X

Je crois bien que c’était le 4 juillet qu’ils me flanquèrent cul par-dessus bord. Pas un mot d’avertissement. Un des gros nababs de l’autre côté de l’eau avait décidé de faire des économies. Rabioter sur les correcteurs et les petites dactylos sans défense lui permettait de payer les dépenses de ses voyages aller-retour et les appartements somptueux qu’il occupait au Ritz. Après avoir réglé les petites dettes que j’avais accumulées parmi les linotypistes, et donné un acompte au bistrot en face, afin de conserver mon crédit, il ne me restait presque rien de mon salaire final. J’eus à notifier au patron de l’hôtel que j’allais le quitter – sans lui dire pourquoi, parce qu’il se serait fait du mauvais sang pour ses miteux deux cents francs.

« Que feras-tu si tu perds ton emploi ? » C’était la phrase qui me sonnait continuellement aux oreilles. Ça y est maintenant* ! Ausgespielt ! Rien à faire que de retourner à la rue, marcher, baguenauder, t’asseoir sur les bancs, tuer le temps. Depuis tout ce temps, bien sûr, ma tête était familière à Montparnasse ; je pourrais faire croire un moment que je travaillais toujours au journal. Cela me rendrait un peu plus facile de trouver la galette pour un déjeuner ou un dîner. On était en été, et les touristes arrivaient en trombe. J’avais mille tours dans mon sac pour les rançonner. « Que feras-tu… ? » Eh bien, ne pas crever de faim, et d’un ! Si je ne faisais rien d’autre que de me concentrer sur la boustifaille, cela m’empêcherait de me déconfire. Pour une semaine ou deux, je pouvais encore aller chez M. Paul et me tasser un bon repas tous les soirs ; il ne saurait pas si je travaillais ou non. L’essentiel, c’est de bouffer. À la garde de Dieu pour le reste !

Naturellement, j’ouvrais l’oreille à tout ce qui pouvait vouloir dire un peu de fric. Et je cultivais une nouvelle flopée de connaissances – des raseurs que j’avais soigneusement évités jusqu’ici, des poivrots que je détestais, des artistes qui avaient un peu de galette, des Prix Guggenheim, etc. Ça n’est pas difficile de se faire des amis quand on a le cul sur une chaise douze heures par jour à la terrasse d’un café. On arrive à connaître tous les poivrots de Montparnasse. Ils s’accrochent à vous comme des poux, même si vous n’avez rien d’autre à leur offrir que vos oreilles.

Maintenant que j’avais perdu mon emploi, Carl et Van Norden avaient une nouvelle phrase pour moi : « Et si ta femme arrivait ? » Eh bien, et après ? Deux bouches à nourrir au lieu d’une. J’aurais un compagnon de misère. Et si elle n’avait pas perdu sa bonne mine, je réussirais probablement mieux à deux sous le harnois que tout seul : le monde ne laisse jamais une jolie femme mourir de faim. Tania, je ne pouvais pas trop compter sur elle : elle envoyait de l’argent à Sylvestre. J’avais pensé d’abord qu’elle pourrait me laisser partager sa chambre, mais elle avait peur de se compromettre, il fallait qu’elle soit chic avec son patron.

Les premières personnes vers qui se tourner quand on est à plat, ce sont les Juifs. J’en eu trois sur les bras presque tout de suite. Des types sympathiques. L’un d’eux était un marchand de fourrures retiré des affaires qui avait la démangeaison de voir son nom dans les journaux ; il me proposa d’écrire une série d’articles sous son nom pour un journal Yiddish de New York. Je dus battre Le Dôme et La Coupole à la recherche de Juifs éminents. Le premier sur qui je tombai était un célèbre mathématicien ; il ne parlait pas un mot d’anglais. Je dus disserter sur la théorie du choc d’après les diagrammes qu’il dessinait sur les serviettes en papier ; je dus décrire les mouvements des corps astraux et démolir en même temps la conception einsteinienne. Le tout pour vingt-cinq francs. Quand je voyais mes articles dans les journaux, je ne pouvais pas les lire ; mais ils étaient impressionnants tout de même, surtout avec le pseudonyme du marchand de fourrures !

J’écrivis beaucoup sous l’anonymat pendant cette période. Quand le nouveau bordel s’ouvrir sur le boulevard Edgar-Quinet, je rabiotai quelque chose à écrire les prospectus. À savoir, une bouteille de champagne et un coup pour rien dans une des chambres égyptiennes. Si je réussissais à amener un client, on me donnait ma commission, comme celle de Képi autrefois. Un soir, j’amenais Van Norden ; il allait me faire gagner un peu d’argent en s’amusant dans les chambres ! Mais quand Madame apprit qu’il était journaliste, elle ne voulut rien entendre pour encaisser son argent ; ce fut encore une bouteille de champagne et un coup gratis. Pas un sou de profit. Et même il me fallut écrire l’article pour lui, parce qu’il n’arrivait pas à traiter le sujet sans mentionner la qualité de la boîte ! Une chose après l’autre comme ça. J’étais bel et bien baisé.

Le pire de tout fut une thèse que j’entrepris d’écrire pour un psychologue sourd-muet. Un traité sur les soins à donner aux enfants infirmes. J’avais la tête pleine de maladies et de gouttières et d’établis de travail et de théories de plein air. Cela me prit six bonnes semaines d’affilée, et, pour couronner le tout, il me fallut corriger les épreuves de cette saloperie. C’était en français, mais un français que je n’avais jamais de ma vie lu ni entendu. Mais cela me rapporta un bon déjeuner tous les jours, un déjeuner américain, avec du jus d’oranges, du Quaker Oats, de la crème, du café, de temps en temps du jambon et des œufs pour varier le menu. Ce fut la seule période de mes jours à Paris où je me payai jamais un déjeuner convenable, grâce aux enfants infirmes de Rockway Beach, d’East Side, et de toutes les criques ou bras de mer de ces endroits misérables.

