XVII

Basse-Olive est une ville de l’intérieur. Côme dut cheminer pendant deux bons jours et franchir, non sans danger, des espaces à la végétation plus clairsemée. Lorsqu’il arrivait au voisinage d’habitations, les gens, qui ne l’avaient jamais vu, poussaient des cris d’étonnement, et certains lui lançaient des pierres ; il s’efforça, en conséquence, de passer inaperçu. Mais en approchant de Basse-Olive, tout changea : les bûcherons, les bouviers ou les ramasseuses d’olives rencontrés en chemin ne montraient nulle surprise ; les hommes, au contraire, saluaient en se découvrant comme devant une connaissance et prononçaient des mots de bienvenue qui sonnaient étrangement dans leur bouche, habituée au dialecte local :

— Senor ! Buenos dias, Senor !

On était en hiver ; une partie des arbres avait perdu ses feuilles. Une double rangée de platanes et d’ormes bordait la rue centrale de Basse-Olive. Mon frère, en s’approchant, aperçut parmi les branches dépouillées, quelques personnes, une, deux ou trois dans chaque arbre, les unes assises et les autres debout, toutes dans une attitude grave. Il fut près d’elles en quelques sauts.

Il y avait là des hommes noblement vêtus, portant tricornes empanachés et grandes capes ; et des femmes tout aussi distinguées, la tête couverte d’une mantille. Elles étaient assises à deux ou trois sur une branche ; certaines brodaient et regardaient de temps en temps la rue, avec un petit mouvement latéral du buste, le bras s’appuyant à la branche comme à l’appui d’une fenêtre.

Les hommes adressèrent à Côme des saluts pleins d’une amère compréhension :

— Buenos dias, Senor.

Côme s’inclina et tira son chapeau.

Un homme jouissait manifestement d’une autorité supérieure : son corps obèse semblait encastré pour la vie dans la fourche d’un platane ; en dépit de son âge et bien qu’il fût rasé, sa barbe et sa moustache ombraient de noir une peau jaune d’hépatique. On le vit demander à son voisin, un personnage hâve et décharné, tout de noir vêtu, les joues également noircies par une barbe opiniâtre, quel était cet inconnu qui s’avançait à travers la rangée d’arbres.

Côme jugea venu le moment de se présenter.

Il atteignit le platane de l’obèse, s’inclina et dit :

— Baron Côme Laverse du Rondeau, pour vous servir.

— Rondos ? Rondos ? fit l’obèse. Aragones ? Galiciano ?

— Non, monsieur.

— Catalan ?

— Non, monsieur. Je suis de la région.

— Desterrado tambien ?

Le gentilhomme efflanqué jugea de son devoir d’intervenir et de faire – fort emphatiquement – l’interprète :

— Son Altesse Frederico Alonso Sanchez de Guatamurra y Tobasco demande si Votre Seigneurie est exilée, elle aussi, puisque nous la voyons évoluer dans ces feuillages.

— Non, monsieur. Tout au moins pas en vertu du décret d’autrui.

— Viaja usted sobre los arboles por gusto ?

Et l’interprète :

— Son Altesse Frederico Alonso a le plaisir de demander si c’est pour son agrément que Votre Seigneurie suit cet itinéraire.

Côme réfléchit un instant, puis répondit :

— Je pense qu’il me convient, bien que personne ne l’impose.

— Feliz usted ! s’écria Frederico Alonso Sanchez en soupirant. Ay de mi, ay de mi !

Et l’homme en noir d’expliquer, dans un style de plus en plus ampoulé :

— Son Altesse s’est écriée que Votre Seigneurie doit se considérer heureuse de jouir d’une liberté que nous ne pouvons nous empêcher de comparer à la contrainte qui nous est faite. Nous n’en supportons pas moins celle-ci en nous résignant à la volonté de Dieu.

Et là-dessus, il se signa.

C’est ainsi qu’à travers les laconiques exclamations du prince Sanchez et les traductions circonstanciées du monsieur vêtu de noir, Côme parvint à reconstituer l’histoire de la colonie qui séjournait dans les platanes. Il s’agissait de nobles Espagnols qui s’étaient révoltés contre le roi Charles III à la suite d’une controverse touchant des privilèges féodaux ; vaincus, ils avaient été exilés et leur famille avec eux. Quand ils étaient arrivés à Basse-Olive, ils s’étaient vu interdire la poursuite de leur voyage : en effet, ce territoire, en vertu d’un ancien traité avec Sa Majesté catholique ne pouvait ni donner asile à des exilés d’Espagne ni même leur permettre le transit. La situation de ces nobles familles était bien difficile à éclaircir. Les magistrats de Basse-Olive, qui ne voulaient pas d’ennuis avec les chancelleries étrangères mais n’avaient pas la moindre raison d’en vouloir à de riches voyageurs, trouvèrent un accommodement : le traité disait à la lettre que les étrangers ne devaient pas « toucher le sol » du territoire ; il suffirait qu’ils se tinssent dans les arbres pour que tout fût en règle. Les exilés étaient donc montés dans les platanes et dans les ormes ; pour ce faire, la commune leur avait concédé des échelles qu’on avait ensuite retirées. Ils vivaient ainsi perchés depuis plusieurs mois, mettant leur confiance dans la douceur du climat, dans un prochain décret d’amnistie et dans la divine Providence. Ne manquant pas de doublons d’Espagne, ils alimentaient le commerce de la cité par leurs achats de vivres. Pour hisser les provisions, ils avaient installé des monte-charge. Dans d’autres arbres, on avait dressé des baldaquins sous lesquels ils dormaient. En somme, ils avaient su s’installer. Il serait plus vrai de dire que les citoyens de Basse-Olive, qui y trouvaient leur avantage, les avaient fort bien équipés. Pour leur part, les exilés ne remuaient pas le petit doigt.

