CHAPITRE PREMIER

La cohue affolée qui avait fui Tolède, les miliciens sans fusil du Tage, les débris des bataillons paysans d'Estrémadure, battaient la gare d'Aranjuez. Comme des feuilles réunies en tourbillon puis hachées par le vent, des groupes arrivés en courant se dispersaient dans le parc de marronniers plein encore de roses grenat, ou arpentaient, comme les fous leur jardin, les allées aux platanes impériaux.

Les déchets des milices aux noms historiques, les Invincibles, les Aigles rouges, les Aigles de la Liberté, s'agitaient sur le tapis de fleurs tombées, aussi épais que l'est ailleurs celui des feuilles mortes, les bras ballants, leurs fusils tirés par le canon comme des chiens, et s'arrêtaient pour écouter le canon se rapprocher de l'autre côté de la rivière. Entre les coups qui montaient du sol, assourdis par l'épaisseur des fleurs de marronniers pourries, on entendait une cloche ancienne.

— Une église, en ce moment ? demanda Manuel.

— On dirait plutôt une cloche de jardinier, répondit Lopez.

— Ça vient du côté de la gare.

D'autres cloches et clochettes, des timbres de vélos, des trompes d'autos, et même des casseroles accompagnaient maintenant la cloche. Les épaves du rêve révolutionnaire, sabres, couvertures rayées, robes de rideaux, fusils de chasse, — même les derniers chapeaux mexicains — revenaient du fond du parc vers ce tam-tam qui ralliait les tribus.

— Dire que la moitié au moins sont braves... dit Manuel.

— Quand même, disait Lopez, ça s'est fort, tortue : ils n'ont pas bouzillé un seul buste !

Le long du parc, les célèbres bustes de plâtre, éclairés en rose par la réverbération des briques anciennes, étaient intacts sous les platanes de contes. Manuel ne les regardait pas. Tournoyant comme une volière rapportée d'Amérique par les princes pour leur jardin d'Aranjuez, le carnaval dégringolait vers la gare sous les arcades de briques, dans la lumière rose des perspectives royales.

A mesure que Manuel et Lopez se dirigeaient eux aussi vers la cloche, un mot devenait précis : locomotive. Qu'ils n'aillent à Madrid à aucun prix ! pensa Manuel : il n'avait nulle peine à imaginer l'arrivée de dix mille hommes démoralisés, prêts aux plus incroyables bobards, aussitôt après la prise de Tolède — alors que Madrid s'organisait désespérément.

Ils étaient maintenant tout près de la gare. Drid-Madrid-drid-drid grinçait de tous côtés comme un crissement rageur de cigales.

— Comme ils ont foutu le camp, ils vont raconter que les Maures sont invincibles, dit Lopez : il faut que les Maures soient supérieurement armés, et ainsi de suite, pour qu'eux aient le droit d'avoir foutu le camp, naturellement !

— Ils ont foutu le camp parce qu'on ne les commandait pas. Avant, ils se battaient aussi bien que nous.

Manuel pensait à Barca, à Ramos, à ses camarades du train blindé, à ceux du Tage. Et aussi à un vieux syndicaliste, porte-drapeau d'une manifestation, quelques années plus tôt : la manifestation, arrêtée par des forces de police énormes, avait obtenu le droit de continuer sa marche à condition de rouler les drapeaux. — Roulez les drapeaux ! avaient donc crié les responsables. La voix de Manuel était très forte. Comme il répétait le cri. le vieux l'avait regardé sans rien dire, et son visage signifiait si bien : « Qui, puisqu'il le faut, mais le plus lentement sera le mieux... Tu as encore à apprendre, garçon... » qu'il ne l'avait pas oublié. Ce n'étaient pas toujours les mêmes qui avaient tort. Le lien de Manuel et du prolétariat était fait de trop de souvenirs et de fidélités pour qu'aucune folie pût le rompre — fût-elle aussi grave que celle-ci.

— Le difficile n'est pas d'être avec ses amis quand ils ont raison, dit-il, mais quand ils ont tort...

— Tu peux toujours essayer !

Un barbu qui ressemblait au Négus vu dans une glace allongeante était monté sur le toit d'une limousine, devant la porte de la gare. L'intérieur, les couloirs, les salles d'attente, bondés ; sur les quais, impossible d'ajouter un enfant ; et, au-dessus, les immenses arbres de la place.

— Qu'est-ce qui sait conduire une locomotive ? gueulait le barbu. Y a le train. Y a la locomotive. Y a tout !

Silence soudain. Tous attendaient le sauveur.

— ... trenmarche... trenmarche...

— Quoi ?

— ... trenmarche...

