XV
Je ne réussis à m’échapper du pénitencier qu’au printemps, et encore ce ne fut que par un heureux hasard. Un télégramme de Carl m’informa un jour qu’il y avait une vacance à la rédaction ; il ajoutait qu’il m’enverrait l’argent du billet de retour si je me décidais à accepter. Je répondis aussitôt par télégramme, et dès que le fric arriva, je les mis en vitesse vers la gare. Pas un mot à M. le Proviseur ou à n’importe qui. On appelle ça filer à l’anglaise !
Je me rendis immédiatement à l’hôtel, au I bis, dans la chambre de Carl. Il vint à la porte complètement à poil. C’était sa nuit de campo, et il y avait une poule dans son lit comme d’habitude. « Fais pas attention à elle, dit-il, elle roupille. Si tu as besoin de tirer un coup, tu peux y aller. Elle n’est pas mal. » Et il renverse les couvertures pour me la montrer. Cependant, je ne pensais pas à tirer un coup tout de suite. J’étais trop excité. Exactement comme quelqu’un qui vient de s’échapper de prison. Je voulais voir et entendre des choses. Venir de la gare me fut comme un long rêve. Il me semblait que j’avais été absent des années.
Il me fallut m’asseoir et examiner longuement la pièce : alors je me rendis compte que j’étais revenu à Paris. C’était bien la chambre de Carl, pas d’erreur possible là-dessus. Cage à écureuil et chiotte tout à la fois. Il y avait à peine de la place sur la table pour la machine portative dont il usait. C’était toujours comme ça, qu’il eût une poule ou non. Toujours un dictionnaire ouvert posé sur un volume de Faust doré sur tranches, toujours une blague à tabac, un béret, une bouteille de vin rouge, des lettres, des manuscrits, des aquarelles, de vieux journaux, une théière, des chaussettes sales, des cure-dents, des sels Kruschen, des capotes anglaises, etc. Dans le bidet des pelures d’orange, et les restes d’un sandwich au jambon.
« Il y a de quoi bouffer dans le placard, dit-il, sers-toi ! J’allais justement me faire une injection. »
Je trouvai le sandwich dont il parlait, et un morceau de fromage qu’il avait un peu grignoté. Tandis qu’il était assis sur le rebord de son lit, à se fourrer sa dose d’argyrol, je me fis descendre dans l’estomac le sandwich et le fromgi à l’aide d’un peu de vin.
« J’ai bien aimé cette lettre que tu m’as écrite sur Goethe, me dit-il, s’essuyant la queue avec un caleçon sale. Je vais te montrer la réponse dans une minute – je la mets dans mon livre. L’ennui, c’est que tu n’es pas allemand. Il faut être allemand pour comprendre Goethe. Merde ! Je ne vais pas t’expliquer tout ça maintenant. Je l’ai tout mis dans mon livre… À propos, j’ai une nouvelle poule en ce moment – pas celle-là, celle-là est une idiote. Du moins, je l’avais jusqu’à il y a quelques jours. Je ne suis pas sûr si elle reviendra ou non. Elle a habité avec moi pendant tout le temps que tu étais absent. L’autre jour, ses parents sont venus et l’ont emmenée. Ils disent qu’elle n’a que quinze ans. Tu imagines ça ? Ils m’ont foutu une de ces trouilles ! »
Je me mets à rire. C’était bien de Carl de se fourrer dans un pareil pétrin.
« Pourquoi rigoles-tu ? dit-il. Je suis passible de prison pour un truc comme ça ! Heureusement que je lui ai pas foutu un gosse. Et c’est marrant, n’empêche, parce qu’elle a jamais pris de précautions. Mais sais-tu ce qui m’a sauvé ? Du moins, je le crois. C’est Faust ! Parfaitement ! Son vieux l’a vu par hasard sur la table. Il m’a demandé si je comprenais l’allemand. De fil en aiguille, avant que je m’en aperçoive, le voilà qui jette un coup d’œil dans mes livres. Par chance, j’avais aussi un Shakespeare ouvert. Ça l’a impressionné le tonnerre. Il a dit que j’étais évidemment un type très “sérieux”.
— Et la fille ? qu’est-ce qu’elle a dit, elle ?
— Elle avait une frousse du diable. Comprends-tu, elle avait une petite montre en venant ici ; avec toutes ces émotions, nous n’avons pas pu retrouver la montre, et sa mère la voulait à tout prix, sinon, elle appelait la police, disait-elle. Tu vois comment sont les choses ici : j’ai tout mis sens dessus dessous – mais pas de putain de montre ! La mère était furieuse. Elle me plaisait beaucoup, malgré ça. Elle était même bien mieux foutue que la fille. Tiens ! Je vais te montrer une lettre que j’ai commencée pour elle… J’ai le béguin.
— Quoi ! pour la mère ?
— Tu parles ! Pourquoi pas ! Si j’avais vu la mère la première, je n’aurais jamais jeté un regard à la fille. Comment savais-je qu’elle n’avait que quinze ans ? Tu ne demandes pas à une poule son âge avant de l’enfiler, n’est-ce pas ?
— Joe, il y a quelque chose de bizarre dans tout ça. Tu te fous pas de ma gueule ?
— Me foutre de ta gueule ? Tiens ! regarde-moi ça ! »
Et il me montre les aquarelles que la petite avait faites, des petits trucs pas mal du tout, un couteau et une miche de pain, la table et la théière, tout ça dressé vers le ciel. « Elle était folle de moi, dit-il. Elle était comme un enfant. Je devais lui dire quand il fallait se brosser les dents et comment mettre son chapeau. Tiens ! – regarde les sucres d’orge ! Je lui achetais quelques sucres d’orge tous les jours – elle adorait ça.
— Eh bien, qu’est-ce qu’elle a fait quand ses parents sont venus la chercher ? Elle a fait du raffut ?
— Elle a un peu chougné, c’est tout. Qu’est-ce qu’elle pouvait faire ? Elle est mineure… J’ai dû promettre de ne jamais la revoir, de ne jamais lui écrire non plus. C’est ce que j’attends de voir maintenant – si elle restera loin de moi, ou si elle reviendra. Elle était pucelle en venant ici. La question est de savoir combien elle pourra tenir sans se le faire mettre. Elle n’en avait jamais assez quand elle était ici. Elle m’a presque épuisé.
À ce moment, celle qu’il avait au lit s’était réveillée et se frottait les yeux. Elle me parut assez jeune aussi. Pas mal, mais bête comme ses pieds. Elle voulut savoir de quoi nous parlions.
« Elle habite ici à l’hôtel, me dit Carl. Au troisième. Veux-tu aller dans sa chambre ? J’arrangerai ça pour toi. »
Je ne savais pas si j’avais envie ou non, mais quand je vis Carl recommencer les préliminaires, je décidai que oui. Je lui demandai d’abord si elle n’était pas trop fatiguée. Question inutile. Une grue n’est jamais trop fatiguée pour ouvrir les jambes. Certaines peuvent s’endormir tandis que vous les enfilez. Quoi qu’il en soit, il fut décidé que j’irais dormir dans sa chambre. Comme ça, je n’aurais pas à payer le patron pour la nuit.
Le lendemain, je louai une chambre donnant sur le petit jardin public au-dessous, où les hommes-sandwich viennent toujours manger leur déjeuner. À midi, je rendis visite à Carl pour aller déjeuner avec lui. Lui et Van Norden s’étaient créé une nouvelle habitude pendant mon absence. Ils allaient déjeuner à La Coupole tous les jours. « Pourquoi La Coupole ?, demandai-je. – Pourquoi La Coupole, dit Carl. Parce que La Coupole sert du porridge à toute heure du jour, et que le porridge, ça vous fait chier. – Ah ! je comprends ! », dis-je.
