XVI

Combien de choses nous devions apprendre en ce jour ! À lhôpital, personne ne sinquiète de rien ; quand on voit arriver chaque matin des cinquantaines de blessés, et quon en voit partir autant tous les soirs sur la civière, cela vous montre lunivers en petit, et lon pense : « Après nous la fin du monde ! »

Mais, dehors, les idées changent. En découvrant la grande rue de Hall, cette vieille ville avec ses magasins, ses portes cochères encombrées de marchandises, ses vieux toits avancés en forme de hangar, ses grosses voitures basses couvertes de ballots, enfin tout ce spectacle de la vie active des commerçants, j’étais émerveillé. Je navais jamais rien vu de pareil, et je me disais :

« Voilà bien une ville de commerce comme on se les représente : — pleine de gens industrieux cherchant à gagner leur vie, leur aisance et leurs richesses, où chacun veut s’élever, non pas au détriment des autres, mais en travaillant, en imaginant nuit et jour des moyens de prospérité pour sa famille ; ce qui nempêche pas tout le monde de profiter des inventions et des découvertes. Voilà le bonheur de la paix, au milieu dune guerre terrible ! »

Et les pauvres blessés qui sen allaient le bras en écharpe, ou bien traînant la jambe appuyés sur leurs béquilles, me faisaient de la peine à voir.

Je me laissais conduire tout rêveur par mon ami Zimmer, qui se reconnaissait à tous les coins de rue, et me disait :

« Ça, cest l’église Saint-Nicolas ; ça, cest le grand bâtiment de lUniversité ; ça, lhôtel de ville. »

Il se souvenait de tout, ayant déjà vu Leipzig en 1807, avant la bataille de Friedland, et ne cessait de me répéter :

« Nous sommes ici comme à Metz, à Strasbourg, ou partout ailleurs en France. Les gens nous veulent du bien. Après la campagne de 1806, toutes les honnêtetés quon pouvait nous faire, on nous les a faites. Les bourgeois nous emmenaient parfois par trois ou quatre dîner chez eux. On nous donnait même des bals, on nous appelait les héros dIéna. Tu vas voir comme on nous aime ! Entrons où nous voudrons, partout on nous recevra comme des bienfaiteurs du pays ; cest nous qui avons nommé leur électeur roi de Saxe, et nous lui avons aussi donné un bon morceau de la Pologne. »

Tout à coup Zimmer sarrêta devant une petite porte basse en s’écriant :

« Tiens, cest la brasserie du Mouton-dOr ! La façade est sur lautre rue, mais nous pouvons entrer par ici. Arrive ! »

Je le suivis dans une espèce de conduit tortueux, qui nous mena bientôt au fond dune vieille cour entourée de hautes bâtisses en bousillage, avec de petites galeries vermoulues sous le pignon, et la girouette au-dessus, comme dans la rue du Fossé-des-Tanneurs, à Strasbourg. À droite se trouvait la brasserie : on découvrait les cuves cerclées de fer sur les poutres sombres, des tas de houblon et dorge déjà bouillis, et dans un coin, une grande roue à manivelle, où galopait un chien énorme, pour pomper la bière à tous les étages.

Le cliquetis des verres et des cruches d’étain sentendait dans une salle à droite, donnant sur la rue de Tilly, et, sous les fenêtres de cette salle, souvrait une cave profonde où retentissait le marteau du tonnelier. La bonne odeur de la jeune bière de mars remplissait lair, et Zimmer, les yeux levés sur les toits, la face épanouie de satisfaction, s’écria :

« Oui, cest bien ici que nous venions, le grand Ferré, servant de gauche, le gros Roussillon et moi. Dieu du ciel, comme je me réjouis de revoir tout ça, Joséphel ! Cest quil y a pourtant six ans depuis. Ce pauvre Roussillon, il a laissé ses os lannée dernière à Smolensk, et le grand Ferré doit être maintenant dans son village, près de Toul, car il a eu la jambe gauche emportée à Wagram. Comme tout vous revient, quand on y pense ! »

