Le lendemain M. Jo revint comme d'habitude. Suzanne l'attendait à la hauteur du pont.

Dès qu'elle entendit le klaxon de la Léon Bollée, la mère s'arrêta de travailler à ses bananiers et regarda la piste. Elle avait encore l'espoir que tout s'arrangerait. Joseph qui, de l'autre côté du pont, lavait l'auto au bord d'un marigot, se releva et, le dos tourné à la piste, fixa la mère pour l'empêcher de bouger, d'aller vers M. Jo.

Suzanne, pieds nus, portait une de ses anciennes robes en cotonnade bleue, faite dans une vieille robe de la mère. Elle avait caché celle que lui avait donnée M. Jo. Il n'y avait guère que ses pieds et ses mains aux ongles rouges qui portaient encore la trace de leur rencontre.

C'est au déjeuner de midi que Joseph avait annoncé sa décision d'en finir avec M. Jo et ses visites à Suzanne.

— Plus la peine qu'il vienne, avait dit Joseph, faut que Suzanne lui dise une bonne fois.

Ç'avait été difficile. Dès son réveil, la mère était frémissante de projets. C'était elle, prétendait-elle, qui avait décidé d'aller à la ville pour vendre la bague. Ça, Joseph l'avait accepté volontiers. Il n'avait pas parlé dès le matin de la rupture avec M. Jo et, seule à seule avec Suzanne, peu après s'être levée la mère avait redemandé le prix de la bague. Vingt mille francs, avait répondu Suzanne. Puis elle en était venue à lui demander si elle croyait que M. Jo en avait beaucoup d'autres dont il pouvait disposer aussi facilement. Suzanne lui avait raconté qu'il lui avait donné à choisir entre trois bagues aussi belles bien que moins importantes que celle-là, mais qu'il ne lui avait pas fait entendre qu'il pourrait donner les deux autres. Il lui avait toujours parlé d'une seule.

— Avec ces trois bagues, on serait sauvés, si tu lui expliques bien, il comprendrait et on serait sauvés.

— Il s'en fout, qu'on soit sauvés.

Elle ne pouvait pas arriver à le croire.

— Si tu lui expliques bien, avec des chiffres, c'est impossible qu'il ne comprenne pas. Pour lui, qu'est-ce que c'est ? il ne peut tout de même pas les porter toutes à la fois, et nous on serait sauvés.

Suzanne avait prévenu Joseph mais il avait persisté dans sa décision de rompre avec M. Jo. C'était au déjeuner qu'il l'avait annoncé.

— Fini ? avait demandé la mère, de quoi te mêles-tu ?

Joseph avait répondu calmement :

— Fini. Si c'est pas elle qui lui dit, c'est moi qui lui dirai.

Elle avait rougi très fort, elle était sortie de table. Elle avait interrogé Suzanne du regard. Sans doute aurait-elle voulu qu'elle lui dise quelque chose. Mais Suzanne, les yeux baissés, mangeait. Alors elle avait deviné leur complicité et s'était désespérée. Debout entre eux deux, défaite d'un seul coup, elle avait gueulé mais moins violemment que d'habitude, avec timidité.

— Et alors ? qu'est-ce qu'on va devenir ?

— Faudra voir, avait dit Joseph avec douceur. Lorsque les chasseurs débarquent ils sont sans femmes. Sur les plateaux c'est plein de chasseurs, dans le Nord aussi. Faudra voir, peut-être y aller. En tout cas c'est fini avec M. Jo.

Elle avait résisté. Bien qu'au ton de Joseph il fût clair que c'était inutile.

— Les chasseurs crèvent de faim, avec lui j'aurais été plus tranquille.

Joseph lui avait fait face, toujours avec douceur. Il s'était levé et s'était approché d'elle. Suzanne, les yeux baissés, n'osait pas les regarder.

— Écoute, tu l'as jamais regardé ce type ? Ma sœur couchera pas avec lui. Même si elle a rien, je veux pas que ce soit avec lui qu'elle couche.

