II

Une vie nouvelle s’ouvre devant moi à la Villa Borghèse. Il n’est que dix heures, et nous avons déjà déjeuné et sommes partis pour une promenade. Nous avons une Elsa avec nous maintenant. « Marche doucement ces jours-ci », me prévient Boris.

Le jour commence, magnifique : ciel éclatant, brise fraîche, maisons lavées de neuf. En allant à la poste, Boris et moi avons discuté du livre. Le Dernier Livre ! – qui va être écrit anonymement.

Un jour nouveau commence. Je l’ai senti ce matin comme nous étions devant une toile luisante de Dufrène, une espèce de déjeuner intime* au XIIIe siècle, sans vin*. Un beau nu, bien en chair, solide, vibrant, rose comme un ongle, avec des vagues de chair luisantes ; toutes les caractéristiques secondaires, et quelques-unes des primaires. Un corps qui chante, qui a l’humidité de l’aurore. Une nature morte, sauf que rien n’y est mort. La table craque de nourriture ; elle est si lourde, qu’elle glisse hors du cadre. Un repas XIIIe siècle – avec tous les tons de la jungle qu’il a si bien retenus. Une famille de gazelles et de zèbres, broutant les frondaisons des palmes.

Et maintenant nous avons Elsa. Elle joue pour nous, ce matin, pendant que nous sommes encore au lit. Marche doucement ces jours-ci… Bon ! Elsa est la bonne, et je suis l’invité. Et Boris est la grosse légume. Un nouveau drame commence. Je ris tout seul en écrivant ces mots. Il sait ce qui va arriver, ce lynx de Boris. Il a un nez pour sentir aussi !… Marche doucement…

Boris est sur des charbons ardents. À tout moment maintenant, sa femme peut apparaître sur la scène. Elle pèse plus de quatre-vingt-dix kilos, cette femme ! Et Boris tient dans une poignée. Vous saisissez la situation. Il essaye de me l’expliquer comme nous rentrons le soir. Elle est si tragique et si ridicule à la fois, que je suis forcé de m’arrêter de temps en temps et de lui rire au visage. « Pourquoi ris-tu comme ça ? » dit-il doucement, puis il se met à rire lui aussi, avec ce ton geignard et saccadé de sa voix, comme un pauvre diable, incurablement pauvre diable, qui se rend compte tout à coup qu’il aura beau mettre redingote sur redingote, peu importe, il ne sera jamais un homme. Il veut s’enfuir, changer de nom. Je lui donnerai tout ce qu’elle voudra, la vache, si seulement elle me foutait la paix ! » geint-il. Mais d’abord, il faut louer l’appartement, signer les actes, et mille autres détails pour lesquels la redingote rend quelque service. Mais quelle taille elle a ! – c’est ça qui le désespère réellement. Si nous allions la trouver subitement, sur le seuil de la porte en arrivant, il s’évanouirait, tellement il la respecte !

Donc, il nous faut y aller doucement avec Elsa pour quelque temps. Elsa n’est ici que pour faire le petit déjeuner – et pour faire visiter l’appartement.

Mais Elsa est déjà en train de me miner. Ce sang allemand. Ces chansons mélancoliques. En descendant l’escalier ce matin, avec l’odeur du café frais dans les narines, je bourdonnais à mi-voix Es wärso schön gewesen. » Ça, pour le petit déjeuner. Dans un petit moment, le jeune Anglais là-haut avec son Bach. Comme dit Elsa – « il a besoin d’une femme ». Et Elsa a besoin de quelque chose aussi. Je le sens. Je n’en ai rien dit à Boris, mais pendant qu’il se brossait les dents, ce matin, Elsa m’a raconté des tas d’histoires sur Berlin, sur ces femmes qui sont si séduisantes par derrière, et qui, lorsqu’elles se retournent – Pouah ! la syphilis !

