VIII

À une heure trente je me rendis chez Van Norden, comme convenu. Il m’avait averti que s’il ne répondait pas, cela voudrait dire qu’il était couché avec quelqu’un, probablement sa Géorgienne.

De toute façon, il y était, confortablement bordé, mais avec son air de lassitude habituel. Il s’éveille en pestant contre lui-même, contre son boulot, ou contre la vie. Il s’éveille, rongé d’ennui et tout déconfit, chagriné de penser qu’il n’est pas mort pendant la nuit.

Je m’installe près de la fenêtre et lui donne tous les encouragements possibles. C’est une besogne fatigante. Il faut véritablement le persuader, à force de douceur, de sortir du lit. Le matin – matin signifie pour lui une heure quelconque entre une et cinq heures de l’après-midi – le matin, dis-je, il se laisse aller à la rêverie. C’est surtout du passé qu’il rêve. Il rêve à ses poules. Il s’efforce de se rappeler ce qu’elles ressentaient, ce qu’elles lui disaient à certains moments critiques, où il les avait baisées, et ainsi de suite. Et, couché dans son lit, là, à ricaner et à maudire, il manipule ses doigts de ce curieux air de dégoût, comme s’il voulait vous donner l’impression que son dégoût est trop fort pour les mots. Au-dessus du lit, pend une poche de caoutchouc pour injections qu’il garde là à tout hasard – pour ces pucelles qu’il traque comme un roussin. Même après qu’il a couché avec une de ces créatures mythiques, il continue de l’appeler pucelle, et ne lui donne presque jamais son nom. « Ma pucelle », dira-t-il, tout comme il dit « ma Géorgienne ». Quand il va au cabinet, il déclare : « Si ma Géorgienne s’amène, dis-lui d’attendre. Dis que je te l’ai dit. Et tu sais, si elle te fait envie, tu peux y aller. J’en ai marre. »

Il louche vers le temps et pousse un profond soupir. S’il pleut, il dit : « Ce foutu climat m’emmerde, ça vous rend malade ! » Et si le soleil resplendit : « Ce foutu soleil m’emmerde, ça vous donne mal aux yeux ! Comme il commence à se raser, il s’aperçoit tout à coup qu’il n’y a pas de serviette propre. « Que le diable emporte cet hôtel de merde ! dit-il, ils sont trop rats pour vous donner une serviette propre chaque jour ! » Peu importe qu’il fasse ceci ou cela, qu’il aille ici ou là, les choses vont toujours au pire. Ou bien c’est le pays de merde, ou ce boulot de merde, ou alors quelque poule de merde qui le fout à plat.

« Mes dents sont toutes pourries, dit-il en se gargarisant. C’est ce foutu pain de merde qu’on vous donne à bouffer ici ! » Il ouvre la bouche toute grande et tire sur sa lèvre inférieure. « Tu vois ? J’en ai fait arracher six hier. Il me faudra bientôt un autre râtelier. Voilà ce que tu gagnes à boulonner pour vivre. Quand j’étais sur le trimard, j’avais toutes mes dents.

Mes yeux étaient brillants et clairs. Regarde-moi ça maintenant ! C’est tout juste si je peux encore faire une poule ! Bon Dieu, ce que j’aimerais, ce serait de trouver quelque rombière pleine aux as – comme ce malin petit con de Carl. Il t’a montré les lettres qu’elle lui envoie ? Tu la connais, toi ? Il n’a jamais voulu me dire son nom, le salaud ! Il a peur que je la lui soulève ! » Il se racle la gorge encore une fois, puis regarde longuement les trous dans ses gencives. « Tu as de la veine, dit-il avec amertume, tu as des amis, au moins ! Moi, je n’ai personne, à part ce malin petit con qui me fait perdre la boule avec sa rombière au fric. »

« Écoute, me dit-il, tu connais par hasard une poule qui s’appelle Norma ? Elle passe toute la sainte journée au Dôme. Je crois que c’est une gousse. Je l’avais ici, hier, à lui peloter le cul. Elle n’a rien voulu savoir. Je l’avais même sur le lit. Je lui avais ôté sa culotte… et puis ça m’a dégoûté. Moi, mon salaud, ça m’emmerde de me débattre de cette façon. Ça vaut pas le coup. Ou elles veulent, ou elles veulent pas… c’est idiot de perdre son temps à tourniquer avec elles. Pendant que tu fais la bataille avec une petite pute comme ça, il y a peut-être une douzaine de poules sur la terrasse qui ne demandent qu’à être troulachées. C’est un fait ! Elles rappliquent toutes ici pour se faire troulacher. Elles pensent que la France est un lieu de débauche… les pauvres crétines ! Tu sais, ces institutrices de l’Ouest, elles sont toutes vierges vraiment… je te le jure ! Elles sont là, assises sur leur derrière tout le jour, à ne penser qu’à ça. T’as pas besoin de les travailler beaucoup. Elles en meurent d’envie. J’avais une femme mariée l’autre jour qui m’a dit qu’elle n’avait pas baisé depuis six mois. Tu imagines ça ? Merde alors ! Elle avait le feu au cul ! J’ai cru qu’elle allait m’arracher la queue ! Et à geindre tout le temps ! “Tu… ? Tu… ?” elle disait ça sans arrêt, comme si elle était folle. Et tu sais ce qu’elle voulait faire, cette pute ? Elle voulait venir s’installer ici ! Imagine ça ! Elle me demandait si je l’aimais ! Je ne connaissais même pas son nom. Je ne connais jamais leurs noms… Je ne veux pas les connaître. Et les mariées !… Merde alors, si tu voyais toutes les conasses mariées que j’amène ici, tu n’aurais jamais plus d’illusions. Elles sont pires que les pucelles, les femmes mariées. Elles n’attendent pas que tu commences les opérations – elles te la sortent toutes seules ! Et puis après, elles te parlent d’amour. C’est répugnant ! Je te le dis, je commence à les avoir en horreur, vraiment, ces salopes !

Il se remet à regarder par la fenêtre. Il pleuvote. Il n’a pas cessé de crachiner depuis cinq jours.

— On va au Dôme, Joe ? Je l’appelle Joe parce qu’il m’appelle Joe. Lorsque Carl est avec nous, il est Joe lui aussi. Tout le monde s’appelle Joe c’est bien plus simple ainsi. C’est aussi un avertissement agréable à ne pas se prendre trop au sérieux. Peu importe, Joe n’a pas envie d’aller au Dôme – il a une trop grosse ardoise là-bas. Il veut aller à la Coupole. Il veut d’abord faire un petit tour de promenade autour des maisons.

— Mais il flotte, Joe !

— Je sais, mais qu’est-ce que ça peut foutre ! Il faut que je fasse ma promenade hygiénique. Il faut que je m’expulse la merde des tripes. » Quand il dit ça, j’ai l’impression que le monde entier est enroulé là, dans son ventre, et qu’il y pourrit.

Tout en s’habillant, il retombe dans cet état semi-comateux. Le voilà debout, un bras dans sa manche, et son chapeau de traviole, et il commence à rêver tout haut. Il rêve de la Riviera, du soleil, d’une vie entière de farniente… Tout ce que je demande à la vie, dit-il, c’est une flopée de livres, une flopée de rêves, et une flopée de poules. » Et comme il marmonne ces mots d’un air pensif, il me regarde avec le sourire le plus doux et le plus insidieux. « Tu aimes ce sourire ? dit-il, et il ajoute avec dégoût : « Merde alors ! Si je pouvais seulement dégotter quelque rombière pleine aux as pour lui sourire de cette façon ! »

« Il n’y a plus qu’une rombière à fric pour me sauver maintenant, dit-il d’un ton de lassitude absolu. On se fatigue de courir après des poules nouvelles tout le temps. Ça devient mécanique. L’emmerdant, vois-tu, c’est que je peux pas tomber amoureux. Je suis trop égoïste. Les femmes m’aident à rêver, c’est tout. C’est un vice, comme le boire ou l’opium. Il m’en faut une nouvelle tous les jours, sinon, j’en tombe malade. Je pense trop. Parfois, je m’étonne moi-même, de ce que je réussis si vite – et comme ça veut vraiment pas dire grand-chose. Je le fais automatiquement. Parfois, je ne pense pas du tout aux femmes, puis, tout à coup, j’en vois une qui me regarde, et vlan ! voilà que ça recommence ! Avant de me rendre compte de ce que je fais, je l’ai amenée dans ma chambre. Je ne sais même plus ce que je leur dis. Je les fais monter ici je leur mets la main au cul, et avant que je sache où j’en suis, tout est fini ! C’est comme un rêve… Tu comprends ce que je veux dire ? »

Il n’aime pas beaucoup les Françaises. Il ne peut même pas les souffrir. « Ou bien elles veulent du pognon, ou elles veulent que tu les épouses. Au fond, c’est toutes des putains. J’aime mieux me battre avec une pucelle, dit-il. Elles vous donnent un peu d’illusion. Elles se défendent, au moins ! » N’empêche que, comme nous jetons un coup d’œil à la terrasse, il s’y trouve à peine une grue qu’il n’ait pas baisée une fois ou une autre. Debout au comptoir, il me les montre du doigt, une à une, passe leur anatomie en revue, décrit leurs bons et leurs mauvais côtés. « Elles sont toutes frigides », dit-il. Et il commence à caresser l’air de ses mains, évoquant les belles pucelles bien juteuses qui en meurent d’envie…

Au milieu de ses rêveries, il s’arrête brusquement, et, me saisissant le bras avec animation, il me désigne une baleine de femme qui vient juste de s’effondrer dans un fauteuil. « Voilà ma Danoise, grogne-t-il. Tu vises ce cul ? Danoise ! Ce qu’elle aime ça ! Elle me supplie, c’est bien simple !… Viens ici… regarde là maintenant, de côté ! Regarde ce cul, je t’en prie ! Formidable ! Je te dis que quand elle grimpe sur moi, je peux à peine en faire le tour de mes bras. Il fait disparaître le monde entier. Elle me donne l’impression que je suis une petite punaise qui s’insinue en elle. Je comprends pas pourquoi j’ai le béguin. Je suppose que ça doit être son cul. C’est si extravagant ! Et les plis ! Tu peux pas oublier un cul comme ça ! C’est un fait… un fait réel ! Les autres, elles peuvent t’emmerder, ou te donner quelques secondes d’illusion, mais celle-là – avec son cul – merde alors ! Tu peux pas la compter pour rien ! C’est comme si tu te foutais au lit avec un monument par-dessus ! »

La Danoise semble l’avoir électrisé. Toute nonchalance a maintenant disparu de lui. Les yeux lui sortent de la tête. Et naturellement, une chose lui en rappelle une autre. Il veut sortir de ce putain d’hôtel parce que le bruit le dérange. Il veut écrire un livre pour avoir de quoi s’occuper l’esprit. Mais alors ce foutu putain de boulot se met en travers. « Ça vous enlève tout, ce putain de travail ! Je ne veux pas écrire sur Montparnasse… Je veux écrire ma vie, mes pensées. Je veux m’expulser la merde des tripes… Écoute, tu la vois, celle-là, là-bas ? Je l’ai eue il y a longtemps. Elle était près des Halles. Une drôle de pute. Elle se mettait sur le bord du lit et relevait sa robe. T’as jamais essayé comme ça ? Pas mauvais. Elle ne me pressait pas, non plus. Elle se rejetait en arrière et tripotait son chapeau tandis que je lui foutais ma pine au cul. Et quand je lâchais tout, elle me disait d’un air ennuyé : “Tu as fini ?” Comme si ça ne faisait aucune différence. Naturellement, ça ne fait aucune différence, je le sais foutrement bien !… mais ce sang-froid qu’elle avait !… Ça me plaisait assez, d’ailleurs… c’était fascinant, tu comprends ? Quand elle va s’essuyer, elle se met à chanter. Et en sortant de l’hôtel, elle te chante encore !… Elle n’a pas même dit au revoir. Et elle fout le camp en balançant son bibi et en fredonnant comme ça ! En voilà une grue ! À y réfléchir, elle baisait bien. Je crois que je la préfère à ma pucelle. Il y a quelque chose de dépravé à baiser une poule qui s’en fout comme de sa première chemise. Ça vous échauffe le sang… » Puis, après un moment de réflexion, il ajoute : « Peux-tu imaginer ce qu’elle serait si elle avait du sentiment ? »

« Écoute, dit-il, je veux que tu viennes au club demain après-midi avec moi. On danse.

— Pas libre demain, Joe. J’ai promis à Carl…

— Écoute, envoie-le donc au bain, ce con !… Je veux que tu me fasse une faveur. Voilà, c’est comme ça… (Il se remet à caresser l’air de ses mains.) J’ai une poule fin cuite… elle m’a promis de passer la nuit avec moi dès que je serai libre… mais je suis pas tout à fait sûr d’elle encore. Elle a sa mère, tu comprends… une emmerdeuse de peintresse, elle me crève le tympan avec ses histoires toutes les fois que je la vois. Je crois que la vérité c’est que la mère est jalouse. Je ne crois pas qu’elle dirait non si je la baisais, elle, en premier. Tu comprends la situation, hein ?… Alors j’ai pensé que peut-être tu refuserais pas de baiser la mère… elle n’est pas si mal que ça… Si j’avais pas vu la fille, j’aurais pu en faire mes choux gras moi-même. La fille est jeune et jolie, et fraîche, tu vois ce que je veux dire ?… Elle sent le propre…

— Écoute, Joe, tu ferais mieux de demander à quelqu’un d’autre…

— Ah ! parle pas comme ça ! Je sais ce que tu penses… ça n’est qu’une petite faveur que je te demande. Je sais pas comment me dépêtrer de la vieille. D’abord j’ai pensé à lui saouler la gueule et je la planquerai après… mais je crois pas que la petite aimerait ça. C’est des sentimentales… Elles viennent du Minnesota ou quelque part par là. En tout cas, tu peux toujours venir demain et me réveiller, hein ? Sinon, je reste endormi. Et puis, j’ai besoin de toi pour m’aider à trouver une chambre. Tu sais que je suis bon à rien. Trouve-moi une chambre dans une rue tranquille, pas loin d’ici. Il faut que je reste par ici… Ici, j’ai du crédit… Écoute, promets-moi de faire ça pour moi – je te payerai un dîner de temps en temps. De toute façon, rapplique, parce que je deviens fou à parler avec ces idiotes. Je veux te parler de Havelock Ellis. Merde ! Voilà trois semaines que j’ai le livre, et je l’ai même pas ouvert ! On s’encrasse ici. Tu le croirais pas, j’ai jamais été au Louvre ni à la Comédie-Française ! Ça vaut-il la peine d’y foutre les pieds ? Tout de même, ça vous change les idées, je suppose. Qu’est-ce que tu fous, tout seul, tout le jour ? Tu t’emmerdes pas ? Comment tu pratiques pour baiser ? Écoute !… viens ici !… ne fous pas le camp encore !… Je suis seul… Tu veux que je te dise une chose ?… Si ça continue encore une année, je deviens dingo ! Il faut que je sorte de ce putain de patelin… Rien à faire pour moi ici… Je sais que ça devient moche maintenant, en Amérique, mais tout de même… Ici, on perd la boule… tous ces petits merdeux assis sur leurs culs toute la journée à faire les fanfarons de leur boulot et y en a pas un qui vaille un pet de lapin… C’est tous des ratés – voilà pourquoi ils sont venus ici. Écoute, Joe, t’as jamais le mal du pays, toi ? T’es un drôle de type, toi… on dirait que tu te plais ici… Qu’est-ce que tu y vois, je voudrais bien le savoir !… Je voudrais bien cesser de penser à moi-même ! Je suis tout recroquevillé, là-dedans… C’est comme un nœud dans la panse !… Écoute, je sais que je t’emmerde ferme, mais il faut que je cause à quelqu’un. Je peux pas causer à des types du journal… tu sais quels crétins ils sont… tous à mettre leurs noms en gros… Et Carl, ce petit con, il est tellement égoïste ! Moi, je pense à moi, mais je suis pas égoïste. Y a une différence ! Je suis névrosé, soit ! Je peux pas cesser de penser à moi-même… c’est pas que je me considère si important, non, c’est que je peux pas penser à autre chose, voilà tout. Si je pouvais tomber amoureux d’une femme, ça pourrait aller… Mais je peux pas trouver une femme qui m’intéresse. Je suis dans un de ces pétrins, tu peux bien voir !… Qu’est-ce que tu me conseilles de faire ? Qu’est-ce que tu ferais à ma place ? Écoute, je veux pas te retenir plus longtemps, mais viens me réveiller demain matin, à une heure et demie, veux-tu ? Je te donnerai un petit bakchich si tu me cires les souliers… Ah ! Écoute, t’as pas une chemise de reste, par hasard, une propre ?… Si oui, apporte-la, veux-tu ? Merde alors ! Je me ratatine les couilles à ce boulot, et il est pas foutu de me procurer une liquette propre ! Ils nous possèdent tous ici comme un troupeau de nègres ! Merde alors ! Je vais me balader… je vais m’expulser la merde des tripes !… N’oublie pas, demain !… »

Depuis six mois ou plus, ça continue, la correspondance avec la poule au fric, Irène. Ces jours-ci, je suis allé voir Carl tous les jours afin d’en terminer avec cette affaire, parce que, si ce n’était que d’Irène, ça pourrait continuer indéfiniment. Les tout derniers jours, il y a eu une parfaite avalanche de lettres de part et d’autre. La dernière lettre que nous avons envoyée avait presque quarante pages, et était écrite en trois langues. C’était un pot-pourri, cette dernière lettre – des bouts de vieux romans, des tranches du supplément du dimanche, des versions retapées de vieilles lettres à Llona et à Tania, des à-peu-près défigurés de Rabelais et de Pétrone – bref, nous en avions mis un sacré coup ! Finalement, Irène décide de sortir de sa coquille. Finalement, arrive une lettre donnant un rendez-vous à son hôtel. Carl fait dans ses culottes. C’est une chose d’écrire une lettre à une femme que vous ne connaissez pas – et c’en est une autre entièrement différente de lui rendre visite et de lui faire la cour. Au dernier moment, il tremble tellement que j’ai peur de devoir me substituer à lui. Quand nous descendons du taxi en face de son hôtel, il est si tremblant, que je dois d’abord lui faire faire le tour du pâté de maisons. Il a déjà pris deux pernods, mais ça ne lui a pas produit le moindre effet. La vue de l’hôtel suffit pour l’anéantir : c’est un endroit prétentieux avec un de ces immenses vestibules déserts où les Anglaises peuvent rester pendant des heures, le regard vide. Afin de m’assurer qu’il n’allait pas s’enfuir, je ne m’éloignai pas pendant que le portier téléphonait pour l’annoncer. Irène était chez elle, et l’attendait. En prenant l’ascenseur, il me jeta un dernier regard désespéré, un de ces appels muets comme en ont les chiens quand vous leur passez un nœud coulant autour du cou. En sortant par la porte tournante, je pensais à Van Norden…

Je rentre à l’hôtel et j’attends un coup de téléphone. Il n’a qu’une heure, et il m’a promis de me dire le résultat avant d’aller au bureau. Je regarde les copies des lettres que nous lui avons envoyées. J’essaye d’imaginer la situation telle qu’elle est réellement, mais je n’y parviens pas. Ses lettres sont bien mieux que les nôtres – elles sont sincères, c’est évident. Mais maintenant, ils se sont mesurés. Je me demande s’il fait toujours dans ses culottes.