Puis un jour, je fis la connaissance d’un photographe ; il faisait une collection de tous les bordels à cent sous de Paris pour un dégénéré munichois. Il voulait savoir si je consentirais à poser les pantalons rabattus, et en d’autres postures. Je pensais à ces petits nabots maigrichons, qui ressemblent à des grooms ou à des chasseurs d’hôtel, que l’on voit de temps en temps sur les cartes postales pornographiques dans les vitrines de petites boutiques, fantômes mystérieux qui habitent la rue de la Lune, et autres quartiers malodorants de la cité. Je n’aimais pas beaucoup l’idée de promener ma gue-gueule en compagnie de cette élite. Mais, puisqu’on m’assurait que les photographies étaient pour une collection strictement privée, et puisqu’elle était destinée à Munich, je donnai mon consentement. Quand on n’est pas dans sa ville natale, on peut se permettre de petites libertés, surtout pour le motif si honorable de gagner son pain quotidien. Après tout, je n’avais pas fait tant le délicat, quand j’y pense, même à New York. Il y avait des nuits où j’étais si terriblement désespéré là-bas, que j’étais obligé d’aller dans mon propre quartier pour mendier !

Nous n’allâmes pas dans les boîtes connues familières aux touristes, mais dans les petits foutoirs où l’atmosphère était plus sympathique, où nous pouvions faire une partie de cartes l’après-midi avant de nous mettre au boulot. C’était un bon compagnon que ce photographe. Il connaissait la ville de fond en comble, les murs particulièrement. Il me parlait souvent de Goethe, et des jours de Hohenstaufen, et des massacres des Juifs pendant le règne de la Peste noire. Sujets intéressants, et toujours reliés obscurément aux choses qu’il faisait. Il avait des idées pour des scénarios aussi, des idées stupéfiantes, mais personne n’avait le courage de les exécuter. La vue d’un cheval fendu en deux lui inspirait des choses sur Dante ou Léonard de Vinci ou Rembrandt ; des abattoirs de la Villette, il sautait dans un taxi et m’emmenait dare-dare au musée du Trocadéro, afin de me montrer un crâne ou une momie qui l’avait fasciné. Nous explorâmes le cinquième, le treizième, le dix-neuvième et le vingtième arrondissement dans tous les sens. Nos endroits favoris pour souffler étaient de petits coins lugubres comme la place Nationale, la place des Peupliers, la place de la Contrescarpe, la place Paul-Verlaine. Beaucoup de ces endroits m’étaient déjà familiers, mais je les voyais tous maintenant sous une lumière différente grâce à la rare saveur de sa conversation. Si aujourd’hui il m’arrivait par exemple de descendre en me promenant la rue du Château-des-Rentiers, à respirer la fétidité des lits d’hôpital qui empuantit le treizième arrondissement, mes narines sans doute se dilateraient de plaisir parce que, mêlées à cette odeur d’urine rance et d’acide phénique, il y aurait les odeurs de nos voyages imaginaires à travers le charnier de l’Europe que la Peste noire avait créé.

Grâce à lui, j’en vins à connaître un individu tout empreint de spiritualité nommé Kruger, qui était sculpteur et peintre. Kruger se prit de béguin pour moi, je ne sais pour quelle raison. Il me fut impossible de me débarrasser de lui quand il eut découvert que je consentais à écouter ses idées « ésotériques ». Il y a des gens en ce monde pour qui le mot « ésotérique » a l’air d’agir comme un fluide divin. Comme « réglé » pour Herr Peeperkorn de la Montagne magique. Kruger était un de ces saints qui ont mal tourné, un masochiste, un type anal dont la loi est scrupule, rectitude et conscience, et qui, un jour de relâchement, vous fait sauter la mâchoire d’un homme sans sourciller. Il semblait croire que j’étais mûr pour passer sur un autre plan, un « plan supérieur », comme il disait. J’étais prêt à passer sur n’importe quel plan par lui désigné, pourvu qu’on ne mangeât et qu’on ne bût pas moins. Il me rompait la tête avec le « fil de l’âme », le « corps causal », l’« oblation », les Upanishads, Plotin, Krishnamurti, la « vêture karmique de l’âme », la « conscience nirvânique », toutes ces couillonnades que l’Orient exhale comme une haleine s’exhale de la peste. Parfois il entrait en transe et divaguait sur les incarnations antérieures, ou du moins ce qu’il imaginait qu’elles avaient été. Ou alors, il racontait ses rêves, qui, à mon avis, étaient complètement insipides, prosaïques, et n’étaient même pas dignes d’attirer l’attention d’un freudien, mais pour lui il y avait de vastes merveilles ésotériques cachées dans leurs profondeurs que je devais l’aider à déchiffrer. Il s’était complètement retourné, comme un costume dont la pelure est usée.

Petit à petit, à mesure que je gagnais sa confiance, je m’insinuais dans son cœur. Je le possédais à un tel point qu’il courait après moi dans la rue pour me demander s’il pouvait me prêter quelques francs. Il voulait m’aider à tenir, pour que je puisse survivre à la transition vers le plan supérieur. J’étais comme la poire qui mûrit sur l’arbre. De temps en temps j’avais des rechutes, et j’avouais le besoin que j’avais de plus de nourriture terrestre – une visite au Sphinx ou à la rue Sainte-Apolline où je savais qu’il se rendait à ses moments de faiblesse, lorsque les exigences de la chair étaient devenues trop véhémentes.

En tant que peintre, il était nul ; en tant que sculpteur, moins que nul. Il était bon maître de maison, ça je puis le dire… et économe, par-dessus le marché. Rien ne se perdait, pas même le papier qui enveloppait la viande. Les vendredis soir, il ouvrait son studio à ses amis artistes ; il y avait toujours à boire à flots et de bons sandwichs, et si par hasard on laissait quelque chose, j’étais là le lendemain pour tout nettoyer.