C’était la première fois que mon frère rencontrait des humains vivant eux aussi dans les arbres ; il commença donc à leur poser des questions pratiques :

— Mais quand il pleut, comment faites-vous ?)

— Sacramos todo el tiempo, Senor !

Et l’interprète (c’était le R. P. Sulpicio de Guadalete, de la Compagnie de Jésus, exilé depuis que son Ordre avait été banni d’Espagne) :

— Protégés par nos baldaquins, nous tournons notre pensée vers le Seigneur, en le remerciant de ce peu qui nous suffit !

— Vous n’allez jamais à la chasse ?

— Con el visco, Senor, alguna vez.

— Parfois l’un d’entre nous enduit une branche de glu, par jeu.

Côme ne se lassait pas d’étudier la façon dont ils avaient résolu les problèmes qui s’étaient posés à lui.

— Mais pour vous laver, pour vous laver, comment faites-vous ?

— Por lavar ? Hay lavanderas ! dit don Frederico en haussant les épaules.

— Nous donnons nos effets aux lavandières du pays, traduisit don Sulpicio. Chaque lundi, pour être précis, nous faisons descendre notre corbeille de linge sale.

— Je voulais dire : pour vous laver le corps et la figure.

Don Frederico grogna et haussa les épaules, comme si le problème ne s’était jamais présenté à son esprit.

Don Sulpicio crut devoir interpréter :

— Selon l’opinion de Son Altesse, ce sont là des questions purement privées.

— Et… je vous demande pardon… vos besoins, où les faites-vous ?

— Ollas, Senor.

Et don Sulpicio, toujours du même ton modeste :

— À vrai dire, nous nous servons de certaines grandes jarres.

Après avoir pris congé de don Frederico, Côme alla rendre visite, sous la conduite du Révérend Père Sulpicio, aux différents membres de la colonie, dans leurs arbres résidentiels respectifs. Tous ces hidalgos, toutes ces dames conservaient, au milieu des inévitables incommodités de leur demeure, des attitudes traditionnelles et bienséantes. Certains, pour se tenir à cheval sur leurs branches, faisaient usage de selles ; cela séduisit Côme qui, au cours de tant d’années sylvestres, n’avait jamais pensé à ce système, un système très pratique, remarqua-t-il aussitôt ; avec les étriers, les pieds ne pendent pas et l’on ne risque pas d’avoir des fourmis dans les jambes. D’aucuns braquaient des longues-vues de marine (l’un d’eux avait le grade d’amiral) qui ne leur servaient probablement qu’à se dévisager les uns les autres d’arbre en arbre : bel aliment pour leur curiosité et occasion de commérages. Toutes les dames et demoiselles étaient assises sur des coussins brodés de leurs propres mains, elles tiraient l’aiguille – c’était bien la seule activité qu’on vît dans tout le clan – ou caressaient de gros chats. Des chats, il y en avait tout un troupeau dans ces arbres ; il y avait aussi quantité d’oiseaux, mais en cage (peut-être étaient-ce des victimes de la glu), et quelques pigeons en liberté qui venaient se poser sur la main des jeunes filles pour en recevoir de nostalgiques caresses.

Dans ces salons arboréens, Côme était reçu gravement, comme un hôte. Les nobles exilés lui offraient le café et, tout de suite, se mettaient à parler du palais qu’ils avaient laissé à Séville ou à Grenade, de leurs domaines, de leurs greniers et de leurs écuries ; et ils l’invitaient pour le jour où leurs prérogatives leur seraient rendues. Ce roi qui les avait bannis, ils en parlaient avec un accent tout à la fois d’aversion fanatique et de respect dévotieux. Parfois, ils distinguaient avec précision la personne contre laquelle leurs familles étaient en lutte et le titre royal dont l’autorité garantissait la leur. Parfois, au contraire, ils mêlaient tout exprès ces deux points de vue, dans un même mouvement de passion. Côme, chaque fois que la conversation tombait sur leur Souverain, ne savait trop quel visage adopter.

Il y avait dans tous les gestes et les propos de ces exilés un air de tristesse et de deuil qui leur était pour une part naturel, mais qui trahissait d’autre part une certaine affectation : souvent, quand des hommes combattent pour une cause assez mal définie, ils ont besoin de compenser l’incertitude de leurs convictions par l’assurance de leur maintien.

