XIV

Il me fallut attendre jusqu’au lendemain pour revoir Patricia. Et la matinée touchait à son terme lorsque la petite fille apparut dans ma hutte. Ni la gazelle ni le singe minuscule ne l’accompagnaient cette fois. Pourtant, elle ne venait pas de l’abreuvoir, elle ne s’était pas mêlée aux bêtes. Il n’y avait pas une goutte de boue, pas une trace d’argile humide sur ses petits souliers de brousse et la salopette qu’elle portait ce jour-là, d’un bleu pastel très usé, n’avait pas une tache, pas un pli.

« Je suis restée tout le temps avec maman, me dit tout de suite Patricia comme si elle avait à s’excuser de m’avoir négligé. Nous avons beaucoup travaillé et beaucoup parlé. Elle va bien, maintenant, tout à fait bien. »

Le visage de Patricia était uni, calme, doux et très enfantin. Elle me sourit avec sa plus gentille malice et dit :

« Maman m’a permis de déjeuner chez vous.

— C’est parfait, dis-je, mais je n’ai rien que de froid.

— Je comptais bien là-dessus, dit la petite fille. On mangera plus vite.

— Vous êtes pressée ? » demandai-je.

Elle ne répondit pas à ma question et s’écria :

« Vous allez me laisser faire. Montrez-moi où sont les provisions. »

Il y avait dans la hutte-cuisine des boîtes de biscuits, de sardines, de corned-beef, de beurre, de fromage sec. Patricia, les sourcils joints, la langue un peu tirée, arrangea, mélangea toutes ces nourritures, les arrosa de moutardes et d’épices, les disposa sur la table de la véranda. Elle avait un visage sérieux, heureux.

Nous achevions notre repas quand Bogo survint pour préparer mon déjeuner. Kihoro était avec lui.

« Très bien, dit Patricia, on s’en va.

— Où ? demandai-je.

— L’arbre de King, dit Patricia.

— Si tôt ?

— On ne sait jamais », dit Patricia.

Ses grands yeux sombres me regardaient bien en face et ils portaient cette expression d’innocence et d’entêtement par où la petite fille signifiait qu’il était vain de lui demander la moindre explication.

Nous prîmes l’itinéraire habituel : la grande piste médiane, puis le sentier qui menait vers le lieu où la petite fille et le lion avaient leurs rendez-vous. Bogo, comme à l’ordinaire, arrêta la voiture dans ce sentier, peu après le croisement. Et comme à l’ordinaire, Kihoro fit semblant de rester avec lui. Nous avions fait route sans que j’eusse échangé un mot avec Patricia. Il en fut de même jusqu’à ce que nous eûmes atteint l’arbre épineux aux longues branches en parasol.

King n’était pas là.

« Vous voyez bien, dis-je à la petite fille.

— Ça m’est égal, je suis mieux ici pour attendre », répondit Patricia.

Elle s’allongea au pied de l’épineux.

« Comme on est bien, soupira-t-elle. Comme ça sent bon. » Je ne savais pas si elle entendait par là le parfum desséché et un peu âpre et comme piquant de la brousse ou l’odeur, insaisissable pour moi, que le grand lion avait laissée dans l’herbe. « Oui, on est vraiment bien », murmura Patricia. Elle semblait munie d’une patience inépuisable. Et assurée du succès de son attente.

Une belle antilope qui arrivait à grands bonds nonchalants nous découvrit derrière l’arbre, fit un écart énorme et disparut au galop.

« Elle nous a pris pour King », dit Patricia en riant aux éclats.

Puis elle ferma les yeux et dit rêveusement : « Elle ressemblait un peu, surtout par la taille, à une bête qu’on ne rencontre jamais dans ce Parc. »

La petite fille se haussa soudain sur un coude et poursuivit avec vivacité :

« Je ne l’ai pas connue, mais j’ai vu des photos, et mes parents m’ont beaucoup parlé de cette antilope. Elle avait été prise toute petite en Ouganda par un ami de mon père et il en avait fait cadeau à maman pour son mariage. Cette antilope, je ne sais pas très bien sa race. On l’appelait Ouganda-Cob. Maman l’a emmenée dans une ferme près du lac Naïvascha. Cette ferme, mon père l’avait louée après le mariage. Pour faire plaisir à maman, il a essayé d’être planteur pendant une année avant de venir dans ce Parc. »

Patricia haussa l’épaule à laquelle était attaché le bras qui soutenait sa tête.

