Le prêtre était entré depuis une demi-heure. Des journalistes, des « responsables » de toutes sortes se baladaient derrière la barricade, à petits pas, attendant la descente des premiers ennemis sur la place pour observer l'armistice. Shade, en manches de chemise et le chapeau en arrière, marchait entre un fonctionnaire du parti communiste, Pradas, un journaliste russe, Golovkine, et un journaliste japonais, et louchait tous les trois pas du côté des trous de la barricade. Mais la place n'était habitée que par ses chaises de café, pattes en l'air. L'odeur de mort et l'odeur de feu alternaient, selon le vent.
Un officier fasciste apparut au coin de la place et d'une des ruelles de l'Alcazar. Il repartit. La place fut de nouveau vide. Non plus déserte comme elle l'était chaque nuit sous ses projecteurs, mais abandonnée. Le jour la rendait à la vie, à la vie prête à revenir, embusquée aux coins des rues comme les fascistes et les miliciens.
L'armistice était commencé. Mais la place, pour avoir été si longtemps le lieu où nul combattant ne pouvait passer sans rencontrer les mitrailleuses ennemies, semblait porter malheur.
Trois miliciens se décidèrent enfin à quitter la barricade. On racontait qu'il y avait, dans les parties reprises de l'Alcazar, des matelas sous les tonnelles, et des jeux de cartes, — les mêmes que ceux des miliciens de la barricade. A force d'être ennemi, et bien que plusieurs parties en fussent reprises, l'Alcazar était devenu mystérieux. Les miliciens savaient qu'ils n'y pénétreraient pas pendant l'armistice, mais ils avaient envie d'en approcher. Ils ne s'écartaient cependant pas de la barricade, qu'ils longeaient en groupe.
« Ils sont les uns et les autres plus résolus pour l'assaut », pensait Shade, l'œil à un trou entre les sacs, le front sur la toile déjà chaude, le chapeau plus en arrière que jamais. « On dirait des chats. »
Un groupe d'officiers fascistes venait d'apparaître de l'autre côté, là où avait disparu le premier, ils hésitèrent devant la place vide. Miliciens et fascistes, arrêtés, se regardaient ; quelques nouveaux miliciens passèrent la barricade. Shade prit ses jumelles.
Sur le visage des fascistes qu'il distinguait à peine, Shade attendait la haine : ce qu'il croyait distinguer, c'était la gêne, accentuée par la maladresse de la marche et surtout des bras, très frappante chez ces hommes vêtus de costumes nets d'officiers. Les miliciens approchaient.
— Qu'est-ce que tu crois ? demanda-t-il à celui qui regardait par le trou voisin.
— Les nôtres sont gênés pour parler...
Les débuts de conversation ne sont pas faciles entre gens qui essaient de se tuer depuis deux mois : ce qui séparait ces hommes et les avait fait rôder, les uns le long des colonnes, les autres le long de la barricade, c'était, bien plus que le tabou de la place, l'idée que s'ils approchaient ils se parleraient.
D'autres fascistes descendaient de l'Alcazar, et d'autres miliciens quittaient la barricade.
— Les quatre cinquièmes de la garnison sont bien des gardes civils, n'est-ce pas ? demanda Golovkine.
— Qui, dit Shade.
— Regardez les costumes : ils ne laissent venir que les officiers.
Ce n'était déjà plus vrai. Des gardes arrivaient, avec leurs bicornes de cuir bouilli et leur uniforme à passepoil jaune, mais en espadrilles blanches.
— Les miliciens ont tué tous les souliers, dit Shade.
Mais la conversation, là-bas, s'était engagée, – bien que les deux groupes fussent séparés par dix mètres au moins. Shade alluma sa pipe entre deux sacs, et marcha vers le conciliabule, suivi de Golovkine et de Pradas.
Les deux groupes étaient en train de s'engueuler.
Séparés par dix mètres comme par un lieu sacré, gesticulant d'une gesticulation d'autant plus singulière qu'ils n'avançaient pas, ils se lançaient des arguments avec les bras.
— ... parce que nous au moins, nous combattons pour un idéal, bougres de cocus ! disaient les fascistes au moment où il arrivait.
— Et nous ? Nous combattons pour les coffres-forts, peut-être, enfant de putain ! Et la preuve que notre idéal est le plus grand, c'est qu'il est pour tout le monde !
— On s'en fout de l'idéal de tout le monde ! Ce qui compte dans un idéal, c'est qu'il soit le meilleur, illettré !
Ils s'étaient visés pendant deux mois ; aussi maintenaient-ils leur rapport de guerre, puisqu'ils n'en trouvaient pas d'autre. Et pourtant...
— Dis donc, c'est un idéal, les gaz sur les Abyssins ? C'est un idéal, les ouvriers allemands dans les camps de concentration ? C'est un idéal, les ouvriers agricoles à une peseta par jour ? C'est un idéal, les massacres de Badajoz, larbin d'assassins ?
— C'est un idéal, la Russie ?
— Qu'est-ce que c'est ?
