CHAPITRE XVI

Les Joad et les Wilson, en groupe unique, roulaient cahin-caha en direction de l’Ouest. El Reno et Bridgeport, Clinton, Elk City, Sayre et Texola. Là est la frontière et l’Oklahoma s’étendait derrière eux. Et ce jour-là les autos se traînèrent sans fin à travers cette partie du Texas qu’on appelle La Queue de la Poêle. Shamrock et Alanreed, Groom et Yarnell. Quand vint le soir, ils traversaient Amarillo. Trop longue étape qui les força à camper à la nuit. Ils étaient fatigués, couverts de poussière et ils avaient chaud. La chaleur donnait des convulsions à Grand-mère et elle était très faible quand ils s’arrêtèrent.

Cette nuit-là, Al vola un pieu de clôture et en fit un faîtage qu’il assujettit aux deux bouts en haut du camion. Ce même soir ils ne mangèrent que des galettes froides et dures qui restaient du déjeuner. Ils se laissèrent tomber sur les matelas et dormirent tout habillés. Les Wilson ne dressèrent même pas leur tente.

Les Joad et les Wilson fuyaient à travers la Queue de la Poêle, la contrée grise, vallonnée, ridée et gercée par les inondations antérieures. Ils fuyaient l’Oklahoma à travers le Texas. Les tortues terrestres rampaient dans la poussière et le soleil fouillait la terre et vers le soir, la chaleur quittait le ciel et la terre envoyait elle-même ses ondes de chaleur.

La fuite des deux familles dura deux jours, mais le troisième jour, le pays leur parut trop grand et ils adoptèrent un nouveau mode de vie ; la grand-route devint leur foyer et le mouvement leur moyen d’expression. Peu à peu ils s’adaptèrent à leur nouvelle vie. Ruthie et Winfield d’abord, puis Al, puis Connie et Rose de Saron, et enfin les plus âgés. Le pays ondulait comme une grande houle de fond immobile. Wildorado et Vega, Boise et Glenrio. C’est là que finit le Texas. New-Mexico et les montagnes. Tout au loin, les montagnes se dressaient contre le ciel. Et les roues des voitures tournaient en grinçant, et les moteurs chauffaient et la vapeur giclait par les bouchons des radiateurs. Ils se traînèrent jusqu’à la rivière Fecos et la traversèrent à Santo Rosa. Et ils continuèrent encore pendant vingt milles.

 

Al Joad conduisait la voiture de tourisme, et sa mère était près de lui avec Rose de Saron à côté d’elle. Devant eux le camion peinait. L’air chaud déferlait en vagues sur la campagne et faisait vibrer les montagnes. Tassé sur son siège, Al conduisait nonchalamment, les mains molles sur la barre transversale du volant ; son chapeau gris, plié en bec et penché sur l’oreille le plus cavalièrement du monde, lui recouvrait un œil ; et tout en conduisant il se détournait de temps en temps et crachait par la portière.

Près de lui, Man avait croisé les mains sur son ventre et s’était repliée sur elle-même comme pour mieux résister à la fatigue. Elle était assise mollement et laissait les mouvements de la voiture lui bercer la tête et le corps. Elle clignait les yeux pour voir les montagnes devant elle. Les pieds crispés contre le plancher et le coude droit passé par la portière, Rose de Saron se raidissait contre les mouvements de l’auto. Son visage plein se contractait à chaque secousse et sa tête s’agitait par saccades parce que les muscles de son cou étaient tendus. Elle s’efforçait de tendre tout son corps comme un vase rigide où son fœtus serait préservé des cahots. Elle tourna la tête vers sa mère.

— Man, dit-elle.

Les yeux de Man reprirent de l’éclat et son attention, se porta sur Rose de Saron. D’un coup d’œil elle vit le visage tendu, tiré, bouffi et elle sourit.

— Man, dit la jeune femme, quand on sera arrivés, tout ce qu’on aura à faire ça sera de cueillir des fruits et de vivre à la campagne, pas vrai ?

Man sourit avec un peu d’ironie :

— Nous n’y sommes pas encore, dit-elle. Nous ne savons pas comment ce sera. On verra.

— Connie et moi, nous ne voulons plus vivre à la campagne, dit la jeune femme. Nous avons déjà fait tous nos plans.

Une ombre obscurcit un moment le visage de Man.

— Vous n’allez pas rester avec nous… avec la famille ? demanda-t-elle.

— C’est que nous avons bien réfléchi, Connie et moi. Man, nous voulons habiter la ville. » Elle continua avec feu : « Connie trouvera une place dans un magasin, ou peut-être dans une usine. Et il étudiera à la maison, la sans-fil peut-être, pour devenir technicien et avoir un magasin à lui peut-être, un peu plus tard. Et on ira au cinéma quand ça nous dira. Et Connie dit qu’il fera venir un docteur quand le bébé viendra ; et il dit que si des fois y a moyen j’irai peut-être dans une maternité. Et on aura une auto, une petite. Et le soir quand il aura fini de travailler, eh ben… ça sera agréable. Et puis il a déchiré une page de Confidences, et il va écrire qu’on lui envoie un cours par correspondance, parce que ça ne coûte rien. C’est marqué sur le coupon. Je l’ai vu. Et, pense donc… on vous trouve même une place quand on a suivi le cours… la T. S. F… que c’est… un métier tout c’qu’il y a de bien, où il y a de l’avenir. Et on habitera en ville et on ira au cinéma de temps en temps et puis tu sais, j’aurai un fer électrique et le bébé n’aura que des affaires neuves. Que des affaires neuves, il a dit, Connie… bien blanches et… t’as bien vu dans les catalogues toutes ces jolies petites choses qu’on fait pour les bébés. Bien sûr, tout au début, tant que Connie étudiera à la maison ça ne sera peut-être pas si facile, mais… quand le bébé arrivera, il aura peut-être fini d’étudier, et on aura un chez-nous, un tout petit. Nous ne voulons rien d’extraordinaire, mais nous voulons que ça soit gentil pour le bébé. » Son visage rayonnait d’enthousiasme. « Et j’ai pensé que… ben, on pourrait peut-être s’installer tous en ville, et quand Connie aura son magasin… peut-être que Al pourrait travailler avec lui. »

Man n’avait pas cessé d’observer la figure enflammée. Elle avait regardé s’échafauder peu à peu le château en Espagne.

— Nous ne voulons pas que vous vous éloigniez de nous, dit-elle. Ça ne vaut rien quand les familles se dispersent.

Al ricana :

— Moi, travailler pour Connie ? Pourquoi que Connie ne viendrait pas travailler pour moi ? Il se figure être le seul fils de garce à pouvoir étudier la nuit ?

Man sembla se rendre compte brusquement que tout cela n’était qu’un rêve. Elle tourna de nouveau la tête pour regarder devant elle et se laissa aller sur son siège, mais le léger sourire s’attardait autour des yeux.

— Je me demande comment Grand-mère se sent aujourd’hui.

Al, penché sur le volant, devint attentif. Le moteur faisait entendre un léger grincement. Il accéléra et le bruit s’accrut. Il mit du retard à l’allumage et tendit l’oreille, puis il remit les gaz un instant et de nouveau il écouta. Le bruit s’accentua, devint une sorte de martèlement métallique. Al fit marcher son klaxon et gara sa voiture sur le bord de la route. Devant eux le camion s’arrêta puis recula lentement. Trois voitures les dépassèrent en trombe, allant vers l’Ouest, elles cornèrent toutes trois en passant et le dernier chauffeur se pencha et hurla :

— Vous n’êtes pas malades d’arrêter comme ça, nom de Dieu !

Tom recula, serra le bord de la route, descendit et s’approcha. À l’arrière du camion chargé des têtes apparurent. Al retarda l’allumage et écouta le moteur au ralenti. Tom demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a, Al ?

Al accéléra son moteur :

— Écoute-moi ça.

Le bruit augmentait. Tom écouta :

— Mets au ralenti », dit-il. Il ouvrit le capot et y plongea la tête. « Maintenant accélère. » Il écouta un moment puis referma le capot. « Ben, j’crois que t’as raison, Al », dit-il.

— Un coussinet de bielle, hein ?

— M’en a tout l’air, dit Tom.

— C’est pourtant pas l’huile qui manquait, se lamenta Al.

— Oui mais elle n’arrivait pas. Le moulin est sec comme un coup de trique. Eh ben… y a pas autre chose à faire qu’à l’enlever. Écoute, j’vais avancer et trouver un terrain plat où stopper. Avance lentement, bouzille pas le carter.

Wilson demanda :

— Est-ce que c’est grave ?

— Plutôt, dit Tom, et il retourna à son camion et avança lentement.

Al expliqua :

— J’sais pas ce qu’a pu le faire griller. J’l’ai jamais laissé manquer d’huile.

Al savait que lui seul encourait le blâme. Il était conscient de son échec.

Man dit :

— C’est pas de ta faute. T’as fait tout ce que tu devais. Puis elle demanda un peu timidement : C’est vraiment très grave ?

— Dame, c’est pas commode à atteindre, faudra qu’on trouve une autre bielle ou bien qu’on régule le coussinet. » Il poussa un profond soupir. « Sûr que j’suis content que Tom soit là. J’ai jamais arrangé de coussinet. Cré bon Dieu, j’espère que Tom connaît ça. »

Un grand panneau-réclame rouge se dressait au bord de la route et projetait une grande ombre allongée. Tom poussa le camion vers le fossé, le traversa et stoppa à l’ombre. Il descendit et attendit l’arrivée de Al.

— Vas-y mollement, hé, cria-t-il, mène doucement, sans ça tu casseras un ressort par-dessus le marché !

Al rougit de colère. Il ralentit son moteur :

— Sacré bon Dieu, hurla-t-il, ce n’est pas moi qui ai grillé ce coussinet. Qu’est-ce que tu veux dire avec ton « par-dessus le marché ? »

Tom sourit.

— T’emballe pas, dit-il. J’veux rien dire du tout. Vas-y mollement, là, dans ce fossé.

Tout en grommelant, Al conduisit avec précaution l’auto dans le fossé et la fit monter de l’autre côté.

— Va pas faire croire aux autres que c’est moi qui ai grillé ce coussinet.

Le moteur cognait dur, maintenant. Al se rangea à l’ombre et coupa les gaz.

Tom ouvrit le capot et l’assujettit.

— J’peux rien faire avant qu’il soit refroidi, dit-il. La famille descendit des autos et se groupa autour de la torpédo. Pa demanda :

— C’est sérieux ?

Et il s’accroupit sur ses talons.

Tom se retourna vers Al.

— T’en as déjà arrangé ?

— Non, répondit Al. Jamais. Naturellement j’ai démonté des carters.

