CHAPITRE II

A travers la fraîcheur d'arrosage, la petite aube de plein été se levait sur Barcelone. Dans l'étroit bistrot demeuré ouvert toute la nuit devant l'immense avenue vide, Sils, dit le Négus, de la Fédération anarchiste ibérique et du syndicat des transports, distribuait des revolvers à ses copains.

Les troupes rebelles arrivaient à la périphérie.

Tous parlaient.

— Qu'est-ce que vont faire les troupes d'ici ?

— Nous tirer sur la gueule, tu peux en être sûr.

— Les officiers ont encore juré fidélité à Companys hier.

— La radio te répond.

Le petit poste de radio, au fond de la salle étroite, répétait maintenant toutes les cinq minutes :

« Les troupes insurgées descendent vers le centre»

— Le Gouvernement distribue des armes ?

— Non.

— Hier, deux copains de la F.A.I. qui se baladaient avec des fusils ont été arrêtés. Il a fallu Durruti et Oliver pour les faire relâcher.

— Malheur !

— Qu'est-ce qu'ils disent à la Tranquilidad1 ? Qu'ils les auront, les fusils, ou non ?

— Plutôt non.

— Et les revolvers ?

Le Négus continuait à passer les siens.

— Ceux-ci ont été mis obligeamment à la disposition des compagnons anarchistes par messieurs les officiers fascistes. Ma barbe inspire confiance.

Avec deux amis et quelques complices, il avait dévalisé dans la nuit les carrés de deux bateaux de guerre. Il conservait la combinaison bleue de mécanicien qu'il avait revêtue pour pénétrer sur le bateau.

— Maintenant, dit-il en tendant le dernier revolver, réunissons nos sous. A la première armurerie ouverte, faut acheter des balles. Vingt-cinq chacun, ce qu'on a, c'est pas assez.

« Les troupes insurgées descendent vers le centre... »

— Les armureries n'ouvriront pas aujourd'hui, c'est dimanche.

— Pas d'histoires : on les ouvrira nous-mêmes.

« Chacun va chercher ses copains et les emmène avec nous. »

Il en reste six. Les autres partent.

« Les troupes insurgées... »

Le Négus commande. Pas à cause de sa fonction au Syndicat. Parce qu'il a fait cinq ans de prison ; parce que, lorsque la compagnie des trams de Barcelone, après une grève, a chassé quatre cents ouvriers, une nuit, le Négus, aidé d'une dizaine de copains, a mis le feu aux trams en dépôt sur la colline du Tibidabo, et les a lancés en flammes, freins desserrés, au milieu des klaxons épouvantés des autos, jusqu'au centre de Barcelone. Quant au sabotage moins important qu'il dirigea ensuite, il dura deux ans.

 

Ils sortirent dans le petit jour bleuâtre, et chacun se demandait ce que serait la prochaine aube. A chaque coin de rue venaient des groupes, amenés par ceux qui avaient quitté le bistrot les premiers. Lorsqu'ils arrivèrent au Diagonal, les troupes sortirent du jour qui se levait.

Le martèlement des pas s'arrêta, une salve prit le boulevard en enfilade : par la plus grande avenue de Barcelone, toute droite, précédés de leurs officiers, les soldats de la caserne Pedralbes marchaient sur le centre de la ville.

Les anarchistes se mirent à l'abri de la première rue perpendiculaire ; le Négus et deux autres retournèrent.

Ces officiers, ils ne les voyaient pas pour la première fois. Les mêmes que ceux qui avaient arrêté les trente mille emprisonnés des Asturies, les mêmes qu'en 1933 à Saragosse, les mêmes qui avaient permis le sabotage de la révolte agraire, ceux grâce à qui la confiscation des biens de l'ordre des Jésuites, ordonnée pour la sixième fois depuis un siècle, était six fois restée lettre morte. Les mêmes que ceux qui avaient chassé les parents du Négus. La loi catalane chasse les vignerons fermiers lorsque les vignes deviennent incultes : lors du phylloxera, toutes les vignes atteintes avaient été considérées comme incultes, et les vignerons chassés des vignes qu'ils avaient plantées, qu'ils cultivaient depuis vingt ou cinquante ans. Ceux qui les remplaçaient, n'ayant plus aucun droit sur la vigne, étaient payés moins cher. Par ces mêmes officiers fascistes, peut-être...

Ils avançaient au milieu de la chaussée, encadrant la troupe, précédés de patrouilles de protection sur les trottoirs ; à chaque coin, les patrouilles tiraient dans la profondeur de la rue avant de passer. Les becs électriques n'étaient pas encore éteints ; les enseignes au néon brillaient d'un éclat plus profond que celui de l'aube. Le Négus revint vers ses copains.

— Ils nous ont sûrement vus. Il faut faire le tour et leur retomber dessus plus haut.