Elle s'était rassise. Elle avait essayé de tricher.

— Moi je ne crois pas que ce soit tout de suite qu'elle doit rompre. Faudrait attendre un peu. Qu'est-ce que tu en penses, Suzanne ?

Joseph s'était fait plus dur, mais toujours sans parler de la bague.

— Ce sera tout de suite. Ne lui demande pas ce qu'elle pense, elle a jamais couché avec personne, elle peut pas savoir ce que ce serait.

— Faut qu'elle donne son avis.

— J'aime mieux un chasseur, dit Suzanne.

— Toujours vos chasseurs de misère. On n'en sortira jamais.

Personne n'avait répondu. Puis on n'en avait plus parlé.

 

Et à l'heure habituelle, M. Jo déboucha du pont, assis à l'arrière de sa magnifique limousine. Il avait plu dans la nuit et l'auto était toute crottée. Mais M. Jo faisait par tous les temps une cinquantaine de kilomètres par jour pour aller voir Suzanne. Dès qu'il l'aperçut, il fit stopper sa voiture près du pont. Suzanne s'avança jusqu'à la portière et M. Jo descendit aussitôt, vêtu de son costume de tussor. Jamais Joseph n'avait eu de costume de tussor. Tous les costumes de M. Jo étaient en tussor. Lorsqu'ils étaient un peu défraîchis, M. Jo les donnait à son chauffeur. Il disait que le tussor était plus frais que le coton et qu'il ne pouvait supporter rien d'autre parce qu'il avait la peau fragile. Il y avait vraiment de grandes différences entre eux et M. Jo.

— Vous m'attendiez ? dit M. Jo, c'est gentil...

Suzanne se tenait debout près de lui. Il lui prit la main et l'embrassa. Il n'avait pas encore vu la mère et Joseph qui, immobiles, attendaient. D'habitude, quand ils le voyaient arriver ils travaillaient avec plus d'ardeur pour ne pas avoir à répondre à son salut. Suzanne retira sa main de celle de M. Jo et resta debout.

— Je suis venue vous dire de ne plus venir me voir.

M. Jo changea d'air. Il souleva son feutre puis il le remit tout en fixant Suzanne d'un air égaré.

— Qu'est-ce que vous racontez ?

Sa voix s'était assourdie tout à coup. Il s'assit sur le talus, sans crainte de se salir, sans sortir son journal de sa poche pour l'étendre par terre comme il faisait d'habitude. Suzanne, toujours debout près de lui, attendait qu'il comprenne. De loin, la mère et Joseph attendaient aussi. M. Jo avait fini par les apercevoir. La mère espérait sans doute encore que tout s'arrangerait et que M. Jo, cette menace aidant, reviendrait encore, mais les poches pleines de diamants pour mieux s'amender. Joseph, à cause de la mère, espérait que M. Jo comprendrait très vite.

— Faut plus venir, dit Suzanne, faut plus venir du tout.

Il paraissait mal entendre. Il s'était mis à transpirer et continuait à enlever et à remettre son feutre comme si désormais, il n'avait plus su faire d'autre geste que celui-là. Son regard passait de Suzanne à la mère, de la mère à Joseph, de Suzanne à Joseph, sans s'arrêter. Égaré dans des hypothèses, il cherchait à comprendre. On lui annonçait qu'il ne pourrait plus revenir, le lendemain du jour où il leur avait donné le diamant. Alors il continuait à enlever et remettre son feutre et il était clair qu'il ne s'arrêterait de le faire que lorsqu'il aurait compris.

— Qui a décidé ça ? demanda-t-il d'une voix raffermie.

— C'est elle, dit Suzanne.

— Votre mère ? demanda encore M. Jo, tout à coup sceptique.

— C'est elle. Joseph est d'accord.

M. Jo jeta un nouveau coup d'œil vers la mère. Elle le regardait toujours avec les yeux de l'amour. Ce ne pouvait pas être elle.

