CHAPITRE II

Une petite fumée ronde parut au-dessus de la crête de la Sierra. Les verres tressautèrent, les sonneries de leurs petites cuillers perceptibles à un dixième de seconde de l'explosion fracassante : le premier obus était tombé à l'extrémité de la rue. Puis une tuile dégringola du toit sur une table, les verres roulèrent, un piétinement de pas qui courent monta dans le soleil de midi : le second obus avait dû tomber à la moitié de la rue. Les paysans armés s'engouffrèrent dans la salle du café, la parole précipitée mais les yeux en attente.

Au troisième obus (à dix mètres), les grandes vitres crevées comme des cerveaux sautèrent à la figure des hommes aux ceintures de cartouches, – collés au mur. paralysés.

Un fragment de vitre était planté dans l'affiche du cinéma, tachée de gouttelettes.

Une autre explosion. Une autre encore, beaucoup plus loin, sur la gauche, cette fois : le village était maintenant plein de cris... Manuel tenait une noix à la main. Il la leva entre deux doigts au-dessus de sa tête. Un autre obus explosa, plus près.

— Merci, dit Manuel, montrant la noix ouverte (il l'avait cassée lui-même entre ses doigs).

— Ben quoi, demanda un paysan à voix basse, pour ne pas attirer les obus, qu'est-ce qu'on fait ?

Nul ne répondit. Ramos était au train blindé. Ils restaient là, s'écartant du mur, y revenant, attendant le prochain obus.

— Ça n'a pas de bon sens ce qu'on fait là, dit la voix précipitée du père Barca. Si on reste là... on va... devenir fous... Faut leur rentrer dedans.

Manuel l'examina : il n'avait pas confiance dans le ton de sa voix.

— Il y a des camions sur place, dit-il.

— Tu sais conduire ?

— Qui.

— Un gros camion ?

— Qui.

— Les potes ! gueula Barca.

Une explosion telle que tous se précipitèrent sur le carreau : quand ils se relevèrent, la maison opposée au café avait perdu sa façade. Les poutres de la charpente, en retard, dégringolaient sur le vide, un téléphone sonnait.

— Y a des camions, reprit Barca. On y monte, on va leur casser la gueule !

Aussitôt, tous à la fois :

— Très bien.

— On va tous se faire descendre.

— Y a pas d'ordres !

— Bon Dieu de vaches de fils de putains !

— On t'en donne des ordres : va aux camions, au lieu de gueuler !

Manuel et Barca étaient sortis en courant. Presque tous coururent derrière eux. Tout valait mieux que de rester là. Encore des obus. Un peu plus loin, les traînards, ceux qui croyaient à la réflexion.

Une trentaine d'hommes grimpèrent dans le camion. Les obus tombaient aux abords du village. Barca prit conscience que les artilleurs fascistes voyaient le village, mais non ce qui s'y passait (il n'y avait pas d'avions en l'air, pour le moment). Chargé de civils qui chantaient l'Internationale en brandissant des fusils au-dessus du chahut d'embrayage, le camion démarra.

Les paysans connaissaient Manuel depuis la propagande de Ramos dans la Sierra. Ils éprouvaient pour lui une sympathie prudente, qui allait s'accentuant au fur et à mesure qu'il était plus mal rasé et que ce visage de Romain un peu alourdi, aux yeux vert clair sous des sourcils très noirs, devenait une tête de matelot méditerranéen.

Le camion filait sur la route, dans le grand soleil ; au-dessus, les obus allaient vers le village, avec un frou-frou de pigeons. Manuel, tendu, conduisait. Il n'en chantait pas moins Manon à tue-tête :

 

Adieu, notre peutiteu table...

 

Les autres, tendus aussi, enchaînaient sur l'Internationale ; ils regardaient deux civils tués, sur lesquels ils fonçaient à toute vitesse, avec la trouble amitié qu'éprouvent pour les premiers morts ceux qui montent au combat. Barca se demandait où étaient les canons.

— Les fumées, c'est pas précis.

— Y a un gars qu'est tombé !

— Arrête !

— Allez, allez, cria Barca, aux canons !

L'autre se tut. Maintenant, c'était Barca qui commandait. Le camion, changeant de vitesse, sembla répondre à une explosion par un cri de machine blessée. Déjà il passait devant les morts.

— Y a trois camions qui nous suivent !

Tous les miliciens se retournèrent, même Manuel qui conduisait et hurlèrent : « Hourra ! »

Et tous de vociférer en espagnol, sur l'air des lampions cette fois, tapant des pieds :

 

A-dieu ! Notre peu-titeu ta-ble !

