CHAPITRE III

Quand Magnin arriva au ministère, le directeur des opérations, Vargas, écoutait Garcia, qui lisait un rapport.

— Bonjour, Magnin !

Vargas se leva, mais resta au bord de son canapé : sa mono, dépouillée à cause de la chaleur, mais pas dégagée de ses jambes (par flemme, ou pour être plus vite prêt) comme un lapin dont la peau reste fixée aux pattes, l'empêchait de marcher. Il se rassit, ses longues jambes allongées dans la mono, son étroit et osseux visage de Don Quichotte sans barbe plein d'amitié. Vargas était un des officiers avec qui Magnin avait préparé les lignes aériennes espagnoles, avant le soulèvement, et c'était avec lui et Sembrano que Magnin avait fait sauter les rails du Séville-Cordoue. Il présenta Garcia et Magnin l'un à l'autre, et fit apporter à boire et des cigarettes.

— Compliments, dit Garcia. Vous avez remporté la première victoire de la guerre...

— Ah oui ? Alors tant mieux. Je transmettrai vos compliments : c'est Sembrano qui était le chef de groupe.

Les deux hommes, cordialement, s'observaient : c'était la première fois que Magnin avait directement affaire à l'un des chefs des Renseignements militaires ; quant à Garcia, il entendait parler de Magnin chaque jour.

Tout de Garcia surprenait Magnin : que cet Espagnol eût cette corpulence et ce visage de grand propriétaire terrien anglais ou normand, ce fort nez en l'air ; que cet intellectuel eût l'air rigoleur et si cordial, les oreilles pointues ; que cet ethnologue, qui avait longtemps vécu au Pérou et aux Philippines, ne fût pas même bronzé. De plus, il s'était toujours imaginé Garcia avec des binocles.

— C'est de la petite expédition coloniale, tout ça, vous savez, reprit Magnin : six avions... Nous avons fait sauter quelques camions sur la route...

— Ce ne sont pas vos bombes de la route qui ont été le plus efficaces, ce sont celles de Medellin, dit Garcia. Plusieurs bombes de gros calibre sont tombées sur la place. Notez que les Maures étaient sérieusement bombardés pour la première fois. La colonne est repartie pour son point de départ. C'est notre première victoire.

« Seulement, Badajoz était prise. Donc l'armée Franco rejoint maintenant l'armée Mola. »

Magnin le regardait interrogateur.

L'attitude de Garcia aussi le surprenait : il attendait de lui une attitude secrète, plutôt que cet air cordialement déballé.

— Badajoz est à côté de la frontière portugaise, dit Garcia.

— Le 6, dit Vargas, le Montesarmiento a apporté à Lisbonne quatorze avions allemands et cent cinquante spécialistes. Le 8, dix-huit bombardiers sont partis d'Italie. Avant-hier, vingt sont arrivés à Séville.

— Des Savoia ?

— Je ne sais pas. Vingt autres italiens sont partis.

— Dont les dix-huit ?

— Non. Avant quinze jours nous aurons une centaine d'avions modernes contre nous.

 

Si les Junkers étaient mauvais, les Savoia étaient des appareils de bombardement bien supérieurs à tout ce dont disposaient les républicains.

Par la fenêtre ouverte, l'hymne républicain diffusé par vingt radios entrait avec l'odeur brûlée des feuilles.

— Je continue, dit Garcia reprenant son rapport : c'est Badajoz ce matin, dit-il à Magnin.

5 heures. Les Maures viennent d'entrer dans le fort de San-Cristobal, déjà presque détruit par le bombardement.

7 heures. L'artillerie ennemie, installée dans le fort de San-Cristobal, bombarde la ville sans interruption. Les milices tiennent. L'infirmerie de l'hôpital provincial a été détruite par le bombardement aérien.

9 heures. A l'est, le rempart est en décombres. Au sud, les casernes sont en flammes. Il ne nous reste que deux mitrailleuses. L'artillerie de San-Cristobal tire. Les milices tiennent.

11 heures. Les tanks ennemis.

Il posa la feuille dactylographiée, en prit une autre.

— Le second rapport est court, dit-il amèrement.

12 heures. Les tanks sont à la cathédrale. L'infanterie les suit. Elle est repoussée.

