La mère changea d'avis : elle décida qu'ils ne devaient plus rester seuls à l'intérieur du bungalow, même avec la porte ouverte. Sans doute trouvait-elle que ce n'était plus suffisant pour exaspérer l'impatience de M. Jo. Du moment que celui-ci attendait toujours on ne savait quoi, disait-elle, alors qu'elle le savait fort bien, pour faire sa demande en mariage, ce n'était plus suffisant.
C'était donc sur les talus qui bordaient le rac, à l'ombre du pont, que Suzanne recevait M. Jo. Tous attendaient qu'il se décide. La mère lui avait parlé et lui avait donné huit jours pour le faire. M. Jo avait accepté le délai. Il avoua à la mère que son père avait pour lui d'autres projets et que bien qu'il y eût peu de jeunes filles, dans cette colonie, de fortune digne de la sienne, il y en avait quand même suffisamment pour qu'il lui soit très difficile de faire fléchir son père. Il lui promit cependant d'employer toutes ses forces pour y arriver. Mais tandis que les jours passaient pendant lesquels il disait tout tenter auprès de son père, il parlait de plus en plus, mais à Suzanne seule, du diamant. Il valait à lui seul tout le bungalow. Il le lui donnerait si elle consentait à faire avec lui un petit voyage de trois jours à la ville.
Suzanne le recevait à l'endroit où, quelques semaines plus tôt, elle guettait les autos des chasseurs.
— J'ai jamais été traité comme ça, dit M. Jo.
Suzanne rit. Elle aussi elle préférait recevoir M. Jo là, elle était d'accord avec la mère. Puis maintenant elle prenait son bain en toute tranquillité pendant que M. Jo l'attendait sous le pont. Il devenait ainsi un personnage d'un ridicule presque irrésistible, et elle le supportait mieux.
— Si je disais ça à mes amis, on ne me croirait pas, poursuivit M. Jo.
L'après-midi était encore brûlant et le soleil était haut dans le ciel. Les plus petits enfants faisaient encore la sieste à l'ombre des manguiers. Les plus grands surveillaient les buffles, les uns perchés sur leur dos, les autres tout en pêchant dans les marigots. Tous chantaient. Leurs petites voix s'élevaient, perçantes, dans l'air calme et brûlant.
La mère taillait ses bananiers. Le caporal les butait et les arrosait derrière elle.
— Il y a déjà trop de bananiers dans la plaine, dit ironiquement M. Jo, ici, on les donne aux cochons.
— Faut la laisser faire, dit Suzanne.
La mère feignait de croire que ses bananiers, exceptionnellement soignés, donneraient des fruits exceptionnellement beaux et qu'elle pourrait les vendre. Mais surtout elle aimait planter, n'importe quoi et jusqu'à des bananiers dont la plaine regorgeait. Même depuis l'échec des barrages, il ne se passait pas de jour sans qu'elle plante quelque chose, n'importe quoi qui pousse et qui donne du bois ou des fruits ou des feuilles, ou rien, qui pousse simplement. Il y avait quelques mois elle avait planté un guau. Les guaus mettent cent ans à devenir des arbres et servent alors à l'ébénisterie. Elle l'avait planté un jour de tristesse où sans doute elle désespérait tout à fait de l'avenir et où elle se trouvait à court d'idées. Une fois qu'elle l'eut planté elle considéra le guau en pleurant et en se lamentant de ne pouvoir laisser de traces plus utiles de son passage sur la terre qu'un guau dont elle ne verrait même pas les premières fleurs. Le lendemain elle chercha la place du guau mais en vain : Joseph l'avait arraché et jeté à la rivière. La mère se mit en colère. « Les trucs qui mettent cent ans à pousser, expliqua Joseph, moi ça me fait chier de les voir tout le temps. » La mère s'était inclinée et depuis elle se rabattait sur les plantes à croissance rapide. « T'as assez de raisons de chialer, lui avait dit Joseph, sans en chercher d'autres. T'as qu'à planter des bananiers. » C'était ce qu'elle avait fait, elle s'était rabattue en particulier sur les bananiers.
