VI

Il aurait fallu voir la mairie de Phalsbourg le matin du 15 janvier 1813, pendant le tirage. Aujourdhui, cest quelque chose de perdre à la conscription, d’être forcé dabandonner ses parents, ses amis, son village, ses bœufs et ses terres, pour aller apprendre, Dieu sait où : «  Une deusse ! une deusse ! Halte ! Tête droite tête gauche fixe ! Portez armes ! etc. » Oui, cest quelque chose, mais on en revient ; on peut se dire avec quelque confiance : « Dans sept ans, je retrouverai mon vieux nid, mes parents et peut-être aussi mon amoureuse Jaurai vu le monde Jaurai même des titres pour être garde forestier ou gendarme ! » Cela console les gens raisonnables. Mais dans ce temps-là, quand vous aviez le malheur de perdre, c’était fini ; sur cent, souvent pas un ne revenait : lidée de partir définitivement ne pouvait presque pas vous entrer dans la tête.

Ce jour-là donc, ceux du Harberg, de Garbourg et des Quatre-Vents devaient tirer les premiers, ensuite ceux de la ville, ensuite ceux de Wéchem et de Mittelbronn.

De bon matin je fus debout, et les deux coudes sur l’établi, je me mis à regarder tous ces gens défiler : ces garçons en blouse, ces pauvres vieux en bonnet de coton et petite veste, ces vieilles en casaquin et jupe de laine, le dos courbé, la figure défaite, le bâton ou le parapluie sous le bras. Ils arrivaient par familles. M. le sous-préfet de Sarrebourg, en collet dargent, et son secrétaire, descendus la veille au Bœuf-Rouge, regardaient aussi par la fenêtre.

Vers huit heures, M. Goulden se mit à louvrage, après avoir déjeuné ; moi je navais rien pris, et je regardais toujours, quand M. le maire Parmentier et son adjoint vinrent chercher M. le sous-préfet.

Le tirage commença sur les neuf heures, et bientôt on entendit la clarinette de Pfifer-Karl et le violon du grand Andrès retentir dans les rues. Ils jouaient la marche des Suédois ; cest sur cet air que des milliers de pauvres diables ont quitté la vieille Alsace pour toujours. Les conscrits dansaient, ils se balançaient bras dessus, bras dessous, ils poussaient des cris à fendre les nuages, et frappaient la terre du talon en secouant leurs chapeaux, essayant de paraître joyeux tandis quils avaient la mort dans l’âme enfin, cest la mode ; et le grand Andrès, sec, raide, jaune comme du bois, avec son camarade tout rond, les joues gonflées jusquaux oreilles, ressemblaient à ces êtres qui vous conduisent au cimetière, en causant entre eux de choses indifférentes.

Cette musique, ces cris me rendaient triste.

Je venais de mettre mon habit à queue de morue et mon castor pour sortir, lorsque la tante Grédel et Catherine entrèrent en disant :

« Bonjour, monsieur Goulden ! nous arrivons pour la conscription. »

Je vis tout de suite combien Catherine avait pleuré, ses yeux étaient rouges, et dabord elle se pendit à mon cou pendant que sa mère tournait autour de moi.

M. Goulden leur dit :

« Ce doit être bientôt lheure pour les jeunes gens de la ville ?

— Oui, monsieur Goulden, répondit Catherine dune voix faible ; ceux du Harberg ont fini.

— Bon bon Eh bien, Joseph, il est temps que tu partes, dit-il. Mais ne te chagrine pas Ne soyez pas effrayées. Ces tirages, voyez-vous, ne sont plus que pour la forme, depuis longtemps on ne gagne plus, ou quand on gagne, on est rattrapé deux ou trois ans plus tard : tous les numéros sont mauvais ! Quand le conseil de révision sassemblera, nous verrons ce quil sera bon de faire. Aujourdhui cest une espèce de satisfaction quon donne aux gens de tirer à la loterie mais tout le monde perd.

— Cest égal, fit la tante Grédel, Joseph gagnera.

