Les Joad poursuivaient lentement leur route vers l’Ouest, escaladant les montagnes, laissant derrière eux les pics et les pyramides de la chaîne du Nouveau-Mexique. Ils pénétrèrent dans la région des Hauts Plateaux de l’Arizona, et, par une brèche du col, ils virent au-dessous d’eux le désert multicolore. Un garde-frontière leur barra la route :
— Où allez-vous ?
— En Californie, répondit Tom.
— Combien de temps comptez-vous rester en Arizona ?
— Pas plus qu’il ne nous en faudra pour traverser.
— Vous avez des plantes ?
— Pas de plantes.
— Je devrais fouiller vos affaires.
— Puisque j’vous dis qu’on n’a pas de plantes.
Le garde colla une petite étiquette sur le pare-brise.
— C’est bon. Allez-y vite.
— On n’a pas l’intention de traîner, vous pouvez être tranquille.
Ils gravirent lentement les pentes, les pentes couvertes d’arbres rabougris et torturés. Holbrook, Joseph City, Winslow. Puis vinrent les grands arbres et les autos commencèrent à cracher de la vapeur et à peiner dans l’interminable montée. Et ce fut enfin Flagstaff, la descente sur les Hauts Plateaux, avec la route qui se dérobe au loin. L’eau se raréfia, il fallait maintenant l’acheter cinq cents, dix cents, quinze cents le bidon. Le soleil pompait le sol rocailleux, et devant eux se dressait un enchevêtrement de pics et de crêtes déchiquetés : le mur occidental de l’Arizona. Et maintenant, ils fuyaient le soleil et la sécheresse. Ils roulèrent toute la soirée et atteignirent les montagnes de nuit et la faible lueur de leurs phares dansa sur la masse livide des murs de pierre qui bordaient la route. Ils franchirent le sommet dans l’obscurité et vers la fin de la nuit ils s’engagèrent lentement vers la descente, à travers Oatman, amoncellement de fragments de rocs, et quand vint le jour ils aperçurent au bas de la descente, le Colorado. À Topak, ils firent halte à l’entrée du pont et un garde décolla l’étiquette du pare-brise. Ils traversèrent le pont et pénétrèrent dans le désert de rocs. Malgré la fatigue, malgré le soleil matinal qui commençait à chauffer dur, ils stoppèrent.
Pa s’écria :
— On y est. On est en Californie !
Ils contemplèrent d’un œil morne les débris de rocs qui miroitaient au soleil, puis, au-delà du fleuve, les terribles remparts de l’Arizona.
— Y a encore le désert, fit Tom. On va d’abord pousser jusqu’à l’eau et se reposer.
La route courait parallèlement au fleuve, et la matinée était déjà fort avancée lorsque les moteurs surchauffés atteignirent Needles [22], où le courant se hâte parmi les roseaux.
Les Joad et les Wilson gagnèrent la rive et, de leurs voitures, ils regardèrent couler l’eau riante et limpide, avec les algues vertes qui se balançaient lentement dans le courant. Il y avait un petit campement près du fleuve, onze tentes dressées au bord de l’eau, sur l’herbe grasse. Alors Tom se pencha par la portière du camion.
— Ça ne vous fait rien qu’on s’arrête un moment ici ?
Une grosse femme, occupée à laver du linge dans un seau, releva la tête :
— C’est pas à nous. Arrêtez-vous si ça vous fait plaisir. Il y a un flic qui va venir vous passer l’inspection.
Et elle se remit à sa lessive, en plein soleil.
Les deux voitures s’arrêtèrent dans un espace libre, sur l’herbe drue. On descendit les tentes ; les Wilson montèrent la leur et les Joad tendirent leur bâche sur sa corde.
Winfield et Ruthie descendirent lentement vers les roseaux, à travers les fourrés et les saules.
— La Californie ! s’exclama Ruthie avec un enthousiasme contenu. C’est la Californie, ici, et on est en plein dedans !
Winfield cassa un roseau, en écrasa le bout et se mit à mâcher la moelle blanche. Ils s’avancèrent dans le fleuve puis s’immobilisèrent, dans l’eau jusqu’aux mollets.
— Y a encore le désert, fit Ruthie.
— Comment que c’est, le désert ?
— J’sais pas. J’ai vu une fois des images où ça disait que c’était le désert. Y avait des os partout.
— Des os d’hommes ?
— Devait y en avoir, mais c’était plutôt des os de vaches.
— On va en voir, selon toi ?
— Peut-être, j’suis pas sûre. On va le traverser de nuit, c’est Tom qui l’a dit. Tom a dit qu’on se ferait rôtir le poil si on y allait en plein jour.
— Fait bon et frais, dit Winfield, en enfonçant ses orteils dans le sable du fond.
Ils entendirent Man appeler : « Ruthie ! Winfield ! Venez tout de suite. » Ils s’en retournèrent lentement parmi les roseaux et les fourrés.
Les autres tentes étaient silencieuses. Un moment, quand les voitures s’étaient amenées, quelques têtes s’étaient montrées et avaient disparu aussitôt. Maintenant que les tentes des deux familles étaient dressées, les hommes se rassemblaient.
— J’m’en vas descendre jusqu’à la rivière prendre un bain, déclara Tom. Aussi vrai que j’suis là, j’vais me baigner avant d’aller me coucher. Comment va Grand-mère depuis qu’on l’a mise sous la tente ?
— J’en sais rien, répondit Pa. Y avait pas moyen de la réveiller.
— Elle s’a réveillée, dit Noah. C’te nuit, on aurait dit qu’elle était en train de claquer, là-haut sur le camion. Elle n’a plus sa tête à elle.
Tom dit :
— Elle n’en peut plus, bon Dieu ! Si elle ne se repose pas bientôt, elle ne fera pas long feu. Elle est à bout, c’est pas aut’ chose. Y a des amateurs pour le bain ? J’vas me laver et j’vas dormir à l’ombre toute la journée.
Il s’éloigna, et les autres hommes le suivirent. Ils restèrent longtemps assis, les pieds ancrés dans le sable, la tête seule émergeant.
— Bon Dieu, c’que ça fait du bien, fit Al.
Il prit une poignée de sable dans le fond et se racla le corps. Allongés dans l’eau, ils contemplaient au loin les « Aiguilles » et les monts blancs et rocheux de l’Arizona.
— On les a passés, dit Pa, encore tout émerveillé.
L’oncle John plongea la tête sous l’eau :
— Oui, nous y voilà. C’est ça, la Californie. Eh bien, si vous voulez mon avis, ça n’a pas l’air bien brillant.
— Y a encore le désert, fit Tom. Et c’est une belle vacherie, à ce qu’il paraît.
— On s’y attaque cette nuit ?
— Qu’est-ce que t’en penses, Pa ? demanda Tom.
— Ben, j’sais pas trop. Un peu de repos ne nous ferait pas de mal, surtout à Grand-mère. Sinon, il est certain que plus tôt on sera de l’autre côté, mieux ça vaudra. J’aimerais bien avoir une place et être tranquille. Me reste plus guère qu’une quarantaine de dollars ; vivement qu’on soit tous au travail et que l’argent commence à rentrer un peu.
Chacun d’eux, assis dans l’eau, éprouvait la force du courant. Le pasteur laissait flotter ses mains et ses bras à la surface. Les corps étaient blancs jusqu’à la limite du cou et des poignets, puis d’un brun cuit sur les visages et les mains, avec des triangles de brun dans l’échancrure de la chemise. Ils se frottaient avec de pleines poignées de sable.
Et Noah, paresseusement, fit :
— Je resterais bien ici. J’passerais bien le restant de mes jours ici. Manger à sa faim et n’avoir jamais d’ennuis. Rester allongé dans l’eau toute mon existence, à flemmarder comme une truie dans la gadoue.
Tom, contemplant par-delà le fleuve les pics déchiquetés et les aiguilles qui se dressaient à l’horizon, dit :
— Jamais vu des montagnes comme ça. Faut avoir tué père et mère pour vivre dans un pays pareil. C’est pas un pays, c’est un squelette de pays. Me demande si on arrivera jamais dans un coin où il y aura aut’ chose que des cailloux et des rocs. J’ai vu des images en couleur d’un pays tout plat et tout vert, avec des petites maisons comme Man en avait causé, toutes blanches. C’est une petite maison blanche qu’elle veut, Man ; je commence à croire que ça n’existe pas, un pays comme ça. Des images que j’ai vues.
— Attends qu’on soit en Californie, dit Pa. Là, tu verras du beau pays.
— Mais bon sang de malheur, Pa, on y est, en Californie !
Deux hommes vêtus de pantalons de treillis et de chemises bleues trempées de sueur, s’avançaient à travers les bouquets de saules, regardant du côté des hommes nus. Ils les hélèrent :
— Fait bon nager ?
— J’sais pas, répondit Tom. On n’a pas essayé. Mais on est rudement bien assis, là, je vous l’promets.
— On peut venir s’asseoir à côté de vous ?
— Elle n’est pas à nous, c’te rivière. On veut bien vous en prêter un petit bout.
Les nouveaux arrivants ôtèrent leur pantalon, dépouillèrent leur chemise et pénétrèrent dans le courant. La poussière leur collait aux jambes, jusqu’aux genoux, et leurs pieds étaient blancs et moites. Ils s’installèrent avec délices dans l’eau et se mirent à se laver paresseusement le dos et les reins. Cuits par le soleil, tous les deux, le père et le fils grognaient de bien-être dans l’eau.
Pa demanda poliment :
— Vous allez dans l’Ouest ?
— Non. On en vient. On s’en retourne chez nous. Pas moyen de gagner sa vie par là.
— D’où que vous êtes ? s’enquit Tom.
— Du Texas. La queue de la poêle, du côté de Pampa.
— Vous gagnez votre vie, là-bas ? demanda Pa.
— Non, mais tant qu’à faire, on aime mieux crever de faim avec des gens qu’on connaît qu’avec une bande de gars qui ne peuvent pas vous sentir.
Pa dit :
— C’est bizarre, vous êtes le deuxième que j’entends causer de cette façon-là. Comment que ça se fait qu’ils ne peuvent pas vous sentir ?
— Sais pas, répondit l’homme.
Il prit de l’eau dans ses mains et se frotta la figure, en soufflant et en renâclant. L’eau sale coulait de ses cheveux et sillonnait son cou de traînées brunâtres.
— J’aimerais bien en entendre plus long sur c’t’histoire, fit Pa.
— Moi aussi, ajouta Tom. Pourquoi c’est-il qu’ils vous en veulent, ces gens de l’Ouest ?
L’homme eut un bref regard vers Tom :
— Vous êtes en route vers l’Ouest ?
