Autant les Ombreusiens avaient été prodigues de commérages, jadis touchant la vie galante de mon frère, autant, maintenant, en face de cette passion qui se déchaînait pour ainsi dire au-dessus de leurs têtes, ils faisaient preuve d’une respectueuse discrétion, comme en présence d’un mystère qui les dépassait. Non qu’on se privât de blâmer la conduite de la Marquise ; mais on en critiquait plutôt les formes extérieures, par exemple ces galopades effrénées où elle manquait de se rompre le col « Dieu sait où elle peut aller si vite ? » disait-on, tout en sachant bien qu’elle courait à un rendez-vous) ou encore ce mobilier qu’elle installait dans les arbres. Un vent soufflait déjà qui faisait considérer tout cela comme une nouvelle mode des nobles, une de leurs innombrables extravagances. (« Tout le monde sur les arbres, à présent ! Les femmes comme les hommes ! Il n’ont rien d’autre à inventer ? ») En somme, les temps qui s’annonçaient seraient plus tolérants, bien que plus hypocrites.
Parfois, le Baron n’apparaissait plus dans les yeuses de la place que de loin en loin. C’était signe qu’elle était partie. Car Violette s’éloignait pendant des mois pour s’occuper de ses biens, disséminés dans toute l’Europe. Ces départs correspondaient toujours à des périodes où leurs rapports étaient ébranlés, où la Marquise s’était brouillée avec Côme qui se refusait à comprendre ce qu’elle entendait par : amour. Non que Violette partît fâchée contre lui : les deux amants réussissaient toujours à faire la paix avant de se séparer. Mais il n’en gardait pas moins le soupçon que, si elle s’était décidée à ce voyage c’était par lassitude, parce qu’il n’arrivait pas à la retenir, peut-être était-elle en train de se détacher de lui, peut être une occasion offerte par le voyage ou bien un temps de réflexion la décideraient-ils à ne plus revenir ? Mon frère vivait alors dans l’anxiété. Il s’efforçait de reprendre ses anciennes habitudes, de se remettre à la chasse et à la pêche, de recommencer ses travaux agricoles, ses études, ses fanfaronnades sur la place, comme s’il n’eût jamais rien fait d’autre (il s’entêtait dans cette forme de vanité juvénile qui fait qu’on ne veut pas reconnaître avoir subi l’influence d’autrui), non sans se féliciter d’ailleurs de ce que l’amour lui avait donné de confiance et d’ardeur, mais il s’apercevait d’autre part que bien des choses ne l’intéressaient plus, que, sans Violette, la vie n’avait plus de saveur pour lui, et que c’était toujours à elle que sa pensée revenait. Plus il cherchait à récupérer la maîtrise de ses passions et de ses plaisirs dans une sage économie de son âme, libérée de la présence tourbillonnante de Violette, plus il sentait le vide qu’elle avait laissé derrière elle et la fièvre de l’attente. En somme, l’amour qu’il portait à Violette était exactement celui qu’elle voulait, malgré tout ce qu’il pouvait dire. C’était toujours elle qui triomphait, même de loin, et Côme, à son corps défendant, finissait par y trouver son bonheur.
La Marquise revenait à l’improviste. Dans les arbres, c’était à nouveau la saison des amours ; des amours et des jalousies. Où Violette était-elle allée ? Qu’avait-elle fait ? Côme était anxieux de le savoir ; mais, en même temps, il redoutait ses réponses : rien que des allusions, et dans chacune, elle parvenait à glisser quelque motif de soupçon. Elle voulait le tourmenter, c’est certain, mais tout pouvait bien être vrai ; Côme ne savait plus à quel saint se vouer. Parfois il dissimulait sa jalousie, parfois il la laissait éclater avec violence ; la réponse de Violette était aussi imprévisible que changeante : tantôt elle semblait liée à lui plus que jamais, tantôt il renonçait à voir renaître son ardeur.
Ce qu’était en réalité la vie de la Marquise au cours de ses absences, nous autres, à Ombreuse, ne le pouvions savoir, éloignés comme nous l’étions des capitales et de leurs commérages. Mais c’est à cette époque que je me rendis une seconde fois à Paris, pour affaires (il s’agissait de citrons : nombre de nobles faisaient à présent du commerce, et moi tout le premier).
