Quand ils allaient à Ram, la mère relevait sa natte et se chaussait. Mais elle gardait sa robe de cotonnade grenat, qu'elle ne quittait d'ailleurs jamais que pour dormir. Quand elle venait de la laver, elle se couchait et dormait pendant que la robe séchait. Suzanne aussi se chaussait, de la seule paire de souliers qu'elle eût, des souliers de bal en satin noir qu'elles avaient trouvés en solde à la ville. Mais elle changeait de vêtements pour l'occasion, quittait son pantalon malais et passait une robe. Joseph, lui, restait comme d'habitude. Le plus souvent, il ne se chaussait même pas. Cependant, quand c'était le jour du courrier du Siam, il enfilait ses sandales de tennis pour pouvoir danser avec les passagères.
En arrivant à la cantine de Ram, ils virent, stationnée dans la cour, une magnifique limousine à sept places, de couleur noire. A l'intérieur, en livrée, un chauffeur attendait patiemment. Aucun d'eux ne l'avait encore vue. Ce ne pouvait être une auto de chasseur. Les chasseurs n'avaient pas de limousine mais des torpédos décapotables. Joseph bondit de la B. 12. Il s'approcha et, lentement, fit deux fois le tour de l'auto. Puis il se posta devant le moteur et l'examina longuement sous l'œil étonné du chauffeur. « Talbot ou Léon Bollée », dit Joseph. N'ayant pas pu décider de la marque, il se résolut à monter dans le bar de la cantine avec Suzanne et la mère.
Il y avait là les trois fonctionnaires du poste, quelques officiers de marine attablés avec des passagères, le fils Agosti qui jamais ne ratait un courrier et enfin, seul à sa table, jeune, inespéré, le propriétaire présumé de la limousine.
Le père Bart se leva, se déplaça lentement de sa caisse et vint vers la mère. Il y avait vingt ans qu'il était titulaire de la cantine de Ram. Il ne l'avait jamais quittée. Il y avait vieilli et grossi. C'était maintenant un homme d'une cinquantaine d'années, apoplectique et obèse, imbibé de pernod. Quelques années plus tôt, le père Bart avait adopté un enfant de la plaine qui le déchargeait de tout le service de la cantine et qui, à ses moments perdus, l'éventait derrière le comptoir, où il se retirait pour cuver son pernod dans une immobilité bouddhique. A quelque heure qu'on le vît, le père Bart était en nage, un pernod en train, non loin de lui. Il ne se déplaçait que pour accueillir ses clients. Il ne faisait rien d'autre. Il allait vers eux avec une lenteur de monstre marin sorti de son élément, sans presque soulever ses pieds du sol tant le gênait son ventre inoubliable, véritable barrique d'absinthe. Il ne faisait pas que la boire. Il vivait d'en faire la contrebande, et en était riche. On venait lui en chercher de très loin, depuis les plantations du Nord. Il était sans enfants, sans famille, et pourtant tenait tellement à son argent qu'il n'avait jamais accepté d'en prêter, ou à des taux si élevés que personne de la plaine n'avait eu la folie, ou l'astuce, d'accepter. C'était ce qu'il souhaitait, persuadé que l'argent prêté dans la plaine était de l'argent perdu. Il était pourtant le seul blanc dans la plaine dont on pût dire qu'il aimait la plaine. Il est vrai qu'il y avait trouvé un moyen d'en vivre en même temps qu'une raison de vivre : le pernod. On le disait bon parce qu'il avait adopté un enfant. Et si l'enfant l'éventait on se disait qu'après tout, l'enfant était mieux là à l'éventer qu'à garder les buffles sous le soleil de la plaine. Cette action généreuse, et la réputation qu'elle lui valait, l'assuraient d'une parfaite tranquillité dans son activité de contrebande. Elles étaient sans doute pour beaucoup dans l'attribution que lui avait faite le gouvernement général de la colonie, de la Légion d'honneur, pour avoir tenu, vingt ans, dans le souci constant du prestige français, la cantine de Ram, « poste éloigné ».
— Comment vont les affaires ? demanda le père Bart à la mère en lui serrant la main.
— Ça va, ça va, dit la mère sans insister.
— Vous avez de chics clients, dit Joseph, merde, cette limousine...
— C'est à un type des caoutchoucs du Nord, c'est autrement riche que par ici.
— C'est pas vous qui avez à vous plaindre, dit la mère, trois courriers par semaine, c'est beau. Et il y a le pernod.
— Il y a des risques, chaque semaine maintenant ils rappliquent, il y a des risques, c'est la corrida chaque semaine.
— Montrez-nous ce planteur du Nord, dit la mère.
— C'est le type près d'Agosti, dans le coin. Il revient de Paris.
Ils l'avaient déjà vu à côté d'Agosti. Il était seul à sa table. C'était un jeune homme qui paraissait avoir vingt-cinq ans, habillé d'un costume de tussor grège. Sur la table il avait posé un feutre du même grège. Quand il but une gorgée de pernod ils virent à son doigt un magnifique diamant, que la mère se mit à regarder en silence, interdite.
— Merde, quelle bagnole, dit Joseph. Il ajouta : Pour le reste, c'est un singe.
