— Eh ben ! l’oncle John ne viendra sûrement pas. Je crois que je vais y aller tout seul. Je serais curieux de savoir ce qui se passe.

— Faudrait vraiment que la curiosité m’étouffe pour que j’y aille, dit Pa. Avec tous ces flics qui sont là-bas.

— Peut-êt’ que la nuit, ils n’y sont plus, dit Tom.

— Eh ben j’irai pas y voir. Et j’te conseille de ne pas dire à Man où tu vas, sinon elle va se tourner les sangs à se tracasser.

Tom se tourna vers son frère.

— Ça ne t’intéresse pas ?

— J’ai juste envie de faire un tour dans le camp, histoire de voir comment c’est, répondit Al.

— Tu vas chercher des filles, hein ?

— Et me mêler de ce qui me regarde, dit aigrement Al.

— Eh ben moi, j’y vais tout de même, déclara Tom.

Ils sortirent du verger et enfilèrent la ruelle poussiéreuse qui séparait les rangées de bicoques rouges. La maigre lueur jaune des lampes à pétrole luisait par les portes entrouvertes, et les ombres noires des gens s’agitaient dans la pénombre des intérieurs. Au bout de la ruelle, il y avait encore un gardien. Il était assis, son fusil appuyé contre son genou.

Tom fit halte quand il fut à sa hauteur :

— Dites donc, y’a moyen de prendre un bain quelque part, ici ?

L’homme le considéra attentivement dans la demi-obscurité. Finalement, il répondit :

— Tu vois cette citerne, là-haut ?

— Ouais.

— Eh ben, il y a un tuyau.

— Pas d’eau chaude ?

— Non, mais dis donc, tu te prends pour Rockefeller ?

— Non, dit Tom. Non, ça on ne peut pas dire. Bonne nuit, m’sieur.

Le garde grommela avec mépris :

— De l’eau chaude, sacré bon Dieu ! Pourquoi pas des baignoires, pendant qu’ils y sont.

Indigné, il regarda s’éloigner le groupe des Joad.

Un deuxième gardien surgit de derrière la dernière maison.

— S’qu’y a, Mack ?

— C’est encore ces sacrés Okies de malheur. « Pas d’eau chaude ? » qu’il me fait.

Le second garde laissa reposer la crosse de son fusil à terre.

— C’est les camps du gouvernement, fit-il. J’parie que celui-là restait dans un camp du gouvernement. On n’aura pas la paix tant qu’on ne les aura pas tous brûlés. Il va bientôt leur falloir des draps propres, si ça continue.

Mack demanda :

— Comment ça s’arrange, là-bas, à la grande porte ? T’as des nouvelles ?

— Ben, ça a gueulé toute la journée. La police régionale a maintenu l’ordre. Qu’est-ce qu’ils leur ont mis, à ces salauds-là. À ce qui paraît que c’est une espèce de grand maigre d’enfant de putain qui pousse les autres. Quelqu’un m’a dit qu’ils vont le poisser cette nuit, après quoi tout se tassera.

— Nous n’aurons plus de boulot si ça s’arrange trop facilement.

— Nous en aurons toujours, t’inquiète pas. Ces salauds d’Okies ! faut tout le temps les tenir à l’œil. Si ça devient par trop calme, y aura qu’à les secouer un peu.

— Ça va faire du vilain quand ils vont baisser les salaires, j’ai idée.

— Tu parles ! Non, t’as pas besoin de t’en faire pour ce qui est d’avoir du boulot – pas tant que Hooper leur serrera la vis.

Le feu ronflait chez les Joad. Les petits steaks hachés grésillaient rageusement dans la poêle, et les pommes de terre étaient à bouillir. La cabane était pleine de fumée et la lueur jaune de la lanterne projetait sur les murs des ombres épaisses. Man s’affairait autour du feu, tandis que Rose de Saron, assise sur le lit, soutenait sur ses genoux son ventre alourdi.

— Tu te sens mieux, à présent ? demanda Man.

— C’est l’odeur de cuisine qui me tourne le cœur. Et pourtant j’ai faim.

— Va t’asseoir devant la porte, dit Man. D’ailleurs, j’ai besoin de la caisse pour faire du petit bois.

Les hommes entrèrent.

— Dieu de Dieu ! De la viande ! s’exclama Tom. Et du café ! Je le sens. C’que je peux avoir faim, bon sang ! J’ai mangé un tas de pêches, mais ça n’y fait rien. Où est-ce qu’on peut se laver, Man ?

— Allez à la citerne. Vous vous laverez là-bas. Je viens d’y envoyer Ruthie et Winfield.

Les hommes ressortirent.

— Allons, va, Rosasharn, ordonna Man. Assieds-toi devant la porte ou bien sur le lit, que je casse cette caisse.

La jeune femme dut s’aider de ses mains pour se lever. Elle se traîna péniblement jusqu’au matelas le plus proche et s’assit dessus. Ruthie et Winfield rentrèrent sans bruit, s’efforçant de rester dans l’ombre et de se faire remarquer le moins possible.

Man se tourna vers eux :

— Quèq’chose me dit que vous devez être contents qu’on n’y voie pas bien clair, hein, vous deux ?

Elle attrapa Winfield et tâta ses cheveux.

— En tout cas, tu t’es mouillé. Mais je parie que tu n’es pas plus propre qu’avant.

— Y avait pas de savon, grogna Winfield.

— Non, c’est vrai. Je n’ai pas pu en acheter aujourd’hui. Mais peut-êt’ que nous en aurons demain.

Elle retourna auprès du poêle, disposa les assiettes et commença de servir le souper. Deux petits steaks hachés par tête et une grosse pomme de terre. Et trois tranches de pain à chacun. Lorsque toute la viande eut été distribuée, elle versa un peu de graisse dans chaque assiette. Les hommes revinrent, le visage humide, les cheveux mouillés et luisants.

— À nous deux ! s’écria Tom.

Chacun prit son assiette. Ils mangèrent en silence, voracement, puis ils nettoyèrent leur assiette avec un morceau de pain. Les enfants se retirèrent dans un coin de la pièce, posèrent leurs assiettes sur le plancher et s’agenouillèrent devant la nourriture, comme des petits chiens devant leur pâtée.

Tom expédia sa dernière bouchée de pain.

— Il en reste, Man ?

— Non, répondit-elle. C’est tout. Vous avez gagné un dollar, et il y en avait pour un dollar.

— Là-dedans ?

— Ils vous comptent plus cher, ici. Faudra aller en ville quand on le pourra.

— J’suis pas rassasié, dit Tom.

— Eh bien, demain, tu feras une journée complète. Demain soir, nous aurons de quoi.

Al s’essuya la bouche du revers de sa manche.

— J’vais faire un petit tour, dit-il.

— Attends, je sors avec toi.

Tom le suivit dehors. Dans l’obscurité, Tom se rapprocha de son frère :

— Tu ne veux vraiment pas venir avec moi ?

— Non. J’vais faire un tour, je te dis.

— Comme tu voudras, dit Tom.

Il s’écarta et descendit la ruelle. La fumée sortant des maisons croupissait près du sol, et les lanternes projetaient dans la rue leurs reflets de fenêtres et de portes ouvertes. Assis sur leur seuil, les gens regardaient dans la nuit. Tom voyait leurs têtes se retourner sur son passage et sentait qu’ils le suivaient des yeux. Au bout de la ruelle, il prit un sentier à travers champs et sentit le chaume s’écraser sous ses pieds ; les silhouettes noires des cahots de foin étaient visibles à la lumière des étoiles. Le mince croissant de lune était bas sur l’horizon, à l’Est, et le long nuage de la voie lactée s’étirait sur le ciel pur. La poussière du sentier étouffait le bruit des pas de Tom et ses souliers faisaient des taches sombres sur le chaume clair. Il mit ses mains dans ses poches et sans se presser, il se dirigea vers l’entrée principale. Le sentier longeait un talus. Tom entendait le léger clapotis de l’eau ruisselant parmi les herbes du fossé d’irrigation. Il escalada le talus, plongea son regard dans l’eau noire et y vit le reflet déformé des étoiles. Il avait maintenant la grand-route devant lui. Il la voyait clairement à la lumière des phares des autos qui passaient en trombe. Tom reprit sa marche. Il voyait la haute barrière se dresser devant lui à la clarté des étoiles.

Une silhouette remua au bord de la route et une voix fit :

— Hé là… qui êtes-vous ?

Tom s’arrêta et se tint immobile.

— Qui est-ce ?

Un homme se dressa et s’approcha. Tom voyait le revolver qu’il tenait à la main. Puis le jet d’une lampe de poche le frappa au visage.

— Où que tu vas comme ça ?

— Me promener un peu. C’est défendu ?

— Tu ferais bien d’aller te promener d’un aut’ côté.

Tom demanda :

— J’peux même pas sortir d’ici ?

— Pas ce soir. Tu veux retourner d’où tu viens, ou tu veux que je siffle pour appeler du renfort ? On aura vite fait de t’embarquer, t’sais.

— Oh ! merde, fit Tom, après tout je m’en fous. Si ça doit faire tant d’histoires, je laisse tomber. Ça va, je m’en retourne.

La silhouette sombre parut se détendre. La lampe s’éteignit.

— Tu comprends, c’est dans ton intérêt que je te dis d’aller de l’aut’ côté. Sans ça tu risques de te faire harponner par leurs sacrés piquets de grève. Ils sont sonnés, ces gars-là.

— Comment ça, des piquets de grève ?

— Ces damnés rouges.

— Ah ! dit Tom. J’savais pas qu’y en avait.

— Tu les as vus en arrivant, non ?

— Ç’t’à-dire que j’ai vu une bande de types, mais y avait tant de policiers que j’ai pas pu voir de quoi il retournait. J’croyais qu’il y avait un accident.

— Eh ben, tu ferais bien de t’en retourner.

— D’accord.

Il fit volte-face et repartit par où il était venu. Il fit une centaine de pas, puis s’arrêta pour écouter. Du fossé d’irrigation lui parvinrent les petits cris plaintifs d’un raton laveur ; au loin, un chien attaché hurlait furieusement. Tom s’assit au bord de la route et tendit l’oreille. Il entendit le rire étouffé, pointu, d’un rôdeur de nuit et le glissement furtif d’une bête qui rampait dans le chaume. Il inspecta l’horizon et ne vit que deux plaques sombres ; aucun obstacle qui eût pu faire ressortir sa silhouette.

