La mère avait engagé le caporal dès les premiers jours de son arrivée dans la plaine. Il y avait maintenant six ans qu'il était à son service. Personne ne savait l'âge de ce vieux Malais, lui-même l'ignorait. Il croyait qu'il devait avoir entre quarante et cinquante ans, il ne savait pas au juste, parce qu'il avait passé sa vie à chercher du travail et que ça l'avait à ce point accaparé qu'il avait oublié de compter les années qui passaient. Ce qu'il savait, c'était qu'il y avait quinze ans qu'il était arrivé dans la plaine, pour la construction de la piste, et qu'il n'en était jamais sorti.

C'était un homme grand, aux jambes très maigres plantées dans d'énormes pieds en raquette qui s'étaient aplatis et évasés ainsi à force de stagner dans la boue des rizières et dont on aurait pu espérer qu'ils le porteraient un jour jusque sur les eaux mêmes, mais hélas ! de cela il n'était pas question pour le caporal. Sa misère, lorsqu'un matin il était arrivé devant la mère pour lui demander l'aumône d'un bol de riz en contrepartie duquel il proposait de charger des troncs d'arbres toute la journée depuis la forêt jusqu'au bungalow, était totale, indépassable. Depuis la fin de la piste jusqu'à ce matin-là, le caporal, accompagné de sa femme et de sa belle-fille, avait passé sa vie à fouiller la plaine, les dessous des cases, les ordures des abords des villages pour essayer de trouver à manger. Pendant des années ils avaient dormi sous les cases de Banté, hameau dont dépendait la concession de la mère. Lorsqu'elle était plus jeune la femme du caporal avait fait la putain dans toute la plaine pour quelques sous ou un peu de poisson sec, à quoi le caporal n'avait jamais vu d'inconvénient. Depuis quinze ans qu'il traînait dans la plaine, il ne voyait d'ailleurs d'inconvénient qu'à très peu de choses. Sauf à une trop longue et trop ardente faim.

La grande affaire de sa vie c'était la piste. Il était arrivé pour sa construction. On lui avait dit : « Toi qui es sourd, tu devrais aller construire la piste de Ram. » Il avait été engagé dès les premiers jours. Le travail consistait à défricher, remblayer, empierrer et pilonner avec des pilons à bras le tracé de la piste. C'eût été un travail comme un autre s'il n'avait été effectué, à quatre-vingts pour cent, par des bagnards et surveillé par les milices indigènes qui en temps ordinaire étaient affectées à la surveillance des bagnes de la colonie. Ces bagnards, ces grands criminels, « découverts » par les Blancs à l'instar des champignons, étaient des condamnés à vie. Aussi les faisait-on travailler seize heures par jour, enchaînés les uns aux autres, quatre par quatre, en rangs serrés. Chaque rang était surveillé par un milicien vêtu de l'uniforme dit de la « milice indigène pour indigènes » octroyé par les Blancs. A côté des bagnards il y avait les enrôlés comme le caporal. Si au début on faisait encore une distinction entre les bagnards et les enrôlés, celle-ci finit par s'atténuer insensiblement sauf en ceci que les bagnards ne pouvaient pas être renvoyés et que les enrôlés pouvaient l'être. Que les bagnards étaient nourris et que les enrôlés ne l'étaient pas. Et qu'enfin les bagnards avaient l'avantage d'être sans femme tandis que les enrôlés avaient les leurs qui les suivaient installées en camps volants, à l'arrière des chantiers, toujours en train d'enfanter et toujours affamées. Les miliciens tenaient à avoir des enrôlés pour pouvoir avoir des femmes sous la main, même lorsqu'ils travaillaient des mois durant dans la forêt, à des kilomètres des premiers hameaux. D'ailleurs, les femmes, tout aussi bien que les hommes et les enfants, mouraient de paludisme suivant un rythme assez rapide pour permettre aux miliciens (qui, eux, avaient des distributions de quinine afin sans doute de préserver l'existence de leur autorité de jour en jour plus assurée, plus imaginative) d'en changer suffisamment souvent. Car la mort d'une femme d'enrôlé valait au mari son renvoi immédiat.

