MARCELLE

 

 

 

Nous évitions Simone et moi toute allusion à nos obsessions. Le mot œuf fut rayé de notre vocabulaire. Nous ne parlions pas davantage du goût que nous avions l’un pour l’autre. Encore moins de ce que Marcelle représentait à nos yeux. Tant que dura la maladie de Simone, nous restâmes dans cette chambre, attendant le jour où nous pourrions retourner vers Marcelle avec l’énervement qui, à l’école, précédait notre sortie de classe. Toutefois, il nous arrivait d’imaginer vaguement ce jour. Je préparai une cordelette, une corde à nœuds et une scie à métaux que Simone examina avec soin. Je ramenai les bicyclettes laissées dans un fourré, je les graissai attentivement et fixai à la mienne une paire de cale-pieds, voulant ramener derrière moi une des jeunes filles. Rien n’était plus facile, au moins pour un temps, que de faire vivre Marcelle, comme moi, dans la chambre de Simone.

Six semaines passèrent avant que Simone ne pût me suivre à la maison de santé. Nous partîmes dans la nuit. Je continuais à ne jamais paraître au jour et nous avions toutes les raisons de ne pas attirer l’attention. J’avais hâte d’arriver au lieu que je tenais confusément pour un château hanté, les mots « maison de santé » et « château » étant associés dans ma mémoire au souvenir du drap fantôme et de cette demeure silencieuse, peuplée de fous. Chose étonnante, j’avais l’idée d’aller chez moi, alors que partout j’étais mal à l’aise.

À cela répondit en effet mon impression quand j’eus sauté le mur et que la bâtisse s’étendit devant nous. Seule, la fenêtre de Marcelle était éclairée, grande ouverte. Les cailloux d’une allée, jetés dans la chambre, attirèrent la jeune fille ; elle nous reconnut et se conforma à l’indication que nous lui donnions, un doigt sur la bouche. Mais nous lui présentâmes aussitôt la corde à nœuds pour lui montrer nos intentions. Je lançai la cordelette lestée d’un plomb. Elle me la renvoya passée derrière un barreau. Il n’y eut pas de difficultés ; la corde fut hissée, attachée, et je grimpai jusqu’à la fenêtre.

Marcelle recula d’abord lorsque je voulus l’embrasser. Elle se contenta de me regarder avec une extrême attention entamer un barreau à la lime. Je lui demandai doucement de s’habiller pour nous suivre ; elle était vêtue d’un peignoir de bain. Me tournant le dos, elle enfila des bas de soie et les assujettit à une ceinture formée de rubans rouge vif, mettant en valeur un derrière d’une pureté et d’une finesse de peau surprenantes. Je continuai à limer, couvert de sueur. Marcelle recouvrit d’une chemise ses reins plats dont les longues lignes étaient agressivement finies par le cul, qu’un pied sur la chaise détachait. Elle ne mit pas de pantalon. Elle passa une jupe de laine grise à plis et un pull-over à petits carreaux noirs, blancs et rouges. Ainsi vêtue et chaussée de souliers à talons plats, elle revint s’asseoir près de moi. Je pouvais d’une main caresser ses beaux cheveux plats, si blonds qu’ils semblaient pâles. Elle me regardait avec affection et semblait touchée par ma joie muette.

— Nous allons nous marier, n’est-ce pas ? dit-elle enfin. Ici, c’est mauvais, on souffre...

À ce moment l’idée n’aurait pu me venir un instant de ne pas dévouer le reste de mes jours à cette apparition irréelle. Je l’embrassai longuement sur le front et les yeux. Une de ses mains par hasard ayant glissé sur ma jambe, elle me regarda avec de grands yeux, mais avant de la retirer, me caressa d’un geste d’absente à travers le drap.

L’immonde barreau céda après un long effort. Je l’écartai de toutes mes forces, ouvrant l’espace nécessaire au passage. Elle passa en effet, je la fis descendre, l’aidant d’une main glissée à nu entre ses jambes. Elle se blottit dans mes bras sur le sol et m’embrassa sur la bouche. Simone, à nos pieds, les yeux brillants de larmes, étreignit ses jambes, embrassant ses cuisses sur lesquelles tout d’abord elle s’était contentée de poser sa joue, mais ne pouvant contenir un frisson de joie, elle ouvrit le corps et, collant ses lèvres à la vulve, l’embrassa avidement.

Nous nous rendions compte, Simone et moi, que Marcelle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle souriait, imaginant la surprise du directeur du « château hanté », quand il la verrait avec son mari. Elle avait peu de conscience de l’existence de Simone, qu’en riant, elle prenait parfois pour un loup, en raison de sa chevelure noire, de son mutisme et pour avoir trouvé la tête de mon amie allongée comme celle d’un chien le long de sa jambe. Toutefois, quand je lui parlais du « château hanté », elle ne doutait pas qu’il ne s’agît de la maison où elle vivait enfermée, et, dès qu’elle y songeait, la terreur l’écartait de moi comme si quelque fantôme avait surgi dans l’obscurité. Je la regardai avec inquiétude, et comme j’avais dès cette époque un visage dur, je lui fis peur moi-même. Elle me demanda presque au même instant de la protéger quand le Cardinal reviendrait.

Nous étions étendus au clair de lune à la lisière d’un bois, désireux de nous reposer un instant à mi-chemin, et surtout nous voulions regarder et embrasser Marcelle.

— Qui est le Cardinal ? demanda Simone.

— Celui qui m’a mise dans l’armoire, dit Marcelle.

— Pourquoi le Cardinal ? criai-je.

Elle répondit presque aussitôt :

— Parce qu’il est curé de la guillotine.

Je me rappelai la peur qu’elle avait eue quand j’ouvris l’armoire ; j’avais sur la tête un bonnet phrygien, accessoire de cotillon d’un rouge criard. J’étais de plus couvert du sang des coupures d’une jeune fille que j’avais baisée.

Ainsi le « Cardinal, curé de la guillotine » se confondait dans l’effroi de Marcelle avec le bourreau souillé de sang, coiffé du bonnet phrygien ; une étrange coïncidence de piété et d’horreur des prêtres expliquait cette confusion, qui demeure liée pour moi aussi bien à ma dureté indéniable qu’à l’angoisse que m’inspire continuellement la nécessité de mes actes.