Alors, il se releva, traversa lentement le sentier et s’engagea dans le chaume ; il avançait courbé en deux, la tête plus basse que les meulettes de foin. Il se déplaçait avec lenteur, s’arrêtant de temps à autre pour écouter. Finalement, il atteignit la clôture, fait de cinq lignes de barbelé fortement tendues. Il se coucha sur le dos, tout contre la clôture, passa la tête sous le fil inférieur et le souleva des deux mains pendant qu’il se glissait dessous en s’arc-boutant des pieds.

Il allait se relever lorsqu’un groupe d’hommes passa en bordure de la route. Tom attendit qu’ils se fussent éloignés avant de se lever pour les suivre. Il sondait l’obscurité, cherchant des tentes. Quelques autos passèrent. Un ruisseau coupait les champs et la grand-route le traversait sur un petit pont de ciment. Tom se pencha par-dessus le tablier. Tout au fond du ravin, il vit une tente dans laquelle brûlait une lanterne. Il l’observa un moment et vit l’ombre des occupants se profiler sur la toile. Tom escalada une clôture et descendit dans le ravin, se frayant un chemin parmi les broussailles et les saules nains, et, tout au fond, à côté d’un minuscule ruisseau, il découvrit un petit sentier. Un homme était assis sur une caisse, devant une tente.

— Soir, fit Tom.

— Qui va là ?

— Ben… c’t’à-dire que… enfin, je passais, simplement.

— Vous connaissez quelqu’un ici ?

— Non, puisque je vous dis que je ne faisais que passer.

Une tête surgit de la tente. Une voix fit :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Casy ! s’écria Tom. Casy ! Qu’est-ce que vous fabriquez là, bon Dieu !

— Ça par exemple, c’est Tom Joad ! Entre, Tommy. Entre donc.

— Tu le connais ? demanda l’homme devant la tente.

— Si je le connais ? Je crois foutre bien. On se connaît depuis des années. C’est avec lui que je suis venu dans l’Ouest. Entre, Tommy.

Il empoigna Tom par l’épaule et l’attira dans la tente.

Trois hommes étaient assis par terre à l’intérieur, autour d’une lanterne. Ils levèrent des yeux méfiants.

L’un d’eux, un homme au visage sombre et renfrogné, lui tendit la main.

— Ça va-t-il ? Alors, comme ça, Casy te connaît ? C’est de ce gars-là que tu nous parlais, Casy ?

— Mais oui. C’est lui. Ça, par exemple ! Où est la famille ? Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Eh ben, voilà, répondit Tom. On avait entendu dire qu’y avait du travail dans le coin. Alors, on s’est mis en route. Une fois arrivés, on a été reçus par une bande de flics qui nous ont embarqués pour la ferme, et tout l’après-midi on a cueilli des pêches. J’ai vu un tas de types qui gueulaient. Personne n’a voulu me renseigner, alors j’suis venu par ici tâcher de voir de quoi il retournait. Mais comment que vous avez échoué ici, Casy, bon sang ?

Le pasteur se pencha en avant et la lueur jaune de la lanterne éclaira son front haut et pâle.

— La prison, c’est un drôle d’endroit, fit-il. Tel que tu me vois, j’ai toujours couru après la solitude, j’allais dans le désert, comme Jésus, chercher quelque chose. Bien failli le trouver, d’ailleurs. Mais c’est en prison que je l’ai trouvé pour de bon.

Ses yeux étaient vifs et pleins de gaieté.

— C’te bonne vieille cellule, grande comme une grange, et tout le temps pleine. Des nouveaux qui arrivaient, d’autres qu’étaient libérés. Et bien entendu, je leur causais à tous.

— J’vois ça d’ici, fit Tom. Vous ne pouvez pas vous arrêter de causer. Même sous la potence, je vous vois en train de tailler une bavette avec le bourreau. Jamais vu un type comme Casy pour ce qui est de causer.

Les hommes dans la tente se mirent à rire. Un petit bonhomme tout ratatiné, au visage ridé comme une vieille pomme, se donna une grande claque sur le genou.

— Cause tout le temps, fit-il. Les gens aiment bien à l’écouter, faut dire.

— Il était pasteur, dans le temps, dit Tom. Il vous l’a dit ?

— Pour sûr qu’il l’a dit.

Casy sourit.

— Alors, comme je te disais, reprit-il, j’ai étudié le fond des choses. Quelques-uns des gars qui étaient en cabane, là-bas, étaient des ivrognes, mais la plupart étaient là parce qu’ils avaient volé ; et presque toujours des choses de première nécessité, qu’ils ne pouvaient pas se procurer autrement. Tu comprends ? demanda-t-il.

— Non, répondit Tom.

— Eh ben, c’étaient des braves types, tu comprends. Ce qui les rendait mauvais, c’est simplement qu’ils avaient besoin de choses. C’est là que j’ai commencé à saisir. C’est la misère qu’est cause de tout. J’ai pas encore tiré toute la question au clair. Toujours est-il qu’un jour on nous donne des fèves qu’étaient suries. Un type a commencé à rouspéter ; ça n’a rien donné. Il braillait comme un possédé. Le mouton s’amène, jette un coup d’œil et passe son chemin. Alors, un aut’ type a commencé à gueuler. Après ça, on s’y est tous mis. Tous sur le même ton, un raffut à faire crouler les murs de la cabane. Dieu de Dieu ! Alors là, ça a donné quèq’chose. Ils se sont amenés à fond de train et ils nous ont apporté aut’ chose à manger…

— Non, répondit Tom.

Casy appuya son menton dans ses mains.

— C’est peut-être pas à moi de t’expliquer, dit-il. Peut-êt’ qu’il faut que ça te vienne tout seul. Qu’est-ce t’as fait de ta casquette ?

— Je suis venu sans.

— Comment va ta sœur ?

— Elle ? Oh ! elle est grosse comme une vache. Je parie qu’elle va avoir des jumeaux. Il faudra bientôt lui mettre des roulettes sous le ventre. Pour l’instant, elle en est à le soutenir à deux mains. Vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous faisiez là.

Le petit homme ridé dit :

— La grève. On est en grève.

— Oh ! cinq cents, c’est pas le bout du monde, mais ça permet de manger.

— Cinq cents ? s’exclama le petit homme ridé. Cinq cents ? ils vous paient cinq cents ?

— C’est comme je vous le dis. On s’est fait un dollar et demi, à nous tous.

Un lourd silence s’appesantit sur eux. Casy contemplait fixement les ténèbres, par-delà l’ouverture de la tente…

— … ’Coute voir, Tom, dit-il. Nous sommes venus ici pour travailler. Ils avaient dit qu’ils nous donneraient cinq cents. On était des quantités, tu penses. Une fois arrivés, ils nous annoncent qu’ils ne nous paieront que deux cents et demi. Un homme ne peut même pas se nourrir avec ça, et pour peu qu’il ait des gosses… On a répondu qu’on ne marchait pas. Alors ils nous ont foutus à la porte. Et toute la flicaille du monde nous est tombée dessus. Maintenant, ils vous paient cinq cents. Quand ils auront brisé notre grève, tu t’imagines qu’ils continueront à payer cinq cents ?

— J’sais pas, dit Tom. Ils paient cinq en ce moment.

— ’Coute voir, dit Casy. Nous avons voulu camper tous ensemble et ils nous ont pourchassés comme si on était des cochons. Nous ne pourrons plus tenir longtemps. Y en a qu’ont rien mangé depuis deux jours. Tu retournes là-bas ce soir ?

— J’ai l’intention, oui, répondit Tom.

— Eh bien, dis-leur à tous ce qui se passe, Tom. Dis-leur qu’ils nous affament et qu’ils se font du tort à eux-mêmes. Parce que, pas plus tôt que les flics nous auront vidés, les salaires retomberont à deux cents et demi, c’est réglé comme du papier à musique.

— Je leur dirai, promit Tom. Je ne sais pas comment je m’y prendrai. Jamais vu autant de revolvers ni de fusils. J’sais même pas si on vous permet seulement d’adresser la parole à quelqu’un, là-dedans. Et les gens ne sont pas liants. Ils passent tête baissée sans seulement vous répondre quand on leur dit bonjour.

— Tâche de leur dire, Tom. Ils ne toucheront plus que deux cents et demi, aussitôt que nous ne serons plus là. Tu sais ce que ça représente, deux cents et demi : une tonne de pêches cueillies et vendues pour un dollar.

Il baissa la tête.

— Non, on ne peut pas accepter ça. On ne peut pas se nourrir à ce tarif-là, on ne peut pas s’acheter à manger.

— Je tâcherai de prévenir les autres.

— Comment va ta mère ?

— Pas mal. Elle se plaisait bien, au camp du Gouvernement. Des douches et de l’eau chaude…

— Ouais… j’en ai entendu parler.

— C’était bien agréable, là-bas. Seulement, y avait pas moyen de trouver du travail. Fallu s’en aller.

— Ça me dirait d’aller dans un camp comme ça, dit Casy. Pour voir. Quelqu’un me disait qu’il n’y avait pas de flics.

— Non, les gens font la police eux-mêmes.

Casy leva vers lui un regard surexcité :

— Et y a pas eu d’ennuis ? Des bagarres, des vols, des saouleries ?

— Non, répondit Tom.

— Mais enfin, quand quelqu’un faisait des blagues – alors ? Qu’est-ce qui se passait ?

— On l’expulsait du camp.

— Mais il n’y en a pas eu beaucoup ?

— Pour ça non ! répondit Tom. Nous avons été là un mois, et y en a eu qu’un seul.

Les yeux de Casy brillèrent d’animation. Il se tourna vers ses compagnons.

— Vous voyez ? s’écria-t-il. Qu’est-ce que je vous disais ? Les flics causent plus de grabuge qu’ils n’en empêchent. Écoute, Tom. Tu vas voir tous ces gens-là. Eh bien, essaie de les amener à se mettre avec nous. Ça peut être fait en quarante-huit heures. Ces pêches sont mûres. Dis-leur.