Le diamant était énorme, le costume en tussor, très bien coupé. Jamais Joseph n'avait porté de tussor. Le chapeau mou sortait d'un film : un chapeau qu'on se posait négligemment sur la tête avant de monter dans sa quarante chevaux et d'aller à Longchamp jouer la moitié de sa fortune parce qu'on a le cafard à cause d'une femme. C'était vrai, la figure n'était pas belle. Les épaules étaient étroites, les bras courts, il devait avoir une taille au-dessous de la moyenne. Les mains petites étaient soignées, plutôt maigres, assez belles. Et la présence du diamant leur conférait une valeur royale, un peu déliquescente. Il était seul, planteur, et jeune. Il regardait Suzanne. La mère vit qu'il la regardait. La mère à son tour regarda sa fille. A la lumière électrique ses taches de rousseur se voyaient moins qu'au grand jour. C'était sûrement une belle fille, elle avait des yeux luisants, arrogants, elle était jeune, à la pointe de l'adolescence, et pas timide.
— Pourquoi tu fais une tête d'enterrement ? dit la mère. Tu ne peux pas avoir une fois l'air aimable ?
Suzanne sourit au planteur du Nord. Deux longs disques passèrent, fox-trot, tango. Au troisième, fox-trot, le planteur du Nord se leva pour inviter Suzanne. Debout il était nettement mal foutu. Pendant qu'il avançait vers Suzanne, tous regardaient son diamant : le père Bart, Agosti, la mère, Suzanne. Pas les passagers, ils en avaient vu d'autres, ni Joseph parce que Joseph ne regardait que les autos. Mais tous ceux de la plaine regardaient. Il faut dire que ce diamant-là, oublié sur son doigt par son propriétaire ignorant, valait à lui seul à peu près autant que toutes les concessions de la plaine réunies.
— Vous permettez, madame ? demanda le planteur du Nord en s'inclinant devant la mère.
La mère dit mais comment donc je vous en prie et rougit. Déjà, sur la piste, des officiers dansaient avec des passagères. Le fils Agosti, avec la femme du douanier.
Le planteur du Nord ne dansait pas mal. Il dansait lentement, avec une certaine application académique, soucieux peut-être de manifester ainsi à Suzanne, son tact, sa classe, et sa considération.
— Est-ce que je pourrai être présenté à madame votre mère ?
— Bien sûr, dit Suzanne.
— Vous habitez la région ?
— Oui, on est d'ici. C'est à vous l'auto qui est en bas ?
— Vous me présenterez sous le nom de M. Jo.
— Elle vient d'où ? elle est formidable.
— Vous aimez les autos tellement que ça ? demanda M. Jo en souriant.
Sa voix ne ressemblait pas à celle des planteurs ou des chasseurs. Elle venait d'ailleurs, elle était douce et distinguée.
— Beaucoup, dit Suzanne. Ici, il n'y en a pas ou bien c'est des torpédos.
— Une belle fille comme vous doit s'ennuyer dans la plaine... dit doucement M. Jo non loin de l'oreille de Suzanne.
Un soir, il y avait deux mois, le fils Agosti l'avait entraînée hors de la cantine où le pick-up jouait Ramona, et, sur le port, il lui avait dit qu'elle était une belle fille, puis il l'avait embrassée. Une autre fois, un mois plus tard, un officier du courrier lui avait proposé de lui faire visiter son bateau, et dès le début de la visite l'avait entraînée dans une cabine de première classe où il lui avait dit qu'elle était une belle fille puis il l'avait embrassée. Elle s'était seulement laissé embrasser. C'était donc la troisième fois qu'on le lui disait.
— Quelle marque c'est ? demanda Suzanne.
— C'est une Maurice Léon Bollée. C'est ma marque préférée. Si ça vous amuse on pourra faire un tour avec. N'oubliez pas de me présenter à madame votre mère.
— Ça fait combien de chevaux ?
— Je crois, vingt-quatre, dit M. Jo.
— Combien ça coûte une Maurice Léon Bollée ?
— C'est un modèle spécial, commandé spécialement à Paris. Celle-ci m'a coûté cinquante mille francs.
La B. 12 avait coûté dans les quatre mille francs et la mère avait mis quatre ans à la payer.
— C'est formidable ce que c'est cher, dit Suzanne.
M. Jo regardait de plus en plus près les cheveux de Suzanne, et de temps en temps ses yeux baissés, et sous ses yeux, sa bouche.
— Si on avait une auto comme ça, on viendrait tous les soirs à Ram, ça nous changerait. A Ram, et partout ailleurs.
— La richesse ne fait pas le bonheur, dit nostalgiquement M. Jo, comme vous avez l'air de le croire.
La mère proclamait : « Il n'y a que la richesse pour faire le bonheur. Il n'y a que des imbéciles qu'elle ne fasse pas le bonheur. » Elle ajoutait : « Il faut, évidemment, essayer de rester intelligent quand on est riche. » Encore plus péremptoirement qu'elle, Joseph affirmait que la richesse faisait le bonheur, il n'y avait pas de question. La limousine de M. Jo à elle seule aurait fait le bonheur de Joseph.
