CHAPITRE III

Derrière les tranchées allemandes de la brigade internationale, monte la lueur des premiers grands incendies de Madrid. Les volontaires ne voient pas les avions ; mais le silence nocturne, qui n'est plus celui de la campagne, l'étrange silence de la guerre, tremble comme un train qui change de rails. Les Allemands sont tous ensemble, ceux qu'on a exilés parce qu'ils étaient marxistes, ceux qu'on a exilés parce qu'ils étaient romanesques et se croyaient révolutionnaires, ceux qu'on a exilés parce qu'ils étaient juifs ; et ceux qui n'étaient pas révolutionnaires, qui le sont devenus, et sont là. Depuis la charge du Parc de l'Ouest, ils repoussent deux attaques par jour : les fascistes essaient en vain d'enfoncer la ligne de la Cité Universitaire. Les volontaires regardent la grande lueur rouge qui monte dans les nuages pluvieux : les fulgurations d'incendie, comme celles des enseignes électriques, sont immenses dans les nuits de brouillard, et il semble que la ville entière brûle. Aucun des volontaires n'a encore vu Madrid.

Il y a plus d'une heure qu'un camarade blessé appelle.

Les Maures sont à un kilomètre. Il n'est pas possible qu'ils ne sachent pas où se trouve le blessé ; sans doute attendent-ils que les siens viennent le chercher ; déjà un volontaire sorti de la tranchée a été tué. Les volontaires sont prêts à accepter cette chasse à l'appeau ; ce qu'ils craignent, dans cette nuit profonde dont l'incendie n'éclaire que le ciel, c'est de ne pas retrouver leur tranchée.

Enfin trois Allemands viennent d'obtenir l'autorisation d'aller chercher celui qui crie à travers la brume noire. L'un après l'autre ils passent le parapet, s'engouffrent dans le brouillard : le silence de la tranchée est sensible malgré les explosions.

Le blessé crie à quatre cents mètres au moins. Ce sera long : tous savent maintenant qu'un homme ne rampe pas vite. Et il faudra le rapporter. Pourvu qu'ils ne se lèvent pas. Pourvu que l'aube ne vienne pas trop tôt.

Le silence et la bataille ; les républicains essaient de se rejoindre derrière les lignes fascistes ; les Maures essaient d'enfoncer la Cité Universitaire. Quelque part dans la nuit tirent les mitrailleuses ennemies de l'hôpital-clinique. Madrid brûle. Les trois Allemands rampent.

Le blessé appelle toutes les deux ou trois minutes. S'il y a une fusée, les volontaires ne reviendront pas. Sans doute sont-ils à cinquante mètres de la tranchée maintenant ; les autres sentent l'odeur fade de la boue, presque la même que celle des tranchées, comme s'ils étaient avec eux. Que le blessé est long à appeler de nouveau ! Pourvu qu'ils ne se trompent pas de direction, qu'ils aillent, au moins, directement vers lui...

Les trois, à plat ventre, attendent, attendent l'appel dans la brume traversée de fulgurations. La voix s'est tue. Le blessé n'appellera plus.

Ils sont soulevés sur un coude, hagards. Madrid brûle toujours, la tranchée des Allemands tient toujours, et, dans le sombre tam-tam du canon, les Maures tentent toujours d'enfoncer la Cité Universitaire dans le brouillard de la nuit.