Un soir, dans un des plus fameux salons parisiens, je rencontrai la Marquise Violette, parée d’une somptueuse coiffure et d’une toilette resplendissante. Je n’hésitai pourtant pas à la reconnaître et tressaillis dès que je la vis ; c’est que, réellement, on ne pouvait la confondre avec aucune autre. Elle me souhaita le bonjour d’un air indifférent, mais trouva vite le moyen de me prendre à part et de me demander, sans attendre mes réponses :
— Avez-vous des nouvelles de votre frère ? Serez-vous bientôt de retour à Ombreuse ? Tenez, donnez-lui ceci en souvenir de moi.
Elle tira de son sein un mouchoir de soie et me le fourra dans la main. Après quoi, elle se laissa rejoindre par la cour d’admirateurs qu’elle traînait à sa suite.
— Vous connaissez la Marquise ? me demanda à mi-voix un de mes amis parisiens.
— Très superficiellement, répondis-je.
Et c’était vrai. Lors de ses séjours à Ombreuse, Violette, comme contaminée par la sauvagerie de Côme se souciait peu de fréquenter la noblesse du voisinage.
— Il est rare de voir tant de beauté associée à tant d’instabilité, continua mon ami. Les commérages veulent qu’à Paris elle passe d’un amant à l’autre dans un tourbillon perpétuel, au point qu’aucun n’a le droit de la croire à lui et de se dire privilégié. Puis, de temps en temps, elle disparaît pendant des mois ; on raconte qu’elle se retire dans un couvent, pour vivre dans la pénitence et les macérations.
J’eus peine à m’empêcher de rire en entendant que les séjours de la Marquise dans les arbres d’Ombreuse passaient auprès des Parisiens pour des périodes de pénitence ; mais, en même temps, ces commérages me troublèrent : ils me faisaient prévoir bien des tristesses pour mon frère.
Pour le prémunir contre de mauvaises surprises, je voulus le mettre en garde ; dès mon retour à Ombreuse, j’allais le trouver. Il m’interrogea longuement sur mon voyage et sur les nouveautés françaises ; je ne pus lui donner aucune information politique ou littéraire qu’il ne possédât déjà.
Pour finir, je tirai de ma poche le mouchoir de la Marquise Violette.
— À Paris, dans un salon, j’ai rencontré une dame qui te connaît bien ; elle m’a donné cela pour toi, avec son bon souvenir.
Il fit descendre en hâte son panier à ficelle, en retira le mouchoir de soie et le porta à son visage comme pour en respirer le parfum.
— Tu l’as donc vue ? Comment était-elle ? Dis-moi : comment était-elle ?
— Merveilleusement belle et brillante, lui répondis-je lentement ; mais on dit que ce parfum-là, bien des narines le respirent.
Il fourra le mouchoir contre sa poitrine, comme s’il craignait qu’on le lui arrachât. Puis il se retourna vers moi, tout rouge :
— Et tu n’avais pas une épée pour faire rentrer ces mensonges dans la gorge de ceux qui les proféraient ?
Je dus lui avouer que l’idée ne m’en était pas venue.
Il garda un instant le silence. Puis il haussa les épaules.
— Ce sont des mensonges, dit-il. Je suis le seul et le seul.
Après quoi il se sauva à travers les branches, sans même me dire adieu. Je reconnus là sa manière de repousser tout ce qui pouvait l’obliger à sortir de son univers.
À partir de ce jour, on le vit impatient et triste, sautant d’arbre en arbre, sans rien faire. De temps en temps, je l’entendais encore se livrer à de grands concours avec les merles, mais ses sifflements étaient de plus en plus graves et nerveux.
La Marquise arriva. Comme toujours, la jalousie du Baron la réjouit : elle l’excita, s’en moqua. Et leurs belles journées d’amour revinrent. Mon frère était heureux.
Mais la Marquise ne manquait pas une occasion de reprocher à Côme sa conception mesquine de l’amour.
— Que veux-tu dire ? Que je suis jaloux ?
— Tu as raison d’être jaloux. Mais tu prétends soumettre la jalousie à la raison.
— Certes. Et je la rends, ainsi, plus efficace.
— Tu raisonnes trop. L’amour doit-il se raisonner ?
