Les derniers soubresauts de la bataille grondaient au loin. Manuel, ses lignes établies, faisait le tour du village pour resquiller des camions, son chien derrière lui. Il avait adopté un splendide chien-loup, ex-fasciste, blessé quatre fois. Plus il se sentait séparé des hommes, plus il aimait les animaux : taureaux, chevaux militaires, chiens-loups, coqs de combat. Les Italiens avaient abandonné beaucoup de camions et, en attendant que la distribution en fût faite officiellement, chaque chef de corps (affirmant astucieusement que, s'il attendait le passage de Campesino, il n'en resterait pas un seul) essayait d'en annexer le plus possible. Provisoirement, ils étaient entreposés dans tous les bâtiments assez vastes pour les contenir : églises, mairies ou granges. Au village qu'occupaient les carabiniers, c'était dans l'église. Mais on avait prévenu Manuel que Ximénès s'y trouvait, avec la même intention que lui.
C'était une haute église de pierres rouges, aux palmes de stuc hachées par les balles. Des diagnonales de jour à travers des voûtes de cathédrale, s'écrasaient sur un fatras de chaises réduites à l'état de fagots, et sur les camions en ordre au centre de la nef. Un milicien, qui gardait l'église, suivait Manuel et Gartner.
— Tu as vu le colonel ? demanda celui-ci.
— Par là, derrière les camions.
— Mauvais, grogna Gartner : il les aura déjà resquillés.
Le regard de Manuel, pas encore accoutumé à l'obscurité, s'arrêtait à un fouillis doré qui tremblait dans l'ombre au-dessus du portail comme un incendie immobile : des anges, hérissés de pieds en l'air, emplissaient le mur tout entier, autour de tuyaux en sifflets : des orgues extraordinaires. Manuel aperçut un escalier en colimaçon et le gravit, intrigué.
Le milicien l'avait suivi ; Gartner était resté en bas, comme pour garder les camions, le chien derrière lui.
— Comment se fait-il que ce soit intact ? demanda Manuel au milicien.
— Le Comité esthétique révolutionnaire. Les gars sont venus. Ils ont dit au Comité d'ici : « Les orgues et le chœur, ça a de l'importance. » (Ils ont raison, y a du travail !) Alors on a pris des mesures.
— Et les Italiens ?
— On s'est pas beaucoup battu ici.
Naguère, au-dessus du tombeau de Cervantès, un anarchiste, du tison de la torche dont il voulait incendier la chapelle, avait tracé une grande flèche, en direction du crucifix laissé intact, et écrit : « Cervantès, il t'a sové. »
— Tu es d'accord ? demanda Manuel.
— Ces sculptures-là, l'homme qui les a faites, il aimait ce qu'il faisait. Moi, ici, j'ai toujours été contre ce qui est destruction. Les curés, bien sûr, je suis pas d'accord ; les églises, j'ai rien contre. Moi, j'ai mon idée, je trouve qu'on devrait en faire des théâtres : c'est riche, on entend bien... »
Manuel se souvenait des miliciens qu'il avait interrogés avec Ximénès sur le front du Tage. Il observa attentivement la nef et finit par y découvrir, près d'un pilier, les cheveux tondus qui luisaient dans l'ombre comme un duvet de poussin. Manuel savait que Ximénès entendait la musique. Il regarda affectueusement l'auréole blanche du Vieux canard, sourit comme s'il eût préparé une blague et s'assit devant le clavier.
Il commença à jouer : le premier morceau de musique religieuse qui passa dans sa mémoire, le Kyrie de Palestrina. Dans la nef vide le chant sacré se déployait, raide et grave comme les draperies gothiques, mal accordé à la guerre et trop bien accordé à la mort ; malgré les chaises en débris, et les camions, et la guerre, la voix de l'autre monde reprenait possession de l'église. Manuel était troublé, non par le chant, mais par son passé. Le milicien, ahuri, regardait ce lieutenant-colonel qui se mettait à jouer un chant d'église.
— Alors ça va, il marche toujours bien, le truc, dit-il quand Manuel cessa de jouer.
Manuel redescendit. Il caressa le chien, qui n'avait pas aboyé. Il le caressait souvent : il ne tenait plus rien dans sa main droite. Gartner l'attendait à l'entrée de l'escalier. Près des camions, de grandes taches noires couvraient les dalles. Depuis longtemps, Manuel n'en était plus à se demander quel liquide faisait de telles taches.
