Le type mit une clef dans la serrure et entra, suivi d’un jeune gars qui ôta sa casquette d’un geste gauche. Il portait des vêtements d’étoffe grossière qui sentaient la mer, et de toute évidence n’était pas à sa place dans l’immense vestibule où il se trouvait. Ne sachant que faire de sa casquette, il allait la fourrer dans la poche de sa veste quand l’autre la lui prit des mains. Le geste, calme et naturel, fut apprécié du jeune homme gauche. « Il comprend, songea-t-il. Il me laissera pas tomber. »
Il marchait sur les talons de l’autre en roulant des épaules et en écartant involontairement les jambes, comme si le parquet parfaitement horizontal se soulevait et s’abaissait au gré de la houle. Les vastes pièces paraissaient trop étroites pour sa démarche chaloupée, et quant à lui, il était saisi d’épouvante à l’idée que ses larges épaules pourraient heurter le chambranle des portes ou envoyer valdinguer les bibelots entassés sur le dessus de la basse cheminée. Il zigzaguait entre les divers objets, voyant se multiplier des dangers qui, en réalité, n’existaient que dans sa tête. Entre un piano à queue et, au centre de la pièce, une table couverte de piles de livres s’ouvrait un espace où une demi-douzaine de personnes auraient pu avancer de front ; pourtant, c’est avec terreur qu’il se risqua à le traverser. Ses bras pesants ballaient souplement d’un côté et de l’autre. Il ne savait que faire de ces bras et de ces mains, et quand son imagination fiévreuse lui représenta un bras tout près d’effleurer les livres empilés sur la table, il fit un brusque écart, tel un cheval apeuré, manquant renverser le tabouret du piano. Il observait l’allure aisée de l’autre devant lui, et, pour la première fois, se rendit compte que sa démarche à lui était différente de celle d’autres hommes. La découverte de sa gaucherie l’emplit de honte un instant. Il sentit de fines gouttelettes de sueur perler à son front et s’arrêta pour éponger avec son mouchoir son visage bronzé.
« Arthur, attendez, mon vieux », dit-il, s’efforçant de dissimuler son angoisse derrière une remarque facétieuse. « C’est trop à la fois pour votre serviteur. Laissez-moi le temps de retrouver mes esprits. Vous savez bien que je ne voulais pas venir, et j’ai idée que vot’ famille meurt pas non plus d’envie de me voir.
— Ne vous inquiétez donc pas, lui fut-il répondu. Il ne faut pas avoir peur de nous. Nous sommes des gens très simples, vous savez… Tiens, une lettre pour moi. »
Il revint vers la table, déchira l’enveloppe et se mit à lire, donnant à l’étranger le temps de se ressaisir. Et l’étranger comprit et lui en fut reconnaissant. Ce garçon lui offrait sympathie et compréhension, et sous ses dehors anxieux, cette sympathie faisait son œuvre. Il s’essuya le front et regarda autour de lui, ayant retrouvé une contenance, mais avec dans les yeux cette expression des bêtes sauvages qui redoutent un piège. Il se trouvait dans l’inconnu, appréhendait ce qui pourrait survenir, ignorait ce qu’il devait faire, sentait la gaucherie de son allure et de ses gestes, tremblait à l’idée que chaque attribut, chaque faculté en lui ne fussent affectés de la même infirmité. Il était sensible à l’extrême, atrocement emprunté, et le coup d’œil amusé que l’autre lui lança furtivement par-dessus la lettre le blessa comme un coup de poignard. Il vit ce regard, mais n’y répondit pas, ayant appris, entre autres choses, la discipline. Et puis ce coup de poignard avait touché son orgueil. Tout en se maudissant d’être venu, il résolut de supporter sans broncher, puisqu’il était là, tout ce qui pourrait se produire. Les traits de son visage se durcirent, et dans ses yeux poignit une lueur belliqueuse. Il promena autour de lui un regard maintenant plus détaché, infiniment pénétrant ; chaque détail de ce bel intérieur se gravait dans son esprit. Il regardait de ses yeux grands ouverts ; rien n’échappait à son champ de vision, et comme il absorbait toute cette beauté qui s’offrait à lui, la lueur belliqueuse s’éteignit dans ses prunelles et fut remplacée par un éclat plus doux. Il savait réagir à la beauté, et il y avait là de quoi réagir.
