Jean Agosti vint chercher Suzanne dans son auto. C'était une Renault, bien moins vieille que la B. 12 et plus rapide. Joseph la lui avait longtemps enviée. D'habitude, lorsque Agosti venait les voir, il venait en carriole ou bien à pied, tout en chassant le long du chemin, de crainte que Joseph, s'il venait dans sa Renault, ne la lui emprunte pour faire un tour. Il le craignait depuis le jour où, la lui ayant prêtée, il avait dû attendre son retour pendant trois heures. Joseph l'avait oublié et il était allé jusqu'à Ram. Maintenant il en parlait en se marrant.
— Il n'y avait que pour les femmes qu'il était à peu près régulier. Il devait rudement le dégoûter ton type pour qu'il ait résisté à lui emprunter sa Léon Bollée.
Ils avaient roulé lentement jusqu'à la hauteur du champ d'ananas. Puis il avait laissé la Renault sur la route, bien avant le bungalow des Agosti, derrière un bouquet d'arbres de façon que la mère Agosti qui, depuis le départ de sa fille, passait le plus clair de son temps à l'attendre ou à surveiller la piste, lorsqu'il s'absentait, ne pût pas la voir. Ils avaient marché ensuite assez longtemps dans un sentier qui longeait la colline en haut de laquelle, un peu en retrait, se trouvait leur bungalow. C'était sur le flanc de cette colline que s'étalait le champ d'ananas. Sur beaucoup de rangées ceux-ci étaient morts mais sur d'autres ils étaient florissants.
— C'est le phosphate, dit Agosti, faut être moderne, c'est un essai que j'ai fait. Encore trois ans comme ça et je fous le camp avec du fric.
Le champ s'étalait sans un arbre, torride, en lisière de la forêt tropicale. Toutes les rizières des Agosti étaient, elles aussi, envahies par les marées de juillet, mais ils s'en tiraient avec le maïs, les poivriers, les ananas qu'ils plantaient sur les flancs de cette colline. De plus, Jean Agosti faisait de la contrebande de pernod avec le père Bart. Le père Agosti était un adjudant en retraite qui, comme ancien combattant, et faute d'avoir pu soudoyer le cadastre, avait obtenu une concession incultivable. Il y avait cinq ans qu'ils étaient installés dans la plaine. Le père Agosti s'était mis à fumer l'opium et se désintéressait totalement de la concession. De temps en temps, il disparaissait pendant deux ou trois jours et on le retrouvait régulièrement dans une fumerie de Ram. Alors Jean Agosti prévenait les chauffeurs des cars et l'un d'eux l'embarquait et le ramenait de force jusqu'à son bungalow. Il recommençait toujours. Tous les deux ou trois mois il fauchait tout l'argent de la maison pour retourner prétendument en Europe mais toujours il s'arrêtait dans cette fumerie de Ram et y oubliait son projet. Le père et le fils se battaient souvent et toujours au même endroit, au bas du champ d'ananas. La mère Agosti les suivait et dévalait sa colline pour essayer de les séparer. Ses deux grandes nattes battant son dos, elle courait en appelant la sainte Vierge à son secours tout en sautant par-dessus les rangs d'ananas. Elle se jetait sur le père et s'aplatissait sur lui. Ces scènes revenaient si souvent que la mère Agosti était restée agile et mince comme une araignée.
Tous les Agosti étaient à peu près illettrés. Chaque fois qu'ils avaient une lettre à faire au cadastre ou à la banque ils venaient voir la mère pour lui demander de la leur écrire. Ainsi Suzanne connaissait leurs affaires aussi bien que celles de la maison. Elle savait que s'ils tenaient le coup c'était surtout grâce à la contrebande du pernod et de l'opium que faisait Jean Agosti par l'intermédiaire du père Bart. La contrebande lui permettait non seulement de donner de l'argent à sa mère mais d'avoir une chambre louée au mois à la cantine de Ram. C'était dans cette chambre-là qu'il amenait en général les femmes avec lesquelles il couchait. Elle, il avait préféré l'amener dans le champ d'ananas, elle ne savait pas pourquoi mais il avait sans doute ses raisons.
C'était l'heure de la sieste et de ce côté-là de la piste, du côté de la forêt, tout était désert. C'était du côté des rizières que les enfants gardaient les buffles tout en chantant.
