— J'étais allé au cinéma, dit Joseph à Suzanne. Je m'étais dit, je vais aller au cinéma pour chercher une femme. J'en avais marre de Carmen, c'était un peu comme si je couchais avec une sœur quand je couchais avec elle, surtout cette fois-ci. Depuis quelque temps, j'aimais moins le cinéma. Je m'en suis aperçu peu après notre arrivée. Quand j'y étais, j'y étais bien, mais c'était pour me décider à y aller, je n'y allais plus comme autrefois. On aurait dit que j'avais toujours quelque chose de mieux à faire. Comme si j'y avais perdu mon temps et qu'il ne fallait plus que je le perde. Mais comme je ne trouvais pas ce que c'était cette chose que j'aurais dû faire au lieu d'aller au cinéma, je finissais toujours par y aller. Ça aussi, il faudra que tu lui dises, que j'aimais moins le cinéma. Et peut-être qu'à la fin, même elle, j'aurais fini par moins l'aimer. Quand j'étais dans la salle, j'espérais toujours, jusqu'à la dernière minute, que j'allais trouver ce qu'il aurait fallu que je fasse au lieu d'être là, et que je trouverais avant que le film commence. Mais je ne trouvais pas. Et quand les lumières s'éteignaient, que l'écran s'éclairait et que tout le monde la fermait, alors j'étais comme autrefois, je n'attendais plus rien, j'étais bien. Je te dis tout ça pour que tu te souviennes bien de moi et de ce que je te disais, quand je serai parti. Même si elle meurt. Je ne peux plus faire autrement.
« Je me suis trompé. C'est au cinéma que je l'ai rencontrée. Elle est arrivée en retard, quand les lumières étaient déjà éteintes. Je voudrais ne rien oublier et tout te dire, tout, mais je ne sais pas si j'y arriverai. Je ne l'ai pas bien vue tout de suite : « Tiens, voilà une femme, à côté de moi. » C'est tout ce que je me suis dit, comme d'habitude. Elle n'était pas seule. Il y avait un homme avec elle. Elle était à sa droite et moi à sa gauche. A ma gauche il n'y avait personne, j'étais au dernier fauteuil de la rangée. Maintenant je ne sais plus très bien, mais il me semble que pendant les Actualités et le début du film, pendant peut-être une demi-heure, je l'ai oubliée. J'ai oublié qu'il y avait une femme à côté de moi. Je me souviens très bien du début du film et presque pas de la seconde moitié. Quand je dis que je l'avais oubliée, ce n'est pas tout à fait vrai. Au cinéma, j'ai jamais pu oublier qu'une femme est à côté de moi. Je devrais dire qu'elle ne m'empêchait pas de voir le film. Combien de temps était-ce après que le film ait commencé ? Je te dis, peut-être une demi-heure. Comme je ne savais pas ce qui m'attendait je n'ai pas fait attention à ces détails et je le regrette parce que depuis qu'on est revenu dans ce bordel, ici, j'essaie tout le temps de me les rappeler. Mais c'est inutile, je n'y arrive pas.
« Voilà comment ça a commencé. Tout d'un coup j'ai entendu une respiration bruyante et régulière, tout près. Je me suis penché et je me suis tourné vers la rangée, d'où ça venait. C'était l'homme qui était arrivé avec elle. Il dormait, la tête renversée sur le fauteuil, la bouche entrouverte. Il dormait comme quelqu'un d'éreinté. Elle a vu que je regardais et elle s'est tournée vers moi en souriant. J'ai vu son sourire à la lueur de l'écran. “C'est toujours comme ça.” Elle m'a dit ça presque à haute voix, à voix assez haute pour pouvoir réveiller le type. Mais le type ne s'est pas réveillé. J'ai demandé : “Toujours comme ça ?” Elle m'a répondu : “Toujours.” Quand elle avait souri je l'avais trouvée jolie mais sa voix surtout était formidable. Tout de suite, quand je l'ai entendue dire “Toujours” j'ai eu envie de coucher avec elle. Elle a dit ce mot comme j'avais jamais entendu le dire, comme si j'avais jamais compris ce qu'il voulait dire avant de l'entendre prononcer par elle. C'est comme si elle m'avait dit, exactement, il n'y avait pas de différence : “Je vous attends depuis toujours.” On a continué à regarder le film elle et moi. C'est moi qui ai recommencé à lui parler : “Pourquoi ? — Oh, sans doute parce que ça ne l'intéresse pas.” Je n'ai plus su quoi lui dire. Pendant un moment je cherchais tellement que je ne suivais plus du tout le film. Puis à la fin j'en ai eu marre de chercher et j'ai demandé ce qui m'intéressait de savoir : “Qui c'est ce type ?” Alors elle a ri plus franchement, elle s'est tournée complètement