Jusqu’à son dernier jour, le père de Musashi n’avait jamais cessé de lui rappeler ses ancêtres.
— J’ai beau n’être qu’un samouraï campagnard, disait-il, n’oublie jamais que le clan Akamatsu était autrefois célèbre et puissant. Pour toi, cela devrait être une source de force et de fierté.
Comme il se trouvait à Kyoto, Musashi résolut de visiter un temple nommé le Rakanji, près duquel les Akamatsus avaient jadis possédé une maison. Le clan avait depuis longtemps perdu sa puissance, mais peut-être Musashi trouverait-il au temple des traces de ses ancêtres. Même dans la négative, il pourrait brûler de l’encens en leur mémoire.
A son arrivée au pont Rakan, sur la Kogawa inférieure, il pensa qu’il devait se trouver près du temple, car on le disait situé un peu à l’est de l’endroit où la Kogawa supérieure devenait la Kogawa inférieure. Pourtant, ses enquêtes dans le voisinage furent totalement vaines. Nul n’avait jamais entendu parler de ce temple.
Retourné au pont, Musashi regarda l’eau claire et peu profonde qui coulait dessous. Munisai n’était pas mort depuis beaucoup d’années ; il semblait pourtant que ce temple avait été déplacé ou détruit sans laisser ni vestiges, ni souvenir.
Rêveusement le jeune homme regardait un tourbillon blanchâtre se former et disparaître, se former et disparaître. Remarquant de la boue qui dégouttait d’une zone herbeuse, sur la rive gauche, il en conclut que cela provenait de la boutique d’un polisseur de sabres.
— Musashi !
Il regarda autour de lui, et vit la vieille religieuse Myōshū qui rentrait d’une course.
— ... Que c’est gentil à vous de venir ! s’exclama-t-elle, croyant qu’il était là pour leur faire une visite. Kōetsu est à la maison, aujourd’hui. Il sera content de vous voir.
Elle lui fit traverser le portail d’une maison proche, et envoya un serviteur chercher son fils.
Après avoir chaleureusement accueilli son hôte, Kōetsu lui déclara :
— Pour l’instant, je suis occupé à un polissage important, mais ensuite nous pourrons bavarder à loisir.
Musashi eut plaisir à constater que la mère et le fils étaient aussi amicaux et naturels que lors de leur première rencontre. Il passa l’après-midi et la soirée à bavarder avec eux, et quand ils le pressèrent de passer la nuit, il accepta. Le lendemain, tandis qu’il lui montrait l’atelier et lui expliquait la technique du polissage de sabre, Kōetsu pria Musashi de rester aussi longtemps qu’il le souhaitait.
La maison, avec son portail d’une trompeuse modestie, faisait l’angle au sud-est des vestiges du Jissōin. Dans le voisinage se dressaient plusieurs maisons appartenant aux cousins et neveux de Kōetsu, ou bien à d’autres hommes qui pratiquaient la même profession ; tous les Hon’ami demeuraient et travaillaient là, suivant la coutume des grands clans provinciaux du passé.
Les Hon’ami descendaient d’une famille assez distinguée de militaires, et avaient fait partie de la suite des Shōguns Ashikaga. Au sein de la hiérarchie sociale en vigueur, la famille appartenait à la classe des artisans ; mais pour la richesse et le prestige, Kōetsu eût pu passer pour un membre de la classe des samouraïs. Il frayait avec la grande noblesse de cour, et Tokugawa Ieyasu l’avait parfois invité au château de Fushimi.
La position des Hon’ami n’était pas unique ; la plupart des riches artisans et marchands de l’époque — Suminokura Soan, Chaya Shirōjirō et Haiya Shōyū, entre autres – descendaient de samouraïs. Sous les Shōguns Ashikaga, leurs ancêtres s’étaient vu assigner un travail lié à la manufacture ou au commerce. La réussite en ces domaines les conduisit à se séparer peu à peu de la classe militaire, et, l’entreprise privée devenant source de profit, ils ne dépendirent plus de leurs émoluments féodaux. Bien que leur rang social fût officiellement inférieur à celui des guerriers, ils étaient fort puissants.
En ce qui concernait les affaires, non seulement le rang de samouraï constituait plutôt une gêne, mais l’état de simple bourgeois présentait de nets avantages, dont le principal était la stabilité. Quand des conflits éclataient, les grands marchands se voyaient patronnés par les deux camps. Certes, ils étaient parfois obligés de livrer des fournitures militaires pour peu de chose ou même pour rien ; mais ils en étaient venus à considérer cette charge comme un simple droit qu’ils payaient pour éviter que l’on ne détruisît leurs biens en temps de guerre.
Lors de la guerre d’Ōnin, dans les années 1460 et 70, tout le quartier entourant les ruines du Jissōin avait été rasé, et maintenant même, les gens qui plantaient des arbres déterraient souvent des fragments rouillés de sabres ou de casques. La résidence Hon’ami avait été l’une des premières bâties dans les parages, après la guerre.
Un affluent de l’Arisugawa coulait à travers le groupe de maisons, en serpentant d’abord à travers un quart d’arpent environ de jardin potager, puis en disparaissant dans un bosquet pour ressortir auprès du puits, à côté de l’entrée de la maison principale. Un embranchement s’éloignait vers la cuisine, un autre vers le bain, un autre encore vers une simple et rustique maison de thé où l’eau claire servait à la cérémonie du thé. La rivière alimentait en eau l’atelier où l’on polissait habilement des sabres forgés par des maîtres artisans tels que Masamune, Muramasa et Osafune. L’atelier était consacré à la famille ; aussi, une corde se trouvait-elle suspendue au-dessus de l’entrée, comme dans les sanctuaires Shinto.
Quatre jours s’écoulèrent, presque sans que Musashi s’en rendît compte, et le jeune homme résolut de prendre congé. Mais avant qu’il n’eût eu l’occasion d’en parler, Kōetsu lui déclara :
— Ici, ce n’est guère amusant pour vous, mais si cela ne vous ennuie pas, je vous en prie, restez aussi longtemps qu’il vous plaira. Il y a de vieux livres et des bibelots dans mon cabinet de travail. Si vous avez envie de les regarder, ne vous gênez pas. Et demain ou après-demain, je vais passer au feu des bols à thé et des plats. Cela vous amusera peut-être de venir voir. Vous trouverez la céramique presque aussi intéressante que les sabres. Peut-être pourriez-vous modeler vous-même une ou deux pièces.
Touché par la bonne grâce de cette invitation, et par l’assurance donnée par son hôte que nul ne s’offenserait s’il décidait de s’en aller d’une seconde à l’autre, Musashi se permit de rester pour jouir de cette atmosphère détendue. Il était loin de s’ennuyer. Le cabinet de travail contenait des livres en chinois et en japonais, des peintures sur rouleaux de la période Kamakura, des frottis de calligraphies dus à des maîtres de la Chine ancienne, et des douzaines d’autres objets dont n’importe lequel eût à lui seul fait le bonheur du jeune homme durant un jour ou deux. Une peinture suspendue au sein de l’alcôve l’attirait particulièrement. Intitulée Châtaignes, elle était du maître Sung Liang-k’ai. Petite, environ soixante centimètres de haut sur soixante-quinze de large, elle était si vieille que l’on ne pouvait dire sur quel papier elle était dessinée. Assis devant elle, Musashi la contempla durant des heures. Enfin, un jour, il dit à Kōetsu :
— Je suis bien certain qu’aucun amateur ordinaire ne saurait peindre le genre de tableaux que vous peignez, mais je me demande si moi-même, je saurais dessiner quelque chose d’aussi simple que cette œuvre-là.
— C’est l’inverse, lui répondit Kōetsu. N’importe qui pourrait apprendre à peindre aussi bien que moi, mais la peinture de Liang-k’ai possède une profondeur et une élévation spirituelle qui ne peuvent s’acquérir par la seule étude de l’art.
— Vraiment ? dit Musashi, surpris.
Kōetsu l’assura que c’était vrai.
L’œuvre ne montrait qu’un écureuil en train de considérer deux châtaignes tombées, l’une ouverte et l’autre étroitement close, comme s’il eût voulu suivre son impulsion naturelle en mangeant les châtaignes, mais eût hésité par crainte des piquants. Ce tableau étant exécuté avec beaucoup de liberté, à l’encre noire, Musashi lui avait trouvé un aspect naïf. Mais plus il le regardait après en avoir parlé à Kōetsu, mieux il distinguait que l’artiste avait raison.
Un après-midi, Kōetsu entra et dit :
— Encore en contemplation devant le tableau de Liang-k’ai ? Il semble vous plaire beaucoup. Quand vous partirez, roulez-le et emportez-le. Je serais content de vous le donner.
Musashi protesta :
— Je ne pourrais l’accepter. J’ai déjà tort de rester si longtemps chez vous. Comment ! Mais ce doit être un objet de famille !
— Pourtant, il vous plaît, n’est-ce pas ? dit l’aîné avec un sourire indulgent. Si vous le voulez vous pouvez l’avoir. En réalité, je n’en ai pas besoin. Les tableaux devraient appartenir à ceux qui les aiment et les apprécient véritablement. Je suis certain que c’est là ce qu’aurait désiré l’artiste.
— Alors, cette peinture ne doit pas m’appartenir. A vrai dire, j’ai pensé plusieurs fois qu’il serait agréable de l’avoir ; mais si je l’avais qu’en ferais-je ? Je ne suis qu’un homme d’épée errant. Je ne reste jamais bien longtemps au même endroit.
— Je suppose qu’il vous embarrasserait de traîner avec vous un tableau partout où vous iriez. A votre âge, vous ne voulez sans doute pas même une maison à vous ; pourtant, je crois que tout homme devrait avoir un endroit qu’il pût considérer comme son chez-soi, même si ce n’est rien de plus qu’une petite cabane. Sans maison, l’on souffre de solitude... on se sent perdu, en quelque sorte. Pourquoi ne cherchez-vous pas quelques bûches pour vous bâtir une cabane dans un coin tranquille de la ville ?
— Je n’y ai jamais pensé. J’aimerais aller dans une foule d’endroits éloignés, me rendre à l’autre bout de Kyushu, voir comment vivent les gens à Nagasaki, sous les influences étrangères. Je brûle de connaître la nouvelle capitale que le Shōgun est en train de bâtir à Edo, les grandes montagnes et rivières au nord de Honshu. Peut-être qu’au fond de moi, je ne suis qu’un vagabond.
— Vous n’êtes nullement le seul. C’est tout naturel, mais il faut éviter la tentation de croire que vos rêves ne pourront se réaliser que dans quelque endroit lointain. Si vous le croyez, vous négligerez les possibilités de votre environnement immédiat. La plupart des jeunes gens agissent ainsi, je le crains, et deviennent insatisfaits de leur existence.
Kōetsu se mit à rire.
— ... Mais un vieil oisif tel que moi n’a pas à prêcher aux jeunes... Quoi qu’il en soit, je ne suis pas venu pour parler de cela. Je suis venu vous inviter à sortir ce soir. Etes-vous jamais allé au quartier réservé ?
— Le quartier des geishas ?
— Oui. J’ai un ami du nom de Haiya Shōyū. Malgré son âge, il a toujours en tête une malice ou une autre. Je viens de recevoir un mot m’invitant à le retrouver près de l’avenue Rokujō, ce soir, et je me demandais s’il vous plairait de venir.
— Non, je ne crois pas.
— Si vous ne le voulez vraiment pas, je n’insiste pas, mais je pense que vous trouveriez cela intéressant.
Myōshū, qui s’était glissée en silence dans la pièce et écoutait avec un intérêt manifeste, intervint :
— Je crois que vous devriez y aller, Musashi. C’est une occasion de voir quelque chose que vous ne connaissez pas. Avec Haiya Shōyū l’on n’a pas à être raide et cérémonieux, et je crois que cette expérience vous amuserait. N’hésitez pas, allez-y !
La vieille religieuse se dirigea vers la commode, d’où elle entreprit de tirer un kimono et une obi. D’habitude, les aînés s’efforçaient d’empêcher les jeunes gens de perdre leur temps et leur argent dans les maisons de geishas ; pourtant, Myōshū paraissait aussi enthousiaste que si elle-même se fût préparée à sortir.
— ... Allons, voyons, lequel de ces kimonos préférez-vous ? demanda-t-elle. Cette obi conviendra-t-elle ?
Tout en babillant, elle s’affairait à sortir des objets pour Musashi comme s’il eût été son fils. Elle choisit une bonbonnière laquée, un petit sabre décoratif et une bourse en brocart ; ensuite, elle prit des pièces d’or dans le coffre et les glissa dans la bourse.
— Eh bien, dit Musashi avec à peine une ombre de contrariété, puisque vous insistez j’irai mais je ne serais pas à mon aise dans ces beaux atours. Je me contenterai de porter ce vieux kimono que j’ai sur moi. Je dors dedans quand je couche à la belle étoile. J’y suis habitué.
— Vous n’en ferez rien ! dit Myōshū avec sévérité. Cela peut vous être égal à vous, mais songez aux autres. Dans ces jolies chambres, vous n’auriez l’air que d’un vieux chiffon sale. Les hommes vont là pour se donner du bon temps et oublier leurs soucis. Ils veulent être entourés de belles choses. N’y voyez pas un déguisement destiné à vous faire paraître ce que vous n’êtes pas. De toute manière, ces vêtements sont loin d’être aussi raffinés que ceux de bien d’autres hommes ; ils ne sont que propres et nets. Allons, mettez-les !
Musashi obéit. Quand il fut habillé, Myōshū remarqua gaiement :
— ... Là, vous voilà très élégant.
Comme ils allaient partir, Kōetsu s’approcha de l’autel domestique bouddhiste, sur lequel il alluma un cierge. Lui et sa mère étaient des dévots de la secte Nichiren.
A l’entrée principale, Myōshū avait disposé deux paires de sandales avec des lanières neuves. Tandis qu’ils les chaussaient, elle chuchota avec un des serviteurs qui attendait pour fermer derrière eux la porte du devant.
Kōetsu fit ses adieux à sa mère, mais elle leva rapidement les yeux vers lui en disant :
— Attends un instant.
Une expression inquiète lui creusait le visage.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
— Cet homme me dit que trois samouraïs à l’air agressif, ici même, tenaient des propos très grossiers. Crois-tu que ce soit important ?
Kōetsu regarda Musashi d’un air interrogateur.
— Rien à craindre, affirma-t-il. Ils appartiennent sans doute à la Maison de Yoshioka. Il se peut qu’ils m’attaquent, mais ils n’ont rien contre vous.
— L’un des ouvriers a déclaré que la même chose avait eu heu avant-hier. Un seul samouraï... mais il a franchi le portail sans y être invité, et a regardé par-dessus la haie qui borde l’allée de la maison de thé, vers la partie de la demeure où vous logez.
— Alors, je suis certain qu’il s’agit des hommes de Yoshioka.
— Je le crois aussi, renchérit Kōetsu, qui se tourna vers le portier tremblant : Qu’ont-ils dit ?
— Les ouvriers étaient tous partis, et j’allais fermer la porte quand ces trois samouraïs m’ont soudain entouré. L’un d’eux – il avait l’air mauvais – a tiré une lettre de son kimono et m’a ordonné de la remettre à l’hôte qui séjourne ici.
— Il n’a pas dit « Musashi » ?
— Mon Dieu, plus tard il a dit « Miyamoto Musashi ». Il a ajouté que Musashi séjournait ici depuis plusieurs jours.
— Qu’as-tu répondu ?
— Vous m’aviez ordonné de ne parler à personne de Musashi ; aussi, j’ai secoué la tête en répondant qu’il n’y avait ici personne de ce nom. Il s’est mis en colère et m’a traité de menteur ; mais l’un des autres – un homme un peu plus vieux, au sourire doucereux – l’a calmé en déclarant qu’ils trouveraient un moyen de remettre la lettre en mains propres. Je ne sais pas bien ce qu’il voulait dire, mais ça m’a fait l’effet d’une menace. Ils sont partis vers le coin, là-bas.
— Marchez un peu devant moi, Kōetsu, dit Musashi. Je ne veux pas que vous receviez un mauvais coup, ou que vous ayez le moindre ennui à cause de moi.
— Inutile de vous inquiéter pour moi, répondit Kōetsu en riant, surtout si vous êtes sûr qu’il s’agit d’hommes de Yoshioka. Ils ne m’effraient pas le moins du monde. En route.
Une fois qu’ils furent dehors, Kōetsu repassa la tête par la petite porte qui s’ouvrait dans la grande, et appela :
— Mère !
— As-tu oublié quelque chose ? demanda-t-elle.
— Non, je me disais seulement : si tu es inquiète à mon sujet, je pourrais envoyer un messager à Shōyū pour lui dire que je n’y puis aller ce soir.
— Oh ! non. Je crains davantage qu’il n’arrive quelque chose à Musashi. Mais je ne crois pas qu’il reviendrait si tu essayais de l’arrêter. Va, et amuse-toi bien !
Kōetsu rattrapa Musashi ; tandis qu’ils longeaient rapidement la rivière, il lui dit :
— La maison de Shōyū est juste au bout de la route, entre l’avenue Ichijō et la rue Horikawa. Il doit être en train de se préparer ; entrons donc le prendre. C’est sur notre chemin.
