Dans les années 1550 et 1560, les plus célèbres maîtres du sabre, à l’est du Japon, étaient Tsukahara Bokuden et le seigneur Kōizumi d’Ise, lesquels avaient comme rivaux, au centre de Honshu, Yoshioka Kempō, de Kyoto, et Yagyū Muneyoshi, de Yamato. En outre, il y avait le seigneur Kitabatake Tomonori, de Kuwana, maître des arts martiaux et gouverneur éminent. Longtemps après sa mort, les habitants de Kuwana parlaient de lui avec affection car il symbolisait à leurs yeux le sage gouvernement et la prospérité.
Alors que Kitabatake étudiait auprès de Bokuden, ce dernier lui transmit son Escrime suprême : la plus secrète de ses méthodes secrètes. Le fils de Bokuden, Tsukahara Hikoshirō, hérita le nom et les biens de son père, mais non point son trésor secret. Voilà pourquoi le style de Bokuden se répandit non pas dans l’Est, où Hikoshirō exerçait ses activités, mais dans la région de Kuwana, gouvernée par Kitabatake.
La légende veut qu’après la mort de Bokuden, Hikoshirō soit venu à Kuwana tâcher d’obtenir par la ruse, de Kitabatake, qu’il lui révélât la méthode secrète. « Mon père, passe-t-il pour avoir prétendu, me l’a enseignée il y a longtemps, et l’on me dit qu’il a fait de même avec vous. Mais, depuis quelque temps, je me demande s’il nous a enseigné en réalité la même chose. Etant donné que nous nous intéressons tous deux aux secrets ultimes de la Voie, je crois que nous devrions comparer ce que nous avons appris, n’est-ce pas ? »
Kitabatake se rendit compte aussitôt des mauvaise intentions de l’héritier de Bokuden ; pourtant, il accepta vite de faire une démonstration ; mais Hikoshirō n’eut alors connaissance que de la forme extérieure de l’Escrime suprême, et non de son plus profond secret. Résultat : Kitabatake resta l’unique maître du style Bokuden, et pour l’apprendre les élèves devaient se rendre à Kuwana. Dans l’Est, Hikoshirō transmit comme authentique ce qui n’était que l’apparence du talent de son père : sa forme sans son cœur.
Du moins, telle était la légende que l’on racontait à tous les voyageurs qui mettaient les pieds dans la région de Kuwana. Pour une histoire de ce genre elle n’était pas fausse : basée sur la réalité, elle était à la fois plus plausible et moins insignifiante que la plupart des innombrables contes folkloriques racontés par les gens pour affirmer le caractère unique de leurs villes et provinces bien-aimées.
Musashi, en descendant le mont Tarusaka après avoir quitté la ville-château de Kuwana, apprit cette histoire de son palefrenier. Il acquiesça de la tête et répondit avec politesse :
— Vraiment ? Comme c’est intéressant !
L’on se trouvait au milieu du dernier mois de l’année ; bien que le climat d’Ise soit relativement doux, il montait de l’anse de Naki vers le col un vent mordant.
Musashi ne portait qu’un mince kimono, un sous-vêtement de coton et un manteau sans manches, vêtement trop léger à tous égards, et de surcroît fort sale. Son visage n’était pas bronzé mais noirci par le soleil. Sur cette tête battue par les intempéries, son chapeau de vannerie usé, effrangé, paraissait absurdement superflu. L’eût-il jeté le long de la route, nul ne se fût donné la peine de le ramasser. Ses cheveux, qu’il n’avait pas lavés depuis des jours et des jours, bien que liés en arrière n’en étaient pas moins embroussaillés. Ce qu’il avait fait depuis six mois donnait à sa peau l’aspect d’un cuir bien tanné. Ses yeux brillaient, d’un blanc de perle, dans leur monture de charbon.
Le palefrenier, dès l’instant où il avait pris ce cavalier mal tenu, s’était fait du souci. Il doutait de recevoir jamais son salaire, et était sûr de ne pas toucher le prix de son retour de leur destination au cœur des montagnes.
— Monsieur... fit-il avec une certaine timidité.
— Hein ?
— Nous arriverons à Yokkaichi un peu avant midi, et à Kameyama le soir, mais nous n’atteindrons pas le village d’Ujii avant le milieu de la nuit.
— Mmm...
— C’est bien ça ?
— Mmm...
Musashi s’intéressait plus au panorama qu’à la conversation, et le palefrenier, malgré tous ses efforts, ne pouvait tirer de lui d’autre réponse qu’un signe de tête affirmatif et un « Mmm » évasif. Il fit un nouvel essai :
— Ujii n’est qu’un petit hameau situé à une douzaine de kilomètres de la crête du mont Suzuka, dans les montagnes. Comment se fait-il que vous alliez dans un pareil endroit ?
— Je vais voir quelqu’un.
— Seulement quelques fermiers et quelques bûcherons vivent là-bas.
— A Kuwana, j’ai appris qu’il y avait un homme très adroit à la masse d’armes.
— Je suppose qu’il devait s’agir de Shishido.
— Voilà. Il s’appelle Shishido quelque chose.
— Shishido Baiken.
— Oui.
— Il est forgeron ; fabrique des faux. Je me rappelle avoir entendu dire qu’il est très habile à cette arme. Vous étudiez les arts martiaux ?
— Mmm...
— Eh bien, dans ce cas, au lieu d’aller voir Baiken, je vous conseillerais d’aller trouver Matsuzaka. Certaines des plus fines lames de la province d’Ise sont là.
— Qui, par exemple ?
— Eh bien, d’abord, il y a Mikogami Tenzen.
Musashi approuva du chef.
— Oui, j’ai entendu parler de lui.
Il n’en dit pas davantage, donnant l’impression que les exploits de Mikogami n’avaient aucun secret pour lui.
Quand ils atteignirent la petite ville de Yokkaichi, il boita péniblement jusqu’à une stalle d’écurie, commanda un déjeuner froid, et s’assit pour le manger. L’un de ses pieds se trouvait bandé autour du cou-de-pied, à cause d’une blessure infectée à la plante, ce qui expliquait pourquoi il avait choisi de louer un cheval au lieu de marcher. Malgré son habitude de prendre bien soin de son corps, quelques jours plus tôt, dans la ville portuaire pleine de monde de Narumi il avait marché sur une planche où se trouvait un clou. Son pied rouge et enflé ressemblait à un kaki au vinaigre, et, depuis la veille, Musashi avait la fièvre.
Selon ses critères, il s’était battu contre un clou, et le clou avait gagné. En tant qu’étudiant des arts martiaux, il se sentait humilié de s’être laissé prendre par surprise. « N’y a-t-il aucun moyen de résister à un ennemi de ce genre ? se demanda-t-il à plusieurs reprises. La pointe du clou, dirigée vers le haut, était clairement visible. J’ai marché dessus parce que je dormais à moitié... non, j’étais aveugle parce que mon esprit n’est pas encore actif à travers tout mon corps. Pis : j’ai laissé le clou pénétrer profond, preuve de la lenteur de mes réflexes. Si je m’étais maîtrisé parfaitement, j’aurais remarqué le clou dès que l’aurait touché la semelle de ma sandale. »
Ce qui n’allait pas, conclut-il, c’était son immaturité. Son corps et son sabre ne formaient pas encore une unité ; ses bras avaient beau devenir de jour en jour plus robustes, son esprit et le reste de son corps n’étaient pas en harmonie. Avec sa tournure d’esprit portée à l’autocritique, cela lui faisait l’effet d’une difformité paralysante.
Pourtant, il ne croyait pas avoir entièrement perdu son temps au cours des six derniers mois. Après sa fuite de Yagyū, il était d’abord allé à Iga puis il avait grimpé la grand-route d’Omi, puis traversé les provinces de Mino et d’Owari. Dans chaque ville, dans chaque ravin de montagne, il avait cherché à maîtriser la véritable Voie du sabre. Parfois, il avait eu l’impression de la frôler mais son secret demeurait insaisissable ; il ne se trouvait caché ni dans les villes ni dans les ravins.
Musashi ne pouvait se rappeler combien de guerriers il avait combattus ; il y en avait eu des douzaines, tous des hommes d’épée éminents, bien entraînés. Il était facile de trouver des hommes d’épée compétents. Le plus difficile à trouver était un homme véritable. Alors que le monde était plein de gens, beaucoup trop plein, trouver un être humain authentique ne se révélait pas commode. Dans ses voyages, Musashi en était venu à croire cela très profondément, jusqu’à la souffrance, et cela le décourageait. Mais alors, son esprit se tournait toujours vers Takuan, car là, sans aucun doute, se trouvait un être authentique, unique.
« Je suppose que j’ai de la chance, pensait Musashi. Du moins ai-je eu la bonne fortune de connaître un homme véritable. Je dois veiller à ce que cette rencontre porte fruit. »
Chaque fois que Musashi pensait à Takuan, une certaine douleur physique se répandait à partir de ses poignets dans son corps entier. Sensation bizarre, souvenir physiologique de l’époque où on l’avait lié solidement à la branche du cryptomeria. « Un peu de patience ! se dit Musashi. Un de ces jours, je ligoterai Takuan à cet arbre, m’assiérai par terre et lui prêcherai la véritable Voie ! » Non qu’il en voulût à Takuan, ni eût aucun désir de vengeance. Simplement, il désirait montrer que l’état d’existence auquel on pouvait atteindre par la Voie du sabre était plus élevé qu’aucun de ceux que l’on pouvait atteindre en pratiquant le Zen. Musashi souriait à l’idée qu’il pourrait un jour renverser les rôles avec ce moine excentrique.
Certes, les choses ne se passeraient peut-être pas exactement comme prévu ; mais à supposer que Musashi réalisât de grands progrès, à supposer qu’il finît par être en mesure de ligoter Takuan dans l’arbre et de le chapitrer, que pourrait dire Takuan, alors ? A coup sûr, il pousserait des cris de joie et proclamerait : « C’est magnifique ! Maintenant, je suis heureux. »
Mais non, jamais Takuan ne serait aussi direct. Etant Takuan, il éclaterait de rire en disant : « Quel idiot ! Tu fais des progrès, mais tu es toujours un idiot ! »
Les mots proprement dits n’auraient pas de véritable importance. L’important était que Musashi avait le curieux sentiment que le fait d’assener à Takuan sa supériorité personnelle était quelque chose qu’il devait au moine. Fantasme assez innocent ; Musashi s’était engagé sur une Voie personnelle, et découvrait jour après jour l’infinie longueur et difficulté du chemin qui mène à la véritable humanité. Quand le côté pratique de sa nature lui rappelait à quel point Takuan était plus avancé que lui sur ce chemin, le fantasme se dissipait.
Son immaturité, son inaptitude en comparaison de Sekishūsai le troublaient davantage encore. Penser au vieux maître de Yagyū le mettait en fureur et l’attristait : il prenait alors une conscience aiguë de sa propre incompétence à parler avec la moindre assurance de la Voie, de l’Art de la guerre ou de quoi que ce soit d’autre.
En des moments pareils, le monde, qu’autrefois il avait cru si plein de gens stupides, semblait vaste à faire peur. Mais la vie, se disait Musashi, n’est pas une question de logique. Le sabre n’est pas logique. L’important n’était ni la parole ni la spéculation, mais l’action. Peut-être y avait-il en cet instant précis des gens bien plus grands que lui, mais lui aussi pouvait être grand !
Quand le doute de soi menaçait de l’accabler, Musashi avait coutume d’aller droit aux montagnes, dans la solitude desquelles il pouvait mener la vie qu’il voulait. Son mode d’existence là-haut était visible dans son aspect lorsqu’il redescendait vers le monde civilisé : ses joues creuses de cerf, son corps ouvert d’égratignures et de meurtrissures, ses cheveux desséchés et raidis par les longues heures passées sous une chute d’eau glacée. Il était si sale d’avoir dormi par terre que la blancheur de ses dents paraissait inhumaine ; mais il ne s’agissait là que d’aspects superficiels. Au fond de lui-même, il brûlait d’une assurance confinant à l’arrogance, et du désir d’affronter un adversaire digne de lui. C’était cette recherche d’une épreuve de courage qui toujours le faisait redescendre des montagnes.
Si maintenant il courait les routes, c’est qu’il se demandait si le spécialiste de la masse d’armes de Kuwana ferait l’affaire. Au cours des dix jours qui restaient avant son rendez-vous à Kyoto, il avait le temps d’aller constater si Shishido Baiken était bien cet oiseau rare : un homme véritable, ou seulement un de plus parmi la multitude des vers mangeurs de riz qui habitent la terre.
Il arriva tard dans la nuit à destination, au cœur des montagnes. Après avoir remercié le palefrenier, il lui déclara qu’il pouvait disposer ; mais celui-ci répondit qu’il était si tard qu’il aimerait mieux accompagner Musashi à la maison qu’il cherchait, et passer la nuit sous l’auvent. Le lendemain matin, il pourrait redescendre du col de Suzuka, et, avec un peu de chance, trouver en chemin une course de retour. De toute manière, il faisait trop froid et trop sombre pour essayer de rentrer avant le jour.
Musashi avait pitié de lui. Ils se trouvaient dans une vallée encaissée sur trois côtés ; dans quelque direction qu’allât le palefrenier, il lui faudrait grimper avec de la neige jusqu’aux genoux.
— Dans ce cas, dit Musashi, venez avec moi.
— Chez Shishido Baiken ?
— Oui.
— Merci, monsieur. Voyons si nous pouvons le trouver.
Etant donné que Baiken tenait une forge, n’importe quel fermier de l’endroit aurait pu leur indiquer le chemin ; mais à cette heure de la nuit, tout le village était couché. Le seul signe de vie était le choc régulier d’un maillet contre un billot à fouler. Ils se dirigèrent vers le son dans l’air glacé, et finirent par apercevoir une lumière.
Il se trouva que c’était la maison du forgeron. Devant s’élevait un tas de vieux métal, et le dessous des auvents était maculé de suie. Sur l’ordre de Musashi, le palefrenier poussa la porte et entra. Dans la forge brûlait un feu ; une femme, tournant le dos aux flammes, foulait du linge.
— Bonsoir, madame ! Ah ! vous avez du feu. Quelle merveille !
Le palefrenier alla droit à la forge.
Cette intrusion soudaine fit sursauter la femme, qui lâcha son ouvrage.
— Qui diable êtes-vous ? demanda-t-elle.
— Un petit instant, je vais vous expliquer, dit-il en se réchauffant les mains. J’amène de très loin un homme qui veut rencontrer votre mari. Nous venons d’arriver. Je suis un palefrenier de Kunawa.
— Eh bien, si je m’attendais...
La femme regardait d’un air revêche dans la direction de Musashi. Son froncement de sourcils montrait à l’évidence qu’elle en avait par-dessus la tête des shugyōshas, et qu’elle savait les recevoir. Avec une certaine arrogance, elle lui dit comme à un enfant :
— ... Fermez donc la porte ! Le bébé va prendre froid avec tout cet air glacé qui entre.
Musashi s’inclina et obéit. Puis, s’asseyant sur un tronçon d’arbre à côté de la forge, il regarda autour de lui, de la fonderie noircie aux trois pièces d’habitation. A une planche clouée au mur pendaient une dizaine de masses d’armes. Du moins le crut-il, car, à vrai dire, il n’en avait jamais vu. En fait, une raison supplémentaire qui l’avait poussé à faire le voyage, c’est qu’il estimait qu’un étudiant comme lui devait connaître toutes les variétés d’armes. Ses yeux brillaient de curiosité.
La femme, âgée d’une trentaine d’années, assez jolie, posa son maillet et regagna la partie logement. Musashi se dit que peut-être elle apporterait du thé ; mais à la place elle alla à une natte où dormait un petit enfant, le prit dans ses bras et se mit à l’allaiter. Elle dit à Musashi :
— ... Je suppose que vous êtes encore un de ces jeunes samouraïs qui viennent ici se faire mettre en sang par mon mari. Si oui, vous avez de la chance. Il est parti en voyage ; aussi, vous ne risquez pas de vous faire tuer.
Elle riait joyeusement. Musashi ne rit pas avec elle ; il était fort agacé. Il n’était pas venu jusqu’à ce village perdu pour se faire tourner en dérision par une femme, laquelle avait tendance à surestimer de manière absurde l’importance de son mari. Cette femme était pire que la plupart ; elle avait l’air de prendre son conjoint pour le plus grand homme de la terre. Sans vouloir l’offenser, Musashi lui répondit :
— Je suis déçu d’apprendre que votre mari n’est pas là. Où est-il allé ?
— A la maison Arakida.
— Où est-ce ?
— Ha ! ha ! ha ! Vous êtes venu à Ise, et vous ne connaissez même pas la famille Arakida ?
Le bébé qu’elle allaitait commençant à s’agiter, la femme, oubliant ses hôtes, se mit à chanter une berceuse en dialecte local :
Dors, dors.
Les bébés qui dorment sont gentils.
Les bébés qui se réveillent et pleurent sont méchants,
Et ils font aussi pleurer leur mère.
Dans l’idée qu’il pourrait au moins apprendre quelque chose en regardant les armes du forgeron, Musashi demanda :
— Ce sont là les armes que votre mari marne si bien ?
La femme répondit par un grognement ; Musashi ayant demandé à les examiner, elle acquiesça de la tête et grogna de nouveau. Il en décrocha une.
— Voilà donc à quoi elles ressemblent, dit-il à demi pour lui-même. On les emploie beaucoup ces temps-ci, à ce que l’on raconte.
L’arme qu’il avait en main était formée d’une barre métallique, longue d’environ quarante-cinq centimètres (facile à porter à l’obi) ; à une extrémité, la barre comportait un anneau auquel une longue chaîne se trouvait fixée ; à l’autre bout de la chaîne pendait une lourde boucle de métal, assez importante pour fendre un crâne humain.
D’un côté de la barre, dans une profonde rainure, Musashi apercevait le dos d’une lame. Avec ses ongles, il tira dessus ; elle sortit latéralement avec un déclic, comme une lame de faucille. Avec cela, il ne serait pas difficile de couper la tête d’un adversaire.
— ... Je suppose qu’on la tient comme ça, dit Musashi en prenant la faucille dans la main gauche et la chaîne dans la droite.
Imaginant un ennemi en face de lui, il se mit en position et envisagea les mouvements nécessaires. La femme, qui avait détourné les yeux du berceau pour le regarder faire, le reprit :
— Pas comme ça ! C’est très mauvais !
Recouvrant son sein avec son kimono, elle se rapprocha de lui.
