XII

L’invitation que m’avait faite Sybil Bullit d’une façon si pressante n’avait pour moi qu’un attrait : revoir Patricia. Mais quand j’arrivai au bungalow, la petite fille n’y était pas.

« Il fait encore jour et il est rare que Patricia rentre avant le coucher du soleil… c’est un poète », dit Sybil avec un rire nerveux.

Elle portait des souliers à talons hauts, une robe de soie à fleurs, ouverte sur la poitrine et dans le dos, et autour du cou un rang de perles. Et de même qu’elle était un peu trop habillée pour l’occasion, elle était aussi un peu trop maquillée et parfumée.

Sa voix et son attitude avait subi les mêmes changements. Elles n’étaient pas fausses vraiment, ni affectées. Mais il y avait en elles cette animation légèrement factice, cette gaieté de commande, ce ton à peine plus haut et ces mouvements à peine plus vifs qu’à l’état naturel, par où une maîtresse de maison manifeste qu’elle a bien résolu à l’avance de briller et de faire briller.

Tant de soins, tant d’apprêts, en l’honneur d’un passant, d’un inconnu ! Il fallait que le besoin de société se fût aiguisé à l’extrême dans la solitude pour que, par le fait de ma seule présence, le regard de Sybil (les lunettes noires avaient disparu) prît cet éclat fiévreux.

Bullit, lui, avait un costume de toile blanche repassé avec soin et empesé. La cravate était à rayures. Ses cheveux roux mouillés, peignés, plaqués sur le crâne massif faisaient ressortir avec violence l’épaisseur et la brutalité de ses traits. Il semblait mal à l’aise et maussade.

« Soyez tranquille, la petite sera là à temps », me dit-il.

Je n’avais pas prononcé le nom de Patricia et n’avais montré en rien la déception que m’inspirait son absence. Ils parlaient d’elle pourtant, tous les deux et tout de suite. On eût dit que, se servant de moi, ils poursuivaient un dialogue engagé avant ma venue.

« En tout cas, pour prendre le thé, nous n’attendrons pas notre petite coureuse de brousse », s’écria Sybil.

Elle eut le rire forcé d’une note par lequel elle m’avait accueilli.

On passa du salon à la salle à manger. Là se trouvaient réunis tous les attributs exigés pour un thé de cérémonie dans une demeure anglaise de bonne tradition : théière, bouilloire, et pots de vieil argent ; service de vieille porcelaine ; napperons de dentelle et serviettes brodées ; lait, citron, toasts, cakes, marmelade d’oranges, confiture de fraises, petits sandwiches au fromage de Chester – que sais-je encore…

Et dans une jardinière de cristal, au milieu de la table, il y avait des œillets, des pensées, des anémones, bref, ces mêmes fleurs d’Europe fragiles et pâles sur lesquelles j’avais vu Sybil pencher son angoisse.

Je dis à la jeune femme :

« Je ne sais comment vous remercier de cet accueil. »

Elle s’écria :

« Oh ! je vous en prie. Je suis si contente d’avoir à sortir enfin les quelques objets convenables que nous possédons. Et quant aux friandises, avec les boîtes, c’est facile. »

Sybil eut de nouveau le rire qui lui semblait approprié à notre réunion, mais elle s’aperçut que je regardais la jardinière et s’arrêta net.

« Ah ! vous pensez à mes fleurs », dit-elle lentement.

Pour la première fois, sa voix était basse, grave et sincère et, dans ses yeux libérés d’un éclat de parade, je retrouvai l’expression si belle que j’avais surprise dans la matinée par instants.

« On pourrait s’asseoir », dit Bullit.

Deux serviteurs noirs vêtus de blanc, culottes bouffantes serrées aux chevilles, longues tuniques nouées à la taille d’une écharpe amarante, avancèrent des sièges. L’un d’eux ne fut pas occupé.

La tête de Sybil se tourna vers la fenêtre et revint à sa position naturelle d’un mouvement si prompt que je ne l’aurais pas remarqué sans doute si Bullit n’avait pas dit alors, avec toute la tendresse dont il était capable :

« Allons, chérie, vous le voyez bien, il fait jour.

— Si peu », murmura Sybil.

Ses yeux s’arrêtèrent sur la chaise vide.

« Chérie, dit Bullit avec un rire bref, notre hôte serait peut-être content d’avoir du thé. »

Sybil tressaillit, se redressa, toucha sans en avoir conscience son rang de perles et sourit :

« Combien de sucres ? Lait ? Citron ? » demanda-t-elle.

