Suzanne pensait à Joseph. Ce n'était pas par cette femme, par son départ, qu'il était devenu tout à fait un autre homme. Elle se souvenait de ce qui s'était passé il y avait deux ans. C'était très précisément dans la semaine qui avait suivi l'écroulement des barrages.
Ce jour-là une petite auto neuve, luisante, s'arrêta devant le bungalow. Joseph sortit du salon suivi de Suzanne et, de la véranda, regarda l'auto arrêtée. Un homme de taille moyenne, brun, dont le visage abrité sous un casque colonial paraissait exigu, ordinaire, en descendit. Il portait une serviette sous le bras. D'un pas décidé il prit le chemin qui menait au bungalow. C'était la grande marée de juillet, la période de l'année où cette sorte d'hommes se montrait. Ils prenaient alors leur auto et allaient inspecter les concessions de la plaine. Pour faire ce travail ils touchaient une solde importante et on leur fournissait même une auto pour le leur faciliter. Jamais ils ne prenaient le car.
— Bonjour, fit l'homme. Est-ce que votre mère est là ? Je voudrais lui parler.
— Vous êtes l'agent cadastral ? demanda Joseph.
Il était au pied de la véranda et regardait tantôt Suzanne, tantôt Joseph, d'un air un peu surpris. Suzanne, parce que c'était la première fois qu'il la voyait et qu'il pensait peut-être qu'elle n'était pas négligeable. Et Joseph, parce que sa grossièreté était si évidente que toujours et partout, elle déroutait, s'imposait, inquiétait. Suzanne n'avait jamais rencontré quelqu'un qui fût aussi peu poli que Joseph. On ne savait jamais lorsqu'on ne le connaissait pas, sur quel ton lui parler, par quel biais le prendre et comment dissiper cette brutalité devant laquelle les plus sûrs se troublaient. Penché sur la balustrade, le menton dans la main, il regardait l'agent cadastral et celui-ci n'avait sans doute jamais été regardé avec une violence aussi sereine.
— Pourquoi vous voulez voir ma mère ? demanda Joseph.
L'agent tenta de sourire presque gentiment à Joseph. Suzanne reconnut ce sourire. Elle en avait déjà vu de pareils en face de Joseph. Depuis, elle l'avait retrouvé souvent chez M. Jo. C'était là le sourire de la crainte.
— C'est l'époque des inspections, dit gentiment l'agent.
Joseph rit aussi soudainement que si on l'avait chatouillé.
— Inspecter ? Vous venez inspecter ? demanda Joseph. Si vous voulez inspecter, faut pas vous gêner. Merde alors, vous pouvez inspecter tout ce que vous voudrez.
L'agent baissa aussi brusquement la tête que s'il venait de recevoir un coup de matraque.
— Allez-y, reprit Joseph. Qu'est-ce que vous attendez ? Vous n'avez pas besoin de ma mère pour qu'elle fasse votre boulot non ?
Ce que disait Joseph faisait à Suzanne l'effet d'être très beau. Elle en avait beaucoup entendu parler de ces agents cadastraux, de leurs fabuleuses fortunes, de leur puissance discrétionnaire, quasi divine. Celui-ci, qui se tenait aux pieds de Joseph, donnait envie de rire. Il fallait se retenir d'appeler la mère pour qu'elle le voie et rie. Elle eut envie d'intervenir, de parler comme Joseph.
— Allez-y, dit Suzanne, puisqu'il vous le dit.
— Si vous voulez une barque on peut aller jusqu'à vous la prêter, dit Joseph.
L'agent releva la tête mais sans toutefois affronter le regard de Joseph. Puis il essaya d'user d'un nouveau sérieux.
— Je vous fais remarquer que je suis ici en fonctions et que c'est cette année qu'expire l'avant-dernier délai accordé à votre mère pour la mise en culture du tiers de la concession.
A ce moment-là la mère était apparue, alertée sans doute par le bruit de la conversation.
— Qu'est-ce que c'est ?
Mais aussitôt qu'elle le vit elle reconnut le petit homme. Il l'avait fait attendre des dizaines de fois dans l'antichambre de son bureau à Kam et elle lui avait envoyé peut-être cinquante lettres.
Joseph se tourna vers la mère, fit un geste de la main, comme s'il voulait l'arrêter et, d'une voix changée, il lui dit :
— Laisse faire.