L'invisible qui parlait, poussé, porté au milieu des clameurs d'enthousiasme, arriva sur le toit de l'auto.

— ... mettre en marche... Moi, je sais mettre en marche...

C'était un personnage chafouin et doux, à lunettes, un peu chauve.

— Je vous préviens bien, hein : avec prudence, je peux la diriger.

La température tomba. Manuel et Lopez, pas à pas, approchaient de l'auto.

— T' sais ralentir ? cria une voix.

— Heu..., je crois.

— Les gars, on sautera en marche !

Manuel arrivait sur le toit de la bagnole :

— Et les blessés, cria-t-il, ils sauteront ?

Beaucoup essayaient de grimper sur les épaules des copains. Que voulait-il ? Marcher sur Madrid, ou quoi ? Encore un officier...

— Camarades, attention ! Je suis in...

On ne l'entendait plus. De tous côtés, des interjections hachaient ses mots. Il leva les deux bras, obtint trois secondes de silence, put crier :

— Je suis ingénieur. Je vous dis : vous ne pourrez pas contrôler la machine.

— C'est l'ancien commandant de la motorisée, murmurait-on dans la foule.

— Conduis !

— Je ne sais pas conduire ; mais je sais ce que c'est qu'une machine qu'on ne contrôle pas. Ceux qui partent prennent la responsabilité de la mort de deux mille camarades. Et les blessés ?

Heureusement, le mécanicien bénévole n'inspirait pas confiance.

— Alors quoi ? criait-on dans la foule.

— Propose !

— Accouche !

— Aller à pied ?

— Et si on est coupé ?

— C'est vrai que Navalcarnero est prise ?

— Est-ce que...

— Restons ici ! gueula Manuel.

La foule roula sur elle-même avec une rage morne, épuisée. Une centaine de mains en sortirent, s'agitèrent comme les feuilles que le vent brassait au-dessus d'elles, puis rentrèrent dans la mêlée des corps.

— Y a deux jours qu'on a pas à...

— Les Maures s'amènent !

Manuel savait qu'il n'y avait pas d'intendance.

— Qui nous fera bouffer ?

— Moi.

— Qui nous couchera ?

— Moi.

Ça tournait au brise-lames, mais il n'était pas certain que les lames ne fussent pas les plus fortes.

— C'est moins difficile de battre les Maures que d'arriver à Madrid avec un train fou, cria-t-il.

Les mains, de nouveau, sortirent de la foule, – fermées : c'étaient des poings. Pas pour le salut.

— Dans un quart d'heure, nous sommes fusillés, dit à mi-voix Lopez, qui venait de monter à son tour sur le toit de l'auto.

— Je m'en fous. Qu'ils ne foutent pas les pieds à Madrid.

Il se souvenait de Heinrich : « Toute situation présente au moins un élément positif ; il faut le trouver et travailler dessus. » Il recommença à hurler :

— Le parti communiste a donné le mot d'ordre de discipline absolue à l'égard des autorités militaires. Les communistes, levez le bras !

Ils ne se pressaient pas de se faire connaître. Manuel s'aperçut que le petit mécanicien chauve, à côté de lui, portait l'étoile du parti.

— Ton fusil ? demanda-t-il. Un communiste n'abandonne jamais son fusil.

L'autre le regarda et dit, sans ironie :

— Mais si, tu vois bien...

— Alors il s'exclut lui-même du Parti. Ton insigne.

— Mais oui, mon vieux, gueule pas comme ça, le v'là, qu'est-ce que tu veux en foutre ?...

Sept ou huit étoiles lancées de la foule tombèrent sur le toit de la voiture, avec un son misérable, sans force.

— Dans cinq minutes, nous avons des balles dans la gueule, dit Lopez.

— Le moral est trop bas.

Manuel recommença à crier, à pleine voix mais très lentement, pour être sûr d'être entendu :

— Nous avons pris les armes contre le fascisme. Nous savions tous que nous pouvions mourir. Si nous avions été tués à Somosierra, nous aurions trouvé que c'était régulier.

« Pourquoi est-ce changé ? Parce que c'est la pagaille.

« Le Parti et le Gouvernement ont dit : discipline militaire d'abord. Nous sommes ici deux commandants ; nous prenons les responsabilités.

« La pagaille est finie.

« Vous mangerez ce soir.

« Vous ne coucherez pas dehors.

« Vous avez des armes et des munitions.

« Nous avons été vainqueurs à Somosierra, nous le serons ici. Combattons de la même façon, c'est tout !

« La rivière est facile à défendre, et les tanks ne peuvent pas passer.

— ... ons... ons...

« Les avions ? crièrent une dizaine de voix.

— Des tranchées demain matin.

