— Je suis un des plus gros représentants et un des plus réputés de cette usine, dit Barner.

La mère le regarda avec une très faible curiosité.

— Vous avez de la veine d'avoir réussi, dit-elle, tout le monde ne peut pas en dire autant. Alors vous vendez du fil ?

— Ça n'a l'air de rien, dit Barner, mais c'est une industrie d'une importance considérable. Il se consomme dans le monde des longueurs inimaginables de fil et on en vend pour des sommes non moins inimaginables.

La mère restait sceptique. Elle n'avait manifestement jamais pensé que l'on pût vivre largement d'une pareille industrie. Barner lui parla de sa richesse qui commençait, prétendait-il, à être importante. Chaque année il achetait un terrain dans le Sud anglais où il comptait se retirer. La mère écoutait distraitement. Non pas qu'elle eût mis en doute les paroles de Barner mais elle ne voyait pas le sens d'un placement dans le Sud anglais. C'était trop loin. Tout de même au mot « placement » il passa dans ses yeux comme le reflet du diamant mais ce fut très fugitif et elle ne releva pas. Elle avait l'air fatiguée et rêveuse. Pourtant la chose était d'importance. Et en fin de compte c'était bien la première fois qu'on lui demandait Suzanne en mariage. Elle s'efforçait visiblement à écouter Barner mais en réalité sa pensée était lointaine, près de Joseph.

— Il y a longtemps que vous cherchez comme ça ? demanda-t-elle.

— Il y a des années, dit Barner, je vois que Carmen vous a parlé de moi. Tout vient à point à qui sait attendre, comme vous dites en français.

— Vous le parlez bien, le français, dit la mère.

Comme ça, pensa Suzanne, ça en fait deux. Deux cons. Toujours la déveine, comme pour le reste.

— Ça doit être fatigant, dit la mère rêveusement. Moi j'ai attendu pendant des années, mais ça m'a servi à rien. Puis j'attends encore, c'est jamais fini.

— J'aime pas ça, dit Suzanne, attendre. La patience, comme dit Joseph, à la fin, ça me fait chier.

Barner sursauta un rien. La mère ne releva que le nom de Joseph.

— Peut-être qu'il est mort, dit-elle à voix basse, au fond, pourquoi ne serait-il pas mort...

— A force d'attendre comme ça, dit Suzanne, vous devez être de moins en moins difficile.

— Au contraire, de plus en plus difficile, dit Barner, flatteur.

— Sous un tram, dit la mère à voix basse. Quelque chose me dit qu'il est sous un tram.

— Penses-tu, dit Suzanne, tout ce que je peux te dire c'est qu'il n'est pas sous un tram.

Barner s'arrêta un moment de parler de lui. Il ne se formalisa pas de ce manque d'intérêt. Il devinait qu'il s'agissait de Joseph et de sa fugue et son sourire indiquait qu'il avait de ce genre d'aventures une certaine expérience.

— Que non seulement il n'est pas sous un tram, dit Suzanne, mais qu'il est plus heureux que toi, t'en fais pas, mille fois plus heureux que toi.

La mère fixait la ligne concentrique du tram et l'avenue de l'Ouest, comme il lui arrivait de les regarder souvent, de la fenêtre de sa chambre, pour voir si la B. 12 arrivait.

— C'est ce qu'on appelle des fugues de jeune homme, dit enfin Barner d'une voix bien ponctuée, et il ajouta avec un sourire plein de profondeur : il est bon d'en passer par là mais il est encore mieux d'en être sorti.

Il jouait avec son verre. Ses mains fluettes et soignées rappelaient celles de M. Jo. Il portait lui aussi une chevalière mais sans diamant. Ses seules initiales l'ornaient : un J amoureusement entrelacé dans un B.

— Chez Joseph ça passera jamais, affirma Suzanne.

— Pour ça, dit la mère, je crois qu'elle a raison.

— La vie se chargera de l'assagir, dit Barner non sans fierté, comme s'il savait, lui, ce que réservait la vie à des types comme Joseph.

Suzanne se souvint des mains de M. Jo qui cherchaient à toucher ses seins. Celles de Barner sur mes seins ce sera pareil. Le même genre de mains.

— La vie se chargera de rien du tout, dit Suzanne, Joseph c'est pas n'importe qui.

Barner ne paraissait pas décontenancé. Il suivait son idée.

— Ce n'est pas ce genre d'hommes qui rendent les femmes heureuses, croyez-moi.

La mère se souvint de quelque chose.

— Alors, dit la mère, vous voulez épouser ma fille ?

Elle se retourna vers Suzanne et lui sourit d'une façon à la fois distraite et gentille. Barner rougit légèrement.

— C'est exact. J'en serais très heureux.

Joseph, Joseph. S'il était là il dirait elle couchera pas avec lui. Carmen m'a dit qu'il lui avait offert trente mille francs pour pouvoir m'emmener, dix mille de plus que le diam. Joseph dirait c'est pas une raison.

