CHAPITRE XXVII

Le soleil de la chance se levait pour Martin. Le lendemain de la visite de Ruth, Martin reçut un chèque de trois dollars d’un hebdomadaire à sensation de New York pour trois de ses triolets. Deux jours plus tard, un journal de Chicago accepta « Chasseurs de trésor », promettant de lui verser dix dollars à publication. Le prix était bas, mais c’était la première pièce qu’il avait écrite, sa toute première tentative pour exprimer sa pensée par écrit. Pour couronner le tout, son récit d’aventures pour la jeunesse, sa deuxième tentative, fut accepté avant la fin de la semaine par un hebdomadaire portant le titre Youth and Age. Il était vrai que cette pièce journalistique avait vingt et un mille mots et qu’on lui en offrait seize dollars à la publication, soit à peu près soixante-quinze cents les mille mots ; mais il était tout aussi vrai que c’était sa deuxième tentative, et Martin était tout à fait conscient de sa maladresse et de ses défauts.

Cependant, ces premiers travaux, si gauches qu’ils fussent, n’étaient pas marqués au sceau de la médiocrité. Ce qui les caractérisait, c’était la gaucherie qui vient d’un surcroît de force, celle du novice qui écrase des papillons à coups de bélier et façonne des vignettes avec une massue en guise de burin. Martin s’estimait donc heureux de les vendre pour une bouchée de pain. Il savait ce qu’ils valaient depuis longtemps. Il mettait en revanche tous ses espoirs dans ses productions récentes. Il s’était évertué à être autre chose qu’un simple feuilletoniste ; il avait cherché à se doter des outils d’un véritable artiste. Par ailleurs, il n’avait pas sacrifié sa force. Il avait tenté en pleine conscience de l’accroître, en se gardant de tout excès. Il n’avait pas renié non plus son goût du monde réel. Son œuvre était réaliste, mais l’imagination y avait sa part, avec ses beautés et ses inventions. Il recherchait un réalisme ardent, traversé par les aspirations et les rêves de l’homme. Il voulait montrer la vie telle qu’elle est, comme une quête tâtonnante des vérités de l’esprit et de l’âme.

Il avait, au cours de ses lectures, découvert qu’il existe deux écoles chez les auteurs de romans. L’une montrait l’homme comme un dieu ignorant ses origines terrestres ; l’autre le montrait comme une boue, refusant de reconnaître ses ambitions qui lui viennent du Ciel et ce qu’il y a de divinité en lui. Selon Martin, les deux écoles étaient dans l’erreur parce qu’elles se concentraient l’une et l’autre sur un unique objet. Seule une théorie composite approchait de la vérité ; seulement, elle ne flattait pas l’école du dieu, et contestait par ailleurs l’élément de sauvagerie de l’école de la boue. C’était dans la nouvelle qui avait tant remué Ruth que Martin pensait avoir atteint son idéal de vérité dans une œuvre de fiction ; puis, dans un essai intitulé « Dieu et boue », il exprima ses idées sur le sujet considéré d’un point de vue général.

Mais « Aventure » et les pièces qu’il tenait pour ses meilleures continuaient à faire la mendicité chez les directeurs de revue. Ses premiers articles ne comptaient à ses yeux que pour l’argent qu’ils rapportaient ; quant aux contes de terreur qu’il avait vendus, ce n’était pas, jugeait-il, de la très bonne littérature, et sûrement pas ce qu’il avait fait de mieux. L’invention et la fantaisie y prédominaient, en dépit du somptueux réalisme dont ils étaient empreints, et qui leur donnait leur force. Il tenait cette manière d’enrober de réalisme les invraisemblances du fantastique pour un artifice, un artifice habile, au mieux. La grande littérature ne pouvait pas occuper ce terrain. Il y avait beaucoup d’art dans ces deux contes, mais Martin récusait la valeur d’un art coupé de l’humain. L’artifice avait consisté à mettre sur son savoir-faire artistique un masque d’humanité, ce qu’il avait fait dans une demi-douzaine de nouvelles du genre « conte de terreur » composées avant qu’il ne s’élance vers les sommets qu’étaient « Aventure », « La Joie », « La Casserole » et « Le Vin de la vie ».

