Magnin étant à Albacète, Scali, en uniforme pour la première fois, selon les instructions du ministère, se trouvait commander le champ : ceux qui eussent dû le commander étaient, l'un à l'hôpital, l'autre, Karlitch, à Madrid pour organiser de toute urgence des sections de mitrailleurs. Dans l'escadrille internationale comme dans la moitié de l'armée espagnole, l'absence de tout moyen de contrainte limitait le commandement à l'autorité personnelle de celui qui commandait. Sur ce champ, deux hommes étaient obéis : Magnin et le chef des pilotes, un garçon tout jeune, ami de tous, et qui avait descendu quatre avions fascistes. Mais il était occupé, depuis la veille, à commander sa fièvre et son bras coupé.
Scali était en train de constater en rigolant que sur le ventre rose de Raplati un pélican avait imprimé le tampon de l'escadrille, pour que le chien ne se perdît pas, quand on l'appela au téléphone.
— Je vous renvoie un de vos pilotes.
C'était Sembrano qui parlait.
Sans doute le pilote était-il parti depuis assez longtemps ; car quelques minutes plus tard arrivait dans un camion Leclerc, ficelé comme un saucisson, entre quatre miliciens, baïonnette au canon. Le chef mitrailleur du Pélican-I et le mécanicien l'accompagnaient, moins saouls. Les miliciens repartirent.
En quittant Vargas, Leclerc, résolu à se saouler à mort, avait emmené ses deux copains ; mis d'autorité en marche, sans un mot, une auto du champ, et filé à Barajas où il savait qu'on lui donnerait à boire. Toujours en silence, il avait bu six pernods.
Puis, il avait commencé à parler.
Résultat : le camion.
Il dessaoulait doucement. Scali, le chien sous le bras, se demandait ce qu'il allait faire si Leclerc devenait furieux. Ce grand singe aux mèches de clown et aux mains trop longues était certainement très fort. Scali était résolu à ne rappeler les miliciens qu'à la dernière extrémité. Les pélicans présents regardaient Leclerc d'un peu loin, partagés entre l'hostilité et la rigolade. Attignies était d'abord parti, mais il revenait, silencieux ; Scali comprit que c'était pour lui prêter main-forte, si besoin était. Il posa enfin le chien par terre.
Pendant qu'on déliait Leclerc, celui-ci avait commencé un discours :
— Parfaitement ! Je suis un râleur et un dur. C'est la qualité éminente de la race, celle qui fait les révolutions, tu m'as compris ? Et puis tu m'excuseras, mais les pilotins de ton genre, semi-dignitaires municipaux en retraite, je les emmerde. Des simples. Je suis un vieux communiste, moi, et pas une gueule à galons ni un saucisson à ficelles. Alors, toi, tu vas venir m'expliquer le coup ? C'est la glande endocrine qui te travaille ?
« J' sais ce que c'est que les types à Franco, depuis que l'armée Wrangel et tous les déclassés sont arrivés nous concurrencer dans le taxi. Avant Franco, que je l'ai su ! Un communiste d'avant-guerre, que je suis. »
— D'avant la scission, dit doucement Darras ; allons, mon gars, ça va, on sait bien que t'as rien à voir avec le Parti. Ça n'empêche pas d'être un bon type, mais t'as rien à voir.
Sa blessure au pied était guérie, et, la veille, il avait exécuté avec Scali une mission semblable à celle que Leclerc venait de manquer.
Leclerc les regarda tous deux : Scali avec ses lunettes rondes, son pantalon trop long dont les jambes bouffaient, son air de comique américain dans un film d'aviation, Darras avec son visage plat et rouge, ses cheveux blancs, son sourire tranquille, ses pectoraux de lutteur. Son mitrailleur et son mécanicien se taisaient.
— Alors, c'est une question de parti, maintenant ? Tu m'as demandé ma carte, pour faire sauter l'usine à gaz, à Talavera ? J'suis un solitaire. Un communiste solitaire. C'est tout. Seulement j'veux qu'on me foute la paix. Et j'suis l'ennemi des alligators qui veulent venir mordre dans mon entrecôte, tu m'as compris ? Talavera, c'est toi, Talavera, dis, c'est toi ?
— Tout le monde sait bien que c'est toi, dit Scali, prenant son bras sous le sien. T'en fais pas : viens te coucher.
