I
CHAPITRE PREMIER

Un chahut de camions chargés de fusils couvrait Madrid tendue dans la nuit d'été. Depuis plusieurs jours les organisations ouvrières annonçaient l'imminence du soulèvement fasciste, le noyautage des casernes, le transport des munitions. Maintenant le Maroc était occupé. A une heure du matin, le gouvernement avait enfin décidé de distribuer les armes au peuple ; à trois heures, la carte syndicale donnait droit aux armes. Il était temps : les coups de téléphone des provinces, optimistes de minuit à deux heures, commençaient à ne plus l'être.

Le central téléphonique de la gare du Nord appelait les gares les unes après les autres. Le secrétaire du syndicat des cheminots, Ramos, et Manuel, désigné pour l'assister cette nuit, dirigeaient. Sauf la Navarre, coupée, la réponse avait été ou bien : le Gouvernement est maître de la situation, ou bien : les organisations ouvrières contrôlent la ville en attendant les instructions du gouvernement. Mais le dialogue venait de changer :

— Allô, Huesca ?

— Qui parle ?

— Le Comité ouvrier de Madrid.

— Plus longtemps, tas d'ordures ! Arriba España !

Au mur, fixée par des punaises, l'édition spéciale (7 heures du soir) de Claridad : sur six colonnes « Aux armes, camarades ».

— Allô, Avila ? Comment ça va chez vous ? Ici la gare.

— Va te faire voir, salaud. Vive le Christ-Roi !

— A bientôt ! Salud !

On avait appelé Ramos d'urgence.

Les lignes du Nord convergeaient vers Saragosse, Burgos et Valladolid.

— Allô, Saragosse ? Le Comité ouvrier de la gare ?

— Fusillé. Et autant pour vous avant longtemps. Arriba España !

— Allô, Tablada ? Ici Madrid-Nord, le responsable du Syndicat.

— Téléphone à la prison, enfant de putain ! On va aller te chercher par les oreilles.

— Rendez-vous sur l'Alcala, deuxième bistrot à gauche.

Ceux du central regardaient la gueule de jovial gangster frisé de Ramos.

— Allô, Burgos ?

— Ici le commandant.

Plus de chef de gare. Ramos raccrocha.

 

Un appareil appelait :

— Allô, Madrid ? qui êtes-vous ?

— Le Syndicat des transports ferroviaires.

— Ici Miranda. La gare et la ville sont à nous. Arriba España !

— Mais Madrid est à nous, salud !

Il ne fallait donc plus compter sur des secours du Nord, sauf par Valladolid. Restaient les Asturies.

— Allô, Oviedo ? Qui parle ?

Ramos devenait prudent.

— Le délégué de la gare.

 

— Ici Ramos, secrétaire du Syndicat. Comment ça va chez vous ?

— Le colonel Aranda est fidèle au Gouvernement. Ça ne va pas très bien à Valladolid : nous envoyons trois mille mineurs armés pour renforcer les nôtres.

— Quand ?

Un martèlement de crosses, autour de Ramos, qui n'entendit plus.

— Quand ?

— Tout de suite.

— Salud !

 

« Suis ce train avec le téléphone », dit Ramos à Manuel. Il appela Valladolid :

— Allô, Valladolid ? Qui parle ?

— Délégué de la gare.

— Comment ça va ?

— Les nôtres tiennent les casernes. Nous attendons un renfort d'Oviedo : faites le possible pour qu'il arrive au plus tôt. Mais soyez sans inquiétude : chez nous ça ira. Et chez vous ?

On chantait devant la gare. Ramos n'entendait pas sa propre voix.

— Comment ? demandait Valladolid.

— Ça va. Ça va.

— Les troupes sont révoltées ?

— Pas encore.

Valladolid raccrochait.

On pouvait détourner par là tous les secours du Nord.

A travers des histoires d'aiguillage qu'il comprenait mal et dans l'odeur de carton du bureau, de fer et de fumée de la gare (la porte était ouverte sur la nuit très chaude), Manuel notait les appels des villes. Dehors, le bruit des chants et des crosses de fusils ; il devait sans cesse faire répéter (les fascistes, eux, raccrochaient). Il reportait les positions sur la carte du réseau : Navarre, coupée ; tout l'est du golfe de Biscaye, Bilbao, Santander, Saint-Sébastien, fidèle, mais coupé à Miranda. D'autre part, les Asturies, Valladolid fidèles. Les sonneries, sans arrêt.

— Allô. Ici Ségovie. Qui êtes-vous ?

