Manuel, sa branche de pin à la main, sortait de la Mairie où s'était tenu le conseil de guerre élu : assassins et fuyards étaient condamnés à mort. Contre les fuyards, les vrais anarchistes avaient été les plus fermes ; tout prolétaire est responsable ; si ceux-ci avaient été abusés par les espions phalangistes, ils n'étaient pas excusables pour cela. Une auto passa, le double triangle de ses phares chiné de pluie.
« Ils pourront tranquillement bombarder Madrid », pensa Manuel : on ne voyait absolument rien.
Au moment où il passait devant la petite porte qu'il ne devinait que par la lumière du couloir, on se jeta sur lui et il se sentit pris aux jarrets. Dans la lumière pleine de pluie des torches électriques aussitôt allumées par Gartner et ceux qui le suivaient, deux soldats de la brigade, à genoux dans la boue épaisse, enserraient ses jambes. Il ne voyait pas leur visage.
— On ne peut pas nous fusiller ! criait l'un d'eux. Nous sommes des volontaires ! Faut leur dire !
Le canon s'était tu. L'homme ne criait pas le visage levé, mais vers la boue, et ses cris étaient enveloppés dans le grand chuchotement de la pluie. Manuel ne disait rien.
— On peut pas ! On peut pas ! cria l'autre à son tour. Mon colonel !
La voix était très jeune. Manuel ne voyait toujours pas les visages. Autour de chaque bonnet de police contre sa hanche, dans la tache confuse des torches, des gouttelettes qui semblaient monter du sol voltigeaient entre les lignes serrées de la pluie. Soudain, comme Manuel ne répondait toujours pas, l'un des deux condamnés recula son visage pour le regarder ; à genoux, le torse rejeté pour voir Manuel au-dessus de lui, les bras retombés en arrière sur ce fond de nuit et de pluie sans âge, il était celui qui paie toujours. Il avait sauvagement frotté son visage contre les bottes pleines de boue de Manuel ; son front et ses pommettes en étaient couverts, autour de la tache cadavérique des orbites restées blanches.
« Je ne suis pas le conseil de guerre », faillit répondre Manuel ; mais il eut honte de ce désaveu. Il ne trouvait rien à dire, sentait qu'il ne pouvait se délivrer du second condamné qu'en le repoussant du pied, ce qui lui était odieux, et restait immobile devant le regard fou de l'autre qui haletait, et sur la face de qui descendaient maintenant les rigoles de pluie battante, comme s'il eût pleuré de tout son visage.
Manuel se souvenait de ceux d'Aranjuez et de ceux du 5e corps dans la même pluie, à la fin du matin, derrière leurs petits murs ; sa résolution de réunir le conseil de guerre n'avait pas été prise sans réflexion ; mais il ne savait que faire, pris entre l'hypocrisie et l'odieux : fusiller est assez sans ajouter la morale.
— Faut... leur dire ! cria de nouveau celui qui le regardait. Faut... leur dire !
Que dirais-je ? pensait Manuel. La défense de ces hommes était dans ce que nul ne saurait jamais dire, dans ce visage ruisselant, bouche ouverte, qui avait fait comprendre à Manuel qu'il était en face de l'éternel visage de celui qui paie. Jamais il n'avait ressenti à ce point qu'il fallait choisir entre la victoire et la pitié. Incliné, il tenta d'écarter celui qui enserrait encore sa jambe : l'homme se cramponna furieusement, la tête toujours baissée comme s'il n'eût plus connu du monde entier que cette jambe qui l'empêchait de mourir. Manuel faillit tomber et pesa plus fort sur les épaules, sentant qu'il faudrait plusieurs hommes pour détacher celui-ci. Tout à coup, l'homme laissa retomber ses bras et regarda Manuel, de bas en haut, lui aussi : il était jeune, mais moins que Manuel ne l'avait cru. Il était au-delà de la résignation ; comme s'il eût tout compris — non seulement pour cette fois mais pour les siècles des siècles. Et, avec l'amertume indifférente de ceux qui parlent déjà de l'autre côté de la vie :
— Alors, t'as plus de voix pour nous, maintenant ?
Manuel s'aperçut qu'il n'avait pas encore dit un mot.
Il fit quelques pas, et les deux hommes furent derrière lui.
L'odeur profonde de la pluie sur les feuilles et les branches recouvrit celle de laine et de cuir des uniformes. Manuel ne se retournait pas. Il sentait dans son dos les deux hommes à genoux dans la boue, le corps immobile, et dont les têtes le suivaient.