Akemi se glissa hors de l’auberge de Sumiyoshi sans le dire à personne. Elle se sentait comme un oiseau libéré de sa cage, mais n’était pas encore assez remise de sa rencontre avec la mort pour voler bien haut. Les cicatrices laissées par les violences de Seijūrō ne guériraient pas de sitôt ; il avait brisé le rêve qu’elle chérissait : se donner intacte à l’homme qu’elle aimait vraiment.
Sur le bateau qui remontait l’Yodo vers Kyoto, elle avait l’impression que toute l’eau de la rivière n’égalerait pas les larmes qu’elle eût voulu verser. Tandis que d’autres bateaux, chargés de décorations et de provisions pour les fêtes du Nouvel An, les dépassaient en faisant force de rames, elle les contemplait en se disant : « Maintenant, même si je trouve Musashi... » Ses yeux anxieux se remplissaient et débordaient de larmes. Nul ne saurait jamais avec quelle impatience elle avait attendu le matin du Nouvel An où elle le trouverait au Grand Pont, avenue Gojō.
Sa passion pour Musashi s’était approfondie et renforcée. Le fil de l’amour s’était allongé, et elle l’avait enroulé en une pelote à l’intérieur de sa poitrine. A travers toutes ces années, elle avait continué de le filer à partir de lointains souvenirs, de on-dit, et en avait grossi la pelote de plus en plus. Jusqu’à ces tout derniers jours, elle avait chéri ses sentiments de petite fille, et les avait portés comme une fraîche fleur sauvage des pentes du mont Ibuki ; maintenant, la fleur en elle était piétinée. Bien qu’il fût peu vraisemblable que quiconque sût ce qui s’était passé, elle s’imaginait que tout le monde la regardait avec des yeux accusateurs.
A Kyoto, dans la lumière déclinante du soir, Akemi s’avançait parmi les saules défeuillés et les pagodes en miniature de Teramachi, près de l’avenue Gojō, l’air aussi glacé, aussi désolé qu’un papillon en hiver.
— Dis donc, ma belle ! lui lança un homme. Le cordon de ton obi est détendu. Tu ne veux pas que je te l’attache ?
Il était maigre, pauvrement vêtu et grossier dans ses propos, mais il portait les deux sabres d’un samouraï. Akemi ne l’avait jamais vu, mais des habitués des débits de boisson proches auraient pu lui dire qu’il s’appelait Akakabe Yasoma, et qu’il traînait dans les rues écartées, les soirs d’hiver. Ses sandales de paille usées claquaient tandis qu’il courait pour rattraper Akemi, et ramassait le bout défait du cordon de son obi.
— ... Qu’est-ce que tu fais, toute seule, dans cet endroit désert ? Je ne crois pas que tu sois l’une de ces folles que l’on voit dans les pièces de théâtre kyōgen, hein ? Tu as une jolie figure. Pourquoi ne t’arranges-tu pas un peu les cheveux, et ne flânes-tu pas comme les autres filles ?
Akemi poursuivait sa route en faisant la sourde oreille, mais Yasoma prit à tort cela pour de la timidité.
— ... Tu m’as l’air d’une fille de la ville. Qu’as-tu fait ? Tu t’es enfuie de chez toi ? Ou bien as-tu un mari à qui tu essaies d’échapper ?
Akemi ne répondit pas.
— ... Tu devrais faire attention, une jolie fille comme toi, à errer comme ça dans la lune, comme si tu avais des embêtements quelconques. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Nous n’avons pas le genre de voleurs et de brigands qui s’aggloméraient autour de Rashōmon, mais les maraudeurs ne manquent pas, et la vue d’une femme leur met l’eau à la bouche. Il y a aussi des vagabonds, des gens qui trafiquent des femmes.
Akemi ne soufflait mot ; Yasoma n’en insistait pas moins, répondant à ses propres questions s’il le fallait.
— ... C’est vraiment tout à fait dangereux. On dit qu’aujourd’hui des femmes de Kyoto se vendent très cher à Edo. Jadis, on emmenait les femmes d’ici jusqu’à Hiraizumi, dans le Nord-Est, mais maintenant c’est Edo. Parce que le deuxième Shōgun, Hidetada, bâtit la ville aussi vite qu’il peut. A l’heure actuelle, tous les bordels de Kyoto y ouvrent des succursales.
Akemi se taisait.
— ... Tu aurais du succès n’importe où ; aussi, tu devrais faire attention. Si tu n’ouvres pas l’œil, tu risques de tomber dans les griffes d’un chenapan. C’est terriblement dangereux !
Akemi en avait assez. Furieuse, elle se tourna vers lui en criant. Yasoma se contenta de rire.
— Tu sais, dit-il, je crois vraiment que tu es folle.
— Taisez-vous, et allez-vous-en !
— Alors, tu n’es pas folle ?
— C’est vous qui êtes fou !
— Ha ! ha ! ha ! En voilà la preuve. Tu es folle. Je le regrette pour toi.
— Si vous ne partez pas, je vous lance une pierre !
— Oh ! tu ne ferais pas ça ?
— Allez-vous-en !
Sous sa fierté de façade, elle éprouvait une véritable épouvante. En criant, elle courut dans un champ de miscanthus où s’était dressée autrefois la demeure du seigneur Komatsu avec son jardin plein de lanternes de pierre. Elle avait l’air de nager à travers les plantes ondulantes.
— Attends-moi ! cria Yasoma en la poursuivant comme un chien de chasse.
Au-dessus de la colline de Toribe s’élevait la lune du soir, qui semblait ricaner comme un démon femelle. Dans le voisinage immédiat, il n’y avait personne. Les gens les plus proches étaient a environ trois cents mètres de distance : un groupe qui descendait lentement une colline ; mais ils ne seraient pas venus à son secours, même s’ils avaient entendu ses cris, car ils revenaient d’un enterrement. En vêtements blancs de cérémonie, le chapeau lié d’un ruban blanc, ils tenaient à la main leur chapelet ; quelques-uns pleuraient encore.
Soudain, Akemi, poussée avec rudesse par-derrière, trébucha et tomba.
— ... Oh ! pardon, dit Yasoma.
Il tomba sur elle en ne cessant de s’excuser.
— ... Je t’ai fait mal ? demanda-t-il avec sollicitude en la serrant contre lui.
Bouillant de colère, Akemi gifla sa face barbue, mais cela ne le rebuta pas. Il parut même y trouver plaisir. Tandis qu’elle frappait, il se contenta de la regarder de côté en souriant. Ensuite, il la serra plus fort et frotta sa joue contre la sienne. Sa barbe faisait à la jeune fille l’effet de mille aiguilles s’enfonçant dans sa peau. A peine si elle pouvait respirer. Comme elle le griffait désespérément, l’un de ses ongles s’enfonça à l’intérieur du nez de l’homme, ce qui fit jaillir un flot de sang. Pourtant, Yasoma ne relâcha pas son étreinte.
La cloche du château d’Amida, sur la colline de Toribe, sonnait un glas, une lamentation sur la vanité de la vie. Mais cela ne fit aucun effet aux deux mortels en train de lutter. Leurs mouvements agitaient violemment le miscanthus flétri.
— ... Calme-toi, cesse de te débattre, suppliait-il. Tu n’as rien à craindre. Je t’épouserai. Ça te plairait, hein ?
— Je voudrais mourir ! s’écria Akemi.
Sa voix désespérée fit peur à Yasoma.
— Pourquoi ? Que... qu’est-ce qu’il y a ? bégaya-t-il.
La posture recroquevillée d’Akemi, ses mains, ses genoux et sa poitrine étroitement serrés, évoquaient le bouton d’une fleur de sasanqua. Yasoma se mit à la réconforter, à la cajoler dans l’espoir de l’apaiser pour qu’elle s’abandonnât. Cela ne semblait pas être la première fois qu’il se trouvait dans une situation de ce genre. Au contraire, il avait l’air d’aimer cela : sa face brillait de plaisir, sans perdre son caractère menaçant. Il n’était point pressé ; comme un chat, il jouissait de jouer avec sa victime.
— ... Ne pleure pas, disait-il. Il n’y a aucune raison de pleurer, tu ne trouves pas ?
Il lui donna un baiser sur l’oreille, et continua :
— ... Tu dois déjà avoir été avec un homme. A ton âge, il est impossible que tu sois innocente.
Seijūrō ! Akemi se rappelait sa suffocation, son désespoir, comment le châssis du shoji s’était brouillé devant ses yeux.
