II
CHAPITRE PREMIER

Les fascistes occupaient trois fermes, — roches jaunâtres, tuiles de même couleur dans un creux, dont il fallait d'abord les chasser.

L'opération était banale. Toute cette pierraille du Tage, entre Talavera et Tolède, permettait aux miliciens d'atteindre les fermes à couvert, s'ils agissaient avec ordre et prudence. Ximénès avait demandé les grenades dans la nuit. L'officier chargé de la distribution d'armes était un émigré allemand, et, à l'aube, Ximénès, ébloui d'une telle efficacité, avait vu arriver les camions — chargés de grenades-fruits.

Enfin, dûment réclamées, les vraies grenades étaient arrivées.

L'une des compagnies de Ximénès était formée de miliciens arrivés depuis quelques jours, et qui n'avaient pas encore combattu. Ximénès les avait encadrés de ses meilleurs sous-officiers, et, aujourd'hui, les commandait lui-même.

Il fit commencer les exercices de lancement de grenades.

A la troisième compagnie, celle des nouveaux miliciens, il y eut du flottement. L'un d'eux, la grenade allumée, ne la lançait pas. « Lance ! » gueula le sergent. Elle allait lui éclater dans la main, et il ne resterait pas grand-chose du pauvre type. Ximénès lui envoya à toute volée un coup de poing sous le coude : la grenade éclata en l'air, le milicien tomba, et le sang ruissela sur le visage de Ximénès.

Le milicien était blessé à l'épaule. Il l'avait échappé belle. Dès qu'il eut été pansé et évacué, on commença à déployer les bandages pour Ximénès. « Laissez les turbans aux Maures, dit-il. Donnez-moi du taffetas anglais. » Ça faisait beaucoup moins héroïque : il avait l'air raccommodé avec des timbres.

Il se plaça à côté du lanceur de grenades suivant. Il n'y eut pas d'autre accident. Une vingtaine d'hommes furent éliminés.

Ximénès avait fait reconnaître le terrain par Manuel, que son parti avait intelligemment placé auprès d'un des officiers de qui il pût le plus apprendre. Il avait de l'affection pour lui : Manuel n'était discipliné ni par goût de l'obéissance ni par goût du commandement, mais par nature et par sens de l'efficacité. Et il était cultivé, ce à quoi le colonel était sensible. Que cet ingénieur du son, excellent musicien, fût un officier-né, étonnait le colonel, qui ne connaissait guère les communistes que par des légendes absurdes ; et ne se rendait pas compte qu'un militant communiste de quelque importance, contraint par ses fonctions à une discipline stricte et à la nécessité de convaincre, à la fois administrateur, agent d'exécution rigoureux et propagandiste, a beaucoup de chances d'être un excellent officier.

L'attaque de la première ferme commença. C'était un matin tranquille, avec des feuilles immobiles comme les pierres, et de temps à autre un vent très léger, presque frais, comme s'il eût déjà annoncé l'automne. Les miliciens attaquant en ordre à la grenade, protégés par les pierres et par leurs tirailleurs, la position fasciste devenait intenable. Soudain, une trentaine de miliciens sautèrent sur les rochers et attaquèrent à découvert en hurlant, dans un assaut nègre.

— Ça y est ! grogna Ximénès, tapant du poing sur la portière de l'auto.

Vingt miliciens étaient déjà tombés sur les rochers, boulés ou les bras en croix, ou les poings sur le visage comme s'ils se fussent protégés ; le sang de l'un des corps, étincelant au soleil, couvrait peu à peu une pierre plate et blanche, d'une pureté de sucre.

Heureusement, des deux côtés de la ferme, les autres miliciens avaient atteint les derniers rochers ; ils n'avaient pas vu tomber leurs camarades. Sous les grenades, les tuiles commencèrent à sauter en geyser. Après un quart d'heure, la ferme était prise.

C'était aux nouveaux miliciens d'attaquer la seconde. Ils avaient vu toute l'affaire.

— Mes enfants, leur dit Ximénès, monté sur la capote de la Ford, la ferme est prise. Ceux qui sont sortis des rochers en opposition aux ordres, qu'ils soient entrés dans la ferme les premiers ou non, sont exclus de la colonne. N'oubliez pas que celui qui nous contemple, je veux dire l'histoire, qui nous juge et nous jugera, a besoin du courage qui gagne et pas de celui qui console.

« En suivant les chemins désignés, il n'y a aucun danger jusqu'à deux cents mètres de l'ennemi. La preuve, c'est que j'irai avec vous dans cette voiture. Il ne doit pas y avoir un seul blessé avant.

