8 février.
Magnin retrouvait Vargas au ministère de l'Air, à Valence, comme il l'avait trouvé à Madrid le soir de Medellin. Les ministres n'étaient plus les mêmes, les combattants portaient un uniforme, Franco avait failli prendre Madrid, l'armée populaire se constituait ; mais la guerre était toujours la guerre, et, si tant d'hommes avaient trouvé la mort et tant d'autres leur destin, ni Vargas ni Magnin n'avaient beaucoup changé. Comme à Madrid, Vargas venait de faire apporter du whisky et des cigarettes ; comme à Madrid, tous deux avaient leur visage de fin de nuit.
— Malaga est perdue, Magnin, dit Vargas.
Magnin n'était pas surpris : il pensait que, contre les forces italiennes et allemandes, les républicains ne pourraient sauver les fronts coupés de leur centre ; et Garcia lui avait dit, huit jours plus tôt : j'attends tout du centre, et rien des petits fronts : Malaga, c'est Tolède.
« L'exode est extraordinaire, Magnin... »
« ... Plus de cent mille habitants en fuite... Terrible... »
Au-dessus d'eux, au centre du salon de cet ancien hôtel d'un riche marchand, un aigle empaillé soutenait le lustre.
« Et les avions italiens les poursuivent. Et les camions. Si on arrête les camions, les réfugiés atteindront Almeria...
Magnin, yeux et moustache tristes, fit un geste qui signifiait : quand partons-nous ?
— Nos meilleurs avions doivent être à Madrid, Magnin, je sais...
Les fascistes attaquaient à fond sur la Jarama.
« Il faut deux multiplaces pour la route de Malaga. Nous n'avons presque pas de chasse ici...
« Mais, aussi, il y a une mission sur Teruel. Personne parmi les Internationaux ne connaît Teruel comme vous. Je souhaite que vous ne...
Il continua en espagnol :
« Que vous ne choisissiez pas le plus grand danger, mais la mission la plus utile. Vous à Teruel, Sembrano à Malaga. Il est ici.
« Vous savez, ajouta-t-il, Teruel aussi est tout à fait sans chasse... »
Depuis deux mois, l'aviation internationale combattait sur le front du Levant : Baléares, Sud, Teruel. L'époque pélicane était terminée. Avec deux missions par jour et une honnête proportion d'hôpital, l'escadrille, qui avait appuyé la brigade internationale tout le long de la bataille de Teruel, combattait, réparait, photographiait ses bombardements pendant le combat ; les aviateurs habitaient un château abandonné parmi les orangers, près d'un champ clandestin ; ils avaient fait sauter, pendant la bataille, la gare et l'état-major de Teruel sous le tir antiaérien, et une photo agrandie de l'explosion était épinglée au mur de leur réfectoire. Magnin et ses pilotes connaissaient ce front mieux que leurs cartes.
— A l'aube ? demanda Magnin.
Ils passèrent à la cartographie.
Jaime et Scali, Gardet et Pol, Attignies, Saïdi, mécanicien venu des brigades, et Karlitch, buvaient en ville du manzanilla.
Derrière eux, de l'autre côté des vitres du café, il y avait une petite foire, dont la musique venait jusqu'à la salle : des loteries, des confiseries, des tirs. C'était la fête des enfants. Les mitrailleurs étaient venus pour les tirs, où ils ne se lassaient pas de casser des pipes et de descendre des cochons en baudruche ; c'était là qu'ils avaient retrouvé Karlitch, au milieu d'un cercle admiratif. Gardet et Saïdi étaient venus moins pour le tir que pour les gosses. Tout leur argent avait passé en distributions de gâteaux ; Gardet aimait les enfants comme Shade les animaux, par amertume ; Saïdi les aimait par tout ce qu'il avait en lui d'enfance, et de pitié musulmane.
— Ils sont bien, les Américains, dit Pol.
Les premiers volontaires américains de l'aviation venaient d'arriver.
— Moi, ce qui me plaît, dit Gardet, c'est qu'ils ne croient pas qu'ils sauvent la démocratie chaque fois qu'ils font tourner une hélice.
— Et ils ont bien envoyé balader leurs mercenaires, dit Attignies.
Il détestait les mercenaires, indistinctement.
— Mais pour le nouveau commandant, reprit Pol, c'est simplement une andouille-maison.
C'était la première fois que le commandant espagnol qui dirigeait le champ avec Magnin était un chef impossible.
— Laissons ça, dit Attignies. Nous ne croyons pas qu'il n'y aura que la perfection chez nous. Ça n'aura qu'un temps : Sembrano revient. Faisons notre travail, et ça suffit. Le capitaine espagnol des. Bréguet est épatant.
