Sous un grand voile de pluie oblique, la brigade de Manuel avançait de la Sierra de Guadarrama dans un paysage de 1917 aux clochers démentelés. Les silhouettes se détachaient pesamment de la boue, descendaient peu à peu. Un horizon de soir en plein matin, de longues lignes d'anciens labours orientées vers une vallée basse qui remontait jusqu'au ciel en charpie et derrière laquelle la plaine de Ségovie dévalait sans doute à l'infini, comme la mer derrière une falaise. La terre semblait s'arrêter à cet horizon : au-delà, un monde invisible de sommeil et de pluie grondait de tous ses canons. Derrière, Madrid. Les hommes avançaient toujours, cahotant de plus en plus dans la boue de plus en plus lourde. De temps à autre, parmi les explosions, un obus n'éclatait pas, s'enfonçait : bjjii...
Le poste de commandement de Manuel était tout près des lignes. D'autres régiments avaient été adjoints au sien, et il commandait une brigade. Sa droite allait bien ; son centre, de même ; sa gauche flottait un peu. Au dernier combat, soixante pour cent des officiers et des commissaires politiques de sa brigade avaient été blessés. « Vous me ferez le plaisir de rester à votre place, et de ne pas chanter l'Internationale à la tête de vos troupes », avait-il dit une heure plus tôt. La contre-attaque se développait bien, mais la gauche flottait.
La gauche, ce n'était ni les hommes d'Aranjuez, ni les hommes du 5e corps qui les avaient renforcés, ni les nouveaux volontaires groupés autour d'eux ; ceux-là combattaient à droite et au centre. C'étaient des compagnies venues de la région de Valence, dites anarchistes bien que les hommes n'eussent jamais appartenu aux syndicalistes avant le soulèvement. Depuis l'avant-veille la gauche de la brigade n'avait plus un sergent ancien : tous morts ou à l'hôpital.
Devant cette gauche, avançaient les tanks de Manuel. Mécaniques, tranquilles, avec l'aspect de grandes manœuvres qu'ont les tanks même en combat, ils marchaient contre un barrage d'artillerie, de la même densité que celui qui tentait d'arrêter les fantassins qui les suivaient ; ils ne semblaient pas avancer contre un bombardement, mais sur un terrain miné dont eussent éclaté les mines. L'un d'eux disparut, comme s'il se fût dissous dans la pluie : une fosse à tanks ; un autre se coucha mollement à côté d'un geyser de terre boueuse et de cailloux ; entre les jaillissements de la terre arrachée qui retombait sous les obus avec une courbe molle et désolée, morne comme les raies obliques de la pluie sans fin, les autres continuaient leur avance.
Pendant des mois, Manuel avait vu ainsi des tanks avancer ; seulement, pendant des mois, c'étaient les tanks ennemis. Un jour, la brigade d'Aranjuez avait construit un tank en bois — opération magique, pour faire venir les vrais... Aujourd'hui, les siens s'allongeaient sur tout le paysage, en avance, à droite, en retard, à gauche, suivis de leurs fantassins. L'artillerie lourde républicaine pilonnait les lignes ennemies, qui répondaient, mais ne parvenaient pas à enrayer la contre-attaque. Dans le gris universel, de petites taches humaines d'un gris plus foncé suivaient les tanks : les dynamiteurs. Et les sections de mitrailleurs occupaient leur terrain, — leur terrain misérable et délavé — pas après pas arraché de la boue.
Pourquoi envoyait-on à l'extrême gauche des tanks de renfort ? Parce que la gauche piétinait ? La ligne de tanks, depuis son extrême droite jusqu'au dernier char, tournait maintenant en croissant. Les chars de gauche de Manuel battaient-ils en retraite ? Ceux qu'il regardait n'allaient pas vers les fascistes, mais vers lui !
Ce n'étaient pas des renforts, c'étaient les tanks ennemis.
Si sa gauche flanchait, toute la brigade était perdue, et ce trou pouvait devenir la trouée sur Madrid. Si elle tenait, pas un des tanks ennemis ne reviendrait dans les lignes fascistes.
Sa réserve était prête, à côté de ses camions. Il pouvait la jeter tout entière dans le jeu, car une autre réserve arrivait en camions de Madrid.
L'auto de liaison de la gauche s'arrêta devant lui : on le reconnaissait de loin, à sa blouse de laine écrue. Le commandant était à l'arrière, la tête dans son bras replié posé sur la capote. Il semblait ronfler.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Manuel, tapant sur sa botte d'une branche de pin qu'il tenait à la main.