— Attendez ! fit-elle.
— Attendre ? Bon, j’attendrai, dit-il en prenant à tort pour de la passion la chaleur du corps fiévreux de la jeune fille. Mais n’essaie pas de t’enfuir, ou je deviendrai vraiment mauvais.
Elle dégagea ses épaules, écarta d’elle sa main. En lui lançant un regard furieux, elle se leva lentement.
— Que voulez-vous de moi ?
— Tu le sais bien !
— Vous croyez pouvoir traiter les femmes comme des idiotes, n’est-ce pas ? Vous êtes tous pareils, vous autres hommes ! Eh bien, je suis peut-être une femme, mais j’ai du courage.
Sa lèvre, qu’elle s’était coupée sur une feuille de miscanthus, saignait. En la mordant, elle éclata de nouveau en sanglots.
— Tu dis des choses bien bizarres, fit-il. Tu ne peux être qu’une folle.
— Je dirai ce qui me plaît ! cria-t-elle.
Elle repoussa de toutes ses forces le torse de l’homme et s’enfuit à travers le miscanthus, qui s’étendait sous le clair de lune aussi loin que portait sa vue.
— ... A l’assassin ! Au secours ! A l’assassin !
Yasoma s’élança à sa poursuite. Elle n’avait pas fait dix pas qu’il la rattrapait et la terrassait de nouveau. Ses jambes blanches visibles sous le kimono, les cheveux épars, elle gisait, la joue contre le sol. Le kimono à demi ouvert, ses seins blancs sentaient la froideur du vent.
A l’instant où Yasoma allait se jeter sur elle, quelque chose de très dur atterrit près de l’oreille de l’homme. Le sang lui monta à la tête, et il cria de douleur. Comme il se retournait pour regarder, l’objet dur vint s’écraser sur le sommet de son crâne. Cette fois, il ne souffrit guère, car il tomba aussitôt évanoui, la tête aussi vide que celle d’un tigre en papier. Comme il gisait là, la mâchoire pendante, son agresseur, un prêtre mendiant, se tenait au-dessus de lui, portant le shakuhachi avec lequel il l’avait frappé.
— La sale brute ! disait-il. Mais il est tombé plus facilement que je ne l’aurais cru.
Le prêtre considéra un moment Yasoma, en se demandant s’il serait plus humain de l’achever. Même s’il revenait à lui, il risquait de ne jamais recouvrer la santé mentale.
Akemi considérait d’un regard vide son sauveur. En dehors du shakuhachi, rien ne l’identifiait en tant que prêtre ; à en juger d’après ses vêtements sales et le sabre qui pendait à son côté, il pouvait s’agir d’un samouraï dans la misère, voire d’un mendiant.
— ... Tout va bien, maintenant, dit-il. Vous n’avez plus d’inquiétude à avoir.
Sortant de son hébétude, Akemi le remercia, et se mit à arranger sa chevelure et son kimono. Mais elle scrutait les ténèbres, autour d’elle, avec des yeux encore apeurés.
— Où demeurez-vous ? demanda le prêtre.
— Hein ? Où je demeure ... vous voulez dire : où se trouve ma maison ? fit-elle en se couvrant le visage de ses mains.
A travers ses sanglots, elle essaya de répondre aux questions du prêtre, mais elle se trouva dans l’incapacité d’être sincère avec lui. Une part de ce qu’elle lui dit était véridique – elle ne ressemblait pas à sa mère, sa mère tentait de la vendre, elle s’était enfuie de Sumiyoshi –, mais elle inventa le reste sous l’impulsion du moment.
— ... J’aimerais mieux mourir que de rentrer à la maison, gémissait-elle. J’en ai tellement enduré de ma mère ! J’ai été humiliée de tant de façons ! Pensez donc : même quand j’étais petite, je devais aller sur le champ de bataille dépouiller les soldats morts.
Elle tremblait d’exécration envers sa mère.
Aoki Tanzaemon l’aida à marcher jusqu’à un petit creux où il faisait calme et où le vent était moins froid. Comme ils arrivaient à un petit temple en ruine, il fit un large sourire et dit :
— Voilà où j’habite. Ce n’est pas grand-chose, mais ça me plaît.
Tout en sachant que c’était un peu mal élevé, Akemi ne put s’empêcher de dire :
— Vous habitez vraiment ici ?
Tanzaemon poussa une grille et lui fit signe d’entrer. Akemi hésita.
— A l’intérieur, il fait plus chaud que vous ne sauriez croire, dit-il. Pour couvrir le sol, je n’ai qu’une mince natte de paille. Pourtant, cela vaut mieux que rien. Avez-vous peur que je ne ressemble à la brute de là-bas ?
Akemi secoua la tête en silence. Tanzaemon ne l’effrayait pas. Elle était sûre qu’il s’agissait d’un brave homme, et de toute manière il n’était plus jeune : il avait dépassé la cinquantaine, supposait-elle. Ce qui la retenait, c’était la saleté du petit temple, ainsi que l’odeur du corps et des vêtements de Tanzaemon. Mais elle n’avait pas d’autre endroit où aller. Et qu’arriverait-il, si Yasoma ou quelqu’un de son espèce la trouvait ? Son front brûlait de fièvre.
— Je ne serai pas une gêne pour vous ? demanda-t-elle en montant les marches.
— Pas le moins du monde. Vous pouvez rester ici des mois.
Il faisait nuit noire ; il devait y avoir des chauves-souris.
— ... Attendez une minute, dit Tanzaemon.
Elle entendit gratter du métal contre une pierre à briquet, puis une petite lampe, que le prêtre devait avoir trouvée dans les ordures, jeta une faible lueur. La jeune fille regarda autour d’elle, et vit que ce curieux homme était parvenu à réunir les objets ménagers de première nécessité : un ou deux récipients, un peu de vaisselle, un oreiller, des nattes de paille. Il annonça qu’il allait lui préparer un peu de gruau de blé noir, et s’affaira autour d’un brasero de terre cassé : il y mit d’abord un peu de charbon de bois, puis du petit bois ; après avoir créé quelques étincelles, il souffla dessus pour en faire une flamme.
« Ce vieil homme est bien gentil », se dit Akemi. Tandis qu’elle commençait à se calmer, l’endroit ne lui paraissait plus aussi répugnant.
— ... Allons, fit-il, vous semblez avoir de la fièvre, et vous disiez que vous étiez fatiguée. Vous avez dû prendre froid. Pourquoi ne pas vous étendre tout simplement là-bas, en attendant que la nourriture soit prête ?
Il désignait une espèce de grabat fait en nattes de paille et sacs à riz. Akemi étendit sur l’oreiller du papier qu’elle avait, s’excusa tout bas de se reposer pendant qu’il travaillait, et se coucha. En guise de couverture il y avait les vestiges déchirés d’une moustiquaire. Elle entreprit de s’en couvrir, mais, ce faisant, un animal aux yeux étincelants bondit de sous la moustiquaire par-dessus la tête de la jeune fille, qui poussa un cri et s’enfouit le visage dans la paillasse.
Tanzaemon en fut plus étonné qu’Akemi. Il lâcha le sac d’où il versait de la farine dans l’eau, et en renversa la moitié sur ses genoux.
— Qu’est-ce que c’était ? s’écria-t-il.
— Je ne sais pas, répondit Akemi, le visage toujours caché. Ça paraissait plus gros qu’un rat.
— Sans doute un écureuil. Ils viennent parfois lorsqu’ils sentent la nourriture. Mais je ne le vois nulle part.
— Le voilà ! dit Akemi, la tête un peu levée.
— Où donc ?
Tanzaemon se redressa et se retourna. Perché sur la balustrade de l’autel, d’où l’image du Bouddha avait depuis longtemps disparu, un petit singe se recroquevillait de frayeur sous le regard dur du prêtre. Tanzaemon semblait perplexe ; le singe parut en conclure qu’il n’y avait rien à craindre. Après quelques tours sur la balustrade d’un vermillon fané, il se rassit et, levant une face pareille à une pêche ridée, se mit à cligner des yeux.
— ... D’où croyez-vous qu’il vienne ?... Ha ! ha ! Maintenant, je comprends. Je me disais bien qu’il y avait pas mal de riz par terre.
Il s’avança vers le singe ; mais celui-ci, prévoyant son approche, sauta derrière l’autel et s’y cacha.
