Les recherches quotidiennes dans les montagnes se poursuivirent, et les travaux des champs en pâtirent ; les villageois ne pouvaient ni s’adonner à la culture, ni s’occuper de leurs vers à soie. Devant la maison du chef du village et à tous les carrefours, de vastes écriteaux promettaient une substantielle récompense à quiconque capturerait ou tuerait Takezō, ainsi qu’une rétribution appropriée pour tout renseignement aboutissant à son arrestation. Ces inscriptions portaient l’impressionnante signature d’Ikeda Terumasa, seigneur du château de Himeji.
A la maison Hon’iden, c’était la panique. Osugi et sa famille, en proie à la frayeur mortelle que Takezō ne revînt se venger, verrouillèrent le portail principal et barricadèrent toutes les entrées. Les patrouilleurs, sous la direction des troupes de Himeji, tirèrent de nouveaux plans en vue de capturer le fugitif. Jusque-là, tous leurs efforts s’étaient révélés vains.
— Il en a tué un autre ! cria un villageois.
— Où ça ? C’était qui, cette fois ?
— Un samouraï quelconque. Personne n’a encore pu l’identifier.
Le cadavre avait été découvert à proximité d’un sentier, aux abords du village, la tête dans une touffe de hautes herbes, et les jambes dressées vers le ciel dans une posture étonnamment contorsionnée. Effrayés mais d’une incorrigible curiosité, les villageois s’attroupèrent et commentèrent l’événement. Le crâne avait été fracassé, de toute évidence avec une des pancartes en bois promettant les récompenses, laquelle gisait maintenant en travers du corps ensanglanté. Ceux qui contemplaient bouche bée ce spectacle ne pouvaient pas ne pas lire la liste des récompenses promises. Certains riaient jaune devant cette ironie flagrante.
Les traits tirés, le visage pâle, Otsū s’écarta de la foule. Elle aurait voulu n’avoir pas regardé. Elle se hâta vers le temple, en s’efforçant d’effacer l’image de la face du mort, gravée dans son esprit. Au pied de la colline, elle tomba sur le capitaine qui logeait au temple ; il était accompagné de cinq ou six de ses hommes. Ayant appris la macabre nouvelle, ils allaient enquêter. A la vue de la jeune fille, le capitaine fit un large sourire.
— D’où viens-tu, Otsū ? lui demanda-t-il avec une familiarité mielleuse.
— De faire des achats, répondit-elle sèchement.
Sans même lui accorder un regard, elle grimpa rapidement les marches de pierre du temple. Cet homme lui avait déplu dès le départ – il arborait une moustache hirsute qui lui était particulièrement désagréable –, mais depuis le soir où il l’avait agressée, sa vue lui faisait horreur.
Takuan, assis devant la grande salle, jouait avec un chien errant. Elle passait rapidement devant eux à une certaine distance, pour éviter le galeux animal, quand le moine leva les yeux et l’appela :
— Otsū, il y a une lettre pour toi.
— Pour moi ? dit-elle, incrédule.
— Oui, tu étais sortie quand le facteur est passé, et il me l’a laissée.
Il sortit de sa manche de kimono le petit rouleau, et le lui tendit en disant :
— ... Tu n’as pas l’air à ton aise. Quelque chose ne va pas ?
— J’ai mal au cœur. J’ai vu un mort couché dans l’herbe. Ses yeux étaient encore ouverts, et il y avait du sang...
— Tu ne devrais pas regarder des choses pareilles. Mais je suppose qu’au train où vont actuellement les choses, il te faudrait pour cela te promener les yeux fermés. Ces temps-ci, je bute sans arrêt sur des cadavres. Ha ! ha ! ha ! Et j’avais ouï dire que ce village était un petit paradis !
— Mais pourquoi donc Takezō tue-t-il tous ces gens ?
— Pour les empêcher de le tuer lui, bien sûr. Comme ils n’ont aucune raison réelle de le faire, pourquoi les laisserait-il agir ?
— Takuan, j’ai peur ! dit-elle d’un ton plaintif. Que ferions-nous s’il venait ici ?
De sombres cumulus recouvraient les montagnes. Elle prit la mystérieuse lettre et alla se cacher dans l’atelier de tissage. Sur le métier se trouvait une bande d’étoffe inachevée, destinée à un kimono d’homme, une partie du vêtement pour lequel, depuis l’année précédente, elle passait tous ses moments de loisir à filer la soie. C’était pour Matahachi, et elle se réjouissait à la perspective de coudre ensemble toutes les pièces en un kimono complet. Elle avait tissé le moindre fil avec soin comme si cette besogne eût rapproché d’elle son fiancé. Elle voulait ce vêtement inusable.
Assise devant le métier, elle regarda intensément la lettre.
— De qui donc peut-elle bien être ? se murmura-t-elle à elle-même, sûre qu’en réalité la lettre était destinée à quelqu’un d’autre.
Elle lut et relut l’adresse, en quête d’une erreur.
Il sautait aux yeux que la lettre avait fait pour lui parvenir un long voyage. L’enveloppe déchirée et froissée était toute maculée d’empreintes de doigts et de gouttes de pluie. Quand elle eut brisé le cachet, ce ne fut pas une, mais deux lettres qui tombèrent sur ses genoux. La première était d’une écriture de femme qu’elle ne connaissait pas, d’une femme plus âgée qu’elle, elle ne fut pas longue à le deviner.
Je vous écris à seule fin de confirmer ce qui est dit dans l’autre lettre ; je n’entrerai donc pas dans les détails.
J’épouse Matahachi, et l’adopte au sein de ma famille. Pourtant, il paraît toujours s’inquiéter de vous. Je crois que cela serait une erreur que de laisser les choses dans l’état où elles se trouvent. Il vous envoie donc une explication dont j’atteste ici la vérité.
Je vous prie d’oublier Matahachi.
Respectueusement.
Okō.
L’autre lettre, gribouillée par Matahachi, expliquait avec une prolixité fastidieuse les raisons qui lui rendaient impossible de rentrer chez lui. Le sens de l’épitre était bien entendu qu’Otsū devait oublier ses fiançailles avec lui, et trouver un autre époux. Matahachi ajoutait qu’il lui était « difficile » d’écrire directement à sa mère à ce sujet, et qu’il serait obligé à Otsū de l’aider. Si Otsū rencontrait la vieille femme, elle devait lui dire que son fils était vivant, en bonne santé, et résidait dans une autre province.
Otsū sentit son sang se glacer dans ses veines. Elle demeurait assise là, interdite, trop choquée pour pleurer ou même pour battre des paupières. Les ongles des doigts qui tenaient la lettre devinrent de la même couleur que la peau du mort qu’elle avait vu moins d’une heure auparavant.
Les heures s’écoulèrent. Tout le monde, à la cuisine, commença de se demander où elle était passée. Le capitaine qui dirigeait les recherches se contentait de laisser dormir dans les bois ses hommes épuisés, mais quand lui-même regagnait le temple au crépuscule, il exigeait les réconforts qui convenaient à son rang. Il fallait chauffer le bain à telle température précise, préparer selon ses directives du poisson frais de la rivière, et quelqu’un devait aller chercher du saké de la meilleure qualité dans l’une des demeures du village. Le bien-être de cet homme nécessitait beaucoup de travail, dont une bonne part incombait naturellement à Otsū. Comme elle demeurait introuvable, le dîner du capitaine fut en retard.
Takuan sortit à sa recherche. Il ne se souciait pas le moins du monde du capitaine mais commençait à s’inquiéter au sujet d’Otsū elle-même. Cela ne lui ressemblait nullement de partir sans un mot. En l’appelant, le moine traversa le jardin du temple, et passa plusieurs fois à côté de l’atelier de tissage. Comme la porte était close, il ne se donna pas la peine de regarder à l’intérieur.
A plusieurs reprises, le prêtre du temple sortit sur le passage surélevé pour crier à Takuan :
— Tu ne l’as pas encore trouvée ? Elle est sûrement quelque part dans les parages !
Comme le temps passait, tout hors de lui, il cria :
— ... Dépêche-toi de la retrouver ! Notre hôte dit qu’il ne peut boire son saké sans qu’elle soit ici pour le lui verser.
L’on dépêcha le serviteur du temple au bas de la colline pour la rechercher, lanterne en main. Presque au moment où il partait, Takuan finit par ouvrir la porte de l’atelier de tissage.
Ce qu’il vit à l’intérieur le fit sursauter. Otsū était affaissée sur le métier, dans un état de désolation manifeste. Ne voulant pas être indiscret, Takuan garda le silence, les yeux fixés sur les deux lettres froissées et déchirées qui gisaient par terre. Elles avaient été piétinées comme deux effigies de paille.
Takuan les ramassa.
— Ce ne sont pas les lettres que le facteur a apportées aujourd’hui ? demanda-t-il avec douceur. Pourquoi ne les ranges-tu pas ?
Otsū secoua faiblement la tête.
— ... Tout le monde est à moitié fou d’inquiétude à ton sujet. J’ai regardé partout. Viens, Otsū, rentrons. Je sais que tu ne le veux pas, mais tu as réellement du travail à faire. D’abord, tu dois servir le capitaine. Le vieux prêtre en a presque perdu l’esprit.
— J’ai... j’ai mal à la tête, chuchota-t-elle. Takuan, ne pourrait-on me laisser libre ce soir... juste ce soir ?
Takuan soupira.
— Otsū, je crois personnellement que tu ne devrais pas avoir à servir le saké au capitaine, ni ce soir, ni aucun autre soir. Mais le prêtre est d’un avis différent. C’est un homme de ce monde. Il n’est pas du genre à pouvoir obtenir le respect ou le soutien du daimyō pour le temple par la seule élévation morale. Il croit devoir donner à boire et à manger au capitaine... veiller à son bien-être de chaque instant.
Il tapota l’épaule d’Otsū.
— ... Et, après tout, c’est lui qui t’a recueillie et élevée ; aussi, tu lui dois bien quelque chose. Tu n’auras pas à rester longtemps.
Elle accepta à contrecœur. Tandis que Takuan l’aidait à se mettre debout, elle leva vers lui son visage barbouillé de larmes en disant :
— J’irai, mais seulement si tu promets de rester avec moi.
— Je n’y vois aucun inconvénient mais cette vieille barbe hirsute ne m’aime pas, et, chaque fois que je vois sa stupide moustache, j’ai une irrésistible envie de lui dire à quel point je la trouve ridicule. C’est puéril, je le sais bien, mais certaines gens me font cet effet-là.
— Je ne veux pas y aller seule !
— Le prêtre est là, non ?
— Oui, mais il s’en va toujours au moment où j’arrive.
— Hum... Mauvais, ça. Très bien, je t’accompagne. Maintenant, n’y pense plus, et va te laver la figure.
Lorsqu’enfin Otsū parut chez le prêtre, le capitaine, déjà dans les vapeurs de l’ivresse, se ragaillardit aussitôt. Redressant son couvre-chef, déjà nettement de travers, il devint tout à fait jovial et demanda rasade sur rasade. Bientôt, sa face s’empourpra, et les coins de ses yeux globuleux s’affaissèrent.
Pourtant, une présence particulièrement indésirable dans la pièce rendait sa joie incomplète. De l’autre côté de la lampe était assis Takuan, courbé comme un mendiant aveugle, absorbé dans la lecture du livre ouvert sur ses genoux.
Prenant à tort le moine pour un acolyte, le capitaine le désigna et brailla :
— Hé, toi, là-bas !
Takuan continua de lire jusqu’à ce qu’Otsū le poussât du coude. Il leva des yeux absents, regarda tout autour de lui, et dit :
— C’est à moi que vous parlez ?
D’un ton bourru le capitaine répondit :
— Oui, à toi ! Je n’ai que faire de toi. Va-t’en !
— Oh ! ça ne me gêne pas de rester, répondit Takuan avec innocence.
— Vraiment, ça ne te gêne pas ?
— Non, pas le moins du monde, dit Takuan en se replongeant dans son livre.
— Eh bien, moi, ça me gêne ! explosa le capitaine. Ça gâte le goût du bon saké d’avoir à côté de soi quelqu’un qui lit.
— Oh ! pardonnez-moi, répondit Takuan en feignant la sollicitude. Comme c’est grossier de ma part ! Je fermerai donc le livre.
— Sa seule vue m’agace.
— Soit. Je vais demander à Otsū d’aller le ranger.
— Pas de livre, espèce d’idiot ! C’est de toi que je parle ! Tu gâches le tableau.
L’expression de Takuan devint grave.
— Voilà qui pose problème, non ? Ce n’est pas comme si j’étais le saint Wou-k’oung, et pouvais me changer en bouffée de fumée, ou devenir un insecte et me percher sur votre plateau.
Le cou rouge du capitaine se gonfla, et les yeux lui sortirent de la tête. Il avait l’air d’un poisson-lune.
— Dehors, espèce de dingue ! Hors de ma vue !
— Très bien, dit Takuan avec douceur en s’inclinant.
Il prit Otsū par la main, et s’adressa à elle :
— ... Notre hôte dit qu’il préfère être seul. L’amour de la solitude est la caractéristique du sage. Nous ne devons pas l’ennuyer plus longtemps. Viens.
— Comment... comment ? Tu... tu...
— Il y a quelque chose qui ne va pas ?
— Qui t’a parlé d’emmener Otsū, affreux minus ?
Takuan croisa les bras.
— Je me suis rendu compte avec les années que peu de prêtres ou de moines étaient particulièrement beaux. Peu de samouraïs aussi, d’ailleurs. Vous, par exemple.
Les yeux du capitaine manquèrent jaillir de leurs orbites.
— Quoi ?
— Avez-vous examiné votre moustache ? Je veux dire : avez-vous jamais vraiment pris le temps de la regarder, de l’évaluer d’une manière objective ?
— Salaud ! cria le capitaine en tendant la main vers son sabre appuyé contre le mur. Prends garde à toi !
Tandis qu’il se levait, Takuan, tout en le surveillant du coin de l’œil, lui demanda placidement :
— Hum... Comment faire pour prendre garde à moi ?
Le capitaine, son sabre dans son fourreau à la main, hurla :
— Je n’en supporterai pas davantage ! Tu vas recevoir ce que tu mérites !
Takuan éclata de rire.
— Cela veut-il dire que vous avez l’intention de me couper la tête ? Si oui, n’y songez plus. Ce serait assommant.
— Hein ?
— Assommant. Je ne connais rien de plus assommant que de couper la tête à un moine. Elle tomberait tout simplement par terre et resterait là, à vous regarder en riant. Pas une grande action d’éclat, et quel bien cela pourrait-il vous faire ?
— Mon Dieu, gronda le capitaine, disons seulement que j’aurais la satisfaction de fermer ta sale gueule. Tu en aurais, du mal, à garder pour toi ton insolent bavardage !
Rempli du courage que les gens de son espèce puisent dans le fait d’avoir une arme à la main, il éclata d’un vilain rire caverneux et s’avança d’un air menaçant.
— Voyons, capitaine !
Les façons désinvoltes de Takuan l’avaient mis dans une telle fureur que la main avec laquelle il tenait son fourreau tremblait violemment. Pour essayer de protéger Takuan, Otsū se glissa entre les deux hommes.
— ... Qu’est-ce que tu nous chantes là, Takuan ? dit-elle dans l’espoir de détendre l’atmosphère et de gagner du temps. On ne parle pas ainsi à un guerrier. Allons, présente tes excuses, supplia-t-elle. Allons, demande pardon au capitaine.
Mais Takuan était loin d’en avoir terminé.
— Ecarte-toi, Otsū. Tout va bien pour moi. Crois-tu vraiment que je me laisserais décapiter par un benêt comme celui-ci qui, bien qu’il commande à des dizaines et des dizaines d’hommes capables, armés, a gaspillé vingt jours à tenter de retrouver un seul fugitif épuisé, à moitié mort de faim ? S’il est trop bête pour trouver Takezō, il serait vraiment stupéfiant qu’il pût me duper, moi !
— Ne bouge pas ! commanda le capitaine.
Sa face congestionnée devint pourpre tandis qu’il entreprenait de dégainer.
— ... Ecarte-toi, Otsū ! Je vais couper en deux cet acolyte à grande gueule !
Otsū se jeta aux pieds du capitaine et le supplia :
— Vous avez toutes les raisons d’être en colère, mais, je vous en prie, soyez patient. Il a le cerveau un peu dérangé. Il parle ainsi à tout le monde. En réalité, il n’en pense pas un mot !
Et elle éclata en sanglots.
— Que dis-tu là, Otsū ? lui reprocha Takuan. Je suis parfaitement sain d’esprit, et je ne plaisante pas. Je dis seulement la vérité, que nul ne semble aimer à entendre. C’est un benêt, aussi l’ai-je traité de benêt. Veux-tu que je mente ?
— Tu ferais mieux de ne pas répéter une chose pareille ! tonna le samouraï.
— Je le répéterai aussi souvent qu’il me plaira. A propos, je suppose que cela vous est égal, à vous autres soldats, de perdre votre temps à rechercher Takezō, mais pour les cultivateurs cela constitue un terrible fardeau. Vous rendez-vous compte de ce que vous leur infligez ? Ils n’auront bientôt plus rien à manger si vous continuez. Il ne vous est sans doute même pas venu à l’esprit qu’ils doivent négliger complètement les travaux des champs pour prendre part à vos chasses désorganisées au canard sauvage. Et je pourrais ajouter : gratis. C’est une honte !
— Tiens ta langue, traître. C’est de la diffamation caractérisée contre le gouvernement de Tokugawa !
— Ce n’est pas le gouvernement de Tokugawa que je critique ; ce sont les fonctionnaires comme toi qui servent d’intermédiaires entre le daimyō et les gens du peuple, et qui ne méritent pas l’argent qu’ils gagnent. D’abord, pour quelle raison au juste te prélasses-tu ici ce soir ? Qu’est-ce qui te donne le droit de te détendre dans ton beau kimono bien confortable, bien chaud et bien douillet, de t’attarder au bain et de te faire verser ton saké du soir par une jolie jeune fille ? Tu appelles cela servir ton seigneur ?
Le capitaine était sans voix.
— ... N’est-ce pas le devoir d’un samouraï que de servir son seigneur avec une inlassable fidélité ? N’est-ce pas ton métier que de pratiquer la bienveillance envers les gens qui s’échinent pour le compte du daimyō ? Regarde-toi ! Tu te bornes à fermer les yeux devant le fait que tu empêches les cultivateurs d’effectuer le travail d’où ils tirent leur subsistance. Tu n’as même aucune considération pour tes propres hommes. Tu es censé être en mission officielle, et que fais-tu ? A la moindre occasion tu te gaves des nourritures et des boissons chèrement gagnées par autrui, et exploites ta situation pour obtenir le logement le plus confortable possible. Je dirais que tu es un exemple classique de corruption, à te draper dans l’autorité de ton supérieur pour ne faire que dissiper les énergies du peuple à tes propres fins égoïstes.
Le capitaine était maintenant trop abasourdi pour fermer sa mâchoire pendante. Takuan pressa le mouvement :
— ... Et maintenant, essaie seulement de me couper la tête et de l’envoyer au seigneur Ikesa Terumasa ! Cela, permets-moi de te le dire, le surprendrait. Il s’écrierait sans doute : « Eh bien, Takuan ! Est-ce ta seule tête qui vient me voir aujourd’hui ? Où diable se trouve le restant de ta personne ? » Il t’intéressera sans doute d’apprendre que le seigneur Terumasa et moi avions coutume de prendre part ensemble à la cérémonie du thé au Myōshinji. Nous avons aussi plusieurs fois longuement et agréablement bavardé au Daitokuji de Kyoto.
La virulence de « Barbe hirsute » le quitta en un instant. Son ivresse, elle aussi, s’était un peu dissipée, bien qu’il parût encore incapable de juger par lui-même si Takuan disait ou non la vérité. Il avait l’air paralysé, ne sachant comment réagir.
— ... Et d’abord, tu ferais mieux de t’asseoir, dit le moine. Si tu crois que je mens, je me ferai un plaisir de t’accompagner au château pour me présenter devant le seigneur en personne. En cadeau, je pourrais lui porter un peu de la délicieuse farine de blé noir que l’on fait ici. Il en est particulièrement friand. Toutefois, il n’y a rien de plus fastidieux, rien qui m’ennuie davantage que de faire une visite à un daimyō. En outre, si la question de tes activités à Miyamoto venait par hasard sur le tapis tandis que nous bavarderions en prenant le thé, il me serait difficile de mentir. Cela se terminerait sans doute pour toi par l’obligation de te suicider pour incompétence. Dès le début, je t’ai conseillé de cesser de me menacer, mais vous autres, guerriers, vous êtes tous les mêmes. Vous ne pensez jamais aux conséquences. Et c’est là votre plus grave défaut. Maintenant, pose ton sabre, et je te dirai autre chose.
Atterré, le capitaine obéit.
— ... Bien entendu, tu n’ignores rien de L’Art de la guerre, du général Sun-tzu... tu sais, l’ouvrage classique chinois sur la stratégie militaire ? Je suppose que tout guerrier de ton rang connaît à fond un livre aussi important. Quoi qu’il en soit, la raison pour laquelle je le mentionne est que j’aimerais te donner une leçon illustrant l’un des principes essentiels du livre. Je voudrais te montrer comment capturer Takezō sans perdre aucun autre de tes propres hommes, ni causer aux villageois plus d’ennuis que tu ne l’as déjà fait. Or, cela a trait à ton travail officiel, aussi aurais-tu intérêt à m’écouter avec attention.
Il se tourna vers la jeune fille.
— ... Otsū, verse au capitaine une autre tasse de saké, veux-tu ?
Le capitaine était un quadragénaire ; il avait une dizaine d’années de plus que Takuan ; et pourtant, leurs visages en cet instant indiquaient nettement que la force de caractère n’est pas une question d’âge. La langue acérée de Takuan avait rendu humble son aîné dont l’air bravache avait disparu. Doux comme un mouton, il répondit :
— Non, je ne veux plus de saké. J’espère que vous me pardonnerez. Je ne me doutais pas que vous étiez un ami du seigneur Terumasa. J’ai bien peur d’avoir été très grossier.
Il était abject au point d’en être comique, mais Takuan se retint d’insister.
— Oublions cela. Ce dont je veux discuter, c’est du moyen de capturer Takezō. C’est là ce que vous devez faire pour exécuter vos ordres et conserver votre honneur de samouraï, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Bien entendu, je sais aussi qu’il vous est égal de mettre du temps à attraper l’homme. Après tout, plus cela prend de temps, plus vous pouvez rester au temple à manger, boire et faire les yeux doux à Otsū.
— Je vous en prie, ne parlez plus de ça. Surtout devant Sa Seigneurie.
Le soldat ressemblait à un enfant prêt à fondre en larmes.
— Je suis disposé à tenir toute l’affaire secrète. Mais si ces courses de toute la journée dans les montagnes continuent, les cultivateurs connaîtront des ennuis sérieux. Non seulement les cultivateurs, mais aussi tous les autres. Tous les habitants de ce village sont trop bouleversés, trop effrayés pour se concentrer sur leur travail normal. Or, selon moi, vous n’avez pas utilisé la bonne stratégie. En fait, je ne crois pas que vous ayez utilisé de stratégie du tout. Si je comprends bien, vous ne connaissez pas L’Art de la guerre ?
