La rencontre de M. Jo fut d'une importance déterminante pour chacun d'eux. Chacun mit à sa façon son espoir en M. Jo. Dès les premiers jours, dès qu'il fut évident qu'il reviendrait régulièrement au bungalow, la mère lui fit entendre qu'elle attendait sa demande en mariage. M. Jo ne déclina pas l'invite pressante de la mère. Il la tint en haleine par des promesses et surtout par divers cadeaux qu'il fit à Suzanne tout en essayant de profiter de ce répit, à la faveur du rôle avantageux qu'il pensait jouer ainsi à leurs yeux.
La première chose d'importance qu'il lui donna, un mois après leur rencontre, fut un phonographe. En apparence il le donna avec facilité comme l'on fait d'une cigarette, mais il ne négligea pas d'en tirer quelque faveur auprès de Suzanne. C'est lorsqu'il fut certain que Suzanne ne s'intéresserait jamais à sa seule personne qu'il essaya de jouer de sa fortune et des facilités qu'elle lui donnait, la première de ces facilités étant évidemment, pour lui, d'ouvrir dans leur monde prisonnier la brèche sonore, libératrice, d'un phonographe neuf. Ce jour-là M. Jo fit son deuil de l'amour de Suzanne. Et, à part le choix qu'il fit plus tard, du diamant, ce fut là le seul éclair de lucidité qui traversa sa pâle figure durant le temps qu'il la connut.
Ce n'était pas elle qui avait parlé du phonographe ni même qui y avait pensé. C'était lui, M. Jo.
Ils étaient seuls dans le bungalow, comme d'habitude, lorsqu'il lui en parla. Leur tête-à-tête durait trois heures chaque jour, temps que Joseph et la mère passaient à s'occuper de choses et d'autres dehors, en attendant l'heure d'aller à Ram dans la Léon Bollée. M. Jo arrivait après la sieste ; il enlevait son chapeau, s'asseyait nonchalamment dans un fauteuil et, trois heures durant, il attendait et attendait de Suzanne un quelconque signe d'espoir, un encouragement si mince fût-il, qui lui eût donné à croire qu'il avait effectué un progrès sur la veille. Ces tête-à-tête enchantaient la mère. Plus ils duraient et plus elle espérait. Et si elle exigeait qu'ils laissent la porte du bungalow ouverte, c'était pour ne laisser à M. Jo aucune autre issue que le mariage à l'envie très forte qu'il avait de coucher avec sa fille. C'était là-dessus que cette porte restait grande ouverte. Toujours affublée de son chapeau de paille et suivie de son caporal armé d'une binette, elle passait et repassait devant le bungalow entre les rangs des bananiers qui bordaient la piste. De temps en temps elle regardait la porte du salon d'un air satisfait : le travail qui se faisait derrière cette porte était autrement efficace que celui qu'elle se donnait l'air de faire auprès des bananiers. Joseph, lui, ne montait jamais au bungalow tant que M. Jo y était. Depuis que son cheval était mort, il s'affairait interminablement auprès de la B. 12. Quand celle-ci n'avait aucun mal et ne nécessitait aucune réparation, il la lavait. Lui ne regardait jamais le bungalow. Quand il se lassait de la B. 12, il s'en allait dans la campagne pour chercher un autre cheval, disait-il. Quand il ne cherchait pas un autre cheval, il allait à Ram pour rien, pour mieux fuir le bungalow.
Ainsi, Suzanne et M. Jo étaient-ils seuls tout une partie de l'après-midi, jusqu'à l'heure d'aller à Ram. De temps en temps, fidèle aux leçons de la mère et pour l'entretenir sans trop de conviction dans d'honnêtes dispositions à son égard, Suzanne demandait à M. Jo quelque précision supplémentaire sur leur mariage. C'était tout ce qu'on pouvait demander à M. Jo. Lui ne demandait rien. Il se contentait de regarder Suzanne avec des yeux troublés, de la regarder encore, d'accroître son regard d'une vue supplémentaire, comme d'habitude on fait lorsque la passion vous étouffe. Et quand il arrivait à Suzanne de s'assoupir de fatigue et d'ennui à force d'être regardée ainsi, elle le retrouvait à son réveil, la regardant encore avec des yeux encore plus débordants. Et cela n'en finissait vraiment pas. Et si au début de leurs relations il n'avait pas déplu à Suzanne d'éveiller en M. Jo de tels sentiments, elle en avait fait depuis, hélas, plusieurs fois le tour.
