Suzanne et Joseph commencèrent par l'accompagner dans ses interminables courses chez les diamantaires. Mais leur zèle ne résista pas à l'histoire du crapaud. Au bout de deux jours, ayant décrété ces courses parfaitement inutiles, Joseph s'en alla tout seul de son côté, avec, bien sûr, la B. 12. La mère fut bien obligée d'accepter. Elle savait par expérience que les regrets qu'aurait eus plus tard Joseph de ne pas avoir profité pleinement de son séjour à la ville lui auraient valu une amertume plus grande encore que celle qui lui venait lorsque seule, à pied ou en tram, elle affrontait la clairvoyance démoniaque des diamantaires. D'ailleurs, ensuite, lorsqu'elle eut décidé de rechercher M. Jo, elle transforma la défection de Joseph en une aubaine inespérée. Ce ne fut que lorsque à son tour elle abandonna M. Jo que cette absence la désespéra tout à fait et la fit se coucher et dormir toute la journée comme elle avait fait après l'écroulement des barrages.
Pendant quelques jours Joseph rentra encore chaque soir chez Carmen et chaque matin, si peu que ce soit, la mère l'apercevait encore. Mais bientôt, et ce fut là le fait le plus marquant de leur séjour à la ville, Joseph ne rentra plus du tout. Il disparut complètement avec la B. 12. Il avait réussi à vendre quelques peaux fraîchement tannées à quelques clients de passage à l'hôtel et, muni de ce seul argent, il disparut. Carmen réussit à cacher la chose à la mère, du moins pendant que celle-ci était à ce point occupée par ses démarches chez les diamantaires ou ensuite sa recherche de M. Jo, qu'elle ne s'inquiétait pas autrement de ne pas voir Joseph chaque matin et qu'elle se contentait encore de croire Suzanne ou Carmen qui disaient le voir tous les après-midi pendant qu'elle était sortie.
Dès le jour où Suzanne trouva superflu de se faire engueuler à la sortie de chaque bijouterie elle fut naturellement la proie des soins de Carmen. Lorsque celle-ci fut sûre que Joseph ne reviendrait pas de si tôt, elle prit passionnément Suzanne en charge, allant même, afin de la soustraire à l'acharnement désespérant de la mère et comme si vraiment chacun d'eux lui inspirait indifféremment un même dévouement, jusqu'à la faire coucher dans sa propre chambre. Ainsi, après avoir découvert Joseph, Carmen découvrit Suzanne, et pendant ce séjour-là ce fut surtout Suzanne qu'elle essaya, comme elle le disait, d'« éclairer ».
Elle lui décrivit son propre sort qu'elle jugeait très malheureux et tenta de l'en persuader avec des mots amers. Elle savait, disait-elle, que l'idée fixe de la mère était de la marier au plus vite, pour se retrouver seule et enfin libre de mourir. Ce n'était pas une solution. Ce n'en était pas une quand on était encore, comme Suzanne, au stade de l'imbécillité de l'âge. Or, disait Carmen, « on est toutes, au départ, des imbéciles ». Ce ne pouvait être une solution que si Suzanne se mariait avec un homme à la fois si bête et si riche qu'il lui aurait donné les conditions matérielles de se libérer de lui. Joseph lui avait parlé de M. Jo et elle regrettait un peu que ça n'ait pas marché avec lui parce qu'il paraissait être l'idéal du genre. « Tu l'aurais trompé au bout de trois mois, puis ça aurait marché tout seul... » Mais M. Jo, ou plutôt, le père de M. Jo ne s'était pas laissé faire. Et Carmen expliqua à Suzanne la difficulté qu'il y aurait pour elle à trouver un mari, même ici, à la ville, surtout un mari du type idéal, du type de M. Jo. Les mariages d'amour, à dix-sept ans, étant exclus de toute façon. Le mariage d'amour avec le douanier du coin qui te fera tes trois gosses en trois ans... Non, Suzanne avait fait preuve jusqu'ici, avec la mère, d'une trop grande docilité.
Et c'était là la chose importante : il fallait avant tout se libérer de la mère qui ne pouvait pas comprendre que dans la vie, on pouvait gagner sa liberté, sa dignité, avec des armes différentes de celles qu'elle avait crues bonnes. Carmen connaissait bien la mère, l'histoire des barrages, l'histoire de la concession, etc. Elle la faisait penser à un monstre dévastateur. Elle avait saccagé la paix de centaines de paysans de la plaine. Elle avait voulu même venir à bout du Pacifique. Il fallait que Joseph et Suzanne fassent attention à elle. Elle avait eu tellement de malheurs que c'en était devenu un monstre au charme puissant et que ses enfants risquaient, pour la consoler de ses malheurs, de ne plus jamais la quitter, de se plier à ses volontés, de se laisser dévorer à leur tour par elle.
Il n'y avait pas deux façons, pour une fille, d'apprendre à quitter sa mère.
Si ça gênait un peu Suzanne d'entendre dire cela de la mère, c'était vrai, finalement. Depuis les barrages surtout, la mère était dangereuse. Pour le reste, ce n'était sûrement pas le douanier du coin qu'il lui fallait mais pas non plus M. Jo. Là, Carmen simplifiait.
Carmen la coiffa, l'habilla, lui donna de l'argent. Elle lui conseilla de se promener dans la ville en lui recommandant toutefois de ne pas se laisser faire par le premier venu. Suzanne accepta de Carmen ses robes et son argent.