Tom dit :

— Ben, faut démonter le carter et retirer la bielle, et puis il s’agira de trouver une pièce de rechange après quoi faudra la rectifier, la régler, l’ajuster. Ça représente une bonne journée de travail. Faudra retourner au dernier endroit où qu’on a passé, pour chercher une pièce, Santa Rosa. Albuquerque est à peu près à soixante-quinze milles plus loin… Oh ! bon Dieu, demain c’est dimanche ! On n’trouvera rien demain.

La famille restait silencieuse. Ruthie s’approcha et risqua un œil dans le capot ouvert dans l’espoir de voir la pièce cassée.

— Demain c’est dimanche, continua tranquillement Tom. Lundi on s’procurera la pièce et on n’aura probablement pas réparé avant mardi. Nous n’avons pas les outils qui nous faciliteraient la besogne. Ça ne va pas être commode.

L’ombre d’un busard glissa sur la terre et toute la famille leva les yeux vers l’oiseau noir qui planait dans le ciel.

Pa dit :

— C’que j’ai peur, c’est de me trouver à court d’argent et de n’pas pouvoir arriver là-bas. Nous sommes tous là à manger et avec ça faut acheter de l’essence et de l’huile. Si nous nous trouvons à sec j’sais pas ce que nous ferons.

Wilson dit :

— Ça m’a tout l’air d’être de ma faute. Cette sacrée bagnole ne m’a donné que des ennuis. Vous avez tous été très gentils avec nous. Maintenant prenez vos affaires et continuez votre route. Sairy et moi, nous resterons ici. Nous verrons à nous débrouiller. Nous ne voulons pas vous incommoder.

Pa dit lentement :

— Nous ne ferons pas ça. Il y a presque une parenté entre nous. Le Grand-père est mort sous votre tente.

Sairy dit d’une voix lasse :

— Nous ne vous avons causé que des ennuis, que des ennuis.

Tom roula lentement une cigarette, l’examina et l’alluma. Il enleva sa casquette abîmée et s’en essuya le front.

— J’ai une idée, dit-il. Elle ne plaira peut-être à personne, mais voilà ce que c’est. Plus vite on arrivera en Californie, plus tôt on aura de l’argent. Bon… maintenant cette petite voiture-là va deux fois plus vite que le camion. Alors voilà mon idée : vous allez transporter une partie de ces affaires dans le camion, et puis vous partirez tous, sauf moi et le pasteur. Casy et moi, on va rester ici à réparer cette voiture et puis on roulera jour et nuit et on vous rattrapera, ou bien si nous ne nous retrouvons pas sur la route vous serez toujours au travail, en tout cas. Et si vous tombez en panne, mettez-vous tout simplement sur le bord de la route, jusqu’à ce qu’on arrive. Vous n’en serez pas plus mal en point et si vous arrivez là-bas, alors vous aurez du travail et tout deviendra beaucoup plus simple. Casy pourra m’aider avec cette bagnole et nous arriverons comme une fleur.

La famille assemblée réfléchit. L’oncle John s’assit sur ses talons à côté de Pa.

Al dit :

— T’auras pas besoin que je te donne un coup de main pour cette bielle ?

— T’as dit toi-même que t’en avais jamais arrangé.

— C’est vrai, admit Al. Tout ce qu’il faut c’est un dos robuste. Peut-être bien que le pasteur n’a pas envie de rester.

— Oh… n’importe qui… je m’en fous, dit Tom.

Pa gratta la terre sèche avec son index.

— J’ai idée que Tom a raison, dit-il ; ça nous avancerait à rien de rester tous ici. Nous pouvons faire de cinquante à cent milles avant la nuit.

Man s’inquiéta :

— Comment qu’ils nous retrouveront ?

— On restera sur la même route, dit Tom. La 66, sans changer. Jusqu’à un patelin qui s’appelle Bakersfield. J’l’ai vu sur ma carte. C’est là que faut que vous alliez tout droit.

— Oui, mais quand on sera en Californie et qu’on prendra d’autres routes ?…

— T’en fais pas, dit Tom pour la rassurer. On vous retrouvera. La Californie c’est pas toute la terre.

— Ça m’a l’air d’être un pays bien grand sur la carte, dit Man.

Pa sollicita un conseil :

— John, tu vois quelque raison contre ?

— Non, dit John.

— Mr. Wilson, c’est votre voiture. Avez-vous quelque objection à ce que mon gars la répare et nous l’amène ?

— J’en vois point, dit Wilson. Vous avez déjà tant fait pour nous, à ce qu’il semble. J’vois pas pourquoi que j’aiderais pas votre garçon.

— Si nous ne vous rattrapons pas, vous pourrez vous mettre au travail ; mettre quelques sous de côté, dit Tom. Et une supposition qu’on reste tous ici. Y a point d’eau ici, et nous ne pouvons pas bouger cette voiture. Mais supposons que vous partiez tous et que vous trouviez du travail. Alors, vous aurez de l’argent et une maison pour y vivre, peut-être bien. Ça vous va, Casy ? Vous voulez rester avec moi pour me donner un coup de main ?

— J’veux faire ce qui sera le mieux pour vous tous, dit Casy. Vous m’avez emmené avec vous. J’ferai ce que vous voudrez.

— Ben, faudra vous coucher sur le dos et recevoir de la graisse sur la gueule si vous restez ici, dit Tom.

— Ça me convient.

Pa dit :

— Alors, en ce cas, autant se mettre en route tout de suite. Nous pourrons peut-être faire nos cent milles avant l’étape.

Man se planta devant lui :

— Moi, j’pars pas.

— Qu’est-ce que tu racontes, tu ne pars pas ? Faudra bien que tu partes. Faut que tu t’occupes de la famille.

Pa était étonné de cette révolte.

Man s’approcha de la torpédo et chercha quelque chose sous le siège arrière. Elle en tira un manche de cric qu’elle balança dans sa main.

— Je ne partirai pas, dit-elle.

— Tu partiras, tu m’entends. C’est ce qui a été décidé.

Et maintenant la bouche de Man était contractée. Elle dit à mi-voix :

— Tu ne me feras bouger qu’en me tapant dessus. » Elle agita de nouveau le manche de cric. « Et je te ferai honte, Pa. J’me laisserai pas faire, j’pleurerai pas, j’supplierai pas. J’te sauterai dessus. Et c’est pas tellement sûr que tu pourrais me flanquer une tournée, d’abord. Et en supposant que tu le fasses, je jure devant Dieu que j’attendrai que t’aies le dos tourné et que tu sois assis et j’t’enverrai un seau par la gueule. Je l’jure par le saint nom de Jésus. »

Pa, désemparé, regardait le groupe autour de lui.

— Parlez d’une effrontée, dit-il. J’l’ai jamais vue me répondre comme ça.

Ruthie poussa un petit rire aigu.

Le cric s’agitait, menaçant, dans la main de Man.

— Viens-y, dit-elle. T’es décidé. Viens me flanquer une tournée. Essaie un peu. Mais j’partirai pas ; ou si je pars, tu n’auras plus une minute de sommeil, parce que j’attendrai, j’attendrai, et t’auras pas plutôt fermé les yeux que j’te foutrai une bûche par la tête.

— Rétive comme une sacrée pouliche, murmura Pa. Et elle n’est plus jeune, avec ça…

Tout le groupe observait la révolte. Ils observaient Pa, s’attendant à le voir éclater de fureur. Ils observaient ses mains molles, s’attendant à voir les poings se fermer. Et la colère de Pa ne monta pas, et ses mains continuèrent de baller à ses côtés. Et au bout d’un instant le groupe comprit que Man avait gagné. Et Man le savait aussi.

Tom dit :

— Man, qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi que tu te comportes comme ça ? Qu’est-ce qui te prend tout d’un coup ? Tu te mets contre nous, maintenant ?

Le visage de Man s’adoucit mais ses yeux étaient toujours farouches.

— T’as arrangé tout ça sans beaucoup réfléchir, dit-elle. Qu’est-ce qui nous reste en ce bas monde ? Rien que nous-mêmes. Rien que la famille. À peine on était partis, et v’là Grand-père qui casse sa pipe. Et maintenant tu voudrais que la famille s’égaille…

Tom s’écria :

— Mais on vous rattraperait, Man. Il ne nous faudrait pas longtemps.

Man agita son cric :

— Et suppose que vous passiez devant notre camp sans nous voir. Suppose qu’on arrive là-bas, comment qu’on saurait où laisser un mot pour vous dire où c’qu’on est ? » Elle dit : « La route que nous avons à faire est dure. Grand-mère est malade. Elle est là-haut, sur le camion, prête à plier bagage, elle aussi. Elle s’en va d’épuisement. La route que nous avons à faire est dure. »

L’oncle John dit :

— Mais nous on pourrait gagner un peu d’argent. On pourrait économiser un peu pour le moment où que les autres nous rejoindraient.

Les yeux de toute la famille se reportèrent sur Man. C’était elle la puissance. Elle avait pris les choses en main.

— L’argent qu’on gagnerait ne nous servirait de rien, dit-elle. La famille unie, c’est tout ce qui nous reste. Comme un troupeau de vaches, quand les loups rôdent alentour, restent toutes ensemble. Quand tout mon monde est là, tout ce qui vit, je n’ai pas peur, mais je ne veux pas nous voir séparés. Les Wilson sont avec nous et le pasteur est avec nous. J’ai rien à dire s’ils veulent s’en aller, mais si les miens veulent se séparer vous me verrez comme un chat sauvage avec cet instrument dans la main.

Elle parlait d’un ton froid, définitif.

Tom dit pour la calmer :

— Man, nous ne pouvons pas tous camper ici. Y a pas d’eau. Y a même pas d’ombre. Faut de l’ombre pour Grand-mère.

— Très bien, dit Man. Nous allons partir. Nous nous arrêterons au premier endroit où il y aura de l’eau et de l’ombre. Et… le camion reviendra te chercher et te conduira à la ville pour acheter ta pièce et te ramènera. Tu ne vas pas aller te promener comme ça sous ce soleil, et je ne veux pas que tu sois tout seul pour que si on te ramasse il n’y ait personne de la famille pour te porter secours.

Tom serra les lèvres sur ses dents puis les rouvrit avec un claquement. Il ouvrit les mains, découragé, et les laissa retomber à ses côtés.

— Pa, dit-il, si tu l’attaques d’un côté et moi de l’autre, et si les autres s’empilent dessus et que Grand-mère saute sur le tas du haut du camion, on pourra peut-être venir à bout de Man sans qu’il y en ait plus de deux ou trois d’assommés avec cette barre de fer. Mais si t’as pas envie d’avoir la tête en compote, m’est avis que Man nous a tous faits capots. Nom de Dieu, une personne bien décidée peut donner du fil à retordre à un tas de gens. On te donne gagné, Man. Laisse cette barre de fer avant que t’aies blessé quelqu’un.