Quand ce n'était pas aux plantes, c'était aux enfants que la mère s'intéressait.
Il y avait beaucoup d'enfants dans la plaine. C'était une sorte de calamité. Il y en avait partout, perchés sur les arbres, sur les barrières, sur les buffles, qui rêvaient, ou accroupis au bord des marigots, qui pêchaient, ou vautrés dans la vase à la recherche des crabes nains des rizières. Dans la rivière aussi on en trouvait qui pataugeaient, jouaient ou nageaient. Et à la pointe des jonques qui descendaient vers la grande mer, vers les îles vertes du Pacifique, il y en avait aussi qui souriaient, ravis, enfermés jusqu'au cou dans de grands paniers d'osier, qui souriaient mieux que personne n'a jamais souri au monde. Et toujours avant d'atteindre les villages du flanc de la montagne, avant même d'avoir aperçu les premiers manguiers, on rencontrait les premiers enfants des villages de forêt, tout enduits de safran contre les moustiques et suivis de leurs bandes de chiens errants. Car partout où ils allaient, les enfants traînaient derrière eux leurs compagnons, les chiens errants, efflanqués, galeux, voleurs de basses-cours, que les Malais chassaient à coups de pierre et qu'ils ne consentaient à manger qu'en période de grande famine, tant ils étaient maigres et coriaces. Seuls les enfants s'accommodaient de leur compagnie. Et eux n'auraient sans doute eu qu'à mourir s'ils n'avaient pas suivi ces enfants, dont les excréments étaient leur principale nourriture.
Dès le coucher du soleil les enfants disparaissaient à l'intérieur des paillotes où ils s'endormaient sur les planchers de lattes de bambous, après avoir mangé leur bol de riz. Et dès le jour ils envahissaient de nouveau la plaine, toujours suivis par les chiens errants qui les attendaient toute la nuit, blottis entre les pilotis des cases, dans la boue chaude et pestilentielle de la plaine.
Il en était de ces enfants comme des pluies, des fruits, des inondations. Ils arrivaient chaque année, par marée régulière, ou si l'on veut, par récolte ou par floraison. Chaque femme de la plaine, tant qu'elle était assez jeune pour être désirée par son mari, avait son enfant chaque année. A la saison sèche, lorsque les travaux des rizières se relâchaient, les hommes pensaient davantage à l'amour et les femmes étaient prises naturellement à cette saison-là. Et dans les mois suivants les ventres grossissaient. Ainsi, outre ceux qui en étaient déjà sortis il y avait ceux qui étaient encore dans les ventres des femmes. Cela continuait régulièrement, à un rythme végétal, comme si d'une longue et profonde respiration, chaque année, le ventre de chaque femme se gonflait d'un enfant, le rejetait, pour ensuite reprendre souffle d'un autre.