— C’est pour t’aimer davantage. Partout où la raison s’applique, elle apporte sa puissance.
— Tu peux bien vivre dans les arbres ; tu as une mentalité de vieux notaire podagre.
— Les entreprises les plus hardies, il faut les vivre avec l’âme la plus simple.
Il continuait de cracher des sentences, jusqu’à ce qu’elle s’enfuie. Alors, lui, de la poursuivre, de se désespérer, de s’arracher les cheveux.
Au cours de ces mêmes journées, un navire-amiral anglais jeta l’ancre dans notre rade. L’amiral donna une fête en l’honneur des notables d’Ombreuse et des officiers des navires qui faisaient relâche dans le port. La Marquise s’y rendit ; ce fut pour Côme le début de nouveaux tourments. Deux officiers s’éprirent de la marquise Violette et, constamment, on les voyait descendre à terre pour courtiser la belle et faire joute de galanterie. Tous deux étaient enseignes de vaisseau, l’un sur le navire anglais et l’autre dans la flotte napolitaine. Ayant loué deux chevaux bais, ils faisaient la navette sous les terrasses de la Marquise ; quand ils se rencontraient, le Napolitain roulait vers l’Anglais des yeux capables de le réduire en cendres, tandis qu’entre ses paupières mi-closes l’Anglais coulait vers son rival un regard affilé comme la pointe d’une épée.
Et Violette ? Ne se mit-elle pas en tête, la friponne, de passer des heures entières dans la maison, appuyée à sa fenêtre, en « matinée », comme une petite veuve toute neuve, sortant à peine de son deuil ? À ne plus l’avoir près de lui dans les arbres, à ne plus entendre se rapprocher le galop du cheval blanc, Côme devenait fou. Il finit par se poster lui aussi devant la terrasse et ne les quitta plus de yeux, elle et les deux enseignes de vaisseau.
Il était en quête d’un tour qui renverrait au plus vite ses deux rivaux sur leur navire respectif, quand il s’avisa que Violette semblait agréer également la cour de l’un et de l’autre ; l’espoir lui vint alors qu’elle voulait s’amuser de tous deux, et de lui par-dessus le marché. Il ne diminua pas pour autant sa surveillance : au premier signe de préférence, il faudrait intervenir !
Un matin, l’Anglais passe, Violette est à sa fenêtre. Ils se sourient. La Marquise laisse tomber un billet. L’officier le saisit au vol, le lit, s’incline en rougissant, éperonne son cheval. Un rendez-vous ! L’Anglais est favorisé. Côme se jure de ne pas le laisser arriver tranquillement jusqu’au soir.
Le Napolitain passe à son tour. Violette jette un billet, l’officier le lit, le porte à ses lèvres et le baise. Il se considère donc comme l’élu ? Et l’autre, alors ? Contre lequel faut-il agir ? Certainement Violette a donné rendez-vous à l’un des deux ; à l’autre elle doit avoir joué un de ses tours habituels. Ou bien veut-elle les berner tous deux ?
Côme soupçonnait un kiosque perdu au fond du parc d’être le lieu choisi pour le rendez-vous. La Marquise l’avait fait restaurer depuis peu et meubler : Côme en avait été rongé de jalousie : le temps était passé où c’étaient les cimes d’arbres qu’elle chargeait de tentures et de divans ; maintenant ses soins allaient à des lieux où lui n’entrerait jamais. « Je vais surveiller le pavillon, se dit Côme. Si elle a donné rendez-vous à l’un des deux enseignes, ce ne peut être que là. » Il se percha dans l’épaisseur d’un marronnier d’Inde.
Un peu avant le coucher du soleil un galop se fait entendre. Le Napolitain arrive. « Je vais le provoquer ! » pense Côme. Et, avec une sarbacane, il lui lance dans le cou une boulette de crotte d’écureuil. L’officier sursaute, regarde autour de lui, Côme se penche par-dessus sa branche ; en se penchant, il voit de l’autre côté de la haie, l’enseigne anglais qui descend de cheval et attache sa bête un piquet. « Alors c’est lui. L’autre ne passait là que par hasard. » Et vlan ! tout une charge de crottes d’écureuil tombe sur le nez de l’Anglais.
— Who’s there ? demande l’Anglais.