— Je ne sais pas, dit Suzanne. Nous j'ai l'impression qu'on se débrouillerait pour que ça nous le fasse, le bonheur.
— Vous êtes si jeune, dit-il d'une voix susurrée. Ah, vous ne pouvez pas savoir.
— C'est pas parce que je suis jeune, dit Suzanne. C'est vous qui êtes trop riche.
M. Jo la serrait maintenant très fort contre lui. Lorsque le fox-trot fut terminé il le regretta.
— J'aurais bien continué cette danse...
Il suivit Suzanne jusqu'à leur table.
— Je te présente M. Jo, dit Suzanne à la mère.
La mère se leva pour dire bonjour à M. Jo et lui sourit. En conséquence, Joseph ne se leva pas et ne sourit pas.
— Asseyez-vous à notre table, dit la mère, prenez quelque chose avec nous.
Il s'assit à côté de Joseph.
— C'est moi qui invite, dit-il. Il se tourna vers le père Bart :
— Du Champagne bien frappé, demanda-t-il. Depuis mon retour de Paris je n'ai pas réussi à en boire du bon.
— Il y en a chaque soir de courrier, dit le père Bart, vous m'en direz des nouvelles.
M. Jo souriait de toutes ses dents qui étaient belles. Joseph les remarqua et, de M. Jo tout entier, ne regarda que ces dents. Il avait l'air un peu dépité : les siennes étaient abîmées et il ne pouvait pas les faire arranger. Il y avait, avant ses dents, tellement de choses à arranger, que parfois il doutait qu'ils y arriveraient un jour.
— Vous revenez de Paris ? demanda la mère.
— Je débarque. Je suis à Ram pour trois jours. Je suis venu surveiller un embarquement de latex.
La mère, rougissante, souriante, buvait les paroles de M. Jo. Celui-ci s'en apercevait et il avait l'air d'en être très satisfait. Ça devait être assez rare qu'on l'écoute dans l'émerveillement. Il soignait la mère du regard et il évitait encore de prêter une trop grande attention à ce qui l'intéressait : Suzanne. Il n'avait pas encore pris garde au frère, pas encore. Il remarquait seulement que Suzanne, elle, n'avait d'yeux que pour ce frère qui se contentait de fixer soit ses dents, soit la piste d'un air morne et furieux.
— Son auto, dit Suzanne, c'est une Maurice Léon Bollée.
Elle se sentait très près de Joseph, toujours, devant un tiers, et surtout quand il était aussi visiblement emmerdé que ce soir. Joseph parut se réveiller. Il demanda d'un ton maussade :
— Ça fait combien de chevaux une bagnole comme ça ?
— Vingt-quatre, dit négligemment M. Jo.
— Merde, vingt-quatre chevaux... Quatre vitesses sans doute ?
— Oui, quatre.
— On démarre en seconde comme on veut, non ?
— Oui, si on veut, mais ça esquinte le changement de vitesse.
— Ça tient la route ?
— A quatre-vingts dans un fauteuil. Mais celle-là, je ne l'aime pas, j'ai un roadster deux places et avec ça j'arrive à cent sans aucun mal.
— Combien de litres au cent ?
— Quinze sur route. Dix-huit en ville. Vous avez quelle marque vous autres ?
Joseph regarda Suzanne l'air ahuri et, tout à coup, il rit.
— C'est pas la peine d'en parler...
— C'est une Citroën, dit la mère. Une bonne vieille Citroën qui nous a rendu bien des services. Pour la piste, elle est bien suffisante.
— On voit que tu la conduis pas souvent, dit Joseph.
La musique avait recommencé. M. Jo battait discrètement la mesure en tapotant la table de son doigt endiamanté. Ses réponses étaient suivies de longs et puissants silences de la part de Joseph. Mais sans doute M. Jo n'osait-il pas changer de sujet de conversation. Tout en répondant à Joseph, il ne quittait plus Suzanne des yeux. Il le pouvait en toute tranquillité. Suzanne était si attentive aux réactions de Joseph qu'elle ne regardait plus que lui.
— Et le roadster ? demanda Joseph.
— Comment ?
— Combien au cent, le roadster ?
— Plus, dit M. Jo. Dix-huit sur route. Ça fait trente chevaux.
— Merde, dit Joseph.
— Les Citroën consomment moins, non ?
Joseph rit très fort. Il termina sa coupe de Champagne et s'en versa une autre. Il avait tout à coup l'air décidé à se marrer.
— Vingt-quatre, dit-il.
— Psst ! fit M. Jo.
— Mais ça s'explique, dit Joseph.
— C'est beaucoup.
— Au lieu de douze, dit Joseph, mais ça s'explique... Le carburateur, c'est plus un carburateur, c'est une passoire.
Le fou rire de Joseph était contagieux. C'était un rire étouffant, encore enfantin, qui sortait avec une fougue irrésistible. La mère devint rouge, essaya de se retenir mais sans y arriver.
— S'il n'y avait que ça, dit Joseph, ce serait rien.
La mère rit de toute sa gorge.
— C'est vrai, dit-elle, s'il n'y avait que le carburateur...
