21 juillet.
— Bonsoir, dit Shade à un chat noir qui le regardait avec méfiance. Il quitta sa table du café de la Granja, tendit la main : le chat repartit dans la foule et la nuit. Les chats aussi sont libres, depuis la révolution, mais je continue à les dégoûter : moi, je suis toujours un opprimé.
— Reviens t'asseoir, tortue, dit Lopez. Les chats sont des saloperies inamicales, et peut-être fascistes. Les chiens et les chevaux sont des andouilles : tu ne peux rien en tirer en sculpture. Le seul animal ami de l'homme est l'aigle des Pyrénées. A mon époque des rapaces, j'avais un aigle des Pyrénées, c'est un oiseau qui ne se nourrit que de serpents. Les serpents coûtent cher, et comme je ne pouvais pas en barboter au Jardin des Plantes, j'achetais de la viande bon marché, je la découpais en lanières. Je les agitais devant l'aigle, et lui, — par gentillesse, – il faisait semblant de s'y tromper, et il les mangeait avec gloutonnerie.
Ici Radio-Barcelone, dit le haut-parleur. Les canons pris par le peuple sont en position contre la Capitania, où se sont réfugiés les chefs rebelles.
En observant l'Alcala et en prenant des notes pour son article du lendemain, Shade remarquait que le sculpteur, avec son nez bourbonien, malgré sa lippe et sa crête de cheveux, ressemblait à Washington ; mais surtout à un ara. D'autant plus que Lopez, pour l'instant, agitait les ailes.
— En scène, là-dedans, gueulait-il : on tourne !
Dans la pleine lumière des lampes électriques, Madrid, costumée de tous les déguisements de la révolution, était un immense studio nocturne.
Mais Lopez se calma : des miliciens venaient lui serrer la main. Auprès des artistes qui fréquentaient la Granja, il était moins populaire pour avoir tiré comme au XVe siècle avec le canon de la Montagne, la veille, et même pour son talent, que pour avoir répondu naguère à l'attaché d'ambassade qui venait lui demander de sculpter le buste de la duchesse d'Albe : « Seulement si elle pose com-me l'hip-po-po-tame. » Le plus sérieusement du monde : toujours fourré au Jardin des Plantes, connaissant les animaux mieux que saint François, il affirmait que l'hippopotame venait quand on le sifflait, se tenait absolument tranquille et repartait quand on n'avait plus besoin de lui. L'imprudente duchesse l'avait d'ailleurs échappé belle : Lopez sculptait en diorite, et le modèle, après l'avoir entendu pendant des heures taper comme un maréchal-ferrant, voyait son buste « avancer » de sept millimètres.
Des soldats passèrent, en manches de chemise, entourés de vivats et suivis d'enfants... C'étaient les troupes qui avaient abandonné les officiers fascistes révoltés d'Alcala-de-Henares pour passer au peuple.
— Regarde tous les gosses qui passent, dit Shade, ils sont fous d'orgueil. Il y a quelque chose que j'aime ici : les hommes sont comme les gosses. Ce que j'aime ressemble toujours aux gosses, de près ou de loin. Tu regardes un homme, tu vois l'enfant en lui, par hasard, tu es accroché. Dans une femme, naturellement, tu es foutu. Regarde-les : ils sortent tous l'enfant qu'ils cachent d'habitude : des miliciens ici font des orgies de cure-dents, et d'autres meurent à la Sierra, et c'est la même chose... En Amérique on se figure la révolution comme une explosion de colère. Ce qui domine tout en ce moment, ici, c'est la bonne humeur.
— Il n'y a pas que la bonne humeur.
Lopez n'était subtil que lorsqu'il parlait d'art. Il ne trouva pas les mots qu'il cherchait et dit seulement :
— Écoute.
Les autos passaient à toute vitesse, dans les deux sens, couvertes des énormes initiales blanches des syndicats, ou du U.H.P. ; leurs occupants se saluaient du poing, criaient : Salud ! et toute cette foule triomphante semblait unie par ce cri comme par un chœur constant et fraternel. Shade ferma les yeux.
— Tout homme a besoin de trouver un jour son lyrisme, dit-il.
— Guernico dit que la plus grande force de la révolution, c'est l'espoir.