— ... C’est un gentil petit diable, dit Tanzaemon. Si nous lui donnons quelque chose à manger, il ne fera sans doute aucun mal. Laissons-le vivre.
Il épousseta la farine de ses genoux, et se rassit devant le brasero.
— ... Il n’y a rien à craindre, Akemi. Reposez-vous.
— Croyez-vous qu’il sera sage ?
— Oui. Il n’est pas sauvage. Il doit appartenir à quelqu’un... Vous avez assez chaud ?
— Oui.
— Alors, dormez. C’est le meilleur remède contre le rhume.
Il rajouta de la farine dans l’eau, et remua le gruau avec des baguettes. Maintenant, le feu brûlait clair ; pendant que le gruau chauffait, Tanzaemon hachait de l’échalote. Sa planche à hacher, c’était le dessus d’une vieille table, et son hachoir, un petit poignard rouillé. De ses mains sales, il versa les échalotes dans un bol de bois, puis essuya la planche à hacher qu’il transforma de la sorte en plateau.
Le pot, en bouillant, réchauffa peu à peu la pièce. Assis les bras autour de ses genoux maigres, l’ancien samouraï contemplait de ses yeux affamés la bouillie. Il avait l’air heureux, impatient, comme si le pot qu’il avait devant soi eût contenu le summum du plaisir humain.
La cloche de Kiyomizudera carillonnait comme elle le faisait tous les soirs. Les austérités de l’hiver, qui duraient trente jours, avaient pris fin, et la nouvelle année approchait ; mais, comme toujours tandis que l’an touchait à son terme, le fardeau semblait s’alourdir sur les âmes. Fort avant dans la nuit, des suppliants faisaient résonner le gong au-dessus de l’entrée du temple, en s’inclinant pour prier, et de plaintives mélopées bourdonnantes, monotones, invoquaient le secours du Bouddha.
Tout en remuant lentement le gruau pour éviter qu’il n’attachât, Tanzaemon devenait pensif. « Moi-même, je subis le châtiment de mes péchés, mais qu’est devenu Jōtarō ?... Cet enfant n’a rien fait de mal. Ô sainte Kannon, je te supplie de punir le père de ses péchés, mais pose sur le fils un regard de compassion généreuse... »
Un cri perçant interrompit soudain sa prière :
— Sale brute !
Les yeux encore clos par le sommeil, le visage pressé contre l’oreiller, Akemi pleurait amèrement. Elle continua de crier jusqu’à ce que le son de sa propre voix l’éveillât.
— ... Je parlais en dormant ? demanda-t-elle.
— Oui ; vous m’avez fait peur, dit Tanzaemon, venu à son chevet lui essuyer le front avec un chiffon frais. Vous êtes en nage. Ce doit être la fièvre.
— Qu’est-ce... qu’est-ce que je disais ?
— Oh ! bien des choses.
— Quel genre de choses ?
La gêne fit rougir davantage encore le visage fiévreux d’Akemi. Elle remonta la couverture par-dessus. Sans répondre directement, Tanzaemon lui dit :
— Akemi, il y a un homme que vous aimeriez voir au diable, n’est-ce pas ?
— J’ai dit ça ?
— Heu... Qu’est-ce qui s’est passé ? Il vous a abandonnée ?
— Non.
— Je vois, dit-il en en tirant ses propres conclusions.
— Oh ! qu’est-ce que je dois faire, maintenant ? reprit Akemi en se redressant à demi. Dites-le-moi !
Elle avait eu beau se jurer de ne révéler à personne sa honte secrète, la colère et la tristesse, le sentiment de perte accumulés en elle, c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter seule. Aux pieds de Tanzaemon, elle laissa échapper toute l’histoire en sanglotant et en gémissant.
— ... Oh ! s’écria-t-elle enfin, je voudrais mourir, mourir ! Laissez-moi mourir !
Tanzaemon respirait difficilement ; cela faisait longtemps qu’il n’avait pas été aussi près d’une femme ; son odeur lui brûlait les narines, les yeux. Les désirs de la chair, qu’il croyait avoir surmontés, se mirent à sourdre comme d’un flux de sang chaud, et son corps, qui jusque-là ne vibrait pas plus qu’un arbre desséché, se remit à vivre. Il se rappela que sous ses côtes il y avait des poumons et un cœur.
— Hum, grommela-t-il, voilà donc le genre d’homme qu’est Yoshioka Seijūrō.
Il éprouvait de la haine envers Seijūrō. Ce n’était pas seulement de l’indignation ; une espèce de jalousie lui crispait les épaules, comme si sa propre fille avait été violée. Tandis qu’Akemi se tordait à ses genoux, il éprouvait un sentiment d’intimité ; il eut une expression perplexe.
— ... Allons, allons, ne pleurez pas. Votre cœur est encore chaste. Ce n’est pas comme si vous aviez autorisé cet homme à vous séduire, et vous ne lui avez pas rendu son amour. L’important chez une femme, ce n’est pas son corps, mais son cœur, et la chasteté même est une affaire intérieure. Même quand une femme ne se donne pas à un homme, si elle le considère avec convoitise elle cesse, du moins tant que dure un tel sentiment, d’être chaste et devient impure.
Ces propos abstraits ne consolaient pas Akemi. Ses larmes brûlantes inondaient le kimono du prêtre, et elle continuait de répéter qu’elle voulait mourir.
— ... Allons, allons, ne pleurez plus, reprit Tanzaemon en lui tapotant le dos.
Mais le frémissement du cou blanc de la jeune fille ne lui inspirait pas de véritable sympathie. Un autre homme lui avait déjà volé cette peau douce et son doux parfum.
Il s’aperçut que le singe s’était faufilé jusqu’à la marmite et mangeait ; aussi écarta-t-il de son genou, sans cérémonie, la tête d’Akemi, et tança-t-il vertement l’animal en lui montrant le poing. Cela ne faisait pas l’ombre d’un doute : la nourriture importait plus que les souffrances d’une femme.
Le lendemain matin, Tanzaemon annonça qu’il se rendait en ville avec sa sébile de mendiant.
— Restez ici en mon absence, dit-il. Je dois me procurer de l’argent pour vous acheter des remèdes ; et puis, il nous faut du riz et de l’huile pour manger quelque chose de chaud.
Son chapeau n’était pas du modèle à coiffe haute, en roseaux tressés, comme ceux de la plupart des prêtres itinérants, mais un couvre-chef ordinaire en bambou ; quant à ses sandales de paille, usées et fendues aux talons, elles traînaient par terre. Tout en lui, et non point seulement sa moustache, avait quelque chose de mal soigné. Pourtant, cet épouvantail ambulant avait coutume de sortir chaque jour, sauf s’il pleuvait.
Comme il avait mal dormi, ses yeux étaient particulièrement chassieux ce matin-là. Akemi, après ses larmes et sa scène de la veille au soir, avait pris son gruau, abondamment transpiré, et dormi profondément le reste de la nuit. Tanzaemon n’avait guère fermé l’œil. Même alors qu’il marchait dans le brillant soleil du matin, la cause de son insomnie ne le quittait pas. Il ne pouvait la chasser de son esprit.
« Elle est à peu près du même âge qu’Otsū, se disait-il. Mais elles sont d’un tempérament totalement différent. Otsū a de la grâce et du raffinement, mais quelque chose de froid. Akemi, qu’elle rie, pleure ou boude, reste séduisante. »
Les sentiments juvéniles que le puissant rayonnement du charme d’Akemi avait suscités dans les cellules desséchées de Tanzaemon ne le rendaient que trop conscient de son âge. Durant la nuit, alors qu’il la regardait avec sollicitude chaque fois qu’elle s’agitait dans son sommeil, son cœur rendait un autre son de cloche : « Quel pauvre imbécile je suis ! Je n’ai donc pas encore appris ? J’ai beau porter le surplis du prêtre et jouer du shakuhachi comme un mendiant, je suis encore loin de réaliser la claire et parfaite illumination de P’u-hua. Ne découvrirai-je jamais la sagesse qui me délivrera de ce corps ? »
Après s’être longuement morigéné, il s’était forcé à fermer ses tristes yeux, mais sans résultat.
A l’aube, il avait pris une fois de plus cette résolution : « Je renonce aux mauvaises pensées... il le faut ! » Mais Akemi était une jeune fille charmante. Elle avait tant souffert ! Il fallait tâcher de la consoler. Il fallait lui montrer que tous les hommes, en ce bas monde, n’étaient pas des démons lubriques.