Les trois dollars qu’il reçut pour les triolets lui permirent de subsister tant bien que mal jusqu’à l’arrivée du chèque de The White Mouse. Il encaissa le premier chèque chez le méfiant épicier portugais, lui donnant un dollar d’acompte et divisant les deux dollars restants entre le boulanger et le marchand de fruits et légumes. Martin n’était pas encore assez riche pour s’offrir de la viande, et il était à la portion congrue quand le chèque de The White Mouse arriva. Il hésita sur la façon de l’encaisser. Il n’avait jamais mis les pieds dans une banque, et encore moins effectué des opérations dans un établissement bancaire ; mais il était poussé par le désir naïf et enfantin d’entrer dans l’une des grandes banques d’Oakland et de présenter au guichet son chèque endossé, d’un montant de quarante dollars. D’un autre côté, le bon sens lui dictait de l’encaisser chez son épicier, en escomptant que l’impression produite aurait pour effet d’accroître son crédit par la suite. Il céda à contrecœur aux exigences de l’épicier, lui régla la totalité de sa dette et reçut en retour une pleine poignée de pièces de monnaie. Il paya également ses autres créanciers, dégagea son costume et sa bicyclette, acquitta un mois de location pour sa machine à écrire, et donna à Maria le mois de loyer en retard ainsi qu’un mois d’avance. Il lui restait en poche près de trois dollars pour des dépenses imprévues.

En soi, cette somme fort modeste lui semblait une fortune. Dès qu’il eut récupéré ses vêtements, il rendit visite à Ruth, incapable de résister, chemin faisant, à l’envie de faire tinter la petite poignée de pièces d’argent dans sa poche. Tel un affamé qu’on vient de sauver et qui ne peut détacher son regard de la nourriture qui reste sur la table, Martin, privé d’argent pendant si longtemps, avait besoin de sentir ces quelques pièces au creux de sa main. Il n’était ni mesquin ni avare, mais l’argent représentait bien plus que ces dollars et ces cents. Il signifiait la réussite, et les aigles frappées sur les pièces étaient pour lui autant de victoires ailées.

Il en vint peu à peu à penser que le monde, après tout, n’était pas si mauvais ; il lui paraissait en tout cas bien plus riant. Pendant des semaines, le monde avait été bien morne et sombre, mais à présent que ses dettes étaient presque entièrement payées, trois dollars dansaient dans sa poche ; il avait dans la tête l’assurance du succès, un chaud et généreux soleil brillait, et même une averse qui trempa des piétons qui ne s’y attendaient pas lui réjouit le cœur. Tant qu’il n’avait pas eu de quoi manger, il pensait souvent aux milliers de malheureux à travers le monde qui connaissaient le même sort ; maintenant qu’il avait l’estomac bien rempli, le sort des milliers d’affamés ne l’obsédait plus. Il les oublia et, comme il était amoureux, il ne pensa plus qu’aux amoureux du monde entier. Sans qu’il y consacrât une réflexion méthodique, des motifs de poèmes amoureux commencèrent à se bousculer dans sa tête. Et, distrait par le jaillissement de l’inspiration en lui, il descendit du tramway deux pâtés de maisons après son arrêt, sans d’ailleurs s’en agacer.

Il trouva bien du monde au domicile des Morse. Deux cousines de Ruth étaient venues de San Rafael, et Mrs. Morse, sous prétexte de les divertir, entourait Ruth de jeunes gens comme elle en avait formé le projet. La campagne avait commencé pendant l’absence forcée de Martin, et battait à présent son plein. Mrs. Morse tenait particulièrement à recevoir des hommes qui faisaient carrière. Ainsi, en plus des cousines Dorothy et Florence, Martin rencontra deux professeurs d’université, l’un de latin, l’autre de lettres ; un jeune officier de retour des Philippines, ancien camarade d’école de Ruth ; un jeune homme nommé Melville, secrétaire particulier de Joseph Perkins, le directeur de la San Francisco Trust Company ; enfin, un véritable caissier de banque à l’allure juvénile, Charles Hapgood, âgé de trente-cinq ans, diplômé de l’université Stanford, membre du Nile Club et de l’Unity Club, orateur de tendance conservatrice du parti républicain pendant les campagnes électorales — bref, un jeune homme promis à un bel avenir à tous égards. Parmi les femmes, l’une faisait des portraits, une autre était une musicienne professionnelle, une troisième, docteur en sociologie, était connue localement pour son travail dans les services sociaux des quartiers pauvres de San Francisco. Mais les femmes ne comptaient pas pour grand-chose dans la stratégie de Mrs. Morse. Elles étaient, au mieux, des accessoires nécessaires ; il fallait bien attirer chez elle ces hommes qui réussissaient.

