CHAPITRE XXIV

Le samedi matin, il y avait grande presse aux lavoirs. Les femmes lavaient des robes – calicot rose ou cotonnade à fleurs – puis elles les pendaient au soleil, étirant le tissu pour l’assouplir. Dès le début de l’après-midi, une animation inaccoutumée se manifesta dans tout le camp ; les gens s’agitaient fiévreusement. Gagnés par la contagion, les enfants se montraient plus turbulents qu’à l’ordinaire. Vers le milieu de l’après-midi on procéda au bain collectif des gosses. À mesure que chaque enfant était attrapé, dompté et lavé, le vacarme peu à peu s’apaisait sur le terrain de jeux. Avant cinq heures, tous avaient été astiqués et brossés et s’étaient entendu menacer des pires châtiments s’ils se salissaient de nouveau, si bien qu’ils erraient lamentablement, guindés dans leurs vêtements propres, mal à l’aise d’avoir à faire attention.

Sur la vaste estrade du bal en plein air, un Comité s’affairait. Tout ce qu’on avait pu dénicher comme fil électrique avait été réquisitionné. À la recherche du moindre bout de fil, les hommes avaient fouillé le dépotoir municipal et vidé toutes les boîtes à outils de leur contenu de chatterton. Et maintenant, le fil, épissé et ligaturé, était tendu au-dessus de la piste de danse, avec des goulots de bouteilles en guise d’isolants. Ce soir-là, le bal devait être illuminé pour la première fois. Vers six heures, les hommes rentrèrent du travail – ou après avoir cherché du travail – et une nouvelle vague déferla vers les douches. À sept heures, tout le monde avait dîné, les hommes avaient mis leurs plus beaux vêtements – salopettes fraîchement lavées, chemises bleues propres, parfois même costumes noirs toujours seyants. Les filles étaient prêtes avec leurs robes imprimées propres et tirées, avec leurs nattes dans le dos et des rubans dans les cheveux. Les mères inquiètes surveillaient leur famille et faisaient la vaisselle du soir. Sur l’estrade, l’orchestre à cordes répétait, entouré d’une double haie d’enfants. Les gens étaient agités et fébriles.

Les cinq membres du Comité Central se réunirent sous la tente d’Ezra Huston, le président. Huston, un grand maigre au visage tanné, aux petits yeux vifs et bridés, s’adressait au Comité, dont chaque membre représentait un pavillon sanitaire.

— Une sacrée veine qu’on ait été prévenus qu’ils allaient essayer de chambarder not’ bal, dit-il.

Le délégué du pavillon 3, un petit gros, prit la parole :

— M’est avis qu’on devrait leur foutre une trempe soignée, pour leur apprendre.

— Non, dit Huston. C’est justement ce qu’ils cherchent. Faut surtout pas. S’ils réussissent à créer la bagarre, alors ils pourront faire intervenir les flics en disant qu’on n’est pas capables de maintenir l’ordre. Ils ont déjà fait le coup… ailleurs.

Il se tourna vers le délégué du pavillon 2, un jeune homme brun à l’air mélancolique :

— T’as rassemblé les gars qui doivent monter la garde autour de la clôture pour veiller à c’que personne ne se faufile dans le camp ?

Le jeune homme mélancolique fit un signe affirmatif :

— Ouais ! Douze. Je leur ai dit de ne pas les frapper. Simplement de les pousser dehors.

Huston dit :

— Tu veux aller chercher Willie Eaton ? Il est président du Comité des Fêtes, je crois ?

— Ouais.

— Bon, eh ben tu lui diras que j’ai à lui parler.

Le jeune homme sortit et revint quelques instants après, accompagné d’un homme sec et musclé. Willie Eaton était originaire du Texas. Il avait la mâchoire allongée et frêle, et des cheveux blond cendré. D’allure dégingandée, avec ses longs bras et ses longues jambes, il avait des yeux gris et clairs, brûlés par le soleil du « Couloir [26] ». Il se tint planté sous la tente, le visage éclairé d’un large sourire, tordant nerveusement ses poignets dans ses mains.

Huston dit :

— T’as été prévenu, pour ce soir ?

Willie s’épanouit :

— Oui.

— T’as préparé quelque chose ?

— Oui.

— Raconte-nous ça.

Willie Eaton sourit avec satisfaction :

— Eh ben, voilà ! On est cinq, au Comité des Fêtes, d’habitude. J’en ai pris vingt de plus – tous des costauds. Tout en dansant, ils vont ouvrir l’œil et les oreilles. Si peu que ça commence à discuter ou à se chamailler, ils se ramassent autour. Nous avons mis la chose au point. Ça ne se remarquera même pas. Ils feront comme s’ils sortaient et ils sortiront les types en même temps.

— Dis-leur de ne pas les brutaliser.

Willie gloussa joyeusement :

— Je leur ai dit, fit-il.

— Oui, mais dis-leur de façon qu’ils comprennent.

— Oh ! ils comprennent. J’en ai cinq à la grille, chargés d’inspecter tous les gens qui rentrent. Tâcher de les repérer avant qu’ils aient le temps de commencer le grabuge.

Huston se leva. Ses yeux gris étaient graves :

— Attention, je te préviens, Willie. Il ne faut pas qu’il arrive du mal à ces types. Il va y avoir des shérifs adjoints devant la grille. Si vous leur flanquez une tournée, les adjoints vont vous coffrer.

— Le coup est prévu, dit Willie. On les emmènera par-derrière, à travers champs. J’ai des hommes qui sont justement chargés de veiller à c’qu’ils retournent d’où ils viennent.