— Tout juste.
— Vous n’êtes jamais allés en Californie ?
— Jamais.
— Alors, vous fiez pas à ce que je dis. Allez y voir vous-mêmes.
— Ouais, fit Tom, n’empêche qu’on aime savoir ce qui vous attend.
— Eh ben ! si vous tenez vraiment à le savoir, je peux vous dire que vous avez affaire à quéqu’un qui s’est informé et qu’a réfléchi à la question. Pour un beau pays, c’est un beau pays ; seulement, il a été volé… y a longtemps de ça. Vous traversez le désert et vous arrivez par là, du côté de Bakersfield. Eh bien, vous n’avez jamais rien vu d’aussi beau de vot’ vie… rien que des vergers et de la vigne… le plus joli pays qu’il est possible de voir. Et partout où que vous passerez, c’est rien que de la bonne terre bien plate, avec de l’eau à moins de trente pieds en dessous, et tout ça est en friche. Mais vous pouvez vous fouiller pour en avoir, de cette terre. C’est à une Société de pâturages et d’élevage. Et s’ils ne veulent pas qu’on la travaille, elle ne sera pas travaillée. Si vous avez le malheur d’entrer là-dedans et d’y mettre un peu de maïs, vous allez en prison.
— De la bonne terre, vous dites, et personne ne la cultive ?
— C’est comme je vous le dis. De la bonne terre, et personne n’y touche. Il y a déjà de quoi vous retourner les sangs. Mais attendez, c’est pas tout. Les gens vont vous regarder d’un drôle d’œil. L’air de vous dire : « T’as une tête qui ne me revient pas, s’pèce d’enfant de cochon. » Puis il y aura des shérifs et des shérifs adjoints qui vont vous mener la vie dure. S’ils vous trouvent à camper sur le bord de la route, ils vous feront circuler. Vous verrez à la tête des gens combien ils peuvent vous détester. Eh bien, moi j’vais vous dire : s’ils vous détestent, c’est parce qu’ils ont peur. Ils savent bien qu’un homme qu’a faim, faut qu’il trouve à manger quand bien même il devrait le voler. Ils savent bien que toute cette terre en friche, quelqu’un viendra la prendre. Sacré bon Dieu ! On ne vous a pas encore traité d’ « Okie » ?
— » Okie » ? fit Tom. Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Ben, dans le temps, c’était un surnom qu’on donnait à ceux de l’Oklahoma. Maintenant, ça revient à vous traiter d’enfant de putain. Être un Okie, c’est être ce qu’il y a de plus bas sur terre. En soi, ça ne veut rien dire. Mais ce que je vous dirai ou rien, c’est pareil. Faut y aller voir vous-mêmes. Paraît qu’il y a quèq’chose comme trois cent mille des nôtres, là-bas, et qu’ils vivent comme des bêtes, à cause que toute la Californie, c’est à des propriétaires. Il ne reste plus rien. Et les propriétaires se cramponnent tant qu’ils peuvent, et ils feraient plutôt massacrer tout le monde que de lâcher leur terre. Ils ont peur, et c’est ça qui les rend mauvais. Faut aller voir ça. Faut entendre ce qui se dit. Le plus beau pays qui se puisse voir, sacré nom de nom ! Mais ces gens-là, ils ont tellement la frousse qu’ils ne sont même pas polis entre eux.
Tom regarda dans l’eau et enfouit ses talons dans le sable :
— Et quelqu’un qu’aurait du travail et qui se mettrait un peu d’argent de côté, il ne pourrait pas trouver un coin de terre ?
L’homme mûr se mit à rire et regarda son fils, et le fils eut un sourire silencieux qui était presque un sourire de triomphe. Alors l’homme dit :
— Jamais vous n’aurez de travail à demeure. Faudra que vous alliez tous les jours chercher de quoi gagner vot’ croûte. Et tout le temps avec des gens qui vous regarderont d’un sale œil. Cueillez du coton et vous serez sûr que la balance est faussée. Y en a qui le sont et y en a qui ne le sont pas. Mais, à votre idée, elles le seront toutes, et vous ne saurez pas lesquelles. De toute façon, vous ne pourrez rien y faire.
Pa demanda lentement :
— C’est donc… c’est donc pas bien du tout, là-bas ?
— Bien, c’est pas le mot. C’est beau, c’est certain. C’est beau à regarder, mais pas le droit d’y toucher. Vous voyez un verger avec plein d’oranges toutes jaunes, et un garde avec un fusil qu’a le droit de vous tuer si vous avez le malheur d’en toucher une. Y a un type, un propriétaire de journal, là-bas près de la côte, qu’a bien un million d’arpents à lui…
Casy releva vivement la tête :
— Un million d’arpents ? Qu’est-ce qu’il peut bien faire avec un million d’arpents ?
— J’sais pas. Il les a, c’est tout ce que je sais. Quèq’têtes de bétail qu’il engraisse. L’a mis des gardes partout, pour empêcher les gens d’entrer. Se balade dans une automobile blindée. J’ai vu des photos de lui. Un type gras et mou, avec des petits yeux mauvais et une bouche pareille à un trou du cul. Il a peur de mourir. Il a un million d’arpents et il a peur de mourir.
Casy demanda :
— Mais qu’est-ce qu’il peut bien foutre avec un million d’arpents ? À quoi ça peut bien servir, un million d’arpents ?
L’homme sortit de l’eau ses mains pâlies et toutes ridées, les étendit dans un geste d’impuissance, serra les lèvres et pencha la tête de côté :
— J’sais pas, répondit-il. Doit être fou. Pas possible autrement ; l’ai vu une photo de lui, il a l’air fou. Fou et méchant.
— Vous dites qu’il a peur de mourir ? demanda Casy.
— C’est ce qu’on m’a raconté.
— L’a peur que Dieu vienne le prendre ?
— J’sais pas. L’a peur, tout simplement.
— Qu’est-ce qu’il a besoin de s’en faire ? dit Pa. M’a pas l’air de rigoler beaucoup.
— Grand-père n’avait pas peur, intervint Tom. C’est quand il était le plus près d’y passer qu’il rigolait le plus. Comme la fois qu’il était avec un autre type et qu’ils sont tombés en pleine nuit sur une bande d’Indiens Navajos. Qu’est-ce qu’ils se sont payé comme bon temps, ce soir-là, et pourtant vous n’auriez pas donné deux liards de leur peau.
— Eh oui, c’est comme ça, fit Casy. Prenez un gars qui rigole, eh bien il s’en fout, et à côté de ça un type qu’est méchant, solitaire, vieux et déçu… il a peur de mourir.
Pa demanda :
— Pourquoi qu’il serait déçu, avec un million d’arpents ?
Le pasteur sourit, l’air songeur. D’une claque il éclaboussa au loin une mouche d’eau :
— S’il a besoin d’un million d’arpents pour se sentir riche, à mon idée, c’est qu’il doit se sentir bougrement pauvre en dedans de lui, et s’il est si pauvre en dedans, c’est pas avec un million d’arpents qu’il se sentira plus riche, et c’est p’têt’ pour ça qu’il est déçu, c’est parce qu’il a beau faire, il n’arrive pas à se sentir plus riche… j’entends riche comme madame Wilson, quand elle a donné sa tente pour Grand-père qu’était en train de mourir. C’est pas que je veux faire un prêche, mais j’ai encore jamais vu de type qu’ait passé son temps à ramasser et à entasser, et qu’ait pas été déçu au bout du compte. » Il sourit : « C’est vrai que ça ressemble un peu à un prêche, hein ? »
*
* *
Le soleil tapait dur. Pa dit :
— On ferait bien de s’enfoncer le plus possible dans l’eau, sinon on va se faire rôtir le cuir.
Là-dessus, il s’allongea en arrière et l’onde paresseuse lui caressa les oreilles.
— Et si quelqu’un était prêt à en mettre un bon coup, il n’arriverait pas à s’en sortir quand même ? demanda-t-il.
L’homme se mit sur son séant et le regarda.
— J’vas vous dire, mon vieux, je peux me tromper. Mettons que vous alliez là-bas et que vous trouviez un travail régulier, j’aurais l’air de vous avoir raconté des blagues. D’un aut’ côté, mettons que vous ne trouviez rien du tout, à ce moment-là, vous m’en voudriez de ne pas vous avoir prévenu. Tout ce que je peux vous dire, c’est que ceux que j’ai vus là-bas, ils ont l’air bien minables, pour la plupart.
Il se recoucha dans l’eau.
— On ne peut pas savoir, ajouta-t-il.
Pa tourna la tête et regarda l’oncle John.
— T’as jamais été bien causant, dit Pa. Mais je veux bien êt’ pendu si t’as ouvert plus de deux fois la bouche depuis qu’on est parti de la maison. Qu’est-ce que tu dis de tout ça, toi ?
L’oncle John se renfrogna.
— J’en dis rien du tout. On est partis pour y aller, pas vrai ? Toutes vos parlotes n’y changeront rien. Quand on y sera, on y sera. Quand on aura de l’ouvrage, on travaillera et quand on n’en aura pas on se tournera les pouces. Tout ce qu’on pourra dire ou rien, c’est du pareil au même.
Tom s’allongea en arrière et remplit sa bouche d’eau ; puis il cracha en l’air et se mit à rire :
— L’oncle John il ne cause pas beaucoup, mais quand il cause c’est pour dire quèq’chose. On repart ce soir, Pa ?
— On ferait aussi bien. Autant en finir tout de suite.
— Dans ce cas, j’m’en vas dans les broussailles faire un somme.
Tom se leva et regagna la rive sablonneuse. Il passa ses vêtements sur son corps mouillé et fit la grimace, car le tissu lui brûlait la peau. Accroupis dans l’eau, l’homme et son fils regardèrent les Joad s’éloigner. Et le garçon fit :
— J’voudrais les voir dans six mois, misère de misère !
L’homme s’essuya le coin des yeux.
— J’aurais mieux fait de me taire, fit-il. On a toujours envie de montrer qu’on est plus malin que les autres et de leur faire la leçon.
— Oh ! bon Dieu, quoi, Pa ! Ils l’ont bien cherché.
— Oui, d’accord, mais comme dit la chanson : « Pisqu’ils y vont de toute façon… » Ce que je leur ai dit n’changera rien, à part qu’ils se feront du mauvais sang plus tôt, et c’est pas utile.
Tom se coula parmi les fourrés et les saules et se glissa à quatre pattes dans un creux d’ombre. Et Noah l’y suivit.
— J’vas dormir ici, déclara Tom.
— Tom !
— Quoi ?
— Tom, j’vas pas plus loin.
Tom se redressa brusquement.
— Comment ça ?