« Ensuite, nous nous battrons et nous prendrons la ferme. Que la Provi... chance nous assiste ! Que Celui qui voit tout, je veux dire... la Nation espagnole, soit avec nous, garçons, qui combattons pour ce que nous croyons juste... »

Derrière les nouveaux miliciens, porteurs de grenades, il avait choisi pour tirailleurs ses meilleurs soldats.

Avant qu'ils fussent arrivés aux fermes, ils virent les fascistes les abandonner.

 

La semaine précédente, des soldats fascistes avaient passé les lignes ; une quinzaine avaient été affectés à la compagnie de Manuel. Leur chef évident, bien qu'il ne fût pas élu, Alba, était un milicien très courageux, presque toujours hostile, et que plusieurs soupçonnaient d'être un espion.

Manuel le fit appeler.

Ils commencèrent à marcher à travers les pierres. Manuel allait vers les lignes fascistes. Il n'y avait pas de front, mais dans cette direction, malgré l'abandon des fermes, l'ennemi n'était pas à plus de trois kilomètres.

— Tu as un revolver ? demanda Manuel.

— Non.

Alba mentait : il suffisait à Manuel de regarder comment son pantalon pesait à sa ceinture.

— Prends celui-ci.

Il lui donna celui qu'il avait dans sa poche ; il gardait à la ceinture le long pistolet automatique enfermé dans son étui.

— Pourquoi n'es-tu pas à la F.A.I.?

— Pas envie.

Manuel l'observait. Ces traits grossis plutôt que virilisés, ce nez rond, cette bouche aux fortes lèvres, ces cheveux presque ondulés, mais plantés rudement sur son front bas... Manuel imaginait comment sa mère devait jadis « le trouver gentil ».

— Tu râles beaucoup, dit Manuel.

— Il y a beaucoup à râler.

— Il y a surtout beaucoup à faire. Si tu étais à la place de Ximénès, ou si j'y étais moi-même, ça n'irait pas mieux, ça irait plus mal. Donc il faut l'aider à faire ce qu'il fait. On verra après.

— Ça irait un peu plus mal encore, mais ça ne serait pas un ennemi de classe qui commanderait, j'aimerais autant.

— Je ne m'intéresse pas à ce que sont les gens, je m'intéresse à ce qu'ils font. Enfin, Lénine n'était pas un ouvrier. Voici ce que j'avais à te dire : tu as une valeur, cette valeur doit être employée. Au plus tôt, et à autre chose qu'à râler. Réfléchis ; ensuite dis avec qui tu es d'accord. La F.A.I., la C.N.T., le P.O.U.M., ce que tu voudras. On va réunir les types de ton organisation, et tu prendras la responsabilité. Il faut des lieutenants. Tu as été blessé ?

— Non.

— Moi, si, dans cette histoire idiote de dynamite. Prends ça, ça me fait mal aux reins. Il détacha son ceinturon. « Chacun son plaisir : le mien, c'est de faire l'idiot avec une branche. »

Il en cassa une sur le bord du chemin, et revint à côté d'Alba. Il était désarmé. Peut-être les fascistes étaient-ils à un kilomètre. Et, en tout cas, Alba était à côté de lui. « Mon avis est que, pour toi, ici, ça ne va pas. Ça n'ira peut-être jamais. Mais il faut donner à chacun sa chance.

— Même aux exclus du Parti ?

Manuel s'arrêta, stupéfait. Il n'avait pas pensé à cela.

— Quand il y aura, à ce sujet, des instructions formelles du Parti, je les exécuterai, quelles qu'elles soient. Tant qu'il n'y en aura pas, je dis : même aux exclus du Parti. Tout homme efficace doit aider la République à vaincre en ce moment.

— Tu n'y resteras pas, au Parti !

— Si. »

Manuel le regarda, et sourit. Quand il riait, c'était comme un enfant ; mais il souriait d'un sourire qui abaissait les coins de sa bouche, et donnait un style amer à son menton lourd. « Tu sais ce qu'on dit de toi ? demanda-t-il sans cesser de marcher, comme pour marquer d'avance que la question qu'il posait était sans importance.

— Peut-être... » Alba tenait à la main le ceinturon de Manuel, dont l'étui à revolver lui battait les mollets. La solitude des pierres était complète. « Et alors, demanda-t-il, à demi ricanant, qu'est-ce que tu en penses, de ce qu'on dit de moi ?

— On ne peut pas commander sans faire confiance aux gens.

Manuel, en marchant, faisait sauter de sa branche les petites pierres du chemin.

« Les fascistes, peut-être. Nous, non. Ou alors ce n'est plus la peine. Un homme actif et pessimiste à la fois, c'est ou ce sera un fasciste, sauf s'il y a une fidélité derrière lui.

— Les communistes disent toujours de leurs ennemis qu'ils sont des fascistes.