Pour lui comme pour Magnin, la fuite de Leclerc était plus de l'ordre de l'accident que de la lâcheté. Et qu'il s'accrochât ainsi au souvenir de Talavera, en ce moment, le touchait. Mais il y a toujours quelque chose de hideux dans la colère ; plus encore dans celle de l'ivresse. Celle de Leclerc donnait à sa face comique une dilatation des narines, un gonflement de lèvres où paraissait la bête.
— Viens te coucher, dit Scali de nouveau.
Leclerc le regarda obliquement, les paupières plissées : sous le masque d'ivrogne, reparut la ruse de quelque aïeul paysan.
— Tu penses que je suis noir, hein ?
Il le regardait toujours, et toujours en coin.
« T'as raison. Allons nous coucher.
Scali lui donna le bras. A mi-hauteur de l'escalier, Leclerc se retourna :
« Et je les emmerde tous ! Poussières !
Au premier étage, il prit Scali dans ses bras :
« J' suis pas un lâche, tu m'entends : j' suis pas un lâche...
Il pleurait.
« C'est pas fini, tout ça, c'est pas fini... »
Nadal, sous la caution de l'ambassade d'Espagne à Paris, venait, pour le compte d'un hebdomadaire bourgeois, faire un reportage sur les pélicans. Certains s'y prêtaient avec un air supérieur et une concupiscence cachée. L'équipage du Marat, Darras, Attignies, Gardet, etc., rédigeait une déclaration. Jaime Alvear, assis au fond de la salle à manger de l'hôtel avec Scali, des lunettes noires à la place de son bandeau, jugeait tout entretien inutile ; assis près d'une fenêtre fermée sur la nuit d'Alcala, il écoutait un poste de radio. House avait dicté trois colonnes.
Nadal, petit garçon trapu et frisé aux yeux presque mauves, eût fait un gigolo possible si tout, en lui, n'eût été trop rond : visage, nez, même ses gestes trop courbes s'accordaient presque enfantinement à ses cheveux trop bouclés. On lui avait parlé de Leclerc comme du personnage le plus haut en couleur parmi les pélicans ; mais, pour Leclerc, les journalistes étaient des types à faire rigoler les mouches ; si l'un d'eux s'adressait à lui, excuse-moi, il lui casserait la gueule. Il était d'ailleurs couché.
Attignies revint avec la déclaration de l'équipage du Marat : « Nous ne sommes venus ici pour aucune aventure. Révolutionnaires sans parti, socialistes ou communistes résolus à défendre l'Espagne, nous combattrons dans les conditions les plus efficaces, quelles qu'elles soient. Vive la liberté du peuple espagnol. »
Ce qui ne faisait pas l'affaire de Nadal. Son journal était lu, entre autres lecteurs, par plus d'un million de prolétaires : il lui fallait donc, pour son patron, du libéralisme, l'éloge de ces sympathiques aviateurs (les Français surtout), du pittoresque sur les mercenaires, du sentiment sur les autres, un pleur ému sur les morts et les grands blessés (dommage que Jaime... Enfin ! Après tout, il n'était qu'espagnol) — pas de communisme, et le moins possible de convictions politiques.
Puis, pour son compte personnel, glaner en douce quelques histoires, sexuelles de préférence : le plus intéressant du reportage romanesque, c'est le retour.
Il s'occupait présentement des menteurs. Il n'était pas dupe : ça faisait de la copie. Il y a un romancier dans chaque imbécile, pensait-il, il ne s'agit que de choisir. Ça commença par un qui disait : « Mes hommes » (pas trop haut tout de même). Notes prises, Nadal pensa à la phrase de Kipling : « Allons maintenant de l'autre côté, écouter encore des blagues. » Ce qu'il fit.
Vinrent alors ceux qui avaient déserté, pour venir, l'armée française ou l'armée anglaise ; plusieurs s'étaient mariés en Espagne, et il tira d'eux les photos de leurs femmes. « Mon journal a un gros public féminin. » Ensuite les mercenaires « as », ceux qui avaient officiellement abattu plus de trois avions fascistes. Ceux-là parlaient des volontaires en disant « les politiques », et d'eux en disant « les guerriers » ; mais ils ne bluffaient pas. Ils lui communiquèrent leurs carnets de vol, avec prudence.
Ensuite quelques déguisés en mauvais garçons, et ce qu'il restait de tire-au-flanc. Il avait abandonné les volontaires, moins pittoresques et qui ne mentaient pas assez.