*

A l'entrée d'un tunnel dont la locomotive du train blindé sortait comme un nez, Ramos dominait les camions de quatre cents mètres de pins parasols.

— Mon gars, dit-il à Salazar, il y a neuf chances sur dix qu'ils soient fichus.

Ramos remplaçait le commandant du train blindé, filé chez les fascistes ou les bistrots de Madrid.

Les camions étaient petits dans le grand paysage de montagne. Le soleil brilla sur leurs capots : il était impossible que les fascistes ne les vissent pas.

— Pourquoi pas les soutenir ? demanda Salazar, qui frisait sa belle moustache, mais à contresens. Il avait été sergent au Maroc.

— L'ordre est de ne pas tirer. Impossible d'en obtenir un autre : ton téléphone à ficelles fonctionne comme un bon ! mais il n'y a personne à l'autre bout du fil.

Trois miliciens en mono étaient en train de disposer deux chasubles et une étole sur les rails, à quelques mètres de la locomotive, sans quitter du regard les camions qui avançaient sur la route d'asphalte bleu pâle barrée par ses deux morts.

— On met en marche ? cria l'un d'eux.

— Non, répondit Ramos. Ordre de ne pas bouger.

Les camions avançaient toujours. Entre les coups de forge du canon, on les entendait distinctement. Un milicien quitta le tender, alla ramasser les chasubles et les plia.

C'était un des paysans castillans au visage étroit qui ressemblent à leurs chevaux. Ramos le rejoignit.

— Qu'est-ce que tu fais, Ricardo ?

— C'est d'accord avec les copains...

Il déroula un peu l'étole, perplexe ; le brocart étincelait sous la lumière.

Les camions montaient toujours. Le conducteur, la tête de biais hors de la locomotive, rigolait dans le soleil sur le fond noir du tunnel. Les camions approchaient des batteries.

— Parce que, reprit Ricardo, faut être prudents. Ces saloperies-là, ce serait encore foutu de nous faire dérailler, ou de porter malheur aux copains des camions !

— Donne-les à ta femme, dit Ramos. Elle peut s'en faire quelque chose.

Ce grand garçon jovial et frisé, assez coq de village, inspirait confiance aux paysans. Mais ils ne savaient jamais trop bien s'il plaisantait ou non.

— Ça. ça sur ma femme ?

De toute sa force, le paysan envoya le paquet doré dans le ravin.

Les mitrailleuses ennemies commencèrent à tirer, avec leur bruit précis.

Le premier camion patina, fit un quart de cercle, versa ses hommes comme un panier, s'abattit. Ceux qui n'étaient ni morts ni blessés tiraient, réfugiés derrière. Les hommes du train ne voyaient plus de Ramos que ses grosses jumelles et ses mèches frisées ; à leur radio, quelqu'un chantait un chant andalou, et la résine des pins arrachés emplissait de son odeur de cercueil l'air qui tremblait comme s'il eût été secoué par les mitrailleuses.

Des deux côtés du camion renversé, il y avait des oliviers. Un, deux... cinq miliciens quittèrent le camion renversé, coururent vers les arbres, tombèrent l'un après l'autre. Le camion barrant la route, ceux qui le suivaient s'étaient arrêtés.

— Si seulement les gars se couchaient, dit Salazar, le terrain est utilisable...

— Tant pis pour les ordres : file au train et fais tirer.

Salazar court, martial et gêné par ses superbes bottes.

Maintenant, les miliciens ne pouvant plus avancer, Ramos ne risquait plus de tirer sur eux. Il y avait une chance sur cent qu'il touchât les mitrailleuses ennemies, dont il ignorait la position...

Sur une voie de garage, des wagons de marchandises portaient encore l'inscription : « Vive la grève. » Le train blindé sortit de son tunnel, menaçant et aveugle. Ramos prit une fois de plus conscience qu'un train blindé, ce n'est qu'un canon et quelques mitrailleuses.

*

Derrière le camion, les hommes tiraient sur des sons. Ils commençaient à comprendre qu'à la guerre, approcher est plus important, plus difficile que combattre ; qu'il ne s'agit pas de se mesurer, mais de s'assassiner.

Aujourd'hui, c'était eux qu'on assassinait.

— Ne tirez pas, tant que vous ne voyez rien ! cria Barca. Ou alors on n'aura plus de munitions quand ils nous arriveront sur la gueule !

