Lendemain soir, front du Levant.
Le téléphone du champ était installé dans une guérite. Magnin, l'écouteur à l'oreille, regardait le Canard se poser dans la poussière du soleil descendant.
— Ici, direction des opérations. Vous avez deux appareils prêts ?
— Qui.
Utilisés chaque jour contre Teruel, réparés avec de mauvaises pièces de rechange, les appareils devenaient aussi peu sûrs qu'au temps de Talavera : l'équipe de dépannage devait sans cesse s'occuper des carburateurs.
— Le commandant Garcia vous envoie un paysan du nord d'Albarracin qui a passé les lignes fascistes cette nuit. Il y aurait un champ plein d'appareils à côté de son village. Sans abris souterrains.
— Je ne crois pas à leurs abris souterrains. Pas plus qu'aux nôtres. Je l'ai écrit dans mon rapport d'hier. Nous avons bombardé pour rien le champ de la route de Saragosse parce que les avions sont dans des champs clandestins ; pas parce qu'ils sont dessous.
— Nous vous envoyons le paysan. Envisagez la mission et rappelez-nous.
— Allô ?
— Quelles garanties présente le paysan ?
— Le commandant. Et son syndicat, je crois.
Une demi-heure plus tard, le paysan arrivait, conduit par un sous-officier de la direction des opérations. Magnin le prit par le bras et commença à marcher le long du champ. Les avions finissaient leurs essais dans la dernière lumière.
Jusqu'aux collines, c'était la paix du soir sur les grands espaces vides, le soir sur la mer et les champs d'aviation. Où Magnin avait-il déjà vu ce visage ? Partout : c'était celui des nains espagnols. Mais l'homme était solide, et plus grand que lui.
— Tu as passé les lignes pour nous prévenir : merci pour tous.
Le paysan sourit, d'un sourire délicat de bossu.
— Où sont les avions ?
— Sont dans le bois ». Le paysan leva l'index. « Dans le bois ». Il regarda entre les oliviers les coulées vides où les avions des Internationaux étaient cachés. « Des coulées comme ça, la même chose. Mais bien plus profondes, parce que c'est un vrai bois. »
— Comment est le champ ?
— Là où ils s'envolent ?
— Qui.
Le paysan regarda autour de lui.
— Pas comme ça.
Magnin tira son carnet. Le paysan dessina le champ.
— Très étroit ?
— Pas large. Mais les soldats y travaillent dur. Ils vont l'agrandir.
— Quelle orientation ?
Le paysan ferma les yeux, fit la girouette.
— Euh... alors, oui : le bois serait à l'ouest du champ ? Tu es certain ?
— Tranquillement.
Magnin regarda la manche à vent, au-dessus des oliviers : le vent, en ce moment, venait de l'ouest. Or, les avions, sur un petit champ, doivent décoller contre le vent. Si le vent était le même à Teruel, ces avions, en cas d'attaque, devraient décoller vent arrière.
— Tu te souviens comment était le vent, hier ?
— Nord-ouest. On disait qu'il allait pleuvoir.
Donc, les avions étaient sans doute toujours là. Si le vent ne changeait pas, ça irait bien.
— Combien d'avions ?
Le paysan avait, au milieu du front, une mèche en ergot, comme les aras ; de nouveau, il leva l'index.
— Moi — tu comprends, moi — j'ai compté six petits. Y a aussi des copains qui se sont arrangés. Ils sont pas d'accord : au moins autant de gros, qu'ils disent. Au moins. Peut-être plus.
Magnin réfléchit. Il tira sa carte, mais, comme il le supposait, le paysan ne savait pas la lire.
— C'est pas mon ouvrage. Mais tu me prends dans ta machine et je te montre. Tout droit.
Magnin comprit pourquoi Garcia avait répondu du paysan.
— Tu es déjà monté en avion ?
— Non.
— Tu n'as pas d'angoisse ?
Il ne comprenait pas bien.
— Tu n'as pas peur ?
Il réfléchit.
— Non.
— Tu reconnaîtras le champ ?
— Y a vingt-huit ans que je suis du village. Et j'ai travaillé en ville. Tu me trouves la route de Saragosse, moi je te trouve le champ. Tranquillement.
Magnin envoya le paysan au château et rappela la direction des opérations au téléphone.
— Il semble qu'il y ait une dizaine d'appareils ennemis, environ... Le mieux, évidemment, serait de bombarder à l'aube ; mais j'ai deux multiplaces et pas de chasse demain matin : toute la chasse est sur Guadalajara. Je ne connais pas mal la région et l'enjeu est sérieux. En ce moment, le temps est rarement clair là-bas... Alors, mon avis est : je téléphone à cinq heures du matin à la météo de Sarion et si le temps est tant soi peu bouché j'y vais.
— Le colonel Vargas vous laisse la décision. Si vous partiez, il mettrait à votre disposition l'avion du capitaine Moros. N'oubliez pas qu'il y aura peut-être de la chasse de protection à Sarion.
— Bon, merci... Ah ! autre chose : partir de nuit, c'est très bien, mais le champ n'est pas balisé. Avez-vous des phares ?
— Non.
— Vous êtes sûr ?
— On m'en demande toute la journée.
— Et à la Guerre ?
— De même.
— Euh... alors, des autos ?
— Tout est employé.
— Bon. Je vais tâcher de m'arranger.
Il téléphona au ministère de la Guerre : même réponse.
Il fallait donc partir de nuit, d'un petit champ sans lumière. Avec des autos, sur trois côtés, ça pourrait aller... Restait à trouver les autos.
Magnin prit la sienne et fila, à travers la nuit venue, au Comité du premier village.
Les objets réquisitionnés de toutes sortes, machines à coudre, tableaux, suspensions, lits et tout un fatras où les manches d'outils se dressaient entre les éclats de lumière des lampes posées sur une table au fond de la salle, donnaient au rez-de-chaussée l'aspect de pillage ordonné des salles de ventes. Les paysans passaient les uns après les autres devant la table. L'un des responsables vint vers Magnin.
— J'ai besoin de bagnoles, dit celui-ci, lui serrant la main.
Le délégué paysan leva les bras au ciel sans rien dire. Magnin connaissait bien ces délégués de villages : rarement jeunes, sérieux, roublards (la moitié de leur temps se passait à défendre le Comité contre les resquilleurs) et presque toujours efficaces.
— Voilà, dit Magnin : nous avons fait un nouveau champ. Il n'a pas encore de balisage, je veux dire pas de lumière pour les départs et les arrivées de nuit. Il n'y a qu'un moyen : limiter le champ par des phares d'auto. Le ministère n'a pas de bagnoles. La Guerre n'a pas de bagnoles. Tu as des bagnoles. Il faut que tu me les prêtes pour cette nuit.
— Il m'en faudrait douze et j'en ai cinq, dont trois camionnettes ! Comment veux-tu que je te les prête ? Une, encore...
— Non, pas une. Si nos avions sont à Teruel, ils arrêteront les fascistes. Sinon ce sont les fascistes qui y seront et les miliciens qui seront démolis. Tu comprends. Alors il faut des bagnoles, camionnettes ou pas camionnettes. C'est une question de vie ou de mort pour les camarades qui sont là-haut. Écoute, à quoi servent tes bagnoles ?
— A moins que ça !... Seulement, voilà, nous n'avons pas le droit de prêter les bagnoles sans chauffeurs, les chauffeurs ont fait quinze heures aujourd'hui, les...
— S'ils veulent dormir dans les bagnoles, ça m'est égal. Je peux faire conduire les autos par les mécaniciens de l'aviation. Si tu veux que je leur parle, je leur parlerai, je suis sûr qu'ils accepteront ; et ils accepteront aussi si tu leur expliques toi-même de quoi il retourne.
— A quelle heure tu veux les bagnoles ?
— A quatre heures, cette nuit.
Le délégué alla discuter avec deux autres, derrière la table aux lampes à pétrole, puis il revint.
— On fera ce qu'on pourra. Je t'en promets trois. Plus si c'est possible.
Magnin alla de village nocturne en village nocturne, des salles de bric-à-brac aux grandes salles de chaux blanche où délégués et paysans en blouses noires, debout, faisaient sur les murs des fresques d'ombres ; à travers les places aux teintes de décors, de plus en plus désertes, les lumières des bistrots et quelques derniers becs de gaz faisaient sur les coupoles violettes des églises désaffectées de grandes taches phosphorescentes. Les villages possédaient vingt-trois autos. On lui en avait promis neuf.
