La seule rencontre que Suzanne devait faire ce fut, à l'Hôtel Central, celle du représentant en fils d'une usine de Calcutta.
Il était de passage à la colonie et embarquait dans les huit jours qui suivaient, pour les Indes. Ses tournées duraient deux ans et il ne passait qu'une fois par tournée dans la colonie en question. A chacun de ses passages, il avait cherché à se marier avec une Française, très jeune et vierge si possible, mais il n'avait jamais réussi à la trouver.
— Il y a là un type qui pourrait peut-être aller, avait dit Carmen à Suzanne. T'aurais au moins une porte de sortie si jamais Joseph ne revient pas.
Barner était un type d'une quarantaine d'années, grand, à cheveux grisonnants, aux costumes de tweed, qui parlait calmement, souriait peu et qui avait dans la vie une allure en effet très représentative. Ce n'était pas impunément que depuis quinze ans, il visitait toutes les grandes usines de tissage du monde pour y vanter la qualité de ses fils. Il avait d'ailleurs, du monde, plusieurs fois fait le tour et il en avait une vision assez particulière, celle de sa capacité d'absorption, en kilomètres, de fils de coton de l'usine G.M.B. de Calcutta.
Carmen lui parla de Suzanne et le jour même il voulut la connaître. Il était pressé. Les présentations se firent dans la chambre de Carmen, tard après que la mère fut couchée. Suzanne se prêta au désir de Carmen comme elle le faisait toujours. Après la présentation, Barner parla de son métier, du commerce des fils dans le monde et de la consommation insoupçonnable qu'on en faisait. Ce fut tout pour ce soir-là. Le lendemain, par l'intermédiaire de Carmen, il invita Suzanne à sortir avec lui, afin, dit-il, de faire plus ample connaissance. Suzanne le rejoignit après le dîner.
Ils allèrent au cinéma dans l'auto de Barner. Une drôle d'auto dont il était très fier. Une fois arrivés devant le cinéma, il se planta devant Suzanne et lui fit une démonstration détaillée de ses extraordinaires perfectionnements. C'était une auto à deux places, peinte en rouge, dont le spider avait été transformé en une espèce de grand coffre à tiroirs dans lesquels Barner mettait ses échantillons de fils. Les tiroirs étaient jaunes, bleus, verts, etc., de la couleur exacte des fils qu'ils contenaient. Il y en avait bien une trentaine qui s'ouvraient sur toute la surface arrière du coffre et qui se fermaient et s'ouvraient tous automatiquement d'un seul tour de clef donné de l'intérieur. Il n'existait pas deux autos comme celle-là dans le monde, expliqua Barner, et c'était lui et lui tout seul qui avait eu l'idée de la transformer ainsi. Il ajoutait que ce n'était pas encore aussi parfait qu'il l'aurait voulu : il arrivait que les clients, après avoir examiné les fils, se trompent de tiroir et ne les remettent pas dans ceux des couleurs correspondantes. C'était là un grave inconvénient mais il y remédierait. Il savait déjà comment : en fixant les bobines au fond même du tiroir avec une attache plate que lui seul saurait dessertir. Toujours, disait-il, il cherchait à perfectionner ses tiroirs, tout ça ne s'était pas fait d'un seul coup. Rien ne se faisait d'un seul coup, généralisait-il d'un air entendu. Une vingtaine de personnes s'étaient attroupées autour de l'auto et il parlait à voix haute afin de les faire bénéficier de ses explications.
A voir cette auto et à l'entendre en parler, il n'y avait pas de doute possible. C'était encore la déveine. Tout ce qui reste à faire c'est de lui refiler le crapaud. Elle pensait à Joseph très fort.
Après le cinéma, ils allèrent danser dans un dancing-piscine qui se trouvait en dehors de la ville. Barner y alla sans hésiter et il était clair qu'il avait dû suivre cet emploi du temps à chacun de ses séjours à la colonie avec, chaque fois, une nouvelle préposée de l'Hôtel Central.
C'était un bungalow peint en vert, au milieu d'un bois. A cause des lanternes vénitiennes qui se balançaient en haut des arbres on y voyait comme en plein jour. Le long du bungalow se trouvait la fameuse piscine qui faisait à elle seule la célébrité du dancing. C'était une grande vasque de rochers alimentée par un ruisseau dont on avait capté le cours en scellant l'ouverture de la vasque. Ainsi, l'eau constamment renouvelée dans sa profondeur par un faible courant restait très pure. Trois projecteurs éclairaient verticalement la piscine dont le fond ainsi que les parois étaient restés dans leur état naturel, tapissés de longues herbes sous-marines au travers desquelles apparaissait un fond de galets orange et violets qui éclataient avec la splendeur de fleurs sous-marines. L'eau était si claire et si calme que ce fond apparaissait dans son détail précis, dans ses nuances les plus fines comme s'il eût été figé dans le cristal. Outre les projecteurs, la piscine était éclairée par les lanternes vénitiennes qui, multicolores, mouvantes, se balançaient dans le ciel vert du bois. De grandes pelouses rases l'entouraient au milieu desquelles il y avait une rangée de cabines de bains également vertes. Parfois l'une de ces cabines s'ouvrait et un corps de femme ou d'homme apparaissait, totalement nu, d'une surprenante blancheur et d'une matière si rayonnante que l'ombre lumineuse du bois en était comme ternie. Le corps nu traversait les pelouses à la course, se jetait dans la vasque, faisant jaillir autour de lui une gerbe d'eau brillante. Puis la gerbe retombait et le corps apparaissait à l'intérieur de l'eau, bleuté et d'une fluidité de lait. La musique du dancing cessait brusquement et les lumières s'éteignaient pendant le temps que le corps nageait. Parfois les plus audacieux plongeaient et circulaient à travers les longues herbes du fond, en dérangeaient la solennelle immobilité et s'y perdaient dans une nage sous-marine, convulsive et lente. Puis le corps réapparaissait à la surface dans un tourbillon glorieux de bulles lumineuses.