— Pour ceux qui n'y sont pas allés ? République des travailleurs ! Elle s'en fout bien, des travailleurs !
— C'est pour ça que tes patrons la détestent ? Si tu es de bonne foi je te dis : tout ce qui est dégoûtant dans le monde est avec vous. Et tout ce qui a besoin de justice est avec nous, même les femmes. Où qu'elles sont vos miliciennes ? T'es un garde, t'es pas un prince ! Pourquoi que les femmes sont avec nous ?
— D'abord, que les femmes la ferment, cocu ! Et pour l'idéal des brûleurs d'églises, garde-le !
— S'il y avait moins d'églises, on aurait pas besoin d'en brûler.
— Trop d'églises en or et trop de villages sans pain !
Shade arrivait à côté des miliciens, troublé de retrouver le sentiment que lui donnaient les vaines engueulades des chauffeurs parisiens et des cochers d'Italie.
— Qu'est-ce que c'est que ce gars-là ? demanda un milicien montrant Golovkine. On avait vu Shade la veille avec Lopez ; il était du bâtiment.
— Correspondant d'un journal soviétique.
Golovkine avait les pommettes marquées, toute la figure bosselée des paysans dans les sculptures gothiques. Shade, passé à Moscou pour un reportage, avait noté que les Russes, tout près de leur origine paysanne, ressemblent souvent aux figures occidentales du Moyen Âge : j'ai l'air indien, ce Russe a l'air laboureur, les Espagnols ont l'air cheval...
Les trois miliciens qui, les premiers, étaient sortis de la barricade, restaient à côté, sans avancer sur la place.
Les comparaisons d'idéal continuaient.
— N'empêche, gueula un des officiers fascistes, que c'est une chose de combattre pour son idéal en roupillant chez soi, comme vous faites, et une autre en vivant dans les souterrains ! Regardez-vous, bande de boucs ! Nous avons à fumer, nous ?
— De quoi, de quoi ?
Un milicien traversa le terrain tabou. C'était un homme de la C.N.T., une manche de sa chemise relevée sur un bras bleu de tatouages. Le soleil presque vertical projetait sous ses pieds l'ombre de son chapeau mexicain, et il avançait ainsi sur un socle noir. Il allait vers les fascistes comme pour se colleter, un paquet de cigarettes à la main. Shade savait qu'en Espagne on ne tend jamais un paquet de cigarettes, et il attendait le geste de l'anarchiste. Celui-ci prit les cigarettes une à une et les distribua sans quitter l'expression de la colère ; il les tendait aux fascistes comme des preuves, comme s'il eût dit : « C'est-il permis de nous reprocher ces cigarettes ! Si vous n'en avez pas, c'est à cause des complications de la guerre, salauds, mais on n'a rien contre les cigarettes, bande de vaches ! » Continuant sa distribution, il prenait les fenêtres à témoin. Quand son paquet fut vide, les autres miliciens, qui l'avaient rejoint, continuèrent à distribuer.
— Comment interprétez-vous cette distribution idiote ? demanda Pradas.
Il ressemblait à un Mazarin qui eût fait épointer sa barbiche pour ressembler à Lénine.
— A l'une des séances les plus violentes de la Chambre belge, j'ai vu la fraternelle unité de tous les partis se faire pour refuser la taxe sur les pigeons voyageurs ! : 80 des députés étaient colombophiles. Ici, il y a la franc-maçonnerie des fumeurs...
— C'est plus profond, voyez !
Un des fascistes venait de crier : « N'empêche que vous êtes rasés ! » Ce qui était d'autant plus singulier que les miliciens ne l'étaient guère. Mais l'un d'eux, un anarchiste encore, cavalait vers la rue du Commerce. Les deux journalistes le suivaient du regard : il venait de s'arrêter pour parler à un milicien demeuré près de la barricade. Celui-ci tira son revolver en direction des fascistes, et l'agita comme s'il parlait avec fureur. L'anarchiste repartit en courant.
— C'était comme ça, chez vous ? demanda Shade à Golovkine.
— Nous parlerons plus tard. C'est inexplicable...
Le milicien revint, une boîte de lames Gillette à la main. Il l'ouvrait en courant. Il y avait au moins douze officiers fascistes. Il cessa de courir ; visiblement, il ne savait comment distribuer ses lames : il n'en avait pas douze. Il fit un geste pour les lancer, comme des dragées aux enfants, hésita, et donna enfin la boîte au fasciste le plus proche, avec hostilité. Les autres officiers se précipitèrent vers celui qui venait de la recevoir, mais, devant le rire des miliciens, l'un d'eux donna un ordre. A l'instant où ils se séparaient, un autre fasciste arrivait de l'Alcazar ; et, venu de l'autre côté de la place, le milicien qui avait tiré son revolver au passage du distributeur de lames s'approchait du groupe.
— C'est bien beau, tout ça... dit-il, regardant les fascistes l'un après l'autre. Sa voix demeurait suspendue, et chacun attendait la suite.
« ... et les otages ? J'ai ma sœur là-haut, moi ! »
Cette fois, c'était le ton de la haine. Plus question de comparer les idéaux.
