Guadalajara, le 18 mars.
Les Italiens contre-attaquaient sur Brihuega : s'ils passaient là, ils prenaient à revers toutes les forces républicaines. C'était Guadalajara menacée de nouveau, l'armée du Centre coupée de Madrid, la ville à peu près sans défense, les bataillons Dimitroff, Thaelmann, Garibaldi, André-Marty, 6-Février sans ligne de retraite, la prise de Trijueque et d'Ibarra annulée, Campesino perdu dans sa forêt.
Les bataillons Thaelmann et Edgar-André, une fois de plus, s'accrochaient.
Le bataillon Dimitroff — Croates, Bulgares, Roumains, Serbes, les Balkaniques et les étudiants yougoslaves de Paris, — qui devant les fascistes se sentaient en face des meurtriers des leurs, qui avaient passé vingt-quatre heures à injurier les chars italiens à l'affût de leur bois comme ils l'avaient fait à la Jarama, qui avaient pris un kilomètre et avaient dû l'abandonner, fous de rage, pour l'alignement, qui avaient dormi collés comme des mouches contre le froid, attaquaient sous les shrapnells. Un des chefs de section, monténégrin, partait à l'arrière, hurlant : « Occupez-vous de vos postes et pas de moi, tas d'andouilles ! » soutenant de son bras droit son bras gauche cassé, quand une balle explosive lui fit éclater la tête dans un tourbillon de neige.
Elle s'était remise à tomber, et sur tout le front les hommes qui avançaient, la tête entre les épaules et les muscles du ventre crispés dans l'attente des blessures, se sentaient pris dans les balles de plomb des shrapnells comme dans les flocons.
Au bataillon Thaelmann on n'entendait plus que deux phrases : « A bouffer ! » et « Mon vieux, pas de guerres sans victimes ». Le délégué politique de la compagnie de mitrailleuses, blessé au ventre et délirant, criait : « Envoyez nos tanks ! Envoyez nos tanks ! » : le bataillon venait de repousser sa onzième attaque depuis le début de la bataille. Les arbres avaient encore des troncs, mais plus de branches.
— C'est pas la guerre, gueulait Siry chez les Franco-Belges, c'est la chaude-pisse ! Ça finira plus !
Et d'improviser le chant-du-merle-incurable. Les fusils commençaient à brûler les mains.
Chez Manuel, il restait aux hommes de Pepe sept cent cinquante balles pour une mitrailleuse qui en tirait six cents à la minute. On distribua la moitié des balles aux tirailleurs. Devant les fusils hors d'usage, les nouveaux pleuraient d'énervement. « Ici, la mitrailleuse ! » cria le chef de section. Quand se dissipa la fumée du premier obus, il était tué à l'endroit qu'il venait de montrer du doigt. Mais les munitions arrivèrent, et quelques fusils de rabiot.
Enfin un cri roula des bois et des plaines qui descendaient sur Brihuega, perceptible malgré le bombardement qui venait de reprendre ; monta des oliviers, des petits murs où les républicains étaient incrustés comme des insectes, des fermes et des champs dissous ; l'horizon sembla se tendre sous l'explosion furieuse de toutes les batteries fascistes : les tanks républicains arrivaient.
Ils attaquaient sur tout le front, plus de cinquante en ligne, d'un bout à l'autre de l'horizon voilé et dévoilé par l'intermittence de la neige. Ceux qui avaient douloureusement dormi vingt minutes d'un sommeil inquiet sous les oliviers glacés, ceux qui avaient dormi roulés dans leur fatigue et s'étaient réveillés raidis, commencèrent à courir derrière les derniers chars que leur cachaient périodiquement les rafales de neige.
Au 5e corps, le chef de la 1re compagnie fut le premier tué. Quelques minutes après, un des tanks républicains explosait en flammes, éclairant sinistrement en bleu le camp couvert de neige, où les flocons demeuraient suspendus. Pris là par un feu croisé de mitrailleuses, à plat ventre derrière les souches, les hommes creusaient avec leurs chargeurs et leurs casques (avec la baïonnette il eût fallu se lever), se casaient, se relevaient soudain, une seconde, pour lancer leurs grenades, s'aplatissaient de nouveau sous les mitrailleuses qui raclaient le champ. De six volontaires qui voulaient ramener les blessés quatre tombèrent. Les Internationaux voisins n'entendaient que les balles explosives derrière eux, et parfois une voix qui criait : « Alors, ça va toujours bien ? » et à quoi d'autres répondaient : « Pas mal, et vous ? » Et au-dessous, comme un chœur désolé sur toute l'étendue du champ : « Secours. Secours. »
Pourtant, à trois heures, le sommeil vint par excès de fatigue ; on distribua de nouveau du café ; les soldats avaient peur du froid de la nuit. Sous leurs capuchons, ils commençaient à se souvenir des tranchées de Madrid, où ils tiraient parfois en mangeant, où les rigolos apprivoisaient des souris, où des soldats, en attendant les obus, regardaient en silence des portraits d'enfants ; et de la Jarama où ils attaquaient derrière les tanks fascistes quand ceux-ci n'avaient plus de munitions, où des types hurlants venaient demander l'urine pour refroidir les canons des mitrailleuses.