Suzanne rit aussi. Elle n'avait pas le même rire que Joseph, le sien était un peu sifflant, plus aigu. C'était arrivé en quelques secondes. M. Jo paraissait décontenancé. Il devait se demander si son succès ne se trouvait pas un peu compromis et comment parer à ce risque.
— Et le radiateur ! dit Suzanne.
— Un record, dit Joseph, vous n'avez jamais vu ça.
— Dis combien, Joseph, dis-le...
— Il a fait, avant que je le répare un peu, jusqu'à cinquante litres au cent.
— Ah ! s'esclaffa la mère, c'est rare, ça, cinquante litres au cent.
— Et encore, dit Joseph, s'il n'y avait que ça, le carburateur et le radiateur...
— C'est vrai, dit la mère, s'il n'y avait que ça... ce ne serait rien.
M. Jo essaya de rire. Il se forçait un tout petit peu. Peut-être qu'ils allaient l'oublier. Ils avaient l'air un peu sonnés.
— Et nos pneus ! dit Joseph, nos pneus... Ils...
Joseph riait tellement qu'il ne pouvait plus former ses mots. Le même rire invincible et mystérieux secouait la mère et Suzanne.
— Devinez avec quoi on roule dans nos pneus, dit Joseph, devinez...
— Allez-y, dit Suzanne, devinez...
— Il peut toujours courir, dit Joseph, pour trouver.
L'enfant adoptif avait apporté une deuxième bouteille de Champagne sur la demande de M. Jo. Agosti les écoutait et riait ferme. Les officiers et les passagères qui n'y comprenaient pourtant rien s'étaient mis à rire à leur tour, mais doucement.
— Cherchez, dit Suzanne, allez-y. Remarquez, c'est pas toujours, heureusement...
— Je ne sais pas moi, avec des chambres à air de moto, dit M. Jo de l'air de celui qui a trouvé comment on danse sur cet air-là.
— Pas du tout, vous n'y êtes pas du tout, dit Suzanne.
— Des feuilles de bananier, dit Joseph, on les bourre...
M. Jo rit franchement pour la première fois. Mais pas si fort qu'eux, c'était sans doute une question de tempérament. Joseph avait atteint un tel degré d'hilarité qu'il en perdait la respiration et que son rire, silencieux, le mettait au point mort du paroxysme. M. Jo avait renoncé à inviter Suzanne. Il attendait patiemment que ça se passe.
— C'est original, c'est marrant, comme on dit à Paris.
Ils ne l'écoutaient pas.
— Nous, quand on part en voyage... dit Joseph, on attache le caporal sur le garde-boue avec un arrosoir à côté de lui...
Il hoquetait entre chaque mot.
— A la place du phare... il sert aussi de phare... le caporal c'est notre radiateur et c'est notre phare, dit Suzanne.
— Ah ! j'étouffe... tais-toi... tais-toi... dit la mère.
— Et les portières, dit Joseph, les portières, elles tiennent au fil de fer...
— Je ne me rappelle plus, dit la mère, je ne me rappelle même plus comment elles pouvaient être les poignées de nos portières...
— Avec nous, dit Joseph, pas besoin de poignées, on saute dedans, hop ! à condition de s'y prendre du côté où il y a un marchepied. Suffit d'avoir l'habitude.
— Mais ça, on l'a, l'habitude, dit Suzanne.
— Tais-toi, dit la mère, je vais avoir une crise.
Elle était très rouge. Elle était vieille, elle avait eu tant de malheurs, et si peu l'occasion d'en rire, que le rire en effet, s'emparant d'elle, l'ébranlait dangereusement. La force de son rire ne semblait pas venir d'elle et gênait, faisait douter de sa raison.
— Nous, pas besoin de phares... dit Joseph. Une lampe de chasse, c'est aussi bien.
M. Jo les regardait avec l'air de quelqu'un qui se demande si ça va finir un jour. Mais il écoutait patiemment.
— C'est agréable de tomber sur des gens comme vous, aussi gais que vous, dit-il, essayant sans doute de les détacher de l'inépuisable B. 12 et de sortir de ce labyrinthe.
— Aussi gais que nous ?... dit la mère interloquée.
— Qu'est-ce qu'il dit, qu'on est gais ?... reprit Suzanne.
— Ah ! s'il savait, merde, s'il savait... dit Joseph.
Mais lui, Joseph, en voulait, décidément.
— Et encore, dit-il, s'il n'y avait que ça, le réservoir, les phares, ... s'il n'y avait que ça...
La mère et Suzanne le regardaient intensément. Quel rebondissement avait encore trouvé Joseph ? Elles ne devinaient pas encore, mais le rire qui avait commencé à faiblir recommença à les secouer.
— Les fils de fer, continua Joseph, les feuilles de bananier, s'il n'y avait que ça...
— C'est vrai, s'il n'y avait que ça... dit Suzanne d'un air interrogateur.
— S'il n'y avait que l'auto, dit Joseph.
— Ce ne serait rien, dit la mère, rien du tout...
Impatient, en avance sur le leur, le rire de Joseph les gagnait.
