L'épreuve des pilotes continuait.
Un volontaire, en chandail malgré la chaleur, s'approcha de Magnin dans le flamboiement tranquille de l'été.
— Capitaine Schreiner.
C'était un petit loup nerveux, au nez pointu et aux yeux durs, ancien commandant en second de l'escadrille Richthofen. Magnin le regardait du haut de ses moustaches avec sympathie.
— Depuis combien de temps n'avez-vous pas piloté ?
— Depuis la guerre.
— Diable ! Il vous faudra combien de temps pour vous remettre en forme ?
— Je crois quelques heures.
Magnin le regarda sans rien dire.
« Je crois quelques heures », répéta Schreiner.
— Vous travailliez dans l'aviation ?
— Non. Aux mines d'Alès.
Schreiner ne regardait pas Magnin, à qui il répondait, mais l'avion d'essai dont les hélices tournaient. Les doigts de sa main droite tremblaient.
— Le mandat est arrivé trop tard, dit-il. Je suis venu jusqu'à Toulouse sur des camions.
Il ferma ses yeux minces, et écouta le moteur. Ses doigts, sans cesser de trembler, vinrent s'accrocher aux côtes de son chandail. La passion qu'avait Magnin des avions était assez forte pour qu'il se sentît lié à cet homme par ce chandail convulsivement trituré. Schreiner, sans rouvrir les yeux, respira l'air frémissant de bruit. Sans doute respire-t-on comme ça en sortant de prison, pensa Magnin. Celui-là pourrait commander (Magnin cherchait ses seconds) : sa voix avait la netteté commune à beaucoup de responsables communistes et aux militaires.
Le premier moniteur, Sibirsky, revenait à travers le champ tremblant de lumière ; le second appela Schreiner, qui partit vers l'avion d'essai, sans hâte, mais les doigts toujours crispés.
Du bar et de la piste, tous les pilotes regardaient.
Plusieurs d'entre eux avaient fait la guerre, et Magnin n'était pas sans inquiétude ; mais en face de cet homme qui avait abattu vingt-deux avions alliés, les mercenaires même, qui suivaient l'avion seconde par seconde, n'éprouvaient plus qu'un sentiment : la rivalité professionnelle.
Près du bar, Scali, Marcelino et Jaime Alvear se passaient des jumelles. Jaime Alvear, qui avait fait ses études en France, avait été affecté comme interprète combattant à l'aviation internationale. Ce grand Peau-Rouge noir et bosselé, toujours giflé par ses mèches, était flanqué d'un petit Peau-Rouge cramoisi, Vegas, dit saint Antoine, qui, au nom de l'U.G.T., couvrait amicalement les pélicans de cigarettes et de disques de phono. Entre les deux, passait son long nez le basset noir de Jaime, Raplati, qui déjà tournait à la mascotte. Le père de Jaime était historien d'art, comme Scali.
De l'extrémité du champ où Karlitch éprouvait les mitrailleurs, vinrent quelques rafales. L'avion décolla, plus ou moins bien.
— Ce sera difficile avec les volontaires... dit Sibirsky à Magnin.
Ce dernier savait du reste qu'il ne serait pas aisé de faire contrôler les mercenaires par les volontaires, si ceux-ci leur étaient professionnellement inférieurs.
— Merci de m'avoir fait assez confiance pour me choisir comme moniteur, monsieur Magnin...
Ils firent encore quelques pas sans se regarder : tous deux regardaient en l'air ; là-haut, l'avion volait.
« Vous me connaissez ?
— Je crois... »
Je ne connais rien du tout, pensait Magnin en même temps qu'il parlait, mâchonnant sa moustache gauloise. Il avait de la sympathie pour Sibirsky : malgré les cheveux blonds bouclés et la petite moustache de celui-ci, la tristesse de sa voix faisait croire à l'intelligence ou, tout au moins, à l'expérience. Magnin ne connaissait réellement de lui que sa valeur technique, qui était incontestable.