De nouveau, la voix et le sourire n’étaient plus tout à fait justes. Sybil reprenait son rôle et, visiblement, il lui faisait encore plaisir.

« Le cake est excellent, disait-elle. On me l’envoie de Londres, la marmelade aussi. Mangez, mangez. Votre dîner sera médiocre, j’en suis sûre. Les hommes qui voyagent seuls sont toujours les mêmes. »

Tandis qu’elle emplissait la tasse de Bullit et la sienne, la jeune femme continua sur ce ton. Puis, pour assurer à la conversation un aimable équilibre, et m’y donner la part qui convenait, elle demanda les impressions que j’avais retenues de ma promenade dans le Parc royal.

« Les paysages sont magnifiques, dis-je, et j’ai vu une quantité d’animaux… de loin. »

J’adressai un coup d’œil furtif à Bullit mais, à cet instant, il regardait par la fenêtre s’amasser les ombres du crépuscule.

« C’est de loin que les bêtes sont les plus jolies, s’écria Sybil. Les gazelles, surtout. Vous savez, nous en avons une, apprivoisée, toute menue, adorable.

— Je connais Cymbeline. Nous sommes très amis.

— John, dit Sybil à Bullit, vous devriez raconter… »

Elle n’acheva pas parce que, à ce moment encore, Bullit regardait du côté de la fenêtre. Sybil donna un ordre brusque aux serviteurs noirs. L’un d’eux alla tirer tous les rideaux. L’autre appuya sur le commutateur de l’électricité.

« Non, non », cria Sybil.

Elle fit le geste de rabattre des lunettes sur ses yeux, s’aperçut qu’elle n’en avait pas, les remplaça par une main déployée en éventail.

« Les chandelles, John, je vous prie », dit-elle impatiemment.

Il y avait sur un guéridon deux grands bougeoirs en argent, de forme ancienne. Bullit les alluma. Une clarté paisible et vivante se mit à jouer sur l’argenterie polie par les ans, la porcelaine transparente, les frêles fleurs, les rideaux d’un bleu léger.

Était-il possible, était-il vrai que sur le seuil même de cette pièce, close comme un refuge et comme une illusion, la brousse commençait, la brousse des hommes et des bêtes sauvages ?

Le vieil Ol’Kalou me revint à la mémoire et Oriounga le morane.

« Deux Masaï, dis-je, se sont arrêtés devant ma hutte. Je les ai trouvés magnifiques. Le jeune surtout. Il était…

— Oh ! non, je vous en supplie, ne continuez pas », s’écria Sybil.

Elle ne pensait plus à son rôle. Il y avait une note hystérique dans sa voix. Il semblait que je venais de faire entrer les guerriers barbares dans la chambre aux rideaux bleutés, sous la douce flamme des chandelles.

« Je les connais, reprit Sybil en portant les mains à ses tempes. Je ne les connais que trop. Ces corps nus comme des serpents, ces chevelures, ces yeux de fou… Et ils sont ici une fois de plus ! »

Bien que la fenêtre fût complètement aveuglée, Sybil dirigea vers elle un regard éperdu et murmura :

« Qu’est-ce que je vais devenir… C’est déjà un enfer. »

Bullit se leva brusquement. Que voulait-il faire ? Il ne le savait pas lui-même. Il était là, debout, immobile, muet, énorme, gauche, endimanché et comme englué par l’empois de son vêtement mal ajusté à ses os, à ses muscles. Sous les cheveux humides, plaqués, son visage portait la bouleversante expression d’un homme qui se sent fautif à mourir et ignore pourquoi.

Sybil vit ce qu’il éprouvait et la force de son amour l’emporta sur tout le reste. Elle fit rapidement le tour de la table, prit la main de Bullit et dit :

« Mon chéri, excusez mes nerfs. C’est uniquement à cause de Patricia. Mais je sais très bien qu’il n’y a pas d’autre vie possible pour vous. »

Bullit se rassit comme exorcisé. Sybil regagna sa place. Tout, extérieurement, était en ordre. Le jeu de la réception pouvait et devait reprendre.

« John, dit Sybil sur le ton que ce jeu exigeait d’elle, pourquoi ne racontez-vous pas à notre hôte quelques-unes de vos chasses. Je suis sûre qu’elles l’intéresseraient beaucoup. Vous en avez eu de si merveilleuses.

— Certainement, tout de suite », dit Bullit.