Ainsi, c'était pour beaucoup à cause de sa femme que le caporal, bien que très sourd, avait tenu le coup. Et aussi parce que, dès les premiers jours de son engagement, mû par un esprit de ruse encore intact, il avait compris qu'il allait de son intérêt de se fondre le plus possible avec les bagnards et de faire insensiblement oublier aux miliciens sa condition aléatoire d'enrôlé. Au bout de quelques mois, ceux-ci s'étaient à ce point habitués à lui qu'ils l'enchaînaient distraitement avec les autres bagnards, le battaient comme ils battaient les bagnards et qu'ils n'auraient pas plus songé à le renvoyer qu'un vrai grand criminel. Pendant ce temps comme toutes les femmes d'enrôlés, la femme du caporal enfantait sans arrêt et toujours des œuvres des seuls miliciens, seize heures de pilonnage à la trique et sous le soleil retirant aux enrôlés comme aux bagnards toute faculté d'initiative, même la plus naturelle. Un seul de ses enfants avait survécu à la famine et au paludisme, une fille, que le caporal avait gardée avec lui. Combien de fois en six ans, la femme du caporal avait-elle accouché au milieu de la forêt, dans le tonnerre des pilons et des haches, les hurlements de miliciens et le claquement de leur fouet ? elle ne le savait plus très bien. Ce qu'elle savait c'est qu'elle n'avait jamais cessé d'être enceinte des miliciens et que c'était le caporal qui se levait la nuit pour creuser des petites tombes à ses enfants morts.

Le caporal disait qu'il avait été battu autant qu'un homme pouvait l'être sans mourir, mais que battu ou pas, pendant la construction de la piste, il avait mangé tous les jours. Lorsque la piste avait été finie, ç'avait été bien autre chose. Il avait fait ou essayé de faire tous les métiers : ramasseur de poivre, déchargeur au port de Ram, bûcheron, pisteur, etc. Les seuls emplois un peu durables qu'il avait trouvés avaient été, à cause de sa surdité, des emplois ordinairement réservés aux enfants. Il avait été gardien de buffles et surtout il avait fait, chaque année, à la moisson, l'épouvantail à corbeaux dans les champs de riz mûr. Les pieds dans l'eau, le torse nu, le ventre creux, sous le soleil torride, pendant des années il avait contemplé son image pitoyable qui se reflétait entre les plants de riz, dans l'eau ternie des rizières, alors qu'il ruminait sa longue faim. A tant de misère, tant et tant, un seul des anciens désirs du caporal avait résisté, son plus grand désir, celui de devenir contrôleur sur les cars entre Ram et Kam. Mais malgré de nombreuses tentatives auprès des chauffeurs, il n'avait jamais été engagé à cause de sa surdité, incompatible avec un tel emploi. Et non seulement il n'avait jamais été engagé, même à l'essai, mais il n'était jamais monté dans un de ces cars qui, grâce à lui pourtant, roulaient sur la piste. Tout ce qu'il en savait c'était qu'ils roulaient et il les regardait passer, bringuebalants, cornants et tonitruants, dans le silence. Depuis qu'il avait été engagé par la mère, Joseph l'emmenait dans la B. 12 lorsqu'il faisait des courses un peu longues afin qu'il assure la réserve d'eau du radiateur percé. Il l'attachait sur un garde-boue, lui donnait un arrosoir à tenir et le caporal devenait le plus heureux des hommes de la plaine, plus heureux que jamais il n'aurait cru pouvoir l'être ici-bas. Il ne s'attendait jamais à ces promenades qui dépendaient du bon vouloir de Joseph mais bientôt il les provoquait : lorsque Joseph sortait l'auto de dessous le bungalow, il allait chercher l'arrosoir, montait sur le garde-boue avant, à la place du phare absent et s'attachait lui-même avec une corde qu'il fixait à la poignée du capot. Lorsque l'auto roulait, il voyait, clignotant, se dérouler à soixante à l'heure, dans un émerveillement toujours égal, la piste qu'il avait mis six ans à construire.

