Guadalajara.
Quarante mille Italiens en unités entièrement motorisées, leurs tanks et leurs avions, avaient enfoncé à Villaviciosa le front républicain. Il s'agissait pour eux de descendre par les vallées de l'Ingria et de la Tajuna, et, prenant Guadalajara et Alcala-de-Hénarès, de rejoindre l'armée sud de Franco arrêtée à Arganda, coupant ainsi Madrid de toute communication.
Les Italiens, tout chauds de Malaga, n'avaient pas trouvé devant eux cinq mille hommes. Mais, à Malaga, les milices s'étaient battues comme à Tolède ; ici, l'armée se battait comme à Madrid. Le 11, les Espagnols, les Polonais, les Allemands, les Franco-Belges et les Garibaldiens de la 1re brigade — un contre huit — arrêtaient le raid italien des deux côtés de la route de Saragosse et de celle de Brihuega.
Dès que la première lumière blafarde se glissa sous les nuages lourds de neige, les obus commencèrent à hacher les boqueteaux et la forêt clairsemée sur quoi s'appuyaient les Allemands du bataillon Edgar-André et les nouveaux volontaires envoyés en hâte. Déracinés d'un seul obus, les oliviers sautaient tout entiers, jaillissaient jusqu'à ce ciel où la chute de la neige était suspendue et retombaient en fusées, branches en avant, avec un bruit de papier froissé.
La première vague d'assaut italienne arriva. « Camarades, dit un commissaire politique, le sort de la République va se décider dans les dix minutes. » Tous les mitrailleurs de la section de mitrailleuses lourdes restèrent sur leurs pièces, dont ils retirèrent le verrou juste avant de mourir. Les républicains arrivèrent à construire sous le feu une ligne de défense, et à fortifier leurs flancs.
Parfois, les obus fascistes n'éclataient pas.
Le commissaire de la nouvelle compagnie se mit debout :
— Aux ouvriers fusillés à Milan pour sabotage d'obus, hurrah !
Tous se levèrent, les ouvriers des usines d'armes hésitants : ceux-là savaient que les obus n'éclatent pas toujours.
Alors arrivèrent les tanks fascistes.
Mais les Internationaux et les dynamiteurs avaient pris l'habitude des tanks à la bataille de la Jarama. Quand les chars arrivèrent en terrain découvert, les Allemands se replièrent sous le bois, et n'en démarrèrent pas. Les tanks avaient des mitrailleuses, mais eux en avaient aussi ; devant les arbres serrés les chars se baladaient en vain de long en large, comme des chiens énormes ; de temps à autre, un petit chêne sautait jusqu'aux nuages de neige.
Du bois pilonné, les mitrailleuses flamandes cousaient au sol les lignes d'assaut fascistes. « Tant qu'il y aura des rivets pour la machine à riveter, ça ira », gueulait le chef des mitrailleurs sous le bruit d'orage du canon, celui des coups de fusil, les rafales de mitrailleuses, l'éclatement des balles explosives, le sifflement aigu des obus des tanks et l'inquiétant ronflement des avions qui ne parvenaient pas à sortir des nuages trop bas.
Le soir, les Italiens attaquaient avec des lance-flammes, qui ne passèrent pas plus que les tanks.
Le 12, le groupe de choc italien réattaquait, rencontrait les brigades du 5e corps, celle de Manuel, les Français et les Allemands. A la fin de la journée, les Italiens étaient groupés sur un terrain étroit, leurs chemins d'accès étaient obstrués ; leurs munitions lourdes et leurs vivres n'atteignaient plus le front, et la neige commençait à tomber. La route demeurait menacée ; mais l'armée italienne ne l'était pas moins.
Le 13, la neige cessa, et des combattants moururent de froid.