Il était deux heures et demie du matin quand il repassa par le premier village. Dans la demi-lumière qui éclairait la façade de la maison du Comité, des hommes, les uns derrière les autres comme ceux qui chargent le charbon sur les navires, transportaient des sacs : ils traversaient la rue pour entrer dans la mairie, et le chauffeur de Magnin avait dû s'arrêter. L'un d'eux passa tout près du capot de la voiture, courbé sous un demi-bœuf écorché.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Magnin à un paysan assis devant sa porte.
— Les volontaires.
— Les volontaires de quoi ?
— Pour la nourriture. On a demandé des volontaires pour transporter. Nos autos sont parties à l'aviation, pour aider Madrid.
Quand Magnin revint au champ, les premières voitures arrivaient. A quatre heures et demie, douze voitures et six camionnettes étaient là, avec leurs chauffeurs. Plusieurs avaient apporté des lampes-tempête, à tout hasard.
— Y a pas un autre travail qu'on pourrait faire ?
Un des volontaires pestait, sans que nul ne sût pourquoi.
Il les disposa, leur donna pour instruction de n'allumer leurs phares que quand ils entendraient les moteurs des avions et revint vers le château.
Vargas l'attendait.
— Magnin, Garcia dit qu'il y a plus de quinze avions, dans ce champ.
— Tant mieux.
— Non : parce qu'alors, ils sont pour Madrid. Vous savez qu'on se bat vers Guadalajara depuis avant-hier. Ils ont enfoncé le front à Villaviciosa ; nous les contenons vers Brihuega. Ils veulent tomber sur Arganda.
— Qui, ils ?
— Quatre divisions italiennes motorisées, tanks, avions, tout !
Le mois précédent, du six au vingt, dans la bataille la plus meurtrière de la guerre, l'état-major allemand avait essayé de prendre Arganda par le sud.
« Je pars à l'aube, dit Vargas.
— A bientôt », répondit Magnin, touchant son revolver dont la crosse était en bois.
C'était le froid de cinq heures, le froid qui précède l'aube. Magnin voulait du café. Devant le château de chaux bleue dans l'obscurité, son auto éclairait l'un des vergers où les ombres des Internationaux déjà prêts, sautant parmi les arbres, cueillaient des oranges couleur de gelée blanche, brillantes de rosée. Au bout du champ, les autos attendaient dans l'obscurité.
Pendant l'appel, Magnin exposa la mission aux chefs d'équipage qui la transmettraient quand les avions seraient en vol. Il s'assura que tous les mitrailleurs avaient leurs gants. Derrière l'auto qui avait éclairé les oranges et qui devait assurer jusqu'au dernier moment la liaison entre les appareils, les équipages empêtrés comme de jeunes chiens dans leurs combinaisons de vol traversaient le champ plein des dernières odeurs nocturnes.
Quelques ailes à peine visibles sur le ciel, les avions attendaient. Surpris par ces lumières inattendues, plus déprimés qu'éveillés par le vent qui leur plaquait sur la figure l'eau glacée avec laquelle ils s'étaient aspergés, les hommes traînaient les pieds sans rien dire. Dans le froid des départs de nuit, chacun sait qu'il va à son destin.
Éclairés par les lampes de poche, les mécaniciens avaient commencé leur travail. Les moteurs du premier avion tournaient pour le point fixe. Au fond du champ, deux phares s'allumèrent dans l'indifférence de la nuit.
Deux autres : les autos avaient entendu les moteurs. A peine Magnin devinait-il les collines au loin et, au-dessus de lui, la haute proue d'un multiplace ; puis l'aile d'un autre appareil, au-dessus du cercle bleuâtre d'une hélice. Deux phares encore s'allumèrent : les trois autos marquaient une extrémité du champ. Derrière étaient les bois de mandariniers ; dans la même direction, Teruel. Là-bas, une brigade internationale et les colonnes anarchistes attendaient l'attaque sous leurs manteaux à demi mexicains, près du cimetière ou dans les montagnes aux torrents gelés.
Des feux d'oranges sèches commencèrent à s'allumer. Leurs flammes rousses et folles étaient faibles entre les phares, mais leur odeur amère portée par le vent traversait le champ par instants comme des fumées. Un à un, les autres phares s'allumaient. Magnin se souvenait du paysan, un demi-bœuf écorché sur son dos, et de tous ces volontaires qui chargeaient l'entrepôt comme un navire. Les phares s'allumaient maintenant des trois côtés à la fois, reliés par les feux d'oranges autour desquels s'agitaient des manteaux. Un instant, les moteurs des avions coupés, on entendit le ronronnement dispersé des dix-huit autos des villages. Dans l'énorme masse d'ombre demeurée intacte au centre des hachures de lumière, les avions embusqués, dont les moteurs grondèrent soudain tous à la fois, semblaient cette nuit délégués à la protection de Guadalajara par toute la paysannerie d'Espagne.
Magnin partit le dernier. Les trois avions de Teruel survolèrent le champ, chacun cherchant les feux de position des autres, pour prendre la formation de vol. En bas, le trapèze du champ, tout petit maintenant, se perdait dans l'immensité nocturne de la campagne qui, pour Magnin, convergeait tout entière vers ces feux misérables. Les trois multiplaces tournaient. Magnin alluma sa lampe de poche pour reporter sur une carte le croquis du paysan. Le froid entrait par l'ouverture de la cuve. « Dans cinq minutes, je devrai mettre mes gants ; plus question de crayon. » Les trois avions étaient en ligne de vol. Magnin mit le cap sur Teruel. Dans l'odeur des feux d'oranges que le vent apportait encore du champ, l'intérieur de l'avion toujours dans l'obscurité, le soleil se levait sur la gueule hilare et cramoisie du mitrailleur de cuve.
— Salut, patron !
Magnin ne pouvait détacher son regard de cette bouche large ouverte par le rire, de ces dents cassées, bizarrement roses dans le soleil levant. L'avion devenait moins obscur. A terre, c'était encore la nuit. Les avions avançaient vers la première barrière de montagnes dans un jour hésitant ; en bas, des dessins vagues de cartes primitives commençaient à se former. « Si leurs avions ne sont pas en l'air, nous arriverons juste au bon moment ». Magnin commençait à discerner les toits de quelques fermes : le jour se levait sur la terre.
Magnin avait si souvent combattu sur ce front de Teruel, allongé vers le sud en presqu'île malaise, qu'il le portait en lui et ne naviguait que par conscience. Dès que mitrailleurs et mécaniciens, tendus comme toujours avant le combat, cessaient de regarder vers Teruel, ils tournaient vers le paysan un nez furtif, et leur coup d'œil rencontrait la crête d'ara d'une tête opiniâtrement baissée parmi les serre-tête, ou, tout à coup, une face angoissée dont les dents mordaient les lèvres.
Les batteries ennemies ne tiraient pas : les avions étaient protégés par les nuages. Sur terre, sans doute le jour était-il complètement levé. Magnin observait, à droite, le Canard Déchaîné, commandé par Gardet, à gauche le multiplace espagnol du capitaine Moros, tous deux un peu en arrière, liés au Marat comme deux bras à un corps, en ligne de vol dans l'immensité tranquille, entre le soleil et la mer de nuages. Chaque fois qu'un banc d'oiseaux passait au-dessous de l'appareil, le paysan levait l'index. Çà et là dépassaient les socs noirs des monts de Teruel et, à droite, le massif que les aviateurs appelaient la montagne de neige, d'une blancheur étincelante sous le soleil d'hiver, au-dessus du blanc plus mat des nuages. Magnin avait maintenant l'habitude de cette paix de commencement du monde au-dessus de l'acharnement des hommes ; mais, cette fois, les hommes n'étaient pas vaincus. L'indifférente mer de nuages n'était pas plus forte que ces avions partis aile contre aile, en vol aile contre aile vers un même ennemi, dans l'amitié comme dans la menace cachée partout sous ce ciel tranquille ; que ces hommes qui acceptaient tous de mourir pour autre chose qu'eux-mêmes, unis par le mouvement des compas dans la même fatalité fraternelle. Sans doute Teruel était-elle en vue sous les nuages ; mais Magnin ne voulait pas descendre pour ne pas donner l'éveil. « Nous traverserons tout à l'heure », cria-t-il dans l'oreille du paysan ; il sentait que celui-ci se demandait comment il les dirigerait s'il ne voyait rien.