Il se prépare à traverser la haie quand il se trouve face à son collègue napolitain, descendu lui aussi de cheval, et qui vient de demander :
— Qui est là ?
— I beg your pardon, Sir, dit l’Anglais, mais je dois vous inviter à quitter immédiatement ces lieux !
— Si je suis ici, c’est que j’en ai le droit, fait le Napolitain. C’est Votre Seigneurie que j’invite à s’en aller !
— Aucun droit ne peut valoir le mien, rétorque l’Anglais. I’m sorry, mais je vous interdis de rester.
— C’est une question d’honneur, répond l’autre. J’en atteste mon nom : Salvatore di San Cataldo di Santa Maria Capua Vetere, de la Marine des Deux-Siciles !
— Sir Osbert Castlefight, troisième du nom ! L’honneur m’oblige à vous faire déblayer le terrain.
— Pas avant de vous avoir chassé avec ce fer !
Et le Napolitain dégaine son épée.
— Monsieur, veuillez vous battre.
Et Sir Osbert se met en garde.
La bataille commence.
— Voilà qui me démangeait, collègue, et pas seulement d’aujourd’hui, dit le Napolitain.
Et il attaque en quarte. Sur quoi, Sir Osbert, parant le coup :
— II y avait beau temps que je suivais vos menées, enseigne, et c’est ici que je vous attendais !
De force égale, les deux enseignes de vaisseau s’épuisèrent en assauts et en feintes. Ils étaient au plus fort de leur ardeur quand on entendit :
— Arrêtez-vous, au nom du Ciel.
La marquise Violette avait fait son apparition sur le seuil du pavillon.
— Marquise, cet homme… commencèrent les deux enseignes d’une seule voix, tout en baissant leur épée et en se désignant l’un l’autre.
Et la Marquise :
— Mes chers amis ! Rengainez vos épées, je vous en prie. Doit-on épouvanter de la sorte une dame ? J’avais une prédilection pour ce pavillon comme pour le lieu le plus silencieux, le plus secret du parc et voici qu’à peine assoupie, je suis réveillée par le bruit de vos armes !
— Mais, Milady, objecte l’Anglais, n’est-ce pas vous qui m’avez invité ici ?
— C’était bien pour m’attendre que vous étiez venue, madame, remarque le Napolitain.
Un rire léger comme un bruissement d’ailes jaillit de la gorge de Violette.
— Ah oui, oui, c’est vous que j’avais invité… ou bien c’est vous ?… Oh ! j’ai l’esprit si brouillon ! Eh bien, qu’attendez-vous ? Entrez. Asseyez-vous, je vous prie.
— Milady, je croyais qu’il s’agissait d’une invitation pour moi seul. C’était une illusion. Je vous présente mes respects et vous demande la permission de me retirer.
— Je voulais vous en dire autant, madame, et prends congé.
La Marquise riait.
— Mes bons amis. Mes bons amis… Je suis tellement étourdie ! Je croyais avoir invité sir Osbert à une heure… et don Salvatore à une autre. Non, non, excusez-moi : tous deux à la même heure, mais dans deux endroits différents… Eh, non ! Comment serait-ce possible ? Eh bien ! Étant donné que vous êtes là tous les deux, pourquoi ne pourrions-nous pas nous asseoir et nous entretenir gentiment ?
Les deux enseignes se regardèrent, puis dévisagèrent la Marquise :
— Devons-nous comprendre, madame, que vous n’avez paru agréer nos attentions que pour mieux vous moquer de nous ?
— Pourquoi, mes bons amis ? C’est tout le contraire, tout le contraire. Vos assiduités ne pouvaient pas me laisser indifférente… Vous êtes tellement sympathiques, tous deux… C’est bien là mon tourment… Si je choisissais l’élégance de Sir Osbert, il me faudrait vous perdre, mon ardent don Salvatore… Mais si je choisis la passion du lieutenant de San Cataldo, il faut que je renonce à vous Sir ? Eh, pourquoi cela ? Pourquoi ne pas…
— Ne pas… quoi ? demandèrent d’une seule voix les deux officiers.
Et la marquise Violette, en baissant la tête :
— Pourquoi ne pourrais-je pas vous appartenir à tous deux en même temps ?
Dans les hauteurs du marronnier d’Inde, on entendit bruire le feuillage : Côme n’arrivait plus à se contenir.
