Une mince silhouette voûtée montait, seule au milieu de l'escalier immense : Guernico venait chercher de l'aide pour le service d'ambulance qu'il s'efforçait de transformer. Ce qu'il avait organisé au temps de Tolède devenait infime depuis que la guerre approchait de Madrid. Au rez-de-chaussée déjà presque obscur du ministère, il y avait des armures ; et l'écrivain catholique, long, blond pâle comme tant de portraits de Velasquez, seul au milieu de ces grandes marches blanches, semblait sorti d'une des armures historiques, et destiné à y rentrer à la naissance du jour. Garcia ne l'avait pas vu depuis trois semaines. Il disait de lui qu'il était le seul de ses amis chez qui l'intelligence eût pris la forme de la Charité ; et, malgré tout ce qui les séparait, peut-être Guernico était-il le seul homme que Garcia aimât vraiment.
Tous deux partirent ensemble pour la Plaza Mayor.
Sur les murs et les devantures abaissées, les ombres avançaient penchées en avant, parallèles comme des haleurs ; au-dessus, de grandes fumées rousses venues de la banlieue roulaient pesamment. L'exode, pensait Garcia.
Mais non : aucun de ces passants ne portait de ballots. Tous marchaient très vite, dans le même sens.
— La ville a ses nerfs, dit-il.
Un aveugle jouait l'Internationale, sa sébile devant lui. Dans leurs maisons éteintes, les fascistes attendaient le lendemain en un affût de cent mille hommes.
— On n'entend rien, dit Guernico.
Les pas seulement. La rue frémissait comme une veine. Les Maures étaient aux portes du Sud et de l'Ouest, mais le vent venait de la ville. Pas un coup de fusil, pas même le canon. Le grattement de la multitude courait sous le silence comme celui des rongeurs sous la terre. Et l'accordéon.
Ils marchaient vers la Puerta del Sol, dans le sens des fumées rousses à la dérive dans le ciel, dans le sens du fleuve invisible qui portait inutilement les hommes vers la place, comme si là eussent été dressées les barricades de Carabanchel.
— Si nous les arrêtons ici...
Une femme prit le bras de Guernico et dit en français :
— Tu crois qu'il faut partir ?
— C'est une camarade allemande, dit Guernico à Garcia, sans répondre à la femme.
— Il dit que je dois partir, reprit celle-ci. Il dit qu'il ne peut pas se battre bien si je suis là.
— Il a sûrement raison, dit Garcia.
— Mais moi je ne peux pas vivre si je sais qu'il se bat ici... si je ne sais même pas ce qu'il se passe...
L'Internationale d'un second accordéon accompagnait les mots en sourdine ; un autre aveugle, sa sébile devant lui, continuait la musique, là où le premier l'avait abandonnée.
Toutes les mêmes, pensa Garcia. Si elle part, elle le supportera avec beaucoup d'agitation, mais elle le supportera ; et si elle reste, il sera tué.
Il ne voyait pas son visage : elle était beaucoup plus petite que lui, enfouie dans l'ombre des passants.
— Pourquoi veux-tu rester ? demanda amicalement Guernico.
— Ça m'est égal de mourir... Le malheur c'est qu'il faut que je me nourrisse bien et qu'ici on ne pourra plus ; je suis enceinte...
Garcia n'entendit pas la réponse de Guernico. La femme rejoignit un autre courant d'ombres.
— Qu'est-ce qu'on peut faire... dit Guernico.
Des miliciens en combinaison les dépassèrent. A travers la rue défoncée, des ombres construisaient une barricade.
— A quelle heure pars-tu ? demanda Garcia.
— Je ne pars pas.
Guernico serait l'un des premiers fusillés quand les fascistes entreraient à Madrid. Bien que Garcia ne regardât pas son ami, il le voyait marcher à côté de lui, avec sa petite moustache blonde, ses cheveux en désordre et ses bras longs et minces ; et ce corps sans défense l'émouvait comme l'émouvaient les enfants, parce qu'il excluait toute idée de combat ; Guernico ne combattrait pas : il serait tué.
Ni l'un ni l'autre ne parlaient des ambulances de Madrid, persuadés tous deux qu'elles n'existeraient pas.
— Tant qu'on peut aider la révolution, il faut l'aider. Mais se faire tuer ne sert à rien, mon bon ami. La République n'est pas un problème géographique et ne se résout pas par la prise d'une ville.