— Et se battre avec ça toutes les semaines contre des avions modernes, faut être patient !
— Il y a une chose curieuse, dit Scali : aucun pays n'a, comme celui-ci, le don du style. On prend un paysan, un journaliste, un intellectuel ; on lui donne une fonction, et il l'exerce bien ou mal, mais presque toujours avec un style à donner des leçons à l'Europe. Ce commandant n'a pas de style : quand un Espagnol perd le style, c'est qu'il a déjà tout perdu.
— A l'Alhambra, cette nuit, dit Karlitch, j'ai vu une chose telle : une danseuse un peu à poil, elle passe sur la scène. Tout près. A toucher. Un milicien saoul, il court, il la caresse de tout son bras. Le public, il rigole. Le milicien, il se retourne, les yeux fermés, aussi la main fermée. Comme s'il avait pris la beauté de la femme quand il l'a caressée, et gardée dans sa main. Et il se retourne sur le public, et il lui jette la beauté. Avec mépris pour le public. Admirable. Seulement possible ici.
Il parlait beaucoup plus mal français qu'autrefois. Chef d'un corps franc, poncé, il semblait sortir d'une salle de bains où le camphre eût remplacé l'eau de Cologne. Il retira sa casquette de capitaine, et Scali reconnut sa houppe noire et dure.
— Moi, ce que j'aime ici, dit Pol, c'est que je m'instruis. C'est vrai ! Mais pour le commandant, c'est quand même une andouille.
— Parler comme ça d'un commandant, on ne doit pas, dit brutalement Karlitch.
Il avait laissé pousser sa moustache : son visage était moins enfantin, plus dur, et Scali sentait reparaître l'ancien officier de Wrangel.
Pol haussa les épaules, et leva l'index :
— Je dis : andouille-maison.
« Ça pourrait mal tourner », pensa Attignies.
— Comment es-tu venu ici ? demanda-t-il à Saïdi.
— Quand j'ai appris que les Maures combattaient pour Franco, j'ai dit à ma section socialiste : « Nous devons faire quelque chose. Sinon, qu'est-ce que les camarades ouvriers diront des Arabes ?
— Je vois des lumières, dit Jaime, qui triturait un fil de fer. Il faisait des avions en fil de fer, dont les commandes fonctionnaient, et que les aviateurs s'arrachaient.
Depuis un mois, chaque jour, il voyait des lumières. Au début, ses amis cherchaient ; pour trouver toujours, non des lumières, mais la même tristesse. Scali et Jaime étaient à côté de lui, les autres en face.
— Alors, dit Karlitch, Albarracin nous avons pris. Il y avait l'un des fascistes les plus responsables. Tout jeune : peut-être vingt ans.
« Il était caché. Nous sommes allés là, il y avait seulement deux vieilles. Le garçon, il avait dénoncé, peut-être... cinquante des nôtres. Et des autres, qui n'étaient même pas avec nous. Fusillés.
— Rien de pire que les adolescents, dit Scali.
— Une des vieilles elle dit : « Non, non, il n'y a personne, seulement mon autre neveu... » C'étaient ses tantes. Alors, il s'est passé une chose telle : un garçon il sort, avec des chaussettes, et un chapeau...
Karlitch fit autour de sa tête un geste circulaire, qui était censé représenter un Jean-Bart.
« ... et un costume marin, petites culottes. « Vous voyez, elles disaient, les vieilles, vous voyez bien !... » C'était notre canaille ; elles, elles l'avaient habillé avec les habits du petit, pour faire croire...
— Les lumières tournent, dit Jaime, qui avait retiré ses lunettes noires.
Karlitch rit, du même rire qui faisait mal aux nerfs de Scali, en août.
— On l'a fusillé.
Tous savaient que Karlitch était allé deux fois chercher des camarades blessés sous le feu ennemi. Et qu'il serait tué. Servir était pour lui une passion, qu'il entendait rencontrer aussi chez ceux qui servaient sous lui ; la première fois qu'il avait trouvé de ses blessés torturés par les Maures, il était allé donner lui-même le coup de grâce à leurs officiers. L'ensemble inquiétait Scali et Attignies. Les autres croyaient Karlitch un peu fou. Saïdi doutait beaucoup de tout ça.
Scali se souvint de l'arrivée de Karlitch : il avait de superbes bottes. Au premier limpia-botas il avait commencé à se faire cirer, mais cirer de belles bottes de Cosaque n'est pas cirer une paire de chaussures, et trente spécialistes, le car militaire étant collectif, avaient attendu une demi-heure Karlitch, exaspéré, tapotant la table, dont le cireur ne finissait pas de faire reluire la seconde botte.