— Pas de tank sans balle, pas de balle sans tank », disait Pepe, satisfait de sa formule, à ses hommes qui avançaient ; à sa droite, ceux du 5e trouvaient l'air épais de balles, et avançaient derrière le tir de toute l'artillerie, fort bien dirigé par un officier espagnol. Les pacifistes des équipes de secours, grenades en main, sans brassard, combattaient les tanks à la grenade pour dégager leurs blessés.
Quelques voix commencèrent l'Internationale, couvertes aussitôt, rageusement, par un grand cri du côté des Espagnols, et un hurlement très court en dix langues du côté des Internationaux : « On avance ! »
— Les fascistes ne sont pas appuyés par leur aviation, avait dit un des officiers de l'état-major de l'air.
Les nuages étaient à deux cents mètres, et la neige allait reprendre.
— Leurs champs sont de l'autre côté de la Sierra, avait répondu Sembrano. Il est peu probable qu'ils passent.
Le bras en écharpe, il ne pouvait pas piloter. Les troupes italiennes étaient entre les républicains et la Sierra.
Vargas ne disait rien.
— Normalement, avait dit un des officiers, si nous sortons, nous risquons l'écrasement de toute notre aviation : il suffit que ça tourne à la tempête... Aucune autorité militaire ne prendrait la responsabilité d'un pareil désastre...
Vargas avait appelé l'officier d'ordonnance.
— Leurs avions de Teruel peuvent tourner la Sierra même avec ce temps, disait Sembrano.
— Je ne crois pas qu'il en reste, avait répondu Vargas.
— Allô ! téléphonait l'officier d'ordonnance, Alcala ? Envoyez immédiatement tout ce dont vous disposez au champ 17 de Guadalajara. Allô ! Le champ 21 ? Envoyez tout ce dont vous disposez au champ 17 de Guadalajara. Allô ! Sarion ? Envoyez tout ce dont vous disposez au champ 18 de Guadalajara.
— Si nous perdons cette bataille, avait dit Vargas, nous perdons tout. Après tout, nous ne sommes comptables de notre aviation qu'au peuple espagnol. Pour les fascistes, c'est plus compliqué... Allons-y.
Et, pour la première fois depuis des mois, il avait remis son serre-tête.
Les nouveaux attaquaient. Ce bataillon, dont les soldats n'étaient pas encore affectés aux compagnies nationales, était formé surtout de volontaires de pays éloignés, arrivés tout récemment : Grecs, Juifs, Syriens d'Amérique du Nord, Cubains, Canadiens, Irlandais, Américains du Sud, Mexicains et quelques Chinois. Ils avaient commencé par tirer à tort et à travers : les hommes qui n'ont pas besoin de faire du bruit, à leur première bataille sont rares. Ils s'étaient crus blessés aux premiers chocs parce qu'on leur avait affirmé que les blessures, tout d'abord, ne font pas mal ; des premières balles, quelques-uns avaient affirmé que « c'était un bruit d'oiseaux espagnols ». Gênés par le casque dont ils heurtaient la visière ou le couvre-nuque chaque fois qu'ils tiraient, troublés par l'irréalité des morts, silencieux devant les premiers blessés, ils avaient attendu l'ordre d'attaque, le même sourire affecté sur tous les visages. Puis ils avaient entendu une clameur assourdie, qui signifiait que l'Edgar-André, à leur droite, sortait en terrain découvert ; et ils dégringolaient à la grenade derrière les tanks.