« Je me demande avec quoi, dit-il. Il y avait à Badajoz quatre mitrailleuses ! »

16 heures. L'ennemi entre.

16h10. On se bat maison par maison.

— A quatre heures ? demanda Magnin. Mais permettez, à cinq, on nous a donné Badajoz comme à nous ?

— Les informations viennent d'arriver.

Magnin pensait au soleil de cinq heures allongé sur les rues de cette calme ville de pierraille. Il avait fait le début de la guerre de 1914 dans l'artillerie : là, il savait qu'il ne connaissait jamais rien d'une bataille : mais il n'en voyait rien. Cette ville où le sang ruisselait, il n'avait cessé de la voir calme et amie... De trop haut, comme Dieu. « Les tanks sont à la cathédrale... » La cathédrale avec une grande ombre à côté d'elle, les rues étroites, les arènes...

— A quelle heure le combat s'est-il terminé ?

— Une heure avant votre passage, dit Vargas, sauf la lutte à l'intérieur des maisons...

— Voici le dernier rapport, dit Garcia. De huit heures environ. Peut-être plus tôt : transmis de nos lignes, — si tant est qu'il y ait des lignes...

Les prisonniers politiques fascistes ont été délivrés sains et saufs. Les miliciens et suspects arrêtés sont passés par les armes. Douze cents environ ont déjà été fusillés. Inculpation : résistance à main armée. Deux miliciens fusillés dans la cathédrale, sur les marches du maître-autel. Les Maures portent le scapulaire et le Sacré-Cœur. On a fusillé tout l'après-midi. Les fusillades continuent.

Magnin pensa aux mouchoirs de Karlitch et de Jaime, amicalement secoués au-dessus de ceux qu'on fusillait.

La vie nocturne de Madrid, l'hymne républicain de toutes les radios, des chants de toute sorte, des salud hauts ou bas suivant qu'ils étaient proches ou lointains, mêlés comme des notes de piano, toute la rumeur d'espoir et d'exaltation dont était faite la nuit emplit de nouveau le silence. Vargas hocha la tête.

— C'est bien, de chanter... Et, un ton plus bas : « La guerre sera longue...

« Le peuple est optimiste... Les chefs politiques sont optimistes... Le commandant Garcia et moi, qui le serions par tempérament...

Il haussa les sourcils, inquiet. Quand Vargas haussait les sourcils, il prenait l'air naïf, et soudain semblait jeune ; et Magnin s'aperçut qu'il n'avait jamais pensé que Don Quichotte eût été jeune.

« Réfléchissez à cette journée, Magnin : avec vos six avions, une petite expédition coloniale comme vous dites, vous avez arrêté la colonne. Avec ses mitrailleuses, la colonne avait soufflé sur les miliciens et pris Badajoz. Considérez qu'ils n'étaient pas des lâches, ces miliciens. Cette guerre va être une guerre technique, et nous la conduisons en ne parlant que de sentiments. »

— C'est pourtant bien le peuple qui a tenu la Sierra !

Garcia observait Magnin avec soin. Comme Vargas, il pensait que la guerre serait technique, et ne croyait pas que les chefs ouvriers devinssent spécialistes par visitation. Il présumait que le sort du front populaire serait pour partie entre les mains de ses techniciens, et tout, de Magnin, l'intéressait : son absence d'aisance, son apparente distraction, son air « sur les dents », son aspect de contremaître supérieur (il était, en fait, ingénieur de Centrale), l'énergie évidente et ordonnée qui s'agitait sous ses rondes lunettes ahuries. Il y avait en Magnin — à cause des moustaches — quelque chose de l'ébéniste traditionnel du faubourg Saint-Antoine ; et aussi, dans ses babines de phoque par quoi se marquait l'âge, dans le regard lorsqu'il retirait ses lunettes, dans les gestes, dans le sourire, la marque complexe de l'intellectuel. Magnin avait dirigé l'une des plus grandes lignes françaises, et Garcia, qui s'appliquait à ne pas parer les hommes du prestige de leur fonction, essayait de discerner ce qui, chez celui-là, était de l'homme même.

— Le peuple est magnifique, Magnin, magnifique ! dit Vargas. Mais il est impuissant.

— J'étais à la Sierra, dit Garcia, pointant vers Magnin le tuyau de sa pipe. Procédons par ordre. La Sierra a surpris les fascistes ; les positions étaient particulièrement favorables à une action de guérilla ; le peuple a une force de choc très grande et très courte.

