CHAPITRE PREMIER

Le silence, profond pourtant, s'approfondit encore ; Guernico eut l'impression que, cette fois, le ciel était plein. Ce n'était pas le bruit d'auto de course par quoi un avion se localise ; c'était une vibration très large, de plus en plus profonde, tenue comme une note grave. Le bruit des avions qu'il avait entendu jusque-là était alternatif, montait et descendait ; cette fois, les moteurs étaient assez nombreux pour que tout fût mêlé, dans une avance implacable et mécanique.

La ville était à peu près sans phares ; comment les avions de chasse gouvernementaux, ou ce qu'il en restait eussent-ils trouvé les fascistes dans cette obscurité ? Et cette vibration profonde et grave qui emplissait le ciel et la ville comme les emplissait la nuit, chatouillant Guernico et parcourant ses cheveux, devenait intolérable parce que les bombes ne tombaient pas.

Enfin une explosion étouffée vint de terre comme une mine éloignée ; et, tout à coup, trois éclatements d'une extrême violence. Une autre explosion sourde ; plus rien. Encore une : au-dessus de Guernico, toutes à la fois, les fenêtres d'un grand appartement s'ouvrirent.

Il n'allumait pas sa torche électrique ; les miliciens étaient prompts à croire aux signaux lumineux. Toujours le bruit des moteurs, mais plus de bombes. Dans cette obscurité complète, la ville ne voyait pas les fascistes, et les fascistes voyaient à peine la ville.

Guernico tenta de courir. Les pavés accumulés le faisaient trébucher sans cesse, et l'obscurité très dense rendait impossible de suivre le trottoir. Une auto passa en vitesse, les phares bleuis. Cinq nouvelles explosions, quelques coups de fusil, une vague rafale de mitrailleuse. Les explosions semblaient toujours venir de terre, les éclatements d'une dizaine de mètres en l'air. Pas la moindre lueur ; des fenêtres s'ouvraient, poussées de l'au-delà. Sous une explosion plus proche, des vitres éclatèrent, tombèrent de très haut sur l'asphalte. Au bruit, Guernico prit conscience qu'il ne voyait que jusqu'au premier étage. Comme un écho de verre brisé, une sonnerie devint perceptible, s'approcha, passa devant lui, se perdit dans le noir : la première de ses ambulances. Il arrivait enfin à la Centrale sanitaire ; la rue se peupla dans l'obscurité.

Médecins, infirmières, organisateurs, chirurgiens rejoignaient en même temps que lui leurs collègues de service. Il avait enfin ses ambulances. Un médecin était responsable de la partie sanitaire du travail, Guernico de l'organisation des secours.

— Ça peut aller, dit le médecin ; mais s'ils continuent comme ça, ça n'ira plus : nous sommes obligés d'envoyer les ambulances par séries, il y a des bombes sur San-Geronimo et sur San-Carlos, et ainsi de suite...

Un hospice de vieillards et un hôpital. Guernico imaginait les blessés courant à travers les salles éteintes de San-Carlos.

— Les ambulances ont bien leur paquet de torches électriques, n'est-ce pas ? demanda-t-il calmement.

— Ça flambe ; sans doute les fascistes emploient-ils des bombes incendiaires.

Le médecin tira les volets intérieurs.

« Regardez. »

De faibles lueurs rouges passaient derrière les profils des maisons, dans des directions différentes. L'incendie de Madrid commence, pensa Guernico.

— Les torches sont bien dans les ambulances, n'est-ce pas ? demanda-t-il de nouveau, patient.

— Je ne crois pas. Mais, je vous dis, on n'en a pas besoin.

Guernico organisait avec un calme qui surprenait les chirurgiens : il n'y avait en lui ni comédie, ni tragédie. Il chargea l'un des assistants de porter des torches dans chaque ambulance : par cette obscurité complète, la lumière était la première condition du secours. Une nouvelle explosion ; les vitres gémirent. Pendant qu'une infirmière refermait les volets, on entendit les sonneries de deux ambulances lancées à travers la nuit.