Il était en train de prendre des notes sur un carnet de vol, et déjà la moitié d'une boîte de cachous qu'il avait eu l'imprudence de montrer avait pris le chemin de la poche de Pol, quand un relatif silence, et l'intensité de l'attention lui firent relever le nez.
Gueule en coin, voûté, ses touffes de cheveux noirs dépassant les bords de la cape grise reparue, un sourire assez inquiétant sous le nez, les bras plus longs que jamais, Leclerc descendait l'escalier. Un mitrailleur du Pélican-II l'appela. « Un camarade écrivain », dit-il en montrant Nadal. « Viens boire un coup avec ton confrère. » Leclerc s'assit.
— Alors, t'es aussi un écrivain, petite tête de coccinelle ? Qu'est-ce que t'écris ?
— Des nouvelles. Et toi ?
— Des romans-fleuves. J'étais aussi poète. J' suis le seul poète qu'ait vendu toute sa plaquette au volant. Les nuiteux, quand ils avaient un touriste frais du jour ou schlass, ils lui barbotaient la pièce. Moi, jamais. Mais je leur collais la plaquette, parce que c'était le résultat d'un travail. Quinze balles seulement. J'ai épuisé le tirage. Icare au volant, que ça s'appelait. Icare à cause de la poésie et de l'aviation, tu comprends ?
— Tu écris, en ce moment ?
— J'ai renoncé. Excuse-moi, je trace à la mitrailleuse.
— Qu'est-ce que vous avez, comme mitrailleuse ?
Leur déclaration signée, Attignies et Darras étaient venus près de Scali écouter le poste de radio de Jaime. Depuis qu'il ne voyait plus, celui-ci passait la moitié de sa vie à la radio. Darras abandonna le poste : il n'aimait pas du tout la dernière question de Nadal.
Mais non : la comédie continuait, sans plus ; Leclerc n'était pas pilote de chasse, et n'avait pas eu à se servir d'une mitrailleuse depuis qu'il était là ; quant à Nadal, qui continuait la conversation, rongeant sa pipe, avec l'air d'un vieux spécialiste, il ignorait que la Lewis d'avion espagnole est à chargeur, et, la croyant à bande, ne comprenait rien de ce que l'autre racontait.
— Ça va, ici ? demanda-t-il.
— C'est la vraie vie... Qu'est-ce que tu veux foutre à Paris ? Pilote de ligne, autrement dit conducteur de patinette ? Pas encore ! Si t'es un homme de gauche, y a pas de chances pour toi... Faire des métiers de ramasse-miettes ? Non : ici, un homme est un homme. Ainsi, moi, excuse-moi, j'étais à Talavera. Tu peux demander à n'importe qui : l'usine à gaz, comme une omelette flambée ! Autant pour Franco. Moi, Leclerc, excuse-moi, j'ai arrêté Franco. Tu m'as compris ? Les gars, autour, regarde-les : quand même, c'est pas des gueules à porter la médaille des foutus à la porte ?
Autour de l'énorme fourneau installé au fond de la salle sous les affiches révolutionnaires, la famille du cuisinier s'agitait comme d'habitude, et des pélicans négociaient quelques suppléments.
Attignies écoutait aussi, sans cesser de prêter attention au poste de radio. Et il observait le rapport des deux hommes avec curiosité : depuis quelques minutes Leclerc pétrissait entre ses doigts de petites boulettes de pain, qu'il envoyait presque dans la figure de Nadal. Et sa voix était loin d'être aussi cordiale que ses paroles.
« Talavera, je l'ai fait avec un Orion, tu te rends compte ? Ici c'est le pays des courses de taureaux ; nous, on est les propriétaires d'une légion de veaux. Seulement, avec les veaux, on a tenu le coup. Tu m'as compris ?
Et une boulette sur le nez. Attignies suivait le jeu, de plus en plus intrigué. Nadal faisait semblant de rire, résolu à se venger dans l'interview.
— Qu'est-ce que tu avais comme armement à Talavera ? demanda-t-il.
— Des dattes. Une mitrailleuse par la fenêtre, et le trou des chiottes agrandi comme lance-bombes.
— Et une Hotchkiss d'aviation à trépied, dit Gardet, l'œil technique.
— Nous avons eu les mêmes à Villacoublay, répondit Nadal avec un geste de dédain douloureux : il était clair que c'était une honte de faire combattre des hommes avec des engins pareils. Cette mitrailleuse n'existant pas, les pélicans rigolaient doucement.