— Bon, ben ça m’paraît en ordre, dit soucieusement Huston, mais tâche qu’il n’arrive rien, Willie. C’est toi le responsable. Surtout, n’allez pas esquinter ces gars-là. Ne vous servez pas de bâtons ni de couteaux, ni de rien de ce genre.

— Non, fit Willie. Nous ne les marquerons pas.

Mais Huston se méfiait.

— Je voudrais bien pouvoir compter sur toi, Willie. Si vous êtes forcés de cogner, arrangez-vous pour qu’il n’y ait pas de sang.

— Bien, m’sieur, fit Willie.

— T’es sûr des gars que tu as choisis ?

— Oui, m’sieur.

— C’est bon. Et si ça a l’air de mal tourner, vous me trouverez par là, à droite de l’estrade.

Willie salua pour la blague et sortit.

— Ah ! j’sais pas, fit Huston. Pourvu que les gars de Willie n’aillent pas en démolir deux ou trois. Mais bon Dieu, qu’est-ce qu’ils ont donc, ces sacrés adjoints, à vouloir chambarder not’ camp. Pourquoi ne peuvent-ils pas nous laisser tranquilles ?

Le mélancolique jeune homme du pavillon 2 dit :

— Je restais au camp de la Société d’Agriculture et d’Élevage. C’était pourri de flics. Je vous jure qu’il y en avait bien un pour dix personnes. Et un robinet pour deux cents personnes.

Le petit homme replet dit :

— À qui le dis-tu, Jérémie ! Dieu de Dieu, j’y étais dans ce camp. Tout un lot de baraques, ils sont là, par rangées de trente-cinq, sur quinze de profondeur. Et dix latrines pour tout le bastringue. Cré bon Dieu, ça puait à plus d’une lieue à la ronde. C’est un des adjoints qui m’a donné le fin mot de l’histoire. Il était là, assis, et il me dit comme ça : « Ces saloperies du camp du Gouvernement », il me dit, « quand on commence à donner de l’eau chaude aux gens, après, il leur faut de l’eau chaude. Qu’on leur donne des cabinets à chasse d’eau, ils ne pourront plus s’en passer. Qu’on donne des trucs de ce genre-là à ces sacrés Okies, après ça il leur en faudra. C’est plein de Rouges, dans ces camps du Gouvernement, il me dit. Ils tiennent des réunions extrémistes. Tout ce qu’ils cherchent, c’est à se faire inscrire au Secours », il me dit.

Huston demanda :

— Et personne ne lui a cassé la gueule ?

— Non, y avait un petit homme qui lui a fait : « Comment ça, au Secours ? »

— Je dis bien, au Secours, que répond l’autre. Le Secours, c’est ce que nous autres contribuables on verse et ce que les sacrés Okies que vous êtes, vous touchez.

— Nous payons la taxe d’État, l’impôt sur l’essence, sur le tabac, que fait le petit bonhomme.

Et il lui dit :

— Les fermiers touchent une prime du Gouvernement de quatre cents par livre de coton, c’est pas un secours, ça ?

Et il dit :

— Les Compagnies de Navigation et de Chemins de fer touchent des subventions, c’est pas des secours ?

— Ça, c’est des choses qu’il faut faire, répond l’adjoint.

— Bon, dit le petit bonhomme, mais qui c’est qui les cueillerait, vos sacrés fruits, si on n’était pas là, nous autres, hein ?

Le petit homme replet jeta un regard circulaire sur son auditoire.

— Qu’est-ce que l’adjoint a répondu ? demanda Huston.

— Eh ben, il s’est foutu en colère et il a dit : « Vous êtes tout le temps à vouloir tout chambarder, damnés rouges que vous êtes ! Vous allez me suivre », il dit. Alors, il a embarqué le petit bonhomme et ils lui ont collé soixante jours de prison pour vagabondage.

— Ils ne pouvaient pas, du moment qu’il avait du travail, s’étonna Timothy Wallace.

Le petit homme replet se mit à rire :

— T’as encore des illusions, fit-il. Tu sais bien qu’il suffit qu’un flic t’ait dans le nez pour que tu soies un vagabond. Et c’est pourquoi ils ne peuvent pas sentir notre camp. Les flics n’ont pas le droit d’y mettre les pieds. Ici, on est aux États-Unis, pas en Californie.

Huston soupira :

— Je voudrais bien pouvoir y rester. Mais va bientôt falloir déménager. Je m’y plais, ici. Les gens s’entendent bien, mais enfin, tonnerre de Dieu, pourquoi ne peuvent-ils pas nous laisser vivre en paix au lieu d’être tout le temps à nous faire des misères et à nous mettre en prison ? Je jure devant Dieu qu’ils finiront par nous forcer à leur répondre à coups de trique s’ils n’arrêtent pas de nous tracasser.

Puis il maîtrisa sa voix :

— Nous devons garder la paix à tout prix, dit-il comme pour lui-même. Le Comité ne peut pas se permettre de prendre le mors aux dents.

Le petit homme replet du pavillon 3 dit :

— Celui qui se figure que c’est tout rose dans not’ Comité, il n’a qu’à venir essayer. Y avait une bagarre dans mon pavillon, ce matin, entre femmes. Elles ont commencé à se traiter de tous les noms, et après ça elles se sont jeté des détritus à la tête. Le Comité des Dames a été débordé, et elles sont venues me trouver. Elles voulaient que je porte l’affaire ici, devant notre Comité à nous. Je leur ai répondu que les histoires entre femmes, c’était à elles de s’en occuper. Le Comité Central n’a pas de temps à perdre avec des batailles à coups de trognons de choux.