— Je suis un communiste.

— Et alors ?

— Je ne donne pas mes revolvers aux fascistes.

— Tu es sûr ?

Alba regardait Manuel avec une expression assez trouble.

— Qui. »

La conviction qu'avait Manuel de ne rien risquer disparaissait lorsque la gêne de son interlocuteur devenait évidente : un assassin qui cause avec celui sur qui il va tirer est certainement gêné, pensait Manuel ironiquement. Mais il sentait alors que sa mort était peut-être à côté de lui, sous la forme de ce garçon têtu, au gros visage enfantin.

— Je me méfie de ceux qui veulent commander, dit Alba.

— Qui. Mais pas plus que de ceux qui ne veulent pas commander.

Ils revenaient vers le village. Bien que ses muscles fussent aux aguets, Manuel sentait une sourde confiance entre cet homme et lui, comme il sentait parfois des bouffées de sensualité entre sa maîtresse et lui. Quand on couche avec une espionne, pensa-t-il, ça doit un peu ressembler à ça.

« La haine de l'autorité en soi, Alba, c'est une maladie. Des souvenirs d'enfance. Il faut dépasser ça.

— Quelle différence que tu fais entre nous et les fascistes, alors ?

— D'abord, ce dont rêvent les trois quarts de nos fascistes espagnols, ce n'est pas d'autorité, c'est de bon plaisir. Et puis, les fascistes, au fond, croient toujours à la race de celui qui commande. Ce n'est pas parce que les Allemands sont racistes qu'ils sont fascistes, c'est parce qu'ils sont fascistes qu'ils sont racistes. Tout fasciste commande de droit divin. C'est pour ça que la question de faire confiance ne se pose pas pour lui comme pour nous.

Alba serrait le ceinturon autour de sa taille.

— Dis donc, demanda-t-il sans regarder Manuel, et si tu te trouvais obligé de changer d'opinion sur les types ?

— L'Espagne est un pays où ne manquent pas en ce moment les occasions de mourir...

Alba posa la main sur l'étui, l'ouvrit, et tira à demi le revolver, lentement, mais sans se cacher. Dans trois minutes, ils seraient de nouveau en vue du village. Je me suis collé dans une situation idiote, pensait Manuel ; et, en même temps : si je meurs ainsi, c'est bien. Alba repoussa l'arme.

— Un pays où les occasions de mourir ne manquent pas, tu as raison...

Manuel se demanda si ce n'était pas pour lui-même qu'Alba avait tiré le revolver. Et peut-être y avait-il de la comédie dans tout ça.

— Réfléchis, reprit-il. Tu as trois jours. Entre dans l'organisation qui te plaît. Sinon, commande sans appui, et prends des sans-parti. Je te promets du plaisir, mais c'est ton affaire.

— Parce que ?

— Parce qu'il faut savoir sur quoi on se fonde pour commander des gens très différents. Je ne sais pas encore grand-chose, mais ça commence. Enfin c'est ton affaire. La mienne est : tu as pris ici une sorte de responsabilité morale. Tu dois prendre une responsabilité concrète. Naturellement, je contrôlerai.

Si Alba eût répondu non, Manuel l'eût immédiatement exclu. Mais il n'en fut rien. Était-il satisfait ? Pourtant, il semblait hostile.

Au village, Manuel reprit son ceinturon. Il le reboucla, posa sa main sur le bras d'Alba, et le regarda en face :

— Tu as compris ?

— Peut-être, dit l'autre.

Qui partit en faisant la gueule.

 

Le soleil descendait.

Les trois fermes prises, et fortifiées dans la mesure où c'était possible, les miliciens qui avaient attaqué à découvert la première ferme renvoyés à Tolède, et les instructions données aux officiers, Ximénès, une belle croix de taffetas anglais sur la gauche de son crâne tondu, marchait avec Manuel vers San-Isidro, où s'organisaient les casernements de la colonne. La route était couleur de dalles, mangée par les cailloux ; jusqu'à l'horizon, rien qui ne fût pierre, et les arbustes épineux qui poussaient çà et là semblaient accorder aux crocs des rochers jaunes leurs branches pointues.

Manuel pensait à quelques phrases que Ximénès venait de dire aux officiers de la colonne. « D'une façon générale, le courage personnel d'un chef est d'autant plus grand qu'il a une plus mauvaise conscience de chef. Souvenez-vous que nous avons beaucoup plus besoin de résultats que d'exemples. » Manuel marchait lentement pour ne pas dépasser le colonel, qui traînait sa jambe ; la claudication aussi faisait partie du « canard ».

— Les nouveaux se sont bien battus, n'est-ce pas ? demanda Manuel.

— Pas mal.

— Les fascistes ont filé sans combattre.

