CHAPITRE XXII

Il était tard quand Tom Joad s’engagea dans un chemin de traverse à la recherche du camp de Weedpatch. Quelques lumières brillaient çà et là dans la campagne. Derrière eux, une tache lumineuse au ciel indiquait seule la direction de Bakersfield. Le camion poursuivait sa route cahin-caha, effarouchant les chats dans leur chasse nocturne. À un carrefour, se dressait un petit groupe de bâtiments de bois peints en blanc.

Man dormait sur la banquette et Pa gardait le silence depuis longtemps déjà.

Tom dit :

— J’sais pas où c’est. Peut-êt’ qu’il faudra attendre le petit jour pour demander à quelqu’un.

Au croisement d’une avenue, il obéit au signal lumineux et stoppa. Une autre voiture vint s’arrêter à côté du camion. Tom se pencha par la portière.

— Siou plaît… Vous savez où qu’est le grand camp ?

— Tout droit.

Tom traversa l’avenue et fit quelques centaines de mètres de l’autre côté, puis il s’arrêta. La route était bordée par une haute clôture en fil de fer au milieu de laquelle s’ouvrait une large grille. À quelque distance, se dressait une petite maison dont la fenêtre était éclairée. Tom s’engagea dans l’entrée. Le camion tout entier se souleva et retomba avec fracas.

— Nom de Dieu ! fit Tom. J’avais pas même vu ce dos d’âne.

Un veilleur de nuit se leva de la véranda et s’approcha de la voiture. Il s’accouda à la portière.

— Vous l’avez pris trop vite, dit-il. La prochaine fois, vous irez plus doucement.

— Mais qu’est-ce que c’est, bon Dieu ?

Le veilleur de nuit se mit à rire.

— Eh ben ! y a toujours un tas de gosses qui jouent ici. On a beau dire aux gars de faire attention, des fois ils oublient. Mais qu’ils rentrent un bon coup là-dedans et ils n’oublieront pas de sitôt…

— Ah bon ! j’espère que j’ai rien cassé. Dites donc, vous n’auriez pas de place pour nous ?

— Y a un campement de libre. Combien vous êtes ?

Tom compta sur ses doigts.

— Il y a moi, Pa et Man, Al et Rosasharn, l’oncle John, et puis Ruthie et Winfield. Les deux derniers, c’est des gosses.

— Eh bien ! j’crois qu’on va pouvoir vous loger. Vous avez du matériel de campement ?

— Une grande bâche et des lits.

Le veilleur de nuit grimpa sur le marchepied.

— Suivez cette allée jusqu’au bout et tournez à droite. Vous serez au pavillon sanitaire numéro quatre.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Cabinets, douches et lavabos.

Man demanda :

— Y a des lavabos… avec l’eau courante ?

— Je comprends.

— Oh ! Dieu soit loué, fit Man.

Tom longea l’allée sombre entre deux rangées de tentes. Le pavillon sanitaire était faiblement éclairé.

— Arrêtez-vous là, dit le veilleur de nuit. Vous y serez bien. Les gens qui l’avaient viennent juste de partir.

Tom arrêta la voiture.

— Là ?

— Oui. Et maintenant, laissez les autres décharger pendant que je vous inscris. Qu’on aille se coucher. Le Comité du camp passera vous voir demain matin et vous mettra au courant.

Les yeux de Tom se rapetissèrent.

— Des flics ? interrogea-t-il.

— Pas de danger, répondit l’homme en riant. Nous avons nos flics à nous. Ici, la police est élue par les gens eux-mêmes. Venez.

Al sauta à bas du camion et s’approcha.

— On reste ici ?

— Ouais, répondit Tom. Pa et moi, vous allez décharger pendant que je vais au bureau.

— Tâchez de ne pas faire trop de bruit. Y a un tas de gens qui dorment.

Tom le suivit dans l’obscurité, monta les marches et pénétra dans une petite pièce garnie d’un vieux bureau et d’une chaise. Le veilleur de nuit s’installa au bureau et prit un formulaire.

— Noms et prénoms ?

— Tom Joad.

— Votre père, qu’était là ?

— Oui.

— Son nom ?

— Tom Joad aussi.

L’interrogatoire continua.

— Venant d’où ?

— De l’État de Californie.

— Depuis quand ? Travaillé à quoi ?

Le veilleur de nuit leva les yeux.

— C’est pas pour êt’ curieux. Mais il faut que nous ayons ces renseignements.

— J’comprends, dit Tom.

— Autre chose… Vous avez de l’argent ?

— Petit peu.

— Vous n’êtes pas indigents ?

— Nous reste un petit quèq’chose. Pourquoi ?

— Ben, nous faisons payer un dollar par semaine le droit de camper, mais vous pouvez payer votre loyer en travaillant, en transportant les poubelles, en nettoyant le camp, enfin des choses de ce genre.

— On travaillera, décida Tom.

— Vous verrez le Comité du camp demain. Ils vous diront comment ça se pratique ici et vous mettront au courant du règlement.

— Hé ! mais dites-moi donc…, fit Tom, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Et d’abord, qu’est-ce que c’est que ce Comité ?

Le veilleur de nuit s’installa confortablement sur sa chaise.

— Ça marche pas mal. Il y a cinq pavillons sanitaires. Chaque pavillon élit son délégué au Comité Central. Et c’est le Comité qui fait la loi. Quand le Comité décide quelque chose, il faut s’incliner.

— Et s’ils devenaient vaches ?

— Eh ben, vous pouvez les renverser aussi facilement que vous les avez élus. Ils ont fait du bon travail. J’vais vous dire ce qu’ils ont fait. Vous connaissez les prédicateurs de la Sainte-Roulotte, qui sont toujours après les gens avec leurs prêchi prêchas et leurs quêtes ? Eh bien ! ils voulaient prêcher ici, dans le camp. Et les vieux étaient pour eux. Alors, c’est le Comité Central qui a pris l’affaire en main. Ils se sont réunis et voilà ce qu’ils ont décidé. Ils ont dit : « Tous les prédicateurs ont le droit de prêcher dans le camp. Personne n’a le droit de faire la quête dans le camp. » Et pour les vieux, c’était un peu triste, parce que depuis ce jour-là, on n’a plus revu un seul prédicateur.

Tom se mit à rire et demanda :

— Alors, comme ça, les gars qui dirigent le camp, c’est simplement des gars qui campent ici ?

— Bien sûr. Et ça marche. Le Comité Central assure l’ordre et fait les règlements. Et puis il y a le Comité des dames. Elles viendront voir vot’ mère. Elles s’occupent des gosses et de la question sanitaire. Si vot’ mère ne travaille pas, elle s’occupera des gosses de celles qu’ont du travail. Elles s’occupent de couture et il y a une infirmière qui vient faire la classe. Un tas de trucs de ce genre-là.

— Et il y a vraiment pas de flics ?

— Ça, je vous le garantis. Les flics n’ont pas le droit d’entrer ici sans un mandat d’arrestation.

— Mais enfin… mettons qu’un type aille faire du chambard ou qu’il soit un peu bu et qu’il ait envie de se bagarrer… Qu’est-ce qui arrive ?

Le veilleur de nuit enfonça son crayon dans le sous-main.

— Eh ben, la première fois, le Comité Central le rappelle à l’ordre. La deuxième fois, il reçoit un avertissement sérieux. Et la troisième fois, on le fout dehors.

— C’est pas Dieu possible ! J’peux pas l’croire ! Ce soir y a cette bande de shérifs adjoints et les aut’ types avec leurs bérets qu’ont brûlé le camp du bord de la rivière.

— Ils ne mettent pas le nez ici, dit le veilleur de nuit. Certains soirs, les gars prennent la garde le long de la clôture, surtout les soirs où il y a bal.

— Des bals ? C’est pas Dieu possible !

— On a le plus beau bal du pays, tous les samedis soirs.

— Eh bien merde, alors ! Comment ça se fait qu’il y en a pas plus, des camps comme celui-ci ?

Le visage du gardien de nuit se rembrunit.

— Ça, faudra le découvrir vous-même. Allez dormir.

— Bonne nuit, dit Tom. C’est Man qui va êt’ contente. Il y a tellement longtemps qu’elle mène cette vie de chien…

— Bonne nuit, fit le veilleur de nuit. Tâchez de dormir. On se lève tôt chez nous.

Tom descendit la rue entre les rangées de tentes. Ses yeux s’habituaient à la clarté des étoiles. Il vit que les tentes étaient bien alignées et que nul détritus ne traînait alentour. L’allée centrale avait été balayée et arrosée. Les tentes étaient pleines de ronflements. Tout le camp bourdonnait et ronflait avec ensemble. Tom marchait lentement. Arrivé à proximité du pavillon sanitaire numéro quatre, il le considéra avec curiosité. C’était un bâtiment de bois brut, bas sur pattes et grossièrement construit. Sous un hangar ouvert aux deux extrémités, les rangées de lavabos. Il aperçut non loin de là le camion des Joad. La bâche avait été tendue et le campement était silencieux. Une silhouette se détacha de l’ombre du camion et vint à sa rencontre.

Man dit à voix basse :

— C’est toi, Tom ?

— Oui.

— Chut ! tout le monde dort. Ils étaient rompus.

— Toi aussi tu devrais être en train de dormir, dit Tom.

— Je voulais te voir. Ça ira, tu crois ?

— C’est épatant, répondit Tom. Je ne veux rien te dire. Tu le sauras demain matin. Ça te plaira.

Elle chuchota :

— Paraît qu’il y a de l’eau chaude ?

— Ouais. Et maintenant, va te coucher. Ça fait une éternité que tu n’as pas dormi.

Elle implora :

— Qu’est-ce que c’est qu’tu ne veux pas me dire ?

— Rien à faire, va dormir.

Subitement, elle se fit câline et redevint comme une toute jeune fille.

— Comment veux-tu que je dorme, si je dois penser à c’que tu ne veux pas me dire ?

— Rien à faire. Demain, à la première heure, tu mettras ton autre robe et alors… tu verras.

— J’pourrai pas dormir avec ce secret suspendu sur ma tête.

— Il le faudra bien. » Tom riait, tout joyeux. « J’peux pas t’en dire plus. »

— Bonne nuit, dit-elle à voix basse.

Puis elle se courba et se glissa sous la masse noire de la tente.

Tom enjamba la planche arrière du camion. Il se coucha sur le plancher, la tête reposant sur ses mains entrelacées, ses avant-bras pressés contre ses oreilles. La nuit devenait plus fraîche. Tom boutonna sa veste et se recoucha. Là-haut, les étoiles brillaient d’un éclat vif et pur.

Il faisait encore nuit lorsqu’il s’éveilla. Un léger bruit métallique l’avait tiré de son sommeil. Tom tendit l’oreille, et de nouveau il entendit la résonance du fer contre le fer. Il remua ses membres engourdis et frissonna dans la fraîcheur matinale. Le camp était encore endormi. Tom se leva et regarda par-dessus le rebord du camion. À l’est, les montagnes baignaient dans une lumière bleue noire, et pendant qu’il regardait, la faible clarté du petit jour se leva derrière elles, auréolant les crêtes d’un rouge délavé, plus froide, plus grise et plus sombre à mesure qu’elle montait vers l’ouest, pour finalement se confondre avec la nuit totale. En bas, dans la vallée, la terre avait la couleur gris lavande de l’aube.

Le cliquetis de métal retentit de nouveau. Tom porta son regard vers la longue file de tentes d’un gris à peine plus clair que le sol. Près d’une tente, il vit une lueur orangée filtrer à travers les fentes d’un vieux poêle de fonte. Une fumée grise s’échappait d’un bout de tuyau. Tom sauta à bas du camion et se dirigea lentement vers le poêle. Il vit une jeune femme s’affairer autour du feu, vit qu’elle portait un bébé dans le creux de son bras et qu’elle lui donnait le sein, la tête du bébé enfouie sous le corsage. Et la jeune femme s’occupait, attisant le feu, écartant les ronds rouillés pour activer le tirage, ouvrant la porte du four ; et durant tout ce temps, le bébé tétait et la mère le faisait adroitement passer d’un bras sur l’autre. Le bébé ne gênait en rien son travail, non plus que la grâce légère et vive de ses mouvements. Des langues de flammes orangées jaillissaient des fentes du poêle et projetaient sur la tente des reflets dansants.

Tom s’approcha. Il sentit l’odeur de lard grillé et de pain cuit. À l’est, la lumière grandissait rapidement. Tom s’avança tout près du poêle et se réchauffa les mains. La jeune femme le regarda et eut un signe d’approbation qui fit tressauter ses deux nattes.

— Bonjour, fit-elle en retournant le lard dans la poêle.

Le pan de la tente s’écarta et un jeune homme en sortit, suivi d’un plus vieux. Ils étaient vêtus de vestes et de pantalons de treillis bleus, encore raidis par l’apprêt, avec des boutons de cuivre reluisants. C’étaient des hommes au visage anguleux, qui se ressemblaient beaucoup. Le plus jeune avait un brin de barbe brune et le plus vieux un brin de barbe grise. Leur tête et leur visage étaient mouillés, de l’eau perlait de leurs cheveux et de leur barbe et leurs joues étaient luisantes d’eau. Ensemble, ils s’arrêtèrent en regardant tranquillement vers l’ouest illuminé ; ils bâillèrent ensemble et regardèrent la lumière sur les crêtes. Ensuite, ils se retournèrent et aperçurent Tom.

— Jour, dit le plus vieux.

Son visage n’était ni amical ni hostile.

— Jour, dit Tom.

— Jour, dit le jeune.

L’eau séchait rapidement sur leurs figures. Ils s’avancèrent vers le poêle et se réchauffèrent les mains.

La jeune femme continua son ouvrage. À un moment donné, elle posa le bébé par terre et lia ses cheveux avec une ficelle, et les deux tresses pendaient dans son dos et flottaient quand elle remuait. Elle disposa sur une grande caisse d’emballage des gobelets et des assiettes en fer-blanc, des cuillers et des fourchettes. Puis elle ôta le lard frit de la graisse où il baignait et le déposa sur un grand plat d’étain, et le lard grésilla en se recroquevillant. Elle ouvrit la porte rouillée du four et en sortit un plat carré de gros biscuits gonflés.

Quand l’odeur de ce pain brûlant se répandit, les deux hommes aspirèrent profondément. Le jeune homme dit à mi-voix :

— Nom de Dieu !

Le plus vieux se tourna vers Tom.

— Z’avez déjeuné ?

— Ben… non, j’ai pas déjeuné. Mais ma famille est là, plus loin. Ils ne sont pas encore levés. Du sommeil en retard.

— Eh bien asseyez-vous avec nous, alors. Nous avons de quoi, Dieu merci !

