CHAPITRE II

Le 14 août.

 

Dans l'exaltation générale et la chaleur à crever, six avions modernes prenaient leur ligne de départ. La colonne maure qui attaquait en Estramadure marchait de Merida sur Medellin. C'était une forte colonne motorisée, sans doute l'élite des troupes fascistes. De la direction des opérations on venait de téléphoner à Sembrano et à Magnin : Franco la commandait personnellement.

Sans chefs, sans armes, les miliciens d'Estramadure tentaient de résister. De Medellin, le bourrelier et le bistrot, l'aubergiste, les ouvriers agricoles, quelques milliers d'hommes parmi les plus misérables d'Espagne partaient avec leurs fusils de chasse contre les fusils-mitrailleurs de l'infanterie maure.

Trois Douglas et trois multiplaces de combat, à mitrailleuses 1913, tenaient en largeur la moitié du champ. Pas d'avions de chasse : tous à la Sierra. Sembrano, son ami Vallado, les pilotes de ligne espagnols, Magnin, Sibirsky, Darras, Karlitch, Gardet, Jaime, Scali, des nouveaux, — le père Dugay et les mécaniciens au bord des hangars, avec le basset Raplati — toute l'aviation était dans le jeu.

Jaime chantait un chant flamenco.

Les deux triangles des appareils partirent vers le sud-ouest.

Il faisait frais dans les avions, mais on voyait la chaleur au ras de terre, comme on voit l'air chaud trembler au-dessus des cheminées. Çà et là, les grands chapeaux de paille de quelques paysans apparaissaient dans les blés. Des monts de Tolède à ceux d'Estramadure, en deçà de la guerre, la terre couleur de moissons dormait du sommeil de l'après-midi, d'un horizon à l'autre recouverte de paix. Dans la poussière qui montait vers le grand soleil, épaulements et coteaux faisaient des silhouettes plates ; au-delà, Badajoz, Merida, — prise le 8 par les fascistes — Medellin, invisibles encore, points dérisoires dans l'immensité de la plaine qui tremblait.

Les pierres devinrent plus nombreuses. Enfin, âpre comme sa terre de rochers, toits sans arbres, vieilles tuiles grises de soleil, squelette berbère sur des terres africaines : Badajoz, son Alcazar, ses arènes vides. Les pilotes regardaient leurs cartes, les bombardiers leurs viseurs, les mitrailleurs les petits moulinets des points de mire qui tournaient à toute vitesse hors de la carlingue. Au-dessous, une vieille ville d'Espagne rongée, avec ses femmes noires derrière les fenêtres, ses olives et ses anis au frais dans des seaux d'eau de puits, ses pianos dont les enfants jouaient avec un doigt, et ses chats maigres aux aguets des notes qui se perdaient l'une après l'autre dans la chaleur... Et une telle impression de sécheresse qu'il semblait que tuiles et pierres, maisons et rues dussent se craqueler et se pulvériser à la première bombe, dans un grand bruit d'os et de pierrailles. Au-dessus de la place, Karlitch et Jaime agitèrent leur mouchoir. Les bombardiers espagnols lançaient des foulards aux couleurs de la République.

Maintenant, une ville fasciste : les observateurs reconnaissaient le théâtre antique de Merida, les ruines : une ville semblable à Badajoz, semblable à toute l'Estramadure. Enfin, Medellin.

Par quelle route arrivait la colonne ? Les routes sans arbres étaient jaunes sous le soleil, un peu plus claires que la terre, et vides à perte de vue.

L'escadrille survola une place carrée, — Medellin — et commença à remonter une route vers les lignes ennemies, mais aussi vers le soleil. Ce soleil de cinq heures les éblouissait tous ; à peine voyaient-ils de la route autre chose qu'un ruban incandescent. Les deux Douglas qui étaient en arrière de celui de Sembrano commencèrent à ralentir, puis prirent la file : la colonne ennemie arrivait.

