Quelques jours avant son départ Joseph confia à Suzanne la dernière lettre de la mère aux agents de Kam. Il tenait à ce qu'elle la lise avant qu'il s'en aille. Suzanne la lut un soir, en cachette de la mère. Cette lettre ne fit que lui confirmer les paroles de Joseph. Voici ce qu'avait écrit la mère :
« Monsieur l'Agent cadastral,
« Je m'excuse de vous écrire encore. Je sais que mes lettres vous ennuient. Comment ne le saurais-je pas ? Je n'ai pas eu de réponse de vous depuis déjà des mois. Remarquez d'ailleurs qu'il y a déjà plus d'un mois que j'ai cessé de vous écrire. Mais sans doute ne l'avez-vous même pas remarqué. Parfois je me dis que vous ne lisez même pas mes lettres et que vous les jetez au panier sans les ouvrir. Je me suis tellement mis ça en tête que voyez-vous, le seul espoir qui me reste c'est qu'une fois, une seule fois, vous réussissiez à lire une de mes lettres, rien qu'une seule. Qu'une seule fois, l'une d'entre elles attire votre attention, parce que ce jour-là, par exemple, vous n'avez rien de bien urgent à faire. Après quoi il me semble que vous lirez les autres, celles qui suivront celle-là. Parce qu'il me semble encore que ma situation, si vous la connaissiez bien, ne pourrait pas vous laisser complètement indifférent. Même s'il ne vous restait, après avoir exercé pendant des années votre horrible métier, que très peu de cœur, si peu que ce soit, vous prendriez ma situation en considération.
« Ce que je vous demande, vous le savez, c'est très peu de chose. C'est l'accord en concession définitive des cinq hectares de terre qui entourent mon bungalow. Ceux-ci sont en marge du reste de ma concession, laquelle, vous le savez bien, est parfaitement inutilisable. Accordez-moi donc ce petit avantage. Que ces cinq hectares m'appartiennent en propre, c'est maintenant tout ce que je vous demande. Ensuite je pourrai les hypothéquer et tenter une dernière fois de faire une partie de mes barrages. Je vous dirai pourquoi, par la suite, je voudrais tenter de nouveaux barrages, ces choses-là ne sont pas simples. Bien que vous répugniez à les avouer et qu'il va même de votre intérêt de ne pas les avouer, je connais toutes vos objections : les cinq hectares du haut ne forment qu'un “tout” avec les cent hectares du bas et ils sont destinés précisément à illusionner sur ces cent hectares, ils servent à faire croire qu'il en est du reste de la concession comme de ces cinq hectares-là. Et en saison sèche en effet, lorsque la mer se retire tout à fait, qui pourrait croire le contraire ? C'est grâce à ces cinq hectares que vous avez pu attribuer la concession quatre fois déjà à des concessionnaires différents, à des pauvres malheureux qui n'avaient pas les moyens de vous soudoyer. C'est bien souvent que je vous rappelle ces choses, dans chacune de mes lettres, mais que voulez-vous je ne me lasse pas de ressasser ce malheur. Je ne m'y habituerai jamais, à votre ignominie, et tant que je vivrai, jusqu'à mon dernier souffle, toujours je vous en parlerai, toujours je vous raconterai dans le détail ce que vous m'avez fait, ce que vous faites chaque jour à d'autres que moi et cela dans la tranquillité et dans l'honorabilité. Je sais bien que si on retranche ces cinq hectares du haut, des cent autres, il n'y aura plus de concession du tout. Il n'y aura même plus de quoi asseoir son malheur, de quoi faire bâtir un bungalow et même plus assez de quoi faire assez de riz pour durer toute l'année. Car, encore une fois, le reste de la concession, il n'y faut pas compter. A la grande marée de juillet, les vagues du Pacifique lèchent les cases du dernier village à partir duquel elle commence et lorsqu'elles se retirent, elles laissent derrière elles de la boue séchée sur laquelle il faudrait laisser pleuvoir plus d'un an pour la laver de son sel jusqu'à seulement dix centimètres de profondeur, longueur des