— Garcia aussi dit ça. Tout le monde dit ça. Mais Guernico m'embête : les chrétiens m'embêtent. Continue.
Shade ressemblait à un curé breton, ce que Lopez tenait pour la cause fondamentale de son anticléricalisme.
— Quand même, c'est vrai, tortue ! Regarde, moi, qu'est-ce que je veux depuis quinze ans ? La renaissance de l'art. Bon. Ici tout est prêt. Ce mur, en face, ils passent dessus avec leur ombre, toutes ces andouilles, et ils ne le regardent pas. Il y a ici une tapée de peintres, ça pousse entre les pavés, j'en ai dégoté un la semaine dernière sous les combles de l'Escurial, il dormait. Il faut leur donner les murs. Quand on a besoin d'un mur on le trouve toujours. sale, ocre ou terre de Sienne. Tu le fais passer au blanc et tu le donnes à un peintre.
Shade, fumant sa pipe de terre avec un geste de sachem, écoutait avec soin : il savait que, maintenant, Lopez parlait sérieusement. Le fou copie l'artiste, et l'artiste ressemble au fou. Shade se méfiait des théories artistiques dont toute révolution est menacée, mais il connaissait l'œuvre des artistes mexicains, et les grandes fresques sauvages de Lopez, hérissées de griffes et de cornes espagnoles, qui étaient bien, en effet, un langage de l'homme en lutte.
Deux autobus chargés de miliciens, hérissés de fusils, partaient pour Tolède. Là, la rébellion n'était pas terminée.
— Nous donnons les murs aux peintres, mon vieux, les murs nus : allez hop ! dessinez, peignez. Ceux qui vont passer là devant ont besoin que vous leur parliez. On ne peut pas faire un art qui parle aux masses quand on n'a rien à leur dire, mais nous luttons ensemble, nous voulons faire une autre vie ensemble, et nous avons tout à nous dire. Les cathédrales luttaient pour tous avec tous contre le démon, — qui d'ailleurs a la gueule de Franco. Nous...
— Les cathédrales me font suer. Il y a plus de fraternité ici, dans la rue, que dans n'importe quelle cathédrale, de l'autre côté. Continue.
— L'art n'est pas un problème de sujets. Il n'y a pas de grand art révolutionnaire pourquoi ? Parce qu'on discute tout le temps de directives au lieu de parler de fonction. Donc il faut dire aux artistes : vous avez besoin de parler aux combattants ? (à quelque chose de précis, pas à une abstraction comme les masses). Non ? Bon, faites autre chose. Qui ? Alors, voilà le mur. Le mur, mon vieux, et puis c'est tout. Deux mille types vont passer devant chaque jour. Vous les connaissez. Vous voulez leur parler. Maintenant arrangez-vous. Vous avez la liberté et le besoin de vous en servir. Ça va. — Nous ne créerons pas des chefs-d'œuvre, ça ne se fait pas sur commande, mais nous créerons un style.
Les palais espagnols des banques et des compagnies d'assurances, là-haut, dans l'ombre, et, un peu plus bas toute la pompe coloniale des ministères, appareillaient dans le temps et dans la nuit, avec les corbillards extravagants, les lustres des clubs, les girandoles et les étendards des galères pendus dans la cour du ministère de la Marine, immobiles par cette nuit sans air.
Un vieillard quittait le café ; il avait écouté au passage, et posa sa main sur l'épaule de Lopez.
— Je ferai un tableau avec un vieux qui s'en va et un type qui se lave. L'idiot qui se lave, sportif, crétin, agité, c'est un fasciste...
Lopez leva la tête : celui qui parlait était un bon peintre espagnol. Il pensait manifestement : ou un communiste.
« ... un fasciste, donc. Et le vieux qui s'en va, c'est la vieille Espagne. Mon cher Lopez, je vous salue. »
Il partit, boitillant, dans l'acclamation immense qui emplissait la nuit : les gardes d'assaut qui avaient battu les rebelles d'Alcala rentraient à Madrid. Des tables, des trottoirs, tous les poings dressés montèrent dans la nuit. Les gardes passaient, poing levé eux aussi.
