Suzanne fit cependant une deuxième rencontre, celle de M. Jo. Un après-midi, comme elle sortait de l'Hôtel Central, elle trouva sa limousine arrêtée devant l'entrée de l'hôtel. Dès qu'il aperçut Suzanne, M. Jo alla vers elle d'un pas apparemment tranquille.
— Bonjour, fit-il sur le ton triomphant, je vous ai trouvée.
Il était peut-être encore mieux fringué que d'habitude mais toujours aussi laid.
— On est venu vendre votre bague, dit Suzanne, ça sert à rien.
— Je m'en fous, dit M. Jo en se forçant à un rire sportif, je vous ai quand même retrouvée.
Il avait dû la chercher longtemps. Depuis trois jours, peut-être davantage. Ici, à la ville, loin de la surveillance de Joseph et de la mère, il avait l'air moins intimidé qu'au bungalow.
— Où allez-vous comme ça ?
— Je vais au cinéma. J'y vais tous les jours.
M. Jo la regarda, sceptique.
— Comme ça, toute seule ? fit-il. Une belle fille comme vous, comme ça, toute seule au cinéma ? ajouta-t-il avec son habituelle perspicacité.
— Belle ou pas, en tout cas, c'est comme ça.
M. Jo baissa les yeux, il resta silencieux un petit moment et déclara avec cette fois, une vraie timidité :
— Et si aujourd'hui vous y renonciez ? Pourquoi aller tellement au cinéma ? C'est malsain et ça vous donne des idées fausses sur l'existence.
Suzanne regarda la limousine parfaitement astiquée. Le chauffeur impeccable, en livrée blanche, ressemblait à une des pièces de l'auto qu'il conduisait. Parfaitement impassible, il n'était attentif qu'à paraître aussi inattentif que possible. Mais quand même il devait savoir tout ce qui s'était passé entre elle et M. Jo. Elle essaya de lui sourire mais il resta aussi impassible que si elle avait souri à l'auto elle-même.
— Pour les idées fausses, dit Suzanne, vous repasserez, comme dit Joseph. Et pour le cinéma j'ai pas envie d'y renoncer comme vous dites.
Il avait toujours son énorme diamant au doigt. Celui-là était au moins trois fois plus gros que l'autre et sans doute n'avait-il pas de crapaud. On pouvait se demander ce qu'il faisait là, sur ce doigt, comme on pouvait se demander de son propriétaire ce qu'il faisait de toute sa personne dans la ville, dans la vie.
— Nous pourrions faire une promenade, dit-il en rougissant. J'aimerais parler avec vous de notre dernière entrevue... Vous savez, j'ai terriblement souffert.
— Peut-être, dit Suzanne, mais pour le cinéma j'ai quand même envie d'y aller.
M. Jo la regardait des pieds à la tête. Pour la première fois depuis qu'il la connaissait il se trouvait avec elle sans autre témoin que son chauffeur et il avait un peu le même regard que lorsqu'elle se montrait à lui dans la cabine de bains. Il lui était déjà arrivé d'être regardée de cette façon par des hommes qu'elle croisait dans le haut quartier en allant au cinéma. Une fois ou deux, alors qu'elle rentrait à l'Hôtel Central, des soldats de la coloniale l'avaient abordée. Mais c'était sans doute à cause des robes de Carmen parce que les soldats de la coloniale n'abordaient que les putains. Elle en voyait pourtant qu'elle aurait sans doute accepté de suivre mais ceux-là ne l'abordaient pas. Au cinéma, une fois surtout, il y en avait eu un qu'elle aurait accepté de suivre. Souvent, pendant la séance, ils s'étaient regardés en silence, leurs coudes unis sur le bras du fauteuil. Il était avec un autre homme et à la sortie ils s'étaient perdus tous les deux dans la foule. Elle s'était retrouvée seule. De ce bras d'un inconnu lui était venue une sorte de chaleur consolante d'elle ne savait quelle tristesse qui lui rappela le baiser de Jean Agosti. Depuis elle était plus sûre encore que c'était dans les cinémas qu'on les rencontrait, dans l'obscurité féconde du cinéma. C'était au cinéma que Joseph l'avait rencontrée. C'était là aussi, il y avait trois ans, qu'il avait trouvé la première femme, après Carmen, avec laquelle il avait couché. C'était là seulement, devant l'écran que ça devenait simple. D'être ensemble avec un inconnu devant une même image, vous donnait l'envie de l'inconnu. L'impossible devenait à portée de la main, les empêchements s'aplanissaient et devenaient imaginaires. Là au moins on était à égalité avec la ville alors que dans les rues elle vous fuyait et on la fuyait.
— Si vous y allez, dit M. Jo, je vous accompagne.
Ils y allèrent dans la Léon Bollée. Le chauffeur les attendit devant la porte. Durant toute la séance M. Jo regarda Suzanne pendant que celle-ci regardait le film. Mais cela n'était pas plus gênant qu'à la plaine. Dans un sens c'était même mieux d'être avec M. Jo et sa limousine que seule une fois de plus. De temps en temps il lui prenait la main, la serrait, se penchait et l'embrassait. Et là, dans la nuit du cinéma c'était acceptable.
Après le cinéma M. Jo lui offrit l'apéritif dans un café du haut quartier. Il avait toujours l'air aussi heureux et de mûrir des projets. Il parlait de choses et d'autres, remettant sans doute à plus tard ce qu'il aurait voulu lui dire. Ce fut Suzanne qui lui parla de la bague.
— On l'a vendue très cher, dit Suzanne, beaucoup plus cher que ce que vous croyez.
M. Jo ne releva pas. Il avait fait son deuil de toute sentimentalité attachée à la bague.
— Et Joseph ? demanda-t-il.