Mais les enseignes étaient bien trop bouleversés pour l’entendre. Ils reculèrent l’un et l’autre d’un pas :
— Cela, jamais, madame.
La Marquise releva son beau visage et leur fit son plus radieux sourire.
— Eh bien ! Je serai au premier de vous deux qui, comme preuve d’amour et pour me faire plaisir en tout, se déclarera prêt à me partager avec son rival !
— Madame…
— Milady…
Les deux enseignes, ayant pris congé de Violette avec une sèche révérence, se trouvèrent l’un en face de l’autre et se tendirent la main.
— I was sure you were a gentleman, Signor Cataldo, proclama l’Anglais.
— Je ne doutais pas de votre honneur, Mister Osbert fit le Napolitain.
Ils tournèrent le dos à la Marquise et se dirigèrent vers leurs chevaux.
— Mes amis… Pourquoi vous froisser ainsi ?… Nigauds… criait la Marquise.
Mais ils avaient déjà tous deux le pied à l’étrier.
C’était le moment que Côme attendait, savourant par avance sa vengeance : les deux enseignes allaient vers une cuisante surprise. L’attitude virile qu’ils avaient eue pour prendre congé de cette immodeste Marquise fit que Côme se sentit brusquement réconcilié avec eux. Trop tard ! Son terrible dispositif ne pouvait plus être retiré. En l’espace d’une seconde, Côme, généreusement, décida de les avertir.
— Halte-là ! cria-t-il du haut de son arbre. Ne montez pas en selle !
Les deux officiers levèrent vivement la tête :
— What are you doing thereup ?
— Che fate costassù ?
— Corne vi permettete ?
— Come down !
Derrière eux, résonna le rire de la marquise Violette : un de ses rires qui bruissaient.
Les deux hommes étaient perplexes. Un troisième larron paraissait avoir assisté à toute la scène. La situation se compliquait.
— In any way, se promirent-ils, nous, nous restons solidaires.
— Sur notre honneur !
— Aucun de nous ne consentira à partager Milady avec qui que ce soit.
— Jamais de la vie !
— Mais si l’un de nous décidait d’y consentir…
— En tout cas, toujours solidaires ! Nous y consentirions ensemble !
— D’accord ! Et maintenant, en route !
En entendant ce nouveau dialogue, Côme se mordait les doigts d’avoir interrompu lui-même le cours de sa vengeance. « Advienne que pourra », se dit-il. Et il rentra dans les feuilles. Les deux officiers sautèrent en selle. « Ils vont crier ! » pensa Côme ; et il avait envie de se boucher les oreilles. On entendit deux hurlements. Des porcs-épics étaient cachés sous la housse des deux selles.
— Trahison !
Ils volèrent à terre avec une explosion de sauts, de cris et de pirouettes.
Ils paraissaient vouloir s’en prendre à la Marquise.
Mais Violette était plus indignée qu’eux. Elle cria vers les hauteurs :
— Méchant et monstrueux babouin !
Elle s’élança comme une furie sur le tronc du marronnier d’Inde et y disparut si brusquement que les deux officiers la crurent engloutie par le sol.
Dans les branches, Violette et Côme se trouvèrent face à face. Ils se regardèrent avec des yeux flamboyants cette fureur leur donnait une espèce de pureté, une pureté d’archanges. Ils semblaient près de se battre, lorsque Violette s’écria :
— O mon chéri ! Voilà, voilà comment je te veux : implacable et jaloux !
Elle lui avait jeté les bras autour du cou, ils s’étreignaient et Côme en un instant avait tout oublié.
Elle se laissa glisser d’entre ses bras, détacha son visage du sien comme pour réfléchir, et dit :
— Mais eux aussi, tu vois combien ils m’aiment ? Ils sont prêts à me partager.
Côme faillit se jeter sur elle. Il se redressa dans ses branches, mordit le feuillage, se cogna la tête contre le tronc :
— Ce sont deux pauvres vermis-s-s-s-eaux !
Déjà, Violette s’éloignait de lui, avec son visage de statue.
— Tu as beaucoup à apprendre d’eux, lui dit-elle.
Elle tourna le dos, et descendit rapidement de l’arbre.
