CHAPITRE V

Le ministère de la Guerre était vide, — le Gouvernement avait quitté Madrid pour Valence. Seul, assis dans un fauteuil doré, un commandant français, venu offrir ses services, et à qui on avait dit d'attendre, attendait : il était onze heures. Les escaliers de marbre blanc recouverts de tapis à vastes ramages n'étaient plus éclairés que par des bougies posées sur les marches, tenues debout par la stéarine qui coulait. Quand ces bougies seraient éteintes au milieu de leur petite mare, il n'y aurait plus que l'obscurité sur les escaliers monumentaux.

Seules resteraient allumées, sous les combles, les lumières des officiers de Miaja, et celles des Renseignements militaires.

Scali s'assit, et Garcia ouvrit un dossier sans titre. A Carabanchel, les fascistes ne passaient pas.

— Vous connaissez bien Madrid, Scali, n'est-ce pas ?

— Pas mal.

— Vous connaissez la place du Progrès ?

— Qui.

— Rue de la Lune, place de la porte de Tolède, rue Fuencarral, place du Callao ; évidemment.

— J'ai habité place du Callao.

— Rue del Nuncio, rue des Bordadorès, rue de Ségovie ?

— Pas la seconde.

— Bien. Je vous demande de me répondre après réflexion. Est-il possible à un aviateur exceptionnellement habile de toucher les cinq points (il répéta les noms) dont nous avons parlé d'abord ?

— Qu'appelez-vous toucher ? Atteindre des maisons voisines ?

— Atteindre les places, près des maisons, mais pas une seule fois en touchant un toit. Les rues, toujours sur la chaussée. Et toujours là où se trouvaient des queues. Place du Callao, un tram.

— Le tram, c'est un hasard évident.

— Soit. Le reste ?

Scali réfléchissait derrière ses lunettes, une main dans ses cheveux.

— Combien de bombes ?

— Douze.

— Ce serait un hasard prodigieux. Mais les autres bombes ?

— Il n'y pas d'autres bombes : les douze dans le but : femmes devant les épiceries, gosses au square de la porte de Tolède.

— Je m'efforce de vous répondre ; mais ma première réaction, si vous voulez, c'est de ne pas croire un mot de tout ça. Même avec un avion volant très bas.

— L'avion était certainement haut : on ne l'entendait pas.

Plus l'interrogatoire devenait absurde, plus Scali devenait inquiet, car il connaissait la précision de Garcia.

— Écoutez, ça, c'est de la plaisanterie...

— Vous envisagez l'hypothèse d'un bombardier exceptionnellement habile ? Les as des épreuves de bombardement qui ont lieu entre officiers de carrière dans les meilleures armées, par exemple ?

— Où que ce soit. C'est hors de discussion. On a vu l'avion ?

— Maintenant, on prétend l'avoir vu. Mais pas le premier jour. Et on ne l'a pas entendu.

— Ce n'est pas un avion. Les fascistes ont un canon à plus longue portée que ceux que nous leur connaissons, et l'histoire de la Bertha recommence.

— Si c'est un avion, comment expliquez-vous la précision du tir ?

— En aucun cas. Si vous y tenez, faites donner des ordres, montez avec moi demain, je vous conduirai sur la rue de la Lune à la hauteur que vous voudrez. Vous verrez que ça ne tient pas debout, ou que chacun verra notre avion comme on voit une auto, qui vous écrase. Il y a du vent, le pilote n'arrivera même pas à suivre la rue sans crochets.

— Même si le pilote était Ramon Franco ?

— Même s'il était Lindbergh !

— Bien. Autre chose. Voici une carte de Madrid. Vous voyez les points de chute : les circonférences rouges ; je pense que ces traits ne vous gênent pas... Est-ce que cette carte vous donne une idée quelconque ?

— Elle confirme ce que je vous ai dit : les rues ne sont pas toutes orientées dans le même sens. Donc le bombardier aurait eu à quelque moment le vent perpendiculaire à sa marche. Et atteindre une rue d'une certaine hauteur, du premier coup, dans ces conditions, est...

Scali se toucha le front pour signifier : piqué.