Il faisait encore jour et la marche au long de la rivière était d’autant plus agréable qu’ils se trouvaient totalement libres à une heure où tous les autres étaient occupés.
— Je connais de nom Haiya Shōyū, dit Musashi, mais en réalité je ne sais rien de lui.
— Cela m’étonnerait que vous n’en ayez pas entendu parler. Il est célèbre pour les distiques qu’il compose.
— Ah ! Alors, c’est un poète ?
— Oui, mais bien sûr il ne vit pas des vers qu’il écrit. Il est d’une vieille famille de marchands de Kyoto.
— D’où lui vient ce nom de Haiya ?
— C’est le nom de son entreprise.
— Que vend-il ?
— Son nom signifie « marchand de cendre », et voilà ce qu’il vend... de la cendre.
— De la cendre ?
— Oui, elle sert à teindre les étoffes. C’est une affaire importante. Il vend à la corporation des teinturiers dans tout le pays. Au début de la période Ashikaga, le commerce de la cendre était dirigé par un agent du Shōgun ; mais plus tard, il est passé à des grossistes privés. A Kyoto, il y a trois grands marchands de gros, et Shōyū est l’un d’eux. Lui-même n’a pas besoin de travailler, bien entendu. Il est retiré, et mène une existence de loisirs. Regardez là-bas ; vous pouvez voir sa maison. C’est celle qui a un joli portail.
Musashi acquiesçait de la tête en écoutant, mais son attention fut distraite par la sensation de ses manches. Alors que la droite flottait légèrement dans la brise, la gauche ne bougeait pas du tout. Il y glissa la main, et en sortit un objet juste assez pour voir ce que c’était : une lanière en cuir pourpre, bien tanné, du type dont les guerriers se servaient pour retrousser leurs manches avant de se battre. « Myōshū... se dit-il. Elle seule a pu la mettre là. »
Il se retourna pour sourire aux hommes qui, il le savait déjà, les suivaient à distance respectueuse depuis que lui-même et Kōetsu avaient quitté la ruelle Hon’ami.
Son sourire parut soulager les trois hommes. Ils se murmurèrent quelques mots, et se mirent à faire de plus longues enjambées.
En arrivant à la maison Haiya, Kōetsu actionna le heurtoir fixé au portail ; un serviteur qui portait un balai s’avança pour les introduire. Kōetsu avait franchi le portail et se trouvait dans le jardin de devant lorsqu’il s’aperçut que Musashi n’était pas avec lui. Se retournant vers le portail, il cria :
— Entrez donc, Musashi ! Ne craignez rien.
Ayant cerné Musashi, les trois samouraïs, coudes écartés, empoignaient leurs sabres. Kōetsu ne put saisir ce qu’ils disaient au jeune homme, non plus que la douce réponse de ce dernier.
Musashi le pria de ne pas l’attendre, et Kōetsu répondit avec un calme parfait :
— Très bien, je serai dans la maison. Rejoignez-moi dès que vous en aurez terminé avec votre affaire.
— Nous ne sommes pas ici pour discuter de la question de savoir si vous vous êtes enfui pour vous cacher ou non, dit l’un des hommes. Je m’appelle Otaguro Hyōsuke. Je suis l’un des Dix Hommes d’épée de la Maison de Yoshioka. J’apporte une lettre du frère cadet de Seijūrō, Denshichirō.
Il sortit la lettre et la brandit pour la montrer à Musashi.
— ... Lisez-la, et donnez-nous votre réponse immédiatement.
Musashi ouvrit la lettre avec désinvolture, la parcourut et dit :
— J’accepte.
Hyōsuke le considéra d’un œil soupçonneux.
— Vous êtes sûr ?
Musashi acquiesça de la tête.
— Absolument sûr.
Sa désinvolture les prit au dépourvu.
— Si vous ne tenez pas votre parole, jamais plus vous ne pourrez vous remontrer dans Kyoto. Nous y veillerons !
Un léger sourire accompagna le regard de Musashi, mais il garda le silence.
— ... Les conditions vous conviennent-elles ? Il ne reste pas beaucoup de temps pour vous préparer.
— Je suis tout prêt, répondit Musashi tranquillement.
— Alors, à ce soir plus tard.
Tandis que Musashi franchissait le portail, Hyōsuke s’approcha de nouveau de lui pour demander :
— ... Serez-vous ici jusqu’à l’heure convenue ?
— Non. Mon hôte m’emmène au quartier réservé près de l’avenue Rokujō.
— Au quartier réservé ? répéta Hyōsuke, surpris. Eh bien, je suppose que vous serez soit ici, soit là-bas. Si vous êtes en retard, j’enverrai quelqu’un vous chercher. J’espère que vous n’essaierez pas de nous jouer un tour.
Musashi, lui ayant déjà tourné le dos, avait pénétré dans le jardin du devant, c’est-à-dire dans un monde différent. Les dalles aux formes irrégulières, espacées sans art, de l’allée avaient l’air mises là par la nature. Des deux côtés se dressaient des touffes humides de bambous bas pareils à des fougères, entremêlées de pousses de bambou plus hautes, pas plus épaisses que des pinceaux à écrire. A mesure que Musashi s’avançait, le toit de la maison principale apparut, puis l’entrée, une maisonnette séparée et un berceau de verdure, tout cela contribuant à l’atmosphère d’ancienneté vénérable et de longue tradition. Autour des bâtiments, de hauts pins donnaient une impression de richesse et de confort.
Musashi entendait jouer au jeu de balle appelé kemari, des coups sourds que l’on percevait souvent derrière les murs des résidences nobles. Entendre cela chez un marchand surprenait le jeune homme.
Une fois à l’intérieur de la maison, on l’introduisit dans une salle qui donnait sur le jardin. Deux serviteurs entrèrent, porteurs de thé et de gâteaux ; l’un d’eux les informa que leur hôte ne tarderait pas à les rejoindre. Musashi devinait, aux manières de ces domestiques, qu’ils étaient impeccablement stylés.
— Il fait bien froid, maintenant que le soleil s’est couché, vous ne trouvez pas ? murmura Kōetsu.
Il aurait voulu faire clore le shoji mais ne le demanda pas car la vue des fleurs de pruniers semblait réjouir Musashi. Kōetsu tourna aussi les yeux vers la vue.
— ... Je vois des nuages au-dessus du mont Hiei, remarqua-t-il. Je croirais volontiers qu’ils viennent du nord. Vous n’avez pas froid ?
— Non, pas spécialement, répondit avec candeur Musashi, sans deviner à quoi son compagnon faisait allusion.
Un serviteur apporta un candélabre, et Kōetsu en profita pour fermer le shoji. Musashi prit conscience de l’atmosphère qui régnait dans la maison, une atmosphère paisible et chaleureuse. Il se détendit en écoutant les voix rieuses qui venaient de l’intérieur, frappé par la complète absence d’ostentation. Le décor et l’environnement semblaient avoir été voulus aussi simples que possible. Musashi se serait cru dans la grand-salle d’une vaste ferme campagnarde.
Haiya Shōyū entra dans la pièce en déclarant :
— Je regrette de vous avoir fait attendre aussi longtemps.
Sa voix directe, cordiale, juvénile, était le contraire exact de la voix traînante et douce de Kōetsu. Maigre comme un échassier, il avait peut-être dix ans de plus que son ami, mais il était beaucoup plus jovial. Kōetsu lui ayant expliqué qui était Musashi, il s’écria :
— Oh ! ainsi vous êtes un neveu de Matsuo Kaname ? Je le connais fort bien.
Shōyū devait connaître son oncle par la noble Maison de Konoe, songea Musashi qui commençait à deviner les liens étroits qui unissaient les riches marchands et les courtisans du palais.
Sans plus attendre, le sémillant vieux marchand déclara :
— ... En route. J’avais formé le projet d’y aller pendant qu’il faisait jour encore, ce qui nous aurait permis de marcher. Mais comme il fait déjà sombre, je crois que nous devrions prendre des palanquins. Ce jeune homme vient avec nous, je présume.
On fit venir des palanquins, et tous trois partirent, Shōyū et Kōetsu devant, Musashi derrière. C’était la première fois de sa vie qu’il en prenait un.
Le temps d’arriver au manège de Yanagi, déjà les porteurs soufflaient une haleine blanche.
— Oh ! quel froid ! gémit l’un d’eux.
— Le vent est mordant, tu ne trouves pas ?
— Et on prétend que nous sommes au printemps !
Leurs trois lanternes se balançaient, clignotant au vent. De sombres nuages menaçaient d’un temps pire encore avant la fin de la nuit. Au-delà du manège, les lumières de la ville brillaient avec une splendeur éblouissante. Elles faisaient à Musashi l’effet d’un gros essaim de lucioles scintillant gaiement dans la brise froide et pure.
— Musashi ! appela Kōetsu du palanquin du milieu. C’est là-bas que nous allons. Ça fait grand effet de tomber brusquement là-dessus, vous ne trouvez pas ?
Il expliqua que jusque trois ans plus tôt, le quartier réservé se trouvait situé avenue Nijō, près du palais ; alors, le juge Itakura Katsushige l’avait fait déplacer car les chants et les beuveries nocturnes constituaient un fléau. Il ajouta que tout le quartier était florissant, et que toutes les nouvelles modes naissaient entre ces rangées de lumières.
— ... On pourrait presque dire que toute une culture nouvelle a été créée là.
S’étant arrêté quelques instants l’oreille tendue, il ajouta :
— ... Vous entendez ? Le son des cordes et des chants ?
Jamais encore Musashi n’avait entendu ce genre de musique.
— ... Ces instruments sont des shamisens. Ils constituent une version améliorée d’un instrument à trois cordes importé des îles Ryukyu. L’on a composé pour eux un grand nombre de chansons nouvelles, toutes ici même, dans ce quartier ; puis elles se sont répandues parmi le peuple. Ce qui vous montre l’influence de cet endroit.
Ils s’engagèrent dans l’une des rues ; la vive lumière d’innombrables lampes et lanternes pendues aux saules se reflétait dans les yeux de Musashi. Le quartier, lorsqu’on l’avait déplacé, avait gardé son vieux nom de Yanagimachi, la ville des saules, les saules étant de longue date associés à la boisson et au plaisir.
Kōetsu et Shōyū étaient bien connus dans l’établissement où ils entrèrent. Les salutations furent obséquieuses et pourtant amusées ; il apparut bientôt qu’en cet endroit ils portaient des surnoms. Kōetsu était connu sous le nom de Mizuochi-sama — Monsieur Chute-d’eau – à cause des ruisseaux qui traversaient sa propriété ; Shōyū était Funabashi-sama — Monsieur Pont-de-bateaux – d’après un pont de bateaux situé près de chez lui.
Si Musashi devenait un habitué, il acquerrait sûrement bientôt un surnom car, ici, peu de gens se présentaient sous leur vrai nom. Hayashiya Yojibei n’était que le pseudonyme du propriétaire de la maison où ils se trouvaient ; mais le plus souvent on l’appelait Ōgiya, nom de l’établissement. Avec le Kikyōya, c’était l’une des deux maisons les plus célèbres du quartier, et même les deux seules qui avaient la réputation d’être de tout premier ordre. A l’Ōgiya, la beauté régnante était Yoshino Dayū, au Kikyōya, Murogimi Dayū. En ville, ces deux dames jouissaient d’une renommée qui n’avait d’égale que celle des plus grands daimyōs.
Bien que Musashi s’efforçât de ne point paraître surpris, il était stupéfait de l’élégance de ce qui l’entourait, presque digne des plus opulents palais. Les plafonds réticulaires, les traverses ajourées, aux sculptures décoratives, les balustrades aux courbes exquises, les jardins intérieurs raffinés – tout composait une fête pour l’œil. Absorbé dans la contemplation d’une peinture figurant sur le panneau de bois d’une porte, Musashi ne s’aperçut que ses compagnons l’avaient devancé que lorsque Kōetsu revint le chercher.
La clarté des lampes transformait en un brumeux liquide les portes argentées de la salle où ils entrèrent. Un côté s’ouvrait sur un jardin dans le style de Kobori Enshū, sable bien ratissé et rocaille évoquant un paysage de montagne chinois tel qu’on en voit dans la peinture Sung.
Shōyū, se plaignant du froid, s’assit sur un coussin, les épaules recroquevillées. Kōetsu s’assit également, et pria Musashi de faire de même. Des servantes apportèrent bientôt du saké chaud.
Voyant que la coupe qu’il avait pressé Musashi de prendre avait refroidi, Shōyū insista :
— Buvez, jeune homme, et reprenez une coupe chaude, dit-il.
Ayant répété ce refrain deux ou trois fois, Shōyū devint presque grossier :
— ... Kobosatsu ! cria-t-il à l’une des servantes. Fais-le boire ! Eh, Musashi ! Qu’avez-vous ? Pourquoi ne buvez-vous pas ?
— Je bois, protesta Musashi.
Le vieil homme était déjà un peu gris.
— Eh bien, vous manquez d’entrain.
— Je ne suis pas un grand buveur.
— Vous voulez dire que vous n’êtes pas grand homme d’épée, n’est-ce pas ?
— Peut-être avez-vous raison, dit Musashi doucement, traitant l’insulte en plaisanterie.
— Si vous craignez que la boisson ne compromette votre entraînement, ne vous déséquilibre, n’affaiblisse votre volonté ou ne vous empêche de vous faire un nom, alors vous n’avez pas l’étoffe d’un combattant.
— Oh ! ce n’est pas ça. Seulement, il y a un petit problème.
— Lequel ?
— La boisson me donne sommeil.
— Eh bien, vous pouvez dormir ici ou n’importe où dans cette maison. Nul n’y trouvera à redire.
Se tournant vers les jeunes filles, il déclara :
— ... Ce jeune homme a peur d’être somnolent s’il boit. S’il a sommeil, couchez-le !
— Oh ! bien volontiers ! répondirent en chœur les jeunes filles avec un sourire faussement timide.
— S’il se couche, quelqu’un devra lui tenir chaud. Kōetsu, laquelle sera-ce ?
— Laquelle, en vérité ? répéta Kōetsu sans se compromettre.
— Ce ne peut être Sumigiku Dayū ; c’est ma petite épouse. Et vous-même ne voudriez pas que ce fût Kobosatsu Dayū. Il y a bien Karakoto Dayū. Hum, elle ne fera pas l’affaire. Il est trop malaisé de s’entendre avec elle.
— Yoshino Dayū ne va-t-elle pas venir ? demanda Kōetsu.
— C’est ça ! Elle est exactement celle qui convient ! Elle devrait rendre heureux même notre hôte réfractaire. Je me demande pourquoi elle n’est pas encore ici. Que quelqu’un aille la chercher. Je veux la montrer au jeune samouraï que voici.
Sumigiku y trouva à redire :
— Yoshino n’est pas comme nous autres. Elle a beaucoup de clients, et n’accourra pas à l’appel du premier venu.
— Mais si, elle accourra... pour moi ! Dis-lui que je suis là, et elle viendra, quel que soit celui avec qui elle se trouve. Va me la chercher !
Shōyū se redressa, regarda autour de lui, et appela les jeunes filles de la suite des courtisanes, qui maintenant jouaient dans la pièce voisine :
— ... Rin’ya est-elle là ?
Rin’ya elle-même répondit.
— Viens ici une minute. Tu es bien au service de Yoshino Dayū, n’est-ce pas ? Pourquoi n’est-elle pas là ? Dis-lui que Funabashi est ici, qu’elle doit venir tout de suite. Si tu me la ramènes, je te fais un cadeau.
Rin’ya parut légèrement perplexe. Elle écarquilla les yeux, mais au bout d’un instant fit un signe d’acquiescement. L’on devinait déjà qu’elle deviendrait une grande beauté, et il était presque certain qu’à la génération suivante elle succéderait à la célèbre Yoshino. Mais elle n’avait que onze ans. A peine sortie dans le couloir extérieur, ayant refermé la porte à glissière, elle frappa dans ses mains en appelant d’une voix forte :
— Uneme, Tamumi, Itonosuke ! Venez donc voir ici !
Les trois filles s’élancèrent au-dehors et se mirent à battre des mains en poussant des cris de joie, ravies de voir de la neige.
Les hommes regardèrent à l’extérieur pour connaître le motif de cette agitation, et, Shōyū mis à part, s’amusèrent de voir les jeunes servantes en train de discuter avec animation : la neige tiendrait-elle par terre jusqu’au lendemain matin ? Rin’ya, ayant oublié sa mission, courut jouer dans la neige du jardin.
Shōyū, impatienté, envoya l’une des courtisanes à la recherche de Yoshino Dayū. Au retour, elle lui chuchota à l’oreille :
— Yoshino dit qu’elle meurt d’envie de venir, mais que son hôte ne l’y autorise pas.
— Ne l’y autorise pas ! C’est ridicule ! Les autres femmes d’ici sont peut-être forcées d’en passer par les volontés de leurs clients, mais Yoshino peut en faire à sa tête. A moins qu’elle n’accepte de se vendre pour de l’argent, maintenant ?