Man regarda la barre de fer avec étonnement. Sa main trembla. Elle laissa tomber son arme à terre, et Tom, avec des précautions exagérées, la ramassa et la remit dans l’auto. Il dit :

— Pa, tu t’es bel et bien fait remettre à ta place. Al, emmène-les tous et mets-les à camper quelque part, et puis tu m’amèneras le camion ici. Le pasteur et moi on va démonter le carter. Après quoi, si on a encore le temps, on filera tous les deux à Santa Rosa et on essaiera de se procurer une bielle. On pourra peut-être, vu que c’est samedi soir. Grouillez-vous maintenant, qu’on puisse partir. Attendez que je prenne une clé anglaise et des tenailles dans le camion.

Il allongea le bras sous la voiture et tâta le carter graisseux.

— Oh ! oui, donnez-moi un bidon, quèq’chose, ce vieux seau, pour recueillir l’huile. Faut pas en perdre.

Al lui passa le seau et Tom le plaça sous la voiture et desserra le bouchon de vidange avec une paire de tenailles. L’huile noire lui coula le long du bras quand il dévissa le chapeau avec ses doigts, puis le flot noir coula sans bruit dans le seau. Le seau était à moitié plein quand Al eut fini d’installer tout le monde sur le camion. Tom, le visage déjà tout englué d’huile, regarda à travers les roues.

— Reviens vite ! cria-t-il.

Et il desserrait les écrous du carter tandis que le camion franchissait doucement le fossé et s’éloignait sur la route. Tom donna un tour à chaque écrou, les desserrant ainsi tous également pour ménager les joints.

Le pasteur s’agenouilla près des roues.

— Qu’est-ce que je peux faire ?

— Rien pour le moment. Dès que l’huile sera toute vidée et que j’aurai desserré tous les écrous, vous pourrez m’aider à enlever le carter.

Il rampa plus avant sous la voiture, desserrant les écrous avec la clé et les faisant tourner avec ses doigts. Il laissa les écrous à chaque bout presque complètement desserrés, pour empêcher le carter de tomber.

— La terre est encore chaude là-dessous, dit Tom, puis il ajouta : Dites donc, Casy, vous avez été bougrement silencieux tous ces jours. Nom de Dieu, je me rappelle, la première fois que je vous ai rencontré vous faisiez un discours toutes les demi-heures ou à peu près. Et v’là deux jours que vous avez pas dit deux paroles. Qu’est-ce que vous avez… ça ne gaze plus ?

Casy était couché à plat ventre et regardait sous la voiture. Son menton hérissé de poils rares reposait sur le dos de sa main. Il avait repoussé son chapeau pour se protéger la nuque.

— J’ai assez parlé quand j’étais pasteur pour que ça me dure jusqu’à la fin de mes jours, dit-il.

— Oui, mais vous avez bien parlé depuis.

— Je m’tracasse les sangs, dit Casy. J’m’en rendais même pas compte, quand j’prêchais à droite et à gauche, mais je courais la fille pire qu’un chat de gouttières. Si j’dois plus prêcher, faudra que je me marie. Vous savez quoi, Tommy ? Ben je sens les aiguillons de la chair.

— Moi aussi, dit Tom. Tenez, le jour que je suis sorti de Mac-Alester, j’en fumais. J’me suis lancé après une poule, une pute que c’était, comme si ç’avait été un lapin. J’vous dirai pas ce qu’est arrivé. J’pourrais le dire à personne, ce qu’est arrivé.

Casy se mit à rire :

— Je sais ce qui est arrivé. Un jour j’étais allé jeûner dans le désert, et quand je suis revenu il m’est arrivé la même sacrée histoire.

— Sans blague ? dit Tom. En tout cas, j’ai économisé mes sous et la poule a pas eu à se plaindre. Elle croyait que j’étais fou. J’aurais dû la payer, mais j’avais que cinq dollars. Elle m’a dit qu’elle ne voulait pas de mon argent. Tenez, fourrez-vous là-dessous et accrochez-vous quèq’part. J’vais le détacher à petits coups. Après vous enlèverez cet écrou et j’enlèverai celui de l’autre bout et le reste viendra aisément. Attention à ce joint. Vous voyez, ca se démonte tout d’une pièce. Ces vieilles Dodge n’ont que quatre cylindres. J’en ai démonté un une fois. Les coussinets sont gros comme des cantaloups. Maintenant… laissez descendre… tenez bien. Attrapez là au-dessus, et tirez sur ce joint, là où il tient encore… doucement. Là !

Le carter graisseux reposait par terre entre eux deux, et un peu d’huile restait encore dans le fond. Tom fouilla dans un des godets d’avant et en retira des fragments de métal blanc.

— Le voilà, dit-il.

Il retourna le métal dans ses doigts.

— Le vilebrequin est dégagé. Allez chercher la manivelle derrière, et tournez jusqu’à ce que je vous le dise.

Casy se leva et ayant pris la manivelle, l’ajusta.

— Vous êtes prêt ?

— Allez… attention, mollement… un peu plus… un peu plus encore… Parfait.

Casy s’agenouilla et regarda de nouveau sous la voiture. Tom secoua la bielle contre le vilebrequin.

— La voilà.

— Qu’est-ce qui a fait ça, d’après vous ? demanda Casy.

— Eh, bon Dieu, j’en sais rien. Voilà trente ans que cette bagnole fait de la route. Le compteur dit soixante mille milles. Ça veut dire cent soixante mille, et Dieu sait combien de fois on a truqué le compteur. Ça a chauffé… quelqu’un aura laissé l’huile descendre trop bas… Elle a grillé.

Il enleva les goupilles et mit sa clé sur un écrou de coussinet. Il força et la clé glissa. Une longue coupure apparut sur le dos de sa main. Tom y jeta un coup d’œil… le sang coulant régulièrement de la blessure rencontra l’huile et goutta dans le carter.

— Pas de veine, dit Casy. Voulez-vous que je vous remplace pendant que vous vous banderez la main ?

— Ah foutre non ! J’n’ai jamais réparé une voiture dans ma vie sans me couper. Maintenant que c’est fait je n’ai plus à me biler. Il rajusta la clé. Si seulement j’avais une clé courbe, dit-il.

Et il frappa la clé avec la paume de sa main pour donner du jeu aux écrous. Il les enleva et les mit dans le carter avec les autres écrous et les goupilles. Il desserra les écrous du coussinet et sortit le piston. Il plaça piston et bielle dans le carter.

— C’est fait, nom de Dieu !

Il se dégagea du dessous de l’auto en rampant et emporta le carter avec lui. Il s’essuya la main avec un morceau de toile à sac et inspecta la coupure.

— Elle saigne comme tous les diables, cette saloperie, dit-il. Enfin, j’sais comment arrêter ça.

Il urina par terre, prit une poignée de la boue qui en résulta et en fit un emplâtre dont il recouvrit la blessure. Le sang coula encore pendant un instant puis s’arrêta.

— Y a rien de meilleur au monde pour arrêter le sang, dit-il.

— Les toiles d’araignées, c’est bon aussi, dit Casy.

— Je sais, mais il n’y a pas de toiles d’araignées, tandis que de la pisse on peut toujours en avoir.

Tom s’assit sur le marchepied et examina le coussinet grillé.

— Maintenant si on pouvait seulement trouver une Dodge 25 et une bielle d’occasion avec quelques cales, on pourrait peut-être la réparer. Al doit avoir été bougrement loin.

L’ombre du panneau-réclame mesurait maintenant soixante pieds. L’après-midi s’allongeait. Casy s’assit sur le marchepied et regarda vers l’ouest.

— Nous ne tarderons pas à être dans les montagnes, dit-il, et il resta un moment silencieux. Puis : Tom ! dit-il.

— Oui ?

— Tom, j’ai surveillé les voitures sur la route, celles qu’on dépassait et celles qui nous dépassaient. J’ai bien fait attention.

— Fait attention à quoi ?

— Tom, il y a des centaines de familles comme nous qui vont dans l’Ouest. J’ai surveillé. Il n’y en a pas une seule qui aille vers l’est… Des centaines. Vous avez remarqué ?

— Oui, j’ai remarqué.

— Ben… c’est… c’est comme quand on se sauve devant des soldats. C’est comme si tout le pays déménageait.

— Oui, dit Tom. Tout le pays déménage. Nous déménageons nous aussi.

— Alors… supposez que tous ces gens, que tout le monde… supposez qu’on ne trouve pas de travail là-bas ?

— Cré nom de Dieu ! s’écria Tom. Comment voulez-vous que je le sache ? Je me contente de mettre un pied devant l’autre. C’est ce que j’ai fait à Mac pendant quatre ans, sortir de ma cellule, rentrer dans ma cellule, entrer au réfectoire, sortir du réfectoire. Bon Dieu, j’pensais que ça serait plus pareil une fois libéré. Là-bas, j’pouvais penser à rien, parce qu’autrement on devient braque, et maintenant j’peux penser à rien. » Il se tourna vers Casy. « V’là un coussinet qu’a grillé. On ne savait pas qu’il allait nous faire ce coup-là, ce qui fait qu’on n’s’est pas tourmentés. Maintenant qu’il est foutu, on va le réparer. Eh bien, nom de Dieu, c’est pour tout comme ça. J’vais pas m’en faire à l’avance. J’peux pas. Vous voyez ce petit morceau de métal blanc ? Vous le voyez bien ? Eh bien c’est la seule chose au monde que j’aie en tête. J’me demande ce que Al peut bien foutre. »

Casy dit :

— Oui, mais écoutez, Tom. Oh ! et puis qu’est-ce que ça fait ? Tout ça c’est trop difficile à expliquer.

Tom souleva l’emplâtre de boue et le jeta par terre. Les lèvres de la coupure étaient striées de boue. Il regarda le pasteur.

— Vous avez envie de faire un discours, dit Tom, eh bien allez-y. Moi les discours, j’aime ça. Le directeur nous faisait des discours de temps en temps. Ça ne faisait de mal à personne, et lui ça lui donnait une importance de tous les diables. Qu’est-ce que vous avez à dégoiser ?

Casy gratta le dessus de ses longs doigts noueux.

— Y a des choses qui s’passent et y a des gens qui font des choses. Les gens qui mettent un pied devant l’autre comme vous dites, ils ne pensent pas où ils vont, comme vous dites… mais ça n’empêche pas qu’ils les mettent tous dans la même direction. Et si vous écoutez, vous entendrez comme quelque chose qui remue, comme quelque chose qui rampe, comme un froissement et aussi… une espèce d’inquiétude. Y a des trucs qui se passent dont les gens n’ont même pas idée… pas encore. Ça va bien amener quelque chose, tous ces gens qui s’en vont vers l’Ouest… loin de leurs fermes abandonnées. Il va arriver quelque chose qui changera tout ce pays.

Tom dit :

— Moi j’continue à poser mes arpions l’un devant l’autre.

— Oui, mais quand une barrière se présente à vous, faut bien la passer, cette barrière.

— J’passe les barrières quand j’ai des barrières à passer, dit Tom.

Casy poussa un soupir.

