Nuit du 6 novembre.
Trois multiplaces sont réparés. Celui de Magnin, qui maintenant s'appelle le Jaurès, arrive au-dessus des Baléares nocturnes ; depuis une heure, il est seul sur la mer. Attignies pilote. Autour des lumières mal éteintes de Palma, le tir antiaérien éclate de tous côtés contre l'avion invisible ; la ville, en bas, se défend comme un aveugle qui hurle. Magnin cherche dans le port un croiseur nationaliste et des transports d'armes. De grands coups de phare coupent la nuit devant et derrière lui, se croisent. Attraper une mouche avec des baguettes, pense-t-il, tendu. Sauf au poste de pilotage, l'obscurité du multiplace est complète.
Combattent-ils l'ennemi ou le froid ? Plus de dix degrés au-dessous. Les mitrailleurs détestent tirer avec leurs gants, mais l'acier des mitrailleuses brûle de froid. Les bombes éclairent en orangé les geysers nocturnes. On ne saura que par le ministère de la Guerre si les bateaux ont été touchés...
Chacun regarde éclater autour de lui les obus antiaériens, la face gelée, le corps dans la chaleur de sa combinaison fourrée, — solitaire jusqu'au fond de l'obscurité de la mer.
L'avion s'allume tout à coup. « Éteignez, bon Dieu ! » crie Magnin ; mais, sur le visage et le serre-tête d'Attignies, il vient de voir les ombres des fenêtres de l'avion : il a donc été éclairé du dehors.
Le phare de la D.C.A. revient, reprend l'avion ; Magnin voit la bonne tête de Pol, le dos de Gardet barré par le petit fusil. Ils ont fait le bombardement des bateaux dans l'obscurité, évité le tir antiaérien dans une obscurité d'orage traversée des éclairs bleus des obus. La fraternité des armes remplit la carlingue avec cette lumière menaçante : pour la première fois depuis qu'ils sont partis, ces hommes se voient.
Tous sont penchés vers le phare éblouissant auquel les rive la barre de lumière, — et qui les vise. Tous savent que, sous le foyer, il y a un canon.
En bas, des lumières qui s'éteignent, des avions de chasse qui décollent sans doute, — et la nuit jusqu'à l'horizon. Et, au centre de toute cette obscurité, l'avion qui descend en vrille secoue comme une grenaille, sans parvenir à se décoller du phare, ses sept hommes éclairés au magnésium.
Magnin a sauté à côté d'Attignies, qui tire sur son manche, les yeux fermés pour fuir cette lumière foudroyante. Avant trois secondes, les antiaériens tireront.
Dans la carlingue, tous ont mis la main gauche à la boucle de leur parachute.
Attignies vire, dents serrées, les doigts de pied crispés sur les commandes, souhaitant être dans un avion de chasse de tout son corps, et jusque de chaque orteil : le multiplace tourne comme un camion. Et la lumière est là.
Le premier obus. A trente mètres : l'avion bondit. Les canons antiaériens vont rectifier. Magnin arrache l'oreillette du serre-tête d'Attignies.
— Orage ! crie le pilote, montrant le mouvement de la main.
C'est la manœuvre qu'on emploie pour se libérer du vent d'ouragan, quand les commandes ne répondent plus : piquer de tout le poids de l'avion.
Magnin proteste frénétiquement des moustaches, dans le fracas du moteur et la lumière blanche : le phare suivra le piqué. Il montre, de la main aussi, la glissade sur l'aile, suivie d'un virage.
Comme s'il tombait, Attignies semble déraper avec un bruit de ferraille et de chargeurs qui roulent dans la carlingue. Il tombe jusqu'à la nuit, tourne, file en S. Au dessus et au-dessous, le phare coupe, coupe, comme un aveugle qui tâtonnerait avec un sabre.
L'avion est maintenant au-delà de toute action du phare, — perdu de nouveau dans la nuit protectrice. Comme dans le sommeil, l'équipage qui a repris sa place s'enfonce dans la détente qui suit tout combat, dans l'obscurité glacée de la mer sans phares ; mais chacun est habité par les visages fraternels un instant apparus.
Après un court arrêt à Valence entre les bois d'orangers, Magnin avait quitté à Albacète le Jaurès, qui continuait sur Alcala-de-Hénarès. C'était le dernier champ dont les républicains disposassent vers Madrid. Une partie de l'escadrille demeurait à Albacète pour l'essai des avions réparés ; l'autre combattait à Alcala.
