Tous ceux qui étudiaient les arts martiaux avaient entendu parler du Hōzōin. Pour un homme qui se prétendait un étudiant sérieux, le citer comme un simple temple parmi d’autres suffisait à le faire considérer comme un imposteur. Il était aussi bien connu de la population locale ; pourtant, chose assez curieuse, rares étaient ceux qui connaissaient le beaucoup plus important Reposoir de Shōsōin, et sa collection sans prix d’objets d’art anciens.
Le temple s’élevait sur la colline Abura dans une épaisse et vaste forêt de cryptomerias. C’était juste le genre d’endroit que pouvaient habiter les lutins. Là se trouvaient aussi des vestiges des gloires de la période Nara – les ruines d’un temple, le Ganrin’in, et des énormes bains publics édifiés par l’impératrice Kōmyō pour les pauvres ; mais aujourd’hui, il n’en subsistait que les fondations qu’on devinait à travers la mousse et les mauvaises herbes.
Musashi n’eut aucune peine à se faire indiquer la colline Abura ; mais une fois là, il regarda autour de lui, désorienté, car beaucoup d’autres temples se nichaient dans la forêt. Les cryptomerias, ayant survécu à l’hiver, avaient été baignés par les premières pluies du printemps, et leurs feuilles présentaient maintenant leur teinte la plus foncée. Au-dessus d’eux, l’on devinait dans le crépuscule proche les douces courbes féminines du mont Kasuga. Un brillant soleil éclairait encore les montagnes éloignées.
Aucun de ces temples n’avait l’air d’être le bon ; pourtant, Musashi alla de portail en portail examiner les écriteaux où leurs noms se trouvaient inscrits. Il avait le Hōzōin si présent à l’esprit que lorsqu’il vit l’écriteau de l’Ozōin, il se trompa d’abord étant donné que seul, le premier caractère, l’Ô, différait. Il eut beau s’apercevoir aussitôt de son erreur, il jeta un coup d’œil à l’intérieur. L’Ozōin semblait appartenir à la secte Nichiren ; pour autant que Musashi le savait, le Hōzōin était un temple Zen, sans rapport avec Nichiren.
Comme il se tenait là, un jeune moine qui rentrait à l’Ozōin passa à côté de lui en le considérant d’un air soupçonneux.
Musashi se découvrit et dit :
— Puis-je vous demander quelques renseignements ?
— Que voulez-vous savoir ?
— Ce temple s’appelle bien l’Ozōin ?
— Oui. C’est indiqué sur l’écriteau.
— L’on m’a dit que le Hōzōin se trouvait sur la colline Abura. C’est bien vrai ?
— Il se trouve juste derrière ce temple. Vous y allez pour une passe d’armes ?
— Oui.
— Alors, permettez-moi de vous donner un conseil. Renoncez-y.
— Pourquoi cela ?
— C’est dangereux. Je comprends qu’un estropié de naissance aille s’y faire redresser les jambes, mais je ne vois aucune raison pour que quelqu’un qui a de bons membres bien droits aille s’y faire estropier.
Le moine était bien bâti et différent des moines Nichiren habituels. Selon lui, le nombre des apprentis guerriers était devenu tel que même le Hōzōin en était arrivé à les considérer comme un fléau. Le temple était, après tout, un sanctuaire consacré à la lumière de la Loi de Bouddha, comme son nom l’indiquait. Son propos véritable était la religion. Les arts martiaux ne constituaient qu’une occupation secondaire, pour ainsi dire.
Kakuzenbō In’ei, le précédent abbé, avait souvent visité Yagyū Muneyoshi. Par suite de ses relations avec Muneyoshi et avec le seigneur Kōizumi d’Ise, ami de Muneyoshi, il s’était intéressé aux arts martiaux, et avait fini par faire un passe-temps de l’escrime. A partir de quoi, il avait inventé de nouvelles façons d’utiliser la lance, ce qui, Musashi le savait déjà, constituait l’origine du Style Hōzōin, fort prisé.
In’ei, maintenant âgé de quatre-vingt-quatre ans, était complètement sénile. Il ne voyait presque personne. Même quand par extraordinaire il recevait un visiteur, il était incapable de tenir une conversation ; il ne pouvait que s’asseoir en faisant de sa bouche édentée des mouvements inintelligibles. Il semblait ne rien comprendre à ce qu’on lui disait. Quant à la lance, il n’en gardait aucun souvenir.
— ... Vous voyez donc, conclut le moine après avoir expliqué tout cela, qu’il ne vous servirait pas à grand-chose d’y aller. Vous ne pourriez probablement pas rencontrer le maître, et même si vous le rencontriez vous n’apprendriez rien.
Ses manières brusques montraient clairement qu’il avait hâte de se débarrasser de Musashi.
Conscient de n’être point pris au sérieux, Musashi insista pourtant :
— J’ai entendu parler d’In’ei, et je sais que ce que vous dites de lui est vrai. Mais j’ai aussi appris qu’un prêtre appelé Inshun lui a succédé. L’on dit qu’il étudie encore, mais qu’il connaît déjà tous les secrets du Style Hōzōin. D’après ce que l’on m’a dit, bien qu’il ait déjà de nombreux élèves, il ne refuse jamais de guider quiconque vient le voir.
— Oh ! Inshun... dit le moine avec dédain. Il n’y a rien de vrai dans ces rumeurs. Inshun est en réalité un élève de l’abbé de l’Ozōin. Une fois qu’In’ei a commencé de trahir son âge, notre abbé a estimé qu’il serait honteux pour la réputation du Hōzōin d’aller à vau-l’eau ; il a donc enseigné à Inshun les secrets du combat à la lance – ce que lui-même avait appris d’In’ei ; après quoi, il a veillé à ce qu’Inshun devînt abbé.
— Je vois, dit Musashi.
— Mais vous voulez toujours aller là-bas ?
— Mon Dieu, j’ai fait tout ce trajet...
— Oui, bien sûr.
— Vous avez dit que cela se trouve derrière ce temple-ci. Vaut-il mieux passer par la gauche ou par la droite ?
— Ni l’une, ni l’autre. Vous aurez beaucoup plus vite fait de traverser tout droit notre temple. Vous ne pouvez pas vous tromper.
Musashi, l’ayant remercié, dépassa les cuisines du temple vers l’arrière de l’enceinte, laquelle avec son bûcher, un magasin à vivres et un jardin potager d’environ un arpent, ressemblait fort à une cour de ferme cossue. Au-delà du jardin, il vit le Hōzōin.
Tandis qu’il foulait le sol meuble entre des rangs de colza, de radis et de ciboule, il remarqua d’un côté un vieil homme en train de sarcler. Courbé sur sa houe, il en considérait le fer avec intensité. Musashi ne voyait de sa face qu’une paire de sourcils neigeux, et si l’on exceptait le heurt de la houe contre les cailloux, le silence était complet.
Musashi se dit que le vieillard devait être un moine de l’Ozōin. Il ouvrit la bouche pour lui parler, mais l’homme était si absorbé dans son travail qu’il paraissait grossier de le déranger.
Pourtant, comme il le dépassait en silence, il s’aperçut soudain que le vieux fixait du coin de l’œil les pieds de Musashi. Bien que l’autre ne bougeât ni ne parlât, Musashi se sentait attaqué par une force terrifiante – une force pareille à l’éclair qui déchire les nuées. Il ne s’agissait pas là d’un songe éveillé. Il sentait véritablement la force mystérieuse lui percer le corps ; épouvanté, il sauta en l’air. Il brûlait de la tête aux pieds comme s’il venait d’éviter de justesse le coup mortel d’un sabre ou d’une lance.
Regardant par-dessus son épaule, il constata que le bossu se trouvait toujours tourné vers lui ; la houe continuait son va-et-vient ininterrompu. Que signifiait donc toute cette histoire ? se demanda-t-il, ébahi par la force qui l’avait frappé.
Il se retrouva devant le Hōzōin, sa curiosité intacte. En attendant qu’un serviteur se présentât, il songeait : « Inshun devrait être encore un jeune homme. Le moine disait qu’In’ei était sénile et qu’il ne se rappelait plus rien de la lance, mais je me demande... » L’incident du jardin restait gravé à l’arrière-plan de sa pensée.
Il appela encore à deux reprises, fortement, mais seul lui répondit l’écho des arbres environnants. Il remarqua un vaste gong, à côté de l’entrée, et le frappa. Presque aussitôt, on lui répondit des profondeurs du temple.
Un prêtre vint à la porte. Il était fort et musclé ; eût-il été l’un des prêtres-guerriers du mont Hiei, il aurait bien pu commander un bataillon. Habitué à recevoir jour après jour des gens tels que Musashi, il lui jeta un bref coup d’œil et dit :
— Vous êtes un shugyōsha ?
— Oui.
— Quel est le motif de votre visite ?
— Je voudrais rencontrer le maître.
Le prêtre dit : « Entrez » et fit un geste vers la droite de la porte, conseillant indirectement à Musashi de se laver les pieds au préalable. Il y avait là un tonneau qui débordait de l’eau fournie par un tuyau de bambou, et, en désordre, une dizaine de paires de sandales usées et sales.
Musashi suivit le prêtre le long d’un large corridor sombre, et fut introduit dans une antichambre. Là, on lui dit d’attendre. Une odeur d’encens flottait dans l’air ; par la fenêtre, Musashi voyait les larges feuilles d’un bananier. Hormis les façons désinvoltes du géant qui l’avait introduit, rien ne trahissait quoi que ce fût d’insolite.
Le prêtre revint, lui tendit un registre et un encrier, et lui dit :
— ... Inscrivez votre nom, où vous avez travaillé, et quel style vous pratiquez.
Il parlait comme un maître à un enfant.
Le registre avait pour titre : « Listes des personnes venues étudier dans ce temple. Régisseur de l’Hōzōin. » Musashi ouvrit le livre et parcourut les noms, chacun inscrit à la date où le samouraï ou l’étudiant s’était présenté. En copiant la manière de la dernière inscription, il nota les renseignements demandés mais omit le nom de son maître.
Le prêtre, bien entendu, s’intéressait surtout à cela.
La réponse de Musashi était essentiellement celle qu’il avait donnée à l’Ecole Yoshioka. Il avait pratiqué l’usage du bâton sous les ordres de son père, « sans y travailler très dur ». Depuis qu’il s’était décidé à étudier pour de bon, il avait pris pour maître toute chose au monde, ainsi que les exemples proposés par ses prédécesseurs à travers tout le pays. Il terminait en disant : « J’en suis encore à apprendre. »
— Hum... Vous le savez déjà sans doute, mais depuis l’époque de notre premier maître le Hōzōin est célèbre en tout lieu pour ses techniques à la lance. Les combats qui se pratiquent ici sont violents, et il n’y a pas d’exception. Avant d’aller plus loin, peut-être feriez-vous mieux de lire ce qui est écrit au début du registre.
Musashi prit le livre, l’ouvrit et lut le règlement, qu’il avait précédemment sauté. Cela disait : « Etant venu ici pour étudier, je décharge le temple de toute responsabilité dans le cas où je serais physiquement blessé ou tué. »
— Je suis d’accord, dit Musashi avec un léger sourire, car cela allait de soi pour qui voulait devenir un guerrier.
— Très bien. Par ici.
Le dōjō était immense. Les moines devaient lui avoir sacrifié une salle de cours ou quelque autre vaste pièce du temple. Musashi n’avait jamais vu de salle ayant des colonnes d’une telle circonférence ; il remarqua aussi des traces de peinture, feuilles d’or et apprêt au blanc de Chine sur la charpente de traverse – toutes choses que d’ordinaire on ne rencontre pas dans les salles d’exercice.
Il n’était pas le seul visiteur. Plus de dix apprentis guerriers se trouvaient assis en train d’attendre, avec un nombre égal d’apprentis prêtres. A quoi s’ajoutaient bon nombre de samouraïs qui paraissaient être de simples observateurs. Tous regardaient avec passion deux lanciers qui s’exerçaient au combat. Nul n’accorda le moindre coup d’œil à Musashi tandis qu’il s’asseyait dans un coin.
D’après un écriteau fixé au mur, si quelqu’un voulait se battre avec des lances véritables on accepterait le défi ; mais pour le moment les combattants se servaient de longues perches de chêne destinées à l’exercice. Pourtant, un coup de ces perches pouvait être extrêmement douloureux, voire fatal.
L’un des combattants finit par être jeté en l’air ; comme il regagnait son siège en boitant, vaincu, Musashi s’aperçut que sa cuisse avait déjà enflé jusqu’à atteindre la grosseur d’un tronc d’arbre. Incapable de s’asseoir, il se laissa tomber maladroitement sur un genou en étendant devant lui la jambe blessée.
— Au suivant ! appela l’autre combattant, un prêtre particulièrement arrogant.
Les manches de sa robe étaient attachées derrière lui ; son corps entier – jambes, bras, épaules et jusqu’à son front – semblait formé de muscles saillants. La perche de chêne qu’il tenait verticalement avait au moins trois mètres de long.
Un homme qui paraissait être l’un des nouveaux arrivants de ce jour-là releva le défi. Il retroussa ses manches avec une lanière de cuir et s’avança sur la piste. Le prêtre se tenait immobile tandis que son adversaire allait vers le mur choisir une hallebarde, et venait l’affronter. Selon la coutume ils s’inclinèrent ; mais à peine l’avaient-ils fait que le prêtre émit un hurlement de chien sauvage en donnant un violent coup de perche sur le crâne de son adversaire.
— Au suivant ! cria-t-il en revenant à sa position première.
Ce fut tout : l’autre avait son compte. Bien qu’il ne semblât pas mort encore, la simple action de lever la tête au-dessus du sol était au-dessus de ses forces. Deux des élèves-prêtres le ramenèrent en le traînant par les manches et la taille de son kimono. Par terre, derrière lui, s’étirait un filet de salive mêlée de sang.
— Au suivant ! cria de nouveau le prêtre, plus hargneux que jamais.
D’abord, Musashi crut que c’était Inshun, le maître de la seconde génération ; mais les hommes assis autour de lui répondirent que non, il s’agissait d’Agon, l’un des plus anciens disciples, nommés les « sept piliers du Hōzōin ». Inshun lui-même, ajoutèrent-ils, n’avait jamais besoin de se livrer à une passe d’armes, car les adversaires étaient toujours vaincus par un de ceux-là.
— Il n’y a personne d’autre ? rugit Agon, qui tenait maintenant horizontalement sa lance d’exercice.
Le régisseur bien bâti examinait son registre et les visages des hommes en train d’attendre. Il en désigna un.
— Non, pas aujourd’hui... Je reviendrai une autre fois.
— Et vous ?
— Non. Je ne me sens pas bien à la hauteur aujourd’hui.
L’un après l’autre ils se défilèrent, jusqu’à ce que Musashi vît le doigt le désigner.
— Et vous ?
— S’il vous plaît.
— « S’il vous plaît » ? Qu’entendez-vous par là ?
— J’entends par là que j’aimerais combattre.
Tous les yeux se rassemblèrent sur Musashi tandis qu’il se levait. L’orgueilleux Agon s’était retiré de la piste ; il causait et riait avec un groupe de prêtres ; mais quand il apprit qu’on lui avait trouvé un autre adversaire, il eut une expression d’ennui et dit paresseusement :
— Que quelqu’un me remplace.
— Allez-y, insistèrent-ils. Il n’y en a plus qu’un.
Agon céda et regagna nonchalamment le centre de la piste. Une fois de plus, il saisit la perche de bois noir et luisant qui lui semblait totalement familière. En succession rapide, il se mit en position d’attaque, tourna le dos à Musashi, et s’élança au pas de charge dans l’autre direction.
— Yah-h-h-h !
Poussant un cri furieux, il se précipita vers le mur du fond, et jeta méchamment sa lance à un endroit qui servait aux exercices. On venait de remplacer les planches ; pourtant, malgré l’élasticité du bois neuf, la lance sans fer d’Agon passa droit au travers.
— ... Yow-w-w !
Son grotesque cri de triomphe se répercuta à travers la salle, tandis qu’il dégageait sa lance et revenait en dansant plutôt qu’en marchant vers Musashi ; son corps musculeux fumait. Prenant position à quelque distance, il considéra férocement son dernier adversaire. Musashi s’était avancé avec son seul sabre de bois ; il se tenait absolument immobile, l’air un peu surpris.
— ... Prêt ! cria Agon.
Un rire mordant se fit entendre de l’autre côté de la fenêtre, et une voix dit :
— Agon, ne fais pas l’idiot ! Regarde, espèce de lourdaud stupide, regarde ! Ce n’est pas à une planche que tu es sur le point de t’attaquer.
Sans changer de posture, Agon regarda vers la fenêtre.
— Qui est là ? vociféra-t-il.
Le rire continua ; alors apparurent, au-dessus du rebord de la fenêtre, un crâne luisant et une paire de sourcils neigeux.
— Ça ne te vaudra rien, Agon. Pas cette fois. Laisse cet homme attendre jusqu’à après-demain le retour d’Inshun.
Musashi, qui avait lui aussi tourné la tête en direction de la fenêtre, vit que la face était celle du vieillard qu’il avait vu en arrivant au Hōzōin ; mais à peine s’en était-il rendu compte que la tête disparut.
Agon tint compte de l’avertissement du vieux en ceci qu’il desserra les doigts autour de son arme ; mais à peine ses yeux se posèrent-ils de nouveau sur Musashi qu’il poussa un juron dans la direction de la fenêtre maintenant vide... et ignora le conseil qu’il avait reçu.
Comme Agon resserrait les doigts sur sa lance, Musashi lui demanda pour la forme :
— Etes-vous prêt, maintenant ?
Cette sollicitude mit Agon en fureur. Il avait des muscles d’acier ; quand il sautait, c’était avec une impressionnante légèreté. Ses pieds semblaient par terre et en l’air à la fois, frémissant comme le clair de lune sur les vagues de l’océan.
Musashi se tenait parfaitement immobile ; du moins le paraissait-il. Son attitude n’avait rien d’exceptionnel ; il tendait son sabre avec les deux mains ; mais, étant un peu plus petit que son adversaire et moins visiblement musclé, il avait l’air presque insouciant. La grande différence était dans les yeux. Ceux de Musashi avaient l’acuité de ceux d’un oiseau.
Agon secoua la tête, peut-être pour se débarrasser de la sueur qui lui ruisselait du front – ou des paroles d’avertissement du vieux. S’étaient-elles gravées dans son esprit ? Essayait-il de les en chasser ? Quelle qu’en fût la raison, il était extrêmement agité. Il changea plusieurs fois de position pour essayer d’attirer Musashi ; mais ce dernier demeura immobile.
La botte d’Agon s’accompagna d’un cri perçant. Dans le fragment de seconde qui décida de la rencontre, Musashi para et contre-attaqua.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Les autres prêtres s’élancèrent en foule, et formèrent un cercle noir autour d’Agon. Au milieu de la confusion générale, quelques-uns trébuchèrent sur sa lance d’exercice, et s’étalèrent.
Un prêtre se dressa, les mains et la poitrine ensanglantées, criant :
— Des médicaments ! Apportez les médicaments. Vite !
— Vous n’aurez pas besoin de médicaments.
C’était le vieux, entré par la grande porte, et qui ne fut pas long à comprendre ce qui se passait. Il prit une expression revêche.
— ... Si j’avais cru que des médicaments le sauveraient, je n’aurais pas tenté de l’arrêter. L’imbécile !
Nul ne prêtait la moindre attention à Musashi. Pour faire quelque chose, il se rendit à la grande porte et commença de mettre ses sandales.
Le vieux le suivit.
— Hé là, vous ! dit-il.
Musashi répondit par-dessus son épaule :
— Oui ?
— Je voudrais avoir une petite conversation avec vous. Rentrez.
Il mena Musashi à une pièce située derrière la salle d’entraînement : une simple cellule carrée, dont la seule ouverture pratiquée était la porte.
Une fois qu’ils furent assis, le vieux déclara :
— ... Il serait plus convenable que l’abbé vînt vous saluer mais il est en voyage, et ne reviendra pas avant deux ou trois jours. Je le représenterai donc.
— C’est fort aimable à vous, dit Musashi en inclinant la tête. Je vous remercie du bon entraînement que j’ai reçu aujourd’hui, mais je dois vous présenter mes excuses pour la façon malheureuse dont cela s’est terminé...
— A quoi bon ? C’est la vie. Il faut être prêt à accepter cela avant de combattre. Ne vous tracassez pas.
— Comment vont les blessures d’Agon ?
— Il est mort sur le coup, dit le vieux.
Le souffle de ses paroles atteignit comme un vent glacé le visage de Musashi.
— Il est mort ?
Il se dit à lui-même : « Alors, ça recommence ! » Encore une existence tranchée par son sabre de bois. Il ferma les yeux, et dans son cœur invoqua le nom du Bouddha comme il l’avait fait dans le passé en de semblables circonstances.
— Jeune homme !
— Oui, monsieur.
— Vous vous nommez bien Miyamoto Musashi ?
— Oui.
— Sous la direction de qui avez-vous étudié les arts martiaux ?
— Je n’ai pas eu de maître au sens ordinaire du terme. Mon père m’a enseigné l’usage du bâton quand j’étais petit. Depuis, j’ai emprunté un certain nombre d’éléments à des samouraïs plus âgés dans diverses provinces. J’ai aussi passé quelque temps à parcourir la campagne ; je considère que les monts et les fleuves ont été mes maîtres, eux aussi.
— Vous semblez avoir l’attitude qu’il faut. Mais vous êtes si fort ! Beaucoup trop fort !
Prenant cela pour un compliment, Musashi rougit et dit :
— Oh ! non ! Je ne suis pas encore au point. Je n’arrête pas de commettre des erreurs.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Votre force constitue votre défaut. Il faut apprendre à la dominer, devenir plus faible.
— Plaît-il ? demanda Musashi, perplexe.
— Rappelez-vous qu’il y a peu de temps vous avez traversé le jardin potager, où je travaillais.
— Oui.
— En me voyant, vous vous êtes écarté d’un bond, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Pourquoi donc avez-vous fait cela ?
— Mon Dieu, je ne sais pourquoi je me figurais que vous risquiez d’utiliser votre houe comme une arme pour m’en frapper les jambes. Et puis, votre attention avait beau paraître concentrée sur la terre, je sentais que vos yeux me transperçaient le corps entier. Je sentais dans ce regard quelque chose de meurtrier, comme si vous cherchiez mon point faible... pour l’attaquer.
Le vieux se mit à rire.
— C’était le contraire. Quand vous étiez encore à quinze mètres de moi, j’ai senti dans l’atmosphère ce que vous appelez « quelque chose de meurtrier ». Je l’ai senti au bout de ma houe... voilà à quel point votre humeur combative et votre ambition se manifestent dans chacun de vos actes. Je savais que je devais être prêt à me défendre... Si l’un des paysans du coin était passé près de moi, je n’aurais pas été moi-même plus qu’un vieil homme en train de cultiver ses légumes. Certes, vous avez senti de l’agressivité en moi, mais ce n’était qu’un reflet de la vôtre.
Musashi avait donc eu raison de penser, avant même leur premier échange de paroles, qu’il ne s’agissait pas là d’un homme ordinaire. Il éprouvait maintenant de manière aiguë le sentiment que le prêtre était le maître, et lui l’élève. Son attitude envers le vieillard au dos voûté en acquit la déférence qui s’imposait.
— Je vous remercie de la leçon que vous m’avez donnée. Puis-je vous demander votre nom et quelle position vous occupez dans ce temple ?
— Oh ! je n’appartiens pas au Hōzōin. Je suis l’abbé de l’Ozōin. Je m’appelle Nikkan.
— Je vois.
— Je suis un vieil ami d’In’ei, et comme il étudiait l’usage de la lance, j’ai résolu de l’étudier en même temps que lui. Plus tard, je suis revenu là-dessus. Maintenant, jamais plus je ne touche à cette arme.
— Ce qui veut dire, je suppose, qu’Inshun, l’actuel abbé de ce temple-ci, est votre disciple.
— Oui, l’on pourrait présenter ainsi les choses. Mais les prêtres ne devraient pas avoir besoin d’armes, et je considère comme un malheur que le Hōzōin soit devenu célèbre pour un art martial, plutôt que pour sa ferveur religieuse. Toutefois, certaines gens estimaient qu’il serait dommage de laisser disparaître le Style Hōzōin ; aussi l’ai-je enseigné à Inshun. Et à nul autre.
— Je me demande si vous me laisseriez séjourner dans votre temple jusqu’au retour d’Inshun.
— Avez-vous l’intention de le provoquer au combat ?
— Mon Dieu, puisque je suis là, j’aimerais voir comment le principal maître se sert de sa lance.
Nikkan secoua une tête réprobatrice.
— C’est une perte de temps. Il n’y a rien à apprendre ici.
— Vraiment ?
— Vous avez déjà vu l’art de la lance au Hōzōin, là, tout de suite, en combattant Agon. Qu’avez-vous besoin de voir d’autre ? Si vous voulez en apprendre davantage, regardez-moi. Regardez-moi dans les yeux.
Nikkan leva les épaules, tendit légèrement la tête, et regarda fixement Musashi. L’on eût dit que ses yeux allaient jaillir de leurs orbites. Tandis que Musashi plongeait ses regards dans les siens, les pupilles de Nikkan brillèrent d’abord d’une flamme de corail, puis acquirent peu à peu une profondeur azurée. Cet éclat brûlait et engourdissait l’esprit de Musashi. Il détourna les yeux. Le rire de Nikkan crépitait.
Il ne relâcha son regard que lorsqu’un jeune prêtre entra et lui chuchota quelque chose.
— Apporte-le ici, ordonna-t-il.
Bientôt, le jeune prêtre revint avec un plateau et un récipient rond en bois, plein de riz ; Nikkan versa du riz dans un bol. Il le donna à Musashi.
— ... Je vous recommande le gruau de thé et les légumes au vinaigre. Au Hōzōin, il est d’usage d’en servir à tous ceux qui viennent étudier ; ne vous croyez donc pas favorisé. Ils font leurs propres marinades – appelées marinades du Hōzōin, en fait : concombres farcis de basilic et de poivre rouge. Je crois qu’ils vous plairont.
Tout en prenant ses baguettes, Musashi sentit de nouveau sur lui le regard aigu et perçant de Nikkan. Il ignorait alors si cette intensité provenait de la personne du prêtre, ou s’il était une réponse à quelque chose qu’il émettait lui-même. Tandis qu’il mordait dans un concombre, il eut l’impression que le poing de Takuan allait de nouveau le frapper, ou peut-être que la lance proche du seuil allait voler sur lui.
Quand il eut terminé un bol de riz mêlé de thé et deux concombres, Nikkan lui demanda :
— ... En voulez-vous encore ?
— Non, merci. J’en ai eu beaucoup.
— Que dites-vous des marinades ?
— Excellentes, merci.
Même une fois parti, la brûlure du poivre rouge sur la langue de Musashi fut la seule chose qu’il put se rappeler du goût des marinades. Et ce n’était pas l’unique brûlure qu’il ressentait car il partit avec la conviction que d’une façon quelconque il venait d’essuyer une défaite. « J’ai perdu, se marmonnait-il à lui-même en marchant lentement à travers un bosquet de cryptomerias. J’ai été surclassé ! » Dans la faible clarté, des ombres fugitives traversèrent son chemin : un petit troupeau de cervidés effrayés par ses pas.
« Quand il ne s’agissait que de force physique, j’ai gagné ; mais je suis parti de là-bas avec un sentiment de défaite. Pourquoi ? N’ai-je gagné au-dehors que pour perdre au-dedans ? »
Il se rappela soudain Jōtarō, et revint sur ses pas au Hōzōin, où la lumière brûlait encore. Lorsqu’il se présenta, le prêtre qui gardait la porte passa la tête et dit négligemment :
— Qu’y a-t-il ? Vous avez oublié quelque chose ?
