I
CHAPITRE PREMIER

Garcia, nez et pipe en avant, allait entrer dans ce qui avait été une échoppe, et qui était un des postes de commandement de Tolède.

A droite de la porte était collée une grande photo tirée d'un journal illustré : les otages emmenés dans l'Alcazar par les fascistes, et qui devaient être protégés lorsque les troupes républicaines donneraient l'assaut aux souterrains. « La femme X..., la jeune X..., l'enfant X... » Comme si des combattants, pendant le combat, pouvaient se souvenir de ces visages. Garcia entra. Il quittait le grand soleil plein de torses nus et de chapeaux mexicains : l'obscurité lui sembla complète.

— La batterie tire sur nous, gueulait-on là-dedans.

— Quelle batterie, Négus ?

— La nôtre.

— J'ai téléphoné : vous tirez trop court ! L'officier a répondu : « J'en ai assez de tirer sur les miens ! Maintenant je change. »

— C'est un défi aux principes les plus sacrés de la civilisation, dit une voix privée de simplicité, avec un accent français très marqué.

— Une face de traître de plus, dit plus bas, d'une voix à la fois âpre et lasse, le capitaine, dont Garcia commençait à deviner le visage. Et, à un lieutenant : « Prenez vingt hommes et une mitrailleuse, et filez là-bas ». Enfin, à un secrétaire : « Mettez le colonel au courant. »

— Celui de la batterie, dit le Négus, j'ai envoyé trois copains lui régler son compte.

— Mais moi je l'avais destitué, que voulez-vous, et si la F.A.I. ne l'avait pas remis là...

Garcia n'entendit pas la fin. Pourtant il y avait beaucoup moins de chahut là que dehors. Quelques explosions, de temps à autre, montaient de terre, et martelaient la chevauchée des Walkyries qui venait de la radio de la place. Ses yeux s'habituaient à la pénombre et il distinguait maintenant le capitaine Hernandez : il ressemblait aux rois d'Espagne des portraits célèbres, qui ressemblent tous à Charles Quint jeune ; les étoiles dorées, sur sa mono, luisaient vaguement dans l'ombre. Autour de lui devenaient peu à peu distinctes sur le mur des taches régulières dont il était entouré comme les statues de certains saints espagnols le sont de courts rayons : des semelles et des formes de cordonnier. On ne les avait pas retirées de l'échoppe. A côté du capitaine, un responsable anarchiste, Sils, de Barcelone.

Le regard de Hernandez rencontra enfin Garcia, pipe au coin du sourire.

— Commandant Garcia ? Les Renseignements militaires m'ont téléphoné.

Il lui serrait la main, et l'entraîna vers la rue.

— Que souhaitez-vous faire ?

— Vous suivre quelques heures, si vous voulez bien. Ensuite nous verrons...

— Je vais à Santa-Cruz. Nous allons essayer la dynamite contre les bâtiments du gouvernement militaire.

— Allons.

Le Négus, qui les suivait, regardait Garcia avec sympathie : pour une fois, un envoyé de Madrid avait une bonne gueule. Des oreilles rigolardes, costaud, et pas l'air trop bourgeois : Garcia portait une veste de cuir. A côté de Négus, gesticulait un homme tout en tendons, cheveux gris ondulés en bataille, veston d'alpaga, pantalon de cheval et bottes : le capitaine Mercery, envoyé par Magnin au ministère de la Guerre, et mis à la disposition du commandant militaire de Tolède.

— Camarade Hernandez, cria une voix de l'échoppe, le lieutenant Larreta téléphone que l'officier de la batterie a foutu le camp.

— Qu'il le remplace.

Hernandez haussa les épaules avec dégoût, et enjamba une machine à coudre tombée au travers de la rue. Une escorte les suivait.

— Qui commande ici ? demanda Garcia, à peine ironique.

— Qui voulez-vous qui commande ?... Tout le monde... Personne. Vous souriez...

— Je souris toujours, c'est un tic joyeux. Qui donne des ordres ?

— Les officiers, les fous, les délégués des organisations politiques, d'autres que j'oublie...

Hernandez ne parlait pas avec hostilité, mais avec une moue découragée qui courbait la barre de sa moustache noire sur sa légère lippe.

— Quels sont les rapports de vos officiers de carrière avec les organisations politiques ? demanda Garcia.

Hernandez le regarda sans faire un geste et sans parler, comme si rien n'eût été susceptible d'exprimer combien ces rapports étaient catastrophiques. Dans le grand soleil, des coqs crièrent.