vers moi, j'ai vu sa bouche, ses dents, je me suis dit que quand elle sortirait du cinéma avec le type je les suivrais. Elle réfléchit. Peut-être qu'elle n'était pas sûre qu'il fallait me répondre, puis finalement elle l'a dit : “C'est mon mari.” J'ai dit : “Merde alors, c'est votre mari ?” Ça me paraissait répugnant, son mari, qu'il dorme au cinéma à côté d'elle. Même elle qui est vieille et qui a tellement eu de malheurs elle ne s'endort pas au cinéma. Au lieu de me répondre, elle a tiré un paquet de cigarettes de son sac. C'était des 555. Elle m'en a offert une et elle m'a demandé du feu. Tout de suite, j'ai été sûr qu'elle m'avait demandé du feu pour mieux me voir à la lueur de l'allumette. Elle aussi, elle a eu tout de suite envie de coucher avec moi. Sans l'avoir vue, dès qu'elle m'a demandé du feu j'ai deviné qu'elle était une femme bien plus âgée que moi, une femme qui n'a pas honte d'avoir envie de coucher avec un type. Tout à coup, elle s'est mise à parler à voix basse pour ne pas réveiller le type. “Vous avez peut-être du feu ?” alors qu'au début de la séance elle ne s'était pas gênée pour risquer le réveiller. J'ai allumé une allumette et je la lui ai tendue. Alors j'ai vu ses mains, ses doigts qui étaient longs et luisants et ses ongles vernis, rouges. J'ai vu aussi ses yeux : au lieu de fixer la cigarette pendant qu'elle l'allumait, elle me regardait. Sa bouche était rouge, du même rouge que ses ongles. Ça m'a fait un choc de les voir réunis si près. Comme si elle avait été blessée aux doigts et à la bouche et que c'était son sang que je voyais, un peu l'intérieur de son corps. Alors j'ai eu très envie de coucher avec elle et je me suis dit que je les suivrais à la sortie, avec la B. 12, pour savoir où ils habitaient et que s'il le fallait je la guetterais et que je l'attendrais tout le reste de mon séjour à la ville. Ses yeux brillaient à la lueur de l'allumette et pendant tout le temps qu'elle a brûlé ils m'ont regardé sans aucune gêne. “Vous êtes jeune.” J'ai dit mon âge, vingt ans. On s'est mis à parler à voix très basse. Elle m'a demandé ce que je faisais. J'ai expliqué qu'on était à Ram, dans la merde jusqu'au cou à cause d'une concession qu'on nous avait refilée. Son mari était allé chasser à Ram mais elle, elle ne connaissait pas. Il y avait peu de temps qu'elle était à la colonie, deux ans. J'ai posé ma main sur la sienne qui était à plat sur le bras du fauteuil. Elle s'est laissé faire. Son mari y avait fait des séjours plus longs mais elle, il n'y avait que deux ans qu'elle était venue le rejoindre. D'abord j'ai commencé par poser ma main sur la sienne. Avant de venir elle était restée deux ans dans une colonie anglaise, je ne sais plus laquelle. Puis j'ai commencé à caresser sa main qui était chaude à l'intérieur et fraîche à l'extérieur. Elle s'ennuyait dans cette colonie, beaucoup, beaucoup. Pourquoi s'ennuyait-elle ? A cause de la mentalité des gens. J'ai pensé aux agents du cadastre de Kam et je lui ai dit que tous les coloniaux étaient des ordures. Elle m'a approuvé en souriant. Je ne voyais plus rien du film, tout occupé que j'étais avec sa main qui peu à peu, dans la mienne, devenait brûlante. Pourtant je me souviens qu'un homme est tombé sur l'écran, frappé au cœur par un autre qui attendait ça depuis le début du film. Il m'a semblé reconnaître ces hommes mais comme s'il y avait très longtemps que je les avais connus. Je n'avais jamais senti une telle main dans la mienne. Elle était mince, j'en faisais le tour avec deux doigts, elle était souple, souple, une nageoire. Sur l'écran une femme s'est mise à pleurer à cause de l'homme mort. Couchée sur lui, elle sanglotait. On ne pouvait plus se parler. On n'en avait plus la force. Doucement, j'absorbais sa main dans la mienne. Elle était tellement douce et soignée cette main qu'elle donnait envie de l'abîmer. Je devais lui faire mal. Quand je serrais très fort elle se défendait un peu. Le type à côté d'elle dormait toujours. Lorsque la femme a sangloté sur l'homme mort, elle m'a dit tout bas : “C'est la fin du film. — Alors ? — Vous êtes libre ce soir ?” Tu parles si je l'étais. Elle m'a dit qu'il n'y avait qu'à la laisser faire, que je n'avais qu'à les suivre. Je ne sais pas pourquoi alors je me suis dégonflé. J'ai eu peur de la lumière qui allait