Kreis vint un jour trouver Martin — Kreis, un de la bande de « l’ordure, la vraie », et Martin l’accueillit avec soulagement, afin d’écouter les détails flamboyants d’un projet suffisamment hasardeux pour intéresser le romancier qu’il était plutôt que le financier. Kreis s’interrompit assez longuement au milieu de sa présentation pour lui dire qu’il l’avait trouvé le plus souvent assez maladroit dans La Honte du soleil.
« Mais je ne suis pas venu ici pour parler philosophie, poursuivit Kreis. Ce que je veux savoir, c’est si tu es prêt à investir mille dollars dans cette affaire.
— Non, je ne suis pas assez maladroit pour ça, en tout cas, répondit Martin. Mais je vais te dire ce que je vais faire. Tu m’as offert la plus belle soirée de ma vie. Tu m’as offert ce que l’argent ne peut pas acheter. Il se trouve que j’ai de l’argent, et cet argent ne représente rien pour moi. J’aimerais te donner mille dollars qui sont sans valeur à mes yeux en remboursement de ce que tu m’as donné, toi, ce soir-là, et qui a été d’une valeur inestimable. Tu as besoin de l’argent. J’en ai plus que nécessaire. Il te le faut. C’est pour ça que tu es venu. Inutile de jouer au plus fin avec moi. Prends-le. »
Kreis ne manifesta aucune surprise. Il plia le chèque et le fit disparaître dans sa poche.
« À ce tarif-là, je suis prêt à m’engager par contrat à t’organiser d’autres soirées semblables, dit-il.
— Trop tard. » Martin secoua la tête. « Cette soirée a été unique pour moi. J’étais au paradis. C’était une réunion ordinaire pour vous, mais pas pour moi. Je ne revivrai jamais un moment aussi intense. J’en ai fini avec la philosophie. Je ne veux plus en entendre parler.
— C’est le premier dollar que j’aie jamais retiré de ma philosophie », fit remarquer Kreis, qui s’arrêta un instant sur le seuil de la porte. « Et le marché vient de s’effondrer. »
Un jour, Mrs. Morse passa en voiture dans la rue à côté de Martin ; elle lui fit un petit signe de tête accompagné d’un sourire ; il sourit en retour et ôta son chapeau. La scène le laissa parfaitement indifférent. Un mois plus tôt, il en eût peut-être été écœuré, à moins que la curiosité ne l’eût poussé à s’interroger sur le degré d’inconscience de Mrs. Morse au moment de leur rencontre. Mais ce jour-là, elle ne suscita aucune réaction après coup ; l’instant d’après, il l’avait oubliée, comme il aurait oublié le bâtiment de la banque centrale ou l’hôtel de ville après avoir passé devant leurs murs. Cependant, son esprit était le théâtre d’une agitation prodigieuse. Ses pensée tournaient inlassablement en cercle, et le centre de ce cercle était occupé par la formule J’avais fait mon travail ! Elle lui rongeait le cerveau comme un asticot éternellement renaissant. Elle l’obsédait dès son réveil le matin, le torturait la nuit dans ses rêves. Toutes les choses de la vie quotidienne qu’appréhendaient ses sens étaient aussitôt reliées par lui à la phrase J’avais fait mon travail. Une implacable logique l’amena à conclure qu’il n’était personne, qu’il n’était rien. Mart Eden le voyou et Mart Eden le marin avaient été des êtres réels, ils avaient été lui ; mais Martin Eden l’écrivain célèbre n’existait pas. Martin Eden l’écrivain célèbre était une vapeur émanée de l’esprit de la foule, et que l’esprit de la foule avait introduite dans le corps de Mart Eden le voyou et le marin. Mais on ne le tromperait pas si facilement. Il n’était pas ce mythe solaire que la foule vénérait et à qui elle offrait des dîners sacrificiels. Il savait à quoi s’en tenir.
Il lisait les magazines qui parlaient de lui, s’absorbait dans les portraits qu’on y brossait de lui, et s’aperçut qu’il lui était impossible de trouver un lien entre ce qu’il était et les portraits de lui qu’on publiait. Lui, c’était cet homme qui avait vécu, palpité, aimé ; cet homme accommodant, indulgent pour les fragilités de l’existence ; qui avait servi sur le gaillard d’avant, parcouru des terres inconnues, fait le coup de poing à la tête de sa bande de petits durs ; cet homme que la découverte des milliers de livres de la bibliothèque publique avait laissé pantois, et qui avait ensuite appris à les apprivoiser, puis à les dompter ; l’homme qui lisait la nuit à la lumière d’une lampe à pétrole, dormait avec un éperon pour compagnon, avait lui-même écrit des livres. Mais ce qu’il n’était pas, c’était cet estomac monstrueux que la foule s’acharnait à rassasier.