— Oh ! que non. Mais l’hôte avec lequel elle se trouve ce soir est particulièrement têtu. Chaque fois qu’elle déclare qu’elle aimerait prendre congé, il insiste davantage pour qu’elle reste.
— Hum... Je suppose que jamais aucun de ses clients ne veut qu’elle s’en aille. Avec qui donc est-elle, ce soir ?
— Le seigneur Karasumaru.
— Le seigneur Karasumaru ? répéta Shōyū avec un sourire ironique. Il est seul ?
— Non.
— Il est avec quelques-uns de ses compères habituels ?
— Oui.
Shōyū se donna une claque sur le genou.
— Voilà qui pourrait devenir intéressant. La neige est bonne ; le saké est bon ; si seulement nous avions Yoshino, tout serait parfait. Kōetsu, écrivons une lettre à sa Seigneurie. Vous, jeune dame, apportez-moi un encrier et un pinceau.
Quand la fille eut disposé de quoi écrire devant Kōetsu, il demanda :
— Qu’écrirai-je ?
— Un poème serait bien. De la prose ferait peut-être l’affaire, mais des vers vaudraient mieux. Le seigneur Karasumaru est l’un de nos plus célèbres poètes.
— Je ne suis pas certain de pouvoir m’en tirer. Voyons, nous voulons que ce poème le convainque de nous laisser avoir Yoshino, c’est bien cela ?
— Exactement.
— Si le poème n’est pas bon, il ne le fera pas changer d’avis. Il n’est pas facile d’improviser un bon poème. Pourquoi n’écrivez-vous pas les premiers vers, et moi le reste ?
— Hum... Voyons ce que nous pouvons faire.
Shōyū prit le pinceau, et écrivit :
A notre humble hutte
Que vienne un certain cerisier,
Un certain arbre de Yoshino.
— Jusque-là, c’est bon, dit Kōetsu, lequel écrivit :
Les fleurs frissonnent de froid
dans les nuages, au-dessus des pics.
Shōyū fut enchanté.
— Merveilleux, dit-il. Voilà qui devrait convenir à Sa Seigneurie et à ses nobles compagnons – les « gens au-dessus des nuages ».
Il plia le papier avec soin, puis le tendit à Sumigiku en lui déclarant gravement :
— ... Les autres jeunes filles ne semblent pas avoir votre dignité ; aussi vous nommé-je mon envoyée auprès du seigneur Kangan. Si je ne me trompe, il est ici connu sous ce nom.
Ce surnom, signifiant « Flanc glacé de montagne », faisait allusion au rang élevé du seigneur Karasumaru. Sumigiku ne fut pas longue à revenir.
— La réponse du seigneur Kangan, je vous prie, dit-elle en disposant avec respect, devant Shōyū et Kōetsu, une boîte à lettre somptueusement ouvragée.
Ils regardèrent la boîte, qui avait quelque chose de cérémonieux, puis se regardèrent l’un l’autre. Ce qui avait débuté comme une petite plaisanterie prenait un tour plus sérieux.
— Ma parole, dit Shōyū, nous devrons faire plus attention la prochaine fois. Ils doivent avoir été surpris. Sûrement, ils ne pouvaient savoir que nous serions ici ce soir.
Espérant encore l’emporter, Shōyū ouvrit la boîte et déplia la réponse. A sa consternation, il ne vit qu’un morceau de papier de couleur crème où rien n’était écrit.
Croyant avoir laissé tomber quelque chose, il chercha des yeux, autour de lui, une deuxième feuille, puis regarda de nouveau dans la boîte.
— ... Qu’est-ce que cela veut dire, Sumigiku ?
— Je n’en ai aucune idée. Le seigneur Kangan m’a tendu la boîte en me disant de vous la remettre.
— Se paie-t-il notre tête ? Ou notre poème était-il trop habile pour lui, et lève-t-il le drapeau blanc de la reddition ?
Shōyū avait coutume d’interpréter les événements à sa propre convenance, mais, cette fois, il semblait incertain. Il tendit le papier à Kōetsu en lui demandant :
— ... Qu’en pensez-vous ?
— Je crois qu’il veut que nous le lisions.
— Lire une feuille de papier blanc ?
— Je croirais volontiers que cela peut s’interpréter d’une façon quelconque.
— Vraiment ? Qu’est-ce que cela pourrait bien vouloir dire ?
Kōetsu réfléchit un moment.
— La neige... la neige couvrant tout.
— Hum... Peut-être avez-vous raison.
— En réponse à notre demande d’un cerisier Yoshino, cela pourrait vouloir dire :
Si vous contemplez la neige
Et emplissez de saké votre coupe,
Même sans fleurs...
En d’autres termes, il nous dit que puisqu’il neige ce soir, nous devrions ne plus penser à l’amour, ouvrir les portes et admirer la neige en buvant. C’est du moins mon impression.
— Quel ennui ! s’exclama Shōyū avec dégoût. Je n’ai pas l’intention de boire d’une manière aussi froide. Je ne vais pas non plus rester assis ici en silence. D’une manière ou d’une autre, nous transplanterons l’arbre de Yoshino dans notre chambre, pour en admirer les fleurs.
Excité maintenant, il s’humecta les lèvres avec la langue.
Kōetsu se prêta à ses caprices, dans l’espoir qu’il se calmerait ; mais Shōyū harcelait les filles pour qu’elles amenassent Yoshino, et refusait de permettre que l’on changeât longtemps de sujet. Il eut beau insister, cela finit par devenir comique, et les filles roulèrent sur le sol en pouffant de rire.
Musashi se leva sans bruit. Il avait choisi le bon moment. Nul ne remarqua son départ.
Musashi erra dans les nombreux couloirs en évitant les salons de façade, brillamment éclairés. Il tomba sur une pièce obscure où l’on entreposait de la literie, et sur une autre, pleine d’outils et d’ustensiles. Les murs semblaient exsuder l’odeur tiède de la nourriture que l’on prépare ; pourtant, le jeune homme ne trouvait pas la cuisine.
Une servante, sortie d’une chambre, étendit les bras pour l’empêcher de passer.
— Monsieur, les hôtes ne viennent pas ici, dit-elle avec fermeté, sans rien de la gentillesse enfantine qu’elle eût affectée dans les salles de réception.
— Oh ! je n’ai pas le droit d’être ici ?
— Bien sûr que non !
Elle le poussa en direction de la façade, et s’avança dans le même sens.
— Vous n’êtes pas la fille qui est tombée dans la neige, tout à l’heure ? Rin’ya, c’est bien ça ?
— Oui, je suis Rin’ya. Je suppose que vous vous êtes perdu en cherchant les toilettes. Je vais vous y conduire.
Elle lui prit la main pour l’entraîner.
— Ce n’est pas cela. Je ne suis pas ivre. Voulez-vous me rendre un service ? Menez-moi dans une chambre vide, et apportez-moi de quoi manger.
— De quoi manger ? Si c’est là ce que vous désirez, je vous l’apporterai dans votre salon.
— Non, pas là. Tout le monde s’amuse. Ils ne veulent pas encore entendre parler de dîner.
Rin’ya pencha la tête.
— Vous devez avoir raison. Je vais vous apporter quelque chose ici. Que voulez-vous ?
— Rien d’extraordinaire ; deux grosses boulettes de riz feront l’affaire.
Au bout de quelques minutes, elle revint avec les boulettes de riz qu’elle lui servit dans une chambre non éclairée. Quand il eut terminé, il déclara :
— Je suppose que je peux sortir de la maison par ce jardin intérieur-là.
Sans attendre la réponse, il se leva et se dirigea vers la véranda.
— Où donc allez-vous, monsieur ?
— Ne vous inquiétez pas, je reviens tout de suite.
— Pourquoi partez-vous par-derrière ?
— Si je sortais par-devant, les gens feraient des histoires. Et si mes hôtes me voyaient, cela les troublerait et gâterait leur soirée.
— Je vous ouvre le portail, mais ne manquez pas de revenir tout de suite. Sinon, ils me rendront responsable.
— Je comprends. Si M. Mizuochi demandait où je me trouve, dites-lui que je suis allé près du Rengeōin, voir un homme de ma connaissance. J’ai l’intention de revenir bientôt.
— Vous devez revenir bientôt. Votre compagne de la soirée doit être Yoshino Dayū.
Elle ouvrit le portail de bois chargé de neige, et le laissa sortir.
Juste en face de l’entrée principale du quartier des plaisirs, il y avait un salon de thé nommé l’Amigasa-jaya. Musashi s’y arrêta pour demander une paire de sandales de paille, mais ils n’en avaient pas. Ainsi que le nom le sous-entendait, leur spécialité consistait à vendre des chapeaux de vannerie à des hommes soucieux de cacher leur identité pour entrer dans le quartier réservé.
Après avoir envoyé la serveuse acheter des sandales, il s’assit au bord d’un tabouret, et serra son obi et le cordon qui se trouvait dessous. Il ôta son manteau vague, le plia soigneusement, emprunta du papier, un pinceau, rédigea un court billet qu’il plia et glissa dans la manche du manteau. Alors, il appela le vieil homme accroupi auprès du foyer dans l’arrière-salle de la boutique, et qu’il supposait être le patron.
— Voudriez-vous me garder ce manteau ? Si je ne suis pas revenu à onze heures, veuillez le porter à l’Ogiya et le remettre à un homme appelé Kōetsu. Il y a une lettre pour lui à l’intérieur de la manche.
L’homme répondit qu’il se ferait un plaisir de rendre ce service ; interrogé, il informa Musashi qu’il n’était qu’environ sept heures ; le veilleur venait de passer en l’annonçant.
Quand la fille revint avec les sandales, Musashi en examina les lanières afin de s’assurer que la tresse n’était pas trop serrée, puis les attacha par-dessus ses guêtres de cuir. Il donna au boutiquier plus d’argent qu’il n’en fallait, prit un nouveau chapeau de vannerie, et sortit. Au lieu de se fixer le chapeau sur la tête, il le tendit au-dessus de son crâne pour s’abriter de la neige, qui tombait en flocons plus légers que des fleurs de cerisier.
Au long de la berge, avenue Shijō, l’on voyait des lumières ; mais à l’est, dans les bois de Gion, il faisait nuit noire, mises à part les flaques de lumière fort espacées des lanternes de pierre. Le silence de mort n’était parfois rompu que par le bruit de la neige qui glissait d’une branche.
Devant la porte d’un sanctuaire, une vingtaine d’hommes étaient agenouillés en prière, face aux bâtiments déserts. Les cloches des temples, dans les collines proches, venaient de sonner cinq coups, ce qui indiquait huit heures. Cette nuit-là, le son puissant et clair des cloches semblait vous pénétrer au creux de l’estomac.
— Assez prié, fit Denshichirō. En route.
Comme ils se mettaient en marche, l’un des hommes demanda à Denshichirō si les lanières de ses sandales étaient en bon état.
— Par une nuit glacée comme celle-ci, si elles sont trop serrées elles se casseront.
— Elles sont très bien. Quand il fait froid comme ça, la seule chose à faire est de porter des lanières en tissu. Enfonce-toi bien ça dans la tête.
Au sanctuaire, Denshichirō avait achevé ses préparatifs de combat, sans oublier le serre-tête et la lanière à manches en cuir. Entouré de son escorte à face patibulaire, il foulait à grands pas la neige en prenant de longues inspirations profondes et en exhalant des bouffées de vapeur blanche.
Le défi lancé à Musashi spécifiait le terrain situé derrière le Rengeōin, à neuf heures. Craignant, ou disant craindre, que s’ils accordaient à Musashi le moindre supplément de temps il risquait de prendre la fuite pour ne jamais revenir, les Yoshiokas avaient résolu d’agir vite. Hyōsuke était resté à proximité de la maison de Shōyū, mais avait envoyé ses deux camarades porter les nouvelles.
Comme ils approchaient du Rengeōin, ils virent un feu près de la partie arrière du temple.
— Qui est-ce ? demanda Denshichirō.
— Probablement Ryōhei et Jūrōzaemon.
— Ils sont là aussi ? dit Denshichirō avec un peu d’agacement. Trop de nos hommes sont présents. Je ne veux pas que l’on dise que Musashi n’a perdu que parce qu’il a été attaqué par une troupe nombreuse.
— Le moment venu, nous partirons.
Le principal bâtiment du temple, le Sanjūsangendō, s’étendait sur une largeur de trente-trois colonnes. Derrière lui se trouvait un vaste espace découvert, idéal pour s’exercer au tir à l’arc, et longtemps utilisé à cet effet. Ce rapport avec un des arts martiaux était ce qui avait poussé Denshichirō à choisir le Rengeōin pour sa rencontre avec Musashi. Denshichirō et ses hommes se trouvaient satisfaits de leur choix. Il y avait là des pins, assez pour éviter que le paysage ne fût désolé, mais ni mauvaises herbes ni joncs pour les gêner au cours du combat.
Ryōhei et Jūrōzaemon se levèrent pour accueillir Denshichirō ; Ryōhei lui dit :
— Vous avez dû avoir froid en route. Il nous reste encore beaucoup de temps. Asseyez-vous et réchauffez-vous.
Denshichirō s’assit en silence à l’endroit que Ryōhei venait de quitter. Il étendit les mains au-dessus des flammes et fit craquer ses phalanges, un doigt après l’autre.
— Je crois que j’arrive trop tôt, dit-il.
Sa face, réchauffée par le feu, avait déjà pris une expression sanguinaire. Le sourcil froncé, il demanda :
— ... Est-ce que nous ne sommes point passés devant une maison de thé, en chemin ?
— Si, mais elle était fermée.
— Que l’un de vous aille chercher du saké. Si vous frappez assez longtemps, ils répondront.
— Du saké, maintenant ?
— Oui, maintenant. J’ai froid.
Denshichirō, accroupi, se rapprocha du feu presque au point de le toucher.
Etant donné que nul ne pouvait se rappeler un moment, matin, midi ou soir, où il s’était présenté au dōjō sans sentir l’alcool, on en était venu à admettre son alcoolisme comme un fait accompli. Bien que le sort de toute l’école Yoshioka fût en jeu, l’un des hommes se demanda s’il ne vaudrait pas mieux qu’il se chauffât le corps avec un peu de saké plutôt que d’essayer de marner le sabre avec des bras et des jambes gelés. Un autre fit doucement observer qu’il serait risqué de lui désobéir, fût-ce pour son propre bien, et deux des hommes coururent à la maison de thé. Le saké qu’ils rapportèrent était bouillant.
— Bon ! s’écria Denshichirō. Voilà mon meilleur ami et allié.
Nerveusement, ils le regardaient boire en formant des vœux pour qu’il en consommât moins que d’habitude. Pourtant, Denshichirō s’arrêta bien avant son niveau habituel. Il avait beau faire le désinvolte, il savait parfaitement que sa vie était dans la balance.
— Ecoutez ! Serait-ce Musashi ?
L’on dressa l’oreille. Tandis que les hommes qui entouraient le feu se levaient en hâte, une silhouette sombre apparut à l’angle du bâtiment. Elle agita la main en criant :
— Ne vous inquiétez pas ; ce n’est que moi.
Bien qu’élégamment vêtu, avec son hakama retroussé pour courir, il ne pouvait déguiser son âge. Il avait le dos courbé comme un arc. Quand les hommes purent le voir plus nettement, ils se dirent entre eux que ce n’était que le « vieux de Mibu », et leur excitation se calma. Il s’agissait de Yoshioka Genzaemon, le frère de Kempō et l’oncle de Denshichirō.
— Comment, mais c’est l’oncle Gen ! Qu’est-ce qui t’amène ? s’exclama Denshichirō.
Il ne lui était pas venu à l’esprit que son oncle, ce soir-là, pût considérer que son assistance fût nécessaire.
— Ah ! Denshichirō, dit Genzaemon, tu te bats vraiment. Je suis soulagé de te trouver ici.
— J’avais l’intention d’aller d’abord en discuter avec toi, mais...
— En discuter ? Qu’y a-t-il à discuter ? Le nom de Yoshioka a été traîné dans la boue, et ton frère est estropié ! Si tu étais resté les bras croisés, tu aurais eu affaire à moi !
— Ne t’inquiète pas. J’ai plus de caractère que mon frère.
— J’en accepte l’augure. Et je sais que tu vaincras, mais j’ai cru devoir venir t’encourager. J’ai couru tout le chemin depuis Mibu. Denshichirō, laisse-moi te mettre en garde : d’après ce que l’on me dit, tu ne dois point prendre cet adversaire trop à la légère.
— Je sais.
— Ne sois pas trop impatient de gagner. Sois calme, remets-t’en aux dieux. Si par hasard tu es tué, je prendrai soin de ton corps.
— Ha ! ha ! ha ! ha ! Viens, oncle Gen, chauffe-toi près du feu.
Le vieil homme but en silence une coupe de saké, puis s’adressa aux autres avec reproche :
— Que faites-vous ici ? Vous n’avez sûrement pas l’intention de le soutenir avec vos sabres, n’est-ce pas ? Cette rencontre a lieu entre un homme d’épée et un autre, et cela pourrait faire croire à une lâcheté que d’avoir ses disciples autour de soi. C’est presque l’heure, maintenant. Venez avec moi, vous tous. Nous irons assez loin pour n’avoir pas l’air de projeter une attaque en masse.