— Il n'y a pas que l'auto. On avait des barrages... des barrages...
La mère et Suzanne poussèrent un cri aigu d'intense satisfaction. A son tour Agosti pouffa de rire. Et le sourd glouglou qui s'élevait du côté de la caisse signifiait que le père Bart lui aussi s'en mêlait.
— Ah ! les crabes... les crabes... s'exclama la mère.
— Les crabes nous les ont bouffés, dit Joseph.
— Même les crabes... dit Suzanne, qui s'y sont mis.
— C'est vrai... même les crabes, dit la mère, ils sont contre nous...
Certains clients avaient recommencé à danser. Agosti continua à se marrer parce qu'il connaissait bien leur histoire, aussi bien que la sienne. Ç'aurait pu être la sienne, celle de chacun des concessionnaires de la plaine. Les barrages de la mère dans la plaine, c'était le grand malheur et la grande rigolade à la fois, ça dépendait des jours. C'était la grande rigolade du grand malheur. C'était terrible et c'était marrant. Ça dépendait de quel côté on se plaçait, du côté de la mer qui les avait fichus en l'air, ces barrages, d'un seul coup d'un seul, du côté des crabes qui en avaient fait des passoires, ou au contraire, du côté de ceux qui avaient mis six mois à les construire dans l'oubli total des méfaits pourtant certains de la mer et des crabes. Ce qui était étonnant c'était qu'ils avaient été deux cents à oublier ça en se mettant au travail.
Tous les hommes des villages voisins de la concession auprès desquels la mère avait délégué le caporal étaient venus. Et après les avoir rassemblés aux abords du bungalow, la mère leur avait expliqué ce qu'elle voulait d'eux.
— Si vous le voulez, nous pouvons gagner des centaines d'hectares de rizières et cela sans aucune aide des chiens du cadastre. Nous allons faire des barrages. Deux sortes de barrages : les uns parallèles à la mer, les autres, etc.
Les paysans s'étaient un peu étonnés. D'abord parce que depuis des millénaires que la mer envahissait la plaine ils s'y étaient à ce point habitués qu'ils n'auraient jamais imaginé qu'on pût l'empêcher de le faire. Ensuite parce que leur misère leur avait donné l'habitude d'une passivité qui était leur seule défense devant leurs enfants morts de faim ou leurs récoltes brûlées par le sel. Ils étaient revenus pourtant trois jours de suite et toujours en plus grand nombre. La mère leur avait expliqué comment elle envisageait de construire ces barrages. Ce qu'il fallait d'après elle c'était les étayer avec des troncs de palétuviers. Elle savait où s'en procurer. Il y en avait des stocks aux abords de Kam qui, une fois la piste terminée, étaient restés sans emploi. Des entrepreneurs lui avaient offert de les lui céder au rabais. Elle seule d'ailleurs prendrait ces frais-là à sa charge.
Il s'en était trouvé une centaine qui avaient accepté dès le début. Mais ensuite, quand les premiers avaient commencé à descendre dans les barques qui partaient du pont vers les emplacements désignés pour la construction, d'autres s'étaient joints à eux en grand nombre. Au bout d'une semaine tous à peu près s'étaient mis à la construction des barrages. Un rien avait suffi à les faire sortir de leur passivité. Une vieille femme sans moyens qui leur disait qu'elle avait décidé de lutter les déterminait à lutter comme s'ils n'avaient attendu que cela depuis le commencement des temps.
Et pourtant la mère n'avait consulté aucun technicien pour savoir si la construction des barrages serait efficace. Elle le croyait. Elle en était sûre. Elle agissait toujours ainsi, obéissant à des évidences et à une logique dont elle ne laissait rien partager à personne. Le fait que les paysans aient cru ce qu'elle leur disait l'affermit encore dans la certitude qu'elle avait trouvé exactement ce qu'il fallait faire pour changer la vie de la plaine. Des centaines d'hectares de rizières seraient soustraits aux marées. Tous seraient riches, ou presque. Les enfants ne mourraient plus. On aurait des médecins. On construirait une longue route qui longerait les barrages et desservirait les terres libérées.
Une fois les rondins achetés il se passa trois mois pendant lesquels il fallut attendre que la mer fût complètement retirée, et la terre assez sèche pour commencer les travaux de terrassement.
C'est pendant cette période d'attente que la mère avait vécu l'espoir de sa vie. Toutes ses nuits elle les passa alors à rédiger et à améliorer la rédaction des conditions de la future participation des paysans à l'exploitation des cinq cents hectares prochainement cultivables. Mais son impatience était telle qu'il ne lui suffit pas de faire ainsi des plans en attendant que vienne le moment. Avec ce qui lui restait d'argent, une fois les rondins payés, sans attendre, elle fit bâtir trois cases qu'elle baptisa village de guet à l'embouchure du rac. Les paysans avaient cru si nombreux à sa réussite qu'elle y croyait désormais sans une ombre. Pas un instant elle ne soupçonna que peut-être ils l'avaient crue parce qu'elle se montrait si sûre d'elle. Et pourtant elle leur avait parlé avec tant de certitude qu'un agent cadastral lui-même aurait pu se laisser convaincre. Une fois son village construit, la mère y installa trois familles, leur donna du riz, des barques et de quoi vivre jusqu'à la récolte des terres libérées.