Il y avait dix jours que Joseph avait disparu.
— Il va très bien. Il doit être au cinéma. On profite de la ville avant de partir. Jamais on n'a eu tant d'argent. Elle, elle a payé une partie de ses dettes et elle est bien contente.
Ce que M. Jo aurait voulu savoir c'était si la mère et Joseph étaient revenus sur leur décision quant à lui.
— Et même si elle voulait vous revoir, dit Suzanne, faudrait pas accepter. Elle vous dévaliserait. A la fin, ce qu'il lui faudrait c'est une bague par jour, pas moins. Maintenant qu'elle y a pris goût...
— Je sais, dit M. Jo en rougissant, mais pour vous voir qu'est-ce que je ne ferais pas...
— Une bague par jour, quand même, vous pourriez pas...
M. Jo éluda la question.
— Qu'allez-vous devenir ? demanda-t-il sur un ton de profonde compassion. C'est une dure vie que celle que vous avez à la plaine.
— Vous en faites pas, ça durera pas, dit Suzanne en fixant M. Jo qui, de nouveau, se mit à rougir très fort.
— Vous avez des... des projets ? demanda-t-il, au supplice.
— Peut-être, dit Suzanne en riant, que je m'installerai chez Carmen. Mais il faudra qu'on me paye très cher. Toujours à cause de Joseph.
— Si vous voulez je vous raccompagne en auto, dit M. Jo pour mettre fin à cet entretien dont il ne savait au juste que penser.
Suzanne accepta. Elle monta dans l'auto de M. Jo. On y était bien. M. Jo proposa à Suzanne de faire un tour. L'auto glissait dans la ville pleine de ses semblables, luisante. Lorsque la nuit fut venue l'auto glissait toujours dans la ville et tout d'un coup la ville s'éclaira pour devenir alors un chaos de surfaces brillantes et sombres, parmi lesquelles on s'enfonçait sans mal et le chaos chaque fois se défaisait autour de l'auto et se reformait seulement derrière elle... C'était une solution en soi que cette auto, les choses prenaient leur sens à mesure qu'elle avançait en elles, c'était aussi le cinéma. D'autant que le chauffeur roulait sans but, sans fin, comme on ne fait pas d'habitude dans la vie...
Lorsque la nuit était venue, M. Jo s'était rapproché de Suzanne et l'avait enlacée. L'auto roulait toujours dans le chaos brillant et obscur de la ville, les mains de M. Jo tremblaient. Suzanne ne voyait pas son visage. Il était arrivé insensiblement à s'accoler à elle et Suzanne le laissait faire. Elle était saoule de la ville. L'auto roulait, seule réalité, glorieuse, et dans son sillage toute la ville chutait, s'écroulait, brillante, grouillante, sans fin. Parfois les mains de M. Jo rencontraient les seins de Suzanne. Et une fois, il dit :
— Tu as de beaux seins.
La chose avait été dite tout bas. Mais elle avait été dite. Pour la première fois. Et pendant que la main était à nu sur le sein nu. Et au-dessus de la ville terrifiante, Suzanne vit ses seins, elle vit l'érection de ses seins plus haut que tout ce qui se dressait dans la ville, dont c'était eux qui auraient raison. Elle sourit. Puis, frénétiquement, comme s'il était urgent qu'elle le sache tout de suite, elle reprit les mains de M. Jo et les plaça autour de sa taille.
— Et ça ?
— Quoi ? dit M. Jo, stupéfait.
— Comment elle est ma taille ?
— Très belle.
Il la regardait de très près. Elle, en regardant la ville ne regardait qu'elle-même. Regardait solitairement son empire, où régneraient ses seins, sa taille, ses jambes.
— Je t'aime, dit tout bas M. Jo.
Dans le seul livre qu'elle eût jamais lu, comme dans les films qu'elle avait vus depuis, les mots : je t'aime n'étaient prononcés qu'une seule fois au cours de l'entretien de deux amants qui durait quelques minutes à peine mais qui liquidait des mois d'attente, une terrible séparation, des douleurs infinies. Jamais Suzanne ne les avait encore entendus prononcer qu'au cinéma. Longtemps, elle avait cru qu'il était infiniment plus grave de les dire, que de se livrer à un homme après l'avoir dit, qu'on ne pouvait les dire qu'une seule fois de toute sa vie et qu'ensuite on ne le pouvait plus jamais, sa vie durant, sous peine d'encourir un abominable déshonneur. Mais elle savait maintenant qu'elle se trompait. On pouvait les dire spontanément, dans le désir et même aux putains. C'était un besoin qu'avaient quelquefois les hommes de les prononcer, rien que pour en sentir dans le moment la force épuisante. Et de les entendre était aussi quelquefois nécessaire, pour les mêmes raisons.
— Je t'aime, répéta M. Jo.
Il se pencha un peu plus sur son visage et, tout à coup, comme une gifle, elle reçut ses lèvres sur les siennes. Elle se dégagea et cria. M. Jo voulut la retenir dans ses bras. Elle s'élança vers la portière et l'ouvrit. Alors M. Jo s'éloigna d'elle et dit à son chauffeur de rentrer à l'hôtel. Pendant le parcours ils ne se dirent pas un seul mot. Lorsqu'ils furent arrivés à l'hôtel, Suzanne descendit de l'auto sans un regard pour M. Jo.
Une fois dehors, seulement, elle lui dit :
— Je ne peux pas. C'est pas la peine, avec vous je ne pourrai jamais.
Il ne répondit pas.
C'est ainsi qu'il disparut de la vie de Suzanne. Mais personne n'en sut rien, même pas Carmen. Sauf la mère, mais beaucoup plus tard.