Le camp était parsemé de flaques d’eau et la pluie fouettait la boue. Le petit ruisseau menaçait de submerger la berge et d’envahir le terrain plat en contrebas sur lequel se dressaient les wagons.
Le second jour de pluie, Al décrocha la bâche qui séparait les deux compartiments du wagon. Il l’emporta et l’étendit sur le capot du camion, puis il rentra et s’assit sur un matelas. Le rideau de séparation était tombé, les Joad et les Wainwright ne formaient plus désormais qu’une seule famille. Les hommes s’assirent en groupe ; le moral était bas. Man, soucieuse d’économiser le gros bois, entretenait un petit feu de brindilles. La pluie se déversait à torrent continu sur le toit presque plat du wagon.
Le troisième jour, les Wainwright commencèrent à manifester de l’inquiétude.
— On ferait peut-êt’ mieux de partir, dit madame Wainwright.
Man s’efforça de les retenir :
— Où que vous irez ? Ici au moins vous êtes au sec.
— J’sais pas, mais quèq’chose me dit qu’on devrait s’en aller d’ici.
Elles continuèrent de discuter et Man observait Al du coin de l’œil.
Ruthie et Winfield essayèrent un moment de jouer, mais retombèrent vite dans une apathie maussade. La pluie tambourinait sans relâche sur le toit.
Le troisième jour, le grondement du ruisseau devenu torrent dominait le roulement de tambour de la pluie.
Du seuil de la porte, Pa et l’oncle John observaient la montée sournoise du courant. Aux extrémités du camp, le cours d’eau se rapprochait de la route mais entre les deux, il formait une large courbe, de sorte que le camp, adossé au talus de la route, était cerné par la rivière menaçante. Pa dit :
— Qu’est-ce que t’en dis, John ? M’est avis que si ça continue de monter on va être inondés.
L’oncle John ouvrit la bouche et gratta sa barbe rêche.
— Ouais, dit-il. Ça se pourrait bien.
Rose de Saron était au lit avec une forte grippe ; elle avait les joues en feu et les yeux brillants de fièvre. Man s’assit près d’elle, une tasse de lait chaud à la main.
— Tiens, dit-elle. Prends ça. Il y a de la graisse de lard dedans, ça te donnera des forces. Allons, bois !
Rose de Saron secoua faiblement la tête :
— J’ai pas faim.
De l’index, Pa traça une courbe en l’air.
— Si on décidait tous de prendre nos pelles et de faire une espèce de barrage, je parie qu’on l’arrêterait. Suffirait de prendre de là – jusque là.
— Oui, convint l’oncle John. Possible. Question est de savoir si les aut’ seraient d’accord. Ils ont p’têt’ envie de déménager autre part.
— Mais on est au sec, dans ces wagons, maintint Pa. Nulle part on trouverait un coin aussi sec pour s’abriter. Attends voir.
Il tira une baguette du tas de bois et sortit en courant. Pataugeant dans la boue, il alla planter sa baguette verticalement dans le talus de la rive, juste au niveau de l’eau. L’instant d’après il était de retour dans le wagon.
— Sapristi ! faut pas une minute pour êt’ trempé jusqu’aux os, dit-il.
Les deux hommes surveillaient attentivement la petite baguette. Ils virent le courant la cerner et grimper peu à peu le long de la berge. Pa s’accroupit devant la porte.
— Ça monte vite, dit-il. J’ai idée qu’il serait temps d’en dire un mot aux autres. Voir s’ils voudraient nous aider à faire un barrage. S’ils ne veulent pas, faudra décamper.
Pa tourna son regard vers l’autre bout du long wagon. Al était assis à côté d’Aggie. Pa pénétra dans leur fief.
— L’eau monte, dit-il. Si on construisait un barrage ? Ça pourrait se faire si tout le monde voulait s’y mettre.
Wainwright dit :
— On était en train d’en causer. M’est avis qu’on ferait bien de s’en aller d’ici.
— Vous connaissez le pays, dit Pa. Vous savez qu’on n’a pas beaucoup de chances de trouver un abri.
— Je sais. Mais quand même…
Al dit :
— Pa, s’ils partent, je pars avec eux.
— Tu ne peux pas faire ça, Al, dit Pa d’un air consterné. Le camion… Nous ne savons pas conduire.
— Ça m’est égal. Aggie et moi, on ne veut pas se séparer.
— Une minute, dit Pa. Venez un peu voir ici.
Wainwright et Al se levèrent et s’approchèrent de la porte.
— Voyez ? dit Pa, en montrant du doigt. Un simple talus depuis là jusque là-bas.
Il regarda la baguette. À présent l’eau tourbillonnait autour et montait lentement à l’assaut du talus.
— Ça sera un rude travail et rien ne dit qu’elle n’passera pas quand même, protesta Wainwright.
— Mais de toute façon, nous sommes là à ne rien faire, autant s’occuper. Nous ne trouverons nulle part des maisons où qu’on soit au sec comme dans celle-ci. Allez, venez. On va parler aux autres. Si tout le monde s’y met, ça peut se faire.
Al dit :
— Si Aggie part, moi j’pars aussi.
— Écoute, Al, dit Pa, si tous ces gens ne veulent pas nous aider, nous aussi on sera forcés de partir. Allez, viens, on va leur parler.
Ils rentrèrent la tête, descendirent en courant le caillebotis, gravirent celui qui menait au wagon suivant et s’engouffrèrent dans l’ouverture de la porte.
Devant le poêle, Man entretenait la maigre flamme à l’aide de quelques brindilles. Ruthie vint se fourrer dans ses jupes :
— J’ai faim, pleurnicha-t-elle.
— Tu me racontes des histoires, dit Man. Tu viens de manger de la bonne bouillie.
— J’voudrais bien avoir une boîte de biscuits. On ne peut pas rien faire. On ne s’amuse pas.
— Tu t’amuseras… plus tard, dit Man. Prends patience. Tu verras comme ça sera rigolo, bientôt. On aura une maison et puis un chien… tu verras.
— J’voudrais un chien, dit Ruthie.
— On en aura un, et puis un chat aussi.
— Un tout jaune.
— Ne m’ennuie pas, supplia Man. Ne viens pas m’agacer en ce moment, Ruthie. Rosasharn est malade. Tâche d’êt’ sage, pendant un petit bout de temps, tu veux, Ruthie ? Après on s’amusera.
Ruthie se retira en murmurant et se mit à errer, désœuvrée, à travers le wagon.
Du matelas où Rose de Saron était couchée sous une couverture, partit un cri aigu et bref. Man se retourna et vola vers sa fille. Rose de Saron retenait son souffle et ouvrait de grands yeux terrifiés.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’écria Man.
La jeune femme relâcha son souffle et de nouveau le retint, Mue par une soudaine impulsion, Man glissa une main sous la couverture. Puis elle se redressa.
— Mâme Wainwright, appela-t-elle. Ho !… Mâme Wainwright !
La petite femme replète vint de l’autre bout du wagon.
— Besoin de moi ?
— Regardez !