s'allumer, peur de la voir après lui avoir caressé la main comme je l'avais fait, dans le noir. “Je vais foutre le camp”, je me suis dit. Tu ne peux pas t'imaginer ce que j'ai eu peur. C'était bien ça, la peur de la lumière, comme si elle allait nous faire cesser d'exister, ou rendre tout impossible. Je crois même que j'ai lâché sa main, j'en suis même sûr, puisqu'elle me l'a reprise : je l'avais posée sur le bras du fauteuil et la sienne, à son tour, s'est posée sur elle. Elle l'a prise, elle a essayé de la recouvrir, sans y arriver, naturellement. C'était comme un étau pourtant et je ne pouvais plus foutre le camp. Je me suis dit qu'elle devait avoir l'habitude de ramasser des types, comme ça, dans les cinémas et qu'il fallait la laisser faire. La lumière est revenue. Sa main s'est retirée. Je n'ai pas osé la regarder tout de suite. Mais elle, elle a osé, elle l'a fait, et moi, les yeux baissés, je l'ai laissée faire. Le type s'est réveillé brusquement alors qu'on était déjà debout tous les deux. Il était un peu plus âgé qu'elle, il était élégant, grand, costaud. Je l'ai trouvé assez beau. Il avait l'air indifférent et dispos, pas le moins du monde gêné d'avoir dormi. Tu sais, c'est ce genre d'hommes qu'on voit passer sur la piste, à toute allure, ils viennent dans des bagnoles formidables, ils commandent un mirador, ils y restent une nuit, juste le temps de tuer un tigre, ils ont avec eux trente pisteurs qu'on leur a commandés par téléphone au père Bart, d'un grand hôtel de la ville. Voilà, je me suis dit, le genre de type que c'est. “Pierre, a dit la femme, ce jeune homme est un chasseur de Ram. Tu connais Ram ?” Il a réfléchi : “J'ai dû y aller, il y a deux ans.” Je me sentais en sécurité. “Pierre, nous pourrions passer la soirée avec lui ? — Certainement.” Ils ont dû se dire autre chose mais comme on se parlait le dos tourné je n'ai pas pu entendre. Je n'avais d'ailleurs pas envie de les entendre. Nous sommes sortis lentement du cinéma, en suivant la foule. J'étais derrière elle. Elle avait un corps bien droit, costaud aussi, une taille mince. Ses cheveux étaient courts, bizarrement coupés, d'une teinte ordinaire.
« Nous nous sommes arrêtés près d'une auto magnifique, une torpédo Delage huit cylindres. Le type s'est retourné vers moi : “Vous montez ?” J'ai dit que j'avais ma voiture et que je les suivrais. Il était plutôt aimable. Il avait l'air de trouver tout naturel que je sois là. Elle, pour le moment, elle ne me prêtait pas plus d'attention que si on s'était connus depuis toujours. Elle m'a dit : “Où est votre auto ? Vous pourriez peut-être la laisser ici, on monterait tous dans la nôtre.” J'ai accepté. J'ai dit que j'allais la garer place du Théâtre parce que le stationnement devant les cinémas était interdit après les séances. La B. 12 était à quelques mètres de leur Delage. Quand il a vu que j'allais vers la B. 12, l'homme est venu me rejoindre : “Nom de Dieu, c'est celle-là ?” Il a ajouté qu'il l'avait déjà remarquée en arrivant au cinéma et qu'il n'en avait jamais vu de pareille. Elle est venue nous rejoindre sans se presser. “Elle en a vu cette bagnole-là”, a dit le type. Ils l'ont regardée tous les deux, lui, sérieusement, elle l'air rêveur. Ils auraient pu en rigoler, vraiment ils auraient pu parce que fallait voir quelle dégaine elle avait à côté de leur Delage, une vieille boîte de conserves. Mais non, ils n'ont pas rigolé. Il me semble même que le type est devenu plus gentil après qu'il l'eut vue. Je l'ai garée sur la place du Théâtre, je les ai rejoints, puis on est partis ensemble dans leur Delage.
« Ici commence la nuit la plus extraordinaire de ma vie.
« Je me suis assis à l'avant et elle a voulu venir aussi, entre nous deux. Je ne savais pas où on allait ni comment ça allait finir avec elle, du moment que lui était là. Mais j'étais assis à côté d'elle, l'auto filait, le type conduisait rudement bien. Je me suis dit qu'il fallait laisser faire. J'étais en short et en chemisette, avec mes sandales de tennis et eux ils étaient très bien habillés mais comme ils n'avaient pas l'air de le remarquer, ça ne me gênait pas. Ils avaient vu la B. 12 et ça devait être suffisant pour qu'ils comprennent le reste, par exemple que je n'avais pas de costume. C'était des gens qui devaient comprendre ce genre de choses.