— Vous êtes bien aimable, dit Tom. Ça sent tellement bon, que j’me sens pas le courage de refuser.

— C’est vrai que ça sent bon, hein ? fit le jeune homme. Z’avez déjà senti quèq’chose d’aussi bon ?

Ils s’approchèrent de la caisse et s’accroupirent tout autour.

— Vous travaillez par ici ? demanda le jeune homme.

— On en a l’intention, répondit Tom. On n’est arrivés que d’hier au soir. Pas encore eu le temps de chercher.

— Nous, nous venons de travailler douze jours, dit le jeune homme.

Tout en s’affairant autour du feu, la jeune femme dit :

— Même qu’ils se sont acheté des affaires neuves.

Les deux hommes regardèrent leurs treillis neufs et sourirent, un peu confus. La jeune femme apporta le plat de lard, les gros biscuits bruns, un bol de jus de lard et un pot de café, puis elle s’accroupit à son tour près de la caisse. Le bébé tétait toujours, la tête sous le corsage.

Chacun emplit son assiette, versa du jus de lard sur ses biscuits et sucra son café.

Le vieux se remplit la bouche, mâcha, remâcha et avala goulûment.

— Dieu tout-puissant, que c’est bon ! dit-il.

Puis il remplit de nouveau sa bouche.

Le jeune homme dit :

— Ça fait douze jours qu’on mange bien. Douze jours que nous n’avons pas manqué un repas, ni les uns ni les autres. On travaille, on touche notre paie et on mange à not’ faim.

Il redevint silencieux et remplit de nouveau son assiette avec une ardeur presque frénétique. Ils buvaient le café bouillant, jetaient le marc par terre et remplissaient leurs tasses.

Il y avait maintenant de la couleur dans la lumière, une lueur rougeâtre. Le père et le fils s’arrêtèrent de manger. Ils faisaient face à l’est et leurs figures étaient éclairées par l’aurore. L’image de la montagne et la lumière au-dessus d’elle se reflétaient dans leurs yeux. Puis les deux hommes jetèrent sur le sol le marc de leur tasse et se levèrent d’un même mouvement.

— Il est temps de partir, dit le vieux.

Le jeune se tourna vers Tom :

— Écoutez donc, fit-il, si vous voulez faire le chemin avec nous, p’têt’ qu’on pourra vous faire embaucher.

— Ben ! c’est rudement gentil à vous. Et je vous remercie bien pour ce qui est du déjeuner.

— Tout le plaisir était pour nous, dit le vieux. On tâchera de vous faire embaucher, si vous voulez.

— Et comment que j’veux, bon Dieu ! dit Tom. Attendez-moi juste une seconde. Que j’prévienne la famille.

Il courut à la tente des Joad et se pencha pour regarder à l’intérieur. Dans l’obscurité, sous la bâche, il vit par terre les contours noirs de dormeurs. Mais quelque chose remua légèrement parmi les couvertures. Ruthie sortit en se tortillant comme un serpent, les cheveux dans les yeux, sa robe toute chiffonnée. Elle s’avança prudemment à quatre pattes et se redressa. Son regard était clair et reposé après la nuit de sommeil et nulle malice ne se lisait dans ses yeux gris. Tom s’écarta de la tente et lui fit signe de le suivre. Lorsqu’il se retourna, elle leva les yeux vers lui.

— Dieu de Dieu, c’que tu pousses, dit-il.

Elle se détourna, subitement gênée.

— Écoute-moi, dit Tom. Surtout ne réveille personne, mais quand ils se lèveront, dis-leur que j’ai p’têt’ une chance de trouver du travail et que j’ai été voir. Dis à Man que j’ai mangé avec des voisins. T’as bien compris ?

Ruthie fit un signe d’assentiment et se détourna, et ses yeux étaient des yeux de petite fille.

— Surtout ne les réveille pas, recommanda Tom.

Il se hâta d’aller retrouver ses nouveaux amis. À pas de loup, Ruthie s’approcha du pavillon sanitaire et passa la tête par la porte entrouverte.

Quand Tom les rejoignit, les deux hommes l’attendaient. La jeune femme avait tiré un matelas dehors et y avait couché le bébé tandis qu’elle faisait la vaisselle.

Tom dit :

— J’voulais dire à la famille où que j’étais parti. Ils n’étaient pas réveillés.

Les trois hommes s’acheminèrent le long de l’allée centrale, entre les rangées de tentes.

Le camp commençait à s’animer. Les femmes allumaient les feux, découpaient de la viande, pétrissaient la pâte pour le pain de la journée. Et les hommes s’affairaient autour des tentes et des automobiles. Le ciel devenait rose. Devant le bureau, un vieillard maigre ratissait soigneusement le sol. Il tirait un râteau de façon à faire des sillons droits et profonds.

— Bien matinal, Grand-père, lui dit le jeune homme en passant.

— Ouais, ouais. Faut que je gagne mon loyer.

— Tu parles ! dit le jeune homme. Il s’est saoulé l’aut’ samedi soir. Chanté toute la nuit dans sa tente. Le Comité l’a mis de corvée.

Ils suivaient maintenant la route goudronnée bordée de noyers. Le soleil se montra au-dessus des montagnes.

Tom dit :

— Ça fait drôle. J’ai mangé votre déjeuner et j’vous ai pas dit mon nom et vous ne m’avez pas dit le vôtre non plus. Je m’appelle Tom Joad.

Le vieux le regarda et sourit légèrement.

— Vous n’êtes pas en Californie depuis longtemps ?

— Depuis trois jours.

— Je m’en doutais. Bizarre, on perd l’habitude de dire son nom. C’est qu’on est une sacrée quantité. Plus rien que des gars, quoi. Enfin… Je m’appelle Timothy Wallace, et voilà mon fils Wilkie.

— Bien content de faire votre connaissance, dit Tom. Y a longtemps que vous êtes là ?

— Dix mois, répondit Wilkie. On s’est amenés juste après les inondations de l’année dernière. Bon Dieu ! Vous pouvez pas savoir par quoi on a passé. On en a vu de dures. Qu’est-ce qu’on a pris ! Bien failli crever de faim, sacré bon Dieu ! » Leurs semelles claquaient sur l’asphalte. Un camion chargé d’hommes passa, chacun d’eux perdu dans une rêverie intérieure ; tous se cramponnaient aux parois du camion et fronçaient les sourcils, l’air songeur.

— L’équipe de la Compagnie du Gaz, dit Timothy. Ils ont le bon filon.

— J’aurais pu prendre not’ camion, proposa Tom.

— Non.

Timothy se baissa et ramassa une noix verte. Il la tâta du bout de son pouce, puis la lança sur un oiseau noir perché sur une clôture en fil de fer. L’oiseau s’envola, laissa filer la noix sous lui, puis revint se poser sur la clôture et lissa tranquillement ses plumes noires et luisantes.

Tom demanda :

— Vous n’avez donc pas d’auto ?

Les deux Wallace restaient silencieux et Tom, regardant leurs visages, y lut de la gêne.

Wilkie dit :

— Là où qu’on travaille, c’est qu’à un mille d’ici.

Timothy répondit aigrement :

— Non, on n’a pas d’auto. On l’a vendue. On n’avait plus de quoi manger, on manquait de tout. Pas moyen de trouver de travail. Toutes les semaines, il passait des types qu’achetaient les autos. Ils passent, comme ça, et si vous avez faim, eh ben… ils vous achètent votre voiture. Et si y a assez longtemps que vous n’avez rien bouffé, elle ne leur coûte pas cher. Et nous… y avait longtemps qu’on n’avait rien bouffé. Nous l’ont payée dix dollars. » Il cracha sur la route.

— J’ai été à Bakersfield la semaine passée, dit calmement Wilkie. Je l’ai vue… plantée là en plein milieu d’un parc d’autos d’occasion… en plein milieu, et c’était marqué soixante-quinze dollars sur la pancarte.

— Nous n’avons pas pu faire autrement, dit Timothy. Ou bien on les laissait nous voler notre auto ou bien c’était nous qu’on leur volait quèq’chose. On n’a pas encore eu à voler, mais, nom de Dieu, s’en est pas fallu de beaucoup.

Tom dit :

— Avant de s’en aller de chez nous, on nous avait dit qu’il y avait beaucoup de travail, par ici. J’avais vu des prospectus qui demandaient de la main-d’œuvre.

— Ouais, dit Timothy. Nous aussi, on les a vus. Et du travail, y en a pas beaucoup. Avec ça que les salaires diminuent tout le temps. J’en ai marre de me casser la tête pour tâcher de trouver de quoi manger, bon sang !

— Mais vous avez du travail, en ce moment, remarqua Tom.

— Oui, mais ça ne durera pas longtemps. On travaille pour un brave type. Il a une petite ferme. Travaille avec nous. Seulement voilà… ça ne durera pas longtemps.

— Et pourquoi qu’vous me faites embaucher, bon Dieu ? demanda Tom. Ça durera encore moins longtemps. J’vois pas pourquoi vous vous coupez la gorge pour moi.

Timothy dodelina de la tête :

— J’sais pas. Par bêtise, peut-êt’ bien. On avait dans l’idée de s’acheter chacun un chapeau. Y aura probablement pas moyen. Tenez, c’est là un peu plus loin à droite. C’est bien payé, en plus. On touche trente cents de l’heure. Brave type, agréable à travailler avec.

Quittant la chaussée, ils prirent un chemin de gravier qui traversait un petit verger ; et derrière les arbres ils arrivèrent devant une petite ferme blanche abritée par de grands arbres. Derrière le bâtiment de la grange, il y avait un carré de vigne et un champ de coton. Au moment où les trois hommes passaient devant la ferme, une porte grillagée claqua et un homme trapu, au visage tanné, descendit les marches de la cuisine. Il portait un casque de carton-pâte et retroussa ses manches en traversant la cour. Ses sourcils épais et brûlés par le soleil étaient froncés et ses joues hâlées étaient rouge sang de bœuf.

— Bonjour, M. Thomas, dit Timothy.

— Bonjour, répondit l’homme d’une voix irritée.

Timothy dit :

— Voilà Tom Joad. On s’était demandé si des fois vous ne pourriez pas l’embaucher avec nous.

Thomas regarda Timothy et fronça les sourcils. Puis il se mit à rire, mais ses sourcils étaient toujours froncés.

— Pour sûr que j’vais l’embaucher. J’embauche tout le monde, j’en embauche cent, s’il le faut.

— On avait pensé… commença Timothy pour s’excuser.

Thomas l’interrompit :

— Oui, moi aussi j’ai pensé. » Il se retourna brusquement et leur fit face. « J’ai des choses à vous dire. Je vous ai toujours payé trente cents de l’heure… pas vrai ? »

— Ben… oui, M’sieu Thomas… mais.

— Et vous m’en avez donné pour mes trente cents.

Il joignit ses mains puissantes et les serra violemment.

— On tâche d’en mettre un bon coup, hasarda Timothy.

— Oui, eh ben, à partir de maintenant vous aurez vingt-cinq cents de l’heure, bon Dieu… c’est à prendre ou à laisser.

Le rouge de son visage se fonça sous la colère.

Timothy dit :

— On a toujours eu le cœur à l’ouvrage. Vous l’avez dit vous-même.

— Je le sais. Mais, c’est à croire que c’est plus moi qui embauche mes propres ouvriers.

Il avala sa salive :

— Écoutez… fit-il. Vous savez que j’ai soixante arpents de terre. Avez-vous déjà entendu parler de l’Association des Fermiers ?

— Je comprends.

— Eh bien ! j’en fais partie. Y avait réunion, hier soir. Et maintenant, savez-vous qui est à la tête de l’Association des Fermiers ? J’vais vous le dire : la Banque de l’Ouest. C’est elle qui est propriétaire de presque toute la vallée, et elle a des créances sur tout ce qui ne lui appartient pas. Alors, hier soir, le délégué de la banque, il m’dit comme ça : « Vous payez trente cents de l’heure. Vous feriez bien de ne plus payer que vingt-cinq cents. » « J’ai de bons ouvriers », que j’lui réponds. Alors, il m’fait : « À partir de maintenant, les salaires sont de vingt-cinq cents. Si vous payez trente cents, vous provoquez du désordre. Et à propos, il me fait, est-ce que vous aurez besoin du prêt habituel pour la moisson de l’année prochaine ? »

Thomas s’interrompit. Il était haletant.

— Vous comprenez ? Le tarif, c’est vingt-cinq cents, que ça vous plaise ou non.

— Nous avons travaillé dur, dit Timothy, désemparé.

— Vous n’avez pas encore compris ? Madame la Grosse Banque embauche trois mille ouvriers et moi j’en embauche trois. J’ai des échéances à payer. Maintenant, si vous voyez un autre moyen de nous en sortir, je demande pas mieux, bon Dieu ! Je suis coincé.

Timothy branla la tête :

— Je ne sais pas quoi vous dire.

— Attendez-moi une seconde.

Thomas courut vers la maison. La porte claqua derrière lui L’instant d’après il était de retour, un journal à la main :

— Vous avez vu ça ? Attendez, je vais vous le lire : « Indignés par les menées d’agitateurs rouges, des citadins incendient un camp de saisonniers. La nuit dernière, un groupe de jeunes gens exaspérés par les menées des semeurs de désordre, brûlèrent les tentes d’un camp de saisonniers de la région et intimèrent l’ordre aux agitateurs extrémistes d’avoir à quitter le comté. »

— Mais je… commença Tom ; puis il ferma la bouche et se tut.

Thomas plia soigneusement le journal et le mit dans sa poche. Il avait réussi à se dominer. Il dit calmement :

— C’est l’Association qui a envoyé ces hommes. Maintenant, vous le savez. Et si jamais ils apprennent que je vous l’ai dit, je n’aurai plus de ferme l’année prochaine.

— Je ne sais vraiment quoi dire, fit Timothy. Si y avait des agitateurs, j’comprends qu’ça les ait mis en colère.

Thomas dit :

— Il y a longtemps que je vois ce qui se passe, mine de rien. C’est toujours avant une baisse de salaire qu’on parle d’agitateurs rouges. Toujours. Qu’est-ce que vous voulez, ils me tiennent. Je suis coincé. Nom de Dieu ! Alors, qu’est-ce que vous décidez ? Vingt-cinq cents ?

Timothy regarda le sol :

— Je travaille, dit-il.

— Moi aussi, fit Wilkie.

Tom dit :

— … l’impression d’êt’ tombé pile. Moi aussi, je travaille. J’ai besoin de travailler.

Thomas tira de sa poche de derrière un grand mouchoir à carreaux et s’essuya la bouche et le menton :

— Je ne sais pas combien de temps ça pourra durer, cet état de choses. Je ne vois pas comment vous pouvez nourrir toute une famille avec ce que vous gagnez en ce moment.

