Le départ de Joseph approchait. Parfois la mère allait trouver Suzanne en pleine nuit et elle lui en parlait. A la fin, à force d'y penser, elle se demandait si ce n'était pas quand même une solution.

— Je ne vois pas comment l'en empêcher, disait la mère, je crois que je n'en ai pas le droit parce que je ne vois pas comment il en sortirait autrement.

Elle n'abordait ce sujet-là que la nuit et seulement avec Suzanne. Après des heures passées à faire ses comptes en tête-à-tête avec le caporal, elle trouvait le courage de parler de Joseph. Pendant le jour elle s'illusionnait peut-être encore mais au milieu de la nuit, non, elle devenait lucide et pouvait en parler calmement.

— S'il m'en veut, disait-elle, il doit avoir raison. La seule bonne chose qui pourrait vous arriver c'est que je meure. Le cadastre aurait pitié de vous. Il vous donnerait la concession définitive des cinq hectares. Vous pourriez vendre et partir.

— Partir où ? demandait Suzanne.

— A la ville. Joseph trouverait du travail. Toi tu irais chez Carmen en attendant de trouver à te marier.

Suzanne ne répondait pas. La mère s'en allait presque aussitôt après avoir lâché toujours ces mêmes paroles. Décidément ce qu'elle disait importait peu à Suzanne. Jamais encore elle ne lui avait paru aussi vieille et aussi folle. L'imminence du départ de Joseph la reléguait, avec ses inquiétudes et ses scrupules, dans un passé sans intérêt. Seul Joseph comptait. Ce qui était arrivé à Joseph. Suzanne le quittait très peu depuis leur retour à la plaine. Lorsqu'il allait à Ram en carriole, il l'emmenait avec lui la plupart du temps. Cependant, depuis qu'il lui avait raconté son histoire, c'est-à-dire depuis les premiers jours qui avaient suivi leur retour, il lui parlait très peu. Mais si peu que ce soit il lui parlait quand même plus qu'à la mère à qui, visiblement, il n'avait plus le courage d'adresser la parole. Ce qu'il disait n'appelait aucune réponse. Il parlait seulement parce qu'il ne pouvait plus résister à l'envie qu'il avait de parler de cette femme. Il n'était question que d'elle presque toujours. Jamais il n'aurait cru qu'on pouvait être heureux de la sorte avec une femme. Il disait que toutes celles qu'il avait connues avant celle-ci ne comptaient en rien. Qu'il était sûr qu'il pourrait rester des jours et des jours avec elle dans un lit. Qu'ils étaient restés trois jours entiers à faire l'amour en ne mangeant qu'à peine et qu'ils en avaient oublié tout le reste. Sauf lui, la mère. C'était ça qui l'avait fait revenir à l'Hôtel Central et non pas le manque d'argent.

Ce fut à l'occasion d'un voyage à Ram que Joseph avoua à Suzanne que la femme allait venir le chercher. C'était lui qui lui avait demandé d'attendre une quinzaine de jours avant de venir. Il n'aurait pas su dire exactement pourquoi : « Peut-être que j'avais envie de revoir ce bordel une dernière fois, pour être sûr. » Maintenant elle ne pouvait plus tarder. Il avait pensé à ce qu'elles deviendraient une fois qu'il serait parti de la plaine, il y avait longuement pensé. Pour la mère il ne voyait plus d'avenir possible en dehors de la concession. C'était un vice incurable : « Je suis sûr que toutes les nuits elle recommence ses barrages contre le Pacifique. La seule différence c'est qu'ils ont ou cent mètres de haut, ou deux mètres de haut, ça dépend si elle va bien ou non. Mais petits ou grands, elle les recommence toutes les nuits. C'était une trop belle idée. » Il ne pourrait jamais les oublier, prétendait-il. Il ne pourrait jamais l'oublier elle, ou plutôt ce qu'elle avait enduré.

— C'est comme si j'oubliais qui je suis, c'est impossible.