Il me semble qu’Elsa me regarde d’un air grave et tendre. Quelque chose qui a dû se passer au déjeuner… Cet après-midi, nous écrivions, nous tournant le dos, dans le studio. Elle avait commencé une lettre à son amoureux qui est en Italie. La machine s’est coincée. Boris était allé visiter une chambre bon marché qu’il prendra dès que l’appartement sera loué. Il n’y avait rien d’autre à faire que de faire la cour à Elsa. Elle le désirait. Et pourtant j’étais un peu ennuyé pour elle. Elle venait à peine d’écrire la première ligne à son amoureux. Je la lus du coin de l’œil tout en me penchant au-dessus d’elle. Mais c’était impossible à empêcher. Cette sacrée musique allemande, si mélancolique, si sentimentale. Elle me minait. Et puis, ses petits yeux comme des perles, si ardents, et si tristes en même temps.

Quand ce fut fini, je lui demandai de me jouer quelque chose. Elle est musicienne, Elsa, même si cela sonnait comme des casseroles fêlées et des crânes s’entrechoquant. Elle pleurait aussi tout en jouant. Je ne la blâme pas. Partout pareil, disait-elle. Partout il y a un homme, et alors il faut qu’elle s’en aille, et puis il y a un avortement, et puis c’est une nouvelle place, et personne ne s’intéresse à elle si ce n’est pour s’en foutre. Après ça, elle m’a joué du Schumann – Schumann, cette espèce d’Allemand sentimental et pleurnichard ! J’avais pitié d’elle, et pourtant je m’en fous complètement. Une poule qui joue comme elle, devrait avoir plus de sens que de se faire chevaucher par le premier type venu qui a une belle queue. Mais ce Schumann me rentre dans le sang. Elle est encore à renifler, mon Elsa, mais mon esprit s’est enfui très loin. Je pense à Tania, et à la façon dont elle joue son adagio à coups de griffes. Je pense à des tas de choses qui sont mortes et enterrées. Je pense à un après-midi à Greenpoint, alors que les Allemands traversaient la Belgique en gambadant, et que nous n’avions pas encore perdu assez d’argent pour que le viol d’un pays neutre nous intéressât. Époque à laquelle nous étions encore assez innocents pour écouter les poètes et nous asseoir, la nuit tombée, autour d’une table, à évoquer les esprits frappeurs. Toute l’atmosphère est saturée de musique allemande ; tout le voisinage est allemand, plus allemand que l’Allemagne. Nous avons été élevés avec Schumann et Hugo Wolf et la choucroute et le Kümmel et les beignets aux pommes de terre. Vers le soir, nous sommes assis autour d’une grande table, avec les rideaux tirés et une idiote aux cheveux filasses veut faire passer le Christ dans la table. Nous tenons nos mains sous le guéridon, et la dame qui est à côté de moi a mis ses doigts dans ma braguette. Et finalement nous nous couchons par terre, derrière le piano, tandis que quelqu’un chante une chanson lugubre. L’air est étouffant, et son haleine pue l’alcool. La pédale monte et descend, raide, automatique, mouvement imbécile et futile, comme une tour de fumier qui prend vingt-sept ans à construire, mais qui reste bien en mesure. Je tire la poule sur moi, et les cordes me résonnent dans les oreilles ; la pièce est obscure, et le tapis est tout collant du Kümmel qu’on a répandu. Tout à coup, on dirait que l’aube arrive : c’est comme de l’eau qui chanterait sur de la glace, et la glace est bleue de la brume qui monte, glaciers engloutis dans du vert émeraude, chamois et antilope, poissons dorés de grandes profondeurs, vaches marines roulant dans les flots, et bondissant par-dessus le bord extrême du cercle arctique…

Elsa est assise sur mes genoux. Ses yeux sont comme de petits ombilics. Je regarde sa grande bouche, si humide et luisante, et je la couvre de la mienne. Elle fredonne maintenant… Es wär so schön gewesen… Ah ! Elsa, vous ne savez pas encore ce que ça signifie pour moi, votre Trompeter von Säckingen ! Chorales germaniques, Schwaben Hall, le Turnverein… links um, rechts um… et puis un coup sec sur le cul, avec un bout de corde.