— Oui, oui, répondit M. Goulden en souriant, cela ne peut pas manquer. »

Alors je sortis avec Catherine et la tante, et nous remontâmes vers la grande place, où la foule se pressait. Dans toutes les boutiques, des douzaines de conscrits, en train dacheter des rubans, se bousculaient autour des comptoirs ; on les voyait pleurer en chantant comme des possédés. Dautres, dans les auberges, sembrassaient en sanglotant, mais ils chantaient toujours. Deux ou trois musiques des environs, celle du bohémien Waldteufel, de Rosselkasten et de Georges-Adam, étaient arrivées et se confondaient avec des éclats déchirants et terribles.

Catherine me serrait le bras, la tante Grédel nous suivait.

En face du corps de garde, japerçus de loin le colporteur Pinacle, sa balle ouverte sur une petite table, et, tout à côté, une grande perche garnie de rubans quil vendait aux conscrits.

— Je me dépêchais de passer, quand il me cria :

« Hé ! boiteux, halte ! halte ! arrive donc je te garde un beau ruban. Il ten faut un magnifique à toi le ruban de ceux qui gagnent ! »

Il agitait par-dessus sa tête un grand ruban noir, et je pâlis malgré moi. Mais, comme nous montions les marches de la mairie, voilà que justement un conscrit en descendait : c’était Klipfel, le forgeron de la Porte-de-France, il venait de tirer le numéro 8, et s’écria de loin :

« Le ruban noir, Pinacle, le ruban noir ! Apporte coûte que coûte ! »

Il avait une figure sombre et riait. Son petit frère Jean pleurait derrière en criant :

« Non, Jacob, non, pas le ruban noir ! »

Mais Pinacle attachait déjà le ruban au chapeau du forgeron pendant que celui-ci disait :

« Voilà ce quil nous faut maintenant Nous sommes tous morts nous devons porter notre deuil ! »

Et dune voix sauvage, il cria : Vive lEmpereur !

J’étais plus content de voir ce ruban à son chapeau quau mien, et je me glissai bien vite dans la foule pour échapper à Pinacle.

Nous eûmes mille peines à entrer sous la voûte de la mairie, et à grimper le vieil escalier de chêne, où les gens montaient et descendaient comme une véritable fourmilière. Dans la grande salle en haut, le gendarme Kelz se promenait, maintenant lordre autant que possible. Et dans la chambre du conseil, à côté où se trouve peinte la Justice un bandeau sur les yeux , on entendait crier les numéros. De temps en temps un conscrit sortait, la face gonflée de sang, attachant son numéro sur son bonnet, et sen allant la tête basse à travers la foule, comme un taureau furieux qui ne voit plus clair, et qui voudrait se casser les cornes au mur. Dautres, au contraire, passaient pâles comme des morts.

Les fenêtres de la mairie étaient ouvertes ; on entendait dehors les cinq ou six musiques jouer à la fois. C’était épouvantable.

Je serrais la main de Catherine, et tout doucement nous arrivâmes, à travers ce monde, dans la salle où M. le sous-préfet, les maires et les secrétaires, sur leur tribune, criaient les numéros à haute voix, comme on prononce des jugements, car tous les numéros étaient de véritables jugements.

Nous attendîmes longtemps.

Je navais plus une goutte de sang dans les veines, lorsque enfin on appela mon nom.

Je mavançai sans voir ni entendre, je mis la main dans la caisse et je tirai un numéro.

M. le sous-préfet cria : « Numéro 17 ! »

Alors je men allai sans rien dire, Catherine et la tante derrière moi. Nous descendîmes sur la place, et, ayant un peu dair, je me rappelai que javais tiré le numéro 17.

La tante Grédel paraissait confondue.

« Je tavais pourtant mis quelque chose dans ta poche, dit-elle ; mais ce gueux de Pinacle ta jeté un mauvais sort. »

En même temps elle tira de ma poche de derrière un bout de corde. Moi, de grosses gouttes de sueur me coulaient du front ; Catherine était toute pâle, et cest ainsi que nous retournâmes chez M. Goulden.

« Quel numéro as-tu, Joseph ? me dit-il aussitôt.

— Dix-sept », répondit la tante en sasseyant les mains sur les genoux.