— C’est ce qu’il y a de mieux à faire, dit-il. Faut bien que je l’admette. Mais il y a des barrières de différentes sortes. Y a des gens comme moi qui passent par-dessus des barrières qui n’sont pas encore là, et qui n’peuvent pas s’en empêcher.

— C’est pas Al qui arrive, là-bas ? demanda Tom.

— M’en a tout l’air.

Tom se leva et enveloppa la bielle et les deux morceaux du coussinet dans un bout de serpillière.

— J’veux être sûr qu’on me donnera bien la même, dit-il.

Le camion se rangea sur le bord de la route et Al se pencha par la portière.

Tom dit :

— Il t’a fallu un sacré temps. À quelle distance que t’as été ?

Al soupira :

— T’as sorti la bielle ?

— Oui. » Tom leva la toile à sac. « Le métal est en morceaux. »

— C’est pas de ma faute, en tout cas, dit Al.

— Non. Où que t’as laissé la famille ?

— C’en a été une affaire, dit Al. Grand-mère a commencé à gueuler, ça a déclenché Rosasharn qui s’est mise à gueuler aussi. Elle s’est foutu la tête sous un matelas pour mieux gueuler. Mais Grand-mère elle se contentait d’ouvrir le bec et de brailler comme un chien à la lune. J’ai dans l’idée que Grand-mère a perdu la tête. Comme un petit bébé. Elle ne parle à personne et elle semble ne reconnaître personne. Elle parle comme si elle parlait à Grand-père.

— Où que tu les as laissés ? insista Tom.

— Ben on est arrivé à un camp où qu’il y avait de l’ombre et de l’eau dans des tuyaux. Ça coûte un demi-dollar par jour pour y rester. Mais tout le monde était si fatigué, si fourbu et si misérable qu’on s’y est installé. Man dit qu’il fallait bien à cause de Grand-mère qui est si fatiguée, si vannée. On a dressé la tente des Wilson et nous on a pris la bâche pour faire une tente. J’crois que Grand-mère est cinglée.

Tom regarda vers le soleil couchant.

— Casy, dit-il, faut que quelqu’un reste près de cette voiture sans quoi on volera tout ce qu’il y a dedans. Ça vous va ?

— Mais oui, je resterai.

Al prit sur la banquette un sac de papier.

— J’ai là du pain et de la viande. C’est Man qui a préparé ça. Et pis j’ai une cruche d’eau.

— Elle n’oublie personne, dit Casy.

Tom monta à côté d’Al.

— Écoutez, fit-il. Nous allons revenir aussitôt que nous le pourrons. Mais nous ne savons pas combien de temps ça va nous prendre.

— Je vous attendrai.

— Bon. Vous faites pas de discours à vous-même. En avant, Al.

Le camion se mit en marche dans l’après-midi finissant.

— C’est un brave type, dit Tom. Il passe son temps à ruminer un tas de trucs.

— Ben, bon Dieu… quand on a été pasteur, probable qu’on ne peut pas s’en empêcher. Ça fait râler Pa d’être obligé de payer cinquante cents juste pour camper sous un arbre. Il n’peut pas encaisser ça. Il s’est foutu à jurer. Il dit qu’on va bientôt se mettre à vendre l’air en bidons, probable. Mais Man dit qu’il faut qu’ils soient à l’ombre et qu’ils aient de l’eau pour Grand-mère.

Le camion roulait sur la grand-route et maintenant qu’il était déchargé, tout brimbalait et s’entrechoquait. Les bois de lits, la carrosserie coupée. Al le poussa jusqu’à soixante à l’heure et le moteur cliqueta bruyamment, tandis qu’une fumée bleuâtre d’huile brûlée filtrait à travers les fentes du plancher.

— Le pousse pas trop, dit Tom. Tu vas tout griller, jusqu’aux chapeaux de roue. Qu’est-ce qu’elle a, la Grand-mère ?

— J’en sais rien. Tu te rappelles ces deux derniers jours, elle était comme ça dans la lune, elle ne parlait à personne. Ben, maintenant elle gueule et elle cause, ça j’t’en réponds, seulement elle cause à Grand-père. Elle l’engueule. Ça vous fout presque la trouille. C’est comme si on le voyait là, assis, à lui ricaner à la figure comme il faisait, tu sais, à se tripoter et à ricaner. C’est comme si elle le voyait assis devant elle. Alors elle l’engueule. Dis donc, Pa m’a donné vingt dollars pour toi. Il n’sait pas de combien que t’auras besoin. As-tu jamais vu Man se rebiffer comme elle a fait aujourd’hui ?

— Pas que je me rappelle. Pour sûr que j’ai bien choisi mon moment pour me faire mettre en liberté. J’me figurais que j’allais pouvoir me la couler douce, me lever tard et bien bouffer en rentrant à la maison. J’avais l’intention de danser, de courir les filles… et j’ai pas eu le temps de faire rien de tout ça.

Al dit :

— J’oubliais. Man m’a chargé de te dire un tas de choses. Elle a dit de te dire de ne pas boire, de ne pas discuter et de ne te battre avec personne. Parce qu’elle dit qu’elle a peur qu’on te renvoie là-bas.

— Elle a bien assez de choses à se préoccuper sans que je lui en donne en surplus, dit Tom.

— On pourrait bien boire un ou deux demis, pas vrai ? J’crève d’envie de boire de la bière.

— J’sais pas, dit Tom. Pa en chierait une portée de lézards s’il savait qu’on s’est payé de la bière.

— Écoute, Tom. J’ai six dollars. On pourrait se payer deux ou trois litres et se marrer un coup. Personne ne sait que j’ai ces six dollars. Bon Dieu, on pourrait se marrer un bon coup.

— Garde ta galette, dit Tom. Quand on sera arrivés en Californie on s’en servira pour rigoler un peu. Peut-être que quand on travaillera… » Il se tourna sur son siège. « J’croyais pas que t’étais un gars à te lancer en l’air. J’croyais que t’étais contre. »

— Eh bon Dieu, j’connais personne ici. Si j’dois encore bourlinguer longtemps faudra que je me décide à me marier. Quand nous serons arrivés en Californie, qu’est-ce que j’me paierai comme bon temps.

— Je l’espère, dit Tom.

— Tu n’es plus sûr de rien, on dirait ?

— Non j’suis plus sûr de rien.

— Quand t’as tué ce type… est-ce que… est-ce que t’en as rêvé après ? Est-ce que ça t’a préoccupé ?

— Non.

— Comment, tu n’y pensais jamais ?

— Oh ! si. Ça m’embêtait de l’avoir tué.

— Tu te faisais pas de reproches ?

— Non. J’ai fait mon temps, et j’ai fait mon temps à moi.

— Est-ce que c’était… très dur… là-bas ?

Tom dit nerveusement :

— Écoute, Al. J’ai fait mon temps, c’est une affaire finie. J’peux pas y revenir sans arrêt. Voilà la rivière là-bas, et voilà la ville. Essayons de nous procurer une bielle et au diable le reste.

— Man a un faible pour toi, dit Al. Quand t’as été parti elle se désolait. Pour elle toute seule. Comme si elle avait pleuré dans le fond de sa gorge. Seulement on comprenait bien ce qu’elle pensait.

Tom rabattit sa casquette sur ses yeux :

— Écoute, Al. Si on parlait d’autre chose.

— J’te disais seulement ce que faisait Man.

— Je sais… je sais… Mais je préfère pas. J’préfère mettre simplement un pied devant l’autre.

Al retomba dans un silence offensé.

— C’était pour te dire… fit-il au bout d’un instant.

Tom le regarda et Al s’obstina à fixer ses regards droit devant lui. Le camion allégé allait en brimbalant à grand bruit. Les longues lèvres de Tom se retroussèrent sur ses dents et il se mit à rire doucement :

— Je sais, Al. Peut-être bien que la taule m’a rendu un peu piqué. Un jour peut-être je te raconterai. J’sais bien, ça t’démange de savoir. C’est intéressant, dans un sens. Mais j’ai comme une idée que le mieux, ça serait de l’oublier pendant quelque temps. Plus tard ça ne sera peut-être plus pareil. En ce moment quand je me mets à y penser ça me fait quelque chose dans les boyaux, une sale impression. Écoute, Al, j’vais te dire une chose : La taule c’est une espèce de moyen de rendre un gars dingo petit à petit. Tu comprends ? Et ils deviennent dingos, les gars, on les voit, on les entend et bientôt on ne sait plus si on est dingo ou non. Quand ils se mettent à hurler, la nuit, on se demande des fois si c’est pas soi-même qu’on braille… et des fois c’est vrai.

Al dit :

— Oh ! je n’en parlerai plus, Tom.

— Trente jours, ça va, dit Tom. Et cent quatre-vingts jours ça va. Mais au-delà d’une année… j’sais pas. Il y a quelque chose là-dedans qu’est comme rien d’autre au monde. Quelque chose de maboul, quelque chose de maboul dans cette idée d’enfermer les gens. Oh et puis va te faire foutre. J’veux plus parler de tout ça. Regarde le soleil qui brille sur ces fenêtres.

Le camion arriva dans la région des postes d’essence et là, à main droite, il y avait un cimetière d’autos… un demi-hectare ceint de fils de fer barbelés avec un hangar en tôle ondulée devant et des pneus d’occasion mis en pile près des portes, avec le prix marqué. Derrière le hangar il y avait une hutte bâtie de débris, débris de planches, débris de fer-blanc. Des pare-brise fixés dans les murs servaient de fenêtres. Dans le champ herbeux gisaient les voitures abandonnées, autos aux radiateurs tordus, défoncés, autos détériorées couchées sur le flanc avec leurs essieux sans roues. Moteurs rouillés par terre et, contre la cabane, un gros tas de ferraille ; pare-chocs et parois de camions, roues et essieux ; sur le tout une atmosphère de décomposition, de moisissure et de rouille ; fer tordu, moteurs à demi consumés, masse d’épaves.

Al amena le camion sur le sol graisseux jusque devant le baraquement. Tom descendit et regarda par l’ouverture sombre de la porte.

— J’vois personne, dit-il, et il appela : Y a-t-il quelqu’un ? Bon Dieu, j’espère qu’ils ont une Dodge 25.

Une porte battit derrière la baraque. Un homme fantôme apparut dans la pénombre. Peau mince, sale, huileuse, tendue sur des muscles tendineux. Il lui manquait un œil et un frissonnement de muscles faisait vibrer l’orbite à nu quand le bon œil remuait. Son pantalon et sa chemise portaient une couche épaisse et brillante de graisse. Ses mains étaient craquelées, coupées, crevassées. Sa lourde lippe pendait, maussade.

Tom demanda :

— C’est vous le patron ?

L’œil unique brilla.

— J’travaille pour le patron, dit-il d’une voix sombre. Quèq’c’est qu’vous voulez ?

— Vous avez pas une vieille Dodge 25 ? Nous cherchons une bielle de transmission.