Ah ! les Allemands ! Ils vous emmènent partout ; comme l’omnibus. Ils vous donnent une indigestion. Dans la même nuit, on ne peut pas visiter la morgue, l’infirmerie, le jardin zoologique, les signes du zodiaque, les limbes de la philosophie, les cavernes de l’épistémologie, les arcanes de Freud et de Stekel… Sur les chevaux de bois, on ne va nulle part, tandis qu’avec les Allemands, on peut aller de Véga à Lope de Vega, tout dans la même nuit, et revenir aussi con que Parsifal.

Comme je l’ai dit, le jour commença magnifiquement. Ce n’est que ce matin que je suis redevenu conscient de ce Paris physique que je n’avais plus connu depuis des semaines. Peut-être est-ce parce que le livre avait commencé à pousser en moi. Je l’emporte partout avec moi. Je vais dans les rues avec cet enfant dans mon ventre, et les flics m’escortent à travers la rue. Les femmes se lèvent pour m’offrir leur place. Personne ne me bouscule plus. Je suis enceint. Je me dandine gauchement, avec mon gros ventre pressé contre le poids du monde.

C’est ce matin, en allant à la poste, que nous avons accordé au livre son imprimatur final. Nous avons tiré du néant une nouvelle cosmogonie de la littérature, Boris et moi. Ce doit être une nouvelle Bible – Le Dernier Livre. Tous ceux qui ont quelque chose à dire, le diront ici, dans l’anonymat. Nous épuiserons le siècle. Après nous, pas un seul autre livre – pas d’une génération, tout au moins. Jusqu’ici, nous avions creusé dans les ténèbres, avec rien d’autre que l’instinct pour nous guider. Maintenant, nous aurons un vaisseau pour y déverser le fluide vital, une bombe qui, lorsque nous la jetterons, incendiera le monde. Nous y mettrons assez pour donner aux écrivains de demain leurs intrigues, leurs poèmes, leurs drames, leurs mythes, leurs sciences. Le monde trouvera de quoi s’y nourrir pour un millier d’années à venir. Il est colossal dans ses prétentions. Rien que d’y penser, cela nous bouleverse.

Depuis cent ans ou plus, le monde, notre monde, se meurt. Et pas un homme, dans ces cent dernières années ou à peu près, qui ait eu assez de violente folie pour mettre une bombe au trou du cul de la création et la faire sauter en l’air. Le monde s’en va en pourriture, il se meurt morceau par morceau. Mais il lui faut le coup de grâce, il faut qu’il soit réduit en poussière. Pas un seul de nous n’est intact, et pourtant nous avons en nous tous les continents, et toutes les mers entre les continents, et tous les oiseaux des airs. Nous allons transcrire tout ça – cette évolution du monde qui a trépassé, mais qui n’a pas été enseveli. Nous nageons sur la face du temps, et tout le reste s’est noyé, ou se noie, ou se noiera. Il sera énorme, ce livre ! Il y aura des espaces vastes comme des océans pour s’y mouvoir, pour y déambuler, pour y chanter, y danser, y grimper, s’y baigner, y faire le saut périlleux, pour y gémir, pour y violer, pour y assassiner. Une cathédrale, une véritable cathédrale, à la construction de laquelle collaboreront tous ceux qui ont perdu leur identité. Il y aura des messes pour les morts, des prières, des confessions, des hymnes, des gémissements et des caquetages, une sorte d’insouciance meurtrière, il y aura des rosaces, des gargouilles, des acolytes et des croque-morts. Vous pourrez amener vos chevaux et galoper à travers les bas-côtés. Vous pourrez cogner votre tête contre les murs : ils ne céderont pas. Vous pourrez prier dans la langue qui vous plaira, ou vous pourrez vous y rouler pour dormir. Elle durera un millénaire, au moins, cette cathédrale, et elle n’aura pas de réplique, parce que les maçons seront morts, et la formule aura péri. Nous ferons faire des cartes postales, et organiserons des visites. Nous bâtirons une ville alentour, et nous établirons une commune libre. Nous n’avons pas besoin de génie – le génie est défunt ! Nous avons besoin de mains solides, d’esprits qui consentent à rendre l’âme et à revêtir la chair…