— Ils refuseront, dit Tom. Ils touchent cinq cents et se foutent pas mal du reste.

— Mais dès qu’ils cesseront d’être des briseurs de grève, ils pourront toujours se fouiller pour avoir cinq cents.

— J’crois pas qu’ils avaleront ça. Ils touchent leurs cinq cents. C’est tout ce qui les intéresse.

— Mais dis-leur quand même.

— Je sais que Pa ne le ferait pas, dit Tom. Je le connais. Il me répondrait que c’est pas ses oignons.

— Oui, concéda Casy, désolé. J’crois bien qu’t’as raison. Tant qu’il n’en aura pas pris un bon coup sur la tête, il ne se rendra pas compte.

— On n’avait plus rien à manger, dit Tom. Ce soir, on a eu de la viande. Guère, mais enfin on en a eu. Croyez que Pa va lâcher son bout de viande pour faire plaisir aux autres ? Et Rosasharn a besoin de lait. Croyez que Man va risquer que le bébé n’ait pas sa suffisance, à cause qu’une bande de types font du raffut devant une barrière ?

— S’ils pouvaient seulement ouvrir les yeux, dit tristement Casy. S’ils pouvaient comprendre que le seul moyen de défendre leur bifteck… Oh ! et puis au diable tout ça ! Par moments, j’en ai marre. Terriblement marre. Je connaissais un type. S’était fait coffrer pendant que j’étais en taule. Pour avoir essayé de former un syndicat. Il avait réussi à le mettre sur pied. À ce moment-là, les « vigiles » s’étaient amenés et avaient tout bousillé. Et tu sais quoi ? Les gens pour qui il avait fait ça, qu’il avait voulu aider, eh ben, ils l’ont foutu dehors. Voulaient plus rien avoir à faire avec lui. Peur d’êt’ vus en sa compagnie. « Fous le camp » qu’ils lui disaient. « T’es bon qu’à nous attirer des histoires. » Ça lui avait salement atteint le moral, tu peux être sûr. Mais, malgré tout, il disait : « C’est moins grave quand on sait d’où ça vient. Prends la Révolution Française, qu’il disait – tous les gars qui l’avaient déclenchée, on leur a coupé le cou. C’est toujours comme ça, il disait. Aussi naturel que la pluie qui tombe. D’abord, on ne le fait pas pour son plaisir. On le fait parce que quelque chose vous y pousse. Parce que c’est en vous. Prends Washington, par exemple, il disait. Il s’est battu pour la Révolution et après ça, ces enfants de salauds se sont retournés contre lui. Lincoln pareil. C’est les mêmes qui veulent leur peau. Tout aussi naturel que la pluie qui tombe. »

— Je ne trouve pas ça drôle du tout, fit Tom.

— Ça ne l’est pas. Il me disait, le gars en question : « L’important, c’est de faire son possible. » Et, aussi, il disait : « La seule chose qu’il faut voir, c’est que chaque fois qu’il y a un pas de fait en avant, il se peut que ça recule un brin, mais jamais d’autant. C’est facile à prouver, qu’il disait, et c’est ce qui montre que ça rime à quelque chose. Ça montre qu’il n’y a rien de gaspillé, en fin de compte, malgré que des fois on pourrait croire le contraire. »

— Il cause, dit Tom, et il cause. Prenez mon frère Al, par exemple. Il est allé courir la fille. Il se fout du reste. D’ici deux trois jours, il en aura trouvé une. L’a que ça en tête. Il y pense toute la journée et le fait toute la nuit. Les pas en avant ou les pas en arrière ou les pas de côté, qu’est-ce que vous voulez que ça lui foute, à lui ?

— Bien sûr, dit Casy. Bien sûr. Il fait simplement ce qu’il a à faire. Nous en sommes tous là.

L’homme assis dehors écarta largement le pan de toile de l’entrée.

— Sacré nom de Dieu, j’aime pas ça, fit-il.

Casy tourna les yeux vers lui.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— J’sais pas. On dirait qu’il y a quèq’chose qui me démange. J’peux pas tenir en place. J’suis plus énervé qu’un chat par une nuit d’orage.

— Mais enfin, qu’est-ce qu’il y a ?

— J’sais pas. J’ai l’impression d’entendre quèq’chose, alors j’écoute, mais y a rien.

— T’as les nerfs à vif, quoi, dit le petit homme au visage ridé.

Il se leva et sortit. La seconde d’après, il passa la tête dans la tente.

— Y a là un gros nuage tout noir qui s’amène, annonça-t-il. De l’orage, sûrement. C’est ça qui le démange… l’électricité !…

Sa tête disparut subitement. Les deux hommes se mirent debout et sortirent.

Casy dit à mi-voix :

— Ils ont tous quèq’chose qui les démange. Les flics ont été crier sur les toits qu’ils allaient nous passer à tabac et nous chasser du pays. Ils me prennent pour un meneur, à cause que je parle tant.

Le visage ridé se montra de nouveau.

— Casy, éteins la lanterne et viens voir. Y a quèq’chose.

Casy tourna la clé. La flamme rapetissa, s’enfonça dans les fentes et s’éteignit avec un léger crépitement. Casy se coula dehors à tâtons et Tom le suivit.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Casy dans un murmure.

— J’sais pas. Écoute.

Le coassement des grenouilles formait un fond sonore qui s’intégrait au silence, avec les crissements aigus, stridents, des grillons. Mais à travers cette muraille filtraient d’autres sons – bruits de pas étouffés sur la route, mottes de terre croulant du haut du talus, frôlements légers dans les herbes bordant le ruisseau.

— On ne peut pas vraiment dire qu’on entend quelque chose. Ça trompe. C’est énervant.

Casy les rassura :

— Nous sommes tous énervés. On ne peut pas vraiment dire… T’entends quèq’chose, Tom ?

— Oui, j’entends, répondit Tom. Oui, je l’entends. Je crois que c’est des types qui s’amènent de tous les côtés à la fois. On ferait bien de déguerpir.

Le petit homme ridé murmura :

— Sous l’arche du pont, par là. Ça m’embête bien de laisser ma tente.

— Allons-y, fit Casy.

Ils suivirent sans bruit le bord du ruisseau. Devant eux, l’arche noire du pont se creusait comme une caverne. Casy se courba et y pénétra. Tom derrière lui. Leurs pieds glissaient dans l’eau. Ils firent ainsi une dizaine de mètres, leur respiration résonnant contre la voûte de l’arche. Arrivés de l’autre côté, ils se redressèrent.

Un cri s’éleva :

— Les voilà !

Deux faisceaux de lampes électriques furent projetés sur eux, les enveloppèrent, les aveuglèrent.

— Ne bougez pas.

Les voix sortaient des ténèbres.

— C’est lui. C’t’espèce de grand cinglé, là.

Casy fixait la lumière, ébloui. Il respirait avec difficulté.

— Écoutez les amis, fit-il. Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites. Vous aidez à affamer des petits enfants.

— Ta gueule, sale rouge !

Un petit homme massif et trapu s’avança dans la lumière. Il tenait à la main un manche de pioche tout neuf.

Casy continua :

— Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites.

Le petit trapu brandit son manche de pioche et frappa. Casy tenta d’esquiver. Le lourd bâton s’écrasa sur son crâne avec un bruit sourd et Casy s’effondra de côté, dans le noir.

— Nom de Dieu, je crois que tu l’as tué, George !

— Éclairez-le, dit George. Il n’a que ce qu’il mérite, cet enfant de putain.

Le faisceau de lumière s’abaissa, chercha sur le sol et trouva le crâne écrasé de Casy.

Tom abaissa son regard sur le pasteur. La lumière éclairait le bas des jambes du petit trapu et le manche de pioche blanc. Tom bondit silencieusement. D’un seul geste, il arracha le gourdin. La première fois, il eut conscience d’avoir manqué son coup et d’avoir frappé à l’épaule, mais la seconde fois, son bâton s’écrasa sur une tête et, comme la forme massive s’effondrait, trois autres coups s’abattirent sur la tête. Les lueurs dansaient, affolées. Des appels retentirent, puis il y eut un bruit de pas précipités et un grand remue-ménage dans les buissons. Tom se tenait penché sur la forme prostrée. Et, soudain, il reçut un coup sur la tête, un coup en porte à faux. Le choc lui fit l’effet d’une secousse électrique. L’instant d’après, il courait le long du ruisseau, plié en deux. Il entendait derrière lui des flocs de pas dans l’eau. Brusquement, il fit un écart et rampa à travers les broussailles, s’enfonçant au cœur d’un fourré d’arbres à gale. Là, il s’immobilisa. Les pas se rapprochèrent, les lueurs coururent à la surface du ruisseau. Avec force contorsions, Tom se dégagea du buisson, gagna le haut de la berge et déboucha dans un verger. De là, il entendait toujours les appels et les cris des poursuivants qui le cherchaient au fond du ravin. Il se courba en deux et courut à travers la terre labourée ; les mottes glissaient et roulaient sous ses pieds. Il vit devant lui les buissons qui délimitaient le champ, tout au long d’un fossé d’irrigation. Il se coula sous la clôture, se faufila au travers des ronces et des lianes. Il s’arrêta, pantelant, et passa ses doigts sur son visage engourdi. Son nez était écrasé et un filet de sang coulait le long de son menton. Il resta étendu à plat ventre jusqu’à ce qu’il eût entièrement repris conscience. Puis il se traîna lentement sur la berge du ruisseau. Là, il baigna son visage dans l’eau fraîche, arracha un pan de sa chemise bleue, le trempa dans le courant et l’appliqua sur son nez et sur ses joues tuméfiés. L’eau le brûla comme un acide.

Le nuage noir naviguait dans le ciel, plaque sombre sur le fond d’étoiles. La nuit était redevenue silencieuse.

Tom s’avança dans l’eau et sentit le fond céder sous ses pieds. En deux brasses il traversa le fossé ; puis il se hissa péniblement sur l’autre berge. Ses vêtements collaient à sa peau. Il esquissa un mouvement et eut l’impression de patauger ; l’eau giclait de ses souliers avec des gargouillis. Alors il s’assit, les ôta et les vida. Ensuite, il pressa le bas de son pantalon, enleva sa veste et la tordit.

