II
CHAPITRE PREMIER

Début d'août.

 

A l'exception de ceux qui portaient les combinaisons de mécanicien à fermeture éclair, devenues l'uniforme des milices, les volontaires de l'aviation internationale, jubilants, chemises ouvertes par cette chaleur d'août espagnol, semblaient revenir de bastides et de baignades. Seuls étaient en train de combattre les pilotes de ligne, les mitrailleurs de Chine ou du Marco ; les autres — il en arrivait chaque jour — allaient être éprouvés dans la journée.

Au milieu de l'ancien champ civil de Madrid, un trimoteur Junker prisonnier (son pilote, entendant Radio-Séville annoncer la prise de Madrid, était descendu plein de confiance) brillait de tout son aluminium.

Vingt cigarettes au moins s'allumèrent à la fois. Camuccini, le secrétaire de l'escadrille, venait de dire :

— Deux heures et quart, en tout, pour le B...

Ce qui voulait dire que le multiplace de combat B n'avait d'essence que pour ce temps ; or, tous, Leclerc assis en singe sur le comptoir, ou les austères qui potassaient le perfectionnement éventuel de la mitrailleuse, tous savaient que l'avion et leurs camarades étaient partis pour la Sierra depuis deux heures cinq.

Le bar ne fumait plus par longues bouffées en volutes, mais par petits coups précipités. A travers les verrières, tous les regards parallèles étaient fixés sur la crête des collines.

Maintenant ou demain — bientôt — le premier avion ne reviendrait pas. Chacun savait que, pour ceux qui l'attendraient, sa propre mort ne serait pas autre chose que cette fumée de cigarettes nerveusement allumées, où l'espoir se débattait comme quelqu'un qui étouffe.

Polsky, dit Pol, et Raymond Gardet quittèrent le bar, — sans abandonner des yeux les collines.

Le patron est dans le B.

T'es sûr ?

— Fais donc pas l'idiot ! tu l'as vu partir.

Tous pensaient à leur chef avec sympathie : il était dans l'avion.

— Deux heures dix.

— Minute ! Ta montre marche pas bien : il était à peine une heure, ça fait deux heures cinq.

— Mais non, Raymond, commence pas mon vieux : dix je te dis ! Regarde le petit Scali là-haut, il est pendu à son téléphone.

— Qu'est-ce qu'il est, Scali ? Italien ?

— Je crois.

— Il pourrait être espagnol, regarde-le.

Le visage un peu mulâtre de Scali était en effet commun à toute la Méditerranée occidentale.

— Regarde, s'il se démène !

— Ça va pas bien, ça va pas bien... Moi, je te dis...

Comme si tous deux se fussent méfiés de la mort, la discussion continuait à voix sournoise.

Le ministère venait de prévenir Scali que les deux avions de chasse espagnols et les deux multiplaces de l'aviation internationale avaient été mis hors de combat par une escadrille de sept Fiat. L'un des multiplaces était tombé dans les lignes républicaines, l'autre, touché, tentait de rentrer. Scali, ses cheveux presque crépus dans tous les sens, était descendu au pas de course chez Sembrano.

Magnin, « le patron », commandait l'aviation internationale, Sembrano l'aérodrome civil et les avions de ligne transformés en avions de combat ; Sembrano ressemblait à un Voltaire jeune et bon. Aidés par les vieux avions militaires des champs de Madrid, les Douglas neufs des lignes espagnoles, achetés par le Gouvernement, pouvaient à la rigueur accepter le combat contre les avions de guerre italiens. Provisoirement...

En bas. la rumeur des « pélicans » retomba tout à coup : pourtant, pas le moindre bruit de moteur, aucune sirène d'appel. Mais les pélicans se montraient quelque chose du bras tendu : au ras de l'une des collines, l'un des multiplaces, les deux moteurs coupés. Au-dessus du champ couleur de sable à quoi deux heures de l'après-midi donnait une solitude de Mauritanie, glissait en silence la carlingue pleine de camarades vivants ou morts.

— Le coteau ! dit Sembrano.

— Darras est pilote de ligne, répondit Scali, retroussant son nez de l'index.

— Le coteau, répéta Sembrano, le coteau...

L'avion venait de sauter par-dessus, comme un cheval. Il commençait à tourner autour du champ. En bas, pas un morceau de glace ne sonnait dans un verre ; tous guettaient des cris.

— Le capotage, reprit Scali. Sûrement il n'a plus de pneus...