Man lui montra du doigt la figure de Rose de Saron. Ses dents s’incrustaient dans sa lèvre inférieure, son front était noyé de sueur et l’épouvante brillait dans ses yeux.
— J’crois que ça y est ! dit Man. Avant terme.
La jeune femme exhala un long soupir et se décontracta. Elle desserra les dents et ferma les yeux. Madame Wainwright se pencha sur elle.
— Est-ce que t’as senti que ça t’agrippait partout à la fois. Tout d’un coup ? Allons, ouvre ta bouche et réponds.
Rose de Saron acquiesça faiblement. Madame Wainwright se tourna vers Man.
— Ouais, fit-elle. C’est là. Avant terme, vous dites ?
— C’est peut-êt’ la fièvre qui l’a fait venir ?
— En tout cas faudrait qu’elle se lève. Et qu’elle marche ; qu’elle se promène…
— Elle n’peut pas, dit Man. Elle n’a pas de forces.
— Elle devrait le faire quand même.
Madame Wainwright parlait avec la calme assurance qui est le fruit de l’expérience.
— J’en ai aidé plus d’une à accoucher, dit-elle.
— Venez, on va fermer la porte le plus possible, pour éviter les courants d’air.
Les deux femmes firent jouer la lourde porte sur sa glissière, la poussant jusqu’à la fermer presque complètement.
— Je vais aller chercher not’ lampe, dit madame Wainwright.
Son visage était rouge d’animation. Elle appela sa fille :
— Aggie. Viens-t’en prendre soin des petits.
Man fit un signe d’approbation :
— C’est ça, Ruthie ! Winfield et toi, allez avec Aggie. Allons, dépêchez-vous.
— Pour quoi faire ? demandèrent-ils.
— Parce qu’on vous le dit. Rosasharn va avoir un bébé.
— Je voudrais regarder, Man. Laisse-moi, dis…
— Ruthie, veux-tu filer. Allez ouste !
Le ton était sans réplique. Ruthie et Winfield se retirèrent à regret dans l’autre partie du wagon. Man alluma la lanterne. Madame Wainwright apporta sa lampe à pétrole et la posa sur le plancher, et sa large flamme ronde éclaira brillamment tout le wagon.
Debout derrière le tas de bois, Ruthie et Winfield tendaient le cou pour mieux voir.
— Elle va avoir un bébé et on va tout voir, chuchota Ruthie. Surtout ne fais pas de bruit. Man nous empêcherait de regarder. Si elle se tourne par ici, accroupis-toi. Comme ça, on verra.
— Y a pas beaucoup de gosses qu’ont vu ça, dit Winfield.
— Y en a pas un seul qui l’a déjà vu, assura fièrement Ruthie ; juste nous.
Accroupies près du matelas, à la vive lumière de la lampe, Man et madame Wainwright se concertaient avec animation, élevant légèrement la voix pour dominer le crépitement sourd de la pluie. Madame Wainwright tira un petit tranchet de la poche de son tablier et le glissa sous le matelas.
— Peut-être que ça ne sert à rien, dit-elle pour s’excuser. Chez nous on l’a toujours fait. En tout cas ça ne peut pas faire de mal.
Man hocha la tête.
— Chez nous on se servait d’une pointe de soc de charrue. N’importe quoi de tranchant, pourvu que ça coupe les douleurs de l’accouchement.
— Tu te sens mieux ?
Rose de Saron hocha anxieusement la tête :
— Est-ce… est-ce que ça va venir ?
— Bien sûr, répondit Man. Tu vas avoir un beau bébé. À condition que tu nous aides. Tu crois que tu pourrais te lever et marcher un peu ?
— J’peux essayer.
— Voilà qui est parlé, dit madame Wainwright. Tu es courageuse, ma petite ; c’est bien, ça. Nous allons te soutenir, ma chérie. Nous allons marcher avec toi.
Elles l’aidèrent à se mettre debout et lui mirent une couverture sur les épaules. Ensuite, Man la prit par un bras et madame Wainwright par l’autre. Elles l’emmenèrent jusqu’au tas de bois, firent lentement demi-tour, la reconduisirent au matelas et recommencèrent sans se lasser le même va-et-vient ; et la pluie tambourinait rageusement sur le toit.
Ruthie et Winfield regardaient de tous leurs yeux.
— Quand c’est qu’elle va l’avoir ? demanda-t-il.
— Chut ! Tu vas les faire venir ici. Elles ne nous laisseront plus regarder.
Aggie vint se joindre à eux, derrière le tas de bois. Son visage mince et ses cheveux blonds prenaient un relief accru à la clarté de la lampe et l’ombre de sa tête, projetée sur le mur, lui faisait un nez long et pointu.
Ruthie chuchota :
— T’as déjà vu un bébé venir au monde ?
— Bien sûr, répondit Aggie.
— Alors, quand c’est qu’elle va l’avoir ?
— Oh ! pas avant très, très longtemps.
— Mais quand ?
— Peut-êt’ pas avant demain matin.
— Oh zut ! fit Ruthie. Ça vaut pas le coup d’attendre, alors. Oh ! Regardez !
Les femmes avaient brusquement interrompu leur va-et-vient. Rose de Saron s’était contractée et gémissait de douleur. Elles l’étendirent sur le matelas et essuyèrent la sueur de son front, tandis qu’elle poussait des grognements sourds et serrait frénétiquement les poings. Et Man lui parlait doucement.
— Ça ira tout seul, tu verras… tout seul. Cramponne-toi, seulement. Là, mords-toi la lèvre un peu. C’est ça… c’est ça.
La douleur disparut. Elles la laissèrent reprendre son souffle, puis l’aidèrent de nouveau à se lever, et toutes trois reprirent leur incessante promenade entre les crises.
Pa montra la tête dans l’étroite ouverture. Son chapeau dégoulinait.
— Pourquoi que vous avez fermé la porte ? fit-il.
À ce moment il vit les femmes qui arpentaient la pièce.
Man répondit :
— Elle va accoucher.
— Alors… alors on ne pourrait pas partir, même si on le voulait ?
— Non.
— Alors faut qu’on fasse le barrage ?
— Il le faut.
Pa redescendit vers la rivière, en barbotant dans la boue. Sa branche repère accusait une montée de quatre pouces. Vingt hommes s’étaient groupés sous la pluie. Pa cria :
— Faut s’y mettre. Ma fille est dans les douleurs.
— Un enfant ?
— Ouais. Nous ne pouvons plus partir.
Un homme de haute stature protesta :
— C’est pas notre enfant. Rien ne nous empêche de partir.
— C’est vrai, dit Pa. Personne ne vous empêche de partir. Allez-y. Il n’y a que huit pelles.
