CHAPITRE V

Ramos et Manuel marchent le long du remblai. Le soir est semblable aux soirs sans canons. Sur le crépuscule de portrait équestre, dans l'odeur des pins et des herbes de pierraille, la Sierra s'incline en collines décoratives jusqu'à la plaine de Madrid sur quoi la nuit descend comme sur la mer. Insolite, le train blindé tapi dans son tunnel semble oublié par une guerre partie avec le grand soleil.

— Je viens de passer une demi-heure à m'engueuler comme un bon avec les copains, dit Ramos : il y en a plus de dix qui veulent aller dîner chez eux ; et trois à Madrid !

— C'est l'époque de la chasse, ils confondent. Résultat de tes négociations engueulatives ?

— Cinq restent, sept partent. S'ils étaient communistes, tous resteraient.

Quelques coups de feu isolés et un grondement de canon lointain rendent plus profonde la paix des montagnes. La nuit sera belle.

— Pourquoi es-tu devenu communiste, Ramos ?

Ramos réfléchit :

— Parce que j'ai vieilli...

« Quarante-deux ans, ce n'est pas très vieux. Mais quand j'étais anarchiste, j'aimais beaucoup plus les personnes. L'anarchisme, pour moi, c'était le Syndicat, mais c'était surtout le rapport d'homme à homme. La formation politique d'un ouvrier ne devient personnelle que plus tard : au début, c'est une question d'influences...

« Dis donc, Manuel, explique-moi donc — si tu y comprends quelque chose. En face de nous, c'est l'armée espagnole. Mettons que ce soient surtout les officiers. Aux Philippines, ils se sont fait casser la gueule comme des bons. A Cuba, de même. A cause des Américains ? Si tu veux : production supérieure et industrie de premier ordre. Au Maroc, ils se sont fait casser la gueule ; Abd-el-Krim, c'était pas les Américains. Pourquoi nos petits messieurs en moustaches en pinceaux se débinent-ils devant le Krim, et pas maintenant ? On a toujours dit : l'armée d'opérette. Pourquoi se sont-ils débinés à Melila, et pas ici ? »

Les relations de Manuel et de Ramos commençaient à changer. Elles avaient été jusqu'alors celles d'un syndicaliste expérimenté avec un homme de trente ans sérieux malgré ses blagues, s'appliquant à connaître le monde dans lequel il avait mis son espoir, à ne pas mêler ce qu'il avait contrôlé et ce dont il rêvait, — mais sans expérience politique. Cette expérience, il commençait à l'acquérir, et Ramos savait que les connaissances de Manuel étaient beaucoup plus étendues que les siennes. De même que Manuel avait agité une règle au Central, il agitait ce soir comme un plumeau une branche de pin, au bout de laquelle il avait laissé une touffe d'aiguilles ; il ne pouvait sentir sa main droite vide :

— Il n'y a pas d'armées d'opérette, mon vieux Ramos ; il y a seulement des opérettes sur l'armée. Ce qu'on appelle une armée d'opérette, c'est une armée de guerre civile. Notre armée — enfin l'armée espagnole — a un officier pour six hommes. Tu crois son budget destiné à la guerre, innocent ? Pas question : au traitement des officiers, — propriétaires ou au service des propriétaires, — et à l'achat d'armes automatiques, très insuffisantes pour la guerre, à cause des pots-de-vin, mais très suffisantes pour la police. Exemple : nos mitrailleuses, modèle 1913, nos avions, qui ont plus de dix ans : inexistants contre une nation, décisifs contre une révolte. Impossible de faire une guerre étrangère avec ça, même une guerre coloniale. L'armée espagnole, on n'a jamais entendu parler d'elle qu'en cas de défaites ou de concussions. Et de répressions. Mais ce n'est pas une opérette, c'est une mauvaise Reichswehr.

Quelques détonations lointaines montent des vallées. On apporte des miliciens blessés sur des couvertures tenues aux quatre coins.

— Le peuple sauve Madrid chaque jour, dit Manuel, regardant les crêtes derrière lesquelles sont les fascistes de Ségovie.

— Qui. Après, il va se coucher.

— Mais il recommence le lendemain.

— Tu es en train de te former, Manuel... Tant mieux. Tu as bien commandé, contre la batterie...

— Peut-être que quelque chose a changé en moi, et pour le restant de ma vie ; mais ça ne vient pas de l'attaque de la batterie, avant-hier ; c'est né aujourd'hui quand j'ai vu le type écrire sur le mur avec le sang du fasciste tué. Je ne me sentais pas plus responsable en donnant des instructions dans l'oliveraie qu'en conduisant le camion, ou autrefois la bagnole-à-skis...

— Autrefois, répéta Ramos.

Il n'y avait pas un mois.

— Le passé n'est pas une question de temps. Mais devant le type hagard qui écrivait sur le mur, là, j'ai senti que nous étions responsables. Le pucelage du commandement, mon vieux Ramos...

Loin en terrain gouvernemental, brûle sans fumée un feu de berger ou de paysan.

Les grands voiles de brume de la nuit montante convergent vers ce feu. La terre disparaît, les flammes sont la seule tache claire des pentes ; la paix chassée des monts, tapie sous la terre comme le train blindé sous son tunnel, semble jaillir à travers ce feu joyeux. Il y en a un autre, beaucoup plus loin, à l'extrême droite.

— Qui s'occupe des blessés ? demande Manuel.

— Le médecin-chef du sana. Un type très patient.

— Gauche-républicaine ?

— Socialiste de droite, je crois. Les miliciennes aident aussi très bien.

Manuel raconte l'arrivée de la petite derrière les camions. Ramos, les mains dans ses mèches bouclées, sourit.

— Quelle est ton impression des miliciennes, Manuel ?

— Combat actif : zéro ; tout juste bonnes à affaiblir les nerfs des hommes, en somme. Combat passif, très bien. Courage un peu alternatif, — il l'est aussi souvent chez les hommes, — grand par moments.

— Vois-tu, il y a quelque chose qui me plaît :

« Dans chaque patelin qu'a pris Franco, tout devient plus esclave : non seulement les nôtres, ça va de soi, mais les gosses qu'on remet chez le curé, les femmes qu'on remet à la cuisine. Tous les opprimés, qu'ils le soient d'une façon ou d'une autre, sont venus combattre avec nous... »

Étrange force du feu : montant et descendant avec un rythme de forge, il semble brûler sur tous les morts de la journée, épandre sur la folie des hommes la nuit qui monte.

Ramos sent disparaître son sourire. Il observe l'autre feu. Reprend sa jumelle.

Ce ne sont pas des feux de bergers, ce sont des signaux.

Ne va-t-il pas, comme les miliciens, voir des signaux partout ? Il a l'habitude des signaux par le feu ; d'ailleurs (il compte), ces abrutis sont en train de transmettre en morse, mais pas en langage clair.

L'autre feu est aussi un feu de signaux. Les fascistes ont bien préparé leur travail. Combien de feux semblables brûlent à cette heure à l'arrière des lignes républicaines ? Sur toutes ces pentes, aussi loin que voie Ramos et que crissent les cigales, des miliciens sont couchés et dorment. Leurs exclamations se sont tues. Les morts de la journée, qui pèsent déjà de tout leur poids sur l'asphalte de la route ou les buissons des pentes, commencent, collés à la terre, leur première nuit de morts. Dans la sérénité transparente établie sur la Sierra, seul, le langage silencieux de la trahison emplit l'obscurité qui monte.