CHAPITRE II

Ramos filait aussi vite que le lui permettaient ses phares bleuis.

Au premier grand incendie, l'auto s'arrêta. Dans la nuit pleine de cris assourdis, de bruits de course, de détonations, d'appels et d'écroulements étouffés au-dessus du roulement ininterrompu de la bataille, un couvent s'effondrait parmi des décombres ; des fulgurations le parcouraient comme des bêtes, sous un bouillonnement de fumée grenat. Il n'y restait personne. Piquets de miliciens, gardes d'assaut, services de secours regardaient, fascinés par la trouble exaltation des flammes, la vie inépuisable du feu. Assis, un chat gris levait la tête.

Le raid était-il terminé ?

Une mince lueur à gauche. Des bottes sonnèrent dans le silence plein de lointains appels. Un artichaut de flammes succéda à la lueur, retomba ; puis, projetée sur le ciel et sur les maisons, une grande lueur s'établit. Bien que les avions fussent partis (les champs étaient proches, et la nuit de novembre est longue), sous les toits, d'étage en étage, le feu continuait sa vie propre : à gauche s'allumèrent quatre nouveaux brasiers : non pas les brûlots verts et bleus du calcium, mais des crachements de flammes rousses. Quand Ramos passa, à la place des flammes, des myriades de courtes flammèches rongeaient les maisons comme une invasion d'insectes, devant un exode silencieux : des matelas, des pieds de chaise qui sortaient de charrettes à bras, suivies de vieilles femmes en retard. Les services de secours arrivaient. Efficaces. Il en contrôla une dizaine.

A San-Carlos, les maisons formaient un écran, et l'obscurité était complète dans presque toutes les rues qui avoisinaient la place : Ramos heurta une civière ; les porteurs crièrent. Comme une poignée de confetti incandescents, un tourbillon de flammèches passa au-dessus de blessés allongés par terre les uns à côté des autres, les éclairant très faiblement aux jambes. Trois pas plus loin, Ramos heurta une seconde civière : cette fois, ce fut le blessé qui cria. Sur un coin éclatant et un morceau de toit, des pompiers en silhouette pointaient sur la fournaise leurs lances minuscules et dérisoires. Ramos arrivait enfin sur la place.

Les bouillonnements de fumée se précipitèrent, et la lueur monta. Tout devint distinct, les bonnets de coton des blessés alignés et les chats. Et comme si elle eût accompagné la montée du feu, la profonde vibration des moteurs emplit à nouveau le ciel noir.

Ramos souhaitait si violemment la paix pour ces blessés qu'on évacuait, ambulance après ambulance, qu'il voulait croire à une arrivée d'autos ; mais, l'incendie retombant un instant après un bruit de poutres déglinguées, dans un silence plein d'étincelles, l'inexorable approche des moteurs, là-haut, se déploya ; deux paquets de quatre bombes, huit éclatements suivis d'une très sourde clameur, comme si la ville tout entière se fût éveillée dans l'effroi.

A côté de Ramos, un milicien paysan dont le pansement s'était défait regardait son sang descendre tout le long de son bras nu et tomber goutte à goutte sur l'asphalte : dans cette sombre lumière, la peau était rouge, l'asphalte noir était rouge, et le sang, brun clair comme du madère, devenait en tombant d'un jaune lumineux, comme celui de la cigarette de Ramos. Celui-ci fit évacuer d'urgence le milicien. D'autres blessés, avec les bras des plâtrés, glissèrent comme un ballet lugubre, noirs d'abords en silhouette, puis leurs pyjamas clairs de plus en plus rouges, au fur et à mesure qu'ils traversaient la place dans la sombre lueur de l'incendie. Tous ces blessés étaient des soldats : il n'y avait pas d'affolement, mais un ordre farouche, fait de lassitude, d'impuissance, de rage et de résolution. Deux bombes tombèrent encore, et la ligne des blessés allongés se tordit comme une vague.

Le poste téléphonique était à cent mètres, dans une rue que l'incendie n'éclairait pas : Ramos bouscula un corps, alluma sa torche : l'homme criait, bouche grande ouverte ; un des ambulanciers toucha sa main :

— Il est mort.

— Non, il crie, dit Ramos.

A peine tous deux s'entendaient-ils, dans le chahut des bombes, des avions, des canons lointains et des sirènes qui se perdaient. Mais l'homme était mort, la bouche ouverte comme s'il eût crié ; et peut-être avait-il crié... Ramos heurta encore des civières et des cris et une fulguration tira de la nuit tout un peuple courbé.

Il demanda par téléphone des ambulances et des camions : beaucoup de blessés pouvaient être évacués par camions. (Où ? se demandait-il. Les hôpitaux étaient transformés en brasiers les uns après les autres.) Guernico l'envoya à Cuatro-Caminos. C'était un des quartiers les plus pauvres, spécialement visé depuis le début du siège. (Franco, disait-on, avait affirmé qu'il épargnerait le quartier élégant, Salamanca.) Ramos reprit l'auto.

Dans la lueur des incendies, dans la lumière cadavérique des becs électriques bleuis et des phares, dans l'obscurité complète, reprenait en silence un exode séculaire. Nombre de paysans du Tage s'étaient réfugiés chez leurs parents, chaque famille avec son âne ; parmi les couvertures, les réveils, les cages à serins, les chats dans les bras, tous, sans savoir pourquoi, allaient vers les quartiers plus riches, — sans affolement, avec une longue habitude de la détresse. Les bombes tombaient par volées. On leur apprendrait à être pauvres comme il convient de l'être.

Les phares bleuis éclairaient mal. En avant des maisons éventrées, Ramos passa devant une vingtaine de corps allongés, parallèles et confus, tous semblables devant les décombres. Il arrêta l'auto, siffla pour appeler une ambulance. Anarchistes, communistes, socialistes, républicains, comme l'inépuisable grondement de ces avions mêlait bien ces sangs qui s'étaient crus adversaires, au fond fraternel de la mort... Les sirènes filaient dans l'ombre, s'approchaient, se croisaient, — se perdaient dans la nuit humide comme celles des bateaux en partance. L'une s'arrêta, et son cri longuement immobile parmi ce chassé-croisé de hurlements monta comme celui d'un chien désespéré. A travers l'odeur de brique chaude et de bois brûlé, sous les tourbillons d'étincelles qui dévalaient la rue comme des patrouilles folles, l'explosion exaspérée des bombes poursuivait les cloches d'ambulances, les recouvrait de claquements enragés d'où les inlassables cloches ressortaient comme de tunnels, parmi la meute des sirènes folles. Depuis le début du bombardement, des coqs chantaient. Sous l'éclatement sauvage d'une torpille, ils devinrent déments ; tous ensemble, nombreux comme ceux d'un village dans ce quartier misérable, frénétiques, exaspérés, ils commencèrent à hurler à la mort le chant sauvage de la pauvreté.

Dans le faisceau mince de la torche de Ramos, fébrile comme une antenne d'insecte, en avant des corps allongés le long du mur, apparut un homme étendu sur un perron. Il était blessé au côté et gémissait. Pas très loin, une ambulance tintait. Ramos siffla de nouveau. « Elle vient », dit-il. L'homme ne répondit rien, mais continua à gémir. La torche l'éclairait de haut, promenait sur son visage l'ombre des graminées qui poussaient entre les pierres du perron ; Ramos, dans l'inlassable frénésie des coqs, regardait avec pitié ces fines ombres indifférentes, peintes avec une précision japonaise sur ces joues qui tremblaient.

A l'extrémité de la bouche tomba la première goutte de pluie.