Le jour s’avance sur un beau tempo. Me voici debout sur le balcon, chez Tania. Le drame continue, en bas, dans le salon. Le dramaturge est malade, et, vu d’en haut, son crâne a l’air plus scabreux que jamais. Sa chevelure est faite de paille. Ses idées sont de la paille. Sa femme aussi est de la paille, quoique encore un peu humide. Toute la maison est en paille. Me voici debout sur le balcon, attendant l’arrivée de Boris. Mon dernier problème – le petit déjeuner – a disparu. J’ai tout simplifié. S’il y a des problèmes nouveaux, je peux les porter dans mon rucksack, avec mon linge sale. Je flanque en l’air tout mon argent. Quel besoin ai-je d’argent ? Je suis une machine à écrire. La dernière vis est en place. La chose vole. Entre moi et la machine, rien qui nous fasse étrangers l’un à l’autre. Je suis la machine…

Ils ne m’ont pas encore dit quel est le sujet du drame, mais je peux le pressentir. Ils sont en train d’essayer de se débarrasser de moi. Pourtant, me voici pour mon dîner, et même un peu plus tôt qu’ils ne s’y attendaient. Je leur ai dit où s’asseoir, et ce qu’ils devaient faire. Je leur demande poliment si je les dérange, mais ce que je veux dire en réalité (et ils le savent bien !) c’est : allez-vous me déranger, moi ? Non ! cu-culs angéliques, vous ne me dérangez pas ! Vous me nourrissez. Je vous vois assis là, les uns près des autres, et je sais qu’il y a un gouffre entre vous. Votre proximité est la proximité des planètes. Je suis le vide entre vous. Si je me retire, il n’y aura plus de vide où vous pourriez nager.

Tania est de méchante humeur : je le sens. Elle m’en veut de ne pas être plein que d’elle-même. Elle sait, par le degré même de mon agitation, que son importance est réduite à zéro. Elle sait que je ne suis pas venu ce soir pour la fertiliser. Elle sait qu’il y a quelque chose qui germe en moi et qui la détruira. Elle est lente à comprendre, mais elle comprend…

Sylvestre a l’air plus content. Il l’embrassera ce soir, à table. Maintenant il est en train de lire mon manuscrit, il se prépare à enflammer mon moi, à dresser mon moi contre celui de Tania.

Ce sera une étrange réunion, ce soir. On dresse la scène. J’entends le tintement des verres. On apporte le vin. On ingurgitera de bonnes lampées, et Sylvestre, qui est malade, sera guéri.

C’est pas plus tard qu’hier soir, chez Cronstadt, que nous avons projeté cette réunion. Il y fut ordonné que les femmes doivent souffrir, qu’au-dehors, dans le vaste monde il doit y avoir encore plus de terreur et de violence, plus de désastres, plus de souffrance, plus de douleur et de misère.

Ce n’est pas un accident qui pousse des gens comme nous à Paris. Paris est simplement une scène artificielle, un plateau tournant qui permet au spectateur d’apercevoir toutes les phases du conflit. De soi-même, Paris ne fait pas naître les drames. Ils commencent ailleurs. Paris n’est qu’un instrument d’obstétrique qui arrache l’embryon vivant à la matrice et le dépose dans l’incubateur. Paris est le berceau des naissances artificielles. Doucement balancé dans le berceau ici, chacun glisse et retourne à son sol ; on retourne en rêve à Berlin, à New York, à Chicago, à Vienne, à Minsk. Vienne n’est jamais davantage Vienne qu’à Paris. Tout y est porté à l’apothéose. Le berceau rend ses bébés et de nouveaux prennent leur place. On peut lire ici sur les murs où vécurent Zola et Balzac et Dante et Strindberg et tous ceux qui jamais furent quelque chose. Tout le monde y a vécu, à un moment ou à un autre. Personne ne meurt ici…

En bas, on parle. Leur langage est symbolique. Le mot « lutte » en fait partie. Sylvestre, le dramaturge malade, dit : « Je suis en train de lire le manifeste. » Et Tania dit : « De qui ? » Oui, Tania, je t’ai entendue. Je suis ici occupé à écrire sur toi, et tu le devines bien. Parle davantage, que je puisse noter ce que tu dis. Car lorsque nous serons à table, je ne pourrai plus prendre de notes… Soudain, Tania remarque « Ici, il n’y a pas de corridor proéminent. » Or, qu’est-ce que ça veut dire, si ça signifie quelque chose ?