« Des abris souterrains dedans.

« Et l'utilisation des coteaux.

« Il ne s'agit pas d'aller combattre à Madrid, à Barcelone ou au pôle Nord.

« Ni d'accepter la victoire de Franco, avec la trouille pendant vingt ans, à la merci d'une dénonciation de la putain, de la voisine ou du curé. Souvenez-vous des Asturies.

« Notre nouvelle aviation sera prête dans quelques jours.

« Tout le pays est avec nous : le pays, c'est nous.

« Nous devons tenir ; tenir ici : pas ailleurs.

« Ne pas amener à Madrid une armée de clochards. Et rester avec nos blessés !

— Ça suffit.

— On vous trompe encore, cria une voix qui semblait venir des feuilles pourries.

— Qui, on ? D'abord, montre-toi !

Celui qui avait crié ne bougea pas. Manuel savait qu'avec les Espagnols, l'engagement personnel est une chose qui compte.

« Il n'y a pas de on. Il y a nous deux, qui sommes là, qui sommes des combattants du premier jour, qui prenons nos responsabilités.

« Je vous dis : vous serez couchés, vous mangerez. Vous savez que c'est un camarade qui vous parle. Nous étions ensemble au 18 juillet. Vous êtes démoralisés, mal armés, vous n'avez pas bouffé. Mais, parmi vous, il y en a qui attaquaient les canons avec des autos, la Montagne avec un bélier, les fascistes de Triana avec des couteaux, ceux de Cordoue avec des frondes. Dites donc, les gars, est-ce que c'était pour vous débiner maintenant ? D'homme à homme, je vous dis : malgré vos gueulements, moi, je vous fais confiance.

« Si demain vous n'avez pas ce que je vous promets, tirez sur moi. Jusque-là, faites ce que je vous dis.

— Ton adresse !

— Aranjuez n'est pas grand. Et je n'ai pas d'escorte.

— Qu'il dise...

— Assez ! Je m'engage à vous organiser, vous vous engagez à défendre la République. Ceux qui sont d'accord ?

Sous un remous de feuilles mortes jusqu'au haut des platanes, la foule ondula comme si elle eût cherché un chemin. Les têtes baissées se balançaient de droite à gauche, tirant les épaules comme dans une danse sauvage, sous les mains surgies, doigts écartés. Lopez découvrait que l'autorité d'un orateur ne vaut que par ce qu'il y a dessous. Quand Manuel avait dit : « Je vous fais confiance », tous avaient senti que c'était vrai ; et ils avaient commencé à choisir la meilleure part d'eux-mêmes. Tous le sentaient résolu à les aider, et beaucoup le savaient bon organisateur.

— Les communistes, approchez du camion, à droite. Vous n'avez pas plus de droits que les autres, mais vous avez plus de devoirs. Ça va.

— Les volontaires, amenez-vous à gauche.

— Creusons les tranchées tout de suite, cria une voix dans le brouhaha.

— Tu iras aux tranchées quand les responsables te le diront.

Maintenant, ils voulaient tous faire quelque chose ; ils se bousculaient pour se précipiter dans l'ordre comme ils avaient voulu se précipiter dans le train.

— Les responsables de milices ou de partis, faites évacuer la salle d'attente et occupez-la. Je vais vous donner les instructions pour prendre les lits et la nourriture. Les autres camarades, restez là : chacun va prendre sa paillasse ou son plumard.

Il sauta de la bagnole, suivi de Lopez.

— Ça va recommencer dans cinq minutes, non ? demanda celui-ci.

— Non ; il faut qu'ils aient quelque chose à faire jusqu'à ce qu'ils soient couchés. Ça ira. Tu restes là.

— Qu'est-ce que je vais foutre ?

Lopez avait peu d'illusions sur ses qualités de chef.

— Les faire se compter. C'est raisonnable, puisque je vais les faire coucher. Que chaque responsable réunisse les gars de sa milice ou de son organisation, et qu'il te donne leur nombre. Ils seront regroupés, et ça me donnera une heure. Il y a au moins quinze cents types.

— Bon, allons-y.

Lopez était incapable, mais avec courage et bonne volonté.

 

Manuel, affalé sur une cathèdre dans la cellule du supérieur d'un couvent, regardait, non sans hébétude, les bustes de plâtre du parc luire faiblement dans la nuit de jardin persan. Lopez proposait d'emporter les bustes à Madrid, et de les remplacer après la victoire par des animaux « significatifs ». Mais Manuel n'écoutait pas. Dès qu'il avait quitté Lopez, il avait filé au Comité de Front populaire. Là, il avait trouvé quelques débrouillards qui connaissaient bien la ville. Ils lui avaient déniché ce couvent, réuni six cents paillasses, lits ou matelas. Les petites filles de l'orphelinat, couchées par deux, avaient fourni la moitié de leur literie ; tout ce qui restait disponible dans les couvents, casernes ou corps de garde avait été apporté. Pour les autres, de la paille et des couvertures.