Certaines choses, pourtant, dans les magazines, l’amusaient. Tous revendiquaient le privilège de l’avoir découvert. Le Warren’s Monthly expliqua à ses abonnés que la revue était toujours en quête de nouveaux talents et que c’était elle qui, entre autres écrivains, avait fait connaître Martin Eden au grand public. The White Mouse s’en attribua le mérite, ainsi que la Northern Review et le Mackintosh’s Magazine, jusqu’à ce que The Globe mît tout le monde d’accord en exhibant triomphalement de ses archives le corps déchiqueté des Pièces marines. Youth and Age, ressuscité après avoir réussi à échapper à ses créanciers, prétendit à une antériorité dont seuls quelques enfants de fermiers furent informés. Le Transcontinental raconta, dans un récit sobre et convaincant, comment il avait découvert Martin Eden avant tous les autres, récit chaudement contesté par The Hornet, qui sortit son atout maître : « La Péri et la Perle ». La timide prétention à la gloire de Singletree, Darnley & Co. se perdit dans le tumulte général. D’ailleurs, cette maison d’édition ne possédait pas de revue susceptible de mieux faire entendre sa voix.
Les journaux calculaient les droits d’auteur que touchait Martin. Sans que l’on sût comment, les offres financières mirobolantes de certains magazines avaient transpiré — et il reçut la visite amicale de ministres du culte d’Oakland, tandis que les suppliques des mendiants professionnels encombraient son courrier. Le pire, ce furent les femmes. Ses photographies étaient largement diffusées, et dans les articles qui lui étaient consacrés on exploitait sans vergogne son visage robuste et bronzé, ses balafres, ses épaules puissantes, ses yeux clairs et tranquilles, ses joues légèrement creusées comme celles d’un ascète. Ce dernier détail lui remit en mémoire sa jeunesse dissipée et le fit sourire. Souvent, parmi les femmes qu’il rencontrait, il en surprenait telle ou telle qui lui lançait une œillade, le jaugeait, le choisissait. Il riait sous cape. Se rappelant la mise en garde de Brissenden, il rit de nouveau. Il ne risquait plus d’être détruit par les femmes ; cette époque était loin derrière lui.
Un jour qu’il accompagnait Lizzie à l’école du soir, la jeune fille surprit un regard que jetait à Martin une belle et élégante bourgeoise. Ce regard était un peu trop appuyé, un peu trop intéressé. Lizzie n’eut pas de mal à en saisir la valeur, et son corps se raidit de rage. Martin le remarqua, en vit la cause et lui expliqua qu’il en avait l’habitude et qu’il s’en fichait complètement.
« Tu devrais pas, dit-elle, les yeux brillants de colère. Tu es malade, voilà le problème.
— Je ne me suis jamais aussi bien porté. J’ai pris cinq livres par rapport à mon poids habituel.
— C’est pas de ton corps qu’il s’agit, mais de la tête. Il y a un truc qui tourne pas rond dans ta caboche. Même moi qui suis une pas-grand-chose, je peux voir ça. »
Il marchait à ses côtés, pensif.
« Je donnerais tout ce que j’ai pour que tu te sortes de là, s’écria-t-elle impulsivement. Un homme comme toi devrait pas s’en fiche quand une femme le regarde comme ça. C’est pas naturel. Tu serais une tapette, je comprendrais, mais c’est pas ton genre. Je te jure que je serais sacrément contente si tu pouvais tomber sur la femme parfaite devant laquelle tu pourrais plus dire : “Je m’en fiche complètement.” »
Dès qu’il eut laissé Lizzie à l’école du soir, il rentra à l’hôtel Metropole.