— Les lumières s'arrêtent, dit Jaime.
Cet espoir sans cesse renouvelé créait chaque fois autour de lui un affreux malaise. D'autant plus qu'il avait presque honte d'être aveugle, et s'efforçait à l'humour. Il avait promis des huîtres, qu'il croyait avoir dénichées par une extravagante combine. Erreur. Et les premiers arrivés. (Scali et lui étaient venus les derniers) avaient trouvé un mot au café : « Réflexion faite, nous ne viendrons pas. — Les huîtres. »
— Ça te plaît cette vie ? demanda Attignies à Karlitch.
— Quand mon père est mort (j'ai trois frères), j'étais chez... à l'armée. Et déjà, mon père il a dit : les trois, qu'ils soient heureux ; et l'autre — il doit vaincre.
Scali rencontrait une fois de plus ce qui l'inquiétait depuis deux mois : ce que les techniciens de la guerre appelaient « les guerriers ». Scali aimait les combattants, se méfiait des militaires et détestait les guerriers. Karlitch, c'était trop simple, mais les autres ?... Et, chez Franco, il y en avait aussi des milliers comme ça.
— J'espère passer dans les tanks, reprit le mitrailleur.
Tankistes, aviateurs, mitrailleurs, les reîtres allaient-ils revenir sur l'Europe ?
— Qu'est-ce qui t'a fait peur, Karlitch, dans la guerre ?
Il voulait dire aussi horreur ou pitié ; mais il ne fallait pas être trop subtil.
— Peur ? Tout, au début.
— Et après ?
— Je ne sais pas.
— Vous voyez les lumières ? demande Jaime.
— Si ! reprend Karlitch. Il y a une chose qui me fait peur. Peur. Les pendus. Et toi ?
— Je n'en ai jamais vu.
— C'est de la chance...
« Ça fait peur. Tu comprends, il se passe une chose telle : avec le sang, tout est naturel. Les pendus ne sont pas naturels. Quand il n'y a pas de sang, ça n'est pas naturel. Quand les choses ne sont pas naturelles, alors, c'est la peur. »
Voilà vingt ans que Scali entendait parler de « notion de l'homme ». Et se cassait la tête dessus. C'était du joli, la notion de l'homme, en face de l'homme engagé sur la vie et la mort ! Scali ne savait décidément plus où il en était. Il y avait le courage, la générosité — et il y avait la physiologie. Il y avait les révolutionnaires — et il y avait les masses. Il y avait la politique — et il y avait la morale. « Je veux savoir ce dont je parle », avait dit Alvear.
— Voilà qu'elles repartent, les lumières, dit Jaime.
Scali se dressa, la bouche ouverte, les deux poings sur la table, envoyant à trois mètres l'avion de fil de fer ; Gardet tenait Jaime par les deux épaules, et tous deux regardaient au-delà de la vitre du café les gros globes électriques des chevaux de bois qui venaient de se remettre à tourner.
Jaime et ses copains, complètement fous, sifflant comme des loriots, et Magnin, dans une autre auto, remontaient au champ pour l'appel — et pour Malaga. Une escadrille ennemie bombardait le port, à six kilomètres. La bruine recouvrait Valence et ruisselait doucement sur les oranges. Pour la fête des enfants, les syndicats avaient décidé de préparer un cortège sans précédent. Les délégations des gosses, consultées, avaient exigé les personnages des dessins animés ; les syndicats avaient construit en carton des Mickeys énormes, des Félix-le-Chat, des Canard-Donald (précédés, quand même, d'un Dor. Quichotte et d'un Sancho). Des milliers d'enfants venus de toute la province pour la fête, dédiée aux enfants réfugiés de Madrid, beaucoup étaient sans abri. Sur le boulevard extérieur, les chars, leur triomphe terminé, étaient abandonnés ; pendant deux kilomètres apparurent dans les phares des autos les animaux parlants de la féerie moderne, du monde où tous ceux qu'on tue ressuscitent... Des gosses sans abri s'étaient réfugiés sur les piédestaux de carton, entre les jambes des souris et des chats. L'escadrille ennemie continuait à bombarder le port, et, au rythme des explosions, sous la garde du Don Quichotte nocturne, les animaux qui tremblaient dans la pluie hochaient la tête au-dessus des enfants endormis.