Outre les médicaments, il se demandait quel cadeau lui apporter en rentrant le soir. Son désir de faire quelque chose pour rendre Akemi un peu plus heureuse lui donnerait du courage pour toute sa journée de mendicité. Cela suffirait ; il n’en demandait pas davantage.
Vers le moment où il reprit son calme et où les couleurs revinrent à ses joues, il entendit un battement d’ailes au-dessus de la falaise qui se dressait à côté de lui. L’ombre d’un grand faucon passa, et Tanzaemon regarda une plume grise de petit oiseau tomber en tournoyant d’une branche de chêne sans feuille. Le faucon s’éleva tout droit, l’oiseau dans ses serres ; on voyait le dessous de ses ailes.
Une voix d’homme, tout près, dit : « Il l’a eu ! », et le fauconnier siffla son oiseau.
Quelques secondes plus tard, Tanzaemon vit deux hommes en tenue de chasse descendre de la colline, derrière l’Ennenji. Le faucon était perché sur le poing gauche de l’un d’eux qui portait, du côté opposé à ses deux sabres, une gibecière en filet. Un chien de chasse brun qui avait l’air intelligent trottait sur leurs talons.
Kojirō s’arrêta et regarda autour de lui.
— C’est arrivé hier au soir, quelque part par ici, disait-il. Mon singe se chamaillait avec le chien, et le chien lui a mordu la queue. Il s’est caché quelque part, et n’a jamais reparu. Je me demande s’il se trouve là-haut, dans un de ces arbres.
Seijūrō, l’air un peu maussade, s’assit sur une pierre.
— Pourquoi serait-il encore ici ? Il a des pattes. En tout cas, je ne comprends pas pourquoi vous emportez un singe à la chasse au faucon.
Kojirō s’étendit sur une racine d’arbre.
— Je ne l’ai pas emporté : je n’arrive pas à l’empêcher de me suivre partout. Et je suis tellement habitué à lui qu’il me manque lorsqu’il n’est pas là.
— Je croyais que seuls, les femmes et les oisifs aimaient avoir des singes et des bichons pour animaux familiers, mais je dois me tromper. L’on a peine à imaginer qu’un apprenti guerrier comme vous soit aussi attaché à un singe.
Ayant vu Kojirō à l’œuvre sur la digue de Kema, Seijūrō éprouvait un prudent respect pour son adresse à l’épée, mais ses goûts et sa façon de vivre en général lui paraissaient bien trop puérils. Le simple fait d’habiter la même maison que lui, au cours des quelques jours précédents, avait convaincu Seijūrō que la maturité ne venait qu’avec l’âge. Il avait beau trouver difficile de respecter Kojirō en tant que personne, cela même, en un sens, facilitait l’association avec lui.
Kojirō répondit en riant :
— C’est parce que je suis si jeune ! Un de ces jours, j’apprendrai à aimer les femmes, et alors, j’oublierai sans doute complètement le singe.
Kojirō bavardait à bâtons rompus sur ce mode léger, mais Seijūrō paraissait de plus en plus préoccupé. Il avait dans le regard une expression de nervosité qui n’était pas sans ressembler à celle du faucon perché sur sa main. Brusquement, il dit avec irritation :
— Qu’est-ce que fabrique ce prêtre mendiant, là-bas ? Il reste planté là depuis notre arrivée, à nous dévisager.
Seijūrō foudroyait Tanzaemon d’un regard soupçonneux ; Kojirō se retourna pour lui jeter un coup d’œil. Tanzaemon tourna les talons et s’éloigna péniblement. Seijūrō se leva soudain.
— ... Kojirō, déclara-t-il, je veux rentrer à la maison. Ce n’est pas le moment d’aller à la chasse. Nous sommes déjà le vingt-neuf du mois.
— Nous sommes venus à la chasse, n’est-ce pas ? dit Kojirō en riant avec une ombre de mépris. Nous n’avons à nous vanter que d’une tourterelle et deux grives. Nous devrions essayer plus haut sur la colline.
— Non ; tenons-nous-en là. Je n’ai pas envie de chasser, et, quand je n’en ai pas envie, le faucon vole mal. Rentrons à la maison nous exercer.
Il ajouta, comme à part soi :
— ... J’en ai grand besoin, de m’exercer.
— Eh bien, si vous devez rentrer je vous accompagne.
Il marchait à côté de Seijūrō mais cela ne semblait pas lui faire grand plaisir.
— ... Je suppose que j’ai eu tort de vous le proposer.
— De me proposer quoi ?
— D’aller chasser hier et aujourd’hui.
— Ne vous inquiétez pas. Je sais que cela partait d’une bonne intention. Seulement, c’est la fin de l’année, et l’heure de vérité avec Musashi approche à grands pas.
— Voilà pourquoi j’ai cru qu’il serait bon pour vous de chasser un peu. Vous pourriez vous détendre, vous mettre dans l’état d’esprit qu’il faut. Je suppose que ça n’est pas dans votre tempérament.
— Euh... Plus j’entends parler de Musashi, plus je crois qu’il vaut mieux ne pas le sous-estimer.
— Raison de plus pour éviter de s’abandonner à la nervosité ou à la panique, non ? Vous devriez discipliner votre esprit.
— Je n’éprouve aucune panique. Le premier précepte de L’Art de la guerre, c’est de ne point prendre à la légère son ennemi, et je crois de simple bon sens de s’exercer le plus possible avant le combat. Si je devais perdre, du moins saurais-je que j’ai fait de mon mieux. Si cet homme est meilleur que moi, eh bien...
Kojirō avait beau apprécier l’honnêteté de Seijūrō, il devinait en lui une étroitesse d’esprit qui lui rendrait fort malaisé de défendre la réputation de l’école Yoshioka. Il avait pitié de Seijūrō car il manquait de la vision personnelle qu’il lui eût fallu pour suivre les traces de son père et diriger comme il convenait l’immense école. A son avis, le frère cadet, Denshichirō, possédait plus de force de caractère, mais il était lui aussi un incorrigible fils à papa. Et bien qu’il fût meilleure lame que Seijūrō, l’honneur du nom de Yoshioka ne dépendait pas de lui.
Kojirō voulait que Seijūrō oubliât l’imminence du combat avec Musashi : ce serait, croyait-il, la meilleure préparation possible. Il avait envie de lui poser une question, mais s’en abstenait : que pouvait-il espérer apprendre entre le moment présent et celui de la rencontre ? « Eh bien, se dit-il avec résignation, il est comme ça ; aussi, je ne crois pas que je puisse grand-chose pour lui. »
Le chien, parti en courant, aboyait férocement au loin.
— Ça veut dire qu’il a trouvé du gibier ! fit Kojirō dont les yeux s’allumèrent.
— Laissez-le donc. Il nous rattrapera.
— Je vais jeter un coup d’œil. Attendez-moi ici.
Kojirō courut en direction des aboiements ; au bout d’une ou deux minutes, il repéra le chien sur la galerie d’un vieux temple délabré. L’animal bondissait contre la grille branlante, et retombait en arrière. Après quelques tentatives, il se mit à gratter les colonnes laquées de rouge et le mur en ruine de l’édifice.
Kojirō, curieux de ce qui pouvait bien l’exciter à ce point, se rendit à une autre porte. Regarder à travers la grille équivalait à regarder dans un vase de laque noire.
Le grincement de la porte qu’il tirait fit accourir le chien qui remuait la queue. Kojirō donna un coup de pied à l’animal afin de l’éloigner, mais sans grand effet. Tandis qu’il entrait dans l’édifice, le chien le dépassa comme un éclair.
La femme poussait des cris assourdissants. Alors, le chien se mit à hurler, et il y eut un concours de vociférations entre lui et elle. Kojirō se demandait si le temple allait s’écrouler. Il s’élança, et découvrit Akemi couchée sous la moustiquaire ; le singe, qui avait sauté par la fenêtre à l’intérieur pour échapper au chien, se cachait derrière elle.
Akemi, entre le chien et le singe, empêchait le chien de passer ; aussi s’attaquait-il à elle. Comme elle s’écartait, les hurlements du chien atteignirent au paroxysme.
Akemi criait maintenant de douleur plutôt que de frayeur. Le chien enserrait entre ses crocs son avant-bras. Avec un juron, Kojirō lui décocha de nouveau un violent coup de pied dans les côtes puis un autre encore. Le chien mourut au premier coup ; pourtant, même après le second, ses crocs se refermaient solidement sur le bras d’Akemi.
