VII

En Amérique j’avais un certain nombre d’amis hindous, des bons, des mauvais, des quelconques. Les circonstances m’avaient placé dans une position où je pouvais heureusement leur être de quelque secours. Je leur trouvais des emplois, je les hébergeais, et les nourrissais lorsque nécessaire. Ils m’étaient très reconnaissants, je dois dire, au point même qu’ils me rendaient malheureux à force d’attentions. Deux d’entre eux étaient des saints, si je m’y connais en saints. Surtout le nommé Gupte, que l’on trouva un beau matin, la gorge tranchée d’une oreille à l’autre. Dans une petite pension de famille de Greenwich Village, on le trouva un matin, nu comme un ver, étendu sur son lit, sa flûte à côté de lui, et la gorge ouverte, comme je viens de le dire, d’une oreille à l’autre. On n’a jamais découvert s’il avait été assassiné ou s’il s’était suicidé. Mais peu importe…

Je repense à l’enchaînement de circonstances qui m’a finalement amené chez Nanantatee. Comme il est étrange que j’aie tout oublié de Nanantatee jusqu’à l’autre jour, alors que j’étais couché dans une chambre d’hôtel miteuse de la rue Cels. Je suis là, étendu sur le lit de fer, à penser quel zéro je suis devenu, quelle nullité, lorsque, hop ! tout à coup le mot non-entité me jaillit à l’esprit. C’est ainsi que nous l’appelions à New York : Non-entité. Mossieu Non-Entité !

Et me voici étendu sur le parquet dans le somptueux appartement qu’il se vantait de posséder quand il était à New York. Nanantatee joue au bon Samaritain ; il m’a donné une paire de couvertures qui grattent (ce sont des couvertures de cheval !) dans lesquelles je m’enroule sur la poussière du parquet. Il y a de petites besognes à exécuter à toute heure du jour ; c’est-à-dire, seulement si je suis assez bête pour rester à la maison. Le matin, il me réveille brutalement pour que je lui prépare les légumes de son déjeuner oignons, ail, haricots, etc. Son ami, Képi, me met en garde contre cette chère – il me dit qu’elle ne vaut rien. Bonne ou mauvaise, quelle différence ? C’est de quoi manger ! Voilà ce qui importe ! Pour avoir un peu de quoi manger, je suis tout à fait prêt à balayer ses tapis avec un balai cassé, à laver son linge, à ramasser les miettes sur le plancher dès qu’il a fini de manger. Il a un besoin de propreté immaculée depuis mon arrivée ! Il faut tout épousseter, les chaises doivent être rangées d’une certaine façon, la pendule doit sonner, la décharge d’eau du cabinet bien fonctionner… Un Hindou piqué, si jamais il en fut un ! Et parcimonieux comme un haricot vert ! Je m’en payerai une bonne tranche de rire quand j’aurai échappé à son étreinte, mais en ce moment, je suis prisonnier, individu sans caste, intouchable…

Si je ne rentre pas le soir pour me rouler dans mes couvertures de cheval, il me dit quand j’arrive : « Oh ! vous n’êtes donc pas mort ? Je croyais que vous étiez mort ! » Et quoiqu’il sache que je suis absolument sans le sou, il me parle tous les jours d’une chambre bon marché qu’il a trouvée dans le voisinage. « Mais je ne peux pas encore prendre une chambre, vous le savez », dis-je. Et alors, clignant des yeux comme un Chinois, il répond d’un ton suave : « Ah ! oui, j’oubliais que vous n’aviez pas d’argent. Je l’oublie toujours, Hen-hi… Mais quand le câble arrivera… quand Mlle Mona vous enverra l’argent, alors vous viendrez avec moi chercher une chambre, hein ? » Et sans prendre le temps de respirer, il me presse de rester aussi longtemps que je voudrai – « six mois… sept mois, Hen-hi, vous m’êtes très utile ici ! »

Nanantatee est un des Hindous pour lesquels je n’ai jamais rien fait en Amérique. Il se présentait à moi comme un riche commerçant, un marchand de perles, avec un appartement luxueux rue Lafayette à Paris, une villa à Bombay, un bungalow à Darjeeling. Je pus me rendre compte au premier coup d’œil qu’il était un minus, mais les minus parfois ont le talent d’amasser des fortunes. Je ne savais pas qu’il payait sa note d’hôtel à New York en laissant une paire de perles magnifiques entre les mains du propriétaire. Il me paraît amusant maintenant de penser que ce petit crapaud faisait le m’as-tu-vu dans le hall de cet hôtel de New York avec une canne d’ébène, terrorisant les chasseurs, commandant des déjeuners pour ses invités, téléphonant au concierge pour qu’il lui prenne des billets de théâtre, louant un taxi à la journée, etc. tout cela sans un sou en poche ! Tout juste un collier de grosses perles autour du cou, qu’il vendait une à une à mesure que le temps passait. Et la fatuité bête avec laquelle il me tapait sur l’épaule, en me remerciant d’être si gentil pour les Hindous ! « Ce sont tous des garçons très intelligents, Hen-hi… très intelligents ! » – me disant que quelque Dieu me rendrait un jour ma générosité. Je m’explique maintenant pourquoi ils gloussaient de rire, ces Hindous intelligents, quand je leur suggérais de taper Nanantatee de cinq dollars !