Le moment propice à la construction des barrages arriva.
Les hommes avaient charrié les rondins depuis la piste jusqu'à la mer et ils s'étaient mis au travail. La mère descendait avec eux à l'aube et revenait le soir en même temps qu'eux. Suzanne et Joseph avaient beaucoup chassé pendant ce temps-là. Ç'avait été pour eux aussi une période d'espoir. Ils croyaient à ce qu'entreprenait leur mère : dès que la récolte serait terminée, ils pourraient faire un long voyage à la ville et d'ici trois ans quitter définitivement la plaine.
Le soir, parfois, la mère faisait distribuer de la quinine et du tabac aux paysans et à cette occasion elle leur parlait des changements prochains de leur existence. Ils riaient avec elle, à l'avance, de la tête que feraient les agents cadastraux devant les récoltes fabuleuses qu'ils auraient bientôt. Point par point elle leur racontait son histoire et leur parlait longuement de l'organisation du marché des concessions. Pour mieux encore soutenir leur élan, elle leur expliquait aussi comment les expropriations, dont beaucoup avaient été victimes au profit des poivriers chinois, étaient elles aussi explicables par l'ignominie des agents de Kam. Elle leur parlait dans l'enthousiasme, ne pouvant résister à la tentation de leur faire partager sa récente initiation et sa compréhension maintenant parfaite de la technique concussionnaire des agents de Kam. Elle se libérait enfin de tout un passé d'illusions et d'ignorance et c'était comme si elle avait découvert un nouveau langage, une nouvelle culture, elle ne pouvait se rassasier d'en parler. Des chiens, disait-elle, ce sont des chiens. Et les barrages, c'était la revanche. Les paysans riaient de plaisir.
Pendant la construction des barrages aucun agent n'était passé. Elle en était quelquefois un peu surprise. Ils ne pouvaient pas ignorer l'importance des barrages et ne pas s'en inquiéter. Cependant, elle-même n'avait pas osé leur écrire, de crainte de les alerter et de se voir interdire la poursuite d'une initiative malgré tout encore officieuse. Elle n'osa le faire qu'une fois les barrages terminés. Elle leur annonça qu'un immense quadrilatère de cinq cents hectares qui englobait la totalité de la concession allait être mis en culture. Le cadastre n'avait pas répondu.
La saison des pluies était arrivée. La mère avait fait de très grands semis près du bungalow. Les mêmes hommes qui avaient construit les barrages étaient venus faire le repiquage du paddy dans le grand quadrilatère fermé par les branches des barrages.
Deux mois avaient passé. La mère descendait souvent pour voir verdir les jeunes plants. Ça commençait toujours par pousser jusqu'à la grande marée de juillet.
Puis, en juillet, la mer était montée comme d'habitude à l'assaut de la plaine. Les barrages n'étaient pas assez puissants. Ils avaient été rongés par les crabes nains des rizières. En une nuit, ils s'effondrèrent.
Les familles que la mère avaient installées dans son village de guet étaient parties avec les jonques, les vivres, vers une autre partie de la côte. Les paysans des villages limitrophes de la concession étaient retournés à leurs villages. Les enfants avaient continué de mourir de faim. Personne n'en avait voulu à la mère.
L'année suivante, la petite partie des barrages qui avait tenu s'était à son tour écroulée.
— L'histoire de nos barrages, c'est à se taper le cul par terre, dit Joseph.
Et, en faisant marcher ses deux doigts, il imita, sur la table, la marche du crabe, la marche d'un crabe vers leurs barrages, dans la direction de M. Jo. Toujours aussi patient, M. Jo se désintéressait de la marche du crabe et dévisageait Suzanne qui, la tête levée, les yeux pleins de larmes, riait.
— Vous êtes drôles, dit M. Jo, vous êtes formidables.
Il battait la mesure du fox que l'on jouait, peut-être pour inciter Suzanne à danser.
— Il n'y en a pas deux, d'histoires comme celle de nos barrages, dit Joseph. On avait pensé à tout mais pas à ces crabes.
— On leur a coupé la route, dit Suzanne.
— ... Mais ça les a pas gênés, reprit Joseph, ils nous attendaient au tournant, de deux coups de pince, vlan ! les barrages en l'air.
— Des petits crabes couleur de boue, dit Suzanne, inventés pour nous...
— Il aurait fallu, dit la mère, du ciment armé... Mais où le trouver ?
Joseph lui coupa la parole. Le rire se calmait.
— Il faut vous dire, dit Suzanne, que c'est pas de la terre, ce qu'on a acheté...
— C'est de la flotte, dit Joseph.
— C'est de la mer, le Pacifique, dit Suzanne.
— C'est de la merde, dit Joseph.
— Une idée qui ne serait venue à personne... dit Suzanne.
La mère cessa de rire et redevint tout à coup très sérieuse.
— Tais-toi, dit-elle à Suzanne, ou je te fous une gifle.
