Joseph revint. Un matin, vers six heures, il frappa à la porte de Carmen et entra sans attendre.

— On fout le camp, dit-il à Suzanne. Lève-toi en vitesse.

Suzanne et Carmen, d'un bond, furent hors du lit. Suzanne s'habilla et suivit Joseph. Il entra sans frapper dans la chambre de la mère et se planta devant le lit.

— Si vous voulez partir c'est tout de suite, dit-il.

La mère se dressa sur son lit l'air égaré. Puis sans dire un mot elle commença à pleurer tout bas. Joseph ne lui jeta pas un regard. Il alla à la fenêtre, l'ouvrit, s'accouda à la croisée et commença à attendre. Comme la mère ne bougeait pas, au bout de quelques minutes il se retourna et dit :

— C'est tout de suite ou rien, faut vous grouiller.

La mère, toujours sans répondre, sortit péniblement de son lit. Elle était à demi nue dans une vieille chemise de jour qui n'était plus très propre. Elle enfila sa robe, releva ses nattes, toujours en pleurant, puis elle retira deux valises de dessous le lit.

Joseph, toujours à la fenêtre, fumait sans arrêt des cigarettes américaines. Il avait maigri. Assise sur une chaise au milieu de la chambre, Suzanne ne pouvait regarder que lui. Il n'avait sans doute pas dormi depuis plusieurs nuits et il avait un peu la même tête que lorsqu'il revenait de chasser, au petit jour. Une sourde colère le contractait tout entier et l'empêchait de s'abandonner à la fatigue. Ce n'était certainement pas lui tout seul qui avait décidé de revenir les chercher. On avait dû lui dire, lui dire quelque chose comme : « Ramène-les tout de même », ou bien « il faut tout de même les ramener, je sais bien que c'est dur mais tu ne peux pas les laisser tomber comme ça. »

— Aide-moi, Suzanne, demanda la mère.

— Je partirai si ça me plaît, dit Suzanne. Je me plais ici, jamais je me suis autant plu quelque part. Si je veux je reste ici.

Joseph ne se retourna pas. La mère se dressa et essaya maladroitement d'assener une gifle à Suzanne. Suzanne ne s'esquiva pas, elle attrapa sa main et l'immobilisa complètement. La mère la regarda, à peine surprise, puis elle dégagea sa main et, sans dire un mot, se remit à enfouir les affaires pêle-mêle dans les valises. Joseph n'avait rien vu, il ne regardait rien ni personne. Il continuait à fumer l'une après l'autre des cigarettes américaines. Alors, tout en faisant ses valises, la mère commença à raconter l'histoire du vendeur de Calcutta qui avait voulu, contre trente mille francs, épouser Suzanne.

— Figure-toi, dit-elle, qu'on nous l'a demandée en mariage pas plus tard qu'il y a trois jours.

Joseph n'écoutait pas.

— Si je veux, je reste. Carmen me gardera, dit Suzanne. Je n'ai pas besoin qu'on me ramène. Les gens qui se croient indispensables, je les emmerde, comme ils le disent si bien.

La mère ne réagit pas.

— Un vendeur de fil, reprit-elle. De Calcutta. Une belle situation.

— Je peux me passer de tout le monde moi aussi, dit Suzanne.

— Je n'aime pas, dit la mère, ce genre de métier-là. On est indépendant sans l'être. Et puis ça doit abrutir de vendre tout le temps et tout le temps du fil.

— Il se fout de ton histoire, dit Suzanne. Tu ferais mieux de te grouiller.

Joseph ne se retournait toujours pas. Encore une fois, la mère obliqua vers Suzanne puis changea d'avis et retourna à ses valises.

— Trente mille francs, continua-t-elle sans changer de ton. Il m'a offert trente mille francs. Qu'est-ce que c'est que trente mille francs ? La bague à elle seule en valait vingt mille. Comme si ça pouvait se comparer. Comme si on mangeait de ce pain-là.

On frappait à la porte. C'était Carmen. Elle apportait un plateau sur lequel il y avait trois tasses de café, des tartines et aussi un paquet ficelé.

— Faut boire du café avant de partir, dit Carmen. Je vous ai préparé des sandwiches.

Elle était décoiffée, en robe de chambre, elle souriait. La mère se releva de dessus ses valises et lui sourit aussi, les yeux encore pleins de larmes. Carmen se pencha, l'embrassa et sortit sans dire un mot, sur la pointe des pieds.

Joseph n'écoutait rien, paraissait ne rien voir. Suzanne prit une tasse de café et commença à manger très lentement les tartines de Carmen. La mère but la sienne d'un trait, sans manger de tartines. Quand elle eut fini, elle prit la troisième tasse et la porta à Joseph.

— Tiens, dit-elle avec douceur, ton café.