Darras, qui venait de repasser les commandes au premier pilote, regardait de tout son corps, à moitié penché dans le couloir de la carlingue. Pendant la guerre, il ne cherchait qu'une quelconque brigade allemande ; cette fois il cherchait ce contre quoi il luttait depuis des années sous tant de formes, dans sa mairie, dans les organisations ouvrières, édifiées patiemment, défaites, refaites : le fascisme. Depuis la Russie : l'Italie, la Chine, l'Allemagne... Ici, dans cette Espagne, à peine l'espoir que Darras mettait dans le monde avait-il trouvé sa chance, que le fascisme était là encore, presque sous son avion ; et tout ce qu'il en voyait, c'était les avions des siens en train de changer leur ligne de vol.

Pour prendre la file, l'avion où il se trouvait (celui de Magnin, le premier des internationaux) tourna. La route devant eux était piquée de points rouges à intervalles réguliers, toute droite, sur un kilomètre. L'avion se retrouva au-dessus, le soleil revint, et Darras ne vit plus qu'une route blanche.

Puis la route obliqua, le soleil glissa sur le côté : les points rouges reparurent. Trop petits pour être des autos, d'un mouvement trop mécanique pour être des hommes. Et la route bougeait.

Tout à coup, Darras comprit. Et, comme s'il se fût mis à voir avec sa pensée, et non avec ses yeux, il distingua les formes : la route était couverte de camions aux bâches jaunes de poussière. Les points rouges étaient les capots peints au minium, non camouflés.

Jusqu'à l'immense horizon silencieux de campagne et de paix, des routes autour de trois villes, en étoiles comme les traces d'énormes pattes d'oiseaux ; et parmi ces trois routes immobiles, celle-ci. Le fascisme, pour Darras, c'était cette route qui tremblait.

Des deux côtés de la route, des bombes claquèrent. C'était des bombes de dix kilos : un éclatement rouge en fer de lance, et de la fumée dans les champs. Rien ne montrait que la colonne fasciste allât plus vite ; mais la route tremblait davantage.

Les camions et les avions allaient à la rencontre les uns des autres. Dans le soleil, Darras ne voyait pas les bombes descendre, mais il les voyait éclater, en chapelets maintenant, toujours dans les champs. Son pied pansé recommençait à le faire souffrir. Il savait que l'un des Douglas n'avait pas de lance-bombes, et bombardait par le trou agrandi des W.C. Tout à coup, une partie de la route devint fixe : la colonne s'arrêtait. Une bombe avait touché un camion, tombé en travers du chemin, mais Darras ne l'avait pas vue.

Comme la tête d'un ver qui continuerait seule son chemin, le tronçon avant de la colonne, coupée au tiers, filait vers Medellin ; les bombes continuaient de tomber. L'avion de Darras arrivait au-dessus de ce tronçon.

Le second pilote ne voit pas au-dessous de lui.

Bombardier du troisième avion international, Scali regardait les bombes se rapprocher de la route. Très entraîné dans l'armée italienne où, jusqu'à ce qu'il émigrât, il avait accompli une période de réserve chaque année, ayant retrouvé sa précision dans trois missions accomplies à la Sierra, piloté aujourd'hui par Sibirsky à la verticale de la route depuis quinze secondes, il voyait les bombes éclater de plus en plus près des camions. Trop tard pour viser le tronçon de tête. Les autres camions tentaient de passer à droite et à gauche de celui qui était tombé en travers de la route (sans doute défoncée). Vus des avions, les camions semblaient fixés à la route, telles des mouches à un papier collant ; comme si Scali, parce qu'il était dans un avion, se fût attendu à les voir s'envoler, ou partir à travers champs : mais la route était sans doute bordée de remblais. La colonne, si nette tout à l'heure, tentait de se diviser des deux côtés du camion tombé comme une rivière des deux côtés d'un rocher. Scali voyait distinctement les points blancs des turbans maures ; il pensa aux fusils de chasse des pauvres types de Medellin et ouvrit d'un coup les deux caisses de bombes légères quand l'enchevêtrement des camions arriva dans le viseur. Puis il se pencha sur la trappe et attendit l'arrivée de ses bombes : neuf secondes de destin entre ces hommes et lui.

