Jusqu'à la nuit, Manuel avait été traducteur : Heinrich, l'un des généraux des brigades internationales qui se formaient à Madrid, inspectait le front (si l'on peut dire) du Tage : depuis Talavera jusqu'à Tolède, sauf chez Ximénès et deux ou trois autres, pas de lignes de vigilance, pas de lignes d'écoute, des réserves sans organisation ni protection ; les mitrailleuses, mauvaises et mal placées.
Heinrich, en uniforme, casquette à la main, la sueur ruisselant sur son crâne rasé pour qu'on ne vît pas ses cheveux blancs, bottes sonnant sur la terre crevassée de la fin de l'été, avait rectifié, rectifié, avec l'optimisme résolu des communistes.
Manuel avait appris de Ximénès comment on commande, il apprenait maintenant comment on dirige. Il avait cru apprendre la guerre, et depuis deux mois, il apprenait la prudence, l'organisation, l'entêtement et la rigueur. Il apprenait surtout à posséder tout cela au lieu de le concevoir. Et, montant dans la nuit vers l'Alcazar où une fluide masse de feu ondulait comme une méduse incandescente, il s'apercevait qu'après onze heures de modifications apportées par Heinrich, il commençait à sentir en son corps ce qu'était une brigade en combat. Perdues dans la fatigue, des phrases de chefs d'armée bourdonnaient dans sa tête, mêlées au bruit du feu : « Le courage n'admet pas l'hypocrisie. — Ce qu'on écoute on l'entend, ce qu'on voit on l'imite », l'une de Napoléon, l'autre de Quiroga. Ximénès, lui, avait découvert Clausewitz ; sa mémoire tournait à la bibliothèque militaire, mais la bibliothèque n'était pas mauvaise. La fournaise de l'Alcazar se reflétait dans les nuages bas comme un ruisseau qui flambe se reflète dans la mer. Toutes les deux minutes, un canon lourd tirait sur le brasier.
Heinrich voulait ce que voulait la partie la plus active de l'état-major espagnol : en conservant les gardes d'assaut comme troupes de choc, et en attendant l'entrée en action des internationaux, étendre autant que possible le Ve corps ; puis, quand ses unités seraient assez nombreuses, les verser dans l'armée régulière dont elles constitueraient le noyau et où elles permettraient d'introduire la discipline révolutionnaire comme les premiers éléments communistes avaient permis d'élaborer le 5e régiment. Les bataillons d'Enrique devenaient un corps d'armée. Manuel avait commencé avec la compagnie motorisée ; il avait commandé un bataillon sous les ordres de Ximénès, il allait prendre à Madrid le commandement d'un régiment. Mais ce n'était pas lui qui « montait », c'était l'armée espagnole.
La face éclairée en orangé par les courtes flammes rageuses de l'Alcazar, il montait à Santa-Cruz, à travers le vent, une tige de fenouil à la main, voir l'état de la mine. Heinrich, dans la ville, sa nuque rasée d'officier allemand faisant des plis comme un front, attendait le téléphone de Madrid.
Quand retombait avec le vent le bruit du canon et des fusils, un autre bruit continuait, faible et poignant ; le bruit crépitant, étouffé des flammes du toit de l'Alcazar. Ce bruit-là s'accordait à l'odeur qui rendait dérisoire le canon, les appels éloignés, et tout ce qui venait de l'agitation des hommes : l'odeur de feu et de cadavres mêlée, si épaisse qu'il semblait que l'Alcazar n'y pût suffire, qu'elle ne pût être que l'odeur même du vent et de la nuit.
Il était devenu indispensable de jeter les milices de Tolède dans la bataille du Tage. A l'exception des souterrains, l'Alcazar devait sauter dans la nuit, et on évacuait la ville. Des paysans passaient, avec leurs cochons et leurs chèvres, en longues files silencieuses dans la nuit rouge, éclairées non par l'Alcazar mais par l'incendie des nuages.
Quand Manuel arriva dans la salle de Santa-Cruz, l'un des commandants de Tolède était là. Quarante ans, la casquette d'uniforme en arrière de la tête.
— Alors, alors ! Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Il avançait vers Manuel, les mains dans les poches, cordial, protecteur, bourru.
— Quand la mine sera-t-elle prête ? demanda celui-ci.
Le commandant le regarda.
— Quand ils auront fini... Demain...
Et l'air de dire : avec ces abrutis, sait-on jamais ? Et aussi d'un œil rigoleur, l'air de trouver tout ça très drôle. Manuel n'était pas sans sympathie pour la tristesse de Hernandez, mais cette ironie indifférente et supérieure le crispait. Et, depuis la chute qu'il avait faite avec Ramos, la dynamite lui semblait une arme romanesque, et par là suspecte.
Les bruits de la guerre, un instant, s'arrêtèrent : dans le silence, on entendit régulièrement des coups à la fois métalliques et sourds, qui semblaient venir du plancher et des murs.
— C'est la mine ? demanda Manuel.
Les miliciens firent signe que oui. Manuel pensait qu'à la même minute, les fascistes de l'Alcazar l'entendaient de la même façon.
Le chef des mineurs arrivait.
— A quelle heure espères-tu avoir fini ? Au plus tôt et au plus tard.
— Entre trois et quatre.
— Sûr ?
Le mineur réfléchit.
— Sûr.
— Qu'est-ce qui sautera ?
— Ça, alors, on peut pas affirmer...
— A ton avis.
— Toute la partie avancée.
— Pas plus ?
Le mineur réfléchit encore :
— Ils disent que si. Moi, je ne crois pas. Les caves sont pas l'une sur l'autre, elles sont étagées, elles suivent la forme du rocher.
— Merci.
Le mineur repartit. Manuel, le fenouil dans la main gauche, prit le commandant sous le bras.
— Si on se bat demain, prenez garde, camarade : vos nids de mitrailleuses sont trop bas. Aucun n'est camouflé : on les voit à la lueur du feu.