— Pourquoi ? demanda Garcia. Parce que n'importe quel imbécile se prétend mandaté ? Au début, la révolution est toujours une vaste resquille d'autorité.

— D'abord cela. Ensuite, que voulez-vous, l'ignorance absolue de ceux qui viennent discuter avec nous des problèmes techniques. Ces milices-là seraient écrasées par deux mille soldats qui connaissent leur métier. En somme, même les vrais chefs politiques croient au peuple comme force militaire !

— Pas moi. Du moins, pas tout de suite. Et puis ?

Dans les rues divisées en deux par l'ombre, la vie continuait, des fusils de chasse parmi les tomates. La radio de la place cessa de jouer la « Chevauchée des Walkyries » ; un chant flamenco monta : guttural, intense, il tenait du chant funèbre et du cri désespéré des caravaniers. Et il semblait se crisper sur la ville et l'odeur des cadavres comme les mains des tués se crispent sur la terre.

— D'abord, mon commandant, pour être socialiste ou communiste, ou membre d'un de nos partis libéraux, il faut un minimum de garanties ; mais on entre à la C.N.T. comme dans un moulin. Je ne vous l'apprends pas ; mais que voulez-vous, pour nous c'est plus grave que tout le reste : chaque fois que nous arrêtons un phalangiste il a une carte de la C.N.T. ! Il y a des anarchistes de valeur, ce camarade qui est derrière nous par exemple ; mais tant que le principe de la porte ouverte existera, toutes les catastrophes entreront par cette porte-là ! Vous avez vu ce qui vient de se passer avec le lieutenant de la batterie.

— Ceux de vos officiers de carrière qui sont avec nous, sont avec nous pour quelles raisons ?

— Il y a ceux qui pensent que, puisque Franco n'a pas réussi tout de suite, il sera battu. Ceux qui sont liés à tel ou tel officier supérieur ennemi de Franco, de Queipo, de Mola ou d'un autre ; ceux qui n'ont pas bougé, soit par hésitation, soit par veulerie ; en somme, ils se trouvaient chez nous, ils y sont restés... Depuis qu'ils se font engueuler par les Comités politiques, ils regrettent de ne pas être partis...

Garcia avait vu des officiers qui se prétendaient républicains à la Sierra, approuver ce que les miliciens faisaient de plus absurde, et cracher quand ils étaient partis ; et ceux d'un champ d'aviation militaire retirer les tables et les chaises de leur mess lorsque arrivaient des volontaires étrangers mal vêtus. Et aussi des officiers de carrière rectifier les erreurs des miliciens avec une patience inlassable, enseigner, organiser... Et il connaissait le destin de l'officier républicain nommé au commandement du 13e lanciers, un des régiments rebelles de Valence : il était allé prendre son commandement dans la caserne révoltée ; il était entré, — connaissant pleinement le risque qu'il courait — la porte s'était refermée, et on avait entendu une salve.

— Aucun de vos officiers ne s'arrange avec les anarchistes ?

— Si : les pires, très bien... Le seul à qui les anarchistes, ou plutôt ceux qui se disent anarchistes, obéissent dans une certaine mesure, c'est ce capitaine français. Ils ne le prennent pas trop au sérieux, mais ils l'aiment.

Garcia leva une pipe interrogatrice.

— Il me donne des conseils de tactique absurdes, dit Hernandez, et des conseils pratiques excellents...

Toutes les rues convergeaient vers la place. Elle séparait les assiégeants de l'Alcazar ; ne pouvant donc la traverser, Garcia et Hernandez tournaient autour, le pas de Garcia sonnant, celui de Hernandez traînant, sur le pavé de Charles Quint. Ils la retrouvaient au bout de chaque perspective de rue barrée par les matelas, de chaque ruelle à barricade de sacs, trop basse. Les hommes tiraient couchés, mal groupés, très vulnérables au tir des mitrailleuses.

— Que pensez-vous de ces barricades ? demanda Garcia, l'œil en coin.

— La même chose que vous. Mais vous allez voir.

Hernandez s'approcha de celui qui semblait commander la barricade : bonne gueule de cocher, moustaches, oh ! moustaches ! chapeau mexicain de première classe, tatouages. Au bras gauche, fixée par un élastique, une tête de mort en aluminium.

« Il faudrait élever la barricade de cinquante centimètres, moins serrer les tireurs, et en mettre aux fenêtres, en V.

— Do... men... tion ? grogna le Mexicain dans un chahut de coups de fusil assez proches.