— Tom, j’veux pas m’en aller de cette eau. Tel que tu me vois, j’m’en vas descendre tout le long de la rivière.
— T’es cinglé, fit Tom.
— J’vas me procurer une ligne ou quèq’chose. J’prendrai du poisson. On ne risque pas de crever de faim au bord d’une belle rivière comme ça.
Tom dit :
— Et la famille ? Et Man ?
— J’peux pas m’en aller de cette eau.
Les yeux très écartés de Noah étaient mi-clos.
— Tu sais ce qui en est, Tom. Tu sais comme ils sont tous gentils avec moi. Mais au fond, je ne compte pas beaucoup pour eux.
— Tu es fou.
— Non, j’suis pas fou. Je me connais. Je sais qu’ils me plaignent. Mais… Enfin, j’vas pas plus loin, voilà. Tu le diras à Man, hein, Tom ?
— Écoute une minute… commença Tom.
— Non, c’est pas la peine. J’ai été dans cette eau-là. Et j’veux pas la quitter, y a rien à faire. Maintenant, j’m’en vas, Tom. Je descends la rivière. J’me débrouillerai avec du poisson ou des trucs, mais j’peux pas m’en aller de cette eau. J’peux pas.
Il sortit en rampant du fourré.
— Tu préviendras Man, Tom.
Il s’éloigna.
Tom le suivit jusqu’à la berge.
— Écoute donc, tête de cochon…
— C’est pas la peine, dit Noah. Ça me rend tout triste mais c’est plus fort que moi. Faut que je m’en aille.
Il se détourna précipitamment et descendit le fleuve, en suivant la berge. Tom voulait le poursuivre, mais il se ravisa. Il vit Noah disparaître dans les broussailles, puis reparaître un peu plus loin sur la rive. Et il le suivit des yeux et vit sa silhouette décroître peu à peu et se perdre finalement derrière un bouquet de saules. Alors Tom ôta sa casquette et se gratta la tête puis il retourna à son creux d’ombre, dans le bouquet de saules, se recoucha et s’endormit.
Grand-mère était allongée sur son matelas, sous l’abri de la bâche déployée, et Man était assise près d’elle. Il faisait une chaleur étouffante et les mouches bourdonnaient à l’ombre de la toile. Grand-mère était couchée, toute nue sous un bout de rideau rose. Elle tournait et retournait sans cesse sa vieille tête, marmonnait des mots sans suite et respirait avec difficulté. Assise par terre près d’elle, et armée d’un bout de carton en guise d’éventail, Man chassait les mouches et faisait circuler un courant d’air chaud contre la vieille tête rigide. Rose de Saron était assise de l’autre côté du matelas et regardait sa mère.
— Will ! Will ! clama Grand-mère d’une voix impérieuse, viens ici, Will !
Ses yeux s’ouvrirent et regardèrent furieusement autour d’elle.
— J’lui avais dit de venir tout de suite, fit-elle. Je l’attraperai le brigand. J’iui passerai un de ces savons…
Elle ferma les yeux et se mit à rouler la tête de côté et d’autre en bredouillant d’une voix pâteuse. Man l’éventait avec le bout de carton.
Rose de Saron regarda la vieille d’un air désemparé et dit à mi-voix :
— Elle est terriblement malade.
Man leva les yeux sur sa fille. La patience se lisait dans son regard, mais les rides de l’angoisse et de la fatigue sillonnaient son front. Sans relâche elle éventait Grand-mère, et son morceau de carton tenait les mouches à distance.
— Quand on est jeune, Rosasharn, tout ce qui arrive est une chose à part. Pour soi tout seul. Je vais, je m’en souviens, Rosasharn.
Sa bouche prononçait avec amour le nom de sa fille.
— Tu vas avoir un enfant, Rosasharn, et ça aussi c’est une chose à toi toute seule, qui fera que tu te sentiras encore plus loin des autres. Tu auras mal et tu seras toute seule avec ton mal et tu vois, Rosasharn, cette tente-là est toute seule au monde.
Elle fouetta l’air un moment avec son bout de carton pour éloigner un bourdon ; le gros insecte brillant tourna deux fois autour de la tente et fonça dans la lumière aveuglante du dehors. Man poursuivit :
— Vient un moment où on change, et où on voit les choses autrement. Alors, chaque mort n’est plus qu’une partie de la mort générale, chaque enfant qu’on porte en soi, une partie de l’ensemble de toutes les naissances, et la naissance et la mort deux parties d’une même chose. Et à ce moment-là, on ne se sent plus toute seule. À ce moment-là, un mal est moins dur à supporter parce que ce n’est plus un mal à part, Rosasharn. Je voudrais bien arriver à te le faire comprendre, mais c’est impossible.
Et il y avait dans sa voix tant de douceur, tant d’amour, que les larmes affluèrent aux yeux de Rosasharn et voilèrent son regard.
— Tiens, évente Grand-mère, dit Man en tendant le morceau de carton à sa fille. Ça te fera du bien. Je voudrais arriver à te faire comprendre…
Grand-mère, les sourcils contractés sur ses yeux fermés, piaillait :
— Will ! tu es dégoûtant ! Y aura jamais moyen de te décrasser !
Ses petites pattes ridées et crispées montèrent à sa figure et grattèrent ses joues. Une fourmi rouge courut sur le rideau et entreprit l’ascension des plis de peau fanée du cou de la vieille femme. Man, d’un geste rapide, l’attrapa et l’écrasa entre le pouce et l’index, après quoi elle s’essuya les doigts à sa robe.
Rose de Saron agitait l’éventail de carton. Elle leva les yeux vers Man.
— Est-ce qu’elle… ?
Et les mots se figèrent dans sa gorge.
— Will, veux-tu essuyer tes pieds, espèce de sale cochon ! glapit Grand-mère.
Man dit :
— J’sais pas. Peut-être que si on pouvait l’emmener où qu’il fasse moins chaud, mais j’sais pas. Ne te fais pas de souci, Rosasharn. Reste calme, c’est l’essentiel.
Une grosse femme vêtue d’une robe noire déchirée passa la tête dans la tente. Elle avait les yeux chassieux et flous, et des petites poches de chair flasque pendaient de chaque côté de sa mâchoire. Sa bouche était molle et lippue : la lèvre supérieure pendait comme un rideau sur ses dents, et la lèvre inférieure, recourbée sous l’effet de son propre poids, découvrait les gencives.
— Jour, m’dame, fit-elle. Gloire à Dieu et malheur aux mécréants.
Man tourna la tête.
— Bonjour, fit-elle.
La femme se coula sous la tente et se pencha sur Grand-mère.
— À ce qui paraît que vous avez ici une âme qui s’apprête à retourner à Jésus. Gloire à Dieu !
Les traits de Man se contractèrent et ses yeux devinrent méfiants.
— Elle est fatiguée, c’est tout, dit Man. À force de rouler par cette chaleur, elle n’en peut plus. La fatigue, c’est pas aut’ chose. Qu’elle se repose un peu et ça ira.
La femme se baissa pour examiner de plus près le visage de Grand-mère, et on eût dit qu’elle la reniflait. Ensuite, elle se tourna vers Man et hocha rapidement la tête en tremblotant des lèvres et en ballottant des bajoues.
— Une chère âme qui va bientôt retourner à Jésus, fit-elle.
— C’est pas vrai ! s’écria Man.
La femme hocha la tête, lentement cette fois, et posa une main bouffie sur le front de Grand-mère. Man fit un mouvement pour arracher cette main, mais réussit à le réprimer à temps.
— Si, ma sœur, c’est la vérité, dit la femme. Nous sommes six en état de grâce, dans notre tente. J’m’en vais aller les chercher et on va tenir un meeting, dire des prières et implorer le Seigneur. Toutes des Jéhovites. Six, moi y comprise ; j’m’en vais les chercher.
Man fronça les sourcils.
— Non… non, fit-elle. Non, Grand-mère est fatiguée… Elle ne pourrait pas supporter un meeting.
— Elle ne supporterait pas qu’on loue le Seigneur ? s’exclama la femme. Elle ne supporterait pas la douce haleine de Notre-Seigneur Jésus ? Qu’est-ce que vous me chantez là, ma sœur ?
— Non, pas ici, dit Man. Elle est trop fatiguée.
La femme regarda Man d’un air de reproche.
— Vous n’êtes donc pas croyante, Madame ?
— Nous avons toujours vécu dans la grâce, dit Man. Mais Grand-mère est fatiguée, nous avons roulé toute la nuit. Ne vous dérangez pas.
— Y a pas de dérangement, et quand bien même y en aurait qu’on tiendrait à le faire pour une âme qui a soif de l’Agneau divin.
Man se redressa sur les genoux.
— Nous vous remercions, dit-elle sur un ton glacial. Mais on ne tiendra pas de meeting sous notre tente.
La femme la considéra longuement.
— Eh bien, il ne sera pas dit que nous laisserons partir une sœur sans consolations. Nous tiendrons le meeting sous notre propre tente, Madame, et nous vous pardonnerons votre dureté de cœur.
Man se rassit et se tourna vers Grand-mère, et son visage était encore dur et contracté.
— Elle est fatiguée, dit-elle, simplement fatiguée.
Grand-mère balançait la tête de côté et d’autre et marmonnait à voix basse.
La grosse femme sortit avec raideur de la tente. Man ne quittait pas des yeux le vieux visage ravagé.
Rose de Saron continuait d’agiter l’air chaud avec son éventail de carton. Elle fit :
— Man !
— Quoi donc ?
— Pourquoi qu’tu les as pas laissés tenir leur meeting ?
— J’sais pas, répondit Man. C’est des bonnes gens, ces Jéhovites. Des braillards et des sauteurs. J’sais pas ce qui m’a pris, comme ça tout d’un coup. J’ai eu l’impression que je ne pourrais pas le supporter… Que ça me démolirait.
Un murmure de voix s’éleva à quelque distance. Le meeting commençait. D’abord des exhortations sur un ton de litanie. Les mots n’arrivaient pas clairement mais le ton était net. La voix s’élevait et retombait, puis reprenait plus haut. Un répons tomba dans le silence, et l’exhortation monta avec un accent de triomphe et un grondement de puissance. La voix s’enfla puis se tut, et cette fois le répons parvint dans un grondement. Et maintenant les exhortations se faisaient plus brèves, plus sèches, devenaient des ordres, tandis qu’une note plaintive se mêlait aux répons. Le rythme s’accéléra. Jusque-là, les voix masculines et féminines étaient restées dans le même ton, mais voici qu’au milieu d’un répons une voix de femme montait en une clameur sauvage, comme un cri de bête, auquel se joignaient aussitôt les aboiements d’une autre voix féminine, plus grave celle-là, tandis qu’une voix d’homme escaladait la gamme en un hurlement de loup. Les exhortations cessèrent. On n’entendit plus que les cris de bête fauve et un martèlement sourd. Man frissonna. Rose de Saron haletait. Le concert de hurlements dura si longtemps qu’il semblait que les poumons dussent éclater. Man dit :
— Ça me porte sur les nerfs. Je ne sais pas ce qui m’arrive.
