Parc de l'Ouest.
Un chant de merle s'élève, reste suspendu comme une question — un autre lui répond. Le premier reprend, pose une question plus inquiète ; le second proteste furieusement, et des éclats de rire passent à travers la brume. « T'as raison, dit une voix : passeront pas. Des clous ! » Les merles sont Siry et Kogan, de la première brigade internationale. Kogan est bulgare, et ne sait pas le français : ils sifflent.
— Silence !
Une quinzaine d'obus répondent.
Allemands, Polonais, Flamands, quelques Français, attendent, écoutent les détonations s'approcher. Soudain tous se retournent ; on tire derrière eux.
— Les balles explosives, crient les officiers. Pas d'importance.
Comme le son des balles est précis à travers le brouillard ! On entend les trajectoires... Le bataillon, depuis le début de son instruction, s'est appelé Edgar-André. Les Allemands ont appris cette nuit qu'Edgar-André, prisonnier d'Hitler, vient d'être exécuté à la hache.
Presque tous les Allemands, depuis des mois, vivent la vie misérable de l'émigration, doutent d'eux-mêmes. Ils attendent. Ils attendent depuis trois ans. Aujourd'hui, ils vont enfin montrer qu'ils n'étaient pas des resquilleurs de la révolution.
Les Polonais guettent les ordres, tout le visage attentif.
Les Français parlent.
Le canon s'approche. Beaucoup de soldats touchent leur voisin sans en avoir l'air, de l'épaule, de la jambe — comme si la seule défense d'un homme contre la mort était la présence des hommes.
Siry et Kogan sont collés l'un à l'autre. Trop jeunes pour avoir fait la guerre, mais assez vieux pour avoir fait leur service ; donc, au front après quinze jours d'instruction. Siry, c'est un large visage triangulaire tout noir, un garçon trapu, avec des gestes de comédien. Kogan est un plumeau frisé, à touffe de cheveux verticale.
Ils ont passé la nuit dans la même couverture : ceux qui vont combattre ont dormi par deux, à cause du froid de novembre. Jamais, pense Kogan, je n'ai eu tant d'amitié pour un homme en si peu de temps. Chaque fois qu'un obus tombe près d'eux, Siry, en langage merle, approuve, juge, proteste. Un 155 tombe sans éclater, disparaît à travers la boue vers quelque centre de la terre : Siry agite les ailes, proteste éperdument.
— Les Maures !
Non : un combattant trop nerveux. Le brouillard commence à se lever, mais on ne voit personne : des explosions, un bois désert.
— Couchés !
Les voilà tous dans l'odeur de mousse et de souvenirs d'enfance. Les premiers blessés à la face redescendent, le visage caché par des doigts déjà couleur de sang. Les soldats se soulèvent malgré les balles pour saluer le poing levé ; les blessés ne les voient pas, sauf un, qui découvre, pour répondre de son poing sanglant le visage même de la Guerre. De tous côtés les branches tombent, comme des hommes. « Cette vache de terre, dit Siry, si on pouvait entrer dedans ! »
— Debout !
Ils commencent à avancer, baissés, à travers le bois. Ils entendent les Maures avancer aussi, mais ils ne voient rien, sauf les arbres isolés, semblables dans la brume aux geysers de terre des obus. Plus d'imitation de merle : depuis qu'ils marchent, qu'ils vont au combat avec leurs pieds, ils ne pensent qu'à la seconde où apparaîtront les Maures ; et pourtant, même les plus ignorants d'entre eux pensent aussi que, dans ce matin de brume, ils sont l'Histoire. Le Flamand qui monte à la droite de Siry (à gauche c'est Kogan) reçoit une balle dans la jambe, se baisse pour toucher son mollet, accroche deux balles avec sa poitrine et tombe. Les Maures tirent maintenant à feux croisés. Je n'aurais jamais cru qu'il y eût tant de balles au monde, pense Siry, ni tant pour moi ! Mais il est ravi de fonctionner si bien : la peur est là, mais elle ne le gêne ni pour marcher, ni pour aucun geste. Ça va. « On va leur montrer ce que c'est que les Français ! » Car, en ce moment, chacun des Internationaux veut montrer les qualités militaires de sa nation. Un officier crie deux syllabes et tombe, une balle dans la bouche. Siry commence à devenir enragé : il trouve qu'on lui assassine ses copains. Sous le fracas des obus, il perçoit le silence soudain des hommes — où rôde encore une phrase, dite par plusieurs voix :
— Ils m'ont eu...