Deux, trois... Impossible de voir assez loin en arrière par la trappe. Par un trou latéral : à terre, quelques types couraient, les bras en l'air, — ils dévalaient un remblai, sûrement. Cinq, six... Des mitrailleuses en batterie tiraient sur les avions. Sept, huit, — comme ça courait en bas ! — neuf : ça cessa de courir, sous vingt taches rouges claquant à la fois. L'avion continuait son chemin, comme si tout cela ne l'eût en rien concerné.

Les avions tournaient en rond, pour atteindre de nouveau la route. Celui de Magnin revenait lorsque avaient éclaté les bombes de Scali, si bien que Darras vit nettement la fumée se dissiper au-dessus d'un fatras de camions, les pattes en l'air. Sauf à l'instant de l'éclatement rouge des bombes, la mort semblait ne jouer aucun rôle dans cette affaire : il ne voyait que des taches kaki fuyant la route sous les points blancs des turbans, comme des fourmis affolées emportant leurs œufs.

 

Celui qui voyait le mieux, c'était Sembrano : le premier des Douglas revenait derrière le dernier des internationaux, fermant le cercle. Lui savait, bien autrement que Scali, ce qu'était la lutte des miliciens d'Estramadure ; qu'ils ne pouvaient rien faire ; que, seule, l'aviation pouvait les aider. Il repassait sur la route pour que les bombardiers qui avaient conservé des bombes légères pussent détruire encore des camions : la motorisation était le premier élément de la force fasciste. Mais il fallait, avant l'arrivée de l'aviation ennemie, rattraper la tête de la colonne, qui avait filé vers Medellin.

Quelques camions sautèrent encore dans les champs, roues en l'air. Dès que, rejetés de la route, ils n'étaient plus face au soleil, la lumière descendante allongeait derrière eux de longues ombres, si bien qu'ils n'apparaissaient que lorsqu'ils étaient détruits, comme les poissons morts pêchés à la dynamite ne montent à la surface que lorsqu'ils sont atteints.

Les pilotes avaient eu le temps de préciser leur position au-dessus de la route. Les ombres des camions démolis s'allongeaient maintenant en tête et en queue de la colonne, comme des barrières.

« Franco en aura pour plus de cinq minutes à arranger ça », pensa Sembrano, lèvre inférieure en avant. A son tour, il fila sur Medellin.

Demeuré pacifiste dans son cœur, il bombardait avec plus d'efficacité qu'aucun pilote espagnol ; simplement, pour calmer ses scrupules, quand il bombardait seul, il bombardait très bas : le danger qu'il courait, qu'il s'ingéniait à courir, résolvait ses problèmes éthiques. Il était naturellement courageux, comme Marcelino et comme tant de timides. Ou bien les camions sont dans la ville, pensait-il, et il faut les envoyer tous en l'air ; ou bien les camions sont dehors, et pour que les miliciens ne se fassent pas massacrer, il faut encore tout foutre en l'air. Il avait mis le cap sur Medellin à deux cent quatre-vingts à l'heure.

Les camions qui avaient formé la tête de la colonne se massaient dans l'ombre de la place. Ils n'avaient pas osé s'égailler, le bourg étant ennemi. Sembrano descendit le plus bas possible, suivi des cinq autres avions.

Le soleil emplissait maintenant les rues d'ombre. Pourtant, à trois cents mètres, on devinait la couleur des maisons, — saumon, bleu pâle, pistache, — et les formes des camions ; quelques-uns étaient cachés dans les rues voisines de la place.

Un Douglas venait vers Sembrano au lieu de le suivre. Le pilote avait sans doute perdu la file.

Les avions commencèrent un premier cercle, tangent à la place de Medellin. Sembrano se souvenait de son premier bombardement, qu'il avait fait avec Vargas, maintenant chef des opérations, et des ouvriers de Peñarroya, entourés de fascistes, qui avaient déployé aux fenêtres et dans les cours leurs rideaux, leurs couvertures de lit, — leurs plus belles étoffes — pour les aviateurs républicains.