— ... Si vous faites ça, n’importe quel homme ayant un sabre pourra vous abattre sans la moindre difficulté. Tenez-la comme ça.
Elle lui arracha l’arme des mains, et lui montra comment se tenir. Ça le rendait mal à l’aise, de voir une femme prendre une posture de combat avec une arme aussi redoutable. Il regardait bouche bée. Alors qu’elle s’occupait du bébé, elle lui avait paru nettement bovine ; mais maintenant, prête au combat, elle était pleine d’élégance, pleine de dignité, et – oui – belle. En la regardant, Musashi constata que la lame, d’un bleu noirâtre comme un dos de maquereau, comportait l’inscription : « Style de Shishido Yaegaki ».
Elle ne garda qu’un moment la posture.
— ... En tout cas, c’est quelque chose comme ça, dit-elle en repliant la lame dans le manche et en rependant l’arme à son crochet.
Musashi eût aimé la voir manier de nouveau l’instrument, mais de toute évidence, elle n’en avait pas l’intention. Après avoir rangé le linge, elle s’affaira près de l’évier ; elle lavait la vaisselle ou s’apprêtait à cuisiner.
« Si cette femme est capable de prendre une posture aussi imposante, se dit Musashi, il doit être vraiment intéressant de voir son mari à l’œuvre. » Maintenant, presque malade du désir de rencontrer Baiken, il interrogea à mi-voix le palefrenier sur les Arakidas. Le palefrenier, appuyé contre le mur et cuisant au feu, marmonna que c’était la famille chargée de garder le sanctuaire d’Ise.
« Si c’est vrai, se dit Musashi, ils ne seront pas difficiles à trouver. » Il en prit la décision puis se pelotonna sur une natte, près du feu, et s’endormit.
Le matin de bonne heure, l’apprenti forgeron se leva et ouvrit la porte extérieure de la forge. Musashi se leva lui aussi, et pria le palefrenier de le conduire à Yamada, la ville la plus proche du sanctuaire d’Ise. Le palefrenier, content d’avoir été payé la veille, accepta aussitôt.
Le soir, ils atteignirent la longue route bordée d’arbres qui menait au sanctuaire. Les maisons de thé paraissaient particulièrement désolées, même pour l’hiver. Rares étaient les voyageurs, et la route elle-même se trouvait en mauvais état. Un certain nombre d’arbres, abattus par les tempêtes automnales, gisaient encore à l’endroit où ils étaient tombés.
De l’auberge de Yamada, Musashi envoya un serviteur demander à la maison Arakida si Shishido Baiken s’y trouvait. Réponse : il devait y avoir une erreur ; il n’y avait là personne de ce nom. Dans sa déception, Musashi tourna son attention vers son pied blessé, lequel avait considérablement enflé au cours de la nuit.
Il était exaspéré car il ne restait que quelques jours avant son rendez-vous de Kyoto. Dans la lettre de défi qu’il avait envoyée de Nagoya à l’école Yoshioka, il leur avait donné à choisir n’importe quel jour de la première semaine du nouvel an. Il lui était assez difficile de les supplier d’annuler maintenant sous prétexte qu’il avait mal au pied. D’autre part, il avait promis de rencontrer Matahachi au pont de l’avenue Gojō.
Il passa toute la journée du lendemain à appliquer un remède qu’on lui avait indiqué autrefois. Prenant le résidu d’une purée de fèves, il le mit dans un sac de toile, en pressa l’eau tiède et s’y baigna le pied. Aucun résultat ; pis : l’odeur des fèves était écœurante. Tout en soignant son pied, il regretta sa stupidité d’avoir fait ce détour par Ise. Il aurait dû se rendre à Kyoto directement.
Cette nuit-là, le pied enveloppé sous la couverture, la fièvre grimpa et la souffrance devint intolérable. Le lendemain matin, le malade essaya désespérément d’autres remèdes ; l’un d’eux consistait à appliquer un onguent huileux administré par l’aubergiste, qui jurait que sa famille s’en trouvait bien depuis des générations. L’enflure ne diminuait toujours pas. Musashi commença de trouver que son pied ressemblait à une grosse platée de purée de fèves ; il était lourd comme une bille de bois.
Cette expérience donna à réfléchir à Musashi. De sa vie il ne s’était alité trois jours de suite. Hormis son furoncle à la tête, dans son enfance, il ne se souvenait pas d’avoir jamais été malade.
« La maladie est le pire ennemi, réfléchissait-il. Pourtant, je ne puis rien contre son emprise. » Jusqu’alors, il avait cru que ses adversaires lui viendraient du dehors ; or, le fait d’être immobilisé par un ennemi interne était à la fois nouveau et stimulant pour la pensée.
« Combien de jours l’année comporte-t-elle encore ? se demandait-il. Il est impossible que je reste ici à ne rien faire ! » Tandis qu’il s’agitait sur sa couche, il lui semblait que ses côtes lui pressaient le cœur, tant il se serrait. Il envoya promener la couverture de sur son pied enflé. « Si je ne suis même pas capable de vaincre ceci, comment puis-je espérer dominer la Maison de Yoshioka tout entière ? »
Dans l’espoir d’immobiliser et d’étrangler le démon qui l’habitait, il se contraignit à s’asseoir à la mode traditionnelle. C’était pénible, une véritable torture. Il faillit s’évanouir. Il était face à la fenêtre, mais fermait les yeux ; il s’écoula un assez long moment avant que la vive rougeur de son visage ne commençât à se dissiper, et sa tête se rafraîchisse un peu. Il se demanda si le démon cédait à son inflexible ténacité.
En ouvrant les yeux, il vit devant lui la forêt qui entourait le sanctuaire d’Ise. Au-delà des arbres, il pouvait distinguer le mont Mae et, un peu à l’est, le mont Asama. S’élevant au-dessus de la chaîne entre ces deux monts, un pic élancé regardait de haut ses voisins, et contemplait insolemment Musashi.
« C’est un aigle », se dit-il, sans savoir qu’il s’appelait en effet le Mont de l’Aigle. L’aspect arrogant de ce pic l’offensait ; sa pose hautaine le provoquait au point d’exciter une fois de plus son esprit combatif. Il ne pouvait s’empêcher de penser à Yagyū Sekishūsai, le vieil homme d’épée qui ressemblait à ce pic fier ; à mesure que le temps passait, Musashi avait l’impression que le pic était Sekishūsai qui le regardait de sa hauteur, d’au-dessus des nuages, en se moquant de sa faiblesse et de son insignifiance.
Les yeux fixés sur la montagne, il oublia durant un moment son pied ; mais bientôt la douleur réaffirma son emprise sur sa conscience. Eût-il enfoncé sa jambe dans le feu de la forge, il n’aurait pas souffert davantage, songeait-il avec amertume. Involontairement, il tira de sous lui ce gros objet rond qu’il considéra d’un regard furieux, incapable d’accepter le fait qu’il s’agissait en réalité d’une part de lui-même.
D’une voix forte il appela la servante. Comme elle tardait, il frappa du poing sur le tatami.
— Il y a quelqu’un ? cria-t-il. Je pars ! Apportez-moi la note ! Préparez-moi à manger – du riz frit –, et procurez-moi trois paires de grosses sandales de paille !
Il fut bientôt dehors, dans la rue, boitant à travers la vieille place du marché où le fameux guerrier Taira no Tadakiyo, le héros de l’Histoire de la guerre de Hōgen, passait pour être né. Maintenant cette place ne ressemblait guère au lieu de naissance d’un héros, mais plutôt à un bordel en plein air, bordé de baraques à thé et fourmillant de femmes. Plus de tentatrices que d’arbres bordaient l’allée ; elles hélaient les voyageurs, s’agrippant aux manches des clients éventuels qui passaient, flirtaient, cajolaient, taquinaient. Pour se rendre au sanctuaire, Musashi dut littéralement jouer des coudes à travers elles, l’air renfrogné, en évitant leurs regards impertinents.
— Qu’est-ce qui est arrivé à ton pied ?
— Veux-tu que j’arrange ça ?
— Dis, laisse-moi te le frotter !
Elles le tiraient par ses vêtements, lui attrapaient les mains, lui saisissaient les poignets.
Musashi rougit et poursuivit sa route en trébuchant comme un aveugle. Tout à fait sans défense contre ce genre d’assaut, il leur présentait des excuses polies, ce qui n’aboutissait qu’à déclencher le rire des femmes. Quand l’une d’elles eut déclaré qu’il était « aussi mignon qu’un bébé-panthère », les attaques des mains blanchies s’intensifièrent. Finalement, perdant toute dignité, il prit ses jambes à son cou sans même s’arrêter pour ramasser son chapeau qui s’était envolé. Les fous rires le suivirent à travers les arbres, jusqu’en dehors de la ville.
Impossible à Musashi d’ignorer purement et simplement les femmes ; la frénésie que leurs attouchements avaient fait naître en lui fut longue à se calmer. Le simple souvenir du violent parfum de poudre blanche accélérait son pouls que nul effort mental ne parvenait à apaiser. Menace plus dangereuse qu’un ennemi debout devant lui, sabre au clair ; il ignorait absolument comme y faire face. Plus tard, le corps brûlé par le feu du désir, il s’agitait et se retournait toute la nuit. Même l’innocente Otsū devenait parfois l’objet de ses fantasmes érotiques.
Aujourd’hui, il avait son pied pour détourner son esprit des femmes ; mais le fait de courir pour leur échapper alors qu’il était à peine capable de marcher équivalait à traverser un fleuve de métal en fusion. A chaque pas, un élancement angoissé montait de sa plante de pied. Ses lèvres rougissaient, ses mains devenaient aussi poisseuses que du miel, et la sueur de ses cheveux dégageait une odeur acre. Le simple fait de soulever le pied blessé lui prenait toute l’énergie dont il était capable ; quelquefois, il avait l’impression que son corps allait brusquement tomber en pièces. Il ne s’était pourtant fait aucune illusion. En quittant l’auberge, il savait que ce serait une torture, et il entendait l’endurer. Il y parvint, jurant à voix basse à chaque pas.
La traversée de la rivière Isuzu et l’entrée dans l’enceinte du sanctuaire intérieur apportèrent un changement d’atmosphère bienvenu. Musashi sentit une présence sacrée, la sentit dans les plantes, dans les arbres, et jusque dans le chant des oiseaux. Ce que c’était, il n’aurait su le dire, mais c’était là.
Il s’effondra sur les racines d’un grand cryptomeria, gémissant doucement de souffrance et se tenant le pied. Longtemps il resta assis là dans une immobilité de pierre, le corps brûlant de fièvre bien que le vent froid lui mordît la peau.
Pourquoi s’était-il soudain levé de son lit pour fuir l’auberge ? N’importe quel être normal y fût tranquillement resté jusqu’à la guérison du pied. N’était-il point puéril, voire imbécile, pour un adulte de se laisser dominer par l’impatience ?
Mais ce n’était pas la seule impatience qui l’avait fait agir. C’était un besoin spirituel et très profond. Malgré toute la souffrance, tout le tourment physique, son esprit tendu n’avait rien perdu de sa vitalité. Il leva la tête, et d’un regard aigu contempla le néant qui l’entourait.
A travers l’incessante et lugubre plainte de la forêt sacrée, l’oreille de Musashi captait un autre son. Quelque part, non loin, des flûtes et des pipeaux prêtaient leur voix aux accents d’une musique ancienne, une musique consacrée aux dieux, tandis que des voix d’enfants éthérées chantaient une invocation. Attiré par ces paisibles sonorités, Musashi tenta de se lever. En se mordant les lèvres, il se fit violence ; son corps résistait au moindre mouvement. Il atteignit le mur de terre d’un bâtiment du sanctuaire, s’y agrippa des deux mains, et progressa avec une maladresse de crabe.
La céleste musique provenait d’un bâtiment situé un peu plus loin, où une lumière brillait à travers le treillage d’une fenêtre. Ce bâtiment, la Maison des Vierges, était occupé par des jeunes filles au service de la divinité. Là, elles s’exerçaient à jouer sur d’anciens instruments de musique, et apprenaient à exécuter des danses sacrées, conçues plusieurs siècles auparavant.
Musashi se rendit à la porte de derrière du bâtiment. Il s’arrêta, regarda à l’intérieur, mais ne vit personne. Soulagé de ne pas avoir à donner d’explications, il retira ses sabres et son sac à dos, les attacha ensemble, et les suspendit à une patère du mur intérieur. Ainsi libéré, Il regagna clopin-clopant la rivière Isuzu.
Environ une heure plus tard, nu comme un ver, il cassait la glace à la surface et plongeait dans les eaux glacées. Il resta là à s’ébrouer, se baigner, se mettre la tête sous l’eau, se purifier. Par chance il n’y avait personne dans les parages ; n’importe quel prêtre qui serait passé l’aurait pris pour un fou, et chassé.
D’après une légende d’Ise, un archer du nom de Nikki Yoshinaga avait, il y a longtemps, attaqué et occupé une partie du territoire du sanctuaire d’Ise. Une fois installé, il péchait dans la rivière sacrée Isuzu, et, à l’aide de faucons, attrapait de petits oiseaux dans la forêt sacrée. Au cours de ces rapines sacrilèges, dit la légende, il perdit totalement la raison, et Musashi, en agissant comme il le faisait, aurait pu aisément passer pour le fantôme du fou.
Lorsqu’enfin il sauta sur une grosse pierre, ce fut avec la légèreté d’un petit oiseau. Pendant qu’il se séchait et se rhabillait, le gel lui raidissait les cheveux.
Pour Musashi, ce plongeon glacé dans le cours d’eau sacré était nécessaire. Si son corps ne pouvait supporter le froid, comment survivrait-il aux obstacles plus menaçants de la vie ? Et en cet instant, il ne s’agissait pas de quelque abstraite contingence future, mais d’affronter le très réel Yoshioka Seijūrō et son école entière. Ils dirigeraient contre lui leurs moindres forces. Ils le devaient, pour sauver leur honneur. Ils savaient qu’ils n’avaient d’autre choix que de le tuer, et Musashi savait que le simple fait de sauver sa vie allait être délicat.
Devant ce genre de perspective, le samouraï typique parlait invariablement de « lutter de toutes ses forces » ou d’« être prêt à affronter la mort » ; mais du point de vue de Musashi, c’était pure absurdité. Mener de toutes ses forces un combat de vie ou de mort ne dépassait pas l’instinct animal. En outre, bien que le fait de ne pas se laisser troubler par la perspective de la mort constituât un état mental d’un ordre plus élevé, il n’était pas vraiment si difficile d’affronter la mort quand on savait que l’on devrait mourir.
Musashi n’avait pas peur de mourir, mais son objectif était de vaincre de façon définitive, non point seulement de survivre, et il essayait d’acquérir la confiance en soi nécessaire. Que d’autres aient des morts héroïques, si ça leur plaisait. Musashi ne prétendait à rien de moins qu’à une héroïque victoire.
Kyoto n’était pas loin, pas plus de cent à cent vingt kilomètres. S’il parvenait à conserver une bonne allure, il pourrait y arriver en trois jours. Mais le temps qu’il fallait pour se préparer spirituellement dépassait toute mesure. Musashi se trouvait-il prêt au fond de lui-même ? Son âme et son esprit étaient-ils vraiment un ?
Il n’était pas encore capable de répondre à ces questions par l’affirmative. Il sentait que quelque part, dans les profondeurs de lui-même, il y avait une faiblesse, la connaissance de son immaturité. Il était douloureusement conscient de ne pas avoir atteint l’état d’esprit du véritable maître, et de se trouver encore bien éloigné d’être un humain complet, parfait. Lorsqu’il se comparait à Nikkan, Sekishūsai ou Takuan, il ne pouvait éluder la simple vérité : il n’était pas encore mûr. Sa propre analyse de ses facultés et de ses traits de caractère révélait non seulement des faiblesses dans certains domaines, mais de véritables points aveugles en d’autres.
Pourtant, à moins de triompher toute sa vie et de laisser une marque indélébile sur le monde qui l’entourait, il ne pourrait se considérer comme un maître de l’Art de la guerre.
Son corps tremblait tandis qu’il criait :
— Je veux gagner, je le veux !
Tout en boitant vers l’amont de l’Isuzu, il cria derechef à l’intention de tous les arbres de la forêt sacrée :
— ... Je veux gagner !
Il dépassa une chute d’eau silencieuse, gelée ; pareil à un homme primitif, il rampa par-dessus les blocs de pierre et se fraya un chemin à travers d’épais buissons dans des ravins profonds où peu de gens s’étaient jamais risqués avant lui.
Il avait le visage aussi rouge que celui d’un démon. S’agrippant aux rocs et aux plantes grimpantes, en faisant un suprême effort il ne pouvait avancer que très lentement.
Au-delà d’un endroit appelé Ichinose, il y avait une gorge longue de cinq ou six cents mètres, si pleine de crevasses et de rapides que même les truites étaient incapables de la franchir. A l’autre extrémité se dressait un véritable précipice. On disait que seuls, les singes et les lutins pouvaient en faire l’ascension. Musashi se contenta de regarder la falaise en disant froidement :
— ... Voilà. C’est le chemin du Mont de l’Aigle.
Dans son exaltation, il ne voyait là aucune barrière infranchissable. Empoignant de fortes lianes, il entreprit l’ascension de la paroi rocheuse, à moitié en grimpant, à moitié en se balançant ; quelque loi de gravité inversée paraissait le soulever.
Arrivé au sommet de la falaise, il explosa en un cri de triomphe. De là, il pouvait distinguer le cours blanc de la rivière et la grève argentée de Futamigaura. Devant lui, à travers un maigre bosquet voilé de brouillard nocturne, il voyait le pied du Mont de l’Aigle.
Ce mont, c’était Sekishūsai. Comme il avait ri tandis que Musashi gisait dans son lit, le pic, maintenant, continuait à se moquer de lui. Son esprit inflexible se sentait littéralement assailli par la supériorité de Sekishūsai. Elle l’opprimait, le retenait.
Peu à peu, son objectif prit forme : grimper au sommet et donner libre cours à sa rancœur, fouler aux pieds la tête de Sekishūsai, lui montrer que Musashi pouvait gagner et gagnerait.
Il avançait contre l’opposition des mauvaises herbes, des arbres, de la glace – tous ennemis qui tentaient désespérément de le retenir. Chaque pas, chaque souffle était un défi. Son sang, glacé un peu plus tôt, bouillait ; son corps fumait tandis que la sueur de ses pores rencontrait l’air gelé. Musashi étreignait la surface rouge du pic en cherchant à tâtons des prises. Chaque fois qu’il cherchait du pied un appui, il lui fallait lutter ; de petites pierres tombaient en avalanche jusqu’au bosquet d’en bas.
