X

Cest à Francfort que jappris à connaître la vie militaire. Jusque-là je navais été quun simple conscrit ; alors je devins un soldat. Et je ne parle pas ici de lexercice, non ! La manière de faire tête droite et tête gauche, demboîter le pas, de lever la main à la hauteur de la première ou de la deuxième capucine pour charger le fusil, dajuster et de relever larme au commandement, cest laffaire dun ou deux mois avec de la bonne volonté. Mais jappris la discipline, à savoir : que le caporal a toujours raison lorsquil parle au soldat, le sergent lorsquil parle au caporal, le sergent-major lorsquil parle au sergent, le sous-lieutenant au sergent-major, ainsi de suite jusquau maréchal de France, quand ils diraient que deux et deux font cinq ou que la lune brille en plein midi.

Cela vous entre difficilement dans la tête ; mais quelque chose vous aide beaucoup : cest une espèce de pancarte affichée dans les chambrées, et quon vous lit de temps en temps, pour vous ouvrir les idées. Cette pancarte suppose tout ce quun soldat peut avoir envie de faire, par exemple de retourner dans son village, de refuser le service, de résister à son chef, etc., et cela finit toujours par la mort ou cinq ans de boulet au moins.

Le lendemain de notre arrivée à Francfort, j’écrivis à M. Goulden, à Catherine et à la tante Grédel ; on peut se figurer avec quel attendrissement. Il me semblait, en leur parlant, être encore au milieu deux ; je le leur racontais mes fatigues, le bien quon mavait fait à Mayence, le courage quil mavait fallu pour ne pas rester en arrière. Je leur dis aussi que j’étais toujours en bonne santé, grâce à Dieu ; que je me sentais plus fort quavant de partir, et que je les embrassais mille et mille fois.

J’écrivais dans notre chambrée, au milieu des camarades, et les Phalsbourgeois me faisaient tous ajouter des compliments pour leurs familles. Enfin, ce fut encore un bon moment.

Ensuite j’écrivis à Mayence, aux braves gens de la Capuzigner Strasse, qui mavaient en quelque sorte sauvé de la désolation. Je leur dis que le rappel mavait forcé le matin de partir tout de suite ; que javais espéré les revoir et les remercier, mais que le bataillon ayant fait route pour Francfort, ils devaient me pardonner.

Ce même jour, dans laprès-midi nous reçûmes lhabillement du bataillon. Des douzaines de juifs arrivèrent jusque sous les arcades, et chacun leur vendit ses effets bourgeois. Je ne conservai que mes chemises, mes bas et mes souliers. Les Italiens avaient mille peines à se faire entendre de ces marchands, qui voulaient tout emporter pour rien, mais les Génois étaient aussi fins que les juifs, et leurs discussions se prolongèrent jusqu’à la nuit. Nos caporaux reçurent alors plus dune goutte ; il fallait bien sen faire des amis, car, matin et soir, ils nous montraient lexercice dans la cour pleine de neige. La cantinière Christine était toujours dans son coin, la chaufferette sous les pieds. Elle prenait en considération tous les jeunes gens de bonne famille, comme elle appelait ceux qui ne regardaient pas à largent. Combien dentre nous se laissaient tirer jusquau dernier liard, pour sentendre appeler jeunes gens de bonne famille ! Plus tard, ce n’étaient plus que des gueux ! mais que voulez-vous ? la vanité… la vanité… cela perd tout le genre humain, depuis les conscrits jusquaux généraux. Pendant ce temps, chaque jour il arrivait des recrues de France et des charrettes pleines de blessés de la Pologne. Quel spectacle devant lhôpital du Saint-Esprit, de lautre côté de la rivière ! C’était un convoi qui ne finissait jamais ! Tous ces malheureux avaient les uns le nez et les oreilles gelés, les autres un bras, les autres une jambe ; on les mettait dans la neige pour les empêcher de tomber en morceaux. Jamais on na vu de gens habillés si misérablement, avec des jupons de femme, des bonnets à poil pelés, des shakos défoncés, des vestes de Cosaques, des mouchoirs et des chemises entortillés autour des pieds ; ils sortaient des charrettes en se cramponnant et vous regardaient comme des bêtes sauvages, les yeux enfoncés dans la tête et les poils de la figure hérissés. Les bohémiens qui dorment au coin des bois en auraient eu pitié, et pourtant c’étaient encore les plus heureux, puisquils étaient réchappés du carnage, et que des milliers de leurs camarades avaient péri dans les neiges ou sur les champs de bataille.

