Deux tables à angle droit occupaient le coin d'une salle du musée de Santa Cruz. Quelques boute-en-train s'agitaient dans la pénombre. Les points de lumière qui venaient toujours des trous des briques accrochaient les fusils croisés sur les dos ; dans l'odeur espagnole d'huile d'olive brute, au milieu d'un amoncellement de fruits et de feuilles, brillaient vaguement les taches suantes des visages. Assis par terre, la Terreur de Pancho Villa réparait des fusils.
L'attitude de Hernandez était d'autant plus simple que sa taille voûtée prêtait moins aux poses martiales ; son escorte, à l'autre table, jouait à la garde. Aucun des blessés n'avait changé son bandeau. « Trop heureux de leur sang », dit Pradas à mi-voix. Golovkine et Pradas venaient de s'asseoir en face de Hernandez qui parlait avec un autre officier. Le capitaine, une tache de lumière sur le front, une autre sur son menton en galoche de compagnon de Cortez, ne semblait pas d'une autre nation que le journaliste russe, mais d'une autre époque. Tous les miliciens étaient pointillés de soleil.
— Le camarade Pradas, du Comité technique du Parti, dit Manuel.
Hernandez leva la tête.
— Je sais, répondit-il.
— Enfin, pourquoi, exactement, l'as-tu fait porter ? reprit Manuel, continuant la conversation engagée.
— Pourquoi les miliciens ont-ils distribué les cigarettes ?
— C'est bien ce qui m'intéresse, grogna Pradas, l'air perplexe, la main derrière son oreille, une tache de lumière sur la barbiche.
Entendait-il mal, et s'aidait-il de la main ? Il ne la maintenait pas contre l'oreille, il la passait derrière comme un chat qui fait sa toilette ; Hernandez répondit à Manuel d'un geste indifférent de ses longs doigts. Le bruit des radios perdues jusqu'au fond de l'éclatante lumière du dehors semblait entrer par les trous des balles, et s'enrouler autour de Pancho Villa endormi maintenant au milieu des fusils sous son chapeau extraordinaire.
— Le camarade soviétique (Pradas traduisait, la main sur son crâne) dit : Chez nous, la femme de Moscardo aurait été arrêtée à l'instant même. Je voudrais comprendre pourquoi vous êtes d'un autre avis.
Golovkine savait le français, et comprenait un peu l'espagnol.
— Tu es allé en prison ? lui demanda le Négus.
Hernandez se taisait.
— Sous le tsarisme, j'étais trop jeune.
— Tu as fait la guerre civile ?
— Comme technicien.
— Tu as des gosses ?
— Non.
— Et vous, vous en avez, des gosses ? demanda Shade.
— J'en... avais.
Shade n'insista pas.
— La générosité est l'honneur des grandes révolutions, dit Mercery, digne.
— Mais les enfants des nôtres sont dans l'Alcazar, reprit Pradas.
Un milicien apportait un magnifique jambon aux tomates, cuit à l'huile d'olive, dont Shade avait horreur. Le Négus ne se servit pas.
— Vous détestez l'aceite, vous, un Espagnol ? demanda Shade intéressé par toute question de cuisine.
— Je ne mange jamais de viande : je suis végétarien.
Shade prit sa fourchette : elle était aux armes de l'archevêché.
Tous mangeaient. Dans les vitrines modernes du musée, verre, acier et aluminium, tout était en ordre, sauf de petits objets pulvérisés sur place par les balles, un trou net entouré de rayons dans le verre devant eux.
— Écoute bien, dit le Négus à Pradas : quand les hommes sortent de prison, neuf fois sur dix leur regard ne se pose plus. Ils ne regardent plus comme des hommes. Dans le prolétariat aussi, il y a beaucoup de regards qui ne se posent plus. Et il faut changer ça pour commencer. Tu comprends ?
Il parlait autant pour Golovkine que pour Pradas, mais faire traduire Pradas lui déplaisait.
— Il me semblait bien que celui-là n'avait pas une trop grosse tête, dit Shade à mi-voix avec satisfaction.
Un des miliciens s'approcha de lui, trimbalant un chapeau de cardinal.
— On vient de trouver ce truc-là. Alors, comme c'est pas d'utilité pour la collectivité, on a voté de te le donner.