« Ne vous échauffez pas quand vous parlerez », lui recommanda Ruth avant le supplice des présentations.

Il eut un maintien un peu raide au début, oppressé qu’il était par le sentiment de sa gaucherie et la crainte toujours aussi vive de démolir d’un coup d’épaule le mobilier et les bibelots. Et puis, tous ces gens l’intimidaient. Il ne s’était jamais trouvé en présence de personnes aussi remarquables, ni d’un groupe aussi nombreux. Hapgood1, le caissier de banque, le fascinait, et il décida de l’interroger à la première occasion. Car sous sa crainte inquiète était tapi un moi toujours prêt à s’affirmer, et Martin ressentait le besoin de se mesurer à ces hommes et ces femmes, et de découvrir ce qu’ils avaient appris de plus que lui des livres et de la vie.

Ruth, qui jetait de fréquents coups d’œil dans sa direction pour voir comment il se comportait, fut agréablement surprise par la facilité avec laquelle il faisait connaissance avec ses cousines. Non, il ne s’échauffait pas, et la position assise lui ôtait tout souci quant à ses mouvements d’épaule. Ruth savait les deux jeunes filles intelligentes, brillantes et superficielles, et elle eut quelque mal à comprendre, quand elles allèrent toutes trois se coucher dans la soirée, l’éloge qu’elles lui firent de Martin. Lui, de son côté, homme d’esprit dans son milieu, amuseur et boute-en-train aux bals et dans les pique-niques du dimanche, n’eut pas de mal à faire des plaisanteries et à rompre gentiment des lances dans ce cadre mondain. Et ce soir-là, le succès se tenait derrière lui et lui tapotait l’épaule, lui soufflant qu’il s’en tirait bien et qu’il pouvait donc s’autoriser à rire et à faire rire sans honte.

Plus tard, l’inquiétude de Ruth se trouva justifiée. Martin et le professeur Caldwell s’étaient isolés dans un coin peu discret, et bien que Martin se gardât d’agiter les mains en l’air devant lui, le regard critique de Ruth remarqua que ses yeux lançaient trop souvent des éclairs, qu’il s’exprimait avec trop de rapidité et de véhémence, s’emportait un peu trop, laissait son sang échauffé empourprer un peu trop ses joues. Il manquait de réserve et de maîtrise de lui-même, et le contraste était vif avec le jeune professeur de lettres avec lequel il s’entretenait.

Mais Martin n’avait cure des apparences ! Il n’avait pas tardé à noter l’agilité mentale de son interlocuteur et à apprécier la sûreté de ses connaissances. En outre, le professeur ne correspondait pas à l’idée que Martin se faisait d’un professeur de lettres ordinaire. Martin voulait le faire parler métier, et, en dépit d’une certaine réticence de l’autre, il parvint à son but. Il ne comprenait pas pourquoi l’on devait s’interdire de parler métier.

« Cet interdit est absurde et malhonnête », avait-il dit à Ruth quelques semaines auparavant. « Pour quelle raison des hommes et des femmes se retrouvent-ils ensemble sinon pour partager le meilleur d’eux-mêmes ? Et le meilleur d’eux-mêmes, c’est ce qui les intéresse, l’activité qui assure leur subsistance, le domaine dans lequel ils sont spécialisés, qu’ils ont passé des jours et des nuits à explorer, et qui ont peut-être même hanté leurs rêves. Imaginez Mr. Butler, soucieux de satisfaire aux convenances sociales, exposant ses idées sur Paul Verlaine, le théâtre allemand ou les romans de D’Annunzio… Ce serait à mourir d’ennui. Pour ce qui me concerne, je préférerais l’entendre parler de questions de droit. C’est son point fort. La vie est trop courte pour que je ne demande pas à chacun ce qu’il peut me donner de meilleur.