Curieux maintenant comme le Dieu en question me paye ma gentillesse d’alors ! Je ne suis rien qu’un esclave pour ce petit crapaud rondouillard. Je suis continuellement à ses ordres. Il ne peut se passer de moi – il me le dit en pleine figure. Quand il va aux chiottes, il gueule « Hen-hi ! Apportez-moi un broc d’eau, s’il vous plaît ! Il faut que je m’essuie ! » Il ne se servirait jamais de papier, Nanantatee ! Ça doit être contraire à sa religion. Non ! Il lui faut un broc d’eau et un torchon. Il a de la délicatesse, ce petit crapaud rondouillard ! Parfois, lorsque je bois une tasse de thé blond dans laquelle il a jeté une feuille de rose, il vient à côté de moi et il me lâche un pet tonitruant en plein nez. Il ne dit jamais « Oh ! Pardon ! » Le mot doit être absent de son dictionnaire Gujurati.

Le jour où je suis arrivé chez Nanantatee, il était en train de se livrer à ses ablutions, c’est-à-dire qu’il était debout devant une bassine sale, en train d’essayer de faire passer son bras tordu derrière sa nuque. Près de la bassine, se trouvait un gobelet de cuivre avec lequel il changeait l’eau. Il me demanda de me taire pendant la cérémonie. Je restais assis, sans rien dire, comme il le demandait, et je le regardais chanter, prier et cracher tour à tour dans la bassine. Donc, c’est ça le merveilleux appartement dont il parlait à New York ! La rue Lafayette ! Ça sonnait comme une rue importante quand j’étais là-bas, à New York. Je croyais que seuls les millionnaires et les marchands de perles y habitaient. Ça paraît merveilleux, la rue Lafayette quand on est de l’autre côté de l’océan. Tout comme la Cinquième Avenue quand on est ici. On ne peut pas imaginer quels taudis on y trouve dans ces rues chics. Peu importe, me voici enfin, assis dans le somptueux appartement de la rue Lafayette. Et ce crapaud toqué avec son bras tordu déroule le rituel de ses ablutions. La chaise sur laquelle je suis assis est cassée, le bois du lit est délabré, la tapisserie est en loques, il y a une valise ouverte sous le lit, bourrée de linge sale. De l’endroit où je suis assis, je peux apercevoir la courette misérable en bas, où les aristocrates de la rue Lafayette fument leurs pipes de terre. Je me demande maintenant, tandis qu’il chantonne sa doxologie, à quoi peut bien ressembler son bungalow à Darjeeling. Il n’en finit pas de chantonner et de prier.

Il m’explique qu’il est obligé de se laver d’une certaine façon ainsi prescrite – sa religion l’exige. Mais le dimanche, il prend un bain dans le tub de fer-blanc – le Grand JE SUIS jettera sur lui un coup d’œil satisfait, dit-il. Quand il est habillé, il se dirige vers le placard, s’agenouille devant une petite idole sur la troisième étagère, et répète son charabia. Si on prie comme ça tous les jours, dit-il, rien ne vous arrive. La bonne divinité, j’oublie son nom, n’oublie jamais, elle, un serviteur obéissant. Et alors il me montre le bras tordu qu’il a récolté dans un accident de taxi un jour sans doute où il avait négligé de répéter la mélopée et la danse de bout en bout. Son bras ressemble à un compas cassé ; ça n’est plus un bras, mais un osselet avec un tibia y-attaché. Depuis que le bras a été remis, une paire de glandes enflées s’est développée sous les aisselles – petites glandes bien nourries, exactement comme des testicules de chien. Tandis qu’il se lamente sur son état, il se rappelle soudain que le docteur lui a prescrit un régime plus libéral. Il me prie aussitôt de m’asseoir et de composer un menu, avec du poisson et de la viande à foison. « Et des huîtres, Hen-hi, non ? pour le petit frère* ? Mais tout cela, c’est pour m’impressionner. Il n’a pas la moindre intention de s’acheter des huîtres, de la viande ou du poisson. Du moins, tant que je serai là. Pour l’instant, nous allons nous repaître de lentilles, de riz, et de toutes les provisions sèches qu’il a emmagasinées dans la mansarde. Et le beurre qu’il a acheté la semaine dernière, on ne le gaspillera pas non plus. Quand il se met à frire du beurre, l’odeur est insupportable. Au début, je m’enfuyais, quand il commençait sa friture, mais maintenant, je tiens bon. Il ne serait que trop ravi s’il pouvait me faire vomir mon repas – ça serait quelque chose de plus à ranger dans le placard avec le pain sec, le fromage moisi et les petits pâtés à la graisse qu’il se fabrique avec le lait tourné et le beurre rance.

Depuis les cinq dernières années, me semble-t-il, il n’en a pas fichu une rame, il n’a pas gagné un sou. Le commerce s’est effondré. Il me parle des perles de l’océan Indien – d’énormes perles qui peuvent vous faire vivre toute une vie. Les Arabes ruinent le commerce, dit-il. Mais cependant il prie le Dieu Untel chaque jour, et cela le soutient. Il est en termes excellents avec la divinité : il sait bien comment la cajoler, comment lui soutirer quelques sous. Ce sont des rapports purement commerciaux. En échange de ce bredouillage devant le meuble chaque jour, il reçoit sa ration de haricots et d’ail, pour ne rien dire de ces testicules gonflés sous le bras. Il croit avec confiance que tout finira par s’arranger. Les perles se vendront encore quelque jour, peut-être dans cinq ans, peut-être dans vingt – lorsque le Seigneur Boumaroum le voudra. « Et quand les affaires marcheront, Hen-hi, vous recevrez dix pour cent – pour écrire les lettres. Mais d’abord, Hen-hi, il faut écrire cette lettre pour savoir si nous pourrons trouver du crédit aux Indes. La réponse viendra dans six mois, peut-être sept… les bateaux ne vont pas vite aux Indes. » Il n’a aucune conception du temps, ce petit crapaud. Quand je lui demande s’il a bien dormi, il me répond : « Ah ! oui, Hen-hi, je dors très bien… je dors parfois quatre-vingt-douze heures en trois jours. »