Au milieu de son travail, une délégation était arrivée ; élue par les soldats pour les rapports entre eux et le commandement. Maintenant, tous étaient couchés. Il était dix heures. Du parti communiste, du 5e corps et du ministère de la Guerre, Manuel, vissé une heure et quart au téléphone, avait reçu la promesse d'un ravitaillement pour trois jours. Pendant ce temps, il organiserait l'intendance. Mais les camions n'arriveraient qu'à l'aube. Quelques-uns, pourtant, étaient partis : de quoi nourrir deux cents hommes. Manuel avait fait annoncer qu'on mangerait à onze heures.

Il attendait aussi du 5e corps des soldats assez instruits pour être instructeurs à leur tour, ou former la base du nouveau régiment.

On frappa. C'était la délégation qui revenait.

— Quoi ! dit Manuel, entouré d'une auréole de Vierges et de Sacrés-Cœurs, qu'est-ce qui ne marche pas encore !

— Ce n'est pas ça. Ce serait plutôt le contraire. Voilà : toi et ton copain, vous n'êtes pas des militaires bien que vous soyez commandants : ça se voit. Nous, d'un côté, on aime mieux ça. Tu as dit des choses justes : qu'on n'a pas fait tout ce qu'on a fait jusqu'ici pour finir comme ça. Ce que vous avez promis, vous l'avez tenu, jusqu'ici. On sait bien que c'était pas facile. Alors, nous, la délégation — et les gars — on a réfléchi, de notre côté. Tu comprends ? On a trouvé que, pour la question du train, par exemple, vous n'aviez pas tort.

Le porte-parole était un menuisier aux moustaches grises tombantes. Au fond du parc, les rossignols célèbres chantaient de leur voix grave.

« Alors voilà : on s'est dit que si on faisait un contrôle, pour protéger la gare, l'histoire d'aujourd'hui, elle risquerait pas de se reproduire. Les hommes, on les a. Alors, on vient te proposer le contrôle. »

Derrière celui qui parlait, ses trois compagnons en monos, droits sur le fond blanc de la cellule : un devant, trois derrière ; jadis, les délégations ouvrières étaient formées ainsi. La conscience qu'avaient ces hommes de représenter des vies, des faiblesses et des responsabilités, de représenter les leurs en face d'un des leurs, était si évidente que la révolution, dans sa part la plus simple et la plus lourde, était entrée avec eux : la révolution, pour celui qui parlait, c'était le droit de parler ainsi. Manuel l'étreignit, à l'espagnole, et ne dit rien.

Pour la première fois, il était en face d'une fraternité qui prenait la forme de l'action.

— Maintenant, bouffer ! dit-il.

Tous descendirent ensemble. Comme l'avait espéré Manuel, dans les dortoirs et les salles voûtées, sous les statues bleu pâle et or des saints restés là (des drapeaux rouges aux lances des saints guerriers), les hommes épuisés dormaient d'un sommeil de guerre. « Ceux qui veulent manger ? » demanda Manuel — pas trop fort. La réponse fut le grognement d'un groupe exténué : il n'aurait pas cent hommes à nourrir. Les camions de Madrid suffiraient. Les talons de ses bottes sonnant sur les dalles d'une sonorité d'église, il avait honte et envie de rigoler.

Quand le repas fut terminé, il repartit au Comité de Front populaire. Il fallait organiser cette nuit l'armurerie, trouver du savon, désigner dès l'aube les nouveaux cadres. « Drôle, qu'on fasse aussi la guerre avec du savon. » Il ne voyait pas les arbres dans la nuit, mais il sentait, très haut au-dessus de lui, la profusion de leurs feuilles, qu'arrachait maintenant le vent de la nuit. Un faible parfum venait des roseraies, enfoui sous l'odeur amère des buis et des platanes, comme porté par le gong étouffé du canon, de l'autre côté de la rivière. Les camions n'arrivaient pas encore.

Ceux du Comité veillaient aussi.

Quand Manuel revint, on l'arrêta à la porte du couvent.

— Qu'est-ce que vous foutez là ? demanda-t-il, s'étant fait reconnaître.

— Le piquet de garde.

Combien de coups de main fascistes avaient réussi par l'absence de piquets ! Dans la faible lueur qui venait du couvent, Manuel regardait les canons des fusils au-dessus des manteaux confus : la première garde spontanée de la guerre d'Espagne.