— Qu'est-ce qui est arrivé ?

S'il foutait le camp, j'irais rejoindre Joseph. Il était aujourd'hui comme son auto et son auto était comme lui, ils se valaient. Hier encore cette auto n'était pas indifférente du moment qu'il n'était pas tout à fait impossible qu'on l'ait un jour. Mais aujourd'hui elle se trouvait par rapport à Suzanne dans un grand éloignement. Aucun fil, si mince fût-il, ne la rattachait plus à cette auto. Et l'auto en devenait encombrante, laide.

— Vous leur plaisez pas. Et aussi à cause de la bague.

M. Jo enleva son feutre. Il réfléchit encore.

— Puisque je vous l'avais donnée, comme ça, pour rien...

— C'est difficile à expliquer.

M. Jo remit son feutre, sans résultat. Il ne saisissait pas. Il n'avait pas l'air décidé à partir, il attendait qu'on lui explique. Il avait le temps. Tandis qu'elle, non : à voir se prolonger l'entretien, l'espoir de la mère devait se raffermir de minute en minute.

— C'est terrible, dit M. Jo, c'est injuste.

Il avait l'air de beaucoup souffrir. Mais il en était de sa souffrance comme de son auto, elle était plus encombrante et plus laide que d'habitude et aucun fil, si mince fût-il, ne pouvait vous retenir à elle.

— Faut que vous partiez, dit Suzanne.

Tout à coup, cynique, il se mit à rire d'un rire forcé.

— Et la bague ?

Suzanne à son tour se mit à rire. S'il s'avisait de vouloir reprendre la bague ça risquait d'être plutôt marrant. M. Jo était un innocent. Tout riche qu'il était, à côté d'eux, un petit innocent. Il croyait qu'ils étaient capables de rendre cette bague. Suzanne rit avec fraîcheur et naturel.

— C'est moi, c'est moi qui l'ai, dit Suzanne.

— Et alors, dites voir un peu, dit M. Jo dont le cynisme s'accrut d'une certaine malice, dites voir un peu ce que vous comptez en faire ?

Suzanne rit encore. Les millions de M. Jo n'altéraient en rien sa native innocence. Car cette bague, elle était autant à eux maintenant et aussi difficile à reprendre que s'ils l'avaient mangée, digérée, et que si elle était déjà diluée dans leur propre chair.

— Demain on va à la ville pour la vendre.

M. Jo fit « tiens, tiens, tiens » sans discontinuer, comme si tout s'éclairait et dans un ricanement peut-être, qui sait ? significatif. Puis il ajouta :

— Et si je la reprenais ?

— Vous pourriez pas. Maintenant faut que vous partiez.

Il cessa de rire. Il la regarda longuement et rougit fortement. Il n'avait rien compris. Il enleva son feutre et, d'une voix changée, triste.

— Vous ne m'aimiez pas. Ce que vous vouliez c'était la bague.

— Je voulais pas la bague spécialement, j'y avais jamais pensé, c'est vous qui en avez parlé. Je voulais beaucoup plus que ça. Mais maintenant qu'on l'a, plutôt que de vous la rendre, je crois que j'aimerais mieux la jeter dans le rac.

Il ne pouvait se résoudre à partir. Il réfléchit encore et si longuement, que Suzanne lui rappela :

— Faut que vous partiez.

— Vous êtes profondément immoraux, dit M. Jo d'un ton de conviction profonde.

— On est comme ça. Faut que vous

partiez.

Il se leva péniblement. Il mit la main sur la poignée de l'auto, attendit un moment et déclara, menaçant.

— Ça ne finira pas comme ça, demain je serai aussi à la ville.

— C'est pas la peine, ça servirait à rien.

