C'était au cinéma que Joseph l'avait rencontrée. Elle fumait cigarette sur cigarette et comme elle n'avait pas de feu, Joseph lui en avait donné. Alors chaque fois elle avait offert une cigarette à Joseph. Lui non plus n'avait pas cessé de fumer. C'était des cigarettes très bonnes et très chères, les plus chères, sans doute les fameuses « 555 ». Ils étaient sortis ensemble du cinéma et depuis ils ne s'étaient pas quittés. Du moins c'était la version sommaire que donnait Carmen de l'histoire de Joseph.

— Il en était à un tel point qu'il a suffi des cigarettes, ajoutait-elle.

Elle prétendait avoir rencontré Joseph dans le haut quartier et qu'il lui avait tout raconté lui-même. Mais comment savoir avec Carmen si elle disait la vérité ? Elle avait ses sources de renseignements à elle, ses filets. Elle devait même savoir où se trouvait Joseph mais elle se serait bien gardée de le dire. Et pendant huit jours et huit nuits Joseph ne reparut pas à l'Hôtel Central.

La mère en avait presque terminé avec les diamantaires et les bijoutiers. Elle ne comptait plus que sur les clients de l'hôtel, sur Carmen. De temps en temps, dans un sursaut, elle allait encore chez un diamantaire qu'elle avait négligé mais elle ne passait plus ses journées à courir par la ville. Elle ne cherchait même plus M. Jo. Elle l'avait trop cherché et elle en était dégoûtée, comme d'un amant. Elle disait que dès le retour de Joseph, elle retournerait chez le premier diamantaire qu'elle avait vu, celui qui lui avait offert onze mille francs du « crapaud » et qu'elle repartirait dans la plaine. Maintenant le plus clair de son temps, elle le passait à attendre le retour de Joseph. Elle avait payé sa chambre et sa pension jusqu'au jour où Joseph avait disparu. Ensuite elle avait décidé de ne plus le faire. Elle disait à Carmen qu'elle n'avait plus d'argent. Elle se doutait que Carmen savait parfaitement où se trouvait Joseph mais qu'elle ne le dirait jamais et que par conséquent elle acceptait tacitement de ne pas être payée le temps qu'il dépendait d'elle de laisser Joseph se satisfaire autant qu'il le voudrait. Cependant, elle ne prenait plus qu'un seul repas par jour, et on ne savait pas si c'était par scrupule ou pour essayer naïvement par ce chantage de fléchir Carmen. Suzanne, elle, mangeait à la table de Carmen et dormait dans sa chambre. Elle ne voyait plus la mère qu'au repas du soir. Toute la journée en effet celle-ci dormait. Elle prenait ses pilules et elle dormait. Toujours, dans les périodes difficiles de sa vie elle avait dormi comme ça. Lorsque les barrages s'étaient écroulés, il y avait deux ans, elle avait dormi quarante-huit heures d'affilée. Ses enfants s'étaient faits à ses manières et ne s'en inquiétaient pas outre mesure.

Depuis sa première tentative de promenade dans le haut quartier, Suzanne ne suivit plus aussi à la lettre les conseils de Carmen. Si elle y allait encore chaque après-midi, c'était pour se rendre directement dans un cinéma. Le matin en général elle restait au bureau de l'hôtel et quelquefois il lui arrivait de remplacer Carmen. Il y avait à l'Hôtel Central six chambres dites « réservées » et qui donnaient beaucoup de travail. Elles étaient louées à l'heure la plupart du temps par des officiers de marine et des putains nouvellement arrivées. Carmen avait obtenu une licence étendue à cet effet. C'était le plus gros rapport de sa gérance. Mais elle prétendait que ce n'était pas pour ça qu'elle l'avait demandée mais par une inclination véritable. Elle se serait ennuyée, prétendait-elle, dans un hôtel bien famé.

Quelquefois les putains restaient un mois en attendant que leur sort se décide. Elles y étaient parfaitement traitées. Il arrivait que certaines d'entre elles, les plus jeunes en général, partent avec des chasseurs ou des planteurs de rencontre, mais il était rare qu'elles se fassent à la vie des hauts plateaux ou de la brousse et, au bout de quelques mois, elles revenaient et réintégraient les bordels. Outre les nouvelles qui venaient directement de la capitale, il en arrivait d'autres de Shanghaï, de Singapour, de Manille, de Hong-Kong. Celles-là étaient les grandes aventureuses, les plus bourlingueuses de toutes. Elles faisaient régulièrement tous les ports du Pacifique et ne restaient jamais plus de six mois dans aucun. C'étaient les plus grandes fumeuses d'opium du monde, les initiatrices de tous les équipages du Pacifique.