— Tant qu’on a du travail, on y arrive, dit Wilkie. C’est quand on n’a pas de travail…

Thomas consulta sa montre :

— Eh ben, allez-y ! Il est temps de vous remettre à creuser. Oh ! tant pis, bon Dieu ! fit-il. J’vais tout vous dire. Vous habitez un camp du gouvernement, tous les trois ?

Timothy se hérissa :

— Oui, M’sieu.

— Et vous dansez, le samedi soir ?

Wilkie sourit :

— Ça oui.

— Eh ben, ouvrez l’œil samedi prochain.

Brusquement Timothy se redressa. Il s’approcha de Thomas :

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Je fais partie du Comité Central. Je dois savoir.

Thomas hésita :

— Surtout, que personne ne sache que je vous l’ai dit.

— De quoi s’agit-il ? demanda Timothy d’un ton péremptoire.

— Eh ben, les camps du gouvernement, ça ne plaît pas beaucoup à l’Association. Les shérifs adjoints n’ont pas le droit d’y entrer. Les gens y assurent l’ordre eux-mêmes, à ce qu’on m’a dit, et on ne peut pas arrêter quelqu’un sans un mandat d’arrestation. Mais supposez qu’il y ait vraiment une bonne bagarre avec… disons… des coups de revolver… À ce moment-là, on ne pourrait pas empêcher une équipe de shérifs adjoints d’intervenir et d’expulser tout le monde.

Timothy s’était métamorphosé. Ses épaules s’étaient redressées et ses yeux étaient durs et froids :

— Comment ça ?

— N’allez surtout pas raconter ce que je vous ai dit, fit Thomas, mal à l’aise. Il va y avoir une bagarre dans le camp, samedi soir. Et les shérifs adjoints seront là, prêts à intervenir.

Tom s’indigna :

— Mais enfin, pourquoi, bon Dieu ? Ces gens-là ne font de mal à personne.

— J’vais vous le dire, pourquoi, répondit Thomas. Ces gens qui sont au camp, eh bien, ils commencent à s’habituer à être traités comme des êtres humains. Quand ils retourneront dans les autres camps, ils ne se laisseront plus faire.

De nouveau, il s’épongea la figure :

— Et maintenant allons travailler. Vingt dieux, pourvu que je n’aille pas y perdre ma ferme, à débloquer comme je le fais. Mais qu’est-ce que vous voulez, vous me plaisez, et c’est comme ça.

Timothy fit un pas en avant et tendit une main osseuse et robuste, et Thomas la serra :

— Personne ne saura jamais qui nous a prévenus. On vous remercie. Il n’y aura pas de bagarre.

— Au travail, dit Thomas. Et c’est vingt-cinq cents de l’heure.

— On les accepte, dit Wilkie, venant de vous.

Thomas s’éloigna en direction de la maison.

— Je reviens dans un petit moment, dit-il. Commencez sans moi.

La porte grillagée claqua sur lui.

Les trois hommes passèrent devant la petite grange peinte à la chaux et suivirent le bord d’un champ. Ils arrivèrent devant une longue tranchée très étroite au bord de laquelle gisaient les tronçons d’une conduite en ciment.

— Not’ chantier, dit Wilkie.

Son père ouvrit la porte du fournil et leur passa deux pioches et une pelle. Et il dit à Tom :

— Voilà vot’ bien-aimée.

Tom souleva la pioche :

— Tonnerre de nom de Dieu ! C’que ça semble bon d’avoir ça en main !

— Attendez qu’il soit onze heures, insinua Wilkie. À ce moment-là, vous me direz si ça semble toujours aussi bon.

Ils gagnèrent l’extrémité de la tranchée. Tom ôta sa veste et la jeta sur le remblai. Il releva sa casquette et descendit dans le fossé. Puis il cracha dans ses mains. La pioche s’éleva et retomba dans un éclair d’acier. Tom grogna légèrement. La pioche s’élevait et retombait et Tom grognait chaque fois que l’outil s’enfonçait dans le sol et désagrégeait la terre.

— Dis donc, Pa, fit Wilkie. Tu parles d’un terrassier qu’on a dégotté là. Il doit êt’ marié avec sa petite pioche, c’est pas possible autrement.

Tom dit :

— J’y ai mis du temps (han !). Des années, qu’ça m’a demandé (han !). Mais je l’ai bien en main (han !).

Le sol s’effritait devant lui. Le soleil brillait à travers les arbres fruitiers et mettait de l’or sur le vert des feuilles de vigne. Six pieds de long. Tom s’écarta et s’épongea le front. Wilkie le relaya. La pelle s’élevait et retombait et la terre volait et venait grossir le tas qui s’élevait au bord de la tranchée et s’allongeait de plus en plus.

— J’ai entendu parler de vot’ Comité Central, dit Tom. Alors comme ça, vous en êtes ?

— Parfaitement, répondit Wilkie. Et c’est une drôle de responsabilité. Tous ces gens, pensez donc. Nous faisons not’ possible. Et tous les gens du camp font leur possible. Si seulement tous ces gros fermiers cessaient de nous empoisonner l’existence, ça serait pain bénit.

Tom redescendit dans la tranchée et Wilkie lui laissa la place.

Tom dit :

— Et pour ce qui est d’la bagarre (han !) au bal, qu’il nous a parlé tout à l’heure (han !), qu’est-ce qu’ils cherchent donc ?

Timothy relaya Wilkie et la pelle de Timothy nivela le fond du fossé et l’aplanit de façon à faciliter la pose du tuyau.

— M’ont tout l’air d’être décidés à nous vider, répondit Timothy. À mon idée, ils ont la trouille qu’on s’organise. Et p’têt’ bien qu’ils ont raison. Not’ camp, c’est ni plus ni moins qu’une organisation. Les gens se gouvernent eux-mêmes. Ils sont contents. Nous avons le meilleur orchestre à cordes de toute la région. Et un petit compte en magasin pour ceux qu’ont pas de quoi. Cinq dollars ; ils ont le droit de s’acheter jusqu’à cinq dollars de provisions. Le camp les garantit. Jamais nous n’avons eu d’histoires avec la police. J’ai idée que c’est ça qui doit fout’ la frousse aux gros fermiers. Ils se disent que si on est de taille à se gouverner nous-mêmes, peut-êt’qu’on serait de taille à faire aut’ chose.

Tom sauta hors de la tranchée et essuya la sueur qui coulait dans ses yeux :

— Vous avez vu ce qu’il y avait dans le journal à propos de ces agitateurs, là-haut, à Bakersfield ?

— Oui, répondit Wilkie. Ils disent, tout le temps ça.

— Eh bien ! j’y étais. Y avait pas d’agitateurs. Des rouges comme ils les appellent. Et d’abord, qu’est-ce que c’est que ces rouges, bon Dieu ?

Timothy aplanit un petit monticule dans le fond de la tranchée. Les poils hérissés de sa barbe blanche luisaient au soleil :

— Y a un tas de gens qui aimeraient bien savoir ce que c’est que ces rouges. » Il se mit à rire. « Un gars de chez nous l’a découvert, ce que c’était. » À petits coups de pelle, il aplanit soigneusement le tas de terre. « Un nommé Hines, l’a quèq’chose comme trente mille arpents de pêches et de la vigne, une usine de conserves et un pressoir. Toujours est-il qu’il n’arrêtait pas de parler de ces salauds de rouges. “Ces salauds de rouges, ils mènent le pays à sa perte”, qu’il disait ; et aussi : “Faut les foutre dehors, ces cochons de rouges.” Et il y avait un jeune gars qui venait juste d’arriver dans l’Ouest et qu’était là à l’écouter et un beau jour il fait : “M’sieu Hines, y a pas longtemps que j’suis là ; j’suis pas bien au courant, qu’est-ce que c’est au juste que ces salauds de rouges ?” Alors Hines lui dit comme ça : “Un rouge, c’est n’importe quel enfant de garce qui demande trente cents de l’heure quand on en paie vingt-cinq !” Alors, voilà le petit gars qui réfléchit un bout, qui se gratte la tête et qui dit : “Mais nom d’un chien, M’sieu Hines, j’suis pas un enfant de garce, mais si c’est ça un rouge, eh ben moi, je veux avoir trente cents de l’heure. Tout le monde le veut. Eh bon Dieu alors on est tous des rouges, m’sieu Hines. »

Timothy poussait sa pelle sur le sol de la tranchée, et la terre dure luisait là où l’acier l’avait entamée. Tom s’esclaffa :

— Moi aussi, dans ce cas-là.

Sa pioche décrivit un arc en l’air et s’abattit, fendant la terre. La sueur ruisselait sur son front, le long de son nez et scintillait sur sa nuque.

— Bon Dieu ! fit-il, une pioche est un fameux outil (han !) quand on ne se bagarre pas avec (han !). Suffit de s’entendre (han !) et de travailler la main dans la main (han !).

L’un derrière l’autre, les trois hommes travaillaient sans relâche, et la tranchée s’allongeait pouce par pouce sous le soleil qui chauffait de plus en plus, à mesure que la matinée s’avançait.

Après que Tom l’eut quittée, Ruthie resta un moment à regarder dans le pavillon sanitaire. N’ayant pas là Winfield à épater, le courage lui manquait. Elle posa son pied nu sur le sol en ciment, puis le retira. Non loin de là, une femme sortit d’une tente de l’allée centrale et prépara un petit feu dans un poêle de campagne. Ruthie fit quelques pas dans cette direction, mais elle ne pouvait pas s’arracher au pavillon. À quatre pattes, elle regagna la tente des Joad et jeta un coup d’œil à l’intérieur. D’un côté, l’oncle John était allongé par terre, la bouche ouverte, la gorge pleine de ronflements et de gargouillis. Al était étendu dans le coin opposé, le bras replié sur les yeux. Man et Pa s’étaient fourrés sous une couverture, la tête à l’abri de la lumière. Rose de Saron et Winfield étaient couchés tout près de l’entrée, puis venait la place vide de Ruthie, derrière Winfield. Elle s’accroupit et ses yeux se fixèrent sur la tignasse ébouriffée de Winfield, et, sous son regard, le petit garçon s’éveilla. Il ouvrit de grands yeux et la regarda d’un air tragique. Ruthie mit un doigt sur ses lèvres et de l’autre main lui fit signe de la suivre. Winfield lorgna du côté de Rose de Saron qui dormait près de lui, la bouche entrouverte, ses grosses joues roses toutes proches du visage du petit. Doucement, Winfield souleva la couverture et, brûlant de curiosité, il se coula au-dehors et rejoignit Ruthie.

— Y a combien de temps que t’es levée ? chuchota-t-il.

Avec des précautions exagérées, Ruthie l’entraîna à l’écart, et lorsqu’ils furent hors de portée, elle répondit :

— Je m’ai pas couchée du tout. J’suis restée levée toute la nuit.

— Pas vrai, dit Winfield. T’es qu’une sale menteuse.

— Bon, fit-elle. Si je suis une menteuse, alors j’te raconterai rien de c’qui est arrivé. J’te dirai pas comment que le bonhomme a été tué avec un grand couteau pointu et puis l’ours qu’est venu et qu’a emporté un petit enfant.

— Y a jamais eu d’ours », dit Winfield, d’une voix mal assurée. Il se peigna sommairement en passant les doigts dans ses cheveux et tira sur l’entrejambes de son pantalon pour rajuster sa salopette.

— Bon… bon… y a pas eu d’ours, riposta Ruthie d’un air sarcastique. Et il y a pas non plus de ces machins blancs en truc comme on fait les assiettes, qu’il y a dans les catalogues.

Winfield la considéra avec gravité. Il désigna du doigt le pavillon sanitaire :

— Là n’dans ? demanda-t-il.

— J’suis une sale menteuse, dit Ruthie. C’est pas la peine que j’te raconte des choses.

— Allons voir, proposa Winfield.

— J’y ai déjà été, dit Ruthie. Je m’ai déjà assise dessus. Même que j’ai pissé dedans.

— C’est pas vrai qu’t’y as été, dit Winfield.

Ils se dirigèrent vers le pavillon ; maintenant Ruthie n’avait plus peur. Crânement, elle prit les devants et le mena à l’intérieur. Les W.-C. s’alignaient contre le mur d’une grande salle, chaque cabinet formant compartiment séparé muni d’une porte. La porcelaine était d’une blancheur étincelante. Une rangée de lavabos garnissait le mur opposé et quatre cabines de douches étaient aménagées dans le fond.

— Là, tu vois, fit Ruthie. Ça c’est les cabinets. J’en ai vu dans le catalogue.

Les deux enfants se rapprochèrent d’un des compartiments. Dans un accès de folle témérité, Ruthie releva sa jupe et s’assit.

— Pisque j’te dis que j’étais venue.

Comme pour confirmer ses dires, un léger glouglou se fit entendre dans l’appareil.

Winfield avait l’air gêné. Machinalement, sa main poussa le bouton de la chasse d’eau. L’eau jaillit dans un fracas de tonnerre. Ruthie fit un bond de carpe et s’enfuit. Les deux enfants s’arrêtèrent au milieu de la salle et se retournèrent. L’eau continuait à siffler dans la cuvette.

— C’est toi, dit Ruthie. C’est toi qui l’as démoli, je t’ai vu.

— C’est pas moi, j’te jure, c’est pas moi.

— Je t’ai vu, dit Ruthie. Suffit qu’on te montre quelque chose de joli pour que t’ailles l’abîmer.

Le menton de Winfield s’affaissa. Il leva sur Ruthie des yeux remplis de larmes. Sa mâchoire tremblait. Ruthie fut instantanément prise de remords.

— N’aie pas peur, dit-elle, j’cafarderai pas. On dira qu’il était déjà démoli. On dira qu’on est même pas venus ici. » Elle l’emmena hors du pavillon.

Le soleil commençait à poindre au-dessus des montagnes et rayonnait sur les toits de tôle ondulée des cinq pavillons sanitaires, sur les tentes grises et sur le sol ratissé des allées séparant les rangées de tentes. Le camp s’éveillait. Les feux brûlaient dans les foyers de campagne, les foyers faits de vieux bidons à essence et de feuilles de tôle. L’air sentait la fumée. Les pans de toile des entrées de tentes étaient écartés et les gens circulaient dans les allées. Plantée devant la tente des Joad, Man inspectait les environs. Elle aperçut les enfants et s’avança vers eux.

— Je me faisais du mauvais sang, dit-elle. Je ne savais pas où vous étiez.

— On regardait seulement, dit Ruthie.

— Mais où est Tom ? Vous l’avez vu ?

Ruthie se gonfla :

— Oui, Man. Tom s’est levé et il m’a dit c’qu’il fallait que j’te dise.