Ils coururent, sans bruit : presque tous portaient des espadrilles. Ils s'embusquèrent sous les portes d'une rue perpendiculaire au Diagonal : quartier riche, belles portes profondes. Les arbres du boulevard étaient des buissons d'oiseaux. Chacun voyait en face de lui, de l'autre côté de la rue, un camarade immobile, revolver au bout du bras.

La rue vide s'emplit peu à peu du bruit régulier des pas. Un anarchiste tomba : on venait de tirer sur lui d'une fenêtre. Laquelle ? La troupe était à cinquante mètres. Des croisées, comme on devait bien voir toutes les portes du trottoir opposé ! Immobiles sous tous les porches de la rue vide qui s'emplissait du piétinement régulier de la troupe, les anarchistes attendaient qu'on les abattît des fenêtres comme au tir forain.

Salve de la patrouille. Les balles passèrent comme un vol de sauterelles ; la patrouille repartit. Dès que le gros de la troupe passa devant la rue, des coups de revolver partirent de toutes les portes.

Les anarchistes ne tirent pas mal.

En avant ! crièrent les officiers ; non contre cette rue, mais contre le centre de la ville : chaque chose en son temps. Entre les ornements de l'entrée monumentale qui le protégeait, le Négus ne voyait les soldats que de la ceinture aux pieds. Pas une arme : tous les fusils, en joue, tiraient au passage ; mais, sous les pans des vareuses, couraient beaucoup de pantalons civils : les militants fascistes étaient là.

Les patrouilles d'arrière-garde passèrent, le bruit de course décrut.

Le Négus réunit ses copains, changea de rue, s'arrêta. Ce qu'ils faisaient était inefficace. Le combat sérieux aurait lieu au centre, place de Catalogne sans doute. Il eût fallu prendre les troupes à revers. Mais comment ?

Sur la première place, la troupe avait laissé un détachement. Un peu imprudente, peut-être... Elle possédait un fusil-mitrailleur.

Un ouvrier passa en courant, un revolver à la main :

— On arme le peuple !

— Nous aussi ? demanda le Négus.

— Je te dis qu'on arme le pleuple !

— Les anarchistes aussi ?

L'autre ne se retourna pas.

Le Négus chercha un café, téléphona au journal anarchiste. On armait le peuple, en effet : mais les anarchistes, jusqu'ici, avaient reçu soixante revolvers. « Autant aller les chercher soi-même sur les navires de guerre ! »

Une sirène d'usine meugla dans le matin. Comme les jours où ne se décident que de petits destins. Comme les jours où le Négus et ses copains les entendaient et se hâtaient devant de longs murs gris et jaunes, des murs sans fin. Dans la même aube, avec les mêmes lumières électriques encore allumées, et qui semblaient suspendues au fil du tram. Une seconde sirène. Dix. vingt.

Cent.

Tout le groupe resta au milieu d'une chaussée, cataleptique. Jamais aucun des compagnons du Négus n'avait entendu plus de cinq sirènes à la fois. Comme les villes menacées d'Espagne jadis s'ébranlaient sous les cloches de toutes leurs églises, le prolétariat de Barcelone répondait aux salves par le tocsin haletant des sirènes d'usine.

— Puig est à la place de Catalogne, cria un type qui courait vers le centre, suivi de deux autres. Ceux-là avaient des fusils.

 

— Je ne le croyais pas encore sorti de l'hôpital, dit un compagnon du Négus.

Toutes ces sirènes, lancées ensemble, perdaient leur son lugubre de bateaux en partance pour devenir l'appareillage d'une flotte en révolte.

— La distribution des armes, on va s'en occuper nous-mêmes, dit le Négus en regardant le détachement et le fusil-mitrailleur.

Il souriait rageusement ; entre ses moustaches et sa barbe noires, ses dents avançaient un peu. De toutes les usines occupées, le hurlement tour à tour long et précipité des sirènes emplissait les maisons, les rues, l'air, et tout le golfe jusqu'aux montagnes.

*

Les troupes de la caserne du Parc — comme toutes les autres — descendaient vers le centre.

Puig, en chandail noir, occupait une place avec trois cents hommes ; il était le plus petit et le plus large. Tous n'étaient pas anarchistes : plus de cent avaient reçu des fusils distribués par le Gouvernement. Ceux qui ne savaient guère tirer se faisaient expliquer le maniement du fusil. « La propriété n'a rien à faire ici », dit Puig qui distribua les fusils entre les meilleurs tireurs à l'approbation générale.

Les soldats arrivaient par la plus grande avenue ; il divisa ses hommes entre toutes les rues opposées. Le Négus venait d'arriver avec ses copains et le fusil-mitrailleur, mais le Négus seul savait manier un fusil-mitrailleur. On n'entendait rien, ni la course des miliciens chaussés d'espadrilles ni les trams, — pas même le pas des soldats, trop éloignés encore. Depuis que les sirènes s'étaient tues, un silence d'affût pesait sur Barcelone.

