III
CHAPITRE PREMIER

Manuel prenait conscience que, la guerre, c'est faire l'impossible pour que des morceaux de fer entrent dans la chair vivante.

Les cris d'un homme ou d'une femme (à l'extrémité de la douleur les timbres ne se distinguent plus), haletants, traversaient la salle de l'hôpital San Carlos et s'y perdaient.

La salle était très élevée, éclairée du haut par des soupiraux presque entièrement bouchés de plantes à larges feuilles, que traversait la lumière du plein été. Ce jour verdâtre, ces murs immenses et sans trous, sauf si on levait la tête, et ces personnages en pyjamas dont les corps noués glissaient sur leurs béquilles dans la paix inquiète de l'hôpital, ces ombres vêtues de pansements comme d'un costume de mi-carême, tout cela semblait un royaume éternel de la blessure, établi là hors du temps et du monde.

Cet aquarium communiquait avec la chambre des grands blessés, d'où venaient les cris : un plafond de hauteur normale, huit lits, et de vraies fenêtres. Manuel ne vit en entrant que les grands cubes de mousseline des moustiquaires, et une infirmière assise à côté de la porte. La pièce semblait solitaire dans le plein jour retrouvé, une chambre d'hôpital claire, si différente de la cave d'Inquisition où glissaient les fantômes pansés ; mais les bruits se chargeaient d'exprimer sa vie véritable.

De l'un des lits du centre partaient sans arrêt ces gémissements où la douleur devient plus forte que toute expression humaine, où la voix n'est plus que l'universel aboiement de la souffrance, le même chez les hommes et les animaux : des jappements qui suivent le rythme de la respiration, et dont celui qui écoute sent qu'ils vont s'arrêter avec le souffle. Et quand, en effet, ils s'arrêtèrent, le grincement des dents, atroce et complaisant à la façon des cris des accouchantes, les remplaça. Manuel sentait que les cris allaient reprendre avec la respiration retrouvée.

— Qu'est-ce qu'il a ? demanda-t-il à voix basse à l'infirmière.

— Aviation. Il a été descendu avec ses bombes. Elles ont éclaté quand ils sont tombés. Cinq balles de mitrailleuse, vingt-sept éclats.

Le voile de la moustiquaire bougea, poussé du dedans comme si le blessé eût été assis sur son lit.

— Sa mère, dit l'infirmière. Il a vingt-deux ans.

— Vous avez l'habitude, dit Manuel amèrement.

— Nous n'avons pas assez d'infirmières. Moi, je suis chirurgienne.

Les cris reprirent, montèrent plus haut, comme si le blessé eût tenté de s'évanouir en forçant la douleur ; et, soudain, furent coupés. Manuel n'entendait même plus le grincement des dents. Mais il n'osait pas avancer.

A quoi sentait-il que le blessé crispait ses doigts sur le drap ? Un nouveau bruit commença, si bas d'abord que Manuel se demanda ce que ce pouvait être, — jusqu'à ce qu'il devînt distinct : un bruit de lèvres. Que valent les mots en face d'un corps déchiqueté ? Maintenant que le garçon avait amené sa douleur jusqu'au silence, la mère faisait la seule chose qu'elle pût faire : elle l'embrassait.

Manuel entendait distinctement les baisers, de plus en plus précipités, comme si, sentant la douleur suspendue et prête à revenir, la femme eût voulu l'arrêter à force de tendresse. Une main attrapa la moustiquaire et la tordit à poignée ; Manuel ressentit cette douleur accrochée à l'air vide comme si elle l'eût été à son propre bras. La main se rouvrit, et les cris reprirent.

— Depuis... combien de temps ? demanda Manuel.

— Avant-hier.

Il regarda enfin l'infirmière : petite, très jeune. Elle ne portait pas le voile, et ses cheveux étaient noirs et luisants.

Elle hésita.

— Nous aussi... dit-elle enfin. Les cris des blessés, on s'habitue. Mais pas aux cris des leurs : ceux-là, si on ne les renvoie pas, on ne peut pas opérer.

— Barca est toujours là ? demanda Manuel entre deux retombées des cris. Ces cris semblaient établis sur la salle pour l'éternité.

