CHAPITRE VIII

Shade était au Central : c'était l'heure de transmettre son article. Les obus tombaient sur le quartier tout entier ; mais ici, chacun se savait visé.

A cinq heures et demie, le Central avait été touché. Coup après coup, maintenant, les obus l'encadraient ; ils l'avaient touché, puis perdu, et le cherchaient à nouveau. Standardistes, employés, journalistes, messagers, miliciens se sentaient au front. Des obus éclatèrent à très faible intervalle, comme le bruit du tonnerre se répercute. Peut-être les avions étaient-ils de nouveau de la partie. Le soir tombait, et les nuages étaient bas. Mais sous tous les bruits des standards on n'entendait aucune vibration de moteur.

Un milicien vint chercher Shade : le commandant Garcia convoquait les journalistes dans un des bureaux du Central ; tous les correspondants de quelque importance étaient là, et attendaient. Pourquoi maintenant ? se demanda Shade. Mais il était dans les mœurs de Garcia, quand il avait affaire à la Presse, de la rencontrer là où elle se jugeait le plus exposée.

 

Dans un des bureaux de l'ancienne direction du Central, cuir, bois et nickel, Garcia se faisait communiquer chaque jour les doubles des articles envoyés de Madrid. Ils lui étaient apportés en deux dossiers : « politique » et « faits ». En attendant les correspondants, il feuilletait le second, las d'être homme : l'atroce était tel que tous les articles en regorgeaient.

POUR PARIS-SOIR : « Avant de venir au Central  lisait-il — je viens d'assister à une scène d'une atroce beauté.

« On a trouvé cette nuit près de la Puerta del Sol un enfant de trois ans qui pleurait perdu, dans les ténèbres. Or, une des femmes réfugiées dans les sous-sols de la Gran Via ignorait ce qu'était devenu son enfant, un petit garçon du même âge, blond comme l'enfant trouvé dans la Puerta del Sol. On lui donne la nouvelle. Elle court à la maison où l'on garde l'enfant, calle Montera. Dans la demi-obscurité d'une boutique aux rideaux baissés, l'enfant suce un morceau de chocolat. La mère s'avance vers lui, les bras tendus, mais ses yeux s'agrandissent, prennent une fixité terrible, démente.

« Ce n'est pas son enfant.

« Elle reste immobile de longues minutes. L'enfant perdu lui sourit. Alors elle se précipite sur lui, le serre contre elle, l'emporte en pensant à l'enfant qu'on n'a pas retrouvé»

Ça ne passera pas, pensa Garcia.

Le soir rougeâtre emplissait les fenêtres aux vitres brisées.

POUR REUTER : « Une femme portait une petite-fille à peine âgée de deux ans à laquelle manquait la mâchoire inférieure. Mais la petite fille vivait encore, les yeux grands ouverts, elle semblait demander avec étonnement qui lui avait fait cela. Une femme traversa la rue — l'enfant dans ses bras n'avait plus de tête... »

Garcia connaissait, pour l'avoir vu, le geste terrifiant par quoi une mère protège ce qui reste de son enfant. Combien de gestes semblables aujourd'hui ?

Trois obus éloignés éclatèrent sourdement, comme les trois coups du théâtre ; la porte s'ouvrit, les correspondants entrèrent. Sur une table basse, des fleurs artificielles en verre, pas encore cassées, vibraient à chaque détonation. Comme les vitres étaient en morceaux, l'odeur de la ville en feu entrait avec la fumée par les deux fenêtres.

— Au cas où une ligne serait libre, dit Garcia, celui qui l'a demandée serait immédiatement prévenu ici. Vous n'ignorez pas que je ne vous convoque jamais que pour vous communiquer des documents. Avant de vous faire tenir celui pour lequel je vous ai priés de venir, permettez-moi d'attirer votre attention sur ceci : depuis le début de la guerre, nous avons détruit, d'après les communiqués fascistes, des avions ennemis sur neuf aérodromes. Il est plus facile de bombarder Séville que l'aérodrome de Séville ; or, s'il est arrivé que certaines de nos bombes, manquant leur objectif militaire, aient blessé des civils, du moins jamais une ville espagnole n'a-t-elle été systématiquement bombardée par nous.