Pourtant ce n'était pas elle qui avait parlé du phonographe. Si inattendu que cela fût, ç'avait été lui, M. Jo, qui en avait parlé. Ce jour-là d'ailleurs il était arrivé avec un drôle d'air et dans ses yeux il y avait une mobilité inhabituelle, une lueur significative qui pouvait faire croire que, une fois n'est pas coutume, M. Jo avait peut-être une idée en tête.
— Qu'est-ce que c'est que ce phono-là ? demanda-t-il en désignant le vieux phono de Joseph.
— Vous voyez bien, dit Suzanne, c'est un phono. C'est à Joseph.
Suzanne et Joseph l'avaient toujours connu. Il avait été acheté par leur père un an avant sa mort et la mère ne s'en était jamais séparée. Avant de partir pour la concession elle avait vendu ses vieux disques et avait chargé Joseph d'en acheter de nouveaux. De ceux-là, il n'en restait que cinq que Joseph gardait jalousement dans sa chambre. Il se réservait l'usage du phono pour lui tout seul et personne d'autre que lui n'avait le droit de le faire marcher ni même de toucher à ses disques. Suzanne n'aurait d'ailleurs jamais fait ce coup-là à Joseph, mais quand même il était méfiant et chaque soir, après s'en être servi il emportait les disques dans sa chambre et les rangeait.
— C'est drôle qu'il aime tellement ce phono, disait la mère. Quelquefois elle regrettait de l'avoir emmené à la concession parce que la musique surtout donnait à Joseph l'envie de tout plaquer. Suzanne ne partageait pas ce point de vue, elle ne croyait pas que ce phono était mauvais pour Joseph. Et lorsqu'il avait fait jouer tous ses disques et qu'il déclarait invariablement : « Je me demande ce qu'on fout dans ce bled », elle l'approuvait pleinement, même si la mère gueulait. Avec Ramona, c'était inévitable, l'espoir que les autos qui devaient les emmener loin, ne tarderaient plus à s'arrêter, devenait plus vivace. Et, disait Joseph de ce phono, « quand on n'a pas de femmes, pas de cinéma, quand on n'a rien du tout, on s'emmerde un peu moins avec un phono ». La mère disait qu'il mentait. Il avait en effet couché avec toutes les femmes blanches de Ram en âge de coucher. Avec toutes les plus belles indigènes de la plaine de Ram à Kam. Quelquefois, quand il faisait son service de transport, il couchait avec ses clientes dans la carriole. « Je peux pas m'empêcher, s'excusait Joseph, je crois que je pourrais coucher avec toutes les femmes du monde. » Mais quand même, ce n'étaient pas ces femmes de la plaine, si belles qu'elles aient été, qui auraient pu le faire se passer de phono.
— Il est vieux, dit M. Jo, c'est un très vieux modèle. Je m'y connais en phono. Chez moi j'ai un phono électrique que j'ai rapporté de Paris. Vous ne le savez peut-être pas mais j'adore la musique.
— Nous aussi. Mais votre phono électrique c'est bon quand on a l'électricité et comme nous on l'a pas je m'en fiche qu'il en existe.
— Il n'y a pas que les phonos électriques, dit M. Jo d'un air plein de sous-entendus, il y en a d'autres qui ne sont pas électriques mais qui sont aussi bons.
Il avait l'air ravi. Il avait déjà donné à Suzanne une robe, un poudrier, du vernis à ongle, du rouge à lèvres, du savon fin et de la crème de beauté. Mais d'habitude il lui apportait les choses, spontanément sans les annoncer à l'avance. Il s'amenait, sortait un petit paquet de sa poche et le tendait à Suzanne : « Devinez ce que je vous apporte », disait-il avec malice. Suzanne prenait, ouvrait : « C'est une drôle d'idée », disait-elle. Voilà, en général, comment ça se passait. Mais ce jour-là, non. Il y avait du nouveau ce jour-là.
