Deux jours après la visite du fils Agosti, la mère reçut un mot de Joseph, un mot très court dans lequel il disait qu'il allait bien, qu'il avait trouvé un travail intéressant. Il accompagnait les riches américains dans leurs chasses sur les hauts plateaux, il gagnait pas mal d'argent. Il disait aussi qu'il viendrait les voir et prendre ses fusils dans un mois environ. Il habitait l'Hôtel Central, du moins c'était à cette adresse qu'il demandait qu'on lui écrive. Suzanne lut la lettre à voix haute mais la mère la lui demanda pour la relire elle-même. Elle trouva que Joseph faisait beaucoup de fautes d'orthographe. Elle s'en plaignit comme s'il ne les avait faites que pour mieux l'accabler.

— J'avais oublié qu'il en faisait tant, il aurait dû la lui faire lire avant de me l'envoyer.

Mais quand même la première lettre de Joseph l'apaisa. Elle s'accrocha à la question des fautes d'orthographe et, au bout de quelques heures, elle parut y avoir trouvé un regain de vitalité. Elle commença à réclamer le fils Agosti et à harceler Suzanne pour savoir s'il était repassé. Deux fois par jour elle le réclamait. Suzanne lui répéta ce que lui avait dit Agosti, qu'il espérait que le père Bart achèterait la bague, et que pour le convaincre il l'avait même menacé de ne plus lui écouler son pernod. Suzanne ajouta qu'il lui avait dit qu'il repasserait dans quelques jours et qu'il aurait sûrement vendu la bague. S'il ne revenait pas, dit la mère, il fallait aller le chercher parce qu'elle avait besoin d'argent. Pour rejoindre Joseph. Il faisait trop de fautes d'orthographe, lui, fils d'institutrice. Il fallait qu'elle aille tout de suite à la ville pour lui apprendre au moins les règles élémentaires de la grammaire. Autrement il finirait par en avoir honte. A la ville ce n'était pas comme à la plaine. Elle était seule à pouvoir les lui apprendre. Elle avait trouvé l'emploi de son argent. Elle s'impatientait tant que Suzanne finit par le lui dire : Agosti devait venir la chercher pour qu'elle aille voir leur plantation d'ananas et il lui apporterait sûrement l'argent de la bague. La mère oublia la bague pendant quelques minutes. Pendant quelques minutes elle se tut et son impatience parut tomber d'un seul coup. Puis elle dit à Suzanne qu'elle faisait bien d'aller voir leur plantation d'ananas, que c'était une belle plantation.

— T'as pas besoin de lui dire que tu m'en as parlé, ajouta-t-elle.

Maintenant les semis étaient déjà hauts et d'un vert éclatant, prêts à être dépiqués. Déjà, de loin en loin on commençait à les arracher et à les mettre en bottes en vue du repiquage qui se ferait dans une quinzaine de jours. Le caporal demanda à Suzanne s'il fallait commencer le travail chez eux, leurs semis, dans l'ensemble, étant prêts pour le dépiquage. Suzanne en parla à la mère et celle-ci commença à lui dire que si le caporal le jugeait bon, il pouvait le faire, qu'elle n'avait pas d'avis, qu'elle s'en fichait. Mais le lendemain après y avoir repensé elle dit qu'il valait mieux les dépiquer, que c'était dommage de les laisser pourrir dans le mas.

— Quand nous serons parties, il pourra toujours vendre la récolte sur pied.

Le caporal commença donc le dépiquage avec sa femme. Une fois la mère se leva et alla les regarder travailler du haut de la véranda. Le dépiquage une fois fait, ils attendirent qu'il ait plu encore quelques jours et se mirent à repiquer les cinq hectares du haut. Ils le firent avec ardeur comme des gens à qui l'oisiveté avait pesé. Et, croyaient-ils, du moment que la mère s'était levée pour les regarder travailler, même une seule fois, c'était qu'elle allait moins mal qu'ils l'avaient pensé jusque-là.

