Les autres femmes ou les autres hommes n’avaient plus d’intérêt pour nous. Nous ne songions plus qu’à Marcelle dont nous imaginions puérilement la pendaison volontaire, l’enterrement clandestin, les apparitions funèbres. Un soir, bien renseignés, nous partîmes à bicyclette pour la maison de santé où notre amie était enfermée. Nous parcourûmes en moins d’une heure vingt kilomètres qui nous séparaient d’un château entouré d’un parc, isolé sur une falaise dominant la mer. Nous savions que Marcelle occupait la chambre 8, mais il aurait fallu pour la trouver arriver par l’intérieur. Nous ne pouvions espérer qu’entrer dans cette chambre par la fenêtre après en avoir scié les barreaux. Nous n’imaginions pas de moyen de la distinguer quand notre attention fut attirée par une étrange apparition. Nous avions sauté le mur et nous trouvions dans ce parc où le vent violent agitait les arbres quand nous vîmes s’ouvrir une fenêtre du premier, et une ombre attacher solidement un drap à l’un des barreaux. Le drap claqua aussitôt dans le vent, la fenêtre fut refermée avant que nous n’eussions reconnu l’ombre.
Il est difficile d’imaginer le fracas de cet immense drap blanc pris dans la bourrasque : il dominait de beaucoup celui de la mer et du vent. Pour la première fois, je voyais Simone angoissée d’autre chose que de sa propre impudeur ; elle se serra contre moi, le cœur battant, et regarda les yeux fixes ce fantôme faire rage dans la nuit, comme si la démence elle-même venait de hisser son pavillon sur ce lugubre château.
Nous restions immobiles, Simone blottie dans mes bras, moi-même à demi hagard, quand soudain le vent sembla déchirer les nuages et la lune éclaira avec une précision révélatrice un détail si étrange et si déchirant qu’un sanglot s’étrangla dans la gorge de Simone : le drap qui s’étalait dans le vent avec un bruit éclatant était souillé au centre d’une large tache mouillée qu’éclairait par transparence la lumière de la lune...
En peu d’instants, les nuages masquèrent à nouveau le disque lunaire : tout rentra dans l’ombre.
Je demeurai debout, suffoqué, les cheveux dans le vent, pleurant moi-même comme un malheureux, tandis que Simone, effondrée dans l’herbe, se laissait pour la première fois secouer par de grands sanglots d’enfant.
Ainsi, c’était notre malheureuse amie, c’était Marcelle à n’en pas douter qui venait d’ouvrir cette fenêtre sans lumière, c’était elle qui avait fixé aux barreaux de sa prison cet hallucinant signal de détresse. Elle avait dû se branler dans son lit, avec un si grand trouble des sens qu’elle s’était inondée ; nous l’avions vue ensuite attacher un drap aux barreaux, pour qu’il sèche.
Je ne savais que faire dans ce parc, devant cette fausse demeure de plaisance aux fenêtres grillées. Je m’éloignai, laissant Simone étendue sur le gazon. Je ne voulais que respirer un instant seul, mais une fenêtre non grillée du rez-de-chaussée était demeurée entrouverte. J’assurai mon revolver dans ma poche et j’entrai : c’était un salon semblable à n’importe quel autre. Une lampe de poche me permit de passer dans une antichambre, puis dans un escalier. Je ne distinguais rien, n’aboutissais à rien : les chambres n’étaient pas numérotées. J’étais d’ailleurs incapable de rien comprendre, envoûté ; je ne sus même pas sur le moment pourquoi je me déculottai et continuai en chemise mon angoissante exploration. J’enlevai l’un après l’autre mes vêtements et les mis sur une chaise, ne gardant que des chaussures. Une lampe dans la main gauche, dans la main droite un revolver, je marchais au hasard. Un léger bruit me fit éteindre ma lampe. Je demeurai immobile, écoutant mon souffle irrégulier. De longues minutes d’angoisse s’étant passées sans que j’entendisse rien, je rallumai ma lampe : un petit cri me fit m’enfuir si vite que j’oubliai mes vêtements sur la chaise.
Je me sentais suivi ; je m’empressai de sortir ; je sautai par la fenêtre et me cachai dans une allée. Je m’étais à peine retourné qu’une femme nue se dressa dans l’embrasure de la fenêtre ; elle sauta comme moi dans le parc et s’enfuit en courant dans la direction des buissons d’épines.