A l'extrême gauche, un tir de mitrailleuses déplacées avec une extraordinaire rapidité avait laissé stupéfaits les bataillons de Manuel, jusqu'à ce qu'arrivât sur leurs retranchements la cavalerie maure, armée de fusils-mitrailleurs. L'effet fut immédiat : ceux qui avaient affaire pour la première fois aux fusils-mitrailleurs allaient s'enfuir. Mais Manuel avait encadré ses recrues de dynamiteurs formés par Pepe. Ceux-là savaient que des cavaliers en mouvement ne peuvent pas viser, et ils étaient protégés. Ils reçurent la première charge à la grenade. Retranchés aussitôt derrière une épaisse barrière de chevaux tués, aidés par les recrues qui avaient compris et qui fusillaient maintenant les cavaliers en train de se rallier, ils commencèrent à ramper sous les chevaux pour aller chercher les fusils-mitrailleurs. Seules restaient en arrière les recrues paysannes, prêtes à combattre les hommes, mais qui n'osaient pas tuer de si beaux chevaux. Debout derrière un tank, Gartner leur parlait, attentif à ne pas faire de gestes plus larges que la tourelle.
Sur tout le front, les mains des infirmiers étaient devenues rouges.
Alors, comme s'il se fût glissé entre la neige blanche du sol et la neige sale des nuages, apparut le premier avion républicain. Puis, un à un, insolites, comme des miliciens blessés, apparurent les vieux avions qu'on n'avait plus vus depuis le mois d'août, les avionnettes des señoritos et les avions de transport, les courriers, les avions de liaison, l'ancien Orion de Leclerc et les avions-écoles ; et les troupes espagnoles les accueillaient avec un sourire trouble, celui que leur eussent peut-être inspiré leurs sentiments d'alors. Lorsque cette délégation de l'Apocalypse fut arrivée en rase-neige contre les mitrailleuses italiennes, tous les bataillons de l'armée populaire qui attendaient encore reçurent l'ordre d'avancer. Et, malgré le ciel bas et la neige menaçante, trois par trois d'abord, puis escadrille par escadrille, se cognant aux nuages comme des oiseaux à un plafond et redescendant, emplissant tout l'horizon visible, qui n'était plus qu'un horizon de bataille, d'un grondement qui faisait palpiter la neige sur la terre et sur les morts, barrant la ligne désolée des plaines obliques aussi sombres que les bois, se tendit comme une invasion la formation de combat de quatre-vingts avions républicains.
En bas, enfouis dans leurs manteaux, la tête sous le capuchon pointu comme celui des Marocains, les républicains avançaient. Dans la charpie qui filait devant les avions apparaissait une seconde une route tremblante, qui devenait une colonne motorisée italienne ; et, le vent venant du côté des lignes républicaines, Magnin, de l'Orion, ne voyait plus si la colonne fuyait devant les capuchons, devant les tanks perdus sur les champs immenses, devant les avions, ou si elle était emportée par le vent comme les nuages sans fin et le monde tout entier.
Et pourtant, jamais il ne s'était senti à ce point crispé dans le combat ; comme si nuages et colonnes eussent été l'expression d'une même volonté mystérieuse, comme si canons, fascisme, ouragan l'eussent attaqué ensemble, comme s'il eût été séparé de la victoire par ce monde livide. Un nuage énorme, à tel point brouillé qu'il donnait aux aviateurs l'impression de devenir aveugles, se jeta sur les avions de tourisme, dont les plans se bordaient de neige et qui commencèrent à frémir dans la course affolée des flocons qui les recouvraient, leur masquaient terre et ciel, les enserraient à droite et à gauche, et où ils semblaient à jamais immobiles, tout grinçants de leur force braquée contre le vent. Se repérant à une tache d'un gris presque noir, Magnin vit l'Orion tourner de 180o. Le compas se coinça, les appareils qui indiquaient l'horizontale étaient démolis. Darras, malgré le froid, retira son serre-tête, pencha sur l'altimètre, démoli aussi, ses cheveux, blancs comme tout ce qui entourait l'avion ; peut-être fonçait-il sur la terre à 300 à l'heure, et ils n'étaient pas à 400 mètres.
Non : ils sortaient du nuage par le haut.
Entre les nuages de charpie qui se décomposaient sur la terre, et, là-haut, le grand Groenland plat et blême d'une seconde mer de nuages, tous les appareils militaires républicains avançaient en ligne.
Darras essaya de secouer les ailes pour en faire tomber la neige.
— Attention aux bombes, bon Dieu !
Il piqua de nouveau, sans trop y prendre garde.