Il sortit dans la nuit rousse. L'odeur de cadavres et de pierre chaude l'entoura, disparut une seconde dans le vent, remonta et reprit possession du jardin plein de manteaux.
Il inspecta l'un après l'autre des postes consternants, jusqu'aux parties de l'Alcazar prises par les républicains. Là, tout changeait : des gardes d'assaut, des gardes civils et des miliciens organisés. Mais il restait inquiet : l'attaque qui devait succéder à l'explosion n'avait été préparée par aucun spécialiste militaire.
Entre les coups de pilon du canon, il entendait encore le bruit de la mine, qui, maintenant, montait de la terre à travers ses jambes. Dans leurs souterrains, sans doute les ennemis l'entendaient-ils plus nettement encore...
Heinrich, au téléphone, attendait la réponse relative à la défense de Madrid. Il voulait défendre Tolède ; mais, que Tolède résistât ou tombât, il demandait l'abandon du système des petites unités, et la constitution d'une forte réserve, appuyée par le 5e régiment. Franco, qui commençait à chercher des chevaux-blancs-pour-entrée attendait beaucoup du soulèvement des fascistes de Madrid, et ses troupes avançaient trop vite.
Hernandez, son service terminé, était attablé avec son ami Moreno, à la Permanence des milices, le seul lieu de Tolède où l'on pût encore boire de la bière tiède. Le lieutenant Moreno, incarcéré par les fascistes le jour même du soulèvement, condamné à mort, et délivré par un heureux hasard lors d'un transfert de prison à prison, avait pu regagner Madrid trois jours plus tôt. Il venait d'être appelé pour donner des renseignements : il avait été, comme Hernandez, élève de l'école militaire de Tolède. Devant les fenêtres grandes ouvertes, des miliciens s'agitaient comme le cœur bleu des flammes au bas de l'immense incendie.
— Tous fous, dit Moreno entre ses mèches. Ses cheveux noirs et lourds, partagés au milieu, tombaient et masquaient son visage. Hernandez le regarda, interrogateur. Ils étaient unis depuis quinze ans dans une amitié indifférente, faite de confidences sentimentales et de souvenirs.
— Je ne crois plus à rien de ce à quoi j'ai cru, dit Moreno, à rien. Et pourtant je pars demain soir en premières lignes.
Il releva ses cheveux. Sa beauté était célèbre à Tolède : nez aquilin, yeux très grands, le masque conventionnel de beauté latine — rendu singulier cette nuit par les cheveux qu'il avait laissés très longs, comme pour témoigner de la prison dont il était délivré. Il était mal rasé, et ce qu'on voyait de sa barbe était gris.
Les maisons masquaient l'Alcazar, mais non sa réverbération. Sous cette lumière qui prenait l'un après l'autre tous les tons des raisins noirs, et qui, venue des nuages, plaquait les ombres sur les pavés, les miliciens passaient, dans le bruit régulier du canon.
— Pendant ton emprisonnement, qu'est-ce qui t'a demandé le plus de force ?
— D'apprendre à m'aveulir...
Depuis longtemps Hernandez soupçonnait Moreno d'une singulière complaisance à l'égard du tragique. Mais son angoisse, dont le capitaine ne discernait pas la nature, était évidente.
Ils se turent un instant, attendant le canon. L'exode, invisible, emplissait la nuit du grincement de ses charrettes.
— Mon emprisonnement, mon vieux, a eu moins d'importance que ma condamnation à mort. Ce qui a changé... Je croyais penser quelque chose des hommes. J'étais un marxiste, le premier officier marxiste, je crois bien. Je ne pense pas le contraire, non : je ne pense plus rien.
Hernandez n'avait nulle envie de discuter du marxisme. Des miliciens couraient, avec un bruit de fusils.
— Écoute bien, reprit Moreno : quand j'ai été condamné à mort, j'ai été autorisé à descendre dans le patio. Tous ceux qui étaient là étaient condamnés pour leur pensée politique. On ne parlait jamais de politique. Jamais. Celui qui aurait commencé aurait instantanément fait le vide autour de lui.
Une milicienne bossue apporta une enveloppe à Hernandez. Moreno éclata de rire, nerveusement.
— Du point de vue de la révolution, dit-il, qu'est-ce que tu fais de cette comédie ?
— Ce n'est pas seulement une comédie.
Hernandez suivait du regard la bossue, qui partait : mais, au contraire de Moreno, il ne voyait d'elle que son élan, et la regardait avec amitié ; autant qu'il en put juger à travers la nuit couleur d'aubergine, les miliciens aussi. Elle était dans le jeu : jusque-là, sans doute avait-elle été dans la solitude. Le capitaine releva sur Moreno son regard de myope : il commençait à se méfier.
— Tu pars demain soir pour le front ?...
Moreno hésita, fit tomber son verre et n'y prit pas garde. Il ne quittait pas Hernandez du regard.
— Je pars cette nuit pour la France, dit-il enfin.
Le capitaine se tut. Un milicien étranger, ignorant qu'il n'avait pas à payer, frappa son verre d'une pièce d'argent. Moreno prit un sou dans sa poche, le lança comme s'il eût joué à pile ou face, le recouvrit de sa main sans regarder de quel côté il était retombé, sourit d'un sourire assez trouble. Sur ce masque parfaitement régulier, tout sentiment profond mettait une expression d'enfance.
— Au début, mon vieux, nous n'étions pas dans une prison ; nous étions dans un vieux couvent : lieu tout désigné, évidemment. Dans la prison précédente, on ne voyait rien, on n'entendait rien. (C'était toujours ça.) Au couvent on avait de la chance ; on entendait tout. La nuit, des salves.
Il leva sur Hernandez des yeux inquiets. Dans son expression d'enfance, il y avait une sorte de naïveté, mais aussi quelque chose de hagard.
— Crois-tu qu'on fusille avec des phrases ?