Derrière le bal Bullier, il y avait un autre studio que je pris l’habitude de fréquenter celui de Mark Swift. S’il n’était pas un génie, c’était certainement un excentrique, cet Irlandais caustique. Il avait pour modèle une Juive qui avait vécu avec lui pendant des années ; il était fatigué d’elle maintenant, et il cherchait un prétexte pour se débarrasser d’elle. Mais comme il avait mangé le pécule qu’elle avait apporté avec elle au début, il se demandait comment se débarrasser d’elle sans rien lui rembourser. Le moyen le plus simple était de la maltraiter au point qu’elle préférerait mourir de faim plutôt que de supporter ses cruautés.

Elle n’était pas mal du tout, sa maîtresse. Le pire qu’on pouvait dire d’elle, c’est qu’elle avait perdu sa ligne, et surtout sa possibilité de l’entretenir davantage. Elle était peintre elle aussi, et, parmi les connaisseurs, on disait qu’elle avait beaucoup plus de talent que lui. Mais si misérable qu’il lui rendît l’existence, elle était juste : elle ne permettait jamais à qui que ce fût de dire qu’il n’était pas un grand peintre. C’est parce qu’il avait vraiment du génie, disait-elle, qu’il était un si piètre individu. On ne voyait jamais ses toiles à elle sur les murs – seulement les siennes. Ses choses, on les fourrait dans la cuisine. Il arriva une fois en ma présence que quelqu’un insista pour voir son travail. Le résultat fut pénible. « Vous voyez ce personnage, dit Swift, désignant une des toiles avec son pied pataud. L’homme debout sur le seuil de la porte, là, il va sortir pour pisser. Il ne retrouvera jamais sa route, parce que sa tête est mal placée… Et maintenant, regardez ce nu, là-bas… c’était pas mal jusqu’au moment où elle s’est mise à peindre le con. Je ne sais pas à quoi elle pensait, mais elle l’a fait si gros que son pinceau a glissé dedans et elle n’a jamais pu le rattraper. »

Et pour nous montrer ce qu’un nu devrait être, il sort une énorme toile qu’il a récemment terminée. C’est son portrait à elle, morceau magnifiquement vengeur, inspiré par une conscience coupable. L’œuvre d’un fou – vicieux, mesquin, méchant, brillant. On avait l’impression qu’il l’avait épiée par le trou de la serrure, qu’il l’avait surprise à un moment de détente, quand elle se curait distraitement le nez, ou se grattait le cul. Elle était assise sur le canapé de crin, dans une pièce sans ventilation, une énorme pièce sans fenêtre, qui aurait pu aussi bien être le lobe antérieur de la glande pinéale. Derrière elle, courait l’escalier en zig-zag conduisant au balcon ; escalier couvert d’un tapis vert-bile, un vert qui ne pouvait émaner que d’un univers foutu. La chose la plus remarquable, c’était ses fesses, qui étaient inégales et pleines de croûtes ; elle semblait avoir légèrement relevé le derrière sur le sofa, comme pour lâcher un pet sonore. Son visage, il l’avait idéalisé il était doux et virginal, pur comme une gomme pour le rhume. Mais ses seins étaient distendus, gonflés de gaz d’égout ; elle semblait nager dans une mer menstruelle, fœtus agrandi, avec l’apparence bornée et sirupeuse d’un ange.

Néanmoins, on ne pouvait que l’aimer. C’était un travailleur infatigable, un homme qui n’avait qu’une seule idée en tête : peindre. Et rusé comme un lynx, par surcroît. C’est lui qui me mit dans la tête de cultiver l’amitié de Fillmore, un jeune homme du service diplomatique, qui avait échoué dans ce petit groupe qui entourait Kruger et Swift. « Fais-toi aider, disait-il, il ne sait pas que faire de son argent. »

Quand on dépense ce qu’on possède pour soi, quand on mène la bonne vie avec sa propre galette, les gens sont portés à dire « il ne sait pas que faire de son argent ». Quant à moi, je ne vois pas à quel meilleur usage on pourrait mettre son argent. De tels individus, on ne peut pas dire qu’ils soient généreux ou avares. Ils font circuler l’argent : c’est l’essentiel. Fillmore savait que ses jours en France étaient comptés ; il était décidé à bien les employer. Et comme on s’amuse toujours bien mieux en compagnie d’un ami, il n’était que naturel qu’il se tournât vers quelqu’un comme moi, sachant que faire de son temps, pour lui servir de ce compagnon dont il avait besoin. Les gens disaient que c’était un raseur, et il l’était, je veux bien le croire, mais quand on a besoin de bouffer, on peut s’accommoder de choses pires que d’être rasé. Après tout, en dépit du fait qu’il parlait sans arrêt, et généralement de lui-même ou des auteurs qu’il admirait servilement – des oiseaux genre Anatole France, et Joseph Conrad – néanmoins il rendait mes nuits intéressantes d’une autre façon. Il aimait danser, il aimait les bons vins, et il aimait les femmes. Qu’il aimât aussi Victor Hugo et Byron, on pouvait le lui pardonner ; il n’avait quitté l’université que depuis quelques années, et il avait du temps devant lui pour se guérir de tels goûts. Ce qui me plaisait en lui, c’était le sens de l’aventure.