— J’avoue à ma honte que non.
— Eh bien, vous avez raison d’avoir honte ! Et il ne faut pas vous étonner que je vous traite de benêt. Vous avez beau être un personnage officiel, vous êtes d’une inculture lamentable et d’une totale inefficacité. Mais à quoi bon vous répéter une évidence ? Je me bornerai à vous faire une proposition. J’offre personnellement de capturer pour vous Takezō avant trois jours.
— Vous, le capturer ?
— Vous croyez que je plaisante ?
— Non, mais...
— Mais quoi ?
— Mais en comptant les renforts venus de Himeji, tous les paysans et les simples soldats, voilà près de trois semaines que plus de deux cents hommes battent les montagnes.
— Je ne l’ignore pas.
— Et comme c’est le printemps, Takezō a l’avantage. A cette époque de l’année, la nourriture ne manque pas là-haut.
— Dans ce cas, attendrez-vous qu’il neige ? Encore environ huit mois ?
— Euh... non, je ne crois pas que nous puissions nous le permettre.
— Certes non. Voilà précisément pourquoi j’offre de le capturer pour vous. Je n’ai besoin d’aucune aide ; je peux le faire seul. Pourtant, à la réflexion, je devrais peut-être emmener Otsū avec moi. Oui, à nous deux nous suffirons.
— Vous ne parlez pas sérieusement, hein ?
— Je vous prie de vous taire ! Voudriez-vous insinuer que Takuan Sōhō passe tout son temps à plaisanter ?
— Pardon.
— Je le répète, vous ne connaissez pas L’Art de la guerre, ce qui est selon moi la raison de votre abominable échec. Moi, en revanche, j’ai beau n’être qu’un prêtre, je crois comprendre Sun-tzu. Il n’y a qu’une condition indispensable, et si vous n’êtes pas d’accord, je n’aurai plus qu’à me tourner les pouces en vous regardant vous agiter jusqu’à ce que la neige tombe, et peut-être aussi votre tête.
— Quelle est cette condition ? demanda le capitaine sur ses gardes.
— Si je ramène le fugitif, vous me laisserez décider de son sort.
— Qu’entendez-vous par là ?
Le capitaine tirait sur sa moustache ; les pensées tourbillonnaient dans sa tête. Comment pouvait-il être certain que ce moine étrange ne le trompait pas tout à fait ? Il avait beau s’exprimer avec éloquence, peut-être était-il complètement fou. Et s’il s’agissait d’un ami de Takezō, d’un complice ? Savait-il où se cachait l’homme ? Même dans le cas contraire, vraisemblable à ce stade, que risquait-on à l’encourager, à seule fin de voir s’il mettrait à exécution son projet insensé ? De toute manière, il y renoncerait sans doute à la dernière minute. C’est en se disant cela que le capitaine donna son accord d’un signe de tête.
— ... Très bien, alors. Si vous l’attrapez, vous pourrez décider de son sort. Mais qu’arrivera-t-il si vous ne le trouvez pas dans les trois jours ?
— Je me pendrai au grand cryptomeria du jardin.
Le lendemain de bonne heure, le serviteur du temple, l’air extrêmement inquiet, entra en trombe dans la cuisine, hors d’haleine et criant presque :
— Takuan a-t-il perdu l’esprit ? J’apprends qu’il a promis de retrouver lui-même Takezō !
Les yeux s’écarquillèrent.
— Non !
— Tu veux rire !
— Comment a-t-il l’intention de s’y prendre ?
Il s’ensuivit des plaisanteries et des rires moqueurs, mais il y avait aussi un courant sous-jacent de chuchotements inquiets.
Quand la nouvelle arriva jusqu’au prêtre du temple, il hocha une tête avisée en observant que la bouche humaine est la porte des catastrophes.
Mais la personne la plus sincèrement troublée fut Otsū. La veille, la lettre d’adieu de Matahachi l’avait blessée plus que la nouvelle de sa mort n’eût jamais pu le faire. Elle avait eu foi en son fiancé au point d’accepter, pour lui, d’être l’esclave de sa belle-mère, la redoutable Osugi. Vers qui se tourner maintenant ?
Pour Otsū, plongée dans les ténèbres du désespoir, Takuan était l’unique point lumineux de la vie, le dernier rayon d’espérance. La veille, tandis qu’elle pleurait seule dans l’atelier de tissage, elle avait saisi un couteau tranchant et lacéré la toile de kimono où elle avait mis son âme entière. Elle avait aussi envisagé de plonger la fine lame dans sa propre gorge. Malgré la tentation aiguë, l’arrivée de Takuan avait fini par lui chasser de l’esprit cette idée. Après l’avoir calmée et lui avoir fait accepter de servir au capitaine le saké, il lui avait tapoté l’épaule. Elle sentait encore la bonne chaleur de sa main robuste alors qu’il la faisait sortir de l’atelier.
Et voilà qu’il venait de conclure ce marché insensé.
Presque autant que de sa propre sécurité, Otsū s’inquiétait du risque de perdre le seul ami qu’elle eût au monde, à cause de son absurde proposition. Elle se sentait abandonnée, dans une détresse noire. Le simple bon sens lui disait qu’il était ridicule de croire qu’elle et Takuan pourraient retrouver Takezō dans un délai aussi court.
Takuan eut même l’audace d’échanger des serments avec « Barbe hirsute » devant l’autel de Hachiman, le dieu de la guerre. A son retour, Otsū lui reprocha sévèrement sa témérité mais il affirma qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Il avait l’intention, disait-il, de soulager le village de son fardeau, de rendre les routes à nouveau sûres, et de faire cesser le gaspillage de vies humaines. Comparée au nombre de vies que la prompte arrestation de Takezō pourrait sauver, la sienne propre paraissait sans importance, Otsū devait le comprendre. Il lui dit aussi de se reposer autant qu’elle le pourrait avant la soirée du lendemain, où ils partiraient. Elle devait l’accompagner sans se plaindre, et se fier entièrement à son jugement. Otsū était trop bouleversée pour résister, et l’éventualité de rester au temple dans l’anxiété se révélait pire encore que la perspective d’accompagner Takuan.
Le lendemain, en fin d’après-midi, celui-ci faisait encore sa sieste avec le chat, à l’angle du bâtiment principal du temple. Otsū avait les traits tirés. Le prêtre, le serviteur, l’acolyte – tout le monde avait essayé de la convaincre de rester. « Va te cacher » : tel était leur conseil d’ordre pratique ; mais Otsū, pour des raisons qu’elle-même pouvait à peine sonder, n’en éprouvait pas la moindre envie.
Le soleil descendait vite, et les ombres épaisses du soir avaient commencé d’envelopper les crevasses de la chaîne de montagnes qui suivait le cours de la rivière Aida. Le chat sauta à bas du portique du temple, et bientôt Takuan lui-même passa sur la véranda. Comme le chat devant lui, il s’étira en bâillant à se décrocher la mâchoire.
— Otsū ! appela-t-il, nous ferions bien de partir.
— J’ai déjà tout empaqueté : sandales de corde, cannes, guêtres, papier à l’huile de paulownia.
— Tu as oublié quelque chose.
— Quoi donc ? Une arme ? Faut-il prendre un sabre, une lance ou quoi ?
— Sûrement pas ! Je veux emporter une provision de nourriture.
— Oh ! tu veux dire un pique-nique ?
— Non, quelque chose de bon. Je veux du riz, de la pâte de haricots salée et – mais oui ! — un peu de saké. Tout ce qui est savoureux fera l’affaire. J’ai aussi besoin d’un pot. Va à la cuisine faire un gros ballot. Et procure-toi une perche pour le porter.
Les montagnes proches étaient maintenant plus noires que la meilleure laque noire, les montagnes éloignées plus pâles que le mica. Comme on se trouvait à la fin du printemps, il soufflait une brise tiède et parfumée. Bambous zébrés et glycines retenaient la brume ; plus Takuan et Otsū s’éloignaient du village, plus les montagnes, où chaque feuille luisait faiblement dans la pénombre, semblaient avoir été baignées par une averse vespérale. Ils marchaient dans l’obscurité l’un derrière l’autre, chacun portant sur l’épaule une extrémité de la perche en bambou d’où se balançait leur ballot bien empaqueté.
— Belle soirée pour se promener, hein, Otsū ? dit Takuan en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Je ne la trouve pas si merveilleuse que ça, marmonna-t-elle. En tout cas, où allons-nous ?
— Je ne sais pas encore très bien, répondit-il d’un ton légèrement songeur ; mais continuons encore un peu.
— Mon Dieu, ça m’est égal de marcher.
— Tu n’es pas fatiguée ?
— Non, répondit la jeune fille, mais la perche, visiblement, lui faisait mal, car de temps à autre elle la changeait d’épaule.
— Où sont-ils, tous ? Nous n’avons pas rencontré une âme.
— Le capitaine ne s’est pas montré de la journée au temple. Je parie qu’il a rappelé au village les patrouilles, pour nous laisser tout seuls pendant trois jours. Takuan, de quelle manière au juste te proposes-tu d’attraper Takezō ?
— Oh ! ne t’inquiète pas. Il reparaîtra tôt ou tard.
— Mon Dieu, il n’a reparu pour personne d’autre. Pourtant, même s’il reparaît, que ferons-nous ? Avec tous ces hommes à ses trousses depuis si longtemps, il doit être acculé au désespoir. Il se battra pour sauver sa peau, et il est très fort. J’ai les jambes qui tremblent, rien que d’y penser.
— Attention ! Prends garde de tomber ! s’exclama soudain Takuan.
— Oh ! cria Otsū épouvantée en s’arrêtant pile dans son élan. Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi m’as-tu fait peur comme ça ?
— Ne t’inquiète pas, ce n’est pas Takezō. Je veux seulement que tu regardes où tu marches. Il y a des pièges de glycines et de ronces tout au long de la route, par ici.
— Les patrouilleurs les ont tendus là pour attraper Takezō ?
— Oui. Mais si nous ne faisons pas attention, nous y tomberons nous-mêmes.
— Takuan, si tu continues à dire des choses pareilles, je serai si nerveuse que je ne pourrai plus mettre un pied devant l’autre !
— Pourquoi te tracasses-tu ? Si vraiment nous tombons dans un piège, j’y tomberai le premier. Tu n’as pas besoin de me suivre.
Par-dessus son épaule, il lui fit un large sourire.
— ... Je dois dire qu’ils se sont attiré des tas d’ennuis pour rien.
Après un instant de silence, il ajouta :
— ... Otsū, est-ce que le ravin ne semble pas devenir plus étroit ?
— Je ne sais pas, mais nous avons dépassé depuis un moment le dos de Sanumo. Ce devrait être Tsujinohara.
— Si c’est le cas, nous risquons d’avoir à marcher toute la nuit.
— Mon Dieu, je ne sais même pas où nous allons. Pourquoi m’en parler ?
— Posons ça une minute.
Une fois qu’ils eurent déposé le ballot à terre, Takuan s’avança vers une falaise proche.
— Où vas-tu ?
— Me soulager.
Trente mètres au-dessous de lui, les eaux qui se joignaient pour former la rivière Aida cascadaient avec un bruit de tonnerre de rocher en rocher. Ce rugissement qui montait vers lui remplissait ses oreilles et pénétrait tout son être. En urinant, il regardait le ciel comme pour compter les étoiles. « Oh ! quel bien-être ! exulta-t-il. Suis-je un avec l’univers, ou l’univers est-il un avec moi ? »
— Takuan ! appela Otsū. N’as-tu pas encore fini ? Tu ne te presses vraiment pas !
Enfin reparu, il s’expliqua :
— Tout en urinant, j’ai consulté le Livre des mutations, et à présent je sais exactement quelle ligne de conduite nous devons adopter. Maintenant, c’est tout à fait clair à mes yeux.
— Le Livre des mutations ? Tu ne portes pas de livre.
— Pas le livre écrit, sotte, celui qui se trouve à l’intérieur de moi. Mon propre Livre des mutations. Il est dans mon cœur ou dans mon ventre ou ailleurs. Debout là-bas, je considérais la configuration du terrain, l’aspect de l’eau et l’état du ciel. Puis j’ai fermé les yeux, et quand je les ai rouverts une voix m’a dit : « Va à cette montagne, là-bas. »
Il désignait un pic proche.
— Tu veux parler du mont Takateru ?
— Je n’ai pas la moindre idée de son nom. C’est celui-là, avec à mi-hauteur la clairière en plateau.
— On l’appelle le Pâturage Itadori.
— Ah ! vraiment, il porte un nom ?
Quand ils y arrivèrent, le pâturage se révéla être une petite plaine inclinée vers le sud-est et offrant une vue magnifique sur les environs. Les fermiers y lâchaient généralement chevaux et vaches pour paître, mais cette nuit-là on n’y voyait ni entendait le moindre animal. Le silence n’était rompu que par la chaude brise printanière qui caressait l’herbe.
— Nous allons camper ici, annonça Takuan. L’ennemi, Takezō, me tombera entre les mains tout comme le général Ts’ao Ts’ao de Wei est tombé aux mains de Tch’ou-ko K’oung-ming.
Comme ils déposaient leur fardeau, Otsū demanda :
— Qu’allons-nous faire ici ?
— Nous allons nous asseoir, répondit fermement Takuan.
— Comment pouvons-nous attraper Takezō en nous contentant de nous asseoir ici ?
— Si tu poses des filets, tu peux attraper des oiseaux en vol sans avoir à voler toi-même.
— Nous n’avons pas posé de filets. Es-tu certain de n’être pas possédé par un renard ou quelque chose de ce genre ?
— Faisons du feu, alors. Les renards ont peur du feu ; donc, si je suis possédé par un renard, je serai bientôt exorcisé.
Ils ramassèrent du bois sec, et Takuan fit du feu. Cela sembla remonter le moral d’Otsū.
— Un bon feu, ça vous ragaillardit, hein ?
— Ça vous réchauffe, en tout cas. Ça n’allait donc pas ?
— Oh ! Takuan, tu sais dans quel état j’étais ! Et je ne crois pas que personne aime vraiment passer comme ça la nuit dans les montagnes. Que ferions-nous s’il pleuvait, en cet instant précis ?
— En montant, j’ai vu une grotte près de la route. Nous pourrions nous y abriter jusqu’à la fin de l’averse.
— Ce doit être ce que fait Takezō la nuit et par mauvais temps, tu ne crois pas ? Il doit y avoir des endroits comme celui-là sur toute la montagne. C’est sans doute aussi là qu’il se cache la plupart du temps.
— Sans doute. Il n’a vraiment pas beaucoup de sens commun, mais il doit en avoir assez pour se protéger de la pluie.
Elle devint pensive.
— Takuan, pourquoi les gens du village le haïssent-ils à ce point ?
— Les autorités les poussent à le haïr. Il s’agit de gens simples, Otsū. Ils ont peur du gouvernement, si peur que s’il le décrète ils chasseront les autres villageois, et jusqu’à leur propre famille.
— Tu veux dire qu’ils ne se soucient que de protéger leur vie ?
— Mon Dieu, ce n’est pas vraiment leur faute. Ils sont tout à fait sans pouvoir. Il faut leur pardonner de faire passer avant tout leur intérêt propre, car c’est une question d’autodéfense. Ils ne désirent en réalité qu’une chose : qu’on les laisse en paix.
— Mais les samouraïs ? Pourquoi font-ils toute cette histoire au sujet d’un être insignifiant comme Takezō ?
— Parce qu’il est un symbole du chaos, un hors-la-loi. Ils doivent maintenir la paix. Après Sekigahara, Takezō était obsédé par l’idée que l’ennemi le pourchassait. Il a commis sa première grave erreur en enfonçant la barrière, à la frontière. Il aurait dû recourir à une ruse quelconque, se faufiler de nuit ou passer sous un déguisement. N’importe quoi. Mais Takezō, pensez donc ! Il a fallu qu’il aille tuer un garde, puis d’autres gens par la suite. Après quoi, ça a fait boule de neige, voilà tout. Il croit devoir continuer de tuer pour protéger sa propre existence. Mais c’est lui qui a commencé. Toute cette malheureuse situation provient d’une seule chose : le total manque de bon sens de Takezō.
— Tu le hais, toi aussi ?
— Je l’ai en horreur ! J’abhorre sa stupidité ! Si j’étais le seigneur de la province, je lui ferais subir le pire châtiment que je pourrais inventer. En vérité, pour l’exemple, je le ferais écarteler. Après tout, il ne vaut pas mieux qu’une bête sauvage, hein ? Un seigneur de province ne saurait se permettre la générosité envers les pareils de Takezō, même s’il n’est aux yeux de certains qu’une jeune brute. Ce serait au détriment de l’ordre public, ce qui ne vaut rien, surtout en ces temps troublés.
— Je t’ai toujours cru bon, Takuan, mais au fond de toi-même tu es très dur, n’est-ce pas ? Je ne pensais pas que tu te souciais des lois du daimyō.
— Eh bien, si. J’estime qu’il faut récompenser le bien, punir le mal, et je suis venu ici précisément pour cela.
— Oh ! qu’est-ce que c’était ? cria Otsū en se relevant d’un bond de sa place auprès du feu. Tu n’as pas entendu ? C’était un froissement, comme des pas sous ces arbres, là-bas.
— Des pas ?
Takuan, lui aussi, se mit aux aguets ; mais après avoir écouté avec attention quelques instants, il éclata de rire :
— ... Ha ! ha ! ha ! Ce ne sont que des singes. Regarde !
Ils pouvaient distinguer les silhouettes d’un grand singe et d’un petit, qui se balançaient dans les arbres. Otsū, visiblement soulagée, se rassit.
— Ouf, j’ai failli mourir de peur !
Durant les deux heures qui suivirent, ils restèrent assis en silence, les yeux fixés sur le feu. Lorsqu’il baissait, Takuan cassait des branches sèches qu’il jetait dessus.
— A quoi penses-tu, Otsū ?
— Moi ?
— Oui, toi. J’ai beau ne faire que ça, en réalité j’ai horreur de me faire à moi-même la conversation.
La fumée plissait les yeux d’Otsū. Regardant le ciel étoilé, elle parla doucement :
— J’étais en train de me dire que le monde est bien étrange. Toutes ces étoiles, là-haut, dans l’obscurité vide... non, ce n’est pas ce que je veux dire. La nuit est pleine. Elle a l’air de tout embrasser. Si l’on regarde longtemps les étoiles, on peut les voir bouger. Bouger lentement, lentement... Je ne peux m’empêcher de penser que le monde entier bouge. Je le sens. Et je ne suis dans tout cela qu’un petit grain de poussière – un grain de poussière commandé par une puissance terrifiante que je suis même incapable de voir. Et dans le moment même où je suis assise ici à réfléchir, mon destin se modifie, fragment par fragment. Mes idées semblent tourner en cercles.
— Tu ne dis pas la vérité ! objecta sévèrement Takuan. Certes, ces idées te sont venues à l’esprit, mais en réalité tu pensais à quelque chose de bien plus particulier.
Otsū ne répondit pas.
— ... Pardon si j’ai manqué de discrétion, Otsū, mais j’ai lu ces lettres que tu as reçues.
— Tu les as lues ? Mais le cachet n’était pas brisé !
— Je les ai lues après t’avoir trouvée dans l’atelier de tissage. Quand tu as dit que tu n’en voulais pas, je les ai fourrées dans ma manche. Je sais que c’était mal de ma part, mais plus tard, quand je me suis retrouvé seul, je les ai ressorties et je les ai lues, uniquement pour passer le temps.
— Tu es un être abominable ! Comment as-tu pu faire une chose pareille ? Et seulement pour passer le temps !
— Mon Dieu, peu importe la raison. En tout cas, je comprends maintenant ce qui a déclenché ce flot de larmes, et pourquoi je t’ai retrouvée à moitié morte. Mais écoute, Otsū, je crois que tu as eu de la chance. En fin de compte, il vaut mieux que les choses aient tourné comme elles l’ont fait. Tu me trouves abominable ? Regarde-le !
— Que veux-tu dire ?
— Matahachi était et demeure un irresponsable. Si tu l’avais épousé, et qu’alors, un jour, il t’ait réservé la surprise d’une lettre comme celle-là, qu’aurais-tu fait ? Ne dis rien, je te connais. Tu te serais jetée du haut d’une falaise dans la mer. Je suis content que tout soit terminé avant que tu n’en sois arrivée là.
— Les femmes pensent différemment.
— C’est vrai ? Comment pensent-elles ?
— Je suis si en colère que j’ai envie de crier !
De fureur, elle tirait sur la manche de son kimono avec ses dents.
— ... Un jour, je le retrouverai ! J’en fais le serment ! Je n’aurai point de repos tant que je ne lui aurai pas jeté à la face exactement ce que je pense de lui. Et cela vaut pour cette femme, cette Okō.
Elle éclata en sanglots de rage. Takuan, la regardant, murmura mystérieusement :
— Ça a commencé, n’est-ce pas ?
Elle le considéra d’un air ahuri.
— Quoi ?
Les yeux fixés à terre, il semblait réfléchir. Puis il commença ainsi :
— Otsū, j’avais réellement espéré qu’à toi, entre tous les êtres, seraient épargnés les maux et les mensonges de ce monde, que ta douce et innocente nature traverserait, intacte et indemne, toutes les étapes de la vie. Mais il semble que les vents violents du destin aient commencé à te secouer comme ils secouent tous les autres.
— Oh ! Takuan ! Que dois-je faire ? Je suis si... si... en colère !
Elle était courbée, les épaules secouées de sanglots.
A l’aube, comme elle se trouvait épuisée d’avoir pleuré, tous deux se retirèrent dans la grotte pour dormir. La nuit d’après, ils veillèrent auprès du feu, et passèrent à nouveau toute la journée suivante à dormir dans la grotte. Ils avaient de la nourriture en abondance, mais Otsū était perplexe. Elle ne cessait de dire qu’elle ne voyait pas comment ils captureraient jamais Takezō de cette manière. Takuan, en revanche, gardait un calme olympien. Otsū n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait bien avoir en tête. Il ne faisait pas le moindre effort pour chercher, et le fait que Takezō ne parût point ne le déconcertait pas le moins du monde.
Au soir du troisième jour, comme les nuits précédentes, ils veillèrent auprès du feu.
Otsū finit par exploser :
— Takuan, c’est notre dernière nuit, tu sais ! Notre délai expire demain.
— Hum... C’est vrai, hein ?
— Eh bien, qu’as-tu l’intention de faire ?
— De faire à quel propos ?
— Oh ! ne sois pas si pénible ! Tu te rappelles bien, n’est-ce pas, la promesse que tu as faite au capitaine ?
— Mais oui, naturellement, pourquoi ?
— Eh bien, si nous ne ramenons pas Takezō...
Il l’interrompit :
— Je sais, je sais. Je devrai me pendre au vieux cryptomeria. Mais ne t’inquiète pas. Je ne suis pas prêt à mourir encore.
— Alors, pourquoi ne vas-tu pas à la recherche de Takezō ?
— Si j’y allais, crois-tu vraiment que je le trouverais ? Dans ces montagnes ?