« C'est une fois qu'on est sortis de la ville que j'ai commencé à avoir envie d'elle. Le type avait l'air pressé d'arriver, je ne savais toujours pas où. Il conduisait plus vite. Il ne faisait pas du tout attention à nous. J'ai senti contre moi son corps à elle, tendu. Elle avait les bras en croix, l'un autour de ses épaules, l'autre autour des miennes. Le vent plaquait sa robe et j'ai deviné la forme de ses seins presque aussi bien que si elle avait été nue. Elle avait vraiment l'air costaud. Elle avait de beaux seins, larges, bien accrochés. Un peu après qu'on soit sortis des lumières de la ville, de sa main, elle a pris mon épaule et elle l'a serrée. J'ai cru alors que je le ferais déjà, que j'allais me rabattre sur elle, d'un seul coup. On allait très vite, il y avait beaucoup de vent, tout paraissait facile, un peu comme au cinéma. Elle m'a retenu le bras de toutes ses forces avec sa main et lorsqu'elle a été sûre que je ne le ferais pas, elle l'a retirée. Toute la soirée elle devait se conduire de cette façon-là.
« On s'est arrêtés dans une première boîte. “On va se taper un whisky”, a dit le type. On est entrés dans un petit bar au fond d'un jardin. C'était plein. J'ai cru qu'on dînerait là. Il était dix heures. “Trois whiskies”, a commandé le type. Dès qu'il a commencé à boire et à mesure qu'il buvait, il s'intéressait de moins en moins à nous. C'est quand je l'ai vu boire son whisky que j'ai commencé à comprendre. Pendant qu'on buvait les nôtres, il en a commandé deux autres pour lui tout seul. Il les a bus l'un après l'autre à la file. Nous, on n'avait pas fini le premier. Un assoiffé, un type qui n'aurait pas bu depuis trois jours. Elle a vu que j'en étais épaté et elle m'a souri. Puis tout bas : “Il ne faut pas y faire attention, c'est son plaisir à lui.” Le type était sympathique, il ne se donnait même pas la peine de parler, il se foutait de tout, d'elle, de moi, de tout, et il buvait avec un plaisir formidable. Tout le monde le regardait boire, on ne pouvait pas s'en empêcher. Elle aussi on la regardait. Elle était très belle. Elle était toute dépeignée par le vent. Elle avait des yeux très clairs, peut-être gris ou bleus, je ne sais pas. On aurait dit qu'elle était aveugle ou plutôt, qu'avec des yeux comme ceux-là, elle ne voyait pas tout ce que les autres voient, mais seulement une partie des choses. Lorsque ce n'était pas moi qu'elle regardait, elle paraissait ne rien voir. Lorsque c'était moi, sa figure s'éclairait d'un seul coup, puis presque aussitôt ses paupières se baissaient un peu comme si ç'avait été trop pour ses yeux. Lorsqu'elle m'a regardé en partant du bar, j'ai compris que j'allais coucher avec elle dans la nuit, quoi qu'il arrive et qu'elle en avait envie autant que le type, de boire.
« On est repartis. On ne se disait rien sauf elle, quelquefois, à lui : “Attention à ce carrefour”, ou bien lui qui râlait tout seul parce qu'il y avait trop de circulation. On a retraversé une partie de la ville et il râlait autant que s'il y avait été obligé alors que, je m'en suis rendu compte par la suite, il pouvait parfaitement éviter de le faire. On est arrivés dans un autre bar du côté du port. Il a encore pris deux whiskies et nous, cette fois, un seul. Mais quand même ça faisait le troisième que je buvais et je commençais à être un peu saoul. Elle aussi, elle devait l'être un peu. Elle buvait avec plaisir. Je me suis dit que tous les soirs elle devait le suivre comme ça dans toutes les boîtes, quelquefois avec un type qu'elle avait trouvé, et boire avec lui. En sortant du bar, elle m'a dit tout bas : “Nous, il faut qu'on s'arrête. Il n'y a qu'à le laisser faire.” Elle devait avoir de plus en plus envie de coucher avec moi. Au moment où le type montait dans la bagnole avec difficulté, elle en a profité, elle s'est penchée sur moi et elle m'a embrassé sur la bouche. Alors j'ai cru que j'allais balancer le type, prendre le volant et filer avec elle. J'aurais voulu qu'on couche tout de suite ensemble. Encore une fois elle a dû le deviner, elle m'a bousculé et m'a poussé contre la portière.