Nous fîmes plus ample connaissance et devînmes amis plus intimes, dirais-je, grâce à un incident particulier qui se produisit pendant mon bref séjour chez Kruger. Il advint juste après l’arrivée de Collins, marin que Fillmore avait connu par hasard en venant d’Amérique. Nous nous réunissions régulièrement à la terrasse de la Rotonde avant d’aller dîner. C’était toujours du pernod, consommation qui mettait Collins de bonne humeur et fournissait une base, pour ainsi dire, au vin, à la bière et aux fines, etc. que nous ingurgitions ensuite. Pendant tout le séjour de Collins à Paris, je vécus comme un duc ! rien que de la volaille et des vins fins et des desserts dont je n’avais jamais entendu parler auparavant. Un mois de ce régime, et j’aurais été obligé d’aller à Baden-Baden, à Vichy ou à Aix-les-Bains. Pendant tout ce temps c’est Kruger qui m’hébergea dans son studio. Je commençais à être encombrant, parce que je ne me montrais jamais avant trois heures du matin, et il était difficile de me faire sortir du lit avant midi. Kruger ne me dit jamais un mot de reproche ouvertement, mais sa manière indiquait clairement que je devenais un vaurien.

Un jour, je tombai malade. Le régime trop riche faisait son effet. Je ne sais pas ce qui me faisait mal, mais je ne pus me tirer du lit. J’avais perdu toute résistance, et le peu de courage que je possédais. Kruger dût me soigner, me faire des bouillons, et ainsi de suite… Ce fut une période pénible pour lui, d’autant plus qu’il était à la veille de faire une exposition importante dans son studio, une exposition privée pour quelques riches connaisseurs desquels il attendait du soutien. Le divan sur lequel j’étais couché était dans le studio ; il n’y avait pas d’autre endroit où le mettre.

Le matin du jour où il devait donner son exposition, Kruger s’éveilla de très mauvaise humeur. Si j’avais pu me tenir sur mes pieds, je sais bien qu’il m’aurait flanqué une baffe et foutu dehors à coups de pied. Mais j’étais abattu, et faible comme un chien malade. Il essaya de me tirer du lit avec de douces paroles ; avec l’idée de m’enfermer à clé dans la cuisine à l’arrivée de ses visiteurs. Je comprenais bien que j’allais lui foutre la poisse. Les gens ne peuvent pas regarder des tableaux et des statues avec enthousiasme pendant qu’un homme est en train de crever sous leurs yeux. Kruger croyait sérieusement que j’allais mourir. Et moi aussi. C’est pourquoi, bien que je me sentisse coupable, je ne pus rassembler une once d’enthousiasme quand il me proposa de faire venir l’ambulance et de me transbahuter à l’Hôpital américain. Je voulais mourir là confortablement, en plein studio, je ne voulais pas qu’on me force à me lever pour trouver un meilleur endroit pour mourir. Peu m’importait où mourir, en vérité, pourvu qu’il ne fût pas nécessaire de me lever.

Quand il m’entendit parler ainsi, Kruger fut sérieusement alarmé. Il était pire d’avoir un mort qu’un malade dans le studio, si les visiteurs arrivaient. Cela réduirait à néant ses espérances, qui étaient déjà bien minces. Il ne me présenta pas la chose ainsi, naturellement, mais je pus voir à son agitation que c’était ça qui le tourmentait. Et cela me rendait têtu. Je refusais de le laisser appeler l’hôpital. Je refusais de le laisser appeler le docteur. Je refusais tout !

Il prit une telle rogne contre moi que finalement, malgré mes protestations, il se mit à m’habiller. J’étais trop faible pour résister. Tout ce que je pouvais faire, c’était de murmurer à voix basse – « espèce de salaud !… salaud !… » Bien qu’il fît chaud dehors, je tremblais comme un saule. Quand il m’eût complètement habillé, il me jeta un pardessus sur les épaules et disparut pour téléphoner. Je ne veux pas partir ! Je ne veux pas partir ! », ne cessais-je de crier, mais il me claqua la porte au nez. Il revint au bout de quelques minutes, et, sans me dire un mot, il s’affaira dans son studio. Préparatifs de la dernière minute. Peu de temps après, on frappa à la porte. C’était Fillmore. Collins attendait en bas, m’informa-t-il.

Tous les deux, Fillmore et Kruger, glissèrent leurs bras sous les miens, et me hissèrent debout. En me traînant vers l’ascenseur, Kruger devint plus gentil. « C’est pour ton bien, disait-il. Et puis, ça ne serait pas chic pour moi. Tu sais quelle lutte j’ai menée toutes ces années. Tu devrais penser à moi aussi. » Il était vraiment au bord des larmes.

Misérable et abattu que j’étais, ses paroles me firent presque sourire. Il était beaucoup plus âgé que moi, et bien qu’il fût un pitoyable peintre, un pitoyable artiste en tout et pour tout, il méritait un coup de chance – au moins une fois dans sa vie !

« Je ne t’en veux pas, murmurais-je. Je comprends ce qui en est…

— Tu sais que tu m’as toujours plu, répondit-il. Quand tu iras mieux, tu pourras revenir ici… tu pourras rester autant que tu voudras.

— Bien sûr, je sais… je ne vais pas encore crever… » finis-je par dire.

Je ne sais pourquoi, quand je vis Collins en bas, mon courage revint. Si jamais quelqu’un a jamais paru complètement vivant, sain, joyeux, magnanime, c’était lui ! Il me reçut comme si j’étais une poupée, et me posa sur le siège du taxi – doucement, ce que j’appréciai, après la rude poigne de Kruger.

Quand nous nous arrêtâmes devant l’hôtel – l’hôtel de Collins – il y eut une courte discussion avec le propriétaire, pendant laquelle je restai étendu sur le canapé du bureau. Je pouvais entendre Collins expliquer au patron que ça n’était rien… tout juste un petit malaise… que j’irai bien dans quelques jours. Je le vis glisser un billet craquant entre les doigts du bonhomme, puis, se tournant rapidement, avec vivacité, il revint à moi et me dit : « Allons, du cran ! Ne lui laisse pas croire que tu vas crever ! » Et, avec ces mots, il me mit vivement sur mes pieds, et, me soutenant d’un bras, me conduisit vers l’ascenseur.