Une fois dans sa chambre, il s’affala dans un fauteuil Morris et regarda droit devant lui. Il ne somnolait pas. Il ne pensait à rien. Il avait l’esprit vide, sauf dans les brefs moments où des images involontaires venues du passé se formaient, avec leurs contours et leur lumière, sous ses paupières. Il voyait ces images, mais il en avait à peine conscience, comme si elles appartenaient à un rêve. Pourtant, il ne dormait pas. Une fois, il se redressa et regarda sa montre. Il était 8 heures précises. Il n’avait rien à faire et il était trop tôt pour se mettre au lit. Son esprit se vida de nouveau, et les images recommencèrent à se former puis à disparaître sous ses paupières. Rien ne les distinguait vraiment les unes des autres. C’étaient des masses de feuillages et de branchages denses comme des buissons, traversées d’une chaude lumière.
Un coup frappé à la porte le fit revenir au présent. Il ne sommeillait pas, et son esprit associa aussitôt ce coup à un télégramme, une lettre, ou peut-être une domestique qui lui rapportait du linge propre de la blanchisserie. Il pensait à Joe, se demandant où il se trouvait ; il lança : « Entrez ! »
Il pensait toujours à Joe et ne tourna pas la tête. Il entendit la porte se fermer doucement. Puis il y eut un long silence. Il oublia qu’on avait frappé à la porte et avait repris sa contemplation du vide lorsqu’il entendit un sanglot de femme — d’abord involontaire, spasmodique, puis contenu, étouffé ; il nota tout cela en se tournant. L’instant d’après, il était debout.
« Ruth ! » dit-il, stupéfait, abasourdi.
Elle avait le visage pâle, les traits tirés. Elle se tenait sur le seuil, appuyée d’une main contre la porte, l’autre pendait le long du corps. Elle tendit piteusement les bras dans sa direction et fit un pas vers lui. Quand il lui prit les mains pour la guider vers le fauteuil Morris, il remarqua qu’elles étaient glacées. Il tira à lui un autre fauteuil et s’assit sur le large accoudoir. Il était trop embarrassé pour parler. Dans son esprit, sa liaison avec Ruth était de l’histoire ancienne. Il ne se fût pas senti plus mal à l’aise si la blanchisserie de Shelly Hot Springs avait soudain envahi l’hôtel Metropole en lui laissant une semaine de linge à blanchir. Il fut à plusieurs reprises sur le point de dire quelque chose, mais chaque fois il hésitait.
« Personne ne sait que je suis ici », dit Ruth à voix basse, avec un sourire séducteur.
« Que dites-vous ? » demanda-t-il.
Il fut surpris par le son de sa propre voix.
Elle répéta ses paroles.
« Ah ! » fit-il, se demandant ce qu’il allait bien pouvoir ajouter.
« Je vous ai vu entrer, et j’ai attendu quelques minutes.
— Ah ! » fit-il à nouveau.
Jamais sa langue n’avait été liée à ce point. Pas la moindre idée ne lui venait à l’esprit. Il se sentait stupide, empoté, mais en dépit de tous ses efforts il ne trouvait rien à dire. Les choses eussent été plus simples s’il avait reçu la visite de la blanchisserie de Shelly Hot Springs : il aurait retroussé ses manches et se serait mis au travail.
« Et vous êtes entrée », finit-il par dire.
Elle acquiesça, avec une pointe d’espièglerie dans l’expression, et dénoua le foulard qu’elle avait au cou.
« Je vous ai aperçu de l’autre côté de la rue, quand vous étiez avec cette fille.
— Ah oui, je l’accompagnais à l’école du soir. »
« Eh bien, n’êtes-vous pas heureux de me voir ? demanda-t-elle après un autre silence.
— Si, si, fit-il rapidement. Mais n’était-il pas imprudent de venir ici ?
— Je suis venue en cachette, personne ne sait que je suis ici. Je voulais vous voir. Je suis venue vous dire que j’ai été une parfaite idiote. Je suis venue parce que je ne pouvais plus rester loin de vous, parce que mon cœur m’y obligeait, parce que… parce que je voulais venir. »
Elle se leva de son fauteuil et alla vers lui. Elle posa une main sur son épaule un instant, haletante, puis se glissa dans ses bras. Et comme la nature généreuse et aimable de Martin répugnait à faire du mal, et qu’il savait que repousser la jeune fille au moment où elle s’offrait eût constitué le pire affront qu’une femme pût subir, il referma ses bras autour d’elle et la tint serrée contre lui. Mais il n’y avait aucune chaleur dans cette étreinte, nulle caresse dans le contact des deux corps. Elle était venue dans ses bras, et il la tenait, c’était tout. Elle se blottit contre lui, puis, changeant de position, elle porta les mains vers son cou, les posa sur sa nuque. Mais il ne s’enflamma pas à cette pression ; il se sentait embarrassé, mal à l’aise.