— Lâche-moi ! Lâche-moi ! criait-elle en se tordant par terre.
Kojirō, agenouillé à côté d’elle, écarta les mâchoires du chien. Cela fit le bruit de morceaux de bois collés que l’on arracherait l’un de l’autre. La gueule s’ouvrit ; un peu plus, et Kojirō eût fendu en deux la tête de l’animal. Il jeta le cadavre au-dehors, et revint au chevet de la jeune fille.
— Tout va bien, maintenant, dit-il d’un ton rassurant, mais l’avant-bras d’Akemi le démentait.
Le sang qui coulait sur la peau blanche donnait à la morsure l’aspect d’une grosse pivoine cramoisie. A cette vue, Kojirō frémit.
— ... Il n’y a pas de saké ? Il faudrait que je lave cela avec du saké... Non, je suppose qu’il n’y en a pas dans un endroit pareil.
Le sang chaud descendait le long de l’avant-bras jusqu’au poignet.
— ... Il faut faire quelque chose, dit-il ; sinon, la morsure de ce chien risque de vous rendre folle. Il se comportait bizarrement depuis quelques jours.
Tandis que Kojirō se demandait quels soins d’urgence lui donner, Akemi fronça les sourcils, ploya en arrière son joli cou blanc, et s’exclama :
— Folle ? Oh ! quelle merveille ! Voilà ce que je veux être : folle ! Complètement folle, folle à lier !
— Qu... qu... quoi ? bégaya Kojirō.
Sans plus de façons, il se pencha sur l’avant-bras et suça le sang de la blessure. Quand sa bouche était pleine, il recrachait le sang, collait de nouveau les lèvres à la peau blanche, et aspirait jusqu’à en avoir les joues gonflées.
Le soir, Tanzaemon rentra de sa tournée quotidienne.
— Me voilà de retour, Akemi, annonça-t-il en pénétrant dans le temple. Vous êtes-vous ennuyée en mon absence ?
Il déposa les médicaments dans un coin, ainsi que la nourriture et la jarre d’huile qu’il avait achetée, et reprit :
— ... Un instant ; j’allume.
Quand la chandelle fut allumée, il s’aperçut qu’elle n’était pas dans la pièce.
— Akemi ! appela-t-il. Où peut-elle bien être ?
Son amour unilatéral se transforma soudain en colère, elle-même vite remplacée par un sentiment de solitude. Tanzaemon se rappela, comme il se l’était déjà rappelé, que jamais plus il ne serait jeune – qu’il avait perdu l’honneur et l’espérance. Il songea à son corps vieillissant, et fit la grimace.
— ... Je l’ai secourue, soignée, bougonna-t-il, et la voilà partie sans un mot. Est-ce que le monde sera toujours ainsi ? Est-elle comme cela ? Ou bien soupçonnait-elle encore mes intentions ?
Sur le lit, il découvrit un bout de tissu, apparemment déchiré de l’extrémité de son obi. La tache de sang qu’il y avait dessus ralluma ses instincts animaux. D’un coup de pied, il fit voler la natte de paille, et jeta le médicament par la fenêtre.
Il avait faim, mais était sans courage pour se préparer un repas ; il prit son shakuhachi, et, poussant un soupir, sortit sur la galerie. Durant une heure ou davantage, il joua sans interruption pour tâcher d’expulser ses désirs et ses illusions. Pourtant, il lui était évident que ses passions subsistaient en lui, et subsisteraient en lui jusqu’à sa mort. « Un homme l’a déjà possédée, rêvait-il. Qu’est-ce qui m’a pris d’être aussi moral, aussi intègre ? Je n’avais aucune raison de rester couché là seul, à me morfondre toute la nuit. »
Une moitié de lui regrettait de ne pas avoir agi ; l’autre moitié condamnait ses désirs lubriques. C’était précisément ce conflit d’émotions, tourbillonnant sans arrêt dans ses veines, qui constituait ce que le Bouddha nommait l’illusion. Tanzaemon essayait maintenant de purifier sa nature ; mais plus il s’y efforçait, plus le son de son shakuhachi devenait bourbeux.
Le mendiant qui dormait sous le temple se pencha à l’extérieur de la galerie.
— Pourquoi donc êtes-vous assis là, à jouer de votre flûte à bec ? demanda-t-il. Il est arrivé quelque chose d’heureux ? Si vous avez gagné beaucoup d’argent et acheté du saké, pourquoi ne pas m’en donner une coupe ?
Il était infirme, et, de son humble point de vue, Tanzaemon vivait comme un prince.
— Sais-tu ce qui est arrivé à la jeune fille que j’ai ramenée ici hier au soir ?
— Jolie fille, hein ? Si j’en avais été capable, je ne l’aurais pas laissée partir. Peu de temps après votre départ, ce matin, un jeune samouraï avec une longue mèche sur le devant et une énorme épée dans le dos est venu, et l’a emmenée. Le singe aussi. Chacun sur une épaule.
— Un samouraï... une mèche sur le devant ?...
— Ouais. Et quel beau gars c’était... bien plus beau que vous et moi !
La finesse de sa réplique déchaîna chez le mendiant une tempête de rire.
Seijūrō rentra d’une humeur massacrante à l’école. Il jeta le faucon à un disciple, en lui ordonnant sèchement de le remettre dans sa cage.
— Kojirō n’est pas avec vous ? demanda le disciple.
— Non, mais il ne va sûrement pas tarder.
Après avoir changé de vêtements, Seijūrō alla s’asseoir dans la salle où l’on recevait les hôtes. De l’autre côté de la cour se trouvait le grand dōjō, fermé depuis les derniers exercices du vingt-cinq. D’un bout de l’année à l’autre, il y avait les allées et venues d’environ un millier d’élèves ; maintenant, le dōjō ne rouvrirait qu’à la première séance d’entraînement de la nouvelle année. Les sabres de bois s’étant tus, la maison semblait froide et désolée.
Brûlant d’avoir Kojirō pour partenaire, Seijūrō demanda à plusieurs reprises au disciple s’il était rentré. Mais Kojirō ne rentra ni ce soir-là ni le lendemain.
Toutefois, d’autres visiteurs vinrent en force : c’était le dernier jour de l’année, le jour où l’on réglait tous les comptes. Pour les gens d’affaires, il fallait ou bien encaisser maintenant, ou bien attendre la fête du Bon de l’été suivant ; aussi, dès midi, la salle du devant était-elle pleine de créanciers. D’habitude, ces gens-là se montraient totalement serviles en présence de samouraïs ; mais alors, à bout de patience, ils exprimaient leurs sentiments en des termes sans équivoque :
— Ne pouvez-vous payer au moins une partie de ce que vous devez ?
— Voilà des mois que vous dites que le comptable est sorti, ou que le maître est absent. Croyez-vous pouvoir nous éconduire éternellement ?
— Combien de fois faut-il venir ici réclamer ?
— Le vieux maître était un bon client. Je fermerais les yeux s’il ne s’agissait que des six derniers mois, mais vous n’avez pas non plus payé au premier semestre. Qu’est-ce que je dis ? J’ai même des factures non réglées de l’année dernière !
Deux d’entre eux tapotaient impatiemment leurs livres de comptes, en les fourrant sous le nez du disciple. Il y avait là des menuisiers, des plâtriers, le marchand de riz, le marchand de saké, des drapiers et autres fournisseurs de marchandises de première nécessité. Leurs rangs se grossissaient des propriétaires de diverses maisons de thé où Seijūrō mangeait et buvait à crédit. Et c’était le menu fretin dont les factures ne pouvaient guère se comparer à celles des usuriers auxquels Denshichirō, à l’insu de son frère, avait emprunté de l’argent.
Une demi-douzaine d’entre eux s’assirent et refusèrent de bouger.
— Nous voulons nous entretenir avec Maître Seijūrō lui-même. C’est une perte de temps que de s’adresser à des disciples.
Seijūrō se claquemurait au fond de la maison, disant seulement :
— Racontez-leur que je suis sorti.
Et Denshichirō, cela va de soi, n’eût pas approché de la maison en un tel jour. Celui qui brillait le plus par son absence était l’homme chargé des registres de l’école et des comptes ménagers : Gion Tōji. Quelques jours auparavant, il avait déguerpi avec Okō et tout l’argent qu’il avait recueilli lors de son voyage dans l’Ouest.