— J’sais pas. Si l’patron était ici, il pourrait vous le dire… mais il n’est pas ici. Il est rentré chez lui.

— Est-ce que nous pouvons chercher ?

L’homme se moucha dans ses doigts et s’essuya la main à son pantalon :

— Vous êtes du pays ?

— Nous venons de l’Est et nous allons dans l’Ouest.

— Eh ben, cherchez. Brûlez tout le sacré bazar si ça vous fait plaisir, moi j’m’en fous.

— Vous n’avez pas l’air de l’aimer beaucoup, votre patron. » L’homme s’approcha en traînant des pieds, l’œil allumé :

— Je le déteste, dit-il doucement. Je le déteste, l’enfant de putain. Il est rentré chez lui. Chez lui dans sa maison. » Les mots tombaient de ses lèvres, péniblement : « Il a une façon de s’en prendre à quelqu’un, de vous démolir… Ah ! l’enfant de salaud ! Il a une fille de dix-neuf ans, jolie. Il m’dit : “T’aimerais pas te marier avec elle ?” Il m’dit ça bien en face. Et ce soir, il m’dit : “Y a un bal, t’aimerais pas y aller ?” À moi, il me dit ça, à moi ! » Des larmes se formèrent dans ses yeux et coulèrent au coin de son orbite rouge. « Un jour, nom de Dieu… un jour j’cacherai une clé à tube dans ma poche. Quand il me dit des choses comme ça il regarde toujours mon œil. Et j’lui arracherai, j’lui arracherai la tête de dessus les épaules avec cette clé, morceau par morceau. » Il haletait de fureur : « Petit morceau par petit morceau, je la lui détacherai des épaules. »

Le soleil disparut derrière les montagnes. Al regardait les autos au rancart.

— Là-bas, regarde, Tom ! Là-bas celle-là, qu’a l’air d’une 25 ou 26.

Tom se tourna vers le borgne :

— Ça vous dérange pas qu’on regarde ?

— Eh non, bon Dieu. Prenez tout ce que vous voudrez.

À travers la masse de vieilles voitures, ils se dirigèrent vers une conduite intérieure rouillée qui reposait sur ses pneus dégonflés.

— Sûr que c’est une 25, s’écria Al. Est-ce qu’on peut enlever le carter ?

Tom s’agenouilla et regarda sous la voiture.

— Il a déjà été enlevé. On a pris une bielle. Y en a une qu’a l’air foutue. » Il se faufila sous la voiture. « Va chercher un cric et tourne. » Al faisait jouer la bielle contre le vilebrequin. « Elle est plutôt encrassée. » Al faisait tourner le cric lentement. « Vas-y mollo », cria Tom.

Il prit un morceau de bois par terre et gratta la couche de graisse qui recouvrait le coussinet et les écrous du coussinet.

— Elle n’a pas trop de jeu ? demanda Al.

— Un peu, mais pas trop.

— Et l’usure ?

— On pourra la resserrer. Elle a toutes ses cales. Oui, elle fera l’affaire. Tourne-la doucement. Fais-la redescendre, doucement… là ! Cours chercher des outils dans le camion.

Le borgne dit :

— J’vas vous donner une boîte d’outils.

De son pas traînant, il s’éloigna parmi les autos rouillées et revint au bout d’un instant avec des outils dans une boîte en fer-blanc. Tom prit une clé à tube et la tendit à Al.

— Démonte-la. Ne perds pas de cale et ne laisse pas tomber les écrous, et aie l’œil sur les goupilles. Presse-toi, la lumière baisse.

Al rampa sous la voiture.

— Faudrait qu’on ait une clé à tube à nous. On n’arrive à rien avec une clé anglaise.

— Gueule, si t’as besoin d’un coup de main, dit Tom.

Le borgne restait debout, inutile, à côté d’eux.

— J’vous aiderai si vous voulez. Vous savez pas ce qu’il a fait c’t’enfant de putain ? Il s’amène en pantalon blanc et il me dit : “Viens, allons faire une balade dans mon yacht.” Nom de Dieu, j’lui foutrai un gnon un de ces jours ! » Sa respiration était oppressée. « J’ai pas été avec une femme depuis que j’ai perdu mon œil. Et il vient me dire des choses comme ça. » Et de grosses larmes creusaient des sillons dans la crasse qui lui entourait le nez.

Tom dit, agacé :

— Pourquoi que tu ne fous pas le camp ? Y a pas de gardiens pour te retenir ici.

— Oui, c’est facile à dire. C’est pas si facile de trouver de l’ouvrage… surtout pour un borgne.

Tom se tourna vers lui :

— Maintenant, écoute, mon vieux. Tu gardes c’t’œil comme ça tout grand ouvert. T’es sale que t’empeste. T’as que ce que tu cherches. Ça te plaît d’être comme ça. C’est à toi qu’il faut t’en prendre. Naturellement tu n’trouveras pas de femme avec ton œil au vent. Mets quelque chose dessus et lave-toi la figure. Tu ne taperas jamais sur la gueule à personne avec ta clé à tube.

— C’est comme je vous le dis, un borgne n’a pas la vie commode, dit l’homme. Il n’peut pas voir les choses comme les autres. Il n’peut pas voir à quelle distance se trouvent les choses. Tout ce qu’il voit, ça a l’air plat.

Tom dit :

— Tu dis des conneries. J’ai connu une putain unijambisse. Tu crois peut-être qu’elle faisait des passes à la sauvette pour vingt-cinq cents ? Rien du tout, oui ! Elle se faisait payer un demi-dollar extra. Elle dit : « Combien de fois que t’as couché avec des unijambisses ? Jamais ! Ça va », qu’elle dit. « Alors j’t’apporte quèq’chose qui sort de l’ordinaire et ça t’coûtera un demi-dollar de plus. » Et, nom de Dieu, on les lui donnait, et les gars s’estimaient de sacrés veinards. Elle dit qu’elle porte bonheur. Et j’ai connu un bossu… quèq’part où que j’étais. Il gagnait sa vie en laissant les gens lui frotter sa bosse pour se porter bonheur. Et à toi, bon Dieu, il ne te manque qu’un œil.

L’homme bredouilla :

— Quand on voit les gens s’écarter de vous, ça vous court sur la peau.

— Mets un bandeau, cré nom. Tu l’exhibes à tout le monde comme une vache son trou du cul. Et t’es content de te plaindre. Tu n’as rien de mal. Achète-toi un pantalon blanc. Tu te saoules la gueule et après tu chiales tout seul dans ton lit, j’parie. T’as besoin qu’on t’aide, Al ?

— Non, dit Al. J’ai desserré le coussinet. J’essaie seulement de faire descendre un peu le piston.

— T’amoche pas, dit Tom.

Le borgne dit à mi-voix.

— Vous croyez… qu’une fille voudrait de moi.

— Ben, bien sûr, dit Tom. T’as qu’à dire que ta pine a grossi depuis que t’as perdu ton œil.

— Où c’est-il que vous allez, vous autres ?

— Californie. Toute la famille. On va travailler là-bas.

— Et vous croyez qu’un gars comme moi pourrait trouver du travail ? Avec un bandeau noir sur l’œil ?

— Pourquoi pas. T’es pas estropié.

— Alors… est-ce que vous pourriez m’emmener avec vous ?

— Ah ! foutre non. Nous sommes tellement serrés que nous n’pouvons pas nous remuer. Arrange-toi autrement. Rafistole une de ces bagnoles et puis va-t’en de ton côté.

— J’le ferai peut-être bien, bon Dieu, dit le borgne.

On entendit un bruit de métal.

— Ça y est, dit Al.

— Bon, alors apporte-la qu’on l’examine.

Al lui passa la bielle, le piston et la moitié inférieure du coussinet.

— Dis, Tom, dit Al. J’ai pensé à quelque chose. On n’a pas de trucs pour maintenir les segments. Ça va être un boulot pour mettre ces segments en place, surtout par en dessous.

Tom dit :

— Tu sais y a un type qui m’a dit une fois, que le mieux c’était d’entourer les segments d’un fil de laiton.

— Oui mais comment t’enlèveras le fil, après ?

— Tu l’enlèves pas. Il fond et ça n’abîme rien.

— Du fil de cuivre ça vaudrait mieux.

— C’est pas assez fort, dit Tom. Il se tourna vers le borgne. Vous avez du fil de laiton bien fin ?

— J’sais pas. J’crois qu’on en a une bobine quelque part. Où c’est-il que vous croyez qu’on peut trouver un de ces bandeaux comme en portent les borgnes ?

— Pas idée, répondit Tom. Regarde un peu si tu peux trouver ce fil.

Sous le hangar en tôle, ils fouillèrent dans des caisses jusqu’à ce qu’ils eurent trouvé la bobine. Tom mit la bielle dans un étau et enroula soigneusement le fil autour des segments de piston, les faisant entrer profondément dans leurs fentes, et là où le fil était tordu il l’aplatissait à coups de marteau. Cela fait il fit tourner le piston et martela le fil tout autour jusqu’à ce qu’il eut dégagé les parois du piston. Il passa son doigt tout du long pour s’assurer que les segments et le fil affleuraient les parois. Sous le hangar, il commençait à faire noir. Le borgne apporta une lampe de poche et en projeta la lumière sur le travail.

— Ça y est, dit Tom. Dis… combien que t’en demandes de cette lampe ?

— Oh ! elle n’est pas bien bonne. Y a une pile neuve de quinze cents dedans. Je vous la laisserais pour… oh ! mettons trente-cinq cents.

— Ça colle. Et qu’est-ce qu’on te doit pour cette bielle et le piston ?

Le borgne se frotta le front avec la jointure d’un doigt et une raie de crasse s’effrita.

— Ben, j’sais pas. Si l’patron était là il irait regarder dans le bouquin où c’qu’il y a les pièces et il trouverait combien que les neuves coûtent, et pendant que vous travaillez, il aurait calculé ce qu’il pouvait vous demander d’après le besoin que vous en avez et ce que vous avez de pognon en poche, et alors… supposez que ça soit huit dollars dans le bouquin… il vous l’aurait fait cinq dollars. Et si vous aviez rouspété il vous l’aurait laissé pour trois. Vous dites que tout dépend de moi, mais bon Dieu, j’vous jure que c’est un enfant de putain. Il calcule le besoin que vous avez de la chose. J’l’ai vu vendre un engrenage plus cher qu’il n’aurait acheté la voiture entière.

— Oui, mais combien que je vais te donner pour ça.

— Quelque chose comme un dollar, j’suppose.

— Bon, et je te donne vingt-cinq cents pour cette clef à tube. Ça rend l’travail deux fois plus facile. Il lui tendit la pièce d’argent. Merci, et planque ton œil de malheur, bon Dieu.

Tom et Al remontèrent dans le camion. Il faisait nuit noire. Al mit en marche et alluma les phares.

— Au revoir, cria Tom. On se reverra peut-être en Californie.