— Comment ?

— Ta documentation, hé, tes papiers !

— Capitaine Hernandez, commandant la section du Zocodover.

— Alors, t'es pas de la C.N.T. Alors, elle te regarde, ma barricade ?

Garcia examinait le merveilleux chapeau : autour de la calotte, une couronne de roses artificielles ; au-dessous, une bande de toile portant l'inscription, à l'encre : La Terreur de Pancho Villa.

— Qu'est-ce que ça veut dire, la terreur de Pancho Villa ? demanda-t-il.

— Ça s'entend, dit l'autre.

— Bien sûr, répondit Garcia.

Hernandez le regarda en silence. Ils repartirent. A la radio, le chant magnifique avait cessé. Dans une rue, devant une laiterie, sur une file de pots de lait, un nom propre était écrit sur un carton à côté de chaque pot. Faire la queue ennuyait les femmes : elles laissaient les pots, le laitier les emplissait, et elles venaient les chercher, — à moins que...

Le feu cessa. Le pas de l'escorte, un instant, martela seul le silence. Garcia entendit : « Comme me l'écrivait Mme Mercery, une femme très cultivée, camarades : ils se trompent, s'ils croient qu'ils effaceront les taches de leurs défaites d'Afrique avec le sang des ouvriers ! » Sur quoi, d'une rue abritée, vint le bruit d'une patinette.

Le feu reprit. Des rues encore, celles-là à l'abri du feu de l'Alcazar, toujours divisées par l'ombre ; du côté noir, des gens causaient devant les portes, les uns debout, appuyés sur leurs fusils de chasse, les autres assis. A l'angle d'une ruelle, tout seul, de dos, un homme en chapeau mou, en veston malgré la chaleur, tirait.

La ruelle allait jusqu'au mur, très élevé, d'une dépendance de l'Alcazar. Pas une meurtrière, pas une fenêtre, pas un ennemi. L'homme, posément, tirait sur le mur, balle après balle, entouré de mouches ; quand son chargeur fut épuisé, il en mit un autre. Il entendit derrière lui les pas qui s'arrêtaient, et se retourna. Il avait une quarantaine d'années, un visage sérieux.

— Je tire.

— Sur le mur ?

— Sur ce que je peux.

Il regarda Garcia avec gravité.

— Vous n'avez pas d'enfant là-dedans, vous ?

Garcia le regarda sans répondre.

« Vous ne pouvez pas comprendre. »

L'homme se retourna et recommença à tirer sur les pierres énormes.

Ils reprirent leur marche.

— Pourquoi n'avons-nous pas encore pris l'Alcazar ? demanda Garcia à Hernandez avec un petit coup de pipe sur le dos de la main gauche.

— Comment le prendrions-nous ?

Ils marchaient.

« On n'a jamais pris une forteresse en tirant sur ses fenêtres... Il y a un siège, mais pas d'attaque. Alors ?...

Ils regardaient les tours.

« Je vais vous dire une chose surprenante dans cette odeur, mon commandant : l'Alcazar est un jeu. On ne sent plus l'ennemi. On l'a senti au début ; maintenant c'est fini, que voulez-vous... Alors, si nous prenions des mesures décisives, nous nous sentirions des assassins... Êtes-vous allé au front de Saragosse ? »

— Pas encore, mais je connais Huesca.

— Quand on survole Saragosse, on voit les environs criblés de bombes d'avions. Les points stratégiques, les casernes, etc., sont bombardés dix fois moins que le vide. Ce n'est ni maladresse ni lâcheté : mais la guerre civile s'improvise plus vite que la haine de tous les instants. Il faut ce qu'il faut, c'est entendu, et je n'aime pas ces écumoires autour de Saragosse. Seulement je suis espagnol, et je comprends...

Un grand bruit d'applaudissements qui se perdait dans le soleil arrêta le capitaine. Ils passaient devant un miteux music-hall hérissé d'affiches. Hernandez haussa les épaules avec lassitude, comme il l'avait déjà fait, et reprit, un peu plus lentement.

— Ce ne sont pas seulement des miliciens de Tolède qui attaquent l'Alcazar ; mais beaucoup de ceux qui attaquent sont de Tolède ; et les gosses que les fascistes ont enfermés sont ceux des miliciens de Tolède, que voulez-vous...

— Combien y a-t-il d'otages ?

