CHAPITRE V

Hernandez, qui savait qu'on avait appelé Garcia au téléphone, l'attendait pour revenir au musée.

— Vous avez dit une chose qui m'a frappé : c'est qu'on ne fait pas de politique avec de la morale, mais qu'on n'en fait pas davantage sans. Vous auriez fait porter la lettre ?

— Non.

Le bruit d'armes au repos, les bassines militaires dans le soleil de midi, l'odeur des morts, tout évoquait si bien le chahut de la veille qu'il semblait impossible que la guerre cessât. Il restait moins d'un quart d'heure avant la fin de l'armistice ; déjà la paix était du pittoresque et du passé. Le pas silencieux et allongé de Hernandez glissait à côté du pas solide de Garcia.

— Pourquoi ?

— Un : ils n'ont pas rendu les otages. Deux : du moment que vous avez accepté une responsabilité, vous devez être vainqueur. C'est tout.

— Permettez, je ne l'ai pas choisie. J'étais officier, je sers comme officier.

— Vous l'avez acceptée.

— Comment voulez-vous que je la refuse ? Vous savez bien que nous n'avons pas d'officiers...

Pour la première fois, une sieste sans fusils était descendue sur la ville, allongée dans un sommeil inquiet.

— A quoi sert la révolution si elle ne doit pas rendre les hommes meilleurs ? Je ne suis pas un prolétaire, mon commandant : le prolétariat pour le prolétariat ne m'intéresse pas plus que la bourgeoisie pour la bourgeoisie ; et je combats tout de même de mon mieux, que voulez-vous...

— La révolution sera-t-elle faite par le prolétariat ou par les... stoïciens ?

— Pourquoi ne le serait-elle pas par les hommes les plus humains ?

— Parce que les hommes les plus humains ne font pas la révolution, mon bon ami : ils font les bibliothèques ou les cimetières. Malheureusement...

— Le cimetière n'empêche pas un exemple d'être un exemple. Au contraire.

— En attendant : Franco.

Hernandez prit Garcia par le bras, d'un geste presque féminin.

— Écoutez, Garcia. Ne jouons pas à qui aura raison. Il n'y a plus qu'à vous que je puisse parler. Manuel est un homme honnête, mais il ne voit plus qu'à travers son parti. Les... autres seront ici avant huit jours, vous le savez mieux que moi. Alors n'est-ce pas, avoir raison...

— Non.

— Si...

Hernandez regarda l'Alcazar : rien de nouveau.

— Seulement si je dois mourir ici, j'aurais voulu que ce ne fût pas comme ça...

« La semaine dernière, un de mes... enfin... vagues camarades, anarchiste ou se disant tel, est accusé d'avoir barboté la caisse. Il était innocent. Il fait appel à mon témoignage. Naturellement, je le défends. Il avait fait la collectivisation obligatoire du village dont il était responsable et ses hommes commençaient à étendre la collectivisation aux villages voisins. Je suis d'accord que ces mesures sont mauvaises, qu'un paysan qui doit donner dix papiers pour avoir une faucille devient enragé. Je suis d'accord que le programme des communistes sur cette question, par contre, est bon.

« Je suis en mauvais termes avec eux depuis que j'ai témoigné... Tant pis ; que voulez-vous, je ne laisserai pas traiter de voleur un homme qui fait appel à mon témoignage quand je le sais innocent.

— Les communistes (et ceux qui tentent d'organiser quelque chose en ce moment) pensent que la pureté du cœur de votre ami ne l'empêche pas d'apporter une aide objective à Franco, s'il aboutit à des révoltes paysannes...

« Les communistes veulent faire quelque chose. Vous et les anarchistes, pour des raisons différentes, vous voulez être quelque chose... C'est le drame de toute révolution comme celle-ci. Les mythes sur lesquels nous vivons sont contradictoires : pacifisme et nécessité de défense, organisation et mythes chrétiens, efficacité et justice, et ainsi de suite. Nous devons les ordonner, transformer notre Apocalypse en armée, ou crever. C'est tout.

— Et sans doute, les hommes qui ont en eux les mêmes contradictions, doivent-ils, eux aussi, crever... C'est tout, comme vous dites. »

Garcia pensait à Golovkine : « Il faut qu'ils changent ou meurent... »

— Beaucoup d'hommes, dit-il, attendent de l'Apocalypse la solution de leurs propres problèmes. Mais la révolution ignore ces milliers de traites qui sont tirées sur elle, et continue...

— Vous pensez que je suis condamné, n'est-ce pas ? demanda Hernandez, souriant.

Il ne souriait pas avec ironie.

« Il y a du repos dans le suicide... » Il montra du doigt de vieilles affiches de vermouth et de films, sous lesquelles ils marchaient, et sourit davantage, de ses longues dents de cheval triste : « Le passé... » Et, après quelques secondes : « Mais, à propos de Moscardo, j'ai eu une femme, moi aussi.

— Qui... Mais nous n'avons pas été otages... Les lettres de Moscardo, votre témoignage... Chacun des problèmes que vous posez est un problème moral, dit Garcia. Vivre en fonction d'une morale est toujours un drame. Pas moins dans la révolution qu'ailleurs.

— Et on croit tellement le contraire, les rosiers et les buis semblaient participer à l'armistice.

— Il est possible que vous soyez en train de rencontrer votre... destin. Renoncer à ce qu'on a aimé, à ce pour quoi on a vécu, ça n'est jamais facile... Je voudrais vous aider, Hernandez. La partie que vous jouez est perdue d'avance, parce que vous vivez politiquement, — dans une action politique, — dans un commandement militaire dont chaque minute rejoint la politique, — et que votre partie n'est pas politique. Elle est la comparaison de ce que vous voyez et de ce que vous rêviez. L'action ne se pense qu'en termes d'action. Il n'y a pas de pensée politique que dans la comparaison d'une chose concrète avec une autre chose concrète, d'une possibilité avec une autre possibilité. Les nôtres, ou Franco — une organisation ou une autre organisation — par une organisation contre un désir, un rêve ou une apocalypse.

— Les hommes ne meurent que pour ce qui n'existe pas.

— Hernandez, penser à ce qui devrait être, au lieu de penser à ce qu'on peut faire, même si ce qu'on peut faire est moche, c'est un poison. Sans remède, comme dit Goya. Cette partie-là est perdue d'avance pour chaque homme. C'est une partie désespérée, mon bon ami. Le perfectionnement moral, la noblesse sont des problèmes individuels, où la révolution est loin d'être engagée directement. Le seul pont entre les deux, pour vous, hélas — c'est l'idée de votre sacrifice.

— Vous connaissez Virgile : Ni avec toi, ni sans toi... Maintenant, je n'en sortirai...

Le grondement du 155, le bourdonnement pointu de l'obus, l'explosion et le bruit presque cristallin des tuiles et des gravats qui retombent.

— L'abbé a échoué, dit Garcia.