En temps ordinaire la femme et la fille du caporal pilaient le paddy, faisaient la cuisine, pêchaient, s'occupaient de la basse-cour. Le caporal, lui, assistait la mère dans toutes ses initiatives. Outre qu'il assurait le repiquage et la récolte des cinq hectares du haut, il se prêtait à toutes les fantaisies de la mère, empierrait, plantait, transplantait, taillait, arrachait, replantait tout ce qu'elle voulait. Et la nuit, lorsqu'elle écrivait au cadastre ou à la banque ou qu'elle faisait ses comptes, elle exigeait qu'il soit encore là, assis en face d'elle à la table de la salle à manger à l'assister de son silence toujours

approbateur. Bien des fois, exaspérée par sa surdité, elle avait voulu le renvoyer mais elle ne l'avait jamais fait. Elle disait que c'était à cause de ses jambes, qu'elle ne pouvait à la fois les voir et le renvoyer. Le caporal avait été en effet tellement battu que la peau de ses jambes était bleue et mince comme de l'étamine. A cause de ses jambes, quoi qu'il ait fait, si sourd qu'il devenait chaque année, elle l'avait toujours gardé.

Le caporal était le seul domestique à demeure qui restait à la mère. A leur retour de la ville elle lui annonça qu'elle ne pourrait plus le payer mais qu'elle le nourrirait. Il décida de rester et son zèle ne s'en relâcha pas pour autant. Il était conscient de la misère de la mère mais il n'arrivait pas à trouver une commune mesure entre la sienne et celle-ci. Chez la mère on mangeait quand même chaque jour et on dormait sous un toit. Il connaissait bien son histoire et celle de la concession. Bien souvent, pendant qu'il était en train de biner les bananiers, la mère la lui avait racontée en hurlant. Mais malgré ses efforts pour lui faire trouver une relation entre son sort à lui, pauvre caporal, et la mainmise du cadastre de Ram sur la plaine, elle n'avait jamais pu le guérir de son incurable incompréhension : il était misérable, disait-il, parce qu'il était sourd et fils de sourd, et il n'en voulait à personne, sauf aux agents de Kam, mais à cause du tort qu'ils avaient fait à la mère.

Après leur retour le caporal n'eut presque plus rien à faire. La mère abandonna ses bananiers et elle ne planta plus rien. Elle dormait une grande partie de la journée. Ils étaient tous devenus très paresseux et parfois ils dormaient jusqu'à midi. Le caporal attendait patiemment qu'ils se lèvent pour leur apporter du riz et du poisson. Joseph ne chassa presque plus. Parfois cependant, il lui arrivait de tirer, de la véranda, sur un échassier qui s'était égaré jusqu'aux abords de la forêt. Alors le caporal reprenait espoir et courait le lui chercher. Mais Joseph ne chassait plus la nuit et le caporal qui ignorait que l'attente d'une femme pût vous empêcher de chasser se demandait sans doute de quelle maladie il pouvait être atteint. Pourtant, comme la mère lui avait acheté un nouveau cheval avec ce qui lui restait d'argent, l'après-midi, quelquefois, Joseph reprenait son service de transport. Il le faisait pour pouvoir s'acheter des cigarettes américaines, les plus chères, des 555. Le reste du temps il faisait marcher le phonographe de M. Jo. Il avait changé d'avis sur les disques anglais et, à part Ramona, il n'aimait plus que ceux-là. Il dormait beaucoup, ou bien il fumait cigarette sur cigarette, allongé sur son lit. Il attendait cette femme.

