CHAPITRE XII

Une fulguration transforma en faux jour, pour une seconde, la lumière de l'électricité. Pour que Garcia et Scali l'eussent sentie malgré les ampoules allumées, il fallait qu'elle fût venue d'une très haute flamme. Tous deux allèrent à l'une des fenêtres. Maintenant, l'air était froid, et une brume légère montait, mêlant le brouillard aux fumées d'incendies des centaines de maisons qui brûlaient en sourdine. Aucune sirène : seulement les autos des pompiers et les ambulances.

— L'heure où les Walkyries choisissent entre les morts, dit Scali.

— Comme Madrid a l'air de dire à Unamuno, avec ce feu : qu'est-ce que tu veux que me fasse ta pensée, si tu ne peux pas penser mon drame !... Descendons. Nous allons à l'autre bureau.

Garcia venait de raconter à Scali l'entretien qu'il avait eu avec le docteur Neubourg. De tous les hommes qu'il devait voir dans la journée et dans la nuit, Scali était le seul pour qui tout cela eût la même résonance que pour lui-même.

— L'attaque de la révolution par un intellectuel qui fut révolutionnaire, dit Scali, c'est toujours la mise en question de la politique révolutionnaire par... son éthique si vous voulez. Sérieusement, commandant, cette critique souhaitez-vous qu'elle ne soit pas faite ?

— Comment le souhaiterais-je !

« Les intellectuels croient toujours un peu qu'un parti, ce sont des hommes unis autour d'une idée. Un parti ressemble bien plus à un caractère agissant qu'à une idée ! Pour nous en tenir au psychologique, un parti est bien plutôt l'organisation pour une action commune d'une... constellation de sentiments parfois contradictoires, qui comprend ici : pauvreté — humiliation — Apocalypse — espoir — et quand il s'agit des communistes : goût de l'action, de l'organisation, de la fabrication, etc. Déduire la psychologie d'un homme de l'expression de son parti, ça me fait le même effet que si j'avais prétendu déduire la psychologie de mes Péruviens de leurs légendes religieuses, mon bon ami ! »

Il prit sa casquette et son revolver, tourna le commutateur ; la lumière s'éteignit. Elle avait maintenu au-dehors le feu, qui entrait d'un coup, leur plaquant au fond de la gorge un goût de bois brûlé, poussant la fumée dans le bureau avec l'invincible lenteur des incendies qui avançaient vers la Puerta del Sol. Tout le ciel lie-de-vin pesait sur la pièce éteinte. Au-dessus du Central et de la Gran Via, des cumulus rouge sombre et noirs s'aggloméraient, épais à tenir dans la main. Toussant et éternuant bien que la fumée, plus visible qu'elle ne l'était auparavant, ne fût pas plus dense, Scali revint à la fenêtre. Le sol des rues brûlait : non, c'était l'asphalte brillant qui rougeoyait sous le reflet des courtes flammes. Un troupeau de chiens abandonnés commença à hurler, absurde, dérisoire, exaspérant, comme s'il eût régné sur cette désolation de fin de monde.

L'ascenseur fonctionnait encore.

Ils marchèrent dans les rues, noires sous le ciel fauve, jusqu'au Prado. Là, dans l'obscurité absolue, les bruits entendus de la fenêtre du Central les entouraient encore : Madrid se pansait. Et ils allaient vers un autre bruit, semblable à des milliers de petits coups sur l'asphalte.

— Unamuno manquera bien sa mort, dit Scali. Le destin lui avait préparé ici les funérailles dont il a rêvé toute sa vie...

Garcia pensait à la chambre de Salamanque.