Le commandant avait donné l'ordre qu'on le conduisît au poste de commandement, mais il ne ronflait pas : il râlait.
— Qu'est-ce qu'il a eu ? demanda Manuel au chauffeur.
Il ne voyait pas la blessure.
— A la nuque, dit le chauffeur.
Il est rare qu'un officier soit blessé de dos pendant une attaque. Sans doute s'était-il retourné.
— Dépose-le ici, dit enfin Manuel, et file là-bas pour ramener Gartner.
Manuel avait déjà téléphoné qu'on atteignît le commissaire politique et qu'on le lui envoyât.
Avec de brusques cahots, l'auto disparut à travers l'eau, Manuel reprit ses jumelles. Quelques hommes de son extrême gauche couraient vers les tanks fascistes, qui ne semblaient pas tirer, car aucun des hommes ne tombait. Mais — Manuel tournait la molette des jumelles, délayait encore le paysage, le précisait à nouveau derrière la pluie — ils avaient les bras en l'air. Ils passaient à l'ennemi.
La compagnie qui les suivait, séparée d'eux par un pli du terrain, ne les voyait pas.
En arrière de ces petites taches qui couraient sous leurs bras agités comme des insectes sous leurs antennes, le terrain descendait. Il descendait jusqu'à Madrid. Manuel se souvint que depuis l'arrivée des nouveaux, on avait trouvé au cantonnement des inscriptions phalangistes.
En arrière, les autres compagnies tiraient. Elles marchaient au massacre, croyant que la première avançait. Le capitaine ne reconnaissait-il pas les tanks italiens ?
Le capitaine, on l'apportait dans une couverture (le poste d'évacuation était derrière le P.C. de Manuel). Mort aussi. Une balle dans les reins.
C'était un des meilleurs officiers de la brigade, l'ancien chef de la délégation d'Aranjuez. Il était en chien de fusil dans la couverture, ses moustaches grises pleines de gouttes d'eau.
Il y avait des phalangistes parmi les nouveaux, et les officiers étaient fusillés par-derrière.
La droite avançait toujours.
— Le commissaire politique vient de descendre un type, dit le chauffeur.
Manuel se fit remplacer et fila vers la gauche avec toute sa réserve.
Respectueux de la consigne de « ne pas aller chanter l'Internationale à la tête des troupes », le commissaire politique de la brigade, Gartner, avait établi son poste dans un bois de pins à l'entrée de la première vallée, celle sur quoi marchaient les tanks ennemis.
Un soldat était venu le trouver en courant. C'était un ancien, Ramon. Parmi les nouveaux de la gauche, Manuel avait placé une cinquantaine d'hommes d'Aranjuez.
— Mon vieux commissaire, y a six ordures dans les nouveaux qui veulent descendre le colonel.
« Six, qu'ils sont. Ils veulent passer de l'autre côté. Ils ont cru que j'étais d'accord. Ils ont dit : attendons les autres. Puis, ils ont dit : avec le capitaine, ça va, avec le commandant ça va, maintenant faut s'occuper de celui à la blouse blanche. Le capitaine c'est vrai, t' sais ! Bande de vaches !
— Je sais...
— Ils veulent passer de l'autre côté. Ceux qui doivent descendre le colonel, c'est p't'être d'autres. Quand ils ont dit ça, j'ai dit : attendez, attendez, j'ai aussi des copains qui veulent passer. D'accord qu'ils ont dit. Je suis venu.
— Comment peux-tu les rattraper ? Toute la ligne avance...
— Non : eux bougent pas. Ils attendent que les tanks ennemis arrivent. Doit y avoir une combine.
« Et puis alors, y a des gars qui gueulent qu'il faut foutre le camp, qu'on tiendra pas contre les tanks. Ils gueulent drôlement. C'est pas naturel. Alors, les copains m'ont envoyé.
— Et ton commissaire de régiment ?
— Tué. »
Gartner avait gardé avec lui dix soldats d'Aranjuez.
— Les gars, dit-il, il y a des traîtres en ligne. Ils ont tué le capitaine. Ils veulent tuer le colonel et passer aux fascistes.
Il changea de costume avec un des soldats, qui resta là. Son visage en losange, rasé, semblait presque niais lorsqu'il était sans expression ; plus encore lorsque Gartner s'appliquait à ce qu'il le fût ; et tout à fait lorsqu'il retira sa casquette d'uniforme et qu'un épi blond se dressa sur ses cheveux, ruisselants en quelques minutes. Remplacé par un commissaire de régiment, il partit avec ses hommes.