Les hommes obéirent, laissant Denshichirō seul. Assis près du feu, il songeait : « Quand j’ai entendu les cloches, il était huit heures. Maintenant, il doit être neuf heures. Musashi est en retard. »
La seule trace de ses disciples était leurs noires empreintes de pas dans la neige ; l’unique bruit, le craquement des stalactites qui se détachaient des auvents du temple. Une fois, la branche d’un arbre se brisa sous le poids de la neige. Chaque fois que le silence était rompu, Denshichirō dardait autour de lui des regards de faucon.
Et comme un faucon, un homme arriva, foulant la neige. Nerveux, haletant, Hyōsuke dit :
— Le voilà.
Denshichirō connaissait le message avant de l’entendre, et se trouvait déjà debout.
— Le voilà ? demanda-t-il comme un perroquet, mais automatiquement il piétinait les dernières braises du feu pour les éteindre.
Hyōsuke rapporta qu’après avoir quitté l’Ogiya, Musashi avait pris son temps, comme oublieux de la tempête de neige.
— Il y a quelques minutes à peine, il grimpait les marches de pierre du sanctuaire de Gion. J’ai pris une rue secondaire pour venir le plus rapidement possible ; pourtant, même en flânant comme il le faisait, il ne saurait être bien loin derrière moi. J’espère que vous êtes prêt.
— Hum, ça va... Hyōsuke, retire-toi d’ici.
— Où sont les autres ?
— Je ne sais pas, mais je ne veux pas que tu restes ici. Tu me rends nerveux.
— Bien, monsieur.
Hyōsuke affectait un ton d’obéissance, mais il ne voulait pas s’en aller, et résolut de rester. Après que Denshichirō eut piétiné le feu dans la neige à demi fondue et se fut tourné avec un tremblement d’excitation vers la cour, Hyōsuke plongea sous le plancher du temple et s’accroupit dans les ténèbres. Dehors, en plein air, il n’avait pas remarqué particulièrement le vent ; mais là, sous le bâtiment, une haleine glacée le fouettait. Transi jusqu’à la mœlle, les genoux entre les bras, il essayait de se tromper lui-même en se disant que le claquement de ses dents et le pénible frisson qui lui parcourait l’échine étaient dus au froid seul, et n’avaient rien à voir avec sa frayeur.
Denshichirō s’éloigna du temple d’une centaine de pas et prit une posture assurée, un pied calé contre la racine d’un grand pin ; il attendait avec une impatience visible. La chaleur du saké s’était vite évanouie, et Denshichirō sentait le froid lui mordre la chair. Qu’il perdît son sang-froid sautait aux yeux même de Hyōsuke, lequel pouvait distinguer la cour aussi nettement qu’en plein jour. Un tas de neige chut en avalanche d’une branche d’arbre. Denshichirō sursauta.
Musashi ne paraissait toujours pas.
Enfin, incapable de rester en place plus longtemps, Hyōsuke sortit de sa cachette en criant :
— ... Qu’est-il arrivé à Musashi ?
— Tu es encore là ? demanda Denshichirō avec colère, mais il était aussi irrité que Hyōsuke, et ne le chassa pas.
D’un accord tacite, les deux hommes s’avancèrent l’un vers l’autre. Debout là, ils regardaient dans toutes les directions ; de temps en temps, l’un ou l’autre disait :
— Je ne le vois pas.
Chaque fois, le ton devenait plus irrité, plus soupçonneux.
— Le salaud... il a pris la fuite ! s’exclama Denshichirō.
— Impossible, insista Hyōsuke, qui se lança dans une récapitulation passionnée de tout ce qu’il avait vu, et des raisons qui lui donnaient la certitude que Musashi finirait par venir.
Denshichirō l’interrompit :
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il en portant vivement ses regards à une extrémité du temple.
Une chandelle tremblante sortait des cuisines, derrière la longue salle. La chandelle était tenue par un prêtre, cela du moins était clair, mais ils ne pouvaient reconnaître la silhouette obscure qui se tenait derrière lui.
Les deux ombres et l’étincelle de lumière franchirent le portail entre la cuisine et le bâtiment principal, et montèrent sur le long péristyle du Sanjūsangendō. Le prêtre disait à voix basse :
— Tout ici est fermé la nuit, aussi je n’en sais rien. Ce soir, il y avait des samouraïs qui se réchauffaient dans la cour. Ce sont peut-être les gens sur lesquels vous m’interrogez ; mais ils sont partis maintenant, comme vous pouvez le voir.
L’autre homme prit doucement la parole :
— Je regrette de vous avoir dérangé dans votre sommeil... Ah ! n’y a-t-il pas deux hommes, là-bas, sous cet arbre ? Ce sont peut-être ceux qui m’ont fait prévenir qu’ils m’attendraient ici.
— Eh bien, vous ne risquez rien à le leur demander.
— Je vais le faire. Maintenant, je peux me diriger seul ; aussi, je vous en prie, n’hésitez pas à regagner votre chambre.
— Est-ce que vous rejoignez vos amis pour admirer la neige ?
— Quelque chose de ce genre, répondit l’autre avec un petit rire.
Eteignant sa bougie, le prêtre déclara :
— Peut-être que je ne devrais pas vous dire ça, mais si vous faites du feu près du temple, comme ces hommes l’ont fait tout à l’heure, veuillez l’éteindre avec soin lorsque vous partirez.
— Je n’y manquerai pas.
— Très bien, alors. Je vous prie de m’excuser.
Le prêtre retraversa le portail, qu’il ferma. L’homme qui se trouvait sur le péristyle se tint immobile un moment, avec un regard intense en direction de Denshichirō.
— Qui est-ce, Hyōsuke ?
— Je ne sais pas, mais il vient de la cuisine.
— Il ne semble pas appartenir au temple.
Tous deux se rapprochèrent du bâtiment d’une vingtaine de pas. L’homme qui se trouvait dans l’ombre alla se placer près du milieu du péristyle, fit halte et se retroussa la manche. Les hommes qui se trouvaient dans la cour se rapprochèrent inconsciemment assez pour voir cela, mais alors leurs pieds refusèrent de les porter plus avant. Au bout de quelques instants, Denshichirō cria :
— Musashi !
Il était fort conscient que l’homme debout à quelques pieds au-dessus de lui se trouvait dans une position très avantageuse. Non seulement il n’avait rien à craindre de l’arrière, mais quiconque eût essayé de l’attaquer par la droite ou la gauche eût d’abord dû grimper à son niveau. Il était donc libre de consacrer toute son attention à l’ennemi qu’il avait devant lui.
Derrière Denshichirō, il y avait un terrain découvert, de la neige et du vent. Il était sûr que Musashi n’amènerait personne, mais il ne pouvait se permettre d’ignorer le vaste espace qu’il avait derrière soi. Il fit un geste comme pour épousseter son kimono, puis commanda instamment à Hyōsuke :
— ... Va-t’en d’ici !
Hyōsuke alla se placer au fond de la cour.
— Etes-vous prêt ?
La question de Musashi était calme, mais tranchante ; elle tomba comme une eau glacée sur la fiévreuse excitation de son adversaire. A ce moment, Denshichirō regarda pour la première fois Musashi.
« C’est donc là ce salaud ! » songea-t-il. Sa haine était sans mélange ; il lui en voulait d’avoir estropié son frère ; il était vexé d’être comparé à Musashi par les gens du commun ; il avait un mépris profondément enraciné pour ce qu’il considérait comme un arriviste de la campagne posant au samouraï.
— Vous avez du toupet de me demander si je suis prêt. Il est beaucoup plus de neuf heures !
— Ai-je dit que je serais ici à neuf heures tapant ?
— Ne cherchez pas d’excuses ! J’attends depuis longtemps. Comme vous pouvez le voir, je suis tout prêt. Maintenant, descendez de là !
Il ne sous-estimait pas son adversaire au point d’oser l’attaquer de la position où il était.
— Tout de suite, répondit Musashi avec un petit rire.
Il existait une différence entre l’idée qu’avait Musashi de la préparation et celle de son adversaire. Denshichirō, bien que physiquement prêt, venait à peine de commencer à se concentrer spirituellement, alors que Musashi avait commencé de combattre longtemps avant de se présenter devant son ennemi. Pour lui, la bataille entrait maintenant dans sa deuxième phase, sa phase centrale. Au sanctuaire de Gion, il avait vu les empreintes de pas dans la neige, et à ce moment son instinct combatif s’était réveillé. Sachant que l’ombre de l’homme qui le suivait ne se trouvait plus là, il avait eu l’audace de pénétrer par le portail principal du Rengeōin, et s’était rapidement approché des cuisines. Ayant éveillé le prêtre, il avait lié conversation, interrogé cet homme avec subtilité sur ce qui s’était passé plus tôt dans la soirée. Sans tenir compte de son léger retard, il avait pris le thé et s’était réchauffé. Puis, lorsqu’il avait fait son apparition, ç’avait été brusquement et de la sécurité relative du péristyle. Il avait pris l’initiative.
Sa deuxième occasion se présenta quand Denshichirō tenta de le déloger de sa position avantageuse. Un mode de combat serait d’accepter cela ; l’autre, de l’ignorer et de commencer à son gré. Il importait d’être prudent ; dans un cas pareil à celui-ci, la victoire est comme la lune réfléchie sur un lac. Si l’on saute impulsivement pour l’attraper, l’on risque la noyade.
L’exaspération de Denshichirō ne connaissait plus de bornes.
— Non seulement vous êtes en retard, vociféra-t-il, mais vous n’êtes point prêt ! Et ici, je suis mal placé.
— Je viens, répondit Musashi, toujours parfaitement calme. Juste une minute.
Denshichirō n’ignorait pas que l’irritation risquait d’entraîner la défaite ; pourtant, devant cette tentative délibérée de l’agacer, il ne put maîtriser ses émotions. Il oublia les leçons de stratégie qu’il avait apprises.
— Descendez ! cria-t-il. Ici, dans la cour ! Trêve de ruses ; combattons en braves ! Je suis Yoshioka Denshichirō ! Et je n’ai que mépris pour la tactique de faux semblants ou les attaques de lâches. Si vous avez peur avant que le duel ne commence, vous n’êtes pas digne de m’affronter. Descendez de là !
Musashi sourit largement.
— Yoshioka Denshichirō, dites-vous ? Qu’ai-je à craindre de vous ? Je vous ai coupé en deux au printemps de l’an dernier ; si donc je recommence ce soir, cela ne fera que répéter ce que j’ai déjà fait.
— De quoi parlez-vous ? Où ? Quand ?
— A Koyagyū dans le Yamato.
— Dans le Yamato ?
— Au bain de l’auberge Wataya, pour être précis.
— Vous y étiez ?
— J’y étais. Nous étions tous les deux nus, bien sûr, mais avec mes yeux je calculais si je pouvais ou non vous faucher. Et avec mes yeux je vous ai tué alors et là d’une façon plutôt magnifique, s’il m’est permis de le dire moi-même. Vous n’avez pas dû vous en apercevoir, car il ne vous est pas resté de cicatrices, mais vous avez été vaincu, cela ne fait aucun doute. Il se peut que d’autres acceptent d’écouter vos fanfaronnades sur votre adresse au sabre, mais de moi vous n’aurez que moquerie.
— J’étais curieux de savoir comment vous vous exprimeriez ; maintenant, je le sais : comme un imbécile. Mais votre babillage m’intrigue. Descendez de là, que j’ouvre vos yeux si contents d’eux-mêmes !
— Quelle est votre arme ? Le sabre ? Le sabre de bois ?
— Pourquoi le demander alors que vous n’avez pas de sabre de bois ? Vous êtes venu avec l’intention de vous battre au sabre, non ?
— Oui, mais j’ai pensé que si vous vouliez vous servir d’un sabre de bois, je vous arracherais le vôtre et me battrais avec.
— Je n’en ai pas, espèce d’idiot ! Assez de grands mots ; le combat !
— Prêt ?
— Non !
Les talons de Denshichirō tracèrent une ligne noire, en pente, longue de près de trois mètres, tandis qu’il ménageait à Musashi un espace où atterrir. Musashi s’écarta rapidement de six à neuf mètres au long du péristyle avant de sauter à terre. Puis lorsqu’ils se furent avancés, le sabre au fourreau, en s’observant l’un l’autre avec circonspection, jusqu’à une soixantaine de mètres du temple, Denshichirō perdit la tête. Brusquement, il dégaina et frappa. Son sabre était long, juste la bonne taille pour son corps. En sifflant doucement, il déchira l’air avec une étonnante légèreté, droit jusqu’à la place où Musashi s’était tenu.
Musashi fut plus prompt que le sabre. Plus rapide encore, une lame étincelante jaillit de son propre fourreau. Ils paraissaient trop proches l’un de l’autre pour qu’aucun d’eux s’en tirât indemne ; toutefois, au bout d’un moment où les sabres reflétèrent une lumière dansante, ils reculèrent.
Plusieurs minutes pleines de tension s’écoulèrent. Les deux combattants étaient silencieux, immobiles, leurs sabres suspendus en l’air, la pointe visant la pointe, mais séparées par une distance de près de trois mètres. La neige accumulée sur le front de Denshichirō lui tomba sur les cils. Afin de la secouer, il se contorsionna la face au point que les muscles de son front ressemblèrent à d’innombrables bosses mobiles. Ses yeux exorbités lançaient des éclairs ; son souffle profond, régulier avait la chaleur et la puissance d’une soufflerie de forge.
Le désespoir s’était emparé de lui car il se rendait compte à quel point il se trouvait en mauvaise posture. « Pourquoi est-ce que je tiens mon sabre à hauteur de l’œil alors que je le brandis toujours au-dessus de ma tête pour attaquer ? » se demandait-il. Il ne réfléchissait pas dans le sens ordinaire du terme. Son sang même, qu’il entendait palpiter à travers ses veines, lui disait cela. Mais son corps entier, jusqu’aux ongles des orteils, se concentrait dans l’effort de présenter à l’ennemi une image de férocité.
Savoir qu’il n’excellait pas dans la position « à hauteur de l’œil » le taquinait. A maintes reprises, il faillit lever les coudes pour brandir le sabre au-dessus de sa tête, mais c’était trop risqué. Musashi guettait précisément une pareille ouverture : l’infime fraction de seconde où ses bras lui boucheraient la vue.
Musashi tenait son sabre à hauteur de l’œil, lui aussi, les coudes détendus, souples et capables de se mouvoir en tous sens. Les bras de Denshichirō, dans cette posture inhabituelle, étaient tendus, raides, et son sabre mal assuré. Celui de Musashi ne bougeait pas du tout ; la neige commença de s’amonceler sur sa fine tranche supérieure.
Tout en guettant de son œil de lynx la moindre faute de son adversaire, Musashi comptait ses respirations. Non seulement il voulait gagner mais il devait gagner. Il avait la conscience aiguë de se tenir une fois encore à la frontière : d’un côté la vie, et de l’autre la mort. Il considérait Denshichirō comme un gigantesque bloc de pierre, une présence accablante. Le nom du dieu de la guerre, Hachiman, lui traversa l’esprit.
« Sa technique est meilleure que la mienne », se dit avec impartialité Musashi. Il avait eu le même sentiment d’infériorité au château de Koyagyū quand les quatre principaux hommes d’épée de l’école Yagyū l’avaient encerclé. Il en allait toujours ainsi lorsqu’il affrontait des hommes d’épée des écoles orthodoxes, car sa propre technique était sans forme ni raison, — rien de plus, à la vérité, qu’une méthode du type « marche ou crève ». Les yeux fixés sur Denshichirō, il voyait que le style que Yoshioka Kempō avait créé et consacré sa vie à développer était à la fois simple et complexe, bien ordonné, systématique, et qu’on ne pouvait le dominer par la force brutale ou le courage uniquement.
Musashi veillait à ne faire aucun mouvement inutile. Sa tactique primitive refusait d’entrer en jeu. Dans une mesure qui le surprit, ses bras se rebellaient contre le fait d’être étendus. Le mieux qu’il pouvait faire était de garder une attitude conservatrice, défensive, et d’attendre. Ses yeux rougissaient à guetter une ouverture, et il priait Hachiman de lui accorder la victoire.
A mesure que son excitation croissait, son cœur se mettait à battre la chamade. S’il avait été un homme ordinaire, il eût risqué d’être aspiré dans un tourbillon de confusion, et de succomber. Mais il garda la tête froide, secouant son sentiment d’insuffisance comme s’il ne se fût agi que d’un peu de neige sur sa manche. Son aptitude à dominer cette exaltation nouvelle résultait du fait qu’il avait déjà survécu à plusieurs rencontres avec la mort. Maintenant, il avait l’esprit pleinement éveillé, comme si l’on avait écarté un voile de devant ses yeux.
Silence de mort. La neige s’accumulait sur les cheveux de Musashi, sur les épaules de Denshichirō.
Musashi ne voyait plus devant lui un gros bloc de pierre. Lui-même n’existait plus en tant que personne distincte. Il avait oublié sa volonté de vaincre. Il voyait la blancheur de la neige tomber entre lui-même et l’autre homme, et l’esprit de la neige était aussi léger que le sien propre. L’espace paraissait maintenant une extension de son propre corps. Il était devenu l’univers, ou l’univers était devenu lui. Il était là sans être là.