Soudain, les clameurs aiguës devinrent complètement démentes, se muèrent en des ricanements d’hyène, et le martèlement s’amplifia. Des voix se fêlèrent, se brisèrent, et le chœur tout entier retomba et se transforma en un concert de grognements, de sanglots, de claques et de battements sourds ; puis les sanglots devinrent des petits cris plaintifs, semblables à des gémissements de chiots devant leur pâtée.
Rose de Saron pleurait d’énervement. Grand-mère écarta le rideau à coups de pied, découvrant des jambes pareilles à des bâtons gris et noueux. Et Grand-mère se mit à pousser de petits cris inarticulés, joignant ses gémissements à ceux des Jéhovites. Man remit le rideau en place. Alors Grand-mère soupira profondément ; sa respiration peu à peu redevint aisée et régulière et ses paupières fermées cessèrent de clignoter. Elle dormait calmement et ronflait, la bouche ouverte.
Les gémissements provenant de l’autre tente s’apaisaient graduellement. Finalement, ils se turent tout à fait.
Rose de Saron regarda Man, les yeux brouillés de larmes.
— Ça lui a fait du bien, dit-elle. Elle s’est endormie.
Man gardait la tête baissée, car elle était honteuse.
— Peut-être que je leur ai fait du tort, à ces braves gens. Grand-mère dort.
— Pourquoi ne demandes-tu pas au pasteur si t’as commis un péché ? demanda la jeune femme.
— C’est ce que je vais faire… mais c’est un drôle d’homme. C’est peut-être à cause de lui que j’ai empêché ces gens de venir dans notre tente. Ce Casy, il en arrive à penser que du moment que les gens font quèq’chose, c’est ce qu’ils devaient faire.
Man regarda ses mains, puis elle fit :
— Rosasharn, il nous faut dormir, si nous devons partir ce soir, faut dormir.
Elle s’allongea par terre, contre le matelas.
Rose de Saron s’inquiéta :
— Mais qui va éventer Grand-mère ?
— Elle dort pour l’instant. Couche-toi et repose-toi.
— J’me demande où Connie peut bien êt’ fourré, se lamenta la jeune femme. Ça fait une éternité que je ne l’ai plus vu.
— Chut ! fit Man. Dors.
— Man, Connie va étudier la nuit, pour devenir quelqu’un.
— Ouais. Tu me l’as déjà dit. Dors !
La jeune femme s’allongea contre le matelas de Grand-mère.
— Connie a encore une nouvelle idée. Il pense tout le temps. Quand il saura tout ce qu’il y a à savoir pour ce qui est de l’électricité, il aura sa boutique à lui, et alors devine ce qu’on aura ?
— Quoi ?
— De la glace… autant qu’on en voudra. Une glacière, qu’on aura. On s’arrangera pour qu’elle soit tout le temps pleine. Les choses ne se gâtent pas quand on a de la glace.
— Connie est toujours en train d’inventer quèq’chose, dit Man avec un petit rire. Maintenant, dors.
Rose de Saron ferma les yeux. Man s’allongea sur le dos et croisa les bras sous sa tête. Elle écoutait respirer Grand’mère et sa fille. Elle avança la main pour chasser une mouche de son front. Le camp était silencieux dans la chaleur écrasante, mais l’herbe chaude grouillait de bruits – chants de grillons, bourdonnements de mouches – qui étaient proches du silence. Man poussa un long soupir, après quoi elle bâilla et ferma les yeux. Dans un demi-sommeil elle entendit des pas approcher, mais ce fut une voix d’homme qui la réveilla en sursaut.
— Qui est là-dedans ?
Man se redressa d’une secousse. Un homme au visage hâlé se baissa et passa la tête à l’intérieur. Il portait des bottes, un pantalon kaki, et une chemise kaki garnie d’épaulettes. Un revolver était passé dans l’étui de son baudrier de cuir et une grosse étoile d’argent était épinglée à hauteur de son sein gauche. Il avait repoussé en arrière son calot militaire. Il donnait de grandes claques sur la bâche qui résonnait comme un tambour.
— Qui est là-dedans ? répéta-t-il.
Man demanda :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je viens de vous le dire. Je veux savoir qui est là-dedans.
— Mais on est que toutes les trois… Grand-mère, moi et ma fille.
— Où sont vos hommes ?
— Mais, euh… ils sont allés se décrasser un peu. Nous avons roulé toute la nuit.
— D’où venez-vous ?
— De tout près de Sallisaw, dans l’Oklahoma.
— Eh ben, vous ne pouvez pas rester ici.
— On a dans l’idée de repartir ce soir et de traverser le désert.
— C’est ce que vous avez de mieux à faire. Si je vous retrouve ici demain à la même heure, je vous embarque. Nous ne voulons pas en voir de votre espèce s’installer ici.
De fureur, le visage de Man s’assombrit. Elle se mit lentement debout, se courba et prit la poêle de fer dans la caisse aux ustensiles de cuisine.
— Vous avez beau avoir un insigne en fer-blanc et un revolver, là d’où je viens, vous auriez juste le droit de vous taire.
Armée de sa poêle, elle s’avança vers lui. Il fit jouer le revolver dans son étui.
— C’est bien ça ! fit Man. Faire peur aux femmes. Encore heureux que les hommes ne soient pas là. Ils vous auraient écharpé. Dans mon pays les gens comme vous apprennent à tenir leur langue.
L’homme recula.
— Oui, ben vous n’êtes pas dans vot’ pays, ici. Vous êtes en Californie et nous ne voulons pas voir de damnés Okies s’installer ici.
Man s’immobilisa, intriguée.
— Okies ? dit-elle à mi-voix. Des Okies ?
— Parfaitement des Okies. Et si vous êtes encore là quand je reviens demain, je vous colle au violon ! Il fit demi-tour et s’en alla cogner sur la tente voisine.
— Qui est là-dedans ? fit-il.
Man rentra lentement sous la bâche. Elle replaça la poêle dans la caisse. Puis lentement, elle s’assit. Rose de Saron l’observait à la dérobée. Et quand elle vit sa mère s’efforcer de maîtriser les tiraillements de son visage, elle ferma les yeux et fit semblant de dormir.
Le soleil était déjà bas sur l’horizon, mais la chaleur ne semblait pas vouloir diminuer. Tom se réveilla sous le saule, baigné de sueur, la bouche pâteuse et la tête engourdie. Il se mit debout tant bien que mal et se dirigea vers la rivière. Là, il dépouilla ses vêtements et pénétra dans le courant. Dès que son corps fut entré en contact avec l’eau, sa soif disparut. Il se coucha sur le dos dans l’eau profonde et se laissa flotter. Il se maintenait en équilibre en enfonçant ses coudes dans le sable et contemplait le bout de ses orteils qui se montrait à la surface.
Un petit garçon pâle et maigre s’amena en rampant comme un animal parmi les roseaux. Il se déshabilla et se coula dans l’eau en gigotant comme un rat musqué ; il nageait à la façon d’un rat musqué, le nez et les yeux émergeant seuls au-dessus du courant. Et soudain il aperçut la tête de Tom et vit que Tom l’observait. Il interrompit son jeu et s’assit dans l’eau.
Tom fit :
— Bonjour.
— Jour.
— Tu jouais au rat musqué, hein ?
— Ouais.
Il s’écartait insensiblement, obliquant vers la berge, d’abord d’un air détaché, puis tout à coup il bondit, ramassa ses vêtements à la volée et détala comme un zèbre à travers les fourrés.
Tom eut un rire silencieux. Et soudain, une voix stridente cria son nom :
— Tom, hé ! Tom !
Il s’assit dans l’eau et siffla entre ses dents – un coup de sifflet strident, perçant, avec un trille au bout. Les roseaux s’écartèrent, livrant passage à Ruthie.
— Man te demande, fit-elle. Elle a dit que tu viennes tout de suite.
— C’est bon.
Il se leva et regagna la rive, et Ruthie, très intéressée, regardait son corps nu avec stupéfaction. Voyant où se portait son regard, Tom lui dit :
— Veux-tu te sauver !
Et Ruthie s’enfuit à toutes jambes. Tom l’entendit appeler Winfield d’une voix surexcitée, tout en courant. Il passa ses vêtements brûlants sur son corps encore humide et à travers les fourrés, il s’en alla sans se presser en direction de la tente.
Man avait fait un feu avec des branches sèches de saule et avait mis une casserole d’eau à chauffer. En le voyant elle parut soulagée.
— Qu’est-ce qu’il y a, Man ? demanda-t-il.
— J’étais pas rassurée, répondit-elle. Il est venu un policeman. Il a dit qu’on ne pouvait pas rester ici. J’avais peur qu’il aille te trouver, je craignais qu’il aille te parler et que tu lui tapes dessus.
— Pourquoi que j’irais taper sur un policeman ?
Man sourit…
— Ben… il était tellement mal poli… j’ai bien failli lui casser la figure moi-même.
En riant, Tom l’empoigna par le bras et la secoua rudement, mais sans brutalité. Il s’assit par terre, riant toujours.
— Bon Dieu, Man… toi que j’ai connue si douce, qu’est-ce qui t’est donc arrivé ?
Sa figure devint grave.
— Je ne sais pas, Tom.
— D’abord tu nous menaces avec un manche de cric et maintenant tu veux démolir un flic.
Il eut un petit rire silencieux, et d’un geste tendre caressa les pieds nus de sa mère.
— Une vraie tigresse, fit-il.
— Tom ?
— Oui ?
Elle resta longtemps hésitante.
— Tom, le policeman en question… il nous a appelés… des Okies. Il a dit : « Je ne veux pas voir de damnés Okies de votre espèce s’installer ici. »
Tom l’observait attentivement, une main tendrement posée sur son pied nu.
— Un type nous a parlé de ça, dit-il. De cette façon qu’ils ont de nous appeler par ici.
Il réfléchit un instant.
— Man, on ne peut pas dire que je sois un mauvais bougre, à ton idée ? J’veux dire un type bon à mettre derrière des barreaux ?…
— Non, répondit-elle. T’as passé en jugement mais… non. Pourquoi tu me demandes ça ?
— Ben, j’vais te dire. Moi je t’y aurais collé un marron à ce flic.
Man sourit, amusée.