Elle prit son temps pour bien faire apprécier l’importance de son personnage.

— Et alors… quoi ? s’impatienta Man.

— Il a dit de te dire…

Elle fit une nouvelle pause, histoire d’en imposer à Winfield. Man leva le bras, le dos de sa main tourné vers Ruthie.

— Quoi ?

— Il a du travail, lâcha précipitamment Ruthie. Il est parti travailler.

Elle regarda craintivement la main de sa mère. La main retomba puis se tendit vers Ruthie. D’un geste instinctif Man étreignit violemment les épaules de sa fille. Ensuite elle la relâcha.

Ruthie regardait le bout de ses pieds d’un air confus. Elle changea de conversation :

— Y a des cabinets là-bas, dit-elle. Des cabinets tout blancs.

— T’y as été voir ? demanda Man.

— Moi et Winfield on y a été, répondit-elle.

Puis traîtreusement :

— Winfield en a cassé un.

Winfield devint écarlate ; il lança un regard haineux à Ruthie :

— Elle a pissé dedans, dit-il méchamment.

Man s’inquiéta :

— Qu’est-ce que vous avez encore été fabriquer ? Vous allez me montrer ça.

Elle les fit entrer de force.

— Alors, qu’est-ce que vous avez fait ?

Ruthie montra du doigt la chose :

— Ça faisait pshh… pshh…, comme ça. Maintenant c’est arrêté.

— Montrez voir c’que vous avez fait.

À regret, Winfield s’approcha de l’appareil.

— J’l’ai pas poussé fort, dit-il. J’tenais juste le machin comme ça, et pis…

L’eau rugit de nouveau. Il s’écarta d’un bond.

Man rejeta la tête en arrière et partit d’un gros rire, tandis que Ruthie et Winfield la considéraient d’un air vexé.

— C’est comme ça que ça marche, dit Man. J’en ai déjà vu. Quand on a fini, on pousse le bouton.

Incapables de supporter la honte de leur ignorance, les deux enfants prirent la porte et allèrent se planter devant une nombreuse famille en train de déjeuner au bord de la grande allée. Man les suivit des yeux. Puis elle jeta un regard circulaire. Elle inspecta les douches. Devant les lavabos, elle passa un doigt sur la porcelaine blanche. Timidement, elle ouvrit le robinet et tint son doigt sous le jet, puis le retira précipitamment quand l’eau arriva bouillante. Elle resta un moment à considérer la cuvette puis elle ferma la vidange et fit couler d’abord l’eau chaude puis l’eau froide. Ensuite elle se lava les mains et le visage dans l’eau tiède. Elle se passait de l’eau dans les cheveux quand tout à coup elle entendit un bruit de pas derrière elle. Man se retourna vivement. Un homme âgé la regardait d’un air outré.

L’homme dit d’un ton bourru :

— Qu’est-ce que vous faites là ?

Man avala sa salive et sentit l’eau dégoutter de son menton dans le creux de sa robe :

— J’savais pas, dit-elle humblement. J’croyais qu’on avait le droit de s’en servir.

L’homme âgé fronça les sourcils :

— C’est pour les hommes, dit-il sévèrement.

Il fit quelques pas vers la porte et lui montra un écriteau portant le mot : « Hommes. »

— Là, dit-il, c’est marqué. Vous ne l’aviez pas vu ?

— Non, dit Man, consternée. J’l’avais pas vu. Y a pas quéqu’part où j’puisse aller ?

L’homme s’adoucit.

— Vous venez d’arriver ? interrogea-t-il avec bonté.

— Au milieu de la nuit, répondit Man.

— Alors, le Comité vous a pas causé ?

— Quel Comité ?

— Ben… le Comité des dames.

— Non, il ne m’a pas causé.

— Le Comité ne va pas tarder à s’amener. Il vous mettra au courant, dit-il avec fierté. Nous prenons soin des nouveaux arrivés. Et maintenant, si vous cherchez les toilettes des dames, c’est de l’autre côté du bâtiment. Là-bas vous êtes chez vous.

— Un Comité de dames, vous dites ? demanda Man, pas très rassurée. Elles vont venir dans ma tente ?

Il fit un signe affirmatif.

— J’ai idée qu’elles ne vont pas tarder.

— Merci, dit Man.

Elle sortit précipitamment et regagna la tente au petit trot.

— Pa ! cria-t-elle. John, levez-vous ! Et toi Al. Levez-vous et dépêchez-vous de vous laver.

Des yeux s’ouvraient, gonflés de sommeil, et la regardaient d’un air hébété.

— Levez-vous ! tout le monde. Et dépêchez-vous de vous débarbouiller et de vous peigner.

L’oncle John était pâle et paraissait malade. Il avait un bleu au coin de la mâchoire.

Pa demanda :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Le Comité, s’écria Man. Y a un Comité de dames qui vient nous rend’ visite. Allons, dépêchez-vous de vous lever et de faire votre toilette. Pendant qu’on était tous à ronfler comme des bienheureux, Tom a trouvé du travail, lui. Allons, debout, vite !

Encore à moitié endormis, ils sortirent de la tente. L’oncle John vacillait légèrement et son visage était crispé par la souffrance.

— Allez vous laver dans la maison qui est là-bas, ordonna Man. Faut qu’on ait déjeuné et qu’on soit prêts avant que le Comité arrive.

Elle alla prendre un peu de bois au petit tas de fagots qui constituait la réserve du campement. Puis elle alluma le feu et disposa le trépied.

— De la bouillie de maïs avec un peu de jus de lard. C’est vite fait. Faut se presser.

Elle continuait son monologue devant Ruthie et Winfield ; les deux enfants la regardaient, intrigués.

La fumée des feux de cuisine montait de partout et le bourdonnement des conversations emplissait le camp.

Rose de Saron, dépeignée, chiffonnée, ahurie de sommeil, sortit à quatre pattes de la tente. Man était occupée à doser les poignées de farine de maïs dans la casserole. Elle se détourna et, voyant la robe crasseuse et chiffonnée de sa fille et ses cheveux emmêlés, elle lui dit d’un ton énergique :

— Tu vas me faire le plaisir d’aller te nettoyer. Cours te laver, là-bas. T’as une robe propre. Je te l’ai lavée. Et coiffe-toi. Allons, récure un peu tes yeux.

Man était très agitée.

Rose de Saron dit d’un ton morne :

— J’me sens pas bien. J’voudrais bien que Connie vienne. J’ai de goût à rien quand Connie n’est pas là.

Man se planta carrément devant elle. La farine jaune collait à ses mains et à ses poignets.

— Rosasharn, dit-elle sévèrement, tu vas me faire le plaisir de te secouer. J’en ai assez de tes giries. Y a un Comité de dames qui va s’amener ; j’tiens à c’que la famille fasse bonne impression.

— Mais j’me sens pas bien.

Man s’avança sur elle en écartant ses mains saupoudrées de jaune.

— Allons, fit-elle. Y a des moments où ce qu’on ressent, il faut le garder pour soi.

— Je sens que j’vais rendre, gémit Rose de Saron.

— Eh ben, rends ! Bien sûr que tu vas rendre. Ça arrive à tout le monde. Soulage-toi et après tu te nettoieras… Et lave-toi les jambes et puis mets tes souliers.

Elle se détourna et se remit à son ouvrage.

— Et arrange tes cheveux, ajouta-t-elle.

Le saindoux grésillait dans la poêle et lorsque Man y versa la bouillie de maïs, la graisse pétilla furieusement. Dans une casserole à part, elle fit un mélange de graisse et de farine, y ajouta de l’eau et du sel, et touilla la sauce. Le café commençait à bouillir dans le bidon de tôle, répandant une fumée odorante.

Pa revenait du pavillon sans se presser. Man l’inspecta d’un œil critique. Pa dit :

— Tom a trouvé du travail, tu disais ?

— Parfaitement. Il est sorti avant qu’on soit réveillés. Et maintenant cherche dans cette caisse et prends un bleu propre et une chemise. Et t’sais, Pa, j’ai terriblement à faire. Vois donc un peu à nettoyer les oreilles de Ruthie et de Winfield. Y a de l’eau chaude. Tu veux faire ça ? Fouille bien au fond, et lave-leur le cou aussi. Que ça brille.

— J’t’ai jamais vue si excitée, dit Pa.

Man s’écria :

— Il est grand temps que la famille reprenne une figure un peu convenable. Pendant le voyage, y avait pas moyen. Mais maintenant, c’est possible. Jette ta salopette sale sous la tente, je te la laverai.

Pa pénétra sous la tente et en ressortit au bout de quelques instants vêtu d’une salopette bleu pâle et d’une chemise propre. Et il conduisit au pavillon sanitaire les deux enfants médusés et contrits.

Man lui cria :

— Récure-leur bien les oreilles.

L’oncle John apparut à la porte, côté hommes, jeta un coup d’œil au-dehors, puis il rentra dans la pièce, s’assit sur le siège des cabinets et resta un long moment prostré, tenant à deux mains son crâne douloureux.

Man avait terminé la cuisson d’une pleine casserole de bouillie de maïs et en apprêtait une autre. Elle était occupée à mélanger les cuillerées de farine à la graisse qui pétillait dans la poêle lorsqu’une ombre se dessina sur le sol à côté d’elle. Jetant un regard par-dessus son épaule, elle vit derrière elle un petit homme entièrement vêtu de blanc… Un homme au visage hâlé et ridé et aux yeux pétillants de gaieté. Sec comme un hareng saur. Ses vêtements blancs, très propres, s’effrangeaient aux coutures. Il adressa un sourire à Man.

— Bonjour ! fit-il.

Man regarda son coutume blanc, et la méfiance durcit son visage.

— Jour…, répondit-elle.

— Vous êtes madame Joad ?

— Oui.

— Eh ben moi, je m’appelle Jim Rawley. Je suis le directeur du camp. Je venais en passant voir si tout allait bien. Vous avez tout ce qu’il vous faut ?

Man le considéra d’un air soupçonneux.

— Oui, répondit-elle.

— Je dormais quand vous êtes arrivés hier soir, reprit Rawley. Encore heureux que vous ayez trouvé de la place.

Le ton était cordial.

Man dit avec simplicité :

— C’est bien, ici. Surtout les lavabos.

— Attendez que les femmes se mettent à leur lessive. Ça ne va pas tarder. Vous n’avez jamais entendu un raffut pareil. On se croirait à un meeting. Savez-vous ce qu’elles ont fait, hier, madame Joad ? Elles ont organisé un chœur. Elles vous chantaient des cantiques tout en frottant leur linge. Ça valait le coup d’entendre ça, j’vous assure.

La méfiance s’effaçait du visage de Man.

— Ça doit êt’ joli. C’est vous le patron ?

— Non, répondit-il. Les gens font tout, ici, alors je n’ai plus de travail. Ils entretiennent le camp. Ils assurent l’ordre, enfin, ils font tout eux-mêmes ! Jamais vu des gens pareils. Ils fabriquent des vêtements dans la salle de réunions. Et des jouets. Jamais vu des gens pareils.

Man jeta un coup d’œil sur sa robe sale :

— Nous n’avons pas encore eu le temps de nous faire propres, dit-elle. Sur la route, c’est pas possible.

— J’en sais quelque chose, fit-il. Il renifla. Dites-moi… c’est votre café qui sent si bon ?

Man sourit.

— C’est vrai qu’il sent bon, n’est-ce pas ? Dehors, ça sent toujours bon.

Elle ajouta fièrement :

— Ça nous ferait bien de l’honneur si vous vouliez déjeuner avec nous.

Il s’approcha du feu et s’accroupit et Man sentit fondre ses dernières velléités de résistance.

— Ça nous ferait bien plaisir, dit-elle. Nous n’avons pas grand-chose à vous offrir, mais c’est de bon cœur.

Le petit homme leva la tête et lui sourit.

— J’ai déjà déjeuné. Mais une tasse de vot’ café ne serait pas de refus. Il sent tellement bon.

— Mais bien sûr, voyons.

— Prenez tout votre temps.

Man remplit une tasse en fer-blanc au bidon de tôle. Elle dit :

— Nous n’avons pas encore de sucre. Nous en aurons peut-être aujourd’hui. Si vous prenez du sucre, il ne vous semblera pas bon.

— Jamais de sucre pour moi, dit-il. Ça gâche le goût du bon café.

— Moi, j’en mets un petit peu, dit Man.

Subitement, elle le regarda avec attention, pour savoir comment il s’était imposé si vite. Elle cherchait sur sa figure un motif quelconque, mais n’y trouva que de la gentillesse. Ensuite, elle regarda les bords effilochés de son veston blanc, et cela contribua à la rassurer.

Il sirotait son café :

— J’ai idée que ces dames vont venir vous rendre visite, ce matin.

— Nous ne sommes pas propres, dit Man. Elles ne devraient pas venir avant que nous ayons eu le temps de nous nettoyer un peu.

— Oh ! elles savent ce que c’est, dit le directeur. Elles ont passé par là aussi, quand elles sont arrivées. Ne vous tracassez donc pas. Les Comités, dans not’ camp, ils ont ça de bon : ils savent vraiment de quoi il retourne.

Il termina son café et se leva :

— Il est temps que je m’en aille. Si vous avez besoin de quèq’chose, n’hésitez pas à vous adresser au bureau. J’suis tout le temps là. Délicieux, votre café ! Merci bien.

Il replaça la tasse dans la caisse parmi les autres, fit au revoir de la main et s’éloigna entre les rangées de tentes. Man l’entendit parler aux gens en passant. Elle baissa la tête et lutta contre une brusque envie de pleurer.

Pa revint, ramenant les enfants. Ils avaient les yeux pleins de larmes – le nettoyage des oreilles avait été douloureux – et le visage luisant de propreté. Ils paraissaient matés. Un frottage énergique avait pelé le nez de Winfield.

— Les voilà, dit Pa. Avec la crasse et deux couches de peau de moins. J’ai presque dû les corriger pour les faire tenir tranquilles.

Man les toisa d’un œil expert.

— Ils sont beaux comme tout, fit-elle. Maintenant, servez-vous. Il y a de la bouillie de maïs et de la sauce. Il faut se dépêcher de débarrasser et de mettre un peu d’ordre.

Pa se servit et servit les enfants.

— Me demande où Tom a trouvé du travail ?

— J’sais pas.

— En tout cas, s’il a pu en trouver j’en trouverai aussi.

Al accourut, très agité.

— Parlez d’un coin ! dit-il.

Il se servit et versa le café.

— Y a un type, là-bas… Vous savez c’qu’il fait ?… Il se construit une roulotte. Là, à côté, juste derrière les tentes. Avec des lits et un poêle et tout. Et il habite dedans. Ça c’est de la vraie vie, bon Dieu ! Partout où on s’arrête… on est chez soi.