Les pieds de Denshichirō s’avançaient, centimètre par centimètre. Au bout de son sabre, sa volonté tremblait vers le début d’un mouvement.
En deux coups d’un seul sabre, deux vies expirèrent. D’abord, Musashi attaqua vers l’arrière, et la tête d’Otaguro Hyōsuke, ou un morceau de sa tête, vola devant Musashi comme une grosse cerise cramoisie, tandis que le corps inanimé chancelait en direction de Denshichirō. Le deuxième cri terrifiant – le cri de guerre de Denshichirō – fut brisé net au milieu ; le son interrompu s’évanouit dans l’espace qui les entourait. Musashi bondit si haut qu’il semblait jailli du niveau de la poitrine de son adversaire. La forte charpente de Denshichirō tituba en arrière et s’effondra dans un tourbillon de neige blanche.
Le corps pitoyablement recroquevillé, la face enfouie dans la neige, le mourant cria :
— Attendez ! Attendez !
Musashi n’était plus là.
— Tu entends ?
— C’est Denshichirō !
— Il a reçu un mauvais coup !
Les formes noires de Genzaemon et des élèves de l’école Yoshioka s’élancèrent comme une vague à travers la cour.
— Regarde ! Hyōsuke a été tué !
— Denshichirō !
— Denshichirō !
Ils savaient pourtant bien qu’il était inutile de l’appeler, inutile de songer à un traitement médical. La tête de Hyōsuke avait été tranchée obliquement de l’oreille droite au milieu de la bouche, celle de Denshichirō du sommet à la pommette droite. Le tout en quelques secondes.
— Voilà... voilà pourquoi je te mettais en garde, bredouillait Genzaemon. Voilà pourquoi je te disais de ne pas le prendre à la légère. Oh ! Denshichirō, Denshichirō !
Le vieil homme étreignait le corps de son neveu, essayant en vain de le consoler. Genzaemon s’accrochait au cadavre de Denshichirō, mais s’irritait de voir les autres piétiner dans la neige rougie de sang.
— ... Qu’est devenu Musashi ? tonna-t-il.
Quelques-uns avaient déjà entrepris des recherches ; aucune trace de Musashi.
— Il n’est pas là, répondirent-ils, timides et obtus.
— Il se trouve bien quelque part ! aboya Genzaemon. Il ne s’est pas envolé. Si je ne me venge pas, jamais plus je ne pourrai porter la tête haute en tant que membre de la famille Yoshioka. Trouvez-le !
Un homme, le souffle coupé, désigna quelque chose. Les autres reculèrent d’un pas et regardèrent fixement dans la direction indiquée.
— C’est Musashi.
— Musashi.
Tandis que cette idée pénétrait dans leur esprit, un silence emplit l’atmosphère, non la tranquillité d’un lieu de culte, mais un silence menaçant, diabolique, comme si les oreilles, les yeux et les cerveaux avaient cessé de fonctionner.
Qu’avait vu l’homme ? En tout cas, ce n’était pas Musashi car Musashi se tenait sous l’auvent du bâtiment le plus proche. Les yeux fixés sur les hommes de l’école Yoshioka, le dos pressé contre le mur, il se glissa jusqu’à l’angle sud-ouest du Sanjūsangendō. Il grimpa sur le péristyle et se faufila, lentement et silencieusement, jusqu’au centre.
« Attaqueront-ils ? » se demandait-il. Comme ils ne faisaient aucun mouvement dans sa direction, il continua à pas de loup jusqu’au flanc nord de l’édifice, et, d’un bond, disparut dans les ténèbres.
— Il ne sera pas dit qu’un noble impudent l’emportera sur moi ! S’il croit pouvoir m’intimider en m’envoyant une feuille de papier blanc, il va m’entendre. Et je ramènerai Yoshino, ne fût-ce que par amour-propre.
On dit qu’il n’est pas besoin d’être jeune pour aimer jouer. Quand Haiya Shōyū se trouvait pris de boisson, impossible de le retenir.
— ... Conduis-moi à leur chambre ! ordonna-t-il à Sumigiku.
Il lui mit la main sur l’épaule pour s’aider à se lever. En vain Kōetsu l’exhorta-t-il à se calmer.
— Non ! Je vais chercher Yoshino... Porte-drapeaux, en avant ! Votre général passe à l’action ! Que les courageux me suivent !
Une caractéristique étrange des ivrognes, c’est que bien qu’ils semblent sans cesse en danger de choir, ou pire, ils s’en tirent le plus souvent sains et saufs quand ils sont livrés à eux-mêmes. Pourtant, si nul ne veillait à les protéger notre monde serait bien froid. Avec toutes ses années d’expérience, Shōyū était capable de tracer une fine ligne de démarcation entre le fait de s’amuser lui-même et celui de divertir autrui. Quand on le croyait assez gris pour être facile à manier, il s’efforçait d’être aussi difficile que possible, titubant jusqu’à ce que quelqu’un vînt à son secours ; alors, les esprits se rencontraient à la frontière où l’ivrognerie provoque une réaction de sympathie.
— Vous allez tomber ! s’écria Sumigiku en s’élançant pour l’en empêcher.
— Ne sois pas sotte. Mes jambes ont beau flageoler quelque peu, j’ai l’esprit ferme ! dit-il avec malice.
— Essayez donc de marcher seul.
Elle le lâcha ; il s’effondra Aussitôt.
— Je dois être un peu fatigué. Il va falloir que quelqu’un me porte.
En route vers le salon du seigneur Kangan, l’air inconscient et pourtant parfaitement conscient de tout, il chancelait, oscillait, pareil à de la gelée, et de mille autres façons maintenait ses compagnons dans l’embarras d’un bout à l’autre du long corridor.
L’enjeu était la question de savoir si oui ou non « ces nobles insolents et niais », comme il les appelait, allaient monopoliser Yoshino Dayū. Les grands marchands, qui n’étaient rien de plus que des roturiers riches, n’étaient pas impressionnés par les courtisans de l’empereur. Certes, ces derniers étaient effroyablement fiers de leur rang mais cela ne tirait pas à conséquence : ils n’avaient pas d’argent. En leur distribuant assez d’or pour les satisfaire, en prenant part à leurs élégants passe-temps, en affichant de la déférence envers leur rang, en flattant leur amour-propre on les pouvait manipuler comme des marionnettes. Nul ne s’y entendait mieux que Shōyū.
La lumière dansait gaiement sur le shoji de l’antichambre du salon du seigneur Karasumaru tandis que Shōyū tâtonnait pour l’ouvrir. Brusquement, on ouvrit la porte de l’intérieur.
— Comment, Shōyū, c’est vous ! s’exclama Takuan Sōhō.
Shōyū écarquilla les yeux, d’étonnement d’abord, puis de joie.
— Bon prêtre, bredouilla-t-il, quelle agréable surprise ! Vous étiez là tout le temps ?
— Et vous, mon bon monsieur, vous étiez là tout le temps ? répliqua Takuan en le contrefaisant.
Il entoura de son bras le cou de Shōyū, et tous deux s’étreignirent en ivrognes, comme des amoureux, barbe contre barbe.
— Ça va, vieux chenapan ?
— Oui, vieille fripouille. Et toi ?
— J’avais grande envie de te voir.
— Moi aussi.
Les deux hommes n’attendirent pas la fin de ces salutations attendries pour s’entre-tapoter la tête et s’entre-lécher le nez.
Le seigneur Karasumaru détourna son attention de l’antichambre pour s’adresser, avec un sourire sardonique, au seigneur Konoe Nobutada, assis en face de lui :
— Ha ! ha ! ha ! Je m’y attendais : voici l’homme qui fait du bruit.
Karasumaru Mitsuhiro était jeune encore, trente ans peut-être. Même s’il n’avait pas été vêtu de manière impeccable, il aurait eu l’air aristocratique : il était beau, le teint clair, les sourcils épais, les lèvres cramoisies, les yeux intelligents. Bien qu’il donnât l’impression d’être un homme très doux, sous la surface polie se cachait un fort tempérament alimenté par du ressentiment accumulé contre la classe militaire. Souvent, on l’avait entendu dire : « A notre époque où les guerriers seuls sont considérés comme des êtres humains à part entière, pourquoi faut-il que je sois né noble ? »
D’après lui, la classe des guerriers n’aurait dû s’occuper que de questions militaires et de rien d’autre, et tout jeune courtisan doté d’intelligence qui ne se rebiffait pas devant l’état de choses en vigueur était un fou. La suprématie absolue des guerriers contredisait le principe ancien selon lequel le pouvoir devait être exercé par la cour impériale assistée des militaires. Les samouraïs n’essayaient même plus de vivre en harmonie avec la noblesse ; ils dirigeaient tout, traitant les membres de la cour comme de simples ornements. Non seulement les coiffures apprêtées que les courtisans étaient autorisés à porter n’avaient pas de sens, mais les décisions qu’ils étaient autorisés à prendre auraient pu être prises par des mannequins.
Le seigneur Karasumaru considérait comme une erreur grave, de la part des dieux, d’avoir fait d’un homme comme lui-même un noble. Et, bien que serviteur de l’empereur, il ne voyait devant lui que deux possibilités : vivre dans une tristesse constante, ou passer son temps à faire la fête. Le choix raisonnable était de reposer sa tête sur les genoux d’une belle femme, d’admirer la pâle clarté de la lune, de contempler au printemps les fleurs de cerisier, et de mourir une coupe de saké à la main.
Ayant progressé du poste de ministre impérial des Finances à celui de conseiller impérial, il était un haut fonctionnaire de la bureaucratie sans pouvoir de l’empereur ; mais il passait beaucoup de temps au quartier réservé dont l’atmosphère était propice à l’oubli des insultes qu’il devait essuyer lorsqu’il traitait d’affaires plus pratiques. Parmi ses compagnons habituels se trouvaient plusieurs autres jeunes nobles insatisfaits, tous pauvres en comparaison des dirigeants militaires, mais capables d’une manière ou d’une autre de se procurer l’argent nécessaire à leurs excursions de chaque soir à l’Ōgiya – l’unique endroit, affirmaient-ils, où ils pouvaient se sentir humains.
Ce soir-là, il avait pour hôte un autre genre d’homme, le taciturne et bien élevé Konoe Nobutada, son aîné d’une dizaine d’années. Nobutada, lui aussi, avait un maintien aristocratique et un regard grave. Son visage était plein, ses sourcils épais ; bien que son teint plutôt sombre fût profondément grêlé, son agréable modestie justifiait en quelque sorte ces défauts. En des endroits tels que l’Ōgiya, un étranger n’eût jamais deviné qu’il était l’un des nobles du rang le plus élevé de Kyoto, le chef de la famille où l’on choisissait des régents impériaux. Souriant d’un air affable, au côté de Yoshino, il se tourna vers elle et dit :
— C’est bien la voix de M. Funabashi, n’est-ce pas ?
Elle se mordit les lèvres, déjà plus rouge qu’une fleur de prunier, et ses yeux trahirent son embarras devant la situation où elle se trouvait.
— Que ferai-je s’il entre ? demanda-t-elle avec nervosité.
— Ne vous levez pas ! lui ordonna le seigneur Karasumaru en empoignant le pan de son kimono. Takuan, que fabriquez-vous donc là-bas ? Il fait froid avec la porte ouverte. Si vous sortez, sortez, et si vous rentrez, rentrez, mais fermez la porte.
— Entrez donc, dit Takuan à Shōyū en avalant l’appât et en entraînant le vieil homme dans la pièce.
Shōyū traversa la chambre, et s’assit aussitôt en face des deux nobles.
— Mon Dieu, quelle bonne surprise ! s’exclama Mitsuhiro avec une sincérité feinte.
Shōyū, sur ses genoux osseux, se rapprocha. Tendant la main vers Nobutada, il dit :
— Donnez-moi du saké.
Ayant reçu la coupe, il s’inclina avec une cérémonie exagérée.
— Ça me fait plaisir de vous voir, mon vieux Funabashi, dit Nobutada avec un large sourire. Vous paraissez toujours en pleine forme.
Shōyū vida la coupe et la rendit.
— Je n’imaginais pas une seconde que le seigneur Kangan avait pour compagnon Votre Excellence.
Feignant toujours d’être plus ivre qu’il ne l’était en réalité, il secoua comme un vieux valet son maigre cou ridé, et dit avec une frayeur simulée :
— ... Pardonnez-moi, estimée Excellence !
Puis, changeant de ton :
— ... Pourquoi devrais-je être aussi poli ? Ha ! ha ! N’est-ce pas, Takuan ?
Il prit Takuan par le cou, attira vers lui le prêtre, et désigna du doigt les deux courtisans.
— ... Takuan, déclara-t-il, les gens de ce monde pour qui j’éprouve le plus de pitié, ce sont les nobles. Ils portent des titres ronflants tels que conseiller ou régent, mais il n’y a rien pour accompagner ces honneurs. Même les marchands sont plus enviables, tu ne crois pas ?
— Si fait, répondit Takuan en s’efforçant de dégager son cou.
— Dis donc, fit Shōyū en avançant une coupe en plein sous le nez du prêtre, tu ne m’as pas encore donné à boire.
Takuan lui versa du saké. Le vieux but.
— ... Tu es un malin, Takuan. Dans le monde où nous vivons, les prêtres comme toi sont rusés, les marchands adroits, les guerriers forts et les nobles stupides. Ha ! ha ! Ça n’est pas vrai ?
— C’est vrai, c’est vrai, dit Takuan.
— Les nobles ne peuvent faire ce qu’ils veulent à cause de leur rang, mais ils sont évincés de la politique et du gouvernement. Alors, tout ce qui leur reste à faire, c’est de composer de la poésie ou de devenir experts en calligraphie. Pas vrai ?
Et il partit d’un nouvel éclat de rire.
Mitsuhiro et Nobutada aimaient s’amuser autant que Shōyū ; pourtant, la crudité de cette ironie était embarrassante. Ils y répondirent par un silence de mort. Profitant de leur gêne, Shōyū insista :
— ... Qu’en penses-tu, Yoshino ? As-tu un faible pour les nobles, ou préfères-tu les marchands ?
— Hi ! hi ! hi ! fit Yoshino. Quelle étrange question, monsieur Funabashi !
— Je ne plaisante pas. J’essaie de sonder profondément le cœur d’une femme. Maintenant je vois ce qu’il contient. En réalité, tu préfères les marchands, n’est-ce pas ? Je crois que je ferais mieux de t’emmener d’ici. Viens avec moi dans mon salon.
Il la prit par la main, et se leva d’un air rusé. Mitsuhiro, saisi, renversa son saké.
— La plaisanterie a des limites, dit-il en arrachant la main de Yoshino de celle de Shōyū et en l’attirant près de lui.
Prise entre les deux hommes, Yoshino se mit à rire et tenta de sauver la situation. Saisissant la main de Mitsuhiro dans sa main droite, et celle de Shōyū dans sa main gauche, elle prit un air inquiet pour dire :
— Que diable vais-je bien pouvoir faire de vous deux ?
Pour les deux hommes, qui pourtant n’avaient pas d’antipathie l’un envers l’autre, et n’étaient pas sérieusement des rivaux amoureux, les règles du jeu leur dictaient de faire tout ce qui se trouvait en leur pouvoir pour rendre la position de Yoshino Dayū plus embarrassante.
— Allons, ma bonne dame, dit Shōyū, vous devez décider vous-même. Vous devez choisir l’homme dont vous ornerez la chambre, l’homme à qui vous donnerez votre cœur.
Takuan se jeta dans la mêlée :
— Question très intéressante, n’est-ce pas ? Dites-nous donc, Yoshino, lequel vous choisissez.
Le seul à ne point prendre part à la scène, c’était Nobutada. Au bout d’un moment, son sens des convenances le poussa à dire :
— Allons, allons, vous êtes des hôtes ; ne soyez pas grossiers. De la façon dont vous vous comportez, m’est avis que Yoshino serait enchantée d’être débarrassée de vous deux. Pourquoi ne pas nous amuser tous en cessant de l’ennuyer ? Kōetsu doit être tout seul. Qu’une de vous autres, les filles, aille l’inviter à venir ici.
Shōyū agita la main.
— Inutile d’aller le chercher. Je me contenterai de regagner ma chambre avec Yoshino.
— Certainement pas, dit Mitsuhiro en la serrant plus fort dans ses bras.
— L’insolence de l’aristocratie ! s’exclama Shōyū.
Les yeux étincelants, il offrit une coupe à Mitsuhiro en disant :
— ... Décidons qui l’obtiendra en faisant un concours de boisson devant elle.
— Mais bien sûr ; ça paraît amusant.
Mitsuhiro prit une grande coupe, qu’il posa sur une petite table entre eux.
— ... Etes-vous certain d’être assez jeune pour le supporter ? demanda-t-il pour rire.
— Pas besoin d’être jeune pour lutter avec une grande perche de noble !
— Comment allons-nous décider des tours ? Se contenter d’engloutir n’est pas drôle. Nous devrions jouer à un jeu. Le perdant devra boire une pleine coupe. A quel jeu jouerons-nous ?
— Nous pourrions essayer de nous faire baisser les yeux l’un à l’autre.