« Mon père… planteur dans un endroit où il y avait des hippopotames, de grands singes et des canards sauvages. Il passait son temps à regarder les hippos, à s’amuser avec les singes, à tirer les canards. Et savez-vous ce qu’il avait fait de l’Ouganda-Cob ? Il avait dressé l’antilope à chercher les oiseaux tombés dans les marécages et l’antilope était devenue plus maligne qu’un chien. Demandez-lui. »

L’excitation de Patricia tomba brusquement et ce fut d’une voix toute différente qu’elle acheva : « Quand nous serons rentrés. »

Elle s’allongea de nouveau et répéta dans un souffle : « Quand nous serons rentrés. »

Quelle était la vision qui, derrière les paupières baissées, faisait d’un visage d’enfant un masque de passion et de mystère ? Je croyais le savoir. J’en étais sûr. Pourtant, j’avais peur, non seulement d’en parler, mais d’y penser même. Je m’assis près de Patricia. Elle ouvrit les yeux. Ils étaient doux et purs.

« Maman m’a encore demandé d’aller à la pension, dit Patricia… Elle était si triste et je l’aime tant… Elle ne peut pas savoir. (« Elle ne le sait que trop », pensai-je.) Alors j’ai promis, mais pour plus tard. (La petite fille cligna d’un œil.) Vous comprenez, ça sera longtemps plus tard. Mais maman a été contente. Et quand elle est contente qu’est-ce que je peux désirer de plus ? »

D’un geste vague et ample, Patricia montrait la brousse, les forêts d’épineux, la neige du Kilimandjaro. Elle se mit à genoux pour avoir ses yeux au niveau des miens.

« Est-ce qu’il est possible de laisser tout cela ? » demanda-t-elle.

Je détournai la tête. Je me sentais trop d’accord avec la petite fille.

« Je suis tellement heureuse, ici. Tellement ! dit Patricia dans un murmure nourri de certitude entière. Mon père le sait bien, lui. »

Une brusque montée de sang colora d’un rose délicat ses joues brunies. Elle cria presque :

« Est-ce que je pourrais passer ma vie dans une pension sans le voir ? Et lui, qu’est-ce qu’il ferait sans moi ? On est si bien ensemble. Il est plus fort que tout le monde. Et il fait tout ce que je veux. »

Patricia rit silencieusement.

« Et Kihoro ? Est-ce que je pourrais l’emmener ? »

La petite fille hocha la tête :

« Maman, dit-elle, parle toujours des beaux jouets que les enfants ont dans les villes. Des jouets ! Des… »

Patricia voulait répéter le mot dérisoire, mais elle n’y pensa plus. Au loin, entre les hautes herbes, une masse fauve et une toison en forme d’auréole venaient à nous. King marchait sans hâte. Il se croyait en avance. Chacun de ses pas faisait valoir la puissance magnifique de ses épaules et la majesté royale de sa foulée. Il ne regardait pas devant lui. Il dédaignait même de flairer. Pourquoi l’eût-il fait ? Ce n’était pas l’heure de sa chasse. Pour le reste ce n’était pas à lui de s’inquiéter des autres animaux, mais à eux de le craindre. Et l’homme, dans le Parc, était son ami.

Aussi le grand lion avançait-il avec nonchalance et superbe et si, de temps à autre, sa queue lui battait le flanc, ce n’était que pour le débarrasser des mouches.

Patricia le contemplait en retenant son souffle. On eût dit qu’elle le voyait pour la première fois. On eût dit qu’elle avait peur de briser un charme. Le soleil fit briller les yeux d’or. La petite fille ne put se maîtriser davantage. Elle modula le cri d’appel familier. La crinière de King se redressa. Le joyeux rugissement qui lui servait de rire se répandit dans la savane. Le grand lion fit un bond paisible et comme négligent, un autre, un troisième, et fut avec nous.