« Qu’est-ce qui vous fait frissonner ainsi ? demanda-t-il. Vous avez froid ? Voulez-vous que je fasse un feu ? »
Il fit un mouvement pour se dégager, mais elle se serra plus étroitement contre lui, tremblant violemment.
« Simple nervosité, dit-elle en claquant des dents. Je vais me reprendre dans un instant. Voilà… Je vais déjà mieux. »
Ses frissons diminuaient. Il la tenait toujours enlacée, mais il était venu à bout de sa surprise ; il savait maintenant pourquoi elle était venue.
« Ma mère voulait que j’épouse Charley Hapgood, annonça-t-elle.
— Charley Hapgood, le type qui débite des platitudes ? grogna Martin. Et maintenant, je suppose que votre mère veut que vous m’épousiez. »
Ce n’était pas une question qu’il posait. Il énonçait une certitude, et devant ses yeux commencèrent à danser les rangées de chiffres de ses droits d’auteur.
« En tout cas, elle ne s’y opposera pas, je le sais, dit Ruth.
— Elle me considère donc comme un parti convenable ? »
Ruth confirma d’un signe de tête.
« Et pourtant, je ne suis pas plus convenable qu’au moment où elle a rompu nos fiançailles », songea-t-il. « Je n’ai absolument pas changé. Je suis le même Martin Eden, ou plutôt, je suis le même en pire : je fume, aujourd’hui. Ne le sentez-vous pas à mon haleine ? »
En guise de réponse, elle posa, d’un geste gracieux et espiègle, ses doigts ouverts en éventail sur les lèvres de Martin, guettant le baiser qui ne manquait jamais de venir autrefois. Mais il n’y eut nulle caresse de ses lèvres cette fois. Il attendit qu’elle eût retiré ses doigts pour continuer.
« Je n’ai pas changé. Je n’ai pas de situation. D’ailleurs, je n’en cherche pas et n’ai pas l’intention d’en chercher une. Je pense toujours que Herbert Spencer est un grand homme, un esprit éminent, et que le juge Blount est un incurable imbécile. J’ai dîné chez lui l’autre soir, je parle donc en connaissance de cause.
— Mais vous n’avez pas accepté l’invitation de père, fit-elle, fâchée.
— Vous êtes donc au courant ? Qui l’avait envoyé ? Votre mère ? »
Elle ne dit mot.
« Donc, c’est bien elle. Je m’en doutais. J’imagine que c’est elle aussi qui vous a envoyée.
— Personne ne sait que je suis ici, protesta-t-elle. Croyez-vous que ma mère me l’aurait permis ?
— Elle vous permettrait de m’épouser, ça j’en suis sûr. »
Elle poussa un petit cri. « Oh, Martin, comme vous êtes cruel ! Vous ne m’avez pas encore embrassée. Vous êtes froid comme une pierre ? Pensez au risque que j’ai pris ! » Elle regarda autour d’elle en frissonnant, non sans une certaine curiosité. « Songez où je me trouve ! »
« Je pourrais mourir pour toi ! Je pourrais mourir pour toi ! » Les paroles de Lizzie résonnaient à ses oreilles.
« Pourquoi n’avez-vous pas eu cette audace plus tôt ? demanda-t-il d’une voix dure. Quand j’étais sans travail ? Quand je mourais de faim ? Quand j’étais ce que je suis aujourd’hui, le même Martin Eden, le même homme, le même artiste ? Telle est la question que je ne cesse de me poser jour après jour — non pas seulement à votre sujet, mais à propos de tout le monde. Vous voyez que je n’ai pas changé, bien que la soudaine reconnaissance de mes mérites me contraigne constamment à me rassurer sur ce point. J’ai la même chair sur les os, les mêmes doigts, les mêmes orteils. Je suis le même. Je ne suis devenu ni plus fort ni plus vertueux. J’ai le même bon vieux cerveau qu’avant. Je ne suis le découvreur d’aucune idée littéraire ou philosophique nouvelle. Ma valeur personnelle est exactement la même qu’à l’époque où personne ne voulait de moi. Et ce qui m’intrigue, c’est la raison pour laquelle on veut de moi aujourd’hui. Il est clair que ce n’est pas pour moi-même, car ce moi-même est tout pareil au moi dont on ne voulait pas. On doit vouloir de moi pour une autre raison, une raison extérieure à mon être, une raison qui touche à ce que je ne suis pas ! Voulez-vous que je vous dise cette raison ? C’est mon succès. Ce succès n’est pas moi. Il existe dans la tête des autres. Et puis il y a aussi l’argent que j’ai gagné et continue de gagner. Mais cet argent n’est pas moi. Il existe dans les coffres-forts des banques et les poches de tout un chacun. Est-ce pour cela, pour mon succès et mon argent, que vous voulez de moi aujourd’hui ?