Les soldats avançaient, le fusil prêt, sous les immenses panneaux de publicité d'un hôtel et d'une parfumerie. Est-ce déjà du passé, la réclame ? pensait Puig. Tous les anarchistes avaient mis en joue.

Le premier rang des soldats — en pantalons civils — tira sur une des rues, se déploya sous un vol de pigeons clairs dont beaucoup retombèrent. Le second rang tira sur une autre rue, se déploya. Les hommes de Puig, abrités, tiraient aussi, non sur la tranche d'une rue, comme l'avaient fait ceux du Négus, mais en feu convergent ; et la place n'était pas grande. Le premier rang prit le pas de course, arriva sur le fusil-mitrailleur du Négus, et, comme une vague retombe en abandonnant ses galets, reflua vers l'avenue dans les rafales rageuses, laissant un feston de corps allongés ou boulés.

Aux fenêtres d'un hôtel, des types en manches de chemise applaudissaient (les civils ou les soldats ?) : des sportifs étrangers venus pour les Olympiades. Une sirène d'usine reprit son appel de bateau.

Les ouvriers se lancèrent à la poursuite des soldats.

— A vos postes ! gueulait Puig, agitant ses bras courts. On ne l'entendait pas.

En moins d'une minute, un tiers des poursuivants étaient tombés : les soldats maintenant abrités sous les porches de l'avenue, les ouvriers se trouvaient dans la situation des troupes cinq minutes plus tôt. Au fond de la place, des cadavres et des blessés kaki, en avant, des cadavres et des blessés sombres ou bleus ; entre les deux, les pigeons morts ; sur tous, vingt sirènes recommencèrent à hurler dans le soleil de vacances.

Puig et ses hommes, de plus en plus nombreux, malgré les blessés de la place, harcelaient les troupes, dans le bruit haché du tiraillage et dans les sirènes retombantes. Les soldats battaient en retraite au pas gymnastique : sinon, les combattants du front populaire les tourneraient par les rues parallèles à l'avenue, et les attendraient à l'abri d'une barricade.

Les portes de la caserne se refermèrent avec un bruit de fer.

— Puig.

— C'est moi. Et alors ?

Sans cesse arrivaient de nouveaux combattants. Les gardes civils et les gardes d'assaut luttant au centre, et les communistes étant peu nombreux à Barcelone, les chefs anarchistes se trouvaient d'office chefs de combat. Puig était relativement peu connu : il n'écrivait pas dans la Solidarité ouvrière. Mais on savait qu'il avait organisé l'aide aux enfants de Saragosse, et, pour cela, les non-anarchistes préféraient avoir affaire à lui plutôt qu'aux chefs de la F.A.I. (Au printemps de 1934, pendant cinq semaines, les ouvriers de Saragosse, dirigés par Durruti, avaient maintenu la plus grande grève que l'Espagne eût connue. Refusant toute subvention, ils avaient demandé seulement à la solidarité du prolétariat de s'exercer pour leurs enfants : plus de cent mille hommes avaient apporté à la Solidaridad des vivres et des fonds, aussitôt répartis par Puig, et une colonne de camions improvisée par lui avait amené à Barcelone les enfants des ouvriers de Saragosse.) Mais, d'autre part, les anarchistes ne versant pas de cotisation, Puig, comme Durruti, comme tout le groupe des Solidaires, avait autrefois attaqué et pris, pour aider des grévistes et la Librairie anarchiste, des camions qui transportaient l'or de la banque d'Espagne. Tous ceux qui connaissaient sa biographie romanesque étaient surpris par ce très petit rapace râble, au nez courbe, à l'œil ironique, et qui, depuis ce matin, ne cessait de sourire. Il ne ressemblait à cette biographie que par son chandail noir.

Il laissa là un tiers de ses hommes de plus en plus nombreux qui commencèrent à établir des barricades, et le fusil-mitrailleur. Un des nouveaux savait s'en servir. Il arrivait beaucoup de soldats passés au peuple, tous en manches de chemise par crainte de confusion ; mais ils avaient conservé leurs casques. Les officiers fascistes leur avaient donné le matin deux verres de rhum et dit qu'ils allaient réprimer un complot communiste.

Puig partit avec les autres pour la place de Catalogne. Il s'agissait d'écraser les rebelles du centre de la ville, et de revenir ensuite vers les casernes.

 

Ils arrivèrent par le paseo de Catalogne. En face d'eux, l'hôtel Colon dominait la place de sa tour en ananas et de ses mitrailleuses. Les troupes de la caserne Pedralbes, isolées, occupaient les trois principaux bâtiments : au fond l'hôtel, à droite le Central téléphonique, à gauche l'Eldorado. Les hommes de troupe ne se battaient guère, mais les mitrailleuses permettaient aux officiers, aux fascistes déguisés jusqu'à mi-corps et à ceux qui étaient « devenus soldats » depuis quinze jours de dominer la place.