Une peinture à l’huile accrocha son regard. Une énorme vague se fracassait lourdement sur un rocher émergé ; des nuages noirs et bas recouvraient le ciel, et au-delà de la ligne des brisants on voyait se découper sur un ciel d’orage crépusculaire, naviguant au plus près, une goélette-pilote qui se démenait contre les éléments, gîtant si fortement que tous les détails du pont étaient visibles. C’était beau, et cela l’attira irrésistiblement. Oubliant son allure maladroite, il s’approcha du tableau, vint tout près. La beauté s’évanouit de la toile. Sur son visage se marqua la stupeur. Il fixa un regard ébahi sur ce qui lui apparaissait maintenant comme un infâme barbouillage, et fit un pas en arrière. Le tableau retrouva aussitôt sa splendeur. « C’est un trucage », se dit-il, chassant l’objet de son esprit, bien que, au milieu de toutes ces impressions diverses, il eût le temps d’éprouver une bouffée d’indignation à l’idée que tant de beauté pût être sacrifiée à un truc. Il ne connaissait rien à la peinture. L’éducation de son œil s’était faite sur des chromos et des lithographies dont les contours étaient toujours nets et définis, de près comme de loin. Il est vrai qu’il avait vu des peintures à l’huile à la devanture de boutiques, mais les vitres avaient empêché son œil avide d’approcher aussi près qu’il le souhaitait.
Il tourna la tête vers son ami qui lisait toujours sa lettre, et aperçut les livres sur la table. Dans ses yeux passa un éclair de nostalgie et de convoitise mêlées, aussi promptement que dans ceux de l’affamé s’allume le désir à la vue de nourriture. Une foulée instinctive — avec une rotation des épaules vers la gauche, puis vers la droite — l’amena à la table où il commença à manipuler affectueusement les livres. Il notait les titres des ouvrages et les noms des auteurs, lisait des fragments, caressait les volumes des yeux et des mains ; une fois, il reconnut un livre qu’il avait lu. Pour le reste, c’étaient des livres et des auteurs qu’il ne connaissait pas. Il tomba sur un volume de Swinburne1 et se mit à le lire avec concentration, oubliant où il se trouvait, le visage illuminé. Par deux fois, il referma le livre sur son index pour bien regarder le nom de l’auteur. « Swinburne ». C’était un nom qu’il n’oublierait pas. Ce type avait su voir, et comment ! la couleur, la fulguration. Mais qui était Swinburne ? Était-il mort depuis un siècle ou plus, comme la plupart des poètes ? Ou bien était-il encore vivant, écrivait-il toujours ? Il se reporta à la page de garde… Oui, il avait écrit d’autres livres. Eh bien, dès le lendemain, à la première heure, il irait à la bibliothèque publique et il essaierait de se procurer des ouvrages de Swinburne. Il revint au texte et s’y plongea. Il ne remarqua pas qu’une jeune femme était entrée dans la pièce. Il ne s’en aperçut qu’au moment où il entendit la voix d’Arthur qui disait :
« Ruth, je te présente Mr. Eden. »
L’index entre deux pages du livre refermé, il se retourna, saisi d’un frisson nouveau causé non par l’apparition de la jeune fille, mais par les paroles de son frère. Ce corps musculeux abritait une sensibilité sans cesse en éveil. Au moindre choc du monde extérieur contre sa conscience, ses pensées, ses sympathies et ses émotions fusaient et jouaient comme de petites flammes chatoyantes. Il était extraordinairement réceptif et excitable, et son imagination toujours exaltée ne cessait d’établir des ressemblances et des différences. « Mr. Eden »… tels étaient les mots qui l’avaient ému, lui que toute sa vie on avait appelé « Eden », ou « Martin Eden », ou simplement « Martin ». Mais Mister ! C’était aller un peu vite en besogne, remarqua-t-il à part lui. Aussitôt, il lui sembla que son esprit se transformait en une vaste chambre noire où il voyait défiler d’innombrables tableaux de sa vie, des chaufferies, des gaillards d’avant, des campements et des plages, des prisons, des bouges, des lazarets et des taudis, tous lieux liés les uns aux autres par l’immuable salutation dont il avait fait l’objet.