— Merci, dit Shade, serein. Je suis généralement sympathique aux purs, aux chiens à longs poils, aux enfants. Pas aux chats, hélas ! Merci.
Il mit le chapeau sur sa tête, caressa les pompons et continua à manger son jambon.
« Il y a des pompons comme ça chez ma grand-mère, à Iowa-City. En bas des fauteuils. Merci. »
Le Négus montrait de son index court une crucifixion à la Bonnat, pâle sur un fond de bitume, fusillée depuis des jours par ceux d'en face. Les trous groupés des balles avaient presque arraché le bras droit ; le gauche, protégé sans doute par les pierres des murs, était seulement percé çà et là ; de l'épaule à la hanche, en bandoulière, le corps blême avait été parcouru par une rafale de mitrailleuse, régulière et nette comme la piqûre d'une machine à coudre.
— Si nous sommes écrasés ici et à Madrid, les hommes auront un jour vécu avec leur cœur. Tu me comprends ? Malgré la haine. Ils sont libres. Ils l'avaient jamais été. Je parle pas de la liberté politique, hein, je parle d'autre chose ! Tu me comprends ?
— Parfaitement, dit Mercery : comme dit Mme Mercery, le cœur, c'est l'essentiel.
— A Madrid, c'est plus sérieux, dit Shade, tranquille sous son chapeau rouge. Mais d'accord. La révolution, c'est les vacances de la vie... Mon article d'aujourd'hui s'appelle Congé.
Pradas passa sa main jusqu'au sommet de son crâne en poire, attentif. Il n'avait pas entendu la fin de la phrase de Shade, perdue dans un brouhaha de chaises : on faisait place à Garcia qui venait d'arriver, pipe au coin du sourire.
— C'est pas facile pour les hommes de vivre ensemble, reprit le Négus. Bien. Mais il y a pas tant de courage que ça dans le monde : et avec le courage, on fait quelque chose ! Pas d'histoires ; les hommes résolus à mourir, on finit par les sentir passer. Mais pas de « dialectique » ; pas de bureaucrates à la place des délégués ; pas d'armée pour en finir avec l'armée, pas d'inégalité pour en finir avec l'inégalité, pas de combines avec les bourgeois. Vivre comme la vie doit être vécue, dès maintenant, ou décéder. Si ça rate, ouste. Pas d'aller-retour.
L'œil d'écureuil aux aguets de Garcia s'alluma.
— Mon vieux Négus, dit-il cordialement, quand on veut que la révolution soit une façon de vivre pour elle-même, elle devient presque toujours une façon de mourir. Dans ce cas-là, mon bon ami, on finit par s'arranger aussi bien du martyre que de la victoire.
Le Négus leva la main droite avec le geste du Christ enseignant :
— Celui qui a peur de mourir n'a pas la conscience tranquille.
— Et pendant ce temps-là, dit Manuel, sa fourchette en l'air, les fascistes sont à Talavera. Et, si ça continue, vous perdrez Tolède.
— En dernière analyse, vous êtes des chrétiens, dit Pradas professoral. Et pendant...
Une belle occasion de se taire perdue, pensa Garcia.
— A bas la calotte ! dit le Négus, crispé. Mais il y a du bon dans la théosophie.
— Non, dit Shade, jouant avec les glands de son chapeau. Continue.
— Nous ne sommes pas du tout des chrétiens ! Vous, vous êtes devenus des curés. Je ne dis pas que le communisme est devenu une religion ; mais je dis que les communistes sont en train de devenir des curés. Être révolutionnaires, pour vous, c'est être malins. Pour Bakounine, pour Kropotkine, ça n'était pas ça ; ça n'était pas ça du tout. Vous êtes bouffés par le Parti. Bouffés par la discipline. Bouffés par la complicité : pour celui qui n'est pas des vôtres, vous n'avez plus ni honnêteté, ni devoirs, ni rien. Vous n'êtes plus fidèles. Nous, depuis 1934, nous avons fait sept grèves rien que par solidarité – sans un seul objectif matériel.
La colère faisait parler le Négus très vite, en gesticulant, ses mains agitées autour de ses cheveux fous. Golovkine ne comprenait plus, mais des mots saisis çà et là l'inquiétaient. Garcia lui dit quelques mots en russe.