Et, sans attendre la réponse :
— Être fusillé pendant qu'un phare t'éclaire... Il y avait des salves, et il y avait aussi un autre bruit ; on nous avait retiré notre argent, mais pas la petite monnaie. Alors presque tous les types jouaient à pile ou face. Irons-nous demain dans le patio, par exemple ; ou bien le peloton d'exécution. Ils ne jouaient pas en un coup, ils jouaient en dix, en vingt. Les salves venaient de loin, étouffées, à cause des murs, du matelas d'air ; entre elles et moi, la nuit, il y avait ce petit chahut de cuivre à droite, à gauche, tout autour. Mon vieux, je sentais l'étendue de la prison à l'éloignement du son des sous.
— Et les gardiens ?
— Une fois, un a entendu un tintement. Il a ouvert la porte de ma cellule, gueulé : perdu ! et refermé. J'ai eu des gardiens moches. Je dis : moches. Mais pas là. Tu entends le petit bruit des fourchettes ? c'était aussi fort. Et puis, peut-être qu'on finissait par en entendre qui n'existaient pas. Ça rend nerveux. Des fois, j'étais dans le son des sous comme on est dans la neige. Et ils n'avaient pas été, comme moi, arrêtés le premier jour, les types : c'étaient des combattants. C'était poignant et idiot : en somme, ils jetaient des sous à la mort. Dis donc, mon vieux, qu'est-ce que ça voulait dire, là-dedans, l'héroïsme ?
Il prit la pièce sous la main, la lança.
— Face, dit-il, étonné.
Il la remit dans sa poche. Hernandez avait vu Moreno combattre, autrefois, contre les troupes d'Abd-el-Krim, et le savait brave. Le canon tirait toujours contre l'Alcazar, dont le grésillement était coupé par le cri strident des essieux des charrettes.
« Écoute, mon vieux : il n'y a pas de héros sans auditoire. Dès qu'on est vraiment seul, on comprend ça. On dit qu'être aveugle est un univers ; être seul c'en est un aussi, tu peux me croire. Là-dedans, on s'aperçoit que ce qu'on pense de soi est une idée de l'autre monde. Du monde qu'on a quitté. Du quai des ballots. Tu peux penser quelque chose de toi dans cet univers-là, mais tu as simplement l'impression d'être fou. Tu te souviens de la confession de Bakounine ? C'est ça. Les deux mondes ne communiquent pas. Il y a le monde où les hommes meurent ensemble, en chantant, en serrant les dents ou comme ils voudront, — et puis, derrière, mon vieux, il y a ce couvent avec... »
Il reprit le sou dans sa poche, le fit sonner et tressaillit. Puis il le ramassa sans regarder de quel côté il était tombé : son regard demeurait fixé sur la rue.
« Regarde-les. Non mais, regarde-les ! les uns après les autres. Et je t'embrasse, et je t'admire, et je suis historique, et je pense ! Tout ça dans un cachot : des sous qu'on jette...
« Il y aura encore quand même sur la terre des pays sans fascistes, avant que je ne meure. Quand j'ai été délivré, j'ai été saoul du retour, je me suis présenté pour reprendre le service. Mais maintenant, je vois clair. Chaque homme est menacé de sa vérité, souviens-toi. Sa vérité, hein, ça n'est pas même la mort, pas même la souffrance, c'est un sou, mon vieux, c'est un sou...
— En quoi, pour un athée comme toi, l'instant de la mort est-il plus valable, plus important si tu veux, quant au jugement qu'il fait porter sur la vie, que tout autre instant ?
— On peut tout supporter, même dormir en sachant qu'on va perdre des heures de vie et qu'on sera fusillé le lendemain ; on peut déchirer les photos de ceux qu'on aime parce qu'on en a assez de s'affaiblir à les regarder ; on peut s'apercevoir avec plaisir qu'on est encore en train de sauter comme un chien pour jeter inutilement un coup d'œil par la meurtrière, — et le reste... Je dis : tout. Ce qu'on ne pourrait pas supporter, ce serait d'être sûr, quand on vous gifle ou qu'on vous assomme, qu'après on vous tuera. Et qu'il n'y aura rien autre.
La passion tendait son visage de cinéma, qui venait de reprendre, dans l'éclairage tour à tour fauve et violet de la fournaise invisible, une véritable beauté.
« Mais non, mon vieux, rends-toi compte ! A Palma, je suis resté quatorze jours en cellule. Quatorze. Une souris venait chaque jour à la même heure : une horloge. L'homme étant, comme chacun sait, l'animal qui sécrète l'amour, je me suis mis à aimer cette souris. Le quatorzième jour j'ai eu le droit de sortir dans le patio, j'ai pu causer avec d'autres prisonniers ; alors, en rentrant dans la cellule, le soir même, la souris m'a embêté.
— On ne sort pas d'une épreuve comme celle que tu viens de subir sans en garder quelque chose ; tu devrais d'abord manger, boire et dormir, — et penser le moins possible...
— Facile à dire. Mon vieux, l'homme n'a pas l'habitude de mourir, mets-toi bien ça dans la tête. Pas du tout l'habitude de mourir. Alors, quand ça lui arrive, il s'en souvient.
— Même sans être condamné à mort, vois-tu, on apprend ici bien des choses que l'homme n'est peut-être pas fait pour apprendre... J'ai appris, moi, quelque chose de simple : on attend tout de la liberté, tout de suite, et il faut beaucoup de morts pour faire avancer l'homme d'un centimètre... Cette rue a dû être à peu près comme ça, une nuit, sous Charles Quint... Et quand même le monde a changé depuis Charles Quint. Parce que les hommes ont voulu qu'il change, malgré les sous — peut-être même en n'ignorant pas que les sous existent quelque part... Rien ne peut être plus décourageant que de combattre ici. N'empêche que la seule chose au monde qui soit aussi... lourde que ton souvenir, c'est l'aide que nous pouvons apporter aux types qui sont en train de passer devant nous sans rien dire.
— Je me disais des choses de ce genre dans ma cellule, le matin. A la tombée du jour, mon vieux, la vérité revenait. Le soir est ce qu'il y a de pire : tu sais, quand on a beaucoup marché sur trois mètres de large et que les murs commencent à se rapprocher, ça rend intelligent ! Les cimetières des révolutions sont les mêmes que les autres...