— C'est des cloches, disait Carmen, mais c'est celles que je préfère.

Elle ne s'expliquait pas longuement. Elle disait qu'elle aimait bien les putains, qu'elle-même était fille de putain mais que ce n'était pas seulement pour ça, mais parce que c'était encore ce qu'il y avait de plus honnête, de moins salaud dans ce bordel colossal qu'était la colonie.

Il va sans dire qu'à toutes celles qui venaient, Carmen conseillait de se faire offrir le diamant. Dans toutes les chambres réservées elle avait mis des doubles de la pancarte suspendue dans le bureau. Elle allait même jusqu'à leur expliquer le cas de la mère.

— Mais quoi ! c'est pas à elle qu'on offre des diams, disait amèrement Carmen.

La mère partageait cette amertume. Pourtant l'hôtel restait le seul endroit où il y avait une chance de le vendre le prix que la mère en voulait. Là, pas de loupe pour déceler le « crapaud », disait Carmen. Chez elle aussi la vente du diamant était devenue une préoccupation constante, moins obsédante pourtant que chez la mère. Carmen d'ailleurs ne se laissait obséder vraiment par rien. Seul l'obsédait vraiment son besoin d'hommes nouveaux qui la faisait régulièrement plaquer tout et sortir. C'était le plus souvent à l'occasion de l'arrivée d'un bateau que ça la prenait. Après le dîner elle s'habillait, se fardait et filait vers le port le long du fleuve. En rentrant, un soir, elle alla jusqu'à dire à Suzanne, dans un mouvement d'exubérance affectueuse :

— Tu verras, c'est dehors qu'ils sont bien. Il ne faut pas enfermer les hommes. C'est dans la rue qu'ils sont le mieux.

— Mais comment, dans la rue ? dit Suzanne embarrassée.

Carmen riait.

Lorsqu'elle n'était pas dans le bureau de Carmen, Suzanne était dans les cinémas du haut quartier. Après le déjeuner elle quittait l'hôtel et se rendait directement dans un premier cinéma. Ensuite dans un second cinéma. Il y en avait cinq dans la ville et les programmes changeaient souvent. Carmen comprenait qu'on aime le cinéma et lui donnait de l'argent pour qu'elle y aille autant qu'il lui plairait. Il n'y avait pas tellement de différence, prétendait-elle en souriant, entre ses sorties le long du fleuve et celles de Suzanne dans les cinémas. Avant de faire l'amour vraiment, on le fait d'abord au cinéma, disait-elle. Le grand mérite du cinéma c'était d'en donner envie aux filles et aux garçons et de les rendre impatients de fuir leur famille. Et il fallait avant tout se débarrasser de sa famille quand c'était vraiment une famille. Suzanne ne comprenait évidemment pas très bien les enseignements de Carmen, mais elle était fière de la voir s'intéresser ainsi à elle.

Chaque soir en rentrant, Suzanne demandait à Carmen des nouvelles de Joseph et du diamant. Joseph ne rentrait pas. Le diamant ne se vendait pas. M. Jo ne réapparaissait pas. Mais c'était surtout Joseph qui ne rentrait pas. Plus le temps passait, plus Suzanne comprenait qu'elle comptait de moins en moins dans la vie de Joseph, pas plus peut-être à certains moments que si elle n'avait jamais existé. Il n'était pas impossible qu'il ne revienne jamais. Le sort de la mère ne posait plus de vrais problèmes, comme le disait Carmen. Si Joseph revenait, la mère vivrait, s'il ne revenait pas, elle mourrait. C'était moins important que ce qui était arrivé à Joseph, que ce qui était arrivé à Carmen il y avait longtemps déjà mais qui, semblait-il, l'avait marquée à jamais, que ce qui ne manquerait pas de lui arriver à elle un jour prochain. Déjà, ça menaçait. De chaque coin de rue, de chaque tournant de rue, de chaque heure du jour, de chaque image de chaque film, de chaque visage d'homme entrevu, elle pouvait déjà dire qu'ils la rapprochaient de Carmen et de Joseph.

La mère ne lui posait aucune question sur son emploi du temps. Il n'y avait que Carmen qui s'intéressait à elle. Souvent, elle lui demandait, à défaut d'autre chose, de lui raconter les films qu'elle avait vus. Elle lui donnait de l'argent pour le lendemain. Elle était inquiète à son propos et plus la disparition de Joseph se prolongeait, plus elle s'inquiétait. Parfois même elle s'angoissait. Qu'allait-elle devenir ? Il fallait, répétait-elle, il était indispensable que Suzanne sache quitter la mère, surtout si Joseph ne revenait plus.

