CHAPITRE IV

A la Jefatura, ancien collège transformé en caserne, Lopez, amical et bourbonien, achevait d'interroger des évadés de l'Alcazar : une femme, otage, enfuie grâce à un faux sauf-conduit délivré par le maître armurier, en fuite aussi : et dix soldats emprisonnés le premier jour, qui avaient pu sauter dans l'un des ravins.

La femme était une robuste et noire commère d'une quarantaine d'années, au nez rond et aux yeux très vifs, visiblement affaiblie.

— Combien étiez-vous ? demandait Lopez.

— Je peux pas vous dire, monsieur le commandant. Parce que, nous ne sommes pas tous ensemble, n'est-ce pas ; des prisonniers, y en a ici, y en a là. Dans notre cave à nous, on était bien dans les vingt-cinq, mais c'était qu'une chambrée, censément...

— Vous aviez à manger ?

La femme regarda Lopez.

— Encore trop...

Des paysans passèrent devant la Jefatura, leurs énormes fourches de bois en candélabres sur l'épaule gauche, le fusil sous le bras droit. Et derrière eux entrait dans Tolède une moisson épaisse, traînée par des bœufs aux cornes surmontées de genêts.

— Ici, des personnes disent qu'il y a pas à manger dans l'Alcazar. Croyez pas ça, monsieur le commandant. C'est du cheval et du mauvais pain, mais y a à manger. J'ai vu ce que j'ai vu, je connais la cuisine mieux que les hommes, je suis aubergiste ! y a à manger.

— Et leurs avions envoient des jambons et des sardines ! cria un des soldats évadés. Même que les jambons sont toujours pour les officiers ; on nous en a pas donné une seule fois. Dans des semaines pareilles ! Si c'est pas malheureux ! Et les gardes qui restent avec ces gars-là !

— Et qu'est-ce que tu veux qu'ils fassent, les gardes, mon garçon ? dit la femme.

— Comme nous !

— Qui, mais dis donc, demanda-t-elle lentement, t'as p't'être tué personne à Tolède, toi...

C'était bien ce que pensait Lopez : ces gardes civils, lorsque les droites étaient au pouvoir, avaient été les agents de la répression dans la région de Tolède ; et ils craignaient que ne comptassent guère les conditions de la reddition pour ceux qui les reconnaîtraient personnellement.

— Et les femmes des fascistes ?

— Celles-là !... dit la femme.

Son visage, respectueux quand elle s'adressait à Lopez, changea soudain.

— Mais qu'est-ce que vous avez donc, vous, les hommes, à avoir tellement peur de toucher aux femmes ! Elles sont pas toutes votre mère ! Elles savaient bien nous traiter pire que les hommes, elles ! Mais si c'est les femmes qui vous font peur, qu'on nous les donne, à nous, les bombes !

— Tu ne saurais pas les lancer, dit Lopez, souriant et troublé.

Et il dit à deux journalistes qui venaient d'arriver, bloc à la main :

— Nous avons proposé l'évacuation de tous les non-combattants ; mais les rebelles refusent. Ils disent que leurs femmes veulent rester avec eux.

— Ah oui ? reprit la femme. Celle qui vient d'accoucher là-dedans, elle veut rester ? Celle qui a voulu tirer sur son mari à coups de revolver, elle veut rester ? Pour pouvoir recommencer, p't'être ! Celle qui hurle à la lune, heure après heure, même qu'elle doit être folle, elle veut rester ?

— Et on ne peut pas ne pas les entendre ! dit un des soldats. Il continua hystériquement, bouchant des poings ses oreilles :

« Et on les entend ! Et on les entend ! »

— Camarade Lopez, criait-on du dehors, le téléphone, de Madrid !

Lopez descendit, inquiet. Il aimait le pittoresque, mais non la souffrance, et de toujours voir là-haut cet Alcazar plein de haines où l'on fusillait dans les cours et où naissaient des enfants commençait à le rendre enragé. Un matin, sans voir un seul visage, il avait entendu crier dans l'Alcazar : « Nous voulons nous rendre ! Nous voulons... » Puis une décharge, et rien de plus.

Au téléphone, il résuma ce qu'il venait d'apprendre des otages : peu de chose.

— Enfin, dit-il, il n'y a pas d'erreur, il faut que nous sauvions ces gens-là !

— Dans l'Espagne tout entière les fascistes ont pris des otages.

Lopez entendait très mal : dans la cour, un officier jouait d'un piano posé sur le pavé ; une vieille rumba tournait sur un phono, et un haut-parleur proche gueulait de fausses nouvelles.

La voix de Madrid reprit, plus fort :

— Je suis d'accord qu'il faut faire l'impossible pour eux ; mais il faut en finir avec l'Alcazar, et envoyer les miliciens à Talavera. Vous devez quand même donner leur chance aux salauds de là-haut. Préparez, au plus vite, une médiation. Par le corps diplomatique, nous pouvons nous en occuper nous-mêmes.

— Ils ont demandé un prêtre. Il y a des prêtres à Madrid.

— Médiation religieuse, bon. Nous allons appeler directement le commandant de la place. Merci.

Lopez remonta.

— Les femmes, disait un des soldats, elles sont dans les caves, à cause des avions. Alors, vous comprenez, quand c'est des nôtres c'est près des écuries, là où on nous avait bouclés. Les leurs c'est pas là. Là, c'est terrible, à cause de l'odeur : dans le manège, y a une trentaine de morts, enterrés à fleur de terre, plus les carcasses mal raclées des chevaux. Ça c'est terrible. Les cadavres, c'est ceux qu'ont voulu se rendre. Alors, nous, vous vous rendez compte, entre ceux-là sous nos pieds, et ceux qui ont mis les draps dans la cour devant l'écurie où on était, quand l'avion est venu... Il nous embêtait, l'avion, parce que quand même il nous tirait dessus, et en même temps on était contents... Alors, donc, ils ont mis leurs draps.

— Qu'est-ce que c'était ? Des gardes civils ?

— Non : des soldats. Les autres ont laissé mettre les draps. Mais alors, quand l'avion est parti, des mitrailleuses ont commencé à tourner. On a vu les copains dégringoler, ici, là, sur leurs draps, n'importe où. Après les gardes sont venus reprendre les draps. Ils n'étaient plus blancs !... Même qu'ils les ont emportés en les tirant par un coin, comme des mouchoirs. C'est là qu'on s'est dit qu'il nous en attendait autant, et on a sauté, à tous risques...

— Est-ce que tu sais s'ils ont tué un nommé le caporal Morales ? demanda une voix. Parce que c'est mon frère. Plutôt socialiste, de tendance...

Le soldat ne répondit pas.

— Tu sais, dit la femme, résignée, ceux-là, ils tuent tout...

Quand Lopez sortit de la Jefatura, les enfants revenaient de l'école, cartable sous le bras. Il marchait, bras en ailes de moulin et regard perdu, et faillit marcher dans une flaque noire ; un anarchiste l'écarta, comme si Lopez eût failli écraser un animal blessé :

— Prends garde, vieux, dit-il. Et, respectueusement : « Sang de gauche. »