La première fois que Suzanne se promena dans le haut quartier, ce fut donc un peu sur le conseil de Carmen.

Elle n'avait pas imaginé que ce devait être un jour qui compterait dans sa vie que celui où, pour la première fois, seule, à dix-sept ans, elle irait à la découverte d'une grande ville coloniale. Elle ne savait pas qu'un ordre rigoureux y règne et que les catégories de ses habitants y sont tellement différenciées qu'on est perdu si l'on n'arrive pas à se retrouver dans l'une d'elles.

Suzanne s'appliquait à marcher avec naturel. Il était cinq heures. Il faisait encore chaud mais déjà la torpeur de l'après-midi était passée. Les rues, peu à peu, s'emplissaient de blancs reposés par la sieste et rafraîchis par la douche du soir. On la regardait. On se retournait, on souriait. Aucune jeune fille blanche de son âge ne marchait seule dans les rues du haut quartier. Celles qu'on rencontrait passaient en bande, en robe de sport. Certaines, une raquette de tennis sous le bras. Elles se retournaient. On se retournait. En se retournant, on souriait. « D'où sort-elle cette malheureuse égarée sur nos trottoirs ? » Même les femmes étaient rarement seules. Elles marchaient en groupe. Suzanne les croisait. Les groupes étaient tous environnés du parfum des cigarettes américaines, des odeurs fraîches de l'argent. Elle trouvait toutes les femmes belles, et que leur élégance estivale était une insulte à tout ce qui n'était pas elles. Surtout elles marchaient comme des reines, parlaient, riaient, faisaient des gestes en accord absolu avec le mouvement général, qui était celui d'une aisance à vivre extraordinaire. C'était venu insensiblement, depuis qu'elle s'était engagée dans l'avenue qui allait de la ligne du tram au centre du haut quartier, puis cela s'était confirmé, cela avait augmenté jusqu'à devenir, comme elle atteignait le centre du haut quartier, une impardonnable réalité : elle était ridicule et cela se voyait. Carmen avait tort. Il n'était pas donné à tout le monde de marcher dans ces rues, sur ces trottoirs, parmi ces seigneurs et ces enfants de rois. Tout le monde ne disposait pas des mêmes facultés de se mouvoir. Eux avaient l'air d'aller vers un but précis, dans un décor familier et parmi des semblables. Elle, Suzanne, n'avait aucun but, aucun semblable, et ne s'était jamais trouvée sur ce théâtre.

Elle essaya en vain de penser à autre chose.

On la remarquait toujours.

Plus on la remarquait, plus elle se persuadait qu'elle était scandaleuse, un objet de laideur et de bêtise intégrales. Il avait suffi qu'un seul commence à la remarquer, aussitôt cela s'était répandu comme la foudre. Tous ceux qu'elle croisait maintenant semblaient être avertis, la ville entière était avertie et elle n'y pouvait rien, elle ne pouvait que continuer à avancer, complètement cernée, condamnée à aller au-devant de ces regards braqués sur elle, toujours relayés par de nouveaux regards, au-devant des rires qui grandissaient, lui passaient de côté, l'éclaboussaient encore par-derrière. Elle n'en tombait pas morte mais elle marchait au bord du trottoir et aurait voulu tomber morte et couler dans le caniveau. Sa honte se dépassait toujours. Elle se haïssait, haïssait tout, se fuyait, aurait voulu fuir tout, se défaire de tout. De la robe que Carmen lui avait prêtée, où de larges fleurs bleues s'étalaient, cette robe d'Hôtel Central, trop courte, trop étroite. De ce chapeau de paille, personne n'en avait un comme ça. De ces cheveux, personne n'en portait comme ça. Mais ce n'était rien. C'était elle, elle qui était méprisable des pieds à la tête. A cause de ses yeux, où les jeter ? A cause de ces bras de plomb, ces ordures, à cause de ce cœur, une bête indécente, de ces jambes incapables. Et qui trimbale un pareil sac à main, un vieux sac à elle, cette salope, ma mère, ah ! qu'elle meure ! Elle eut envie de le jeter dans le caniveau, pour ce qu'il y avait dedans... Mais on ne jette pas son sac à main dans le caniveau. Tout le monde serait accouru, l'aurait entourée. Mais, bien. Elle alors se serait laissée mourir doucement, allongée dans le caniveau, son sac à main près d'elle, et ils auraient bien été obligés de cesser de rire.

Joseph. A ce moment-là, il rentrait encore chaque soir à l'hôtel. Le haut quartier n'était pas si grand. Et où aurait été Joseph sinon dans le haut quartier ? Suzanne se mit à le chercher dans la foule. La sueur ruisselait sur son visage. Elle enleva son chapeau et le tint à la main avec son sac. Elle ne trouva pas Joseph, mais tout à coup une entrée de cinéma, un cinéma pour s'y cacher. La séance n'était pas commencée. Joseph n'était pas au cinéma. Personne n'y était, même pas M. Jo.