King lécha le visage de Patricia et me tendit son mufle que je grattai entre les yeux. Le plus étroit, le plus effilé me sembla, plus que jamais, cligner amicalement. Puis le lion s’étendit sur un flanc et souleva une de ses pattes de devant afin que la petite fille prît contre lui sa place accoutumée.

Mais Patricia n’en fit rien. Son humeur, son comportement avaient pris soudain un tour très bizarre. Elle, qui jusque-là s’était montrée sereine et tendre et insoucieuse du temps, elle devint d’un seul coup, après l’arrivée de King, la proie d’une impatience qui touchait à la fureur.

Elle quitta en courant le couvert des branches et, la main sur les yeux, scruta la brousse dans toutes les directions. Puis elle revint s’accroupir sur ses talons, entre le lion et moi, se releva, se rassit. Je voulus parler. Elle me fit taire.

King, le mufle aplati contre l’herbe, contemplait Patricia et de temps à autre l’appelait d’un grondement affectueux. Il était là, sous leur arbre, Patricia tout près de lui et, pourtant, elle ne semblait pas s’apercevoir de sa présence. Il ne comprenait pas.

Tout délicatement, le lion étendit une patte et effleura l’épaule de Patricia. Elle, qui avait le regard fixé sur l’horizon, tressaillit de surprise et rejeta la patte. Le lion frémit de plaisir. Le jeu commençait enfin. Il toucha la petite fille un peu plus fort. Mais cette fois Patricia le repoussa en le frappant de toutes ses forces et cria sauvagement :

« Tiens-toi tranquille, idiot ! »

King se déplaça avec lenteur, s’accroupit sur le ventre. Sous les paupières pesantes et à peu près closes, ses yeux n’étaient plus qu’un fil jaune. Il ressemblait au sphinx. Mais c’est lui qui interrogeait Patricia du regard. Jamais il ne l’avait connue ainsi.

Il avança un peu le mufle, lécha très légèrement la joue de la petite fille. Elle lui donna un coup de poing sur les narines.

King secoua légèrement sa crinière, puis, sans pousser le moindre grondement, se leva, baissa la tête, nous tourna le dos et fit un pas pour s’en aller.

« Ah ! non, cria Patricia. Tu ne vas pas me laisser ! Ce n’est pas le jour ! »

Elle courut derrière King, agrippa la crinière, la tira à pleines mains, posa son visage enfiévré contre les narines du lion. Et King rit de nouveau et de nouveau se laissa glisser sur le flanc. Les yeux heureux du lion étaient de nouveau des yeux d’or. Patricia s’étendit contre lui. Mais elle ne quittait pas du regard la lointaine lisière de brousse.

Le bruit d’un moteur qu’on met en marche arriva jusqu’à nous. Je me levai instinctivement.

« Ne bougez pas, dit Patricia avec irritation. Votre imbécile de chauffeur noir aura eu peur de rester seul trop longtemps. »

Son visage se crispa dans un effort de réflexion qui l’importunait. Elle murmura :

« Mais il n’est pas seul… Kihoro est avec lui. »

J’aurais pu lui dire que le vieux trappeur borgne se tenait aux alentours, tout près, le fusil en alerte. Mais il m’était interdit d’avertir Patricia.

Quelques instants s’écoulèrent en silence. Et, enfin, émergea d’un fourré lointain l’homme que la petite fille avait attendu avec tant de passion et dont j’avais su, depuis que nous avions quitté la manyatta, qu’il viendrait.

Pourtant je ne reconnus pas cette silhouette. Elle semblait sortir de la nuit des temps. Un grand bouclier tenu à bout de bras la précédait et, couronnant la tête aux reflets d’argile et de cuivre, flottait, à la hauteur du fer de lance, l’auréole royale des lions.

Armé, paré selon la coutume sans âge, Oriounga le morane venait pour l’épreuve – qui d’un Masaï faisait un homme et pour gagner par elle Patricia.

Et plus ardent, plus brave, plus fort que les ancêtres, il venait seul.

