Au camp de Weedpatch, un soir que les feux du couchant incendiaient les bords des longs nuages rayés suspendus au-dessus du disque du soleil, la famille Joad s’attardait, après le souper. Man ne se décidait pas à commencer la vaisselle.
— Il faut faire quèq’chose, dit-elle.
Ce disant, elle leur montra Winfield :
— Regardez, il n’a plus de couleurs.
Les membres de la famille baissèrent les yeux, honteux.
— Les galettes frites, dit Man. Un mois qu’on est là, et Tom a travaillé cinq jours en tout et pour tout. Et vous autres, vous n’avez pas arrêté de vous décarcasser pour tâcher de trouver du travail. En pure perte. Et nous n’avons plus d’argent. Vous n’osez pas en parler. Tous les soirs, vous vous contentez de manger et après ça vous vous trottez. Vous ne pouvez pas vous décider à en parler. Eh bien, il le faut. Rosasharn sera bientôt à terme et regardez-moi cette mine qu’elle a. Il faut décider quelque chose. Et je ne veux pas en voir un seul se lever avant que ça soit fait. Il nous reste de la graisse pour un jour et de la farine pour deux, et dix pommes de terre. Restez assis où vous êtes et débrouillez-vous.
Ils gardaient les yeux fixés à terre. Pa curait ses ongles épais avec son couteau de poche. L’oncle John arracha une écharde à la caisse sur laquelle il était assis. Tom se pinça la lèvre inférieure et l’écarta de ses gencives.
Il relâcha sa lèvre et dit à voix basse :
— On a cherché, Man. On n’a pas arrêté de marcher, depuis qu’on ne pouvait plus se permettre de consommer de l’essence. On a fait toutes les grilles, toutes les maisons, même quand on savait qu’on ne trouverait rien. Ça finit par vous peser d’avoir à chercher quèq’chose quand on sait que ça n’existe pas.
Man dit d’un ton farouche :
— Vous n’avez pas le droit de vous décourager. La famille est en train de couler. Vous n’en avez pas le droit.
Pa examina ses ongles nettoyés.
— Faut partir, dit-il. On n’avait pas envie de partir. C’est agréable, ici, et les gens sont bien gentils. C’est qu’on a peur de retomber dans un de ces Hooverville…
— Eh bien, si on est obligés, tant pis. L’important, c’est de manger.
Al intervint :
— J’ai de quoi faire le plein d’essence dans le camion. J’ai laissé personne y toucher.
Tom sourit :
— Il a de la jugeote, notre Al, avec son air tout fou.
— Alors, réfléchissez, dit Man, j’veux plus rester là à nous regarder tous crever de faim. De la graisse juste pour un jour. C’est tout ce qui nous reste. Rosasharn va bientôt faire ses couches, et faudra la nourrir. Débrouillez-vous !
— C’est c’t’eau chaude et ces cabinets… commença Pa.
— Les cabinets, ça ne se mange pas.
Tom dit :
— Il est passé aujourd’hui un type qui cherchait des hommes pour aller à Marysville cueillir des fruits.
— Eh bien, qu’est-ce qu’on attend pour aller à Marysville ? interrogea Man.
— J’sais pas trop, répondit Tom. Ça ne m’a pas l’air catholique, cette histoire. Il avait l’air trop pressé. Il ne voulait pas dire combien il payait. Disait qu’il ne savait pas au juste.
Man décida :
— Nous allons à Marysville. Ça m’est égal combien il paie. Nous y allons.
— C’est trop loin, objecta Tom. Nous n’avons pas de quoi acheter de l’essence. On n’y arriverait pas. Tu nous dis de réfléchir, Man. J’ai pas arrêté une minute de réfléchir.
L’oncle John dit :
— Quelqu’un m’a raconté que ça allait bientôt êt’ le moment pour le coton, là-haut dans le Nord, du côté du Tulare. C’est pas bien loin, d’après lui.
— Eh ben, il faut y aller, et vivement. Ça beau être agréable et gentil et tout, ici, j’en ai assez de rester assise à me ronger les sangs.
Man prit son seau et s’en alla chercher de l’eau chaude au pavillon sanitaire.
— Man devient pas commode, dit Tom. Je l’ai vue se monter plus d’une fois, ces temps-ci. Une vraie soupe au lait.
Pa dit, l’air soulagé :
— En tout cas, elle a éclairci la situation. Je passais mes nuit à me torturer la cervelle. Maintenant au moins on peut en parler ouvertement.
Man revint avec son seau d’eau fumante.
— Alors ? interrogea-t-elle. Vous avez trouvé quèq’chose ?
— On étudie la question, répondit Tom. Pourquoi on ne remonterait pas simplement dans le Nord, là où il y a le coton ? Nous avons battu tout le pays. Nous savons qu’il n’y a rien ici. Alors, si on pliait bagage et qu’on aille dans le Nord ? Comme ça, quand viendra la cueillette du coton, on sera sur place. Ça me ferait plaisir de me sentir du coton dans les pattes. Ton réservoir est plein, Al ?
— Presque… Manque trois doigts à peu près.
— Ça devrait nous mener jusque là-haut.
Man lava une assiette au-dessus du seau :
— Alors ? interrogea-t-elle.
Tom dit :
— T’as gagné, Man. J’crois bien qu’on va déménager. Hein, Pa ?
— Ben, on n’a pas le choix, dit Pa.
Man lui jeta un coup d’œil :
— Quand ?
— Ben… c’est pas la peine d’attendre. Autant partir demain matin.
— Il faut partir demain matin. Je vous ai dit ce qui nous restait.
— Écoute, Man, ne va pas te figurer que je ne veux pas partir. Ça fait quinze jours que j’ai pas eu le ventre plein, ou du moins plein de quèq’chose qui vous tienne au corps.
Man plongea l’assiette dans le seau :
— Nous partons demain matin, dit-elle.
Pa renifla :
— Les choses ont changé, à ce qu’il paraît, dit-il d’un ton sarcastique. Dans le temps, c’étaient les hommes qui décidaient. À ce qu’il paraît que maintenant c’est les femmes qui portent la culotte. J’ai idée qu’il serait grand temps que j’aille chercher une trique.
Man mit l’assiette encore ruisselante à sécher sur une caisse. Ce faisant, elle souriait légèrement.
— Va donc chercher ta trique, Pa, dit-elle. Quand on aura de quoi manger et un coin où rester, alors peut-êt’ que tu pourras t’en servir et conserver toute ta peau sur tes os. Mais, pour l’instant, tu ne fais pas ton travail, pas plus avec ta cervelle qu’avec tes mains. Si tu le faisais, alors tu pourrais t’en servir et tu verrais les femmes baisser le nez et se mettre au pas. Mais, maintenant, t’aurais beau faire avec ta trique, tu ne me rosserais pas, t’aurais une bataille sur les bras, parce que moi aussi j’en ai une toute prête à ton service, de trique.
Pa grimaça un sourire gêné :
— C’est du propre de causer de cette façon devant les gosses, dit-il.
— Arrange-toi pour qu’ils aient quèq’chose à se mettre dans l’estomac, avant de discuter de ce qui est bon ou pas bon pour eux.
Pa se leva, dégoûté, et s’éloigna, et l’oncle John le suivit.
Les mains de Man s’affairaient dans l’eau, mais elle regarda partir les deux hommes et dit fièrement à Tom :
— Ne t’inquiète pas. Il ne se tient pas pour battu. Tel que tu le vois, il est encore capable de me coller une beigne pour un oui ou pour un non.
— Tu faisais exprès de l’asticoter ? dit Tom en riant.
— Naturellement. Tu comprends, un homme, c’est capable de se tourmenter, de se tracasser et de se ronger les sangs jusqu’à ce qu’un beau jour, il finisse par se coucher et mourir, quand le cœur lui manque. Mais si on l’entreprend et si on le met en colère, eh ben, il s’en sort. Tu vois, Pa il n’a rien dit, mais en ce moment, il est dans une colère bleue. « Ah ! c’est comme ça qu’il se dit, eh ben elle va voir. » T’inquiète pas, il est d’aplomb maintenant.
Al se leva.
— Je vais faire un petit tour, dit-il.
— Tu ferais bien de t’assurer que le camion est fin prêt, lui conseilla Tom.
— Il est prêt.
— S’il l’est pas, gare à toi, j’vais mettre Man à tes trousses.
— Il l’est, j’te dis.
Al s’éloigna en bombant le torse le long de la rangée de tentes. Tom soupira :
— Tout ça commence à me fatiguer, Man. Tu ne pourrais pas me mettre en colère, pour changer ?
— T’es plus intelligent que ça, Tom. Je n’ai pas besoin de te mettre en colère. Si j’ai un soutien, c’est bien toi. Les autres… Je les sens un peu loin de moi, dans un sens. Toi, au moins, tu ne lâcheras pas.
Toute la tâche retombait sur lui.
— Ça m’plaît pas, dit-il. Je veux pouvoir aller vadrouiller, comme Al. Et je veux pouvoir me foutre en colère comme Pa, et me saouler comme l’oncle John.
Man secoua la tête :
— Tu ne peux pas, Tom. Je le sais. Je le savais quand t’étais encore tout gosse. Tu n’es pas fait pour ça. Y en a qui ne sont qu’eux-mêmes et jamais rien d’autre. Prends Al… ben, c’est qu’un jeune gars qui court après les filles. Mais toi, tu n’as jamais été comme ça, Tom.
