CHAPITRE IV

Août.

 

Une vingtaine de miliciens en monos redescendaient de la Sierra pour le déjeuner. Pas d'officiers : sans doute les responsables, peu certains de la garde des cols à l'heure des repas, l'assuraient-ils eux-mêmes. Heureusement que c'est à peu près pareil de l'autre côté, pensa Manuel.

Cinq des miliciens qui arrivaient portaient des chapeaux de femmes à la mode de 1935, des assiettes pistache, bleu tendre, avec une barbe de trois jours. Ils avaient enfoncé dans les calottes les dernières églantines de la Sierra.

Désormais, dit Manuel, parodiant le ton de commandement de Ramos, seuls les camarades délégués par les organisations ouvrières et paysannes seront chargés de la présentation des modes. Ceux d'un certain âge de préférence, avec les cachets de garantie de deux syndicats au moins. Ça ne passera pas inaperçu.

— On avait le soleil quand on les a attaqués. On les voyait pas. Y avait une modiste ; fermée, mais on s'est arrangé. Après, on a gardé les chapeaux.

Le village où était ce jour-là leur base et celle du train blindé, se trouvait à six cents mètres : une place à balcon de bois comme une cour intérieure de ferme, une tour à toit pointu d'Escurial, et quelques boutiques de vacances, orange ou carmin, dont l'une était ornée d'un grand miroir.

— Ça nous va pas mal ! reprit le milicien. On en jette !

Ils s'assirent aux tables du bistrot, fusils croisés dans le dos et Pamélas sur la tête ; derrière eux, sur trente kilomètres de pentes, les dernières taches des jacinthes qui recouvraient, deux mois plus tôt, les rochers de la Sierra, achevaient de roussir au-dessus de la plaine de blé. Le bruit d'une auto lancée à toute vitesse se rapprochait. Et soudain déboucha du porche une Ford kaki, où trois bras parallèles faisaient le salut fasciste. Sous les mains levées dans la pleine lumière, les bicornes napoléoniens et les passepoils jaunes sur l'uniforme verdâtre : des gardes civils. Ils n'avaient pas vu les miliciens qui mangeaient à gauche de la porte, et croyaient arriver dans un village fasciste. Les paysans armés du second bistrot se levèrent lentement.

— Amis ! crièrent les gardes, bloquant d'un coup leurs freins. Nous sommes avec vous !

Les paysans épaulèrent. Déjà les miliciens tiraient : beaucoup de gardes civils avaient en effet passé les lignes ennemies, mais pas avec le salut fasciste. Trente balles au moins partirent. Manuel distingua le bruit, moins dur, des pneus qui éclataient ; presque tous les paysans avaient visé l'auto. Pourtant un des gardes était blessé. Le vent emplissait la place d'une odeur de fleurs brûlées.

Manuel fit désarmer les gardes, les fit fouiller avec soin, conduire dans une salle de la mairie, avec une escorte de miliciens (les paysans haïssaient les gardes civils) et téléphona au quartier général du colonel Mangada.

— Y a-t-il soit menace, soit urgence ? demanda l'officier de service.

— Non.

— Alors, surtout, pas de « justice expéditive ». Nous envoyons un officier pour le Conseil de guerre. Ils seront jugés dans une heure.

— Bien sûr. Autre chose : leur arrivée nous montre qu'on peut venir d'un patelin fasciste jusqu'ici. J'ai fait mettre une garde à l'entrée du village et une sur la route. Ça ne suffit pas...

 

Le conseil se tenait à la mairie. Derrière les accusés, dans la grande salle blanchie à la chaux, les paysans, en blouses grises et noires, et les miliciens, — tous debout et silencieux ; au premier rang, les femmes des paysans tués par les fascistes. La gravité de l'Islam guerrier.