Le téléphone retentit. Sa voix a un timbre étrange, aigu, comme s’il avait peur et jubilait tout à la fois. Il me demande de le remplacer au bureau. « Dis ce que tu voudras à ce salaud ! Dis-lui que je suis en train de crever !… »

« Écoute, Carl, est-ce que tu peux me dire… ? »

« Allô ! C’est vous Henry Miller ? » Une voix de femme ! C’est Irène ! Elle me dit Allô ! Sa voix a un timbre magnifique dans l’appareil… magnifique ! Pendant quelques instants je suis frappé de panique. Je ne sais que lui dire. J’aimerais lui dire : « Écoutez, Irène, je crois que vous êtes belle… je crois que vous êtes merveilleuse ! » J’aimerais lui dire une chose vraie, si bête qu’elle puisse paraître, parce que maintenant que j’entends sa voix, tout est changé. Mais avant que je puisse rassembler mes esprits, Carl a repris l’appareil et me dit de son étrange voix aiguë : « Tu lui plais, Joe ! Je lui ai tellement parlé de toi !… » Au bureau, je dois tenir la copie pour Van Norden. Au moment du repos, il me tire à l’écart. Il a les dents serrées et paraît torturé.

« Alors, il crève, ce petit con, hein ? Allons, dis-moi la vérité ! »

— Je crois qu’il est allé voir sa rombière au fric », je réponds avec calme.

« Quoi ! Tu veux dire qu’il est allé chez elle ? » Il paraît hors de lui. « Dis-moi, où habite-t-elle ? Comment elle s’appelle ? Je feins l’ignorance. « Écoute, dit-il, tu es un chic type. Pourquoi diable tu me laisses en dehors de cette histoire ? »

Afin de l’apaiser, je finis par lui promettre de tout lui dire dès que j’aurais les détails de Carl. Moi-même, je meurs d’envie de voir Carl.

Vers midi le lendemain, je frappe à sa porte. Il est déjà debout, en train de se savonner la barbe. On ne peut rien dire d’après l’expression de sa figure. Pas même s’il va me dire la vérité. Le soleil coule à flots par la fenêtre ouverte, les oiseaux gazouillent, et pourtant, je ne sais pourquoi, la chambre a l’air plus nue et plus misérable que jamais. Le parquet est tout barbouillé de mousse de savon, et sur le porte-serviettes pendent les deux torchons sales qu’on ne change jamais. Et pourtant Carl n’est pas changé non plus, et cela m’intrigue plus que tout. Ce matin, le monde entier devrait être changé, en bien ou en mal, mais changé, radicalement changé. Et pourtant Carl est debout, là, à se savonner la figure, et pas un seul détail qui ne soit pareil.

« Assieds-toi… assieds-toi là, sur le lit, dit-il. Tu vas tout savoir… mais attends un peu… attends un peu… » Il se remet à se barbouiller le visage, puis, repasse son rasoir. Il fait même une remarque au sujet de l’eau… pas d’eau chaude encore !

« Écoute, Carl, je suis sur des charbons ardents. Tu peux me torturer après si tu veux, mais dis-moi maintenant, dis-moi une chose… c’était bon ou mauvais ? »

Il se détourne du miroir, le blaireau à la main, et me fait un étrange sourire. « Attends ! Je vais tout te raconter ! »

— Ça veut dire que c’est raté ?

— Non, dit-il, en traînant sur les mots, ça n’était pas raté, et ça n’a pas été réussi non plus… À propos, tu as arrangé la chose pour moi au bureau ? Qu’est-ce que tu leur as dit ? »

Je me rends compte qu’il est inutile d’essayer de lui extraire la vérité. Quand il sera bien disposé, il me parlera. Pas avant. Je me couche sur le lit, muet comme une carpe. Il continue à se raser.

Subitement, à propos de rien, il commence à parler. À bâtons rompus d’abord, et puis de plus en plus clairement, résolument, en mettant l’accent où il faut. C’est une lutte pour sortir la chose, mais il semble décidé à tout dire. Il fait comme s’il avait un poids à se lever de la conscience. Il me rappelle même le regard qu’il me donna quand il montait dans le puits de l’ascenseur. Il insiste et s’attarde sur ce point, comme pour impliquer que tout était contenu dans ce dernier instant, et que, à supposer qu’il ait eu le pouvoir de changer les choses, jamais il n’eût mis le pied en dehors de l’ascenseur.

Elle était en robe de chambre quand il entra. Il y avait un seau à champagne sur la coiffeuse. La chambre était assez sombre et la voix charmante. Il me donne tous les détails sur la chambre, sur le champagne, comment le garçon déboucha la bouteille, le bruit qu’elle fit, la façon dont sa robe de chambre froufrouta lorsqu’elle s’avança vers lui pour l’accueillir – il me dit tout, sauf ce que je brûle d’entendre.

Il était près de huit heures quand il arriva chez elle. À huit heures et demie, il était un peu agité, préoccupé par son bureau. C’était presque neuf heures quand je t’ai téléphoné, n’est-ce pas ? dit-il.

— Oui, environ…

— J’étais nerveux, tu comprends…

— Je le sais. Continue… »

Je ne sais pas si je dois le croire ou non, surtout après ces lettres que nous avons cuisinées. Je ne sais même pas si j’ai correctement entendu, parce que tout ce qu’il m’a dit a un air fantastique. Et pourtant, ça semble vrai, aussi, étant donné le genre de type qu’il est. Et puis je me rappelle sa voix au téléphone, cet étrange mélange de terreur et de jubilation. Mais pourquoi n’est-il pas plus jubilant maintenant ? Il ne cesse de sourire maintenant, comme une petite punaise rose qui est repue. « Il était neuf heures, répète-t-il, quand je t’ai sonné, n’est-ce pas ? » Je fais oui de la tête avec lassitude. Oui, c’était neuf heures. Il est certain maintenant qu’il était neuf heures parce qu’il se rappelle d’avoir tiré sa montre. En tout cas, lorsqu’il a tiré sa montre pour la seconde fois, il était dix heures. À dix heures, elle était allongée sur le divan, se tenant les nichons dans les mains. C’est ainsi qu’il me raconte la chose, par petits bouts. À onze heures, tout était arrangé : ils allaient s’enfuir, à Bornéo. Que son mari aille se faire foutre ! Du reste, elle ne l’avait jamais aimé. Elle n’aurait jamais écrit la première lettre si le mari n’avait pas été vieux et sans passion. « Et puis elle me dit : “Mais dites-moi, chéri, comment savez-vous que vous ne vous lasserez pas de moi ?” »

À quoi j’éclate de rire. Ça me semble absurde, je ne peux pas m’en empêcher.

« Et tu as répondu ? »

— Qu’est-ce que tu crois que j’ai répondu ? J’ai dit : comment pourrait-on jamais se lasser de vous ? »

Et puis il me décrit ce qui s’est passé ensuite, comment il s’est baissé pour lui embrasser les seins, et comment, après qu’il les eût embrassés, il les refourra dans son corsage, à moins qu’on appelle ça autrement. Et ensuite, une autre coupe de champagne.

Vers minuit, le garçon s’amène avec de la bière et des sandwichs – des sandwichs au caviar. Et tout le temps, dit-il, il mourait d’envie de pisser. Il avait pu bander un moment, mais ça lui avait passé. Tout le temps sa vessie est prête à éclater, mais il imagine, le malin petit con qu’il est, que la situation commande la discrétion.

À une heure et demie, elle a envie de prendre une voiture et de faire un tour au Bois. Lui, n’a qu’une pensée en tête : comment faire pour pisser ? « Je vous aime… je vous adore, dit-il. J’irai partout où vous voudrez – Stamboul, Singapour, Honolulu. Seulement, il faut que je m’en aille… il se fait tard… »

Il me raconte tout ça dans sa petite chambre sordide, tandis que le soleil coule à flots et que les oiseaux gazouillent à qui mieux mieux. Je ne sais même pas si elle était belle ou non. Il ne le sait même pas lui-même, l’imbécile ! Il croit plutôt que non. La chambre était dans la pénombre, et il y avait ce champagne et ses nerfs tout chiffonnés.

— Mais tu devrais bien en savoir quelque chose, si tout ce que tu me racontes n’est pas un mensonge éhonté !

— Attends un peu, dit-il. Attends ! Laisse-moi réfléchir… Non ! Elle n’était pas belle ! J’en suis sûr maintenant. Elle avait une mèche de cheveux gris sur le front… je me rappelle. Mais ça serait rien – je l’avais presque oublié, vois-tu ! Non, c’était ses bras – ils étaient maigres… ils étaient maigres et fragiles. Il commence à arpenter la pièce. Soudain il s’arrête court. Si seulement elle avait dix ans de moins ! Je pourrais passer sur cette boucle de cheveux gris !… et même sur les bras frêles… Mais elle est trop vieille. Tu comprends, avec une poule comme ça, chaque année compte. Ça n’est pas un an de plus qu’elle aura l’an prochain… ce sera dix ! Encore une année, et ce sera vingt ! Et moi, j’aurais l’air de plus en plus jeune tout le temps – du moins encore pendant cinq ans…

— Mais comment ça a-t-il fini ? demandai-je.

— C’est justement ça !… ça n’a pas fini ! J’ai promis de la voir mardi vers cinq heures. Ça c’est moche, tu comprends ? Elle avait des rides sur la figure qui seront pires en plein jour. Je pense qu’elle veut que je la baise mardi. Mais baiser en plein jour, ça se fait pas avec une poule comme ça. Surtout dans un hôtel pareil ! J’aimerais mieux le faire ma nuit de congé… mais je n’ai pas congé mardi. Et ce n’est pas tout ! Je lui ai promis une lettre entre-temps. Comment vais-je lui écrire une lettre maintenant ? Je n’ai rien à dire !… Merde ! Si seulement elle avait dix ans de moins ! Crois-tu que je doive partir avec elle… pour Bornéo ou le diable sait où elle veut m’emmener ? Qu’est-ce que je ferais avec une rombière à fric comme ça sur les bras ? Je sais pas chasser. J’ai peur des fusils et des trucs de ce genre. Et puis aussi, elle voudra que je là baise nuit et jour… faudra chasser et baiser sans arrêt ! Impossible !

— Peut-être ça sera pas aussi mauvais que tu le crois… Elle t’achètera des cravates et toutes sortes de trucs…

— Peut-être tu pourrais venir avec nous, hein ? Je lui ai parlé de toi…

— Tu lui as dit que j’avais pas le sou ?… que j’avais besoin de tout ?

— Je lui ai tout dit. Merde alors ! Tout ça serait si épatant, si seulement elle avait quelques années de moins ! Elle m’a dit qu’elle allait sur les quarante. Ça veut dire cinquante ou soixante ! C’est comme si tu couchais avec ta mère !… On peut pas faire ça… c’est impossible !

— Mais enfin, elle doit bien avoir quelque charme ?… Tu m’as dit que tu avais embrassé ses seins ?…

— Embrasser les seins… qu’est-ce que c’est ! Et puis, il faisait noir, je te dis ! » En mettant son pantalon, un bouton tombe. « Regarde-moi ça ! Il s’en va en pièces ce putain de costume. Il y a sept ans que je le porte… Il est vrai que je l’ai jamais payé. Il a été bon, mais maintenant il pue. Et cette garce m’achèterait des costumes aussi… tout ce que je voudrais sans doute… Mais c’est ce que je n’aime pas, avoir une femme qui casque pour moi. Je l’ai jamais fait de ma vie. C’est ton idée, à toi. Moi, j’aimerais mieux vivre seul ! Après tout, merde ! elle est pas si mal cette chambre ! Qu’est-ce que tu lui reproches ? Elle est foutrement mieux que la sienne, non ? Je n’aime pas son hôtel chic ! Je suis contre des hôtels comme ça. Je le lui ai dit. Elle m’a dit qu’elle se fichait de vivre ici ou là… elle m’a dit qu’elle viendrait vivre avec moi si je voulais. Tu te la figures venant habiter ici avec ses énormes malles et ses cartons à chapeau et toutes ses saloperies qu’elle traîne après elle ? Elle a trop de choses – trop de robes, trop de flacons, et tout ça !… Sa chambre, c’est une clinique ! Si elle s’égratigne le petit doigt, c’est sérieux ! Et puis il lui faut des massages et se faire onduler les cheveux, et ne pas manger ceci et ne pas manger cela ! Écoute, Joe, elle serait pas mal si elle avait quelques années de moins. On peut tout pardonner à une poule jeune. Elle n’a pas besoin d’être intelligente. Elles sont bien mieux quand elles sont bêtes. Mais une vieille rombière, même si elle est très intelligente, même si elle est la femme la plus charmante du monde, ça ne fait absolument aucune différence. Une poule jeune, c’est un placement ; une vieille c’est une perte sèche. Tout ce qu’elles peuvent faire, c’est de vous acheter des choses. Mais ça leur fout pas une once de chair sur les bras ni une goutte de foutre entre les cuisses. Elle n’est pas mal Irène, c’est vrai. Même que je crois qu’elle te plairait. Avec toi, c’est différent. Tu n’aurais pas à la baiser. Tu peux te payer le luxe qu’elle te plaise. Peut-être que tu n’aimerais pas toutes ces robes et les fioles et le reste, mais tu serais tolérant. Tu ne t’ennuierais pas avec elle ça je te l’affirme. Elle est même intéressante, si on peut dire. Mais elle est flétrie. Ses nichons sont encore pas mal… mais ses bras ! Je lui ai dit que je t’amènerais un jour. Je lui ai beaucoup parlé de toi. Je ne savais pas que lui dire. Peut-être qu’elle te plaira, surtout habillée. Je sais pas…

— Écoute, elle a de la galette, tu dis ? Elle me plaira ! Je me fous de son âge, pourvu que ce soit pas une vieille sorcière.