— J’te prie de croire que si. Je le suis toujours.
— Pas du tout. Tout ce que tu fais, tu ne le fais pas seulement pour toi, ça va chercher plus loin. C’est quand on t’a mis en prison que je l’ai compris. Tu es un élu, Tom.
— Allons, Man… ne dis pas de bêtises. C’est ton imagination qui travaille.
Elle déposa les couteaux et les fourchettes sur la pile d’assiettes.
— Possible. Possible que ce soit de l’imagination. Rosasharn, essuie tout ça et range-le.
La jeune femme se mit péniblement debout, son ventre énorme bombant devant elle. Elle s’approcha lourdement de la caisse et y prit un plat propre.
Tom dit :
— Ça la tire tellement qu’elle ne pourra bientôt plus fermer les yeux.
— Veux-tu finir de la tourmenter ? dit Man. Rosasharn est une bonne fille. Trotte-toi et va-t’en faire tes adieux à qui tu veux.
— Okay, fit-il. Je vais voir combien qu’on a de route à faire.
Man dit à la jeune femme :
— C’était pas pour t’ennuyer qu’il blaguait comme ça. Où sont passés Ruthie et Winfield ?
— Ils ont filé derrière Pa. Je les ai vus.
— Oh ! laisse-les.
Rose de Saron se déplaçait lourdement. Sa mère la surveillait du coin de l’œil.
— Tu te sens bien ? T’as la figure un peu tirée.
— J’ai pas eu de lait, comme elles disaient que j’aurais dû.
— Je sais. On n’en avait pas, que veux-tu ?
Rose de Saron dit d’un ton morne :
— Si Connie n’était pas parti, on aurait une petite maison, à l’heure qu’il est, et lui serait à étudier et tout. J’aurais eu le lait qu’il me fallait. Ce qui fait que j’aurais eu un beau bébé. Il ne sera pas beau, mon bébé. L’aurait fallu que j’aie du lait à boire.
Elle prit quelque chose dans la poche de son tablier et le mit dans sa bouche.
— Qu’est-ce que tu mastiques là ?
— Rien.
— Allons, qu’est-ce que tu as dans la bouche ?
— Rien qu’un bout de craie. J’en ai trouvé un gros morceau.
— Mais, voyons, c’est comme si tu mangeais de la terre.
— J’en ai eu envie, comme ça.
Man resta silencieuse. Elle écarta les genoux, tendant l’étoffe de son tablier.
— Je sais ce que c’est, dit-elle enfin. J’ai une fois mangé du charbon, étant enceinte. Un gros morceau de charbon. Grand-mère disait que j’aurais pas dû. Ne dis surtout pas de choses idiotes à propos du bébé. Tu n’as même pas le droit de le penser.
— J’ai pas de mari ! J’ai pas de lait !
— Si t’étais bien portante, dit Man, je t’aurais flanqué ma main à travers la figure.
Elle se leva et s’en alla sous la tente. Elle revint, se planta devant Rose de Saron et tendit sa main ouverte.
— Regarde !
Les petites boucles en or brillaient dans le creux de sa paume.
— Elles sont à toi.
Les yeux de la jeune femme s’illuminèrent un court instant, puis elle détourna la tête :
— J’ai pas les oreilles percées.
— Eh bien, ça va être vite fait.
Man retourna sous la tente et en ressortit presque aussitôt avec une boîte en carton. Prestement, elle enfila une aiguille, doubla le fil et y fit une série de nœuds. Puis elle enfila une seconde aiguille et opéra de la même manière. Dans une boîte, elle trouva un petit morceau de bouchon.
— Ça va me faire mal ! Ça va me faire mal !
Man s’avança vers elle, plaça le bouchon contre le lobe de l’oreille et poussa l’aiguille dans le bouchon, à travers la chair. La jeune femme eut un mouvement nerveux.
— Ça pique. Ça va me faire mal.
— Pas plus que ça.
— Oh ! si, j’en suis sûre.
— Eh bien, alors, commençons par l’autre oreille.
Elle mit en place le bouchon et perça l’autre oreille.
— Ça va me faire mal !
— Chut ! dit Man. C’est fini.
Rose de Saron la regarda avec des yeux ronds. Man coupa le fil pour enlever les aiguilles et passa un nœud de chaque fil à travers les lobes.
— Et maintenant, fit-elle, tous les jours faudra passer un nœud de plus, et d’ici une quinzaine tu pourras les porter. Tiens, elles sont à toi, maintenant. Tu peux les garder.
Rose de Saron toucha délicatement ses oreilles et considéra les minuscules taches de sang sur ses doigts.
— Ça n’a pas fait mal. Seulement piqué un peu.
— Il y a longtemps qu’on aurait dû te les percer, dit Man.
Elle regarda la figure de sa fille et eut un sourire de triomphe.
— Et maintenant, dépêche-toi de finir la vaisselle. Ton bébé sera un beau bébé. J’ai bien failli te laisser avoir un bébé sans que tu aies les oreilles percées. Mais, maintenant, tu n’as plus rien à craindre.
— Ça y fait quèq’chose ?
— Je comprends que ça y fait, dit Man. J’comprends.
Al s’avançait d’un pas désinvolte le long de la ruelle, en direction de l’estrade du bal. Devant une petite tente à l’aspect soigné, il siffla doucement, puis continua son chemin. Arrivé au bout du terrain, il s’assit dans l’herbe. Au couchant, les nuages avaient perdu leur liséré rouge et s’obscurcissaient au centre. Al se gratta les mollets et contempla le ciel crépusculaire.
Au bout de peu d’instants, une petite blonde s’approcha, elle était jolie et fine de traits. Elle s’assit auprès de lui dans l’herbe, sans rien dire. Al promena ses doigts autour de sa taille.
— Finis, dit-elle. Tu me chatouilles.
— Nous partons demain, dit Al.
Elle leva sur lui des yeux sidérés :
— Demain ? Où ça ?
— Dans le Nord, répondit-il d’un air insouciant.
— Mais, on va se marier, non ?
— Bien sûr, d’ici quèq’temps.
— T’avais dit bientôt, s’écria-t-elle avec colère.
— Ben, bientôt ou dans quèq’temps, c’est pareil.
— T’as promis.
Il promena ses doigts plus avant.
— Laisse-moi ! cria-t-elle. T’avais dit qu’on se marierait.
— Mais puisque j’te le dis.
— Oui, mais maintenant tu t’en vas.
Al demanda d’un ton brusque :
— Qu’est-ce qui te prend ? T’es enceinte ?
— Non, j’suis pas enceinte.
Al se mit à rire :
— Alors, je me suis donné du mal pour rien, hein ?
Elle se hérissa et se releva d’un bond.
— Laisse-moi tranquille, Al Joad. Je ne veux plus rien avoir à faire avec toi.
— Oh ! allez, quoi… Qu’est-ce qu’il y a ?
— Tu te prends pour… pour un oiseau rare.
— T’emballe pas.
— Tu te figures que je suis forcée de sortir avec toi ? Eh ben, tu te trompes. C’est pas les occasions qui me manquent.
— Oh ! t’emballe pas.
— Non, j’te dis. Laisse-moi tranquille.
Brusquement, Al bondit, l’empoigna par la cheville et la fît trébucher. Il la rattrapa dans sa chute, la maintint contre lui et lui plaqua sa main sur la bouche. Elle essaya de lui mordre la paume, mais il bomba la main, tandis que, de l’autre bras, il la maintenait à terre. L’instant d’après, elle s’était calmée, et bientôt ils s’ébattirent dans l’herbe sèche.
— Je serai bientôt de retour, tu peux être sûre, dit Al. Avec du fric plein les poches. On ira à Hollywood voir des films de cinéma.
Elle était étendue sur le dos. Al se pencha sur elle. Et dans ses yeux il vit scintiller l’étoile du soir et passer un nuage sombre.
— Nous prendrons le train, dit-il.
— Dans combien de temps, à ton idée ? demanda-t-elle.
— Oh ! un mois, peut-êt’ bien, répondit-il.
Le soir tombait. Accroupis contre la véranda du bureau, Pa et l’oncle John délibéraient avec les autres pères de famille. Ils scrutaient la nuit et ils scrutaient l’avenir. Le petit directeur, propret dans ses vêtements blancs effrangés, était accoudé à la balustrade, il avait les traits las et tirés.
Huston leva les yeux vers lui :
— Feriez bien d’aller dormir un peu, mon vieux.
— Oui, ça me ferait pas de mal. La nuit dernière, il y a eu une naissance au pavillon trois. Je commence à faire une bonne sage-femme.
— C’est utile de s’y connaître, dit Huston. Un homme marié doit savoir ces choses-là.
Pa dit :
— Nous nous en allons demain matin.
— Ah oui ! De quel côté ?
— Ben, on a pensé que le mieux serait de pousser un peu dans le Nord. Tâcher d’arriver juste pour le coton. Nous n’avons pas trouvé de travail ici. Nous n’avons plus de provisions.
— Vous savez s’il y a du travail là-haut ? demanda Huston.
— Non, mais ce qui est sûr, c’est qu’il n’y en a pas ici.
— Il y en aura un peu plus tard, dit Huston. Nous tâcherons de tenir jusque-là.