Trente mètres, soixante mètres, cent mètres... il était dans les nuages. Lorsqu’ils se dissipèrent, il semblait d’en bas suspendu sans poids dans le ciel. D’en haut, le pic le regardait froidement.
Maintenant, près du sommet, ce n’était pas le moment de faiblir. Un faux mouvement, et il dégringolerait dans une avalanche de pierres. Il soufflait, grognait ; ses pores eux-mêmes haletaient. Si intense était l’effort que son cœur semblait sur le point de lui jaillir de la bouche en explosant. Il ne pouvait que grimper quelques dizaines de centimètres, puis se reposer, puis grimper encore quelques dizaines de centimètres, puis se reposer de nouveau.
Le monde entier s’étendait au-dessous de lui : la grande forêt qui entourait le sanctuaire, ce ruban blanc qui devait être la rivière, le mont Asama, le mont Mae, le village de pêcheurs de Toba, la vaste mer dégagée. « J’y suis presque, songeait-il. Encore un petit effort ! »
« Encore un petit effort. » Si facile à dire, mais si difficile à faire ! Car « encore un petit effort » est ce qui distingue le sabre victorieux du sabre vaincu.
L’odeur de sueur dans les narines, étourdi, il avait l’impression d’être blotti contre la poitrine de sa mère. La rugueuse surface de la montagne se mit à ressembler à la peau de sa mère, et il éprouva un violent désir de dormir. Mais à cet instant précis, un morceau de roc céda sous son gros orteil et le ramena à la raison. Il chercha du pied un autre point d’appui.
« Ça y est ! J’y suis presque ! » Les mains et les pieds noués par la souffrance, il s’agrippa de nouveau à la montagne. Si son corps ou sa volonté faiblissaient, se disait-il, un jour, en tant qu’homme d’épée, c’en serait sûrement fait de lui. C’était ici que se jouait le sort des armes, et Musashi le savait.
« Voilà pour toi, Sekishūsai ! Espèce de salaud ! » A chaque traction, il exécrait les géants qu’il respectait, ces surhommes qui l’avaient amené là, qu’il devait vaincre et qu’il vaincrait. « Autant pour toi, Nikkan ! Et pour toi, Takuan ! »
Il grimpait sur la tête de ses idoles, les piétinait, leur montrait lequel était le meilleur. Lui et la montagne ne faisaient maintenant plus qu’un, mais la montagne, comme étonnée par cet être qui s’agrippait à elle, grondait et crachait à intervalles réguliers des avalanches de sable et de gravier. Musashi cessait de respirer comme si quelqu’un l’avait giflé. Tandis qu’il s’accrochait au roc, le vent soufflait en rafales, menaçant de l’emporter avec la roche.
Puis soudain il se retrouva couché à plat ventre, les yeux clos, sans oser faire un mouvement. Mais dans son cœur il chantait un chant d’exultation. A l’instant où il s’était allongé, il avait vu le ciel dans toutes les directions, et brusquement la lumière de l’aube apparut sur l’océan blanc des nuages, au-dessous de lui.
« J’ai réussi ! J’ai gagné ! »
Dès qu’il se rendit compte qu’il avait atteint la cime, sa volonté tendue se rompit comme la corde d’un arc. Le vent du sommet lui douchait le dos de sable et de pierres. Là, à la frontière entre ciel et terre, Musashi sentait jaillir dans tout son être une joie indescriptible. Son corps trempé de sueur s’unissait à la surface de la montagne ; l’esprit de l’homme et l’esprit de la montagne accomplissaient le grand œuvre de procréation dans la vaste étendue de la nature à l’aube. En proie à une extase divine, Musashi dormit le sommeil du juste.
Lorsqu’enfin il releva la tête, son esprit avait la pureté, la clarté du cristal. Il avait envie de sauter, de s’élancer comme un vairon dans l’eau vive.
— ... Il n’y a rien au-dessus de moi ! s’écria-t-il. Je suis debout au sommet de la tête de l’aigle !
Le jeune soleil du matin répandait sa lumière rougeâtre sur lui et sur la montagne, cependant qu’il tendait ses bras musclés et sauvages vers le ciel. Il abaissa les yeux sur ses deux pieds plantés solidement au sommet ; et il vit couler de son pied blessé quelque chose comme un plein seau de pus jaunâtre. Parmi la pureté céleste qui l’entourait s’éleva l’odeur étrange de l’humanité : la douce odeur des tristesses dissipées.
Chaque matin, après avoir accompli leurs devoirs religieux, les jeunes filles qui habitaient la Maison des Vierges se rendaient, leurs livres à la main, à la salle de classe de la maison Arakida, où elles étudiaient la grammaire et s’exerçaient à composer des poèmes. Pour exécuter des danses religieuses, elles portaient un kimono de soie blanche et de très larges pantalons cramoisis, appelés hakama ; mais pour le moment, elles étaient vêtues du kimono à manches courtes et du hakama de coton blanc qu’elles portaient pour étudier ou s’adonner aux tâches ménagères.
Un groupe d’entre elles sortait par la porte de derrière, quand l’une d’elles s’exclama :
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Elle désignait le paquetage auquel étaient attachés les sabres, accroché là par Musashi la veille au soir.
— A qui crois-tu que ça appartienne ?
— Ce doit être à un samouraï.
— Ça saute aux yeux, non ?
— Non, c’est peut-être un voleur qui a laissé ça là.
Elles se regardèrent en ouvrant de grands yeux et en avalant leur salive, comme si elles étaient tombées sur le malfaiteur lui-même en train de faire la sieste.
— Peut-être que nous devrions en parler à Otsū, suggéra l’une d’elles, et d’un commun accord, toutes regagnèrent en courant le dortoir et appelèrent, de dessous la balustrade extérieure à la chambre d’Otsū :
— Sensei ! Sensei ! Il y a quelque chose de bizarre en bas. Venez voir !
Otsū déposa son pinceau à écrire sur son bureau, et passa la tête par la fenêtre.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
— Un voleur a laissé là ses sabres et un ballot. Ils sont là-bas, accrochés au mur du fond.
— Vraiment ? Vous devriez les porter à la maison Arakida.
— Oh ! ce n’est pas possible ! Nous n’osons pas y toucher.
— Est-ce que vous ne faites pas là beaucoup d’histoires pour rien ? Courez prendre vos leçons, maintenant. Et ne perdez pas davantage votre temps.
Lorsqu’Otsū descendit de sa chambre, les jeunes filles étaient parties. Il n’y avait au dortoir que la vieille cuisinière et l’une des jeunes filles, malade.
— ... A qui sont les affaires pendues là-bas ? demanda Otsū à la cuisinière.
La bonne femme n’en savait rien, bien sûr.
— ... Je vais les porter à la maison Arakida, dit Otsū.
Quand elle décrocha le sac et les sabres, elle faillit les lâcher tant ils étaient lourds. Tout en les traînant à deux mains, elle se demandait comment les hommes pouvaient aller et venir avec un poids pareil.
Otsū et Jōtarō étaient arrivés là deux mois plus tôt, après avoir sillonné en tous sens les grand-routes d’Iga, Omi et Mino à la recherche de Musashi. En arrivant dans la province d’Ise, ils avaient résolu d’y passer l’hiver : il eût été trop difficile de traverser les montagnes dans la neige. D’abord, Otsū avait donné des leçons de flûte dans la région de Toba ; mais ensuite elle avait été remarquée par le chef de la famille Arakida qui, officiellement chargé du rituel, occupait le deuxième rang après le grand-prêtre.
Quand Arakida avait demandé à Otsū de venir au sanctuaire enseigner aux jeunes filles, elle avait accepté non tant par désir d’enseigner que parce qu’il l’intéressait d’apprendre la musique ancienne, sacrée. En outre, la paix de la forêt du sanctuaire l’avait séduite, ainsi que l’idée de vivre quelque temps avec les jeunes filles du sanctuaire, dont la plus jeune avait treize ou quatorze ans, et l’aînée environ vingt.
Jōtarō avait fait obstacle à ce projet car il était interdit à une personne de sexe masculin, eût-elle son âge, d’occuper le même dortoir que les jeunes filles. On était parvenu à l’arrangement suivant : Jōtarō pouvait ratisser les jardins sacrés dans la journée, et passer la nuit dans le bûcher des Arakida.
Tandis qu’Otsū traversait les jardins du sanctuaire, une bise lugubre sifflait dans les arbres dépouillés. Une mince colonne de fumée s’élevait d’un bosquet éloigné ; Otsū songea à Jōtarō qui, là-bas, devait nettoyer le jardin avec son balai de bambou. Elle s’arrêta pour sourire, contente que l’incorrigible Jōtarō se montrât fort sage : il s’appliquait à ses tâches, à l’âge où les jeunes garçons ne pensent qu’à jouer.
Le violent craquement qu’elle entendit ressemblait à une branche d’arbre qui se casse. Cela se produisit une seconde fois ; agrippée à son fardeau, elle courut le long du sentier vers le bosquet en appelant :
— Jōtarō ! J-ô-ô-t-a-r-ô-ô-ô !
— Ou-i-i-i ? répondit-il à pleins poumons.
Aussitôt, elle l’entendit courir. Mais en arrivant devant elle, il dit seulement :
— ... Ah ! c’est vous.
— Je croyais que tu étais censé travailler, dit Otsū avec sévérité. Que fais-tu avec ce sabre de bois ? Et dans tes vêtements de travail blancs, par-dessus le marché.
— Je m’exerçais. Je m’exerçais sur les arbres.
— Personne ne t’empêche de t’exercer, mais pas ici, Jōtarō. As-tu oublié où tu es ? Ce jardin symbolise la paix et la pureté. C’est un saint lieu consacré à la déesse qui est notre ancêtre à tous. Regarde, là-bas. Ne vois-tu pas l’écriteau disant qu’il est interdit d’abîmer les arbres, de blesser ou tuer les animaux ? Quelle honte, pour quelqu’un qui travaille ici, que de briser des branches avec un sabre de bois !
— Oh ! je sais tout ça, grommela-t-il avec une expression de ressentiment.
— Si tu le sais, pourquoi le fais-tu ? Si maître Arakida te surprenait, tu aurais des ennuis !
— Je ne vois rien de mal à casser des branches mortes. C’est permis si elles sont mortes, non ?
— Non, ce n’est pas permis ! Pas ici.
— C’est vous qui le dites ! Laissez-moi vous poser une simple question.
— Laquelle ?
— Si ce jardin a tant d’importance, pourquoi n’est-il pas mieux tenu ?
— C’est honteux qu’il ne soit pas mieux tenu. Le laisser ainsi à l’abandon, c’est comme de laisser des mauvaises herbes pousser dans son âme.
— Ce ne serait pas grave s’il n’y avait que les mauvaises herbes, mais regardez les arbres. On a laissé mourir ceux qu’a fendus la foudre, et ceux qu’ont déracinés les typhons sont couchés à l’endroit même où ils sont tombés. Il y en a partout. Et les oiseaux ont emporté le chaume des toits au point qu’ils prennent l’eau. Et personne jamais ne répare les lanternes de pierre... Comment pouvez-vous croire à l’importance de cet endroit ? Voyons, Otsū, le château d’Osaka n’est-il pas d’une blancheur éblouissante, vu de l’océan à Settsu ? Est-ce que Tokugawa Ieyasu ne bâtit pas des châteaux plus magnifiques à Fushimi et dans une douzaine d’autres endroits ? Est-ce que les nouvelles maisons des daimyōs et des riches marchands de Kyoto et d’Osaka ne brillent pas d’ornements d’or ? Est-ce que les maîtres du thé Rikyū et Kobori Enshū ne disent pas qu’un simple grain de poussière au jardin de la maison de thé gâche l’arôme du thé ?... Mais ce jardin-ci tombe en ruine. Quoi ! les seules personnes à y travailler, c’est moi et trois ou quatre vieillards ! Et regardez comme il est grand !
— Jōtarō ! dit Otsū en lui relevant le menton. Tu ne fais là que répéter mot pour mot ce qu’a dit maître Arakida dans un cours.
— Oh ! vous l’avez entendu aussi ?
— Certainement, répondit-elle avec réprobation.
— Euh... eh bien, on ne peut gagner à tous les coups.
— Répéter comme un perroquet ce qu’a dit maître Arakida ne m’impressionne pas. Je le désapprouve, même quand ce qu’il a dit est juste.
— Il a raison, vous savez. Quand je l’entends parler, je me demande si Nobunaga, Hideyoshi et Ieyasu sont vraiment d’aussi grands hommes que ça. Je sais bien qu’ils passent pour être importants, mais est-ce qu’il est vraiment aussi admirable que ça de prendre la tête du pays si l’on croit en être le seul habitant qui compte ?
— Mon Dieu, Nobunaga et Hideyoshi n’étaient pas aussi mauvais que certains autres. Du moins ont-ils réparé le palais impérial de Kyoto, et tenté de faire le bonheur du peuple. Même s’ils n’ont réalisé cela que pour justifier leur conduite à leurs propres yeux et à ceux d’autrui, ils n’en ont pas moins beaucoup de mérite. Les Shōguns Ashikaga étaient bien pires.
— En quoi ?
— Tu as entendu parler de la guerre d’Onin, n’est-ce pas ?
— Euh...
— Le Shōgunat Ashikaga était si incompétent ! Il y avait sans arrêt la guerre civile : tout le temps, des guerriers se battaient contre d’autres guerriers en vue de gagner plus de terres pour eux-mêmes. Les gens ordinaires n’avaient pas un instant de répit, et nul ne se souciait vraiment du pays dans son ensemble.
— Vous voulez parler des célèbres batailles entre les Yamanas et les Hosokawas ?
— Oui... C’est à cette époque, il y a plus d’un siècle, qu’Arakida Ujitsune devint le grand-prêtre du sanctuaire d’Ise ; or, il n’y avait pas même assez d’argent pour continuer les cérémonies anciennes et les rites sacrés. Ujitsune réclama vingt-sept fois au gouvernement son aide pour réparer les bâtiments du sanctuaire ; mais la cour impériale était trop pauvre, le Shōgunat trop faible, et les guerriers se trouvaient si occupés par leurs bains de sang que ce qui se passait leur était indifférent. Malgré tout, Ujitsune alla partout plaider sa cause, au point qu’il parvint finalement à édifier un nouveau sanctuaire... Triste histoire, tu ne trouves pas ? Mais quand on y réfléchit, les gens oublient qu’ils doivent leur existence à leurs ancêtres, exactement comme nous devons tous la nôtre à la déesse d’Ise.
Content de soi d’avoir poussé Otsū à prononcer cette longue tirade passionnée, Jōtarō sauta en l’air, riant et battant des mains.
— Et maintenant, qui est-ce qui répète comme un perroquet les discours de maître Arakida ? Vous croyiez que je n’avais pas entendu ça déjà, hein ?
— Oh ! tu es impossible ! s’exclama Otsū en riant elle-même.
Elle lui eût volontiers donné une taloche, mais son ballot la gênait. Encore souriante, elle fit les gros yeux à l’enfant qui finit par remarquer son paquet insolite.
— C’est à qui, ça ? demanda-t-il en tendant la main.
— N’y touche pas ! Nous ne savons pas à qui c’est.
— Oh ! je ne casserai rien. Je veux seulement regarder. Ils doivent être bien lourds. Ce long sabre est vraiment énorme, n’est-ce pas ? dit Jōtarō, alléché.
— Sensei !
Dans un petit bruit de sandales de paille, l’une des jeunes filles du sanctuaire accourait.
— ... Maître Arakida vous appelle. Je crois qu’il a quelque chose à vous demander.
Presque aussitôt, elle fit demi-tour et repartit en courant. Jōtarō regardait tout autour de lui, l’air alarmé. Le soleil d’hiver brillait à travers les arbres, et les ramilles se balançaient comme des vaguelettes. On eût dit que les yeux de l’enfant avaient distingué un fantôme parmi les taches de soleil.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Otsū. Qu’est-ce que tu regardes ?
— Oh ! rien, répondit l’enfant avec tristesse, en se mordant l’index. Quand cette jeune fille a dit « maître », j’ai cru un instant qu’elle parlait de mon maître.
Otsū, elle aussi, se sentit soudain triste et un peu agacée. Bien que Jōtarō eût dit cela en toute innocence, quel besoin avait-il de parler de Musashi ? Malgré le conseil de Takuan, impossible pour elle d’expulser de son cœur son désir de Musashi. Chez Takuan, quelle insensibilité ! Dans un sens, Otsū le prenait en pitié, lui et son apparente ignorance de la signification de l’amour.
L’amour était comme le mal de dents. Lorsque Otsū se trouvait occupée, il ne la troublait pas ; mais quand le souvenir s’emparait d’elle, elle était prise de l’urgent besoin de repartir sur les routes, de chercher Musashi, de le trouver, de poser la main sur sa poitrine en versant des larmes de félicité.
Silencieuse, elle se remit en marche. Où donc était Musashi ? De tous les chagrins qui assaillent les êtres humains, le plus minant, le plus pitoyable, le plus torturant, c’était de ne pouvoir poser les yeux sur l’être après qui l’on soupirait. Les joues ruisselantes de larmes, elle poursuivait sa route.
Les pesants sabres aux ferrures usées ne signifiaient rien pour elle. Comment eût-elle imaginé qu’elle portait là les affaires de Musashi en personne ?
Jōtarō, sentant qu’il avait fait quelque chose de mal, suivait tristement à peu de distance. Puis, comme Otsū s’engageait sous le portail de la maison Arakida, il la rejoignit en courant pour lui demander :
— ... Vous êtes fâchée ? De ce que j’ai dit ?
— Oh ! non, ce n’est rien.
— Je regrette, Otsū. Je regrette vraiment.
— Ce n’est pas ta faute. Je me sens seulement un peu triste. Mais ne t’en inquiète pas. Je vais voir ce que me veut maître Arakida. Toi, retourne à ton travail.
Arakida Ujitomi appelait sa demeure la Maison de l’Etude. Il l’avait transformée en partie en une école, fréquentée non seulement par les jeunes filles du sanctuaire, mais aussi par quarante ou cinquante autres enfants venus des trois comtés appartenant au sanctuaire d’Ise. Il essayait de donner aux jeunes un type de connaissance qui n’était pas très populaire à l’époque : l’étude de l’histoire ancienne du Japon, que les villes plus frivoles considéraient comme sans intérêt. L’histoire primitive du pays se trouvait liée intimement au sanctuaire d’Ise et à ses terres, mais il s’agissait d’une époque où l’on avait tendance à confondre le destin de la nation avec celui de la classe guerrière, et les événements du lointain passé ne comptaient guère. Ujitomi menait un combat solitaire pour semer les graines d’une culture antérieure, plus traditionnelle, parmi la jeunesse de la région. Alors que d’autres prétendaient que les provinces n’avaient rien à voir avec le destin national, Ujitomi professait une opinion différente. S’il pouvait enseigner le passé aux enfants de l’endroit, il se disait que peut-être, un jour, l’esprit de ce passé s’épanouirait comme un grand arbre de la forêt sacrée.