Il monta enfin dans l'auto et dit quelque chose à son chauffeur. Celui-ci commença à faire tourner l'auto sur place. La piste était étroite et c'était long et difficile. D'habitude l'auto tournait en deux temps, en empruntant le chemin qui menait au bungalow. Aujourd'hui elle évitait dignement le chemin. Quand même, du bord de la mare, Joseph surveillait la manœuvre. La mère, toujours immobile, crucifiée, regardait s'accomplir le départ irrémédiable de M. Jo. Avant que son auto ait complètement tourné, elle rentra précipitamment dans le bungalow. Suzanne partit dans la direction de Joseph. Au moment où l'auto la croisait, elle aperçut fugitivement M. Jo qui, à travers la vitre, lui jeta un regard suppliant. Elle obliqua par la rizière pour arriver plus vite auprès de Joseph.

Il avait terminé le lavage de l'auto. Maintenant il regonflait un pneu.

— Ça y est, dit Suzanne.

— C'est pas trop tôt...

Le pneu que réparait Joseph était troué en trois endroits. La chambre à air était encore bonne et Joseph avait mis des morceaux de vieux pneus entre la chambre à air et le pneu pour le renforcer. Il gonflait à plein pour que les pièces ne glissent pas. Suzanne s'assit sur le bord de la mare et le regarda gonfler le pneu.

— T'en as pour longtemps ? demanda Suzanne.

— Pour une demi-heure. Pourquoi ?

— Pour rien.

Il faisait très chaud. Suzanne cessa de suivre le travail de Joseph, elle pivota sur elle-même, releva sa robe et se trempa les jambes dans la mare. Puis, avec les mains elle s'aspergea les jambes jusqu'aux cuisses. C'était délicieux. Il y avait un mois, lui apparut-il tout à coup, qu'elle attendait de pouvoir impunément relever sa robe et se tremper les jambes dans la mare. Son geste rida toute la surface de l'eau et effaroucha les poissons. Elle avait une vague envie d'aller chercher une ligne dans le bungalow mais elle n'osait pas y retourner sans Joseph. Une fois le premier pneu terminé, Joseph s'attaqua au pneu de secours qui était crevé. Il dégageait la chambre à air du pneu. On ne pouvait jamais aider Joseph quand il s'occupait de la B. 12. De temps en temps, il jurait.

— Saloperie de saloperie, putain de bagnole !

Dans la mare, la montagne se dessinait, ondulante, sur un ciel gris-blanc. Il allait encore pleuvoir dans la nuit. Du côté de la mer montaient de gros nuages violets. Demain il ferait frais après l'orage de nuit. On arriverait à la ville tard dans la soirée à condition de ne pas trop crever en route. Ils vendraient la bague le lendemain matin. Ce serait la première chose qu'ils feraient. La ville était pleine d'hommes. « Quelle est donc cette belle fille-là ? Elle vient du Sud, personne ne la connaît. » La mère avait beau dire, il se trouvait sûrement un homme pour elle, Suzanne, dans la ville. Peut-être un chasseur, peut-être un planteur, mais il y en avait sûrement bien un pour elle.

Joseph avait fini de remonter le pneu.

— On va à la montagne ? On va chercher des poulets pour bouffer en route ?

Suzanne se releva et rit à Joseph.

— Allons-y, allons-y tout de suite, Joseph.

— Je mets la bagnole sous le bungalow et on y va.

Il y avait aussi très longtemps que Joseph n'était pas allé à la ville et il était content.

 

Joseph gara l'auto sous le bungalow mais évita de monter. C'était sans doute encore trop tôt après le départ de M. Jo. D'habitude il n'allait jamais dans la forêt sans son fusil.

Ils traversèrent la partie de la plaine qui séparait le bungalow de la piste et de la montagne. Le terrain commença à monter en pente douce et les rizières disparurent, faisant place W un chaume dur et très haut, dit « herbe à tigre », à travers lequel les fauves descendaient le soir. Il fallait un quart d'heure de marche pour arriver à la forêt.

— Qu'est-ce qu'il t'a dit ? demanda Joseph.

— Il m'a dit qu'il allait à la ville lui aussi.

Joseph se mit à rire. On le sentait heureux.

