XII

Certaines nuits, Côme était éveillé par des hurlements :

— À l’aide ! Les brigands ! Attrapez-les !

Par ses chemins d’arbres, il se dirigeait en hâte vers le lieu d’où provenaient les cris. Parfois, c’était une masure de tout petits propriétaires : une pauvre famille à demi nue se tenait là dehors et s’arrachait les cheveux.

— Pauvres de nous ! Pauvres de nous ! Jean des Bruyères est venu, il nous a pris tout le produit de la récolte !

Les gens s’assemblaient.

— Jean des Bruyères ? C’était lui ? Vous l’avez vu, vraiment ?

— Bien sûr que c’était lui ! Il portait un masque ; il tenait un pistolet long comme ça ; deux hommes masqués l’accompagnaient, mais c’était lui qui commandait.

— Où est-il maintenant ? De quel côté a-t-il fui ?

— Ah bien, ouiche, attraper Jean des Bruyères ! Dieu sait où il se trouve, à l’heure qu’il est !

D’autres fois, un passant était abandonné au beau milieu du chemin, dépouillé de tout : cheval, bourse, manteau, bagage.

— À l’aide ! Au voleur ! Jean des Bruyères !

— Mais comment ça s’est-il passé ? Racontez-nous ça !

— Il a bondi de là, noir, tout barbu, le fusil en joue : j’ai cru mourir de peur.

— Courons vite ! De quel côté s’est-il sauvé ?

— Par ici. Non… Par là, peut-être ! Il filait plus vite que le vent.

Côme s’était mis en tête de voir enfin Jean des Bruyères. Il parcourait le bois en long et en large, courant les lièvres, guettant les oiseaux, excitant son basset : « Cherche, Optimus Maximus, cherche ! » Mais ce qu’il brûlait de dénicher, c’était le bandit en personne. Non pour lui dire ou pour lui faire quoi que ce fût : uniquement pour voir en face un personnage aussi fameux. Jamais il n’y était arrivé, même en rôdant des nuits entières. Il ne sera pas sorti cette nuit, pensait Côme ; mais le matin suivant, sur l’un ou l’autre versant de la vallée, un rassemblement se formait devant une maison ou au tournant d’une route : les paysans commentaient une nouvelle rapine. Côme accourait, tendant l’oreille.

— Et toi qui te tiens toujours dans les arbres du bois, lui demanda-t-on une fois, tu ne l’as jamais vu, Jean des Bruyères ?

Côme se sentit mourir de honte.

— Je… Je crois bien que non.

— Comment veux-tu qu’il l’ait rencontré ? intervint un autre. Jean des Bruyères a des cachettes que personne ne peut trouver ; et les chemins qu’il prend, personne ne les connaît.

— Avec la prime promise à qui l’attrapera, dit un troisième, celui qui le prendra sera à l’aise pour la vie !

— Ouais : mais tous ceux qui savent où il se cache ont des comptes à régler avec la justice ; et s’ils se font remarquer, ils se feront pendre avec !

— Jean des Bruyères ! Jean des Bruyères ! Après tout, est-ce bien lui qui commet tous les crimes ?

— Il peut toujours courir ! Avec toutes les imputations qui pèsent sur lui, quand bien même il arriverait à prouver son innocence dans dix affaires, on l’aurait déjà pendu pour la onzième !

— Il a fait du brigandage dans tous les bois de la côte.

— Dans sa jeunesse, il a été jusqu’à tuer le chef de sa propre bande.

— Même les bandits, pour finir, l’ont banni.

— Et il est venu se réfugier sur notre territoire…

— C’est toujours la même chose, nous sommes trop braves gens, nous autres !

Côme s’en allait commenter chacune de ces nouvelles avec les chaudronniers. Parmi les familles qui campaient dans le bois, il y avait, en ce temps-là, toute une engeance d’ambulants louches : chaudronniers, rempailleurs de chaises, chiffonniers, tous gens qui vont rôder dans les maisons pour étudier, le matin, le vol qu’ils feront le soir. En fait d’ateliers, le bois abritait surtout les cachettes des receleurs.