— Délégué du Syndicat, dit Manuel, regardant Ramos d'un air interrogateur. Qu'est-ce qu'il était, au fait ?

— On ira bientôt te les couper !

— Ça passera inaperçu. Salud !

Maintenant c'étaient les gares fascistes elles-mêmes qui appelaient : Sarracin, Lerma, Aranda del Duero, Sepulveda, Burgos de nouveau. De Burgos à la Sierra, les menaces descendaient plus vite que les trains de secours.

 

— Ici le ministère de l'Intérieur. Le central du Nord ? Faites savoir aux gares que la garde civile et la garde d'assaut sont aux côtés du Gouvernement.

 

— Ici Madrid-Sud. Comment ça va au Nord, Ramos ?

— Ils ont l'air de tenir Miranda, et pas mal plus bas. Trois mille mineurs descendent sur Valladolid : on aura du renfort par là. Et chez vous ?

— Les gares de Séville et de Grenade sont à eux. Le reste tient.

— Cordoue ?

— On ne sait pas : on se bat dans les faubourgs quand ils ont les gares. Tabassage sérieux à Triana. Aussi à Peñarroya. Mais tu m'épates avec ton histoire de Valladolid : ce n'est pas à eux ?

Ramos changea de téléphone, et appela :

— Allô, Valladolid ? Qui parle ?

— Délégué de la gare.

 

— Ah ?... On nous disait que les fascistes étaient chez vous.

— Erreur. Tout va bien. Et chez vous ? Les soldats se sont révoltés ?

— Non.

 

— Allô, Madrid-Nord ? Qui parle ?

— Responsable des transports.

— Ici Tablada. Tu n'as pas appelé ici ?

— On nous a dit que vous étiez fusillés ou en tôle, je ne sais quoi.

— Nous en sommes sortis. Ce sont les fascistes qui y sont. Salud !

 

— Ici la Maison du Peuple. Faites savoir à toutes les gares fidèles que le Gouvernement, appuyé sur les milices populaires, est maître de Barcelone, de Murcie, de Valence, de Malaga, de toute l'Estramadure et de tout le Levant.

 

— Allô ! Ici Tordesillas. Qui parle ?

— Conseil ouvrier de Madrid.

— Les salauds de ton espèce sont fusillés. Arriba España !

Medina del Campo, même dialogue. La ligne de Valladolid restait la seule grande ligne de communication avec le Nord.

— Allô, Léon ? Qui parle ?

— Délégué du Syndicat. Salud !

— Ici Madrid-Nord. Le train des mineurs d'Oviedo est passé ?

— Qui.

— Tu sais où il est ?

— Vers Mayorga, je pense.

Dehors, dans la rue de Madrid, toujours les chants et les crosses.

— Allô, Mayorga ? Ici Madrid. Qui parle ?

— Qui êtes-vous ?

— Conseil ouvrier de Madrid.

On raccrochait. Alors ? où était le train ?

— Allô, Valladolid ? Êtes-vous sûrs de tenir jusqu'à l'arrivée des mineurs ?

— Absolument sûrs.

— Mayorga ne répond pas !

— Aucune importance.

 

— Allô, Madrid ? Ici Oviedo. Aranda vient de se soulever, on se bat.

— Où est le train des mineurs ?

— Entre Léon et Mayorga.

— Maintenez le contact !

Manuel appelait. Ramos attendait.

— Allô, Mayorga ? Ici Madrid.

— Qui ?

— Conseil ouvrier. Qui parle ?

— Chef de centurie des phalanges espagnoles. Votre train est passé, idiots. Toutes les gares sont à nous jusqu'à Valladolid ; Valladolid est à nous depuis minuit. Vos mineurs, on les attend avec les mitrailleuses. Aranda en est débarrassé. A bientôt !

— Au plus tôt !

L'une après l'autre, Manuel appela toutes les gares entre Mayorga et Valladolid.

— Allô, Sepulveda ? Ici Madrid-Nord. Comité ouvrier.

— Votre train est passé, andouilles. Vous êtes tous des cons, et nous irons cette semaine vous les couper.

— Physiologiquement contradictoire. Salud !

 

L'appel continuait.

— Allô, Madrid. Allô ! Allô ! Madrid ? Ici Navalperal de Pinares. La gare. Nous avons repris le patelin. Les fascistes, oui, désarmés, en tôle. Prévenez. Les leurs téléphonent toutes les cinq minutes pour savoir si la ville est toujours à eux. Allô ! Allô !

 

— Il faudrait envoyer partout de fausses nouvelles, dit Ramos.

— Ils contrôleront.

