CHAPITRE XIX

Jadis, la Californie appartenait au Mexique et ses terres aux Mexicains ; mais une horde d’Américains dépenaillés et avides submergea le pays. Et leur soif de terre était telle qu’ils s’en emparèrent. Ils volèrent la terre des Sutter et la terre des Guerrero et firent main basse sur les concessions. Après quoi ces hommes affamés, déchaînés, les morcelèrent et se les disputèrent en grognant et en montrant les dents, et cette terre qu’ils avaient volée, ils la gardèrent le fusil à la main. Ils construisirent des maisons et des étables, ils travaillèrent le sol et firent pousser leurs récoltes. Et ces choses devinrent leur propriété, car possession valait titre.

Une vie facile sur une terre d’abondance avait affaibli les Mexicains. Ils n’étaient pas en état de résister, n’étant mus par rien de comparable au désir effréné de posséder de la terre qui animait les Américains.

Le temps aidant, les « squatters [23] » se métamorphosèrent en propriétaires ; et leurs enfants grandirent sur ce sol et eurent des enfants à leur tour.

À ce moment, ils cessèrent d’être tourmentés par cette faim sauvage, dévorante, qui les avait poussés en avant, faim de terre, d’eau, de sol fertile sous un plafond de ciel bleu, faim de pousses vertes et de racines gonflées de sève. Toutes ces choses, ils les avaient, ils en étaient si riches qu’ils finissaient par ne plus les voir. Ils n’étaient plus tenaillés par le désir forcené d’un bel arpent de terre meuble, d’une charrue au soc luisant pour le labourer, de graines à jeter au vent et d’un petit moulin qui ferait tourner ses ailettes dans le ciel. Ils ne se levaient plus pour écouter dans l’obscurité le premier gazouillis des oiseaux encore ensommeillés ou la première caresse de la brise matinale en attendant qu’il fît jour pour aller travailler à leurs champs bien-aimés. En perdant leur faim, ils avaient perdu le sentiment de ces choses, et maintenant les récoltes se chiffraient en dollars, la terre était devenue un capital producteur d’intérêts et les moissons étaient vendues et achetées avant que la graine ne fût semée. Alors une mauvaise récolte, une période de sécheresse, une inondation, n’étaient plus autant de petites morts hachant le cours de l’existence, mais de simples pertes d’argent. Et tout l’amour qu’ils portaient en eux se desséchait au contact de l’argent ; toute leur ardeur, toute leur violence se désagrégeaient et se perdaient en de sordides questions d’intérêts jusqu’au moment où, de fermiers qu’ils avaient été, ils devinrent de minables marchands de produits de la terre, des petits commerçants acculés à l’obligation de vendre leur marchandise avant de l’avoir fabriquée. Et les fermiers qui n’étaient pas bons commerçants perdirent leur terre au profit de ceux qui l’étaient.

Nul homme, quelles que fussent ses capacités, quel que fût son amour de la terre et des choses qui poussent, ne pouvait subsister s’il n’était en même temps bon commerçant. Et petit à petit, les fermes tombèrent aux mains des hommes d’affaires ; elles s’agrandirent mais diminuèrent en nombre.

L’agriculture devenait une industrie et les propriétaires terriens suivirent inconsciemment l’exemple de la Rome antique. Ils importèrent des esclaves – quoiqu’on ne les nommât pas ainsi : Chinois, Japonais, Mexicains, Philippins. Ils ne mangent que du riz et des haricots, disaient les hommes d’affaires. Ils n’ont pas de besoins. Ils ne sauraient que faire de salaires élevés. Tenez, il n’y a qu’à voir comment ils vivent. Il n’y a qu’à voir ce qu’ils mangent. Et s’ils font mine de rouspéter on les rembarque, ce n’est pas plus compliqué que ça.

Et les fermes devinrent de plus en plus vastes et les propriétaires de moins en moins nombreux. Seule, une minable poignée de fermiers restait attachée à la terre. Et les serfs importés étaient maltraités, menacés et si mal nourris que certains d’entre eux s’en retournaient dans leur pays tandis que d’autres se révoltaient et étaient abattus ou chassés de la contrée. Et toujours les fermes prenaient de l’expansion tandis que les fermiers diminuaient en nombre.