Jusqu'à la lointaine barrière éclatante des Pyrénées se succédaient des taches allongées, comme des lacs sombres dans la neige, qui venaient vers eux : la terre. Une fois de plus, il suffisait d'attendre.
Les avions tournaient, avec la menaçante patience des appareils de guerre. Maintenant, c'étaient les lignes ennemies.
Enfin, une tache grise sembla glisser sur les nuages. Quelques toits la traversèrent, glissèrent eux aussi d'un bord à l'autre de la tache, comme d'immobiles poissons rouges ; puis des veines : des sentiers, tout cela sans volume. Encore quelques toits et un énorme cercle blême : les arènes. Et aussitôt, jaune et rousse, sous la lumière plombée, une vaste écaille de toits emplit le trou de nuages. Magnin prit le paysan par l'épaule :
— Teruel !
L'autre ne comprenait pas.
« Teruel ! » gueula Magnin dans son oreille.
La ville grossissait dans le trou gris, toute seule parmi les nuages qui moutonnaient jusqu'à l'horizon, entre sa campagne, sa rivière, et ses rails de plus en plus nets.
— C'est Teruel ? C'est Teruel ?
Le paysan, agitant sa crête, regardait cette espèce de carte confuse et rongée.
La route de Saragosse, blafarde dans ce jour bas, se détachait sur le fond assombri des champs, au nord du cimetière qu'attaquait l'armée républicaine. Sûr de sa position, Magnin retraversa aussitôt les nuages.
Les avions, au cap, suivaient sans la voir la route de Saragosse. Le village du paysan était à quarante kilomètres, un peu à droite. L'autre champ, bombardé en vain la veille, était à vingt. Sans doute le survolaient-ils maintenant. Magnin calculait le parcours aux secondes. S'ils ne trouvaient pas le second champ très vite, si l'alarme était donnée, ils auraient sur le dos les chasses ennemies de Saragosse et de Calamocha, celle des champs clandestins, et, s'il y avait des avions ici, celle-ci, qui leur barrerait le chemin de retour. Seule protection, les nuages, 31 kilomètres de Teruel, 36, 38, 40 : l'avion piqua.
Dès que le brouillard blanc entoura l'appareil, le combat sembla commencer. Magnin regardait l'altimètre, il n'y avait plus de collines dans cette partie du front ; mais des avions de chasse étaient-ils en attente sous le banc de nuages ? Le nez du paysan s'écrasait sur la vitre. La barre de la route commença d'apparaître comme si elle se fût peinte sur du brouillard, puis les maisons rousses du village, comme des taches de sang séchées sur la charpie des nuages. Pas encore d'avions de chasse ni de batteries. Mais à l'est du village, il y avait plusieurs champs allongés, et tous étaient bordés du même côté par de petits bois.
Pas de temps à perdre à tourner. Toutes les têtes étaient tendues en avant. L'avion dépassa l'église. Sa course était parallèle à la grand-rue. Magnin prit de nouveau le paysan par l'épaule, et lui montra les toits qui filaient sous eux à toute vitesse, comme un troupeau. Le paysan regardait, tendu de toute sa force, la bouche entrouverte, des larmes descendant en zigzag sur ses joues, une à une : il ne reconnaissait rien.
« L'église ! cria Magnin. La rue ! La route de Saragosse ! »
Le paysan les reconnaissait quand Magnin les lui montrait, mais il ne parvenait pas à s'orienter. Au-dessous de ses joues immobiles où coulaient les larmes, son menton était convulsivement secoué.
Restait une seule ressource : prendre une perspective qui lui fût familière.
La terre, oscillant de droite à gauche comme si elle perdait tout équilibre, lâchant ses oiseaux de tous côtés, se rapprocha brutalement de l'avion : Magnin descendait à trente mètres.
Le Canard et l'avion espagnol prirent la file.
Le terrain était plat ; Magnin ne craignait guère la défense de terre ; quant aux canons-revolvers, si une batterie antiaérienne protégeait le champ, elle ne pourrait tirer si bas. Il faillit donner l'ordre de mettre les mitrailleuses en action, mais craignit d'affoler le paysan. En rase-mottes, ils arrivaient sur les bois avec une perspective d'auto de course. Au-dessous d'eux, les bestiaux foutaient le camp frénétiquement. Si l'on eût pu mourir de regarder et de chercher, le paysan fût mort. Il attrapa Magnin par le milieu de sa combinaison, montrant quelque chose du doigt.
— Quoi ! Quoi !
Magnin arracha son serre-tête.
— Là !
— Quoi, bon Dieu !
Le paysan le poussait vers la gauche de toute sa force, comme si Magnin eût été l'avion, et montrait à leur gauche un panneau-réclame de vermouth, noir et jaune, en déplaçant son doigt plié sur le mica de la carlingue.
— Lequel ? gueulait Magnin.
A six cents mètres en avant, il y avait quatre taches de bois. Le paysan le poussait toujours vers la gauche. Le bois le plus à gauche ?
— C'est ça ?
Magnin regardait comme un fou. Le paysan, les paupières papillotantes, hurlait sans articuler un mot.
— C'est ça ?
Le paysan approuva de toute la tête et des épaules, sans bouger son bras toujours tendu. A l'instant même, à la lisière, on mit en marche une hélice, dont le rond éblouissant apparut sur le fond sombre des feuilles. On tirait du bois un avion de chasse ennemi.
Le bombardier se retourna : lui aussi avait vu. Trop tard pour bombarder, et ils étaient trop bas. Le mitrailleur avant, n'ayant rien vu, n'avait pas tiré.
— Tire sur le bois ! hurla Magnin au mitrailleur de cuve, en même temps qu'il apercevait un avion de bombardement à découvert.
Le mitrailleur pédala pour tourner sa cuve et tira. Déjà, l'angle des arbres rendait invisible l'avion de chasse.
Mais Gardet avait compris que cette manœuvre improvisée ne pouvait réussir qu'à force d'attention ; depuis quelques minutes, il avait pris la mitrailleuse avant du Canard, et ne quittait plus du regard le Marat. Dès qu'il vit la cuve tirer, il distingua l'hélice brillante sur le fond vert-noir du bois, grommela : « Minute ! » et commença le feu.
Ses balles traçantes montrèrent le Fiat à Scali, qui tenait la cuve du Canard. Depuis que ses problèmes étaient devenus lancinants, il ne bombardait plus, il mitraillait : il ne s'accommodait plus de la passivité. Dans la tourelle arrière, Mireaux, gêné par la queue, ne pouvait tirer ; mais l'avion de Moros put faire feu de ses trois mitrailleuses.
Magnin, qui virait en montant, vit au retour l'hélice de l'avion de chasse s'arrêter. Un groupe poussait l'avion de bombardement sous les arbres. En cet instant, du bois même, les fascistes téléphonaient sans doute aux autres champs. Le Marat montait en spirale pour ne pas être descendu par ses propres bombes quand il les lâcherait, mais il fallait agrandir le diamètre de la circonférence pour que le bombardier eût le temps de viser, et que Darras ne manquât pas son passage au-dessus du bois. Un seul passage, pensa Magnin : le bois était un but très visible, et si la réserve d'essence s'y trouvait, ce qui était probable, tout sautait. Il s'approcha du bombardier, regrettant Attignies :
— Toutes les bombes d'un coup !
L'avion oscilla deux fois pour indiquer la nature du bombardement ; à quatre cents mètres, il cessa de monter et revint sur le bois en ligne droite, à toute vitesse, mitrailleuses tirant. Les bombardiers auraient le temps de prendre leur visée sur 400. Le paysan, recroquevillé près du mécanicien, s'efforçait de ne gêner personne ; le mécanicien, les deux mains sur les manettes, regardait la main levée du bombardier, qui regardait le bois entrer dans son viseur.
Toutes les mains s'abaissèrent.