— J’aimerais mieux une petite maison, dit Man. Dès qu’on aura les moyens, j’veux avoir une petite maison.

Pa dit :

— Al, quand on aura mangé, on prendra le camion, toi, moi, et l’oncle John, et on ira chercher du travail.

— Entendu, dit Al. J’aimerais bien travailler dans un garage si y avait le choix. C’est ce qui me plaît le plus. J’me dégotterais une petite Ford… un d’ces bons vieux tacots. J’y passerais un coup de peinture jaune, et hop… j’irais faire de ces virées ! Vu passer une jolie fille tout à l’heure sur la route. Même que j’y ai fait de l’œil. Jolie comme un cœur, elle était.

Pa prit un air sévère :

— Tu ferais bien de trouver du travail avant de penser à trousser les jupons.

L’oncle John sortit des cabinets et s’approcha d’un pas traînant. Man fronça les sourcils quand elle l’aperçut.

— Tu n’es pas lavé…, commença-t-elle, mais le voyant triste et mal en point, elle lui dit :

— Va te reposer sous la tente. Tu n’es pas bien.

Il secoua la tête :

— Non, dit-il, j’ai péché, et je dois expier.

Il s’accroupit, complètement effondré, et se versa une tasse de café.

Man vida la poêle et dit d’un air détaché :

— Le directeur du camp est venu. Il est resté prendre une tasse de café.

Pa leva lentement les yeux.

— Ah oui ? Qu’est-ce qu’il voulait, de si bonne heure ?

— Simplement passer le temps, répondit Man d’un ton dégagé. Il s’est assis tout bonnement, et il a bu une tasse de café. Il a dit qu’il en buvait pas souvent du bon et qu’il avait senti le nôtre.

— Qu’est-ce qu’il voulait ? insista Pa.

— Rien du tout, il est venu voir si ça allait.

— J’n’en crois rien, dit Pa. Il venait fouiner et se mêler de ce qui ne le regardait pas, probablement.

— Jamais de la vie ! s’écria Man, indignée. J’suis aussi capable qu’une autre de repérer un fouineur quand j’en vois un.

Pa secoua sa tasse et fit tomber le marc de café par terre.

— Et faudra voir à ne plus faire de saletés, dit Man. C’est propre, ici.

— Tâche seulement que ça ne devienne pas trop propre pour qu’on puisse y vivre, riposta Pa. Dépêche-toi, Al. Nous allons chercher du travail.

Al s’essuya la bouche d’un revers de main.

— J’suis prêt, dit-il.

Pa se tourna vers l’oncle John.

— Tu viens avec ?

— Oui, je viens.

— Ça n’a pas l’air d’aller fort ?

— Ça ne va pas fort, mais je viens.

Al monta dans le camion.

— Faut que je fasse de l’essence, dit-il.

Il mit le contact. Pa et l’oncle John s’installèrent à côté de lui et le camion démarra et s’éloigna le long de l’allée.

Man les regarda partir. Ensuite, elle s’empara d’un seau et se dirigea vers les lavoirs, dans la partie découverte du pavillon sanitaire. Elle remplit le seau d’eau chaude et le rapporta au campement. Elle était occupée à laver la vaisselle dans le seau lorsque Rose de Saron revint.

— Je t’ai mis ton déjeuner de côté, dit Man.

Et elle examina attentivement sa fille. Ses cheveux encore humides étaient peignés et sa peau avait une belle teinte rose et fraîche. Elle avait mis la robe en tissu imprimé bleu, à petites fleurs blanches, et portait aux pieds ses souliers de mariage à hauts talons. Sous le regard de sa mère, elle rougit.

— T’as pris un bain ? demanda Man.

Rose de Saron répondit d’une voix rauque :

— J’étais là-dedans et il y a une dame qu’est venue et qui l’a fait. T’sais comment on s’y prend ? On rentre dans une espèce de guérite et puis on tourne des poignées, et tout d’un coup, l’eau vous coule dessus de partout, de l’eau chaude ou de l’eau froide, à volonté, alors je l’ai fait.

— J’y vais aussi, s’écria Man. Sitôt que j’aurai fini ici. Tu me feras voir.

— Je vais le faire tous les jours, dit la jeune femme. Et la dame… elle m’a vue et elle a remarqué pour ce qui est du bébé, alors… t’sais ce qu’elle a dit ? Elle a dit que toutes les semaines il y a une infirmière qui vient. Alors faudra que je la voie et elle me dira ce que je dois faire pour que le bébé soit bien portant. Toutes les femmes le font, à ce qu’elle m’a dit. Moi aussi je vais le faire. » Les mots affluaient à ses lèvres. « Et puis… t’sais quoi ?… La semaine dernière, y a un bébé qu’est venu au monde, alors il y a eu une grande fête et tout le monde a donné des cadeaux, des affaires, une layette pour le bébé, et y avait même une voiture d’enfant, de celles en osier. Pas neuve, mais on l’avait repeinte en rose… tout comme neuve. Et puis on a baptisé l’enfant, et puis il y avait un gâteau. Oh ! Sainte Vierge ! »

Elle se tut, à bout de souffle.

— Dieu soit loué, dit Man. Nous avons enfin retrouvé les nôtres. Je vais prendre un bain.

— Oh ! ce que c’est beau, Man.

Man essuya les assiettes de fer-blanc et les empila. Elle dit :

— Nous sommes des Joad. Nous n’avons jamais eu à baisser la tête devant personne. Le grand-père de Grand-père, il s’est battu pendant la Révolution. On était des fermiers jusqu’à ce qu’il y ait eu cette dette. Et puis après, ces gens sont venus… Ils nous ont changés. Chaque fois qu’ils venaient, c’était comme si on m’avait fouettée… moi et toute la famille. Et puis ce type de la police, à Needles. Ça m’a fait quelque chose ; tout d’un coup, je me suis sentie toute mortifiée… j’avais honte. Maintenant, je n’ai plus honte. Ces gens sont de chez nous… ils sont des nôtres. Et c’t’homme qu’est venu, le directeur. Il s’est assis et puis il a pris une tasse de café et il fallait l’entendre. Madame Joad par-ci, madame Joad par-là… Avez-vous besoin de quèq’chose, madame Joad ?

Elle s’interrompit et soupira :

— Je t’assure, je me sens redevenir un être humain.

Elle posa la dernière assiette sur la pile, puis se glissa sous la tente et chercha dans la caisse à vêtements ses souliers et une robe propre. Et elle trouva un petit paquet de papier qui contenait ses boucles d’oreilles. En passant devant Rose de Saron elle dit :

— Si ces dames viennent, dis-leur que je suis là tout de suite.

Elle s’éclipsa derrière le pavillon sanitaire.

Rose de Saron s’assit lourdement sur une caisse et considéra ses souliers de mariée. Des escarpins de cuir verni ornés d’un nœud d’étoffe noire. Elle en frotta le bout avec son doigt, puis s’essuya le doigt à l’intérieur de son jupon. Le mouvement qu’elle fit en se baissant comprima son ventre déjà gros. Elle se redressa et ses doigts explorèrent son corps, cependant qu’un léger sourire éclairait son visage.

Une femme corpulente apparut dans l’allée, portant au lavoir une caisse à pommes pleine de linge sale. Sa figure était tannée par le soleil et ses yeux noirs brillaient avec intensité. Par-dessus sa robe d’indienne, elle avait passé un énorme tablier taillé dans un sac et ses pieds étaient chaussés de brodequins d’homme. Elle vit Rose de Saron se tâter le corps et remarqua le léger sourire de la jeune femme.

— Tiens, tiens ! s’exclama-t-elle en riant de plaisir. Qu’est-ce que ça sera, selon toi ?

Rose de Saron rougit et baissa les yeux, puis elle risqua un œil vers la femme. Celle-ci l’examinait avec intérêt.

— Je ne sais pas, murmura-t-elle.

La femme plaqua la caisse à pommes sur le sol.

— Alors, comme ça, t’as attrapé une tumeur vivante ? dit-elle en caquetant comme une vieille poule. Qu’est-ce que tu aimerais le mieux ? interrogea-t-elle.

— Sais pas… un garçon, je crois. Oh ! oui, un garçon.

— Vous venez juste d’arriver, hein ?

— Hier au soir, tard.

— Vous allez rester ?

— J’sais pas, j’ai idée qu’oui, si nous trouvons du travail.

Une ombre passa sur le visage de la femme, et les petits yeux noirs brillèrent farouchement.

— Si vous trouvez du travail. Nous disons tous la même chose.

— Mon frère a déjà trouvé une place ce matin.

— Ah oui ? Eh ben ! peut-êt’ que vous avez la chance pour vous. Prends garde à la chance. Quand on a du bonheur, faut jamais s’y fier. » Elle se rapprocha. « Y a qu’un seul bonheur. On ne peut pas en avoir d’aut’. Tâche d’êt’ sage ! vociféra-t-elle soudain. Tâche de te conduire comme il faut. Si tu t’adonnes au péché, gare à ton enfant. » Elle s’accroupit en face de Rose de Saron. « Il se passe des choses scandaleuses dans le camp, dit-elle sombrement. Tous les samedis soirs on y danse, et pas seulement des quadrilles. En plus, y en a qui dansent l’un contre l’autre… et ça se serre, et ça s’enlace, et ça se tortille ! Je les ai vus. »

Rose de Saron dit avec circonspection :

— J’aime bien danser. Le quadrille, je veux dire. » Et elle ajouta, dans un élan vertueux : « J’ai jamais dansé de l’aut’ façon. »

La femme à la peau hâlée dodelina de la tête d’un air sinistre :

— Eh ben, y en a qui le font ! Mais c’est des choses que le Seigneur ne laisse pas passer, tu peux êt’ tranquille. Ne va surtout pas t’imaginer le contraire.

— Non, M’dame, dit la jeune femme dans un souffle.

La femme posa une main brune et ridée sur le genou de Rose de Saron, et la jeune femme tressaillit à ce contact.

— Il faut que je te prévienne. Des vraies brebis du Seigneur, y en a plus beaucoup. Tous les samedis soirs, quand leur orchestre à cordes se met à jouer, au lieu de jouer des cantiques comme il devrait, les v’là partis à tourner et à tourner que c’en est une perdition. À bras-le-corps, ils se tiennent. Je les ai vus. Personnellement, je m’approche pas, note bien, et je laisse pas les miens s’approcher non plus. J’veux voir ça ni de près ni de loin. Ils s’attrapent et ils se serrent, j’te dis. » Elle fit une pause oratoire, puis elle reprit, dans un murmure rauque : « Ils font pire : ils donnent du théâtre ! »

Elle s’écarta légèrement et inclina la tête pour voir comment Rose de Saron prendrait une telle révélation.

— Avec des acteurs ? demanda la jeune femme, saisie d’une crainte respectueuse.

— Jamais de la vie ! vociféra la femme. Pas des acteurs, pas ces créatures déjà damnées. Non. Des gens comme nous. De chez nous. Et y avait des petits enfants ; eux ne pouvaient pas savoir, bien sûr. Et ils se faisaient passer pour ce qu’ils n’étaient pas. J’ai pas voulu approcher. Mais j’les entendais raconter tout ce qu’ils faisaient. Oh ! le démon était à son affaire dans le camp, ce soir-là.

Rose de Saron écoutait, bouche bée, les yeux écarquillés.

— Une fois à l’école, on a donné la Nativité, le jour de Noël.

— Ça, j’dis pas qu’c’est bien ni qu’c’est mal. Y a des gens pieux qui ne trouvent rien à redire aux pièces sur le Christ avec des enfants. Moi, j’irais pas jusque-là, ça non. Mais là, c’était pas une pièce sur l’enfant Jésus. C’était que péché, malfaisance, dévergondage et compagnie. Ils se pavanaient et fanfaronnaient et parlaient comme s’ils étaient des gens qu’ils ne sont pas. Et j’te danse, et j’te serre et j’te tortille…

Rose de Saron soupira.

— Et pas seulement quelques-uns, en plus, poursuivit la femme à peau brune. À l’heure qu’il est, on peut presque les compter sur les dix doigts, les vrais agneaux du divin berger. Et ne va pas t’imaginer que Dieu se laisse rouler par ces mécréants. Non, ma fille. Il inscrit tout sur Son ardoise, un péché après l’autre, et après Il tire Son trait et fait l’addition. Dieu, Il a l’œil, et moi j’ai l’œil. Il en a déjà dépisté deux et les a enfumés dans leurs terriers.

— Non ? fit Rose de Saron d’une voix oppressée.

La voix de la femme à la peau brune s’amplifiait peu à peu :

— Je l’ai vu de mes yeux. Y en avait une qu’attendait un bébé, comme toi. Elle a joué du théâtre, et elle a dansé des danses dévergondées. Et alors… – la voix se fit glaciale et sinistre – elle a maigri, et elle a maigri tellement qu’il n’y en avait bientôt plus, et elle a accouché d’un enfant mort.

— Mon Dieu Seigneur ! fit la jeune femme en pâlissant.

— Mort et tout en sang. Naturellement, personne lui adressait plus la parole. Été obligée de partir. On n’enseigne pas le péché aux autres sans finir par l’attraper soi-même. Tu peux me croire. Et y en avait une autre qu’a fait la même chose. Et elle a maigri et maigri, et puis tu sais quoi ? Une nuit elle est partie. Et deux jours après elle était de retour. Prétendu qu’elle était allée voir des gens. Mais… elle n’avait plus de bébé. Tu sais c’que je pense ? Eh ben je pense que c’est le directeur du camp qui l’a emmenée et l’a aidée à se débarrasser de son enfant. Il ne croit pas au péché. Me l’a dit lui-même. Il dit que le péché c’est d’avoir faim, c’est d’avoir froid. Il m’a dit… de sa propre bouche, note bien… que Dieu n’est pour rien dans tout ça. Que ces filles-là ont maigri parce qu’elles n’avaient pas assez à manger. Mais je lui ai rivé son clou. » Elle se leva et recula d’un pas. Ses yeux flamboyaient. Elle braqua un doigt rigide vers le visage de Rose de Saron. « J’lui ai dit : “Arrière !” que j’lui ai dit. Je l’savais que le démon menait le sabbat, dans le camp. J’lui ai dit : “Et maintenant, je sais qui est le démon. Arrière, Satan !” je lui ai dit. Et, par Dieu, il a reculé ! Tout tremblant il était, et plat comme une couleuvre. Il me fait : “J’vous en prie !” qu’il me fait, “j’vous en prie, ne rendez pas les gens malheureux.” “Malheureux ?” j’lui dis. “Et leurs âmes, qu’est-ce que vous en faites de leurs âmes ? Et ces petits enfants morts, et ces pauvres pécheresses perdues par vot’ théâtre ?” Il n’a pas su quoi répondre. Il m’a simplement regardée avec une espèce de grimace minable et il est parti. Il a vu tout de suite qu’il avait affaire à une vraie servante du Seigneur. J’lui ai dit : “J’aide Notre-Seigneur Jésus à surveiller le camp. Et Dieu vous réglera vot’ compte à vous et aux autres pécheurs. » Elle reprit sa caisse de linge sale. « Gare à toi, je t’ai prévenue. Attention à c’pauvre petit enfant que t’as dans le ventre et tâche de te garder du péché. »

Sur ces mots, elle s’en alla majestueusement et la vertu lui embrasait les prunelles.