Bientôt, six ou sept hommes entrèrent avec l’air important, conduits par Ueda Ryōhei qui, même en des circonstances aussi humiliantes, se gonflait d’orgueil d’être un des Dix Hommes d’Epée de la Maison de Yoshioka. L’air menaçant, il demanda :
— Qu’est-ce qui se passe, ici ?
Le disciple, tout en montrant clairement qu’il ne voyait la nécessité d’aucune explication, donna un bref résumé de la situation.
— C’est donc tout ? dit Ryōhei avec mépris. Une simple bande de grippe-sous ? Qu’est-ce que ça peut faire, puisque les factures finiront par être payées ? Dis à ceux qui refusent d’attendre de passer dans la salle d’entraînement ; je discuterai l’affaire avec eux dans ma propre langue.
Devant cette menace, les créanciers firent grise mine. Etant donné l’intégrité de Yoshioka Kempō dans les questions d’argent, sans parler de son poste d’instructeur militaire des Shōguns Ashikaga, ils s’étaient inclinés devant la maison de Yoshioka, avaient rampé, lui avaient prêté n’importe quoi, étaient venus à toutes les convocations, repartis dès qu’on le leur disait, avaient répondu amen à tout. Mais leur soumission à ces guerriers vaniteux avait des limites. Ils ne se laisseraient intimider par des menaces comme celles de Ryōhei que le jour où la classe des commerçants ne ferait plus de profits. Or, sans eux, que deviendraient les samouraïs ? S’imaginaient-ils un seul instant qu’ils étaient capables de diriger les affaires tout seuls ?
Comme ils l’entouraient en grommelant, Ryōhei montra clairement qu’il les considérait comme de la boue.
— Ça suffit, maintenant, rentrez chez vous ! Traîner ici ne vous avancera à rien.
Les marchands se turent, mais ne bougèrent pas.
— ... Jetez-les dehors ! cria Ryōhei.
— Monsieur, vous nous insultez !
— Qu’y a-t-il d’insultant là-dedans ? demanda Ryōhei.
— C’est tout à fait absurde !
— Qui dit que c’est absurde ?
— Il est absurde de nous jeter dehors !
— Alors, pourquoi ne partez-vous pas sans faire d’histoire ? Nous sommes occupés.
— Si ce n’était pas le dernier jour de l’année, nous ne serions pas ici à mendier. Nous avons besoin de l’argent que vous nous devez pour régler nos propres dettes avant la fin de la journée.
— Quel dommage ! Quel dommage !... Et maintenant, filez !
— En voilà, des façons !
— Vos plaintes commencent à m’échauffer les oreilles !
Ryōhei se fâchait de nouveau.
— Personne ne se plaindrait si seulement vous payiez !
— Venez ici ! ordonna Ryōhei.
— Qu... qui ?
— Tous ceux qui ne sont pas contents.
— C’est de la folie !
— Qui a dit ça ?
— Je ne parlais pas de vous, monsieur. Je parlais de cette... de cette situation.
— La ferme !
Ryōhei empoigna l’homme par les cheveux, et le jeta dehors par la porte latérale.
— ... Quelqu’un d’autre a-t-il à se plaindre ? gronda Ryōhei. Nous ne tolérerons pas dans la maison que cette canaille réclame de misérables sommes d’argent. Je ne le permettrai pas ! Même si le Jeune Maître veut vous payer, je ne le laisserai pas faire.
A la vue du poing de Ryōhei, les créanciers se bousculèrent dans leur hâte pour repasser le portail. Mais une fois dehors, ils continuèrent de plus belle à dénigrer la Maison de Yoshioka.
— Comme je rirai et battrai des mains en voyant apposer sur cette maison l’écriteau « à vendre » ! Ça ne devrait pas tarder maintenant.
— On dit que ça ne tardera pas.
— Cela ne peut tarder.
Ryōhei, ravi, riait aux larmes en se rendant de l’autre côté de la maison. Les autres disciples l’accompagnèrent à la chambre où Seijūrō, seul et silencieux, se tenait courbé sur le brasero.
— ... Jeune Maître, dit Ryōhei, on ne vous entend pas. Quelque chose ne va pas ?
— Oh ! non, répondit-il, un peu ragaillardi à la vue de ses plus fidèles disciples. Le jour n’est pas éloigné maintenant, hein ? dit-il.
— Non, répondit Ryōhei. C’est à ce propos que nous venons vous voir. Nous devrions peut-être décider de la date et du lieu, et en faire part à Musashi.
— Mais oui, je suppose que oui, dit pensivement Seijūrō. Le lieu... Quel endroit conviendrait ? Que diriez-vous du champ du Rendaiji, au nord de la ville ?
— Ça me paraît bien. Et la date ?
— Avant que l’on n’enlève les décorations du Nouvel An, ou après ?
— Le plus tôt sera le mieux. Ne laissons pas à ce lâche le temps de se défiler.
— Que diriez-vous du huit ?
— Le huit n’est-il pas l’anniversaire de la mort de maître Kempō ?
— Ah ! oui, c’est vrai. Dans ce cas, pourquoi pas le neuf ? A sept heures du matin ? Ça ira, non ?
— Très bien. Ce soir, nous apposerons une pancarte sur le pont.
— Parfait.
— Vous êtes prêt ? demanda Ryōhei.
— Je suis prêt depuis le début, répliqua Seijūrō qui ne pouvait répondre autrement.
Il n’avait pas vraiment envisagé la possibilité d’être vaincu par Musashi. Ayant étudié sous la tutelle de son père depuis l’enfance, n’ayant jamais été vaincu par quiconque à l’école, pas même par les élèves les plus anciens et les mieux entraînés, il ne pouvait imaginer d’être battu par ce jeune rustre inexpérimenté.
Sa confiance en lui n’était pourtant pas totale. Il éprouvait un peu d’incertitude, et, fait caractéristique, au lieu de l’attribuer à son incapacité de pratiquer la Voie du samouraï, il la minimisait comme étant due à de récentes difficultés personnelles. Une de celles-ci, peut-être la plus importante, c’était Akemi. Depuis l’incident de Sumiyoshi, il se sentait mal à l’aise, et quand Gion Tōji avait décampé, il s’était rendu compte que le cancer financier qui rongeait la maison Yoshioka avait déjà atteint un stade critique.
Ryōhei et ses compagnons revinrent avec le message pour Musashi inscrit sur une planche fraîchement découpée.
— Est-ce là ce que vous souhaitiez ? demanda Ryōhei.
Les caractères, encore humides, disaient ceci :
Réponse — En réponse à votre demande de rencontre, j’indique la date et l’endroit suivants. Endroit : champ du Rendaiji. Date : neuvième jour du premier mois, sept heures du matin. Je fais le serment solennel d’être présent.
Si, par un hasard quelconque, vous ne tenez pas votre promesse, je considérerai de mon droit de vous ridiculiser en public.
Si je romps le présent accord, puissent les dieux me punir !
Seijūrō, Yoshioka Kempō II, de Kyoto. Fait le dernier jour de 1605.
Au rōnin du Mimasaka, Miyamoto Musashi.
— Ça va, dit Seijūrō après avoir lu ce texte.
Cette annonce le détendit, peut-être parce que pour la première fois il se rendait compte que les dés étaient jetés.
Au crépuscule, Ryōhei prit l’écriteau sous son bras et s’avança fièrement dans la rue avec deux autres disciples pour le placarder sur le Grand Pont de l’avenue Gojō.
Au pied de la colline de Yoshida, l’homme à qui cet avis s’adressait marchait au milieu de samouraïs de noble lignage et de faibles moyens. De tendances conservatrices, ils menaient une existence quelconque, et ne faisaient pas grand-chose de remarquable.
Musashi allait de portail en portail examiner les noms inscrits sur les plaques. Il finit par s’arrêter au milieu de la rue, peu désireux ou dans l’incapacité de regarder plus avant, semblait-il. Il était à la recherche de sa tante, la sœur de sa mère et sa seule parente vivante en dehors d’Ogin.
Sa tante avait pour époux un samouraï servant la maison de Konoe pour une maigre solde. Musashi pensait que la maison serait facile à trouver derrière la colline de Yoshida ; mais il ne tarda pas à constater que les maisons ne différaient guère entre elles. La plupart, petites, entourées d’arbres, avaient un portail aussi hermétiquement clos qu’une palourde. Un grand nombre de portails n’avaient pas de plaque.