racines du paddy à sa maturité. Et où, me direz-vous, s'installeront alors vos victimes ? Tout ça je le sais et je sais aussi que vous risqueriez de ne plus en avoir du tout. Mais malgré l'inconvénient que présente pour vous l'attribution en concession définitive de ces cinq hectares, il faut cependant vous incliner. Vous savez pourquoi je les veux. J'ai travaillé pendant quinze ans et pendant quinze ans j'ai sacrifié jusqu'au moindre de mes plaisirs pour acheter cette concession au gouvernement. Et contre les économies faites chaque jour pendant quinze ans de ma vie, de ma jeunesse, vous m'avez donné quoi ? Un désert de sel et d'eau. Et vous m'avez laissé vous donner mon argent. Cet argent je vous l'ai porté un matin, il y a sept ans, dans une enveloppe, je vous l'ai porté pieusement. C'était tout ce que j'avais. Je vous ai donné tout ce que j'avais ce matin-là, tout, comme si je vous apportais mon propre corps en sacrifice, comme si de mon corps sacrifié il allait fleurir tout un avenir de bonheur pour mes enfants. Et cet argent, vous l'avez pris. Vous avez pris l'enveloppe contenant toutes mes économies, tout mon espoir, ma raison de vivre, ma patience de quinze ans, toute ma jeunesse, vous l'avez prise d'un air naturel et je suis repartie, heureuse. Voyez-vous, ce moment-là a été le plus glorieux de mon existence entière. Que m'avez-vous donné en contrepartie de quinze ans de ma vie ? Rien, du vent, de l'eau. Vous m'avez volée. Et si je réussissais à faire savoir ces choses au gouvernement général de la colonie, si j'avais le moyen de le faire savoir, ça ne servirait à rien. Le chœur des gros concessionnaires s'élèverait contre moi et je serais expropriée sur-le-champ. Et il est probable que ma plainte, avant d'arriver au gouvernement général, serait arrêtée par vos supérieurs hiérarchiques qui sont encore plus privilégiés que vous ne l'êtes, puisque leur rang leur vaut d'être soudoyés plus chèrement encore.
« Non, je n'ai aucun moyen, de ce côté-là, de vous atteindre, je le sais.
« Combien de fois vous ai-je demandé de renoncer en ma faveur à votre ignominie ? De ne plus venir m'inspecter parce que c'est inutile, parce que personne au monde ne peut faire pousser quoi que ce soit dans la mer, dans le sel ? Car non seulement (je pourrai répéter ces choses mille fois sans m'en lasser) vous me donnez un néant mais vous venez régulièrement inspecter ce néant. Vous dites : “Vous n'avez encore rien fait cette année ? Vous savez le règlement, etc.?” et vous repartez en ayant fait votre travail, ce pour quoi vous recevez un salaire chaque mois. Et lorsque j'ai tenté mes barrages vous avez eu peur, peur que j'arrive à faire pousser quelque chose dans ce désert. Peut-être étiez-vous moins fier que d'habitude. A ce propos, vous souvenez-vous de la façon dont vous avez déguerpi, la trouille au cul, comme on dit, lorsque mon fils a tiré une balle de chevrotine en l'air ? Nous nous en souviendrons tous comme d'un bon souvenir car de voir un homme de votre espèce avoir la trouille au cul, c'est une chose qu'entre toutes, nous, nous aimons voir. Mais rassurez-vous de ce côté-là, un barrage contre le Pacifique c'est encore plus facile à faire tenir qu'à essayer de dénoncer votre ignominie. Me demander de faire pousser quoi que ce soit sur ma concession c'est me demander de décrocher la lune et vous le savez bien, si bien que vos inspections se bornent à une visite de dix minutes pendant lesquelles vous n'arrêtez même pas le moteur de votre auto. Ah ! vous êtes très pressé. Car le nombre des concessions est limité et d'autres attendent, comme j'ai attendu. Et vous, vous avez peur de perdre le bénéfice des malheurs que vous semez, vous avez peur, si je ne m'en vais pas assez vite ou si je ne crève pas assez vite, d'être obligé d'accorder une concession cultivable à des malheureux qui ne peuvent pas vous soudoyer.