Attignies était bombardier de l'avion de Sembrano. Les équipages des deux appareils étaient mixtes : dans celui-ci, Pol, mécanicien, et Attignies. Sembrano avait emmené son second pilote, un Basque, Reyes. Sur le dernier aérodrome du Sud, ils avaient trouvé des bombes qu'il avait fallu changer, et une pagaille digne de Tolède ; peu avant Malaga, l'exode de cent cinquante mille hommes, allongé sur la route qui longe la mer, puis, en arrière, les croiseurs fascistes qui montaient vers Almeria dans un matin merveilleux et un long bouillonnement de fumée ; enfin, la première des colonnes italo-espagnoles motorisées ; vue des avions, il semblait qu'elle dût rejoindre l'exode en quelques heures. Attignies et Sembrano s'étaient regardés, et étaient descendus le plus bas possible. Il n'était rien resté de la colonne.
Pour rentrer plus vite, Sembrano coupa et prit la mer.
Quand Attignies se retourna, le mécanicien frottait ses mains pleines de l'huile des manettes de bombardement. Attignies regarda de nouveau, devant lui, le ciel plein de cumulus nets : dix-huit avions de chasse ennemis — en retard — arrivaient en deux groupes. Et d'autres derrière, probablement.
Les balles traversèrent la tourelle avant.
Sembrano reçut un furieux coup de trique sur le bras droit qui se mit à pendre. Il se retourna vers le second pilote : « Prends le manche ! » Reyes ne tenait pas le manche, mais son ventre, à deux mains. Sans la ceinture qui le retenait, il fût tombé sur Attignies, revenu en arrière, allongé dans la carlingue, un pied dans le sang. Sans doute la chasse ennemie, passée derrière l'avion, allait-elle tirer en profondeur ; aucune protection possible : devant ce nombre d'ennemis, les cinq chasseurs républicains devaient protéger la fuite de l'autre multiplace, en meilleure position de combat. Les trous dans la carlingue étaient des trous de petits obus : les Italiens avaient des canons-mitrailleuses. Le mitrailleur arrière était-il blessé ou non ? A l'instant où Sembrano se retournait, son regard passa sur son moteur droit : il flambait. Sembrano coupa. Aucun de ses mitrailleurs ne tirait plus. L'avion baissait, seconde par seconde. Attignies était penché sur Reyes, descendu de son siège, et qui demandait inlassablement à boire. « La blessure au ventre », pensa Sembrano. Une nouvelle rafale ennemie passa sur l'avion, touchant seulement le plan droit. Sembrano pilotait des pieds et du bras gauche. Le sang coulait doucement sur sa joue ; sans doute était-il blessé aussi à la tête, mais il ne souffrait pas. L'avion baissait toujours. Derrière, Malaga ; au-dessous, la mer. Là-bas, au-delà d'une bande de sable large de dix mètres, une barre de rochers.
Pas question de parachutes, la chasse ennemie suivait et l'appareil était déjà trop bas. Impossible de remonter : le gouvernail de profondeur, sans doute déchiré par les balles explosives, ne répondait qu'à peine. L'eau était maintenant si près que le mitrailleur du dessous rentra sa cuve et se coucha dans la carlingue, les jambes ensanglantées lui aussi. Reyes avait fermé les yeux, et parlait basque. Les blessés ne regardaient plus la chasse ennemie, dont arrivaient les dernières balles, isolées : ils regardaient la mer. Plusieurs d'entre eux ne savaient pas nager – et on ne nage pas avec une balle explosive dans le pied, le bras ou le ventre. Ils étaient à un kilomètre de la côte, à trente mètres au-dessus de la mer ; au-dessous, quatre ou cinq mètres d'eau. La chasse ennemie revint, tira de nouveau de toutes ses mitrailleuses ; les balles traçantes tendirent autour de l'avion une toile d'araignée de traits rouges. Les vagues claires et calmes du matin, sous Sembrano, réverbéraient le soleil avec un bonheur indifférent ; le mieux était de fermer les yeux, et de laisser descendre lentement l'avion, jusqu'à... Son regard rencontra soudain le visage de Pol, inquiet, couvert de sang, mais toujours apparemment joyeux. Les traits rouges des balles entouraient l'appareil plein de sang, où Attignies était maintenant penché sur Reyes descendu de son siège et qui semblait râler ; le visage de Pol, le seul que vît Sembrano de face, ruisselait lui aussi ; mais il y avait dans ces joues lisses de gros Juif boute-en-train un tel désir de vie que le pilote fit un dernier effort pour se servir de son bras droit. Le bras avait disparu. De toute sa force, pieds et bras gauche, il cabra l'appareil.