Son incertitude, quant à l’endroit qu’il cherchait, l’empêchait de demander son chemin. « Ils auront déménagé, se dit-il. Je ferais mieux de m’arrêter. »
Il retourna vers le centre de la ville, enveloppé d’une brume qui noyait les lumières de la place du marché pour la fin d’année. C’avait beau être la veille du Nouvel An, les rues du quartier central bourdonnaient encore d’activité.
Musashi se retourna pour regarder une femme qui venait de le croiser. Cela faisait au moins sept ou huit ans qu’il n’avait pas vu sa tante, mais il était sûr qu’il s’agissait d’elle : cette femme ressemblait à l’image qu’il s’était formée de sa mère. Il la suivit à courte distance, puis l’appela. Elle lui jeta un regard soupçonneux, puis ses yeux ridés par les années de vie monotone et difficile reflétèrent une surprise intense.
— Tu es Musashi, le fils de Munisai, n’est-ce pas ? finit-elle par dire.
Il se demanda pourquoi elle l’appelait Musashi au lieu de Takezō, mais ce qui le troubla en réalité, ce fut l’impression de ne pas être le bienvenu.
— Oui, répondit-il, je suis Takezō, de la maison de Shimmen.
Elle l’examina des pieds à la tête, sans les « oh ! » et les « ah ! » habituels : « Comme tu as grandi ! » et « Comme tu as changé ! »
— Pourquoi donc es-tu venu ici ? demanda-t-elle froidement sur un ton plutôt sévère.
— Je n’avais pas de raison particulière de venir. Il se trouvait seulement que j’étais à Kyoto. J’ai pensé qu’il serait gentil de venir te voir.
En regardant les yeux et la naissance des cheveux de sa tante, il songeait à sa mère. Si elle avait été encore vivante, elle aurait sûrement eu à peu près la taille de cette femme et sa voix.
— Tu es venu me voir ? demanda-t-elle, incrédule.
— Oui. Je regrette d’arriver à l’improviste.
Sa tante agita la main devant son visage en un geste de rejet.
— Eh bien, tu m’as vue ; aussi, restons-en là. Je t’en prie, va-t’en !
Abasourdi par cette réception glaciale, il explosa :
— Pourquoi me dis-tu cela ? Si tu veux que je m’en aille, je m’en irai, mais je ne comprends pas pourquoi. Ai-je fait quelque chose que tu désapprouves ? Si oui, dis-moi au moins ce que c’est.
Sa tante paraissait peu désireuse de répondre.
— Puisque tu es là, pourquoi ne pas venir à la maison dire bonjour à ton oncle ? Mais tu sais comment il est ; ne sois donc pas déçu par ce qu’il risque de dire. Je suis ta tante, et, puisque tu es venu nous voir, je ne veux pas que tu repartes avec de la rancune.
Musashi se consola comme il put avec ces paroles, et accompagna sa tante jusque chez elle ; il attendit dans la salle du devant tandis qu’elle annonçait la nouvelle à son mari. Il pouvait entendre à travers le shoji la voix asthmatique et bougonne de son oncle, appelé Matsuo Kaname.
— Quoi ? s’écriait Kaname avec humeur. Le fils de Munisai ici ?... Je craignais bien qu’il ne débarquât tôt ou tard. Tu veux dire qu’il est ici même, dans cette maison ? Tu l’as laissé entrer sans me le demander ?
C’en était trop ; mais quand Musashi appela sa tante afin de lui dire adieu, Kaname s’écria : « Alors, tu es là ? », et ouvrit la porte coulissante. Son visage exprimait non l’irritation mais un mépris total : celui que réservent les gens des villes à leurs parents mal lavés de la campagne. On eût dit qu’une vache, entrée à pas pesants, avait planté ses sabots sur le tatami.
— ... Pourquoi es-tu venu ? demanda Kaname.
— Je me trouvais en ville. J’ai cru devoir prendre de tes nouvelles.
— C’est faux !
— Pardon ?
— Tu peux mentir autant que tu voudras ; je sais ce que tu as fait. Tu as créé beaucoup de désordre au Mimasaka, tu t’es fait détester de bien des gens, tu as déshonoré le nom de ta famille, et alors, tu as pris la fuite. C’est faux ?
Musashi était interloqué.
— ... Comment peux-tu avoir le front de venir voir des parents ?
— Je regrette ce que j’ai fait, dit Musashi. Mais j’ai la ferme intention de réparer mes torts envers mes ancêtres et le village.
— Je suppose que tu ne peux rentrer chez toi, bien sûr. Mon Dieu, l’on récolte ce que l’on a semé. Munisai doit se retourner dans sa tombe !
— Je ne suis resté que trop longtemps, dit Musashi. Maintenant, il faut que je m’en aille.
— Pas question ! fit Kaname avec colère. Tu vas me faire le plaisir de rester ici ! Si tu vas rôder dans les parages, tu ne seras pas long à avoir des ennuis. Cette vieille peste de la famille Hon’iden est passée ici voilà six mois environ. Ces temps derniers, elle a reparu plusieurs fois. Elle nous demande sans arrêt si tu es venu ici ; elle essaie de savoir par nous où tu te trouves. Elle te recherche – et c’est sérieux.
— Ah ! Osugi ? Elle est venue ici ?
— Bien sûr. Elle m’a tout révélé sur toi. Si tu n’étais pas de ma famille, je te ligoterais et je te livrerais à elle ; mais, étant donné les circonstances... Quoi qu’il en soit, tu restes ici pour le moment. Mieux vaut que tu repartes au milieu de la nuit pour nous éviter les ennuis, à ta tante et à moi.
Que sa tante et son oncle eussent avalé toutes les calomnies d’Osugi, voilà qui était mortifiant. Avec un terrible sentiment de solitude, Musashi s’assit en silence, les yeux fixés à terre. Enfin, sa tante eut pitié de lui, et lui dit d’aller dormir dans une autre pièce. Musashi se laissa tomber sur le sol et desserra son ceinturon. Une fois encore, il eut le sentiment de n’avoir au monde personne d’autre que lui-même sur qui s’appuyer.
Il se fit la réflexion que peut-être son oncle et sa tante le traitaient avec franchise et sévérité justement à cause des liens du sang. D’abord, telle avait été sa colère qu’il voulait cracher sur le seuil et s’en aller ; mais maintenant il nourrissait des sentiments plus charitables : il se rappelait qu’il importait d’accorder à son oncle et sa tante le bénéfice du doute.
Il était trop naïf pour bien juger son entourage. S’il avait été riche et célèbre, ses sentiments envers sa famille eussent été convenables ; mais le voilà qui débarquait du froid dans un kimono qui ressemblait à un torchon sale, et la veille du Jour de l’An, pour comble. Dans ces conditions, le manque d’affection familiale de sa tante et de son oncle n’avait rien de surprenant.
De ce manque d’affection Musashi eut bientôt la preuve. Il s’était couché avec la faim dans le candide espoir qu’on lui donnerait quelque chose à manger. Il avait beau sentir une odeur de nourriture et entendre des bruits de vaisselle à la cuisine, nul n’approcha de sa chambre où le brasero ne luisait pas plus qu’une luciole. Il conclut bientôt que la faim et le froid étaient secondaires ; le plus important pour le moment était de dormir, ce qu’il fit.
Il se réveilla environ quatre heures plus tard, au son de cloches de temples qui sonnaient la fin de l’année. Dormir lui avait fait du bien. Se levant d’un bond, il sentit que sa fatigue avait disparu. Il avait la tête fraîche et l’esprit clair.
A l’intérieur de la ville et autour d’elle, d’énormes cloches bourdonnaient sur un rythme lent et majestueux, marquant la fin des ténèbres et le début de la lumière. Cent huit coups pour les cent huit illusions de la vie – chaque coup appelant les hommes et les femmes à réfléchir sur la vanité de leur existence.
Musashi se demanda combien de gens, cette nuit-là, pouvaient dire : « J’ai eu raison. J’ai fait ce que je devais faire. Je n’ai pas de regrets. » Pour lui, chaque coup de glas suscitait un frémissement de remords. Il ne parvenait à se rappeler que ce qu’il avait fait de mal au cours de l’année écoulée. Et il ne s’agissait pas seulement de l’année écoulée : l’année d’avant, et l’année d’avant celle-là, toutes les années passées avaient apporté des regrets. Il n’y avait pas eu une seule année sans regrets. Et même, il n’y avait guère eu un seul jour sans regrets.