Rose de Saron la suivit du regard, puis elle se prit la tête à deux mains et commença à gémir. Une voix douce s’éleva près d’elle. Elle leva les yeux, confuse. C’était le petit homme en blanc, le directeur du camp.

— Ne te fais pas de mauvais sang, dit-il. Ne te fais pas de mauvais sang.

Les larmes affluèrent aux yeux de Rose de Saron.

— Mais je l’ai fait ! s’écria-t-elle. J’ai dansé comme il faut pas. J’lui ai pas dit. Une fois à Sallisaw. Connie et moi.

— Ne te fais pas de mauvais sang, dit-il.

— Elle dit que je perdrai l’enfant.

— Je sais bien ; je la tiens à l’œil, un tant soit peu. C’est une brave femme, mais elle rend les gens malheureux.

Rose de Saron eut un reniflement larmoyant.

— Elle connaissait deux filles, ici, dans le camp, qu’ont perdu leur bébé.

Le directeur s’accroupit devant elle.

— Écoute ! fit-il. Je vais te dire quelque chose. Moi aussi je les connaissais. Leurs péchés, c’était la fatigue et la faim. Elles travaillaient trop. Et en plus de ça le voyage en camion, avec les cahots. Elles étaient malades. C’était pas de leur faute.

— Mais elle a dit…

— Ne t’inquiète donc pas. C’est une femme qui ne se plaît qu’à faire des histoires.

— Mais elle a dit que vous étiez le diable.

— J’sais bien. C’est parce que je l’empêche de rendre les gens malheureux. » Il lui donna de petites tapes sur l’épaule. « Ne te fais surtout pas de mauvais sang. Elle ne sait pas. »

Et là-dessus il s’esquiva rapidement.

Rose de Saron le regarda s’éloigner ; ses maigres épaules tressautaient. Elle avait encore les yeux fixés sur la frêle silhouette quand Man revint, toute propre et toute rose, ses cheveux encore humides peignés et roulés sur la nuque. Elle portait sa robe imprimée et les vieilles chaussures crevassées et ses petites boucles d’oreilles.

— Je l’ai fait, dit-elle. Je me suis mise là-dessous et j’ai fait dégringoler l’eau sur moi. Et y avait là une femme qui disait qu’on pouvait le faire tous les jours si on en avait envie. Au fait… est-ce que le Comité des dames est venu ?

— Un-unh ! répondit la jeune femme en secouant négativement la tête.

— Et tu restes là assise à ne rien faire, au lieu de mettre un peu d’ordre. » Tout en parlant, Man rassemblait la vaisselle de fer-blanc. « Faut se préparer, dit-elle. Allons, remue-toi ! Prends-moi ce sac et nettoie un peu par terre. » Elle rassembla le matériel, remit les casseroles dans leur caisse sous la tente. « Retape un peu ces lits, ordonna-t-elle. Je t’assure, rien ne m’a jamais semblé aussi bon que cette eau-là. »

Rose de Saron exécutait sans enthousiasme les ordres de sa mère.

— Tu crois que Connie va revenir aujourd’hui ?

— Peut-être… Peut-être pas. On n’en sait rien.

— Tu es bien sûre qu’il sait où nous retrouver ?

— Mais oui.

— Man… tu ne crois pas… qu’il aurait pu être tué quand ils ont brûlé le camp ?

— Pas lui, répondit Man d’un ton assuré. Il est vif, quand il veut… Il détale comme un lièvre et il est plus matois qu’un renard.

— J’voudrais bien qu’il revienne.

— Il reviendra quand il reviendra.

— Man…

— Je voudrais bien que tu te mettes au travail.

— Ben, j’voulais te demander… tu crois que de danser et de jouer du théâtre, c’est des péchés, et que ça pourrait me faire perdre mon enfant ?

Man interrompit son ouvrage et se redressa, poings aux hanches.

— Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? T’as pas joué de théâtre ?

— Ben, y en a ici qui l’ont fait, et une fille, justement, elle a perdu son enfant – elle a accouché d’un enfant mort – mort et tout en sang, comme si c’était un châtiment de Dieu.

Man la regarda fixement.

— Qui te l’a dit ?

— Une dame qu’est passée. Et puis, il y a le petit bonhomme habillé en blanc qu’est venu et qu’a dit que c’était pas ça la cause.

Man fronça les sourcils.

— Rosasharn, dit-elle, cesse un peu de tout ramener à toi-même. Tout ce que tu cherches, c’est des excuses pour pleurer. Je ne sais pas ce que tu as. Personne n’a jamais fait de pareils chichis dans not’ famille. On a toujours accepté ce qui nous arrivait sans faire d’histoires. J’parie que c’est Connie qui t’a mis toutes ces bêtises en tête. Il avait la folie des grandeurs, celui-là. » Et elle ajouta sévèrement : « Rosasharn, dis-toi bien que tu n’es pas seule sur terre, tu n’es qu’une personne parmi toutes les autres. Tiens-toi à ta place. J’en connais qu’ont grossi leurs péchés à plaisir, au point de se figurer qu’ils n’étaient qu’une montagne d’abominations aux yeux du Seigneur. »

— Mais voyons, Man…

— Non. Ferme ton bec et mets-toi à l’ouvrage. Tu n’es ni assez importante ni assez mauvaise pour que le Seigneur se tourmente à cause de toi. Et si tu n’arrêtes pas de te torturer la cervelle, tu vas prendre ma main sur la figure.

Elle balaya les cendres et les fit tomber dans le trou du foyer. Ce faisant, elle vit le Comité qui s’en venait sur la route.

— Allons, dépêche ! dit-elle. Voilà ces dames qui s’amènent. Mets un peu d’ordre, qu’on fasse bonne figure.

Elle ne regarda plus, mais elle avait conscience de l’approche du Comité.

On ne pouvait douter que ce fût le Comité. Trois dames endimanchées et débarbouillées : Une femme maigre aux cheveux filasse portant des lunettes à monture d’acier ; une petite boulotte aux cheveux crépus et grisonnants et à la bouche de poupée, et une gigantesque matrone à la croupe éléphantesque, aux seins mafflus, musclée comme un cheval de labour, forte et sûre d’elle. Et le Comité s’avançait avec dignité.

Man s’arrangea pour avoir le dos tourné à leur arrivée. Elles s’arrêtèrent, pivotèrent et se plantèrent devant elle, sur un rang. Et la géante dit d’une voix de stentor :

— Bonjour, m’dame Joad. Z’êtes bien, m’dame Joad, s’pas ?

Man fit brusquement volte-face, jouant la surprise :

— Mais, oui… oui. Comment qu’vous savez mon nom ?

— C’est nous le Comité, répondit la grosse femme. Le Comité des dames du pavillon sanitaire numéro quatre. Votre nom est inscrit au bureau.

Man se troubla.

— Nous ne sommes pas encore très présentables. Ça me ferait bien de l’honneur si vous vouliez vous asseoir pendant que je fais un peu de café, mesdames.

La petite boulotte dit :

— Présentez-nous, Jessie, Dites nos noms à m’dame Joad. Jessie est not’ présidente, expliqua-t-elle.

Jessie dit, cérémonieusement :

— M’dame Joad, voilà Annie Littlefield et Ella Summers ; et moi, je m’appelle Jessie Bullitt.

— J’suis bien heureuse de faire vot’ connaissance, dit Man. Vous ne vous asseyez pas ? Y a encore rien pour s’asseoir, ajouta-t-elle. Mais je vais faire un peu de café.

— Oh ! non, protesta Annie, très mondaine. Ne vous dérangez pas. Nous sommes simplement venues voir si vous aviez besoin de quelque chose et vous dire que vous êtes ici chez vous.

Jessie Bullitt dit sévèrement :

— Annie, c’est moi la présidente, si ça ne vous fait rien.

— Bon, bon ! Mais la semaine prochaine, c’est mon tour.

— Eh bien, attendez la semaine prochaine, dans ce cas. Nous changeons toutes les semaines, expliqua-t-elle.

— C’est bien vrai que vous ne voulez pas prendre une tasse de café ? demanda Man, légèrement déconcertée.

— Non, merci.

Jessie assuma la présidence.

— Nous allons d’abord vous mettre au courant pour ce qui est du pavillon sanitaire et après, si vous voulez, nous vous inscrirons à notre club où on vous donnera un emploi. Turellement, vous n’êtes pas forcée d’en faire partie.

— Est-ce que… ça coûte cher ?

— Ça ne coûte rien d’autre que du travail, intervint Annie. Et une fois que vous serez un peu connue, vous serez peut-êt’ élue dans not’ Comité. Jessie, que voilà, fait partie du Comité Central du camp. C’est quelqu’un de haut placé dans le Comité.

Jessie sourit avec fierté.

— Élue à l’unanimité, précisa-t-elle.

— Eh bien, m’dame Joad, si vous voulez, on va vous expliquer comment le camp fonctionne.

Man dit :

— Voilà ma fille, Rosasharn.

— Bonjour, dirent-elles en chœur.

— Feriez bien de venir aussi.

La volumineuse Jessie prit la parole ; son attitude était digne et bienveillante et son discours avait été préparé.

— N’allez pas croire que nous voulons nous immiscer dans vos affaires, mâme Joad. Vous comprenez, dans not’ camp, y a un tas d’installations qui servent à tout le monde. Et puis il y a des règlements, que nous faisons nous-mêmes. À présent, nous allons voir le pavillon sanitaire. Tout le monde s’en sert et tout le monde doit veiller à ce qu’il reste propre.

Elles s’acheminèrent vers la courette où s’alignaient les lavoirs – vingt en tout. Huit places étaient occupées ; les femmes courbées sur leur besogne frottaient le linge et empilaient les vêtements déjà rincés sur les carreaux de ciment.

— Vous pouvez vous servir des lavoirs quand vous voudrez, dit Jessie. À condition de laisser tout bien propre.

Les femmes occupées à laver levèrent la tête et examinèrent le groupe avec curiosité. Jessie dit d’une voix forte :

— V’là mâme… Joad et sa fille Rosasharn qui vont rester chez nous.

En chœur, elles saluèrent Man, et Man fit une petite révérence et dit :

— Enchantée de faire vot’ connaissance.

Jessie ouvrit la marche et conduisit le Comité à la salle des douches et des W.-C.

— J’suis déjà venue ici, dit Man. J’ai même pris un bain.

— C’est fait pour ça, dit Jessie. Et le règlement est tout pareil : faut les laisser aussi propres qu’on les a trouvés. Chaque semaine, y a un nouveau Comité qui est chargé du nettoyage, une fois par jour. Vous en ferez peut-êt’ partie. Chacun doit apporter son savon.

— Faut que je trouve du savon, dit Man. Nous n’en avons plus une miette.

La voix de Jessie se nuança de respect.

— Et ces choses-là, vous vous en êtes déjà servi ? demanda-t-elle en désignant les cabinets.

— Oui, m’dame. Pas plus tard que ce matin.

Jessie soupira :

— C’est bien.

Ella Summers éleva la voix :

— Figurez-vous que la semaine passée…

Jessie l’interrompit sévèrement :

— Marne Summers… C’est à moi de raconter la chose…

Ella céda :

— Oh ! bon, bon…

Jessie reprit :

— La semaine passée, c’est vous qu’était présidente ; vous avez dit tout c’que vous aviez à dire. Cette semaine-ci, vous serez bien bonne de vous abstenir.

— Bon, mais racontez c’que cette femme a fait, dit Ella.

— Eh bien, commença Jessie, ce n’est pas dans les habitudes du Comité d’aller faire des cancans et des ragots, mais je ne nommerai personne. La semaine passée, y a une dame qui s’amène là-dedans avant que le Comité ait eu le temps de la mettre au courant. Toujours est-il qu’elle avait mis le pantalon de son homme à tremper dans la cuvette et qu’elle fait : « C’est trop bas, et c’est pas assez grand. De quoi y attraper un tour de reins, qu’elle fait. Ils auraient bien pu l’installer plus haut. »

Le Comité sourit d’un petit air condescendant. Ella intervint :

— Ça ne tient presque rien, qu’elle disait.

Mais Jessie la foudroya du regard et Ella, décontenancée, se tut.

Jessie reprit :

— C’est avec le papier à cabinet que nous avons des ennuis… D’après le règlement, il est défendu d’en emporter. On se cotise tous pour en acheter.

Elle hésita une seconde, puis elle avoua :

— Le numéro 4 en consomme plus que n’importe quel autre. Y a quelqu’un qu’en vole. On en a parlé à la réunion du Comité Central. Le pavillon sanitaire numéro 4, section dames, consomme trop de papier à cabinet. En pleine réunion, c’est venu sur le tapis.

Man était tout oreilles.

— On le vole… mais pour quoi faire ?

— Ben, répondit Jessie, c’est pas d’aujourd’hui qu’on a des ennuis avec ça. Une fois, il y a eu trois petites filles qui découpaient des bonshommes en papier dedans. Ce coup-là, on les a attrapées. Mais cette fois-ci, pas moyen de savoir qui c’est. À peine on en met un rouleau qu’il disparaît. En pleine réunion, c’est venu sur le tapis. Même qu’une dame a proposé d’attacher un petit grelot qui sonnerait à chaque tour du rouleau. De façon à pouvoir compter combien chacun en prend.

Elle branla la tête :

— Je ne sais vraiment plus quoi, dit-elle. Ça m’a tracassée toute la semaine. Quelqu’un vole le papier à cabinet du pavillon sanitaire numéro 4.

De la porte entrouverte, une petite voix craintive appela :

— Mâme Bullitt !

Le comité se retourna :

— Mâme Bullitt, j’ai entendu c’que vous venez de dire.

Une femme en sueur, toute rougissante, se tenait dans l’embrasure de la porte :

— J’ai pas osé me lever à la réunion, mâme Bullitt. C’est plus fort que moi, j’ai pas pu. Ils auraient rigolé, ou j’sais pas quoi, pour sûr.

— De quoi donc que vous parlez ? fit Jessie.