Du nouveau, il y en eut en effet. Après leur entretien sur les phonographes et leurs différents mérites, M. Jo demanda à Suzanne de lui ouvrir la porte de la cabine de bains afin qu'il puisse la voir toute nue, moyennant quoi il lui promit le dernier modèle de La VOIX DE SON MAÎTRE et des disques en plus, les dernières-nouveautés-de-Paris. En effet, tandis que Suzanne se douchait comme chaque soir avant d'aller à Ram, il frappa discrètement à la cabine de bains.
— Ouvrez-moi, dit M. Jo, très doucement. Je ne vous toucherai pas, je ne ferai pas un pas, simplement je vous regarderai, ouvrez-moi.
Suzanne s'immobilisa et fixa la porte de la cabine obscure derrière laquelle se tenait M. Jo. Aucun homme ne l'avait vue vraiment nue, sauf Joseph qui montait quelquefois se laver les pieds au moment où elle prenait son bain. Mais comme ça n'avait jamais cessé de se produire depuis qu'ils étaient tout petits, ça ne pouvait pas compter. Suzanne se regarda bien, des pieds à la tête, regarda longuement ce que M. Jo lui demandait de regarder à son tour. Surprise, elle se mit à sourire sans répondre.
— Rien que le temps de vous voir, soupira M. Jo, Joseph et votre mère sont de l'autre côté. Je vous en supplie.
— Je ne veux pas, dit faiblement Suzanne.
— Pourquoi ? Pourquoi ma petite Suzanne ? J'ai tellement envie de vous voir à force de rester près de vous toute la journée. Rien qu'une seconde.
Immobile, Suzanne attendait toujours de savoir s'il le fallait. Le refus était sorti d'elle machinalement. Ç'avait été non. D'abord, non, impérieusement. Mais M. Jo suppliait encore tandis que ce non lentement s'inversait et que Suzanne, inerte, emmurée, se laissait faire. Il avait très envie de la voir. Quand même c'était là l'envie d'un homme. Elle, elle était là aussi, bonne à être vue, il n'y avait que la porte à ouvrir. Et aucun homme au monde n'avait encore vu celle qui se tenait là derrière cette porte. Ce n'était pas fait pour être caché mais au contraire pour être vu et faire son chemin de par le monde, le monde auquel appartenait quand même celui-là, ce M. Jo. Mais c'est lorsqu'elle fut sur le point d'ouvrir la porte de la cabine obscure pour que pénètre le regard de M. Jo et que la lumière se fasse enfin sur ce mystère, que M. Jo parla du phonographe.
— Demain vous aurez votre phonographe, dit M. Jo. Dès demain. Un magnifique VOIX DE SON MAÎTRE. Ma petite Suzanne chérie, ouvrez une seconde et vous aurez votre phono.
C'est ainsi qu'au moment où elle allait ouvrir et se donner à voir au monde, le monde la prostitua. La main sur le loquet de la porte elle arrêta son geste.
— Vous êtes une ordure, dit-elle faiblement. Joseph a raison, une ordure.
Je vais lui cracher à la figure. Elle ouvrit et le crachat lui resta dans la bouche. Ce n'était pas la peine. C'était la déveine, ce M. Jo, la déveine, comme les barrages, le cheval qui crevait, ce n'était personne, seulement la déveine.
— Voilà, dit-elle, et je vous emmerde avec mon corps nu.
Joseph disait : « Et je l'emmerde avec ma B. 12 » et chaque fois qu'il passait près de la Léon Bollée il lui foutait des coups de pied dans les pneus. M. Jo, accroché au chambranle de la porte, la regardait. Il était rouge et respirait mal comme s'il venait d'être frappé et qu'il allait tomber. Suzanne referma la porte. Il resta à la même place pendant un petit moment, devant la porte fermée, silencieux, puis elle l'entendit s'en retourner au salon. Elle se rhabilla très vite comme elle devait le faire chaque fois, par la suite, après s'être donnée à voir inutilement à M. Jo qui n'avait pas le regard qui convenait.
