L'ennemi refluait sur Ségovie. Les gouvernementaux avaient trop peu d'hommes réellement armés pour le poursuivre, et ne voulaient pas dégarnir Madrid. Le régiment de Manuel et les troupes qui lui avaient été adjointes, au repos, partaient à l'exercice par compagnies.
Il ne pleuvait plus, mais les nuages à demi effilochés d'un matin très bas passaient sur les maisons castillanes, dont les pierres et les tuiles devenaient du même gris. Du perron de la mairie, Manuel regardait arriver ces hommes dont il était responsable.
En face, un château énorme. Plus qu'à demi ruiné, comme dans chacun de ces villages, mais construit sur des roches tendres dont les pans détruits se confondaient avec ceux du château ; à droite, une rue montante par où venaient les troupes, qui devaient défiler sur la place entre la mairie et les ruines du château. Manuel n'avait pas revu ses troupes depuis les exécutions de la nuit.
La première compagnie arrivait à sa hauteur, les bottes frappant en cadence les pavés pointus, dans une formation aussi efficace que celle d'une armée régulière ; au moment où elle allait dépasser le perron, le capitaine commanda :
« Tête à gauche. Gauche ! »
Toutes les têtes se tournèrent à la fois vers Manuel. C'était la première fois que ce commandement était crié dans le régiment ; et l'une des premières fois sans doute sur tout le front de Madrid. Ce salut par quoi tous les volontaires se liaient davantage à leur chef, c'étaient les capitaines révolutionnaires qui l'ordonnaient ; et Manuel le sentait de reste lié à ce qui s'était passé dans la nuit.
Quand la seconde compagnie arriva, la manœuvre fut la même ; et la même pour chaque compagnie. Manuel regardait passer tous ces hommes en ordre de combat, aussi forts maintenant que leurs ennemis. Il sentait qu'il avait charge de les défendre contre tous et contre eux-mêmes, comme eux défendaient le peuple d'Espagne, mais il ne parvenait pas à oublier les visages renversés et couverts de boue, le : « T'as plus de voix pour nous ! » Pourtant ces regards qui, à chaque passage, croisaient le sien, n'étaient pas indifférents et vagues : ils étaient tragiquement fraternels, pleins de cette nuit.
Le château ressemblait à celui près duquel Manuel avait écouté Ximénès sur le front du Tage. « Ne jamais séduire... » Il s'agissait maintenant de bien autre chose que de séduire : il avait fallu tuer, non des ennemis mais des hommes qui avaient été des volontaires, parce qu'il était comptable à tous de la vie de chacun de ceux qui passaient devant lui. Tout homme paye en ce dont il se sait responsable : pour lui, désormais c'était en vies.
De plus en plus triste et de plus en plus dur, Manuel croisait, les uns après les autres, ces regards qui concluaient avec lui l'alliance du sang.