La mère eut sa dernière crise un après-midi, en l'absence de Suzanne.

Agosti était revenu dès le lendemain de leur promenade, contrairement à ce qu'il avait décidé. « Je n'ai pas pu m'empêcher de venir. » Depuis, il revenait tous les jours dans sa Renault, à l'heure de la sieste. Il ne retourna plus voir la mère. Dès qu'il arrivait, ils partaient tous les deux à Ram et ils allaient dans sa chambre, à la cantine. La mère le savait. Sans doute pensait-elle que c'était utile à Suzanne. Elle n'avait pas tort. Ce fut pendant ces huit jours-là, entre la promenade au champ d'ananas et la mort de la mère que Suzanne désapprit enfin l'attente imbécile des autos des chasseurs, les rêves vides.

La mère lui avait dit qu'elle pouvait se passer d'elle, qu'elle prendrait ses pilules toute seule, qu'il n'y avait qu'à les laisser sur une chaise près de son lit. Peut-être ne les prit-elle pas régulièrement. Peut-être que la négligence de Suzanne fut cause que sa mort survint un peu plus tôt qu'elle n'aurait dû. C'est possible. Mais cette mort se préparait depuis de si longues années, elle en avait elle-même parlé si souvent, qu'une avance de quelques jours n'avait plus beaucoup d'importance.

En revenant de Ram, dans la soirée, ils aperçurent le caporal qui, planté sur la piste, leur faisait signe de se presser.

La grosse crise convulsive était déjà passée et la mère ne remuait plus que par à-coups. Elle avait le visage et les bras parsemés de taches violettes, elle étouffait et des cris sourds sortaient tout seuls de sa gorge, des sortes d'aboiements de colère et de haine de toute chose et d'elle-même.

A peine l'eut-il vue, Jean Agosti partit pour Ram dans sa Renault téléphoner à Joseph, à l'Hôtel Central. Suzanne resta seule auprès de la mère avec le caporal qui, cette fois, ne manifestait plus aucun espoir.

Bientôt la mère ne remua plus du tout et reposa, inerte, sans aucune connaissance. Tant qu'elle respirait encore et à mesure que se prolongeait son coma elle eut un visage de plus en plus étrange, un visage écartelé, partagé entre l'expression d'une lassitude extraordinaire, inhumaine et celle d'une jouissance non moins extraordinaire, non moins inhumaine. Pourtant, peu avant qu'elle eût cessé de respirer, les expressions de jouissance et de lassitude disparurent, son visage cessa de refléter sa propre solitude et eut l'air de s'adresser au monde. Une ironie à peine perceptible y parut. Je les ai eus. Tous. Depuis l'agent du cadastre de Kam jusqu'à celle-là qui me regarde et qui était ma fille. Peut-être c'était ça. Peut-être aussi la dérision de tout ce à quoi elle avait cru, du sérieux qu'elle avait mis à entreprendre toutes ses folies.

Elle mourut peu après le retour d'Agosti. Suzanne se blottit contre elle et, pendant des heures, elle désira aussi mourir. Elle le désira ardemment et ni Agosti, ni le souvenir si proche encore du plaisir qu'elle avait pris avec lui, ne l'empêcha de retourner une dernière fois à l'intempérance désordonnée et tragique de l'enfance. Au petit matin seulement, Agosti l'avait arrachée de force au lit de la mère et l'avait portée jusque dans le lit de Joseph. Il s'était couché près d'elle. Il l'avait tenue dans ses bras jusqu'à ce qu'elle s'endorme. Pendant qu'elle s'endormait il lui avait dit que peut-être il ne la laisserait pas partir avec Joseph parce qu'il croyait qu'il s'était mis à l'aimer.

Ce fut le coup de klaxon de la 8 cylindres Delage qui réveilla Suzanne. Elle courut sur la véranda et vit descendre Joseph de la voiture. Il n'était pas seul. La femme le suivait. Joseph fit signe à Suzanne et Suzanne courut vers lui. Dès qu'il la vit mieux, il comprit que la mère était morte et qu'il était arrivé trop tard. Il écarta Suzanne et courut vers le bungalow.

Suzanne le rejoignit dans la chambre. Il était affalé sur le lit, sur le corps de la mère. Elle ne l'avait jamais vu pleurer depuis qu'il était tout petit. De temps en temps il relevait la tête et regardait la mère avec une tendresse terrifiante. Il l'appelait. Il l'embrassait. Mais les yeux fermés étaient pleins d'une ombre violette, profonde comme de l'eau, la bouche fermée était fermée sur un silence qui donnait le vertige. Et plus que son visage, ses mains posées l'une sur l'autre étaient devenues des objets affreusement inutiles, qui clamaient l'inanité de l'ardeur qu'elle avait mise à vivre.