— Le Kyrie est admirable, dit-il troublé, et je le jouais en pensant à autre chose. J'en ai fini avec la musique... Au cantonnement, la semaine dernière, tu as vu qu'il y avait sur le piano tout un paquet de Chopin, du meilleur. Je l'ai feuilleté, tout ça venait d'une autre vie...
— Peut-être était-ce trop tard, –... ou trop tôt.
— Peut-être... Mais je ne crois pas. Je crois qu'une autre vie a commencé pour moi avec le combat ; aussi absolue que celle qui a commencé quand j'ai pour la première fois couché avec une femme... La guerre rend chaste...
— Il y aurait beaucoup à dire.
Ils trouvèrent enfin le colonel, qui faisait contrôler devant lui les moteurs.
— Alors, fils, c'est donc vous qui jouez les anges pour moi ? Merci. Vous l'avez fait exprès, n'est-ce pas ?
— J'ai eu plaisir à le faire.
Ximénès le regardait.
— Vous serez général avant trente-cinq ans, Manuel...
— Je suis un Espagnol du XVIe siècle, dit Manuel avec son sourire sérieux et descendant.
— Mais, dites-moi, vous n'êtes pas un musicien professionnel. Où diable avez-vous appris l'orgue ?
— C'est le résultat d'un chantage. L'abbé chargé de m'enseigner le latin le faisait une heure sur deux ; la seconde était pour mon plaisir. Au début, mon plaisir fut d'ailleurs remplacé par le sien : il mettait une aiguille d'ivoire, grand luxe pour l'époque, à un phono de marché aux puces au pavillon en volubilis, et jouait du Verdi. J'ai su l'Africaine par cœur. Ensuite j'ai exigé des leçons de tactique (de tactique, mon colonel !). Il m'a fait observer que ce n'était ni de ses connaissances ni de son caractère ; mais il a apporté une boîte à chaussures pleine de soldats découpés...
Sur des civières et dans des couvertures passaient des soldats de chair vivante ou morte.
— Puis les disques de Palestrina ont paru. Dans l'espoir perfide de se délivrer de la tactique, il les a fait passer sous l'aiguille d'ivoire et le pavillon en volubilis. Plein succès : j'ai abandonné la tactique, et exigé l'orgue. J'étais bon pianiste.
— Eh bien, fils, il n'y a pas que de mauvais prêtres, dit le Vieux canard, ironique.
Manuel en vint ingénieusement à ses camions, mais à peine avait-il commencé :
— Toute stratégie est inutile, dit Ximénès : jusqu'à ce que les ordres arrivent, ces camions-ci sont sacrés.
— Évidemment : ils ont été trouvés dans une église. Mais vos carabiniers ont des camionnettes.
Ximénès rigola, un œil fermé comme naguère.
— Rien à faire. Vous serez général à trente ans, mais vous n'aurez pas mes camions. D'ailleurs, ils ne me suffisent pas. Allons en chercher d'autres ensemble.
— A la Sierra j'ai dit à une milicienne qu'elle avait de beaux cheveux ; je lui ai demandé de m'en donner un, elle m'a envoyé balader. Votre avarice est égale à la sienne.
— Annexez une clef anglaise et n'en parlons plus.
Ils partirent ; avant Brihuega, ils avaient déjà trouvé trois camions chacun. Les chauffeurs amenés par Gartner et ceux de Ximénès prenaient le volant et suivaient.
— Notre petit air de noce andalouse me plaît, dit Manuel.
— Nous sommes au kilomètre 88 ! leur cria un courrier.
La victoire était dans l'air.
Sur la place de Brihuega, devant le poste de commandement (tous les officiers responsables devaient passer là dans la matinée), Garcia et Magnin écoutaient un vieil olibrius en lavallière, pas rasé depuis des jours, et de toute évidence surgi d'une cave.
— Quand on s'est décidé à nous foutre à la porte, on a tout arrangé ; mais ils ont laissé les fils de fer auxquels nous pendions nos culottes. Et les guides ne savaient pas du tout comment expliquer les fils de fer. Sauf un. Un vieux copain ; un artiste, celui-là...
Il fit le geste de peigner de longs cheveux :
« Il faisait de l'aquarelle, et des vers, et tout : un artiste. Et alors, lui, il leur disait, aux touristes de l'Alcazar de Tolède : « Mesdames et Messieurs, le Cid Campéador il avait beaucoup à faire, naturellement ; quand il avait fini tous ses travaux, les ordres et les écrits et les expéditions, il venait dans cette salle. Tout seul. Et alors, voyez-vous, pour se reposer, qu'est-ce qu'il faisait ? Il se pendait au fil de fer, et hop ! il se balançait.