Ne lui laisse pas croire que tu vas crever ! Évidemment, c’était de mauvais goût de mourir sur les bras des gens. On doit mourir au sein de sa famille, en privé, si on peut dire. Ses paroles étaient encourageantes. Je commençais à prendre la chose pour une mauvaise plaisanterie. En haut, la porte fermée, ils me déshabillèrent et me mirent entre les draps. « Tu peux pas mourir maintenant, merde alors ! dit Collins avec ardeur. Tu me flanquerais dans un pétrin !… Et puis zut, qu’est-ce que tu as ? Tu peux pas supporter la bonne chère ? Lève donc le nez ! Tu mangeras un bon bifteck dans trois jours ! Tu crois que tu es malade !… Attends mon vieux d’avoir une bonne dose de syphilis ! Alors tu auras de quoi t’en faire ! Et il se mit à me raconter avec humour sa descente du Yang-Tseu-Kiang, perdant ses cheveux, et ses dents rongées par la carie. Dans l’état de faiblesse où j’étais, l’histoire qu’il dévidait eut un effet extraordinairement apaisant sur moi. Je m’oubliai complètement moi-même. Il avait du cœur au ventre, ce type ! Peut-être qu’il charriait un peu, pour mon bien, mais je ne t’écoutais pas avec l’esprit critique à ce moment-là. J’étais tout yeux et tout oreilles. Je vis l’immonde embouchure jaune du fleuve, les lumières montant à Hankow, l’océan des faces jaunes, les sampans descendant comme l’éclair à travers les gorges, et les rapides flamboyant de l’haleine sulfureuse du dragon. Quelle histoire ! Les coolies grouillant autour de l’embarcation tous les jours, draguant les ordures que l’on jetait par-dessus bord, Tom Slaterry se levant sur son lit de mort pour jeter un dernier regard aux lumières de Hankow, la belle Eurasienne qui gisait dans une pièce obscure et lui remplissait les veines de poison, la monotonie des cottes bleues et des visages jaunes, par millions et par millions creusés par la famine, ravagés par la maladie, subsistant de rats, de chiens, et de racines, broutant l’herbe sur la terre, dévorant leurs propres enfants. Il était difficile d’imaginer que le corps de cet homme avait été dans le passé une masse de maux, qu’on l’avait fui comme un lépreux ; sa voix était si calme et si douce, comme si son esprit avait été purifié par toutes les souffrances qu’il avait endurées. Comme il étendait la main pour boire, son visage s’adoucissait de plus en plus, et ses paroles semblèrent vraiment me caresser. Et pendant tout le temps, la Chine planait sur nous comme le Destin en personne. Une Chine en putréfaction, croulant en poussière comme un dinosaure gigantesque, mais conservant jusqu’à la fin la magie, l’enchantement, le mystère, la cruauté de ses blêmes légendes.

Je ne pouvais plus suivre son histoire ; mon esprit avait glissé vers un Quatorze Juillet du passé, où j’avais acheté mon premier paquet de serpenteaux et avec, de longs morceaux d’amadou friable pour les allumer, cet amadou sur lequel on souffle pour avoir une bonne braise, amadou dont l’odeur colle aux doigts des jours et des jours, et vous fait rêver à d’étranges choses. Le Quatorze Juillet, les rues sont jonchées de papier rouge marqué de dessins noir et or, et partout il y a de petits serpenteaux qui ont les intestins les plus curieux ; il y en a des paquets et des paquets, ficelés ensemble avec ces petits boyaux minces et plats de la couleur de la cervelle humaine. Tout le long du jour il y a l’odeur de la poudre, et l’amadou et la poussière d’or des éclatantes enveloppes rouges vous collent aux doigts. On ne pense jamais à la Chine, mais elle est là tout le temps au bout de vos doigts, et ça vous fait démanger le nez, et longtemps après, quand on a presque oublié ce que sent un serpenteau, on se réveille un jour avec cette feuille d’or qui vous étouffe, et les fragments d’amadou exhalent vers vous leur odeur piquante, et les éclatantes enveloppes rouges vous remplissent de nostalgie pour un peuple et un sol que l’on n’a jamais vus, mais qui est dans votre sang, mystérieusement là dans votre sang, comme le sentiment de l’espace et du temps, valeur fugitive et constante vers laquelle on se tourne de plus en plus en vieillissant, que l’on essaye de saisir avec l’esprit, mais sans résultat, parce que dans tout ce qui est Chinois il y a sagesse et mystère, et que l’on ne peut jamais s’en emparer des deux mains ou avec l’esprit, mais il faut les laisser s’effacer, les laisser coller à vos doigts, les laisser s’infiltrer lentement dans vos veines…

Quelques semaines plus tard, ayant reçu une invitation pressante de Collins qui était retourné au Havre, Fillmore et moi montâmes dans le train un beau matin pour aller passer le week-end avec lui. C’était la première fois que je quittais Paris depuis mon arrivée. Nous étions de belle humeur, et bûmes de l’anjou tout le long du trajet jusqu’à la côte. Collins nous avait donné l’adresse d’un bar où nous devions nous retrouver ; c’était un endroit appelé Jimmy’s Bar, que tout le monde au Havre devait connaître.

À la gare, nous entrâmes dans un fiacre découvert, et partîmes bon trot pour notre rendez-vous ; il restait encore une demi-bouteille d’anjou, que nous liquidâmes en route. Le Havre avait l’air gai sous le soleil ; l’air était revigorant, avec un fort goût de saumure qui me donna presque la nostalgie de New York. Il surgissait des mâts et des coques de toutes parts, avec des pavillons aux vives couleurs, de grandes places découvertes et des cafés hauts de plafond comme on en voit seulement en province. Magnifique impression au premier abord la ville nous accueillait à bras ouverts.

