Un long coup de klaxon se fit entendre sur la piste du côté du pont. Un très long coup de klaxon électrique. Il était huit heures du soir. Personne ne l'avait entendue arriver, même pas Joseph. Elle devait s'être arrêtée de l'autre côté du pont, c'était impossible autrement car on entendait toujours le fracas des planches déclouées par la chaleur lorsqu'une auto passait dessus. Et comme personne ne l'avait entendue arriver on pouvait supposer qu'elle était là, avant le pont, depuis un bon moment déjà. Peut-être n'avait-elle pas été sûre tout de suite que c'était lui, le bungalow dont lui avait parlé Joseph. Elle avait dû le regarder longtemps se dessiner dans la nuit, à moitié achevé, sans balustrade et, autour de la lampe à acétylène qui brillait à l'intérieur elle avait dû chercher la silhouette de Joseph. C'était bien ça, d'autant plus qu'à côté de la sienne il y en avait deux autres dont une de vieille femme. Elle avait dû encore attendre avant de klaxonner. Attendre encore, puis tout à coup, klaxonner, lancer le signal entre eux convenu. Ce n'était pas un appel timide, non, c'était un appel discret mais impératif. Depuis un mois, depuis huit cents kilomètres, elle attendait ce coup de klaxon. Et une fois devant le bungalow, elle avait pris son temps et avait attendu avant d'appuyer sur le bouton, tout en étant sûre qu'il le fallait.
Ils étaient en train de manger quand il retentit. Joseph fit un bond comme s'il venait de recevoir une décharge de balles dans le corps. Il quitta la table, repoussa sa chaise, traversa le salon et descendit les marches du bungalow en courant. La mère se leva lentement de table et, comme s'il lui fallait user désormais vis-à-vis d'elle-même d'une extrême prudence, elle s'allongea dans sa chaise longue, au salon, face à la porte d'entrée. Suzanne la suivit et s'assit à côté d'elle dans un fauteuil. C'était un peu le même soir que le soir de la mort du cheval qui recommençait.
— Ça y est, dit la mère à voix basse.
Les yeux à demi fermés, elle fixait la direction d'où était venu le coup de klaxon. Sauf qu'elle était très pâle, on aurait pu croire qu'elle somnolait. Elle ne disait rien ni ne remuait même un doigt. La piste était parfaitement noire. Ils devaient être là tous les deux, enlacés, dans le noir. Joseph resta parti un très long moment. Mais l'auto ne démarrait pas. Suzanne était sûre que Joseph allait remonter ne fût-ce que quelques minutes, pour dire quelques mots à la mère, peut-être pas à elle mais à la mère, sûrement.
Joseph revint en effet. Il s'arrêta devant la mère et la regarda. Il y avait un mois qu'il ne lui avait pas adressé la parole de lui-même, qu'il ne l'avait peut-être pas regardée vraiment. Il lui parla doucement.
— Je m'en vais pour quelques jours, je peux pas faire autrement.
Elle leva les yeux vers son fils et, pour une fois, sans geindre, sans pleurer, elle dit :
— Pars, Joseph.
Sa voix était nette mais éraillée comme si tout à coup elle s'était mise à parler faux. Après qu'elle eut parlé, Suzanne leva les yeux vers Joseph. Elle le reconnut à peine. Il regardait la mère fixement et en même temps il riait, sans manifestement pouvoir s'en empêcher alors que peut-être il n'aurait pas voulu rire. Il venait de la nuit noire mais il aurait pu revenir d'un incendie : ses yeux brillaient, son visage ruisselait de sueur et le rire sortait de lui comme s'il le brûlait.
— Bon Dieu ! je reviendrai, je le jure.
Il ne bougeait pas et attendait de la mère un signe, un signe quelconque qu'elle ne pouvait pas faire. On vit apparaître sur la piste un immense jet de lumière, à perte de vue. Les phares tranchaient la piste en deux et on aurait dit que c'était à partir d'eux qu'elle jaillissait, que de l'autre côté il n'y avait rien, rien que la touffeur irrespirable d'une nuit épaisse. Le jet de lumière obliqua par à-coups, progressivement, en balayant le bungalow, le rac, les villages endormis et au loin, le Pacifique, jusqu'à ce qu'une nouvelle piste surgisse, opposée à la première. On ne l'avait pas entendue tourner. Ça devait être une formidable bagnole que la 8 cylindres Delage. En quelques heures ils seraient à la ville. Joseph conduirait comme un fou jusqu'au premier hôtel où ils s'arrêteraient pour faire l'amour. Maintenant le faisceau des phares indiquait la direction de la ville. C'était par là que Joseph allait partir. Joseph se retourna, le faisceau passa devant lui, il se raidit, ébloui. Depuis trois ans, il attendait qu'une femme à la détermination silencieuse vienne l'enlever à la mère. Elle était là. On se sentait désormais aussi séparé de lui que s'il avait été malade ou, sinon fou, du moins privé de la raison commune. Et vraiment, il était difficile de regarder ce Joseph qui ne les concernait plus, ce mort vivant qu'il était devenu pour elles.