Le lendemain, avec cette ponctualité que M. Jo prenait pour une des formes les plus sûres de la dignité : « Quand je dis quelque chose, je le fais », il lui apporta le phonographe.
Elle le vit arriver ou plutôt elle vit arriver, calé sous son bras, un énorme paquet de carton. Elle, elle savait que c'était le phonographe. Elle resta sur son fauteuil, clouée par le plaisir quasi divin et clandestin de celui qui voit l'événement par lui suscité, se produire et provoquer l'étonnement. Car elle n'était pas seule à l'avoir vu. La mère et Joseph aussi l'avaient vu. Et pendant qu'il passait dans le chemin, porté par M. Jo, ils l'avaient regardé fixement et ils continuaient à fixer la porte par laquelle il venait d'entrer comme s'ils en attendaient quelque signe qui leur permettrait d'en déceler le contenu. Mais Suzanne savait que ni l'un ni l'autre, surtout Joseph, ne se dérangerait pour savoir ce que c'était, eût-il été de la grosseur d'une automobile. Montrer la moindre curiosité à propos d'une chose donnée ou apportée ou simplement montrée par M. Jo, non, aucun des deux ne s'y serait laissé aller. Jusqu'ici, il est vrai, les paquets que M. Jo apportait à Suzanne étaient plutôt petits et tenaient dans sa poche ou dans sa main, mais de celui-ci, Joseph devait logiquement se dire que, vu ses dimensions, il contenait sans doute un objet d'un intérêt plus général que les précédents. Aucun d'eux ne se souvenait d'en avoir vu un de cette taille et destiné à eux, arriver par quelque moyen que ce fût jusqu'au bungalow. A part les rondins de palétuviers, les rares lettres du cadastre ou de la banque, la visite du fils Agosti, personne ni rien de nouveau ni de neuf n'était arrivé jusque-là depuis six ans. Que cela ait été amené par M. Jo n'empêchait pas que cela vînt de bien plus loin que lui, d'une ville, d'un magasin, et que cela était neuf et n'allait servir qu'à eux seuls. Cependant, ni Joseph ni la mère ne daignaient monter. Et le comportement inhabituel de M. Jo qui leur avait crié bonjour d'une voix assurée et qui était passé nu-tête dans le chemin, sans crainte d'attraper une insolation, ne leur avait pas suffi pour qu'ils s'écartent à leur tour de leur habituelle réserve.
M. Jo arriva haletant près de Suzanne. Il posa le paquet sur la table du salon et poussa un soupir de soulagement. Ça devait être lourd. Suzanne ne bougea pas et considéra le paquet et seulement lui, ne pouvant se rassasier du mystère qu'il était encore pour eux deux là-bas, qui regardaient.
— C'est lourd, dit M. Jo. C'est le phono. Je suis comme ça, je fais ce que je dis. J'espère que vous apprendrez à me connaître, ajouta-t-il pour asseoir sa victoire, et au cas où Suzanne ne se serait pas fait cette réflexion à elle-même.
D'une part, il y avait ce phono, sur la table. Dans le bungalow. Et d'autre part, il y avait dans le cadre de la porte ouverte, la mère et Joseph, aussi assoiffés de voir que des prisonniers derrière une grille. C'était grâce à elle qu'il était maintenant là, sur la table. Elle avait ouvert la porte de la cabine de bains, le temps de laisser le regard malsain et laid de M. Jo pénétrer jusqu'à elle et maintenant le phonographe reposait là, sur la table. Et lui il était parfaitement sain et parfaitement beau. Et elle trouvait qu'elle méritait ce phonographe. Qu'elle méritait de le donner à Joseph. Car c'était naturellement à Joseph que revenaient les objets du genre du phonographe. Pour elle, il lui suffisait de l'avoir, par ses seuls moyens, extrait de M. Jo.
Frémissant, triomphant, M. Jo se dirigea vers le paquet. D'un bond, Suzanne fut près de lui et lui interdit d'approcher. Interloqué, il laissa tomber ses bras et la regarda sans comprendre.