— Vous me brisez le cœur, sanglota-t-elle. Vous savez que je vous aime et que je suis ici parce que je vous aime.
— Je crains que vous ne m’ayez pas compris, dit-il avec douceur. Je veux dire ceci : si vous m’aimez, comment se fait-il que vous m’aimiez tellement plus qu’à l’époque où votre amour était suffisamment médiocre pour me renier ?
— Oubliez le passé et pardonnez-moi ! s’écria-t-elle avec passion. Je vous ai toujours aimé, souvenez-vous-en, et je suis ici, à présent, dans vos bras.
— Seulement, voyez-vous, je suis un commerçant méfiant, je regarde de près la balance pour déterminer le poids et la valeur exacts de la marchandise que vous me proposez. »
Elle se dégagea de ses bras, se redressa sur le fauteuil et fixa sur lui un long regard inquisiteur. Elle s’apprêtait à parler, hésita, changea d’avis.
« Je vais vous dire comment je vois les choses, reprit-il. Quand j’étais tout ce que je suis aujourd’hui, personne, parmi les gens de ma classe, ne semblait s’intéresser à moi. Quand j’ai eu écrit tous mes livres, personne, parmi ceux qui ont lu mes manuscrits, ne semblait s’y intéresser. Et même, ma littérature semblait me rendre moins intéressant à leurs yeux. En écrivant ce que j’écrivais, on aurait dit que je commettais des actes pour le moins répréhensibles. “Cherche un boulot”, me disait-on de tous côtés. »
Elle eut un geste de protestation.
« Si, si — vous exceptée. Vous me disiez de chercher une situation. Le mot tout simple de boulot vous choque, comme presque tout ce que j’ai écrit. Il est brutal. Mais je vous assure qu’il ne l’était pas moins pour moi quand toutes mes connaissances me le serinaient comme s’ils serinaient des conseils de bonne conduite à un individu dépravé. Mais revenons à notre sujet. La publication de mes écrits et la reconnaissance publique dont je suis l’objet ont changé quelque chose dans la substance de votre amour. Martin Eden, quand il faisait son travail, vous ne vouliez pas l’épouser. Votre amour n’était pas assez fort pour vouloir l’épouser. Mais votre amour est aujourd’hui assez fort, et je ne puis m’empêcher de penser que sa force lui vient de mes publications et de mon succès. Dans votre cas, je ne ferai pas mention des droits d’auteur, bien que je sois certain qu’ils ont un lien direct avec le revirement de vos parents. Tout cela, évidemment, est peu flatteur pour moi. Mais le pire, c’est que j’en viens à douter de l’amour, l’amour sacré. L’amour est-il donc une chose si vile qu’il doive se nourrir de l’intérêt des éditeurs et du public ? On dirait que c’est le cas. Cette idée ne cesse de me tracasser, de tourner encore et encore dans ma tête.
— Pauvre chère tête. » Elle tendit une main qu’elle passa avec tendresse dans ses cheveux. « Faisons en sorte qu’elle s’arrête de tourner. Reprenons les choses au commencement. Je vous ai toujours aimé. Je sais que j’ai eu la faiblesse de m’incliner devant la volonté de ma mère. J’ai eu tort. Mais je vous ai si souvent entendu parler avec une si grande indulgence de la faillibilité et de la fragilité humaines ! Accordez-moi cette indulgence. J’ai mal agi. Pardonnez-moi.
— Oh, je vous pardonne, dit-il avec impatience. Il est facile de pardonner quand il n’y a rien à pardonner. Vous n’avez rien fait qui nécessite le pardon. Chacun d’entre nous agit selon ses lumières, et l’on ne saurait aller au-delà de ses propres limites. À ce compte, je pourrais aussi vous demander de me pardonner de ne pas avoir trouvé un emploi.