— Impossible de le savoir... Toute enquête, ici, se perd dans le sable... Un nombre assez élevé, dont pas mal de femmes et d'enfants : au début, ils ont raflé tout ce qu'ils ont pu. Ce qui nous paralyse, ce ne sont pas les otages, c'est la légende des otages... Peut-être ne sont-ils pas aussi nombreux que nous le craignons tous...

— Il est tout à fait impossible de savoir à quoi s'en tenir ?

Comme le capitaine, Garcia avait vu les photos de femmes et d'enfants exposées à la Jefatura (ceux-là du moins étaient des otages certains) et celles des chambres vides, avec leurs jouets abandonnés.

— Nous avons essayé quatre fois...

A travers la poussière d'un peloton de cavaliers paysans semblable à une tribu mongole, ils arrivaient à Santa-Cruz. Au-delà, c'étaient les fenêtres ennemies du Gouvernement militaire ; au-dessus, l'Alcazar.

— C'est ici que vous voulez essayer la dynamite ?

— Qui.

Ils traversèrent un désordre de jardins brûlés, de salles fraîches et d'escaliers, jusqu'à la salle du musée. Les fenêtres étaient bouchées par des sacs de sable et des fragments de statues. Les miliciens tiraient, dans une atmosphère de chambre de chauffe, leur torse nu ocellé de taches de lumière comme les panthères de taches noires : les balles ennemies avaient fait une passoire de la partie supérieure du mur, en briques. Derrière Garcia, sur le bras allongé d'un apôtre, des bandes de mitrailleuse séchaient comme du linge. Il suspendit sa veste de cuir à l'index tendu.

Mercery, pour la première fois, s'approcha de lui :

— Mon commandant, dit-il, rectifiant sa position, je tiens à vous dire que les belles statues sont en lieu sûr.

« Espérons-le », pensa Garcia, une main de saint dans la sienne.

Après des corridors, des pièces obscures, ils arrivèrent sur un toit. Au-delà des tuiles blêmes de lumière, la Castille couverte de moissons flambait avec ses fleurs roussies jusqu'à l'horizon blanc. Garcia, possédé par toute cette réverbération, près de vomir d'éblouissement et de chaleur, découvrit le cimetière ; et il se sentit humilié, comme si ces pierres et ces mausolées très blancs dans l'étendue ocre eussent rendu tout combat dérisoire. Des balles passaient avec un bruit mou de guêpes, et d'autres, au même instant, faisaient éclater les tuiles avec le son le plus dur. Hernandez tenait son revolver à la main et avançait, courbé, suivi de Garcia, de Mercery et des miliciens porteurs de dynamite, tous brûlés, le dos par le soleil, le ventre par les tuiles qui leur renvoyaient la chaleur accumulée. Les fascistes tiraient à dix mètres. Un milicien lança un paquet qui explosa sur un toit : les tuiles jaillirent jusqu'au mur qui protégeait les dynamiteurs, Hernandez et Garcia ; un filet oblique de balles se tendit au-dessus d'eux.

— Mauvais travail, dit Mercery.

Une mitrailleuse se mit de la partie. Une seule grenade dans cette dynamite... pensa Garcia. Mercery se leva, tout le buste au-dessus du mur. Les fascistes ne voyaient son corps que jusqu'au ventre, et tiraient à qui mieux mieux sur ce buste incroyable en veston d'alpaga, en cravate rouge, qui lançait une charge de dynamite avec un geste de discobole, du coton dans les oreilles.

Le toit tout entier sauta, avec un fracas sauvage. Pendant que les tuiles, jaillies très haut, retombaient parmi des cris, Mercery s'accroupit derrière le mur, à côté de Hernandez.

— Comme ça ! dit-il aux miliciens qui se glissaient derrière le mur avec leur charge.

Son visage était à vingt centimètres de celui du capitaine.

— Comment était-ce, la guerre de 14 ? demanda celui-ci.

— Vivre... Ne pas vivre... Attendre... Être là pour quelque chose... Avoir peur...

Mercery sentait, en effet, la peur venir, à cause de l'immobilité. Il saisit son revolver, visa, toute la tête découverte, tira. De nouveau il agissait ; la peur disparut. La troisième charge de dynamite éclata.

Le gland du calot de Hernandez était juste en face de la lézarde, et l'air le renvoya comme une pichenette de l'autre côté du profil : le calot tomba. Hernandez était chauve ; il remit son calot et rajeunit.