Jusqu'à un an environ, les enfants vivaient accrochés à leur mère, dans un sac de coton ceint au ventre et aux épaules. On leur rasait la tête jusqu'à l'âge de douze ans, jusqu'à ce qu'ils soient assez grands pour s'épouiller tout seuls et ils étaient nus à peu près jusqu'à cet âge aussi. Ensuite ils se couvraient d'un pagne de cotonnade. A un an la mère les lâchait loin d'elle et les confiait à des enfants plus grands, ne les reprenant que pour les nourrir, leur donner, de bouche à bouche, le riz préalablement mâché par elle. Lorsqu'elle le faisait par hasard devant un Blanc, le Blanc détournait la tête de dégoût. Les mères en riaient. Qu'est-ce que ces dégoûts-là pouvaient bien représenter dans la plaine ? Il y avait mille ans que c'était comme ça qu'on faisait pour nourrir les enfants. Pour essayer plutôt d'en sauver quelques-uns de la mort. Car il en mourait tellement que la boue de la plaine contenait bien plus d'enfants morts qu'il n'y en avait eu qui avaient eu le temps de chanter sur les buffles. Il en mourait tellement qu'on ne les pleurait plus et que depuis longtemps déjà on ne leur faisait pas de sépulture. Simplement, en rentrant du travail, le père creusait un petit trou devant la case et il y couchait son enfant mort. Les enfants retournaient simplement à la terre comme les mangues sauvages des hauteurs, comme les petits singes de l'embouchure du rac. Ils mouraient surtout du choléra que donne la mangue verte, mais personne dans la plaine ne semblait le savoir. Chaque année, à la saison des mangues, on en voyait, perchés sur les branches, ou sous l'arbre, qui attendaient, affamés, et les jours qui suivaient, il en mourait en plus grand nombre. Et d'autres, l'année d'après, prenaient la place de ceux-ci, sur ces mêmes manguiers et ils mouraient à leur tour car l'impatience des enfants affamés devant les mangues vertes est éternelle. D'autres se noyaient dans le rac. D'autres encore mouraient d'insolation ou devenaient aveugles. D'autres s'emplissaient des mêmes vers que les chiens errants et mouraient étouffés.
Et il fallait bien qu'il en meure. La plaine était étroite et la mer ne reculerait pas avant des siècles, contrairement à ce qu'espérait toujours la mère. Chaque année, la marée qui montait plus ou moins loin, brûlait en tout cas une partie des récoltes et, son mal fait, se retirait. Mais qu'elle montât plus ou moins loin, les enfants, eux, naissaient toujours avec acharnement. Il fallait bien qu'il en meure. Car si pendant quelques années seulement, les enfants de la plaine avaient cessé de mourir, la plaine en eût été à ce point infestée que sans doute, faute de pouvoir les nourrir, on les aurait donnés aux chiens, ou peut-être les aurait-on exposés aux abords de la forêt, mais même alors, qui sait, les tigres eux-mêmes auraient peut-être fini par ne plus en vouloir. Il en mourait donc et de toutes les façons, et il en naissait toujours. Mais la plaine ne donnait toujours que ce qu'elle pouvait de riz, de poisson, de mangues, et la forêt, ce qu'elle pouvait aussi de maïs, de sangliers, de poivre. Et les bouches roses des enfants étaient toujours des bouches en plus, ouvertes sur leur faim.
La mère en avait toujours eu un ou deux chez elle pendant les premières années de son séjour dans la plaine. Mais maintenant elle en était un peu dégoûtée. Car avec les enfants non plus elle n'avait pas eu de chance. Le dernier dont elle s'était occupée était une petite fille d'un an qu'elle avait achetée à une femme qui passait sur la piste. La femme qui avait un pied malade avait mis huit jours pour venir de Ram ; tout le long de la route elle avait essayé de donner son enfant. Dans les villages où elle s'était arrêtée on lui avait dit : « Allez jusqu'à Banté, il y a là une femme blanche qui s'intéresse aux enfants. » La femme avait réussi à arriver jusqu'à la concession. Elle expliqua à la mère que son enfant la gênait pour retourner dans le Nord et qu'elle ne pourrait jamais la porter jusque-là. Une plaie terrible lui avait dévoré le pied à partir du talon. Elle disait qu'elle aimait tellement son enfant qu'elle avait fait trente-cinq kilomètres en marchant sur la pointe du pied malade pour venir la lui apporter. Mais elle n'en voulait plus. Elle voulait essayer de trouver une place sur le toit d'un car et rentrer chez elle dans le Nord. Elle venait de Ram où elle avait fait du portage pendant un an. La mère avait gardé la femme pendant quelques jours et essayé de lui soigner le pied. Pendant trois jours la femme avait dormi sur une natte à l'ombre du bungalow, ne se levant que pour manger et se rendormant aussitôt après, sans demander des nouvelles de son enfant. Puis elle avait fait ses adieux à la mère. Celle-ci lui avait donné un peu d'argent pour prendre le car une partie du chemin vers le Nord. Elle avait voulu lui rendre son enfant, mais la femme était encore jeune et belle et voulait vivre. Elle avait refusé avec obstination. La mère avait gardé l'enfant. C'était une petite fille d'un an à laquelle on aurait donné trois mois. La mère, qui s'y connaissait, avait vu dès le premier jour qu'elle ne pourrait pas vivre longtemps. Cependant on ne sait pourquoi il lui avait pris la fantaisie de lui faire construire un petit berceau qu'elle avait placé dans sa chambre et elle lui avait fait des vêtements.