Il ne croyait plus qu'elle pourrait vivre encore très longtemps mais contrairement à autrefois il croyait que ça n'avait plus beaucoup d'importance. Lorsque quelqu'un avait tellement envie de mourir on ne devait pas l'en empêcher. Tant qu'il saurait la mère vivante il ne pourrait d'ailleurs rien faire de bon dans la vie, rien entreprendre. Chaque fois qu'il avait fait l'amour avec cette femme, il avait pensé à elle, il s'était souvenu qu'elle, elle n'avait jamais fait l'amour depuis que leur père était mort parce qu'elle croyait, comme une imbécile, qu'elle n'en avait pas le droit, pour qu'ils puissent eux, le faire un jour. Il lui raconta qu'elle avait été très amoureuse d'un employé de l'Eden pendant deux ans, c'était elle qui le lui avait dit, et qu'elle n'avait jamais couché avec lui une seule fois toujours à cause d'eux. Il lui parla de l'Eden. De l'horreur qu'étaient ces dix ans que la mère avait passés à tenir le piano à l'Eden. Il s'en souvenait mieux qu'elle parce qu'il était plus grand. Et elle-même lui en avait quelquefois parlé.

La mère avait dû se remettre brusquement au piano lorsque la place de pianiste à l'Eden lui avait été offerte. Elle n'avait pas joué depuis dix ans, depuis sa sortie de l'École normale. Elle lui avait dit : « Quelquefois je pleurais de voir mes mains devenues si bêtes devant les partitions, quelquefois même j'avais envie de crier, de m'en aller, de fermer le piano. » Mais peu à peu ses mains — s'y étaient remises. D'autant plus que les mêmes partitions revenaient invariablement et que le directeur de l'Eden lui permettait de s'entraîner le matin. Elle vivait dans la hantise d'être remerciée. Et si elle avait pris l'habitude d'amener ses enfants avec elle, c'était moins parce qu'elle n'osait pas les laisser seuls à la maison que pour attendrir la direction sur son sort. Elle arrivait un peu avant la séance, elle disposait des couvertures sur deux fauteuils, de chaque côté du piano et elle y couchait ses enfants. Joseph s'en souvenait bien. La chose s'était sue rapidement et, pendant que la salle se remplissait, des spectateurs venaient près de la fosse regarder les deux enfants de la pianiste qui s'endormaient. C'était devenu vite une sorte d'attraction dont la direction n'était pas fâchée. La mère lui avait dit : « C'est parce que vous étiez si beaux, qu'on venait vous regarder. Parfois à côté de vous, je trouvais des jouets, des bonbons. » Elle le croyait encore. Elle croyait que c'était parce qu'ils étaient beaux qu'on leur donnait des jouets. Il n'avait jamais osé lui dire la vérité. Ils s'endormaient immédiatement après l'extinction des lumières et le commencement des Actualités. La mère jouait pendant deux heures. Il lui était impossible de suivre le film sur l'écran : le piano était non seulement sur le même plan que l'écran mais bien au-dessous du niveau de la salle.

En dix ans la mère n'avait pas pu voir un seul film. Pourtant à la fin, ses mains étaient devenues si habiles qu'elle n'avait plus à regarder le clavier. Mais elle ne voyait toujours rien du film qui passait au-dessus de sa tête. « Quelquefois il me semblait que je dormais en jouant. Quand j'essayais de regarder l'écran c'était terrible, la tête me tournait. C'était une bouillie noire et blanche qui dansait au-dessus de ma tête et qui me donnait le mal de mer. » Une fois, une seule fois, son envie de voir un film avait été tellement forte qu'elle s'était fait porter malade et qu'elle était venue en cachette au cinéma. Mais à la sortie un employé l'avait reconnue et elle n'avait jamais osé recommencer. Une seule fois en dix ans elle avait osé le faire. Pendant dix ans elle avait eu envie d'aller au cinéma et elle n'avait pu y aller qu'une seule fois en se cachant. Pendant dix ans cette envie était restée en elle aussi fraîche, tandis qu'elle, elle vieillissait. Et au bout de dix ans ç'avait été trop tard, elle était partie pour la plaine.