Klipfel, Zébédé, Furst et moi nous allions voir ces malheureux ; ils nous racontaient toute la débâcle depuis Moscou, et je vis bien alors que le 29e Bulletin, si terrible, navait dit que la vérité.

Ces histoires nous excitaient contre les Russes ; plusieurs disaient : « Ah ! pourvu que la guerre recommence bientôt ; ils en verront des dures, cette fois ce nest pas fini ce nest pas fini ! » Leur colère me gagnait moi-même, et quelquefois je pensais : « Joseph, est-ce que tu perds la tête maintenant ? Ces Russes défendaient leur pays, leurs familles, tout ce que les hommes ont de plus sacré dans ce monde. Sils ne les avaient pas défendus, on aurait raison de les mépriser. »

En ce temps, il arriva quelque chose dextraordinaire.

Vous saurez que Zébédé, mon camarade de lit, était le fils du fossoyeur de Phalsbourg, et que nous lappelions quelquefois entre nous : « Fossoyeur»De notre part cela ne lui faisait rien. Mais un soir, après lexercice, comme il traversait la cour, un hussard lui cria :

« Hé ! Fossoyeur, arrive maider à traîner ces bottes de paille. »

Zébédé, s’étant retourné, lui répondit :

« Je ne mappelle pas Fossoyeur, et vous navez qu’à porter vos bottes de paille vous-même ! Est-ce que vous me prenez pour une bête ? »

Alors lautre lui cria plus fort :

« Conscrit, veux-tu bien venir, ou gare ! »

Zébédé, avec son grand nez crochu, ses yeux gris et ses lèvres minces, ne jouissait pas dun bon caractère. Il sapprocha du hussard et lui demanda :

« Quest-ce que vous dites ?

— Je te dis denlever ces bottes de paille, et lestement, entends-tu, conscrit ? »

C’était un vieux à moustaches et gros favoris roux taillés en brosse, à la mode de Chamboran. Zébédé lempoigna par un de ses favoris ; mais lautre lui donna deux grands soufflets. Malgré tout, une poignée de favoris resta dans la main de Zébédé, et comme cette dispute avait attiré beaucoup de monde, le hussard levant le doigt lui dit :

« Conscrit, demain matin tu recevras de mes nouvelles.

— Cest bon, fit Zébédé, nous verrons. Jai aussi du nouveau pour vous, lancien. »

Il arriva tout de suite me raconter cela, et moi sachant quil navait jamais tenu quune pioche, je ne pus mempêcher de frémir pour lui.

« Écoute, Zébédé, lui dis-je, tout ce qui te reste à faire maintenant, puisque tu ne peux pas déserter, cest daller demander pardon à ce vieux car tous ces vieux ont des coups terribles, quils ont rapportés d’Égypte, dEspagne et dailleurs. Crois-moi ! Si tu veux, je vais te prêter un écu pour aller lui payer bouteille ; ça lattendrira. »

Mais lui, fronçant les sourcils, ne voulut rien entendre.

« Plutôt que de faire des excuses, dit-il, jaimerais mieux aller me pendre tout de suite. Je me moque de tous les hussards ensemble. Sil a des coups, moi jai le bras long, et jen ai aussi des coups au bout de mon sabre, des coups qui entreront aussi bien dans ses os que les siens dans ma chair. »

Il était encore indigné de ses soufflets.

Presque aussitôt le maître darmes Châzy, le caporal Fleury, Klipfel, Furst, Léger arrivèrent ; ils donnaient tous raison à Zébédé, et le maître darmes dit quil fallait du sang pour laver les soufflets, que c’était lhonneur des nouvelles recrues de se battre.