En même temps il poussa la porte, et nous entrâmes dans une haute salle pleine de fumée. Il me fallut un instant pour voir, à travers ce nuage gris, une longue file de tables entourées de buveurs la plupart en redingote courte et petite casquette, et les autres en uniforme saxon. C’étaient des étudiants, des jeunes gens de famille, qui viennent à Leipzig étudier le droit, la médecine, et tout ce quon peut apprendre, en vidant des chopes et menant une vie joyeuse quils appellent dans leur langue le Fuchscommerce. Ils se battent souvent entre eux avec des espèces de lattes rondes par le bout, et seulement aiguisées de quelques lignes ; de sorte quils se font des balafres à la figure, comme me la raconté Zimmer, mais il ny a jamais de danger pour leur vie. Cela montre le bon sens de ces étudiants, qui savent très bien que la vie est une chose précieuse, et quil vaut mieux avoir cinq ou six balafres et même davantage que de la perdre.

Zimmer riait en me racontant ces choses ; son amour de la gloire laveuglait ; il disait quon ferait aussi bien de charger les canons avec des pommes cuites que de se battre avec ces lattes rondes au bout.

Enfin nous entrâmes dans la salle, et nous vîmes le plus vieux dentre ces étudiants un grand sec, les yeux creux, le nez rouge, la barbe blonde commençant à déteindre en jaune, à force davoir été lavée par la bière , nous le vîmes debout sur une table, et lisant tout haut une gazette qui lui pendait en forme de tablier dans la main droite. Il tenait de lautre main une longue pipe de porcelaine.

Tous ses camarades, avec leurs cheveux blonds retombant en boucles sur le collet de leur petite redingote, l’écoutaient la chope en lair. Au moment où nous entrions, nous les entendîmes qui répétaient entre eux :

« Faterland ! Faterland ! »

Ils trinquaient avec les soldats saxons, pendant que le grand sec se baissait pour prendre aussi sa chope ; et le gros brasseur, la tête grise et crépue, le nez épaté, les yeux ronds et les joues en forme de citrouille, criait dune voix grasse :

« Gesoundheit ! Gesoundheit ! »

À peine eûmes-nous fait quatre pas dans la fumée que tout se tut.

« Allons, allons, camarades, s’écria Zimmer, ne vous gênez pas, continuez à lire, que diable ! Nous ne serons pas fâchés non plus dapprendre du nouveau. »

Mais ces jeunes gens ne voulurent pas profiter de notre invitation, et le vieux descendit de la table en repliant sa gazette, quil mit dans sa poche.

« C’était fini, dit-il, c’était fini.

— Oui, c’était fini », répétèrent les autres en se regardant dun air singulier.

Deux ou trois soldats saxons sortirent aussitôt comme pour aller prendre lair dans la cour, et disparurent.

Le gros tavernier nous demanda :

« Vous ne savez peut-être pas que la grande salle est sur la rue de Tilly ?

— Si, nous le savons bien, répondit Zimmer, mais jaime mieux cette petite salle. Cest ici que nous venions dans le temps, deux vieux camarades et moi, vider quelques chopes en lhonneur dIéna et dAuerstaedt. Cette salle me rappelle de bons souvenirs.

— Ah ! comme vous voudrez, comme vous voudrez, dit le brasseur. Cest de la bière de mars que vous demandez ?

— Oui, deux chopes et la gazette.

— Bon ! bon ! »

Il nous servit les deux chopes, et Zimmer, qui ne voyait rien, essaya de causer avec les étudiants, qui sexcusaient en sen allant les uns après les autres. Je sentais que tous ces gens-là nous portaient une haine dautant plus terrible, quils nosaient la montrer tout de suite.

Dans la gazette, qui venait de France, on ne parlait que dun armistice, après deux nouvelles victoires à Bautzen et à Wurtschen. Nous apprîmes alors que cet armistice avait commencé le 6 juin, et quon tenait des conférences à Prague, en Bohême, pour arranger la paix.