— Oui. Demain ou après-demain, je suppose que quelqu’un viendra ici à ma recherche. En ce cas, voudrez-vous lui dire que je séjournerai près de l’étang de Sarusawa ? Il devra me demander dans les auberges de là-bas.
— Très bien.
Etant donné la désinvolture de la réponse, Musashi crut devoir ajouter :
— Il s’agit d’un jeune garçon. Il s’appelle Jōtarō. Il est tout jeune ; je vous prie donc de lui faire bien clairement la commission.
Tout en foulant de nouveau le sentier qu’il avait pris plus tôt, Musashi se marmonnait à lui-même : « Voilà qui prouve bien que j’ai perdu. J’ai même oublié de laisser un message pour Jōtarō. J’ai été battu par le vieil abbé ! » L’abattement de Musashi persistait. Il avait eu beau gagner contre Agon, la seule chose qui restait gravée dans son esprit était le sentiment d’immaturité qu’il avait éprouvé en présence de Nikkan. Comment pourrait-il jamais devenir un grand homme d’épée, le plus grand de tous ? Telle était la question qui l’obsédait jour et nuit, et la rencontre d’aujourd’hui l’avait laissé au comble de la dépression.
Au cours des vingt dernières années environ, la zone située entre l’étang de Sarusawa et le cours inférieur de la rivière Sai s’était bâtie de façon régulière ; il y avait là tout un fouillis de maisons, d’auberges et de boutiques neuves. Peu auparavant seulement, Okubo Nagayasu était venu gouverner la ville pour le compte des Tokugawas, et avait établi à proximité ses locaux administratifs. Au centre de la ville se trouvait l’établissement d’un Chinois que l’on disait être un descendant de Lin Ho-ching ; il avait fait de si bonnes affaires avec ses boulettes farcies qu’il était en train d’agrandir sa boutique en direction de l’étang.
Musashi s’arrêta au milieu des lumières du quartier le plus animé, et se demanda où loger. Les auberges abondaient, mais il devait faire attention à ses dépenses ; en même temps, il désirait choisir un endroit qui ne fût pas trop éloigné du centre, pour permettre à Jōtarō de le trouver sans difficulté.
Il venait de manger au temple ; pourtant, l’odeur des boulettes farcies lui donna faim de nouveau. Il entra dans la boutique, s’assit et s’en commanda toute une platée. Quand elles arrivèrent, il observa que le nom de Lin était imprimé à la base des boulettes. A la différence des marinades épicées du Hōzōin, les boulettes avaient un goût savoureux.
La jeune fille qui lui versait le thé lui demanda poliment :
— Où avez-vous l’intention de loger ce soir ?
Musashi, qui connaissait mal le quartier, sauta sur l’occasion d’exposer sa situation et de demander conseil. Elle lui dit qu’un parent du patron tenait une pension de famille où il serait le bienvenu ; et, sans attendre sa réponse, elle s’éloigna en trottinant. Elle revint avec une femme assez jeune, dont les sourcils rasés indiquaient qu’elle était mariée – vraisemblablement l’épouse du patron.
La pension de famille se trouvait dans une allée tranquille, non loin du restaurant ; il semblait s’agir d’une demeure ordinaire qui accueillait parfois des hôtes. La patronne dépourvue de sourcils, qui lui avait montré le chemin, frappa légèrement à la porte, puis se tourna vers Musashi en murmurant :
— C’est la maison de ma sœur aînée ; aussi, ne vous inquiétez pas des pourboires...
La servante sortit de la maison, et les deux femmes chuchotèrent entre elles durant quelques instants. Apparemment satisfaite, la servante mena Musashi au deuxième étage.
La chambre et son mobilier étaient trop luxueux pour une auberge ordinaire, ce qui rendit Musashi un peu mal à son aise. Il se demanda pourquoi une maison aussi cossue prenait des pensionnaires, et interrogea là-dessus la servante ; mais elle se contenta de sourire sans répondre. Comme il avait déjà dîné, il prit son bain et se coucha ; mais la question lui trottait encore dans la tête au moment où il s’endormit.
Le lendemain matin, il dit à la servante :
— Quelqu’un doit venir me voir. Puis-je rester un jour ou deux jusqu’à son arrivée ?
— Bien entendu, répondit-elle, sans même interroger là-dessus la maîtresse de maison, qui vint bientôt le saluer elle-même.
C’était une belle femme d’une trentaine d’années, au teint satiné. Quand Musashi tenta de satisfaire sa curiosité sur la question de savoir pourquoi elle acceptait des pensionnaires, elle répondit en riant :
— A vrai dire, je suis veuve – mon mari était un acteur de Nō du nom de Kanze –, et j’ai peur de rester sans un homme à la maison, avec tous ces rōnins grossiers dans les parages.
Ensuite, elle expliqua que les rues avaient beau fourmiller de débits de boissons et de prostituées, bon nombre de samouraïs indigents ne se contentaient pas de ces distractions. Ils soutiraient des renseignements à la jeunesse locale, et s’attaquaient aux maisons où il n’y avait pas d’homme. Ils appelaient cela « aller voir les veuves ».
— En d’autres termes, dit Musashi, vous prenez des gens comme moi pour vous servir de gardes du corps ; je me trompe ?
— Mon Dieu, répondit-elle en souriant, comme je vous l’ai dit, il n’y a pas d’homme à la maison. Croyez bien que vous êtes libre de rester aussi longtemps que vous le voudrez.
— Je vous comprends parfaitement. J’espère que vous vous sentirez en sécurité tant que je serai là. Je n’ai qu’une seule demande à vous faire. J’attends un visiteur ; aussi, auriez-vous l’obligeance de mettre à la porte une pancarte avec mon nom dessus ?
La veuve, ravie de faire savoir qu’elle avait un homme chez elle, inscrivit « Miyamoto Musashi » sur une bande de papier qu’elle colla au montant du portail.
Jōtarō ne parut pas ce jour-là ; mais le lendemain, Musashi reçut la visite de trois samouraïs. Bousculant la servante qui protestait, ils grimpèrent droit à sa chambre. Musashi vit aussitôt qu’ils étaient de ceux qui se trouvaient présents au Hōzōin lorsqu’il avait tué Agon. Assis autour de lui comme des amis de toujours, ils se mirent à l’accabler de flatteries.
— Je n’ai jamais rien vu de pareil, disait l’un. Je suis sûr qu’il ne s’est jamais rien produit de tel au Hōzōin. Pensez donc ! Un visiteur inconnu arrive et, sans crier gare, abat l’un des « sept piliers ». Et pas n’importe lequel : le terrifiant Agon en personne. Un seul gémissement, et il crache le sang. On ne voit pas souvent des spectacles comme celui-là !
Un autre continua dans la même veine :
— Tout le monde en parle. Tous les rōnins se demandent qui peut bien être au juste ce Miyamoto Musashi. Mauvaise journée pour la réputation du Hōzōin.
— Comment, mais vous devez être la plus fine lame du pays !
— Et si jeune, avec ça !
— Ça ne fait aucun doute. Et vous deviendrez encore meilleur avec le temps.
— Puis-je vous demander comment il se fait qu’avec tous vos talents vous ne soyez que rōnin ? C’est un gaspillage de talents que de n’être pas au service d’un daimyō !
Ils se turent, juste le temps d’ingurgiter du thé et de dévorer des gâteaux avec entrain, tout en couvrant de miettes leurs genoux et le plancher.
Musashi, gêné par l’extravagance de leurs éloges, promenait les yeux de droite à gauche et de gauche à droite. Durant quelque temps, il écouta, le visage impassible, en se disant que tôt ou tard ils perdraient leur élan. Comme ils ne paraissaient pas vouloir changer de sujet, il prit l’initiative en leur demandant leurs noms.
— Oh ! excusez-moi. Je suis Yamazoe Dampachi. J’étais au service du seigneur Gamō, dit le premier.
— Je suis Otomo Banryū, dit son voisin. J’ai acquis la maîtrise du style Bokuden, et j’ai des tas de projets d’avenir.
— Je suis Yasukawa Yasubei, fit le troisième avec un petit rire, et je n’ai jamais été que rōnin, comme avant moi mon père.
Musashi se demandait pourquoi ils perdaient leur temps et le sien à parler pour ne rien dire. Comme il devenait clair qu’il ne le saurait pas sans les interroger, lorsqu’il y eut une nouvelle pause dans la conversation il dit :
— Je suppose que vous êtes venus pour une raison précise.
Ils feignirent la surprise à cette simple hypothèse, mais reconnurent bientôt qu’ils étaient venus accomplir ce qu’ils considéraient comme une mission très importante. Yasubei s’avança vivement, et dit :
— A la vérité, nous venons en effet pour une raison précise. Voyez-vous, nous nous proposons d’organiser un « divertissement » public au pied du mont Kasuga, et nous voulions vous en parler. Il ne s’agit pas d’une pièce ou de quoi que ce soit de ce genre. Nous pensons à une série d’affrontements qui informeraient les gens sur les arts martiaux, et en même temps leur donneraient matière à paris.
Il poursuivit en disant que déjà l’on dressait les estrades, et que cela s’annonçait fort bien. Ils estimaient toutefois qu’ils avaient besoin d’un autre homme : avec eux trois seulement, un samouraï vraiment fort risquait de se présenter et de les battre tous, ce qui voudrait dire que leur argent durement gagné s’évanouirait en fumée. Ils avaient décrété que Musashi était juste l’homme qu’il leur fallait. S’il acceptait de se joindre à eux, non seulement ils partageraient les bénéfices, mais lui paieraient la nourriture et le logement à l’époque des affrontements. De la sorte, il pourrait sans difficulté gagner vite de l’argent pour ses futurs voyages.
Musashi prêta une oreille un peu amusée à leurs cajoleries, mais au bout d’un moment il s’en lassa et les interrompit :
— Si c’est là tout ce que vous désirez, inutile d’en discuter. Cela ne m’intéresse pas.
— Mais pourquoi ? demanda Dampachi. Pourquoi cela ne vous intéresse-t-il pas ?
La colère juvénile de Musashi explosa.
— Je ne suis pas baladin ! déclara-t-il avec indignation. Et je mange avec des baguettes, non point avec mon sabre !
— Que voulez-vous dire par là ? protestèrent les trois autres, implicitement insultés.
— Vous ne comprenez donc pas, espèces d’idiots ? Je suis un samouraï, et j’ai l’intention de rester un samouraï. Dussé-je en mourir de faim. Et maintenant, dehors !
L’un des hommes tordit la bouche en un mauvais rictus ; un autre, rouge de colère, cria :
— Vous regretterez vos paroles !
Ils savaient bien qu’à eux trois réunis, ils ne faisaient pas le poids avec Musashi ; mais pour sauver la face ils sortirent avec fracas, l’air menaçant, en faisant de leur mieux pour donner l’impression qu’ils n’allaient pas en rester là.
Cette nuit-là, comme les quelques nuits précédentes, il y eut une lune laiteuse, légèrement voilée. La jeune maîtresse de maison, délivrée de son inquiétude tant que Musashi séjournait là, veilla à lui servir une exquise nourriture et du saké de bonne qualité. Il dîna en bas avec la famille, et le saké le mit en douce humeur.
Remonté dans sa chambre, il s’étendit par terre. Sa pensée revint bientôt à Nikkan.
« C’est humiliant », se dit-il.
Les adversaires qu’il avait vaincus, même ceux qu’il avait tués ou à demi tués, s’évanouissaient toujours de son esprit comme neige au soleil ; mais il ne pouvait oublier quiconque avait eu l’avantage sur lui en quoi que ce fût, et, par conséquent, tous ceux en lesquels il sentait une présence irrésistible. Les hommes de cette sorte le hantaient comme de vivants fantômes, et il songeait sans cesse au moyen de les éclipser un jour.
« Humiliant ! » répéta-t-il.
Il se prit la tête à deux mains pour réfléchir au moyen de l’emporter sur Nikkan, d’affronter sans faiblir ce regard inhumain. Depuis deux jours, cette question le rongeait. Non qu’il voulût à Nikkan aucun mal, mais il était amèrement déçu par lui-même.
« Est-ce que je ne vaux rien ? » se demandait-il avec tristesse. Ayant appris seul l’art du sabre, et par conséquent incapable d’évaluer objectivement sa propre force, il ne pouvait s’empêcher de douter de sa propre aptitude à acquérir jamais un pouvoir comme celui dont rayonnait le vieux prêtre.
Nikkan lui avait dit qu’il était trop fort, qu’il devait apprendre à devenir plus faible. Voilà qui le plongeait dans des abîmes de perplexité. Pour un guerrier, la force n’était-elle pas la plus importante des qualités ? N’était-elle pas ce qui rendait un guerrier supérieur aux autres ? Comment Nikkan la pouvait-il considérer comme un défaut ?
« Peut-être que le vieux coquin se moquait de moi, songeait Musashi. Peut-être qu’étant donné ma jeunesse il avait résolu de parler par énigmes à seule fin de me plonger dans la confusion pour s’amuser. Puis, après mon départ, il a bien ri. C’est possible. »
En des moments pareils, Musashi se demandait s’il avait été sage de lire tous ces livres, au château de Himeji. Jusque-là, il ne s’était jamais beaucoup soucié de réfléchir ; mais maintenant, à chaque événement qui se produisait, il n’avait de cesse qu’il en trouvât une explication satisfaisante pour son intellect. Auparavant, il avait agi par instinct ; à présent, il lui fallait comprendre la moindre chose avant de pouvoir l’accepter. Et cela s’appliquait non seulement à l’art du sabre, mais à la façon dont il envisageait l’humanité, la société.
Certes, la tête brûlée en lui avait été domptée. Et pourtant, Nikkan disait qu’il était « trop fort ». Sans doute voulait-il parler non de la force physique, mais du sauvage esprit combatif avec lequel Musashi était né. Le prêtre pouvait-il l’avoir véritablement perçu, ou le devinait-il ?
« La connaissance livresque n’est d’aucune utilité pour le guerrier, se disait-il afin de se rassurer. Si l’on se soucie trop de ce qu’autrui pense ou fait, on risque d’être lent à l’action. Eh quoi ? Si Nikkan lui-même fermait un instant les yeux et faisait un seul faux pas, il tomberait en pièces ! »
Un bruit de pas dans l’escalier interrompit sa rêverie. La servante parut, suivie de Jōtarō, sa peau sombre encore noircie par la saleté du voyage, mais ses cheveux de farfadet blancs de poussière. Musashi, sincèrement heureux de la diversion que lui apportait son jeune ami, l’accueillit à bras ouverts.
L’enfant se laissa tomber à terre, ses jambes sales étendues.
— Je suis fatigué ! soupira-t-il.
— Tu as eu du mal à me trouver ?
— Du mal ? J’ai failli renoncer. Je vous ai cherché partout !
— Tu n’as pas demandé au Hōzōin ?
— Si, mais ils ont répondu qu’ils ne vous connaissaient pas.
— Ah ! vraiment ? dit Musashi, les yeux rétrécis. Je leur ai pourtant spécifié que tu me trouverais près de l’étang de Sarusawa... Allons, je suis content que tu aies réussi.
— Voici la réponse de l’Ecole Yoshioka, dit Jōtarō en tendant à Musashi le tube de bambou. Je n’ai pu trouver Hon’iden Matahachi ; aussi ai-je demandé chez lui qu’on lui fasse la commission.
— Parfait. Maintenant, cours prendre un bain. On te donnera à dîner en bas.
Musashi sortit le message du tube, et le lut. Il disait que Seijūrō attendait impatiemment une « deuxième rencontre » ; si Musashi ne se présentait pas comme promis l’année suivante, on en conclurait qu’il avait eu peur. Seijūrō ferait en sorte que Musashi devînt la risée de Kyoto. Ces fanfaronnades étaient d’une écriture maladroite, vraisemblablement celle de quelqu’un d’autre que Seijūrō.
Musashi déchira la missive et la brûla ; les morceaux calcinés s’envolèrent comme autant de papillons noirs.
Seijūrō parlait d’une « rencontre », mais il était clair que ce serait plus que cela. Ce serait un combat à mort. L’an prochain, à la suite de cette lettre insultante, lequel des combattants finirait-il en cendres ?
Musashi trouvait tout naturel qu’un guerrier se contentât de vivre au jour le jour, sans jamais savoir le matin s’il verrait le crépuscule. Pourtant, l’idée qu’il risquait véritablement de mourir au cours de l’année suivante le tracassait un peu. Tant de choses lui restaient à faire ! Et d’abord, son brûlant désir de devenir un grand homme d’épée. Mais ce n’était pas tout. Jusqu’alors, songeait-il, il n’avait rien fait de ce que les gens font d’ordinaire au cours d’une existence.
A ce stade de sa vie, il avait encore la vanité de croire qu’il aimerait avoir des serviteurs – une foule de serviteurs – pour mener ses chevaux et porter ses faucons, tout comme Bokuden et le seigneur Kōizumi d’Ise. Il eût aimé aussi posséder une maison respectable, avec une bonne épouse et de fidèles domestiques. Il voulait être un bon maître, et jouir du confort chaleureux d’un foyer. Bien sûr, avant de s’établir, il brûlait en secret de connaître un grand amour. Durant toutes ces années où il n’avait pensé qu’à la Voie du samouraï, il était demeuré chaste. Il n’en était pas moins troublé par certaines des femmes qu’il voyait dans les rues de Kyoto et de Nara ; or, ce n’étaient pas leurs seules qualités esthétiques qui lui plaisaient ; il les désirait physiquement.
Sa pensée se tourna vers Otsū. Elle avait beau appartenir maintenant au lointain passé, il se sentait étroitement lié à elle. Combien de fois, alors qu’il souffrait de solitude ou de mélancolie, le vague souvenir de la jeune fille avait-il suffi à le consoler !
Il sortit bientôt de sa rêverie. Jōtarō l’avait rejoint, baigné, rassasié, fier d’avoir mené à bien sa mission. Assis, ses petites jambes croisées, les mains entre les genoux, il ne fut pas long à succomber à la fatigue. Bientôt, il dormit comme un bienheureux, la bouche ouverte. Musashi le mit au lit.
Au matin, l’enfant se leva avec les moineaux. Musashi aussi fut matinal : il entendait reprendre la route.
Comme il s’habillait, la veuve parut et dit d’un ton de regret :
— Vous avez l’air pressé de partir.
Elle portait dans ses bras des vêtements qu’elle lui offrit :
— ... Je vous ai cousu ces vêtements en guise de cadeau d’adieu : un kimono avec un mantelet. Je ne suis pas sûre qu’ils vous plairont, mais j’espère que vous les porterez.
Musashi la regarda, stupéfait. Ces vêtements étaient beaucoup trop coûteux pour qu’il les acceptât après n’avoir séjourné là que deux jours. Il essaya de refuser, mais la veuve insista :
— Non, il faut les prendre. De toute façon, ils n’ont rien de bien extraordinaire. Mon mari m’a laissé des tas de vieux kimonos et de costumes de Nō. Je n’en ai pas l’usage. J’ai cru devoir vous en donner. J’espère vraiment que vous ne refuserez pas. Maintenant que je les ai mis à votre taille, si vous ne les prenez pas ils seront bons à jeter.
Elle passa derrière Musashi, et tendit le kimono pour qu’il en enfilât les manches. En le mettant, il se rendit compte que la soie était de très bonne qualité, ce qui ne fit qu’augmenter sa gêne. La cape était particulièrement belle ; elle devait être importée de Chine. Elle était bordée de brocart d’or, doublée de crêpe de soie, et l’on avait teint en pourpre les attaches de cuir.
— ... Cela vous va parfaitement ! s’écria la veuve.
Jōtarō, l’air envieux, lui dit soudain :
— Et à moi, qu’est-ce que vous allez me donner ?
La veuve éclata de rire.
— Tu devrais te féliciter de ta chance d’accompagner un aussi beau maître.
— Oh ! grommela Jōtarō, de toute façon je ne veux pas d’un vieux kimono !
— Y a-t-il quelque chose que tu veuilles ?
L’enfant courut au mur de l’antichambre, décrocha un masque de Nō, et dit :
— Oui, ça !
Il le convoitait depuis qu’il l’avait aperçu pour la première fois, la veille au soir, et voici qu’il s’en caressait la joue avec tendresse.
Le bon goût de l’enfant surprit Musashi. Lui-même l’avait trouvé d’une admirable exécution. Impossible de savoir qui l’avait façonné mais il était sûrement vieux de deux ou trois siècles, et de toute évidence avait servi à de véritables représentations de Nō. Le visage, ciselé avec un soin exquis, était celui d’un démon femelle ; mais tandis que le masque ordinaire de ce type était grotesquement tacheté de bleu, celui-ci était le visage d’une jeune fille élégante et belle. Il ne présentait qu’une seule étrangeté : un coin de la bouche se retroussait fortement vers le haut de la façon la plus inquiétante que l’on pût imaginer. Il ne s’agissait manifestement pas d’une face fictive, inventée par l’artiste, mais du portrait d’une vraie folle bien vivante, très belle et pourtant possédée.
— Tu ne peux avoir cela, dit la veuve avec fermeté en essayant de reprendre à l’enfant le masque.
Jōtarō, l’évitant, se mit le masque au sommet de la tête et gambada à travers la chambre ; il criait d’un ton de défi :
— Vous n’en avez pas besoin ! Il est à moi, maintenant ; je vais le garder !
Musashi, surpris et embarrassé par le comportement de son pupille, tenta de l’attraper ; mais Jōtarō fourra le masque dans son kimono et s’enfuit au bas de l’escalier, la veuve à ses trousses. Elle riait, pas fâchée du tout, mais assurément, elle n’entendait point se séparer du masque.
Bientôt, Jōtarō regrimpa lentement les marches. Musashi, prêt à le tancer d’importance, était assis face à la porte. Mais en entrant, l’enfant cria : « Hou ! » et tendit le masque devant lui. Musashi tressaillit ; ses muscles se raidirent, et ses genoux frémirent malgré lui.
Il se demanda pourquoi la farce de Jōtarō lui faisait un effet pareil ; mais en contemplant le masque dans la pénombre, il entrevit la vérité. Le ciseleur avait mis dans sa création quelque chose de diabolique. Ce sourire en demi-lune, retroussé du côté gauche de la face blanche, était hanté, possédé d’un démon.
— ... Eh bien, partons, dit Jōtarō.
Musashi répondit sans se lever :
— Pourquoi n’as-tu pas encore rendu ce masque ? Qu’as-tu à faire d’un objet pareil ?
— Mais elle a dit que je pouvais le garder ! Elle me l’a donné.
— C’est faux ! Descends immédiatement le lui rendre.
— Mais elle me l’a donné ! Quand j’ai proposé de le rendre, elle a dit que si j’y tenais tant que ça je pouvais le garder. Elle voulait seulement être sûre que j’en prendrais bien soin ; je le lui ai promis.
— Qu’est-ce que je vais faire de toi !
Musashi avait honte d’accepter le très beau kimono, ainsi que ce masque, que la veuve paraissait chérir. Il eût aimé faire quelque chose en retour ; mais il était évident qu’elle n’avait pas besoin d’argent – sûrement pas de la petite somme qu’il aurait pu lui offrir –, et aucune de ses maigres possessions n’eût fait un cadeau convenable. Il descendit les marches, la pria d’excuser la grossièreté de Jōtarō, et tenta de lui restituer le masque.
Mais la veuve lui répondit :
— Non, en y réfléchissant bien, je crois que je serais plus heureuse sans. Et Jōtarō le désire si fort... Ne soyez pas trop dur avec lui.
Soupçonnant que le masque avait pour elle une signification particulière, Musashi essaya une fois de plus de le lui rendre ; mais entre-temps Jōtarō avait mis ses sandales de paille et attendait au-dehors, à côté du portail, l’air satisfait. Musashi, pressé de partir, céda à la bonté de son hôtesse et accepta son cadeau. La jeune veuve déclara qu’elle regrettait plus de voir partir Musashi que de perdre le masque, et le supplia à plusieurs reprises de revenir séjourner chez elle chaque fois qu’il se trouverait à Nara.
Musashi attachait les lanières de ses sandales quand la femme du fabricant de boulettes accourut.
— Oh ! fit-elle hors d’haleine, je suis si contente que vous ne soyez pas encore parti ! Vous ne pouvez partir maintenant. Remontez, je vous en prie. Il se passe une chose affreuse !
La voix de la femme tremblait comme si elle avait cru qu’un ogre effroyable allait se jeter sur elle.
Musashi finit d’attacher ses sandales, et leva tranquillement la tête.
— Qu’est-ce qui se passe de si terrible ?
— Les prêtres du Hōzōin ont appris que vous partiez aujourd’hui, et plus de dix d’entre eux ont pris leur lance ; ils vous guettent dans la plaine de Hannya.
— Vraiment ?
— Oui, et l’abbé, Inshun, est avec eux. Mon mari connaît l’un des prêtres, et lui a demandé ce qui se passait. Celui-ci a dit que l’homme qui séjourne ici depuis quarante-huit heures, l’homme appelé Miyamoto, quittait Nara aujourd’hui, et que les prêtres allaient l’attaquer sur la route.
La face convulsée de frayeur, elle assura à Musashi que ce serait un suicide que de quitter Nara ce matin-là, et le pressa instamment de se cacher la nuit suivante. Il serait plus sûr, d’après elle, d’essayer de partir à la dérobée le lendemain.
— Je vois, fit Musashi sans s’émouvoir. Vous dites qu’ils se proposent de me rencontrer dans la plaine de Hannya ?
— Je ne sais pas au juste à quel endroit, mais ils sont partis dans cette direction. Des gens de la ville m’ont dit que ce n’étaient pas seulement les prêtres ; ils ont déclaré que toute une bande de rōnins se sont aussi rassemblés ; ils prétendaient s’emparer de vous et vous remettre au Hōzōin. Avez-vous dit du mal du temple ? Les avez-vous insultés d’une façon quelconque ?
— Non.
— Eh bien, on dit que les prêtres sont furieux parce que vous avez payé quelqu’un pour placarder dans toute la ville des affiches représentant un homme décapité. Ils en concluaient que vous vous réjouissiez méchamment d’avoir tué l’un des leurs.
— Je n’ai rien fait de tel. Il y a erreur.
— Eh bien, si c’est une erreur, vous ne devriez pas aller vous faire tuer pour elle !
Le front emperlé de sueur, Musashi regardait pensivement le ciel ; il se rappelait la colère des trois rōnins quand il avait refusé leur marché. Peut-être leur devait-il tout cela. Voilà qui leur ressemblait fort, de coller des affiches offensantes, et puis de répandre le bruit qu’il en était l’auteur.
Brusquement, il se leva.
— Je pars, dit-il.
Il attacha à son dos son sac de voyage, prit à la main son chapeau de vannerie, et, se tournant vers les deux femmes, les remercia de leur bonté. Comme il s’avançait vers le portail, la veuve, maintenant en larmes, le suivit en le suppliant de ne point partir.
— Si je passe ici une autre nuit, lui fit-il observer, il y aura nécessairement du désordre chez vous. Je ne le voudrais certes pour rien au monde, après toutes vos bontés pour nous.
— Ça m’est égal, insista-t-elle. Vous seriez plus en sécurité ici.
— Non, je pars. Jō ! Dis merci à la dame.
Sagement, l’enfant s’inclina et obéit. Lui aussi paraissait démoralisé, mais non point parce qu’il regrettait de partir. Au fond, Jōtarō ne connaissait pas vraiment Musashi. A Kyoto, il avait ouï dire que son maître était un faible et un lâche ; l’idée que les fameux lanciers du Hōzōin se disposaient à l’attaquer était fort inquiétante. Son cœur d’enfant était plein de tristesse et d’appréhension.