« Voici maintenant le document. Je vais vous en donner lecture. Chacun de vous est prié de prendre connaissance de l'original. Qui sera d'ailleurs exposé par nos soins à Londres et à Paris, croyez-le bien... C'est une petite circulaire adressée aux officiers supérieurs rebelles, simplement. Cet exemplaire a été trouvé le 28 juillet en possession de l'officier Manuel Carrache. Fait prisonnier au front de Guadalajara.

« Une des conditions essentielles de la victoire consiste à ébranler le moral des troupes ennemies. L'adversaire ne dispose ni d'assez de troupes ni d'assez d'armes pour nous résister : malgré cela, il est indispensable de suivre strictement les instructions suivantes :

« Pour occuper le hinterland il est indispensable d'inspirer à la population une certaine horreur salutaire.

« Une règle s'impose : tous les moyens employés doivent être spectaculaires et impressionnants.

« Tout endroit se trouvant sur la ligne de retraite de l'ennemi et, d'une façon générale, tout endroit situé derrière le front ennemi doit être considéré comme zone d'attaque. A ce sujet il ne saurait y avoir de différence selon que les localités hébergent ou non des troupes ennemies. La panique régnant parmi la population civile qui se trouve sur la ligne de retraite de l'ennemi contribue grandement à la démoralisation des troupes.

« Les expériences faites au cours de la grande guerre démontrent que les dommages provoqués par mégarde dans les ambulances et dans les transports de blessés ennemis provoquent un fort effet de démoralisation dans la troupe.

« Après l'entrée à Madrid, les chefs des unités devront installer immédiatement, sur les toits des immeubles dominant les arrondissements suspects, y compris les édifices publics et les beffrois, des nids de mitrailleuses pouvant dominer toutes les rues adjacentes.

« Dans le cas de velléités de résistance de la population, il sera immédiatement tiré sur les opposants. Vu le grand nombre de femmes qui combattent du côté adverse, il ne saurait y avoir d'égard au sexe de ces militantes. Plus notre attitude sera rigoureuse, plus l'écrasement de toute résistance de la population sera rapide, plus sera proche le triomphe de la rénovation de l'Espagne»

— J'ajoute, dit Garcia, que du point de vue fasciste, je trouve ces instructions logiques. Mon opinion personnelle est que la terreur fait partie des moyens employés systématiquement, techniquement, par les rebelles, depuis le premier jour, et que vous assistez ici au drame dont Badajoz fut la répétition générale. Mais laissons les opinions personnelles.

Et, tandis que les journalistes sortaient :

— Vous recevrez aussi l'interview de Franco du 16 août, celle qui commence par : « Je ne bombarderai jamais Madrid : il y a là des innocents... »

Des obus tombaient encore, mais à un kilomètre ; au Central on n'y prenait plus garde.

Un secrétaire entra.

— Le colonel Magnin a téléphoné ? demanda Garcia.

— Non, commandant : les Internationaux combattent sur Gétafé.

— Le lieutenant Scali n'est pas venu ?

— On a téléphoné d'Alcala : il passera vers dix heures. Mais le docteur Neubourg est là, commandant.

Chef de l'une des missions de la Croix-Rouge, le docteur Neubourg venait de Salamanque. Garcia et lui s'étaient rencontrés autrefois à deux congrès, à Genève. Le commandant n'ignorait pas que Neubourg avait vu fort peu de choses à Salamanque ; mais du moins y avait-il vu longuement Miguel de Unamuno.

Franco venait de destituer le plus grand écrivain espagnol de sa charge de recteur de l'Université. Et Garcia n'ignorait pas combien le fascisme menaçait désormais cet homme qui avait été son défenseur illustre.