— Ils reviendront.

A cause de sa demi-surdité, Ximénès aimait à parler en marchant, et à monologuer :

« A Talavera, c'est la débâcle, garçon. Ils attaquent avec des tanks italiens...

« Le courage est une chose qui s'organise, qui vit et qui meurt, qu'il faut entretenir comme les fusils... Le courage individuel, ça n'est pas plus qu'une bonne matière première pour le courage des troupes... Il n'y a pas un homme sur vingt qui soit réellement lâche. Deux sur vingt sont organiquement braves. Il faut faire une compagnie en éliminant le premier, en employant au mieux les deux autres et en organisant les dix-sept... »

Manuel se souvenait d'une aventure qui faisait partie du folklore de la colonne : Ximénès, monté sur la capote de sa Ford, répétait aux miliciens de son régiment, formés en carré autour de la bagnole, ses instructions contre le bombardement d'avions : une escadrille ennemie, fraîche arrivée d'Italie, était partie de Talavera ce matin-là pour Tolède : « La bombe d'avion éclate comme une pomme d'arrosoir. » Les hommes faisaient une tête impossible ; sept bombardiers ennemis, escortés d'avions de chasse, étaient en train de se mettre en file pour passer au-dessus de la place. Or, si le colonel était sourd, la brigade entendait les moteurs. « Je vous rappelle qu'en ce cas, la peur et la témérité sont également inutiles. Rien de ce qui est au-dessous d'un mètre ne peut être atteint. D'une compagnie couchée, la bombe d'avion ne peut blesser que ceux qui sont à l'endroit même où elle tombe. » C'est toujours ça, pensaient les auditeurs qui louchaient vers le ciel, et entendaient la profonde vibration des moteurs grandir de seconde en seconde. Il fallait toute l'autorité de Ximénès pour que les miliciens ne fussent pas à plat ventre. Tous savaient comment il avait pris l'hôtel Colon. Les nez se levaient ostensiblement. Manuel, du pouce, sans bouger, avait montré le ciel. « Par terre tout le monde ! » avait crié Ximénès. Comme l'exercice avait déjà été fait, le carré avait disparu en quelques secondes. Le premier bombardement ennemi, voyant le rassemblement disparaître de son viseur, avait lancé ses bombes au hasard sur le village, les autres avaient gardé les leurs pour Tolède. Il n'y avait eu qu'un blessé. Depuis, les miliciens de Ximénès en avaient fini avec la terreur des avions.

« Étrange chose, la guerre : même pour le chef le plus brutal, tuer est un problème d'économie : dépenser le plus possible de fer et d'explosif pour dépenser le moins possible de chair vivante. Nous n'avions pas beaucoup de fer... »

Manuel savait que du règlement de l'infanterie espagnole (inextricable) à Clausewitz et aux revues techniques françaises, il ne cessait d'apprendre la guerre à travers des grammaires : Ximénès était une langue vivante. En arrière du village s'allumaient les premiers feux des miliciens. Ximénès les regardait avec une affection amère :

« Discuter de leurs faiblesses est tout à fait inutile. A partir du moment où les gens veulent se battre, toute crise de l'armée est une crise du commandement. J'ai servi au Maroc : les Maures, quand ils arrivent à la caserne, croyez-vous qu'ils soient magnifiques ? Certes il est plus facile de faire une armée avec la discipline militaire ! certes, nous serons obligés de faire une discipline républicaine pour toutes nos troupes, ou de cesser de vivre. Mais, même maintenant, ne vous y méprenez pas, mon fils : notre crise profonde est une crise de commandement. Notre tâche est plus difficile que celle de nos adversaires, c'est tout...

« Ce qu'organisent vos amis messieurs les communistes — qui m'eût dit il y a un an que je serais en train de me promener amicalement avec un bolchevik !... — ce qu'organisent vos amis, ce 5e régiment, si ce n'est pas la Reichswehr, c'est pourtant sérieux. Mais avec quelles armes l'armeront-ils lorsqu'il sera un corps d'armée ?

— Le bateau mexicain est arrivé à Barcelone.

— Vingt mille fusils... Presque plus d'avions... Presque pas de canons... Les mitrailleuses... vous avez vu, fils, à notre droite il y en a une pour trois compagnies. En cas d'attaque, elles se la prêtent. La lutte n'est pas entre les Maures de Franco et notre armée — qui n'existe plus — elle est entre Franco et l'organisation de la nouvelle armée. Les miliciens ne peuvent plus, hélas, que se faire tuer pour gagner du temps. Mais, cette armée, où trouvera-t-elle ses fusils, ses canons, ses avions ? Nous improviserons une armée plus vite qu'une industrie.