Le chemin se rétrécit, la pente du terrain se fit plus raide et la forêt s'annonça par une clairière où paissaient des chèvres et des porcs. Ils traversèrent un village très misérable composé de quelques cases. Et après, la forêt commença, suivant la ligne parfaitement nette du défrichement. Les habitants de la plaine n'avaient jamais défriché au-delà de cette ligne, c'était inutile : les terrains propices aux poivrières se trouvaient beaucoup plus haut dans la montagne et ils n'avaient pas tellement besoin de prairies pour les quelques chèvres qu'ils possédaient.

— Et pour la bague ? demanda encore Joseph.

Suzanne hésita une seconde.

— Il m'a rien dit.

Dès qu'ils pénétrèrent dans la forêt le chemin devint un sentier étroit de la largeur d'une poitrine d'homme et pareil à un tunnel au-dessus duquel la forêt se refermait, dense, sombre.

— C'est un con, dit Joseph. Pas méchant, mais vraiment trop con.

Les lianes et les orchidées, en un envahissement monstrueux, surnaturel, enserraient toute la forêt et en faisaient une masse compacte aussi inviolable et étouffante qu'une profondeur marine. Des lianes de plusieurs centaines de mètres de long amarraient les arbres entre eux, et à leurs cimes, dans l'épanouissement le plus libre qui se puisse imaginer, d'immenses « bassins » d'orchidées, face au ciel, éjectaient de somptueuses floraisons dont on n'apercevait que les bords parfois. La forêt reposait sous une vaste ramification de bassins d'orchidées pleins de pluie et dans lesquels on trouvait ces mêmes poissons des marigots de la plaine.

— Il m'a dit qu'on était immoraux, dit Suzanne.

Joseph rit encore une fois.

— Oh, c'est sûr qu'on l'est.

De toute la forêt montait l'énorme bruissement des moustiques mêlé au pépiement incessant, aigu des oiseaux. Joseph marchait en avant et Suzanne le suivait à deux pas. A mi-chemin entre la plaine et le village des bûcherons, Joseph ralentit le pas. Quelques mois plus tôt, à cet endroit, il avait tué une panthère mâle. C'était une petite clairière où les fauves laissaient se faisander leurs proies au grand soleil. Des nuages de mouches dansaient sur l'herbe jaune de la clairière au milieu d'amoncellements de plumes séchées et puantes.

— Peut-être que j'aurais dû lui expliquer moi-même, dit Joseph. Il doit rien y comprendre du tout.

— Expliquer quoi ?

— Pourquoi on ne voulait pas que tu couches avec lui. C'est difficile à comprendre quand on est plein de fric comme lui.

Peu après le rac qui traversait la clairière, ils commencèrent à sentir l'odeur résineuse des manguiers et à entendre les cris des enfants. Il n'y avait plus de soleil dans cette partie de la montagne. Et déjà le parfum du monde sortait de la terre, de toutes les fleurs, de toutes les espèces, des tigres assassins et de leurs proies innocentes aux chairs mûries par le soleil, unis dans une indifférenciation de commencement de monde.

On leur donna quelques mangues. Ils aidèrent les enfants à attraper les poulets et, tandis que les femmes les égorgeaient, Joseph demanda aux hommes si la chasse était bonne en ce moment. Tout le monde était content de leur visite. Les hommes connaissaient bien Joseph pour avoir souvent chassé avec lui. Ils leur demandèrent des nouvelles de la mère. C'étaient les hommes de ce village qui leur avaient procuré le bois du bungalow. Ils étaient tous bûcherons. Ils avaient fui la plaine pour venir s'installer dans cette partie de la forêt non encore cadastrée par les Blancs, afin de ne pas payer d'impôts et de ne pas risquer l'expropriation.

