CHAPITRE IX

« Depuis six semaines, disait le médecin, il est couché dans une petite chambre, et il lit... Après sa destitution il a dit : Je ne sortirai plus d'ici que mort ou condamné. Et il s'est couché. Il continue. Deux jours après sa destitution, le Sacré-Cœur a été intronisé à l'Université...

Neubourg regardait au passage, dans le seul miroir de la pièce, son mince visage rasé qui se voulait spirituel, et qui semblait la ruine de sa jeunesse. Au début de la conversation, Garcia avait tiré une lettre de son portefeuille :

— Quand j'ai su que vous viendriez ici, dit-il, j'ai feuilleté notre correspondance d'autrefois. J'ai retrouvé cette lettre, d'il y a dix ans, de l'exil. Il écrivait, au milieu :

« Il n'y a pas d'autre justice que la vérité. Et la vérité, disait Sophocle, peut plus que la raison. De même que la vie peut plus que le plaisir et plus que la douleur. Vérité et vie est donc ma devise, et non raison et plaisir. Vivre dans la vérité, même si l'on doit souffrir, plutôt que raisonner dans le plaisir ou être heureux dans la raison... »

Garcia posa la lettre devant lui sur le bureau poli, qui reflétait le ciel rouge.

— C'est le sens même du discours qui l'a fait destituer, dit le médecin : « Il est possible que la politique ait ses exigences, dans lesquelles nous n'entrerons pas ici. Cette Université doit être au service de la Vérité... Miguel de Unamuno ne saurait être là où est le mensonge. Et quant aux atrocités rouges dont on ne cesse de nous parler, sachez bien que la plus obscure des miliciennes, – serait-elle, comme on le dit, une prostituée, – quand elle combat avec un fusil et risque de mourir pour ce qu'elle a choisi, est moins misérable devant l'esprit que les femmes que j'ai vues sortir avant-hier de notre banquet, avec leurs bras nus qui n'avaient cessé de frôler le linge précieux et des fleurs, pour aller regarder fusiller des marxistes... »

Le don d'imitation de Neubourg était connu.

« En tant que médecin, mon cher, reprit-il, retrouvant sa véritable voix, laissez-moi vous dire que son horreur de la peine de mort a quelque chose de pathologique. Et qu'il se soit trouvé répondre précisément au général fondateur du Tercio, l'a sûrement énervé. Quand il a défendu l'unité culturelle de l'Espagne, les interruptions ont commencé...

— Lesquelles ?

— « A mort Unamuno, à mort les intellectuels ! »

— Qui criait ?

— De jeunes idiots de l'Université. Alors le général Millan Astray s'est levé, et a crié : A mort l'intelligence, vive la mort !

— A votre avis, que voulait-il dire ?

— A coup sûr : allez au diable ! Quant à : vive la mort, c'était peut-être une allusion aux protestations d'Unamuno contre les fusillades ?

— En Espagne, ce cri est assez profond : les anarchistes aussi l'ont poussé autrefois.

Un obus tomba sur la Gran Via. Heureux de son courage, Neubourg arpentait le bureau de Garcia, sa tête chauve reflétant vaguement le ciel incendié. Des deux côtés de son crâne, des touffes de cheveux noirs frisés bouffaient. Pendant vingt ans le docteur Neubourg (bien qu'il fût, dans son domaine, éminent) avait trouvé « qu'il faisait, mon cher, abbé du XVIIIe, n'est-ce pas ? » et il en restait quelque chose.

— C'est alors, reprit le médecin, qu'Unamuno a répondu le fameux : « Une Espagne sans Biscaye et sans Catalogne serait un pays semblable à vous, mon général : borgne et manchot. » Ce qui, après la réponse à Mola : « Vaincre n'est pas convaincre », que tout le monde connaissait, ne pouvait passer pour un madrigal...

« Le soir il est allé au casino. On l'a injurié. Il est rentré dans sa chambre et il a dit qu'il n'en sortirait plus.

Garcia, bien qu'il écoutât avec soin, avait les yeux fixés sur la vieille lettre d'Unamuno posée sur son bureau. Il lut à haute voix :

« Ceux de la croisade et de la revanche renonceront-ils au dessein de garde-civiliser le Rif, ce qui est le déciviliser ? Et sortirons-nous de cet honneur de bourreau ?

