CHAPITRE XIV

Dans le hall d'une ancienne villa, d'un bout à l'autre tapissé de cartes, les officiers attendent Manuel, appelé au téléphone.

— L'un des phalangistes s'est tué, dit un capitaine.

— Mais un autre a dénoncé toute l'organisation, répond Gartner.

— Ça ne t'étonne pas ? Pour venir faire ce métier, il faut être dégoûtant, mais il faut avoir du courage...

— Nous avons encore beaucoup à apprendre sur l'être humain, mon vieux. Tu as vu dans quel état ils étaient ; dans les cas « d'extrême abaissement du moral », comme dit le colonel, il se trouve toujours un type pour trahir.

— Vous avez vu les tanks allemands ? demande une autre voix.

Ils ont vu seulement les silhouettes sous la pluie.

« Je suis entré dans un, il était ouvert. Un type avait pu filer, l'autre était mort. A son poste là-dedans, les poches retournées. Je n'oublierai pas ça, avec la pluie... »

Elle ruisselle sur la vitre inlassablement.

— Ses copains l'avaient dévalisé ?

— Je pense qu'ils l'ont fouillé pour qu'aucun document ne tombe entre nos mains, mais ils n'ont pas pris le temps de rentrer ensuite les doublures des poches.

— Je comprends ça moi : tirer les trucs, encore, bon, on peut en avoir besoin ; mais rentrer les poches, après...

— Les types sont exécutés ?

— Pas encore, je crois.

— Qu'est-ce qu'on dit, à la base ?

— Les camarades sont très fermes. Surtout ceux de Tolède. Ceux qui ont fui quand ils n'avaient pas d'armes et pas de chefs ne pardonnent pas à ceux-ci d'avoir fui quand ils avaient tout.

— Qui, j'ai eu aussi cette impression : ils sont plus durs que les autres.

— ... Ceux d'aujourd'hui leur rappellent ce qu'ils veulent le plus oublier...

— ... On vient leur foutre par terre quelque chose qu'ils ont mis sur pied avec beaucoup de mal...

— Ils reviennent de loin, et plusieurs d'entre nous aussi... Mais il ne faut pas oublier que l'histoire des autres, les salauds qui ont tué le capitaine, n'adoucit personne. »

Manuel arrive, la bouche descendante, une autre branche de pin sous le bras.

Au mur, il y a une boîte à papillons entre les cartes. Un obus éclate tout près de la villa : le bombardement reprend. Un second obus : un papillon se détache, tombe sur la base de la boîte, son épingle en l'air.

— Camarades, dit Manuel, Madrid brûle...

Il est à tel point enroué qu'on ne l'entend pas. Il a beaucoup crié toute la journée ; mais pas au point d'avoir perdu la voix. Il continue, à voix basse, pour Gartner, qui répète, plus fort :

« Les fascistes attaquent sur toute la ligne sud-ouest. La brigade internationale tient. Ils bombardent maintenant par avions et par canons à la fois.

— Et ça va ? demande une voix.

Manuel lève sa branche de pin : pour Madrid, il n'y a pas de question.

— Les exécutions vont avoir lieu, reprit-il. On nous envoie des gardes civils.

Gartner répète. Mais, maintenant, Manuel ne peut plus parler du tout.

Les obus éclatent, dans l'indifférence générale. A chaque obus proche, dans la boîte, un ou deux papillons tombent.

Manuel écrit une phrase dans la marge d'une carte d'état-major, déployée sur la table devant lui.

Gartner le regarde, regarde chacun de ses camarades ; sa bouche petite dans son visage plat avale tout à coup sa salive, et il dit enfin, du ton dont on annonce la victoire, la défaite ou la paix :

« Camarades, les avions russes sont arrivés. »