— Oh ! je ne te comprends pas du tout ! Et pourtant, je ne sais comment, du simple fait d’être assise ici, j’ai l’impression de devenir plus brave, de trouver le courage de laisser les choses aller leur train.
Elle éclata de rire.
— ... A moins que je ne devienne tout bonnement aussi folle que toi.
— Je ne suis pas fou. J’ai seulement de l’audace. C’est là ce qui importe.
— Dis-moi, Takuan, est-ce l’audace et rien d’autre qui t’a poussé à entreprendre ceci ?
— Oui.
— Rien que l’audace ? Voilà qui n’est pas très encourageant. Je croyais que tu avais dans ta manche un plan infaillible.
Otsū avait été sur le point de partager la confiance de son compagnon ; mais quand il révéla qu’il était mû par la seule audace, elle eut un moment d’abattement. Etait-il complètement fou ? Il arrive que des gens un peu dérangés soient pris par autrui pour des génies. Takuan était peut-être un de ceux-là. Otsū commençait à envisager sérieusement cette éventualité.
Le moine, plus serein que jamais, continuait de regarder le feu d’un air absent. Bientôt, il marmonna, comme s’il venait seulement de s’en apercevoir :
— Il est très tard, hein ?
— Certes ! Ce sera bientôt l’aube, lança Otsū avec une aigreur voulue.
Pourquoi diable avait-elle fait confiance à ce dément suicidaire ? Sans tenir compte de la brusquerie de la réponse, il murmura :
— Drôle, hein ?
— Qu’est-ce que tu marmonnes encore, Takuan ?
— Je songe, tout à coup, que Takezō ne doit pas tarder à se montrer.
— Oui, mais peut-être ignore-t-il que vous avez rendez-vous, tous les deux.
Voyant que le moine ne souriait pas, elle se radoucit :
— ... Crois-tu vraiment qu’il viendra ?
— Bien sûr, que je le crois !
— Mais pourquoi tomberait-il en plein dans le piège ?
— Ce n’est pas tout à fait cela. Cela a trait à la nature humaine, voilà tout. Au fond, les gens ne sont pas forts, mais faibles. Et la solitude n’est pas leur état naturel, surtout quand s’y ajoute le fait d’être entouré d’ennemis et cerné de sabres. Peut-être que tu trouves ça naturel, mais cela me surprendrait fort que Takezō parvînt à résister à la tentation de nous rendre visite et de se chauffer à notre foyer.
— Ne prends-tu pas tout simplement tes désirs pour des réalités ? Il est peut-être bien loin d’ici.
Takuan secoua la tête et dit :
— Non, je ne prends pas tout simplement mes désirs pour des réalités. Il ne s’agit même pas de ma propre théorie, mais de celle d’un maître de la stratégie.
Il parlait d’un ton si confiant qu’Otsū en fut soulagée.
— ... Je soupçonne Shimmen Takezō d’être tout proche ; mais il n’a pas encore décidé si nous étions amis ou ennemis. Le pauvre garçon doit être harcelé par une multitude de doutes au milieu desquels il se débat, incapable d’avancer ou de reculer. Je parierais qu’en cet instant même il se cache dans l’ombre et nous regarde à la dérobée, en se demandant désespérément que faire. Ah ! je sais. Passe-moi la flûte que tu portes dans ton obi !
— Ma flûte de bambou ?
— Oui, laisse-moi en jouer un peu.
— Impossible. Je ne laisse jamais personne y toucher.
— Pourquoi ? insista Takuan.
— Peu importe pourquoi ! s’écria-t-elle en secouant la tête.
— Quel mal y aurait-il à me laisser m’en servir ? Plus on joue d’une flûte, et plus elle s’améliore. Je ne l’abîmerai pas.
— Mais...
De la main droite, Otsū serrait fermement la flûte, dans son obi.
Toujours, elle la portait contre elle, et Takuan savait combien elle chérissait l’instrument. Pourtant, jamais il n’eût imaginé qu’elle refuserait de lui laisser en jouer.
— Vraiment, Otsū, je ne te la casserai pas. J’ai marné des douzaines de flûtes. Allons, laisse-moi au moins la prendre dans ma main.
— Non.
— Quoi qu’il arrive ?
— Quoi qu’il arrive.
— Tu n’es qu’une entêtée !
— Soit, je ne suis qu’une entêtée.
Takuan renonça.
— Eh bien, cela me fera autant plaisir de t’écouter en jouer. Veux-tu ? rien qu’un petit morceau ?
— Je ne veux pas faire cela non plus.
— Pourquoi non ?
— Parce que je me mettrais à pleurer, et je ne puis jouer de la flûte en pleurant.
— Hum... rêva Takuan.
Tout en ayant pitié de cette opiniâtreté si caractéristique des orphelins, il avait conscience d’un vide au fond de leurs cœurs obstinés. Ils lui semblaient condamnés à aspirer désespérément à ce qu’ils ne pouvaient avoir : l’amour parental dont la douceur leur avait toujours manqué.
Otsū ne cessait d’invoquer les parents qu’elle n’avait jamais connus. La flûte était l’unique chose qu’ils lui eussent léguée, la seule image d’eux qu’elle eût jamais eue. Lorsque, à peine en âge de voir la lumière du jour, elle avait été laissée ainsi qu’un chaton abandonné au seuil du Shippōji, la flûte était glissée dans sa minuscule obi. Elle constituait le seul et unique lien qui pourrait lui permettre dans l’avenir de rechercher les siens. C’était non seulement l’image, mais la voix de la mère et du père qu’elle n’avait jamais vus.
« Ainsi donc, elle pleure lorsqu’elle en joue ! songeait Takuan. Peu surprenant qu’elle répugne autant à laisser n’importe qui la manier, voire à en jouer elle-même. » Il avait pitié d’elle.
En cette troisième nuit, pour la première fois une lune de perle brilla dans le ciel, se dissolvant de temps à autre derrière des nuées de brume. Les oies sauvages qui immigrent toujours au Japon en automne et repartent au printemps semblaient retourner vers le nord ; parfois, Takuan et Otsū percevaient les cris qu’elles poussaient parmi les nuages.
Takuan, s’éveillant de sa rêverie, dit :
— Le feu est tombé, Otsū. Voudrais-tu remettre du bois dessus ?... Eh bien, que se passe-t-il ? Quelque chose ne va pas ?
Otsū ne répondit point.
— ... Tu pleures ?
Toujours pas de réponse.
— ... Je suis désolé de t’avoir rappelé le passé. Mon intention n’était pas de te bouleverser.
— Ce n’est rien, murmura-t-elle. Je n’aurais pas dû être aussi entêtée. Je t’en prie, prends la flûte et joues-en.
Elle tira l’instrument de son obi, et le lui tendit par-dessus le feu. Il était dans un étui de vieux brocart fané ; le tissu était usé, les cordons effilochés, mais l’ensemble gardait une certaine élégance désuète.
— Puis-je regarder ? demanda Takuan.
— Oui, je t’en prie. Ça n’a plus d’importance.
— Mais pourquoi n’en jouerais-tu pas à ma place ? Je crois qu’en réalité j’aimerais mieux écouter. Je vais juste m’asseoir ici comme ça.
Il se tourna de côté, les bras autour des genoux.
— Bon. Je ne joue pas très bien, dit-elle avec modestie, mais je vais essayer.
Elle s’agenouilla cérémonieusement sur l’herbe, redressa le col de son kimono, et salua la flûte posée devant elle. Takuan se taisait. Il ne semblait même plus être là ; il n’y avait que le vaste univers solitaire, qu’enveloppait la nuit. La forme sombre du moine aurait tout aussi bien pu être un rocher tombé du flanc de la colline.
Otsū, son pâle visage un peu incliné, porta à ses lèvres l’objet qu’elle chérissait. Tandis qu’elle humectait l’embouchure et se préparait intérieurement à jouer, l’on eût dit une Otsū toute différente, une Otsū incarnant la puissance et la dignité de l’art. Tournée vers Takuan, de nouveau et suivant l’usage elle nia toute prétention au talent. Pour la forme, il approuva de la tête.
Le son limpide de la flûte se fit entendre. Tandis que les doigts fins de la jeune fille se mouvaient au-dessus des sept trous de l’instrument, ses phalanges ressemblaient à de minuscules gnomes absorbés dans une danse lente. C’était un son bas, pareil au murmure d’un ruisseau. Takuan avait l’impression d’être lui-même devenu eau vive, précipitée dans un ravin, jouant dans les creux. Quand résonnaient les notes aiguës, son esprit s’envolait au ciel pour s’ébattre avec les nuages. Les sons de la terre et les échos du ciel se mêlaient, transformés en soupirs nostalgiques de la brise soufflant à travers les pins, se lamentant sur le caractère transitoire de ce monde.
Tandis qu’il écoutait en extase, les yeux clos, Takuan ne pouvait s’empêcher d’évoquer la légende du prince Hiromasa qui, alors qu’il se promenait au clair de lune à la porte Suzaku de Kyoto en jouant de la flûte, entendit une autre flûte accompagner la sienne. Le prince chercha le flûtiste, qu’il trouva au deuxième étage de la porte. Ayant échangé leurs instruments, tous deux firent de la musique ensemble jusqu’à l’aube. Ce n’est que plus tard que le prince découvrit que son compagnon avait été un démon à forme humaine.
« Même un démon, se disait Takuan, est ému par la musique. Combien plus profondément un être humain, soumis aux cinq passions, doit-il être affecté par le son de la flûte aux mains de cette belle jeune fille ! » Il avait envie de pleurer mais ses yeux demeurèrent secs. Il enfonça davantage son visage entre ses genoux qu’inconsciemment il serrait plus fort dans ses bras.
Tandis que la lueur du feu pâlissait peu à peu, les joues d’Otsū devenaient plus vermeilles. Sa musique l’absorbait tant que l’on avait peine à la distinguer de l’instrument dont elle jouait.
Appelait-elle sa mère et son père ? Ces sons qui montaient vers le ciel demandaient-ils vraiment : « Où êtes-vous ? » Et ne se mêlait-il pas à cette prière l’amer ressentiment d’une jeune fille abandonnée et trahie par un homme sans foi ?
Elle avait l’air enivrée de musique, submergée par ses propres émotions. Son souffle se mit à donner des signes de fatigue ; de minuscules gouttes de sueur perlèrent à l’orée de sa chevelure. Des larmes ruisselèrent le long de ses joues. Des sanglots étouffés avaient beau rompre la mélodie, elle semblait se poursuivre à jamais.
Et puis soudain, il se produisit un mouvement dans l’herbe.
Ce n’était pas à plus de quatre à six mètres du feu, et cela faisait le bruit d’un animal qui rampe. Takuan redressa vivement la tête. Les yeux fixés sur l’objet noir, il leva tranquillement la main en signe de salut.
— Eh ! toi, là-bas ! Il doit faire frisquet dans la rosée. Viens donc ici te réchauffer près du feu. Viens bavarder avec nous, je t’en prie.
Otsū, saisie, cessa de jouer en disant :
— Takuan, est-ce que tu parles encore tout seul ?
— Tu n’as pas remarqué ? demanda-t-il, l’index tendu. Takezō est là-bas depuis quelque temps, à t’écouter jouer de la flûte.
Elle se tourna pour regarder puis, poussant un cri aigu, lança sa flûte à la forme noire. C’était bien Takezō. Il bondit comme un cerf effrayé, et prit la fuite.
Takuan, aussi étonné que Takezō par le cri d’Otsū, eut l’impression que le filet qu’il tirait avec tant de soin s’était rompu, et que le poisson s’était échappé. Se levant brusquement, il cria à pleins poumons :
— Takezō ! Arrête !
Il y avait dans sa voix une force irrésistible, dominatrice, dont il était difficile de ne pas tenir compte. Le fugitif s’arrêta comme cloué au sol, et regarda par-dessus son épaule, un peu hébété. L’œil soupçonneux, il considéra Takuan.
Le moine se tut. Se croisant lentement les bras sur la poitrine, il rendit son regard fixe à Takezō. Tous deux semblaient même respirer à l’unisson.
Petit à petit apparurent au coin des yeux de Takuan les rides qui marquent le début d’un sourire amical. Il décroisa les bras, fit signe à Takezō, et dit :
— ... Allons, viens.
Au son de ces paroles, Takezō cligna des yeux ; une étrange expression se peignit sur son visage sombre.
— ... Viens donc ici, insista Takuan, pour que nous puissions tous les trois causer ensemble.
Suivit un silence perplexe.
— ... Il y a de la nourriture en abondance, et nous avons même du saké. Nous ne sommes pas tes ennemis, tu sais. Viens près du feu. Causons.
Nouveau silence.
— ... Takezō, n’es-tu pas en train de commettre une grave erreur ? Au-dehors, il existe un monde où il y a du feu, de la nourriture, des boissons et même de la sympathie humaine. Tu persistes à errer dans ton enfer personnel. Tu es en train d’acquérir une vision bien déformée du monde, tu sais... Mais je ne veux plus tenter de discuter avec toi. Dans l’état où tu es, tu ne saurais entendre raison. Viens seulement ici, près du feu. Otsū, réchauffe le ragoût de pommes de terre que tu nous as fait. J’ai faim, moi aussi.
Otsū mit le pot sur le feu, et Takuan plaça une jarre de saké près des flammes pour la chauffer. Cette scène paisible calma les craintes de Takezō qui se rapprocha centimètre par centimètre. Quand il fut presque au-dessus d’eux, il s’arrêta et resta immobile, retenu, semblait-il, par quelque gêne intérieure.
Takuan rapprocha du feu une pierre et tapota l’épaule de Takezō.
— ... Assieds-toi là, dit-il.
Brusquement, Takezō s’assit. Otsū, pour sa part, ne pouvait même pas regarder en face l’ami de son ancien fiancé. Elle avait l’impression de se trouver en présence d’un fauve en liberté.
Takuan, soulevant le couvercle de la marmite, déclara :
— ... Cela semble prêt.
Il enfonça l’extrémité de ses baguettes dans une pomme de terre, la sortit de la marmite et se la fourra dans la bouche. Tout en mâchant avec entrain, il proclama :
— ... Très bon ; très tendre. Tu n’en veux pas, Takezō ?
Takezō fit oui de la tête et pour la première fois sourit, montrant une rangée parfaite de dents blanches. Otsū remplit un bol, et le lui tendit ; sur quoi, il se mit tour à tour à souffler sur le ragoût brûlant et à l’engloutir à grosses bouchées. Ses mains tremblaient ; ses dents claquaient contre le bord du bol. Pitoyablement affamé comme il était, il ne pouvait maîtriser ce tremblement. Cela faisait peur.
— ... Bon, hein ? demanda le moine en posant ses baguettes. Que dirais-tu d’un peu de saké ?
— Je ne veux pas de saké.
— Tu n’aimes pas ça ?
— Je n’en veux pas pour le moment.
Après tout ce temps passé dans les montagnes, il craignait que cela ne le rendît malade. Au bout d’un moment, il dit assez poliment :
— ... Merci pour la nourriture. Je suis réchauffé, maintenant.
— En as-tu eu assez ?
— Oui, merci.
Tout en rendant son bol à Otsū, il demanda :
— ... Pourquoi es-tu montée ici ? J’ai vu ton feu la nuit dernière aussi.
La question prit de court Otsū ; elle n’avait point de réponse prête ; mais Takuan vint à son secours en déclarant tout de go :
— A vrai dire, nous sommes venus ici pour te capturer.
Takezō ne manifesta pas de surprise particulière, bien qu’il parût hésiter à prendre au sérieux la réponse de Takuan. Il inclina la tête en silence, puis son regard passa de l’un à l’autre.
Takuan vit que le moment était venu d’agir. Se tournant face à Takezō, il dit :
— ... Qu’en penses-tu ? Si tu dois être capturé de toute manière, ne vaudrait-il pas mieux être lié par la Loi du Bouddha ? Les ordres du daimyō sont une loi, et la Loi du Bouddha est une loi, mais des deux les liens du Bouddha sont les plus doux et les plus humains.
— Non, non ! dit Takezō en secouant la tête avec irritation.
Takuan poursuivit avec douceur :
— Ecoute-moi seulement une minute. Je comprends que tu sois résolu à tenir bon jusqu’à la mort, mais en fin de compte, es-tu vraiment capable de gagner ?
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire : peux-tu réussir à tenir bon contre les gens qui te haïssent, contre les lois de la province, et contre ton pire ennemi – toi-même ?
— Oh ! je sais bien que j’ai déjà perdu, gémit Takezō, la face convulsée de tristesse et les yeux pleins de larmes. Je finirai par être abattu mais avant cela je tuerai la vieille Hon’iden et les soldats de Himeji et tous les autres gens que je hais ! J’en tuerai autant que je pourrai !
— Que feras-tu au sujet de ta sœur ?
— Hein ?
— Ogin. Que feras-tu à son sujet ? Elle est sous les verrous à la palanque de Hinagura, tu sais !
Malgré sa résolution antérieure de la secourir, Takezō ne put répondre.
— ... Ne crois-tu pas que tu devrais commencer à songer au sort de cette excellente femme ? Elle a tant fait pour toi ! Et ton devoir de perpétuer le nom de ton père, Shimmen Munisai ? As-tu oublié qu’il remonte, par la famille Hirata, au fameux clan Akamatsu de Harima ?
Takezō se couvrit le visage de ses mains noircies, devenues presque des serres ; ses épaules décharnées tremblaient. Il éclata en sanglots amers.
— Je... je... ne sais pas. Qu’est-ce... qu’est-ce que ça peut faire, maintenant ?
Sur quoi, Takuan serra le poing, et en envoya un bon coup dans la mâchoire de Takezō.
— Imbécile ! tonna le moine.
Pris par surprise, Takezō chancela sous le choc, et avant d’avoir pu se ressaisir attrapa un second coup de poing de l’autre côté.
— ... Espèce de bon à rien irresponsable ! Ingrat stupide ! Puisque ton père et ta mère et tes ancêtres ne sont plus là pour te punir, je le ferai à leur place ! Prends ça !
Le moine le frappa de nouveau ; cette fois, il l’étala au sol.
— ... Est-ce que ça commence à faire mal ? demanda-t-il, agressif.
— Oui, ça fait mal, pleurnicha le fugitif.
— Bon. Si ça fait mal, il te reste peut-être encore un peu de sang humain dans les veines. Otsū, donne-moi cette corde, s’il te plaît... Eh bien, qu’est-ce que tu attends ? Apporte-moi la corde ! Takezō sait déjà que je vais le ligoter. Il est mûr pour cela. Il ne s’agit pas de la corde de l’autorité mais de celle de la compassion. Tu n’as aucune raison ni d’avoir peur de lui, ni de le prendre en pitié. Vite, ma fille, la corde !
Takezō gisait immobile à plat ventre, sans essayer de bouger. Takuan se mit aisément à califourchon sur son dos. Si Takezō avait voulu résister, il lui aurait été facile d’envoyer Takuan valser comme un fétu de paille. Ils le savaient tous deux. Pourtant, Takezō gisait passif, bras et jambes étendus, comme s’il avait fini par se rendre à quelque invisible loi de la nature.
Ce n’était pas l’heure de la matinée où d’habitude on sonnait la cloche du temple ; et pourtant ses coups de gong pesants, réguliers, résonnaient à travers le village et se répercutaient au loin dans les montagnes. C’était le jour fatidique où le délai de Takuan expirait, et les villageois s’élancèrent en haut de la colline pour savoir s’il avait réalisé l’impossible. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre :
— Takezō a été capturé !
— Non ! Qui est-ce qui l’a attrapé ?
— Takuan !
— Je n’en crois pas mes oreilles ! Sans armes ?
— Ça n’est pas possible !
La foule afflua au Shippōji pour contempler bouche bée le hors-la-loi arrêté, attaché comme un animal à la rampe de l’escalier devant le sanctuaire. Certains avalaient leur salive, le souffle coupé devant cette vision comme s’il s’agissait du redoutable démon du mont Oe. Comme pour minimiser leur réaction excessive, Takuan, assis un peu plus haut sur les marches, appuyé en arrière sur les coudes, leur adressait un sourire aimable.
— Bonnes gens de Miyamoto, cria-t-il, maintenant vous pouvez regagner en paix vos champs ! Les soldats seront bientôt partis !
Pour les villageois intimidés Takuan était du jour au lendemain devenu un héros, leur sauveur et celui qui les protégeait du mal. Certains s’inclinaient profondément devant lui, la tête touchant presque le sol de la cour du temple : d’autres jouaient des coudes afin de toucher sa main ou sa robe. D’autres encore s’agenouillaient à ses pieds. Takuan, consterné par ces manifestations d’idolâtrie, s’écarta de la populace et leva la main pour demander le silence.
— ... Ecoutez-moi, hommes et femmes de Miyamoto. J’ai quelque chose à vous dire, quelque chose d’important.
Le vacarme s’apaisa.
— ... Ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir capturé Takezō. Ce n’est pas moi qui ai accompli cela mais la loi de la nature. Ceux qui l’enfreignent finissent toujours par perdre. Telle est la loi que vous devriez respecter.
— Ne sois pas ridicule ! C’est toi qui l’as attrapé, ce n’est pas la nature !
— Ne sois pas si modeste, moine !
— Nous reconnaissons le mérite là où il se trouve !
— Laisse tomber la loi. C’est toi que nous avons à remercier !
— Eh bien, en ce cas, remerciez-moi, poursuivit Takuan. Je n’y vois pas d’inconvénient. Mais vous devez rendre hommage à la loi. Quoi qu’il en soit, ce qui est fait est fait, et dès maintenant j’ai quelque chose de très important à vous demander. J’ai besoin de votre aide.
— A quel sujet ? demanda la foule, curieuse.
— Uniquement ceci : qu’allons-nous faire de Takezō maintenant que nous l’avons pris ? Mon marché avec le représentant de la Maison d’Ikeda – vous le connaissez tous de vue, j’en suis sûr – était que si je ne ramenais pas le fugitif au bout de trois jours, je me pendrais à ce gros cryptomeria. Si en revanche je réussissais, l’on me promettait que je pourrais décider de son sort.
— Nous l’avons entendu dire, murmura-t-on.
Takuan prit un air impartial.
— Eh bien, alors, qu’allons-nous faire de lui ? Comme vous le voyez, le monstre redouté est ici en chair et en os. Pas bien terrible en réalité, hein ? De fait, il est venu sans résistance, le pauvre. Le tuerons-nous, ou le relâcherons-nous ?
Les objections grondèrent à l’idée de remettre Takezō en liberté. Un homme cria :
— Il faut le tuer ! C’est un bon à rien, un criminel ! Si nous le laissons vivre, il sera le fléau du village.
Tandis que Takuan se taisait, l’air de peser le pour et le contre, des voix irritées, impatientes, s’élevèrent des derniers rangs :
— A mort ! A mort !
A ce moment, une vieille femme se fraya un chemin vers le premier rang, en écartant avec de violents coups de coude des hommes qui avaient deux fois sa taille. C’était naturellement la vindicative Osugi. Quand elle atteignit les marches, elle foudroya quelques instants du regard Takezō puis se retourna face aux villageois. Brandissant une branche de mûrier, elle s’écria :
— Je ne me contenterai pas de sa simple mort ! Qu’il souffre d’abord ! Regardez-moi un peu cette face hideuse !