Jōtarō cheminait tristement derrière son maître ; il craignait que chaque pas ne les rapprochât d’une mort certaine. Un peu plus tôt, sur la route humide, ombragée, près du Tōdaiji, une goutte de rosée, en tombant sur son col, avait failli lui faire pousser un cri. Les noirs corbeaux qu’il voyait le long du chemin lui donnaient des frissons dans le dos.
Nara se trouvait loin derrière eux. A travers les rangées de cryptomerias qui longeaient la route, ils distinguaient la pente douce de la plaine qui montait jusqu’à la colline de Hannya ; à leur droite, les crêtes ondulées du mont Mikasa ; au-dessus d’elles, le ciel paisible.
Que lui et Musashi allassent tout droit là où les lanciers du Hōzōin les guettaient, voilà qui lui paraissait complètement absurde. Les endroits où se cacher ne manquaient pas, si l’on y réfléchissait. Pourquoi ne pas entrer dans l’un des nombreux temples qui bordaient la route, et attendre ? Voilà qui serait sûrement plus sensé.
Il se demandait si par hasard Musashi avait l’intention de s’excuser auprès des prêtres, bien qu’il ne leur eût point fait tort. Jōtarō décida que si Musashi implorait leur pardon, il agirait de même. Ce n’était pas le moment de discuter sur ce qui était juste et sur ce qui ne l’était pas.
— Jōtarō !
En entendant appeler son nom, l’enfant tressaillit. Ses yeux s’écarquillèrent, et son corps se raidit. Il se rendit compte que son visage devait avoir pâli de frayeur ; aussi, pour ne point paraître puéril, leva-t-il bravement les yeux vers le ciel. Musashi fit de même, et l’enfant se sentit plus démoralisé que jamais.
Quand Musashi reprit la parole, ce fut du ton enjoué qui lui était habituel :
— ... Il fait bon, hein, Jō ! On se croirait portés par le chant des rossignols.
— Quoi ? demanda l’enfant, stupéfait.
— J’ai dit : des rossignols.
— Ah ! oui, des rossignols... Il y en a par ici, n’est-ce pas ?
Musashi voyait bien, à la pâleur des lèvres de l’enfant, qu’il était abattu. Il avait pitié de lui. Après tout, il risquait de se retrouver soudain, quelques minutes plus tard, seul dans un lieu inconnu.
— Nous approchons bien de la colline de Hannya ? dit Musashi.
— Oui.
— Eh bien, et alors ?
Jōtarō ne répondit pas. A ses oreilles, le chant des rossignols semblait lugubre. Il ne pouvait chasser le pressentiment qu’ils seraient bientôt séparés pour toujours. Les yeux qui avaient pétillé d’allégresse lorsqu’il avait fait peur à Musashi avec le masque étaient maintenant inquiets et tristes.
— ... Je crois que je ferais mieux de te quitter ici, dit Musashi. Si tu viens avec moi, tu risques de recevoir un mauvais coup. Il n’y a aucune raison de te mettre dans la gueule du loup.
Jōtarō s’effondra ; les larmes ruisselaient le long de ses joues comme si une digue s’était rompue. Il s’essuya les yeux du revers des mains ; ses épaules frémissaient. Ses pleurs se ponctuaient de minuscules spasmes, comme s’il avait eu le hoquet.
— ... Eh bien ! Tu n’apprends donc pas la Voie du samouraï ? Si je force l’embuscade, tu cours dans la même direction que moi. Si je me fais tuer, tu retournes chez le marchand de saké de Kyoto. Mais pour le moment, va jusqu’à cette petite colline, et surveille la scène de là-haut. Rien ne t’échappera.
Après avoir essuyé ses larmes, Jōtarō empoigna Musashi par les manches et s’écria :
— Fuyons !
— En voilà des façons de parler pour un samouraï ! Tu veux être un samouraï, oui ou non ?
— J’ai peur ! Je ne veux pas mourir !
De ses mains tremblantes, il essayait sans cesse de tirer Musashi par la manche.
— ... Pensez à moi ! suppliait-il. Je vous en prie, allons-nous-en pendant qu’il est encore temps !
— En parlant comme ça, tu me donnes envie de fuir, à moi aussi. Tu n’as pas de parents pour s’occuper de toi, tout comme moi quand j’avais ton âge. Mais...
— Alors, venez. Qu’est-ce que nous attendons ?
— Non !
Musashi se tourna vers lui, et, campé sur ses jambes largement écartées, le regarda droit dans les yeux :
— ... Je suis un samouraï. Tu es un fils de samouraï. Nous ne fuirons pas.
Devant le ton sans réplique de Musashi, Jōtarō céda et s’assit ; des larmes sales lui coulaient sur la figure tandis qu’il frottait avec ses mains ses yeux rougis et gonflés.
— ... Ne t’inquiète pas ! dit Musashi. Je n’ai aucune intention de perdre. Je vais gagner ! Alors, tout ira bien, n’est-ce pas ?
Ce discours ne réconforta guère Jōtarō. Il n’en croyait pas un mot. Sachant que les lanciers du Hōzōin étaient plus de dix, il doutait que Musashi, compte tenu de sa réputation de faiblesse, pût les battre un par un, sans parler de les vaincre tous à la fois.
Musashi, quant à lui, commençait de perdre patience. Il aimait bien Jōtarō, il avait pitié de lui, mais ce n’était pas le moment de penser aux enfants. Les lanciers se trouvaient là dans une seule intention : le tuer. Il devait être prêt à les affronter. Jōtarō commençait à l’exaspérer.
Sa voix se fit tranchante :
— ... Arrête de pleurnicher ! Si tu te conduis comme ça, jamais tu ne seras un samouraï. Pourquoi ne retournerais-tu pas tout bonnement chez le marchand de saké ?
Sans trop de douceur, il repoussa l’enfant.
Jōtarō, piqué au vif, cessa de pleurer et se releva, l’air surpris. Il regarda son maître s’éloigner à grands pas vers la colline de Hannya. Il avait envie de le rappeler mais se domina. Il s’efforça plutôt de garder le silence durant plusieurs minutes. Après quoi, il s’accroupit sous un arbre proche, se plongea la figure dans les mains, et grinça des dents.
Musashi ne regarda pas en arrière, mais les sanglots de Jōtarō lui résonnaient aux oreilles. Il avait l’impression de voir avec sa nuque le pauvre petit garçon effrayé, et il regrettait de l’avoir amené avec lui. Devoir s’occuper de soi-même était déjà trop ; encore immature, ne pouvant compter que sur son sabre, ignorant totalement ce que le lendemain lui apporterait, qu’avait-il à faire d’un compagnon ?
Les arbres s’espaçaient. Il se trouva sur une plaine dégagée, en réalité les premières pentes des montagnes lointaines. Sur la route qui bifurquait vers le mont Mikasa, un homme leva la main en guise de salut.
— Hé, Musashi ! Où donc allez-vous comme ça ?
Celui-ci reconnut l’homme qui venait vers lui ; c’était Yamazoe Dampachi. Musashi eut beau sentir aussitôt que l’autre avait pour objectif de le faire tomber dans un piège, il le salua cordialement.
Dampachi lui dit :
— ... Content de vous rencontrer. Je tiens à ce que vous sachiez combien je regrette l’affaire de l’autre jour.
Le ton de sa voix était trop poli, et tout en parlant il examinait visiblement avec une grande attention le visage de Musashi.
— ... J’espère que vous l’oublierez. Tout ça n’était qu’un malentendu.
Dampachi lui-même ne savait trop que penser de Musashi. Ce qu’il avait vu au Hōzōin l’avait fort impressionné. Cette simple idée lui donnait des frissons dans le dos. Quoi qu’il en soit, Musashi n’était encore qu’un rōnin de province, qui ne pouvait avoir plus de vingt et un ou vingt-deux ans, et Dampachi se trouvait loin d’être disposé à admettre qu’un homme de cet âge et de ce rang pût lui être supérieur.
— ... Où allez-vous ? demanda-t-il à nouveau.
— J’ai l’intention de passer par Iga pour rejoindre la grand-route d’Ise. Et vous ?
— Oh ! j’ai affaire à Tsukigase.
— Ce n’est pas loin de la vallée de Yagyū, n’est-ce pas ?
— Non, pas loin.
— C’est là que se trouve le château du seigneur Yagyū, n’est-ce pas ?
— Oui, il est très près du temple appelé Kasagidera. Vous devriez y aller un jour. Le vieux seigneur, Muneyoshi, vit retiré, en maître du thé, et son fils, Munedori, se trouve à Edo, mais allez tout de même y jeter un coup d’œil.
— Je ne crois pas vraiment que le seigneur Yagyū donnerait une leçon à un vagabond tel que moi.
— Peut-être que si. Bien entendu, cela aiderait si vous aviez une introduction. Il se trouve que je connais un armurier, à Tsukigase, qui travaille pour les Yagyūs. Si vous voulez, je pourrais lui demander s’il accepterait de vous présenter.
La plaine s’étendait largement sur plusieurs kilomètres. Un cryptomeria ou un pin noir de Chine, isolés, coupaient de temps en temps la ligne d’horizon. Il y avait pourtant çà et là de petites côtes, et la route aussi montait et descendait. Près du pied de la colline de Hannya, Musashi remarqua la fumée brune d’un feu qui s’élevait au-delà d’un petit tertre.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— Quoi donc ?
— Cette fumée, là-bas.
— Une fumée, ça n’a rien d’extraordinaire.
Dampachi ne s’était pas écarté du côté gauche de Musashi ; tandis qu’il regardait le visage de ce dernier, le sien se durcit nettement. Musashi désigna l’endroit.
— Cette fumée, là-bas : elle a quelque chose de suspect, dit-il. Vous ne trouvez pas ?
— De suspect ? En quoi ?
— De suspect... vous savez bien, comme l’expression de votre visage en cet instant précis, dit Musashi avec sécheresse en désignant brusquement Dampachi du doigt.
Un sifflement aigu rompit le silence de la plaine. Dampachi suffoqua sous le coup de Musashi. Son attention détournée par le doigt de Musashi, Dampachi ne s’était nullement rendu compte que celui-ci avait dégainé. Son corps se souleva, vola en avant, et atterrit face contre terre. Il ne se relèverait pas.
Au loin, il y eut un cri d’alarme, et deux hommes apparurent au sommet du tertre. L’un des hommes poussa un cri aigu ; tous deux firent demi-tour et prirent leurs jambes à leur cou, en battant l’air de leurs bras.
Le sabre que Musashi tenait la pointe en bas étincelait au soleil ; du sang frais dégouttait de son extrémité. Musashi marcha droit vers le tertre ; la brise printanière avait beau lui caresser la peau, il sentait ses muscles se raidir tandis qu’il montait. Du sommet, il considéra le feu qui brûlait en bas.
— Le voilà ! cria l’un des hommes qui avaient fui pour rejoindre les autres.
Ils étaient une trentaine. Musashi distingua les acolytes de Dampachi, Yasukawa Yasubei et Otomo Banryū.
— Le voilà ! cria un autre en écho.
Ils s’étaient prélassés au soleil. Ils se levèrent tous d’un bond. La moitié étaient des prêtres ; l’autre moitié, des rōnins quelconques. A l’apparition de Musashi, un frémissement silencieux mais sauvage parcourut le groupe. Ils virent le sabre ensanglanté, et soudain se rendirent compte que la bataille avait déjà commencé. Au lieu de provoquer Musashi, ils s’étaient assis autour du feu et l’avaient laissé les provoquer !
Yasukawa et Otomo parlaient à toute vitesse, expliquant à grands gestes rapides comment Yamazoe avait été abattu. Les rōnins roulaient des yeux furibonds, les prêtres du Hōzōin considéraient Musashi d’un air menaçant tandis qu’ils se mettaient en ordre de bataille.
Tous les prêtres portaient des lances. Leurs manches noires retroussées, ils étaient prêts à l’action, apparemment désireux de venger la mort d’Agon et de laver l’honneur du temple. Ils avaient l’air grotesque, comme autant de démons infernaux.
Les rōnins formaient un demi-cercle, de manière à pouvoir observer la scène, tout en empêchant Musachi de s’échapper.
Mais cette précaution se révéla inutile : Musashi ne fit mine ni de s’enfuir, ni de renoncer. De fait, il s’avançait fermement, droit sur eux. Il avançait avec lenteur, pas à pas, comme s’il risquait de bondir à tout instant.
Durant quelque temps, il y eut un silence lourd de menace, tandis que les deux camps envisageaient l’approche de la mort. La face de Musachi devint d’une pâleur mortelle ; le dieu de la Vengeance regardait par ses yeux scintillants de venin. Il choisissait sa proie.
Ni les rōnins ni les prêtres n’étaient aussi concentrés que Musashi. Leur nombre leur donnait confiance, et leur optimisme était inébranlable. Pourtant, aucun d’eux ne tenait à se faire attaquer le premier.
Un prêtre, à l’extrémité de la colonne des lanciers, donna un signal, et sans se débander ils s’élancèrent à la droite de Musashi.
— Musashi ! Je suis Inshun ! cria le même prêtre. On me dit tu es venu tuer Agon en mon absence. Qu’ensuite, tu as publiquement insulté à l’honneur du Hōzōin. Que tu t’es moqué de nous en faisant placarder des affiches dans toute la ville. Est-ce vrai ?
— Non ! cria Musashi. Puisque tu es prêtre, tu ne devrais pas te fier uniquement à ce que tu vois et à ce que tu entends. Tu devrais envisager les choses avec ton âme et avec ton esprit.
C’était là mettre de l’huile sur le feu. Sans tenir compte de leur chef, les prêtres se mirent à vociférer que l’heure n’était pas aux palabres, mais au combat.
Ils se trouvaient secondés avec enthousiasme par les rōnins, groupés en formation serrée à gauche de Musashi. Poussant des cris perçants, jurant, brandissant leurs sabres, ils encourageaient les prêtres à passer à l’action.
Musashi, persuadé que les rōnins étaient plus forts en discours qu’au combat, se retourna soudain sur eux en criant :
— Bon ! Lequel d’entre vous désire se présenter ?
Tous, sauf deux ou trois, reculèrent d’un pas ; chacun avait la certitude que le mauvais œil de Musashi était sur lui. Les deux ou trois braves se tenaient prêts, sabre au clair, relevant le défi.
En un clin d’œil, Musashi, pareil à un coq de combat, était sur l’un d’eux. Il y eut un bruit comme celui d’un bouchon qui saute, et le sol devint rouge. Puis ce ne fut pas un cri de guerre, ni un juron, mais un hurlement à vous glacer le sang.
Le sabre de Musashi sifflait dans l’air ; un écho dans son propre corps l’avertissait quand il rencontrait un os humain. Sa lame faisait gicler sang et cervelle ; des doigts, des bras volaient partout.
Les rōnins étaient venus pour assister au carnage, non pour y prendre part ; mais leur faiblesse avait incité Musashi à les attaquer en premier. Au tout début, ils faisaient assez bonne figure, car ils croyaient que les prêtres ne tarderaient pas à venir à leur secours. Mais ceux-ci se tenaient silencieux, immobiles, tandis que Musashi s’empressait de massacrer cinq ou six rōnins, ce qui jeta les autres en pleine confusion. Bientôt, ils lancèrent des coups à l’aveuglette, en se blessant le plus souvent les uns les autres.
La plupart du temps, Musashi n’était pas vraiment conscient de ce qu’il faisait. Il se trouvait dans une espèce de transe, un rêve meurtrier où son corps et son âme se concentraient dans son sabre long d’un mètre. Inconsciemment, toute son expérience vitale – les connaissances que son père lui avait inculquées à coups de bâton, ce qu’il avait appris à Sekigahara, les théories qu’il avait entendu exposer dans les diverses écoles d’escrime, les leçons que lui avaient enseignées les montagnes et les arbres –, tout cela entra en jeu dans les rapides mouvements de son corps. Il devint un tourbillon désincarné qui fauchait la troupe des rōnins dont l’ahurissement faisait une proie facile.
Pendant la courte durée du combat, l’un des prêtres compta le nombre de ses inspirations et de ses expirations. Tout fut terminé avant qu’il eût respiré vingt fois.
Musashi était trempé du sang de ses victimes. Les quelques rōnins qui restaient se trouvaient aussi couverts de sang. La terre, l’herbe, l’air même étaient ensanglantés. L’un d’eux poussa un cri strident, et les rōnins survivants s’enfuirent en tous sens.
Durant ces événements, Jōtarō s’absorbait dans la prière. Les mains jointes, les yeux au ciel, il implorait :
— Oh ! Dieu du ciel, venez à son aide ! Mon maître, là-bas, dans la plaine, fait face à des ennemis terriblement supérieurs en nombre. Il est faible, mais il n’est pas mauvais. Je vous en prie, secourez-le !
Malgré les instructions que Musashi lui avait données de partir, il en était incapable. L’endroit où il avait finalement choisi de s’asseoir, son chapeau et son masque à côté de lui, était un monticule d’où il pouvait voir la scène qui se déroulait au loin, autour du feu de camp.
— ... Hachiman ! Kompira ! Dieu du sanctuaire de Kasuga ! Regardez ! Mon maître s’avance droit sur l’ennemi. Oh ! dieux du ciel, protégez-le. Il n’est pas lui-même. D’habitude, il est doux et gentil, mais depuis ce matin il a été un peu bizarre. Il doit être fou, sinon il n’accepterait pas le défi de tant d’hommes à la fois ! Oh ! je vous en prie, je vous en prie, aidez-le !
Après avoir invoqué les divinités, cent fois ou davantage, ses efforts lui parurent infructueux, et il commença à se mettre en colère. Il finit par crier :
— ... Il n’y a donc pas de dieux dans ce pays ? Allez-vous laisser les méchants gagner, et le bon se faire tuer ? Si oui, alors tout ce qu’on m’a toujours dit sur le bien et le mal est un mensonge ! Vous ne pouvez pas le laisser tuer ! Si vous le laissez mourir, je vous cracherai dessus !
Quand il vit Musashi encerclé, ses invocations se transformèrent en malédictions adressées non seulement à l’ennemi, mais aux dieux eux-mêmes. Puis, s’apercevant que le sang répandu sur la plaine n’était pas celui de son maître, soudain il changea de ton :
— ... Regardez ! Mon maître n’est pas une mauviette, en fin de compte ! Il est en train de les battre !
C’était la première fois de sa vie que Jōtarō voyait des hommes lutter à mort comme des fauves, la première fois qu’il voyait tant de sang. Il avait l’impression de se trouver là-bas, au milieu du carnage, tout ensanglanté lui-même. Son cœur battait la chamade, et la tête lui tournait.
— ... Regardez-le donc ! Je vous avais bien dit qu’il en était capable ! Quel assaut ! Et voyez-moi ces imbéciles de prêtres, alignés comme une bande de corbeaux croassants, qui ont peur de prendre une décision !
Mais cette dernière constatation était prématurée : tandis qu’il parlait, les prêtres du Hōzōin commencèrent à marcher sur Musashi.
— ... Oh ! oh ! Voilà qui prend mauvaise tournure. Ils sont tous en train de l’attaquer à la fois. Musashi est en difficulté !
Oubliant tout, affolé d’angoisse, Jōtarō s’élança comme une flèche vers le théâtre du désastre imminent.
L’abbé Inshun donna l’ordre de charger, et en un instant, avec un formidable rugissement, les lanciers volèrent au combat. Leurs armes étincelantes sifflaient dans l’air tandis que les prêtres se dispersaient comme des abeilles jaillies d’une ruche ; leurs crânes rasés leur donnaient un aspect d’autant plus barbare.
Les lances qu’ils brandissaient étaient toutes différentes, avec une large variété de fers – les fers ordinaires pointus, coniques ; d’autres plats, en forme de croix ou de crochets ; chaque prêtre utilisait son type favori. Ce jour-là, ils avaient une occasion de voir ce que dormaient dans un véritable combat les techniques qu’ils affinaient à l’exercice.
Tandis qu’ils se déployaient en éventail, Musashi, s’attendant à une feinte, bondit en arrière et se tint sur ses gardes. Fatigué et un peu étourdi par l’assaut précédent, il empoigna fermement la poignée de son sabre. Elle était empoissée de sang ; un mélange de sang et de sueur lui embrumait la vue, mais il était bien décidé à mourir avec magnificence, s’il fallait mourir.
A sa stupéfaction, l’attaque ne se produisit jamais. Au lieu de lui porter les coups attendus, les prêtres tombèrent comme des chiens enragés sur leurs précédents alliés, traquant les rōnins qui avaient fui et les frappant sans merci malgré leurs cris de protestation. Les rōnins sans défiance, qui tentaient en vain de diriger les lanciers vers Musashi, furent pourfendus, embrochés, coupés en deux et autrement massacrés jusqu’à ce qu’il n’en restât pas un seul de vivant. Le carnage fut aussi complet que sanguinaire.
Musashi n’en croyait pas ses yeux. Pourquoi les prêtres s’étaient-ils attaqués à leurs partisans ? Et pourquoi avec une telle sauvagerie ? Lui-même, quelques instants seulement auparavant, avait combattu comme une bête sauvage ; maintenant, il avait peine à supporter la férocité avec laquelle ces prêtres mettaient à mort les rōnins. Ayant été un temps métamorphosé en bête brute, la vue d’autres hommes ainsi transformés le rendait à son état normal. C’était dégrisant.
Alors, il eut conscience qu’on le tirait par les bras et par les jambes. Baissant les yeux, il vit Jōtarō qui versait des larmes de soulagement. Pour la première fois, il se détendit.
Cependant que la bataille prenait fin, l’abbé s’approcha de lui, et lui dit avec politesse et dignité :
— Vous êtes Miyamoto, je crois. C’est un honneur que de vous rencontrer.
Il était grand, et avait le teint clair. Son aspect, son calme, impressionnèrent un peu Musashi. Assez confus, il essuya son sabre et le mit au fourreau, mais les mots lui manquèrent.
— ... Permettez-moi de me présenter, reprit le prêtre. Je suis Inshun, abbé du Hōzōin.
— Ainsi, vous êtes le maître de la lance, dit Musashi.
— Je regrette d’avoir été absent lors de votre visite récente. Je suis également confus que mon disciple Agon se soit si mal battu.
Confus à cause du combat d’Agon ? Musashi se dit que peut-être il avait mal entendu. Il observa quelques instants de silence, car avant de pouvoir se décider sur la manière adéquate de répondre à la courtoisie d’Inshun, il fallait sortir de la confusion où lui-même se trouvait. Il ne comprenait toujours pas pourquoi les prêtres s’étaient retournés contre les rōnins ... il ne voyait aucune explication possible. Il était même assez perplexe de se trouver encore en vie.
— ... Venez donc enlever une partie de ce sang. Vous avez besoin de repos.
Inshun le mena vers le feu, Jōtarō sur ses talons.
Les prêtres, ayant déchiré en bandes une large pièce de coton, essuyaient leurs lances. Peu à peu, ils se rassemblèrent auprès du feu, et s’assirent avec Inshun et Musashi comme s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire. Ils se mirent à bavarder entre eux.
— Regardez, là-haut, dit l’un en désignant quelque chose.
— Ah ! les corbeaux ont reconnu l’odeur du sang. Ils croassent au-dessus des cadavres, voilà ce qu’ils font.
— Pourquoi est-ce qu’ils ne s’y attaquent pas ?
— Ils le feront dès que nous serons partis. Ils se disputeront le festin.
Et cela continua ainsi. Musashi eut l’impression qu’il ne saurait rien s’il ne le demandait pas. Il regarda Inshun, et dit :
— Vous savez, je croyais que vous et vos hommes étiez venus ici pour m’attaquer ; j’étais bien décidé à envoyer dans l’autre monde un aussi grand nombre d’entre vous que je le pourrais. Je ne comprends pas pourquoi vous me traitez de cette façon.
Inshun se mit à rire.
— Mon Dieu, nous ne vous considérons pas nécessairement comme un allié mais notre véritable but, aujourd’hui, c’était de faire un peu le ménage.
— Vous appelez ménage ce qui vient de se passer ?
— Exactement, dit Inshun en désignant l’horizon. Mais je crois que nous ferions mieux d’attendre que Nikkan vous l’explique. Je suis sûr que ce point, à l’orée de la plaine, c’est lui.
Au même instant, de l’autre côté de la plaine, un cavalier disait à Nikkan :
— Vous marchez vite pour votre âge, non ?
— Je ne suis pas rapide. C’est vous qui êtes lent.
— Vous êtes plus agile que les chevaux.
— Pourquoi ne le serais-je pas ? Je suis un homme.
Le vieux prêtre, seul à pied, entraînait les cavaliers vers la fumée du feu. Les cinq cavaliers qui l’accompagnaient étaient des fonctionnaires.
A l’approche de la petite troupe, les prêtres se chuchotaient les uns aux autres :
— C’est le Vieux Maître.
Cela s’étant confirmé, ils s’écartèrent à bonne distance et s’alignèrent cérémonieusement comme pour un rite sacré, afin d’accueillir Nikkan et son escorte.
La première chose que dit Nikkan fut :
— Avez-vous bien veillé à tout ?
Inshun s’inclina et répondit :
— Vos ordres ont été ponctuellement exécutés.
Puis, se tournant vers les fonctionnaires :
— ... Merci d’être venus.
Tandis que les samouraïs sautaient l’un après l’autre à bas de leur cheval, leur chef répondit :
— C’est tout naturel. C’est vous qu’il faut remercier d’avoir fait le vrai travail !... Allons, les gars.
Les fonctionnaires allèrent examiner les cadavres, et prirent quelques notes ; puis leur chef revint à l’endroit où se tenait Inshun.
— ... Nous enverrons des gens de la ville pour nettoyer le gâchis. Je vous en prie, ne craignez pas de tout laisser tel quel.
Sur quoi, les cinq hommes remontèrent à cheval et s’en allèrent.
Nikkan signifia aux prêtres que l’on n’avait plus besoin d’eux. Après s’être inclinés devant lui, ils s’éloignèrent à pied, en silence. Inshun, lui aussi, dit au revoir à Nikkan et Musashi, et prit congé.
Dès que les hommes furent partis, il y eut une grande cacophonie. Les corbeaux descendirent, battant joyeusement des ailes.
En grognant à cause du vacarme, Nikkan alla se placer à côté de Musashi, et dit sur un ton désinvolte :
— Pardonnez-moi si je vous ai offensé l’autre jour.
— Pas le moins du monde. Vous avez été très bon. C’est moi qui devrais vous remercier.
Musashi s’agenouilla et s’inclina profondément devant le vieux prêtre.
— Levez-vous, ordonna Nikkan. Ce champ n’est pas un endroit où se prosterner.
Musashi se releva.
— ... Ce que vous avez vécu ici vous a-t-il enseigné quoi que ce soit ? demanda le prêtre.
— Je ne suis même pas certain de ce qui s’est passé. Pouvez-vous me le dire ?
— Bien volontiers, répondit Nikkan. Les fonctionnaires qui viennent de partir travaillent sous les ordres d’Okubo Nagayasu, récemment envoyé pour gouverner Nara. Ils sont nouveaux dans la région, et les rōnins ont profité de leur ignorance de l’endroit pour attaquer des passants innocents, se livrer au chantage et au jeu, enlever les femmes, s’introduire chez les veuves... bref, provoquer toutes sortes de désordres. Les services gouvernementaux n’arrivaient pas à les maîtriser ; mais ce qu’ils savaient, c’est qu’il y avait une quinzaine de meneurs, dont Dampachi et Yasukawa... Ce Dampachi et ses acolytes vous ont pris en grippe, comme vous savez. Comme ils avaient peur de s’attaquer à vous eux-mêmes, ils ont tramé ce qu’ils croyaient un plan astucieux grâce à quoi les prêtres du Hōzōin le feraient à leur place. Les calomnies au sujet du temple, qu’ils vous attribuaient, étaient leur œuvre ainsi que les affiches. Ils veillèrent à ce que tout me fût rapporté, vraisemblablement parce qu’ils me prenaient pour un imbécile.
