CHAPITRE XXIII

Dans leur chasse au travail, leur lutte acharnée pour l’existence, les émigrants étaient toujours à l’affût de distractions, d’un peu de gaieté. Et leur soif d’amusements était telle qu’ils en fabriquaient eux-mêmes. Parfois la joie naissait des conversations ; les plaisanteries les aidaient à oublier. Et dans les camps au bord des routes, le long des talus des rivières, sous les sycomores, la nouvelle se colportait de bouche en bouche que des talents de conteurs s’étaient révélés. Alors les gens se rassemblaient autour des feux dansants pour écouter ceux à qui le don avait été dévolu. Et la participation de l’auditoire donnait aux histoires un ton épique.

Quand j’étais dans l’armée, je me suis battu contre Geronimo le Peau Rouge…

Les gens écoutaient et leurs yeux reflétaient la lueur mourante des brasiers.

Ils étaient ficelles, ces Indiens – rusés comme des serpents et encore plus silencieux, quand ils ne voulaient pas qu’on les entende. Capables de se faufiler dans des feuilles sèches sans en faire craquer une. Essayez donc d’en faire autant, pour voir.

Et l’auditoire attentif imaginait le froissement des feuilles sèches écrasées sous les pieds.

Voilà qu’arrive le changement de saison, et le ciel qui se couvre. C’était pas le bon moment. Dans l’armée, ils ne font que des bourdes, vous le savez comme moi. On leur donnerait le travail tout mâché qu’ils ne seraient même pas capables de le finir. Fallait trois régiments pour abattre cent hommes courageux – toujours.

Les gens écoutaient et les visages étaient immobiles à force d’attention. Les conteurs ménageaient leurs effets, trouvaient leur rythme, scandaient les paroles, employaient des grands mots, car ils racontaient de grandes actions et les auditeurs, emportés par la magie de ces mots, se sentaient devenir grands eux aussi.

Y avait un brave debout sur une crête, à contre-jour. Il le savait, qu’il faisait une belle cible. Il se dressait tout là-haut, les bras écartés. Tout nu sous le soleil. Il était peut-êt’ fou. Je n’en sais rien. Tout droit, les bras écartés ; on aurait dit une croix. À quatre cents yards. Alors nos hommes – eh ben, ils mettent la hausse, ils mouillent leur doigt pour savoir d’où venait le vent et puis c’est tout. Restent allongés sans bouger ; ils ne pouvaient pas tirer. Et p’têt’ qu’il le savait, cet Indien. P’têt’ qu’il le savait qu’on ne pouvait pas tirer. On restait tous allongés, les fusils à l’armé, et pas un n’épaulait. On le regardait. Un bandeau sur le front, avec juste une plume. Comme je vous vois – nu comme le soleil. Longtemps on est restés à le regarder, et lui ne bougeait pas. Et v’là que le capitaine se fout en colère : « Tirez, espèce de nom de Dieu de loufoques, mais tirez donc ! » il gueule. Personne n’a bougé. « Je vous donne jusqu’à cinq et après j’prends vos noms », fait le capitaine. Eh ben moi j’vous le dis, on a levé nos fusils, le plus doucement possible, et tous autant qu’on était, on attendait que le voisin tire le premier. Ça me crevait le cœur. Et j’ai visé au ventre, parce que les Indiens, y a qu’une balle dans le ventre qui peut les stopper, et puis… enfin voilà. Il est tombé raide, tout simplement. Et puis il a roulé sur la pente. Alors on est montés. L’était pas gros – et pourtant il faisait tellement impressionnant – là-haut. Tout déchiqueté, et si petit. Déjà vu un faisan ? Quand il se tient tout raide, c’qu’il peut êt’ beau à voir avec ses plumes pleines de dessins de toutes les couleurs, jusqu’à ses yeux qui sont peints si joliment ? Et pan ! On le ramasse – tout tordu et tout plein de sang, et on se rend compte qu’on a détruit quèq’chose qui valait mieux que soi ; et de le manger ça n’arrange rien, parce qu’on a détruit quèq’chose au fond de soi et ces choses-là ne s’arrangent jamais.

Et les gens hochaient la tête en signe d’approbation et peut-être qu’à ce moment les braises s’avivaient légèrement et révélaient des regards méditatifs.

— À contre-jour, les bras en croix, et il avait l’air grand – grand comme Dieu !