Une trentaine d'ouvriers se lancèrent à travers le square surélevé qui forme le centre de la place, essayant de profiter des quelques arbres qui l'entourent. Les mitrailleuses commencèrent le feu ; ils tombèrent en chapelet. Les ombres des pigeons qui volaient en rond, assez haut, sans s'éloigner, passèrent sur les corps allongés, et sur un homme qui vacillait encore, un fusil au-dessus de sa tête, au bout du bras.

Autour de Puig, il y avait maintenant des insignes de tous les partis de gauche. Des milliers d'hommes étaient là.

Pour la première fois, libéraux, hommes de l'U.G.T. et de la C.N.T., anarchistes, républicains, syndicalistes, socialistes, couraient ensemble vers les mitrailleuses ennemies. Pour la première fois les anarchistes avaient voté, afin d'obtenir la libération des prisonniers des Asturies. C'étaient des sangs asturiens mêlés que montaient l'unité de Barcelone et l'espoir qu'avait Puig de voir se maintenir cette oriflamme rouge et noir enfin déployée, et qui jusqu'alors n'avait été qu'un drapeau secret.

— Ceux du Parc sont rentrés dans leur caserne ! cria un barbu qui courait, un coq sous le bras.

— Goded vient d'arriver des Baléares, cria un autre.

Goded était un des meilleurs généraux fascistes.

Une auto passa, U.H.P. au blanc d'Espagne sur le capot. « Notre réclame à nous », se dit Puig qui pensait aux panneaux de la petite place.

D'autres assaillants essayaient de se glisser le long des murs, de profiter des marquises, des balcons, toujours dans le feu de deux nids de mitrailleuses au moins. La gorge chaude et sèche comme s'il eût fumé trois paquets de cigarettes, Puig les regardait tomber les uns après les autres.

Ils avançaient parce qu'il est dans la tradition de l'insurrection d'avancer contre l'ennemi ; arrêtés devant l'hôtel, là, sur ce trottoir encombré de tables rondes de café, ils y eussent été fusillés dans le grand soleil. L'héroïsme qui n'est que l'imitation de l'héroïsme ne mène à rien. Puig aimait les hommes durs, et il aimait ces hommes qui tombaient. Et il était atterré. Se battre contre quelques gardes civils pour saisir l'or de l'État n'était pas prendre l'hôtel Colon, mais sa modeste expérience suffisait pour qu'il comprît que les assaillants n'avaient ni coordination ni objectifs déterminés.

Sur l'asphalte du très large boulevard qui entoure le square, les balles sautaient comme des insectes. Que de fenêtres ! Puig compta celles de l'hôtel : plus de cent, et il lui sembla qu'il y avait des mitrailleuses dans les O de l'énorme enseigne du toit : COLON.

— Puig ?

— Quoi ?

Il répondait presque avec hostilié à ce chauve aux petites moustaches grises : on allait lui demander des ordres, et ce qu'il y avait en lui de plus sérieux se refusait à les donner.

— On y va ?

— Attends.

Des petits groupes essayaient toujours d'avancer sur la place. Puig avait dit à ses hommes d'attendre ; les hommes avaient confiance : ils attendaient. Quoi ?

Une nouvelle vague — des employés avec des faux cols, et même des chapeaux — sortit au pas de course de la rue des Cortès, et s'effondra au coin du paseo de Gracia, hachée par les mitrailleuses de la tour du Colon et celles de l'Eldorado.

Il faisait beau sur les corps allongés et sur le sang.

Puig entendit le premier coup de canon.

Si les canons étaient aux ouvriers, l'hôtel était pris ; mais si les troupes descendaient des casernes vers la place, soutenues par le canon, la résistance populaire — comme en 33, comme en 34...

Puig courut téléphoner : il n'y avait que deux canons, mais ils étaient aux fascistes.

Il réunit ses hommes, entra dans le premier garage, les entassa dans des camions et partit sous les arbres d'été d'où les moineaux s'enfuyaient.

Les deux canons, des 75, étaient en batterie des deux côtés d'une large avenue qu'ils balayaient. Devant eux, des soldats, tous en pantalons civils cette fois, avec leurs fusils et une mitrailleuse ; derrière, des soldats plus nombreux, une centaine, sans mitrailleuse semblait-il. L'avenue se terminait deux cents mètres plus loin, barrée par une autre qu'elle rejoignait à angle droit. Au milieu du T, un porche ; sous le porche un canon de 37 tirait.

Puig envoya un petit groupe reconnaître la protection des artilleurs dans les branches du T et plaça ses hommes dans une rue perpendiculaire à l'avenue.

Derrière lui, dans un hurlement haletant de trompes et de klaxons, deux Cadillac arrivaient avec les zigzags balayés des films de gangsters. La première, conduite par le chauve aux petites moustaches, dévala dans le feu convergent des fusils et de la mitrailleuse, sous les obus qui passaient trop haut. Fonçant entre les deux canons, elle rejeta les soldats comme un chasse-neige, et alla s'écraser sur le mur à côté du porche du canon de 37, qu'elle visait sans doute. Des débris noirs au milieu des taches de sang — une mouche écrasée sur un mur...