— Tôt ou tard, dit Manuel fermement, nous aurons l'aide soviétique.

Ximénès hocha la tête, fit quelques pas en silence. Il ne s'agissait plus seulement de se promener avec un bolchevik. Il n'attendait plus rien de la France, de qui il avait tout attendu ; son pays devrait-il être sauvé par les Russes, ou perdu...

Une dernière trace de lumière folâtrait autour de ses cheveux tondus, barrés par la grande croix du taffetas anglais. Manuel regardait se déployer les feux des miliciens ; le soir tombant donnait une vanité infinie à l'éternel effort des hommes qu'enveloppaient peu à peu l'ombre et l'indifférence de la terre.

— La Russie est loin... dit le colonel.

Les alentours de la route avaient été abondamment bombardés par les avions fascistes. A droite et à gauche étaient des bombes qui n'avaient pas éclaté. Manuel, à deux mains, en ramassa une, dévissa le percuteur, et trouva un papier dactylographié qu'il tendit à Ximénès qui lut, en portugais : Camarades, cette bombe n'éclatera pas. C'est tout pour le moment.

Ce n'était pas la première.

— Quand même ! dit Manuel.

Ximénès n'aimait pas à montrer son émotion.

— Qu'avez-vous fait avec Alba ? demanda-t-il.

Manuel lui raconta l'entretien.

Les pierres semblaient retourner à quelque vie misérable dont les eût tirées la lumière. Chaque fois que les formes des rochers tiraient le colonel vers son enfance, il pensait à sa jeunesse.

« Bientôt, vous aurez vous-même à former de jeunes officiers. Ils veulent être aimés. Cela est naturel à l'homme. Et rien de mieux, à condition de leur faire comprendre ceci : un officier doit être aimé dans la nature de son commandement — plus juste, plus efficace, meilleur — et non dans les particularités de sa personne. Mon enfant, me comprenez-vous si je vous dis qu'un officier ne doit jamais séduire ? »

Manuel l'écoutait en pensant au chef révolutionnaire ; et il pensait qu'être aimé sans séduire est un des beaux destins de l'homme.

Ils approchaient du village, ses plates maisons blanchâtres collées à un trou du rocher comme des punaises de bois au trou d'un arbre.

« Il est toujours dangereux de vouloir être aimé » dit Ximénès, mi-sérieux, mi-canard... Le talon de sa jambe blessée sonnant régulièrement sur les pierres, ils marchèrent un moment en silence. On n'entendait plus le moindre bruit d'insecte.

« ... Il y a plus de noblesse à être un chef qu'à être un individu, reprit le colonel : c'est plus difficile... »

 

Ils étaient arrivés au village.

— Salut, mes enfants ! cria Ximénès en réponse à des vivats. Les miliciens étaient à l'est du village, qu'ils n'occupaient pas et qui était presque abandonné. Les deux officiers le traversèrent. En face de l'église, il y avait un château à créneaux.

— Dites, mon colonel, pourquoi les appelez-vous « mes enfants » ?

— Les appeler camarades ? Je ne peux pas. J'ai soixante ans : ça ne marche pas, j'ai l'impression de jouer la comédie. Alors je les appelle : les gars, ou bien : mes enfants, et ça va comme ça.

Ils passaient devant l'église. Elle avait été incendiée. Par le portail ouvert venait une odeur de cave et de feu refroidi. Le colonel entra. Manuel regardait la façade.

C'était une de ces églises à la fois baroques et populaires d'Espagne auxquelles la pierre, employée à la place du stuc italien, donne un accent presque gothique. Les flammes avaient fait irruption de l'intérieur ; d'énormes langues noires convulsées surmontaient chaque fenêtre et s'écrasaient au pied des plus hautes statues, calcinées sur le vide.

Manuel entra. Tout l'intérieur de l'église était noir ; sous les fragments tordus des grilles, le sol défoncé n'était que décombres noirs de suie. Les statues intérieures en plâtre, décapées par le feu jusqu'à une blancheur de craie, faisaient de hautes taches pâles au pied des piliers charbonneux, et les gestes délirants des saints reflétaient la paix bleuâtre du soir du Tage qui entrait par le portail enfoncé. Manuel admirait, et se sentait de nouveau artiste : ces statues contournées trouvaient dans l'incendie éteint une grandeur barbare, comme si leur danse fût née ici des flammes, comme si ce style fût devenu soudain celui de l'incendie même.

Plus de colonel. Le regard de Manuel le cherchait trop haut : agenouillé au milieu des décombres, il priait.

Manuel savait Ximénès fervent catholique ; mais il n'en était pas moins troublé. Il sortit pour l'attendre. Ils marchèrent un instant en silence.

— Voulez-vous me permettre une question, mon colonel : comment êtes-vous venu avec nous ?