— Ses malheurs, à la fin, c'est comme un charme, répétait-elle, il faudrait les oublier comme on oublie un charme. Je ne vois rien que sa mort ou un homme, qui pourrait te la faire oublier.

Suzanne trouvait Carmen un peu élémentaire dans son entêtement. Elle lui cachait qu'elle ne se promenait jamais plus dans le haut quartier. Elle ne lui avait pas raconté sa première promenade, non pas qu'elle eût décidé de la taire mais parce qu'elle n'aurait pas pensé qu'elle pût être racontée. Aucun incident ne l'avait en effet marquée et Suzanne n'imaginait pas encore que l'on pût se faire confidence d'autre chose que d'événements concrets. Le reste était honteux ou trop précieux, en tout cas, impossible à dire. Elle laissait dire Carmen qui ignorait encore, qui ignorait que la seule humanité qu'elle osait affronter était celle, mirobolante, rassurante, des écrans.

Lorsque Suzanne rentrait, Carmen l'entraînait dans sa chambre, et la questionnait. La chambre de Carmen était le point faible de son existence. Elle avait résisté à bien des choses dans la vie, mais pas au charme des divans croulants sous des coussins peints à la main, aux pierrots et arlequins, vestiges de bals anciens, accrochés au mur, aux fleurs artificielles. Suzanne y étouffait un peu. Mais il était quand même préférable d'y coucher que de coucher dans la chambre de la mère. Suzanne savait que c'était dans cette chambre que Joseph avait couché avec Carmen. Lorsque Carmen se déshabillait devant elle, elle y pensait chaque fois. Et cela faisait chaque fois une différence de plus, non avec Carmen, mais avec Joseph. Carmen était longue, elle avait un ventre plat, des petits seins un peu bas et ses jambes étaient miraculeusement belles. Suzanne la détaillait chaque soir et chaque soir sa différence avec Joseph s'accentuait. Suzanne ne s'était déshabillée qu'une seule fois devant Carmen. Carmen l'avait enlacée. « T'es comme une amande. » Et elle avait essuyé une larme silencieusement. C'était ce même soir qu'elle lui avait demandé de lui amener le premier homme qu'elle rencontrerait. Suzanne promit tout ce qu'elle voulut. Mais plus jamais elle ne se déshabilla devant Carmen.

Lorsque l'heure du dîner arrivait, Suzanne allait chercher la mère dans sa chambre. C'était toujours la même chose. Étendue sur son lit la mère attendait Joseph. Elle était toujours dans le noir parce qu'elle n'avait même plus envie d'allumer. Sur sa table de nuit, à côté d'elle, sous un verre renversé, reposait le diamant. Lorsqu'elle se réveillait elle le regardait avec dégoût. Le « crapaud » disait-elle, lui donnait envie de mourir. C'était la déveine, ajoutait-elle, mais qu'on n'aurait même pas pu inventer. Quelquefois, lorsqu'elle avait abusé de ses pilules, elle avait pissé au lit. Alors Suzanne allait à la fenêtre pour ne pas voir.

— Alors ? demandait-elle.

— Je l'ai pas vu, disait Suzanne.

Elle se mettait à pleurer. Elle redemandait une pilule. Suzanne la lui donnait et retournait à la fenêtre. Elle lui répétait ce que disait Carmen.

— Ça devait arriver tôt ou tard.

Elle disait qu'elle le savait mais que c'était tout de même terrible de perdre Joseph si brusquement. Elle parlait du même ton de Joseph, du diamant et lorsqu'elle le cherchait encore, de M. Jo. Et quelquefois, lorsqu'elle disait : « Si au moins il revenait ! » on ne savait pas si c'était de Joseph ou de M. Jo qu'il s'agissait.

Elle se levait, titubante sous l'effet des pilules. Il fallait attendre qu'elle soit habillée pour dîner. C'était long. Suzanne s'asseyait contre la croisée. Le bruit du tram arrivait assourdi jusque dans la chambre. Mais tout ce que Suzanne voyait de la ville, d'ici, c'était son grand fleuve à moitié recouvert par des nuées de grandes jonques qui venaient du Pacifique et par les remorqueurs du port. Carmen avait tort de s'inquiéter pour elle. Déjà, à force de voir tant de films, tant de gens s'aimer, tant de départs, tant d'enlacements, tant d'embrassements définitifs, tant de solutions, tant et tant, tant de prédestinations, tant de délaissements cruels, certes, mais inévitables, fatals, déjà ce que Suzanne aurait voulu c'était quitter la mère.