Et les cultures changèrent. Des arbres fruitiers remplacèrent les champs de céréales et dans les vallées le sol se couvrit de légumes ; des légumes pour nourrir le monde entier : laitues, choux-fleurs, artichauts, pommes de terre – toutes plantes qu’on ne peut récolter que plié en deux. Un homme se tient droit en maniant la faux, la charrue, la fourche ; mais il lui faut marcher à quatre pattes comme un scarabée entre les rangées de salades, il lui faut courber le dos et traîner son long sac entre les rangées de cotonniers, et dans un carré de choux-fleurs il doit se traîner à genoux comme un pénitent.

Et il advint que les propriétaires cessèrent complètement de travailler à leurs fermes. Ils cultivaient sur le papier ; ils avaient oublié la terre, son odeur, sa substance et se rappelaient seulement qu’elle leur appartenait, se rappelaient uniquement ce qu’elle rapportait et ce qu’elle leur coûtait. Et certaines fermes prirent des dimensions telles qu’un homme ne pouvait plus suffire à les diriger, qu’il fallait toute une armée de comptables pour calculer les profits, les pertes et les intérêts, des chimistes pour analyser le sol, le fertiliser, et des surveillants pour tirer le maximum de rendement des corps courbés entre les rangées de plantes jusqu’à la limite de leur résistance. Dès lors, le fermier devenait en réalité un commerçant ; il tenait boutique. Il payait ses hommes, leur vendait des provisions et de cette façon leur reprenait l’argent qu’il leur avait donné. Au bout de peu de temps, il ne les payait plus du tout, ce qui lui épargnait des frais de comptabilité. Les fermes de cette espèce vendaient des victuailles à crédit. Un ouvrier, par exemple, travaillait et prenait à crédit de quoi se nourrir. Or, une fois son travail terminé, il lui arrivait de se trouver endetté vis-à-vis de la Compagnie. Et non seulement les propriétaires ne travaillaient pas à leurs fermes, mais un grand nombre d’entre eux ne les avaient même jamais vues.

Sur ces entrefaites arriva la masse des expatriés, attirée par le mirage de l’Ouest ; du Kansas, de l’Oklahoma, du Texas, du Nouveau-Mexique, du Nevada et de l’Arkansas, par familles, par tribus entières ils s’amenèrent, chassés par la poussière, chassés par les tracteurs. Des charretées, des caravanes de sans-logis affamés ; vingt mille, cinquante mille, cent mille, deux cent mille. Ils déferlaient par-dessus les montagnes, ventres creux, toujours en mouvement – pareils à des fourmis perpétuellement affairées, en quête de travail – de quelque chose à faire – de quelque chose à soulever, à pousser, à hisser, à traîner, à piocher, à couper – n’importe quoi, n’importe quel fardeau à, porter en échange d’un peu de nourriture. Les gosses ont faim. Nous n’avons pas de toit. Pareils à des fourmis perpétuellement affairées, en quête de travail, de nourriture et surtout de terre.

On n’est pas des étrangers. Américains depuis sept générations, descendants d’Irlandais, d’Écossais, d’Anglais, d’Allemands. Un de nos aïeux s’est battu pendant la Révolution – et une quantité des nôtres a fait la Guerre de Sécession – des deux côtés. Des Américains.

Ils avaient faim et ils devenaient enragés. Là où ils avaient espéré trouver un foyer, ils ne trouvaient que de la haine. Des Okies. Les propriétaires les détestaient parce qu’ils se savaient amollis par trop de bien-être, tandis que les Okies étaient forts, parce qu’ils étaient eux-mêmes gras et bien nourris, tandis que les Okies étaient affamés ; et peut-être leurs grands-pères leur avaient-ils raconté comme il est aisé de s’emparer de la terre d’un homme indolent quand on est soi-même affamé, décidé à tout et armé. Les propriétaires les détestaient. Et dans les villes et les villages, les commerçants les détestaient parce qu’ils n’avaient pas d’argent à dépenser. Pour s’attirer l’aversion d’un boutiquier, il n’est pas de plus sûr moyen ; leur estime et leur admiration étant orientées exactement dans le sens opposé. Les citadins, les petits banquiers, détestaient les Okies parce qu’il n’y avait rien à gagner sur leur dos. Ils ne possédaient rien. Et la population ouvrière détestait les Okies parce qu’un homme qui a faim a besoin de travailler et s’il doit travailler, s’il a absolument besoin de travailler, alors l’employeur lui paie automatiquement un salaire moindre ; et par la suite, personne ne peut obtenir plus.

Et les expropriés, devenus émigrants, déferlaient en Californie – deux cent cinquante, trois cent mille. Là-bas, au pays, l’invasion grandissante des tracteurs jetait à la rue de nouveaux métayers ; et toujours de nouvelles vagues venaient s’ajouter aux précédentes, des vagues d’expropriés, de sans-logis, endurcis, décidés et dangereux.