« On est repartis. Le type commençait à être saoul et il devait s'en rendre compte. Déjà il conduisait moins vite, dressé contre le volant, pour mieux y voir, au lieu de s'adosser sur la banquette. Encore une fois on a retraversé la ville. J'ai eu envie de lui demander pourquoi il la traversait comme ça, sans arrêt, mais je crois qu'il ne le savait pas. Peut-être que c'était pour allonger le trajet. Peut-être qu'il ne connaissait pas les autres chemins, qu'il ne connaissait rien de la colonie que le centre de la ville et les bars qui l'entouraient. Ça commençait doucement à m'agacer surtout que maintenant il conduisait vraiment très lentement. Puis il disposait de nous, comme ça, sans nous demander si ça nous plaisait, il nous commandait des whiskies sodas, simplement, parce que lui, il aimait ça. On s'est arrêtés dans un troisième bar. Cette fois, il a commandé trois Martels, encore une fois sans nous demander si c'était ça qu'on voulait boire. J'ai dit : “J'en ai marre, vous pouvez vous l'enfiler votre Martel.” J'avais comme une envie de rentrer dedans. Ça faisait une heure déjà qu'on avait quitté l'Eden et vraiment je ne voyais pas quand ça finirait. “Je m'excuse, a dit le type, j'aurais dû vous demander ce que vous désiriez.” Il a pris mon Martel et il l'a avalé. J'ai dit encore : “Et puis je me demande pourquoi vous ne les buvez pas tous au même bar.” Il a dit : “Vous êtes un enfant, vous n'y connaissez rien.” C'est là la dernière phrase sensée qu'il ait dite. Il a encore bu deux Martels après le mien. Puis après, son dos s'est courbé et il s'est lentement affaissé sur lui-même. Assis sur son tabouret, il attendait. Il paraissait parfaitement heureux. J'ai demandé à la femme de partir avec moi et de le laisser. Elle a dit qu'elle ne pouvait pas le faire parce qu'elle ne connaissait pas assez les patrons de ce bar-là et qu'elle n'était pas sûre qu'on le ramènerait chez lui le lendemain matin. J'ai insisté. Elle a refusé. Pourtant elle avait de plus en plus envie de coucher avec moi. Maintenant c'était aussi visible que si ç'avait été écrit sur sa figure. Elle est allée à lui, elle l'a secoué gentiment et elle lui a rappelé qu'on n'avait pas encore dîné, qu'il était près de onze heures. Il a pris un billet dans sa poche, il l'a posé sur le bar et sans attendre la monnaie il s'est levé et on est sortis.
« Alors il a commencé à rouler très très lentement. Elle lui disait le chemin, où il fallait tourner, quelle route il fallait prendre. On roulait comme dans du sirop. Moi, pendant qu'elle lui disait le chemin j'ai soulevé sa robe et lentement, j'ai commencé à lui caresser tout le corps. Elle se laissait faire. Le type ne voyait rien. Il conduisait. C'était formidable, je la caressais, là, sous son nez et il ne voyait rien. Même s'il avait vu, je crois que j'aurais continué à la caresser parce que s'il avait dit quelque chose j'en aurais profité pour le balancer de la voiture. On est arrivés à une boîte de nuit, une sorte de bungalow haut sur pilotis dans lequel on dansait et on dînait. La piste des danseurs était d'un côté. De l'autre côté, il y avait des boxes pour les dîneurs. Il a garé la Delage sous le bungalow et on est montés. Elle le soutenait et elle l'aidait à monter les marches. Il était complètement saoul. A la lumière elle paraissait très défaite et épuisée. Mais moi je savais pourquoi, c'était parce qu'elle avait très envie de coucher avec moi et à cause de ce que je lui avais fait dans l'auto. Dès que j'ai vu les gens nous regarder d'un drôle d'air en paraissant se moquer de lui, mon envie de le balancer a cessé. J'étais pour lui contre tout le monde sauf elle. Et en même temps j'en avais marre, tu peux pas savoir à quel point. Elle était si douce avec lui et lui était lent, lent, il y avait bien trois quarts d'heure qu'on avait quitté le troisième bar. Et pendant tout ce temps je l'avais caressée. Ça n'en finissait pas. Elle a choisi un box qui donnait sur la piste, du côté opposé à l'entrée. Il s'est affalé sur la banquette, soulagé formidablement de ne