Un instant M. Goulden parut troublé, mais ensuite il dit :

« Autant celui-là quun autre tous partiront il faut remplir les cadres. Cela ne signifie rien pour Joseph. Jirai voir M. le maire, M. le commandant de place Ce nest pas pour leur faire un mensonge ; dire que Joseph est boiteux, toute la ville le sait ; mais, dans la presse, on pourrait passer là-dessus. Voilà pourquoi jirai les voir. Ainsi ne vous troublez pas, reprenez confiance. »

Ces paroles du bon M. Goulden rassurèrent la tante Grédel et Catherine, qui sen retournèrent aux Quatre-Vents pleines de bonnes espérances ; mais pour moi c’était autre chose : depuis ce moment je neus plus une minute de tranquillité, ni jour ni nuit.

Lempereur avait une bonne habitude : il ne laissait pas les conscrits languir chez eux. Aussitôt après le tirage arrivait le conseil de révision et, quelques jours après, la feuille de route. Il ne faisait pas comme ces arracheurs de dents qui vous montrent dabord leurs pinces et leurs crochets, et qui vous regardent longtemps dans la bouche, de sorte que vous attrapez la colique avant quils se soient décidés : il allait rondement !

Trois jours après le tirage, le conseil de révision était à lHôtel de Ville, avec tous les maires du pays et quelques notables, pour donner des renseignements au besoin.

La veille, M. Goulden avait mis sa grande capote marron et sa belle perruque pour aller remonter lhorloge de M. le maire et celle du commandant de place. Il était revenu la mine riante et mavait dit :

« Cela marchera M. le maire et M. le commandant savent bien que tu es boiteux, cest assez clair, que diable ! Ils mont répondu tout de suite : « Hé ! monsieur Goulden, ce jeune homme est boiteux, à quoi bon nous parler de lui ? Ne vous inquiétez de rien, ce ne sont pas des infirmes quil nous faut, ce sont des soldats. »

Ces paroles mavaient mis du baume dans le sang, et cette nuit-là je dormis comme un bienheureux. Mais le lendemain la peur me reprit : je me représentai tout à coup combien de gens criblés de défauts partaient tout de même, et combien dautres avaient lindélicatesse de sen inventer pour tromper le conseil, par exemple, davaler des choses nuisibles, afin de se rendre pâles, ou de se lier la jambe afin de se donner des varices ou de faire les sourds, les aveugles, les imbéciles. Et songeant à ces choses je frémis de n’être pas assez boiteux, et je résolus davoir aussi lair minable. Javais entendu dire que le vinaigre donne des maux destomac, et, sans en prévenir M. Goulden, dans ma peur javalai tout le vinaigre qui se trouvait dans la petite burette de lhuilier. Ensuite je mhabillai, pensant avoir une mine de déterré, car le vinaigre était très fort et me travaillait intérieurement. Mais, en entrant dans la chambre de M. Goulden, à peine meut-il vu quil s’écria :

« Joseph, quas-tu donc ? tu es rouge comme un coq ! »

Et moi-même, m’étant regardé dans le miroir, je vis que, jusqu’à mes oreilles et jusquau bout de mon nez, tout était rouge. Alors je fus effrayé ; mais, au lieu de pâlir, je devins encore plus rouge, et je m’écriai dans la désolation :

« Maintenant je suis perdu ! Je vais avoir lair dun garçon qui na pas de défauts, et même qui se porte très bien : cest le vinaigre qui me monte à la tête.

— Quel vinaigre ? demanda M. Goulden.

— Celui de lhuilier, que jai bu pour être pâle, comme on raconte de mademoiselle Sclapp, lorganiste. Ô Dieu, quelle mauvaise idée jai eue !

— Cela ne tempêchera pas d’être boiteux, dit M. Goulden ; seulement tu voulais tromper le conseil, et ce nest pas honnête ! Mais voici neuf heures et demie qui sonnent ; Werner est venu me prévenir hier que tu passerais à dix heures Ainsi dépêche-toi. »

Il me fallut donc partir en cet état ; le feu du vinaigre me sortait des joues. Lorsque je rencontrai la tante et Catherine, qui mattendaient sous la voûte de la mairie, elles me reconnurent à peine.

« Comme tu as lair content et réjoui ! » me dit la tante Grédel.

En entendant cela, jaurais eu bien sûr une faiblesse, si le vinaigre ne mavait pas soutenu malgré moi.