— Ça n’est pas une sorcière ! Qu’est-ce que tu racontes ! Elle est charmante, je te le dis ! Elle parle très bien. Elle est très bien, aussi… seulement ses bras…

— D’accord, si elle est comme tu dis, d’accord ! C’est moi qui la baiserais, si tu ne veux pas ! Dis-le-lui. Mais en douce, cependant… avec des femmes comme elle, faut aller doucement en affaires. Tu m’amèneras, et les choses s’arrangeront toutes seules ! Fais des compliments de moi à perte de vue. Fais le jaloux… Merde alors ! Peut-être que nous la baiserons tous les deux !… Et nous irons dans toutes sortes d’endroits, et on mangera ensemble et on se baladera et on ira à la chasse et on portera de beaux costumes ! Si elle a envie d’aller à Bornéo, qu’elle nous emmène ! Moi non plus je ne sais pas tirer un coup de fusil, mais qu’est-ce que ça fout ? Elle s’en fout, elle aussi, d’ailleurs ! Tout ce qu’elle veut, c’est qu’on la baise, n’est-ce pas ? Tu es là à me parler de ses bras tout le temps… tu n’as pas besoin de les regarder tout le temps, hein ? Regarde-moi cette literie ! Et ce miroir ! Tu appelles ça vivre ? Tu veux continuer à faire le délicat et tu peux vivre comme un pou toute ta vie ? Tu peux même pas payer ta note d’hôtel… et tu as une place encore ! C’est pas une façon de vivre. Je m’en fous qu’elle ait soixante-dix ans, moi !…, ça vaut encore mieux que tout ceci !…

— Alors, dit Joe, tu la baiseras pour moi… et tout ira sur des roulettes… Peut-être que je baiserai moi aussi de temps en temps, mon soir de congé… Il y a quatre jours que je n’ai pas pu chier comme il faut. Il y a quelque chose qui me colle au cul, comme des raisins…

— Tu as des hémorroïdes, voilà tout…

— Je perds mes cheveux, et je devrais aller chez le dentiste. On dirait que je tombe en pièces… Je lui ai dit quel chic type tu es. Tu feras les choses pour moi, hein ? Tu n’es pas trop délicat, n’est-ce pas ? Si nous allons à Bornéo, je ne veux plus avoir d’hémorroïdes. Peut-être que je ferai quelque chose d’autre… quelque chose de pire… la fièvre… ou le choléra… Merde ! Il vaut mieux mourir d’une bonne maladie comme ça que de pisser ta vie goutte à goutte dans un journal avec des raisins au trou du cul et des boutons qui pendouillent de ton pantalon ! J’aimerais être riche, fût-ce seulement une semaine, et aller à l’hôpital avec une bonne maladie, une maladie fatale, et avoir des fleurs dans ma chambre et des infirmières dansant tout autour et des télégrammes qu’on m’enverrait. On prend bien soin de toi, si tu es riche ! On te lave avec du coton à rame et on te peigne les cheveux. Tu parles, si je le sais ! Et peut-être que j’aurais la chance de ne pas mourir du tout. Peut-être que je serais paralysé toute ma vie… impotent… et je resterais dans un fauteuil roulant. Mais même alors, on me soignerait pareil… même si je n’avais plus d’argent. Quand tu es infirme – vraiment infirme – on te laisse pas mourir de faim. On te donne un lit propre pour y dormir, et on te change les serviettes tous les jours. Tandis qu’ainsi, personne ne s’intéresse à toi, surtout si tu as une place. Les gens pensent qu’on doit être heureux quand on a une place. Qu’est-ce que tu aimerais mieux – être infirme toute ta vie, avoir une place… ou épouser une vieille rombière ? Tu aimerais mieux épouser la rombière, je vois ça ! Tu ne penses qu’à bouffer ! Mais en supposant que tu l’épouses, et que tu ne puisses plus bander du tout – ça vous arrive parfois ! – qu’est-ce que tu ferais alors ? Tu serais à sa merci ! Tu serais obligé de lui manger dans la main, comme un toutou ! Tu aimerais ça, toi ? Ou peut-être que tu penses pas à ces choses-là. Moi, je pense à tout ! Je pense aux costumes que je choisirais et aux endroits où j’aimerais aller, mais je pense aussi au reste. C’est l’important ! À quoi servent les cravates de fantaisie et les beaux costumes si tu ne peux plus bander ? Tu peux même pas la tromper, parce qu’elle sera sur tes talons tout le temps. Non, le mieux serait de l’épouser, et de chopper une maladie tout de suite. Pourvu que ce soit pas la syphilis. Le choléra, si tu veux, ou la fièvre jaune. De façon à ce que, si un miracle arrivait, si ta vie était épargnée, tu sois infirme pour le reste de tes jours. Alors tu n’aurais plus à t’inquiéter de la baiser, et pas non plus au sujet du loyer. Il est probable qu’elle t’achèterait un beau fauteuil roulant avec des roues caoutchoutées et toutes sortes de leviers. Tu pourrais même te servir de tes mains, je veux dire assez pour écrire. Ou tu pourrais avoir une secrétaire, d’ailleurs. Voilà ! être malade comme ça, c’est la meilleure solution pour un écrivain. Qu’est-ce qu’on a à foutre de ses bras et de ses jambes ? On n’a pas besoin de bras et de jambes pour écrire. On a besoin de sécurité… de paix… de protection. Tous ces héros qui défilent dans leurs chaises roulantes, quel dommage qu’ils ne soient pas écrivains ! Si seulement on pouvait être sûr, quand on va à la guerre, d’avoir les deux jambes emportées… si on pouvait en être sûr, je dirais : que la guerre éclate demain ! Je m’en fous de toutes leurs médailles – ils pourraient bien les garder leurs médailles ! Tout ce que je veux, c’est un bon fauteuil roulant et trois repas par jour ! Alors je leur en foutrais des trucs à lire, à tous ces cons ! »

Le lendemain, à une heure et demie, je rends visite à Van Norden. C’est son jour de congé, ou plutôt sa nuit. Il a laissé un mot à Carl, disant que j’aille l’aider à déménager aujourd’hui.

Je le trouve dans un état de dépression inaccoutumé. Il n’a pas fermé l’œil de la nuit, me dit-il. Il a quelque chose dans la cervelle, quelque chose qui le ronge. Je ne suis pas long à découvrir ce que c’est. Il a attendu impatiemment mon arrivée pour le sortir.

« Ce type, commence-t-il, voulant signifier Carl, ce type est un artiste. Il m’a décrit chaque détail minutieusement. Il m’a tout raconté avec tant de précision que je sais que tout ça n’est qu’un foutu mensonge… mais je ne peux pas m’en débarrasser l’esprit. Tu sais bien comment mon esprit travaille. »

Il s’interrompt pour me demander si Carl m’a raconté toute l’histoire. Il ne doute pas le moins du monde que Carl puisse m’avoir raconté une version, et à lui une autre. Il semble penser que l’histoire a été inventée pour le torturer lui personnellement. Ce qui l’ennuie, ce n’est pas tellement que tout ça ne soit que pure invention. C’est « les images », comme il dit, que Carl lui a laissées dans la tête qui le possèdent. Les images sont réelles, même si toute l’histoire est fausse. Et par ailleurs, le fait qu’il y ait véritablement une riche rombière sur la scène et que Carl lui ait réellement rendu visite, ça c’est indéniable. Ce qui s’est réellement passé est secondaire. Il prend pour un fait acquis que Carl le lui a vraiment mis. Mais ce qui le pousse au désespoir, c’est la pensée que ce que Carl lui a décrit ait pu être possible !

C’est bien de ce type, dit-il, de me raconter qu’il le lui a mis six ou sept fois. Je sais que c’est des bobards et ça me touche pas beaucoup, mais quand il me raconte qu’elle a loué une voiture et l’a conduit au Bois et qu’ils se sont servis de la pelisse du mari en guise de couverture, c’est trop fort ! Je suppose qu’il t’a dit que le chauffeur attendait respectueusement… et dis-moi, est-ce qu’il t’a dit que le moteur ronflait tout ce temps ? Merde alors ! il a merveilleusement agencé ça ! c’est un de ces petits détails qui rendent les choses psychologiquement réelles ! On ne peut pas le tirer de sa tête après coup ! Et il me l’a dit si sagement, si naturellement ! Je me demande s’il y a pensé avant, ou si c’est juste sorti de sa tête, hop ! comme ça, spontanément ? C’est un si fieffé petit menteur qu’on ne peut pas s’y fier… c’est comme quand il vous écrit une lettre, un de ces bouquets qu’il fabrique la nuit ! Je peux pas comprendre comment un type peut vous écrire des lettres pareilles ! Je ne pige pas la mentalité qui se cache derrière… c’est une forme de la masturbation, qu’est-ce que tu en penses ? »

Mais avant que j’aie pu formuler une opinion, ou même lui rire au nez, Van Norden continue son monologue.

« Écoute, je suppose qu’il t’a raconté… Est-ce qu’il t’a dit comment il l’a embrassée sur le balcon au clair de lune ? Ça a l’air banal quand on le raconte, mais la façon dont il l’a dit !… Je le vois très bien là, ce petit con, avec la femme dans ses bras, et il lui écrit déjà une autre lettre, un autre bouquet sur les toits de Paris, et toutes ces couillonnades qu’il vole à des autres Français. Ce type ne te dit jamais rien d’original, je m’en suis aperçu. Il te reste à trouver la clé… découvrir sa dernière lecture… et c’est difficile, parce qu’il est cachottier en diable. Écoute, si je savais pas que tu y es allé avec lui, je croirais même pas que la femme existe. Un type comme ça pourrait très bien s’écrire des lettres à lui-même. Et pourtant, il a de la veine… Il est tellement menu, si frêle, il a des airs si romantiques, que les femmes ont le béguin de temps en temps… elles l’adoptent, comme qui dirait… elles le plaignent… Et il y a des idiotes qui aiment recevoir des fleurs… ça leur donne de l’importance… Mais cette femme-là est intelligente, à ce qu’il dit. Tu devrais savoir, toi qui as vu ses lettres. Qu’est-ce que tu crois qu’une femme comme elle a pu voir en lui ? Je comprends qu’elle soit prise par les lettres… mais qu’est-ce que tu crois qu’elle a ressenti quand elle l’a vu ?

« Mais écoute, tout ça n’est pas l’important. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont il le raconte. Tu sais comme il enjolive les choses… eh bien ! après cette scène sur le balcon (il me la présente comme hors-d’œuvre, tu comprends) après ça, d’après lui, ils sont rentrés, et il a défait son pyjama… Pourquoi souris-tu ? Il s’est foutu de moi ? »

— Non ! non ! Tu racontes exactement ce qu’il m’a dit. Continue !

— Après ça, – ici Van Norden est forcé de sourire lui-même – après ça, fais bien attention, il me raconte comment elle était assise dans le fauteuil, les jambes en l’air… complètement à poil… et lui, assis par terre à la regarder, à lui dire comme elle est belle… est-ce qu’il t’a dit qu’elle ressemble à un Matisse ?… Attends un peu !… je voudrais me rappeler exactement ce qu’il a dit. Il a eu une petite phrase pleine d’astuce sur une odalisque… qu’est-ce que c’est donc une odalisque ? Il l’a dite en français, voilà pourquoi c’est difficile de se rappeler sa foutue remarque… mais c’était pas trop mal. La sorte de chose qu’il pourrait bien dire, quoi ! Et elle sans doute a cru que c’était original… Elle doit croire qu’il est poète ou je ne sais quoi. Mais écoute, tout ça n’est rien… Je lui accorde de l’imagination. C’est ce qui est arrivé après, qui me rend fou ! Toute la nuit, je me suis retourné dans mon lit, à jouer avec ces images qu’il m’a laissées dans la tête ! Je peux pas m’en débarrasser. Ça me paraît si réel, que si c’était faux, je pourrais l’étrangler, ce salaud ! On n’a pas le droit d’inventer des choses comme ça ! Ou alors, c’est qu’on est malade…

« Mais j’arrive à ce moment où, qu’il dit ! il s’est mis à genoux, et, avec ses deux doigts osseux, il s’est mis à lui ouvrir le sexe. Tu te rappelles ça ? Il dit qu’elle était assise, là, les jambes ballantes sur les bras du fauteuil, et tout à coup, dit-il, il lui est venu une inspiration. Ça s’est passé après qu’il l’eût déjà baisée une ou deux fois… après qu’il eût fait ce petit laïus sur Matisse. Il tombe à genoux – écoute bien ! – et avec ses deux doigts… avec le bout seulement, fais bien attention… il sépare les petits pétales… squish-squish… juste comme ça ! Un petit bruit gluant… presque imperceptible… squish-squish ! Merde alors ! je l’ai entendu toute la nuit ! Et puis, il dit – comme si ça me suffisait pas ! – il dit qu’il lui a fourré la tête dans le minet ! Et à ce moment-là, merde alors ! voilà qu’elle lui balance les jambes autour du cou et l’emprisonne là ! C’est ça qui m’a eu ! Imagine ! Imagine une belle femme, une femme sensible comme elle, lui balançant les jambes autour du cou, à lui ! Il y a quelque chose d’irrespirable à ça ! Et c’est si fantastique que ça paraît convaincant ! S’il ne m’avait parlé que du champagne, et de la promenade au Bois, et même de cette scène sur le balcon, j’aurais pu l’oublier. Mais cette chose est si incroyable qu’elle n’a plus l’air d’un mensonge. Je ne peux pas croire qu’il ait lu quelque chose comme ça quelque part, et je ne vois pas ce qui aurait pu lui donner l’idée s’il n’y avait pas un peu de vérité là-dedans. Avec un petit con comme lui, vois-tu, tout peut arriver. Il peut ne pas l’avoir baisée du tout, mais elle peut l’avoir laissé la chatouiller… on ne sait jamais avec ces poules pleines de fric ce qu’elles peuvent attendre de vous… »

Quand il se tire enfin de son lit et commence à se raser, l’après-midi est déjà bien avancé. J’ai finalement réussi à lui détourner l’esprit de ce sujet, et à l’amener à son déménagement. La bonne entre pour voir s’il est prêt – il doit avoir débarrassé la chambre à midi, en principe. Mais il est tout juste en train d’enfiler son pantalon. Je suis un peu surpris qu’il ne s’excuse pas, ou ne se détourne pas. Le voyant là, debout, en train de boutonner nonchalamment sa braguette tout en lui donnant des ordres, je me mets à rigoler. « Fais pas attention à elle, dit-il, en lui jetant un regard de suprême mépris, c’est une grosse truie. Pince-lui le cul, si tu veux. Elle ne dira rien. » Puis, s’adressant à elle, en anglais, il dit : « Viens ici, chameau, mets ta main là-dessus ! » À ces mots, je ne puis davantage me contenir. J’éclate de rire, crise de rire hystérique qui est contagieux pour la bonne aussi, bien qu’elle ne comprenne pas ce qui se passe. Elle commence à enlever les tableaux et les photographies – ce sont les siennes propres surtout – qui tapissent le mur. « Toi ! dit-il, dressant le pouce, viens ici ! Voilà un souvenir de moi ! – il arrache une photo du mur – quand je serai parti, tu pourras t’en torcher le cul ! Tu vois ! dit-il, se tournant vers moi, elle est stupide comme une mule ! Elle n’aurait pas l’air plus intelligent si je le disais en français. » La bonne est là, debout, bouche bée ; évidemment, elle est convaincue qu’il est piqué. « Hé ! lui hurle-t-il, comme si elle était dure d’oreille, hé ! toi ! Oui ! Toi ! Comme ça !… – et il prend la photo, sa propre photo, et s’en torche le cul. Comme ça ! Compris ?… Il faut lui faire les gestes », conclut-il, faisant la lippe avec dégoût.

Il la regarde, impuissant, à mesure qu’elle jette ses affaires dans les grosses valises. « Par ici ! embarque ça aussi ! » dit-il en lui passant la brosse à dents et la poche de caoutchouc. La moitié de ses affaires gisent sur le parquet. Les valises sont bourrées à éclater, et il n’y a pas de place pour mettre les tableaux et les livres, ainsi que les bouteilles qui sont à moitié vides.

« Assieds-toi une minute, dit-il. Nous avons tout le temps. Ça demande réflexion. Si tu n’étais pas venu, je ne serais jamais sorti d’ici. Tu vois comme je suis bon à rien ! Fais-moi penser à emporter ces ampoules… elles m’appartiennent. Cette corbeille à papier m’appartient aussi. Ils vous font vivre comme des porcs, ces salauds ! » La bonne est descendue chercher de la ficelle. « Attends un peu ! tu verras ! elle va me faire payer la ficelle ! ne serait-ce que trois sous ! Ils ne vous coudraient pas un bouton de culotte ici sans vous faire payer. Les pingres d’avarasses ! » Il prend une bouteille de calvados sur la cheminée et me fait signe d’empoigner l’autre. « Inutile de les emporter dans le nouvel hôtel. Faut les écouler ici ! Mais ne lui fais rien boire à elle ! La salope ! je ne veux pas lui laisser même un morceau de papier-cul ! J’aimerais les ruiner tous avant de partir ! Écoute, pisse par terre si tu veux. Je voudrais bien chier dans le tiroir de la commode ! » Il se sent si dégoûté de lui-même et de tout, qu’il ne sait quoi faire pour exprimer ses sentiments. Il se dirige vers le lit la bouteille à la main, et, retirant les couvertures, il asperge le matelas de calvados. Non content de cela, il pioche avec le talon dans le matelas ! Malheureusement, il n’a pas de boue au talon. Finalement, il se saisit du drap et il en essuie ses souliers. « Ça leur donnera du travail ! » murmure-t-il d’un ton vengeur. Puis, prenant une bonne lampée, il rejette la tête en arrière et se gargarise, et après qu’il s’est bien gargarisé, il crache le tout sur le miroir. « Voilà pour vous, sales pingres ! Vous essuierez ça quand je serai parti ! » Il va et vient en marmonnant. Voyant ses chaussettes déchirées sur le parquet, il les ramasse et les déchiquette. Les tableaux le mettent en rage, eux aussi. Il en ramasse un – un portrait de lui-même, fait par quelque lesbienne qu’il connaissait – et passe son pied à travers. « La vache !… Tu sais ce qu’elle a eu le culot de me demander ? Elle m’a demandé de lui envoyer mes poules quand j’en aurai fini ! Elle ne m’a jamais donné un sou pour lui avoir fait un article. Elle a cru que j’admirais son œuvre sincèrement ! Je ne lui aurais jamais tiré ce portrait si je ne lui avais pas promis de la mettre bien avec cette poule du Minnesota. Elle en était folle… elle nous suivait comme une chienne en chaleur… on ne pouvait pas s’en débarrasser de cette salope ! Elle m’a emmerdé que c’est pas croyable. C’en était au point que j’avais presque peur d’amener une poule ici, peur qu’elle ne se jette sur moi. Je montais en catimini, comme un cambrioleur, et je fermais la porte à clé dès que j’étais rentré… Elle et la Géorgienne, elles me rendent fou. L’une est toujours en chaleur, et l’autre est toujours affamée. J’ai horreur de baiser une femme qui a faim. C’est comme si on lui fourrait à bouffer, puis on le lui retire… Merde alors ! ça me fait penser à quelque chose ! Où est-ce que j’ai foutu cet onguent gris ? C’est important, ça ! Tu n’as jamais eu de ces trucs, toi ? C’est pire que d’avoir la chaude-pisse. Et je sais pas d’ailleurs où je les ai attrapés… J’ai tant eu de femmes ici la semaine dernière que j’ai perdu la trace. C’est drôle aussi, parce qu’elles sentaient toutes si frais… Mais tu sais, il en arrive… »

La bonne a empilé ses affaires sur le trottoir. Le patron surveille d’un air renfrogné. Quand tout a été chargé dans le taxi, il n’y a de place que pour un dedans. Dès que nous commençons à rouler, Van Norden sort un journal et se met à envelopper ses casseroles. Dans le nouvel hôtel, il est absolument interdit de cuisiner. Mais quand nous arrivons à destination, tout son bagage s’est défait. Ça ne serait pas trop ennuyeux si la patronne n’avait fourré la tête dehors juste au moment où le taxi s’arrête. « Mon Dieu ! s’écrie-t-elle, qu’est-ce que diable c’est ? Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Van Norden est si intimidé qu’il ne trouve rien d’autre à dire que : « C’est moi, madame… c’est moi… » Et se tournant vers moi, il murmure avec rage : « La vache ! Tu as vu sa figure ! Elle va me mener la vie dure ! »

L’hôtel est au fond d’un couloir sale, et forme un rectangle qui ressemble beaucoup à un pénitencier moderne. Le bureau est spacieux et sombre, en dépit des reflets brillants sur les murs carrelés. Il y a des cages d’oiseaux suspendues aux fenêtres, et de petites plaques émaillées partout, pour rappeler aux visiteurs, dans un langage désuet, qu’ils ne doivent pas faire ceci et ne pas oublier cela… Tout est d’une propreté presque immaculée, mais franchement misérable, élimé, désespéré. Les fauteuils de tapisserie tiennent par des lanières de cuir, et vous font désagréablement penser à la chaise électrique. La chambre qu’il va occuper est au cinquième étage. Comme nous grimpons l’escalier, Van Norden m’informe que Maupassant a vécu dans cet hôtel. Et dans le même souffle, il remarque qu’il y a une odeur particulière dans le vestibule. Au cinquième, il manque quelques carreaux ; nous restons un moment à contempler les locataires de l’autre côté de la cour. L’heure du dîner s’avance, et les gens s’en vont un à un dans leurs appartements, avec cet air fatigué et découragé qu’on a quand on gagne honnêtement sa vie. La plupart des fenêtres sont grandes ouvertes. Les pièces sordides ressemblent à autant de bouches béantes. Les occupants des pièces bâillent eux aussi, ou alors ils se grattent. Ils vont et viennent d’un air absent, et apparemment sans raison ; ils pourraient aussi bien être fous.

