auquel M. le comte tient tant, et qui doit garder maintenant la trace de mes gros souliers.

Oui, je me reproche de prier peu, et mal. Presque tous les jours, après la messe, je dois interrompre mon action de grâces pour recevoir tel ou tel, des malades, généralement. Mon ancien camarade du petit séminaire, Fabregargues, établi pharmacien aux environs de Montreuil, m’envoie des boîtes-échantillons publicitaires. Il paraît que l’instituteur n’est pas satisfait de cette concurrence, car il était seul jadis à rendre ces menus services.

Comme il est difficile de ne mécontenter personne ! Et quoi qu’on fasse, les gens paraissent moins disposés à utiliser les bonnes volontés qu’inconsciemment désireux de les opposer les unes aux autres. D’où vient l’incompréhensible stérilité de tant d’âmes ?

Certes, l’homme est partout l’ennemi de lui-même, son secret et sournois ennemi. Le mal jeté n’importe où germe presque sûrement. Au lieu qu’il faut à la moindre semence de bien, pour ne pas être étouffée, une chance extraordinaire, un prodigieux bonheur.

Trouvé ce matin, dans mon courrier, une lettre timbrée de Boulogne, écrite sur un mauvais papier quadrillé, tel qu’on en trouve dans les estaminets. Elle ne porte pas de signature.

« Une personne bien intentionnée vous conseille de demander votre changement. Le plus tôt sera le mieux. Lorsque vous vous apercevrez enfin de ce qui crève les yeux de tout le monde, vous pleurerez des larmes de sang. On vous plaint mais on vous répète : « Filez ! »

Qu’est-ce que c’est que ça ? J’ai cru reconnaître l’écriture de Mme Pégriot, qui a laissé ici un carnet où elle notait ses dépenses de savon, de lessive et d’eau de Javel. Évidemment, cette femme ne m’aime guère. Mais pourquoi souhaiterait-elle si vivement mon départ ?

J’ai envoyé un bref mot d’excuses à Mme la comtesse. C’est Sulpice Mitonnet qui a bien voulu le porter au château. Il ne se faisait pas fier.

Encore une nuit affreuse, un sommeil coupé de cauchemars. Il pleuvait si fort que je n’ai pas osé aller jusqu’à l’église. Jamais je ne me suis tant efforcé de prier, d’abord posément, calmement, puis avec une sorte de violence concentrée, farouche, et enfin — le sang-froid retrouvé à grand-peine — avec une volonté presque désespérée (ce dernier mot me fait horreur), un emportement de volonté, dont tout mon cœur tremblait d’angoisse. Rien.

Oh ! je sais parfaitement que le désir de la prière est déjà une prière, et que Dieu n’en saurait demander plus. Mais je ne m’acquittais pas d’un devoir. La prière m’était à ce moment aussi indispensable que l’air à mes poumons, que l’oxygène à mon sang. Derrière moi, ce n’était plus la vie quotidienne, familière, à laquelle on vient d’échapper d’un élan, tout en gardant au fond de soi-même la certitude d’y entrer dès qu’on le voudra. Derrière moi il n’y avait rien. Et devant moi un mur, un mur noir.

Nous nous faisons généralement de la prière une si absurde idée ! Comment ceux qui ne la connaissent guère — peu ou pas — osent-ils en parler avec tant de légèreté ? Un Trappiste, un Chartreux travaillera des années pour devenir un homme de prière, et le premier étourdi venu prétendra juger de l’effort de toute une vie ! Si la prière était réellement ce qu’ils pensent, une sorte de bavardage, le dialogue d’un maniaque avec son ombre, ou moins encore — une vaine et superstitieuse requête en vue d’obtenir les biens de ce monde, — serait-il croyable que des milliers d’êtres y trouvassent jusqu’à leur dernier jour, je ne dis pas même tant de douceurs — ils se méfient des consolations sensibles — mais une dure, forte et plénière joie ! Oh ! sans doute, les savants parlent de suggestion. C’est qu’ils n’ont sûrement jamais vu de ces vieux moines, si réfléchis, si sages, au jugement inflexible, et pourtant tout rayonnants d’entendement et de compassion, d’une humanité si tendre. Par quel miracle ces demi-fous, prisonniers d’un rêve, ces dormeurs éveillés semblent-ils entrer plus avant chaque jour dans l’intelligence des misères d’autrui ? Étrange rêve, singulier opium qui, loin de replier l’individu sur lui-même, de l’isoler de ses semblables, le fait solidaire de tous, dans l’esprit de l’universelle charité !

