Hernandez marche une fois de plus dans les rues de Tolède. Les prisonniers sont attachés deux par deux.
Passe une auto. Deux petites filles ensemble. Une vieille femme qui porte une cruche. Une autre auto, avec des officiers fascistes. Au fait, pense Hernandez, je suis condamné à mort pour « rébellion militaire ». Une autre femme avec un paquet d'épicerie, une autre avec un seau. Un homme avec rien.
Des vivants.
Tous mourront. Il a vu une de ses amies mourir du cancer généralisé ; son corps était châtain, comme ses cheveux ; et elle était médecin. Un milicien, à Tolède, a été écrasé par un tank. Et l'agonie de l'urémie... Tous mourront. Sauf ces Maures qui conduisent les condamnés : les tueurs sont hors de la vie et de la mort.
Au moment où le troupeau débouche sur le pont, le compagnon de Hernandez dit, à mi-voix :
— Lame Gillette. Serre-toi.
Hernandez se serre. Passe une famille. (Tiens, oui, il y a des familles). Un petit garçon les regarde. « — Ils sont vieux ! » dit-il. « Il exagère, pense Hernandez. Est-ce la mort qui me donne de l'ironie ? » Passe une femme en noir, sur un âne. Elle ferait bien de ne pas les regarder ainsi si elle ne veut pas montrer qu'elle était avec eux. Hernandez ne sent plus de son long corps que la pression de la corde sur ses poignets. La lame gratte la corde...
— Ça y est...
Hernandez tire doucement. C'est vrai. Il regarde son compagnon : il a une petite barbe, très dure.
— Les nôtres sont encore derrière la crête, dit celui-ci. Au premier croisement.
Le pont est traversé. Au premier remblai, l'homme saute.
Hernandez ne saute pas.
Il est exténué, et aussi de la vie. Encore courir, encore... Qu'y a-t-il de l'autre côté du remblai, des buissons ? On ne voit pas. Il se souvient des lettres de Moscardo. Des Maures sautent aussi, tirent. Mais ils sont trop peu nombreux pour abandonner la colonne. Hernandez ne saura jamais si son compagnon a réussi. Peut-être est-il vivant : les Maures reviennent du remblai sans rire.
Le troupeau marche.
Maintenant, le terrain monte légèrement ; en avant d'un trou allongé dont Hernandez ne voit pas la profondeur, dix phalangistes, l'arme au pied, et un officier. A droite, des prisonniers : avec ceux qui arrivent, ça fera cinquante. Leurs costumes civils sont la seule tache sombre dans le matin rayonnant, où les uniformes kaki des Maures sont de la couleur de Tolède.
Voici donc ce qui l'a si souvent obsédé, l'instant où un homme sait qu'il va mourir sans pouvoir se défendre.
D'apparence, les prisonniers ne sont pas plus gênés de mourir que les Maures et les phalangistes d'avoir à les tuer. Le receveur du tramway est là avec les autres, semblable aux autres maintenant. Tous un peu hébétés, ni plus ni moins que par une grande fatigue. Le peloton d'exécution, lui, est affairé : bien qu'il n'ait rien d'autre à faire qu'attendre de tirer, fusils chargés.
— Fixe !
Deux fois plus « fixe » que d'habitude ; au commandement, les dix hommes se sont tendus dans la comédie de l'honneur d'obéir. Autour de Hernandez, les cinquante autres regardent dans le vague, déjà au-delà de toute comédie.
Trois fascistes viennent prendre trois prisonniers. Ils les mènent devant la fosse, reculent.
— En joue !
Le prisonnier de gauche a les chevaux taillés en rond. Les trois corps, plus longs qu'à l'ordinaire, surplombent ceux qui les regardent et font silhouette sur le célèbre horizon des montagnes du Tage. Que l'histoire est peu de chose en face de la chair vivante — encore vivante...
Ils font un saut périlleux en arrière. Le peloton tire, mais ils sont déjà dans la fosse. Comment peuvent-ils espérer s'en échapper ? Les prisonniers rient nerveusement.
Ils n'auront pas à s'en échapper. Les prisonniers ont vu le saut d'abord, mais le peloton a tiré avant. Les nerfs.
Trois autres sont fournis. Il n'est pas possible qu'on fasse sauter les uns après les autres ces cinquante hommes dans cette fosse. Il faut que quelque chose arrive.
L'un des prisonniers amené devant la fosse s'est détourné, et la regarde. D'instinct, il a fait un pas pour s'en écarter. Se retournant sans lever les yeux, il s'aperçoit qu'il a avancé vers les pieds du peloton allongés vers lui, s'arrête, et, à l'instant où le prisonnier de droite va crier quelque chose, tous trois tombent, les mains au ventre, et basculent : le peloton, cette fois, a tiré plus bas.
Les prisonniers du groupe sont restés immobiles. Aucun écho, aucun cri. Venus de la ville, le braiment désolé d'un âne et la voix d'une marchande d'alcarazas se perdent dans le soleil.