— Tous les grains pourrissent d'abord, mais il y a ceux qui germent... Un monde sans espoir est irrespirable. Ou alors, physique. C'est pour ça que tant d'officiers s'en arrangent si bien : la vie a toujours été physique pour presque tous. Mais pas pour nous.
« Tu devrais demander quinze jours pour te soigner. Et si, ensuite, calmement, tu regardes les miliciens en ne voyant d'eux que leur comédie, si rien en toi n'est lié à l'espoir qui est en eux, alors, va en France : qu'est-ce que tu veux faire ici ?... »
Derrière des groupes silencieux passaient des charrettes bosselées de paniers et de sacs, où brillait un instant l'éclat écarlate d'une bouteille ; puis, sur des ânes, des paysannes sans visage, et dont pourtant on devinait le regard fixe, avec la séculaire détresse des Fuites en Égypte. L'exode coulait, enfoui sous ses couvertures dans cette odeur de feu, scandé par le battement profond et rythmé du canon.
Des étoiles tranquilles, toutes les collines descendent vers une déclivité par où viendront les tanks ennemis. De loin en loin, dans une ferme, un petit bois, derrière un rocher, les groupes de dynamiteurs attendent.
Les lignes républicaines de Tolède sont à deux kilomètres en arrière.
Sous quelques oliviers, une dizaine de dynamiteurs sont couchés. L'un, allongé sur le ventre, le menton dans ses mains, ne quitte pas du regard la crête où se trouve le guetteur. Les autres ont presque tous à la bouche une cigarette, mais elle n'est pas encore allumée.
La Sierra tient, le front d'Aragon tient, le front de Cordoue tient, Malaga tient, les Asturies tiennent. Mais les camions de Franco avancent à toute vitesse le long du Tage. Et à Tolède, ça va mal. Comme toujours quand ça va mal, les dynamiteurs parlent de 1934 aux Asturies. Pepe raconte Oviedo aux renforts qui viennent d'arriver de Catalogne : cette défaite-là a été suivie du front populaire.
« On avait pris l'arsenal. On croyait qu'on était sauvé et hors d'affaire ; tout ce qu'il y avait là-dedans, on ne pouvait rien en faire. Et les douilles sans amorces, et les obus sans fusées... Pour les obus, on s'en est servi comme de boulets : c'est comme ça qu'on les a employés. Y avait le bruit, ça donnait confiance quand même, c'était pas inutile.
Pepe se retourne sur le dos : au-dessus des oliviers, la lumière de la lune brille comme la fine poussière des feuilles argentées.
« Ça donnait confiance. Elle nous poussait, la confiance. Elle nous a même poussés jusqu'en tôle. »
La lune éclaire sa tête de sympathique cheval.
— Tu crois qu'ils entreront à Tolède ?
— Et ta sœur ?
— T'emballe pas, Pepe ! Moi, Tolède... c'est la pagaille... c'est sur Madrid que je compte.
— Et chez nous, ça l'était pas la pagaille ?
— Sans la dynamite, dit une autre voix, on était liquidés dans les trois jours. On a essayé de se débrouiller à l'arsenal, avec les copains qui savaient charger, mais c'était pas vrai ! A la fin les gars partaient au front avec cinq balles chacun ; tu te rends compte : cinq balles ! Dis donc, Pepe, tu te rappelles, les femmes avec les paniers à salade et les sacs ? J'ai déjà vu glaner dans ma vie, mais des douilles, c'était la première fois ! Elles pensaient plus qu'à leurs douilles, elles trouvaient qu'on tirait pas assez vite ! Malheur !
Aucun n'a tourné la tête : cette voix-là, c'est Gonzalez. Y a-t-il un timbre de voix réjouie qui n'appartienne qu'aux gros hommes ? Tous écoutent, en même temps qu'aux aguets, ils attendent le bruit lointain des chars.
— Avec la dynamite, reprend Pepe, on a fait du bruit et du boulot. Tu te souviens des lance-pierres de Mercader ?
Mais c'est vers les Catalans qu'il se tourne : eux n'ont pas connu Mercader.
— C'est un gars judicieux qu'avait fait des espèces de machines à lancer les grosses charges de dynamite. Des lance-bombes, en somme. Comme pour les guerres de dans le temps ; ça se tendait avec des cordes. Il fallait trois hommes. Au début, les Maures, quand ils ont reçu de vraies charges à deux cents mètres ils ont été plutôt épatés et ahuris. On avait aussi fabriqué des boucliers ; ça n'était pas si bien, ça faisait cible.
Au loin, une bande de mitrailleuse part, s'arrête, repart, perdue comme un bruit de machine à coudre dans l'immensité nocturne. Mais toujours pas ces tanks.
— Eux, ils avaient fabriqué des avions, dit une voix amère.
Histoires à la fois épiques et dérisoires dans cette vallée que guettent les lignes parallèles des chars. Sans doute les dynamiteurs sont-ils le dernier corps où l'homme compte contre la machine. Les Catalans sont là comme ils seraient ailleurs ; mais les Asturiens tiennent à leur passé ; ils le continuent. Ils sont la plus vieille Jacquerie d'Espagne, enfin organisée ; les seuls peut-être pour qui la légende dorée de la révolution grandisse avec l'expérience de la guerre, au lieu d'être broyée par elle.
— Maintenant, la cavalerie maure a des fusils-mitrailleurs...
— On les emmerde !
— A Séville, c'est plein d'Allemands ; tous des spécialistes.
— Et les directeurs des prisons.
— On dit que deux divisions italiennes sont parties...
— Les copains tiennent pas très bien, hein, contre les tanks ?
— Ils ont pas l'habitude...