Se retournant vers le prisonnier, elle leva sa badine en glapissant :
— ... Espèce d’affreux dégénéré !
Et elle le flagella jusqu’à ce qu’elle fût hors d’haleine.
Takezō grimaçait de douleur tandis qu’Osugi se tournait vers Takuan, l’air menaçant.
— Que voulez-vous de moi ? demanda le moine.
— Cet assassin a ruiné la vie de mon fils.
Toute tremblante, elle cria :
— ... Et sans Matahachi, il n’y a personne pour perpétuer le nom de notre famille !
— Mon Dieu, répliqua Takuan, permettez-moi de vous dire que de toute façon Matahachi n’a jamais valu grand-chose. Ne feriez-vous pas mieux, en fin de compte, de prendre pour héritier votre gendre ? De lui donner l’honorable nom de Hon’iden ?
— Comment osez-vous dire une chose pareille ? Soudain, la fière douairière éclata en sanglots.
— ... Peu m’importe ce que vous pensez. Personne ne le comprenait. Il n’était pas vraiment mauvais ; c’était mon petit.
Sa fureur reparut, et elle désigna Takezō.
— ... C’est lui qui l’a dévoyé, qui en a fait un bon à rien comme lui-même. J’ai le droit de me venger.
S’adressant à la foule, elle la supplia :
— ... Laissez-moi décider. Reposez-vous-en sur moi. Je sais quoi faire de lui !
En cet instant, un cri de colère jailli des derniers rangs interrompit la vieille. La foule s’écarta comme une étoffe déchirée, et le nouveau venu s’avança rapidement vers le devant de la scène. C’était « Barbe hirsute » en personne, au comble de la fureur.
— Que se passe-t-il ? Ceci n’est pas une amusette ! Fichez-moi le camp, tous. Retournez travailler. Rentrez chez vous. Tout de suite.
Il y eut une hésitation, mais nul ne s’en alla.
— ... Vous m’avez entendu ? Filez ! Qu’est-ce que vous attendez ?
Il s’avança vers eux d’un air menaçant, la main au sabre. Ceux du premier rang reculèrent, les yeux écarquillés.
— Non ! interrompit Takuan. Ces bonnes gens n’ont aucune raison de partir. Je les ai fait venir pour discuter du sort de Takezō.
— Silence ! commanda le capitaine. Vous n’avez rien à dire en cette affaire.
Se dressant de toute sa taille et considérant d’un œil furibond d’abord Takuan, puis Osugi et enfin la foule, il tonna :
— ... Ce Shimmen Takezō n’a pas seulement commis de graves crimes contre les lois de cette province ; il est aussi un fugitif de Sekigahara. Son châtiment ne saurait être décidé par le peuple. Il doit être déféré au gouvernement !
Takuan secoua la tête.
— Sottise !
Voyant que « Barbe hirsute » se disposait à répliquer, il leva le doigt pour le faire taire.
— ... Ce n’est pas là ce que vous avez accepté !
Le capitaine, dont la dignité se trouvait gravement en péril, commença d’ergoter :
— Ne doutez pas, Takuan, que vous recevrez la somme offerte en récompense par le gouvernement. Mais en qualité de représentant officiel du seigneur Terumasa, il est de mon devoir de me charger ici du prisonnier. Son sort ne vous concerne plus. Cessez de vous en inquiéter.
Takuan, sans faire le moindre effort pour répondre, éclata d’un rire inextinguible. Chaque fois que ce rire avait l’air de se calmer, il repartait de plus belle.
— ... Un peu de tenue, moine ! fit le capitaine, menaçant.
Il se mit à tempêter :
— ... Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? Hein ? Vous croyez que tout ceci est une blague ?
— De la tenue ? répéta Takuan, repris par le fou rire. De la tenue ? Dites donc, « Barbe hirsute », songeriez-vous à rompre notre accord, à revenir sur votre serment ? Si oui, je vous en avertis, je libère sur-le-champ Takezō.
Avec un haut-le-corps général, les villageois se mirent à reculer tout doucement.
— ... Prêt ? demanda Takuan en tendant la main vers la corde qui ligotait Takezō.
Le capitaine était sans voix.
— ... Et c’est sur vous que je le lâcherai d’abord. Vous pourrez vider votre querelle entre vous. Alors, arrêtez-le si vous en êtes capable !
— Allons... attendez... un instant !
— J’ai tenu ma parole dans le contrat.
Takuan continuait de faire comme s’il allait dégager le prisonnier de ses liens.
— Arrêtez, je vous dis.
La sueur perlait au front du samouraï.
— Et pourquoi donc ?
— Eh bien, parce que... parce que...
Il en bégayait presque.
— ... Maintenant qu’il est ligoté, à quoi bon le délivrer ? Il ne fera que provoquer d’autres dégâts... n’est-ce pas ? Je vais vous dire ce que vous allez faire ! Vous pouvez tuer vous-même Takezō. Tenez... voici mon sabre. Seulement, laissez-moi rapporter sa tête. C’est équitable, hein ?
— Vous donner sa tête ? Vous n’y songez pas ! C’est l’affaire du clergé que de célébrer les obsèques, mais de là à donner les cadavres, ou des fragments de cadavres... Mon Dieu, voilà qui nous donnerait mauvaise réputation, à nous autres prêtres, non ? Personne ne voudrait nous confier ses morts, et de toute manière, si nous nous mettions à les distribuer, les temples seraient vite sans le sou.
Même quand la main du samouraï reposait sur la poignée de son sabre, Takuan ne pouvait s’empêcher de le taquiner.
Le moine, se tournant vers la foule, redevint sérieux :
— ... Je vous prie d’en discuter entre vous et de me donner une réponse. Qu’allons-nous faire ? La vieille femme assure qu’il ne suffit pas de le tuer carrément, mais que nous devrions le torturer d’abord. Que diriez-vous de l’attacher à une branche du cryptomeria pendant quelques jours ? Nous pourrions l’exposer jour et nuit, pieds et poings liés, aux rigueurs des éléments. Les corbeaux lui arracheront probablement les yeux. Que vous en semble ?
Ses auditeurs trouvèrent sa proposition d’une cruauté si inhumaine que d’abord, nul ne sut que répondre. A l’exception d’Osugi, qui déclara :
— Takuan, ton idée prouve ta sagesse, mais j’estime que nous devrions l’attacher durant une semaine... non, davantage ! Qu’il reste là durant dix ou vingt jours. Après quoi, je viendrai moi-même lui porter le coup mortel.
Sans autre forme de procès, Takuan approuva de la tête.
— Très bien. Qu’il en soit ainsi !
Il empoigna la corde après l’avoir détachée de la rampe, et traîna Takezō, comme un chien en laisse, jusqu’à l’arbre. Le prisonnier s’avançait humblement, tête basse, sans émettre un son. Il avait l’air si repentant que certains des membres de la foule, ceux qui avaient le cœur le plus tendre, éprouvaient un peu de pitié pour lui. Pourtant, l’excitation d’avoir capturé la « bête sauvage » n’était guère tombée, et chacun prit part à la fête avec entrain. Ayant lié ensemble plusieurs longueurs de corde, ils le hissèrent à une branche, à une dizaine de mètres du sol, et l’attachèrent solidement. Ainsi ligoté, il avait moins l’air d’un homme vivant que d’une grande poupée de paille.
Une fois rentrée des montagnes au temple, Otsū commença d’éprouver une étrange et intense mélancolie chaque fois qu’elle se trouvait seule dans sa chambre. Elle s’en demandait la raison : la solitude n’avait rien de nouveau pour elle. Et il y avait toujours du monde au temple. Elle avait beau jouir de tous les conforts du foyer, elle se sentait maintenant plus seule qu’à aucun moment durant ces trois longs jours passés sur le flanc désolé de la colline avec pour compagnon l’unique Takuan. Assise à la table basse, près de sa fenêtre, le menton dans les mains, elle réfléchit sur ses sentiments une demi-journée avant de parvenir à une conclusion.
Elle avait l’impression que cette expérience lui avait ouvert les yeux sur son propre cœur. La solitude, songeait-elle, est pareille à la faim ; elle ne se trouve pas à l’extérieur, mais à l’intérieur de soi. En souffrir, se disait-elle, c’est éprouver qu’il vous manque quelque chose, quelque chose de vitalement nécessaire, mais quoi ? Elle ne le savait pas.
Ni les gens qui l’entouraient, ni les agréments de la vie au temple, ne pouvaient apaiser le sentiment d’isolement qu’elle éprouvait maintenant. Dans les montagnes, il n’y avait eu que le silence, les arbres et la brume, mais il y avait eu aussi Takuan. Elle ressentit comme une révélation qu’il n’était pas tout à fait en dehors d’elle-même. Ses paroles lui étaient allées droit au cœur, l’avaient réchauffée, éclairée comme aucun feu ni aucune lampe n’en étaient capables. Alors, elle se rendit compte innocemment qu’elle se sentait seule parce que Takuan ne se trouvait pas auprès d’elle.
Ayant fait cette découverte, elle se leva, mais son esprit continuait de se colleter avec le problème qui se posait à elle. Après avoir décidé le châtiment de Takezō, Takuan avait passé une bonne partie de son temps enfermé dans la salle des hôtes pour conférer avec les samouraïs de Himeji. Entre ses allées et venues au village pour faire telle ou telle course, il n’avait pas eu un moment pour s’asseoir et causer avec elle ainsi qu’il l’avait fait dans les montagnes. Otsū se rassit.
Si seulement elle avait un ami ! Elle n’en avait pas besoin de beaucoup ; un seul qui la connût bien, quelqu’un sur qui elle pût s’appuyer, quelqu’un de fort et de totalement digne de confiance. Voilà ce qu’elle désirait si ardemment qu’elle ne savait plus à qui se vouer.
Bien sûr, il lui restait sa flûte ; mais quand une jeune fille atteint l’âge de seize ans, il y a en elle des questions et des incertitudes auxquelles un morceau de bambou ne peut répondre. Elle avait besoin d’intimité ; il lui fallait prendre part à la vraie vie, et non point seulement l’observer.
— Tout cela est si révoltant ! dit-elle à voix haute, mais le fait d’exprimer ce qu’elle éprouvait ne diminuait en rien sa haine envers Matahachi.
Des larmes tombèrent sur la petite table laquée ; le sang coléreux qui lui courait dans les veines bleuit ses tempes, qui battirent.
Derrière elle, la porte s’ouvrit en silence. Dans la cuisine du temple brillait le feu pour le repas du soir.
— Ha ha ! C’est donc ici que tu te cachais ! Assise ici, à laisser la journée entière te couler entre les doigts !
La silhouette d’Osugi parut sur le seuil. Arrachée à ses réflexions, Otsū eut un instant d’hésitation avant de souhaiter la bienvenue à la vieille femme et de placer à terre un coussin où elle pût s’asseoir. Sans demander la permission, Osugi s’installa.
— Ma chère bru... commença-t-elle avec emphase.
— Oui, madame, répondit Otsū, intimidée au point de s’incliner profondément devant la mégère.
— Maintenant que tu as reconnu cette parenté, il y a une petite chose dont je veux te parler. Mais d’abord, apporte-moi du thé. Je viens de m’entretenir avec Takuan et le samouraï de Himeji, et l’acolyte de ce temple ne nous a même pas servi de rafraîchissements. Je meurs de soif !
Otsū, obéissante, lui apporta du thé.
— ... Je veux parler de Matahachi, dit la vieille sans préambule. Bien sûr, il serait fou de ma part de croire à aucune des paroles de ce menteur de Takezō, mais il semble que Matahachi soit vivant et séjourne dans une autre province.
— Vraiment ? dit avec froideur Otsū.
— Je n’en ai pas la certitude, mais un fait subsiste : le prêtre de ce temple, ton tuteur, a donné son accord à ton mariage avec mon fils, et la famille Hon’iden t’a déjà acceptée comme étant sa fiancée. Quoi qu’il arrive dans l’avenir, j’espère que tu ne songes pas à revenir sur ta parole.
— Mon Dieu...
— Tu ne ferais jamais une chose pareille, n’est-ce pas ?
Otsū exhala un léger soupir.
— ... Très bien, alors, j’en suis fort aise !
On eût dit qu’elle ajournait un combat.
— ... Tu sais comme les gens bavardent ; impossible de leur dire quand Matahachi reviendra ; aussi, je veux que tu quittes ce temple pour venir vivre avec moi. J’ai du travail par-dessus la tête, et ma bru a tant à faire avec sa propre famille que je ne puis la surcharger. Aussi ai-je besoin de ton aide.
— Mais je...
— Qui d’autre que la fiancée de Matahachi pourrait entrer à la maison Hon’iden ?
— Je l’ignore, mais...
— Voudrais-tu dire par là que tu ne souhaites pas venir ? La perspective d’habiter sous mon toit te déplaît-elle ? La plupart des jeunes filles bondiraient sur l’occasion !
— Non, ce n’est pas cela. C’est...
— Eh bien, alors, cesse de lambiner ! Prépare tes affaires !
— Tout de suite ? Ne vaudrait-il pas mieux attendre ?
— Attendre quoi ?
— Que... que Matahachi revienne.
— Absolument pas !
Son ton était sans réplique.
— ... Tu risquerais de te mettre des idées en tête au sujet d’autres hommes. Il est de mon devoir de veiller à ta bonne conduite. Je t’enseignerai aussi les travaux des champs, l’élevage des vers à soie, à coudre un ourlet droit et à te comporter comme une dame.
— Ah ! je... vois.
Otsū n’avait pas la force de protester. Ses tempes continuaient de battre, et tous ces propos concernant Matahachi lui serraient le cœur. Elle redoutait, si elle ajoutait un seul mot, d’éclater en sanglots.
— Autre chose, dit Osugi.
Insoucieuse de la détresse de la jeune fille, elle dressa la tête avec arrogance.
— ... Je ne suis pas encore tout à fait sûre de ce que ce moine imprévisible se propose de faire de Takezō. Cela me tracasse. Je veux que tu les surveilles de près tous les deux jusqu’à ce que nous ayons la certitude que Takezō est bien mort. Jour et nuit. Si tu ne les surveilles pas tout particulièrement la nuit, impossible de deviner ce que Takuan risque de faire. Ils sont peut-être de mèche !
— Alors, vous acceptez que je reste ici ?
— Pour le moment, oui, puisque tu ne saurais être dans deux endroits à la fois, hein ? Tu viendras avec tes affaires à la maison Hon’iden le jour où la tête de Takezō sera séparée de son corps. Tu as compris ?
— Oui, j’ai compris.
— N’oublie pas ! aboya Osugi en s’élançant hors de la pièce.
Là-dessus, comme si elle avait guetté l’occasion, une ombre se profila sur le papier qui tendait la fenêtre, et une voix masculine appela doucement :
— Otsū ! Otsū !
Dans l’espoir qu’il s’agissait de Takuan, elle ne s’attarda guère à examiner la forme de l’ombre avant de se précipiter pour ouvrir la fenêtre. Elle recula d’un bond, surprise : les yeux qui rencontrèrent les siens étaient ceux du capitaine. Il tendit le bras par la fenêtre, lui saisit la main et la serra fortement.
— ... Tu as été bonne pour moi, dit-il, mais je viens de recevoir l’ordre de retourner à Himeji.
— Quel dommage !
Elle essaya de retirer sa main de la sienne, mais il serrait trop fort.
— Il semble que l’on fasse une enquête sur l’incident qui s’est produit ici, expliqua-t-il. Si seulement j’avais la tête de Takezō, je pourrais dire que je me suis acquitté de mon devoir avec honneur. Je serais vengé. Ce fou, cette tête de mule de Takuan me la refuse. Il ne veut pas m’écouter. Mais je te crois dans mon camp ; voilà pourquoi je suis venu. Prends cette lettre, veux-tu, et lis-la plus tard, quand personne ne pourra te voir.
Il lui fourra le papier dans la main, et fila comme un dard. Elle l’entendait descendre en courant l’escalier jusqu’à la route.
C’était plus qu’une lettre, car une grosse pièce d’or s’y trouvait incluse. Mais le message lui-même était suffisamment direct : il demandait à Otsū de couper la tête de Takezō dans les tout prochains jours et de la porter à Himeji où le signataire de la missive ferait d’elle son épouse, et où elle passerait le restant de ses jours dans la richesse et les honneurs. La lettre était signée « Aoki Tanzaemon », nom qui, d’après le propre témoignage du scripteur, appartenait à l’un des plus célèbres guerriers de la région. Otsū avait envie d’éclater de rire, mais son indignation l’en empêcha.
Comme elle achevait sa lecture, Takuan l’appela :
— Otsū, n’as-tu pas encore dîné ?
Elle glissa ses pieds dans ses sandales, et sortit lui parler.
— Je n’ai pas faim. J’ai mal à la tête.
— Qu’est-ce que tu as dans la main ?
— Une lettre.
— Encore ?
— Oui.
— De qui ?
— Takuan, que tu es donc indiscret !
— Curieux, ma fille, inquisiteur. Pas indiscret !
— As-tu envie d’y jeter un coup d’œil ?
— Si cela ne t’ennuie pas.
— Uniquement pour passer le temps ?
— C’est une raison comme une autre.
— Tiens. Ça m’est complètement égal.
Otsū lui tendit la lettre. L’ayant lue, Takuan rit de bon cœur. Otsū ne put s’empêcher de sourire, elle aussi.
— Le pauvre homme ! Il est si désespéré qu’il essaie de te corrompre à la fois par l’amour et par l’argent. Cette lettre est vraiment désopilante ! Je dois dire : notre monde a bien de la chance d’avoir des samouraïs aussi éminents, aussi fiers ! Il est si brave qu’il demande à une simple jeune fille de couper des têtes à sa place. Et assez stupide pour l’écrire.
— Je me moque de la lettre, dit Otsū, mais que vais-je faire de l’argent ?
Elle tendit la pièce d’or à Takuan.
— Elle a beaucoup de valeur, dit-il en la soupesant.
— C’est là ce qui m’inquiète.
— Ne te tracasse pas. Je sais toujours quoi faire de l’argent.
Takuan alla devant le temple où il y avait un tronc. Dans l’intention d’y jeter la pièce, il s’en toucha le front par déférence envers le Bouddha. Puis il changea d’idée :
— ... A la réflexion, garde-la. J’ose dire qu’elle ne sera pas de trop.
— Je n’en veux pas. Elle ne réussira qu’à me créer des ennuis. Plus tard, on risque de me poser des questions à son propos. J’aime mieux faire comme si je ne l’avais jamais vue.
— Cet or, Otsū, n’appartient plus à Aoki Tanzaemon. Il est devenu offrande au Bouddha, et le Bouddha t’en a fait don. Garde-le pour te porter chance.
Sans protester davantage, Otsū fourra la pièce dans son obi ; puis, levant les yeux vers le ciel, elle observa :
— Il fait du vent, n’est-ce pas ? Je me demande s’il pleuvra cette nuit. Il n’a pas plu depuis un temps infini.
— Le printemps est presque passé ; aussi, nous allons avoir une bonne averse. Nous en avons besoin pour emporter toutes les fleurs fanées, sans parler de soulager l’ennui des humains.
— Mais s’il pleut fort, qu’arrivera-t-il à Takezō ?
— Hum... Takezō... répéta le moine, rêveur.
A l’instant précis où tous deux se tournaient vers le cryptomeria, un appel se fit entendre dans ses branches supérieures :
— Takuan ! Takuan !
— Quoi ? C’est toi, Takezō ?
Tandis que Takuan essayait de regarder dans l’arbre, Takezō lâcha un flot d’imprécations :
— Espèce de cochon de moine ! Sale imposteur ! Viens donc là-dessous ! J’ai deux mots à te dire !
Le vent battait violemment les branches de l’arbre, et la voix n’arrivait qu’entrecoupée. Des feuilles tourbillonnaient, et pleuvaient sur la face levée de Takuan.
Le moine éclata de rire.
— Tu es encore plein de vie, à ce que je vois. Parfait ; j’en suis ravi. J’espère que ce n’est pas seulement la fausse vitalité qui vient de la connaissance du fait que tu vas bientôt mourir.
— Ta gueule ! cria Takezō qui n’était point tant plein de vie que plein de colère. Si j’avais peur de mourir, pourquoi me serais-je laissé faire quand tu me ligotais ?
— Parce que je suis fort et que tu es faible !
— Tu mens, et tu le sais bien !
— Dans ce cas, je m’exprimerai autrement. Je suis intelligent, et tu es d’une indicible stupidité !
— Peut-être as-tu raison. Il est certain que j’ai été stupide de te laisser m’attraper.
— Ne te tortille pas comme ça, espèce de singe dans l’arbre ! Ça ne t’avancera à rien, ça te fera saigner s’il te reste la moindre goutte de sang, et franchement c’est fort inconvenant.
— Ecoute, Takuan !
— Je t’écoute.
— Si j’avais voulu te combattre sur la montagne, il m’aurait été facile de t’écraser sous mon pied comme un concombre.
— L’analogie n’est pas très flatteuse. En tout cas, tu ne l’as pas fait ; aussi aurais-tu intérêt à renoncer à cet argument. Oublie ce qui s’est passé. Trop tard pour avoir des regrets.
— Salaud, tu m’as fourré dedans avec tes grands mots de prêtre. Tu m’as mis en confiance, et tu m’as trahi. Je t’ai laissé me capturer, oui, mais seulement parce que je te croyais différent des autres. Si l’on m’avait dit que je serais humilié à ce point !...
— Au fait, Takezō, au fait ! dit Takuan avec impatience.
— Pourquoi me traites-tu comme ça ? cria d’une voix aiguë le ballot de paille. Pourquoi ne te contentes-tu pas de me couper la tête et d’en finir ? Je me disais que s’il fallait mourir, mieux valait te laisser choisir mon genre d’exécution que de l’abandonner à cette populace assoiffée de sang. Tu as beau être moine, tu prétends aussi comprendre la Voie du samouraï.
— Oh ! oui, je la comprends, mon pauvre garçon fourvoyé. Beaucoup mieux que toi !
— J’aurais mieux fait de me laisser rattraper par les villageois. Eux, du moins, sont humains.
— Est-ce là ta seule erreur, Takezō ? A peu près tout ce que tu as jamais fait n’a-t-il pas été une erreur quelconque ? Pendant que tu te reposes, là-haut, pourquoi n’essaies-tu pas de réfléchir un peu sur le passé ?
— Oh ! la ferme, espèce d’hypocrite ! Je n’ai pas honte ! La mère de Matahachi peut bien me traiter de tous les noms, Matahachi est mon ami, mon meilleur ami. J’ai cru de mon devoir de venir annoncer à la vieille taupe ce qui lui était arrivé, et qu’est-ce qu’elle fait ? Elle incite cette populace à me torturer ! Lui apporter des nouvelles de son précieux rejeton, voilà l’unique raison pour laquelle je suis venu ici en forçant la barrière. Est-ce là une violation du code du guerrier ?
— Ce n’est pas la question, imbécile ! L’ennui, avec toi, c’est que tu ne sais même pas penser. Tu parais croire à tort que si tu accomplis un seul acte de bravoure, cela suffit à faire de toi un samouraï. Eh bien, c’est faux ! Tu t’es laissé convaincre de ton bon droit par cet unique acte de loyalisme. Plus tu t’en persuadais, plus tu te causais du mal à toi-même, et plus tu en causais aux autres. Et maintenant, où en es-tu ? Pris à ton propre piège, voilà où tu en es !
