XIII

Quand le froid arriva, la Princesse disparut. Ça commençait à devenir inconfortable, avec tout juste ce petit poêle dans le studio. Le lit était une glacière, et la cuisine ne valait guère mieux. Il y avait juste un tout petit espace autour du poêle où il faisait vraiment chaud. Donc, Macha s’était trouvé un sculpteur qui était châtré. Elle nous en parla avant de nous quitter. Au bout de quelques jours, elle essaya de revenir chez nous, mais Fillmore ne voulut pas en entendre parler. Elle se plaignait que le sculpteur la tînt éveillée toute la nuit, à l’embrasser. Et puis, il n’y avait pas d’eau chaude pour ses lavages. Mais finalement, elle décida que c’était tout aussi bien de ne pas revenir. « Je ne veux plus de ce braquemard à côté de moi, dit-elle. Toujours ce braquemard… ça me rendait nerveuse. Si vous n’aviez été qu’une tapette, je serais restée avec vous. »

Macha partie, nos soirées prirent un caractère différent. Souvent, nous restions assis autour du feu à boire des grogs chauds, et à discuter de la vie, là-bas, aux États-Unis. Nous en parlions comme si nous ne devions jamais y retourner. Fillmore avait un plan de New York qu’il avait fixé au mur ; nous passions des soirées entières à discuter des valeurs relatives de Paris et de New York. Et, inévitablement, se glissait toujours dans nos discussions la figure de Whitman, la seule et unique figure que l’Amérique eût produite dans le cours de sa brève existence. Chez Whitman, le drame américain tout entier prend vie, son passé et son futur, sa naissance et sa mort. Whitman a exprimé tout ce qui a quelque valeur en Amérique, et il n’y a rien d’autre à dire. L’avenir appartient à la machine, aux Robots. Il était le Poète du Corps et de l’Âme, Whitman ! Le premier et le dernier poète. Il est presque indéchiffrable aujourd’hui, monument couvert de hiéroglyphes grossiers, pour lesquels il n’existe point de clé. Il paraît étrange de mentionner son nom en Europe. Car il n’y a pas d’équivalent dans les langues d’Europe pour l’esprit qu’il a immortalisé. L’Europe est saturée d’art et son sol est plein d’ossements et ses musées éclatent de trésors volés, mais ce que l’Europe n’a jamais eu, c’est un esprit libre, sain, ce que vous pourriez appeler un homme. Goethe s’en rapprochait le plus, mais Goethe était un vrai pompier en comparaison. Goethe était un citoyen respectable, un pédant, un raseur, un esprit universel, mais estampillé de la marque de fabrique allemande, avec l’aigle à deux têtes. La sérénité de Goethe, son attitude calme, olympienne, ne sont rien de plus que la stupeur indolente d’une déité bourgeoise allemande. Goethe est la fin de quelque chose, Whitman est un commencement.

Après une discussion de cette nature, je me couvrais pour sortir faire un tour, emmitouflé dans un sweater, un pardessus demi-saison de Fillmore et une cape par-dessus tout ça. Il faisait un froid ignoble, humide, contre lequel il n’est pas d’autre protection que celle d’un esprit solide. On dit que l’Amérique est un pays voué aux extrêmes, et il est vrai que le thermomètre enregistre des degrés de froid qui sont pratiquement inconnus ici ; mais le froid de Paris en hiver est un froid inconnu en Amérique, il est psychologique, il est intérieur aussi bien qu’extérieur. S’il ne gèle jamais ici, il n’y dégèle jamais non plus. Tout comme les gens ont appris à se protéger contre l’invasion de leur domicile privé par leurs hautes murailles, leurs verrous et leurs persiennes, leurs concierges grognons, crasseux et médisants, de même ils ont appris à se protéger contre le froid et l’ardeur d’un climat vigoureux et revigorant. Ils se sont fortifiés : le mot clé est : « protection ». Protection et sécurité. Afin qu’ils puissent pourrir confortablement. Par une nuit d’hiver humide, il n’est pas nécessaire de regarder sur une carte pour découvrir la latitude de Paris. C’est une ville nordique, un avant-poste dressé sur un marécage jonché de crânes et d’ossements. Le long du boulevard, il y a une froide imitation électrique de la chaleur. Tout Va Bien* en rayons ultra-violets, qui font ressembler les clients des cafés Dupont à des cadavres gangrenés. Tout Va Bien ! C’est la devise qui nourrit les mendiants abandonnés, vadrouillant toute la nuit sous la fine averse des rayons violets. Partout où il y a des rayons, il y a un peu de chaleur. On se réchauffe à regarder les salauds, pleins de graisse et bien tranquilles, s’enfiler leurs grogs, ou leurs cafés noirs fumants. Là où sont les lumières, là sont les gens sur les trottoirs, se bousculant, se transmettant un peu de chaleur animale à travers leurs sous-vêtements sales, et par leurs haleines puantes et chargées de malédictions. Il se peut que pour une distance de huit ou dix blocs de maisons il y ait une apparence de gaieté, et puis on retombe dans la nuit, lugubre, ignoble, la nuit noire, pareille à de la graisse gelée dans une soupière. Il y a des blocs et des blocs de taudis déchiquetés, chaque fenêtre fermée hermétiquement, chaque boutique barrée et verrouillée. Kilomètres et kilomètres de prisons de pierre sans la moindre lueur de chaleur ; les chiens et les chats, tous enfermés avec les canaris. Les cafards et les punaises sont eux aussi incarcérés en sécurité. Tout Va Bien ! Si vous n’avez pas le sou, eh bien prenez quelques vieux journaux et faites-vous un lit sur les marches de quelque cathédrale. Les portes sont bien verrouillées, et il n’y aura pas de courant d’air pour vous déranger. Il vaut encore mieux dormir devant les grilles du métro ; là, vous aurez de la compagnie. Regardez-les par une nuit de pluie, couchés là, raides comme des matelas – hommes, femmes, poux, tous pressés les uns contre les autres, et protégés par les journaux contre les crachats de la vermine qui marche sans pattes. Regardez-les sous les ponts, ou sous les hangars des marchés. Comme ils ont l’air vil, comparés aux légumes nets et propres, dressés pour la montre comme des bijoux. Même les carcasses des chevaux, des vaches et des moutons, suspendues aux crochets graisseux ont l’air plus engageantes. Du moins, nous les mangerons demain, et même les intestins serviront à quelque chose. Mais ces mendiants crasseux couchés sous la pluie, à quoi servent-ils ? quel bien peuvent-ils nous faire ? Ils nous font saigner le cœur cinq minutes, et c’est tout !