Je montai donc lescalier dans un trouble extraordinaire, sans pouvoir remuer la langue pour répondre, tant j’éprouvais dhorreur contre ma bêtise.

En haut, déjà plus de vingt-cinq conscrits, qui se prétendaient infirmes, étaient reçus ; et plus de vingt-cinq autres, assis sur le banc contre le mur, regardaient à terre, les joues pendantes, en attendant leur tour.

Le vieux gendarme Kelz, avec son grand chapeau à cornes, se promenait de long en large ; dès quil me vit, il sarrêta comme émerveillé, puis il s’écria :

« À la bonne heure ! à la bonne heure ! au moins en voilà un qui nest pas fâché de partir : lamour de la gloire éclate dans ses yeux. »

Et me posant la main sur l’épaule :

« Cest bien, Joseph, fit-il, je te prédis qu’à la fin de la campagne, tu seras caporal.

— Mais je suis boiteux ! m’écriai-je indigné.

— Boiteux ! dit Kelz en clignant de l’œil et souriant, boiteux ! Cest égal, avec une mine pareille on fait toujours son chemin. »

Il avait à peine fini son discours que la salle du conseil de révision souvrit et que lautre gendarme Werner, se penchant à la porte, cria dune voix rude.

« Joseph Bertha ! »

Jentrai, boitant le plus que je pouvais, et Werner referma la porte. Les maires du canton étaient assis sur des chaises en demi-cercle, M. le sous-préfet et M. le maire de Phalsbourg au milieu, dans des fauteuils, et le secrétaire Freylig, à sa table. Un conscrit du Harberg se rhabillait ; le gendarme Descarmes laidait à mettre ses bretelles. Ce conscrit, avec ses grands cheveux bruns pendant sur les yeux, le cou nu et la bouche ouverte pour soupirer, avait lair dun homme quon va pendre. Deux médecins, M. le chirurgien-major de lhôpital, avec un autre en uniforme causaient au milieu de la salle. Ils se retournèrent en me disant :

« Déshabillez-vous. »

Et je me déshabillai jusqu’à la chemise, que Werner m’ôta. Les autres me regardaient.

M. le sous-préfet dit :

« Voilà un garçon plein de santé. »

Ces mots me mirent en colère ; malgré cela, je répondis honnêtement :

« Mais je suis boiteux, monsieur le sous-préfet. »

Les chirurgiens me regardèrent, et celui de lhôpital, à qui M. le commandant de place avait sans doute parlé de moi, dit :

« La jambe gauche est un peu courte.

— Bah ! fit lautre, elle est solide. »

Puis, me posant la main sur la poitrine :

« La conformation est bonne, dit-il ; toussez. »

Je toussai le moins fort que je pus ; mais il trouva tout de même que javais un bon timbre, et dit encore : « Regardez ces couleurs ; voilà ce qui sappelle un beau sang. »

Alors moi, voyant quon allait me prendre si je ne disais rien, je répondis :

« Jai bu du vinaigre.

— Ah ! fit-il, ça prouve que vous avez un bon estomac, puisque vous aimez le vinaigre.

— Mais je suis boiteux ! m’écriai-je tout désolé.

— Bah ! ne vous chagrinez pas, reprit cet homme ; votre jambe est solide, jen réponds.

— Tout cela, dit alors M. le maire, nempêche pas ce jeune homme de boiter depuis sa naissance ; cest un fait connu de tout Phalsbourg.

— Sans doute, fit aussitôt le médecin de lhôpital, la jambe gauche est trop courte ; cest un cas dexemption.

— Oui, reprit M. le maire, je suis sûr que ce garçon-là ne pourrait pas supporter une longue marche ; il resterait en route à la deuxième étape. »

Le premier médecin ne disait plus rien.

Je me croyais déjà sauvé de la guerre, quand M. le sous-préfet me demanda :

« Vous êtes bien Joseph Bertha ?

— Oui, monsieur le sous-préfet, répondis-je.

— Eh bien messieurs dit-il en sortant une lettre de son portefeuille, écoutez. »

Il se mit à lire cette lettre, dans laquelle on racontait que, six mois avant, javais parié daller à Saverne et den revenir plus vite que Pinacle ; que nous avions fait ce chemin ensemble en moins de trois heures, et que javais gagné.