— Mais il existe des sujets d’intérêt général, objecta Ruth.

— Non, vous faites erreur, poursuivit-il précipitamment. Tous les individus, dès qu’ils sont en société, toutes les coteries, ou, plutôt, presque tous les individus et les coteries singent ceux qui leur sont supérieurs. Et de qui donc est composée cette élite ? D’oisifs, de riches oisifs. Ceux-ci, en général, ignorent ce que savent ceux qui travaillent. Écouter une conversation sur ce que font les gens actifs les ennuierait à mourir ; aussi les oisifs décrètent-ils que la “boutique”, comme ils disent, n’est pas un sujet digne d’une conversation. Et ayant interdit que l’on parle boutique, ils décident des sujets dont on peut causer : les derniers opéras, les derniers romans, les cartes, le billard, les cocktails, les automobiles, les concours hippiques, la pêche à la truite, la pêche au thon, la chasse au gros gibier, la navigation à voile, et ainsi de suite — tous sujets, notez-le bien, familiers aux oisifs. En somme, à ce moment, les oisifs parlent boutique à leur façon. Et le plus drôle dans tout cela, c’est que bien des gens intelligents, et tous ceux qui prétendent l’être, laissent les oisifs imposer leur loi. Pour moi, je veux qu’un homme me donne ce qu’il a de meilleur en lui, et peu m’importe que la “boutique” vous paraisse vulgaire. »

Ruth n’avait pas compris. Cette attaque de Martin contre les valeurs établies lui avait paru n’être qu’un entêtement arbitraire.

Le sérieux de Martin avait fini par impressionner le professeur Caldwell, mis au défi d’exprimer son point de vue. Comme Ruth s’arrêtait un instant près d’eux, elle entendit Martin demander :

« Vous n’enseignez sûrement pas de telles hérésies à l’université de Californie ? »

Le professeur Caldwell haussa les épaules. « C’est l’histoire de l’honnête contribuable et du politicien, vous savez bien. Comme Sacramento nous donne nos crédits, nous courbons l’échine devant Sacramento, devant le conseil d’administration de l’université et devant la presse du parti, ou la presse des deux partis.

— C’est clair, en effet ; mais vous-même ? insista Martin. Vous devez être comme un poisson hors de l’eau.

— Il y en a peu comme moi, j’imagine, dans la mare universitaire. Il m’arrive parfois de me dire que je ne suis franchement pas à ma place et que je devrais être à Paris, ou dans le petit monde des écrivassiers1, ou dans une grotte d’ermite, ou bien à mener une folle et triste vie de bohème, à boire du bordeaux — on appelle ça du rouge-métèque à San Francisco —, à souper dans des restaurants bon marché du Quartier latin, et à claironner des idées révolutionnaires sur tous les aspects de la création. Vrai, je me dis souvent que j’étais fait pour être révolutionnaire. Mais je suis si peu sûr de quantité de choses… Je deviens timide quand je me retrouve en face de mon humaine faiblesse, qui limite mon appréhension de la complexité des problèmes… des problèmes humains fondamentaux, voyez-vous. »

En l’écoutant pérorer, Martin s’aperçut qu’il avait sur les lèvres Le Chant de l’alizé1 :

Je souffle le plus fort à midi,

Mais quand la lune luit

Je raidis l’étamine de sa toile.