Oh ! après tout, ce sont là pensées nocturnes provoquées par une promenade sous la pluie après deux mille ans de Christianisme. Du moins, maintenant, les oiseaux sont bien pourvus, et les chats et les chiens. Chaque fois que je passe devant la loge de ma concierge et que je subis le choc glacial de son regard, j’ai un désir insensé d’étrangler tous les oiseaux de la création. Au fond de tout cœur glacé, il y a une goutte ou deux d’amour – juste de quoi nourrir les oiseaux.

Pourtant, je ne puis m’ôter de l’esprit la différence énorme qui sépare les idées de la vie. Dislocation permanente, quoique nous essayions de recouvrir les deux d’une magnifique couverture. Ça ne colle pas. Il faut marier les idées à l’action ; s’il n’y a pas de sexe, pas de vitalité en elles, il n’y a pas d’action. Les idées ne peuvent pas exister seules dans le vide de l’esprit. Les idées sont reliées à la vie : idées du foie, idées des reins, idées interstitielles, etc. Si une idée avait été seule en question, Copernic n’aurait jamais réduit en miettes le macrocosme existant, et Christophe Colomb eût sombré dans la mer des Sargasses. L’esthétique de l’idée produit les pots de fleurs, et les pots de fleurs, on les met sur la fenêtre. Mais s’il n’y a pas de soleil ni de pluie, à quoi bon mettre les pots de fleurs sur la fenêtre ?

Fillmore est plein d’idées sur l’or. Le « mythe » de l’or, dit-il. J’aime le « mythe », et j’aime l’idée de l’or, mais je ne suis pas obsédé par le sujet, et je ne vois pas pourquoi nous ferions des pots de fleurs, même en or. Il me dit que les Français thésaurisent leur or au fond de compartiments étanches, bien au-dessous de la surface de la terre. Il me dit qu’il y a une petite locomotive qui circule dans ces voûtes et ces couloirs souterrains. J’aime énormément cette idée. Un silence profond, ininterrompu, dans lequel l’or roupille doucement à une température de 17 degrés centigrades 1/4. Il me dit qu’une armée travaillant quarante-six jours et trente-sept heures ne suffirait pas pour compter tout l’or qui est enterré sous la Banque de France, et qu’il y a une réserve pour les fausses dents, les bracelets, les alliances, etc. Des réserves de nourriture pour durer au moins quatre-vingts jours, et un lac au-dessus de tout cet or entassé pour résister au choc des explosifs les plus violents. L’or, dit-il, tend à devenir de plus en plus invisible, un mythe, et plus de dévalorisation ! Bravo ! Je me demande ce qui arrivera au monde quand nous serons écartés de l’étalon or pour les idées, les vêtements, la morale, etc. L’étalon or de l’amour !

Jusqu’à présent, mon idée en collaborant avec moi-même, a été de m’écarter de l’étalon or de la littérature. En peu de mots, mon idée a été de présenter une résurrection des émotions, de dépeindre la conduite d’un être humain dans la stratosphère des idées, c’est-à-dire, sous l’empire du délire. De peindre un être présocratique, une créature mi-chèvre, mi-Titan. Bref, d’ériger un monde sur la base de l’omphalos, et non sur une idée abstraite clouée à une croix. Çà et là, vous avez pu rencontrer des statues négligées, des oasis encore non cultivées, des moulins à vent oubliés par Cervantès, des rivières qui coulent vers l’amont, des femmes avec cinq ou six seins rangés longitudinalement le long du buste. (Écrivant à Gauguin Strandberg disait : « J’ai vu des arbres que ne retrouverait aucun botaniste, des animaux que Cuvier n’a jamais soupçonnés et des hommes que vous seul avez pu créer*. »)