Le 37 continuait à tirer contre la seconde auto qui fonçait entre les deux canons, son klaxon hurlant, et s'engouffra sous le porche à 120 à l'heure.

Le 37 cessa de tirer. De toutes les rues les ouvriers regardaient le trou noir du porche, dans le silence sans klaxon. Ils attendaient que ceux de l'auto reparussent. Ceux de l'auto ne reparaissaient pas.

Les sirènes s'étaient remises à hurler, comme si le son des klaxons encore dans l'air, devenu immense, eût rempli la ville entière pour les premières funérailles héroïques de la révolution. Un grand cercle de pigeons habitués au chahut quotidien tournait au-dessus de l'avenue. Puig enviait les camarades tués ; et pourtant il avait envie de voir les jours prochains. Barcelone était enceinte de tous les rêves de sa vie.

— Pas d'histoires, dit le Négus : c'est du boulot respectable, mais pas du boulot sérieux.

Ceux que Puig avait envoyés en reconnaissance revinrent. « Derrière les canons, là, à droite, y a pas plus d'une dizaine de types. »

Sans doute les fascistes étaient-ils trop peu nombreux pour garder toutes les rues autour d'eux : Barcelone est une ville en damier.

— Prends le commandement, dit Puig au Négus. Je vais essayer de passer en sens inverse, en venant de l'arrière : approche avec les autres aussi près que possible des canons, jetez-vous dessus dès que nous seront passés.

Il partit avec cinq copains.

Le Négus et les siens avancèrent.

A peine dix minutes. Les soldats affolés se retournèrent, les artilleurs essayèrent de tourner leurs pièces : l'auto de Puig, le petit poste de garde enfoncé, dégringolait sur les canons avec le fusil-mitrailleur entre deux lames du pare-brise, l'arrière secoué de gauche à droite comme un balancier frénétique. Puig voyait les canonniers que leurs pare-balles ne protégeaient plus, grossir comme au cinéma. Une mitrailleuse fasciste tirait et grossissait. Quatre trous ronds dans le triplex. Penché en avant, exaspéré par ses jambes courtes, Puig écrasa l'accélérateur comme s'il eût voulu enfoncer le plancher de l'auto pour atteindre ses copains de l'autre côté des canons. Deux trous de plus dans le triplex givré. Une crampe au pied gauche, les mains crispées sur le volant, des canons de mousquetons qui se jettent sur le pare-brise, le fracas du fusil-mitrailleur dans les oreilles, les maisons et les arbres qui basculent, — le vol des pigeons juste en train de changer de couleur en même temps que de direction, — la voix du Négus qui crie...

Puig sortit de l'évanouissement pour retrouver la révolution et les canons pris. Il n'avait reçu qu'un choc très fort à la nuque quand l'auto avait basculé. Deux de ses compagnons étaient tués. Le Négus le pansait.

— Comme ça, t'as un turban. T'es un Arabe, et puis ça va !

A l'autre extrémité de l'avenue passaient des gardes civils et des gardes d'assaut. On emmenait les officiers et les hommes à pantalons civils à la Sûreté, les soldats désarmés à une caserne. Ceux-ci partaient en causant avec des ouvriers d'escorte qui s'étaient distribué leurs fusils. Tous les autres repartirent pour la place de Catalogne.

Là. la situation n'avait pas changé ; les cadavres étaient seulement plus nombreux. Puig arrivait cette fois par le paseo de Gracia, dont l'hôtel Colon fait le coin. Un haut-parleur criait :

L'aviation du Prat a rejoint les défenseurs des libertés populaires.

Tant mieux, mais où ?

Une fois de plus, de toutes les rues opposées à l'hôtel partirent des anarchistes, des socialistes, des petits bourgeois en col raide, quelques groupes paysans : la matinée était avancée, les paysans commençaient à arriver. Puig arrêta ses hommes. La vague d'assaut, balayée par les trois nids de mitrailleuses, laissa son feston de tués, et reflua.

Comme un autre vol de pigeons, les papiers d'une association fasciste, lancés par les fenêtres, tombaient lentement ou se posaient sur les arbres.

Pour la première fois, Puig, au lieu d'être en face d'une tentative désespérée, comme en 1934 – comme toujours — se sentait en face d'une victoire possible. Malgré ce qu'il connaissait de Bakounine (et sans doute était-il le seul de tout ce groupe qui l'eût entrelu) la révolution à ses yeux avait toujours été une Jacquerie. Face à un monde sans espoir, il n'attendait de l'anarchie que des révoltes exemplaires ; tout problème politique se résolvait donc pour lui par l'audace et le caractère.

Il se souvint de Lénine dansant sur la neige le jour où la durée des Soviets dépassa de vingt-quatre heures celle de la Commune de Paris. Aujourd'hui il ne s'agissait plus de donner des exemples, mais d'être vainqueur ; et si ses hommes partaient comme les autres, ils tomberaient comme eux, et ne prendraient pas l'hôtel.