Toutes les heures, Suzanne montait au bungalow, donnait les pilules à la mère et repartait s'asseoir près du pont. Elle ne pouvait se souffrir que là, ce pont près d'elle. Et toujours les autos passaient devant le pont et toujours les enfants continuaient à jouer près du pont. Ils se baignaient, pêchaient, ou, assis sur les balustrades du pont, les jambes ballantes, ils attendaient eux aussi que passent les autos des chasseurs et alors couraient vers elles, sur la piste. La chaleur était telle en cette saison que lorsqu'il pleuvait il y en avait encore plus : ils sortaient de partout, se rassemblaient autour du pont et jouaient sous la pluie, frénétiques et hurlants. De longues traînées grises de crasse et de poux, entraînées par l'eau, coulaient de leurs têtes et descendaient le long de leur petit cou maigre. La pluie leur était bienfaisante. La bouche ouverte, la tête levée, ils la buvaient goulûment. Les mères sortaient leurs petits, ceux qui ne savaient pas encore marcher et les mettaient tout nus sous les gouttières des paillotes. Les enfants jouaient de la pluie comme du reste, du soleil, des mangues vertes, des chiens errants. Suzanne ne s'amusait plus d'eux comme du temps de Joseph. Maintenant elle les regardait jouer, vivre, mais avec lassitude. Ils jouaient. Ils ne cessaient de jouer que pour aller mourir. De misère. Partout et de tout temps. A la lueur des feux qu'allumaient leurs mères pour réchauffer leurs membres nus, leurs yeux devenaient vitreux et leurs mains violettes. Il en mourait sans doute partout. Dans le monde entier, pareillement. Dans le Mississipi. Dans l'Amazone. Dans les villages exsangues de la Mandchourie. Dans le Soudan. Dans la plaine de Kam aussi. Et partout comme ici, de misère. Des mangues de la misère. Du riz de la misère. Du lait de la misère, du lait trop maigre de leurs misérables mères. Ils mouraient avec leurs poux dans les cheveux et dès qu'ils étaient morts le père disait, c'est bien connu, les poux quittent les enfants morts, il faut l'enterrer tout de suite sans ça on va être envahi, et la mère, attends que je le regarde, et le père, que deviendrons-nous si les poux se mettent dans la paillote de la case ? Et il prenait l'enfant mort et l'enterrait encore chaud, dans la boue, sous la case. Et bien qu'il en mourût par milliers il y en avait toujours autant sur la piste de Ram. Il y en avait trop et les mères les surveillaient mal. Les enfants apprenaient à marcher, à nager, à s'épouiller, à voler, à pêcher, sans la mère, mouraient sans la mère. Dès qu'ils étaient en âge de marcher, tout de suite, ils rejoignaient la grande ligne de ralliement des enfants de la plaine, la piste et les ponts de la piste. De partout dans la plaine, de tous les villages, les enfants montaient à l'assaut de la piste. Quand ils n'étaient pas sur les manguiers pour cueillir les mangues qui jamais ne mûrissaient, c'était là sur la piste qu'on les trouvait. Et dans toute la colonie, partout où il y avait des routes et des pistes, les enfants et les chiens errants étaient considérés comme la calamité de la circulation automobile. Mais, à cette calamité, jamais aucune contrainte, aucune police, aucune correction, n'avait pu remédier. La piste restait aux enfants. Quand un automobiliste en écrasait un il s'arrêtait parfois, payait un tribut aux parents et repartait. Le plus souvent il repartait sans rien payer, les parents étant loin. Mais quand c'était un chien ou une volaille ou même un porc les automobilistes ne s'arrêtaient pas. C'était à partir d'un enfant qu'ils perdaient un peu de temps sur leur horaire. Et les autres se reformaient en essaim dès le départ de l'automobiliste. Car le dieu des enfants c'était le car de Ram, la mécanique roulante, les klaxons électriques des chasseurs, la ferraille en marche, et ensuite les racs bouillonnants, et ensuite les mangues mortelles. Aucun autre dieu ne présidait aux destinées des enfants de la plaine. Aucun autre. Ceux qui disent le contraire mentent. Les Blancs n'étaient pas satisfaits de cet état de choses. Les enfants gênaient la circulation de leurs automobiles, détérioraient les ponts, désempierraient les routes et créaient même des problèmes de conscience. Il en meurt trop, disaient les Blancs, oui. Mais il en mourra toujours. Il y en a trop. Trop de bouches ouvertes sur leur faim, criantes, réclamantes, avides de tout. C'est ce qui les faisait mourir. Trop de soleil sur la terre. Et trop de fleurs dans les champs, et quoi ? Qu'est-ce qui n'était pas de trop ?

Les longs klaxons des chasseurs, des meurtriers, s'entendaient de loin. Ils devenaient de plus en plus précis à mesure qu'ils approchaient. Et enfin leurs autos passaient devant le bungalow dans un nuage de poussière et dans le grésillement insupportable du pont de bois. Suzanne ne les regardait plus comme elle les regardait autrefois. Cette piste n'était plus tout à fait la piste qu'elle regardait autrefois et sur laquelle un homme devait s'arrêter pour l'emmener. Depuis le temps qu'elle l'attendait ce ne pouvait plus être tout à fait la même piste. C'était plutôt celle sur laquelle était enfin parti Joseph après des années d'impatience, celle sur laquelle aussi était apparue la Léon Bollée de M. Jo aux yeux éblouis de la mère, celle sur laquelle s'était amené Jean Agosti pour lui dire qu'il viendrait la chercher dans quelques jours. Il n'y avait guère que pour le caporal que la piste restait éternellement la même, abstraite, éblouissante et vierge.

Quand il pleuvait, Suzanne rentrait, s'asseyait sous la véranda, toujours face à la piste, et elle attendait que cesse la pluie. Quand l'attente était trop longue elle prenait le vieil album Hollywood-Cinéma et cherchait la photo de Raquel Meller, l'artiste préférée de Joseph. Autrefois ce visage la consolait de bien des choses parce qu'elle le trouvait d'une surprenante, mystérieuse et fraternelle beauté. Mais maintenant lorsqu'elle pensait à la femme qui avait emmené Joseph, elle lui imaginait le visage de Raquel Meller. Sans doute parce que c'était le plus beau visage, disait Joseph, qu'on puisse voir, parfait, définitif, supérieurement préservé de toute atteinte. Mais il ne consolait plus Suzanne. A côté de la photo agrandie de Raquel Meller, il y en avait une autre intitulée : « La sublime interprète de la Violetera se promène dans les rues de Barcelone. » Sur un trottoir bondé de monde, Raquel marchait à grandes enjambées. A grandes foulées heureuses, elle traversait la vie, absorbait les obstacles, les digérait pour ainsi dire, avec une facilité déconcertante. Mais c'était toujours à la femme de Joseph qu'elle faisait penser. Suzanne refermait le livre. Elle avait ses ennuis et Raquel Meller avait sans doute les siens, du moins, Suzanne commençait à le soupçonner. Et qu'elle les résolve avec tant de facilité, qu'elle marche de ce pas dans Barcelone, ne faisait avancer en rien l'heure de son départ de la plaine, à elle.