Il se hâta vers la partie la plus basse de la rive et poussa son outil dans la boue. La pelletée se détacha avec un bruit de succion. Il l’enfonça de nouveau et lança la boue dans le creux de la dépression. Les autres se répartirent le long de la berge et se mirent en devoir d’élever une longue digue. Ceux qui n’avaient pas de pelles coupaient de fines baguettes de saule et tressaient des claies qu’ils enfonçaient dans l’ouvrage à coups de talon. Une rage de travail, une rage de lutte, s’emparait des hommes à leur insu. Lorsque l’un d’eux lâchait sa pelle, un autre s’en saisissait aussitôt. Ils avaient dépouillé leurs vestes et leurs chapeaux. Chemises et pantalons leur collaient au corps, leurs chaussures n’étaient plus que d’informes mottes de boue. Un cri strident partit du wagon des Joad. Les hommes s’arrêtèrent, tendirent une oreille inquiète, puis se remirent au travail de plus belle. Et le petit mur de boue s’allongea jusqu’à toucher le remblai de la route, aux deux extrémités. À présent, ils étaient fatigués et maniaient leurs pelles plus lentement. Et le ruisseau montait toujours. L’eau arrivait maintenant à hauteur des premières pelletées de terre.
Pa eut un rire de triomphe.
— Si on n’avait pas fait le barrage, ça y serait ! s’écria-t-il.
Déjà le courant entreprenait l’ascension du barrage et commençait à désagréger le clayonnage.
— Plus haut ! cria Pa. Faut le faire plus haut.
Le soir vint et le travail se poursuivait. Et maintenant les hommes ne sentaient plus leur fatigue. Les faces étaient figées, comme mortes. Ils travaillaient par secousses, comme des machines. Quand il fit noir, les femmes allumèrent des lanternes sur le devant des portes et préparèrent du café chaud. L’une après l’autre, les femmes couraient jusqu’au wagon des Joad et se glissaient à l’intérieur par l’étroite ouverture.
Les douleurs étaient plus fréquentes – de vingt en vingt minutes. Et Rose de Saron n’essayait plus de se dominer. Une violente douleur déclenchait un hurlement violent. Les voisines la regardaient, lui donnaient de petites tapes de consolation et retournaient à leurs wagons.
Man avait fait un grand feu et tous ses ustensiles remplis d’eau étaient à chauffer sur le poêle. Pa venait à tout moment montrer sa tête à la porte.
— Ça va ? demanda-t-il.
— Oui, je crois, répondait Man.
Comme il commençait à faire nuit, quelqu’un apporta une lampe électrique pour faciliter le travail. L’oncle John poussait frénétiquement sa pelle et jetait la terre en haut du talus.
— Vas-y doucement, dit Pa. Tu vas te crever au travail.
— J’peux pas m’empêcher. J’peux pas supporter de l’entendre crier comme ça. Ça me rappelle… ça me rappelle la…
— Je sais, dit Pa. Mais vas-y doucement.
L’oncle John marmonna :
— J’vas me sauver. Sacré nom de Dieu, si j’arrête de travailler, je sens que j’vas me sauver.
Pa se détourna de lui.
— On a vérifié le dernier repère ?
L’homme à la lampe décoche posa le faisceau lumineux sur le bout de bois. La pluie s’abattit en minuscules flèches blanches à travers le cercle de lumière.
— Ça monte.
— Elle va monter moins vite, maintenant, dit Pa. Faudra d’abord qu’elle déborde loin de l’aut’ côté.
— Tout de même, elle monte.
Les femmes remplirent les cafetières et de nouveau les déposèrent au seuil des wagons. Et à mesure que la nuit s’avançait, les hommes travaillaient plus lentement, soulevant avec peine leurs pieds alourdis, à la manière des chevaux de trait. La boue s’accumulait sur la digue, les claies venaient s’enfoncer dans la boue. La pluie tombait sans arrêt. Le faisceau de la lampe de poche éclairant les visages révélait des yeux hébétés, fixes, des joues creuses aux muscles saillants.
Les hurlements retentirent encore longtemps dans le wagon ; finalement ils se turent.
Pa dit :
— Man m’appellerait, s’il était venu au monde.
Il se remit à pelleter de la boue d’un air maussade.
Le torrent tourbillonnait contre le talus. Et soudain un craquement violent retentit en amont. À la lueur de la lampe de poche, les hommes virent un grand peuplier culbuter dans l’eau. Ils interrompirent leur travail pour regarder. Les branches de l’arbre s’enfoncèrent dans le torrent et furent entraînées par les remous tandis que l’eau s’attaquait aux dernières racines. L’arbre se dégagea lentement et se laissa doucement porter par le courant. Les hommes exténués regardaient, bouche bée. L’arbre descendait lentement au fil de l’eau. Une branche s’accrocha à une souche, se tendit et résista. Alors, très lentement le pied hérissé de racines vira et vint se ficher dans le mur improvisé. Derrière le tronc, l’eau montait à l’assaut du barrage. L’arbre se déplaça et arracha le clayonnage. L’eau se rua par la fissure. Pa se précipita et poussa de la boue dans le trou. L’eau affluait derrière le tronc. Et alors le talus céda peu à peu, s’effondra et l’eau monta à l’assaut des chevilles, des genoux… Les hommes se dispersèrent, affolés, tandis que le courant s’étalait tranquillement sur le terrain plat, sous les wagons, sous les autos.
L’oncle John avait vu l’eau jaillir par la brèche. Malgré la bouillasse, il avait vu. Il se sentit cloué au sol, irrésistiblement cloué par son propre poids. Il s’affaissa sur les genoux et l’eau rageuse vint tourbillonner autour de sa poitrine.
Pa le vit tomber.
— Hé ! qu’est-ce qui se passe ? » Il le remit sur ses pieds. « T’es malade ? Viens, les wagons sont haut perchés. »
L’oncle John rassembla ses forces.
— J’sais pas, dit-il en s’excusant. Mes jambes ont flanché. Tout d’un coup.
Pa l’aida à regagner les wagons.
Quand l’eau avait balayé la digue, Al s’était enfui. Il avait l’impression d’avoir les pieds en plomb. Il avait de l’eau jusqu’aux mollets quand il atteignit le camion. Il arracha la bâche de dessus le capot et sauta dans la cabine. Il appuya sur le démarreur. Le moteur tournait, tournait, mais ne s’enclenchait pas. Il tira à fond la manette du starter. La batterie s’épuisait, le moteur trempé tournait de plus en plus lentement et s’obstinait à ne pas vouloir tousser. Il tournait, tournait, lentement, toujours plus lentement. Al mit toute l’avance. Il tâtonna sous le siège, saisit la manivelle, et sauta hors de la voiture. L’eau recouvrait le marchepied. Il courut à l’avant. Le carter était déjà sous l’eau. Affolé, il ajusta la manivelle et tourna, tourna… et sa main crispée sur la manivelle clapotait à chaque tour dans l’eau montante. Finalement, sa frénésie se calma. Le moteur était noyé, la batterie morte. Sur un petit tertre non loin de là, deux voitures furent mises en marche. Elles avaient leurs phares allumés. Elles barbotèrent dans la boue et s’enlisèrent, et finalement leurs conducteurs arrêtèrent les moteurs et restèrent assis au volant, contemplant d’un œil morne la lumière des phares. Et la pluie s’abattait en minuscules flèches blanches à travers les cônes lumineux. Al contourna lentement l’avant du camion, passa le bras à l’intérieur et coupa le contact.