Donc, tout est redevenu comme avant. Tous les trois, nous allons au travail et en revenons ensemble. Petites discussions, petites rivalités. Van Norden a toujours la colique pour ses poules, et parle toujours de s’enlever la merde des tripes. Seulement, il a trouvé un nouveau divertissement. Il a découvert que c’est moins ennuyeux de se masturber. Je fus stupéfait quand il m’annonça la nouvelle. Je ne pensais pas qu’il fût possible qu’un type comme lui trouvât quelque plaisir à se branler. Je fus encore plus stupéfait quand il m’expliqua comment il s’y prenait. Il avait « inventé » un nouveau truc, pour ainsi dire. « Tu prends une pomme, dit-il, et tu en ôtes le cœur. Puis, tu enduis le dedans d’un peu de cold-cream de façon à ce que ça ne fonde pas trop vite. Essaye une fois ! Tu verras, ça te rend fou ! En tout cas, c’est bon marché, et tu ne gaspilles pas ton temps ! »
« À propos, dit-il, changeant de sujet, ton ami, Fillmore, est à l’hôpital. Je crois qu’il a perdu la boule. En tout cas, c’est ce que sa poule m’a dit. Il avait pris une Française, tu sais, pendant que tu étais absent. Ils se battaient comme le diable. C’est une grosse vache bien portante – un peu sauvage. Je l’aurais volontiers culbutée, mais j’avais peur qu’elle me crève les yeux à coups de griffes. Il se baladait toujours avec des égratignures plein la gueule et les mains. Elle avait l’air d’avoir reçu des marrons, elle aussi, de temps en temps. Tu sais comment elles sont, ces putains de Françaises – quand elles aiment, elles deviennent folles ! »
Apparemment, il en était arrivé des choses pendant mon absence ! La nouvelle touchant Fillmore me fit de la peine. Il avait été foutrement gentil pour moi. Quand je quittai Van Norden, je sautai dans un autobus et filai droit à l’hôpital.
Ils n’avaient pas encore décidé s’il avait complètement perdu la boule ou non, je crois, car je le trouvai en haut, dans une chambre privée, jouissant de toutes les libertés d’un malade ordinaire. Il sortait du bain quand j’arrivai. Quand il me vit, il fondit en larmes. « C’est fini, dit-il immédiatement. Ils disent que je suis dingo – et il se peut que j’aie la vérole aussi. Ils disent que j’ai la folie des grandeurs. » Il se laissa tomber sur le lit, et pleura tranquillement. Quand il eut pleuré un moment, il leva la tête et me fit un sourire – juste comme un oiseau qui sort de son sommeil. « Pourquoi me mettent-ils dans une chambre si chère ? dit-il. Pourquoi ne me mettent-ils pas dans la salle commune ? ou au cabanon ? Je ne peux pas payer si cher. J’en suis à mes cinq cents derniers dollars. »
— C’est pourquoi on te garde ici, dis-je. Ils t’emporteront ailleurs assez vite quand ta galette sera épuisée. T’en fais pas ! »
Mes paroles parurent l’impressionner, car je n’eus pas plus tôt fini de parler qu’il me donna sa montre et sa chaîne, son portefeuille, et son insigne d’argent. « Garde-moi ça, dit-il, ces salauds me voleront tout ce que j’ai. » Puis, tout à coup, il se mit à rire, un de ces rires étranges, sans joie, qui vous font croire qu’un type est détraqué, qu’il le soit ou non. « Je sais que tu crois que je suis dingo, ajouta-t-il, mais je veux racheter ce que j’ai fait. Je veux me marier. Tu comprends, je ne savais pas que j’avais la chaude-pisse. Je lui ai donné la chaude-pisse, et je lui ai foutu un gosse. J’ai dit au docteur que je me fous de ce qui m’arrivera, mais je veux qu’il me laisse me marier d’abord. Il me répète d’attendre que j’aille mieux – mais je sais bien que je n’irai jamais mieux. C’est la fin. »
Je ne pus m’empêcher de rire moi aussi, à l’entendre parler de la sorte. Je ne pouvais pas comprendre ce qui lui était arrivé. Quoi qu’il en soit, je dus lui promettre de voir la fille et de lui expliquer la situation. Il me demanda de la soutenir, de la consoler. Il me dit qu’il pouvait avoir confiance en moi, etc. Je dis oui à tout, afin de le calmer. Il ne me parut pas exactement avoir perdu la boule, à moi, mais être seulement effondré. Crise typiquement anglo-saxonne. Éruption de moralité. J’étais plutôt curieux de voir la fille, pour avoir le cœur net sur toute l’affaire.
Le lendemain, je me mis à sa recherche. Elle habitait le Quartier latin. Dès qu’elle comprit qui j’étais, elle devint cordiale à l’excès. Elle s’appelait Ginette. Plutôt grosse, assez grossière de carcasse, type paysan sain, avec une dent de devant à moitié cariée. Pleine de vitalité et une flamme un peu folle dans le regard. La première chose qu’elle fit fut de pleurer. Puis, voyant que j’étais un vieil ami de son Jojo (c’est ainsi qu’elle l’appelait) elle descendit en courant et remonta avec deux bouteilles de vin blanc. Je dus rester dîner avec elle – tellement elle insista. À mesure qu’elle buvait, elle devint tour à tour gaie et larmoyante. Je n’avais pas à lui poser de questions – elle allait comme une mécanique qui se remonte toute seule. Ce qui l’ennuyait le plus, c’était de savoir s’il retrouverait sa place quand il quitterait l’hôpital. Elle me dit que ses parents étaient riches, mais qu’ils étaient fâchés avec elle. Ils n’aimaient pas ses façons trop libres. Ils n’aimaient pas Jojo non plus – il était mal élevé, et il était américain. Elle me supplia de l’assurer qu’il retrouverait sa place – ce que je fis sans hésitation. Et puis, elle me supplia de m’assurer si elle pouvait croire ce qu’il disait – qu’il allait l’épouser. Parce que maintenant, avec un gosse dans le ventre, et une bonne chaude-pisse par-dessus le marché, elle n’était plus en mesure de contracter mariage – avec un Français en tout cas. C’était clair, n’est-ce pas ? Naturellement, lui assurai-je. C’était d’une clarté aveuglante pour moi – sauf que je ne comprenais foutre pas comment Fillmore avait jamais pu en pincer pour elle.
Cependant, chaque chose en son temps ! C’était mon devoir maintenant de la réconforter, et alors je lui servis une bonne ration de balivernes, je lui dis que tout se terminerait très bien, et que je serai le parrain du gosse, etc. Puis, soudain, il me parut étrange qu’elle dût avoir l’enfant – surtout s’il devait naître aveugle. Je le lui dis avec tout le tact nécessaire. Ça ne fait rien, dit-elle, je veux un enfant de lui !
— Même s’il est aveugle ? demandai-je.
— Mon Dieu, ne dites pas ça ! gémit-elle. Ne dites pas ça* ! »
Tout de même, il était de mon devoir de le dire. Elle eut une crise de nerfs, et se mit à pleurer comme un phoque. Je servis encore du vin. Au bout de quelques instants, elle riait bruyamment. Elle riait à penser comme ils se battaient quand ils se mettaient au lit. « Il aimait que je me batte avec lui, dit-elle. Quelle brute ! »
Comme nous nous mettions à table, une de ses amies entra – une petite grue qui vivait au bout du vestibule. Ginette m’envoya chercher du vin en bas. Quand je revins, elles avaient évidemment pas mal bavardé. Son amie Yvette travaillait dans la police : elle mouchardait, d’après ce que je pus comprendre. En tout cas, c’est ce qu’elle s’efforça de me faire croire. Il était assez visible qu’elle était tout juste une petite grue. Mais elle était obsédée par la police et ce qu’on y faisait. Tout le long du repas elles me pressèrent de les accompagner à un bal musette. Elles voulaient rigoler un peu – Ginette était si seule depuis que Jojo était à l’hôpital. Je leur dis que j’avais à travailler, mais que ma nuit de congé je reviendrai et je les sortirai. Je leur fis bien entendre aussi que je n’avais pas d’argent à dépenser pour elles. Ginette, qui fut en vérité abasourdie de m’entendre parler ainsi, prétendit que ça n’avait pas la moindre importance. De fait, juste pour me montrer combien elle était sport, elle insista pour me conduire au journal en taxi. Elle le faisait parce que j’étais un ami de Jojo. Et par conséquent j’étais aussi son ami à elle. « Et puis aussi, pensai-je, s’il y a quelque chose qui cloche avec ton Jojo, c’est à moi que tu viendras au pas gymnastique. Alors tu verras quel ami je puis être ! » Je dois dire que lorsque nous descendîmes du taxi devant le bureau, je me laissai persuader de prendre un dernier pernod avec elles. Yvette voulait savoir si elle ne pourrait pas venir me chercher après mon travail. Elle avait beaucoup de choses à me dire en confidence, dit-elle. Mais je réussis à refuser sans blesser ses sentiments. Malheureusement, je fus assez faible pour lui donner mon adresse.