Pol avait sorti les roues et les rentrait maintenant : la coque de l'avion glissa comme celle d'un hydro ; l'appareil ralentit un instant, s'enfonça dans l'écume des vagues tranquilles et capota. Tous se débattirent dans l'eau qui jaillit dans l'avion, comme des chats noyés : elle ne montait pas jusqu'au haut de la carlingue, maintenant retournée. Pol se précipita sur la porte, tenta de la manœuvrer comme d'ordinaire, de haut en bas, n'y parvint pas, comprit que, l'avion étant retourné, il devait chercher la poignée en haut ; mais la porte était coincée par une balle explosive. Sembrano, relevé dans l'avion à l'envers, le poste de pilotage retourné devant son nez, cherchait son bras dans l'eau comme un chien court après sa queue ; la blessure faisait des taches rouges dans l'eau déjà rose de la carlingue, mais le bras était à sa place. Le mitrailleur avant enfonça un des pans de mica de sa tourelle, ouverte par le capotage. Sembrano, Attignies, Pol et lui parvinrent à sortir, et se trouvèrent enfin, torse à l'air libre et jambes dans l'eau, en face de la ligne sans fin de l'exode.
Appuyé sur le mécanicien, Attignies appelait, mais les vagues couvraient le bruit de sa voix ; tout au plus les paysans en fuite voyaient-ils ses gestes ; et Attignies savait que chacun, dans une foule, croit que l'appel s'adresse aux autres. Sur la grève même, un paysan marchait. Attignies alla à quatre pattes jusqu'au sable : — « Viens les aider ! » cria-t-il dès qu'il fut à portée de voix. — « Sais pas nager, répondit l'autre. — Il n'y a pas de profondeur. » Attignies avançait toujours. Le paysan ne bougeait pas. Lorsqu'il vit Attignies, relevé hors de l'eau à côté de lui, il dit enfin : « J'ai des gosses », et s'en alla. Peut-être était-ce vrai ; et quelle aide attendre d'un homme qui, devant cette fuite furieuse, attendait patiemment les fascistes ? Peut-être se méfiait-il : le visage énergique et blond d'Attignies ressemblait trop à l'idée qu'un paysan de Malaga peut se faire d'un pilote allemand. A l'est, tout près de la crête des montagnes, les avions républicains disparaissaient. « Espérons qu'ils enverront une bagnole... »
Pol et Sembrano avaient tiré les blessés hors de l'appareil, et les avaient transportés sur la plage.
Un groupe de miliciens sortit de la coulée de la foule ; debout sur le remblai et par là beaucoup plus grands qu'elle, immobiles, ils semblaient accordés aux rochers et aux lourds cumulus plus qu'aux choses vivantes, comme si rien de ce qui ne fuyait pas n'eût pu être vivant ; le regard fixé sur cet avion qui achevait de se consumer, et dont les courtes flammes, hors de l'eau, cachaient la couleur des bandes, ils dominaient cette coulée d'épaules en avant et de mains en l'air, à la façon des guetteurs de légende. Entre leurs jambes, écartées pour résister au vent de la mer, les têtes roulaient comme des feuilles mortes ; ils dévalèrent enfin vers Attignies. « Aidez les blessés ! » Ils avancèrent jusqu'à l'avion, pas après pas, arrêtés par l'eau. Le dernier, demeuré avec Attignies, passa le bras de l'aviateur sur son épaule.
— Tu sais où est le téléphone ? demanda celui-ci.
— Qui.
Les miliciens appartenaient à la garde du village ; sans canons et sans mitrailleuses, ils allaient tenter de défendre contre les colonnes motorisées des Italiens leur village de cailloux. Sur la route, avec eux à leur manière, des deux cent mille habitants de Malaga, cent cinquante mille êtres sans armes fuyaient jusqu'à la mort le « libérateur de l'Espagne ».
Ils s'arrêtèrent à mi-hauteur du talus. « On a du culot, pensait Attignies, de dire que les blessures de balles ne font pas mal ! » ; et l'eau de mer n'adoucissait rien. Au-dessus du remblai, les bustes inclinés avançaient toujours vers l'ouest, au pas ou à la course. Devant nombre de bouches un poing tenait un objet confus, comme si tous eussent joué de quelque silencieux clairon ; ils mangeaient. Une herbe courte et large, du céleri peut-être. « Il y a un champ », dit le milicien. Une vieille femme dévala le talus en hurlant, s'approcha d'Attignies et lui tendit une bouteille. « Mes pauvres enfants, mes pauvres enfants ! » Elle regardait les autres en bas, reprit sa bouteille avant qu'Attignies l'eût saisie et descendit aussi vite qu'elle put, sans cesser de crier toujours la même phrase.
