CHAPITRE XVI

Le régiment passé, Manuel se retrouva sur la place vide, sans regards, avec quelques chiens errants et le canon lointain. Gartner était avec la brigade. Jamais Manuel ne s'était senti aussi seul.

Il avait trois heures devant lui ; et le château, une fois de plus, dirigea sa pensée vers Ximénès. Celui-ci était à une dizaine de kilomètres, au repos lui aussi. Manuel fit téléphoner : le Vieux canard était là. Manuel donna des instructions, et prit sa voiture.

Le village où la brigade Ximénès était cantonnée était à l'arrière de celui d'où venait Manuel. Les paysans en exode y passaient encore, et Manuel arriva chez le colonel à travers des files d'ânes et de charrettes, et un encombrement de troupeaux de toutes sortes.

Tous deux sortirent : l'humidité accentuait la demi-surdité de Ximénès. L'ennemi bombardait assez loin sur la droite, et on entendait le canon de Madrid. Par les trous de la Sierra apparaissait la plaine de Ségovie.

— Je crois que j'ai vécu hier le jour le plus important de ma vie, dit Manuel.

— Pourquoi, fils ?

Manuel lui raconta ce qui s'était passé. Ils marchèrent en silence. Le changement du visage de Manuel, ses cheveux tondus, son autorité, avaient surpris Ximénès dès l'abord. Du jeune homme qu'il avait connu, il ne retrouvait que la branche de pin mouillée que Manuel tenait à la main.

On disait qu'il y avait de grands incendies vers l'Escurial, et des nuages très sombres s'accrochaient aux pentes de la Sierra. Plus loin, vers Ségovie, un village brûlait : à la jumelle, Manuel vit des paysans et des ânes courir.

— Je savais ce qu'il fallait faire, et je l'ai fait. Je suis résolu à servir mon parti, et ne me laisserai pas arrêter par des réactions psychologiques. Je ne suis pas un homme à remords. Il s'agit d'autre chose. Vous m'avez dit un jour, il y a plus de noblesse à être un chef qu'un individu. La musique, n'en parlons plus ; j'ai couché la semaine dernière avec une femme que j'avais aimée en vain, enfin... des années ; et j'avais envie de m'en aller... Je ne regrette rien de tout cela ; mais si je l'abandonne, c'est pour quelque chose. On ne peut commander que pour servir, sinon... Je prends sur moi ces exécutions : elles ont été faites pour sauver les autres, les nôtres. Seulement, écoutez : il n'est pas un des échelons que j'ai gravis dans le sens d'une efficacité plus grande, d'un commandement meilleur, qui ne m'écarte davantage des hommes. Je suis chaque jour un peu moins humain. Vous avez nécessairement rencontré, enfin, les mêmes...

— Je ne puis vous dire que des choses que vous ne pouvez entendre, mon fils. Vous voulez agir et ne rien perdre de la fraternité ; je pense que l'homme est trop petit pour cela.

Il pensait que cette fraternité-là ne peut être retrouvée qu'à travers le Christ.

« Mais il me semble que l'homme se défend toujours mieux qu'il ne semble, et que tout ce qui vous sépare des hommes doit vous rapprocher de votre parti... »

Manuel aussi avait pensé cela ; non sans peur parfois.

— Être rapproché du Parti ne vaut rien si c'est être séparé de ceux pour qui le Parti travaille. Quel que soit l'effort du Parti, peut-être ce lien-là ne vit-il que de l'effort de chacun de nous...

« L'un des deux condamnés m'a dit : « Tu n'as plus de voix pour nous, maintenant ? »

Il ne dit pas qu'il avait réellement perdu sa voix. Ximénès passa son bras sous le sien. De cette hauteur, tout des hommes de la plaine était dérisoire, sauf les lents rideaux de fer qui montaient sur le ciel où les nuages informes avançaient lentement ; il semblait qu'au regard des dieux les hommes ne fussent que la matière des incendies.

— Eh ! que voulez-vous donc, fils ? Condamner tranquille ?

Il le regardait avec une expression affectueuse, pleine de mille expériences contradictoires et peut-être amères :

« Vous vous habituerez même à cela... »

Comme un malade choisit pour parler de la mort un autre malade, Manuel parlait d'un drame moral avec un homme à qui ce monde était familier ; mais bien plus pour l'humanité de ses réponses que pour leur sens. Communiste, Manuel ne s'interrogeait pas sur le bien-fondé de sa décision, il ne mettait pas en question son acte ; toute question de ce genre, à ses yeux, devait se résoudre, ou par la modification de ses actes (et il n'était pas question qu'il les modifiât) ou par le refus de la question. Mais le propre des questions insolubles est d'être usées par la parole.