Zébédé répondit que les Phalsbourgeois navaient jamais eu peur dune saignée, et quil était prêt. Alors le maître darmes alla voir le capitaine de la compagnie, nommé Florentin, un homme le plus magnifique quon puisse simaginer, grand, sec, large des épaules, le nez droit, et qui avait reçu la décoration des mains de lEmpereur à la bataille dEylau. Le capitaine trouva que c’était tout simple de se battre pour un soufflet ; il dit même que cela donnerait un bel exemple aux conscrits, et que, si Zébédé ne se battait pas il serait indigne de rester au 3e bataillon du 6e.

Toute cette nuit-là, je ne pus fermer l’œil ; jentendais mon camarade ronfler et je pensais : « Pauvre Zébédé, demain soir tu ne ronfleras plus ! » Je frissonnais d’être couché près dun homme pareil. Enfin, je venais de mendormir vers le petit jour, quand tout à coup je sens un air très froid ; jouvre les yeux, et quest-ce que je vois ? le vieux hussard roux, qui avait enlevé la couverture de notre lit et qui disait :

« Allons, debout, fainéant, je vais tapprendre de quel bois je me chauffe. »

Zébédé se leva tranquillement et répondit :

« Je dormais, vétéran, je dormais. »

Lautre, en sentendant appeler vétéran, voulut tomber sur mon camarade ; mais deux grands gaillards qui lui servaient de témoins larrêtèrent, et dailleurs tous les Phalsbourgeois étaient aussi là.

« Voyons voyons dépêchons ? » criait le vieux.

Mais Zébédé shabillait sans se presser. Au bout dun instant, il dit :

« Est-ce que nous aurons la permission de sortir du quartier, les anciens ?

— Derrière le violon, il y a de la place pour saligner », répondit un des hussards.

C’était un endroit plein dorties, derrière la hotte du violon ; un mur lentourait, et de nos fenêtres on le voyait très bien, il se trouvait juste au-dessous, du côté de la rivière. Zébédé mit sa capote, et dit en se tournant de mon côté :

« Joseph, et toi, Klipfel, je vous choisis pour mes témoins. »

Mais je secouai la tête.

« Eh bien, Furst, arrive ! » dit-il.

Et tous ensembles descendirent lescalier.

Je croyais Zébédé perdu ; cela me faisait beaucoup de peine, et je pensais : « Voilà que non seulement les Russes et les Prussiens nous exterminent, il faut encore que les nôtres sen mêlent. »

Toute la chambrée était aux fenêtres ; moi seul, derrière, je restai assis sur mon lit. Au bout de cinq minutes, le bruit des sabres en bas me rendit tout blanc ; je navais plus une goutte de sang dans les veines.

Mais cela ne dura pas longtemps, car tout à coup Klipfel s’écria : « Touché ! »

Alors je ne sais comment jarrivai près dune fenêtre, et, regardant par-dessus les autres, je vis le hussard appuyé contre le mur, et Zébédé qui se relevait, le sabre tout rouge de sang. Il avait glissé sur les genoux pendant la bataille ; le sabre du vieux, qui se fendait, avait passé sur son épaule, et lui, sans perdre une seconde, avait enfoncé le sien dans le ventre du hussard. Sil navait pas eu le bonheur de glisser, le vieux lui perçait le cœur.

Voilà ce que je vis en bas dun coup d’œil.

Le hussard saffaissait contre le mur, ses témoins le soutenaient aux bras, et Zébédé, pâle comme un mort, regardait son sabre, tandis que Klipfel lui tendait sa capote.

Presque aussitôt on battit la diane, et nous descendîmes à lappel du matin. Cela se passait le 18 février. Le même jour nous reçûmes lordre de faire notre sac, et nous partîmes de Francfort pour Séligenstadt, où nous restâmes jusquau 8 mars. Alors toutes les recrues connaissaient le maniement du fusil et l’école de peloton. De Séligenstadt, nous partîmes le 9 mars pour Schweinheim, et le 24 mars 1813, le bataillon se réunit à la division à Aschaffenbourg, où le maréchal Ney nous passa la revue.

Le capitaine de la compagnie sappelait Florentin ; le lieutenant Bretonville, le commandant du bataillon Gémeau, le capitaine adjudant-major Vidal, le colonel du régiment Zapfel, le général de la brigade Ladoucette, et le général de la division Souham : tout soldat doit savoir cela, sil ne veut pas marcher comme un aveugle.