— Vous savez, cette nuit, Jean des Bruyères a attaqué une berline !

— Vraiment ? Après tout, rien n’est impossible.

— Il a arrêté les chevaux en plein galop, en les prenant par le mors.

— Ça, alors, ce n’était sûrement pas lui ; à moins qu’au lieu de chevaux, on n’ait attelé des grillons…

— Qu’est-ce que vous racontez ? Vous croyez que ce n’était pas Jean des Bruyères ?

— Mais si, mais si ; quelles idées vas-tu lui mettre en tête, toi ? Bien sûr, que c’était Jean des Bruyères !

— Jean des Bruyères n’est-il pas capable de tout ?

— Ha ! Ha !

En entendant parler du brigand sur ce ton-là, Côme ne savait plus que penser. Il quittait la place pour aller écouter ce qui se disait dans un autre campement.

— Dites-moi, d’après vous, la berline de cette nuit, c’est un coup de Jean des Bruyères, non ?

— Quand les coups réussissent, c’est toujours Jean des Bruyères qui les fait. Tu ne le savais pas ?

— Pourquoi : quand ils réussissent ?

— Parce que, quand ils ratent, là, tu peux être sûr que c’est bien lui.

— Ha ! Le benêt ! Ha ! Ha !

Côme n’y comprenait plus rien.

— Jean des Bruyères, un benêt ?

Les autres s’empressaient de changer de ton :

— Mais non, mais non : c’est un terrible brigand et il fait peur à tout le monde !

— Vous l’avez vu, vous ?

— Nous ? Personne ne l’a vu.

— Mais vous êtes sûrs qu’il existe ?

— Ça, c’est pas mal ! Bien sûr qu’il existe. Mais même s’il n’existait pas…

— S’il n’existait pas ?

–… qu’est-ce que ça changerait ? Ha ! Ha !

— Pourtant, tout le monde dit…

— Et il faut bien qu’on le dise : c’est toujours Jean des Bruyères qui vole ou qui tue, toujours, le terrible brigand ! Il ferait beau voir que quelqu’un en doutât !

— Mais toi, garçon, tu aurais le courage de le mettre en doute ?

Côme conclut de tout cela que la peur qu’on avait de Jean des Bruyères en bas, dans la vallée, faisait place, au fur et à mesure qu’on remontait vers les bois, au scepticisme et même à une franche ironie.

Puisque les gens avertis n’avaient cure du brigand, l’envie de connaître celui-ci lui passa.

Ce fut alors qu’il le rencontra.

Côme se trouvait sur un noyer, un après-midi, en train de lire. Depuis quelque temps, les livres lui étaient redevenus nécessaires : c’est ennuyeux, à la longue, de rester toute la journée, le fusil épaulé, à attendre un pinson.

Donc, il lisait le Gil Blas de Lesage, tenant d’une main le volume, de l’autre son fusil. Optimus Maximus, qui n’aimait pas voir son maître lire, tournait autour de lui en cherchant un moyen de le distraire : aboyer contre un papillon, par exemple, avec l’espoir que Côme épaulerait son fusil.

Sur le chemin qui descendait de la montagne, on vit apparaître en courant, tout essoufflé, un homme barbu et mal mis, sans armes : derrière lui, deux sbires, le sabre au clair, criaient :

— Arrêtez-le ! C’est Jean des Bruyères ! Cette fois, nous l’avons déniché !

Le brigand avait légèrement distancé ses poursuivants ; mais s’il continuait à courir de ce pas embarrassé, en homme qui a peur de se tromper de route ou de tomber sur une embûche, il ne tarderait pas à les retrouver sur ses talons. Le noyer de Côme n’offrait aucune prise, mais le jeune garçon avait là une de ces cordes qu’il emportait toujours avec lui, pour triompher des passages difficiles. Il en jeta un bout à terre et noua l’autre à la branche. Le brigand, quand il vit tomber cette corde presque sous son nez, se tordit les mains d’incertitude, puis s’accrocha à la corde et y grimpa prestement : c’était un de ces hésitants impulsifs ou de ces impulsifs hésitants, comme on voudra, qui semblent bien incapables de saisir l’instant propice et qui jamais, pourtant, ne le laissent passer.