Comme nous tournons dans le corridor vers la chambre 57, une porte s’ouvre subitement devant nous, et une vieille sorcière, aux cheveux crasseux et aux yeux de folle, jette au-dehors un regard perçant. Elle nous épouvante tellement que nous restons là, comme transpercés. Pendant une bonne minute, nous restons là, tous les trois, incapables de bouger, ou même de faire un geste intelligent. Derrière la vieille sorcière j’ai pu voir une table de cuisine, et dessus, un bébé tout nu, un misérable petit marmot pas plus gros qu’un poulet plumé. Finalement, la vieille sorcière ramasse le seau de toilette à côté d’elle et s’avance. Nous nous rangeons pour la laisser passer, et comme la porte se referme derrière elle, le moutard pousse un cri aigu. C’est la chambre n° 56 et entre le 56 et le 57 se trouve le cabinet où la vieille sorcière vide ses eaux de toilette.

Depuis que nous avons monté l’escalier, Van Norden n’a pas soufflé mot. Mais ses regards sont éloquents. Quand il ouvre la porte du 57, j’ai, l’espace d’une seconde, la sensation de devenir fou. Un immense miroir couvert de gaze verte et penché à un angle de quarante-cinq degrés, est suspendu juste en face de l’entrée au-dessus d’une voiture d’enfant pleine de livres. Van Norden n’a pas même un sourire ; au lieu de quoi, il va nonchalamment vers la voiture d’enfant et, prenant un livre, il se met à le parcourir, tout comme un homme entrant dans une bibliothèque publique irait sans y penser à la première étagère à la portée de sa main. Et peut-être cela ne me paraîtrait pas si cocasse, si je n’avais pas aperçu au même moment une paire de guidons reposant dans un coin. Ils ont l’air si absolument pacifiques et satisfaits, comme s’ils dormaient là depuis des années, qu’il me semble soudain que nous sommes restés dans cette pièce, exactement dans cette position, depuis un temps incalculable, que c’était une pose que nous avions prise dans un rêve dont nous ne sommes jamais sortis, un rêve que le moindre geste, que le moindre clin d’œil, pourrait fracasser. Mais plus remarquable encore est le souvenir qui subitement remonte à la surface de ma conscience, souvenir d’un rêve réel que je fis l’autre nuit, et dans lequel je voyais Van Norden exactement dans le même coin occupé maintenant par les guidons, mais au lieu des guidons il y avait une femme accroupie avec les jambes relevées. Je le voyais debout au-dessus de cette femme, avec ce regard alerte et vif dans les yeux qu’il a lorsqu’il a fortement besoin de quelque chose. La rue dans laquelle la chose se passait est indistincte – il n’y a de clair que l’angle fait par les deux murs, et la silhouette de la femme affolée. Je le vois se dirigeant vers elle de cette façon rapide et animale qui est bien à lui, sans se préoccuper du tout de ce qui se passe autour de lui, déterminé seulement à arriver à ses fins. Et un regard dans les yeux comme pour dire – « vous pouvez me tuer après, mais laissez-moi vous le mettre… il faut que je vous le mette ! » Et le voici, penché sur elle, leurs têtes cognant contre le mur. Il bande si terriblement qu’il lui est tout à fait impossible de le lui mettre. Soudain, avec cet air dégoûté qu’il sait si bien se donner, il se redresse et rajuste ses vêtements. Il est sur le point de s’en aller, lorsqu’il remarque que son pénis git sur le trottoir. Il est environ de la taille d’un manche à balai qu’on aurait scié. Il le ramasse nonchalamment, et le fourre sous son bras. Comme il s’éloigne, je remarque deux énormes oignons, pareils à des oignons de tulipe, qui pendent du bout du balai, et je peux l’entendre murmurer tout seul : « pots de fleurs… pots de fleurs… »

Le garçon arrive haletant et suant. Van Norden le regarde d’un air idiot. La patronne arrive d’un pas ferme et, se dirigeant droit sur Van Norden, lui arrache le livre des mains, le jette dans la voiture d’enfant, et, sans dire un mot, la fait rouler dans le couloir.

« C’est une maison de fous », dit Van Norden, avec un sourire de détresse. Son sourire est si faible, si imperceptible, que pendant quelques instants l’impression de rêve revient, et il me semble que nous sommes debout à l’extrémité d’un long corridor terminé par un miroir ondulé. Et en bas de ce corridor, balançant sa détresse comme une lanterne fumeuse, Van Norden apparaît et disparaît en titubant selon qu’ici ou là une porte s’ouvre et une main l’empoigne ou un sabot le rejette dehors. Et plus il s’éloigne, plus grande est sa détresse ; il la porte comme une lanterne que les cyclistes tiennent entre les dents par une nuit où le pavé est humide et glissant. Il entre et il ressort des chambres crasseuses à l’aventure, et quand il s’assied, la chaise s’effondre, et quand il ouvre sa valise, il n’y trouve qu’une brosse à dents. Dans chaque chambre il y a un miroir devant lequel il se tient attentif, mâchant sa rage, et à force de mâcher, à force de grogner et de marmonner et de murmurer et de maudire ses mâchoires se sont déboitées et elles pendent terriblement et quand il se frotte la barbe des morceaux de sa mâchoire tombent en miettes et il est si dégoûté de lui-même qu’il piétine sa propre mâchoire et l’écrase en mille morceaux sous ses énormes talons.

Pendant ce temps, on tire ses bagages dans la chambre. Et les choses commencent à paraître plus extravagantes qu’auparavant – particulièrement quand il attache son sandow au bois de lit et se met à faire ses exercices. « J’aime cet hôtel », dit-il au garçon en souriant. Il enlève sa veste et son gilet. Le garçon le regarde d’un air intrigué ; il a une valise à la main, et dans l’autre la poche de caoutchouc. Je suis à l’écart dans l’antichambre à tenir le miroir à la gaze verte. Pas un seul des objets n’a l’air d’être affecté à un usage pratique. L’antichambre elle-même semble inutile, comme le serait un vestibule pour une grange. C’est exactement l’espèce de sensation que j’ai lorsque je pénètre à la Comédie-Française ou dans le théâtre du Palais-Royal ; c’est un monde de bric-à-brac, de trappes, d’armes, de bustes et de parquets cirés, de candélabres et d’hommes en armures, de statues sans yeux et de lettres d’amour enfermées sous des vitrines. Quelque chose se passe, mais ça n’a pas de sens ; comme lorsqu’on finit les bouteilles de calvados parce qu’il n’y a pas de place dans les valises.

En grimpant l’escalier, comme je l’ai dit plus haut, il a mentionné le fait que Maupassant avait vécu ici. La coïncidence semble lui avoir fait impression. Il aimerait croire que c’est dans cette pièce même que Maupassant a donné naissance à quelques-uns de ces contes épouvantables sur lesquels repose sa réputation. « Ils vivaient comme des porcs, ces pauvres diables », dit-il. Nous sommes assis à la table ronde dans un couple de vieux fauteuils confortables que l’on a requinqués avec des lanières et des bandes ; le lit est tout près de nous, si près en vérité que nous pouvons mettre les pieds dessus. L’armoire se dresse dans un coin derrière nous, aussi commodément à portée de la main. Van Norden a vidé son linge sale sur la table ; nous sommes assis là, nos pieds enfouis dans ses chaussettes et ses chemises sales, et nous fumons confortablement. Le sordide de l’endroit semble avoir opéré comme un charme sur lui : il est satisfait là ! Quand je me lève pour tourner l’interrupteur, il suggère que nous fassions une partie de cartes avant d’aller dîner. Nous voilà donc assis près de la fenêtre, avec le linge sale jonchant le sol et le sandow suspendu au chandelier, et nous jouons quelques tours de bezigue. Van Norden a mis sa pipe de côté, et s’est fourré un tampon de tabac à priser sous la lèvre inférieure. De temps en temps il crache par la fenêtre, de gros jets de salive juteuse qui tombent sur le pavé en claquant. Il a l’air heureux maintenant.

« En Amérique, dit-il, on ne rêverait pas de vivre dans une boîte pareille. Même quand j’étais sur le trimard, je dormais dans des chambres mieux que celle-ci. Mais ici, ça paraît naturel… c’est comme les livres qu’on lit. Si jamais je retourne là-bas, j’oublierai tout de cette vie, comme on oublie un mauvais rêve. Probablement je reprendrai la vieille vie juste là où je l’ai laissée… si jamais je retourne. Quelquefois, dans mon lit, je rêve du passé, et tout est si vivant que je dois me secouer pour me rendre compte de l’endroit où je suis. Surtout quand j’ai une femme à côté de moi ; une femme peut me faire partir mieux que n’importe quoi. C’est tout ce que je leur demande : de me faire m’oublier ! Parfois, je suis si bien perdu dans mes rêveries que je ne peux pas me rappeler le nom de la poule ni où je l’ai ramassée. C’est drôle, hein ? C’est bon d’avoir un bon corps tout frais à côté de soi quand on se réveille le matin. Ça vous donne une impression de netteté. On se spiritualise, jusqu’à ce qu’elles se mettent à vous sortir tous ces boniments à la noix sur l’amour et cætera… Pourquoi toutes ces poules parlent-elles tant d’amour, tu peux me le dire, toi ? Tirer un bon coup ne leur suffit pas, apparemment… elles veulent ton âme par-dessus le marché !… »

Or, ce mot « âme », qui jaillit à l’improviste si fréquemment dans les soliloques de Van Norden, avait sur moi un drôle d’effet au début. Toutes les fois que j’entendais le mot « âme » sortir de ses lèvres, ça me donnait une crise de fou rire ; je ne sais pourquoi, ça avait l’air d’une pièce fausse, plus particulièrement parce qu’il était accompagné d’un jet de salive brune qui laissait un filet de bave au coin de sa bouche. Et comme je n’hésitais jamais à lui rire au nez, il arrivait invariablement que lorsque ce petit mot surgissait, Van Norden s’arrêtait juste assez longtemps pour que j’éclate de rire, puis, comme si de rien n’était, il reprenait son monologue, répétant le mot de plus en plus souvent et chaque fois avec une insistance encore plus tendre. C’était son « âme » à lui que les femmes essayaient de posséder – cela il me l’expliquait très clairement. Il me l’a expliqué maintes et maintes fois, mais il y revient de nouveau à chaque occasion comme un paranoïaque à son obsession. En un sens, Van Norden est fou, de cela je suis convaincu. Sa seule terreur, c’est de rester seul, et cette terreur est si forte et si persistante que, même lorsqu’il est sur une femme, même lorsqu’il s’est soudé à elle, il ne peut pas s’échapper de la prison qu’il s’est créé. « J’essaye toutes sortes de trucs, dit-il. Je me mets à compter quelquefois, ou à penser à un problème de philosophie, mais ça ne rend pas. C’est comme si j’étais deux, et il y en a un qui m’observe constamment. Je deviens si enragé contre moi-même, que je pourrais me tuer… et d’une certaine façon, c’est ce qui m’arrive chaque fois que je jouis. Pendant l’espace d’une seconde, je me détruis. Je n’existe plus… rien n’existe… même pas la poule… C’est comme lorsqu’on reçoit la communion… c’est vrai, je te le jure ! Puis, pendant quelques secondes, j’ai comme une espèce de belle ardeur spirituelle… et peut-être ça pourrait continuer comme ça indéfiniment – est-ce qu’on sait ? n’était le fait qu’on a une femme à côté de soi, et il y a l’ablution et l’eau qui coule… tous ces petits détails qui vous rendent désespérément conscient de vous-même, désespérément solitaire… Et pour un instant de libération, il vous faut écouter toutes ces conneries sur l’amour… ça me rend fou parfois… J’ai envie de les chasser à coups de pied aussitôt après… Quelquefois, je le fais. Mais ça ne les fait pas foutre le camp. Même qu’elles aiment ça. Moins vous faites attention à elles, plus elles vous pourchassent. Il y a je ne sais quoi de pervers chez les femmes… elles sont toutes masochistes au fond d’elles-mêmes.

— Mais alors, qu’est-ce que tu demandes à une femme ? », lui dis-je.

Il commence à caresser l’air de ses mains ; il fait sa lippe. Il a l’air complètement frustré. Quand il réussit par la suite à sortir à mots entrecoupés quelques phrases bégayées, c’est avec la conviction que derrière ses paroles il n’est qu’accablante futilité. « Je voudrais pouvoir me livrer complètement à une femme, lance-t-il. Je veux qu’elle me sorte de moi-même. Mais pour réussir, il faut qu’elle vaille mieux que moi… il faut qu’elle ait une âme, un esprit, et pas seulement un con. Il faut qu’elle me force à croire à elle… je ne veux pas dire qu’elle devrait m’être fidèle… non, pas ça… mais elle devrait me forcer à croire que j’ai besoin d’elle, que je ne peux pas vivre sans elle. Trouve-m’en une comme ça, veux-tu ? Si tu la trouves, je te cède ma place… peu importe ce qui m’arriverait après… je n’aurais pas besoin de place, d’amis, de livres, de rien du tout. Si elle pouvait seulement me faire croire qu’il y a quelque chose de plus important que moi sur la terre. Merde alors ! ce que je peux me détester ! Mais je déteste ces sales garces encore plus – parce qu’elles ne valent pas mieux que moi ! »

« Tu vas croire que c’est parce que je m’aime, continue-t-il. Ça montre combien peu tu me connais. Je sais que je suis un grand bonhomme… sinon, je ne serais pas harcelé par ces problèmes. Mais ce qui me ronge, c’est que je ne puis pas m’exprimer. Les gens pensent que je suis un putassier. Voilà comme ils sont superficiels, ces intellectuels assis à la terrasse tout le jour en train de ruminer le bol psychologique… pas si mal, hein ? le bol psychologique ? Note ça pour moi. Je m’en servirai dans mon papier la semaine prochaine… À propos, as-tu lu Stekel ? Vaut-il quelque chose ? Ça me paraît rien d’autre que des cas pathologiques. Je voudrais, bon Dieu, avoir assez de cran pour consulter un psychanalyste… un bon naturellement… Je n’ai pas envie de voir ces petits youpins qui portent bouc et redingote, comme ton ami Boris. Comment peux-tu supporter ces types ? Est-ce qu’ils ne te rasent pas ferme ? Tu parles à tout le monde, toi, je sais. Tu t’en fous royalement. Tu as peut-être raison. Je voudrais bien ne pas avoir mon foutu esprit critique. Mais ces petits merdeux de Juifs qui tournent autour du Dôme, merde alors, ils me débectent ! On dirait qu’ils parlent comme des manuels ! Si je pouvais causer avec toi tous les jours, peut-être que je pourrais me soulager le cœur. Tu es bon public, toi ! Je sais que tu te fous de moi profondément, mais tu as de la patience. Et tu n’as pas de théories à exploiter. Je suppose que tu notes tout ça dans ton carnet, après… Écoute, je me fiche de ce que tu peux dire de moi, mais ne fais pas de moi un putassier – c’est trop facile. Un jour, j’écrirai un livre sur moi… un livre sur mes pensées. Je veux pas dire seulement de l’analyse introspective… Je veux dire que je me coucherai sur la table d’opération, et que je mettrai à nu toutes mes tripes… toute la sacrée saloperie. Est-ce que quelqu’un a déjà fait ça ? Pourquoi diable souris-tu ? Ça a l’air naïf ce que je dis ? »

Je souris parce que toutes les fois que nous touchons au sujet de ce livre qu’il écrira quelque jour, les choses prennent un tour incongru. Il suffit qu’il dise « mon livre », et aussitôt le monde s’amenuise aux dimensions privées de Van Norden et Cie ! Il faut que le livre soit absolument original, absolument parfait. C’est pourquoi, entre autres raisons, il lui est impossible de le mettre en train. Dès qu’il a une idée, il se met à la contester. Il se rappelle que Dostoïevski s’en est servi, à moins que ce ne soit Knut Hansum, ou encore un autre. « Je ne dis pas que je veuille mieux faire qu’eux mais je veux être différent. » Ainsi donc, au lieu de s’attaquer à son livre, il lit auteur après auteur afin d’être absolument sûr qu’il ne va pas fouler leurs plates-bandes. Et plus il lit, plus il cède au mépris. Il n’en est point de satisfaisant, point qui atteigne ce degré de perfection qu’il s’est imposé. Et, oubliant complètement qu’il n’a même pas écrit un chapitre, il parle d’eux avec condescendance, exactement comme s’il existait une étagère de livres portant son nom, livres familiers à tous, et dont il est superflu de mentionner les titres.