Il était tout près de fredonner les paroles, et s’avisa que le discoureur lui rappelait l’alizé du nord-est, ce vent constant, frais, puissant. Il était d’humeur égale, inspirait confiance, mais il y avait aussi chez lui quelque chose de déconcertant. Martin avait le sentiment qu’il n’exprimait jamais le fond de sa pensée, tout comme les alizés, qui lui semblaient ne jamais souffler au maximum de leur puissance, mais garder des réserves de force inemployée. L’activité visionnaire de Martin s’était remise en branle. Son cerveau était un entrepôt dans lequel les souvenirs d’événements réels et imaginaires, aisément accessibles, paraissaient toujours bien rangés, prêts pour sa tournée d’inspection. Quoi qu’il se passât dans l’instant présent, l’esprit de Martin l’associait aussitôt à un fait contraire ou semblable, qui prenait la forme d’une vision. L’opération était parfaitement automatique, et ces séquences d’images accompagnaient immuablement ce qu’il vivait alors. De même que le visage de Ruth, dans un bref accès de jalousie, avait fait remonter du passé et mis sous ses yeux une tempête oubliée à la clarté de la lune, et de même que le professeur Caldwell avait fait surgir devant lui l’image de l’alizé du nord-est poussant un troupeau de vagues écumantes sur la mer violette, de même, un instant après l’autre, de nouveaux tableaux venus d’hier jaillissaient à sa vue, sans le dérouter parce qu’ils donnaient leur identité et leur place aux choses, ou se disposaient sous ses paupières ou sur l’écran de sa conscience. Ces visions provenaient d’actes et de sensations passés, d’événements, de livres lus la veille ou la semaine précédente, formant un cortège interminable d’apparitions qui peuplaient continûment son esprit, de jour comme de nuit.

Ainsi, tandis qu’il écoutait le flot de paroles faciles du professeur Caldwell, conversation d’un homme intelligent et cultivé, Martin voyait-il défiler sa vie d’autrefois. Il voyait le jeune voyou qu’il avait été, portant un chapeau Stetson à bord raide, un veston croisé de coupe carrée, roulant les épaules, rêvant d’être un dur parmi les durs, ambition qu’il ne cherchait pas à se cacher à lui-même, ni à atténuer. À un certain moment de sa vie, il avait été un vulgaire petit voyou, un chef de bande qui donnait du fil à retordre à la police et terrorisait les honnêtes habitants des quartiers ouvriers. Mais ses idéaux avaient changé. Alors qu’il regardait autour de lui cette assemblée d’hommes et de femmes bien élevés et bien habillés, et aspirait jusqu’au fond de ses poumons cette atmosphère élégante et cultivée, le fantôme de sa prime jeunesse, le dur qui plastronnait en Stetson et veston croisé, traversa le salon. Il vit la silhouette de ce voyou de quartier se fondre dans le personnage assis, engagé dans une conversation avec un véritable professeur d’université.

Car, après tout, il ne s’était pas encore trouvé un domicile fixe. Il s’était adapté aux circonstances ; il avait été vite adopté partout en raison de sa capacité à se débrouiller au travail et au jeu, à se battre pour ses droits et à se faire respecter. Mais il n’avait pas pris racine. Il s’était acclimaté suffisamment pour satisfaire les autres, mais non pour se satisfaire lui-même. Partout et toujours le tourmentait une vague inquiétude, l’appel du lointain, et il avait mené une vie d’errance jusqu’au jour où il avait rencontré les livres, l’art et l’amour. Et il était là, aujourd’hui, dans ce salon, le seul de tous ses compagnons d’aventures qui eût su se rendre digne d’entrer dans le foyer des Morse.

Ces pensées et ces visions, cependant, ne l’empêchaient pas de suivre attentivement les propos du professeur Caldwell et, son sens critique toujours en éveil, de noter combien le champ de ses connaissances était vaste. De temps à autre, la conversation lui faisait apparaître des lacunes, des perspectives, des pans entiers de savoir dont il ignorait tout. Néanmoins, grâce à son Spencer, il se rendait compte qu’il maîtrisait les contours du champ du savoir ; remplir ces contours n’était qu’une question de temps. « Et alors, à nous deux ! songea-t-il… Gare à l’écueil, matelots ! » Il se faisait l’impression d’être assis aux pieds du professeur, buvant ses paroles, dans une attitude d’adoration. Mais il lui sembla repérer alors une faiblesse dans les jugements de son interlocuteur, une faiblesse indéfinissable, fugitive, qui lui eût échappé si elle ne s’était pas manifestée de manière si insistante. Il finit par mettre le doigt dessus, et se trouva d’un bond à égalité avec le professeur.

Ruth s’approcha d’eux une seconde fois, au moment précis où Martin prenait la parole.