— Un officier espagnol n'a pas à intervenir dans la décision de ses chefs, répondit un des fascistes.
A peine les miliciens l'entendirent-ils, car, en même temps, le dernier fasciste arrivé disait :
— Je veux voir le commandant, de la part du colonel Moscardo.
— Amenez-vous, dit un des miliciens.
L'officier le suivit. Shade et Pradas suivirent, petits des deux côtés du grand Golovkine, au milieu de la foule de plus en plus dense, et dont la marche eût pris l'aspect d'une promenade du dimanche si les yeux de tous ceux qui remontaient vers la place n'eussent été opiniâtrement fixés sur l'Alcazar.
Hernandez sortait de l'échoppe, suivi du Négus, de Mercery et de deux lieutenants, quand l'officier fasciste allait y entrer. Celui-ci salua, et tendit des lettres.
— Du colonel Moscardo, pour sa femme.
Shade eut soudain l'impression que tout ce qu'il avait vu depuis la veille à Tolède, et depuis des jours à Madrid, convergeait en ces deux hommes qui se regardaient avec une haine usée, dans l'odeur de brûlé de l'Alcazar dont le vent rabattait la fumée sur la ville comme des pans de drapeaux en guenilles. Les cigarettes offertes, les lames de rasoir, aboutissaient à ces lettres ; comme les otages, les barricades absurdes, les assauts, les fuites, et lorsque se dissipait pour un instant l'odeur du feu, cette odeur de cheval mort devenue celle de la terre même. Hernandez avait haussé l'épaule droite, comme d'habitude, et donné les lettres à un lieutenant, en indiquant une direction d'un geste de son long menton.
— Sombre andouille, dit le Négus, cordial quand même.
Hernandez haussa cette fois les deux épaules, toujours avec la même lassitude, et fit signe au lieutenant de partir.
— La femme de Moscardo est à Tolède ? demanda Pradas en assurant son lorgnon.
— A Madrid, répondit Hernandez.
— Libre ? demanda Shade, stupéfait.
— Dans une clinique.
Le Négus haussa les épaules à son tour, mais avec colère.
Hernandez remontait vers l'échoppe-bureau, d'où un bruit de machine à écrire venait jusqu'à Shade, dans la rue silencieuse depuis l'armistice. A travers les ruelles perpendiculaires, les chiens, étonnés sans doute par l'arrêt du feu, commençaient à s'aventurer. Le bruit des pas et des voix, redevenu sensible depuis que l'on ne tirait plus, reprenait possession de la ville, comme la paix. Pradas rattrapa le capitaine, fit quelques pas à côté de lui, sa barbiche dans la main.
— Envoyer cette lettre, qu'est-ce que c'est ? De la courtoisie ?
Sourcils froncés, l'air plutôt perplexe qu'ironique, il marchait à côté de l'officier, qui regardait le pavé où l'ombre des chapeaux mexicains jetait d'énormes confetti.
— De la générosité, répondit enfin Hernandez, tournant le dos.
— Vous connaissez bien ce capitaine ? demanda Pradas, les sourcils pas encore revenus à leur position normale.
— Hernandez ? répondit Shade. Non.
— Qu'est-ce qui le pousse à faire ça ?
— Qu'est-ce qui le pousserait à ne pas le faire ?
— Ça, dit Golovkine, montrant une auto, dite blindée, qui passait. Sur le toit, un cadavre de milicien dont on devinait, à la façon dont il était attaché, qu'il était d'un ami de ceux qui le ramenaient. Le journaliste tira sur les deux bouts de sa cravate, ce qui, chez lui, exprimait le doute.
— Ça arrive souvent ? demanda Golovkine.
— Assez, je crois. Le commandant de la place a déjà fait porter des lettres de ce genre.
— C'est un officier de carrière ?
— Qu'est-ce que c'est que la femme ? demanda Pradas.
— Pas question, vicieux. Je ne la connais pas, mais ce n'est pas une jeune femme.
— Alors quoi ? dit Golovkine. De l'espagnolisme ?
— Ça vous satisfait, ce genre de mots ? Il déjeune à Santa-Cruz, allez-y. Vous n'aurez pas de peine à être invité : il y a des communistes.
Parmi les miliciens de toutes sortes passait la Terreur de Pancho Villa. Shade prit conscience que Tolède était une petite ville, dans la guerre comme dans la paix ; et qu'il allait y rencontrer chaque jour les mêmes originaux, comme, naguère, il y rencontrait chaque jour les mêmes guides et les mêmes retraités.
— Chez les fascistes, dit-il, on n'attaque pas entre deux et quatre, à cause de la sieste. Ne vous faites pas d'opinion trop vite sur ce qui se passe ici.
Vus du côté de l'Alcazar, les sacs de sable et les matelas rayés des barricades, presque intacts du côté de la ville, étaient troués comme le bois piqué aux vers. La fumée couvrit tout d'ombre. L'incendie poursuivait sa vie indifférente : dans ce calme bizarre de suspension de combat, vers l'Alcazar, une nouvelle maison venait de se mettre à brûler.