Les brigades internationales se formaient à Albacète. Dans cette petite ville rose et crème sous le matin froid qui annonçait l'hiver, des milliers d'hommes animaient comme une kermesse un marché de couteaux, de quarts, de caleçons, de bretelles, de souliers, de peignes, d'insignes ; une queue de soldats marquait chaque magasin de chaussures et de bonneterie. Un colporteur chinois proposait sa pacotille à un factionnaire qui lui tournait le dos. Le factionnaire se retourna, et le colporteur fila : ils étaient tous deux chinois.
Quand Magnin arriva au Centre des brigades, le délégué qu'il cherchait était au camp d'instruction, dont il ne reviendrait pas avant une heure. Magnin n'avait pas déjeuné. Il entra au premier bar.
Dans une cohue, un ivrogne hurlait. Malgré les précautions, arrivaient aux brigades des types de tout acabit. Éliminés, expédiés par le train de midi, ils assommaient chacun la matinée durant. Tous les clochards de Lyon avaient été un jour expédiés aux brigades, mais arrêtés à la frontière et renvoyés à leur gare de départ ; les brigades étaient formées de combattants, non de figurants de cinéma.
— J'en ai marre ! gueulait l'ivrogne. Marre ! Moi qui ai fait la traversée de l'Atlantique en pilotant le prince de Monaco, moi un vieux légionnaire : Tas de salauds, bande de vaches, révolutionnaires à la mie de pain !
Il avait jeté un verre par terre et en piétinait les morceaux.
Un socialiste se leva, mais un second extravagant l'arrêta de la main :
— Laisse : c'est mon copain. Tu vas voir. Il est noir, alors c'est facile.
Le copain vint derrière le casseur de verre, et commanda :
— A vos rangs, fixe !
« Garde à vous ! »
Mouvements que l'ivrogne exécuta aussitôt.
— A droite, droite !
« En avant, 'arche ! »
Et l'ivrogne de se diriger vers la porte et de sortir.
« Pas plus difficile que ça », dit le copain, qui revint à son cognac.
Magnin cherchait quelques visages de connaissance, et n'en trouvait pas. Il monta au premier étage. Sous le portrait du propriétaire du bar, trois mercenaires de l'aviation jouaient aux osselets par terre.
Bon nombre de mercenaires étaient repartis en France. Ceux-ci tournaient le dos à Magnin, attentifs à leurs osselets dans l'air du matin froid. La fenêtre était ouverte ; accompagnant le roulement des gros osselets d'Espagne, un martèlement entra, aussi net que celui des fers des chevaux, mais ordonné comme celui des battoirs et des forges : c'était le piétinement assourdi des troupes. Le mercenaire qui venait de lancer les osselets était resté la main en l'air : ses osselets continuaient à trembler. Le martèlement des bottes maintenant sous les fenêtres, faisait trembler les maisons de pisé : le jeu même était secoué par le rythme de la guerre.
Magnin alla à la fenêtre : encore en civils, mais chaussés de chaussures militaires, avec leurs faces têtues de communistes ou leurs cheveux d'intellectuels, vieux Polonais à moustaches nietzschéennes et jeunes à gueules de films soviétiques, Allemands au crâne rasé, Algériens, Italiens qui avaient l'air d'Espagnols égarés parmi les internationaux, Anglais plus pittoresques que tous les autres, Français qui ressemblaient à Maurice Thorez ou à Maurice Chevalier, tous raidis, non de l'application des adolescents de Madrid, mais du souvenir de l'armée ou de celui de la guerre qu'ils avaient faite les uns contre les autres, les hommes des brigades martelaient la rue étroite, sonore comme un couloir. Ils approchaient des casernes, et ils commencèrent à chanter : et, pour la première fois au monde, les hommes de toutes nations mêlés en formation de combat chantaient l'Internationale.
Magnin se retourna ; les mercenaires avaient repris leur jeu. Eux, on ne la leur faisait pas.
Maintenant, il espérait pouvoir transformer l'aviation étrangère. Il avait dû passer plus de quinze jours à Barcelone pour organiser l'atelier de réparations, et son absence n'avait pas peu contribué à la pagaille des pélicans. Mais avant une semaine, six multiplaces récupérés seraient en état de vol.
Le délégué auquel il avait affaire rentrait avec les hommes qui passaient sous la fenêtre. Magnin repartit vers l'état-major des brigades, les sourcils en accent circonflexe, ruminant son idée de derrière la tête.