J’ose à peine risquer cette comparaison, je prie qu’on l’excuse, mais peut-être satisfera-t-elle un grand nombre de gens dont on ne peut attendre aucune réflexion personnelle s’ils n’y sont d’abord encouragés par quelque image inattendue qui les déconcerte. Pour avoir quelque fois frappé au hasard, du bout des doigts, les touches d’un piano, un homme sensé se croirait-il autorisé à juger de haut la musique ? Et si telle symphonie de Beethoven, telle fugue de Bach le laisse froid, s’il doit se contenter d’observer sur le visage d’autrui le reflet des hautes délices inaccessibles, n’en accusera-t-il pas que lui-même ?

Hélas ! on en croira sur parole des psychiatres, et l’unanime témoignage des Saints sera tenu pour peu ou pour rien. Ils auront beau soutenir que cette sorte d’approfondissement intérieur ne ressemble à aucun autre, qu’au lieu de nous découvrir à mesure notre propre complexité il aboutit à une soudaine et totale illumination, qu’il débouche dans l’azur, on se contentera de hausser les épaules. Quel homme de prières a-t-il pourtant jamais avoué que la prière l’ait déçu ?

Je ne tiens littéralement pas debout, ce matin. Les heures qui m’ont paru si longues ne me laissent aucun souvenir précis — rien que le sentiment d’un coup parti on ne sait d’où, reçu en pleine poitrine, et dont une miséricordieuse torpeur ne me permet pas encore de mesurer la gravité.

On ne prie jamais seul. Ma tristesse était trop grande, sans doute ? Je ne demandais Dieu que pour moi. Il n’est pas venu.

………………

Je relis ces lignes écrites au réveil, ce matin. Depuis…

Si ce n’était qu’une illusion ?… Ou peut-être… Les Saints ont connu de ces défaillances… Mais sûrement pas cette sourde révolte, ce hargneux silence de l’âme, presque haineux…

Il est une heure : la dernière lampe du village vient de s’éteindre. Vent et pluie.

Même solitude, même silence. Et cette fois aucun espoir de forcer l’obstacle, ou de le tourner. Il n’y a d’ailleurs pas d’obstacle. Rien. Dieu ! je respire, j’aspire la nuit, la nuit entre en moi par je ne sais quelle inconcevable, quelle inimaginable brèche de l’âme. Je suis moi-même nuit.

Je m’efforce de penser à des angoisses pareilles à la mienne. Nulle compassion pour ces inconnus. Ma solitude est parfaite, et je la hais. Nulle pitié de moi-même.

Si j’allais ne plus aimer !

Je me suis étendu au pied de mon lit, face contre terre. Ah ! bien sûr, je ne suis pas assez naïf pour croire à l’efficacité d’un tel moyen. Je voulais seulement faire réellement le geste de l’acceptation totale, de l’abandon. J’étais couché au bord du vide, du néant, comme un mendiant, comme un ivrogne, comme un mort, et j’attendais qu’on me ramassât.

Dès la première seconde, avant même que mes lèvres n’aient touché le sol, j’ai eu honte de ce mensonge. Car je n’attendais rien.