Les Internationaux avancent dans le brouillard. Est-ce qu'on va finir par les voir, les Maures, oui ou non ?
Heinrich se démène au milieu des téléphones et du tohu-bohu d'un poste de commandement. Un civil arrive, cheveux gris en brosse, moustaches.
— Qu'est-ce que vous voulez ? demande Albert, l'adjudant du général. C'est un juif hongrois, ancien étudiant, ancien plongeur ; costaud et frisé.
— Je suis commandant dans l'armée française. J'appartiens au Comité Mondial antifasciste depuis sa fondation. J'ai passé la journée sur une chaise au ministère de la Guerre, et je peux être plus utile. On m'a enfin envoyé ici. A vos ordres. »
Il tend ses papiers à Albert : livret militaire, carte du Comité.
— Ça va, m' général, dit celui-ci à Heinrich.
— Une compagnie polonaise vient de perdre son deuxième capitaine, dit le général.
— Très bien.
Le capitaine se tourne vers Albert.
« Où sont les uniformes ?
— Vous n'aurez pas le temps, dit Heinrich.
— Très bien. Où sont les hommes ?
— On va vous conduire. Je vous préviens que le poste est... sérieux.
— J'ai fait la guerre, mon général.
— Bon. Parfait.
— Je suis un veinard. Les balles, je les dégoûte.
— Parfait.
Entre les troncs de ce Parc de l'Ouest si peu fait pour la bataille, au-delà des hommes tombés qui ne s'occupent plus de rien — morts — Siry voit enfin passer comme de gros pigeons furtifs les premiers turbans.
— Plantez vos baïonnettes en terre !
Jamais il n'a vu les Maures ; mais employé comme agent de liaison quelques jours plus tôt, il s'est trouvé la nuit, pour une heure, en première ligne, à cent mètres de leurs tranchées. La nuit de novembre était épaisse et brumeuse ; il ne voyait rien, mais il a entendu distinctement, tant qu'a duré sa mission, leurs tam-tams qui montaient et descendaient avec leurs feux ; et il les attend maintenant comme il attendrait l'Afrique. On dit que les Maures sont toujours saouls quand ils attaquent. Partout autour de lui, debout, couchés ou morts, visant, tirant, visant-tirant, il y a ses copains d'Ivry et les ouvriers de Grenelle, ceux de La Courneuve et ceux de Billancourt, les émigrés polonais, les Flamands, les proscrits allemands, des combattants de la Commune de Budapest, les dockers d'Anvers, — le sang délégué par la moitié du prolétariat d'Europe. Les turbans s'approchent derrière les troncs, comme s'ils jouaient aux quatre coins dans une course folle.
Ils approchent depuis Melilla...
De longs morceaux d'acier, baïonnettes ou coutelas, passent dans le brouillard sans briller, longs et aigus.
A l'arme blanche, les troupes maures sont parmi les meilleures du monde.
— Baïonnette... on !
C'est le premier combat de la brigade internationale.
Les Internationaux tirent leur baïonnette. Jamais Siry ne s'est battu. Il ne pense ni qu'il sera tué ni qu'il sera vainqueur ; il pense : « Se rendent pas compte, les bicots ! » L'escrime à la baïonnette du régiment ? Ou bien rentrer dedans, et tout de suite ?
Entre deux obus, une voix éloignée dit derrière les arbres :
— ... la République, deu...
On n'entend pas la suite ; tous les yeux sont fixés sur les Maures qui arrivent ; et une voix beaucoup plus proche, dont chacun sait à peu près ce qu'elle va dire, dont les mots ne comptent pas, mais qui tremble d'exaltation et fait se relever tous ces hommes courbés, crie en français, pour la première fois, dans la brume :
« Pour la Révolution et pour la Liberté, troisième compagnie... »
Heinrich, sa nuque rasée faisant ses plis de front, tient un écouteur contre chaque oreille. Compagnie après compagnie, la brigade contre-attaque à la baïonnette.
Albert pose son récepteur :
— Je n'y comprends rien, m' général. Le capitaine Mercery, il dit : Butin considérable, la position est à nous, nous avons saisi au moins deux tonnes de savon !
Mercery commande une compagnie espagnole, à la droite des Internationaux.
— Quel savon ? Qu'est-ce que c'est que cet idiot ?
Albert reprend le récepteur.
— Quoi ? Quelle usine ? Quelle usine, bon Dieu !
« Il explique l'utilité du savon », dit-il à Heinrich.