Ils posent des tableaux maintenant. Ça aussi, c’est pour m’impressionner. Voyez, veulent-ils dire, nous sommes chez nous ici, nous menons la vie conjugale. Nous rendons le foyer attrayant. Nous discuterons même un peu sur les tableaux, pour votre profit à vous. Et Tania remarque encore une fois : « Comme l’œil vous trompe ! » Ah ! Tania, quelles choses tu dis ! Continuez, poussez cette farce un peu plus loin. Je suis ici pour m’envoyer le dîner que vous m’avez promis. Je goûte énormément cette comédie. Et maintenant, au tour de Sylvestre ! Il est en train d’expliquer une des gouaches de Borowski. « Viens ici, est-ce que tu vois ? Un joue de la guitare, l’autre tient une fille sur ses genoux. » C’est vrai, Sylvestre. Très vrai. Borowski et ses guitares. Les filles sur ses genoux. Seulement, on ne sait jamais au sûr ce qu’il tient sur ses genoux, ou si c’est vraiment un homme qui joue de la guitare.

Bientôt Moldorf entrera en trottant à quatre pattes, et Boris avec ce petit rire impuissant qui est bien à lui. Il y aura un faisan doré pour dîner, et de l’anjou, et de gros cigares courts. Et Cronstadt, quand il aura les dernières nouvelles, vivra un peu plus dur, un peu plus gai, pendant cinq minutes ; puis, il s’enlisera encore dans l’humus de son idéologie, et peut-être un poème naîtra-t-il, une grosse cloche d’or sans battant.

J’ai dû débrayer pour une heure ou deux. Un autre client pour visiter l’appartement. En haut, ce putain d’Anglais s’exerce à son Bach. Il devient impératif maintenant, quand quelqu’un vient pour visiter l’appartement, de courir en haut et de demander au pianiste de s’arrêter un moment.

Elsa téléphone à l’épicier. Le plombier installe un nouveau siège au cabinet. Toutes les fois que la sonnette de la porte retentit, Boris perd l’équilibre. Dans son agitation, il a laissé tomber ses lunettes ; il est sur ses mains et ses genoux, sa redingote traîne sur le parquet. C’est un peu comme au Grand Guignol le poète mourant de faim, venu pour donner des leçons à la fille du boucher. Toutes les fois que le téléphone sonne, la salive coule de la bouche du poète. Mallarmé sonne comme de l’aloyau, Victor Hugo comme du foie de veau*. Elsa commande un mignon petit repas pour Boris, « une jolie petite côtelette de porc bien juteuse », dit-elle. Je vois une flopée de jambons roses, étendus glacés sur le marbre, de merveilleux jambons bien pomponnés de graisse blanche. J’ai une faim atroce, bien que nous venions de prendre notre petit déjeuner quelques minutes auparavant – c’est le repas de midi qu’il me faudra sauter ! Ce n’est que le mercredi que je déjeune, grâce à Borowski. Elsa continue de téléphoner – elle avait oublié de commander un morceau de lard. « Oui, un joli petit morceau de lard, pas trop gras », dit-elle… Zut alors* ! Ajoute un peu de ris de veau, ajoute quelques rognons de bœuf, et des moules pourquoi pas ! Ajoute un peu de boudin blanc frit, puisque tu y es ! Je pourrais gober les quinze cents pièces de Lope de Vega en une seule séance.