Dans la nuit arrivèrent en renfort les brigades espagnoles de Madrid, les renforts des Internationaux et les carabiniers de Ximénès. Les républicains n'étaient plus qu'un contre deux. Les Internationaux montaient en ligne, équipés sinon bien armés ; parallèlement, de l'autre côté de la route, remontaient, en espadrilles, des hommes de Manuel et de la brigade Lister. Jamais, depuis trois mois de combats communs, Siry et Maringaud (au bataillon franco-belge maintenant) ne s'étaient sentis aussi près des Espagnols que dans ce soir glacé de mars où, jusqu'à la neige de la nuit, l'armée du peuple montait au pas de ses espadrilles en loques vers l'horizon secoué d'obus. Parfois un canon lourd aboyait plus vite ; beaucoup d'autres lui répondaient alors, comme jadis les chiens dans les fermes de Guadalajara ; plus le bruit du canon montait, plus les hommes se serraient les uns contre les autres.
Le 14, les troupes du 5e corps et Manuel attaquaient Trijueque et la prenaient. L'autre flanc de l'ennemi était protégé par le palais Ibarra, un fusil mitrailleur derrière chaque fenêtre, que les Franco-Belges et les Garibaldiens attaquaient depuis deux heures de l'après-midi.
Soixante pour cent des Garibaldiens avaient plus de quarante-cinq ans.
Sous les arbres du bois, ils ne voyaient plus maintenant du palais bas et plat que de courtes flammes à travers la nuit tombante et la neige, qui avait repris. Le feu ralentissait : ils entendaient de nouveau des coups isolés. Et une voix immense, qui était à la voix humaine ce que le canon est au fusil, commença à gronder en italien :
« Camarades, ouvriers et paysans d'Italie, pourquoi vous battez-vous contre nous ? Quand vous cessez d'entendre ce haut-parleur, tout le bruit qui le couvre, c'est la mort. Mourrez-vous pour empêcher les ouvriers et les paysans d'Espagne de vivre librement ? On vous a trompés. Nous... »
Le déchaînement du canon et des grenades couvrit la voix du haut-parleur républicain. Quadrangulaire, semblable à un puits de pétrole couché, plus grand que le camion qui le portait, il était presque seul derrière un rideau de forêt, abandonné, mais vivant puisqu'il parlait. Et ce hurlement qui portait à deux kilomètres, cette voix à annoncer la fin du monde, très lente pour qu'on distinguât ses paroles, criait dans la solitude à travers la nuit qui tombait, les arbres aux branches coupées par les balles et l'inépuisable neige :
« Camarades, ceux des vôtres qui sont prisonniers chez nous vous diront que les « barbares rouges » leur ont ouvert leurs bras, encore sanglants des blessures que vous leur avez faites... »
Une patrouille fasciste marchait à travers la neige et le bois emplis par le haut-parleur. Une décharge de plus : l'un des fascistes tomba.
— Jetez vos armes, cria-t-on en italien, pendant une seconde de silence.
— Cessez le feu, bougre d'abrutis, cria l'officier. C'est nous !
— Jetez vos armes !
— Mais puisque je vous dis que c'est nous !
— On le sait. Jetez vos armes.
— Jetez les vôtres !
— A trois, nous tirons.
La patrouille commençait à comprendre que les Italiens qui lui répondaient n'étaient pas des siens.
— Un. Rendez-vous !
— Jamais !
— Deux. Rendez-vous !
La patrouille jeta ses armes.