« Je vais vous dire où vous faites erreur, ou plutôt ce qui affaiblit votre point de vue, dit-il. Vous ignorez la biologie. Elle n’a pas de place dans votre système. Je parle de la véritable biologie explicative, la science globale qui commence avec les expériences de laboratoire et les tubes à essai, les premières manifestations de vie de l’inorganique, et trouve son accomplissement dans les plus audacieuses considérations esthétiques et sociologiques. »

Ruth était consternée. Elle avait suivi deux cours magistraux du professeur Caldwell et le tenait pour le dépositaire vivant de tout le savoir humain.

« J’ai quelque peine à vous suivre », dit-il d’un air dubitatif.

Martin n’était pas très sûr non plus d’avoir toujours bien suivi l’autre.

« Bon, je vais essayer de m’expliquer. Je me rappelle avoir lu, dans une histoire de l’Égypte, qu’il est impossible de comprendre l’art égyptien sans une connaissance préalable de la terre.

— C’est tout à fait exact, acquiesça le professeur.

— Et il me semble, poursuivit Martin, que la question de la terre, essentielle entre toutes dans la circonstance, ne peut s’acquérir sans celle de la matière dont la vie est faite. Comment pourrions-nous comprendre les lois et les institutions, les religions et les coutumes, sans comprendre non seulement la nature de ceux qui les ont faites, mais la nature de la substance dont ils sont composés ? La littérature serait-elle moins humaine que l’architecture et la sculpture égyptiennes ? Y a-t-il une seule chose, dans l’univers connu, qui ne soit pas soumise à la loi de l’évolution ? Oh, je sais que l’on a mis en avant la complexité de l’évolution des arts, mais cette thèse me paraît par trop mécanique. On laisse de côté l’humain. L’évolution de l’outil, de la harpe, de la musique, du chant et de la danse est admirablement théorisée, mais que fait-on de l’évolution de l’homme lui-même, du développement des parties intrinsèques dont il était constitué avant qu’il fabrique son premier outil ou baragouine sa première mélopée ? C’est tout cela que vous ne prenez pas en compte, et que j’appelle la biologie. C’est de la biologie dans son champ d’application le plus large.

« Je sais que je m’exprime de façon incohérente, mais j’ai essayé de formuler l’idée en vous écoutant parler, aussi je n’étais pas préparé à l’exposer. Vous avez vous-même évoqué cette faiblesse humaine qui nous empêche de prendre tous les facteurs d’un problème en considération. Et vous négligez à votre tour, à ce qu’il me semble, le facteur biologique, l’élément même dont est tissée l’étoffe de tous les arts, la chaîne et la trame de toutes les réalisations de l’homme. »

À la stupéfaction de Ruth, Martin ne fut pas immédiatement réduit à néant ; quant à la réponse que fit le professeur, elle l’interpréta comme une forme d’indulgence pour la jeunesse de Martin. Le professeur Caldwell demeura silencieux une bonne minute, jouant avec sa chaîne de montre.

« Savez-vous, dit-il enfin, qu’on m’a déjà adressé cette critique ? Elle m’a été faite un jour par un très grand homme, un savant évolutionniste, Joseph Le Conte1. Il est mort aujourd’hui ; je pensais pouvoir vivre tranquille à l’abri des regards, et voilà que vous arrivez et me montrez du doigt. Sérieusement… c’est un aveu que je vous fais… Je pense qu’il y a du vrai dans votre remarque, et même beaucoup de vérité. Je suis trop conventionnel, pas assez à jour dans ce qui touche à la fonction explicative de certaines sciences, et je ne peux que plaider les insuffisances de ma formation et une paresse constitutionnelle qui me retient de faire le travail. Me croirez-vous si je vous dis que je n’ai jamais mis les pieds dans un laboratoire de physique ou de chimie ? C’est pourtant vrai. Le Conte avait raison, vous aussi, Mr. Eden, du moins jusqu’à un certain point, mais j’ignore jusqu’où exactement. »

Ruth emmena Martin à l’écart sous un prétexte quelconque ; lorsqu’ils furent seuls, celle-ci lui chuchota :

« Vous n’auriez pas dû monopoliser le professeur Caldwell de la sorte. Il y a peut-être d’autres personnes qui souhaitent lui parler.