C’est une belle femme qui est venue visiter l’appartement. Une Américaine, naturellement. Je reste à la fenêtre, le dos tourné à regarder un moineau qui picore du crottin frais. Curieux de penser comme il est facile de pourvoir aux besoins des moineaux ! Il pleut un peu, et les gouttes sont très grosses. Je pensais autrefois que les oiseaux ne pouvaient pas voler si leurs ailes étaient mouillées. Curieux de penser comme ces dames riches viennent à Paris et dénichent tous les studios chics ! Un peu de talent et une bourse bien garnie. S’il pleut, elles ont l’occasion d’exhiber leurs impers flambant neufs. La nourriture, ce n’est rien : parfois elles sont si occupées à flânocher de-ci de-là qu’elles n’ont pas le temps de déjeuner. Tout juste un sandwich, une gaufrette, au Café de la Paix, ou au bar du Ritz. « Pour les filles comme il faut seulement », voilà la devise du vieux studio de Puvis de Chavannes. Y suis passé par hasard l’autre jour. De richissimes poules américaines avec des boîtes à peinture en bandoulière. Un peu de talent et la bourse pleine.

Le moineau sautille frénétiquement d’un pavé à l’autre. Efforts vraiment herculéens, si on les examine de près. Partout il y a de quoi manger – je veux dire dans le ruisseau. La belle Américaine s’enquiert au sujet du cabinet. Le cabinet ! Laissez-moi vous le montrer, gazelle au museau de velours ! Le cabinet, dites-vous ? Par ici, Madame. N’oubliez pas que les places numérotées sont réservées aux mutilés de guerre*.

Boris se frotte les mains. Il fignole la transaction. Les chiens aboient dans la cour ; ils aboient comme des loups. En haut, Mme McIverness change les meubles de place. Elle n’a rien à faire de tout le jour ; elle s’ennuie ; si elle trouve un atome de saleté quelque part, elle nettoie la maison entière. Il y a une grappe de raisins verts sur la table et une bouteille de vin – vin de choix*, dix degrés. « Oui, dit Boris, je pourrais vous faire un lavabo, venez par ici, je vous en prie. Oui, le cabinet est ici. Il y en a un aussi en haut, naturellement. Oui, mille francs par mois. Vous n’aimez pas beaucoup Utrillo, dites-vous ? Non, c’est ici. Il a besoin d’un nouvel écrou, c’est tout. »

Elle va partir dans une minute, maintenant. Boris ne m’a même pas présenté cette fois. Le salaud ! Toutes les fois que s’amène une poule qu’est pleine aux as, il oublie de me présenter. Dans quelques minutes, je pourrai me rasseoir et travailler à ma machine. Sans que je sache pourquoi, je n’en ai plus envie aujourd’hui. Mon courage se tarit goutte à goutte. Elle peut revenir dans une heure ou deux et m’ôter la chaise du cul. Comment, diable, un homme pourrait-il écrire quand il ne sait pas où il va s’asseoir dans une demi-heure. Si la rombière au pognon loue l’appartement, je n’aurai même pas un endroit pour dormir. Il est difficile de savoir, quand on est dans un tel pétrin, lequel est pire : de ne pas avoir d’endroit où dormir, ou de ne pas avoir d’endroit où travailler ? On peut dormir presque n’importe où, mais pour travailler, il faut avoir un endroit. Même si ce n’est pas un chef-d’œuvre qu’on écrit. Même un mauvais roman exige une chaise pour s’asseoir dessus et un peu de privauté. Ces richissimes femelles ne pensent jamais à cela. Toutes les fois qu’elles veulent poser leurs douces fesses quelque part, il y a toujours un fauteuil prêt à les recevoir.

Hier soir, nous avons laissé Sylvestre et son Dieu assis ensemble devant le foyer. Sylvestre en pyjama, Moldorf un cigare au bec. Sylvestre pèle une orange. Il jette l’écorce sur le divan. Moldorf se rapproche de lui. Il lui demande la permission de relire cette brillante parodie, Les Portes du Paradis. Nous sommes prêts à partir, Boris et moi. Nous sommes trop gais pour cette atmosphère de chambre de malade. Tania vient avec nous. Elle est gaie parce qu’elle va s’évader. Boris est gai parce que le Dieu chez Moldorf est mort. Je suis gai parce que c’est un autre acte que nous allons exécuter.