— Ce camarade était guide au palais de Guadalajara, dit Garcia à Manuel et à Ximénès ; et, autrefois, à Tolède.
C'était un vieil homme à favoris en pattes de lapin, avec le visage et le geste des acteurs de vocation, de ceux qui ne peuvent vivre que dans la fiction :
« Moi aussi j'aimais tout ça, les choses originales, avant d'avoir perdu ma première femme... J'ai parcouru le monde, j'étais avec un cirque. Chaque fois qu'il y avait quelque chose à voir, j'y courais. Mais, ici, toute cette histoire...
Il montrait du pouce la direction de Guadalajara, où le vent portait sous les nuages bas une odeur de charnier, et vers quoi se dirigeaient les prisonniers italiens.
« Toute cette histoire, et ces cardinaux, et même ces Greco, et les touristes et les autres, et toutes ces machines, quand on les a vues pendant vingt-cinq ans, la guerre quand on l'a vue six mois...
Il montrait toujours le sud-ouest, Guadalajara, Madrid, Tolède, comme s'il eût chassé des mouches avec indifférence.
Un officier vint parler à Manuel.
— Nous sommes au kilomètre 90 ! cria celui-ci, une solide tape sur le dos du chien. Ils abandonnent tout leur matériel !
— Voulez-vous que je vous dise, Monsieur ? reprit le guide.
Il haussa les épaules et dit, comme s'il eût résumé l'expérience de toute sa vie :
« Des pierres.
« Des pierres... Des vieilles pierres... C'est tout. Encore, si vous allez plus bas, vous aurez des choses qui valent la peine, des choses du temps des Romains ! Plus de trente ans avant Jésus-Christ ! Je dis : avant. Ça, c'est quelque chose. Sagunte, c'est grand. Ou parlez-moi des quartiers neufs de Barcelone. Mais les monuments ? Comme la guerre : des pierres...
Avec les prisonniers italiens passèrent quelques Maures.
— Vous, dit Garcia à Magnin, plus vous vous battez, plus vous vous enfoncez dans l'Espagne ; moi, plus je travaille, plus je m'en écarte. J'ai passé la matinée à interroger des prisonniers maures. Il y avait peu de Maures ici, mais il y en avait quand même. Il y en a partout. Vous souvenez-vous, Magnin, de Vargas me disant : il n'y a que douze mille Maures ! Bon. Il y a ici des Maures des possessions françaises en assez grand nombre. A l'heure actuelle, l'Islam en tant qu'Islam, que communauté spirituelle, est à peu près entre les mains de Mussolini. Les Français et les Anglais ont encore les cadres administratifs de l'Afrique du Nord, mais l'Italie en tient les cadres religieux. Et le premier résultat est que nous faisons ici, à Brihuega, des prisonniers maures et des prisonniers italiens. Agitation au Maroc français, Libye, agitation en Palestine, Égypte, promesse de Franco de rendre à l'Islam la mosquée de Cordoue...
Garcia aimait à parler : et les autres souhaitaient qu'il parlât. Ils ne lisaient que des journaux sur lesquels pesait la censure de guerre, et Garcia était renseigné. Mais ni Manuel ni Ximénès n'oubliaient leurs camions.
A la porte de la maison où il s'était réfugié pendant l'occupation par les Italiens, une femme appelait le guide.
« Maintenant, dit-il à Garcia, nous attendons Azaña à l'œuvre. Qu'est-ce qu'il fera ? C'est la grande inconnue...
L'index levé vers le ciel bas, il quitta soudain le ton mystérieux qu'il venait de prendre pour dire, avec la plus grande indifférence :
« Rien.
« Il ne fera rien. On ne peut rien faire... Franco, naturellement, c'est un gorille. Mais à part lui, avec Azaña ou Caballero, avec l'U.G.T. ou avec ceux de la C.N.T. ou avec vous, maintenant que je suis sorti de ma cave je servirai des clients et je guiderai des idiots, et je mourrai à Guadalajara en servant les clients et en guidant les idiots...
La femme l'appela de nouveau, et il partit.
— Il est réussi, dit Magnin.
— Dans la guerre civile la plus passionnée, répondit Garcia, il y a un grand nombre d'indifférents...
« Voyez-vous, Magnin, après huit mois de guerre, il y a quelque chose qui reste à mes yeux passablement mystérieux : l'instant où un homme décide de prendre un fusil.
— Notre ami Barca pensait là-dessus des choses sérieuses, dit Manuel.
