LE LYRISME DE HENRY MILLER

Devant la page blanche sur ma machine à écrire, attentif à caractériser le lyrisme de Henry Miller, je crains de rencontrer les mêmes difficultés que Miller lui-même, attentif et acharné à dessiner et à peindre un cheval sur une feuille de papier Canson. Essayez donc de dessiner un cheval, surtout de mémoire ! Je ne veux pas dire par là que Miller appartienne, même métaphoriquement, à moins que ce ne soit un cheval de l’Apocalypse, à la race des pachydermes équidés. Dessiner un cheval, si l’on veut, ce n’est rien. Mais montrez-moi donc le sourire ironique du cheval, l’âme du cheval, ses amours, son galop vers l’absolu, ce dépassement de lui-même qui le conduit par-dessus haies et fossés sous un ciel d’orage, au grand vent, fuyant à travers des prairies de rêve embrasées de givre, dans le sillage des astres, vers cet impossible achèvement de sa qualité imprescriptible de cheval ! Ce sont des bonds, des tourbillons de feu, des pétarades, des renâclements, des éclats de rire comme des hennissements, des hennissements qui ressemblent à des sanglots, des cris de colère métalliques et cinglants, une crinière qui fuse, une queue qui flamboie, le rythme terrifiant des jarrets tendus qui se précipite, l’espace dévoré, le temps aboli, les révolutions sidérales elles-mêmes menacées ; et puis, aussi bien, voici la bonace, l’attendrissement paisible, muscles détendus, sourire, et ce petit gloussement de la joie de vivre discrète et réticente, qui veloute et submerge bientôt la misère des expériences imparfaites. Le poil redevient lisse et brillant, on dirait un animal de luxe, tendre et dodu, distingué ; le cheval de bataille fougueux et révolté, blasphémateur et obscène, s’adoucit : le rebelle indomptable sourit aux anges devant un sirop grenadine dans quelque civette des bords de la Seine. Faites donc entrer tout cela dans votre croquis ou votre aquarelle !

Entre tous ceux qui ont pu se vantercombien de fois en pure perte !de se placer en dehors de toute « littérature » (ce qui signifiait pour eux la prétention de se placer au-dessus) Miller serait un des rares à qui concéder cette dignité. Nous croyons trouver un auteur, et voici un homme, disait Pascal, ou à peu près. L’homme est hors d’atteinte de la critique littéraire, malgré les ruses de ses techniques d’analyse, comme le cheval qui n’est pas un « objet », ni un « sujet », esquive à jamais la brosse ou le crayon. Miller se rirait de moi, de son rire joyeux, sonore et divin, s’il pouvait m’imaginer écrivant sur son lyrisme. Et il aurait raison. Par où allez-vous me prendre, dirait-il. Par où, en effet ?

Son art, c’est de n’obéir à aucune règle, si ce n’est celle de se servir des mots. Il n’écrit ni un roman, ni un essai, ni un drame, ni un poèmeet pourtant ce qu’il écrit participe à la fois de ceci et de cela. En dehors de tout genre formel, chacun de ses grands livres constitue un tout, tient ensemble par une cohérence interne qui défie l’analyse, mais que l’on perçoit si fortement qu’on est irrité à ne pouvoir la définir. Dire qu’il se raconte, c’est effleurer le sujet. Dire que c’est une autobiographie, c’est un abus de langage. Dire que le livre est informe est une sottise. Si le mot « vivant » a encore un sens dans un monde où naguère il n’était question que de mort, il faudrait le lui appliquer. Absurdement aussi, on pense à Montaigne, et à Rabelais. À Don Quichotte et à Swift. Mais, au fond, cela ne veut rien dire.

Miller a traqué le langage jusqu’à épuiser ses dernières ressources d’expression, demandé aux mots porteurs d’images et d’émotions les services les plus subtils et les plus fous, exigé qu’ils se rendent à son appel, nobles et vulgaires, nimbés de spiritualité ou dépouillés jusqu’à l’indigence, crus et nus, agressifs et retentissants, drapés d’artifice et familiers, cohorte d’anges et de démons, en foule, en vrac, ou ordonnés en belles rhétoriques, celles de l’hallucination, celle du style des simples et des fous, du délire et de l’extase, et qui s’en vont, par les voies les plus brûlantes, jusqu’à l’essence même du réel.

