C'était une grande ville de cent mille habitants qui s'étendait de part et d'autre d'un large et beau fleuve.

Comme dans toutes les villes coloniales il y avait deux villes dans cette ville ; la blanche et l'autre. Et dans la ville blanche il y avait encore des différences. La périphérie du haut quartier, construite de villas, de maisons d'habitation, était la plus large, la plus aérée, mais gardait quelque chose de profane. Le centre, pressé de tous les côtés par la masse de la ville, éjectait des buildings chaque année plus hauts. Là ne se trouvaient pas les Palais des Gouverneurs, le pouvoir officiel, mais le pouvoir profond, les prêtres de cette Mecque, les financiers.

Les quartiers blancs de toutes les villes coloniales du monde étaient toujours, dans ces années-là, d'une impeccable propreté. Il n'y avait pas que les villes. Les blancs aussi étaient très propres. Dès qu'ils arrivaient, ils apprenaient à se baigner tous les jours, comme on fait des petits enfants, et à s'habiller de l'uniforme colonial, du costume blanc, couleur d'immunité et d'innocence. Dès lors, le premier pas était fait. La distance augmentait d'autant, la différence première était multipliée, blanc sur blanc, entre eux et les autres, qui se nettoyaient avec la pluie du ciel et les eaux limoneuses des fleuves et des rivières. Le blanc est en effet extrêmement salissant.

Aussi les blancs se découvraient-ils du jour au lendemain plus blancs que jamais, baignés, neufs, siestant à l'ombre de leurs villas, grands fauves à la robe fragile.

Dans le haut quartier n'habitaient que les blancs qui avaient fait fortune. Pour marquer la mesure surhumaine de la démarche blanche, les rues et les trottoirs du haut quartier étaient immenses. Un espace orgiaque, inutile était offert aux pas négligents des puissants au repos. Et dans les avenues glissaient leurs autos caoutchoutées, suspendues, dans un demi-silence impressionnant.

Tout cela était asphalté, large, bordé de trottoirs plantés d'arbres rares et séparés en deux par des gazons et des parterres de fleurs le long desquels stationnaient les files rutilantes des taxis-torpédos. Arrosées plusieurs fois par jour, vertes, fleuries, ces rues étaient aussi bien entretenues que les allées d'un immense jardin zoologique où les espèces rares des blancs veillaient sur elles-mêmes. Le centre du haut quartier était leur vrai sanctuaire. C'était au centre seulement qu'à l'ombre des tamariniers s'étalaient les immenses terrasses de leurs cafés. Là, le soir, ils se retrouvaient entre eux. Seuls les garçons de café étaient encore indigènes, mais déguisés en blancs, ils avaient été mis dans des smokings, de même qu'auprès d'eux les palmiers des terrasses étaient en pots. Jusque tard dans la nuit, installés dans des fauteuils en rotin derrière les palmiers et les garçons en pots et en smokings, on pouvait voir les blancs, suçant pernods, whisky-soda, ou martelperrier, se faire, en harmonie avec le reste, un foie bien colonial.

La luisance des autos, des vitrines, du macadam arrosé, l'éclatante blancheur des costumes, la fraîcheur ruisselante des parterres de fleurs faisaient du haut quartier un bordel magique où la race blanche pouvait se donner, dans une paix sans mélange, le spectacle sacré de sa propre présence. Les magasins de cette rue, modes, parfumeries, tabacs américains, ne vendaient rien d'utilitaire. L'argent même, ici, devait ne servir à rien. Il ne fallait pas que la richesse des blancs leur pèse. Tout y était noblesse.

C'était la grande époque. Des centaines de milliers de travailleurs indigènes saignaient les arbres des cent mille hectares de terres rouges, se saignaient à ouvrir les arbres des cent mille hectares des terres qui par hasard s'appelaient déjà rouges avant d'être la possession des quelques centaines de planteurs blancs aux colossales fortunes. Le latex coulait. Le sang aussi. Mais le latex seul était précieux, recueilli, et, recueilli, payait. Le sang se perdait. On évitait encore d'imaginer qu'il s'en trouverait un grand nombre pour venir un jour en demander le prix.

Le circuit des tramways évitait scrupuleusement le haut quartier. Ç'aurait été inutile d'ailleurs qu'il y eût des tramways dans ce quartier-là de la ville, où chacun roulait en auto. Seuls les indigènes et la pègre blanche des bas quartiers circulaient en tramways. C'était même, en fait, les circuits de ces tramways qui délimitaient strictement l'éden du haut quartier. Ils le contournaient hygiéniquement suivant une ligne concentrique dont les stations se trouvaient toutes à deux kilomètres au moins du centre.