Que ne donnerais-je pour souffrir ! La douleur elle-même se refuse. La plus habituelle, la plus humble, celle de mon estomac. Je me sens horriblement bien. Je n’ai pas peur de la mort, elle m’est aussi indifférente que la vie, cela ne peut s’exprimer.

Il me semble avoir fait à rebours tout le chemin parcouru depuis que Dieu m’a tiré de rien. Je n’ai d’abord été que cette étincelle, ce grain de poussière rougeoyant de la divine charité. Je ne suis plus que cela de nouveau dans l’insondable Nuit. Mais le grain de poussière ne rougeoie presque plus, va s’éteindre.

………………

Je me suis réveillé très tard. Le sommeil m’a pris brusquement sans doute, à la place où j’étais tombé. Il est déjà l’heure de la messe. Je veux pourtant écrire encore ceci, avant de partir : Quoi qu’il arrive, je ne parlerai jamais de ceci à personne, et nommément à M. le curé de Torcy.

La matinée est si claire, si douce, et d’une légèreté merveilleuse… Quand j’étais tout enfant, il m’arrivait de me blottir, à l’aube, dans une de ces haies ruisselantes, et je revenais à la maison trempé, grelottant, heureux, pour y recevoir une claque de ma pauvre maman, et un grand bol de lait bouillant.

Tout le jour, je n’ai eu en tête que des images d’enfance. Je pense à moi comme à un mort.

(N. B. — Une dizaine de pages déchirées manquent au cahier. Les quelques mots qui subsistent dans les marges ont été raturés avec soin.)

………………

Le docteur Delbende a été retrouvé ce matin, à la lisière du bois de Bazancourt, la tête fracassée, déjà froid. Il avait roulé au fond d’un petit chemin creux, bordé de noisetiers très touffus. On suppose qu’il aura voulu tirer à lui son fusil engagé dans les branches, et le coup sera parti.

………………

Je m’étais proposé de détruire ce journal. Réflexion faite, je n’en ai supprimé qu’une partie, jugée inutile, et que je me suis d’ailleurs répétée tant de fois que je la sais par cœur. C’est comme une voix qui me parle, ne se tait ni jour ni nuit. Mais elle s’éteindra avec moi, je suppose ? Ou alors…

J’ai beaucoup réfléchi depuis quelques jours au péché. À force de le définir un manquement à la loi divine, il me semble qu’on risque d’en donner une idée trop sommaire. Les gens disent là-dessus tant de bêtises ! Et, comme toujours, ils ne prennent jamais la peine de réfléchir. Voilà des siècles et des siècles que les médecins discutent entre eux de la maladie. S’ils s’étaient contentés de la définir un manquement aux règles de la bonne santé, ils seraient d’accord depuis longtemps. Mais ils l’étudient sur le malade, avec l’intention de le guérir. C’est justement ce que nous essayons de faire, nous autres. Alors, les plaisanteries sur le péché, les ironies, les sourires ne nous impressionnent pas beaucoup.

Naturellement, on ne veut pas voir plus loin que la faute. Or la faute n’est, après tout, qu’un symptôme. Et les symptômes les plus impressionnants pour les profanes ne sont pas toujours les plus inquiétants, les plus graves.

Je crois, je suis sûr que beaucoup d’hommes n’engagent jamais leur être, leur sincérité profonde. Ils vivent à la surface d’eux-mêmes, et le sol humain est si riche que cette mince couche superficielle suffit pour une maigre moisson, qui donne l’illusion d’une véritable destinée. Il paraît qu’au cours de la dernière guerre, de petits employés timides se sont révélés peu à peu des chefs ; ils avaient la passion du commandement sans le savoir. Oh ! certes, il n’y a rien là qui ressemble à ce que nous appelons du nom si beau de conversion — convertere — mais enfin, il avait suffi à ces pauvres êtres de faire l’expérience de l’héroïsme à l’état brut, d’un héroïsme sans pureté. Combien d’hommes n’auront jamais la moindre idée de l’héroïsme surnaturel, sans quoi il n’est pas de vie intérieure ! Et c’est justement sur cette vie-là qu’ils seront jugés : dès qu’on y réfléchit un peu, la chose paraît certaine, évidente. Alors ?… Alors dépouillés par la mort de tous ces membres artificiels que la société fournit aux gens de leur espèce, ils se retrouveront tels qu’ils sont, qu’ils étaient à leur insu — d’affreux monstres non développés, des moignons d’hommes.