— Il eût trouvé ici un autre drame, dit-il, et je ne suis pas sûr qu'il l'eût compris. Le grand intellectuel est l'homme de la nuance, du degré, de la qualité, de la vérité en soi, de la complexité. Il est par définition, par essence, antimanichéen. Or, les moyens de l'action sont manichéens parce que toute action est manichéenne. A l'état aigu dès qu'elle touche les masses ; mais même si elle ne les touche pas. Tout vrai révolutionnaire est un manichéen-né. Et tout politique. »

Il se sentit pressé de toutes parts à hauteur des cuisses. Il ne pouvait y avoir tant de blessés. Il essayait de voir avec ses mains. Un troupeau de chiens ? Et quelle odeur de campagne et de poussière !

De plus en plus pressé ; impossible d'avancer. Le son des pattes sur l'asphalte était plus dur et plus pressé que celui des pattes de chien.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? criait Scali, déjà séparé de lui de cinq mètres. Des moutons ?

A quelques mètres, un bêlement. Garcia, plongé dans la chaleur, parvint à dégager le bouton de sa torche, et le faisceau lumineux tomba en lumière frisante sur un nuage à peine plus épais que celui des fumées : des moutons, en effet. La torche n'éclairait pas assez loin pour que Garcia vît la fin du troupeau qui les entourait. Mais les bêlements se répondaient. sur des centaines de mètres. Et pas une ombre de berger.

— Obliquez à droite ! cria Garcia à Scali.

Les troupeaux chassés par la bataille refluaient, traversaient Madrid pour descendre vers Valence. Sans doute les bergers — qui, maintenant, marchaient en groupes armés — étaient-ils derrière leurs bêtes ou dans les rues parallèles au boulevard. Mais, en ce moment, les troupeaux invisibles, maîtres du Prado comme ils le seraient après la fin des hommes, avançaient, pressés et chauds, entre les incendies, leur épais silence percé çà et là de minces bêlements.

— Allons chercher la bagnole, dit Garcia, ça aura plus de bons sens.

Ils remontèrent vers le centre.

— Vous disiez ?

— Réfléchissez à ceci, Scali : dans tous les pays, — dans tous les partis — les intellectuels ont le goût des dissidents. Adler contre Freud, Sorel contre Marx. Seulement, en politique, les dissidents, ce sont les exclus. Le goût des exclus dans l'intelligentsia est très vif : par générosité, par goût de l'ingéniosité. Elle oublie que pour un parti, avoir raison ce n'est pas avoir une bonne raison, c'est avoir gagné quelque chose.

— Ceux qui pourraient tenter, humainement et techniquement, la critique de la politique révolutionnaire, si vous voulez, ignorent la matière de la révolution. Ceux qui ont l'expérience de la révolution n'ont ni le talent d'Unamuno ni même, souvent, les moyens de s'exprimer...

— S'il y a trop de portraits de Staline en Russie, comme ils disent, ce n'est tout de même pas parce que le méchant Staline, tapi dans un coin du Kremlin, a décidé qu'il en serait ainsi. Voyez, ici même à Madrid, la folie des insignes, et Dieu sait si le Gouvernement s'en fout ! L'intéressant serait d'expliquer pourquoi les portraits sont là. Seulement pour parler d'amour aux amoureux, il faut avoir été amoureux, il ne faut pas avoir fait une enquête sur l'amour. La force d'un penseur n'est ni dans son approbation ni dans sa protestation, mon bon ami, elle est dans son explication. Qu'un intellectuel explique pourquoi et comment les choses sont ainsi ; et qu'il proteste ensuite, s'il le croit nécessaire (ce ne sera plus la peine, d'ailleurs).

« L'analyse est une grande force, Scali. Je ne crois pas aux morales sans psychologie. »

Ils n'entendaient aucun bruit d'incendie. Sous ces taches immenses, d'un rouge intense et sombre de fer battu qui refroidit, parcourues de fumées lourdes et de voiles déchirés qui couvraient le ciel comme si tout Madrid eût flambé, le silence se meublait parfois d'un bruit assourdi, extravagant dans ce ciel sinistre : celui des milliers de sabots qui continuait à monter du Prado.