— Vous vendez des fils ? demanda la mère.

Barner s'étonna. C'était la troisième fois qu'il le disait.

— C'est-à-dire, dit-il patiemment, que je représente une usine de filatures de Calcutta. Je prends d'énormes commandes dans le monde entier pour le compte de cette usine.

La mère réfléchit tout en ne cessant de regarder la ligne concentrique du tram.

— Je ne sais pas si je vous la donne ou non. C'est curieux, je n'ai pas d'avis.

— Drôle de métier, souffla Suzanne.

— La plupart du temps, dit Barner qui avait entendu mais qui faisait à l'« espièglerie » de Suzanne une part vraiment très large, je suis très libre. J'ai toujours affaire aux directeurs. Vous comprenez qu'à ce stade-là tout se règle sur le papier. Alors j'ai beaucoup de temps à moi.

Comme ça, se dit Suzanne, j'aurais même pas l'occasion de fiche le camp avec un autre. Fichue, la porte de sortie, comme dit Carmen.

— Vous parlez bien le français, dit encore une fois la mère d'un drôle de ton.

Barner sourit, flatté.

— Elle vous suivrait partout ? poursuivit la mère.

— La G.M.B. assure le transport de ses agents accompagnés de leurs épouses... et de leurs enfants, dit Barner avec à l'appui, ce qui lui restait d'effronterie juvénile.

On ne voyait vraiment pas ce que pouvait être la compagnie de Barner. Ça devait être l'avis de la mère qui, après un silence, dit brusquement :

— Au fond je ne suis ni pour ni contre. C'est ça qui est curieux.

— C'est souvent lorsqu'on y pense le moins que les choses arrivent, dit Barner qui avait l'encouragement facile.

— C'est pas ce qu'elle veut dire, dit Suzanne.

La mère bâilla longuement sans se gêner. Elle en avait assez de concentrer une attention qui filait toujours.

— Le mieux c'est que j'y pense cette nuit, dit-elle.

 

Et lorsqu'elles furent seules :

— T'as un avis sur lui ? demanda la mère.

— Je préfère un chasseur, dit Suzanne.

La mère ne répondit pas.

— Je partirais pour toujours, dit Suzanne.

La mère n'avait pas pris garde à cet aspect de la question.

— Pour toujours ?

— Pour trois ans.

La mère réfléchit encore.

— Si Joseph ne revient pas, ce serait tout de même mieux. C'est un drôle de métier, mais si Joseph ne revient pas ?

Les yeux fixes, la mère regardait sans le voir le carré de ciel noir qui se détachait dans la fenêtre ouverte. Suzanne savait, c'était toujours la même chose. « Elle va encore me rester sur les bras, pensait la mère, ça finira jamais. » Ce n'était pas à la somme de trente mille francs qu'elle pensait mais à sa mort.

— Joseph reviendra, cria Suzanne, il reviendra tôt ou tard.

— C'est pas sûr, dit la mère.

— Et même... je préfère un chasseur.

La mère sourit, se détendit d'un seul coup. Elle caressa les cheveux de son enfant.

— Pourquoi veux-tu toujours un chasseur ?

— Je ne sais pas.

— T'en fais pas, quand même, un chasseur, tu pourrais l'avoir. Demain je lui parlerai. Je lui dirai que tu ne veux pas me quitter.

Et tout à coup, sur le ton de celle qui se souvient qu'elle a oublié l'essentiel :

— Et le diamant ?

— J'ai essayé, dit Suzanne, ça sert à rien d'insister avec lui.

— Tous les mêmes, conclut la mère.

Pour la première fois depuis le départ de Joseph, la mère se leva tôt. Elle se rendit dans la chambre de Barner. Suzanne ne sut jamais ce qu'elle lui dit. Elle le revit au bureau l'après-midi même, alors qu'elle remplaçait Carmen à la caisse. Il avait l'air un peu dépité et dit à Suzanne que sa mère lui avait parlé.

— J'avoue que je suis un peu découragé. Il y a dix ans que je cherche. Vous paraissiez...

— Faut rien regretter, dit Suzanne.

Elle sourit. Lui, non.

— Pour ce qui est d'être vierge, c'est fini depuis longtemps.

— Oh ! fit Barner, pourquoi l'avoir caché ?

— On ne va pas crier ces choses-là sur les toits.

— C'est horrible ! cria Barner.

— C'est comme ça.

Dans son désespoir Barner leva les yeux au ciel et ce faisant il tomba sur la pancarte de Carmen : « A vendre magnifique diamant... »

— C'est... c'est à vous ce diamant ? demanda-t-il d'une voix défaillante.

— Bien sûr, dit Suzanne.

— Oh ! fit encore Barner, tous ses moyens coupés par tant d'immoralité.

— Vous, vous vendez bien du fil, dit Suzanne.