Huston approuva :

— Vous avez rudement bien fait.

Et maintenant le crépuscule tombait, et à mesure que l’obscurité devenait plus dense, les exercices du petit orchestre à cordes semblaient plus sonores. Les ampoules s’allumèrent et deux hommes vérifièrent les raccords sur toute la longueur du fil. Les enfants formaient un groupe compact devant les musiciens. Un jeune guitariste chanta le « Down Home Blues [27] », pinçant délicatement une corde par-ci, par-là pour accompagner sa chanson, et au deuxième refrain, trois harmonicas et un violon se mirent de la partie. Les gens surgirent en foule des tentes, déferlèrent vers l’estrade et attendirent patiemment, et les visages tendus luisaient à la lumière des ampoules électriques.

Le camp était délimité par une haute clôture en fil de fer, et tout au long de cette clôture, de vingt en vingt mètres, une sentinelle assise dans l’herbe montait la garde.

À présent, les voitures des invités arrivaient, petits fermiers des environs avec leur famille, émigrants venus des autres camps. Et en passant la grille, chacun d’eux donnait le nom de l’habitant du camp qui l’avait invité.

L’orchestre à cordes attaqua un air connu, franchement cette fois, car il ne s’agissait plus de répétition.

Les Adorateurs de Jésus, assis devant leurs tentes, se tenaient aux aguets, le visage dur et méprisant. Ils ne parlaient pas ; ils guettaient le péché, et leur mine montrait à quel point ils condamnaient toutes ces turpitudes.

Chez les Joad, Ruthie et Winfield avaient expédié leur maigre souper et se hâtaient d’aller écouter la musique. Man les appela, leur souleva le menton, scruta leurs narines, leur tira les oreilles pour regarder dedans, et les renvoya au pavillon sanitaire se laver les mains une fois de plus. Ils s’esquivèrent derrière le bâtiment, se gardant bien d’y entrer, et filèrent vers l’estrade pour se perdre dans la foule des enfants qui se pressaient autour des musiciens.

Al termina son repas et passa une demi-heure à se raser avec le rasoir de Tom. Al portait un complet de laine très cintré et une chemise rayée. Il prit une douche, se lava soigneusement et peigna ses cheveux en arrière. Et, profitant d’un court instant où la salle des lavabos était vide, il se sourit complaisamment dans la glace, se démancha le cou pour essayer de se voir de profil pendant qu’il souriait. Il passa ses brassards rouges et mit son veston cintré. Puis il frotta ses souliers jaunes avec un morceau de papier hygiénique. Un retardataire s’amena pour prendre une douche. Al se hâta de sortir et se dirigea vers l’estrade, l’air conquérant, le regard à l’affût des filles. Près de l’estrade, il aperçut une jolie blonde assise devant une tente. Il obliqua de ce côté et déboutonna son veston pour bien montrer sa chemise.

— Vous dansez ce soir ? demanda-t-il.

La jeune fille détourna les yeux sans répondre.

— Oh ! y a pas moyen de vous dire un mot, quoi ? Vous ne voulez pas qu’on fasse une danse tous les deux ?

Il ajouta négligemment :

— Je sais valser.

La jeune fille leva des yeux effarouchés et dit :

— En voilà une affaire… tout le monde sait valser.

— Pas comme moi, dit Al.

La musique enfla et il battit la mesure du pied.

— Allez, venez, dit-il.

Une très grosse femme passa la tête hors de la tente et le regarda de travers :

— Veux-tu te trotter, maugréa-t-elle. Ma fille a été demandée ; elle doit se marier et son promis va venir la chercher.

Al eut un clin d’œil effronté à l’adresse de la petite et s’éloigna en sautillant en mesure, esquissant une valse des bras, des jambes et des pieds. Et la jeune fille le suivit des yeux avec intérêt.

Pa posa son assiette et se leva :

— Tu viens, John ? dit-il.

Et, pour l’édification de Man, il ajouta :

— Nous allons voir des gens pour tâcher de trouver du travail.

Et John l’accompagna vers la maison du directeur.

Tom racla la sauce de son assiette de ragoût à l’aide d’un morceau de pain de boulanger, puis il avala le morceau de pain et tendit son assiette à sa mère. Man la plongea dans le seau d’eau chaude, la lava et la donna à essuyer à Rose de Saron.

— Tu ne vas pas danser ? demanda-t-elle.

— Que si, répondit Tom. On m’a mis dans un Comité. Nous sommes chargés de recevoir des types.

— Déjà d’un Comité ? Selon moi, c’est parce que t’as trouvé du travail.

Rose de Saron se retourna pour ranger l’assiette. Tom la désigna du doigt.

— Oh ! dis donc, ce qu’elle grossit.

Rose de Saron rougit et prit une autre assiette des mains de Man.

— Je comprends, dit Man.

— Et elle embellit, reprit Tom.

La jeune femme devint cramoisie et baissa la tête.

— Finis, dit-elle à mi-voix.

— Bien sûr, dit Man, une fille qui attend un bébé embellit toujours.

Tom se mit à rire :

— Si elle continue à enfler de cette façon-là, il va bientôt lui falloir une brouette pour le porter.

— Finis, veux-tu ? dit Rose de Saron.

Là-dessus, elle se réfugia sous la tente, à l’abri des regards. Man eut un petit rire :

— Tu n’devrais pas la tourmenter.

— Elle aime bien ça, dit Tom.

— Je le sais bien, mais, en même temps, ça la tracasse. Et puis elle se ronge les sangs à cause de Connie.