Les bombes lâchées brillèrent dans un rayon de soleil, disparurent, continuèrent leur chemin avec une indépendance de torpilles. De grosses flammes orangées commencèrent à claquer comme des mines sur la place qui s'emplit de fumée. Dans un grand remous, sur la plus haute flamme, de la fumée blanche fusa, au milieu de la fumée brune ; la minuscule silhouette noire d'un camion virevolta au-dessus, retomba dans le nuage marbré. Sembrano, attendant que toute cette fumée se dissipât, jeta un coup d'œil devant lui, revit le Douglas qui avait perdu la file, et deux autres. Or, trois Douglas seulement étaient engagés, en comptant le sien : il ne pouvait y en avoir trois en face de lui.

Il fit osciller son appareil pour ordonner la formation de combat.

Inquiet de ce qui se passait à terre, à peine avait-il regardé : ce n'étaient pas des Douglas, c'étaient des Junkers.

 

C'était le moment où Scali trouvait l'aviation une arme dégoûtante. Depuis que les Maures fuyaient, il avait envie de partir. Il n'en attendait pas moins comme un chat que la place arrivât dans le viseur (il lui restait deux bombes de cinquante kilos). Indifférent aux mitrailleuses de terre, il se sentait à la fois justicier et assassin, plus dégoûté d'ailleurs de se prendre pour un justicier que pour un assassin. Les six Junkers, trois en face (ceux qu'avait vus Sembrano) et trois au-dessous, le délivrèrent de l'introspection.

 

Les Douglas allaient essayer de filer ; avec leur malheureuse mitrailleuse à côté du pilote, il ne pouvait être question pour eux d'engager le combat contre des avions allemands à trois postes de mitrailleur, armés de mitrailleuses modernes. Sembrano avait toujours tenu la vitesse pour le meilleur moyen de défense des avions de bombardement. En effet, les Douglas, pleins gaz, filèrent obliquement, les multiplaces internationaux fonçant sur les trois Junkers du dessous ; trois contre six ; contre six sans chasse, heureusement. L'objectif étant atteint, il ne s'agissait plus de combattre, mais de passer. Et Magnin choisissait d'attaquer par-dessous les avions les plus bas, qui allaient se détacher sur le ciel, alors que ses avions camouflés seraient presque invisibles sur les champs, à cette heure. Les trois autres Junkers n'auraient peut-être pas le temps d'être en ligne pour le combat. Il mit donc, lui aussi, pleine vitesse.

Ceux du dessous arrivaient, fermés comme des sous-marins, leur cuve comme un pendule entre les garde-boue de leur train d'atterrissage. L'un d'eux virait encore, et les internationaux voyaient distinctement son antenne de T.S.F., et son mitrailleur arrière de profil au-dessus de la carlingue. Gardet, dans sa tourelle avant, un fusil d'enfant dans le dos, attendait. Trop loin pour qu'on l'entendît, il montrait les Junkers du doigt et agitait le bras gauche. Magnin, à côté de Darras, les voyait grossir comme si on les eût gonflés.

Tout l'équipage prit conscience qu'un avion peut tomber.

Gardet fit tourner sa tourelle ; avec un bruit extraordinairement rapide, toutes mitrailleuses martelant la carlingue, les avions se croisèrent. Les internationaux avaient reçu très peu de balles, celles des mitrailleuses de cuve ennemies seulement. Les Junkers restaient en arrière, l'un d'eux descendait, sans tomber toutefois. Bien que la distance ne cessât de s'accroître, tout à coup une dizaine de balles traversèrent la carlingue de l'avion de Magnin. La distance s'accrut encore ; sous le feu des mitrailleuses arrière des internationaux, les cinq Junkers repartaient vers leurs lignes, le sixième nageotant au-dessus des champs.

 

Dès le retour, le rapport téléphoné, Magnin fit appeler Gardet.

— Il est dans le Junker qui est descendu ici en croyant Madrid prise, dit Camuccini.

— Raison de plus.