Le chien-loup aboya, approbateur.
— Sur les raisons qui poussent à se battre, oui ; mais, ce qui m'intéresse, c'est l'instant, le déclenchement. On dirait que le combat, l'Apocalypse, l'espoir, sont des appeaux dont se sert la Guerre pour prendre les hommes. Après tout, la syphilis commence par l'amour. Le combat fait partie de la comédie que presque tout homme se joue à soi-même, et il engage l'homme dans la guerre comme presque toutes nos comédies nous engagent dans la vie. Maintenant, la guerre commence.
C'était ce qu'avait pensé Magnin dans l'Orion, et beaucoup d'autres sans doute. Cette conversation lui rappelait son entretien avec Garcia et Vargas, le soir de Medellin ; et il ressentait une fois de plus que l'aviation internationale était morte.
« Nous allons avoir le Japon dans la danse à brève échéance... dit Garcia. Un empire presque égal à l'Empire britannique se crée là-bas...
— Pensez à ce qu'était l'Europe quand nous avions vingt ans, dit Magnin, et à ce qu'elle est aujourd'hui...
Manuel, Gartner et Ximénès reprirent leur chasse aux camions ; Garcia prit Magnin sous le bras :
— Et Scali ? demanda-t-il.
— Une balle explosive dans le pied, sur Teruel. Perdra le pied...
— Où en était-il politiquement ?
— Euh... alors, oui : de plus en plus anarchisant, de plus en plus sorélien, presque anticommuniste...
— Ce n'est pas au communisme qu'il s'oppose, c'est au Parti.
— Dites donc, commandant, qu'est-ce que vous pensez des communistes ?
Encore, pensa Garcia.
— Mon ami Guernico, répondit-il, dit : « Ils ont toutes les vertus de l'action — et celles-là seules. » Mais, en ce moment, c'est d'action qu'il s'agit.
Sa voix baissa, comme toujours, lorsqu'elle résumait une expérience amère :
— Ce matin, j'étais chez les prisonniers italiens. Il y en avait un, pas jeune, qui pleurait comme un veau. Je lui demande ce qu'il a, il pleure, pleure, pleure... Enfin : « J'ai sept enfants... — Et alors ? » Je finis par comprendre qu'il est persuadé que nous allions fusiller les prisonniers. Je lui explique que non, il se décide à me croire. Tout à coup, furieux, il saute sur le banc, fait un discours en hurlements – dix phrases, on nous a trompés en Italie, etc. — et hurle : « A mort Mussolini ! » Réaction faible. Il recommence. Et les prisonniers, autour, répondent : « A mort ! » imperceptiblement, comme un chœur à bouches fermées, les yeux, terrifiés, vers les portes... Et pourtant, ils sont chez nous...
« Ce qui pesait là, Magnin, ce n'était aucune crainte de police ; pas davantage Mussolini lui-même : c'était le Parti fasciste. Et chez nous... Au début de la guerre, les phalangistes sincères mouraient en criant : Vive l'Espagne ! mais plus tard : Vivent les phalanges !... Êtes-vous sûr que, parmi vos aviateurs, le type du communiste qui au début est mort en criant : Vive le prolétariat ! ou : Vive le communisme ! ne crie pas aujourd'hui, dans les mêmes circonstances : Vive le Parti !...
— Ils n'auront plus guère à crier, car ils sont à peu près tous à l'hôpital ou dans la terre. C'est peut-être individuel. Attignies crierait sans doute : Vive le Parti ! d'autres, autre chose...
— Le mot parti trompe, d'ailleurs. Il est bien difficile de mettre sous la même étiquette des ensembles de gens unis par la nature de leur vote, et les partis dont toutes les grosses racines s'accrochent aux éléments profonds et irrationnels de l'homme... L'âge des Partis commence, mon bon ami... »
Tout de même, pensait Magnin, Garcia m'a affirmé naguère que l'U.R.S.S. ne pourrait pas intervenir. Il est intéressant, mais il n'est pas oracle. Le commandant serrait son bras, qu'il n'avait pas lâché :
« N'exagérons pas notre victoire ; cette bataille n'est nullement une bataille de la Marne. Mais enfin, c'est tout de même une victoire. Il y avait ici contre nous plus de chômeurs que de chemises noires, c'est pourquoi j'ai fait faire comme vous le savez la propagande des haut-parleurs. Mais enfin, les cadres étaient fascistes. Nous pouvons regarder ce patelin en agitant les sourcils, mon bon ami, c'est notre Valmy. Pour la première fois, ici, les deux vrais partis se sont rencontrés.