— Je veux vous dire, monsieur Magnin : ici, on dit que je suis un rouge... Enfin, c'est peut-être utile... Merci... Je voudrais que vous sachiez que je ne suis pas non plus un blanc. Ils ne connaissent pas grand-chose de la vie, tous ces aviateurs, même ceux qui ne sont pas des jeunes gens...
Sibirsky, gêné, regardait ses pieds. Il releva les yeux vers l'avion, le suivit du regard près d'une minute :
— Enfin, il vole, c'est tout ce qu'on peut dire...
Il parlait sans ironie : avec angoisse. Schreiner était un des pilotes les plus âgés ; et il n'y avait pas sur ce champ un seul aviateur qui attendît sans angoisse ce que quarante-six ans — dont dix d'usine — peuvent faire d'un grand pilote.
— Il faut au moins cinq avions pour la Sierra, demain, dit Magnin, inquiet.
— Je détestais la vie que je menais chez mon oncle, en Sibérie. J'entendais toujours parler de combat, et je partais pour le lycée... Alors, quand les blancs sont venus, je suis parti avec eux... Ensuite, je suis venu à Paris. Chauffeur, puis mécanicien, puis, de nouveau aviateur. Je suis lieutenant dans l'armée française.
— Je sais. Vous voulez rentrer en Russie, n'est-ce pas ?
Beaucoup de Russes, blancs autrefois, qui servaient en Espagne, le faisaient pour prouver leur loyalisme, espérant regagner ensuite leur pays.
Une nouvelle rafale de mitrailleuse vint de l'extrémité du champ à travers la lumière.
— Qui. Mais pas comme communiste. Comme sans-parti. Je suis ici pour le contrat ; mais, même pour le double, je ne serais pas allé chez les autres. Je suis ce que vous appelez un libéral. Karlitch, lui, aimait l'ordre ; il était blanc ; maintenant, nous avons l'ordre et la force chez nous, et il est rouge. Moi, ce que j'aime, c'est la démocratie, les États-Unis, la France, l'Angleterre... Seulement, la Russie, c'est mon pays...
Il regarda de nouveau l'avion ; cette fois, pour ne pas rencontrer le regard de Magnin.
— Permettez-moi de vous demander une chose... Je voudrais n'avoir en aucun cas à bombarder des objectifs situés dans une ville. Pour la chasse, je ne suis peut-être plus assez jeune... Mais reconnaissance ou bombardement de front...
— Le bombardement des villes est exclu par le gouvernement espagnol.
— Parce que, autrefois, j'ai eu mission de bombarder l'état-major — et les bombes sont tombées sur une école...
Magnin n'osa pas demander si l'état-major — et l'école — étaient allemands ou bolcheviks. L'avion de Schreiner prenait son terrain pour atterrir.
— Trop long ! grogna Magnin, les deux mains aux branches de ses lunettes.
— Peut-être va-t-il remettre la sauce...
Schreiner remettait les gaz, en effet. Magnin et Sibirsky cessèrent de marcher, ne quittant plus l'avion du regard : le champ était très grand, et, que le premier atterrissage eût été manqué, de cette façon... Magnin avait l'habitude des épreuves : il avait été chef d'une des compagnies françaises d'aviation.
L'avion revint, prit son terrain un peu court ; le pilote tira sur le manche ; l'appareil bondit comme une pierre ricoche, et retomba de tout son poids, brisé.
L'avion d'essai était heureusement inutilisable pour la guerre, pensa Magnin.
Sibirsky courut vers l'avion, revint, Schreiner et le second moniteur derrière lui.
— Excusez-moi, dit Schreiner.
Le ton de sa voix était tel que Magnin ne regarda pas son visage.
— Je vous ai dit : il me faut deux heures... Ni deux heures ni deux jours. J'ai trop travaillé aux mines. Mes réflexes sont perdus.
Sibirsky et le second moniteur s'écartèrent.
— Nous parlerons tout à l'heure, dit Magnin.