M. Jo sursauta mais il fut le seul.
— C'est de la merde, parfaitement, dit Joseph, de la merde ou de la flotte, c'est comme vous voudrez. Et nous on est là à attendre comme des cons que la merde se retire.
— Ça arrivera certainement un jour, dit Suzanne.
— Dans cinq cents ans, dit Joseph, mais nous on a le temps...
— Si c'était de la merde, dit Agosti, dans le fond du bar, ce serait mieux...
— Du riz de merde, dit Joseph en riant de nouveau, ce serait mieux que pas de riz du tout...
Il alluma une cigarette. M. Jo sortit un paquet de 555 de sa poche et en offrit à Suzanne et à la mère. La mère, sans rire, écoutait passionnément Joseph.
— Quand on l'a acheté, on a cru qu'on serait millionnaires dans l'année, continua Joseph. On a fait le bungalow et on a attendu que ça pousse.
— Ça commence toujours par pousser, dit Suzanne.
— Puis la merde est montée, dit Joseph. Alors on a fait ces barrages... Voilà. On est là à attendre comme des cons, on ne sait même plus quoi...
— On attend dans notre maison, cette maison... continua Suzanne.
— Cette maison qui n'est même pas finie, dit Joseph.
La mère essaya de parler.
— Ne les écoutez pas, c'est une bonne maison, solide. Si je la vendais j'en tirerais un bon prix... Trente mille francs...
— Tu peux toujours courir, dit Joseph, qui achèterait ça ? A moins d'un coup de veine, à moins de tomber sur des cinglés comme nous.
Il se tut tout à coup. Il y eut un bref silence.
— C'est vrai qu'on doit être un peu fous... dit Suzanne rêveusement.
Joseph sourit doucement à Suzanne.
— Complètement fous..., dit-il.
Et puis la conversation s'arrêta toute seule.
Suzanne suivait des yeux les danseurs. Joseph se leva, il alla inviter la femme du douanier. Il avait couché avec elle pendant des mois mais maintenant il en était dégoûté. C'était une petite femme brune, maigre. Depuis, elle couchait avec Agosti. M. Jo invita Suzanne, à chaque disque. La mère était seule à sa table. Elle bâillait.
Puis les officiers du courrier et les passagères donnèrent le signal du départ. M. Jo fit encore une danse avec Suzanne.
— Vous ne voulez pas essayer mon auto ? Je pourrais vous raccompagner chez vous et revenir à Ram. Ça me ferait plaisir.
Il la serrait étroitement contre lui. C'était un homme propre et soigné. S'il était laid, son auto, elle, était admirable.
— Peut-être que Joseph pourrait la conduire ?
— C'est délicat, dit M. Jo, hésitant.
— Joseph peut conduire toutes les autos, dit Suzanne.
— Si vous le permettez, une autre fois, dit M. Jo, très poliment.
— On va demander à ma mère, dit Suzanne. Joseph partirait devant et on partirait après lui.
— Vous... Vous voulez que madame votre mère nous accompagne ?
Suzanne s'écarta de M. Jo et le regarda. Il était déçu et ça ne l'avantageait pas. La mère, seule à sa table, n'arrêtait pas de bâiller. Elle était très fatiguée parce qu'elle avait eu beaucoup de malheurs et qu'elle était vieille et qu'elle n'avait plus l'habitude de rire, c'est ce rire qui l'avait fatiguée.
— Je voudrais, dit Suzanne, que ma mère essaye votre auto.
— Je pourrais vous revoir ?
— Quand vous voudrez, dit Suzanne.
— Merci.
Il serra Suzanne encore plus fort.
Il était vraiment très poli. Elle le regarda avec une certaine compassion. Peut-être que Joseph ne pourrait pas le supporter s'il venait souvent au bungalow.
Quand la danse fut finie, la mère était debout, prête à partir. La proposition de M. Jo de reconduire la mère et Suzanne convint à tout le monde. M. Jo paya le père Bart et ils descendirent tous ensemble dans la cour de la cantine. Tandis que le chauffeur de M. Jo descendait et écartait la portière, Joseph s'engouffra dans la Léon Bollée, mit le moteur en marche et pendant cinq minutes, il essaya les vitesses. Puis il sortit en jurant et, sans dire au revoir à M. Jo, il se fixa la lampe de chasse autour de la tête, mit la B. 12 en marche à la manivelle et partit seul en avant. La mère et Suzanne le regardèrent partir le cœur serré. M. Jo semblait s'être déjà accoutumé à ses manières et ne s'étonna pas.
La mère et Suzanne montèrent à l'arrière de la limousine et M. Jo, à côté de son chauffeur. Ils eurent vite fait de rattraper Joseph. Suzanne n'aurait pas voulu qu'on le dépasse mais elle n'en dit rien à M. Jo parce qu'il n'aurait sans doute pas compris. A la lueur des phares puissants de la Léon Bollée ils le virent comme en plein jour : il avait baissé ce qu'il restait du pare-brise et faisait rendre à la B. 12 tout ce qu'elle pouvait donner. Il avait l'air de plus sale humeur encore qu'au départ et ne jeta pas un seul regard à la Léon Bollée lorsqu'elle le dépassa.