Il distinguait, le long de la grand-route, des torches électriques fouillant les fossés. Il se rechaussa et s’avança prudemment à travers le chaume. Ses souliers ne gargouillaient plus. Se guidant sur son instinct, il traversa le champ et atteignit enfin le sentier. Avec d’infinies précautions, il s’approcha du carré de maisons. À un moment donné, un garde, croyant avoir perçu du bruit.

— Qui va là ?

Tom se jeta à terre, le corps figé dans l’immobilité, et le faisceau lumineux passa au-dessus de lui. Il rampa silencieusement jusqu’à la hutte des Joad. La porte cria sur ses gonds. Et la voix de Man, calme, ferme, entièrement lucide, cria :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Moi, Tom.

— Tu ferais bien de dormir. Al n’est pas rentré.

— Il a dû trouver une bonne amie.

— Couche-toi, fit-elle à voix basse. Là-bas, sous la fenêtre.

Il trouva son coin et se déshabilla entièrement. Il se glissa en grelottant sous la couverture. Son visage mutilé sortit de son engourdissement et une douleur cuisante fit battre ses tempes. Il eut l’impression que son crâne allait éclater.

Al ne rentra qu’une heure après. Il s’avança à tâtons et marcha sur les vêtements mouillés de Tom.

— Chut ! fit Tom.

Al chuchota :

— Tu ne dors pas ? T’es tout mouillé ; comment t’as fait ton compte ?

— Chut ! fit Tom. J’te le dirai demain matin.

Pa se retourna sur le dos et remplit la pièce de ronflements, de râles et de hoquets.

— T’es glacé, dit Al.

— Chut ! Dors.

Le petit carré de la fenêtre se détachait en gris sur les ténèbres de la chambre.

Tom ne pouvait pas dormir. Les nerfs de son visage blessé se réveillaient et le lancinaient, ses pommettes étaient douloureuses et son nez cassé enflait et battait avec une violence qui le secouait tout entier. Il contemplait le petit carré de la fenêtre et vit les étoiles glisser dessus et disparaître une à une. De temps à autre, il entendait le pas du gardien.

Les coqs chantèrent enfin, au loin, et la fenêtre s’éclaira peu à peu. Tom tâta du bout de ses doigts son visage gonflé et son geste fit grogner Al dans son sommeil.

Finalement, l’aube vint. Le tas serré des bicoques s’anima ; quelqu’un cassait du bois, remuait des casseroles.

Dans la grisaille sinistre du petit jour, Man se mit soudain sur son séant. Tom distinguait son visage bouffi de sommeil. Elle resta un long moment à regarder par la fenêtre. Puis elle repoussa la couverture et ses mains trouvèrent sa robe. Toujours assise, elle la tendit au-dessus de sa tête et la laissa glisser le long de son buste. Puis elle se leva et la fit retomber sur ses chevilles. Ensuite, elle s’avança nu-pieds jusqu’à la fenêtre et regarda au-dehors, et tandis qu’elle regardait le jour se lever, ses doigts agiles défaisaient ses cheveux, lissaient les mèches et refaisaient les nattes. Puis elle croisa ses mains sur son ventre et resta un moment immobile. Son visage se détachait nettement à la clarté de la fenêtre. Elle se retourna, s’avança prudemment parmi les matelas et trouva la lanterne. Le verre crissa quand elle le souleva ; elle alluma la mèche.

Pa roula sur lui-même et la regarda de ses yeux clignotants.

— Pa, dit-elle, est-ce qu’il reste de l’argent ?

— Hum ? Ouais. Bout de papier où qu’y a marqué soixante cents.

— Alors, lève-toi et va chercher de la farine et du saindoux. Cours vite.

Pa bâilla :

— Le magasin n’est peut-êt’ pas ouvert.

— T’as qu’à le faire ouvrir. Faut bien que vous ayez quèq’ chose dans l’estomac avant d’aller travailler.

Pa se colleta avec sa salopette, mit sa vieille veste rousse par-dessus et s’en alla d’un pas traînant, en s’étirant et en bâillant.

Les enfants s’éveillèrent et restèrent aux aguets sous leurs couvertures, comme de petites souris. Une pâle clarté emplissait maintenant la chambre, une clarté incolore d’avant le soleil. Man jeta un coup d’œil sur les matelas. L’oncle John était réveillé. Al dormait profondément. Ses yeux se portèrent sur Tom. Elle le fixa un moment, puis s’avança vivement vers lui. Sa figure était enflée et tuméfiée et le sang formait une croûte noire sur son menton et ses lèvres. Les bords de la plaie qui lui déchirait la joue étaient gonflés et tirés.

Elle chuchota :

— Tom, qu’est-ce qu’il y a ?

— Chut ! fit-il. Pas si haut. J’ai été mêlé à une bagarre.

— Tom !

— C’est pas de ma faute, Man.

Elle s’agenouilla auprès de lui.

— Une sale histoire ?

Il mit longtemps à répondre.

— Ouais, fit-il. Une sale histoire. J’peux pas aller travailler. Il faut que je me cache.

Les enfants s’approchèrent à quatre pattes, dévorés de curiosité.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé, Man ?

— Chut ! fit Man. Allez vous laver.

— On n’a pas de savon.

— Eh ben, lavez-vous sans savon.

— Qu’est-ce qu’il a, Tom ?

— Voulez-vous bien vous taire ? Et surtout ne dites rien à personne.

Ils reculèrent et s’accroupirent contre le mur opposé, sachant bien qu’on ne ferait pas attention à eux. Man demanda :

— C’est grave ?

— J’ai le nez cassé.

— Non… j’veux dire… ton histoire ?

— Ouais. Grave !

Al ouvrit les yeux et regarda Tom.

— Eh ben, merde, alors ! Où que t’as été te fourrer ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda l’oncle John.

Pa revint, traînant ses lourds brodequins sur le plancher de la pièce.

— C’était ouvert.

Il déposa un minuscule sac de farine et son paquet de lard par terre, près du poêle.

— Qui s’passe ? demanda-t-il.

Tom se souleva sur un coude, resta quelques secondes dans cette position, puis se recoucha.

— Dieu Seigneur, c’que je me sens faible. J’vais vous le raconter une fois pour toutes. Pour que vous le sachiez tous. Mais les gosses ?

Man regarda les deux enfants qui se faisaient tout petits contre le mur.

— Allez vous débarbouiller.

— Non, décida Tom. Faut qu’ils entendent. Je tiens à ce qu’ils sachent. Sans ça ils seraient capables d’aller jaser.

— Mais qu’est-ce qui se passe, nom d’un chien ? fit Pa.

— Je m’en vais vous le dire. Hier soir, j’ai voulu aller voir pourquoi ça gueulait comme ça à l’entrée. Et j’suis tombé sur Casy.

— Le pasteur ?

— Oui, Pa. Le pasteur ; seulement, c’est lui qui menait la grève. Ils sont venus pour lui faire son affaire.

— Qui qu’est venu ? interrogea Pa.

— J’sais pas. Des types dans le genre de ceux qui nous ont fait faire demi-tour l’aut’ nuit, sur la route. Ils avaient des manches de pioche.

Il fit une pause.

— Ils l’ont tué. Ouvert le crâne. J’étais là. J’ai vu rouge et j’ai attrapé le manche de pioche…

Tout en parlant, il revoyait la scène sinistre, la nuit, l’obscurité, les torches électriques.

— J’en ai assommé un.

Man retint sa respiration. Pa se contracta.

— Tu l’as tué ? demanda-t-il à voix basse.

— J’sais pas… j’étais comme fou. J’ai essayé.

Man demanda :

— On t’a vu ?

— J’sais pas. J’ai idée que oui. Ils braquaient leurs lampes de poche sur nous.

Man le regarda un moment dans les yeux.

— Pa, dit-elle, casse du bois, que je fasse le déjeuner. Il faut aller travailler. Ruthie… Winfield… Si quelqu’un vous pose des questions… Tom est malade… vous avez compris ? Si vous dites quèq’chose, on le… on le renverra en prison. Vous avez compris ?

— Oui, Man.

— Surveille-les, John. Qu’ils ne parlent à personne, surtout.

Elle prépara le feu, tandis que Pa cassait les boîtes qui avaient contenu les provisions. Elle pétrit sa pâte et mit l’eau à bouillir pour le café. Le bois mince prenait vite et les flammes ronflèrent dans la cheminée.

Pa eut vite cassé toutes les boîtes. Il s’approcha de Tom.

— Casy… c’était un brave homme. Qu’est-ce qu’il a été se mêler de ces histoires-là ?

Tom répondit d’une voix sourde :

— Ils étaient venus travailler pour cinq cents par caisse.

— C’est ce qu’on nous paie.

— Ouais. On était des briseurs de grève sans le savoir. À eux, ils leur donnaient deux cents et demi.

— On ne peut pas se nourrir avec ça.

— J’sais bien, dit Tom avec lassitude. C’est pour ça qu’ils ont fait grève. J’ai idée qu’ils la leur ont bousillée, leur grève, cette nuit. Il s’peut qu’on nous mette à deux cents et demi aujourd’hui.

— Les salauds !…

— Oui, Pa. T’as compris, maintenant ? Casy… il n’en était pas moins un brave homme. Saloperie ! Le voir là, étendu… la tête écrasée, avec le sang qui suintait de partout… J’peux pas me sortir ça de la tête. Dieu de Dieu !

Il cacha sa tête dans ses mains.

— Alors, qu’est-ce qu’on va faire ? demanda l’oncle John.

Maintenant Al était debout.

— Eh ben, moi, je le sais, ce que j’vais faire, bon Dieu ! J’vais me tirer.

— Non, Al, dit Tom. Nous avons besoin de toi, maintenant. C’est à moi de partir. Je suis un danger pour tout le monde, à présent. Dès que je serai sur pied, faut que je m’en aille.

Man s’affairait devant le foyer. Elle tournait la tête à demi pour entendre. Elle mit de la graisse dans la poêle et quand elle crépita, elle y versa des cuillerées de pâte.

Tom reprit :

— Il faut que tu restes, Al. Il faut que tu t’occupes du camion.

— Oui, ben ça me plaît pas.

— Tant pis, Al. C’est ta famille. Tu dois les aider. Moi je ne pourrais que vous attirer des ennuis.