— Inutile. Merci. Je ne peux plus voir un avion. Faites-moi incorporer aux milices. Je vous prie.
Dans le bruit des rafales de mitrailleuses de plus en plus rapprochées, les miliciens poussaient sur le champ un second avion d'essai : les appareils de tourisme des señoritos...
Schreiner repartait, les yeux dans le vide. Les pilotes s'écartaient de lui comme d'une agonie d'enfant, comme de toutes les catastrophes auprès desquelles les mots humains sont misérables. La guerre unissait les mercenaires aux volontaires dans le romanesque ; mais l'aviation les unissait comme les femmes sont unies dans la maternité. Leclerc et Séruzier avaient cessé de raconter des histoires. Chacun savait qu'il venait d'assister à ce qui serait un jour son proche destin. Et aucun regard n'osait rencontrer celui de l'Allemand — qui les fuyait tous.
Mais un regard était fixé sur Magnin : celui du pilote qui devait succéder à Schreiner, Marceline
— Il faut cinq avions demain pour la Sierra, répétait Magnin dans sa moustache.
La mitrailleuse tirait sept balles, dix balles, s'arrêtait. Quand Karlitch, le chef des mitrailleurs, vit venir Magnin, il alla à lui, le salua, l'entraîna à l'écart et, sans avoir dit un mot, tira de sa poche trois balles : les amorces portaient la trace du percuteur, mais les balles n'étaient pas parties.
— Fabrique de Tolède, dit Karlitch, montrant de l'ongle la marque.
— Sabotage ?
— Non : mauvaise fabrication. Et pour désenrayer ça en l'air pendant le combat...
Karlitch était arrivé en Angleterre, déchu, humilié, et l'expérience de la misère avait détruit ce qu'il avait cru jusque-là ses convictions. Après plusieurs années à vau-l'eau, lui, ancien champion de mitrailleuse de l'armée Wrangel, il avait adhéré au « Retour au pays », le mouvement de sympathie pour l'U.R.S.S. qui se développait parmi les émigrés. Peut-être était-il le seul volontaire pour qui l'ennemi fût haïssable par cela seul qu'il était l'ennemi.
— Les mitrailleuses de terre ? demanda Magnin. Il faut des mitrailleuses pour la Sierra au plus tôt.
Les miliciens étaient incapables de se servir d'une mitrailleuse quelconque, et surtout de la réparer ; Magnin avait transformé ses meilleurs mitrailleurs en moniteurs, sous la direction de Karlitch. En même temps qu'on enseignait aux mitrailleurs de terre le tir d'avion, on enseignait à des miliciens choisis le tir à la mitrailleuse de terre et le désenrayage. Magnin souhaitait former un corps de motocyclistes mitrailleurs.
— Les miliciens, dit Karlitch, c'est bien. On les a bien choisis. Ils sont disciplinés, ils sont sérieux, ils font attention. Ça, ça va bien. Wurtz, camarade Magnin, ça ne va pas : toujours au Parti, jamais au travail. Pour m'aider, c'est seulement Gardet. Les nôtres, ils connaissent maintenant la mitrailleuse d'avion. Pour leur expérience, je ne peux rien dire, je ne peux pas faire d'exercices en l'air : pas d'essence éthylée, pas de mitrailleuse-photo, pas de cibles à remorquer, à peine des balles ; et pas de bonnes. Des cibles, je peux en faire, à la rigueur ; mais de l'essence, je ne peux pas. Ils connaissent le maniement de leur tourelle : dans la tourelle arrière, je ne mettrai que ceux qui viennent de l'aviation, pour qu'ils n'aillent pas tirer dans la queue. L'entraînement, il faudra le faire sur l'ennemi.
Et Karlitch éclata d'un rire aigu, un peu enfantin, sourcils et houppe en l'air et nez joyeux. Il avait retrouvé ses mitrailleuses comme Schreiner eût retrouvé son avion. Scali, qui avait assisté à la fin de l'entretien, commençait à découvrir que la guerre est aussi physiologique.