Joseph prit la tasse sans remercier, but son café avec une grimace de dégoût, comme si le café lui-même avait changé. Puis il posa la tasse vide sur la chaise et il dit :

— Quand on n'a pas le sou, faut pas s'amuser à faire le mariole à la ville. Faut pas essayer, sans ça on est foutu. Y en a qui sont bons que pour traîner des boulets à leurs pieds, toujours les mêmes boulets. Peuvent pas faire un pas sans les traîner...

Suzanne ne reconnut pas tout à fait le langage de Joseph. Autrefois il ne parlait pas avec cette profondeur et il formulait rarement des jugements d'ordre général. Il répétait certainement quelque chose qu'il avait entendu dire et qui l'avait frappé. Mais s'il était revenu c'était parce que l'argent de la vente de ses peaux était épuisé, parce qu'il n'avait plus rien en poche. Ce n'était pas parce qu'on le lui avait conseillé. Ainsi, c'était différent de ce qu'on aurait pu croire.

Joseph ne dit pas un mot pendant toute une partie du trajet. La mère, par contre, parla interminablement de ses projets. Elle dit qu'elle avait obtenu des banques des assurances sérieuses sur la possibilité d'un prochain crédit et à un taux plus bas que l'ancien.

— J'ai fait une bonne affaire, disait-elle. Au lieu de cinq j'ai obtenu du deux pour cent pour les intérêts futurs. Et tous les arriérés d'intérêts, je les ai liquidés. Comme ça ma situation est nette.

Joseph faisait rendre à la B. 12 tout ce qu'elle pouvait donner. Il ressemblait à un assassin qui fuit la ville où il a commis son crime. De temps en temps, il s'arrêtait, puisait de l'eau dans une rizière avec un seau, la versait dans le radiateur, pissait, crachait de dégoût d'on ne savait quoi, sans doute de les avoir toutes les deux là, encore une fois, et remontait dans la voiture sans un regard pour elles.

— J'ai toujours aimé les situations nettes. C'est comme ça que je m'en suis toujours tirée.

— On est content de rentrer chez soi. Ce qu'il faudrait c'est que j'obtienne une bonne hypothèque. Pas sur les rizières, bien sûr, mais sur les cinq hectares du haut. Pour la maison, hélas ! c'est fait depuis longtemps.

Elle parlait pour Joseph. Cependant pour la première fois de sa vie elle ne lui fit aucun reproche. Pas une fois elle ne fit une allusion aux huit jours qu'elle avait passés à l'attendre à l'hôtel. A l'entendre ses affaires marchaient comme sur des roulettes.

— De payer d'un seul coup deux ans d'arriérés d'intérêts, ça fait le meilleur effet. Après ça il me faudrait une bonne hypothèque pour me tirer d'affaire. Ils pourraient me donner les cinq hectares en concession définitive, j'y ai droit puisqu'ils sont mis en culture tous les ans. On ne peut pas demander une hypothèque sur une terre qui ne vous appartient pas, c'est bien normal.

Elle parlait d'un ton léger, presque enjoué. Elle venait, à l'entendre, de faire la meilleure opération qui soit.

— Ils le sauront bien au cadastre que tous mes intérêts sont payés. Je sais bien que ça les embête de me donner la pleine propriété de la maison et des terres du haut, de couper la concession en deux, mais que ça les embête ou non, c'est mon droit. Qu'est-ce que tu en penses Joseph ?

— Fous-lui la paix, dit Suzanne, au bout de trois cents kilomètres, c'est peut-être ton droit mais tu l'auras pas, c'est comme toujours, tu crois que t'as droit à tout et t'as droit à rien.

La mère tenta un mouvement de main vers elle mais elle se souvint. C'était désormais inutile. Elle se reprit.

— Tu ferais mieux de te taire, dit-elle, tu ne sais même pas de quoi tu parles. Si c'est un droit, je l'aurai. Ce qu'il y a de malheureux avec ces hypothèques, c'est que les gens en abusent. Plus de la moitié de la plaine est hypothéquée. Les gens ne sont pas sérieux : ils se font d'abord hypothéquer par la banque ensuite par un particulier. Alors la banque les fait vendre. C'est comme ça que ça finira pour les Agosti...