— Je vous demande pardon, dit Martin, contrit. Mais j’ai réussi à le chatouiller un peu, et il était si intéressant que je n’ai plus réfléchi. Vous savez, c’est l’intellectuel le plus brillant que j’aie jamais rencontré. Et je vais vous dire autre chose. Je croyais autrefois que tous les gens qui sont allés à l’université, ou qui ont de hautes situations dans la société, étaient aussi intelligents et brillants que lui.

— Il est une exception, dit-elle.

— Je le pense aussi. À qui voulez-vous que je parle maintenant ? Oh, dites, organisez-moi un face-à-face avec ce caissier, là-bas. »

Martin causa un quart d’heure avec lui, sans que Ruth trouve rien à redire au comportement de son amoureux. Elle ne vit pas une fois ses yeux lancer des éclairs ni ses joues s’empourprer ; son calme et sa pondération la surprirent. Mais l’estime dans laquelle Martin tenait la corporation des caissiers de banque tomba au plus bas, et pendant le reste de la soirée il ne put se débarrasser de l’impression que « caissier de banque » et « diseur de platitudes » étaient des formules synonymes. Il trouva que l’officier était un brave garçon, simple, sain, content d’occuper dans la vie la place que la naissance et la chance lui avaient réservée. En apprenant qu’il avait fait deux années d’université, Martin se demanda où il avait bien pu ranger le bagage acquis. Cependant, il le préféra au caissier et à ses platitudes.

« Je n’ai rien contre les platitudes, dit-il à Ruth plus tard, mais ce qui m’exaspère, c’est l’air pompeux de certitude supérieure et satisfaite avec lequel on les énonce, et le temps qu’on y passe. Savez-vous, j’aurais pu raconter à cet homme toute l’histoire de la Réforme pendant le temps qu’il lui a fallu pour m’expliquer que le parti ouvrier avait fusionné avec les démocrates1. Il truque ses mots comme un joueur de poker professionnel truque les cartes qu’on lui distribue. Je vous montrerai un jour ce que je veux dire.

— Je regrette que vous ne l’aimiez pas. Mr. Butler l’apprécie particulièrement. Il l’estime digne de confiance et honnête. Il l’appelle le Roc, Pierre, et dit que sur cette pierre on pourrait édifier n’importe quelle institution bancaire.

— Je n’en doute pas, à en juger par ce que j’ai vu de lui, c’est-à-dire peu de chose, et ce que j’ai entendu de lui, c’est-à-dire moins encore. Mais je ne pense plus autant de bien des banques qu’autrefois. Vous ne m’en voulez pas de vous parler aussi franchement, ma chérie ?

— Non, non, c’est très intéressant.

— Sans doute, enchaîna Martin de bon cœur. Je ne suis guère plus qu’un barbare qui reçoit ses premières impressions du monde civilisé. Elles doivent être fort divertissantes dans leur fraîcheur pour une personne civilisée.

— Qu’avez-vous pensé de mes cousines ?

— Je les ai préférées aux autres femmes. Elles sont pleines de drôlerie et dépourvues de prétention.

— Alors, vous n’avez pas aimé les autres femmes1 ? »

Il secoua la tête.

« Cette femme qui s’occupe d’œuvres sociales est bavarde comme une pie sociologique. Je vous jure que si vous la passiez au crible entre les étoiles comme Tomlinson2, on ne trouverait pas chez elle une once de pensée originale. Quant à la portraitiste, elle est tout simplement assommante. Elle ferait une épouse parfaite pour le caissier. Et la musicienne ! Peu m’importe qu’elle ait des doigts agiles, une technique irréprochable et un jeu admirable ; il n’en est pas moins vrai qu’elle ne connaît rien à la musique.

— Elle joue magnifiquement, protesta Ruth.

— Oh ! je ne conteste pas la qualité de sa gymnastique, mais elle ne s’intéresse qu’aux formes extérieures de la musique, elle n’a aucune idée de l’esprit qui réside à l’intérieur. Je lui ai demandé ce que la musique signifiait pour elle, vous savez que je suis curieux de ces choses. Eh bien, elle ne sait pas ce que la musique signifie pour elle, sinon qu’elle l’adore, que c’est le premier des arts, que c’est toute sa vie et plus que sa vie…

— Vous les avez donc fait parler boutique, lui fit remarquer Ruth d’un ton accusateur.