— Eh ben elle ferait aussi bien de l’oublier, celui-là. Il est probablement en train d’étudier pour devenir Président des États-Unis, à l’heure qu’il est.

— Ne la taquine pas, dit Man. Elle n’a pas la vie facile.

Willie Eaton s’approcha ; il grimaça un sourire et dit :

— T’appelle pas Tom Joad ?

— Si.

— Je suis le président du Comité des Fêtes. Nous allons avoir besoin de toi. Quelqu’un m’a parlé de toi.

— D’accord, j’en suis, déclara Tom. Présente Man.

— Ça va-t-il ? fit Willie.

— Salut bien, dit Man.

Willie dit :

— Je vais te poster à la grille pour commencer, et ensuite dans le bal. Faudrait tâcher de repérer les zèbres quand ils vont s’amener. Je vous mets à deux. Et après, vous n’aurez qu’à danser et à ouvrir l’œil.

— Ouais ! Ça, je peux le faire, dit Tom.

— Il ne va pas y avoir d’histoires ? s’inquiéta Man.

— Non, m’dame, répondit Willie. Y aura pas d’histoires.

— Tu peux être tranquille que non, confirma Tom. Alors, entendu, je viens. À tout à l’heure, au bal, Man.

Les deux jeunes gens s’éloignèrent en direction de la grille d’entrée.

Man empila la vaisselle sur une caisse.

— Sors de là, cria-t-elle.

Et, ne recevant pas de réponse, elle ajouta :

— Rosasharn, veux-tu sortir ?

La jeune femme sortit de la tente et se remit à sa vaisselle.

— Tom voulait seulement te faire bisquer.

— J’sais bien. Ça ne me gênait pas, seulement j’aime pas quand les gens me regardent.

— Tu ne peux pas empêcher ça. Les gens te regarderont. Ce qu’il y a, c’est que ça fait plaisir aux gens de voir une fille enceinte. Ça les rend tout contents, ça les amuse, on dirait. Tu ne vas pas au bal ?

— J’allais y aller… mais j’sais pas. Je voudrais bien que Connie soit là.

Sa voix monta :

— Man, j’voudrais qu’il soit là, je n’en peux plus.

Man la regarda attentivement :

— Je sais ce que c’est, fit-elle. Seulement, écoute-moi, Rosasharn… ne fais pas honte à ta famille.

— C’était pas dans mes intentions, Man.

— Eh bien, tâche de ne pas nous faire honte. Nous avons déjà assez de souci, sans qu’il faille encore qu’on ait honte.

La lèvre de la jeune femme frémit.

— Je… je ne vais pas au bal, j’pourrais pas… Man… donne-moi du courage !

Elle s’assit et se cacha la tête dans ses bras.

Man s’essuya les mains au torchon de cuisine, s’accroupit devant sa fille et posa ses deux mains sur les cheveux de Rose de Saron.

— Tu es une bonne fille, dit-elle. Tu as toujours été une bonne fille. Je prendrai soin de toi, ne te fais pas de souci.

Elle mit plus de sentiment dans sa voix :

— Tu sais ce qu’on va faire, toutes les deux ? On va y aller à ce bal ; on va s’asseoir et regarder danser. Et si quelqu’un vient t’inviter… eh ben, j’dirai qu’tu te sens pas assez forte. J’dirai qu’tu te sens pas bien. Comme ça tu pourras entendre la musique et tout…

Rose de Saron redressa la tête.

— Tu ne me laisseras pas danser.

— Non, j’te laisserai pas.

— Et tu ne laisseras personne me toucher ?

— Non.

La jeune femme soupira. Elle dit avec désespoir :

— Je n’sais pas ce que j’vais faire. Man, je t’assure, je n’sais pas.

Man lui tapota le genou.

— Écoute, fit-elle. Regarde-moi. Je vais te dire. Dans un petit bout de temps, ça ira mieux. Dans un petit bout de temps. Tu peux me croire. Et maintenant, viens. Nous allons nous laver, et après nous mettrons not’ belle robe et nous irons nous asseoir au bal.

Elle entraîna Rose de Saron au pavillon sanitaire.

Pa et l’oncle John se tenaient accroupis au milieu d’un groupe d’hommes, contre la véranda du bureau.

— Nous avons failli trouver de l’embauche, déclara Pa. S’en est fallu de deux minutes. Ils venaient d’embaucher deux gars. Eh ben, j’vas vous dire, il s’est passé une drôle de chose. Il y a là un contremaître, et il fait : « Nous venons d’engager deux hommes à vingt-cinq cents. Mais nous pouvons encore prendre du monde. Beaucoup de monde. Retournez donc à votre camp et prévenez-les qu’à vingt-cinq cents on embauche… tous ceux qui voudront venir. »

Une certaine nervosité se manifesta dans le groupe. Un homme aux larges épaules, dont le visage était entièrement dans l’ombre de son chapeau noir, claqua sa main sur son genou :

— Je le sais bien, nom de Dieu ! s’écria-t-il. Et ils en trouveront, des hommes qu’ont faim. On ne peut pas nourrir sa famille avec vingt-cinq cents de l’heure, mais quand on a faim on accepte n’importe quoi. Ils nous possèdent à tous les coups. Ils distribuent l’ouvrage aux enchères, c’est pas compliqué. Ils vont bientôt nous faire payer pour travailler, sacré nom de Dieu !

— On aurait bien accepté, dit Pa ; chez nous, on n’a pas eu de travail. Je vous jure que j’étais prêt à marcher, mais à voir ces gars-là, l’allure qu’ils avaient, ça nous a refroidis.