Puis il se retourna et vit la jeune fille. Les fantasmagories de son cerveau se dissipèrent à l’instant. C’était une créature pâle, séraphique ; elle avait de grands yeux d’un bleu céleste et une opulente chevelure d’or. Il eût été incapable de dire comment elle était vêtue, il savait seulement que sa robe était aussi merveilleuse qu’elle. Il la compara à une pâle fleur d’or sur une tige frêle. Non, c’était plutôt un être spirituel, une divinité, une déesse ; une beauté aussi sublime n’était pas de ce monde. Ou peut-être les livres avaient-ils raison, et il en existait beaucoup comme elle dans les hautes sphères de la société. Ce type, Swinburne, aurait pu la chanter. Il avait peut-être en tête quelqu’un comme elle quand il fit le portrait de cette fille, Iseult, dans le livre qui était sur la table. Toute cette foule d’images, de sensations et d’idées lui vint en un instant. Il se mouvait dans une suite ininterrompue de réalités. Il vit la main de la jeune fille se tendre vers la sienne, et elle le regarda droit dans les yeux, franchement, comme un homme. Les femmes qu’il avait connues ne serraient pas la main de cette façon. D’ailleurs, la plupart ne serraient pas la main du tout. Un flot de souvenirs et d’images lié aux circonstances dans lesquelles il avait rencontré des femmes déferla dans son esprit, qui faillit en être submergé. Mais il repoussa ces visions pour la regarder, elle. Jamais il n’avait vu une telle femme. Ah, les femmes qu’il avait connues ! Tout aussitôt, à côté d’elle, de part et d’autre, se rangèrent celles qu’il avait connues. Pendant une seconde infinie, il se trouva dans une galerie de portraits où elle occupait la place centrale, tandis qu’autour d’elle étaient représentées un grand nombre de femmes qu’un seul coup d’œil suffisait à peser et jauger à l’étalon qu’elle constituait. Il vit les visages débiles et maladifs des ouvrières d’usine, et les filles bruyantes et minaudières du sud de Market1. Il y avait les gardiennes des corrals, les fumeuses de cigarettes au teint basané de ce bon vieux Mexique. Celles-ci étaient à leur tour délogées par des Japonaises menues comme des poupées, qui marchaient à petits pas courts sur des socques de bois ; par des Eurasiennes aux traits délicats, sur le visage desquelles se lisait l’abâtardissement ; par les pulpeuses filles des îles du Sud à la peau brune, coiffées de couronnes de fleurs. Elles s’effacèrent à leur tour pour faire place à une tribu de cauchemar, terrible et grotesque, les créatures débraillées qui traînaient sur les trottoirs de Whitechapel1, les souillons bouffies de gin du quartier des bordels, et l’immense cortège infernal des harpies sales et ordurières qui, sous l’apparence de femelles monstrueuses, s’abattent — raclure des ports, lie des bas-fonds du genre humain — sur leurs proies, les marins.
« Asseyez-vous donc, Mr. Eden, voulez-vous ? disait la jeune fille. J’étais impatiente de vous rencontrer depuis qu’Arthur nous a raconté… Vous avez été très courageux… »
Il protesta d’un geste de la main, murmurant qu’il n’avait rien fait, vraiment rien, n’importe qui eût agi de même. Elle remarqua sur la main levée des écorchures récentes en voie de cicatrisation, et un coup d’œil à l’extrémité de son bras ballant lui montra que l’autre main n’était pas en meilleur état. Son regard aiguisé ne fut pas long à apercevoir une balafre sur sa joue, une autre à demi cachée sur le front, à la racine des cheveux, et une troisième au cou, qui disparaissait sous le col amidonné. Elle réprima un sourire à la vue de la ligne rouge qui marquait le frottement du col contre le cou bronzé. Il n’avait évidemment pas l’habitude des faux cols. Son œil féminin nota également les habits bon marché qu’il portait, leur coupe grossière, les plis de son paletot aux épaules, et ceux qui, sur les manches, trahissaient la forte musculature des bras.