— Attention ! cria Attignies.
Le speaker du poste rebelle qu'il écoutait (une retransmission de Radio-Séville ?) venait de crier : Aviation, et Jaime avait augmenté l'intensité du poste.
Nos avions ont bombardé les lignes rouges avec un plein succès, repoussant les miliciens de Carabanchel dans Madrid.
La ville a été bombardée à 3h et à 5h sans que l'aviation rouge ait fait son apparition.
Cinq avions gouvernementaux ont été abattus aujourd'hui dans nos lignes.
J'ai annoncé à ce micro que l'avion du Soviétique Magnin, le déserteur bien connu, agent de Staline, serait liquidé à brève échéance. Cet avion a été descendu aujourd'hui dans nos lignes. Tous ses occupants ont été tués dans la chute. Le corps du sinistre Magnin a été identifié à Gétafé. Avis aux suivants !
Bonne nuit.
— Ne vous en faites pas, cria Scali, ils confondent.
Nadal commença à questionner, mais il comprit vite qu'il ne fallait pas insister : sur ce sujet, les pélicans superstitieux — même les râleurs, — devenaient hostiles. Presque tous pensaient qu'il s'agissait du Jaurès et de l'équipage de Carnero ; mais Magnin était descendu à Albacète, et rien ne disait qu'il n'eût pas combattu cet après-midi sur le front de Madrid.
— Qu'est-ce que t'en sais, andouille ! grommela Leclerc.
Scali le savait pertinemment ; depuis l'après-midi, il sentait les choses se gâter, et il avait appelé Magnin au téléphone pour lui demander d'être cette nuit même à Alcala.
Mais Magnin était déjà mieux au courant que lui. Sembrano lui avait téléphoné directement, — et avec plus de précision qu'à Scali. Ivre mort, Leclerc s'était répandu en injures contre les pilotes espagnols, alors qu'il savait du reste que, s'il y avait des embusqués à Valence, des pilotes espagnols faisaient chaque jour avec leurs avions misérables ce qu'il était si fier d'avoir fait une fois à Talavera. Puis il avait expliqué aux mécaniciens espagnols qui l'entouraient que la guerre était perdue, que les avions réparés tomberaient, — et tout ce que peut inspirer l'obsession de la honte. D'autre part, Scali n'ignorait pas que, depuis son retour, Leclerc était ressorti, avait pris l'un après l'autre les pélicans à qui son pittoresque et sa générosité souvent réelle (et faite d'un grand désir d'être aimé) inspiraient de la sympathie et leur avait tenu les mêmes propos. Et que les pélicans de son équipage étaient entrés dans le même jeu.
Scali avait été surpris d'abord de leur accord. Très fin quand il jugeait les hommes dont il connaissait la nature — les intellectuels — il comprenait mal ce personnage. Gardet lui avait fait remarquer que les équipages, modifiés chaque fois qu'un blessé partait pour l'hôpital, se trouvaient maintenant formés par affinités ; que les compagnons de Leclerc, quand il avait tourné, n'avaient pu comprendre grand-chose, étant donné l'épaisseur des nuages, et qu'ils se débattaient maintenant dans un drame trop grand pour eux. Leclerc ne se pardonnait pas sa fuite, et il entendait entraîner tous ceux qu'il touchait dans la délivrance sinistre qu'il eût trouvée dans le dégoût général comme il l'avait trouvée dans le pernod.
— Magnin a téléphoné ici à sept heures, cria Scali.
Mais tous se demandaient s'il disait la vérité, ou s'il voulait les rassurer.
Il y eut un assez long silence, que rompit enfin Nadal.
— Pourquoi es-tu venu ici ? demanda-t-il, crayon en main, à Leclerc. Pour la révolution ?
Leclerc le regarda obliquement, hargneux cette fois.
— Ça te regarde ? Je suis un mercenaire de gauche, tout le monde le sait. Mais si je suis ici, c'est parce que je suis un dur. J' suis un invétéré du manche. Le reste, c'est pour les nouilles flexibles, déprimées et journalistes. Chacun son goût, excuse-moi. Tu m'as compris ?
Plus maigre que jamais, narines ouvertes et cheveux écartés, ses mains de singe serrées contre une bouteille de rouge, buste en arrière, le front plissé, il tenait toute la table où le malaise courait comme un furet. Gardet, rapproché de Jaime, frottait sa brosse d'arrière en avant et souriait.