Al grommela d’un air furieux :

— Y a longtemps qu’j’aurais dû laisser tomber et trouver une place dans un garage.

— Plus tard, peut-être.

Le regard de Tom se porta sur le matelas où Rose de Saron était couchée. Elle ouvrait des yeux immenses.

— Ne te fais pas de mauvais sang, lui dit-il. Ne te fais pas de mauvais sang. On va te trouver du lait aujourd’hui.

Elle cligna lentement des paupières, sans répondre.

Pa dit :

— Faut qu’on sache, Tom. Tu crois que tu l’as tué, ce type ?

— J’sais pas. C’était dans le noir. Et puis quelqu’un m’a sonné. J’sais pas. Je l’espère. J’espère que je l’ai tué, le salaud !

— Tom ! s’écria Man. Ne dis pas des choses pareilles.

De la rue vint un bruit de voitures qui avançaient lentement. Pa s’approcha de la fenêtre.

— Il y a toute une tripotée de nouveaux qui s’amènent, annonça-t-il.

— C’est donc qu’ils ont liquidé la grève, dit Tom. J’ai idée que vous allez commencer à deux cents et demi.

— Mais on aurait beau travailler en courant, on pourrait quand même pas se nourrir, à ce tarif-là.

— J’sais bien, dit Tom. Mangez des pêches tombées. Ça vous aidera à tenir le coup.

Man remuait la pâte et touillait le café.

— Écoutez, dit-elle. Aujourd’hui, j’vais acheter des flocons de maïs. Et je vous fais de la bouillie de maïs. Et dès que nous aurons de quoi acheter de l’essence, nous filerons. Nous sommes tombés dans un sale coin. Et je ne laisserai pas Tom s’en aller tout seul. Ça jamais !

— C’est de la folie, Man. J’te dis que tant que je suis là, vous êtes tous en danger.

Man serra les mâchoires, l’air résolu :

— Nous ferons ça, et pas aut’ chose. Allez, venez manger ce qu’il y a là et après vous irez travailler. Je vous retrouverai aussitôt que j’aurai fini de me débarbouiller. Il faut qu’on se ramasse un peu d’argent.

Ils mangèrent la pâte frite tellement chaude qu’elle leur grésillait dans la bouche. Et ils expédièrent le café, remplirent de nouveau leurs tasses et les vidèrent.

L’oncle John considéra son assiette et secoua la tête :

— M’est avis que ça ne fera même pas un étron, ce truc-là. C’est mon péché qui est cause de tout.

— Oh ! assez ! s’écria Pa. C’est pas le moment de nous raser avec tes péchés. Allez, venez. Faut s’y mettre. Venez aider, les gosses. Man a raison. Il faut se sortir d’ici.

Après leur départ, Man porta une assiette et une tasse à Tom.

— Il faut que tu manges un petit quelque chose.

— J’peux pas, Man. J’ai tellement mal que j’serai pas foutu de mâcher.

— Essaie quand même.

— Non, j’peux pas, Man.

Elle s’assit sur le bord de son matelas.

— Je veux que tu me dises tout, fit-elle. Que je puisse me faire une idée. Et savoir à quoi m’en tenir. Qu’est-ce que faisait Casy ? Pourquoi on l’a tué ?

— Il était simplement planté là, avec toutes leurs lampes braquées sur lui.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? Tu te souviens pas de c’qu’il a dit ?

— Sûr que j’m’en souviens, fit Tom. Il a dit : « Vous n’avez pas le droit d’affamer le monde. » Alors, y a ce gros type qui l’a traité de salaud de rouge. Et Casy a répondu : « Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites. » Et alors ce type lui a cassé la tête.

Man baissa les yeux. Elle se tordait nerveusement les mains.

— C’est ça qu’il a dit… Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites ?

— Ouais !

— Dommage que Grand-mère n’ait pas été là pour l’entendre, fit Man.

— Man, je ne me rendais pas compte de ce que je faisais… pas plus que quand je respire. J’savais même pas que j’allais le faire.

— Ne te tourmente pas. Je souhaiterais que tu ne l’aies pas fait. Je souhaiterais que tu ne sois pas allé là-bas. Mais tu as fait ce que tu devais faire. J’peux pas y trouver à redire.

Elle alla au poêle tremper un bout d’étoffe dans l’eau qu’elle avait mise à chauffer pour la vaisselle.

— Tiens, dit-elle. Mets-toi ça sur la figure.

Il appliqua le linge chaud sur son nez et ses joues et fit la grimace.

— Man, je m’en vais ce soir ! Je ne veux pas vous imposer ça, à tous.

— Tom ! s’écria-t-elle avec colère. J’ai beaucoup à apprendre. Mais je sais une chose, c’est que ton départ n’arrangera rien. Ça va nous démolir le moral.

Et elle poursuivit :

— Il y avait un temps où qu’on avait not’ terre. À ce moment-là il y avait quèq’chose pour nous tenir ensemble : les vieux mouraient, les jeunes les remplaçaient, et on ne faisait qu’un à nous tous. C’était la famille. Ça paraissait tout clair et tout bête. Mais maintenant, ce n’est plus clair. J’arrive pas à m’y retrouver. Il n’y a plus rien pour nous montrer le chemin. Prends Al… il n’arrête pas de rouspéter et de pleurer pour qu’on le laisse travailler dans un garage. Et l’oncle John, il se laisse traîner, c’est tout. Ça craque de partout, Tom. Il n’y a plus de famille. Et Rosasharn…

Elle se retourna et ses yeux trouvèrent les yeux béants de sa fille.

— Elle va mettre un enfant au monde et il n’y aura plus de famille. Je ne sais plus. J’ai fait mon possible pour qu’elle ne s’en aille pas à la débandade. Winfield, qu’est-ce qu’il fera, s’il n’y a rien pour le tenir ? Il va devenir sauvage, comme une bête. Et Ruthie pareil. Puisqu’ils n’auront plus rien à quoi s’accrocher. Ne pars pas, Tom. Reste et aide-nous.

— C’est bon, dit-il d’une voix lente. C’est bon. J’devrais pourtant pas. Je le sens.

Man lava les assiettes de fer-blanc dans la bassine à vaisselle et les essuya.

— Tu n’as pas dormi ?

— Non.

— Eh bien, dors. J’ai vu que tes affaires étaient mouillées. Je vais les mettre à sécher près du poêle.

Elle termina son travail.

— Maintenant, je m’en vais cueillir avec les autres. Rosasharn, si quelqu’un venait, Tom est malade, t’as compris ? Ne laisse entrer personne. T’as compris ?

Rose de Saron fit un signe d’assentiment.

— Nous serons de retour à midi. Dors, Tom. Peut-êt’ que nous pourrons nous en aller ce soir.

Elle s’approcha vivement de lui :

— Tu ne vas pas profiter de ce que je suis partie pour filer ?

— Non, Man.

— C’est bien sûr ? Tu ne partiras pas ?

— Non, Man. Tu me retrouveras là.

Elle s’en alla, tirant énergiquement la porte derrière elle.

Tom restait allongé sans bouger… une vague de sommeil le hissa jusqu’aux approches extrêmes de l’inconscience, le remporta doucement et le souleva de nouveau.

— Dis donc… Tom !

— Hein ? Quoi ? » Il se réveilla en sursaut et regarda Rose de Saron. Une rancune farouche s’allumait dans le regard de la jeune femme.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— T’as tué quelqu’un.

— Oui. Pas si fort ! Tu tiens à ce que tout le monde le sache ?

— Ça m’est égal ! s’écria-t-elle. Elle me l’avait bien dit, la dame. Elle me l’avait dit que le péché me porterait malheur. Elle m’avait prévenue. Comment que je pourrais avoir un bel enfant, maintenant ? Connie est parti et je mange pas la nourriture qu’il faudrait. Et j’ai pas de lait à boire. » Et elle poursuivit d’une voix démente : « Et maintenant t’as été tuer quelqu’un ! Comment que mon enfant pourrait venir normal ? Je sais ce qu’il fera : un infirme, un infirme ! Et j’ai pas dansé de ces danses !… »

Tom se leva :

— Chut ! fit-il. Tu vas ameuter les gens.

— Ça m’est égal. Je vais avoir un infirme ! J’ai pas dansé des danses pas propres.

Il s’approcha d’elle :

— Calme-toi.

— Ne me touche pas. C’est pas le premier que t’aies tué, en plus. » Son visage devenait tout rouge et elle bredouillait confusément. « Je ne veux plus te voir ! » Elle se cacha la tête sous la couverture.

Tom entendait ses gémissements et ses sanglots étouffés. Il se mordit la lèvre et contempla le plancher. Puis il alla vers le lit de Pa. La carabine gisait sous le bord du matelas, une Winchester 38 automatique, longue et lourde. Tom la prit et manœuvra le levier pour s’assurer qu’il y avait une cartouche dans le canon. Il mit le cran de sûreté et revint à son matelas. Il posa la carabine sur le plancher, près de lui, la crosse à portée et le canon pointé vers le bas. La voix de Rose de Saron baissa jusqu’à n’être plus qu’un murmure coupé de gémissements étouffés.

Tom se recoucha et se couvrit, tirant la couverture sur sa joue tuméfiée et se ménageant un petit tunnel pour respirer. Il soupira ;

— Nom de Dieu de nom de Dieu !

Dehors, des autos passèrent et un bruit de voix monta jusqu’à lui.

— Combien d’hommes ?

— Oh ! misère… ! Trois.

— Prenez le pavillon vingt-cinq. Le numéro est sur la porte.

— Bien, m’sieur. Combien que vous payez ?

— Deux cents et demi.

— Mais nom de Dieu ! On ne peut même pas gagner son déjeuner, à ce tarif-là !

— C’est ce que nous payons. Si ça ne vous plaît pas, y a deux cents hommes qui arrivent du Sud qui seront bien contents de les prendre.

— Mais bon sang de bon sang, tout de même…

— Activez, activez. C’est à prendre ou à laisser. J’ai pas le temps de discuter.

— Mais…

— Écoutez, c’est pas moi qu’ai fixé le prix. Moi, je vous inscris, c’est tout. Si ça vous plaît, tant mieux. Sinon, faites demi-tour, c’est pas compliqué.

