C'était déjà tard dans la soirée. La lampe était allumée dans la chambre de la mère. Agosti fit demi-tour et s'arrêta en haut du chemin, près du pont. Mais Suzanne, immobile à côté de lui, paraissait ne pas être pressée de descendre.

— Ça doit pas être marrant pour toi, dit Agosti.

Sa voix aussi rappelait celle de Joseph, aux inflexions dures, sans recherche d'aucun effet. Ils avaient fait l'amour deux fois, couchés au pied de l'arbre, dans la clairière. Une première fois quand ils étaient arrivés et une deuxième fois au moment de partir. Juste au moment où ils s'étaient relevés pour partir, brusquement il l'avait redévêtue, il l'avait embrassée et ils avaient recommencé. Entre les deux fois, il lui avait parlé, il lui avait raconté qu'il voulait lui aussi quitter la plaine mais pas comme Joseph, pas avec l'aide d'une femme mais avec de l'argent qu'il aurait gagné. Ce qui était arrivé à Joseph était couru d'avance, il ne fallait pas s'en étonner. Ils s'étaient vus plusieurs fois chez le père Bart pendant le dernier mois qu'il avait passé là et il lui avait dit qu'une femme devait venir le chercher. Il connaissait mal Joseph, comme ils étaient nombreux à mal le connaître, mais il en parlait sans jalousie avec une sorte d'admiration sobre. On devinait à l'entendre, que Joseph avait toujours été un problème pour lui et des questions se posaient à son propos, auxquelles il ne pouvait pas répondre. Alors comme bien des gens il prétendait que Joseph était un peu fou et capable de faire des choses inexplicables. Ils avaient chassé ensemble et il n'avait jamais vu personne chasser avec cette intrépidité. Et un jour, disait-il, il avait été un peu jaloux de Joseph. C'était pendant une chasse de nuit, il y avait deux ans de cela. Il avait eu très peur mais Joseph, non, Joseph n'avait même pas remarqué qu'il avait eu peur. « C'est depuis ce jour, que je n'ai jamais pu être tout à fait son ami. » Ils avaient été poursuivis par une jeune panthère dont ils avaient tué le mâle. La poursuite avait duré une heure. Tout en fuyant, Joseph tirait sur la panthère. Il se cachait et de son abri, il tirait. Ses coups de fusil les signalaient chaque fois à la bête qui devenait de plus en plus furieuse. Au bout d'une heure Joseph avait réussi à l'avoir. Il ne lui restait plus que deux balles dans sa cartouchière et ils s'étaient éloignés tellement qu'ils étaient à deux kilomètres de la piste. Depuis ce jour, Agosti n'avait plus chassé que très rarement avec lui.

Il apprit à Suzanne que pendant tout un temps, des mois, Joseph avait eu envie d'en finir, n'importe comment. Il disait ne plus pouvoir supporter de vivre dans la plaine, ne plus pouvoir supporter la saloperie des agents de Kam. Un soir qu'ils revenaient de Ram où ils avaient un peu bu, il lui avait avoué que chaque fois qu'il revenait de la chasse ou de la ville ou encore de faire l'amour avec une femme, il se sentait à ce point dégoûté des choses et de lui-même, d'avoir pu oublier même pendant un moment la saloperie des agents de Kam, qu'il aurait voulu mourir. C'était l'année des barrages. Son envie de tuer les agents de Kam était alors si forte que s'il en était arrivé à se dégoûter tellement de vivre c'était parce qu'il se croyait lâche de ne pas le faire.

Suzanne n'avait pas parlé de Joseph à Jean Agosti. Elle n'aurait pu en parler à personne sauf peut-être à la mère. Mais la mère avait perdu le goût de parler de quoi que ce soit sauf des fautes d'orthographe que faisait encore son fils, et du diamant.