Le matin, il est généralement trop faible pour faire quoi que ce soit. Son bras ! Sa pauvre béquille de bras cassé ! Je me demande parfois quand je le vois le tortiller derrière sa nuque, comment il le remettra jamais à sa place ! N’était cette petite bedaine qu’il porte avec lui, il me ferait penser à un de ces contorsionnistes du cirque Medrano. Il ne lui manque plus que de se casser une jambe. Quand il me voit balayer le plancher, quand il voit quel nuage de poussière je soulève, il se met à glousser comme un pygmée. « Bien ! Très bien, Hen-hi ! Et maintenant je vais ramasser les mottes. » Ça veut dire qu’il y a quelques parcelles de poussière que j’ai oubliées ; c’est une façon polie qu’il a d’être sarcastique.

L’après-midi, il y a toujours quelques compères du marché aux perles qui viennent lui rendre visite en passant. Ce sont tous des bougres suaves, à la langue onctueuse, aux yeux doux comme des biches. Ils s’assoient autour de la table et boivent le thé parfumé en aspirant bruyamment, tandis que Nanantatee bondit de tous côtés comme un diable dans sa boîte, ou bien montre du doigt une miette sur le parquet et dit, de sa voix lisse et bien huilée : « Voulez-vous, s’il vous plaît, ramasser ça, Hen-hi ? » Quand les invités arrivent, il se dirige avec onction vers le placard et sort toutes les croûtes sèches qu’il a fait rôtir huit jours auparavant, et qui ont maintenant un fort goût de bois moisi. Pas une miette n’est gaspillée ! Si le pain aigrit trop, il le descend à la concierge qui, dit-il, a été très gentille pour lui. À l’en croire, la concierge est enchantée qu’on lui donne le pain rassis – elle en fait de la panade.

Un jour, mon ami Anatole vint me voir. Nanantatee était enchanté. Il insista pour qu’Anatole prenne le thé avec nous. Il insista pour qu’il essaye les petits pâtés à la graisse et le pain rassis. « Il faut venir tous les jours, dit-il, et m’apprendre le russe. Belle langue, le russe… Je veux le parler. Comment dites-vous ça, Hen-hi, répétez, borscht ? Vous me l’écrirez, Hen-hi, s’il vous plaît. » Et il me faut taper à la machine, rien moins, pour qu’il puisse observer ma technique. Il a acheté la machine à écrire, après qu’il eût touché l’assurance pour le bras malade, parce que le docteur le lui a recommandé comme un bon exercice. Mais il s’est vite fatigué de la machine – c’était une machine anglaise !

Quand il a su qu’Anatole jouait de la mandoline, il a dit : « Très bien ! Il faut venir tous les jours et m’apprendre la musique. J’achèterai une mandoline dès que les affaires iront mieux. C’est bon pour mon bras. »

Le lendemain il emprunte un phonographe à la concierge. « Vous m’apprendrez à danser, s’il vous plaît, Hen-hi. J’ai trop gros ventre. » J’espère qu’il achètera un bon beefsteak quelque jour afin que je puisse lui dire :

« Vous le mordrez pour moi, s’il vous plaît, Monsieur Non-Entité, je n’ai pas les dents assez fortes ! »

Comme je l’ai dit plus haut, depuis mon arrivée, il est devenu extraordinairement méticuleux. Hier, dit-il, vous avez fait trois fautes, Hen-hi. D’abord, vous avez oublié de fermer la porte du cabinet, et toute la nuit ça a fait boum-boum. Deuxièmement, vous avez laissé la fenêtre de la cuisine ouverte, si bien que ce matin la vitre est fêlée. Et puis vous avez oublié de sortir le pot au lait ! Vous sortirez toujours le pot au lait, s’il vous plaît, avant d’aller vous coucher, et le matin, s’il vous plaît, vous irez chercher le pain. »

Tous les jours son ami Képi vient voir s’il y a eu des visites de gens venant des Indes. Il attend que Nanantatee sorte, puis il se précipite vers le placard et dévore les bouts de pain qui sont cachés dans un pot de verre. La nourriture est immangeable, répète-t-il, mais il grignote comme un rat. Képi est un mendigot, une espèce de tique humaine qui s’attache à la peau, même du plus fauché de ses compatriotes. De son point de vue, c’est tous des nababs. Pour un vulgaire Manille et l’argent d’une consommation, il vous léchera le cul de n’importe quel Hindou. D’un Hindou, entendez bien, mais pas d’un Anglais. Il a l’adresse de tous les bordels de Paris, avec les tarifs. Même s’il s’agit des boîtes à dix francs, il ramasse sa petite commission. Et il connaît aussi le chemin le plus court pour aller là où vous voulez. Il vous demande d’abord si vous voulez y aller en taxi ; si vous dites non, il vous suggère l’autobus, et si c’est trop cher, alors le tram ou le métro. Ou il vous offrira de vous y mener à pied pour vous faire économiser un franc ou deux, sachant très bien qu’il vous faudra passer devant quelque tabac chemin faisant, et que vous serez s’il vous plaît assez gentil pour m’acheter un petit cigare.