plus avoir à conduire, de n'avoir plus rien à faire, même plus à marcher. Pendant une seconde je me suis demandé ce que je foutais là, avec ces gens-là mais déjà je n'aurais pas pu la laisser. Pourtant elle m'agaçait parce qu'elle était si douce avec lui, si patiente et lui, si lent, si lent. On avançait l'un vers l'autre comme noyés dans ce sirop, on n'en sortait pas. Depuis deux heures, depuis l'Eden, je la cherchais dans un tunnel au bout duquel elle se tenait et elle m'appelait de ses yeux, de ses seins, de sa bouche, sans que je puisse arriver à l'atteindre. On a joué Ramona. Alors, tout d'un coup, j'ai eu envie de bouger, de danser. Je crois que s'il n'y avait eu personne sur la piste j'aurais dansé tout seul sur Ramona. Jusque-là je croyais que je ne savais pas danser et tout d'un coup j'étais devenu un danseur. Peut-être que je serais arrivé à danser sur une corde raide. Il fallait que je danse ou que je balance le type. Et tu sais, Ramona, c'est encore bien plus beau que ce qu'on croit, dans certains cas. Je me suis levé. J'ai invité la première qui se trouvait là. Une petite, assez belle. En dansant, j'avais tellement envie de l'autre que je ne sentais pas la petite dans mes bras. Je dansais tout seul, avec, entre mes bras, une femme en plume. Quand je suis revenu dans le box j'ai compris que j'étais très saoul. Les yeux grand ouverts, brillants, elle me fixait. Plus tard elle m'a dit : “Quand je t'ai vu danser avec une autre, j'ai crié mais tu n'as pas entendu.” J'ai compris qu'elle était très mal à l'aise, malheureuse peut-être, mais je ne savais pas pourquoi. Je croyais que c'était à cause de lui, que peut-être, pendant que je dansais, il lui avait dit quelque chose, il lui avait fait des reproches. Il y avait trois œufs mayonnaise sur la table. Le type en a pris un entier avec sa fourchette, il l'a mis entier dans sa bouche et il l'a mâché. L'œuf lui coulait de la bouche, en rigoles, jusqu'à son menton mais il ne le sentait pas. J'ai pris le mien, comme lui, entier, la fourchette plantée dedans et, comme lui, je l'ai mis entier dans ma bouche. Elle s'est mise à rire. Le type aussi s'est mis à rire, autant qu'il le pouvait encore, et ça a été comme si on se connaissait depuis toujours tous les trois. Le type a dit lentement, la bouche pleine d'œuf : “Il me plaît ce type-là.” Et il a commandé du Champagne. Depuis que j'avais dansé avec la petite, elle paraissait déterminée à quelque chose. J'ai compris ce que c'était quand le Champagne est arrivé, à la façon qu'elle a eu de servir le type. Elle a rempli sa coupe à ras bords et, la bouteille à la main, elle a attendu qu'il l'ait bue. Il s'est jeté dessus. Alors elle s'est servie, elle m'a servi et l'a servi une deuxième fois. Puis, encore une fois, elle a attendu, la bouteille à la main, qu'il ait fini sa deuxième coupe. Puis elle l'a encore resservi mais cette fois, lui seul. Quatre fois de suite. Je la regardais sans pouvoir faire un geste. J'ai compris que le moment approchait où nous serions ensemble tout à fait.
« On a apporté trois soles frites avec des rondelles de citron dessus. Ça devait être, avec les œufs mayonnaise, tout ce qu'on nous servirait. Il était minuit. Les salles étaient tellement pleines qu'on ne servait plus qu'à boire. Le type a mangé la moitié de sa sole puis il s'est endormi. J'ai bu mon Champagne et je lui en ai redemandé. J'ai mangé toute ma sole et puis la sienne qu'elle m'a donnée. Depuis le commencement de ma vie je n'avais jamais eu aussi faim ni aussi soif ni autant envie d'une femme.
« Tout d'un coup ses yeux se sont agrandis et ses mains se sont mises à trembler légèrement. Elle s'est relevée, elle s'est penchée par-dessus la table sur laquelle il y avait la tête du type et nous nous sommes embrassés. Quand elle s'est redressée elle avait les lèvres pâlies et dans la bouche j'avais le goût d'amandes de son rouge à lèvres. Elle tremblait toujours. Pourtant le type dormait toujours.
« Nous nous penchions et je prenais sa bouche. “On nous regarde”, a-t-elle dit. Je m'en foutais.