Le piano commença à jouer. La lumière s'éteignit. Suzanne se sentit désormais invisible, invincible et se mit à pleurer de bonheur. C'était l'oasis, la salle noire de l'après-midi, la nuit des solitaires, la nuit artificielle et démocratique, la grande nuit égalitaire du cinéma, plus vraie que la vraie nuit, plus ravissante, plus consolante que toutes les vraies nuits, la nuit choisie, ouverte à tous, offerte à tous, plus généreuse, plus dispensatrice de bienfaits que toutes les institutions de charité et que toutes les églises, la nuit où se consolent toutes les hontes, où vont se perdre tous les désespoirs, et où se lave toute la jeunesse de l'affreuse crasse d'adolescence.

C'est une femme jeune et belle. Elle est en costume de cour. On ne saurait lui en imaginer un autre, on ne saurait rien lui imaginer d'autre que ce qu'elle a déjà, que ce qu'on voit. Les hommes se perdent pour elle, ils tombent sur son sillage comme des quilles et elle avance au milieu de ses victimes, lesquelles lui matérialisent son sillage, au premier plan, tandis qu'elle est déjà loin, libre comme un navire, et de plus en plus indifférente, et toujours plus accablée par l'appareil immaculé de sa beauté. Et voilà qu'un jour de l'amertume lui vient de n'aimer personne. Elle a naturellement beaucoup d'argent. Elle voyage. C'est au carnaval de Venise que l'amour l'attend. Il est très beau l'autre. Il a des yeux sombres, des cheveux noirs, une perruque blonde, il est très noble. Avant même qu'ils se soient fait quoi que ce soit on sait que ça y est, c'est lui. C'est ça qui est formidable, on le sait avant elle, on a envie de la prévenir. Il arrive tel l'orage et tout le ciel s'assombrit. Après bien des retards, entre deux colonnes de marbre, leurs ombres reflétées par le canal qu'il faut, à la lueur d'une lanterne qui a, évidemment, d'éclairer ces choses-là, une certaine habitude, ils s'enlacent. Il dit je vous aime. Elle dit je vous aime moi aussi. Le ciel sombre de l'attente s'éclaire d'un coup. Foudre d'un tel baiser. Gigantesque communion de la salle et de l'écran. On voudrait bien être à leur place. Ah ! comme on le voudrait. Leurs corps s'enlacent. Leurs bouches s'approchent, avec la lenteur du cauchemar. Une fois qu'elles sont proches à se toucher, on les mutile de leurs corps. Alors, dans leurs têtes de décapités, on voit ce qu'on ne saurait voir, leurs lèvres les unes en face des autres s'entrouvrir, s'entrouvrir encore, leurs mâchoires se défaire comme dans la mort et dans un relâchement brusque et fatal des têtes, leurs lèvres se joindre comme des poulpes, s'écraser, essayer dans un délire d'affamés de manger, de se faire disparaître jusqu'à l'absorption réciproque et totale. Idéal impossible, absurde, auquel la conformation des organes ne se prête évidemment pas. Les spectateurs n'en auront vu pourtant que la tentative et l'échec leur en restera ignoré. Car l'écran s'éclaire et devient d'un blanc de linceul.

Il était tôt encore. Une fois sortie du cinéma, Suzanne remonta l'avenue principale du haut quartier. La nuit était venue pendant la séance et c'était comme si ç'avait été la nuit de la salle qui continuait, la nuit amoureuse du film. Elle se sentait calme et rassurée. Elle se remit à chercher Joseph mais pour d'autres raisons que tout à l'heure, parce qu'elle ne pouvait se résoudre à rentrer. Et aussi parce que jamais encore elle n'avait eu un tel désir de rencontrer Joseph.

Ce fut une demi-heure après sa sortie du cinéma qu'elle le rencontra. Elle aperçut la B. 12 qui descendait l'avenue dans laquelle elle se trouvait et qui se dirigeait vers les quais. L'auto roulait très lentement. Suzanne se posta sur le trottoir et attendit qu'elle soit à sa hauteur pour appeler Joseph.

Entassées à côté de lui, il y avait deux femmes. Celle qui était contre lui le tenait enlacé. Joseph avait un drôle d'air. Il avait l'air saoul et heureux.

Au moment où la B. 12 allait la croiser, Suzanne se précipita sur le bord du trottoir et cria : « Joseph ! » Joseph n'entendit pas. Il parlait à la femme qui l'enlaçait.

Cependant la rue était encombrée et Joseph roulait très lentement.