Les enfants accompagnèrent Suzanne et Joseph jusqu'au rac. Complètement nus et enduits de safran des pieds à la tête, ils avaient la couleur et la lisseur des jeunes mangues. Peu avant le rac, Joseph frappa dans ses mains pour les faire se sauver et ils étaient si sauvages qu'ils s'enfuirent en poussant des cris stridents qui rappelaient les cris de certains oiseaux dans les champs de riz. Il en mourait tellement dans ces villages infestés de paludisme que la mère avait renoncé à y aller, depuis déjà deux ans. Et ceux-là mouraient le plus souvent sans connaître les joies de la piste, avant d'avoir la force de traverser sans aide les deux kilomètres de forêt qui les en séparaient.

 

La mère, assise dans la salle à manger n'avait pas encore allumé la lampe à acétylène. Elle se tenait dans l'ombre, près du réchaud sur lequel mijotait un ragoût d'échassier. Sans doute les avait-elle vus partir pour la montagne et avait-elle remarqué que Joseph n'avait pas son fusil. Depuis une heure elle devait guetter leur retour. Et si elle n'avait pas allumé c'était sûrement pour les voir arriver de loin sans être gênée par l'éclat de la lampe. Mais lorsque Suzanne et Joseph entrèrent, elle ne leur adressa pas la parole.

— On est allé prendre des poulets pour le voyage, dit Joseph.

Elle ne répondit pas. Joseph alluma la lampe et descendit les poulets au caporal pour qu'il les fasse cuire. Il remonta en sifflant Ramona. Suzanne à son tour se mit à siffler Ramona. La mère, éblouie par la lumière, cligna des yeux et sourit à ses enfants. Joseph lui sourit à son tour. Il était visible qu'elle n'était plus du tout en colère et qu'elle était simplement triste parce que le diamant qu'elle avait caché serait le seul de sa vie et que la source en était tarie.

— On est allé chercher des poulets pour bouffer en route, répéta Joseph.

— Tu vois où ? au village qui est après le rac, dit Suzanne, le deuxième après la clairière.

— Il y a longtemps que je n'y suis pas allée, dans ce village, dit la mère, mais je vois.

— Ils ont demandé de tes nouvelles, dit Joseph.

— Vous étiez sans fusil, reprit la mère, c'est pas prudent, ça...

— Pour y aller plus vite, dit Joseph.

 

Joseph alla au salon et commença à remonter le phonographe de M. Jo. Suzanne le suivit. La mère se leva et mit deux assiettes sur la table. Elle avait des gestes lents comme si sa longue attente dans le noir l'avait ankylosée jusqu'à l'âme. Elle éteignit le réchaud et posa un bol de café noir entre les deux assiettes. Suzanne et Joseph la suivaient des yeux, pleins d'espoir, comme ils avaient suivi des yeux le vieux cheval. On aurait pu croire qu'elle souriait mais c'était plutôt la lassitude qui lui adoucissait les traits, la lassitude et le renoncement.

— Venez manger, c'est prêt.

Elle posa le ragoût d'échassier sur la table et s'assit pesamment devant le bol de café. Puis elle bâilla longuement, silencieusement, comme chaque soir à ce moment-là. Joseph se servit d'échassier et ensuite Suzanne. La mère se mit à défaire ses nattes et à les refaire pour la nuit. Elle n'avait pas l'air d'avoir faim. Tout était si calme ce soir qu'on entendait les craquements sourds des planches des cloisons qui jouaient. La maison était solide, on ne pouvait pas dire, elle tenait bien debout, mais la mère avait été trop pressée de la construire et le bois avait été travaillé trop vert. Beaucoup de planches s'étaient fendues et elles s'étaient disjointes les unes des autres si bien que maintenant, de son lit, on pouvait voir le jour se lever, et que la nuit, lorsque les chasseurs revenaient de Ram, leurs phares balayaient les murs des chambres. Mais la mère était seule à se plaindre de cet inconvénient. Suzanne et Joseph préféraient qu'il en soit ainsi. Du côté de la mer le ciel s'allumait de grands éclairs rouges. Il allait pleuvoir. Joseph mangeait voracement.