Je dis malheureusement. En vérité, je suis assez content de l’avoir fait quand j’y repense. Parce que le lendemain même, il se passa des choses. Le lendemain même, avant même que je sois sorti du lit, toutes les deux me rendirent visite. Jojo avait été sorti de l’hôpital – on l’avait incarcéré dans un petit château à la campagne, à quelques kilomètres de Paris. On appelait ça le « château ». Façon polie de dire le cabanon. Elles me forcèrent à m’habiller tout de suite et à sortir avec elles. Elles étaient en pleine panique.
Peut-être j’y serais allé tout seul – mais je ne pouvais pas me résoudre à y aller avec ces deux poules. Je leur demandai de m’attendre en bas pendant que je m’habillerais, croyant que ça me donnerait le temps d’inventer quelque excuse pour ne pas y aller. Mais elles ne voulurent pas quitter ma chambre. Elles s’assirent et me regardèrent faire ma toilette et m’habiller, comme si c’était une habitude quotidienne. Au beau milieu, voilà que Carl arrive. Je lui expliquai brièvement la situation, en anglais, et alors nous trouvâmes une excuse j’avais un travail important à faire. Tout de même, pour arranger un peu les choses, nous apportâmes du vin, et nous commençâmes à les amuser en leur montrant un recueil de dessins obscènes. Yvette avait déjà perdu tout désir d’aller au château. Elle et Carl, ça marchait fameusement bien ! Quand l’heure vint de partir, Carl décida de les accompagner. Il pensait que ça serait drôle de voir Fillmore au milieu d’un tas de détraqués. Il voulait voir comment c’était au cabanon. Donc, les voilà partis, un peu schlass, et de la meilleure humeur du monde.
Je n’allai pas une seule fois voir Fillmore pendant tout le temps qu’il passa au château. Ça n’était pas nécessaire, parce que Ginette y allait tous les jours et me donnait les nouvelles. On espérait le guérir en quelques mois, disait-elle. On pensait que c’était une intoxication par l’alcool – rien de plus. Naturellement, il avait la chaude-pisse. Mais ça n’était pas difficile à soigner. Autant qu’ils pouvaient le savoir, il n’avait pas la syphilis. C’était quelque chose. Donc, pour commencer, on lui fit des lavages d’estomac. On lui nettoya le système de fond en comble. Il fut si faible pendant quelque temps qu’il ne pouvait pas sortir du lit. Il était déprimé aussi. Il disait qu’il ne voulait pas être guéri. Qu’il voulait mourir. Et il ne cessait de répéter ces idioties, tant et si bien qu’on s’alarma. Je crois que ça n’aurait pas été une bonne recommandation s’il s’était suicidé. Quoi qu’il en soit on se mit à lui faire subir un traitement mental. Et entretemps, on lui arrachait les dents, encore et encore, jusqu’à ce qu’il ne lui restât pas une dent dans la mâchoire. On supposait qu’après ça il se sentirait très bien, et cependant il était étrange que non il fut plus mélancolique que jamais. Puis, ses cheveux se mirent à tomber. Finalement, il fit une crise de paranoïa il se mit à les accuser de toutes sortes de choses, exigea qu’on lui dise de quel droit on le détenait, ce qu’il avait fait pour justifier qu’on l’enfermât, etc. Après une terrible crise de découragement, il reprit soudain de l’énergie et menaça de faire tout sauter si on ne le relâchait pas. Et le pis est, en ce qui concernait Ginette, qu’il avait complètement laissé tomber son idée de l’épouser. Il lui dit sans ambages qu’il n’avait pas l’intention de l’épouser, et que si elle était assez toquée pour aller se mettre à avoir un enfant, alors elle pouvait bien le nourrir toute seule !
Les docteurs interprétèrent tout ça comme un bon signe. Ils dirent qu’il revenait à lui. Ginette, naturellement, pensait qu’il était plus détraqué que jamais, mais elle priait pour qu’il soit libéré, afin de pouvoir l’emmener à la campagne où il serait au calme et bien tranquille, et où il reprendrait son bon sens. Cependant, ses parents étaient venus à Paris, et étaient même allés jusqu’à rendre visite à leur futur gendre au château. Dans leur malice, ils s’étaient probablement figuré qu’il vaudrait mieux pour leur fille avoir un mari toqué que pas de mari du tout. Le père pensait qu’il pourrait trouver de l’ouvrage à la ferme pour Fillmore. Il disait que Fillmore n’était pas un mauvais bougre après tout. Quand il apprit par Ginette que les parents de Fillmore avaient de l’argent, il devint encore plus indulgent, encore plus compréhensif.
Tout s’arrangeait donc le mieux du monde. Ginette retourna en province pendant quelque temps avec ses parents. Yvette venait régulièrement à l’hôtel pour voir Carl. Elle pensait qu’il était le rédacteur en chef du journal. Et peu à peu, elle se fit plus confidentielle. Un jour qu’elle était bien partie et bien schlass, elle nous apprit que Ginette n’avait jamais été rien d’autre qu’une grue, que Ginette était un vampire, que Ginette n’avait jamais été enceinte, et qu’elle ne l’était pas maintenant non plus. Sur les autres accusations, nous n’eûmes pas grand doute, Carl et moi, mais quant à celle de ne pas être enceinte, nous n’en étions pas sûrs.
« Mais comment a-t-elle un si gros ventre, alors ? » dit Carl.
Yvette se mit à rire. « Peut-être qu’elle se sert d’une pompe à bicyclette, dit-elle. Non, sérieusement, ajouta-t-elle, le ventre, ça lui vient de boire. Elle boit comme un trou, Ginette. Quand elle reviendra de la campagne, vous verrez, elle sera encore plus gonflée. Son père est un ivrogne. Peut-être qu’elle a la chaude-pisse, oui, mais elle n’est pas enceinte.
— Mais pourquoi veut-elle l’épouser ? Est-ce qu’elle l’aime vraiment ?
— Est-ce qu’elle l’aime ? Pff ! Elle n’a pas de cœur, Ginette ! Pas un Français ne voudrait l’épouser. Elle a un dossier à la police. Non, elle le veut parce qu’il est trop bête pour s’apercevoir de ce qu’elle est. Ses parents ne veulent plus d’elle – elle leur fait honte. Mais si elle peut épouser un riche Américain, alors tout ira bien… Vous pensez peut-être qu’elle l’aime un peu, hein ? Vous ne la connaissez pas ! Quand ils vivaient ensemble à l’hôtel, elle avait des hommes qui venaient la voir dans sa chambre quand il travaillait. Elle disait qu’il ne lui donnait pas assez d’argent de poche. Il était avare. Cette fourrure qu’elle portait – elle lui a dit que ses parents la lui avaient donnée, n’est-ce pas ? Le pauvre innocent ! Eh bien, je l’ai vue ramener un homme à l’hôtel pendant qu’il y était lui ! Elle a mené le type à l’étage au-dessous. Je l’ai vu de mes propres yeux. Et quel homme ! Un vieux débris. Il ne pouvait même plus bander ! »
Si Fillmore, quand il fut relâché du château, était revenu à Paris, peut-être aurais-je pu lui donner quelques tuyaux sur sa Ginette. Tant qu’il était encore en observation, je ne croyais pas qu’il fût bien de le bouleverser en lui empoisonnant l’esprit avec les médisances d’Yvette. Il se trouva qu’il fut expédié directement du château à la maison des parents de Ginette. Là, malgré lui, il fut amené à force de cajoleries à rendre ses fiançailles publiques. Les bans furent publiés dans les journaux locaux, et on donna une réception aux amis de la famille. Fillmore profita de la situation pour se livrer à toutes sortes d’escapades. Bien qu’il sût parfaitement bien ce qu’il faisait, il fit semblant d’être encore un peu détraqué. Il empruntait l’auto de son beau-père, par exemple, et il faisait des virées dans le pays tout seul ; s’il rencontrait une ville qui lui plût, il s’y planquait et passait du bon temps jusqu’à ce que Ginette vînt le chercher. Parfois, le beau-père et lui partaient ensemble – une partie de pêche, disaient-ils – et on n’avait aucune nouvelle d’eux pendant plusieurs jours. Il devint capricieux et exigeant de façon exaspérante. Je suppose qu’il devait penser qu’il pouvait aussi bien tirer tout le parti possible de la situation.
