La Nationale 66 est la grande route des migrations. 66… le long ruban de ciment qui traverse tout le pays, ondule doucement sur la carte, du Mississippi jusqu’à Bakersfield… à travers les terres rouges et les terres grises, serpente dans les montagnes, traverse la ligne de partage des eaux, descend dans le désert terrible et lumineux d’où il ressort pour de nouveau gravir les montagnes avant de pénétrer dans les riches vallées de la Californie.
La 66 est la route des réfugiés, de ceux qui fuient le sable et les terres réduites, le tonnerre des tracteurs, les propriétés rognées, la lente invasion du désert vers le nord, les tornades qui hurlent à travers le Texas, les inondations qui ne fertilisent pas la terre et détruisent le peu de richesses qu’on y pourrait trouver. C’est tout cela qui fait fuir les gens, et par le canal des routes adjacentes, les chemins tracés par les charrettes et les chemins vicinaux creusés d’ornières les déversent sur la 66. La 66 est la route-mère, la route de la fuite.
Sur la 62 : Clarksville, Ozark, Van Buren et Fort Smith, et c’est la fin de l’Arkansas. Et toutes les routes qui mènent à Oklahoma-City : La 66, qui descend de Tulsa, la 270, qui monte de Mac-Alester, la 81, de Wichita Falls, au Sud, de Enid au Nord. Edmond, Mac-Loud, Purcell. La 66 à la sortie de Oklahoma-City ; El Reno et Clinton sur la 66, en allant vers l’ouest. Hydro, Elk-City et Texola ; et c’est la fin de l’Oklahoma. La 66 à travers l’enclave du Texas. Shamrock, Mac-Lean, Conway, et Amarillo la jaune. Wildorado, Vega et Boise, et c’est la fin du Texas. Tucumcari, Santa Rosa et l’arrivée dans les montagnes du New-Mexico jusqu’à Albuquerque où aboutit la route qui descend de Santa Fe. Puis la descente du Rio Grande jusqu’à Los Lunas et de nouveau vers l’ouest, sur la 66, jusqu’à Gallup. Et c’est la frontière du New-Mexico.
Et maintenant les hautes montagnes. Holbrook, Winslow et Flagstaff sous les hautes cimes de l’Arizona. Puis le grand plateau qui ondule comme une lame de fond. Ashfork et Kingman et de nouveau des montagnes rocheuses où il faut charrier l’eau pour la vendre. Puis, à la sortie des montagnes tourmentées et rongées de soleil de l’Arizona, le Colorado avec les roseaux verts de ses berges. Et c’est la fin de l’Arizona. La Californie est là, juste de l’autre côté du fleuve, et une jolie petite ville pour commencer, Needles, sur le fleuve. Mais le fleuve ne s’y sent pas chez lui. De Needles on gravit une chaîne calcinée et de l’autre côté, c’est le désert. Et la route 66 traverse le désert effroyable où la distance vibre et miroite et où les montagnes sombres hantent insupportablement l’horizon. Enfin on arrive à Barstow, et c’est encore le désert jusqu’à ce qu’enfin les montagnes s’élèvent, les bonnes montagnes, entre lesquelles serpente la 66. Puis, brusquement, un col, et, tout en bas, la belle vallée, les vergers, les vignobles et les petites maisons et dans le lointain une ville. Oh ! mon Dieu, c’est enfin terminé.
Les fugitifs se pressaient sur la 66, parfois en voitures isolées, parfois en petites caravanes. Tout le jour ils roulaient lentement sur la route, et la nuit ils s’arrêtaient à proximité de l’eau. Pendant la journée, des colonnes de vapeur giclaient des vieux radiateurs percés, les bielles cognaient avec entrain. Et les hommes qui conduisaient les camions et les voitures trop chargés écoutaient, inquiets.
Quelle distance sépare les villes ? La terreur règne entre les villes. Si on casse quelque chose… eh bien, si on casse quelque chose, on campera où on se trouvera et Jim ira à pied jusqu’à la ville et en rapportera une pièce de rechange et… qu’est-ce qu’on a comme provisions ?
Écoute le moteur. Écoute les roues. Écoute avec tes oreilles, avec tes mains sur le volant. Écoute avec la paume de tes mains sur le levier des vitesses, écoute avec tes pieds sur les pédales. Écoute la vieille bagnole asthmatique avec tous tes sens ; car un changement de bruit, une variation de rythme peut vouloir dire… une semaine en panne ici. Ce bruit… c’est les clapets. Pas à se frapper. Les clapets peuvent cliqueter jusqu’au Jugement dernier, ça n’a pas d’importance. Mais ce bruit sourd quand elle roule… ça ne s’entend pas, ça se sent, pour ainsi dire. C’est peut-être un coussinet qui fout le camp. Nom de Dieu, si c’est un coussinet qui fout le camp, qu’est-ce qu’on va faire ? L’argent file vite.