Alors que les Californiens avaient envie d’une foule de choses – richesses accumulées, succès mondains, plaisirs, luxe et sécurité bancaire – les émigrants, nouveaux barbares, ne désiraient que deux choses : de la terre et de la nourriture ; et pour eux les deux choses n’en faisaient qu’une. Et si les souhaits des Californiens étaient confus et nébuleux, ceux des Okies étaient concrets, immédiatement réalisables. L’objet de leurs convoitises s’étalait tout au long de la route, là, sous leurs yeux, à portée de la main : Des champs fertiles avec de l’eau pas loin ; de la belle terre grasse qu’on émiette entre ses doigts pour l’expertiser ; l’herbe odorante et les brins d’avoine que l’on mâchonne jusqu’à ce que l’on sente dans sa gorge cette saveur pénétrante, légèrement sucrée.

Plus d’un, devant un champ en friche, se voyait déjà au labeur, le dos courbé, sachant que le travail de ses deux bras ferait surgir à la lumière choux-fleurs, navets, carottes et maïs doré.

Et un homme affamé, sans gîte, roulant sans trêve par les routes avec sa femme à ses côtés et ses enfants amaigris à l’arrière, voyant à l’abandon ces champs susceptibles de produire non pas des bénéfices mais de la nourriture, cet homme avait le sentiment qu’un terrain en friche est un péché, qu’un sol non cultivé est un crime commis contre des enfants affamés. Et en parcourant les routes cet homme était perpétuellement tenté devant cette richesse non exploitée ; il était harcelé par le désir de s’en emparer et d’en tirer de la santé pour ses enfants et un peu de confort pour sa femme. L’objet de son désir était constamment sous ses yeux. La vue de ces champs, de ces fossés d’irrigation de la Compagnie où l’eau coulait en abondance, l’obsédait et le rendait enragé.

Arrivé dans le Sud, il voyait les oranges dorées accrochées aux branches, les petites oranges dorées suspendues au feuillage vert foncé ; et il voyait aussi les gardes armés de fusils surveillant les orangeraies, les gardes chargés d’empêcher un homme de cueillir une orange pour un enfant affamé, de ces oranges destinées à être jetées au premier signe d’une baisse des cours.

Il conduisait son vieux tacot dans une ville. Il battait toute la contrée pour trouver du travail.

Où va-t-on coucher cette nuit ?

Eh ben, il y a Hooverville, au bord de la rivière. Il y a déjà toute une flopée d’Okies, là-bas.

Alors il poussait jusqu’à Hooverville, dans sa guimbarde. Et par la suite, il ne demandait jamais plus, car il y avait un Hooverville aux confins de chaque agglomération.

La ville des zoniers s’étalait au bord de l’eau ; amas confus de tentes, de huttes de roseaux, de masures en carton, dans l’ensemble un informe tas de débris. L’homme conduisait sa famille dans le camp et devenait un citoyen d’Hooverville – elles s’appelaient toutes Hooverville. L’homme montait sa tente aussi près de l’eau que cela lui était possible ; ou s’il n’avait pas de tente, il allait chercher des bouts de carton au dépotoir municipal et se construisait une maison de carton ondulé. Et à la première pluie, la maison fondait et partait à la dérive. Il se fixait à Hooverville et battait le pays pour chercher du travail, et le peu d’argent qu’il possédait s’en allait en essence. Le soir, les hommes s’attroupaient et conversaient. Assis sur leurs talons, ils parlaient des terres qu’ils avaient vues.

Il y en a trente mille arpents, là-bas du côté de l’Ouest. Qui sont là à rien donner, nom de Dieu ; c’que j’pourrais faire avec ça, avec seulement cinq arpents de cette terre-là ! Mais bon sang, j’aurais de tout à manger.

Vous avez remarqué une chose ? Ils n’ont pas de légumes ni de volaille, ni de cochons dans leurs fermes. Ils ne cultivent qu’une seule chose – du coton par exemple, ou des pêches, ou des laitues. Ailleurs, ça sera uniquement des poules. Ils achètent c’qu’ils pourraient faire pousser au coin de leur porte.

Bon Dieu, qu’est-ce que j’ferais pas si j’avais un ou deux cochons !

Ouais, ben tu ne les as pas et t’es pas près de les avoir.

Qu’est-ce qu’on va faire ? On ne peut pas élever les gosses comme ça.