— Ça m’obligerait à contempler votre vilaine face de marchand. Ce n’est pas un jeu, c’est une torture.
— Pas d’insulte ! Euh... et le jeu de la pierre, des ciseaux et du papier ?
— Très bien !
— Takuan, soyez l’arbitre.
— Tout à votre service.
Le visage grave, ils commencèrent. Après chaque partie, le perdant se plaignait avec l’amertume de rigueur, et tout le monde éclatait de rire.
Yoshino Dayū se glissa discrètement hors de la chambre, traînant derrière elle, avec grâce, le pan de son long kimono, et s’éloigna d’un pas majestueux dans le corridor. Peu après son départ, Nobutada déclara : « Je dois m’en aller aussi », et prit congé sans que l’on s’en aperçût.
Takuan, bâillant sans vergogne, se coucha et sans demander la permission posa la tête sur le genou de Sumigiku. C’était bien agréable de somnoler ici ; pourtant, il éprouva du remords. « Je devrais rentrer à la maison, se dit-il. Sans moi, ils doivent se sentir seuls. » Il songeait à Jōtarō et Otsū, de nouveau réunis chez le seigneur Karasumaru. Takuan y avait emmené Otsū après ses épreuves à Kiyomizudera.
Takuan et le seigneur Karasumaru étaient de vieux amis qui avaient de nombreux goûts communs : la poésie, le Zen, la boisson et même la politique. Vers la fin de l’année précédente, Takuan avait reçu une lettre l’invitant à passer à Kyoto les fêtes du Nouvel An. « Vous me paraissez claquemuré dans un petit temple campagnard, écrivait Mitsuhiro. Ne rêvez-vous pas de la capitale, de bon saké de Nada, de la compagnie de belles femmes, de la vue des petits pluviers au bord de la rivière Kamo ? Si vous aimez dormir, je suppose qu’il est bon de pratiquer votre Zen à la campagne ; mais si vous désirez quelque chose de plus animé, alors venez ici, en société. Ressentez-vous quelque nostalgie de la capitale ? Alors, n’hésitez pas à venir nous voir. »
Peu de temps après son arrivée, au début de la nouvelle année, Takuan fut très surpris de voir Jōtarō jouer dans la cour. Il apprit en détail, par Mitsuhiro, ce que l’enfant faisait là ; puis Jōtarō l’informa que l’on était sans nouvelles d’Otsū depuis qu’Osugi avait pris la jeune fille dans ses griffes, au Jour de l’An.
Le matin qui avait suivi son retour, Otsū avait été prise de fièvre et se trouvait encore au lit, soignée par Jōtarō assis tout le jour à son chevet, lui rafraîchissant le front avec des serviettes humides, et dosant ses médicaments aux heures qu’il fallait.
Malgré sa grande envie de partir, Takuan ne le pouvait guère avant son hôte ; or, Mitsuhiro semblait de plus en plus absorbé par le concours de boisson.
Les deux hommes étant de vieux combattants, le concours paraissait destiné à se terminer en match nul, ce qui fut le cas. Ils n’en continuèrent pas moins à boire, l’un en face de l’autre, genou contre genou, en bavardant avec animation. Takuan ignorait si ce bavardage avait pour sujet le pouvoir aux mains de la classe militaire, la valeur intrinsèque de la noblesse ou le rôle des marchands dans le développement du commerce extérieur, mais de toute évidence il s’agissait de quelque chose de très sérieux. Takuan leva la tête du genou de Sumigiku, et, sans ouvrir les yeux, s’appuya contre un montant de l’alcôve ; de temps à autre, une bribe de conversation le faisait sourire. Bientôt, Mitsuhiro demanda, d’un ton vexé :
— Où donc est Nobutada ? Il est rentré chez lui ?
— Peu importe. Où donc est Yoshino ? demanda Shōyū, l’air soudain tout à fait dégrisé.
Mitsuhiro pria Rin’ya d’aller chercher Koshino.
En passant devant la chambre où Shōyū et Kōetsu avaient commencé la soirée, Rin’ya regarda à l’intérieur. Musashi s’y trouvait assis tout seul, le visage à côté de la blanche clarté de la lampe.
— Comment ! je ne vous savais pas de retour, dit Rin’ya.
— Je viens d’arriver.
— Etes-vous entré par le fond ?
— Oui.
— Où donc êtes-vous allé ?
— Euh... en dehors du quartier.
— Je parie que vous aviez rendez-vous avec une jolie fille. Vous n’avez pas honte ? Vous n’avez pas honte ? Je vais le dire à ma maîtresse, déclara-t-elle avec effronterie.
Musashi se mit à rire.
— Il n’y a personne, dit-il. Que sont-ils devenus ?
— Ils sont dans une autre chambre ; ils jouent à des jeux avec le seigneur Kangan et un prêtre.
— Kōetsu aussi ?
— Non. Je ne sais pas où il est.
— Peut-être qu’il est rentré chez lui. Si oui, je devrais en faire autant.
— Il ne faut pas dire cela. Quand on vient dans cette maison, l’on ne peut en sortir sans le consentement de Yoshino. Si vous vous contentez de partir à la dérobée, on se moquera de vous. Et je serai grondée.
Peu au fait de l’humour des courtisanes, il reçut cette nouvelle d’un air grave en songeant : « Ainsi, telles sont les coutumes du pays. »
— ... Vous ne devez absolument pas vous en aller sans prendre congé dans les règles. Attendez ici mon retour.
Quelques minutes plus tard, parut Takuan.
— D’où viens-tu donc comme ça ? demanda-t-il en donnant une claque sur l’épaule du rōnin.
— Quoi ? fit Musashi, le souffle coupé.
Quittant son coussin, il posa les deux mains à terre et s’inclina profondément.
— ... Voilà bien longtemps que je ne vous ai vu !
Relevant les mains de Musashi, Takuan dit :
— Cet endroit est consacré au divertissement et à la détente. Je te dispense des salutations protocolaires... On m’avait dit que Kōetsu se trouvait ici, lui aussi, mais je ne le vois pas.
— Où croyez-vous qu’il puisse être ?
— Cherchons-le. J’ai bien à te parler en privé d’un certain nombre de choses, mais elles peuvent attendre une occasion plus propice.
Takuan ouvrit la porte qui menait à la chambre voisine. Là, les pieds dans le kotatsu, une couverture sur lui, était étendu Kōetsu, isolé du reste de la pièce par un petit écran d’or. Il dormait paisiblement. Takuan ne pouvait se résoudre à l’éveiller. Kōetsu ouvrit les yeux de lui-même. Il contempla un moment le visage du prêtre, puis celui de Musashi, ne sachant tout à fait que penser. Après qu’ils lui eurent expliqué la situation, Kōetsu leur dit :
— S’il n’y a que vous et Mitsuhiro dans l’autre chambre, je veux bien y aller.
Ils constatèrent que Mitsuhiro et Shōyū, enfin à bout de paroles, avaient sombré dans la mélancolie. Ils étaient parvenus au stade où le saké commence à prendre un goût amer, où les lèvres se dessèchent, où une gorgée d’eau fait songer au retour chez soi. Ce soir-là, les séquelles étaient pires encore : Yoshino les avait abandonnés.
— Pourquoi ne rentrons-nous pas tous ? suggéra quelqu’un.
— Nous ferions aussi bien, dirent les autres.
Ils ne désiraient pas vraiment partir ; pourtant, ils craignaient que s’ils restaient plus longtemps rien ne subsistât de la douceur de la soirée. Mais comme ils se levaient pour s’en aller, Rin’ya entra en courant dans la chambre avec deux fillettes plus jeunes. Saisissant les mains du seigneur Kangan, Rin’ya lui déclara :
— Nous sommes désolées de vous avoir fait attendre. Je vous en prie, ne partez pas. Yoshino Dayū est prête à vous recevoir chez elle. Je sais bien qu’il est tard, mais il fait clair au-dehors – à cause de la neige –, et par ce froid vous devriez du moins vous chauffer comme il faut avant de reprendre vos palanquins. Venez avec nous.
Aucun d’eux n’avait plus envie de jouer. L’humeur, une fois dissipée, était difficile à ressusciter. Remarquant leur hésitation, l’une des suivantes dit :
— Yoshino s’est déclarée certaine que tous, vous trouviez grossier de sa part qu’elle soit partie, mais elle ne voyait rien d’autre à faire. Si elle cédait au seigneur Kangan, monsieur Funabashi serait froissé, et si elle partait avec monsieur Funabashi le seigneur Kangan se sentirait seul. Elle ne veut qu’aucun de vous deux se sente négligé ; aussi vous invite-t-elle à prendre une dernière coupe. Veuillez comprendre ce qu’elle éprouve, et rester un peu davantage.
Sentant qu’un refus serait peu galant – et très curieux de voir la principale courtisane chez elle –, ils se laissèrent convaincre. Guidés par les fillettes, ils trouvèrent cinq paires de sandales de paille rustiques en haut des marches du jardin. Les ayant chaussées, ils traversèrent en silence la neige tendre. Musashi n’avait aucune idée de ce qui se passait, mais les autres croyaient qu’ils allaient prendre part à une cérémonie du thé car Yoshino était connue pour être une adepte ardente du culte du thé. Un bol de thé serait le bienvenu après tout l’alcool qu’ils avaient ingurgité ; nul ne s’inquiéta donc jusqu’à ce qu’on les menât plus loin que la maison de thé, dans un champ en friche.
— Où nous conduisez-vous ? demanda le seigneur Kangan d’un ton accusateur. Nous voilà dans les ronces !
Les fillettes rirent sous cape, et Rin’ya se hâta d’expliquer :
— Oh ! non ! C’est notre jardin aux pivoines. Au début de l’été, nous sortons des tabourets, et tout le monde vient ici boire en admirant les fleurs.
— Ronces ou pivoines, être ici, dehors, dans la neige, n’a rien d’agréable. Yoshino tient-elle à nous faire attraper froid ?
— Pardon. C’est juste un peu plus loin.
A l’angle du champ se dressait une maisonnette au toit de chaume, qui, d’après son aspect, devait être une ferme datant d’avant la construction du quartier. Il y avait un boqueteau derrière, et la cour se trouvait séparée du jardin bien entretenu de l’Ogiya.
— Par ici, dirent les fillettes en les menant à une salle au sol en terre battue, dont les murs et les montants étaient noirs de suie.
Rin’ya annonça leur arrivée, et de l’intérieur Yoshino Dayū répondit :
— Soyez les bienvenus ! Entrez, je vous prie.
Dans l’âtre, le feu projetait sur le papier du shoji une douce lueur rouge. On se serait cru très loin de la grand-ville. Les hommes, en regardant autour d’eux, dans la cuisine, remarquèrent, pendues à un mur, des capes à pluie en paille, et se demandèrent quel genre de réception Yoshino leur avait réservée. Le shoji s’ouvrit en glissant ; un par un, ils grimpèrent dans la salle où se trouvait l’âtre.
Yoshino portait un kimono jaune pâle, uni, une obi de satin noir. Son maquillage se réduisait au minimum, et elle s’était recoiffée à la mode simple des ménagères. Ses invités la contemplaient avec admiration.
— Comme c’est original !
— Comme c’est charmant !
Dans ses vêtements sans prétention qui ressortaient sur les murs noircis, Yoshino se révélait cent fois plus belle que dans les costumes de style Momoyama, aux broderies compliquées, qu’elle portait en d’autres temps. Les kimonos voyants auxquels étaient habitués les hommes, le rouge à lèvres chatoyant, le décor de paravents d’or et de candélabres d’argent, étaient nécessaires pour une femme qui exerçait son métier. Mais Yoshino n’avait pas besoin d’accessoires pour rehausser sa beauté.
— Hum ! fit Shōyū, voilà quelque chose de tout à fait extraordinaire.
Il n’était pas homme à décerner des louanges à la légère, et sa langue acerbe parut temporairement domptée.
Sans distribuer de coussins, Yoshino les invita à s’asseoir auprès du foyer.
— J’habite ici, comme vous voyez, et n’ai pas grand-chose à vous offrir, mais du moins y a-t-il du feu. J’espère que vous serez d’accord avec moi : un feu est le meilleur festin que l’on puisse offrir, par une froide nuit de neige, que l’on reçoive un prince ou un pauvre. Il y a une bonne provision de bois ; aussi, même si nous bavardons jusqu’au matin, je n’aurai pas besoin d’utiliser les plantes en pot comme combustible. Je vous en prie, mettez-vous à l’aise.
Le noble, le marchand, l’artiste et le prêtre, assis jambes croisées près de l’âtre, tendaient leurs mains au-dessus du feu. Kōtsu réfléchissait sur la promenade glaciale pour venir de l’Ogiya, et l’invitation au feu de joie. Cela ressemblait en effet à un festin ; c’était l’essence même de la fête.
— ... Vous aussi, montez près du feu, dit Yoshino en adressant un sourire d’invite à Musashi, et en s’écartant légèrement pour lui faire place.
Musashi était frappé par la noble compagnie où il se trouvait. Après Toyotomi Hideyoshi et Tokugawa Ieyasu, Yoshino devait être la personne la plus célèbre du Japon. Bien sûr, il y avait Okuni, fameuse dans le Kabuki, et la maîtresse de Hideyoshi, Yodogimi ; pourtant, Yoshino passait pour avoir plus de classe que la première, et plus d’esprit, de beauté, de bonté que la seconde. Les hommes liés à Yoshino étaient surnommés les « acheteurs », tandis qu’elle-même était appelée « la Tayū ». Toute courtisane de premier rang était connue sous le nom de Tayū, mais « la Tayū » désignait Yoshino et nulle autre. Musashi avait ouï dire qu’elle avait sept suivantes pour la baigner, et deux pour lui couper les ongles.
Ce soir-là, pour la première fois de sa vie, Musashi se trouvait en compagnie de dames peintes et polies ; il réagissait par une raideur cérémonieuse, en partie parce qu’il ne pouvait s’empêcher de se demander ce que les hommes trouvaient de si extraordinaire à Yoshino.
— ... Je vous en prie, détendez-vous, dit-elle. Venez-vous asseoir ici.
Au bout de la quatrième ou cinquième invitation, il capitula. Prenant place à côté d’elle, il imita les autres en tendant gauchement les mains au-dessus du feu. Yoshino jeta un coup d’œil à la manche du jeune homme, et vit une tache rouge. Tandis que les autres s’absorbaient dans la conversation, discrètement elle tira de sa propre manche un morceau de papier, et essuya la tache.
— Euh, merci, dit Musashi.
S’il avait gardé le silence, nul n’eût rien remarqué ; mais à peine eut-il ouvert la bouche que tous les regards se portèrent à la tache cramoisie, sur le papier que tenait Yoshino. Les yeux écarquillés, Mitsuhiro demanda :
— C’est du sang, n’est-ce pas ?
Yoshino sourit.
— Non, bien sûr que non. C’est un pétale de pivoine rouge.
Les quatre ou cinq morceaux de bois qui se trouvaient dans l’âtre brûlaient doucement en exhalant un arôme agréable et en illuminant comme un soleil de midi la petite pièce. La légère fumée ne piquait pas les yeux ; elle ressemblait aux pétales d’une pivoine blanche, balancés par la brise et mouchetés de temps à autre d’étincelles dorées, pourpres et cramoisies. Chaque fois que le feu baissait, Yoshino y ajoutait des morceaux de bois d’un pied de long. Les hommes étaient trop captivés par la beauté des flammes pour poser des questions sur le bois ; pourtant, Mitsuhiro finit par demander :
— Quel bois brûlez-vous ? Ce n’est pas du pin.
— Non, répondit Yoshino. C’est du bois de pivoine.
Ils furent un peu surpris car la pivoine, avec ses fines branches d’arbuste, ne semble guère convenir au bois de chauffage. Yoshino prit un bâton qui n’avait été que légèrement roussi, et le tendit à Mitsuhiro.
Elle leur dit que les souches de pivoine du jardin avaient été plantées plus de cent ans auparavant. Au début de l’hiver, les jardiniers les taillaient avec beaucoup de soin, enlevant les parties supérieures, rongées par les vers. On gardait pour les brûler les parties coupées. La quantité avait beau être faible, elle suffisait à Yoshino.
La pivoine était la reine des fleurs, assurait la jeune femme. Peut-être n’était-il que naturel que ses branches flétries eussent une qualité que l’on ne trouvait pas au bois ordinaire, tout comme certains hommes avaient une valeur que les autres ne possédaient pas.
— ... Combien existe-t-il d’hommes dont le mérite subsiste une fois que les fleurs se sont fanées ? rêvait-elle.
Avec un sourire mélancolique, elle répondait à sa propre question :
— ... Nous autres humains ne fleurissons que dans notre jeunesse, puis nous devenons avant même de mourir des squelettes desséchés, sans parfum.
Un peu plus tard, Yoshino dit :
— ... Je regrette de n’avoir rien de plus à vous offrir que le saké et le feu, mais du moins y a-t-il du bois, assez pour durer jusqu’au lever du soleil.
— Ne vous excusez pas. C’est un festin de roi.
Shōyū, bien qu’habitué au luxe, était sincère dans son éloge.