De nouveau, ils luttent contre la menace à coup de passé :
— Chez nous, reprend Pepe, le plus fou, ç'a été la fin. Au comité central paysan, les gars étaient pas mal. Seulement sans secours et débordés. Les Maures s'amenaient, il restait trois heures pour que leur boucle soit fermée. On avait encore des gars et de la dynamite, mais rien pour la mettre. On faisait des espèces de pétards avec des journaux et des boulons. Pour les armes, valait mieux plus en parler ; elles étaient liquidées et supprimées. Le copain envoyé la veille à l'arsenal, il était revenu avec un bout de journal où le responsable avait crayonné que, si c'était pour les munitions, c'était pas la peine d'en envoyer encore chercher, vu qu'il restait pas une seule cartouche. Pour les dernières, les copains qui chargeaient avaient partagé. Cinq chacun. Et ils étaient partis au front avec leur fusil. Un point. Vous vous rendez compte : ça allait bien et parfaitement. Ceux du comité central paysan, ils étaient occupés à faire la gueule autour de leur table, vu que c'était à peu près tout ce qu'ils pouvaient faire. Y avait des tas de copains autour. On ne disait rien et on se taisait. Les mitrailleuses des bicots commencent à se rapprocher comme en ce moment. Et puis, une espèce de chahut... comment dire, comme si on l'étouffait, un chahut sans bruit, quoi : les timbales et les couteaux sur la table et le portrait au mur, ça se met à trembloter. Qu'est-ce que c'est que ça ? On a compris à cause des cloches : les troupeaux qui s'amenaient, vu qu'ils avaient la trouille des bicots qui tiraient à tort et à travers. Les v'là qui s'amènent dans la rue. Jusqu'à ce qu'un gars du comité, roublard et judicieux, gueule : on fait une barricade. On enlève les cloches aux ruminants (c'était pas les plates, c'était celles des montagnes, épaisses). On a soulagé tous les bestiaux de leurs sonnailles, on en a fait des grenades, et c'est comme ça qu'on a tenu trois heures, et qu'on a pu évacuer tout ce qui devait être évacué et renvoyé.
« Alors, après tout, les tanks, on les emmerde : maintenant, quand même, on a de quoi se défendre. »
Pepe se souvient aussi du train blindé. Toujours la guerre avec les mains. Mais depuis qu'ils sont organisés, sans fusils antitanks, ils arrêtent les chars.
Au loin, un chien aboie.
— Et l'âne, l'âne, Gonzalez !
— La guerre, quand on se rappelle, c'est toujours les moments marrants... Malheur !
Beaucoup de dynamiteurs sont silencieux, ou incapables de raconter. Pepe, Gonzalez, quelques autres, sont les professionnels du récit et de l'animation. Sans doute, les chars n'osent-ils pas attaquer de nuit ; ils ne connaissent pas assez le terrain et craignent les fosses. Mais le jour va bientôt se lever. Va pour l'âne.
— L'idée d'envoyer le bourricot, c'était une riche idée. On l'avait chargé de dynamite, on avait allumé la mèche, et allez, hop ! chez les Maures. Le bourricot se débine, les oreilles en l'air, sans trop soupçonner de quoi il retourne. Seulement voilà les autres qui commencent à lui tirer sur la gueule. Aux premières balles il agite les oreilles comme si c'étaient des mouches, s'arrête, se pose des questions. Sans doute pas d'accord : le voilà qui se ramène. Ah ! mais non ! Nous aussi, on commence à tirer. Seulement, nous, il nous connaissait, en somme ; alors, toutes réflexions faites, balles pour balles, il aimait mieux revenir chez nous... »
Une explosion telle que la terre semble s'être fendue quelque part dans sa profondeur, fait tomber en pluie feuilles et brindilles mortes.
Dans l'énorme foudre rouge montée de Tolède, tous violets dans la nuit, bouche ouverte, sans regard, ont vu la face qu'ils auront quand ils seront morts.
Toutes les cigarettes sont tombées.
Ils connaissent le son des explosions. Ce n'est pas une mine. Ni la dynamite. Ni une poudrière.
— Une torpille ?
Aucun d'eux n'en a entendu ni vu, d'ailleurs. Ils écoutent. Il semble bien que vienne de là-haut un bruit d'avion ; mais peut-être est-ce celui des camions des Maures.
— Y a une usine à gaz à Tolède ? demande Gonzalez.
Personne ne sait. Mais tous pensent à l'Alcazar.
Ce qui est clair, c'est que quelque chose va mal là-bas pour les fascistes. Là où s'est éteinte la gerbe convulsive, le ciel reste rouge : l'incendie ou l'aube ?
Non : l'aube se lève de l'autre côté. La voici qui commence et il semble qu'une fraîcheur de feuilles tombe des oliviers.
Il n'y a plus de place pour les souvenirs. Maintenant, partout où les dynamiteurs sont postés, ils attendent. L'ennemi et le jour.
Ils ont repris leurs cigarettes, qu'ils n'ont toujours pas allumées. C'est le silence sur la campagne espagnole, le même qu'à l'arrivée des premiers Maures, le même que pendant tant de jours de paix et tant de jours de misère. La barre blanche de la petite aube commence à s'allonger au ras de l'horizon. Au-dessus de la tête des hommes couchés, la nuit peu à peu se décompose. Tout à l'heure ce sera l'appel profond du jour ; mais maintenant c'est seulement la tristesse misérable de l'aube, l'heure blême. Dans les fermes commencent les cris désolés des coqs.
— Ricardo se ramène ! crie Pepe.
Le guetteur revient en courant. Venus de la même désolation, dressés comme s'ils ne menaçaient pas la terre, mais le ciel pâle, les premiers chars ennemis dépassent la crête.
Gonzalez, puis Pepe, puis chacun des autres allume sa cigarette. Partout, à la rencontre des tanks, des taches d'hommes commencent à se glisser.
Peut-être les tankistes savent-ils qu'ils sont là, mais ils ne les voient pas : courbés ou couchés, les dynamiteurs sont sur le fond de terre de la vallée, tandis que les chars sont cabrés sur le ciel.