— Faiblesse ou lâcheté, lui dit Attignies, si Magnin ne les balance pas, ces gars-là vont pourrir l'escadrille. Qu'est-ce qui se passe ? Le vin remonte ?
— En tout cas, minute ! Il commence à m'agacer ; j'aime pas combattre avec des capricieux. Pour l'instant il s'étale, pourtant, joue le héros ! De quoi se marrer.
— Il en veut à l'autre de la comédie qu'il joue. Regarde-le. En ce moment, il le hait.
— Il lui est reconnaissant aussi.
— Moins. Regarde sa gueule.
Nadal comprit que ça pouvait mal tourner ; il commanda une tournée pour toute la table, et fila avec ses notes, petit et roublard, sa pipe martiale dans son sourire rusé.
— J' suis pas noir, reprenait Leclerc. La révolution...
Il était évident qu'il allait dire : je m'en fous. Mais il n'osa pas. Non à cause de ses camarades, qu'il eût peut-être volontiers provoqués : mais, derrière les deux fenêtres sans volets, il y avait Madrid.
Le poste de radio était à côté de l'une de ces fenêtres : Attignies se retourna. La place d'Alcala-de-Hénarès était endormie, avec ses monuments et ses minuscules bistrots marchands d'escargots presque cachés par les colonnes. (Quelques pélicans, par là, sirotaient sans doute des pernods.) Et toute la ville petite, avec ses perspectives de piliers, ses jardins de curé, ses églises aux clochers pointus, ses palais à grands ornements, ses murailles et ses balcons à guitares, toute cette vieille Castille de comédie espagnole écornée par les bombes d'avions ne dormait que d'un œil, aux aguets des bruits menaçants de la guerre.
— Quand Magnin arrivera, dit Scali à Gardet, dis-lui qu'avec le Marat, toi et pas mal d'autres, on peut toujours faire des équipages de choc...
— Tu vas à Madrid cette nuit ? lui demanda Jaime en même temps.
— Qui. Convocation spéciale de Garcia.
— Je voudrais que tu ailles chercher mon père. Que tu l'amènes ici.
Scali savait que le père de Jaime était un vieillard. Jaime ne donnait pas de justification : jamais il ne s'était fait un droit de sa blessure.
— Bien, j'irai.
— Dis donc, Scali, dit Leclerc hargneux, on va pas bientôt bouffer un peu moins mal ?
— Le dégonflage rend gastronome ? demanda Gardet de l'autre bout de la table.
Leclerc regarda Gardet, dont le sourire hostile découvrait les petites dents de chat, et ne dit rien.
— Et les contrats ? demanda le bombardier du Pélican-I.
— Pas renvoyés de la Jefatura, répondit Scali.
— Moi, j' suis pas un causeur... Mais quand même. J'aurais été tué aujourd'hui, une supposition, qu'est-ce qu'ils devenaient mes contrats ?
Le bombardier était à la fois protestataire et victime, ses petits yeux écarquillés, et ses deux mains pathétiques, des deux côtés de ses étoiles de lieutenant cousues sur sa veste de cuir bleu pâle le lendemain de son mariage à Barcelone. « Ressemble encore plus à une théière de dessin animé à la lumière qu'au jour », constata Gardet pour lui-même.
Scali professait qu'il ne fallait pas prendre tous ces garçons trop au sérieux, et, d'ordinaire, s'en trouvait bien. Aujourd'hui...
— Bien, ils auraient été payés à ta femme. Alors, laisse-nous tranquilles.
— Et qu'est-ce qui me dit qu'avant, Franco sera pas à Madrid ?
— Dans ce cas-là, j'espère bien qu'il te fusillera, dit Gardet, caressant sa brosse. Et sans pesetas ni contrat.
En général, les dangers courus en commun rapprochaient plus les volontaires des mercenaires que ne les séparaient les « contrats ». Mais les volontaires, ce soir, commençaient à en avoir assez.
— Et pourquoi qu'on nous envoie pas une chasse suffisante ? demanda le mécanicien du Pélican-I.
— Pour les blessés, on ne fait pas ce qu'on devrait, dit House.
Le roi d'Angleterre fût venu le chercher à Madrid, c'eût été, d'ailleurs, insuffisant.
— C'est pas du boulot, dit le chef mitrailleur de Leclerc : pas assez de chasse, pas assez d'avions, du matériel dégueulasse, et des mitrailleuses à la noix !