— Il faut les attendre, dit Suzanne.
On ne pouvait ouvrir le paquet que devant Joseph. Le phonographe ne pouvait apparaître, sortir de l'inconnu qu'en présence de Joseph. Mais c'était aussi impossible de l'expliquer à M. Jo que de lui expliquer qui était Joseph.
M. Jo se rassit et réfléchit puissamment. Son front se rida sous l'effort de sa pensée, ses yeux s'agrandirent et il fit claquer sa langue.
— J'ai pas de veine, déclara-t-il.
M. Jo se décourageait vite.
— C'est comme si j'avais craché dans l'eau, reprit-il. Rien ne vous touche, même pas mes intentions les plus délicates. Ce que vous aimez c'est les types du genre de...
Ah ! cette tête que va faire Joseph devant le phono. Maintenant, ils ne pouvaient plus tarder à monter. M. Jo était venu plus tard que d'habitude sans doute à cause du phonographe et maintenant l'heure approchait où ils ne pourraient plus ne pas savoir. Quant à M. Jo, du moment qu'il avait donné le phonographe, il inexistait d'autant. Et, délesté de son auto, de son costume de tussor, de son chauffeur, peut-être serait-il devenu d'une transparence de vitrine vide, parfaite.
— Du genre de qui ?
— Du genre d'Agosti et... de Joseph, dit timidement M. Jo.
Suzanne sourit très largement à M. Jo et celui-ci, pour une fois, le coup du phono aidant, soutint ce sourire.
— Eh ! oui, dit-il courageusement, je dis bien, du type de Joseph.
— Vous pourriez m'en donner dix, de phonos, ce sera toujours comme ça.
M. Jo baissa la tête, effondré.
— J'ai pas de veine, voilà qu'à cause de ce phono vous me dites des méchancetés.
Sur le chemin Joseph et la mère revenaient. M. Jo qui observait le silence de la dignité offensée ne les vit pas arriver.
— Les voilà, dit Suzanne.
Elle se leva et s'approcha de M. Jo.
— Faites pas cette gueule-là.
Il en fallait peu à M. Jo pour reprendre courage. Il se leva, attira Suzanne contre lui et l'enlaça vivement.
— Je suis fou de vous, déclara-t-il sombrement. Je ne sais vraiment pas ce qui m'arrive, j'ai jamais éprouvé ça pour personne.
— Faudra rien leur dire, dit Suzanne.
Elle se dégagea machinalement de l'étreinte de M. Jo mais sans cesser de sourire à Joseph, à l'avenir qui approchait.
— De vous avoir vue toute nue hier soir j'ai pas fermé l'œil de la nuit.
— Quand ils demanderont ce que c'est, c'est moi qui leur dirai.
— Je suis moins que rien pour vous, dit M. Jo, de nouveau découragé, je le sens chaque jour davantage.
Joseph et la mère montèrent l'escalier du bungalow, Joseph en avant, et firent irruption dans le salon. Ils étaient poussiéreux et suants, leurs pieds étaient couverts de boue séchée.
— Bonjour, dit la mère, vous allez bien ?
— Bonjour madame, fit M. Jo, je vous remercie. Et vous-même ?
Se lever, s'incliner devant la mère qu'il détestait, ça M. Jo savait le faire et très bien encore.
— Nous, il faut bien que ça aille, maintenant que je me suis mis en tête cette plantation de bananiers, ça me fait durer un peu plus.
Une fois de plus M. Jo fit deux pas dans la direction de Joseph et abandonna la partie. Joseph ne disait jamais bonjour à M. Jo, c'était inutile d'insister.
Ils ne pouvaient pas ne pas avoir vu le paquet sur la table. C'était impossible. Cependant, rien ne pouvait révéler qu'ils l'avaient vu sauf l'air qu'ils avaient d'éviter de le voir, de contourner la table de loin afin de ne pas avoir à le faire de trop près, comme s'ils ne voyaient rien. Sauf aussi une espèce de sourire contenu sur le visage de la mère qui ce soir ne gueulait pas, ne se plaignait pas de sa fatigue et la supportait allégrement.