— Je pensais bien faire, protesta-t-elle. Vous le savez. Je n’aurais pas pu vous aimer si je n’avais pas voulu votre bien.
— C’est vrai, mais vous étiez prête à me détruire au nom de votre idée de ce qu’était mon bien.
« Si, si. » Elle n’eut pas le temps de répliquer. « Vous auriez détruit ma littérature, ma carrière. Je suis un réaliste par nature, et l’esprit bourgeois exècre le réalisme. La bourgeoisie est timorée. Elle a peur de la vie. Vous avez tout fait pour m’inspirer cette peur. Vous m’auriez fait rentrer dans la norme. Vous m’auriez serré dans le petit tiroir de votre bonheur-du-jour, où toutes les valeurs de la vie sont dépourvues de réalité, factices, vulgaires. » Il sentit qu’elle voulait protester. « Vulgaires, oui. La vulgarité, une vulgarité chaleureuse, si l’on veut, est la base du raffinement et de la culture bourgeois. Comme je l’ai dit, vous vouliez me faire rentrer dans la norme, me couler dans le moule de votre classe, avec vos idéaux de classe, vos valeurs de classe, vos préjugés de classe. » Il secoua la tête tristement. « Et même à cet instant, vous ne comprenez toujours pas ce que je dis. Mes mots n’ont pas pour vous le sens que je m’efforce de leur donner. Ce que je dis n’est pour vous qu’une sorte de lubie. Mais pour moi, ils expriment une réalité essentielle. Vous êtes tout au plus intriguée et amusée qu’un jeune sauvage tout juste sorti des bas-fonds se permette de juger votre classe et la qualifie de vulgaire. »
Elle posa la tête sur son épaule d’un air las, et son corps fut à nouveau secoué de frissons nerveux. Il attendit un moment qu’elle parlât ; comme elle demeurait silencieuse, il continua :
« Aujourd’hui, vous voulez reprendre notre relation amoureuse. Vous voulez m’épouser. Vous me voulez. Et pourtant… écoutez. Si mes livres n’avaient pas été remarqués, je serais le même que maintenant, et vous ne seriez pas venue. Ce sont ces foutus livres…
— Ne jurez pas », le coupa-t-elle.
Sa remontrance le stupéfia ; il eut un rire amer.
« Nous y voilà ! dit-il. À un moment critique, quand ce que vous croyez être votre bonheur est en jeu, vous n’en avez pas fini avec votre peur de la vie, et un robuste juron vous effraie. »
Piquée au vif par la remarque de Martin, elle dut reconnaître la puérilité de sa réaction, mais trouva qu’il lui conférait une importance excessive et elle lui en voulut. Ils demeurèrent silencieux pendant un long moment ; elle réfléchissait, au comble du désespoir ; lui songeait à son amour défunt. Il comprenait à présent qu’il ne l’avait jamais vraiment aimée. Il avait aimé une Ruth idéalisée, un être séraphique qu’il avait créé de toutes pièces, la muse lumineuse de ses poèmes d’amour. La vraie Ruth, la bourgeoise, avec tous les travers de sa classe, les petitesses désespérantes de l’esprit bourgeois, celle-là, il ne l’avait jamais aimée.
Elle prit soudain la parole.
« J’admets qu’il y a une bonne part de vérité dans ce que vous avez dit. J’ai eu peur de la vie. Je ne vous ai pas aimé comme il fallait. J’ai appris à mieux aimer. Je vous aime pour ce que vous êtes, ce que vous avez été, pour la manière dont vous êtes devenu ce que vous êtes. Je vous aime pour la manière dont vous vous distinguez de ce que vous appelez ma classe, pour ces idées qui sont les vôtres et que je ne comprends pas, mais que je comprendrai, je le sais. Je ferai tout pour les comprendre. Et même… Continuez à fumer et à jurer, cela fait partie de vous, et je vous aimerai aussi pour cela. Je peux encore apprendre. J’ai beaucoup appris pendant ces dix dernières minutes. Que j’aie osé venir ici est bien la preuve que j’ai déjà beaucoup appris. Oh, Martin !… »
Elle sanglotait, se serra tout contre lui.
Pour la première fois, ses bras l’enlacèrent avec douceur et tendresse ; elle répondit à cette étreinte par un sourire de bonheur.