Képi est intéressant, en un certain sens, parce qu’il n’a absolument aucune ambition, si ce n’est de tirer un coup tous les soirs. Tous les sous qu’il a – et il en a foutrement peu – il les fiche en l’air dans un dancing. Il est marié, il a huit enfants à Bombay, mais ça ne l’empêche pas de proposer le mariage à n’importe quelle femme de chambre qui est assez stupide et crédule pour se laisser entôler par lui. Il a une petite chambre, rue Condorcet, qu’il loue soixante francs par mois. Il l’a tapissée lui-même. Et il en est très fier, qui plus est ! Il se sert d’encre violette pour son stylo parce qu’elle dure plus longtemps. Il cire lui-même ses souliers, met ses pantalons au pli, lave son linge. Pour un petit cigare, un cigare à deux sous, s’il vous plaît, il vous escortera dans tout Paris. Si vous vous arrêtez, pour regarder une chemise ou un bouton de col, ses yeux étincellent. « Ne l’achetez pas ici, vous dit-il, c’est beaucoup trop cher. Je vous montrerai un endroit meilleur marché ». Et avant que vous ayez eu le temps de réfléchir, il vous a entraîné et déposé devant une autre vitre, où il y a les mêmes chemises, les mêmes cravates, et boutons de col – peut-être même que c’est le même magasin ! mais vous ne voyez pas la différence. Quand Képi apprend que vous voulez acheter quelque chose, il s’anime. Il vous posera tant de questions et vous traînera en tant d’endroits, que vous êtes forcé d’avoir soif et de lui offrir quelque chose à boire, sur quoi vous découvrirez à votre grand étonnement que vous voilà de nouveau dans un bar-tabac, peut-être le même ! – et Képi vous répète de sa voix onctueuse : « Voulez-vous être assez gentil pour m’acheter un petit cigare ? » Quoique vous vous proposiez de faire, même s’il s’agit seulement de tourner le coin de la rue, Képi vous fera faire des économies. Képi vous montrera le plus court chemin, l’endroit le meilleur marché, le plat le plus avantageux, parce que, quoi que vous ayez à faire, il vous faudra absolument passer devant un bar-tabac, et, qu’il y ait une révolution, un lock-out ou une quarantaine, Képi doit absolument se trouver au Moulin Rouge, à l’Olympia ou à l’Ange Rouge, à l’heure où la musique commence.

L’autre jour, il m’a apporté un livre à lire. Il s’agissait d’un fameux procès entre un saint homme et le rédacteur en chef d’un journal hindou. Le rédacteur, à ce qu’il paraît, avait ouvertement accusé le saint de mener une vie scandaleuse – il alla même plus loin, et accusa le saint d’être malade. Képi dit que c’était de la vérole – la grande ! – mais Nanantatee assure que c’était la chaude-pisse japonaise. Pour Nanantatee tout doit être un peu exagéré. En tout cas, le voici disant d’un air jovial : « Voulez-vous, s’il vous plaît, me dire de quoi ça parle, Hen-hi ? Je peux pas lire le livre – ça me fait mal au bras. » Puis, en guise d’encouragement : « C’est un beau livre sur l’amour, Hen-hi… Képi l’a apporté pour vous. Il ne pense qu’aux poules. Il en baise tant et tant – comme Krishna !… Nous n’en croyons pas un mot, Hen-hi ! »…

Un peu plus tard, il me fait monter au grenier, tout encombré de boîtes de conserves et de saloperies de son pays enveloppées de toile à sac et de papier rouge. « C’est ici que j’amène les poules, dit-il, puis, d’un air plutôt sombre : je ne suis pas un très bon baiseur, Hen-hi. Je ne les enfile plus. Je les tiens dans mes bras et je dis ce qu’il faut dire. Je ne prends du plaisir qu’à dire ce qu’il faut… » Pas nécessaire d’écouter davantage : je sais qu’il va me parler de son bras. Je le vois là, couché, avec cet outil cassé qui pendouille sur le côté du lit. Mais à ma surprise, il ajoute : « Je ne vaux rien pour baiser, Hen-hi. Je n’ai jamais rien valu. Mon frère, il est épatant ! Trois fois par jour, tous les jours ! Et Képi, lui, il est merveilleux – comme Krishna ! »

Maintenant, son esprit est absorbé par cette affaire : « baiser ». En bas, dans la petite chambre où il s’agenouille devant le cabinet ouvert, il m’explique ce qui se passait quand il était riche et que sa femme et ses enfants étaient ici. Les jours de fête, il emmenait sa femme à la Maison des Nations, et il louait une chambre pour la nuit. Chaque chambre était arrangée dans un style différent. Sa femme aimait bien ça à cet endroit. « Un endroit merveilleux pour baiser, Hen-hi ! Je connais toutes les chambres ! »

Les murs de la petite pièce où nous nous trouvons sont couverts de photos. Chaque branche de la famille y est représentée. C’est comme une coupe par le travers de toutes les couches de l’Empire hindou. Pour la plupart les membres de cet arbre généalogique ressemblent à des feuilles flétries. Les femmes sont frêles et ont un air effarouché, effrayé, dans les yeux. Les hommes ont un regard fin, intelligent, comme des chimpanzés apprivoisés. Les voilà tous, une centaine environ, avec leurs bœufs blancs, leurs gâteaux de bouse sèche, leurs jambes osseuses, leurs lunettes démodées ; au fond, par-ci par-là, on aperçoit un peu de sol ratatiné, un bout de fronton croulant, ou une idole aux bras tordus, comme une espèce de centipède humain. Il y a quelque chose de si fantastique, de si incongru, dans cette galerie de photos, que l’on est irrésistiblement conduit à penser à cet immense pullulement de temples qui s’étendent de l’Himalaya à la pointe de Ceylan ; inextricable fouillis d’architecture, stupéfiant de beauté, et en même temps monstrueux, monstrueux jusqu’à la hideur, parce que cette fécondité qui bouillonne et fermente dans la myriade de ramifications du dessin semble avoir épuisé jusqu’au sol de l’Inde elle-même. En contemplant cette ruche bouillonnante de personnages qui fourmillent sur les façades des temples, on est accablé par la puissance de ces belles races noires qui ont mêlé leurs courants mystérieux en une étreinte sexuelle qui a duré trente siècles ou davantage. Ces hommes et ces femmes frêles, aux yeux perçants, qui vous regardent fixement de leurs photographies, sont comme les ombres émaciées de ces personnages massifs et virils, incarnés en pierres et en fresques d’un bout de l’Inde à l’autre, afin que les mythes héroïques des races qui s’entremêlent ici restent à jamais enlacés au cœur de leurs compatriotes. Quand je regarde ne fût-ce qu’un fragment de ces vastes rêves de pierre, ces épais édifices croulants incrustés de gemmes et tout pris de sperme humain coagulé, je suis accablé par la splendeur éblouissante de ces envols de l’imagination qui ont permis à un demi-milliard d’êtres d’origines diverses d’incarner ainsi les expressions les plus fugitives de leur nostalgie.