Tout en agitant la main et en murmurant qu’il n’avait vraiment rien fait, il obéit à l’invitation de la jeune fille à prendre un siège. Il trouva le temps d’admirer la grâce avec laquelle elle s’asseyait, puis il louvoya jusqu’à un fauteuil devant elle, accablé de honte par l’image d’empoté qu’il donnait de lui-même. Ce qu’il vivait là était une chose toute nouvelle pour lui. Il n’avait encore jamais eu conscience d’être gracieux ou maladroit. Il ne lui était d’ailleurs jamais venu à l’esprit que l’on pût avoir pareille perception de soi. Il s’assit précautionneusement sur le bord du siège, affreusement embarrassé de ses mains. Elles le gênaient, où qu’il les mît. Arthur sortait à ce moment de la pièce, et Martin Eden le regarda partir avec regret. Il se sentait perdu, seul dans le salon avec cette sylphide. Il n’y avait pas de cabaretier à qui commander à boire, pas de gamin à envoyer chercher une cannette de bière au coin de la rue, ce philtre de la sociabilité grâce auquel on se laisse aller aux agréments de l’amitié.
« Vous avez une affreuse balafre au cou, Mr. Eden, disait la jeune fille. Comment cela est-il arrivé ? Une dangereuse aventure, j’imagine ?
— Un Mexicain avec un couteau, mademoiselle », répondit-il en humectant ses lèvres sèches et en s’éclaircissant la voix. « Rien qu’une bagarre. Une fois que je lui ai enlevé son couteau, il a essayé de m’arracher le nez d’un coup de dents. »
Si son évocation de l’incident avait été succincte, la vision qui emplissait ses yeux était, elle, riche de détails : la nuit étoilée, torride, à Salina Cruz, l’étroite bande de sable blanc, les feux des transports de sucre dans le port, les voix des marins ivres au loin, les débardeurs qui se bousculaient, le Mexicain qui bouillait de colère, l’éclair mauvais de ses yeux de brute sous la lune, la piqûre de l’acier dans son cou, le sang qui jaillit, la foule et les cris, les deux corps, le sien et celui du Mexicain, soudés l’un à l’autre, roulant dans le sable où ils creusaient leur empreinte, et quelque part dans la distance le tintement moelleux d’une guitare. Tel était le tableau dont le souvenir lui donnait encore des frissons. Il se demandait si l’homme qui avait peint la goélette-pilote sur le mur pourrait peindre cela. La plage de sable blanc, les étoiles et les feux des transports de sucre seraient magnifiques, songea-t-il, avec sur le sable, au centre, le groupe sombre des spectateurs autour des deux hommes qui se battaient. Le couteau occuperait une place de choix dans le tableau, décida-t-il, sa lame aurait des reflets luisants à la clarté des étoiles. Mais rien de tout cela n’avait filtré dans ses paroles. « Il a essayé de m’arracher le nez d’un coup de dents, conclut-il.
— Oh ! » fit la jeune fille d’une voix faible, lointaine ; il put lire l’émotion sur le visage de cet être sensible.
Il éprouva lui aussi une vive émotion, et la rougeur de l’embarras se laissa deviner sur ses joues hâlées, bien que la chaleur qu’il ressentit alors lui parût aussi cuisante que lorsque son visage avait été exposé par la porte ouverte aux flammes des chaudières dans la chambre de chauffe. Les rixes au couteau étaient, à n’en pas douter, des sujets bien trop sordides pour une conversation avec une dame. Les personnages des livres qu’on lisait dans son milieu ne parlaient pas de ces choses-là ; peut-être même en ignoraient-ils jusqu’à l’existence.
Il y eut un bref temps mort dans la conversation qu’ils s’efforçaient d’engager. Puis elle se risqua à l’interroger sur la balafre qu’il avait à la joue. Tandis qu’elle posait sa question, il s’aperçut qu’elle s’appliquait à parler comme lui ; il décida de ne pas jouer ce jeu et de parler comme elle.
« Ce fut un simple accident », dit-il, en portant la main à sa joue. « Une nuit, dans un calme, alors que la mer était grosse, la balancine de la bôme de grand-voile fut emportée, puis le palan. La balancine était en fil de fer et elle s’agitait en l’air dans tous les sens comme un serpent. Tous les hommes de quart essayaient de l’attraper, moi je me suis jeté dessus et je me suis fait amocher.
