Shade s'arrêta à la première maison éventrée. La pluie avait cessé, mais on la sentait toute proche. Des femmes en châle noir faisaient la chaîne derrière les miliciens du service de secours qui tiraient des décombres un pavillon de phono, un paquet, un petit coffre...
Au troisième étage de la maison, en coupe comme un décor, un lit pendait, suspendu par un pied à un plafond crevé ; cette chambre avait vidé dans le ruisseau, presque sous les pieds de Shade, ses portraits, ses jouets, ses casseroles. Le rez-de-chaussée, quoique éventré, était intact, tranquille comme la vie, ses habitants en agonie emportés par une ambulance. Au premier étage, au-dessus d'un lit couvert de sang, un réveil appela, sa sonnerie perdue dans la désolation du matin gris.
Les hommes du service de secours se passaient les objets de main en main ; le dernier milicien passa à la première femme un paquet. La femme ne le prit pas par le milieu, à pleines mains, comme on le lui tendait, mais entre ses bras : la tête retomba en arrière, car l'enfant était mort. La femme regarda vers la chaîne, chercha et se mit à pleurer : peut-être avait-elle vu la mère. Shade s'en alla. Mêlée à la brume humide du matin, l'odeur du feu emplissait la ville, une odeur heureuse de bois brûlé dans les forêts d'automne.
A la maison suivante, il n'y avait pas de victimes : les habitants, des petits employés, regardaient en silence brûler leur maison ouverte. Shade était là pour chercher du pittoresque ou du tragique, mais son métier lui répugnait : le pittoresque était dérisoire, et rien n'était plus tragique que le banal, que ces milliers d'existences humaines semblables à toutes les autres, que ces faces couvertes de douleur comme toutes l'étaient d'insomnie.
— Vous êtes étranger, monsieur ? lui demanda celui qui regardait à côté de lui.
Le visage de l'interlocuteur était fin et âgé : les rides verticales de l'intellectuel ; il montra la maison sans rien dire.
— J'ai horreur de la guerre, dit Shade, tirant sa petite cravate.
— Vous êtes servi. » Et, un peu plus bas : « Si on peut dire : la guerre...
« Monsieur, la fabrique de lampes électriques, vers la route d'Alcala, brûle. San-Carlos et San-Geronimo brûlent... Toutes les maisons autour de l'ambassade de France... Beaucoup de maisons autour de la place des Cortès, autour du Palace... La Bibliothèque !... » Il parlait à Shade sans le regarder ; il regardait le ciel. « Moi aussi j'ai horreur de la guerre... Moins que de l'assassinat...
— Tout vaut mieux que la guerre, dit Shade, entêté.
— Même de donner le pouvoir à ceux qui exercent ainsi celui dont ils disposent ? » Il regardait toujours le ciel. « Moi non plus je ne peux pas accepter la guerre. Et comment accepter ceci ? Alors, que faire ?...
— Puis-je vous aider ? demanda Shade.
Son interlocuteur sourit et lui montra la maison qui brûlait, avec des flammes pâles dans le matin gris, sous une morne fumée.
— Tous mes papiers, monsieur !... Et je suis biologiste... »
A cent mètres devant eux, sur une place, un obus de gros calibre éclata. Les dernières vitres dégringolèrent, et au milieu du verre un âne attaché, qui ne tentait pas de fuir, se mit à braire désespérément sous la pluie qui recommençait à tomber.
Quand Shade parvint à l'asile de vieillards, beaucoup des occupants étaient remontés des caves. L'incendie était éteint, mais les traces du bombardement, autour de ces personnages inoffensifs et vulnérables, avec leurs infirmités et leurs gestes rapetissés, étaient d'une surhumaine absurdité.
— Comment ça s'est-il passé ? demanda-t-il à un vieillard.
— Ah ! monsieur ! Courir, ce n'est plus de notre âge... Courir comme ça ! Surtout ceux qui ont des béquilles...