Dans ce terrain vallonné tous les chemins convergeaient, soit vers le P.C. de Manuel et le poste d'évacuation, soit vers ce chemin où Ramon guidait Gartner.
Derrière un petit bois de pins ruisselants, deux fantassins, en effet, descendaient :
— Allez les gars, on les met !
(Ça, c'en est, dit Ramon au commissaire.
— Des six ?
— Non, de ceux qui se débinent. Ils sont tous obligés de passer par ici.)
— Où ça ? cria Gartner. Vous êtes pas cinglés ?
Les six nouveaux ne l'avaient peut-être jamais vu, ne connaissaient que leur commissaire de régiment. Ceux-ci l'avaient sans doute souvent rencontré, mais ils ne pensaient pas à lui. Ils ne pensaient à rien.
— On les met, je te dis ! Pas moyen de tenir là-haut. Et les tanks ! Dans une demi-heure on sera coupé, on y passera tous !
— C'est Madrid, derrière.
— Je m'en fous, dit l'autre, un beau garçon, ahuri. Si les chefs faisaient leur boulot, on n'aurait pas à se débiner. Allez ! sauve qui peut !
— Ceux du centre tiennent !
Tout ceci moins en dialogue qu'en aboiements dans la pluie. Gartner était devant l'un des soldats, sa bouche trop petite dans son visage trop large. Le soldat abaissa son fusil.
— Dis donc, toi, gueule de raie ultra-plate, tu veux du galon ? Si tu t'en ressens pour aller te faire écraser par les tanks, vas-y, mais si tu prétends faire écraser des copains, je te vais...
Le soldat alla faire un tour dans la boue, un coup de poing de Ramon dans les côtes. Désarmé ainsi que son compagnon, il fut dirigé vers l'arrière encadré de quatre des hommes de Gartner. Celui-ci allait vers l'avant, en courant maintenant : la capote jaune de ses hommes devenait grise à travers la pluie.
Les six hommes dont avait parlé Ramon attendaient planqués dans un trou de quatre ou cinq mètres, couverts de boue. Mais il ne s'agissait pas de commencer un combat.
— V'là les gars, leur dit Ramon, comme s'il eût présenté Gartner et les autres.
— On y va ? demanda le commissaire.
— Attends, dit celui qui semblait commander les six. Les autres sont en haut.
— Qui ? demanda Gartner, l'air ahuri.
— T'es trop curieux.
— Je m'en fous. Ce qui m'intéresse, c'est si c'est des types sûrs. Parce que, moi, j'ai des armes. Mais pas pour les foutre à n'importe qui. Combien qu'on en prend ?
— Nous six.
— Les copains et moi, on peut avoir tout de suite dix mitraillettes.
— Non : nous six, pas plus.
— C'est du sérieux, c'est des 7,65 avec le grand chargeur.
L'autre tapa sur son fusil en haussant les épaules.
— Ce n'est pas que nous en ayons besoin, dit un des six. Mais, à mon avis, c'est très utile. Même les dix.
Le premier approuva, comme il eût obéi. Les mains de celui qui venait de parler étaient fines. Ça, c'est un phalangiste, pensa le commissaire.
— Tu comprends, quand même, reprit Gartner s'adressant à celui qui avait parlé d'abord, c'est autre chose que ta pétoire. Un 7,65, c'est déjà pas un revolver de dame ; et ça, regarde : tu fous le grand chargeur comme ça. Tu armes comme ça. Tu as cinquante balles. Comme vous êtes six, ça fait huit chacun sur la gueule. Haut les mains ! »
Celui qui avait répondu le premier avait à peine avancé la main de deux centimètres vers son fusil qu'il dégringolait dans une flaque, une balle dans la tête. Le sang s'épandait dans l'eau, noir, sous le ciel bas. Les tanks ennemis avançaient toujours.
Les compagnons de Gartner avaient mis les autres en joue, et les ramenèrent. Avant la ferme, ils rencontrèrent Manuel et ses camions. Gartner sauta dans l'auto de Manuel, et le mit au courant. Manuel avait déjà envoyé à gauche la section antitank de sa réserve.
Les tanks fascistes allaient arriver dans quelques minutes sur cette section. Si le centre tenait, la réserve remplacerait la gauche, et, la droite avançant toujours tout irait bien. Sinon...