Avec une dévotion persévérante, il parlait chaque jour aux enfants des classiques chinois et des Annales anciennes, la plus vieille histoire du Japon, dans l’espoir que ses élèves finiraient par apprécier ces ouvrages. Il faisait cela depuis plus de dix ans. D’après lui, Hideyoshi pouvait bien prendre la direction du pays et se proclamer régent, Tokugawa Ieyasu pouvait devenir le tout-puissant Shōgun, « vainqueur des barbares », mais les jeunes enfants ne devaient pas, comme leurs aînés, confondre l’heureuse étoile de quelque héros militaire avec le beau soleil. Grâce aux patients efforts d’Ujitomi, les jeunes en arriveraient à comprendre que c’était la grande déesse du soleil, et non pas un grossier guerrier dictateur, qui symbolisait les aspirations nationales.
Arakida sortait de sa vaste salle de classe, le visage un peu mouillé de sueur. Tandis que les enfants s’envolaient comme un essaim d’abeilles vers leurs demeures, une jeune fille du sanctuaire lui annonça qu’Otsū l’attendait. Un peu agité, il répondit :
— Parfait. Je l’ai envoyé chercher, n’est-ce pas ? J’avais complètement oublié. Où est-elle ?
Otsū était devant la maison, où elle se tenait depuis un moment à écouter le cours d’Arakida.
— Je suis là ! cria-t-elle. Vous aviez besoin de moi ?
— Je regrette de vous avoir fait attendre. Entrez donc.
Il la conduisit à son bureau personnel ; mais avant de s’asseoir, il désigna les objets qu’elle transportait et lui demanda ce que c’était. Elle expliqua d’où ils venaient ; il lorgna les sabres d’un air soupçonneux.
— ... Des dévots ordinaires ne viendraient pas ici avec des instruments pareils, dit-il. Et ils n’étaient pas là hier au soir. Quelqu’un doit s’être introduit dans l’enceinte au milieu de la nuit.
Puis, avec une expression de dégoût, il grommela :
— ... C’est peut-être une plaisanterie de samouraï, mais elle ne m’amuse pas.
— Oh ? Croyez-vous que l’on ait voulu donner à penser qu’un homme s’est introduit dans la Maison des Vierges ?
— Oui, je le crois. En fait, c’est de cela que je voulais vous parler.
— Cela me concerne-t-il en quelque façon ?
— Mon Dieu, je ne veux pas vous blesser, mais voici les faits. Un certain samouraï me reproche de vous avoir placée dans le même dortoir que les jeunes filles du sanctuaire. Il déclare me mettre en garde dans mon propre intérêt.
— Ai-je fait quelque chose qui vous porte tort ?
— Inutile de s’inquiéter. Seulement... mon Dieu, vous savez comme les gens bavardent. Allons, ne vous fâchez pas, mais après tout vous n’êtes pas exactement une jeune fille. Vous avez fréquenté des hommes, et les gens disent que cela souille le sanctuaire que de faire habiter une femme qui n’est pas vierge avec les jeunes filles de la Maison des Vierges.
Arakida avait beau parler d’un ton désinvolte, des larmes de colère inondèrent les yeux d’Otsū. Il était vrai qu’elle avait beaucoup voyagé, qu’elle avait coutume de rencontrer des gens, qu’elle avait erré à travers l’existence avec ce vieil amour accroché à son cœur ; peut-être était-il tout naturel qu’on la prît pour une femme qui connaît la vie. Consternante expérience, pourtant, que de s’entendre accuser de n’être pas chaste, alors qu’en réalité elle l’était.
Arakida ne semblait pas attacher beaucoup d’importance à la question. Seulement, les bavardages des gens l’ennuyaient, et comme c’était la fin de l’année « et ainsi de suite », comme il disait, il se demandait si elle aurait la bonté d’interrompre ses leçons de flûte et de quitter la Maison des Vierges.
Otsū accepta promptement, non qu’elle se reconnût coupable, mais parce qu’elle n’avait pas eu l’intention de rester, et ne voulait point provoquer d’ennuis, surtout à maître Arakida. Malgré son ressentiment devant la fausseté des commérages, elle le remercia des bontés qu’il avait eues pour elle au cours de son séjour, et lui déclara qu’elle partirait dans la journée.
— Oh ! ce n’est pas urgent à ce point, lui assura-t-il en tendant la main vers sa petite bibliothèque où il prit de l’argent qu’il enveloppa dans du papier.
Jōtarō, lequel avait suivi Otsū, choisit ce moment pour passer la tête à l’intérieur de la véranda, et chuchoter :
— Si vous partez, je vous accompagne. De toute façon, j’en ai assez de ratisser leur vieux jardin.
— Voici un petit cadeau, dit Arakida. Ce n’est pas grand-chose, mais prenez-le pour le voyage.
Et il lui tendit le paquet renfermant quelques pièces d’or.
Otsū refusa d’y toucher. L’air choqué, elle lui répondit qu’elle ne méritait pas d’être payée pour avoir donné des leçons de flûte aux jeunes filles ; c’était plutôt elle qui devrait payer pour sa nourriture et son logement.
— Non, répliqua-t-il. Impossible de vous prendre de l’argent ; mais j’aimerais que vous fissiez quelque chose pour moi si par hasard vous allez à Kyoto. Considérez cet argent comme une rétribution pour ce service.
— Je serai heureuse de faire tout ce que vous me demanderez, mais votre gentillesse est un salaire suffisant.
Arakida se tourna vers Jōtarō en disant :
— Et pourquoi est-ce que je ne lui donnerais pas l’argent, à lui ? Il pourra faire vos achats en route.
— Merci, dit Jōtarō qui ne fut pas long à tendre la main vers le paquet.
A la réflexion, il regarda Otsū et demanda :
— ... Je peux, n’est-ce pas ?
Devant le fait accompli, elle céda et remercia Arakida.
— La faveur que je désire vous demander, dit-il, c’est de remettre un paquet de ma part au seigneur Karasumaru Mitsuhiro, qui habite Horikawa, à Kyoto.
Tout en parlant, il prit deux rouleaux sur l’étagère branlante du mur.
— ... Il y a deux ans, le seigneur Karasumaru m’a demandé de peindre ceci. J’ai enfin terminé. Il se propose d’inscrire le commentaire accompagnant les images, et d’offrir les rouleaux à l’empereur. Voilà pourquoi je ne veux pas les confier à un messager ou à un courrier ordinaire. Voulez-vous les lui porter, et veiller à ce qu’ils ne se mouillent ni ne se salissent en route ?
Il s’agissait là d’une commission d’une importance imprévue, et d’abord Otsū hésita. Mais il n’était guère possible de refuser, et au bout d’un instant elle accepta. Arakida sortit alors une boîte et du papier imperméable ; mais avant d’envelopper et de cacheter les rouleaux, il dit :
— Peut-être devrais-je d’abord vous les montrer.
Il s’assit et se mit à dérouler par terre, devant eux, les peintures. Manifestement fier de son travail, il désirait le voir une dernière fois lui-même avant de s’en séparer.
La beauté des rouleaux coupa le souffle à Otsū, et Jōtarō ouvrit de grands yeux en se penchant pour les examiner de plus près. Le commentaire n’ayant pas encore été inscrit, ni l’un ni l’autre ne savait quelle histoire cela illustrait ; mais tandis qu’Arakida déroulait une scène après l’autre, ils voyaient un tableau de la vie à l’ancienne cour impériale, délicatement exécuté dans des couleurs magnifiques, rehaussées de poudre d’or. Ces peintures étaient de style Tosa, dérivé de l’art japonais classique.
Bien que Jōtarō n’eût aucune éducation artistique, ce qu’il voyait l’éblouissait.
— Regardez le feu là ! s’exclama-t-il. On dirait qu’il brûle vraiment, vous ne trouvez pas ?
— Ne touche pas la peinture, lui recommandait Otsū. Regarde seulement.
Pendant qu’ils écarquillaient des yeux admiratifs, un serviteur entra dire à voix très basse quelques mots à Arakida qui acquiesça et répondit :
— Je vois. Je suppose que ça va. Mais à tout hasard, mieux vaut demander à l’homme un reçu.
Sur quoi, il donna au domestique le ballot et les deux sabres qu’Otsū lui avait apportés.
En apprenant que leur professeur de flûte les quittait, les jeunes filles de la Maison des Vierges furent inconsolables. Au cours des deux mois qu’elle avait passés avec elles, elles en étaient venues à la considérer comme une sœur aînée, et leurs visages, tandis qu’elles se pressaient autour d’elle, respiraient la tristesse.
— Vous partez vraiment ?
— Vous ne reviendrez jamais ?
De l’extérieur du dortoir, Jōtarō cria :
— Je suis prêt ! Pourquoi tardez-vous ?
Ayant quitté sa robe blanche, il portait une fois de plus son kimono trop court et son sabre de bois au côté. La boîte enveloppée de toile qui contenait les rouleaux se trouvait suspendue en diagonale en travers de son dos.
De la fenêtre, Otsū cria en réponse :
— Mon Dieu, tu n’as pas perdu de temps !
— Je ne perds jamais de temps ! répliqua Jōtarō. Vous n’êtes pas encore prête ? Pourquoi les femmes mettent-elles si longtemps à s’habiller et à faire leurs bagages ?
Il se dorait au soleil, dans la cour, en bâillant paresseusement. Mais de nature impatiente, il s’ennuyait vite.
— ... Vous n’avez pas encore fini ? cria-t-il à nouveau.
— J’arrive dans une minute, répondit Otsū.
Elle avait déjà fini ses bagages, mais les jeunes filles ne voulaient pas la laisser partir. Pour essayer de s’arracher à elles, Otsū leur dit sur un ton apaisant :
— ... Ne soyez pas tristes. Je reviendrai vous voir un de ces jours. En attendant, prenez bien soin de vous.
Elle avait le sentiment inconfortable que c’était faux : étant donné ce qui s’était passé, il y avait peu de chance qu’elle revînt jamais. Les jeunes filles s’en doutaient peut-être ; plusieurs pleuraient. Enfin, l’une d’elles proposa que toutes accompagnent Otsū jusqu’au pont sacré qui franchit la rivière Isuzu. Là-dessus, rassemblées autour d’elle, elles l’escortèrent hors de la maison. Comme elles ne voyaient pas Jōtarō, elles l’appelèrent, les mains en porte-voix ; pas de réponse. Otsū, trop habituée à ses manières pour être inquiète, leur dit :
— Il a dû se lasser d’attendre, et prendre les devants.
— Quel petit garçon désagréable ! s’exclama l’une des jeunes filles.
Une autre leva soudain les yeux sur Otsū en demandant :
— C’est votre fils ?
— Mon fils ? Comment diable avez-vous pu imaginer ça ? Je n’aurai vingt et un ans que l’année prochaine. J’ai donc l’air assez vieille pour avoir un enfant aussi grand ?
— Non, mais quelqu’un a dit qu’il était à vous.
Au souvenir de sa conversation avec Arakida, Otsū rougit, puis se consola en songeant que peu importait ce que les gens disaient, tant que Musashi avait confiance en elle.
A cet instant, Jōtarō accourut.
— Dites donc, en voilà des manières ! fit-il avec une expression boudeuse. Vous commencez par me faire attendre des siècles, et maintenant vous partez sans moi.
— Mais tu n’étais pas à ta place, lui fit remarquer Otsū.
— Vous auriez pu me chercher, non ? J’ai vu un homme, là-bas, sur la grand-route de Toba, qui ressemblait un peu à mon maître. J’ai couru voir si c’était bien lui.
— Un homme qui ressemblait à Musashi ?
— Oui, mais ce n’était pas lui. Je suis allé jusqu’à cette rangée d’arbres, et j’ai bien regardé l’homme, de dos ; mais ça ne pouvait pas être Musashi. L’homme en question boitait.
C’était toujours ainsi lorsque Otsū et Jōtarō voyageaient. Il ne se passait pas un jour sans une lueur d’espoir, suivie de déception. Partout où ils allaient, quelqu’un leur évoquait Musashi : l’homme qui passait devant la fenêtre, le samouraï sur le bateau qui venait de partir, le rōnin à cheval, le passager de palanquin à peine entrevu. Pleins d’espoir, ils couraient voir, mais seulement pour se retrouver l’un en face de l’autre, l’air découragé. Cela s’était déjà produit des douzaines de fois. C’est pourquoi Otsū n’était plus aussi bouleversée qu’autrefois, bien que Jōtarō fût déconfit. Pour se consoler par le rire, elle dit :
— Dommage que tu te sois trompé, mais ne m’en veux pas d’avoir pris les devants. Je croyais te trouver au pont. Tu sais, tout le monde dit que si l’on part en voyage de mauvaise humeur, on le restera d’un bout à l’autre. Allons, faisons la paix.
Bien qu’il parût satisfait, Jōtarō se retourna et regarda avec brusquerie les jeunes filles qu’ils traînaient après eux.
— Qu’est-ce qu’elles font toutes là ? Elles viennent avec nous ?
— Bien sûr que non. Elles regrettent seulement de me voir partir ; aussi ont-elles la gentillesse de nous accompagner jusqu’au pont.
— Mon Dieu, comme c’est aimable à elles ! dit Jōtarō en imitant la façon de parler d’Otsū, ce qui provoqua un éclat de rire général.
Maintenant qu’il s’était joint au groupe, l’angoisse de la séparation s’atténuait, et les jeunes filles recouvraient leur bonne humeur.
— Otsū, s’écria l’une d’elles, vous tournez du mauvais côté ; ce n’est pas le chemin du pont !
— Je sais, répondit paisiblement Otsū.
Elle avait tourné en direction du portail de Tamagushi pour saluer le sanctuaire intérieur. Elle frappa une fois ses mains l’une contre l’autre, inclina la tête vers le sanctuaire, et garda quelques instants une attitude de prière silencieuse.
— Ah ! je vois, murmura Jōtarō. Elle ne croit pas devoir partir sans avoir fait ses adieux à la déesse.
Il se bornait à la regarder de loin ; mais les jeunes filles se mirent à le pousser dans le dos en lui demandant pourquoi il ne suivait pas l’exemple d’Otsū.
— Moi ? dit l’enfant, incrédule. Je ne veux m’incliner devant aucun sanctuaire.
— Il ne faut pas dire ça. Un jour, tu en seras puni.
— Je me sentirais tout bête à m’incliner comme ça.
— Qu’est-ce qu’il y a de bête à témoigner ton respect envers la déesse du soleil ? Ce n’est pas une de ces divinités subalternes qu’ils adorent dans les grandes villes.
— Je sais, je sais.
— Eh bien, alors, pourquoi ne la salues-tu pas ?
— Parce que je ne veux pas !
— Indocile, hein ?
— La ferme, idiotes ! Toutes !
— Mon Dieu ! s’exclamèrent en chœur les jeunes filles, consternées par sa grossièreté.
— Quel monstre ! s’écria l’une d’elles.
A ce moment, Otsū, ayant terminé ses dévotions, revenait vers eux.
— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle. Vous avez l’air bouleversées.
L’une des jeunes filles explosa :
— Il nous a traitées d’idiotes, uniquement parce que nous tâchions de le faire s’incliner devant la déesse.
— Voyons, Jōtarō, tu sais que ça n’est pas bien, le gronda Otsū. En vérité, tu devrais faire une prière.
— Pourquoi ?
— N’as-tu pas dit toi-même que lorsque tu croyais Musashi sur le point d’être tué par les prêtres du Hōzōin, tu as levé les mains pour prier de toutes tes forces ? Pourquoi ne peux-tu donc prier ici aussi ?
— Mais... eh bien, elles sont toutes à me regarder.
— Bon, nous nous retournerons ; comme ça, nous ne pourrons te voir.
Elles tournèrent toutes le dos à l’enfant, mais Otsū lui jeta un coup d’œil à la dérobée. Il courait consciencieusement vers le portail de Tamagushi. Quand il l’atteignit, face au sanctuaire, de façon très enfantine, il exécuta une profonde révérence aussi rapide que l’éclair.
Musashi était assis sur l’étroite véranda d’une petite boutique de fruits de mer, face à l’océan. Spécialité de la maison : bigorneaux servis bouillants dans leur coquille. Deux pêcheuses, paniers de turbots frais aux bras, et un batelier se tenaient près de la véranda. Tandis que le batelier pressait Musashi de faire un tour aux îles que l’on voyait au large, les deux femmes tâchaient de le convaincre d’emporter des bigorneaux, où qu’il allât.
Musashi s’affairait à enlever de son pied le pansement souillé de pus. Ayant souffert intensément de sa blessure, il avait peine à croire que la fièvre et l’enflure eussent enfin disparu. Le pied avait repris sa dimension normale, et bien que la peau en fût blême et ridée, il n’était presque plus douloureux.
Chassant de la main batelier et pêcheuses, il posa sur le sable son pied sensible, et alla au bord de l’eau le laver. Revenu sur la véranda, il attendit la serveuse qu’il avait envoyée acheter des guêtres de cuir et des sandales neuves. Au retour de celle-ci, il les chaussa et fit quelques pas prudents. Il boitait encore, mais rien à comparer avec les jours précédents.
Le vieux qui faisait cuire les bigorneaux leva les yeux.
— Le passeur vous appelle. Vous n’aviez pas l’intention de traverser jusqu’à Ominato ?
— Si. Je crois que de là-bas, il y a un bateau régulier pour Tsu.
— Exact, et il y a aussi des bateaux pour Yokkaichi et Kuwana.
— Encore combien de jours avant la fin de l’année ?
Le vieux se mit à rire.
— Je vous envie, dit-il. On voit bien que vous n’avez pas à payer de dettes de fin d’année. Demain, c’est le vingt-quatre.
— Seulement ? Je croyais qu’on était plus tard.
— C’est beau, la jeunesse !
Tandis qu’il se hâtait vers l’embarcadère du bac, Musashi avait envie de continuer à courir, de plus en plus loin, de plus en plus vite. Passer de l’état d’invalide à celui d’homme en bonne santé lui avait remonté le moral, mais ce qui le rendait bien plus heureux, c’était l’expérience spirituelle qu’il avait eue ce matin-là.