Comme tous eussent voulu voir les fascistes attaquer ! Combattre, au lieu de cette attente de malades ! Un milicien courut en avant, vers les batteries : au septième pas, il fut abattu, comme ceux qui essayaient de se planquer dans les oliviers.

— Si leurs canons tirent sur nous... dit Manuel à Barca.

Sans doute était-ce impossible, pour une raison ou pour une autre ; sinon, c'eût été fait.

— Camarades ! cria une voix de femme.

Presque tous se retournèrent, stupéfaits : une milicienne venait d'arriver.

— C'est point un endroit pour toi, dit Barca, sans conviction : car tous lui étaient reconnaissants d'être là.

Elle tirait un sac gros et court, bosselé de boîtes de conserves.

— Dis donc, demanda-t-il, comment que t'es venue ?

Elle connaissait le terrain, ses parents étaient des paysans du village. Barca regarda attentivement : quarante mètres étaient à découvert.

— Alors, quoi, on peut passer ? dit un milicien.

— Qui. dit la petite. Elle avait dix-sept ans, de l'éclat.

— Non, dit Barca. Regardez, le découvert est trop large. Tous, là-dedans, on sera descendus.

— Elle est bien arrivée, pourquoi pas nous ?

— Attention. C'est pas possible qu'ils l'aient pas laissée arriver exprès. On est dans le pétrin, pas la peine de s'y mettre encore plus.

— A mon avis, on peut passer jusqu'au village.

— Vous ne me demandez pas ça pour redescendre ! cria la petite, effondrée. L'armée du peuple doit garder toutes ses positions, la radio l'a encore dit il y a une heure.

Elle avait pris la voix théâtrale que prennent si facilement les femmes espagnoles, mais joignait les mains sans s'en apercevoir.

« Nous vous apporterons tout ce que vous voudrez... »

Comme si elle eût proposé des jouets aux gosses pour les faire tenir tranquilles. Barca réfléchit.

— Camarades, dit-il, la question n'est pas là. La gosse dit...

— Je suis pas une gosse.

— Bon. La camarade dit qu'on peut partir et qu'il faut rester. Moi je dis qu'il faudrait partir et qu'on ne peut pas. Mélangeons pas tout.

— Tu as de beaux cheveux, disait Manuel à mi-voix à la milicienne : donne-m'en un.

— Camarade, je ne suis pas ici pour les bêtises.

— Bon, garde ton cheveu ! Avare.

En lui parlant, sans excès de conviction, il n'avait cessé de prêter l'oreille.

— Écoutez, cria-t-il, écoutez...

Tous écoutent le grand silence sans oiseaux. Les mitrailleuses ennemies tirent bande sur bande. Une s'arrête, non, c'est un enrayage ; elle reprend. Mais plus une balle n'arrive autour du camion.

— Là-bas ! cria un milicien, le doigt tendu.

— Baisse-toi, andouille !

Il se baissa. Dans la direction qu'il avait indiquée, des taches bleues montaient vers les batteries fascistes, parallèlement à la route, mais protégées, utilisant le terrain : les gardes d'assaut.

— Évidemment, dit Barca, si on avait fait comme ça...

A mesure qu'elles montaient, elles devenaient moins nombreuses.

— Ça c'est du boulot ! dit un milicien. Alors, les potes, on y va ?

— Attention ! cria Manuel. Ne recommençons pas la pagaille. Comptez-vous par dix.

« Le premier de chaque section est responsable.

« Vous avancez à dix mètres au moins les uns des autres.

« Il faut partir en quatre groupes.

« Il faut arriver tous ensemble. Les premiers auront de l'avance, mais comme ils doivent se déployer plus loin que les autres, ça ne fait rien. »

— Ça, c'est pas clair, dit Barca.

Et pourtant tous écoutaient comme ils eussent écouté l'exposé des premiers soins à donner aux blessés.

— Bon, comptez-vous par dix.

Ils le firent. Les responsables s'approchèrent de Manuel. Là-haut, les canons tiraient toujours sur le village, mais les mitrailleuses ne tiraient que sur les gardes d'assaut, qui montaient toujours. Manuel avait l'habitude des hommes de son parti, mais ils étaient ici trop peu nombreux.

— Toi, tu commandes les dix premiers.

« Nous nous déployons tous à droite de la route : pas la peine de risquer d'être coupés en deux si ces salauds descendent avec une auto blindée ou Dieu sait quoi. Et ça nous rapproche des gardes d'assaut.

« Dix camarades, cent mètres.

« Toi, le premier, fous le camp avec tes dix copains. A trois cents mètres tu en laisses un tous les dix mètres.