Il fit une pause.
— ... A propos, comment est la vue de là-haut, Takezō ?
— Cochon ! Jamais je n’oublierai ça !
— Tu oublieras tout, et bientôt. Avant de te transformer en viande séchée, Takezō, regarde bien le vaste monde qui t’entoure. Regarde le monde des humains, et modifie ton mode de pensée égoïste. Et alors, quand tu arriveras dans l’autre monde et rejoindras tes ancêtres, rapporte-leur que juste avant ta mort un homme appelé Takuan Sōhō t’a dit cela. Ils seront transportés de joie d’apprendre que tu avais un aussi excellent guide, même si tu as appris le sens de la vie trop tard pour apporter autre chose que de la honte au nom de ta famille.
Otsū, restée clouée au sol à quelque distance, accourut, et s’en prit violemment à Takuan :
— Tu exagères, Takuan ! J’ai tout entendu. Comment peux-tu être aussi cruel envers un homme qui ne peut même pas se défendre ? Tu es un religieux, ou tu passes pour l’être ! Takezō ne ment pas en disant qu’il t’a fait confiance et t’a laissé le prendre sans t’opposer de résistance.
— Eh bien, que se passe-t-il ? Ma sœur d’armes se retournerait-elle contre moi ?
— Aie un peu de cœur, Takuan ! Quand je t’entends parler comme ça, je te déteste, je t’assure. Si tu as l’intention de le tuer, alors tue-le, et qu’on en finisse ! Takezō est résigné à la mort. Laisse-le mourir en paix !
Dans son indignation, elle secouait frénétiquement Takuan.
— Silence ! fit-il avec une brutalité inhabituelle. Les femmes ne connaissent rien à ces questions. Tiens ta langue, ou je te pends là-haut avec lui.
— Non, je ne me tairai pas, je ne me tairai pas ! cria-t-elle. J’ai le droit de parler, moi aussi. Ne t’ai-je pas accompagné dans les montagnes ? N’y suis-je pas restée trois jours et trois nuits ?
— Ça n’a rien à voir. Takuan Sōhō punira Takezō comme il le juge bon.
— Alors, punis-le ! Tue-le ! Maintenant. C’est mal de ta part de te moquer de sa détresse alors que là-haut, il est à moitié mort.
— Il se trouve que c’est ma seule faiblesse, que de me moquer des fous de son espèce.
— C’est inhumain !
— Et maintenant, va-t’en ! Va-t’en, Otsū ; fiche-moi la paix.
— Non !
— Ne sois pas aussi entêtée ! cria Takuan en la repoussant d’un violent coup de coude.
Elle se retrouva effondrée contre l’arbre. Elle pressa son visage et sa poitrine contre le tronc, et se mit à gémir. Elle n’avait jamais imaginé que Takuan pût être aussi cruel. Les gens du village croyaient que même si le moine faisait ligoter durant quelque temps Takezō, il finirait par se radoucir et par alléger le châtiment. Or, Takuan venait de reconnaître qu’il avait la « faiblesse » d’aimer voir souffrir Takezō ! Otsū frissonna devant la sauvagerie humaine.
Si Takuan lui-même, en qui elle avait eu si profondément confiance, pouvait se montrer sans cœur, alors le monde entier ne pouvait manquer d’être mauvais au-delà de toute imagination. Et s’il n’y avait personne au monde à qui se fier...
Elle trouvait à cet arbre une étrange chaleur, comme si à travers son grand tronc ancien, si épais que dix hommes n’en auraient pu faire le tour avec leurs bras étendus, courait le sang de Takezō qui l’irriguait depuis sa précaire prison des hautes branches.
Qu’il était bien fils de samouraï ! Quel courage ! La première fois que Takuan l’avait ligoté, et de nouveau à l’instant même, elle avait vu le côté le plus faible de Takezō. Lui aussi était capable de pleurer. Jusqu’alors, elle avait partagé l’opinion de la foule, été influencée par elle, sans avoir sur l’homme lui-même aucune idée authentique. Qu’y avait-il donc en lui qui poussait les gens à le haïr ainsi qu’un démon et à le traquer comme un fauve ?
Les sanglots lui secouaient le dos et les épaules. Etroitement agrippée au tronc de l’arbre, elle frottait ses joues barbouillées de larmes contre l’écorce. Le vent sifflait avec violence à travers les branches supérieures, qui se balançaient largement. De grosses gouttes de pluie, tombant à l’encolure de son kimono, lui coulaient dans le dos, glaciales.
— ... Viens donc, Otsū ! cria Takuan en se couvrant la tête de ses mains. Nous allons nous faire tremper.
Elle ne répondit même pas.
— ... Tout ça, c’est de ta faute, Otsū ! Tu es une pleurnicheuse ! Tu te mets à pleurer, et le ciel t’imite.
Puis il abandonna le ton de la taquinerie :
— ... Le vent se renforce, et il semble que nous soyons bons pour un gros orage ; aussi, rentrons. Ne gaspille pas tes larmes pour un homme qui mourra de toute façon. Allons !
Takuan remonta le pan de son kimono sur sa tête, et courut vers l’abri du temple.
Quelques secondes plus tard, c’était le déluge ; les gouttes faisaient de petits points blancs en tambourinant par terre. L’eau avait beau lui ruisseler dans le dos, Otsū ne bougeait pas. Elle ne pouvait s’arracher du tronc, même lorsque son kimono trempé lui colla à la peau et qu’elle fut glacée jusqu’à la mœlle. Quand sa pensée se tournait vers Takezō, la pluie n’avait plus d’importance. Il ne lui vint pas à l’idée de s’étonner de souffrir pour la simple raison qu’il souffrait, lui. Elle priait en silence pour que la vie de Takezō fût épargnée.
Elle errait en cercles autour du pied de l’arbre, levant souvent les yeux vers Takezō mais incapable de le voir à cause de la tempête. Sans réfléchir, elle cria son nom mais il n’y eut pas de réponse. Le soupçon germa dans son esprit qu’il risquait de la considérer comme un membre de la famille Hon’iden, ou comme une simple villageoise hostile de plus.
« S’il reste dehors sous cette pluie, se dit-elle avec désespoir, il ne passera sûrement pas la nuit. Oh ! n’y a-t-il donc personne au monde qui puisse le sauver ? »
Elle se mit à courir de toutes ses forces, en partie poussée par le vent furieux. Derrière le temple, le bâtiment de la cuisine et le logement des prêtres étaient hermétiquement clos. L’eau qui débordait des gouttières creusait dans la terre de profondes rigoles en se précipitant vers le bas de la colline.
— Takuan ! cria-t-elle.
Arrivée à la porte de sa chambre, elle se mit à cogner dessus de toutes ses forces.
— Qui est là ? demanda-t-il de l’intérieur.
— C’est moi... Otsū !
— Qu’est-ce que tu fabriques, à être encore dehors ?
Il ouvrit promptement la porte, et la considéra avec stupeur. Malgré les vastes auvents, une douche de pluie tomba sur lui.
— ... Entre vite ! s’écria-t-il en voulant lui saisir le bras, mais elle recula.
— Non. Je suis venue pour te demander une faveur, et non pour me sécher. Je t’en supplie, Takuan, descends-le de cet arbre !
— Quoi ? Il n’en est pas question ! répondit-il, inflexible.
— Oh ! je t’en prie, Takuan, il le faut. Je t’en serai éternellement reconnaissante.
Elle tomba à genoux dans la boue, et leva des mains suppliantes.
— ... Ne t’inquiète pas de moi, mais tu dois l’aider, lui ! Je t’en prie ! Tu ne peux tout bonnement le laisser mourir... tu ne le peux pas !
Le bruit de la pluie torrentielle couvrait presque sa voix pleine de larmes. Avec ses mains qui restaient levées devant elle, elle ressemblait à un bouddhiste qui pratique des austérités en se tenant sous une chute d’eau glacée.
— ... Je m’incline devant toi, Takuan. Je te supplie. Je ferai tout ce que tu voudras, mais je t’en prie, sauve-le !
Takuan gardait le silence. Il avait les yeux étroitement clos comme les portes du sanctuaire où l’on garde un Bouddha secret. Poussant un profond soupir, il les rouvrit et lança feu et flammes :
— Va te coucher ! Immédiatement ! D’abord, tu es fragile, et rester dehors par ce temps est un suicide.
— Oh ! je t’en prie, je t’en prie ! supplia-t-elle, la main tendue vers la porte.
— Je me couche. Je te conseille de faire la même chose.
Sa voix était glaciale. La porte se referma en claquant.
Elle ne voulut toujours pas renoncer. Elle rampa sous la maison jusqu’à l’endroit qu’elle supposait se trouver au-dessous de celui où il dormait. Elle lui cria :
— Je t’en prie ! Takuan, c’est pour moi la chose la plus importante qui soit au monde ! Takuan, m’entends-tu ? Réponds-moi, je t’en prie ! Tu es un monstre ! Un démon sans cœur et sans chaleur humaine !
Le moine l’écouta quelque temps patiemment sans répondre, mais elle l’empêchait de dormir. Enfin, dans un accès de colère il se releva d’un bond en criant :
— Au secours ! Au voleur ! Il y a un voleur sous le plancher. Attrapez-le !
Otsū battit en retraite et ressortit dans la tempête. Mais elle n’avait pas dit son dernier mot.
Au petit matin, le vent et la pluie avaient balayé le printemps dont il ne restait plus trace. Le soleil brûlait et rares étaient les villageois qui allaient et venaient sans la protection d’un chapeau à larges bords.
Osugi gravit la colline vers le temple, et parvint à la porte de Takuan assoiffée et hors d’haleine. La sueur perlait à son front et formait des filets qui coulaient le long de son nez. Elle n’en tenait aucun compte, car elle débordait de curiosité quant au sort de sa victime.
— Takuan, cria-t-elle, Takezō a-t-il survécu à l’orage ?
Le moine parut sur sa véranda.
— Ah ! c’est vous. Quel déluge, hein ?
— Oui.
Elle eut un sourire tortueux.
— ... C’était mortel.
— Toutefois, vous ne pouvez ignorer qu’il n’est pas très difficile de survivre à une ou deux nuits sous la pluie, même la plus diluvienne. Le corps humain est très résistant. En réalité, c’est le soleil qui est mortel.
— Vous ne voulez pas dire qu’il est encore vivant ? s’écria Osugi, sceptique, en tournant aussitôt sa face ridée vers le vieux cryptomeria.
Ses yeux perçants comme des aiguilles louchaient au grand soleil. Elle leva la main pour les protéger, et aussitôt se détendit un peu.
— ... Il pend là-haut comme un chiffon mouillé, dit-elle en reprenant espoir. Il est impossible qu’il lui reste le moindre souffle de vie, impossible.
— Je ne vois pas encore de corbeaux lui picorer la face, fit Takuan en souriant. Je crois que cela veut dire qu’il respire encore.
— Merci du renseignement. Un puits de science comme vous en sait sûrement plus que moi sur ces matières.
Elle tendit le cou pour jeter un coup d’œil autour de lui, à l’intérieur du bâtiment.
— ... Je ne vois ma bru nulle part. Voudriez-vous me l’appeler, je vous prie ?
— Votre bru ? Je ne crois pas l’avoir jamais rencontrée. En tout cas, j’ignore son nom. Comment pourrais-je l’appeler ?
— Appelez-la, vous dis-je ! répéta Osugi avec impatience.
— De qui diable parlez-vous ?
— Mais d’Otsū, naturellement !
— D’Otsū ! Et pourquoi dites-vous qu’elle est votre bru ? Elle ne fait point partie de la famille Hon’iden ?
— Non, pas encore, mais je me propose de l’y introduire très bientôt en qualité d’épouse de Matahachi.
— Difficile à concevoir. Comment peut-elle épouser un absent ?
L’indignation d’Osugi s’accrut.
— Dites donc, espèce de vagabond ! Ce ne sont pas vos affaires ! Contentez-vous de me dire où se trouve Otsū !
— Je suppose qu’elle est encore couchée.
— Ah ! oui, j’aurais dû m’en douter, marmonna la vieille, à moitié pour elle-même. Oui, je lui ai dit de surveiller Takezō la nuit, aussi doit-elle tomber de fatigue au petit jour. Soit dit en passant, reprit-elle d’un air accusateur, n’êtes-vous pas censé le surveiller durant la journée ?
Sans attendre de réponse, elle fit demi-tour et se rendit sous l’arbre. Là, elle regarda longtemps en l’air, comme en transe. Enfin, elle partit clopin-clopant vers le village, sa badine de mûrier à la main.
Takuan regagna sa chambre où il resta jusqu’au soir.
La chambre d’Otsū n’était pas loin de la sienne, dans le même bâtiment. La porte de la jeune fille resta aussi fermée tout le jour, sauf quand l’ouvrait l’acolyte qui lui apporta plusieurs fois des médicaments ou un pot en terre plein d’épais gruau de riz. Quand on l’avait trouvée à moitié morte, sous la pluie, la nuit précédente, il avait fallu la traîner à l’intérieur, criant et se débattant, et lui faire avaler de force un peu de thé. Le prêtre l’avait alors sévèrement grondée tandis qu’elle se tenait assise, muette, adossée au mur. Au matin, elle avait une forte fièvre et pouvait à peine lever la tête pour absorber le gruau.
La nuit tomba, et, en violent contraste avec le soir précédent, la lune brilla comme un trou nettement découpé dans le ciel. Quand tous les autres furent plongés dans un profond sommeil, Takuan posa le livre qu’il lisait, chaussa ses socques et sortit dans la cour.
— Takezō ! appela-t-il.
Là-haut, une branche remua, et d’étincelantes gouttes de rosée tombèrent.
« ... Le pauvre garçon, je suppose qu’il n’a pas la force de répondre », se dit Takuan.
— Takezō ! Takezō !
— Qu’est-ce que tu veux, espèce de salaud de moine ? répondit l’autre avec férocité.
Takuan était rarement pris au dépourvu, mais il ne put cacher sa surprise :
— Il est certain que tu hurles bien fort, pour un homme à l’article de la mort. Es-tu sûr de n’être pas en réalité un poisson ou un genre quelconque de monstre marin ? A ce rythme, tu devrais durer encore cinq ou six jours. A propos, comment va ton estomac ? Assez vide pour ton goût ?
— Trêve de bavardages, Takuan. Contente-toi de me couper la tête et d’en finir.
— Oh ! que non ! Pas si vite ! Il ne faut pas faire à la légère ce genre de chose. Si je te coupais la tête en cet instant précis, elle descendrait sans doute en planant vers moi pour essayer de me mordre...
La voix de Takuan se perdit, et il contempla le ciel :
— ... Quelle magnifique lune ! Tu as de la chance de pouvoir l’admirer d’un aussi excellent observatoire.
— Ça va, regarde-moi bien, espèce de sale bâtard de moine ! Je vais te montrer ce que je suis capable de faire si je le veux !
Takezō raidit toutes ses forces et se mit à s’agiter violemment, lançant son poids vers le haut puis vers le bas, presque au point de briser la branche à laquelle il était lié. Une pluie d’écorce et de feuilles tomba sur l’homme qui se tenait en bas ; il demeura imperturbable, mais sa nonchalance était peut-être un peu affectée.
Le moine se nettoya tranquillement les épaules ; cela fait, il leva de nouveau les yeux.
— C’est ça, Takezō ! C’est bon de se mettre aussi en colère que tu l’es en ce moment. Vas-y ! Prends pleinement conscience de ta force ; montre que tu es un homme véritable ; montre-nous de quoi tu es fait ! Aujourd’hui, les gens croient que c’est un signe de sagesse et de caractère que de pouvoir maîtriser sa colère, mais je dis que ce sont des idiots. Je déteste voir les jeunes aussi réservés, aussi bien élevés. Ils ont plus de vitalité que leurs aînés, et devraient le montrer. Ne te retiens pas, Takezō ! Plus tu deviens furieux, mieux ça vaut !
— Attends un peu, Takuan, attends un peu ! S’il me faut user cette corde avec mes seules dents, je le ferai, à seule fin de t’attraper pour t’arracher les membres !
— Est-ce une promesse ou une menace ? Si tu crois vraiment pouvoir le faire, je reste ici pour attendre. Es-tu certain de pouvoir tenir ce rythme sans te tuer avant que la corde ne se rompe ?
— La ferme ! cria Takezō d’une voix enrouée.
— Dis donc, Takezō, tu es vraiment fort ! L’arbre entier se balance. Mais j’ai le regret de t’annoncer que je n’observe aucun tremblement de terre. Tu sais, l’ennui avec toi c’est qu’en réalité tu es un faible. Ton genre de colère n’est rien de plus que de la méchanceté personnelle. La colère d’un homme véritable exprime une indignation morale. La colère pour des riens d’ordre émotionnel est l’affaire des femmes, et non des hommes.
— Je n’en ai plus pour longtemps, menaça Takezō. Je te saute à la gorge !
Il continuait de se débattre, mais la corde épaisse ne montrait aucun signe d’affaiblissement. Takuan observa quelque temps les opérations puis donna un conseil amical :
— Tu ferais mieux de renoncer, Takezō : cela ne te mène à rien. Tu ne réussiras qu’à t’éreinter, et pour quoi faire ? Tu aurais beau te tortiller tout ton soûl, tu ne saurais briser une seule branche de cet arbre, sans parler de creuser une brèche dans l’univers.
Takezō gémit à pleine voix. Sa crise était passée. Il comprenait que le moine avait raison.
— ... Permets-moi de te dire que tu pourrais faire un meilleur usage de toute cette force en travaillant pour le bien du pays. Tu devrais véritablement tenter de faire quelque chose pour autrui, Takezō, bien qu’il soit maintenant un peu tard pour t’y mettre. Si tu avais ne fût-ce qu’essayé, tu aurais eu une chance d’émouvoir les dieux ou même l’univers, sans parler des simples gens de tous les jours.
Takuan prit un ton légèrement pontifiant :
— ... C’est dommage, grand dommage ! Tu as beau être né humain, tu ressembles davantage à un animal ; tu ne vaux pas mieux qu’un sanglier ou qu’un loup. Quelle tristesse qu’un beau jeune homme comme toi doive trouver ici la mort, sans jamais être devenu vraiment humain ! Quel gâchis !
— Et tu te prétends humain ? lança Takezō.
— Ecoute, espèce de barbare ! D’un bout à l’autre, tu as eu trop de confiance en ta propre force brutale ; tu as cru que tu n’avais pas ton pareil au monde. Mais regarde où tu en es aujourd’hui !
— Il n’y a rien dont je doive avoir honte. Le combat n’était pas loyal.
— En fin de compte, ça ne fait aucune différence, Takezō. Tu as été vaincu par la ruse et la parole au lieu de l’être par les coups. Quand on a perdu, on a perdu. Et que cela te plaise ou non, je suis assis sur cette pierre et tu gis là-haut sans recours. Ne vois-tu pas la différence entre toi et moi ?
— Oui. Tu envoies des coups bas. Tu es un menteur et un lâche !
— Il aurait été fou de ma part d’essayer de te prendre par la force. Tu es trop fort physiquement. Un être humain qui lutte contre un tigre n’a guère de chances. Par bonheur, il est rare qu’il y soit obligé car il est le plus intelligent des deux. Peu de gens discuteraient le fait que les tigres sont inférieurs aux humains.
Takezō ne manifestait par aucun signe qu’il écoutait encore.
— ... Il en va de même pour ton prétendu courage. Ta conduite jusqu’à maintenant ne prouve pas que ce soit rien de plus que du courage animal, celui qui n’a aucun respect pour les valeurs et la vie humaines. Ce n’est pas le genre de courage qui fait un samouraï. Le vrai courage connaît la peur. Il sait craindre ce qui doit être craint. Les gens honnêtes aiment passionnément la vie ; ils y tiennent comme à un joyau précieux. Et ils choisissent l’heure et le lieu qu’il faut pour y renoncer, pour mourir avec dignité.
Toujours pas de réponse.
— ... Voilà ce que j’entendais en disant que tu me fais pitié. Tu es né avec de la force physique et du courage, mais il te manque à la fois la connaissance et la sagesse. Tu es parvenu à acquérir quelques-uns des caractères les moins heureux de la Voie du samouraï, mais tu n’as fait aucun effort pour accéder à la connaissance et à la vertu. Les gens parlent de combiner la Voie de la Connaissance avec la Voie du samouraï, mais, combinées comme il faut, elles ne sont pas deux... elles sont une. Une seule Voie, Takezō.
L’arbre était aussi silencieux que la pierre sur laquelle Takuan se trouvait assis. L’obscurité se taisait, elle aussi. Au bout de quelques instants, Takuan se leva lentement, délibérément.
— ... Penses-y encore une nuit, Takezō. Cela fait, je te couperai la tête.
Il commença à s’éloigner à longues foulées pensives, la tête inclinée. Il n’avait pas fait plus de vingt pas que la voix de Takezō résonna, pressante.
— Attends !
Takuan, se retournant, cria :
— Que veux-tu encore ?
— Reviens.
— Hum... Ne me dis pas que tu veux en entendre davantage ! Se pourrait-il qu’enfin tu commences à penser ?
— Takuan ! Sauve-moi !
L’appel au secours de Takezō était sonore et plaintif. La branche se mit à trembler comme si elle – comme si l’arbre entier – pleurait.
— ... Je veux être un homme meilleur. Maintenant, je me rends compte à quel point c’est important d’être né humain. Je suis presque mort, mais je comprends ce que cela signifie d’être vivant. Et maintenant que je sais, ma vie entière consistera à être attaché à cet arbre ! Je ne puis défaire ce que j’ai fait.
— Enfin, tu reviens à la raison. Pour la première fois de ta vie, tu parles comme un être humain.
— Je ne veux pas mourir ! cria Takezō. Je veux vivre. Je veux essayer encore, tout faire comme il faut, cette fois.
Il était convulsé de sanglots.
— ... Takuan... je t’en prie ! Aide-moi... aide-moi !
Le moine secoua la tête.
— Je regrette, Takezō. Cela ne dépend pas de moi. C’est la loi de la nature. On ne peut recommencer. C’est la vie. Tout ce qu’il y a dedans est pour de bon. Tout ! L’on ne peut remettre sa tête sur ses épaules une fois que l’ennemi l’a coupée. C’est comme ça. Bien entendu, j’ai pitié de toi mais je ne puis défaire cette corde, parce que ce n’est pas moi qui l’ai attachée. C’est toi. Tout ce que je peux faire, c’est te donner un conseil. Affronte la mort avec bravoure et en silence. Dis une prière en espérant que quelqu’un se donne la peine d’écouter. Et pour l’honneur de tes ancêtres, Takezō, aie la décence de mourir avec une expression paisible sur le visage !
Le claquement des sandales de Takuan s’évanouit au loin. Il était parti, et Takezō cessa de crier. Selon le conseil du moine, il ferma les yeux qui venaient de connaître un grand éveil, et oublia tout. Il oublia la vie et la mort, et sous les myriades d’étoiles minuscules se tint parfaitement immobile, tandis que la brise nocturne soupirait au travers de l’arbre. Il avait froid, très froid.