Maintenant, c’est une foule complexe et inexplicable de sentiments étranges qui m’assaille, tandis que Nanantatee pérore sur cette sœur qui mourut en couches. La voici sur le mur, frêle petit être timide de douze ou treize ans, qui s’accroche aux bras d’un vieux radoteur. À dix ans elle fut donnée en mariage à ce vieux roué qui avait déjà mis cinq femmes au tombeau. Elle eut sept enfants, dont un seul lui survécut. Elle fut donnée à ce gorille sénile afin que les perles ne sortissent pas de la famille. Comme elle rendait l’âme – et voici les termes dont Nanantatee se sert – elle murmura au docteur « J’en ai assez d’être baisée… je ne veux plus baiser, Docteur… » Tout en me rapportant cette histoire, il se gratte gravement le crâne avec son bras ratatiné. « C’est moche, ces histoires de baisage, Hen-hi ! dit-il, mais je vais vous donner un mot qui vous portera toujours chance. Il faut le dire tous les jours, cent fois par jour, un million de fois… C’est le mot le plus épatant, Hen-hi… dites-le pour voir… oomaharumooma ! »

— OOMARABOO…

— Non, Henri… comme ceci… oomaharumooma !

— OOMAMABOOMBA…

— Non, Hen-hi, comme ceci… »

mais que ce fût la pénombre gluante, les caractères bousillés, la couverture en loques, la page zigzagante, les doigts qui farfouillent, les puces foxtrottant, la vermine grouillant sur le lit, la bave sur sa langue, la larme dans son œil, l’émotion dans sa gorge, la boisson dans sa bouteille, la démangeaison dans sa paume, le sifflement de son souffle, le gémissement de son haleine, le brouillard de sa lassitude, le tic de sa conscience, la profondeur de sa rage, le flux dans son fondement, le feu dans sa gorge, le chatouillement de sa queue, les rats de son grenier, le brouhaha et la poussière dans ses oreilles, puisqu’il lui fallait un mois pour prendre l’ennemi à revers, il lui était difficile de se mettre en mémoire plus d’un mot par semaine.

Je crois que je ne me serais jamais tiré des griffes de Nanantatee si le destin n’était pas venu à mon secours. Un soir, comme par hasard, Képi me demanda si je ne voulais pas conduire un de ses amis dans un bordel voisin. Le jeune homme arrivait tout frais des Indes, et n’avait pas beaucoup d’argent à dépenser. C’était un des disciples de Ghandi, un de ceux qui firent la marche historique vers la mer au moment des histoires du sel. Un disciple très gai, je dois dire, en dépit des vœux d’abstinence qu’il avait faits. Évidemment, il n’avait pas vu une femme depuis des siècles. J’eus tout juste le temps de l’amener jusqu’à la rue Laferrière ; il était comme un chien, la langue pendante. Et quel pompeux, vaniteux petit salaud, par-dessus le marché ! Il s’était attifé d’un complet de velours, d’un béret, d’une canne, et d’une cravate Windsor. Il s’était acheté deux stylos, un kodak et un peu de linge de corps de fantaisie. L’argent qu’il dépensait, était un don des marchands de Bombay : ils l’envoyaient en Angleterre pour répandre l’évangile de Ghandi.

Une fois dans la Maison de Mlle Hamilton, il perdit tout sang-froid. Quand, tout à coup, il se trouva entouré d’une pléiade de femmes nues, il se tourna vers moi d’un air consterné. « Choisissez-en une, dis-je, vous avez le droit de choisir. » Il avait une telle frousse qu’il osait à peine les regarder. « Faites-le pour moi ! », murmura-t-il, rougissant violemment. Je les passai froidement en revue, et je choisis une jeune poule dodue qui me sembla toute guillerette. Nous nous assîmes dans le salon en attendant les consommations. La patronne voulut savoir pourquoi je ne prenais pas une femme moi aussi. Oui, prenez-en une aussi, dit le jeune Hindou. Je ne veux pas être seul avec elle. Par conséquent, on ramena les filles, et j’en choisis une, assez grande, mince, avec des yeux mélancoliques. On nous laissa seuls, tous les quatre, dans le salon. Quelques instants plus tard, mon Ghandi en herbe se penche vers moi et me murmure quelque chose à l’oreille. « Bien sûr, si vous l’aimez mieux, prenez-la ! », lui dis-je. Puis, assez gauchement, et considérablement embarrassé, j’expliquais aux filles que nous aimerions bien changer. Je vis tout de suite que nous avions fait un faux pas, mais il était trop tard, mon jeune ami était maintenant très gai et très excité, et mieux valait monter rapidement dans les chambres pour en finir.