« Quand tu verras avancer le groupe à ta gauche, tu avanceras. Si quelque chose ne va pas, tu passes le commandement à ton voisin, et tu te rabats : en arrière tu trouveras...

Qui ? Manuel voulait envoyer Barca organiser les autres camions. Lui-même ? Dans cette atmosphère, il devait être en première ligne. Tant pis...

« Tu trouveras Barca.

Pour organiser ceux des camions, il en enverrait un autre.

« Si je siffle, tout le monde se rabat sur Barca. Compris ?

— Compris.

— Explique. »

Tout va bien.

— Quels sont les responsables syndicaux ou politiques ?...

— Les gars, le train blindé tire !

Tous eurent envie de s'embrasser. Le train tirait au hasard sur l'emplacement présumé des batteries et des mitrailleuses. Mais les miliciens, d'entendre leur canon répondre aux canons fascistes, cessaient de se sentir traqués. Tous saluèrent d'un grand cri le second coup.

Manuel envoya un communiste prévenir Ramos, un U.G.T. aux gardes d'assaut, et le plus âgé des anarchistes expliquer à ceux des autres camions ce qui venait d'être fait.

— Emportez à manger, dit la milicienne, c'est plus prudent.

— Allez les gars, grouillons !

— Je vous porterai les casse-croûte, dit-elle, l'air responsable.

En même temps qu'ils partaient, Barca courut aux camions. On tirait sur eux, mais avec des fusils. Le second groupe partit, le troisième, puis le dernier, que commandait Manuel.

Les perspectives des rangs d'oliviers étaient très claires. Dans une de ces grandes avenues immobiles, Barca vit avancer un des miliciens, puis une dizaine, puis une longue file. Il ne voyait pas à plus de cinq cents mètres ; la file emplit le champ de son regard, occupa tout le bois visible, avançant au rythme martelé des canons. Sur la pente voisine, que Barca ne voyait plus depuis qu'il était sous les arbres, les gardes d'assaut tiraient. Sans doute possédaient-ils un fusil-mitrailleur, car un bruit de tir mécanique montait au-dessus des coups de fusil, vers celui des mitrailleuses fascistes, immobile. La ligne des miliciens avançait. Les fusils des fascistes tiraient sur eux, sans grande efficacité. Manuel prit le pas de course ; toute la file le suivit, avec une courbe de câble dans l'eau. Barca courait aussi, transporté, plongé dans une confusion fervente qu'il appelait le peuple, — faite du village bombardé, d'un désordre infini, des camions renversés, du canon du train blindé, — et qui maintenant montait, en un seul corps, à l'attaque des canons fascistes.

Ils écrasaient en courant des branches coupées : les mitrailleuses, avant l'arrivée des gardes d'assaut, avaient tiré sur l'oliveraie. L'odeur de la sèche terre d'été remplaçait celle de la résine. Des feuilles mal coupées par le tir, et qui se détachaient seulement, tombaient comme les feuilles d'automne ; la course des miliciens apparaissait scandée toujours par le canon, tour à tour éclatante dans le soleil et presque invisible dans l'ombre des oliviers. Barca écoutait le fusil-mitrailleur et le canon du train blindé comme des présages : on ne reprendrait plus les vignes à ceux qui les avaient plantées.

Ils allaient avoir à traverser vingt mètres de terrain découvert. Au moment où ils quittaient l'oliveraie, les fascistes tournèrent une de leurs mitrailleuses. Les balles piquaient l'air autour de Barca avec leur bruit de guêpes. Il courait vers les fusils, entouré de bourdonnements pointus, invulnérable. Il roula, les deux jambes coupées. Malgré la douleur, il continua à regarder devant lui : la moitié des miliciens étaient tombés et ne se relevaient pas ; l'autre avait passé. A côté de lui, l'épicier du village était mort : l'ombre d'un papillon dansait sur sa figure. La première ligne de ceux des autres camions hésitait au bord de l'oliveraie. Barca commença à entendre des moteurs d'avions — à nous ? à eux ? Tout près de l'endroit où tirait le fusil-mitrailleur, une fusée monta dans le ciel magnifique. Le train blindé cessa de tirer.

*

— Les gardes d'assaut sont sur la batterie ? demanda Salazar.

Ils avaient envoyé un courrier au train : ils lanceraient une fusée « quand ils arriveraient aux batteries ». Sans doute étaient-elles très proches l'une de l'autre. Ramos avait donc cessé le feu.

— Faut croire, dit-il.