— C’était plutôt à moi de te demander ça, parce que j’ai failli l’assommer avec la poêle.
— Man, pourquoi il a dit qu’on ne pouvait pas s’arrêter ici ?
— Il a tout simplement dit qu’il ne voulait pas voir de damnés Okies s’installer ici. L’a dit qu’il nous embarquerait, s’il nous trouvait encore là demain.
— Mais on n’a pas l’habitude de se laisser manœuvrer par les flics.
— C’est ce que je lui ai dit, fit Man. Il a répondu qu’on n’était pas chez nous. On est en Californie, et ils font ce qui leur plaît.
Tom dit, l’air un peu gêné :
— Man, j’ai quèq’chose à te dire, Noah… il est parti le long de la rivière… Il n’a pas voulu aller plus loin.
Man mit un moment à comprendre.
— Pourquoi ? demanda-t-elle, angoissée.
— Je ne sais pas. Il a dit qu’il ne pouvait pas s’en empêcher. Qu’il fallait qu’il reste. M’a dit de te le dire.
— Comment qu’il fera pour se nourrir ? demanda-t-elle.
— J’sais pas. L’a dit qu’il prendrait du poisson.
Man resta longtemps silencieuse.
— La famille s’en va à la débandade, dit-elle enfin. J’sais plus quoi. On dirait qu’je ne suis même plus capable de mettre deux idées ensemble. Plus capable de penser. Il se passe trop de choses.
Tom dit, sans trop y croire :
— Il s’en sortira, va, Man. C’est un drôle de corps.
Man tourna vers la rivière un regard vide d’expression.
— J’ai l’impression de n’être plus seulement capable de penser.
Tom porta les yeux vers l’alignement des tentes et vit Ruthie et Winfield debout devant l’entrée d’une tente, en conversation animée avec quelqu’un à l’intérieur. Ruthie tortillait le bas de sa robe tandis que Winfield creusait un trou dans le sol du bout de son orteil.
— Eh, Ruthie ! cria Tom.
Elle leva les yeux et, l’apercevant, accourut au petit trot, suivie de Winfield. Quand elle l’eut rejoint, Tom lui dit :
— Va chercher les nôtres. Ils sont tous en train de dormir là-bas dans les fourrés. Cours. Et toi, Winfield, va prévenir les Wilson qu’on va démarrer aussitôt qu’on le pourra.
Les enfants virevoltèrent et partirent au grand galop.
Tom dit :
— Man, comment va Grand-mère en ce moment ?
— Ben, elle s’a reposée. Elle a dormi un peu aujourd’hui. Elle va peut-être aller mieux. Elle dort encore.
— C’est parfait. Qu’est-ce qu’il nous reste dans le saloir ?…
— Plus guère. Le quart d’un cochon.
— Alors, va falloir remplir l’autre saloir d’eau. Faut qu’on emmène de l’eau.
Ils entendaient la voix perçante de Ruthie appeler les hommes, plus bas dans les roseaux.
Man fourra des baguettes de saule dans le feu et, dans un crépitement sec, de longues flammes montèrent à l’assaut de la marmite noire. Elle fit :
— J’prie le Seigneur qu’on ait bientôt un peu de repos. J’prie le Seigneur Jésus qu’on ait bientôt un coin agréable où s’allonger.
Le soleil piquait vers la ligne dentelée des monts, à l’ouest. Sur le feu, l’eau bouillonnait furieusement dans la marmite. Man alla prendre un plein tablier de pommes de terre sous un coin de la bâche et les mit à bouillir…
— Je prie le Seigneur qu’on puisse bientôt faire un peu de lessive ; jamais nous n’avons été aussi sales. Nous ne lavons même plus les pommes de terre avant de les mettre à bouillir. J’me demande pourquoi. On dirait qu’nous n’avons plus le cœur à rien.
Les hommes arrivèrent en bande, les yeux ensommeillés, le visage rouge et bouffi d’avoir dormi en plein jour.
Pa dit :
— Qui s’passe ?
— On part, répondit Tom. Un flic est venu dire qu’il fallait qu’on s’en aille. Autant en finir tout de suite. En s’y prenant comme ça de bonne heure, on arrivera peut-être à le passer. Pas loin de trois cents milles à faire avant d’y être.
— Je croyais qu’on devait se reposer ? objecta Pa.
— Ben, on se reposera pas. Faut s’en aller, dit Tom. Noah ne vient pas, il est parti le long de la rivière.
— Comment ça, il ne vient pas ? Qu’est-ce qui lui prend ? sacré bon Dieu !
Et là, Pa se reprit :
— C’est ma faute, dit-il, d’un air malheureux. Ce garçon-là, c’est ma faute.
— Non.
— J’aime mieux ne plus parler de ça, dit-il. Je ne pourrais pas… c’est ma faute.
— En tout cas, il faut partir.
Wilson s’approcha sur ces entrefaites.
— Nous ne pouvons pas partir, les amis, déclara-t-il. Sairy est à bout, Faut qu’elle se repose. Jamais elle n’arrivera vivante de l’aut’ côté.
Ils restèrent silencieux. Ensuite, Tom éleva la voix :
— Y a un flic qu’a dit qu’il nous embarquerait si on était encore là demain.
Wilson branla la tête. Il avait les yeux vitreux à force d’inquiétude, et sous la peau foncée une légère pâleur commençait à se manifester.
— Alors, faudra en passer par là. Sairy n’est pas en état de partir ; s’ils nous mettent en prison, ils nous mettront en prison. Faut qu’elle se repose et qu’elle reprenne des forces.
Pa dit :
— P’têt’qu’on ferait mieux d’attendre, de façon à partir tous ensemble.
— Non, dit Wilson. Vous avez été bien serviables pour nous, vous avez été bien bons, mais faut pas que vous restiez là. Faut continuer vot’ route et trouver du travail. Nous ne permettrons pas que vous restiez là.
Pa objecta violemment :
— Mais vous n’avez pas un sou ni rien !
Wilson sourit :
— Quand vous nous avez pris en remorque, on n’avait rien non plus. D’abord, c’est une chose qui ne regarde que nous. Ne venez pas me mettre en colère. Faut que vous partiez, sinon je me fâche pour de bon.
Man, d’un signe de tête, appela Pa sous la toile de tente et lui murmura quelque chose.
Wilson se tourna vers Casy :
— Sairy demande que vous alliez la voir.
— Tout de suite, dit le pasteur.
Il se dirigea vers la tente des Wilson, écarta les deux pans de l’entrée et pénétra à l’intérieur. Il y faisait chaud et sombre. Le matelas était étendu à même le sol et toutes leurs affaires étaient éparpillées çà et là, car tout venait d’être déchargé le matin même. Sairy gisait sur le matelas, et ses yeux paraissaient encore plus grands et plus lumineux. Il restait debout à la regarder, sa grosse tête penchée sur elle, les tendons saillant de chaque côté de son cou. Il ôta son chapeau et le garda à la main. Elle dit :
— Mon mari vous a prévenu que nous ne pouvions pas continuer ?
— Oui.
De sa belle voix grave elle poursuivit :
— Je voulais qu’on parte. J’savais bien que je n’vivrais pas jusqu’au bout, mais au moins il aurait été de l’aut’ côté. Mais il ne veut pas partir. Il n’sait pas. Il s’figure que ça va aller mieux. Il n’sait pas.
— Il a dit qu’il ne voulait pas partir.
— J’sais bien, fit-elle. Et il est têtu. J’vous ai demandé de venir pour dire une prière.
— J’suis pas pasteur, dit-il à mi-voix. Mes prières n’ont pas de valeur.
Elle s’humecta les lèvres :
— J’étais là quand le vieux bonhomme est mort. Vous en avez dit une pour lui.
— C’était pas une prière.
— C’en était une.
— Pas une vraie prière de pasteur.
— C’était une bonne prière, je voudrais que vous en disiez une pour moi.
— Je ne sais pas quoi dire.
Elle ferma les yeux l’espace d’une minute, puis les rouvrit :
— Alors, dites-vous-en une à vous-même. Pas besoin de mots, ça suffira.
— Je n’ai pas de Dieu, dit-il.
— Vous avez un Dieu. Même si vous ne savez pas comment il est fait, ça ne change rien.
Le pasteur courba la tête. Elle l’observait avec inquiétude. Et quand il releva la tête, elle parut soulagée.
— Voilà qui est bien, fit-elle. C’est ce qu’il me fallait. Quelqu’un d’assez proche pour prier.
Il secoua la tête comme pour se réveiller.
— Je ne comprends pas ce qui se passe avec vous, dit-il.
Alors elle répliqua :
— Si, vous le savez… pas vrai ?
— Oui, je sais, admit-il, je sais, mais je ne comprends pas. Peut-être que si vous vous reposez quelques jours, après vous viendrez.
Elle secoua lentement la tête :
— Je ne suis plus que de la souffrance avec de la peau dessus. Je sais ce que c’est, mais je ne veux pas lui dire. Ça le frapperait trop. D’ailleurs, il ne saurait pas quoi faire. Peut-être que la nuit, pendant qu’il dort… en se réveillant, ça sera moins dur.
— Vous voulez que je ne parte pas, que je reste là ?
— Non, répondit-elle. Non. Quand j’étais petite, je chantais des chansons. Les gens de chez nous disaient que je chantais aussi bien que Jenny Lind. Les voisins venaient exprès pour m’écouter. Et de les avoir là autour de moi pendant que je chantais, eh bien, je me sentais plus proche d’eux que je n’aurais cru possible. C’était une vraie bénédiction. Il n’y en a pas beaucoup à qui ça arrive, de se sentir si pleins de sentiment, si proches les uns des autres… et eux qui étaient là, debout, et moi qui chantais. Je me disais que peut-être bien un jour je chanterais au théâtre, mais je ne l’ai jamais fait. Et j’en suis heureuse. Comme ça, rien n’est venu se mettre en travers d’eux et moi. Et c’est… c’est pour ça que je vous demandais de prier. Je voulais sentir encore une fois quelqu’un de tout proche. Chanter et prier, c’est la même chose, c’est exactement la même chose. Si seulement vous aviez pu m’entendre chanter !
Il la regarda dans les yeux :
— Au revoir, dit-il.
Elle hocha lentement la tête et serra les lèvres. Alors le pasteur sortit de la pénombre de la tente dans la lumière aveuglante du soleil. Les hommes chargeaient le camion. L’oncle John était juché tout en haut et les autres lui passaient le matériel. Il rangeait le tout avec soin, s’attachant à obtenir une surface bien plane. Man vida le quart d’un baril de porc salé dans une marmite et Tom alla avec Al nettoyer les deux saloirs dans l’eau du fleuve. Ils les fixèrent sur les marchepieds, puis ils s’armèrent de seaux et eurent tôt fait de les remplir. Après quoi ils les recouvrirent d’une toile tendue pour empêcher l’eau de sauter pendant le trajet. Il ne restait plus à charger que la bâche et le matelas de Grand-mère.