Ainsi faits, que peuvent-ils dire du péché ? Qu’en savent-ils ? Le cancer qui les ronge est pareil à beaucoup de tumeurs — indolore. Ou, du moins, ils n’en ont ressenti, pour la plupart, à une certaine période de leur vie, qu’une impression fugitive, vite effacée. Il est rare qu’un enfant n’ait pas eu, ne fût-ce qu’à l’état embryonnaire — une espèce de vie intérieure, au sens chrétien du mot. Un jour ou l’autre, l’élan de sa jeune vie a été plus fort, l’esprit d’héroïsme a remué au fond de son cœur innocent. Pas beaucoup, peut-être, juste assez cependant pour que le petit être ait vaguement entrevu, parfois obscurément accepté, le risque immense du salut, qui fait tout le divin de l’existence humaine. Il a su quelque chose du bien et du mal, une notion du bien et du mal pure de tout alliage, encore ignorante des disciplines et des habitudes sociales. Mais, naturellement, il a réagi en enfant, et l’homme mûr ne gardera de telle minute décisive, solennelle, que le souvenir d’un drame enfantin, d’une apparente espièglerie dont le véritable sens lui échappera, et dont il parlera jusqu’à la fin avec ce sourire attendri, trop luisant, presque lubrique, des vieux…

Il est difficile d’imaginer à quel point les gens que le monde dit sérieux sont puérils, d’une puérilité vraiment inexplicable, surnaturelle. J’ai beau n’être qu’un jeune prêtre, il m’arrive encore d’en sourire, souvent. Et avec nous, quel ton d’indulgence, de compassion ! Un notaire d’Arras que j’ai assisté à ses derniers moments — personnage considérable, ancien sénateur, un des plus gros propriétaires de son département — me disait un jour et, semble-t-il, pour s’excuser d’accueillir mes exhortations avec quelque scepticisme, d’ailleurs bienveillant : « Je vous comprends, monsieur l’abbé, j’ai connu vos sentiments, moi aussi, j’étais très pieux. À onze ans, je ne me serais pour rien au monde endormi sans avoir récité trois Ave Maria, et même je devais les réciter tout d’un trait, sans respirer. Autrement, ça m’aurait porté malheur, à mon idée… »

Il croyait que j’en étais resté là, que nous en restions tous là, nous, pauvres prêtres. Finalement, la veille de sa mort, je l’ai confessé. Que dire ? Ce n’est pas grand-chose, ça tiendrait parfois en peu de mots, une vie de notaire.

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Le péché contre l’espérance — le plus mortel de tous, et peut-être le mieux accueilli, le plus caressé. Il faut beaucoup de temps pour le reconnaître, et la tristesse qui l’annonce, le précède, est si douce ! C’est le plus riche des élixirs du démon, son ambroisie. Car l’angoisse…

(La page a été déchirée.)

J’ai fait aujourd’hui une découverte bien étrange. Mlle Louise laisse généralement son vespéral à son banc, dans la petite case disposée à cet effet. J’ai trouvé ce matin le gros livre sur les dalles, et comme les images pieuses dont il est plein s’étaient éparpillées, j’ai dû le feuilleter un peu malgré moi. Quelques lignes manuscrites, au verso de la page de garde, me sont tombées sous les yeux. C’était le nom et l’adresse de Mademoiselle — une ancienne adresse probablement — à Charleville (Ardennes). L’écriture est la même que celle de la lettre anonyme. Du moins, je le crois.

À présent, que m’importe ?