Au bout d’un moment, il sentit qu’il y avait quelqu’un au pied de l’arbre. L’inconnu s’agrippait au large tronc pour essayer frénétiquement, mais sans beaucoup d’adresse, de grimper jusqu’à la plus basse branche. Takezō entendait le grimpeur, presque après chaque progression vers le haut, glisser vers le bas. Il entendait aussi tomber au sol des fragments d’écorce, et avait la certitude que les mains étaient bien plus égratignées que l’arbre. Mais le grimpeur s’obstina jusqu’à ce qu’il arrivât enfin à portée de la première branche. Puis la forme s’éleva avec une aisance relative jusqu’à l’endroit où Takezō, à peine distinct de la branche sur laquelle il était étendu, gisait vidé de toute son énergie. Une voix haletante chuchota son nom.
A grand-peine il ouvrit les paupières, et se trouva face à face avec un véritable squelette ; les yeux seuls étaient vivants, ardents. Ce visage parla :
— C’est moi ! dit-il avec une simplicité enfantine.
— Otsū ?
— Oui, moi. Oh ! Takezō, fuyons ! Je t’ai entendu crier que de tout ton cœur tu voulais vivre.
— Fuir ? Tu vas me détacher, me délivrer ?
— Oui. Moi non plus, je ne peux plus supporter ce village. Si je reste ici... oh ! je ne veux même pas y penser. J’ai mes raisons. Je ne veux qu’une chose : sortir de cet endroit stupide et cruel. Je t’aiderai, Takezō ! Nous pouvons nous aider l’un l’autre.
Otsū portait déjà des vêtements de voyage et toutes ses possessions terrestres se trouvaient dans un petit sac de toile qui pendait à son épaule.
— Vite, coupe la corde ! Qu’attends-tu ? Coupe-la donc !
— J’en ai pour moins d’une minute.
Elle dégaina un petit poignard, et en un rien de temps trancha les liens du captif. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’il ne pût fléchir ses muscles. Elle essaya de soutenir tout son poids ; résultat : quand il glissa, elle tomba avec lui. Les deux corps accrochés l’un à l’autre rebondirent sur une branche, firent le saut périlleux et s’écrasèrent au sol.
Takezō se releva. Etourdi par sa chute de dix mètres et dans un état de faiblesse extrême, il n’en planta pas moins fermement ses pieds sur la terre. Otsū, à quatre pattes, se tordait de douleur.
— O-o-o-h ! gémissait-elle.
Il la prit dans ses bras pour l’aider à se relever.
— Tu n’as rien de cassé ?
— Je n’en sais absolument rien, mais je crois que je peux marcher.
— Toutes ces branches ont amorti la chute ; aussi, ce n’est sans doute pas trop grave.
— Et toi ? Ça va ?
— Oui... je suis... ça va. Je suis...
Il se tut une ou deux secondes, puis explosa :
— ... Je suis vivant ! Je suis vraiment vivant !
— Bien sûr, que tu es vivant !
— Non, ce n’est pas « bien sûr ».
— Dépêchons-nous de sortir d’ici. Si quelqu’un nous trouve ici, nous aurons de sérieux embêtements.
Otsū commença de s’éloigner en boitillant, suivie de Takezō... lents, silencieux comme deux frêles insectes blessés sur la gelée blanche de l’automne.
Ils progressèrent de leur mieux, clopinant en silence, silence qui ne fut rompu que bien plus tard, lorsque Otsū s’écria :
— ... Regarde ! Cela s’éclaircit là-bas, vers Harima.
— Où sommes-nous ?
— Au sommet du col de Nakayama.
— Nous avons réellement fait tout ce chemin ?
— Oui, répondit Otsū avec un faible sourire. C’est étonnant, ce que l’on peut faire avec de la volonté. Mais, Takezō...
Otsū paraissait inquiète.
— ... Tu dois mourir de faim. Voilà des jours et des jours que tu n’as rien mangé.
En entendant parler de nourriture, Takezō se rendit soudain compte qu’il souffrait de crampes d’estomac. Maintenant qu’il en avait conscience, c’était une torture, et Otsū lui parut mettre des heures à ouvrir son sac et à en tirer des provisions. Son don de vie prit la forme de gâteaux de riz généreusement fourrés de beurre de haricots sucré. Tandis que leur douceur lui fondait dans la gorge, Takezō fut la proie d’un étourdissement. Les doigts qui tenaient le gâteau se mirent à trembler. « Je suis vivant », se répétait-il en faisant vœu qu’à partir de cet instant il mènerait un genre de vie tout différent.
Les nuages rougeâtres du matin avaient maintenant les joues roses. Takezō commença de voir plus nettement le visage d’Otsū ; la faim céda la place à une paisible satiété ; cela faisait l’effet d’un rêve, d’être assis là sain et sauf avec elle.
— ... Quand il fera jour, il nous faudra être très prudents. Nous sommes presque à la frontière de la province, dit-elle.
Takezō ouvrit de grands yeux.
— La frontière... Mais oui, j’oubliais. Je dois aller à Hinagura.
— A Hinagura ? Pourquoi ?
— C’est là qu’ils ont emprisonné ma sœur. Il me faut la tirer de là. Je suppose que nous allons devoir nous quitter.
Otsū le considéra en silence, abasourdie.
— Si tu en as envie, va-t’en ! Mais si j’avais su que tu m’abandonnerais je n’aurais pas quitté Miyamoto.
— Que puis-je faire d’autre ? La laisser là-bas, à la palanque ?
Avec un émouvant regard, elle lui prit la main. Son visage, son corps entier brûlaient de passion.
— Takezō, supplia-t-elle, je te dirai plus tard, le moment venu, quels sont mes sentiments là-dessus, mais je t’en prie, ne me laisse pas seule ici ! Emmène-moi avec toi, où que tu ailles !
— Mais je ne peux pas !
— Souviens-toi – elle lui serra fortement la main –, que cela te plaise ou non, je reste avec toi. Si tu crois que je te gênerai quand tu essaieras de délivrer Ogin, alors j’irai t’attendre à Himeji.
— Très bien, fais-le, dit-il aussitôt.
— Tu viendras sûrement, n’est-ce pas ?
— Bien entendu.
— Je t’attendrai au pont de Hanada, tout près de Himeji. Je t’y attendrai, que cela prenne cent jours ou mille.
Takezō approuva d’un léger signe de tête et s’éloigna rapidement, sans autre commentaire, le long des crêtes qui joignent le col aux monts lointains. Otsū le regarda jusqu’à ce que sa silhouette se fondît dans le paysage.
Au village, le petit-fils d’Osugi courut vers le manoir Hon’iden en criant :
— Grand-mère ! Grand-mère !
En s’essuyant le nez d’un revers de main, il regarda dans la cuisine et dit avec excitation :
— ... Grand-mère, tu connais la nouvelle ? Il est arrivé quelque chose d’affreux !
Osugi, debout devant le fourneau à activer le feu avec un éventail de bambou, le regarda à peine.
— Pourquoi tout ce vacarme ?
— Tu ne sais donc pas, grand-mère ? Takezō s’est échappé !
— Echappé !
Elle laissa tomber l’éventail dans les flammes.
— ... Qu’est-ce que tu racontes ?
— Ce matin, il n’était plus dans l’arbre. On avait coupé la corde.
— Heita, tu sais que je t’ai dit de ne pas raconter d’histoires !
— C’est la vérité, grand-mère, la vérité vraie. Tout le monde en parle.
— Tu es absolument sûr ?
— Oui, grand-mère. Et là-haut, au temple, on cherche Otsū. Elle est partie, elle aussi. Tout le monde court de tous les côtés en criant.
L’effet visible de la nouvelle fut haut en couleur. La face d’Osugi pâlit peu à peu tandis que les flammes de son éventail en train de brûler passaient du rouge au bleu puis au violet. Bientôt, son visage parut s’être vidé de tout son sang, au point que Heita recula de frayeur.
— Heita !
— Oui ?
— Cours aussi vite que tu peux. Va immédiatement chercher ton papa. Puis descends chercher oncle Gon au bord de la rivière ! Et vite !
La voix d’Osugi chevrotait.
Avant même que Heita n’atteignît le portail, une foule marmonnante de villageois arrivait. Parmi eux se trouvaient le gendre d’Osugi, l’oncle Gon, d’autres parents et un certain nombre d’ouvriers agricoles.
— Cette fille, Otsū, s’est enfuie elle aussi, non ?
— Et Takuan a disparu également !
— Drôlement louche, si tu veux mon avis !
— Ils étaient tous de mèche, pour sûr.
— Je me demande ce que va faire la vieille. L’honneur de sa famille est en jeu !
Le gendre et l’oncle Gon, portant des lances héritées de leurs ancêtres, écarquillaient des yeux hébétés. Avant de pouvoir faire quoi que ce fût il leur fallait des directives ; aussi restaient-ils plantés là, anxieux, à attendre qu’Osugi parût et leur donnât des ordres.
— Grand-mère, finit par crier quelqu’un, n’avez-vous pas appris la nouvelle ?
— J’arrive dans une minute, répondit-elle. Taisez-vous, tous, et attendez-moi.
Osugi fut vite à la hauteur des circonstances. Quand elle se fut rendu compte que l’affreuse nouvelle devait être vraie, son sang ne fit qu’un tour, mais elle parvint à se dominer assez pour s’agenouiller devant l’autel familial. Après avoir en silence formulé une prière de supplication, elle releva la tête, rouvrit les yeux et se retourna. Calmement, elle sortit d’un tiroir de l’armoire aux sabres une arme qu’elle chérissait. Ayant déjà revêtu une tenue qui convenait à une chasse à l’homme, elle glissa dans son obi le court sabre, et se rendit au vestibule où elle laça bien serré ses sandales autour de ses chevilles.
Le silence respectueux qui l’accueillit lorsqu’elle s’approcha du portail montrait clairement que l’on savait pourquoi elle était ainsi habillée. La vieille entêtée ne plaisantait pas ; elle était plus que disposée à venger l’insulte faite à sa maison.
— ... Tout ira bien, annonça-t-elle d’un ton sec. Je rattraperai moi-même cette effrontée, et veillerai à ce qu’elle reçoive le châtiment qu’elle mérite.
Déjà elle trottait sur la route, quand une voix s’éleva de la foule :
— Si la vieille y va, nous devrions y aller nous aussi.
Tous les parents, tous les ouvriers agricoles emboîtèrent le pas à la vaillante douairière. Ils s’armèrent en chemin de bâtons, se taillèrent en hâte des lances de bambou, et marchèrent droit vers le col de Nakayama sans même s’arrêter pour se reposer en route. Ils y parvinrent peu avant midi pour constater qu’ils arrivaient trop tard.
— Nous les avons laissés filer ! cria un homme.
La foule bouillait de colère. Pour ajouter à sa déception, un douanier vint lui signifier qu’un groupe aussi nombreux ne pouvait traverser la frontière.
L’oncle Gon s’avança pour s’efforcer de fléchir le préposé en décrivant Takezō comme un « criminel », Otsū comme une « mauvaise fille » et Takuan comme un « fou ».
— Si nous renonçons maintenant, expliqua-t-il, cela souillera le nom de nos ancêtres. Jamais plus nous ne pourrons marcher la tête haute. Nous serons la risée du village. La famille Hon’iden risque même de devoir abandonner sa terre.
Le préposé assura qu’il comprenait leurs ennuis mais ne pouvait rien faire pour eux. Le règlement est le règlement. Peut-être pouvait-il faire une demande à Himeji, et leur obtenir une autorisation spéciale de traverser la frontière, mais cela prendrait du temps.
Osugi, après avoir conféré avec ses parents et fermiers, demanda au préposé :
— Dans ce cas, une raison quelconque s’oppose-t-elle à ce que deux d’entre nous, moi-même et l’oncle Gon, passions la frontière ?
— On autorise jusqu’à cinq personnes.
Osugi acquiesça du chef. Puis, au lieu de leur faire des adieux émus, elle rassembla sa suite avec beaucoup de sens pratique. Ils s’alignèrent devant elle, les yeux fixés sur ses lèvres minces et ses grandes dents saillantes.
Quand tous eurent fait silence, elle dit :
— Vous n’avez aucune raison de vous inquiéter. Avant même notre départ, je prévoyais qu’il arriverait quelque chose de ce genre. En passant à ma ceinture ce petit sabre, l’un des plus précieux objets de la famille des Hon’iden, je me suis agenouillée devant les tablettes commémoratives de nos ancêtres, et leur ai adressé un adieu solennel. J’ai aussi prononcé deux serments. L’un était que je rattraperais et punirais l’impudente qui a traîné dans la boue notre nom. L’autre était que je m’assurerais, dussé-je pour cela perdre la vie, que mon fils Matahachi est bien en vie. Si tel est le cas, je le ramènerai à la maison pour perpétuer le nom familial. Je l’ai juré, et je le ferai, même si pour cela je dois lui passer une corde au cou pour le traîner durant tout le chemin. Il a des obligations non seulement envers moi et envers les défunts mais aussi envers vous. Alors, il se trouvera une épouse cent fois supérieure à Otsū, et effacera à tout jamais cette honte en sorte que les villageois considéreront à nouveau notre maison comme noble et respectable.
Parmi les applaudissements et les acclamations, un seul homme émit quelque chose qui ressemblait à un gémissement. Osugi regarda fixement son gendre. Elle reprit :
— ... Or, l’oncle Gon et moi sommes l’un et l’autre assez vieux pour nous retirer. Nous sommes l’un et l’autre d’accord sur tout ce que j’ai juré d’accomplir ; il y est décidé lui aussi, même s’il faut pour cela passer deux ou trois ans à ne rien faire d’autre, même s’il faut pour cela sillonner tout le pays. En mon absence, mon gendre me remplacera comme chef de famille. Pendant ce temps-là, vous devez promettre de travailler aussi dur que jamais. Je ne veux pas apprendre qu’aucun d’entre vous néglige les vers à soie ou laisse les mauvaises herbes envahir les champs. Compris ?
L’oncle Gon approchait de la cinquantaine ; Osugi avait dix ans de plus. La foule parut hésiter à les laisser tenter seuls l’aventure : de toute évidence, ils n’étaient pas des adversaires pour Takezō dans le cas où ils mettraient jamais la main sur lui. Tous se le représentaient comme un fou capable d’attaquer et de tuer à la simple odeur du sang.
— Ne vaudrait-il pas mieux prendre avec vous trois jeunes gens ? suggéra quelqu’un. Cet homme dit que l’on peut passer à cinq.
La vieille secoua la tête avec véhémence.
— Je n’ai besoin d’aucune aide. Je n’en ai jamais eu besoin, et n’en aurai jamais besoin. Ah ! Tout le monde croit que Takezō est fort, mais il ne m’effraie pas ! Ce n’est qu’un moutard ; il n’a guère plus de poil sur le corps que lorsque je l’ai connu au maillot. Je ne suis pas son égale en force physique, certes, mais je ne suis pas encore gâteuse. Je peux encore vaincre par la ruse un ennemi ou deux. L’oncle Gon, lui non plus, n’est pas encore sénile... Et maintenant, je vous ai dit ce que je vais faire, conclut-elle. Et je le ferai. Il ne vous reste plus qu’à rentrer à la maison ; veillez bien à tout jusqu’à notre retour.
Leur ayant fait signe de filer, elle se rendit à la barrière. Nul ne tenta de l’arrêter de nouveau. Ils lui crièrent au revoir, et regardèrent le vieux couple entreprendre son voyage vers l’est en descendant le flanc de la montagne.
— La vieille a vraiment du cran, hein ? commenta quelqu’un.
Un autre mit ses mains en porte-voix pour crier :
— Si vous tombez malade, prévenez le village !
Un troisième, avec sollicitude :
— Prenez bien soin de vous !
Quand elle eut cessé d’entendre leurs voix, Osugi se tourna vers l’oncle Gon.
— Nous n’avons absolument rien à craindre, lui assura-t-elle. De toute façon, nous mourrons avant ces jeunots.
— Tu as parfaitement raison, répondit-il avec conviction.
L’oncle Gon gagnait sa vie à chasser ; mais, plus jeune, il avait été un samouraï qui, si on l’en croyait, avait pris part à maints combats sanglants. Il avait encore le teint vermeil et les cheveux aussi noirs que jamais. Son nom de famille était Fuchikawa. Gon, un diminutif de Gonroku, son prénom. En sa qualité d’oncle de Matahachi, il éprouvait naturellement beaucoup d’inquiétude au sujet des événements récents.
— ... Grand-mère... dit-il.
— Oui ?
— Tu as eu la prévoyance de t’habiller pour la route, mais je ne porte que mes vêtements de tous les jours. Il va falloir que je m’arrête quelque part pour me procurer des sandales et un chapeau.
— Il y a une maison de thé à peu près à mi-pente de cette colline.
— Vraiment ? Ah ! oui, je me souviens. On l’appelle bien la maison de thé Mikazuki, n’est-ce pas ? Je suis sûr qu’ils auront ce qu’il me faut.
En arrivant à la maison de thé, ils eurent la surprise de constater que le soleil se couchait. Ils avaient cru avoir devant eux plus d’heures de jour étant donné que les journées augmentaient à l’approche de l’été – plus de temps à consacrer à leurs recherches en ce premier jour passé à la poursuite de leur honneur familial perdu.
Ils prirent le thé et se reposèrent un moment. Puis, en réglant l’addition, Osugi déclara :
— Takano est trop éloigné pour que nous y arrivions avant la nuit. Nous devrons nous contenter de dormir sur ces nattes malodorantes, à l’auberge de Shingū ; pourtant, mieux vaudrait ne pas dormir du tout.
— Nous avons plus que jamais besoin de sommeil. Allons, dit Gonroku en se levant et en prenant le chapeau de paille qu’il venait d’acheter. Mais attends une minute.
— Pourquoi ?
— Je veux remplir d’eau potable ce tube de bambou.
Ayant contourné la bâtisse, il plongea son tube dans un clair ruisseau d’eau vive, jusqu’à ce que les bulles cessent de monter à la surface. En regagnant la route qui passait devant, il jeta un coup d’œil, par une fenêtre latérale, à l’intérieur sombre de la maison de thé. Soudain, il s’arrêta, surpris d’apercevoir une silhouette couchée par terre, couverte d’une natte de paille. Une odeur de pharmacie imprégnait l’atmosphère. Gonroku ne pouvait distinguer le visage, mais de longs cheveux noirs, épars sur l’oreiller.
— Oncle Gon, dépêche-toi ! criait Osugi avec impatience.
— J’arrive.
— Qu’est-ce que tu attends ?
— On dirait qu’il y a quelqu’un de malade à l’intérieur, dit-il en la suivant d’un air de chien battu.
— Qu’est-ce que ça a de si extraordinaire ? Un rien te détourne de ton chemin ; on dirait un enfant.
— Pardon, pardon, fit-il en hâte.
Il était comme tout le monde intimidé par Osugi, mais savait mieux que la plupart comment la manier.
Ils se mirent à descendre la colline assez abrupte, vers la route de Harima. Comme des chevaux de somme, venus des mines d’argent, l’empruntaient quotidiennement, elle était criblée de trous.
— ... Attention de ne pas tomber, grand-mère, dit Gon.
— Comment oses-tu me traiter d’un ton aussi protecteur ? Je suis capable de marcher les yeux fermés sur cette route. Fais attention toi-même, espèce de vieil imbécile.
A cet instant, une voix les héla dans leur dos :
— Vous êtes joliment rapides, tous les deux, hein ?
Se retournant, ils virent le propriétaire de la maison de thé, à cheval.
— Mais oui ; nous venons de nous reposer chez vous, merci. Et où donc allez-vous comme ça ?
— A Tatsuno.
— A pareille heure ?
— Il n’y a de médecin que là. Même à cheval, ça me prendra au moins jusqu’à minuit.
— C’est votre femme qui est malade ?
— Oh ! non, répondit-il en fronçant le sourcil. Si c’était ma femme ou l’un des enfants, ça me serait égal. Mais c’est se donner beaucoup de mal pour une inconnue, quelqu’un qui n’a fait qu’entrer pour se reposer.
— Oh ! dit l’oncle Gon, c’est la jeune fille qui se trouve dans votre arrière-salle ? J’ai jeté un coup d’œil par hasard, et je l’ai vue.
Ce fut au tour du sourcil d’Osugi de se froncer.
— Oui, répondit le commerçant. Pendant qu’elle se reposait, elle s’est mise à frissonner, aussi je lui ai proposé de s’étendre dans la salle du fond. Il fallait faire quelque chose. Eh bien, elle ne s’est pas remise. En réalité, elle a l’air en bien plus mauvais état. Elle grelotte de fièvre.
Osugi s’arrêta net.
— N’est-ce pas une fille d’environ seize ans, très mince ?
— Oui, environ seize ans, il me semble. Dit qu’elle vient de Miyamoto.
Osugi, en clignant de l’œil à Gonroku, se mit à farfouiller dans son obi. Elle prit un air désespéré pour s’exclamer :
— Oh ! je l’ai laissé à la maison de thé !
— Quoi donc ?
— Mon chapelet. Maintenant, cela me revient : je l’ai posé sur un tabouret.
— Oh ! quel ennui ! dit le commerçant en faisant faire demi-tour à son cheval. Je retourne le chercher.
— Mais non ! Il faut que vous alliez chercher le médecin. Cette jeune malade a plus d’importance que mon chapelet. Nous retournons le reprendre nous-mêmes.
L’oncle Gon était déjà en train de remonter à grands pas la colline. Sitôt qu’Osugi se fut débarrassée de l’obligeant propriétaire de la maison de thé, elle se dépêcha de le rattraper. Bientôt, tous deux suèrent et soufflèrent. Ni l’un ni l’autre ne parlait.
Ce ne pouvait être qu’Otsū !
Otsū ne s’était jamais vraiment débarrassée de la fièvre qu’elle avait prise la nuit où ils l’avaient arrachée à la tempête pour la traîner dans la maison. Elle avait en quelque sorte oublié sa maladie au cours des quelques heures passées avec Takezō, mais après qu’il l’eut quittée elle fit seulement quelques pas avant de commencer à céder à la douleur et à la fatigue. Le temps d’arriver à la maison de thé, elle se trouvait dans un état lamentable.
Elle ignorait depuis combien de temps elle était couchée dans l’arrière-salle, à supplier sans arrêt, dans son délire, qu’on lui donnât de l’eau. Avant de partir, le commerçant était venu l’exhorter à la patience. Quelques instants plus tard, elle avait oublié qu’il lui eût jamais adressé la parole.
Sa bouche était desséchée, comme remplie d’épines.
— De l’eau, s’il vous plaît ! criait-elle faiblement.
N’entendant aucune réponse, elle se souleva sur les coudes et tendit le cou vers la bassine d’eau, juste devant la porte. Lentement, elle parvint à ramper jusque-là, mais comme elle posait la main sur la louche en bambou, au flanc de la bassine, elle entendit un volet tomber à terre, quelque part derrière elle. La maison de thé n’était guère plus, à l’origine, qu’un refuge de montagne, et n’importe qui pouvait soulever l’un ou l’ensemble des volets mal joints.