— Oh ! » fit-elle, avec cette fois une touche de compréhension dans la voix, bien que, secrètement, ce discours eût été de l’hébreu pour elle, ignorante qu’elle était du sens des mots balancine et amocher.
« Cet homme… Swineburne… » commença-t-il, tâchant de mettre son plan à exécution, et allongeant le i du nom1.
« Qui ?
— Swineburne », répéta-t-il, refaisant l’erreur de prononciation. « Le poète.
— Swinburne, corrigea-t-elle.
— Oui, ce type, c’est ça », bredouilla-t-il, les joues en feu. « Depuis quand est-il mort ?
— Tiens… je n’ai pas entendu dire qu’il était mort. » Elle lui jeta un regard de curiosité. « Où l’avez-vous rencontré ?
— Je l’ai jamais vu de ma vie, répondit-il. Mais j’ai lu quelques vers de lui dans le livre qui est sur la table, juste avant que vous entriez. Vous aimez ses poèmes ? »
Elle se lança donc avec grâce et volubilité dans le sujet qu’il avait proposé. Il se sentit mieux et s’enfonça un peu plus dans son siège, s’agrippant des deux mains aux accoudoirs comme si le fauteuil risquait de se dérober sous lui et de le précipiter sur le sol. Il était parvenu à la faire parler dans sa langue à elle, et tandis qu’elle discourait, il s’efforçait maintenant de suivre ses paroles, s’émerveillant de toute la science emmagasinée dans cette si jolie tête, se repaissant de la pâle beauté de ce visage. Il la suivait, oui, bien qu’il fût gêné par les mots inconnus qui tombaient en cascade de ses lèvres, et par des tours abstraits et des raisonnements qui étaient étrangers à son esprit, qu’ils stimulaient pourtant, et excitaient. Voilà ce qu’était la vie intellectuelle, se disait-il ; là était la beauté, une chaleur merveilleuse dont il n’avait jamais eu l’idée. Il s’oublia, dévorant la jeune fille des yeux. Il y avait là une raison de vivre, quelque chose à conquérir… une cause pour laquelle se battre, oui, et pour laquelle mourir. Les livres disaient vrai : de telles femmes existaient, elle était l’une d’elles. Elle mettait des ailes à son imagination, et de vastes toiles lumineuses se déployaient devant lui, où se dessinaient les vagues et gigantesques silhouettes de l’amour et de l’aventure, d’héroïques exploits réalisés pour l’amour d’une femme — une femme au teint pâle, une fleur d’or. Son regard, au travers des variations de cette frémissante vision, comme s’il se fût agi d’un mirage féerique, ne se détachait pas de la femme réelle assise devant lui, qui parlait d’art et de littérature. Il l’écoutait aussi, mais surtout il la regardait, sans avoir conscience de la fixité de son regard, ni que dans celui-ci brillait tout ce qu’il y avait de mâle dans sa nature. Elle, en revanche, qui, étant femme, connaissait si peu l’univers masculin, éprouvait vivement l’ardeur de ces yeux. Jamais elle n’avait été dévisagée de la sorte par un homme, et cela l’embarrassait. Elle bredouilla, s’arrêta de parler. Elle avait perdu le fil de son discours. Il lui faisait peur et, en même temps, il était étrangement plaisant d’être regardée ainsi. Son éducation l’avertissait de l’imminence d’un danger, de la séduction subtile et mystérieuse du péché, tandis que dans son être tout entier son instinct lui claironnait de ne pas s’arrêter aux barrières de classe et de position, et d’aller au-devant de ce voyageur venu d’un autre monde, ce jeune homme fruste aux mains lacérées, au cou marqué à vif d’une ligne rouge causée par le frottement d’un col de chemise inhabituel, et qui, cela n’était que trop évident, était sali et souillé par une vie dégradante. Elle était saine, et sa pureté se révoltait ; mais elle était femme, et elle commençait tout juste à apprendre le paradoxe de la femme.
« Comme je le disais… Qu’est-ce que je disais donc ? » Elle s’arrêta net et rit gaiement de sa distraction.