Ils tournèrent sur la grand-route et se mirent en devoir d’aller retrouver Casy.

Le borgne les regarda s’éloigner, puis, traversant le hangar il se rendit derrière, dans sa cahute. Il y faisait très noir. Il se dirigea à tâtons vers le matelas par terre et s’y étendit, les yeux en larmes, et, sur la grand-route, les voitures qui passaient en trombe renforçaient encore les murailles de sa solitude.

Tom dit :

— Si tu m’avais dit qu’on trouverait tout le truc et qu’on reviendrait ce soir, j’t’aurais répondu que t’étais cinglé.

— On arrivera à réparer, dit Al. Seulement faudra que ça soit toi qui le fasse. Moi, j’aurais peur de trop serrer les coussinets et que ça grille encore, ou bien de pas assez serrer et que ça tape.

— J’la mettrai en place, dit Tom. Et si elle grille, eh bien elle grillera. On n’a rien à perdre.

Al regarda dans l’obscurité. Les phares n’affectaient guère les ténèbres ; mais devant eux, les yeux d’un chat en chasse resplendirent, verts dans les pinceaux de lumière.

— Qu’est-ce que tu lui as passé comme engueulade, au type, dit Al. Pour sûr que tu lui as dit où poser ses arpions.

— Eh, nom de Dieu, il l’avait bien cherché, Il était là à faire l’intéressant parce qu’il a plus qu’un œil, comme si tout était de la faute de cet œil. C’est un feignant, un sale enfant de garce. S’il savait que les gens s’laissent pas impressionner il n’tarderait pas à se remonter.

Al dit :

— Tom, si ce coussinet a grillé c’est parce que j’ai fait quelque chose de travers ?

Tom resta un moment silencieux.

— Al, j’vais être forcé de t’engueuler un bon coup. Tu te ronges les foies simplement parce que t’as la trouille qu’on te reproche quelque chose. J’sais ce qui te turlupine. Un jeune gars, tout chaud tout bouillant. Voudrait être un as en toute occasion. Mais, nom de Dieu, Al, ne sois pas toujours là à te hérisser quand personne ne te provoque. Tu feras ton chemin, n’aie crainte.

Al ne lui répondit pas. Il regardait droit devant lui. Le camion brimbalait sur la route. Un chat bondit sur la chaussée et Al donna un coup de volant dans l’espoir de le toucher, mais les roues le manquèrent et le chat disparut d’un bond dans les herbes.

— Pour un peu j’l’avais, dit Al. Écoute, Tom. T’as entendu Connie raconter qu’il voulait travailler la nuit ? J’ai pensé que moi aussi j’pourrais bien étudier la nuit. Tu sais, la T. S. F., la télévision ou les moteurs Diesel. Ça pourrait me faire un point de départ.

— Possible, dit Tom. Mais d’abord faut t’informer du prix qu’on demande pour les leçons. Et puis être bien sûr que tu les étudieras, ces leçons. J’ai connu des gars qui prenaient des leçons par correspondance à Mac-Alester. J’en ai jamais connu un qui ait terminé. Ça les rasait et ils laissaient tomber.

— Bon Dieu, on a oublié d’acheter de quoi manger.

— Oh ! Man nous avait envoyé grandement de quoi, le pasteur n’a pas dû tout manger. Y aura bien des restes. J’me demande combien que ça va nous prendre pour arriver en Californie.

— J’en sais rien, bon Dieu. Faudra en foutre un coup.

Ils se turent ; l’obscurité les enveloppa et les étoiles se montrèrent, blanches et cristallines.

 

Casy quitta le siège arrière de la Dodge et s’avança sur le bord de la route quand le camion s’approcha.

— J’vous attendais pas si tôt, dit-il.

Tom ramassa les pièces qui étaient par terre dans le morceau de serpillière.

— On a eu de la veine, dit-il. On a même rapporté une lampe électrique. J’vais réparer tout de suite.

— Vous avez oublié votre dîner, dit Casy.

— J’boufferai quand j’aurai fini. Al, serre-toi un peu plus sur le bord de la route et tiens-moi la lampe.

Il se rendit directement à la Dodge, se coucha sur le dos et se glissa sous le châssis. Al rampa sur le ventre et dirigea le faisceau lumineux de la lampe.

— Pas dans mes yeux. Là, lève un peu. » Tom introduisit le piston dans le cylindre, en tournant et en poussant. Le fil de laiton accrochait un peu la paroi du cylindre. D’une poussée brusque il lui fit franchir les segments. « Heureusement que c’est pas serré, sans quoi la compression l’arrêterait. Je crois que ça va marcher. »

— J’espère que ce fil ne va pas coincer les segments, dit Al.

— C’est pour ça que j’l’ai aplati avec le marteau. Ça ne sortira pas. À mon avis il fondra et couvrira peut-être les parois d’une couche de laiton.

— Tu n’crois pas que ça pourrait érafler les parois ?

Tom éclata de rire.

— Elles peuvent supporter ça, cré bon Dieu. Elle bouffe déjà de l’huile comme un trou de mulot. Un peu plus ne lui fera pas de mal.

Il fit passer la bielle au-dessus de l’arbre et essaya la partie inférieure.

— Il lui faudrait des cales, dit-il. Casy !

— Oui.

— J’vais mettre ce coussinet en place maintenant. Allez tourner le cric, doucement, quand je vous le dirai. » Il serra les écrous. « Allez-y doucement ! » Et à mesure que le coude du vilebrequin tournait il adaptait le coussinet. « Trop de cales », dit Tom. « Tenez bon, Casy. » Il sortit les écrous. « Essayez encore, Casy ! » Et il força de nouveau sur la bielle. « Elle est encore un peu lâche. Si j’enlevais un peu plus de cales j’me demande si ça serait trop serré. J’vais essayer. » Il redévissa les écrous et sortit deux autres lamelles. « Maintenant essayez, Casy. »

— Ça a l’air d’aller, dit Al.

Tom demanda :

— Est-ce que c’est plus dur à tourner, Casy ?

— Non j’ai pas l’impression.

— Alors, j’crois que ça colle. Du moins je l’espère, bon Dieu. On n’peut pas limer le métal blanc sans instrument. Avec cette clé à tube c’est bougrement plus facile.

Al dit :

— L’patron du dépôt va rien râler quand il s’apercevra que sa clé n’est plus là.

— Qu’il râle, dit Tom. Nous ne l’avons pas volée. Il enfonça les goupilles à petits coups et en tordit les extrémités. « J’crois que ça va. Casy, tenez la lampe pendant que Al et moi on soulève le carter. »

Casy s’agenouilla et prit la lampe électrique. Il maintint le rayon sur les mains au travail, tandis qu’elles mettaient les joints en place et faisaient coïncider les trous avec les boulons du carter. Les deux hommes peinaient sous le poids du carter. Ils fixèrent les boulons des deux bouts, puis assujettirent les autres, et quand ils furent tous en place, Tom les fit pénétrer petit à petit jusqu’à ce que le carter se trouvât bien d’aplomb, après quoi il serra les écrous à bloc.

— J’crois que ça y est, dit Tom.

Il serra le bouchon d’huile, vérifia soigneusement le carter et, prenant la lampe, inspecta le sol.

— Voilà, laissons-la boire un peu d’huile.

Ils se sortirent de dessous et reversèrent le seau d’huile dans le carter. Tom inspecta les joints pour voir s’ils perdaient.

— Parfait, Al. Mets en marche, dit-il.

Al monta dans la voiture et mit le pied sur le démarreur. Le moteur partit avec un bruit de tonnerre. De la fumée bleue s’échappa du tuyau :

— Ralentis ! hurla Tom. Elle va bouffer de l’huile jusqu’à ce que le fil ait foutu le camp. Ça diminue maintenant. Et tandis que le moteur tournait, il écoutait soigneusement. « Force un peu et laisse aller. » Il écouta de nouveau. « Bien, Al. Coupe. On l’a eue, j’crois. Et maintenant où est le fricot ? »

— T’es un drôle de mécanicien, dis donc, fit Al.

— Et alors ! J’ai travaillé à l’atelier pendant un an. Faudra la ménager pendant deux cents milles. Le temps de la roder.

Ils essuyèrent leurs mains enduites de graisse à des poignées d’herbe avant de les frotter à leurs pantalons. Ils se jetèrent comme des affamés sur le porc bouilli et burent de grands coups à la bouteille.

— Je crevais de faim, dit Al. Qu’est-ce qu’on fait maintenant, on rentre au camp ?

— J’sais pas, dit Tom. Ils voudront peut-être nous faire payer un demi-dollar en plus. Allons parler un peu à la famille… leur dire que tout est arrangé. Et s’ils veulent nous faire payer un supplément… on s’en ira plus loin. La famille doit être pressée de savoir. Bon Dieu, j’suis content que Man nous ait arrêtés cet après-midi. Regarde avec la lumière, Al, pour voir si on a rien oublié. Prends cette clé. Il se pourrait qu’on en ait encore besoin.

Al examina le sol avec la lampe électrique :

— J’vois rien.

— Ça va. Je vais conduire. Toi tu te chargeras du camion, Al.

Tom mit le moteur en marche. Le pasteur monta dans la voiture. Tom allait doucement, restait en première vitesse et Al le suivait dans le camion. Il traversa le petit fossé, lentement, en première. Tom dit :

— Avec ces Dodge on pourrait traîner une maison, en première. Elle est au ralenti, y a pas de doute. Ça vaut mieux pour nous… J’veux roder ce coussinet en douceur.

Sur la grand-route la Dodge avançait lentement. Les phares de douze volts projetaient une courte flaque de lumière jaunâtre sur l’asphalte.

Casy se tourna vers Tom.

— C’est rigolo comme vous pouvez réparer les voitures, vous autres. Vous l’avez pas plus tôt examinée que c’est fait. J’pourrais pas réparer une voiture, même maintenant après vous l’avoir vu faire.

— Faut s’y mettre quand on est gosse, dit Tom. C’est pas tout de savoir. C’est plus que ça. Aujourd’hui les gosses peuvent vous démonter une auto sans même y penser.

Un lapin se trouva pris dans la lumière et s’enfuit droit devant lui avec de grands sauts. Il filait sans effort et ses grandes oreilles battaient à chaque bond. De temps à autre il essayait de se jeter de côté, mais le mur de ténèbres le rejetait au milieu. Des phares brillants apparurent dans le lointain et leur lumière crue les frappa. Le lapin hésita, trébucha, puis se retournant, il se précipita sur les lumières moins vives de la Dodge. Il produisit une légère et molle secousse quand il passa sous les roues. L’autre voiture les croisa à toute allure.

— On l’a écrabouillé, pour sûr, dit Casy.

Tom dit :

— Y a des gens qui aiment leur passer dessus. Moi, ça me donne toujours une petite secousse à l’intérieur. La bagnole a l’air de marcher. Les segments doivent être plus à l’aise maintenant. Ça ne fume pas tant.