La nuit, le caporal reprenait espoir. En effet, chaque nuit, en vertu d'une longue habitude, la mère faisait des comptes et des projets. Avant même d'en demander la concession définitive, elle aurait voulu savoir si une nouvelle hypothèque de ses terres du haut lui aurait suffi pour faire de nouveaux barrages, des « petits » cette fois et qu'elle aurait été seule à tenter. Le caporal veillait avec elle. C'est-à-dire qu'elle calculait tout haut et qu'il approuvait toujours : « S'il m'écoute, disait la mère, je suis encore plus sûre qu'il n'entend rien, mais au point où j'en suis c'est encore heureux que je l'aie. » Ce fut pendant ces nuits-là qu'elle écrivit sa dernière lettre au cadastre. C'était parfaitement inutile, disait-elle, mais elle tenait à le faire une dernière fois. « Ça me calme de les insulter. » Et pour la première fois elle tint parole : cette lettre fut sa dernière lettre aux agents de Kam. La chose nouvelle, c'est qu'après l'avoir envoyée, elle décida de ne faire de semis qu'en vue du repiquage des cinq hectares du haut. Jusque-là, et malgré ses échecs annuels, elle avait toujours ensemencé la partie de la concession la plus éloignée de la mer, à titre d'essai, disait-elle. Même depuis deux ans, depuis ses barrages, elle avait continué. Ç'avait été toujours à peu près complètement vain mais elle avait persisté. Cette année-là, elle abandonna. C'était définitivement inutile, décida-t-elle. D'ailleurs elle n'avait plus du tout d'argent.

Ainsi, depuis leur séjour à la ville, ils avaient pris leur parti de devenir raisonnables et ils paraissaient déterminés à vivre leur situation dans toute sa vérité et sans l'artifice coutumier d'un espoir imbécile. L'espoir de la mère, la seule qui en eût encore un sur la concession, était devenu minuscule et à brève échéance. Il consistait à recevoir une réponse quelconque des agents du cadastre ou, à défaut, à aller à Kam pour les insulter une dernière fois.

— Si j'y allais, disait-elle, je leur en dirais tellement que je suis sûre de les convaincre au moins pour les cinq hectares.

Si elle ne leur écrivait plus, une fois sa dernière lettre envoyée, elle notait interminablement chaque nuit les arguments et les raisons qui devaient justifier sa demande si un jour elle réussissait à aller à Kam. Pendant un temps elle espéra vaguement que Joseph lui donnerait les recettes de son service de transport. Elle les lui demanda. Mais Joseph refusa en prétextant que s'il n'avait plus de quoi s'acheter des 555 il partirait beaucoup plus tôt qu'il ne pensait. Elle s'inclina. Alors, insensiblement, elle commença à guigner le phonographe de M. Jo.

— Pourquoi deux phonographes ? qu'a-t-on besoin de deux phonographes lorsqu'on est dans notre situation ?

Mais ni Suzanne, ni Joseph ne lui proposèrent de se charger de vendre le phonographe. Suzanne d'ailleurs n'y serait pas arrivée. Seul Joseph le pouvait. Et il était difficile de savoir si la mère disait qu'elle voulait vendre le phonographe pour essayer une dernière fois de manifester son pouvoir sur Joseph en réussissant à le mettre en colère ou si elle avait vraiment l'intention avec l'argent d'aller à Kam pendant huit jours pour relancer pendant huit jours les agents du cadastre. Elle commença peu à peu à en parler comme si tous avaient été d'accord pour le liquider, la seule chose encore incertaine étant l'échéance qu'ils s'accordaient pour se priver du phonographe.

— On n'y avait jamais pensé, disait la mère, mais on a là deux phonographes alors que Joseph n'a même pas une seule bonne paire de sandales.

Et en trois jours elle prit l'habitude de tabler l'avenir sur la vente du phonographe comme elle l'avait fait sur l'hypothèque des cinq hectares, sur la bague de M. Jo et plus généralement et plus durablement, sur les barrages.

— Dans notre situation, un phono c'est déjà beaucoup, mais deux phonos, alors ça, personne ne le croirait... Le plus fort c'est qu'on n'y avait jamais pensé...

Bientôt d'ailleurs elle ne dit plus précisément ce qu'elle comptait faire de l'argent que le phonographe procurerait. Au début c'était, disait-elle, pour aller à Kam « leur en dire de toutes les couleurs ». Mais très vite, cela fut dépassé. Elle dit que le phonographe était assez beau pour valoir à lui seul autant que la B. 12, la moitié au moins de la toiture du bungalow, ou le prix d'un séjour de quinze jours à l'Hôtel Central. Séjour, mais elle ne le disait pas, qui lui permettrait peut-être de vendre une deuxième fois le diamant de M. Jo.