Il n'est pas possible, reprit Lopez déchaîné, que, de gens qui ont besoin de parler et de gens qui ont besoin d'entendre, ne naisse pas un style. Qu'on les laisse tranquilles, qu'on leur foute des aérographes et des pistolets à couleur et toute la technique moderne et plus tard la céramique, attends un peu !
— Ce qu'il y a de bien dans ton projet, dit Shade, pensif et tirant les bouts de sa cravate papillon, c'est que tu es un idiot. Je n'aime que les idiots. Ce qu'on appelait autrefois l'innocence. Tous les gens ont de trop grosses têtes, ils ne savent rien faire avec. Tous ces types sont des idiots comme nous...
Sous le grincement des changements de vitesse, les paroles emplissaient la rue, avec un piétinement traversé de mesures d'Internationale. Une femme passa devant le café, une petite machine à coudre dans les bras, serrée sur sa poitrine comme un animal malade.
Shade demeurait immobile, la main sur le tuyau de sa pipe. Il rejeta seulement en arrière d'une pichenette un petit chapeau mou aux bords relevés. Un officier, l'étoile de cuivre sur sa combinaison bleue, serra au passage la main de Lopez.
— Comment ça va à la Sierra ? demanda celui-ci.
— Passeront pas. Les miliciens arrivent tout le temps.
— Parfaitement, dit Lopez pendant que l'officier continuait sa marche. Et il y aura un jour ce style sur toute l'Espagne, comme il y a eu les cathédrales sur l'Europe et comme il y a sur tout le Mexique le style des fresquistes révolutionnaires.
— Qui. Mais seulement si tu prends l'engagement de me foutre la paix avec les cathédrales.
Toutes les autos de la ville, réquisitionnées et lancées à toute vitesse au service de la guerre ou du rêve se croisaient sous des cris fraternels. Les photos prises à la Montagne par les opérateurs des anciens journaux fascistes, nationalisés, depuis le matin circulaient à la terrasse, et les miliciens s'y reconnaissaient. Shade se demandait s'il allait consacrer son article, cette nuit, au projet de Lopez, au pittoresque de la Granja, ou à l'espoir qui emplissait la rue. A tout cela peut-être. (Derrière lui une de ses compatriotes gesticulait, un drapeau américain de quarante centimètres sur la poitrine ; mais il venait d'apprendre que c'était parce qu'elle était sourde-muette.) Un style naîtrait-il de ces murs dispersés, de ces hommes qui passeraient devant, — les mêmes que ceux qui passaient devant lui en cette seconde, secoués de cette kermesse de liberté ? Ils avaient en commun avec leurs peintres cette communion souterraine qui avait été, en effet, la chrétienté, et qui était la révolution ; ils avaient choisi la même façon de vivre, et la même façon de mourir. Et pourtant...
— C'est un projet dans la lune, ou quelque chose qui doit être organisé par toi, ou par l'Association des artistes révolutionnaires, ou par le ministère, ou par la Société des aigles et des hippopotames, ou quoi ? demanda Shade.
Des gens passaient avec des ballots de linge, des draps pliés dignement serrés sous les bras comme des serviettes d'avocat ; un petit bourgeois, avec un édredon très rouge dans la lumière du café, qu'il tenait sur sa poitrine comme la femme venue avant lui tenait sa machine à coudre ; d'autres avec des fauteuils retournés sur leur tête.
— On va voir, répondit Lopez. Pas par moi maintenant, en tout cas : ma milice part pour la Sierra. Mais tu peux être tranquille !
Shade dissipa en soufflant la fumée de sa pipe :
— Mon vieux Lopez, si tu savais ce que j'en ai marre des hommes !
— Ce n'est pas le meilleur moment pour ça...
— N'oublie pas que j'étais à Burgos avant-hier. Et c'était pareil, hélas ! C'était pareil... Les pauvres idiots fraternisaient avec les troupes...
— Dis donc, tortue : ici ce sont les troupes qui fraternisent avec les pauvres idiots.
— Et dans les grands hôtels les comtesses en peau buvaient avec les paysans monarchistes, béret sur la tête et couverture sur l'épaule...
— Et les paysans se faisaient tuer pour les comtesses qui ne se faisaient pas tuer pour les paysans ; d'ailleurs, il faut de l'ordre.