Des officiers sortaient du poste en se tapant sur les épaules :
— Kilomètre 92 ! crièrent-ils à la cantonade.
— Vous êtes passé par Ibarra ? demanda Magnin à Garcia.
— Qui, mais pendant le combat.
— Il y a dans tous les coins des bassines de riz. Il paraît que c'est du riz au lait ; que les Garibaldiens en demandaient depuis longtemps (ils détestent l'huile espagnole) et qu'on a pu enfin leur en faire. Alors, n'est-ce pas, le riz dans les bassines est recouvert de neige. Les premiers morts l'étaient aussi. On les a déneigés pour les enterrer ; tous ces visages de morts sont des visages heureux, un bon sourire sur les lèvres, le sourire de la gourmandise...
— Drôle de vie que la vie... dit Garcia.
Magnin pensait aux paysans. Il était loin d'avoir avec les idées la familiarité de Garcia ; mais la pratique de l'aviation donnait à sa pensée une relativité toute physique, qui suppléait parfois à la profondeur. Les paysans l'obsédaient : celui que Garcia lui avait envoyé, ceux à qui il demandait des autos dans les villages, ceux de toute la descente des montagnes, ceux qu'il avait vus combattre sous lui la veille.
— Et les paysans ? demanda-t-il seulement.
— Avant de venir, j'ai pris à Guadalajara un café à l'anis (toujours pas de sucre). Le bistrot se faisait lire le journal par sa petite fille, qui, elle, sait lire. Ou Franco, là où il est vainqueur, fera ce que nous faisons, ou il entrera dans une guérilla sans fin. Le Christ n'a triomphé qu'à travers Constantin ; Napoléon a été écrasé à Waterloo, mais il a été impossible de supprimer la charte française. Une des choses qui me trouble le plus, c'est de voir à quel point, dans toute guerre, chacun prend à l'ennemi, qu'il le veuille ou non...
Le guide était derrière Garcia, qui ne l'avait pas entendu revenir. Il leva l'index et plissa les yeux, tout son visage affiné par le mystère, malgré son nez de pochard.
« Le principal ennemi de l'homme, messieurs, c'est la forêt. Elle est plus forte que nous, plus forte que la République, plus forte que la révolution, plus forte que la guerre. Si l'homme cessait de lutter, en moins de soixante ans la forêt recouvrirait l'Europe. Elle serait ici, dans la rue, dans les maisons ouvertes, les branches par les fenêtres, — les pianos dans les racines, eh ! eh ! messieurs, voilà...
Quelques soldats entrés dans les maisons éventrées y jouaient du piano avec un doigt.
— Kilomètre 93 ! cria une voix d'une fenêtre.
De nouveaux prisonniers traversaient la place.
— Tas de salauds ! dit le guide. Pouvaient pas rester chez eux ?
Il baissa les yeux, et son regard rencontra ses souliers neufs.
« Jusqu'à mes souliers qui sont à eux ! Qu'est-ce qu'ils ont laissé comme matériel !
« Il y en a aussi qui sont de bons bougres. Chantez donc ! » cria-t-il, agitant les bras, à ceux qui passaient près de lui. Un des prisonniers répondit une phrase que le guide ne comprit pas.
« Qu'est-ce qu'il dit ?
— Les malheureux ne chantent pas, traduisit Garcia.
— Chante ta douleur, idiot ! répondit le guide en espagnol.
Les prisonniers s'éloignaient ; il les suivait du regard :
« Ça n'a pas d'importance, mon pauvre vieux ! Pas d'importance !
Au loin, au bataillon Garibaldi, jouait un accordéon.
« Comme ça n'a pas d'importance !... A Guadalajara, je suis gardien d'un jardin. Les lézards viennent... Quand j'étais aux Indes, avec le cirque, j'ai appris un air hindou ; je le siffle, et les lézards viennent sur ma figure. Il suffit de fermer les yeux. Et de savoir l'air. Et alors, quoi ? La guerre, la guerre, les prisonniers, les morts... Et quand ce sera fini, je m'allongerai comme d'habitude sur le banc, je sifflerai, et les lézards viendront sur ma figure...
— J'aimerai à voir ça, plus tard, dit Magnin en tirant sa moustache.
Le guide le regarda, leva l'index de nouveau :
— Personne, monsieur, personne.
Et, inclinant l'index vers la porte d'où on l'avait appelé :
« Pas même ma seconde femme. »
— Kilomètre 94 ! cria un second courrier.