« Le type se réveillait. On pouvait prévoir quand il allait se réveiller : il grognait et se secouait tout entier, on avait le temps de se séparer avant qu'il relève la tête. “Qu'est-ce qu'on fout ici ?” Elle a répondu très doucement : “Ne t'inquiète pas, Pierre, tu t'en fais toujours.” Il a bu et il s'est rendormi. Nous nous penchions et nous nous embrassions par-dessus la table, par-dessus sa tête énorme aux yeux fermés. C'est-à-dire que tant qu'il dormait, on restait la bouche dans la bouche sans pouvoir se décrocher. Rien d'autre ne se touchait en nous que nos bouches. Et elle tremblait toujours. Même sa bouche dans la mienne, tremblait. Il se réveillait : “Si au moins on avait à boire.” Il parlait d'une voix très lente, ankylosée. Elle lui versait du Champagne. Il était vraiment complètement ivre et quand il dormait on aurait dit qu'il se soulageait d'une douleur formidable, d'une douleur qui s'endormait en même temps que lui et qui recommençait dès qu'il ouvrait les yeux. Je me suis demandé s'il ne se doutait pas de ce qu'on faisait. Mais je ne crois pas, je crois que ce qu'il ne pouvait pas supporter c'était de se réveiller, ce qui lui était pénible c'était de revoir les lumières, d'entendre l'orchestre et de voir les gens danser sur la piste. Il se relevait, ouvrait les yeux pendant dix secondes, engueulait faiblement on ne savait qui et retombait la tête sur la table. “Pierre, tu es bien là. Qu'est-ce que tu veux de plus ? Dors et ne t'inquiète pas.” Alors peut-être il a souri : “Tu as raison Lina, tu es gentille.” Elle s'appelait Lina, c'est lui qui me l'a appris. Elle lui parlait avec une douceur extraordinaire. Maintenant que je la connais je crois que ce n'était pas seulement pour qu'on soit tranquilles à s'embrasser mais parce qu'elle avait pour lui beaucoup d'amitié et peut-être même de l'amour encore. Chaque fois qu'il essayait de se réveiller, elle lui versait du Champagne dans sa coupe. Il l'engouffrait. Ça pénétrait en lui comme dans du sable. Il ne buvait pas, il se versait le Champagne dans le corps. Il retombait. Elle se penchait et on s'embrassait. Elle ne tremblait plus. Complètement décoiffée, les lèvres pâles, elle n'était plus belle que pour moi seul qui avais mangé son rouge et qui l'avais décoiffée. Elle était pleine d'un bonheur formidable, elle ne savait plus quoi en faire, elle en avait l'air insolent. Le type grognait. On se séparait. Le type se relevait : “C'est du whisky que j'aurais voulu.” Elle lui a dit, je m'en souviens très bien : “Tu demandes toujours l'impossible, Pierre. Je ne sais pas où est le garçon. Il faudrait que j'aille le chercher.” Le type a répondu : “Ne te dérange pas Lina, je suis un salaud.” Les gens nous regardaient. Je ne crois pas qu'il y en ait eu qui riaient. Ceux de la table à côté de la nôtre où se trouvait la petite avec laquelle j'avais dansé avaient cessé de se parler entre eux et ne faisaient plus que nous regarder.
« Le type a eu envie de pisser. Il s'est levé péniblement. Elle l'a pris par le bras et elle lui a fait traverser toute la salle. En traversant il a beaucoup gueulé. “Quel bordel !” tellement fort qu'on l'entendait à travers le bruit de l'orchestre. Elle lui parlait à l'oreille. Sans doute le calmait-elle. Pendant leur absence j'ai bu plusieurs coupes de Champagne, peut-être quatre, je ne sais plus. J'avais très soif de l'avoir tellement embrassée. J'avais tellement envie d'elle que je brûlais.
« C'est là, tout seul, que je me suis dit que j'étais en train de changer pour toujours. J'ai regardé mes mains et je ne les ai pas reconnues : il m'était poussé d'autres mains, d'autres bras que ceux que j'avais jusque-là. Vraiment je ne me reconnaissais plus. Il me semblait que j'étais devenu intelligent en une nuit, que je comprenais enfin toutes les choses importantes que j'avais remarquées jusque-là sans les comprendre vraiment. Bien sûr, je n'avais jamais connu de gens comme eux, comme elle et aussi comme lui. Mais ce n'était pas tout à fait à cause d'eux. Je savais bien que s'ils étaient aussi libres, aussi pleins de liberté, c'était surtout parce qu'ils avaient beaucoup d'argent. Non, ce n'était pas à cause d'eux. Je crois que c'était d'abord parce que j'avais envie d'une femme comme jamais encore je n'avais eu envie d'une femme, et ensuite, parce que j'avais bu et que j'étais saoul. Toute cette intelligence que je me sentais, je devais l'avoir en moi depuis longtemps. Et c'est ce mélange de désir et d'alcool qui l'a fait sortir. C'est le désir qui m'a fait me foutre des sentiments, même du sentiment qu'on a pour sa mère et qui m'a fait comprendre que ce n'était plus la peine d'en avoir peur, parce que, voilà, jusque-là, j'avais cru en réalité que j'étais dans le sentiment jusqu'au cou et j'en avais peur. Et c'est l'alcool qui m'a illuminé de cette évidence : j'étais un homme cruel. Depuis toujours, je me préparais à être un homme cruel, un homme qui quitterait sa mère un jour et qui s'en irait apprendre à vivre, loin d'elle, dans une ville. Mais j'en avais eu honte jusque-là tandis que maintenant je comprenais que c'était cet homme cruel qui avait raison. Je me souviens, j'ai pensé qu'en la quittant j'allais la laisser aux agents de Kam. J'ai pensé aux agents de Kam. Je me suis dit qu'un jour il me faudrait les connaître de très près. Qu'il me faudrait un jour ne plus me contenter de les connaître comme à la plaine, par leurs saloperies, mais qu'il me faudrait entrer dans leur combine, connaître cette saloperie sans en souffrir et garder toute ma méchanceté pour mieux les tuer. L'idée qu'il faudrait retourner à la plaine m'est revenue... Je me souviens, j'ai juré tout haut, pour être bien sûr que c'était bien moi qui étais là et je me suis dit que c'était fini. J'ai pensé à toi, à elle, et je me suis dit que c'était fini, de toi et d'elle. Je ne pourrai plus jamais redevenir un enfant, même si elle meurt, je me suis dit, même si elle meurt, je m'en irai.