La petite fille vécut trois mois. Puis un matin en effet, tandis qu'elle la déshabillait pour la laver, la mère s'aperçut que ses petits pieds étaient enflés. La mère ne la lava pas ce jour-là, elle la recoucha et l'embrassa longuement : « C'est la fin, dit-elle, demain ça sera ses jambes et après ça sera son cœur. » Elle la veilla pendant les deux jours et la nuit qui précédèrent sa mort. L'enfant étouffait et rendait des vers qu'elle lui retirait de la gorge en les enroulant autour de son doigt. Joseph l'avait enterrée dans une clairière de la montagne, dans son petit lit. Suzanne avait refusé de la voir. Ç'avait été bien pire que pour le cheval, pire que tout, pire que les barrages, que M. Jo, que la déveine. La mère, qui pourtant s'y attendait, avait pleuré des jours et des jours, elle s'était mise en colère, elle avait juré de ne plus s'occuper d'enfants, « ni de près ni de loin ».
Puis, comme pour le reste, elle avait recommencé. Maintenant, pourtant, elle n'en prenait plus chez elle.
— Faut la laisser faire, dit Suzanne, personne peut l'empêcher de faire ce qu'elle veut.
En attendant, elle les forçait à rester dehors.
— Non, vraiment, j'ai jamais été traité comme ça, répéta M. Jo.
Et il lorgna la mère d'un regard plein de haine. Maintenant, chaque jour il risquait sa peau à cause d'elle. Il n'y avait pas toujours de l'ombre sous le pont et il se sentait guetté par les insolations. Lorsqu'il le lui avait fait entendre, la mère lui avait répondu : « Raison de plus pour vous dépêcher de l'épouser. »
— En ce moment, dit-il, les programmes de cinéma sont très bons.
Suzanne, pieds nus, jouait à attraper des brins d'herbe entre ses orteils. Sur le talus, en face d'elle, un buffle paissait lentement et sur son échine il y avait un merle qui se délectait de ses poux. C'était là tout le cinéma qu'il y avait dans la plaine. Ça et puis les rizières et encore les rizières qui s'étalaient et s'étalaient toutes pareilles depuis Ram jusqu'à Kam, sous un ciel gris fer.
— Elle voudra jamais, dit Suzanne.
M. Jo ricana. Dans son milieu à lui, M. Jo, il était entendu que les filles se gardaient vierges jusqu'au mariage. Mais il savait bien qu'ailleurs, dans d'autres milieux, ce n'était pas le cas. Il trouvait que ceux-là, étant donné le leur, de milieu, manquaient pour le moins de naturel.
— C'est pas une jeunesse que vous avez, dit-il, elle a oublié la sienne elle, c'est pas possible.
Il est vrai qu'elle en avait assez de la plaine, de ces enfants qui mouraient toujours, de cet éternel soleil-roi, de ces espaces liquides et sans fin.
— C'est pas la question, elle veut pas que je couche avec vous.
Il ne répondit pas. Suzanne attendit un moment :
— On irait tous les soirs au cinéma ?
— Tous les soirs, confirma M. Jo.
Il avait mis un journal sous lui pour ne pas se salir. Il transpirait beaucoup mais peut-être n'était-ce pas tant à cause de la chaleur qu'à force de regarder la nuque de Suzanne qui lentement naissait sous ses cheveux. Jamais il ne l'avait touchée. Les autres veillaient férocement.