Elle parla durant toute une partie de la journée, toute seule, sans obtenir de Suzanne ni de Joseph le moindre encouragement. Ce n'est que lorsqu'ils arrivèrent au dernier poste avant la piste que Joseph dit ses premiers mots. Il descendit, vérifia le moteur, alla au puits du village et fit une réserve d'eau de cinq bidons. Puis il jaugea l'essence, en remit dans le réservoir, jaugea l'huile et en remit également. C'était nécessaire parce qu'avant d'arriver à la plaine ils ne traverseraient plus un seul village et qu'ils rouleraient en pleine forêt pendant deux cents kilomètres. Ensuite, n'ayant plus rien à faire, Joseph s'assit sur le marchepied et se passa les mains dans les cheveux, lentement, fortement, comme l'on fait quand on se réveille. Son impatience le quitta d'un seul coup et il n'avait plus l'air pressé de repartir. Suzanne et la mère le regardaient mais lui il ne les voyait pas. On le devinait dans une solitude nouvelle d'où elles avaient définitivement perdu le pouvoir de le tirer. Ou plutôt il n'était même plus solitaire. L'autre n'avait plus besoin d'être là pour qu'on sente qu'il était avec elle. Et Suzanne et sa mère n'avaient plus d'autre rôle à jouer que celui de témoins impuissants et vaguement indiscrets, de leur suffisance. Ses pensées étaient si lointaines et en même temps si particulières, si précises, que là, assis sur le marchepied de la B. 12, il leur était devenu aussi absent que dans le sommeil. « C'est si je meurs seulement qu'il me regardera. » Il conduisait depuis le matin. Il était six heures du soir. Autour de ses yeux il y avait de larges cernes de poussière blanche qui le fardaient et le rendaient encore plus étranger à elles. Il paraissait exténué de fatigue mais calme, sûr, arrivé. Ce fut une fois qu'il eut passé longuement ses mains dans ses cheveux et qu'il se fut frotté les yeux, qu'il bâilla en s'étirant, toujours comme au réveil.

— J'ai faim, dit-il.

La mère déplia précipitamment le paquet de Carmen et elle en tira trois sandwiches. Elle en tendit deux à Joseph et un à Suzanne. Joseph en mangea un, remonta dans la B. 12, et tout en conduisant il engloutit le second en quelques bouchées. Pendant que ses enfants mangeaient, brusquement épuisée, la mère s'assoupit. Jusque-là peut-être avait-elle douté qu'elle eût encore à le nourrir. Lorsqu'elle se réveilla, une heure après, il faisait nuit. Ses pensées avaient repris leur cours normal et ancien.

— Peut-être, dit-elle, que je n'aurais pas dû payer mes arriérés comme je l'ai fait.

Et elle ajouta à voix basse, pour elle seule :

— Ils m'ont tout ratiboisé, tout.

Elle avait été prévenue par Carmen mais n'en avait tenu aucun compte.

— C'est de l'honnêteté mal placée, Carmen avait raison. Pour eux, ce que je leur ai payé c'est une goutte d'eau dans la mer, encore moins que ça, et pour moi, pour moi... Je croyais qu'après ça ils me prêteraient une cinquantaine de mille francs, au moins.

Tout à coup, voyant qu'aucun ne répondait, elle se mit à pleurer.

— Je leur ai tout payé, tout. Vous avez raison, je suis une imbécile, une vieille cinglée.

— Ça sert à rien de le dire, dit Suzanne, t'avais qu'à y penser avant de le faire.

— Je n'en étais pas sûre, se lamenta la mère, mais maintenant j'en suis sûre, je ne suis qu'une vieille cinglée. Quand je pense que Joseph a de si mauvaises dents...

Joseph pour la deuxième fois, ouvrit la bouche.

— T'en fais pas pour mes dents. Dors.

Une deuxième fois, elle s'assoupit.

Il devait être deux heures du matin lorsqu'elle se réveilla. Elle prit la couverture qui se trouvait sous elle, sur la banquette et l'étendit sur elle. Elle avait froid. Ils étaient en pleine forêt. La B. 12 roulait régulièrement, l'accélérateur était à fond. Ils ne devaient plus être très loin de Kam. D'une voix pleurnicharde, la mère recommença.

— Au fond, si vous y tenez tant que ça, on peut tout vendre et s'en aller.

— Vendre quoi ? dit Joseph. Dors, ça sert à rien.

Il se mit à fouiller dans toutes ses poches tout en conduisant, trouva ce qu'il cherchait, le prit et le tendit à la mère d'une main, tout en continuant à conduire de l'autre. A la réverbération des phares, la chose apparut d'abord imprécise, petite et étincelante, puis tout à coup, indubitable. Le diamant.

— Tiens, dit Joseph, reprends-le.

La mère poussa un cri de terreur.

— Le même ! le crapaud !

Écrasée, elle regardait le diamant sans le prendre.

— Tu pourrais t'expliquer, dit Suzanne d'un ton neutre.

La main toujours en l'air avec le diamant au bout, Joseph attendait que la mère le prenne. Il ne s'impatientait pas. C'était bien le même diamant sauf qu'il n'était plus entouré de papier de soie.

— On me l'a rendu, dit-il enfin d'une voix fatiguée, après me l'avoir acheté. Cherche pas à comprendre.

La mère tendit la main, prit le diamant et le remit dans son sac. Puis, tout doucement, elle recommença à pleurer en silence.

— Pourquoi tu chiales ? demanda Suzanne.

— Ça va recommencer, il va falloir tout recommencer.

— Faut pas te plaindre, dit Suzanne.

— Je me plains pas, mais j'ai plus la force de recommencer encore une fois.