Le centre, c'étaient ceux d'Aranjuez, et tous ceux qui les avaient rejoints : anciennes milices de Madrid, de Tolède, du Tage, de la Sierra même ; ouvriers des villes, yunteros, ouvriers agricoles, petits propriétaires, — les métallurgistes et les coiffeurs, ceux du textile et les boulangers. Ils combattaient maintenant dans un paysage hérissé de petits murs de pierres sèches parallèles comme les courbes sur les cartes d'état-major ; de là, il était impossible qu'ils ne vissent pas que, si les tanks ennemis avançaient encore de deux kilomètres (cinq ou dix minutes) pas un d'entre eux ne reviendrait vivant. Manuel avait donné l'ordre de tenir, et ils tenaient, accrochés à leurs pierres, collés aux plis du terrain, cachés derrière les arbres moins larges qu'eux, les mortiers ennemis devant et derrière, les mitrailleuses tirant à feux croisés, les obus de l'artillerie lourde venant les chercher du fond de la pluie. Manuel avait inspecté d'abord le centre, et il avait vu ses hommes tomber l'un après l'autre, ensevelis l'un après l'autre par la terre jaillie sous les nouveaux obus. A travers la fureur avec quoi la terre qui éclatait sur des kilomètres semblait se ruer contre les nuages, lancer contre la pluie d'hiver sa jaillissante pluie de mottes, de cailloux et de blessures, Manuel vit arriver une vague ennemie avec ses baïonnettes. Elles ne brillaient pas dans ce paysage où la pluie dissolvait tout ce que lui jetait la terre, et pourtant Manuel sentait les baïonnettes comme s'il eût été attaqué lui-même. Quelque chose de confus se passa au fond de la pluie, autour des innombrables petits murs absurdes ; et la vague ennemie (cette fois ce n'étaient pas les Maures) reflua, comme si elle n'eût pas été défaite par les anciens miliciens mais par la pluie éternelle qui déjà mêlait beaucoup de leurs mots à la terre, et renvoyait vers d'invisibles tranchées les vagues d'assaut ennemies, effilochées et dissoutes, à travers le voile de pluie aux détonations aussi nombreuses que ses gouttes.
Quatre fois l'infanterie fasciste revint à l'arme blanche, et quatre fois elle se fondit dans le grand voile d'eau.
Elle tenait, la ligne. Mais, enfonçant la gauche de Manuel, les tanks de la droite fasciste arrivaient sur la section antitank.
Cette section, c'était Pepe qui la commandait. Pour peu qu'ils eussent la moindre aptitude à commander, les dynamiteurs du mois d'août encore vivants commandaient maintenant. Pepe ronchonnait : « Dommage que son copain Gonzalez ne soye pas là et avec lui, pour la petite expérience qu'il allait faire et tenter ». Mais Gonzalez se battait à la Cité Universitaire. En même temps, Pepe jubilait. « Ce coup-ci, ils allaient voir et se rendre compte ! » Suivis d'assez loin par leur infanterie, les tanks fascistes avançaient de toute leur vitesse vers la première vallée, qui les mettrait à l'abri de l'artillerie républicaine. Dans chaque vallée de la Sierra, il y a une route ou un chemin : les camions avaient amené Pepe et ses hommes à temps.
Des deux côtés de la route, un terrain assez découvert : çà et là des bosquets de pins noirs sous la pluie. Les hommes de Pepe prirent position, couchés sur les aiguilles ruisselantes, allongés dans une odeur de champignons.
Le premier tank s'embarqua dans la vallée, à droite de la route. C'était un tank allemand, très rapide et très mobile ; sous cette pluie sans fin, les dynamiteurs avaient tous l'impression qu'il eût dû rouiller. Devant lui, fuyait à toutes pattes un des troupeaux de chiens redevenus sauvages qui s'étaient réfugiés dans la Sierra.
Les autres devinrent distincts. Pepe allongé ne voyait pas le terrain entre les broussailles, et les chars semblaient avancer en bondissant, courbant leur tourelle comme une tête de cheval ou la relevant. Ils tiraient déjà, et leurs chaînes semblaient sonner, non pas avec le petit bruit mécanique qu'apportait la pluie, mais du fracas de toutes les mitrailleuses. Pepe avait l'habitude des mitrailleuses, et l'habitude des tanks.
Il attendait.
Les dents découvertes sur un sourire inamical, il commença le feu.