Quand Pa fut arrivé devant le wagon, il s’aperçut que l’extrémité inférieure du caillebotis flottait dans l’eau. Il l’enfonça dans la boue, sous l’eau, à coups de talon.
— Tu crois que tu pourras monter tout seul, John ? demanda-t-il.
— Ça ira. Passe devant.
Pa gravit prudemment le chemin de lattes et dut se ratatiner pour passer dans l’étroite ouverture. Les deux lampes brûlaient en veilleuse. Man était assise sur le matelas, à côté de Rose de Saron et l’éventait à l’aide d’un morceau de carton. Madame Wainwright fourrait du bois sec dans le poêle et la fumée humide s’insinuait par les fentes du couvercle et mettait dans le wagon une odeur acre d’étoffe brûlée. Man leva les yeux vers Pa lorsqu’elle l’entendit rentrer, et les baissa aussitôt.
— Comment… elle va ? demanda Pa.
Man ne leva plus les yeux.
— Ça va, je crois. Elle dort.
L’atmosphère était fétide, lourde de l’odeur d’enfantement. L’oncle John entra en chancelant et se retint à la paroi du wagon. Madame Wainwright lâcha son travail et vint à la rencontre de Pa. Elle le prit par le coude et l’attira dans un coin du wagon. Puis elle prit une lanterne et l’éleva au-dessus d’une caisse à pommes qui se trouvait rangée là. Une petite momie bleue et ridée était couchée sur un journal.
— Il n’a pas même respiré, dit madame Wainwright à voix basse. Jamais vécu.
L’oncle John se retourna et se traîna péniblement jusqu’au coin le plus sombre du wagon. Maintenant la pluie sifflait doucement sur le toit, si doucement qu’ils entendaient les reniflements épuisés montant du coin obscur où s’était réfugié l’oncle John.
Pa leva les yeux vers madame Wainwright. Il lui prit la lanterne des mains et la déposa sur le sol. Ruthie et Winfield dormaient sur leur matelas, les bras sur les yeux pour se protéger de la lumière.
Pa s’approcha lentement du matelas de Rose de Saron. Il voulut s’accroupir mais ses jambes étaient trop lasses. Alors, il s’assit. Man agitait continuellement son bout de carton. Elle considéra un instant Pa avec de grands yeux fixes, vides comme ceux d’une somnambule.
Pa dit :
— On a… on a fait… tout ce qu’on a pu.
— Je sais.
— On a travaillé toute la nuit. Et un arbre a défoncé le talus.
— Je sais.
— On l’entend sous le wagon.
— Je sais, je l’ai entendue.
— Elle s’en sortira bien, à ton idée ?
— J’sais pas.
— Mais… Y avait pas quèq’chose… quèq’chose qu’on aurait pu faire ?
Les lèvres de Man étaient blanches et dures.
— Non. Y avait qu’une seule chose à faire – une seule – et nous l’avons faite.
— Nous avons travaillé jusqu’à ne plus pouvoir, dit Pa, et un arbre… La pluie a l’air de vouloir diminuer un peu.
Man leva les yeux au plafond puis elle laissa retomber la tête. Pa, contraint de parler, continua :
— Je ne sais pas jusqu’où elle va monter. Il se peut qu’elle inonde le wagon.
— Je sais.
— Tu sais tout.
Elle resta silencieuse et le morceau de carton continuait son lent mouvement de va-et-vient.
— Y a-t-il quèq’chose que j’ai oublié de faire, dit-il d’un ton angoissé… ou que j’ai fait de travers ?
Man le regarda d’un air bizarre. Ses lèvres blanches esquissèrent un sourire rêveur, plein de bonté.
— Tu n’as rien à te reprocher. Chut ! Tout s’arrangera. Il y a du changement. Partout.
— Mais peut-être que l’eau… peut-êt’ qu’on sera forcés de partir ?
— Quand le moment sera venu de partir… nous partirons. Nous ferons ce que nous avons à faire. Et maintenant, tais-toi. Tu pourrais la réveiller.
Madame Wainwright cassait des branches sèches et les fourrait dans le feu humide et fumant.
Une voix furieuse s’éleva au-dehors.
— Je vais lui dire deux mots à c’t’enfant de salaud, vous allez voir !
Et, juste devant la porte, la voix de Al :
— Dites donc, hé, où vous allez comme ça ?
— J’veux voir ce salaud de Joad.
— Vous ne verrez rien du tout. Qu’est-ce qui vous prend ?
— S’il n’avait pas eu cette idée imbécile de faire un barrage, on serait partis. Notre auto est foutue maintenant.
— Et la nôtre se balade sur les routes, peut-être ?
— J’m’en fous, je rentre.
— Essayez seulement, et vous aurez à faire à moi, dit Al, sans s’émouvoir.
Avec effort, Pa se mit debout et gagna la porte.
— Laisse, Al, je viens. Reste tranquille, Al.
Pa descendit en glissant le caillebotis. Man l’entendit qui disait :
— Il y a quelqu’un de malade, chez nous. Venez donc par ici.
La pluie clapotait doucement sur le toit, le vent s’était mis à souffler, par petites rafales qui balayaient les gouttelettes au loin. Madame Wainwright laissa le poêle et alla voir Rose de Saron.
— Il va bientôt faire jour, mâme Joad. Pourquoi que vous n’allez pas vous reposer un peu ? Je resterai avec elle.
— Non, dit Man. J’suis pas fatiguée.
— Mon œil, dit madame Wainwright. Allez, venez vous coucher un peu.
Man agitait doucement l’air avec son éventail de carton.
— Vous avez été bien bonne pour nous, dit-elle. On vous remercie bien.
La grosse madame Wainwright sourit :
— Ne parlez donc pas de remerciements. On est tous dans la même barque. Supposez que ce soit nous qu’ayons de la misère, vous nous aideriez, pas vrai ?
— Oui, dit Man. Bien sûr.
— Comme tout un chacun.
— Comme tout un chacun. Dans le temps, c’était la famille qui passait avant. Mais plus maintenant. C’est n’importe qui. Plus ça va mal et plus faut se donner de peine.
— On n’aurait pas pu le sauver.
— Non, je sais bien, dit Man.
Ruthie poussa un profond soupir et ôta son bras de sa figure. Elle regarda la lumière en clignotant, puis se tourna vers Man.
— Il est venu ? demanda-t-elle. Il est sorti ?
Madame Wainwright ramassa un sac et l’étendit sur la caisse à pommes.
— Où est le bébé ? demanda impérieusement Ruthie.
Man passa sa langue sur ses lèvres.
— Y a pas de bébé. C’était pas un bébé. On s’est trompés.
— Zut ! s’exclama Ruthie en bâillant. J’aurais bien voulu que ce soit un bébé.
Madame Wainwright s’assit près de Man, lui prit le bout de carton des mains et continua d’éventer Rose de Saron. Man croisa ses mains sur ses genoux, mais ses yeux las ne quittaient pas le visage exténué de sa fille endormie.