Accoudés aux balcons du dancing, des hommes et des femmes regardaient en silence. Bien que ces bains aient été permis peu osaient se donner ainsi en spectacle. Une fois le nageur disparu, les lumières s'allumaient et l'orchestre recommençait à jouer.
— Distraction de millionnaires, dit John Barner.
Elle s'assit en face de lui. Tout autour d'eux, attablés ou en train de danser, se trouvaient tous les grands vampires de la colonie, du riz, du caoutchouc, de la banque, de l'usure.
— Je ne prends pas d'alcool, dit Barner, mais peut-être en prendrez-vous un ?
— Je voudrais un cognac, dit Suzanne.
Elle avait envie de lui déplaire mais elle lui sourit quand même. Sans doute aurait-elle désiré être là avec quelqu'un d'autre à qui elle n'aurait pas pris la peine de sourire. Maintenant que Joseph était parti et que la mère désirait tant mourir, vraiment, chaque jour le besoin s'en faisait davantage sentir.
— Madame votre mère est souffrante ? demanda Barner pour demander quelque chose.
— Elle attend mon frère, dit Suzanne, ça la rend malade.
Suzanne avait cru Barner prévenu par Carmen.
— On sait pas où il est, il doit avoir rencontré une femme.
— Oh ! s'indigna Barner, ce n'est pas une raison. Jamais je ne laisserais ma mère. Il est vrai que ma mère, c'est une sainte.
La sainteté de sa mère faisait frémir.
— La mienne non, dit Suzanne. A la place de mon frère j'en ferais autant.
Suzanne se ressaisit : c'était le moment.
— Si vous pensez que c'est une sainte, faudrait lui prouver.
— Lui prouver ? s'étonna Barner. Je le lui prouve. Je crois pouvoir dire que je n'ai jamais manqué à ma mère.
— Faudrait lui faire un beau cadeau une fois pour toutes, après vous seriez tranquille.
— Je ne comprends pas, fit Barner, toujours également étonné. En quoi je serais plus tranquille.
— Si vous lui donnez une belle bague, après ce serait plus la peine de rien lui donner.
— Une bague ? Pourquoi une bague ?
— Je dis par exemple une bague.
— Ma mère, dit Barner, n'aime pas les bijoux, elle est très simple. Tous les ans je lui achète un petit terrain dans le Sud anglais, et c'est ce qui lui fait le plus plaisir.
— Moi je préférerais les diams, dit Suzanne. Les terrains c'est souvent de la merde.
— Oh ! fit Barner, oh ! quel est ce langage ?
— C'est du français, dit Suzanne. Je voudrais bien danser.
Barner invita Suzanne à danser. Il dansait très correctement. Suzanne était bien plus petite que lui et en dansant ses yeux lui arrivaient à hauteur de la bouche.
— Les Françaises c'est la meilleure et la pire des choses, débuta-t-il, tout en dansant.
Mais bien que sa bouche arrivât à la hauteur des yeux et des cheveux de la Française, pas une fois, de sa bouche, il ne frôla ces cheveux.
— Quand on les prend jeunes, on peut en faire les compagnes les plus dévouées, les collaboratrices les plus sûres, continua-t-il.
Il repartait dans huit jours pour deux ans et il était pressé. Ce qu'il aurait voulu précisément c'était une jeune fille de dix-huit ans, qu'aucun homme n'aurait encore approchée, non pas parce qu'il avait un préjugé quelconque à l'égard de celles qu'on avait approchées (il en fallait bien, disait-il), mais parce que son expérience lui avait appris que c'était les premières qu'on formait le mieux et le plus rapidement.
— Toute ma vie j'ai cherché cette jeune Française de dix-huit ans, cet idéal. C'est un âge merveilleux, dix-huit ans. On peut les façonner et en faire d'adorables petits bibelots.
Joseph dirait : « Des bibelots comme ça, je les ai au cul, les jeunes filles, elles m'emmerdent toutes. »
— Moi, dit Suzanne, mon genre ce serait plutôt Carmen.
— Oh ! fit Barner.
Sans doute avait-il essayé de coucher avec Carmen mais de ce gibier-là Carmen ne voulait pas. Quand même, elle essayait de le lui refiler.
— Carmen, mais en mieux, dit Suzanne.
— Vous ne comprenez pas, dit Barner, on ne peut pas épouser une femme comme Carmen.
Il rit avec attendrissement de tant de naïveté.
— Ça dépend qui, dit Suzanne, tout le monde pourrait pas.
Quand ils furent dans l'auto, arrivés devant l'hôtel, Barner dit, comme il avait dû le dire déjà bien souvent à des spécimens du genre :
— Voulez-vous être cette jeune fille que je cherche depuis si longtemps ?
— Faut en parler à ma mère, dit Suzanne, mais moi je vous préviens, mon genre ça serait plutôt Carmen.
Il fut entendu néanmoins que dès le lendemain, après le dîner, il rencontrerait la mère.