Tous les pilotes révolutionnaires qui avaient abandonné par pacifisme leur entraînement militaire étaient ou à réentraîner ou à éliminer ; mais il ne s'agissait pas d'arrêter Franco l'année prochaine. Magnin ne pouvait compter que sur les anciens pilotes de ligne et sur ceux qui avaient accompli leurs périodes.
Il venait de liquider quelques pilotes de la guerre du Maroc, habitués aux vieux avions et à l'ennemi sans défense, que le retour des premiers blessés poussait à l'élévation de l'esprit : « Vous comprenez, nous, aller nous bagarrer avec ces types-là, qui ne nous ont rien fait, en somme... » Sans pourtant renoncer tout à fait à leurs contrats. En France, tout ça !
Au tour de Dugay, le premier des volontaires qui avaient demandé à lui parler en particulier. Il avait cinquante ans, des moustaches blanches plus claires que son visage.
— Faut pas me renvoyer en France, camarade Magnin, disait-il. Croyez-moi : faut pas me renvoyer. J'ai été moniteur pendant la guerre. Je suis trop vieux pour refaire un pilote, bon, ça c'est juste. Faites-moi donner un chiffon et gardez-moi comme aide-mécanicien, comme ce que vous voudrez. Mais avec un zinc. Avec un zinc.
Sembrano arrivait à toutes pédales, agitant le bras droit.
— Dis, Magnin... Il faut un appareil tout de suite pour San Benito... Ils avancent sur Badajoz...
— Euh... alors oui... Tu sais que la chasse est partie. Sans chasse ?
— J'ai reçu l'ordre. Trois appareils, et je n'ai plus que deux Douglas...
— Bon, bon. C'est une colonne motorisée ?
— Qui.
— Bon.
Il téléphona. Sembrano repartit, lèvre inférieure en avant.
— Alors, camarade Magnin, dit Dugay, alors, pour moi ?
— Euh... bon, entendu, vous resterez. Qu'est-ce que j'oublie, voyons ?
Il n'oubliait rien : l'air « débordé » était chez lui une sorte de tic, comme cette phrase même ; mais son action était précise.
Dugay sortit, remplacé par quelques resquilleurs : « brevetés sur des avions de tourisme, ils étaient prêts à s'entraîner ». Après quoi vinrent plusieurs petits-bourgeois avares, partis pour toucher une solde de mercenaires et résolus à tirer au flanc ; tout cela, dûment emballé, reprit la direction des Pyrénées.
Jaime entra. Raplati entre ses jambes. Magnin ne l'attendait pas.
— Camarade Magnin, je voudrais vous dire... Je ne viens pas comme traducteur mais... Enfin voici : l'épreuve de Marceline évidemment... Seulement, camarade Magnin, peut-être ne savez-vous pas que Marcelino a fait deux ans de prison sous le fascisme...
Magnin écoutait amicalement ce grand type en combinaison serrée, au front et au menton avançants, au nez très courbe, dont l'amitié, sans prise sur ces traits bosselés et durs, semblait modifier seulement le regard.
— Il était pilote de ligne d'hydravion. Et alors, après la mort de Lauro de Bosis, il est allé lancer des tracts sur Milan. Il a été descendu par les avions de Balbo, évidemment : il avait un appareil de tourisme. Il a été condamné à six ans, puis il s'est évadé des Lipari. Il n'a pas piloté un avion lourd depuis son procès, ni un avion de chasse depuis son départ de l'armée italienne. Il est... catastrophé. Et je voulais vous dire, camarade Magnin, — tout en n'intervenant nullement dans votre décision, et sans le remettre au pilotage, naturellement, — que, si on pouvait faire quelque chose pour lui, ça... ferait plaisir aux camarades espagnols qui sont ici.
— Ça me ferait plaisir aussi, dit Magnin.