Il eût fait n’importe quoi pour Sybil, après ce que Sybil venait de faire pour lui. Mais le bonheur peut, autant que la souffrance, frapper l’esprit de désarroi. Bullit voulut fourrager dans ses cheveux, les sentit mouillés, retira sa main comme s’il s’était brûlé, et dit :

« Je me demande par quoi commencer.

— Eh bien, conseilla Sybil, prenez l’histoire que vous m’avez dite le soir où nous nous sommes connus.

— Voilà, voilà ! Parfait ! » s’écria Bullit.

Il se tourna de mon côté et dit :

« C’était dans le Serenguetti, il y a une dizaine d’années. »

La suite vint aisément. Il s’agissait de la poursuite d’une tribu de lions mangeurs d’hommes, d’une ruse et férocité diaboliques. Bullit contait bien et avec simplicité. De plus, son récit était nourri d’une vibration particulière : s’il s’adressait à moi, il parlait en vérité pour Sybil. D’abord elle fut, en bonne maîtresse de maison, préoccupée de l’impression que me faisait le récit. Mais son attention se détourna vite de moi. Ses mains, ses traits se calmèrent. Son regard prit cette lumineuse innocence qui le rendait plus beau. Ce n’était pas Bullit distrayant l’hôte d’un soir que Sybil entendait et voyait. Mais Bullit tel qu’il avait été dix années auparavant, plus léger de corps, plus mince et ardent de visage, sans raucité dans la voix, sans fibrilles rouges dans les yeux. Bullit tel qu’elle l’avait connu pour la première fois, colosse timide, qui portait sur lui l’odeur de la brousse et l’auréole de ses dangers, Bullit dans sa pleine gloire de chasseur blanc. Et lui, il disait son histoire pour une jeune fille arrivée d’Europe, limpide, exaltée, joyeuse, qui, sur la véranda fleurie de l’hôtel Norfolk ou au bar du Stanley ou dans les salons du Muthaïga-Club, l’écoutait comme on ne l’avait jamais écouté, le contemplait comme personne jamais ne l’avait regardé.

De temps à autre, d’un chuchotement, Sybil rappelait à Bullit qu’il avait omis un détail, qu’il abrégeait trop un épisode. C’était toujours un détail ou un épisode qui faisaient ressortir la puissance, la cruauté, l’intelligence des fauves et par là même la bravoure et l’adresse de Bullit. Ainsi mené, inspiré par la jeune femme, il retrouvait le goût du sang animal, il était de nouveau le grand tueur de la brousse. Mais le récit de ces fatigues, et de ces périls, de ces courses à travers les fourrés déchirants, des conseils tenus avec les pisteurs noirs et nus, des guets épuisants et mortels avait pour Sybil et Bullit la merveilleuse douceur de paroles d’amour, d’un amour qui durait encore.

Soudain, Bullit, au milieu d’une phrase, s’arrêta net, et Sybil, dont le visage était devenu cireux, se redressa à demi. Une longue et terrible clameur, rugissement et plainte à la fois, s’était élevée dans la brousse – très loin ? tout près ? – et traînait, traînait dans la pièce close. Tant qu’elle ne fut pas épuisée, aucun de nous ne fit un mouvement. Mais aussitôt après, Sybil courut à la fenêtre, écarta les rideaux. Il n’y avait plus de soleil. Le crépuscule si bref touchait à son terme. L’ombre montait du sol, rapidement.

« John ! John ! dit Sybil. Il fait noir.

— Pas encore, chérie, pas tout à fait, dit Bullit qui avait rejoint sa femme.

— Jamais, jamais Patricia n’est restée dehors si longtemps, dit Sybil. Et la nuit vient, la nuit… »

Sybil se retourna brusquement vers l’intérieur de la chambre. Il lui était insupportable de voir, instant par instant, l’obscurité croître et s’épaissir comme une fumée sombre. La première brise du soir entra par la fenêtre ouverte. Les flammes des bougies vacillèrent.

« John ! Faites quelque chose, s’écria Sybil. Prenez les boys, les rangers, trouvez Patricia. »

Plus faible et atténué, mais encore distinct et redoutable, le grondement que nous avions entendu un peu plus tôt retentit longuement. Sybil plaqua ses mains sur ses oreilles. Bullit rabattit les rideaux contre la nuit qui montait.

« John ! John ! cria Sybil.

— Je pars », dit Bullit.

Mais la porte s’ouvrit comme d’elle-même. Kihoro, noir, déhanché, balafré, borgne, avança d’un pas dans la pièce. Sans dire un mot, il cligna de son œil unique à l’adresse de Bullit, ébaucha un sourire de sa bouche édentée et disparut.