A droite de Gonzalez, un des Catalans, un jeune homme qui, depuis qu'il est là, n'a presque rien dit ; à sa gauche, Pepe. A peine Gonzalez les voit-il. Il sent leur marche souple dans l'aube, — leur marche d'hommes. Au début de chaque combat, ses amis lui semblent un moment des mollusques privés de leur carapace : mous, souples, sans défense. Il est le plus gros de tous, et les sent chétifs. Les chars, qui ne sont pas sans carapace, eux, avancent avec un bruit qui tourne au chahut ; en face, la ligne tremblante de dynamiteurs glisse dans un extraordinaire silence.
Les tanks sont sur deux lignes, mais si écartés les uns des autres que les dynamiteurs n'en tiendront pas compte : à chaque groupe son tank, comme s'ils étaient en file. Quelques Catalans ont mal caché leur cigarette dans leur main. Idiots ! devrait penser Gonzalez. Il regarde ces points imperceptibles : il est un peu en arrière, peut-être sont-ils moins visibles de l'avant. Il avance avec eux, soulevé par la même marée, par une exaltation fraternelle et pure. En son cœur, sans quitter du regard le tank qui vient vers lui, il chante le chant profond des Asturies. Jamais il ne saura davantage ce que c'est qu'être un homme.
Il va se trouver à découvert. Le jour monte. Pepe vient de se planquer. Gonzalez s'allonge. Le tank est à quatre cents mètres, et il ne le voit pas sur les herbes en silhouette devant ses yeux : des graminées, ces épis d'herbe qu'enfant il faisait grimper dans les manches des copains, une sorte d'avoine sauvage et une marguerite, sur une haute tige ; déjà les fourmis s'y baladent. Aussi une minuscule araignée. Des êtres vivent ainsi, au ras de terre, dans cette palmeraie d'herbes, loin de la vie et de la guerre. Derrière deux fourmis très occupées arrive de toute sa vitesse la tache grondante et secouée du tank oblique. Il n'est pas sur le terrain plat : si la dynamite est bien lancée, il basculera. Gonzalez ramène son corps sur le côté.
Il faut que le char passe à droite. Gonzalez est protégé de la tourelle par un léger remblai — jusqu'à ce que le tank arrive à sa hauteur. Ce sera à celui des deux qui tuera le plus tôt. Le tankiste va avoir le soleil levant dans l'œil. Gonzalez s'assure que rien ne retient son bras droit.
Qu'a foutu le Catalan ? Le tank de droite tire. Celui de Gonzalez arrive à toute vitesse, toujours oblique, sur les fourmis énormes, à dix centimètres de son œil. Gonzalez saute, lance la dynamite dans un fracas de mécanique et de mitrailleuses, se jette lui-même à terre du même mouvement, comme s'il plongeait dans l'explosion.
Il soulève la tête dans le bruit des cailloux qui s'abattent : le tank, ventre en l'air, est tombé sur sa tourelle. C'est par le sommet de la tourelle qu'il s'ouvrait. Le jour se lève sur une de ses chenilles qui continue à tourner.
Gonzalez est couché par terre, mais nullement protégé. Le canon de la tourelle, retourné, ne bouge pas. Une bombe dans la main, Gonzalez guette.
Dans les rais obliques du soleil, la chenille tourne de plus en plus lentement, comme la roue d'une loterie.
Gonzalez tient sa cigarette près de la dernière bombe. La mitrailleuse du capot ne bouge pas. Les deux hommes sont tués ou blessés ; sinon, la tête en bas dans ce tank retourné, dont ils ne peuvent sortir puisque la tourelle supporte tout le poids du tank. Si le réservoir se renverse, avant cinq minutes ils flamberont : la guerre civile.
Toujours rien. La chenille s'est arrêtée.
Gonzalez se retourne. L'artillerie républicaine ne tire pas. Y a-t-il une artillerie républicaine ? Il se lève sur les genoux. Dans la vallée marquée par les sillons des chenilles comme la mer par ceux des navires, son tank, deux, trois, quatre, cinq tanks hors de combat, avec les formes préhistoriques des chars écroulés ou retournés. (Au premier qu'il a vu retourné, il a cru être en face d'un nouveau modèle.) Deux flambent. Bien au-delà, dans le jour qui maintenant a tout envahi, les derniers tanks, peu à peu cachés par une bosse du terrain, foncent sur les lignes républicaines, — les dernières avant Tolède.
Les tanks ont passé.
— Le Catalan ? demande Gonzalez.
— Tué, dit Pepe.
Malgré le jour maintenant éclatant, on ne voit pas les morts parmi les herbes. Des balles viennent autour des deux dynamiteurs. Pepe imite leur sifflement idiot, et se replanque.
Au-dessus de la crête, arrivent les taches blanches des turbans maures.
La fumée qui, après l'explosion, enveloppait encore l'Alcazar béant, avait, dans la fraîcheur de l'aube, une odeur humide et lourde dans laquelle se fondait celle des cadavres. Unie à la surface par le vent, elle couvrait les murs encore debout, comme la mer un fond rocheux. Un coup de vent plus fort incurva sa surface stagnante ; des blocs de pierre en crocs émergèrent. Vers la droite en contrebas, elle avança, non par masses bousculées, mais comme l'eau coule, se tassant dans les trous et dans les crevasses. L'Alcazar fuit comme un réservoir, pensa Manuel.
Occupant chaque ruelle de décombres comme si elle eût elle-même fait la guerre, la fumée envahissait mètre par mètre les positions républicaines. Les assaillants étaient maintenant éloignés les uns des autres : la mine avait fait sauter les positions les plus avancées des fascistes, mais non les souterrains.
Un instant, tous les bruits tombèrent, et Manuel entendit quelqu'un qui tapa du pied sur la pierre derrière lui. C'était Heinrich, un reflet d'aube sur sa nuque épaisse qui se plissait comme un front.
— Madrid ? demanda Manuel, son fenouil à la main.
— C'est non, dit le général sans le regarder. Son regard était fixé sur les rocs les plus élevés, qui sortaient peu à peu de la fumée, comme d'une marée descendante.
— Pourquoi ? demanda Manuel.
— C'est non. Les nôtres étaient en face, n'est-ce pas ?