« Joseph ! » cria de nouveau Suzanne. Plusieurs personnes s'étaient arrêtées. Suzanne courait le long du trottoir pour essayer de suivre l'auto. Mais Joseph n'entendait pas et ne la voyait pas. Alors, après l'avoir par deux fois de suite appelé, elle se mit à crier sans interruption : « Joseph ! Joseph ! »

« S'il ne m'entend pas la prochaine fois, je me jette sous l'auto pour le forcer à s'arrêter. »

Joseph s'arrêta. Suzanne s'arrêta et lui sourit. Elle était aussi étonnée et heureuse de l'avoir rencontré que s'il y avait eu très longtemps qu'elle ne l'avait vu, quelque chose comme depuis leur enfance. Joseph se rangea le long du trottoir. La B. 12 n'avait pas changé. Toujours les mêmes portières attachées par des fils de fer et l'armature à nu et rouillée de la capote qu'un jour, dans un accès de rage, Joseph avait arrachée.

— Qu'est-ce que tu fous là ? demanda Joseph.

— Je me promène.

— Merde, t'es drôlement fringuée.

— C'est Carmen qui m'a prêté une robe.

— Qu'est-ce que tu fous là ? redemanda Joseph.

L'une des femmes demanda quelque chose à Joseph et il dit :

— C'est ma sœur.

La deuxième femme demanda à la première :

— Qui c'est ?

— C'est sa frangine, dit la première.

Elles souriaient toutes deux à Suzanne avec une complaisance un peu timide. Elles étaient très fardées et portaient des robes collantes, l'une verte et l'autre bleue. Celle qui tenait Joseph enlacé était la plus jeune. Quand elle souriait on voyait qu'il lui manquait une dent sur le côté. Elles devaient venir toutes deux d'un bordel du port et Joseph avait dû les ramasser on ne savait pas où, peut-être aux « avancées » d'un cinéma.

Joseph restait dans l'auto, l'air ennuyé. Suzanne attendait qu'il lui propose de monter. Mais Joseph, visiblement, n'en avait pas l'intention.

— Et maman ? demanda-t-il encore pour demander quelque chose, pourquoi que t'es seule ?

— Je ne sais pas, dit Suzanne.

— Et le diam ? demanda encore Joseph mettant ainsi immédiatement en usage son nouveau vocabulaire.

— Pas vendu, dit immédiatement Suzanne.

Elle se tenait accoudée à l'auto, à côté de Joseph. Elle n'osait pas monter. Joseph le voyait bien et il avait l'air de plus en plus embêté. Les deux femmes n'avaient pas l'air de se douter de ce qui se passait.

— Alors au revoir, dit enfin Joseph.

Suzanne retira brusquement son bras de la portière.

— Au revoir.

Joseph la regarda, embarrassé. Il hésita.

— Où c'est que tu vas comme ça ?...

— Je m'en fous où je vais, dit Suzanne, je vais où je veux.

Joseph hésita encore. Suzanne s'éloigna.

— Suzanne ! cria faiblement Joseph.

Suzanne ne répondit pas. Joseph démarra lentement sans l'avoir appelée une seconde fois.

Suzanne remonta l'avenue jusqu'à la place de la Cathédrale. Elle haïssait Joseph. Maintenant elle ne remarquait plus du tout les regards qu'elle soulevait sur son passage et peut-être la remarquait-on moins aussi à cause de la nuit. Si au moins la mère avait pu passer. Mais c'était inutile d'espérer. La mère ne passait jamais par là parce que c'était un lieu de promenade ; elle courait la ville avec son crapaud, son diamant. Puis elle cherchait M. Jo, elle chassait M. Jo. C'était une sorte de vieille putain qui s'ignorait, perdue dans la ville. Autrefois elle courait les banques, maintenant c'était les diamantaires. Ils la mangeront. Longtemps, à la voir rentrer tellement exténuée que la plupart du temps elle se couchait sans manger, en pleurant, on aurait pu croire qu'elle pouvait en effet mourir soit des banques soit des diamantaires. Mais quand même, elle en était toujours ressortie et toujours, elle recommençait à se livrer à son vice, quémander l'impossible, ses « droits », comme elle disait.

Suzanne s'assit sur un banc du square qui longeait la cathédrale. Elle n'avait pas envie de rentrer tout de suite. La mère gueulerait encore soit contre Joseph soit contre elle-même. Bientôt c'en serait fini de Joseph, il s'en irait. C'était un peu l'agonie de Joseph qui bientôt irait se perdre dans le commun, dans la monstrueuse vulgarité de l'amour. Plus de Joseph. Il avait beau dire, il ne se chargerait plus de la mère bien longtemps et déjà il préparait son assassinat. C'était un menteur. Il y avait beaucoup de menteurs. Dont Carmen en particulier.