Joseph traversa la salle à manger pour aller vers la cabine de bains. La mère alluma la lampe à alcool et appela le caporal. Elle hurlait pour l'appeler alors que c'était parfaitement inutile, elle le savait bien, et que c'était sa femme qu'elle aurait dû appeler pour qu'elle le prévienne. D'où qu'elle se trouvât, celle-ci courait alors à bride abattue vers son mari et lui donnait une claque dans le dos. A cette heure-là, accroupi sur le terre-plein, le caporal jouissait du répit que lui laissait enfin la mère et attendait religieusement le deuxième passage du car. Il surveillait la piste pendant tout le temps dont il disposait, parfois pendant une heure, lorsqu'ils allaient à Ram, jusqu'à ce qu'il le voie surgir de la forêt, silencieux, à la vitesse de soixante à l'heure.
— Il est de plus en plus sourd, dit la mère, il devient de plus en plus sourd.
Elle alla à la réserve, et revint dans la salle à manger, les yeux toujours baissés. Pourtant le paquet était plus visible à lui seul que tout le reste du bungalow.
— Je me suis toujours étonné que vous ayez pris un sourd, dit M. Jo, du ton ordinaire de la conversation, ça ne manque pas les domestiques dans la plaine.
D'habitude quand ils décidaient de ne pas aller à Ram, il partait quelques minutes après le retour de Joseph et de la mère. Mais ce soir, debout, adossé à la porte du salon, il attendait manifestement son heure, celle du phonographe.
— C'est vrai que ça ne manque pas, dit la mère. Mais celui-là, il a reçu tellement de coups que quand je vois ses jambes je me dis que je l'aurai sur le dos tout le reste de ma vie...
Si on ne leur disait pas assez vite le contenu du paquet ça allait peut-être mal finir. Joseph, excédé par sa curiosité, était capable de fiche un coup de pied dans la table de rotin et de s'en aller à Ram tout seul, dans la B. 12. Mais Suzanne qui avait pourtant une certaine habitude des débordements de Joseph, se taisait toujours, rivée à son fauteuil. Le caporal monta, vit le paquet, le regarda longuement, puis posa le riz sur la table et commença à mettre le couvert. Quand il eut fini, la mère regarda M. Jo avec l'air de se dire qu'est-ce-qu'il-fout-là-celui-là-à-cette-heure-ci. L'heure d'aller à Ram était passée et il n'avait pas l'air de s'en douter.
— Vous pouvez rester dîner, si vous voulez, dit-elle à son adresse. Elle n'avait pas l'habitude d'être aussi aimable avec lui. Son invitation cachait sans doute l'intention sourde de faire durer le supplice de Joseph et de Suzanne. Il y avait ainsi chez elle des foyers mal éteints de jeunesse, des sursauts d'une humeur encore joueuse.
— Je vous remercie, dit M. Jo, je ne demande pas mieux.
— Il n'y a rien à bouffer, dit Suzanne, je vous préviens, toujours cette saloperie d'échassier.
— Vous ne me connaissez pas, dit M. Jo, non sans malice cette fois, j'ai des goûts simples.
Joseph revint de la cabine de bains et regarda M. Jo avec l'air de se dire qu'est-ce-qu'il-fout-là-celui-là-à-cette-heure-ci. Puis, voyant qu'il y avait quatre assiettes sur la table et qu'il fallait en passer par là, il s'assit, décidé à se nourrir coûte que coûte. Le caporal monta une seconde fois et alluma la lampe à acétylène. Dès lors, ils furent environnés par la nuit et enfermés dans le bungalow avec le paquet.
— Merde, j'ai faim, déclara Joseph. Toujours cette saloperie d'échassier ?
— Asseyez-vous, dit la mère à M. Jo.
Joseph était déjà assis, seul à table. M. Jo fumait avidement sa cigarette comme il faisait toujours en présence de Joseph. Il en avait une peur irraisonnée. Il s'assit instinctivement du côté de la table opposé au sien. La mère lui donna un morceau d'échassier et dit gentiment à Joseph, sans doute pour l'amadouer :
— Je me demande ce qu'on mangerait si tu n'étais pas là pour en tuer. Ça sent un peu le poisson mais c'est bon et c'est nourrissant, ajouta-t-elle à l'adresse de M. Jo.