— Je vais vous faire une demande, dit Yoshino. Voulez-vous, je vous prie, écrire quelque chose en souvenir de cette soirée ?
Tandis qu’elle préparait l’encre, les fillettes déployaient dans la pièce voisine un tapis de laine, et disposaient plusieurs feuilles de papier à écrire chinois. Fait de bambou et de mûrier, il était robuste et absorbant, parfait pour les inscriptions calligraphiques.
Mitsuhiro, jouant le rôle de l’hôte, se tourna vers Takuan et dit :
— Bon prêtre, puisque cette dame le requiert, voulez-vous écrire quelque chose d’approprié ? Ou peut-être devrions-nous d’abord le demander à Kōetsu ?
Kōetsu se déplaça en silence, à genoux. Il prit le pinceau, réfléchit un moment, et dessina une fleur de pivoine. Au-dessus d’elle, Takuan écrivit :
A quoi bon m’accrocher à
Une vie si éloignée de
La beauté et de la passion ?
Les pivoines, bien que jolies,
Perdent leurs brillants pétales et meurent.
Le poème de Takuan était dans le style japonais. Mitsuhiro choisit d’écrire à la manière chinoise, en citant des vers d’un poème de Tsai Wen :
Quand je suis occupé, la montagne me regarde.
Quand j’ai des loisirs, je regarde la montagne.
Bien que cela paraisse la même chose, ce n’est pas la même chose,
Car l’occupation est inférieure au loisir.
Sous le poème de Takuan, Yoshino écrivit :
Même lorsqu’elles s’épanouissent,
Un souffle de tristesse passe
Au-dessus des fleurs.
Pensent-elles à l’avenir
Où leurs pétales seront tombés ?
Shōyū et Musashi contemplaient la scène en silence, ce dernier grandement soulagé que nul n’insistât pour lui faire écrire quelque chose, à lui aussi.
Ils retournèrent à l’âtre et bavardèrent un moment jusqu’à ce que Shōyū, avisant un biwa, une sorte de luth, à côté de l’alcôve de la chambre intérieure, demandât à Yoshino de jouer pour eux. Les autres firent chorus.
Yoshino, sans manifester la moindre timidité, prit l’instrument et s’assit au milieu de la chambre intérieure faiblement éclairée. Ses manières n’étaient pas celles d’un virtuose fier de ses talents ; elle ne péchait pas non plus par fausse modestie. Les hommes débarrassèrent leur esprit des pensées désordonnées pour mieux consacrer leur attention à son interprétation d’un fragment des Contes du Heike. Les sons doux cédèrent la place à un passage agité puis à des accords staccato. Le feu baissa et la pièce s’assombrit. Aucun des auditeurs, fascinés par la musique, ne bougea jusqu’à ce qu’une minuscule explosion d’étincelles les fît redescendre sur terre. A la fin de la musique, Yoshino dit avec un léger sourire :
— Je crains de n’avoir pas très bien joué.
Elle remit le luth en place et retourna vers le feu. Quand les hommes se levèrent pour prendre congé, Musashi, heureux que son ennui cessât, fut le premier à gagner la porte. Yoshino dit au revoir aux autres, un par un, mais ne lui dit rien à lui. Comme il se retournait pour partir, elle le saisit doucement par la manche.
— Musashi, passez donc ici la nuit. Pour une raison quelconque... je ne veux pas vous laisser rentrer chez vous.
Le visage d’une vierge importunée n’aurait pu être plus rouge. Il essaya de sauver la face en faisant la sourde oreille, mais les autres ne doutaient pas un seul instant qu’il était trop troublé pour répondre.
Se tournant vers Shōyū, Yoshino demanda :
— ... Il n’y a pas d’inconvénient à ce que je le garde ici, n’est-ce pas ?
Musashi écarta de sa manche la main de Yoshino.
— Non, je pars avec Kōetsu.
Comme il se hâtait de gagner la porte, Kōetsu l’arrêta :
— Ne soyez pas ainsi, Musashi. Pourquoi ne voulez-vous pas rester ici, cette nuit ? Vous pouvez rentrer chez moi demain. Après tout, cette dame a eu la bonté de vous témoigner de l’intérêt.
Et il alla rejoindre les deux autres.
La prudence de Musashi l’avertissait qu’ils essayaient délibérément de l’amener par la ruse à rester pour s’en égayer ensuite. Pourtant, la gravité qu’il voyait peinte sur les visages de Yoshino et Kōetsu démentait le fait qu’il pût s’agir d’une plaisanterie.
Shōyū et Mitsuhiro, fort amusés par la gêne de Musashi, continuaient à le taquiner, l’un disant : « Vous êtes l’homme le plus chanceux du pays », et l’autre se portant volontaire pour rester à sa place.
La plaisanterie cessa avec l’arrivée d’un serviteur que Yoshino avait envoyé surveiller le quartier. Il avait le souffle court, et ses dents claquaient de frayeur.
— Les autres messieurs peuvent s’en aller, déclara-t-il, mais Musashi n’y devrait pas songer. A cette heure, seule la porte principale est ouverte ; des deux côtés de cette porte, autour de la maison de thé Amigasa et au long de la rue, une foule de samouraïs fortement armés rôdent par petits groupes. Ils appartiennent à l’école Yoshioka. Les commerçants craignent qu’il n’arrive quelque chose d’affreux ; aussi ont-ils tous fermé de bonne heure. En dehors du quartier, vers le manège, on m’a dit qu’il y a au moins une centaine de samouraïs.
Les hommes furent impressionnés, non seulement par la nouvelle, mais par le fait que Yoshino eût pris une telle précaution. Seul, Kōetsu se doutait qu’il s’était passé quelque chose.
Yoshino avait eu la puce à l’oreille en voyant la tache de sang sur la manche de Musashi.
— Musashi, dit-elle, maintenant que vous savez ce qui se passe là-bas peut-être êtes-vous plus que jamais résolu à partir, uniquement pour prouver que vous n’avez point peur. Mais je vous en prie, ne commettez pas d’acte irréfléchi. Si vos ennemis vous prennent pour un lâche, vous pourrez toujours leur prouver demain que vous ne l’êtes pas. Ce soir, vous êtes venu ici pour vous détendre, et c’est la marque d’un homme véritable que de s’amuser tout son soûl. Les Yoshiokas veulent vous tuer. Ce n’est sûrement pas une honte que de l’éviter. Et même, bien des gens vous condamneraient pour manque de jugement si vous vous obstiniez à tomber dans leur piège... Il y a la question de votre honneur personnel, bien sûr, mais je vous en prie, prenez en considération le préjudice qu’un combat causerait aux gens du quartier. La vie de vos amis serait mise en péril, elle aussi. En l’occurrence, la sagesse veut que vous restiez ici.
Sans attendre sa réponse, elle se tourna vers les autres pour leur dire :
— ... Je crois que vous autres pouvez partir sans risque, à condition d’être prudents.
Deux heures plus tard, la pendule sonna quatre coups. Le son lointain de musique et de chansons s’était évanoui. Musashi se tenait assis au seuil de la salle où se trouvait l’âtre, prisonnier solitaire attendant l’aube. Yoshino restait près du feu.
— Vous n’avez pas froid, là-bas ? demanda-t-elle. Venez donc ici où il fait chaud.
— Ne vous inquiétez pas pour moi. Allez-vous coucher. Quand le soleil se lèvera, je m’en irai.
Ces mêmes répliques avaient déjà été échangées bon nombre de fois, mais sans résultat.
Malgré le manque d’usage de Musashi, Yoshino se sentait attirée par lui. On avait beau dire qu’une femme qui considérait les hommes comme des hommes, plutôt que comme des sources de revenus, ne devait pas chercher emploi dans les quartiers de plaisir, ce n’était là qu’un cliché répété par les patrons de bordels – des hommes qui ne connaissaient que des prostituées ordinaires, et n’avaient point de contact avec les grandes courtisanes. Les femmes ayant reçu l’éducation et la formation de Yoshino étaient fort capables de tomber amoureuses. Elle n’avait qu’un ou deux ans de plus que Musashi, mais que leur expérience de l’amour était donc différente ! A le regarder assis là, si raide, réprimant ses émotions, évitant le visage de la jeune femme comme si un regard jeté sur elle eût risqué de le rendre aveugle, elle se sentait de nouveau pareille à une vierge protégée qui éprouve les premières affres de l’amour.
Les suivantes, ignorantes de la tension psychologique qui régnait, avaient préparé dans la chambre voisine des couches dignes du fils et de la fille d’un daimyō. Des clochettes dorées brillaient doucement aux angles des oreillers de satin.
Le son de la neige glissant du toit évoquait le bruit fait par un homme qui saute d’une clôture dans le jardin. Chaque fois qu’il l’entendait, Musashi se hérissait comme un porc-épic. Il avait l’impression que ses nerfs se prolongeaient jusqu’à l’extrémité même de ses cheveux.
Yoshino frissonna. C’était le moment le plus froid de la nuit, l’heure qui précède immédiatement l’aube ; et pourtant, le malaise de la jeune femme ne provenait pas du froid. Il provenait de la vue de cet homme féroce.
La bouilloire, sur le feu, se mit à siffler ; ce son joyeux la calma. En silence, elle versa du thé.
— Il fera bientôt jour. Venez prendre une tasse de thé et vous réchauffer près du feu.
— Merci, répondit Musashi sans bouger.
— C’est prêt, reprit-elle, et elle renonça.
Elle ne voulait à aucun prix se rendre importune. Pourtant, elle était un peu contrariée de voir le thé se perdre. Quand il fut refroidi, elle le versa dans un petit récipient qui servait à cet usage. A quoi bon, se disait-elle, offrir du thé à un rustre pareil, pour qui ces délicatesses n’ont aucun sens ? Bien qu’il lui tournât le dos, elle pouvait constater que tout son corps était aussi rigide qu’une armure d’acier. Les yeux de la jeune femme se firent compatissants.
— ... Musashi ?
— Oui ?
— Contre qui vous gardez-vous ainsi ?
— Personne. J’essaie seulement d’éviter de trop me détendre.
— A cause de vos ennemis ?
— Bien sûr.
— Dans l’état où vous êtes, si l’on vous attaquait soudain en force, vous seriez tué sur-le-champ. J’en suis certaine, et cela me rend triste.
Il ne répondit pas.
— ... Une femme telle que moi ne sait rien de l’Art de la guerre ; pourtant, à vous avoir observé cette nuit, j’ai le terrible sentiment d’avoir vu un homme sur le point d’être abattu. Je ne sais pourquoi, l’ombre de la mort vous environne. Est-ce vraiment sûr, pour un guerrier qui risque à tout instant de devoir affronter des douzaines de sabres ? Un tel homme peut-il espérer vaincre ?
Cette question paraissait due à la sympathie, mais elle le troubla. Il se retourna brusquement, s’approcha du foyer et s’assit en face d’elle.
— Voulez-vous dire que je suis immature ?
— Je vous ai fâché ?
— Rien de ce qu’a jamais dit une femme ne saurait me fâcher. Pourtant, il m’intéresse de savoir pourquoi vous croyez que je me comporte en homme qui va se faire tuer.
Il était douloureusement conscient du réseau de sabres, de stratégies et de malédictions que tissaient autour de lui les partisans de l’école Yoshioka. Il avait prévu une tentative de vengeance, et dans la cour du Rengeōin avait envisagé de partir se cacher. Mais c’eût été grossier envers Kōetsu, et fût revenu à rompre sa promesse à Rin’ya. Toutefois, bien plus décisif était son désir qu’on ne l’accusât pas de fuir parce qu’il avait peur.
Après son retour à l’Ōgiya, il croyait avoir fait preuve d’une admirable maîtrise de soi. Or, voici que Yoshino riait de son immaturité. Cela ne l’eût pas troublé si elle avait badiné à la façon des courtisanes ; mais elle semblait tout à fait sérieuse. Il avait beau dire qu’il n’était pas fâché, ses yeux la transperçaient comme des pointes de sabres.
— ... Expliquez-vous.
Comme elle ne répondait pas tout de suite, il ajouta :
— ... Ou peut-être ne s’agissait-il que d’une plaisanterie.
Les fossettes de la jeune femme, qui avaient disparu depuis un moment, reparurent.
— Comment pouvez-vous dire une chose pareille ?
Elle riait en secouant la tête.
— ... Croyez-vous donc que je plaisanterais de quelque chose d’aussi grave pour un guerrier ?
— Eh bien, que vouliez-vous dire ? Parlez !
— Soit. Puisque vous paraissez tellement désireux de le savoir, je vais tâcher de m’expliquer. M’écoutiez-vous quand je jouais du luth ?
— Quel est le rapport ?
— Peut-être est-il sot de ma part de vous le demander. Dans l’état de tension où vous êtes, vos oreilles ne pouvaient guère accueillir les sons délicats et subtils de cette musique.
— Non, c’est faux. J’écoutais.
— Vous êtes-vous demandé comment toutes ces combinaisons compliquées de sons doux et forts, de phrases faibles et puissantes, pouvaient n’être produites que par quatre cordes ?
— J’écoutais l’histoire. Qu’y avait-il d’autre à entendre ?
— Bien des gens font cela, mais je voudrais établir une comparaison entre le luth et un être humain. Plutôt que d’entrer dans la technique du jeu, permettez-moi de vous réciter un poème de Po Chü-i où il décrit les sons du luth. Je suis sûre que vous le connaissez.
Les grosses cordes bourdonnaient comme la pluie,
Les petites cordes chuchotaient comme un secret,
Bourdonnaient, chuchotaient... puis s’entremêlaient
Comme une averse de grosses et petites perles sur un plateau de jade.
Nous entendions un loriot, limpide, caché parmi des fleurs.
Par la cessation de son toucher froid, la corde même semblait brisée
Comme si elle ne pouvait mourir ; et les notes, s’évanouissant
Dans un abîme de peine et de lamentation secrète,
En disaient plus encore par le silence qu’elles n’en avaient dit par le son.
Un vase d’argent se brisa soudain ; l’eau jaillit ;
Il en bondit des chevaux caparaçonnés, des armes qui s’entrechoquaient...
Et avant de reposer son plectre, elle termina sur une caresse,
Et les quatre cordes rendirent un seul son, comme de la soie que l’on déchire.
— ... Ainsi, voyez-vous, un simple luth peut-il produire une infinie variété de tonalités. Dès l’époque où j’apprenais à jouer, cela me plongeait dans la perplexité. Finalement, j’ai brisé un luth en deux pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur. Puis j’ai tenté d’en fabriquer un moi-même. Après diverses tentatives, j’ai fini par comprendre que le secret de l’instrument se trouve dans son cœur.
S’interrompant, elle alla chercher le luth dans la pièce voisine. Une fois rassise, elle tint l’instrument par le col et le dressa devant Musashi.
— ... Si vous examinez le cœur qui est à l’intérieur, vous comprendrez pourquoi les variations tonales sont possibles.
Elle prit dans sa main souple un fin couteau tranchant, et l’abattit d’un coup vif sur le dos en forme de poire du luth. Trois ou quatre coups adroits, et l’ouvrage était fait, si vite et de manière si décisive que Musashi s’attendait presque à voir du sang jaillir de l’instrument. Il ressentit même un léger élancement de douleur, comme si la lame avait entaillé sa propre chair. Tenant le couteau derrière elle, Yoshino leva le luth afin d’en montrer la structure au jeune homme.
Regardant d’abord son visage, puis le luth brisé, il se demandait si elle possédait en réalité l’élément de violence que paraissait indiquer sa façon de manier l’arme. La douleur cuisante provoquée en lui par les coups subsistait.
— ... Comme vous pouvez le constater, dit-elle, l’intérieur du luth est presque entièrement creux. Toutes les variations proviennent de cette seule traverse, près du centre. Cet unique morceau de bois, c’est l’ossature de l’instrument, ses organes vitaux, son cœur. S’il était entièrement droit et raide, le son serait monotone ; mais en réalité, il a été taillé en forme de courbe. Cela ne suffirait pas à créer l’infinie variété du luth. Elle provient du fait que l’on laisse à la traverse une certaine dérive pour vibrer à chaque extrémité. En d’autres termes, la richesse tonale vient du fait qu’il existe une certaine liberté de mouvement, une certaine détente aux extrémités du noyau central... Pour les êtres humains, il en va de même. Dans la vie, nous devons avoir de la souplesse. Notre esprit doit être en mesure de se mouvoir librement. Etre trop rigide, c’est être cassant et manquer de faculté de réagir.
Les yeux de Musashi ne quittaient pas le luth, et ses lèvres demeuraient closes.
— ... Cela devrait être évident pour tout le monde, continua-t-elle ; mais n’est-il pas caractéristique des êtres humains de se raidir ? D’une seule caresse du plectre, je puis faire sonner les quatre cordes du luth à la façon d’une lance, d’un sabre, d’un nuage qui se déchire, à cause du délicat équilibre entre la fermeté et la flexibilité dans l’âme de bois. Ce soir, quand je vous ai vu pour la première fois, je n’ai pu distinguer aucune trace de souplesse... seulement une implacable rigidité. Si la traverse était aussi tendue et inflexible que vous l’êtes, un seul coup de plectre romprait une corde, et peut-être la caisse de résonance elle-même. Il se peut qu’il ait été présomptueux de ma part de vous dire cela mais vous m’inquiétiez. Je ne plaisantais pas ; je ne me moquais pas de vous. Le comprenez-vous ?