Des deux boulevards qui, à travers la place, descendent en V vers le Colon, et de la rue des Cortès qui passe devant comme une barre arrivèrent, exactement ensemble, trois régiments de la garde civile. Puig regardait les bicornes de ses vieux ennemis briller dans le soleil. A la façon dont ils avançaient parmi les vivats, ils étaient avec le Gouvernement. Le silence de la place fut tel qu'on entendit le vol des pigeons.

Les fascistes hésitaient aussi, stupéfaits de voir la police aux côtés du Gouvernement. Et ils n'ignoraient pas que les gardes civils sont des tireurs d'élite.

Le colonel Ximénès monta en boitant les marches du square et avança droit vers l'hôtel. Il ne portait pas d'armes. Jusqu'au tiers de la place nul ne tira. Puis, des trois côtés, les mitrailleuses reprirent le feu. Puig courut au premier étage de la maison devant laquelle il se trouvait. De tous leurs ennemis, ceux que les anarchistes détestaient le plus étaient les gardes civils. Le colonel Ximénès était un catholique fervent. Et voici qu'aujourd'hui ils combattaient ensemble, dans une étrange fraternité.

Ximénès s'était retourné ; il leva son bâton de chef de la garde civile, et, des trois rues, les hommes aux bicornes s'élancèrent. Ximénès boitant toujours (Puig se souvint que ses hommes l'appelaient le Vieux Canard) marchait de nouveau vers l'hôtel, seul parmi les balles au milieu du square immense. Les gardes de gauche avançaient le long du Central, qui ne pouvait tirer verticalement ; ceux de droite le long de l'Eldorado. Il eût fallu que les mitrailleurs de l'Eldorado tirassent sur ceux de gauche, mais, devant les gardes civils, chaque groupe fasciste essayait de se défendre au lieu de défendre son allié.

Les mitrailleuses du Colon visaient alternativement la droite et la gauche, non sans peine : les gardes n'avançaient pas en ligne mais en profondeur, et utilisaient avec précision l'abri des arbres, suivis par les anarchistes qui maintenant sortaient de toutes les rues ; en même temps passaient devant Puig, dans un chahut de bottes, les gardes de la rue des Cortès, au pas de charge, sur qui personne ne tirait plus. Au milieu de la place, le colonel boitait droit devant lui.

Dix minutes plus tard, l'hôtel Colon était pris.

*

Les gardes civils occupaient la place de Catalogne. Barcelone nocturne était pleine de chants, de cris et de coups de fusil.

Civils armés, bourgeois, ouvriers, soldats, gardes d'assaut passaient dans la lumière de la brasserie ; installés à toutes les tables, les gardes buvaient.

Le colonel Ximénès buvait aussi, dans un petit salon du premier étage transformé en poste de commandement. Il contrôlait tout le quartier ; depuis quelques heures, beaucoup de chefs de groupes venaient lui demander des instructions.

Puig entra. Il portait maintenant une veste de cuir et un fort revolver, — costume non sans romantisme sous son turban sale et ensanglanté. Ainsi, il semblait plus petit et plus large encore.

— Où sommes-nous le plus utiles ? demanda-t-il. J'ai un millier d'hommes.

— Nulle part : pour l'instant tout va bien. Ils vont essayer de sortir des casernes, d'Atarazanas au moins. Le mieux est que vous attendiez une demi-heure ; il n'est pas inutile d'avoir votre réserve en plus des miennes, en ce moment. Ils ont l'air d'être vainqueurs à Séville, à Burgos, à Ségovie et à Palma, sans parler du Maroc. Mais ici, ils seront battus.

— Qu'est-ce que vous faites des soldats prisonniers ?

L'anarchiste était à l'aise comme s'ils eussent combattu ensemble depuis un mois — marquant imperceptiblement, par son attitude, qu'il venait demander des conseils, et non des ordres. Ximénès connaissait ses traits pour avoir examiné plusieurs fois sa fiche anthropométrique ; il était étonné par sa petite taille de corsaire trapu. Bien que Puig fût un chef de second plan, il l'intriguait plus que les autres, à cause de l'aide aux enfants de Saragosse.

— Les instructions du Gouvernement sont de désarmer les soldats et de les remettre en liberté, dit le colonel. Les officiers seront traduits en conseil de guerre.

« C'est vous qui étiez dans la Cadillac qui a permis de prendre les canons, n'est-ce pas ? »

Puig se souvint d'avoir vu, au bout de la rue, les bicornes de la garde civile qui passaient avec les casquettes plates de la garde d'assaut...

— Qui.

— C'était bien. Car s'ils étaient arrivés ici avec le canon, tout aurait peut-être changé.

— Vous avez eu de la chance en traversant la place...