— Il y a de quoi devenir fou quand on y pense ! reprit Chapeau Noir. Je travaillais pour un type, eh bien il ne peut même pas faire sa cueillette. Ça lui coûte plus à faire cueillir sa récolte qu’il n’en pourra tirer une fois cueillie, alors il ne sait pas quoi faire.

— À mon idée… » Pa s’interrompit.

Tout le cercle des auditeurs était suspendu à ses lèvres.

— Enfin, je me disais comme ça… admettons qu’un gars ait simplement un arpent de terre à lui. Eh ben, ma femme elle pourrait faire pousser quelques bricoles et élever un ou deux cochons, et des poulets. Et nous, les hommes, on pourrait travailler et puis rentrer chez soi après. Les gosses iraient à l’école, peut-êt’ bien. Jamais vu des écoles comme ils en ont par ici.

— Nos enfants n’y sont pas heureux, dans ces écoles, dit Chapeau Noir.

— Pourquoi pas ? Je ne les trouve pas mal du tout.

— Ben, un gosse qu’a rien à se mett’ sur le dos, qu’est tout en loques, et qu’a pas de souliers… et à côté de ça les autres qu’ont des chaussettes, des beaux pantalons et qui le traitent d’Okie. Mon fils, à moi, il y est allé à l’école. Il se battait tous les jours… s’en tirait à son avantage, en plus. Un sacré luron. Il était bien forcé de se battre. Il rentrait chez nous avec ses habits tout déchirés et le nez en sang. Et sa mère lui flanquait une tournée par-dessus le marché. Mais j’y ai mis bon ordre. Pas de raison que tout le monde lui tape dessus, à c’pauvre petit gars. Cré nom ! Qu’est-ce qu’il leur a foutu comme tatouilles aux aut’ moutards, à part ça… ces petits salauds avec leurs beaux pantalons. J’sais pas. J’sais vraiment pas…

— Ben et moi, qu’est-ce que j’m’en vais foutre ? demanda Pa. Nous n’avons plus d’argent. Un de mes garçons a bien trouvé de l’embauche, pour quèq’jours, mais c’est pas ça qui va donner à manger à toute la famille. Je vais aller là-bas prendre leurs vingt-cinq cents. J’peux pas faire autrement.

Chapeau Noir leva la tête, montrant à la lumière un menton broussailleux et un cou noueux sur lequel les poils de sa barbe s’étalaient comme de la fourrure.

— C’est ça, fit-il, d’un ton amer. Allez-y. Et moi j’suis un homme à vingt-cinq cents. Vous allez me prendre ma place pour vingt cents. Après ça j’aurai le ventre creux et je la reprendrai pour quinze. Allez-y. Faites-le.

— Mais qu’est-ce que vous voulez que je foute, bon Dieu ? dit Pa. Je ne peux tout de même pas crever de faim pour vous permettre de toucher vingt-cinq cents.

Chapeau Noir laissa retomber la tête et son menton rentra dans l’ombre.

— J’sais pas, dit-il. J’sais vraiment pas. C’est déjà assez dur de travailler douze heures par jour pour ne pas manger à sa faim, mais par-dessus le marché faut encore tirer des plans sans arrêt. Mon gosse n’a pas assez à manger. Je ne peux pas réfléchir tout le temps, nom de Dieu ! Ça finit par vous rendre fou.

Mal à l’aise, les hommes se dandinaient d’un pied sur l’autre, silencieusement.

 

À l’entrée, Tom inspectait les arrivants. Un projecteur éclairait le visage des invités. Willie Eaton dit :

— Aie l’œil, je t’envoie Jules Vitela. Il a du sang indien. Demi-Cherokee, brave garçon, ouvrez l’œil et tâchez de repérer les types.

— Okay, dit Tom.

Il vit entrer les fermiers avec leurs familles, les filles aux longues tresses, les garçons astiqués pour le bal. Jules s’amena et se planta à son côté.

— Je suis là, dit-il.

Tom considéra le nez en bec d’aigle, les pommettes hautes sous la peau brune et le menton légèrement fuyant.

— Paraît qu’t’es un métis d’Indien. Tu m’as tout l’air d’en être un vrai.

— Non, dit Jules. Moitié seulement. J’voudrais bien êt’ un Indien pur sang. Au moins j’aurais ma terre dans la réserve. Y en a qui l’ont belle, là-bas.

— Regarde-moi ces gens, dit Tom.

Les invités affluaient à la grille, petits fermiers accompagnés de leurs familles, émigrants venus des camps avoisinants. Enfants se démenant pour essayer de se libérer, parents les retenant paisiblement.

— C’est drôle ce que ça fait, ces bals, dit Jules. Les nôtres n’ont rien à eux, mais le seul fait de pouvoir inviter leurs amis et connaissances à venir danser, ça les remonte dans leur propre estime et ça les rend tout fiers. Et les gens les respectent justement à cause de ces bals. Y a un gars qu’a une petite propriété, là où je travaillais. Il est venu une fois danser ici. C’est moi qui l’avais invité, et il est venu. Il a dit que c’était le seul bal convenable de la région, le seul où qu’un homme puisse emmener ses filles et sa femme. Eh ! regarde !

Trois jeunes gens franchissaient la grille – trois jeunes ouvriers en cotte bleue. Ils marchaient côte à côte. Le garde à l’entrée les interrogea ; ils répondirent et passèrent.

— Repère-les bien, dit Jules.

Il alla trouver le garde.

— Qui c’est qu’a invité ces trois-là ? demanda-t-il.

— Un nommé Jackson, pavillon 4.

Jules revint et dit à Tom :

— J’ai idée que c’est eux.