Chez les jeunes filles – qui parurent à Côme, au premier coup d’œil, un peu trop velues et de peau trop mate – on sentait sourdre un entrain toujours refréné à temps. Deux d’entre elles jouaient au volant, d’un platane à l’autre : tic, tac, tic, tac, puis un petit cri : le volant venait de tomber sur la route. Un gamin de Basse-Olive le ramassait ; et proposait de le renvoyer, moyennant deux pesetas.

Dans le dernier arbre, un orme, résidait un vieillard qu’on appelait El Conde, dépourvu de perruque et négligé dans ses vêtements. En approchant de lui, le père Sulpicio baissa la voix, et Côme se sentit porté à l’imiter. De temps en temps, El Conde déplaçait une branche et contemplait la pente de la colline, puis la plaine alternativement verte et désolée qui se perdait dans le lointain.

Don Sulpicio chuchota à Côme l’histoire d’un des fils d’El Conde, détenu dans les prisons du roi Charles et torturé. Tous ces hidalgos exilés sans grand motif devaient se rappeler et se répéter de temps en temps pourquoi et comment ils se trouvaient là ; seul – Côme le comprit – le vieillard souffrait pour de bon. Ce geste par lequel il écartait sa branche, comme s’il s’attendait à découvrir un paysage différent, ce regard qui parcourait lentement l’espace ondoyant comme s’il espérait ne jamais rencontrer l’horizon et arriver jusqu’à des contrées hélas trop lointaines – c’était le premier signe réel des souffrances de l’exil que vît Côme. Il comprit à quel point la présence d’El Conde devait compter pour ces hidalgos ; c’était elle qui les unissait, qui donnait une signification à leur groupe. El Conde était peut-être le plus pauvre, et certainement, dans sa patrie, le moins considéré, mais c’était lui qui leur disait ce qu’ils devaient souffrir et espérer.

En revenant de ses visites, Côme aperçut dans un aulne une jeune fille qu’il n’avait pas encore remarquée. En deux sauts, il fut près d’elle.

Les yeux de la jeune fille avaient une magnifique couleur pervenche et sa peau embaumait. Elle tenait un seau.

— Comment se fait-il que je ne vous aie pas vue, alors que j’ai rencontré tout le monde ?

— J’étais allée tirer de l’eau au puits, dit-elle ; et elle sourit.

De l’eau tomba de son seau, un peu incliné. Côme l’aida à le tenir.

— Vous descendez donc des arbres ?

— Non. Un cerisier crochu ombrage le puits. C’est de là que nous faisons descendre nos seaux. Venez voir.

Ils avancèrent le long d’une branche qui surplombait le mur d’une cour. Elle le guida jusque dans le cerisier. Le puits se trouvait au-dessous.

— Vous voyez, Baron ?

— Comment savez-vous que je suis baron ?

— Je sais tout, dit-elle avec un sourire. Mes sœurs m’ont tout de suite informée de votre visite.

— Les jeunes filles au volant ?

— Elles-mêmes. Irena et Raimunda.

— Les filles de don Frederico ?

— Oui.

— Et votre nom à vous ?

— Ursule.

— Vous marchez sur les arbres mieux que tous les gens d’ici.

— C’est que j’y grimpais déjà quand j’étais petite fille. À Grenade, nous avions de grands arbres dans le patio.

— Seriez-vous capable de cueillir cette rose ?

(Un rosier grimpant avait fleuri à la cime même d’un arbre.)

— Hélas, non.

— Bon. Je vais vous la cueillir.

Il se mit en chemin, et revint avec la rose. Ursule sourit et avança la main.

— Je veux la poser moi-même. Dites-moi où.

— Dans les cheveux. Merci. (Et elle guida sa main.)

— Dites-moi, maintenant, demanda Côme, seriez-vous capable d’atteindre cet amandier ?

— Comment serait-ce possible ? fit-elle en riant. Je ne sais pas voler.

— Attendez.

Et Côme lança un lasso.

— Si vous vous laissez attacher à cette corde, je vous hisse là-haut comme avec une poulie.

— Non, dit-elle. J’ai peur.

Mais elle riait.

— C’est mon système. Il y a des années que je voyage ainsi, en faisant tout par moi-même.

— Sainte mère !

Il la transporta sur l’amandier. Après quoi, il y vint aussi. C’était un jeune amandier, tout étroit. On s’y trouvait près l’un de l’autre. Ursule était encore essoufflée et rouge de son vol.

— Vous avez eu peur ?

— Non.

Mais elle avait le cœur battant.

— Vous n’avez pas perdu la rose, dit Côme en touchant la fleur pour la rajuster.

Serrés comme ils l’étaient sur l’arbre, à chaque instant ils s’étreignaient.

— Hou ! dit-elle.

Et ils s’embrassèrent, lui le premier.

Ainsi commença leur amour. Le garçon était heureux et abasourdi ; elle était heureuse aussi, mais pas le moins du monde étonnée. (Pour les filles, rien n’arrive au hasard.) L’amour que Côme espérait tant lui venait maintenant de façon fort inattendue, et c’était bien plus beau que tout ce qu’il avait pu imaginer… Le plus étonnant était que l’amour fût si simple. Côme, dans ce moment, crut qu’il en irait toujours ainsi.