— Vous savez que j'étais à Barcelone. J'ai reçu la lettre du général Goded qui m'appelait à l'insurrection. Je me suis donné cinq minutes pour réfléchir. Je n'avais pas prêté serment au Gouvernement ; mais je savais bien qu'en moi-même j'avais accepté de le servir. Ma décision était prise, certes, mais je ne voulais pas, à mon âge, avoir plus tard l'illusion d'avoir agi sur un coup de tête... Après les cinq minutes, je suis allé trouver Companys, et je lui ai dit : Monsieur le Président, le 13e tercio et son colonel sont à votre disposition.

Il regarda de nouveau l'église, fantastique dans la paix du soir plein de l'odeur de foin, avec son fronton déchiré et ses statues découpées sur un fond de ciel.

« Pourquoi faut-il, dit-il à mi-voix, que les hommes confondent toujours la cause sacrée de celui qui vous voit en ce moment et celle de ses ministres indignes ? De ceux de ses ministres qui sont indignes... »

— Mais, mon colonel, par qui ont-ils entendu parler de lui, sinon par ces ministres ?

Ximénès montra d'un geste lent la paix pastorale, et ne dit rien.

— Un exemple, mon colonel : j'ai été amoureux, une fois dans ma vie. Gravement. Je veux dire : avec gravité. C'était comme si j'avais été un muet. J'aurais pu être l'amant de cette femme, mais ça n'aurait rien changé. Entre elle et moi, il y avait un mur : il y avait l'Église d'Espagne. Je l'aimais, et quand j'y réfléchis maintenant, je sens que c'était comme si j'avais aimé une folle, une folle douce et enfantine. Voyons, enfin, mon colonel, regardez ce pays ! Qu'est-ce que l'Église en a fait d'autre qu'une espèce d'affreuse enfance ? Qu'est-ce qu'elle a fait de nos femmes ? Et de notre peuple ? Elle leur a enseigné deux choses : à obéir et à dormir...

Ximénès s'arrêta sur sa jambe blessée, prit Manuel par le bras, plissa un œil :

— Mon garçon, si vous aviez été l'amant de cette femme, elle aurait peut-être cessé d'être sourde et folle.

« Pour le reste, plus une cause est grande, plus elle offre un grand asile à l'hypocrisie et au mensonge... »

Manuel s'approcha d'un groupe de paysans, noirs et droits sur un mur encore blanc dans l'ombre.

— Dites donc, camarades, elle est moche, l'école, dit-il cordialement, pourquoi n'a-t-on pas transformé l'église en école comme dans la Murcie, plutôt que de la brûler.

Les paysans ne répondaient pas. La nuit était presque venue, les statues de l'église commençaient à disparaître. Les deux officiers voyaient les silhouettes immobiles adossées au mur, les blouses noires, les larges chapeaux, mais non les visages.

— Le colonel voudrait savoir pourquoi on a brûlé l'église. Qu'est-ce qu'on leur reproche, aux prêtres d'ici ? Concrètement ?

— Pourquoi que les curés ils sont contre nous ?

— Non. L'inverse.

Autant que Manuel pût le deviner à travers l'obscurité, les paysans étaient, avant tout, gênés : ces officiers étaient-ils des hommes sûrs ? Tout ça avait peut-être un rapport avec la protection des objets d'art.

— Y a pas un seul camarade qu'ait travaillé pour le peuple, ici, sans qu'il ait eu le curé sur le dos. Alors quoi ?

Les paysans reprochaient à l'Église d'avoir toujours soutenu les seigneurs, approuvé la répression qui suivit la révolte des Asturies, approuvé la spoliation des Catalans, enseigné sans cesse aux pauvres la soumission devant l'injustice, alors qu'elle prêchait aujourd'hui la guerre sainte contre eux. Un reprochait aux prêtres leur voix « qui n'était pas une voix d'hommes » ; beaucoup, l'hypocrisie ou la dureté, selon le grade, des hommes sur qui ils s'appuyaient dans les villages ; tous, d'avoir indiqué aux fascistes, dans les villages conquis, les noms de ceux qui « pensaient mal », n'ignorant pas qu'ils les faisaient fusiller. Tous, leurs richesses.

— Si on veut, tout ça, si on veut, reprit un d'entre eux. Tout à l'heure, tu demandais, pour l'église ? Pourquoi pas une école ? Mes gosses, hein, c'est mes gosses ; il ne fait pas toujours chaud ici, l'hiver. Plutôt que de voir mes enfants vivre là-dedans, tu m'entends bien ? j'aime mieux qu'ils gèlent.