Et qu’est-ce qu’elle a à chauffer comme ça aujourd’hui, la garce. On n’est pas en côte. Faudrait voir. Dieu de Dieu, la courroie de ventilateur s’est débinée ! Tiens, fabrique-moi une courroie avec ce bout de corde. Vérifions la longueur… là. J’vais épisser les bouts. Maintenant va doucement, hé, doucement jusqu’à ce qu’on trouve une ville. Cette corde ne durera pas longtemps.
Si seulement on pouvait arriver en Californie, arriver au pays des oranges avant que ce vieux clou ne fasse explosion. Si on pouvait !
Et les pneus… Déjà deux toiles de foutues. Ils n’ont que quatre revêtements, ces pneus. On pourra encore en tirer une centaine de milles si on n’éclate pas sur une pierre quelconque. Qu’est-ce qu’on choisit ?… cent milles – peut-être – ou le risque d’esquinter les chambres à air, peut-être. Quoi ? Cent milles. Ça c’est une chose qui mérite réflexion. Nous avons des pièces pour les chambres à air, on se contentera peut-être de crever. Si on fabriquait des pare-clous ? Ça nous permettrait peut-être de faire cinq cents milles de plus. Marchons jusqu’à ce qu’on crève.
Il nous faudrait un pneu, seulement, bon Dieu, ils demandent des prix fous pour un pneu usagé. Ils vous repèrent tout de suite. Ils voient que vous ne pouvez pas attendre, que vous êtes forcé de repartir. Et les prix montent.
C’est à prendre ou à laisser. C’est pas pour mon plaisir que je suis dans les affaires. Mon métier c’est de vendre des pneus, c’est pas d’en faire cadeau. C’est pas de ma faute, ce qui vous arrive. Faut que je pense à ce qui m’arrive à moi. La prochaine ville est à combien d’ici ?
Hier, j’en ai vu passer quarante-deux, des bagnoles dans votre genre. Quarante-deux pleines voiturées. D’où c’est-il que vous venez ? Où c’est-il que vous allez ?
Oh ! c’est grand, la Californie.
Pas grand à ce point-là. Les États-Unis tout entiers c’est pas tellement grand. C’est pas assez grand. Y a pas assez de place pour vous et moi, pour les gens de votre espèce et pour ceux de la mienne, pour les riches et pour les pauvres ensemble dans un seul pays, pour les voleurs et pour les honnêtes gens. Pour ceux qui ont faim et pour ceux qui sont trop gras. Pourquoi que vous retournez pas là d’où qu’vous venez ?
On est dans un pays libre, tout de même. On peut bien aller où on veut.
Ah vous croyez ça ! Vous avez jamais entendu des inspecteurs aux frontières de la Californie ? La police de Los Angeles… elle vous arrête, bougre de couillons, elle vous fait faire demi-tour. Ils vous disent : Si vous ne pouvez pas acheter des terrains on n’a pas besoin de vous. Vous avez un permis de conduire ? Faites-le un peu voir, qu’ils vous disent. Et hop, le v’là déchiré. Vous ne passerez pas sans permis de conduire, qu’ils vous disent.
On est bien dans un pays libre, tout de même.
Eh bien tâchez d’en trouver, de la liberté. Comme dit l’autre, ta liberté dépend du fric que t’as pour la payer.
En Californie les salaires sont élevés. J’ai là un prospectus qui l’explique.
Foutaises ! J’ai vu revenir des gens. On se paie votre fiole. Alors, vous le voulez, ce pneu, oui ou non ?
Faut bien que je le prenne, mais bon Dieu, ça nous fait un trou terrible. Il ne nous reste plus beaucoup d’argent.
J’suis pas là pour faire la charité. Allez, enlevez.
J’sais bien qu’il faut en passer par là. Faites-le voir, un peu. Défaites-le que je voie l’enveloppe… s’pèce d’enfant de salaud, vous m’avez dit que l’enveloppe était bonne. Elle est presque traversée.
Allons donc ! Tiens… ça, par exemple ! Comment ça se fait que j’aie pas vu ça !
Vous l’avez bel et bien vu, s’pèce de crapule ! Vous vouliez nous faire payer quatre dollars pour une enveloppe percée. Pour un peu je vous foutrais mon poing sur la gueule.