Jaime partit : le capitaine Mercery entrait. Presque cinquante ans lui aussi. Une moustache grise en barre, l'air tanné d'un vieux pirate (complaisamment accentué) et des bottes sur un costume d'employé.
— Eh ! monsieur Magnin, c'est une question de technique, que voulez-vous ? Voilà : la technique...
— Vous rentrez en France ?
Mercery leva les bras au ciel.
— Monsieur Magnin, ma femme était ici le 16. Au congrès de philatélie. Le 20, elle m'a écrit : « Un homme ne peut tolérer l'indignité de ce qui se passe ici. » Une femme, monsieur Magnin ! Une femme ! Mais j'étais déjà parti. Je suis au service de l'Espagne ! Dans n'importe quelle fonction : mais au service de l'Espagne. Il faut en finir avec le fascisme : comme je leur ai dit à Noisy-le-Sec, à nos « conservateurs » : ce ne sont pas les momies qui conservent l'Égypte, c'est l'Égypte qui conserve les momies, messieurs !
— Bon, bon... Vous êtes capitaine, voulez-vous que je vous mette à la disposition du ministère de la Guerre ?
— Qui, c'est-à-dire... Je suis capitaine, n'est-ce pas... Je pourrais parfaitement être officier de réserve, mais j'ai refusé de faire les périodes à cause de mes convictions...
On avait dit à Magnin que Mercery avait fait la guerre comme adjudant, qu'il était capitaine de pompiers. Magnin avait cru à une blague.
— Qui. Euh... évidemment.
— Mais permettez ! Je sais ce que c'est qu'une tranchée : j'ai fait la guerre.
Sous l'extravagance, la générosité était évidente... Après tout, pensa Magnin, un adjudant sérieux est aussi utile ici qu'un capitaine...
Au tour de Marcelino. Il arrivait en combinaison sans ceinture, regardant ses pieds avec un air de Cruche cassée. Il leva les yeux tristement.
— La prison, vous savez... pour les réflexes, ça n'est pas bon...
Une rafale de mitrailleuse l'arrêta : Karlitch, à l'autre bout du champ.
— Je connaissais bien le bombardement, reprit Marcelino. Ça doit marcher encore.
Quinze jours plus tôt, alors que Magnin, entre l'appel aux volontaires et le recrutement des mercenaires, tentait d'acheter pour le gouvernement espagnol tout ce qui pouvait être trouvé sur le marché européen, il avait, en rentrant chez lui, — moustache pendante, chapeau en arrière, lunettes embuées, — trouvé ce garçon entre deux portes de son appartement. Tous téléphones sonnant, des visiteurs fébriles inconnus les uns des autres arpentant toutes les pièces, il avait assis Marcelino sur le lit de son petit garçon, le dos tourné à une armoire ouverte, et l'avait oublié. De retour vers deux heures de l'après-midi, il l'avait retrouvé entouré de toutes les marionnettes que le pilote italien avait tirées de l'armoire, et avec lesquelles il se racontait des histoires.
— Si je montais comme bombardier, je pourrais peut-être faire aussi un peu de double commande... Je suis sûr que je retrouverais vite ma forme...
Magnin observait ce visage aux cheveux ondulés de médaille vénitienne, et cette combinaison en sac.
— On fera demain un essai de bombardement avec des bombes en ciment.
Les Douglas de Sembrano et un multiplace de Magnin gagnaient l'extrémité du champ.
Après la chute, en Algérie, des avions militaires italiens armés, plusieurs gouvernements avaient accepté de vendre des avions militaires, de modèles anciens, désarmés ; mais ces avions qui roulaient vers l'extrémité de la piste ne dureraient pas longtemps contre les Savoia modernes, si les pilotes italiens étaient résolus.
Magnin se tourna vers Schreiner, qui venait de remplacer Marcelino. Le silence de celui-ci n'était ni l'entêtement timide du jeune Italien ni la confusion de Dugay, c'était un silence d'animal.