Avant même d’avoir gagné le bar, nous aperçûmes Collins descendant la rue au trot, se dirigeant vers la gare sans doute, et un peu en retard comme d’habitude. Fillmore aussitôt proposa un pernod ; nous nous donnions de grandes claques dans le dos, riant et vociférant, déjà ivres du soleil et de l’air marin. Collins parut indécis pour le pernod d’abord : il avait une petite dose de chaude-pisse, nous apprit-il. Rien de très sérieux – « un écoulement, quoi ! » Il nous montra une bouteille qu’il avait dans sa poche – « Vénitienne », il y avait écrit, si je me rappelle bien. Le remède du marin pour la chaude-pisse.

Nous nous arrêtâmes au restaurant pour casser la croûte avant d’aller au Jimmy’s Bar. C’était une immense taverne avec de grosses poutres noircies par la fumée et des tables chargées de nourriture. Nous bûmes copieusement des vins que Collins nous recommanda. Puis, nous nous assîmes à une terrasse pour prendre café et liqueurs. Collins parlait du baron de Charlus, un homme selon son cœur, disait-il. Il avait vécu au Havre depuis bientôt une année maintenant, dépensant l’argent qu’il avait accumulé pendant ses jours de bootlegger. Ses goûts étaient simples : bouffer, boire, des femmes et des livres. Et une baignoire pour lui seul ! Ça, c’était essentiel !

Nous parlions encore du baron de Charlus quand nous arrivâmes au Jimmy’s Bar. C’était tard dans l’après-midi, et l’endroit commençait à se garnir. Jimmy y était, rouge comme une betterave, et à côté de lui son épouse, une belle Française avenante, aux yeux brillants. Tout le monde nous fit le plus merveilleux accueil. Nous fûmes assis de nouveau devant des pernods, le gramophone criaillait, des gens baragouinaient en anglais, français, hollandais, norvégien et espagnol, et Jimmy et sa femme, tous deux très vifs et pleins de chic, se donnaient des tapes et s’embrassaient cordialement, levant leurs verres et trinquant ensemble – bref, il y avait un tel remue-ménage de gaieté qu’on avait envie de se foutre à poil et de danser la danse du scalp. Les femmes du bar s’étaient rassemblées autour de nous comme des mouches. Si nous étions des amis de Collins, cela voulait dire que nous étions riches. Peu importait que nous fussions venus dans nos vieux costumes tous les Angliches s’habillent comme ça. Je n’avais pas un sou en poche, ce qui n’avait pas d’importance, puisque j’étais l’invité d’honneur. Néanmoins, je me sentis un peu embarrassé avec deux filles épatantes sur les bras, qui attendaient que je commande quelque chose. Je décidai de prendre le taureau par les cornes. On ne savait plus dire quelles consommations nous étaient offertes par la maison, et quelles étaient à notre compte. Je devais me conduire en gentleman, même si je n’avais pas un sou vaillant.

Yvette – c’était la femme de Jimmy – était extraordinairement gracieuse et gentille avec nous. Elle préparait un petit gueuleton en notre honneur. Ça prendrait encore un peu de temps, et nous ne devions pas être trop ivres, car elle voulait que nous puissions apprécier le repas. Le gramophone allait comme le diable, et Fillmore s’était mis à danser avec une belle mulâtresse qui portait une robe de velours collante, laquelle révélait tous ses charmes. Collins se glissa près de moi et me murmura quelques mots concernant la fille à mes côtés : « La patronne l’invitera à dîner, dit-il, si tu la veux. C’était une ex-putain propriétaire d’une belle maison à la lisière de la ville. Maîtresse d’un capitaine de marine maintenant. Il était absent, et il n’y avait rien à craindre. « Si tu lui plais, elle t’invitera à rester avec elle », ajouta-t-il.

Ça me suffisait ! Je me retournai aussitôt vers Marcelle, et me mis à lui faire des compliments. Nous étions au coin du bar, faisant semblant de danser, mais nous pelotant furieusement. Jimmy me fit un clignement d’œil pépère, et de la tête approuva. Quelle petite chienne amoureuse, cette Marcelle, et en même temps agréable ! Elle se débarrassa bientôt de l’autre fille, remarquai-je, et alors nous nous installâmes pour une longue conversation intime qui fut malheureusement interrompue par l’annonce que le dîner était prêt.

Nous étions une vingtaine à table, et Marcelle et moi étions placés à un bout, en face de Jimmy et de sa femme. L’explosion des bouchons de champagne ouvrit le feu, et fut bientôt suivie par des discours de pochards au cours desquels Marcelle et moi nous chatouillions sous la table. Quand mon tour vint de me lever et de dire quelques mots, je dus mettre une serviette devant moi. C’était pénible et exaltant à la fois. Je dus abréger mon discours, parce que Marcelle me taquinait la fourche sans arrêt.

Le dîner dura presque jusqu’à minuit. Je me préparais à passer la nuit avec Marcelle dans cette belle maison sur la falaise. Mais la chose ne devait pas être. Collins avait fait le plan de nous emmener bourlinguer en ville, et je ne pouvais guère refuser. « T’en fais pas pour elle, me dit-il. Tu en auras soupé avant de ficher le camp. Dis-lui d’attendre que nous revenions. »

Elle se mit un peu en rogne, Marcelle, mais quand je lui eus dit que nous avions plusieurs jours devant nous, elle reprit sa belle humeur. Une fois dehors, Fillmore très solennellement nous prit par le bras et nous dit qu’il avait un petit aveu à nous faire. Il avait l’air pâle et ennuyé.