— Ben… on est tous… enfin, peut-être… que c’est nous. Mais on ne le vole pas, mâme Bullitt.

Jessie s’avança sur elle ; son aveu lui avait coûté un gros effort et la sueur perlait abondamment au front de la coupable.

— C’est pas de not’ faute, mâme Bullitt.

— Dites ce que vous avez à dire, fit Jessie. Notre pavillon a reçu un affront à cause de c’papier à cabinet.

— Toute la semaine, mâme Bullitt. On pouvait pas s’empêcher. C’est que j’en ai cinq filles, vous savez.

— Qu’est-ce qu’elles en ont fait ? demanda Jessie d’un ton qui ne laissait présager rien de bon.

— S’en sont servi, pas aut’ chose. Vrai de vrai, a s’en sont servi.

— Qu’est-ce qu’elles ont donc ? demanda impétueusement Jessie.

— La diarrhée, balbutia la coupable. Toutes les cinq. L’argent manquait, alors elles mangeaient des raisins pas mûrs. Elles ont attrapé une diarrhée épouvantable. Obligées d’aller toutes les cinq minutes.

Elle prit leur défense :

— Mais pour le voler, ça elles le volaient pas.

Jessie soupira :

— Fallait le dire, fit-elle. C’est des choses qu’il faut dire. Et maintenant, le pavillon numéro 4 a reçu un affront parce que vous n’avez rien dit. Tout le monde peut attraper la diarrhée.

La voix plaintive gémit :

— J’ai beau faire, j’peux pas les empêcher de manger ces raisins verts. Alors ça ne fait qu’empirer.

Ella Summers glapit :

— Le Secours ! Faut s’inscrire au Secours !

— Ella Summers, fit Jessie, je vous le dis pour la dernière fois. C’est pas vous la présidente. » Elle se retourna vers la petite bonne femme au visage effaré et cramoisi : « Vous n’avez donc pas d’argent, mâme Joyce ? »

Elle baissa la tête, confuse.

— Non, mais il se peut qu’on trouve bientôt du travail.

— Y a pas de quoi avoir honte, en voilà des façons ! dit Jessie. Trottez-vous jusqu’à l’épicerie de Weedpatch et commandez ce qu’il vous faut. Le camp a un crédit de vingt dollars dans la boutique. Prenez-en pour cinq dollars. Et vous les rembourserez au Comité Central quand vous aurez trouvé du travail. Vous le saviez pourtant bien, mâme Joyce, ajouta-t-elle avec sévérité. Comment ça se fait que vous avez laissé vos filles avoir faim ?

— Nous n’avons jamais demandé l’aumône à personne, répondit madame Joyce.

— Vous savez très bien qu’il ne s’agit pas d’aumône, gronda Jessie. Ç’a été dit et redit. Il n’est pas question d’aumône ni de charité dans notre camp. Nous ne voulons pas de ça. Et maintenant trottez-vous jusqu’à l’épicerie et faites vos provisions. Et après vous m’apporterez la facture.

— Et si on ne pouvait pas vous rembourser ? objecta timidement madame Joyce. Ça fait longtemps qu’on n’a pas eu de travail.

— Vous rembourserez si vous le pouvez. Si vous ne pouvez pas, ce n’est pas notre affaire et ce n’est pas la vôtre non plus. Il y en a un qui est parti comme ça, eh bien il a renvoyé l’argent deux mois plus tard. Vous n’avez pas le droit de laisser vos filles avec le ventre creux dans notre camp.

— Non, m’dame, fit madame Joyce d’un ton soumis.

— Prenez-leur du fromage, à ces gosses, ordonna Jessie. Ça leur fera passer la diarrhée.

— Bien, m’dame. » Là-dessus, madame Joyce se coula vers la porte et sortit.

Jessie, courroucée, se tourna vers le Comité :

— De quel droit est-ce qu’elle fait la difficile ? C’est pas admissible, surtout avec les nôtres.

Annie Little dit :

— Il n’y a pas longtemps qu’elle est là. Elle n’est peut-être pas encore bien au courant. Et peut-être qu’il lui est arrivé d’avoir affaire à un Bureau de Bienfaisance. Et n’essayez pas de m’empêcher de parler, Jessie, j’ai le droit de dire mon mot. » Elle se tourna à demi vers Man : « Quand on a dû accepter l’aumône une fois dans sa vie, ça laisse une brûlure qui ne s’en va jamais. Ici, il ne s’agit pas d’aumône ni de bienfaisance, mais quand on a été forcé d’en passer par là, on ne l’oublie pas de sitôt. Je parie bien que c’est jamais arrivé à Jessie. »

— Non jamais, dit Jessie.

— Eh bien, ça m’est arrivé à moi, dit Annie. L’hiver passé on crevait de faim. Pa, moi et les petits. Et il pleuvait, fallait voir… Un type nous a dit d’aller à l’Armée du Salut. » Ses yeux prirent une expression farouche. « On avait faim… il a fallu se mettre à plat ventre pour avoir à manger. Ils nous ont enlevé toute notre dignité. Ils nous… je les hais ! Vous comprenez… peut-êt’ que mâme Joyce a dû passer par là. Et peut-êt’ qu’elle ne savait pas qu’il ne s’agissait pas de bienfaisance, ici. Madame Joad, nous ne permettons à personne de se faire de la réclame de cette façon. Nous ne permettons à personne de donner quoi que ce soit à quelqu’un d’autre. Si quelqu’un a envie de donner, il n’a qu’à donner au camp et le camp le distribuera. Nous ne voulons pas d’aumône ! » Sa voix devint âpre et rauque : « Je les hais ! dit-elle. Rien n’avait jamais pu abattre mon homme… et cette Armée du Salut l’a démoli. »

Jessie hocha la tête :

— Je comprends, dit-elle à mi-voix. Je comprends. Maintenant il nous faut conduire mâme Joad.

— C’est bien aimable à vous, dit Man.

— Allons à la lingerie, Annie. Il y a deux machines à coudre. On y raccommode les couvertures et on y fait des robes. Ça vous plairait peut-être de travailler là-bas.

Quand le Comité se fut présenté devant Man, Ruthie et Winfield s’éclipsèrent discrètement et se trouvèrent bientôt hors d’atteinte.

— Pourquoi on ne va pas avec elles pour entendre c’qu’elles disent ? demanda Winfield.

Ruthie l’empoigna par le bras.

— Non, répondit-elle. C’est à cause de ces enfants de putain qu’on nous a lavés. Je vais pas avec eux.

— Tu m’as dénoncé pour les cabinets, dit Winfield. Ben moi je dirai comment qu’t’as appelé les dames.

La crainte apparut dans les yeux de Ruthie.

— Ne fais pas ça. Je ne t’ai pas dénoncé. J’savais que tu ne l’avais pas vraiment cassé.

— C’est des menteries ! s’indigna Winfield.

— Viens faire un tour, proposa Ruthie.

Ils déambulèrent le long de l’allée, jetant de temps à autre un coup d’œil furtif à l’intérieur d’une tente, l’air godiche et gêné. À l’extrémité du pavillon, un jeu de croquet avait été aménagé sur un petit espace plat. Une demi-douzaine d’enfants jouaient avec application. Assise sur un banc devant une tente, une femme âgée surveillait la partie. Ruthie et Winfield s’élancèrent.

— Laissez-nous jouer, s’écria Ruthie. Laissez-nous rentrer dans le jeu.

Les enfants levèrent la tête. Une fillette aux cheveux tressés dit :

— Dans l’aut’ partie, vous pourrez jouer.

— J’veux jouer tout de suite, déclara Ruthie.

— Eh ben, tu ne peux pas. Tu attendras la partie d’après.

Ruthie s’avança sur le terrain, menaçante.

— J’vas jouer.

La petite à la natte agrippa fermement son maillet. Ruthie se jeta sur elle, la gifla, la bouscula et lui arracha le maillet des mains.

— J’te l’avais dit que je jouerais, fit-elle, triomphante.

La femme âgée se leva et Ruthie se cramponna à son maillet.

— Laissez-la jouer, dit la femme. Comme vous avez fait pour Ralph, la semaine passée.

Les enfants lâchèrent leurs maillets et s’écartèrent en silence. Ils s’attroupèrent en dehors du terrain et restèrent à contempler Ruthie et Winfield d’un air totalement inexpressif. Ruthie les regarda s’éloigner. Ensuite elle cogna sur la boule et se mit à courir après.

— Viens Winfield ! cria-t-elle. Prends un bâton.

Elle leva les yeux et resta stupéfaite. Winfield s’était joint au groupe des spectateurs et la regardait, lui aussi, d’un œil morne. D’un air de défi, Ruthie leva son maillet et frappa de nouveau la boule, soulevant un nuage de poussière. Elle faisait semblant de s’amuser comme une folle. Et les enfants la regardaient sans bouger. Ruthie leur tourna le dos, plaça deux boules devant elle, les frappa toutes deux, puis elle se retourna vers le groupe qui l’observait. Et subitement elle s’avança sur eux, le maillet à la main.

— Venez jouer, commanda-t-elle.

Ils reculèrent silencieusement à son approche. Elle resta un moment à les regarder fixement, après quoi elle lança violemment le maillet à terre et s’enfuit en pleurant. Les enfants revinrent sur le terrain.

La petite à la natte dit à Winfield :

— Tu pourras jouer à l’aut’ partie.

La femme qui les observait les admonesta :

— Si elle revient et si elle veut être convenable, laissez-la jouer. T’as pas été gentille non plus, Amy.

Le jeu reprit, tandis que sous la tente des Joad, Ruthie sanglotait éperdument.

 

Le camion suivait les belles routes bordées de vergers où les pêches commençaient à se colorer, de vignobles où les raisins pendaient en lourdes grappes vert pâle, de noyers dont les branches se rejoignaient presque au-dessus de leurs têtes. Al ralentissait devant chaque grille d’entrée, et devant chaque grille d’entrée, une pancarte annonçait : « Pas d’embauche. Entrée interdite. »

Al dit :

— Pa, c’est forcé qu’il y ait du travail quand tous ces fruits seront à point. Drôle de pays… ils vous répondent qu’il n’y a pas de travail avant même qu’on leur en ait demandé. » Il continuait d’avancer, à petite allure.

Pa dit :

— Peut-êt’ qu’on pourrait quand même entrer leur demander s’ils savent où il y a du travail. On peut toujours voir.

Un homme en salopette et chemise bleue suivait le bord de la toute. Al stoppa à sa hauteur.

— Eh m’sieur ! fit-il, savez pas où qu’on pourrait trouver de l’embauche ?

L’homme s’arrêta et grimaça un sourire, montrant une bouche édentée.

— Non, répondit-il. Et vous ? Moi, je cours depuis huit jours et j’suis pas plus avancé que quand j’suis parti.

— Vous restez au camp du Gouvernement ? demanda Al.

— Ouais !

— Alors montez. Mettez-vous derrière, on va chercher ensemble. » L’homme escalada la paroi et se laissa tomber sur le plancher du camion.

Pa dit :

— J’ai pas l’impression que nous trouverons du travail. Mais faut tout de même chercher. L’ennui c’est qu’on ne sait pas de quel côté aller.

— On aurait dû demander au gars du camp, dit Al. Comment qu’tu te sens, oncle John ?

— Je suis moulu, répondit l’oncle John. J’ai mal partout. Mais c’est bien fait pour moi. Je devrais foutre le camp, comme ça au moins je n’amènerais plus de misères à ma famille.

Pa mit sa main sur le genou de John.

— Écoute donc, fit-il. Ne t’avise surtout pas de partir. Nous n’arrêtons pas de perdre du monde en route. Grand-père et Grand-mère morts, Noah et Connie… filés, et le pasteur… en prison.

— J’ai comme une idée que nous le reverrons, ce pasteur, fit John.

Al promena ses doigts sur le pommeau du levier des vitesses.

— T’es trop mal en point pour avoir des idées, fit-il. Oh ! et puis y en a marre ! Retournons discuter le coup, voir où c’qu’il y a du travail. Pour ce qu’on fait là, autant chasser le putois au fond de la rivière. » Il arrêta le camion, se pencha par la portière et cria : « Eh, dites, on retourne au camp tâcher de voir où il y a du travail. C’est idiot de brûler de l’essence pour rien. »

L’homme se pencha par-dessus le flanc du camion :

— D’accord, dit-il, j’ai les arpions usés jusqu’aux chevilles. Et j’ai même pas récolté une bouchée de pain.

Al vira au milieu de la route et prit le chemin du retour.

Pa dit :

— Man ne va pas être contente, surtout que Tom a trouvé si facilement du travail.

— Il n’a peut-êt’ rien trouvé du tout, dit Al. Il a peut-êt’ simplement été chercher comme nous. J’voudrais bien trouver une place dans un garage. Je m’y mettrais vite. Et ça me plairait.

Pa grogna, et ils reprirent silencieusement le chemin du camp.

Après le départ du Comité, Man s’assit sur une caisse devant la tente des Joad et regarda Rose de Saron d’un air désemparé :

— Eh bien… fit-elle, eh bien… je me sens toute requinquée. Ça fait des années que ça ne m’est pas arrivé. Ce qu’elles étaient gentilles, ces dames !

— Je vais travailler à la crèche, dit Rose de Saron. Elles me l’ont dit. On me montrera tout ce qu’il faut faire pour les bébés. Comme ça je saurai.

Man n’en revenait pas. Elle hocha la tête et dit :

— Ce que ça serait bien si les hommes trouvaient de l’embauche. Imagine… eux, à travailler ; et l’argent qui commencerait à rentrer un peu. » Son regard se perdit au loin. « Ils auraient leur travail, et nous le nôtre…, avec tous ces braves gens d’ici. La première chose que je ferais, dès qu’on aurait un peu d’avance, ce serait de m’acheter un petit poêle. Un joli petit poêle, ça coûte pas cher. Peut-être bien des sommiers d’occasion. Et on se servirait de cette tente-ci juste pour manger dessous. Et samedi soir nous irons au bal. Il paraît qu’on peut inviter du monde si on veut. Dommage qu’on n’ait pas de connaissances. Peut-êt’ que les hommes connaîtront quelqu’un à inviter. »

Rose de Saron regardait dans l’allée :

— Cette dame qui disait que je perdrais mon enfant… commença-t-elle.

— Tu ne vas pas recommencer ! gronda Man.

Rose de Saron poursuivit à mi-voix :

— Je viens de la voir. J’crois qu’elle vient ici. Oui ! la voilà. Man, ne la laisse pas…

Man se retourna et considéra l’arrivante.

— Jour, dit la femme, j’m’appelle madame Sandry… Lisbeth Sandry. J’ai parlé à vot’ fille ce matin.