Ses deux galants, oubliant leurs démêlés, n’avaient pas trouvé mieux que de se chercher patiemment l’un l’autre les épines. Violette les interrompit :
— Vite ! Montez dans ma voiture !
Ils disparurent derrière le pavillon et la voiture partit. Côme, sur le marronnier d’Inde, cachait sa figure dans ses mains.
Alors commença pour Côme, mais aussi pour ses deux rivaux, une époque de tourments. Et pour Violette, fut-ce une époque de joie ? Je crois que la Marquise ne tourmentait les autres que pour se tourmenter elle-même. Les deux officiers étaient toujours là, inséparables, sous les fenêtres de Violette, dans son salon, à l’auberge. Elle les flattait tous deux et leur demandait toujours de nouvelles preuves d’amour, auxquelles, chaque fois, ils se déclaraient prêts. Déjà ils étaient disposés à se la partager par moitié, voire à la partager avec d’autres. Maintenant qu’ils roulaient sur la pente des concessions, ils ne pouvaient plus s’arrêter ; chacun était poussé par le désir l’émouvoir enfin, d’obtenir enfin qu’elle tînt ses promesses ; en même temps, chacun restait lié par le pacte de solidarité conclu avec son rival ; dévorés de jalousie et mourant d’espoir de vaincre, ils étaient encore torturés par la conscience de l’abjection où ils se sentaient sombrer peu à peu.
À chaque nouvelle promesse qu’elle leur arrachait, Violette montait à cheval et s’en allait informer Côme.
— Tu sais, l’Anglais est disposé à faire ceci et cela pour moi… Le Napolitain aussi… criait-elle, dès qu’elle le voyait lugubrement perché sur un arbre.
Côme ne répondait pas.
— Voilà l’amour absolu ! insistait-elle.
— Vacherie de vacherie absolue, oui ! allez au diable, tous tant que vous êtes, hurlait Côme en disparaissant.
Telle est la cruelle manière qu’ils avaient dorénavant de s’aimer.
Le navire-amiral anglais leva l’ancre. « Vous restez, n’est-ce pas ? » demanda Violette à Sir Osbert. Sir Osbert ne se présenta pas à bord et fut porté déserteur. Par solidarité et par émulation, don Salvatore déserta à son tour.
— Ils ont déserté, eux ! annonça triomphalement Violette à Côme. Pour moi ! Mais toi…
— Mais moi ? hurla Côme avec un regard si féroce que Violette ne dit plus rien.
Sir Osbert et Salvatore di San Cataldo, déserteurs de la marine de Leurs Majestés respectives, passaient leur temps à l’auberge, jouant aux dés, pâles, inquiets, cherchant à se dépouiller mutuellement ; Violette pendant ce temps était au comble du mécontentement ; elle s’en voulait à elle-même comme à tout ce qui l’entourait.
Elle prit son cheval, monta vers le bois. Côme était sur un chêne. Elle s’arrêta dessous, dans un pré.
— Je suis lasse.
— De ces gens-là ?
— De vous tous.
— Ah ?
— Eux m’ont donné les plus grandes preuves d’amour.
Côme cracha.
–… Mais cela ne me suffit pas.
Côme jeta les yeux sur elle.
Et elle :
— Tu ne crois pas que l’amour est abnégation absolue renonciation à soi-même ?
Elle était là, sur le pré, plus belle que jamais : la froideur qui durcissait à peine ses traits, son port altier, il eût suffi d’un rien pour les faire fondre, pour la retrouver dans ses bras. Côme pouvait lui dire quelque chose, n’importe quoi pour venir à sa rencontre, il pouvait lui dire : « Dis-moi ce que tu veux que je fasse, je suis prêt », et c’eût été de nouveau le bonheur pour lui, le bonheur sans ombres. Au lieu de cela, il proféra :
— Il ne peut pas y avoir d’amour si l’on n’est pas soi-même, et de toutes ses forces !
Violette eut un mouvement de lassitude et de contrariété. Cependant, elle pouvait encore le comprendre ; et de fait elle le comprenait ; bien mieux, il lui venait aux lèvres des mots qui voulaient dire : « C’est tel que tu es que je te veux. » Après, elle serait montée vers lui… Elle se mordit les lèvres et déclara :
— Eh bien, sois toi-même, tout seul.