Quoiqu’il n’ait jamais ouvertement menti à ce sujet, il est évident néanmoins que les gens qu’il accapare pour donner de l’air à sa philosophie personnelle, à sa critique, et à ses griefs, prennent pour assuré que derrière ses remarques détachées se dresse le corps solide d’une œuvre achevée. Surtout les jeunes et sottes pucelles qu’il attire dans sa chambre sous le prétexte de leur lire ses poèmes, ou sous celui, meilleur encore, de leur demander conseil. Sans le moindre sentiment de honte, il leur met en main un morceau de papier souillé sur lequel il a griffonné quelques vers – la base d’un nouveau poème, déclare-t-il – et, sérieux comme un pape, il leur demande l’expression toute franche de leur opinion. Et comme elles n’ont habituellement aucun commentaire à donner, toutes éberluées qu’elles sont par l’absence totale de sens de ces vers, Van Norden profite de l’occasion pour leur exposer ses vues sur l’art, vues qui sont, il est à peine besoin de le dire, spontanément émises pour cadrer avec la situation. Il est devenu si expert à jouer ce rôle, que la transition des Cantos d’Ezra Pound au lit se fait aussi simplement, et avec autant de naturel, qu’une modulation d’une clé à une autre. Et vraiment, si elle ne s’opérait pas, il y aurait une dissonance – chose qui arrive de temps en temps, lorsqu’il se trompe sur ces idiotes qu’il appelle des « bascule-moi ». Naturellement, tel qu’il est, il ne mentionne qu’à contrecœur ces erreurs fatales. Mais quand il se résout à avouer une bévue de ce genre, il le fait avec une franchise absolue. Et même, il semble tirer un plaisir pervers à insister sur sa maladresse. Il y a une femme, par exemple, qu’il essaye de « faire », depuis bientôt dix ans – en Amérique d’abord, puis ici à Paris. C’est la seule personne du sexe opposé avec laquelle il entretient des relations amicales et cordiales. Ils ont l’air, non seulement de s’apprécier, mais encore de se comprendre. Il m’a paru au premier abord que s’il pouvait vraiment « faire » cette créature, son cas pourrait être résolu. Il y avait là tous les éléments pour une union heureuse – tous, sauf un, le fondamental. Bessie était presque aussi extraordinaire à sa façon que lui à la sienne. Elle se souciait aussi peu de se donner à un homme que du dessert qui termine le repas. D’ordinaire, c’est elle qui faisait son choix et c’est elle qui faisait la proposition. Elle n’était pas vilaine, mais on ne pouvait pas dire non plus qu’elle fût belle. Elle avait un beau corps, c’était l’essentiel – et elle aimait ça, comme on dit.

Ils étaient si copains, ces deux-là, que parfois afin de satisfaire sa curiosité (et aussi dans le vain espoir de l’inspirer par ses prouesses), Van Norden s’arrangeait pour la cacher dans son réduit pendant une de ses séances. Quand c’était fini, Bessie émergeait de sa cachette, et ils discutaient de la chose en toute simplicité, et presque avec une totale indifférence à tout, sauf à la « technique ». La « technique » était un de ses termes favoris, au moins au cours de ces discussions dont j’avais le privilège d’être témoin. « Qu’est-ce qui ne va pas dans ma technique ? » disait-il. Et Bessie répondait : « Tu es trop grossier. Si tu as jamais l’intention de me “faire”, il te faudra gagner en subtilité. »

Il y avait une compréhension si parfaite entre eux, dis-je, que souvent, lorsque je rendais visite à Van Norden vers une heure et demie, je trouvais Bessie assise sur le lit, et Van Norden l’invitant à lui caresser la queue… « rien que quelques petites caresses de velours, disait-il, pour que j’aie le courage de me lever ». Ou alors, il la suppliait de lui souffler dessus, ou, à défaut, il la prenait dans sa main lui-même et la secouait comme une clochette, et tous deux pouffaient de rire.

« Je ne ferai jamais cette garce, disait-il. Elle n’a pas de respect pour moi. Voilà ce que je gagne à lui faire des confidences. » Puis, brusquement, il ajoutait parfois : « Qu’est-ce que tu penses de cette blonde que je t’ai montrée hier soir ? » Il le disait à Bessie, naturellement. Et Bessie ricanait, lui disant qu’il n’avait pas de goût. « Ah ! ne me rabâche pas cette histoire », disait-il. Puis, d’un air enjoué, peut-être pour la millième fois, parce que c’était maintenant devenu une plaisanterie classique entre eux, il ajoutait : « Écoute, Bessie, qu’est-ce que tu dirais d’un petit coup ?… juste un petit coup, non ? Et quand la tentative avait échoué à la manière habituelle, il ajoutait, du même ton « Eh bien ! Et lui ? Tu veux pas tirer un coup avec lui ? »

Toute la difficulté avec Bessie, c’était qu’elle ne pouvait pas, ou ne voulait pas, se considérer comme un simple coup à tirer. Elle parlait de passion, comme si c’était là un mot flambant neuf. Elle était passionnée pour tout, même pour une chose sans importance comme un petit coup à tirer. Il fallait qu’elle y mît son âme.

Mais je suis passionné moi aussi, parfois, disait Van Norden.

— Oh ! toi ! répond Bessie. Tu n’es qu’un satyre épuisé. Tu ne sais pas ce que signifie la passion. Quand tu bandes, tu crois que tu es passionné.

— Bon !… peut-être après tout ce n’est pas de la passion, mais tu ne peux pas être passionné sans bander, c’est vrai ou non ? »

Toutes ces histoires sur Bessie et les autres femmes qu’il traîne dans sa chambre jour après jour occupent mes pensées tout en allant vers le restaurant. Je me suis si bien adapté à ses monologues que, sans interrompre mes propres rêveries, je fais le commentaire requis automatiquement dès que j’entends sa voix s’éteindre. C’est un duo, et comme dans la plupart des duos, on n’écoute attentivement que le signal qui annonce la reprise de sa propre voix. Comme c’est sa nuit de congé, et que je lui ai promis de lui tenir compagnie, je suis déjà immunisé contre ses questions. Je sais que je serai complètement épuisé avant que la soirée soit finie ; si j’ai de la veine, ce qui veut dire si je peux le taper de quelques francs sous un prétexte ou sous un autre, je m’esbignerai dès qu’il ira au cabinet. Mais il connaît mon penchant pour les fuites à l’anglaise, et au lieu de se sentir offensé, il s’arme simplement contre une telle possibilité en gardant ses sous. Si je lui demande de l’argent pour acheter des cigarettes, il insiste pour venir les acheter avec moi. Il se débrouille pour ne pas rester seul, fut-ce une seconde. Même lorsqu’il a réussi à agripper une femme, même alors il est terrifié à la pensée que je le laisse seul avec elle. Si la chose était possible, il me demanderait de rester dans la chambre pendant toute la comédie. Exactement comme s’il me priait de l’attendre pendant qu’il se rase.

Pour sa nuit de congé, Van Norden s’arrange ordinairement pour avoir au moins cinquante francs dans sa poche, circonstance qui ne l’empêche pas de courir sa chance toutes les fois qu’il en a l’occasion. « Hello ! dit-il, aboule-moi vingt francs… j’en ai besoin. » Il a en même temps une façon de prendre un air désespéré… Et s’il se heurte à un refus, il devient insultant. « Eh bien ! quoi ! Tu peux toujours me payer un verre ! » Et quand il a gagné son verre, il dit plus gentiment :

« Écoute… donne-moi cent sous alors… donne-moi quarante sous… » Nous allons de bar en bar, cherchant une petite aventure, et accumulant toujours quelques francs de plus.

À La Coupole nous tombons sur un poivrot du journal. Un des types de la rédaction. Il vient d’y avoir un accident au bureau, nous apprend-il. Un des correcteurs d’épreuves est tombé dans la cage de l’ascenseur. On le croit perdu.

D’abord Van Norden est sous le coup d’un choc, d’un choc profond. Mais quand il apprend que c’est Peckover, l’Anglais, il a l’air soulagé. « Le pauvre diable, dit-il, il est bien mieux mort que vivant. Il venait juste de se faire faire son râtelier l’autre jour… »

L’allusion au râtelier émeut le type de la rédaction jusqu’aux larmes. Il raconte en pleurnichant un petit incident qui a rapport à l’accident. Il en est bouleversé, bien plus bouleversé par ce petit incident que par la catastrophe elle-même. Il paraîtrait que Peckover, quand il arriva en bas de la cage, reprit conscience avant que personne lui portât secours. En dépit du fait que ses jambes étaient cassées et ses côtes éclatées, il s’était débrouillé pour se mettre à quatre pattes et pour chercher son râtelier à tâtons. Dans la voiture d’ambulance, il criait dans son délire, réclamant ses fausses dents. L’incident était pathétique et cocasse à la fois.

Le type de la rédaction ne savait pas s’il devait rire ou pleurer en le racontant. Ce fut un instant délicat, parce que, avec un poivrot comme ça, un faux mouvement, et il vous casse une bouteille sur le crâne. Il n’avait jamais été très cordial avec Peckover – en vérité, il n’avait presque jamais fourré les pieds dans la salle de correction : il y avait un mur invisible entre les types d’en haut et les types d’en bas. Mais maintenant, puisqu’il avait senti le souffle de la mort, il voulait montrer son esprit de camaraderie. Il voulait pleurer même, si possible, pour bien montrer qu’il était un type correct. Et Joe et moi, qui connaissions bien Peckover, et qui savions qu’il ne valait pas un pet de lapin, pas même quelques larmes, nous étions gênés par cette sensiblerie d’ivrogne. Nous voulions le lui dire, mais avec un type comme ça, on ne peut pas se permettre d’être sincère. Il faut acheter une couronne et aller à l’enterrement, et faire semblant d’être ému. Et il faut le féliciter pour le bel article nécrologique qu’il a rédigé. Il portera ce petit article plein de délicatesse sur lui pendant des mois, n’y allant pas avec le dos de la cuillère pour se passer de la pommade. Nous sentions cela, Joe et moi, sans nous dire un mot. Nous étions là, à l’écouter dans un silence méprisant, à le tuer. Et dès que nous pûmes nous échapper, nous le fîmes ; nous le laissâmes au bar, à pleurnicher dans son pernod tout seul.

Une fois hors de sa vue, nous voici à rire nerveusement. Les fausses dents ! Peu importe ce qu’on put débiter sur le pauvre diable (et on en dit quelques bien bonnes) nous revenions toujours aux fausses dents ! Il y a des gens en ce monde qui sont si grotesques, que même la mort les rend ridicules. Et plus horrible la mort, plus ridicules les gens ! À quoi bon essayer de jeter un peu de dignité sur la fin, il faudrait être menteur et hypocrite pour découvrir quoi que ce soit de tragique dans leur décès. Et puisque nous n’avions plus besoin de garder le masque, nous pouvions rire tout notre saoul de cet incident. Nous en rîmes toute la soirée, et de temps en temps nous donnions libre cours à notre mépris et à notre dégoût pour les types d’en haut, les grosses têtes qui essayaient de se persuader sans doute que Peckover était un brave type et que sa mort était une catastrophe. Toutes sortes de souvenirs amusants nous vinrent à l’esprit – les points-virgules qu’il pourchassait, et pour lesquels on lui faisait pisser du vinaigre, tellement on l’engueulait. On lui rendait l’existence misérable à cause de ces foutus points-virgules, et de ces fractions pour lesquelles il se trompait toujours. On allait même le foutre à la porte un jour, parce qu’il était venu au bureau avec des relents d’alcool. On le méprisait, parce qu’il avait toujours l’air si misérable, et parce qu’il avait de l’eczéma et des pellicules. Il était tout juste un zéro à leur point de vue, mais maintenant qu’il était mort, ils allaient tous se cotiser vigoureusement, et lui acheter une énorme couronne, et on mettrait son nom en grosses capitales dans la colonne des avis de décès. N’importe quoi pour que ça rejaillisse un peu sur eux ; ils en feraient une grosse merde, s’ils le pouvaient ! Mais malheureusement avec Peckover il y avait peu à inventer. Il était un zéro, et même le fait qu’il était mort n’ajouterait pas un chiffre à son nom.

« Il n’y a qu’une seule bonne chose dans tout ça, dit Joe. C’est que tu peux avoir sa place. Et si tu as un peu de chance, peut-être que tu tomberas aussi dans l’ascenseur et que tu te casseras le cou. Nous t’achèterons une belle couronne, je t’en donne ma parole ! »

Et au point du jour, nous étions assis à la terrasse du Dôme. Nous avions tout oublié du pauvre Peckover depuis longtemps. Nous nous étions un peu amusés au Bal Nègre, et l’esprit de Joe s’est de nouveau envolé vers son éternelle préoccupation les poules. C’est à cette heure, quand sa nuit de campo tire à sa fin, que son impatience devient fiévreuse. Il pense aux femmes dont il s’est privé plus tôt dans la soirée, et à celles qu’il était sûr d’avoir rien qu’en le leur demandant, n’était qu’il en avait soupé de toutes. Il pense inévitablement à sa Géorgienne – elle l’a traqué ces temps-ci, le suppliant de la prendre chez lui, du moins jusqu’à ce qu’elle puisse trouver du boulot. Je ne dis pas non… lui donner à bouffer une fois en passant, dit-il, mais je ne pourrais pas l’établir chez moi… ça serait catastrophique pour mes autres poules. » Ce qui le met en rogne contre elle, c’est surtout le fait qu’elle n’engraisse pas. « C’est comme si tu couchais avec un squelette, dit-il, l’autre nuit je l’ai prise… par pitié… et qu’est-ce que tu crois que cette cinglée s’était fait ? Elle s’était rasée net ! Pas un poil dessus ! T’as jamais vu une femme qui s’est rasé le minet ? C’est répugnant, n’est-ce pas ? Et c’est rigolo, aussi. C’est fou, quoi ! Ça n’a plus du tout l’air d’un minet : c’est comme une moule morte ou je ne sais quoi ! » Et il me raconte comment, une fois sa curiosité éveillée, il est sorti du lit pour aller chercher sa lampe électrique. « Je le lui ai fait tenir ouvert, et j’ai dirigé la lampe dedans. Tu aurais dû me voir… c’était cocasse ! J’étais si emballé, que j’ai tout oublié d’elle. Je n’avais jamais dans ma vie examiné un con si sérieusement. Tu aurais cru que je n’en avais jamais vu avant. Et plus je le regardais, moins il était intéressant. Ça ne sert qu’à te montrer qu’il n’y a rien du tout là-dedans, surtout lorsqu’il est rasé. C’est les poils qui le rendent mystérieux. Voilà pourquoi les statues te laissent froid. Une fois, j’ai vu un vrai con sur une statue – c’était un Rodin. Tu devrais la voir, une fois ou l’autre… elle a les jambes écartées… Je ne crois pas qu’elle avait une tête. Tout juste un con, pour ainsi dire. Merde alors ! Ça t’avait un air effroyable ! C’est que, vois-tu… ils sont tous pareils. Quand tu regardes une femme avec des vêtements dessus, tu imagines toutes sortes de choses ; tu leur donnes une individualité, quoi ! qu’elles n’ont pas naturellement. Il y a tout juste une fente entre les jambes, et tu t’échauffes là-dessus – tu ne la regardes même pas la moitié du temps. Tu sais qu’elle y est, et tu ne penses qu’à y fourrer ton instrument… comme si ton pénis pensait pour toi. C’est une illusion ! Tu t’enflammes pour rien… pour une fente avec des poils dessus, ou sans poils… C’est si totalement dépourvu de sens, que ça me fascinait de le regarder. J’ai dû l’étudier dix minutes ou davantage. Quand tu le regardes de cette façon, avec détachement, quoi ! il te vient des drôles d’idées dans la tête. Tout ce mystère sur le sexe… et puis tu découvres qu’il n’y a rien… c’est le vide… Ça serait drôle si tu y trouvais un harmonica… ou un calendrier ! Mais il n’y a rien là-dedans, absolument rien… C’est dégoûtant. Ça m’a rendu presque fou… Écoute, sais-tu ce que j’ai fait ensuite ? J’ai tiré un coup en vitesse, et je lui ai tourné le dos. Oui, mon vieux ! j’ai pris un livre, et je me suis mis à lire. Tu peux tirer quelque chose d’un livre, même d’un mauvais livre… mais un con, c’est du temps perdu, absolument !… »

Il arriva justement, que comme il terminait son discours, une grue nous fit de l’œil. Sans la plus légère transition, il me dit brusquement « Tu aimerais la culbuter ? Ça coûterait pas cher… elle nous prendra tous les deux… Et sans attendre ma réponse, il se met péniblement sur ses pieds et se dirige vers elle. Quelques minutes plus tard, il revient. « C’est arrangé, dit-il, finis ta bière. Elle a faim. Il n’y a plus rien à faire ici à cette heure… elle nous prendra tous les deux pour quinze francs. Allons chez moi. Ça sera meilleur marché. »

En nous rendant à l’hôtel, la fille tremble tellement que nous devons nous arrêter et lui offrir un café. C’est une créature assez douce, et pas du tout vilaine à regarder. Elle connaît Van Norden évidemment, et sait qu’il n’y a rien à attendre d’autre de lui que ces quinze francs. « Toi, tu n’as pas un rond ! » me murmure-t-il à voix basse. Comme je n’ai pas un centime en poche, je ne vois pas la nécessité de me dire cela, jusqu’à ce qu’il éclate : « Pour l’amour du ciel, rappelle-toi que nous sommes fauchés ! Ne va pas t’attendrir quand nous serons là-haut ! Elle va te demander un petit extra – je la connais, cette conasse ! Je pourrais l’avoir pour dix francs si je voulais. C’est pas la peine de les gâter ! »

« Il est méchant, celui-là* », me dit-elle, comprenant vaguement où il veut en venir avec ses remarques.