Attignies reprit la montée, appuyé sur le milicien. Des femmes passaient en courant, s'arrêtaient, se mettaient à hurler en regardant les aviateurs blessés et l'avion qui s'éteignait, et reprenaient leur course.
« Le boulevard du dimanche », pensa amèrement Attignies en arrivant sur la route. Sous le bruit de fuite rythmé par le battement de la mer, un autre bruit, qu'Attignies connaissait du reste, commençait à monter ; un avion de chasse ennemi. La foule s'égaillait ; elle avait déjà été bombardée et mitraillée.
Il venait en ligne droite vers le multiplace dont les dernières flammes s'éteignaient dans la mer. Déjà, les miliciens transportaient les blessés ; ils seraient sur la route avant l'arrivée de l'avion ennemi. Il fallait crier à la foule de se coucher, mais nul n'entendait. Sur les instructions de Sembrano, les miliciens couchaient les blessés le long d'un petit mur. L'avion descendit très bas, tourna autour du multiplace, pattes en l'air et couvert de flammèches mourantes comme un poulet à la broche ; le photographia sans doute, et repartit. « Mais les camions aussi ont les pattes en l'air. »
Une charrette passait. Attignies l'arrêta, quitta l'épaule du milicien. Une jeune paysanne quitta sa place pour qu'il la prît, et s'assit entre les jambes d'une vieille. La charrette repartit. Elle contenait cinq paysans. Personne n'avait posé de questions, et Attignies n'avait pas dit un mot : le monde entier, à cette minute, coulait dans un seul sens.
Le milicien marchait à côté de la charrette. Après un kilomètre, la route s'écartait de la mer. Dans les champs étaient allumés des feux ; ces feux, ces gens accroupis ou couchés suaient l'angoisse, dans l'immobilité comme dans la fuite. Entre eux, la masse passive des sans-logis continuait vers Almeria sa migration désespérée. L'enchevêtrement des voitures devenait inextricable. La charrette n'avançait plus.
— C'est encore loin ? demanda Attignies. – Trois kilomètres, répondit le milicien.
Un paysan les dépassa, monté sur un âne : les ânes, quittant sans cesse la route, se glissant partout, allaient beaucoup plus vite.
— Prête-moi ton âne. Je te le rendrai au village devant la poste. C'est pour des aviateurs blessés.
Le paysan descendit sans dite un mot et prit la place d'Attignies dans la charrette.
Deux jeunes gens, garçon et fille, étudiants sans doute, presque élégants, sans bagage, dépassèrent l'âne. Ils se tenaient par la main. Attignies prit conscience qu'il n'avait vu jusque-là qu'une foule misérable, ouvrière parfois, paysanne presque toujours. Et toujours, sur les dos, les couvertures mexicaines. Pas de conversations : des cris, et le silence.
La route s'engageait sous un tunnel.
Attignies chercha sa lampe électrique. Inutile de la tirer de sa poche trempée. D'innombrables petites lumières, lampes de toutes sortes, allumettes, torches, tisons, naissaient et s'éteignaient, jaunes et rougeâtres, ou bien demeuraient, entourées d'un halo, des deux côtés de la coulée d'hommes, de bêtes et de charrettes. A l'abri des avions, un campement de grande migration était installé là dans la vie souterraine, entre les deux trous bleus et lointains du jour. Un peuple d'ombres s'agitait autour des torches ou des lampes-tempête immobiles, bustes et têtes un instant apparus en silhouettes, les jambes perdues dans l'obscurité ; et le bruit des charrettes grondait sous la roche comme un fleuve souterrain, dans un silence si fort qu'il avait gagné jusqu'aux animaux.
Le tunnel enveloppait Attignies de chaleur, qu'elle vînt de la foule accumulée ou de la fièvre qui montait. Il fallait arriver au téléphone, évidemment, il fallait arriver au téléphone ; mais Attignies n'était-il pas mort sur la route, la charrette, l'âne n'étaient-ils pas les rêves d'une agonie assez douce ? de l'eau qui l'avait recouvert, il glissait à ce monde calfeutré des profondeurs de la terre. Une évidence plus forte que les certitudes des vivants allait du sang qui tout à l'heure ruisselait dans la carlingue à ce tunnel étouffant ; tout ce qui avait été la vie se diluait comme des souvenirs misérables dans une torpeur profonde et morne ; les points lumineux menaient dans cette obscurité chaude leur vie de poissons des grandes dépressions, et le commissaire politique glissait, immobile et sans poids, bien au-delà de la mort, à travers un grand fleuve de sommeil.