« Mais à cela, je vous en prie, résignez-vous. Après moi, personne ne viendra ici. Vous feriez aussi bien de m'accorder tout de suite ce que je vous demande. Car si jamais vous réussissiez à me faire partir, lorsque vous viendriez montrer la concession au nouvel arrivant, c'est-à-dire les cinq hectares trompe-l'œil du haut, cent paysans viendraient vous entourer. “Dites à l'agent cadastral, diraient-ils au nouveau concessionnaire, de vous mener sur le reste de la concession. Une fois là vous enfoncerez votre doigt dans la boue de la rizière et vous le goûterez. Croyez-vous que le riz puisse pousser dans le sel ? Vous êtes le cinquième concessionnaire. Les autres sont morts ou ruinés.” Et vous, vous ne pourrez rien faire contre les paysans car si vous voulez essayer de les faire taire il vous faudra vous faire escorter par des miliciens armés. Fait-on visiter des terres dans ces conditions ? Non. Alors, du moment que je vous en avertis, accordez-moi donc tout de suite ces cinq hectares du haut. Je sais votre puissance et que vous tenez la plaine entre vos mains en vertu d'un pouvoir à vous conféré par le gouvernement général de la colonie lui-même. Je sais aussi que toute la connaissance que j'ai de votre ignominie et de celle de tous vos collègues, de ceux qui vous ont précédés, de ceux qui vous suivront, de celle du gouvernement lui-même, toute cette connaissance que j'en ai (et qui à elle seule pourrait me faire mourir, pourrait faire mourir un homme rien que d'en supporter le poids) ne me servirait à rien si j'étais seule à l'avoir. Parce que la connaissance qu'a un seul homme de la faute de cent autres ne lui sert à rien. C'est une chose que j'ai mis très longtemps à apprendre mais je la sais maintenant pour toute ma vie. Alors, déjà ils sont des centaines dans la plaine à vous connaître et peut-être deux cents à vous connaître comme je vous connais, à connaître dans le détail, dans la méthode, votre manière de faire. C'est moi qui leur ai expliqué longuement et patiemment qui vous êtes et qui les entretiens avec ferveur dans la haine de votre espèce. Ainsi quand j'en rencontre un, au lieu de lui dire bonjour, en guise de salutation et pour lui marquer que j'ai de l'amitié pour lui, je lui dis : “Alors, on n'a pas vu passer cette semaine les chiens du cadastre de Kam ?” Et j'en connais qui se frottent les mains à l'avance à l'idée qu'un jour d'inspection ils pourraient peut-être vous tuer, vous autres, les trois agents de Kam. Mais rassurez-vous, je les calme encore, je leur dis : “Ça ne servirait pas à grand-chose. A quoi cela sert-il de tuer trois rats quand une armée de rats est derrière ces trois-là ? Ce n'est pas ça qu'il faut commencer par faire...” Et je leur explique que quand vous viendrez avec le nouveau concessionnaire, etc.
« Je m'aperçois que ma lettre est bien longue mais j'ai toute ma nuit pour la faire. Je ne dors plus depuis mes malheurs, les barrages écroulés. J'ai beaucoup hésité avant de vous écrire cette dernière lettre, avant de vous mettre au courant de toutes ces considérations mais il me semble maintenant que j'ai eu tort de ne pas l'avoir fait plus tôt et qu'elles seules sont susceptibles de vous faire vous intéresser à mon cas. Autrement dit, pour que vous vous intéressiez à moi il faut que je vous parle de vous. De votre ignominie peut-être, mais de vous. Et si vous lisez cette lettre, je suis sûre que vous lirez les autres pour voir quels progrès a fait en moi la connaissance de votre ignominie.
« Si ça ne leur sert encore à rien, à eux, de vous tuer un jour d'inspection, ça pourrait peut-être me servir un jour à moi. Quand je serai seule, quand mon fils sera parti, quand ma fille sera partie et que je serai seule et si découragée que plus rien ne m'importera, alors, peut-être qu'avant de mourir, j'aurai envie de voir vos trois cadavres se faire dévorer par les chiens errants de la plaine. Enfin, ils se régaleraient, ils auraient leur festin. Alors oui, au moment de mourir je pourrais dire aux paysans : “Si l'un de vous veut me faire un dernier plaisir, avant que je meure, qu'il tue les trois agents cadastraux de Kam.” Mais je ne le leur dirai que lorsque le moment sera venu de le faire. Pour le moment, lorsqu'ils me demandent par exemple : “Mais d'où viennent donc ces planteurs chinois qui ont pris pour leurs poivriers le meilleur de nos terres en lisière de la forêt ?”, je leur explique que c'est vous qui, profitant du fait qu'ils n'ont pas de titre de propriété, les avez vendues à ces planteurs chinois. “Qu'est-ce que c'est donc qu'un titre de propriété ?” me demandent-ils. Je leur explique : “Vous ne pouvez pas le savoir. C'est un papier qui témoigne de votre propriété. Mais pas plus que les oiseaux ou les singes de l'embouchure du rac n'ont de titre de propriété vous n'en avez. Qui donc vous les aurait donnés ? Ce sont les chiens du cadastre de Kam qui ont inventé ça pour pouvoir disposer de vos terres et les vendre.”