— Deux et demi, vous dites ?

— Oui, deux et demi.

Tom somnolait sur son matelas. Un glissement furtif le réveilla. Sa main tâtonna à la recherche de sa carabine et se referma sur la gâchette. Il écarta les couvertures de son visage et vit Rose de Saron debout près de son matelas.

— Qu’est-ce que tu veux ? demanda Tom.

— Dors, dit-elle. Repose-toi, je surveille la porte. J’laisserai entrer personne, tu peux êt’ tranquille.

À la tombée du soir, Man revint à la maison. Elle fit halte sur le seuil, frappa et dit : « C’est moi », pour ne pas inquiéter Tom.

Elle ouvrit la porte et entra, un sac à la main. Tom s’éveilla et s’assit sur son matelas. Sa blessure s’était rétrécie en séchant ; la peau était tendue et luisante. Son œil gauche était presque fermé.

— Il est venu quelqu’un pendant que j’étais pas là ? interrogea Man.

— Non, répondit-il. Personne. Je vois qu’ils ont baissé le tarif.

— D’où le sais-tu ?

— J’ai entendu des gens qui parlaient, dehors.

Rose de Saron leva un regard morne sur Man.

Tom la désigna d’un geste du pouce.

— Elle a fait un boucan du diable, Man. Elle se figure qu’elle est responsable de toutes nos misères. Si je dois la mettre dans cet état-là, vaut mieux que je me trotte.

La jeune femme dit avec amertume :

— Avec des histoires comme ça, comment voulez-vous que mon enfant vienne bien ?

— Chut ! fit Man. Tais-toi, allons. Je sais par quoi tu passes et je sais que c’est pas de ta faute, mais tiens ta langue.

Elle se retourna vers Tom :

— Ne t’occupe pas d’elle, Tom. C’est très pénible, je sais ce que c’est, je m’en rappelle. Tout vous touche, quand on va avoir un bébé, tout est fait exprès contre vous, tout ce que disent les gens c’est des insultes, on prend tout mal. Ne fais pas attention… C’est pas sa faute. C’est son état qui la rend comme ça.

— Je ne veux pas qu’il lui arrive du mal à cause de moi.

— Chut ! Ne dis plus rien.

Elle posa son sac sur le poêle refroidi.

— Nous avons gagné si peu que c’est pas la peine d’en parler, fit-elle. Nous allons partir d’ici, je vous le promets. Tom, vois donc si tu peux ramasser un peu de bois. Non… c’est vrai… tu ne peux pas. Tiens, il ne reste plus que cette caisse. Casse-la. J’ai dit aux autres de ramasser des bouts de bois en revenant. Je vais vous faire de la bouillie avec un peu de sucre dessus.

Tom se leva et démolit la dernière caisse à coups de talon. Man prépara soigneusement son feu d’un seul côté de la grille, de façon à conserver la flamme sous un seul foyer. Elle remplit une bouilloire d’eau et la mit sur le feu. La bouilloire, en contact direct avec la flamme, crachota et grésilla tout de suite, grésilla et chantonna.

— Comment ça c’est passé, là-bas ? demanda Tom.

Man prit une pleine tasse de flocons de maïs dans le sac :

— J’aime mieux ne pas en parler. Tiens, aujourd’hui, j’étais là à penser que dans le temps on racontait des blagues, y en avait toujours un qu’avait le mot pour rire. Ça me déprime, Tom. Personne ne blague plus. Quand quelqu’un raconte une blague, c’est toujours amer et mordant, jamais drôle. Y en a un aujourd’hui qui disait comme ça : « La crise est finie. J’ai vu passer un lièvre et personne ne le chassait. » Alors un autre a fait : « C’est pas à cause de la crise. C’est qu’on ne peut plus se permettre de les tuer, les lièvres. On les attrape pour les traire et après on les laisse courir. Celui que t’avais vu ne donnait plus de lait, probablement. » Tu vois ce que je veux dire. Ce n’est pas vraiment drôle, comme la fois que l’oncle Tom avait converti un Sioux et l’avait ramené à la maison et que le Sioux avait mangé une pleine cocotte d’haricots à lui tout seul, et s’était déconverti après avoir lampé tout le whisky de l’oncle John. Tom, trempe un linge dans l’eau froide et mets-le sur ta figure.

L’obscurité s’épaississait. Man alluma la lanterne, la pendit à un clou. Elle attisa le feu et versa lentement la farine de maïs dans l’eau bouillante.

— Rosasharn, dit-elle, es-tu capable de tourner la bouillie ?

Des pas précipités retentirent au-dehors. La porte s’ouvrit sous une brusque poussée et claqua contre le mur. Ruthie entra en courant :

— Man ! s’écria-t-elle. Man ! Winfield a une attaque !

— Où ça ? Dis-moi, vite.

Ruthie était haletante.

— L’est devenu tout blanc et il est tombé. L’a mangé tellement de pêches qu’il a eu la colique toute la journée. L’est tombé tout d’un coup. Tout blanc.

— Conduis-moi ! dit Man. Rosasharn, occupe-toi de la bouillie.

Elle sortit avec Ruthie et courut pesamment le long de la rue derrière la petite fille. Trois hommes s’avançaient à sa rencontre dans l’obscurité ; l’un d’eux, au centre, portait Winfield dans ses bras. Man courut à eux.

— C’est mon garçon, s’écria-t-elle. Donnez-le-moi.

— Je vais vous le porter, m’dame.

— Non, donnez-le-moi.

Elle le chargea sur ses bras et fit demi-tour ; mais soudain elle se ressaisit :

— Je vous remercie bien, dit-elle aux trois hommes.

— À vot’ service, m’dame. Il n’est pas bien solide votre petit. Doit avoir des vers.

Man se hâta de rentrer. Winfield se laissait aller dans ses bras, complètement détendu.

Man le porta dans la maison et le coucha sur le matelas.

— Raconte-moi. Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle.

Il ouvrit des yeux hébétés, secoua la tête et referma les paupières.

— Je te l’ai dit, Man, fit Ruthie. Il a eu la colique toute la journée. Toutes les deux minutes, il allait. Mangé trop de pêches.

Man posa la main sur son front.

— Il n’a pas de fièvre. Mais il a une sale mine.

Tom s’approcha et les éclaira avec la lanterne.

— Je sais ce que c’est, dit-il. Il a faim. Pas de forces. Faudrait lui prendre une boîte de lait et le forcer à la boire. Fais-lui mettre du lait dans sa bouillie.

— Winfield, dit Man, dis comment tu te sens.

— La tête me tourne, répondit Winfield. Tout tourne.

— Z’avez jamais vu des coliques pareilles, dit Ruthie d’un air important.

Pa, l’oncle John et Al rentrèrent. Ils avaient les bras chargés de bouts de bois et d’herbes sèches. Ils laissèrent tomber leur fardeau près du poêle.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda Pa.

— C’est Winfield. Il a besoin de lait.

— Misère de misère ! Nous avons tous besoin de quèq’chose.

— Combien avons-nous fait, aujourd’hui ? demanda Man.

— Un dollar quarante-deux cents.

— Bon ! Eh ben cours chercher une boîte de lait pour Winfield.

— Il avait bien besoin de tomber malade, celui-là ?

— Besoin ou pas besoin, il l’est. Allez vite !

Pa sortit en grommelant :

— Tu la touilles, la bouillie ?

— Oui.

Rose de Saron accéléra le mouvement pour le prouver.

Al fit la grimace.

— Bon Dieu, Man ! De la bouillie ! C’est tout ce qu’on a à manger après avoir travaillé jusqu’à la nuit ?

— Al, tu sais bien qu’il faut qu’on décampe ; faut garder le plus possible pour l’essence. Tu sais bien, voyons.

— Mais bon Dieu, Man ! On a besoin de viande pour pouvoir travailler.

— Calme-toi et reste tranquille, fit-elle. Faut d’abord s’occuper de l’essentiel et liquider la chose avant tout le reste. Et tu sais ce que c’est, que cette chose ?

Tom demanda :

— C’est de moi qu’il s’agit ?

— On en causera quand on aura mangé, dit Man. Al, nous avons assez d’essence pour faire un bout de chemin, non ?

— Peu près un quart de réservoir, répondit Al.

— J’voudrais bien savoir ce que tu voulais dire, Man, fit Tom.

— Après, prends patience. Veux-tu tourner la bouillie, toi. Attends, que je mette du café à chauffer. Vous pouvez mettre du sucre dans votre bouillie ou bien dans votre café. Y en a pas assez pour les deux.

Pa revint avec une grande boîte de lait.

— Onze cents, annonça-t-il d’un air dégoûté.

— Donne !

Man prit la boîte et la perça. Elle fit couler le liquide épais dans une tasse et le tendit à Tom.

— Donne ça à Winfield.

Tom s’agenouilla contre le matelas.

— Tiens, bois.

— J’peux pas. J’rendrais tout. Laisse-moi.

Tom se releva.

— Il ne peut pas l’avaler maintenant, Man. Attends un petit peu.

Man prit la tasse et la posa sur le rebord de la fenêtre.

— Et que personne n’y touche ! recommanda-t-elle. C’est pour Winfield.

— J’ai pas eu de lait, protesta Rose de Saron. On devrait m’en donner.

— J’sais bien, mais pour l’instant tu tiens debout. Le petit est malade, lui. La bouillie est assez épaisse ?

— Oui. C’est à peine si je peux la renverser.

— Bon, alors mangeons. Voilà le sucre. Ça nous fait à peu près une cuillerée pour chacun. Sucrez votre bouillie ou votre café.

Tom dit :

— J’aimerais bien avoir un peu de poivre et de sel dans ma bouillie.

— Sale-la si tu veux, dit Man. Mais le poivre, tu t’en passeras.

Il ne restait plus de caisses. La famille s’installa sur les matelas pour manger la bouillie. Ils puisèrent et repuisèrent dans la casserole, jusqu’à ce qu’elle fût presque entièrement vide.

— Laissez-en pour Winfield, dit Man.

Winfield se mit sur son séant et but son lait ; instantanément il fut pris de fringale. Il prit la casserole entre ses jambes, expédia ce qui restait et gratta la croûte sur les bords. Man vida le reste du lait condensé dans une tasse et la glissa à Rose de Saron pour boire en cachette dans un coin. Elle versa le café chaud dans les tasses et les passa à la ronde.