— Pourtant, dit Scali, avant longtemps il faudra de nouveau enseigner aux hommes à vivre...

Il pensait à Alvear.

« Être un homme, pour moi, ce n'est pas être un bon communiste ; être un homme, pour un chrétien, c'était être un bon chrétien, et je me méfie.

— La question n'est pas mince, mon bon ami, c'est celle de la civilisation. Pendant un bon moment, le sage, — disons : le sage — a été tenu, plus ou moins explicitement, pour le type supérieur de l'Europe. Les intellectuels étaient le clergé d'un monde dont la politique constituait la noblesse propre ou sale. Le clergé incontesté. C'était eux, et pas les autres, Miguel et pas Alphonse XIII — et même : Miguel et pas l'évêque — qui étaient chargés d'enseigner aux hommes à vivre. Et voici que les nouveaux chefs politiques prétendent au gouvernement de l'esprit. Miguel contre Franco et hier contre nous, Thomas Mann contre Hitler. Gide contre Staline, Ferrero contre Mussolini, c'est une querelle des Investitures. »

La rue était devenue oblique, et du brasier du Savoy, invisible, rayonnait au-dessus d'eux une vaste lueur.

— Borgese plutôt que Ferrero... dit Scali, l'index levé dans la nuit. Tout ça me paraît tourner, si vous voulez, autour de l'idée fameuse et absurde de totalité. Elle rend les intellectuels fous ; civilisation totalitaire, au XXe siècle, est un mot vide de sens ; c'est comme si on disait que l'armée est une civilisation totalitaire. A la vérité, le seul homme qui cherche une réelle totalité est précisément l'intellectuel.

— Et peut-être n'y a-t-il que lui qui en ait besoin, mon bon ami. Toute la fin du XIXe siècle a été passive ; la nouvelle Europe semble bien se construire sur l'acte. Ce qui implique quelques différences.

— De ce point de vue, pour l'intellectuel, le chef politique est nécessairement un imposteur, puisqu'il enseigne à résoudre les problèmes de la vie en ne les posant pas.

Ils étaient dans l'ombre d'une maison. La petite tache rouge de la pipe allumée de Garcia décrivit une courbe, comme s'il eût voulu dire : ça nous mènerait trop loin. Depuis qu'il était arrivé, Scali sentait en Garcia une inquiétude qui n'était pas coutumière au solide commandant aux oreilles pointues.

— Dites donc, commandant, qu'est-ce qu'un homme peut faire de mieux de sa vie, selon vous ? »

Une sonnerie d'ambulance approcha à toute vitesse, comme une sirène d'alerte, passa et s'éteignit. Garcia réfléchissait.

— Transformer en conscience une expérience aussi large que possible, mon bon ami. »

Ils passaient devant un cinéma qui occupait tout le coin de deux rues. Une torpille d'avion l'avait éventré, en démolissant de haut en bas le mur dans la rue la plus étroite. Le service de secours fouillait les débris, cherchait quelque chose, des victimes peut-être, avec des torches électriques. Comme pour appeler les hommes à contempler cette recherche des morts avec le même son qu'elle les appelait autrefois à rêver, derrière la façade presque intacte, la sonnerie d'appel grelottait dans le soir d'hiver.

Garcia pensait à Hernandez. Et, en face de l'immense incendie de Madrid, il ressentait avec angoisse, comme s'il eût regardé des fous, à quel point les drames des hommes sont semblables, tournent dans un petit cercle infernal.

— La révolution est chargée de résoudre ses problèmes, et non les nôtres. Les nôtres ne dépendent que de nous. Si moins d'écrivains russes avaient fichu le camp derrière les armées de l'émigration, les rapports des écrivains et des soviets ne seraient peut-être pas les mêmes. Miguel a vécu de son mieux, – j'entends : le plus noblement possible — dans l'Espagne monarchique qu'il haïssait. Il eût vécu de son mieux dans une société moins mauvaise. Difficilement, peut-être. Aucun État, aucune structure sociale ne crée la noblesse de caractère, ni la qualité de l'esprit ; tout au plus pouvons-nous attendre des conditions propices. Et c'est beaucoup...