C’est la qualité, c’est le déroulement, c’est l’ordonnance même des mots, qui, tout bien pesé, fait un livre. Leur choix, cette place qu’on leur donne, cette retenue, cet élan qui les contient ou qui les pousse, cette dose de corrosif ou cette charge de poudre qu’ils portent en eux, cette douceur, cette amertume. Des mots frémissants qui ne sont pas usés, dont on a l’air de se servir pour la première fois, et qui sont neufs en effet dans cet appareillage que leur impose le désir d’exprimer le contenu d’une conscience qui se crée à mesure qu’elle s’exprime. Qu’est donc le lyrisme, si ce n’est cela ?

Tout lyrisme est d’essence dramatique. C’est un mouvement de l’âme porté par des mots, dans un effort désintéressé pour saisir le sens profond de la destinée humaine aux prises avec ses ennemis de toujours, le temps, l’espace, la douleur, l’amour, la mortet, peut-être surtout, l’inintelligibilité des conflits qui opposent l’homme à lui-même, l’homme à l’univers. Nul lyrisme ne peut être statique ou fabriqué sans déchoir, sans perdre le nom de lyrisme. C’est aux moments les plus pathétiques de son destin, lorsque devant lui se dresse le néant de l’amour, la tour de Babel de l’incompréhension, que s’ouvre le gouffre de la mort, que se déclare l’irréductible hostilité des principes et des éléments, que l’homme cherche à se dépasser, cherche à vaincre son désespoir par le défi lyrique. Ainsi les grands héros de la dramaturgie élisabéthaine, en désaccord fondamental et inguérissable avec le monde qui les entoure et conditionne leur échec, vis-à-vis d’eux-mêmes, vis-à-vis du monde. Ainsi Timon d’Athènes, Lear, Hamlet, Macbeth. Leur lyrisme naît de ce désaccord. Leurs plaintes et leurs blasphèmes sont lyriquesseule expression possible de leur triomphe intérieur sur l’anéantissement. Seule expression possible aussi de leur liberté suprême : celle de prendre conscience de leur écrasement.

Il se peut donc que le lyrisme soit, tout bien considéré, l’exercice exaltant de la liberté spirituelle à la conquête d’horizons plus libres encore. Il se peut que le lyrisme soit une tentative désespérée de libération des servitudes inéluctableset c’est, je crois, par l’exercice spontané du lyrisme que Miller échappe aux contraintes déprimantes, et avilissantes, que la vie contemporaine a fait lourdement peser sur lui.

En relisant les quelques pages d’aveux autobiographiques que Miller m’écrivait en 1938, je suis frappé aujourd’hui bien plus que je ne le fus alors par le sens profond, par la portée symbolique, de sa vie et de ses goûts. Comme pour tout Américain, il me semblait naturel alors que Miller eût vingt fois changé l’orientation de sa vie, eût exercé cent professions différentes aussi étranges, aussi déconcertantes les unes que les autres. Sportsman, pianiste virtuose, boxeur, tailleur, agent d’assurance, chasseur d’hôtel, bibliothécaire, statisticien, fossoyeur, crève-la-faim et directeur du personnel d’une Compagnie de Télégraphe, tribun de caisses d’emballage, et mille autres choses encore, éternel inadapté, qui ne cherche ni le profit ni le prestige, mais simplement un mode de vie qui le satisfasse dans une civilisation impitoyable pour l’homme qui refuse l’asservissement, fût-il doré. Cette lutte pour parvenir que mène tout Américain, Miller la mène avec le seul souci de ne rien abdiquer de sa personnalité. Il fuit la servitude comme le navire fuit la tempête, et démissionne d’un poste important qui lui assurait fortune et honneurs parce qu’il y perdait sa liberté. Il s’en va, un beau soir, sans avertir personne, sans toucher ses émoluments, las de commander à des cohortes d’employés, las d’être un rouage, fût-ce le plus important, dans un mécanisme qui l’absorbe et anéantit son âme. Il décide d’écrire pour vivre, c’est-à-dire pour mourir de faim. Il s’évade de l’Amérique, fonce à travers l’océan, se perd dans Paris. Se perdse retrouve, parfaitement libéré, purifié, lui-même, face à face avec lui-même, au hasard des chambres d’hôtel, au hasard des rencontres, à la merci de l’amitié, sans contraintes, sans scrupules, l’esprit nettoyé, le cœur ardent, et l’estomac souvent vide. Ni la misère ni la faim ne le découragent, ne le font renoncer à son projet de n’appartenir qu’à lui-même, et de ne considérer les servitudes passagères auxquelles il faut se soumettre pour autre chose que des expédients.