— Et ils crachaient quand ils entendaient des mots comme République ou Syndicat, tristes ballots... J'ai vu un prêtre avec un fusil, il croyait qu'il défendait sa foi ; et dans un autre quartier, un aveugle. Il avait un bandeau neuf sur les yeux. Et sur le bandeau, on avait écrit à l'encre violette : « Vive le Christ-Roi ». Je crois bien qu'il se croyait volontaire aussi, celui-là...
— Il était aveugle !
Une fois de plus, comme toujours lorsque les haut-parleurs criaient : « Allô » de leur voix de ventriloques, le silence s'épandit autour d'eux :
Ici, Radio-Barcelone. Vous allez entendre le général Goded.
Tous savaient que Goded était le chef des fascistes de Barcelone, et qu'il commandait militairement la rébellion. Le silence sembla s'étendre jusqu'aux limites de Madrid.
Ici, dit une voix fatiguée, indifférente et non sans dignité, le général Goded. Je m'adresse au peuple espagnol pour déclarer que le sort a été contre moi et que je suis prisonnier. Je le dis afin que tous ceux qui ne veulent pas continuer la lutte se sentent déliés de tout engagement envers moi.
C'était la déclaration de Companys vaincu, en 1934. Une immense acclamation se déploya sur la ville nocturne.
— Ceci renforce ce que j'allais dire, reprit Lopez, qui vida son verre d'un coup, en signe de joie. Quand j'ai fait les bas-reliefs que tu appelles mes machins scythes, je n'avais pas de pierre. La bonne coûte assez cher : seulement les cimetières en sont pleins, il n'y a même que ça dedans. Alors, je dévalisais le cimetière la nuit. Toutes mes sculptures de cette époque-là ont été sculptées dans des regrets éternels : c'est comme ça que j'ai abandonné la diorite. Maintenant on va passer à une plus grande échelle : l'Espagne est un cimetière plein de pierres, on va en faire des sculptures, tu m'entends, tortue !
Les hommes et les femmes portaient des ballots enveloppés de lustrine noire ; une vieille femme tenait une pendule, un enfant, une valise, un autre une paire de chaussures. Tous chantaient. Quelques pas en arrière, un homme tirait une voiture à bras chargée de toute une boutique de brocanteur, et accompagnait leur chant, en retard. Un jeune type agité, les bras en moulin à vent, les arrêta pour les photographier. C'était un journaliste : il avait un appareil au magnésium.
— Qu'est-ce que c'est que tous ces déménagements ? demanda Shade, ramenant en avant son petit chapeau. Ils ont peur d'être bombardés ?
Lopez leva les yeux. C'était la première fois qu'il regardait Shade sans chiqué ni frénésie.
— Tu sais qu'il y a beaucoup de monts-de-piété en Espagne ? Cet après-midi le Gouvernement a donné l'ordre de les ouvrir et de rendre tous les gages, sans contrepartie. Toute la misère de Madrid est venue, pas en se ruant, pas du tout, assez lentement. (Sûrement, elle n'y croyait pas.) Ils sont repartis avec leurs édredons, leurs chaînes de montre, leurs machines à coudre... C'est la nuit des pauvres.
Shade avait cinquante ans. Revenu de pas mal de voyages (entre autres de la misère américaine, puis de la longue maladie, mortelle, d'une femme qu'il avait aimée), il n'attachait plus d'importance qu'à ce qu'il appelait idiotie ou animalité, c'est-à-dire à la vie fondamentale : douleur, amour, humiliation, innocence. Des groupes descendaient l'avenue avec leurs charrettes hérissées de pieds de chaises, suivies de passants à pendules ; et, l'idée de tous les monts-de-piété de Madrid ouverts dans la nuit à la pauvreté pour une fois sauvée, cette foule dispersée qui repartait pour les quartiers pauvres avec ses gages reconquis, étaient la première chose qui fit comprendre à Shade ce que le mot Révolution peut signifier pour des hommes.
Contre les voitures fascistes lancées à travers les rues obscures avec leurs mitraillettes, dévalaient les voitures réquisitionnées ; et, au-dessus d'elles, le salud obsédant, abandonné, repris, scandé, perdu, unissait la nuit et les hommes dans une fraternité d'armistice, — plus dure à cause du prochain combat : les fascistes arrivaient à la Sierra.