— Ça leur ferait toujours ça comme pagaille.

 

— Allô, Madrid-Nord ? Ici l'U.G.T. Qui parle ?

— Ramos.

— On nous dit qu'un train de fascistes s'amène avec armement perfectionné. Il descendrait de Burgos. Tu as des tuyaux ?

— On le saurait ici, toutes les gares sont à nous jusqu'à la Sierra. Il faut quand même prendre des précautions. Un moment.

« Appelle la Sierra, Manuel ».

Manuel appela les gares l'une après l'autre. Il tenait à la main une règle et semblait battre la mesure. Toute la Sierra était fidèle. Il appela le central des Postes : mêmes informations. En deçà de la Sierra, ou les fascistes n'avaient rien tenté, ou ils étaient battus.

Pourtant ils tenaient la moitié du Nord. En Navarre, Mola, l'ancien chef de la Sûreté de Madrid ; contre le Gouvernement, les trois quarts de l'armée, comme d'habitude. Du côté du Gouvernement, la garde d'assaut et le peuple, la garde civile peut-être.

— Ici l'U.G.T. C'est Ramos ?

— Qui.

— Alors, le train ?

Ramos résuma.

— Et en général ? demanda-t-il à son tour.

— Bon. Très bon. Sauf au ministère de la Guerre. A six heures ils ont dit que tout était foutu. On leur a dit qu'ils n'en avaient pas, eux prétendent que les miliciens se débineront. On se fout de leurs histoires : je t'entends à peine tellement les types chantent dans la rue...

Dans le récepteur. Ramos entend les chants, qui se mêlent à ceux de la gare.

Bien que l'attaque eût sans doute éclaté presque partout à la même heure, il semblait que ce fût une armée en marche qui s'approchât : les gares tenues par les fascistes étaient de plus en plus proches de Madrid ; et pourtant l'atmosphère était si tendue depuis quelques semaines, la foule si inquiète d'une attaque qu'elle devrait peut-être subir sans armes, que cette nuit de guerre semblait une immense libération.

La bagnole-à-skis est toujours là ? demanda Ramos à Manuel.

— Qui.

Il confia le central à l'un des responsables de la gare. Quelques mois plus tôt, Manuel avait acheté d'occasion une petite bagnole pour aller faire du ski dans la Sierra. Tous les dimanches, Ramos s'en servait pour la propagande. Cette nuit. Manuel l'avait mise de nouveau à la disposition du parti communiste, et travaillait une fois de plus avec son copain Ramos.

— On ne va pas recommencer 1934 ! dit celui-ci. Cavalons à Tetuan de las Victorias.

— Où est-ce ?

— Cuatro Caminos.

 

A trois cents mètres ils furent arrêtés par le premier poste de contrôle.

— Documentation.

La documentation, c'était la carte syndicale. Manuel ne portait guère sur lui sa carte du parti communiste. Comme il travaillait aux studios de cinéma (il était ingénieur de son), un vague style montparnassien lui donnait l'illusion d'échapper vestimentairement à la bourgeoisie. Seuls, dans ce visage très brun, régulier et un peu lourd, les sourcils épais pouvaient prétendre à quelque prolétariat. A peine d'ailleurs les miliciens lui avaient-ils jeté un coup d'œil qu'ils reconnurent la tête hilare et frisée de Ramos. L'auto repartit parmi les tapes sur l'épaule, les poings levés et les salud : la nuit n'était que fraternité.

Et pourtant, la lutte entre socialistes de droite et de gauche, l'opposition de Caballero à la possibilité d'un ministère Prieto n'avaient pas été faibles, ces dernières semaines... Au second contrôle, des hommes de la F.A.I. confiaient un suspect à des ouvriers de l'U.G.T., leurs vieux adversaires. Il y a du bon, pensa Ramos. La distribution des armes n'était pas terminée : un camion chargé de fusils arrivait.

— On dirait des semelles ! dit Ramos.

En effet, on ne voyait des fusils que la plaque de couche.

— C'est vrai, dit Manuel : des chemelles.

— Qu'est-ce que tu as à bafouiller ?

— Je me suis cassé une dent en mangeant. Ma langue ne s'occupe plus que de ça. Elle se fout de l'antifascisme.

En mangeant quoi ?

— Une fourchette.

Des silhouettes embrassaient des fusils qu'elles venaient de recevoir, engueulées par d'autres, qui attendaient dans l'ombre, serrées comme des allumettes. Des femmes passaient, leurs cabas pleins de balles.

— C'est pas trop tôt, dit une voix. Depuis le temps qu'on attend qu'ils nous tombent sur la gueule !