Un coq au loin chanta. La clarté solaire, reflétée par la neige, traversait les fentes des persiennes. Musashi, assis, regardait fixement le cadavre mutilé du luth et les copeaux de bois par terre. Le chant du coq lui échappa. Il ne remarqua pas la clarté du soleil.
— ... Oh ! dit Yoshino, il fait jour.
Elle semblait regretter que la nuit fût passée. Elle tendit la main pour prendre un nouveau morceau de bois mais constata qu’il n’y en avait plus.
Les bruits du matin – portes qui s’ouvraient en grinçant, gazouillis d’oiseau – s’insinuaient dans la pièce, mais Yoshino ne faisait aucun mouvement pour ouvrir les persiennes. Le feu avait beau être éteint, un sang chaud courait dans ses veines.
Les fillettes qui la servaient savaient qu’elles ne devaient pas ouvrir la porte de sa maisonnette avant d’y être invitées.
Avant deux jours, la neige avait fondu, et de chaudes brises printanières encourageaient mille bourgeons neufs à s’épanouir. Le soleil était fort, et l’on avait trop chaud même dans les vêtements de coton.
Un jeune moine Zen, le bas de son kimono éclaboussé de boue jusqu’à la taille, se tenait devant l’entrée de la résidence du seigneur Karasumaru. N’obtenant pas de réponse à ses appels réitérés, il contourna le bâtiment jusqu’aux communs, et se dressa sur la pointe des pieds pour jeter un coup d’œil par une fenêtre.
— Que voulez-vous, prêtre ? demanda Jōtarō.
Le moine se retourna promptement, et resta bouche bée. Il ne comprenait pas ce qu’un tel gamin des rues pouvait bien faire dans la cour de Karasumaru Mitsuhiro.
— ... Si vous mendiez, il faut aller à la cuisine, dit Jō.
— Je ne viens pas demander l’aumône, répliqua le moine, qui sortit de son kimono un étui à lettre. Je suis du Nansōji dans la province d’Izumi. Cette lettre est pour Takuan Sōhō qui, si je comprends bien, séjourne ici. Es-tu l’un des laquais ?
— Bien sûr que non. Je suis un invité, comme Takuan.
— Vraiment ? Dans ce cas veux-tu dire à Takuan, je te prie, que je suis là.
— Attendez ici. Je vais l’appeler.
Comme il s’engouffrait d’un bond dans le hall d’entrée, Jōtarō trébucha sur le pied d’un paravent, et les mandarines serrées dans son kimono déboulèrent par terre. Il se hâta de les ramasser et de gagner les salles intérieures. Il revint quelques minutes plus tard informer le moine que Takuan était sorti.
— Il paraît qu’il est là-bas, au Daitokuji.
— Sais-tu quand il rentrera ?
— Ils ont dit « très bientôt ».
— Y a-t-il un endroit où je pourrais l’attendre sans gêner personne ?
Jōtarō sauta dans la cour, et mena le moine droit à la grange.
— Vous pouvez attendre ici, dit-il. Vous ne serez dans les jambes de personne.
La grange était jonchée de paille, de roues de charrettes, de bouse de vache et de tout un assortiment d’autres objets ; mais avant que le prêtre eût pu ouvrir la bouche, Jōtarō traversait en courant le jardin vers une maisonnette située à l’extrémité ouest du domaine.
— ... Otsū ! criait-il. Je vous apporte des mandarines.
Le médecin du seigneur Karasumaru avait dit à Otsū qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Elle le croyait, bien qu’elle-même pût sentir combien elle était maigre, simplement en se tâtant le visage. Sa fièvre persistait et son appétit n’était pas revenu ; pourtant, ce matin-là, elle avait murmuré à Jōtarō qu’elle avait envie d’une mandarine.
Quittant son poste à son chevet, il était d’abord allé à la cuisine où il avait appris qu’il n’y avait pas de mandarines dans la maison. N’en trouvant aucune chez les épiciers ou autres boutiques d’alimentation, il s’était rendu au marché en plein air de Kyōgoku. L’on trouvait là une grande variété de marchandises – fils de soie, cotonnades, huile de lampe, fourrures, etc. —, mais point de mandarines. Après qu’il eut quitté le marché, par deux fois l’espoir lui revint à la vue de fruits orangés derrière les murs de jardins privés... mais qui se révélèrent être des oranges amères et des coings.
Ayant parcouru près de la moitié de la ville, il n’eut gain de cause qu’en commettant un vol. Les offrandes, devant le sanctuaire Shinto, consistaient en petits tas de pommes de terre, de carottes et de mandarines. Il fourra les fruits dans son kimono, en s’assurant par un coup d’œil circulaire que nul ne l’observait. Dans la crainte que le dieu outragé ne se matérialisât d’une minute à l’autre, il pria durant tout le chemin du retour à la maison Karasumaru : « S’il vous plaît, ne me punissez pas. Je ne vais pas les manger moi-même. »
Il aligna les mandarines, en offrit une à Otsū et la lui éplucha. Elle se détourna, refusant d’y toucher.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Comme il se penchait en avant pour la regarder, elle enfouit sa tête dans l’oreiller.
— Il n’y a rien, sanglota-t-elle.
— Vous vous êtes remise à pleurer, n’est-ce pas ? dit Jōtarō en faisant claquer sa langue.
— Pardon.
— Ne vous excusez pas ; mangez seulement une de ces mandarines.
— Plus tard.
— Eh bien, mangez au moins celle que j’ai épluchée. Je vous en prie.
— Jō, j’apprécie tes prévenances, mais je ne peux rien manger pour l’instant.
— C’est que vous pleurez trop. Pourquoi donc êtes-vous si triste ?
— Je pleure parce que je suis heureuse... que tu sois aussi bon pour moi.
— Je n’aime pas vous voir comme ça. Ça me donne envie de pleurer aussi.
— Je vais cesser, je te le promets. Et maintenant, me pardonneras-tu ?
— Seulement si vous mangez la mandarine. Si vous ne mangez rien, vous allez mourir.
— Plus tard. Toi, mange celle-ci.
— Oh ! impossible.
Il eut de la peine à avaler sa salive, imaginant les yeux irrités du dieu.
— ... Allons, très bien, nous en mangerons chacun une.
Elle se retourna et se mit à retirer de ses doigts délicats les fibres blanches.
— Où est Takuan ? demanda-t-elle d’un air absent.
— Ils m’ont dit qu’il est au Daitokuji.
— Est-il vrai qu’il ait vu Musashi, avant-hier soir ?
— Vous le savez donc ?
— Oui. Je me demande s’il a dit à Musashi que je suis ici.
— Je le suppose.
— Takuan a dit qu’il inviterait Musashi à venir ici, un de ces jours. T’en a-t-il parlé ?
— Non.
— Je me demande s’il a oublié.
— Voulez-vous que je le lui demande ?
— Je t’en prie, répondit-elle en souriant pour la première fois. Mais ne le lui demande pas devant moi.
— Pourquoi non ?
— Takuan est terrible. Il n’arrête pas de dire que je souffre de « la maladie de Musashi ».
— Si Musashi venait, vous seriez sur pied en un rien de temps, non ?
— Même toi, il faut que tu dises des choses pareilles !
Pourtant, elle semblait sincèrement heureuse.
— Jōtarō est là ? cria l’un des samouraïs de Mitsuhiro.
— Présent.
— Takuan veut te voir. Viens avec moi.
— Va donc voir ce qu’il veut, insista Otsū. Et n’oublie pas ce dont nous parlions. Pose-lui la question, veux-tu ?
Ses joues pâles rosirent légèrement cependant qu’elle tirait la couverture à mi-hauteur de son visage.
Takuan, au salon, causait avec le seigneur Mitsuhiro. Jōtarō ouvrit avec fracas la porte coulissante, et dit :
— Vous vouliez me voir ?
— Oui. Entre.
Mitsuhiro considérait l’enfant avec un sourire indulgent, sans tenir compte de son manque de manières. En s’asseyant, Jōtarō dit à Takuan :
— Un prêtre tout pareil à vous est venu ici, il y un moment. Il disait qu’il était du Nansōji. Je vais le chercher !
— Inutile. Je suis au courant. Il s’est plaint que tu étais un vilain petit garçon.
— Moi ?
— Crois-tu qu’il soit convenable de mettre un hôte dans la grange et de l’y laisser ?
— Il a dit qu’il voulait attendre quelque part où il ne serait dans les jambes de personne.
Mitsuhiro éclata de rire au point que ses genoux en tremblaient. Reprenant presque aussitôt son sérieux, il demanda à Takuan :
— Allez-vous directement à Tajima sans repasser par Izumi ?
Le prêtre acquiesça.
— La lettre est assez alarmante ; je crois donc que je ferais mieux. Je suis tout prêt. Je partirai aujourd’hui.
— Vous vous en allez ? demanda Jōtarō.
— Oui ; je dois rentrer chez moi le plus tôt possible.
— Pourquoi ?
— Je viens d’apprendre que ma mère est très mal.
— Vous avez une mère, vous ?
L’enfant n’en croyait pas ses oreilles.
— Bien sûr.
— Quand revenez-vous ?
— Ça dépend de la santé de ma mère.
— Qu’est-ce... qu’est-ce que je vais faire ici sans vous ? bougonna Jōtarō. Est-ce que ça veut dire que nous ne nous reverrons plus ?
— Bien sûr que non. Nous nous reverrons bientôt. J’ai pris des mesures pour que vous deux restiez ici, et je compte sur toi pour t’occuper d’Otsū. Tâche de la faire cesser de broyer du noir, et de la guérir. Plus que de médicaments, elle a besoin d’une plus grande force d’âme.
— Je ne suis pas assez fort pour lui donner ça. Elle ne guérira pas tant qu’elle n’aura pas vu Musashi.
— C’est une malade difficile, je te l’accorde. Je ne t’envie pas une pareille compagne de voyage.
— Takuan, où est-ce que vous avez rencontré Musashi ?
— Mon Dieu...
Takuan regarda le seigneur Mitsuhiro en riant d’un air penaud.
— Quand est-ce qu’il vient ici ? Vous avez dit que vous l’amèneriez, et depuis, Otsū ne pense plus qu’à ça.
— Musashi ? dit Mitsuhiro avec désinvolture. N’est-ce pas le rōnin qui se trouvait avec nous à l’Ōgiya ?
— Je n’ai pas oublié ce que j’ai dit à Otsū, répondit Takuan à Jōtarō. En revenant du Daitokuji, je suis passé chez Kōetsu pour voir si Musashi s’y trouvait. Kōetsu ne l’a pas revu, et croit qu’il doit encore être à l’Ōgiya. Kōetsu m’a dit que sa mère était si inquiète qu’elle avait écrit à Yoshino Dayū pour la prier de lui renvoyer sur-le-champ Musashi.
— Vraiment ? s’exclama le seigneur Mitsuhiro en haussant des sourcils mi-surpris mi-envieux. Comme ça, il est encore avec Yoshino ?
— Il semblerait que Musashi ne soit qu’un homme comme tous les autres. Même s’ils paraissent différents lorsqu’ils sont jeunes, ils se révèlent toujours les mêmes.
— Yoshino est une curieuse femme. Que trouve-t-elle donc à ce bretteur mal dégrossi ?
— Je ne prétends pas la comprendre. Non plus que je ne comprends Otsū. Moralité : je ne comprends pas les femmes en général. A mes yeux, elles ont toutes l’air un peu malades. Quant à Musashi, je suppose qu’il est à peu près temps qu’il en arrive au printemps de la vie. Sa véritable formation commence maintenant ; espérons qu’il se mettra bien dans la tête que les femmes sont plus dangereuses que les sabres. Toutefois, les autres ne peuvent résoudre ses problèmes à sa place, et pour ma part, je ne vois rien de mieux à faire qu’à le laisser tranquille.
Un peu gêné d’en avoir tant dit devant Jōtarō, il se hâta de présenter ses remerciements et de faire ses adieux à son hôte en le priant à nouveau de permettre à Otsū et Jōtarō de prolonger un peu leur séjour.
Pour Takuan, le vieux dicton que les voyages devraient commencer le matin n’avait pas de sens. Prêt à partir, il partit, bien que le soleil fût nettement à l’ouest et que déjà tombât la nuit.
Jōtarō courait à son côté en le tirant par la manche.
— S’il vous plaît, s’il vous plaît, revenez dire un mot à Otsū. Elle a encore pleuré, et je n’arrive pas à la consoler.
— Avez-vous parlé de Musashi, tous les deux ?
— Elle m’a dit de vous demander quand il viendrait. S’il ne vient pas, je crains bien qu’elle ne meure.
— Ne t’inquiète pas de sa mort. Laisse-la tranquille.
— Takuan, qui donc est cette Yoshino Dayū ?
— Pourquoi me poses-tu cette question ?
— Vous avez dit que Musashi était avec elle. N’est-ce pas ?
— Euh... Je n’ai pas l’intention de retourner tâcher de guérir Otsū, mais je veux que tu lui dises quelque chose de ma part.
— Quoi donc ?
— Dis-lui de manger comme il faut.
— Je le lui ai dit cent fois.
— Vraiment ? Eh bien, c’est la meilleure chose qu’elle puisse entendre dire. Mais si elle refuse d’écouter, tu peux aussi bien lui apprendre toute la vérité.
— Qui est ?
— Que Musashi s’est toqué d’une courtisane appelée Yoshino, et n’a pas quitté le bordel depuis deux jours et deux nuits. Otsū est folle de continuer d’aimer un pareil homme !
— Ce n’est pas vrai ! protesta Jōtarō. Il est mon Sensei ! Il est samouraï ! Il n’est pas comme ça. Si je disais ça à Otsū, elle risquerait de se suicider. C’est vous, le fou, Takuan. Un grand, vieux fou !
— Ha ! ha ! ha !
— Vous n’avez pas le droit de dire du mal de Musashi, ou de traiter Otsū de folle.
— Tu es un brave garçon, Jōtarō, dit le prêtre en lui tapotant la tête.
L’enfant se baissa pour éviter sa main.
— J’ai assez de vous, Takuan. Jamais plus je ne vous demanderai de m’aider. Je trouverai Musashi moi-même. Je le ramènerai à Otsū !
— Sais-tu où est l’endroit ?
— Non, mais je le trouverai.
— Sois impertinent si ça te chante, mais il ne te sera pas facile de trouver où habite Yoshino. Veux-tu que je te le dise ?
— Ne vous donnez pas cette peine.
— Jōtarō, je ne suis pas l’ennemi d’Otsū ; je n’ai rien non plus contre Masushi. Loin de là ! Voilà des années que je prie pour que tous deux puissent réussir leur existence.
— Alors, pourquoi êtes-vous toujours en train de dire des choses aussi méchantes ?
— Ça te fait donc cet effet-là ? Peut-être as-tu raison. Mais pour l’instant, tous deux sont des malades. Si on laisse Musashi tranquille, il guérira mais Otsū a besoin d’aide. En ma qualité de prêtre, j’ai tenté de l’aider. Nous sommes censés pouvoir guérir les maladies du cœur, tout comme les médecins guérissent les maladies du corps. Hélas ! je n’ai été capable de rien faire pour elle ; aussi, je renonce. Si elle est incapable de se rendre compte que son amour n’est point partagé, le mieux que je puisse faire est de lui conseiller de manger comme il faut.
— Ne vous inquiétez pas. Otsū ne va pas demander secours à un grand charlatan comme vous.
— Si tu ne me crois pas, va à l’Ōgiya, à Yanagimachi, et vois par toi-même ce que Musashi fabrique. Ensuite, reviens dire à Otsū ce que tu auras vu. Elle en aura quelque temps le cœur brisé, mais il se peut que ça lui ouvre les yeux.
Jōtarō se boucha les oreilles.
— Taisez-vous, vieil imposteur !
— C’est toi qui m’as couru après, l’as-tu oublié ?
Tandis que Takuan s’éloignait et le laissait seul, Jōtarō, debout au milieu de la rue, répétait une très irrespectueuse rengaine qui servait aux gamins des rues à tourner en dérision les prêtres mendiants. Mais sitôt que Takuan eut disparu sa voix s’étrangla, il éclata en sanglots et pleura amèrement. Lorsqu’enfin il se fut ressaisi, il s’essuya les yeux et, comme un chiot perdu qui se rappelle soudain le chemin de sa demeure, se mit à chercher l’Ōgiya.
La première personne qu’il rencontra fut une femme. La tête couverte d’un voile, elle avait l’air d’une ménagère quelconque. Jōtarō courut vers elle et lui demanda :
— Comment fait-on pour aller à Yanagimachi ?
— C’est le quartier réservé, non ?
— Qu’est-ce que c’est qu’un quartier réservé ?
— Seigneur !
— Eh bien, dites-moi, qu’est-ce qu’on y fait ?
— Espèce de... !
Elle lui lança un regard indigné, et se hâta de poursuivre son chemin. Nullement découragé, Jōtarō poursuivit avec obstination le sien, demandant à un passant après l’autre où se trouvait l’Ōgiya.