— C'est peut-être nourrissant, dit Suzanne, mais c'est de la saloperie.
Les moments où ses enfants se
nourrissaient trouvaient toujours la mère indulgente et patiente.
— C'est tous les soirs la même histoire, ils ne sont jamais contents.
Ils parlaient d'échassier et c'était comme si ces oiseaux avaient un rapport secret, jusque-là ignoré, avec le paquet qui reposait toujours, énorme, vierge autant qu'une bombe pas encore éclatée, sur la table de rotin. Joseph qui mangeait à toute vitesse et à pleines dents, encore plus grossièrement que d'habitude, ravalait en fait sa colère.
— C'est tous les soirs la même chose, continua Suzanne, parce que c'est tous les soirs qu'on mange de l'échassier. Y a jamais rien d'autre.
Et voilà que ce fut la mère qui trouva l'issue vers l'avenir.
Dans un sourire adorable de malice contenue, elle dit :
— C'est rare, il est vrai, qu'il y ait du nouveau dans la plaine, à tous les points de vue.
Suzanne sourit. Joseph ne consentit pas encore à avoir entendu.
— Quelquefois ça arrive, dit Suzanne.
Ravi d'avoir compris, M. Jo se mit à manger son échassier à pleines dents, contrairement à la façon très parisienne qu'il avait, au début du repas, de goûter à ce mets nouveau pour lui.
— C'est un phonographe, dit Suzanne.
Joseph s'arrêta net de manger. Sous ses paupières à demi levées, ses yeux apparurent, éclatants. Chacun le regardait, même M. Jo.
— On en a déjà un, dit Joseph, de phono.
— Je crois, dit M. Jo, que celui-ci est, comment dire ? plus moderne.
Suzanne quitta la table, alla vers le paquet. Elle déchira les bandes de papier collant et ouvrit la boîte de carton. Puis elle prit le phonographe avec précaution et le déposa sur la table de la salle à manger. Il était noir, en peau granitée avec une poignée chromée. Joseph avait cessé de manger. Il fumait et la regardait faire, fasciné. La mère était un peu déçue : le phono, comme la chasse, c'était une calamité imposée par Joseph. Suzanne souleva le couvercle et l'intérieur du phonographe apparut : un disque de drap vert, un bras en métal chromé, éblouissant. Sur la face interne du couvercle, il y avait une petite plaque de cuivre sur laquelle un petit fox-terrier était représenté assis devant un pavillon trois fois gros comme lui. Au-dessous de la plaque il y avait écrit : La VOIX DE SON MAÎTRE. Joseph leva les yeux, regarda la petite plaque d'un air faussement connaisseur et essaya de manœuvrer le bras chromé. Puis, l'ayant regardé, ayant touché le phono avec ses mains, il oublia complètement et Suzanne, et M. Jo, et que le phono venait de M. Jo, et qu'ils étaient tous là en train de jouir de son bonheur, et les promesses qu'il avait dû se faire de n'en montrer aucune suprise, de ce phono. Il le remonta comme un somnambule, vissa une aiguille sur le bras chromé, le mit en marche, l'arrêta, le remit en marche. Suzanne retourna vers le paquet, sortit une enveloppe de disques et la lui apporta. Ils étaient tous Anglais sauf un intitulé : Un soir à Singapour. Joseph les regarda les uns après les autres.
— C'est des conneries, déclara-t-il à voix basse, mais ça fait rien.
— J'ai choisi les nouveautés de Paris, dit timidement M. Jo un peu décontenancé devant ce déchaînement de Joseph et l'indifférence totale dans laquelle on le reléguait. Mais Joseph n'insista pas. Il s'empara du phono, le posa sur la table du salon et s'assit auprès de lui. Il prit ensuite un disque, le mit sur le plateau recouvert de drap vert et posa l'aiguille sur le disque. Une voix s'éleva, d'abord insolite, indiscrète, presque impudique au milieu de la réserve silencieuse de tous.
Un soir, à Singapour,
Un soir,
d'amour.