Le colonel, qui aimait sauvagement l'Espagne, était reconnaissant à l'anarchiste, non de son compliment, mais de montrer ce style dont tant d'Espagnols sont capables et de lui répondre comme l'eût fait un capitaine de Charles Quint. Car il était clair que par « chance », il entendait « courage ».

— J'ai eu peur, disait Puig, de ne pas arriver jusqu'au canon. Vivant ou mort, mais jusqu'au canon. Et vous, qu'est-ce que vous pensiez ?

Ximénès sourit. Il était tête nue, ses cheveux blancs tondus ressemblaient au duvet des canards dont ses hommes lui donnaient le nom à cause de ses petits yeux très noirs et de son nez en spatule.

— Dans ces cas-là, les jambes disent : « Allons, qu'est-ce que tu es en train de faire, idiot ! » Surtout celle qui boite...

Il ferma un œil, et leva l'index :

« Mais le cœur dit : « Vas-y... » Je n'avais jamais vu les balles ricocher comme les gouttes d'une averse. Du haut, on confond facilement un homme avec son ombre, ce qui diminue l'efficacité du tir. »

— L'attaque était bonne, dit Puig, avec envie.

— Qui. Vos hommes savent se battre, mais ils ne savent pas combattre.

Au-dessous d'eux, sur le trottoir, des civières passaient, vides et tachées de sang.

— Ils savent se battre, dit Puig.

Des marchandes de fleurs avaient jeté leurs œillets au passage des civières, et les fleurs blanches étaient sur la sangle, à côté des taches.

— En prison, dit Puig, je n'imaginais pas qu'il y aurait tant de fraternité.

Au mot prison, Ximénès prit conscience que lui, le colonel de la garde civile de Barcelone, était en train de boire avec un des meneurs anarchistes, et sourit de nouveau. Tous ces chefs de groupes extrémistes avaient été braves, et beaucoup étaient blessés ou morts. Pour Ximénès comme pour Puig, le courage aussi était une patrie. Les combattants anarchistes passaient, les joues noires dans la lumière de l'hôtel. Aucun n'était rasé : le combat avait commencé tôt. Une autre civière passa, un glaïeul fixé à un de ses brancards.

Une lueur rousse monta derrière la place, une autre au loin sur une colline ; puis des boules frémissantes, rouge clair, s'élevèrent çà et là. Comme elle avait appelé à l'aide dans l'aube par le halètement de toutes les sirènes, Barcelone cette nuit brûlait de toutes ses églises. L'odeur du feu entra dans le salon grand ouvert sur la nuit d'été. Ximénès regarda les énormes fumées grenat, éclairées par-dessous, qui déferlaient au-dessus de la place de Catalogne, se leva, et fit le signe de croix. Non pas ostensiblement, comme s'il eût tenu à confesser sa foi : comme s'il eût été seul.

— Vous connaissez la théosophie ? demanda Puig.

Devant la porte de l'hôtel, des journalistes qu'ils ne voyaient pas s'agitaient, parlaient de la neutralité du clergé espagnol, ou des moines de Saragosse qui assommaient à coups de crucifix les grognards de Napoléon. Leurs voix montaient, très claires dans la nuit malgré les détonations et les cris lointains.

— Eh ! grommela Ximénès sans quitter la fumée du regard. Dieu n'est pas fait pour être mis dans le jeu des hommes comme un ciboire dans une poche de voleur.

— Par qui les ouvriers de Barcelone ont-ils entendu parler de Dieu ? C'est pas par ceux qui leur prêchaient en son nom les vertus de la répression des Asturies, non ?

— Eh ! par les seules choses qu'un homme entende vraiment dans sa vie : l'enfance, la mort, le courage... Pas par les discours des hommes ! Supposons que l'Église d'Espagne ne soit plus digne de sa tâche. En quoi les assassins qui se réclament de vous — et il n'en manque pas... vous empêchent-ils de poursuivre la vôtre ? Il est mauvais de penser aux hommes en fonction de leur bassesse...

— Quand on contraint une foule à vivre bas, ça ne la porte pas à penser haut. Depuis quatre cents ans, qui a « la charge de ces âmes », comme vous disiez ? Si on ne leur enseignait pas si bien la haine, ils apprendraient peut-être mieux l'amour, non ?

Ximénès regardait les flammes lointaines :

— Avez-vous regardé les portraits ou les visages des hommes qui ont défendu les plus belles causes ? Ils devraient être joyeux — ou sereins, au moins... Leur première expression, c'est toujours la tristesse...

— Les prêtres, c'est une chose, et le cœur c'en est une autre. Je ne peux pas m'expliquer là-dessus avec vous. J'ai l'habitude de parler, et je ne suis pas ignorant, je suis typographe. Mais il y a autre chose : j'ai parlé souvent avec des écrivains, à l'imprimerie ; c'est comme avec vous : je vous parlerai des curés, vous me parlerez de sainte Thérèse. Je vous parlerai du catéchisme, vous me parlerez de... comment déjà ? Thomas d'Aquin.

— Le catéchisme a plus d'importance pour moi que saint Thomas.