Patricia et King furent debout dans le même instant. À travers les réflexes de ce corps fragile dont il connaissait tous les mouvements et toutes les odeurs depuis qu’il était né, le lion avait senti approcher l’insolite, le trouble, la menace. Maintenant, la petite fille et King, côte à côte, elle, le tenant par la crinière et lui, les babines légèrement retroussées sur les crocs terribles, regardaient grandir le guerrier masaï.

J’avais reculé pour m’adosser au tronc de l’épineux. Ce n’était point lâcheté, j’en suis certain ; si j’en avais été la proie, je n’aurais aucun scrupule à le dire. Mais ce sentiment ni celui du courage n’avaient de sens après tout ce que Patricia m’avait fait éprouver et connaître et qui, dans cet instant, s’accomplissait.

C’était la fin du jeu.

La petite fille l’avait soudain compris. Sa figure n’exprimait plus ni la gaieté, ni la curiosité, ni l’amusement, ni la colère, ni la tristesse. Pour la première fois, je voyais sur les traits de Patricia la surprise épouvantée devant le destin en marche, l’angoisse la plus nue et la plus enfantine devant l’événement qu’on ne peut plus arrêter.

Elle cria des paroles en masaï. Je compris qu’elle ordonnait, qu’elle priait Oriounga de ne plus avancer. Mais Oriounga agita sa lance, leva son bouclier, fit ondoyer la toison fauve qui ornait sa chevelure et avança plus vite.

Je cherchai du regard Kihoro. Il était là, à portée de balle. Il devait se montrer. Il devait empêcher. Je crus voir au bord d’un sentier, entre deux buissons, briller le métal d’une arme. Elle semblait suivre les mouvements du morane. Mais le reflet s’éteignit. Oriounga était à quelques pas de nous.

Un grondement sourd mais qui glaçait le sang ébranla la nuque et les côtes de King. Sa queue avait pris le mouvement du fléau. Il avait reconnu l’odeur du morane. Il sentait l’ennemi. Et l’ennemi avait cette fois une lance étincelante et un morceau de cuir aux couleurs barbares, et, surtout, surtout cette crinière.

« Tout doux, King, reste calme, écoute-moi, écoute-moi », dit Patricia.

Sa voix n’avait plus le ton du commandement, mais l’accent de la prière. Parce qu’elle avait peur et qu’elle le suppliait, King obéit.

Oriounga s’était arrêté. Il ramena son bouclier contre lui et poussa un cri dont la stridence me parut aller jusqu’au ciel.

« King, non ! King, ne bouge pas », murmura Patricia.

King obéit encore.

Oriounga rejeta une épaule en arrière et leva le bras dans le geste éternel des lanceurs de javelot. La longue tige de métal étincelant, à la pointe effilée, prit son vol.

Alors, à la seconde même où le fer entra dans la chair de King et juste à l’instant où le sang parut, Patricia hurla comme s’il s’était agi de sa propre chair et de son propre sang. Et au lieu de retenir King de toutes ses forces, de toute son âme comme elle l’avait fait jusque-là, elle le lâcha, le poussa, le jeta droit sur l’homme noir.

Le lion s’éleva avec une légèreté prodigieuse et sa masse hérissée, rugissante retomba d’un seul coup sur Oriounga. Les deux crinières, la morte et la vivante, n’en firent qu’une.

Le morane roula à terre, mais couvert de son bouclier. Insensible au poids qui l’écrasait, aux griffes qui l’atteignaient déjà, il frappait au hasard, aveugle, frénétique, de son glaive.

Patricia s’était approchée à la frôler de cette mêlée, de cette étreinte. Elle n’avait pas conscience de l’avoir voulue, provoquée, appelée, préparée d’un instinct têtu et subtil. Elle n’avait plus conscience de rien, sauf qu’un homme avait osé porter le fer sur King et que cette atteinte, l’homme devait la payer de sa mort. Et même ce mot ne signifiait rien pour elle.

C’est pourquoi, les narines et les lèvres dilatées, Patricia criait au lion, sans mesurer la portée de son cri :

« Tue, King, tue ! »

Déjà le bouclier, malgré la triple épaisseur du cuir, s’ouvrait sous les griffes tranchantes et déjà la misérable et sombre guenille humaine dépouillée de sa carapace dérisoire se tordait, se débattait, sous la gueule du trépas.