Il a renoncé à tout, sauf à être lui-même. L’essentiel. Donnez au mot son sens authentique. Chargé de servitudes, l’homme s’en invente toujours de nouvelles, met sa fabuleuse ingéniosité, son infatigable imagination, au service d’ennemis toujours plus nombreux, toujours plus divers. Contraintes politiques, sociales, économiques, militaires, religieuses, métaphysiques. On n’en finirait pas d’énumérer. À chaque tour de vis, c’est un peu de la cervelle qui suinte, un peu de sang qui se dessèche, un peu de spiritualité qui s’évanouit. Voici les civilisations de masse, idéologies dévorantes, qui transforment l’homme en automate, qui lui dictent ses réactions, qui lui mentent sur ses goûts, qui lui escroquent son bonheur. Immense marée qui monte de tous les coins de la terre, qui entraîne les hommes comme le flot balaie la fourmilière vers on ne sait quel néant.

Miller ne prévoyait pas dans ses détails les plus abjects – qui donc aurait pu le prévoir ?dans quels abîmes d’ignominie sombrerait l’homme contemporain, à la fois le bourreau et la victime, sous l’accablante pression des idéologies et des événements. Visions de cauchemar des champs de bataille, des villes bombardées, des camps de concentration. Aucun mot pour décrire ces cercles de l’enfer que Dante lui-même n’aurait pas imaginés, aucun pour exprimer cette horreur glacée des monceaux de cadavres obscènes, ces plaies, ces amaigrissements, cette putréfaction, ces masques lividescette pâte de souffrance phosphorescente où s’entremêlent des corps humains, où se figent des grimaces qui auraient pu être des sourires, d’où partent des gémissements qui auraient pu être des cris de joie. Où sont donc les âmes, et que devenues ? Est-il possible que le sadisme, dix mille années de sadisme, affublé du nom de civilisation, puisse aboutir à un tel mépris collectif, organisé, scientifique, de l’homme et de son âme, si tant est qu’il en a une ? Miller ne prévoyait pas cela, mais il redoutait le pire. Il avait pris la décision, en ce qui le concernait, de refuser l’asservissement, de combattre pour la libération de l’homme avec ses propres armes, ses armes spirituelles, celles qui, tôt ou tard, triomphent, celles qui, même provisoirement écrasées, défient la défaite et le temps.

Un artiste digne de ce nom ne se méprend pas sur le sens de son époque. Il souffre avec elle, il se prononce pour elle, et, sans jouer nécessairement les Cassandre, il est la conscience avertie du destin collectif où elle est entraînée. Il possède la lucidité ; il possède aussi le pouvoir d’expression. Il est plus qu’un miroir ou un écho, il est le présent et l’avenir tout ensemble, et son expérience vivante s’inscrit sur l’expérience collective, pour la comprendre et la dépasser. Espoirs, appréhensions, désespoirs. Où est la menace, où est le salut ? Miller touche au fond du désespoir. Libéré de l’Amérique, de ses fièvres et de ses tentations, il se confie à lui-même, il plonge à travers la souffrance et le rêve, à travers l’espoir et la peur, au fond d’un avenir plein de catastrophes, « rien que des catastrophes », et il s’identifie avec sa vision, avec son livre. « Pour moi », écrit-il dans Printemps noir, « le livre c’est l’homme, et mon livre est l’homme que je suis, l’homme confus, négligent, téméraire, ardent, obscène, turbulent, pensif, scrupuleux, menteur, et diaboliquement sincère que je suis. » Et plus loin : « Je ne me considère pas comme un livre, comme un document, mais comme une histoire de notre temps, une histoire de tous les temps. » Son sens prophétique s’aiguise, sa vision s’élargit, il la parle, il l’écrit, il la vit, avec un sûr instinct, avec une sérénité parfaite, une conviction inébranlable qu’il faudra que le monde subisse cette purgation douloureuse, cette ordalie scandaleuse, pour retrouver le sens du spirituel et de l’humain. « Et c’est donc avec un pressentiment de la finque ce soit demain ou dans trois sièclesque j’écris fiévreusement mon livre. Et c’est pourquoi aussi mes pensées de temps en temps se ruent par saccades, c’est pourquoi je suis obligé de ranimer constamment la flamme, pas seulement avec du courage, mais avec du désespoir aussicar je ne veux me fier à personne pour dire ce que j’ai à dire. Je bredouille et je tâtonne, je cherche tous les moyens d’expression possibles et imaginables, et c’est comme un bégaiement divin. Je suis ébloui par le grandiose écroulement du monde ! » (Printemps noir)