— Comment le sais-tu ?

— J’saurais pas dire. Une idée comme ça. Ils n’ont pas l’air sûrs d’eux. Suis-les et dis à Willie de les examiner et de se renseigner auprès de Jackson du pavillon 4. Faut que Jackson les voie et dise si ça va. Je reste là.

Tom suivit les trois jeunes gens. Ils s’avancèrent vers l’estrade et se postèrent tranquillement au premier rang de la foule. Tom aperçut Willie près de l’orchestre et lui fit signe.

— Qu’est-ce que tu veux ? demanda tranquillement Willie.

— Ces trois-là… tu vois… là ?

— Ouais.

— Ils disent que c’est un nommé Jackson du pavillon 4 qui les a invités.

Willie allongea le cou, finit par repérer Huston et l’appela. Huston vint les retrouver.

— Ces trois gars-là, dit Willie, faudrait aller chercher Jackson du pavillon 4, voir s’il les a invités.

Huston fit demi-tour et s’éloigna, et quelques instants après, il revint accompagné d’un gars du Kansas, maigre et osseux.

— Voilà Jackson, dit Huston.

— Dites donc, Jackson, vous voyez ces trois jeunes gens…

— Ouais.

— C’est vous qui les avez invités ?

— Non.

— Vous les avez déjà vus ?

Jackson les observa attentivement.

— Pour sûr, j’ai travaillé chez Gregorio avec eux.

— Alors, ils connaissent vot’ nom ?

— Pour sûr, je travaillais juste à côté d’eux.

— C’est bon, dit Huston. Surtout, ne vous approchez pas d’eux. Nous ne les jetterons pas dehors s’ils se conduisent comme il faut. Merci, m’sieur Jackson.

— Bravo ! dit-il à Tom, j’crois bien que c’est eux.

— C’est Jules qui les a repérés, dit Tom.

— Ce sacré Jules ! dit Willie, rien d’étonnant, c’est son sang indien qui les a flairés. Bon ! eh ben, je vais les montrer aux copains.

Un garçon d’une quinzaine d’années traversa la foule en courant et s’arrêta essoufflé devant Huston.

— M’sieu Huston, fit-il, j’ai fait c’que vous m’avez dit. Y a une auto avec six hommes dedans qu’est arrêtée là-bas sous le grand eucalyptus, et y en a une autre avec quatre hommes qu’est dans le chemin de traverse : je leur ai demandé du feu. Ils ont des revolvers, je les ai vus.

Les yeux de Huston prirent une expression dure et cruelle.

— Willie, fit-il, tu es sûr d’avoir tout bien mis au point ?

Willie sourit joyeusement :

— Pouvez êt’ tranquille, m’sieu Huston. Y aura pas de bagarre.

— Bon, mais n’y allez pas trop fort. Attention. Et s’il y a moyen, sans que ça fasse d’histoires, gentiment, j’aimerais leur dire un mot, entre quat’ z’yeux. Je serai dans ma tente.

— Je vais voir ce qu’on peut faire, dit Willie.

Le bal n’avait pas encore réellement commencé. Willie monta sur l’estrade.

— En place pour le quadrille, cria-t-il.

La musique s’interrompit. Garçons et filles se précipitèrent de tous côtés et s’entremêlèrent, jusqu’à ce qu’ils eussent formé sur la vaste piste huit carrés, piaffant d’impatience. Les jeunes filles tendaient les mains devant elles en agitant les doigts et les garçons, incapables de se contenir, battaient sans arrêt la mesure du pied. Tout autour de la piste, les vieux faisaient tapisserie, souriant légèrement, empêchant les enfants de s’aventurer parmi les danseurs. Et de loin, les Adorateurs de Jésus observaient toute cette corruption avec un air d’hostilité glaciale.

Man et Rose de Saron, assises sur un banc, regardaient. Et chaque fois qu’un garçon venait s’offrir à Rose comme partenaire, Man disait :

— Non, elle n’est pas bien. » Et Rose de Saron rougissait et ses yeux brillaient.

L’aboyeur s’avança au centre de l’estrade et leva les bras.

— Prêts ? En avant la musique !

L’orchestre attaqua un quadrille échevelé :

La Danse des poules.

La musique montait, vive et claire – le zin-zin aigrelet du violon, les notes nasillardes et pointues des harmonicas, les basses des guitares ponctuant la cadence, avec leur voix d’outre-tombe. L’aboyeur annonça les figures, les carrés s’ébranlèrent.

— En avant, en arrière, en rond, balancez vos dames. » L’aboyeur déchaîné tapait du pied, se démenait, arpentait l’estrade en mesure, esquissait les figures en les annonçant.

— Balancez vos dames et hop là ! Donnez-vous les mains et en avant !

La musique s’élevait, retombait, et les souliers agiles faisaient résonner le plancher de l’estrade, comme une peau de tambour.

— Un tour à droite, et un tour à gauche ! Séparez-vous, allons – séparez-vous – dos à dos ! leur criait l’aboyeur de sa voix vibrante et monocorde.

C’est là que les coiffures des jeunes filles commençaient à perdre leur belle ordonnance. C’est là que la sueur perlait au front des garçons. C’est là que les experts exhibaient leurs savants entrechats. Et les vieux, assis autour de la piste, se laissaient prendre par le rythme, battaient doucement des mains, tapaient des pieds, se souriaient gentiment quand leurs regards se croisaient et dodelinaient de la tête en signe d’approbation.