Le bac était déjà plein mais il réussit à s’y faire une place. De l’autre côté de la baie, à Ominato, il prit un bateau plus grand à destination d’Owari. Les voiles se gonflèrent, et le bateau glissa sur la surface pareille à un miroir de la baie d’Ise. Musashi, parqué avec les autres passagers, regardait en silence, de l’autre côté de l’eau, à sa gauche, le vieux marché, Yamada et la grand-route de Matsuzaka. S’il se rendait à Matsuzaka, il aurait peut-être des chances de rencontrer le prodigieux escrimeur Mikogami Tenzen ; mais non, il était trop tôt pour cela. Il débarqua à Tsu comme prévu.
A peine descendu du bateau, il remarqua un homme qui marchait devant lui avec une courte barre à la ceinture. La barre était entourée d’une chaîne, et au bout de la chaîne il y avait une boule. L’homme portait également un court sabre de campagne, dans un fourreau de cuir. Il paraissait quarante-deux, quarante-trois ans ; son visage, aussi sombre que celui de Musashi, était grêlé, et ses cheveux roussâtres étaient tirés en arrière en toupet.
On aurait pu le prendre pour un maraudeur, n’eût été le jeune garçon qui le suivait. Les deux joues noires de suie, il portait un marteau de forgeron ; c’était manifestement un apprenti.
— Attendez-moi, maître !
— Avance !
— J’ai laissé le marteau sur le bateau.
— Alors, comme ça, tu oublies les outils qui te servent à gagner ta vie ?
— Je suis retourné le chercher.
— Et je suppose que tu en es fier. La prochaine fois que tu oublies quelque chose, je te fracasse le crâne !
— Maître..., supplia l’enfant.
— Silence !
— Ne pouvons-nous passer la nuit à Tsu ?
— Il fait encore plein jour. Nous pourrons être chez nous à la tombée de la nuit.
— Ça ne fait rien ; j’aimerais m’arrêter quelque part. Puisque nous voyageons, autant en profiter.
— Ne dis pas de bêtises !
La rue qui menait en ville était bordée de marchands de souvenirs, et infestée de rabatteurs d’auberges, comme dans tous les autres ports. L’apprenti perdit à nouveau de vue son maître et scruta la foule d’un air anxieux jusqu’à ce que l’homme sortît d’un magasin de jouets avec une petite roue de couleurs vives.
— ... Iwa ! cria-t-il au petit.
— Oui, monsieur.
— Porte-moi donc ça. Et fais attention de ne pas le casser ! Enfonce-le dans ta boutonnière.
— C’est un souvenir pour le bébé ?
— Mmm..., grogna l’homme.
Après un voyage d’affaires de quelques jours, il était impatient de voir le large sourire ravi de l’enfant lorsqu’il lui tendrait le jouet.
L’on eût dit que les deux inconnus conduisaient Musashi. Chaque fois qu’il avait l’intention de tourner, ils tournaient devant lui. Musashi se disait que ce forgeron devait être Shishido Baiken ; mais il n’en était pas sûr ; aussi improvisa-t-il une stratégie toute simple afin de s’en assurer. Feignant de ne pas les remarquer, il les dépassa un moment puis se remit à la traîne en ne cessant de les écouter. Ils traversèrent la ville-château puis se dirigèrent vers la route de montagne menant à Suzuka, vraisemblablement celle que prendrait Baiken afin de rentrer chez lui. Cela, joint aux bribes de conversation que Musashi avait surprises, lui fit conclure qu’il s’agissait bien de Baiken.
Il avait eu l’intention d’aller droit à Kyoto, mais cette rencontre fortuite se révélait trop tentante. Il s’approcha et dit aimablement :
— Vous rentrez à Umehata ?
La réponse de l’homme fut sèche :
— Oui, je vais à Umehata. Pourquoi ça ?
— Je me demandais si vous ne seriez pas Shishido Baiken.
— Si. Et vous, qui donc êtes-vous ?
— Je m’appelle Miyamoto Musashi. Je suis apprenti guerrier. Récemment, je suis allé chez vous, à Ujii, et j’ai rencontré votre épouse. J’ai l’impression que c’est la Providence qui nous fait nous rencontrer ici.
— Vraiment ? dit Baiken qui, l’air de comprendre soudain, demanda : Etes-vous l’homme qui séjournait à l’auberge de Yamada, celui qui voulait faire une passe d’armes avec moi ?
— Comment avez-vous appris ça ?
— Vous avez envoyé quelqu’un me chercher à la maison Arakida, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Je travaillais bien pour Arakida mais je n’habitais pas la maison. J’ai emprunté un lieu de travail au village. Il s’agissait d’un ouvrage que personne d’autre que moi ne pouvait faire.
— Je vois. J’ai appris que vous êtes spécialiste du fléau d’armes.
— Ha ! ha ! Mais vous disiez que vous avez rencontré ma femme ?
— Oui. Elle m’a fait la démonstration d’une des positions Yaegaki.
— Eh bien, ça devrait vous suffire. Inutile de me suivre. Oh ! bien sûr, je pourrais vous montrer beaucoup plus de choses qu’elle ; mais à peine les auriez-vous vues que vous prendriez le chemin de l’autre monde.
Musashi avait trouvé la femme très autoritaire, mais l’homme se montrait véritablement arrogant. Musashi était presque certain, d’après ce qu’il avait déjà vu, qu’il pouvait se mesurer à cet homme, mais il s’interdit trop de hâte. Takuan lui avait enseigné la première leçon de l’existence : que le monde contient beaucoup de gens qui risquent fort de vous être supérieurs. Leçon qu’avaient confirmée ses expériences au Hōzōin et au château de Koyagyū. Avant de laisser son orgueil et sa confiance en lui l’amener à sous-estimer un adversaire, il voulait le jauger sous tous les angles. Tout en assurant ses bases, il resterait sociable, même si cela risquait parfois de paraître lâche ou servile à son adversaire.
En réponse à la remarque méprisante de Baiken, il dit avec une expression de respect qui convenait à sa jeunesse :
— Je vois. J’ai bien appris beaucoup de votre épouse, mais puisque j’ai la chance de vous rencontrer je vous serais reconnaissant de m’en dire davantage sur l’arme que vous employez.
— Si vous ne voulez que parler, très bien. Avez-vous l’intention de passer la nuit à l’auberge, près de la barrière ?
— Oui, à moins que vous n’ayez l’amabilité de m’héberger une autre nuit.
— Vous êtes le bienvenu si vous acceptez de coucher dans la forge avec Iwa. Mais je ne tiens pas une auberge, et nous n’avons pas d’autre lit.
Au coucher du soleil, ils atteignirent le pied du mont Suzuka ; le petit village, sous des nuages rouges, avait l’air aussi paisible qu’un lac. Iwa courut en avant annoncer leur arrivée, et lorsqu’ils parvinrent à la maison la femme de Baiken attendait sous l’auvent, tenant le bébé et la roue.
— Regarde, regarde, regarde ! roucoulait-elle. Papa est parti ; papa est revenu. Regarde, le voilà.
En un clin d’œil, papa cessa d’être l’image même de l’arrogance pour fondre en un sourire paternel.
— Regarde, mon garçon, voilà papa, bêtifia-t-il en levant la main pour faire danser ses doigts.
Mari et femme disparurent à l’intérieur et s’assirent ; ils ne parlaient que du bébé et de sujets domestiques, sans s’occuper de Musashi.
Enfin, quand le dîner fut prêt, Baiken se rappela son hôte.
— Ah ! oui, donne donc à cet homme quelque chose à manger, dit-il à son épouse.
Musashi, assis dans la forge au sol en terre battue, se chauffait au feu. Il n’avait pas même ôté ses sandales.
— Il était au même endroit l’autre jour. Il a passé la nuit, répondit avec maussaderie la femme.
Elle mit du saké à chauffer dans l’âtre, devant son mari.
— Jeune homme ! appela Baiken. Vous buvez du saké ?
— Ça ne me déplaît pas.
— Prenez-en une coupe.
— Merci.
Musashi se rendit au seuil de la salle du foyer, reçut une coupe de saké local, qu’il porta à ses lèvres. Il avait un goût aigre. Après l’avoir avalé, il offrit la coupe à Baiken en disant :
— ... Permettez-moi de vous en verser une coupe.
— Ne vous inquiétez pas, j’en ai une.
Il regarda Musashi un instant puis demanda :
— ... Quel âge avez-vous ?
— Vingt-deux ans.
— D’où venez-vous ?
— Du Mimasaka.
Les yeux de Baiken, repartis errer ailleurs, revinrent soudain à Musashi qu’ils réexaminèrent de la tête aux pieds.
— Voyons, vous me l’avez dit il y a un moment. Votre nom... quel est votre nom ?
— Miyamoto Musashi.
— Comment écrivez-vous Musashi ?
— Cela s’écrit de la même façon que Takezō.
La femme entra et posa de la soupe, des marinades, des baguettes et un bol de riz sur la natte de paille, devant Musashi.
— Mangez ! dit-elle sans cérémonie.
— Merci, répondit Musashi.
Baiken attendit quelques secondes, puis déclara, comme se parlant à lui-même :
— Il est chaud maintenant... le saké.
En versant une autre coupe à Musashi, il demanda d’un air dégagé :
— ... Est-ce que ça veut dire qu’on vous appelait Takezō quand vous étiez plus jeune ?
— Oui.
— On vous donnait encore ce nom quand vous aviez environ dix-sept ans ?
— Oui.
— Quand vous aviez cet âge à peu près, est-ce que par hasard vous n’étiez pas à la bataille de Sekigahara avec un autre garçon de votre âge approximativement ?
Ce fut le tour de Musashi d’être surpris.
— Comment le saviez-vous ? dit-il avec lenteur.
— Oh ! je sais pas mal de choses. J’étais à Sekigahara, moi aussi.
A cette nouvelle, Musashi se sentit mieux disposé envers l’homme ; Baiken, lui aussi, parut soudain plus cordial.
— ... Je me disais bien que je vous avais vu quelque part, reprit le forgeron. Nous devons nous être rencontrés sur le champ de bataille.
— Vous étiez dans le camp d’Ukita, vous aussi ?
— Je vivais alors à Yasugawa, et je suis allé à la guerre avec un groupe de samouraïs de l’endroit. Nous étions en première ligne.
— Vraiment ? Nous avons dû nous voir à ce moment-là.
— Que diable est-il arrivé à votre ami ?
— Je ne l’ai pas revu depuis.
— Depuis la bataille ?
— Pas exactement. Nous sommes restés quelque temps dans une maison d’Ibuki, à attendre la guérison de mes blessures. C’est là que nous... euh... nous sommes séparés. Je ne l’ai pas revu depuis.
Baiken fit savoir à sa femme qu’ils n’avaient plus de saké. Elle était déjà couchée avec le bébé.
— Il n’y en a plus, répondit-elle.
— J’en veux encore. Et tout de suite !
— Pourquoi boire autant ce soir, en particulier ?
— Nous avons par ici une intéressante petite conversation. Il nous faut encore du saké.
— Mais il n’y en a pas.
— Iwa ! appela-t-il à travers la mince cloison de planches, dans un coin de la forge.
— Qu’est-ce qu’il y a, monsieur ? dit l’enfant.
Il poussa la porte et passa la tête en se baissant car la porte était basse.
— Va donc chez Onosaku emprunter une bouteille de saké.
Musashi avait assez bu.
— Si ça ne vous ennuie pas, je vais manger, dit-il en prenant ses baguettes.
— Non, non, attendez, fit Baiken en se hâtant de saisir Musashi par le poignet. Il n’est pas temps de manger. Maintenant que j’ai envoyé chercher du saké, prenez-en encore un peu.
— Si vous l’avez envoyé chercher pour moi, vous n’auriez pas dû. Je ne crois pas que je puisse boire une goutte de plus.
— Allons donc ! insista Baiken. Vous disiez vouloir en savoir davantage au sujet du fléau d’armes. Je vous dirai tout ce que je sais, mais buvons quelques coupes en bavardant.
Lorsqu’Iwa revint avec le saké, Baiken en versa dans une jarre à chauffer qu’il mit sur le feu, et parla longuement du fléau d’armes et des moyens de s’en servir avec profit au combat. Son avantage, dit-il à Musashi, c’est qu’à la différence du sabre il ne donnait pas à l’ennemi le temps de se défendre. En outre, avant d’attaquer directement l’ennemi, l’on pouvait lui arracher son arme avec la chaîne. On lançait la chaîne avec adresse, on tirait d’un coup sec, et l’ennemi n’avait plus de sabre.
Baiken, en restant assis, fit la démonstration d’une posture.
— Vois-tu, tu tiens la faucille de la main gauche et la boule de la droite. Si l’ennemi vient à toi, tu l’attaques avec la lame, et puis tu lui lances la boule à la figure. C’est une méthode.
Changeant de position, il poursuivit :
— ... Et maintenant, dans le même cas, lorsqu’il y a un certain espace entre toi et l’ennemi, tu lui enlèves son arme avec la chaîne. Peu importe le type d’arme : sabre, lance, gourdin, que sais-je encore ?
Baiken poursuivit à l’infini, indiquant à Musashi des façons de lancer la boule ; les dix traditions orales au moins qui concernaient l’arme ; comment la chaîne ressemblait à un serpent ; comment on pouvait, en alternant avec astuce les mouvements de la chaîne et de la faucille, créer des illusions d’optique en vue de faire fonctionner la défense de l’ennemi à son propre détriment ; toutes les méthodes secrètes pour utiliser l’arme.
Musashi était fasciné. Quand il entendait parler de cette manière, il écoutait avec son corps entier, désireux d’absorber le moindre détail.
La chaîne. La faucille. Deux mains...
Tandis qu’il écoutait, d’autres idées germaient dans son esprit. « Le sabre se manie d’une seule main, mais l’homme a deux mains... »
La seconde bouteille de saké était vide. Baiken avait beaucoup bu, mais forcé Musashi à boire encore davantage ; le jeune homme avait largement dépassé ses limites ; de sa vie il n’avait été aussi ivre.
— Réveille-toi ! cria Baiken à sa femme. Laisse notre hôte dormir là. Toi et moi pourrons coucher dans la chambre du fond. Va préparer le lit.
La femme ne bougeait pas.
— ... Debout ! fit Baiken, plus fort. Notre hôte est fatigué. Laisse-le se coucher tout de suite.
Maintenant, les pieds de son épouse étaient bien réchauffés ; se lever serait désagréable.
— Tu as dit qu’il pourrait dormir dans la forge avec Iwa, marmonna-t-elle.
— Assez d’impertinences. Fais ce que je te dis !
Elle se leva, piquée, et gagna dignement la chambre du fond. Baiken prit dans ses bras le bébé endormi en disant :
— ... Ce sont de vieilles couvertures, mais tu as le feu juste à côté de toi. Si tu as soif, il y a de l’eau dessus pour le thé. Couche-toi. Installe-toi bien.
Et il passa lui aussi dans la chambre du fond. Quand la femme revint pour changer les oreillers, la mauvaise humeur avait disparu de son visage.
— Mon mari a beaucoup bu lui aussi, déclara-t-elle, et son voyage a dû le fatiguer. Il dit qu’il a l’intention de faire la grasse matinée ; aussi, prenez vos aises et dormez aussi longtemps que vous voudrez. Demain, je vous donnerai un bon petit déjeuner bien chaud.
— Merci.
Musashi ne trouva rien d’autre à dire. Il était impatient de se débarrasser de ses guêtres de cuir et de son manteau.
— ... Merci beaucoup.
Il se glissa dans les couvertures encore chaudes, mais son propre corps était encore plus brûlant d’alcool. La femme, debout sur le seuil, le regarda puis souffla doucement la chandelle en disant :
— Bonne nuit.
Musashi avait l’impression qu’un cercle d’acier lui entourait la tête ; les tempes lui battaient douloureusement. Il se demandait pourquoi il avait bu tellement plus que d’habitude. Bien qu’il se sentît dans un état affreux, il ne pouvait s’empêcher de penser à Baiken. Pourquoi le forgeron, à peine poli d’abord, était-il devenu soudain amical et avait-il envoyé chercher un supplément de saké ? Pourquoi sa désagréable épouse était-elle brusquement devenue douce et prévenante ? Pourquoi lui avait-on donné ce lit bien chaud ?
Tout cela semblait inexplicable ; mais avant que Musashi n’eût résolu ce mystère, la torpeur l’envahit. Il ferma les yeux, prit quelques respirations profondes, et remonta les couvertures. Seul, son front demeurait visible, éclairé de temps en temps par les étincelles du foyer. Peu à peu, l’on entendit une respiration profonde et régulière.
L’épouse de Baiken se retira sur la pointe des pieds dans la chambre du fond.
Musashi eut un rêve, ou plutôt un fragment de rêve incessamment répété. Un souvenir d’enfance voletait comme un insecte dans son esprit assoupi, essayant, semblait-il, d’écrire quelque chose en lettres lumineuses. Il entendait les paroles d’une berceuse :
Dors, dors.
Les bébés qui dorment sont gentils...
De retour à la maison, au Mimasaka, il entendait la berceuse qu’avait chantée en dialecte d’Isa la femme du forgeron. Il était bébé dans les bras d’une femme au teint clair d’une trentaine d’années... sa mère... Cette femme devait être sa mère. Contre la poitrine de sa mère, il levait les yeux vers son pâle visage.
«... méchants, et ils font pleurer leur mère aussi... » En le berçant dans ses bras, sa mère chantait avec douceur. Son fin visage distingué paraissait légèrement bleuâtre, comme une fleur de poirier. Il y avait un mur, un long mur de pierre, sur lequel poussait de l’hépatique. Et un mur en terre au-dessus de quoi des branches s’assombrissaient dans la nuit tombante. De la maison rayonnait la lumière d’une lampe. Des larmes brillaient sur les joues de sa mère. Le bébé regardait avec étonnement les larmes.
— Va-t’en ! Retourne chez toi !
C’était la voix menaçante de Munisai, venue de l’intérieur de la maison. Et il s’agissait d’un ordre. La mère de Musashi se levait lentement. Elle courait le long d’un long quai de pierre. En pleurant, elle se jetait dans la rivière et gagnait le centre.
Incapable de parler, le bébé se convulsait dans les bras de sa mère, essayait de l’avertir qu’un danger l’attendait. Plus il s’agitait, plus elle le serrait. Sa joue humide caressait la sienne.
— Takezō, demandait-elle, es-tu l’enfant de ton père ou celui de ta mère ?