Lorsque Suzanne sortit de la chambre elle trouva Jean Agosti et la femme qui attendaient au salon. La femme avait pleuré et ses yeux étaient rouges. Quand elle vit Suzanne apparaître elle eut un mouvement de recul puis elle se rassura. Elle avait sans doute peur de revoir Joseph, peur des reproches qu'il pourrait lui faire.

Déterminé, patient, Agosti avait l'air d'attendre aussi quelque chose de son côté. Peut-être attendait-il Joseph, de parler d'elle à Joseph. C'était possible. Mais ça ne la regardait plus en rien. Même s'il lui en parlait il ne parlerait plus d'elle, il ne pouvait plus que se tromper quant à elle. Pourtant ils avaient fait l'amour ensemble tous les après-midi depuis huit jours jusqu'à hier encore. Et la mère le savait, elle les avait laissés, le lui avait donné pour qu'elle fasse l'amour avec lui. Mais elle n'était plus pour le moment de ce côté du monde où l'amour se fait. Ça reviendrait bien sûr. Mais pour l'instant elle était d'un autre côté, du côté de la mère, qui paraissait ne plus comporter d'avenir immédiat et où Jean Agosti perdait tout son sens.

Elle s'assit dans le salon, près de lui. Il lui était devenu aussi radicalement étranger que la femme.

Agosti se leva, alla vers le buffet et lui prépara un bol de lait condensé.

— Faut que tu manges, dit-il.

Elle but le lait et le trouva amer. Elle n'avait pas mangé depuis la veille mais elle était saturée d'une nourriture lourde comme du plomb et qui, semblait-il, devait lui suffire pour des jours et des jours.

Il était deux heures de l'après-midi. Tout autour du bungalow il y avait beaucoup de paysans qui étaient venus pour veiller la mère. Suzanne se rappela les avoir vus dès cette nuit, par la porte du salon restée ouverte, lorsque Jean Agosti l'avait portée dans le lit de Joseph. La femme les regardait sans bien comprendre ce qu'ils faisaient là. Avec dans les yeux, toujours la même épouvante.

— Le caporal est parti, dit Agosti. Je les ai mis au car de Ram et je leur ai donné de l'argent. Il a dit qu'il ne pouvait pas perdre un seul jour pour trouver du travail.

Tout autour des paysans, attirés par l'attroupement, des enfants jouaient tout nus dans la poussière du terre-plein. Les paysans les ignoraient autant que les mouches qui volaient autour d'eux. Eux aussi ils attendaient Joseph.

La femme, ne pouvant plus y tenir, parla.

— C'est à cause de lui, dit-elle tout bas, qu'elle est morte.

— Ce n'est à cause de personne en particulier, dit Agosti. Faut pas dire que c'est à cause de Joseph.

— Joseph va croire que c'est à cause de lui, reprit la femme, et ça sera terrible.

— Il ne le croira pas, dit Suzanne, faut pas avoir peur de ça.

La femme avait un air très humble. Elle était vraiment très belle, très élégante. Son visage sans fards, défait par la fatigue du voyage et l'inquiétude, restait très beau. Ses yeux étaient bien ceux dont avait parlé Joseph, si clairs qu'on les aurait dits aveuglés par la lumière. Elle fumait sans arrêt et fixait la porte de la chambre. Il se dégageait de son regard, d'elle tout entière, un amour désespéré pour Joseph, auquel on voyait qu'elle ne pouvait plus se soustraire.

Joseph sortit enfin de la chambre. Il les regarda tous les trois également, sans insister sur aucun d'eux, mais avec une même affreuse impuissance. Puis il s'assit à côté de Suzanne sans dire un mot. La femme tira une cigarette de son étui, l'alluma et la lui tendit. Joseph fuma avec avidité. Peu après son retour au salon il aperçut les paysans tout autour du bungalow. Il se leva et alla sur la véranda. Suzanne, Jean Agosti et la femme le suivirent.

— Si vous voulez la voir, dit Joseph, vous le pouvez. Tous, même les enfants.

— Vous allez partir ? demanda un homme.

— Pour toujours.

La femme ne comprenait pas la langue indigène. Elle regardait tantôt Joseph, tantôt les paysans, désemparée, d'un autre monde.

— Ils vont reprendre la concession, dit un homme. Il faudrait que vous laissiez un fusil.