Tom dit :
— Avec un chargement pareil, c’te vieille brouette va chauffer comme une locomotive. Faut prendre le plus possible d’eau.
Man distribua les pommes de terre bouillies, tira le sac à moitié vide de dessous la tente et le déposa près de la marmite.
Tout le monde mangea debout en dansant d’un pied sur l’autre et en faisant sauter les pommes de terre bouillantes d’une main dans l’autre pour les refroidir.
Man alla trouver les Wilson et passa dix minutes sous leur tente, puis elle en sortit sans bruit.
— Il est temps de partir, fit-elle.
Les hommes se coulèrent sous la bâche tendue. Grand-mère dormait toujours, la bouche grande ouverte. Ils soulevèrent le matelas avec précaution et le hissèrent au sommet du camion.
Grand-mère rentra ses jambes squelettiques et fronça les sourcils, mais elle ne se réveilla pas.
L’oncle John et Pa tendirent la bâche sur les ridelles, aménageant ainsi une petite tente sur le toit du camion. Dès lors, tout était prêt. Pa tira son porte-monnaie de sa poche, y prit deux billets froissés. Il alla vers Wilson et les lui tendit :
— Ça nous fera plaisir que vous preniez ça et… il désigna du doigt le porc salé et les pommes de terre… et ça.
Wilson baissa les yeux et secoua la tête avec véhémence.
— Rien à faire, dit-il. Vous n’avez déjà pas de trop.
Man prit les deux billets des mains de Pa. Elle les plia soigneusement, les posa à terre et plaça dessus la marmite contenant le porc.
— Ils resteront là, fit-elle. Si vous ne les prenez pas, quelqu’un d’autre le fera.
Wilson, la tête toujours baissée, fit demi-tour et regagna sa tente ; il y pénétra et les pans de toile retombèrent derrière lui. La famille attendit quelques instants, puis :
— Il est temps de partir, dit Tom. Doit pas êt’ loin de quatre heures, je pense.
La famille grimpa sur le camion, Man tout en haut, près de Grand-mère. Tom, Al et Pa à l’avant, et Winfield sur les genoux de Pa. Connie et Rose de Saron se nichèrent tout contre la cabine du chauffeur. Le pasteur, l’oncle John et Ruthie étaient vautrés les uns sur les autres au sommet du chargement.
Pa cria :
— Au revoir, m’sieu, m’dame Wilson.
Nulle réponse ne vint de la tente. Tom mit en marche et le camion s’ébranla lourdement. Et du haut de la voiture qui se traînait comme un gros insecte sur le chemin rocailleux menant à Needles et à l’autostrade, Man regarda en arrière. Wilson, debout devant sa tente, les suivait des yeux. Il tenait son chapeau à la main. Le soleil le frappait en plein visage. Man agita la main en signe d’adieu, mais il ne répondit pas.
Tom resta en deuxième sur la mauvaise route, afin d’épargner les ressorts. À Needles, il entra dans une station-service, vérifia la pression des pneus usagés et celle des pneus de rechange arrimés à l’arrière. Il fit le plein d’essence et acheta deux bidons d’essence de vingt-cinq litres chacun et un bidon de dix litres d’huile. Il remplit le radiateur, obtint une carte de la région et l’étudia.
L’employé du poste d’essence, un jeune homme en uniforme blanc, parut soulagé lorsque la note eut été réglée. Il dit :
— Vous avez un certain cran.
Tom leva les yeux de la carte :
— Comment ça ?
— Ben, de traverser avec ce bahut.
— Vous avez déjà traversé ?
— Je comprends. Des tas de fois. Mais jamais dans un pareil clou.
— Si on avait une panne, on trouverait peut-être quelqu’un pour nous donner un coup de main ?
— Possib’. Mais les gens ne sont pas très chauds pour ce qui est de s’arrêter la nuit. Ils ont plutôt la frousse, comme qui dirait. J’voudrais pas êt’ dans vot’ peau. Ça demande plus de cran que je n’en ai…
Tom esquissa un sourire :
— Pas besoin de cran pour faire quelque chose quand y a pas aut’ chose à faire. Enfin, merci… On va se mettre en route.
Là-dessus il monta dans le camion et repartit.
Le jeune homme vêtu de blanc rentra dans la baraque en tôle où son collègue peinait sur son livre de comptes.
— Merde alors, tu parles d’une équipe de durs.
— Ces Okies ? Ils ont tous des gueules en ciment armé.
— Bon Dieu, on me paierait cher pour me risquer dans une pareille casserole.
— Tu penses, on n’est pas piqués, nous deux. Ces sacrés Okies de malheur, ils n’ont pas pour un sou de jugeote, et pas un grain de sentiment. C’est pas des êtres humains, ces gens-là, moi j’te le dis. Jamais un être humain ne supporterait une crasse et une misère pareilles. Ils ne valent pas beaucoup mieux que des chimpanzés.
— N’empêche que je m’estime heureux de ne pas êt’ forcé de traverser le désert dans leur Hudson Super-Six. Elle fait autant de boucan qu’une batteuse.
L’autre se remit à ses comptes. Une grosse goutte de sueur coula le long de son doigt et tomba sur une facture rose.
— Au fond, ils n’ont pas beaucoup de soucis. Ils sont tellement abrutis qu’ils ne se rendent pas compte que c’est dangereux. Oh ! et puis, quoi, bon Dieu, ils sont peut-êt’ très contents de leur sort. Ils sont comme ils sont et ils n’en savent pas plus long. À quoi bon se tracasser ?
— Je ne me tracasse pas. Je pensais simplement qu’à leur place, j’aimerais pas ça.
— Parce que t’as un moyen de comparaison. Eux, ils ne connaissent pas aut’ chose.
Et, d’un revers de main, il essuya la goutte de sueur tombée sur la facture rose.
Le camion s’engagea sur la grand-route et attaqua la longue montée, à travers les roches pourries et crevassées. Le moteur ne tarda pas à chauffer et Tom ralentit l’allure. La route montait sans discontinuer, serpentant à travers une contrée morte, un paysage gris blanc, calciné, sans trace de vie. Une seule fois, Tom s’arrêta quelques instants pour laisser refroidir le moteur, puis il repartit. Ils franchirent le col alors que le soleil était encore haut sur l’horizon et contemplèrent le désert qui s’étendait à leurs pieds : des montagnes de cendre noire dans le lointain et le soleil jaune qui se reflétait sur le désert gris. Les buissons rabougris de sauge et d’épines projetaient crânement de petites ombres sur le sable caillouteux. Ils allaient droit sur le soleil aveuglant. Tom n’y voyait qu’en se protégeant les yeux avec sa main. Quand ils eurent dépassé la crête, Tom coupa l’allumage pour laisser refroidir le moteur. Ils descendirent silencieusement la grande courbe pour aboutir au sol plat du désert. Sur le siège avant, Tom, Al et Pa, et Winfield sur les genoux de Pa, prenaient en pleine figure la lumière aveuglante du soleil couchant, et leurs yeux étaient rigides et leurs faces tannées luisaient de sueur. La terre calcinée et les monts de cendre noire rompaient l’uniformité du paysage auquel les lueurs rouges du couchant donnaient un aspect effrayant.
Al dit :
— Bon Dieu, quel pays ! Ça te dirait de le traverser à pied ?
— Y en a qui l’ont fait, dit Tom. Des tas de gens, et s’ils l’ont fait, nous aussi on serait capables de le faire.
— Il a dû en mourir quelques-uns, dit Al.
— Ben, on ne peut pas dire que nous nous en sortons sans dommage.
Al resta un moment silencieux et le désert qui rosissait fila des deux côtés de la voiture.
— Croyez qu’on reverra les Wilson ? demanda Al.
Tom eut un bref coup d’œil vers le niveau d’huile.
— Quèq’chose me dit que personne ne reverra m’dame Wilson avant longtemps. Une idée que j’ai comme ça.
Winfield dit :
— Pa, j’veux descendre.
Tom tourna les yeux vers lui :
— Je crois que tout le monde ferait bien de descendre avant qu’on se lance pour la nuit.
Il ralentit et stoppa. Winfield se dégagea de la portière et pissa sur le bord de la route. Tom se pencha :
— Y a des amateurs ?
— Non, on tiendra, ici, répondit l’oncle John.
— Winfield, grimpe là-haut, dit Pa. À force de t’avoir sur mes genoux, j’ai les jambes mortes.
Obéissant, le gamin boutonna sa salopette, se hissa à l’arrière, escalada, à quatre pattes, le chargement jusqu’au matelas de Grand-mère, puis il se coula vers Ruthie.
La soirée s’avançait et le camion roulait toujours. Le disque du soleil toucha l’horizon dentelé et le désert s’empourpra.
Ruthie dit :
— Z’ont pas voulu te garder, en bas, hein ?
— J’ai pas voulu rester. C’était pas aussi bien qu’ici. J’pouvais pas m’allonger.
— Eh ben, ne viens pas me barber avec tes bavardages, fit Ruthie, pasque j’m’en vais dormir, et quand j’me réveillerai on sera arrivés ! C’est Tom qui l’a dit ! Ça va faire drôle de voir la jolie campagne.
Le soleil disparut, laissant dans le ciel une vaste auréole. Et bientôt il fit très noir sous la bâche, long tunnel éclairé à chaque bout par un triangle de lumière plate.
Connie et Rose de Saron étaient adossés à la cabine, et le vent chaud qui s’engouffrait sous la tente les frappait à la nuque, faisant ronfler et claquer la toile au-dessus d’eux.
Couverts par le vrombissement de la bâche, ils se parlaient à voix basse, de façon à n’être entendus de personne. Connie tournait la tête, chuchotait quelque chose à l’oreille de Rose et elle faisait de même. Elle dit :
— On ne s’arrêtera donc jamais ? On ne fait que rouler et rouler tout le temps. Je suis tellement fatiguée.
Il lui répondit à l’oreille :
— Demain matin, p’têt’. Tu voudrais pas qu’on soit seuls, maintenant, dis ?
Dans la pénombre, sa main lui caressa la hanche.
— Cesse, dit-elle. Tu vas me rendre folle perdue. Ne fais pas ça.
Et elle tourna la tête pour entendre sa réponse :
— Peut-être… Quand ils seront tous endormis…
— Peut-être, dit-elle. Mais attends qu’ils soient endormis. Tu vas me rendre folle, et p’têt qu’ils ne s’endormiront pas.