Si on se bat dans la neige, ça va être beau ! pensa Magnin. Ses avions semés à tous les vents d'Espagne, ses camarades semés à tous les cimetières, et pas en vain, il ne signifait plus guère que cet Orion extravagant rageusement ballotté par un ouragan de neige, que ces avions dérisoires secoués comme des feuilles, devant la flotte aérienne républicaine reconstituée. Les lignes efficaces et nettes des capuchons au-dessous de la confusion des nuages, ne recouvraient pas seulement les positions italiennes de la veille, mais une époque révolue. Ce que Magnin, secoué par l'Orion comme par un ascenseur en délire, voyait aujourd'hui sous lui, il le reconnaissait : c'était la fin de la guérilla, la naissance de l'armée.
Campesino sortait de sa forêt, les Garibaldiens et les Franco-Belges descendaient en arrière du Dombrowski, les carabiniers montaient le long de la Tajuna. D'un bout à l'autre du front, des mitrailleurs qui changeaient le canon des mitrailleuses se dressaient sous la brûlure, aussitôt cueillis par les balles. D'un bout à l'autre du front les tanks avançaient, des soldats faisant derrière eux la navette pour rapporter dans les couvertures une inépuisable récolte de blessés. Un tank républicain, la moitié de ses chenilles au-dessus du vide d'un ravin, se détachait de profil sur le ciel bas. Karlitch, enfin chef de section de chars, avançait, tirant sans arrêt sur les sections antitanks ennemies — des ombres d'hommes sans yeux, courbés, avec des grenades dans les mains.
A Teruel, Magnin avait vu au passage les traces des propriétés immenses, avec leurs taureaux nonchalants ou têtus épars dans les montagnes de guerre ; ici, il voyait des traces moins nettes, qui se mêlaient, à travers la neige, aux petits murs de pierre qu'attaquaient sous lui les Internationaux et les brigades de Madrid, aux petits murs de pierre tout neufs qu'ils avaient vus dans le Teruel et dans le Sud, trapus et courts, encore menacés, entre les anciennes traces immenses. Il se souvenait des terres en friche, que les ouvriers agricoles goitreux de misère n'avaient pas le droit de cultiver... Les paysans rageurs qui combattaient sous lui combattaient pour élever ces petits murs, la première condition de leur dignité. Et, bien au-delà du vocabulaire des villes, Magnin sentait dans tous les rêves où il se débattait depuis des mois, simple et fondamentale comme l'accouchement, la joie, la douleur ou la mort, la vieille lutte de celui qui cultive contre le possesseur héréditaire.
Lorsque revinrent pour la cinquième fois l'Orion et sa flotte du passé, l'aviation républicaine, passée sous les nuages, attaquait en avant des lignes de capuchons. A peine l'aviation fasciste avait-elle paru. En bas, les tanks républicains, avec un ordre d'exercice sur la Place Rouge, attaquaient, revenaient, attaquaient de nouveau. Déjà les couvents et les églises de Brihuega, au fond de leur cuvette, ne dépassaient plus qu'à peine une brume de soir où s'allumaient les bombes. Les explosions dessinaient maintenant le fer à cheval de l'armée républicaine autour de la ville ; à l'extrémité de ses deux branches s'allumaient des batteries haletantes, comme des bûchers élevés contre la neige qui de nouveau s'approchait. Si les deux branches se rejoignaient, c'était la retraite italienne sur tout le front de Guadalajara.
En avant du vide qui les séparait, on étendait des panneaux de signalisation, mais la brume maintenant gagnait tout ; impossible de voir un uniforme. Si la nuit sauvait les Italiens, ils allaient contre-attaquer sur Trijueque. L'Orion titubant (il n'avait d'ailleurs plus de bombes) ne combattait plus ; il restait là, ballotté, luttant contre cette nuit qui avançait sur le destin de l'Espagne comme jadis sur le retour de Marcelino. L'immense barre de l'aviation militaire, à moins de deux cents mètres de la bataille, louvoyait. Elle non plus ne voyait rien, et ne partait pas. De la vallée de la Tajuna la brume montait toujours.
Sous elle se poursuivait l'effort sauvage des volontaires, l'effort qui devait confirmer ou infirmer la création de l'armée républicaine. Et l'aviation, qui avait peut-être gagné la bataille, tournait au lieu de partir, non aux aguets de l'ennemi, mais à l'affût d'une victoire, oubliant ses champs sans balisage, fascinée dans la nuit qui venait.
Magnin survolait le vide du fer à cheval au-dessus d'un des chemins de Horca, assez large à cet endroit, et que bordaient des camions abandonnés. Il fonça en rase-mottes comme il l'avait fait avec le paysan sur le champ de Teruel ; et pendant que par erreur les troupes républicaines criblaient ses plans, il reconnut les panneaux de l'anarchiste Mera, des carabiniers et de Campesino.