Les yeux de Musashi riaient tandis qu’il écoutait.
— ... J’ai réfléchi quelque temps à la question, poursuivit l’abbé, et il m’est apparu que c’était l’occasion idéale de faire le ménage à Nara. J’ai parlé de mon projet à Inshun, il a accepté de l’exécuter, et maintenant tout le monde est content : les prêtres, les fonctionnaires du gouvernement... et aussi les corbeaux. Ha ! ha ! ha !
Il y avait quelqu’un d’autre qui était au comble du bonheur. L’histoire de Nikkan avait balayé tous les doutes, toutes les frayeurs de Jōtarō, et l’enfant jubilait. Il se mit à chanter une chanson improvisée, tout en dansant comme un oiseau qui bat des ailes :
Le ménage, oh !
Le ménage
En entendant sa voix sans affectation, Musashi et Nikkan se retournèrent pour le regarder. Il portait son masque au bizarre sourire, et désignait de son sabre de bois les corps éparpillés. Il continuait :
Oui, vous, les corbeaux,
Une fois de temps en temps
Il est nécessaire de faire le ménage,
Mais pas uniquement à Nara.
La nature
Renouvelle toute chose.
Ainsi le printemps peut-il lever.
Nous brûlons les feuilles ;
Nous brûlons les champs.
Quelquefois, nous voulons qu’il neige ;
Quelquefois, nous voulons faire le ménage.
Ô corbeaux, Festoyez ! Quel régal !
De la soupe plein les orbites,
Et du saké rouge, bien épais.
Mais n’exagérez pas,
Ou vous serez sûrement ivres.
— Viens ici, mon garçon ! cria sévèrement Nikkan.
— Oui, monsieur.
Jōtarō se tenait immobile, tourné vers l’abbé.
— Cesse de faire l’imbécile. Va me chercher des pierres.
— Comme ça ? demanda Jōtarō en ramassant une pierre qui se trouvait à ses pieds, et en la tendant au prêtre.
— Oui, comme ça. Apporte-m’en des tas !
— Bien, monsieur !
Tandis que l’enfant ramassait les pierres, Nikkan s’asseyait et inscrivait sur chacune : « Namu Myōho Renge-kyō », l’invocation sacrée de la secte Nichiren. Après quoi, il les rendit à l’enfant et lui ordonna de les répandre parmi les morts. Pendant que Jōtarō le faisait, Nikkan joignit les mains et psalmodia un fragment du Sutra du Lotus.
Quand il eut terminé, il annonça :
— Voilà qui devrait leur suffire. Et maintenant, vous deux, vous pouvez reprendre la route. Je rentre à Nara.
Il partit aussi brusquement qu’il était venu, à la vitesse qui lui était coutumière, avant que Musashi eût pu le remercier ou prendre des dispositions pour le revoir.
Durant quelques instants, Musashi se contenta de regarder fixement la silhouette qui s’éloignait ; puis, soudain, il s’élança comme une flèche pour le rattraper.
— Révérend prêtre ! appela-t-il. N’avez-vous pas oublié quelque chose ?
Ce disant, il tapotait son sabre.
— Quoi donc ? demanda Nikkan.
— Vous ne m’avez donné aucune directive ; et comme il est impossible de savoir quand nous nous rencontrerons de nouveau, je vous serais reconnaissant de me conseiller un peu.
La bouche édentée de l’abbé laissa échapper le rire crépitant qui lui était familier.
— Vous n’avez donc pas encore compris ? demanda-t-il. Que vous êtes trop fort est la seule chose que j’aie à vous enseigner. Si vous continuez à vous enorgueillir de votre force, vous ne vivrez pas jusqu’à trente ans. Eh quoi ? Vous avez bien failli vous faire tuer aujourd’hui. Pensez-y, et décidez de votre conduite à l’avenir.
Musashi garda le silence.
— ... Vous avez accompli quelque chose, aujourd’hui, mais ce n’était pas du travail bien fait. Comme vous êtes encore jeune, je ne saurais véritablement vous en blâmer ; mais c’est une grave erreur de croire que la Voie du samouraï ne consiste qu’en un déploiement de force... Toutefois, j’ai tendance à commettre la même faute ; aussi ne suis-je pas vraiment qualifié pour vous parler de la question. Vous devriez étudier la voie que Yagyū Sekishūsai et le seigneur Kōzumi d’Ise ont pratiquée. Sekishūsai était mon maître, et le seigneur Kōzumi le sien. Si vous les prenez pour modèles, et tentez de suivre la voie qu’ils ont suivie, vous avez des chances d’arriver à connaître la vérité.
Quand la voix de Nikkan se tut, Musashi, qui, profondément plongé dans ses pensées, avait gardé les yeux fixés à terre, les leva. Le vieux prêtre avait déjà disparu.
La vallée de Yagyū s’étend au pied du mont Kasagi, au nord-est de Nara. Au début du XVIIe siècle, y vivait une petite communauté prospère, trop importante pour être qualifiée de simple village, mais ni assez nombreuse ni assez active pour être appelée une ville. On aurait pu tout naturellement la nommer le village de Kasagi ; au lieu de quoi ses habitants l’appelaient le domaine de Kambe, nom hérité de l’époque révolue des grands domaines seigneuriaux privés.
Au milieu de la communauté se dressait la Grande Maison, château qui servait à la fois de symbole de stabilité gouvernementale et de centre culturel de la région. Des remparts de pierre, évoquant d’anciennes forteresses, l’entouraient. Les gens de la région, ainsi que les ancêtres de leur seigneur, s’y trouvaient confortablement établis depuis le Xe siècle, et le gouverneur actuel était un gentilhomme campagnard dans la meilleure tradition, qui répandait la culture parmi ses sujets, et se trouvait prêt à tout moment à risquer sa vie pour défendre son territoire. Mais en même temps, il évitait avec soin de se mêler sérieusement aux guerres et aux rivalités des seigneurs des autres régions. Bref, il s’agissait d’un fief paisible, doté d’un gouverneur éclairé.
Ici, nulle trace de la dépravation ou de la dégénérescence liées aux samouraïs libres ; c’était tout différent de Nara, où on laissait aller à vau-l’eau d’anciens temples célèbres dans l’histoire et dans la légende. Les éléments subversifs n’étaient tout simplement pas autorisés à pénétrer dans la vie de cette communauté.
Le décor lui-même combattait la laideur. Les montagnes de la chaîne de Kasagi n’étaient pas d’une beauté moins saisissante à la tombée du jour qu’au lever du soleil ; l’eau était pure et claire – idéale, disait-on, pour faire le thé. Les fleurs de prunier de Tsukigase étaient proches, et les rossignols chantaient de la saison de la fonte des neiges à celle des orages ; leurs sonorités de cristal étaient aussi limpides que les eaux montagnardes.
Un poète a jadis écrit qu’« à l’endroit où naît un héros, montagnes et rivières sont fraîches et claires ». Si nul héros n’était né dans la vallée de Yagyū, ces paroles du poète eussent été vides de sens ; mais ce lieu avait effectivement vu naître des héros. Les seigneurs de Yagyū eux-mêmes en fournissaient la meilleure preuve. Dans cette grande maison, même les serviteurs étaient des nobles. Beaucoup venaient des rizières, s’étaient distingués au combat, et étaient devenus des assistants loyaux et compétents.
Yagyū Muneyoshi Sekishūsai, maintenant qu’il s’était retiré, résidait dans une maisonnette montagnarde, à quelque distance derrière la Grande Maison. Il ne manifestait plus aucun intérêt pour le gouvernement local, et ignorait totalement qui gouvernait. Il avait un certain nombre de fils et de petits-fils capables, ainsi que des serviteurs dignes de confiance pour les assister et les conseiller ; il supposait donc à juste titre que la population se trouvait aussi bien gouvernée qu’à l’époque où il était aux affaires.
Quand Musashi arriva dans cette province, une dizaine de jours s’étaient écoulés depuis la bataille de la plaine de Hannya. En route, il avait visité des temples, Kasagidera et Jōruriji, où il avait vu des reliques de l’époque Kemmu. Il descendit à l’auberge locale avec l’intention de se détendre un peu, physiquement et spirituellement.
En tenue négligée, il sortit un jour se promener avec Jōtarō.
— C’est stupéfiant, disait Musashi dont les yeux erraient sur les récoltes champêtres et les paysans qui s’adonnaient à leurs travaux. Stupéfiant, répéta-t-il plusieurs fois.
Jōtarō finit par demander :
— Qu’est-ce qui est stupéfiant ?
Pour lui, le plus stupéfiant c’était la façon qu’avait Musashi de parler tout seul.
— Depuis que j’ai quitté le Mimasaka, je suis allé dans les provinces de Settsu, de Kawachi et d’Izumi, à Kyoto, à Nara, et je n’ai jamais vu un endroit comme celui-ci.
— Eh bien, et alors ? Qu’est-ce qu’il a de tellement différent ?
— D’abord, il y a beaucoup d’arbres dans les montagnes d’ici.
Jōtarō se mit à rire.
— Des arbres ? Il y a des arbres partout, non ?
— Oui, mais ici, c’est différent. Tous les arbres du Yagyū sont vieux. Cela veut dire qu’il n’y a pas eu de guerres, ici, pas de troupes ennemies pour brûler ou pour abattre les forêts. Cela veut dire aussi qu’il n’y a pas eu de famines, du moins depuis très, très longtemps.
— C’est tout ?
— Non. Les champs sont verts aussi, et l’orge nouvelle a été bien piétinée pour fortifier les racines et la faire pousser comme il faut. Ecoute ! N’entends-tu pas le bourdonnement des rouets ? Il paraît venir de toutes les maisons. Et n’as-tu pas observé qu’au passage de voyageurs bien habillés, les paysans ne les regardent pas d’un air envieux ?
— Rien d’autre ?
— Ainsi que tu peux le constater, de nombreuses jeunes filles cultivent les champs. Cela veut dire que la région est prospère, que l’on y mène une vie normale. Les enfants grandissent en bonne santé, les vieilles gens sont traitées avec le respect qui leur est dû, les jeunes gens et les jeunes femmes ne s’enfuient point pour mener ailleurs une vie incertaine. Il y a gros à parier que le seigneur de la province est riche, que les sabres et les fusils de son magasin d’armes sont bien astiqués et conservés dans le meilleur état.
— Je ne vois rien de si intéressant dans tout ça, gémit Jōtarō.
— Hum, voilà qui ne m’étonne pas.
— En tout cas, vous n’êtes pas venu ici pour admirer le paysage. N’allez-vous pas combattre les samouraïs de la Maison de Yagyū ?
— Dans l’Art de la Guerre, combattre n’est pas tout. Les hommes qui le croient, qui se contentent de nourriture à manger et d’un endroit pour dormir, ne sont que des vagabonds. Un étudiant sérieux se soucie beaucoup plus de former son âme et de discipliner son esprit que d’acquérir des talents martiaux. Il doit apprendre toutes sortes de choses : la géographie, l’irrigation, les sentiments de la population, ses us et coutumes, ses rapports avec le seigneur du pays. Il veut savoir ce qui se passe à l’intérieur du château, et non point seulement ce qui se passe à l’extérieur. Il veut, essentiellement, aller partout où il le peut, et apprendre tout ce qu’il peut.
Musashi se rendait compte que ce cours ne voulait sans doute pas dire grand-chose pour Jōtarō ; mais il estimait nécessaire d’être sincère avec l’enfant, et de ne pas lui répondre à demi. Devant les nombreuses questions du petit garçon, il ne montrait aucune impatience, et, tandis qu’ils se promenaient, il continuait de lui donner des réponses réfléchies et sérieuses.
Quand ils eurent vu ce qu’il y avait à voir de l’extérieur du château de Koyagyū, véritable nom de la Grande Maison, et bien admiré la vallée, ils reprirent le chemin de l’auberge.
Il n’y avait qu’une auberge, mais vaste. La route était un segment de la grand-route d’Iga, et bien des gens qui se rendaient en pèlerinage au Jōruriji ou au Kasagidera y passaient la nuit. Le soir, on trouvait toujours dix ou douze chevaux de somme attachés aux arbres, près de l’entrée, ou sous l’auvent de la façade.
La servante qui les accompagna jusqu’à leur chambre demanda :
— Vous rentrez de promenade ?
Avec ses pantalons de grimpeur, on aurait pu la prendre pour un garçon, n’eût été son obi rouge de fille. Sans attendre la réponse, elle ajouta :
— ... Vous pouvez prendre votre bain maintenant, si vous voulez.
Musashi se dirigea vers la salle de bains tandis que Jōtarō, devinant là une nouvelle amie de son âge, demandait :
— Comment t’appelles-tu ?
— Je ne sais pas, répondit la fille.
— Tu dois être folle, si tu ne connais pas ton propre nom.
— C’est Kocha.
— Drôle de nom, dit Jōtarō en riant.
— Qu’est-ce qu’il a de drôle ? demanda Kocha en lui décochant un coup de poing.
— Elle m’a frappé ! hurla Jōtarō.
En voyant les vêtements pliés sur le sol de l’antichambre, Musashi sut que d’autres personnes étaient au bain. Il ôta ses propres vêtements, et ouvrit la porte de la salle de bains fumante. Trois hommes se trouvaient là, en train de bavarder jovialement ; mais à la vue de son corps musculeux, ils s’interrompirent comme si un élément étranger s’était introduit parmi eux.
Musashi se glissa dans la baignoire commune avec un soupir de satisfaction ; sa charpente haute d’un mètre quatre-vingts fit déborder l’eau chaude. Pour une raison quelconque, cela fit tressaillir les trois hommes, et l’un d’eux regarda bien en face Musashi, lequel avait appuyé la tête contre le bord du bassin, et fermé les yeux.
Peu à peu, ils reprirent leur conversation où ils l’avaient laissée. Ils se lavaient en dehors du bassin ; la peau de leur dos était blanche, et leurs muscles souples. Il semblait s’agir de citadins car ils s’exprimaient avec politesse.
— Comment s’appelait-il donc... le samouraï de la Maison de Yagyū ?
— Je crois qu’il a dit : Shōda Kizaemon.
— Si le seigneur Yagyū envoie un membre de sa suite pour transmettre un refus à une rencontre, il ne saurait être aussi bien qu’on le dit.
— D’après Shōda, Sekishūsai est retiré, et ne combat plus contre personne. Croyez-vous que c’était la vérité, ou une simple histoire ?
— Oh ! je ne crois pas que ce soit vrai. Il est beaucoup plus vraisemblable qu’en apprenant que le second fils de la Maison de Yoshioka le défiait, il ait résolu de se tenir à carreau.
— Mon Dieu, du moins a-t-il eu le tact d’envoyer des fruits, et de dire qu’il espérait que notre étape serait agréable.
Yoshioka ? Musashi leva la tête et ouvrit les yeux. Ayant entendu quelqu’un mentionner le voyage à Ise de Denshichirō tandis qu’il se trouvait à l’Ecole Yoshioka, Musashi supposait que les trois hommes rentraient à Kyoto. L’un d’entre eux devait être Denshichirō. Lequel ?
« Je n’ai guère de chance avec mes bains, songea tristement Musashi. D’abord, Osugi m’a pris au piège avec un bain, et maintenant, de nouveau sans vêtements, je tombe sur un des Yoshiokas. Il a forcément appris ce qui s’est passé à l’école. S’il savait que je m’appelle Miyamoto, il prendrait cette porte et reviendrait avec son sabre en un rien de temps.
Mais les trois hommes ne lui prêtaient aucune attention. A en juger d’après leurs propos, dès leur arrivée ils avaient envoyé un message à la Maison de Yagyū. Apparemment, Sekishūsai avait eu certains rapports avec Yoshioka Kempō, à l’époque où Kempō enseignait aux Shōguns. Voilà pourquoi, sans doute, Sekishūsai ne pouvait laisser le fils de Kempō s’en aller sans lui accuser réception de sa lettre ; aussi avait-il envoyé Shōda faire à l’auberge une visite de courtoisie.
En réponse, ces jeunes gens de la ville ne trouvaient rien de mieux à dire que ceci : Sekishūsai avait du « tact », il avait décidé de « se tenir à carreau », et il ne pouvait être « aussi bien qu’on le dit ». Ils paraissaient excessivement satisfaits d’eux-mêmes, mais Musashi les trouvait ridicules. Par contraste avec ce qu’il avait vu du château de Koyagyū et de l’enviable condition des habitants de la région, ils semblaient n’avoir rien de mieux à offrir qu’une brillante conversation.
Cela lui rappela un dicton sur la grenouille au fond d’un puits, incapable de voir ce qui se passait dans le monde extérieur. Quelquefois, se disait-il, cela fonctionne à l’envers. Ces jeunes fils choyés de Kyoto se trouvaient en situation de voir ce qui se passait au cœur des choses, et de savoir ce qui avait lieu partout ; mais il ne leur serait pas venu à l’esprit qu’alors qu’ils regardaient la vaste mer dégagée, quelque part ailleurs, aux profondeurs d’un puits, une grenouille devenait de plus en plus grosse, de plus en plus forte. Ici, à Koyagyū, bien à l’écart du centre politique et économique du pays, de robustes samouraïs menaient depuis plusieurs décennies une saine existence rurale en conservant les vertus anciennes, en corrigeant leurs points faibles, et en se développant.
Avec les années, Koyagyū avait produit Yagyū Muneyoshi, un grand maître des arts martiaux, et son fils le seigneur Munenori de Tajima, dont Ieyasu lui-même avait reconnu la prouesse. Il y avait aussi les fils aînés de Muneyoshi, Gorōzaemon et Toshikatsu, célèbres dans tout le pays pour leur bravoure, et son petit-fils Hyōgo Toshitoshi dont les prodigieux exploits lui avaient valu une position richement payée sous le fameux général Katō Kiyomasa de Higo. Pour la gloire et le prestige, la Maison de Yagyū n’égalait pas la maison de Yoshioka, mais quant aux capacités la différence appartenait au passé. Denshichirō et ses compagnons ne se doutaient pas de leur propre arrogance. Néanmoins, Musashi avait un peu pitié d’eux.
Il passa dans un angle où l’eau arrivait dans la pièce. Il défit son serre-tête, prit une poignée d’argile, et commença de se frotter le cuir chevelu. Pour la première fois depuis de nombreuses semaines, il s’offrait le luxe d’un bon shampooing.
Entre-temps, les hommes de Kyoto terminaient leur bain.
— Ah ! ça fait du bien.
— Tu l’as dit. Et maintenant, si nous faisions venir des filles pour nous servir notre saké ?
— Une idée de génie ! De génie !
Tous trois achevèrent de se sécher, et s’en allèrent. Après s’être bien lavé et rincé de nouveau à l’eau chaude, Musashi se sécha, lui aussi, lia ses cheveux, et regagna sa chambre. Là, il trouva Kocha en larmes.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— C’est votre garçon, monsieur. Regardez où il m’a frappée !
— C’est un mensonge ! cria Jōtarō, furieux, de l’angle opposé.
Musashi allait le gronder, mais Jōtarō protesta :
— ... Cette crétine vous a traité de mauviette !
— Ce n’est pas vrai. Je n’ai jamais dit ça.
— Si, tu l’as dit !
— Monsieur, je ne vous ai jamais traité de mauviette, ni personne d’autre. Ce mioche a commencé à se vanter, disant que vous étiez la plus fine lame du pays parce que vous aviez tué des douzaines de rōnins dans la plaine de Hannya ; j’ai dit qu’il n’y avait pas au Japon de meilleure lame que le seigneur de ce district ; alors, il s’est mis à me donner des gifles.
Musashi éclata de rire.
— Je vois ; il n’aurait pas dû, et je vais lui passer un bon savon. Jō ! dit-il avec sévérité.
— Oui, monsieur, dit l’enfant, toujours boudeur.
— Va prendre un bain !
— Je n’aime pas prendre de bains.
— Moi non plus, mentit Musashi. Mais toi, tu transpires tellement que tu pues.
— J’irai nager demain matin dans la rivière.
L’enfant devenait de plus en plus entêté à mesure qu’il s’habituait à Musashi, mais ce dernier ne s’en inquiétait pas vraiment. De fait, cet aspect de Jōtarō lui plaisait assez. En fin de compte, celui-ci n’alla pas se baigner.
Kocha apporta bientôt les plateaux du dîner. Ils mangèrent en silence ; Jōtarō et la servante se foudroyaient du regard, tandis qu’elle servait le repas.
Musashi était préoccupé par son objectif secret : rencontrer Sekishūsai. Etant donné son humble condition, peut-être était-ce trop demander, mais peut-être – qui sait ? — était-ce possible.
« Si je croise le fer avec quelqu’un, se disait Musashi, autant que ce soit avec quelqu’un de fort. Il vaut la peine de risquer ma vie pour voir si je suis capable de l’emporter sur le grand nom de Yagyū. Inutile de suivre la Voie du sabre si je n’ai pas le courage d’essayer. »
Musashi savait bien que la plupart des gens lui riraient au nez de caresser une idée pareille. Yagyū, sans être un des principaux daimyōs, était le maître d’un château ; son fils se trouvait à la cour du Shōgun, et la famille entière était plongée dans les traditions de la classe guerrière. Dans l’ère nouvelle qui s’annonçait, ils avaient le vent en poupe.
« Ce sera l’épreuve décisive », se disait Musashi qui, tout en mangeant son riz, se préparait pour la rencontre.
La dignité du vieil homme avait grandi avec les années, au point que maintenant il ne ressemblait à rien tant qu’à une grue majestueuse ; en même temps, il conservait l’apparence et les façons du samouraï bien élevé. Il avait les dents saines, les yeux étonnamment perçants. « Je deviendrai centenaire », assurait-il souvent à tout un chacun.
Sekishūsai en était lui-même fermement convaincu. « L’on a toujours vécu vieux dans la Maison de Yagyū, se plaisait-il à faire observer. Ceux qui sont morts entre vingt et quarante ans ont été tués au combat ; tous les autres ont nettement dépassé la soixantaine. » Parmi les innombrables guerres auxquelles il avait lui-même pris part, il y en avait plusieurs de première importance, dont la révolte des Miyoshi et les combats marquant l’élévation et la chute des familles Matsunaga et Oda.
Même si Sekishūsai n’était pas né dans une telle famille, son mode de vie, et notamment son attitude après qu’il eut atteint la vieillesse, autorisèrent à croire qu’il deviendrait centenaire. A l’âge de quarante-sept ans, il avait décidé pour des raisons personnelles de renoncer à la guerre. Rien depuis n’avait ébranlé cette résolution. Il avait fait la sourde oreille aux instances du Shōgun Ashikaga Yoshiaki, ainsi qu’aux demandes réitérées de Nobunaga et de Hideyoshi de s’allier avec eux. Bien qu’il vécût dans l’ombre de Kyoto et d’Osaka, il refusait de se laisser entraîner dans les fréquentes batailles de ces centres de pouvoir et d’intrigue. Il préférait demeurer à Yagyū comme un ours dans sa tanière, et s’occuper de son domaine de quinze mille boisseaux de manière à pouvoir le transmettre en bon état à ses descendants. Sekishūsai observa un jour : « J’ai bien fait de me cramponner à ce domaine. En ces temps incertains où les chefs s’élèvent un jour et tombent le lendemain, il est presque incroyable que ce seul petit château ait réussi à survivre intact. »
Ce n’était nullement de l’exagération. Si Sekishūsai avait soutenu Yoshiaki, il eût été victime de Nobunaga, et s’il avait soutenu Nobunaga il eût fort bien pu se heurter à Hideyoshi. Eût-il accepté le patronage de Hideyoshi, Ieyasu l’eût dépossédé après la bataille de Sekigahara.
Sa perspicacité, que l’on admirait, constituait un atout ; mais pour survivre en des temps aussi troublés Sekishūsai devait avoir une force intérieure qui manquait aux samouraïs ordinaires de son époque ; tous n’étaient que trop enclins à s’allier un jour avec un homme qu’ils abandonneraient le lendemain sans vergogne, à ne se soucier que de leurs intérêts égoïstes – sans égards pour les convenances ou l’intégrité –, voire à massacrer leur propre famille si elle gênait leurs ambitions personnelles.
« Je suis incapable de faire ce genre de chose », déclarait simplement Sekishūsai. Et il disait vrai. Il n’avait pourtant pas renoncé à l’Art de la Guerre lui-même. Dans l’alcôve de son salon figurait un poème de sa main. Il disait :
Je n’ai pas de méthode habile
Pour réussir dans la vie.
Je ne m’appuie que sur l’Art de la Guerre.
Il est mon dernier refuge.
Quand Ieyasu l’invita à visiter Kyoto, Sekishūsai estima impossible de refuser ; il sortit de plusieurs décennies de solitude sereine pour effectuer son premier voyage à la cour du Shōgun. Il emmena son cinquième fils, Munenori, âgé de vingt-quatre ans, et son petit-fils Hyōgo qui n’avait alors que seize ans. Ieyasu non seulement confirma le vénérable vieux guerrier dans ses fiefs, mais lui demanda d’enseigner les arts martiaux à la Maison de Tokugawa. Sekishūsai déclina cet honneur en raison de son âge, et demanda que Munenori fût nommé à sa place ; Ieyasu acquiesça.
L’héritage qu’emporta Munenori à Edo comprenait plus qu’une habileté merveilleuse aux arts martiaux : son père lui avait aussi transmis une connaissance du plan supérieur de l’Art de la Guerre qui permet à un chef de gouverner sagement.
Selon Sekishūsai, l’Art de la Guerre était à coup sûr un moyen de gouverner le peuple, mais il était aussi un moyen de se maîtriser soi-même. Cela, il l’avait appris du seigneur Kōizumi qui, il se plaisait à le dire, était la divinité protectrice de la maison Yagyū. Le certificat que le seigneur Kōizumi lui avait donné pour attester sa maîtrise du style d’escrime Shinkage ne quittait pas une étagère de la chambre de Sekishūsai, en même temps qu’un manuel en quatre volumes de techniques militaires, que lui avait offert Sa Seigneurie. Aux anniversaires de sa mort, jamais Sekishūsai ne négligeait de placer devant ces possessions chéries une offrande de nourriture.
Outre des descriptions des techniques du « sabre caché » du style Shinkage, ce manuel contenait des illustrations, toutes de la propre main du seigneur Kōizumi. Jusque dans la retraite, Sekishūsai se plaisait à déployer les rouleaux pour les parcourir. Il éprouvait une surprise constante à redécouvrir l’adresse de son maître à manier le pinceau. Ces illustrations montraient des hommes qui se battaient et faisaient de l’escrime dans toutes les attitudes imaginables. En les regardant, Sekishūsai avait l’impression que ces hommes d’épée allaient descendre des cieux pour le rejoindre dans sa petite maison montagnarde.
Le seigneur Kōizumi était venu pour la première fois au château de Koyagyū quand Sekishūsai avait trente-sept ou trente-huit ans, et débordait encore d’ambition militaire. Sa Seigneurie, accompagnée de ses deux neveux, Hikida Bungorō et Suzuki Ihaku, parcourait le pays à la recherche de spécialistes des arts martiaux ; un jour, il arriva au Hōzōin. C’était à l’époque où In’ei venait souvent au château de Koyagyū, et In’ei parla du visiteur à Sekishūsai. Ainsi débutèrent leurs relations.
Sekishūsai et Kōizumi organisèrent des rencontres de trois jours d’affilée. Au cours du premier assaut, Kōizumi annonça où il attaquerait, puis fit exactement ce qu’il avait dit.
La même chose eut lieu le deuxième jour ; Sekishūsai, blessé dans son amour-propre, tenta d’imaginer pour le troisième jour une approche nouvelle.
Devant cette nouvelle attitude, Kōizumi se borna à dire :
— Ça ne va pas. Si vous faites ceci, je ferai cela.