— On a évacué avant l'explosion.
— Pas d'autre accès à la partie qui vient de sauter que l'Alcazar même ?...
Les jumelles devant son vieux visage lisse de paysanne polonaise, il regardait toujours le promontoire déchiqueté sous lequel baissait la fumée ; il tendit les jumelles à Manuel.
— Nous avons des mitrailleuses sur les côtés ? demanda-t-il.
— Non.
— Ça ne les arrêterait pas, mais ça les retarderait !
Des points passaient sur le profil du rocher, collés à lui comme des mouches. Chaque fois qu'un point passait sur l'arête il disparaissait, mais reparaissait un peu plus bas. La fumée dépassait maintenant de loin les anciens avant-postes abandonnés pour l'explosion par les gardes d'assaut républicains ; les fascistes avançaient derrière la fumée.
— Nous avons des mitrailleuses sur les côtés ?
Toutes les positions conquises depuis dix jours étaient perdues.
— Il faut mettre la ville en état de défense, dit Heinrich.
Le téléphone de la Jefatura ne répondait plus. A Santa-Cruz, on disait que les Maures étaient à dix kilomètres.
Ils partirent pour l'échoppe de Hernandez.
Dans une rue où la cohue était celle des gares aux grands jours de vacances, un milicien tendit son fusil à Manuel, un mauser.
— Tu veux un fusil, commandant ?
— Tu en auras besoin avant longtemps, répondit Heinrich en allemand.
— Je vais le lâcher ; alors, autant que tu le prennes...
Les sourcils blancs de Heinrich donnaient à ses yeux bleus l'expression de l'étonnement. Son regard, devenu fixe dans une face rasée jusqu'au crâne, aux sourcils invisibles, devint par là d'une extrême brutalité. Mais vingt personnes le séparaient déjà du milicien.
Des maisons aux volets fermés, on commençait à tirer sur les miliciens avec les fusils abandonnés sous les portes.
Le malaise que ressentait Manuel quand il se trouvait dans un lieu clos, il le ressentait pour la première fois dans la rue : il ne pouvait plus poser ses pieds sans tâter de l'orteil. Ni la foule de Tolède jusqu'alors, ni celle de la procession du Corpus autrefois, ni celle des jours historiques de Madrid n'approchaient de celle-ci. Les miliciens portaient les chapeaux mexicains à bout de bras, verticalement, comme des cerceaux de cirque. Vingt mille hommes serrés dans la folie. A chaque coin de porte, des fusils abandonnés.
L'échoppe de Hernandez était grande ouverte. Un homme à képi rouge et noir parlait :
— Qui c'est le responsable ici ?
— Moi, capitaine Hernandez.
— Ben dis donc, « capitaine », nous on était au 25 de la rue du Commerce. On a été bombardés. On a déménagé : au 45 ; on a encore été bombardés. C'est-il toi qui les préviens quand on change, pour qu'ils nous descendent mieux, les « capitaines » de l'autre côté ?
Hernandez regardait l'homme avec dégoût.
— Continuez, dit-il.
— Parce que, nous, on en a marre. Où qu'elle est notre aviation ?
— Où voulez-vous qu'elle soit ? En l'air.
Contre les avions italiens et allemands, il ne restait pas au gouvernement dix avions modernes en état de vol.
— Parce que nous, si notre aviation elle est pas là dans une demi-heure, on les met ! On est pas là pour servir de chair à canon pour les bourgeois ni pour les communistes. On les met. Compris ?
Il regardait la grande étoile rouge de Manuel, derrière le capitaine. Les yeux de Heinrich avaient repris leur fixité.
Hernandez le prit à deux mains par les revers de sa vareuse, dit sans élever la voix :
— Vous allez les mettre tout de suite, et le jeta dehors sans que l'autre eût ajouté un mot. Hernandez se retourna, salua Heinrich et serra la main de Manuel.
— Celui-là est un imbécile ou une canaille, les deux sans doute, si vous voulez. Ils sont obsédés par la trahison. Non sans raison... Tant que ce sera comme ça, il n'y aura rien à faire...
— Il y a toujours quelque chose à faire.
Manuel traduisit, la main nerveuse : le fenouil était resté dans la foule. Hernandez haussa l'épaule.
— A vos ordres.
— Si ce type abandonne son poste, il doit être fusillé.
— Par qui ?
— Par vous, au besoin. Sur qui peut-on encore compter ?
— Sur personne. Rien à faire dans la place. Et pourtant !... Enfin !... Ne faites pas entrer de bonnes troupes ici, elles seront pourries en une heure. C'est une tanière de fuyards. Combattons dehors, si nous pouvons, avec d'autres troupes. De quoi disposez-vous ?
— Tout ne peut pas être inemployable dans ces milliers d'hommes et ces fusils, dit Heinrich. Et il faut profiter de la position.
Pas un soldat. Trois cents miliciens qui se feront tuer. Quelques Asturiens, si vous voulez. Les autres sont des fuyards qui veulent justifier leur fuite en critiquant tout. Leurs fusils, ils les laissent sous les portes, et les fascistes commencent à tirer sur nous avec. Les femmes n'ont même plus peur de nous injurier à travers les fenêtres.
— Gagnez jusqu'à cinq ou six heures.
— La porte de Visagra est défendable, mais ils ne la défendront pas.
— C'est à nous de la défendre, dit Heinrich. Allons-y.
Après un assez long détour à travers les ruelles, ils atteignirent la porte. Un marché aux fusils.
Une dizaine de miliciens jouaient aux cartes, par terre. Heinrich se baissa en passant, rafla les cartes en regardant les joueurs, les mit dans sa poche. Il reprit sa marche, passa la porte et examina la position, du dehors. Manuel trouva une branche à peu près droite, qui remplaça le fenouil : il voulait calmer sa nervosité, et les fusils abandonnés le rendaient enragé.
— C'est de la folie complète, dit Heinrich. Par les toits et les terrasses, on peut résister ici au moins jusqu'à ce qu'ils amènent leur artillerie !