Je fermai les yeux, mais les rouvris aussitôt. Un grondement mécanique avait soudain couvert le grondement animal. Un tourbillon de poussière s’éleva sur la savane. De son sein la Land Rover surgit, lancée à la limite de sa puissance. Bullit était au volant. Arrivé à la hauteur d’un fourré tout proche, il freina de telle manière que la voiture hurla. Et il se trouva à terre. Et Kihoro fut près de lui.

Les paroles qu’ils échangèrent, je ne pouvais les entendre. Leurs mouvements intérieurs, je n’étais pas en eux pour les suivre. Mais il est des moments où quelques gestes, quelques expressions du visage permettent de tout sentir, de tout savoir.

« Tire, criait Bullit désarmé à Kihoro qui tenait à pleines mains les deux canons de son fusil.

— Je ne peux pas, disait Kihoro. Le Masaï est caché par le lion. »

Car il ne pouvait pas venir à la pensée du vieil homme borgne qui avait servi de nourrice et de garde à Patricia depuis qu’elle avait vu le jour, au pisteur infaillible qui lui avait apporté King encore vagissant et aveugle, au descendant des Wakamba qui haïssait le morane et pour sa race et pour sa personne, non, il ne pouvait pas lui venir à la pensée, en toute justice, en toute vérité, que Bullit lui désignât une autre cible qu’Oriounga.

Bullit, alors, arracha le fusil des mains de Kihoro. Et toute son attitude montrait qu’il ignorait encore quel serait son plus prochain mouvement. Et puis il vit l’homme sous le fauve. Et, bien que, cet homme fût un Noir, c’est-à-dire une peau abjecte sur une chair sans valeur et que ce Noir eût lui-même voulu et poursuivi sa perte, Bullit fut saisi, et au fond de sa moelle par la solidarité instinctive, originelle, imprescriptible, venue du fond des temps. Dans l’affrontement de la bête et de l’homme, c’est pour l’homme qu’il avait à prendre parti.

Et Bullit se rappela dans le même instant, et sans même le savoir, le contrat qu’il avait passé avec la loi et avec lui-même lorsqu’il avait accepté d’être le maître et le gardien de cette brousse consacrée. Il devait protéger les animaux en toutes circonstances, excepté celle où un animal menaçait la vie d’un homme. Alors, il n’y avait plus de choix. Il l’avait dit lui-même : à la bête la plus noble, son devoir était de préférer l’homme le plus vil.

Et enfin, et surtout, s’éleva chez Bullit l’appel primordial, refoulé, étouffé, et d’autant plus exigeant et avide : le désir du sang. Il y avait eu pendant des années interdiction majeure. Mais, aujourd’hui, il avait le pouvoir, il avait le devoir de lever le tabou. Bull Bullit pouvait, et devait, ne fût-ce qu’un instant, renaître à l’existence et connaître de nouveau, ne fût-ce qu’une fois, la jouissance de tuer.

Tout fut simple et prompt. L’épaule droite de Bullit s’effaça d’elle-même. Le fusil sembla prendre tout seul l’alignement nécessaire. À l’instant où King allait saisir le cou du morane entre ses crocs, une balle l’atteignit là où il le fallait, au défaut de l’épaule, droit au cœur. Il fut soulevé, rejeté par le choc et rugit de surprise plus encore que de colère. Mais avant même que ne s’achevât son grondement, une autre balle s’enfonçait en lui, tout près de la première, la balle de sécurité, le coup de grâce qui, autrefois, avait rendu célèbre le chasseur blanc à toison rousse, le grand Bull Bullit.

Et tout à coup ce fut le silence. Et tout à coup, à l’ombre des longues branches chargées d’épines, il y eut, couronnées de crinières, deux formes inertes : le corps d’un homme et le corps d’un lion. À leur côté, une petite fille se tenait sans mouvement.