Quelques balles traversèrent le mur ou la meurtrière, devant le nez de Garcia, qui se décida enfin à éteindre sa pipe et à la mettre dans sa poche. L'avant-corps du bâtiment fasciste éclata comme s'il eût été miné ; le sang sembla jaillir de la tête d'un milicien qui s'effondra à droite de Garcia, la main qui avait lancé la dynamite encore en l'air. Et dans le vide qu'avait bouché cette nuque d'où le sang giclait, au loin, en avant du cimetière, sur une rampe de l'Alcazar, en plein feu, il y avait une automobile arrêtée, intacte en apparence dans le dur soleil : deux occupants en avant, trois en arrière, immobiles. A dix mètres au-dessous, une femme, la tête aux cheveux bouclés dans le creux du bras, l'autre bras étendu (mais la tête vers le bas du ravin), eût semblé dormir si on ne l'eût sentie, sous sa robe vide, plus plate qu'aucun être vivant, collée à terre avec la force des cadavres ; et ces fantômes du soleil flamboyant n'étaient des morts que par leur odeur.

— Il n'y a pas de spécialistes d'explosifs à Madrid, à votre connaissance ? lui demanda Hernandez.

— Non.

Garcia voyait toujours le cimetière, pris au ventre par ce qu'il y avait de trouble et d'éternel dans ces cyprès et dans ces pierres, pénétré jusqu'aux battements de son cœur par l'inlassable odeur de viande pourrie, et regardant le jour éblouissant mêler les morts et les tués dans le même flamboiement. La dernière charge éclata dans le dernier morceau du bâtiment fasciste.

 

Dans la salle du musée, la chaleur était toujours la même, et le chahut toujours semblable. Lanceurs de dynamite, miliciens des souterrains et miliciens du musée se congratulaient.

Garcia reprit son veston à l'index du saint ; la doublure s'accrochait, le saint refusait de la lâcher. D'un escalier, qui menait à quelque cave, des miliciens, le torse nu, remontaient, chargés de chasubles dont l'or verdâtre et la soie rose pâle luisaient vaguement ; un autre milicien, une toque du XVIe siècle en arrière de la tête, un bras tatoué, les enregistrait.

— A quoi rime tout ce que nous venons de faire ? demanda Garcia.

— La destruction de ces bâtiments rend toute sortie des rebelles impraticable ? C'est tout ; que voulez-vous, c'est le moins absurde... Et jusqu'ici, nous employions les bombes à l'acide sulfurique et à l'essence, entourées d'ouate au chlorate de potasse et au sucre... Alors, tout de même...

— Les cadets tentent encore de sortir ?

Mercery, qui était à côté de lui, leva les bras.

— Vous êtes en face de la plus grande imposture de l'histoire !

Garcia le regardait, interrogateur.

« A votre disposition pour un rapport, mon commandant. »

Mais Hernandez avait posé la main sur le bras de Garcia, et Mercery, respectueux de la hiérarchie, s'écarta. Hernandez regardait le commandant avec la même expression « au-delà de tout » que lorsqu'il avait été question des rapports entre les officiers et les organisations anarchistes, — étonnement en plus. On entendait un avion.

— Vous aussi ! Les Renseignements militaires !...

Garcia attendait, nez en l'air, son œil de gros écureuil attentif.

Les cadets de l'Alcazar sont une superbe invention de propagande ; il n'y a pas vingt cadets là-dedans : à la date du soulèvement, tous les élèves de l'école militaire étaient en vacances. L'Alcazar est défendu par des gardes civils, commandés par les officiers de l'École de guerre, Moscardo et les autres...

Une dizaine de miliciens arrivaient en courant, le Négus avec eux.

— Les v'là encore avec un lance-flammes !

 

De couloirs en escaliers, Hernandez, Garcia, le Négus, Mercery et les miliciens avaient rejoint une cave à haute voûte, pleine de fumée et de détonations, ouverte en face d'eux par un large couloir souterrain où la fumée devenait rouge. Des miliciens passaient en courant, des seaux pleins d'eau à la main ou entre les bras. Le chahut du combat extérieur n'y parvenait plus qu'à peine, et l'odeur d'essence avait décidément remplacé l'odeur de chien crevé. Les fascistes étaient dans le couloir.