— Non, à côté.

Manuel fut soulagé ; sensible à la douleur mais incapable d'exprimer sa compassion, il ressentait sa maladresse et la supportait mal.

La pièce où se trouvait Barca communiquait à la fois avec celle qu'il quittait, et avec l'aquarium. Manuel ouvrit la porte, hésita une seconde, comme si refermer cette porte eût été rabattre le couvercle d'un cercueil sur le blessé. Enfin, il la laissa entrouverte.

Barca était assis sur son lit. Non, il ne désirait rien de plus. Il avait des oranges, des journaux illustrés. Et de l'amitié. L'embêtant c'était qu'on ne voulait pas le piquer à la morphine. Si c'était qu'on craignait qu'il devînt morphinomane, à son âge, on ferait mieux de lui foutre la paix. Et, comme on avait mis le poids au bout de sa jambe et qu'elle était cassée en deux endroits, il ne pouvait pas dormir. Si on pouvait le faire dormir, ça irait.

— Tu pourrais dormir, avec...

Manuel faisait allusion aux cris du blessé, qu'ils entendaient, assourdis, par la porte entrebâillée.

— Faut pas que je sois dans la même salle. Ça s'explique pas. Dans une autre salle, je peux. Mais on devrait mettre les malades silencieux ensemble. Ferme la porte : dans cette salle-ci, personne ne crie...

— Qu'est-ce qu'il était ? demanda Manuel, comme si, de parler à nouveau du blessé eût rouvert la porte refermée sur lui.

— Mécano. Il était aux milices ; après dans l'aviation. Bombardier.

— Pourquoi était-il avec nous ?

— Où que t'aurais voulu qu'il soit, un mécano ? Chez les fascistes ?

— Il aurait pu n'être nulle part.

— Oh ! ça...

Barca écarquilla les sourcils, releva la tête : la douleur le reprit. Il reposa la tête sur l'oreiller, et son vieux visage reprit l'expression de la douleur persistante, — les yeux plus creux, les traits toujours prêts à changer, — cette expression d'une enfance à la fois vulnérable et grave, dans laquelle la souffrance tire de chaque visage la noblesse qu'il cache. A la Sierra, Manuel avait remarqué les yeux de Barca. Toute l'expression de ce visage aux traits banals, au teint plus foncé que les cheveux et la petite moustache blanche, plus foncé que les yeux clairs, venait des paupières lourdes, épaisses, chargées d'une expérience amère et pas résignée, que des petites rides aussi nombreuses que des craquelures de porcelaine transformaient en humour paysan. Les yeux fermés, il semblait sourire.

— Comment ça va, au train blindé ?

— Bien, je crois, dit Manuel. Mais je ne sais pas : je n'y suis plus. On m'a nommé commandant de compagnie au 5e régiment.

— T'es content ?

— J'ai beaucoup à apprendre...

Malgré la porte fermée, ils entendirent de nouveau les cris.

— Le petit gars, il était avec nous parce qu'il était avec nous...

— Et toi, Barca ?...

— Y a tant de raisons...

Il grimaça, tenta de bouger, et se retourna vers Manuel comme s'il eût attendu que celui-ci s'expliquât.

— Rien ne t'obligeait, reprit Manuel.

— J'étais syndiqué, hé là !

— Qui. Mais pas militant, pas menacé directement.

— Dis donc, mon gars ! le coup du phylloxera, ça t'aurait fait du contentement, à toi ?

Autrefois Braca était rabassaire en Catalogne, comme l'avaient été son père et son grand-père. Le phylloxera avait permis aux propriétaires de le déposséder, lui aussi, du travail de plus de cinquante ans.

— Ta vie était refaite, tu pouvais vivre...

Au ton, Barca comprenait que Manuel ne cherchait pas à discuter, mais à mieux comprendre.

— Tu veux dire : pourquoi j'ai pas été neutre ?

— Qui.

Barca sourit, d'un sourire auquel la douleur semblait donner une étrange expérience.

— C'est toujours les mêmes qui sont pas neutres. Où que j'ai jamais été neutre ?

Dans l'aquarium, des béquillards glissaient à travers le cadre de la porte ouverte, les uns derrière les autres.