— J'étais à la Puerta del Sol le jour de la Montagne, quand on a tiré sur la foule de toutes les fenêtres. Ceux qui étaient dans la rue se sont couchés : la place tout entière était couverte de gens aplatis, sur qui tiraient les autres. Le surlendemain, j'étais au ministère. Devant la porte, il y avait une longue queue : les femmes qui venaient offrir leur sang pour les transfusions. Deux fois, j'ai vu le peuple d'Espagne. Cette guerre est sa guerre, quoi qu'il arrive ; et je resterai avec lui là où il est... Il y a ici deux cent mille ouvriers, qui n'ont pas d'auto pour aller à Valence...
La vie de la femme et des enfants de Guernico avait dû peser dans sa décision d'un autre poids que tout ce que Garcia pourrait dire ; et celui-ci ne pouvait imaginer sans peine, s'ils devaient ne plus se revoir, que leur dernière conversation fût une sorte de discussion. Guernico fit un geste en avant de sa main longue et fine :
— Peut-être partirai-je au dernier moment, dit-il.
Mais Garcia était persuadé qu'il mentait.
Un bruit confus de pas montait de la rue comme s'il eût précédé une troupe qui traversa la lumière. « Les terrassiers », dit Garcia. Ils montaient vers les derniers terrains avant Carabanchel, pour les tranchées ou pour les mines. Devant Garcia et Guernico, d'autres ombres, mates de brume, construisaient une autre barricade.
— Ils restent bien, eux, dit Guernico.
— Ils pourront se replier par la route de Guadalajara. Mais ton appartement et le siège de l'Association sont des souricières.
Guernico refit le même geste de fatalité confuse. Encore un aveugle, toujours l'Internationale : maintenant les aveugles ne jouaient plus autre chose. Dans chaque rue, des ombres différentes construisaient les mêmes barricades.
— Nous, écrivains chrétiens, nous avons peut-être plus de devoirs que d'autres, reprit Guernico.
Ils passaient devant l'église de l'Alcala. Guernico la montra vaguement de la main ; au son de sa voix, Garcia comprit qu'il souriait amèrement.
— Après un sermon d'un prêtre fasciste, en Catalogne française (thème : Seigneur ne vous attelez pas au même joug que les infidèles), j'ai vu le père Sarazola s'approcher du prédicateur : le prédicateur est parti. Sarazola m'a dit : « Il reste toujours quelque chose d'avoir connu le Christ : entre tous ceux que j'ai vus ici, cet homme est le premier qui ait eu honte... »
Un camion passa, chargé d'un tas confus de miliciens accroupis, que dépassaient les canons de vieilles mitrailleuses. Guernico reprit, un ton plus bas :
— Seulement, comprends-tu, en face de ce qu'ils font, c'est moi qui ai honte...
Un petit milicien à tête de belette arrête Garcia qui allait répondre.
— Ils seront ici demain !
— Qu'est-ce que c'est que celui-là ? demanda Guernico à mi-voix.
— Un ancien secrétaire de l'escadrille de Magnin.
— Il n'y a rien à foutre avec ce gouvernement, disait la belette. Il y a plus de dix jours que je leur ai apporté toutes les indications pour la production massive du microbe de la fièvre de Malte. Quinze ans de recherches, et je ne demandais pas un sou : pour l'antifascisme ! Ils n'en ont rien fait. C'était déjà la même chose avec ma bombe. Les autres seront là demain.
— La barbe ! dit Garcia.
Camuccini était déjà rentré dans la foule nocturne comme dans une trappe, l'accordéon ayant accompagné de l'Internationale son apparition et son plongeon.
— Il en a beaucoup comme ça, Magnin ? demanda Guernico.
— Au début... Les premiers volontaires étaient tous un peu fous ou un peu héros. Les deux parfois...
L'atmosphère des soirs historiques emplissait l'Alcala comme elle emplissait les rues étroites : toujours pas de canon, rien que les accordéons. Une bande de mitrailleuse, soudain, au fond d'une rue : un milicien tirait contre des fantômes.
Et toujours les barricades en construction. Garcia ne croyait que modérément à l'efficacité des barricades ; mais celles-ci semblaient des retranchements. Toujours, dans la brume, des ombres s'agitaient ; et toujours, une ombre immobile, quittant un moment son immobilité, la reprenant, organisait. Dans cette brume irréelle, qui devenait plus dense de minute en minute, hommes et femmes transportaient les matériaux ; les ouvriers de tous les syndicats de la construction organisaient le travail que dirigeaient des chefs techniques, formés en deux jours par les spécialistes du 5e corps. Dans cette fantasmagorie silencieuse où mourait le vieux Madrid, pour la première fois, au-dessous des drames particuliers, des folies et des rêves, au-dessous de ces ombres lancées à travers les rues avec leur angoisse ou leur espoir, une volonté à l'échelle de la ville entière se levait dans la brume de Madrid presque investie.
