Les tables de la Granja le long du boulevard étaient inoccupées, mais tout le fond du café était plein. Sur Madrid, la pluie qui venait de la Sierra avait cessé. La sonorité des explosions était nouvelle : plus faible que celle des bombes, mais à dix ou vingt mètres du sol.
— Nos canons antiaériens sont arrivés ? demanda Moreno, plus beau que jamais.
Personne ne répondit. Tous ceux qui buvaient là se connaissaient plus ou moins. Les verres tremblotaient sous le roulement constant du canon de la Cité Universitaire. Le café n'était pas éclairé ; une heure de l'après-midi diffusait jusqu'au fond de la salle une lumière de cave.
Un officier fit tourner le tambour de la porte avec un éclat de miroir à alouettes sur le jour de novembre, et entra :
— Le feu reprend partout. Ça vient par ici.
— On l'éteindra, dit une voix.
— Facile à dire ! Rue San-Margos, rue Martin de Los Hijos...
— Avenue Urqijo...
— L'hospice de San-Geronimo, l'hôpital San-Carlos, les maisons autour du Palace...
D'autres officiers entrèrent. Le tambour de la porte poussa dans le café une odeur de pierre brûlante.
— L'hôpital de la Croix-Rouge...
— Le marché San-Miguel...
— On a éteint déjà une partie. San-Carlos et San-Geronimo, c'est fini.
— Qu'est-ce qu'on entend ? Les antiaériens ?
— Garçon, une absinthe, dit le compagnon de Moreno, un chevelu ravagé.
— Je ne sais pas. Je ne crois pas.
— Ce sont des shrapnells, dit l'officier entré le dernier. Sur la place d'Espagne, ça tombe tant que ça peut. Mais, à Guadarrama, ils ne passent pas.
Il s'assit à côté de Moreno, en uniforme lui aussi, — et jeune ce jour-là, car il était rasé de près. Il avait maintenant les cheveux courts.
— Comment réagit-on dans la rue ?
— Ils commencent à peine à descendre dans les abris. Il y a ceux qui restent là, pétrifiés, surtout les femmes. Ou qui se laissent tomber, ou qui crient. Il y a ceux qui courent au hasard. Toutes les femmes qui tirent des gosses courent. Il y a les curieux.
— Toute la matinée, j'ai eu l'impression du tremblement de terre, dit Moreno.
Il voulait dire que la foule n'était pas prise par la peur des fascistes, mais par l'épouvante d'un cataclysme ; car la question de « se rendre » ne se posait pas plus que celle de se rendre à un tremblement de terre.
Une ambulance passa, précédée de sa cloche.
Dans un fracas de foudre, les verres sautèrent comme des lapins d'enfants, retombèrent en tous sens parmi les soucoupes, les apéritifs renversés et les morceaux triangulaires de vitres crevées comme des grosses caisses : une bombe sur le boulevard devant le café. Le plateau d'un garçon roulait ; il retomba avec un bruit de cymbales assourdies dans le silence. La moitié des consommateurs se rua sur l'escalier du sous-sol dans un tintement de petites cuillers ; l'autre restait là, suspendue ; mais non, pas d'autre explosion. Comme toujours, les cigarettes sortirent de dizaines de poches (mais nul n'en offrit) et des dizaines d'allumettes s'allumèrent à la fois dans la fumée qui tournait sur elle-même ; quand elle s'écoula entre les deux grands trous en dents de scie qui avaient été les glaces, un mort s'appuyait sur une barre du tourniquet de la porte, entre les vitres étoilées du tambour.
— Ils nous visent, dit le compagnon de Moreno.
— Tu nous barbes.
— Vous êtes tous fous, vous ne vous rendez pas compte ! vous vous ferez tuer pour rien ! Je te dis qu'ils nous visent !
— Je m'en fous, dit Moreno.
— Écoute, mon vieux, pardon ! Je me suis battu, c'est entendu. Tout ce que tu voudras. Mais me faire tuer pour rien par des bombes d'avion, non. J'ai travaillé toute ma vie, jusqu'ici, et j'ai tous mes rêves devant moi.
— Alors, qu'est-ce que tu fous là ? Tu n'es même pas à la cave.
— Je reste, mais je trouve ça idiot.
— « Regarde ce que je fais, n'écoute pas ce que je dis », a dit un philosophe.
Sous le grondement des obus qui tombaient de tous côtés, les reflets du jour d'hiver, accrochés aux morceaux de verres demeurés sur la table et sur le plancher, frémissaient imperceptiblement dans les mares tremblotantes de manzanilla, de vermouth et d'absinthe. Les garçons remontaient de la cave.
— ... On dit qu'Unamuno est mort à Salamanque.
Un civil revint de la cabine téléphonique.
— Il y a une bombe dans le métro de la Puerta del Sol. Un trou de dix mètres de profondeur.
— Viens voir, dirent deux voix.
— Il y avait des réfugiés dans le métro ?
— Je ne sais pas.