Osugi et l’oncle Gon pénétrèrent en trébuchant par l’ouverture.
— Il fait noir comme dans un four, gémit la vieille en ce qu’elle prenait pour un chuchotement.
— Attends une minute, répliqua Gon en se dirigeant vers la grand-salle où il tisonna les braises, sur lesquelles il jeta du bois pour faire un peu de lumière. Elle n’est pas ici, grand-mère !
— Elle y est certainement ! Elle ne peut s’être envolée !
Presque aussitôt, Osugi s’aperçut que la porte de l’arrière-salle était entrebâillée.
— ... Regarde, là-bas ! cria-t-elle.
Otsū, debout devant la porte, lança la pleine louche d’eau, par l’étroite ouverture, à la figure de la vieille, et dévala la colline ainsi qu’un oiseau dans le vent, ses manches et sa jupe flottant derrière elle.
Osugi sortit en courant et lança des imprécations.
— ... Gon, Gon ! Fais quelque chose, voyons, fais quelque chose !
— Elle s’est enfuie ?
— Bien sûr, qu’elle s’est enfuie ! Nous lui avons assez donné l’éveil en faisant tout ce bruit ! C’était malin de ta part, de laisser tomber ce volet !
La vieille avait la face convulsée de rage.
— ... N’es-tu vraiment bon à rien ?
L’oncle Gon dirigea son attention sur la silhouette pareille à celle d’une biche qui volait au loin. Il la désigna :
— C’est elle, hein ? Ne t’inquiète pas, elle n’a pas beaucoup d’avance. Elle est malade, et de toute manière elle n’a que des jambes de fille. Je vais la rattraper en un rien de temps.
Il prit une respiration, et s’élança, Osugi sur ses talons.
— Oncle Gon, criait-elle, tu peux te servir de ton sabre, mais ne lui tranche pas la tête avant que j’aie pu lui dire ses quatre vérités !
Soudain, l’oncle Gon laissa échapper un cri de consternation, et tomba à quatre pattes.
— Que se passe-t-il ? cria Osugi en le rattrapant.
— Regarde en bas.
Osugi obéit. Juste à leurs pieds se creusait un ravin couvert de bambou.
— Elle a plongé là-dedans ?
— Oui. Je ne crois pas que ce soit très profond mais il fait trop sombre pour en juger. Il va falloir que je retourne à la maison de thé chercher une torche.
Tandis qu’à genoux il scrutait le ravin, Osugi hurla :
— Qu’est-ce que tu attends, espèce de cruche ?
Et elle le secoua violemment. Il y eut un bruit de pieds qui tentaient de trouver une prise et s’agitaient désespérément avant de s’immobiliser au fond du ravin.
— Vieille sorcière ! cria l’oncle Gon, furieux. Et maintenant, donne-toi la peine de descendre ici toi-même ! Tu verras comme c’est agréable !
Takezō, assis les bras croisés au sommet d’un gros bloc de pierre, regardait fixement, à travers la vallée, la palanque de Hinagura. Sous l’un de ces toits, songeait-il, sa sœur était emprisonnée. Mais il était resté assis là de l’aube au crépuscule, la veille, et toute la présente journée, incapable d’imaginer un plan pour la délivrer. Il entendait ne pas bouger avant d’avoir trouvé.
Il avait mené sa réflexion au point où il se faisait fort de l’emporter en tactique sur les cinquante à cent soldats qui gardaient la palanque, mais il continuait de méditer sur la configuration du terrain. Non seulement il fallait entrer mais ressortir. Cela se présentait mal : derrière la palanque se creusait une gorge profonde, et devant, une double porte protégeait bien la route qui menait à l’intérieur de la palanque. Pis : tous deux seraient contraints de fuir à travers un plateau sans un seul arbre derrière lequel se cacher ; par une journée sans nuages comme celle-ci, l’on aurait eu peine à trouver meilleure cible.
Les circonstances nécessitaient donc une attaque nocturne, mais Takezō avait observé que l’on fermait et verrouillait les portes avant le coucher du soleil. Toute tentative de les crocheter ne manquerait pas de déclencher un signal d’alarme cacophonique de claquets de bois. Il ne semblait pas y avoir de moyen infaillible d’aborder la forteresse.
« Impossible, se disait tristement Takezō. Même si je risquais ma vie et la sienne, ça ne donnerait rien. » Il se sentait humilié, impuissant. « Comment, se demandait-il, en suis-je arrivé à être aussi lâche ? La semaine dernière, je n’aurais même pas songé aux chances de m’en tirer vivant. »
Durant une demi-journée encore, ses bras demeurèrent croisés sur sa poitrine, comme noués. Il redoutait quelque chose qu’il ne pouvait définir, et hésitait à se rapprocher tant soit peu de la palanque. Il ne cessait de s’adresser des reproches : « J’ai perdu mon audace. Jamais je n’ai été comme ça jusqu’ici. Peut-être que le fait de regarder la mort en face rend tout le monde lâche. »
Il secoua la tête. Non, ce n’était pas cela, pas de la lâcheté.
Il avait tout simplement appris sa leçon, celle que Takuan s’était donné tant de peine à lui enseigner, et pouvait maintenant voir les choses de façon plus nette. Il éprouva un calme nouveau, un sentiment de paix. Cela semblait couler dans sa poitrine à la façon d’une rivière tranquille. Etre brave était tout différent d’être féroce ; il le constatait maintenant. Il ne se sentait pas un animal, mais un homme, un homme courageux qui a dépassé les agitations de l’adolescence. La vie qui lui avait été donnée était un trésor qu’il fallait chérir, polir et perfectionner.
Il regardait fixement le joli ciel clair, dont la seule couleur paraissait un miracle. Pourtant, il ne pouvait abandonner sa sœur, même si cela revenait à violer, une dernière fois, la précieuse connaissance de soi qu’il avait si récemment et si péniblement acquise.
Un plan commença de prendre forme : « Après la tombée de la nuit, je traverserai la vallée et grimperai sur la falaise, de l’autre côté. Il se peut que cette barrière naturelle soit une bénédiction déguisée ; il n’y a pas de porte à l’arrière, et la garde semble réduite. »
A peine en était-il arrivé à cette décision qu’une flèche siffla vers lui et se ficha dans la terre à quelques centimètres de ses orteils. De l’autre côté de la vallée, il vit une foule de gens s’agiter à l’intérieur de la palanque. De toute évidence ils l’avaient vu. Presque aussitôt, ils se dispersèrent. Il supposa qu’ils avaient voulu le mettre à l’épreuve, voir comment il réagirait, et demeura exprès immobile sur son perchoir.
Bientôt, le soleil du soir commença de se coucher derrière les sommets des montagnes de l’Ouest. Juste avant la tombée de la nuit, il se leva et ramassa une pierre. Il avait repéré son dîner en train de voler au-dessus de sa tête. Il abattit l’oiseau du premier coup, le déchira en deux et mordit dans la chair tiède.
Tandis qu’il mangeait, une vingtaine de soldats l’encerclèrent bruyamment. Une fois en position, ils lancèrent un cri de guerre ; un homme vociféra :
— C’est Takezō ! Takezō de Miyamoto !
— Il est dangereux ! Attention ! cria un autre.
Levant les yeux de son festin de volaille crue, Takezō considéra farouchement ceux qui cherchaient à le capturer. C’était le regard que lancent les animaux dérangés au milieu d’un repas.
— Y-a-a-h-h ! hurla-t-il en saisissant une énorme pierre qu’il précipita contre cette muraille humaine.
Le sang rougit la pierre, et en un rien de temps Takezō l’enjamba, libre, et courut droit vers la porte de la palanque.
Les hommes en restaient bouche bée.
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Où va ce fou ?
— Il perd la tête !
Il volait comme une libellule folle, avec à ses trousses les soldats poussant des cris de guerre. Mais au moment où ils atteignirent le portail, il avait déjà bondi par-dessus.
Pourtant, il se trouvait maintenant entre les portes, dans une véritable cage. Takezō ne vit rien de tel. Il ne voyait ni les soldats qui le poursuivaient, ni la barrière, ni les gardes derrière la seconde entrée. Il n’eut même pas conscience d’étendre au sol, d’un seul coup de poing, la sentinelle qui tentait de lui sauter dessus. Avec une force presque surhumaine il tira sur un montant de la porte intérieure, qu’il secoua furieusement jusqu’à l’arracher de terre. Alors, il se retourna vers ses poursuivants. Il en ignorait le nombre ; tout ce qu’il savait, c’est que quelque chose de gros et de noir l’attaquait. Visant de son mieux, il frappa la masse indifférenciée avec le montant de porte. Un bon nombre de lances et de sabres volèrent en éclats et retombèrent par terre, inutilisables.
— Ogin ! cria Takezō en courant vers le fond de la palanque. Ogin, c’est moi... Takezō !
Ses yeux étincelants scrutaient les bâtiments ; plusieurs fois, il appela sa sœur. « Tout ça n’était-il qu’une ruse ? » se demandait-il en proie à la panique. Il se mit à enfoncer les portes, une à une, avec le montant. Les poulets des gardes volaient en tous sens avec des cris épouvantés.
— ... Ogin !
Comme il n’arrivait pas à la repérer, ses cris rauques devinrent presque inintelligibles.
Dans l’ombre d’une des petites cellules crasseuses, il aperçut un homme qui tentait de se glisser au-dehors.
— Halte ! cria-t-il en lançant le montant de porte sanglant aux pieds de cet être chafouin.
Quand Takezō lui sauta dessus, il se mit à hurler sans vergogne. Takezō le gifla violemment.
— ... Où est ma sœur ? rugit-il. Qu’est-ce qu’ils ont fait d’elle ? Dis-moi où elle est, sinon je te bats à mort !
— Elle... elle n’est pas ici. Avant-hier, ils l’ont emmenée. Ordre du château.
— Où ça, espèce de crétin, où ça ?
— A Himeji.
— A Himeji ?
— Ou-ou-oui.
— Si tu mens, je vais...
Takezō empoigna par les cheveux la masse gémissante.
— C’est vrai... vrai. Je le jure !
— Je l’espère pour toi, sinon je reviens uniquement pour te régler ton compte !
Les soldats revenaient à la charge ; Takezō souleva l’homme, et le leur lança à la tête. Puis il disparut dans l’ombre des misérables cellules. Une demi-douzaine de flèches volèrent à ses oreilles ; l’une transperça le pan de son kimono comme une aiguille à coudre géante. Takezō se mordit l’ongle du pouce en regardant passer les flèches, puis soudain s’élança vers la clôture, qu’il franchit à la vitesse de l’éclair.
Derrière lui, il y eut une explosion violente. L’écho du coup de feu gronda à travers la vallée.
A toute vitesse, Takezō descendit dans la gorge ; durant sa course, des fragments des enseignements de Takuan se bousculaient dans sa tête : « Apprends à redouter ce qui est redoutable... La force brutale n’est que jeu d’enfant, la force aveugle des bêtes... Aie la force du véritable guerrier... le vrai courage... La vie est précieuse.
Takezō attendit aux abords de la ville-château de Himeji ; quand il ne se cachait pas dessous, il se tenait le plus souvent sur le pont de Hanada à observer discrètement les passants. Ou alors, il effectuait de petites incursions en ville, le chapeau enfoncé sur les yeux, la face dissimulée, comme celle d’un mendiant, derrière un morceau de natte de paille.
Il était déconcerté qu’Otsū n’eût pas encore paru ; une semaine seulement s’était écoulée depuis qu’elle avait juré de l’attendre là – non point cent jours, mais mille. Une fois que Takezō avait fait une promesse, il répugnait à la rompre. Mais chaque instant qui passait lui donnait davantage la tentation de bouger ; pourtant, la promesse faite à Otsū n’avait pas été l’unique raison de sa venue à Himeji. Il lui fallait aussi découvrir où l’on gardait Ogin prisonnière.
Il se trouvait à proximité du centre de la ville, un jour, lorsqu’il entendit une voix crier son nom. Il leva vivement les yeux, et vit Takuan s’approcher en l’appelant :
— Takezō ! Attends-moi !
Il tressaillit et, comme à l’ordinaire en présence de ce moine, se sentit légèrement humilié. Il avait cru que personne, pas même Takuan, ne le reconnaîtrait sous son déguisement.
Le moine le saisit par le poignet.
— Viens avec moi, ordonna-t-il.
Impossible de ne point remarquer le caractère pressant du ton.
— ... Et ne fais pas d’histoires. J’ai passé beaucoup de temps à ta recherche.
Takezō le suivit docilement. Il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où ils allaient, mais une fois de plus il se trouvait incapable de résister à cet homme-là. Il se demandait pourquoi. Maintenant, il était libre, et il lui semblait qu’ils retournaient tout droit vers l’arbre terrible de Miyamoto. Ou peut-être allaient-ils vers un cachot de forteresse. Takezō les avait soupçonnés d’avoir emprisonné sa sœur quelque part dans l’enceinte du château, mais sans la moindre preuve à l’appui. Il espérait ne s’être pas trompé : si on l’y menait lui aussi, du moins pourraient-ils mourir ensemble. S’ils devaient mourir, il ne voyait personne d’autre qu’il aimât suffisamment pour partager ses derniers instants.
Le château de Himeji apparaissait devant ses yeux. Il comprenait maintenant pourquoi on le nommait le « château de la Grue blanche » : ce majestueux édifice se dressait sur d’énormes remparts de pierre, comme un grand oiseau fier, descendu des cieux. Takuan précéda Takezō sur le vaste pont qui enjambait le fossé externe. Devant le portail de fer, une haie de gardes se tenaient au port d’armes. Leurs lances qui étincelaient au soleil firent hésiter Takezō une fraction de seconde. Takuan, sans même se retourner, le sentit et, d’un geste légèrement impatient, lui enjoignit de poursuivre sa route. Ayant franchi la tourelle du portail, ils s’approchèrent de la deuxième porte, où les soldats semblaient encore davantage sur le qui-vive, prêts au combat d’une seconde à l’autre. C’était le château d’un daimyō. Il faudrait à ses habitants quelque temps pour se détendre, pour admettre le fait que le pays se trouvait heureusement unifié. Pareil à maints autres châteaux de l’époque, il était loin de s’être habitué à ce luxe : la paix.
Takuan convoqua le capitaine des gardes.
— Je vous l’amène, annonça-t-il.
En lui remettant Takezō, le moine recommanda à l’homme de prendre bien soin de lui conformément à ses instructions précédentes, mais ajouta :
— ... Attention. Ce lionceau a des crocs. Il est loin d’être apprivoisé. Quand on le taquine, il mord.
Takuan passa la seconde porte en direction de l’enceinte centrale où résidait le daimyō. Il connaissait bien le chemin, semblait-il ; il n’avait besoin ni de guide, ni d’indications. Il marchait la tête haute, et chacun le laissait passer.
Le capitaine, respectueux des consignes de Takuan, ne toucha pas un cheveu de celui qu’on lui avait confié. Il pria seulement Takezō de le suivre. Celui-ci obéit en silence. Ils arrivèrent bientôt à une maison de bains, et le capitaine lui dit d’entrer se laver. Ici, Takezō eut un haut-le-corps : il ne se rappelait que trop son dernier bain, chez Osugi, et le piège qu’il avait évité de justesse. Il croisa les bras et tenta de réfléchir, cherchant à gagner du temps et inspectant ce qui l’entourait. Tout était si paisible !... un îlot de calme où un daimyō pouvait, quand il ne combinait pas des stratégies, jouir des luxes de l’existence. Bientôt se présenta un serviteur qui apportait un kimono de coton noir et un hakama ; il s’inclina en disant poliment :
— Je les pose ici. Vous pouvez les mettre en sortant.
Takezō en avait presque les larmes aux yeux. L’équipement comportait non seulement un éventail pliant et du papier de soie, mais une paire de sabres de samouraï, un long et un court. Tout était simple et peu coûteux, mais rien ne manquait. On le traitait de nouveau comme un être humain ; il avait envie de frotter contre sa joue le coton propre, et d’en respirer la fraîcheur. Il se retourna et entra dans la maison de bains.
Ikeda Terumasa, le seigneur du château, accoudé à la véranda, regardait dans le jardin. C’était un homme courtaud à la tête rasée, au visage marqué de petite vérole. Bien qu’il ne portât point de vêtements de cérémonie, il avait un maintien sévère et digne.
— Est-ce lui ? demanda-t-il à Takuan en tendant son éventail.
— Oui, c’est lui, répondit le moine en s’inclinant avec déférence.
— Il a bon visage. Vous avez bien fait de le sauver.
— C’est à Votre Seigneurie qu’il doit la vie. Non pas à moi.
— C’est inexact, Takuan, et vous le savez bien. Si j’avais seulement une poignée d’hommes tels que vous sous mes ordres, nul doute que beaucoup de gens utiles seraient sauvés, et que le monde ne s’en porterait que mieux.
Le daimyō soupira.
— ... Ce qui m’inquiète, c’est que tous mes hommes croient que leur unique devoir consiste à ligoter les gens ou à les décapiter.
Une heure plus tard, Takezō se trouvait assis dans le jardin, devant la véranda, la tête inclinée et les mains reposant à plat sur les genoux dans une attitude de respectueuse attention.
— Vous vous nommez Shimmen Takezō, n’est-ce pas ? demanda le seigneur Ikeda.
Takezō leva rapidement les yeux pour voir le visage du célèbre personnage, puis les abaissa de nouveau en signe de respect.
— Oui, monsieur, répondit-il en articulant bien.
— La maison de Shimmen est une branche de la famille Akamatsu, et Akamatsu Masonori, vous le savez fort bien, fut autrefois seigneur de ce château.
La gorge de Takezō se dessécha. Pour une fois, les mots lui manquaient. S’étant toujours considéré comme la brebis galeuse de la famille Shimmen, et n’éprouvant aucun sentiment particulier de respect envers le Daimyō, il n’en était pas moins rempli de honte d’avoir à ce point déshonoré ses ancêtres et le nom de sa famille. Le visage lui cuisait.
— ... Ce que vous avez fait est inexcusable, continua Terumasa d’un ton plus sévère.
— Oui, monsieur.
— Et il va me falloir vous en punir.
Se tournant vers Takuan, il demanda :
— Est-il exact que mon serviteur, Aoki Tanzaemon, sans ma permission, vous ait promis que si vous capturiez cet homme, vous pourriez décider de son châtiment et de lui infliger ?
— Je crois que vous feriez mieux de vous renseigner en interrogeant Tanzaemon en personne.
— Je l’ai déjà interrogé.
— Vous croyiez donc que je pourrais vous mentir ?
— Bien sûr que non. Tanzaemon a avoué, mais je voulais votre confirmation. Comme il est mon vassal direct, le serment qu’il vous a fait en constitue un de moi. Par conséquent, bien que je sois le seigneur de ce fief, j’ai perdu mon droit de châtier Takezō comme je le juge bon. Naturellement, je ne permettrai pas qu’il demeure impuni mais il vous revient de déterminer la forme que prendra la punition.
— Bien. C’est exactement ce que j’avais en tête.
— Alors, je suppose que vous y avez réfléchi. Eh bien, qu’allons-nous faire de lui ?
— Je crois que le mieux serait de mettre le prisonnier en... comment dire ?... en difficulté pendant quelque temps.
— Mais encore ?
— Je crois que vous avez quelque part, dans ce château, une chambre condamnée, une chambre qui passe depuis longtemps pour être hantée ?
— Oui, c’est vrai. Les domestiques refusaient d’y pénétrer, et les gens de ma suite l’évitaient avec obstination ; aussi a-t-on cessé de l’utiliser. Aujourd’hui, je la laisse en l’état, car il n’y a aucune raison de la rouvrir.
— Mais ne croyez-vous pas qu’il est indigne de l’un des plus puissants guerriers du royaume de Tokugawa : vous-même, Ikeda Terumasa, d’avoir en votre château une chambre où jamais ne brille de lumière ?
— Je n’ai jamais envisagé la question sous cet angle.
— Mon Dieu, les gens ont de ces idées. Il y va de votre autorité, de votre prestige. Je dis que nous devrions éclairer cette chambre.
— Hum...
— Si vous me laissez en faire usage, j’y garderai Takezō jusqu’à ce que je sois disposé à lui pardonner. Il a suffisamment vécu dans l’obscurité complète. Tu entends cela, n’est-ce pas, Takezō ?
Takezō ne souffla mot, mais Terumasa se mit à rire en disant :
— Parfait !
Leurs excellents rapports prouvaient que Takuan avait dit la vérité à Aoki Tanzaemon, le soir de leur conversation au temple. Takuan et Terumasa, tous deux adeptes du Zen, avaient bien l’air d’être en termes amicaux, presque fraternels.
— Une fois que vous l’aurez conduit à son nouveau logement, pourquoi ne viendriez-vous pas me rejoindre à la maison de thé ? demanda Terumasa au moine en se levant pour s’en aller.
— Oh ! auriez-vous l’intention de faire, une fois de plus, la preuve de votre inaptitude à la cérémonie du thé ?
— Takuan, vous êtes fort injuste. Ces jours-ci, j’ai vraiment commencé à attraper la manière. Venez plus tard, et je vous prouverai que j’ai cessé d’être uniquement un soldat mal dégrossi. Je vous attendrai.
Là-dessus, Terumasa se retira vers le centre de la résidence. En dépit de sa courte stature – il mesurait à peine un mètre cinquante –, sa présence paraissait remplir les nombreux étages du château.
Il faisait toujours nuit noire au sommet du donjon, où se trouvait la chambre hantée. Là-haut, le calendrier n’avait pas cours : ni printemps, ni automne, ni sons de la vie quotidienne. Il n’y avait qu’une petite lampe éclairant un Takezō pâle, aux joues creuses.
Le chapitre sur la topographie de L’Art de la guerre, de Sun-tzu, était ouvert devant lui, sur la table basse.
Sun-tzu dit : « Parmi les caractères topographiques,
Il y a ceux qui sont infranchissables.
Il y a ceux qui arrêtent.
Il y a ceux qui limitent.
Il y a ceux qui sont abrupts.
Il y a ceux qui sont lointains. »
Chaque fois qu’il en arrivait à un passage qui lui plaisait, comme celui-ci, il le lisait et le relisait à voix haute ainsi qu’une psalmodie.
Celui qui connaît l’art du guerrier n’est pas maladroit dans ses mouvements. Il agit et ne se limite pas.
C’est pourquoi Sun-tzu disait : « Celui qui se connaît et connaît son ennemi l’emporte sans risque. Celui qui connaît le ciel et la terre l’emporte sur tout. »
Quand la fatigue lui troublait les yeux, il les rinçait à l’eau fraîche d’un petit bol qu’il avait à côté de lui. Si l’huile baissait et si la mèche de la lampe grésillait, il se bornait à l’éteindre. Autour de la table s’élevait une montagne de livres, certains en japonais, d’autres en chinois. Des livres sur le Zen, des volumes sur l’histoire du Japon.
Takezō se trouvait pour ainsi dire enfoui dans ces ouvrages d’érudition, tous empruntés à la collection du seigneur Ikeda.