Mon cher Scali, pensait Garcia, comment les obus d'un canon à longue portée, tombant selon un angle assez aigu, toucheraient-ils des rues orientées dans des directions différentes sans toucher un seul mur ?

— Dernier point, dit-il : peut-on voler — toujours dans l'hypothèse d'un très bon pilote — sur Madrid un certain temps au-dessous de vingt mètres ? J'ajoute que le temps était mauvais.

— Non !

— Les pilotes espagnols sont pleinement d'accord avec vous...

Le nom de Ramon Franco avait fait soupçonner à Scali qu'il s'agissait du bombardement du 30 octobre.

 

Garcia resta seul. Il avait interrogé aussi les officiers d'artillerie : un bombardement de cette nature, par canon, était exclu, à cause de l'angle d'incidence. D'ailleurs, les fragments retrouvés des engins n'étaient pas des fragments d'obus, mais de bombes. Garcia regardait avec angoisse les photos des points de chute, annotés par les différents services de la Guerre. Les trottoirs tout juste écornés... Et l'annotation (car Garcia avait fait demander aux techniciens de répondre à ses questions, sans dire de quoi il retournait) : « Ce projectile a été lancé d'une hauteur n'excédant pas vingt mètres. »

Pour Garcia le problème était, hélas ! résolu. Il n'y avait ni avion ni canon ; la « cinquième colonne » était entrée en jeu. Douze bombes à la même heure... Il avait eu à lutter, non sans succès, contre les autos-fantômes, ces voitures fascistes qui se lançaient la nuit à travers Madrid, armées de mitrailleuses ; contre ceux qui, à l'aube, tiraient à travers les volets sur les miliciens ; et contre tout ce que représente la guerre civile. Mais tout cela était encore la guerre, le tir d'un aveugle contre un inconnu. Cette fois, chaque ennemi, avant de lancer sa bombe, avait regardé la queue des femmes devant l'épicerie, les vieillards et les enfants dans le square. Les massacres des femmes ne le troublaient pas : il suffisait que d'autres femmes eussent lancé les bombes ; la pitié pour les femmes est un sentiment d'homme. Mais les enfants... Garcia, comme chacun, avait vu les photos.

Un de ses collègues, de retour de Russie, lui parlait du sabotage : « La haine de la machine est un sentiment nouveau ; mais quand on met dans le travail tout l'élan et tout l'espoir d'un pays, on crée par là même, chez ses ennemis intérieurs, la haine physique de ce travail... » Maintenant, à Madrid, des fascistes haïssaient le peuple, à l'existence de qui, un an plus tôt, ils ne croyaient peut-être pas, au point de ne plus voir que lui dans des gestes d'enfants qui jouaient à travers un square.

Sans doute, à cette heure, les douze tueurs attendaient-ils leur victoire : cet après-midi, à la prison modèle, les prisonniers avaient chanté l'hymne fasciste.

Et il devait se taire. Il savait qu'il ne faut pas tenter la bête en l'homme ; que, si la torture apparaît souvent dans la guerre, c'est — aussi — parce qu'elle semble la seule réponse à la trahison et à la cruauté. Parler, c'était faire descendre à cette foule épique, dont les clameurs lointaines venaient vers lui avec le remous du vent, la première marche vers la bestialité. Madrid saoule de barricades continuerait à croire aux prouesses de Ramon Franco : la vengeance contre l'atroce rend les masses aussi folles que les hommes.

Les Renseignements militaires et la Sûreté agiraient seuls — comme d'habitude... Garcia pensa à la Gran Via d'autrefois, claire dans le matin d'avril, avec ses vitrines, ses cafés, ses femmes qu'on ne tuait pas, et ses tiges de sucre qui fondaient comme du givre dans les verres d'eau, à côté du chocolat à la cannelle. Et il était dans ce palais abandonné, face à son monde irrespirable.

De quelque façon que finisse la guerre, pensa-t-il, à ce point de haine, quelle paix sera possible ici ? Et qu'est-ce que cette guerre fera de moi ?

Il se souvint que des hommes se posaient des problèmes moraux, hocha la tête, prit sa pipe et se leva pesamment pour se rendre à l'annexe de la Sûreté.