— Le service des ambulances dit qu'il y avait à midi plus de deux cents morts et cinq cents blessés.
— Pour commencer !
— ... On dit qu'ils sont battus à Guadarrama...
Celui qui avait téléphoné se rassit devant les décombres d'un apéritif.
— J'en ai marre, reprit le compagnon chevelu de Moreno. Et je te répète qu'ils nous visent ! Qu'est-ce que nous faisons là, en plein centre ! C'est idiot !
— Va-t'en.
— Qui, en Chine, en Océanie, n'importe où.
— ... Le marché del Carmen brûle, cria une voix du dehors, aussitôt couverte par une nouvelle sonnerie d'ambulance.
— Qu'est-ce que tu y feras, en Océanie ? Des colliers de coquillages ? De l'organisation de tribus ?
— Je pêcherai les poissons rouges ! Tout ! Pourvu que je n'entende plus parler de ça !
— Ça te gêne tellement de te désolidariser de ceux-ci que tu n'as même pas envie d'aller à la cave. Tes discours, malheureux, je les ai tenus aussi. A Hernandez, pauvre vieux !
Il regarda soudain son compagnon avec crainte : Hernandez, aujourd'hui, c'était lui, Moreno ; et Hernandez était mort. Mais la superstition se dissipa comme se dissipait la fumée devant eux :
« J'ai failli filer en France ; puis, j'ai hésité ; puis j'ai été repris par les camaraderies, par la vie. Devant les obus, je ne crois plus aux réflexions ; ni aux vérités profondes ; ni à rien : je crois à la peur. La vraie : pas celle qui fait parler, celle qui fait partir. Si tu fous le camp, je n'ai rien à te dire ; du moment que tu restes là en ce moment, c'est réglé, tu ferais aussi bien de te taire.
« En prison, j'ai vu tout ce qu'on peut voir, entendu les types jouer leur vie à pile ou face, attendu le dimanche parce qu'on ne fusille pas le dimanche. J'ai vu des types jouer à la pelote basque sur le mur où étaient encore les morceaux de cervelle et les cheveux des prisonniers. J'ai entendu plus de cinquante types condamnés à mort jouer à pile ou face dans leurs cellules. Je sais de quoi je parle quand je parle de ça. Bon.
« Seulement, mon vieux, voilà : il y a autre chose. J'avais fait la guerre au Maroc. Ça, c'était encore une espèce de dépendance du duel. Ici, en premières lignes, il se passe tout autre chose. Après les dix premiers jours, tu es un somnambule. Tu en vois trop tomber ; l'artillerie, les tanks, les avions sont des choses trop mécaniques ; tout tourne au destin. Et tu es sûr que tu ne t'en tireras plus. Pas seulement du coup où tu es à ce moment-là : de la guerre. Tu es comme celui qui a pris un poison qui agira dans quelques heures, comme un type qui a prononcé des vœux. Ta vie est derrière toi.
« Et alors, la vie change. Tu es tout à coup dans une autre vérité, ce sont les autres qui sont fous.
— Toi, tu es toujours dans une vérité ?
— Qui. Voilà ce que c'est : tu avances sur un tir de barrage, tu ne t'occupes plus de rien ni de toi. Il tombe des centaines d'obus, il avance des centaines d'hommes. Tu es seulement un suicidé, et, en même temps, tu possèdes ce qu'il y a de meilleur en tous. Tu possèdes leur... ce qu'ils ont de meilleur, enfin, comme la joie de la foule au carnaval. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. J'ai un copain qui appelle ça le moment où les morts se mettent à chanter. Depuis un mois je sais que les morts peuvent chanter.
— Il y a quelque chose que moi, le plus ancien officier marxiste, je n'avais jamais soupçonné. Il y a une fraternité qui ne se trouve que de l'autre côté de la mort.
— Il y a les types qui en ont eu assez quand il a fallu combattre avec les fusils contre les avions. Il y a ceux qui en ont eu assez quand il a fallu combattre avec les fusils contre les tanks. Moi, c'est maintenant.
— J'ai été aussi crispé que toi, et maintenant...
— Tu seras encore plus calme quand tu seras mort.
— Qui. Seulement, maintenant, je m'en fous. »
Le sourire de Moreno découvrait ses dents magnifiques. Toutes les bouteilles décoratives posées au-dessus du bar dégringolèrent dans des sonnailles de verre vide ; les tables semblèrent se raidir sous l'explosion, et une réclame de vermouth tomba sur le dos de Moreno, coupant son sourire comme s'il eût été pris avec une main. Les nez qui sortaient du sous-sol replongèrent.
Un civil blessé, barbu, se précipita du dehors dans la porte, et le battant, lancé à toute volée, coincé, retentit contre la poitrine du mort du tambour avec un son mou, dans le silence qui suivit l'explosion. Le blessé tapait des poings sur la vitre à demi brisée, s'acharnait, s'effondra enfin.
De tous côtés, les explosions reprirent.