CHAPITRE VII

Les obus de gros calibre dégringolaient entre le Central téléphonique et l'Alcala. Un d'entre eux tomba sans éclater et deux miliciens l'emportèrent, l'un devant, l'autre derrière. Le ciel uni de fin d'après-midi commençait à peser sur Madrid pleine de flammèches et d'étincelles, où l'odeur du bombardement et de la poussière se mêlait à une autre, plus inquiétante, que Lopez avait connue à Tolède, et qu'il croyait celle de la chair brûlée. Deux Greco et trois petits Goya qui se trouvaient dans un hôtel abandonné par son propriétaire, attendus le matin au Conseil de Protection des monuments, où avait été affecté Lopez, n'avaient pas été apportés ; il voulait les faire partir devant lui.

Fort peu efficace à la guerre, Lopez s'était montré éblouissant à la protection des œuvres d'art. Grâce à lui, pas un Greco n'avait été détruit dans la pagaille de Tolède ; et les toiles des plus grands maîtres, par dizaines, étaient tirées de l'indifférente poussière des greniers de couvents.

Assez loin en avant, devant une église, éclata un obus de petit calibre : les pigeons aussitôt envolés revinrent, intrigués, examiner les cassures fraîches de leur fronton. Par les fenêtres, ouvertes maintenant sur l'infini, d'une maison éventrée, apparut la haute tour du Central avec son écusson baroque, blême dans le jour déclinant de novembre.

C'était miracle que ce petit gratte-ciel qui domine Madrid ne fût pas encore en miettes. Un coin s'écornait. Quant aux vitres... Derrière la tour monta la fumée d'un obus. Bon Dieu, pensa Lopez, il va finir par en arriver un sur mes Greco.

Une foule terrifiée tournait en vain dans les rues, sachant ce qu'elle fuyait, et ne sachant pas où ; et une autre foule, indifférente, curieuse ou exaltée, marchait le nez en l'air. Un second obus tomba dans les environs : des gosses, accompagnés de femmes ou de vieillards, couraient, épouvantés ; d'autres gosses, sans parent d'aucune sorte, « discutaient le coup » :

— C'est des ballots, les fascistes ! Savent pas tirer : ils visent les soldats de la Casa del Campo, et regarde-moi ça où qu'ils tapent ! »

Un matin, dans la cour de la pouponnière de la Plaza del Progrès, trois gosses jouaient à la guerre, le menton en l'air comme ceux qui étaient devant Lopez. « Une bombe ! dit l'un. Couchés ! » Tous trois, soldats disciplinés, se couchent. C'est une vraie bombe. Les autres gosses, qui ne jouaient pas à la guerre, restés debout, sont tués ou blessés...

Un obus tomba sur la gauche ; des chiens en file coururent, obliques ; un autre petit troupeau arriva d'une rue voisine, en sens inverse. La ronde sans espoir des chiens abandonnés semblait préfigurer celle des hommes. Lopez retrouvait pour les regarder son œil de sculpteur ami des bêtes, mais d'autres bêtes l'attendaient.

Comme presque tous les hôtels réquisitionnés, comme l'hôtel d'Albe, celui où Lopez allait, était abondamment orné d'animaux empaillés. Beaucoup d'aristocrates espagnols aimaient plus leurs chasses que leurs tableaux ; et, s'ils conservaient leurs Goya, ils leur mêlaient volontiers leurs trophées. L'inventaire des maisons des grandes familles en fuite – seules celles dont les propriétaires avaient fui étaient réquisitionnées — comprenaient souvent une dizaine de toiles de maîtres (quand elles n'avaient pas été emportées à l'étranger la semaine qui précéda le soulèvement) et un nombre inattendu de défenses d'éléphant, cornes de rhinocéros, ours empaillés et animaux divers.

Quand Lopez entra dans les jardins de l'hôtel, salué par une bombe à cent mètres, un milicien vint à sa rencontre.

— Alors, tortue, gueula Lopez en lui tapant sur l'épaule, mes Greco, bon Dieu ?

— Quoi ? Les tableaux ? On n'avait pas de moyen de transport : c'est assez gros depuis que tes types les ont emballés comme si c'était des œufs. Mais ton camion est passé.

— Quand ?

— Une demi-heure à peu près. Mais il n'a pas voulu prendre ces bestiaux-là.

Dispersés sous les arbres avec leurs gestes « naturels », autour des défenses d'éléphant soigneusement rangées sous la marquise, les ours empaillés s'agitaient ; les obus ébranlaient légèrement la terre, et les ours abandonnés, une patte en l'air, semblaient bénir ou menacer le soir de guerre.

— C'est pas fragile ! » dit Lopez, serein. Il refusait pour son service la responsabilité de ces muséums, qu'une autre section du Conseil de Protection emmagasinait.

— Écoute, camarade, si les obus c'est mauvais pour les tableaux, ça doit pas être bon pour les défenses d'éléphant... Qu'est-ce que tu veux que je foute de tout ça, moi ? Et il va encore pleuvoir !

Sous un obus tout proche, la ménagerie bondit ou bascula, et un canari, resté dans sa cage dorée de la Compagnie des Indes, se mit à chanter avec frénésie.

— Je vais téléphoner pour qu'on te prenne tes ours.

Lopez alluma une cigarette et partit, la cage à la main. Il la balançait ; à chaque obus, le canari chantait plus fort, puis se calmait... Un immeuble brûlait comme au cinéma, de haut en bas ; derrière sa façade intacte aux décorations contournées, toutes fenêtres ouvertes et brisées, envahi à tous les étages par les flammes qui ne sortaient pas, il semblait habité par le Feu. Plus loin, au coin de deux rues, un autobus attendait. Lopez s'arrêta, haletant pour la première fois depuis qu'il était sorti. Il s'agita comme un fou, lança comme une pierre la cage avec son canari, cria : « Descendez ! » Des gens de l'autobus le regardèrent s'agiter, semblable à cent autres fous dans cent autres rues. Lopez se jeta par terre, l'autobus sauta.

Quand Lopez se releva, le sang ruisselait des murs. Parmi les morts déshabillés par l'explosion, un homme à favoris, nu mais pas blessé, se relevait en criant. Le bombardement s'accéléra, toujours en direction du Central téléphonique.