« Il est trop tard », dit-il. Il se rappela les mots de Lizzie. « Je suis un homme malade. Oh ! ce n’est pas mon corps qui souffre, c’est mon âme, mon cerveau. J’ai l’impression d’avoir perdu tous mes repères. Plus rien n’importe pour moi. Si vous vous étiez conduite ainsi quelques mois plus tôt, c’eût été différent. Il est trop tard, à présent.
— Il n’est pas trop tard, s’écria-t-elle. Je vous le prouverai. Je vous prouverai que mon amour a mûri, qu’il m’importe plus que ma classe et que tout ce qui m’est le plus cher. Je ferai fi des valeurs bourgeoises. Je n’ai plus peur de la vie. Je quitterai père et mère. Mon amour sera un objet de mépris pour mes amis. Je suis à vous dès cet instant, je suis votre maîtresse si vous le voulez, et je serai fière et heureuse d’être à vos côtés. Si j’ai trahi l’amour, je trahirai aujourd’hui, au nom de l’amour, tout ce qui m’a fait le renier hier. »
Elle se dressa devant lui, les yeux brillants.
« J’attends, Martin, murmura-t-elle. J’attends que vous m’acceptiez. Regardez-moi. »
C’était magnifique, pensa-t-il, en la contemplant. Elle rachetait toutes ses défaillances passées ; dressée ainsi, enfin, elle était une vraie femme, supérieure aux conventions d’airain de la bourgeoisie. C’était magnifique, sublime, désespéré. Et pourtant… que se passait-il ? Ce qu’elle faisait le laissait insensible, ne le touchait pas. C’était splendide et sublime, mais pour l’esprit seulement. Il aurait dû s’enflammer ; non, il la jaugeait froidement. Son cœur ne ressentait aucune émotion. Il n’éprouvait plus de désir pour elle. De nouveau, la phrase de Lizzie lui traversa l’esprit.
« Je suis malade, très malade, dit-il avec un geste de désespoir. J’ignorais à quel point jusqu’à présent. Quelque chose est mort en moi. Je n’ai jamais eu peur de la vie, mais je n’aurais pas cru que je m’en lasserais. La vie m’a tellement donné que je suis vidé de tout désir de quoi que ce soit. S’il restait de la place, elle serait pour vous, aujourd’hui. Vous voyez comme je suis malade. »
Il renversa la tête en arrière et ferma les yeux ; et comme un enfant en larmes oublie son chagrin en voyant le soleil filtrer à travers le voile humide qui couvre ses pupilles, Martin oublia la maladie, la présence de Ruth, oublia tout en contemplant les épais feuillages transpercés d’une brûlante lumière qui se formait et flamboyait sous ses paupières. Cette verdure n’avait rien d’apaisant. Le soleil était trop ardent, aveuglant ; il lui faisait mal, et pourtant Martin ne pouvait en détacher son regard, il ne savait pourquoi.
Il fut rappelé à lui par le grincement du bouton de la porte. Ruth était sur le seuil.
« Comment vais-je sortir ? » demanda-t-elle d’un ton larmoyant. « J’ai peur.
— Oh, pardonnez-moi ! » s’exclama-t-il en sautant sur ses pieds. « Je ne suis plus moi-même. J’avais oublié que vous étiez là. » Il porta la main à sa tête. « Vous voyez, je ne vais pas bien. Je vais vous raccompagner. Nous pourrons nous faufiler par l’entrée de service, personne ne nous verra. Rabattez votre voilette, et tout se passera bien. »
Elle s’agrippa à son bras dans la pénombre des couloirs et l’étroit escalier.
« Il n’y a plus de danger à présent », dit-elle quand ils se retrouvèrent sur le trottoir, et elle essaya en même temps de se dégager de son bras.
« Non, non, je vous raccompagne chez vous, fit Martin.
— Non, je vous en prie, non, c’est inutile. »
Une nouvelle fois, elle tenta de libérer sa main. Martin fut saisi de curiosité. Maintenant qu’elle était en sûreté, elle avait peur. Elle paraissait même terrifiée de rester encore un instant avec lui. Incapable d’expliquer cette réaction, il la mit sur le compte de la nervosité. Retenant doucement le bras de la jeune femme, il se mit à marcher à ses côtés. Ils n’étaient pas encore arrivés au coin de la rue quand il vit un homme vêtu d’un long manteau se dissimuler dans le renfoncement d’une porte cochère. Il lui jeta un coup d’œil au passage et, en dépit du haut col que l’homme avait relevé, il fut certain de reconnaître Norman, le frère de Ruth.