Avec un cri de joie si ténu qu’il ressemblait à un gémissement, Sybil se laissa glisser dans un fauteuil. La grande main de Bullit effleura ce visage où il n’y avait plus une goutte de sang.

« Vous voyez bien, chérie, dit-il très bas, tout est en ordre.

— Mais oui », murmura Sybil, le regard épuisé, vide. Elle considéra la table et les napperons brodés, les serviettes en dentelle, le service de porcelaine ancienne, le réchaud de vieil argent où l’eau continuait de bouillir. Ses forces lui revinrent. Elle dit :

« Soyez gentil, John, allez chercher Patricia. La petite a besoin de son thé. »

Quand Sybil et moi nous fûmes seuls, elle eut la tentation de reprendre son attitude et son ton de société. Mais le choc avait été trop violent.

« Je ne sais plus ce que je fais, dit-elle en secouant faiblement la tête. John a toujours raison. Mais je n’en peux plus. Mes nerfs sont à bout. Il y a trop longtemps que nous vivons de cette manière. »

Elle crut, je ne sais pourquoi, que je voulais l’interrompre et agita la main avec impatience.

« Je comprends, je comprends, dit Sybil. Vous trouvez que c’est merveilleux ici. Naturellement… pour quelques jours… en amateur, en passant. Mais faites-en votre existence ordinaire et vous verrez. Moi aussi dans les premiers temps, j’allais partout avec John, et je trouvais à tout beauté, charme, aventure, poésie… Et puis, peu à peu, c’est venu. »

La jeune femme n’avait pas besoin de nommer le sentiment à quoi elle faisait allusion. Il n’était besoin que de voir son visage. C’était la terreur.

D’une voix monotone, monocorde, elle me raconta les étapes.

Une fois, après les pluies, la Land Rover de Bullit s’était embourbée et ils avaient dû passer la nuit en pleine futaie sauvage. Une autre fois, alors qu’ils s’étaient arrêtés, un rhinocéros, caché jusque-là dans un fourré profond, avait tout à coup chargé leur voiture. Seules, les avaient sauvés la rapidité des réflexes de Bullit et son adresse de conducteur. Et une autre fois encore, au milieu de la nuit, un éléphant était passé si près de leur roulotte – car au commencement ils avaient une roulotte pour demeure – qu’elle avait entendu son pas et son souffle.

« Un caprice de sa part et il renversait, piétinait tout, dit Sybil. Le courage, la force de John n’auraient servi à rien. Et nous avions déjà Patricia, toute petite. Alors j’ai connu la vraie peur. J’ai eu peur jusqu’à la moelle, jusqu’à l’âme. Cette peur-là ne peut plus se calmer. Jamais. C’est fini. Elle pousse. Elle grandit. Elle vous dévore. »

La nuit, Sybil, incapable de sommeil, épiait avec épouvante tous les bruits de la brousse.

Le jour, tandis que Bullit courait la Réserve, ne pensant qu’au bien-être de ses bêtes (il y avait de la haine dans la voix de Sybil), elle restait seule avec les serviteurs noirs.

« Je ne peux plus supporter ces rires barbares, gémit-elle, ces dents trop blanches, leurs histoires de spectres, d’hommes-panthères, de sorciers. Et surtout, la manière qu’ils ont d’apparaître sans qu’on les entende venir. »

Ce fut de cette façon qu’entrèrent Bullit et Patricia.

 

J’avais attendu toute la journée de revoir la petite fille avec une impatience et une émotion tellement démesurées que plus d’une fois je m’étais senti ridicule. Et voici qu’elle était devant moi et je ne retrouvais à son égard aucun des sentiments qu’elle m’avait inspirés. Mais aussi, qu’y avait-il de commun entre l’apparition de l’aube, la compagne des bêtes sauvages et l’enfant modèle que Bullit tenait par la main ?

Patricia portait une robe de toile bleu marine qui descendait un peu plus bas que les genoux, empesée, ornée d’une collerette et de manchettes blanches. Ses chaussettes étaient blanches également. Aux pieds, elle avait de petits escarpins vernis. À ce vêtement s’accordaient le maintien de Patricia, modeste et réservé, le long cou bien droit et sage dans la collerette blanche, la frange des cheveux coupés en boule bien alignés au-dessus des yeux baissés. Elle me fit une légère révérence, embrassa sa mère et alla prendre le siège qui lui était réservé. Je ne reconnus vraiment d’elle que les mains – quand elle les eut posées sur la nappe – bronzées, couvertes d’égratignures, avec les ongles en dents de scie et entourés d’un cerne bleu qui semblait indélébile.