« Vous disiez que ce type, Swinburne, n’était pas vraiment un grand poète parce que… C’est là que vous en étiez, mademoiselle », lui souffla-t-il, éprouvant tout à coup une faim de loup, à ce qu’il lui semblait, et sentant, quand elle éclata de rire, de délicieux petits frissons courir le long de sa colonne vertébrale. Un tintement argenté, se dit-il, comme un tintement de clochettes d’argent. Et à cet instant, pour un instant, il fut transporté dans une terre lointaine où, sous un cerisier aux fleurs roses, il fumait une cigarette en écoutant les cloches de la pagode au toit pointu qui appelaient à la prière les fidèles en sandales de paille.
« Oui, merci, dit-elle. Swinburne, tout compte fait, n’atteint pas à la grandeur parce qu’il est… comment dire ?… indélicat. Beaucoup de ses poèmes ne devraient même pas être lus. Chaque vers des vrais grands poètes contient une vérité sublime et s’adresse à tout ce qui est pur et noble en l’homme. On ne saurait se passer d’un seul vers des grands poètes sans appauvrir le monde d’autant.
— J’ai trouvé cela magnifique, dit-il, hésitant. Enfin, le peu que j’en ai lu. Je ne me doutais pas que c’était… une canaille. Je suppose que cela se remarque surtout dans ses autres livres.
— Il y a bien des vers dont on pourrait se dispenser dans le livre que vous lisiez », dit-elle d’un ton dogmatique, avec une pointe de coquetterie dans la fermeté.
« J’ai dû passer à côté. Ce que j’ai lu était épatant. C’était lumineux, brillant, et ça m’a réchauffé et éclairé à l’intérieur, comme le soleil ou un projecteur. C’est l’effet que ça m’a produit, mais faut croire que la poésie n’est pas mon fort, mademoiselle. »
Il s’interrompit maladroitement. Il était confus, horriblement honteux de son incapacité à s’exprimer. Ce qu’il avait éprouvé dans sa lecture, la grandeur et l’intensité de la vie, son discours ne parvenait pas à le dire. Il était incapable de mettre des mots sur ce qu’il ressentait, et se comparait, en son for intérieur, à un marin à bord d’un navire inconnu, par une nuit noire, tâtonnant parmi des manœuvres courantes qu’il ne connaît pas. Eh bien, décida-t-il, il ne tenait qu’à lui de s’accoutumer à ce nouveau monde. Il n’y avait rien qu’il n’eût fini par saisir quand il le voulait, et il était grand temps pour lui d’apprendre à formuler ce qui était en lui, afin qu’elle pût le comprendre. Elle occupait désormais une place considérable à l’horizon de sa vie.
« Longfellow, lui… fit-elle.
— Oui, je l’ai lu. » Il ne put s’empêcher de lui couper la parole, impatient qu’il était de mettre en valeur son petit bagage livresque, désireux de lui montrer qu’il n’était pas totalement inculte. « “Psaume de la vie”, “Excelsior1”, et… et je crois que c’est tout. »
Elle approuva de la tête et sourit, et il crut sentir dans ce sourire de l’indulgence, une indulgence apitoyée. Quel idiot il était d’essayer de donner le change ainsi ! Ce Longfellow avait dû écrire quantité de recueils de poésie.
« Excusez-moi, mademoiselle, de mêler mon grain de sel. La vérité, c’est que je connais pas grand-chose à tout ça. C’est pas de mon milieu. Mais je vais faire en sorte que ça le devienne. »
Ces mots sonnèrent comme une menace. Sa voix était résolue, ses yeux lançaient des éclairs, les traits de son visage s’étaient durcis. Et il sembla à la jeune fille que l’angle de sa mâchoire était devenu désagréablement agressif. En même temps, elle eut le sentiment qu’une vague d’intense virilité se soulevait en lui, prête à déferler sur elle.
