Munie de la bague enfermée dans son sac et toujours enveloppée du même papier de soie dans lequel l'avait mise M. Jo, la mère commença à parcourir la ville pour essayer de la vendre le prix que M. Jo avait dit qu'elle valait : vingt mille francs. Mais le premier diamantaire auquel elle le proposa en offrit dix mille francs. Il lui annonça que le diamant avait un défaut grave, un « crapaud », qui en diminuait considérablement la valeur. La mère tout d'abord ne crut pas au prétendu crapaud dont parlait le diamantaire. Elle en voulait vingt mille francs. Pourtant lorsqu'elle en vit un deuxième et qu'il lui reparla du crapaud, elle commença à douter. Elle n'avait jamais entendu dire qu'il pouvait y avoir des « crapauds » égarés dans les diamants, même dans les plus purs, pour la bonne raison qu'elle n'avait jamais eu de diamant avec ou sans crapaud. Mais après qu'un quatrième diamantaire lui eut encore parlé de crapaud, elle ne manqua pas de commencer à trouver une relation obscure entre ce défaut au nom si évocateur et la personne de M. Jo. Après trois jours de démarches, elle commença à la formuler, d'une façon assez vague il est vrai.

— Ça ne m'étonne pas, disait-elle, fallait s'y attendre.

Et bientôt cette relation fut si profonde que lorsqu'elle parlait de M. Jo il lui arrivait de se tromper de nom et de le confondre, dans une même appellation, avec son diamant.

— J'aurais dû m'en méfier dès le premier jour de ce crapaud, dès que je l'ai vu pour la première fois à la cantine de Ram.

Ce diamant à l'éclat trompeur, c'était bien le diamant de l'homme dont les millions pouvaient faire illusion, qu'on aurait pu prendre pour des millions qui se donneraient sans réticence. Et son dégoût était aussi fort que si M. Jo les avait volés.

— Crapaud pour crapaud, disait-elle, ils se valent. Elle les confondait décidément dans la même abomination.

Pourtant elle en voulait toujours vingt mille francs et « pas un sou de moins ». Elle s'acharnait. Elle s'était toujours acharnée, d'un acharnement curieux, qui augmentait en raison directe du nombre de ses échecs. Moins on lui offrait du diamant, moins elle démordait de ce chiffre de vingt mille francs. Pendant cinq jours elle courut chez les diamantaires. D'abord chez les blancs. Elle entrait avec l'air le plus naturel qu'elle pouvait avoir et racontait qu'elle voulait se débarrasser d'un bijou de famille désormais sans utilité pour elle. On demandait à voir, elle sortait la bague, on prenait la loupe, on examinait le diamant et on trouvait le crapaud. On lui en offrait huit mille francs. On lui en offrait onze mille francs. Puis six mille, etc. Elle remettait le diamant dans son sac, ressortait en vitesse et en général elle engueulait Suzanne qui, avec Joseph, l'attendait dans la B. 12. Des trois diamants que lui avait offerts M. Jo, Suzanne avait naturellement pris le plus « mauvais » comme par un fait exprès.

Mais elle s'acharnait toujours : mauvais ou bon elle en voulait vingt mille francs.

Après avoir fait tous les diamantaires et bijoutiers blancs, elle commença à aller trouver les autres, ceux qui ne l'étaient pas, les jaunes, les noirs. Ceux-ci ne lui offrirent jamais plus de huit mille francs. Comme ils étaient plus nombreux que les autres, elle mit beaucoup plus de temps à les épuiser. Mais si sa déception allait croissant ainsi que sa colère et son dégoût, ils ne diminuaient en rien ses exigences. Ce qu'elle voulait coûte que coûte, c'était avoir vingt mille francs.

Une fois qu'elle eut couru chez tous les diamantaires de la ville blancs ou non, elle se dit que peut-être sa tactique n'était pas la bonne. Alors, un soir, elle dit à Suzanne que la seule façon d'en sortir, c'était de retrouver M. Jo. Elle ne parla de ce projet qu'à Suzanne seule ; Joseph, disait-elle, tout intelligent qu'il était, avait aussi sa bêtise et, comme il ne pouvait pas tout comprendre, il ne fallait pas tout lui dire. Il fallait être habile, revoir M. Jo sans lui faire soupçonner qu'on l'avait recherché, et reprendre avec lui les relations anciennes. Prendre son temps. Les renouer, ces relations, à s'y tromper et jusqu'à provoquer de nouveau en lui un désir rémunérateur. L'essentiel, c'était ça, c'était de l'affoler, d'obscurcir sa raison au point qu'il en revienne, de nouveau désespéré, à lui abandonner les deux autres diamants ou même un seul.

Suzanne lui promit de renouer avec M. Jo si jamais elle le rencontrait mais elle refusa de le rechercher. La mère se chargea de cette partie de la besogne. Mais comment retrouver M. Jo dans la ville ? Il n'avait pas, et pour cause, donné son adresse. En même temps qu'elle courait chez les diamantaires qu'elle avait omis de voir, elle se mit à le rechercher. Elle l'attendit à la sortie des cinémas, elle explora les terrasses de cafés, les rues, les magasins de luxe, les hôtels, avec autant d'ardeur et de passion qu'une jeune amoureuse.