Non, ce qui avait compté ç'avait été ses gestes envers elle, la façon d'être de son corps envers le sien et la nouvelle envie qu'il avait eue d'elle après qu'ils eurent fait l'amour une première fois. Il avait sorti son mouchoir de la poche et il avait essuyé le sang qui avait coulé le long de ses cuisses. Ensuite, avant de partir, il avait remis un coin de ce mouchoir ensanglanté dans sa bouche, sans dégoût et avec sa salive il avait essuyé une nouvelle fois les taches de sang séché. Que dans l'amour les différences puissent s'annuler à ce point, elle ne l'oublierait plus. C'était lui qui l'avait rhabillée parce qu'il avait vu que manifestement, elle n'avait ni envie de se rhabiller ni envie de se relever pour s'en aller. Quand ils étaient partis il avait coupé un ananas pour l'apporter à la mère. D'une façon douce et fatale il avait séparé l'ananas du pied. Et ce geste lui avait rappelé ceux dont il avait usé avec elle. Ce qu'il avait dit de Joseph, à côté, n'avait pas d'importance.

Suzanne ne bougeait pas de la Renault. Il y avait bien dix minutes qu'ils étaient arrivés. Cependant, il ne s'étonnait pas de la voir aussi peu désireuse de descendre.

Il la prit dans ses bras.

— Tu préfères que ce soit arrivé ou tu préférerais pas ?

— Je préfère.

— Je vais monter la voir avec toi.

Elle accepta. Il tourna dans le chemin et arrêta l'auto devant le bungalow. Il faisait presque nuit. La mère était couchée, elle ne dormait pas. Dans un coin de la chambre il y avait le caporal qui, accroupi, attendait, comme toujours, un signe, toujours le même, qu'elle allait encore vivre, qu'il mangerait encore. Il était là de plus en plus souvent depuis que Suzanne passait ses journées près du pont et qu'il avait fini le repiquage. Le bungalow était terriblement désert.

La mère se tourna vers Agosti et lui sourit. Elle avait l'air très émue et son visage était crispé dans son sourire. Elle vit que Suzanne tenait un ananas entre ses mains.

— C'est gentil, dit-elle très vite.

Agosti était peut-être un peu gêné. Il n'y avait pas de chaise dans la chambre. Il s'assit sur le lit à ses pieds. La mère avait vraiment beaucoup maigri depuis le départ de Joseph. Ce soir elle paraissait très vieillie et exténuée.

— Vous vous en faites trop pour Joseph, dit Agosti.

Suzanne avait posé l'ananas sur le lit et la mère le caressait machinalement.

— Je ne m'en fais pas. C'est autre chose. Elle fit un effort et ajouta : c'est gentil d'être venu la chercher.

— Joseph se débrouillera toujours. Il est sacrément intelligent.

— Ça me fait plaisir de te voir, dit la mère. On ne dirait pas qu'on est voisins. Suzanne va aller te chercher un bol de café.

Suzanne passa dans la salle à manger en laissant la porte ouverte pour mieux y voir. Depuis le départ de Joseph on n'allumait plus qu'une seule lampe. Grâce aux soins du caporal il y avait toujours du café sur le buffet. Suzanne versa du café dans deux bols et elle prit les pilules.

— On s'est vus à Ram quand même, dit Agosti. Vous y étiez tout le temps avec ce type à la Léon Bollée.

La mère se tourna vers Suzanne et lui sourit doucement.

— Des fois je me demande ce qu'il a pu devenir.

— Je l'ai rencontré une fois à la ville, dit Suzanne.

La mère ne releva pas. C'était aussi loin que sa jeunesse.

— Il avait une chouette de bagnole, dit Agosti, mais pour ce qui était du type...

Il se mit à rigoler en douce, il se souvenait sans doute de ce que lui avait dit Suzanne et qu'il était seul à savoir.

— Tu parles comme Joseph, dit la mère. Il n'était pas beau le pauvre... Mais c'est pas une raison suffisante...

— Il lui en voulait pas seulement pour ça, dit Agosti, mais aussi parce qu'il comprenait rien à rien.

— On comprend ce qu'on peut, dit la mère, de ça non plus on peut pas en vouloir à quelqu'un. C'était pas un mauvais type, pas méchant.