« Mais alors, être moi-même n’a plus de sens… » Voilà ce que voulait dire Côme. Mais ce qu’il dit, ce fut :
— Si tu préfères ces deux vermisseaux…
— Je ne te permets pas de mépriser mes amis ! cria-t-elle.
Et elle pensait encore : « Pour moi, toi seul importe ; c’est à cause de toi que je fais tout ce que je fais. »
— Moi seul ai droit au mépris…
— Pas moi mais ta pensée !
— Ma pensée et moi, nous ne faisons qu’un.
— Alors adieu… Je pars ce soir et tu ne me reverras plus.
Elle courut à la villa, fit ses bagages et partit sans dire un mot aux deux enseignes. Elle tint parole : elle ne revint plus à Ombreuse. Elle se rendit en France, et quand elle ne put plus se cacher qu’elle brûlait de revenir, les événements politiques l’en empêchèrent. Ce fut la Révolution, puis la guerre. La Marquise, qui avait commencé par s’intéresser aux événements (elle faisait partie de l’entourage de La Fayette), émigra ensuite en Belgique, puis en Angleterre. Dans les brouillards de Londres, au cours des longues années des guerres napoléoniennes, elle rêvait des arbres d’Ombreuse. Puis elle se remaria avec un Lord qui avait des intérêts dans la Compagnie des Indes, et s’établit à Calcutta. De sa terrasse, elle regardait les forêts, aux arbres plus étranges encore que ceux du jardin de son enfance ; et elle croyait à chaque instant voir Côme se frayer un chemin au milieu des feuilles. Mais c’était la silhouette d’un singe ou d’un jaguar.
Sir Osbert Castlefight et Salvatore di San Cataldo restèrent liés à la vie à la mort ; ils firent une carrière d’aventuriers. On les vit dans des maisons de jeu à Venise, à la Faculté de Théologie de Gottingue, à la Cour de Catherine II, à Saint-Pétersbourg ; après quoi, leurs traces se perdent.
Côme resta longtemps à vagabonder dans les bois, à pleurer, tout déguenillé, à refuser de manger. Il pleurait à pleine voix, comme les nouveau-nés ; les oiseaux qui jadis, fuyaient par volées à l’approche de cet infaillible chasseur, venaient maintenant tout près de lui, sur les cimes des arbres voisins, ou volaient au-dessus de sa tête, les moineaux criaient, les chardonnerets faisaient des trilles, les ramiers roucoulaient, la grive sifflait, le pinson gazouillait et le roitelet avec ; les écureuils, les loirs, les campagnols sortaient du plus profond de leurs tanières pour mêler à ce chœur leurs glapissements ténus, si bien que mon frère n’évoluait qu’au milieu d’une nuée de plaintes.
Vint ensuite une époque de violences destructrices. Tous les arbres se retrouvaient, sous ses doigts, nus comme en plein hiver, dépouillés du sommet jusqu’à la base. Cette besogne achevée, il remontait et cassait tous les petits rameaux, ne laissant subsister que les branches maîtresses. Il remontait encore, et s’aidait d’un canif pour détacher de l’arbre son écorce ; les arbres écorchés découvraient leur chair blanche avec des airs de grands blessés qui donnaient le frisson.
Dans toute cette colère, il n’y avait plus le moindre ressentiment contre Violette, mais seulement le remords de l’avoir perdue, de ne pas avoir su se l’attacher, de l’avoir blessée par un injuste et sot orgueil. Car il le comprenait, maintenant, elle lui avait toujours été fidèle ; si elle promenait deux autres hommes à sa suite, c’était pour bien marquer qu’elle jugeait seul Côme digne d’être son unique amant. Toutes ses insatisfactions, tous ses caprices traduisaient la soif insatiable d’augmenter encore leur amour, dont elle ne pouvait admettre qu’il eût atteint son sommet. Mais lui, lui n’avait rien compris de tout cela et l’avait blessée jusqu’à la perdre.
Pendant quelques semaines, il resta dans le bois, seul comme jamais il ne l’avait été. Il n’avait même plus Optimus Maximus, emmené par Violette. Quand mon frère reparut à Ombreuse, il avait bien changé. Moi-même ne pouvais plus me faire d’illusions ; cette fois, Côme était devenu fou.