Quand Rembrandt monta au pair, il fut enfoui avec les lingots d’or et le pemmican et les lits portatifs. L’or est un mot nocturne qui appartient à l’esprit chthonien il y a du rêve et du mythe en lui. Nous revenons à l’alchimie, à cette fausse sagesse alexandrine qui a produit nos symboles gonflés d’air. La réelle sagesse c’est d’être emmagasiné dans les antres souterrains par les avares du savoir. Le jour vient où on tournera en rond au milieu des airs avec des magnétiseurs pour trouver un morceau de minerai il faudra aller à dix mille pieds de haut avec une paire d’instruments – sous une latitude glacée de préférence – et établir une communication télépathique avec les entrailles de la terre et les ombres des morts. Plus de Klondikes. Plus de bonace. Il faudra apprendre à chanter et à cabrioler un peu, à lire le zodiaque et à examiner ses propres entrailles. Tout l’or qui est fourré dans les poches de la terre, il faudra l’extraire à nouveau ; tout ce symbolisme devra être à nouveau tiré des entrailles de l’homme. Mais d’abord, il faudra perfectionner les instruments. D’abord, il sera nécessaire d’inventer de meilleurs aéroplanes, de distinguer d’où vient le bruit et non perdre la boule parce que vous aurez entendu une explosion sous votre cul. Et secondement, il sera nécessaire de s’adapter aux couches froides de la stratosphère, de devenir un poisson à sang froid de l’air. Pas de respect. Pas de piété. Pas de nostalgie. Pas de regrets. Pas d’hystérie. Par-dessus tout, comme dit Philippe Datz – « Pas de découragement »

Ce sont là pensées ensoleillées inspirées par un vermouth-cassis sur la place de la Trinité. Un samedi après-midi, avec un livre succès-raté entre les mains. Tout nage dans un muco-pus divin. La boisson me laisse un goût amer d’herbe à la bouche, la lie de notre grande civilisation occidentale, qui va pourrissant maintenant comme les orteils des saints. Des femmes défilent – par régiments – toutes balançant leurs fesses devant moi ; les carillons sonnent, et les autobus remontent la chaussée, se bousculant les uns les autres. Le garçon essuie la table avec un torchon sale tandis que la patronne chatouille la caisse automatique avec une allégresse diabolique. Un air absent sur mon visage, abruti, vague dans l’acuité, attaché aux fesses qui me frôlent. Dans le beffroi en face, un bossu frappe avec un maillet d’or et les pigeons poussent des cris aigus d’alarme. J’ouvre le livre – le livre que Nietzsche appelait « le meilleur livre allemand qui soit » – et il dit :

« Les hommes deviendront plus habiles et plus rusés ; mais pas meilleurs, ni plus heureux, ni plus forts dans l’actionou du moins seulement à certaines époques. Je prévois le temps où Dieu n’aura plus de joie en eux, mais détruira toute chose pour une nouvelle création. Je suis certain que tout est prévu pour cette fin, et que le temps et l’heure dans le lointain avenir où se produira cette rénovation sont déjà fixés. Mais un long temps s’écoulera auparavant, et nous pouvons encore pour des milliers et des milliers d’années nous amuser sur cette chère vieille terre. »

Bravo ! Du moins, il y a un siècle, se trouvait un homme à la vision assez claire pour voir que le monde était foutu. Notre monde occidental ! Quand je vois ces hommes et ces femmes s’agitant sans but derrière les murs de leur prison, bien à l’abri, bien reclus pendant quelques heures fugitives, je suis épouvanté par le potentiel de drame encore inclus dans ces faibles corps. Derrière ces murs gris, se trouvent les étincelles humaines, et pourtant jamais un incendie ne se déclare. Sont-ce là des hommes et des femmes, me demandé-je, ou bien sont-ce des ombres, des ombres de marionnettes tirées par d’invisibles ficelles ? Elles se meuvent apparemment sans contrainte, mais n’ont nulle part où aller. Dans un seul royaume elles sont libres et peuvent vagabonder en liberté – mais elles n’ont pas encore appris à prendre l’essor. Jusqu’à présent, il n’est point de rêve qui ait pris l’essor. Pas un seul homme n’est venu au monde assez léger, assez gai, pour quitter la terre ! Les aigles qui ont fait claquer leurs puissantes ailes pendant quelque temps se sont écrasés sur la terre. Ils nous ont donné le vertige avec le battement et le ronflement de leurs ailes. Restez sur la terre, ô aigles de l’avenir ! Les deux ont été explorés et ils sont vides. Et ce qui gît sous la terre est vide aussi, empli seulement d’ossements et d’ombres. Restez sur la terre, et nagez donc encore quelques centaines de milliers d’années !

Et maintenant il est trois heures du matin, et nous avons un couple de traînées ici, qui font des sauts périlleux sur le plancher. Fillmore circule tout nu, un gobelet à la main, et sa panse est tendue comme une peau de tambour, dure comme une fistule. Tout le pernod et le champagne et le cognac et l’anjou qu’il a ingurgités depuis trois heures de l’après-midi gargouille dans son bide comme un égout. Les poules collent leurs oreilles contre son ventre comme sur une boîte à musique. Ouvrez-lui la bouche avec un crochet à bottines, et glissez un jeton dans la fente. Quand l’égout gargouille, j’entends les chauve-souris s’envoler du beffroi et le rêve glisse dans l’artifice…