C'était la première fois qu'il se mêlait d'une affaire concernant la concession. Et il le lui dit d'une voix aussi confidentielle que s'ils avaient décidé en commun, elle et lui, qu'il interviendrait lui-même. Elle n'avait pas senti se faire ce qui était déjà les premiers signes du printemps de Joseph, sa nouvelle importance.
L'agent cadastral n'avait pas retiré son casque devant la mère, il s'était contenté de lui faire un signe de tête et de marmonner quelque
salutation. Elle avait l'air fatigué. Elle avait une de ces robes indescriptibles, informes, qu'elle
commençait alors à porter, sortes de peignoirs très amples dans lesquels elle flottait comme une épave. Pour la première fois depuis l'écroulement des barrages, elle s'était coiffée et sa natte grise très serrée, ficelée à son extrémité par la rondelle de chambre à air, lui pendait dans le dos, naïvement, risiblement.
— Ah ! dit la mère, je vous attendais, vous ne pouviez pas tarder à venir.
Joseph, de la main, lui fit encore une fois signe de se taire. C'était inutile qu'elle se donne la peine de répondre.
— Nos barrages ont tenu, dit Joseph. On a une récolte formidable, comme jamais vous n'en avez vu de votre vie.
La mère regarda son fils, ouvrit la bouche comme pour parler, sans toutefois prononcer un mot. Puis brusquement, son expression changea et se renversa entièrement et en quelques secondes devint celle du plaisir, du seul plaisir, toute lassitude chassée.
L'agent cadastral, interloqué, regarda la mère. Il avait sans doute attendu qu'elle vienne à son secours, qu'elle ne se laisse pas faire à son tour.
— Je ne comprends pas... On m'avait dit que vous n'aviez pas de chance...
— C'est comme ça, dit Joseph. Voyez, on a plus de chance que vous. Vous, on le voit bien, vous n'avez pas de chance.
— Oui, ça, ça se voit tout de suite, dit Suzanne.
L'agent avait la figure écarlate, il passa sa main sur sa joue pour effacer la gifle.
— Je n'ai pas trop à me plaindre, dit l'agent.
— Et nous alors !... dit Joseph.
Il riait carrément. Suzanne se souvenait parfaitement de cette minute où elle sut qu'elle ne rencontrerait peut-être jamais un homme qui lui plairait autant que Joseph. D'autres auraient pu croire qu'il était un peu fou. Lorsque par exemple il s'acharnait à enlever les pièces de la B. 12, sans raison, on aurait en effet pu le croire. La mère doutait quelquefois. Mais elle, Suzanne, savait depuis toujours qu'il n'était pas fou. Et devant l'agent cadastral ah ! comme il était sûr qu'il ne l'était pas ! comme il avait trouvé comme il fallait être ! Du haut de la balustrade, torse nu, ébloui par sa propre trouvaille et avec un plaisir presque indécent il piétinait l'autre, habillé et tout rouge, il faisait voler en éclats son pouvoir si bien assuré pourtant et jusque-là, pour tous, si terrifiant.
— Je voudrais que nous parlions sérieusement, dit l'agent cadastral. Dans votre intérêt même...
— Dans notre intérêt ? vous l'entendez ? il parle de notre intérêt ! dit la mère tournée vers eux, comme au spectacle, pour faire remarquer une réplique.
Et elle rit elle aussi. Joseph la tenait captive comme un oiseau. C'était d'elle d'ailleurs qu'il tenait le don de rire comme ça, de pouvoir tout à coup inventer de rire des raisons mêmes qui, la veille, la faisaient pleurer.
— Merde, dit Joseph, nous on parle tout ce qu'il y a de sérieusement. C'est vous qui n'êtes pas sérieux. Si vous faisiez votre boulot, vous iriez voir nos barrages. Je vais dire au caporal de préparer la barque. Il faut pas plus de six heures pour tout voir et vous allez tout voir.
L'agent souleva son casque et s'épongea le front. Il était en plein soleil, sur le terre-plein et personne ne l'invitait à monter. Il savait depuis toujours, il savait avant même qu'ils fussent commencés, que les barrages ne tiendraient pas, n'avaient pas tenu. Ce n'était pas ça qui le préoccupait, mais seulement d'arrêter leurs rires, d'arrêter coûte que coûte cette dégringolade inattendue de toute son autorité dans leurs rires. Ils n'allaient tout de même pas le forcer à descendre aux barrages. Il cherchait vainement à éluder la chose, il regardait de tous les côtés, cherchant une issue. Un rat. Il n'avait évidemment pas l'habitude de voir son pouvoir mis à l'épreuve. Il ne trouvait rien.