— Quelquefois on peut pas s'empêcher d'en vouloir aux gens. Joseph était comme ça, c'était plus fort que lui.

La mère ne répondit pas. Elle regardait longuement le fils Agosti.

— J'ai vu Joseph chez le père Bart, continua-t-il, lorsqu'il lui a vendu le phono que le type vous avait donné. Il disait qu'il était content de voir ce phono sortir d'ici.

— C'est pas seulement parce qu'il venait du type, dit la mère, s'il avait pu vendre le bungalow... tu sais comment il est.

Pendant un moment ils n'eurent plus rien à se dire. La mère regardait toujours le fils Agosti avec une attention accrue, une attention de plus en plus visible. Il était certain qu'elle venait de lui découvrir un intérêt nouveau. Seule Suzanne le remarquait, lui, pas encore.

— Tu es souvent chez le père Bart, dit enfin la mère. Tu fais toujours la contrebande du pernod ?

— Faut bien. Mon père a encore claqué la moitié de la récolte de poivre. Et puis ça me déplaît pas.

La mère but le café et absorba les pilules que Suzanne lui avait apportées.

 

— Et si tu étais pris ? demanda-t-elle.

— On peut aussi les acheter, les douaniers, comme ceux du cadastre. Puis faut pas penser à ça, ou alors on est foutu.

— Il vaut mieux pas. Tu as raison.

Elle évitait de parler à Suzanne. Agosti était toujours aussi mal à l'aise que si c'était la première fois qu'il voyait la mère. Peut-être aussi était-il frappé par l'aspect du bungalow. Sa mère à lui s'était donné beaucoup de mal pour aménager le leur. Ils avaient l'électricité du réseau de Ram, une toiture et même un plafond. Leur bungalow avait été mieux fait et les planches des cloisons ne s'étaient pas disjointes. La mère Agosti pensait que pour retenir les hommes chez eux il fallait avant tout leur aménager un intérieur coquet. Pour essayer de garder son fils le plus longtemps possible, elle avait accroché des reproductions de tableaux sur toutes les cloisons, elle avait mis des nappes de couleur sur les tables et des coussins à personnages sur les sièges. C'était la première fois que Jean Agosti venait les voir le soir. La dernière fois ç'avait été un matin très tôt pour demander à Joseph si à son retour de la chasse, il n'avait pas aperçu son père qui avait encore une fois disparu.

— Suzanne m'a dit que vous avez eu des nouvelles de Joseph. J'avais raison quand je vous disais de ne pas vous en faire.

— Tu avais raison. Mais il fait tellement de fautes d'orthographe que ça me rend malade.

— J'en fais encore plus que lui, dit Agosti en riant, je crois qu'en fin de compte ça n'a pas beaucoup d'importance.

 

La mère tenta de sourire.

— Moi je crois que ça a de l'importance. Je me suis toujours demandé pourquoi il en faisant tant. Suzanne en fait moins que lui.

— S'il en a besoin il l'apprendra, vous vous en faites tout le temps. Moi je compte que je l'apprendrai l'orthographe, faudra bien.

Pour la première fois depuis des mois, Suzanne regardait la mère avec attention. Elle donnait l'impression de s'être enfin résignée à toutes ses défaites mais sans être tout à fait parvenue à maîtriser sa vieille violence. Cependant avec le fils Agosti elle s'efforçait d'être aimable et conciliante.

— Quelquefois, dit la mère, je me dis que même s'il le voulait, Joseph aurait beaucoup de mal à l'apprendre. Il n'est pas fait pour ce genre de choses, ça l'ennuie tellement que jamais il n'y arrivera.

— Faut que tu t'en fasses toujours pour quelque chose, dit Suzanne, maintenant c'est parce que Joseph fait des fautes d'orthographe, faut toujours que tu inventes quelque chose.

La mère hocha la tête en signe d'approbation. Même sur elle-même elle n'avait plus rien à apprendre. Elle réfléchit à ce qu'elle allait dire, indifférente tout à coup à leur présence.

