CHAPITRE VIII

Hernandez, en civil, comme presque tous les derniers combattants — il s'était dépouillé de sa mono — hésita une seconde. Au bruit, les républicains étaient à droite. Que voulait-il ? Être sauvé ? Deux heures plus tôt, il eût pu partir comme on prend le train. Lutter jusqu'au dernier moment ? Avant tout, ne plus être seul, ne plus être seul. Il avait été séparé des siens à la première attaque du Tercio. Avant tout, les retrouver.

Courant le long du mur de la ruelle (à gauche, le bruit des mitrailleuses du Tercio s'approchait), il arriva à une rue. Les balles républicaines griffaient les hautes façades blafardes et faisaient monter du plâtre de petites fumées épaisses. Le bruit des mitrailleuses ennemies était de plus en plus proche. Sans doute la légion venait-elle d'atteindre le coin qu'Hernandez avait dépassé un instant plus tôt : les balles venaient maintenant de face et de dos.

A dix mètres en avant, une lanterne était allumée. Il arriva dessous, agita son revolver au-dessus de sa tête pour se faire reconnaître : une balle tapa sur l'avant du mauser et l'envoya par terre. Hernandez se jeta dans une embrasure de porte. Il était protégé du Tercio par les angles de la rue, des républicains par l'épaisseur du mur. De chaque côté, une mitrailleuse tirait nerveusement, sans voir grand-chose. Jusqu'à ce qu'une rafale descendît la lanterne dans un joli bruit de verre ; les mitrailleurs tirèrent alors sans plus rien voir du tout, sauf, à chaque bout de la rue, un crépitement de courtes flammes bleuâtres.

Hernandez se coucha, atteignit son revolver sous un filet horizontal de balles, et regagna l'embrasure.

Ça durait depuis dix minutes, lorsqu'il sursauta, une main saisissant son bras.

— Hernandez, Hernandez...

— Heu... Qui.

Le milicien qui l'avait rejoint (en civil aussi) tira trois coups à une seconde d'intervalle, et tous deux se lancèrent. La mitrailleuse républicaine s'arrêta.

Au moment où ils l'atteignirent, un autre milicien arrivait par-derrière.

— Les Maures !

— Aux arènes ! dit le type qui servait la mitrailleuse et qui semblait commander le groupe.

Tous dévalèrent par les ruelles, le mitrailleur hérissé de morceaux de hotchkiss.

Hernandez ne voulait pas mourir seul.

Le mitrailleur se retourna, posa sa mitrailleuse, tira une rafale d'une cinquantaine de balles, repartit. Il tirait mal. Les Maures s'étaient arrêtés ; à leur tour, ils reprirent leur course.

Des coups de feu grêles, isolés. Et soudain, à contresens de la course des républicains, le vent apporta une musique de cuivres et de grosses caisses, celle des cirques, des foires et des armées. Quels chevaux de bois tournent encore ? se demanda Hernandez. Il reconnut enfin l'hymne fasciste : la musique du Tercio jouait sur la place de Zocodover.

Le mitrailleur s'arrêta encore, recommença à tirer. Dix secondes, quinze. « Fous le camp, idiot ! » cria le serveur. Il commença à botter les fesses du mitrailleur, à toute volée : « Mais vas-tu foutre le camp ! » Les coups de pied eurent plus d'effet que les balles et l'avance des Maures. Le tireur reprit sa mitrailleuse et cavala.

Ils arrivèrent aux arènes.

Il y avait là une trentaine de miliciens. De l'intérieur, les arènes avaient l'air d'une forteresse. En carton, pensa Hernandez. Il regarda au-dehors : les Maures commençaient à garder les portes. « Au premier coup de canon, on va être jolis ! » dit un artilleur, en civil aussi.

— Les civils fascistes ont déjà un brassard blanc, dit un milicien.

— Ils font un Te Deum à la cathédrale. Le curé est là. Il a été caché ici tout le temps.

« Nos exécutions en masse », pensa Hernandez.

Il regardait toujours dehors. Vers la gauche, la ville n'était pas encore investie.

— La cavalerie Maure ! cria un type.

— T'es fou !

Il ne valait guère mieux.

— Rester ici est idiot, dit Hernandez. Ils vont être de plus en plus nombreux. Vous serez foutus pour rien. A gauche, la campagne est encore libre. Laissez les portes, elles sont gardées. Je vais nettoyer un bout de rue avec la mitrailleuse. Sautez du premier, tâchez de ne pas vous casser la gueule. Liquidez les Maures qui n'auront pas été touchés et qui voudront vous arrêter. Il n'y en aura pas à la pelle. Filez vers la gauche. Vous pouvez servir à mieux qu'à faire des fusillés. S'il arrive du supplément de leur côté, je l'arrête jusqu'à ce que vous soyez parés.

Il mit la mitrailleuse en position, tira deux longues rafales, aller-retour, en fauchant. Les Maures tombèrent ou filèrent. Les hommes des arènes sautèrent, refoulèrent sans peine les derniers Maures. Des fascistes arrivaient à droite : la mitrailleuse les prit en enfilade, les obligea à s'arrêter dans les creux des portes. Les derniers républicains disparaissaient en cahotant, leurs camarades aux pieds foulés sur leur dos. Hernandez ne pensait à rien, serrait sa mitrailleuse contre son épaule, et était heureux avec plénitude.

Plus personne dans les arènes. Il sauta enfin, reçut un bizarre coup de fouet au-dessus de l'œil et sentit que le sang l'aveuglait. Un autre coup sur la nuque, gros et large cette fois, un coup de crosse peut-être. Il étendit les bras en avant et tomba à la renverse.