— C'est moi que t'attendais près du pont, dit Agosti. Heureusement que je suis passé. Je savais bien que Joseph était parti et je me demandais ce que tu pouvais bien faire. Même si ta mère n'avait pas envoyé le mot je serais passé.
— J'ai jamais pensé à toi depuis qu'il est parti.
Il se mit à rire un peu sourdement comme quelquefois Joseph.
— Que tu y aies pensé ou non c'est moi que t'attendais. Je suis le seul dans le secteur.
Suzanne lui sourit. Il avait l'air de savoir où il la menait et ce qu'il fallait faire d'elle. Il paraissait si sûr de lui qu'elle se sentit très tranquille et plus certaine encore d'avoir raison de le suivre que l'autre jour lorsqu'il le lui avait demandé et qu'elle avait décidé qu'elle le suivrait. Et ce qu'il disait était vrai : c'était un homme qui ne pouvait résister à l'idée qu'à un endroit quelconque de la plaine il y avait une fille seule qui guettait les autos des chasseurs. Même si la mère ne lui avait pas demandé de venir, il se serait amené un jour ou l'autre dans sa Renault.
— Viens dans la forêt, dit Agosti.
La mère Agosti devait dormir, sans cela elle aurait déjà appelé. Et le père Agosti devait fumer à l'ombre du bungalow. Ils laissèrent le champ d'ananas et pénétrèrent dans la forêt. Il y faisait par contraste une fraîcheur si intense qu'on croyait entrer dans l'eau. La clairière où Jean Agosti s'arrêta était assez étroite, une sorte de gouffre d'une sombre verdure entouré de futaies épaisses et hautes. Suzanne s'assit contre un arbre et enleva son chapeau. Bien sûr, on se sentait là dans une sécurité plus entière que partout ailleurs entre quatre murs mais si c'était pour cela qu'il l'y avait amenée c'était bien inutile : Joseph était parti et la mère était d'accord. Elle le lui avait même permis avec plus de facilité encore qu'elle ne permettait autrefois à Joseph d'aller chercher des femmes à Ram. Et sans doute, Suzanne aurait-elle préféré la chambre que Jean Agosti avait à la cantine de Ram. Ils auraient fermé les volets et, à part les raies de soleil qui seraient entrées par les jointures des fenêtres, ç'aurait été un peu l'obscurité violente des salles de cinéma.
Agosti se laissa tomber près d'elle. Il lui caressa les pieds. Ils étaient nus et blancs de poussière comme les siens.
— Pourquoi que t'es toujours pieds nus ? Je t'ai fait beaucoup marcher.
Elle sourit, un peu contrainte.
— Ça fait rien, c'est moi qui ai voulu.
— C'est vrai que tu l'as voulu. T'aurais suivi n'importe qui ?
— N'importe qui, je crois, oui.
Il cessa de rire et dit :
— Ce qu'on peut être fauchés.
Il les avait toutes eues sauf elle. C'était une gloire qui faisait de son visage celui de la chance. Bouton par bouton, lentement, il commença à lui déboutonner sa blouse.
— J'ai pas de diam à te donner, dit-il en souriant très doucement.
— Au fond, c'est à cause du diam que je suis là.
— Je l'ai vendu à Bart. Onze mille, mille de plus que ce qu'elle en voulait, ça va ?
— Ça va.
— J'ai l'argent là, dans ma poche.
On commençait à lui voir ses seins et il écarta la blouse pour les découvrir complètement.
— C'est vrai que t'es bien foutue.
Et il ajouta sur un ton plus bas, méchant.
— C'est vrai que tu vaux bien un diam et même plus. Faut pas t'en faire.
Lorsqu'il l'eut dévêtue tout à fait et étalé ses vêtements sous elle, il la fit s'allonger doucement sur le dos. Puis, avant de la toucher, il se redressa un peu et la regarda. Elle fermait les yeux. Elle avait oublié que M. Jo l'avait vue comme ça moyennant le phonographe et le diam, elle était sûre que c'était la première fois qu'on la voyait. Avant de la toucher, il lui demanda :
— Qu'est-ce que vous allez faire maintenant que vous avez du fric ?
— Je ne sais pas. Peut-être partir.
Alors qu'il l'embrassait, l'air de Ramona lui revint, chanté par le pick-up du père Bart, à l'ombre des pilotis de la cantine, avec la mer à côté qui couvrait la chanson, l'éternisait. Elle fut dès lors, entre ses mains, à flot avec le monde et le laissa faire comme il voulait, comme il fallait.