Naturellement cela me faisait plaisir ; jespérais quon renverrait au moins les estropiés chez eux. Mais Zimmer, avec son habitude de parler haut, remplissait toute la salle de ses réflexions ; il minterrompait à chaque ligne et disait :

« Un armistice ! Est-ce que nous avions besoin dun armistice, nous ? Est-ce quaprès avoir écrasé ces Prussiens et ces Russes à Lutzen, à Bautzen et à Wurtschen, nous ne devions pas les détruire de fond en comble ? Est-ce que, sils nous avaient battus, ils nous donneraient un armistice, eux ? Ça, vois-tu, Joseph, cest le caractère de lEmpereur, il est trop bon il est trop bon ! Cest son seul défaut. Il a fait la même chose après Austerlitz, et nous avons été obligés de recommencer la partie. Je te dis quil est trop bon. Ah ! sil n’était pas si bon, nous serions maîtres de toute lEurope. »

En même temps il regardait à droite et à gauche, pour demander lavis des autres. Mais on nous faisait des mines du diable, et personne ne voulait répondre.

Finalement Zimmer se leva.

« Partons, Joseph, dit-il. Moi, je ne me connais pas en politique ; mais je soutiens que nous ne devions pas accorder darmistice à ces gueux ; puisquils sont à terre, il fallait leur passer sur le ventre. »

Après avoir payé, nous sortîmes, et Zimmer me dit :

« Je ne sais pas ce que ces gens ont aujourdhui ; nous les avons dérangés dans quelque chose.

— Cest bien possible, lui répondis-je. Ils navaient pas lair aussi bons garçons que tu le racontais.

— Non, fit-il. Ces gens gens-là, vois-tu, sont bien au-dessous des anciens étudiants que jai vus. Ceux-là passaient en quelque sorte leur existence à la brasserie. Ils buvaient des vingt et même des trente chopes dans leur journée ; moi-même, Joseph, je ne pouvais pas lutter contre des gaillards pareils. Cinq ou six dentre eux quon appelait senior avaient la barbe grise et lair vénérable. Nous chantions ensemble Fanfan-la-Tulipe et le Roi Dagobert, qui ne sont pas des chansons politiques ; mais ceux-ci ne valent pas les anciens. »

Jai souvent pensé depuis à ce que nous avions vu ce jour-là, et je suis sûr que ces étudiants faisaient partie du Tugend-Bund.

En rentrant à lhôpital, après avoir bien dîné et bu chacun notre bouteille de bon vin blanc à lauberge de la Grappe, dans la rue de Tilly, nous apprîmes, Zimmer et moi, que nous irions coucher le soir même à la caserne de Rosenthâl. C’était une espèce de dépôt des blessés de Lutzen, lorsquils commençaient à se remettre. On y vivait à lordinaire comme en garnison ; il fallait répondre à lappel du matin et du soir. Le reste du temps on était libre. Tous les trois jours, le chirurgien venait passer la visite, et, quand vous étiez remis, vous receviez une feuille de route pour aller rejoindre votre corps.

On peut simaginer la position de douze à quinze cents pauvres diables, habillés de capotes grises à boutons de plomb, coiffés de gros shakos en forme de pots de fleurs, et chaussés de souliers usés par les marches et les contremarches, pâles, minables, et la plupart sans le sou, dans une ville riche comme Leipzig. Nous ne faisions pas grande figure parmi ces étudiants, ces bons bourgeois, ces jeunes femmes riantes, qui, malgré toute notre gloire, nous regardaient comme des va-nu-pieds.

Toutes les belles choses que mavait racontées mon camarade rendaient cette situation encore plus triste pour moi.

Il est vrai que dans le temps on nous avait bien reçus ; mais nos anciens ne s’étaient pas toujours honnêtement conduits avec des gens qui les traitaient en frères, et maintenant on nous fermait la porte au nez. Nous étions réduits à contempler du matin au soir les places, les églises et les devantures des charcutiers, qui sont très belles en ce pays.