Une vague rumeur se propageait dans les camps. Paraît qu’il y a du travail à Shafter. Et dans la nuit, les voitures rechargées à la hâte encombraient les autostrades – une course au travail semblable à une ruée vers l’or. À Shafter, les gens se pressaient, s’entassaient, dix fois trop nombreux. Une course au travail. Ils partaient de nuit comme des voleurs, affolés à l’idée d’une possibilité d’embauche. Et tout au long du chemin la tentation les guettait : les champs qui auraient pu les nourrir. Ça, c’est à quelqu’un. C’est pas à nous.

Ben, peut-êt’ bien qu’on pourrait en avoir un petit coin. Un tout petit coin – j’dis pas non. Tiens là-bas – ce petit carré. Y a que des chardons pour le moment. Cré bon Dieu, j’pourrais y faire venir assez de pommes de terre pour nourrir toute la famille, dans ce petit carré-là !

Il est pas à nous. Il est dit qu’il doit y pousser des chardons. Faut laisser les chardons.

De temps à autre, un homme tentait le coup, se glissait furtivement dans le carré entrevu et en nettoyait un petit coin, s’efforçant de voler à la terre un peu de sa richesse. Jardins secrets cachés dans les broussailles. Un paquet de semence de carottes, quelques navets, des pelures de pommes de terre. On venait le soir en cachette bêcher la terre volée.

Laissons des herbes et des chardons tout autour – comme ça personne ne verra c’que nous faisons. Laissons-en au milieu ; les plus grands.

Séances secrètes de jardinage nocturne ; l’eau que l’on transporte dans une boîte à conserves rouillée.

Et puis un beau jour, un shérif adjoint :

Eh ben dites donc, ne vous gênez pas !

J’fais rien de mal.

Je vous avais à l’œil. Cette terre ne vous appartient pas. Vous êtes en contravention.

La terre n’est pas labourée, ça n’peut faire de mal à personne.

Tous les mêmes, ces sacrés Okies ! Si on vous laissait faire, un de ces quatre matins vous iriez vous figurer que la terre est à vous. C’est à ce moment-là que ça vous ferait mal au cœur. Seriez capab’ de croire qu’elle est à vous. Vaut mieux déguerpir tout de suite. Allez ouste.

Et les petites pousses vertes des carottes et des navets étaient piétinées et saccagées. Alors les chardons reprenaient leurs droits. Mais le flic avait raison. Une récolte – mais c’est déjà un titre de propriété. De la terre bêchée, des carottes mangées – un homme serait fichu de se battre pour conserver une terre qui l’a nourri. Il faut l’expulser tout de suite ! Il va se figurer qu’elle lui appartient. Il serait même capable de risquer sa peau pour un petit coin de terre perdu dans les chardons.

T’as vu la gueule qu’y faisait quand on lui a démoli son carré de navets ? Une vraie tête d’assassin, moi je te l’dis. Ces gars-là faut les dresser, sans ça ils prendraient tout le pays. Tout le pays, ils prendraient.

Des gens qui n’sont pas d’ici. Des étrangers, tout ça.

Ils parlent la même langue que nous, d’accord, mais ils ne sont quand même pas pareils à nous. T’as qu’à voir comment ils vivent. Tu nous vois viv’ comme ça, nous autres ? Ah foutre non, alors !

Le soir, les discussions entre accroupis. Et soudain un excité :

Pourquoi qu’on s’met pas une vingtaine et qu’on n’prend pas un morceau de terre ? On a des fusils. On s’y installe et on leur dit : Maintenant essayez de nous fout’ dehors. Pourquoi on ne fait pas ça ?

Ils nous abattraient comme des chiens.

Eh ben ? Qu’est-ce que vous aimez mieux, vous autres ? Être mort ou continuer comme ça ? Être sous six pieds de terre ou sous un toit fait avec des vieux bouts de sacs ? Qu’est-ce que vous aimez mieux pour vos gosses ? Qu’ils meurent tout de suite ou qu’ils meurent dans deux ans de… comment on appelle ça, de sous-nutrition ? Savez c’qu’on a eu à manger pour toute la semaine ? De la purée d’orties et des beignets au pain ! Savez où qu’on a eu la farine pour les beignets ? En balayant le plancher d’un wagon de marchandises.