Sans autre forme de procès, il attaqua et vainquit Sekishūsai pour la troisième fois. De ce jour, Sekishūsai renonça à l’approche égotiste de l’escrime ; comme il le rappelait plus tard, de là datait son premier aperçu sur le véritable Art de la Guerre.
Sur les vives instances de Sekishūsai, le seigneur Kōizumi demeura six mois à Koyagyū ; durant ce temps, Sekishūsai étudia avec un zèle exclusif de néophyte. Quand finalement il partit, le seigneur Kōizumi déclara :
— Ma voie de l’escrime est encore imparfaite. Vous êtes jeune, et vous devriez tenter de la parfaire.
Il proposa alors à Sekishūsai une énigme Zen : « Qu’est-ce qu’un sabre qui combat sans sabre ? »
Sekishūsai médita là-dessus nombre d’années, envisageant la question sous tous ses angles, et parvint finalement à une réponse qui le satisfit. Quand le seigneur Kōizumi revint le voir, Sekishūsai l’accueillit avec un regard clair, serein, et lui proposa de croiser le fer. Sa Seigneurie le scruta quelques instants, et dit :
— Non, ce serait inutile. Vous avez découvert la vérité !
Alors, il offrit à Sekishūsai le certificat et le manuel en quatre volumes ; ainsi naquit le style Yagyū, lequel, à son tour, donna naissance au paisible mode de vie de Sekishūsai dans sa vieillesse.
Si Sekishūsai habitait un chalet montagnard, c’est qu’il n’aimait plus l’imposant château, avec toute sa pompe. Malgré son amour quasi taoïste de la retraite, il était heureux d’avoir la compagnie de la jeune fille que Shōda Kizaemon avait amenée pour lui jouer de la flûte, car elle était réfléchie, polie et jamais gênante. Non seulement son jeu lui faisait un immense plaisir, mais elle ajoutait à la maisonnée une touche bienvenue de jeunesse et de féminité. Quelquefois, elle parlait de partir ; mais il lui disait toujours de rester encore un peu.
Tout en achevant de disposer dans un vase d’Iga une unique pivoine, Sekishūsai demanda à Otsū :
— Qu’en pensez-vous ? Mon arrangement floral est-il vivant ?
Debout derrière lui, elle dit :
— Vous devez avoir étudié cela à fond.
— Pas du tout. Je ne suis pas un noble de Kyoto, et je n’ai jamais appris avec un professeur ni l’arrangement floral, ni la cérémonie du thé.
— Eh bien, on croirait le contraire.
— J’emploie avec les fleurs la même méthode qu’avec le sabre.
Otsū parut surprise.
— Est-il vrai que vous puissiez arranger des fleurs de la même façon que vous utilisez le sabre ?
— Oui. Tout est une question d’esprit. Je n’ai que faire de règles : tordre les fleurs du bout des doigts ou les pincer au col. Ce qu’il faut, c’est avoir l’esprit adéquat : être capable de les faire paraître vivantes, tout comme elles l’étaient avant d’être cueillies. Regardez ! Ma fleur n’est pas morte.
Otsū estimait que cet austère vieillard lui avait appris bien des choses qu’elle avait besoin de savoir ; or, puisque tout avait commencé par une rencontre fortuite sur la grand-route, elle se jugeait fort chanceuse. « Je vous enseignerai la cérémonie du thé », disait-il. Ou bien : « Composez-vous des poèmes japonais ? Alors, apprenez-moi quelque chose du style courtois. Le Man’yōshū est bel et bon mais à vivre ici, dans ce lieu retiré, je préférerais entendre des poèmes simples sur la nature. »
En retour, elle faisait pour lui de petites choses auxquelles personne d’autre ne pensait. Par exemple, il fut enchanté lorsqu’elle lui confectionna un petit bonnet de tissu comme en portaient les maîtres du thé. Il le gardait la plupart du temps sur le crâne, et le chérissait comme si nulle part il n’eût rien existé de plus beau. Son art de la flûte lui causait également un immense plaisir ; par les clairs de lune, le son fascinant de l’instrument parvenait souvent jusqu’au château lui-même.
Tandis que Sekishūsai et Otsū parlaient de l’arrangement floral, Kizaemon s’approcha doucement de l’entrée du chalet, et appela la jeune fille. Elle sortit et l’invita à l’intérieur, mais il hésita.
— Voudriez-vous faire savoir à Sa Seigneurie que je rentre à l’instant de ma course ? lui demanda-t-il.
Otsū se mit à rire.
— C’est le monde à l’envers, vous ne trouvez pas ?
— Et pourquoi donc ?
— Vous êtes ici le principal serviteur. Je ne suis qu’une personne de l’extérieur, que l’on a fait venir pour jouer de la flûte. Vous êtes beaucoup plus proche de lui que moi. Ne devriez-vous pas aller le trouver directement, au lieu de passer par moi ?
— Je suppose que vous avez raison mais ici, dans la maisonnette de Sa Seigneurie, vous êtes un cas particulier. Quoi qu’il en soit, veuillez lui faire la commission.
Kizaemon était content, lui aussi, de la façon dont les choses avaient tourné. Il avait trouvé en Otsū une personne que son maître aimait beaucoup.
Elle revint presque aussitôt dire que Sekishūsai voulait que Kizaemon entrât. Ce dernier trouva le vieillard dans la salle du thé, coiffé du bonnet confectionné par Otsū.
— Déjà de retour ? dit Sekishūsai.
— Oui. Je suis allé les voir, et leur ai remis la lettre et les fruits, conformément à vos instructions.
— Ils sont partis ?
— Non. A peine étais-je de retour ici qu’un messager est venu de l’auberge avec une lettre disant que puisqu’ils se trouvaient à Yagyū, ils ne voulaient pas s’en aller sans avoir vu le dōjō. Si possible, ils aimeraient venir demain. Ils souhaiteraient aussi vous rencontrer pour vous présenter leurs devoirs.
— Quels goujats ! Quels fléaux !
Sekishūsai paraissait extrêmement agacé.
— ... Avez-vous expliqué que Munenori est à Edo, Hyōgo à Kumamoto, et qu’il n’y a personne d’autre ici ?
— Je l’ai expliqué.
— Je méprise ce genre de gens. Même après que je leur ai envoyé quelqu’un pour leur dire que je ne puis les voir, ils essaient de forcer ma porte.
— Je ne sais pas ce que...
— Les fils de Yoshioka m’ont l’air aussi futiles qu’on le dit.
— Celui du Wataya est Denshichirō. Il ne m’a pas impressionné.
— Le contraire me surprendrait. Son père était un homme d’un caractère remarquable. Quand je suis allé à Kyoto avec le seigneur Kōizumi, nous l’avons vu deux ou trois fois, et avons bu le saké ensemble. Il semble que la maison ait décliné depuis lors. Ce jeune homme a l’air de croire qu’être fils de Kempō lui donne ses entrées ici ; aussi insiste-t-il pour nous défier. Mais selon nous, il est absurde d’accepter ce défi, puis de renvoyer le jeune homme battu.
— Ce Denshichirō ne paraît pas manquer de confiance en soi. S’il brûle à ce point de venir, peut-être devrais-je moi-même accepter son défi.
— Non, n’y songez pas. Ces fils de gens célèbres ont en général une haute opinion d’eux-mêmes ; en outre, ils sont enclins à tâcher de déformer les choses à leur propre avantage. Si vous le battiez, vous pouvez être certain qu’il essaierait de ruiner notre réputation à Kyoto. En ce qui me concerne, cela m’est indifférent ; mais je ne veux pas imposer ce genre de chose à Munenori ou à Hyōgo.
— Qu’allons-nous faire, en ce cas ?
— Le mieux serait de l’apaiser par un moyen quelconque, de lui donner l’impression qu’on le traite en fils de grande maison. Peut-être était-ce une erreur que de lui envoyer un homme.
Son regard se tourna vers Otsū, et il poursuivit :
— ... Je crois qu’une femme voudrait mieux. Otsū doit être exactement la personne qu’il faut.
— Très bien, dit-elle. Voulez-vous que j’y aille maintenant ?
— Non, rien ne presse. Demain matin suffira.
Sekishūsai écrivit rapidement une simple lettre, du type de celles qu’un maître du thé pourrait composer, et la tendit à Otsū, avec une pivoine pareille à celle qu’il avait mise dans le vase.
— ... Donnez-les-lui, et dites-lui que vous êtes venue à ma place parce que je suis enrhumé. Voyons quelle sera sa réponse.
Le lendemain matin, Otsū se couvrit la tête d’un long voile. Les voiles étaient déjà démodés à Kyoto, mais les provinciales des classes moyennes et supérieures les prisaient encore.
A l’étable, située aux abords du château, elle demanda à emprunter un cheval.
Le palefrenier, occupé à nettoyer, dit :
— Oh ! vous partez ?
— Oui, je dois me rendre au Wataya faire une commission pour Sa Seigneurie.
— Je vous accompagne ?
— Inutile.
— Tout ira bien ?
— Naturellement. J’aime les chevaux. Ceux que je montais dans le Mimasaka étaient sauvages, ou peu s’en faut.
Tandis qu’elle s’éloignait à cheval, le voile brun rougeâtre flottait au vent derrière elle. Elle montait bien, tenant d’une main la lettre et la pivoine un peu épuisée et de l’autre menant adroitement l’animal. Fermiers et ouvriers agricoles lui faisaient signe : durant son bref séjour en cet endroit, elle avait déjà lié connaissance avec les habitants, dont les relations avec Sekishūsai étaient beaucoup plus amicales qu’il n’était d’usage entre seigneurs et paysans. Ici, tous les cultivateurs savaient qu’une belle jeune femme était venue jouer de la flûte à leur seigneur ; la respectueuse admiration qu’ils avaient pour lui s’étendait à Otsū.
En arrivant au Wataya, elle mit pied à terre et attacha son cheval à un arbre du jardin.
— Soyez la bienvenue ! lui cria Kocha en sortant pour l’accueillir. Vous restez pour la nuit ?
— Non, je viens seulement du château de Koyagyū porter un message à Yoshioka Denshichirō. Il se trouve encore là, n’est-ce pas ?
— Voulez-vous attendre un instant, je vous prie ?
Durant la brève absence de Kocha, Otsū fit sensation parmi les voyageurs bruyants qui chaussaient leurs guêtres et leurs sandales, et mettaient sac au dos.
— Qui est-ce ? demanda l’un d’eux.
— Qui donc croyez-vous qu’elle vient voir ?
La beauté d’Otsū, une élégance gracieuse qu’il était rare de rencontrer à la campagne, entretinrent les chuchotements et les œillades des hôtes sur le départ jusqu’à ce qu’elle disparût à la suite de Kocha.
Denshichirō et ses compagnons, s’étant attardés à boire la nuit précédente, venaient à peine de se lever. A l’annonce qu’un messager était venu du château, ils crurent qu’il s’agissait de l’homme déjà venu la veille. La vue d’Otsū, avec sa pivoine blanche, causa une vive surprise.
— Oh ! je vous en prie, ne regardez pas la chambre ! C’est une écurie.
L’air de s’excuser, ils rajustèrent leurs kimonos et s’agenouillèrent avec un peu de raideur protocolaire.
— ... Je vous en prie, entrez donc, entrez donc.
— Je suis envoyée par le seigneur du château de Koyagyū, déclara Otsū avec simplicité en posant lettre et pivoine devant Denshichirō. Auriez-vous l’amabilité de lire la lettre maintenant ?
— Ah ! oui... ceci ? Oui, je vais le lire.
Il ouvrit le rouleau qui n’avait pas plus d’un pied de long. Ecrit d’une encre fine, évoquant la saveur du thé léger, le message disait : « Pardonnez-moi d’envoyer mes salutations par lettre au lieu de vous rencontrer moi-même ; hélas ! je suis un peu enrhumé. J’espère qu’une pivoine blanche comme neige vous donnera plus de plaisir que le nez coulant d’un vieillard. J’envoie la fleur par la main d’une fleur, en espérant que vous agréerez mes excuses. Mon vieux corps se repose en dehors du monde quotidien. J’hésite à montrer mon visage. Je vous en prie, souriez avec pitié à un vieil homme. »
Denshichirō eut un reniflement de mépris, et réenroula la lettre.
— ... C’est tout ? demanda-t-il.
— Non, il a dit aussi qu’il aimerait prendre avec vous une tasse de thé, mais qu’il hésite à vous inviter chez lui car il n’y a là que des guerriers ignorants des finesses de cette cérémonie. Munenori se trouvant à Edo, il a le sentiment que le service du thé serait grossier au point de provoquer l’hilarité de personnes venues de la capitale impériale. Il m’a priée de vous demander pardon, et de vous dire qu’il espère vous voir une autre fois.
— Tiens, tiens ! s’exclama Denshichirō, l’air soupçonneux. Si je vous comprends bien, Sekishūsai nous croit impatients d’observer la cérémonie du thé. A vrai dire, étant de familles de samouraïs, nous n’y entendons rien. Nous avions l’intention de prendre personnellement des nouvelles de la santé de Sekishūsai, et de le convaincre de nous donner une leçon d’escrime.
— Il comprend cela tout à fait, bien sûr. Mais il passe sa vieillesse dans la retraite, et a préféré s’exprimer avec le langage du thé.
Denshichirō répondit avec un dégoût manifeste :
— Eh bien, il ne nous laisse d’autre choix que de renoncer. Veuillez lui dire que si nous revenons, nous aimerions le voir.
Et il rendit la pivoine à Otsū.
— Elle ne vous plaît pas ? Il croyait que peut-être elle vous réconforterait en route. Il a dit que vous pourriez la suspendre à l’angle de votre palanquin, ou, si vous êtes à cheval, l’attacher à votre selle.
— Il me l’envoie comme souvenir ?
Denshichirō baissa les yeux, comme insulté, puis, l’expression revêche, s’écria :
— ... Mais c’est ridicule ! Vous pouvez lui dire que nous avons aussi des pivoines, à Kyoto !
Dans ce cas, conclut Otsū, inutile d’insister. En promettant de transmettre son message, elle prit congé aussi délicatement qu’elle eût retiré le pansement d’une plaie ouverte. Ses hôtes, de méchante humeur, la saluèrent à peine.
Une fois dans le couloir, Otsū se mit à rire doucement toute seule, jeta un coup d’œil au plancher noir et luisant qui menait à la chambre qu’habitait Musashi, et prit la direction opposée.
Kocha sortit de la chambre de Musashi, et courut après elle.
— Vous partez déjà ? demanda-t-elle.
— Oui, j’ai fini ce que j’étais venue faire.
— Eh bien, c’était du rapide, hein ?
Abaissant les yeux sur la main d’Otsū, elle demanda :
— ... C’est une pivoine ? Je ne savais pas qu’il y en avait des blanches.
— Si. Elle vient du jardin du château. Je vous la donne, si vous voulez.
— Oh ! merci, dit Kocha, les mains tendues.
Après avoir dit au revoir à Otsū, Kocha se rendit aux cuisines, et montra la fleur à tout le monde. Nul ne l’ayant admirée, elle retourna, déçue, à la chambre de Musashi.
Ce dernier, assis à la fenêtre, le menton dans les mains, regardait en direction du château en méditant sur son objectif : comment parvenir, d’abord à rencontrer Sekishūsai, et ensuite à le vaincre au sabre ?
— Vous aimez les fleurs ? demanda Kocha en entrant.
— Les fleurs ?
Elle lui montra la pivoine.
— Euh... Elle est belle.
— Elle vous plaît ?
— Oui.
— Il paraît que c’est une pivoine, une pivoine blanche.
— Vraiment ? Pourquoi ne la mets-tu pas dans ce vase, là-bas ?
— Je ne sais pas arranger les fleurs. Faites-le, vous.
— Non, toi, fais-le. Mieux vaut le faire sans réfléchir à l’aspect que ça aura.
— Eh bien, je vais chercher de l’eau, dit-elle en emportant le vase.
L’œil de Musashi se posa par hasard sur l’extrémité coupée de la tige de la pivoine. Il inclina la tête, surpris, mais sans comprendre ce qui avait attiré son attention.
L’intérêt superficiel était devenu examen approfondi au moment où Kocha revint. Elle mit le vase dans l’alcôve et tenta d’y plonger la pivoine, mais avec de piètres résultats.
— La tige est trop longue, dit Musashi. Apporte-la ici. Je vais la couper. Alors, quand tu la mettras droite, elle aura l’air naturel.
Kocha lui apporta la fleur et la lui tendit. Avant de savoir ce qui lui arrivait, elle avait lâché la pivoine et fondu en larmes. Peu étonnant : en ce quart de seconde, Musashi avait dégainé son petit sabre, lancé un cri énergique, tranché la tige entre les mains de la servante, et rengainé son arme. A Kocha, l’éclair de l’acier et le bruit du sabre rengainé avaient paru simultanés.
Sans essayer de consoler la fillette terrifiée, Musashi ramassa le fragment de tige qu’il avait coupé, et se mit à en comparer une extrémité avec l’autre. Il avait l’air entièrement absorbé. S’étant enfin rendu compte de l’affolement de la servante, il s’excusa et lui tapota la tête.
Quand elle eut cessé de pleurer, il lui demanda :
— Sais-tu qui a coupé cette fleur ?
— Non. On me l’a donnée.
— Qui ça ?
— Une personne du château.
— L’un des samouraïs ?
— Non, c’était une jeune femme.
— Hum... Alors, tu crois que la fleur vient du château ?
— Oui, elle me l’a dit.
— Je regrette de t’avoir effrayée. Si je t’achète des gâteaux plus tard, me pardonneras-tu ? En tout cas, la fleur devrait être exactement comme il faut maintenant. Essaie de la mettre dans le vase.
— Ça va comme ça ?
— Oui, c’est très bien.
Kocha s’était prise d’une immédiate sympathie pour Musashi, mais l’éclair de son sabre l’avait glacée jusqu’à la mœlle. Elle quitta la pièce, peu désireuse d’y revenir avant d’y être absolument obligée par son service.
Les vingt centimètres du morceau de tige fascinaient Musashi beaucoup plus que la fleur de l’alcôve. Il était sûr que la première entaille n’avait été faite ni avec des ciseaux, ni avec un couteau. Les tiges de pivoine étant souples et tendres, elle ne pouvait avoir été faite qu’avec un sabre, et seul un coup résolu pouvait avoir tranché aussi net. Quiconque avait fait cela n’était pas un être ordinaire. Lui-même avait eu beau tenter de reproduire l’entaille avec son propre sabre, en comparant les deux extrémités il se rendait compte aussitôt que la sienne était inférieure, et de loin. On eût dit la différence entre une statue bouddhiste sculptée par un expert, et une autre due à un artisan moyennement habile.
Il se demanda ce que cela pouvait bien vouloir dire. « Si un samouraï qui cultive le jardin du château est capable de faire une entaille comme celle-ci, alors le niveau de la Maison de Yagyū doit être encore plus élevé que je ne pensais. »
Sa confiance l’abandonna soudain. « Je suis encore bien loin d’être prêt. »
Mais peu à peu, il reprit espoir. « En tout cas, les gens de Yagyū sont des adversaires dignes de moi. Si je perds, je puis tomber à leurs pieds et accepter de bonne grâce la défaite. J’ai déjà décidé que j’étais prêt à affronter n’importe quoi, même la mort. » Assis là, à rassembler son courage, il sentait qu’il se réchauffait.
Mais comment procéder ? Même si un étudiant se présentait à sa porte avec une introduction en bonne et due forme, il paraissait peu vraisemblable que Sekishūsai acceptât une rencontre. L’aubergiste l’avait dit. Or, Munenori et Hyōgo se trouvant tous deux absents, il n’y avait personne à défier que Sekishūsai lui-même.
Il essaya de nouveau d’inventer un moyen de se faire admettre au château. Ses yeux retournèrent à la fleur, dans l’alcôve, et l’image d’une personne que la fleur lui rappelait inconsciemment commença de se former. Imaginer le visage d’Otsū calma son esprit et apaisa ses nerfs.
Otsū elle-même était fort avancée sur le chemin du retour au château de Koyagyū quand soudain, elle entendit derrière elle un cri rauque. S’étant retournée, elle vit un enfant sortir d’une touffe d’arbres, au pied d’une falaise. Il était clair qu’il cherchait à la rattraper ; les enfants de la région étant beaucoup trop timides pour accoster une jeune femme telle qu’elle-même, par curiosité pure elle arrêta son cheval.
Jōtarō était nu comme un ver. Il avait les cheveux mouillés, et ses vêtements roulés en bouchon sous un bras. Insoucieux de sa nudité, il déclara :
— Vous êtes la dame à la flûte. Vous séjournez encore ici ?
Ayant considéré le cheval avec répulsion, il regardait Otsū droit dans les yeux.
— C’est donc toi ! s’exclama-t-elle avant de détourner des yeux gênés. Le petit garçon qui pleurait sur la grand-route de Yamato...
— Qui pleurait ? Je ne pleurais pas !
— Peu importe. Tu es ici depuis combien de temps ?
— Seulement depuis avant-hier.
— Seul ?
— Non ; avec mon professeur.
— Ah ! oui, je me souviens. Tu as bien dit que tu étudiais l’escrime, n’est-ce pas ? Que fais-tu là, sans vêtements ?
— Vous ne croyez tout de même pas que je plongerais dans la rivière habillé, hein ?
— Dans la rivière ? Mais l’eau doit être glacée. Les gens de par ici riraient à l’idée d’aller nager à cette époque de l’année.
— Je ne nageais pas ; je prenais un bain. Mon professeur a dit que je sentais la sueur ; aussi je suis allé à la rivière.
Otsū pouffa.
— Où demeures-tu ?
— Au Wataya.
— Quoi ? J’en arrive.
— Quel dommage que vous ne soyez pas venue nous voir ! Et si vous reveniez avec moi maintenant ?
— Impossible maintenant. J’ai une commission à faire.
— Alors, salut ! dit-il en se détournant pour partir.
— Jōtarō, viens donc me voir un jour au château.
— Vraiment ? C’est possible ?
A peine eut-elle parlé qu’Otsū commença de regretter ses paroles ; mais elle dit :
— Oui, mais veille à ne pas venir habillé comme tu l’es maintenant.
— Si c’est comme ça, je ne veux pas y aller. Je n’aime pas les endroits où on fait des chichis.
Otsū se sentit soulagée ; elle souriait encore en retraversant à cheval le portail du château. Ayant remis son cheval à l’étable, elle alla rendre compte de sa mission à Sekishūsai.
Il dit en riant :
— Alors, ils étaient en colère ! Très bien ! Qu’ils le soient. Ce n’est pas leur faute.
Au bout d’un moment, il parut se rappeler autre chose :
— ... Avez-vous jeté la pivoine ? demanda-t-il.
Elle expliqua qu’elle l’avait donnée à la servante de l’auberge, et il approuva de la tête.
— Le fils Yoshioka a-t-il pris en main la pivoine pour la regarder ? demanda-t-il.
— Oui. Quand il a lu la lettre.
— Et alors ?
— Il s’est contenté de me la rendre.
— Il n’a pas regardé la tige ?
— Pas que je sache.
— Il ne l’a pas examinée ? Il n’en a rien dit ?
— Non.
— J’ai bien fait de refuser de le rencontrer. Il ne le mérite pas. La Maison de Yoshioka aurait mieux fait de finir avec Kempō.
L’on pourrait à bon droit qualifier de grandiose le dōjō de Yagyū. Situé en dehors du château, il avait été reconstruit vers la quarantième année de Sekishūsai, et le bois robuste employé à sa construction lui donnait l’air indestructible. Le poli du bois, acquis au cours des ans, semblait évoquer l’austérité des hommes qui s’étaient entraînés là, et le bâtiment était assez vaste pour avoir servi de caserne de samouraïs en temps de guerre.
— Légèrement ! Pas avec la pointe de ton sabre ! Avec tes tripes ! Tes tripes !
Shōda Kizaemon, assis sur une petite estrade, vêtu de la sous-robe et du hakama, rugissait des instructions à deux aspirants escrimeurs.
— ... Recommencez ! Ce n’est pas ça du tout !
Les remontrances de Kizaemon s’adressaient à deux samouraïs de Yagyū qui, bien qu’étourdis et en nage, continuaient de se battre avec obstination. Tous deux se remirent en garde, et s’affrontèrent de nouveau comme flamme contre flamme.
— A-o-o-oh !
— Y-a-a-ah !
A Yagyū, les débutants n’étaient pas autorisés à se servir de sabres de bois. A la place, ils utilisaient un bâton spécialement conçu pour le style Shinkage. Ce long et mince sac de cuir, bourré de segments de bambou, était en fait un bâton de cuir, sans poignée ni garde. Bien que moins dangereux qu’un sabre de bois, il pouvait tout de même arracher une oreille ou mettre un nez en marmelade. Le combattant avait le droit de s’attaquer à n’importe quelle partie du corps. Abattre un adversaire d’un coup horizontal aux jambes était permis, et aucune règle n’interdisait de frapper un homme à terre.
— Allez ! Continuez ! Comme la dernière fois ! ordonnait Kizaemon.
L’usage, ici, voulait qu’un homme ne fût pas quitte aussi longtemps qu’il tenait encore debout. On menait surtout la vie dure aux débutants ; jamais on ne les complimentait, et ils avaient droit à une bonne quantité d’injures. A cause de cela, les samouraïs ordinaires savaient qu’entrer au service de la Maison de Yagyū ne devait pas être pris à la légère. Les nouveaux venus restaient rarement longtemps, et les hommes alors au service de Yagyū étaient triés sur le volet. Les simples fantassins et palefreniers eux-mêmes avaient un peu étudié l’art du sabre.
Shōda Kizaemon était, cela va sans dire, un escrimeur accompli : tout jeune, il avait acquis la maîtrise du style Shinkage ; puis, sous la tutelle de Sekishūsai lui-même, il avait appris les secrets du style Yagyū. A quoi il avait ajouté certaines techniques personnelles, et maintenant il parlait fièrement du « véritable style Shōda ».
Le dresseur de chevaux de Yagyū, Kimura Sukekurō, était lui aussi un adepte, de même que Murata Yozō qui, bien que magasinier, passait pour avoir été un bon partenaire de Hyōgo. Debuchi Magobei, autre employé assez subalterne, avait étudié l’escrime depuis l’enfance, et était une très fine lame. Le seigneur d’Echizen avait tenté de convaincre Debuchi d’entrer à son service, et les Tokugawas de Kii avaient essayé d’attirer Murata, mais tous deux avaient choisi de rester à Yagyū malgré de moindres profits matériels.
La Maison de Yagyū, maintenant au comble de sa fortune, produisait un flot apparemment sans fin de grands hommes d’épée. En outre, les samouraïs de Yagyū n’étaient pas reconnus comme hommes d’épée tant qu’ils ne s’étaient pas montrés capables de survivre au régime draconien.
— ... Hé, là-bas ! cria Kizaemon à un garde qui passait au-dehors.
Il avait eu la surprise de voir Jōtarō suivre les pas du soldat.
— Salut ! cria Jōtarō de son ton le plus cordial.
— Que fais-tu donc à l’intérieur du château ? demanda Kizaemon avec sévérité.
— L’homme du portail m’a fait entrer, répondit Jōtarō, ce qui était la vérité.
— Ah ! vraiment ?
Et au garde :
— ... Pourquoi as-tu amené cet enfant ici ?
— Il a dit qu’il voulait vous voir.
— Tu veux dire que tu as amené cet enfant ici sur sa simple demande ?... Petit !
— Oui, monsieur.
— Ceci n’est pas un terrain de jeu. Va-t’en.
— Mais je ne viens pas jouer. J’apporte une lettre de mon maître.
— De ton maître ? N’as-tu pas dit qu’il était l’un de ces étudiants errants ?...
— Lisez la lettre, s’il vous plaît.
— Inutile.
— Qu’est-ce qui se passe ? Vous ne savez pas lire ?
Kizaemon eut un reniflement de mépris.
— ... Eh bien, si vous savez lire, lisez.