Man se pencha à l’oreille de Rose de Saron :

— Tu ne le croirais peut-êt’ pas, mais ton père était un des meilleurs danseurs que j’aie jamais connus, étant jeune. » Et Man sourit. « Ça me rappelle l’ancien temps, dit-elle. »

Et les visages des assistants arboraient des sourires de l’ancien temps.

— Du côté de Musgokee, il y a vingt ans de ça, j’ai connu un aveugle qui jouait du violon…

— J’ai vu une fois un gars faire un saut et taper quat’ fois des talons avant de retomber…

— Là-haut, dans le Dakota, y a des Suédois… Savez ce qu’ils font, des fois ? Ils sèment du poivre sur le plancher. Ça monte sous les jupons des filles et ça les rend joliment fringantes… Elles frétillent comme des pouliches en chaleur. C’est les Suédois qui font ça, des fois.

Devant leurs tentes, les Adorateurs de Jésus surveillaient leurs enfants aux mines contrites et sournoises :

— Voyez s’étaler le péché, disaient-ils. Ces gens-là s’en vont tout droit en enfer, à cheval sur un tisonnier. C’est une honte que les brebis du Seigneur soient forcées de voir ça.

Et leurs enfants, troublés, se taisaient.

— Encore un tour et après, une petite pause ! clama l’aboyeur. Et tâchez que ça barde, parce qu’on va bientôt s’arrêter.

Les filles avaient chaud. Elles dansaient la bouche ouverte, le visage grave et solennel. Et les garçons, rejetant d’une secousse leurs longs cheveux en arrière, se pavanaient, marchaient sur les pointes et claquaient des talons. Les carrés poussaient de l’avant, reculaient, se croisaient en tous sens, tournoyaient, et la musique faisait rage.

Et soudain, tout s’arrêta. Les danseurs s’immobilisèrent, pantelants. Alors les enfants, se dégageant des mains qui les retenaient, envahirent la piste, se pourchassèrent furieusement, galopant, glissant, se volant mutuellement leurs casquettes et se tirant les cheveux. Les danseurs s’assirent en s’éventant de la main. Les musiciens se mirent debout, étirèrent leurs membres ankylosés et se rassirent. Et les joueurs de guitare continuaient à taquiner légèrement les cordes de leurs instruments.

La voix de Willie retentit de nouveau :

— Changez de partenaires ! En place pour un aut’ quadrille, ceux qu’en sont capables !

Les danseurs se remirent debout et de nouveaux amateurs foncèrent, en quête d’une partenaire. Tom se tenait à proximité des trois jeunes gens. Il les vit se frayer un passage à travers la piste et s’avancer vers un des carrés en formation. Il fit un signe de la main à Willie, et Willie dit quelque chose au violoniste. Le violoniste fit grincer son archet sur les cordes. Vingt garçons s’avancèrent en louvoyant vers le centre de la piste. Les trois autres avaient atteint le carré. Et l’un d’entre eux dit :

— Je prends celle-là.

Un petit blond leva des yeux sidérés :

— Mais c’est ma cavalière !

— Dis donc, espèce d’enfant de salaud…

Au loin, dans les ténèbres, un coup de sifflet strident retentit. Mais déjà les trois jeunes gens étaient emmurés. Chacun d’eux se voyait maîtrisé par des poignes solides. Et lentement, la muraille vivante sortit de la piste.

Willie brailla :

— Envoyez !

La musique éclata ; l’aboyeur, de sa voix de récitant, annonça les figures, et les pieds martelèrent le plancher.

Une voiture découverte stoppa devant la grille. Le conducteur cria :

— Ouvrez ! Paraît qu’il y a une émeute, chez vous ? »

Le gardien resta à son poste :

— Y a pas d’émeute chez nous. Écoutez donc c’te musique. Qui êtes-vous ?

— Police.

— Vous avez un mandat de perquisition ?

— Du moment qu’il y a émeute, nous n’avons pas besoin de mandat.

— Eh ben, y a pas d’émeute ici, dit le gardien de l’entrée.

Les occupants de l’auto écoutèrent, mais n’entendirent que la musique et la voix de l’aboyeur. Alors, la voiture démarra lentement et alla se garer non loin de là dans un chemin de traverse.

Au centre du bloc mouvant, les trois jeunes gens étaient incapables d’esquisser un geste ou d’émettre un son. Une main s’était plaquée sur leur bouche pendant que d’autres leur enserraient les poignets. Quand ils furent dans l’obscurité, le groupe s’ouvrit.

Tom dit :

— Pour du beau travail, c’est du beau travail.

Il maintenait par-derrière les poignets de sa victime.

Willie sortit de la piste en courant et vint les retrouver.

— Bravo ! dit-il. Six hommes suffiront maintenant. Huston veut voir ces zigotos-là.

Huston en personne surgit de l’obscurité.

— C’est ceux-là ?

— Tout juste, dit Jules. Ils se sont amenés comme une fleur et ils ont cherché à commencer la bagarre, mais ils n’ont pas seulement eu le temps de lever le petit doigt.

— Voyons un peu de quoi ils ont l’air.

D’une secousse, les prisonniers furent alignés devant lui. Ils courbaient la tête. Du jet de sa lampe électrique, Huston éclaira tour à tour chacun des visages renfrognés.

— Qu’est-ce qui vous a donc pris ? demanda-t-il.

Il n’y eut pas de réponse.

— Mais nom de Dieu ! Qu’est-ce qui vous a commandé de faire ça ?

— On n’a rien fait, merde ! On voulait juste danser.

— Pas vrai, dit Jules, vous alliez coller un marron au petit gars.

— M’sieu Huston, intervint Tom, juste au moment que ces frères-là ont foncé, on a entendu un coup de sifflet.