Il fallut que l'avion eût viré de 90o pour que Magnin pût voir le résultat : les deux autres appareils suivaient, et le carrousel oblique semblait continuer ; du bois, commençait à sourdre une grande fumée noire que tous connaissaient bien : l'essence. Elle montait par petits bouillonnements précipités, comme si des nappes souterraines eussent brûlé sous ce petit bois tranquille, semblable à tous les autres dans le début du matin gris. Une dizaine d'hommes quittèrent les arbres en courant — puis, en quelques secondes, une centaine, avec la même course cahotante et affolée que les troupeaux tout à l'heure. La fumée, que le vent rabattait vers les champs, commença à se déployer avec la courbe majestueuse des incendies d'essence. Maintenant, la chasse ennemie avait assurément pris l'air. Le bombardier photographiait, l'œil sur le viseur du petit appareil comme sur celui de l'avion ; le mécanicien essuyait ses mains qui venaient de quitter les manettes des bombes ; le paysan, son gros nez cramoisi d'avoir été écrasé sur le mica, battait la semelle contre la carlingue, de joie et de froid. L'avion rentra dans les nuages, et mit le cap sur Valence.
Dès que Magnin les eut traversés de nouveau et que sa vue s'étendit au loin, il comprit que ça allait mal.
Les nuages se décomposaient. Et, au-delà de Teruel, une déchirure immense dégageait ciel et terre sur cinquante kilomètres de profondeur.
Pour rentrer sans quitter les nuages il eût fallu faire un large tour par les lignes fascistes — et les nuages, là aussi, pouvaient se désagréger très vite.
Restait à espérer que la chasse de Sarion arrivât avant la chasse ennemie.
Magnin, ravi du succès et fort désireux de n'être pas tué ce jour-là, comptait les minutes. S'ils n'étaient pas rejoints avant la vingtième...
Ils entraient en plein ciel dégagé.
L'un après l'autre, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept avions ennemis sortirent des nuages. Les avions de chasse républicains étaient des monoplaces à ailes basses, avec lesquels on ne pouvait confondre les Heinkel ; Magnin reposa ses jumelles, fixé, et fit serrer les trois avions. « Si nous avions des mitrailleuses convenables, nous pourrions quand même tenir le coup », pensa-t-il. Mais il avait toujours les vieilles Lewis, non jumelées. « 800 coups à la minute × 3 mitrailleuses = 2400. Chaque Heinkel a 1800 coups × 4 =7200 ». Il le savait, mais se le répéter faisait toujours plaisir.
Les fascistes arrivaient sur le groupe des trois multiplaces ; orientés à gauche, résolus à attaquer d'abord un seul bombardier. Pas un avion de chasse républicain dans le ciel.
Sous les avions, les cailles passaient, dans leur migration annuelle.
L'avion de gauche était celui de Gardet.
Pujol, le premier pilote, achevait d'y faire distribuer du chewing-gum par Saïdi, en signe de jubilation. Pujol maintenait les bonnes traditions de Leclerc : avec sa barbe rasée d'un seul côté (conséquence d'un vœu sentimental), son chapeau de jardinier, garni de plumes écarlates, remis dès la fin du bombardement, ses vingt-quatre ans, son nez en trompette, et son foulard de la F.A.I. (dont il ne faisait pas partie), il ressemblait assez à l'image que les fascistes se faisaient des bandits rouges. Les autres étaient normaux, si l'on négligeait quelques bas roulés sous les serre-tête, et le petit fusil de Gardet. Celui-ci, qui maintenait avec une autorité ferme et voilée l'ordre nécessaire à l'efficacité militaire, admettait tous les pittoresques comme son propre fusil de bois ; et Magnin avait encore des indulgences spéciales pour les folies qui ne paralysaient pas l'action, surtout lorsqu'il les sentait liées aux fétiches.
Gardet avait compris, lui aussi, la manœuvre allemande. Il vit que Magnin faisait descendre les deux avions au-dessus du Canard, pour conjuguer le feu des mitrailleuses dès que celui-ci serait attaqué. Il contrôla celles de son appareil, prit la tourelle avant, pensa une fois de plus que les Lewis le dégoûtaient, et tourna sa tourelle vers les Heinkel qui grossissaient au-dessus du point de mire.
— Vous en faites pas, cria Gardet : il y en aura d'autres !
Pujol avançait en S. C'était la première fois qu'attaqué par-devant il voyait la chasse ennemie arriver sur lui de toute sa vitesse, avec l'amertume qu'a tout pilote aux commandes d'un appareil lourd et lent attaqué par des avions rapides. Les pélicans savaient que les meilleurs d'entre leurs propres chasseurs les eussent descendus sans peine. Et, comme avant chaque combat, tous, sous eux, commençaient à prendre conscience du vide.
Scali, mettant sa mitrailleuse en position, aperçut tout à coup à sa gauche une de leurs grosses bombes : elle ne s'était pas décrochée pendant le bombardement.
— Les v'là !
Magnin avait bien établi ses distances : les Heinkel ne pouvaient entourer le Canard. Deux au-dessus, deux au-dessous, trois sur le côté, ils grossirent jusqu'à ce que le serre-tête des pilotes devînt visible.
Tout le Canard fut secoué par ses mitrailleuses tirant à la fois. Dix secondes, il y eut un boucan d'enfer, le petit bruit du bois qui éclate sous les balles ennemies, et un réseau de balles traçantes.
Gardet vit l'un des Heinkel du dessous descendre verticalement, touché par Scali ou par les mitrailleuses des autres multiplaces. Une fois de plus, il sentit le vide. Mireaux quittait la tourelle arrière, la bouche entrouverte ; de son bras pendant, le sang coulait dans la carlingue comme d'un bec d'arrosoir. Scali remonta de sa cuve, s'allongea : son soulier semblait avoir éclaté.
« Garrottez-vous ! » gueula Gardet, envoyant comme un palet la pharmacie de bord vers Mireaux, et sautant dans la cuve. Saïdi avait pris sa mitrailleuse, et le bombardier celle de Mireaux : les pilotes ne semblaient pas touchés.
Les Heinkel revenaient.
Plus au-dessous : ceux qui tentaient l'attaque en chandelle étaient sous le feu de la mitrailleuse de cuve et des six mitrailleuses du Marat et de l'avion de Moros, dont les traçantes entrecroisées faisaient sous le Canard un filet de fumée. Le copain du Heinkel descendu, lui, était passé au-dessus. Pujol filait pleins gaz, ses S de plus en plus allongés.
Mêmes balles traçantes, même chahut, même petit bruit de bois. Saïdi quitta la tourelle arrière sans rien dire, vint s'accouder au-dessus de Scali, à côté de qui Mireaux s'était allongé. « S'ils ont le culot de se coller à nous en balancier par-derrière au lieu de faire des passages... » pensa Gardet. Dans la pénombre, le jour, à travers les trous des balles ennemies, brillait comme de petites flammes. Le moteur de gauche cessa de tourner. Le Marat et l'espagnol vinrent encadrer le Canard. Pujol pencha dans la carlingue sa tête ensanglantée encore couverte du chapeau de jardinier à plumes :
— Ils se débinent !
Les Heinkel filaient. Gardet prit ses jumelles : la chasse républiciaine arrivait au Sud.
Il sauta de sa cuve, ouvrit la boîte de pharmacie à quoi les autres n'avaient pas touché, garrotta Mireaux (trois balles dans le bras gauche, une dans l'épaule : une rafale) et Scali (une explosive dans le pied). Saïdi avait une balle dans la cuisse droite, mais souffrait peu.
Gardet alla vers le poste de pilotage. L'avion volait à 30o, soutenu par un seul moteur. Langlois, le second pilote, indiqua de l'index, le compte-tours : 1400 au lieu de 1800. L'avion, bientôt, ne pourrait compter que sur le plané. Et ils arrivaient sur la montagne de neige. En bas, d'une maison, montait une fumée tranquille, absolument droite.
Pujol, sanglant mais légèrement atteint, sentait son manche dans son corps, comme les autres leurs blessures. Le compte-tours passa de 1200 à 1100.
L'avion tombait d'un mètre par seconde.
Au-dessous, les contreforts de la montagne de neige. Là, c'était la dégringolade dans les gorges, une guêpe saoule assommée contre un mur. Au-delà, la neige, en larges plans ondulés. Et quoi dessous ?