« Eh bien, qu’est-ce que c’est ? dit Collins gaiement. Accouche ! »

Fillmore ne pouvait pas accoucher comme ça d’emblée. Il fit « hum ! » et il fit « ah ! » plusieurs fois de suite, puis, tout à coup lâcha tout. « Eh bien, quand je suis allé au chiotte tout à l’heure, j’ai remarqué quelque chose…

— Alors, tu l’as choppée ! dit Collins d’un air de triomphe, et, sur ces mots, il brandit sa fiole de Vénitienne. Ne va pas voir un toubib, ajouta-t-il férocement. Il te saignerait à mort, le salaud ! Et ne t’arrête pas de boire non plus ! Tout ça, c’est de la blague. Prends ça deux fois par jour… Agiter avant de s’en servir !… Et rien de pire que de s’en faire, compris ? Allons, en route maintenant ! Je te donnerai une seringue et du permanganate quand on reviendra. »

Et donc nous partîmes dans la nuit, jusque vers le bord de l’eau, où l’on entendait la musique et des cris et des jurons de matelots ivres. Collins parlait tranquillement tout le long de ceci et de cela, d’un garçon dont il était tombé amoureux et des ennuis du diable qu’il avait eus pour se tirer d’affaire quand ses parents l’avaient appris. De là, il revint au baron de Charlus et puis à Kurtz qui avait remonté le fleuve et s’était perdu. Son thème favori. J’aimais la façon dont Collins évoluait sur cet arrière-plan de littérature continuellement ; c’était comme un millionnaire qui n’est jamais descendu de sa Rolls. Il n’y avait pas de royaume intermédiaire pour lui entre la réalité et les idées. Quand nous entrâmes dans le bordel du quai Voltaire, après qu’il se fut jeté sur le divan, qu’il eut sonné les filles et commandé des boissons, il pagayait encore sur la rivière avec Kurtz, et ce ne fut que lorsque les filles se furent jetées sur le divan à côté de lui, lui bourrant la bouche de baisers, qu’il cessa ses divagations. Puis, comme s’il s’était subitement rendu compte de l’endroit où il se trouvait, il se tourna vers la matrone qui tenait le bordel, et lui fit un éloquent laïus sur ses deux amis qui étaient venus exprès de Paris pour voir sa boîte. Il y avait environ une demi-douzaine de filles dans la salle, toutes nues, et fort belles à regarder, je dois l’avouer. Elles sautillaient comme des oiseaux tandis que nous trois essayions de continuer la conversation avec l’aïeule. Finalement, celle-ci prit congé et nous dit de nous mettre à l’aise. Je fus complètement séduit par cette femme, tellement elle était douce et aimable, si parfaitement gentille et maternelle. Et comme elle était bien élevée ! Si elle avait été un peu plus jeune, je lui aurais fait des avances. Certainement on n’aurait pas cru qu’on était dans un « repaire du vice », comme on dit !

Nous y restâmes une heure ou deux, et comme j’étais le seul en condition de pouvoir jouir des privilèges de la maison, Collins et Fillmore restèrent en bas à bavarder avec les filles. Quand je revins, je les trouvai étendus tous les deux sur le divan ; les filles avaient formé un demi-cercle autour d’eux, et chantaient avec les voix les plus angéliques le chœur des Roses de Picardie. Nous étions sentimentalement très déprimés quand nous quittâmes la maison – surtout Fillmore. Collins nous emmena rapidement dans une boîte gargote, bourrée de marins saouls tirant leur bordée, et nous y restâmes quelque temps, à nous divertir du déchaînement homosexuel qui battait son plein. Quand nous filâmes, il nous fallut traverser le quartier aux lanternes rouges, où d’autres aïeules avec des châles sur les épaules, assises au seuil des portes, s’éventaient et faisaient d’aimables signes de tête aux passants. Et toutes si apparemment gentilles, si gentilles, qu’on aurait pensé qu’elles montaient la garde devant une nursery. De petits groupes de matelots passaient en zigzaguant et pénétraient bruyamment dans les boîtes tape-à-l’œil. Le sexe partout : il débordait de toutes parts, marée montante qui emportait les pilotis des fondations de la ville. On s’arrêta pour flânocher au bord du bassin, où tout était mélangé et enchevêtré : on avait l’impression que tous ces bateaux, ces chalutiers, ces yachts, ces goélettes et ces chalands avaient été chassés à terre par une violente tempête.

Dans l’espace de vingt-quatre heures, il nous était arrivé tant de choses qu’il nous semblait que nous étions au Havre depuis un mois ou plus. Nous nous disposions à partir tôt le lundi matin, car Fillmore devait être rentré pour son travail. Nous passâmes le dimanche à boire et à bambocher, chaude-pisse ou pas. Cet après-midi-là, Collins nous confia qu’il pensait à retourner à son ranch dans l’Idaho. Il n’avait pas été en Amérique depuis huit ans et il voulait revoir les montagnes avant d’entreprendre un autre voyage en Orient. Nous étions au bordel à ce moment, en train d’attendre une fille à qui il avait promis de refiler un peu de cocaïne. Il en avait marre du Havre, nous disait-il. Trop de vautours agrippés à son cou. En outre, la femme de Jimmy était tombée amoureuse de lui, et elle lui rendait la situation terriblement dure avec ses crises de jalousie. Il y avait une scène presque chaque nuit. Elle était dans ses bons jours depuis notre arrivée, mais cela ne durerait pas, il nous le promettait ! Elle était surtout jalouse d’une Russe qui venait au bar de temps en temps quand elle était ivre. Une emmerdeuse. Et pour couronner le tout, il était désespérément amoureux du garçon dont il nous avait parlé le premier jour. « Un garçon peut vous briser le cœur », disait-il. Il est si foutrement beau ! Et si cruel ! » Cela nous fit rire. Ça paraissait si absurde. Mais Collins était sérieux.