« De là-bas, de l'Espagne, je ne veux rien savoir ; encore moins de celle que ceux qui crient pour ne pas entendre appellent la Grande Espagne. Je me réfugie auprès de l'autre, de ma petite Espagne. Et ce que je voudrais avoir la volonté de ne jamais lire, ce sont les journaux espagnols. C'est quelque chose d'effrayant. Pas même le craquement d'une corde du cœur qui se rompt. On entend seulement grincer les poulies des fantoches, des moulins à vent que sont nos géants...

Une clameur montait de la Gran Via. La lueur de l'incendie frémissait sur les murs, comme les reflets des rivières ensoleillées frémissent en été au plafond des chambres.

« Pas même le craquement d'une corde du cœur qui se rompt... » répéta Garcia, tapotant de sa pipe sur l'ongle de son pouce.

« Ce que je voudrais savoir, c'est ce qu'il pense. Je le vois d'ici en train d'engueuler Millan Astray, avec son air noble, étonné et pensif de hibou blanchi. Mais ce n'est là que le côté anecdotique : il y a autre chose.

— En conversation privée, ensuite, nous avons beaucoup parlé. Ou plutôt il a beaucoup parlé, car je ne faisais guère qu'écouter. Il déteste Azaña. Il voit encore dans la République, et dans elle seule, le moyen de l'unité fédérale de l'Espagne ; il est contre un fédéralisme absolu, mais aussi contre la centralisation par la force : et il voit maintenant dans le fascisme cette centralisation même.

Une extraordinaire odeur d'eau de Cologne et d'incendie emplit le bureau aux vitres brisées : une parfumerie brûlait.

— Il a voulu serrer la main au fascisme sans s'apercevoir que le fascisme a aussi des pieds, mon bon ami. Qu'il conserve sa volonté d'unité fédérale explique beaucoup ses contradictions...

— Il croit à la victoire de Franco, reçoit les journalistes et leur dit : « Écrivez que, quoi qu'il arrive, je ne serai jamais avec le vainqueur... »

— Ils s'en gardent. Que vous a-t-il dit de ses fils ?

— Rien. Pourquoi ?

Garcia regarda rêveusement le soir rouge.

— Tous ses fils sont ici, deux comme combattants... Je ne crois pas qu'il n'en pense rien. Et il n'a pas souvent l'occasion de voir un homme susceptible de connaître les deux camps...

— Il est sorti une fois, après le discours. On dit qu'en réponse à ce qu'il avait dit des femmes, on l'a convoqué dans une pièce aux fenêtres ouvertes, devant lesquelles on fusillait...

— J'ai entendu cela déjà, sans trop y croire. Vous avez des informations précises là-dessus ?

— Il ne m'en a pas parlé, ce qui est naturel. Moi non plus, vous le pensez bien, mon cher.

« Son inquiétude s'est beaucoup accrue ces derniers temps, devant l'éternel recours de ce pays à la violence et à l'irrationnel. »

Un confus geste de pipe sembla vouloir dire que Garcia prenait modérément au sérieux ce genre de définitions. Neubourg regarda sa montre et se leva.

— Seulement, mon cher Garcia, je trouve que tout ce que nous disons est quand même un peu autour des choses. L'opposition d'Unamuno est une opposition éthique. Notre conversation là-dessus était indirecte, mais elle était constante.

— Évidemment, les fusillades ne sont pas un problème de centralisation.

— Quand je l'ai quitté dans ce lit, amer et morose, entouré de livres, j'ai eu l'impression de quitter le XIXe siècle...

En le reconduisant, Garcia lui montrait du bout du tuyau de sa pipe les dernières lignes de la lettre qu'il tenait à la main.

— « Quand je tourne les yeux de l'esprit vers mes douze dernières années tourmentées, depuis le moment où je m'arrachai au rêve ombragé d'un certain petit cabinet de travail exigu de Salamanque – combien j'y ai rêvé ! — cela m'apparaît comme le rêve d'un rêve.

« Lire ? Je ne lis plus beaucoup, si ce n'est sur la mer, dont je suis chaque jour ami plus intime... »

— Il y a dix ans, dit Garcia.