— Concrètement, mieux vaux être infidèles qu'incapables, dit Pradas.
Le Négus tira son revolver et le posa sur la table. Garcia posa sa pipe de la même façon.
Les assiettes et les carafes à col d'alambic réverbéraient comme des vers luisants les mille points de lumière des briques trouées, à travers l'énorme nature morte. Le long des branches brillaient les fruits, et les courtes lignes bleuâtres des canons des revolvers.
« Toutes les armes au front, dit Manuel.
— Quand nous avons dû être soldats, dit Pradas, nous avons été soldats. Après, nous avons dû être constructeurs, nous avons été constructeurs. Nous avons dû être administrateurs, ingénieurs, quoi encore ? Nous l'avons été. Et si, en dernière analyse, nous devons être des curés, eh bien ! nous serons des curés. Mais nous avons fait un État révolutionnaire, et, ici, nous ferons l'armée. Concrètement. Avec nos qualités et nos défauts. Et c'est l'armée qui sauvera la République et le prolétariat.
Moi, dit Shade, suave, les deux mains accrochées aux pompons du chapeau, je m'en fous. Ce que vous faites les uns et les autres est plus simple et mieux que ce que vous dites. Vous avez tous de trop grosses têtes. Dans ton pays, d'ailleurs, Golovkine, tout le monde commence à avoir une grosse tête. C'est pour ça que je ne suis pas communiste. Je trouve le Négus un peu connaud, mais il me plaît.
Hernandez regarda de nouveau sa montre, puis sourit. Ses dents étaient longues, comme ses mains et son visage.
— Dans chaque révolution, c'est la même chose, reprit Pradas, sa barbiche dans sa main. En dix-neuf, Steinberg, socialiste-révolutionnaire, commissaire à la Justice, a demandé la fermeture définitive de la forteresse Pierre-et-Paul. Sur quoi Lénine a obtenu de la majorité qu'on y mette les prisonniers blancs : nous avions assez d'ennemis comme ça à l'arrière. En dernière analyse, la noblesse est un luxe qu'une société ne peut se payer que tard.
— Mais le plus tôt est le mieux, dit Mercery, définitif.
— Demain, on rasera pour rien, reprit le Négus. Pas d'histoires. Les partis sont faits pour les hommes, pas les hommes pour les partis. Nous ne voulons faire ni un État, ni une Église, ni une armée. Des hommes.
— Qu'ils commencent par se conduire noblement quand ils en ont l'occasion, dit Hernandez, ses longs doigts noués devant son menton. Il y a déjà assez de salauds et d'assassins qui se réclament de nous...
— Permettez, camarades, dit Mercery, la main sur la table et le cœur sur la main. De deux choses l'une. Si nous sommes vainqueurs, ceux d'en face viendront devant l'Histoire avec des otages, et nous avec la liberté de Mme Moscardo. Quoi qu'il arrive, Hernandez, vous donnez un noble et grand exemple. Au nom du mouvement « Paix et Justice », auquel j'ai l'honneur d'appartenir, je vous tire mon... enfin, mon képi.
Depuis leur première rencontre, le jour du lance-flammes, Mercery troublait Garcia : le commandant se demandait si la comédie est inséparable de l'idéalisme ; et en même temps, il sentait dans Mercery quelque chose d'authentique, avec quoi l'antifascisme devait compter.
— Et qu'on ne passe pas son temps à avoir l'air de prendre les anars pour une bande de cinglés ! disait le Négus. Le syndicalisme espagnol a fait depuis des années un travail sérieux. Sans compromission avec personne. Nous ne sommes pas cent soixante-dix millions, comme vous ; mais si la valeur d'une idée se mesure au nombre des bonshommes, les végétariens sont plus nombreux dans le monde que les communistes, même en comptant tous les Russes. La grève générale, ça existe, oui ou non ? Vous l'avez attaquée des années. Relisez Engels, ça vous instruira. La grève générale, c'est Bakounine. J'ai vu une pièce communiste où il y a des anars ; à quoi qu'ils ressemblent ? aux communistes vus par les bourgeois.
Dans l'ombre, les statues des saints semblaient l'encourager de leurs gestes exaltés.