Quand les gendarmes arrivèrent, la corde était remontée et Jean des Bruyères siégeait à côté de Côme dans les frondaisons du noyer. Le chemin en cet endroit divergeait. Les gendarmes prirent l’un à droite, l’autre à gauche, puis se rejoignirent et ne surent plus où aller. Ils tombèrent sur Optimus Maximus, qui remuait la queue dans les parages.

— Hé ! dit l’un des gendarmes à l’autre. N’est-ce pas là le chien du fils du Baron, celui qui vit dans les arbres ? Si le garçon se trouve par ici, il pourra nous renseigner.

— Je suis en haut ! cria Côme.

Il n’était plus dans le noyer. Il s’était rapidement transporté sur un châtaignier, juste en face ; les sbires levèrent aussitôt les yeux dans sa direction, sans se mettre en peine d’inspecter les arbres d’alentour.

— Bonjour, Votre Seigneurie, firent-ils. N’auriez-vous pas vu courir, par hasard, le brigand Jean des Bruyères ?

— Je ne sais pas qui c’était, dit Côme, mais si celui que vous cherchez est un petit homme qui courait, il a pris du côté du torrent.

— Un petit homme ? Il est grand à faire peur !

— Bah ! D’en haut, vous paraissez tous petits.

— Mille mercis, Votre Seigneurie !

Et ils descendirent dans la direction du torrent.

Côme retourna sur son noyer et reprit la lecture de Gil Blas. Jean des Bruyères étreignait toujours sa branche, le visage très pâle au milieu d’une chevelure et d’une barbe aussi hérissées et rousses que des bruyères, vraiment : des feuilles sèches, des bogues de châtaignes et des aiguilles de pin s’étaient prises dans cette toison.

Le fugitif dévisageait Côme de ses yeux verts, éperdus et tout ronds. Pour être laid, il était laid.

— Ils sont partis ? se décida-t-il à demander.

— Oui, oui, répondit Côme, affable. Vous êtes le brigand Jean des Bruyères ?

— Comment me connaissez-vous ?

— Comme ça… De réputation.

— Et vous, vous êtes le garçon qui ne descend jamais des arbres ?

— Tiens, comment le savez-vous ?

— Ben, moi aussi. Le bruit qui court…

Ils se regardèrent, d’un air poli, comme deux personnages considérables qui se sont rencontrés par hasard et se félicitent de ne pas être inconnus l’un de l’autre.

Côme, ne trouvant plus rien à dire, s’était remis à lire.

— Que lisez-vous de beau ?

— Le Gil Blas de Lesage.

— C’est bien ?

— Mais oui.

— Vous êtes loin de la fin ?

— Pourquoi ? Une vingtaine de pages.

— Quand vous aurez fini, je voudrais vous demander de me le prêter, fit l’autre en souriant d’un air un peu confus. Vous savez, je passe mes journées à me cacher : alors je ne sais plus quoi faire. Une fois, j’ai arrêté une voiture dans laquelle il n’y avait pas grand-chose ; mais j’y ai trouvé un livre : je l’ai pris. Je l’ai emmené là-haut, caché sous ma casaque ; j’aurais bien donné tout le reste du butin contre ce livre. Le soir, j’allume ma lanterne, je me prépare à lire… c’était du latin ! Je ne comprenais pas un mot. (Il hocha la tête.) Le latin, voyez-vous, je ne le sais pas.

— Mais c’est que c’est dur, le latin ! fit Côme, non sans s’apercevoir que, malgré lui, il prenait un air protecteur. Celui que je lis là, c’est du français.

— En français, en toscan, en provençal, en castillan, je comprends tout, dit Jean des Bruyères. Et même un peu en catalan : Bon dia ! Bona nit ! Està la mar molt alborotada.