Les poules se sont déshabillées et nous examinons le parquet pour nous assurer qu’elles ne vont pas se planter des épines dans le cul ! Elles portent encore leurs bottines à haut talons. Mais le cul ! Le cul est usé, gratté, passé au papier-verre, lisse, dur, brillant comme une boule de billard ou comme le crâne d’un lépreux. Sur le mur, le portrait de Mona ; elle fait face au Nord-Est, en ligne avec Cracovie écrit à l’encre verte. À sa gauche, la Dordogne, cerclée d’un coup de crayon rouge. Soudain, j’aperçois une fente noire et poilue devant moi, enchâssée dans une boule de billard brillante et polie ; les jambes me serrent comme une paire de ciseaux. Un regard à cette blessure noire et béante, et une profonde fissure s’entrouvre dans mon cerveau ; tous les souvenirs, toutes les images que j’avais laborieusement ou distraitement assorties, étiquetées, rangées, classées, scellées et marquées font irruption pêle-mêle comme des fourmis qui jaillissent d’une crevasse dans la chaussée ; le monde cesse sa révolution, le temps s’arrête, l’enchaînement même de mes rêves se disloque et se dissout, et mes entrailles s’épandent en un immense flux schizophrénique, évacuation qui me laisse face à face avec l’absolu. Je revois les grandes matrones aux membres épandus de Picasso, les seins couverts d’araignées, leur légende profondément enfouie dans le labyrinthe. Et Molly Bloom étendue sur un matelas maculé pour l’éternité. Sur la porte du cabinet, des membres virils à la craie rouge, et la madone chantonne au diapason de la douleur. J’entends un rire déchaîné, hystérique, pièce bondée de fous à la mâchoire contractée, et le corps qui était noir luit comme du phosphore. Rire sauvage, sauvage, absolument incoercible, et cette fente se rit de moi aussi, se rit à travers ses moustaches de mousse, rire qui plisse la surface brillante et polie de la boule de billard. Grande putain et mère de l’homme avec du gin dans les veines. Mère de toutes les prostituées, araignée qui nous roule dans sa tombe logarithmique, insatiable, démon dont le rire me déchire. J’abaisse mon regard dans ce cratère effondré, monde perdu sans laisser de traces, et j’entends les cloches carillonner, deux nonnes sur la place Stanislas avec l’odeur du beurre rance sous leurs robes, manifeste jamais imprimé parce qu’il pleuvait, guerre livrée pour avancer la cause de la chirurgie plastique, le prince de Galles volant autour du monde pour décorer les tombes des héros inconnus. Toutes les chauves-souris s’envolant du beffroi, causes perdues ; tous les « Allez-hop ! » gémissements diffusés des tranchées privées des damnés. De cette blessure noire et béante, cloaque de l’abomination, berceau des cités aux noirs essaims où la musique des idées se noie dans la graisse froide, de ces utopies strangulées un clown est né, un être partagé entre la beauté et la laideur, entre la lumière et le chaos, un clown qui, lorsqu’il abaisse son regard oblique est Satan lui-même, et qui lorsqu’il regarde vers le ciel voit un ange beurré, escargot ailé…

Quand j’abaisse mon regard vers cette fente, je vois un signe d’équation, le monde mis avec le signe « égale », un monde réduit à zéro, et pas de trace de reste. Pas le zéro sur lequel Van Norden a tourné sa torche électrique, pas la fente vide de l’homme prématurément déçu, mais un zéro arabe plutôt, le signe duquel jaillissent d’infinis mondes mathématiques, le point d’appui qui équilibre les étoiles et les rêves légers et les machines plus légères que l’air et les membres poids plume et les explosifs qui les ont produits. J’aimerais pénétrer dans cette fente jusqu’aux yeux, et les faire rouler férocement, chers yeux métallurgiques, chers yeux fous. Quand les yeux rouleront, alors j’entendrai de nouveau les mots de Dostoïevski, je les entendrai courir page après page, portant l’observation la plus minutieuse, l’introspection la plus folle, avec toutes les demi-teintes de la misère, tantôt légèrement posées, tantôt avec humour, tantôt gonflées jusqu’au tonnerre de l’orgue, jusqu’à ce que le cœur éclate et qu’il ne reste rien qu’une lumière aveuglante, brûlant les yeux, la lumière radieuse qui charrie dans l’espace la semence féconde des astres. Histoire de l’art dont les racines baignent dans le carnage.

Quand j’abaisse les yeux vers cette vulve de putain tant de fois bourriquée, je sens le monde entier sous mes pieds, un monde branlant et croulant, un monde usé jusqu’à la corde et poli comme le crâne d’un lépreux. S’il y avait un homme qui osât dire tout ce qu’il a pu penser de ce monde, il ne lui resterait pas un pouce carré de terrain pour s’y tenir. Quand un homme apparaît, le monde l’écrase et lui rompt l’échine. Il reste toujours trop de piliers pourris debout, trop d’humanité infectée pour que l’homme puisse fleurir. La superstructure est un mensonge, et la fondation une énorme peur haletante. Si de siècle en siècle paraît un homme avec un regard désespéré, avide, dans les yeux, un homme qui mettrait le monde sens dessus dessous afin de créer une nouvelle race, l’amour qu’il apporte au monde est changé en bile et devient un fléau. Si de temps en temps nous rencontrons des pages qui font explosion, des pages qui déchirent et meurtrissent, qui arrachent des gémissements, des larmes et des malédictions, sachez qu’elles viennent d’un homme acculé au mur, un homme dont les mots constituent la seule défense, et ses mots sont toujours plus forts que le poids mensonger et écrasant du monde, plus forts que tous les chevalets et toutes les roues que les poltrons inventent pour écraser le miracle de la personnalité. Si un homme osait jamais traduire tout ce qui est dans son cœur, nous mettre sous le nez ce qui est vraiment son expérience, ce qui est vraiment sa vérité, je crois alors que le monde s’en irait en pièces, qu’il sauterait en mille miettes, et aucun Dieu, aucun accident, aucune volonté ne pourraient jamais rassembler les morceaux, les atomes, les éléments indestructibles qui ont servi à faire le monde.