— Méfions-nous un peu des généralisations, dit Manuel. Le Négus peut avoir fait des expériences, enfin... malheureuses : tous les communistes ne sont pas parfaits : à part notre camarade russe dont j'ai oublié le nom, excuse-moi, et Pradas, je crois que je suis, à cette table, le seul membre du parti : Hernandez, est-ce que tu crois que je suis un curé ? Et toi, Négus ?
— Non : toi, tu es un brave type. Et tu te bats. Il y a beaucoup de braves types chez vous. Mais il n'y a pas que ça.
— Autre chose : vous parlez comme si vous aviez le monopole de l'honnêteté, et vous traitez de bureaucrates ceux qui ne sont pas d'accord avec vous. Vous vous rendez pourtant bien compte que Dimitroff n'est pas un bureaucrate ! Dimitroff contre Durruti, enfin, c'est une morale contre une autre, ce n'est pas une combine contre une morale ! Nous sommes des camarades, soyons honnêtes.
— Et c'est votre Durruti qui a écrit : « Nous renoncerons à tout, sauf à la victoire », dit Pradas au Négus.
— Qui, grommela celui-ci entre ses dents avançantes, mais s'il te connaissait, toi, Durruti, il te foutrait des coups de bottes dans le cul !
— Vous ne tarderez pas malheureusement à vous apercevoir que, concrètement, on ne fait pas la politique avec votre morale, reprit Pradas. C'est ainsi que...
— Ni avec une autre, dit une voix.
— La complication, dit Garcia, et peut-être le drame de la révolution, c'est qu'on ne la fait pas non plus sans.
Hernandez releva la tête.
Un des points de lumière brillait sur le couteau de Manuel, qui mangeait du soleil.
— Y a une chose qu'est bien, chez les capitalistes, dit le Négus. Une chose importante. Même que ça m'étonne qu'ils l'aient trouvée. Qu'il faut que nous fassions ici pour chaque syndicat un truc pareil, quand la guerre sera finie. La seule chose que je respecte chez eux. C'est l'Inconnu. Le soldat inconnu, chez eux ; mais on peut faire mieux. Au front d'Aragon, j'ai vu des tas de tombes sans noms : seulement, sur la pierre ou le bout de bois, il y avait F.A.I., ou C.N.T. Ça m'a... c'était bien. A Barcelone, les colonnes partent pour le front en défilant devant le tombeau d'Ascaso, et tout le monde ferme sa gueule ; c'est bien aussi. C'est mieux que les boniments.
Un milicien venait chercher Hernandez.
— Des chrétiens... grogna Pradas dans sa barbiche.
— Le prêtre est sorti ? demanda Manuel, déjà debout.
— Pas encore. C'est le commandant qui me fait appeler.
Hernandez sortit, accompagné de Mercery et du Négus, qui prit sa coiffure ; ce n'était plus le chapeau mexicain de la veille, mais le képi rouge et noir de la fédération anarchiste. Il y eut un instant de silence, plein du bruit épars des fins de repas militaires.
— Pourquoi a-t-il fait porter la lettre ? demanda Golovkine à Garcia.
Il sentait que Garcia seul était respecté de tous, même du Négus. Et il parlait russe.
— Procédons par ordre... Un : pour ne pas refuser ; il a été officier par décision paternelle, il est républicain depuis des années par libéralisme, et passablement intellectuel... Deux : notez qu'il est officier de carrière (il n'est pas le seul ici) ; quoi qu'il pense, politiquement, des gens d'en face, ça joue son rôle. Trois : nous sommes à Tolède. Vous savez bien qu'il y a pas mal de théâtre au début de toute révolution ; en ce moment, ici, l'Espagne est une colonie mexicaine...
— Et de l'autre côté ?
— La ligne téléphonique entre notre quartier général et l'Alcazar n'est pas coupée, et on s'en sert des deux côtés depuis le début du siège. Lors des derniers pourparlers, il a été entendu que notre parlementaire serait le commandant Rojo. Rojo a été élève ici même. Devant une porte on lui a enlevé le bandeau qu'il portait sur les yeux : c'était le bureau de Moscardo. Le mur de gauche, vous l'avez vu du dehors ? Un trou. Le bureau est à ciel ouvert. Moscardo en grand uniforme dans le fauteuil, et Rojo sur la chaise d'autrefois. D'autre part, au mur du fond intact, au-dessus de la tête de Moscardo, mon bon ami, le portrait d'Azaña qu'ils avaient oublié de retirer.