Allons… vous énervez pas. Je vous dis que je ne l’avais pas vu. Tenez… voilà ce que je vais faire. Je vous laisse le pneu pour trois dollars et demi.
Allez vous faire foutre. On va essayer d’arriver jusqu’à la prochaine ville.
Tu crois que ce pneu tiendra jusque-là ?
Faudra bien. J’aimerais mieux rouler sur jante que de donner dix cents à c’t’enfant de putain.
Pourquoi veux-tu qu’un gars se mette dans les affaires ? Comme il l’a dit, c’est pas pour son plaisir. Les affaires, c’est comme ça. Qu’est-ce que tu te figurais que c’était ? Faut bien qu’on… Tiens, tu vois ces réclames, là-bas sur le bord de la route ? Service Club. Déjeuner, mardi, Hôtel Colmado. Bienvenue aux amis. C’est un Service Club. Je m’rappelle une histoire qu’un type racontait. Il était allé à une de leurs réunions et il l’avait racontée à tous ces hommes d’affaires, qu’étaient là. Quand j’étais gosse, qu’il a dit, mon père m’a donné une génisse à tenir au licou et m’a dit d’aller la faire couvrir [12] : C’est ce que j’ai fait, que dit le type, et depuis ce temps-là, chaque fois que j’entends un homme d’affaires parler de « service » je me demande toujours qui c’est qui se fait baiser. Quand on est dans les affaires faut toujours mentir et tricher, mais on appelle ça autrement. Y a que ça qui compte. Si tu barbotes ce pneu on te traite de voleur, mais si lui essaie de te refaire de quatre dollars sur un pneu percé, on appelle ça une bonne affaire.
Danny, derrière, voudrait de l’eau.
Faudra qu’il attende. Y a pas d’eau ici.
Écoute… ça vient de l’arrière, tu crois ?
J’sais pas.
Message télégraphié par la carrosserie.
Ça y est, un joint qui fout le camp. Faut continuer. Écoute-moi ça si ça siffle. Si j’trouve un bon coin pour camper, j’démonte la culasse. Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu, les vivres commencent à baisser et l’argent aussi. Quand on n’aura plus de quoi acheter de l’essence, qu’est-ce qu’on deviendra ?
Danny, derrière, voudrait de l’eau. Il a soif, c’t’enfant.
Écoute-moi ce joint, s’il siffle.
Merde ! Ça y est ! Éclaté, chambre à air et tout. Faut réparer. Garde l’enveloppe pour en faire des pare-clous. Taille-les et glisse-les là où ça flanche.
Autos garées sur le bord de la route, moteurs ventre à l’air, pneus réparés. Pauvres éclopées qui peinent, haletantes, tout au long de la 66. Moteurs surchauffés, joints desserrés, du jeu dans les coussinets, carrosseries brimbalantes.
Danny voudrait de l’eau.
Fugitifs sur la 66. Et la route cimentée brille au soleil comme un miroir, et au loin, des flaques d’eau sur la route, mirages dus à la chaleur.
Danny voudrait de l’eau.
Faudra qu’il attende, le pauvre petit gars. Il a chaud. Au prochain dépôt d’essence. Station Service, comme disait le type.
Deux cent cinquante mille personnes sur la route. Cinquante mille vieux tacots… blessés, fumants. Épaves abandonnées tout au long de la route. Tiens, qu’est-ce qui leur est arrivé ? Qu’est-ce qui est arrivé aux gens qui étaient dedans ? Sont-ils partis à pied ? Où sont-ils ? D’où leur vient ce courage ? D’où leur vient cette foi effrayante ?
Et voici une histoire qui est à peine croyable, et pourtant elle est vraie. Elle est drôle et elle est très belle. Il y avait une famille de douze personnes qui avait été chassée de chez elle. Ces gens-là n’avaient pas d’auto. Ils ont fabriqué une roulotte avec de la vieille ferraille et ils y ont entassé tout ce qu’ils possédaient. Ils l’ont poussée sur le bord de la route 66 et ils ont attendu. Et bientôt voilà que s’amène une conduite intérieure qui les prend en remorque. Cinq d’entre eux montent dans l’auto, sept autres dans la roulotte, et un chien aussi dans la roulotte. Ils arrivent en Californie en un rien de temps. L’homme qui les avait conduits les a nourris durant tout le trajet. Et c’est une histoire vraie. Mais comment peut-on avoir un tel courage, une telle foi dans son prochain ? Il y a bien peu de choses qui pourraient enseigner une telle foi.
Les gens qui fuient l’épouvante qu’ils ont laissée derrière eux… il leur arrive de drôles de choses, des choses amèrement cruelles et d’autres si belles que la foi en est ravivée pour toujours.