« Ils sont revenus. Elle lui tenait le bras et lui, épuisé par l'effort qu'il avait fait pour traverser et retraverser la salle, il titubait. Si quelqu'un s'était moqué de lui ou avait dit quoi que ce soit contre lui, je lui aurais cassé la gueule. Je me sentais plus près de lui, qui était si libre tout en étant si saoul, que de tous ceux qui étaient là et qui ne s'étaient pas saoulés. Tout le monde avait l'air d'être heureux, sauf lui. Elle, elle qui l'avait saoulé pour qu'on puisse être tranquilles à s'embrasser, elle le soutenait avec autant de douceur et de compréhension que s'il avait été victime des autres, de ceux qui n'étaient pas saouls. Quand elle est revenue, elle a tout de suite vu que la bouteille était vide, elle s'est levée et elle est allée dire au garçon qui se trouvait à l'autre bout du dancing d'en apporter une autre. Le garçon a tardé à venir. Elle a recommencé à trembler. Elle avait peur qu'il ne soit dessaoulé. Je suis allé chercher le garçon. Je marchais comme dans du coton. J'ai rapporté une bouteille de Moët. Maintenant je sentais que le moment approchait. Elle lui a encore redonné trois coupes de Champagne. Il se rendormait et elle le réveillait pour le faire boire. Ça approchait de plus en plus. Après avoir bu, il retombait sur la table. J'ai dit : “On fout le camp. — S'il ne se réveille plus d'ici dix minutes, on va partir”, a-t-elle répondu. Alors je lui ai dit : “S'il se réveille, je le fous en l'air.” Mais c'était impossible qu'il se réveille encore. Je crois que s'il s'était réveillé je lui aurais sauté dessus, c'était vrai, car on était arrivé à la limite de ce qu'on pouvait faire pour lui, pour un autre que nous. Quand elle a été sûre qu'il ne se réveillerait pas elle l'a pris par les épaules et elle l'a fait glisser sur la banquette pour qu'il soit allongé. Puis elle a ouvert son veston et elle lui a pris son portefeuille. Ensuite elle s'est levée et elle a appelé le garçon. Le garçon ne venait pas. Il a fallu que j'aille le chercher encore une fois. “Laissez-le dormir, lui a-t-elle dit, quand il se réveillera vous irez lui chercher un taxi. Voilà l'adresse que vous donnerez au chauffeur.” Elle lui a tendu de l'argent et une carte de visite. Le garçon a refusé l'argent et il a dit qu'il fallait demander au maître d'hôtel, qu'il ne savait pas s'il pourrait rester là, couché sur la banquette pendant le reste de la nuit, alors que tant de clients attendaient pour avoir une table. On ne pouvait rien contre ce garçon, on ne pouvait pas le forcer à accepter. Il a encore fallu attendre qu'il aille chercher le maître d'hôtel. “C'est plein, a dit le maître d'hôtel, il ne peut pas garder cette table pour lui tout seul.” J'ai cru qu'elle allait pleurer. Moi, je sentais déjà le maître d'hôtel entre mes mains, son cou, je le sentais déjà entre mes doigts. Elle a tiré beaucoup de billets de son portefeuille : “Je vous paye la table pour toute la nuit.” Elle a mis plusieurs billets dans la main du maître d'hôtel. Il a accepté. Elle a jeté un dernier regard sur le type et on est descendu. Dès qu'on a été dans l'auto, sous le bungalow, je l'ai basculée sur le siège arrière et je l'ai baisée. Au-dessus de nos têtes, l'orchestre jouait toujours et on entendait le piétinement des danseurs. Après j'ai pris le volant de la Delage et on est allés dans un hôtel qu'elle m'a indiqué. On y est restés huit jours.
« Un soir elle m'a demandé de lui raconter ma vie et pourquoi nous avions quitté la plaine. Je lui ai parlé du diamant. Elle m'a dit d'aller le chercher tout de suite, qu'elle me l'achetait. Quand je suis revenu à l'Hôtel Central pour vous chercher je l'ai retrouvé dans ma poche. »