Et il arrivait qu’un homme, partagé entre sa faim et son envie de distractions, décidait de consacrer ses vingt cents à une séance de cinéma à Tulare ou à Marysville, ou à Cerès ou à Mountain-View. Et il rentrait au campement installé en bordure d’un fossé, riche de sensations et de souvenirs. Et il racontait comment c’était.

Y avait donc ce richard qui se faisait passer pour pauvre et alors y avait la petite qu’était riche à millions et qui se faisait passer pour pauvre elle aussi – et v’là qu’ils se rencontrent chez un marchand de frites.

Comment ça s’fait ?

J’sais pas comment ça s’fait – c’est comme ça.

Pourquoi qu’y faisaient semblant d’êt’ pauvres ?

Ben, ils étaient fatigués d’êt’ riches.

Quelle connerie !

T’as envie de savoir la suite ou non ?

Vas-y, vas-y. Bien sûr que j’veux savoir la suite, mais si j’étais riche, moi si j’étais riche, je me paierais une cargaison de côtelettes de porc ; je m’en ferais une ceinture, un collier, et j’te boufferais ça, et quand y en aurait plus je recommencerais. Vas-y je t’écoute.

Alors comme ça, ils se figurent qu’ils sont pauvres, l’un l’autre. Et ils se font arrêter et on les emmène en prison et ils ne s’arrangent pas pour en sortir parce que chacun se dit comme ça que l’autre pourrait se figurer qu’il est riche. Et le gardien de prison, il est vache avec eux parce qu’il les croit pauvres. Si tu voyais la tête qu’il fait quand il apprend la vérité. C’est tout juste s’il n’a pas une attaque.

Pourquoi qu’ils ont été en prison ?

Ben, ils se font prendre dans une rafle à une réunion de Rouges, mais eux ne sont pas des Rouges. Ils se trouvaient là par hasard. Et ils ne veulent pas qu’on les épouse pour leur argent, tu comprends ?

Alors ces enfants de cochons commencent par se mentir l’un à l’autre, c’est ça ?

Ben, dans le film ils faisaient ça pour bien faire. C’était censé êt’ des gens sympathiques, tu comprends ?

J’ai vu une fois une pièce de cinéma qu’était moi, vu en plus grand, si tu veux. Moi et ma vie, et plus que ma vie, c’qui fait que tout était plus grand.

Oh ! moi j’ai déjà assez de misère comme ça. J’aime bien l’oublier de temps en temps et voir aut’ chose.

D’accord, à condition que ce soit croyable.

Bref, ils se sont mariés et à ce moment-là ils ont découvert la chose, et tous ceux qui avaient été vaches avec eux aussi. Y en avait un qu’avait fait le fier, et qu’à bien failli tourner de l’œil quand le gars s’est amené avec son tuyau de poêle sur la tête. Bien failli tourner de l’œil. Et après ça, y avait des actualités où qu’on montrait les Allemands en train de faire le pas de l’oie – on aurait dit qu’y s’foutaient des coups de pied au cul les uns aux autres – c’était plutôt drôle.

 

Et puis aussi, quand un homme avait un petit peu d’argent, il pouvait toujours se saouler. Les angles s’arrondissent – la chaleur, le bien-être. Finie la solitude, car l’homme peut à loisir peupler son cerveau d’amis, comme il peut déloger ses ennemis et les anéantir. Assis dans le fossé, il sent la terre s’adoucir sous lui. Échecs, désespoir, tout cela se tasse ; l’avenir cesse d’être menaçant. La faim ne rôde plus alentour, le monde devient agréable et compréhensif, un homme peut atteindre le but qu’il s’est choisi. Les étoiles se rapprochent, si près qu’on peut presque les toucher, et le ciel est merveilleusement doux. La mort devient une amie, sœur du sommeil. Et les souvenirs du temps jadis remontent à la mémoire – une jeune fille qui avait de si jolis pieds, qu’était venue danser à la maison un jour – un cheval – il y a tellement longtemps. Un cheval et une selle. Une selle en cuir travaillé. Quand était-ce donc ? Je ferais bien de trouver une fille, pour bavarder un peu. C’est agréable. Pourrais peut-êt’ coucher avec, en plus. Mais il fait bon ici. Et les étoiles qui sont toutes basses, tellement proches… comme la tristesse et le plaisir, tout ça se touche, c’est la même chose, à vrai dire. J’voudrais êt’ tout le temps saoul. Qu’est-ce qui a dit que c’était mal ? Qu’il ose venir me le dire ! Les pasteurs – mais ils se saoulent à leur manière. Ces femmes efflanquées, stériles, aigries, mais elles ne peuvent pas savoir, elles sont bien trop misérables. Les redresseurs de torts, les chasseurs de péché – mais ils ne connaissent pas assez la vie pour avoir le droit d’en parler. Non, là, tout près des étoiles, si bonnes, si douces, je m’incorpore à la grande fraternité des mondes. Là, tout est sacré – tout, même moi.