— On m'aurait dit ça, dit-elle enfin, quand ils étaient petits, on m'aurait dit qu'à vingt ans ils feraient encore des fautes d'orthographe, j'aurais préféré qu'ils meurent. J'étais comme ça quand j'étais jeune, j'étais terrible.

Elle ne les regardait plus ni l'un ni l'autre.

— Puis ensuite bien sûr, j'ai changé. Puis voilà maintenant que ça me revient comme quand j'étais jeune, il me semble quelquefois que je préférerais voir Joseph mort que de le voir faire tellement de fautes d'orthographe.

— Il est intelligent, dit Suzanne, quand il le voudra il apprendra l'orthographe. Suffit qu'il veuille.

La mère fit un geste de dénégation.

— Non, maintenant il ne l'apprendra plus. Maintenant personne ne s'en chargera, faut que j'y aille. Il n'y a que moi qui puisse le faire. Tu dis qu'il est intelligent, moi je dis que je ne sais pas s'il l'est. Maintenant qu'il est parti et que je repense à ces choses, je me dis que peut-être il ne l'est pas.

La colère perçait dans ses paroles, toujours aussi forte, plus forte qu'elle. Elle paraissait épuisée et transpirait beaucoup en parlant. Elle devait lutter contre la torpeur, de toute sa colère. C'était la seule conversation qu'elle soutenait depuis qu'elle prenait la double dose de pilules.

— Y a pas que l'orthographe, dit Agosti qui peut-être se sentait visé par la mère ou peut-être cherchait à la calmer.

— Il y a quoi ? Il n'y a rien de plus important, si tu ne sais pas écrire une lettre tu ne peux rien faire, c'est comme s'il te manquait, je ne sais pas moi, un bras par exemple.

— A quoi ça t'a servi d'écrire tant de lettres au cadastre ? demanda Suzanne, ça t'a servi à rien du tout. Quand Joseph a tiré un coup de chevrotines en l'air, ça a fait plus d'effet au type que toutes tes lettres.

Elle n'était pas convaincue. Et plus la conversation sur l'orthographe durait, plus elle se désespérait de ne pas arriver à trouver l'argument qui pourrait les convaincre.

— Vous ne pouvez pas comprendre. Tout le monde peut tirer des coups de chevrotines en l'air, mais pour se défendre contre les salauds il faut autre chose. Quand vous l'aurez compris, ce sera trop tard. Joseph se fera rouler par tous les salauds et quand je pense à ça c'est pire que s'il était mort.

— Faut quoi pour se défendre ? dit Jean Agosti, qu'est-ce qu'il faudrait faire contre les agents de Kam ?

La mère frappa le lit avec ses mains qui sortaient du drap.

— Je ne le sais pas moi, mais il y a certainement quelque chose à faire et ça arrivera tôt ou tard. Ceux qui sont là, on pourrait toujours les descendre. Il n'y a que ça qui pourrait me faire du bien. Rien d'autre, peut-être même plus Joseph. Pour voir ça je pourrais me lever.

Elle attendit un peu, puis elle se dressa sur son lit, les yeux grands ouverts et brillants.

— Tu le sais, tu le sais que j'ai travaillé pendant quinze ans pour pouvoir acheter cette concession. Pendant quinze ans je n'ai pensé qu'à ça. J'aurais pu me remarier, mais je ne l'ai pas fait pour ne pas me distraire de la concession que je leur donnerais. Et tu vois où j'en suis maintenant ? Je voudrais que tu le voies bien et que tu ne l'oublies jamais.

Elle ferma les yeux et, épuisée, s'affaissa sur son oreiller. Elle portait une vieille chemise de son mari. Autour de son cou, il n'y avait plus le diamant mais seulement la clef de la. remise attachée à la ficelle. Ça n'avait plus de sens parce que maintenant elle se serait laissé voler avec indifférence.