Nous cherchions toutes sortes de distractions ; les vieux jouaient à la drogue, les jeunes au bouchon. Nous avions aussi, devant la caserne, le jeu du chat et du rat. Cest un piquet planté dans la terre, auquel se trouvent attachées deux cordes ; le rat tient lune de ces cordes et le chat lautre. Ils ont les yeux bandés ; le chat est armé dune trique, et tâche de rencontrer le rat, qui dresse loreille et l’évite tant quil peut. Ils tournent ainsi sur la pointe des pieds, et donnent le spectacle de leur finesse à toute la compagnie.

Zimmer me disait quautrefois les bons Allemands venaient voir ce spectacle en foule, et quon les entendait rire dune demi-lieue, lorsque le chat touchait le rat avec sa trique. Mais les temps étaient bien changés ; le monde passait sans même tourner la tête : nous perdions nos peines à vouloir lintéresser en notre faveur.

Durant les six semaines que nous restâmes à Rosenthâl, Zimmer et moi, nous fîmes souvent le tour de la ville pour nous désennuyer. Nous sortions par le faubourg de Randstatt, et nous poussions jusqu’à Lindenau, sur la route de Lutzen. Ce n’étaient que ponts, marais, petites îles boisées à perte de vue. Là-bas, nous mangions une omelette au lard, au bouchon de la Carpe, et nous larrosions dune bouteille de vin blanc. On ne nous donnait plus rien à crédit, comme après Iéna ; je crois quau contraire laubergiste nous aurait fait payer double et triple, en lhonneur de la patrie allemande, si mon camarade navait connu le prix des œufs, du lard et du vin, comme le premier Saxon venu.

Le soir, quand le soleil se couche derrière les roseaux de lElster et de la Pleisse, nous rentrions en ville au chant mélancolique des grenouilles, qui vivent dans ces marais par milliards.

Quelquefois nous faisions halte, les bras croisés sur la balustrade dun pont, et nous regardions les vieux remparts de Leipzig, ses églises, ses antiques masures et son château de Plessenbourg, éclairés en rouge par le crépuscule : la ville savance en pointe à lembranchement de la Pleisse et de la Partha qui se rencontrent au-dessus. Elle est en forme d’éventail ; le faubourg de Hall se trouve à la pointe, et les sept autres faubourgs forment les branches de l’éventail. Nous regardions aussi les mille bras de lElster et de la Pleisse, croisés comme un filet entre les îles déjà sombres, tandis que leau brillait comme de lor, et nous trouvions cela très beau.

Mais, si nous avions su quil nous faudrait un jour traverser ces rivières sous le canon des ennemis, après avoir perdu la plus terrible et la plus sanglante des batailles, et que des régiments entiers disparaîtraient dans ces eaux qui nous réjouissaient alors les yeux, je crois que cette vue nous aurait rendus bien tristes.

Dautres fois nous remontions la rive de la Pleisse jusqu’à Mark-Kléeberg. Cela faisait plus dune lieue, et partout la plaine était couverte de moissons que lon se dépêchait de rentrer. Les gens, sur leurs grandes voitures, semblaient ne pas nous voir ; quand nous leur demandions un renseignement, ils avaient lair de ne pas nous comprendre. Zimmer voulait toujours se fâcher ; je le retenais en lui disant que ces gueux ne cherchaient quun prétexte pour nous tomber dessus, et que dailleurs nous avions lordre de ménager les populations.

« Cest bon ! faisait-il, si la guerre se promène par ici gare ! Nous les avons comblés de biens et voilà comme ils nous reçoivent. »

Mais ce qui montre encore mieux la malveillance du monde à notre égard, cest ce qui nous arriva le lendemain du jour où finit larmistice. Ce jour-là, vers onze heures, nous voulions nous baigner dans lElster. Nous avions déjà jeté nos habits, lorsque Zimmer, voyant approcher un paysan sur la route de Connewitz, lui cria :

« Hé ! camarade, il ny a pas de danger, ici ?