C'était encore à partir de ces trams bondés qui, blancs de poussière, et sous un soleil vertigineux se traînaient avec une lenteur moribonde, dans un tonnerre de ferraille, qu'on pouvait avoir une idée de l'autre ville, celle qui n'était pas blanche. Anciens hors-service de la métropole, conditionnés par conséquent pour les pays tempérés, ces trams avaient été rafistolés et remis en service par la mère patrie dans ses colonies. L'indigène qui les conduisait arborait au petit matin sa tenue de conducteur, se l'arrachait du corps vers les dix heures, la posait à côté de lui et finissait invariablement son service torse nu, ruisselant de sueur, et à raison d'un grand bol de thé vert à chaque station. Cela afin de transpirer et de se rafraîchir au courant d'air qu'il s'était assuré en brisant avec sang-froid, dès les premiers jours de sa prise de service, toutes les vitres de sa cabine. De même étaient d'ailleurs tenus de faire les voyageurs avec les vitres de leur wagon pour en sortir vivants. Ces précautions une fois prises, les trams fonctionnaient. Nombreux, toujours combles, ils étaient le symbole le plus évident de l'essor colonial. Le développement de la zone indigène, et son recul toujours croissant, expliquait l'incroyable succès de cette institution. De ce fait, aucun blanc digne de ce nom ne se serait risqué dans un de ces trams sous peine, s'il y avait été vu, d'y perdre sa face, sa face coloniale.

C'était dans la zone située entre le haut quartier et les faubourgs indigènes que les blancs qui n'avaient pas fait fortune, les coloniaux indignes, se trouvaient relégués. Là, les rues étaient sans arbres. Les pelouses disparaissaient. Les magasins blancs étaient remplacés par des compartiments indigènes, par ces compartiments dont le père de M. Jo avait trouvé la magique formule. Les rues n'y étaient arrosées qu'une fois par semaine. Elles étaient grouillantes d'une marmaille joueuse et piaillante et de vendeurs ambulants qui criaient à s'égosiller dans la poussière brûlée.

L'Hôtel Central où descendirent la mère, Suzanne et Joseph se trouvait dans cette zone, au premier étage d'un immeuble en demi-cercle qui donnait d'une part sur le fleuve, d'autre part sur la ligne du tramway de ceinture, et dont le rez-de-chaussée était occupé par des restaurants mixtes à prix fixes, des fumeries d'opium et des épiceries chinoises.

Cet hôtel avait un certain nombre de clients à demeure : des représentants de commerce, deux putains installées à leur compte, une couturière, et, en plus grand nombre, des employés subalternes des douanes et des postes. Les clients de passage étaient ces mêmes fonctionnaires qui se trouvaient en instance de rapatriement, des chasseurs, des planteurs, et aussi, à chaque courrier, des officiers de marine et surtout des putains de toutes nationalités qui venaient faire à l'hôtel un stage plus ou moins long avant de s'encaserner soit dans les bordels du haut quartier, soit dans les pulluleux bordels du port où se déversaient par marées régulières tous les équipages des lignes du Pacifique.

Une vieille coloniale, Mme Marthe, de soixante-cinq ans, venue en droite ligne d'un bordel du port, tenait l'Hôtel Central. Elle avait une fille, Carmen, elle n'avait jamais pu savoir de qui et, n'ayant pas voulu lui réserver un sort pareil au sien, elle avait fait pendant les vingt ans de sa carrière de putain des économies suffisantes pour acheter à la Société de l'Hôtellerie coloniale la part d'actions qui lui avait valu la gérance de l'hôtel.

Carmen avait maintenant trente-cinq ans. On l'appelait Mlle Carmen, sauf les habitués qui l'appelaient par son prénom tout court. C'était une brave et bonne fille, pleine de respect pour sa mère qu'elle déchargeait maintenant, complètement et à elle seule, de la délicate gérance de l'Hôtel Central. Carmen était assez grande, bien tenue, elle avait des yeux petits mais d'un bleu franc et limpide. Elle n'aurait pas été si mal de sa figure, si le hasard malheureux qui avait présidé à sa naissance ne l'avait dotée d'une mâchoire très proéminente, en partie rachetée d'ailleurs par une dentition large et saine, si évidente qu'elle lui donnait en fin de compte l'air de vouloir la montrer sans cesse, et lui faisait la bouche goulue, carnassière, et sympathique. Mais ce qui faisait que Carmen était Carmen, ce qui faisait sa personne irremplaçable, et irremplaçable le charme de sa gérance, c'était ses jambes. Carmen avait en effet des jambes d'une extraordinaire beauté. Et si elle avait eu le visage de ces jambes-là, comme il eût été souhaitable, il y aurait eu belle lurette qu'on eût assisté à ce délectable spectacle de la voir installée dans le haut quartier par un directeur de banque ou un riche planteur du Nord, couverte d'or, mais surtout de la gloire du scandale, qu'elle aurait très bien su porter, et en restant elle-même. Mais non, Carmen n'avait pour elle que ses jambes, et elle assurerait probablement jusqu'à la fin de ses jours la gérance de l'Hôtel Central.