— Votre catéchisme et le mien c'est pas le même : nos vies sont trop différentes. Je l'ai relu à vingt-cinq ans, le catéchisme : je l'avais trouvé ici dans un ruisseau (c'est une histoire morale). On n'enseigne pas à tendre l'autre joue à des gens qui depuis deux mille ans n'ont jamais reçu que des gifles.

Puig troublait Ximénès, parce qu'intelligence et bêtise étaient réparties, chez lui, autrement que chez les hommes dont le colonel avait l'habitude.

Les derniers clients, délivrés des lingeries, des cabinets, des caves et des greniers où les avaient enfermés les fascistes, sortaient, le reflet orangé de l'incendie sur leurs visages ahuris. Les nuages de fumée devenaient de plus en plus serrés, et l'odeur du feu aussi forte que si l'hôtel même eût brûlé.

— Le clergé, écoutez : d'abord je n'aime pas les gens qui parlent et qui ne font rien. Je suis de l'autre race. Mais je suis aussi de la même, et c'est avec ça que je les déteste. On n'enseigne pas aux pauvres, on n'enseigne pas aux ouvriers à accepter la répression des Asturies. Et qu'ils le fassent au nom... au nom de l'amour, quoi ! c'est le plus dégoûtant. Des copains disent : tas d'idiots, vous feriez mieux de brûler les banques ! Moi, je dis : Non. Qu'un bourgeois fasse ce qu'ils font, c'est régulier. Eux, les prêtres, non. Des églises où on a approuvé les trente mille arrestations, les tortures et le reste, qu'elles brûlent, c'est bien. Sauf pour les œuvres d'art, faut les garder pour le peuple : la cathédrale ne brûle pas.

— Et le Christ ?

— C'est un anarchiste qui a réussi. C'est le seul. Et à propos des prêtres je vous dirai une chose, que vous ne comprendrez peut-être pas bien parce que vous n'avez pas été pauvre. Je hais un homme qui veut me pardonner d'avoir fait ce que j'ai fait de mieux.

Il le regarda pesamment, presque comme un adversaire cette fois :

— Je ne veux pas qu'on me pardonne.

Un haut-parleur criait sur la place nocturne :

Les troupes de Madrid ne se sont pas encore prononcées.

L'ordre règne en Espagne.

Le Gouvernement est maître de la situation.

Le général Franco vient d'être arrêté à Séville.

La victoire du peuple de Barcelone sur les fascistes et les troupes révoltées est désormais complète.

Le Négus entra en agitant les bras, cria à Puig :

— Au Parc les soldats viennent de ressortir ! ils ont fait une barricade.

— Salud, dit Puig à Ximénès.

— Au revoir, répondit le colonel.

Dans une auto réquisitionnée d'autorité, Puig et le Négus repartirent à toute vitesse à travers la nuit rousse, pleine de chants. Dans le quartier des Caracoles, par les fenêtres des bordels, les miliciens lançaient les matelas dans les camions qui partaient aussitôt vers les barricades.

Il y en avait maintenant par toute la ville nocturne ; matelas, pavés, meubles... Une, bizarre, était faite de confessionnaux ; une autre devant laquelle des chevaux étaient tombés, apparut dans la rapide lumière des phares comme si elle eût été un amas de têtes de chevaux morts.

Puig ne comprenait pas à quoi servait celle qu'avaient construite les fascistes, qui maintenant combattaient seuls, dans l'hostilité des soldats. Ils tiraillaient derrière un amoncellement hérissé de pieds de chaises, confus dans la pénombre : les becs électriques avaient été descendus à coups de fusil. Dès qu'on eut reconnu Puig et son turban, des clameurs joyeuses emplirent la rue : comme dans tout combat qui se prolonge, le goût des chefs commençait. Toujours accompagné du Négus, Puig alla au premier garage et prit un camion.

L'avenue était longue, bordée d'arbres bleus dans la nuit. Invisibles, les fascistes tiraient. Ils avaient une mitrailleuse. Chez les fascistes, il y avait toujours des mitrailleuses.

Puig mit pleine vitesse, enfonça l'accélérateur comme il l'avait fait de celui de l'auto. Le bruit du changement de vitesse retombé, entre deux rafales le Négus entendit un coup isolé et vit Puig se dresser d'un coup, appuyer ses deux poings sur le volant comme sur une table, avec le cri de l'homme à qui une balle vient de casser les dents.

Une armoire à glace de la barricade fonça comme un coup sur les phares du camion qu'elle reflétait ; dans la frénétique crécelle du fusil-mitrailleur du Négus, la masse des meubles s'ouvrit comme une porte enfoncée.

Les miliciens passés par la brèche dépassaient déjà le camion empêtré dans les meubles. Les fascistes fuyaient vers la caserne proche. Le Négus, sans cesser de tirer, regardait Puig, caché par son turban, effondré sur le volant, tué.


1 Le café où se réunissaient les anarchistes.