CHAPITRE VIII

Manuel aussi a trouvé le ministère de la Guerre livré aux bougies mourantes. Ces salles immenses et lugubres, dont les derniers rois d'Espagne ont fait un écho misérablement cossu de Charles Quint, ces salles que Manuel a connues pleines de miliciens couchés sur les canapés, leur revolver sous le nez, le président du Conseil écoutant dans un coin un minuscule poste de radio — puis livrées à l'ordre sévère et un peu rechigneur de Caballero, il les retrouve dans ce même ordre, leurs fenêtres ouvertes sur la ville à bout de nerfs, les fauteuils étonnés lorsqu'il tourne un commutateur — sauf dans le bureau du ministre de la Guerre, toutes ampoules allumées, où le commandant français, seul, continue à attendre. Dans les escaliers, les bougies n'émettent plus la lumière de théâtre qu'ont vue Garcia et Guernico, mais une rougeâtre lumière d'église, avant l'obscurité finale. Çà et là, au milieu d'un corridor intérieur à arcades, des petites lanternes, les mêmes que celles qui indiquent, la nuit, les rues barrées et les voitures à bras, éclairent des marches d'escalier monumental qui se perdent dans l'ombre.

Manuel approche de la chambre du général Miaja, là-haut, sous le toit. Les couloirs sont toujours obscurs ; mais, à cet étage, il y a de la lumière sous les portes. Il entre : le général n'est pas là, mais la moitié de l'état-major de la Junta de défense est assis ou marche à travers cette chambre d'hôtel médiocre. Le chef des dynamiteurs, le chef des mines, des officiers de l'état-major de Miaja, des officiers du 5e corps... Pas un de ces derniers n'était soldat six mois plus tôt : un dessinateur de modes, un entrepreneur, un pilote, un chef d'entreprises industrielles, deux membres de comités centraux de partis, un métallo, un compositeur, un ingénieur, un garagiste et lui-même. Et Enrique, et Ramos. Manuel se souvient d'un milicien aveugle, les deux jambes paralysées par les blessures, qui est venu trouver Azaña : « — Que me voulez-vous ? demande le président. — Rien : seulement vous dire : Salut et courage » et qui est reparti sur ses béquilles.

Ce n'est pas un conseil de défense. Mais, cette nuit, toute réunion est un conseil. Le destin de ces hommes formés dans le combat est semblable à celui de Manuel et à celui de l'Espagne.

— Un fusil pour combien d'hommes, en ce moment ? demande Enrique.

— Pour quatre, répond un des officiers. C'est un camarade de Manuel, celui qui était dessinateur de modes. Il contrôle la mobilisation des civils : la veille, le parti communiste a demandé la mobilisation générale des syndicats.

— Il faut organiser le ramassage des fusils, dit Enrique. On les rapportera à l'arrière dès que les premiers copains tomberont. Organisez ça cette nuit en prenant modèle sur l'organisation des brancardiers.

Le dessinateur s'en va.

— Absolument impossible de récupérer encore des armes à Madrid ?

Maintenant, c'est un autre qui répond.

— Sauf à la Sûreté, même les gardes, les sentinelles et les escortes n'ont plus que leurs revolvers. Personne n'est gardé cette nuit.

— Si nous perdons Madrid, nous pouvons perdre aussi les ministères, les responsables et les ministres s'il en reste.

— Où en sont les fortifications ? demande le chef d'état-major de Miaja.

— Vingt mille hommes, dit Ramos, sont en train de travailler comme des bons : tout le syndicat du bâtiment, mobilisé. Autour, des bonnes volontés. A la direction de chaque chantier ou de chaque barricade, un type du 5e corps. En ce moment, les Maures ont du travail devant eux, fini, sur un kilomètre de profondeur. Après-demain, Madrid tout entière aura sa ceinture de barricades, sans parler du reste.

— Les barricades des femmes sont mauvaises, dit un des officiers. Trop petites.

— Elles n'existent plus, répond Ramos. Seules ont été maintenues celles qu'on a construites dans les conditions que je viens de dire, ou alors celles que les gars du 5e ont contrôlées, et qu'ils trouvent bonnes. Mais les barricades des femmes n'étaient pas trop petites : elles étaient trop grosses, au contraire. Elles en remettaient !

— Ce que font les femmes, avec les provisions d'essence dans chaque maison, ne rime pas à grand-chose, dit une autre voix.

— L'effet moral est considérable.

— Dites-moi : pourquoi n'a-t-on pas pu faire tout ça plus tôt ?

— La moitié — les neuf dixièmes ! — des nôtres ne comprennent qu'ils défendent Madrid que dans Madrid. Ce matin, un type, dans la rue, me dit : « Si jamais ils y arrivent, devant Madrid, ils vont voir ça !

— Dis donc, tu sais où c'est, Carabanchel, oui ? — Madrid c'est Madrid ; et Carabanchel, c'est pas Madrid. »

— Ils avancent, en ce moment, sur Carabanchel ? demande Manuel.

— Là, ils sont accrochés par le 5e. Ils avancent du Sud ; et ils vont attaquer aussi chez toi.

Manuel partira dans la nuit pour Guadarrama. Il est lieutenant-colonel. Ses cheveux sont tondus, et ses yeux verts plus clairs dans son visage plus sombre.

— On disait les hommes de Durruti arrivés ?

— Le chemin de fer est coupé. Nous avons envoyé les camions à Tarancon. Ils roulent, en ce moment.

— On espère toujours pour après-demain les avions achetés en U.R.S.S. ?

Nul ne répond. Tous savent que le montage s'achève. Mais combien de temps encore...

— Au Sud, sur qui vont-ils tomber ? demande Manuel.

— Ça dépend de l'heure : pour l'instant, on ramène de Vallecas la brigade internationale.

L'un après l'autre, des officiers arrivent.

Les dernières bougies sont éteintes dans les escaliers immenses, le commandant français est parti ; seules quelques lanternes d'apparat qui furent autrefois suspendues aux grilles mettent au fond de vastes perspectives les lueurs des veilleuses des morts. Désert comme les derniers cafés de Madrid, abandonné comme la ville, le palais prépare comme elle sa résistance souterraine.