Nous prîmes des chambres contiguës avec une porte de communication. Je pensais que mon compagnon avait en tête de troquer encore une fois quand il aurait satisfait son appétit dévorant. Quoi qu’il en soit, à peine les filles eurent-elles quitté la chambre pour aller se préparer, que je l’entends frapper à la porte. « Où est le cabinet, s’il vous plaît ? » demande-t-il. Ne pensant pas que ce fût rien de sérieux, je l’engage à se soulager dans le bidet. Les filles reviennent avec des serviettes à la main. Je l’entends glousser de rire dans la chambre à côté.

Comme je remets mon caleçon, j’entends un vacarme effroyable à côté. La fille l’engueule à plein gosier, l’appelant cochon, sale petit cochon. Je n’arrive pas à imaginer ce qu’il a pu faire pour mériter un tel éclat. Debout, une jambe passée dans mon pantalon, j’écoute attentivement. Il essaye de lui expliquer en anglais, élevant la voix de plus en plus jusqu’à pousser des cris aigus.

J’entends une porte claquer, et à l’instant la patronne fait irruption dans ma chambre, rouge comme une betterave, gesticulant avec fureur. « Vous devriez avoir honte de vous, glapit-elle, m’amener un homme comme ça chez moi ! C’est un barbare… c’est un cochon… c’est un… ! » Mon compagnon est debout derrière elle, sur le seuil, le visage décomposé. « Qu’est-ce que vous avez fait ? », lui demandé-je.

— Qu’est-ce qu’il a fait ? hurle la patronne. Je vais vous le montrer… venez ici !… Et, m’empoignant par le bras, elle me traîne jusque dans la chambre. « Là ! Là ! », glapit-elle, montrant le bidet du doigt.

— Venez !… sortons !… dit mon Hindou.

— Minute ! vous ne partirez pas si facilement que ça !

La patronne se dresse à côté du bidet, fulminant et pétaradant. Les filles sont là aussi, la serviette à la main. Nous sommes là tous les cinq, à regarder le bidet. Il y a deux étrons énormes qui flottent sur l’eau. La patronne se penche et met une serviette dessus.

« Effroyable ! Effroyable ! geint-elle. Je n’ai jamais rien vu de pareil ! Un cochon ! Un sale petit cochon ! »

Le jeune Hindou me regarde d’un air de reproche. « Vous auriez dû me le dire ! dit-il. Je ne savais pas que ça s’en irait pas ! Je vous ai demandé où aller, et vous m’avez dit de me servir de ça ! Il est prêt à fondre en larmes.

Finalement, la patronne me prend à part. Elle est devenue un peu plus raisonnable maintenant. Après tout, c’était une erreur. Peut-être que ces messieurs aimeraient revenir au salon, et prendre d’autres consommations – pour les filles. Ç’a été un grand choc pour elles… Elles ne sont pas habituées à de telles choses. Et si ces gentils messieurs voulaient bien ne pas oublier la femme de chambre – c’est pas du beau travail pour la femme de chambre, cette affaire, cette sale affaire !… Elle hausse les épaules et cligne de l’œil. Un incident lamentable. Mais un accident… si ces messieurs voulaient attendre ici quelques instants, la serveuse apporterait les consommations. Est-ce que ces messieurs aimeraient du champagne ? Oui ?…

« J’aimerais m’en aller d’ici… » dit mon jeune Hindou faiblement.

« Ne vous faites pas de mauvais sang, dit la patronne, c’est passé maintenant. Ça arrive qu’on se trompe. La prochaine fois, vous demanderez le cabinet. Elle s’étend sur les cabinets – il y en a un par étage, semble-t-il. Et une salle de bains également. J’ai des tas de clients anglais, dit-elle, ce sont tous des gens très bien. Monsieur est Hindou ? Charmants les Hindous… Si intelligents… si beaux… »

Quand nous nous retrouvons dans la rue, le charmant jeune monsieur est presque en larmes. Il regrette maintenant d’avoir acheté son complet de velours, sa canne et ses stylos. Il parle des huit vœux qu’il a faits, du contrôle du palais, etc. Pendant la marche sur Dandi, il était même défendu de prendre de la crème à la glace. Il me parle du rouet –, et comment la petite bande des Satyagrahistes imitaient la dévotion de leur maître. Il me raconte avec orgueil comment il marchait à côté du maître et conversait avec lui. J’ai l’illusion de me trouver en présence d’un des douze disciples…

Pendant les quelques jours qui suivirent, nous nous voyons pas mal ; il faut arranger des interviews avec les journalistes et donner des conférences aux Hindous de Paris. Il est stupéfiant de voir comment ces petits bougres invertébrés se font marcher les uns les autres ; stupéfiant aussi de voir comme ils sont incapables de quoi que ce soit dans toutes les affaires pratiques. Et la jalousie, les intrigues, les rivalités mesquines, sordides. Partout où dix Hindous sont assemblés, voici l’Inde avec ses sectes et ses schismes, ses antagonismes raciaux, linguistiques, religieux, politiques. En la personne de Ghandi, ils font la brève expérience du miracle de l’unité, mais dès qu’il ne sera plus là, tout s’effondrera à nouveau, et ce sera la rechute définitive dans le conflit et le chaos si caractéristiques des Hindous.