— C'est fameux.

— C'est bon, dit Suzanne, c'est formidable.

La mère sourit. Quand ils mangeaient avec appétit elle était toujours heureuse.

— J'y ai mis une goutte de vin blanc, c'est pourquoi.

Elle avait fait le ragoût en attendant qu'ils reviennent de la montagne. Elle avait dû aller à la réserve, déboucher une bouteille de vin blanc et en verser religieusement dans le ragoût. Lorsqu'elle avait été trop dure avec Suzanne ou bien lorsqu'elle en avait un peu trop marre, ou bien encore lorsqu'elle était un peu trop triste, elle préparait un tapioca au lait condensé ou bien des beignets de bananes ou encore un ragoût d'échassier. Elle se gardait toujours en réserve pour les mauvais jours, ce plaisir-là.

— Si vous l'aimez, j'en referai.

Ils reprirent chacun de l'échassier. Alors elle se détendit tout à fait.

— Qu'est-ce que tu lui as dit ?

Joseph ne broncha pas.

— Je lui ai expliqué, dit Suzanne sans lever les yeux.

— Il n'a rien dit ?

— Il a compris.

Elle réfléchit.

— Et pour la bague ?

— Il a dit qu'il la donnait. Pour lui, une bague, c'est rien du tout.

Elle attendit encore un peu.

— Qu'est-ce que tu en penses, Joseph ?

Joseph hésita puis déclara d'une voix ferme, inattendue.

— Elle peut avoir qui elle veut. Autrefois je le croyais pas mais maintenant j'en suis sûr. Faut plus t'en faire pour elle.

Suzanne considéra Joseph avec stupéfaction. On ne pouvait jamais savoir ce qu'il avait décidé. Peut-être ne parlait-il pas seulement pour rassurer la mère.

— Qu'est-ce que tu racontes ? demanda Suzanne.

Joseph ne leva pas les yeux vers sa sœur. Ce n'était pas à elle qu'il s'adressait.

— Elle sait y faire. Qui elle veut et quand elle veut.

La mère regarda Joseph avec une intensité presque douloureuse puis, brusquement elle se mit à rire.

— C'est peut-être vrai ce que tu dis là.

Suzanne s'arrêta de manger, s'adossa à son fauteuil et, à son tour, considéra son frère.

— Faut voir comme elle l'a eu, dit la mère.

— Suffit qu'elle veuille, dit Joseph.

Suzanne se releva et rit.

— Ni pour Joseph, dit-elle, faut plus que tu t'en fasses comme ça tout le temps.

La mère redevint grave et songeuse l'espace d'une minute.

— C'est vrai que je m'en fais tout le temps...

Et aussitôt après, une douce frénésie s'empara d'elle.

— Il n'y en a pas que pour les riches, cria-t-elle, heureusement. Faut pas se laisser faire par le premier riche venu.

— Merde, dit Joseph, y a pas que les riches, y a les autres, il y a nous, nous aussi on est riches...

La mère était fascinée.

— Nous riches ? Riches ?

Joseph donna un coup de poing sur la table.

— Si on veut, on est riches, affirma Joseph, si on veut on est aussi riches que les autres, merde, suffit de vouloir, puis on le devient.

Ils riaient. Joseph tapait à grands coups de poing sur la table. La mère se laissait faire.

Joseph c'était le cinéma.

— C'est peut-être vrai, dit-elle, si on veut vraiment, on sera riches.

— Merde, dit Joseph et alors, les autres, on les écrasera sur les routes, partout où on les verra on les écrasera.

Ainsi, quelquefois, Joseph passait par cet étrange état. Lorsque ça lui arrivait, rarement il est vrai, c'était peut-être encore mieux que le cinéma.

— Ah ! pour ça oui, dit la mère, on les écrasera, on leur dira ce qu'on pense et on les écrasera...

— Puis on s'en foutra de les écraser, dit Suzanne. On leur montrera tout ce qu'on a, mais nous, on leur donnera pas.