Une demi-heure plus tard, Côme avait fini son livre. Jean des Bruyères l’emporta.

Ainsi commencèrent les relations de mon frère et du brigand. Aussitôt que Jean des Bruyères avait fini un livre, il le rapportait à Côme, en prenait un autre à la place, et courait se tapir dans sa cachette, pour se plonger dans la lecture.

Les livres, c’était moi qui les procurais à Côme ; je les prenais dans la bibliothèque paternelle. Mon frère se mit à les garder plus longtemps ; souvent, ils revenaient avec une reliure éraflée, tachés de moisi et portant des traces de bave d’escargot. Dieu sait où le brigand les mettait !

À jours fixes, Côme et Jean des Bruyères se donnaient rendez-vous dans un arbre. Ils y échangeaient les livres et c’était tout : le bois était constamment battu par les sbires et même cette simple opération n’allait pas sans grand danger pour tous deux ; mon frère aurait été bien incapable de justifier son amitié avec un criminel ! Mais Jean des Bruyères était pris d’une telle folie de lecture qu’il dévorait roman sur roman. Comme il passait toute ses journées caché, il avalait en un jour d’énormes volumes qui avaient occupé mon frère pendant une semaine. Dès lors, pas de quartier : il lui en fallait un autre ; s’il n’était pas au jour fixé, il battait la campagne à la recherche de Côme, épouvantant les familles des hameaux, et mettant à ses trousses toute la force publique d’Ombreuse.

Très vite, les livres que j’arrivais à procurer à Côme, constamment talonné par les demandes du brigand, ne suffirent plus. Il fallut trouver d’autres fournisseurs. Côme fit la connaissance d’un certain Orbecque, marchand de livres juif qui lui procura des œuvres en plusieurs tomes. Côme venait frapper à sa fenêtre sur les branches d’un caroubier et lui apportait en échange lièvres, grives ou perdrix.

Jean des Bruyères, pour comble, avait ses goûts. On ne pouvait pas lui donner un livre au hasard : il revenait dès le lendemain trouver Côme afin de le faire changer. Mon frère était à l’âge où l’on prend goût à des lectures un peu plus substantielles ; mais il lui fallait faire attention, depuis que Jean des Bruyères lui avait rapporté les Aventures de Télémaque en l’avertissant bien que s’il lui donnait une seconde fois un livre aussi ennuyeux, il scierait son arbre au-dessous de lui !

Côme songea à faire deux parts des livres qu’il voulait lire pour son propre compte, en toute tranquillité, et de ceux qu’il procurait au brigand. Rien à faire : il dut parcourir aussi ces derniers ; car Jean des Bruyères devenait de plus en plus exigeant, de plus en plus méfiant ; avant de prendre un livre, il voulait que Côme lui en racontât un peu le sujet ; et gare s’il le prenait en défaut ! Mon frère essaya de lui passer de petits romans d’amour : le brigand revint furieux en lui demandant s’il le prenait pour une femmelette. On n’arrivait jamais à deviner ce qu’il lui fallait.

En somme, la lecture devint l’occupation principale de Côme et le but de toute sa journée, au lieu du divertissement rapide et agréable qu’elle avait été d’abord. Et à force de manier les volumes, de les juger, de les comparer, d’en chercher toujours de nouveaux, entre les lectures faites pour le compte de Jean des Bruyères et son besoin croissant de lire pour lui-même, Côme prit une telle passion pour les lettres et pour l’ensemble des connaissances humaines que les heures du jour ne lui suffisaient plus ; il continuait encore à lire, la nuit venue, à la lueur d’une lanterne.

Un beau jour, il découvrit les romans de Richardson. Ils plurent à Jean des Bruyères. Quand il en avait fini un, il en voulait tout de suite un autre. Orbecque procura à Côme toute une pile de volumes : le brigand avait là pour un bon mois de lecture. Côme, ayant retrouvé la paix, se jeta sur les Vies de Plutarque.