 

Un harmonica est un instrument facile à transporter. Suffit de le sortir de sa poche de derrière et de le tapoter dans le creux de la main pour en chasser la poussière, les brins de saleté et les miettes de tabac. Et le voilà prêt. On peut tout tirer d’un harmonica : le son mince, filé, de la clarinette, ou des accords compliqués, ou une mélodie avec des accords rythmés. On peut mouler la musique dans le creux de ses mains, le faire gémir et pleurer comme une cornemuse, en tirer le son plein et grave de l’orgue, ou encore les notes aigrelettes des chalumeaux de montagnards. Toujours sur soi, toujours dans la poche. Et tout en jouant on apprend de nouveaux trucs, une nouvelle façon de placer les mains qui crée de nouvelles sonorités, ou une manière de pincer les notes entre les lèvres, sans l’aide de personne. On s’exerce, à tâtons – parfois seul à midi, à l’ombre, parfois devant l’entrée de la tente, le soir après souper, pendant que les femmes font la vaisselle. Inconsciemment, on bat doucement la mesure du pied. Les paupières se soulèvent et retombent en cadence. Et si on le perd, si on le casse, eh bien ma foi ce n’est pas une grande perte. On peut en racheter un pour un quart de dollar.

Une guitare a plus de valeur. Ça s’apprend, c’est tout un art. Faut avoir des callosités aux doigts de la main gauche. Et le bout du pouce de la main droite, faut qu’il soit dur comme de la corne. Les doigts de la main gauche écartés comme des pattes d’araignée pour que les bourrelets de corne appuient comme il faut sur les touches.

C’est la guitare de mon père que j’ai là. J’étais pas plus haut qu’une pomme la première fois qui m’a donné le do. Et quand j’ai su en jouer aussi bien que lui, il n’y a quasiment plus touché. S’asseyait sur le pas de la porte pour m’écouter jouer, et il battait la mesure du pied. Quand il m’entendait chercher un « break [25] » il fronçait les sourcils et je le voyais se crisper jusqu’à ce que je l’aie trouvé, après quoi il se détendait, se renfonçait dans son coin et me faisait un petit signe de tête : « C’est ça, qu’y disait, vas-y ». C’est une bonne caisse. Tu vois comme elle est usé dans le bas ? C’est les millions de chansons qu’on a jouées dessus qui ont creusé et façonné le bois : un de ces jours elle va crever comme une coquille d’œuf. Mais faut pas essayer de la renforcer ni d’y tripoter, sans ça elle perd de sa résonance. J’vas en jouer ce soir ; y a un type qui joue de l’harmonica dans la tente à côté. À deux, ça peut êt’ joli.

Les violons, on n’en voit pas beaucoup. Dur à apprendre. Pas de professeurs. La place des doigts n’est pas marquée.

Écoute seulement un de ces vieux bonshommes pour voir comment il s’y prend. Jamais il ne te montrera le truc des doublés. Il te dira que c’est un secret. Mais moi j’ai repéré le coup. Tiens, voilà comme il faisait.

Ça chante comme le vent, le violon ; c’est preste, nerveux, aigu.

Celui-ci n’est pas très fameux. Je l’ai payé deux dollars. Un type me disait qu’y a des violons qu’ont dans les quatre cents ans, et il paraît qu’en vieillissant ils prennent du moelleux, comme le whisky. Il me disait qu’ils vont chercher dans les cinquante, soixante mille dollars. J’sais pas trop. Ça m’a l’air d’une blague. Sacré vieux crin-crin, on en a râpé à nous deux, hein ?

Vous voulez danser ? Je vas frotter l’archet comme il faut avec du collodion. Cré bon sang ! Vous allez l’entend’ crier. À des lieues d’ici.