Dans les quatre siècles révolus depuis l’apparition de la dernière âme dévorante, depuis le dernier homme à connaître le sens de l’extase, il y a eu un déclin constant et régulier de l’homme dans l’art, dans la pensée, dans l’action. Le monde est foutu il n’en reste pas un pet de lapin. Qui donc de ceux qui ont l’œil avide et désespéré peut avoir le plus infime respect pour ces gouvernements existants, ces lois, ces codes, ces principes, ces idéaux, ces idées, ces totems et ces tabous ? Si quelqu’un savait ce que signifie lire l’énigme de cette chose que l’on appelle aujourd’hui une « fente » ou un « trou », si quelqu’un avait le moindre sentiment de mystère au sujet des phénomènes que l’on étiquette « obscènes », le monde s’ouvrirait en deux. C’est l’horreur obscène, l’aspect desséché, enculé des choses, qui fait que cette civilisation insensée ressemble à un cratère. C’est le grand gouffre, gueule béante du néant, que les esprits créateurs et les mères de la race portent entre leurs jambes. Quand un esprit avide et désespéré apparaît et fait couiner les cobayes, c’est parce qu’il sait où mettre le câble à haute tension du sexe, parce qu’il sait que sous la dure carapace de l’indifférence se cache la plaie hideuse, la blessure inguérissable. Et il met le câble chargé bien entre les jambes ; il frappe en dessous de la ceinture, il enflamme les tripes même. Rien ne sert de mettre des gants de caoutchouc tout ce qui peut être froidement et intellectuellement manipulé appartient à la carapace, et un homme qui brûle de créer plonge toujours au-dessous, vers la blessure ouverte, vers l’horreur obscène et infectée. Il accroche sa dynamo aux parties les plus tendres ; s’il n’en sort que du sang et du pus, c’est quelque chose. Le cratère desséché et enfilé est obscène. Plus obscène que tout est l’inertie. Plus blasphématoire que le juron le plus sanglant est la paralysie. S’il ne reste qu’une seule blessure béante, il faut qu’elle coule, dût-elle produire rien d’autre que crapauds, chauves-souris et homunculi.

Toute chose est contenue dans une seconde qui est consommée ou non consommée. La terre n’est pas un plateau aride de santé et de confort, mais une grande femelle aux membres étendus avec un torse de velours qui s’enfle et se soulève avec les vagues de l’océan ; elle frémit sous un diadème de sueur et d’angoisse. Nue et forte de son sexe, elle roule parmi les nuages dans la lumière violette des astres. Tout en elle, depuis ses seins généreux jusqu’à ses cuisses étincelantes, flamboie d’une ardeur furieuse. Elle se meut parmi les saisons et les années avec un grand « Allez-hop ! » qui saisit le torse d’un paroxysme de rage qui fait tomber les toiles d’araignées du ciel ; elle retombe sur son orbite pivotal avec des frémissements volcaniques. Elle est pareille à une biche parfois, une biche qui serait prise au piège et qui attend, le cœur battant que les cymbales retentissent et que les chiens donnent de la voix. Amour et haine, désespoir, pitié, rage, dégoût – que sont ces choses parmi les fornications des planètes ? Qu’est la guerre, la maladie, la terreur, quand la nuit offre l’extase de myriades de soleils flamboyants ? Qu’est-ce donc que cette paille remâchée dans votre sommeil si elle n’est pas le souvenir des meurtrissures des crocs du serpent et des amas de constellations ?