Quand il rentra à Paris avec Ginette, il était complètement requinqué en frusques, et il avait du fric plein ses poches. Il avait l’air joyeux et bien portant, et le visage bien hâlé. Il me parut sain comme un beau fruit. Mais dès que nous eûmes laissé Ginette, il s’ouvrit à nous. Il avait perdu sa place et dissipé toute sa galette. Ils se marieraient dans un mois ou deux. Pendant ce temps, les parents envoyaient le fric. « Quand ils me tiendront dans leurs griffes, dit-il, je serai tout bonnement leur esclave. Le père pense à m’ouvrir une papeterie. Ginette s’occupera des clients, encaissera l’argent, etc., tandis que moi je travaillerai dans l’arrière-boutique à écrire ou je ne sais quoi. Tu m’imagines assis dans le fond de la boutique pour le reste de mes jours ? Ginette trouve que c’est une excellente idée. Elle adore manier l’argent. J’aimerais mieux retourner au “château” plutôt que de me soumettre à un tel plan ! »
Pour l’instant, naturellement, il prétendait que tout gazait très bien. J’essayai de le persuader de retourner en Amérique, mais il ne voulut pas en entendre parler. Il disait qu’une bande de pegnots incultes n’allait pas le chasser de France. Il avait l’idée de s’esquiver et de disparaître pendant quelque temps, après quoi il irait se loger quelque part en banlieue, assez loin pour ne pas tomber sur elle quelque jour. Mais nous conclûmes bientôt que c’était là chose impossible, car on ne peut pas se cacher indéfiniment en France comme on le peut en Amérique.
« Tu pourrais aller en Belgique pour un temps, suggérai-je.
— Mais comment faire pour la galette ? dit-il promptement. On ne peut rien trouver à faire dans ces foutus pays !
— Pourquoi ne pas l’épouser, puis divorcer après ?
— Et pendant ce temps, elle aura un gosse. Qui est-ce qui va s’occuper du gosse, hein ?
— Comment sais-tu qu’elle va avoir un gosse ? dis-je, décidé que j’étais à lâcher le paquet maintenant.
— Comment je sais… » répéta-t-il, ne paraissant pas comprendre du tout ce que j’insinuais.
Je le mis au courant de ce qu’Yvette m’avait dit. Il m’écouta, complètement sidéré. Finalement, il m’interrompit.
« Inutile de continuer, dit-il. Je sais très bien qu’elle va avoir un gosse. Je l’ai senti s’agiter là-dedans. Yvette est une petite salope. Tu vois, je ne voulais pas te le dire, mais jusqu’au moment où je suis allé à l’hôpital, j’ai casqué pour Yvette aussi. Puis, quand la crise est arrivée, je n’ai plus rien pu faire pour elle. Je pensais que j’avais assez fait pour toutes les deux… J’avais décidé de m’occuper de moi-même d’abord. C’est ça qui a fait mal à Yvette ! Elle a dit à Ginette qu’elle allait me poisser au tournant… Non… je voudrais bien qu’elle ait dit vrai… Je pourrais m’en sortir plus facilement. Maintenant, je suis pris au piège ! J’ai promis de l’épouser et il faut que j’aille jusqu’au bout. Après, je ne sais pas ce qui m’arrivera. Ils me tiennent par les couilles ! »
Puisqu’il avait pris une chambre dans le même hôtel que moi, j’étais obligé de les voir souvent, que je le veuille ou non. Presque tous les soirs, je dînais avec eux, après avoir, naturellement, bu quelques pernods. Pendant tout le repas, ils s’engueulaient bruyamment. C’était bien embarrassant, parce que je prenais tantôt le parti de l’un, tantôt le parti de l’autre. Un dimanche après-midi, par exemple, après le déjeuner ensemble, nous entrâmes dans un café au coin du boulevard Edgard-Quinet. Les choses étaient allées extraordinairement bien cette fois. Nous étions assis à l’intérieur, à une petite table, tous trois du même côté, le dos à la glace. Ginette devait avoir eu une crise de passion, ou quelque chose dans ce genre, car elle était soudain devenue sentimentale, et elle le caressait, l’embrassait devant tout le monde, comme les Français le font si naturellement. Ils sortaient d’une longue étreinte, lorsque Fillmore dit quelque chose sur ses parents qu’elle interpréta comme une injure. Aussitôt, la colère lui enflamma les joues. Nous essayâmes de l’apaiser, en lui disant qu’elle avait mal compris la remarque, puis, à mi-voix, Fillmore me dit quelque chose en anglais – qu’il fallait lui passer un peu la brosse. Ce fut assez pour la mettre hors d’elle-même. Elle déclara que nous nous foutions d’elle. Je lui répondis un mot tranchant, qui la mit encore plus en colère, et Fillmore essaya de placer un mot à son tour. « Tu es trop vive », dit-il, et il essaya de lui tapoter la joue. Mais elle, pensant qu’il avait levé la main pour lui donner une gifle, lui donna un bon marron dans la mâchoire, avec sa grosse main de paysanne. Il resta étourdi un moment. Il ne s’attendait pas à un gnon comme ça, et ça cuisait. Je le vis blêmir, et, l’instant d’après, il se leva de la banquette, et, de la paume de la main, il lui donna un tel marron qu’elle en tomba presque de son siège. « Tiens ! Ça t’apprendra les bonnes manières. », dit-il, dans son mauvais français. Il y eut un silence de mort. Puis, comme un orage qui éclate, elle prit le verre de cognac devant elle, et le lui jeta de toutes ses forces. Il alla se casser sur la glace derrière nous. Fillmore l’avait déjà saisie par le bras, mais de sa main libre, elle attrapa le verre de café et le brisa sur le parquet. Elle gigotait comme une folle. Nous pouvions à peine la maintenir. Pendant ce temps, naturellement, le patron était arrivé en courant et il nous intima l’ordre de décamper. Fainéants ! nous appelait-il. « Oui, fainéants ! C’est bien ça ! hurlait Ginette. Sales métèques ! Assassins ! Gangsters ! Frapper une femme enceinte ! » Tout le monde nous regardait de travers. Une pauvre Française avec deux grandes brutes d’Américains. Des gangsters. Je me demandais comment diable nous nous en sortirions sans nous bagarrer. Fillmore, maintenant, était muet comme une carpe. Ginette cavalait vers la sortie, nous laissant nous démerder. Et avant de partir, elle se retourna, le poing levé, criant : « Tu me le payeras, espèce de brute ! Tu verras ! Une honnête Française se laisse pas traiter comme ça par un métèque ! Tu verras ! Ah ! non ! Pas comme ça ! »
Entendant ces mots, le patron – à qui nous avions maintenant payé les consommations et les verres cassés – sentit qu’il convenait de montrer sa galanterie envers un aussi magnifique spécimen de la maternité française que Ginette, et, sans autre forme de procès, il cracha à nos pieds et nous poussa vers la porte. « Je vous emmerde, foutus fainéants ! » dit-il, ou quelque plaisanterie de cet ordre.
Une fois dans la rue, sans personne qui nous jetât rien à la tête, je commençais à voir le côté drôle de l’aventure.
Excellente idée, pensai-je, si toute l’histoire était proprement mise au clair devant un tribunal. Toute l’histoire ! Avec les petites saloperies d’Yvette pour rehausser le menu. Après tout, les Français ont le sens de l’humour. Peut-être, le juge, quand il entendrait la version de Fillmore, le tiendrait quitte du mariage.