Ils traversèrent un nuage. Dans le blanc absolu, le plancher de la carlingue était tout taché de semelles sanglantes. Pujol essayait de sortir du nuage en montant. Ils en sortirent par leur chute même : ils étaient à 50 mètres de la montagne. La terre se jetait sur eux, mais ces molles courbes de neige... Ils avaient une sacrée envie de s'en tirer, maintenant qu'ils avaient réussi le bombardement et échappé au tir.
— La bombe ! cria Gardet.
Si elle ne se larguait pas cette fois, tous sautaient. Saïdi abaissa les deux manettes de déclenchement à la fois, à les casser. La bombe tomba, et, comme si elle eût projeté la terre contre l'avion, tous reçurent la neige dans le ventre.
Pujol sauta de son siège, à ciel ouvert tout à coup. Sourd ? Non, c'était le silence de la montagne après le fracas de la chute, car il entendit une corneille et des voix qui criaient. Son sang ruisselait doucement sur son visage, tiède, et faisait des trous rouges dans la neige, devant ses souliers. Rien, que ses mains, pour écarter ce sang qui l'aveuglait, et à travers quoi apparaissait confusément un noir buisson métallique pleins d'appels, l'inextricable enchevêtrement des avions broyés.
Magnin et Moros avaient pu rentrer. La direction des opérations avait téléphoné au champ que les blessés étaient recueillis au petit hôpital de Mora. Il fallait réviser les avions qui ne reprendraient l'air que le lendemain. Magnin avait donné des instructions et était reparti aussitôt. Une ambulance allait suivre.
— Un mort, deux blessés graves, tous les autres blessés légers, avait dit l'officier de service au téléphone.
Il ignorait le nom des blessés et du mort. Il n'avait pas encore reçu le résultat du bombardement.
L'auto de Magnin filait entre les immenses bois d'orangers. Leur profusion de fruits encadrés çà et là de cyprès se développait pendant des kilomètres, sous la perspective de Sagunte et de ses forteresses en ruine, remparts chrétiens sous des remparts romains, remparts romains sous des remparts puniques : la guerre... Au-dessus, la neige des monts de Teruel tremblait dans le ciel maintenant dégagé.
Les chênes remplacèrent les orangers : la montagne commençait. Magnin téléphona de nouveau à la direction des opérations : il y avait seize avions ennemis sur l'aérodrome du paysan ; tout avait brûlé.
L'hôpital de Mora était installé dans l'école : pas question d'aviateurs. Il y avait un autre hôpital dans la mairie : pas davantage question. Au comité de Front Populaire, on conseilla à Magnin de téléphoner à Linares : on avait demandé là un des médecins de Mora, pour des blessés. Magnin partit vers le poste avec un des délégués du comité, sous les balcons de bois, à travers les rues aux maisons bleues, roses et pistache, et les ponts en ogive dominés à chaque tournant par les ruines d'un château de romancero.
Le postier était un vieux militant socialiste. Son gosse était assis sur la table du morse :
— Il veut être aviateur, lui aussi !
Il y avait des traces de balles sur le mur.
« Mon prédécesseur était de la C.N.T., dit le postier. Le jour de la révolte, il n'a pas cessé de télégraphier à Madrid. Les fascistes ne le savaient pas, mais ils l'ont tué tout de même : ce sont les balles... »
Enfin, Linares répondit. Non, les aviateurs n'étaient pas là. Ils étaient tombés près d'un hameau, Valdelinares. Plus haut, dans la neige.
Quel autre village faudrait-il appeler encore ? « Plus haut, dans la neige ! » Et pourtant, au ton des réponses, Magnin sentait plus que jamais l'Espagne présente autour de lui, comme si dans chaque hôpital, dans chaque comité, à chaque poste de téléphone eût attendu un paysan fraternel. Enfin, une sonnerie. Le postier leva enfin la main : Valdelinares répondait. Il écouta, se retourna :
— Un des aviateurs peut marcher. Il est allé le chercher.
Le gosse n'osait plus bouger. L'ombre d'un chat passa en silence sur la fenêtre.
Le postier tendit à Magnin le vieil écouteur où murmurait une voix effacée :
— Allô ! qui parle ?
— Magnin. C'est Pujol, n'est-ce pas ?
— Qui.
— Qui est tué ?
— Saïdi.
— Les blessés ?
— Gardet, salement : on a peur pour les yeux. Taillefer, la jambe gauche cassée en trois endroits. Mireaux, quatre balles dans le bras. Scali, une balle explosive dans le pied. Langlois et moi, ça peut aller.
— Qui peut marcher ?
— Pour descendre ?
— Qui.
— Personne.
— Sur des mules ?
— Langlois et moi. Peut-être Scali, si on le soutient ; c'est pas sûr.
— Comment êtes-vous soignés ?
— Plus tôt on descendra, mieux ça sera. Enfin, ils font tout ce qu'ils peuvent...
— Il y a des civières ?
— Pas ici. Attendez, le médecin qui est là dit quelque chose.
La voix du médecin.
— Allô ? dit Magnin. Tous les blessés peuvent être transportés ?
— Qui, si vous avez des civières.
Magnin interrogea le postier. On ne savait pas ; peut-être y avait-il des civières à l'hôpital ; sûrement pas six. Magnin reprit le récepteur.
— Pouvez-vous faire construire des brancards avec des branches, des sangles et des paillasses ?
— Je... oui.
— Je vais apporter ce que je pourrai comme civières. Dès maintenant, veuillez faire faire les brancards et commencer à descendre. J'attends ici une ambulance ; elle montera jusqu'où elle pourra monter.
— Et le mort ?
— Descendez tout le monde. Allô ! Allô ! Veuillez dire aux aviateurs que seize avions ennemis sont détruits. N'oubliez pas.
La course recommença à travers les rues aux maisons de couleur, la place à fontaines, les ponts en dos d'âne et les pavés pointus, brillants encore des averses du matin sous le ciel toujours bas. Il y avait en tout deux civières, qu'on ficela sur le toit de l'auto.
— Ce ne sera pas trop haut pour la porte du village ?
Enfin, Magnin partit pour Linares.
Désormais, il entrait dans une Espagne éternelle. Au-delà du premier village aux greniers ouverts sur des balustrades, l'auto arriva devant une gorge blafarde sur le ciel gris, où rêvassait la silhouette aux cornes écartées d'un taureau de combat. Une hostilité primitive montait de la terre que ces villages kurdes tachaient comme des brûlures, d'autant plus dure que Magnin, reportant toutes les cinq minutes son regard sur sa montre, regardait ces rochers comme les avaient regardés les blessés. Rien où se poser : partout des champs en escalier, des rochers ou des arbres. L'auto ne pouvait descendre une côte sans que Magnin vît l'avion se rapprocher de ce sol sans espoir.
Linares est un bourg muré ; des enfants étaient montés sur les remparts, des deux côtés de la porte. A l'auberge, dont le rez-de-chaussée était encombré de charrettes, brancards en l'air, des mulets attendaient. Un médecin était au Comité, venu de la vallée, et une quinzaine de jeunes gens. Ils regardaient avec curiosité ce grand étranger aux moustaches tombantes qui portait le costume de l'aviation espagnole.
— Nous n'avons pas besoin de tant de porteurs, dit Magnin.
— Ils y tiennent, dit le délégué.
— Bon. L'ambulance ?
Le délégué téléphona à Mora ; elle n'y était pas encore arrivée. Des muletiers, assis dans la cour de l'auberge, les charrettes en demi-cercle autour d'eux, mangeaient autour de la marmite, une cloche énorme, retournée, où l'huile d'olive bouillonnait et dont la suie cachait l'inscription. Au-dessus de la porte : 1614.
Enfin, la caravane partit.
— Combien de temps jusqu'en haut ?
— Quatre heures. Vous les rencontrerez avant.
Magnin marchait à deux cents mètres en avant, sa silhouette noire — casquette d'uniforme et manteau de cuir — nette sur les pans de montagne. Il n'y avait presque pas de boue, et il ne se battait que contre les pierres. Derrière lui, le médecin sur un mulet ; derrière encore, les porteurs, en chandail et béret basque (les costumes locaux, c'était pour les jours de fête, ou pour la vieillesse) ; plus loin, mulets et civières.