Il s'était de nouveau tourné vers la mère et il restait devant elle attendant toujours ce signe de paix qu'elle ne pouvait pas lui faire. Et il riait toujours. Son visage disait un tel bonheur qu'on ne le reconnaissait plus. Jamais personne, avant, même Suzanne, n'aurait pu croire ce visage, si résolument fermé, capable de s'avouer, de se livrer avec une telle impudeur.
— Merde, répétait Joseph, je te le jure, je reviendrai, je laisse tout, même mes fusils.
— Tu n'as plus besoin de tes fusils. Pars, Joseph.
Elle avait de nouveau fermé les yeux. Joseph la prit par les épaules et se mit à la secouer.
— Puisque je te le jure, même si je voulais te laisser, je ne pourrais pas.
Elles étaient sûres qu'il partait pour toujours. Seul lui en doutait encore.
— Embrasse-moi, dit la mère. Et pars.
Elle se laissait secouer par Joseph qui s'était mis à crier.
— Dans huit jours ! quand vous aurez fini de m'emmerder ! Dans huit jours je serai revenu ! On dirait que vous ne me connaissez pas !
Il se tourna vers Suzanne :
— Dis-lui, nom de Dieu, dis-lui !
— T'en fais pas, dit Suzanne, dans huit jours il sera là.
— Pars, Joseph, dit la mère.
Joseph se décida à aller dans sa chambre pour chercher ses affaires. L'auto attendait toujours, les phares éteints maintenant. Elle n'avait pas klaxonné une deuxième fois. Elle laissait du temps à Joseph, son temps. Elle savait que c'était difficile. Elle aurait attendu toute la nuit, c'était sûr, sans klaxonner une nouvelle fois.
Joseph revint chaussé de ses sandales de tennis. Il portait un paquet de linge qu'il avait dû préparer à l'avance. Il se précipita sur la mère, la souleva dans ses bras et l'embrassa de toutes ses forces, dans les cheveux. Il n'alla pas vers Suzanne mais il se força à la regarder et dans ses yeux il y avait de l'effroi et peut-être aussi de la honte. Puis brusquement, il passa entre elles et descendit les marches de l'escalier en courant. Les phares s'allumèrent peu après sur la piste, en direction de la ville. Puis l'auto démarra très doucement, sans qu'on l'entendît : les phares se déplacèrent, s'éloignèrent, s'éloignèrent encore, laissant derrière eux une marge toujours plus large de nuit, puis on ne vit plus rien.
La mère, les yeux fermés, était toujours dans la même position. Le bungalow était tellement silencieux que Suzanne pouvait entendre sa respiration rauque et désordonnée.
Le caporal monta accompagné de sa femme. Ils avaient tout vu. Ils apportaient du riz chaud et du poisson frit. Ce fut le caporal qui, comme toujours, parla le premier. Il dit que le poisson et le riz qui étaient sur la table s'étaient refroidis et qu'il en avait apporté d'autres. Sa femme qui d'ordinaire ne restait jamais dans le bungalow s'accroupit à ses côtés dans un coin du salon. Ils avaient enfin compris ce qui se tramait depuis leur retour de la ville et déjà l'hébétement de la faim était dans leurs yeux. Ils attendaient qu'elle leur donne un espoir quelconque qu'ils mangeraient encore. Ce fut sans doute pour eux, qu'une heure après le départ de Joseph, elle consentit à parler. Elle les regarda et s'adressa à Suzanne.
— Va finir de manger.
Elle était rouge et ses yeux étaient vitreux. Suzanne lui apporta un bol de café et une pilule. Le caporal et sa femme la regardaient comme elle, un mois avant, avait regardé le cheval. Elle but le café et prit la pilule.
— Tu peux pas savoir ce que c'est, dit-elle.
— C'est moins terrible que s'il était mort.
— Je ne me plains pas. Il n'avait plus rien à faire ici, j'ai beau chercher, plus rien.
— Il reviendra quelquefois.
— Ce qui est terrible...
Sa bouche se tordait comme si elle allait vomir.
— Ce qui est terrible, répéta-t-elle, c'est qu'il n'a aucune instruction, alors je ne vois pas ce qu'il peut faire, je ne vois rien.
— Elle l'aidera.
— Il la quittera, il partira toujours de partout comme il est parti de toutes les écoles où je l'ai mis... C'est avec moi qu'il sera resté le plus.
Suzanne l'aida à se déshabiller et fit signe au caporal et à sa femme qu'ils devaient descendre. C'est seulement lorsqu'elle fut couchée que la mère commença à pleurer, comme jamais encore elle n'avait pleuré, comme si elle découvrait enfin, et pour de vrai, la douleur.
— Tu vas voir, criait-elle, tu vas voir que ce ne sera pas suffisant encore. Ce qu'il aurait fallu c'est qu'il me fiche un coup de chevrotine avant de partir, puisqu'il sait si bien le faire...
Dans la nuit la mère eut une crise dont elle faillit mourir. Mais cela non plus ne fut pas suffisant.