Pendant ce temps, Jean des Bruyères, vautré sur sa couche, ses cheveux hérissés semés de feuilles sèches, son front plissé, ses yeux verts rougis par l’effort, lisait, lisait, lisait, en remuant la mâchoire pour épeler furieusement, dressant un doigt mouillé de salive tout prêt à tourner les pages. À la lecture de Richardson, une disposition dès longtemps latente de son âme se mit à le ronger : le désir de journées bien réglées et d’une vie casanière, de parentés, de sentiments familiaux, de vertu ; l’aversion pour les méchants et les vicieux. Tout ce qui l’entourait avait cessé de l’intéresser ou le remplissait de dégoût. Il ne sortait plus de sa tanière que pour courir vers Côme et se faire donner un nouveau volume, surtout quand il était resté au milieu d’une histoire en plusieurs tomes. Vivant ainsi replié sur lui-même, il ne se rendait pas compte de la tempête de ressentiments qui se préparait contre lui : même les habitants du bois, ses complices de jadis, en avaient maintenant assez de se trouver encombrés d’un brigand inactif qui attirait sur eux toutes les forces de police.

Autrefois, il avait vu se grouper autour de lui tout ce qui, dans les environs, avait quelque compte à régler avec la justice, qu’il s’agît de peu de chose, de ces petits larcins que commettent les rétameurs ambulants par exemple, ou qu’il fût question de véritables crimes, comme ceux de ses compagnons, les bandits. Même ceux qui ne prenaient pas part à ses coups, en profitaient d’une manière ou d’une autre : le bois se remplissait de recels et de contrebandes de toutes sortes qu’il fallait absorber ou revendre : quiconque hantait les parages trouvait là une occasion de trafic. Ceux qui cherchaient aventure pour leur propre compte se faisaient forts de son terrible nom pour effrayer leurs victimes et exiger d’elles le plus possible. Le pays vivait dans la terreur : dans n’importe quel chenapan, on voyait Jean des Bruyères ou quelque membre de sa bande, et l’on déliait les cordons de la bourse sans discuter autrement.

Mais ce beau temps était passé : à quoi servait, désormais, Jean des Bruyères ? Il se terrait pour lire des romans, la larme à l’œil, ne tentait, plus le moindre coup, ne vous procurait plus la moindre marchandise : personne, dans le bois, ne faisait plus d’affaires, les sbires venaient chaque jour à sa recherche et fourraient au violon tout ce qui s’y rencontrait de suspect. Ajoutez à cela la tentation de cette fabuleuse mise à prix, et vous comprendrez que les jours de Jean des Bruyères étaient comptés.

Deux brigands, deux jeunes gens qu’il avait formés et qui ne pouvaient se résigner à perdre un chef si glorieux, voulurent lui fournir l’occasion de se réhabiliter. C’étaient le Grand-Hugues et Beau-Loriot : maraudeurs pendant leur enfance, et, jeunes gens, bandits de grand chemin.

Donc, ils s’en vinrent trouver Jean des Bruyères dans sa caverne. Il était là, étendu sur la paille.

— Oui, qu’y a-t-il ? fit-il sans lever les yeux.

— Nous avons quelque chose à te proposer.

— Hum… quoi ?

Et il continuait de lire.

— Tu sais où se trouve la maison du gabelou Constant ?

— Oui, oui… Hein ?… Qui est gabelou ?

Beau-Loriot et le Grand-Hugues échangèrent un regard contrarié. Tant qu’on ne lui ôterait pas ce maudit livre, le brigand refuserait de rien entendre.

— Ferme un moment ton livre. Écoute-nous.

Jean des Bruyères se mit à genoux, empoigna le volume à deux mains, et sembla vouloir le serrer contre sa poitrine en le gardant ouvert à la bonne page ; mais l’envie de lire était trop forte : tout en tenant le volume serré contre lui, il l’éleva suffisamment pour fourrer le nez dedans.