— Bonjour, dit Man.

— Êtes-vous heureuse dans le Seigneur ?

— Pas trop malheureuse, répondit Man.

— Avez-vous été délivrée du péché ?

— J’ai été délivrée. » Man attendait, le visage fermé.

— Eh bien, j’en suis bien contente, dit Lisbeth. C’est que les pécheurs sont rudement forts, par ici. Vous êtes tombée dans un mauvais lieu. Que du dévergondage partout. Des gens malfaisants et des manigances telles qu’une vraie brebis du Seigneur à de la peine à les supporter. Y a que des pécheurs partout…

Man serra les lèvres et son visage se colora légèrement.

— M’ont l’air d’être des gens bien comme il faut, dans ce camp, dit-elle d’une voix brève.

Madame Sandry écarquilla les yeux :

— Bien comme il faut ! s’exclama-t-elle. Vous trouvez que c’est des gens comme il faut qui dansent et qui se tiennent à bras-le-corps ? Moi je vous le dis, votre âme éternelle est perdue d’avance dans ce camp de perdition. J’ai été au Service à Weedpatch hier soir. Savez ce qu’a dit le pasteur ? Il a dit : “Les pauvres veulent être comme les riches. Ils dansent et ils s’enlacent au lieu d’être à se prosterner et à se lamenter dans le repentir.” Voilà ce qu’il a dit : “Tous ceux qu’est par ici, c’est des misérables pécheurs”, qu’il a dit. Eh bien ! je vous assure que ça faisait du bien d’entendre ça. Surtout en sachant qu’on n’avait rien à craindre. On n’avait pas dansé, nous. »

Man était écarlate. Elle se redressa lentement et se planta devant madame Sandry :

— Filez, dit-elle, allez ouste ! Sinon je vais commettre un péché en vous disant où que vous pouvez aller. Filez, je vous dis. Allez vous lamenter et vous cogner la tête ailleurs.

La bouche de madame Sandry s’ouvrit toute grande. Elle recula. Et soudain elle devint agressive :

— J’vous croyais chrétiens.

— Nous le sommes, dit Man.

— Non, vous ne l’êtes pas. Vous êtes des créatures du péché, et vous irez griller en enfer, tous autant que vous êtes. Et j’en parlerai au Service, en plus. Je vois d’ici votre âme noire en train de brûler. Et je vois cette petite âme innocente qui est là dans le ventre de vot’ fille en train de brûler aussi.

Une plainte rauque s’échappa des lèvres de Rose de Saron. Man se baissa et ramassa un bâton.

— Filez, dit-elle d’un ton résolu. Et que je ne vous revoie plus. Je vous connais, vous et ceux de votre espèce. Vous n’êtes contents qu’une fois que vous avez fait souffrir les autres.

La femme fit quelques pas à reculons, regardant Man d’un air horrifié, et subitement elle rejeta la tête en arrière et se mit à hurler. Ses yeux se révulsèrent et ses épaules s’affaissèrent ; ses bras pendaient mollement à ses côtés, et un filet de salive épaisse et gluante coulait du coin de sa bouche. Elle hurlait sans arrêt… Des hurlements de bête, profonds et prolongés. Des hommes et des femmes accoururent des autres tentes et devant ce spectacle, ils se pétrifièrent, effrayés et silencieux. Lentement, la femme s’effondra sur les genoux, et les hurlements se muèrent peu à peu en gémissements convulsifs entrecoupés de borborygmes. Elle tomba sur le côté, les bras et les jambes agités de soubresauts. Les yeux étaient blancs sous les paupières ouvertes.

Un homme dit à mi-voix :

— Elle est possédée. L’esprit est en elle.

Man restait immobile, les yeux baissés sur la forme qui se tordait sur le sol.

La frêle silhouette du directeur apparut sur la scène. Il avait l’air de passer par là comme par hasard. La foule s’écarta pour le laisser passer. Il considéra la femme.

— Triste, dit-il. Y en a-t-il quelques-uns parmi vous qui veulent la reconduire à sa tente ?

Silencieux, les gens s’avancèrent en traînant les pieds. Deux hommes se courbèrent et soulevèrent la femme, l’un sous les aisselles, l’autre par les pieds. Ils l’emportèrent, et la foule s’ébranla lentement à leur suite. Rose de Saron rentra sous la bâche, se coucha et se cacha la tête sous une couverture.

Le directeur se tourna vers Man et ses yeux se portèrent sur le bâton qu’elle tenait à la main. Il eut un sourire plein de lassitude.

— Vous lui en avez flanqué un coup ? demanda-t-il.

Man suivait machinalement des yeux le groupe qui s’éloignait. Elle secoua lentement la tête :

— Non… mais s’en est fallu de peu. Deux fois, aujourd’hui, qu’elle est venue relancer ma fille.

Le directeur dit :

— Essayez de ne pas lui taper dessus. Elle ne va pas bien. C’est simplement qu’elle a quèq’chose de détraqué. » À voix basse il ajouta : « Je voudrais bien qu’elle parte, et toute sa famille avec. À elle toute seule, elle cause plus de tracas dans le camp que tout le reste des autres. »

Man se maîtrisa.

— Si elle revient, il se pourrait que je lui flanque une tournée, j’peux jurer de rien. Ce qui est sûr, c’est que j’la laisserai plus tourmenter ma fille.

— N’y pensez plus, madame Joad, dit-il. Vous ne la reverrez plus. Elle s’en prend toujours aux nouveaux. Elle ne reviendra plus. Elle vous prend pour une pécheresse.

— J’en suis une, dit Man.

— Bien sûr. Nous sommes tous des pécheurs, mais pas comme elle le comprend. Elle n’a pas toute sa tête à elle, madame Joad.

Man le regarda avec gratitude et cria :

— T’entends, Rosasharn ? Elle n’a pas toute sa tête. Elle est braque !

Mais sa fille ne leva pas la tête.

Man dit :

— J’vous préviens, m’sieur. Si elle revient, je ne réponds pas de moi, je lui taperai dessus.

— Je vous comprends, dit-il avec un sourire forcé. Mais je vous demande seulement d’essayer de ne pas le faire. Pas aut’ chose… Essayez simplement.

Il s’éloigna lentement en direction de la tente où madame Sandry avait été transportée.

Man se glissa sous la bâche et s’assit à côté de Rose de Saron.

— Relève la tête, dit-elle.

La jeune femme ne bougea pas. Avec douceur, Man ôta la couverture qui recouvrait la tête de sa fille.

— Elle est un peu dérangée, c’te femme, dit-elle. Ne va surtout pas croire ces bêtises qu’elle raconte.

Rose de Saron chuchota d’un air terrifié :

— Quand elle a parlé de brûler, je… je m’suis sentie brûler.

— C’est pas vrai, dit Man.

— Je suis à bout, murmura la jeune femme. J’suis fatiguée de tout ce qui arrive. Je voudrais dormir. Je voudrais dormir.

— Eh bien, dors ! On est très bien, ici. Tu peux dormir.

— Mais elle pourrait revenir.

— Pas de danger, dit Man. Je vais m’asseoir tout à côté et je ne la laisserai pas remettre les pieds ici. Maintenant, repose-toi, parce que tu vas bientôt avoir de l’ouvrage à la crèche. » Man se remit debout avec effort et alla s’asseoir à l’entrée de la tente. Elle s’installa sur une caisse, les coudes sur les genoux et le menton dans le creux de la main. Elle voyait l’agitation du camp, entendait les bruits, les cris des enfants, des coups de marteau sur un anneau de fer, mais son regard restait fixe, perdu au loin.

Pa, qui s’en revenait à pied dans l’allée, la trouva là et s’accroupit auprès d’elle. Man tourna lentement la tête vers lui.

— Trouvé du travail ? interrogea-t-elle.

— Non, répondit-il tout penaud, nous avons cherché.

— Où sont Al et John, et le camion ?

— Al est en train de réparer quèq’chose. L’a dû emprunter des outils. Le type a dit qu’il voulait bien, mais qu’il fallait réparer sur place.

— On est bien, ici, dit Man d’une voix chargée de tristesse. On pourrait y vivre heureux un petit bout de temps.

— Ouais ! à condition de trouver du travail.

Il eut conscience de sa tristesse et la considéra attentivement.

— Qu’est-ce que t’as donc à marronner ? Puisque c’est si bien, ici, de quoi que tu te plains ?

Elle le considéra une seconde puis ferma lentement les yeux :

— Bizarre, hein ? Durant qu’on était à se trimbaler et à cahoter sur la route, quand on nous chassait d’un coin à l’autre, j’ai jamais réfléchi à rien. Et puis voilà que ces gens d’ici ont été si gentils avec moi, si prévenants… alors la première chose que je fais, tu ne sais pas quoi ? Je repasse dans ma tête tous les malheurs qu’on a eus – cette nuit que Grand-père est mort et qu’on l’a enterré. Je ne pensais pas à aut’ chose qu’à aller de l’avant, et puis on était tellement secoués et bousculés… qu’on le sentait moins. Mais maintenant que me voilà arrivée ici, au lieu de se passer, ça revient plus fort. Et Grand-mère… et Noah, qu’est parti comme ça. Parti tout simplement le long de la rivière. Toutes ces choses-là, ça passait dans le tas, mais maintenant, tout me revient d’un coup. Grand-mère une indigente… enterrée comme une indigente. C’est maintenant que ça fait mal. Terriblement mal. Et Noah parti tout seul le long de la rivière. Il ne sait pas ce qu’il va y trouver. Il ne sait rien de rien. Et nous non plus. Nous ne saurons jamais s’il est vivant ou s’il est mort. Jamais. Et Connie qui a filé en douce. Je ne leur avais pas laissé de place dans ma tête, mais maintenant, ils rappliquent tous en même temps. Et pourtant, je devrais être heureuse, vue que c’est si agréable, ici.

Pa regardait sa bouche pendant qu’elle parlait. Elle avait fermé les yeux.

— Je me souviens exactement comment qu’elles étaient, ces montagnes ; pointues comme des vieilles dents, tout contre la rivière où que Noah est allé. Et les éteules sur la terre où Grand-père est enterré, je les vois comme si j’y étais. Et notre billot, là-bas, chez nous, je le revois avec le bout de plume qu’était coincé dedans, tout fendu et tailladé, et tout noir de sang de poulet.

La voix de Pa prit l’intonation de celle de Man :

— J’ai vu les canards sauvages, aujourd’hui, dit-il. Ils piquaient droit au sud, très haut. M’avaient l’air d’êt’ bien frileux pour des canards. Et j’ai vu les merles posés sur les fils et les pigeons sur les clôtures. » Man ouvrit les yeux et regarda. Il poursuivit : « J’ai vu un petit tourbillon de vent ; on aurait dit un bonhomme qui tournait comme une toupie, à travers champs. Et les canards qui filaient en flèche, droit dans le sud. »

Man sourit :

— Tu te souviens ? fit-elle. Tu te souviens de ce qu’on disait toujours, à la maison ? « L’hiver s’annonce tôt », qu’on disait, en voyant passer les canards. Toujours, on disait ça, et l’hiver venait quand il était bel et bien prêt à venir. N’empêche qu’on disait toujours : « L’hiver s’annonce tôt ». J’me demande ce qu’on voulait dire par là.

— J’ai vu les merles sur les fils, dit Pa. Serrés les uns contre les autres. Et les pigeons. Rien de plus tranquille qu’un pigeon sur une clôture. Une clôture en fil de fer – à deux, des fois – l’un contre l’autre. Et ce petit tourbillon de la taille d’un homme qui s’en allait en dansant à travers champs – j’ai toujours aimé à les regarder, moi, ces petits bonshommes… de la taille d’un homme, ils sont.

— Je voudrais bien ne plus penser à la maison, ni comment que c’était là-bas, dit Man. C’est plus not’ maison. Je voudrais bien pouvoir l’oublier, et Noah aussi.

— Il n’a jamais eu toute sa tête… enfin j’veux dire… oh ! c’était de ma faute, quoi.

— Je t’ai dit de ne jamais dire ça. Il n’aurait p’têt’ même pas vécu, autrement.

— N’empêche que j’aurais dû mieux savoir.

— Cesse, dit Man. Noah était bizarre. Peut-êt’ qu’il s’y plaira bien, au bord de la rivière. Ça vaut peut-êt’ mieux ainsi. Nous n’allons pas nous faire du mauvais sang. On est bien, ici, et peut-être que vous trouverez du travail tout de suite.

Pa désigna le ciel.

— Regarde… encore des canards. Toute une tapée. Dis donc Man… L’hiver s’annonce tôt.

Elle eut un petit rire.

— Il y a des choses qu’on fait, on ne sait pas pourquoi.

— Voilà John, dit Pa. Viens t’asseoir, John.

L’oncle John se joignit à eux. Il s’accroupit en face de Man.

— On n’a récolté que du vent, dit-il. Couru pour rien. Dis donc, Al veut te parler. Dit qu’il lui faut un pneu. On voit la toile, sur le vieux, qu’il dit.

Pa se redressa :

— Pourvu qu’il puisse l’avoir pour pas cher. Il ne nous reste plus grand-chose. Où est-il ?

— Là-bas, plus loin, au prochain tournant à droite. Il dit qu’on va éclater et gâcher une chambre à air si on n’achète pas un pneu neuf.

Pa s’éloigna d’un pas traînant, et ses yeux suivaient l’immense V que formaient les canards sauvages dans le ciel.

L’oncle John ramassa un caillou par terre, le laissa retomber et le ramassa de nouveau. Il dit, sans regarder Man :

— Y a point de travail.

— Vous n’avez pas été chercher partout, dit Man.

— Non, mais il y a des écriteaux partout.

— En tout cas, Tom doit en avoir trouvé. Il n’est pas revenu.

L’oncle John insinua :

— Il est peut-êt’ parti – comme Connie, ou comme Noah.

Man le scruta du regard, puis son visage se radoucit :

— Il y a des choses qu’on sent, dit-elle. Des choses qui ne trompent pas. Tom a du travail, et il rentrera ce soir. Et c’est vrai. Elle sourit avec satisfaction : Quel brave garçon, hein ? Quel bon petit gars, quand même !

Les autos et les camions commencèrent à rentrer au camp et les hommes, peu après, s’attroupèrent du côté du pavillon sanitaire. Et chaque homme tenait à la main une salopette et une chemise propres.

Man se ressaisit :

— John, va chercher Pa. Et va à l’épicerie, j’ai besoin de haricots, de sucre, d’un morceau de viande à faire à la poêle, et puis des carottes. Ah ! oui, tu diras aussi à Pa… de rapporter quèq’chose de bon… n’importe quoi… mais quèq’chose de bon… pour ce soir. Ce soir, je veux que ça soit bon.