« Non, il n’est pas méchant. Il est très gentil*. »

Elle fait non de la tête en riant. « Je le connais bien, ce type. » Et elle commence à raconter une histoire sur sa déveine, sur l’hôpital, et le terme en retard, et le gosse à la campagne. Mais sans exagérer. Elle sait que nos oreilles sont bouchées, mais la misère est là, en elle, comme une pierre, et il n’y a pas de place pour d’autres pensées. Elle n’essaye pas de faire appel à notre sympathie – elle ne fait que changer de place le lourd fardeau qui est en elle… Elle me plaît assez. J’espère, mon Dieu, qu’elle n’est pas malade…

Dans la chambre, elle fait ses préparatifs mécaniquement. « Il n’y aurait pas une croûte de pain par hasard ? » demande-t-elle, en s’accroupissant sur le bidet. Van Norden rit à cette question. « Tiens ! Bois un coup », dit-il, poussant une bouteille vers elle. Elle ne veut rien boire ; son estomac est déjà assez mal fichu, se plaint-elle.

« Elle est comme ça, dit Van Norden. Ne te laisse pas prendre par les sentiments. Tout de même, j’aimerais mieux qu’elle parle d’autre chose. Comment diable peut-on avoir de la passion, quand on a sur les bras une poule qui crève de faim ! »

Précisément ! Nous n’avons pas de passion, ni l’un ni l’autre ! Et quant à elle, on pourrait aussi bien s’attendre à la voir tirer un collier de diamants qu’à voir sortir d’elle une étincelle de passion. Mais il y a les quinze francs, et il faut bien faire quelque chose. C’est comme l’état de guerre : dès qu’on y est arrivé, personne ne pense plus à autre chose qu’à la paix, à en finir au plus vite. Et pourtant personne n’a le courage de déposer les armes, de dire : « J’en ai marre !… je n’en veux plus ! » Non ! Il y a ces quinze francs quelque part, dont tout le monde se fout royalement, et que personne ne gagnera à la fin, mais les quinze francs, c’est comme la cause première des choses, et plutôt que d’écouter sa propre voix, plutôt que de marcher sur la cause première, on se livre à la situation, on continue de massacrer et de massacrer et plus on se sent pleutre, plus on se conduit héroïquement, jusqu’au jour où le fond s’écroule et brusquement tous les canons se taisent et les brancardiers ramassent les héros mutilés et ensanglantés et épinglent des médailles sur leur poitrine. Alors, on a le reste de sa vie pour penser aux quinze francs. On n’a plus ni yeux ni bras ni jambes, mais on a la consolation de rêver pour le restant de ses jours à ces quinze francs que tout le monde a oubliés.

C’est exactement comme l’état de guerre – je ne peux pas me le sortir de l’idée. La façon dont elle besogne pour m’insuffler une étincelle de passion, me fait penser quel beau soldat je ferais si j’étais assez bête pour me faire prendre au piège ainsi et traîner jusqu’au front. Je sais, quant à moi, que je livrerais tout, honneur inclus, afin de me sortir de la mélasse. Je n’ai pas de cœur pour ça, un point c’est tout. Mais elle a les quinze francs dans la tête, et si je ne veux pas me battre pour ça, elle va m’y obliger. Mais on ne peut pas mettre le désir de bataille dans les tripes d’un homme s’il n’y a en lui nulle envie de se battre. Quelques-uns d’entre nous sont si lâches qu’on ne peut pas en faire des héros, pas même si on les terrorise jusqu’à la mort. Nous en savons trop, peut-être. Quelques-uns d’entre nous ne vivent pas seulement dans l’instant, ils vivent un peu en avant, ou un peu en arrière. Moi, je pense au traité de paix tout le temps. Je ne peux pas oublier que ce sont les quinze francs qui ont commencé toute l’histoire. Quinze francs ! Qu’est-ce que quinze francs peuvent bien me foutre, surtout quand ils ne sont pas à moi !

Van Norden paraît avoir une attitude plus normale. Il se fiche complètement des quinze francs lui aussi maintenant ; c’est la situation elle-même qui l’intrigue. On dirait qu’elle exige qu’on fasse montre d’un peu de cran – sa virilité est impliquée. Les quinze francs sont perdus, que nous réussissions ou non. Il y a quelque chose de plus d’impliqué – pas seulement la virilité peut-être, mais la volonté. C’est, de nouveau, comme l’homme dans les tranchées. Il ne sait plus pourquoi il continuerait à vivre, parce que s’il échappe maintenant, il n’en sera que mieux pris plus tard, mais il continue pareil, et même s’il a l’âme d’une blatte et qu’il ait accepté le fait, qu’on lui donne un fusil ou un poignard, ou même simplement ses ongles tout nus, et il continuera à massacrer et à massacrer, il massacrera un million d’hommes plutôt que de s’arrêter et de demander pourquoi.

À regarder Van Norden l’asticoter, il me semble que je regarde une machine dont les engrenages ont glissé. Laissés à eux-mêmes, ils pourraient continuer ainsi à jamais, à moudre et à glisser sans que jamais rien ne se passe. Jusqu’à ce qu’une main arrête le moteur. Le spectacle qu’ils offrent, accouplés comme deux chèvres, sans la moindre étincelle de passion en eux, moulant et moulant sans aucune raison, sauf celle des quinze francs, balaye le moindre vestige de sentiment que je puis avoir, sauf le sentiment inhumain de satisfaire ma curiosité. La fille est étendue sur le bord du lit, et Van Norden est penché sur elle comme un satyre, les deux pieds solidement plantés sur le sol. Je suis assis sur une chaise derrière lui, à regarder leurs mouvements avec un détachement froid, scientifique. Il m’importe peu que la chose dure éternellement. C’est comme si je regardais une de ces machines en folie qui vomissent les journaux, par millions et milliards et trilliards, avec leurs titres dépourvus de sens. La machine semble plus sensible, toute folle qu’elle soit, et plus fascinante à regarder, que les êtres humains et les événements qui l’ont produite. Mon intérêt pour Van Norden et la fille est nul ; si je pouvais être assis comme ça et contempler chaque chose qui se passe à cette minute même dans le monde, mon intérêt serait encore moins que rien. Je ne serais pas capable de différencier ce phénomène de la pluie ou de l’éruption d’un volcan. Tant que cette étincelle de passion sera absente, il n’y aura pas de signification humaine à cette action. Il vaut mieux regarder la machine. Et ces deux sont pareils à une machine dont les engrenages ont glissé. Il y faut l’action d’une main humaine pour la remettre en bon état de marche. Il y faut un mécanicien.

Je me mets à genoux derrière Van Norden et j’examine la machine avec plus d’attention. La fille rejette sa tête de côté et me lance un regard désespéré. « Rien à faire, dit-elle, c’est impossible. » Sur quoi, Van Norden se remet à l’ouvrage avec une énergie redoublée, tout comme un vieux bouc. C’est un type si entêté qu’il se brisera les cornes plutôt que de céder. Et il est agacé maintenant parce que je lui chatouille la croupe. « Pour l’amour du ciel, arrête, Joe ! Tu vas tuer la pauvre fille ! – Fous-moi la paix ! grogne-t-il. J’y étais presque cette fois ! »

La posture et le ton déterminé duquel il me jette ces mots, me font brusquement penser, pour la seconde fois, à mon rêve. Sauf que maintenant il semble que ce manche à balai qu’il avait si négligemment mis sous son bras en s’en allant soit perdu à jamais. C’est comme une suite à ce rêve le même Van Norden, moins la cause première. Il est comme un héros retour de la guerre, un diable de mutilé vivant jusqu’au bout la réalité de ses rêves. Partout où il s’assied, la chaise s’effondre ; quelque porte qu’il ouvre, la pièce est vide ; tout ce qu’il se met dans la bouche lui donne la nausée. Tout est exactement pareil à ce que c’était auparavant les éléments sont inchangés, le rêve n’est pas différent de la réalité. Mais entre le temps où il s’est endormi et celui où il vient de s’éveiller, on lui a volé son corps. Il est comme une machine qui vomit des journaux, des millions et des milliards chaque jour, et la première page est chargée de catastrophes, d’émeutes, de meurtres, d’explosions, de collisions, mais il ne sent rien. Si quelqu’un ne tourne pas le bouton, il ne saura jamais ce qu’est la mort ; on ne peut pas mourir si on vous vole votre corps. On peut grimper sur une poule et besogner comme un bouc pour l’éternité ; on peut aller dans les tranchées et voler en mille morceaux ; rien ne créera cette étincelle de passion si ce n’est l’intervention d’une main humaine. Il faut que quelqu’un mette la main dans la machine et risque de la faire coincer pour engrener les dents à nouveau ; il faut que quelqu’un le fasse sans espoir de récompense, sans se soucier des quinze francs ; quelqu’un dont la poitrine est si frêle qu’une médaille en ferait un bossu. Et il faut que quelqu’un jette de quoi manger dans le ventre d’une putain qui crève de faim, sans craindre de la faire dégorger à nouveau. Sinon, la comédie continuera à jamais. Pas d’autre moyen de sortir de ce pastis…

Après avoir léché le cul du patron pendant plus d’une semaine – c’est la chose à faire ici ! – je réussis à me saisir de la place de Peckover. Il mourut en effet, le pauvre diable, quelques heures après avoir atterri au fond de la cage de l’ascenseur. Et comme je l’avais prédit, on lui fit un bel enterrement, avec messe chantée, immenses couronnes, et tout et tout… Tout compris ! Et quand la cérémonie fut terminée, ils se régalèrent, les types de la rédaction, dans un bistrot. Comme c’était dommage que Peckover ne puisse casser la croûte ! – il aurait été si content d’être en compagnie des types de la rédaction et d’entendre son nom si souvent !

Je dois dire, première des choses, que je n’ai à me plaindre de rien. C’est comme si on était dans une maison de fous, avec la permission de se masturber pour le restant de sa vie. On me fourre le monde sous le nez, et tout ce qu’on me demande, c’est de ponctuer les calamités. Il n’y a rien où ces gros malins de la rédaction n’aillent mettre le doigt : aucune joie, aucune misère ne passe inaperçue. Ils vivent au milieu des cruelles réalités de la vie, comme on dit. C’est la réalité d’un marécage et ils sont pareils aux grenouilles qui n’ont rien de mieux à faire que de coasser. Plus ils coassent, plus la vie devient réelle. Magistrat, prêtre, docteur, politicien, journaliste – voilà les charlatans qui mettent le doigt sur le pouls de la vie. Constante atmosphère de calamité. C’est merveilleux. C’est comme si le baromètre ne variait jamais, comme si le pavillon était toujours à mi-mât. On peut voir maintenant comment l’idée du paradis prend racine dans la conscience de l’homme, comment elle gagne du terrain même lorsque tous les étais qui la soutiennent ont été abattus. Il doit y avoir un autre monde outre ce marécage dans lequel tout est jeté pêle-mêle. Il est difficile d’imaginer ce à quoi il peut ressembler, ce paradis dont les hommes rêvent. Un paradis de grenouilles, sans doute. Miasmes, écume, nénuphars, eau stagnante. Trôner sur une feuille aquatique tout le jour sans être molesté, et coasser. Quelque chose comme ça, j’imagine.

Elles ont un merveilleux effet thérapeutique sur moi, ces catastrophes dont je corrige les épreuves. J’imagine un état de parfaite immunité, une existence magique, une vie de sécurité absolue au sein de bacilles empoisonnés. Rien ne me touche, ni séismes, ni explosions, ni émeutes, ni famines, ni collisions, ni guerres, ni révolutions. Je suis vacciné contre toutes les maladies, contre toutes les calamités, toutes les douleurs, toutes les misères. C’est l’apogée d’une vie de fortitude. Assis dans ma petite niche, tous les poisons que le monde répand chaque jour passent à travers mes mains. Je ne me souille même pas le bout de l’ongle. Je suis absolument immunisé. Je suis même plus pépère qu’un gars du laboratoire, parce que je n’ai pas d’odeurs nauséabondes ici, tout juste l’odeur du plomb brûlant. Le monde peut sauter ! – je n’en serai pas moins ici, à mettre une virgule ou un point-virgule. Je peux même toucher un petit supplément, car avec un événement de ce genre il y aura forcément une édition finale supplémentaire. Quand le monde sautera, et que l’édition finale sera partie pour l’impression, nous les correcteurs d’épreuves, nous ramasserons tranquillement toutes les virgules, les points-virgules, les traits d’union, les astérisques, les parenthèses, les guillemets, les points, les points d’exclamation, et nous les mettrons dans une petite boîte au-dessus du fauteuil éditorial. Comme ça tout est réglé*…

Aucun de mes compagnons ne semble comprendre pourquoi j’ai l’air si content. Ils grognent tout le temps, ils ont de l’ambition, ils veulent montrer leur orgueil et leur cafard. Un bon correcteur d’épreuves n’a ni ambition, ni orgueil, ni cafard. Un bon correcteur d’épreuves est un peu comme Dieu Tout-Puissant : il est dans le monde, mais n’en fait pas partie. Il en tient pour le dimanche seulement. Le dimanche est sa nuit de repos. Le dimanche, il descend de son piédestal et montre son derrière aux fidèles. Une fois par semaine il se met à l’écoute pour capter tous les chagrins privés et la misère du monde ; et ça lui suffit pour le reste de la semaine. Le reste de la semaine, il demeure dans les marécages d’hiver glacés, il est l’absolu, l’impeccable absolu, avec seulement une cicatrice de vaccination pour le distinguer de l’immense vide.

La plus grande calamité pour un correcteur, c’est la menace de perdre sa place. Quand nous nous réunissons pendant la pause, la question qui nous fait courir un frisson dans le dos, est qu’est-ce que tu feras si on te fout à la porte ? Pour l’homme du paddock, qui a pour tâche de balayer le fumier, la terreur suprême est la possibilité d’un monde sans chevaux. Lui dire qu’il est dégoûtant de passer sa vie à remuer à la pelle du crottin fumant est une idiotie. Un homme peut fort bien se mettre à aimer la merde si sa vie en dépend, si son bonheur est en question.

Cette vie, qui, si j’étais un homme ayant encore de l’honneur, de l’orgueil, de l’ambition et ainsi de suite, m’apparaîtrait comme le dernier échelon de la dégradation, je l’accueille avec joie maintenant, comme un malade accueille la mort. C’est une réalité négative, juste comme la mort – une espèce de paradis sans la souffrance et la terreur de la mort. Dans ce monde chthonien la seule chose d’importance est l’orthographe et la ponctuation. Peu importe la nature de la calamité, pourvu qu’elle soit orthographiée correctement. Tout est sur le même plan, que ce soit la dernière mode des robes de soirée, un nouveau cuirassé, une peste, un explosif puissant, une découverte astronomique, une banqueroute, un accident ferroviaire, une hausse à la Bourse, un gagnant cent contre un, une exécution, une arrestation, un assassinat, ou je ne sais quoi. Rien n’échappe à l’œil du correcteur, mais rien ne pénètre à travers sa cotte de mailles. Mme Scheer (ex-Mlle Estève) écrit à l’Hindou Agha Mir, pour lui dire qu’elle est satisfaite de son travail. « Je me suis mariée le six juin et je vous remercie. Nous sommes heureux et j’espère que grâce à votre pouvoir il en sera toujours ainsi. Je vous envoie par mandat télégraphique la somme de… pour vous récompenser… » L’Hindou Agha Mir prédit votre avenir et lit toutes vos pensées d’une façon précise et inexplicable. Il vous donne des conseils, il vous aide à vous débarrasser de tous vos ennuis, etc. Écrire, ou se rendre, 20 avenue MacMahon, Paris.

Il lit toutes vos pensées de merveilleuse façon ! Je suppose que ça veut dire sans exception, des plus banales jusqu’aux plus éhontées. Il doit avoir beaucoup de loisirs, cet Agha Mir. Ou bien ne se concentre-t-il que sur les pensées des gens qui lui envoient de l’argent par mandat télégraphique ? Dans la même édition, je remarque un titre annonçant que « l’univers subit une si rapide extension qu’il pourrait en éclater », et, au-dessous, je trouve la photographie d’une migraine lancinante. Puis, il y a un topo sur la perle, signé Tecla. L’huître en produit deux, annonce-t-on à tout un chacun. La perle sauvage, ou orientale et la perle de culture. Le même jour, dans la cathédrale de Trêves, les Allemands exposent la Tunique du Christ. C’est la première fois qu’on la sort des boules de naphtaline depuis quarante-deux ans. On ne dit rien sur les pantalons et le gilet. À Salzbourg, le même jour également, deux souris sont venues au monde dans le ventre d’un homme, croyable ou non ! On montre une célèbre star de cinéma, les jambes croisées elle se repose à Hyde Park, et au-dessous un peintre bien connu déclare : « Je reconnais que Mme Collidge a tant de charme et de personnalité qu’elle aurait été une des douze Américaines célèbres, même si son mari n’avait pas été Président. » Dans une interview avec M. Humhal, de Vienne, je glane ceci : « Avant de terminer, déclare M. Humhal, j’aimerais ajouter qu’une coupe impeccable ne suffit pas. La preuve d’une parfaite réussite du costume se voit à l’usage. Un costume doit se mouler au corps, et pourtant garder sa ligne, que le porteur marche ou soit assis. » Et chaque fois qu’il y a une explosion dans une mine de charbon – une mine anglaise – remarquez, s’il vous plaît, que le roi et la reine envoient leurs condoléances promptement, par télégramme. Et ils assistent toujours aux courses importantes, quoique l’autre jour, suivant l’article, c’était au Derby je crois, « de lourdes averses se mirent à tomber, à la grande surprise du Roi et de la Reine. » Mais encore plus déchirante une nouvelle comme celle-ci : « On proclame en Italie que les persécutions ne sont pas dirigées contre l’Église ; néanmoins, elles sont dirigées contre les parties les plus exquises de l’Église. On proclame quelles ne sont pas encore contre le Pape, mais elles sont contre le cœur et les yeux mêmes du Pape. »

Il me fallait précisément voyager à travers le monde pour découvrir une niche aussi confortable, aussi agréable que celle-ci. Cela semble presque incroyable. Comment aurais-je pu prévoir en Amérique, avec tous ces pétards qu’on vous fiche au derrière pour vous donner du cran et du courage, que la situation idéale pour un homme de mon tempérament serait de chercher les fautes d’orthographe ? Là-bas, on ne pense à rien d’autre qu’à devenir Président des États-Unis quelque jour. Potentiellement, chaque individu est du bois dont on fait les Présidents. Ici, c’est différent. Ici, chaque individu est potentiellement un zéro. Si vous devenez quelque chose ou quelqu’un, c’est un accident, un miracle. Il y a mille chances contre une pour que vous ne quittiez jamais votre village natal. Il y a mille chances contre une pour que vous ayez les jambes emportées par un obus ou les yeux crevés. À moins que le miracle ne se produise, et que vous vous trouviez être général ou vice-amiral.