Les Espagnols, eux, allaient mitrailler le tir antiaérien avec leurs Bréguet préhistoriques.
Attignies revenait vers la table de Leclerc, et écoutait au passage :
— N'empêche que depuis ce matin on l'a pas vu.
— ... Les types, paf ! Comme si on les avait jetés en l'air à la poignée.
— ... Jamais vu quelque chose de pareil, pendant la guerre.
— ... Le pire, c'est le Jaurès qui se casse en deux.
— ... Paraît que ces vaches-là suivaient Carnero avec leurs mitrailleuses.
— ... C'était Carnero, le parachute ?
— ... Le parachute de Magnin, avec Carnero dessous.
— ... Avant, on pouvait y aller, mais contre le barrage au télémètre, qu'est-ce que tu veux foutre ? C'est plus du combat !
— ... Le pire, c'est l'avion qui se casse en deux...
— ... Ce qui manque, avant tout, c'est l'organisation. Faudrait que tout le monde discute le soir sur ce qu'on va faire le lendemain.
— ... A la poignée, les types, mon vieux, l'avion les vomissait à la poignée. Et moi...
— Qu'il soit gonflé, Magnin, c'est entendu ; mais si y veut se suicider, c'est pas une raison généralisable...
La honte décompose, pensa Attignies. Pour lui, dont le rapport avec les idées était organique, tout cela était dérisoire et d'une tristesse profonde. Devant ceux-ci, pensant aux cent malheureux mercenaires de la République, il était obsédé par les milliers d'Italiens et d'Allemands, par les longues lignes de Maures avec leur Sacré-Cœur. Quarante mille Maures, à tant par jour, — avec le conseil de guerre derrière eux. Jusqu'où peut-on donc faire confiance aux hommes ? Mais pour faire confiance à des hommes jusqu'à leur propre mort, fallait-il choisir ces « spécialistes » qui se décomposaient, morts déjà ? Quelque part, à Albacète ou à Madrid, se formaient les premières brigades internationales...
La voix de Gardet couvrit le sourd brouhaha.
— Minute ! disait-il, assis sur la table, brosse et mâchoire en avant. Vous avez tous vomi sur les fûtés qui viennent ici, une pipe définitive au coin du bec, qui ne montent pas une seule fois sur les lignes, et qui rentrent à Paris pour débiner le boulot de Magnin — sans parler du nôtre — sans même connaître les difficultés. Alors, ce soir, vous êtes d'accord avec ces cocos-là ? Tout est mal ? Dites donc, mes petits gars, si vous étiez chez Franco, vous croyez qu'il n'y a pas un certain temps que vous auriez fermé votre gueule, — peut-être même pour cause de décès ?
— C'est bien pour ça que je suis ici, et pas chez Franco, dit le mécanicien.
Pol bondit, énorme, trapu, cramoisi, l'index frénétique.
— Non, monsieur Lévy ! Je ne marche pas ! Vous tentez de nous refaire sur la commission ! D'abord, entendre juger le travail de Magnin par toi, Bertrand, t'es un bon copain, mais ça me fait mal aux dents...
— On a plus le droit de juger, alors ? On est pas dignes ?
— Tu juges pas, tu baves. Tu baves parce que tu t'es dégonflé. Note que pour ça je dis rien : moi je serai jamais celui qui jette la pierre à un camarade pour un accident ! Ça peut arriver. Dans l'ensemble, tout le monde sait que vous avez fait votre boulot. Mais, en ce moment, je dis que vous voulez que tout soit pourri parce que vous n'êtes pas contents de vous : je ne marche pas. Non monsieur ! je ne marche pas ! Tu te plains ? Pour remplacer Magnin, cite un nom, dis, cite-z-en voir un ? Suppose un peu que ça soit vrai, ce que gueule l'autre salaud dans sa boîte à radio, hein ?... qu'il... qu'il rentre pas. Alors ?
« Bon : dix pour cent de commission pour moi.
« Moralité : vous vous conduisez comme des andouilles-maison. »
Leclerc s'approchait de Scali, les deux poings sur le dossier de la chaise voisine, l'œil haineux, dans le silence général.
— La révolution, j't' l'ai dit : chacun son boulot. Mais tu m'excuseras, pour l'organisation, merde ! On nous fait venir ici pour un combat et on nous laisse en carafe depuis deux jours. Quarante-huit heures sans rasoir ! Ça a assez duré ! Tu m'as compris !