— J’peux pas m’empêcher, fit-il.
— J’sais bien. Moi non plus. Parlons de comment ce sera, une fois qu’on sera là-bas, et recule-toi, sinon tu vas me rendre complètement folle.
Il s’écarta légèrement :
— Eh ben ! j’vas me mettre à étudier la nuit », fit-il. Elle soupira profondément. « J’vas m’acheter un de ces catalogues où que c’est marqué, et découper le prospectus tout de suite. »
— Combien de temps, à ton idée ? demanda-t-elle.
— Combien de temps, quoi ?
— Avant qu’tu gagnes beaucoup d’argent et qu’on ait de la glace ?
— Difficile à dire, fit-il d’un air important. Difficile à dire comme ça. C’qu’est sûr, c’est que j’devrais en savoir pas mal d’ici la Noël.
— Dès que t’auras étudié comme il faut, on aura de la glace et des tas de choses, dis ?
Il eut un petit rire étouffé :
— C’est c’te sacrée chaleur, fit-il. Quèq’t’auras besoin de glace à la Noël ?
Elle se trémoussa.
— C’est vrai. Mais j’aimerais avoir de la glace tout le temps. Arrête, je te dis ! Tu vas me rendre folle !
Le crépuscule se changea en ténèbres et, sur la douceur du ciel, les étoiles du désert apparurent, tranchantes et cristallines, parfois légèrement mouchetées ou rayées ; et le ciel était de velours. Et la chaleur changea de nature. Tant que le soleil était haut, ç’avait été une chaleur ardente, impitoyable, qui martelait le crâne et la nuque, mais maintenant qu’elle venait d’en bas, qu’elle montait de la terre, c’était une chaleur dense et suffocante. Les phares s’allumèrent, éclairant vaguement un petit bout de route à l’avant et une étroite bande de désert de chaque côté. Et parfois une paire d’yeux scintillait au loin, mais aucun animal ne se montrait dans la lumière. Maintenant, il faisait nuit noire sous la tente. Et l’oncle John et le pasteur étaient recroquevillés au milieu du camion, appuyés sur un coude, le regard perdu dans le triangle de clarté à l’autre bout du tunnel, ils distinguaient les deux bosses que formaient Grand-mère et Man sur le fond plus clair. Ils voyaient Man remuer de temps à autre, son bras noir se découpant sur le fond du ciel.
L’oncle John s’adressa au pasteur :
— Casy, dit-il, vous êtes quelqu’un qu’a de la jugeote. Vous devez savoir quoi faire…
— Quoi faire comment et quand ?
— J’sais pas, répondit l’oncle John.
— Eh ben, voilà qui va me faciliter les choses ! s’exclama Casy.
— Ben quoi, vous avez été pasteur.
— Écoutez, John, tout le monde s’en prend à moi parce que j’ai été pasteur. Un pasteur est un homme, pas aut’ chose.
— Ouais, mais, c’est… un homme d’une certaine sorte, sans quoi il n’s’rait pas pasteur. Y avait une chose que je voulais vous demander… Croyez que ce soit possible que quelqu’un porte malheur aux autres ?
— J’sais pas, répondit Casy. J’sais pas.
— Comprenez… C’est à cause que… j’étais marié avec une bonne fille, tout ce qu’il y a de brave. Et v’là qu’une nuit elle est prise de coliques. Et elle me fait : « Faudrait que t’ailles chercher le médecin. » Oh ! penses-tu, qu’j’y dis, t’as trop mangé, voilà tout.
L’oncle John posa sa main sur le genou de Casy et chercha son regard dans l’obscurité.
— Elle m’a regardé d’une façon. Elle s’a plainte toute la nuit, et elle est morte l’après-midi d’après.
Le pasteur marmonna quelque chose.
— Vous comprenez, reprit John, c’est moi qui l’ai tuée. Et, depuis ce jour-là, je tâche à me racheter, surtout auprès des gosses. Et j’ai essayé de bien me conduire, mais j’y arrive pas, je me saoule et je fais des blagues.
— Tout le monde fait des blagues, dit Casy. Moi le premier.
— Oui, mais vous n’avez pas de péchés sur la conscience, vous.
Casy dit avec douceur :
— Pour sûr que j’en ai. Tout le monde en a. Un péché, c’est quelque chose qu’on n’est pas bien sûr. Tous ces gens qui sont sûrs de tout et qu’ont pas de péchés, eh ben moi, ce genre d’enfants de salauds, si j’étais le Bon Dieu, je les foutrais hors du Paradis à coups de pied au cul ! J’pourrais pas les sentir !
L’oncle John fit :
— Quèq’chose me dit que je porte malheur à ma propre famille. Quèq’chose me dit que je devrais m’en aller et les laisser en paix. Je ne me sens pas dans mon assiette.
— Tout ce que je sais, dit vivement Casy, c’est qu’on doit faire ce qu’on a à faire, c’est pas à moi de vous dire… Je ne peux pas vous le dire. Je ne crois pas à la chance, ni qu’on puisse porter malheur. Y a qu’une chose que je sais avec certitude en ce bas monde, c’est que personne n’a le droit de se mêler de la vie privée de qui que ce soit. Faut que les gens trouvent eux-mêmes. On peut aider quelqu’un, j’dis pas, mais pas lui dire ce qu’il a à faire.
— Alors, vous ne savez pas ? fit l’oncle John d’un ton déçu.
— Je ne sais pas.
— Vous croyez que c’était un péché de laisser mourir ma femme comme ça ?
— Ben, répondit Casy, pour n’importe qui ce serait une erreur, mais si vous trouvez que c’est un péché, alors c’est un péché. On monte ses propres péchés soi-même, pièce par pièce.
— Faut que j’y réfléchisse un coup, fit l’oncle John.
Là-dessus il se roula en boule, encerclant ses genoux.
Le camion roulait sur la route brûlante et les heures passaient. Ruthie et Winfield s’endormirent. Connie tira une couverture d’un ballot, la jeta sur Rose de Saron et sur lui-même et en retenant leur souffle, tous deux s’étreignirent dans la chaleur moite. Au bout d’un moment, Connie rejeta la couverture et le tourbillon de vent tiède parut rafraîchissant à leurs corps humides.
À l’arrière du camion, Man était allongée sur un matelas à côté de Grand-mère, et ses yeux ne voyaient rien, mais elle sentait le cœur lutter et le corps se débattre, et à son oreille la respiration n’était plus qu’un râle sanglotant. Et Man répétait sans se lasser :
— Calme-toi. Ça ira.
Et à voix rauque :
— Tu sais bien qu’il faut qu’on traverse. Tu le sais.
L’oncle John cria :
— Ça va-t-il ?
Elle fut un instant à répondre :
— Ça va, j’ai dû m’endormir.
Et bientôt, Grand-mère se tint tranquille et Man resta étendue près d’elle, rigide.
Les heures de la nuit s’écoulèrent et les ténèbres enveloppèrent le camion. Parfois des voitures les dépassaient, filant au loin vers l’Ouest ; et parfois de lourds camions surgissaient de l’Ouest, en route vers l’Est. Et une cascade d’étoiles scintillantes plongeaient lentement sur l’horizon, à l’Ouest. Il était près de minuit quand ils approchèrent de Daggett, où se trouve le bureau de contrôle. La route était inondée de lumière, et une enseigne lumineuse annonçait : « GARDEZ VOTRE DROITE ET STOPPEZ. » Les policiers se tournaient les pouces dans le bureau, mais lorsque Tom s’arrêta, ils sortirent et vinrent se planter sous le long hangar. L’un d’eux nota le numéro de la voiture et souleva le capot.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Tom.
— Contrôle agricole. Faut qu’on visite votre chargement. Vous avez des légumes ou de la semence ?
— Non, répondit Tom.
— Faut tout de même qu’on voie ça. Déchargez votre camion.
Avec effort, Man descendit. Elle avait le visage bouffi et son regard était dur et résolu.
— Écoutez, nous avons une malade avec nous. Nous devons l’emmener chez un médecin. Nous ne pouvons pas attendre.
On eût dit qu’elle s’efforçait de réprimer une crise de nerfs.
— Vous ne pouvez pas nous faire attendre dans un cas pareil.
— Non ? N’empêche qu’on va visiter votre chargement.
— Je vous jure que nous n’avons rien ! s’écria Man. Je le jure. Et Grand-mère est terriblement malade.
D’un effort prodigieux Man se hissa sur l’arrière du camion.
— Regardez, dit-elle.
Le policier projeta le faisceau de sa lampe sur la vieille tête ravagée.
— Ma parole mais c’est vrai ! fit-il. Vous jurez que vous n’avez pas de graines, ni de fruits, ni de légumes, ni de maïs, ni d’oranges ?
— Non, non. Je le jure !
— Alors, partez. Vous trouverez un docteur à Barstow. Ce n’est qu’à huit milles d’ici. Allez-y.
Tom remonta et démarra.
Le policier se tourna vers son collègue :
— Je ne pouvais pas les retenir.
— C’était p’têt’ de la blague ! fit l’autre.
— Oh ! malheur, non ! Si t’avais vu la tête de cette vieille, c’était pas de la blague, je te le garantis.
Tom accéléra jusqu’à Barstow et, dans la petite ville il s’arrêta, descendit et contourna le camion. Man se pencha vers lui.
— Ça va ! fit-elle. Je ne voulais pas m’arrêter là-bas, par peur qu’on ne puisse pas traverser.
— Oui, mais Grand-mère, comment elle va ?
— Ça va… ça va… continue. Faut qu’on traverse.
Tom branla la tête et retourna à l’avant.
— Al, dit-il, je vais faire le plein et après tu prendras le volant.
Il s’arrêta devant un garage, fit le plein d’essence et d’huile et mit de l’eau dans le radiateur. Ensuite, Al se coula sous le volant ; Tom s’installa à l’autre bout et Pa au milieu. Ils s’éloignèrent dans la nuit, laissant derrière eux les collines de Barstow.
Tom dit :
— Je ne sais pas ce qui arrive à Man. Elle est plus chatouilleuse qu’une chienne qu’a une puce dans l’oreille. Ç’aurait pas pris longtemps pour visiter nos affaires. Et elle dit que Grand-mère est malade ; et maintenant, elle dit qu’elle n’a rien. J’sais pas ce qu’elle a. Elle est pas dans son assiette. C’est-il que le voyage lui aurait détraqué la cervelle, à ton idée ?