A la surprise de Magnin. un délégué de la Sûreté l'attendait.

— Camarade Magnin, dit-il après avoir fureté de l'œil dans tous les coins du bureau blanc, le chef de la Sûreté me charge de vous signaler que trois de vos volontaires allemands...

Il tira un papier de sa poche :

« Kre... feld, Wurtz et Schrei... ner, c'est ça. Schreiner, sont des indicateurs hitlériens. »

Erreur, eut envie de répondre Magnin ; mais en de tels cas on croit toujours à l'erreur. Karlitch lui avait signalé que Krefled prenait sans cesse des photos (un espion en eût-il pris ?) et Magnin avait été surpris de l'entendre citer un jour le nom d'un des fonctionnaires du 2e bureau français.

— Bien. Krefeld... Alors oui ? Enfin, c'est votre affaire. Pour Schreiner, cependant, vous m'étonnez beaucoup. Wurtz et Schreiner sont des communistes, assez anciens il me semble. Et leur parti répond d'eux.

— Les partis sont comme les gens, camarade Magnin, ils croient à leurs amis ; nous, nous croyons aux renseignements.

— Que veut le chef de la Sûreté ?

— Que ces trois ne mettent plus les pieds sur un aérodrome.

— Et après ?

— Et après, il prend la responsabilité.

Magnin réfléchissait, tirant sa moustache.

— Le cas de Schreiner est réellement affreux. Et... enfin, oui, quoi ! je le crois innocent ! Peut-on faire un supplément d'enquête ?

— Oh ! il s'agit de ne rien brusquer... Le chef téléphonera tout à l'heure, mais seulement pour confirmer ma qualité.

Gardet arriva, le petit fusil remisé au magasin des accessoires, la brosse de ses cheveux inclinée en avant, l'œil rigoleur ; le policier sortit.

Sa brosse longue, ses pommettes lui donnaient l'air d'un chat pour enfants ; mais, dès qu'il souriait, ses petites dents séparées les unes des autres donnaient une énergie aiguë à son visage triangulaire.

— Qu'est-ce que tu es allé faire là-dedans ? Te mettre aux places des mitrailleurs ?

— Car je suis un fûté. J'y étais allé, remarquez, mais j'avais l'impression qu'il y avait quelque chose que je ne comprenais pas. Je comprenais très bien, pas si fada que je croyais ! Maintenant qu'ils ont tiré sur nous, je suis sûr de mon affaire : l'appareil est à peu près aveugle par-devant. C'est pour ça qu'ils ne nous ont pas touchés à la première dégelée, et qu'ils nous ont touchés ensuite, quand nous étions en arrière.

— J'en avais aussi l'impression.

Magnin les avait étudiés dans les revues techniques : le troisième moteur du Junker est à la place de la tourelle avant des multiplaces à deux moteurs, et Magnin avait douté qu'on pût défendre l'avant d'un avion avec un mitrailleur de cuve qui tire entre les roues, et un mitrailleur arrière. C'était pourquoi il avait foncé, un contre deux.

— Dites, vous croyez qu'ils avaient mis pleins gaz, quand ils nous cavalaient après ?

— Sûrement.

— Alors, qu'est-ce qu'ils se payent notre gueule, les Fritz, depuis deux ans ! Au moins trente kilomètres de moins que nous avec nos vieux zincs. C'est ça, la célèbre flotte de Goering ?

« Seulement, dites donc, minute : leurs mitrailleuses c'est autre chose que nos espagnoles, hein ! Ils n'ont pas enrayé une seule fois. J'écoutais.

« Si seulement les Russes ou nos vaches de compatriotes se décidaient à nous en refiler... »

Magnin partit à la Direction des opérations, perplexe.

Il voulait d'abord passer à l'hôpital.

 

Le bombardier breton, indifférent et contracté, discutait avec son voisin, un anarchiste espagnol, son lit couvert de numéros de l'Humanité et d'œuvres de Courteline, House était seul dans une chambre, à l'étage supérieur, ce qui ne présageait rien de bon.

