CHAPITRE VI

L'ordre de réquisition des camions italiens étant arrivé du Quartier Général, Manuel avait quitté Ximénès. Il revenait à pied vers le casernement de sa brigade, le chien-loup, grave, à côté de lui, Gartner était allé rendre les camions déjà resquillés.

Les soldats erraient dans Brihuega, étrangement désœuvrés, les mains vides. La grande rue aux maisons roses et jaunes, aux dures églises et aux grands couvents, était si pleine de décombres, tant de maisons éventrées y avaient vidé leurs meubles, elle était à tel point liée à la guerre que, lorsque la guerre s'arrêtait, elle devenait irréelle et absurde comme les temples et les cimetières des autres races, comme ces soldats sans fusil qui la parcouraient avec des airs de chômeurs.

D'autres rues, au contraire, semblaient intactes. Garcia avait raconté à Manuel qu'à Jaïpur, aux Indes, toutes les façades sont peintes en trompe l'œil, et que chaque maison de boue porte devant elle son décor rose, comme un masque. Dans nombre de rues, Brihuega n'était pas une ville de boue, mais une ville de mort derrière toutes ses façades de sieste et de vacances, ses fenêtres à demi ouvertes sous le ciel désolé.

Manuel n'entendait que le bruit des fontaines. Le dégel avait commencé ; l'eau coulait sous les chevaliers de pierre ou dans de simples angles, puis se dispersait dans tous les ruisseaux sur ces pavés pointus de la vieille Espagne, où elle dégringolait avec le bruit des petits torrents de montagne, entre les portraits jetés à la rue, les fragments de meubles, les casseroles et les décombres. Aucun animal n'était resté ; mais, dans cette solitude emplie de bruits d'eau, les miliciens qui, çà et là, passaient en silence d'une rue à l'autre, glissaient comme des chats. Et, à mesure que Manuel s'approchait du centre, un autre bruit se mêlait à celui de l'eau, cristallin comme lui, accordé à lui comme un accompagnement : des notes de piano. Dans une maison toute proche dont la façade s'était effondrée dans la rue, toutes les pièces à ciel ouvert, un milicien jouait avec un doigt une romance. Manuel écouta avec soin : au-dessus du bruit de l'eau, il entendait trois pianos. Chacun était frappé d'un seul doigt. Pas question d'Internationale : chaque doigt jouait une romance, lentement, comme s'il eût joué seulement pour la tristesse infinie des pentes semées de camions démolis qui montaient de Brihuega vers le ciel blafard.

Manuel avait dit à Gartner qu'il était séparé de la musique, et il s'apercevait que ce qu'il souhaiterait le plus, en cet instant où il était seul dans cette rue d'une ville conquise, c'était en entendre. Mais il n'avait pas envie de jouer, et il voulait rester seul. Il y avait deux phonos dans la salle à manger de sa brigade. Il n'avait pas conservé les disques emportés au début de la guerre, mais il y en avait beaucoup dans le coffre du grand phono : Gartner était allemand.

Il trouva des symphonies de Beethoven, et les Adieux. Il n'aimait qu'à demi Beethoven, mais peu importait. Il emporta dans sa chambre le petit phono et le mit en mouvement.

Comme la musique supprimait en lui la volonté, elle donnait toute sa force au passé. Il se souvint du geste dont il avait tendu son revolver à Alba. Peut-être, comme le disait Ximénès, avait-il trouvé sa vie. Il était né à la guerre, né à la responsabilité de la mort. Comme le somnambule qui soudain s'éveille au bord du toit, ces notes descendantes et graves lui jetaient dans l'esprit la conscience de son terrible équilibre — de l'équilibre d'où on ne tombe que dans le sang. Il se souvint d'un mendiant aveugle qu'il avait rencontré à Madrid, la nuit de Carabanchel. Manuel était avec le chef de la Sûreté, dans l'auto de celui-ci ; les phares avaient éclairé soudain les mains que l'aveugle étendait devant lui, grandies par leur projection jusqu'à l'immensité à cause de l'inclinaison de la Gran Via, bosselées par les pavés, brisées par les trottoirs, écrasées par les rares autos de la guerre qui circulaient encore, longues comme les mains du destin.

— Kilomètre 95 ! kilomètre 95 ! crièrent des voix éparses par la ville, toutes avec le même timbre.

Il sentait la vie autour de lui, foisonnante de présages, comme si, derrière ces nuages bas que le canon n'ébranlait plus, l'eussent attendu en silence quelques destins aveugles. Le chien-loup écoutait, allongé comme ceux des bas-reliefs. Un jour il y aurait la paix. Et Manuel deviendrait un autre homme, inconnu de lui-même, comme le combattant d'aujourd'hui avait été inconnu de celui qui avait acheté une petite bagnole pour faire du ski dans la Sierra.

Et sans doute en était-il ainsi de chacun de ces hommes qui passaient dans la rue, qui tapaient d'un doigt sur les pianos à ciel ouvert leurs opiniâtres romances, qui avaient combattu hier sous les lourds capuchons pointus. Autrefois, Manuel se connaissait en réfléchissant sur lui-même ; aujourd'hui, quand un hasard l'arrachait à l'action pour lui jeter son passé à la face. Et, comme lui et comme chacun de ces hommes, l'Espagne exsangue prenait enfin conscience d'elle-même, — semblable à celui qui soudain s'interroge à l'heure de mourir. On ne découvre qu'une fois la guerre, mais on découvre plusieurs fois la vie.

Ces mouvements musicaux qui se succédaient, roulés dans son passé, parlaient comme eût pu parler cette ville qui jadis avait arrêté les Maures, et ce ciel et ces champs éternels ; Manuel entendait pour la première fois la voix de ce qui est plus grave que le sang des hommes, plus inquiétant que leur présence sur la terre, — la possibilité infinie de leur destin ; et il sentait en lui cette présence mêlée au bruit des ruisseaux et au pas des prisonniers, permanente et profonde comme le battement de son cœur.