— Soyez raisonnable, dit madame Wainwright. Étendez-vous, au moins. À côté de vot’ fille, vous serez bien. Suffirait qu’elle respire un peu fort, ça vous réveillerait tout de suite.
— Bon, alors, je veux bien.
Man s’allongea sur le matelas à côté de sa fille endormie. Et madame Wainwright s’installa sur le plancher et se prépara à veiller.
Pa, Al et l’oncle John assis dans l’encadrement de la porte du wagon, regardaient l’aube grise se lever. La pluie avait cessé, mais le ciel était de plomb. D’épais nuages noirs s’amoncelaient d’un bout à l’autre de l’horizon. Ils se reflétaient dans l’eau, à la clarté gris acier du petit jour. Les trois hommes voyaient le courant rapide du torrent entraîner dans ses remous des branches noires, des caisses, des planches. Le flot avait complètement envahi le terrain aux wagons. Plus de trace de barrage. Sur le terrain plat, il n’y avait pas de courant. Une frange d’écume jaune marquait les limites de l’inondation. Pa se pencha et plaça une brindille de bois sur le caillebotis, juste au-dessus du niveau de l’eau.
Les hommes virent l’eau monter lentement, soulever le bout de bois et l’emporter. Pa déposa une seconde brindille, un pouce plus haut et recula pour observer la crue.
— Tu crois que l’eau va monter jusque dans le wagon ? demanda Al.
— Peux pas savoir. Y a encore une sacrée quantité d’eau à descendre des montagnes. Peux pas savoir. Il pourrait recommencer à pleuvoir.
Al dit :
— Je pensais à une chose. Si l’eau monte dans le wagon, toutes nos affaires seront perdues.
— Ouais.
— Eh ben… elle ne montera pas plus de trois ou quatre pieds dans le wagon, parce qu’à ce moment-là, elle passera au-dessus de la grand-route et elle devra d’abord s’étaler de l’aut’ côté.
— Comment le sais-tu ?
— J’ai calculé en prenant des repères de derrière le camion. » Il étendit la main… « Peu près à cette hauteur, qu’elle viendra. »
— Bon, dit Pa. Et alors ? Nous ne serons plus là.
— Faudra bien qu’on soit là. D’abord y a le camion. Il nous faudra une semaine pour vider toute l’eau qu’il y a dedans, une fois le niveau descendu.
— Et alors… où veux-tu en venir ?
— On pourrait arracher les ridelles du camion et monter des planches sur des espèces de tréteaux pour y empiler nos affaires et nous installer dessus.
— Ouais. Et comment qu’on fera la cuisine – et comment qu’on mangera ?
— Ben, au moins nos affaires seront au sec.
Dehors, le jour se levait et mettait sur les choses une clarté grise, métallique. Le deuxième petit bout de bois fut soulevé et emporté. Pa en plaça un autre un peu plus haut.
— Ça monte, c’est sûr, dit-il. J’ai idée qu’il faudra faire comme t’as dit.
Man s’agitait sans répit dans son sommeil. Ses yeux s’ouvrirent démesurément. Elle poussa un cri angoissé :
— Tom ! Tom ! Oh ! Tom.
Madame Wainwright lui parla doucement et la calma. Les paupières se refermèrent brusquement et Man, sous l’emprise de son rêve, continua à se tortiller sur le matelas. Madame Wainwright se leva et gagna le seuil du wagon.
— Ha ! fit-elle à mi-voix. On ne s’en ira pas de sitôt, je vois. » Elle désigna le coin du wagon où se trouvait la caisse à pommes : « Ça ne peut pas rester là. C’est que du tourment et de la misère. Pourriez pas des fois… l’emmener et l’enterrer quèq’part ? »
Les hommes se taisaient. Finalement, Pa dit :
— C’est vrai, c’que vous dites. Ça ne peut amener que du tourment. C’est défendu par la loi de l’enterrer.
— Il y a un tas de choses qui sont défendues par la loi et qu’on est forcé de faire quand même.
— Ouais.
Al dit :
— Faudrait déclouer les ridelles, avant que l’eau ne monte davantage.
Pa se tourna vers l’oncle John.
— Tu veux aller l’enterrer, pendant que je vais déclouer les planches avec Al ?
L’oncle John répondit avec humeur :
— Pourquoi faut-il que ce soit moi ? Pourquoi pas vous autres ? Ça m’plaît pas. » Et se ravisant soudain : « C’est bon. Je vais y aller. Tout de suite. Allez, donnez-le-moi. » Sa voix s’enflait. « Allez ! Donnez-le-moi ! »
— Ne les réveillez pas, dit madame Wainwright.
Elle apporta la caisse à pommes sur le seuil et tendit pudiquement le sac dessus.
— La pelle est debout derrière toi, dit Pa.
D’une main, l’oncle John prit la pelle. Il se glissa dehors et l’eau qui s’écoulait doucement lui monta jusqu’à la ceinture. Il se retourna et cala fermement la caisse sous son autre bras.
— Viens, Al, dit Pa. Allons chercher ces planches.
À la clarté grise de l’aube, l’oncle John évolua lentement dans l’eau et parvint au camion des Joad. Il le contourna et gravit le talus glissant de la grand-route. Arrivé là, il longea un moment la chaussée et lorsqu’il eut dépassé le campement, il s’arrêta à un endroit où le courant tumultueux n’était séparé de la route que par un bosquet de saules. Il posa sa pelle et tenant la caisse à deux mains devant lui, il se coula parmi les broussailles jusqu’au bord de l’eau rapide. Il resta un moment à regarder le flot rouler parmi les remous, laissant son écume jaune s’effilocher aux branches de la rive. Il serrait la caisse contre sa poitrine. Puis il se pencha, posa la caisse sur l’eau et sa main la retint un instant. Il dit d’un ton farouche :
— Va leur dire. Va pourrir au milieu de la rue pour leur montrer. Ça sera ta façon à toi de leur parler. Sais même pas si t’étais un garçon ou une fille. Et j’veux pas le savoir. Allez, va dormir dans les rues. Comme ça, ils comprendront peut-être.
Il guida doucement la boîte dans le courant et la lâcha. Elle s’enfonça jusqu’à mi-hauteur, se mit de biais, tournoya et se retourna lentement. Le sac partit à la dérive et la caisse, saisie par le courant, fut emportée rapidement et disparut derrière les broussailles. L’oncle John reprit sa pelle et regagna précipitamment les wagons. Il se fraya un chemin en barbotant jusqu’au camion où Pa et Al s’affairaient à déclouer les longues lattes.
Pa lui jeta un rapide coup d’œil.
— C’est fait ?
— Oui.
— Eh ben, écoute, dit Pa. Si tu veux aider Al, moi j’irai au magasin chercher quèq’chose à manger.
— Prends un morceau de lard, dit Al. J’ai besoin de me calmer l’estomac avec un peu de viande.
— Entendu, dit Pa. Il sauta hors du camion et l’oncle John prit sa place.
Quand ils poussèrent les planches à l’intérieur du wagon, Man se réveilla et se mit sur son séant.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— On va installer un truc où on pourra se mettre pour ne pas être mouillés.