Les lumières de l'avenue se dissolvaient en nébuleuses, vagues et misérables sous les ombres préhistoriques des gratte-ciel contournés ; Garcia pensait à la phrase de son ami : « Nous, écrivains chrétiens, nous avons peut-être plus de devoirs que d'autres... »
— Que diable peux-tu attendre maintenant de ceux-là ? demanda-t-il, montrant une seconde église d'un petit coup de pipe.
Ils passaient sous un bec électrique. Guernico sourit, de ce mélancolique sourire qui lui donnait souvent une expression d'enfant malade :
— N'oublie pas que, moi, je crois à l'éternité...
Il prit le bras de Garcia.
« J'attends plus pour mon Église de ce qui se passe maintenant ici, et même des sanctuaires brûlés de Catalogne, que des cent dernières années de la catholique Espagne, Garcia. Il y a vingt ans que je vois des prêtres exercer leur ministère, ici et en Andalousie ; eh bien ! en vingt ans, l'Espagne catholique, je ne l'ai jamais vue. J'ai vu des rites et, dans l'âme comme dans la campagne, un désert... »
Toutes les portes du ministère d'État, à la Puerta del Sol, étaient ouvertes. Avant le soulèvement, le hall avait abrité une exposition de sculptures. Et les statues de toutes sortes, groupes, nus, animaux, attendaient les Maures dans la grande salle vide où se perdait le bruit d'une lointaine machine à écrire : le ministère n'était pas complètement abandonné...
Mais dans toutes les rues qui rayonnaient autour de la place, fidèles comme le brouillard, les mêmes ombres travaillaient aux mêmes barricades.
— C'est vrai, que Caballero t'a consulté à propos de la réouverture des églises ?
— Qui.
— Qu'est-ce que tu as répondu ?
— Non, bien entendu.
— Qu'il ne fallait pas les rouvrir ?
— Évidemment. Ça vous étonne, vous, mais ça n'étonne pas les catholiques. Si je suis fusillé demain, j'aurai beaucoup de craintes sur moi-même, comme tout homme ; mais pas la moindre à ce sujet. Je ne suis ni un protestant ni un hérétique : je suis un catholique espagnol. Si tu étais théologien, je te dirais que je fais appel à l'âme de l'Église contre le corps de l'Église, mais laissons ça. La foi, mais ce n'est pas l'absence d'amour ! L'espérance, mais ce n'est pas un monde qui trouvera sa raison d'être à faire adorer de nouveau comme un fétiche ce crucifix de Séville qu'ils ont appelé le Christ des riches (notre Église n'est pas hérétique, elle est simoniaque) ; ce n'est pas mettre le sens du monde dans un empire espagnol, dans un ordre où l'on n'entend plus rien parce que ceux qui souffrent se cachent pour pleurer ! il y a de l'ordre au bagne aussi... Il n'est pas un seul espoir des meilleurs entre les fascistes qui ne repose sur l'orgueil ; soit, mais qu'est-ce que le Christ a à voir avec ça ?
Garcia heurta un grand chien et faillit tomber. Madrid était pleine de chiens magnifiques, abandonnés par leurs propriétaires en fuite. Ils prenaient possession de la ville avec les aveugles, entre les républicains et les Maures.
« La charité, mais ce ne sont pas les prêtres navarrais qui laissent fusiller en l'honneur de la Vierge, ce sont les prêtres basques qui, jusqu'à ce qu'ils soient tués par les fascistes, ont béni dans les caves d'Irun les anarchistes qui avaient brûlé leurs églises. Je ne suis pas inquiet, Garcia. L'Église d'Espagne, mais, contre elle, je suis appuyé sur ma foi tout entière... Je suis contre elle au nom des trois vertus théologales, contre elle dans la Foi, dans l'Espérance, et dans la Charité.
— Où trouveras-tu l'Église de ta foi ?
Guernico passa la main dans ses cheveux qui retombaient sur son front. La foule presque silencieuse glissait entre les arcades et les palissades qui obstruaient presque entièrement la Plaza Mayor. Les travaux de terrassement arrêtés avaient abandonné partout pavés et blocs de pierre, et la foule des ombres semblait sauter par-dessus dans un tragique ballet nocturne, sous les clochetons austères semblables à ceux de l'Escurial, — comme si Madrid se fût couverte de tant de barricades qu'on n'y pût rencontrer une seule place intacte.
