Une nouvelle tentative de médiation était imminente. Un prêtre devait arriver à Tolède dans la nuit, entrer à l'Alcazar le lendemain sans doute.
Les becs de gaz de la petite place étaient éteints. La seule lumière était une lampe-tempête accrochée assez bas, devant la taverne El Gato. Le dessin du chat séduisit Shade, qui s'assit à une table près de la porte, et s'occupa d'envoyer différentes ombres de sa pipe sur le mur de la cathédrale de Tolède.
Jusqu'à deux heures du matin, Shade pouvait télégraphier à son journal. D'ici là, Lopez serait rentré de Madrid. C'était lui qui amenait le prêtre : bel article en perspective. Il n'était pas encore dix heures. La solitude complète faisait de cette place, avec ses escaliers et ses petits palais sous les feuilles rousses, un décor auquel les derniers coups de fusil de l'Alcazar donnaient une irréalité mystérieuse. Enchanté, Shade rêvait de grands postes de radio oubliés aux Indes dans les palais grenat envahis par les cocotiers, apportant tous les bruits de la guerre au peuple des paons et des singes ; l'odeur de cadavre de Tolède était celle des marais d'Asie. « Y a-t-il des radios dans la lune ?... Ce serait bien, si les ondes apportaient ce vague chahut de combat dans les astres morts... » La cathédrale désaffectée, intacte et sans doute pleine de miliciens à cette heure, satisfaisait son hostilité à l'Église catholique et son amour de l'art. A l'intérieur de la taverne, des voix disaient :
— Nos avions ont loupé leur coup : les mitrailleuses des fascistes sont bien dans les arènes, à Badajoz, mais pas au milieu : sous le toit.
— Pour les casernes, il faut faire attention : ils ont mis dedans les prisonniers.
Une autre voix, plus jeune, ironique, avec un fort accent anglo-saxon :
— Après le combat, il y avait une bonne quantitay d'agitation sur la place. J'ai regarday. J'étais à cinq cents mètres, pas plus haut. Chaque femme était jeune et jolie, et elles disaient chacune : « Quel est donc là-haut ce joli petit Écossais ? »
Shade prenait des notes quand Lopez arriva enfin, royal, les bras en l'air et la crête frémissante. Il s'assit pesamment, leva de nouveau les bras, les laissa retomber, ses mains claquant sur ses cuisses dans le silence de la place, quelques coups de fusil en écho ; Shade attendait, son petit chapeau rejeté en arrière de la tête.
— Ils demandent des curés, bon, il faut leur donner des curés ! Mais, bon Dieu !
— C'est eux qui demandent des prêtres, ou c'est vous qui demandez vos otages ?
Lopez prit l'air de celui qui en a vraiment trop vu dans la journée.
— Mais tout ça, c'est pareil, tortue ! Tu comprends, ils avaient demandé des prêtres. Ça c'est leur affaire. D'un autre côté, ces salauds-là ne veulent pas évacuer les femmes et les enfants : ni les nôtres, ni les leurs. Ils savent bien que c'est le meilleur pour eux. Enfin, bon, des curés, moi j'en connaissais deux. Je téléphone à Madrid : mobilisez-moi ces deux gars-là, j'arriverai vers trois heures.
« S'ils croient qu'il y en a dans tous les coins, des curés qui ne se sont pas débinés ! J'arrive à Madrid. Pour commencer, pas moyen de foutre la main sur Guernico. Il était à son organisation d'ambulances. Enfin ! j'avais l'adresse du premier curé, c'était un brave type : il venait souvent à la prison quand nous y étions, en 34. J'arrive chez lui avec quatre miliciens (nous étions en mono). La maison était catholique, le concierge était catholique, les locataires étaient catholiques, les fenêtres étaient catholiques, les murs étaient catholiques ; et il y avait des vierges en plâtre, du dernier moche, dans tous les coins de l'escalier. L'auto n'était pas plus tôt arrêtée qu'ils commencent à gueuler à tous les étages ! Ces andouilles-là croyaient qu'on venait pour les fusiller. J'explique au concierge : rien n'y fait. Les fameux massacres, quoi ! En voyant arriver l'auto, le curé avait foutu le camp par le jardin. Et d'un. »
La place avait cessé d'être lunaire. Comme tout autre lieu, Lopez l'emplissait d'office.
« A l'autre. Je savais qu'il était en rapport avec la direction générale des milices. J'arrive là, je trouve tous les officiers en train de bouffer. J'appelle un copain, je lui explique le coup. « Bon, je t'aurai ton curé à quatre heures. » J'avais un boulot du diable, je vais barber tout le monde pour avoir des munitions, je reviens à quatre heures.