Manuel tendit une cigarette, puis alluma son briquet ; celui qui venait de parler était un paysan d'une quarantaine d'années, rasé, banal. De son voisin de droite, la courte flamme tira une seconde un visage en haricot, nez et bouche vagues entre un front et un menton avançants. On leur avait demandé des arguments, ils en avaient donné ; mais le son de leur cœur, c'était celui de la dernière voix. La nuit était tombée.

— Tous ces gars-là, c'est des imposteurs, dit dans l'ombre revenue la voix d'un des paysans.

— Ils veulent de l'argent ? demanda Ximénès.

— Tout un chacun cherche son intérêt. Eux ils disent que non, je sais bien... Mais c'est pas ça. Je parle sur le fond. Ça peut pas s'expliquer. C'est des imposteurs.

— Les curés, c'est une question qu'un homme de la ville, il peut pas comprendre...

Des chiens aboyaient au loin. Lequel des paysans parlait ?

— Il a été condamné à mort par les fascistes, Gustavito, dit une autre voix, sur le ton de « on ne la lui fait plus » ; et aussi comme si tous eussent souhaité que celui-là donnât son avis.

— Confondons pas, dit une autre voix, celle de Gustavo sans doute. Collado et moi, on est des hommes qui croient. Contre les curés, on est contre les curés. Seulement, moi, je crois.

— Lui, il voudrait marier sa Vierge du Pilier avec saint Jacques de Compostelle !

— Saint Jacques de Compostelle ? Je la ferais putain avant, oui !

Et, plus bas, du ton assez lent du paysan qui s'explique :

« Les fascistes ouvraient une porte, censément. Ils sortaient un type, qui disait : Quoi ? Plus tard ça recommençait. Le peloton, on l'entendait jamais. La clochette du curé, on l'entendait. Quand ce salaud-là commençait à sonner, ça voulait dire qu'un de nous allait y passer. Pour tâcher de nous confesser. Des fois il y arrivait, le fils de putain. Nous pardonner, qu'il disait. Nous pardonner... De nous être défendus contre les généraux ! Pendant quinze jours, j'ai entendu sonner. Alors je dis : c'est des voleurs de pardon. Je me comprends. C'est pas seulement la question d'argent... Suivez-moi bien : qu'est-ce qu'il vous dit, un curé qui vous confesse ? Il vous dit de vous repentir. S'il y a un seul curé qu'a fait repentir un seul des nôtres de s'être défendu, je pense qu'on lui en fera jamais assez. Parce que, le repentir y a pas mieux dans l'homme. Voilà ce que je pense.

Ximénès se souvint de Puig.

— Collado, il pense quelque chose !

— Vas-y ! dit Gustavo...

Le paysan ne disait rien.

— Alors, quoi, tu te décides !

— On peut pas parler comme ça, dit celui qui n'avait pas encore parlé.

— Raconte le truc d'hier. Fais le sermon.

— C'est pas un truc...

Des miliciens arrivaient, avec un bruit de crosses dans la nuit. L'obscurité était maintenant complète.

— Tout ça, dit-il enfin, sarcastique, parce que je leur ai raconté que le roi est passé une fois chez les Hurdes, A la chasse. Presque tous goitreux, crétins, malades, ces gens-là... Si pauvres que le roi croyait pas qu'on puisse être pauvre comme ça. Ils en sont nains. Alors il dit : Faut faire quelque chose pour ce monde-là. On lui dit : oui, sire, — comme d'habitude. Et on n'a rien fait ; comme d'habitude. Puis, comme c'était très misérable, on a utilisé le pays : on en a fait l'endroit pour le bagne. Comme d'habitude. Alors...

Qui parlait ? La tenue de cette voix fortement articulée ne pouvait être que d'un homme habitué à la parole, malgré les tournures populaires. Ximénès l'entendait distinctement, bien qu'elle ne fût pas très haute.

« Le Christ-Jésus trouvait que ça n'allait pas bien. Il se dit : j'irai là. L'ange chercha la meilleure des femmes de la région, puis il se mit à apparaître. Elle répondit : « Oh ! pas la peine : l'enfant viendrait avant terme, vu que j'aurai pas à manger. Dans ma rue, y a qu'un paysan qu'a mangé de la viande depuis quatre mois ; il a tué son chat. »

Déjà l'ironie avait fait place à une amertume désolée. Ximénès savait que dans certaines provinces des récitants improvisaient pendant la veillée des morts, mais il ne les avait jamais entendus.

« Le Christ est venu chez une autre. Autour du berceau, y avait que des rats. Pour réchauffer l'enfant, c'était faible, et pour l'amitié c'était triste. Alors Jésus a pensé qu'en Espagne ça n'allait toujours pas. »

Des bruits de camions et de freins montaient du centre du village, avec des coups de fusil éloignés et des aboiements, et le vent apportait de l'église calcinée une odeur de pierre et de fumée. Le bruit des camions fut un instant si fort que les deux officiers n'entendirent plus les paroles.