Cependant, Ginette était debout de l’autre côté de la rue, à nous brandir le poing, et à glapir à tue-tête. Des gens s’arrêtaient pour écouter, prenant parti, comme on le fait dans des rixes. Fillmore ne savait quoi faire – ou bien s’éloigner d’elle, ou bien traverser et essayer de la calmer. Il était au milieu de la rue, les bras tendus, essayant de placer un mot. Et Ginette glapissait toujours Gangster ! Brute ! Tu verras, salaud* ! » et autres compliments. Finalement Fillmore s’avança vers elle, et elle, croyant sans doute qu’il allait lui donner une autre gifle, se mit à descendre le boulevard au trot. Fillmore revint vers moi, disant : « Viens, suivons-la tranquillement. » Nous partîmes, entraînant un petit groupe de gens derrière nous. De temps en temps, elle s’arrêtait et brandissait le poing. Nous n’essayâmes pas de la rattraper, nous la suivions paisiblement, sans nous presser, le long de la rue, pour voir ce qu’elle allait faire. Finalement, elle ralentit, et nous traversâmes de l’autre côté. Elle était calmée maintenant. Nous marchions toujours derrière elle, nous rapprochant de plus en plus. Il ne restait qu’une douzaine de badauds maintenant derrière nous, les autres se désintéressaient de l’affaire. Quand nous approchâmes du coin, elle s’arrêta soudain, et nous attendit. « Laisse-moi lui parler, dit Fillmore. Je sais la prendre, moi. »
Les larmes ruisselaient sur son visage quand nous la rejoignîmes. Moi-même, je ne savais pas ce qu’il fallait attendre d’elle. Je fus quelque peu surpris par conséquent, lorsque Fillmore s’étant avancé vers elle, il lui dit d’une voix navrée : « C’était là une chose à faire ? Pourquoi as-tu fait ça ? » Sur quoi, elle se jeta à son cou et se mit à pleurer comme une enfant, l’appelant son petit par-ci, son petit par-là. Puis, elle se tourna vers moi d’un air suppliant : « Vous avez vu comme il m’a frappée, dit-elle. C’est comme ça qu’on se conduit envers une femme ? » J’étais sur le point de dire oui, lorsque Fillmore la prit par le bras et la fit marcher en avant. « Non, fini, ça ! dit-il, si tu recommences, je te gifle en pleine rue ! »
Je crus que tout allait recommencer. Elle avait les yeux en feu. Mais évidemment, elle eut un peu peur aussi, car elle se calma vite. Cependant, en s’asseyant au café, elle lui dit avec calme, mais férocité, qu’il n’avait pas besoin de penser que tout allait être si vite oublié… il aurait de ses nouvelles plus tard… peut-être ce soir.
Et pour sûr qu’elle tint parole ! Quand je le revis le lendemain, il avait la figure et les mains pleines d’égratignures. Il paraîtrait qu’elle avait attendu qu’il soit couché, et puis, sans un mot, elle était allée à l’armoire, et là, flanquant toutes ses affaires par terre, elle se mit à les prendre une par une pour les déchirer par le milieu. Comme c’était déjà arrivé un certain nombre de fois auparavant, et comme elle les avait recousues le lendemain, il n’avait pas trop protesté. Et cela la mit bien plus en colère. Ce qu’elle voulait, c’était lui rentrer ses ongles dans la chair, et elle le fit, de son mieux. Comme elle était enceinte, elle avait un certain avantage sur lui.
Pauvre Fillmore ! Ça n’était pas pour rire ! Elle le terrorisait. S’il menaçait de s’enfuir, elle répondait en le menaçant de le tuer. Et elle le disait avec conviction ! « Si tu pars en Amérique, disait-elle, je te suivrai ! Tu ne m’échapperas pas ! Une Française sait toujours se venger. » Puis, l’instant d’après, elle le cajolait, lui disant d’être « raisonnable », d’être « sage ». La vie serait si agréable quand ils auraient leur papeterie. Il n’en ficherait pas une rame. Elle ferait tout, elle ! Il pourrait rester au fond de la boutique, à écrire – à faire ce qu’il voudrait.
Et ça continua ainsi, avec des hauts et des bas, comme une rengaine, pendant quelques semaines. Autant que possible, je les évitais, parce que j’étais écœuré de l’affaire et qu’ils me dégoûtaient tous les deux. Puis, par un beau jour d’été, comme je passais devant le Crédit Lyonnais, qui descend les marches ? – Fillmore ! Je le saluai chaudement, parce que je me sentais un peu coupable de l’avoir fui si longtemps. Je lui demandai, avec beaucoup de curiosité, comment allaient les choses. Il me répondit plutôt vaguement, et avec un accent de désespoir dans la voix.
« J’ai eu la permission de venir à la banque, dit-il, d’une voix particulière, comme brisée, abjecte. J’ai une demi-heure, pas plus. Elle me chronomètre ! » Et il me saisit le bras comme pour vite m’entraîner loin de cet endroit.
Nous descendions la rue de Rivoli. C’était une journée magnifique, chaude, claire, ensoleillée – une de ces journées qui montrent Paris sous son plus bel aspect. Une brise douce et agréable soufflait, juste de quoi vous enlever des narines cette odeur stagnante… Fillmore était sans chapeau. Extérieurement, il était l’image de la santé – comme le touriste américain moyen, qui déambule, en faisant tinter son argent dans sa poche.
« Je ne sais plus que faire, dit-il tranquillement. Il faut que tu fasses quelque chose pour moi. Je suis foutu. Je ne peux plus me reprendre. Si je pouvais la quitter pendant quelque temps, peut-être que je me remettrais. Mais elle ne me laisse pas m’éloigner de sa vue. J’ai tout juste la permission d’aller à la banque – il fallait que je tire un peu d’argent. Je vais faire un petit tour avec toi, et puis il faudra que je rentre en vitesse. Elle m’aura préparé à déjeuner… »
Je l’écoutai tranquillement, songeant qu’il avait certes besoin de quelqu’un pour le tirer de cet abîme. Il était complètement effondré, il ne lui restait pas une miette de courage. Il était pareil à un enfant – à un enfant que l’on bat tous les jours, et qui ne sait plus comment se comporter, sinon faire le chien couchant. Comme nous tournions sous la colonnade de la rue de Rivoli, il partit dans une longue diatribe contre la France. Il en avait marre des Français ! « Autrefois, j’en étais fou, dit-il, mais c’était de la littérature ! Je les connais maintenant… Je sais ce qu’ils sont réellement. Ils sont cruels et mercenaires. D’abord, ça paraît merveilleux, parce qu’on a l’impression d’être libre. Au bout d’un temps, ça va mal ! Par-dessous, c’est tout mort : il n’y a pas de sentiment, pas de sympathie, pas d’amitié. Ils sont égoïstes jusqu’à la moelle. Le peuple le plus égoïste de la terre ! Ils ne pensent à rien d’autre qu’à l’argent, l’argent, l’argent ! Et si respectables, les salauds ! si bourgeois ! C’est ça qui me rend fou. Quand je la vois qui raccommode mes chemises, je lui foutrais des coups de bâton ! Toujours à raccommoder ! Raccommoder ! Économiser ! Économiser ! Faut faire des économies* ! C’est tout ce que j’entends tout le long du jour. Tu l’entends partout. Sois raisonnable, mon chéri ! Sois raisonnable* ! Je ne veux pas être raisonnable ni logique ! J’ai horreur de ça ! Je veux tout faire sauter ! Je veux m’amuser ! Je veux faire quelque chose ! Je ne veux pas rester assis dans un café à bavarder toute la journée ! Merde ! nous avons nos défauts, mais nous avons de l’enthousiasme. Il vaut mieux faire des bêtises que de ne rien faire. J’aimerais mieux être vagabond aux États-Unis que d’être ici bien tranquille. C’est peut-être parce que je suis un Yankee. Je suis né dans la Nouvelle-Angleterre, et c’est mon pays, je crois bien. On ne peut pas devenir européen en une nuit. Il y a quelque chose dans votre sang qui vous rend différent. C’est le climat, et tout. Nous voyons les choses avec des yeux différents. Nous ne pouvons pas nous changer, nous avons beau admirer les Français. Nous sommes américains et nous devons rester américains. C’est certain, j’ai horreur de ces cons de puritains là-bas – je les déteste du fond des tripes ; mais j’en suis un moi-même. Je leur appartiens. J’en ai assez ! »
Tout le long de l’arcade, il continua sur ce ton. Je ne disais pas un mot. Je le laissai s’épancher – c’était bon pour lui de se débarrasser d’un poids sur la poitrine. Tout de même, je pensais qu’il était étrange que ce même type, un an auparavant, se serait battu la poitrine comme un gorille en disant : « Quelle merveilleuse journée ! Quel pays ! Quel peuple ! » Et si un Américain était survenu et avait dit un mot contre la France, Fillmore lui aurait cassé le nez. Il serait mort pour la France – il y avait un an ! Je n’ai jamais vu un homme si entiché d’un pays, si heureux sous un ciel étranger. Ça n’était pas naturel. Quand il disait France, ça voulait dire le vin, les femmes, de l’argent en poche, tout facile. Ça voulait dire faire le mauvais garçon, être en vacances ! Et puis, quand il eut couru sa chance, quand le toit de la tente fut emporté et qu’il put voir le ciel, il s’aperçut que ça n’était pas tout juste un cirque, mais une arène, comme partout ailleurs. Et une arène foutrement féroce. Je me suis souvent demandé, quand je l’entendais délirer sur la merveilleuse France, sur la liberté et toutes ces conneries, comment l’aurait pris un ouvrier français, s’il avait pu comprendre les paroles de Fillmore. Pas étonnant que tout le monde pense que nous sommes toqués.