— Oui, je sais ! Les flics sont venus se présenter à la grille.

Il se retourna.

— Nous n’allons pas vous faire de mal. Et maintenant, dites-moi qui vous a chargés de bousiller notre soirée ?

Il attendait une réponse.

— Vous êtes des nôtres, reprit Huston d’une voix désolée, des gars de chez nous. Comment ça se fait que vous êtes venus. Nous sommes au courant, ajouta-t-il.

— Faut bien manger, bon Dieu !

— Et alors, qui vous a envoyés ? Qui c’est qui vous a payés pour venir ?

— On n’a pas été payés.

— Et vous ne le serez pas non plus. Pas de bagarre, pas de paie. C’est pas vrai, ce que je dis là ?

Un des captifs éleva la voix :

— Faites ce que vous voudrez. Nous ne dirons rien.

Huston baissa un moment la tête, puis il dit à mi-voix :

— C’est bon, ne dites rien. Mais écoutez bien. Ce que vous faites là, c’est poignarder les vôtres dans le dos. Nous cherchons à viv’ tranquilles, à nous amuser un peu tout en maintenant l’ordre. Ne venez pas tout démolir. Réfléchissez un peu. Vous vous faites du mal à vous-mêmes. C’est bon, les enfants, faites-les passer par-dessus la clôture, par-derrière. Et ne leur faites pas de mal. Ils n’savent pas c’qu’ils font.

La troupe s’ébranla lentement et gagna l’autre bout du camp. Huston les suivit des yeux.

Jules dit :

— On leur fout un bon petit coup de pied au cul ?

— Non, pas de ça ! s’écria Willie. J’ai promis qu’on le ferait pas.

— Oh ! rien qu’un petit, supplia Jules, juste pour les faire passer la clôture.

— Rien à faire, maintint Willie.

— Écoutez vous autres, dit-il, vous vous en tirez à bon compte pour cette fois. Mais faites passer le mot. Si jamais y en a qu’ont le malheur de vouloir recommencer, on te leur flanquera une de ces tournées qu’ils n’y reviendront pas de sitôt. On leur broiera les os, nom de Dieu. Prévenez vos petits copains. Huston a dit qu’vous étiez des gens de chez nous. Possib’. Mais ça me fait mal au cœur rien que d’y penser.

Ils arrivaient à la clôture. Deux des sentinelles postées là se levèrent et s’approchèrent :

— En voilà qui sont pressés d’aller se coucher, leur dit Willie. Les trois hommes escaladèrent l’obstacle et disparurent dans la nuit.

Toute l’équipe regagna précipitamment le bal. Et sur l’air du Vieux Dan Tucker, l’orchestre gémit et grinça de plus belle.

Près du bureau, les hommes accroupis discutaient toujours, et les accords stridents de l’orchestre parvenaient jusqu’à eux.

Pa dit :

— Il va se produire du nouveau. Je ne sais pas quoi au juste. Peut-êt’ que nous ne serons pas là pour le voir. Mais ça va changer. Il y a une espèce de malaise dans l’air. Les gens ne savent plus où ils en sont, tellement ils sont inquiets.

Chapeau Noir leva de nouveau la tête, et la lumière mit en relief les piquants de sa barbe. Il ramassa quelques petits cailloux par terre et les lança comme des billes avec son pouce :

— J’sais pas, mais ça va changer, comme vous le dites. Quelqu’un me disait ce qu’est arrivé à Akron, dans l’Ohio. Des sociétés de caoutchouc. Elles ont fait venir des gens de la montagne, à cause qu’ils se font pas payer cher. Et v’là-t-y pas que ces gars de la montagne, ils se mettent à s’inscrire à un Syndicat. À ce moment-là, vous parlez d’un chambard ! V’là tous ces boutiquiers, tous ces légionnaires et toute cette clique qui se mettent à faire l’exercice et à gueuler : « Au rouge ! » Et ils ne voulaient plus voir de Syndicat à Akron, et ils allaient balayer tout ça. Les pasteurs ont commencé à faire des prêches là-dessus, les journaux beuglaient tout ce qu’ils savaient, et la Compagnie distribuait des manches de pioche et achetait des grenades à gaz. À croire que ces sacrés montagnards, c’étaient des vrais démons !

Il s’interrompit et trouva encore quelques cailloux à lancer.

— Tout ça se passait en mars dernier, et v’là qu’un beau dimanche, cinq mille de ces gaillards de la montagne montent un concours de tir, aux portes de la ville. Cinq mille, qu’ils étaient. Et ils ont simplement défilé à travers la ville avec leurs fusils. Et une fois qu’ils ont eu fini leur concours de tir, ils l’ont retraversée en revenant. Et c’est tout ce qu’ils ont fait. Eh ben, vous me croirez si vous voulez, mais il n’y a pas eu la moindre histoire depuis. Tous ces Comités de citoyens et de je ne sais quoi ont tous rendu les manches de pioche, les boutiquiers s’en sont retournés à leurs boutiques, et personne n’a été matraqué, ni enduit de goudron et de plumes, et personne n’a été tué.

Il y eut un long silence, puis Chapeau Noir reprit :

— Ils commencent à devenir salement vaches, par ici. Ils ont brûlé ce camp l’aut’ jour, et matraqué tout le monde. Je me disais… nous avons tous des fusils, je me disais qu’on ferait peut-êt’ pas mal de monter un concours de tir tous les dimanches.

Les hommes levèrent les yeux vers lui, puis les baissèrent. Mal à l’aise, ils se dandinaient d’un pied sur l’autre, leurs semelles raclant le sol.