Mon jeune Hindou, naturellement, est optimiste. Il est allé en Amérique, et il est contaminé par l’idéalisme bon marché des Américains, contaminé par le tub qu’on trouve partout, les bazars Uniprix, le tumulte, le rendement, le machinisme, les hauts salaires, les bibliothèques publiques, etc. etc. Son idéal serait d’américaniser les Indes. La manie rétrogressive de Ghandi ne lui plaît pas du tout. En avant ! dit-il, tout comme un jeune Y.M.C.A. En écoutant ses histoires sur l’Amérique, je comprends combien il serait absurde d’attendre de Ghandi ce miracle qui mettrait en déroute la marche du destin. L’ennemie de l’Inde n’est pas l’Angleterre, c’est l’Amérique. L’ennemie de l’Inde, c’est l’esprit du temps, l’aiguille qui ne peut pas faire marche arrière. Rien ne prévaudra pour détourner ce virus qui empoisonne le monde entier. L’Amérique est l’incarnation même de cette condamnation. Elle entraînera le monde entier dans l’abîme sans fond.

Il pense que les Américains sont de vrais gogos. Il me parle des âmes crédules qui l’ont secouru là-bas – les Quakers, les Unitariens, les Théosophes, les Modernistes, les Adventistes du Septième Jour, et ainsi de suite… Il savait bien mener sa barque, le malin ! Il savait se faire monter les larmes aux yeux au bon moment ; il savait comment lancer une collecte, comment faire appel à la femme du ministre, comment faire la cour à la mère et à la fille en même temps. À le voir, vous le prendriez pour un saint. Et il est un saint, à la façon des modernes un saint contaminé qui parle dans le même souffle d’amour, de fraternité, de tubs, d’hygiène, de rendement, etc.

Le dernier soir de son séjour à Paris est consacré au baisage. Sa journée a été bien remplie conférences, câblogrammes, interviews, photographies pour la presse, adieux affectueux, conseils aux fidèles, etc. À l’heure du dîner, il décide de mettre ses soucis de côté. Il commande du champagne pour le dîner, il fait claquer ses doigts pour appeler le garçon, et, d’une manière générale, se conduit comme le petit rustre mal élevé qu’il est. Et puisqu’il s’en est fourré jusque-là de tous les endroits chics, il me suggère maintenant de lui montrer quelque chose de plus primitif. Il aimerait aller dans un endroit très bon marché, où il pourrait avoir deux ou trois filles à la fois. Je le pilote le long du boulevard de la Chapelle, lui recommandant sans cesse de faire attention à son portefeuille. Aux alentours d’Aubervilliers, nous nous engouffrons dans un foutoir à vingt sous, et aussitôt nous en avons tout un troupeau sur les bras. Au bout de quelques minutes, il danse avec une poule à poil, une pouffiasse blonde avec des plis dans les fesses. Je vois son cul reflété dix à douze fois dans les glaces qui tapissent les murs – et ses doigts noirs et osseux qui l’agrippent vigoureusement. La table est surchargée de bocks, le piano mécanique ronfle et halète. Les filles qui n’ont pas de client sont sereinement assises sur les banquettes de cuir, à se gratter paisiblement, comme une famille de chimpanzés. Il plane dans l’air comme une atmosphère de pandémonium assagi, une impression de violence contenue, comme si l’explosion attendue nécessitait tout juste l’intrusion de quelque détail d’une insignifiance absolue, quelque chose de microscopique mais de complètement spontané, de complètement inattendu. Dans cette espèce de demi-rêverie qui vous permet de participer à un événement, tout en restant cependant parfaitement en dehors, le petit détail qui manquait se mit obscurément, quoique avec insistance, à se coaguler, à prendre une forme capricieuse et cristalline, comme le givre qui se dépose contre un carreau. Et de même que ces cristaux de givre qui paraissent si bizarres, si parfaitement gratuits et fantastiques de dessin, sont néanmoins déterminés par les lois les plus rigides, ainsi cette sensation qui commençait à prendre forme en moi, me semblait être soumise à des lois inéluctables. Mon être tout entier répondait aux exigences d’une ambiance qu’il n’avait jamais encore éprouvée : ce que je pouvais appeler « moi-même » me semblait se contracter, se condenser, se rétrécir, fuyant les limites banales et coutumières de la chair, dont la surface ne connaît que les modulations des extrémités nerveuses.

Et plus ce cœur de moi-même prenait substance et devenait solide, plus délicate et plus extravagante m’apparaissait la réalité proche et palpable de laquelle j’étais ainsi exclu. Dans la mesure où je devenais de plus en plus métallique, la scène qui se déroulait devant mes yeux prenait de l’ampleur. Cet état de tension était maintenant si aigu que l’intrusion d’une simple particule étrangère, même d’une particule microscopique, aurait pu tout fracasser. Pendant une fraction de seconde peut-être, je fus le siège de cette clairvoyance totale que l’épileptique, dit-on, est seul à connaître. À ce moment-là, je perdis complètement l’illusion du temps et de l’espace le monde déroulait son drame simultanément le long d’un méridien sans axe. Dans cette espèce d’éternité en suspens, je sentis que tout était justifié, suprêmement justifié. Je sentis les guerres qui avaient laissé en moi cette pulpe et ces déchets ; je sentis les crimes qui bouillonnaient ici pour émerger demain en manchettes sensationnelles ; je sentis la misère moulue dans le mortier sous le pilon, la longue et terne misère qui s’écoule goutte à goutte dans les mouchoirs sales. Sur le méridien du temps il n’y a pas d’injustice ; il n’y a que la poésie du mouvement qui crée l’illusion de la vérité et du drame. Si, à l’improviste et n’importe où, on se trouve face à face avec l’absolu, cette grande sympathie qui fait paraître divins des hommes comme Gautama et Jésus se glace et s’évanouit ; ce qui est monstrueux, ce n’est pas que les hommes aient fait pousser des roses sur ce tas de fumier, mais que, pour une raison ou pour une autre, ils aient besoin de roses. Pour une raison ou pour une autre, l’homme cherche le miracle, et pour l’accomplir, il pataugera dans le sang. Il se gorgera d’une débauche d’idées, il se réduira à n’être qu’une ombre, si, pour une seule seconde de sa vie, il peut fermer les yeux sur la hideur de la réalité. Il endure tout – disgrâce, humiliation, pauvreté, guerre, crime, ennui – croyant que demain quelque chose arrivera, un miracle ! qui rendra la vie tolérable. Et pendant tout ce temps un compteur tourne à l’intérieur, et il n’est pas de main qui peut l’y atteindre et l’arrêter. Et pendant tout ce temps quelqu’un dévore le pain de la vie, et boit le vin, quelque sale grosse blatte de prêtre qui se cache dans la cave et l’ingurgite, tandis qu’en haut dans la lumière de la rue une hostie fantôme touche les lèvres, et le sang est aussi pâle que de l’eau. Et de ce tourment et de cette misère éternels ne sort aucun miracle, pas le moindre microscopique vestige de soulagement. Seules les idées, les idées pâles, amaigries, qu’il faut engraisser par le massacre ; idées qui sont dégorgées comme la bile, comme les tripes d’un cochon lorsqu’on éventre sa carcasse.