Magnin ouvrit la porte ; l'Anglais le salua du poing levé, en souriant, mais ses yeux ne souriaient plus.

— Comment ça va ?

— Je ne sais pas : personne ne sait l'anglais...

Le « captain » ne répondait pas à la question, mais à sa propre obsession : ce qu'il ne savait pas, c'était s'il serait amputé ou non.

Avec ses fines moustaches blondes sous son nez pointu, il avait l'air d'un collégien bien bordé. Comme ce poing levé semblait un hasard, un accident ! La vérité, n'eût-ce pas été ces mains sagement posées sur le drap, ce visage auquel une mistress House, dans quelque cottage, pensait sans doute ainsi, reposant entre un oreiller et un drap ? et il y avait l'autre vérité, ignorée de cette mistress House, les deux jambes avec cinq balles, sous le drap soigneusement tiré. Ce garçon n'a pas vingt-cinq ans, pensait Magnin. Que dire ? C'est peu, une idée en face de deux jambes à couper.

— Euh... alors, oui, dit Magnin tirant sa moustache. Qu'est-ce que j'oublie... J'ai des oranges en bas...

Il sortit. L'infirmité l'émouvait plus que la mort, il n'aimait pas mentir et ne savait que répondre. Avant tout, il voulait savoir, et il grimpait chez le médecin-chef.

— Non, lui dit celui-ci. L'aviateur anglais a eu de la chance : les os ne sont pas touchés. Il n'est pas un instant question d'amputation.

Magnin redescendit en courant. Un bruit cristallin de cuillers emplissait l'escalier et tintait dans son cœur.

— Les os ne sont pas touchés, dit-il en rentrant. Il avait oublié son histoire d'oranges.

House l'avait salué de nouveau du poing : nul ne comprenant sa langue à l'hôpital, il avait pris l'habitude de ce geste, qui était la seule forme de sa fraternité.

— La question.... l'amputation... ne se pose pas, reprit Magnin, bafouillant, gêné de redire en anglais ce que le médecin venait de lui dire en espagnol.

Pris entre l'espoir et la crainte du mensonge amical, House baissa les yeux, reprit le contrôle de sa respiration et demanda :

— Quand pourrai-je marcher ?

— Je vais demander au médecin-chef.

Celui-là va me prendre pour un idiot, pensa Magnin pendant qu'il remontait les marches de l'escalier blanc.

— Excusez-moi, dit-il au médecin ; ce garçon demande quand il pourra marcher, et il me serait pénible de lui mentir.

— Dans deux mois.

Magnin redescendit. A peine eût-il dit « deux mois » qu'une ivresse de prisonnier libéré monta du lit, mystérieuse en ce que rien ne l'exprimait : House ne pouvait bouger ses jambes ; ses bras étaient sur le lit, sa tête sur l'oreiller ; seuls ses doigts se crispaient au bout des bras immobiles, et sa pomme d'Adam, très visible, montait et descendait. Ces gestes d'une joie sans limites, c'étaient les gestes mêmes de la peur...

Dans la banlieue de Madrid, moins de miliciens brandissaient des fusils dans moins d'autos, moins couvertes d'inscriptions. Vers la porte de Tolède des jeunes gens s'exerçaient à marcher au pas. Magnin pensait à la France. Jusqu'à cette guerre, les Junkers avaient constitué l'essentiel de la flotte de bombardement allemande. C'étaient des avions commerciaux transformés, et la confiance de l'Europe en la technique allemande avait vu en eux une flotte de guerre. Leur armement, excellent, n'était pas efficace ; et ils n'étaient pas capables de poursuivre les Douglas, des avions de commerce américains. Certes, ils valaient bien les diligences achetées par Magnin sur tous les marchés d'Europe. Mais ils n'eussent tenu ni contre les types modernes français, ni contre l'aviation soviétique. Tout ça allait changer : les grandes manœuvres sanglantes du monde étaient commencées. Pendant deux ans, l'Europe avait reculé devant la constante menace d'une guerre qu'Hitler eût été techniquement incapable d'entreprendre...