Un peu avant d'arriver au bungalow la mère s'endormit. Pendant toute une partie du trajet, complètement indifférente à la marche de l'auto, elle avait dû penser à cette aubaine, à M. Jo. Mais même cette aubaine n'avait pas eu raison de sa fatigue et elle s'était endormie. Elle s'endormait partout, même dans le car, même dans la B. 12 qui était découverte, sans pare-brise ni capote.
Une fois arrivés au bungalow, M. Jo réitéra sa demande. Pouvait-il revenir voir ces gens avec lesquels il avait passé une si délicieuse soirée ? La mère à moitié réveillée dit cérémonieusement à M. Jo que sa maison lui était ouverte et qu'il pouvait revenir quand il le voudrait. Peu après que M. Jo fut parti, Joseph s'amena. Il claqua la porte du salon et ne desserra pas les dents. Il s'enferma dans sa chambre et comme chaque fois qu'il en avait marre il démonta tous les fusils et les graissa jusque tard dans la nuit.
Voilà donc quelle avait été leur rencontre.
M. Jo était le fils unique d'un très riche spéculateur dont la fortune était un modèle de fortune coloniale. Il avait commencé par spéculer sur les terrains limitrophes de la plus grande ville de la colonie. L'extension de la ville avait été si rapide qu'en cinq ans il avait réalisé des bénéfices suffisants pour investir à nouveau ses gains. Au lieu de spéculer sur ses nouveaux terrains, il les avait fait bâtir. Il avait fait construire des maisons de location à bon marché dites « compartiments pour indigènes » qui avaient été les premières du genre dans la colonie. Ces compartiments étaient mitoyens et donnaient tous, d'une part sur de petites cours également mitoyennes et, d'autre part, sur la rue. Ils étaient peu coûteux à construire et ils répondaient alors aux besoins de toute une classe de petits commerçants indigènes. Ils connurent une grande vogue. Au bout de dix ans, la colonie pullula de compartiments de ce genre. L'expérience démontra d'ailleurs qu'ils se prêtaient très bien à la propagation de la peste et du choléra. Mais comme il n'y avait que les propriétaires pour avoir été avertis du résultat des études que les dirigeants de la colonie avaient fait entreprendre, il y eut des locataires de compartiments en toujours plus grand nombre.
Le père de M. Jo s'intéressa ensuite aux planteurs de caoutchouc du Nord. L'essor du caoutchouc était tel que beaucoup s'étaient improvisés planteurs, du jour au lendemain, sans compétence. Leurs plantations périclitèrent. Le père de M. Jo veillait sur elles. Il les rachetait. Comme elles étaient en mauvais état, il les payait très peu de chose. Puis il les mettait en gérance, les remontait. Le caoutchouc faisait gagner beaucoup, mais trop peu à son gré. Un ou deux ans plus tard, il les revendait à prix d'or à de nouveaux venus, choisis de préférence parmi les plus inexpérimentés. Dans la plupart des cas, il put les racheter dans les deux ans.
M. Jo était l'enfant dérisoirement malhabile de cet homme inventif. Sa très grosse fortune n'avait qu'un héritier, et cet héritier n'avait pas une ombre d'imagination. C'était là le point faible de cette vie, le seul définitif : on ne spécule pas sur son enfant. On croit couver un petit aigle et il vous sort de dessous le bureau un serin. Et qu'y faire ? Quel recours a-t-on contre ce sort injuste ?
Il l'avait envoyé en Europe faire des études auxquelles il n'était pas destiné. La bêtise a sa clairvoyance : il se garda de les poursuivre. Lorsqu'il l'apprit, son père le fit revenir et tenta de l'intéresser à quelques-unes de ses affaires. M. Jo essayait honnêtement de réparer l'injustice dont son père était victime. Mais il arrive qu'on ne soit destiné à rien de précis, même pas à cette oisiveté à peine déguisée. Pourtant il s'y efforçait honnêtement. Car, honnête, il l'était ; de la bonne volonté, il en avait. Mais là n'était pas la question. Et peut-être ne serait-il pas devenu aussi bête que son père même se résignait à le croire s'il n'avait pas été élevé à contresens. Seul, sans père, sans le handicap de cette étouffante fortune, peut-être aurait-il remédié avec plus de succès à sa nature. Mais son père n'avait jamais pensé que M. Jo pouvait être victime d'une injustice. Il n'avait jamais vu d'injustice que celle qui l'avait frappé, lui, en son fils. Et cette fatalité étant organique, irrémédiable, il ne pouvait que s'en attrister. Il n'avait jamais découvert la cause de l'autre injustice dont son fils était victime. Et à celle-là, pourtant, il aurait pu sans doute remédier. Il lui aurait suffi peut-être de déshériter M. Jo ; et M. Jo échappait à cette hérédité trop lourde qu'était pour lui l'héritage. Mais il n'y avait pas pensé. Pourtant, il était intelligent. Mais l'intelligence a ses habitudes de pensée, qui l'empêchent d'apercevoir ses propres conditions.
Ce fut là l'amoureux qui échut à Suzanne, un soir à Ram. On peut dire qu'il échut tout aussi bien à Joseph et à la mère.