— Ça nous embête de partir, dit Pa. Les gens ont été si gentils avec nous… et puis l’eau courante et les cabinets et tout. Mais faut bien manger. Nous avons un plein réservoir d’essence. Ça nous mènera toujours un bon bout de chemin. Nous avons pris un bain tous les jours, ici. Jamais été aussi propres. C’est drôle, dans le temps je ne me lavais qu’une fois par semaine et j’avais jamais eu l’impression de sentir. Mais maintenant, si je reste un jour sans prendre ma douche, je me fais l’effet de sentir mauvais. Me demande si ça vient de se laver si souvent ?
— Peut-êt’ que vous faisiez pas attention avant, dit le directeur.
— Peut-être. J’voudrais bien qu’on puisse rester.
Le petit directeur se tenait les tempes.
— J’crois bien qu’il va y avoir encore un bébé, cette nuit, dit-il.
— Nous allons en avoir un chez nous, avant qu’il soit longtemps, dit Pa. J’voudrais bien qu’il vienne au monde ici. Pour ça, oui.
Tom, Willie et Jules le métis étaient assis au bord de l’estrade de danse et balançaient les jambes.
— J’ai un sachet de Bull Durham, dit Jules. Tu veux en rouler une ?
— Tu parles, répondit Tom. Ça fait un temps fou que j’ai pas fumé.
Il roula soigneusement la cigarette brune, de façon à perdre le moins de tabac possible.
— Eh ben, nous serons ennuyés de vous voir partir, dit Willie, Vous êtes de bien braves gens.
Tom alluma sa cigarette.
— J’arrête pas de penser à tout ça, bon Dieu. C’que je voudrais qu’on puisse s’installer quèq’part.
Jules reprit son Durham.
— Ça ne peut pas durer, dit-il. J’ai une petite fille. Je me disais qu’une fois qu’on serait ici, je pourrais l’envoyer en classe. Mais, bon Dieu, y a jamais moyen de rester assez longtemps dans le même coin. Faut toujours êt’ à pousser de l’avant, toujours à se traîner plus loin.
— J’espère qu’on ne tombera plus dans un de leurs Hooverville, dit Tom. Là, j’peux dire que j’ai eu vraiment la frousse.
— Les shérifs adjoints vous ont emmerdés ?
— Je craignais de finir par en tuer un, dit Tom. J’y ai pas été longtemps, mais j’arrêtais pas de mousser. S’est amené un adjoint qu’a embarqué un copain juste parce qu’il lui avait répliqué. J’étais dans une rage…
— Déjà été dans une grève ? interrogea Willie.
— Non.
— Ben, j’ai beaucoup réfléchi à tout ça. Pourquoi ces adjoints de malheur ne viennent-ils pas ici tout chambarder, comme ils font partout ailleurs ? Tu crois que c’est le petit gars du bureau qui leur fait peur ? Jamais.
— Alors, qu’est-ce que c’est ? demanda Jules.
— Je vais vous le dire. C’est parce qu’on se tient tous. Un adjoint ne peut pas s’en prendre à quelqu’un, ici, parce qu’il s’en prend à tout le camp. Et il ose pas. On n’aurait qu’à gueuler un coup et il lui tomberait deux cents types sur le dos tout de suite. Y avait justement un organisateur de Syndicats qu’en parlait en venant sur la route. Il disait qu’on pouvait faire ça n’importe où. Qu’à se tenir les coudes. Ils ne se risqueraient pas à chercher des rognes à deux cents bonshommes. Ils ne se sentent forts que quand ils n’en ont qu’un devant eux.
— Ouais, dit Jules. Admettons que tu montes un Syndicat comme tu dis. Il te faudra des chefs. Eh bien, ils s’en prendront aux chefs, et où est-ce qu’il sera ton Syndicat ?
— Eh ben, dit Willie, faut tout de même bien finir par goupiller quèq’chose. Je suis là depuis un an et les salaires n’arrêtent pas de baisser. À l’heure qu’il est, un homme ne peut plus nourrir sa famille avec sa paie, et ça ne fait qu’empirer. Rester là à se tourner les pouces et à crever de faim, c’est pas une solution. Je ne sais pas quoi faire. Un type qu’a un attelage de chevaux, il ne rouspète pas, quand il est forcé de les nourrir à rien faire. Mais quand c’est des hommes qui travaillent pour lui, il se fout pas mal de ce qui leur arrive après. Les chevaux sont plus cotés que les hommes. Je ne comprends pas.
— Ça en vient au point que j’veux même plus y penser, dit Jules. Et pourtant j’suis forcé d’y penser. J’ai là ma petite fille ; vous savez comme elle est mignonne. L’aut’ semaine on lui a donné un prix, au concours qu’ils ont fait dans le camp, à cause qu’elle est si mignonne. Eh ben, qu’est-ce qui va lui arriver ? Elle n’aura bientôt plus que la peau sur les os. Je ne supporterai pas ça. Elle est tellement mignonne. Un de ces jours, ça sera plus fort que moi, je ferai quèq’chose.
— Quoi ? demanda Willie. Qu’est-ce que tu feras ? Tu voleras et t’iras en prison ? Ou tu tueras quelqu’un et t’iras te balancer au bout d’une corde ?
— J’sais pas, dit Jules. Ça me rend fou d’y penser. Ça me tape sur le ciboulot.
— Y a une chose que je regretterai, c’est les soirées de danse, dit Tom. C’était chouette. J’en avais jamais vu d’aussi bien. Enfin, je vais me coucher. Au revoir. On se reverra bien quèq’part, un de ces jours…
Il leur serra la main.
— Sûrement, dit Jules.
— Alors, salut !
Tom s’éloigna dans l’obscurité.
Dans l’ombre de la tente des Joad, Ruthie et Winfield étaient étendus sur leur matelas, près de leur mère. Ruthie chuchota :
— Man !
— Quoi ? Tu ne dors pas encore ?
— Man, y aura un jeu de croquet, ousqu’on va ?
— Je n’en sais rien. Dors. On part de bonne heure.
— Je voudrais bien rester ici ; au moins on est sûr qu’il y en a un, de croquet.
— Chut ! fit Man.
— Man, Winfield a tapé un gosse, ce soir.
— C’était pas bien.
— Je le sais. Je lui ai dit, mais il l’a tapé en plein sur le nez ; ça pissait le sang, nom d’un chien !
— Veux-tu ne pas parler comme ça. Ce n’est pas beau.
Winfield se retourna sous la couverture.
— Il avait dit qu’on était des Okies, fit-il d’une voix indignée. Il disait que lui n’en était pas un, d’Okie, à cause qu’il venait de l’Oregon. Nous a traités de sales Okies. Je l’ai sonné.
— Chut ! Tu n’aurais pas dû. Les injures ne font pas de mal.
— Oui, ben, il n’a qu’à essayer de recommencer ! dit farouchement Winfield.
— Chut ! Dors.
Ruthie dit :
— Si t’avais vu le sang dégouliner – l’en avait plein sur ses affaires.
Man sortit une main de dessous la couverture et lui allongea une chiquenaude. La petite resta un instant comme pétrifiée, puis elle s’abandonna à ses larmes et à ses reniflements étouffés.
Pa et l’oncle John étaient installés au pavillon sanitaire, sur les sièges de deux cabinets voisins.
— Autant en profiter un bon coup, pour la dernière fois, dit Pa. C’que c’est agréable, tout de même. Tu te rappelles la frousse qu’ont eue les mioches la première fois qu’ils l’ont fait marcher.
— J’étais pas tellement fier non plus, avoua l’oncle John.
Il tira soigneusement sa salopette autour de ses genoux.
— Je deviens mauvais, dit-il. Je sens que le péché recommence à me tracasser.
— Tu ne peux pas commettre de péchés, dit Pa, t’en as pas les moyens. T’es bien assis là où tu es, alors tiens-toi tranquille. Un péché revient au moins à deux dollars, et à nous tous nous ne les avons pas.
— Oui, mais j’ai des pensées de péché.
— Tu peux pécher en pensée, ça ne coûte rien.
— C’est tout aussi mal, dit l’oncle John.
— C’est bougrement plus économique, dit Pa.
— Ne plaisante pas avec le péché.
— Je ne plaisante pas. Vas-y tout ton saoul. Ça te prend toujours quand on est dans le pétrin, l’envie de faire des blagues.
— Je le sais, dit l’oncle John. Toujours été pareil, j’ai jamais raconté le quart de ce que j’ai pu faire.
— Garde-le pour toi.
— C’est ces beaux cabinets, qui me donnent des idées de péché.
— T’as qu’à baisser culotte dans l’herbe. Allons, remonte ton pantalon et viens te coucher.
Pa rajusta les bretelles de sa salopette, puis il déclencha la chasse d’eau et regarda d’un air absorbé l’eau tourbillonner dans la cuvette.
Il faisait encore nuit lorsque Man réveilla le campement. Les veilleuses luisaient faiblement par les portes ouvertes du pavillon. Tout un assortiment de ronflements montait des tentes alignées au bord du chemin. Man dit :
— Allez, debout. Faut mettre en route. Il va bientôt faire jour.
Elle souleva le verre grinçant de la lanterne et alluma la mèche.
— Allons, dépêchons-nous, tout le monde.
Un lent grouillement anima le sol de la tente. Édredons et couvertures furent rejetés et des yeux ensommeillés clignotèrent à la lumière. Man passa sa robe sur sa blouse et le jupon qu’elle portait au lit.