Nous sommes loin de l’objectivité, de l’allusion, du symbole même, purement littéraire. Ce lyrisme que Miller met dans tous les instants de sa vie, à chaque ligne de son livre, n’est ni extatique ni résigné ; il n’est pas fabriqué, soucieux, prudent. C’est une arme défensive, un instrument de prospection qui prépare les victoires futures. Miller passe du rêve à la prophétie, de la prophétie à l’assaut. Sa vision, claire ou confuse, immédiate ou inspirée, repose sur le réel, et déborde sur l’avenir, sur cet au-delà qui ne peut être la mort, mais la vie future, qui n’est pas le néant, malgré les menaces cyniques d’un redoutable humour, mais ce que Lawrence appelait the otherness, « l’étrangéité », le destin de l’homme transposé dans un autre temps, dans un autre espace, et peut-être dans un autre corps. C’est la divinité de la chair et de l’esprit enfin reconnue, le jeu royal de la vie, la création enfin assurée de sa finalité dans la lumière d’une civilisation supérieure à ses servitudes.

De là ce ton familier, agressif, emporté ; de là ces cris, ces ricanements, ces confidences. De là cette dignité conférée à tout, cette indifférence souveraine envers le scandale des mots ou des gestes, de là cet usage particulier du langage, miracle de rajeunissement et d’audace dont on ne trouve point d’équivalent dans la littérature contemporaine. Ici, rien de fortuit, rien de gratuit. Rien pour l’effet littéraire, rien qui sente l’école ou le procédé. Que ce soit délire du paranoïaque, usage abusif de l’énumération, offense à ce qu’on appelle le bon goût, disparate apparent des associations d’idées, enchaînements surprenants, mépris pour la logique du temps ou de l’espace, défi jeté au principe d’identité, iconoclasie, blasphèmequoi d’autre encore ? tout, Miller accueille tout, pourvu que s’expriment l’angoisse et le fol espoir d’un homme décidé à vivre, et pour qui l’expression verbale est provisoirement le salut.

L’audace de Miller, après avoir frappé ses compatriotes de stupeur, puis d’admiration, produira, je le crois, le plus vivifiant et le plus salutaire effet sur le destin même de l’expression littéraire. Confiné par la censure américaine à la clandestinité, si on peut dire, déjà des hommages lui sont rendus de toutes parts, des disciples lui naissent, et l’Angleterre le salue comme un novateur. On a l’impression d’assister, en le lisant, à une création continue, dans le verbe, les formes, la syntaxe, les images, les tours, qui dépasse de loin les audaces calculées, les néologismes savants d’un Joyce, qui ne se perd point dans l’ineptie littéraire comme trop de surréalistes mineurs l’ont fait, qui ne se noie pas dans une confusion pseudophilosophique, comme cela arrive souvent à D.H. Lawrence, et ne s’obnubile point de symboles obscurs dont la portée ne dépasse guère l’expression. Le style de Miller est direct, spontané, vivant. Il fuit les ornements traditionnels et compassés des artabanistes classiques, il évite les pièges de la platitude prétentieuse, où tombent ceux qui veulent à tout prix capter l’acquiescement et l’admiration. Absence totale de préjugés, sens aigu de la force libératrice des mots, parfaite adaptation des vocables et de l’émotion, rythme quasi instinctif qui accompagne et vivifie la phrase, le paragraphe. Ce langage audacieux, apparemment déréglé, a le pouvoir d’expression le plus singulier. Il est docile à l’analyse, comme le Proust le plus retors, vigoureux comme un Joyce qui aurait oublié son érudition, ample comme du Balzac, brutal comme du Shakespeare. Dans cette langue si proche du réel, du quotidien, truculente et colorée, peuvent s’insérer les échappées du rêve, les nostalgies douloureuses de la tendresse et de l’amour. L’impudeur la plus violente, le réalisme le plus agressif font tout à coup place à la gravité pénétrée de douceur, comme un sourire exquis efface sur un visage la grimace de la colère ou de la douleur.