Nous le sommes vraiment pour eux ! Nous sommes tout juste des enfants. Des idiots séniles. Ce que nous appelons la vie, c’est un roman à quatre-vingt-quinze centimes. Et cet enthousiasme par en dessous – qu’est-ce que c’est ? Cet optimisme bon marché qui donne mal au cœur à l’Européen moyen ?… C’est une illusion. Non ! Illusion est encore trop beau ! Illusion veut dire quelque chose. Non ! ce n’est pas ça – c’est « délusion » qu’il faut dire ! C’est de la « délusion » pure et simple, voilà ce que c’est ! Nous sommes comme un troupeau de chevaux sauvages avec des œillères. Et nous voilà déchaînés. Nous voilà cavalant en foules ! Par-dessus le précipice. Et hop ! Et hop ! Courant après n’importe quoi qui puisse nourrir violence et désordre. En avant ! En avant ! Peu importe où ! Et l’écume aux lèvres tout le temps. Criant Halleluyah à tue-tête ! Halleluyah ! Pourquoi ? Dieu le sait ! C’est dans le sang. C’est le climat. C’est des tas de choses. C’est la fin aussi. Nous tirons le monde entier sur nos têtes. Nous ne savons pas pourquoi. C’est notre destinée. Le reste n’est que roupie de singe…
Au Palais-Royal, je lui suggérai de nous arrêter et de boire un coup. Il hésita un moment. Je vis bien qu’il se tourmentait pour elle, pour le déjeuner, pour l’engueulade qu’il recevrait.
« Pour l’amour du ciel, dis-je, oublie-la un moment ! Je vais commander quelque chose à boire, et je veux que tu le boives. T’en fais pas ! Je vais te sortir de tous ces emmerdements ! » Et je commandai deux whiskys bien tassés.
Quand il vit les whiskys arriver, il se remit à sourire comme un enfant.
« Avale-moi ça ! dis-je, et buvons-en un autre. Ça va te faire du bien. Je me fiche de ce que dira le docteur – pour cette fois, ça ira très bien. Allons ! Avale-moi ça ! »
Il le siffla parfaitement bien, et pendant que le garçon disparaissait pour aller en chercher un autre, il me regarda, les yeux débordants d’émotion, comme si j’étais le dernier ami qui lui restât au monde. Ses lèvres tremblaient un peu, aussi. Il avait quelque chose à me dire, mais il ne savait pas très bien par où commencer. Je le regardai à mon tour très naturellement, et, repoussant les soucoupes, je m’appuyai sur le coude et je lui dis avec le plus grand sérieux :
« Écoute, mon vieux Fillmore, qu’est-ce que tu as vraiment envie de faire ? Dis-le-moi !
À ces mots, les larmes lui jaillirent des yeux, et il lâcha : « Je voudrais être chez moi, avec ceux que j’aime. J’aimerais entendre parler anglais. » Les larmes ruisselaient sur sa figure. Il ne fit aucun effort pour les essuyer. Il laissait faire. Bon Dieu, pensai-je en moi-même, que c’est bon de se détendre comme ça ! Que c’est beau d’être lâche des pieds à la tête au moins une fois dans sa vie ! Se laisser aller comme ça ! Magnifique ! Magnifique ! Ça me fit tant de bien de le voir ainsi effondré, que je me sentis capable de résoudre n’importe quel problème. Je me sentis courageux et résolu. Il me venait mille idées à la fois dans la tête.
« Écoute, dis-je, me penchant davantage vers lui, si tu as vraiment envie de faire ce que tu dis, pourquoi ne le fais-tu pas ?… Pourquoi ne pars-tu pas ? Sais-tu ce que je ferais si j’étais à ta place ? Je m’en irais aujourd’hui ! Oui, par Dieu, je le pense… Je m’en irais, sans même lui dire au revoir. Et de fait, c’est le seul moyen pour le faire… elle ne te laissera jamais lui dire au revoir. Tu le sais bien ! »
Le garçon arrive avec les whiskys. Je le vis saisir le verre avec une ardeur désespérée et le porter à ses lèvres. Je vis une lueur d’espoir dans le fond de ses yeux – sauvage, désespérée. Probablement, il se voyait traversant l’Atlantique à la nage. Pour moi, ça me paraissait simple, simple comme bonjour. Tout s’organisait rapidement dans mon esprit. Je savais exactement, pas après pas, ce qu’il fallait faire. Clair comme de l’eau de roche, je vous le dis !
« À qui est l’argent qui est à la banque ? demandai-je. À son père, ou à toi ?
— Il est à moi ! s’écria-t-il. C’est ma mère qui me l’a envoyé ! Je n’en veux pas de leur argent de merde !
— C’est épatant ! dis-je. Écoute, et si nous sautions dans un taxi et retournions à la banque ? Retire tout jusqu’au dernier centime. Puis, nous irons au consulat britannique pour le visa. Tu vas sauter dans le train pour Londres cet après-midi. De Londres, tu prendras le premier bateau pour l’Amérique. Je te dis ça, parce qu’alors tu ne seras pas emmerdé par la peur qu’elle te dépiste. Elle ne soupçonnera jamais que tu es parti par Londres. Si elle se met à ta recherche, elle ira naturellement au Havre d’abord, ou à Cherbourg… Et puis, il y a encore ceci – tu ne vas pas aller chercher tes affaires. Tu vas tout laisser ici. Qu’ils les gardent ! Avec cet esprit des Français qu’elle a, elle n’imaginera jamais que tu as filé sans valise ni bagage. C’est une chose incroyable. Aucun Français ne rêverait jamais de faire une chose comme ça… à moins d’être aussi toqué que toi !
— Tu as raison ! dit-il. Je n’y ai jamais pensé ! Et puis, tu pourras me les envoyer plus tard – si elle te les donne ! Mais ça n’a pas d’importance maintenant… Merde ! Je n’ai même pas mon chapeau !
— Et pourquoi faire un chapeau ? Quand tu seras à Londres, tu pourras t’acheter tout ce qu’il te faudra. Tout ce qu’il faut maintenant, c’est faire vite. Voyons d’abord à quelle heure est le train.
— Écoute, dit-il, prenant son portefeuille, je vais te charger de tout. Voilà, prends ça, et fais tout le nécessaire. Je suis trop faible… la tête me tourne… »
J’ouvris le portefeuille et le vidai des billets qu’il venait de retirer à la banque. Il y avait un taxi au bord du trottoir. Nous sautâmes dedans. Un train partait de la gare du Nord vers quatre heures. Je fis tous les calculs – la banque, le consulat, l’American Express, la gare – Bon ! Tout juste le temps.
« Et maintenant, du cran ! dis-je, et du calme ! Merde ! Dans quelques heures, tu traverseras la Manche. Ce soir, tu te baladeras à Londres, et tu auras une bonne ventrée d’anglais ! Demain, tu seras en pleine mer – et puis, par Dieu, tu seras un homme libre, et tu n’auras pas besoin de t’occuper de ce qui arrivera. Et une fois à New York, tout ça ne sera plus qu’un mauvais rêve ! »
Ce langage l’excitait tellement que ses pieds remuaient convulsivement, comme s’il essayait de courir dans le taxi. À la banque sa main tremblait ; il pouvait à peine signer. C’était la seule chose que je ne pouvais pas faire à sa place : signer son nom. Mais je crois que si cela avait été nécessaire, j’aurais pu l’asseoir sur le siège du cabinet et lui torcher le cul ! J’étais décidé à l’embarquer, dussé-je l’empaqueter et le fourrer dans une valise !