L'un de ceux qui mènent les prisonniers devant le peloton d'exécution est penché sur la fosse, revolver en avant. Il pêche. Le ciel frémit de lumière. Hernandez pense à la propreté des linceuls : l'Europe n'aime plus grand-chose, mais elle aime encore ses morts. L'homme accroupi au bord de la fosse suit du canon de son revolver quelque chose qui bouge, et tire ; imaginer le coup de grâce dans une tête insensible ne vaut pas mieux que de l'imaginer dans une tête mourante. A cette heure, sur la moitié de la terre d'Espagne, des adolescents pris dans la même hideuse comédie tirent dans le même matin éblouissant, et les mêmes paysans, avec les mêmes cheveux en avant, tombent ou sautent dans les fosses. Sauf au cirque, Hernandez n'a jamais vu un homme sauter en arrière.
Trois autres sont debout au même endroit, qui vont bientôt sauter.
Si je n'avais pas fait porter les lettres de Moscardo — si je n'avais pas tenté d'agir noblement — ces trois hommes seraient-ils là ? Deux d'entre eux se tiennent mal : trop en avant, et pas de face. L'un ne sait plus s'il doit se planter de face ou de dos ; on ne sait jamais quelle attitude avoir au départ du train... pense Hernandez hystériquement. Quoi, si j'avais agi autrement, qu'est-ce que ça aurait changé ? Des types qui agissaient autrement, il n'en manquait pas !
Les ordonnateurs des pompes funèbres reviennent vers les trois maladroits, les prennent par les épaules, sans brutalité d'ailleurs, les disposent. Et les prisonniers semblent les aider, — s'efforcer de comprendre ce qu'on veut d'eux, s'y conformer. « On dirait qu'ils vont à l'enterrement ». Ils vont au leur.
« Dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt... » Les prisonniers sont sur trois rangs ; celui qui compte, compte ceux qui doivent être fusillés avant lui. « Non : dix-sept, dix-huit, dix-neuf. »
Il n'arrivera pas à les compter. Hernandez va se retourner pour lui dire le chiffre exact. Mais ce n'est ni dix-neuf ni vingt : c'est dix-sept. Hernandez se tait. Un autre a dit quelque chose : mourir, sans doute. « Ah ! ça va, répond une autre voix, fous-nous la paix : y a pire... »
Pourvu que ce ne soit pas un rêve, qu'il ne faille pas encore recommencer !...
Aura-t-on bientôt fini de disposer ces prisonniers comme pour une photo de mariage, devant les canons de fusils horizontaux ?
Tolède rayonne dans l'air lumineux qui tremble au ras des monts du Tage : Hernandez est en train d'apprendre de quoi se fait l'histoire. Une fois de plus, dans ce pays de femmes en noir, se lève le peuple millénaire des veuves.
Qu'est-ce que ça veut dire, la noblesse de caractère dans une action comme celle-là ? La générosité ?
Qui paye ?
Hernandez regarde la glaise avec passion. Ô bonne terre inerte ! Il n'y a de dégoût et d'angoisse que chez les vivants.
Le plus affreux, des prisonniers, c'est leur courage. Ils sont obéissants ; ils ne sont pas passifs. Comme l'image de l'abattoir est bête ; on n'abat pas les hommes, — il faut se donner la peine de les tuer. Hernandez pense à Pradas, à la générosité. Les trois prisonniers sont enfin de face : la photo est décidément prête. La générosité, c'est d'être vainqueur.
Décharge. Deux tombent dans la fosse, un en avant. L'un des organisateurs de la mort approche. Va-t-il pousser le corps du pied ? Non, il se baisse, le tire par le bras et la jambe ; le corps est lourd (le terrain monte) : ce mort-là aura été embêtant jusqu'à la fin. Au trou. Est-ce que ça va encore durer ?
On s'habitue, à droite à tuer, à gauche à être tué. Trois nouvelles silhouettes sont debout là où se sont trouvées toutes les autres, et ce paysage jaune d'usines fermées et de châteaux en ruine prend l'éternité des cimetières ; jusqu'à la fin des temps, ici, trois hommes debout, sans cesse renouvelés, attendront d'être tués.
— Vous l'avez voulue, la terre ! crie un des fascistes. Vous l'avez !
L'un des trois est le receveur du tram ; le soleil brille sur l'étoffe luisante de son épaule droite, sur le paletot qui l'a fait condamner à mort. Il ne proteste plus. Il attend. Comme les autres, il s'est laissé placer sans rien dire. « Je me fous de votre politique d'enfants de putains. » Avec le même mouvement que celui des fusils qui se lèvent, il lève le poing pour le salut du front populaire. C'est un petit homme chétif, qui ressemble aux olives noires.
Hernandez regarde cette main dont les doigts seront avant une minute crispés dans la terre.
Le peloton hésite, non qu'il soit impressionné, mais parce qu'il attend qu'on ramène ce prisonnier à l'ordre — à l'ordre des vaincus, en attendant celui des morts. Les trois ordonnateurs s'approchent. Le receveur les regarde. Il est enfoncé dans son innocence comme un pieu dans la terre, il les regarde avec une haine pesante et absolue qui est déjà de l'autre monde.
Si celui-ci s'en tirait... pense Hernandez. Il ne s'en tirera pas, l'officier vient de faire feu.
Les trois suivants vont se placer seuls devant la fosse.
Le poing levé.
— Les mains au corps ! crie l'officier.
Les trois prisonniers haussent les épaules, sous leur poing en l'air. L'officier se baisse, rattache le lacet de son soulier. Les trois hommes attendent. L'officier se relève, hausse à son tour les épaules et commande le feu.
Trois autres, dont Hernandez, montent, dans l'odeur d'acier chaud et de terre remuée.