— Vous avez fait de la belle ouvrage, dit Casy.

 

Une petite maison de bois dominait le campement et sous la véranda de la maison, une lanterne à pétrole sifflait et projetait un grand cercle blanc. Près de la maison, il y avait une demi-douzaine de tentes, et des autos étaient garées tout contre. La cuisine du soir était finie, mais les braises des feux luisaient encore au ras du sol, près des campements. Un groupe d’hommes s’était réuni devant le porche où brûlait la lanterne, et les visages paraissaient énergiques et musclés dans la blancheur crue de la lumière, une lumière qui projetait les ombres noires des chapeaux sur les fronts et les yeux et donnait à tous des mentons proéminents. Ils étaient assis sur les marches ; quelques-uns étaient debout sur le sol, les coudes appuyés sur le plancher de la véranda. Le propriétaire, un grand diable sombre et dégingandé, était assis sur une chaise sous la véranda. Il se tenait adossé au mur et pianotait avec ses doigts sur ses genoux. À l’intérieur de la maison, une lampe à pétrole brûlait, mais sa faible lueur était éclipsée par le reflet sifflant de la lanterne. Le groupe d’hommes entourait le propriétaire.

Tom amena la Dodge sur le bord de la route et stoppa. Al passa la grille avec son camion.

— Pas besoin d’entrer, dit Tom. Il descendit et franchit la grille, se dirigeant vers la lueur de la lanterne.

Le propriétaire laissa retomber les pieds de devant de sa chaise par terre et se pencha en avant :

— Vous désirez camper ici ?

— Non, répondit Tom. Notre famille est ici. Salut, Pa.

Pa, assis sur la première marche, dit :

— J’pensais que vous en auriez pour toute la semaine. C’est réparé ?

— On a eu toutes les veines, dit Tom. On a trouvé une pièce avant la nuit. On pourrait partir demain à la première heure.

— Ça c’est bien agréable, dit Pa. Ta mère s’inquiétait Ta grand-mère a perdu la boule.

— Oui, c’est ce que m’a dit Al. Elle ne va pas mieux ?

— Oh ! enfin, elle dort, c’est déjà ça.

Le propriétaire dit :

— Si vous voulez entrer et camper ici ça vous coûtera un demi-dollar. Cherchez-vous une place pour vous installer, et de l’eau et du bois. Personne ne viendra vous déranger.

— Pour quoi faire, cré bon Dieu ? dit Tom. Nous pouvons coucher dans le fossé en bordure de la route et ça ne nous coûtera rien.

Le propriétaire tambourina sur ses genoux.

— L’adjoint du shérif fait sa ronde, la nuit. Ça pourrait faire du vilain. Y a une loi dans cet État qui défend de coucher dehors. Y a une loi contre le vagabondage.

— Si j’paie un demi-dollar, j’serai pas un vagabond, hein ?

— C’est exact.

Les yeux de Tom brillèrent de colère :

— L’adjoint du shérif serait pas vot’ beau-frère, par hasard ?

Le propriétaire pencha le buste en avant :

— Non. Et le moment n’est pas encore venu où nous, les gens d’ici, on se laissera faire la leçon par des propres à rien de vagabonds.

— Quand il s’agit de prendre nos cinquante cents vous ne faites pas tant le difficile. Et depuis quand on est des vagabonds ? On ne vous a rien demandé. Alors comme ça on est tous des vagabonds, hein ? Ben, en tout cas c’est pas nous qui vous demandons de l’argent pour le droit de dormir par terre.

Les hommes sous la véranda étaient raides, immobiles, silencieux. Leurs visages n’avaient plus aucune expression. Et leurs yeux, à l’ombre des chapeaux, se levaient à la dérobée vers le visage du propriétaire.

Pa grogna :

— Ça suffit, Tom.

— Oui, ça suffit.

Les hommes groupés, assis sur les marches, appuyés sur la haute véranda, restaient silencieux. Leurs yeux luisaient sous la lumière crue de la lanterne à essence. Leurs visages étaient durs à la lumière brutale, et ils restaient complètement immobiles. Seuls leurs yeux suivaient ceux qui parlaient, et leurs visages restaient calmes, sans expression. Un insecte vint cogner contre la lanterne et retomba, fracassé, dans les ténèbres.

Dans une des tentes un enfant se mit à gémir et une voix douce de femme le calma et se mit à chanter : « Jésus t’aime cette nuit. Dors bien, dors bien. Jésus veille sur toi cette nuit. Dors, oh ! dors, oh ! »

La lanterne grésillait sous la véranda. Le propriétaire se gratta dans le creux de sa chemise ouverte où apparaissait un fouillis de poils blancs. Il observait, prudent, se sachant entouré d’ennemis possibles. Il observait les hommes en cercle, guettait leurs expressions. Mais ils ne bougèrent pas.

Tom resta un long moment silencieux. Ses yeux sombres se levèrent lentement vers le propriétaire.

— J’veux pas faire de pétard, dit-il. C’est dur de s’entendre traiter de vagabond. C’est pas que j’ai peur, dit-il doucement. J’suis prêt à vous prendre, vous et votre adjoint, pas plus tard que tout de suite, à pied, à cheval ou n’importe comment, bon Dieu, avec ces deux poings-là. Mais ça ne m’avancerait à rien.

Les hommes s’agitèrent, changèrent, de position, et leurs yeux étincelants se levèrent lentement vers la bouche du propriétaire, et leurs yeux attendirent le moment où les lèvres remueraient. Il était rassuré. Il sentait qu’il avait gagné la partie, mais pas d’une manière assez décisive pour attaquer.

— Vous n’avez pas un demi-dollar ? demanda-t-il.

— Si, j’l’ai. Mais j’en aurai besoin. J’peux pas le lâcher rien que pour dormir.

— J’dis pas, mais faut bien que tout le monde vive.

— Oui, dit Tom, seulement il serait à souhaiter qu’on puisse vivre sans empêcher les autres de le faire.

Les hommes s’agitèrent de nouveau. Et Pa dit :

— Nous partirons au petit jour. Écoutez. Nous avons payé. Ce garçon fait partie de notre famille. Est-ce qu’il ne pourrait pas rester ? Nous avons payé.

— C’est cinquante cents par voiture, dit le propriétaire.

— Ben, il n’a pas de voiture. Il l’a laissée sur la route.

— Il est venu en voiture, dit le propriétaire. À ce compte-là tout le monde laisserait sa bagnole sur la route et viendrait s’installer dans mon camp pour rien.

Tom dit :

— On va partir. On vous retrouvera demain matin. On vous attendra. Al peut rester et l’oncle John peut venir avec moi. » Il regarda le propriétaire : « Ça vous va ? »

Il prit une décision rapide tout en faisant une concession :

— Si le nombre reste le même que ceux qui ont payé, ça va.

Tom sortit son paquet de tabac, qui n’était plus qu’un petit bout d’étoffe frise et flasque avec un peu de poussière de tabac au fond. Il roula une maigre cigarette et jeta le paquet vide.

— Nous allons bientôt partir, dit-il.

Pa s’adressa à l’ensemble du groupe :

— C’est dur de s’arracher de chez soi et de s’en aller. Des gens comme nous qu’avaient une maison. Nous n’sommes pas des nomades. Jusqu’au jour où les tracteurs sont arrivés pour nous chasser, on était des gens qu’avaient une ferme.

Un jeune homme mince avec des sourcils décolorés par le soleil tourna lentement la tête :

— Métayers ? demanda-t-il.

— Oui, métayers, mais on était propriétaires.

Le jeune homme regarda de nouveau droit devant lui :

— Tout comme nous, dit-il.

— Heureusement pour nous que ça ne va pas durer longtemps, dit Pa. Nous allons dans l’Ouest chercher du travail et nous achèterons un peu de terre avec de l’eau.

Un homme en haillons se leva sur le bord de la véranda. Des lambeaux d’étoffe pendaient de son veston noir. Son pantalon était percé aux genoux. Il avait un visage noir de poussière, où la sueur avait tracé des rides blanches. Il tourna la tête vers Pa.

— Vous devez avoir un joli petit magot.

— Nous n’avons pas d’argent du tout, dit Pa. Mais nous sommes beaucoup à travailler, et nous sommes tous bons à l’ouvrage. On se fera de bons salaires là-bas et on mettra tout ensemble. On s’en tirera.

Tandis que Pa parlait, l’homme en haillons le regardait, puis il se mit à rire, et son rire dégénéra en un ricanement aigu qui ressemblait à un hennissement. Toutes les têtes se tournèrent vers lui. Le rire irrépressible tourna en toux. Quand il parvint enfin à maîtriser sa crise il avait les yeux rouges et larmoyants :

— Vous allez là-bas… Oh ! nom de Dieu ! Il se remit à rire. Vous allez là-bas pour gagner de gros salaires… oh ! nom de Dieu ! Il s’arrêta et dit perfidement : Vous allez cueillir des oranges peut-être bien ? Cueillir des pêches ?

Pa répondit d’un air digne :

— Nous prendrons ce que nous trouverons. Il ne manque pas de choses dans lesquelles on peut travailler.

L’homme dépenaillé ricana en sourdine.

Tom se retourna furieux :

— Qu’est-ce que vous trouvez de si bougrement drôle ?

L’homme en guenilles se tut et regarda les planches de la véranda d’un air bizarre.

— J’suppose que vous allez tous en Californie ?

— J’vous l’ai dit, dit Pa. C’est pas une trouvaille.

L’homme en guenilles dit lentement :

— Moi… j’en reviens. J’y ai été.

Les têtes se tournèrent vivement vers lui. Les hommes étaient tout raides. Le sifflement de la lanterne baissa jusqu’à n’être plus qu’un soupir, et le propriétaire abaissa les pieds de devant de sa chaise jusque par terre, se leva et remonta la lanterne jusqu’à ce que le sifflement eut repris son intensité normale. Il retourna à sa chaise et ne se pencha pas en arrière. L’homme en guenilles se tourna vers les visages.

— J’m’en retourne crever de faim. Tant qu’à faire, j’aime mieux crever de faim d’un seul coup.

Pa dit :

— Qu’est-ce que vous venez nous chanter ? J’ai un prospectus qui dit que les salaires sont élevés et y a pas longtemps j’ai lu dans le journal qu’on avait besoin de gens pour ramasser les fruits.

L’homme en guenilles se tourna vers Pa :

— Vous avez quèq’part où aller, dans votre pays ?

— Non, dit Pa. On nous a chassés. On a fait passer un tracteur sur notre maison.

— De toute façon, vous ne repartiriez pas ?

— Non, pour sûr.

— Alors j’vais pas vous décourager, dit l’homme en guenilles.

— J’pense bien que vous n’allez pas me décourager. J’ai un prospectus qui dit qu’on a besoin de main-d’œuvre. Ça n’aurait pas de sens si c’était pas vrai. Ça coûte de l’argent pour imprimer ces prospectus. Ils ne les enverraient pas s’ils n’avaient pas besoin de main-d’œuvre.