— Il n’y a pas de café, dit-elle. J’ai quelques galettes. On les mangera en route. Levez-vous, qu’on charge le camion. Allons, vite. Ne faites pas de bruit. Il ne faut pas réveiller les voisins.
Il leur fallut un moment pour se réveiller tout à fait.
— Non, non… ne vous sauvez pas ! enjoignit-elle aux enfants.
La famille fut vite habillée. Les hommes défirent la bâche et chargèrent le camion.
— Tâchez que ça soit bien plat, leur recommanda Man.
Ils empilèrent les matelas au sommet du chargement et assujettirent la bâche sur les ridelles.
— Ça y est, Man, dit Tom, on est prêts.
Man leur tendit une assiette de galettes froides.
— Tenez. Chacun une. C’est tout ce qui nous reste.
Ruthie et Winfield se saisirent de leurs galettes et montèrent en haut du chargement. Ils se mirent sous une couverture et se rendormirent, tenant à la main leur galette froide et dure. Tom se coula au volant et mit le contact. Le démarreur ronfla une seconde, puis s’arrêta.
— Al, nom de Dieu ! s’écria Tom, t’as laissé décharger la batterie.
Al riposta avec véhémence :
— Qu’est-ce que tu voulais que je foute ? J’avais pas d’essence, c’est forcé qu’elle soit à sec.
Subitement, Tom se mit à rire.
— Ben, j’sais pas c’que t’aurais pu foutre, mais c’est de ta faute. Maintenant, tu vas la faire partir à la main.
— Mais c’est pas de ma faute, j’te dis.
Tom descendit et trouva la manivelle sous le siège.
— C’est de la mienne, dit-il.
— Passe-moi cette manivelle.
Al la prit.
— Et mets du retard, que je ne me fasse pas arracher le bras.
— C’est bon. Tords-lui la queue.
Al s’escrima à la manivelle, suant et soufflant. Le moteur se décida, crachota un peu mais rugit lorsque Tom régla l’arrivée des gaz. Il mit de l’avance et réduisit l’accélération.
Man s’assit à côté de lui.
— Nous avons réveillé tout le camp, dit-elle.
— Ils se rendormiront.
Al monta de l’autre côté.
— Pa et l’oncle John sont en haut, déclara-t-il. Ils veulent dormir.
Tom roula jusqu’à l’entrée principale. Le veilleur de nuit sortit du bureau et dirigea le faisceau de sa lampe électrique sur le camion.
— Attendez une minute.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Vous partez pour de bon ?
— Oui.
— Alors, il faut que je vous raye de la liste.
— Très bien.
— Vous savez où vous allez ?
— Ben, on va voir dans le Nord.
— Bonne chance, dit le veilleur de nuit.
— À vous pareillement. Au revoir.
Le camion passa prudemment de biais le dos d’âne et rejoignit la route. Tom refit le chemin qu’ils avaient parcouru en venant, dépassant Weedpatch en direction de l’Ouest jusqu’à la 99, et de là reprenant vers le Nord sur la grande route pavée jusqu’à Bakersfield. Il faisait jour lorsqu’ils atteignirent les faubourgs de la ville.
Tom dit :
— Partout, c’est des restaurants. Et il y a partout du café. Regardez-moi celui-là, qu’est ouvert toute la nuit. Je parie qu’ils ont plus de dix bidons de café là-dedans, bien bouillant !
— Oh ! la ferme, dit Al.
Tom lui fit un sourire en coin.
— Alors, je vois que tu t’es dégotté une bonne amie en rien de temps.
— Et après ?
— Il est mal luné, ce matin, Man. Faut pas s’y frotter.
— Un de ces jours, je vais m’en aller tout seul, dit Al, d’un ton irrité. On se débrouille beaucoup plus facilement quand on n’a pas de famille.
Tom dit :
— Dans neuf mois, tu vas en avoir une. Je t’ai vu faire.
— T’es piqué, dit Al. Je trouverai une place dans un garage et je mangerai au restaurant…
— Et dans neuf mois, t’aurais une femme et un gosse.
— Ah ! penses-tu !
— T’es un dégourdi, Al. Un de ces jours, tu vas en prendre un bon coup sur le crâne.
— Par qui ?
— On trouve toujours quelqu’un, t’en fais pas, dit Tom.
— Tu crois que parce que tu as…
— Veux-tu te taire, toi ! coupa Man.
— C’est moi qui ai commencé, dit Tom. Je voulais le faire enrager. C’était pas méchant, Al. Je ne savais pas que t’avais le béguin à ce point-là.
— J’ai le béguin de personne.
— Bon ! alors, tu n’as pas le béguin. Ce n’est pas moi qui te contredirai.
Le camion arrivait aux confins de la ville.
— Regardez-moi ces gargotes ambulantes, dit Tom. Des centaines, il y en a.
Man dit :
— Tom ! J’avais un dollar de côté. Si tu as tellement envie de café, prends-le.
— Non, Man. Je blaguais.
— Tu peux le prendre, si tu en as tellement envie.
— Je n’en veux pas.
— Alors, ne nous rase pas avec ton café.
Tom resta un moment silencieux.
— L’impression que je n’arrête pas de mettre les pieds dans le plat, dit-il. Tiens, voilà la route qu’on avait faite l’aut’ nuit.
— J’espère qu’il ne nous arrivera plus rien de pareil, dit Man. Quelle sale nuit c’était !
— Je rigolais pas non plus.
Le soleil se leva sur leur droite ; la grande ombre du camion courait à côté d’eux, voltigeant sur les piquets de clôture en bordure de la route. Ils accélérèrent en passant devant Hooverville reconstruit.
— Regardez, dit Tom. Il y a d’aut’ gens. Ça n’a pas l’air changé.
Al sortit de son mutisme.
— Un type m’a dit qu’il y en avait là-dedans qu’ont vu leurs affaires brûler plus de vingt fois. Il m’a dit qu’ils vont simplement se cacher dans les fourrés et qu’après ça ils reviennent construire une autre hutte avec des roseaux. Comme des rats. Ils en ont tellement l’habitude qu’ils ne se fâchent même plus, que disait le type. Ils acceptent ça comme ils accepteraient le mauvais temps.
— Il faisait salement mauvais pour moi, ce soir-là, dit Tom.
Ils avançaient sur la large chaussée. Et les premiers rayons du soleil les faisaient frissonner.
— Commence à faire frisquet, le matin, dit Tom. L’hiver s’annonce. Pourvu qu’on se ramasse un peu d’argent avant qu’il arrive. Il ne fera pas gai sous la tente, en hiver.
Man soupira, puis elle redressa la tête.
— Tom, dit-elle, il nous faut un toit pour cet hiver. Il nous le faut absolument. Ruthie se porte bien, mais Winfield n’est pas solide. Il nous faut une maison pour quand les pluies commenceront. Paraît qu’il pleut des hallebardes dans ce pays, quand ça s’y met.
— Nous aurons une maison, Man. Ne te fais pas de souci. T’auras une maison.
— Tout ce que je demande, c’est un toit et un plancher. Pour que les petits n’aient pas à coucher sur la dure.
— On tâchera, Man.
— C’est seulement que, des fois, je m’affole, dit-elle. Je perds tout courage.
— Je ne t’ai encore jamais vue perdre courage.
— La nuit, quelquefois.
Un sifflement bref se produisit à l’avant du camion. Tom se cramponna au volant et plaqua la pédale de frein sur le plancher. Le camion cahota quelque peu, puis s’arrêta. Tom poussa un soupir :
— Eh ben, ça y est !
Il se laissa aller contre le dossier du siège. Al bondit hors de la voiture et courut voir le pneu avant.
— Un clou énorme ! s’écria-t-il.
— Nous avons des rustines ? demanda Tom.
— Non, répondit Al. J’ai tout employé. J’ai bien des pièces et de la dissolution, mais pas de rustines.
Tom se retourna et regarda Man avec un petit sourire navré.
— T’aurais pas dû parler de ce dollar, dit-il. On se serait arrangé d’une façon ou d’une autre pour réparer.
Il descendit à son tour et alla voir le pneu avant.
Al désigna un gros clou qui sortait de l’enveloppe dégonflée.
— Le voilà ! Il n’y avait peut-être qu’un seul clou dans tout le pays, mais il a fallu qu’on tombe dessus.
— C’est grave ? s’inquiéta Man.
— Non, c’est pas grave, mais faut réparer.
La famille dégringola du haut du chargement.
— Crevé ? demanda Pa.
Mais quand il vit le pneu, il se tut.
Tom dérangea Man et prit sous la banquette la boîte à réparations. Il déroula la feuille de caoutchouc, s’empara du tube de dissolution et le pressa délicatement.
— Presque à sec, dit-il. J’espère qu’il y en aura assez. Vas-y, Al. Bloque les roues arrière, qu’on mette le cric.
Tom et Al formaient une équipe idéale. Ils calèrent les roues arrière avec des pierres, placèrent le cric sous l’essieu avant et soulagèrent le pneu crevé du poids du moteur. Ils arrachèrent l’enveloppe de la jante, trouvèrent le trou, trempèrent un chiffon dans le réservoir d’essence et nettoyèrent la chambre tout autour du trou. Ensuite, tandis que son frère tendait la chambre à air sur son genou, Tom déchira le tube de dissolution avec la lame de son couteau puis il étendit une légère couche de colle fluide sur le caoutchouc.
