Le gibier descendait vers la plaine attiré par les semis. Aussi passait-il pas mal d'autos de chasseurs à cette époque-là de l'année. Depuis quatre ans d'ailleurs, il en passait chaque année davantage parce que Ram devenait de plus en plus fameux pour ses chasses. On commençait par entendre de loin leur moteur qui chauffait sur la piste, puis le bruit grossissait, grossissait encore jusqu'à ce qu'elles arrivent devant le bungalow et là, on aurait dit qu'il emplissait toute la plaine. Elles passaient et bientôt ne parvenait plus d'elles que le long écho de leur klaxon lorsqu'elles traversaient la forêt de Ram. Parfois elles se faisaient attendre des heures durant et alors Suzanne s'allongeait à l'ombre du pont.
Le docteur était revenu voir la mère quelques jours après sa crise. Il n'avait pas eu l'air très inquiet. Il lui avait prescrit de doubler la dose de pilules, lui avait recommandé le calme mais aussi de commencer à se lever et de prendre un peu d'exercice chaque jour. Il avait dit à Suzanne que ce qu'il aurait fallu c'était que la mère pense moins à Joseph, qu'elle se fasse moins de soucis et qu'elle « reprenne un peu de goût à la vie ». La mère consentait à prendre régulièrement ses pilules parce que les pilules la faisaient dormir, mais c'était tout. Elle refusait absolument de se lever. Les premiers jours, Suzanne avait insisté mais c'était inutile, la mère s'obstinait.
— Si je me lève, je vais l'attendre encore plus. Je ne veux plus l'attendre.
Elle se mit à dormir presque toute la journée.
— Il y a vingt ans, disait-elle, que j'attends de dormir comme ça.
Et elle dormait vraiment par désir de dormir, avec délices et entêtement, comme jamais encore. Il lui arrivait d'ailleurs de manifester un certain intérêt aux choses lorsqu'elle se réveillait. Mais c'était le plus souvent à propos du diamant.
— Faudra bien que je me lève un jour pour le liquider.
Elle le regardait, peut-être avec un peu moins de dégoût qu'autrefois, toujours accroché à son cou avec la clef de la réserve.
Suzanne en était vite arrivée à la laisser faire à son gré sauf pour les pilules qu'elle consentait à prendre et qu'elle lui donnait toutes les trois heures. Depuis le départ de Joseph, et pour la première fois, la mère se désintéressait enfin totalement de la concession. Elle n'attendait plus rien, ni du cadastre ni de la banque. C'était le caporal qui avait pris cette fois-ci l'initiative des semis qui devaient assurer la mise en culture des cinq hectares du haut. La mère le laissa faire. C'était d'ailleurs aussi grâce au caporal qu'à l'heure des repas, il y avait toujours sur la table du riz chaud et du poisson frit. Suzanne en apportait à la mère et souvent elle mangeait à côté d'elle, assise sur son lit.
En dehors des repas et des soirées, non seulement la mère passait des journées entières sans parler à Suzanne, mais souvent, lorsque celle-ci entrait dans sa chambre, elle négligeait de la regarder. En général elle ne lui parlait que le soir, au moment de se coucher. C'était presque invariablement pour lui dire qu'il faudrait bien qu'elle se lève un jour et qu'elle aille voir le père Bart.
— Dix mille, je me contenterai de dix mille cette fois-ci.
Suzanne, régulièrement, répondait :
— C'est pas mal. Ça ferait trente mille en tout.
Et la mère souriait d'un sourire timide, forcé.
— Tu vois bien qu'on peut se débrouiller.
— Mais c'est peut-être pas la peine de la vendre encore ? rien ne presse, disait parfois Suzanne.
Là-dessus, la mère était vague. Elle ne savait pas ce qu'elle ferait de l'argent. Ce qu'elle savait c'était qu'elle ne tenterait plus de nouveaux barrages. Peut-être qu'il servirait à partir. Ou peut-être qu'elle voulait l'avoir pour rien, pour avoir dix mille francs avec elle.
Toutes les trois heures, Suzanne montait au bungalow, lui donnait ses pilules et repartait s'asseoir près du pont. Mais aucune auto ne s'arrêtait devant le bungalow. Il arrivait à Suzanne de regretter l'auto de M. Jo, le temps où elle s'était arrêtée chaque jour devant le bungalow. C'était au moins une auto qui s'arrêtait. Même une auto vide ç'aurait été mieux que pas d'auto du tout. Maintenant c'était comme si le bungalow avait été invisible, comme si elle-même, près du pont, avait été invisible : personne ne semblait remarquer qu'il y eût là un bungalow et là, plus près encore, une fille qui attendait.
Alors, un jour, pendant que la mère dormait, Suzanne entra dans sa chambre et sortit de l'armoire le paquet des choses que lui avait données M. Jo. Elle en retira sa plus belle robe, celle qu'elle mettait lorsqu'ils allaient à la cantine de Ram, celle qu'elle avait mise quelquefois à la ville et dont Joseph disait que c'était une robe de putain. C'était une robe bleu vif qui se voyait de loin. Suzanne avait cessé de la mettre pour que Joseph ne l'engueule pas. Mais aujourd'hui que Joseph était parti, il n'y avait plus de crainte à avoir. Du moment qu'il avait choisi de partir et de la laisser, elle pouvait le faire. Et en enfilant cette robe, Suzanne comprit qu'elle faisait un acte d'une grande importance, peut-être le plus important qu'elle eût fait jusqu'ici. Ses mains tremblaient.
Mais pas plus qu'avant les autos ne s'arrêtèrent devant cette fille à robe bleue, à robe de putain. Suzanne essaya pendant trois jours puis, le soir du troisième jour, elle la jeta dans le rac.