CHAPITRE III

Un fouillis d’herbes sèches et brisées bordait la route cimentée, et les pointes des herbes étaient lourdes de barbes d’avoine à accrocher aux poils des chiens, de lupins à emmêler dans les fanons des chevaux et de graines de trèfle à ancrer à la laine des moutons ; vie dormante qui n’attendait qu’à être dispersée, disséminée, chaque graine armée d’un appareil de dispersion, fléchettes tournantes et parachutes pour le vent, petites lances et balles de menues épines, le tout attendant l’animal ou le vent, le revers d’un pantalon d’homme ou l’ourlet d’une jupe de femme, le tout passif mais équipé pour l’activité, inerte, mais possesseur d’éléments de mouvement.

Le soleil s’étendait sur l’herbe et la réchauffait, et dans l’ombre protectrice, les insectes s’agitaient, fourmis, fourmis-lions pour leur tendre des pièges, sauterelles pour bondir dans l’air et faire palpiter une seconde leurs ailes jaunes, cloportes semblables à de minuscules tatous, sans cesse en mouvement sur leurs pattes nombreuses et fragiles. Et sur l’herbe, au bord de la route, une tortue rampait, se détournant sans raison, traînant sur l’herbe le dôme de sa carapace. Ses pattes dures, ses pieds armés d’ongles jaunes peinaient à travers les herbes. Elle ne marchait pas vraiment, elle halait, hissait sa carapace. Les barbes d’orge glissaient sur son écaille et les graines de trèfle tombaient sur elle et roulaient par terre. Son bec corné était entrouvert et ses yeux cruels et ironiques sous leurs sourcils en forme d’ongles regardaient droit devant eux. Elle avançait dans l’herbe, laissant un sillage foulé derrière elle, et la colline que constituait le talus de la route dressait sa croupe devant elle. Elle s’arrêta un moment, la tête levée. Elle cligna des yeux, regarda de haut en bas. Enfin elle entreprit de gravir le talus. Les pattes antérieures, armées de griffes, se tendirent en avant mais sans trouver d’appui. Les pattes de derrière poussèrent la carapace qui racla l’herbe et le gravier. À mesure que la pente se faisait plus abrupte, la tortue redoublait d’efforts. Les pattes de derrière se tendaient, poussaient, dérapaient, hissaient la carapace, et la tête cornée s’avançait aussi loin que le cou pouvait s’étirer. Petit à petit, la carapace gravit le talus, jusqu’à ce que l’épaulement de la route, un mur de ciment haut de quatre pouces, vint lui barrer le chemin. Comme si elles travaillaient indépendamment, les pattes de derrière poussèrent la carapace tout contre le mur. La tête se dressa et regarda par-dessus le mur la vaste plaine de ciment uni. Maintenant, les mains agrippées au sommet du mur peinaient et hissaient, et la carapace s’éleva lentement et reposa sa partie antérieure sur le mur. La tortue prit un temps d’arrêt. Une fourmi rouge se faufila sous l’écaille, jusque dans les replis de la peau tendre interne et soudain, la tête et les pattes se rétractèrent, et la queue blindée se glissa obliquement sous l’armure, La fourmi rouge fut écrasée entre le corps et les pattes. Et une tête de folle avoine fut coincée dans la carapace par une des pattes antérieures. La tortue resta un long moment tranquille, puis le cou ressortit, les yeux vieillots ironiques et ridés regardèrent alentour et les pattes et la queue réapparurent. Les pattes de derrière se remirent au travail, peinant comme des pattes d’éléphant, et la carapace bascula de côté, empêchant ainsi les pattes de devant d’atteindre la surface plane du ciment. Mais les pattes de derrière la hissèrent, plus haut, encore plus haut, jusqu’au moment où l’équilibre fut obtenu ; l’avant s’inclina, les pattes de devant égratignèrent le ciment, la position fut rétablie. Mais, prise par sa tige, la tête de folle avoine était toujours autour des pattes de devant.

Maintenant la marche était aisée ; les quatre pattes se mirent à l’œuvre et la carapace avançait en se dandinant de droite et de gauche. Vint une conduite intérieure menée par une femme d’une quarantaine d’années. La femme vit la tortue et fit une embardée à droite, hors de la route ; les roues hurlèrent, un nuage de poussière s’éleva. L’espace d’une seconde, l’auto resta sur deux roues, puis elle retomba. Elle dérapa, reprit la route et s’éloigna, mais plus lentement. La tortue s’était brusquement réfugiée sous sa carapace mais à présent elle se hâtait, car la chaussée était brûlante.

Et maintenant une camionnette approchait et quand il fut tout près, le chauffeur aperçut la tortue et donna un coup de volant pour l’écraser. Une des roues de devant frappa le bord de la carapace, projeta la tortue comme un jeton de jeu de puce, la fit tournoyer comme un sou et l’envoya rouler en dehors de la route. La camionnette reprit sa droite. Couchée sur le dos, la tortue resta un long moment recroquevillée sous son toit. Mais finalement ses pattes s’agitèrent en l’air, cherchant quelque chose qui pût l’aider à se retourner. Sa patte de devant s’agrippa à un caillou et petit à petit la carapace se redressa et retomba à l’endroit. Le brin de folle avoine se détacha et trois des graines en fer de lance se fixèrent dans le sol. Et comme la tortue descendait le talus, avec sa carapace elle recouvrit les graines en terre. Les vieillots yeux ironiques regardaient droit devant eux et le bec corné était légèrement entrouvert. Les ongles jaunes dérapaient un rien dans la poussière.