Étrange métamorphose que fait subir au réel cette âme tendre et affamée, par la magie du pouvoir créateur du verbe. La hiérarchie des mots est abolie comme la hiérarchie des passions. Humain ou surhumain, naturel ou surnaturel, plus de frontières. Rêve ou connaissance scientifique du monde, c’est tout un. L’observateur peut examiner froidement, d’un œil aussi automatique que celui de la caméra, le geste du garçon de café, les minauderies de la fille, les turbulences du cœur, les arabesques du délire. Monde étrange et grouillant. Monde perdu où vont à la dérive les illuminés et les fous, tous ceux qui ont du plomb dans l’aile ou dans la cervelle, persécutés du vice, obsédés du sexe, et qui vivent selon les lois, les coutumes ou les habitudes courantes, et qui suivent leur idée fixe, leur obsession, leur délire particulier. Prodigieuse diversité de ce monde qui danse et piétine dans sa ronde interminable, où le criminel côtoie le lunatique, où la schizophrénie fait autant de ravages que le cancer, où chacun cherche sans le savoir une solution métaphysique à des problèmes qu’il feint d’ignorer vingt-quatre heures par jour, et qui cependant reste hanté par la sourde menace, sournoise comme une tumeur maligne, d’un échec irréparable dans la conduite et la fin de sa vie. Immense ambition que de vouloir guérir ce malet qui ne va pas sans risques sérieux. Ce sont, après tout, les risques de l’homme dans le monde. Aux grands artistes le courage est aussi nécessaire que la cruauté. Et la qualité du lyrisme dépend de la qualité de l’artiste.

Miller a couru toutes les aventures de l’homme, et cela se doit entendre au sens le plus large du mot. Il porte tous les péchés de sa nature propre, toutes les tares de l’hérédité et de l’entourage, toutes les malédictions de notre siècle, qui sont d’ailleurs, à des degrés divers, celles des autres siècles. Il brûle aussi de toutes les révoltes, que seul l’espoir peut alimentercar pourquoi révolte, s’il n’y avait au bout l’espoir ? Prophète inspiré des catastrophes qui se sont abattues sur le monde entier, pense-t-il aujourd’hui que nous soyons allés assez profond dans la misère ? Le globe tout entier a été retourné comme un champ de mines bouleverse la terre, des empires se sont écroulés dans la souffrance et l’ignominie, mais la substance cérébrale, la chair de notre chair, a-t-elle subi l’épreuve salvatrice du renouvellement total ? Les poètes sont d’étranges devins, et d’étranges guérisseurs. Qui va plus loin dans le dégoût que Shakespeare, et qui fait, plus que lui confiance à l’homme ? « I have immortal longings in me », s’écrie Cléopâtre, ouvrant toutes grandes les portes de la mort. « À travers la nuit sans fin », dit Miller, « la terre tourbillonne vers une création inconnue. »

Le Tropique du Cancer exprime l’angoisse d’une conscience torturée par la vision hallucinatoire de catastrophes majeures. Entre le sordide et le divin, l’homme se meut comme un automate, un robot fait de chair et de sang, et qui souffre. Une main puissante pétrit l’ordure dans son cœur, un souffle mauvais brûle ses lèvres, ses yeux jettent des éclairs lividesmais de sa souffrance peut naître la foi qui le transfigure et le grandit. Miller a fait, lui, peu à peu, sa libération. Chacun de ses livres est une étape frémissante à travers les ténèbres, à travers le bourbier, pour échapper au mal. Il s’en va vers la purification, par les eaux lustrales du renoncement et du désespoir, retrouvant le courage, retrouvant la foi. Le grand vent de son lyrisme chasse les miasmes et déchire les voiles métaphysiques. Il apparaît comme un archange aux ailes trempées de boue et de sang, qui monte des bas-fonds des villes de la terre, par-dessus les fumées et les croûtes d’un ciel souillé, en route vers des profondeurs inconnues. Déjà, peut-être, la lumière d’une autre aurore est-elle perceptible, pour lui à l’horizon.

Henri Fluchère