— Et quant au courage ? demanda Golovkine un peu plus bas.
— Il faudrait s'adresser à quelqu'un qui ait l'occasion d'observer ça de plus près que moi. En ce moment, nos meilleures troupes sont les gardes d'assaut. Manuel ?
Il posa la question de Golovkine en espagnol.
Manuel prit sa lèvre inférieure entre ses doigts :
— Aucun courage collectif ne résiste aux avions et aux mitrailleuses. En somme : les miliciens bien organisés et armés sont braves, les autres foutent le camp. Assez de milices, assez de colonnes ; une armée. Le courage est un problème d'organisation. Reste à savoir quels sont ceux qui veulent être organisés...
— Croyez-vous que ce capitaine puisse conserver quelque sympathie pour les cadets, en tant qu'officier de carrière ? demanda Pradas à Garcia.
— Nous avons parlé de cela ensemble. Il dit qu'il n'y a pas cinquante cadets dans l'Alcazar, ce qui est vrai. L'Alcazar est défendu par des gardes civils et des officiers. Ces jeunes héros d'une race supérieure qui défendent leur idéal contre une populace en furie, ce sont les gendarmes espagnols. Ainsi soit-il.
— En somme, Garcia, comment expliques-tu l'histoire de la place ? demanda Manuel.
— Je crois que celui qui a donné les cigarettes, et le rigolo qui a apporté les lames, et ceux qui les ont suivis, et Hernandez avec les lettres ont obéi sans trop s'en rendre compte au même sentiment : prouver à ceux de là-haut qu'ils n'ont pas le droit de les mépriser. Ce que je dis là a l'air d'une plaisanterie ; c'est très sérieux. La droite et la gauche espagnoles sont séparées par le goût ou l'horreur de l'humiliation. Le front populaire c'est, entre autres choses, l'ensemble de ceux qui en ont horreur. Prenez, avant le soulèvement, dans un village, deux petits-bourgeois pauvres, l'un avec nous, l'autre contre nous. Celui qui était avec nous voulait la cordialité, l'autre voulait la morgue. Le besoin de la fraternité contre la passion de la hiérarchie, c'est une opposition très sérieuse, dans ce pays... et peut-être dans quelques autres...
Manuel, en ce domaine, se méfiait du psychologique ; mais il se souvenait du père Barca : « Le contraire de l'humiliation, mon gars, c'est pas l'égalité, c'est la fraternité. »
— Quand j'apprends concrètement, répondit Pradas, que la République a triplé ses salaires ; que les paysans, en conséquence, ont enfin pu acheter des chemises ; que le gouvernement fasciste a ramené les salaires anciens ; qu'en conséquence, les milliers de chemiseries qui s'étaient ouvertes ont dû fermer, je comprends pourquoi la petite bourgeoisie espagnole est liée au prolétariat. L'humiliation n'armerait pas deux cents hommes. »
Garcia commençait à repérer les mots types des partis : pour les communistes, c'était « concrètement ». Il connaissait de reste la méfiance que Pradas, et même Manuel, avaient de la psychologie ; mais, s'il pensait que les perspectives de la lutte antifasciste devaient s'ordonner sur l'économie, il pensait aussi qu'il n'y avait aucune différence, économiquement, entre les anarchistes (ou leurs amis), les masses socialistes et les groupes communistes.
— D'accord, mon bon ami ; pourtant ce n'est pas des régions d'Estrémadure où l'on mange des glands que viennent nos meilleures troupes, ni nos plus nombreuses. Mais ne me faites pas faire une théorie de la révolution par l'humiliation, je vous en prie ! j'essaie de comprendre ce qui s'est passé ce matin, et non la situation générale de l'Espagne. En dernière analyse, — comme vous diriez, — Hernandez n'est pas chemisier, même symboliquement.