Mais c’est justement parce que les chances sont toutes contre vous, justement parce qu’il y a si peu d’espoir, que la vie est douce ici. Au jour le jour. Pas de hiers et pas de demains. Le baromètre ne change jamais, le pavillon est toujours à mi-mât. On porte un morceau de crêpe noir autour du bras, on a un petit bout de ruban à sa boutonnière, et si on est assez veinard pour pouvoir le faire, on s’achète une paire de membres artificiels poids léger, en aluminium de préférence. Ce qui ne vous empêche pas de jouir d’un apéritif, ou de regarder les animaux au Jardin zoologique, ou de flirter avec les rapaces qui parcourent les boulevards, toujours en éveil pour trouver de la charogne de rechange. Le temps passe. Si vous êtes étranger et que vos papiers sont en règle, vous pouvez vous exposer à l’infection sans craindre d’être contaminé. Il vaut mieux, si possible, dégotter une place de correcteur. Comme ça, tout s’arrange*. Cela signifie que, si, par hasard, vous rentrez chez vous à trois heures du matin, et que vous soyez arrêté par les agents cyclistes, vous pouvez leur rire au nez. Le matin, quand le marché va grand train, vous pouvez acheter des œufs importés de Belgique, à dix sous pièce. Un correcteur ne se lève d’ordinaire pas avant midi, ou un peu plus tard. Il est bien de choisir un hôtel près d’un cinéma, parce que si vous avez une tendance à ne pas vous réveiller, la sonnerie vous appellera assez tôt pour la matinée. Ou si vous n’en trouvez pas près d’un cinéma, prenez-en un près d’un cimetière, cela revient au même. Par-dessus tout, ne désespérez jamais. Il ne faut jamais désespérer* !

C’est que ce j’essaye de corner aux oreilles de Van Norden chaque soir. Un monde sans espoir, soit, mais pas de désespoir. C’est comme si j’avais été converti à une nouvelle religion, comme si je faisais une neuvaine annuelle tous les soirs à Notre-Dame des Consolations. Je n’imagine pas ce qu’il y aurait à gagner si l’on faisait de moi le rédacteur en chef du journal, ou même le Président des États-Unis. Je suis au fond d’un cul-de-sac, et c’est douillet et confortable. Un bout d’article entre les mains, j’écoute la musique autour de moi, le bourdonnement et le ronron des voix, le cliquetis des linotypes, comme s’il y avait mille bracelets d’argent passant à travers une essoreuse ; de temps en temps un rat passe en trottinant à nos pieds, ou bien une blatte descend contre le mur en face de nous, agile et dégingandée sur ses pattes délicates. Les événements du jour vous sont glissés sous le nez, tranquillement, sans ostentation, avec par-ci par-là un par Un Tel pour marquer la présence d’une main humaine, d’un moi, d’un rien de vanité. La procession défile avec sérénité, comme un cortège qui passe les grilles d’un cimetière. Le papier entassé sous le bureau à copie est si épais qu’il donne l’impression d’un tapis à la douce laine. Sous le bureau de Van Norden, il y a des taches de jus brun. Vers onze heures, arrive le marchand de cacahouètes, un Arménien faible d’esprit qui est aussi content de son sort.

De temps en temps je reçois un câblogramme de Mona disant qu’elle arrive par le prochain paquebot. « Lettre suit », dit-elle chaque fois. Ça continue comme ça depuis neuf mois, mais je ne vois jamais son nom sur la liste des passagers à l’arrivée d’un bateau, et le garçon ne m’apporte jamais non plus une lettre sur un plateau d’argent. Je n’ai plus guère d’espoir de ce côté non plus. Si jamais elle arrive, elle pourra me chercher en bas, juste derrière les cabinets. Elle dira probablement tout de suite que c’est contraire à l’hygiène. C’est la première chose qui frappe une Américaine en Europe – que c’est contraire à l’hygiène. Il leur est impossible de concevoir un Paradis sans plomberie moderne. Si elles trouvent une punaise dans leur lit, elles veulent sur-le-champ écrire une lettre à la Chambre de Commerce. Comment vais-je jamais lui expliquer que je suis content ici ? Elle dira que je suis devenu un dégénéré. Je connais son histoire par cœur. Elle voudra trouver un studio avec jardin – et salle de bains aussi, j’en suis sûr. Elle veut être pauvre à la romantique. Je la connais. Mais je suis prêt à la recevoir cette fois-ci !

Il y a des jours néanmoins, quand le soleil brille et que je sors des sentiers battus, où je pense à elle ardemment. De temps en temps, en dépit de mon contentement farouche, je me prends à penser à un autre genre de vie, et je me demande si ça ferait une différence d’avoir près de moi une créature jeune et agitée. L’ennui est que je peux à peine me rappeler son visage, ni même évoquer la sensation de passer mes bras autour de son corps. Tout ce qui appartient au passé semble avoir sombré dans la mer ; j’ai des souvenirs, mais les images ont perdu leur intensité, elles me semblent mortes et désordonnées, comme des momies rongées par le temps, figées dans une fondrière. Si j’essaye de me rappeler ma vie de New York, j’obtiens quelques fragments déchiquetés, couleur de cauchemar et recouverts de vert-de-gris. Il semble que ma propre existence soit venue à sa fin quelque part, exactement où, je n’en sais rien. Je ne suis plus Américain, ni New-Yorkais, encore moins Européen ou Parisien. Je n’ai plus d’allégeance, plus de responsabilités, plus de haines, plus de tourments, plus de préjugés, plus de passions. Je ne suis ni pour ni contre : je suis neutre.

Quand nous rentrons la nuit, tous les trois, il arrive souvent qu’après les premiers spasmes de dégoût nous nous mettions à parler de la condition des choses avec cet enthousiasme que seuls ont à leur disposition ceux qui ne prennent aucune part active à la vie. Ce qui me paraît étrange parfois, quand je me glisse dans le lit, c’est que tout cet enthousiasme n’est engendré que pour tuer le temps, pour annihiler les trois quarts d’heure qu’il faut pour aller à pied du bureau à Montparnasse. Nous pourrions avoir les idées les plus brillantes, les plus faisables pour l’amélioration de ceci ou de cela, mais il n’y a pas de véhicule à quoi les accrocher. Et ce qui est encore plus étrange, c’est que l’absence de tout rapport entre les idées et la vie ne nous cause ni angoisse ni malaise. Nous sommes devenus si adaptables, que si demain on nous disait de marcher sur les mains, nous le ferions sans la moindre protestation. Pourvu, naturellement, que le journal sortît comme d’habitude. Et que nous touchions notre salaire régulièrement. Par ailleurs, rien n’a d’importance. Rien. Nous sommes orientalisés. Nous sommes devenus des coolies, des coolies à faux cols empesés, réduits au silence avec une poignée de riz par jour. Un caractère spécial des crânes américains, lisais-je l’autre jour, c’est la présence de l’os épactal, ou os Incœ, dans l’occiput. La présence de cet os, continuait le savant, est due à la persistance de la suture occipitale transversale qui se referme habituellement dans la vie du fœtus. Donc, c’est le signe d’un arrêt dans le développement, qui indique une race inférieure. « La capacité cubique moyenne d’un crâne américain, disait la suite, est au-dessous de celle de la race blanche, mais au-dessus de celle de la race noire. En prenant les deux sexes, les Parisiens d’aujourd’hui ont une capacité crânienne de 1448 centimètres cubes ; les nègres 1344 ; les Indiens d’Amérique 1376. » De tout cela, je ne conclus rien, parce que je suis Américain, et non pas Indien. Mais il est malin d’expliquer les choses de cette façon, par un os, un os Incœ, par exemple. Ça ne dérange pas du tout sa théorie, d’admettre qu’il y a des exemples isolés de crânes indiens qui ont donné 1920 centimètres cubes, capacité crânienne qu’aucune autre race ne dépasse. Ce que je note avec satisfaction, c’est que les Parisiens des deux sexes semblent avoir une capacité crânienne normale. La suture occipitale transversale n’est évidemment pas persistante chez eux. Ils savent comment jouir d’un apéritif, et ils ne se tourmentent pas si les maisons ne sont pas peintes. Il n’y a rien d’extraordinaire dans leurs crânes, pour ce qui est des indices crâniens. Il doit y avoir une autre façon d’expliquer l’art de vivre qu’ils ont amené à un tel degré de perfection.

Chez Monsieur Paul, le bistrot d’en face, il y a une arrière-salle réservée aux employés du journal où nous pouvons manger à crédit. C’est une agréable petite salle, avec de la sciure sur le plancher et des mouches en toute saison. Quand je dis qu’elle est réservée aux employés du journal, je ne veux pas dire que nous y mangeons dans le privé ; au contraire, cela veut dire que nous avons le privilège de nous associer aux grues et aux maquereaux qui forment l’élément le plus substantiel de la clientèle de M. Paul. Cet arrangement va aux types de la rédaction comme un gant, parce qu’ils sont toujours à courir après la fesse, et que même ceux qui ont une petite Française attitrée ne sont pas fâchés de changer de temps en temps. L’essentiel, c’est de ne pas attraper la chaude-pisse ; parfois, on dirait qu’une épidémie a balayé le bureau, ou peut-être cela s’explique-t-il par le simple fait qu’ils ont tous couché avec la même femme. En tout cas, il est réconfortant de constater comme ils ont l’air misérable lorsqu’ils sont obligés de s’asseoir à côté d’un maquereau qui, en dépit des petites difficultés du métier, mène une vie luxueuse, comparée à la leur.

Je pense particulièrement à un grand type blond, qui porte les messages de chez Havas à bicyclette. Il est toujours un peu en retard pour le repas ; il arrive, le visage couvert de sueur et de saleté. Il a une démarche magnifique, un peu gauche, en entrant ; il salue à la ronde des deux doigts, et se dirige droit vers l’évier, qui se trouve juste entre les toilettes et la cuisine. Tout en s’essuyant la figure, il jette un rapide coup d’œil sur les provisions ; s’il voit un beau bifteck sur la pierre, il le prend et le renifle, ou bien il vous plonge la louche dans la marmite et en goûte une gorgée. Il est comme un fin lévrier, le nez à terre tout le temps. Les préliminaires terminés, ayant fait pipi et s’étant vigoureusement mouché, il se dirige nonchalamment vers sa poule et lui donne un bécot retentissant, en même temps qu’une tape affectueuse sur la croupe. Elle, la poule, je ne l’ai jamais vue autrement qu’immaculée – même à trois heures du matin, après une nuit de travail. Elle a très exactement l’air de sortir d’un bain turc. C’est un plaisir de contempler des brutes aussi saines, de voir un tel repos, une telle affection, un tel appétit. C’est du repas du soir que je parle maintenant, le petit casse-croûte qu’elle prend avant de se mettre à la besogne. D’ici quelques instants, elle sera obligée de prendre congé de sa grande brute blonde, de s’installer quelque part sur le boulevard à siroter son digestif. Si la besogne est ennuyeuse, ou fatigante, ou épuisante, elle ne le montre certainement pas. Quand le grand pendard arrive, affamé comme un loup, elle lui jette les bras autour du cou, et l’embrasse avec voracité les yeux, le nez, les joues, la nuque ; elle lui baiserait le cul si ça pouvait se faire en public. Elle lui est reconnaissante, c’est évident. Elle n’est pas esclave à gages. Tout le long du repas elle rit convulsivement. À croire qu’elle n’a pas de souci au monde. Et de temps en temps, en manière d’affection, elle lui donne une claque sonore sur la joue, une gifle qui enverrait rouler n’importe quel correcteur !

Ils n’ont pas l’air de se soucier de qui que ce soit, sauf d’eux-mêmes et de la nourriture qu’ils ingurgitent à la pelle. Un contentement si parfait, une telle harmonie, une telle compréhension réciproque, que ça rend Van Norden fou de les regarder ! Surtout quand elle glisse la main dans la braguette du grand gars et le caresse, à quoi il répond habituellement en lui prenant le nichon pour le presser avec enjouement.

Il y a un autre couple qui arrive ordinairement vers la même heure, et qui se conduit tout comme un ménage établi. Ils s’engueulent, ils lavent leur linge sale en public, et après avoir rendu la situation désagréable pour eux-mêmes et pour tous les autres, après des menaces et des malédictions, des reproches et des récriminations, ils compensent la chose en se béquetant et en roucoulant, comme une paire de tourterelles. Lucienne, comme il l’appelle, est une lourde blonde platinée, avec un air mauvais et taciturne. Elle a une grosse lèvre inférieure, qu’elle mord méchamment quand la colère lui monte à la tête. Et un œil froid, brillant, porcelaine bleue fanée, qui lui donne les sueurs froides lorsqu’elle le fixe sur lui. Mais elle est gentille, Lucienne, malgré le profil de condor qu’elle nous offre lorsque la bataille commence. Elle a toujours un plein sac de galette, et si elle la dépense si prudemment, c’est uniquement parce qu’elle ne veut pas encourager ses mauvaises habitudes. Il est faible de caractère, à en croire les tirades de Lucienne. Il dépensera cinquante francs par soirée, à attendre qu’elle ait fini. Quand la serveuse vient prendre sa commande, il n’a pas d’appétit. « Ah ! tu n’as pas faim encore ! grogne Lucienne. Hum ! Tu m’attendais, je pense, au faubourg Montmartre. Tu t’es donné du bon temps, j’espère, pendant que je trimais ! Parle imbécile, où étais-tu ? »

Quand elle prend feu comme ça, quand elle se met en rage, il la regarde timidement, puis, comme s’il avait décidé que le silence est la meilleure attitude à prendre, il baisse la tête et tripote sa serviette. Mais ce petit geste, qu’elle connaît si bien et qui, naturellement, lui est secrètement agréable, parce qu’elle est convaincue maintenant qu’il est coupable, ne fait qu’accroître le courroux de Lucienne. « Parle, imbécile ! hurle-t-elle. Et d’une petite voix aiguë, timide, il lui explique péniblement que, pendant qu’il l’attendait, il a eu si faim, qu’il a été obligé de s’arrêter pour prendre un sandwich et un bock. Ça a suffi pour lui couper l’appétit – il le dit avec un air de martyr, quoiqu’il soit évident que la nourriture maintenant est le moindre de ses ennuis. Mais – et il essaye de donner à sa voix un timbre plus convaincant – mais je t’ai attendue tout le temps ! » lâche-t-il.

« Menteur ! crie-t-elle à tue-tête. Menteur ! Ah ! heureusement moi aussi je sais mentir… et bien mentir ! Tu me rends malade avec tes petits mensonges mesquins. Pourquoi ne me dis-tu pas un gros mensonge ? »

Il baisse la tête de nouveau, et, d’un air distrait, il ramasse quelques miettes de pain et les porte à la bouche. Sur quoi, elle lui tape sur la main. « Ne fais pas ça ! Tu me fatigues ! Tu es si bête ! Menteur ! Attends un peu ! J’ai autre chose à dire ! Je dis des mensonges moi aussi, mais je ne suis pas une imbécile ! »

Peu après, cependant, les voici l’un tout près de l’autre, la main dans la main, et elle murmure doucement : « Ah ! mon petit lapin, c’est dur de te quitter. Viens, embrasse-moi ! Que vas-tu faire ce soir ? Dis-moi la vérité, mon mignon… je regrette d’avoir si mauvais caractère ! » Il l’embrasse timidement, tout comme un petit lapin aux longues oreilles roses ; lui donne un petit coup de bec sur les lèvres, comme s’il mordillait une feuille de chou. Et au même moment ses yeux ronds et brillants caressent du regard sa bourse qui se trouve ouverte sur la banquette. Il n’attend que le moment où il pourra gentiment filer ; ça lui démange de s’en aller, de s’installer dans quelque café tranquille de la rue du Faubourg-Montmartre.