— Je crois que Joseph a eu raison, j'en suis de plus en plus sûre. Et si je reste au lit c'est pas à cause de Joseph ou parce que je suis malade, c'est autre chose.

— A cause de quoi ? demanda Suzanne, à cause de quoi ? faut le dire.

La figure de la mère se rida. Peut-être qu'elle allait se mettre à pleurer devant Agosti.

— Je ne sais pas, dit-elle d'une voix enfantine, je me trouve bien au lit.

Elle faisait un effort visible pour retenir ses larmes devant Agosti.

— Je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus si je me levais. Moi, je peux plus rien pour personne.

Tout en parlant elle levait les mains et les laissait retomber sur le lit dans un geste d'impuissance et d'exaspération.

— Dans le haut, dit doucement Suzanne, après un moment, ils ont fait des ananas. Et ça se vend bien. Faudrait peut-être voir.

La mère renversa la tête en arrière et ses larmes commencèrent à couler malgré elle. Le fils Agosti eut un mouvement vers elle comme pour l'empêcher de tomber.

— C'est du terrain sec, chez eux, dit-elle en pleurant, ici on ne peut pas en faire.

Par quelque côté qu'on la prenne maintenant on l'atteignait toujours dans des régions vives et douloureuses. Ce n'était plus possible de lui parler de quoi que ce soit. Toutes ses défaites se tenaient en un réseau inextricable et elles dépendaient si étroitement les unes des autres qu'on ne pouvait toucher à aucune d'elles sans entraîner toutes les autres et la désespérer.

— Et puis pourquoi est-ce que je ferais des ananas ? pour qui ?

Le fils Agosti se leva, vint plus près d'elle et resta debout à la hauteur de sa tête pendant un long moment. Elle se taisait.

— Faut que je parte, dit-il. Voilà l'argent du diam.

Elle se redressa d'un seul coup et rougit violemment. Jean Agosti prit dans sa poche une liasse épinglée de billets de mille et la lui tendit. Elle les prit machinalement et les garda dans sa main entrouverte, sans les regarder, sans le remercier.

— Il faut m'excuser, dit-elle alors avec douceur. Mais tout ce qu'on me dit je le sais. J'avais pensé aux ananas, je sais que l'usine de Kam les achète très cher pour faire des jus de fruits. Tout ce qu'on peut me dire je le sais.

— Faut que je parte, répéta Agosti.

— Au revoir, dit la mère. Peut-être que tu reviendras ?

Il fit une grimace. Sans doute tout à coup, découvrait-il ce qu'on voulait peut-être de lui, ce qu'on aurait voulu qu'il dise, les assurances même très vagues qu'on attendait.

— Je ne sais pas, oui peut-être.

La mère lui tendit la main sans répondre, sans le remercier. Agosti sortit de la pièce avec Suzanne. Ils descendirent l'escalier du pungalow. Il avait l'air mal à l'aise.

— Faut pas faire attention à ce qu'elle dit, lui dit Suzanne, elle en a tellement marre.

— Viens avec moi jusqu'au bout du chemin.

Il avait toujours l'air embêté. Il marchait à côté d'elle, la tête ailleurs. Dans l'après-midi il avait été très différent, il l'avait regardée avec beaucoup d'attention : « J'aime comme t'es faite », avait-il dit. Suzanne s'arrêta au milieu du chemin.

— J'ai pas envie d'aller jusqu'au bout, je vais rentrer.

Il s'arrêta, surpris. Puis il sourit et l'enlaça. Elle se laissa faire, indifférente. La chose qu'elle devait lui dire était difficile à dire en termes précis. Elle n'avait jamais encore fait un effort de cet ordre qui mobilisait toutes ses forces et l'empêchait de sentir qu'il était en train de l'embrasser.

— T'as pas besoin d'avoir peur, dit-elle enfin.

— Qu'est-ce que tu racontes ? Il la lâcha et la tint à bout de bras, son visage face au sien.

— J'épouserai jamais un type comme toi. Je te le jure. On n'en parlera jamais et faudra plus du tout faire attention à ce qu'elle te dira, parce que je te jure, jamais je ne t'épouserai.