— Maintenant, laisse-le sécher pendant que je taille une pièce.
Il découpa minutieusement un morceau de la feuille bleue et l’arrondit avec soin. Al tenait la chambre fermement tendue pendant que Tom posait délicatement la pièce.
— Là ! Maintenant, mets-la sur le marchepied, que je la travaille.
Il prit un marteau et martela soigneusement la pièce. Puis il tendit la chambre à fond et s’assura que les bords tenaient bien.
— Et voilà ! Elle tiendra. Colle-la dans l’enveloppe, qu’on la regonfle. J’ai idée que tu pourras conserver ton dollar, Man.
Al dit :
— Je voudrais bien qu’on ait un pneu de rechange. Faudra qu’on s’en procure un, Tom. Une roue toute montée, et gonflée. Comme ça, on pourrait réparer de nuit.
— Quand nous aurons de quoi acheter un pneu de rechange, nous nous paierons du café et du lard à la place, dit Tom.
Les autos, encore peu nombreuses à cette heure matinale, passaient en vrombissant, et le soleil commençait à donner. Une petite brise soufflait par bouffées, dans un léger murmure ; une brume gris perle voilait les montagnes des deux côtés de la vallée.
Tom était occupé à gonfler le pneu lorsqu’un roadster venant du Nord stoppa de l’autre côté de la route. Un homme au visage bruni, vêtu d’un complet de ville gris clair, en descendit et traversa la chaussée. Il était nu-tête. Il souriait, montrant des dents dont la blancheur contrastait avec la peau brune. Il portait une grosse alliance d’or au médius de la main gauche, et un petit ballon de football en or pendait à la chaîne de montre qui barrait son gilet.
— Bonjour, dit-il d’un ton affable.
Tom s’arrêta de pomper et leva les yeux.
— Jour.
L’homme passa la main dans ses cheveux courts, crépus et légèrement grisonnants.
— Vous cherchez du travail ?
— Pour ça oui, m’sieur. Même qu’on racle les fonds de tiroirs.
— Vous savez cueillir des pêches ?
— Nous ne l’avons jamais fait, dit Pa.
Tom se hâta d’intervenir.
— Nous savons tout faire, dit-il. Nous pouvons cueillir tout ce qui se présente.
L’homme tripotait son petit ballon d’or.
— Dans ce cas, vous aurez de l’ouvrage en masse à une quarantaine de milles plus haut.
— Ça ferait bougrement notre affaire, dit Tom. Dites-nous seulement comment y arriver et nous y serons en deux temps trois mouvements.
— Eh bien, vous continuez tout droit jusqu’à Pixley, c’est à trente-cinq ou trente-six milles d’ici, après quoi vous prenez à droite et vous faites environ six milles. N’importe qui vous dira où se trouve la ferme Hooper. Vous trouverez autant de travail que vous en voudrez là-bas.
— On y va.
— Vous connaissez d’autres gens qui cherchent du travail ?
— Je comprends, dit Tom. Là-bas, au camp de Weedpatch, il y en a un tas qui en cherchent.
— Je vais pousser jusque-là. Il nous faut du monde. Attention de ne pas vous tromper ; à Pixley vous tournez à droite et vous continuez vers l’Est jusqu’à la ferme Hooper.
— Entendu, dit Tom. Et merci bien, m’sieur. Ça tombe à pic, vous savez.
— C’est bon. Allez-y le plus vite possible. » Il retraversa la chaussée, monta dans son roadster décapoté et s’éloigna en direction du Sud.
Tom recommença à s’escrimer sur la pompe.
— Vingt chacun, cria-t-il. Un, deux, trois, quatre…
À vingt, Al le relaya, puis ce furent Pa et l’oncle John. Le pneu s’arrondissait et durcissait peu à peu. La pompe passa trois fois de main en main.
— Baisse le cric, qu’on voie, dit Tom.
Al enleva le cric et la voiture retomba sur ses roues.
— Ça suffit amplement, dit-il. Peut-être un peu trop, même.
Ils jetèrent les outils dans la voiture.
— En route ! cria Tom. On va enfin travailler.
Man reprit sa place entre les deux frères. Al s’était mis au volant, cette fois.
— Vas-y doucement, Al. Ne le fais pas chauffer.
Ils poursuivirent leur route à travers les champs ensoleillés. La brume s’était levée et les crêtes se dessinaient nettement sur le ciel, brunâtres et coupées de failles d’un noir pourpre. Les pigeons sauvages s’envolaient des haies au passage du camion. Al accélérait inconsciemment l’allure.
— Doucement, lui recommanda Tom. Il va nous griller entre les pattes si tu le pousses trop. Faut qu’on arrive. Il se pourrait même qu’on commence à travailler aujourd’hui.
Man dit avec volubilité :
— Avec quatre hommes à travailler, on me fera peut-être crédit tout de suite. La première chose qu’il nous faut, c’est du café ; ça fait assez longtemps que t’en as envie ; et puis de la farine, de la levure et de la viande. Pour du rôti, vaut mieux ne pas se presser. On gardera ça pour plus tard. Samedi, par exemple. Et du savon. Il nous faut du savon. Je me demande où c’est que nous resterons…
Elle était lancée :
— Et du lait. Je prendrai du lait, il lui faut du lait à Rosasharn. C’est la dame infirmière qui l’a dit.
Un serpent déroulait ses anneaux sur la chaussée tiède. Al fit un écart, l’écrasa, et reprit sa droite.
— Un serpent-ratier, dit Tom. T’aurais pas dû l’écraser.
— J’peux pas les voir, dit gaiement Al. J’peux en voir aucun. Ils me font tourner les boyaux.
Au fur et à mesure que la matinée s’avançait, la circulation devenait plus dense : voyageurs de commerce dans leurs petites deux places laquées, arborant sur les portières la marque de leur firme, camions-citernes à essence rouges et blancs, traînant tout un cliquetis de chaînes derrière eux, immenses camions aux portes carrées des maisons d’alimentation en gros, en tournée de livraison. La région traversée par la grand-route était riche. Vergers aux arbres lourds de fruits, vignobles dont les longues vrilles vertes tapissaient le sol entre chaque rangée, carrés de melons et champs de céréales. Des maisons blanches couvertes de roses grimpantes se dressaient sur les pelouses. Et le soleil chaud dorait tout.
À l’avant du camion Man, Tom et Al débordaient de joie.
— Il y a longtemps que je ne me suis sentie aussi heureuse, dit Man. Si on cueille beaucoup de pêches, on pourrait peut-être avoir une maison, payer un loyer même, pour une couple de mois. Il faut qu’on aie une maison.
— Je vais épargner, dit Al. Je vais épargner et puis j’irai en ville chercher une place dans un garage. J’aurai une chambre et je mangerai au restaurant. Et j’irai au cinéma tous les soirs, nom de Dieu. Ça ne coûte pas cher. Voir des films de cow-boys. » Ses mains se serraient autour du volant.
Le radiateur bouillonnait et crachait de la vapeur.
— Tu l’as rempli ? demanda Tom.
— Ouais. Mais on a le vent dans le dos, je crois. C’est pour ça qu’il chauffe.
— Fait rudement beau, dit Tom. À Mac-Alester, tout en travaillant, je pensais à tout ce que je ferais un jour. Je me voyais démarrer, partir tout droit et ne me laisser arrêter par rien. C’que ça paraît loin. J’ai l’impression qu’il y a des années de ça. Il y avait un gardien… il me menait la vie dure, celui-là. J’étais décidé à lui faire son affaire. Ça doit être pour ça que j’peux pas sentir les flics. J’ai l’impression qu’ils ont tous sa sale gueule. Il devenait tout rouge, je me souviens. Il ressemblait à un porc. On racontait qu’il avait un frère, dans l’Ouest. Les gars qu’étaient mis en liberté provisoire, il les envoyait à son frère, et lui les obligeait à travailler pour rien. S’ils avaient le malheur de rouspéter, on les renvoyait en taule pour avoir manqué à leur parole. C’est ce qu’on racontait là-bas.
— Pense à autre chose, implora Man. Vous allez voir tout ce que je vais vous apporter comme provisions. De la farine, du lard, et un tas de choses.
— Vaut mieux que je m’ôte ça du système, dit Tom. Si j’essaie de le rentrer, ça ne fera qu’empirer. Il y avait un phénomène. Complètement marteau. J’vous ai jamais parlé de lui. Une tête de guignol. Pas méchant pour un sou. Il parlait toujours de s’évader. Les types l’appelaient Guignol.
Tom rit silencieusement, pour lui seul.
— N’y pense pas, supplia Man.
— Vas-y, dit Al. Raconte.
— Ça ne me fait plus rien, Man, assura Tom. Il était toujours à tirer des plans pour s’évader. Il combinait tout au poil, à part ça ; mais il était incapable de tenir sa langue, alors en un rien de temps tout le monde était au courant, y compris le directeur de la prison. On le laissait s’évader, après quoi on le prenait par la main et on le ramenait. Un beau jour, il fait son plan comme d’habitude, avec croquis et tout. Bien entendu, il le montre à droite et à gauche, mais on le laisse faire sans rien dire. Et puis il se planque, et personne ne bouge. Il s’était procuré une corde je ne sais où, alors il passe le mur. Y avait six gardiens qui l’attendaient de l’autre côté avec un grand sac, et v’là mon Guignol qui descend tout tranquillement par la corde et qui atterrit en plein dedans. Les gardiens referment la gueule du sac et le ramènent. Les types ont tellement rigolé qu’ils ont failli en crever. Mais Guignol a mal pris la chose. Ça l’avait complètement démoli, cette histoire. Il pleurait, il pleurait, et il faisait une tête minable. Il a fini par tomber malade, tellement ça lui avait atteint le moral. S’est coupé les poignets avec une épingle et il a saigné à mort, à cause qu’il avait le moral atteint. Y a rien de terrible là-dedans. On voit toutes sortes de cinglés dans une prison.