Et les conversations bourdonnaient dans les camps et les adjoints, gras, sanguins, fessus, leur revolver brimbalant sur leurs grosses cuisses, trimbalaient leur morgue à travers les groupes : Faut les mater ! Leur montrer qu’on est là. Rien de tel pour les faire tenir tranquilles. Si on ne les avait pas à l’œil, ils seraient capables de tout, ces cochons-là ! Moi, j’te dis, ils sont aussi dangereux que ces salauds de nègres, dans le Sud ! Pour peu qu’on les laisse s’organiser, rien ne les arrêtera plus.

NOTA : À Lawrence ville, un shérif adjoint procédait à l’expulsion d’un « squatter ». L’homme résista, obligeant le policier à user de violence. Le fils du paysan, âgé de onze ans, abattit le shérif adjoint à coups de fusil.

Des serpents j’te dis ! Faut pas se fier à eux ; s’ils font mine de discuter y a qu’à tirer. Si un gosse est capable de tuer un représentant de la loi, qu’est-ce que les hommes ne feront pas ? C’qu’il faut, c’est êt’ plus vache qu’eux. La manière forte, y a que ça. Leur foutre la frousse.

Et s’ils ne se laissaient pas intimider ? S’ils résistaient et rendaient les coups ? Ces hommes ont eu un fusil dans les mains depuis leur plus jeune âge. Chez eux, le fusil est une sorte de prolongement de leur personne. Et s’ils ne se laissaient pas intimider ? Et si un beau jour toute une armée des leurs fondait sur le pays, comme les Lombards sur l’Italie, les Allemands sur la Gaule et les Turcs sur Byzance ? Ceux-là aussi avaient faim de terres, ceux-là aussi n’étaient que des hordes mal armées, et pourtant les Légions ne les ont pas arrêtés. Comment faire peur à un homme quand son ventre crie famine, quand la faim tord les entrailles de ses petits ?

Rien ne peut plus lui faire peur – il a connu la pire des peurs.

À Hooverville, les hommes discutent :

Les terres qu’il avait, Grand-père les avait prises aux Indiens.

Ah ! non, là j’suis pas d’accord. C’est pas bien, c’est du vol ; je ne suis pas un voleur, moi.

Non ? N’empêche que t’as volé une bouteille de lait devant une porte, avant-hier soir. Et t’as volé aussi du fil de cuivre que t’as changé pour un morceau de viande.

Ouais, mais les gosses avaient faim.

N’empêche que c’est du vol.

Savez comment ça s’est passé pour le ranch aux Fairfield ? J’m’en vas vous le dire. En ce temps-là, tout le pays était propriété de l’État et chacun pouvait avoir une concession. Le vieux Fairfield, il a été jusqu’à San Francisco ; là il a fait le tour des bars et il a racolé tout ce qu’il a pu trouver comme poivrots et comme clochards. Trois cents, il en a ramené. Et ces gars-là ont demandé des concessions. Fairfield leur fournissait la nourriture et le whisky, et une fois qu’ils ont eu les papiers, le vieux les leur a repris. Il disait que la terre lui avait coûté une pinte de gnôle l’arpent. Vous trouvez que c’est du vol, ça ?

Ben, c’était pas régulier, mais ça ne l’a pas mené en prison.

Non, ça ne l’a pas mené en prison. Et le type qui avait mis une barque dans sa carriole et qu’a arrangé son rapport pour faire croire que tout était sous l’eau, vu qu’il avait pris un bateau pour aller sur les terres. Ça ne l’a pas mené en prison non plus. Et ceux qu’ont acheté les sénateurs, les membres du Congrès et tout le tremblement ; ils n’ont pas été en prison non plus.

À travers tout l’État, dans tout les Hooverville, les langues vont leur train. Alors les rafles commencent – les shérifs adjoints armés fondent sur les camps de squatters.

Déguerpissez – ordre du ministère de la santé publique. Votre camp est insalubre.

Où qu’on ira ?

Pas notre affaire. Nous avons ordre de vous expulser. Dans une demi-heure, nous mettrons le feu au camp.

Il y a des cas de typhoïdes là-bas dans les tentes. Vous voulez que ça se propage ?

Nous avons l’ordre de vous expulser. Allez ouste ! Dans une demi-heure nous brûlerons le camp.

Une demi-heure plus tard les maisons de carton et les huttes d’herbes s’en vont en fumée, et voilà les gens repartis sur les grand-routes à la recherche d’un autre Hooverville.

Et dans le Kansas, l’Arkansas, l’Oklahoma, le Texas et le Nouveau-Mexique, l’invasion toujours grandissante des tracteurs chasse de chez eux de nouveaux citoyens.