Les Garibaldiens attaquaient le palais d'un côté, les Franco-Belges de l'autre. Une fusée monta au-dessus du bois, éclaira des branches noires parmi des tourbillons de neige. Un arbre aux branches basses et serrées bondit. Pendant qu'il retombait au loin avec un bruit de branches, Siry vit cinq copains courir, quatre tomber, la tête de son copain de droite disparaître, les balles creuser le terrain partout, un type qui montrait quelque chose ramener une main sanglante. Avant même d'avoir compris que, l'arbre disparu, il était sous le feu d'une des fenêtres du palais Ibarra, Siry cavalait, les muscles du dos contractés pour empêcher les balles d'entrer. Visité soudain par le bon sens, il se jeta à plat ventre devant un lieutenant couché qui se souleva et retomba aussitôt avec un gémissement surpris : « Oh oh... — Qu'est-ce qu'il a ? demanda Siry à la cantonade. Blessé ? — Mort », répondit une voix. Siry s'était approché avec ses camarades jusqu'au mur du palais : mais la belle trouée faite par l'arrachage de l'arbre concentrait là le tir de vingt fenêtres, toutes ornées de fusils-mitrailleurs. Les soldats reculaient, rampant en arrière, ventre au sol, comme s'ils eussent été tous blessés au ventre. Un type en tirait un autre avec des gestes empêtrés de hanneton, lentement, l'épouvante sur la figure ; mais il ne l'abandonnait pas. Siry, la tête appuyée sur le bras gauche, entendait sous le fracas du canon, des fusils, des mitrailleuses et des balles explosives, l'imperceptible tic-tac de sa montre ; tant qu'il entendrait ce son-là, il ne serait pas tué. Il avait l'impression confuse d'une faute à cacher, semblable à sa peur du garde-champêtre autrefois, quand il barbotait des poires. Il arriva enfin à couvert, en même temps que celui qui traînait un blessé.
Maringaud était à dix mètres du mur qui protégeait le palais : de là, on pouvait lancer les grenades. Dans la nuit et la neige, les coups de feu ennemis couraient par-dessus la crête du mur, au ras du sol et derrière chaque fenêtre, comme un crépitement d'incendie. Le gros Maringaud tirait, tirait, sur les lueurs rousses et sur les détonations, et se sentait calme. Quelqu'un se pencha derrière lui : « Ne hurle pas comme ça : tu indiques ta position ». Un des Internationaux était accroché des deux mains au mur du palais, tué sans doute. Maringaud, sans cesser de tirer, avança : à sa droite, des copains avançaient aussi, à travers le fracas des fusils-mitrailleurs, des grenades, des hurlements absurdes et des obus. Encore une fusée entre les arbres ; au-dessus, les taches convulsives des grenades, des branches, et un bras arraché, les doigts écartés. Le fusil de Maringaud brûlait. Il le posa sur la neige et commença à lancer ses grenades, que lui passait un International blessé. Un autre ouvrait et fermait alternativement la bouche, comme un poisson suffocant. Trois autres tiraient. Encore deux mètres : il était maintenant tout près du mur, avec ses grenades, une cigarette qu'il croyait fumer à la bouche.
— Qu'est-ce qu'ils foutent à gauche ? cria une voix impérative dans la neige. Tirez plus vite que ça !
— Y sont morts, répondit une autre voix.
Les fascistes les plus courageux essayaient de défendre le mur, et leurs tireurs d'élite avaient l'impression de mal tirer, parce que Garibaldiens et Franco-Belges, enragés, rendus fous à la fois par le combat et par la neige, se lançaient contre le mur et ne tombaient que bien des secondes après avoir été touchés. D'inquiétantes clameurs montaient tout à coup, du palais ou du bois ; et il y eut une seconde de silence lorsque, dans la lumière d'une fusée, les fascistes et les clochards ramassés dans tous les coins de Sicile se virent charger dans la neige bleue par les plus vieux Garibaldiens, avec leurs moustaches grises. Puis le fracas reprit. Et, soit que les assaillants eussent atteint le mur, soit que le mystérieux silence des cafés et des assemblées fût présent aussi dans la guerre, la frénésie des explosions sembla soudain s'élever avec les tourbillons de flocons qu'un vent furieux renvoyait vers le ciel noir. Et (ceux du haut-parleur étaient à l'affût de ce silence) les fascistes, les Garibaldiens et les Franco-Belges entendirent :
« Écoutez, les copains ! C'est pas vrai ! C'est pas vrai ! C'est Angelo qui parle. D'abord ils ont des tanks, j'en ai vu ! Et des canons ! Et des généraux, ils nous ont interrogés !