— Parle d’autre chose, dit Man. Je connaissais la maman de Floyd Beau Gosse. C’était pas un mauvais garçon. On l’a poussé à bout, c’est tout.
Le soleil était au zénith ; l’ombre du camion s’effilait et se réfugiait sous les roues.
— Ça doit êt’ Pixley, là plus haut, dit Al. J’ai vu un poteau indicateur tout à l’heure.
Ils pénétrèrent dans la petite ville et s’engagèrent dans une route plus étroite, en direction de l’est. Les vergers succédaient aux vergers et formaient comme une nef devant eux.
— J’espère que ça sera facile à trouver, dit Tom.
— L’homme a dit la ferme Hooper, rappela Man. L’a dit qu’il n’y avait qu’à demander à n’importe qui. Pourvu qu’il y ait une boutique tout près. On me fera peut-êt’ crédit, avec quatre hommes à l’ouvrage. Je pourrais vous faire quèq’chose de vraiment bon à souper, si on me faisait crédit.
— Et du café, dit Tom. Et p’têt’ bien un paquet de Durham. Ça fait une éternité que j’ai pas fumé.
Au loin, un encombrement barrait la route, et une file de motocyclettes blanches bordait la chaussée.
— Doit y avoir un accident, dit Tom.
Comme ils approchaient, un homme de la police locale, chaussé de bottes et coiffé d’un chapeau à larges bords, surgit de derrière la dernière voiture. Il leva le bras et Al stoppa.
Le policier s’appuya nonchalamment contre la portière :
— Où allez-vous ?
Al répondit :
— Quelqu’un nous a dit qu’on trouverait de l’embauche par ici, à cueillir des pêches.
— Alors comme ça vous voulez travailler ?
— J’comprends, bon Dieu.
— Très bien, attendez là une minute.
Il regarda le bord de la route et cria :
— Encore une. Ça en fait six de prêtes. Une fournée.
— Vous pouvez laisser passer.
Tom le héla :
— Hé ! qu’est-ce qui se passe ?
Le policier revint en se dandinant lourdement :
— Un peu de grabuge là plus haut. Ne vous bilez pas. Vous passerez. Suivez simplement la file.
Il y eut une pétarade assourdissante de motos que l’on mettait en marche. La file des voitures démarra, le camion des Joad en queue. Deux motocyclistes précédaient le convoi, deux autres fermaient la marche.
Tom dit, d’une voix où perçait l’inquiétude :
— Je me demande ce qui se passe.
— La route est peut-êt’ barrée ? suggéra Al.
— Pas besoin de quat’ flics pour nous conduire. Ça ne me dit rien de bon.
Devant eux les motos accélérèrent. Le cortège des vieilles autos suivit le mouvement. Al dut pousser à fond pour ne pas se laisser distancer.
— Ces gens-là sont tous des nôtres, dit Tom. Ça ne me plaît pas du tout, cette histoire.
Brusquement, le policier de tête vira et s’engagea dans une large entrée semée de graviers. Les vieilles autos filèrent à sa suite. Les motos grondèrent plus fort. Tom vit toute une rangée d’hommes debout dans le fossé qui bordait la route ; il vit leurs bouches ouvertes comme pour hurler, leurs poings levés et leurs visages contractés par la fureur. Une grosse femme accourut vers les voitures, mais une motocyclette rugissante lui barra le passage. Une haute barrière grillagée s’ouvrit. Les six vieilles guimbardes s’engagèrent dans l’entrée et la barrière se referma derrière elles. Les quatre motos firent demi-tour et repartirent à toute allure. Et maintenant que le bruit des moteurs s’éteignait, on entendait les cris des gens dans le fossé. Deux hommes s’étaient plantés de chaque côté de l’allée de gravier. Ils étaient armés de fusils.
L’un d’eux cria :
— Allez, continuez. Qu’est-ce que vous attendez, bon Dieu !
Les six voitures repartirent, prirent un tournant et se trouvèrent subitement devant le camp de l’entreprise agricole.
Il y avait là cinquante petites boîtes carrées, à toit plat, munies d’une porte et d’une fenêtre, le tout formant un large quadrilatère. Une citerne s’érigeait à un bout, et de chaque côté, il y avait une petite épicerie. Deux hommes armés de fusils, portant l’étoile de la police épinglée sur leur chemise, montaient la garde à l’extrémité de chaque rangée de boîtes carrées.
Les six autos stoppèrent. Deux comptables allèrent de l’une à l’autre :
— Vous voulez du travail ?
Tom répondit :
— Naturellement. Mais qu’est-ce que c’est que tout ça ?
— Ça ne vous regarde pas. Vous voulez travailler ?
— Bien sûr qu’on veut.
— Votre nom ?
— Joad.
— Combien d’hommes ?
— Quatre.
— Femmes ?
— Deux.
— Enfants ?
— Deux.
— Vous pouvez tous travailler ?
— Ben… je suppose.
— C’est bon. Cherchez le pavillon soixante-trois. On paie cinq cents la caisse. Pas de fruits tachés. Alors allez-y. Commencez tout de suite.
Les autos repartirent. Un numéro était peint sur la porte de chacune des petites boîtes rouges.
— Soixante, annonça Tom. Voilà le soixante. Ça doit être par ici. Là, soixante et un, soixante-deux. On y est.
Al se rangea tout contre la porte de la petite maison. La famille descendit du haut du camion et resta là à écarquiller des yeux ahuris. Deux shérifs adjoints s’approchèrent. Ils passèrent de l’un à l’autre, dévisagèrent tout le monde avec attention.
— Votre nom ?
— Joad, répondit Tom d’un ton agacé. Dites donc, qu’est-ce que c’est que ces histoires ?
Un des adjoints exhiba une longue liste.
— Pas eux. T’as déjà vu ces têtes-là ? Regarde le numéro. Non. Ils ne l’ont pas. Doivent pouvoir aller.
— Et maintenant, écoutez, vous tous. Tâchez de vous tenir tranquilles. Faites votre travail, mêlez-vous de ce qui vous regarde et tout ira bien.
Sur ce, ils firent brusquement demi-tour et s’éloignèrent. Arrivés au bout de l’allée poudreuse, ils s’assirent chacun sur une caisse ; de là, ils pouvaient surveiller toute la longueur de l’allée.
Tom les suivit des yeux.
— Eh ben, ils font ce qu’il faut pour qu’on se sente chez soi au moins.
Man ouvrit la porte du pavillon et entra. Le plancher était maculé de graisse. Dans l’unique pièce, il y avait un poêle en tôle rouillée, rien d’autre. Le poêle reposait sur quatre briques, et son tuyau rouillé traversait le plafond. La pièce empestait la sueur et la graisse. Rose de Saron vint se planter à côté de Man.
— On va rester ici ?
Man resta un moment sans répondre.
— Mais, bien sûr, dit-elle finalement. Ça ne sera pas tellement terrible, une fois lavé. Faut nettoyer.
— J’aime mieux la tente, dit la jeune femme.
— Il y a un plancher, avança Man. Ça ne risque pas de laisser passer l’eau quand il pleuvra.
Elle se tourna vers la porte.
— Autant décharger, dit-elle.
En silence, les hommes déchargèrent le camion. Une sorte de peur s’était emparée d’eux. L’immense carré de petites caisses était plongé dans le silence. Une femme passa dans la rue, sans les regarder. Elle marchait tête basse, et le bas de sa robe de calicot crasseuse pendait en haillons.
Ruthie et Winfield avaient senti le manteau de glace tomber sur eux. Au lieu de se précipiter pour inspecter le camp, ils restèrent tout près du camion, tout près de la famille. Ils regardaient d’un air morne du haut en bas de l’allée poussiéreuse. Winfield trouva un fil de fer d’emballage et, à force de le plier, il réussit à le casser. Du plus petit morceau il fit une manivelle qu’il tourna et retourna entre ses doigts, inlassablement.
Tom et Pa transportaient les matelas dans la maison, lorsqu’un commis s’amena. Il portait des culottes kaki, une chemise bleue et une cravate noire. Il avait un pince-nez cerclé d’argent et, derrière les verres épais, ses yeux étaient rouges et larmoyants et les prunelles immobiles faisaient penser à des petits yeux de taureau. Il se pencha en avant pour mieux voir Tom.
— Je viens vous inscrire, déclara-t-il. Combien vous êtes à travailler ?
Tom répondit :
— Quatre hommes. L’ouvrage est dur ?
— Cueillir des pêches, répondit l’employé. À la pièce. C’est payé cinq cents la boîte.
— Rien n’empêche les gosses de donner un coup de main, non ?
— Au contraire, du moment qu’ils font attention.
Man se tenait plantée devant la porte.
— Dès que j’aurai fini de m’installer, je viendrai vous aider. Nous n’avons rien à manger, m’sieu. Est-ce qu’on est payé tout de suite ?