Et dans la soirée les voilà tous trois, harmonica, violon et guitare, en train d’enlever une scottish, les pieds battant la mesure. Les cordes basses de la guitare résonnent comme des battements de cœur, parmi les accords secs de l’harmonica et les gémissements scandés du violon. Et il faut que les gens se rapprochent, il n’y a rien à faire. La Danse des Poules maintenant ; les pieds commencent à marquer la cadence et voilà qu’un jeune gaillard tout sec fait trois petits pas rapides en avant, les bras ballant mollement. Le carré se forme et la danse commence – le sourd martèlement des pieds sur le sol nu.

Allez-y, tapez du talon ! Balancez vos dames, et hop-là ! Les chignons se défont, les danseurs halètent. Penchez-vous de côté maintenant.

Regardez-moi ce garçon du Texas, avec ses longues jambes souples ; il tape quat’ fois du talon à chaque pas qu’y fait, le sacré bougre. Encore jamais vu un pareil. Regardez-moi comme il fait voltiger sa cavalière, la petite Indienne qu’a des joues toutes rouges et les pieds si joliment cambrés. Regardez-la souffler, regardez comme sa poitrine se soulève. Figurez qu’elle est fatiguée ? Figurez qu’elle est à bout de souffle ? Jamais de la vie. Le gars du Texas a les cheveux qui lui tombent dans les yeux, la bouche grande ouverte, l’air n’arrive plus mais il tape quand même quat’ fois du talon à chaque pas, ce bougre-là, et il tiendra jusqu’au bout avec la petite Indienne.

Le violon grince et la guitare grogne. L’homme à l’harmonica est cramoisi. Le jeune gars du Texas et la petite Cherokee sont hors d’haleine, mais s’escriment comme des enragés. Les vieilles gens tapent des mains, sourient légèrement et battent la mesure du pied.

Chez nous, au pays – dans la salle de classe, c’était. La grosse lune ronde naviguait dans le ciel, voguait vers l’Ouest. Je me souviens qu’on était sortis, lui et moi – on avait fait un bout de chemin ensemble. On ne se parlait pas, tellement on avait la gorge serrée. On se disait pas un mot. Et v’là qu’on aperçoit une meule de foin. On n’a fait ni une ni deux, on y est allés tout droit et on s’est couchés là. C’est de voir ce jeune gars du Texas se faufiler dehors avec la petite qui m’a rappelé ça ; ils s’imaginent que personne ne les a vus sortir. Ah misère ! j’voudrais bien aller faire un tour avec ce gars du Texas. La lune va bientôt se lever. Tiens, tiens, voilà le père de la petite qui s’est levé pour s’interposer – non ; il s’est ravisé. Il n’est pas fou. Autant vouloir empêcher l’automne de venir après l’été, autant vouloir empêcher la sève de grimper dans les arbres. Et la lune ne va pas tarder à se lever.

Encore – jouez aut’ chose – jouez-nous En me promenant dans les rues de Laredo.

Le feu est tombé. Ce serait dommage de le ranimer. C’te bonne vieille lune ne va pas tarder à se montrer.

*
* *

Au bord d’un fossé d’irrigation, un prédicateur tonnait et se démenait et les gens pleuraient. Le prédicateur marchait de long en large, comme un tigre en cage, les fustigeant de sa voix mordante et les faisant ramper et se tordre par terre en gémissant. Il calculait son pouvoir sur eux, les jaugeait, se jouait d’eux, et lorsqu’il les voyait tous prosternés dans la poussière, il se penchait et de ses bras puissants il les soulevait l’un après l’autre et les jetait à l’eau en criant :

— Prends-les, Jésus !

Et quand ils étaient tous dedans, tous dans l’eau jusqu’à la ceinture, regardant le maître avec des yeux apeurés, il s’agenouillait sur le talus du fossé et priait pour eux, priait que tous les hommes et toutes les femmes se roulent par terre en gémissant. Et les hommes et les femmes, leurs vêtements trempés leur collant à la peau, le regardaient faire, après quoi ils regagnaient leurs tentes, au camp, l’eau giclant de leurs souliers avec des gargouillis, et ils parlaient entre eux à voix basse, pénétrés de crainte superstitieuse.

Nous avons été sauvés, disaient-ils. Nous avons été lavés de nos fautes. Nous sommes blancs comme neige. Jamais plus nous ne commettrons de péchés.

Et les enfants, effrayés et mouillés, chuchotaient entre eux : Nous sommes sauvés. Nous ne commettrons plus jamais de péchés.

J’voudrais bien savoir c’que c’était que tous ces péchés, pour pouvoir les essayer au moins une fois.

 

Les émigrants cherchaient humblement à se distraire sur les routes.