— Alors, tu vas nous dire quoi ? demanda Tom. J’aimerais bien savoir.

Pa dit, l’air gêné :

— Ça m’embête que Ruthie et Winfield entendent ça. On ne peut pas les faire sortir ?

— Non, décida Man. Il faut qu’ils se conduisent comme des grandes personnes, quand bien même qu’ils n’en soient pas. On ne peut pas faire autrement. Ruthie… Winfield et toi, vous ne devez jamais répéter un mot de ce que vous allez entendre, sinon vous nous ferez avoir des ennuis terribles.

— On ne dira rien, assura Ruthie. On est des grands.

— Alors, taisez-vous et soyez sages.

Les tasses de café étaient posées à terre. La flamme épaisse et courte de la lanterne, semblable à une aile lourde de papillon, projetait des ombres jaunâtres et sinistres sur les murs.

— Maintenant, raconte, dit Tom.

Man dit :

— Raconte, toi, Pa.

L’oncle John engloutit son café. Pa dit :

— Eh ben, ils ont diminué les salaires comme t’avais dit. Et il est venu toute une tapée de nouveaux ouvriers qu’étaient tout prêts à cueillir pour un quignon de pain, tellement ils crevaient de faim, nom d’un chien. T’allais pour attraper une pêche, on te l’enlevait des mains. Toute la récolte va être cueillie en un rien de temps. Ils faisaient la course pour avoir un arbre. J’en ai vu se battre… un type disait que c’était à lui, l’arbre, et un autre voulait cueillir au même. Ils ont été chercher ces gens-là au diable vert… jusqu’à El Centro. Crevaient de faim. J’dis au contrôleur : Nous ne pouvons pas travailler pour deux cents et demie la caisse et il me répond : « Alors, vous n’avez qu’à partir. Ceux-là ne demandent pas mieux. » Quand ils auront mangé à leur faim, ils refuseront de continuer, je lui dis. Alors il me fait : « Les pêches seront toutes cueillies et rentrées avant qu’ils aient pu manger à leur faim. »

Pa se tut.

— Vacherie de journée, fit l’oncle John. Paraît qu’on en attend encore deux cents, ce soir.

— Bon ! Mais pour ce qui est de l’autre chose ?

Pa ne répondit pas tout de suite :

— Tom, dit-il enfin, j’ai idée que tu l’as eu.

— Je m’en doutais. On n’y voyait goutte. Je l’ai senti.

— On ne parle guère que de ça, à vrai dire, intervint l’oncle John. Ils ont envoyé des escouades de police et de volontaires partout, et il y en a qui parlent même de lyncher le gars… S’ils l’attrapent, bien sûr.

Tom regarda les enfants qui écoutaient, les yeux écarquillés. Ils osaient à peine cligner des paupières, de peur de perdre quelque chose d’important pendant cette brève seconde. Tom dit :

— Oui, mais… le gars qu’a fait le coup, il ne l’a fait qu’après qu’ils ont eu tué Casy…

Pa lui coupa la parole :

— C’est pas ce qu’ils disent, maintenant. Ils disent qu’il l’a fait avant.

Tom laissa échapper un profond soupir.

— Ah-h !

— Ils sont en train de monter tout le pays contre les nôtres. D’après ce que j’ai entendu dire. Tous ces cagoulards, ces types des loges et tout le tremblement. Disent qu’ils vont lui régler son compte, au gars.

— Ils le connaissent de vue ? demanda Tom.

— Ben… pas exactement… Mais d’après ce qu’ils disent, paraît qu’il avait reçu un coup. D’après eux… il doit avoir la…

Tom porta doucement la main à sa joue meurtrie.

Man s’écria :

— C’est pas vrai, ce qu’ils racontent.

— T’énerve pas, Man, dit Tom. Ils savent ce qu’ils font. Tout ce que ces salauds de cagoulards disent, c’est toujours la vérité, du moment que c’est contre nous.

Les yeux de Man scrutèrent la pénombre et se posèrent sur le visage de Tom, épiant plus particulièrement ses lèvres.

— Tu as promis, lui rappela-t-elle.

— Man, je… enfin, le gars en question, peut-êt’ qu’il ferait mieux de se sauver. Si… le gars avait fait quèq’chose de mal, peut-êt’ qu’il se dirait : Tant pis, qu’on me pende et qu’on en finisse. J’ai mal fait, j’ai qu’à payer. Mais il n’a rien fait de mal, le gars. Il ne se sent pas plus fautif que s’il avait écrasé un putois.

Ruthie intervint.

— Man, Winfield et moi, on sait de quoi il retourne. Il n’a pas besoin de dire : « Ce gars-ci, ce gars-là », à cause de nous. On sait bien.

Tom se mit à rire.

— Toujours est-il que ce gars-là ne tient pas du tout à êt’ pendu, parce que si c’était à refaire, il recommencerait. Et d’un aut’ côté, il ne veut pas attirer d’ennuis à sa famille. Man, il faut que je parte.

Man mit la main devant sa bouche et toussa pour s’éclaircir la gorge.

— C’est impossible, dit-elle. Tu ne trouverais pas à te cacher. T’aurais personne à qui te fier. Tandis que tu peux te fier à nous. Nous pourrons te cacher et nous arranger que tu aies de quoi manger en attendant que ta figure guérisse.

— Mais voyons, Man…

Elle se remit debout.

— Tu resteras avec nous. Nous t’emmenons. Al, recule le camion contre la porte. J’ai tout combiné dans ma tête. On va installer un matelas dans le fond, Tom se dépêchera de s’allonger dessus, et après on arrangera un autre matelas par-dessus pour que ça fasse une espèce de niche, et lui dedans ; ensuite, y aura plus qu’à mettre le reste devant et tout autour. Il pourra respirer par un bout, comprenez-vous. Ne discutons plus. On fera ça et pas autre chose.

Pa protesta.

— M’est avis que l’homme n’a même plus son mot à dire, dans la maison. Elle a le diable dans le corps, ma parole. Le jour qu’on sera installés quèq’part, j’m’en vas lui allonger une calotte.

— Ce jour-là, je te le permettrai, dit Man. Vite, Al, dépêche. Il fait assez sombre.

Al s’en fut chercher le camion. Il étudia la question une minute, puis il se mit au volant et braqua l’arrière du camion devant la porte, jusque sur les marches.

Man dit :

— Allons vite ! Jetez le matelas dedans !

Pa et l’oncle John le balancèrent par-dessus le panneau arrière.

— Et maintenant, celui-là.

Ils expédièrent le second.

— À toi, Tom… saute et cache-toi dessous. Vite.

Tom escalada rapidement le panneau et s’aplatit. Il étendit un matelas sur le plancher et tira le second sur lui. Pa le souleva au milieu et le rabattit sur les côtés, de manière à faire une voûte au-dessus de Tom. Il voyait à travers les joints des ridelles. Pa, Al et l’oncle John chargèrent rapidement le camion, empilant les couvertures sur la caverne improvisée, les seaux des deux côtés et le dernier matelas derrière le tout. Toute la vaisselle – casseroles, plats, ustensiles de cuisine – et tous les vêtements furent entassés en désordre, car les caisses avaient été brûlées dans le poêle. Ils finissaient de charger lorsqu’un garde s’approcha, son fusil de chasse sur son bras replié.

— Qu’est-ce que vous fabriquez là ? demanda-t-il.

— On s’en va, répondit Pa.

— Pour quoi faire ?

— Ben… on nous a proposé du travail bien payé.

— Ah oui ? Et où ça ?

— Mais… du côté de Weedpatch.

— Montrez-vous un peu. » Il projeta le jet de sa lampe de poche sous le nez de Pa, de l’oncle John et de Al. « Y avait pas un autre type avec vous ? »

Al dit :

— Le trimardeur, vous voulez dire ? Un petit court, tout blanc de visage ?

— Ouais. Ça devait êt’ ça. J’me rappelle.

— On l’avait juste ramassé avant d’arriver ici. Il est parti ce matin quand il a su qu’on baissait le tarif.

— Comment il était, vous dites ?

— Un petit. Tout pâlot.

— Il n’avait pas la figure esquintée, ce matin ?

— J’ai pas remarqué, dit Al. La pompe à essence est ouverte ?

— Ouais, jusqu’à huit heures.

— Montez, cria Al. Si on veut arriver à Weedpatch avant qu’il fasse jour, faudra en mettre un coup. Tu viens devant, Man ?

Non, je me mets derrière, dit-elle. Pa, viens derrière avec moi. Laisse Rosasharn s’asseoir devant avec Al et l’oncle John.

— Donne-moi le bon du contrôle, dit Al. Je vais tâcher d’avoir de l’essence et de la monnaie, s’il y a moyen.

Le garde resta à les observer jusqu’à ce qu’ils eussent descendu la rue et tourné à gauche en direction du poste d’essence.

— Deux, dit Al.

— Vous n’allez pas loin.

— Non, pas loin. Vous pouvez me rendre la monnaie sur mon bon ?

— Ben… j’suis pas censé le faire.

— Écoutez, mon vieux, dit Al. On nous a offert des bonnes places si nous arrivons ce soir. Sinon, c’est foutu. Un bon mouvement, quoi…

— Okay, ça va. Signez-le-moi.

Al descendit et contourna le devant de la Hudson.

— Tout de suite, fit-il.

Il dévissa le bouchon du radiateur et fit le plein d’eau.

— Deux bidons, vous avez dit ?

— Ouais, deux.

— Quel côté vous allez ?

— Dans le Sud. Nous avons trouvé du travail.

— Sans blague ? C’est plutôt rare. J’veux dire le travail régulier.

— C’est par un ami à nous, dit Al. Le travail est là tout prêt qui nous attend. Salut bien.

Le camion vira et passa en cahotant du chemin de terre sur la route. La faible lueur du phare de gauche, mal orienté, tremblotait sur le côté de la route et le phare de droite, par suite d’un mauvais contact, s’éteignait et se rallumait sans arrêt. À chaque secousse, casseroles et pots menaient une sarabande effrénée sur le plancher du camion.

Rose de Saron geignait doucement.