Joseph, lui, n'avait aucun avis sur la vente du phonographe ni sur quoi que ce soit qui se trouvait de ce côté-là du monde. Il n'était ni pour ni contre sa liquidation. Pourtant un jour, peut-être à force d'en entendre parler par la mère, ou plutôt parce qu'il s'ennuyait, il décida d'aller le vendre à Ram. Pendant le déjeuner, peu avant de sortir de table, il annonça :

— Je vais liquider le phono.

La mère ne lui répondit pas mais elle le regarda avec des yeux épouvantés. S'il consentait à vendre le phonographe, c'était qu'il pouvait s'en passer, que son départ approchait irrémédiablement. C'était qu'il savait la date de ce départ, qu'il la connaissait depuis son retour à l'Hôtel Central.

Joseph prit le phonographe, le mit dans un sac, mit le sac dans la carriole et s'en alla dans la direction de Ram sans avoir donné un mot d'explication sur la façon dont il pensait trouver à le vendre. Stupéfait, le caporal fut le seul qui regarda partir cet étrange instrument dont il n'avait jamais entendu le moindre son.

Ce fut ainsi que le phonographe quitta le bungalow sans soulever un mot de regret d'aucun d'eux. Joseph revint le soir avec le sac vide et au moment de se mettre à table il tendit un billet à la mère.

— Tiens, dit Joseph, je l'ai vendu à ce salaud de père Bart, il en vaut au moins le double mais j'ai pas pu faire autrement.

La mère prit le billet, s'en alla le ranger dans sa chambre et revint dans la salle à manger. Puis elle servit le dîner et tout se passa comme d'habitude sauf que la mère ne mangea rien. A la fin du repas elle déclara :

— Je n'irai pas à Kam voir ces chiens du cadastre parce que ça sera comme pour les banques, je vais les garder.

— C'est ce qu'il y a de mieux à faire, dit très doucement Joseph.

Elle faisait un effort pour parler calmement. Son front était couvert de sueur.

— Ça serait complètement inutile d'aller à Kam, reprit-elle, je vais les garder pour moi.

Et tout à coup, elle se mit à pleurer.

— Pour moi seule, pour une fois, pour moi seule.

Joseph se leva et se planta devant elle.

— Merde, tu vas encore recommencer. Sa voix était douce et basse, comme s'il eût parlé pour lui seul. Comme si la certitude irréductible de son départ, son bonheur, avaient un envers très dur, caché, et qu'elles ignoraient. Peut-être était-il à plaindre lui aussi. La mère parut surprise par le ton si doux de Joseph. Elle le regarda qui la fixait debout devant elle, avec insistance, tout à coup calmée.

— Pourquoi tu as vendu ce phonographe, Joseph ? demanda la mère.

— Pour qu'il y ait plus rien à vendre. Pour être sûr qu'il y a plus rien à vendre. Si je pouvais brûler le bungalow, merde et comment que je le brûlerais !

— Il y aura encore la B. 12, dit Suzanne.

— Mais qui conduira la B. 12 ? demanda la mère.

Mais Joseph ne répondit pas.

— Et il y aura toujours le crapaud à vendre, reprit brutalement Suzanne, c'est pas parce qu'on n'en parle pas, il y a rien à faire, il y aura toujours ça à vendre encore.

C'était la première fois depuis leur retour de la ville qu'ils abordaient le sujet du diamant. La mère cessa de pleurer et tira le diamant de son corsage. Depuis qu'elle était rentrée elle le portait passé dans la ficelle autour de son cou à côté de la clef de la réserve.

— Je ne sais pas pourquoi je le garde, dit-elle hypocritement, pour ce qu'il vaut !

— On peut te demander pourquoi tu mets une bague à ton cou ? demanda Joseph. Tu peux pas la mettre à ton doigt, comme tout le monde, non ?

— Je le verrais tout le temps, dit la mère, il me dégoûte trop.

— C'est pas vrai, dit Suzanne.

Accroupi dans un coin de la salle à manger, le caporal vit le diamant pour la première fois. Et n'y comprenant décidément rien, il bâilla longuement. Ne se doutant pas qu'avec ce diamant-là, il était désormais leur seul bien.