— Ben non, pas d’argent tout de suite. Mais on vous fera crédit au magasin pour ce qui doit vous revenir.
— Allons, dépêchons-nous, dit Tom. Je tiens à me remplir la panse de pain et de viande, ce soir. Par où est-ce, m’sieu ?
— J’y vais justement. Suivez-moi.
Tom, Pa, Al et l’oncle John l’accompagnèrent le long de l’allée poudreuse et se trouvèrent bientôt dans le verger, parmi les pêchers. Les feuilles étroites commençaient à se teinter de jaune. Sur les branches, les pêches avaient l’air de petits globes rouges et dorés. Des caisses vides s’amoncelaient entre les arbres. Les cueilleurs s’affairaient de-ci, de-là, remplissaient leurs seaux aux branches, plaçant des pêches dans les caisses, et portant les caisses au bureau de contrôle ; dans les bureaux où les piles de caisses pleines attendaient les camions, des employés notaient les chiffres en marge du nom des ouvriers.
— En voilà encore quatre, annonça le guide à un des employés.
— Okay. Déjà cueilli des fruits ?
— Jamais, répondit Tom.
— Alors, faites ça soigneusement. Pas de fruits détériorés, pas de fruits tombés, pas de fruits tachés. Les fruits tachés ne sont pas portés en compte. Voilà des seaux.
Tom s’empara d’un seau de quinze litres et l’examina.
— Plein de trous dans le fond.
— Bien sûr, dit l’employé qui était myope. Comme ça, on ne les vole pas. C’est bon… prenez cette rangée-là. Allons, grouillez-vous.
Les quatre Joad prirent leurs seaux et s’avancèrent dans le verger.
— Ils ne perdent pas de temps, dit Tom.
— Ben merde, alors ! fit Al. J’aimerais mieux travailler dans un garage.
Pa avait docilement suivi les autres. Soudain, il se retourna sur Al.
— Tu vas finir, oui ? dit-il. Tu n’as pas arrêté de marronner, de rouspéter et de faire des histoires. Mets-toi à l’ouvrage. Je suis encore capable de te corriger, t’sais !
Al rougit de colère. Il allait éclater en imprécations, mais Tom s’interposa.
— Allons, viens, Al, dit-il calmement. Du pain et de la viande, n’oublie pas. Il nous en faut pour ce soir.
Ils cueillirent les fruits et les jetèrent dans les seaux. Tom se ruait sur la besogne. Un seau, deux seaux. Il les vida dans une caisse.
— Trois seaux, je viens de faire un nickel, annonça-t-il.
Il prit la caisse et se hâta de la porter au contrôle.
— En voilà pour un nickel, dit-il au contrôleur.
L’homme regarda dans la boîte, y prit une ou deux pêches et les examina.
— Mettez-la de côté. Celle-là ne vaut rien, dit-il. Je vous l’avais dit de ne pas les abîmer. Vous les avez vidées dans la caisse, hein ? Eh ben, elles sont toutes piquées, maintenant. Pas question de compter celle-là. Posez-les avec précaution, sinon vous travaillerez pour rien.
— Mais, sacré bon Dieu…
— Hé ! doucement. Je vous avais prévenu avant de commencer.
Tom baissa les yeux, l’air renfrogné.
— C’est bon, dit-il. C’est bon.
Il se hâta d’aller trouver les autres.
— Vous pouvez balancer tout ce que vous avez cueilli, dit-il, les vôtres sont comme les miennes. Ils ne les prennent pas.
— De quoi ? Qu’est-ce que c’est encore ?… commença Al.
— Faut faire attention. Les poser dans le seau, pas les jeter dedans.
Ils recommencèrent, et cette fois, manièrent les fruits plus délicatement. Les caisses se remplirent plus lentement.
— Doit y avoir moyen de goupiller notre affaire autrement, dit Tom. Si Ruthie, Winfield et Rosasharn les arrangeaient dans les caisses, nous on pourrait s’organiser.
Il porta sa deuxième caisse au contrôle.
— Est-ce que celle-là vaut un nickel ?
Le contrôleur inspecta les fruits, plongeant jusqu’au fond de la caisse.
— Ça va, dit-il.
Il porta la caisse au compte des Joad.
— Le tout est d’y aller doucement.
Tom s’en revint précipitamment.
— J’ai un nickel, cria-t-il, j’ai un nickel. J’ai qu’à faire ça vingt fois pour avoir un dollar.
Ils travaillèrent sans discontinuer tout l’après-midi. Ruthie et Winfield s’étaient amenés peu après.
— Vous allez travailler, leur dit Pa. Vous n’aurez qu’à poser les pêches dans la caisse, en faisant bien attention. Regardez, comme ça, une à la fois.
Les enfants s’accroupirent, tirèrent les pêches du seau en surplus, et les seaux pleins vinrent s’aligner devant eux. Tom portait les caisses pleines au contrôle.
— Sept, annonça-t-il. Ça fait huit. Quarante cents, on a. Quarante cents de viande, ça fait un beau morceau.
L’après-midi s’avançait. Ruthie essaya de s’esquiver.
— J’suis fatiguée, pleurnicha-t-elle. J’ai besoin de me reposer.
— Tu vas rester là où tu es, dit Pa.
L’oncle John cueillait avec lenteur. Tom remplissait deux seaux contre lui un. Toujours à la même cadence, lente, régulière.
Vers le milieu de l’après-midi, Man s’amena en traînant le pas, tout essoufflée.
— Je serais venue plus tôt, mais Rosasharn s’est trouvée mal, dit-elle. Elle a tourné de l’œil, comme ça tout d’un coup.
— Vous avez mangé des pêches, dit-elle aux enfants. Gare aux coliques, tant pis pour vous.
La silhouette courte et trapue de Man se mouvait avec agilité. Elle eut vite fait de lâcher le seau pour son tablier. Quand vint le soir, ils avaient rempli vingt caisses.
Tom posa la vingtième caisse par terre.
— Un dollar, annonça-t-il. Jusqu’à quand on travaille ?
— Jusqu’à la nuit, tant que vous verrez clair.
— Mais, on ne pourrait pas prendre des choses à crédit tout de suite ? Il faudrait que Man nous fasse à manger.
— Si. Je vais vous donner un bon de caisse pour un dollar.
Il écrivit quelque chose sur un bout de papier et le tendit à Tom. Tom le donna à Man.
— Tiens ! Tu peux prendre pour un dollar de marchandises à la boutique.
Man posa un seau et se redressa en étirant ses muscles.
— On le sent dans ses reins, la première fois, hein ?
— Naturellement. On s’y fera vite. Cours nous chercher à manger.
— De quoi avez-vous envie ? demanda-t-elle.
— De viande, répondit Tom. De viande, de pain, et d’un grand pot de café sucré. Un morceau de viande qui soit un peu là, surtout.
Ruthie se mit à brailler :
— Man, on est fatigués.
— Alors, rentrez avec moi.
— Ils étaient déjà fatigués avant de commencer, dit Pa. Ils deviennent plus rétifs que des mulets, ces deux-là. Je sens que ça va mal finir si je n’y mets pas un peu d’ordre.
— Dès qu’on sera installés, ils iront à l’école, dit Man.
Elle s’éloigna d’un pas lourd, et Ruthie et Winfield la suivirent timidement.
— On devra travailler tous les jours ? s’inquiéta Winfield.
Man s’arrêta et les attendit. Elle le prit par la main et l’entraîna.
— C’est pas dur, dit-elle. Ça vous fera du bien. Et puis vous nous aidez, au moins. Si on travaille tous, bientôt on aura une belle maison à nous. Faut tous s’y mettre.
— Mais j’étais tellement fatigué.
— Je sais bien. Moi aussi, j’étais fatiguée. Tout le monde est rompu. Il n’y a qu’à penser à aut’ chose. Pense quand t’iras à l’école.
— Je ne veux pas aller à l’école. Les aut’ gosses, qui vont à l’école, on les a vus, Man. C’est des sales morveux. Ils nous traitent d’Okies. On les a vus. Je veux pas y aller.
Man abaissa un regard plein de commisération sur les cheveux blond paille.
— Ne nous cause pas de soucis en ce moment, implora-t-elle. Dès que ça ira mieux, tu pourras faire la mauvaise tête. Mais pas maintenant. Nous avons déjà assez d’ennuis comme ça.
— J’en ai mangé six, des pêches, annonça Ruthie.
— Eh bien, tu auras la diarrhée. Et les cabinets ne sont pas près de chez nous, je te le garantis.
Le magasin de la Compagnie était une grande baraque en tôle ondulée. Il n’y avait pas de vitrine pour l’étalage. Man ouvrit la porte grillagée et entra. Un tout petit bonhomme se tenait derrière le comptoir. Il était complètement chauve et sa peau avait une teinte bleuâtre. Ses sourcils épais et bruns s’arquaient si haut au-dessus de ses yeux que cela lui donnait un air ahuri et un peu effrayé. Il avait un nez long et mince, en bec d’aigle, et des touffes de poils blonds lui sortaient des narines. Il portait des manchettes de lustrine noire sur sa chemise bleue. Lorsque Man fit son entrée, il était accoudé à son comptoir.
— Soir…, fit-elle.
Il la regarda avec curiosité. Ses sourcils montèrent encore un peu plus haut.
— Salut bien.
— J’ai là un bon d’un dollar.