Scali, dégoûté derrière ses lunettes, ne répondait pas.
— Sans blague ? dit au bout de la salle une voix qui les fit se retourner.
Depuis que Jaime était revenu d'avion pour la dernière fois, il n'avait jamais parlé qu'à des camarades isolés, autour d'une table, dans un coin ; il semblait qu'il vînt de retrouver sa voix des chansons d'autrefois, assourdie comme si quelque chose en elle aussi fût devenu aveugle. Tous savaient que chaque fois qu'ils montaient ils étaient menacés de sa blessure. Il était leur camarade, mais aussi la plus menaçante image de leur destin. Son grand nez avançant entre ses lunettes noires, sa main touchant la table par-dessous pour qu'on ne le vît pas tâtonner, il avançait, d'assiette vide en assiette vide, tous les pélicans s'écartant devant lui comme si de le toucher les eût épouvantés.
— Ceux qui sont dans les tranchées, dit-il, plus bas, ils se rasent ?
— Toi, grommela Leclerc entre ses dents, t'es un chevalier de l'Internationale, seulement nous emmerde pas !
Scali, à quatre ou cinq mètres sur la gauche, à côté du mur, remontait son pantalon d'uniforme, décidément trop long, sans quitter Leclerc du regard. Celui-ci fila sur lui, laissant Jaime continuer à avancer, accroché à la table.
— J'en ai marre des mitrailleuses de tir forain, reprit Leclerc. Marre. J'ai des couilles, moi, et j' veux bien faire le taureau, mais j' veux pas faire le pigeon. Tu m'as bien compris ?
Scali, au-delà du découragement, haussa les épaules.
Leclerc haussa les épaules pour l'imiter, rageur, les dents serrées.
— J' t'emmerde ? T'entends ? J' t'emmerde.
Il le regardait enfin de face, avec le pire visage.
— Moi aussi, dit Scali, maladroitement. Ni l'engueulade, ni le commandement n'étaient son fort. Bon intellectuel, il ne voulait pas seulement expliquer, mais encore convaincre ; il avait le dégoût physique du pugilat ; et Leclerc, qui sentait animalement ce dégoût, le prenait pour de la peur.
— Non : moi je t'emmerde. Pas toi. Tu m'as compris ?
Pol pensait au jour où tous avaient attendu ensemble le premier avion chargé de blessés.
— Salud ! cria Magnin, le poing en l'air comme un mouchoir, une moustache rabattue par le vent dans l'encadrement de la porte.
Il avança parmi des gueules hostiles, délivrées ou faussement distraites, jusqu'à Leclerc :
— Tu avais la thermos ?
— C'est pas vrai ! Rien !
Leclerc gueulait, indigné, spolié ; enchanté de prévoir une accusation injuste d'ivresse quand il avait si grand besoin que celle de fuite fût injuste aussi.
— Rien ? Tu as eu tort, dit Magnin.
Il préférait le pilote saoul au pilote déprimé.
Leclerc hésita comme on cherche un chemin, ahuri.
— L'équipage du Pélican rentre à Albacète immédiatement, cria Magnin. Le camion est devant la porte.
— Un camion, de quoi, un camion ? Pourquoi pas une charrette à bras ? J' veux une bagnole, dit Leclerc reprenant sa gueule de haine.
— On a même pas le temps de faire les bagages !
Le bombardier protestait. Quels bagages ? Tous savaient que l'équipage était venu dans son avion, sans la moindre brosse à dents. Magnin haussa les épaules.
Il regardait Leclerc, et les siens épars maintenant. S'ils avaient été tués ce matin, pensait-il, nous ne verrions plus que ce qu'il y a de meilleur en eux. Et même s'ils étaient tués demain... Le souvenir de Marcelino était plus fort que la présence de Leclerc. Et il les regardait, volontaires et mercenaires, comme si ce qu'ils disaient, ce qu'ils faisaient, ce qu'ils pensaient d'eux-mêmes n'eût été qu'une provisoire folie, un rêve dont ils dussent tôt ou tard s'éveiller, serre-tête sur le front, raidis sous leur combinaison de vol, dans la réalité de la mort.
Leclerc s'approcha de Magnin comme il s'était approché de Scali, avec une expression saisissante de haine, bien que son visage eût à peine changé ; son front qui se plissait était seulement devenu plus bas.
— J' t'emmerde, Magnin.