Ils parlèrent peu durant le trajet. Elle était dans un état de stupeur, lui était apathique. Il lui annonça simplement son intention de partir, de retourner dans les mers du Sud ; elle lui demanda simplement de lui pardonner d’être venue. Ce fut tout. Les adieux, à sa porte, furent conventionnels. Ils se serrèrent la main, se souhaitèrent le bonsoir, et il leva son chapeau. La porte se referma, il alluma une cigarette et reprit le chemin de son hôtel. Parvenu à la porte cochère où il avait vu Norman se cacher, il s’arrêta et regarda le porche pensivement.
« Elle a menti, dit-il à voix haute. Elle m’a fait croire qu’elle avait pris les plus grands risques, et pendant tout ce temps elle savait que son frère, qui l’avait amenée, l’attendait pour la reconduire. » Il éclata de rire. « Ah, ces bourgeois ! Quand j’étais fauché, je n’étais pas digne d’être avec sa sœur. Maintenant que j’ai un compte en banque, c’est lui qui me l’amène. »
Comme il tournait les talons pour se remettre en route, un vagabond qui allait dans la même direction lui demanda l’aumône par-dessus son épaule.
« Hé, m’sieur, vous auriez pas une petite pièce pour que j’me trouve un lit pour la nuit ? »
Ce ne furent pas les mots, mais la voix qui fit se retourner Martin. L’instant d’après, il tenait la main de Joe dans la sienne.
« Tu te souviens quand on s’est quittés à Hot Springs ? » dit Joe. J’t’avais dit qu’on se reverrait. Mon instinct me le disait. Eh ben, ça y est !
— Tu as l’air en forme, dit Martin, admiratif. Et tu as pris du poids.
— Et comment ! » Joe rayonnait. « J’savais pas ce que c’était de vivre avant de brûler le dur. Je pèse quinze livres de plus et je me porte comme un charme. Avant, je marnais à mort. Mais le trimard, ça me réussit.
— Il n’empêche que tu cherches un lit, fit Martin, taquin, et la nuit est froide.
— Moi, un lit ? » Joe plongea la main dans sa poche revolver et en retira une poignée de petite monnaie. « Tu crois que j’ai pas de quoi ? fit-il d’un ton triomphal. T’avais l’air rupin, c’est pour ça que j’t’ai tapé. »
Martin éclata de rire et capitula.
« Avec ça, t’as de quoi te payer quelques bocks, non ? » fit-il d’une voix insinuante.
Joe remit l’argent dans sa poche.
« Oh, ça non, déclara-t-il. Fini les bitures. Rien m’en empêcherait, mais je veux pas. Je me suis pinté une seule fois depuis qu’on s’est quittés, et encore, c’était pas volontaire, j’avais l’estomac vide. Quand je travaille comme une brute, je bois comme une brute. Quand je vis comme un homme, je bois comme un homme — un petit coup de temps en temps quand j’en ai envie, rien de plus. »
Martin lui donna rendez-vous le lendemain et rentra à l’hôtel. Il s’arrêta à la réception pour s’informer du départ des paquebots. Le Mariposa1 levait l’ancre pour Tahiti cinq jours plus tard.
« Téléphonez demain et réservez-moi une cabine, dit-il à l’employé. Pas sur le pont, mais en bas, du côté au vent, à bâbord. Vous vous en souviendrez ? Bâbord. Notez-le, ça vaudra mieux. »
Une fois dans sa chambre, il se mit au lit et s’endormit aussi paisiblement qu’un enfant. Les événements de la soirée n’avaient produit aucune impression sur lui. Son esprit n’enregistrait plus d’impressions. L’amicale effusion de ses retrouvailles avec Joe n’avait duré qu’un instant. Tout de suite après, il était las de la présence de l’ancien blanchisseur et des contraintes de la conversation. La perspective d’appareiller pour ses chères mers du Sud ne représentait rien pour lui. Aussi ferma-t-il les yeux et dormit-il comme à l’ordinaire huit heures d’un sommeil ininterrompu, confortable, tranquille, sans bouger une seule fois, sans faire de rêves. Le sommeil signifiait l’oubli et, le matin, il ne se réveillait qu’à regret. La vie le tracassait et l’ennuyait, le temps qui passe le contrariait.