— Cam'rade Magnin, j'ai réfléchi. Je vous ai dit : ne plus voir d'avions. Ne plus voir d'avions, ça ne va pas. Mais je suis bon tireur. Ça, je n'ai pas perdu : je sais, à cause des fêtes de village — et du revolver.
Son visage était immobile, mais sa voix suspendue n'était pas sans haine. Il avait fixé sur Magnin ses yeux étroits, la tête enfoncée entre les épaules comme un rapace qui guette. Magnin regardait une auto anarchiste qui passait devant les hangars : c'était la première fois qu'il voyait le drapeau noir.
— Les avions ne veulent plus de moi, bon. Faites-moi entrer dans la défense contre avions.
Encore trois ou quatre rafales.
— Je vous prie, dit Schreiner.
Y a-t-il un style des révolutions ? Dans le soir, des miliciens qui ressemblent à la fois à ceux des révolutions mexicaines et à ceux de la Commune de Paris, passent derrière les bâtiments Le Corbusier du champ d'aviation. Tous les avions sont attachés. Magnin, Sembrano et son ami Vallado boivent de la bière tiède : depuis la guerre, il n'y a plus de glace au champ.
— Ça ne va pas bien à l'aérodrome militaire, dit Sembrano. L'armée de la révolution est à faire du commencement à la fin... Sinon Franco, lui, fera de l'ordre à coups de cimetières. Comment crois-tu qu'ils ont fait, en Russie ?
Sa mince lèvre inférieure avançant de profil sur la lumière du bar, il ressemble de plus en plus à Voltaire ; à un Voltaire bon, en combinaison blanche d'aviateur.
— Ils avaient des fusils. Quatre ans de discipline et de front. Et les communistes, eux, étaient une discipline.
— Pourquoi êtes-vous révolutionnaire, Magnin ? demande Vallado.
— Euh... oui : j'ai dirigé beaucoup d'usines ; un homme comme nous, qui a toujours été intéressé par son travail, se rend mal compte de ce que c'est que passer une vie entière à perdre huit heures par jour...
« Je veux que les hommes sachent pourquoi ils travaillent. »
Sembrano pense que les possesseurs de l'Espagne sont, dans leur ensemble, incapables de faire marcher leurs entreprises, qui sont entre les mains des techniciens ; et que, technicien, il préfère travailler pour la collectivité de l'usine que pour son propriétaire. (C'est aussi ce que pensent Jaime Alvear et presque tous les techniciens de gauche.)
Vallado, lui, veut la renaissance de l'Espagne, et n'attend rien de la droite espagnole. Vallado est un grand bourgeois ; c'est lui qui a lancé les tracts sur la caserne de la Montagne, et son visage est un visage de señorito, sauf les petites moustaches, rasées depuis le soulèvement.
Magnin admire les justifications que l'intelligence des hommes apporte à leurs passions.
— Et puis quoi, dit-il, j'étais à gauche parce que j'étais à gauche... et ensuite, il s'est noué entre la gauche et moi toutes sortes de liens, de fidélités ; j'ai compris ce qu'ils voulaient, je les ai aidés à le faire, et j'ai été de plus en plus près d'eux chaque fois qu'on a voulu davantage les en empêcher...
— Tant qu'on est seulement marié avec une politique, ça n'a pas d'importance, dit Sembrano ; mais quand on a des enfants avec elle...
— Au fait, qu'est-ce que tu étais ? Communiste ?
— Non : socialiste de droite. Toi, communiste ?
— Non, dit Magnin, tirant sa moustache à petits coups : socialiste aussi. Mais gauche révolutionnaire.
— Moi, répond Sembrano, avec un triste sourire qui s'accorde à la nuit qui vient, j'étais surtout pacifiste...
— Les idées changent... dit Vallado.
— Les gens que je défends, eux n'ont pas changé. Et il n'y a que ça qui compte.
Des moustiques tournent autour d'eux. Ils causent. La nuit s'installe sur le champ, solennelle comme sur toutes les grandes étendues ; une nuit chaude semblable à toutes les nuits d'été.