Encore un éclatement. Il semblait que les bombes, des bombes légères sans doute, ne fussent pas lâchées d'un avion, mais jetées rageusement, comme des grenades. Guernico était assis, et on lui transmettait des communications téléphoniques, notées sur des fiches.

— Ils encadrent le Palace, dit-il.

— Mille blessés, et ainsi de suite... dit le médecin.

L'hôpital et l'ambassade soviétique étaient voisins.

— Rue San-Augustin, dit Guernico.

« Rue de Leon.

« Place des Cortès.

— Maintenant ils ne tapent plus sur les blessés, ils tapent sur les vivants, dit un médecin.

Un assistant entrouvrit la fenêtre dont le médecin avait tiré les volets ; au-dessus des ordres, des coups de téléphone, du bruit trop assuré des pas et de la constante sonnerie des ambulances, entra dans la pièce la vibration régulière de l'escadrille fasciste.

Un courant d'air fit voler quelques papiers : une infirmière partie avec l'ambulance de l'asile des vieillards rentrait.

— Ah ! c'est du joli ! Mon petit Guernico, au moins deux ambulances de plus pour l'hospice !

— La porte, Mercédès ! cria le médecin, chassant aux papillons ses papiers dans le courant d'air.

— Quelle bande de salauds, dit-elle comme si elle eût parlé de la rumeur des moteurs sur quoi se refermait la fenêtre. Là-bas, c'est la pagaille effroyable : les pauvres vieux se piétinent dans les escaliers. Ils sont affolés, naturellement !

— Combien de blessés y a-t-il ? demanda Guernico.

— Oh ! pour les blessés, l'ambulance suffirait, c'est pour l'évacuation.

— Les ambulances sont pour les blessés : ils ne manqueront pas... Les vieillards sont dans les caves, pour l'instant ?

— Tu penses !

— Les caves sont solides ?

— Oh ! des catacombes.

— Bien.

Il chargea un assistant de prévenir la Junta.

— Tu sais, Guernico, dit à mi-voix Mercédès, soudain calmée, il y en a qui deviennent dingos...

— Ce sont des bombes incendiaires ? demanda le médecin.

— Les gens qui ont l'air de savoir quelque chose appellent ça des bombes au calcium. C'est vert, absinthe exactement. C'est terrible, vous savez : on ne peut pas l'éteindre. Et les vieux qui cavalent à travers ça comme des aveugles, les mains en avant, ou sur des béquilles...

— Où est tombée la bombe ?

— Dans un couloir, entre les dortoirs.

Une fenêtre était-elle mal fermée ? Le bruit opiniâtre des avions rôdait dans la salle, coupé par la rafale d'une mitrailleuse républicaine, « pour le moral », sans doute. Mais au-dessous, comme s'il venait du sol et des murs, un grondement montait et descendait avec le roulement des tambours voilés : une nouvelle attaque de la brigade internationale contre les Maures, le long du Manzanares.

— Où se bat-on ? demanda Guernico.

— Partout, dit Mercédès.

— Casa del Campo, Cité Universitaire, dit le médecin.

Une explosion toute proche fit sauter les porteplume sur les tables. Les tuiles retombèrent sur des toits éloignés, et sur la volée de pas d'un groupe qui fuyait. Il y eut une seconde de silence, puis un cri extraordinairement grinçant raya la nuit ; puis le silence.

— Une bombe incendiaire sur l'ambassade de France, dit Guernico au téléphone de nouveau. Les bombes de la non-intervention.

« Les motocyclistes sont bien à leur poste, n'est-ce pas ? »

« Deux bombes près de la place des Cortès. »

« Il faut envoyer six cyclistes de liaison à Cuatro-Caminos. »

Un assistant lui parla à l'oreille.

« Envoyez une ambulance de plus pour San-Carlos, reprit-il. Là, ce sont des blessés... Et dites à Ramos d'aller inspecter tout ça, je vous prie. »

Depuis le début du siège, la fonction de Ramos était d'apporter l'aide du parti communiste au point le plus menacé. S'il était fort utile au service sanitaire, qui manquait d'anesthésiants et de plaques radiographiques, il l'était moins au service des ambulances ; mais désormais, à Madrid, l'aide aux blessés allait être une des fonctions capitales de la Junta.