Il la regardait avec beaucoup de curiosité. Puis, détendu, il rit.

— Je crois que t'es aussi cinglée que Joseph. Pourquoi que tu m'épouserais pas ?

— Parce que c'est partir que je veux.

Il redevint sérieux. Peut-être même était-il un peu décontenancé.

— J'ai jamais eu l'intention de t'épouser.

— Je sais, dit Suzanne.

— Peut-être que je reviendrai jamais, dit Jean Agosti.

— Au revoir.

Il s'éloigna puis revint sur ses pas et la rattrapa.

— Même dans la forêt cet après-midi, tu n'as jamais pensé que tu pourrais vivre avec moi ?

— Même dans la forêt.

— Pas une minute ?

— Vivre ? jamais, encore moins qu'avec M. Jo.

— Pourquoi t'as pas couché avec lui ?

— Tu ne l'as pas regardé ?

Il rit et elle se mit aussi à rire, pleine d'une calme sécurité.

— Tu parles ! A Ram tout le monde se marrait quand il arrivait avec toi. Tu ne l'as même pas embrassé ?

— Pas une fois, même Joseph ne le croirait pas.

— Quand même, c'est vache.

C'était un triomphe calme, pas une ride ne le troublait. Jean Agosti lui prit le bras gentiment.

— Ça me fait plaisir que ce soit avec moi. Mais je crois que t'es aussi cinglée que Joseph, alors vaut mieux que je ne revienne pas.

Elle s'éloigna et cette fois Agosti ne la rattrapa pas.

Suzanne rentra doucement dans la chambre de la mère. Elle ne dormait pas. Lorsqu'elle entra la mère la regarda en silence, les yeux brillants. Dans sa main posée sur sa poitrine il y avait toujours la liasse de billets de mille francs que lui avait donnée Agosti. Sans doute ne les avait-elle même pas comptés. Elle se demandait peut-être quoi faire de tout cet argent maintenant.

— Ça va ? dit Suzanne.

— Ça va, dit faiblement la mère. Au fond il n'est pas mal ce fils Agosti.

— Dors, il est comme tout le monde.

— Quand même, tu es difficile, c'est pas parce que Joseph...

— Faut pas t'en faire, dit Suzanne.

Suzanne s'éloigna et prit la lampe à acétylène.

— Où vas-tu ? demanda la mère.

Suzanne se rapprocha d'elle, la lampe à la main.

— J'aime mieux dormir dans la chambre de Joseph, il y a pas de raison.

La mère baissa les yeux et encore une fois rougit violemment.

— C'est vrai, dit-elle doucement, il n'y a pas de raison, puisqu'il est parti.

Suzanne entra dans la chambre de Joseph et laissa la mère seule dans le noir, encore éveillée, et avec dans ses mains, la liasse de billets de mille francs.

Tout cet argent dont elle n'avait plus l'usage, dans ses mains inertes, imbéciles.

La chambre de Joseph était telle qu'il l'avait laissée le jour de son départ. Sur la table, près de son lit il y avait des cartouches vides qu'il avait récupérées et qu'il n'avait pas eu le temps de recharger avant de partir. Il y avait aussi un paquet de cigarettes à moitié entamé qu'il avait oublié dans la précipitation de son départ. Le lit n'était pas fait et les draps gardaient encore les traces du corps de Joseph. Aucun fusil ne manquait à son clou. Suzanne prit les draps et les secoua pour faire tomber les vers de la toiture, puis elle les remit soigneusement, se dévêtit et se coucha. Si Joseph avait été là elle lui aurait dit qu'elle avait couché avec le fils Agosti. Mais Joseph n'était pas là et il n'y avait personne à qui le dire. Plusieurs fois de suite, Suzanne récapitula les gestes de Jean Agosti, minutieusement, et chaque fois ils faisaient naître en elle un même trouble rassurant. Elle se sentait sereine, d'une intelligence nouvelle.