— Pour quoi faire ? On est au sec, ici.
Man se leva péniblement et gagna la porte.
— Faut s’en aller d’ici.
— Pas moyen, dit Al. Nous avons toutes nos affaires là. Et le camion. Tout ce que nous possédons.
— Où est Pa ?
— Parti chercher à manger.
Man regarda l’eau à ses pieds. Le flot n’était plus qu’à six pouces du plancher du wagon. Elle retourna au matelas et considéra Rose de Saron. De son côté, la jeune femme la regarda avec de grands yeux.
— Comment te sens-tu ? demanda Man.
— Fatiguée. Je n’en peux plus.
— Tu vas prendre ton petit déjeuner.
— J’ai pas faim.
Madame Wainwright vint se placer aux côtés de Man.
— Elle n’a pas trop mauvaise mine. Elle s’en est bien tirée.
Rose de Saron interrogeait Man du regard, et Man essayait d’éluder la question. Madame Wainwright s’en retourna à son poêle.
— Man.
— Oui ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Est-ce que… est-ce qu’il est bien venu ?
Man se résigna à lui dire la vérité. Elle s’agenouilla contre le matelas.
— Tu en auras d’autres, dit-elle. Nous avons fait tout ce qu’il était possible de faire.
Rose de Saron s’agita et voulut se lever.
— Man !
— Il n’y avait rien à faire. Tu n’y es pour rien.
La jeune femme se recoucha et se couvrit le visage avec ses bras. Ruthie s’approcha furtivement et regarda Rose de Saron avec un étonnement mêlé d’effroi.
— Elle est malade, Man ? Elle va mourir ?
— Mais non, voyons. Ça ira très bien… très bien…
Pa rentra, les bras chargés de paquets.
— Comment elle va ?
— Bien, dit Man. Ça ira très bien.
Ruthie informa Winfield.
— Elle ne va pas mourir. Man l’a dit.
Et Winfield, se curant les dents avec une écharde, comme les grands, déclara :
— Je le savais.
— Comment le savais-tu ?
— J’te le dirai pas, répondit Winfield en crachant un bout de bois.
Man fit un grand feu avec ce qui restait de branchages ; elle fit frire le lard et rallongea le jus. Pa avait apporté du pain de boulanger. Man fronça les sourcils.
— Il nous reste de l’argent ?
— Non, répondit Pa. Mais on avait tellement faim.
— Et t’as pris du pain de boulanger, lui dit Man d’un ton de reproche.
— Ben, on avait une faim terrib’. Travaillé toute la nuit.
Man soupira.
— Qu’est-ce que nous allons faire, maintenant ?
Pendant qu’ils étaient occupés à manger, l’eau montait lentement, méthodiquement. Al engloutit ses aliments puis, avec l’aide de Pa, il construisit une estrade de cinq pieds de large, six pieds de long et quatre pieds de hauteur. L’eau affleura le plancher du wagon, parut hésiter un long moment, puis envahit lentement la pièce. Et dehors, la pluie recommença, comme au début ; de grosses gouttes qui s’éclaboussaient sur l’eau et qui résonnaient sourdement sur le toit.
— Allez vite ! dit Al. Installons les matelas et les couvertures pour qu’ils ne se mouillent pas.
Ils entassaient leurs biens sur l’estrade, tandis que l’eau prenait sournoisement possession du plancher. Pa, Man, Al et l’oncle John, s’emparant chacun d’un coin du matelas de Rose de Saron, le soulevèrent avec la jeune femme dessus et le hissèrent au sommet du tas d’affaires.
La jeune femme protestait.
— J’peux marcher. J’vais très bien.
Et la mince pellicule d’eau rampait toujours sur le plancher. Rose de Saron chuchota quelque chose à l’oreille de Man ; celle-ci passa la main sous la couverture, tâta le sein de sa fille et fit un signe affirmatif.
À l’autre bout du wagon, les Wainwright se construisaient aussi une estrade, à grands coups de marteau. La pluie tomba plus drue, et finalement cessa.
Man regarda sous elle. Il y avait déjà un demi-pouce d’eau dans le wagon.
— Ruthie, Winfield ! s’écria-t-elle d’une voix angoissée, voulez-vous monter ici tout de suite ! Vous allez attraper un rhume.
Elle ne se détendit que lorsqu’ils furent en sécurité, tous deux assis et fort mal à l’aise à côté de Rose de Saron. Subitement, elle dit :
— Faut s’en aller d’ici.
— Impossible, dit Pa. Comme le dit Al, toutes nos affaires sont là. On va enlever la porte du wagon, ça fera plus de place pour s’asseoir.
Silencieuse et morose, la famille se serra frileusement sur les deux estrades. Il y avait six pouces d’eau dans le wagon lorsque le flot recouvrit le talus et s’étala dans le champ de coton, de l’autre côté. Tout ce jour-là et toute la nuit, les hommes dormirent côte à côte sur la porte du wagon, dans leurs vêtements trempés. Et Man était couchée près de Rose de Saron. Parfois, Man lui chuchotait quelque chose et d’autres fois, elle s’asseyait sans bruit, la figure soucieuse. Sous la couverture, elle cachait précieusement le reste du pain de boulanger.
La pluie tombait maintenant par intermittences – petites averses et périodes de calme. Le matin du second jour, Pa s’en fut patauger à travers le camp et rapporta dix pommes de terre dans ses poches. Man le regarda d’un œil morne entamer à coups de serpe la paroi intérieure du wagon, faire du feu et mettre les pommes de terre à la poêle. Ils mangèrent les pommes de terre bouillantes avec les doigts ; quand ces dernières provisions eurent été englouties, ils restèrent à contempler l’eau grise et ne se décidèrent à s’étendre que tard avant dans la nuit.
Quand vint le jour, ils s’éveillèrent inquiets. Rose de Saron murmura quelque chose à l’oreille de Man.
Man fit un signe affirmatif.
— Oui, dit-elle. Il est temps, maintenant.
Et se tournant vers la porte du wagon sur laquelle les hommes étaient étendus :
— On s’en va, dit-elle d’un ton sans réplique, on va trouver un coin plus haut. Venez ou ne venez pas, moi j’emmène Rosasharn et les petits.
— On ne peut pas ! protesta faiblement Pa.
— Tant pis. Tu pourrais porter Rosasharn jusqu’à la grand-route en tout cas, et revenir après. Il ne pleut plus pour le moment ; nous allons en profiter.
— Bon… On y va, dit Pa.
Al dit :
— Man, j’vais pas avec vous.
— Pourquoi ça ?
— Ben… Aggie… tu comprends, elle et moi, on…
Man sourit :
— Bien sûr, fit-elle. Reste ici, Al. Surveille les affaires. Quand l’eau baissera… eh ben, nous reviendrons. Viens vite avant qu’il ne recommence à pleuvoir, dit-elle à Pa. Viens, Rosasharn ; nous allons au sec.
— Je peux marcher.
— Un petit peu, p’t’êt’, sur la route. Fais le gros dos, Pa.