C’était l’heure du déjeuner quand nous arrivâmes au consulat britannique, et les bureaux étaient fermés. Ça voulait dire qu’il fallait attendre jusqu’à deux heures. Je ne pus rien trouver de mieux à faire, pour tuer le temps, que de manger. Fillmore naturellement, n’avait pas faim. Il voulait manger un sandwich. « Va te faire foutre avec ton sandwich !, dis-je. Tu vas me payer un bon gueuleton. C’est le dernier repas que tu vas faire ici – et peut-être pour longtemps ! » Je l’emmenai vers un petit restaurant confortable, et je commandai un bon menu. Je commandai le meilleur vin sur la carte, sans m’inquiéter du prix ou du crû. J’avais tout son argent dans ma poche – des tas d’argent me semblait-il. Certainement, je n’avais jamais eu tant d’argent à la fois en ma possession. C’était un régal que de casser un billet de mille. Je le tins en l’air à la lumière d’abord, pour regarder le filigrane. Billet superbe ! Une des rares choses que les Français fassent sur une grande échelle. Et artistique aussi, comme s’ils adoraient jusqu’au symbole même d’un sentiment profond !
Le repas terminé, nous entrâmes dans un café. Je commandai de la chartreuse avec les cafés. Pourquoi pas ?… Et je cassai un autre billet – de cinq cents francs cette fois. C’était un billet neuf, propre, crissant. Une joie de manier de tels billets ! Le garçon me rendit un tas de sales vieux billets raccommodés avec des bouts de papier gommé. J’avais toute une liasse de billets de cinq et de dix francs, et tout un sac de piétaille ! De l’argent chinois, avec des trous dedans. Je ne savais plus dans quelles poches fourrer tout cet argent ! Mes pantalons éclataient de pièces et de billets. Et ça m’était légèrement désagréable aussi de compter tout ce fric en public. J’avais peur qu’on nous prit pour un couple d’escrocs.
Quand nous arrivâmes à L’American Express, il n’y avait plus de temps à perdre. Les Anglais, avec ces façons qu’ils ont de tout faire maladroitement, un pet après l’autre, nous avaient tenus sur des charbons ardents. À L’American Express ils avaient tous l’air de glisser sur des roulettes. Ils furent si expéditifs, qu’il fallut tout faire deux fois. Quand tous les chèques eurent été signés et épinglés ensemble dans un petit étui bien présentable, on s’aperçut qu’il avait signé au mauvais endroit. Il fallut tout recommencer ! J’étais là près de lui, un œil sur la pendule, et je surveillais chaque trait de plume. Ça me fit mal de passer le fric. Pas tout, Dieu merci – mais une bonne partie. J’avais en gros environ 2 500 francs dans ma poche. Je dis en gros. Je ne comptais plus par francs. Cent ou deux cents de plus ou de moins, ça n’avait pas la moindre importance pour moi. Quant à lui, il accomplit la transaction d’un bout à l’autre comme hébété. Il ne savait pas combien d’argent il avait. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il fallait mettre quelque chose de côté pour Ginette. Il ne savait pas exactement combien – nous allions calculer cela en allant à la gare.
Dans notre hâte, nous avions oublié de changer tout l’argent. Nous étions déjà dans le taxi cependant, et il n’y avait plus de temps à perdre. Il fallait savoir où nous en étions. Nous vidâmes nos poches rapidement et nous fîmes le partage. Il y en avait par terre, il y en avait sur le siège. C’était stupéfiant. Il y avait de l’argent français, américain, anglais. Et toute la menue monnaie par-dessus le marché. J’avais envie de ramasser les pièces et de les flanquer par la portière, pour simplifier les choses. Finalement, nous pûmes tout trier ; il garda l’argent anglais et américain, et j’eus pour ma part l’argent français.
Il fallait décider vite maintenant ce qu’il convenait de faire avec Ginette – combien lui donner, que lui dire, etc. Il essayait de trouver une histoire que je lui raconterais – il ne voulait pas lui briser le cœur et ainsi de suite. Je dus le couper court.
« Ne t’occupe pas de ce qu’il faut lui dire, dis-je, laisse-moi faire pour ça. Combien vas-tu lui donner ? C’est le point important. Et pourquoi lui donner quoi que ce soit ? »
Ce fut comme si je lui avais mis une bombe sous le derrière. Il fondit en larmes. Et quelles larmes ! C’était pire que tout à l’heure. Je crus qu’il allait tomber dans les pommes entre mes mains. Sans m’arrêter pour réfléchir, je dis : « Très bien ! donnons-lui tout cet argent français. Ça devrait lui durer un bon moment.
— Combien ça fait ? dit-il faiblement.
— Je n’en sais rien… dans les 2 000. Plus qu’elle ne mérite, en tout cas !
— Mon Dieu ! Ne dis pas ça ! supplia-t-il. Après tout, c’est une sale façon de lui brûler la politesse… Ses parents ne la reprendront jamais maintenant. Non ! Donne-les-lui ! Donne-lui toute cette sacrée galette ! » Peu m’importe ce qu’il y a ! »
Il tira un mouchoir et se mit à essuyer ses larmes. « Je n’y peux rien… dit-il, tout ça est trop pour moi… » Je ne répondis rien. Soudain, il se tendit de tout son long – je crus qu’il allait avoir une attaque de quelque chose – et il dit : « Mon Dieu ! Je crois que je devrais rentrer. Je devrais rentrer et faire face à l’orage… Si quelque chose lui arrivait, je ne me le pardonnerais jamais ! »
C’était un rude coup pour moi. « Nom de Dieu ! criai-je, tu ne vas pas faire ça ! Pas maintenant ! C’est trop tard. Tu vas prendre le train, et je vais m’occuper d’elle moi-même. J’irai la voir dès que je t’aurai quitté. Mais quoi, pauvre idiot, si elle pensait jamais que tu as essayé de t’enfuir, elle te zigouillerait ! Est-ce que tu te rends compte ? Tu ne peux pas y retourner. C’est réglé ! »
Et puis, qu’est-ce qui pouvait lui arriver de mal ? me demandai-je. Qu’elle se tuât ? Tant mieux !
Quand nous arrivâmes à la gare, nous avions encore dix minutes à tuer. Je n’osais pas lui dire adieu tout de suite. À la dernière minute, bouleversé comme il l’était, je pouvais le voir sauter du train et re-cavaler vers elle. Un rien pourrait le faire changer d’avis. Une paille. Donc, je le traînai à travers la rue vers un bar, et je lui dis : « Maintenant, tu vas prendre un pernod – ton dernier pernod – et je vais te le payer… avec ton fric ! »
Quelque chose dans cette remarque fit qu’il me regarda d’un air inquiet. Il but une grosse gorgée de pernod, puis, se tournant vers moi comme un chien battu, il me dit : « Je sais que je ne devrais pas te confier tout cet argent, mais… mais… Oh ! ça va ! Fais ce que tu jugeras bon. Je ne veux pas qu’elle se tue, c’est tout !
— Elle, se tuer ? dis-je, certainement pas ! Tu te prends foutrement au sérieux, si tu peux imaginer une chose pareille ! Quant à l’argent, quoique ça me fasse mal de le lui donner, je te promets d’aller droit à la poste et de lui faire un mandat télégraphique. Je n’aurai pas confiance en moi-même une minute de plus qu’il n’est nécessaire ! » Ce disant, j’avisai des cartes postales sur un appareil tournant. J’en saisis une – c’était une image de la tour Eiffel – et je lui fis écrire quelques mots. « Dis-lui que tu prends le bateau maintenant. Dis-lui que tu l’aimes et que tu l’enverras chercher dès ton arrivée… Je la mettrai en pneumatique quand j’irai à la poste. Et ce soir, je la verrai. Tout ira épatamment, tu verras ! »
Sur ces mots, nous traversâmes la rue pour aller à la gare. Encore deux minutes avant le départ. Je sentis qu’il n’y avait plus rien à craindre maintenant. Devant la grille, je lui donnai une tape dans le dos en lui montrant le train du doigt. Je dis seulement : « Vite ! Il part dans une minute ! » Et là-dessus je tournai les talons et m’en allai. Je ne me retournai même pas pour voir s’il montait dans le train. J’avais peur.