Une machine peut avoir l'air stupéfaite. En entendant les mitrailleuses, les tanks avaient foncé. Quatre d'entre eux, — trois de la première ligne, un de la seconde, — se dressèrent ensemble, ne comprenant pas ce qui leur arrivait, cabrés comme de mystérieuses menaces à travers la pluie de cauchemar. Deux tournèrent, un tomba, le quatrième resta en l'air, droit sous un pin très haut.
Pour la première fois ils venaient de rencontrer les mitrailleuses antitanks.
La seconde vague n'avait rien vu de ce qui venait de se passer — un tank est presque aveugle. Elle arrivait de toute sa vitesse. Par-dessus la première file de mitrailleurs couchés, la seconde commença à tirer et les tanks à tituber — sauf quatre, qui dépassèrent Pepe, et foncèrent sur sa seconde ligne.
Le cas était prévu : Manuel avait fait manœuvrer ses hommes. Les mitrailleurs de la seconde ligne retournèrent deux mitrailleuses, pendant que les autres et ceux de la première file continuaient à tirer sur la masse des chars qui s'enfuyaient en zigzag dans le déluge à travers les pins noirs. Pepe, lui aussi, se retourna : ces quatre-là étaient plus dangereux que tous les autres, si leurs conducteurs étaient résolus ; la brigade, sur quoi ils finiraient par déboucher, supposerait qu'ils étaient suivis.
Trois étaient déjà chacun contre un pin : ils étaient passés tout seuls, car leurs conducteurs étaient morts.
Le dernier continuait d'avancer, sous les feux des deux mitrailleuses. Il s'était jeté sur la route vide, et courait avec son chahut de chenilles sous le fracas des mitrailleuses antitanks, à soixante-dix à l'heure, sans tirer, absurde et minuscule entre les pentes de plus en plus hautes, perdu sur l'asphalte étrangement solitaire, laqué de pluie, qui reflétait le ciel blafard. Il arriva enfin à un tournant, buta contre la roche, et demeura calé, comme un jouet.
Les chars qui n'avaient pas été touchés dévalaient maintenant dans le même sens que les chars républicains, tombaient sur leur propre infanterie épouvantée qui commençait à se débander. Devant, parmi les pins, autour du char cabré comme un fantôme de la Guerre, des tanks dans toutes les positions, déjà jonchés de petites branches, d'aiguilles, de pommes de pin coupées par les balles, — pris par la pluie et la rouille future comme s'ils eussent été abandonnés depuis des mois. Manuel venait d'arriver. Au-delà du bondissement des dernières tourelles, la droite fasciste se débandait derrière ce cimetière d'éléphants. Et l'artillerie lourde républicaine commença à bombarder sa ligne de retraite.
Manuel repartit aussitôt vers son centre.
La fuite de la droite ennemie, devant ses propres chars, suivis maintenant, comme s'ils eussent été des chars républicains, des hommes de Pepe qui n'avaient pas de mitrailleuses, suivis aussi par les dynamiteurs et par la réserve de Manuel au pas de course dans la boue, tournait à la débâcle, entraînant l'aile du centre fasciste. Le centre de Manuel renforcé par une partie des troupes venues de Madrid dans les camions, l'autre demeurant en réserve, sortit enfin de ses pierres, avec un ordre enragé.
C'étaient ceux qui s'étaient couchés sur les places le jour de la caserne de la Montagne, quand on tirait sur eux de toutes les fenêtres ; ceux qui avaient une mitrailleuse par kilomètre, et qui « se prêtaient » les mitrailleuses en cas d'attaque ; ceux qui étaient montés à l'assaut de l'Alcazar avec leurs fusils de chasse ; ceux qui avaient fui contre les avions, en pleurant à l'hôpital parce que « les nôtres les avaient abandonnés », ceux qui avaient fui devant les tanks et ceux qui avaient tenu à la dynamite ; tous ceux qui savaient que les señoritos reconnaissaient le « bon peuple » à la servilité — l'inépuisable foule des fusillés futurs, invisible comme le canon qui contre elle roulait d'un bout à l'autre de la ligne avec un roulement de tambour.
Les fascistes ne prendraient pas Guadarrama ce jour-là.
Manuel, sa branche de pin sous le nez, regardait les lignes brouillées de ceux d'Aranjuez et des hommes de Pepe, comme s'il eût vu avancer sa première victoire, encore gluante de boue, dans la pluie monotone et sans fin.
A deux heures, toutes les positions fascistes étaient prises ; mais il fallait s'en tenir là. Pas question d'avancer sur Ségovie : les fascistes retranchés attendaient au-delà, et l'armée du centre n'avait pas d'autres réserves que celles qui étaient en ligne.