Pa se glissa dans l’eau et attendit. Man aida Rose de Saron à descendre de la plate-forme et la tint jusqu’à la porte. Pa la prit dans ses bras, la tint aussi haut que ses forces le lui permettaient, et se fraya un chemin à travers l’eau profonde. Il contourna le camion et atteignit enfin la grand-route. Là, il la déposa sur ses pieds et continua de la soutenir. L’oncle John suivait, portant Ruthie. Man se laissa glisser dans l’eau ; ses jupes ballonnèrent un moment autour d’elle.
— Winfield, monte sur mes épaules. Al, nous reviendrons dès que l’eau aura baissé. Al… » Elle s’interrompit. « Si… si Tom venait dis-lui que nous reviendrons. Dis-lui de faire attention. Winfield ! monte sur mes épaules… Là ! Finis de remuer tes pieds. »
Elle s’avança en chancelant, de l’eau jusqu’à la poitrine. Ils l’aidèrent à gravir le talus de la grand-route et soulagèrent ses épaules du poids de Winfield.
Arrivés là, ils s’arrêtèrent un moment pour regarder derrière eux ; les wagons faisaient des taches rouge foncé sur la flaque lisse et les camions et les autos disparaissaient à moitié sous l’eau qui s’écoulait lentement. Et tandis qu’ils étaient plantés là, une petite pluie fine se mit à tomber.
— Faut continuer, dit Man. Rosasharn, tu crois que tu pourrais marcher ?
— J’ai la tête qui me tourne un peu, répondit-elle. Comme si on m’avait tapé dessus.
Pa s’impatienta.
— Continuer, c’est très joli… Mais où aller ?
— J’sais pas. Allons, donne la main à Rosasharn.
Man lui prit le bras droit et Pa le bras gauche.
— On va tâcher de trouver un endroit sec. Il le faut. Ça fait deux jours que vous n’avez rien eu de sec à vous mettre sur le dos, les hommes.
Ils s’avancèrent avec lenteur. Ils entendaient l’eau bruisser dans le torrent qui longeait la route. Ruthie et Winfield marchaient ensemble, faisant gicler l’eau sous leurs pieds. Lentement, ils s’avançaient sur la route. Le ciel s’assombrit et la pluie augmenta. La route était déserte.
— Dépêchons-nous, dit Man. Si c’te pauvre fille se fait saucer… je ne sais pas ce qui lui arrivera.
— T’as pas encore dit où fallait se dépêcher d’aller, lui fit remarquer Pa d’un ton sarcastique.
La route épousait la courbe de la berge. Man fouillait du regard toute l’étendue de terrain envahie par les eaux. Très loin de la route, sur la gauche, une grange noire se dressait sur une petite éminence.
— Regardez ! dit Man. Regardez là-bas ! Je suis sûre qu’on y est au sec, dans cette grange. Allons là jusqu’à ce qu’il ne pleuve plus.
Pa soupira.
— On va probablement se faire vider par le type à qui elle appartient.
Ruthie vit une tache rouge devant elle, sur le bord de la toute. Elle s’élança. C’était un géranium sauvage, complètement racorni, mais qui portait encore une fleur ruisselante de pluie. Elle la cueillit, en détacha délicatement un pétale et se le colla sur le nez. Winfield accourut, dévoré de curiosité.
— Donne-m’en une, implora-t-il.
— Jamais de la vie ! C’est à moi. Je l’ai trouvée.
Elle se colla un autre pétale sur le front, un petit cœur d’un rouge éclatant.
— Oh ! donne-m’en une, Ruthie ! Oh ! dis, donne-m’en une.
Il voulut lui arracher la fleur des mains, mais la manqua et Ruthie lui assena sa main ouverte en pleine figure. Winfield resta une seconde médusé, ses lèvres commencèrent à trembler et ses yeux se remplirent de larmes.
Les autres les rattrapèrent.
— Qu’est-ce que t’as fait encore ? demanda Man. Qu’est-ce que t’as fait ?
— Il a voulu me prendre ma fleur.
Winfield sanglotait :
— J’en… j’en voulais juste une… pour mettre sur mon nez.
— Donne-lui z’en une, Ruthie.
— Il n’a qu’à s’en chercher. Celle-là est à moi.
— Ruthie ! Veux-tu lui en donner une !
Ruthie sentit la menace dans la voix de Man et changea de tactique.
— Tiens, dit-elle avec une gentillesse affectée. Je vais t’en coller une.
Les autres poursuivirent leur route. Winfield approcha son nez. Elle lécha un pétale et l’appliqua violemment sur son nez.
— ’Spèce de sale petit salaud ! dit-elle à voix basse.
Winfield tâta le pétale du bout des doigts et le pressa sur son nez. Ils se hâtèrent pour rattraper les autres. Ruthie sentait que son plaisir était gâché.
— Tiens, dit-elle. En voilà encore. Colle-les sur ton front.
Ils entendirent un bruissement rêche à droite de la route.
— Dépêchons-nous ! s’écria Man. Voilà l’averse. Passons sous la clôture, ici. C’est plus court. Allons, vite ! Ce n’est pas le moment de flancher, Rosasharn.
Ils durent presque traîner Rosasharn à travers le fossé, puis ils l’aidèrent à franchir la clôture. À ce moment l’orage éclata. Des tonnes d’eau se déversèrent sur eux. Ils barbotèrent dans la boue et gravirent la petite rampe. La grange noire était à peine visible sous la pluie ; les pieds de Rose de Saron glissaient sans arrêt ; elle se laissait traîner, maintenant.
— Pa ! Tu peux la porter ?
Pa se baissa, la prit dans ses bras.
— De toute façon nous sommes trempés, dit-il. Ruthie, Winfield ! Dépêchez-vous ! Courez devant !
À bout de souffle, ils atteignirent la grange et pénétrèrent en titubant sous l’auvent de la partie qui formait remise. Il n’y avait pas de porte de ce côté. Çà et là, gisaient quelques vieux outils rouillés : un soc de charrue, une herse brisée, une roue en fer. La pluie tambourinait avec violence sur le toit et formait un rideau qui cachait l’entrée. Pa déposa délicatement Rose de Saron sur une caisse graisseuse.
— Dieu Tout Puissant ! fit-il.
Man dit :
— Il y a peut-être du foin, en dedans. Regarde, il y a une porte ! » Elle fit grincer la porte sur ses gonds rouillés. Un peu de lumière filtrait par les fentes du plancher.
— Couche-toi, Rosasharn, dit Man. Couche-toi et repose-toi. Je vais tâcher de trouver un moyen de te sécher.
Winfield dit :
— Man !
Mais sa voix se perdit parmi les grondements de la pluie sur le toit.
— Man !
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu veux ?
— Regarde ! Dans le coin.
Man regarda. Elle distingua deux formes dans la pénombre, celle d’un homme couché sur le dos et celle d’un jeune garçon assis près de lui et qui regardait les arrivants avec de grands yeux effarés. Voyant qu’elle l’observait, le jeune garçon se mit lentement debout et vint vers elle. Il dit d’une voix rauque.