Pa répondit :
— Man est presque comme quand elle était toute jeunette. Une vraie luronne, dans ce temps-là. Elle n’avait peur de rien. Je pensais que d’avoir eu tous ces gosses et le travail et tout, ç’avait dû la calmer, mais faut croire que non. Sacré nom de Dieu ! Quand elle a attrapé c’te manivelle, là-bas, j’aurais pas voulu risquer de la lui enlever des mains, je te le promets !
— J’sais pas ce qu’elle a, dit Tom. C’est peut-être simplement qu’elle est à bout.
Al dit :
— Je serai drôlement soulagé quand on sera de l’aut’côté. J’ai cette foutue bagnole sur la conscience.
— Te tracasse pas, dit Tom. T’as eu le nez fin quand tu l’as choisie. On n’a pas eu d’emmerdements avec, pour ainsi dire.
Durant toute la nuit, ils foncèrent dans les ténèbres étouffantes et les lapins de garenne venaient se dandiner devant les phares pour s’enfuir aussitôt à grands bonds désordonnés. Et l’aurore se leva derrière eux alors qu’ils arrivaient en vue des lumières de Mojave. Et l’aube révéla de hautes montagnes à l’ouest. Ils firent le plein d’huile et d’eau à Mojave et, dans la clarté du petit jour, ils s’attaquèrent aux montagnes.
Tom dit :
— Ça y est, bon Dieu ! Le désert est passé ! Pa, Al, réveillez-vous, nom d’un chien ! Le désert est passé !
— Je m’en fous, j’suis trop crevé ! dit Al.
— Tu veux que je conduise ?
— Non, attends encore un peu.
Ils traversèrent Tehachapi aux lueurs dorées de l’aube et le soleil se leva derrière eux, et alors… brusquement, ils découvrirent à leurs pieds l’immense vallée. Al freina violemment et s’arrêta en plein milieu de la route.
— Nom de Dieu ! Regardez ! s’écria-t-il.
Les vignobles, les vergers, la grande vallée plate, verte et resplendissante, les longues files d’arbres fruitiers et les fermes. Et Pa dit :
— Dieu Tout-Puissant !
Les villes dans le lointain, les petits villages nichés au creux des vergers et le soleil matinal qui dorait la vallée. Une voiture klaxonna derrière eux. Al se rangea au bord de la route.
— Je veux voir ça.
Les champs de céréales, dorés à la lumière du matin, les rangées de saules et les rangées d’eucalyptus.
Pa soupira :
— J’aurais jamais cru que ça pouvait exister, un pays aussi beau.
Les pêchers, les bosquets de noyers et les plaques vert foncé des orangeraies. Et les toits rouges parmi les arbres, et des granges, des granges opulentes.
Al descendit se dégourdir les jambes. Il cria :
— Man, viens voir. On y est.
Ruthie et Winfield dégringolèrent du camion, après quoi ils restèrent plantés là, silencieux, embarrassés et stupéfaits à l’aspect de la grande vallée. Une légère brume voilait le paysage et le relief du terrain allait s’adoucissant avec l’éloignement. Un petit moulin à vent brillait au soleil, et avec ses pales tournantes on eût dit un minuscule héliographe dans le lointain. Ruthie et Winfield le regardèrent et Ruthie chuchota :
— C’est la Californie.
Les lèvres de Winfield moulèrent silencieusement les syllabes :
— Y a des fruits ! dit-il tout haut.
Casy, l’oncle John, Connie et Rose de Saron descendirent. Et ils s’immobilisèrent, silencieux. Rose de Saron avait commencé à remettre de l’ordre dans ses cheveux quand elle aperçut la vallée. Sa main retomba lentement à son côté.
Tom dit :
— Où est Man ? Je veux que Man voie ça. Regarde, Man, viens là, Man.
Man descendit péniblement du camion. Quand Tom la vit :
— Grands dieux ! Man, t’es malade ?
Son visage était d’un gris terne et comme pétrifié ; ses yeux semblaient s’être enfoncés profondément au creux des orbites et la fatigue avait rougi ses paupières gonflées. Ses pieds touchèrent le sol et elle dut se retenir à la paroi du camion.
Sa voix n’était plus qu’un grognement rauque.
— Tu dis qu’on a passé ?
Tom montra du doigt la grande vallée :
— Regarde.
Elle tourna la tête et sa bouche s’ouvrit légèrement. Ses doigts montèrent à sa gorge et y pincèrent un petit morceau de peau qu’ils tendirent délicatement.
— Dieu soit loué ! fit-elle. La famille est là.
Ses genoux se dérobèrent et elle dut s’asseoir sur le marchepied.
— T’es malade, Man ?
— Non, fatiguée, c’est tout.
— T’as donc pas dormi ?
— Non.
— Grand-mère allait mal ?
Man baissa les yeux et regarda ses mains qui gisaient dans son giron comme deux amants épuisés.
— Je voudrais pouvoir ne pas vous le dire maintenant. J’aurais tant voulu que tout soit… agréable !
Pa dit :
— Alors, Grand-mère va mal ?
Man leva les yeux et contempla la vallée.
— Grand-mère est morte !
Ils la regardèrent tous et Pa demanda :
— Quand ?
— Avant qu’ils nous arrêtent, hier soir !
— C’est donc ça que tu ne voulais pas qu’ils regardent ?
— J’avais peur qu’on ne puisse pas traverser, fit-elle. J’ai dit à Grand-mère qu’on ne pouvait rien pour elle. Fallait que la famille traverse. Je lui ai dit… je lui ai dit pendant qu’elle était là en train de mourir. On ne pouvait pas s’arrêter en plein désert. Il y avait les petits… et puis le bébé de Rosasharn. Alors je lui ai dit.
Elle se couvrit le visage de ses mains et resta ainsi un moment.
— On pourra l’enterrer dans un joli coin de verdure, fit-elle à mi-voix. Un joli coin avec des arbres autour. Il faut qu’elle repose en Californie.
Effarée devant une telle force, la famille considéra Man avec une stupéfaction mêlée de terreur.
Tom s’exclama :
— Seigneur ! Et toi qui étais là, couchée toute la nuit à côté d’elle !
— Fallait que la famille traverse, dit Man d’une voix plaintive.
Tom s’approcha d’elle et voulut poser sa main sur son épaule.
— Ne me touche pas, fit-elle. Ça ira, si tu ne me touches pas. Ça me finirait.
Pa dit :
— Maintenant il faut partir. Il faut descendre.
Man leva les yeux sur lui :
— Est-ce… est-ce que je peux m’asseoir devant ? Je ne veux plus retourner là-haut… Je suis rompue. Crevée de fatigue.
Ils remontèrent sur le chargement en prenant soin d’éviter la longue forme raide allongée sous une couverture ; jusqu’à la tête qui était recouverte et bordée.
Et chacun reprit sa place en évitant de regarder de ce coté, en évitant de regarder cette bosse qui devait être le nez, et la pente abrupte qui devait être la chute du menton. Ils s’efforçaient de ne pas regarder, mais ne pouvaient pas s’en empêcher. Ruthie et Winfield, tassés dans un coin, aussi loin que possible du cadavre, regardaient de tous leurs yeux la forme enveloppée.
Et Ruthie chuchota :
— C’est Grand-mère, et elle est morte.
Winfield approuva gravement du chef :
— Elle respire plus du tout. Elle est rudement morte.
Et Rose de Saron dit à mi-voix à Connie :
— Elle était en train de mourir quand on…
— Comment voulais-tu qu’on sache ? dit-il pour la tranquilliser.
Al grimpa en haut du camion pour laisser Man s’asseoir sur le siège avant. Et Al affectait un air dégagé, car il avait de la peine. Il se laissa tomber auprès de Casy et de l’oncle John.
— Oh ! elle était vieille. Son heure était venue, dit Al. Tout le monde finit par mourir.
Casy et l’oncle John tournèrent vers lui un regard dépourvu d’expression, comme s’ils avaient eu affaire à un bizarre buisson parlant.
— Ben, quoi, c’est pas vrai ? demanda-t-il.
Et les yeux se détournèrent, laissant Al morose et tout déconfit.
Casy n’en revenait pas :
— Toute la nuit, et toute seule, fit-il. Et il ajouta : John, tu as là une femme qui a tant d’amour en elle qu’elle me fait peur. Je me sens si petit et si mauvais à côté d’elle.
John demanda :
— Est-ce que c’était un péché ? Est-ce qu’il y a là-dedans quèq’chose qu’on pourrait appeler un péché ?
Casy le regarda d’un air abasourdi :
— Un péché ? Non, je ne vois là rien qui ressemble à un péché, fit-il.
— J’ai jamais rien fait dans ma vie qui n’était pas un peu un péché, par certains côtés, dit John en considérant la longue forme enveloppée.
Tom, Man et Pa s’installèrent à l’avant. Tom laissa rouler la voiture dans la pente et démarra sur la compression. Et le lourd camion s’ébranla, et devant eux s’étendait la vallée verte et dorée. Man branla doucement la tête.
— Ce que c’est beau ! dit-elle. Que dommage qu’ils n’aient pas vu ça.
— Tu peux le dire, fit Pa.
Tom tapota doucement le volant de sa main ouverte :
— Ils étaient trop vieux, dit-il. Ils n’auraient rien vu de ce qu’il y a là. Grand-père aurait vu un pays sauvage avec des Indiens partout, comme quand il était jeune. Et Grand-mère aurait commencé à se rappeler, et elle aurait vu la maison où elle habitait étant toute petite. Ils étaient trop vieux.
Pa dit :
— Voilà Tommy qui parle comme un homme, comme un pasteur, bientôt.
Et Man sourit tristement :
— Il peut. C’est un homme. Tommy a poussé… à tous points de vue, tellement même que des fois je ne peux pas le suivre.
Ils dévalèrent la montagne, avec des huit et des virages à n’en plus finir. Parfois la vallée se dérobait à leurs yeux, puis ils la retrouvaient.
Et la chaude haleine de la vallée monta jusqu’à eux, pleine d’odeurs fortes et vertes, de sauge, de résine et de thym. Le long de la route les grillons chantaient. Un serpent à sonnettes traversa ; Tom l’écrasa et le laissa en train de se tortiller dans la poussière.
Tom dit :
— J’ai idée qu’il va falloir aller trouver le coroner, où qu’il se trouve. Faut qu’on l’enterre convenablement. Combien qu’il peut rester d’argent à peu près, Pa ?
— Dans les quarante dollars, répondit Pa.
Tom se mit à rire :
— Vingt dieux ! Pour repartir à zéro, on repart à zéro ! On ne peut pas dire qu’on apporte quèq’chose avec nous.
Il rit encore un instant, puis son visage redevint subitement sérieux. Il abaissa la visière de sa casquette sur ses yeux. Et le camion descendit la montagne et pénétra dans la grande vallée.