— Non, non, entrez hardiment, répondit cet homme, cest un bon endroit. »

Et Zimmer, étant entré sans défiance, descendit de quinze pieds. Il nageait bien, mais son bras gauche était encore faible la force du courant lentraîna, sans lui donner le temps de saccrocher aux branches des saules qui pendaient dans leau. Si par bonheur une espèce de gué ne s’était pas rencontré plus loin, qui lui permit de prendre pied, il entrait entre deux îles de vase, doù jamais il naurait pu sortir.

Le paysan s’était arrêté sur la route pour voir ce qui se passerait. La colère me saisit et je me rhabillai bien vite, en lui montrant le poing ; mais il se mit à rire et gagna le village dun bon pas.

Zimmer ne se possédait plus dindignation ; il voulait courir à Connewitz et tâcher de découvrir ce gueux ; malheureusement c’était impossible : allez donc trouver un homme qui se cache dans trois ou quatre cents baraques ! Et dailleurs, quand on laurait trouvé, quest-ce que nous pouvions faire ?

Enfin nous descendîmes à lendroit où lon avait pied, et la fraîcheur de leau nous calma.

Je me rappelle quen rentrant à Leipzig, Zimmer ne fit que parler de vengeance.

« Tout le pays est contre nous, disait-il ; les bourgeois nous font mauvaise mine, les femmes nous tournent le dos, les paysans veulent nous noyer, les aubergistes nous refusent le crédit, comme si nous ne les avions pas conquis trois ou quatre fois, et tout cela vient de notre bonté tout à fait extraordinaire : nous aurions dû déclarer que nous sommes les maîtres ! — Nous avons accordé aux Allemands des rois et des princes ; nous avons même fait des ducs des comtes et des barons avec les noms de leurs villages, nous les avons comblés dhonneurs, et voilà maintenant leur reconnaissance !

« Au lieu de nous ordonner de respecter les populations, on devrait nous laisser pleins pouvoirs sur le monde ; alors tous ces bandits changeraient de figure et nous feraient bonne mine comme en 1806. La force est tout. On fait dabord les conscrits par force ; car si on ne les forçait pas de partir, tous resteraient à la maison. Avec les conscrits on fait des soldats par force, en leur expliquant la discipline ; avec des soldats on gagne des batailles par force, et alors les gens vous donnent tout par force : ils vous dressent des arcs de triomphe et vous appellent des héros, parce quils ont peur. Voilà !

« Mais lEmpereur est trop bon Sil n’était pas si bon, je naurais pas risqué de me noyer aujourdhui ; rien quen voyant mon uniforme, ce paysan aurait tremblé de me dire un mensonge. »

Ainsi parlait Zimmer ; et ces choses sont encore présentes à ma mémoire ; elles se passaient le 12 août 1813.

En rentrant à Leipzig, nous vîmes la joie peinte sur la figure des habitants ; elle n’éclatait pas ouvertement ; mais les bourgeois, en se rencontrant dans la rue, sarrêtaient et se donnaient la main ; les femmes allaient se rendre visite lune à lautre ; une espèce de satisfaction intérieure brillait jusque dans les yeux des servantes, des domestiques et des plus misérables ouvriers.

« On croirait que les Allemands sont joyeux ; ils ont tous lair de bonne humeur.

— Oui, lui répondis-je, cela vient du beau temps et de la rentrée des récoltes. »

C’était vrai, le temps était très beau ; mais, en arrivant à la caserne de Rosenthâl, nous aperçûmes nos officiers sous la grande porte, causant entre eux avec vivacité. Les hommes de garde écoutaient, et les passants sapprochaient pour entendre. On nous dit que les conférences de Prague étaient rompues, et que les Autrichiens venaient aussi de nous déclarer la guerre, ce qui nous mettait deux cent mille hommes de plus sur les bras.