— Ça ne va pas ? demanda l’oncle John.

— Non, ça ne va pas. Je suis tout le temps mal. Je voudrais bien rester quèq’part où qu’on soit bien et qu’on ne bouge pas. J’voudrais qu’on soit rentrés à la maison, qu’on soit jamais venus ici. Connie ne serait pas parti si on était à la maison. Il aurait étudié et il serait arrivé à quèq’chose.

Ni Pa ni l’oncle John ne lui répondirent. Cela les gênait de penser à Connie.

Devant la grande barrière blanche du ranch, un garde s’approcha du flanc du camion.

— Vous partez pour de bon ?

— Ouais, répondit Al. Nous allons dans le Nord. Trouvé du travail.

Le garde fit jouer sa lampe de poche sur le camion et l’éleva sous la bâche. Man et Pa restèrent impassibles sous la lumière aveuglante.

— C’est bon.

Le garde ouvrit la barrière. Le camion prit à gauche et se dirigea vers l’autostrade 101, la grande route Nord-Sud.

— Tu sais où tu vas ? s’inquiéta l’oncle John.

— Non, répondit Al. Je roule, et je vous jure bien que j’en ai marre.

— J’en ai plus pour longtemps à accoucher, bougonna Rose de Saron. Feriez bien de vous arranger pour que j’sois logée convenablement.

L’air de la nuit commençait à pincer. Les feuilles mortes des arbres jonchaient le bord de la route. En haut du camion, Man était adossée aux ridelles et Pa était assis en face d’elle.

Man appela :

— Tom, ça va ?

Le son étouffé de sa voix lui parvint :

— J’suis plutôt à l’étroit. On est sortis de la ferme ?

— Sois prudent, recommanda Man. Des fois qu’on serait arrêtés en route.

Tom souleva légèrement un des côtés de son réduit. Dans la pénombre, les casseroles et les pots s’entrechoquaient.

— Ça sera vite rabattu, dit-il. Pis d’abord, l’idée d’êt’ coincé là-dessous ne me dit rien. » Il se reposa sur son coude. « Bon sang, commence à faire rudement froid, hein ? »

— Y a des nuages là-haut, dit Pa. Quelqu’un m’a dit qu’on aurait un hiver précoce.

— C’est-il que les écureuils sont nichés tout en haut, ou bien que l’herbe est en graines ? demanda Tom. Sacré bon sang, on peut prédire le temps à n’importe quel signe. J’parie qu’on trouverait des types qui vous diront le temps qu’il va faire d’après un vieux caleçon de flanelle.

— J’sais pas, dit Pa. M’a tout l’air d’êt’ bientôt l’hiver, à moi. Faudrait avoir vécu longtemps dans le pays pour savoir.

— De quel côté on va ? demanda Tom.

— J’sais pas. Al a pris à gauche. M’a tout l’air d’avoir pris le chemin par où on est venus.

Tom dit :

— J’sais pas ce qui vaut mieux faire. J’ai idée que si on prend la grande route ça sera pour retomber en plein dans les flics. Avec la tête que j’ai, je me ferais repérer tout de suite. On devrait peut-êt’ rester dans les petits chemins.

Man dit :

— Cogne contre la paroi. Fais-les arrêter.

Tom tapa du poing contre la cabine ; le camion s’arrêta au bord du chemin. Al descendit et vint à l’arrière. Ruthie et Winfield risquèrent un œil sous la couverture.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Al.

Man répondit :

— Il serait temps de décider ce qu’on va faire. On devrait peut-être rester sur les petits chemins. C’est l’idée de Tom.

— C’est à cause de ma figure, confirma Tom. Le premier venu me reconnaîtrait. Tous les flics sont au courant.

— Alors, de quel côté tu veux aller ? Moi j’avais dans l’idée de remonter dans le Nord. Jusqu’ici, on allait dans le Sud.

— Ouais, dit Tom. Mais reste sur les petites routes.

Al demanda :

— Et si on faisait la pause et qu’on dorme un peu ? On repartirait demain matin.

Man s’interposa vivement :

— Pas encore. Quand on sera plus loin.

— Okay.

Al reprit sa place au volant et repartit.

Ruthie et Winfield se recouvrirent. Man cria :

— Winfield va bien ?

— Pour sûr qu’il va bien, répondit Ruthie. Il a dormi.

Man s’adossa de nouveau à la paroi de la cabine.

— Ça fait un drôle d’effet de se sentir traqués, comme qui dirait. J’ai idée que je deviens mauvaise comme une gale.

— Tout le monde devient mauvais, dit Pa. Tout le monde. T’as vu cette bagarre, aujourd’hui. On change. Là-bas au camp du Gouvernement, personne n’était mauvais.

Al prit à droite et s’engagea dans un chemin empierré et les lumières jaunes tremblotèrent sur les cailloux. Les arbres fruitiers avaient disparu, faisant place au coton. Zigzaguant à travers les chemins de campagne, ils parcoururent une vingtaine de milles entre deux haies de cotonniers. Ils longèrent une rive touffue, traversèrent un pont en ciment et suivirent le cours d’eau de l’autre côté. Puis, en haut de la berge, les phares éclairèrent une longue file de wagons de marchandises démunis de roues ; et un grand panneau planté au bord de la route annonçait :

ON DEMANDE DES JOURNALIERS POUR LA CUEILLETTE DU COTON.

Al ralentit. Tom regarda entre les fentes des ridelles. Quand ils furent à un quart de mille des wagons, Tom cogna de nouveau contre la cabine. Al se rangea au bord du chemin et redescendit.

— Qu’est-ce que tu veux encore ?

— Arrête le moteur et monte ici, dit Tom.

Al remonta sur le siège, fit avancer le camion dans le fossé et coupa le contact et les phares. Il escalada le panneau arrière.

— Voilà, dit-il.

Tom se traîna parmi les casseroles et s’agenouilla en face de Man.

— Écoutez, dit-il. On cherche du monde pour cueillir le coton. Je viens de voir le panneau. Bon. D’un aut’ côté, je me suis demandé comment j’pourrais rester avec vous sans vous attirer de misères. Quand ma figure ira mieux, ça sera peut-êt’ possible, mais pas maintenant. Vous avez vu les wagons qu’on vient de dépasser ? Eh ben, c’est là que les ouvriers restent. Il se peut qu’il y ait du travail là-bas. Ça vous dirait de travailler là et de loger dans un de leurs wagons ?

— Oui, mais toi ? demanda Man.

— Vous avez vu la berge de la rivière, qu’est couverte de buissons ? Eh ben, je pourrais me cacher là-dedans ; personne ne me verrait. Et le soir, tu pourrais m’apporter à manger. J’ai vu une espèce de conduite d’eau, un peu plus bas. J’pourrais peut-êt’ me cacher par là.

Pa dit :

— Cré bon Dieu, qu’est-ce que je donnerais pour me sentir du coton dans les pattes. Ça, au moins, ça me connaît !

— Ces wagons, c’est peut-êt’ pas mal du tout pour y loger, dit Man. On serait bien au sec. Tu crois qu’il y a suffisamment de buissons pour que tu n’aies rien à craindre, Tom ?

— Pour sûr. J’ai bien regardé. Je pourrais m’arranger un petit coin, bien caché. Et dès que mon visage serait guéri, eh ben je sortirais.

— Ça fera de vilaines cicatrices, dit Man.

— Qu’ça peut foutre ! Tout le monde en a, des cicatrices.

— J’en ai une fois cueilli quatre cents livres, dit Pa. Naturellement, c’était du beau coton, bien lourd. Si on s’y met tous, on pourrait se faire un peu d’argent.

— Et bouffer de la viande, dit Al. Qu’est-ce qu’on fait pour l’instant ?

— Retourne là-bas ; on va dormir dans le camion jusqu’à demain matin, dit Pa. On se fera embaucher demain matin. Je vois les gousses malgré qu’il fasse noir.

— Et Tom, qu’est-ce qu’il fait ? demanda Man.

— Ne te bile pas pour moi, Man. Je vais prendre la couverte. Regarde bien en retournant là-bas. Tu verras un gros tuyau. Tu pourras y apporter du pain ou des pommes de terre, ou bien de la bouillie de maïs, et le laisser simplement là. Je viendrai le prendre.

— Enfin !

— C’est ce qu’il y a de mieux à faire, convint Pa.

— C’est même la seule chose à faire, affirma Tom. Dès que ma figure ira un peu mieux, je viendrai vous aider pour le coton.

— Bon, d’accord, dit Man. Mais surtout ne prends pas de risques. Tâche que personne ne te voie, pendant un bout de temps.

Tom retourna à quatre pattes à l’arrière du camion.

— J’vais simplement prendre cette couverte. Tâche de repérer le tuyau, Man.

— Fais attention, implora-t-elle. Fais attention à toi.

— Mais oui, dit Tom. Je ferai attention.

Il escalada le large panneau et descendit la berge.

— Bonne nuit, dit-il.

Man vit sa silhouette se fondre dans la nuit et disparaître dans les fourrés bordant le ruisseau.

— Seigneur Jésus, j’espère que tout ira bien, dit-elle.

Al demanda :

— Vous voulez que je retourne là-bas tout de suite ?

— Oui, répondit Pa.

— Va doucement, dit Man. Je veux être sûre de repérer le tuyau qu’il a dit. Faut que je le voie.

Al fit marche arrière et recula sur le chemin étroit jusqu’à ce qu’il eût braqué ses roues dans la direction opposée. Il refit lentement le chemin jusqu’à la file de wagons. Les phares éclairaient les caillebotis qui menaient aux larges portes sombres. Rien ne bougeait dans la nuit. Al coupa ses phares.

— Monte à l’arrière, avec l’oncle John, dit-il à Rose de Saron. Moi je vais dormir ici sur la banquette.

L’oncle John aida la jeune femme alourdie à grimper par-dessus le panneau arrière. Man rassembla les casseroles et les pots et les empila dans un petit espace. Toute la famille se tassa à l’arrière du camion.

Dans les wagons, un enfant se mit à pleurer ; il avait de longs gémissements entrecoupés de hoquets. Un chien s’amena en trottinant et vint renifler bruyamment le camion des Joad. Le léger clapotis de l’eau courante montait du lit du ruisseau.