Et je pense donc quel miracle ce serait si ce miracle que l’homme attend éternellement se trouvait n’être rien de plus que ces deux énormes étrons que le fidèle disciple avait lâchés dans le bidet. Qu’arriverait-il si, au dernier moment, lorsque la table du banquet est disposée et que les cymbales retentissent, apparaissait subitement, sans aucune espèce d’avertissement, un plateau d’argent sur lequel même les aveugles pourraient voir qu’il n’y a rien de plus et rien de moins que deux énormes étrons ! Cela, je le crois, serait plus miraculeux que tout ce que l’homme a pu attendre et désirer. Cela serait miraculeux parce que jamais rêvé. Cela serait plus miraculeux que le rêve le plus fou, parce que n’importe qui pourrait en imaginer la possibilité, mais personne ne l’a jamais fait, et probablement personne ne le fera jamais plus.

Ainsi donc, la certitude révélée qu’il n’y avait rien à espérer eut sur moi un effet salutaire. Pendant des semaines et des mois, pendant des années, en vérité toute ma vie, j’avais ardemment attendu que quelque chose arrivât, quelque événement extérieur qui changerait ma vie, et maintenant, subitement, inspiré l’absence totale d’espoir partout, je me sentis soulagé, comme si un lourd fardeau m’était enlevé des épaules. À l’aube je me séparais de mon jeune Hindou, après l’avoir tapé de quelques francs, de quoi payer une chambre. En me dirigeant vers Montparnasse, je décidai de me laisser entraîner à la dérive, de ne pas offrir la moindre résistance au destin, sous quelque forme qu’il pût se présenter. Rien de ce qui m’était arrivé jusqu’ici n’avait suffi à me détruire ; rien n’avait été détruit, si ce n’est mes illusions. Moi-même, j’étais intact. Le monde était intact. Demain, il pourrait y avoir une révolution, une peste, un tremblement de terre ; demain, il pourrait ne pas rester une seule âme vers qui se tourner pour chercher de la sympathie, du secours, de la foi. Il me semblait que la grande calamité s’était déjà manifestée, que je ne pouvais pas être plus véritablement seul que je n’étais à ce moment. Je résolus de ne plus tenir à rien désormais, de n’attendre plus rien, de vivre comme un animal, comme une bête de proie, comme un pirate, comme un pillard. Même si la guerre était déclarée, et si mon destin était d’y aller, j’empoignerais la baïonnette, et je la plongerais, je la plongerais jusqu’à la garde. Et si le viol était à l’ordre du jour, eh bien, je violerais, et fichtrement bien ! À cet instant même, dans l’aube tranquille du jour neuf, la terre n’était-elle pas toute vacillante de crime et de détresse ? Est-ce qu’un seul élément de la nature de l’homme avait été changé, changé de façon fondamentale, vitale, par le cours incessant de l’histoire ? L’homme a été trahi par ce qu’il appelle la meilleure partie de sa nature, et c’est tout ! Aux limites extrêmes de son être spirituel, l’homme se retrouve nu comme un sauvage. Quand il trouve Dieu, pour ainsi dire, il a été nettoyé : il n’est plus qu’un squelette. Il faut de nouveau creuser dans la vie afin de refaire de la chair. Le Verbe doit devenir chair ; l’âme a soif de salut. Je veux bondir sur toute miette à laquelle mon œil s’attache, et la dévorer. Si vivre est la chose suprême, alors je veux vivre, dussé-je devenir cannibale. Jusqu’ici, j’ai essayé de sauver ma précieuse carcasse, j’ai essayé de préserver le peu de chair qui recouvrait mes os. J’en ai fini avec ça. J’ai atteint les limites de l’endurance. Je suis acculé au mur, je m’y appuie – je ne peux plus battre en retraite. Historiquement, je suis mort. S’il y a quelque chose au-delà, il me faudra bondir à nouveau. J’ai trouvé Dieu, mais il est insuffisant. Je ne suis mort que spirituellement. Physiquement, je suis vivant. Moralement, je suis libre. Le monde que j’ai quitté est une ménagerie. L’aube se lève sur un monde neuf, une jungle dans laquelle errent des esprits maigres aux griffes acérées. Si je suis une hyène, j’en suis une maigre et affamée : je pars en chasse pour m’engraisser…