Bullit courait vers ce groupe. Je le rejoignis à mi-chemin et criai :

« Comment… Mais comment… »

Bullit me répondit sans comprendre, en vérité, qu’il parlait :

« Depuis hier, je faisais surveiller le Masaï. Mon ranger l’a suivi. Il a trouvé votre voiture et l’a prise. J’ai pu arriver à temps ». Par chance. »

Seulement alors, Bullit eut conscience de ce qu’il disait. Je le vis parce que le fusil lui échappa des mains. Un rictus misérable d’innocent, d’idiot, lui déforma le visage tandis qu’il répétait :

« Par chance… Par chance… »

Puis il reprit figure humaine et chuchota :

« Pat, mon petit. »

Mais Patricia regardait King.

Le lion gisait sur le flanc, les yeux ouverts, la tête appuyée contre l’herbe. Il semblait attendre que Patricia vînt s’allonger contre lui une fois de plus. Et Patricia, qui n’avait pas encore appris qu’il existait une fin aux jeux les plus beaux, à l’être le plus précieux, Patricia se pencha sur King, voulut soulever la patte tutélaire. Mais la patte était d’un poids sans mesure. Patricia la laissa retomber. Elle tendit alors une main vers les yeux d’or, vers celui qui, à l’ordinaire, semblait rire et cligner. L’expression du regard n’avait plus de sens, plus de nom.

Patricia appuya ses paumes contre ses tempes, comme Sybil le faisait souvent.

« King, cria-t-elle d’une voix épouvantable, King, réveille-toi ! »

Une espèce de voile vitrifié commençait à recouvrir les yeux du lion. Il y avait déjà un essaim de mouches sur le sang qui se coagulait à l’endroit où les balles avaient porté.

Bullit étendit sa grande main sur les cheveux de Patricia. Elle l’évita d’un bond. Ses traits exprimaient la haine et l’horreur.

« Ne me touchez plus jamais, cria-t-elle. C’est vous… c’est vous… »

Ses yeux allèrent un instant à King immobile et se détournèrent aussitôt. Elle cria encore :

« Il vous aimait. Il a si bien joué avec vous la dernière fois encore, dans la savane. »

La voix de Patricia se brisa soudain. Elle avait dit avec tant d’orgueil, ce jour-là, que Bullit et King semblaient deux lions. Tous deux lui appartenaient alors. Maintenant, elle avait perdu l’un et l’autre. Des larmes douloureuses, difficiles, vinrent aux yeux de Patricia. Mais elle ne savait pas pleurer. Les larmes séchèrent aussitôt. Le regard de Patricia, brûlé d’un feu pareil à celui des hautes fièvres, appelait au secours. Bullit fit un pas vers sa fille.

Patricia courut vers Kihoro et entoura de ses bras le bassin rompu. Le vieux trappeur noir inclina sur elle toutes les cicatrices de son visage.

Bullit vit cela. Il y avait une telle humilité sur ses traits, un tel affaissement, que je craignis pour sa raison.

« Pat, murmura-t-il, Pat, mon petit, je te le promets, je te le jure, Kihoro te trouvera un lionceau. Nous prendrons un petit de King.

— Et je l’élèverai, et il sera mon ami, et, alors, vous, vous allez encore tirer sur lui », dit Patricia.

Elle avait détaché chaque mot avec une cruauté calculée, sans merci.

Une plainte rauque s’éleva en cet instant sous l’arbre aux longues branches. Elle venait de la poitrine lacérée d’Oriounga. Bullit retourna d’un coup de botte le corps tout sanglant. Le morane ouvrit les yeux, regarda le lion abattu, eut un rictus de victoire et perdit de nouveau connaissance.

Je demandai à Bullit :

« Qu’est-ce qu’il va devenir ?

— Ça regarde les siens, gronda Bullit. Ici ou près de la manyatta, il crèvera de toute manière. »

Patricia considéra Oriounga gisant près de ses armes rompues.

« Lui au moins, il était brave », murmura la petite fille.

Soudain elle se détacha de Kihoro, fit un pas vers Bullit.

« Et votre fusil ? lui demanda-t-elle. Vous avez promis de ne jamais prendre une arme.

— Il est à Kihoro », murmura Bullit.