— J'ai bien cru que le Gouvernement nous laisserait écraser...

— T'en fais pas : comme ça, ils vont voir s'il y en aura pour longtemps. Bande de salauds !

— C'est le peuple qui est sereno de Madrid, cette nuit...

Tous les cinq cents mètres, nouveau contrôle : les auto fascistes parcouraient la ville avec des mitrailleuses. Et toujours les mêmes poings levés et la même fraternité. Et toujours le geste étrange des veilleurs qui n'avaient pas encore fini de palper leurs fusils : sans fusils depuis un siècle.

En arrivant, Ramos jeta sa cigarette et l'écrasa du pied.

— Cesse de fumer.

Il disparut en hâte, revint dix minutes après, suivi de trois copains. Tous portaient des paquets enveloppés de journaux, serrés de cordes.

Manuel avait tranquillement allumé une nouvelle cigarette.

— Laisse ta cigarette, dit Ramos serein : c'est de la dynamite.

Les copains installèrent les paquets, moitié sur la banquette avant, moitié sur l'arrière et rentrèrent dans la maison. Manuel avait quitté son siège pour écraser sa cigarette sous son pied sans la jeter. Il releva vers Ramos un visage consterné.

— Quoi ? Qu'est-ce qui te prend ? demanda celui-ci.

— Tu m'embêtes, Ramos.

— C'est ça. Maintenant allons.

— On ne peut pas trouver une autre bagnole ? Je peux conduire une autre bagnole.

— Nous faisons sauter les ponts, celui d'Avilla pour commencer. Nous portons la dynamite, et elle va être expédiée illico où il faut, Peguerinos, etc. Tu n'as pas l'intention de perdre deux heures, non ? Cette bagnole, on sait qu'elle marche, au moins.

— Qui, dit Manuel, triste et d'accord.

Il ne tenait pas tant à la bagnole qu'aux ravissants accessoires. L'auto repartit. Manuel devant, Ramos derrière, serrant sur son ventre un paquet de grenades. Et soudain, Manuel s'aperçut que cette voiture lui était devenue indifférente. Il n'y avait plus de voiture ; il y avait cette nuit chargée d'un espoir trouble et sans limites, cette nuit où chaque homme avait quelque chose à faire sur la terre. Ramos entendait un tambour éloigné comme le battement de son cœur.

Toutes les cinq minutes, ils étaient arrêtés par le contrôle.

Les miliciens, dont beaucoup ne savaient pas lire, tapaient sur l'épaule des occupants de la voiture dès qu'ils reconnaissaient Ramos, et à peine avaient-ils entendu celui-ci gueuler : « Ne fumez pas ! » que, voyant la voiture chargée de paquets, ils commençaient à trépigner de joie : la dynamite était la vieille arme romanesque des Asturies.

L'auto repartait.

A l'Alcala, Manuel se lança. A sa droite, un camion de la F.A.I., plein d'ouvriers armés, vira tout à coup à gauche. Toutes les voitures, cette nuit, allaient à quatre-vingts à l'heure. Manuel essaya d'éviter le camion, sentit la légère bagnole qui l'enlevait du sol et pensa : « Fini. »

Il se retrouva allongé sur le ventre parmi les paquets de dynamite qui roulaient comme des marrons, — sur le trottoir, heureusement. Sous son visage, son sang brillait, éclairé par le bec électrique ; il ne souffrait guère, saignait du nez, et entendait Ramos gueuler : « Ne fumez pas, camarades ! » Il gueula de même, se retourna enfin et vit son ami, jambes en équerre, mèches frisées à travers la figure, ses grenades à la main farouchement serrées sur son ventre, entouré de porteurs de fusils qui s'agitaient autour des paquets sans oser les toucher. Au milieu, un mégot de Ramos (qui avait profité de ce qu'il était seul à l'arrière pour allumer une cigarette de plus) se fumait tout seul. Manuel l'éteignit du pied. Ramos commença à faire empiler les paquets le long du mur. Pour la bagnole-à-skis, il valait mieux ne plus en parler.

Un haut-parleur criait : Les troupes mutinées marchent sur le centre de Barcelone. Le Gouvernement est maître de la situation.

Manuel aidait à empiler les paquets. Ramos, toujours si actif, ne bougeait pas.

— Qu'est-ce que tu attends pour donner un coup de main ?

Allô ! Les troupes mutinées marchent sur le centre de Barcelone.

— Je ne peux pas bouger le bras : la crispation a été trop forte. Ça va revenir. Arrêtons la première voiture disponible, et repartons.