Elle me disait souvent, Mona, dans ses crises d’exaltation : « Tu es un grand être humain », et bien qu’elle m’ait laissé ici pour y périr, bien qu’elle ait creusé sous mes pieds un grand gouffre hurlant de vide, les mots qui gisent au fond de mon âme bondissent et illuminent les ombres au-dessous de moi. Je suis quelqu’un qui a été perdu dans la foule, à qui les lumières qui fusent ont donné le vertige, un zéro qui a tout vu autour de lui tourné en dérision. Ont passé près de moi des hommes et des femmes allumés de soufre, des portiers en livrée de calcium ouvrant la gueule de l’enfer, la renommée portée par des béquilles, nanifiée par les gratte-ciel, broyée jusqu’au néant par les bouches hérissées des machines. J’ai marché entre les bâtiments géants vers le frais de la rivière et j’ai vu les lumières jaillir entre les côtes des squelettes comme des fusées. Si j’étais vraiment un « grand être humain », comme elle disait, que voulait dire alors cet abrutissement baveux que j’avais autour de moi ? J’étais un homme avec un corps et une âme, j’avais un cœur qui n’était pas protégé par une voûte d’acier. J’avais des moments d’extase et je chantais avec des étincelles brûlantes. Je chantais l’Équateur, ses jambes aux plumes rouges et les îles qui s’en vont à perte de vue. Mais personne n’entendait. Un coup de canon qu’on tire à travers le Pacifique se perd dans l’espace parce que la terre est ronde et que les pigeons volent la tête en bas. Je l’ai vue me regarder à travers la table avec des yeux devenus l’image du chagrin ; la douleur gagnant en profondeur s’aplatissait le nez contre ses vertèbres ; la moelle barattée jusqu’à la pitié était devenue liquide. Elle était légère comme un cadavre qui flotte sur la mer Morte. Ses doigts saignaient d’angoisse et le sang se changeait en bave. Avec l’aube mouillée vint le tintement des cloches et le long des fibres de mes nerfs les cloches jouaient sans arrêt et leurs battants pilaient dans mon cœur et retentissaient avec une malice de fer. Étrange que les cloches tintent ainsi, mais plus étrange encore cet éclatement du corps, cette femme changée en nuit et ses larves de mots rongeant à travers le matelas. Je me mouvais sous l’Équateur, j’entendais le rire hideux de la hyène aux mâchoires vertes, je voyais le chacal à la queue soyeuse et le léopard tacheté, tous laissés dans le jardin du Paradis terrestre. Et alors son chagrin s’élargit, comme l’avant d’un dreadnought et le poids de son naufrage submergea mes oreilles. Remous de vase et glissements de saphirs, s’écoulant le long des neurones gris, et spectre effiloché et les plats-bords plongeant. À pas aussi feutrés que le lion, j’entendis les affûts de canon tourner, je les vis vomir et baver ; le firmament s’affaissa et tous les astres devinrent noirs. L’océan noir saignait et les astres accroupis proliféraient des nœuds de chair fraîche-gonflée tandis que dans le ciel les oiseaux tournoyaient et du firmament halluciné tombait la balance et le pilon et le mortier et tes yeux bandés ô Justice ! Tout ce qu’on vous raconte ici se meut avec des pieds imaginaires le long des parallèles de planètes moribondes ; tout ce qu’on voit avec l’orbite vide éclate comme les fleurs de l’herbe. Du néant surgit le signe de l’infini ; au creux des spirales éternellement ascendantes lentement sombre le gouffre béant. La terre et l’eau font des nombres en se joignant, poème écrit avec de la chair, et plus fort que l’acier ou le granit. À travers la nuit sans fin la terre tourbillonne vers une création inconnue…

Aujourd’hui, je suis sorti d’un sommeil profond avec des malédictions joyeuses sur les lèvres, avec ma langue baragouinant, répétant comme une litanie – « Fay ce que vouldras !… Fay ce que vouldras! Fais n’importe quoi, mais qu’il en sorte de la joie ! Fais n’importe quoi, mais que cela donne l’extase ! Tant de choses grouillent dans ma tête quand je me dis cela : images, des gaies, des terribles, des affolantes, le loup et la chèvre, l’araignée, le crabe, la syphilis avec ses ailes étendues et la porte du vagin toujours sans loquet, toujours ouverte, prête comme la tombe. Luxure, crime, sainteté : la vie de mes chers adorés, les échecs de mes chers adorés, les mots qu’ils ont laissés derrière eux, les mots qu’ils ont laissés inachevés ; le bien qu’ils ont entraîné après eux et le mal, le chagrin, la discorde, la rancœur, la lutte qu’ils ont créés. Mais par-dessus tout, l’extase !

Des choses, certaines choses à propos de mes vieilles idoles me font monter les larmes aux yeux : les interruptions, le désordre, la violence, par-dessus tout la haine qu’elles ont suscitée. Quand je pense à leurs difformités, aux styles monstrueux qu’elles choisissaient, à la flatulence et à l’ennui de leurs besognes, au chaos et à la confusion dans lesquels elles se vautraient, aux obstacles qu’elles ont accumulés sur elles-mêmes, je sens venir une exaltation. Elles baignaient toutes dans leur propre fumier. Tous des hommes qui « sur-faisaient ». Cela est si vrai que je suis presque tenté de dire : « Montrez-moi un homme qui “surfait”, et je vous montrerai un grand homme ! » Ce qu’on appelle leur « exagération » est mon aliment : c’est le signe de la lutte, c’est la lutte elle-même avec les fibres qui s’y agrippent, l’aura et l’ambiance de l’esprit discordant. Et quand vous me montrerez quelqu’un qui s’exprime à la perfection, je ne dirai pas qu’il n’est pas grand, mais je dirai que je ne suis pas séduit… Il me manque les défauts qui me rassasient. Quand je pense que la tâche que l’artiste assume implicitement est de renverser les valeurs existantes, de faire du chaos qui l’entoure un ordre qui soit le sien, de semer la lutte et le ferment si bien que par la détente émotive ceux qui sont morts puissent être rendus à la vie, alors je cours avec joie vers les grands qui sont imparfaits, leur confusion me nourrit, leur balbutiement est musique divine à mes oreilles. Je vois dans les pages magnifiquement boursouflées qui font suite aux interruptions, je vois qu’ils ont rayé les mesquines intrusions, les marques de pas sales, si l’on peut dire, des lâches, des menteurs, des voleurs, des vandales, des calomniateurs. Je vois dans les muscles gonflés de leurs gorges lyriques l’effort étourdissant qu’il faut faire pour lancer la roue, pour reprendre l’allure là où l’on s’est arrêté. Je vois que derrière les ennuis et les intrusions quotidiens, derrière la malice mesquine et clinquante des faibles et des inertes, se dresse le symbole du pouvoir décevant de la vie, et que celui qui veut créer l’ordre, celui qui veut semer la lutte et la discorde, parce qu’il est tout imbu de volonté, un tel homme se doit d’être conduit encore et encore au bûcher et au gibet. Je vois que derrière la noblesse de ses gestes se tapit le spectre du ridicule de tout ça – je vois qu’il n’est pas seulement sublime, mais encore absurde.