Munisai criait de la berge. La mère de Musashi s’enfonçait sous les eaux. Le bébé, jeté sur les galets de la rive, hurlait parmi des primevères en fleurs.
Musashi ouvrit les yeux. Quand il recommença de s’assoupir, une femme – sa mère ? quelqu’un d’autre ? — fit intrusion dans son rêve et le réveilla de nouveau. Musashi ne se rappelait pas la physionomie de sa mère. Bien qu’il pensât fréquemment à elle, il n’aurait pu dessiner son visage. Chaque fois qu’il voyait une autre mère, il se disait que la sienne lui avait peut-être ressemblé.
« Pourquoi cette nuit ? » songeait-il.
Le saké s’était dissipé. Il ouvrit les yeux et regarda le plafond. Le noir de la suie s’éclairait d’une lueur rougeâtre, reflet des tisons du foyer. Son regard se posa sur la roue pendue au plafond, au-dessus de lui. Il remarqua aussi que l’odeur de la mère et de l’enfant imprégnait encore les couvertures. Avec un vague sentiment de nostalgie, il gisait là, à moitié endormi, les yeux fixés sur la roue.
La roue se mit lentement à tourner. Rien de surprenant à cela ; elle était faite pour tourner. Mais... mais seulement s’il y avait du vent ! Musashi entreprit de se lever puis s’arrêta et écouta avec attention. Il entendait une porte que l’on faisait glisser doucement pour la fermer. La roue cessa de tourner.
Musashi reposa silencieusement la tête sur l’oreiller, et tâcha de comprendre ce qui se passait dans la maison. L’on eût dit un insecte sous une feuille, essayant de deviner le temps qu’il faisait au-dessus. Tout son corps résonnait aux moindres modifications de son environnement ; ses nerfs sensitifs étaient tendus à se rompre. Il savait que sa vie se trouvait en danger, mais pourquoi ?
« Est-ce un repaire de brigands ? » commença-t-il par se demander ; mais non. S’il s’était agi de voleurs professionnels, ils auraient su qu’il n’avait rien qui méritât d’être volé.
« A-t-il quelque chose contre moi ? » Cela ne semblait pas tenir non plus. Musashi avait la certitude absolue de n’avoir jamais vu Baiken auparavant.
Sans en comprendre le motif, il sentait dans sa chair que quelqu’un ou quelque chose menaçait son existence même. Il savait aussi que ce mystérieux adversaire était tout proche ; il fallait décider rapidement s’il allait rester couché à attendre sa venue, ou s’abriter à temps.
Passant la main sur le seuil de la forge, il tâtonna à la recherche de ses sandales. Il enfila l’une, puis l’autre, sous la couverture, au pied du lit.
La roue se remit à tournoyer. A la lueur du feu, elle tournait comme une fleur ensorcelée. Il y avait des bruits de pas à peine audibles, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la maison, tandis que Musashi tassait en silence la literie pour lui donner grosso modo la forme d’un corps humain.
Sous le court rideau pendu au seuil parurent deux yeux appartenant à un homme qui entrait en rampant, son sabre dégainé. Un autre, portant une lance et rasant le mur, se glissa au pied du lit. Tout deux regardaient fixement la literie en écoutant la respiration du dormeur. Puis, comme un nuage de fumée, un troisième bondit en avant. C’était Baiken, qui tenait la faucille dans la main gauche et la boule dans la droite.
Les regards des hommes se croisèrent, et ils synchronisèrent leur souffle. L’homme qui se trouvait au chevet du lit envoya d’un coup de pied l’oreiller en l’air, et l’homme qui se trouvait au pied, sautant dans la forge, visa de sa lance la forme couchée. Cachant derrière son dos la faucille, Baiken cria :
— Debout, Musashi !
Aucune réponse ne vint du lit immobile. L’homme à la lance rejeta les couvertures.
— Il n’est pas là ! cria-t-il.
Baiken, en promenant des regards perplexes autour de la pièce, aperçut la roue qui tournait rapidement.
— Il y a quelque part une porte ouverte ! s’exclama-t-il.
Bientôt, un autre homme poussa des cris de colère. La porte qui menait de la forge à une allée contournant le dos de la maison était ouverte d’une soixantaine de centimètres, et un vent mordant s’engouffrait à l’intérieur.
— Il est sorti par ici !
— Qu’est-ce que fabriquent ces imbéciles ? cria Baiken en s’élançant au-dehors.
De sous les auvents et hors des coins sombres s’avançaient des formes noires.
— Maître ! Ça s’est bien passé ? demanda une voix basse, excitée.
Baiken écumait.
— Que veux-tu dire, espèce d’idiot ? Pourquoi donc crois-tu que je t’ai posté ici pour faire le guet ? Il a filé ! Il doit être passé par ici.
— Parti ? Comment est-ce qu’il a pu sortir ?
— Tu oses me le demander ? Triple buse !
Beiken rentra et arpenta nerveusement la pièce.
— ... Il ne peut être parti que dans deux directions : ou bien il est monté au gué de Suzuka, ou bien il est retourné à la grand-route de Tsu. Dans les deux cas, il ne saurait être loin. Rattrapez-le !
— De quel côté croyez-vous qu’il soit allé ?
— Euh... Je vais du côté de Suzuka. Chargez-vous de la route du bas !
Les hommes de l’intérieur se joignirent à ceux de l’extérieur, formant un groupe hétéroclite d’une dizaine d’individus, tous armés. L’un d’eux, qui portait un mousquet, avait l’air d’un chasseur ; un autre, muni d’un petit sabre de campagne, devait être un bûcheron. Comme ils se séparaient, Baiken cria :
— Si vous le trouvez, tirez un coup de feu ; alors, que tout le monde se rassemble !
Ils se mirent allègrement en route, mais au bout d’une heure environ revinrent à la débandade, l’oreille basse, tenant entre eux des propos découragés. Ils s’attendaient à une mercuriale de leur chef, mais en arrivant à la maison ils trouvèrent Baiken assis par terre dans la forge, les yeux baissés et sans expression. Comme ils tentaient de lui remonter le moral, il déclara :
— Inutile de gémir là-dessus maintenant.
En quête d’un moyen de passer sa colère, il empoigna un morceau de bois calciné qu’il cassa d’un coup sec sur son genou.
— ... Apporte-moi du saké ! J’ai envie de boire.
Il ranima le feu, et jeta du petit bois dessus. La femme de Baiken, tout en essayant de calmer le bébé, lui rappela qu’il n’y avait plus de saké. L’un des hommes se porta volontaire pour aller chez lui en chercher, ce qu’il fit avec célérité. Le breuvage fut bientôt chaud, et l’on passa les coupes à la ronde.
La conversation était sporadique et mélancolique :
— Ça me rend fou.
— Le petit salaud !
— Il a de la chance.
— Vous inquiétez pas, maître. Vous avez fait tout votre possible. Les hommes du dehors ont raté leur coup.
Les susnommés, honteux, présentèrent leurs excuses. Ils tâchèrent d’enivrer Baiken afin qu’il s’endormît, mais il restait assis là, à faire la grimace à cause de l’amertume du saké, mais sans accuser personne de l’échec. Enfin, il dit :
— Je n’aurais pas dû faire tant d’histoires, et demander leur aide à un aussi grand nombre d’entre vous. J’aurais pu me charger de lui tout seul, mais je me suis dit qu’il valait mieux être prudent. Après tout, il a tué mon frère, et Tsujikaze Temma n’était pas une mauviette.
— Est-il vraiment possible que ce rōnin soit le garçon qui se cachait voilà quatre ans chez Okō ?
— Il doit l’être. C’est l’âme de mon frère mort qui l’a amené ici, j’en suis sûr. Au début, je ne m’en doutais pas le moins du monde ; mais alors, il m’a dit avoir été à Sekigahara, et qu’autrefois il s’appelait Takezō. Son âge correspond. Je sais que c’est lui.
— Allons, maître, n’y pensez plus cette nuit. Couchez-vous. Reposez-vous.
Tous l’aidèrent à se mettre au lit ; quelqu’un ramassa l’oreiller que l’on avait écarté d’un coup de pied, et le lui mit sous la tête. Aussitôt que Baiken eut fermé les yeux, un ronflement sonore remplaça la colère qui l’avait rempli.
Les hommes se saluèrent l’un l’autre de la tête et se dispersèrent dans la brume du petit matin. C’était de la racaille : sous-ordres de pillards comme Tsujikaze Temma d’Ibuki et Tsujikaze Kōhei de Yasugawa, qui se faisait maintenant appeler Shishido Baiken. A moins qu’ils ne fussent des parasites au bas de l’échelle sociale. Poussés par les temps nouveaux, ils étaient devenus cultivateurs, artisans ou chasseurs, mais ils avaient encore des crocs qui n’étaient que trop prêts à mordre les honnêtes gens lorsque l’occasion s’en présentait.
Dans la maison, l’on n’entendait que le souffle des dormeurs.
A l’angle du couloir qui reliait l’atelier à la cuisine, à côté d’un grand four en terre, se dressait une pile de bois à brûler. Au-dessus pendaient un parapluie et de grosses pèlerines de paille contre la pluie. Dans l’ombre, entre le four et le mur, une des capes imperméables remua ; silencieuse, elle s’éleva contre le mur, centimètre par centimètre, jusqu’à ce qu’elle fût pendue à un clou.
La silhouette d’un homme, noircie par la fumée, parut soudain sortir de la muraille elle-même. A aucun moment, Musashi n’avait quitté d’un pas la maison. Après s’être glissé hors des couvertures, il avait ouvert la porte extérieure, puis s’était confondu avec le bois à brûler en abaissant sur lui la cape imperméable.
En silence, il traversa la forge et regarda Baiken. « Végétations », diagnostiqua Musashi : Baiken ronflait violemment. La situation lui parut drôle, et il eut un large sourire.
Il se tint là quelques instants à réfléchir. De toute manière, il avait gagné sa passe d’armes avec Baiken. Nette victoire. Pourtant, l’homme étendu là, frère de Tsujikaze Temma, avait tenté de l’assassiner pour apaiser l’âme de son frère mort... admirable sentiment pour un simple pillard.
Musashi devait-il le tuer ? S’il le laissait vivre, il continuerait de guetter l’occasion de prendre sa revanche, et la prudence commandait à coup sûr de s’en débarrasser aussitôt. Mais une question subsistait : méritait-il d’être tué ?
Musashi médita quelque temps, avant de parvenir à ce qui paraissait la solution idéale. Il décrocha du mur, au pied de Baiken, une des propres armes du forgeron. Tout en tirant la lame de son sillon, il examina le visage endormi. Puis il enveloppa la lame dans un morceau de papier humide, et la disposa soigneusement en travers du cou de Baiken ; il recula pour admirer son œuvre.
La roue était endormie, elle aussi. Sans l’enveloppe de papier, se disait Musashi, la roue risquait, en s’éveillant au matin, de tourner comme une folle à la vue de la tête de son maître, tombée de l’oreiller.
Quand Musashi avait tué Tsujikaze Temma, il avait eu une raison, et de toute manière il brûlait encore de la fièvre du combat. Mais il n’avait rien à gagner au meurtre du forgeron. Et qui sait ? S’il le tuait, le petit propriétaire de la roue risquait de passer sa vie à chercher à venger le meurtre de son père.
Cette nuit-là, Musashi n’avait cessé de penser à son propre père et à sa propre mère. Debout là près de cette famille endormie, environné par la légère et douce odeur de lait maternel, il éprouvait un peu d’envie. Il avait même un certain regret à s’en aller.
Dans son cœur il leur parla : « Je regrette de vous avoir troublés. Dormez bien. » En silence il ouvrit la porte extérieure, et sortit.
Otsū et Jōtarō parvinrent tard dans la nuit à la barrière, descendirent dans une auberge, et se remirent en route avant que la brume du matin se dissipât. Du mont Fudesute ils gagnèrent à pied Yonkenjaya, où ils commencèrent à sentir sur leur dos la chaleur du soleil levant.
— Que c’est beau ! s’exclama Otsū en s’arrêtant pour contempler le large globe doré.
Elle paraissait pleine d’espoir et de bonne humeur. C’était l’un de ces merveilleux instants où tous les êtres vivants, même les animaux et les plantes, doivent éprouver plaisir et fierté à vivre ici-bas.
— Nous sommes les tout premiers sur la route, dit Jōtarō avec une satisfaction visible. Personne devant nous.
— Tu parais t’en vanter. Quelle importance ?
— C’est très important pour moi.
— Crois-tu que ça rendra la route plus courte ?
— Oh ! ce n’est pas ça. Seulement c’est agréable d’être le premier, même sur la route. Reconnaissez que ça vaut mieux que d’être à la traîne derrière des palanquins ou des chevaux.
— C’est vrai.
— Quand il n’y a personne d’autre que moi sur la route, j’ai l’impression qu’elle m’appartient.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas faire semblant d’être un grand samouraï à cheval, en train de surveiller tes vastes domaines. Je serai ta suite.
Elle ramassa une tige de bambou qu’elle agita cérémonieusement en criant d’un ton de psalmodie :
— ... Prosternez-vous, tous ! Prosternez-vous devant Sa Seigneurie !
De sous l’auvent d’une maison de thé, un homme jeta un coup d’œil interrogateur. Surprise à ce jeu d’enfant, Otsū rougit et continua rapidement sa route.
— Vous ne pouvez pas faire ça, protesta Jōtarō. Vous ne devez pas fuir la présence de votre maître. Si vous le faites, il me faudra vous mettre à mort !
— Je n’ai plus envie de jouer.
— C’est vous qui jouiez, pas moi.
— Oui, mais tu avais commencé. Mon Dieu ! L’homme du salon de thé continue à nous regarder. Il doit nous trouver stupides.
— Retournons-y.
— Pour quoi faire ? J’ai faim.
— Déjà ?
— Ne pourrions-nous manger maintenant la moitié des boulettes de riz que nous avons emportées pour déjeuner ?
— Un peu de patience. Nous n’avons pas encore parcouru trois kilomètres. Si je te laissais faire, tu mangerais cinq repas par jour.
— Peut-être. Mais moi, je ne prends pas des palanquins ou des chevaux de louage, comme vous.
— C’était seulement hier au soir, parce que la nuit tombait et que nous étions pressés. Si ça te gêne, aujourd’hui je ferai toute la route à pied.
— Aujourd’hui, ça devrait être mon tour de monter à cheval.
— Les enfants n’ont pas besoin de monter à cheval.
— Mais je veux essayer. Je peux ? Je vous en prie !
— Eh bien, peut-être, mais seulement aujourd’hui.
— J’ai vu un cheval attaché à la maison de thé. Nous pourrions le louer.
— Non, il est encore trop tôt dans la journée.
— Alors, vous ne parliez pas sérieusement quand vous avez dit que je pourrais monter !
— Si, mais tu n’es même pas fatigué encore. Ce serait gaspiller de l’argent que de louer un cheval.
— Vous savez parfaitement que je ne me fatigue jamais. Je ne serais pas fatigué si nous marchions cent jours et parcourions quinze cents kilomètres. Si je dois attendre d’être épuisé, je ne monterai jamais à cheval. Allons, Otsū, louons-le maintenant, pendant qu’il n’y a personne devant nous. Ça serait beaucoup plus sûr que lorsque la route est noire de monde. S’il vous plaît !
Comprenant que s’ils continuaient ainsi, ils perdraient le temps qu’ils avaient gagné, Otsū céda ; Jōtarō devina son acquiescement plutôt qu’il ne l’attendit, et regagna en courant la maison de thé.
Bien qu’il y eût en réalité quatre maisons de thé dans les parages, ainsi que l’indiquait le nom de Yonkenjaya, elles se trouvaient situées en différents points des pentes des monts Fudesute et Kutsukake. Celle qu’ils avaient dépassée était la seule en vue. Courant vers le patron et s’arrêtant pile, Jōtarō s’écria :
— Hé, là-bas, je veux un cheval ! Sortez-m’en un.
Le vieux ouvrait les volets, et les cris du gamin le réveillèrent en sursaut. L’air mauvais, il grogna :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu me casses les oreilles.
— Il me faut un cheval. S’il vous plaît, préparez-m’en un tout de suite. C’est combien pour Minakuchi ? Si ça n’est pas trop cher, je le prendrai peut-être même jusqu’à Kusatsu.
— Tu es le petit garçon de qui ?
— Je suis le fils de mon père et de ma mère, répliqua Jōtarō avec insolence.
— Je te croyais le rejeton indiscipliné du dieu de l’orage.
— C’est vous, le dieu de l’orage, n’est-ce pas ? Vous m’avez l’air aussi rapide que l’éclair.
— En voilà, un moutard !
— Apportez-moi le cheval, un point c’est tout.
— Ma parole, tu crois que ce cheval est à louer. Eh bien, non. Aussi, je crains bien de ne pas avoir l’honneur de le prêter à Votre Seigneurie.
— En ce cas, monsieur, n’aurais-je pas le plaisir de le louer ? répondit Jōtarō en imitant le ton de l’homme.
— Espèce d’effronté ! cria l’homme en attrapant dans le feu, sous son four, un morceau de petit bois allumé qu’il lança à l’enfant.
Le bâton enflammé manqua Jōtarō mais atteignit l’antique jument attachée sous l’auvent. Avec un hennissement déchirant, elle se cabra en se heurtant le dos contre une poutre.
— ... Chenapan ! glapit le patron.
Il bondit hors de sa boutique en postillonnant des malédictions, et courut à l’animal. Comme il déliait la corde et menait la jument dans la cour latérale, Jōtarō revint à la charge :
— Je vous en prie, prêtez-la-moi.
— Impossible.
— Et pourquoi donc ?
— Je n’ai pas de valet pour l’accompagner.
Maintenant aux côtés de Jōtarō, Otsū fit une proposition : s’il n’y avait pas de valet, elle pouvait payer d’avance la course, et renvoyer de Minakuchi la jument avec un voyageur venant dans l’autre sens. Ses manières agréables radoucirent le vieux qui crut pouvoir lui faire confiance. Il lui tendit la corde en disant :
— Dans ce cas vous pouvez l’emmener à Minakuchi ou même à Kusatsu, si vous voulez. Tout ce que je vous demande, c’est de la renvoyer.
Comme ils s’éloignaient, Jōtarō, fort en colère, s’exclama :
— Qu’est-ce que vous en dites ? Il m’a traité comme un chien, et dès qu’il a vu une jolie figure...
— Attention à ce que tu dis sur le vieil homme. Sa jument t’écoute. Elle risque de prendre la mouche et de te jeter bas.
— Vous croyez que cette vieille haridelle puisse avoir raison de moi ?