Trois cent mille en Californie et d’autres qui arrivent. Et toutes les routes de Californie bondées de forcenés qui courent de tous côtés comme des fourmis, cherchant du travail ; tirer, pousser, soulever, porter, n’importe quoi. Pour soulever la charge d’un seul homme, cinq paires de bras se présentent ; pour une portion de nourriture, cinq bouches s’ouvrent.

Et les grands propriétaires terriens auxquels un soulèvement fera perdre leurs terres – les grands propriétaires qui ont accès aux leçons de l’histoire, qui ont des yeux pour lire, pour reconnaître cette grande vérité : lorsque la propriété est accumulée dans un trop petit nombre de mains, elle est enlevée… et cette autre, qui lui fait pendant : lorsqu’une majorité a faim et froid, elle prendra par la force ce dont elle a besoin… et cette autre encore, cette petite vérité criante, qui résonne à travers toute l’histoire : la répression n’a pour effet que d’affermir la volonté de lutte de ceux contre qui elle s’exerce et de cimenter leur solidarité… – les grands propriétaires terriens se bouchaient les oreilles pour ne pas entendre ces trois avertissements de l’histoire, La terre s’accumulait dans un nombre de mains de plus en plus restreint ; l’immense foule des expropriés allait grandissant et tous les efforts des propriétaires tendaient à accentuer la répression. Afin de protéger les grandes propriétés foncières on gaspillait de l’argent pour acheter des armes, on chargeait des indicateurs de repérer les moindres velléités de révolte, de façon que toute tentative de soulèvement pût être étouffée dans l’œuf. On ne se souciait pas de l’évolution économique, on refusait de s’intéresser aux projets de réforme. On ne songeait qu’au moyen d’abattre la révolte, tout en laissant se perpétuer les causes de mécontentement.

Les tracteurs qui causent le chômage, les tapis roulants qui transportent les charges, les machines qui produisent, tout cela prenait de plus en plus d’extension ; le nombre des familles qui peuplaient la grand-route augmentait sans cesse, et toutes convoitaient ardemment ne fût-ce qu’une miette de ces grandes propriétés, de cette terre qui s’étalait à portée de la main de chaque côté de la route. Les grands propriétaires se liguaient, créaient des Associations de Protection Mutuelle et se réunissaient pour discuter des moyens d’intimidation à employer, des moyens de tuer, d’armes à feu, de grenades à gaz. Et toujours planait sur leurs têtes cette menace effrayante – trois cent mille – si jamais ils se rangent sous l’autorité d’un chef – c’est la fin. Trois cent mille malheureux affamés. Si jamais ils prennent conscience de leur force, le pays leur appartiendra et ni les fusils ni les grenades à gaz ne les arrêteront. Et les grands propriétaires qui, à travers les rouages compliqués de leurs Compagnies Foncières étaient peu à peu devenus des sortes de puissances inhumaines, couraient à leur perte, employaient tous les moyens qui à la longue devaient amener leur perte. Chaque brutalité, chaque rafle dans un Hooverville, chaque shérif adjoint promenant sa suffisance et sa morgue dans un de ces camps de misère, retardait un peu l’échéance, mais la rendait plus inévitable.

Les hommes s’asseyaient sur leurs talons ; hommes aux visages anguleux, amaigris par la faim et durcis par la lutte contre la faim, hommes aux regards sombres et aux mâchoires serrées.

Vous avez appris ce qui s’est passé avec le gosse de la quatrième tente, là-bas ?

Non, j’viens juste d’arriver.

Eh ben, il pleurait en dormant et il n’arrêtait pas de gigoter ; Alors ces gens-là ont cru qu’il avait des vers. Ils lui ont donné une purge et il en est mort. Il avait la langue toute noire. À ce qu’il paraît que c’était la pellagre ; ça vient de ne pas avoir c’qu’il faut à manger.

Pauvre petit gosse.

Ouais, mais ces gens n’ont pas les moyens de le faire enterrer. Faut qu’il aille au cimetière des pauvres. Eh bon sang, attendez donc.

Et les mains fouillaient les poches et en tiraient des petites pièces. Devant l’entrée de la tente un petit tas d’argent s’élevait. Et la famille le trouvait là.

Les nôtres sont de braves gens ; les nôtres ont bon cœur. Prions Dieu qu’un jour les braves gens ne soient plus tous pauvres. Prions Dieu qu’un jour les gosses aient de quoi manger.

Et les Associations de Propriétaires savaient qu’un jour les prières cesseraient.

Et que ce serait la fin.