— Tous les soirs au cinéma ?
— Tous les soirs, répéta M. Jo.
Pour Suzanne comme pour Joseph, aller chaque soir au cinéma, c'était, avec la circulation en automobile, une des formes que pouvait prendre le bonheur humain. En somme, tout ce qui portait, tout ce qui vous portait, soit l'âme, soit le corps, que ce soit par les routes ou dans les rêves de l'écran plus vrais que la vie, tout ce qui pouvait donner l'espoir de vivre en vitesse la lente révolution d'adolescence, c'était le bonheur. Les deux ou trois fois qu'ils étaient allés à la ville ils avaient passé leurs journées presque entières au cinéma et ils parlaient encore des films qu'ils avaient vus avec autant de précision que s'il se fût agi de souvenirs de choses réelles qu'ils auraient vécues ensemble.
— Et après le cinéma ?
— On irait danser, tout le monde vous regarderait. Vous seriez la plus belle de toutes.
— C'est pas forcé. Et après ?
Jamais la mère n'accepterait. Et même si elle acceptait, Joseph, lui, n'accepterait jamais.
— On irait se coucher, dit M. Jo, je ne vous toucherais pas.
— C'est pas vrai.
Elle ne croyait plus à ce voyage. D'ailleurs, elle pensait avoir épuisé toutes les surprises que pouvait réserver M. Jo et ça lui était devenu égal. Depuis quelques jours elle en était revenue machinalement à guetter les autos des chasseurs en même temps qu'elle parlait avec lui de la ville, de cinémas, de mariage.
— Quand est-ce qu'on se marie ? demanda-t-elle, non moins machinalement, il vous reste pas beaucoup de jours.
— Je vous le répète, dit M. Jo avec lenteur, quand vous m'aurez donné une preuve de votre amour. Si vous acceptez de faire ce voyage, au retour je ferai ma demande à votre mère.
Suzanne rit encore et se tourna vers lui. Il baissa les yeux.
M. Jo rougit.
— Il n'est pas encore temps d'en parler, reprit-il, ce serait inutile.
— Votre père vous déshériterait, dites pas le contraire.
La mère lui avait répété la conversation qu'elle avait eue avec lui.
— Votre père c'est un con fini, comme dit Joseph, lui il le dit de vous.
M. Jo ne répondit pas. Il alluma une cigarette, il avait l'air d'attendre que ça se passe. Suzanne bâilla. C'était la mère qui lui demandait de lui poser tous les jours la question. Elle était très pressée. Une fois Suzanne mariée, M. Jo lui donnerait de quoi reconstruire ses barrages (qu'elle prévoyait deux fois plus importants que les autres et étayés par des poutres de ciment), terminer le bungalow, changer la toiture, acheter une autre auto, faire arranger les dents de Joseph. Maintenant elle trouvait que Suzanne était responsable du retard apporté à ses projets. Ce mariage était nécessaire, disait-elle. Il était même leur seule chance de sortir de la plaine. S'il ne se faisait pas, ce serait un échec de plus, au même titre que les barrages. Joseph, lui, la laissait dire puis concluait : « Il marchera jamais et c'est tant mieux pour elle. » Suzanne savait que ce mariage ne se ferait jamais. Elle n'avait plus rien à dire à M. Jo. Cent fois il lui avait décrit sa fortune et les autos qu'elle aurait une fois qu'ils seraient mariés. Maintenant c'était inutile qu'ils en parlent. Comme du reste d'ailleurs, comme de ce petit voyage et de ce diamant.