Je le connais, l’innocent petit bougre, avec ses yeux ronds de lapin effaré. Et je sais quelle rue du diable est la rue du Faubourg-Montmartre, avec ses plaques de cuivre et sa camelote de caoutchouc, les lumières qui scintillent toute la nuit et la fesse qui ruisselle dans la rue comme un égout. Aller à pied de la rue Lafayette jusqu’au boulevard, c’est comme passer par les baguettes ; les grognasses s’attachent à vous comme des arapèdes, elles vous dévorent comme les fourmis, elles vous enjôlent, vous câlinent, vous cajolent, vous implorent, vous supplient, elles essayent l’allemand, l’anglais, l’espagnol, elles vous montrent leurs cœurs déchirés et leurs souliers éclatés, et longtemps après que vous avez tranché les tentacules, longtemps après que le bouillonnement s’est calmé, l’odeur du lavabo vous tient encore aux narines – c’est l’odeur du Parfum de la danse dont l’efficacité n’est garantie qu’à une distance de vingt centimètres ! On pourrait gaspiller sa vie entière dans cette petite distance, entre le boulevard et la rue Lafayette. Chaque bar palpite de vie, les dés sont chargés. Les caissiers, perchés comme des vautours sur leurs immenses tabourets, et l’argent qu’ils manient est imprégné de puanteur humaine. Il n’y a pas d’équivalent à la Banque de France pour cette dîme du sang qui est monnaie courante ici, cet argent qui reluit de sueur humaine, qui passe comme un feu de brousse de main en main, et laisse derrière lui fumée et puanteur. Celui qui peut traverser le faubourg Montmartre le soir, sans haleter ou sans suer, sans prière ou sans malédiction sur les lèvres, celui-là n’a pas de couilles, et, s’il en a, on devrait les lui couper !

Et si le petit lapin timide dépense ses cinquante francs, le soir, en attendant Lucienne ? Et si la faim lui vient, et qu’il prenne un sandwich et un bock, ou qu’il s’arrête pour bavarder avec la régulière d’un autre ? Vous pensez qu’il devrait être las de cette ronde, nuit après nuit ? Vous pensez que cela devrait lui peser, l’oppresser, l’ennuyer à mort ? Vous ne pensez pas qu’un maquereau est inhumain, j’espère ? Un maquereau a ses chagrins et ses misères privés aussi, ne l’oubliez pas ! Peut-être qu’il n’aimerait pas mieux que de se tenir au coin de la rue chaque soir avec un couple de chiens blancs et de les regarder faire pipi. Peut-être qu’il aimerait, en ouvrant la porte, de la voir là, en train de lire Paris-Soir, les yeux déjà un peu lourds de sommeil. Peut-être n’est-ce pas si merveilleux, quand il se penche sur sa Lucienne, de goûter le souffle d’un autre homme. Mieux vaudrait peut-être n’avoir que trois francs en poche et ce couple de chiens blancs qui font pipi au coin, que de goûter à ces lèvres meurtries. Je vous parie, quand elle le serre à l’étouffer, quand elle mendie cette petite ration d’amour qu’il est seul à savoir donner, je vous parie qu’il se débat comme cent mille diables pour se mettre en forme, pour effacer ce régiment qui a défilé entre ses jambes. Peut-être, quand il prend son corps et joue un air nouveau, peut-être n’est-ce pas uniquement passion et curiosité chez lui, mais lutte dans les ténèbres, combat seul à seul contre toute l’armée qui a forcé les portes, l’armée qui a marché sur son corps, l’armée qui l’a foulée aux pieds, qui lui a laissé une faim si dévorante que pas même un Rudolph Valentino ne pourrait l’apaiser. Quand j’écoute les reproches que l’on dirige contre une fille comme Lucienne, quand je l’entends dénigrée ou méprisée, parce qu’elle est froide ou mercenaire, parce qu’elle est trop mécanique, ou parce qu’elle est trop pressée, ou parce que ceci et parce que cela, je me dis arrête, mon pot’, pas si vite ! Rappelle-toi que tu es loin en arrière dans la procession ; rappelle-toi qu’un corps d’armée tout entier l’a assiégée, qu’elle a été dévastée, pillée, mise à sac. Je me dis, écoute, mon pot’, ne lui plains pas les cinquante balles que tu lui donnes parce que tu sais que son maquereau les fiche en l’air au faubourg Montmartre. C’est son argent, et son maquereau à elle. C’est la dîme du sang. C’est de l’argent qui ne sera jamais retiré de la circulation parce qu’il n’y a pas de contrepartie à la Banque de France pour le racheter.

C’est ainsi que je considère souvent la chose quand je suis assis dans ma petite niche, à jongler avec les rapports Havas, ou à débrouiller les câbles de Chicago, de Londres ou de Montréal. Entre les marchés du caoutchouc et de la soie et les céréales de Winnipeg, voici que suinte un peu du bouillonnement du faubourg Montmartre. Quand les titres faiblissent et flanchent, que les valeurs de résistance s’affaissent, que les spéculatives sont en effervescence, quand le marché des grains glisse et dégringole et que les haussiers commencent à hurler, quand toutes les foutues catastrophes, toutes les annonces, toutes les chroniques sportives, tous les articles de mode, toutes les arrivées de bateaux, tous les documentaires de voyage, tous les potins et cancans ont été ponctués, collationnés, relus, accrochés et pressés entre les agrafes d’argent, quand j’entends qu’on met en place à coups de maillet les caractères de la première page et que je vois les mangeurs de grenouilles(2) danser tout autour comme des pétards ivres, je pense à Lucienne balayant le boulevard, ailes déployées, énorme condor argenté, suspendu au-dessus du flux stagnant de la circulation, étrange volatile venu des sommets de la Cordillère avec un ventre rose pâle et une petite caboche tenace, grosse comme le poing. Parfois, je rentre seul à pied, et je la suis le long des rues ténébreuses à travers la cour du Louvre, de l’autre côté du Pont des Arts, sous les arcades, à travers fentes et crevasses, somnolence, blême ivresse, grilles du Luxembourg, branches entremêlées, ronflements et gémissements, persiennes vertes, bourdon et carillons, piqûres des étoiles, rutilements, jetées, tentes rayées bleu et blanc – tout ce qu’elle a effleuré du bout des ailes.

Dans la lumière bleuâtre d’une aube métallique, les coquilles de cacahouètes ont l’air blêmes et froissées ; le long de la grève à Montparnasse, les nénuphars se penchent et cassent. Lorsque la vague reflue et qu’il ne reste que quelques sirènes syphilitiques échouées dans le limon, Le Dôme a l’air d’un stand de tir ravagé par un cyclone. Tout dégouline à nouveau lentement vers l’égout. Pendant une bonne demi-heure, il y règne un calme de mort, et l’on éponge les vomissures. Soudain, les arbres se mettent à ululer. D’un bout du boulevard à l’autre, se lève une chanson démentielle. C’est comme le signal qui annonce la fermeture de la Bourse. Tous les espoirs qui restent sont balayés. L’heure est venue de vider la dernière poche d’urine. Le jour entre en scène, à la dérobée, comme un lépreux…

Une des choses dont il faut se garder quand on travaille la nuit, c’est de ne pas faire infraction à son emploi du temps. Si vous n’allez pas vous coucher avant que les oiseaux se mettent à piailler, il est complètement inutile d’y aller. Ce matin, n’ayant rien de mieux à faire, j’ai rendu visite au Jardin des Plantes. Vu de merveilleux pélicans de Chapultepec et des paons aux plumes diaprées, qui vous regardent de leurs yeux bêtes. Tout à coup, il s’est mis à pleuvoir.

Retour à Montparnasse dans l’autobus. Je remarque une petite Française en face de moi, assise raide, le buste droit, comme si elle se préparait à lisser ses plumes. Elle n’occupait que le bord du siège, comme si elle avait peur de froisser sa queue somptueuse. Ça serait magnifique, pensais-je, si tout à coup elle allait se secouer et faire jaillir de son derrière une énorme queue diaprée aux longues plumes de soie.

Au Café de l’Avenue, où je m’arrête pour casser la croûte, une femme au ventre enflé s’efforce de m’intéresser à sa « position ». Elle aimerait bien prendre une chambre avec moi, et passer une heure ou deux. C’est la première fois qu’une femme enceinte me fait des propositions. Je suis presque tenté d’essayer. Dès que le bébé sera né et mis à l’assistance, elle retournera à son métier, me dit-elle. Elle fait des chapeaux. Elle remarque que mon intérêt décroît, aussi me prend-elle la main pour me la mettre sur son ventre. Je sens quelque chose qui s’agite dedans. Ça me coupe l’appétit.

Je n’ai jamais vu une ville comme Paris pour la variété de la pâture sexuelle. Dès qu’une femme perd une incisive, un œil, ou une jambe, elle se fait prostituée. En Amérique, elle crèverait de faim, si elle n’avait rien d’autre que sa mutilation pour la recommander. Ici, c’est différent. Une dent qui manque ou un nez rongé ou une chute de matrice, bref toute infortune qui aggrave la laideur naturelle, semble être considérée comme un attrait supplémentaire, comme un stimulant pour l’appétit fatigué du mâle.

Je parle naturellement de ce monde particulier aux grandes villes, le monde des hommes et des femmes dont la machine a exprimé la dernière goutte de jus – ces martyrs du progrès moderne. C’est sur cette masse d’os et de boutons de faux cols, que le peintre moderne a tant de difficulté à mettre de la chair. Ce n’est que plus tard seulement, au cours de l’après-midi, quand je me trouve dans une galerie de peinture de la rue de Sèze, environné par les hommes et les femmes de Matisse, que je suis ramené entre les véritables limites de l’humanité. Sur le seuil de cette grande salle, dont les murs flamboient maintenant, je m’arrête un moment pour me remettre du choc que l’on ressent lorsque le gris habituel du monde se déchire subitement, et que la couleur de la vie s’étale en chant et en poésie. Je me trouve dans un monde si naturel, si complet, que je suis perdu. J’ai la sensation d’être immergé dans le plexus même de la vie, de me trouver au foyer central, quelle que soit la place, la position ou l’attitude que je prenne.

Perdu, comme le jour où je m’enfonçai dans l’ombre des jeunes filles en fleurs, et où je m’assis dans la salle à manger de ce gigantesque monde de Balbec, saisissant pour la première fois le sens profond de ces silences intérieurs qui manifestent leur présence par l’exorcisme de la vue et du toucher. Debout sur le seuil de ce monde que Matisse a créé, je ressentis une nouvelle fois la puissance de cette révélation qui avait permis à Proust de déformer l’image de la vie au point que, seuls ceux-là qui, comme lui, sont sensibles à l’alchimie du son et du sens, peuvent transformer la réalité négative de la vie et lui donner les formes substantielles et significatives de l’art. Seuls ceux qui peuvent admettre la lumière dans leurs entrailles peuvent traduire ce qui se trouve dans le cœur. Je me rappelle maintenant avec intensité comment l’éclat et les mille jeux de la lumière carambolant des chandeliers massifs rejaillissaient en pluie de sang, éclaboussant la crête des vagues qui se brisaient avec monotonie sur l’or terne du dehors. Sur la plage, mâts et cheminées s’entrelaçaient, et pareille à une ombre fuligineuse, la silhouette d’Albertine glissait à travers la houle, fondue dans le vif mystérieux et dans le prisme d’un royaume protoplasmique, unissant son ombre au rêve, messager de la mort. Avec la fin du jour, la douleur montant comme une brume de la terre, le chagrin enveloppant tout, et obturant la perspective infinie du ciel et de la mer. Deux mains de cire posées nonchalamment sur les draps, et tout au long des veines pâles, le murmure flûté d’un coquillage qui répète la légende de sa naissance.

Dans chaque poème de Matisse, se trouve l’histoire d’une particule de chair humaine qui a refusé la consommation de la mort. Le flux tout entier de la chair, des ongles aux cheveux, exprime le miracle de la respiration, comme si l’œil intérieur, dans sa soif d’une réalité plus grande, avait converti les pores de la chair en bouches affamées et douées de la vue. Par quelque vision que l’on passe, il y a l’odeur et les bruits de voyage. Il est impossible de regarder, ne fût-ce qu’un coin de ses rêves, sans sentir le soulèvement de la vague et la fraîcheur des embruns volants. Il se dresse à la barre, scrutant de ses yeux bleus immobiles le portefeuille du temps. Dans quels recoins éloignés n’a-t-il pas jeté son long regard oblique ? Du haut du vaste promontoire de son nez, il a tout contemplé – les Cordillères qui se perdent dans le Pacifique, l’histoire de la Diaspora contée sur vélin, les volets qui susurrent le frou-frou de la plage, le piano qui se recourbe comme une conque, les corolles émettant des diapasons de lumière, des caméléons écrasés sous le presse-livres, sérails expirant dans des océans de luxure, musique jaillissant comme du feu de la chromosphère secrète de la douleur, spores et madrépores fécondant la terre, nombrils vomissant leur éclatante semence d’angoisse… Il est le sage à l’esprit clair, le voyant léger, qui, d’un mouvement du pinceau, détruit l’échafaud hideux auquel le corps de l’homme est enchaîné par les faits irréversibles de la vie. Il est l’homme qui, si quelqu’un possède ce don de nos jours, a le courage de sacrifier une ligne harmonieuse afin de déceler le rythme et le murmure du sang ; il est celui qui saisit la lumière réfractée en lui et lui laisse inonder le clavier des couleurs. Derrière les minutes, le chaos, la dérision de la vie, il décèle la trame invisible ; il annonce ses découvertes par le pigment métaphysique de l’espace. Aucune recherche de formules, pas de crucifixion d’idées, pas d’autre obligation que créer. Même alors que le monde court à sa perte, il reste un homme établi bien au centre, plus solidement ancré, plus inébranlable, à mesure que s’accélère le processus de dissolution.

De plus en plus le monde ressemble au rêve d’un entomologiste. La terre se déplace hors de son orbite, l’axe en est changé ; poussée par la bise, la neige nous vient du nord en lourdes rafales bleues d’acier. Un nouvel âge glaciaire s’installe, les sutures transversales se referment, et partout, d’un bout à l’autre de la zone des céréales, le monde embryonnaire se meurt, et peu à peu devient squelette desséché. Un jour nouveau se lève, un jour métallurgique, où, sur la terre, retentiront les averses d’un minerai jaune éclatant. À mesure que le thermomètre baisse, la forme du monde s’estompe ; l’osmose est encore possible, et, par-ci, par-là, les articulations jouent, mais à la périphérie, les veines sont variqueuses, à la périphérie, les vagues de lumière s’abaissent et le soleil saigne comme un rectum déchiré.

Au moyeu même de cette roue qui va se désagrégeant, se trouve Matisse. Et il continuera de rouler jusqu’à ce que tout ce qui a contribué à former la roue se soit désintégré. Il a déjà roulé sur une bonne partie du globe, sur la Perse et les Indes et la Chine, et, comme un aimant il s’est attaché des particules microscopiques de Kurdistan, de Béloutchistan, de Tombouctou, de la Terre des Somalis, d’Angkor, et de la Terre de Feu. Les odalisques, il les a incrustées de malachite et de jaspe, il a voilé leur chair avec des milliers d’yeux. Des yeux parfumés dans le sperme des baleines. Partout où souffle une brise, il y a des seins glacés comme de la gelée, et des pigeons blancs viennent voleter et s’accoupler dans les veines bleu-de-glace de l’Himalaya.

Le papier peint avec lequel les hommes de science ont recouvert le monde de la réalité tombe en lambeaux. Le lupanar grandiose qu’ils ont fait de la vie ne requiert aucune décoration. Pourvu que les tuyaux d’écoulement fonctionnent bien, voilà l’essentiel ! La beauté, cette beauté féline qui nous tient par les couilles en Amérique, est finie. Pour sonder la nouvelle réalité, il est d’abord nécessaire de démonter les tuyaux, de débrider les conduites gangrenées qui composent le système génito-urinaire par où s’écoulent les excrétions de l’art. L’odeur du jour est celle du permanganate et de l’acide phénique. Les tuyaux sont obstrués par des embryons étranglés.

Le monde de Matisse est encore beau à la façon d’une chambre à coucher passée de mode. On n’y voit pas de roulements à billes, ni de plaques de chaudière, ni de piston, ni de clé anglaise. C’est le même bon vieux monde qui s’en allait gaiement au Bois, aux jours pastoraux du vin et de la fornication. Je trouve apaisant et rafraîchissant de bouger au milieu de ces créatures qui vivent, et respirent par les pores, sur un fond aussi stable et solide que la lumière elle-même. Je le sens d’une manière poignante lorsque je me promène le long du boulevard de la Madeleine et que les prostituées me frôlent, en passant ; alors, rien que de les regarder, je suis pris d’un tremblement. Est-ce parce qu’elles sont exotiques et bien nourries ? Non, il est rare de rencontrer une belle femme sur le boulevard de la Madeleine. Mais le pinceau de Matisse explore un monde qui papillote et étincelle, monde qui n’exige que la présence de la femme pour cristalliser les aspirations les plus fugitives. Rencontrer une femme qui s’offre devant un urinoir où l’on trouve des affiches de papier à cigarettes, de rhum, d’acrobates et de courses de chevaux, où le lourd feuillage des arbres empiète sur la lourde masse des murs et des toits, c’est une expérience humaine qui commence là où s’arrêtent les limites du monde connu. Le soir, de temps en temps, frôlant les murs du cimetière, je tombe sur les odalisques fantomatiques de Matisse attachées aux arbres, avec leurs crinières embrouillées trempées de sève. Quelques pas plus loin, à la distance d’incalculables éons de temps, gît le fantôme prostré d’un Baudelaire, emmailloté dans des bandelettes, fantôme d’un monde qui jamais plus ne vomira. Dans les coins obscurs des cafés, voici des hommes et des femmes aux mains scellées, aux reins tachés de mousse… tout à côté se dresse le garçon, son tablier plein de sous il attend patiemment l’entracte pour tomber sur sa femme et la pourfendre… Et même pendant que le monde s’écroule, le Paris qui appartient à Matisse frémit dans le halètement des orgasmes, l’air lui-même est pris de sperme stagnant, les arbres tout emmêlés comme des chevelures. Sur son essieu capricieux, la roue descend sereinement la pente : pas de freins, pas de roulements à billes, pas de pneus ballons. La roue se désagrège, mais la révolution de la roue va son train…