— Quel mioche rusé ! Si j’ai dit que je n’avais pas besoin de la lire, c’est que je sais déjà ce qu’elle contient.
— Tout de même, est-ce qu’il ne serait pas plus poli de la lire ?
— Les apprentis guerriers grouillent ici comme des moustiques et des asticots. Si je prenais le temps d’être poli avec eux tous, je ne pourrais plus rien faire d’autre. Mais comme j’ai pitié de toi, je vais te dire le contenu de cette lettre. D’accord ?... Elle raconte que le signataire voudrait être autorisé à voir notre magnifique dōjō, qu’il aimerait à se prélasser, ne serait-ce qu’une minute, dans l’ombre du plus grand maître du pays, et que dans l’intérêt de tous les successeurs qui suivront la Voie du sabre, il serait reconnaissant de recevoir une leçon. J’imagine que c’est à peu près cela.
Jōtarō écarquilla les yeux.
— La lettre dit ça ?
— Oui, alors je n’ai pas besoin de la lire, n’est-ce pas ? Mais que l’on ne vienne pas dire que la Maison de Yagyū rejette d’un cœur froid ceux qui font appel à elle.
Il observa une pause, et reprit comme s’il avait répété son discours :
— ... Demande à ce garde-là de tout t’expliquer. Quand des apprentis guerriers viennent ici, ils entrent par le portail principal et se rendent au portail intermédiaire à droite duquel se trouve un bâtiment appelé le Shin’indō. On le reconnaît à un écriteau de bois. S’ils en font la demande au gardien, ils sont libres de prendre un peu de repos, et peuvent passer une ou deux nuits. Quand ils repartent, on leur donne une petite somme d’argent pour les aider en route. Et maintenant, ce que tu dois faire, c’est porter cette lettre au gardien du Shin’indō... compris ?
— Non ! dit Jōtarō en secouant la tête et haussant légèrement l’épaule droite. Ecoutez-moi, monsieur !
— Eh bien ?
— Il ne faut pas juger des gens sur la mine. Je ne suis pas le fils d’un mendiant !
— En effet, je dois reconnaître que tu ne t’exprimes pas mal.
— Pourquoi ne jetez-vous pas un simple coup d’œil à la lettre ? Peut-être qu’elle dit quelque chose de tout différent de ce que vous croyez. Que feriez-vous dans ce cas ? Vous me laisseriez vous couper la tête ?
— Attends une minute ! dit en riant Kizaemon, dont la face, avec sa bouche rouge sous la barbe hérissée, avait l’air d’une bogue de châtaigne ouverte. Non, tu ne peux me couper la tête.
— Eh bien, alors, regardez la lettre.
— Entre ici.
— Pourquoi donc ?
Jōtarō, inquiet, eut le sentiment d’être allé trop loin.
— J’admire ta détermination à bien transmettre le message de ton maître. Je le lirai.
— Et pourquoi ne le liriez-vous pas ? Vous êtes le plus haut dignitaire de la maison de Yagyū, n’est-ce pas ?
— Tu manies ta langue à merveille. Espérons que tu feras de même avec ton sabre, quand tu seras grand.
Il décacheta la lettre, et parcourut en silence le message de Musashi. Tandis qu’il lisait, son visage devenait grave. Quand il eut terminé, il demanda :
— ... Apportes-tu quelque chose avec cette lettre ?
— Oh ! j’oubliais ! Je devais vous donner ceci également.
Jōtarō se hâta de tirer de son kimono la tige de pivoine.
En silence, Kizaemon examina les deux extrémités de la tige, l’air un peu perplexe. Il n’arrivait pas à comprendre tout à fait la signification de la lettre de Musashi.
Elle exposait comment la servante de l’auberge lui avait apporté une fleur qu’elle disait venir du château, et qu’en examinant la tige il s’était aperçu que l’entaille avait été faite par « quelqu’un d’extraordinaire ». Le message continuait ainsi : « Après avoir mis la fleur dans un vase, j’ai senti qu’un esprit particulier en émanait, et je crois qu’il me faut absolument découvrir qui a fait cette entaille. La question risque de sembler banale, mais si vous acceptiez de me dire quel membre de votre maisonnée l’a faite, je vous serais obligé de m’envoyer la réponse par l’enfant qui vous remet ma lettre. »
C’était tout : le signataire ne se présentait pas comme un étudiant, et ne sollicitait pas un combat.
« Curieuse lettre », se disait Kizaemon. Il considéra de nouveau la tige de pivoine, examinant avec attention les deux extrémités, mais sans pouvoir discerner si une extrémité différait de l’autre.
— Murata ! appela-t-il. Viens donc regarder ceci. Peux-tu distinguer une différence quelconque entre les entailles des extrémités de cette tige ? Est-ce que par hasard l’une des deux te semblerait plus nette ?
Murata Yozō considéra la tige sous divers angles, mais dut avouer qu’il ne voyait aucune différence entre les deux entailles.
— Montrons-la à Kimura.
Ils se rendirent au bureau situé au fond du bâtiment, et soumirent le problème à leur collègue, qui fut aussi perplexe qu’eux. Debuchi, qui se trouvait par hasard dans le bureau à ce moment-là, dit :
— C’est une des fleurs que le vieux seigneur a coupées lui-même avant-hier. Vous n’étiez pas avec lui à ce moment-là, Shōda ?
— Non, je l’ai vu arranger une fleur, mais je ne l’ai pas vu la couper.
— Eh bien, c’est l’une des deux qu’il a coupées. Il a mis l’une dans le vase de sa chambre, et a fait porter l’autre par Otsū, avec une lettre, à Yoshioka Denshichirō.
— Oui, je me souviens de cela, dit Kizaemon en se mettant à relire la lettre de Musashi.
Soudain, il leva des yeux effrayés :
— ... C’est signé « Shimmen Musashi », dit-il. Croyez-vous que ce Musashi soit le Miyamoto Musashi qui a aidé les prêtres du Hōzōin à tuer toute cette racaille, dans la plaine de Hannya ? Ce doit être lui.
Debuchi et Murata se repassèrent la lettre, qu’ils relurent.
— L’écriture a du caractère, commenta Debuchi.
— Oui, marmonna Murata. Il semble être quelqu’un de peu courant.
— Si ce que dit la lettre est vrai, déclara Kizaemon, et s’il a vraiment pu discerner que cette tige avait été coupée par un expert, alors il doit savoir quelque chose que nous ne savons pas. Le vieux maître l’a coupée lui-même, et apparemment cela saute aux yeux de quelqu’un dont les yeux voient véritablement.
— Hum, fit Debuchi. J’aimerais le rencontrer... Nous pourrions vérifier ce point, et aussi nous faire dire par lui ce qui s’est passé dans la plaine de Hannya.
Mais pour ne pas se compromettre, il demanda son avis à Kimura. Celui-ci fit observer que puisqu’ils ne recevaient aucun shugyōsha, ils ne pouvaient le recevoir comme hôte à la salle d’entraînement ; mais rien ne s’opposait à ce qu’ils l’invitassent à un repas arrosé de saké au Shin’indō. Les iris y étaient déjà en fleur, ajouta-t-il, et les azalées sauvages allaient fleurir. Ils pourraient organiser une petite réception, parler d’escrime et de choses de cet ordre. Selon toute vraisemblance, Musashi serait content de venir, et le vieux seigneur, si la chose lui parvenait aux oreilles, n’y trouverait sûrement pas à redire.
Kizaemon frappa son genou, et s’écria :
— Excellente idée !
— Ça nous amusera nous aussi, ajouta Murata. Répondons-lui sur-le-champ.
En s’asseyant pour écrire la réponse, Kizaemon dit :
— Le garçon est dehors. Qu’il entre.
Quelques minutes plus tôt, Jōtarō bâillait en grognant : « Qu’est-ce qu’ils peuvent bien fabriquer ? », lorsqu’un gros chien noir vint le flairer. Croyant avoir trouvé un nouvel ami, Jōtarō adressa la parole au chien et lui tira les oreilles.
— Luttons, proposa-t-il, puis il étreignit l’animal, qu’il renversa. Le chien accepta le jeu ; aussi l’enfant recommença-t-il deux ou trois fois.
Puis, serrant les mâchoires du chien l’une contre l’autre, il lui dit :
— ... Et maintenant, essaie un peu d’aboyer !
Ce qui fâcha le chien. En s’enfuyant, il saisit entre ses crocs le pan du kimono de Jōtarō, et tira avec ténacité. Ce fut le tour de l’enfant d’être furieux.
— ... Pour qui me prends-tu ? Arrête ça tout de suite ! cria-t-il.
II tira son sabre de bois qu’il brandit au-dessus de sa tête d’un air menaçant. Le chien, prenant l’affaire au sérieux, se mit à aboyer fortement pour attirer l’attention des gardes. Jōtarō, avec un juron, abattit son sabre sur la tête de l’animal. Cela fit le bruit d’une pierre frappée. Le chien se jeta sur le dos de l’enfant, attrapa son obi et le fit tomber. Avant qu’il n’eût pu se relever, l’animal était de nouveau sur lui tandis qu’il essayait frénétiquement de se protéger le visage avec les mains.
Il tenta de fuir, mais le chien courait sur ses talons ; les montagnes répercutaient l’écho de ses aboiements. Le sang commença de couler entre les doigts qui protégeaient le visage, et bientôt les hurlements angoissés de Jōtarō dominèrent ceux du chien.
De retour à l’auberge, Jōtarō s’assit devant Musashi, et d’un air content de soi rapporta qu’il avait accompli sa mission. Plusieurs égratignures zébraient la face de l’enfant, dont le nez ressemblait à une fraise bien mûre. Il souffrait sans nul doute ; mais comme il ne donnait aucune explication Musashi ne posa aucune question.
— Voici leur réponse, dit Jōtarō en tendant à Musashi la lettre de Shōda Kizaemon.
Et il ajouta quelques mots sur sa rencontre avec le samouraï, mais sans souffler mot du chien. Tandis qu’il parlait, ses blessures se remirent à saigner.
— Vous n’avez plus besoin de moi ? demanda-t-il.
— Non, je n’ai plus besoin de toi. Merci.
Tandis que Musashi ouvrait la lettre de Kizaemon, Jōtarō quitta la pièce en hâte, les mains sur la figure. Kocha le rattrapa, et examina ses égratignures d’un œil inquiet.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-elle.
— Un chien m’a sauté dessus.
— Le chien de qui ?
— L’un des chiens du château.
— Oh ! c’était ce gros chien de meute noir, Kishū ? Il est méchant. Je suis sûre que malgré ta force, tu n’as pu en venir à bout. Pense donc, il a mordu à mort des rôdeurs !
Ils avaient beau n’être pas dans les meilleurs termes, Kocha le conduisit au ruisseau, derrière l’auberge, et lui fit se laver le visage. Puis elle alla chercher de l’onguent qu’elle appliqua. Pour une fois, Jōtarō se conduisit en gentilhomme. Quand elle eut fini de le soigner, il s’inclina et se confondit en remerciements.
— ... Arrête ces courbettes. Tu es un homme, après tout, et c’est ridicule.
— Mais je te suis reconnaissant de ce que tu as fait.
— Même si nous nous disputons pas mal, je t’aime bien, avoua-t-elle.
— Je t’aime bien aussi.
— Vrai ?
Les parties du visage de Jōtarō qui apparaissaient entre les plaques d’onguent s’empourprèrent, et les joues de Kocha s’enflammèrent discrètement. Il n’y avait personne alentour. Le soleil brillait à travers les fleurs de pêcher.
— ... Ton maître ne va sans doute pas tarder à s’en aller, n’est-ce pas ? demanda-t-elle avec une certaine déception.
— Nous resterons ici encore un moment, répondit-il, rassurant.
— Je voudrais que tu puisses rester un an ou deux.
Tous deux allèrent dans le hangar où l’on entreposait le fourrage des chevaux, et se couchèrent sur le dos, dans le foin. Leurs mains se touchaient, ce qui électrisait Jōtarō. Soudain, il attira la main de Kocha, et lui mordit le doigt.
— Aïe !
— Je t’ai fait mal ? Pardon.
— Non, ça va. Recommence.
— Tu ne m’en veux pas ?
— Non, non, continue, mords ! Mords plus fort !
Il obéit, et lui mordilla les doigts comme un chiot. Le foin leur tombait sur la tête ; bientôt, ils furent dans les bras l’un de l’autre, lorsque le père de Kocha vint à leur recherche. Horrifié par ce qu’il vit, son visage prit l’expression sévère d’un sage confucianiste.
— Espèces d’idiots, qu’est-ce que vous fabriquez là ? Vous n’êtes encore que des enfants, tous les deux !
Il les sortit par la peau du cou, et donna à Kocha deux bonnes claques sur le derrière.
Le restant de la journée, Musashi ne dit presque pas un mot à quiconque. Assis les bras croisés, il réfléchissait.
A un certain moment, au milieu de la nuit, Jōtarō s’éveilla et, levant un peu la tête, regarda son maître à la dérobée. Musashi était couché dans son lit, ses yeux grands ouverts fixés au plafond dans une intense concentration.
Le lendemain matin, Musashi fit bande à part. Jōtarō eut peur ; peut-être que son maître avait appris ses jeux avec Kocha dans le hangar. Mais il n’en fut pas question. Tard dans l’après-midi, Musashi envoya l’enfant demander leur note ; quand l’employé l’apporta, Musashi faisait ses préparatifs de départ. Dînerait-il ? Non.
Kocha, qui traînait dans un coin, demanda :
— Vous ne rentrerez pas dormir ici, ce soir ?
— Non. Merci, Kocha, de nous avoir aussi bien soignés. Je suis sûr que nous t’avons donné beaucoup de travail. Au revoir.
— Prenez bien soin de vous, dit Kocha, les mains sur la figure pour cacher ses larmes.
Au portail, l’aubergiste et les autres servantes s’alignèrent pour les voir partir. Leur départ, juste avant le coucher du soleil, paraissait fort bizarre.
Au bout de quelques pas, Musashi regarda autour de lui, en quête de Jōtarō. Ne le voyant pas, il rebroussa chemin vers l’auberge où l’enfant, sous le magasin aux vivres, faisait ses adieux à Kocha. A la vue de Musashi qui s’approchait, ils s’écartèrent précipitamment l’un de l’autre.
— Au revoir, dit Kocha.
— Salut ! cria Jōtarō en courant rejoindre son maître.
Bien qu’il craignît que Musashi ne le surprît, l’enfant ne put s’empêcher de jeter des coups d’œil en arrière, jusqu’à ce que l’auberge fût hors de vue.
Des lumières commencèrent de s’allumer dans la vallée. Musashi, sans rien dire et sans regarder une seule fois en arrière, marchait devant à longues enjambées. Jōtarō suivait d’un air maussade.
Au bout d’un moment, Musashi demanda :
— C’est encore loin ?
— Quoi donc ?
— La grande porte du château de Koyagyū.
— Nous allons au château ?
— Oui.
— Nous y passerons la nuit ?
— Je n’en ai aucune idée. Tout dépendra de la façon dont les choses tourneront.
— C’est ici. Voilà la porte.
Musashi s’arrêta et se tint sur le seuil, les pieds joints. Au-dessus des remparts moussus, les grands arbres frémissaient. Une seule lumière venait d’une fenêtre carrée.
Musashi appela ; un garde parut. Lui donnant la lettre de Shōda Kizaemon, il dit :
— Je m’appelle Musashi, et je viens à l’invitation de Shōda. Voudriez-vous, s’il vous plaît, lui dire que je suis là ?
Le garde était au courant.
— Ils vous attendent, dit-il en faisant signe à Musashi de le suivre.
En plus de ses autres fonctions, le Shin’indō était l’endroit où les jeunes gens du château étudiaient le confucianisme. Il servait aussi de bibliothèque du fief. Les salles, le long du couloir qui menait à l’arrière de l’édifice, étaient toutes tapissées de rayons de livres, et, bien que la Maison de Yagyū tirât sa renommée de ses prouesses militaires, Musashi constatait qu’elle insistait aussi beaucoup sur l’érudition. Tout dans le château paraissait baigner dans l’histoire.
Et tout paraissait bien tenu, à en juger par la netteté de la route qui menait du portail au Shin’indō, la courtoisie du garde, et l’éclairage austère et paisible au voisinage du donjon.
Parfois, en pénétrant pour la première fois dans une maison, le visiteur a l’impression d’être déjà familier de l’endroit et de ses habitants. Musashi eut cette impression en s’asseyant sur le parquet de la grande salle où le garde l’avait introduit. Après lui avoir offert un coussin dur et rond de paille tressée, qu’il accepta en le remerciant, le garde le laissa seul. En chemin, Jōtarō était resté à la salle d’attente des serviteurs.
Le garde revint quelques minutes plus tard, et dit à Musashi que son hôte arriverait bientôt.
Musashi glissa le coussin rond dans un angle, et s’adossa contre un pilier. A la lumière de la lampe basse qui éclairait le jardin, il voyait des treillages de glycines en fleurs, blanches et lavande. Le parfum suave de la glycine embaumait l’air. Musashi tressaillit au coassement d’une grenouille, le premier qu’il eût entendu de l’année.
De l’eau murmurait quelque part dans le jardin ; il semblait que le ruisseau coulât sous le bâtiment car, une fois installé, Musashi remarqua le bruit d’eau courante au-dessous de lui. Et même, il lui parut rapidement que le bruit d’eau venait des murs, du plafond, voire de la lampe. Il se sentait rafraîchi, détendu, Pourtant, couvait tout au fond de lui un incoercible sentiment d’inquiétude. C’était son insatiable esprit combatif, qui courait dans ses veines jusqu’en cette paisible atmosphère. De son coussin à côté du pilier, il interrogea du regard ce qui l’entourait.
« Qui est Yagyū ? songeait-il avec défi. C’est un homme d’épée, et je suis un homme d’épée. A cet égard, nous sommes égaux. Mais ce soir, je ferai un pas de plus et mettrai Yagyū derrière moi. »
— Excusez-moi de vous avoir fait attendre.
Shōda Kizaemon entra dans la pièce avec Kimura, Debuchi et Murata.
— ... Bienvenue à Koyagyū, dit chaleureusement Kizaemon.
Une fois que les trois autres se furent présentés, des serviteurs apportèrent des plateaux de saké et de nourriture. Le saké d’une fabrication locale, épais, un peu sirupeux, était servi dans de larges coupes à l’ancienne mode.
— ... Ici, à la campagne, nous n’avons pas grand-chose à vous offrir, mais j’espère que vous vous sentirez chez vous, dit Kizaemon.
Les autres l’invitèrent eux aussi, avec beaucoup de cordialité, à se mettre à l’aise, sans cérémonie.
Comme ils insistaient un peu, Musashi accepta du saké bien qu’il n’y tînt guère. Non qu’il ne l’aimât pas, mais il était encore trop jeune pour en apprécier la finesse. Le saké de ce soir-là, bien qu’assez savoureux, n’eut guère sur lui d’effet immédiat.
— On dirait que vous savez boire, observa Kimura Sukekurō en lui proposant de remplir à nouveau sa coupe. A propos, j’apprends que la pivoine sur laquelle vous nous interrogiez l’autre jour a été coupée par le seigneur même de ce château.
Musashi frappa son genou.
— Je m’en doutais ! s’exclama-t-il. C’était magnifique !
Kimura se rapprocha.
— Ce que j’aimerais savoir, c’est comment au juste vous avez pu deviner que l’entaille, dans cette tige tendre et mince, était l’œuvre d’un maître du sabre. Nous avons tous été profondément impressionnés par le fait que vous ayez su discerner cela.
Ne sachant où l’autre voulait en venir, Musashi dit pour gagner du temps :
— Non, vraiment ?
— Oui, aucun doute là-dessus ! dirent presque simultanément Kizaemon, Debuchi et Murata.
— Nous-mêmes n’y remarquions rien de spécial, fit Kizaemon. Nous en sommes arrivés à la conclusion qu’il doit falloir un génie pour reconnaître un autre génie. Nous croyons que ce serait d’un grand secours, pour nos futures études, si vous nous expliquiez la chose.
Musashi but une autre gorgée de saké, et dit :
— Oh ! ce n’était rien d’extraordinaire : j’ai eu la chance de tomber juste, voilà tout.
— Allons, ne soyez pas modeste.
— Je ne suis pas modeste. C’est une impression que j’ai eue... d’après l’aspect de l’entaille.
— Quel genre d’impression, au juste ?
Comme ils l’eussent fait avec n’importe quel inconnu, ces quatre éminents disciples de la Maison de Yagyū tentaient d’analyser Musashi en tant qu’être humain, et en même temps de le mettre à l’épreuve. Ils avaient déjà pris note de son physique, admirant son maintien, l’expression de son regard. Mais sa façon de tenir sa coupe de saké et ses baguettes trahissait son éducation paysanne, et les incitait à se montrer protecteurs. Après trois ou quatre coupes de saké seulement, la face de Musashi vira au rouge cuivré. Gêné, il se toucha de la main le front et les joues, deux ou trois fois. Le caractère enfantin du geste les fit rire.
— ... Oui, cette impression ? répéta Kizaemon. Ne pouvez-vous nous en dire là-dessus davantage ? Vous savez, ce bâtiment, le Shin’indō, a été construit exprès pour recevoir le seigneur Kōizumi d’Ise. Dans l’histoire de l’escrime, c’est un édifice important. L’endroit convient pour que vous nous y donniez ce soir une leçon.
Se rendant compte qu’il ne s’en tirerait pas en protestant contre leurs flatteries, Musashi résolut de se lancer :
— On sent une chose ou on ne la sent pas, dit-il. En vérité, cela ne s’explique pas. Si vous voulez que je prouve mon propos, il faut dégainer, et m’affronter en duel. Il n’y a pas d’autre moyen.
La fumée de la lampe s’élevait, noire comme l’encre de la seiche, dans l’air immobile de la nuit. La grenouille se remit à coasser.
Kizaemon et Debuchi, les deux aînés, se regardèrent en riant. Bien que prononcée d’une voix douce, cette déclaration sur la mise à l’épreuve de Musashi était indéniablement un défi, et ils la reconnurent pour telle.
Laissant passer la chose sans commentaire, ils parlèrent sabre, Zen, événements dans d’autres provinces, bataille de Sekigahara. Kizaemon, Debuchi et Kimura avaient tous trois pris part au sanglant conflit, et pour Musashi, qui s’était trouvé dans le camp adverse, leurs histoires rendaient le son de l’amère vérité. Ses hôtes paraissaient prendre un plaisir extrême à la conversation, et le simple fait de les écouter fascinait Musashi.
Il n’en était pas moins conscient que le temps passait vite : il savait au fond de lui-même que s’il ne rencontrait pas Sekishūsai ce soir-là, il ne le rencontrerait jamais.
Kizaemon annonça qu’il était temps de servir l’orge mêlée de riz, le dernier plat suivant la coutume, et l’on enleva le saké.
« Comment le voir ? » se dit Musashi. Il devenait de plus en plus clair qu’il risquait d’être obligé de recourir à un stratagème. Devait-il amener l’un de ses hôtes à perdre patience ? Difficile, alors qu’il n’était pas en colère lui-même ; aussi se montra-t-il exprès, plusieurs fois, en désaccord avec ce qui se disait, et s’exprima-t-il avec insolence et grossièreté. Shōda et Debuchi prirent le parti d’en rire. Impossible de pousser à la violence aucun de ces quatre hommes.
Musashi était au désespoir. Il ne pouvait supporter l’idée de partir sans avoir atteint son but. Il voulait qu’à sa couronne brillât l’étoile de la victoire ; il voulait que l’avenir sût que Musashi était passé par là, qu’il en était reparti en laissant sa marque sur la Maison de Yagyū. Avec son propre sabre il voulait mettre à genoux Sekishūsai, ce grand patriarche des arts martiaux, ce « vieux dragon », comme on l’appelait.
L’avaient-ils percé à jour ? Il envisageait cette éventualité lorsque l’affaire prit un tour inattendu.
— Avez-vous entendu ? demanda Kimura.
Murata sortit sur la véranda puis, rentrant dans la salle, dit :
— C’est Tarō qui aboie... mais pas comme d’habitude. Il doit se passer quelque chose d’anormal.
Tarō, c’était le chien avec lequel Jōtarō avait eu maille à partir. On ne pouvait nier le caractère effrayant de ces aboiements, qui semblaient provenir de la seconde enceinte du château. Cela paraissait trop violent, trop terrible pour venir d’un seul chien.
Debuchi déclara :
— Je crois que je ferais mieux d’aller jeter un coup d’œil. Pardon, Musashi, de gâcher la soirée, mais cela risque d’être important. Je vous en prie, continuez sans moi.
Peu après son départ, Murata et Kimura s’excusèrent poliment.
Les aboiements se faisaient plus pressants ; le chien semblait essayer d’avertir d’un péril quelconque. Lorsqu’un des chiens du château se comportait de la sorte, c’était un signe presque certain qu’il se passait quelque chose de fâcheux. Le pays ne jouissait pas d’une paix si assurée qu’un daimyō pût se permettre de relâcher sa vigilance à l’égard des fiefs voisins. Il y avait encore des guerriers sans scrupules qui risquaient de s’abaisser à n’importe quoi pour satisfaire leur ambition personnelle, et des espions rôdaient à travers le pays, en quête de cibles complaisantes et vulnérables.
Kizaemon avait l’air extrêmement inquiet. Ses yeux revenaient sans cesse à la sinistre clarté de la petite lampe ; il semblait compter les échos de ce vacarme.
Enfin, il y eut une longue plainte. Kizaemon gémit et regarda Musashi.
— Il est mort, dit Musashi.
— Oui, on l’a tué.
Incapable de se contenir plus longtemps, Kizaemon se leva.
— ... Je n’y comprends rien.
Il allait sortir, quand Musashi l’arrêta en disant :
— Un instant. Jōtarō, l’enfant qui m’accompagnait, est-il encore dans la salle d’attente ?
Ils posèrent la question à un jeune samouraï de faction devant le Shin’indō ; après enquête, il rapporta que l’enfant avait disparu.
Musashi parut soucieux. Se tournant vers Kizaemon, il déclara :
— Je crois savoir ce qui s’est passé. Puis-je vous accompagner ?
— Bien sûr.
A quelque trois cents mètres du dōjō, une foule s’était rassemblée, et l’on avait allumé plusieurs torches. Outre Murata, Debuchi et Kimura, un certain nombre de soldats et de gardes formaient un cercle noir ; ils parlaient et vociféraient tous à la fois.
De l’extérieur du cercle, Musashi jeta un coup d’œil dans l’espace dégagé qui se trouvait au milieu. Le cœur lui manqua. Là, tout comme il l’avait craint, il y avait Jōtarō couvert de sang, pareil à l’enfant même du diable – le sabre de bois en main, les dents étroitement serrées, les épaules montant et descendant au rythme de sa respiration haletante.
A côté de lui gisait Tarō, crocs découverts, pattes roidies. Ses yeux qui ne voyaient plus reflétaient la clarté des torches ; du sang lui coulait de la gueule.
— C’est le chien de Sa Seigneurie, dit lugubrement quelqu’un.
Un samouraï s’avança vers Jōtarō en criant :
— Espèce de petit salaud ! Qu’est-ce que tu as fait là ? C’est toi qui as tué ce chien ?
L’homme abattit une main furieuse que Jōtarō parvint de justesse à éviter.
Bombant le torse, il cria d’un ton de défi :
— Oui, c’est moi !
— Tu l’avoues ?
— J’avais mes raisons !
— Voyez-vous ça !
— Je me vengeais.
— Quoi ?
