Immobiles comme des tireurs à la visée, entre leurs jets bouillonnants et l'hôtel Savoy en flammes, les pompiers tressautèrent soudain sur leurs échelles, leurs lances secouées comme les lignes des pêcheurs qui ferrent. Dans un fracas de mine, l'incendie s'immobilisa une seconde : une torpille venait d'éclater en arrière.
— Ils vont plus vite à les allumer que nous à les éteindre, pensa Mercery.
Il avait cru qu'il serait utile à l'Espagne comme conseiller, voire stratège ; depuis la prise de la savonnerie, il était redevenu capitaine de pompiers. Et jamais il n'avait été aussi utile. Et jamais il n'avait été aussi aimé. Et jamais, au front, il n'avait rencontré l'ennemi comme il le rencontrait depuis vingt heures. « Le feu est hypocrite, disait-il ; mais avec une bonne technique, n'est-ce pas... » et un petit coup de moustache. En costume de feu, il regardait du trottoir opposé chaque groupe de flammes comme des groupes d'ennemis à l'attaque. Sans cesse se rallumaient les brasiers ; les brûlots au calcium étaient inextinguibles. Pourtant, du foyer de gauche, décidément mort, sortaient des fumerolles épaisses et blanches parallèles dans le vent de la Sierra, et que l'incendie teignait en rouge.
Restaient quatre lances contre trois foyers, mais ces derniers n'étaient plus qu'à quatre mètres de la maison voisine.
Le foyer de gauche se ralluma.
L'incendie pouvait être arrêté au point le plus inquiétant, à l'extrême droite, avant que ce brasier de gauche n'eût repris son importance. Les lances sautèrent encore sur un fond d'incendie pétrifié : une seconde torpille, en avant cette fois.
Mercery essaya de discerner les bruits : malgré la nuit, il y avait en l'air beaucoup d'avions fascistes ; les incendies de Madrid étaient pour eux de parfaits repères. Quatre bombes incendiaires avaient été lancées dix minutes plus tôt. Des obus de gros calibres tombaient toujours sur les quartiers ouvriers et les quartiers du centre ; et, plus loin, l'artillerie légère tirait, mêlée à celle de la bataille, recouverte parfois par le hurlement des sirènes, les cloches des ambulances et les effondrements de l'incendie, ponctués de geysers d'étincelles. Mais Mercery n'entendait pas les trompes qui eussent annoncé les lances de renfort.
Troisième bombe d'avion, dans la même ligne. Quand Mercery luttait contre le feu, quinze multiplaces ne l'eussent pas fait bouger d'un centimètre.
Le foyer du centre s'élargit soudain mais se tordit sur lui-même presque aussitôt. Après la guerre, je deviendrai joueur... pensa Mercery. Les foyers de l'extrême gauche étaient fixés. Si le renfort arrivait... Mercery se sentait napoléonien. Il tira joyeusement sur sa moustache.
Le pompier d'extrême droite laissa tomber sa lance, demeura un instant suspendu à l'échelle par un pied, tomba dans le feu ; et tous les autres descendirent, parallèles, marche à marche.
Mercery courut à celui qui atteignait le sol le premier.
— On nous tire dessus, dit celui-ci.
Mercery se retourna : aucune maison proche n'était assez haute pour qu'on pût tirer des fenêtres. Mais on pouvait viser de loin : les pompiers étaient en silhouette, et il ne manquait pas de fascistes à Madrid.
— Si jamais ce salaud-là me tombe sous la patte ! dit un autre pompier.
— Pour moi, ce serait plutôt une mitrailleuse, dit un autre.
— T'es pas dérangé, non ?
— On va voir, dit Mercery. Allez, grimpons tous. Les flammes regagnent. Pour le Peuple et pour la Liberté !
« Immortelle ! » ajouta-t-il en se retournant, avant de toucher l'échelle.
Il prit la place du pompier tombé dans le brasier.
Du sommet de l'échelle, il se retourna ; on ne tirait pas ; il ne voyait aucun lieu d'où l'on pût tirer. Il n'est pas difficile de camoufler une mitrailleuse ; mais le bruit eût donné l'alerte aux patrouilles... Il braqua sa lance ; le foyer contre lequel il luttait se trouvait être le plus menaçant ; c'était un adversaire plus vivant que l'homme, plus vivant que tout au monde. En face de cet ennemi gesticulant de mille tentacules comme une pieuvre folle Mercery se sentait extraordinairement lent, — minéralisé. Et pourtant il aurait raison de l'incendie. Derrière lui retombaient des avalanches de fumée grenat et noire ; malgré les bruits du feu, il entendait monter de la rue trente ou quarante toux. Lui se démenait dans une chaleur lumineuse, éclatante et sèche. Le foyer s'éteignit ; sa dernière fumée dissipée, Mercery vit dans un trou sombre Madrid sans lumières, distincte seulement par ses incendies éloignés qui secouaient furieusement leurs capes rouges à ras de terre. Il avait tout quitté, même Mme Mercery, afin que le monde fût meilleur. Il se voyait arrêtant d'un geste les corbillards d'enfants, ornés et blancs comme des pièces montées de première communion ; chacune des bombes qu'il entendait, chaque incendie impliquait pour lui ces atroces petits corbillards. Il dirigeait avec précision sa lance sur le brasier suivant, quand une auto de course passa à toute vitesse, et un furieux froissement d'air sembla faire tomber encore un des pompiers. Mais, cette fois, Mercery avait compris : ils étaient mitraillés par un avion de chasse.
Deux.
Mercery les vit revenir, extraordinairement bas, à dix mètres au-dessus de l'incendie. Ils ne tiraient pas : les pilotes, qui ne voyaient les pompiers que lorsque ceux-ci étaient sur le fond clair des flammes, devaient les prendre de dos. Le revolver de Mercery était sous sa combinaison ; il le savait inutile, il ne pouvait l'atteindre, mais il avait un besoin dément de tirer. Les avions revinrent, et deux pompiers encore tombèrent, l'un dans les flammes, l'autre sur le trottoir. A tel point saturé de dégoût qu'il en devenait calme pour la première fois, Mercery regardait les avions virer vers lui sur le ciel de Madrid incendiée. Ils le giflèrent d'air au passage avant de revenir « dans le bon sens » ; il descendit trois échelons et se retourna vers eux, droit sur son échelle dressée. Au moment où le premier avion arrivait sur lui comme un obus, il brandit sa lance, aspergea furieusement la carlingue et retomba sur l'échelle, quatre balles dans le corps. Mort ou vivant, il ne lâchait pas la lance prise entre deux barreaux. Devant le mitraillage au sol, tous les spectateurs s'étaient réfugiés sous les portes. Enfin les mains de Mercery s'ouvrirent lentement, son corps rebondit deux fois sur l'échelle et tomba dans la rue vide.