— Non mais, excuse-moi, ça va durer longtemps ?
En combinaison, tirant de son serre-tête une dignité romaine, Leclerc gueulait et faisait le moulin à vent au milieu de son équipage, sur le champ d'Alcala. A trente mètres hors de portée de voix, un ami de Sembrano, Carnero, chef de groupe, observait à la jumelle le ciel de Madrid. Un temps de chien.
— Peut pas se grouiller ! Moi, les Fridolinis même qu'ils auraient la fantaisie de se travestir en archanges...
Pour Leclerc, Alllemands et Italiens étaient indistinctement des Fridolinis.
Carnero monta, et son appareil alla se mettre en ligne de départ. Le carburateur de son avion était déréglé et il commandait le Jaurès, avec un équipage espagnol. Leclerc, puis un multiplace espagnol suivirent. Déjà la chasse républicaine, misérable, tournait au-dessus d'Alcala : quelques avions étaient arrivés d'Amérique — toujours sans mitrailleuses modernes. Les gouvernementaux continuaient à se battre avec les Lewis espagnoles de 1913.
Depuis que son Orion avait été démoli et qu'il pilotait le Pélican-I, fait des morceaux de deux autres, Leclerc avait renoncé au chapeau gris et tirait de son serre-tête de cuir des effets consulaires.
— Et la thermos ? demanda le mitrailleur avant du Pélican-I, qui ne la voyait pas à côté du siège de Leclerc.
— Aujourd'hui, excuse-moi, je me fais une césarienne : c'est trop sérieux.
Quelques minutes plus tard, les trois avions et leur chasse étaient au-dessus de Madrid. L'ennemi occupait les champs où avaient vécu les pélicans, sauf Barajas. Sur toutes les routes, une animation inextricable ; en avant de Gétafé, un pré transformé en parc à camions. Et tout cela si peu protégé qu'il semblait impossible que ce fût ennemi. Leclerc, de l'extrême droite de la formation, regardait avec soin les deux autres avions qui sans cesse disparaissaient dans les nuages très bas. Au-dessus, la chasse de protection. Un instant, les nuages s'approchèrent à tel point de terre qu'il fallut les survoler ; entre deux couches grises, les silhouettes des avions en ordre de combat emplissaient de guerre le grand vide blême. La formation sortit des nuages sur le parc de camions. Des deux côtés, les routes n'étaient qu'autos de Franco collées l'une à l'autre. La colonne motorisée du Tage touchait aux portes de Madrid.
La chasse fasciste tomba des nuages supérieurs : sept Fiat de face, reconnaissables sans équivoque au W qui reliait leurs plans. Le groupe le plus élevé de la chasse gouvernementale donna toute sa vitesse et fila à leur rencontre.
Le tir de barrage ennemi commença.
La défense antiaérienne allemande était arrivée à Madrid en masse. Les obus des canons-revolvers éclataient à cinquante mètres les uns des autres ; Leclerc se disait que son avion avait vingt-six mètres d'envergure. Même en 1918 il n'avait pas vu un pareil barrage. Les pointeurs allemands ne visaient pas les multiplaces, mais tiraient à quelques centaines de mètres en avant, à leur hauteur exacte, si bien que ceux-ci semblaient se jeter d'eux-mêmes dans le tir. Bien au-delà, les deux chasses commençaient le combat. Leclerc piqua : le tir descendit.
— Ils ont des télémètres ! dit le bombardier.
A peine Leclerc voyait-il le combat des avions de chasse, dont les trajectoires enchevêtrées donnaient à la fois l'impression de la chute et de l'acrobatie.
Les mitrailleurs épiaient le combat, le bombardier la terre ; Leclerc ne quittait plus des yeux l'avion de Carnero, qui montait, descendait, obliquait, et rencontrait toujours devant lui le tir de barrage, qui soudain se rapprocha. Leclerc, attaché à l'avion du chef de groupe dans le déchaînement général, comme un aveugle à son conducteur, possédé par le sentiment de ne plus faire qu'un avec lui, se jetait dans le barrage avec une fatalité de tank.
Le barrage arriva à cent mètres.
Obus et avions se rapprochèrent d'un coup ; l'avion de Leclerc sauta de dix mètres ; le Jaurès, cassé par le milieu, lança comme des graines ses huit occupants dans le ciel plombé. Leclerc eut l'impression qu'un bras sur lequel il s'appuyait venait d'être coupé ; devant les points noirs des hommes qui tombaient autour d'un seul parachute ouvert, il voyait les faces terrifiées de son bombardier et du mitrailleur avant : il vira plus court et fila pleins gaz sur Alcala.
« Jamais vu ça même pendant la guerre », répétait Leclerc depuis qu'il avait coupé les gaz pour l'atterrissage. Réunis autour de lui sur le champ, ceux de l'équipage ne répondaient rien. Leclerc, la bouche tragique et l'œil de celui qui revient de l'enfer, partit d'un pas de légionnaire pour le poste de commandement.
Vargas l'y attendait, assis dans un fauteuil, ses longues jambes allongées, son visage étroit tourné vers le ciel bas qui emplissait la fenêtre. Maintenant, Vargas était en uniforme.
Leclerc, héroïque, commença à rendre compte de sa mission. Quand il fut arrivé à la chute de l'avion de Carnero :
— Quelles étaient vos instructions ? demanda Vargas.
— Le bombardement de la colonne de Gétafé.
— Des camions étaient déjà en avant du parc automobile, ils montaient en ligne ?
— Qui. Mais pas question de passer, à cause du barrage. La preuve, Carnero !
Quand Leclerc n'osait plus parler son langage particulier, il ne devenait pas simple, il devenait administratif.
— Le barrage était à la hauteur du parc ? répéta Vargas.
— Qui...
— Mais il y avait des camions en avant, vers vous ?
— ... Qui.
— Dites-moi, pourquoi êtes-vous rentré avec vos bombes ?
Leclerc venait de prendre conscience qu'il s'était enfui.
— Il y avait la chasse ennemie...
Tous deux savaient que les chasses s'étaient battues à deux kilomètres de là ; et, même attaqué, Lerclerc eût dû faire son bombardement parallèlement au barrage : aux chasseurs de combattre. Magnin avait dirigé plusieurs bombardements de lignes en plein combat.
— Vous êtes bien rentré avec vos bombes, n'est-ce pas ? demanda Vargas.
— Ben, c'était pas la peine de les lâcher au hasard, sur les nôtres... En plus, le moteur tapait.
Vargas souffrait d'autant plus de l'entendre répondre comme un gosse qui a sauté le mur qu'il pensait que Leclerc, en général, n'était nullement un lâche.
Il donna l'ordre de faire entrer le chef des mitrailleurs, le bombardier, et le mécanicien qui attendaient.
— Le moteur ? demanda-t-il.
Le mitrailleur et Leclerc se tournèrent vers le mécanicien.
— Ben, pas parfait... répondit celui-ci.
— Quoi ?
— Un peu tout...
Vargas se leva.
— Ça va, je vous remercie.
— On pouvait pas faire le bombardement, dit Leclerc.
— Je vous remercie, répéta Vargas.