Jai su depuis que nous étions alors trois cent mille hommes contre cinq cent vingt mille, et que, parmi nos ennemis, se trouvaient deux anciens généraux français, Moreau et Bernadotte. Chacun a pu lire cela dans les livres ; mais nous lignorions encore, et nous étions sûrs de remporter la victoire, puisque nous navions jamais perdu de bataille. Du reste, la mauvaise mine quon nous faisait ne nous inquiétait pas : en temps de guerre, les paysans et les bourgeois sont en quelque sorte comptés pour rien ; on ne leur demande que de largent et des vivres, quils donnent toujours, parce quils savent qu’à la moindre résistance on leur prendrait jusquau dernier sou.

Le lendemain de cette grande nouvelle, il y eut visite générale, et douze cents blessés de Lutzen, à peu près remis, reçurent lordre de rejoindre leurs corps. Ils sen allaient par compagnies, avec armes et bagages, en suivant les uns la route dAltenbourg, qui remonte lElster, les autres celle de Wurtzen, plus à gauche. Zimmer était du nombre, ayant lui-même demandé à partir. Je laccompagnai jusque hors des portes, et puis nous nous embrassâmes tout attendris. Moi je restai, mon bras était encore trop faible.

Nous n’étions plus que cinq ou six cents, parmi lesquels un certain nombre de maîtres darmes, de professeurs de danse et d’élégance française, de ces gaillards qui forment en quelque sorte le fond de tous les dépôts. Je ne tenais pas à les connaître, et mon unique consolation était de songer à Catherine, et quelquefois à mes vieux camarades Klipfel et Zébédé, dont je ne recevais aucune nouvelle.

C’était une existence bien triste ; les gens nous regardaient dun œil mauvais ; ils nosaient rien dire, sachant que larmée française se trouvait à quatre journées de marche, et Blücher et Schwartzenberg beaucoup plus loin. Sans cela, comme ils nous auraient pris à la gorge !

Un soir, le bruit courut que nous venions de remporter une grande victoire à Dresde. Ce fut une consternation générale, les habitants ne sortaient plus de chez eux. Jallais lire la gazette à lauberge de la Grappe, dans la rue de Tilly. Les journaux français restaient tous sur la table ; personne ne les ouvrait que moi.

Mais la semaine suivante, au commencement de septembre, je vis le même changement sur les figures que le jour où les Autrichiens s’étaient déclarés contre nous. Je pensai que nous avions eu des malheurs, ce qui était vrai, comme je lappris plus tard, car les gazettes de Paris nen disaient rien.

Le temps s’était mis à la pluie à la fin daoût ; leau tombait à verse. Je ne sortais plus de la caserne. Souvent, assis sur mon lit regardant par la fenêtre lElster bouillonner sous londée, et les arbres des petites îles se pencher sous les grands coups de vent , je pensais : « Pauvres soldats ! pauvres camarades ! que faites-vous à cette heure ? où êtes-vous ? Sur la grande route peut-être, au milieu des champs ! »

Et malgré mon chagrin de vivre là, je me trouvais moins à plaindre queux. Mais un jour le vieux chirurgien Tardieu fit son tour et me dit :

« Votre bras est solide Voyons, levez-moi cela Bon bon ! »

Le lendemain, à lappel, on me fit passer dans une salle où se trouvaient des effets dhabillement, des sacs, des gibernes et des souliers en abondance. Je reçus un fusil, deux paquets de cartouches et une feuille de route pour le 6e, à Gauernitz, sur lElbe. C’était le 1er octobre. Nous nous mîmes en marche douze ou quinze ensemble ; un fourrier du 27e nommé Poitevin nous conduisait.

En route, tantôt lun, tantôt lautre changeait de direction pour rejoindre son corps ; mais Poitevin, quatre soldats dinfanterie et moi, nous continuâmes notre chemin jusquau village de Gauernitz.