Bientôt, il n'y eut plus ni taureaux ni champs : partout la pierre, cette pierre d'Espagne jaune et rouge au soleil que le ciel blanc rendait blafarde, plombée dans ses grandes ombres verticales : elles descendaient en deux ou trois traits brisés, depuis la neige coupée par le plafond du ciel jusqu'au fond de la vallée. Du chemin à flanc de montagne, roulaient sous les pieds des cailloux qui sonnaient de roche en roche, perdus dans ce silence de gorges où semblait enfoui un bruit de torrent qui s'éloignait peu à peu. Après plus d'une heure finit la vallée au creux de laquelle Linares apparaissait encore. Dès qu'un pan de montagne l'en sépara, Magnin cessa d'entendre le bruit de l'eau. Le sentier passait derrière un roc vertical qui, par instants, le surplombait ; là où il changeait définitivement de direction était un pommier, en silhouette japonaise sur le ciel au milieu d'un champ minuscule. Ses pommes n'avaient pas été cueillies ; tombées, elles formaient autour de lui un anneau épais, qui peu à peu retournait à l'herbe. Ce pommier seul était vivant dans la pierre, vivant de la vie indéfiniment renouvelée des plantes, dans l'indifférence géologique.
Plus Magnin montait, et plus la fatigue lui faisait sentir les muscles de ses épaules et de ses cuisses ; peu à peu, l'effort envahit tout son corps, s'imposa à toute pensée : les brancards étaient en train de descendre ces mêmes sentiers impraticables, avec des bras en charpie et des jambes cassées. Son regard allait de ce qu'il voyait du sentier aux crêtes de neige engagées dans le ciel blanc, et chaque nouvel effort enfonçait jusque dans sa poitrine l'idée fraternelle qu'il se faisait du chef.
Les paysans de Linares, qui n'avaient jamais vu un seul de ces blessés, le suivaient sans parler, dans une sévère et tranquille évidence. Il pensait aux autos des villages.
Il montait depuis deux heures au moins, lorsque finit le chemin accroché au pan de la montagne. Le sentier suivait maintenant à travers la neige une nouvelle gorge, vers la montagne plus haute et beaucoup moins âpre, que les avions voyaient à côté de l'autre quand ils partaient pour Teruel. Désormais, les torrents étaient gelés. A l'angle du chemin comme le pommier tout à l'heure, attendait un petit guerrier sarrasin, noir sur le ciel, avec le raccourci des statues à haut piédestral : le cheval était un mulet, et le Sarrasin était Pujol, en serre-tête. Il se retourna et, de profil comme sur les gravures, cria : « V'là Magnin ! » dans le grand silence.
Deux longues jambes raides tendues de chaque côté d'un âne minuscule, des cheveux verticaux sortant comme un blaireau d'un bandage arrivèrent sur le ciel : le second pilote, Langlois. Au moment où Magnin serrait la main de Pujol, il s'aperçut que son manteau de cuir était à tel point craquelé de sang coagulé au-dessus de la ceinture, qu'il ressemblait à la peau de crocodile. Quelle blessure avait pu ensanglanter ainsi le cuir ? Sur la poitrine, les jets se croisaient en filets, si droits qu'on y sentait encore le giclage du sang.
— C'est le cuir de Gardet, dit Pujol.
Magnin, sans étriers, ne pouvait se dresser. Le cou tendu, il cherchait Gardet ; mais les civières étaient encore de l'autre côté du rocher.
Le regard de Magnin restait fixé au cuir. Pujol racontait déjà.
Langlois, blessé légèrement à la tête, avait pu s'écarter sur un pied ; l'autre était foulé. Dans la longue boîte hachée qui avait été la carlingue, Scali et Saïdi étaient couchés. Sous le champignon de la tourelle retournée, Mireaux, les membres dépassant le pilon de la tourelle dont le haut pesait sur son épaule brisée comme dans les gravures de vieux supplices ; parmi les débris, le bombardier, allongé. Tous ceux qui pouvaient crier, obsédés par l'imminence du feu, criaient dans le grand silence de la montagne.
Pujol et Langlois avaient dégagé ceux de la carlingue ; puis Langlois avait commencé à dégager le bombardier, tandis que Pujol tentait de soulever la tourelle qui écrasait Mireaux. Elle bascula enfin, avec un nouveau chahut de fer et de mica qui fit tressaillir les blessés allongés dans la neige, et se perdit.
Gardet avait vu une cabane, et il était parti vers elle, sa mâchoire cassée appuyée sur la crosse de son revoler (il n'osait la soutenir de sa main, et le sang ruisselait). Un paysan qui l'avait vu de loin s'était enfui. Dans la cabane, éloignée de plus d'un kilomètre, était seulement un cheval, qui le regarda, hésita, et se mit à hennir. « Je dois avoir une drôlement sale gueule, pensa Gardet. Quand même, un cheval chaud, ça ne peut être qu'un cheval de front populaire... » La cabane était chaude dans la solitude de la neige, et il avait envie de s'étendre et de dormir. Personne ne venait. Gardet prit une pelle dans un coin, d'une seule main, à la fois pour dégager Saïdi lorsqu'il aurait rejoint l'avion et pour aider sa marche. Il commençait à ne plus voir clair, sauf à ses pieds : ses paupières supérieures gonflaient. Il revint en suivant les gouttes de son sang dans la neige, et les traces de ses pieds, longues et brouillées chaque fois qu'il était tombé.
En marchant, il se souvenait qu'un tiers du Canard était fait d'anciennes pièces d'un avion payé par les ouvriers étrangers et abattu sur la Sierra : la Commune de Paris.
Au moment où il atteignait l'avion, un gosse s'approchait de Pujol. « Si nous sommes chez les fascistes, pensa le pilote, nous sommes faits comme des rats. » Où étaient les revolvers ? Et on ne se suicide pas à la mitrailleuse.
— Qu'est-ce que c'est, ici ? demandait Pujol. Les Rouges ou Franco ?
Le gosse — l'air malin, hélas ! oreilles écartées, épi sur le sommet du crâne — l'avait regardé sans répondre. Pujol prenait conscience de l'incroyable aspect qu'était sans doute le sien : le chapeau aux plumes rouges était resté sur sa tête, où il l'y avait remis inconsciemment ; sa barbe n'était rasée que d'un côté, et le sang coulait, coulait sur sa combinaison blanche.
« Qui c'est, dis ? »
Il s'était approché du gosse, qui reculait. Menacer n'eût servi de rien. Et plus de chewing-gum.
« Les républicains ou les fascistes ? »
On entendit un bruit lointain de torrent, et des cris de corneilles qui se poursuivaient.
— Ici, avait répondu le gosse, regardant l'avion, y a de tout : des républicains et des fascistes.
— Le syndicat ? gueula Gardet.
Pujol comprit.
— Quel est le syndicat le plus grand ? L'U.G.T. ? Le C.N.T. ? Ou les catholiques ?
Gardet arrivait vers Mireaux, à droite du gosse, qui ne le voyait que de dos et regardait, sur son dos, le petit fusil de bois :
— L'U.G.T., dit enfin l'enfant, souriant.
Gardet se retourna ; son visage, toujours appuyé sur sa crosse, était sabré d'une oreille à l'autre, le bas du nez pendait, et le sang qui coulait encore, mais qui avait jailli à gros bouillons, se coagulait sur le cuir d'aviateur que Gardet portait par-dessus sa combinaison. Le gosse hurla et s'enfuit obliquement comme un chat.
Gardet aidait Mireaux à ramener sur son corps ses membres écartelés, et à se dresser sur les genoux. Lorsqu'il s'inclinait, son visage brûlait, et il tentait d'aider Mireaux en gardant la tête droite.
— Nous sommes chez nous ! dit Pujol.
— Complètement défiguré, cette fois, dit Gardet. T'as vu comment il s'est débiné, le môme ?
— T'es cinglé !
— Trépané.
— Y a des gars qui s'amènent.
Des paysans, en effet, venaient vers eux, amenés par celui qui s'était enfui lorsqu'il avait vu Gardet. Maintenant, il n'était plus seul et osait revenir. A l'explosion de la bombe, tout le village était sorti, et les plus audacieux approchaient.
— Frente popular ! cria Pujol, envoyant le chapeau aux plumes rouges dans le fouillis d'acier.
