CHAPITRE VI

L'armée Yague marchait de Talavera sur Tolède.

Le citoyen Leclerc, en combinaison blanche parfaitement sale, sa cape grise sur sa tête et sa bouteille thermos sous le bras, s'approchait de son avion, dont la porte était ouverte :

— Bon Dieu, qu'est-ce qu'a encore touché à mon Orion ! dit-il de sa plus belle voix de laryngite, comme s'il se fût engueulé lui-même.

— Ça va, ça va, dit calmement Attignies qui passait un chandail : j'ai installé un viseur.

— Alors, mon p'tit gars, parfait, répondit Leclerc, condescendant.

Leclerc n'aimait pas Attignies : ni sa jeunesse sérieuse, ni ses manières, que Leclerc sentait d'un grand bourgeois malgré la cordialité d'Attignies, ni ses connaissances (Attignies venait de l'école de guerre), ni son communisme austère, bien qu'Attignies n'affectât pas l'austérité, au contraire. Pour les techniciens, les volontaires avaient de la reconnaissance, les mercenaires, comme Leclerc, de la jalousie. Et Leclerc était obsédé par les femmes.

Il mit le moteur en marche.

Pélicans et blessés tournaient autour de l'appareil. Scali suivi de Raplati. Depuis que Jaime était aveugle, il venait au champ comme autrefois, le visage coupé en deux par un pansement. Des médecins disaient qu'il retrouverait la vue. Mais il ne pouvait plus supporter la présence d'un chien près de lui. House, lui aussi, vivait au champ, appuyé sur deux cannes, impérieux, suant les leçons et les ordres — insupportable depuis que ses blessures lui avaient donné de l'autorité. Sibirsky avait quitté l'Espagne.

Depuis que les pélicans, pour continuer leur lutte, étaient passés au vol de nuit, l'atmosphère du champ avait changé. La chasse ennemie était par là même supprimée ; se poser de nuit en campagne n'est pas une partie de plaisir, mais le faire de jour dans les lignes ennemies ne l'est pas davantage. Le destin avait pris la place du combat. Si les cavaliers, à la guerre, sont liés à leurs chevaux, du moins leurs chevaux ne sont-ils ni aveugles, ni menacés chaque jour de paralysie ; et l'ennemi, désormais, était bien moins l'armée fasciste que les moteurs de ces avions, couverts de pièces comme de vieux pantalons. La guerre, désormais, c'étaient des appareils réparés à l'infini qui partaient dans la nuit.

L'appareil décolla, dépassa les nuages.

— P'tit gars ?

— Quoi ?

— Regarde-moi. Je suis tout le temps à faire l'idiot. Mais j'suis un homme !

Il n'aimait pas Attignies, mais tout aviateur combattant respectait le courage et celui d'Attignies était incontesté.

Ils revinrent sous les nuages.

Comme pendant la grande guerre, comme en Chine, enveloppé de ce bruit protecteur et pourtant si vulnérable de moteur, Leclerc, la cape grise sur la tête, se sentait libre d'une liberté divine, au-dessus du sommeil et de la guerre, au-dessus des douleurs et des passions.

Un temps. Puis Leclerc, sur le ton des décisions mûries :

— Toi aussi, t'es un homme.

Attignies ne voulait pas blesser le pilote, mais ce genre de conversations lui tapait sur les nerfs. Il répondit par un grognement, sans cesser de regarder, au-dessous de lui, la voie lactée de la route éclairée ; elle s'enfonçait devant eux jusqu'au fond de la nuit, tremblant sous le vent qui sans doute soufflait à ras de terre, et Attignies se sentait lié par l'angoisse à cette seule trace de l'homme dans l'obscurité ennemie, dans la menaçante solitude. Pas une lumière : toute chute était mortelle. Et, comme si son instinct, plus sensible que sa conscience, eût entendu plus tôt, Attignies comprit soudain la cause de son angoisse : le moteur tapait.

— Une soupape ! cria-t-il à Leclerc.

— Je m'en fous, cria l'autre : on peut tenter le coup.

Attignies serra la boucle de son serre-tête : il était toujours prêt à tenter.

Talavera apparaissait au raz de l'horizon, agrandie par la solitude et l'obscurité. Au ras des collines, ses lumières se perdaient dans les étoiles, semblaient venir jusqu'à l'avion. Le bruit de pilon boiteux du moteur rendait la ville vivante et menaçante. Parmi les lumières provinciales et les lueurs fiévreuses et mobiles de la guerre, la tache noire de l'usine à gaz éteinte avait l'inquiétante tranquillité des bêtes sauvages endormies. L'avion survolait maintenant une route asphaltée, mouillée d'une pluie récente qui reflétait les becs de gaz. La masse des lumières s'élargissait au fur et à mesure que l'avion approchait de Talavera, et soudain Attignies les vit des deux côtés des ailes du vieil avion qui piquait, comme des étoiles autour d'un avion qui monte.