— Tu ne sais pas monter à cheval, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, que je sais monter à cheval.
— Alors, pourquoi donc essaies-tu de grimper par-derrière ?
— Eh bien aidez-moi à monter !
— Quel fléau !
L’ayant pris sous les aisselles, elle l’assit sur l’animal. Jōtarō promena sur le monde, au-dessous de lui, un regard majestueux.
— S’il vous plaît, marchez devant, Otsū, dit-il.
— Tu n’es pas assis comme il faut.
— Ne vous inquiétez pas. Je suis très bien.
— Bon, mais tu vas t’en mordre les doigts.
La corde dans une main, Otsū fit au revoir de l’autre au patron, et tous deux se mirent en route. Ils n’avaient pas fait cent pas qu’ils entendirent dans le brouillard, derrière eux, un cri violent accompagné d’un bruit de course.
— Qui ça pouvait-il bien être ? demanda Jōtarō.
— Est-ce nous que l’on appelle ? dit Otsū.
Ils arrêtèrent la jument et regardèrent autour d’eux. L’ombre d’un homme prit forme dans la brume blanche, pareille à de la fumée. D’abord, ils ne purent deviner que des contours, puis des couleurs ; mais l’homme fut bientôt assez proche pour leur permettre de distinguer son aspect d’ensemble et son âge approximatif. Une aura diabolique environnait son corps, comme s’il était accompagné d’un tourbillon de vent furieux. Il fut rapidement à côté d’Otsū, s’arrêta, et d’un geste prompt lui arracha la corde.
— Descends ! ordonna-t-il en levant sur Jōtarō des yeux furibonds.
La jument fit un écart en arrière. Agrippé à sa crinière, Jōtarō s’écria :
— Vous n’avez pas le droit ! J’ai loué cette jument, pas vous !
L’homme eut un reniflement de mépris, et dit :
— Vous, femme !
— Oui ? fit à voix basse Otsū.
— Je m’appelle Shishido Baiken. J’habite au village d’Ujii, là-haut dans les montagnes, au-delà de la barrière. Pour des raisons sur lesquelles je ne m’étendrai pas, je recherche un homme appelé Miyamoto Musashi. Il a pris cette route un peu avant le jour, ce matin. Il a dû passer par ici voilà plusieurs heures ; il me faut donc faire vite si je veux le rattraper à Yasugawa, à la frontière de l’Omi. Donnez-moi votre jument.
Il parlait très vite, en haletant. Dans l’air froid le brouillard se condensait en fleurs de givre sur les branches et les rameaux, mais son cou luisait de sueur ainsi qu’une peau de serpent.
Otsū se tenait immobile, mortellement pâle, comme si la terre au-dessous d’elle eût aspiré tout le sang de son corps. Les lèvres tremblantes, elle voulait désespérément s’assurer qu’elle avait bien entendu. Elle ne pouvait prononcer un traître mot.
— Vous avez dit Musashi ? laissa échapper Jōtarō.
Il était toujours agrippé à la crinière de la jument, mais ses bras et ses jambes tremblaient. Baiken se trouvait trop pressé pour remarquer leur réaction.
— Allons, commanda-t-il. Descends, et vite, ou je t’administre une raclée.
Il brandissait l’extrémité de la corde à la façon d’un fouet. Jōtarō secoua une tête inflexible :
— Je refuse.
— Qu’est-ce que ça veut dire : je refuse ?
— C’est mon cheval. Vous ne pouvez l’avoir. Ça m’est égal, que vous soyez pressé.
— Attention ! J’ai été bien gentil ; j’ai tout expliqué parce que vous n’êtes qu’une femme et un enfant qui voyagez seuls, mais...
— Je n’ai pas raison, Otsū ? l’interrompit Jōtarō. Nous n’avons pas à lui laisser la jument, hein ?
Otsū aurait pu embrasser l’enfant. En ce qui la concernait, il s’agissait moins de la jument que d’empêcher ce monstre d’aller plus vite.
— C’est vrai, dit-elle. Je ne doute pas que vous soyez pressé, monsieur, mais nous aussi. Vous pouvez louer l’un des chevaux qui font régulièrement la navette du haut en bas de la montagne. Cet enfant dit vrai : il est injuste d’essayer de nous prendre notre jument.
— Je refuse de descendre, répéta Jōtarō. Je mourrais plutôt !
— Vous êtes bien décidés à ne pas me donner la jument ? demanda Baiken d’un ton bourru.
— Vous auriez dû vous en rendre compte dès le début, répondit gravement Jōtarō.
— Sale gosse ! vociféra Baiken, rendu furieux par le ton du gamin.
Jōtarō, s’accrochant plus fort à la crinière de la jument, avait l’air d’une puce. Baiken leva la main, lui saisit la jambe et commença de tirer dessus pour le faire descendre. C’était l’instant ou jamais pour Jōtarō de faire usage de son sabre de bois, mais dans son trouble il oublia complètement l’arme. Face à un ennemi tellement plus fort que lui, la seule défense qui lui vint à l’esprit fut de cracher à la figure de Baiken, ce dont il ne se priva pas.
Otsū était épouvantée. La peur d’être blessée ou tuée par cet homme lui desséchait la bouche. Mais il n’était pas question de céder, de lui laisser prendre la jument. L’on pourchassait Musashi ; plus elle retarderait ce démon, plus Musashi aurait de temps pour fuir. Peu lui importait que la distance entre lui et elle-même s’accrût aussi – juste au moment où elle apprenait que du moins ils étaient sur la même route. Elle se mordit la lèvre, cria : « Vous ne pouvez pas faire ça ! » et frappa Baiken à la poitrine avec une force dont elle-même ne se savait point capable.
Baiken, encore en train de s’essuyer la figure, perdit l’équilibre ; en cet instant, Otsū saisit la poignée de son sabre.
— Garce ! aboya-t-il en cherchant à lui saisir le poignet.
Alors, il hurla de douleur : le sabre était déjà parti hors de son fourreau, et au heu du bras d’Otsū, sa main serrait la lame. Les bouts de deux doigts de sa main droite tombèrent par terre. Tenant sa main sanglante, il bondit en arrière, ce qui tira le sabre de son fourreau. L’éclair d’acier jailli de la main d’Otsū zébra le sol et s’immobilisa derrière elle.
Baiken avait commis une gaffe encore pire que la nuit précédente. Maudissant son imprudence, il chercha à se relever. Otsū, qui n’avait maintenant plus peur de rien, balançait latéralement la lame vers lui. Mais il s’agissait d’une grosse arme à large lame, longue de près d’un mètre, et que tous les hommes n’auraient pu marner facilement. Baiken esquiva ; les mains d’Otsū hésitèrent, et elle trébucha en avant. Elle sentit soudain ses poignets fléchir, et un sang rouge noirâtre lui jaillit au visage. Après un instant d’étourdissement, elle se rendit compte que le sabre avait entaillé la croupe de la jument.
La blessure était peu profonde, mais la jument fit un vacarme de tous les diables, se cabra et rua furieusement. Baiken, poussant des cris inarticulés, saisit le poignet d’Otsū pour essayer de lui reprendre son sabre ; mais à cet instant, la jument les envoya l’un et l’autre dans les airs. Puis, debout sur ses jambes de derrière, elle poussa un violent hennissement et partit comme une flèche sur la route, Jōtarō sinistrement cramponné à son dos, et laissant derrière elle une tramée sanglante.
Baiken titubait dans la poussière. Il savait qu’il ne pourrait pas rattraper la bête affolée ; aussi tourna-t-il ses regards furieux vers l’endroit où s’était trouvée Otsū. Elle ne s’y trouvait plus.
Au bout d’un moment, il aperçut son sabre au pied d’un mélèze, et se précipita pour le ramasser. Comme il se relevait, un déclic se fit dans son esprit : il devait y avoir un lien quelconque entre cette femme et Musashi ! Et si elle était l’amie de Musashi, elle ferait un excellent appât ; du moins saurait-elle où il se rendait.
Moitié courant, moitié glissant au bas du talus qui bordait la route, il contourna une ferme au toit de chaume, regarda sous le plancher et dans la grange, sous l’œil terrorisé d’une vieille femme voûtée comme une bossue derrière son rouet, dans la maison.
Alors, il aperçut Otsū qui s’élançait à travers un épais bosquet de cryptomerias vers la vallée qui s’étendait au-delà, avec ses plaques de neige récente.
Il dévala la colline avec la force d’une avalanche, et rattrapa bientôt la jeune fille.
— ... Garce ! criait-il en tendant la main gauche au point de lui toucher les cheveux.
Otsū tomba au sol et s’accrocha aux racines d’un arbre, mais son pied glissa et son corps passa par-dessus le bord d’une falaise où il oscilla comme un pendule. De la boue et des cailloux lui tombaient en plein visage tandis qu’elle levait les yeux vers ceux large ouverts de Baiken et son sabre étincelant.
— ... Folle ! fit-il avec mépris. Crois-tu donc que tu puisses t’en tirer, maintenant ?
Otsū jeta un coup d’œil en bas ; quinze à dix-huit mètres au-dessous d’elle, un ruisseau traversait le fond de la vallée. Curieusement, elle n’avait pas peur : elle considérait la vallée comme son salut. A l’instant de son choix, elle pourrait s’échapper en lâchant tout simplement l’arbre et en s’abandonnant à la merci de l’espace creusé au-dessous d’elle. Elle sentait la proximité de la mort ; mais au lieu de s’attarder là-dessus, son esprit se concentrait sur une image unique : Musashi. Elle avait l’impression de le voir alors : son visage ressemblait à la lune dans un ciel orageux.
Rapidement, Baiken lui saisit les poignets, la hissa, la tira loin du bord. A cet instant, l’un de ses acolytes l’appela de la route :
— Qu’est-ce que tu fabriques, là-bas ? Nous ferions mieux de nous dépêcher. Le vieux de la maison de thé dit qu’un samouraï l’a réveillé avant l’aube, ce matin, lui a commandé un déjeuner à emporter, et qu’il a filé à toutes jambes vers la vallée de Kaga.
— La vallée de Kaga ?
— Voilà ce qu’il a déclaré. Mais qu’il aille dans cette direction ou passe le mont Tsuchi vers Minakuchi n’a pas d’importance. Les routes se rejoignent à Ishibe. Si nous arrivons de bonne heure à Yasugawa, nous devrions pouvoir l’y rattraper.
Baiken, qui tournait le dos à l’homme, avait les yeux fixés sur Otsū tapie devant lui, apparemment prisonnière de son regard furieux.
— Ho ! rugit-il. Descendez ici tous les trois.
— Pourquoi donc ?
— Descendez ici, et vite !
— Si nous perdons du temps, Musashi arrivera avant nous à Yasugawa.
— Ne t’inquiète pas de ça !
Les trois hommes faisaient partie de ceux qui avaient pris part aux vaines recherches de la nuit précédente. Habitués à se déplacer dans les montagnes, ils dégringolèrent la pente à la vitesse d’autant de sangliers. En atteignant la corniche où se tenait Baiken, ils aperçurent Otsū. Leur chef leur exposa rapidement la situation.
— ... Bon, maintenant, ligotez-la et amenez-la, dit Baiken avant de s’éloigner en trombe à travers le bois.
Ils la ligotèrent, mais ne purent s’empêcher d’avoir pitié d’elle. Impuissante, elle gisait par terre, le visage tourné sur le côté ; à la dérobée, ils jetaient des regards embarrassés à son pâle profil.
Déjà, Baiken était dans la vallée de Kaga. Il s’arrêta, se retourna vers la falaise et cria :
— ... Rendez-vous à Yasugawa ! Je prends un raccourci, mais vous restez sur la grand-route ! Et ouvrez l’œil !
— Bien, monsieur ! répondirent-ils en chœur.
Baiken, courant dans les rochers comme un chamois, fut bientôt hors de vue.
Jōtarō filait comme un bolide sur la grand-route. En dépit de son âge, la jument était si affolée qu’il n’y aurait pas eu moyen de l’arrêter avec une simple bride, même si Jōtarō en avait connu le maniement. Sa blessure à vif la brûlant comme une torche, elle filait aveuglément droit devant elle, grimpait et descendait les côtes, traversait les villages. Simple chance, si Jōtarō évita d’être jeté bas.
— Attention ! Attention ! Attention ! ne cessait-il de crier.
Ce mot était devenu une litanie. S’agripper à la crinière ne suffisant plus, l’enfant enserrait étroitement de ses bras l’encolure de la jument. Il fermait les yeux.
Quand la croupe de l’animal s’élevait dans les airs, Jōtarō suivait le mouvement. Comme il apparaissait de plus en plus que ses cris ne donnaient aucun résultat, ses supplications cédèrent peu à peu la place à un gémissement de détresse. Lorsqu’il avait supplié Otsū de le laisser juste une fois monter à cheval, il s’était dit qu’il serait magnifique de galoper à son gré sur un splendide coursier ; mais au bout de quelques minutes de cette infernale chevauchée, il en avait eu par-dessus la tête.
Il espérait que quelqu’un – n’importe qui – se porterait bravement volontaire pour empoigner la corde volante et arrêter la jument. En quoi il péchait par excès d’optimisme : ni les voyageurs, ni les villageois ne voulaient risquer un mauvais coup dans une affaire qui ne les regardait pas. Loin de porter secours, chacun se garait au bord de la route en criant des injures à celui qui leur paraissait être un cavalier irresponsable.
En un rien de temps, Jōtarō dépassa le village de Mikumo, et atteignit la ville de Natsumi, avec son auberge. S’il avait été un cavalier émérite, parfaitement maître de sa monture, il aurait pu, en s’abritant les yeux de la main, contempler calmement les magnifiques montagnes et vallées d’Iga : les pics de Nunibiki, la rivière Yokota et, au loin, les eaux pareilles à un miroir du lac Biwa.
— ... Arrête ! Arrête ! Arrête !
Les mots de sa litanie avaient changé ; le ton de sa voix était plus affolé. Alors qu’ils commençaient à descendre la colline de Kōji, son cri se modifia de nouveau brusquement :
— ... Au secours ! cria-t-il.
La jument descendit en trombe la pente abrupte ; sur son dos, Jōtarō rebondissait comme un ballon.
Au tiers environ de la descente, un grand chêne dépassait d’une falaise, à gauche ; une de ses plus petites branches s’étendait en travers de la route. Quand Jōtarō sentit les feuilles contre sa figure il se cramponna des deux mains, persuadé que les dieux avaient entendu sa prière et placé la branche devant lui. Peut-être avait-il raison ; il sauta comme une grenouille, et l’instant suivant il était suspendu en l’air, les mains solidement agrippées à la branche au-dessus de sa tête. La jument continua sa route, un peu plus vite maintenant qu’elle n’avait plus de cavalier.
Bien qu’il ne fût pas à plus de trois mètres du sol, Jōtarō ne pouvait se résoudre à lâcher prise. Dans l’état où il se trouvait, il considérait la courte distance qui le séparait du sol comme un béant abîme, et s’accrochait de toutes ses forces à la branche, croisant les jambes par-dessus, réajustant ses mains douloureuses, et se demandant fébrilement ce qu’il convenait de faire. Le problème se résolut tout seul quand, avec un violent craquement, la branche se rompit. Durant un affreux instant, Jōtarō se crut perdu ; une seconde plus tard, il était assis par terre, sain et sauf. Il ne put dire que :
— ... Ouf !
Durant quelques minutes, il resta assis là, inerte, découragé sinon brisé ; mais alors, il se rappela pourquoi il était là, et bondit sur ses pieds. Sans tenir compte de la distance qu’il avait parcourue, il cria :
— ... Otsū !
Il remonta la pente en courant, tenant fermement d’une main son sabre de bois.
— ... Qu’est-ce qu’il peut bien lui être arrivé ?... Otsū ! O-tsū-ū-ū !
Il rencontra bientôt un homme en kimono d’un rouge grisâtre, qui descendait la colline. L’inconnu portait un hakama de cuir et deux sabres, mais pas de manteau. Après avoir croisé Jōtarō, il regarda par-dessus son épaule en disant :
— Salut, toi, là !
Jōtarō se retourna, et l’homme lui demanda :
— ... Il y a quelque chose qui ne va pas ?
— Vous venez de l’autre côté de la colline, n’est-ce pas ? demanda Jōtarō.
— Oui.
— Avez-vous vu une jolie femme d’une vingtaine d’années ?
— En effet.
— Où ça ?
— A Natsumi, j’ai vu des maraudeurs qui marchaient avec une jeune fille. Elle avait les mains liées derrière le dos, ce qui bien entendu m’a paru bizarre, mais je n’avais aucune raison de m’en mêler. Je crois que les hommes faisaient partie de la bande de Tsujikase Kōhei. Voilà quelques années, il a fait venir de Yasugawa à la vallée de Suzuka un village entier de chenapans.
— C’était elle, j’en suis sûr.
Jōtarō reprit sa marche, mais l’homme l’arrêta.
— Vous faisiez route ensemble ? demanda-t-il.
— Oui. Elle s’appelle Otsū.
— Si tu prends des risques inutiles, tu te feras tuer avant de pouvoir secourir qui que ce soit. Pourquoi ne pas attendre ici ? Ils passeront tôt ou tard. Pour le moment, raconte-moi toute l’affaire. Je pourrai peut-être te conseiller.
Le gamin fit aussitôt confiance à l’homme, et lui dit tout ce qui s’était passé depuis le matin. De temps à autre, l’homme approuvait du chef, sous son chapeau de vannerie. L’histoire une fois terminée, il déclara :
— Je comprends dans quelle fâcheuse situation vous vous trouvez ; pourtant, même avec votre courage, une femme et un enfant ne sauraient tenir tête aux hommes de Kōhei. Je crois que je ferais mieux de me porter au secours d’Otsū – c’est bien son nom ? — à ta place.
— Ils vous la livreraient ?
— Peut-être pas si je me bornais à le leur demander, mais j’y réfléchirai le moment venu. D’ici là, cache-toi dans un fourré, et ne fais pas de bruit.
Tandis que Jōtarō choisissait une touffe de buissons derrière lesquels se cacher, l’homme continuait rapidement à descendre la colline. Un instant, Jōtarō se demanda s’il n’avait pas été dupé. Le rōnin ne s’était-il pas contenté de lui dire quelques mots destinés à lui remonter le moral ? Après quoi, il avait pris le large pour sauver sa propre vie ? Inquiet, il leva la tête au-dessus des arbustes ; mais il entendit des voix, et replongea.