Les paysans commencèrent à courir. Sans doute avaient-ils supposé que les aviateurs tombés étaient des leurs, car ils arrivaient presque sans armes ; peut-être l'un d'eux, avant sa chute, avait-il distingué les bandes rouges des ailes. Gardet vit le miroir du rétroviseur suspendu à sa place dans le fouillis de poutrelles et de fils, devant le siège de Pujol. « Si je me regarde, je me tue. »
Quand les paysans avaient été assez près pour voir le fatras d'acier hérissé de plans et de morceaux d'ailes, les moteurs défoncés, une hélice pliée comme un bras et les corps allongés sur la neige, ils s'étaient arrêtés. Gardet venait vers eux. Les paysans et les femmes en fichus noirs les attendaient, groupés et immobiles, comme ils eussent attendu le malheur. « Attention ! » dit le premier paysan qui vit que la mâchoire cassée de Gardet était appuyée sur le canon d'une mitraillette. Les femmes, reprises par le passé devant le sang, se signaient ; puis, moins vers Gardet et vers Pujol qui approchait à son tour que vers les corps allongés, un des hommes leva le poing ; et tous les poings, l'un après l'autre, se levèrent en silence dans la direction de l'avion écrasé et des corps que les paysans croyaient morts.
— C'est pas tout ça, grogna Gardet. Et, en espagnol : « Aidez-nous. »
Ils étaient revenus vers les blessés. Dès que les paysans eurent compris qu'un seul des allongés était mort, commença une agitation affectueuse et maladroite.
— Minute !
Gardet avait commencé à mettre de l'ordre. Pujol s'agitait, mais, nul ne lui obéissait : Gardet était le chef, non parce qu'il l'était en effet, mais parce qu'il était blessé à la face. « Si la Mort s'amenait, c'est fou ce qu'on lui obéirait ! » pensait-il. Un paysan pour chercher un médecin. Très loin ; tant pis. Transporter Scali, Mireaux, le bombardier, ça ne s'annonçait pas simple ; mais les montagnards ont l'habitude des jambes cassées. Pujol et Langlois pouvaient marcher. Et lui-même à la rigueur.
Ils avaient commencé à descendre vers le petit village, hommes et femmes tout petits sur la neige. Avant de s'évanouir, Gardet avait regardé une dernière fois le rétroviseur ; il avait été pulvérisé dans la chute : il n'y avait jamais eu de miroir dans les débris.
La première civière débouchait en face de Magnin. Quatre paysans la portaient, chacun un brancard sur l'épaule, suivis aussitôt de quatre camarades. C'était le bombardier.
Il ne semblait pas avoir la jambe cassée, mais des années de tuberculose. La face s'était durement creusée, donnant aux yeux toute leur intensité, et changeant en masque romantique cette tête à petites moustaches de fantassin trapu.
Celle de Mireaux, qui suivait, n'avait pas moins changé, mais autrement : là, la douleur était allée chercher l'enfance.
— On est partis de là-haut dans la neige qui tombait ! dit-il quand Magnin lui serra la main, c'est marrant ! — Il sourit et referma les yeux.
Magnin continua d'avancer, les porteurs de Linares derrière lui. La civière suivante était assurément celle de Gardet : un pansement recouvrait le visage presque tout entier. Seule chair de tout le corps, paraissaient les paupières gonflées à éclater, mauve pâle, serrées par l'enflure l'une contre l'autre, entre le serre-tête et le pansement plat qu'il maintenait, et sous lequel le nez semblait avoir disparu. Les deux premiers porteurs, voyant que Magnin voulait parler, déposèrent la civière avant les seconds et, pendant un instant, le corps demeura oblique, comme une Présentation du combat.
Aucun geste n'était possible : les deux mains de Gardet étaient sous la couverture. Entre les paupières de gauche, Magnin crut entrevoir une ligne :
— Tu vois ?
— Pas trop. Enfin, je te vois, quoi !
Magnin avait envie de l'étreindre, de le secouer.
— On peut faire quelque chose ?
— Dis à la vieille de me foutre la paix avec son bouillon ! Dis donc, à quand l'hôpital ?
— L'ambulance en bas, dans une heure et demie. L'hôpital ce soir.
La civière se remit en marche, la moitié de Valdelinares derrière elle. Une vieille femme aux cheveux couverts du mouchoir noir, lorsque la civière de Scali dépassa Magnin, s'approcha avec une tasse et donna du bouillon au blessé. Elle portait un panier et dans ce panier une bouteille thermos, et une tasse japonaise, son luxe peut-être. Magnin imagina le bord de la tasse passant sous le pansement relevé de Gardet.
— Il vaut mieux ne pas en donner à celui qui est blessé à la face, lui dit-il
— C'était la seule poule du village, répondit-elle, gravement.
— Quand même.
— C'est que j'ai mon fils au front, moi aussi...
Magnin laissa passer devant lui civières et paysans jusqu'aux derniers, qui portaient le cercueil ; il avait été fait plus vite que les civières : l'habitude... Sur le couvercle, les paysans avaient attaché une des mitrailleuses tordues de l'avion.
Toutes les cinq minutes, les porteurs se relayaient mais sans poser les civières. Magnin était ahuri du contraste entre l'aspect d'extrême pauvreté des femmes, et les thermos que plusieurs d'entre elles portaient dans leur panier. L'une s'approcha de lui.
— Quel âge a-t-il ? dit-elle en montrant Mireaux.
— Vingt-sept ans.
Depuis quelques minutes, elle suivait la civière, avec le désir brouillon d'être utile, mais aussi avec une tendresse délicate et précise de gestes, une façon de caler les épaules chaque fois que les porteurs, dans une descente très raide, devaient assurer leurs pieds, où Magnin reconnaissait l'éternelle maternité.
La vallée descendait de plus en plus. D'un côté, les neiges montaient jusqu'au ciel sans couleur et sans heure ; de l'autre, de mornes nuages glissaient au-dessus des crêtes.
Les hommes ne disaient pas un mot. Une femme, de nouveau, vint vers Magnin.
— Qu'est-ce qu'ils sont, les étrangers ?
— Un Belge. Un Italien. Les autres Français.
— C'est la brigade internationale ?
— Non, mais c'est la même chose.
— Celui qui est...
Elle fit vers son visage un geste vague.
— Français, dit Magnin.
— Le mort, il est français, aussi ?
— Non, arabe.
— Arabe ? Tiens ! Alors, il est arabe ?...
Elle alla transmettre la nouvelle.
Magnin, presque à la fin du cortège, revint jusqu'à la civière de Scali. C'était le seul qui pût s'accouder : devant lui, le sentier descendait en zigzags presque égaux jusqu'à Langlois, arrêté devant un mince torrent gelé. Pujol était revenu en arrière. De l'autre côté de l'eau, la route tournait à angle droit. Deux cents mètres environ séparaient les civières ; Langlois, extravagant éclaireur aux cheveux en blaireau, était à près d'un kilomètre, fantomatique sur son âne, dans la brume qui commençait à monter. Derrière Scali et Magnin ne venait plus que le cercueil. Les brancards, l'un après l'autre, passaient le torrent : le cortège, de profil, se déployait sur l'immense pan de roc aux ombres verticales.
— Voyez-vous, dit Scali, j'ai eu autrefois...
— Regarde ça : quel tableau !
Scali rentra son histoire ; sans doute eût-elle tapé sur les nerfs de Magnin comme la comparaison d'un tableau et de ce qu'ils voyaient tapait sur les nerfs de Scali.
Sous la première république, un Espagnol, qui faisait la cour à sa sœur, à qui il ne plaisait ni ne déplaisait, l'avait emmenée un jour à sa maison de campagne, vers Murcie. C'était une folie de la fin du XVIIIe, des colonnes crème sur des murs orangés, des décorations de stuc en tulipes et des buis nains du jardin dessinant des palmes sous les roses grenat. L'un de ses possesseurs y avait fait bâtir jadis un minuscule théâtre d'ombres, trente places ; lorsqu'ils entrèrent, la lanterne magique y était allumée, et des ombres chinoises tremblotaient sur l'écran minuscule. L'Espagnol avait réussi : elle avait été sa maîtresse ce soir-là. Scali avait été jaloux de ce présent plein de rêves.
Descendant vers le torrent, il pensait aux quatre loges saumon et or qu'il n'avait jamais vues. Une maison à ramages, avec des bustes de plâtre entre les feuilles sombres des orangers... Son brancard passa le torrent, tourna. En face, reparurent les taureaux, Espagne de son adolescence, amour et décor, misère ! L'Espagne, c'était cette mitrailleuse tordue sur un cercueil d'Arabe, et ces oiseaux transis qui criaient dans les gorges.