« Et ils nous fusillent pas ! C'est moi, Angelo ! Je suis pas fusillé ! Au contraire. On nous a eus, et on va tous nous faire tuer ! Passez, les gars, passez ! »
Siry, revenu jusqu'au mur, écoutait. Les Garibaldiens écoutaient ; Maringaud et les Franco-Belges devinaient. Tous les fusils-mitrailleurs fascistes du palais répondirent. Le vent s'était affaibli, et la neige indifférente tombait à nouveau avec lourdeur.
Siry était à l'angle du mur. Plus loin, sous les arbres, il y avait des bicoques. Celles de droite étaient aux républicains, celles de gauche aux fascistes. Et Siry entendait, faibles après le haut-parleur, comme les voix des blessés, des voix de prisonniers de la veille qui combattaient maintenant avec les Garibaldiens, crier à travers la neige :
— Carlo, Carlo, fais pas l'andouille, reste pas là-dedans. C'est moi, Guido. T'as rien à craindre, j'arrangerai tout.
— Bandes de crapules, bandes de traîtres !
Un ordre, une rafale de fusils-mitrailleurs.
— Bruno, c'est les copains, tire pas !
Le fracas remonta, redescendit avec les grands tourbillons comme si le vent qui brassait les flocons eût aussi brassé la bataille. Maringaud lança sa dernière grenade, reprit son fusil, qui lui fut aussitôt arraché des mains, en même temps que ses trois compagnons s'envolaient dans une flamme, les bras ramenés vers eux. Il courut au mur, s'y colla, et ramassa le fusil du camarade accroché aux pierres par les deux mains.
La neige cessa.
Il y eut de nouveau un silence soudain, comme si les éléments eussent été plus forts que la guerre, comme si l'apaisement qui tombait du ciel d'hiver que les flocons ne voilaient plus se fût imposé au combat. Par un grand trou, la lune venait d'apparaître, et, pour la première fois, la neige, toujours bleue sous les fusées, apparaissait blanche. En arrière des Internationaux, sur tout un terrain d'enclos et de petits murs en étages, les Polonais attaquaient à l'arme blanche. Non pas en masse, mais en petits groupes isolés, protégés par les murs bas à demi enfouis dans la neige. Les Franco-Belges et les Garibaldiens les voyaient à peine, mais quand cessait l'avance à la baïonnette, ils entendaient distinctement l'approche de leur feu ; et ces hommes presque invisibles, dont les coups de fusil avançaient opiniâtrement dans le déchaînement des détonations et des explosions comme eût avancé une attaque souterraine, à travers un grand voile vertical et apaisé de flocons fins sous la lune, gravissaient le vaste escalier de neige de la colline comme, dans les légendes, les légions mystérieuses envoyées par les dieux.
Au loin, Siry entendait l'aboiement incompréhensible d'un haut-parleur espagnol où parlait le père Barca, le vieux copain de Manuel et de Garcia.
Et soudain, Siry et Maringaud, et les Franco-Belges, et les Garibaldiens qui combattaient à leur côté, se demandèrent s'ils devenaient fous : du palais descendait un chant qu'ils connaissaient bien. Les Internationaux attaquaient de trois côtés, et d'autres compagnies pouvaient avoir pénétré dans le palais pendant que celles-ci étaient arrêtées au mur ; mais tous se souvenaient de l'Internationale chantée à la bataille de Jarama par les fascistes tombés ensuite sur leurs tranchées : « Jetez les armes d'abord ! » crièrent-ils. Rien ne leur répondit : le bombardement continuait, l'intensité du tir diminuait, la neige revenait en tourbillons plus serrés. Pourtant, au fond de cette neige, les petites flammes rouges aux fenêtres du palais s'étaient éteintes et le chant continuait. En français ou en italien ? Impossible de distinguer une parole... On ne tirait plus sur eux. Et le haut-parleur cria en espagnol, à travers les arbres sans branches : « Cessez le feu. Le palais Ibarra est pris. »
Tous croyaient attaquer le lendemain matin.