Ils rentrèrent dans la ville. Le général regardait toujours les toits.
— Quel malheur que je ne sache pas l'espagnol, bon Dieu !
— Je le sais, moi, dit Manuel.
Hernandez et lui commencèrent à prendre des hommes un par un, à les placer, à envoyer chercher des munitions, à expédier aux tireurs déjà placés toutes les bonnes armes abandonnées. Trois fusils-mitrailleurs furent retrouvés. Après une heure, la porte était défendue.
Tu vas me prendre pour une andouille, dit Heinrich à Manuel, mais maintenant, il faudrait leur faire chanter l'Internationale. Comme ils sont tous protégés, ils ne se voient pas : il faut qu'ils se sentent.
Le tutoiement communiste ne diminuait en rien l'autorité de Heinrich.
— Camarades ! gueula Manuel.
De tous les coins, de tous les angles, de toutes les fenêtres, des têtes sortirent. Manuel commença l'Internationale, gêné par sa branche feuillue qu'il ne voulait pas lâcher, et qui avait envie de battre la mesure. Sa voix était très forte, et, le tir contre l'Alcazar ayant presque cessé, on l'entendait. Mais les miliciens ne savaient pas les paroles de l'Internationale.
Heinrich était stupéfait. Manuel s'en tint au refrain.
— C'est toujours ça, dit Heinrich, amer. Avant quatre heures, nous serons à Madrid. Ça tiendra jusque-là.
Hernandez sourit tristement.
Manuel nomma des chefs, et tous trois partirent pour la porte du Soleil.
En trois quarts d'heure, la porte fut gardée.
— Retournons à Visagra, dit Heinrich.
Par les fenêtres entrouvertes, les coups de fusil des fascistes étaient de plus en plus nombreux. Mais ce n'était plus la cohue : en une heure, plus de dix mille hommes étaient partis. La ville se vidait comme un corps perd son sang.
Leur auto était enfermée dans un hangar.
— Prenez-la tout de suite, dit Hernandez. Tout à l'heure...
Devant la porte, un officier à petites moustaches attendait.
— On m'a dit que vous alliez à Madrid. Je dois y être d'urgence. Pouvez-vous m'emmener ?
Il montra son ordre de mission. Tous trois partirent, pour Visagra d'abord. Manuel conduisait. Des fusils abandonnés sur chaque seuil. Au moment où l'auto ralentissait pour tourner, une porte s'entrouvrit et une main, de l'intérieur, se tendit vers un fusil. Heinrich tira ; la main rentra.
— Le peuple espagnol n'a pas été à la hauteur de sa tâche... dit l'officier.
Pour la troisième fois, le regard du général prit l'expression de fixité brutale qu'avait observée Manuel.
— Dans un cas comme celui-ci, répondit Heinrich, la crise est toujours une crise de commandement.
Manuel se souvint de Ximénès. Et aussi de tous ces miliciens qu'on voyait dans chaque rue de Madrid, appliqués et soucieux, qui apprenaient à marcher au pas comme on apprend à lire.
Revenus à Visagra, Manuel appela. Rien ne répondit. Il appela de nouveau. Rien. Il monta au dernier étage de la première maison d'où il pût découvrir les toits. Derrière chaque angle, là où il avait posté un homme, il y avait un fusil abandonné. Même les trois fusils-mitrailleurs. Visagra était encore défendue : défendue par les armes sans hommes.
On manquait de fusils au front de Malaga, au front de Cordoue, au front d'Aragon. On manquait de fusils à Madrid.
Sur une aire à peine éloignée, on battait du blé...
Manuel jeta enfin sa branche, redescendit, les jambes en coton. Toutes les portes étaient ouvertes : à côté des fenêtres, appuyés aux rideaux, les derniers fusils veillaient sur Tolède.
Et par les fenêtres ouvertes, apparaissait, sur chaque toit, derrière chaque cheminée, un fusil, son paquet de munitions à côté de lui.
Manuel mit Heinrich au courant. Pour Hernandez, il avait deviné.
— Il faut jeter ici les jeunesses, dit Heinrich. Filons à Madrid. A l'heure actuelle, il ne sera pas difficile de faire évacuer Tolède !
— Vous n'avez plus le temps, dit Hernandez.
— Essayons.
— Et toi, demanda Manuel, qu'est-ce que tu vas faire ?
— Qu'est-ce que tu veux que je fasse, dit Hernandez, l'épaule levée, souriant amèrement de ses longues dents jaunes. Nous sommes une vingtaine qui savons nous servir convenablement d'une mitrailleuse...
Il montra le cimetière avec indifférence.
— Là-bas ou ici...
— Non : nous arriverons à temps.
Hernandez leva de nouveau l'épaule.
— Nous arriverons à temps, répéta Manuel fermement, tapant de sa branche sur son soulier.
Hernandez le regarda, stupéfait.
Manuel prit soudain conscience qu'il n'avait jamais parlé à Hernandez sur ce ton. On ne traduit pas des ordres d'une voix neutre, et il le faisait depuis des heures avec le ton même de Heinrich. Et il avait appris l'autorité comme on apprend une langue : en répétant.
— Si tu as vingt types, reprit-il, essaie quand même de défendre cette porte.
— Replacez d'autres hommes avant de partir, dit Heinrich.
— A vos ordres, reprit Hernandez avec la même indifférence désespérée.
Les hommes placés, ils revinrent vers l'échoppe. Les injures des fenêtres, dans la rue, et les coups de feu fascistes allaient croissant.
— Ceux-là, dit Manuel, voudraient le rétablissement de Philippe II. Pour commencer. Hernandez, fais ramasser toutes les armes, sauf celles des portes : je vais t'envoyer des camions avec des gardes d'assaut.
— C'est plus facile de les faire ramasser que de les faire employer...
L'agonie de la ville se précipitait.
— Qu'ils tiennent la journée, dit Heinrich. Les dynamiteurs tiendront la nuit. Avec les jeunesses ici, et des hommes du 5e, nous tiendrons huit jours. Et d'ici huit jours...