— Caporal ! cria Suzanne, prépare la barque, prépare vite la barque pour l'agent !
L'agent leva la tête et fit à Suzanne un faux sourire qui se voulait compréhensif, presque compatissant.
— Ce n'est pas la peine, dit-il, je sais que vous n'avez pas eu de chance. Les choses se savent dans la région. Je vous l'avais dit pourtant, ajouta-t-il sur un ton de doux reproche et en se tournant vers la mère.
— Mes barrages sont magnifiques, dit la mère. S'il y a un bon Dieu, c'est lui qui les a fait tenir rien que pour nous donner l'occasion de voir la gueule que vous feriez, vous autres, au cadastre... et vous, vous êtes là, vous êtes venu nous la montrer.
Suzanne et Joseph éclatèrent de rire. C'était un bonheur inexprimable d'entendre la mère parler comme ça. L'agent ne riait pas.
— Vous savez que votre sort est entre mes mains, dit-il.
Il essayait les menaces cette fois. Joseph cessa de rire et descendit quelques marches du bungalow.
— Et le vôtre, de sort, vous croyez qu'il n'est pas entre nos mains ? Si vous descendez pas tout de suite aux barrages, je vous fous de force dans la barque et vous crèverez d'insolation avant d'y arriver. Maintenant si vous préférez, vous pouvez déguerpir, mais alors, en vitesse.
L'agent fit quelques pas dans la direction du chemin, prudemment. Lorsqu'il fut sûr que Joseph ne le suivait pas, il se retourna et dit d'une voix enrouée :
— Tout cela fera l'objet d'un rapport, soyez-en sûr.
— Venez le dire ici, venez, cria Joseph en tapant du pied comme s'il allait descendre en courant, et l'autre fit quatre ou cinq pas rapides avant de comprendre que Joseph n'avait toujours pas bougé.
— Salauds ! criait la mère, chiens ! voleurs !
Épanouie de colère, libérée, rajeunie, elle se tourna vers Joseph.
— Ça fait du bien, dit-elle. C'est moins que des chiens.
Puis elle se retourna vers l'agent, elle ne pouvait pas s'arrêter.
— Voleurs ! Assassins !
L'agent ne se retournait pas. Raide, il allait d'un pas mesuré vers son auto.
— Ça fait quatre, dit la mère. On est les quatrièmes sur cette concession. Tous ruinés ou crevés. Et eux, ils s'engraissent.
— Les quatrièmes, fit Joseph, interloqué. Merde, les quatrièmes, je savais pas, tu l'avais pas dit.
— Il n'y a pas longtemps que je l'ai appris, dit la mère, j'avais oublié de te le dire.
Joseph chercha ce qu'il pourrait bien faire. Il trouva.
— Attends un peu, dit-il.
Il courut à sa chambre et reparut armé de son Mauser. Il riait de nouveau. La mère et Suzanne, figées, le regardaient sans rien oser lui dire. Il allait tuer l'agent cadastral. Tout allait changer. Tout allait finir là, à la minute. Tout allait recommencer. Joseph épaula son Mauser, visa l'agent cadastral, le visa bien et à la dernière seconde, il leva le canon du fusil vers le ciel et tira en l'air. Un lourd silence se fit. L'agent se mit à courir de toutes ses forces vers son auto. Joseph éclata d'un rire énorme. Puis ce furent la mère et Suzanne. L'agent devait les entendre rire, mais il n'en continuait pas moins à courir comme un dératé. Une fois arrivé à l'auto, il s'y engouffra et, sans jeter un regard vers le bungalow, il démarra à toute vitesse en direction de Ram.
Depuis, l'agent cadastral se contentait d'envoyer des « avertissements » écrits. Il n'était plus jamais revenu les inspecter. On aurait pu croire qu'il reviendrait aussitôt après le départ de Joseph. Mais sans doute ignorait-il encore ce départ.
Personne donc, même pas l'agent cadastral, ne s'arrêtait devant le bungalow. Les balles de chevrotine restaient dans la cartouchière de Joseph, inutiles. Et aussi son Mauser, innocent, sans maître, qui pendait bêtement au mur de sa chambre. Et aussi la B. 12 — « la B. 12, c'est moi », disait Joseph –, qui, lentement, se couvrait de poussière et se rouillait, remisée pour toujours entre les pilotis centraux, sous le bungalow.