« Voilà ce que je me contente de faire sur cette concession inutilisable. Je parle au caporal. Je parle à d'autres. J'ai parlé à tous ceux qui sont venus faire les barrages et je leur explique inlassablement qui vous êtes. Quand un petit enfant meurt, je leur dis : “Voilà qui ferait plaisir à ces chiens du cadastre de Kam. — Pourquoi cela leur ferait-il plaisir ?” demandent-ils. Et je leur dis la vérité, que plus il mourra d'enfants dans la plaine, plus la plaine se dépeuplera et plus votre mainmise sur la plaine se renforcera. Je ne leur dis, comme vous voyez, que la vérité et devant un petit enfant mort je la leur dois bien. “Pourquoi n'envoient-ils pas de quinine ? Pourquoi n'y a-t-il pas un médecin, pas un poste sanitaire ? pas d'alun pour décanter l'eau en saison sèche ? Pas une seule vaccination ?” Je leur dis pourquoi et même si cette vérité dépasse votre entendement, dépasse vos prétentions personnelles sur la plaine, cette vérité que je leur dis n'en est pas moins vraie et tous vos soins en préparent l'avènement.
« Vous ne le savez peut-être pas mais ici il meurt tellement de petits enfants qu'on les enterre à même la boue des rizières, sous les cases, et c'est le père qui, avec ses pieds, aplatit la terre à l'endroit où il a enterré son enfant. Ce qui fait que rien ne signale ici la trace d'un enfant mort et que les terres que vous convoitez et que vous leur enlevez, les seules terres douces de la plaine, sont grouillantes de cadavres d'enfants. Alors, moi, pour qu'enfin ces morts servent à quelque chose, on ne sait jamais, bien plus tard, en guise de sépulture ou si vous voulez, d'oraison, je prononce ces paroles pour moi sacrées : “Voilà qui ferait plaisir à ces chiens du cadastre de Kam. Qu'ils le sachent au moins.
« Je suis vraiment très pauvre maintenant et – mais comment le sauriez-vous ? — mon fils, dégoûté de tant de misère, va probablement me quitter pour toujours et je ne me sens plus le courage ni le droit de le retenir. Je suis tellement triste que je ne peux plus dormir. Ça commence à faire bien longtemps déjà que je passe des nuits et des nuits à ressasser ces choses. Depuis le temps que je les ressasse et que ça ne sert à rien, insensiblement je commence à espérer que le moment viendra où ces choses serviront. Et que mon fils s'en aille pour toujours, jeune comme il est et instruit comme il est de toutes ces choses sur votre ignominie, c'est déjà peut-être un commencement. C'est ce que je me dis pour me consoler.
« Voyez-vous, il faut que vous me donniez ces cinq hectares du haut qui entourent mon bungalow. Vous me diriez, s'il vous plaisait une fois de me répondre : “A quoi bon ? ces cinq hectares ne vous suffisent pas et si vous les hypothéquez pour faire de nouveaux barrages, ces barrages seront aussi mauvais que les premiers. Ah ! les gens de votre espèce ne savent pas ce que c'est que l'espoir, ils ne sauraient qu'en faire d'ailleurs, ils n'ont que de l'ambition et ils ne ratent jamais leur coup. Je vous répondrais à propos de mes barrages. “Si je n'ai même pas l'espoir que mes barrages peuvent tenir cette année, alors il vaut mieux que je donne tout de suite ma fille à un bordel, que je presse mon fils de partir et que je fasse assassiner les trois agents du cadastre de Kam.” Mettez-vous à ma place : si dans l'année qui vient je n'ai même pas cet espoir, même pas la perspective d'une nouvelle défaite, que me restera-t-il à faire de mieux que de vous faire assassiner ?
« Où est hélas tout l'argent que j'avais gagné, que j'avais économisé sou par sou pour acheter cette concession ? Où est-il maintenant cet argent ? Il est dans vos poches déjà alourdies d'or. Vous êtes des voleurs. De même que les morts d'enfants ne peuvent se reprendre, mon argent, ma jeunesse, je ne les reprendrai jamais. Il faut m'accorder ces cinq hectares ou bien un jour on retrouvera vos cadavres dans les fossés qui longent la piste et dans lesquels on enterrait tout vifs les bagnards qui travaillaient à sa construction. Car, je vous le répète une dernière fois, il faut bien vivre de quelque chose et si ce n'est pas de l'espoir, même très vague, de nouveaux barrages, ce sera de cadavres, même des méprisables cadavres des trois agents cadastraux de Kam. Quand on n'a rien à se mettre sous la dent on n'est pas difficile.
« En espérant, quand même, une réponse de votre part, je vous prie d'agréer, Monsieur l'Agent cadastral, etc. »