— Quand même, c'est pas une question plaisante, mais c'est une question sérieuse. Même un fascisme très pire, c'est moins pire que d'être mort !...

Il ferma les yeux.

— Ma jambe me fait plus mal que d'être vexé par un fasciste... Eh ben, je...

Avant la douleur, la faiblesse arrêta son geste.

« Eh ben non, quand même, non. Quand même, je recommencerais. Alors ? »

Les cris du blessé arrivèrent de nouveau jusqu'à eux. Celui-là recommencerait-il ? C'était bien ce à quoi réfléchissait Barca. « Tu me prends pas tant que ça au dépourvu, remarque : quand j'ai cru que... qu' ça y était p't'être, sous les pins, j'ai réfléchi. Comme tout le monde. Pas comme toi, peut-être, mais j'ai réfléchi. Apprendre ce que je ne sais pas, je peux, des fois, avec de la patience ; mais comprendre ce que je suis, ça !... C'est les mots. Tu me suis ?

— Bien sûr.

— C'est parce que t'es intelligent. Pour tout dire, voilà : je veux pas qu'on me dédaigne. Écoute-moi bien, mon garçon.

Il n'élevait pas la voix, il parlait seulement plus lentement, avec le ton qu'il eût pris si, assis à une table, il eût levé l'index.

— Ça, c'est la chose. Le reste, c'est autour. Pour l'argent, t'as raison : j'aurais p't'être pu m'arranger avec eux. Mais ils veulent qu'on les respecte, et moi je veux pas les respecter. Parce qu'ils sont pas respectables. Je veux bien respecter, mais pas eux. Je veux bien respecter M. Garcia, qu'est un savant. Mais pas eux.

Garcia était un des meilleurs ethnologues espagnols. Il habitait l'été San Rafaël, et Manuel avait constaté déjà combien l'aimaient les militants de cette partie de la Sierra.

« Et puis y a aut' chose. J' vais t' dire un souvenir. P't'être que tu le trouveras pas sérieux, p't'être que si. Quand j'étais encore cultivateur, avant que j'aille à Perpignan, le marquis est venu chez nous. Il parlait avec des gens à lui. Il parlait des nôtres. Et il a dit ça, je te répète mot pour mot : « Voyez ce que c'est que ces gens-là ! Ils préfèrent l'humanité à leur famille ! » Méprisant, qu'il était. J'aurais pas pu discuter, sur le moment, mais j'ai réfléchi, cette fois-là aussi. J'ai compris ça : quand, nous, on veut faire quelque chose pour l'humanité, c'est aussi pour notre famille. C'est la même chose. Tandis qu'eux, ils choisissent, tu me suis ? Ils choisissent. »

Il se tut un moment.

« M. Garcia est venu me voir. On se connaît depuis longtemps. C'est un homme qui s'est toujours intéressé aux choses. Maintenant qu'il est aux renseignements militaires, il veut savoir ce qui se passe dans les villages. Mais il me demande : l'égalité ? Écoute, Manuel, je vais te dire une bonne chose, que vous ne connaissez pas, tous les deux, parce que vous êtes trop... enfin, trop... vous avez eu trop de chance, disons. Un homme comme lui, Garcia, sait pas trop bien ce que c'est, d'être vexé. Et voilà ce que je peux te dire : le contraire de ça, l'humiliation, comme il dit, c'est pas l'égalité. Ils ont compris quand même quelque chose, les Français, avec leur connerie d'inscription sur les mairies : parce que, le contraire d'être vexé, c'est la fraternité. »

A travers la porte ouverte de la grande salle, avec leurs profils d'éclopés des Grandes Compagnies, les blessés dont le bras était plâtré marchaient, leur bras saucissonné de linge tenu loin du corps par l'attelle, comme des violonistes, violon au cou. Ceux-là étaient les plus troublants de tous : le bras plâtré a l'apparence d'un geste, et tous ces violonistes fantômes, portant en avant leurs bras immobilisés et arrondis, avançaient comme des statues qu'on eût poussées, dans le silence d'aquarium renforcé par le bourdonnement clandestin des mouches.