— C’est à vous, c’te grange ?
— Non, répondit Man. Nous venons juste nous mettre à l’abri. Notre fille est malade. Vous n’auriez pas une couverture sèche à lui prêter, qu’elle puisse enlever ses affaires trempées ?
Le garçon retourna dans son coin et lui ramena un vieux châle crasseux qu’il tendit à Man.
— Merci bien, dit-elle. Qu’est-ce qu’il a, c’t’homme-là ?
Le jeune garçon répondit d’une voix rauque et monocorde :
— Il a d’abord tombé malade, et maintenant il meurt de faim.
— Oui ?
— Oui, il meurt de faim. L’a tombé malade en ramassant le coton. L’a pas mangé pendant six jours.
Man s’avança jusqu’au coin et regarda l’homme. Il devait être âgé d’une cinquantaine d’années, avec un visage barbu et décharné et des yeux fixes, vides. Le jeune garçon se tenait debout à côté d’elle.
— Ton père ? interrogea-t-elle.
— Ouais ! Disait qu’il avait pas faim, ou qu’il venait juste de manger. Me donnait toujours sa portion. Maintenant il est tout faible. Peut à peine bouger.
Le roulement de tonnerre de la pluie sur le toit s’atténua pour faire place à un chuchotement doux et reposant. L’homme au visage maigre remua les lèvres. Man s’agenouilla près de lui, approchant son oreille. Ses lèvres remuèrent de nouveau.
— Bien sûr ! dit Man. Ne vous faites pas de souci. On s’arrangera. Attendez seulement que j’aide ma fille à se déshabiller. Elle est toute trempée.
Man alla retrouver Rose de Saron.
— Ôte-moi tout ça, dit-elle, en tendant le châle devant elle en guise de paravent. Et lorsqu’elle fut nue, Man l’enveloppa dans le châle.
Le jeune garçon était de nouveau à ses côtés et continuait ses explications :
— Je ne savais pas. Il disait qu’il avait mangé, ou qu’il avait pas faim. Hier soir j’ai cassé un carreau et j’ai volé du pain. Je l’ai forcé à le mâcher. Mais il a tout rendu et ça l’a encore affaibli. Lui faudrait de la soupe ou du lait. Vous avez de l’argent pour acheter du lait, vous aut’ ?
— Chut ! fit Man. Ne t’inquiète pas. On va s’arranger.
Soudain l’enfant s’écria :
— Il va mourir, j’vous dis ! Il est en train de mourir de faim.
— Chut ! fit Man.
Ses yeux consultèrent Pa et l’oncle John ; tous deux étaient plantés devant le malade et le regardaient d’un air désemparé. Puis elle se tourna vers Rose de Saron, pelotonnée dans son châle. Ses yeux l’effleurèrent, la dépassèrent, puis revinrent se poser sur les yeux de sa fille. Et les deux femmes se regardèrent dans les yeux. La respiration de la jeune femme était courte et saccadée.
— Oui, dit-elle.
Man sourit.
— Je le savais que tu le ferais. Je le savais !
Elle considéra ses mains.
Rose de Saron murmura :
— Vous… vous voulez… sortir, tous ?
La pluie balayait doucement le toit.
Man se pencha ; de la paume de sa main elle ramena en arrière les cheveux emmêlés de sa fille, puis elle l’embrassa sur le front. Ensuite, elle se leva prestement.
— Venez tous, appela-t-elle. Venez dans le fournil.
Ruthie ouvrit la bouche, s’apprêtant à dire quelque chose.
— Chut ! lui dit Man. Tais-toi et file.
Elle les fit passer devant, emmena le jeune garçon et referma la porte grinçante derrière elle.
Dans la grange pleine de chuchotements et de murmures, Rose de Saron resta un instant immobile. Puis elle se remit péniblement debout, serrant le châle autour de ses épaules. Lentement, elle gagna le coin de la grange et se tint plantée devant l’étranger, considérant la face ravagée, les grands yeux angoissés. Et lentement elle s’étendit près de lui. Il secoua faiblement la tête. Rose de Saron écarta un coin du châle, découvrant un sein.
— Si, il le faut, dit-elle.
Elle se pressa contre lui et attira sa tête vers elle.
— Là ! Là.
Sa main glissa derrière la tête et la soutint. Ses doigts caressaient doucement les cheveux de l’homme. Elle leva les yeux, puis les baissa et regarda autour d’elle, dans l’ombre de la grange. Alors ses lèvres se rejoignirent dans un mystérieux sourire.
FIN
[1] - « No Riders » : Interdiction de transporter des voyageurs.
[2] - Yes, sir, that's my Baby : Parfaitement, c'est ma petite gosse.
[3] - Parfaitement, c'est mon Sauveur,
Jé – sus est mon Sauveur,
Maintenant, c'est lui mon Sauveur.
C'est pas de blague,
C'est pas le diable
C'est Jésus qui est mon Sauveur.
[4] - Joyeux Noël, enfant joli,
Doux Jésus, Jésus gentil,
Sous l'arbre de Noël je vois
Un cadeau de moi à toi.
[5] - Spam : sorte de jambon de conserve.
[6] - Prairie-dogs : mammifères ravageurs, assez semblables aux marmottes. Leur nom scientifique est « cynomis ».
[7] - Rosasharn : contraction de « Rose of Sharon » : Rose de Saron. Tiré du Cantique des Cantiques.
[8] - À l'équarrissage, les déchets sont utilisés pour la fabrication de produits chimiques, entre autres, de la colle.
[9] - Insigne de membre du Cercle des « Élans ». Une des nombreuses ramifications des « Clubs Rotariens » aux U. S. A.
[10] - Pretty Boy Floyd. Floyd dit « Beau-Gosse » ou « Floyd Bonne-Bouille ». Célèbre hors-la-loi américain.
[11] - La conquête de Barbara Worth.
[12] - En anglais, saillie = service. Faire couvrir = get serviced.
[13] - Gila monsters : Lézards géants de l'Arizona.
[14] - Hot-dogs : sandwiches aux saucisses.
[15] - If stell you, will you buy a drink ? « Si je te le demande, tu paies un verre ? »
[16] - Merci pour un souvenir, de bain de soleil sur la plage. Vous étiez peut-être insupportable mais jamais ennuyeuse… Vous auriez pu être un hareng-saur mais jamais une morue. (Jeu de mots intraduisible entre headache (migraine) et haddock (aiglefin) et d'autre part entre Bore (ennuyeuse) et whore (putain).
[17] - Pas de vente à enregistrer.
[18] - Ten cents cotton and forty cents meat.
[19] - Why do you cut jour hair, girls ?
[20] - I'm leaving ole Texas.
[21] - Jesus calls me to His side.
[22] - Les Aiguilles.
[23] - Littéral… Les accroupis. Désigne à la fois les chômeurs et les petits paysans.
[24] - Nickel : cinq cents.
[25] - Break : quelques mesures improvisées qui se placent généralement à la fin d'une phrase musicale.
[26] - Texas Panhandle : partie du Texas en forme de queue de poêle.
[27] - Loin du pays.