La lumière du jour qui se rapprochait et qui, la route obliquant, se déploya soudain, éveilla tout son corps, comme si la lumière eût été glacée. Il fut stupéfait de retrouver l'obsession du téléphone, son pied lancinant, son âne entre ses jambes. Alors qu'il était sorti de l'avion comme d'un combat, il se sentait revenir des limbes devant le mystère de la vie. De nouveau, au-dessus de la coulée du peuple en fuite, s'étendait jusqu'à la Méditerranée la terre ocre d'Espagne, avec des chèvres noires debout sur des rochers.
La foule, secouée en tous sens, bouillonnait autour du premier village, et laissait mille instruments autour des premiers murs, comme la mer abandonne dans sa retombée une grève de galets et de détritus. Une grande confusion de costumes hérissés de quelques armes était prise entre les murs comme un troupeau dans un corral. Ici l'exode perdait sa puissance d'avalanche : il n'y avait plus qu'une foule.
Grâce au milicien, Attignies. toujours sur son âne, parvint au bureau du téléphone. Les fils étaient coupés.
Pol, les blessés alignés au pied du mur, avait demandé aux miliciens où il pourrait trouver des camions. « Dans les fermes ; mais il n'y a pas d'essence ! » Il avait couru à la première, vu un camion, le réservoir vide. Il était revenu, toujours courant, avec un seau, et était parvenu à vidanger une partie de l'essence demeurée dans le réservoir intact de l'avion. Il avait regagné la ferme, tenant son seau en équilibre, obligé de marcher lentement en marge de l'inlassable fuite paysanne, et attendant d'un instant à l'autre l'arrivée des camions qui suivaient sûrement ceux qu'ils avaient fait sauter le matin. Il tenta de mettre en route : la magnéto était brisée.
Il courut à la seconde ferme. Sembrano pensait qu'Attignies ne se débouillerait pas sans peine au milieu de cette pagaille, et comptait plus sur un camion trouvé que sur un camion envoyé. Dans cette ferme à demi villa, vide de meubles et où les faïences moresques et les fausses fresques romantiques à perroquets semblaient attendre l'incendie, le bruit souterrain de la foule en fuite menaçait seconde par seconde de l'arrivée ennemie. Cette fois, Sembrano, tenant de la main gauche son bras droit qu'un mitrailleur espagnol avait garrotté, revint avec lui. Dès qu'ils eurent trouvé le camion, Sembrano leva le capot : l'arrivée d'essence était démolie. Les camions avaient été systématiquement sabotés pour que les fascistes ne pussent les employer. Sembrano qui s'était penché se releva, la bouche ouverte et les yeux à demi clos, Voltaire assommé ; et d'un pas de boxeur groggy, il se dirigea sans fermer la bouche vers la ferme suivante.
Au milieu d'un champ, il entendit crier son nom : le mitrailleur espagnol, tout rond, semblable à une pomme jubilante, toujours ensanglanté, bondissant et rebondissant, courait vers lui. Attignies était de retour avec une auto. Les avions de chasse républicains avaient prévenu l'hôpital. Sembrano et Pol installèrent les blessés sur le plancher et la banquette de l'arrière : le mitrailleur resta avec eux.
Un médecin, le chef du service de transfusion de sang canadien, était venu avec l'auto.
Depuis la chute de l'avion, pas un des aviateurs n'avait parlé de l'arrivée des fascistes ; et sans doute aucun n'avait-il cessé, comme Attignies, d'avoir présente à l'esprit la colonne motorisée bombardée à la sortie de Malaga.
L'auto, surchargée en avant, semblait vide en arrière ; à chaque kilomètre, des miliciens l'arrêtaient, voulaient y charger des femmes, voyaient les blessés en montant sur le marchepied, et redescendaient. Tout d'abord, la foule avait cru que les Comités fuyaient ; à voir dans chaque auto apparemment vide des blessés empilés, elle avait pris l'habitude de regarder les voitures avec une amitié morne. Reyes râlait. « Nous essaierons des transfusions, dit le médecin à Attignies, mais j'ai peu d'espoir. » Tant d'hommes étaient allongés sur le bord du chemin qu'il était impossible de distinguer, parmi eux, les blessés de ceux qui dormaient ; souvent des femmes se couchaient en travers de la route ; le médecin descendait, leur parlait ; elles venaient voir, laissaient passer en silence, et se recouchaient, pour attendre l'auto suivante.