— Je vous laisse tout, dit Joseph, les fusils surtout. Si je devais rester ici je le ferais avec vous. Mais tous ceux qui peuvent s'en aller d'ici doivent s'en aller. Moi je peux et je m'en vais. Seulement si vous le faites, faites-le bien. Il faut que vous portiez leurs corps dans la forêt, bien au-dessus du dernier village, vous savez bien, dans la deuxième clairière, et dans les deux jours il n'en restera rien. Brûlez leurs vêtements dans les feux de bois verts que vous allumez le soir mais attention aux chaussures, aux boutons, enterrez les cendres après. Noyez leur auto, loin, dans le rac. Vous la ferez traîner par des buffles sur la berge, vous mettrez de grosses pierres sur les sièges, et vous la jetterez à l'endroit du rac où vous avez creusé quand on a voulu faire les barrages et dans les deux heures elle sera complètement enlisée, il n'en restera rien. Surtout ne vous faites pas prendre. Que jamais aucun de vous ne s'accuse. Ou alors que tous s'accusent. Si vous êtes mille à l'avoir fait ensemble ils ne pourront rien contre vous.

Joseph ouvrit la porte de la chambre de la mère qui donnait sur la piste et il ouvrit aussi celle qui donnait sur la cour. Les paysans entrèrent. Les enfants, heureux, jouaient à se poursuivre à travers les pièces du bungalow. Joseph revint dans le salon près de Suzanne et de la femme. Agosti s'adressa à Joseph.

— Faudrait penser au reste, dit-il.

Joseph passa ses mains dans ses cheveux. C'était vrai, il fallait y penser.

— Je vais l'emmener à Kam cette nuit, dit-il et là-bas, je la ferai enterrer. Dès demain.

Agosti dit qu'il valait mieux ensevelir la mère ici même, ce soir. La femme était aussi de cet avis.

Ils partirent tous les deux dans la voiture de la femme en direction de Ram. Joseph avait deviné le sens de la présence d'Agosti. Dès qu'il fut seul avec Suzanne il lui dit qu'il repartait pour la ville et que si elle le voulait elle pouvait venir. Il lui demanda de ne le lui dire qu'à la dernière minute, au moment où il s'en irait. Ensuite il alla dans sa chambre prendre ses cartouchières et décrocher ses fusils et il posa le tout, en vrac, sur la table du salon. Et pendant que les paysans discutaient entre eux pour savoir comment les cacher il alla s'asseoir sur le lit de la mère et la regarda tout le temps qui lui restait pour la regarder encore.

Lorsque Agosti et la femme revinrent de Ram il faisait presque nuit. Sur le toit de la voiture ils ramenaient un cercueil en bois clair de fabrication indigène. La Delage s'engagea dans le chemin et vint jusque devant le bungalow, sur le terre-plein.

Agosti emmena Suzanne près du pont. Il ne voulait pas que Suzanne reste au bungalow pendant que Joseph et les paysans ensevelissaient la mère. Une fois seul avec elle il lui dit :

— Je ne veux pas t'empêcher de partir mais si tu veux rester quelque temps avec moi, avant de les rejoindre...

Des coups sourds et réguliers s'élevèrent du bungalow. Suzanne demanda à Agosti de se taire. Encore une fois, comme la veille, elle pleura.

Elle rentra au bungalow. Assise au salon la femme pleurait en silence. Suzanne pénétra dans la chambre de la mère. Le cercueil était posé sur quatre chaises. Joseph était allongé sur le lit à la place de la mère. Il avait cessé de pleurer et il avait encore une fois une expression d'affreuse impuissance. Il ne parut pas s'apercevoir du retour de Suzanne.

Agosti prépara du café et en servit quatre tasses. Puis il appela Joseph et Suzanne. Ce fut lui aussi qui pensa à allumer une dernière fois la lampe à acétylène. Il apporta à chacun sa tasse de café. On le sentait pressé de voir Joseph s'en aller.

— Il est tard, dit lentement la femme tout bas.

Joseph se releva. Il portait un pantalon long, de beaux souliers en cuir roux et ses cheveux étaient coupés plus courts. Il était soigné et élégant. Lui non plus il n'avait plus de regard pour elle et elle, au contraire, elle ne le quittait plus des yeux, pas une seconde.

— On va partir, dit Joseph.

— Ça n'a pas d'importance qu'elle soit avec moi ou un autre, pour le moment, dit brusquement Agosti.

— Je crois que ça n'a pas tellement d'importance, dit Joseph, elle n'a qu'à décider.

Agosti s'était mis à fumer, il avait un peu pâli.

— Je pars, lui dit Suzanne, je ne peux pas faire autrement.

— Je ne peux pas t'empêcher, dit enfin Agosti, à ta place, je ferais comme toi.

Joseph se leva et les autres firent de même. La femme mit la voiture en marche et tourna sur place. Agosti et Joseph chargèrent le cercueil.

La nuit était tout à fait venue. Les paysans étaient toujours là, attendant qu'ils s'en aillent pour s'en aller à leur tour. Mais les enfants étaient partis en même temps que le soleil. On entendait leurs doux piaillements sortir des cases.