— Vous savez bien qu'ils y prétendent...

— A quoi prétend un parti dans ce domaine ne prouve que l'intelligence ou la bêtise de ses propagandistes. Ce qui m'intéresse, c'est ce qu'il fait. Pourquoi êtes-vous ici ? »

Scali s'arrêta, surpris de ne pas parvenir à le préciser, et retroussa son nez, comme toujours lorsqu'il réfléchissait.

« Pour moi, je ne suis pas dans cet uniforme parce que j'attends du Front populaire le gouvernement des plus nobles, je suis dans cet uniforme parce que je veux que changent les conditions de vie des paysans espagnols. »

Scali pensait à l'argument d'Alvear, et le reprit :

— Et si, pour les libérer économiquement, vous devez faire un État qui les asservira politiquement ?

— Donc, comme nul ne peut être sûr de sa pureté future, il n'y a qu'à laisser faire les fascistes.

« Du moment que nous sommes d'accord sur le point décisif, la résistance de fait, cette résistance est un acte : elle vous engage, comme tout acte, comme tout choix. Elle porte en elle-même toutes ses fatalités. Dans certains cas, ce choix est un choix tragique, et pour l'intellectuel il l'est presque toujours, pour l'artiste surtout. Et après ? Fallait-il ne pas résister ?

« Pour un homme qui pense, la révolution est tragique. Mais pour un tel homme, la vie aussi est tragique. Et si c'est pour supprimer sa tragédie qu'il compte sur la révolution, il pense de travers, c'est tout. J'ai entendu poser presque toutes vos questions par un homme que vous avez peut-être connu, le capitaine Hernandez. Il en est mort, d'ailleurs. Il n'y a pas cinquante manières de combat, il n'y en a qu'une, c'est d'être vainqueur. Ni la révolution ni la guerre ne consistent à se plaire à soi-même.

« Je ne sais pas quel écrivain disait : « Je suis peuplé de cadavres comme un vieux cimetière... » Depuis quatre mois, nous sommes tous peuplés de cadavres, Scali ; tout le long du chemin qui va de l'éthique à la politique. Entre tout homme qui agit et les conditions de son action, il y a un pugilat (l'action qu'il faut pour vaincre, hein ! pas celle qu'il faut pour perdre ce que nous voulons sauver). C'est un problème de fait et de... talent, si l'on peut dire, ce n'est pas un sujet de discussion.

« Un pugilat », répéta-t-il comme s'il l'eût dit à sa pipe.

Scali pensait au combat de l'avion de Marcelino contre sa propre flamme.

« Il y a des guerres justes, reprit Garcia, — la nôtre en ce moment — il n'y a pas d'armées justes. Et qu'un intellectuel, un homme dont la fonction est de penser vienne dire, comme Miguel : Je vous quitte parce que vous n'êtes pas justes, je trouve ça immoral, mon bon ami ! Il y a une politique de la justice, mais il n'y a pas de parti juste.

— C'est la porte ouverte à toutes les combines...

— Toute porte est ouverte pour ceux qui veulent la forcer. Il en est de la qualité de la vie comme de l'esprit. La garantie d'une politique de l'esprit par un gouvernement populaire, ce ne sont pas nos théories, c'est notre présence ici, en ce moment. L'éthique de notre gouvernement dépend de notre effort, de notre acharnement. L'esprit en Espagne ne sera pas la mystérieuse nécessité d'on ne sait quoi, il sera ce que nous le ferons. »

Un nouvel incendie s'alluma près d'eux.

« Mon bon ami, dit Garcia ironiquement, l'émancipation du prolétariat sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. »