Les mains poilues frémissaient au bout des bras de singe. Les sourcils et les moustaches de Magnin avancèrent, ses prunelles devinrent curieusement immobiles :
— Tu pars demain pour la France, contrat réglé. Et tu ne remettras jamais les pieds en Espagne. C'est tout.
— Quand je voudrai, que j'y reviendrai ! Et sans contrats encore ! Saucisson-à-ficelles, gueule-de-vache... J'ai été à la légion, moi, hein, faudrait pas me prendre pour un balai à vaisselle...
A côté de Magnin étaient maintenant Scali, Attignies et Gardet. Contre la table, Jaime, avec ses lunettes noires.
— J' veux une bagnole, reprit Leclerc, les mains de plus en plus tremblantes. Tu m'as compris ?
Magnin marcha vers la porte, rapide, indifférent et voûté. Du fond de la salle venaient seulement les bruits de fourchette du cuisinier. Tous suivaient Magnin du regard. Il ouvrit la porte, dit une phrase comme s'il eût parlé au vent qui balayait furieusement la grande place d'Alcala.
Six gardes d'assaut entrèrent armés.
Décidé à rester le plus important, Leclerc passa le premier.
Le silence demeura suspendu, rempli par l'embrayage du camion et le bruit du moteur qui décrut jusqu'à se confondre avec celui du vent. Magnin était resté dans l'encadrement de la porte. Quand il se retourna, un fatras de verres, d'interjections, d'éternuements, d'assiettes monta comme, au théâtre, la salle se détend à la fin d'un acte. Magnin vint à la table, et sembla couper cette détente avec le couteau dont il frappa un verre pour commander l'attention :
— Camarades, dit-il sur le ton de la conversation, vous regardiez cette porte. A quinze kilomètres d'ici, il y a les Maures. A deux kilomètres de Madrid. Deux.
« Quand les fascistes sont à Carabanchel, ceux qui se conduisent comme l'ont fait ici ceux qui viennent de partir se conduisent comme des contre-révolutionnaires.
« Tous seront en France demain.
« A partir d'aujourd'hui, nous sommes tous assimilés à l'aviation espagnole. Chacun se procurera un uniforme pour lundi. Tous les contrats sont supprimés. Darras est chef des mécaniciens. Gardet des mitrailleurs. Attignies commissaire politique. Ceux qui ne sont pas d'accord partent demain matin.
« La question du Pélican est réglée ; nous ne devons donc plus nous souvenir que de ce que chacun d'eux avait fait de bien avant... le reste. Buvons à l'équipage du Pélican. »
Le ton faisait du toast un adieu, et excluait toute illusion de retour en arrière.
« Réunion des responsables dans ma chambre », dit-il, les verres reposés.
Magnin leur expliqua comment il entendait réorganiser l'escadrille.
— Comment aurons-nous assez de types ? demanda Darras.
— La brigade internationale : j'étais à Albacète pour ça. Nous sommes d'accord. Ils ont quelques types qui ont servi dans l'armée de l'air, et pas mal d'ouvriers des usines d'aviation. Tout ce qui a touché à l'aviation de près ou de loin, on nous l'envoie à partir de demain. Vous examinerez tous ces gars-là, chacun dans sa spécialité. Il y en a plus qu'il ne nous en faut. Quant à la discipline, il y a au moins trente pour cent de communistes dans ce que nous allons recevoir. Vous êtes ici deux responsables communistes, à vous de vous arranger.
Magnin se souvenait de Enrique.
— Et pour la chasse ? dit Attignies.
— Je crois qu'il va y avoir de la chasse.
— Assez ?
— Assez.
Il ne pouvait espérer que des appareils russes.
— Vous pensez à entrer au Parti ? demanda Darras.
— Non. Je ne suis pas d'accord avec le parti communiste.
— Laisse le recrutement cinq minutes, Darras ! dit Gardet.
Gardet, il avait d'abord fallu le convaincre : « Quand les mitrailleurs ne se débrouillent pas, je leur donne un coup de main. Ça va comme ça, ils ont confiance en moi. Mais commander, ça ne me plaît pas. — Si ce ne sont pas ceux en qui leurs camarades ont confiance qui établissent la discipline, qui veux-tu que ce soit ? » avait demandé Darras. Il s'était enfin rendu.
— Vous êtes venu par Madrid ? demanda Attignies. .
— Non. Mais j'ai eu le téléphone tout a l' heure : on se bat aux portes.