En le condamnant à la réclusion, Takuan avait dit :
— Tu peux lire autant que tu veux. Un prêtre fameux de jadis a dit un jour : « Je me plonge dans les Ecritures, et lis des milliers de volumes. Lorsque j’en sors, je constate que mon cœur y voit plus clair qu’avant. » Considère cette chambre comme le ventre de ta mère, et prépare-toi à renaître. Si tu ne la regardes qu’avec tes yeux, tu ne verras rien de plus qu’une cellule close, non éclairée. Mais regarde encore, et de plus près. Regarde avec ton esprit, et réfléchis. Cette chambre peut être la source de l’illumination, la fontaine de connaissance qu’ont découverte et enrichie les sages d’autrefois. A toi de décider s’il doit s’agir d’une chambre de ténèbres ou d’une chambre de lumière.
Takezō avait depuis longtemps cessé de compter les jours. Quand il faisait froid, c’était l’hiver ; quand il faisait chaud, l’été. Il n’en savait guère davantage. L’atmosphère demeurait la même, humide et renfermée ; sur la vie de Takezō, les saisons restaient sans influence. Pourtant, il était presque certain que la prochaine fois que les hirondelles viendraient nicher dans les meurtrières du donjon, ce serait le printemps de sa troisième année dans ce ventre maternel.
« J’aurai vingt et un ans », se disait-il. Pris de remords, il gémissait : « Et qu’ai-je fait de ces vingt et un ans ? » Parfois, le souvenir de ses premières années, implacable, le plongeait dans le chagrin. Il geignait et quelquefois sanglotait comme un enfant. Ces tortures, qui duraient des journées entières, le laissaient épuisé, le cœur déchiré.
Enfin, un jour, il entendit les hirondelles de retour aux auvents du donjon. Une fois encore, le printemps avait franchi les mers.
Peu de temps après, une voix qui maintenant lui semblait étrange, presque pénible à entendre, demanda :
— Tu vas bien, Takezō ?
La tête familière de Takuan apparut au sommet des marches. Sursautant, bien trop profondément ému pour émettre un son, Takezō saisit le moine par la manche de son kimono et l’attira dans la chambre. Pas une seule fois, les serviteurs qui apportaient sa nourriture n’avaient prononcé la moindre parole. Il fut transporté de joie d’entendre une autre voix humaine, et surtout celle-ci.
— ... Je rentre de voyage, dit Takuan. C’est ta troisième année ici, et j’en conclus qu’après une aussi longue gestation tu dois être joliment bien formé.
— Je te suis reconnaissant de ta bonté, Takuan. Je comprends maintenant ce que tu as fait. Comment pourrai-je jamais te remercier ?
— Me remercier ? dit Takuan, incrédule.
Puis il éclata de rire.
— ... Bien que tu n’aies eu personne d’autre que toi-même avec qui faire la conversation, tu as appris à t’exprimer comme un être humain ! Parfait ! Aujourd’hui, tu quittes cet endroit. Et ce faisant, serre bien contre ton cœur une illumination aussi chèrement acquise. Tu en auras besoin quand tu rejoindras tes frères humains dans le monde.
Takuan emmena Takezō tout comme il était voir le seigneur Ikeda. Bien qu’on l’eût relégué au jardin lors de l’audience précédente, cette fois on lui fit place sur la véranda. Après les salutations et menus propos d’usage, Terumasa ne perdit pas de temps pour demander à Takezō de le servir en qualité de vassal.
Celui-ci refusa. Il était fort honoré, expliqua-t-il, mais n’avait pas le sentiment que le moment fût encore venu d’entrer au service d’un daimyō.
— Et si je le faisais dans ce château, ajouta-t-il, des fantômes se mettraient sans doute à apparaître chaque nuit dans la chambre condamnée, ainsi que tout le monde le prétend.
— Pourquoi dites-vous cela ? Sont-ils venus vous tenir compagnie ?
— Si l’on prend une lampe et si l’on inspecte avec attention la chambre, on voit des points noirs qui parsèment portes et poutres. On dirait de la laque, mais cela n’en est pas. C’est du sang humain, et selon toute vraisemblance du sang versé par les Akamatsu, mes ancêtres, lorsqu’ils ont été vaincus dans ce château.
— Hum... Vous pourriez fort bien être dans le vrai.
— La vue de ces taches m’a mis en fureur. Mon sang bouillait à la pensée que mes ancêtres, qui autrefois commandaient toute cette région, ont fini par être anéantis, leurs âmes poussées de-ci de-là comme de simples feuilles mortes aux vents d’automne. Ils sont morts de mort violente, mais il s’agissait d’un clan puissant, et l’on peut les réveiller... Ce même sang coule dans mes veines, continua-t-il avec une expression intense dans le regard. Si indigne que je sois, je suis membre du même clan, et si je reste en ce château les fantômes risquent de se réveiller pour tâcher de m’atteindre. Dans un sens, ils l’ont déjà fait en m’indiquant nettement, dans cette chambre, qui je suis au juste. Mais ils risqueraient de provoquer le chaos, peut-être de se rebeller, voire de faire couler un autre bain de sang. Nous ne sommes pas dans une ère de paix. Je dois aux populations de toute la région de ne pas susciter la vengeance de mes ancêtres.
Takuan approuva de la tête :
— Je vois ce que tu veux dire. Mieux vaut que tu quittes ce château, mais où iras-tu ? As-tu l’intention de retourner à Miyamoto ? D’y passer ta vie ?
Takezō sourit en silence.
— Je veux aller et venir seul un moment.
— Je vois, dit le seigneur en se tournant vers Takuan. Veillez à ce qu’on lui donne de l’argent et les vêtements qui conviennent, ordonna-t-il.
Takuan s’inclina.
— Je vous remercie de votre bonté envers ce garçon.
Ikeda se mit à rire.
— Takuan ! C’est la première fois de votre vie que vous me remerciez de quoi que ce soit !
— Ce doit être vrai, dit Takuan avec un large sourire. Je ne recommencerai plus.
— Il est bel et bon pour lui de battre la campagne pendant qu’il est encore jeune, dit Terumasa. Mais maintenant qu’il part tout seul – né de nouveau, selon ta formule –, il lui faudrait un nouveau nom. Que ce soit Miyamoto, de sorte qu’il n’oublie jamais son lieu de naissance. Désormais, Takezō, tu t’appelleras Miyamoto.
Les mains de Takezō s’abaissèrent automatiquement. Paumes tournées vers le bas, il s’inclina profondément, longuement.
— Oui, messire, je le ferai.
— Il faut changer aussi de prénom, intervint Takuan. Pourquoi ne pas lire les caractères chinois de ton nom « Musashi » au lieu de « Takezō » ? Tu peux continuer d’écrire ton nom de la même façon qu’auparavant. Ce n’est que justice que tout commence à neuf en ce jour de ta renaissance.
Terumasa, d’excellente humeur, hocha la tête en signe d’approbation enthousiaste :
— Miyamoto Musashi ! Un beau nom, un très beau nom. Il faut que nous buvions à ce nom.
Ils passèrent dans une autre salle ; on servit le saké ; Takezō et Takuan tinrent compagnie à Sa Seigneurie fort avant dans la soirée. Ils furent rejoints par plusieurs membres de la suite de Terumasa ; enfin, Takuan se leva pour exécuter une danse ancienne. Il y excellait ; ses mouvements créaient un monde imaginaire de délices, Takezō, devenu Musashi, regardait avec admiration, respect et amusement, tandis que la soirée se prolongeait.
Le lendemain, tous deux quittèrent le château. Musashi faisait ses premiers pas dans sa vie nouvelle, une existence de discipline et d’entraînement aux arts martiaux. Durant ses trois années d’incarcération, il avait résolu de maîtriser l’art de la guerre.
Takuan avait ses propres projets. Il avait décidé de voyager à travers la campagne, et le moment, disait-il, était venu de se séparer de nouveau.
Lorsqu’ils atteignirent la ville, au-delà de l’enceinte du château, Musashi fit mine de prendre congé mais le moine le saisit par la manche en disant :
— N’y a-t-il pas quelqu’un que tu aimerais voir ?
— Qui ?
— Ogin.
— Elle est encore vivante ? demanda-t-il, abasourdi.
Même en dormant, il n’avait jamais oublié la gentille sœur qui lui avait tenu si longtemps lieu de mère.
Takuan lui apprit que lorsqu’il avait attaqué la palanque de Hinagura, trois ans plus tôt, Ogin avait déjà été emmenée. Quoique aucune accusation n’eût été retenue contre elle, elle n’avait pas voulu rentrer à la maison ; aussi était-elle allée vivre chez une parente, dans un village du district de Sayo. Elle y menait maintenant une existence confortable.
— N’aimerais-tu pas la voir ? demanda Takuan. Elle en a très envie. Je lui ai dit, il y a trois ans, qu’elle devait te considérer comme mort, ce qui dans un sens était vrai. Mais je lui ai dit aussi qu’au bout de trois ans je lui amènerais un nouveau frère, différent de l’ancien Takezō.
Musashi pressa ses paumes l’une contre l’autre et les leva devant sa tête, comme il l’eût fait pour prier devant une statue du Bouddha.
— Non seulement tu as pris soin de moi, dit-il avec une émotion profonde, mais tu as veillé au bien-être d’Ogin. Takuan, tu es véritablement un homme compatissant. Je ne crois pas être jamais en mesure de te remercier pour ce que tu as fait.
— Une façon de me remercier serait de me laisser t’emmener voir ta sœur.
— Non... Non, je ne crois pas que je doive y aller. Que tu me donnes de ses nouvelles m’a fait autant de bien que de la rencontrer.
— Tu veux sûrement la voir toi-même, ne serait-ce que quelques minutes ?
— Non, je ne crois pas. Je suis bien mort, Takuan, et je me sens vraiment né de nouveau. Je ne crois pas que ce soit le moment de me retourner vers le passé. Ce que je dois faire, c’est de m’avancer résolument vers l’avenir. Je n’ai guère trouvé ma route. Quand j’aurai progressé quelque peu vers la connaissance et le perfectionnement personnels que je recherche, peut-être prendrai-je le temps de me détendre et de regarder en arrière. Mais pas maintenant.
— Je vois.
— J’ai du mal à m’exprimer, mais j’espère que tu me comprendras.
— Je te comprends. Je suis content du sérieux avec lequel tu envisages ton but. Continue à suivre ton propre jugement.
— Maintenant, je vais te dire au revoir ; mais un jour, si je ne me fais pas tuer en chemin, nous nous rencontrerons de nouveau.
— C’est ça. Si nous avons l’occasion de nous rencontrer, n’hésitons pas.
Takuan se retourna, s’éloigna d’un pas, puis s’arrêta.
— ... J’y songe : je suppose qu’il me faut t’avertir qu’Osugi et l’oncle Gon sont partis de Miyamoto à ta recherche et à celle d’Otsū, il y a trois ans. Ils étaient bien décidés à ne jamais rentrer avant de s’être vengés, et malgré leur âge ils essaient toujours de te trouver. Ils risquent de te causer quelques ennuis mais je ne crois pas que ce soit bien grave. Ne les prends pas trop au sérieux... Ah ! oui, et puis il y a Aoki Tanzaemon. Je ne pense pas que tu l’aies jamais connu par son nom mais il dirigeait les recherches contre toi. Peut-être que cela n’avait rien à voir avec quoi que ce soit que nous ayons dit ou fait, toi ou moi, mais ce superbe samouraï a réussi à se déshonorer ; résultat : il a été banni à jamais du service du seigneur Ikeda. Nul doute qu’il ne batte la campagne, lui aussi.
Takuan devint grave.
— ... Musashi, ton chemin ne sera pas aisé. Prends garde.
— Je ferai de mon mieux, répondit en souriant Musashi.
— Eh bien, je suppose que c’est l’essentiel. Adieu.
Takuan se retourna et se dirigea vers l’ouest, sans regarder en arrière.
— Bonne chance ! lui cria Musashi.
Debout au carrefour, il regarda s’éloigner la silhouette du moine jusqu’à ce qu’elle eût disparu. Puis, seul une fois de plus, il entreprit sa marche vers l’est.
« Maintenant, il n’y a que ce sabre, se dit-il. L’unique chose au monde sur laquelle je puisse compter. » Il posa la main sur la poignée de l’arme, et fit un serment : « Je vivrai selon sa règle. Je le considérerai comme étant mon âme, et, en apprenant à le maîtriser, m’efforcerai de m’améliorer, de devenir un être humain meilleur et plus sage. Takuan suit la Voie du Zen ; je suivrai la Voie du Sabre. Je dois faire de moi un homme plus accompli que lui. Après tout, je suis jeune encore. Il n’est pas trop tard. »
Ses foulées étaient régulières et puissantes, ses yeux pleins de jeunesse et d’espoir. De temps à autre, soulevant le bord de son chapeau d’osier, il contemplait la longue route qui menait vers l’avenir, la voie inconnue que tous les humains doivent fouler.
Il n’était pas allé bien loin – de fait, il se trouvait à peine aux abords de Himeji – lorsqu’une femme accourut vers lui, traversant le pont de Hanada. Il plissa les yeux dans le soleil.
— C’est toi ! cria Otsū en l’empoignant par la manche.
La surprise coupait le souffle de Musashi.
Le ton d’Otsū était réprobateur :
— ... Est-il possible que tu aies oublié, Takezō ? Ne te rappelles-tu pas le nom de ce pont ? T’est-il sorti de l’esprit que j’ai promis de t’attendre ici, aussi longtemps qu’il le faudrait ?
— Tu attends ici depuis trois ans ?
Il était abasourdi.
— Oui. Osugi et l’oncle Gon m’ont rattrapée aussitôt après que je t’ai quitté. J’étais malade et je devais me reposer. Ils ont failli me tuer. Mais je suis partie et je t’attends.
Désignant une échoppe de vannerie à l’extrémité du pont, petite baraque typique des grand-routes, qui vendait des souvenirs aux voyageurs, elle poursuivit :
— ... J’ai raconté mon histoire à ces gens, là-bas, et ils ont eu la gentillesse de m’embaucher comme servante. Ce qui m’a permis de rester à t’attendre. Aujourd’hui, c’est le neuf cent soixante-dixième jour, et j’ai fidèlement tenu ma promesse.
Elle scrutait son visage, essayant de sonder ses pensées.
— ... Tu vas m’emmener avec toi, n’est-ce pas ?
La vérité, bien entendu, était que Musashi n’avait nulle intention de l’emmener avec lui, ni elle, ni personne d’autre. En ce moment précis, il se hâtait de partir pour éviter de penser à sa sœur, qu’il voulait tant voir et qu’il aimait tant.
Des questions traversaient son esprit agité : « Que faire ? Comment puis-je me lancer dans ma quête de la vérité et de la connaissance avec une femme, avec n’importe qui, qui me gênerait tout le temps ? Et cette jeune fille est, après tout, encore fiancée à Matahachi. » Musashi ne pouvait empêcher ses pensées de se refléter sur son visage.
— T’emmener avec moi ? T’emmener où ? demanda-t-il sans détours.
— Partout où tu iras.
— Je pars pour un long et dur voyage, non pour une promenade !
— Je ne te gênerai pas. Et je suis prête à subir quelques épreuves.
— Quelques ? Seulement quelques ?
— Autant qu’il le faudra.
— Là n’est pas la question. Otsū, comment un homme peut-il maîtriser la Voie du samouraï avec une femme à sa remorque ? Ce serait drôle, tu ne crois pas ? Les gens diraient : « Voyez donc Musashi, il a besoin d’une nourrice pour s’occuper de lui. »
Elle tirait plus fort sur son kimono, où elle s’accrochait comme une enfant.
— ... Lâche ma manche, ordonna-t-il.
— Non, je ne veux pas ! Tu m’as menti, n’est-ce pas ?
— Quand donc t’ai-je menti ?
— Au col. Tu as promis de m’emmener avec toi.
— Il y a de cela une éternité. Je n’y songeais pas vraiment alors non plus, et je n’avais pas le temps de t’expliquer. Qui plus est, l’idée n’était pas de moi, mais de toi. J’avais hâte de partir, et tu ne voulais pas me laisser aller avant d’avoir ma promesse. J’ai accepté parce que je n’avais pas le choix.
— Non, non et non ! Tu ne dis pas la vérité, n’est-ce pas ? cria-t-elle en l’immobilisant contre le parapet du pont.
— Lâche-moi ! On nous regarde.
— Ça m’est égal ! Quand tu étais ligoté dans l’arbre, je t’ai demandé si tu voulais mon aide. Tu étais si heureux que tu m’as dit par deux fois de couper la corde. Tu ne le nies pas, hein ?
Elle essayait d’être logique en son argumentation mais ses larmes la trahirent. D’abord abandonnée toute petite, puis plantée là par son fiancé, et maintenant ceci. Musashi, sachant comme elle était seule au monde et très attaché à elle, ne savait que répondre, bien qu’il fût extérieurement plus calme.
— Lâche-moi ! répéta-t-il d’un ton sans réplique. Il fait plein jour, et l’on nous regarde. Veux-tu donc nous donner en spectacle ?
Elle lâcha sa manche et s’effondra en sanglotant contre le parapet, ses cheveux lustrés lui tombant sur le visage.
— Pardon, murmura-t-elle. Je n’aurais pas dû te dire tout cela. Je t’en prie, oublie-le. Tu ne me dois rien.
Penché sur elle, écartant des deux mains ses cheveux de son visage, il la regarda dans les yeux.
— Otsū, lui dit-il avec tendresse, durant tout ce temps où tu m’attendais, jusqu’à aujourd’hui même, j’ai été enfermé dans le donjon du château. Voilà trois ans que je n’ai pas vu le soleil.
— Oui, je l’ai entendu dire.
— Tu savais ?
— Takuan me l’a dit.
— Takuan ? Il t’a tout dit ?
— Je le crois. Je me suis évanouie au fond d’un ravin près de la maison de thé Mikazuki. Je fuyais Osugi et l’oncle Gon. Takuan m’a secourue. Il m’a aussi aidée à me placer ici, chez le marchand de souvenirs. Il y a trois ans de cela. Et il est passé me voir plusieurs fois. Hier encore, il est venu prendre le thé. Je n’ai pas bien compris ce qu’il voulait dire, mais il a dit : « C’est une affaire d’homme et de femme ; aussi, qui sait comment ça tournera ? »
Musashi lâcha Otsū, et regarda la route qui menait vers l’ouest. Il se demanda s’il reverrait jamais l’homme qui lui avait sauvé la vie. Et de nouveau, il fut frappé par la sollicitude de Takuan envers son prochain, sollicitude qui paraissait tout embrasser et être entièrement dépourvue d’égoïsme. Musashi se rendit compte de sa propre étroitesse d’esprit, de sa propre mesquinerie à supposer que le moine éprouvait pour lui seul une compassion particulière ; sa générosité englobait Ogin, Otsū, tous ceux qui se trouvaient dans le besoin et qu’il croyait pouvoir aider.
« C’est une affaire d’homme et de femme »... Les paroles de Takuan à Otsū pesaient lourdement sur l’âme de Musashi. Il s’agissait là d’un fardeau pour lequel il était mal préparé : dans les montagnes de livres qu’il avait étudiés durant ces trois ans, pas un mot ne concernait la situation où il se trouvait maintenant. Takuan en personne avait craint de se trouver mêlé à cette affaire entre lui et Otsū. Le moine avait-il voulu dire que seules, les relations entre hommes et femmes devaient être résolues par les personnes en cause ? Voulait-il dire qu’aucune règle ne s’y appliquait, comme elles s’appliquaient dans l’Art de la guerre ? Qu’il n’y avait aucune stratégie infaillible, aucun moyen de gagner ? Ou bien s’agissait-il pour Musashi d’une épreuve, d’un problème que seul Musashi serait capable de résoudre ?
Perdu dans ses pensées, il baissait les yeux vers l’eau qui coulait sous le pont.
Otsū leva les siens vers son visage, maintenant calme et lointain.
— ... Je peux venir, n’est-ce pas ? supplia-t-elle. Le boutiquier m’a promis de me laisser partir quand je voudrais. Je vais tout lui expliquer, et faire mes paquets. Je reviens dans une minute.
Musashi couvrit sa petite main blanche, qui reposait sur le parapet, avec la sienne.
— Ecoute, dit-il plaintivement. Je te supplie de réfléchir un instant.
— Réfléchir à quoi ?
— Je te l’ai dit. Je viens de devenir un homme nouveau. J’ai passé trois années dans ce trou moisi. J’ai lu des livres. J’ai pensé. J’ai crié, pleuré. Puis, soudain, une lumière s’est levée. J’ai compris ce que cela veut dire que d’être humain. Je porte un nouveau nom, Miyamoto Musashi. Je veux me consacrer à l’entraînement et à la discipline. Je veux passer tous les instants de tous les jours à travailler à mon amélioration personnelle. Je sais maintenant jusqu’où il me faut aller. Si tu choisis de lier ta vie à la mienne, jamais tu ne seras heureuse. Il n’y aura que des épreuves, et cela ne deviendra pas plus facile avec le temps. Cela deviendra de plus en plus difficile.
— Quand tu parles ainsi, je me sens plus proche de toi que jamais. J’ai maintenant la conviction que j’avais raison. J’ai trouvé le meilleur homme que je pouvais jamais trouver, même en cherchant tout le restant de mes jours.
Il vit qu’il faisait fausse route.
— Je regrette, je ne puis t’emmener avec moi.
— Eh bien, alors, je me contenterai de te suivre. Aussi longtemps que je ne gêne pas ton entraînement, quel mal y a-t-il à cela ? Tu ne sauras pas même que je suis là.
Musashi ne savait que répondre.
— ... Je ne t’ennuierai pas. Je te le promets.
Il gardait le silence.
— ... Alors, ça va, n’est-ce pas ? Attends-moi ici ; je reviens dans une seconde. Et je serai furieuse si tu essaies de t’échapper.
Otsū s’élança vers la boutique de vannerie.
Musashi pensa tout planter là et s’élancer lui aussi, dans la direction opposée. Il en avait bien la volonté mais ses pieds restaient cloués au sol.
Otsū, se retournant, cria :
— ... Souviens-toi, n’essaie pas de t’échapper !
Elle sourit en montrant ses fossettes, et Musashi, par inadvertance, fit « oui » de la tête. Satisfaite de ce signe, elle disparut dans la boutique.
S’il voulait s’enfuir, c’était le moment. Son esprit le lui disait, mais son corps se trouvait encore entravé par les jolies fossettes et les yeux suppliants d’Otsū. Qu’elle était donc charmante ! Certes, personne au monde, à l’exception de sa sœur, ne l’aimait à ce point. Et elle ne lui déplaisait pas.
Il regarda le ciel, il regarda l’eau, désespérément agrippé au parapet, troublé, confus. Bientôt, de minuscules morceaux de bois, tombés du pont, se mirent à flotter dans le courant.
Otsū reparut sur le pont ; elle portait des sandales neuves en paille, des guêtres jaune clair et un grand chapeau de voyage, attaché sous le cou par un ruban cramoisi. Jamais elle n’avait été plus belle.
Mais Musashi avait disparu.
Elle poussa un cri d’étonnement, et fondit en larmes. Puis son regard tomba sur l’endroit du parapet d’où les copeaux de bois s’étaient détachés. Là, gravé avec la pointe d’un poignard, un message se lisait clairement : « Pardonne-moi. Pardonne-moi. »