Il agitait ses bras courts, comme s'il eût voulu aider l'avion. Celui-ci toucha terre, s'infléchit, accrocha l'extrémité d'un plan et cela sans capoter. Les pélicans couraient en criant autour de la carlingue fermée.

Pol, un berlingot arrêté dans la gorge, regardait la porte de l'avion, qui ne se levait pas. Là-dedans, il y avait huit copains. Gardet, ses cheveux en brosse en avant, secouait en vain la poignée de toute sa force, et tous les visages étaient tournés vers ce poignet rageur qui s'acharnait contre la porte sans doute coincée. Enfin, elle se leva jusqu'à mi-hauteur : des pieds apparurent, puis le bas d'une combinaison ensanglantée. A la lenteur de ses mouvements, il était clair que l'homme était blessé. Devant ce sang, pour un instant anonyme, devant ces jambes qui ne bougeaient qu'avec précaution dans cette carlingue pleine de camarades, Pol, à moitié étranglé par son berlingot, pensait que tous étaient en train d'apprendre dans leur corps ce que veut dire solidarité.

 

Le pilote avançait de plus en plus hors de la carlingue son pied dont les gouttes de sang écarlates tombaient dans le soleil éblouissant. Enfin parut sa tête couperosée de vigneron de la Loire sous son chapeau de jardinier, fétiche.

— Tu as ramené le zinc ! gueulait Sembrano, de sa voix timide.

— Magnin ? cria Scali.

— Il n'a rien, dit Darras, essayant de prendre appui sur le bord de la porte pour glisser.

Sembrano se précipita sur lui et l'embrassa, leurs deux chapeaux basculèrent. Les cheveux de Darras étaient blancs. Les pélicans rigolaient nerveusement.

Dès que Darras fut dégagé. Magnin sauta à terre. Il était en combinaison de vol ; ses moustaches tombantes, d'un blond gris, lui donnaient sous le serre-tête un aspect de Viking étonné, à cause de ses lunettes d'écaille.

— Le S ? cria-t-il à Scali.

— Dans nos lignes. Endommagé. Mais rien que des blessures légères.

— Tu t'occupes de ces blessés-ci. Je file au téléphone pour le rapport.

Les indemnes, sautés à terre, s'agitaient parmi les questions de leurs copains, voulaient remonter dans la carlingue aider les blessés. Gardet et Pol étaient déjà dans l'appareil.

A l'intérieur, un garçon tout jeune était allongé parmi les taches rouges et les marques sanglantes des semelles. Il s'appelait House, « captain House » et n'avait pas encore reçu de combinaison. Mitrailleur de cuve, cinq balles dans les jambes pour sa première sortie. Il ne parlait que l'anglais — et peut-être les langues classiques : car un petit Platon en grec, barboté le matin à Scali qui avait gueulé comme un putois, sortait de la poche ensanglantée de son blazer rouge et bleu. Le bombardier, deux balles dans la cuisse, attendait, calé contre le siège de l'observateur. Matelot breton, bombardier au Maroc, il se tenait pour un dur, et serrait les dents – sans que changeât l'expression joviale de sa trogne éclatante malgré les blessures, pendant que Gardet le tirait de la carlingue avec lenteur.

— Attendez, les copains ! cria Pol affairé, les yeux en boule. Je vais chercher une civière. Sinon, ça ne gazera pas, on va l'esquinter.

Appuyé sur l'épaule de son copain, Séruzier, dit l'ahuri-volatil à cause de son affolement permanent, Leclerc, maigre singe en combinaison mais en chapeau cape gris, commença une chanson de geste :

— Faut que t'attendes pour qu'on te tire sur les couleurs, mon petit pote. Pour te distraire, je vais encore te raconter une histoire. Ça sera mes derniers ennuis avec les bourres. Même que c'était à cause d'un copain. Son concierge pouvait pas le blairer ; un salaud, le tire-cordon ! toujours à plat ventre devant les locataires endollardés, et une vache cuite avec les prolétaires ramasse-miettes ! Mon copain se faisait incendier sous prétexte qu'il disait pas son nom, en rentrant la nuit : bon, que je dis, un instant. Sur les deux heures du matin, je dételle un canasson solitaire, je l'emmène dans l'entrée de la crèche et j'annonce d'une voix cave : « Cheval ». Puis, excuse-moi, je me débine doucement...

Le bombardier regarda Leclerc et Séruzier sans même hausser les épaules, promena sur les pélicans, qu'il dominait, un regard royal, et ordonna :

— Qu'on aille me chercher l'Huma.

Puis se tut de nouveau jusqu'au brancard.