20 juillet.
A travers les torses nus et les manches de chemise, parmi les femmes qu'on chassait et qui revenaient, gardes civils en bicorne et gardes d'assaut tentaient en vain d'organiser la foule, éparpillée en avant, immense en arrière, d'où venait une grave et constante clameur. Un officier conduisait à un bar un soldat qui venait de s'évader de la caserne de la Montagne. Jaime Alvear avait vu qu'ils se dirigeaient vers le bar, et y était entré avant eux. Le canon battait régulièrement comme le cœur de toute cette foule, au-dessus des minces coups de fusil qui partaient de toutes les fenêtres et de toutes les portes, au-dessus des cris, de l'odeur de pierre chaude et de bitume qui montait de Madrid.
Les têtes des consommateurs se groupèrent autour du soldat, comme des mouches. Il haletait.
— Le colonel a dit : Faut sauver... la République.
— La République ?
— Qui. Vu qu'elle vient de tomber dans les mains des bolcheviks... des juifs et des anarchistes.
— Qu'ont répondu les soldats ?
— Bravo !
— Bravo ?
Ben oui, quoi !... ils s'en foutaient. Faut vous dire que c'étaient surtout les nouveaux qui répondaient. Depuis huit jours... c'était plein de nouveaux.
— Et les soldats de gauche ? demanda une voix.
Dans les verres immobiles le cognac et le manzanilla tremblotaient au rythme du combat. Le soldat but. Il retrouvait peu à peu sa respiration.
— Restaient que ceux qu'on ne le savait pas. Tous les autres, depuis quinze jours, ils étaient virés. Des types de gauche, chez nous, y en avait peut-être encore une cinquantaine. Mais ils n'étaient pas là. On dit qu'ils sont tous ficelés dans un coin.
Les rebelles avaient été persuadés que le gouvernement n'armerait pas le peuple, et attendaient les fascistes de Madrid, qui ne bougeaient pas encore.
Le silence se fit d'un coup : le haut-parleur fonctionnait. Les journaux paraissant seulement une fois par jour, le destin de l'Espagne ne s'exprimait plus que par la T.S.F.
La reddition des casernes de Barcelone se poursuit.
La caserne Atarazanas est prise par les syndicalistes, conduits par Ascaso et Durruti. Ascaso a trouvé la mort dans l'attaque de la caserne.
La forteresse de Montjuich s'est rendue au peuple sans combat...
Tout le bar cria d'enthousiasme. Même aux Asturies, il n'était pas un nom plus significativement sinistre que celui de Montjuich.
... les soldats ayant refusé d'exécuter les ordres de leurs officiers après avoir entendu les haut-parleurs du gouvernement légal d'Espagne annoncer qu'ils étaient relevés de toute obéissance à l'égard des officiers factieux.
— Qui se bat en ce moment à la caserne ? demanda l'officier.
— Les officiers, les nouveaux. Les copains, eux, se débinent où ils peuvent. Doit y en avoir plein la cave. Quand votre canon a commencé, personne n'a plus marché ; on a pigé le coup ; on sait bien que les anars et les bolcheviks ont pas de canons. Je l'ai dit aux copains : Ce discours du colonel, c'est encore un coup des fascistes. Tirer sur le peuple, des clous ! J'ai sauté chez vous.
Le soldat ne parvenait pas à maîtriser le tremblement de ses épaules. Le canon tirait toujours, l'explosion de l'obus en écho.
Jaime avait vu le canon. Il était manœuvré par un capitaine de la garde d'assaut qui n'était pas artilleur, et qui parvenait à tirer, mais non à pointer. A côté s'agitait le sculpteur Lopez, commandant de la milice socialiste dont Jaime faisait partie. La perspective ne permettait pas de mettre le canon en batterie contre la porte ; le capitaine tirait donc contre les murs, au jugé. Le premier obus — trop haut — était allé éclater en banlieue. Le second contre le mur de brique dans une grande poussière jaune. A chaque obus, le canon, qui n'était pas fixé, reculait rageusement, et les miliciens de Lopez, leurs bras nus tendus aux rayons de ses roues comme dans les gravures de la Révolution française, le ramenaient en place tant bien que mal. Un obus avait pourtant traversé une fenêtre et éclaté à l'intérieur de la caserne.