Il ouvrit la trappe de fortune : l'air froid de la nuit s'engouffra dans la carlingue. A genoux au-dessus de la ville, il attendait, le regard limité par le viseur comme celui d'un cheval par ses œillères. Leclerc, le cap mis sur le carré noir de l'usine, l'oreille au guet, avançait au-dessus du squelette lumineux de Talavera.

Il dépassa la tache noire, se retourna, furieux, vers Attignies dont il ne voyait que les cheveux blonds, lumineux dans la pénombre de l'appareil.

— Qu'é que tu fous, bon Dieu !

— Ferme-la !

Leclerc inclina l'appareil : soutenue encore par la vitesse, la volée de leurs bombes les accompagnait, un peu plus bas et un peu en retard, brillante comme des poissons sous la lune. A la façon dont un vol de pigeons qui change de direction disparaît en minces profils, les bombes soudain s'éteignirent : leur chute devenait verticale. Au bord de l'usine jaillit une frange d'explosions rouges.

Manqué.

Leclerc tourna très court et revint sur l'usine, en descendant encore. « La hauteur ! » cria Attignies, dont ce mouvement changeait le temps de visée. Il regarda l'altimètre, revint à la trappe : Talavera, vue maintenant en sens inverse, venait de changer comme un homme qui se retourne : à la lumière confuse projetée sur les chaussées par les bureaux militaires, venaient de se substituer partout les rectangles éclairés des fenêtres. La tache de l'usine était moins nette. En bas, les mitrailleuses tiraient, mais il était peu probable que les tireurs vissent distinctement l'avion. Toute la ville s'éteignit, et il ne resta sur la nuit pleine d'étoiles, que la plaque de bord éclairée, et l'ombre de la cape de Leclerc sur le cadran de l'altimètre.

La ville avait vécu de la vie sourde de ses lumières épandues, puis de la vie précise de ses lumières dévoilées par la volte-face de l'avion ; elle était bien plus vivante maintenant, éteinte. Comme des étincelles de pierre à briquet, apparaissaient et disparaissaient des courtes flammes de mitrailleuses. La ville hostile guettait, semblait bouger à chaque mouvement de l'avion qui revenait vers elle, avec Leclerc, les yeux fixes, la cape grise en arrière de ses deux mèches déployées et Attignies à plat ventre, le nez sur son viseur où entrait le plus petit coude de la rivière, bleuâtre sous la lune : l'usine était là. Il lâcha la seconde charge de bombes.

Cette fois, ils ne les virent pas au-dessous d'eux. Et l'avion piqua du nez dans un fracas sans limites, au-dessus d'un globe couleur de foudre. Contre ce feu bleu qui les engloutissait, Leclerc tira furieusement sur le manche ; l'avion rebondit jusqu'à l'indifférente sérénité des étoiles ; au-dessous, ne brûlait déjà plus que l'incendie rampant et rouge ; l'usine avait sauté.

Des balles traversèrent la carlingue ; peut-être l'explosion avait-elle rendu l'avion visible ; une mitrailleuse suivait sa silhouette qui venait d'entrer dans le halo de la lune. Leclerc commença à louvoyer. Attignies, retourné, regardait gagner le filet rouge de l'incendie. Les bombes lancées en chapelet avaient touché aussi les casernes, toutes proches de l'usine.

Un banc de nuages les sépara de la terre.

Leclerc saisit à côté de lui la bouteille thermos, s'arrêta, gobelet en l'air, stupéfait, et fit un signe à Attignies : l'avion était phosphorescent, éclairé d'une lumière bleuâtre. Attignies montra le ciel. Jusque-là, ils avaient regardé la terre, avec l'attention du combat, et jamais l'avion lui-même : au-dessus d'eux, en arrière, la lune, qu'ils ne voyaient pas, éclairait l'aluminium des ailes. Leclerc reposa sa thermos : aucun geste humain n'était plus à la mesure des choses ; bien loin de ce cadran de guerre seul éclairé jusqu'à des lieues, l'euphorie qui suit tout combat se perdait dans une sérénité géologique, dans l'accord de la lune et de ce métal pâle qui luisait comme les pierres brillent pour des millénaires sur les astres morts. Sur le nuage, au-dessous d'eux, avançait patiemment l'ombre portée de l'avion. Leclerc leva l'index, fit une moue appréciative, gueula gravement : « Rappelle-toi !... » reprit la thermos et s'aperçut que le moteur continuait à taper.

Ils dépassèrent enfin le nuage. Certaines routes de la terre retrouvée bougeaient. Maintenant Attignies connaissait ce flottement des routes nocturnes : les camions fascistes avançaient sur Tolède.