« ... fait obliger les propriétaires à affermer les terres aux paysans. Ceux qui ont des bœufs ont hurlé qu'ils étaient dépouillés par ceux qui ont des rats. Et ils ont appelé des soldats romains.

« Alors le Seigneur est allé à Madrid, et pour le faire taire, les rois du monde ont commencé à tuer les enfants de Madrid.

« Alors le Christ s'est dit qu'il y avait vraiment pas grand-chose à faire avec les hommes. Qu'ils étaient si dégoûtants que même en saignant pour eux jour et nuit pendant l'éternité on n'arrivera jamais à les laver. »

Toujours des bruits de camions. A l'intendance on attendait Ximénès. Manuel était à la fois saisi et irrité.

« Les descendants des rois mages étaient pas venus à sa naissance vu qu'ils étaient devenus errants ou fonctionnaires. Alors, pour la première fois au monde, de tous les pays, ceux qui étaient tout près et ceux qui étaient au diable, ceux chez qui il faisait chaud et ceux chez qui il faisait gelé, tous ceux qui étaient courageux et misérables se sont mis en marche avec des fusils. »

Il y avait dans cette voix une conviction si solitaire que, malgré la nuit, Ximénès sentit que celui qui parlait avait fermé les yeux.

« Et ils comprirent avec leur cœur que le Christ était vivant dans la communauté des pauvres et des humiliés de chez nous. Et par longues files, de tous les pays, ceux qui connaissaient assez bien la pauvreté pour mourir contre elle, avec leurs fusils quand ils en avaient et leurs mains à fusils quand ils en avaient pas, vinrent se coucher les uns après les autres sur la terre d'Espagne...

« Ils parlaient toutes les langues, même qu'il y avait avec eux des marchands de lacets chinois. »

La voix devint encore plus sourde : l'homme parlait entre ses dents, recroquevillé dans l'ombre comme ceux qui viennent d'être blessés au ventre, un cercle de têtes, — et la croix de taffetas anglais de Ximénès — autour de la sienne.

« Et quand tous les hommes eurent trop tué, — et quand la dernière file des pauvres se mit en marche...

Il détacha les mots à voix basse, avec une intensité chuchotée de sorcier :

« ... une étoile qu'on n'avait jamais vue se leva au-dessus d'eux... »

Manuel n'osait pas allumer son briquet. Les klaxons des camions appelaient dans la nuit, enragés comme dans les embouteillages.

— C'est pas comme ça que tu l'as racontée hier, dit une voix, presque basse.

Et celle de Gustavo, plus haute :

— Moi, je suis pas pour ces trucs-là. On saurait jamais ce qu'on doit faire. Faut savoir ce qu'on veut, y a que ça.

— C'est pas la peine, dit une troisième voix, lente et lasse : la question des curés, un homme de la ville, il peut pas comprendre...

— Eux, ils croient que c'est la religion.

— Un homme de la ville, il peut pas comprendre.

— Qu'est-ce qu'il était avant le soulèvement ? demanda Ximénès.

— Lui ?

Il y eut un instant de gêne.

— ... il était moine, dit une voix.

Manuel entraînait le colonel vers le chahut d'enfer des klaxons.

— Avez-vous vu l'insigne de Gustavo, quand vous avez allumé la cigarette ? demanda Ximénès quand ils eurent repris leur marche. La F.A.I. non ?

— Avec un autre ce serait la même chose. Je ne suis pas anarchiste, moi, mon colonel. Mais j'ai été élevé par les prêtres, comme chacun de nous ; et, voyez-vous, il y a quelque chose en moi (pourtant, en tant que communiste, je suis contre toute destruction) il y a quelque chose en moi qui comprend cet homme-là.

— Plus que l'autre ?

— Qui.

— Vous connaissez Barcelone, dit Ximénès ; sur certaines églises, l'écriteau ne porte pas, comme de coutume : Contrôlé par le peuple, mais : Propriété de la vengeance du peuple. Seulement... Sur la place de Catalogne, le premier jour, les morts sont restés assez longtemps ; deux heures après la cessation du feu, les pigeons de la place sont revenus, — sur les trottoirs et sur les morts... La haine des hommes aussi s'use...

Et, plus lentement, comme s'il eût résumé des années d'inquiétude :

« Dieu, lui, a le temps d'attendre... »

Leurs bottes sonnaient sur la terre sèche et dure, la jambe blessée de Ximénès en retard sur celle de Manuel.

« Mais pourquoi, reprit le colonel, pourquoi faut-il donc que son attente soit ceci ? » !