« Tu sais, me dit le copain, le curé était là quand tu es venu, il mangeait avec nous, mais je voulais le prévenir. Ça m'a l'air difficile de l'avoir : il se dégonfle. » Quoi, il se dégonfle ? Bande de salauds, ils ne peuvent même pas faire leur boulot ! Enfin on m'explique qu'il est chanoine à la cathédrale, tu te rends compte de son grade dans la hiérarchie ecclésiastique ! Ç'aurait été un curé de campagne, il aurait fait moins d'histoires. Enfin des curés de campagne, je n'en connais pas : s'intéressent pas à la sculpture ! « Ça va, dis-lui que je veux lui parler. S'il y a une chance de sortir les gosses de cette saloperie de guerre, il faut les en sortir. » Je crevais de soif. Ils avaient de la bière dans le frigidaire. Je cavale dans la cuisine, je manœuvre les serrures, et je vois un type sans col, chemise sale, gilet ouvert et pantalon à raies, en train de forcer des robinets à bière. (Il faut dire qu'il ne faisait pas froid.) Enfin, c'était le Monseigneur.
— Jeune, vieux ?
— Mal rasé, mais ce qui poussait était blanc. Assez rond. En gros, une bonne sale gueule, mais des mains à dessiner. Je lui explique le coup (moi, tu te rends compte !). Il me répond pendant dix minutes. Ici, on appelle charlatan un type qui répond un quart d'heure quand il faut trente secondes : c'était un charlatan. Je lui dis je ne sais quoi, il me répond : « Je reconnais bien là le langage des soldats. » On avait dû lui dire que j'avais une responsabilité. J'étais en mono, sans insigne. « Un officier comme vous ! » Il me dit ça à moi, pauvre sculpteur ! Enfin, je lui réponds : « Officier ou pas, si on me dit d'aller me battre à tel endroit, j'y vais ; vous, vous êtes un sacerdote, il y a là-bas des gens qui vous réclament, et moi je veux les gosses. Vous venez ou vous ne venez pas ? » Il réfléchit, me demande gravement : « Vous me garantissez la vie sauve ? » Là, alors, il me tapait sur le système. Je lui réponds : « Quand je suis venu ici, tout à l'heure, vous étiez en train de manger avec les miliciens ; qu'est-ce que vous croyez, que ceux de Tolède vont vous bouffer à dîner ? » Nous étions assis tous deux sur la table. Il se lève et dit noblement, la main sur le gilet : « Si vous croyez que je peux sauver une seule vie, j'irai. — Bon, vous avez l'air d'un brave type. Maintenant, si on sauve des vies, il faut les sauver tout de suite : la voiture est en bas. — Ne croyez-vous pas qu'il serait mieux que je mette un col et un veston ? — Moi, je m'en fous, mais les autres seraient peut-être plus contents si vous étiez en soutane. — Je n'ai pas de soutane ici. » Je ne sais pas si c'était vrai, ou s'il était prudent ; ça devait être vrai. Il disparaît... Je descends et je le retrouve quelques minutes après devant l'auto, avec un col, une cravate noire et un veston d'alpaga. Hop ! »
Un long coup de vent amolli rabattit sur la place une intense odeur de brûlé : la fumée de l'Alcazar arrivait jusque-là. Délivrée de l'odeur de pourriture, la ville sembla transformée d'un coup.
« On nous arrêtait tout le temps pour le contrôle. « Il serait décidément difficile de sortir de Madrid », me dit-il, avec l'air d'un qui a réfléchi là-dessus.
« Tout le long du chemin, ce qui l'intéressait c'était de m'expliquer que les rouges pouvaient avoir autant raison que les blancs, « peut-être même davantage », et de savoir comment aurait lieu l'entrevue. « C'est bien simple, — je lui répétais ça tous les quarts d'heure — ça se passera exactement comme pour le capitaine Rojo. Nous les prévenons que vous êtes là, nous vous conduisons à leurs envoyés, ils vous bandent les yeux et vous mènent dans le bureau du colonel Moscardo qui commande l'Alcazar. Là, vous vous débrouillez. — Dans le bureau du colonel Moscardo ? — Qui, dans le bureau de Moscardo. » Bien vu, bien entendu. Moi, je lui explique que son devoir était de refuser l'absolution à tous ces gars-là, les baptêmes et tout, si Moscardo refuse de libérer les femmes et les gosses.
— Il a promis ? demanda Shade.
— Je m'en fous : s'il veut le faire, il le fera, sinon sa promesse n'y changerait rien. Enfin, je lui ai expliqué ça de mon mieux ; ça ne devait pas être fameux. Nous arrivons à Tolède. A la batterie, je descends, je veux parler au capitaine. « Cojones ! qu'il gueule, le capitaine, sautant sur le marchepied sans me laisser placer un mot, où sont les obus ? On nous a promis des obus ! Nous n'aurons plus de munitions demain soir ! » Je faisais des gestes discrets de moulin à vent pour qu'il ferme sa gueule ; aussi peu qu'en sache un curé ici, il en sait toujours de trop. Va te faire voir ! Enfin l'andouille finit par comprendre. Je fais des présentations : « Le camarade curé. » Le capitaine montrait la tour de l'Alcazar qui commençait à foutre le camp ; il s'en tapait sur les cuisses. « Regarde l'allure du bureau de Moscardo ! dit-il en montrant une bonne brèche triangulaire. — Mais mon cher commandant (nous en étions à ce degré d'intimité), me dit le curé, avec la bille têtue et pas d'accord des mômes résolus à sécher la classe, c'est en ce lieu démantelé que vous envisagez mon entretien avec le colonel Moscardo ? Comment y parviendrai-je ? — Débrouillez-vous, vocifère le capitaine, affirmatif, mais le bon Dieu même n'y entrerait pas ! »
« Ça allait évidemment de mieux en mieux. Enfin je lui ai expliqué qu'on s'arrangerait avec Moscardo, je lui ai collé trois gardes du corps, et il est en train de roupiller.