— Attention, hein, quand vous entrerez, dit le soldat. Parce que, les copains, ils ont pas tiré sur vous. Et ils le font exprès !
— A quoi reconnaître les nouveaux ?
— Tout de suite ?... je sais pas... Mais plus tard... je vais vous dire : ils ont jamais de famille...
Il voulait dire que les fascistes entrés dans l'armée pour lutter contre le soulèvement cachaient leurs femmes trop élégantes ; les rues abritées les plus proches étaient pleines de celles des soldats, qui attendaient : les seuls groupes, dans toute la foule, qui fussent silencieux.
Le bruit de la fusillade assiégée monta tout à coup, au-dessus d'un grincement de camions : d'autres gardes d'assaut arrivaient. Une de leurs autos blindées était déjà là. Le canon secouait toujours le vin dans les verres. Fusil au bras, des types apportaient des nouvelles, comme, à la buvette des studios, les acteurs viennent boire en costume, entre deux prises de vues. Mais sur le dallage blanc du bar carrelé en damier, demeuraient des empreintes de semelles ensanglantées.
— Un autre bélier !
Un madrier énorme avançait en effet comme un monstre géométrique, porté par cinquante hommes parallèles, penchés en avant comme des haleurs, avec ou sans col, mais tous un fusil sur le dos. Il traversa les décombres de la chaussée, les plâtras et les morceaux de grille, frappa la porte comme un gong énorme, et recula. Bien qu'elle fût pleine de cris, de détonations et de fumée, la caserne vibrait derrière sa haute porte de toute sa sonorité de couvent. Trois de ceux qui portaient le madrier tombèrent sous le tir des fascistes. Jaime remplaça l'un d'eux. Au moment où tout le bélier repartait, un grand syndicaliste aux sourcils épais prit sa tête à deux mains comme pour se boucher les oreilles, et s'affala sur le madrier en marche, bras pendant d'un côté, jambes de l'autre. La plupart des porteurs ne l'avaient pas vu ; et le bélier continua sa course lente et lourde, l'homme toujours plié en deux sur le bois. Pour Jaime, qui avait vingt-six ans, le Front populaire, c'était cette fraternité dans la vie et dans la mort. Des organisations ouvrières, dans lesquelles il mettait d'autant plus d'espoir qu'il n'en mettait aucun dans ceux qui depuis plusieurs siècles gouvernaient son pays, il connaissait surtout ces « militants de base » anonymes et mis à toutes les sauces, qui étaient le dévouement même de l'Espagne ; dans ce grand soleil et sous les balles des phalangistes, poussant cette énorme poutre qui portait vers les vantaux leur compagnon mort, il combattait dans la plénitude de son cœur. Le bélier sonna de nouveau contre la porte, devant laquelle bascula le mort ; ses deux voisins, dont l'un était Ramos, le prirent pour l'emporter. Le madrier revint en arrière, plus lentement. Cinq hommes encore tombèrent. Là où était passé le bélier, entre deux lignes de blessés et de tués, était une route blanche et vide.
La matinée de juillet avançait, et les visages devenaient laqués de sueur. Sous les grands coups sourds du canon et du madrier qui rythmaient tous les sons de l'attaque, dans les rues en contrebas, au pied des escaliers d'accès à la caserne, une cohue d'employés, d'ouvriers, de petits-bourgeois, leur fusil à ficelle dans la main (le gouvernement avait distribué les fusils, mais pas les bretelles), leurs cartouchières pendues au milieu de la poitrine par des courroies trop petites attendaient l'assaut, les yeux levés sur la porte.
Le bélier ralentit, le canon cessa de tirer, têtes nues et bicornes s'inclinèrent en arrière ; les fascistes même cessèrent de tirer. On entendait la vibration profonde d'un moteur d'avion.
— Qu'est-ce que c'est ?