— Regarde : dans ces maisons pauvres, ou bien dans ces hôpitaux, en cet instant même, dit Guernico, il y a des prêtres sans col, en gilets de garçons de café parisiens, qui sont en train de confesser, de donner l' extrême-onction, peut-être de baptiser. Je t'ai dit que depuis vingt ans je n'ai pas entendu en Espagne la parole du Christ. Ceux-là on les entend. On les entend, eux, et jamais on n'entendra ceux qui sortiront demain avec leur soutane retrouvée pour bénir Franco. Combien de prêtres exercent leur ministère, en ce moment ? Cinquante, cent peut-être... Napoléon est venu sous ces arcades-ci ; depuis cette époque, où l'Église d'Espagne défendit son troupeau, je crois qu'il n'y a pas eu une seule nuit, jusqu'à celles-ci, où soit devenue vivante ici, en vérité, la parole du Christ. Mais, à cette heure, elle est vivante. »
Il buta sur un pavé de la place défoncée, cheveux en avant.
« Elle est vivante, reprit-il. Il n'y a pas beaucoup d'endroits dans ce monde où l'on puisse dire que cette Parole ait été présente ; mais bientôt on saura qu'ici, à Madrid, en ces nuits, on l'a entendue. Quelque chose commence, en ce pays, pour mon Église, quelque chose qui est peut-être la renaissance de l'Église. J'ai vu administrer les sacrements à un milicien belge, hier, à San-Carlos ; tu connais ?
— J'ai vu là-bas des blessés, à l'époque du train blindé...
Garcia pensait aux grandes salles moisies, aux fenêtres basses envahies par les plantes. Comme tout ça était loin...
— C'était une salle de blessés aux bras. Quand le prêtre dit Requiem œternam dona ei Domine, des voix donnèrent le répons : Et lux perpetua luceat... Quatre ou cinq voix, qui venaient de derrière moi...
— Tu te souviens du Tantum ergo de Manuel ?
Plusieurs amis de Garcia, dont Manuel et Guernico, avaient passé avec lui une nuit de départ, cinq mois plus tôt, et, au lever du jour, l'avaient mené sur les collines qui dominent Madrid. Pendant que la craie mauve des monuments se dégageait à la fois de la nuit et des masses sombres de la forêt de l'Escurial, Manuel avait chanté des chants des Asturies qu'ils avaient repris, puis il avait dit : « Pour Guernico, je vais chanter le Tantum Ergo. »
Et tous, élevés par les prêtres, l'avaient terminé en chœur, en latin. Comme ses amis avaient retrouvé ce latin amicalement ironique, les blessés révolutionnaires, avec leurs bras courbes de plâtrés sur lesquels ils semblaient se préparer à jouer du violon, retrouvaient le latin de la mort...
— Le prêtre, reprit Guernico, m'a dit : « Quand je suis arrivé, ils se sont tous découverts parce que j'apportais la consolation de la dernière heure... » Mais non ! Ils se sont découverts parce que ce prêtre qui entrait eût dû être un ennemi.
Il buta sur une autre pierre : la place était couverte de pavés comme par un bombardement. Sa voix changea.
« Je sais bien que nos catholiques sérieux pensent qu'il faut mettre tout ça au point ! Le Fils de Dieu est venu sur la terre afin de parler pour ne rien dire. La souffrance lui a un peu fait perdre la raison ; depuis le temps qu'il est sur la croix, n'est-ce pas...
« Dieu seul connaît les épreuves qu'il imposera au sacerdoce ; mais je crois qu'il faut que le sacerdoce redevienne difficile... »
Et, après une seconde :
« Comme, peut-être, la vie de chaque chrétien... »
Garcia regardait leurs ombres gondolées qui avançaient sur les rideaux de fer des boutiques, et pensait aux douze bombes du 30 octobre.
« Le plus difficile, reprit Guernico, à mi-voix, c'est cette question de la femme et des enfants...
Et, plus bas encore :
« J'ai quand même une chance : ils ne sont pas là... »
Garcia regardait le visage de son ami, mais sans le distinguer. Toujours aucun bruit de combat ; et pourtant le croissant de l'armée fasciste était autour de la ville, comme une présence dans l'obscurité d'une chambre fermée. Garcia se souvint de sa dernière conversation avec Caballero. Les mots : « fils aîné » étaient venus dans la conversation. Garcia n'ignorait pas que le fils de Caballero était prisonnier des fascistes à Ségovie, et qu'il serait fusillé. C'était en septembre. Ils étaient chacun d'un côté de la table, Caballero en salopette et Garcia en mono ; une sauterelle était entrée par la fenêtre ouverte de la fin d'été : tombée entre eux sur la table, à demi assommée, elle tentait de ne pas bouger, et Garcia regardait ses pattes frémir, tandis que tous deux se taisaient.