Rien n’était plus étrange, en ces minutes d’angoisse, que ma nudité au vent dans l’allée d’un jardin inconnu. Tout avait lieu comme si j’avais quitté la Terre, d’autant que la bourrasque assez tiède suggérait une invitation. Je ne savais que faire du revolver : je n’avais plus de poche sur moi. Je poursuivais cette femme que j’avais vue passer, comme si je voulais l’abattre. Le bruit des éléments en colère, le fracas des arbres et du drap achevaient cette confusion. Ni dans mon intention, ni dans mes gestes, il n’était rien de saisissable.
Je m’arrêtai ; j’étais arrivé au buisson où l’ombre avait disparu tout à l’heure. Exalté, revolver en main, je regardais autour de moi : mon corps à ce moment se déchira ; une main ensalivée avait saisi ma verge et la branlait, un baiser baveux et brûlant me pénétrait l’intimité du cul, la poitrine nue, les jambes nues d’une femme se collaient à mes jambes avec un soubresaut d’orgasme. Je n’eus que le temps de me tourner pour cracher mon foutre à la figure de Simone ; le revolver en main, j’étais parcouru d’un frisson d’une violence égale à celle de la bourrasque, mes dents claquaient, mes lèvres écumaient, les bras, les mains tordus, je serrai convulsivement mon revolver et, malgré moi, trois coups de feu terrifiants et aveugles partirent en direction du château.
Ivres et relâchés, Simone et moi nous étions échappés l’un à l’autre, aussitôt élancés à travers la pelouse comme des chiens. La bourrasque était trop déchaînée pour que les détonations éveillassent les habitants du château. Mais comme nous regardions la fenêtre où claquait le drap, nous constations, surpris, qu’une balle avait étoile un carreau quand nous vîmes cette fenêtre ébranlée s’ouvrir et l’ombre apparut pour la seconde fois.
Atterrés, comme si Marcelle en sang devait sous nos yeux tomber morte dans l’embrasure, nous restions debout au-dessous de cette apparition immobile, ne pouvant même nous faire entendre d’elle, tant le vent faisait rage.
— Qu’as-tu fait de tes vêtements ? demandai-je à Simone au bout d’un instant.
Elle me répondit qu’elle m’avait cherché et, ne me trouvant plus, avait fini par aller comme moi à la découverte à l’intérieur du château. Mais, avant d’enjamber la fenêtre, elle s’était déshabillée, imaginant d’être « plus libre ». Et quand, à ma suite, effrayée par moi, elle avait fui, elle n’avait plus retrouvé sa robe. Le vent avait dû l’emporter. Cependant elle épiait Marcelle et ne pensait pas à demander pour quoi j’étais nu moi-même.
La jeune fille à la fenêtre disparut. Un instant passa qui sembla immense ; elle alluma l’électricité dans sa chambre, puis revint respirer à l’air libre et regarda dans la direction de la mer. Ses cheveux pâles et plats étaient pris dans le vent, nous distinguions les traits de son visage : elle n’avait pas changé, hors l’inquiétude sauvage du regard, qui jurait avec une simplicité encore enfantine. Elle paraissait plutôt treize ans que seize. Son corps, dans un léger vêtement de nuit, était mince mais plein, dur et sans éclat, aussi beau que son regard fixe.
Quand elle nous aperçut enfin, la surprise sembla lui rendre vie. Elle cria mais nous n’entendîmes rien. Nous lui faisions signe. Elle avait rougi jusqu’aux oreilles. Simone qui pleurait presque, et dont je caressais affectueusement le front, lui envoya des baisers auxquels elle répondit sans sourire. Simone enfin laissa descendre sa main le long du ventre jusqu’à la fourrure. Marcelle l’imita et, posant un pied sur le rebord de la fenêtre, découvrit une jambe que des bas de soie blanche gainaient jusqu’aux poils blonds. Chose étrange, elle avait une ceinture blanche et des bas blancs, quand la noire Simone, dont le cul chargeait ma main, avait une ceinture noire et des bas noirs.
Cependant, les deux jeunes filles se branlaient avec un geste court et brusque, face à face dans cette nuit d’orage. Elles se tenaient presque immobiles et tendues, le regard rendu fixe par une joie immodérée. Il sembla qu’un invisible monstre arrachait Marcelle au barreau que tenait fortement sa main gauche : nous la vîmes abattue à la renverse dans son délire. Il ne resta devant nous qu’une fenêtre vide, trou rectangulaire perçant la nuit noire, ouvrant à nos yeux las un jour sur un monde composé avec la foudre et l’aurore.