C'était tellement intenable de se rappeler ces choses sur elle, qu'il était préférable pour lui et pour Suzanne, que la mère meure : « Il faudra que tu te souviennes de ces histoires, de l'Eden, et que toujours tu fasses le contraire de ce qu'elle a fait. » Pourtant, il l'aimait. Il croyait même, disait-il, qu'il n'aimerait jamais aucune femme comme il l'aimait. Qu'aucune femme ne la lui ferait oublier. « Mais vivre avec elle, non, ce n'était pas possible. »

Ce qu'il regrettait, c'était de ne pas pouvoir tuer les agents de Kam avant de partir. Il avait lu la lettre que la mère leur avait adressée avant de la remettre au chauffeur du car comme elle le lui avait demandé et une fois qu'il l'avait lue, il avait décidé de ne pas la remettre et de la garder. Il avait décidé de la garder toujours. Lorsqu'il la lisait il se sentait devenir comme il aimait être, capable de tuer les agents de Kam s'il les avait rencontrés. C'était comme ça qu'il désirait rester toute sa vie, quoi qu'il lui arrive, même s'il devenait très riche. Cette lettre lui serait bien plus utile qu'elle ne le serait jamais entre les mains des agents de Kam.

Ainsi même s'ils devaient la faire souffrir, les projets de Joseph se tramaient en raison de ce qu'avait enduré la mère. S'il était devenu méchant avec elle il disait que c'était aussi nécessaire que de l'être avec les agents de Kam.

Suzanne ne saisissait pas toute la portée des paroles de Joseph mais elle les écoutait religieusement comme le chant même de la virilité et de la vérité. En y repensant, elle s'aperçut avec émotion qu'elle se sentait capable, elle-même, de conduire sa vie comme Joseph disait qu'il fallait faire. Elle vit alors que ce qu'elle admirait chez Joseph était d'elle aussi.

 

Pendant les huit jours qui avaient suivi leur retour Joseph était fatigué et triste. Il ne se levait que pour les repas. Il ne se lavait guère. Mais ensuite au contraire il recommença à tirer quelques échassiers de la véranda et à se laver tous les jours avec beaucoup de soin. Ses chemises étaient toujours très propres et il se rasait tous les matins. C'est pourquoi la mère sut que son départ approchait. A le voir d'ailleurs, n'importe qui l'aurait deviné et aussi que personne, rien, ne pouvait plus l'empêcher de partir. A chaque heure du jour il était prêt.

L'attente, en tout, dura un mois. La mère, et pour cause, ne reçut aucune réponse du cadastre, ni même de la banque. Mais ça lui était devenu égal. A la fin, elle ne réveillait plus Suzanne pour lui parler de Joseph. Peut-être même souhaitait-elle le voir partir au plus vite du moment qu'il partait. Elle devait vaguement penser que tant qu'il serait là, elle ne pourrait pas proposer le diamant au père Bart. Parce que depuis que le père Bart avait acheté le phonographe, elle pensait à lui. Elle en parlait, ne parlait à vrai dire que de lui, de sa fortune, des possibilités qu'il avait, des placements qu'elle aurait faits à sa place au lieu de faire le trafic du pernod, etc. Était-ce pour se ménager une fois de plus une façon d'avenir ? Elle-même ne devait pas clairement le savoir. Ni savoir ce qu'elle ferait de l'argent, si jamais elle réussissait à vendre le crapaud au père Bart, une fois Joseph parti.

 

Un des projets les plus constants de la mère avait été de pouvoir un jour faire remplacer la toiture de chaume du bungalow par une toiture en tuiles. Non seulement elle n'avait jamais pu le faire, mais elle n'avait même pas pu, depuis six ans, faire renouveler l'ancienne toiture de chaume. Et une de ses craintes, non moins constante, avait toujours été que les vers se mettent au chaume avant qu'elle ait eu assez d'argent pour le faire remplacer. Or, quelques jours avant le départ de Joseph, ses craintes se réalisèrent et il se fit une gigantesque éclosion de vers dans le chaume pourri. Lentement, régulièrement, ils commencèrent à tomber du toit. Ils crissaient sous les pieds nus, tombaient dans les jarres, sur les meubles, dans les plats, dans les cheveux.

Cependant ni Joseph, ni Suzanne, ni même la mère n'y firent la moindre allusion. Il n'y eut que le caporal qui s'en émut. Comme l'oisiveté lui pesait, sans attendre que la mère lui en donne l'ordre, il se mit à balayer toute la journée durant les planchers du bungalow.