Elle s'ennuya tout à coup davantage. Elle aurait voulu que M. Jo s'en aille et que Joseph revienne pour se baigner avec lui dans le rac. Depuis que M. Jo venait, elle ne voyait presque plus son frère, d'abord parce qu'il disait ne pas « pouvoir respirer » auprès de M. Jo, ensuite parce qu'il était dans le plan de la mère de les laisser seuls, elle et M. Jo, le plus longtemps possible chaque jour. Suzanne ne voyait Joseph qu'à la cantine de Ram où quelquefois il l'invitait à danser et où il leur arrivait de se baigner dans la mer. Mais comme M. Jo ne se baignait pas, la mère trouvait maladroit de le forcer à s'isoler. Elle craignait que ça ne le rende méchant. Et en effet quand ils se baignaient à Ram, M. Jo regardait Joseph avec un regard d'assassin. Mais d'un coup de poing Joseph aurait fracassé M. Jo. C'était tellement évident lorsqu'on les voyait l'un près de l'autre que M. Jo lui-même devait se rassurer : il était trop faible, trop léger pour Joseph, et il pouvait le détester en toute tranquillité.
— Je les ai apportés, dit M. Jo avec calme.
Suzanne sursauta.
— Quoi ? les diamants ?
— Les diamants. Vous pouvez choisir, vous pouvez toujours choisir, on ne sait jamais.
Elle le regarda, sceptique. Mais déjà il avait sorti de sa poche un petit paquet entouré de papier de soie et il le dépliait lentement. Trois papiers de soie tombèrent à terre. Trois bagues s'étalèrent dans le creux de sa main. Suzanne n'avait jamais vu de diamants que sur les doigts des autres et encore, de tous les gens qu'elle avait vus en porter, elle n'avait approché que M. Jo. Les bagues étaient là, avec leurs anneaux vides dans la main tendue de M. Jo.
— Ça vient de ma mère, dit M. Jo, avec sentiment, elle les aimait à la folie.
Que ça vienne d'où que ça veuille. Ses doigts à elle étaient vides de bagues. Elle approcha sa main, prit la bague dont la pierre était la plus grosse, la leva en l'air et la regarda longuement avec gravité. Elle baissa sa main, l'étala devant elle et enfila la bague dans son annulaire. Ses yeux ne quittaient pas le diamant. Elle lui souriait. Lorsqu'elle était une petite fille et que son père vivait encore elle avait eu deux bagues d'enfant, l'une ornée d'un petit saphir, l'autre d'une perle fine. Elles avaient été vendues par la mère.
— Combien elle vaut ?
M. Jo sourit comme quelqu'un qui s'y attendait.
— Je ne sais pas, peut-être vingt mille francs.
Instinctivement Suzanne regarda la chevalière de M. Jo : le diamant était trois fois plus gros que celui-ci. Mais alors l'imagination se perdait... C'était une chose d'une réalité à part, le diamant ; son importance n'était ni dans son éclat, ni dans sa beauté mais dans son prix, dans ses possibilités, inimaginables jusque-là pour elle, d'échange. C'était un objet, un intermédiaire entre le passé et l'avenir. C'était une clef qui ouvrait l'avenir et scellait définitivement le passé. A travers l'eau pure du diamant l'avenir s'étalait en effet, étincelant. On y entrait, un peu aveuglé, étourdi. La mère devait quinze mille francs à la banque. Avant d'acheter la concession elle avait donné des leçons à quinze francs l'heure, elle avait travaillé à l'Eden chaque soir pendant dix ans à raison de quarante francs par soirée. Au bout de dix ans, avec ses économies faites chaque jour sur ces quarante francs, elle avait réussi à acheter la concession. Suzanne connaissait tous ces chiffres : le montant des dettes à la banque, le prix de l'essence, le prix d'un mètre carré de barrage, celui d'une leçon de piano, d'une paire de souliers. Ce qu'elle ne savait pas jusque-là c'était le prix du diamant. Il lui avait dit, avant de le lui montrer, qu'il valait à lui seul le bungalow entier. Mais cette comparaison ne lui avait pas été aussi sensible qu'en ce moment où elle venait de l'enfiler, minuscule, à l'un de ses doigts. Elle pensa à tous les prix qu'elle connaissait en comparaison de celui-ci et tout à coup, elle fut découragée. Elle se renversa sur le talus et ferma les yeux sur ce qu'elle venait d'apprendre. M. Jo s'étonna. Mais il devait commencer à en avoir l'habitude, de s'étonner, car il ne lui dit rien.