Deux des gardes civils avaient parlé. Certes, ils avaient salué à la romaine ; mais ils croyaient ce village fasciste et voulaient le traverser pour rejoindre les lignes républicaines. Mensonge aussi pénible à entendre qu'à dire, comme tout mensonge évident ; les gardes semblaient s'y débattre, et haletaient sous leur costume raide, comme des garrottés en uniforme. Une paysanne s'approcha du tribunal. Les fascistes avaient occupé son village — un village assez proche — repris par les républicains. Elle avait vu les gardes quand ils étaient arrivés dans l'auto.

— Quand ils m'ont fait venir pour mon fils... moi, quand ils m'ont fait venir, je croyais que c'était pour l'enterrer... Mais non, c'était pour m'interroger, les pernicieux...

Elle recula d'un pas, comme pour mieux regarder :

— Il était là, celui-là, il était là... Si on lui tuait son fils aussi, qu'est-ce qu'il dirait, hein ? Qu'est-ce qu'il dirait ? Qu'est-ce que tu dirais, misère ?

L'homme, blessé, se défendait, haletant de plus en plus, avec les mouvements convulsifs d'un poisson hors de l'eau. Manuel pensait qu'il était peut-être innocent : le fils avait été fusillé avant que la mère fût interrogée, et elle voyait partout ses assassins. Le garde parlait de sa fidélité à la République. La sueur, peu à peu, venait aux joues rasées de son voisin ; les gouttes coulèrent des deux côtés de ses moustaches cirées, et cette vie qui perlait sous l'immobilité semblait la vie autonome de la peur.

— Vous êtes venus vers nous pour nous rejoindre, dit le président, et vous n'avez pas de renseignements à nous donner ?

Il se tournait vers le troisième garde, qui n'avait rien dit. Celui-ci le regarda avec insistance, montrant bien qu'il ne s'adressait qu'à lui :

— Écoutez. Vous êtes un officier, bien que vous soyez avec ces gens-là. J'en ai assez entendu. J'ai la carte 17 des phalanges de Ségovie. Vous devez me fusiller, bien, et je pense que ce sera pour aujourd'hui. Mais avant de mourir je voudrais avoir la satisfaction de voir fusiller ces deux salauds devant moi. Ils ont les cartes 6 et 11. Ils me dégoûtent. Maintenant, de soldat à soldat, faites-les taire, ou faites-moi sortir.

— Bien fier, qu'il est, celui-là, dit la vieille, pour un qui tue les enfants !...

— Je suis avec vous ! criait au président le garde civil blessé.

Le président observait l'officier qui venait de parler : nez très plat, bouche épaisse, courte moustache et cheveux frisés, une tête de film mexicain. Le président crut un instant qu'il allait gifler le garde blessé, mais il n'en fut rien. Ses mains n'étaient pas des mains de gendarme. Les fascistes avaient-ils noyauté la garde civile, comme la caserne de la Montagne ?

— Quand êtes-vous entré dans la garde civile ?

L'homme ne répondait pas, indifférent désormais au Conseil de guerre.

— Je suis avec vous ! hurla de nouveau le blessé, avec un accent pour la première fois convaincant. Je vous dis que je suis avec vous !

 

Manuel n'arriva sur la place qu'après avoir entendu la décharge du peloton. Les trois hommes avaient été fusillés dans une rue voisine ; les corps étaient tombés sur le ventre, têtes au soleil, pieds à l'ombre. Un tout petit chat mousseux penchait ses moustaches sur la flaque de sang de l'homme au nez plat. Un garçon s'approcha, écarta le chat, trempa l'index dans le sang et commença à écrire sur le mur. Manuel, la gorge serrée, suivait la main : « MEURE LE FASCISME ». Le jeune paysan retroussa ses manches et alla laver ses mains à la fontaine.

Manuel regardait le corps tué, le bicorne à quelques pas, le paysan penché sur l'eau, et l'inscription encore presque rouge. « Il faut faire la nouvelle Espagne contre l'un et contre l'autre, pensa-t-il. Et l'un ne sera pas plus facile que l'autre. »

Le soleil tapait de toute sa force sur les murs jaunes.