Le général regarde une carte.
— Quelle cote ?
Heinrich a changé d'écouteurs.
— Bon, dit-il. Il s'est trompé de cote et il a pris une savonnerie qui était à nous. Demandez au général espagnol de relever cet idiot illico.
La baïonnette dont on va se servir est plus longue qu'on ne croyait.
Du dernier quart d'heure, Siry retrouve seulement un fouillis de buissons et de grands arbres qui éclatent tous, un chahut d'obus au-dessus des balles explosives, et les Maures qui arrivent, gueule ouverte, mais qu'on n'entend pas hurler.
Une compagnie allemande vient relever celle de Siry, qui part à l'arrière se reformer. Le bois est jonché de Maures comme de papiers après une fête ; quand le bataillon chargeait, il ne les voyait pas. On dit qu'une compagnie polonaise a passé le Manzanares.
— Et le commandant envoyé aux Polonais ? demanda Heinrich.
— Quand il a vu ce qu'il en était, il a dit : la position est intenable, vous devez l'abandonner. Ceux qui arriveront à nos lignes diront qu'ils sont partis sur mon ordre. Vous allez sortir par les fenêtres de derrière, vous n'aurez pas moins d'obus, mais tout de même moins de balles. Allez ! et dites que j'ai fait ce qu'il y avait à faire.
« Il a mis la vareuse du deuxième capitaine polonais, il est descendu, a pris la mitrailleuse jusqu'à la fin et s'est tiré une balle dans la tête. Il est tombé en travers de la porte.
— Combien de rescapés ?
— Trois.
Siry a perdu Kogan : aucun de ses deux voisins ne comprend le français (sauf les commandements) et ils ne savent pas siffler. Siry sait que, derrière leur bataillon, il n'y a plus que les coiffeurs armés : leur réserve s'appelle le bataillon des Figaros. Quand l'infernal fracas est suspendu, il entend le tir de la colonne Durruti — qui avance, du « Régiment d'Acier » qui avance, des socialistes qui avancent ; plus ils avancent et plus leur ligne s'élargit. Derrière le remue-ménage sanglant du Parc s'étend, se déploie une ligne d'attaque aussi longue que la ville. Entre les maisons, les Espagnols, qui le matin ont arrêté trois attaques, viennent de recevoir l'ordre d'attaquer à leur tour ; les maisons prises par les Maures sont reprises à la grenade, les tanks sont arrêtés à la dynamite, et les Maures repoussés par les baïonnettes des Internationaux, trouvent devant eux, dans les rues, les anarchistes qui poussent en première ligne les canons républicains. Derrière eux les syndicats mobilisés attendent les armes des premiers morts.
Les fascistes avancent depuis le Maroc, mais ils reculent depuis le Parc de l'Ouest.
Les Maures enfoncés, les compagnies décimées des Internationaux reviennent en arrière, forment de nouvelles compagnies, repartent. Les Maures dévalent. Les anarchistes de Durruti, les colonnes de tous les partis catalans, les socialistes, les bourgeois du « Régiment d'Acier » attaquent.
— Allô !
C'est Albert qui tient le récepteur.
— L'ennemi contre-attaque de nouveau, m' général.
— Avec les tanks ?
Albert répète :
— Non ; pas de nouveaux tanks.
— Aviation ?
Albert répète :
— Normale.
Il ne raccroche pas. Il regarde son pied, qui bouge ; le récepteur tremble :
— M' général !
« Ça y est ! Ils retombent jusqu'au Manzanares ! Ils vont repasser le Manzanares, m' général ! »
Compagnie après compagnie, elles dépassent celle de Siry en courant, chargent ; et Siry et ses compagnons occupent un terrain jonché d'hommes aux visages fripés. Nation après nation, les compagnies passent dans la brume qui semble maintenant faite de la fumée des explosions, courbées, fusil en avant. Comme au cinéma, et pourtant si différentes ! Chacun de ces hommes est un des siens. Et ils reviennent, les poings sur la face ou le ventre tenu à deux mains — ou ils ne reviennent pas — et ils ont accepté cela. Et lui aussi. Derrière eux, Madrid, et le sombre murmure de tous ses fusils.
Encore une vague d'assaut, et une étroite rivière...
— Le Manzanares ! crient des voix.
Ébloui, un merle chante. Quelque part dans la brume, Kogan qui saigne sur les feuilles mouillées, un coup de baïonnette dans la cuisse, répond, pour les blessés et pour les morts.