— Alors, vous pouvez en prendre pour un dollar, dit-il avec un petit rire pointu. Parfaitement. Pour un dollar.
Sa main montra les marchandises.
— N’importe quoi, là-dedans.
Il tira soigneusement ses manchettes de lustrine.
— J’aurais voulu un peu de viande.
— J’en ai de toutes sortes, dit-il. Du hachis, ça vous va du hachis ? Vingt cents la livre, le hachis.
— C’est bien cher, non ? M’semble que je l’ai payé quinze, la dernière fois que j’en ai acheté.
— Ben, fit-il en gloussant discrètement, oui, c’est cher, et d’un aut’ côté, c’est pas cher. Pour aller en ville chercher un kilo de hachis, vous faudra bien un bidon d’essence. Alors, vous voyez qu’au fond, c’est pas vraiment cher, parce que d’abord vous n’avez pas de bidon d’essence à gaspiller.
Man répliqua froidement :
— Il n’a pas fallu un bidon d’essence pour l’amener jusqu’ici.
Il rit de plus belle.
— Vous prenez la question par le mauvais bout, dit-il. Nous ne sommes pas acheteurs, nous : nous sommes vendeurs. Si nous étions acheteurs, alors là, ce ne serait plus pareil.
Man posa deux doigts sur ses lèvres et fronça les sourcils d’un air absorbé.
— Ça m’a l’air d’êt’ tout nerfs et tout graisse.
— J’dis pas qu’elle ne va pas réduire à la cuisson, dit l’épicier. J’dis pas que je la mangerais, personnellement, mais il y a un tas d’autres choses que je ne ferais pas.
Man le considéra un moment d’un air menaçant. Mais elle se domina et dit calmement :
— Vous n’avez pas de viande moins chère ?
— Des os pour la soupe, répondit-il. Dix cents la livre.
— Mais c’est rien que de l’os.
— Rien que de l’os, ma bonne dame. Ça fait de la bonne soupe. Rien que de l’os.
— Vous avez du pot-au-feu ?
— Oh ! ça oui. Vingt-cinq cents la livre.
— Je devrais peut-être me passer de viande, dit Man. Mais ils veulent de la viande. Ils ont dit qu’ils voulaient de la viande.
— Tout le monde veut de la viande… Tout le monde a besoin de viande. C’est avantageux, ce hachis. Toute cette graisse, ça fait une bonne sauce. Pas mauvais du tout. Et rien ne se perd, là-dedans. Pas d’os à jeter.
— Et combien… Combien vous vendez le rôti ?
— Oh ! mais là, vous vous lancez dans la fantaisie, ma bonne dame. C’est bon pour les jours de fête, ce genre de choses. Pour la Noël. Trente-cinq cents la livre. Tant qu’à faire, je pourrais vous vendre de la dinde à meilleur prix, si j’en avais.
Man soupira :
— Donnez-moi un kilo de hachis.
— Tout de suite, m’dame.
Il prit la viande rosâtre avec une pelle de bois et la mit dans du papier huilé.
— Et avec ça ?
— Eh bien ! du pain.
— Voilà. Un bon pain de ménage, quinze cents.
— Mais c’est un pain de douze cents.
— Tout à fait d’accord. Allez le chercher en ville et vous l’aurez à douze cents. Un bidon d’essence. Qu’est-ce qu’il vous faut encore, des pommes de terre ?
— Oui des pommes de terre.
— Cinq cents la livre.
Man s’avança, menaçante.
— Dites donc, ça va finir, oui ? Je sais combien elles coûtent en ville.
Le petit homme serra fortement les lèvres, puis il lâcha :
— Alors, allez les chercher en ville.
Man regarda ses phalanges.
— Dites un peu… fit-elle à mi-voix. C’est à vous cette boutique ?
— Non. Je suis employé, c’est tout.
— Ça vous prend souvent de vous fiche des gens ? Ça vous sert à quèq’chose ?
Elle considéra ses mains luisantes et ridées. Le petit homme se taisait.
— À qui c’est, ce magasin ?
— La Société des fermes Hooper, m’dame.
— Et c’est eux qui fixent les prix ?
— Oui, m’dame.
Elle leva les yeux et sourit légèrement.
— Tous ceux qui viennent ici disent tous la même chose que moi, ils se mettent tous en colère, hein ?
Il hésita une seconde.
— Oui, m’dame.
— Et c’est pour ça que vous faites le rigolo ?
— Comment ?
— Oui, faire des choses pas propres, ça vous dégoûte. Alors, vous faites semblant de badiner, hein ?
Sa voix était pleine de douceur. Le petit employé la regardait, fasciné. Il ne répondit pas.
— Et voilà, dit-elle finalement. Quarante cents de viande, quinze cents de pain, vingt-cinq cents de pommes de terre. Ça fait quatre-vingts. Du café ?
— Vingt cents le meilleur marché, m’dame.
— Et le dollar y passe. Nous avons travaillé à sept toute la journée et voilà not’ souper.
Elle contempla sa main d’un air absorbé.
— Enveloppez le tout, dit-elle rapidement.
— Entendu, m’dame. Merci bien.
Il mit les pommes de terre dans un sac de papier qu’il referma soigneusement. Il eut un regard furtif vers Man, puis ses yeux se dérobèrent et se fixèrent sur son travail. Elle l’observait avec un léger sourire.
— Comment avez-vous eu cette place ? demanda-t-elle.
— Faut bien manger, commença-t-il. Puis d’un air agressif : « Un homme a bien le droit de manger quand même ! »
— Quel genre d’homme ? interrogea Man.
Il déposa les quatre paquets sur le comptoir.
— La viande, annonça-t-il. Les pommes de terre, le pain et le café. Un dollar tout rond.
Elle lui tendit son bon et l’observa tandis qu’il portait la dette à son compte sur son livre de caisse.
— Là ! dit-il. Maintenant nous sommes quittes.
Man prit ses paquets.
— Dites donc, fit-elle, je n’ai pas de sucre pour le café. Tom, mon garçon, il veut son sucre avec. Écoutez ! dit-elle. Ils travaillent tous là-bas. Avancez-moi le sucre et je vous apporterai le bon tout à l’heure.
Le petit homme détourna les yeux – les détourna le plus loin possible de Man.
— Je ne peux pas faire ça, murmura-t-il. C’est le règlement, j’peux pas. Je m’attirerais des ennuis. J’pourrais me faire saquer !
— Mais puisqu’ils sont en train de travailler dans le verger. Il va leur revenir plus de dix cents. Donnez-moi pour dix cents de sucre. Mon fils, Tom, il voulait du sucre dans son café. M’en a causé, justement.
— J’peux pas, m’dame. C’est interdit par le règlement. Pas de bon, pas de marchandises. Le directeur n’arrête pas de me le répéter. Non, j’peux pas. J’peux pas, j’vous dis. Je m’ferais prendre. Ça ne rate jamais. À tous les coups, j’me fais prendre. J’peux pas.
— Pour dix cents ?
— Pour moins que ça, m’dame.
Il la regardait d’un air suppliant. Et, brusquement, l’effroi disparut de sa figure. Il tira dix cents de sa poche et fit sonner la pièce dans la caisse enregistreuse.
— Là ! dit-il d’un air soulagé.
Il sortit un petit sac de dessous le comptoir, fit sauter la ficelle qui le fermait, y prit un peu de sucre avec une pelle, pesa le sac et rajouta un peu de sucre.
— Voilà, fit-il. Maintenant, c’est en règle. Apportez votre bon et moi je reprendrai mes dix cents.
Man l’observait avec curiosité. D’un geste automatique, il prit le petit paquet de sucre et le déposa sur la pile de provisions qui encombrait le bras de Man.
— Merci bien, dit-elle d’une voix calme.
Elle gagna la porte et là, elle se retourna.
— On en apprend tous les jours, dit-elle, mais il y a une chose que je sais bien, à force. Quand on est dans le besoin, ou qu’on a des ennuis – ou de la misère – c’est aux pauvres gens qu’il faut s’adresser. C’est eux qui vous viendront en aide – eux seuls.
La porte grillagée claqua derrière elle.
Le petit homme s’accouda au comptoir et son regard étonné resta fixé un instant sur la porte. Un gros chat au pelage brun moucheté de jaune sauta sur le comptoir et vint paresseusement se frotter contre son bras. Le petit homme l’attira contre sa joue. Le chat se mit à ronronner voluptueusement, la pointe de sa queue se balançant en cadence.
*
* *
Tom, Al, Pa et l’oncle John longèrent le verger à la nuit tombante. Leurs pieds étaient lourds au sol du chemin.
— On le croirait pas que ça pourrait vous tirer dans les reins à ce point-là, dit Pa, juste à tendre le bras et à décrocher des pêches.
— D’ici deux ou trois jours, on s’y fera, dit Tom. Dis donc, Pa, quand on aura soupe, j’ai envie de sortir, voir un peu pourquoi il y avait tout ce raffut à l’entrée. Ça me travaille, cette histoire-là. Tu veux venir ?
— Non, répondit Pa. J’ai envie d’êt’ tranquille un moment, juste à travailler sans penser à rien. L’impression que ça fait un sacré bout de temps que je n’arrête pas de me casser la tête et de me torturer la cervelle. Non, je vais m’asseoir un moment et après j’irai me coucher.
— Et toi, Al ?
Al détourna les yeux.
— J’ai envie d’aller faire un tour d’abord, voir comment c’est ici.