« Je pense que ce n’est pas… hors de votre portée, conclut-elle en riant. Vous êtes très vigoureux. »
Son regard s’attarda un instant sur le cou musculeux aux épais tendons, qu’on eût dit d’un taureau, tanné par le soleil, qui débordait de santé et d’énergie brutes. Et bien qu’il se tînt assis là, humble et rougissant, elle se sentit de nouveau attirée par lui. Une pensée impudique lui traversa l’esprit, qui la surprit elle-même : il lui sembla que si elle pouvait poser ses mains sur ce cou, toute la force et la vigueur qu’il contenait se communiquerait à elle. Cette pensée la scandalisa : elle lui paraissait révéler une dépravation insoupçonnée de sa nature. En outre, la force physique était à ses yeux une chose grossière et animale. La beauté masculine, pour elle, se composait toujours, idéalement, de grâce et de sveltesse. Impossible, cependant, de chasser cette pensée. Elle considérait avec effarement ce désir qu’elle avait de poser ses mains sur ce cou hâlé. À la vérité, elle était de constitution délicate, et son corps et son esprit avaient besoin de force, mais elle l’ignorait. Elle savait seulement ceci : jamais un homme ne l’avait affectée comme celui-ci, dont l’épouvantable grammaire ne cessait de la choquer.
« C’est vrai, je suis pas un invalide, dit-il. S’il le faut, j’peux digérer de la ferraille. Mais à cet instant, j’ai des maux d’estomac. J’peux pas digérer presque tout c’que vous avez dit. J’ai pas été élevé comme ça, vous comprenez. J’aime les livres et les poèmes, et j’en lis chaque fois que j’ai un peu de temps, mais ils me font pas réfléchir de la même façon que vous. C’est pour ça que je peux pas en parler. Je suis comme un navigateur en dérive sur une mer inconnue, sans carte et sans boussole. À présent, il faut que je fasse le point. Vous pourrez peut-être m’aider. Comment est-ce que vous avez appris toutes ces choses que vous avez dites ?
— En allant à l’école, j’imagine, et en étudiant, répondit-elle.
— Pourtant, commença-t-il à lui objecter, je suis allé à l’école quand j’étais gosse…
— Oui, mais je voulais parler de l’école secondaire, des conférences, de l’université.
— Vous êtes allée à l’université ? » Il était complètement abasourdi. Elle lui parut s’être éloignée de lui d’un million de miles au moins.
« J’y vais actuellement. Je suis des cours magistraux de littérature. »
Il ignorait ce que pouvait vouloir dire « cours de littérature », mais il prit note mentalement de cette lacune et passa outre.
« Combien de temps faudrait-il que j’étudie avant de pouvoir entrer à l’université ? » demanda-t-il.
Elle encouragea son désir d’apprendre d’un rayonnement de tout son visage. « Cela dépend des études que vous avez déjà faites. Vous n’êtes jamais allé à l’école secondaire ? Non, bien sûr. Avez-vous terminé l’école primaire ?
— Il me restait deux ans à faire quand j’ai arrêté. Mais j’ai toujours eu un classement honorable. »
Tout aussitôt, furieux contre lui-même de s’être ainsi vanté, il agrippa les bras du siège avec une telle violence qu’il en ressentit une douleur cuisante au bout des doigts. À cet instant, il eut conscience qu’une femme entrait dans la pièce. Il vit la jeune fille quitter son fauteuil et aller à sa rencontre d’un pas léger. Elles s’embrassèrent, puis, se tenant par la taille, elles s’avancèrent vers lui. Ce doit être sa mère, pensa-t-il. C’était une grande femme blonde, mince, majestueuse, très belle. Sa robe était conforme à ce qu’il pouvait attendre dans ce genre de maison. Il en suivait avec enchantement les lignes élégantes. Le vêtement et celle qui le portait lui rappelaient des actrices de théâtre. Puis il se souvint d’avoir vu des dames aussi distinguées et splendidement habillées entrer dans des salles de spectacle à Londres, et tandis qu’il les contemplait, un sergent de ville le repoussa à l’extérieur de la marquise sous la pluie fine. D’un bond, son esprit se transporta à Yokohama, où il avait, là aussi, aperçu depuis le trottoir de belles dames devant le Grand Hôtel. Et commencèrent alors à défiler devant ses yeux, en une succession rapide, mille images de la ville et du port de Yokohama. Mais il chassa bien vite ce kaléidoscope de la mémoire, tyrannisé qu’il était par les exigences du moment présent. Il savait qu’il devait se lever pour être présenté. Il se mit donc laborieusement sur ses pieds, et resta planté là avec son pantalon qui faisait des poches aux genoux, les bras ballants, dans une pose grotesque ; l’inquiétude de l’épreuve à venir crispait son visage.