Les premiers mulets tournaient et disparaissaient de nouveau, reprenant la première direction. De la nouvelle plongée, le chemin descendait directement sur Linares : Magnin reconnut le pommier.
Sur quelle forêt ruisselait une telle averse, de l'autre côté du roc ? Magnin mit son mulet au trot, les dépassa tous, arriva au tournant. Pas d'averse : c'était le bruit des torrents dont le rocher l'avait séparé, ainsi que d'une perspective, et qu'on n'entendait pas de l'autre versant ; il montait de Linares, comme si les ambulances et la vie retrouvée eussent envoyé du fond de la vallée ce bruit allongé de grand vent sur des feuilles. Le soir ne venait pas encore, mais la lumière perdait sa force. Magnin, statue équestre de travers sur son mulet sans selle, regardait le pommier debout au centre de ses pommes mortes. La tête en blaireau sanglant de Langlois passa devant les branches. Dans le silence empli tout à coup de ce bruissement d'eau vivante, cet anneau pourrissant et plein de germes semblait être, au-delà de la vie et de la mort des hommes, le rythme de la vie et de la mort de la terre. Le regard de Magnin errait du tronc aux gorges sans âge. L'une après l'autre, les civières passaient. Comme au-dessus de la tête de Langlois, les branches s'étendaient au-dessus du roulis des brancards, au-dessus du sourire cadavérique de Taillefer, du visage enfantin de Mireaux, du pansement plat de Gardet, des lèvres fendues de Scali, de chaque corps ensanglanté porté dans un balancement fraternel. Le cercueil passa, avec sa mitrailleuse tordue comme une branche. Magnin repartit.
Sans qu'il comprît trop bien comment, la profondeur des gorges où ils s'enfonçaient maintenant comme dans la terre même s'accordait à l'éternité des arbres. Il pensa aux carrières où l'on laissait jadis mourir les prisonniers. Mais cette jambe en morceaux mal attachés par les muscles, ce bras pendant, ce visage arraché, cette mitrailleuse sur un cercueil, tous ces risques consentis, cherchés ; la marche solennelle et primitive de ces brancards, tout cela était aussi impérieux que ces rocs blafards qui tombaient du ciel lourd, que l'éternité des pommes éparses sur la terre. De nouveau, tout près du ciel, des rapaces crièrent. Combien de temps avait-il encore à vivre ? Vingt ans ?
— Pourquoi qu'il est venu, l'aviateur arabe ?
L'une des femmes revenait vers lui, avec deux autres. Là-haut, les oiseaux tournaient, leurs ailes immobiles comme celles des avions.
— C'est vrai que ça s'arrange, les nez, maintenant ?
A mesure que la gorge approchait de Linares, le chemin devenait plus large : les paysans marchaient autour des civières. Les femmes noires, fichu sur la tête et panier au bras, s'affairaient toujours dans le même sens autour des blessés, de droite à gauche. Les hommes, eux, suivaient les civières sans jamais les dépasser ; ils avançaient de front, très droits comme tous ceux qui viennent de porter un fardeau sur l'épaule. A chaque relais, les nouveaux porteurs abandonnaient leur marche rigide pour le geste prudent et affectueux par lequel ils prenaient les brancards, et repartaient avec le han ! du travail quotidien, comme s'ils eussent voulu cacher aussitôt ce que leur geste venait de montrer de leur cœur. Obsédés par les pierres du sentier, ne pensant qu'à ne pas secouer les civières, ils avançaient au pas, d'un pas ordonné et ralenti à chaque rampe ; et ce rythme accordé à la douleur sur un si long chemin semblait emplir cette gorge immense où criaient là-haut les derniers oiseaux, comme l'eût emplie le battement solennel des tambours d'une marche funèbre. Mais ce n'était pas la mort qui, en ce moment, s'accordait aux montagnes : c'était la volonté des hommes.
On commençait à entrevoir Linares au fond de la gorge, et les civières se rapprochaient les unes des autres ; le cercueil avait rejoint le brancard de Scali. La mitrailleuse avait été attachée là où sont d'ordinaire les couronnes ; tout le cortège était, à des funérailles, ce qu'était à des couronnes cette mitrailleuse tordue. Là-bas, près de la route de Saragosse, autour des avions fascistes, les arbres du bois noir brûlaient encore dans le jour faiblissant. Ils n'iraient pas à Guadalajara. Et toute cette marche de paysans noirs, de femmes aux cheveux cachés sous des fichus sans époque, semblait moins suivre des blessés que descendre dans un triomphe austère.
La pente, maintenant, était faible : les civières, abandonnant le chemin, se déployèrent à travers l'herbe, les montagnards en éventail. Les gosses accouraient de Linares ; à cent mètres des brancards, ils s'écartaient, laissaient passer, puis suivaient. La route aux pavés posés de chant, plus glissante que les chemins de montagne, montait le long des remparts jusqu'à la porte.
Derrière les créneaux, tout Linares était massé. Le jour était faible, mais ce n'était pas encore le soir. Bien qu'il n'eût pas plu, les pavés luisaient, et les porteurs avançaient avec soin. Dans les maisons dont les étages dépassaient les remparts, quelques faibles lumières étaient allumées.
Le premier était toujours le bombardier. Les paysannes, sur le rempart, étaient graves, mais sans surprise : seul le visage du blessé était hors de la couverture, et il était intact. De même pour Scali et Mireaux. Langlois, en Don Quichotte, bandeau saignant et orteils vers le ciel (un pied foulé, il avait retiré une chaussure) les étonna ; la guerre la plus romanesque, celle de l'aviation, pouvait-elle finir ainsi ? L'atmosphère devint plus lourde lorsque Pujol passa : il restait assez de jour pour que ces yeux attentifs vissent sur le cuir les larges plaques de sang. Quand Gardet arriva, sur cette foule déjà silencieuse tomba un silence tel qu'on entendit soudain le bruit lointain des torrents.
Tous les autres blessés voyaient ; et, quand ils avaient vu la foule, ils s'étaient efforcés de sourire, même le bombardier. Gardet ne regardait pas. Il était vivant : des remparts, la foule distinguait, derrière lui, le cercueil épais. Recouvert jusqu'au menton par la couverture, et, sous le serre-tête en casque, ce pansement si plat qu'il ne pouvait y avoir de nez dessous, ce blessé-là était l'image même que, depuis des siècles, les paysans se faisaient de la guerre. Et nul ne l'avait contraint à combattre. Un moment, ils hésitèrent, ne sachant que faire, résolus pourtant à faire quelque chose ; enfin, comme ceux de Valdelinares, ils levèrent le poing en silence.
La bruine s'était mise à tomber. Les derniers brancards, les paysans des montagnes et les derniers mulets avançaient entre le grand paysage de roches où se formait la pluie du soir, et les centaines de paysans immobiles, le poing levé. Les femmes pleuraient sans un geste, et le cortège semblait fuir l'étrange silence des montagnes, avec son bruit de sabots, entre l'éternel cri des rapaces et ce bruit clandestin de sanglots.
L'ambulance est partie.
Par la lucarne qui permet de communiquer avec le chauffeur, Scali voit des carrés de paysage nocturne ; çà et là un morceau de rempart de Sagunte, les cyprès solides et noirs dans le clair de lune plein de brume, de la brume qui protège des bombardements de nuit ; des maisons blanches irréelles, les maisons de la paix ; des oranges phosphorescentes dans les vergers noirs. Vergers de Shakespeare, cyprès italiens... « C'est par une nuit pareille, Jessica... » Dans le monde, il y a aussi le bonheur. Au-dessus de sa civière, à chaque cahot, le bombardier gémit.
Mireaux ne pense à rien : la fièvre est forte ; il nage avec peine dans une eau brûlante.
Le bombardier pense à sa jambe.
Gardet pense à son visage. Gardet aime les femmes.
Magnin, au téléphone, écoute Vargas :
« C'est la bataille décisive, Magnin. Amenez tout ce que vous pourrez, comme vous pourrez...
— Les commandes du gouvernail de profondeur du Marat sont à peu près coupées...
— Ce que vous pourrez...