La voix de Moldorf est respectueuse. « Puis-je rester avec vous, Sylvestre, jusqu’à ce que vous alliez vous coucher ? » Il est resté avec lui les dix derniers jours, allant acheter des remèdes, faisant des courses pour Tania, réconfortant, consolant, gardant les portes contre des intrus malveillants comme Boris et ses chenapans. Il est comme un sauvage qui a découvert que son idole a été mutilée pendant la nuit. Il est là, assis aux pieds de son idole, avec de l’arbre à pain, de la graisse, et le galimatias de ses prières. Sa voix sort, onctueuse. Ses membres sont déjà paralysés.

Il parle à Tania comme si elle était une prêtresse qui a rompu ses vœux. « Il faut vous purifier. Sylvestre est votre Dieu. » Et pendant que Sylvestre est en haut, malade (sa gorge ronfle), le prêtre et la prêtresse dévorent la nourriture. « Vous vous polluez ! », dit-il, le jus dégouttant de ses lèvres. C’est un type qui peut manger et souffrir en même temps. Tandis qu’il écarte les individus dangereux, il sort sa petite patte grasse et caresse la chevelure de Tania. « Je commence à tomber amoureux de vous. Vous ressemblez à ma Fanny. »

À d’autres égards, la journée a été belle pour Moldorf. Une lettre est arrivée d’Amérique. Moe attrape des vingt partout. Murray apprend à monter à bicyclette. On a réparé le gramophone. On peut voir à son expression qu’il y avait autre chose dans la lettre, outre des bulletins et des histoires de vélocipède. Vous pouvez en être sûrs, parce que cet après-midi il a acheté pour 325 francs de bijoux à sa Fanny. De plus, il lui a écrit une lettre de vingt pages. Le garçon lui a apporté feuille après feuille, a rempli son stylo, lui a servi du café et des cigares, l’a éventé un peu lorsqu’il transpirait, a épousseté les miettes de la table, allumé son cigare quand il s’éteignait, lui a acheté des timbres, a dansé pour lui, fait des pirouettes et des salamalecs… s’est presque brisé l’échine en courbettes, nom de Dieu ! Le pourboire fut de conséquence ! Plus gros et plus gras qu’un Havane des Havanes ! Moldorf l’a probablement mentionné dans son journal. C’était pour Fanny. Le bracelet et les boucles d’oreille valaient tout l’argent qu’il avait dépensé. Mieux valait le dépenser pour Fanny que le gaspiller pour des grues comme Odette et Germaine. Oui, il l’avait dit à Tania. Il lui avait montré la malle. Elle est bourrée de cadeaux. Pour Fanny, et pour Moe et pour Murray.

Ma Fanny est la femme la plus intelligente du monde. J’ai cherché et cherché pour lui trouver un défaut, mais elle n’en a pas. Elle est parfaite. Je vais vous dire ce qu’elle sait faire. Elle joue au bridge comme un filou ; elle s’intéresse au sionisme ; donnez-lui un vieux chapeau, par exemple, et vous verrez ce qu’elle sait en tirer. Un petit coup ici, un bout de ruban par là, et voilà quelque chose de beau* ! Savez-vous ce qu’est le bonheur parfait ? Être assis à côté de Fanny, quand Moe et Murray sont au lit, et écouter la radio. Elle est assise là, paisiblement. Je suis récompensé de toutes mes luttes et de toutes mes souffrances rien qu’en la regardant. Elle écoute intelligemment. Quand je pense à votre Montparnasse nauséabond, et puis à mes soirées à Bay Ridge avec Fanny après un bon repas, je vous dis qu’il n’y a pas de comparaison. Une chose simple comme la nourriture, les enfants, les douces lampes, et Fanny assise là, un peu lasse, mais joyeuse, satisfaite, lourde de pain… nous restons là assis pendant des heures, sans dire un mot. C’est ça le bonheur !