Il saisit Shade par sa manche :
« Où allons-nous, monsieur ? Ainsi, moi, j'étais coiffeur. Pour une clientèle particulière seulement. Tous ces messieurs comptaient sur moi pour leur toilette funèbre, les raser, les cheveux, et tout...
Shade n'entendait pas sans peine, car des camions passaient, l'un derrière l'autre, ébranlant murs et décombres.
« Le Front Populaire nous avait mis ici, monsieur, on y était bien : c'était bien la peine !... Car ça va recommencer, allez... Ça finira, sans doute, ça finira... Seulement, moi aussi... »
Au premier étage, les vieillards les plus solides aidaient à des travaux dont Shade devinait mal la nature. Il y avait là une douzaine d'hommes, graves de la gravité de la vieillesse espagnole. Ils travaillaient comme s'ils avaient été condamnés au silence, l'oreille tendue, observant le ciel.
Au second étage, parmi les sonneries des ambulances qui parcouraient la ville et le bruit incessant des camions, des miliciens, en service commandé, tentaient d'entraîner de force des vieillards, réfugiés sous leurs lits contre le bombardement, à demi fous, et qui ne voulaient pas lâcher les pieds de fer. Soudain, écho menaçant des ambulances, les sirènes d'alerte parcoururent la rue à toute vitesse : lâchant les lits, les vieillards coururent vers la porte de l'escalier qui menait à la cave, leur couverture sur le dos ; sauf un qui portait son lit comme une carapace.
Moins de dix secondes après, la première explosion pulvérisait sur les tables et sous les fenêtres les morceaux du verre brisé de la nuit ; et comme si Madrid entière eût répondu par un indifférent tocsin, au-dessus du roulement du canon de la Cité Universitaire, les horloges de la ville, l'une après l'autre, commencèrent à sonner neuf heures.
— On les voit ! cria un des miliciens.
Shade descendit sous la porte de l'hôpital, passa la longue pipe, le nez. Larges, semblables aux avions de transport allemands qu'il avait si souvent pris en Europe, les Junkers sortirent de la découpure d'un toit, leur proue allongée en avant, noirs et très bas sous les nuages de pluie, traversèrent lentement la rue, disparurent derrière le toit opposé, suivis de leurs avions de chasse. Le destin guidait les bombes incendiaires. Elles éclatèrent à droite et à gauche, en chapelets. Des pigeons s'envolèrent ; au-dessus de leur vol mou, le retour rigide des avions passa comme la fatalité. Cette mort qui descendait au hasard faisait horreur à Shade. Les Gouvernementaux n'avaient-ils plus assez de chasse pour distraire du front un seul avion ? Devant la porte, les camions passaient toujours, leurs bâches ruisselantes : il pleuvait tout près.
— Il y a une cave, dit une voix derrière lui.
Il restait sous la porte, sachant qu'elle ne le protégeait guère. Des silhouettes marchaient le long des murs, s'arrêtaient quelques minutes sous chaque porte, repartaient. Il avait souvent visité le front, jamais il n'avait éprouvé le sentiment qu'il éprouvait là. La guerre était la guerre ; ceci n'était pas la guerre. Ce qu'il eût voulu voir finir, c'était moins les torpilles que l'abattoir. Les bombes continuaient à tomber, imprévisibles. Shade pensait à ce qu'il avait entrevu ou noté, aux couverts dressés dans les maisons en coupe, à un portrait au verre étoilé au-dessus d'un petit jet de sang, à un costume de voyage pendu au-dessus d'une valise, — préparatifs pour l'autre monde — à un âne dont on n'avait retrouvé que les sabots, aux longues traces de sang d'animal poursuivi laissées sur des trottoirs et sur les murs par les blessés du Palace, aux civières vides, une tache à la place de chaque blessure. Que de sang allait laver la pluie ! Les obus, maintenant, croisaient les bombes. Shade attendait, après chaque explosion, le bruit des tuiles qui retombent. Malgré la pluie, l'odeur du feu commençait à s'établir dans les rues. Les camions passaient toujours.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Shade, tirant les ailes de sa petite cravate.
— Des renforts pour Guadarrama. « Ils » essaient de percer, là-haut...