« Le capitaine est un homme très honnête, pour qui la révolution est un mode de réalisation de ses désirs éthiques. Pour lui, le drame que nous vivons est une Apocalypse personnelle. Ce qu'il y a de plus dangereux dans ces demi-chrétiens, c'est le goût de leur sacrifice : ils sont prêts aux pires erreurs, pourvu qu'ils les paient de leur vie. »
Garcia paraissait d'autant plus intelligent à une partie de ses auditeurs qu'ils devinaient ce qu'il disait plutôt qu'ils ne le comprenaient.
« Évidemment, reprit-il, le Négus n'est pas Hernandez ; mais entre libéral et libertaire il n'y a qu'une différence de terminologie et de tempérament. Le Négus a dit que les siens étaient toujours prêts à la mort. Pour les meilleurs, c'est vrai. Notez que je dis : pour les meilleurs. Ils sont saouls d'une fraternité dont ils savent qu'elle ne peut pas durer comme ça. Et ils sont prêts à mourir après quelques jours d'exaltation — ou de vengeance, suivant les cas — où les hommes auront vécu selon leurs rêves. Notez qu'il nous l'a dit : avec leur cœur... Seulement, pour eux, cette mort justifie tout.
— Je n'aime pas les gens qui se font photographier revolver en avant, dit Pradas.
— Ce sont parfois les mêmes que ceux qui ont pris les armes des riches, le 18 juillet, en fermant leur poing dans leur poche pour imiter un revolver.
— Les anarchistes...
— Les anarchistes, dit Manuel, c'est un mot qui sert surtout à embrouiller. Le Négus est membre de la F.A.I., c'est entendu. Mais ce qui compte, en somme, ce n'est pas ce que pensent ses copains ; c'est ce que des millions d'hommes, des millions, qui ne sont pas anarchistes, pensent avec eux.
— Ce qu'ils pensent des communistes ? demanda Pradas, râleur.
— Mais non, mon bon ami, dit Garcia : ce qu'ils pensent de la lutte et de la vie. Ce qu'ils pensent en commun avec... tenez, le capitaine français. Notez que cette attitude-là, je l'ai connue en Russie en 1917, en France il n'y a pas six mois. C'est l'adolescence de la révolution. Il est tout de même temps de se rendre compte que les masses sont une chose, et que les partis en sont une autre : nous le voyons depuis le 18 juillet !
Il leva le tuyau de sa pipe.
« Rien n'est plus difficile que de faire penser les gens sur ce qu'ils vont faire.
— Il n'y a pourtant que ça de sérieux, dit Pradas.
— Condamnés à changer ou à mourir », dit tristement Golovkine.
Maintenant, Garcia se taisait et réfléchissait. Pour lui, dans anarcho-syndicalisme, il y avait anarcho et il y avait syndicalisme ; l'expérience syndicaliste des anarchistes était leur élément positif, l'idéologie leur élément négatif. Les limites de l'anarchie espagnole (le pittoresque dépassé) étaient celles du syndicalisme même, et les plus intelligents des anars ne se réclamaient pas de la théosophie, mais de Sorel. Et pourtant, toute cette conversation se développait comme si les anarchistes eussent été une race particulière, comme s'ils se fussent définis avant tout par leur caractère, comme si Garcia eût dû les étudier, non en tant que politique, mais en tant qu'ethnologue.
Dire que dans toute l'Espagne, pensait-il, à cette heure du déjeuner, on parle sans doute ainsi... Il serait tellement plus sérieux de savoir sur quelles bases on peut faire exécuter les décisions du gouvernement, par l'action commune d'organisations qui s'appellent la C.N.T. ou la F.A.I., ou le parti communiste, ou l'U.G.T... Étrange, le goût des hommes de discuter d'autre chose que des conditions de leur action, au moment même où la vie est suspendue à leur action. Il va falloir que je voie avec chacun de ces types isolément, ce qui peut être fait.
Un milicien qui venait de poser une question à Manuel s'approcha :
— Camarade Garcia ? On te demande à la Jefatura : le téléphone de Madrid.
Garcia rappela Madrid.
— Alors, cette médiation ? demandait-on.
— Le prêtre n'est pas encore sorti. Le temps convenu expire dans dix minutes.
— Rappelez directement dès que vous saurez quelque chose. Que pensez-vous de la situation ?
— Mauvaise.
— Très mauvaise ?
— Mauvaise.