Carmen passait le plus clair de ses journées à se déplacer dans le très long couloir de l'hôtel qui donnait à une extrémité sur la salle à manger, à l'autre sur une terrasse ouverte, et de chaque côté duquel s'alignaient les chambres. Ce couloir, ce long tuyau nu éclairé seulement à ses extrémités, était naturellement destiné aux jambes nues de Carmen et ces jambes y profilaient toute la journée durant leur galbe magnifique. Ce qui faisait qu'aucun des clients de l'Hôtel Central ne pouvait les ignorer complètement, l'eût-il voulu de toutes ses forces, et qu'un certain nombre de ces clients vivaient constamment en compagnie de l'image harcelante de ces jambes. D'autant que Carmen, par esprit de revanche contre le reste de sa personne, lequel d'ailleurs n'altérait en rien la fraîcheur de son caractère, portait des robes si courtes que de ses jambes on voyait aussi le genou dans son entier. Elle l'avait parfait, lisse, d'une rondeur, d'une souplesse, d'une délicatesse de bielle. On pouvait coucher avec Carmen rien que pour ces jambes-là, pour leur beauté, leur intelligente manière de s'articuler, de se plier, de se déplier, de se poser, de fonctionner. D'ailleurs on le faisait. Et à cause d'elles et de la façon si persuasive qu'elle avait de s'en servir, Carmen avait des amants en quantité suffisante pour dédaigner d'aller en chercher dans le haut quartier. Et sa gentillesse qui n'était pas sans tenir à la satisfaction d'être pourvue de telles jambes était si réelle, si constante, que ses amants devenaient tous par la suite des clients fidèles qui, parfois après deux ans de voyage dans le Pacifique, revenaient toujours à l'Hôtel Central. L'hôtel prospérait. Carmen avait de la vie sa philosophie qui n'était pas amère, elle acceptait son sort, si l'on peut dire, d'un pied léger et elle se défendait farouchement de tout attachement qui aurait nui à son humeur. C'était une vraie fille de putain faite aux arrivées et aux départs incessants de ses compagnons, à la dureté du gain, à l'habitude d'une indépendance forcenée. Ce qui ne l'empêchait pas d'avoir ses préférences, ses amitiés et sans doute aussi ses amours, mais d'en accepter l'aléatoire avec grâce.

Carmen avait de l'amitié pour la mère et aussi du respect. A chacun de ses séjours elle lui réservait une chambre tranquille du côté du fleuve et la lui faisait payer le prix d'une chambre côté tram. Et une fois, il y avait deux ans de cela, elle lui avait dépucelé Joseph dans un noble élan sans doute pas tout à fait gratuit. Depuis d'ailleurs à chacun des passages de Joseph, elle passait avec lui plusieurs nuits d'affilée. Elle avait dans ce cas la délicatesse de ne pas lui compter le prix de sa chambre, voilant ainsi sa générosité par le plaisir qu'elle prenait avec lui.

Cette fois, Carmen fut naturellement chargée par la mère de l'aider à vendre le diamant de M. Jo. La mère alla la trouver le soir de son arrivée et lui demanda si elle croyait pouvoir le vendre à un client de l'Hôtel Central. Carmen s'étonna qu'une bague de cette valeur fût entre ses mains.

— C'est un certain M. Jo, dit fièrement la mère, qui l'a donnée à Suzanne. Il voulait l'épouser mais elle n'a pas voulu parce qu'il ne plaisait pas à Joseph.

Carmen comprit immédiatement que leur voyage à la ville n'était motivé que par la vente du diamant. Elle saisit toute l'importance de la démarche de la mère et elle l'aida. Les clients de l'hôtel dans l'ensemble ne lui semblaient pas très indiqués pour l'achat d'une bague de cette valeur, dit-elle, néanmoins elle essaierait de la leur refiler. Dès le lendemain elle en parla à quelques-uns. De plus, elle mit dans le bureau de l'hôtel, bien en vue, accrochée au-dessus de sa table, la pancarte suivante : « A vendre magnifique diamant. Occasion exceptionnelle. S'adresser au bureau de l'hôtel. »

Mais pendant les jours qui suivirent personne à l'hôtel ne s'en soucia. Carmen dit qu'elle s'y attendait, qu'il n'en fallait pas moins laisser la pancarte, que les officiers de marine qui venaient en escale, eux, étaient susceptibles de faire des folies. Mais elle conseilla à la mère d'essayer de son côté de le vendre soit à un bijoutier soit à un diamantaire, de s'en charger le jour et de le lui rendre le soir pour ne pas perdre les chances qu'elles avaient de le vendre à l'hôtel.

Toute cette stratégie n'avait pourtant donné au bout de trois jours aucun résultat.