— Je l’avoue. Et s’ils ont été aussi médiocres sur leur métier, imaginez mon supplice s’ils avaient dû discourir sur d’autres sujets. Vous savez… je croyais autrefois que dans un milieu tel que celui-ci, où l’on jouit de tous les avantages de la culture… » (Il s’interrompit un instant pour regarder le fantôme de sa jeunesse, en Stetson et veston croisé, passer la porte et traverser le salon en roulant les épaules.) « … je croyais, disais-je, que dans ce genre de milieu tous les hommes et les femmes étaient brillants, rayonnants. Mais aujourd’hui, le peu que j’ai vu d’eux me persuade que la plupart d’entre eux ne sont que des serins, et quatre-vingt-dix pour cent du reste, des raseurs. Quant au professeur Caldwell, lui… il est différent. C’est un homme dans chaque pouce et chaque atome de sa matière grise. »

Le visage de Ruth s’éclaira.

« Parlez-moi de lui, le pressa-t-elle. Non pas de l’ampleur de ses vues et de son intelligence, je connais ses qualités, mais de ce qui vous contrarie chez lui. Je suis très curieuse de le savoir. »

« Je risque de me retrouver dans un beau pétrin », songea Martin, amusé. « Mais si vous me disiez d’abord, vous, ce que vous pensez ? Ou peut-être ne trouvez-vous chez lui que le nec plus ultra ?

— J’ai suivi deux de ses cours magistraux et je le connais depuis deux ans. C’est pourquoi j’aimerais connaître votre première impression.

— Ma mauvaise impression, voulez-vous dire ? Eh bien, la voici. Il est doté de toutes les belles qualités que vous lui prêtez ; je crois. En tout cas, c’est le plus beau spécimen d’intellectuel que j’aie rencontré, mais il cache un secret honteux.

« Oh ! non, non, s’empressa-t-il d’ajouter. Rien de vil ou de vulgaire. Je veux dire qu’il m’apparaît comme un homme qui est allé au fond des choses et qui a eu si peur de ce qu’il a vu qu’il se persuade qu’il n’a jamais rien vu. Ce que je dis là n’est sans doute pas très clair ; je vais le redire autrement. Un homme qui a trouvé le chemin du temple caché, mais ne s’y est pas engagé ; qui a peut-être entr’aperçu le temple et s’est par la suite efforcé de se convaincre que ce n’était qu’un mirage suscité par la végétation. Ou autrement encore : un homme qui aurait pu faire de grandes choses, mais qui n’y trouvait pas d’intérêt, et qui passe son temps à regretter au plus profond de lui-même de ne pas les avoir faites. Un homme qui méprisait secrètement les récompenses qui accompagnent le travail bien fait et, plus secrètement encore, ne cesse de les désirer, ainsi que la joie qu’on retire de ce labeur.

— Ce n’est pas ainsi que je le comprends, dit-elle. Et d’ailleurs, je ne vois pas très bien ce que vous voulez dire.

— Ce n’est qu’une impression vague », dit Martin, cherchant à gagner du temps. « Elle ne s’appuie sur rien. C’est un simple point de vue, et je me trompe probablement. Vous le connaissez sans doute mieux que moi. »

Martin retira de cette soirée chez Ruth des idées confuses, des sentiments mêlés. Les personnes qu’il rêvait de rejoindre sur les hautes cimes l’avaient déçu. D’un autre côté, son succès lui était un encouragement. L’ascension avait été plus facile qu’il ne s’y attendait. Il valait mieux que cette ascension, et s’avouait, sans fausse modestie, qu’il était meilleur grimpeur que ceux avec lesquels il avait fait l’escalade, à l’exception, bien sûr, du professeur Caldwell. Il en savait plus qu’eux sur la vie et les livres, et il se demandait dans quelles niches minuscules ils avaient caché leur culture. Il ignorait qu’il était lui-même doté d’une vigueur intellectuelle exceptionnelle, et que les esprits capables de sonder jusqu’à leurs plus extrêmes limites les profondeurs de la pensée ne se rencontrent pas dans les salons du monde des Morse ; il n’imaginait pas non plus que ces esprits-là sont semblables aux aigles solitaires qui planent haut dans l’azur, très loin de la terre où grouillent les foules grégaires.