C’était malheureusement vrai ! ce gueux de Pinacle mappelait toujours boiteux, et dans ma colère, javais parié contre lui. Tout le monde le savait, je ne pouvais donc pas soutenir le contraire.

Comme je restais confondu, le premier chirurgien me dit :

« Voilà qui tranche la question ; rhabillez-vous. »

Et, se tournant vers le secrétaire, il s’écria :

« Bon pour le service ! »

Je me rhabillai dans un désespoir épouvantable.

Werner en appela un autre. Je ne faisais plus attention à rien quelquun maidait à passer les manches de mon habit. Tout à coup je fus sur lescalier, et comme Catherine me demandait ce qui s’était passé, je poussai un sanglot terrible ; je serais tombé du haut en bas, si la tante Grédel ne mavait pas soutenu.

Nous sortîmes par-derrière et nous traversâmes la petite place ; je pleurais comme un enfant et Catherine aussi. Sous la halle, dans lombre, nous nous arrêtâmes en nous embrassant.

La tante Grédel criait :

« Ah ! les brigands ! ils enlèvent maintenant jusquaux boiteux jusquaux infirmes ! Il leur faut tout ! Quils viennent donc aussi nous prendre ! »

Les gens se réunissaient, et le boucher Sépel, qui découpait là sa viande sur l’étal, dit :

« Mère Grédel, au nom du Ciel, taisez-vous On serait capable de vous mettre en prison.

— Eh ! bien, quon my mette, s’écria-t-elle, quon me massacre ; je dis que les hommes sont des lâches de permettre ces horreurs ! »

Mais, le sergent de ville s’étant approché, nous repartîmes ensemble en pleurant. Nous tournâmes le coin du café Hemmerlé, et nous entrâmes chez nous. Les gens nous regardaient de leurs fenêtres et se disaient : « En voilà encore un qui part ! »

M. Goulden, sachant que la tante Grédel et Catherine viendraient dîner avec nous le jour de la révision, avait fait apporter du Mouton-dOr une oie farcie et deux bouteilles de bon vin dAlsace. Il était convaincu que jallais être réformé tout de suite ; aussi, quelle ne fut pas sa surprise de nous voir entrer ensemble dans une désolation pareille.

« Quest-ce que cest ? » dit-il en relevant son bonnet de soie sur son front chauve, et nous regardant les yeux écarquillés.

Je navais pas la force de lui répondre ; je me jetai dans le fauteuil en fondant en larmes. Catherine sassit près de moi, les bras autour de mon cou, et nos sanglots redoublèrent.

La tante Grédel dit :

« Les gueux lont pris.

— Ce nest pas possible ! fit M Goulden, dont les bras tombèrent.

— Oui, cest tout ce quon peut voir de pire, dit la tante ; ça montre bien de la scélératesse de ces gens. »

Et sanimant de plus en plus, elle criait :

« Il ne viendra donc plus de révolution ! Ces bandits seront donc toujours les maîtres !

— Voyons, voyons, mère Grédel, calmez-vous, disait M. Goulden. Au nom du ciel, ne criez pas si haut. Joseph, raconte-nous raisonnablement les choses ; ils se sont trompés ce nest pas possible autrement M. le maire et le médecin de lhôpital nont donc rien dit ? »

Je racontai en gémissant lhistoire de la lettre ; et la tante Grédel, qui ne savait rien de cela, se mit à crier en levant les poings :

« Ah ! le brigand ! Dieu veuille quil entre encore une fois chez nous ! je lui fends la tête avec ma hachette. »

M. Goulden était consterné.

« Comment ! tu nas pas crié que c’était faux ! dit-il ; cest donc vrai cette histoire ? »

Et comme je baissais la tête sans répondre, joignant les mains il ajouta :

« Ah ! la jeunesse, la jeunesse, cela ne pense à rien Quelle imprudence quelle imprudence ! »

Il se promenait autour de la chambre ; puis il sassit pour essayer ses lunettes, et la tante Grédel dit :

« Oui, mais ils ne lauront pas tout de même, leurs méchancetés ne serviront à rien : ce soir, Joseph sera déjà dans la montagne, en route pour la Suisse. »

M. Goulden, en entendant cela, devint grave ; il fronça le sourcil et répondit au bout dun instant :

« Cest un malheur un grand malheur car Joseph est réellement boiteux On le reconnaîtra plus tard ; il ne pourra pas marcher deux jours sans rester en arrière et sans tomber malade. Mais vous avez tort, mère Grédel, de parler comme vous faites et de lui donner un mauvais conseil.