J’ai cru autrefois que le but le plus élevé qu’un homme se pouvait proposer était d’être humain, mais je vois maintenant que ce but n’avait d’autre raison d’être que de me détruire. Aujourd’hui, je suis fier de dire que je suis inhumain, que je n’appartiens ni aux hommes ni aux gouvernements, que je n’ai rien à faire avec les croyances et les principes. Je n’ai rien à faire avec la machinerie grinçante de l’humanité – j’appartiens à la terre ! Je le dis couché sur mon oreiller et je peux sentir les cornes qui germent à mes tempes. Je vois autour de moi tous ces ancêtres timbrés qui sont les miens dansant autour du lit, me consolant, m’éperonnant, me cinglant de leurs langues de serpent, ricanant et louchant vers moi de leurs crânes tapis. Je suis inhumain ! Je le dis avec une grimace folle et hallucinée, et je continuerai de le dire, dût-il pleuvoir des crocodiles ! Derrière mes mots se trouvent tous ces crânes ricanant, louchant, tapis, les uns morts ayant un vieux rictus, d’autres ricanant comme s’ils avaient la mâchoire nouée, d’autres ricanant d’une grimace de sourire, avant-goût et regain de ce qui éternellement arrive. Plus clair que tout je vois mon propre crâne ricanant, je vois le squelette qui danse dans le vent, des serpents qui sortent de la langue pourrie et les pages boursouflées d’extase souillées d’excréments. Et je joins mon limon, mes excréments, ma folie, mon extase, au grand circuit qui circule à travers les voûtes souterraines de la chair. Toute cette vomissure gratuite, dont on ne veut pas, vomissure d’ivrogne, coulera sans fin à travers les esprits de ceux qui viendront dans l’inépuisable vaisseau qui contient l’histoire de la race. Côte à côte avec la race humaine, coule une autre race d’individus, les inhumains, la race des artistes qui, aiguillonnés par des impulsions inconnues, prennent la masse amorphe de l’humanité et, par la fièvre et le ferment qu’ils lui infusent, changent cette pâte détrempée en pain et le pain en vin et le vin en chansons. De ce compost mort et de ces scories inertes ils font lever un chant qui contamine. Je vois cette autre race d’individus mettre l’univers à sac, tourner tout sens dessus dessous, leurs pieds toujours pataugeant dans le sang et les larmes, leurs mains toujours vides, toujours essayant de saisir, d’agripper l’au-delà, le Dieu hors d’atteinte massacrant tout à leur portée afin de calmer le monstre qui ronge leurs parties vitales. Je vois que lorsqu’ils s’arrachent les cheveux de l’effort de comprendre, de saisir l’à-jamais inaccessible, je vois que lorsqu’ils mugissent comme des bêtes affolées et qu’ils éventrent de leurs griffes et de leurs cornes, je vois que c’est bien ainsi, et qu’il n’y a pas d’autre voie. Un homme qui appartient à cette race doit se dresser sur les sommets, le charabia à la bouche, et se déchirer les entrailles. C’est bien et c’est juste, parce qu’il le faut ! Et tout ce qui reste en dehors de ce spectacle effrayant, tout ce qui est moins terrifiant, moins épouvantable, moins fou, moins délirant, moins contaminant, n’est pas de l’art. Tout le reste est contrefaçon. Le reste est humain. Le reste appartient à la vie et à l’absence de vie.

Quand je pense à Stavroguine, par exemple, je pense à quelque monstre divin dressé sur un sommet, et qui nous jette ses entrailles lacérées. Dans Les Possédés la terre tremble : ce n’est pas la catastrophe qui s’abat sur l’individu imaginatif, mais un cataclysme dans lequel une vaste portion de l’humanité est ensevelie, effacée à jamais. Stavroguine était Dostoïevski, et Dostoïevski était la somme de toutes ces contradictions qui paralysent un homme ou le conduisent jusqu’aux sommets. Il n’y avait pas de monde trop bas qu’il n’y entrât, pas d’endroit trop haut qu’il craignît d’y monter. Il parcourait toute la gamme, des abîmes jusqu’aux étoiles. Dommage que nous n’ayons plus jamais l’occasion de voir un homme placé au cœur même du mystère, qui, par les éclairs qu’il jette, illuminerait pour nous la profondeur et l’immensité des ténèbres.