Un soir, sous les palmiers,
Un soir,
d'été.
A la fin du disque la glace était fondue. Joseph se marrait. Suzanne se marrait. Et même la mère : « C'est beau », dit-elle. M. Jo éclatait de l'envie de voir son cas reconsidéré. Il allait de l'un à l'autre, cherchant à être enfin admis comme le bienfaiteur de la famille. Mais en vain. Pour personne autour de lui il n'y avait de relation entre le phonographe et son donateur. Après Un soir à Singapour, Joseph fit passer les autres disques neufs, les uns après les autres, indifféremment, pour la bonne raison qu'il ne comprenait pas l'anglais. D'ailleurs ce soir on ne pouvait pas savoir s'il était sensible à la musique ou seulement au maniement du phonographe et à sa marche mécaniquement idéale.
M. Jo finit par s'en aller. Une fois qu'il fut parti, la mère demanda à Suzanne si elle savait le prix du phonographe. Suzanne avait oublié de le demander à M. Jo. La mère un peu déçue demanda machinalement à Joseph de cesser de jouer. Mais ce soir, autant lui demander de cesser de respirer. La mère sans trop insister s'enferma dans sa chambre. Une fois qu'elle fut sortie, Joseph dit : « On va jouer Ramona. » Il alla chercher ses vieux disques dont Ramona était le plus précieux.
Ramona, j'ai fait un rêve merveilleux.
Ramona, nous étions partis tous les deux.
Nous allions,
Lentement
Loin de tous les regards jaloux
Et jamais deux amants
N'avaient connu de soirs plus doux...
Jamais Joseph ni Suzanne n'en chantaient les paroles. Ils en fredonnaient l'air. Pour eux c'était ce qu'ils avaient entendu de plus beau, de plus éloquent. L'air coulait, doux comme du miel. M. Jo prétendait que Ramona ne se chantait plus à Paris depuis des années déjà, mais peu leur importait. Lorsque Joseph le faisait jouer, tout devenait plus clair, plus vrai ; la mère qui n'aimait pas ce disque paraissait plus vieille et eux ils entendaient leur jeunesse frapper à leurs tempes comme un oiseau enfermé. Parfois, lorsque la mère ne gueulait pas trop et qu'ils pouvaient revenir du bain sans trop se presser, Joseph le sifflait. Lorsqu'ils partiraient ce serait cet air-là, pensait Suzanne, qu'ils siffleraient. C'était l'hymne de l'avenir, des départs, du terme de l'impatience. Ce qu'ils attendaient c'était de rejoindre cet air né du vertige des villes pour lequel il était fait, où il se chantait, des villes croulantes, fabuleuses, pleines d'amour. Il donnait à Joseph l'envie d'une femme de la ville si radicalement différente de celles de la plaine qu'elle pouvait à peine s'imaginer. A Ram, le père Bart avait aussi Ramona parmi ses disques et il était moins usé que celui de Joseph. C'était après avoir dansé avec elle sur cet air-là qu'un soir Agosti l'avait entraînée brusquement hors de la cantine jusqu'au port. Il lui avait dit qu'elle était devenue une belle fille et il l'avait embrassée. « Je sais pas pourquoi, tout d'un coup, j'ai eu envie de t'embrasser. » Ils étaient revenus ensemble au bungalow. Joseph avait regardé Suzanne d'un drôle d'air et puis il lui avait souri avec tristesse et compréhension. Depuis, le fils Agosti avait sans doute oublié et Suzanne n'y pensait guère mais il n'en restait pas moins que la chose était liée à l'air de Ramona. Et chaque fois que Joseph le jouait, le souvenir du baiser de Jean Agosti était dans l'air.
Quand le disque fut fini, Suzanne demanda :
— Comment tu le trouves ce phono ?
— Il est formidable, puis il y a presque pas à le remonter.
— Tu lui avais demandé ?
— J'ai rien demandé du tout.
— Il te l'a donné... comme ça ?
Suzanne hésita à peine :
— Il me l'a donné comme ça.
Joseph rit silencieusement et il déclara :
— C'est un con. Mais le phono, il est formidable.