— C'est celle-là qui vous plairait le plus ? demanda-t-il doucement au bout d'un moment.
— Je ne sais pas, c'est la plus chère que je voudrais, dit Suzanne.
— Vous ne pensez qu'à ça, dit M. Jo.
Et ce disant, il rit un peu cyniquement.
— C'est la plus chère, répéta Suzanne avec sérieux.
M. Jo se dépita.
— Si vous m'aimiez...
— Même si je vous aimais. C'est impossible, si jamais vous me la donniez on la vendrait.
Au loin sur la piste, Joseph arrivait. Il était décidé à trouver un autre cheval et il courait de village en village depuis huit jours. Dès qu'elle l'aperçut, Suzanne se dressa. Elle eut un rire joyeux, strident. Elle l'appela et alla vers lui.
— Joseph, viens voir !
Joseph vint à sa rencontre sans se presser. Il portait une chemise kaki et un short de même couleur. Son casque était posé tout en arrière de sa tête. Il était pieds nus comme toujours. Depuis qu'elle connaissait M. Jo, Suzanne le trouvait beaucoup plus beau qu'autrefois. Quand Joseph fut tout près, Suzanne tendit la main et au-dessus des doigts tendus, Joseph vit le diamant. Il ne marqua aucune surprise. C'était trop petit peut-être un diamant. Une auto l'aurait sûrement impressionné mais un diamant ne l'impressionnait pas. Joseph ne savait rien encore de ces choses sur les diamants. Suzanne le regretta. Il allait les apprendre à son tour.
Après avoir regardé distraitement la bague, Joseph lui parla de son cheval.
— Pas moyen d'en trouver un à moins de cinq cents francs. C'est pas un pays pour les chevaux, même pas pour les chevaux, ils sont tous crevés.
Suzanne, debout près de lui, lui montrait sa main tendue.
— Regarde !
Joseph regarda encore.
— C'est une bague, dit-il.
— Un diamant, dit Suzanne, ça vaut vingt mille francs.
Joseph regarda encore.
— Vingt mille francs ? Merde ! dit Joseph.
Il commença par sourire. Puis il réfléchit. Puis, résolu tout à coup à vaincre sa répugnance, il se dirigea vers M. Jo qui était à cinquante mètres de là, sous le pont. Suzanne le suivit. Il s'approcha très près de M. Jo, s'assit près de lui et se mit à le regarder fixement.
— Pourquoi que vous lui avez donné ça ? demanda-t-il au bout d'un petit moment.
M. Jo, très pâle, regardait ses pieds. Suzanne intervint.
— Il me l'a pas donné, dit Suzanne tout en regardant à son tour M. Jo.
Joseph paraissait ne pas comprendre.
— Il me l'a prêtée, comme ça, pour me la faire essayer.
Joseph fit une moue et cracha dans le rac. Puis il fixa de nouveau M. Jo qui s'était mis à fumer et l'ayant bien regardé, il cracha de nouveau dans le rac. Cela dura. Joseph réfléchissait et ponctuait ses réflexions de crachats dans le rac.
— Si c'est pas pour lui donner, dit-il enfin, c'est pas la peine.
— Ça ne presse pas, dit M. Jo d'une voix blanche.
— Faut lui rendre, dit Joseph à Suzanne.
Puis, se tournant de nouveau vers M. Jo :
— Vous lui avez apporté comme ça, rien que pour lui montrer ?