— J’veux pas vous décourager.

Pa dit, en colère :

— Maintenant que vous avez commencé à déconner, vous n’allez pas la boucler. Mon prospectus dit qu’on a besoin de main-d’œuvre. Vous, vous dites que c’est pas vrai. Qui c’est qui ment ?

L’homme en guenilles abaissa ses regards dans les yeux furieux de Pa. Il avait l’air d’avoir des regrets :

— Le prospectus dit vrai, dit-il. On a besoin de main-d’œuvre.

— Alors, pourquoi foutre vous êtes-vous mis à rigoler ?

— Parce que vous n’savez pas le genre de main-d’œuvre dont ils ont besoin.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

L’homme en guenilles prit une résolution :

— Voilà, dit-il, de combien d’hommes est-ce que votre prospectus vous dit qu’on a besoin ?

— Huit cents, et c’est dans un tout petit coin.

— Un prospectus orange ?

— Mais… oui.

— Avec le nom du type… qui dit ça et ça, embaucheur ?

Pa chercha dans sa poche et en tira le prospectus plié :

— C’est vrai. Comment que vous le savez ?

— Regardez, dit l’homme. Ça n’a pas de sens. Voilà un gars qui a besoin de huit cents hommes. Alors il imprime cinq mille trucs comme ça qui seront peut-être lus par vingt mille personnes. Et à cause de ce prospectus y aura peut-être bien deux ou trois mille personnes qui se mettront en route. Des gens que les embêtements ont rendus fous.

— Mais ça n’a pas de sens, s’écria Pa.

— Attendez d’avoir vu le type qui fabrique des prospectus. Vous le verrez, ou bien vous verrez un gars qui travaille pour lui. Vous camperez dans un fossé, vous et cinquante autres familles. Et il viendra regarder dans votre tente pour voir si vous avez encore quelque chose à manger. Et si vous n’avez plus rien, il vous dira : « Vous voulez de l’ouvrage ? » et vous direz : « Ben certainement. Sûr que je vous serai bien obligé si vous me mettez à même de faire quelque chose. » Et il dira : « J’pourrais vous employer. » Et vous direz : « Alors quand c’est-il que je commence ? » Et il vous dira où c’est que faut que vous alliez, et à quelle heure, et puis il s’en ira. Il a peut-être besoin de deux cents hommes et il parle à cinq cents, et eux le disent à d’autres et quand vous vous présentez, vous en trouvez mille qui sont là à attendre. Et le gars vous dit : « J’donne vingt cents de l’heure. » Alors y en a la moitié qui s’en vont, disons. Mais il en reste encore cinq cents qui crèvent tellement de faim qu’ils resteraient à travailler pour un quignon de pain. Ce gars-là, vous comprenez, il a un contrat qui l’autorise à faire cueillir les pêches ou… cueillir le coton. Vous comprenez maintenant ? Plus il se présente de gars et plus ils ont faim, moins il est obligé de les payer. Et s’il peut il embauchera un type avec des gosses parce que… Oh ! et puis nom de Dieu j’avais dit que je dirais rien pour vous inquiéter.

Le cercle des visages le regardait froidement. Les yeux éprouvaient ses paroles. L’homme en guenilles commença à se sentir embarrassé.

— J’disais que j’voulais pas vous inquiéter et me v’là en train de le faire. Maintenant que vous êtes en route, faut continuer. Vous n’pouvez pas reculer.

Le silence pesa sur la véranda. Et la lumière sifflait et un halo de papillons de nuit tourbillonnait autour de la lanterne. L’homme déguenillé continua, l’air agité :

— J’vas vous dire ce qu’il faudra faire quand vous verrez le gars qui dit qu’il a de l’ouvrage. J’vas vous dire. Demandez-lui ce qu’il a l’intention de payer. Demandez-lui d’écrire ce qu’il a l’intention de payer. Demandez-lui ça. Vous vous ferez empiler si vous le faites pas. C’est comme je vous le dis.

Le propriétaire se pencha en avant sur sa chaise pour mieux voir le petit homme dépenaillé et sale. Il gratta dans les touffes de poils gris de sa poitrine et dit froidement :

— Vous seriez pas des fois un de ces gars qui viennent par ici chercher du grabuge ? Vous êtes sûr que vous êtes pas un agitateur ?

Et l’homme en guenilles s’écria :

— Je jure par Dieu que non !

— Il n’en manque pas, dit le propriétaire, qui se baladent partout pour créer du désordre. Ils excitent les gens. Se mêlent de c’qui ne les regarde pas. Il n’en manque pas de ceux-là. Un de ces jours faudra tous les pendre, ces agitateurs, ça va pas tarder. On les foutra dehors. Si un homme veut travailler, parfait. S’il n’veut pas, il n’a qu’à aller se faire foutre. Des gens qui veulent tout chambarder, on n’en a pas besoin.

L’homme en guenilles se redressa :

— J’voulais juste vous dire ce qui en était, fit-il. M’a fallu un an pour voir clair. Fallu que je perde deux de mes gosses, que je perde ma femme pour que je finisse par comprendre. Mais j’peux pas vous dire. J’aurais dû le savoir. À moi non plus, personne n’aurait pu me le dire. J’peux pas vous dire comment ils étaient là, ces deux pauvres petits, sous la tente, avec leurs ventres tout gonflés et rien que la peau sur les os, à trembler et à couiner comme des petits chiens, pendant que je courais à droite et à gauche pour tâcher de trouver du travail… pas pour de l’argent, pas pour un salaire ! hurla-t-il. Nom de Dieu, rien que pour une tasse de farine et une cuillerée de saindoux. Et puis le coroner s’amène et il m’dit : « Ces enfants sont morts d’un arrêt du cœur », qu’il dit. Et il écrit ça sur son papier. Ils tremblaient que je vous dis, et leurs ventres étaient gonflés comme des vessies de cochon !

Le cercle se taisait ; les hommes écoutaient, bouche bée, attentifs, respirant à peine.

L’homme en guenilles parcourut des yeux le groupe, puis il fit demi-tour et s’éloigna rapidement dans l’obscurité. Les ténèbres l’engloutirent, mais on entendait encore son pas, longtemps après qu’il eut disparu, son pas traînant sur la grand-route ; une auto passa et à la lueur des phares, ils purent voir l’homme en guenilles s’éloigner tête basse, les deux mains dans les poches de son veston noir.

Les hommes se sentaient mal à l’aise. L’un d’eux dit :

— Ah ! il se fait tard. Temps d’aller se coucher.

Le propriétaire dit :

— Un feignant, probab’. Y en a tellement de ces bougres-là sur la route, ces temps-ci. Puis il se tut. Et de nouveau il renversa sa chaise contre le mur et se tripota la gorge.

Tom dit :

— J’vas aller voir Man une minute et puis on fera un petit bout de route.

Les Joad s’éloignèrent.

Pa dit :

— Tu crois qu’il disait la vérité, ce type ?

Le pasteur répondit :

— Sûr, qu’il dit la vérité. La vérité en ce qui le concerne. Il n’inventait rien.

— Ben et nous, alors ? demanda Tom. C’est la vérité aussi pour nous ?

— J’sais pas, dit Casy.

— J’sais pas, dit Pa.

Ils se dirigèrent vers la tente, la bâche tendue sur une corde. À l’intérieur il faisait noir et tout était tranquille. Quand ils approchèrent une masse grise remua près de la porte et en se levant prit forme humaine. Man vint à leur rencontre.

— Tout le monde dort, dit-elle. Grand-mère a fini par s’endormir aussi. Puis elle reconnut Tom. Comment que t’es arrivé ici ? demanda-t-elle anxieusement. T’as pas eu d’ennuis ?

— On a réparé, dit Tom. Nous sommes prêts à partir quand on voudra.

— Dieu soit loué, dit Man. J’tiens plus en place, tellement j’ai envie de partir. J’veux aller là où tout est vert, et riche. Vivement qu’on y soit.

Pa se racla la gorge :

— Y a un gars qui vient de nous dire…

Tom lui prit le bras et le secoua :

— C’est rigolo ce qu’il disait, dit Tom. Il disait qu’il y avait des tas de gens sur la route.

Man les regarda dans les ténèbres. Sous la tente, Ruthie toussa puis reprit ses ronflements.

— J’les ai lavés, dit Man. La première fois qu’on a eu assez d’eau pour les laver comme il faut. J’ai laissé les seaux dehors pour que vous puissiez vous laver aussi, les hommes. Pas moyen de rester propre en voyage.

— Tout le monde est là-dessous ? demanda Pa.

— Tout le monde, sauf Connie et Rosasharn. Ils sont allés dormir en plein air. Ils disent qu’il fait trop chaud pour dormir sous une tente.

Pa fit remarquer d’un air mécontent :

— Cette Rosasharn devient bien craintive et chichiteuse.

— C’est son premier, dit Man. Connie et elle y attachent beaucoup d’importance. T’étais bien pareil.

— Nous partons, dit Tom. On va avancer un peu sur la route. Ouvrez l’œil au cas qu’on vous verrait pas. On se mettra sur la droite.

— Al reste ?

— Oui. L’oncle John viendra avec nous. Bonne nuit, Man.

Ils traversèrent le camp endormi. Devant une des tentes, un feu bas brûlait irrégulièrement et une femme surveillait une marmite où elle avait déjà mis le petit déjeuner à cuire. Une savoureuse odeur de haricots montait de la marmite.

— J’en mangerais bien une assiétée, dit Tom poliment comme il passait.

La femme sourit :

— Ils n’sont pas encore cuits sinon ça serait avec plaisir, dit-elle. Revenez quand il fera jour.

— Merci, madame, dit Tom. Il passa devant la véranda avec Casy et l’oncle John. Le propriétaire était toujours sur sa chaise, et la lanterne sifflait et luisait. Il tourna la tête au passage des trois hommes.

— Y a plus d’essence, dans vot’ lanterne, dit Tom.

— L’est temps de fermer, de toute façon.

— Alors, ça ne court plus sur la route, à c’t’heure-ci, les demi-dollars ?

Les pieds de la chaise frappèrent le plancher.

— Finissez de me charrier. J’vous connais. Vous êtes encore un de ces damnés agitateurs.

— Et comment, dit Tom. J’suis bolchevisse.

— Y en a bougrement trop, de gars de vot’ espèce sur la route.

Tom riait tandis qu’ils franchissaient la grille et montaient dans la Dodge. Il ramassa une motte de terre et la lança contre la lanterne. Ils l’entendirent cogner contre la maison et ils virent le propriétaire bondir sur ses pieds et scruter les ténèbres. Tom mit en marche et reprit la route. Et il écouta soigneusement tourner le moteur dans la crainte de l’entendre cogner. La chaussée luisait vaguement à la faible lueur des phares.