Patricia parcourut du regard les gâteaux et les confitures disposés sur la table et dit d’un ton de satisfaction sérieuse :

« C’est vraiment un grand thé. »

Elle remplit sa tasse elle-même et se servit de cake ainsi que de marmelade d’oranges. Ses manières étaient parfaites, mais elle tenait obstinément les yeux baissés.

« Enfin, vous voyez notre demoiselle, et vous pourrez la décrire à Lise », me dit Sybil.

Je sentis qu’elle était fière de sa fille et reprenait peu à peu son équilibre. Elle s’adressa gaiement à Patricia :

« Tu sais, notre hôte est un ami de Lise Darbois. »

Patricia ne dit rien.

« Je t’ai souvent parlé de Lise, tu t’en souviens, n’est-ce pas ? demanda Sybil.

— Oui, maman, je me souviens », dit Patricia sans lever les yeux.

Sa voix claire, bien timbrée, ne rappelait en rien sa façon clandestine de parler, près de l’abreuvoir. On y percevait le dessein têtu de ne pas prendre part à la conversation.

Mais Sybil tenait à faire briller sa fille.

« Ne sois pas si timide, chérie, dit-elle. Raconte quelque chose sur le Parc, sur les bêtes. Tu les connais bien, n’est-ce pas ?

— Je ne sais rien d’intéressant, dit Patricia, le cou droit, le regard fixé sur son assiette.

— Tu es vraiment trop sauvage », s’écria Sybil sans pouvoir dominer une irritation qui montrait que ses nerfs commençaient à lui désobéir de nouveau.

Elle dit à Bullit avec un rire forcé :

« John, j’espère que vous aurez meilleure mémoire que votre fille. Vous n’avez pas fini de nous raconter votre grande chasse du Serenguetti. »

Il y eut alors une scène aussi brève qu’étonnante.

Aux dernières paroles de sa mère, Patricia – ce qu’elle n’avait pas fait depuis qu’elle était entrée dans la pièce – leva les yeux brusquement et les tint fixés sur Bullit. Et lui, comme s’il s’était attendu à ce mouvement et l’avait redouté, il n’osa pas d’abord affronter la petite fille. Mais la volonté de Patricia qui durcissait, pétrifiait son tendre et mobile visage l’emporta sur la résistance de Bullit. Son regard rencontra celui de l’enfant. Un sentiment d’impuissance, de faute, de souffrance, de prière se peignit sur ses traits. Les yeux de Patricia demeuraient inflexibles.

Cet échange silencieux, je n’en mesurai la portée véritable que plus tard. Mais il eut son plein sens pour Sybil. Ses lèvres blanchirent et elle n’arriva pas à maîtriser leur tremblement. Elle demanda – et sa voix à chaque phrase montait d’un ton :

« Eh bien, John ! Vous voilà aussi muet que votre fille ! Toujours d’accord contre moi ! Et vous ne lui avez même pas fait reproche pour rentrer à des heures qui me font mourir d’angoisse, n’est-ce pas ?

— Je suis navrée, maman, croyez-moi, dit Patricia très doucement. Tout à fait navrée. Mais King est venu très tard aujourd’hui. Et il a voulu me raccompagner à toute force. Vous l’avez entendu sans doute. – Bien sûr, dit Bullit, on reconnaît… » Sybil l’empêcha de poursuivre.

« Assez, assez, cria-t-elle. Je ne veux plus, je ne peux plus vivre dans cette folie. »

Elle se tourna vers moi et, toute secouée par un rire qui n’avait ni son ni sens, une sorte de rire blanc, elle s’écria :

« Savez-vous qui est ce King que ma fille attend jusqu’au soir et par qui elle se fait reconduire, et de qui son père reconnaît la voix ? Le savez-vous ? »

Sybil reprit son souffle pour achever d’une voix stridente, hystérique :

« Un lion ! Oui, un lion ! Un fauve ! Un monstre ! » Elle était arrivée à la limite d’une crise de nerfs, et dut en avoir conscience. La honte et le désespoir de se montrer dans cet état effacèrent toute autre expression sur sa figure. Elle quitta la pièce en courant.

Patricia se tenait toute raide dans sa robe empesée et le hâle de ses joues s’était comme terni.

« Allez avec elle, dit Patricia à son père. Elle a besoin de vous. »

Bullit obéit. La petite fille ramena sur moi son regard. Il était insondable. Je m’en allai. Je ne pouvais rien pour personne.

« L’enfant du lion… », disaient de Patricia les Noirs du Parc royal.