— Le vrai combat, dit Ximénès, commence lorsqu'on doit combattre une part de soi-même... Jusque-là, c'est trop facile. Mais on ne devient un homme que par de tels combats. Il faut toujours rencontrer le monde en soi-même, qu'on le veuille ou non...

— Vous m'avez dit un jour : le premier devoir du chef est d'être aimé sans séduire. Être aimé sans séduire — même soi...

Dans une grande déchirure des rochers venait d'apparaître l'autre versant de la Sierra ; au-dessus de Madrid peu visible dans l'étendue grise, d'immenses fumées sombres montaient avec une lenteur désolée. Manuel savait ce qu'elles signifiaient. La ville disparaissait derrière son incendie, comme les navires de guerre derrière les rideaux de leurs fumées de combat. Venues de brasiers nombreux dont n'apparaissait pas le moindre rougeoiement, les colonnes de fumée montaient se désagréger jusqu'au centre du ciel gris ; tous les nuages semblaient nés de cet unique foyer déployé dans le sens de leur marche, et les souffrances accumulées sur la fine ligne blanche de Madrid entre les bois emplissaient le ciel immense. Manuel s'aperçut que même le souvenir de la nuit était emporté par le vent lent et lourd qui apportait l'odeur des brasiers de Cuatro-Caminos et de la Gran Via.

Un des officiers de Ximénès arriva en auto :

— On demande le lieutenant-colonel Manuel au téléphone. L'état-major général.

Ils revinrent en vitesse, Manuel vaguement inquiet. Il rappela l'état-major.

— Allô ! Vous m'avez appelé ?

— Le haut-commandement vous félicite de la conduite de l'action d'hier.

— A vos ordres.

— Vous savez que d'anciens fuyards des milices se présentent pour être incorporés à nouveau.

– ...

— Le haut-commandement a décidé de former une brigade avec ces éléments. Ce sont les plus difficiles à manier de tous ceux dont nous disposons.

– ...

— Le chef d'état-major pense que vous auriez les qualités requises pour ce commandement.

— Ah !

— Votre parti est de cet avis.

– ...

— C'est également l'avis du général Miaja. Vous serez chargé de cette brigade incessamment.

— Mais mon régiment ? Mon régiment !

— Je crois qu'on va l'incorporer à une division.

— Mais je le connais homme par homme ! Qui pourra...

— Le général Miaja pense que vous êtes qualifié pour ce commandement.

Quand il quitta le téléphone, Heinrich l'attendait. Les Internationaux envisageaient une contre-attaque sur Ségovie, et Heinrich montait vers Guadarrama. Ils partirent ensemble.

L'auto descendait la Sierra. Manuel avait l'impression de connaître Henrich, parce qu'il connaissait la nature de son commandement ; mais, à mesure qu'il lui résumait la journée de la veille et sa conversation avec Ximénès, il lui semblait que la seule communication humaine qui existât entre le général et lui, était le lien bizarre qui s'établit toujours entre un traducteur et celui qu'il traduit.

Heinrich avait penché la tête en avant ; sa nuque rasée était lisse, et une moue de réflexion puérilisait son vieux visage poncé :

— Nous sommes en train de changer le sort de la guerre. Tu ne crois pas qu'on change les choses sans se changer soi-même ? Du jour où tu acceptes un commandement dans l'armée du prolétariat, tu n'as plus droit à ton âme.

— Et le cognac ?

Manuel avait vu Heinrich faire distribuer à tous les ivrognes de sa brigade des bouteilles de cognac, l'étiquette remplacée par une autre qui portait : « De la part du général Heinrich. — Tout hors du travail, rien dans le travail»

— Ton cœur, tu peux garder : c'est autre chose. Mais tu dois perdre ton âme. Tu as déjà perdu tes cheveux longs. Et le son de ta voix.

Le vocabulaire était presque celui de Ximénès ; mais le ton était le ton dur de Heinrich, et ses yeux bleus sans cils étaient fixes comme à Tolède.

— Qu'est-ce que vous, un marxiste, vous appelez perdre son âme ?

Le tutoiement ne s'exerçait plus que dans un seul sens.

Heinrich regardait les pins filer dans le jour triste.

— Dans toute victoire il y a des pertes, dit-il. Pas seulement sur le champ de bataille.

Il serra rudement le bras de Manuel dans sa main, et dit, d'un ton tel que Manuel ne sut si c'était celui de l'amertume, de l'expérience ou de la résolution :

— Maintenant, tu ne dois plus jamais avoir pitié d'un homme perdu.