Les yeux fiévreux de Patricia étaient devenus immenses et ses lèvres toutes blanches. Elle dit de sa voix feutrée, clandestine :

« Alors, Kihoro, vous étiez sûr de le trouver ici ? Pourquoi ? »

Bullit baissa la tête. Sa bouche tremblait, incapable d’émettre un son.

« Vous m’avez toujours fait suivre », dit Patricia.

Le front de Bullit se courba davantage.

« Et il vous a obéi contre moi », dit encore Patricia.

Elle se détourna de Bullit et de Kihoro comme d’ombres sans substance et se pencha sur King. Le seul ami pur. Le seul qui, en sa tendresse et sa puissance, ne l’avait jamais meurtrie, jamais trompée.

Il ne pouvait pas être devenu d’un seul coup et sous ses propres yeux, sourd, aveugle, sans mouvement et sans voix.

Il n’avait pas le droit de s’obstiner dans une insensibilité, une indifférence monstrueuses alors qu’elle souffrait à cause de lui comme elle n’avait jamais su qu’on fût capable de souffrir.

Patricia agrippa furieusement, sauvagement la crinière de King pour le secouer, le forcer à gronder ou à rire. La tête du lion ne bougea pas. La gueule resta béante, mais inerte. Le regard était de verre. Seul, l’essaim des grosses mouches s’éleva, tourbillonnant et bruissant, au-dessus de la plaie déjà sombre.

Pour la première fois, je vis la peur saisir les traits de Patricia. La peur de ce qui ne se conçoit pas, de ce qui ne peut pas être. Patricia lâcha la toison et d’instinct leva le visage vers le ciel, le soleil. De grandes formes noires aux ailes déployées et à tête chauve tournoyaient au-dessus de l’arbre de King.

Un cri ténu mais atroce par la révélation qu’il exprimait échappa à Patricia. Il n’existait pas d’écriture aussi lisible pour la petite fille du Parc royal que les cercles tracés par un vol de vautours. S’ils se rassemblaient de la sorte, c’était pour fondre sur une bête crevée – elle le savait depuis toujours. Et Patricia avait tant vu de ces chairs mortes – antilopes, buffles, zèbres, éléphants – que rien, jusqu’alors, ne lui avait semblé plus simple, plus naturel, plus conforme à l’ordre de la brousse… Un cadavre… Une charogne… Voilà tout.

Et même Ol’Kalou. Et même Oriounga.

Mais King, non ! King, ce n’était pas possible ! Elle l’aimait et il l’aimait. Ils étaient nécessaires l’un à l’autre. Et voici que, étendu près d’elle dans son attitude familière de protection, de tendresse et de jeu, il s’éloignait chaque instant davantage. Et comme en lui-même, comme au fond de lui-même. Il s’en allait… Mais où ? Mais où était-il déjà parti puisque les vautours approchaient, approchaient sans cesse pour le dévorer, lui, le tout-puissant ?

Les sentiments essentiels – la maternité, l’amitié, la puissance, le goût du sang, la jalousie et l’amour – Patricia les avait tous connus par le truchement de King. C’était encore le grand lion, qui lui faisait découvrir le sentiment de la mort.

La petite fille chercha de ses yeux obscurcis par l’épouvante un homme qui pût l’aider contre tant de mystère et d’horreur. Elle ne trouva qu’un étranger, un passant. Lui, du moins, il n’avait pas eu le loisir de la blesser.

« Emmenez-moi, emmenez-moi d’ici », me cria-t-elle.

Je pensai qu’il s’agissait seulement de l’endroit où nous étions. Mais la petite fille cria encore :

« Je ne peux plus voir mon père, je ne peux plus voir ce Parc. »

Mes mains se posèrent aussi doucement que possible sur les étroites épaules toutes raidies.

« Je ferai comme vous voudrez », dis-je à Patricia.

Elle s’écria alors :

« Prenez-moi à Nairobi.

— Mais où ? »

Patricia eut de biais, pour Bullit, un regard chargé de haine.

« À la pension où j’ai déjà été », dit-elle froidement. Je crus à un simple réflexe de fureur, de vengeance et qui passerait vite. J’avais tort.