Aujourd’hui, j’ai conscience de ma lignée. Je n’ai pas besoin de consulter mon horoscope ni ma carte généalogique. Ce qui est écrit dans les étoiles ou dans mon sang, je n’en sais rien. Je sais que je jaillis des fondateurs mythologiques de la race. L’homme qui porte la dive bouteille à ses lèvres, le criminel qui s’agenouille sur la place du Marché, l’innocent qui découvre que tous les cadavres sans exception puent, le fou qui danse le tonnerre entre les mains, le moine qui soulève les pans de son froc pour pissoter sur le monde, le fanatique qui met les bibliothèques à sac afin de trouver le Verbe – tous sont fondus en moi, tous produisent ma confusion, mon extase. Si je suis inhumain, c’est parce que mon univers a débordé par-dessus ses frontières humaines, parce que n’être qu’humain me paraît une si pauvre, une si piètre, une si misérable affaire, limitée par les sens, restreinte par les systèmes moraux et les codes, définie par les platitudes et les « ismes ». Je verse le jus de la grappe au fond de mon gosier et j’y trouve la sagesse, mais ma sagesse n’est pas née de la grappe, mon ivresse ne doit rien au vin…

Je veux faire le tour de ces hautes chaînes de montagnes arides où l’on meurt de soif et de froid, de cette histoire « extra-temporelle », de cet absolu du temps et de l’espace, où l’on ne trouve ni homme ni bête, ni plante, où l’on va fou de solitude, avec un langage qui n’est que mots, où tout est décroché, débrayé, hors de prise avec le temps. Je veux un monde d’hommes et de femmes, d’arbres qui ne parlent pas (parce qu’il y a trop de bavardage dans le monde comme il est), de fleuves qui vous apportent des pays, non des rivières qui soient des légendes, mais des fleuves qui vous mettent en contact avec des hommes et des femmes, avec l’architecture, la religion, les plantes, les animaux – des fleuves avec des embarcations dessus, des fleuves dans lesquels des hommes se noient, se noient non pas dans les mythes et les légendes et les livres et la poussière du passé, mais dans le temps et dans l’espace et dans l’histoire. Je veux des fleuves qui fassent des océans comme Shakespeare et Dante, des fleuves qui ne tarissent pas dans le vide du passé. Oui, des océans ! Qu’on nous donne d’autres océans, de nouveaux océans, des océans qui créent de nouvelles formations géologiques, de nouvelles perspectives topographiques, et des continents étranges et terrifiants, des océans qui détruisent et préservent en même temps, des océans sur lesquels naviguer, prendre le large vers de nouvelles découvertes, de nouveaux horizons. Ayons encore des océans, encore des soulèvements, des guerres, des holocaustes ! Ayons un monde d’hommes et de femmes avec des dynamos entre les jambes, un monde de fureur naturelle, de passion, d’action, de drame, de rêves, de folie, un monde qui produise l’extase et non des pets de lapin ! Je crois qu’aujourd’hui plus que jamais on doit rechercher un livre même s’il n’a qu’une seule belle page : nous devons rechercher les fragments, les éclats, les rognures d’ongles, bref tout ce qui peut contenir un peu de minerai, tout ce qui est capable de ressusciter le corps et l’âme.

Il se peut que nous soyons condamnés, qu’il n’y ait aucun espoir pour nous, pour personne d’entre nous, mais s’il en est ainsi, entonnons un dernier hurlement, hurlement de souffrance atroce, à glacer le sang, un cri déchirant de défi, un cri de guerre ! Au diable les lamentations ! Au diable les élégies et les chants funèbres ! Au diable les biographies et les histoires, les bibliothèques et les musées ! Que les morts dévorent les morts ! Nous les vivants, dansons sur le bord du cratère, dansons une dernière danse d’agonie ! Mais que ce soit une danse !

« J’aime tout ce qui coule », dit le grand Milton aveugle de notre temps. Je pensais à lui ce matin quand je me suis éveillé avec un grand cri sanglant de joie : je pensais à ses fleuves et à ses arbres et à tout ce monde de la nuit qu’il est en train d’explorer. Oui, me disais-je, moi aussi j’aime tout ce qui coule : les fleuves, les égouts, la lave, le sperme, le sang, la bile, les mots, les phrases. J’aime le liquide amniotique quand la poche des eaux se crève, j’aime le rein avec ses calculs douloureux, sa gravelle et je ne sais quoi ; j’aime l’urine qui jaillit brûlante, et j’aime la blennorragie qui s’écoule indéfiniment ; j’aime les mots des hystériques et les phrases qui coulent comme la dysenterie et reflètent toutes les images des maladies de l’âme ; j’aime les grands fleuves comme l’Amazone et l’Orinoco, où des hommes timbrés comme Moravagine vont flottant à travers rêve et légende sur un canot et se noient aux bouches aveugles du fleuve. J’aime tout ce qui coule, même le flux menstruel qui emporte les œufs non fécondés. J’aime les écritures qui coulent, qu’elles soient hiératiques, ésotériques, perverses, polymorphes ou unilatérales. J’aime tout ce qui coule, tout ce qui porte en soi le temps et le devenir, tout ce qui nous ramène au commencement où ne se trouve point de fin la violence des prophètes, l’obscénité qui est extase, la sagesse des fanatiques, le prêtre avec sa litanie gommeuse, les mots ignobles de la putain, la salive qui s’écoule dans le ruisseau de la rue, le lait du sein et le miel amer qui coule de la matrice, tout ce qui est fluide, tout ce qui se fond, tout ce qui est dissous et dissolvant, tout le pus et la saleté qui en coulant se purifient, tout ce qui perd le sens de son origine, tout ce qui parcourt le grand circuit vers la mort et la dissolution. Le grand désir incestueux est de continuer à couler, ne faire qu’un avec le temps, et fondre ensemble la grande image de l’au-delà avec « ici et maintenant ». Désir infatué, désir de suicide, constipé par les mots et paralysé par la pensée.