M. Jo fit un effort mais il ne trouva sans doute pas quoi répondre. Joseph, en face de lui, avait l'air de se retenir de faire quelque chose. Sa voix était rêche, rapide, pas du tout criarde. M. Jo pâlissait de plus en plus. Suzanne se leva d'un bond, fit face à M. Jo et commença à son tour à le regarder. Si elle ne disait pas tout de suite à Joseph qui était M. Jo, jamais plus elle ne pourrait le lui dire. D'ailleurs c'était déjà à moitié fait. M. Jo ne se relèverait plus jamais de ce coup-là. Et puis elle en avait assez, il fallait bien que tout ça finisse un jour.
— Il me la donnera si je pars avec lui, dit Suzanne.
M. Jo fit un geste de la main comme pour arrêter Suzanne. Il pâlit encore davantage.
— Partir où ? demanda Joseph.
— A la ville.
— Pour toujours ?
— Pour huit jours.
M. Jo battit l'air de sa main dans un geste de dénégation. On l'aurait dit prêt à s'évanouir.
— Suzanne s'exprime mal..., dit-il d'une voix suppliante.
Joseph n'écoutait plus. Il s'était tourné vers le rac. A son air, Suzanne sut que maintenant c'était tout à fait sûr, qu'elle ne partirait plus jamais avec M. Jo, mariée ou pas
— Si tu la rends pas tout de suite, je la fous dans la rivière, dit calmement Joseph.
Suzanne sortit la bague de son doigt et la tendit à M. Jo, derrière le dos de Joseph. Tout de même, on ne pouvait pas laisser Joseph s'emparer de la bague et la jeter dans la rivière. Sur ce point, Suzanne se sentait complice de M. Jo : il fallait sauver le diamant. M. Jo prit la bague et l'enfouit dans sa poche. Joseph se retourna et le vit. Il se leva et se dirigea vers le bungalow.
— Maintenant c'est foutu, dit M. Jo au bout d'un moment.
— C'était couru, dit Suzanne, puis, c'est toujours comme ça.
— Quel besoin de lui dire ?
— Je lui aurais dit un jour ou l'autre, j'aurais pas pu m'empêcher de lui parler du diamant.
Ils restèrent un moment sans rien se dire. La veille, ils étaient restés tard à Ram et Suzanne découvrit qu'elle avait sommeil.
M. Jo paraissait effondré. Son auto stationnait de l'autre côté du chemin, au-delà du pont. C'était vraiment une magnifique limousine. Elle allait s'en retourner dans le Nord, d'où elle était venue et M. Jo s'en irait avec elle. Peut-être n'avait-il pas compris.
— Je crois que c'est pas la peine de revenir, dit Suzanne.
— C'est terrible, affirma M. Jo. Quel besoin de lui dire ?
— J'avais jamais vu de diamant, j'ai pas pu m'empêcher, fallait pas me le montrer, vous pouvez pas comprendre.
— C'est terrible, répéta M. Jo.
Dans le ciel volaient des sarcelles et des corbeaux affamés. Parfois une sarcelle descendait et dansait sur l'eau trouble du rac. Voilà tout ce que je verrai du monde pendant des mois, des mois encore.
— Un jour je trouverai bien un chasseur de passage, dit Suzanne, ou bien un planteur de par ici, ou bien un chasseur de métier qui viendra s'installer à Ram, peut-être Agosti, s'il se décide.
— Je ne peux pas, c'est impossible, geignit M. Jo.
Il avait l'air de se débattre contre une image insupportable. Il trépignait.
— Je ne peux pas, je ne peux pas, répétait-il.
S'il foutait le camp, j'irais me baigner avec Joseph.
— Suzanne ! cria M. Jo aussi fort que si elle était déjà partie.
Il s'était levé et paraissait délivré, exultant, génial. Il avait trouvé.
— Je vous la donne tout de même ! cria-t-il, allez le dire à Joseph.
Suzanne se leva à son tour. Il avait sorti la bague et la tendait à Suzanne. Elle la regarda encore. Elle était à elle. Elle la prit, ne la passa pas à son doigt mais l'enferma dans sa main et, sans dire au revoir à M. Jo, elle courut vers le bungalow.