Beau-Loriot eut une idée. Une grosse araignée avait fait là sa toile. Beau-Loriot d’une main légère souleva l’une et l’autre et les jeta sur Jean des Bruyères, entre son livre et son nez. Le malheureux Jean était à ce point ramolli qu’il avait peur d’une araignée. Quand il sentit sur son nez cet enchevêtrement de pattes et de filaments gluants, avant même de comprendre ce que c’était, il poussa un petit cri d’horreur, laissa tomber le livre et balaya sa figure de ses mains, les yeux exorbités et la bouche baveuse.

Le Grand-Hugues se jeta à terre et réussit à s’emparer du livre avant que le brigand eût posé le pied dessus.

Jean des Bruyères cherchait, d’une main, à se délivrer de l’araignée et de la toile, de l’autre à reprendre son livre au Grand-Hugues.

— Rends-moi ce livre !

— Non. Tu vas nous écouter d’abord ! fit l’autre en cachant le livre derrière son dos.

— J’étais en train de lire Clarisse Harlowe. Rends-le-moi. J’étais au moment crucial.

— Tu vas nous écouter. Ce soir, nous portons une charge de bois chez le gabelou. Tu seras dans le sac à la place du bois. Et quand la nuit sera venue, tu sortiras…

— Mais je veux finir Clarisse !

Il avait réussi à se dépêtrer des derniers débris de la toile et cherchait à lutter avec les jeunes gens.

— Écoute-nous… Quand la nuit sera venue, tu sortiras du sac et tu te feras livrer toutes les gabelles de la semaine ; Constant les garde dans un coffre-fort, au pied de son lit…

— Laissez-moi au moins finir mon chapitre. Soyez gentils.

Les jeunes gens se souvenaient de l’époque où Jean des Bruyères braquait deux pistolets sur l’estomac de quiconque osait le contredire. Ils se sentirent envahis d’une amère nostalgie.

— Tu prendras les sacs d’écus, c’est bien compris ? insistèrent-ils, tristement. Dès que tu nous les auras apportés, nous te rendrons ton livre, et tu pourras lire tant que tu voudras. On est d’accord ? Tu iras ?

— Non, je ne suis pas d’accord ! Et je n’irai pas !

— Ah, tu n’iras pas ? Ah, tu n’iras pas ! Eh bien, alors… Tu vas voir !

Le Grand-Hugues prit une page à la fin du livre (« Non ! » hurla Jean des Bruyères), l’arracha (« Non… Arrête ! ») et en fit une boule, qu’il lança dans le feu.

— Aaaah ! Chien que tu es ! Tu n’as pas le droit d’agir ainsi ! Je ne saurai pas la fin.

Et il poursuivait le Grand-Hugues pour lui reprendre le livre.

— Alors, tu iras chez le douanier ?

— Non, je n’irai pas !

Le Grand-Hugues arracha deux autres pages.

— Arrête ! Je n’en suis pas encore là ! Tu ne peux pas brûler ça !

Le Grand-Hugues les avait déjà jetées au feu.

— Brute ! Pas la Clarisse ! Non !

— Alors, tu iras ?

— Je…

Le Grand-Hugues jeta encore trois pages.

Jean des Bruyères s’assit et prit sa tête entre ses mains.

— J’irai, dit-il ; mais promettez-moi que vous m’attendrez devant la maison du gabelou avec le livre.

Le brigand fut caché dans un sac, un fagot sur la tête. Beau-Loriot prit le sac sur son dos. Derrière, venait le Grand-Hugues, portant le livre. De temps en temps, une ruade ou un grognement dans le sac montraient que Jean des Bruyères était près de se raviser ; alors, le Grand-Hugues lui faisait entendre le bruit d’une page arrachée : et Jean des Bruyères retrouvait aussitôt son calme.

En usant de ce système, ils purent le porter, déguisés en bûcherons, à l’intérieur de la maison du gabelou et l’y laisser. Eux se postèrent à petite distance, derrière un olivier, attendant l’heure où il viendrait les rejoindre après avoir fait le coup.