« Aujourd’hui, elle m’écrit une lettre. Non pas une de ces mornes lettres bourrées de faits. Elle m’écrit du fond de son cœur, dans une langue que même mon petit Murray pourrait comprendre. Elle a de la délicatesse en toute chose, Fanny. Elle dit que les enfants doivent continuer leur éducation, mais que la dépense lui donne du souci. Ça coûtera mille dollars pour envoyer le petit Murray à l’école. Moe, naturellement, aura une bourse. Mais le petit Murray, ce petit génie, Murray, qu’allons-nous faire à son sujet ? J’ai répondu à Fanny de ne pas s’en faire. Envoie Murray à l’école, ai-je dit. Qu’importe mille autres dollars ? Je gagnerai plus d’argent cette année-ci que jamais. Je le ferai pour le petit Murray – parce qu’il est un génie, ce gosse. »

J’aimerais être là quand Fanny ouvrira la malle. « Regarde, Fanny, ça, je l’ai acheté à Budapest à un vieux Juif… Ça, ils le portent en Bulgarie. – c’est pure laine… Ça, ça vient du duc de quelque chose – non, on ne le remonte pas, on le met au soleil… Je veux que tu portes ça, Fanny, quand nous irons à l’Opéra… tu le porteras avec ce peigne que je t’ai montré… et ceci, Fanny, c’est quelque chose que Tania m’a déniché… elle a un peu ton type… »

Et Fanny est assise là, sur le divan, juste comme elle était dans le chromo, avec Moe d’un côté et le petit Murray, Murray, ce génie, de l’autre. Ses jambes grasses sont un peu trop courtes pour toucher le sol. Ses yeux ont un terne éclat de permanganate. Ses seins sont comme des choux rouges mûrs ; ils ballotent un peu quand elle se penche en avant. Mais ce qui est triste en elle, c’est que le jus a été coupé. Elle est là comme une pile usée ; son visage de traviole – il lui faudrait un peu d’animation, un jaillissement soudain de jus pour le remettre d’aplomb. Moldorf saute tout autour devant elle comme un énorme crapaud. Sa chair tremblote. Il glisse, et il lui est difficile de se remettre sur son ventre. Elle le taquine de ses gros orteils. Ses yeux s’exorbitent un peu plus. Encore un coup, Fanny, j’aime ça ! Elle lui donne un bon coup, cette fois… un coup qui lui laisse un creux dans la panse. Son visage est tout près du tapis ; les bajoues se trémoussent dans la laine du tapis. Il s’anime un peu, papillonne, saute de meuble en meuble. Fanny, tu es merveilleuse ! » Il est maintenant assis sur son épaule. Il mordille un petit morceau de son oreille, tout juste un petit bout du lobe où ça ne fait pas mal. Mais elle est toujours morte – pile usée, pas de jus. Il s’affale sur les genoux et reste là, à frémir comme une colique. Il est tout tiède maintenant et impuissant. Son ventre luit comme un soulier verni. Dans l’orbite de ses yeux, une paire de boutons fantaisie… « Déboutonne-moi les yeux, Fanny, je veux mieux te voir ! » Fanny le porte sur le lit et lui verse un peu de cire brûlante sur les yeux. Elle lui met des cercles autour du nombril et un thermomètre dans l’anus. Elle l’arrange et il se remet à trembler. Soudain, le voici rapetissé, complètement disparu. Elle le cherche partout, dans ses propres intestins, partout. Quelque chose la chatouille – elle ne sait pas où exactement. Le lit est plein de crapauds et de boutons. « Fanny, où es-tu ? » Quelque chose la chatouille – elle ne peut pas dire où. Les boutons tombent du lit. Les crapauds montent sur les murs. Ça chatouille et ça chatouille, « Fanny, ôte la cire de mes yeux ! Je veux te regarder ! » Mais Fanny se met à rire, elle se tortille de rire. Elle mourra de rire si elle ne le trouve pas. « Fanny, la malle est pleine de belles choses. Fanny, m’entends-tu ? » Fanny rit, rit comme un gros vers. Son ventre est tout gonflé de rire. Ses jambes bleuissent. « Oh ! mon Dieu, Morris, il y a quelque chose qui me chatouille… Je n’y peux rien ! »