Des yeux louchèrent vers Jaime. Les camarades de sa milice socialiste savaient que ce grand Peau-Rouge battu de mèches noires était ingénieur chez Hispano. L'appareil était un des vieux Bréguet de l'armée espagnole, mais les fascistes étaient aussi dans l'armée ; il descendit par une grande courbe au-dessus de l'épais silence de la foule ; deux bombes éclatèrent dans la cour de la caserne, et les tracts tombèrent en confetti, longtemps suspendus dans le ciel d'été au-dessus des acclamations.
Des rues en contrebas, la foule se lança à l'assaut à travers les escaliers. Le bélier sonna une fois de plus sur la porte, contre une fusillade désespérée ; à l'instant où il reculait, de l'une des fenêtres de la façade jaillit un drap : on avait fait au bout un énorme nœud pour pouvoir le lancer. Le bélier ne le vit pas. reprit son élan et enfonça d'un coup la porte que les fascistes venaient d'ouvrir.
La cour intérieure était absolument vide.
Au-delà de ce vide, derrière les fenêtres et les portes fermées du patio, commençaient les prisonniers.
D'abord sortirent les soldats, brandissant leurs carnets syndicaux, beaucoup le torse nu. L'un des premiers chancelait ; tandis que la foule le pressait de questions, il se jeta à quatre pattes et but dans le ruisseau. Puis des officiers, les bras en l'air. Les uns indifférents ou s'efforçant de l'être, l'un cachant son visage au fond d'une casquette, un autre souriant comme si tout ça n'eût été qu'une bonne plaisanterie ; celui-là ne levait les mains qu'à hauteur des épaules, et semblait ainsi venir vers les miliciens pour les embrasser.
Au-dessus d'eux, le dernier volet d'une des fenêtres centrales, écorné par le canon, sauta ; dans le cadre de la fenêtre, sur le balcon dont la moitié manquait, se précipita un jeune type qui riait aux éclats, trois fusils sur le dos, deux dans la main gauche tirés par leur canon comme des chiens par une laisse. Il les lança dans la rue en criant : salud !
Les femmes des soldats, les miliciens du bélier, des gardes civils, se précipitèrent. Les femmes couraient en appelant dans les couloirs monacaux de la caserne, étrangement silencieux depuis que le canon ne tirait plus. Jaime et ses compagnons, crosse à l'épaule, parvinrent au premier étage. D'autres miliciens étaient entrés par quelque brèche : escortés de joyeux civils en faux cols, cartouchières autour de leurs vestons d'employés et fusils en joue, des officiers avançaient.
La brèche était sans doute large, car les miliciens devenaient nombreux. Venu du dehors, le hourra d'une foule énorme secoua les murs. Jaime regarda par la fenêtre : un millier de bras nus au point fermé jaillit de la foule en manches de chemise, d'un coup, comme à la gymnastique. La distribution des armes prises commençait.
Le mur devant quoi s'amoncelaient les fusils modernes et les sabres de théâtre cachait à la rue une grande cour que voyait Jaime. Au fond de cette cour, un magasin de vélos. Pendant que les miliciens se battaient, le magasin avait été pillé, et la cour était jonchée de grands morceaux de papier d'emballage, de guidons et de roues. Jaime pensait au syndicaliste plié en deux sur le bélier.
Dans la première salle, un officier était assis, la tête dans une main au-dessus de son sang qui coulait encore sur la table. Deux autres étaient par terre, un revolver près de leur main.
Dans la seconde salle, assez sombre, des soldats étaient couchés ; ils hurlaient : salud, hé ! salud ! mais ne bougeaient pas : ils étaient ficelés. C'étaient ceux que les fascistes suspectaient de fidélité à la république ou de sympathie aux mouvements ouvriers. De jubilation, ils tapaient du talon malgré leurs cordes. Jaime et les miliciens les embrassaient, à l'espagnole, en les déliant.
— Y a encore des copains en bas, dit l'un d'eux.
Jaime et ses compagnons dévalèrent par un escalier intérieur dans une pièce encore plus sombre, se précipitèrent sur les camarades ligotés en les embrassant aussi : ceux-là avaient été fusillés la veille.