Un vieillard, réduit aux tendons et aux nerfs, de cette vieillesse cordée qui ne semble exister que chez les paysans, appelait, portant dans le bras gauche replié un enfant de quelques mois. Il y avait le long de la route bien des détresses aussi grandes ; mais peut-être l'homme est-il plus vulnérable à l'enfance qu'à toute autre faiblesse : le médecin fit arrêter la voiture, malgré le râle de Reyes. Impossible de loger le paysan à l'intérieur ; il se casa sur l'aile, l'enfant toujours dans le bras gauche ; mais il ne trouvait rien à tenir. Pol, installé sur l'autre aile, et qui se tenait, lui, de la main droite à la poignée de la portière, tendit la main gauche, à quoi le paysan s'agrippa ; le chauffeur était presque toujours obligé de conduire à demi dressé, car les deux mains se rejoignaient devant le pare-brise.
Le médecin et Attignies ne pouvaient en détacher leurs yeux. Le médecin, devant les scènes d'amour du théâtre et du cinéma, se sentait toujours indiscret. Et ici aussi : cet ouvrier étranger qui allait de nouveau combattre, tenant le poignet du vieux paysan d'Andalousie devant le peuple en fuite, le troublait ; il s'efforçait de ne pas les regarder. Et pourtant la part la plus profonde de lui-même demeurait liée à ces mains, — la même part qui les avait fait s'arrêter tout à l'heure, celle qui reconnaît sous leurs expressions les plus dérisoires la maternité, l'enfance ou la mort.
« Halte-là ! », hurla un milicien. Le chauffeur ne ralentit pas. Le milicien mit la voiture en joue. « Aviateurs blessés ! » cria le chauffeur. Le milicien sauta sur le marchepied. — Halte, bon Dieu ! – Aviateurs blessés, je te dis, andouille ! Tu vois pas clair ? » Encore deux phrases que les blessés ne comprirent pas. Le milicien tira, et le chauffeur s'affala sur le volant. L'auto faillit s'écraser sur un arbre. Le milicien serra le frein, sauta, et partit sur la route.
Un milicien anarchiste, au képi rouge et noir, un sabre au côté, sauta dans le camion. « Pourquoi vous arrête-t-il, cet abruti-là ? — Je ne sais pas », répondit Attignies. L'anarchiste sauta à terre, courut derrière l'autre milicien. Tous deux disparurent derrière des arbres vert sombre dans le soleil. La voiture restait abandonnée. Aucun des blessés ne pouvait conduire. L'anarchiste reparut comme s'il fût sorti d'une coulisse, le sabre rouge à la main. Il revint jusqu'au camion, déposa le chauffeur mort sur le bord de la route, s'assit à sa place, démarra sans rien demander. Après dix minutes il se retourna, montra son sabre ensanglanté.
— « Salaud. Ennemi du peuple. Recommencera plus. »
Sembrano haussa les épaules, excédé de mort. L'anarchiste, vexé, détourna la tête.
Il conduisait en affectant de ne plus regarder ses voisins ; non seulement il conduisait avec soin, mais encore en tentant d'atténuer les cahots.
— « Tu parles d'un milicien-maison, alors ! dit en français Pol, dont le visage, dehors, était tout près du képi rouge et noir ; quand il aura fini de faire la gueule il le dira ! »
Attignies regardait le visage de l'anarchiste, fermé, hostile, derrière les deux mains serrées sur le pare-brise.
Ils arrivèrent enfin à l'hôpital.
Un hôpital vide, plein encore d'appareils, de bandages, de toutes les marques du passage de la douleur. Dans les lits défaits et souvent ensanglantés dont le vide était si cruellement mêlé à des traces toutes fraîches de présences, il semblait que se fussent couchés, non des hommes vivants ou mourants avec leurs visages particuliers, mais les blessures mêmes, — le sang à la place du bras, de la tête, de la jambe. L'immobile lourdeur de l'électricité donnait à toute la salle un aspect irréel, dont la grande unité blanche eût été celle d'un rêve si les taches de sang et quelques corps n'eussent sauvagement imposé la présence de la vie : trois intransportables attendaient les fascistes, leur revolver à côté d'eux.
Ceux-là n'avaient plus à attendre que la mort qui viendrait d'eux, ou celle qui viendrait des ennemis, à moins que n'arrivassent les avions sanitaires. Ils regardaient en silence entrer le grand Pol crépu, Sembrano à la lèvre avançante, et les autres qui n'avaient plus que le visage de la douleur ; et la salle s'emplissait de la fraternité des naufragés.