Marcelino pensait comme Magnin, qu'à défaut d'avions de chasse, il faut se faire protéger par les nuages. Souvent, il était revenu de combats sur le front sud du Tage presque au coucher du soleil, avec Tolède au milieu des moissons comme un grand ornement, son Alcazar dressé sur la boucle du fleuve, et les fumées de quelques maisons en feu allongées en diagonale sur la pierre jaune, leurs dernières volutes chargées d'atomes de lumière comme des rais de soleil à travers l'ombre. Les maisons brûlaient au ras du sol avec le calme des cheminées de village sous le soleil couchant, dans la toute-puisssante sérénité des heures mortes de la guerre. Marcelino, qui connaissait assez bien pilotage et navigation pour prévoir l'action de ses compagnons de bord, n'était pas redevenu pilote, mais il était le meilleur bombardier de l'escadrille internationale, et excellent chef d'équipage. Aujourd'hui, Tolède combattait quelque part sous ces nuages, ses avions de chasse tout près.
Au-dessus des nuages, le ciel était extraordinairement pur. Là-haut, aucun avion ennemi ne patrouillait vers la ville ; une paix cosmique régnait sur la perspective blanche. Au calcul, l'avion approchait de Tolède : il prit sa plus grande vitesse. Jaime chantait ; les autres regardaient de toute leur force, le regard fixe comme celui des distraits. Quelques montagnes dépassaient au loin la plaine de neige ; de temps à autre, dans un trou de nuages, apparaissait un morceau des blés.
L'avion devait être au-dessus de la ville. Mais aucun appareil n'indiquait la dérive qu'impose un vent perpendiculaire à la marche d'un avion. S'il descendait à travers les nuages, il serait presque à coup sûr en vue de Tolède ; mais s'il en était trop éloigné, les appareils de chasse ennemis auraient le temps d'arriver avant le bombardement.
L'avion piqua.
Attendant à la fois la terre, les canons de l'Alcazar et la chasse ennemie, le pilote et Marcelino regardaient l'altimètre avec plus de passion qu'ils ne regarderaient jamais aucun visage humain. 800-600-400... toujours les nuages. Il fallait remonter, et attendre qu'un trou passât au-dessous d'eux.
Ils retrouvèrent le ciel, immobile au-dessus des nuages qui semblaient suivre le mouvement de la terre. Le vent les poussait d'est en ouest ; les trous y étaient relativement nombreux. Ils commencèrent à tourner, seuls dans l'immensité, avec une rigueur d'étoile.
Jaime, mitrailleur avant, fit un signe à Marcelino : pour la première fois, tous deux prenaient conscience dans leur corps du mouvement de la terre. L'avion qui tournait, comme une minuscule planète, perdu dans l'indifférente gravitation des mondes, attendait que passât sous lui Tolède, son Alcazar rebelle et ses assiégeants, entraînés dans le rythme absurde des choses terrestres.
Dès le premier trou, — trop petit — l'instinct de l'oiseau de chasse passa de nouveau en tous. Avec le cercle des éperviers, l'avion tournait dans l'attente d'un trou plus grand, les yeux de tous les hommes d'équipage baissés, à l'affût de la terre. Il semblait que le paysage entier des nuages tournât avec une lenteur planétaire autour de l'appareil immobile.
De la terre, soudain réapparue à la lisière d'un trou de nuages, arriva, à deux cents mètres de l'avion, un tout petit cumulus : l'Alcazar tirait.
L'avion piqua de nouveau.
L'espace se contracta : plus de ciel, l'avion était maintenant sous les nuages ; plus d'immensité, l'Alcazar.
Tolède était à gauche et, sous l'angle de la descente, le ravin qui domine le Tage était plus apparent que toute la ville, et que l'Alcazar même, qui continuait à tirer ; ses pointeurs étaient des officiers de l'école d'artillerie. Mais l'adversaire réel de l'équipage était la chasse ennemie.
Tolède, oblique, devenait peu à peu horizontale. Elle avait toujours le même caractère décoratif, si étrange à ce moment ; et, une fois de plus, la rayaient de longues fumées transversales d'incendies. L'avion commença de tourner, l'Alcazar à la tangente.
Les circonférences d'épervier étaient nécessaires à un bombardement précis — les assiégeants étaient tout près, — mais chaque circonférence donnait à la chasse ennemie plus de temps. L'avion était à trois cents mètres. En bas, devant l'Alcazar, des fourmis en chapeaux ronds tout blancs.
Marcelino entrouvrit la trappe, prit sa visée, passa, ne lâcha aucune bombe, contrôla : au calcul, la visée était bonne. Comme l'Alcazar était petit et que Marcelino craignait l'éparpillement des bombes légères, il voulait lancer seulement les lourdes ; il n'avait donné aucun signal, et tout l'équipage attendait. Pour la seconde fois l'indicateur d'ordres dit au pilote de tourner. Les petits nuages des obus approchaient.
— Contact ! cria Marcelino.
Debout dans la carlingue, avec sa combinaison toujours sans ceinture il semblait extraordinairement godiche. Mais il ne quittait pas l'Alcazar de l'œil. Il tira cette fois la trappe toute grande, s'accroupit : à l'air frais qui envahit l'avion, tous comprirent que le combat commençait.
C'était le premier froid de la guerre d'Espagne.
L'Alcazar tourna, vint. Marcelino, à plat ventre maintenant, tenait le poing en l'air, aux aguets des secondes. Les chapeaux passèrent sous l'avion. Le bras de Marcelino sembla déchirer un rideau. L'Alcazar passa, quelques obus maladroits au-dessus de lui comme des satellites, tourna, partit à droite, une fumée vague au milieu de la cour principale. Était-ce la bombe ?
Le pilote continuait son cercle, reprenait l'Alcazar à la tangente ; la bombe était tombée au milieu de la cour. Les obus de l'Alcazar suivaient l'avion qui repassa, lança la seconde grosse bombe, repartit, s'approcha de nouveau. La main de nouveau dressée de Marcelino ne s'abaissa pas : dans la cour, des draps blancs venaient d'être étendus en toute hâte : l'Alcazar se rendait.
Jaime et Pol boxaient de jubilation. Tout l'équipage trépignait dans la carlingue.
Au ras des nuages, apparut la chasse ennemie.