Je n’avais réellement pas réfléchi, pendant que je l’expédiais, à ce que je ferais quand je serais débarrassé de lui. J’avais promis des tas de choses – mais ça n’était que pour le faire se tenir tranquille. Quant à affronter Ginette, j’avais aussi peu de courage que lui pour le faire ! Je commençai à avoir une peur panique moi aussi. Tout était arrivé si vite, qu’il était impossible de saisir la vraie nature de la situation. Je m’éloignai de la gare dans une espèce de stupeur délicieuse – la carte postale à la main. Debout contre un bec de gaz, je la relus. Ça paraissait absurde. Je la relus encore une fois, pour m’assurer que je ne rêvais pas, puis je la déchirai et la jetai dans le ruisseau.
Je me retournai avec inquiétude, m’attendant presque à voir Ginette arriver sur moi avec un tomahawk. Personne ne me suivait. Je me mis à marcher sans me presser vers la place Lafayette. C’était une journée magnifique, comme je l’avais déjà remarqué. De légers nuages dans le ciel, voguant avec la brise. Les tentes claquaient. Paris ne m’avait jamais paru si beau ; j’étais presque fâché d’avoir embarqué le pauvre couillon. À la place Lafayette, je m’assis en face de l’église et me mis à contempler le clocher ; ça n’est pas un chef-d’œuvre d’architecture, mais le bleu du cadran m’avait toujours fasciné. Il était plus bleu que jamais aujourd’hui. Je ne pouvais pas le quitter des yeux.
À moins qu’il ne fût assez toqué pour lui écrire une lettre, lui expliquant tout, Ginette ne saurait jamais ce qui lui était arrivé. Et même si elle apprenait qu’il lui avait laissé 2 500 francs, elle ne pourrait pas le prouver. Je pourrais toujours dire qu’il l’avait imaginé. Un type qui était assez timbré pour foutre le camp sans même un chapeau, était assez timbré pour inventer les 2 500 francs, ou je ne sais combien. Combien y avait-il, au fait, je me le demandais. Mes poches en étaient gonflées. Je le sortis et me mis à le compter soigneusement. Il y avait exactement 2 875 francs 35 centimes. Plus que je ne croyais. Les 75 francs 35, il fallait s’en débarrasser. Il me fallait une somme ronde – 2800 francs net. À ce moment, j’aperçus un taxi s’arrêter au bord du trottoir. Une femme en sortit avec un caniche blanc sur les bras ; le chien pissait sur sa robe de soie. L’idée de prendre un chien pour le balader en voiture me révolta. Je vaux autant que son chien, pensai-je, et je fis signe au chauffeur et lui dis de me conduire au Bois. Il voulait savoir où exactement. « N’importe où, lui dis-je, traversez le Bois, faites-en le tour – et prenez votre temps, je ne suis pas pressé ! »
Je m’enfonçai dans les coussins, et je vis passer comme des traits les maisons, les toits irréguliers, les cheminées, les murs colorés, les pissotières, les carrefours vertigineux. En passant au Rond-Point, j’eus envie de descendre et de pisser un coup. On ne sait jamais ce qui peut arriver en bas. Je fis attendre le taxi. C’était la première fois de ma vie que je faisais attendre un taxi pendant que je pissais un coup. Combien peut-on gaspiller ainsi ? Pas beaucoup. Avec ce que j’avais en poche, je pouvais me payer le luxe d’avoir deux taxis à m’attendre au lieu d’un.
Je regardai bien autour de moi, mais ne vis rien qui valût la peine. Ce que je voulais, c’était quelque chose de frais et de neuf – quelque chose de l’Alaska ou des îles Virginie. Une pelure fraîche et nette avec un parfum naturel. Inutile de le dire, il n’y avait rien de ce genre en ballade par là. Je ne fus pas terriblement déçu. Je me foutais pas mal de trouver ou non. L’essentiel, c’est de ne jamais s’en faire. Tout arrive en temps voulu.
Nous passâmes l’arc de Triomphe. Quelques touristes s’attardaient autour des restes du Soldat inconnu. En traversant le Bois, je regardais les poules pleines de fric se promenant dans leurs limousines. Elles passaient comme des flèches, comme si elles allaient quelque part. Font ça, sans doute, pour avoir l’air important – pour montrer au monde comme c’est souple les Rolls-Royce et les Hispano-Suiza. En moi-même, les choses roulaient encore avec plus de souplesse que toutes les Rolls ! C’était comme du velours en moi ! Épiderme de velours et vertèbres de velours ! Et graisse de velours sur les roulements, je vous assure ! C’est merveilleux, pendant une demi-heure, d’avoir de l’argent dans sa poche et de le foutre en l’air comme un matelot en bordée. On dirait que le monde vous appartient. Et le plus chic de tout, c’est qu’on ne sait pas quoi en faire ! On peut se caler dans une auto et laisser le compteur tourner comme un fou, on peut laisser le vent vous souffler à travers les cheveux, on peut s’arrêter et boire un coup, on peut donner un gros pourboire, on peut faire le fanfaron comme si ça vous arrivait tous les jours. Mais on ne peut pas créer une révolution. On ne peut pas s’enlever toute la merde des tripes !
Quand nous atteignîmes la porte d’Auteuil, je le fis filer vers la Seine. Au pont de Sèvres, je descendis et me mis à marcher le long du fleuve, vers le viaduc d’Auteuil. L’ampleur est à peu près celle d’une crique par là, et les arbres descendent jusqu’à la rive du fleuve. L’eau était verte et luisante, surtout près de l’autre rive. De temps en temps, une péniche à moteur passait, pchouque, pchouque… Des baigneurs en caleçon étaient debout dans l’herbe, à prendre le soleil. Tout était intime et palpitant, et vibrant d’une solide lumière.
En passant près d’un estaminet, je vis un groupe de cyclistes assis à une table. Je pris un fauteuil près d’eux et commandai un demi. Les entendant se chamailler, je pensai un instant à Ginette. Je la vis, allant et venant dans la chambre, frappant du pied, sanglotant et bêlant, à sa manière si désagréable. Je vis le chapeau de Fillmore sur la patère. Je me demandais si ses costumes m’iraient. Il avait un raglan qui me plaisait beaucoup. Ah ! maintenant, il était en route. Dans peu de temps, la mer oscillerait sous lui. Anglais ! Il voulait entendre parler anglais. Quelle idée !
Soudain, je pensai que si je le voulais, je pouvais moi aussi aller en Amérique ! C’était la première fois que l’occasion s’en était jamais présentée. Je me posai la question : « As-tu réellement envie d’y aller ? » Il n’y eut pas de réponse. Mes pensées allaient à la dérive, vers la mer, vers l’autre côté, évoquant le passé, là où j’avais vu les gratte-ciel s’effacer dans un tourbillon de flocons de neige. Je les vis se présenter à ma vue encore une fois, dans le même halo spectral où je les avais quittés. Je vis les lumières filtrer à travers leurs membrures. Je vis toute la ville étendue, depuis Harlem jusqu’à la Batterie, les rues bondées de fourmis, les chemins de fer aériens passant en trombe, les théâtres se vidant. Je me demandai vaguement ce qui avait pu arriver à ma femme.
Et lorsque tout eut ainsi tranquillement passé à travers mon esprit comme à travers un crible, une grande paix m’envahit. Ici, où le fleuve sinue doucement à travers la ceinture des collines, gît un sol tellement saturé de passé que, si loin que l’esprit puisse s’aventurer, on ne peut jamais le détacher de son arrière-plan humain. Seigneur ! devant mes yeux palpitait une poussière d’or si paisible, que seul un névrosé aurait pu en détourner la tête. Si calme coule la Seine, qu’on la remarque à peine. Elle est toujours là, tranquille et modeste, comme une grande artère qui court à travers le corps. Dans la paix merveilleuse qui retombait sur moi, il me semblait que j’avais gravi le sommet d’une haute montagne ; pendant quelques instants, j’allais pouvoir contempler la vue autour de moi, saisir le sens du paysage.
Les êtres humains font une faune et une flore étranges. De loin, ils semblent négligeables ; de près, ils paraissent volontiers laids et malicieux. Plus que toute autre chose, ils ont besoin d’avoir de l’espace en suffisance – de l’espace encore plus que du temps.
Le soleil se couche. Je sens ce fleuve couler à travers moi, avec son passé, son sol ancien, le climat changeant. Les collines l’encerclent doucement, son cours est immuable…