Il se passa ainsi trois semaines pendant lesquelles rien n'arriva, ni une lettre de Joseph, ni même une lettre de la banque, ni même un avertissement du cadastre. Pendant lesquelles personne ne s'arrêta. Après cela, un matin, elle vit arriver le fils Agosti. Seul et sans auto.
Il ne se dirigea pas tout de suite vers le bungalow et il alla la trouver près du pont.
— Ta mère m'a envoyé un mot par le caporal, elle a un service à me demander.
— Elle est un peu malade, dit Suzanne, elle peut pas se faire au départ de Joseph.
Agosti avait une sœur qui était partie, il y avait deux ans de cela, avec un douanier du port de Ram. Mais elle, elle donnait de ses nouvelles.
— On fichera tous le camp, dit Agosti, c'est pas la question. Ce qui est moche c'est que Joseph n'écrive pas, ça ne lui coûterait rien. Ma mère a failli crever après le départ de ma sœur puis quand elle a écrit ça a été mieux. Maintenant ça va, elle est habituée.
Une fois, à la cantine de Ram, pendant qu'on jouait Ramona, ils s'étaient embrassés. Il l'avait entraînée dehors et il l'avait embrassée. Elle le regardait avec curiosité. On aurait peut-être pu dire qu'il ressemblait à Joseph.
— Qu'est-ce que tu fiches toute la journée près de ce pont ?
— J'attends les autos.
— C'est idiot, dit Agosti d'un ton désapprobateur.
— Y a rien d'autre à faire, dit Suzanne.
Agosti y mit le temps mais il en convint.
— Au fond c'est peut-être vrai. Et s'il y en avait un qui te proposait de t'emmener ?
— Je partirais avec lui et même maintenant qu'elle est malade, tout de suite je partirais.
— C'est con, dit Agosti d'un ton pas très convaincu.
Peut-être qu'il se souvenait de l'avoir embrassée, il la regardait lui aussi avec curiosité.
— Ma sœur aussi attendait comme ça.
— Suffit de vouloir, dit Suzanne, puis à la fin, ça arrive.
— Qu'est-ce que tu voudrais ? demanda Agosti.
— Je veux m'en aller.
— Avec n'importe qui ?
— N'importe qui, oui. Je verrai après.
Il parut réfléchir à quelque chose qu'il ne dit pas. Il monta vers le bungalow. Il avait deux ans de plus que Joseph, il était très coureur et tout le monde savait dans la plaine qu'il faisait la contrebande de l'opium et du pernod. Il était assez petit mais terriblement fort. Il avait de larges dents cerclées de nicotine, très serrées, qui se découvraient, menaçantes, dans son rire. Suzanne s'allongea sous le pont et attendit son retour. Elle pensait très violemment à lui, son arrivée l'avait vidée de toute autre pensée, remplie de la sienne. Suffisait de vouloir. C'était le seul homme de ce côté-là de la plaine. Et lui aussi il voulait s'en aller. Peut-être avait-il oublié qu'il y avait déjà un an qu'ils s'étaient embrassés sur l'air de Ramona et qu'elle avait un an de plus que ce soir-là. Il fallait le lui rappeler. On disait qu'il avait eu toutes les plus belles indigènes de la plaine et même les autres, celles qui l'étaient moins. Et toutes les blanches de Ram suffisamment jeunes pour cela. Sauf elle. Suffisait de vouloir avec assez de courage.
— Elle m'a confié ça pour que j'essaie de le vendre au père Bart, dit Agosti en revenant.
Il tenait le diamant, sans précaution aucune, et il le faisait sauter dans le creux de sa main avec habileté, comme il aurait fait d'une petite balle.
— Tu devrais essayer de le vendre, ça lui ferait du bien.
Agosti réfléchit.
— D'où c'est que vous le sortez ?
Suzanne se releva et regarda Agosti en souriant.
— C'est un type qui me l'a donné.
Agosti se mit à sourire aussi.
— Le type à la Léon Bollée ?
— Bien sûr, qui d'autre aurait pu me donner un diam ?
Agosti se mit à regarder Suzanne avec beaucoup d'attention.
— J'aurais jamais cru, dit-il après un moment. Dis donc, t'es une belle putain.
— Je couchais pas avec lui, dit Suzanne. Elle riait toujours.
— A d'autres. — Il regarda le diamant sans rire et ajouta : — Ça me dégoûte de le vendre, même au père Bart.
— Il croyait que je coucherais avec lui, dit Suzanne, c'est pas pareil.
— T'as rien fait avec lui ?
Suzanne sourit davantage, comme si elle se moquait.
— Quelquefois quand je me baignais je me montrais à lui. A poil. C'est tout.
Les expressions de Joseph lui remontaient à la tête, délicieusement comme dans l'ivresse et comme dans l'ivresse, elles sortaient toutes seules.
— Merde, dit Agosti, c'est vache.
Mais il la regardait vraiment avec beaucoup d'attention.
— Et rien que pour te voir...
— Je suis bien foutue, dit Suzanne.
— Tu ne te l'envoies pas dire.
— La preuve, dit Suzanne en montrant le diamant.
Il passa une seconde fois. Cette fois-là, Suzanne comprit que c'était pour elle. Il ne monta même pas au bungalow.
— Je crois que le père Bart va marcher, dit-il sur un drôle de ton, s'il n'en veut pas, ou bien je laisse tomber le pernod ou bien je le dénonce.
Et tout de suite après il lui annonça.
— Dans quelques jours je viendrai te chercher, faut que tu voies ma plantation d'ananas.
Il lui sourit et se mit à siffler l'air de Ramona. Puis, sans lui dire au revoir il s'en alla tout en sifflant.