La réponse de Jōtarō suscita la stupéfaction générale ; la foule entière était en colère. Tarō, c’était l’animal favori du seigneur Munenori de Tajima. Plus : il était le rejeton de pure race de Raiko, chienne appartenant au seigneur Yorinori de Kishū, qui l’aimait beaucoup. Le seigneur Yorinori avait lui-même offert le chiot à Munenori qui l’avait personnellement élevé. Le meurtre de l’animal ferait donc l’objet d’une enquête approfondie, et le sort des deux samouraïs payés pour veiller sur le chien se trouvait maintenant bien compromis.
L’homme que Jōtarō avait en face de lui était l’un d’eux.
— Silence ! hurla-t-il en visant du poing la tête de l’enfant.
Cette fois, Jōtarō ne fut pas assez prompt. Le coup l’atteignit près de l’oreille.
Il leva la main pour tâter sa blessure.
— Qu’est-ce que vous faites ? cria-t-il.
— Tu as tué le chien du maître. Tu ne vois pas d’inconvénient à ce que je te batte à mort de la même façon, hein ? Parce que je ne vais pas faire autre chose.
— Je n’ai fait que me venger de lui. Pourquoi me punir de ça ? Une grande personne devrait bien savoir que ça n’est pas juste !
Selon Jōtarō, il n’avait fait que protéger son honneur, et risquer sa vie à cet effet car une blessure visible était une honte grave pour un samouraï. Pour défendre sa fierté, il n’y avait d’autre solution que de tuer le chien : et même, selon toute vraisemblance il avait espéré des compliments pour sa vaillante conduite. Il restait sur ses positions, bien résolu à ne pas céder.
— Ferme ta gueule, insolent ! criait le garde. Ça m’est égal, que tu ne sois qu’un gosse. Tu es assez grand pour connaître la différence entre un chien et un être humain. Quelle idée : se venger d’une bête !
Il saisit au collet Jōtarō, regarda la foule en quête d’approbation, et déclara qu’il était de son devoir de châtier l’assassin du chien. La foule acquiesça de la tête en silence. Les quatre hommes qui venaient de recevoir Musashi paraissaient désolés, mais ils se turent.
— ... Aboie, mon garçon ! Aboie comme un chien ! cria le garde.
Il fit tournoyer Jōtarō qu’il tenait au collet, et avec un regard noir le jeta par terre. Il empoigna un bâton de chêne et le brandit au-dessus de sa tête, prêt à frapper.
— ... Tu as tué le chien, espèce de petit chenapan. Maintenant, à ton tour ! Debout, que je puisse te tuer ! Aboie ! Mords-moi !
Les mâchoires serrées, Jōtarō s’appuya sur un bras et se leva péniblement, son sabre de bois à la main. Il ressemblait toujours à un lutin mais sa physionomie n’avait rien d’enfantin, et le hurlement qui sortit de sa gorge était d’une sauvagerie à donner le frisson.
Lorsqu’un adulte se met en colère, il le regrette souvent ensuite ; mais lorsqu’un enfant se met en colère, pas même la mère qui l’a mis au monde ne saurait le calmer.
— Tuez-moi ! cria-t-il. Allez-y, tuez-moi !
— Eh bien, meurs ! tempêta le garde, qui frappa.
Le coup aurait tué l’enfant s’il était parvenu à destination, mais il n’y parvint pas. Un craquement sec retentit aux oreilles de l’assistance, et le sabre de bois de Jōtarō vola dans les airs. Sans réfléchir, il avait paré le coup du garde.
Désarmé, il ferma les yeux et chargea aveuglément l’ennemi au creux de l’estomac ; il saisit entre ses dents l’obi de l’homme. Ainsi cramponné de toutes ses forces, il enfonça les ongles à l’aine du garde, tandis que ce dernier faisait de vains moulinets avec son gourdin.
Musashi était demeuré silencieux, les bras croisés, le visage impassible ; mais voici qu’un autre bâton de chêne apparut. Un second homme s’était élancé dans l’arène, sur le point d’attaquer Jōtarō par-derrière. Musashi passa à l’action. Il décroisa les bras, et en un rien de temps se fraya un chemin à travers l’épaisse muraille humaine, jusque dans l’arène.
— Lâche ! cria-t-il au deuxième homme.
Un bâton de chêne et deux jambes décrivirent en l’air un arc de cercle, et vinrent reposer en tas à environ quatre mètres de là.
— ... Et maintenant, à toi, espèce de petit démon ! vociféra Musashi.
Il empoigna des deux mains l’obi de Jōtarō, souleva l’enfant au-dessus de sa tête, et le tint là. Se tournant vers le garde, qui reprenait son gourdin, il déclara :
— ... J’ai observé la scène depuis le début, et je crois que vous vous y prenez mal. Ce garçon est mon serviteur, et si vous désirez l’interroger, il faut m’interroger aussi.
— Eh bien, soit, répondit le garde, furibond. Nous vous interrogerons tous les deux.
— Bon ! Nous nous chargeons de vous tous les deux. Et maintenant, voici le garçon !
Il jeta Jōtarō droit sur l’homme. La foule haletante recula, épouvantée. Cet homme était-il fou ? A-t-on jamais vu un être humain tenir lieu d’arme contre un autre être humain ?
Le garde écarquilla des yeux incrédules tandis que Jōtarō volait à travers les airs et venait heurter sa poitrine. L’homme tomba en arrière, comme si l’on venait d’enlever soudain un étai qui l’avait maintenu debout. Difficile de dire si sa tête avait heurté une pierre, ou si ses côtes étaient brisées. Tombé en hurlant, il se mit à vomir le sang. Jōtarō rebondit de la poitrine de l’homme, exécuta en l’air un saut périlleux, et roula comme un ballon à plusieurs mètres de distance.
— Vous avez vu ? cria quelqu’un.
— Qu’est-ce que c’est que ce rōnin fou ?
La bagarre ne concernait plus seulement le gardien du chien ; les autres samouraïs se mirent à injurier Musashi. La plupart d’entre eux ignoraient que celui-ci était un invité, et plusieurs proposèrent de le tuer sur-le-champ.
— Allons, dit Musashi, écoutez, tous !
Ils le surveillaient de près tandis qu’il prenait en main le sabre de bois de Jōtarō, et leur faisait face, l’air terrible.
— ... Le crime de l’enfant est le crime de son maître. Nous sommes tous deux prêts à le payer. Mais d’abord, laissez-moi vous déclarer ceci : nous n’avons pas la moindre intention de nous faire abattre comme des chiens. Nous sommes prêts à vous combattre.
Au lieu d’avouer le crime et d’en subir le châtiment, il les défiait ! Si à ce moment-là Musashi avait présenté des excuses au sujet de Jōtarō, et plaidé sa cause, si même il avait fait l’effort le plus infime pour apaiser l’irritation des samouraïs de Yagyū, peut-être eût-on fermé les yeux sur l’incident tout entier. Mais l’attitude de Musashi l’interdisait. Il paraissait décidé à mettre de l’huile sur le feu.
Shōda, Kimura, Debuchi et Murata, le sourcil froncé, se demandaient une fois de plus quel genre de phénomène ils avaient invité au château. Déplorant son manque de sens commun, ils se glissèrent petit à petit en dehors de la foule, tout en le surveillant.
Le défi de Musashi exacerba la colère de la foule, dès le départ en effervescence.
— Ecoutez-le donc ! C’est un hors-la-loi !
— C’est un espion ! Ligotez-le !
— Non, réduisez-le en charpie !
— Empêchez-le de s’enfuir !
Un moment, il sembla que Musashi et Jōtarō, revenu à son côté, allaient être submergés par un océan de sabres ; mais alors, une voix autoritaire cria :
— Attendez !
C’était Kizaemon, lequel, avec Debuchi et Murata, essayait de contenir la foule.
— ... Cet homme semble avoir manigancé tout cela, déclara Kizaemon. Si vous tombez dans son piège, si vous êtes blessés ou tués, nous devrons en répondre à Sa Seigneurie. Le chien était important, mais moins qu’une existence humaine. Nous quatre en assumerons toute la responsabilité. Soyez certains que rien de ce que nous ferons ne vous portera préjudice. Et maintenant, calmez-vous ; rentrez chez vous.
Un peu à contrecœur, les autres se dispersèrent, laissant les quatre hommes qui avaient reçu Musashi au Shin’indō. Il ne s’agissait plus d’un invité et de ses hôtes, mais d’un hors-la-loi devant ses juges.
— ... Musashi, déclara Kizaemon, j’ai le regret de vous dire que votre complot a échoué. Je suppose que quelqu’un vous a chargé d’espionner le château de Koyagyū, ou simplement de fomenter des troubles, mais je crains bien que cela n’ait rien donné.
Musashi était clairement conscient qu’ils étaient tous experts au sabre. Il se tenait debout, parfaitement immobile, la main sur l’épaule de Jōtarō. Encerclé, il n’aurait pu s’échapper même s’il avait eu des ailes.
— Musashi ! cria Debuchi en dégainant à demi. Vous avez échoué. Il convient de vous suicider. Même si vous êtes une canaille, vous avez montré beaucoup de bravoure en venant dans ce château accompagné de ce seul enfant. Nous avons passé ensemble une soirée cordiale ; nous allons attendre que vous vous prépariez au hara-kiri. Une fois prêt, vous pourrez prouver que vous êtes un véritable samouraï !
C’eût été la solution idéale ; ils n’avaient pas consulté Sekishūsai, et si Musashi mourait maintenant toute l’affaire pourrait être enterrée en même temps que son corps.
Mais Musashi pensait différemment :
— Vous croyez que je devrais me tuer ? C’est absurde ! Je n’ai pas l’intention de mourir, du moins avant longtemps.
Le rire lui secouait les épaules.
— Très bien, fit Debuchi d’un ton paisible, bien que la signification fût claire comme de l’eau de roche. Nous avons essayé de vous traiter décemment, mais vous n’avez fait qu’abuser de notre bonne volonté...
Kimura l’interrompit en disant :
— Trêve de paroles !
Il passa derrière Musashi, et le poussa :
— Allez ! lui commanda-t-il.
— Aller où ?
— Au cachot.
Musashi approuva de la tête et se mit en marche, mais dans la direction de son propre choix, droit vers le donjon du château.
— ... Où prétends-tu aller ? cria Kimura en bondissant devant lui et en tendant les bras pour l’empêcher de passer. Ce n’est pas le chemin du cachot. Il se trouve derrière toi. Demi-tour, et marche !
— Non ! cria Musashi.
Il baissa les yeux vers Jōtarō, qui ne le quittait pas d’un pouce, et lui dit d’aller s’asseoir sous un pin du jardin, devant le donjon. Autour des pins, le sol était couvert de sable blanc soigneusement ratissé.
Jōtarō s’élança comme une flèche de sous la manche de Musashi, et se cacha derrière l’arbre en se demandant tout le temps ce que son maître allait faire ensuite. Le souvenir de la bravoure de Musashi dans la plaine de Hannya lui revint, et son corps trembla d’excitation.
Kizaemon et Debuchi se placèrent de chaque côté de Musashi, et tentèrent de le tirer en arrière par les bras. Musashi ne bougea pas.
— Allons !
— Je refuse.
— Essaies-tu de résister ?
— Et comment !
Kimura perdit patience ; il allait dégainer quand ses supérieurs, Kizaemon et Debuchi, lui ordonnèrent de s’abstenir.
— Qu’est-ce qui te prend ? Où prétends-tu aller ?
— J’ai l’intention de voir Yagyū Sekishūsai.
— Quoi ?
Jamais il ne leur était venu à l’esprit que ce jeune insensé pût même songer à quelque chose d’aussi contraire au bon sens.
— Et que ferais-tu si tu le rencontrais ? demanda Kizaemon.
— Je suis jeune, j’étudie les arts martiaux, et c’est l’un de mes buts dans l’existence que de recevoir une leçon du maître du style Yagyū.
— Si c’était là ce que tu voulais, pourquoi ne l’as-tu pas tout bonnement demandé ?
— N’est-il pas vrai que Sekishūsai ne voit jamais personne, et ne donne jamais de leçons aux apprentis guerriers ?
— C’est vrai.
— Alors, que puis-je faire d’autre que de le provoquer ? Je me rends compte, bien sûr, que même si je le provoque il refusera sans doute de sortir de sa retraite ; aussi, je déclare la guerre à ce château tout entier.
— La guerre ? répétèrent en chœur les quatre autres.
Les bras toujours tenus par Kizaemon et Debuchi, Musashi leva les yeux vers le ciel. Il y eut un bruit de battement d’ailes tandis qu’un aigle volait vers eux, venu des ténèbres qui enveloppaient le mont Kasagi. Comme un gigantesque linceul, sa silhouette cacha les étoiles avant de glisser vers le toit du magasin de riz.
Pour les quatre officiers, le mot « guerre » avait quelque chose de si ronflant qu’il en était risible ; mais pour Musashi, il suffisait à peine à exprimer ce qui allait se produire. Il ne parlait pas d’un assaut d’escrime dont déciderait la seule adresse technique. Il voulait dire une guerre totale, où les combattants concentrent tout leur esprit et toute leur habileté... et où leur destin se joue. Une bataille entre deux armées peut être différente dans la forme, mais elle est essentiellement la même. C’était simple : une bataille entre un homme et un château. La volonté de Musashi se manifestait dans la fermeté avec laquelle ses talons se trouvaient maintenant plantés dans le sol. C’était cette volonté de fer qui faisait venir tout naturellement à ses lèvres le mot de « guerre ».
Les quatre hommes scrutaient son visage en se demandant à nouveau s’il lui restait une once de santé mentale.
Kimura releva le défi. Lançant en l’air, d’un coup de pied, ses sandales de paille, et retroussant son hakama, il s’écria :
— Parfait ! Je n’aime rien tant qu’une bonne guerre ! Je ne puis t’offrir des roulements de tambour ou des coups de gong, mais je peux te proposer le combat. Shōda, Debuchi, poussez-le par ici.
Kimura avait été le premier à déclarer qu’ils devaient punir Musashi, mais il s’était retenu en tâchant d’être patient. Maintenant, il n’en pouvait plus.
— ... Allez ! insistait-il. Laissez-le-moi !
A la même seconde exactement, Kizaemon et Debuchi poussèrent Musashi en avant. Il trébucha de quatre ou cinq pas en direction de Kimura. Celui-ci recula d’un pas, leva le coude au-dessus de son visage, et, prenant une grande respiration, abattit rapidement son sabre vers la forme chancelante de Musashi. L’arme fendit l’air avec un curieux bruit grinçant.
En même temps, l’on entendit un cri... non de Musashi mais de Jōtarō qui avait jailli de sa cachette, derrière le pin. La poignée de sable qu’il avait lancée avait produit l’étrange bruit.
Conscient du fait que Kimura évaluerait la distance de manière à frapper efficacement, Musashi avait exprès accéléré ses pas trébuchants, et se trouvait à l’instant du coup beaucoup plus près de Kimura que ce dernier ne l’avait prévu. Son sabre ne rencontra que l’air et le sable.
Les deux hommes se hâtèrent de bondir en arrière, s’écartant de trois ou quatre pas. Et ils se tinrent là, l’expression menaçante, dans une immobilité pleine de tension.
— Il va y avoir du spectacle, commenta doucement Kizaemon.
Debuchi et Murata, bien qu’ils ne fussent pas impliqués dans la bataille, changèrent de posture et se mirent sur la défensive. D’après ce qu’ils avaient vu jusqu’alors, ils ne doutaient pas des compétences au combat de Musashi : c’était un adversaire digne de Kimura.
Celui-ci tenait son sabre un peu au-dessous de sa poitrine. Il était immobile. Musashi, non moins immobile, avait le sabre au poing, l’épaule droite en avant, le coude haut. Dans son visage obscur, ses yeux étaient deux cailloux blancs et polis.
Durant quelque temps, ce fut un combat de nerfs ; mais avant qu’aucun des deux hommes ne bougeât, les ténèbres qui environnaient Kimura semblèrent frémir, se modifier de manière indéfinissable. Il fut bientôt visible qu’il respirait plus vite et avec une agitation plus grande que Musashi.
Debuchi poussa un grognement sourd, à peine audible. Il savait maintenant que ce qui avait débuté comme une affaire assez banale était sur le point de tourner à la catastrophe. Kizaemon et Murata le comprenaient aussi bien que lui, il en avait la certitude. Il n’allait pas être facile d’arrêter l’engrenage.
L’issue du combat entre Musashi et Kimura ne faisait guère de doute, à moins que l’on ne prît des mesures exceptionnelles. Les trois autres hommes avaient beau répugner à faire quoi que ce fût qui sentît la lâcheté, ils se trouvaient forcés d’agir pour prévenir un désastre. La meilleure solution serait de se débarrasser de cet étrange intrus déséquilibré de la façon la plus expéditive possible, sans risquer eux-mêmes des coups inutiles. Aucun échange de paroles n’était nécessaire. Ils communiquaient parfaitement avec les yeux.
Ensemble, tous trois se rapprochèrent de Musashi. Au même instant, le sabre de ce dernier perça l’air avec le bruit sec d’une corde d’arc, et un cri foudroyant remplit l’espace vide. Ce cri de guerre émanait non de la seule bouche de Musashi mais de son corps entier : la volée soudaine d’une cloche de temple qui résonne dans toutes les directions. Ses adversaires s’étaient déployés de part et d’autre de lui, devant et derrière.
Musashi vibrait de vie. Son sang paraissait sur le point de jaillir de chacun de ses pores. Mais il avait la tête froide comme glace. Etait-ce le lotus flamboyant dont parlaient les bouddhistes ? La suprême chaleur unie au froid suprême, la synthèse de la flamme et de l’eau ?
Le sable avait cessé de voler dans les airs. Jōtarō avait disparu. Des bouffées de vent descendaient en sifflant de la cime du mont Kasagi ; les sabres solidement empoignés brillaient d’une lueur phosphorescente.
Musashi avait beau se trouver à un contre quatre, il ne se sentait pas trop à son désavantage. On dit qu’en des moments pareils, l’idée de la mort s’impose à l’esprit ; pourtant, Musashi ne songeait pas à la mort. En même temps, il n’était nullement certain de pouvoir vaincre.
Le vent paraissait souffler à travers sa tête en lui rafraîchissant le cerveau, en clarifiant sa vision ; toutefois son corps transpirait, des gouttes de sueur épaisse luisaient à son front.
Il y eut un froissement léger. Pareil à une antenne d’insecte, le sabre de Musashi lui dit que l’homme qui se trouvait à sa gauche avait déplacé son pied de quelques centimètres. Musashi effectua le réajustement nécessaire dans la position de son arme, et l’ennemi, non moins sensible, n’essaya plus d’attaquer. Les cinq hommes avaient l’air de former un tableau vivant.
Musashi savait qu’il n’avait pas intérêt à ce que cela se prolongeât. Il eût aimé avoir ses adversaires non pas autour de lui mais déployés en ligne droite – pour les affronter un par un ; or, il n’avait pas affaire à des amateurs. La vérité, c’est qu’aussi longtemps que l’un d’eux ne bougerait pas de son propre chef, Musashi ne pourrait prendre aucune initiative. Il ne pouvait qu’attendre, en espérant que l’un d’eux finirait par commettre une faute momentanée qui lui ouvrirait une brèche.
Ses adversaires ne profitaient guère de leur supériorité en nombre. Ils savaient qu’au moindre signe de relâchement de l’un quelconque d’entre eux, Musashi frapperait. Ils étaient conscients d’avoir affaire à un type d’homme exceptionnel.
Même Kizaemon ne pouvait rien tenter. « Curieux homme ! » se disait-il à part soi.
Sabres, hommes, terre, ciel : tout semblait statufié par le gel. Mais alors, dans cette immobilité se fit entendre un son totalement inattendu, le son d’une flûte, apporté par le vent.
Tandis que la mélodie s’insinuait dans les oreilles de Musashi, il s’oubliait lui-même, oubliait l’ennemi, oubliait la vie et la mort. Dans les profondeurs de son âme il reconnaissait ce son : c’était celui qui l’avait attiré hors de sa cachette sur le mont Takateru – le son qui l’avait livré aux mains de Takuan. C’était la flûte d’Otsū, et c’était Otsū qui en jouait.
Musashi s’attendrit au fond de lui-même. A l’extérieur, le changement était à peine perceptible, mais cela suffisait. Poussant un cri de guerre jailli du tréfonds de lui-même, Kimura se jeta en avant ; son bras qui tenait le sabre parut s’allonger de plusieurs mètres.
Les muscles de Musashi se contractèrent. Il était certain d’avoir été blessé. De l’épaule au poignet sa manche gauche était déchirée, et son bras soudainement dénudé lui faisait croire que la chair se trouvait à vif.
Pour une fois, sa maîtrise de lui-même l’abandonna ; il cria le nom du dieu de la guerre. Il bondit, fit un brusque demi-tour, et vit Kimura trébucher vers la place que lui-même avait occupée.
— Musashi ! cria Debuchi Magobei.
— Tu parles mieux que tu ne te bats ! ironisa Murata, tandis que lui-même et Kizaemon s’efforçaient de couper la retraite à Musashi.
Mais ce dernier, d’un puissant coup de pied par terre, bondit de nouveau au point d’effleurer les basses branches des pins. Puis il sauta encore et encore, et s’envola dans les ténèbres sans demander son reste.
— Lâche !
— Musashi !
— Sois un homme !
Quand Musashi atteignit le bord du premier fossé du château, il y eut un craquement de branchages, puis le silence. On n’entendit plus que la douce mélodie de la flûte, au loin.
Aucun moyen de savoir s’il y avait de l’eau stagnante au fond du fossé de dix mètres. Après avoir plongé dans la haie proche du sommet, et s’être laissé glisser rapidement à mi-hauteur, Musashi s’arrêta et lança une pierre. Comme il n’entendait pas d’éclaboussures, il sauta au fond où il se coucha sur le dos, dans l’herbe, sans faire aucun bruit.
Au bout d’un moment, sa respiration se calma et son pouls redevint normal.
« Otsū ne peut se trouver ici, à Koyagyū ! se disait-il. Mes oreilles doivent me jouer des tours... Pourtant, ce n’est pas impossible. C’était peut-être elle. »
Tout en réfléchissant, il imaginait les yeux d’Otsū parmi les étoiles, au-dessus de lui, et bientôt des souvenirs l’emportèrent : Otsū au col, à la frontière entre le Mimasaka et le Harima, où elle avait dit qu’elle ne pouvait pas vivre sans lui, qu’il n’y avait pas d’autre homme pour elle au monde. Et puis au pont de Hanada, à Himeji, quand elle lui avait déclaré qu’elle l’avait attendu près de mille jours, et l’aurait attendu dix ans, vingt ans – jusqu’à ce qu’elle fût vieille et grisonnante. Elle l’avait supplié de l’emmener avec lui ; elle avait affirmé qu’elle pouvait supporter n’importe quelle épreuve.
La fuite de Musashi à Himeji constituait une trahison. A la suite de cela, comme Otsū devait l’avoir haï ! Comme elle devait s’être mordu les lèvres en maudissant l’inconséquence des hommes !
— Pardonne-moi !
Les mots qu’il avait gravés sur le garde-fou du pont lui jaillirent des lèvres. Des larmes perlèrent au coin de ses yeux.
Un cri venu du sommet du fossé le fit tressaillir. Cela semblait être : « Il n’est pas là ! » Trois ou quatre torches de pin clignotèrent parmi les arbres, puis disparurent. On ne l’avait pas repéré.
Il s’agaça de constater qu’il pleurait. « Qu’ai-je à faire d’une femme ? » se dit-il avec mépris en s’essuyant les yeux avec les mains.
Il se remit sur pied d’un bond, et leva les yeux vers les noirs contours du château de Koyagyū.
« Ils m’ont traité de lâche ; ils ont dit que j’étais incapable de me battre comme un homme ! Eh bien, je ne suis pas vaincu encore ; loin de là. Je n’ai pas fui. Il s’agit d’un simple repli stratégique. »
Près d’une heure s’était écoulée. Il se mit à longer lentement le fond du fossé. « De toute manière, inutile de combattre ces quatre-là. Ce n’était pas mon objectif au départ. Quand je trouverai Sekishūsai lui-même, la vraie bataille commencera. »
Il s’arrêta et ramassa des branches tombées qu’il cassa sur son genou en courts bâtons. Il les enfonça l’un après l’autre dans les fentes du mur de pierre, et s’en servit comme de marchepieds pour se hisser hors du fossé.
Il n’entendait plus la flûte. Un instant, il crut vaguement que Jōtarō l’appelait, mais lorsqu’il s’arrêta pour écouter avec attention, il n’entendit rien. Il n’était pas vraiment inquiet au sujet de l’enfant. Jōtarō pouvait se débrouiller seul ; maintenant, il était sans doute à des kilomètres. L’absence de torches indiquait que l’on avait renoncé aux recherches, pour la nuit du moins.
L’idée de trouver et de vaincre Sekishūsai était redevenue l’obsession de Musashi, la forme immédiate prise par son irrésistible désir d’être reconnu, honoré.
L’aubergiste avait déclaré devant lui que la retraite de Sekishūsai ne se trouvait dans aucune des enceintes du château mais dans un endroit écarté du domaine. Musashi arpenta bois et vallées ; parfois, il craignait de s’être égaré à l’extérieur du domaine. Alors, un tronçon de fossé, un mur de pierre ou un grenier à riz le rassuraient.
Toute la nuit, il chercha, mû par un besoin démoniaque. Il avait l’intention, une fois qu’il aurait trouvé le chalet de montagne, de faire irruption avec son défi aux lèvres. Mais les heures s’écoulaient.
L’aube approchait lorsqu’il se trouva à la porte de derrière du château. Au-delà se dressait un précipice, surmonté du mont Kasagi. Musashi faillit crier de déception, et reprit son chemin vers le sud. Enfin, au bas d’une pente inclinée vers le quart sud-est du domaine, des arbres bien taillés, du gazon bien tenu lui annoncèrent qu’il avait découvert la retraite. Conjecture bientôt confirmée par un portail au toit de chaume, du style cher au grand maître du thé Sen no Rikyu. A l’intérieur, Musashi put distinguer un bosquet de bambou qu’enveloppait la brume du matin.
Par une fente du portail, il vit que l’allée serpentait à travers le bosquet à flanc de colline ainsi que dans les retraites de montagne des bouddhistes Zen. Un instant, il fut tenté de sauter par-dessus la clôture, mais s’en abstint ; quelque chose, dans ce décor, l’en empêcha. Etaient-ce les soins et l’amour prodigués à ce jardin, ou la vue de pétales blancs par terre ? Quoi qu’il en soit, la sensibilité de l’occupant transparaissait, et l’agitation de Musashi se calma. Il songea soudain à son propre aspect. Il devait avoir l’air d’un vagabond avec ses cheveux hirsutes et son kimono en désordre.
« Inutile de se précipiter », se dit-il, maintenant conscient de son épuisement. Il fallait se ressaisir avant de se présenter au maître des lieux.
« Tôt ou tard, songea-t-il, quelqu’un viendra forcément au portail. Il sera bien temps. Si Sekishūsai refuse toujours de me voir en tant qu’étudiant errant, j’emploierai un autre moyen. » Il s’assit sous l’auvent du portail, adossé au montant, et s’endormit.
Les étoiles pâlissaient et les marguerites frémissaient dans la brise, lorsqu’une grosse goutte froide de rosée lui tomba sur la nuque et le réveilla. Le jour s’était levé ; tandis que Musashi se secouait de son somme, la brise matinale et le chant des rossignols lui purifiaient l’esprit. Aucune trace de lassitude ne subsistait : c’était une renaissance.
Il se frotta les yeux ; puis il vit le soleil rouge vif émerger des montagnes. Il sauta sur ses pieds. La chaleur du soleil avait déjà ranimé son ardeur, et la force accumulée dans ses membres exigeait l’action. Tout en s’étirant, il dit avec douceur : « Aujourd’hui, c’est le grand jour. »
Il avait faim, ce qui, pour une raison quelconque, lui fit penser à Jōtarō. Peut-être avait-il traité l’enfant avec trop de rudesse, la veille au soir, mais c’était voulu, cela faisait partie de l’entraînement du garçon. Musashi se répéta que Jōtarō, où qu’il fût, ne courait aucun danger sérieux.