— Que se passe-t-il avec les miliciens ?

— On ne les voit plus... Ils ne sont pas passés, puisque les batteries et les mitrailleuses tirent.

— Veux-tu que j'y aille ?

— Manuel a l'air de se débrouiller comme un bon, avec Barca. Il m'a envoyé quelqu'un.

La jumelle rapprochait de Ramos cette sérénité de roches, de pins et d'oliviers, pleine de blessures. Impossible de rien savoir. Il ne pouvait qu'écouter.

— Ce qui est moche, dit-il, c'est qu'ils font la guerre, ceux d'en face, et pas nous.

Les fascistes bombardaient, nettoyaient, puis envoyaient leurs hommes sur un terrain préparé. Le peuple, sans chefs et presque sans armes, se battait...

— Les pauvres types d'en bas doivent se faire massacrer, en ce moment...

— Mais comme ils ont attaqué quand même, les gardes d'assaut prendront peut-être la batterie...

Ramos parlait nerveusement, sa bouche sensuelle devenue mince, son sourire perdu, ses cheveux soyeux semblables à une perruque.

— En tout cas, les fascistes ne passent pas !

— La batterie de gauche ne tire plus.

Tous deux avaient mal aux tempes à force d'écouter.

Un avion s'approcha, blond dans le ciel lumineux. C'était un avion de tourisme, assez rapide. Il lança une bombe à cinq cents mètres du train ; sans doute n'avait-il ni viseur ni lance-bombes et tirait-il par la fenêtre. Le chauffeur du train, à qui Ramos avait donné des instructions, partit tranquillement sous un tunnel proche. Quand l'avion eut jeté toutes ses bombes à travers les pins, il repartit, content. L'odeur de résine devint plus intense.

Du train, on ne voyait plus rien. Entre les vibrations d'enclume que chaque coup de 75 arrachait au wagon tout entier, l'Asturien Pepe expliquait le coup aux copains en sueur, le torse nu :

— Ici, le blindage est remplacé par du ciment. C'est dégueulasse, mais c'est solide et costaud. Le train a l'air en papier collé, mais il se défend. Aux Asturies, en 34, on blindait les wagons, mon garçon, finement. C'était du travail fait ! Seulement y avait la distraction : la révolution est distraite. Alors les gars ont oublié de blinder la locomotive. Tu te rends compte, le train blindé qui fonce à toute vitesse à travers les lignes du Tercio avec une loco ordinaire ! A cinquante kilomètres, elle attrape je ne sais combien de balles : on n'en parle plus — du mécanicien non plus. Nous, on a pu venir et s'amener la nuit, en douce, avec un autre train et une autre loco — blindée, ce coup-là — et repasser les copains avant que le Tercio ait amené son artillerie.

— Pepe ?

— Quoi ?

— Leur batterie ne tire toujours plus !

Ramos, ressorti du tunnel, agitait sa jumelle pour voir ce qui se passait, chez les rebelles, comme un aveugle cherche à comprendre avec les mains.

— Les nôtres dégringolent sur le village, dit-il.

Les miliciens reculaient en tiraillant — assez mal. Ils disparurent dans la tranchée. Les fascistes devaient traverser derrière eux trois cents mètres en terrain découvert.

Ramos sauta dans la locomotive, fit avancer le train jusqu'à ce qu'il dominât l'espace sans arbres, caché pourtant de celle des batteries fascistes qui tirait encore.

 

Les fascistes avançaient, mécaniques après le désordre des miliciens.

Les mitrailleuses du train entrèrent en jeu.

De gauche à droite, les fascistes commencèrent à tomber, mous, bras en l'air ou poings au ventre.

Leur seconde vague, hésitante à la lisière des derniers arbres, se décida, prit le pas de course et ses hommes tombèrent, de droite à gauche cette fois : les mitrailleurs du train étaient mauvais soldats, mais bons braconniers. Pour la première fois de la journée, Ramos voyait se multiplier devant lui le geste étrange de l'ennemi tué dans sa course, un bras en l'air et les jambes fauchées comme s'il tentait de saisir la mort en sautant. Ceux qui n'avaient pas été touchés tentaient de regagner le bois, d'où les fascistes échappés aux mitrailleuses du train tiraient.

De droite vinrent des coups de fusil. C'étaient d'autres miliciens. Les fascistes se repliaient en tiraillant à travers le bois.

« Ils ont les chefs, ils ont les armes, se disait Ramos, la main enfouie dans ses boucles ; mais ils ne passent pas. C'est un fait : ils ne passent pas. »