— Un mauvais conseil ! dit-elle ; vous êtes donc aussi pour faire massacrer les gens, vous ?

— Non, répondit-il, je naime pas les guerres, surtout celles où des cent mille hommes perdent la vie pour la gloire dun seul. Mais ces guerres-là sont finies ; ce nest plus pour gagner de la gloire et des royaumes quon lève des soldats, cest pour défendre le pays, quon a compromis à force de tyrannie et dambition. On voudrait bien la paix maintenant ! Malheureusement les Russes savancent, les Prussiens se mettent avec eux, et nos amis les Autrichiens nattendent quune bonne occasion de nous tomber sur le dos ; si lon ne va pas à leur rencontre, ils viendront chez nous, car nous allons avoir lEurope sur les bras comme en 93. Cest donc tout autre chose que nos guerres dEspagne, de Russie et dAllemagne. Et moi, tout vieux que je suis, mère Grédel, si le danger continue à grandir et si lon a besoin des anciens de la République, jaurais honte daller faire des horloges en Suisse, pendant que dautres verseraient leur sang pour détendre mon pays. Dailleurs, écoutez bien ceci : les déserteurs sont méprisés partout. Après avoir fait un coup pareil, on na plus de racines nulle part, on na plus ni père, ni mère, ni clocher, ni patrie On sest jugé soi-même incapable de remplir le premier de ses devoirs, qui est daimer et de soutenir son pays, même lorsquil a tort. »

Il nen dit pas plus en ce moment, et sassit à la table dun air grave.

« Mangeons, reprit-il après un instant de silence ; voici midi qui sonne. Mère Grédel et Catherine, asseyez-vous là. »

Elles sassirent, et nous mangeâmes. Je rêvais aux paroles de M. Goulden, qui me semblaient justes. La tante Grédel serrait les lèvres, et de temps en temps elle me regardait pour voir ce que je pensais. À la fin, elle dit :

« Moi, je me moque dun pays où lon prend les pères de famille, après avoir enlevé les garçons ! Si j’étais à la place de Joseph, je partirais tout de suite.

— Écoutez, tante Grédel, lui répondis-je, vous savez que je naime rien tant que la paix et la tranquillité ; mais je ne voudrais pourtant pas me sauver comme un heimathslôss dans les autres pays. Malgré cela, je ferai ce que voudra Catherine : si elle me dit daller en Suisse, jirai ! »

Alors Catherine, baissant la tête pour cacher ses larmes, dit tout bas :

« Je ne veux pas quon puisse tappeler déserteur.

— Eh bien, donc, je ferai comme les autres ! m’écriai-je ; puisque ceux de Phalsbourg et du Dagsberg partent pour la guerre, je partirai ! »

M. Goulden ne fit aucune observation.

« Chacun est libre, dit-il ; seulement je suis content de voir que Joseph pense comme moi. »

Puis le silence se rétablit, et vers deux heures, la tante Grédel, se levant, prit son panier. Elle semblait abattue et me dit :

« Joseph, tu ne veux pas m’écouter, mais cest égal, avec la volonté du Seigneur, tout cela finira ; tu reviendras, si Dieu le veut, et Catherine tattendra. »

Catherine, se jetant à mon cou, se remit à pleurer, et moi plus encore quelle ; de sorte que M. Goulden lui-même ne pouvait sempêcher de verser des larmes.

Enfin Catherine et sa mère descendirent lescalier, et den bas la tante me cria :

« Tâche de revenir encore une ou deux fois chez nous, Joseph.

— Oui, oui », lui répondis-je en fermant la porte.

Je ne me tenais plus sur mes jambes, jamais je navais été si malheureux, et même aujourdhui, quand jy pense, cela me retourne le cœur.