Une ou deux minutes après, Otsū parut, entourée par les trois hommes, les mains solidement liées derrière elle. Il y avait une croûte de sang sur son pied blanc, blessé. L’un des bandits, poussant Otsū par l’épaule, gronda :
— Qu’est-ce que tu cherches, à regarder autour de toi ? Marche plus vite !
— Oui, avance !
— Je cherche mon compagnon de route. Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver ?... Jōtarō !
— Silence !
Jōtarō se trouvait tout prêt à jaillir de sa cachette en hurlant quand le rōnin revint, cette fois sans son chapeau de vannerie. Agé de vingt-six ou vingt-sept ans, il avait le teint plutôt sombre. La mine résolue, il regardait bien en face. En gravissant la pente au pas de gymnastique, il disait, comme pour lui-même :
— C’est terrifiant, véritablement terrifiant !
En croisant Otsū et ses ravisseurs, il marmonna un salut et pressa le pas, mais les hommes s’arrêtèrent.
— Hé, là-bas ! cria l’un d’eux. Tu n’es pas le neveu de Watanabe ? Qu’est-ce qui est si terrifiant ?
Watanabe était le nom d’une vieille famille de la région qui avait alors pour chef Watanabe Hanzō ; cet homme hautement respecté pratiquait les tactiques martiales occultes qui portaient l’appellation collective de ninjutsu.
— Vous n’avez donc pas entendu ?
— Entendu quoi ?
— Au bas de cette colline, il y a un samouraï du nom de Miyamoto Musachi, tout prêt pour un grand combat. Debout au milieu de la route, sabre au clair, il interroge tous les passants. Je n’ai jamais vu des yeux aussi féroces.
— Musashi ?
— Musashi. Il est venu droit à moi pour me demander mon nom ; alors, je lui ai dit que j’étais Tsuge Sannojō, le neveu de Watanabe Hanzō, et que je venais d’Iga. Il m’a présenté ses excuses, et laissé passer. En fait, il a été fort poli ; il a dit que puisque je n’avais rien à voir avec Tsujikaze Kōhei, tout allait bien.
— Tiens, tiens !
— Je lui ai demandé ce qui s’était passé. Il a répondu que Kōhei se trouvait sur la route avec ses acolytes, pour le capturer et le tuer. Il avait résolu de se retrancher là où il était, et d’y affronter l’assaut. Il semblait prêt à se battre jusqu’à la mort.
— Dis-tu la vérité, Sannojō ?
— Bien sûr. Pourquoi vous mentirais-je ?
Les trois individus pâlirent. Ils se regardaient l’un l’autre nerveusement, incertains de la conduite à tenir.
— Je vous conseille de faire attention, dit Sannojō en feignant de se remettre à gravir la colline.
— Sannojō !
— Quoi donc ?
— Je ne sais pas ce qu’il faut faire. Notre patron lui-même dit que ce Musashi est d’une force extraordinaire.
— En tout cas, il semble avoir une grande confiance en lui. Quand il s’est approché de moi avec ce sabre, je n’ai certes pas eu envie de me mesurer à lui.
— Que crois-tu que nous devrions faire ? Nous emmenons cette femme à Yasugawa sur ordre du patron.
— Je ne vois pas en quoi ça me regarde.
— Ne sois pas comme ça. Donne-nous un coup de main.
— A aucun prix ! Si je vous aidais et que mon oncle s’en aperçût, il me déshériterait. Je pourrais, bien sûr, vous donner un petit conseil.
— Alors, parle ! Qu’est-ce que tu crois que nous devrions faire ?
— Euh... D’abord, vous pourriez attacher cette femme à un arbre et la planter là. Comme ça, vous seriez à même de vous déplacer plus vite.
— C’est tout ?
— Vous ne devriez pas prendre cette route. C’est un peu plus long, mais vous pourriez remonter la route de la vallée jusqu’à Yasugawa, et raconter toute l’affaire aux gens de là-bas. Ensuite, vous pourriez cerner Musashi.
— Ça n’est pas une mauvaise idée.
— Mais soyez très, très prudents. Musashi se battra à mort, et ne mourra pas seul. Vous aimeriez mieux éviter ça, hein ?
Vite d’accord avec Sannojō, ils entraînèrent Otsū dans un petit bois et attachèrent sa corde à un arbre. Puis ils s’éloignèrent, mais, au bout de quelques minutes, revinrent la bâillonner.
— Ça devrait suffire, dit l’un.
— Filons.
Ils s’enfoncèrent dans les bois. Jōtarō, accroupi derrière son écran de feuillage, attendit bien sagement avant de lever la tête pour regarder autour de lui. Il ne vit personne : ni voyageurs, ni maraudeurs, ni Sannojō.
— Otsū ! appela-t-il en jaillissant hors de son fourré.
Il ne fut pas long à la trouver, la délia et la prit par la main. Ils coururent à la route.
— ... Partons d’ici ! dit-il.
— Qu’est-ce que tu faisais là, caché dans les buissons ?
— Peu importe ! Filons !
— Une minute, dit Otsū en s’arrêtant pour se tapoter les cheveux, redresser son col et rajuster son obi.
Jōtarō claqua la langue.
— Ça n’est pas le moment de se pomponner, gémit-il. Vous vous coifferez plus tard.
— Mais ce rōnin disait que Musashi se trouvait au pied de la colline.
— C’est pour ça qu’il faut vous arrêter pour vous faire une beauté ?
— Non, bien sûr que non, dit Otsū qui se défendait avec un sérieux quasi comique. Mais si Musashi est aussi près, nous n’avons à nous inquiéter de rien. Et puisque nos ennuis sont pour ainsi dire terminés, je me sens assez calme et en sécurité pour penser à mon apparence.
— Vous croyez que ce rōnin a vraiment vu Masashi ?
— Bien entendu. A propos, où est-il ?
— Il a disparu. Il est un peu bizarre, vous ne trouvez pas ?
— Nous partons, maintenant ?
— Vous êtes bien sûre d’être assez jolie ?
— Jōtarō !
— Je vous taquine. Vous avez l’air si heureuse !
— Toi aussi, tu as l’air heureux.
— Je le suis, et je n’essaie pas comme vous de le cacher. Je vais le crier pour que tout le monde puisse l’entendre : Je suis heureux !
Il exécuta une petite danse en agitant bras et jambes, puis reprit :
— ... Quelle déception, n’est-ce pas, si Masashi n’est pas là ? Je crois que je vais courir en avant pour voir.
Otsū prit son temps. Son cœur avait déjà volé au bas de la pente, plus vite que Jōtarō n’eût jamais pu courir.
« Je suis affreuse à voir », se dit-elle en regardant son pied blessé, la boue et les feuilles collées à ses manches.
— Allons ! criait Jōtarō. Pourquoi traînez-vous ?
Au son de sa voix, Otsū était sûre qu’il avait aperçu Masashi. « Enfin », se disait-elle. Jusqu’alors, elle avait dû trouver réconfort en elle-même, et elle en était lasse. Elle éprouvait une certaine fierté à être demeurée fidèle à son but. Maintenant qu’elle était sur le point de revoir Musashi, son esprit dansait de joie. Cette ivresse, elle le savait, était celle de l’espoir ; elle ne pouvait prévoir si Musashi accepterait sa dévotion. Sa joie à la perspective de le rencontrer était seulement un peu gâtée par l’angoissante prémonition que la rencontre pût apporter de la tristesse.
Sur la pente ombragée de la colline de Kōji, le sol était gelé mais au salon de thé proche du bas, il faisait si chaud qu’il y voltigeait des mouches. Il s’agissait d’une ville à auberge ; aussi, naturellement, la boutique vendait-elle du thé aux voyageurs ; elle proposait en outre une série d’articles divers, nécessaires aux fermiers de la région, depuis les bonbons peu coûteux jusqu’aux bottes de paille pour les bœufs. Jōtarō se tenait devant la boutique, tout petit dans la foule nombreuse et bruyante.
— Où donc est Musashi ?
Elle promenait autour d’elle des regards inquisiteurs.
— Il n’est pas là, répondit Jōtarō, abattu.
— Pas là ? Il doit être là !
— Eh bien, je n’ai pu le trouver nulle part, et le boutiquier dit qu’il n’a pas vu par ici de samouraï comme ça. Il doit y avoir eu erreur.
Jōtarō, quoique déçu, n’était pas découragé.
Otsū eût volontiers reconnu qu’elle n’avait eu aucune raison d’espérer autant qu’elle l’avait fait ; mais la désinvolture de la réponse de Jōtarō l’agaça. Choquée et un peu irritée par son indifférence, elle lui dit :
— L’as-tu cherché là-bas ?
— Oui.
— Et derrière le poteau indicateur de Kōshin ?
— J’ai regardé. Il n’y est pas.
— Derrière le salon de thé ?
— Je vous l’ai dit. Il n’est pas là !
Otsū détourna son visage.
— ... Vous pleurez ? demanda-t-il.
— Ça ne te regarde pas, répondit-elle avec vivacité.
— Je ne vous comprends pas. La plupart du temps, vous avez l’air sensée, mais il vous arrive de vous comporter comme un bébé. Comment pouvions-nous savoir si l’histoire de Sannojō était vraie ou non ? Toute seule, vous avez décrété qu’elle était vraie, et maintenant que vous constatez qu’elle ne l’était pas, vous fondez en larmes. Les femmes sont folles ! s’exclama Jōtarō en éclatant de rire.
Otsū avait envie de s’asseoir à l’endroit même où elle se trouvait, et de renoncer. En une seconde, la lumière de sa vie s’était éteinte. Elle se sentait aussi privée d’espérance qu’avant... non, plus encore. Dans la bouche de Jōtarō qui riait, les dents de lait gâtées la dégoûtaient. Elle se demandait avec irritation ce qui l’obligeait à traîner à sa remorque un enfant pareil. Elle eut un violent désir de l’abandonner sur-le-champ.
Certes, il recherchait Musashi, lui aussi, mais il ne l’aimait que comme un maître. Pour elle, Musashi, c’était la vie même. Jōtarō pouvait se consoler de tout par un éclat de rire, et redevenir en un clin d’œil aussi enjoué que d’habitude ; mais Otsū, des jours durant, serait privée de l’énergie nécessaire pour continuer. Quelque part au fond de la jeune âme de Jōtarō, il y avait la certitude joyeuse qu’un jour, tôt ou tard, il retrouverait Musashi. Otsū n’avait pas une pareille foi en un dénouement heureux. Ayant cru avec trop d’optimisme qu’elle verrait Musashi ce jour-là, elle passait maintenant à l’extrême opposé : elle se demandait si la vie continuerait à jamais comme cela, sans que jamais elle revît l’homme qu’elle aimait.
Ceux qui aiment, aiment la solitude. Dans le cas d’Otsū, cette orpheline, il y avait en outre un sens aigu de l’isolement. En réponse à l’indifférence de Jōtarō, elle fronça le sourcil et s’éloigna silencieusement du salon de thé.
— Otsū !
C’était la voix de Sannojō. Il apparut derrière le poteau indicateur de Kōshin, et s’avança vers elle à travers le sous-bois. Ses fourreaux étaient humides.
— Vous n’avez pas dit la vérité, fit Jōtarō, accusateur.
— Qu’entends-tu par là ?
— Vous avez dit que Musashi attendait au bas de la colline. Vous avez menti !
— Ne sois pas stupide ! dit Sannojō d’un ton réprobateur. C’est à cause de ce mensonge qu’Otsū a pu s’échapper, non ? De quoi te plains-tu ? Ne devrais-tu pas me remercier ?
— Vous avez seulement inventé cette histoire pour berner ces hommes ?
— Bien entendu.
— Vous voyez ? fit Jōtarō en se tournant triomphalement vers Otsū. Je vous l’avais bien dit !
Otsū estimait qu’elle avait parfaitement le droit d’être en colère contre Jōtarō, mais elle n’avait aucune raison d’en vouloir à Sannojō. Elle s’inclina plusieurs fois devant lui, et le remercia chaleureusement de l’avoir sauvée.
— Ces chenapans de Suzuka sont bien moins dangereux qu’ils n’étaient, dit Sannojō, mais s’ils se sont mis en tête de tendre un piège à quelqu’un, ce dernier aura peu de chances de s’en tirer sain et sauf. Pourtant, d’après ce que l’on me raconte de ce Musashi qui vous inquiète tant, il semble trop adroit pour tomber dans un de leurs pièges.
— Y a-t-il d’autres routes que celle-ci pour se rendre à Omi ? demanda Otsū.
— Oui, répondit Sannojō en levant les yeux vers les pics éblouissants au soleil de midi. Si vous allez jusqu’à la vallée de l’Iga, il y a une route pour Ueno, et de la vallée de l’Ano il y en a une qui va à Yokkaichi et Kuwana. Il doit y avoir trois ou quatre autres chemins de montagne et raccourcis. Je devine que Musashi a quitté la grand-route presque tout de suite.
— Alors, vous le croyez encore en sécurité ?
— Très vraisemblablement. Du moins, plus en sécurité que vous deux. Vous avez été secourus une fois aujourd’hui, mais, si vous restez sur cette grand-route, les hommes de Tsujikaze vous remettront la main dessus à Yasugawa. Si vous êtes capables de faire une ascension assez abrupte, venez avec moi, je vous montrerai un chemin que presque personne ne connaît.
Ils acceptèrent aussitôt, Sannojō les guida au-dessus du village de Kaga jusqu’au col de Makado, d’où un sentier descendait à Seto-en-Ōtsu.
Après leur avoir expliqué en détail comment procéder, il leur dit :
— ... Maintenant, vous êtes hors de danger. Seulement, ouvrez l’œil et l’oreille, et trouvez avant la nuit un endroit sûr.
Otsū le remercia de tout ce qu’il avait fait et commença de s’éloigner, mais Sannojō la regarda fixement et lui dit :
— Nous nous quittons maintenant, vous savez.
Ces mots semblaient chargés d’intention, et le jeune homme avait une expression un peu blessée.
— ... Tout le temps, continua-t-il, je me suis dit : « Va-t-elle me le demander maintenant ? », mais vous ne me l’avez jamais demandé.
— Demandé quoi ?
— Mon nom.
— Mais j’ai entendu votre nom quand nous étions sur la colline de Kōji.
— Vous en souvenez-vous ?
— Naturellement. Vous êtes Tsuge Sannojō, neveu de Watanabe Hanzō.
— Merci. Je ne vous demande pas de m’être éternellement reconnaissante ou quelque chose de ce genre, mais en revanche, j’espère que vous vous souviendrez toujours de moi.
— Mais si, je vous suis profondément reconnaissante.
— Ce n’est pas ce que je veux dire. Ce que je veux dire, c’est... eh bien, je ne suis pas encore marié. Si mon oncle n’était pas si sévère, j’aimerais vous emmener chez moi sur-le-champ... Mais je vois bien que vous êtes pressée. En tout cas, vous trouverez à quelques kilomètres d’ici une petite auberge où vous pourrez passer la nuit. Je connais fort bien l’aubergiste ; recommandez-vous de moi. Adieu !
Quand il fut parti, Otsū éprouva un curieux sentiment. Dès le début, elle avait été incapable de se faire une opinion sur Sannojō ; or, une fois qu’ils se furent quittés, elle eut l’impression d’avoir échappé aux griffes d’un dangereux animal. Elle l’avait mécaniquement remercié ; au fond de son cœur, elle n’éprouvait pas de véritable gratitude.
Jōtarō, malgré sa propension à s’enticher des inconnus, réagissait de façon très voisine. Alors qu’ils commençaient à descendre du col, il déclara :
— Je n’aime pas cet homme.
Otsū ne voulait pas médire de Sannojō derrière son dos, mais elle admit qu’elle ne l’aimait pas non plus, et ajouta :
— Que penses-tu qu’il voulait dire en m’informant qu’il était encore célibataire ?
— Oh ! il veut dire qu’un jour il vous demandera de l’épouser.
— Comment ? Mais c’est absurde !
Tous deux parvinrent à Kyoto sans incident bien que déçus de n’avoir trouvé Musashi dans aucun des endroits où ils avaient espéré le rencontrer : ni au bord du lac d’Omi, ni au pont de Kara, à Seta, ni à la barrière d’Osaka.
Venant de Keage, ils plongèrent dans la foule, près de l’entrée de la ville par l’avenue Sanjō. Dans la capitale, les façades des maisons s’ornaient des branches de pin traditionnelles au Nouvel An. La vue de ces décorations remonta le moral d’Otsū qui, au lieu de se lamenter sur les occasions perdues du passé, résolut de se tourner vers l’avenir et les chances qu’il renfermait de retrouver Musashi. Le Grand Pont, avenue Gojō... Le premier jour de la nouvelle année... S’il ne paraissait pas ce matin-là, alors ce serait le deuxième ou le troisième... Il avait déclaré qu’il y serait sûrement, comme elle l’avait appris de Jōtarō. Même s’il ne venait point pour la rencontrer elle, le simple fait de le revoir et de lui parler suffirait.
Le risque de tomber sur Matahachi constituait le point noir de son rêve. D’après Jōtarō, le message de Musashi n’avait été délivré qu’à Akemi ; Matahachi ne l’avait peut-être jamais reçu. Otsū formait des vœux pour qu’il ne l’eût pas reçu, pour que Musashi vînt, mais non Matahachi.
Elle ralentissait son allure en songeant que Musashi se trouvait peut-être dans la foule même où ils étaient. Puis elle avait froid dans le dos, et se mettait à presser le pas. La terrible mère de Matahachi risquait aussi d’apparaître à tout instant.
Jōtarō, lui, ne s’inquiétait de rien. Les couleurs et les bruits de la grand-ville, qu’il voyait et entendait après une longue absence, le ravissaient.
— Est-ce que nous allons tout de suite à l’auberge ? demanda-t-il avec appréhension.
— Non, pas encore.
— Bon ! Ça serait triste de s’enfermer pendant qu’il fait encore jour. Promenons-nous encore. On dirait qu’il y a un marché là-bas.
— Nous n’avons pas le temps d’aller au marché. Nous avons une affaire importante.
— Une affaire ? Nous ?
— As-tu oublié la boîte que tu portes sur le dos ?
— Ah ! ça ?
— Oui, ça. Je ne serai pas tranquille tant que nous n’aurons pas trouvé la demeure du seigneur Karasumaru Mitsuhiro, et que nous ne lui aurons pas remis les rouleaux.
— Est-ce que nous allons passer la nuit chez lui ?
— Bien sûr que non, répondit Otsū en riant et en jetant un coup d’œil en direction de la rivière Kamo. Crois-tu qu’un grand seigneur comme lui laisserait un petit garçon crasseux comme toi dormir sous son toit, avec ses poux ?