Il écoutait le murmure du ruisseau qui coulait du flanc de la montagne, serpentait à l’intérieur de l’enclos, contournait le bosquet de bambou puis ressortait de sous la clôture pour gagner la partie inférieure du domaine. Musashi se lava le visage et but jusqu’à plus soif en guise de petit déjeuner. L’eau était bonne, si bonne que le jeune homme supposa qu’elle constituait la raison principale du choix de ce lieu par Sekishūsai pour se retirer du monde. Pourtant, ignorant tout de l’art de la cérémonie du thé, il ne se doutait pas qu’une eau d’une telle pureté exauçait les vœux d’un maître du thé.
Il rinça sa serviette dans le cours d’eau, et, s’étant bien frotté la nuque, se cura les ongles. Puis il se coiffa avec le stylet attaché à son sabre. Sekishūsai était non seulement le maître du style Yagyū mais l’un des plus grands hommes du pays, aussi Musashi entendait-il se montrer à son avantage ; lui-même n’était qu’un guerrier anonyme, aussi différent de Sekishūsai que de la lune la plus infime étoile.
Tout en se tapotant les cheveux et en se redressant le col, il éprouvait un calme intérieur. Il avait l’esprit clair ; il était bien décidé à frapper au portail comme n’importe quel visiteur ordinaire.
La maison se trouvait à bonne distance, sur la pente de la colline, et il y avait peu de chance que l’on pût entendre. Musashi regarda autour de lui, en quête d’un heurtoir quelconque et vit deux pancartes, de part et d’autre du portail. Elles étaient merveilleusement gravées ; l’on avait rempli le creux des lettres d’une argile bleuâtre qui donnait une patine de bronze. A droite, on lisait ces mots :
Ô scribes, ne soupçonnez pas
Celui qui aime à clore son château.
Et à gauche :
Ici ne trouverez aucun homme d’épée,
Seulement, dans les champs, les jeunes rossignols.
Ce poème s’adressait aux « scribes », c’est-à-dire aux personnages du château, mais il présentait une signification plus profonde. Le vieillard n’avait pas fermé sa porte aux seuls étudiants errants mais à toutes les affaires de ce monde, à ses honneurs aussi bien qu’à ses tribulations. Il avait tiré un trait sur les désirs profanes, tant les siens propres que ceux d’autrui.
« Je suis encore jeune, pensa Musashi. Trop jeune ! Cet homme est tout à fait hors de ma portée. »
Le désir de frapper au portail se dissipa. Et même, l’idée de tomber sur le vieil homme reclus paraissait maintenant barbare ; Musashi eut grand-honte.
Seuls, les fleurs et les oiseaux, le vent et la lune, devaient franchir ce seuil. Sekishūsai avait cessé d’être le plus grand escrimeur du pays, le seigneur d’un fief ; c’était un homme retourné à la nature ; il avait renoncé aux vanités de la vie humaine. Bouleverser sa maison serait un sacrilège. Et quel honneur, quelle distinction tirer de la défaite d’un homme pour qui honneur et distinction étaient devenus des mots vides de sens ?
« J’ai bien fait de lire cela, se dit Musashi. Si je ne l’avais pas lu, je me serais couvert de ridicule ! »
Le soleil était maintenant assez haut dans le ciel, et les rossignols avaient cessé de chanter. D’une certaine distance à flanc de colline parvint un bruit de pas rapides. Un groupe de petits oiseaux effrayés s’envola. Musashi regarda à travers le portail pour voir qui venait.
C’était Otsū.
C’était donc bien sa flûte qu’il avait entendue ! Devait-il attendre et la rencontrer ? S’en aller ? « Je veux avoir une conversation avec elle, songea-t-il. Il le faut ! »
Il fut pris d’indécision. Son cœur battait ; sa confiance en lui-même l’abandonnait.
Otsū descendit en courant le sentier jusqu’à un mètre environ de l’endroit où se tenait Musashi. Alors, elle s’arrêta et se retourna en poussant un petit cri de surprise.
— Moi qui le croyais sur mes talons, murmura-t-elle en regardant autour d’elle.
Puis elle regrimpa la pente en appelant :
— ... Jōtarō ! Où es-tu ?
Au son de sa voix, Musashi rougit de confusion et se mit à transpirer. Son manque d’assurance le révoltait. Il ne pouvait bouger de sa cachette, dans l’ombre des arbres.
Après un bref intervalle, Otsū appela de nouveau, et cette fois il y eut une réponse :
— Je suis là. Où êtes-vous ? cria Jōtarō de la partie supérieure du bosquet.
— Par ici ! répondit-elle. Je t’ai dit de ne pas t’éloigner comme ça.
Jōtarō la rejoignit en courant.
— Ah ! vous êtes là ! s’exclama-t-il.
— Ne t’avais-je pas dit de me suivre ?
— Mon Dieu, je l’ai fait, mais alors j’ai vu un faisan et je l’ai poursuivi.
— Poursuivre un faisan, a-t-on idée ? As-tu oublié que tu dois aller à la recherche de quelqu’un d’important, ce matin ?
— Oh ! je ne m’inquiète pas pour lui. Il n’est pas du genre auquel il arrive malheur.
— Eh bien, tu ne parlais pas comme ça hier au soir quand tu es accouru à ma chambre. Tu étais au bord des larmes.
— Ce n’est pas vrai ! Seulement, c’est arrivé si vite que je ne savais pas quoi faire.
— Moi non plus, surtout quand tu m’as dit le nom de ton maître.
— Mais comment connaissez-vous Musashi ?
— Nous sommes du même village.
— C’est tout ?
— Bien sûr, que c’est tout.
— C’est drôle. Je ne vois pas pourquoi vous deviez vous mettre à pleurer pour la simple raison que quelqu’un de votre village est arrivé ici.
— Je pleurais tant que ça ?
— Comment pouvez-vous vous rappeler tout ce que j’ai fait, alors que vous êtes incapable de vous souvenir de ce que vous avez fait vous-même ? En tout cas, je suppose que j’avais grand-peur. Si mon maître n’avait eu contre lui que quatre hommes ordinaires, je ne me serais pas fait de souci, mais on dit qu’ils s’y connaissent tous. En entendant la flûte, je me suis souvenu que vous étiez ici, au château ; aussi, j’ai pensé que peut-être, si je pouvais présenter des excuses à Sa Seigneurie...
— Si tu m’as entendue jouer, Musashi doit avoir entendu, lui aussi. Peut-être même savait-il que c’était moi.
Sa voix se fit plus douce :
— ... En jouant, je pensais à lui.
— Je ne vois pas le rapport. En tout cas, le son de la flûte m’a indiqué où vous étiez.
— Et quelle scène ! Ton entrée en trombe dans la maison, en criant qu’une « bataille » avait lieu quelque part... Sa Seigneurie en était tout impressionnée.
— Mais c’est un homme bien. Quand je lui ai dit que j’avais tué Tarō, il ne s’est pas mis en fureur comme les autres.
Se rendant soudain compte qu’elle perdait du temps, Otsū se hâta vers le portail.
— Nous pourrons parler plus tard, dit-elle. Pour l’instant, il y a des choses plus importantes à faire. Nous devons retrouver Musashi. Sekishūsai a même enfreint ses propres principes en disant qu’il aimerait à rencontrer l’homme qui a fait ce que tu as raconté.
Otsū avait l’air aussi gai qu’un pinson. Dans le brillant soleil du début de l’été, ses joues rayonnaient comme des fruits mûrs. Elle humait le jeune feuillage, et sentait sa fraîcheur lui emplir les poumons.
Musashi, caché sous les arbres, la regardait intensément, en s’émerveillant de son air de santé. L’Otsū qu’il voyait maintenant différait beaucoup de la jeune fille assise d’un air découragé devant le Shippōji, et qui considérait le monde d’un regard absent. La différence était qu’alors, Otsū n’avait eu personne à aimer. Ou du moins, elle avait éprouvé un amour vague, difficile à localiser. Elle avait été une enfant sentimentale, honteuse d’être orpheline et qui en concevait une certaine rancune.
Le fait de connaître Musashi, de l’admirer, avait donné naissance à l’amour qui maintenant habitait la jeune fille et apportait à sa vie une signification. Durant la longue année qu’elle avait passée à errer à la recherche du jeune homme, le corps et l’âme d’Otsū avaient développé le courage d’affronter tout ce que le destin risquait de lui jeter au visage.
Prompt à percevoir la vitalité nouvelle d’Otsū et la beauté qu’elle lui conférait, Musashi brûlait de l’emmener quelque part où ils pourraient être seuls, et de tout lui avouer : combien elle lui manquait, combien il avait besoin d’elle physiquement. Il voulait lui révéler qu’une faiblesse se cachait dans son cœur d’acier ; il voulait rétracter les mots qu’il avait gravés sur le pont de Hanada. A l’insu de tous, il pourrait lui manifester sa tendresse. Il lui dirait qu’il éprouvait pour elle le même amour qu’elle éprouvait pour lui. Il pourrait l’embrasser, frotter sa joue contre les siennes, verser les larmes qu’il avait envie de verser. Il était assez fort, maintenant, pour admettre la réalité de pareils sentiments.
Certaines choses qu’Otsū lui avait dites autrefois lui revenaient, et il voyait combien il avait été laid et cruel de sa part de rejeter l’amour simple et droit qu’elle lui avait offert.
Il avait beau se sentir très malheureux, quelque chose en lui ne pouvait se rendre à ces sentiments, quelque chose lui disait que c’était mal. Il était deux hommes différents : l’un brûlait d’appeler Otsū, l’autre le traitait de fou. Lequel était-il en réalité ? Il ne le savait au juste. Epiant de derrière son arbre, perdu dans l’indécision, il croyait voir deux chemins devant lui, l’un de lumière et l’autre de ténèbres.
Otsū, inconsciente de sa présence, fit quelques pas à l’extérieur du portail. Se retournant, elle vit Jōtarō se baisser pour ramasser quelque chose.
— ... Jōtarō, que diable fais-tu encore ? Dépêche-toi !
— Attendez ! cria-t-il, tout excité. Regardez ça !
— Ce n’est qu’un vieux chiffon sale ! Tu n’as pas besoin de ça.
— Il appartient à Musashi.
— A Musashi ? s’exclama-t-elle en le rejoignant d’un bond.
— Oui, c’est à lui, répondit Jōtarō qui tenait la serviette par les angles pour la lui montrer. Je m’en souviens. Ça vient de la maison de la veuve où nous avons habité à Nara. Regardez là : il y a une feuille d’érable imprimée et un caractère qui veut dire « Lin ». C’est le nom du patron du restaurant aux boulettes de là-bas.
— Crois-tu donc que Musashi soit venu ici même ? s’écria Otsū en regardant frénétiquement autour d’elle.
Jōtarō se redressa presque jusqu’à la hauteur de la jeune fille, et, de toutes ses forces, hurla :
— Sensei !
Dans le bosquet, il y eut un froissement de feuilles. Otsū, haletante, se retourna et s’élança vers les arbres, l’enfant à ses trousses.
— ... Où allez-vous ? cria-t-il.
— Musashi vient de s’enfuir !
— Par où ?
— Par là.
— Je ne le vois pas.
— Là-bas, dans les arbres !
Elle avait aperçu la silhouette de Musashi ; mais l’appréhension avait aussitôt remplacé la joie momentanée qu’elle en avait éprouvée, car il augmentait rapidement la distance qui les séparait. Elle courait après lui de toutes ses forces. Jōtarō courait à son côté, sans croire vraiment qu’elle avait vu Musashi.
— Vous vous trompez ! criait-il. Ce doit être quelqu’un d’autre. Pourquoi donc est-ce que Musashi s’enfuirait ?
— Regarde !
— Où ça ?
— Là !
Elle prit une inspiration profonde et cria de toutes ses forces :
— ... Mu-sa-shi !
Mais à peine ce cri furieux avait-il jailli de sa bouche qu’elle trébucha et tomba. Comme Jōtarō l’aidait à se relever, elle cria :
— ... Pourquoi ne l’appelles-tu pas, toi aussi ? Appelle-le ! Appelle-le !
Au lieu d’obéir, il la regarda, pétrifié. Il avait déjà vu ce visage avec ses yeux injectés de sang, ses sourcils fins comme des aiguilles, son nez et son menton de cire. C’était le visage du masque ! Le masque de folle que la veuve de Nara lui avait donné. Au visage d’Otsū manquait la bouche bizarrement incurvée, mais pour le reste la ressemblance était frappante. Jōtarō lâcha aussitôt la jeune fille, et recula de frayeur.
Otsū continuait de le gronder :
— ... Nous ne pouvons pas renoncer ! Si nous le laissons s’enfuir maintenant, jamais il ne reviendra ! Appelle-le donc ! Fais-le revenir !
A l’intérieur de Jōtarō quelque chose résistait, mais l’expression du visage d’Otsū lui montra qu’il était inutile d’essayer de raisonner avec elle. Ils reprirent leur course, et lui aussi se mit à crier de tous ses poumons.
Au-delà du bois, il y avait une petite colline au pied contourné par la route de Tsukigase à Iga.
— C’est bien Musashi ! cria Jōtarō.
Arrivé à la route, l’enfant pouvait distinguer nettement son maître, mais Musashi avait trop d’avance pour entendre leurs appels.
Otsū et Jōtarō coururent aussi loin que leurs jambes voulurent bien les porter, en criant jusqu’à l’enrouement. Les champs répercutaient leurs clameurs. Au bord de la vallée, ils perdirent de vue Musashi qui plongeait droit dans les vallonnements boisés.
Ils s’arrêtèrent là, malheureux comme des enfants abandonnés. Des nuages blancs s’étiraient, vides, au-dessus d’eux, tandis que le murmure d’un ruisseau accentuait leur sentiment de solitude.
— Il est fou ! Comment a-t-il pu me laisser comme ça ? cria Jōtarō en trépignant.
Otsū, appuyée contre un gros marronnier, donna libre cours à ses larmes. Même son grand amour pour Musashi – un amour pour lequel elle eût tout sacrifié – était incapable de le retenir. Elle se sentait perplexe, frustrée, irritée. Elle connaissait le but de la vie du jeune homme, et savait pourquoi il l’évitait. Elle le savait depuis la scène du pont de Hanada. Pourtant, elle n’arrivait pas à saisir pourquoi il la considérait comme un obstacle entre lui-même et son but. Pourquoi la présence d’Otsū devait-elle affaiblir la résolution de Musashi ?
Ou bien n’était-ce qu’une excuse ? La raison véritable était-elle qu’il ne l’aimait pas assez ? Peut-être était-ce plus plausible. Et pourtant... et pourtant... Otsū en était venue à comprendre Musashi lorsqu’elle l’avait vu ligoté dans l’arbre au Shippōji. Elle ne pouvait le croire homme à mentir à une femme. Si elle lui était indifférente, il le dirait ; mais en réalité, il lui avait déclaré au pont de Hanada qu’il l’aimait beaucoup. Elle se rappelait ses paroles avec tristesse.
En sa qualité d’orpheline, une certaine froideur l’empêchait de faire confiance à beaucoup de personnes, mais une fois qu’elle accordait sa confiance à quelqu’un, elle la lui donnait sans réserve. En cet instant, elle eut le sentiment qu’il n’y avait que Musashi qui méritât qu’elle vécût pour lui. La trahison de Matahachi lui avait enseigné, avec rudesse, combien une jeune fille doit être prudente pour juger les hommes. Mais Musashi n’était pas Matahachi. Non seulement elle avait décidé qu’elle vivrait pour lui quoi qu’il arrivât, mais elle avait déjà résolu de ne jamais le regretter.
Cependant, pourquoi ne lui avait-il pas dit un seul mot ? C’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Les feuilles du marronnier frémissaient comme si l’arbre même avait compris et compati.
Plus sa colère augmentait, plus elle aimait Musashi. Que ce fût ou non le destin, elle ne pouvait le dire, mais son esprit déchiré lui assurait qu’il n’y avait point de véritable vie pour elle en dehors de cet homme.
Jōtarō jeta un coup d’œil sur la route et marmonna :
— Voilà un prêtre.
Otsū n’écoutait pas.
A l’approche de midi, le ciel était devenu d’un bleu profond, transparent. Le moine qui descendait la pente au loin paraissait descendre des nuages, et n’avoir pas le moindre lien avec la terre. En s’approchant du marronnier, il vit Otsū.
— En voilà, une surprise ! s’exclama-t-il.
Au son de sa voix, Otsū leva des yeux gonflés. Stupéfaite, elle cria :
— Takuan !
Dans l’état où elle se trouvait, elle voyait en Takuan Sōhō un sauveur. Elle croyait rêver.
Si la vue de Takuan surprit Otsū, celle d’Otsū ne fit pour Takuan que confirmer quelque chose qu’il avait soupçonné. En réalité, son arrivée n’était ni un hasard, ni un miracle. Takuan se trouvait de longue date en termes amicaux avec la famille Yagyū ; ces relations remontaient à l’époque où, jeune moine au Sangen’in du Daitokuji, ses attributions comprenaient le nettoyage de la cuisine et la préparation du beurre de haricot.
A cette époque, le Sangen’in, alors appelé « Secteur nord » du Daitokuji, était célèbre en tant que lieu de réunion pour les samouraïs « inhabituels », c’est-à-dire enclins à la réflexion philosophique sur le sens de la vie et de la mort ; des hommes qui éprouvaient le besoin d’étudier les questions spirituelles aussi bien que la technique des arts martiaux. Les samouraïs affluaient là en plus grand nombre que les moines Zen, ce qui eut pour conséquence de faire passer le temple pour un foyer de révolte.
Au nombre de ceux qui venaient souvent se trouvaient Suzuki Ihaku, le frère du seigneur Kōizumi d’Ise ; Yagyū Gorōzaemon, l’héritier de la Maison de Yagyū ; et le frère de Gorōzaemon, Munenori. Munenori s’était vite pris de sympathie pour Takuan, et depuis lors, les deux hommes étaient demeurés amis. Au cours d’un certain nombre de visites au château de Koyagyū, Takuan avait rencontré Sekishūsai, et conçu un grand respect pour le vieillard. Sekishūsai avait également pris en affection le jeune moine, qu’il jugeait fort prometteur.
Récemment, Takuan avait fait un séjour au Nansōji, dans la province d’Izumi, d’où il avait envoyé une lettre pour demander des nouvelles de Sekishūsai et de Munenori. Sekishūsai lui avait adressé une longue réponse, dont voici un extrait :
J’ai eu beaucoup de chance, ces temps-ci. Munenori a pris un poste chez les Tokugawas, à Edo, et mon petit-fils, qui a quitté le service du seigneur Katō de Higo et est allé étudier seul, fait des progrès. Quant à moi, j’ai à mon service une belle jeune fille qui non seulement joue bien de la flûte, mais cause avec moi ; ensemble nous prenons le thé, arrangeons des fleurs et composons des poèmes. Elle fait les délices de ma vieillesse ; cette fleur s’épanouit dans ce qui risquerait d’être, sans elle, une vieille cabane froide et délabrée. Comme elle dit venir du Mimasaka, qui est proche de votre lieu de naissance, et qu’elle a été élevée dans un temple nommé le Shippōji, je suppose que vous et elle avez de nombreux points communs. C’est un rare plaisir que de boire son saké du soir au son d’une flûte habile, et comme vous êtes si près d’ici j’espère que vous viendrez jouir avec moi de ce privilège.
Dans tous les cas, il eût été difficile à Takuan de refuser cette invitation ; mais la certitude que la jeune fille décrite dans la lettre était Otsū le rendit d’autant plus empressé d’accepter.
Tandis que tous trois se dirigeaient vers la maison de Sekishūsai, Takuan posait à Otsū maintes questions à quoi elle répondait sans réserve. Elle lui dit ce qu’elle avait fait depuis qu’elle l’avait vu pour la première fois, à Himeji, ce qui était arrivé le matin même, et ce qu’elle éprouvait pour Musashi.
Hochant patiemment la tête, il écouta sa triste histoire. Quand elle eut terminé, il lui dit :
— Je suppose que les femmes sont capables de choisir des modes de vie qui seraient impossibles aux hommes. Si je comprends bien, tu veux que je te conseille sur la voie à suivre dans l’avenir.
— Oh ! non.
— Eh bien...
— J’ai déjà décidé ce que je vais faire.
Takuan l’examina avec attention. Elle s’était arrêtée, les yeux fixés à terre. Elle paraissait plongée dans des abîmes de désespoir ; et pourtant une certaine force, dans le ton de sa voix, obligeait Takuan à réévaluer son jugement.
— ... Si j’avais eu un doute quelconque, dit-elle, si j’avais cru que je renoncerais, jamais je n’aurais quitté le Shippōji. Je reste bien décidée à rencontrer Musashi. La seule question qui se pose à moi, c’est de savoir si cela le gênera, si le fait que je continue à vivre le rendra malheureux. Dans ce cas, il faudra que j’y remédie !
— Que veux-tu dire au juste ?
— Je ne puis te répondre.
— Prends garde, Otsū !
— A quoi donc ?
— Sous ce brillant et joyeux soleil, le dieu de la mort cherche à t’attirer.
— Je... je ne sais pas ce que tu veux dire.
— Je m’en doute, mais c’est parce que le dieu de la mort te donne des forces. Il serait fou de mourir, Otsū, surtout pour une simple histoire d’amour non partagé, dit Takuan en riant.
Otsū s’irritait de nouveau. Elle eût tout aussi bien pu chanter, se disait-elle : Takuan n’avait jamais été amoureux. Impossible à quelqu’un qui n’avait jamais été amoureux de comprendre ce qu’elle éprouvait. Pour elle, tenter de lui expliquer ses sentiments, c’était comme pour lui d’essayer d’expliquer le bouddhisme Zen à un idiot. Or, tout comme il y avait de la vérité dans le Zen, qu’un idiot pût le comprendre ou non, il y avait des gens qui mouraient d’amour, que Takuan pût ou non le comprendre. Aux yeux d’une femme, du moins, il s’agissait d’une affaire bien plus sérieuse que les agaçantes énigmes d’un prêtre Zen. Quand on était gouvernée par un amour qui représentait une question de vie ou de mort, quelle importance avait le bruit que faisait « le claquement d’une seule main » ? Otsū se mordit les lèvres, et se jura de n’en pas dire davantage.
Takuan redevint sérieux :
— ... Tu aurais dû naître homme, Otsū. Un homme doué d’une volonté comme la tienne accomplirait sûrement quelque chose d’utile au pays.
— Cela veut-il dire qu’une femme comme moi a tort d’exister ? Parce que cela risque de nuire à Musashi ?
— Ne déforme pas mes paroles. Je ne parlais pas de ça. Pourtant, quel que soit ton amour pour Musashi, il ne s’enfuit pas moins, n’est-ce pas ? Et m’est avis que tu ne l’attraperas jamais !
— Je ne fais pas tout cela pour le plaisir. Je ne puis m’en empêcher. J’aime Musashi !
— Je ne te vois pas de quelque temps, et la première chose que j’apprends, c’est que tu te conduis comme toutes les autres femmes !
— Mais ne comprends-tu donc pas ?... Ah ! tant pis, n’en parlons plus. Un prêtre aussi intelligent que toi ne comprendrait jamais les sentiments d’une femme !
— Je ne sais que répondre à cela. C’est vrai, pourtant : les femmes me plongent dans la perplexité.
Otsū se détourna de lui en disant :
— Allons, Jōtarō !
Sous les yeux de Takuan, tous deux commencèrent à descendre une route latérale. Le moine en arriva à la triste conclusion qu’il n’y avait plus rien à faire. Il rappela la jeune fille :
— Avant de t’en aller seule, ne feras-tu pas tes adieux à Sekishūsai ?
— Je lui ferai mes adieux dans mon cœur. Il sait que de toute façon, je n’ai jamais eu l’intention de rester aussi longtemps chez lui.
— Réfléchis.
— Réfléchir à quoi ?
— Eh bien, la vie était agréable dans les montagnes du Mimasaka, mais elle est agréable ici aussi. C’est paisible, et la vie est simple. Au lieu de te lancer dans le monde ordinaire, avec toutes ses misères et ses épreuves, j’aimerais te voir vivre à l’écart, en paix, au milieu de ces montagnes et de ces ruisseaux, comme ces rossignols que nous entendons chanter.
— Ha ! ha ! ha ! Grand merci, Takuan !
Takuan soupira en constatant son impuissance devant cette jeune femme volontaire, si résolue à suivre aveuglément la voie qu’elle s’était choisie.
— Tu peux rire, Otsū, mais le chemin que tu prends est un chemin de ténèbres.
— De ténèbres ?
— Tu as été élevée dans un temple. Tu devrais savoir que le chemin de ténèbres et de désir ne mène qu’à la déception et au malheur... à la déception et au malheur, au-delà du salut.
— Depuis ma naissance, il n’y a jamais eu pour moi de chemin de lumière.
— Pourtant, il existe, il existe !
Mettant dans ce plaidoyer sa dernière goutte d’énergie, Takuan rejoignit la jeune fille et lui prit la main. Il voulait désespérément qu’elle le crût.
— ... J’en parlerai à Sekishūsai, proposa-t-il. Je lui parlerai de ta vie et de ton bonheur. Tu peux trouver un bon mari ici, à Koyagyū, avoir des enfants, mener une existence de femme. Tu améliorerais le village. Cela contribuerait aussi à ton bonheur.
— Je sais bien que tu essaies de me rendre service, mais...
— Fais-le ! Je t’en supplie !
Tout en la tirant par la main, il regarda Jōtarō et dit :
— ... Viens, toi aussi, mon garçon !
Jōtarō secoua la tête d’un air décidé :
— Pas moi. Je vais suivre mon maître.
— Eh bien, fais comme tu voudras, mais du moins retourne au château dire au revoir à Sekishūsai.
— Oh ! j’avais oublié ! haleta Jōtarō. J’ai laissé mon masque là-bas ; je vais le chercher.
Et il se sauva à toutes jambes, sans s’inquiéter des chemins de ténèbres et des chemins de lumière.
Mais Otsū se tenait immobile à la croisée des chemins. Takuan se détendait, redevenant le vieil ami qu’elle avait connu. Il la mit en garde contre les dangers qui guettaient la vie qu’elle essayait de mener, et tenta de la convaincre qu’il existait d’autres moyens de trouver le bonheur. Elle resta inflexible.
Bientôt, Jōtarō revint en courant, le masque sur la figure. A sa vue, Takuan fut glacé d’horreur : il sentait que c’était le visage futur d’Otsū, celui qu’il verrait lorsqu’elle aurait souffert au cours de son long voyage sur le chemin de ténèbres.
— Et maintenant, je vais m’en aller, dit Otsū en s’éloignant de lui.
Jōtarō, tirant sur la manche de la jeune fille, renchérit :
— Oui, allons ! Ne perdons pas de temps !
Takuan leva les yeux vers les nuages blancs, en déplorant son échec :
— Je ne peux rien faire de plus, dit-il. Le Bouddha lui-même désespérait de sauver les femmes.
— Au revoir, Takuan, dit Otsū. Je m’incline ici devant Sekishūsai, mais voudrais-tu aussi le remercier pour moi et lui faire mes adieux ?
— Ah ! même moi, je commence à croire que les prêtres sont des fous. Où qu’ils aillent, ils ne rencontrent que des gens qui se précipitent vers l’enfer.
Takuan leva les mains, les laissa retomber, et dit avec une grande solennité :
— ... Otsū, si tu es sur le point de périr dans les Six Mauvais Chemins ou les Trois Carrefours, crie mon nom. Pense à moi, et crie mon nom ! D’ici là, je ne puis te dire qu’une chose : va le plus loin possible et tâche d’être prudente !