— Il y va, à la fin, ou il n'y va pas ?
— Demain à 9 heures : armistice jusqu'à midi.
— Tu sais quelque chose à propos des gosses ?
— Rien. Des responsables doivent expliquer le coup à mon curé. Et ceux qui se croient responsables. Espérons qu'ils ne lui feront pas trop peur : parmi les anars, il y a un tatoué spécialement réussi.
— Montons voir ce qui se passe là-haut.
Ils montèrent en silence vers la place du Zocodover, admirant au passage la Terreur de Pancho Villa, dont le chapeau était encore plus beau la nuit. La rue s'emplissait à mesure qu'ils montaient. Aux derniers étages des maisons, quelques fusils et une mitrailleuse tiraient de temps à autre. Trois mois plus tôt, Shade, à la même heure, avait entendu ici les sabots d'un âne invisible, et des guitaristes qui jouaient allégrement l'Internationale dans la nuit, au retour de quelque sérénade. L'Alcazar apparut entre deux toits, éclairé par des projecteurs.
« Allons jusqu'à la place, dit-il, j'écrirai dans le tank. »
Les journalistes avaient pris l'habitude de se réfugier dans le tank généralement inutilisé, d'emporter une bougie et de s'y installer pour écrire.
Ils arrivèrent enfin à la barricade. A gauche, des miliciens tiraillaient ; à droite, d'autres, couchés sur des matelas, jouaient aux cartes ; d'autres encore étaient confortablement installés dans des fauteuils d'osier ; au milieu, le poste de radio jouait un chant d'Andalousie. Au-dessus, d'un second étage, la mitrailleuse tirait. Shade s'approcha d'un trou de la barricade.
Éclairée par une puissante lampe à arc, absolument vide, la place où jadis les rois de Castille combattaient à cheval le taureau était beaucoup plus irréelle que celle de la cathédrale, — plus semblable à une place d'astre mort que tout autre lieu au monde, dans cet inquiétant mélange d'odeur de brûlé et de fraîcheur nocturne. Sous une lumière de studio, des décombres d'Asie, un arc, des magasins grattés par les balles, fermés et abandonnés, et, sur tout un côté, des chaises de fer de bistrot, éparses, enchevêtrées ou isolées. Au-dessus des maisons, une énorme publicité de vermouth, hérissée de Z ; sur les côtés obscurs, faiblement éclairées, les chambres des observateurs. De face, les projecteurs enfonçaient leur lumière de théâtre dans toutes les ruelles montantes ; et au bout des ruelles, en pleine lumière aussi, mieux éclairé pour la mort qu'il ne l'avait été pour les touristes, bizarrement plat sur le fond du ciel nocturne, l'Alcazar fumait.
De temps à autre, un fasciste tirait ; Shade regardait les miliciens qui ripostaient et ceux qui jouaient aux cartes, et se demandait quels étaient ceux d'entre eux qui avaient là-haut leurs femmes ou leurs enfants.
Les couvertures paysannes sorties pour la nuit, à bandes comme les matelas des barricades, donnaient à toute la ville une étrange unité rayée. Un mulet déboucha dans la grand-rue. « A minuit, pour l'unité des rayures, les mulets seront remplacés par des zèbres », dit Shade. Dans la grand-rue étroite et sombre, en avant du tank préhistorique, les tourelles des autos blindées, allumées, faisaient de petites taches de lumière. Tout près de la place, une vitrine de modes était presque éclairée : une vieille femme en chapeau à plumes, immobile, s'intoxiquait des chapeaux provinciaux rendus visibles par la réverbération des lampes à arc qui éclairaient l'Alcazar fumant.
De temps à autre une balle ennemie sonnait sur le blindage des automitrailleuses. Lopez remonta vers l'état-major. Shade entra dans le tank, où le mitrailleur lui fit place. A peine avait-il pris son carnet que le mitrailleur tirait, et les autos blindées et les miliciens. A l'intérieur d'une tourelle, une mitrailleuse fait un bon chahut : au-delà, toute la rue entrait en transe. Shade sauta du tank : contre-attaque de l'Alcazar ?
Les fascistes venaient d'envoyer une fusée éclairante et toute la ville tirait sur la fusée.