Le jet du lance-flammes, phosphorescent dans l'obscurité, arrivait par là et aspergeait le plafond, le mur de face et le plancher, d'un mouvement assez lent, comme si le fasciste qui tenait la lance eût soulevé sans cesse une longue colonne d'essence. Limitée par le cadre de la porte, la molle colonne enflammée ne pouvait atteindre ni la droite ni la gauche de la pièce. Malgré la fureur avec laquelle les miliciens claquaient le contenu des seaux d'eau contre le mur et l'essence crépitante, Hernandez sentait qu'ils attendaient l'instant où les fascistes apparaîtraient dans la porte, et, à la façon dont certains étaient collés au mur, il les sentait prêts à lâcher pied. La guerre n'avait rien à voir dans ce combat des hommes contre un élément. L'arrosage d'essence avançait, tous les miliciens déchaînés dans le claquement de l'eau sur les murs, le grésillement de vapeur et la toux d'enfer des hommes pris à la gorge par l'âcre odeur de pétrole et l'atroce chuintement mou de la lance. La gerbe d'essence crépitante avançait pas à pas, et la frénésie des miliciens était multipliée par ses flammes bleuâtres et convulsives qui envoyaient gigoter sur les murs des grappes d'ombres affolées, tout un déchaînement de fantômes étirés autour de la folie des hommes vivants. Et les hommes comptaient moins que ces ombres folles, moins que ce brouillard suffocant qui transformait tout en silhouettes, moins que ce grésillement sauvage de flammes et d'eau, moins que les petits gémissements aboyés d'un brûlé.

— Je ne vois plus ! hurlait-il à ras de terre, je ne vois plus ! Retirez-moi !

Hernandez et Mercery l'avaient pris par les épaules et le tiraient mais il continuait à crier : « Retirez-moi ! »

La lance arrivait à l'entrée de la pièce. Le Négus était le long de la porte, plaqué contre le mur, son revolver dans la main droite. A l'instant où le cuivre du lance-flammes arriva à l'angle du mur, il le prit à pleine main gauche, ses cheveux flous en auréole bleue sur la lumière de l'essence, et le lâcha aussitôt, y laissant la peau. Des balles tapaient de tous côtés. Le fasciste fit un saut oblique pour ramener le jet de flammes sur le Négus, qui touchait déjà sa poitrine ; le Négus tira. La lance enflammée tomba en sonnant sur la dalle, lançant toutes les ombres au plafond : le fasciste chancela au-dessus de la lumière qui venait de la lance à terre, son visage éclairé en dessous, – un officier assez âgé — en plein dans la phosphorescente clarté de l'essence. Il glissa enfin le long du Négus, avec un ralenti de cinéma, la tête dans le jet de flammes, qui bouillonna et la rejeta comme un coup de pied. Le Négus retourna la lance : toute la pièce disparut dans une obscurité complète, tandis qu'apparaissait le souterrain plein de nuages à travers lesquels des ombres s'enfuyaient.

Un emmêlement de miliciens courait dans le rectangle du couloir, où le jet bleuâtre de l'essence était maintenant retourné, dans une grande confusion de cris et de coups de fusil. Soudain tout s'éteignit, — sauf une lampe-tempête et une torche électrique.

— Ils ont coupé l'essence quand ils ont vu que nous avions le lance-flammes, dit une voix dans la pièce. Et la même voix, une seconde plus tard : « Je sais ce que je dis, j'ai commandé des pompiers. »

— Halte ! cria Hernandez, du couloir aussi : ils ont une barricade au bout.

Le Négus revint du couloir. Les miliciens commençaient à rallumer les lampes-tempête.

— N'est pas sauvage qui veut, dit-il à Hernandez. Il s'en est fallu d'un quart de seconde. Avant que je ne tire, il avait le temps de diriger sa lance sur moi.

« Je le regardais. C'est drôle, la vie...

« Ça doit être difficile, brûler vif un homme qui vous regarde... »

Le couloir de sortie était noir, sauf, au bout, le rectangle de demi-jour de la porte. Le Négus alluma une cigarette ; et tous ceux qui les suivaient firent de même à la fois : le retour à la vie. Chaque homme apparut une seconde dans la courte lueur de l'allumette ou du briquet ; puis tout retourna à la pénombre. Ils marchaient vers la salle du musée de Santa-Cruz.

— Il y a un avion au-dessus des nuages, criaient des voix dans la salle.

— Ce qui est difficile, évidemment, reprit le Négus, c'est de ne pas hésiter. Question de secondes. Il y a deux jours, le Français a retourné un lance-flammes comme ça. Peut-être le même... Sans se brûler ; mais aussi sans tuer le type. Le Français dit qu'il connaît la question, et qu'on ne peut sûrement pas se servir de la lance contre quelqu'un qui vous regarde. On n'ose pas... Quand même, on n'ose pas...