« Mon cher monsieur Magnin, nous sommes soutenus et empoisonnés à la fois par deux ou trois mythes assez dangereux. D'abord, les Français : le Peuple — avec une majuscule — a fait la Révolution française. Soit. De ce que cent piques peuvent vaincre de mauvais mousquets, il ne suit pas que cent fusils de chasse puissent vaincre un bon avion. La révolution russe a encore compliqué les choses. Politiquement, elle est la première révolution du XXe siècle ; mais notez que, militairement, elle est la dernière du XIXe. Ni aviation, ni tanks chez les tsaristes, des barricades chez les révolutionnaires. Comment sont nées les barricades ? Pour lutter contre les cavaleries royales, le peuple n'ayant jamais de cavalerie. L'Espagne est aujourd'hui couverte de barricades, — contre l'aviation de Franco.

« Notre cher président du Conseil, aussitôt après sa chute, est parti à la Sierra avec un fusil... Peut-être, monsieur Magnin, ne connaissez-vous pas assez l'Espagne ? Gil, notre seul vrai constructeur d'avions, vient d'être tué au front comme fantassin. »

— Permettez. La révolution...

— Nous ne sommes pas la révolution. Demandez plutôt à Vargas. Nous sommes le peuple, oui ; la révolution non, bien que nous ne parlions que de ça. J'appelle révolution la conséquence d'une insurrection dirigée par des cadres (politiques, techniques, tout ce que vous voudrez) formés dans la lutte, susceptibles de remplacer rapidement ceux qu'ils détruisent.

— Et surtout, Magnin, dit Vargas, remontant sa mono, ce n'est pas nous qui avons pris l'initiative, comme vous ne l'ignorez pas. Nous avons à former nos cadres. Franco n'a pas de cadres du tout, sauf militaires, mais il a les deux pays que vous savez. Jamais des milices ne battront une armée moderne. Les Wrangel ont été battus par l'armée rouge, et pas par les partisans...

Garcia scanda sa phrase de sa pipe :

— Il n'y a plus, désormais, de transformation sociale, à plus forte raison de révolution, sans guerre, et pas de guerre sans technique. Or...

Vargas approuvait, inclinant la tête en même temps que Garcia inclinait sa pipe.

— Les hommes ne se font pas tuer pour la technique et pour la discipline, dit Magnin.

— Dans les circonstances comme celles-ci, je m'intéresse moins aux raisons pour lesquelles les hommes se font tuer qu'à leurs moyens de tuer leurs ennemis. D'autre part, attention. Vous pensez bien que quand je dis : discipline, je ne conçois pas ce qu'on appelle dans votre pays jugulaire-jugulaire. J'appelle ainsi l'ensemble des moyens qui donnent à des collectivités combattantes la plus grande efficacité. (Garcia avait le goût des définitions.) C'est une technique comme une autre. Inutile de vous dire que le salut militaire m'est indifférent !

— Ce que nous entendons en ce moment par la fenêtre est quelque chose de positif. Vous savez comme moi qu'on ne l'utilise pas à merveille... Vous dites : nous ne sommes pas la révolution. Eh bien, soyons-la ! Vous ne croyez tout de même pas que vous serez aidés par les démocraties ?

— C'est trop affirmatif, Magnin ! dit Vargas.

Garcia pointa sur tous deux le tuyau de sa pipe comme le canon d'un revolver :

— J'ai vu les démocraties intervenir contre à peu près tout, sauf contre les fascismes.

« Le seul pays qui puisse nous aider, tôt ou tard, à part le Mexique, c'est la Russie. Et elle ne nous aidera pas, parce qu'elle est trop loin.

« Quant à ce que nous entendons par la fenêtre, monsieur Magnin, c'est l'Apocalypse de la fraternité. Elle vous émeut. Je le comprends bien : c'est une des choses les plus émouvantes qu'il y ait sur la terre, et on ne l'y voit pas souvent. Mais elle doit se transformer, sous peine de mort. »

— C'est bien possible... Seulement, permettez : je n'accepte pour ma part, je ne veux accepter, aucun conflit entre ce qui représente la discipline révolutionnaire et ceux qui n'en comprennent pas encore la nécessité. Le rêve de liberté totale, le pouvoir au plus noble et ainsi de suite, tout ça fait partie à mes yeux de ce pour quoi je suis ici. Je veux pour tout un chacun, une vie qui ne se qualifie pas par ce qu'il exige des autres ; vous voyez ce que je veux dire ?