Or, Jean des Bruyères était pressé : il sortit avant la nuit ; il y avait encore du monde dans la maison.

— Haut les mains ! lança-t-il.

Mais il n’était plus son personnage ; il lui semblait se voir lui-même du dehors et il se trouvait un peu ridicule.

— Haut les mains, dis-je !… Tous dans cette pièce, contre le mur !

Ah bien oui ! Il n’y croyait plus lui-même ; il débitait son histoire pour en finir.

— Vous y êtes tous ?

Sans qu’il s’en aperçût, une petite fille avait fui. Dans un travail de ce genre, chaque minute est capitale. Et il traîna. Le gabelou faisait l’idiot, ne trouvait pas la clef. Jean des Bruyères se rendait bien compte qu’on ne le prenait plus au sérieux. Et au fond, il se réjouissait qu’il en fût ainsi.

Il finit pourtant par sortir, les bras chargés de sacs d’écus, et courut à l’aveuglette vers l’olivier choisi pour le rendez-vous.

— Voilà tout ce qu’il y avait. Maintenant, rendez-moi Clarisse !

Quatre, sept, dix bras s’abattirent sur lui et le garrottèrent des épaules aux chevilles. Tout un peloton de sbires souleva à bras tendus, ficelé comme un saucisson :

— Clarisse, tu la trouveras au poste ! Et ils l’emmenèrent en prison.

La prison était installée dans une tourelle au bord de la mer ; auprès poussait un fourré de pins maritimes. Du haut d’un de ces pins, Côme arrivait presque au niveau du cachot de Jean des Bruyères et voyait son visage appuyé contré la grille.

Le brigand se souciait peu des interrogatoires et du procès ; de toute façon, il serait pendu. Son tourment, c’étaient ces journées creuses qu’il passait en prison, sans rien lire, et ce roman qu’il avait dû laisser au beau milieu. Côme réussit à se procurer un autre exemplaire de Clarisse et l’apporta sur le pin.

— Où en étais-tu ?

— Quand Clarisse se sauve de la maison de rendez-vous !

Côme feuilleta un instant le livre.

— Ah, oui… voilà. Donc…

Et il commença de lire à haute voix, tourné vers la grille à laquelle les mains de Jean des Bruyères s’agrippaient.

L’instruction traîna. Le brigand résistait aux coups de corde ; pour lui faire avouer chacun de ses innombrables crimes, il fallait des journées entières. Chaque jour, avant et après son interrogatoire, Côme lui faisait la lecture. Clarisse finie, Côme, le sentant quelque peu attristé, jugea que la lecture de Richardson devait être déprimante pour un homme condamné à l’inaction : il préféra lui lire un roman de Fielding dont les péripéties mouvementées compenseraient en quelque façon la perte de sa liberté. Pendant que se déroulait son procès, Jean des Bruyères n’avait la tête qu’aux aventures de Jonathan Wild.

Le jour de l’exécution vint avant que le roman fût fini. C’est sur une charrette, en compagnie d’un moine, que Jean des Bruyères accomplit son dernier voyage de vivant. À Ombreuse, les pendaisons se faisaient dans les branches d’un grand chêne, au milieu de la place. La population faisait cercle tout autour.

À peine eut-on passé le nœud coulant que Jean des Bruyères entendit un sifflement dans les branches. Il leva la tête. Côme était là, tenant son livre fermé.

— Dis-moi comment ça finit.

— Je regrette de te le dire, Jean, répondit Côme. Jonathan finit pendu haut et court.

— Eh bien, je vais en faire autant. Allons, adieu !

D’un coup de pied, il repoussa l’échelle, et s’étrangla.

Quand le corps eut cessé de se débattre, la foule s’en alla. Côme resta là jusqu’à la nuit, à cheval sur la branche à laquelle était accroché le pendu. Et chaque fois qu’un corbeau s’approchait du cadavre, cherchant à lui becqueter les yeux ou le nez, Côme agitait sa toque pour le chasser.