Le dimanche vers minuit, Fillmore et moi nous nous retirâmes. On nous avait donné une chambre juste au-dessus du bar. Par les fenêtres ouvertes, nous pouvions les entendre crier en bas, et le gramophone marchait continuellement. Tout à coup, un orage éclata – un véritable déluge. Et entre les coups de tonnerre et les rafales qui cinglaient les carreaux, monta à nos oreilles le bruit d’un autre orage déchaîné en bas dans le bar. Cela nous paraissait terriblement proche et sinistre ; les femmes hurlaient à tue-tête, des bouteilles volaient contre les murs, les tables étaient renversées, et il y avait ce bruit sourd, familier et répugnant, que fait le corps humain lorsqu’il s’affale contre terre.

Vers six heures, Collins passa la tête à la porte. Il avait le visage couvert d’emplâtres et un bras écharpé. Il souriait de toutes ses dents.

« Juste ce que je vous avais dit ! annonça-t-il. Elle s’est déchaînée hier soir. Vous avez entendu le boucan ? »

Nous nous habillâmes rapidement et descendîmes dire au revoir à Jimmy. L’endroit était complètement démoli, pas une bouteille debout, pas une chaise entière. Le miroir et la devanture étaient brisés en miettes. Jimmy se faisait un porto-flip.

En allant à la gare, nous reconstituâmes l’histoire. La Russe avait fait son apparition quand nous étions partis titubant jusqu’à nos lits, et Yvette l’avait promptement insultée, sans même attendre une excuse. Elles avaient commencé par se tirer les cheveux, et, au beau milieu, voilà qu’un grand Suédois était entré et avait flanqué à la Russe un bon coup dans la mâchoire – histoire de lui rendre ses esprits. Ça mit le feu aux poudres. Collins voulut savoir quel droit avait ce gros malotru de se mêler d’une querelle privée. Il reçut un direct dans la mâchoire en guise de réponse, un direct bien sec qui l’envoya dinguer à l’autre bout de la pièce. « Bien fait pour toi ! », hurlait Yvette, saisissant l’occasion pour balancer une bouteille à la tête de la Russe. Et à ce moment, l’orage éclata. Pendant quelques instants, ce fut un vrai pandémonium, les femmes toutes enragées et avides de profiter de l’occasion pour régler des rancunes privées. Il n’y a rien de tel comme une bonne rixe de bar… si facile de planter un couteau dans le dos d’un type, ou de l’assommer avec une bouteille quand il gît sous une table. Le pauvre Suédois s’était fourré dans un guêpier. Tout le monde là le détestait, et surtout ses copains. Ils voulaient en finir avec lui. Donc, ils fermèrent la porte à clé, et, poussant les tables de côté, dégagèrent un peu le devant du bar pour que les deux adversaires puissent s’expliquer. Et ils s’expliquèrent ! On dut transporter le pauvre diable à l’hôpital quand tout fut fini. Collins en sortit avec assez de chance – rien de plus qu’un poignet foulé, quelques doigts démis, le nez en sang et un œil au beurre noir. Juste quelques égratignures, comme il disait. Mais si jamais il s’engageait sur le même bateau que ce Suédois, il le tuerait. Ça n’était pas fini. Il nous l’assura !

Et ce ne fut pas la fin du tapage non plus. Après cela, Yvette dut sortir, et alla s’imbiber dans un autre bar. On l’avait insultée, il fallait en finir. Donc, voilà qu’elle loue un taxi et donne au chauffeur l’ordre de la conduire au bord de la falaise qui surplombe la mer. Elle allait se tuer, voilà ce qu’elle allait faire. Mais aussi, elle était si ivre que, lorsqu’elle eut dégringolé de son taxi, elle se mit à chougner, et avant qu’on pût intervenir elle commença à se dévêtir. Le chauffeur la ramena chez elle dans cet état, demi-nue, et quand Jimmy vit ça, il devint si furieux qu’il prit son cuir à rasoir et se mit à la fouetter à lui faire pisser le sang !… et elle aimait ça, la salope ! « Encore ! Encore ! suppliait-elle, à genoux qu’elle était, et se cramponnant à ses jambes des deux bras. Mais Jimmy en avait assez. « Tu es une vieille truie ! », dit-il, et avec le pied il lui donna une telle poussée dans les tripes qu’il lui coupa le souffle – peut-être aussi un peu de ses stupidités sexuelles.

Il était grand temps de partir. La ville avait l’air différente à la lumière du grand matin. La dernière chose dont nous parlâmes, en attendant que le train s’ébranlât, fut l’Idaho. Tous les trois, nous étions américains. Nous venions d’endroits différents, chacun de nous, mais nous avions quelque chose de commun – beaucoup, puis-je dire. Nous glissions à la sentimentalité, comme les Américains le font quand il est l’heure de se séparer. Nous devenions tout à fait idiots avec les vaches et les moutons et les grands espaces libres où les hommes sont des hommes et toutes ces sornettes ! S’il y avait eu un bateau levant l’ancre au lieu du train, nous aurions sauté à bord et dit au revoir à toute la boutique. Mais Collins ne devait jamais revoir l’Amérique, comme je l’appris plus tard, et Fillmore… eh bien Fillmore, il dut recevoir son châtiment aussi d’une façon que nul d’entre nous n’aurait pu prévoir alors. Il vaut mieux garder l’Amérique ainsi, toujours à l’arrière-plan, une sorte de gravure carte postale, que l’on regarde dans ses moments de faiblesse. Comme ça, on imagine qu’elle est toujours là, à vous attendre, inchangée, intacte, vaste espace patriotique avec des vaches, des moutons et des hommes au cœur tendre, prêts à enculer tout ce qui se présente, homme, femme ou bête ! Ça n’existe pas, l’Amérique ! C’est un nom qu’on donne à une idée abstraite…