— Je crains qu'on ne vous ait pas fait pleinement connaître la situation.

« Nous avons affaire à deux coups d'État superposés, mon cher monsieur Magnin. L'un est le pur et simple pronunciamiento des familles, vieille connaissance. Burgos, Valladolid, Pampelune, — Sierra. Le premier jour, les fascistes avaient toutes les garnisons d'Espagne. Ils n'en ont déjà plus que le tiers. Ce pronunciamiento, somme toute, est battu. Et battu par l'Apocalypse.

« Mais les États fascistes, qui ne sont pas idiots, ont parfaitement envisagé l'échec du pronunciamiento. Et, à partir de là, commence le problème du Sud. Prenez-y garde : il n'est pas de même nature.

« Pour savoir de quoi nous parlons, laissons le mot fascisme. Un : Franco se fout du fascisme, c'est un apprenti-dictateur vénézuélien. Deux : Mussolini se fout, en soi, d'instituer ou non le fascisme en Espagne : les problèmes moraux sont une question, la politique étrangère en est une autre. Mussolini veut ici un gouvernement sur lequel il puisse agir. Pour cela, il a fait du Maroc une base d'agression. De là part une armée moderne, avec un armement moderne. Comme ils ne peuvent pas compter sur les soldats espagnols (ils l'ont vu à Madrid et à Barcelone), ils s'appuient sur des troupes peu nombreuses mais de valeur technique : Maures, Légion étrangère, etc. »

— Il n'y a que douze mille Maures au Maroc, Garcia, dit Vargas.

— Je vous en annonce quarante mille. Personne ici n'a étudié tant soi peu le lien présent des autorités spirituelles de l'Islam avec Mussolini. Attendez un peu ! La France et l'Angleterre auront des surprises. Et si les Maures ne suffisent pas, on nous enverra des Italiens, mon bon ami.

— Que veut l'Italie, à votre avis ? demanda Magnin.

— Je n'en sais rien. A mon avis, la possibilité de contrôler Gibraltar, c'est-à-dire de pouvoir transformer automatiquement une guerre anglo-italienne en guerre européenne, en contraignant l'Angleterre à faire cette guerre à travers un allié européen. Le relatif désarmement de l'Angleterre faisait préférer à Mussolini de la rencontrer seule ; son réarmement change foncièrement la politique italienne. Mais tout ça, ce sont des hypothèses, c'est le Café du Commerce. Ce qui est sérieux, c'est : appuyée de la façon la plus concrète sur le Portugal, aidée par les deux pays fascistes, l'armée de Franco — colonnes motorisées, fusils-mitrailleurs, organisation italo-allemande, aviation italo-allemande — va essayer de monter sur Madrid. Pour tenir l'arrière, elle va recourir à la terreur massive, comme elle le commence à Badajoz. Qu'allons-nous opposer, pratiquement, à cette seconde guerre, qui n'a rien à voir avec celle de la Sierra, voilà la question.

Garcia quitta son fauteuil, s'approcha de Magnin, ses deux oreilles pointues en silhouette devant la lampe électrique allumée sur le bureau :

— Pour moi, monsieur Magnin, la question est tout bonnement : une action populaire comme celle-ci, — ou une révolution — ou même une insurrection — ne maintient sa victoire que par une technique opposée aux moyens qui la lui ont donnée. Et parfois même aux sentiments. Réfléchissez-y, en fonction de votre propre expérience. Car je doute que vous fondiez votre escadrille sur la seule fraternité.

« L'Apocalypse veut tout, tout de suite ; la résolution obtient peu — lentement et durement. Le danger est que tout homme porte en soi-même le désir d'une apocalypse. Et que, dans la lutte, ce désir, passé un temps assez court, est une défaite certaine, pour une raison très simple : par sa nature même, l'Apocalypse n'a pas de futur.

« Même quand elle prétend en avoir un.

Il remit sa pipe dans sa poche, et dit avec tristesse :

« Notre modeste fonction, monsieur Magnin, c'est d'organiser l'Apocalypse... »