D’après cette vision limitée du monde, il semblait que, quoique les gens fissent, ils en arrivaient bientôt aux regrets. Les hommes, par exemple, prenaient femme avec l’intention de passer leur vie entière avec elle ; mais souvent ils changeaient d’avis plus tard. On pouvait aisément pardonner aux femmes leurs réflexions après coup, mais il était rare qu’elles exprimassent leurs griefs, alors que les hommes le faisaient souvent. Combien de fois Musashi en avait-il entendu dénigrer leur épouse comme s’il s’agissait d’une vieille paire de sandales hors d’usage ?
Musashi ne connaissait pas les difficultés conjugales, bien sûr, mais il avait été victime de l’illusion, et le sentiment du remords ne lui était pas étranger. A cet instant précis, il regrettait beaucoup d’être venu chez sa tante. « Encore aujourd’hui, se lamentait-il, je ne suis pas délivré de mon sentiment de dépendance. Je n’arrête pas de me dire que je dois voler de mes propres ailes. Et puis, soudain, je m’appuie sur quelqu’un d’autre. Quelle mesquinerie ! Quelle sottise !... Je sais ce que je dois faire ! se dit-il. Je dois prendre une résolution, et la coucher par écrit. »
Il défit son paquetage de shugyōsha, et en sortit un carnet formé de morceaux de papier pliés en quatre et fixés ensemble par des bandes de papier ruban. Il s’en servait pour noter certaines idées qui lui venaient au cours de ses pérégrinations, ainsi que des expressions Zen, des observations géographiques, des remontrances qu’il s’adressait à lui-même, et parfois des esquisses sommaires des spectacles intéressants qu’il voyait. Il ouvrit le carnet devant lui, prit son pinceau, et regarda fixement la feuille de papier blanc.
Musashi écrivit : « Je ne veux avoir de regrets sur rien. »
Bien qu’il notât souvent par écrit des résolutions, il constatait que le simple fait de les inscrire avait peu d’effet. Il devait se les répéter chaque matin et chaque soir, comme un texte sacré. En conséquence, il essayait toujours de choisir des mots faciles à se rappeler et à réciter, comme des poèmes.
Il considéra un moment ce qu’il venait d’écrire, puis le transforma en ceci : « Je ne veux pas avoir de regrets au sujet de mes actes. »
Il se murmura ces mots à lui-même, mais continua de les trouver insatisfaisants. Il les modifia de nouveau : « Je ne veux rien faire que je regrette ensuite. »
Satisfait de cette troisième tentative, il posa son pinceau. Bien qu’il eût écrit dans la même intention les trois phrases, les deux premières pouvaient signifier qu’il n’aurait aucun regret, qu’il agît bien ou mal, tandis que la troisième soulignait sa détermination d’agir de façon à rendre les remords inutiles.
Musashi se répéta sa résolution, en se rendant bien compte qu’il s’agissait d’un idéal qu’il ne pourrait atteindre à moins de discipliner son cœur et son esprit au maximum de leurs possibilités. Pourtant, s’efforcer vers un état où rien de ce qu’il ferait ne lui donnerait de regrets constituait la voie qu’il devait suivre. « Un jour, j’arriverai à cet état ! » se jura-t-il au fond de lui-même.
Derrière lui, le shoji s’ouvrit en glissant, et sa tante jeta un coup d’œil à l’intérieur. D’une voix tremblante, elle dit :
— Je le savais ! Quelque chose me disait que je ne devais pas te laisser rester ici ; et ce que je craignais de voir arriver est en train d’arriver. Osugi est venue frapper à la porte, et a vu tes sandales dans l’entrée. Elle a la conviction que tu es ici, et insiste pour que nous te menions à elle ! Ecoute ! D’ici tu peux l’entendre. Oh ! Musashi, fais quelque chose !
— Osugi ? Ici ? dit Musashi qui refusait d’en croire ses oreilles. Mais il n’y avait pas d’erreur. Il entendait sa voix rauque à travers les interstices, comme un vent glacial, s’adresser à Kaname de son ton le plus guindé, le plus hautain.
Osugi était arrivée juste à la fin des cloches de minuit, alors que la tante de Musashi allait tirer de l’eau pure pour le Nouvel An. Inquiète à l’idée que son Nouvel An pût être gâché par la vue impure du sang, elle n’essaya pas de cacher son agacement :
— Fuis le plus vite possible ! implora-t-elle. Ton oncle la retient en lui assurant que tu n’es pas venu ici. Glisse-toi dehors maintenant, pendant qu’il en est encore temps.
Elle ramassa le chapeau et le paquetage du jeune homme, qu’elle conduisit à la porte de derrière où elle avait placé une paire de guêtres de cuir de son mari, ainsi que des sandales de paille.
Tout en attachant les sandales, Musashi lui dit d’un ton penaud :
— Je suis navré de t’ennuyer, mais ne me donneras-tu pas un bol de gruau ? Je n’ai rien mangé de la soirée.
— Ce n’est pas le moment de manger ! Mais tiens, prends ça. Et va-t’en !
Elle lui tendit cinq gâteaux de riz sur un morceau de papier blanc. Musashi les accepta avec empressement et les éleva à hauteur du front en signe de remerciement.
— Adieu, dit-il.
En ce premier jour du joyeux Nouvel An, Musashi s’éloigna tristement dans l’allée glacée, oiseau d’hiver déplumé, s’envolant dans un ciel noir. Il avait l’onglée, et froid au crâne. Il ne voyait que son haleine blanche, rapidement transformée en givre sur le duvet qui lui entourait la bouche.
— ... Il fait froid ! dit-il à voix haute.
Les Huit Enfers glacés n’étaient sûrement pas aussi froids ! Pourquoi, alors que d’habitude il se riait du froid, en souffrait-il autant ce matin-là ?
Il répondit à sa propre question : « Il ne s’agit pas seulement de mon corps. J’ai froid au-dedans de moi. Je manque de discipline, voilà la vérité. J’ai encore envie de me cramponner à de la chair chaude, comme un bébé, et je m’abandonne trop vite à la sentimentalité. Parce que je suis seul, je m’apitoie sur moi-même et jalouse les gens qui ont de bonnes maisons bien douillettes. Au fond de moi, je suis bas et vil ! Que ne suis-je reconnaissant d’être indépendant et libre d’aller où je veux ! Que ne puis-je m’en tenir à mes idéaux et à ma fierté ! »
Comme il goûtait les avantages de la liberté, ses pieds douloureux se réchauffèrent jusqu’au bout des orteils, et son souffle se mit à bouillir. « Un voyageur qui n’a pas d’idéal, qui n’éprouve pas de gratitude pour son indépendance, n’est qu’un mendiant ! La différence entre un mendiant et le grand prêtre errant Saigyō se trouve au fond de leur cœur ! »
Il prit soudain conscience d’un éclat blanc sous ses pas. Il marchait sur de la glace fragile. Sans s’en apercevoir, il avait parcouru tout le chemin jusqu’au bord gelé de la rivière Kamo. La rivière et le ciel étaient noirs encore, et rien à l’est n’annonçait l’aube. Les pieds de Musashi s’arrêtèrent. Ils l’avaient porté sans encombre à travers l’obscurité depuis la colline de Yoshida mais maintenant ils refusaient d’aller plus avant.
Dans l’ombre de la digue, il rassembla des brindilles, de petits morceaux de bois et tout ce qui pouvait brûler, et gratta son briquet. La première et minuscule flamme requit du travail et de la patience, mais des feuilles sèches finirent par prendre. Avec des soins de bûcheron, Musashi entassa bouts de bois et petites branches. Le feu s’anima vite, et le vent le poussa vers celui qui l’avait fait, prêt à lui griller le visage.
Musashi prit les gâteaux de riz que lui avait donnés sa tante, et les fit rôtir l’un après l’autre dans les flammes. Ils brunirent et gonflèrent comme des bulles, lui rappelant les fêtes du Nouvel An de son enfance. Ces gâteaux de riz n’avaient d’autre goût que le leur ; ils n’étaient ni salés ni sucrés. A les mâcher, il trouva que ce riz nature avait le goût du monde réel qui l’entourait. « Je fête mon propre Nouvel An », songea-t-il avec bonheur. Tandis qu’il se chauffait la figure aux flammes et se remplissait l’estomac, toute l’affaire commença à lui paraître assez amusante. « Voilà de bonnes fêtes de Nouvel An ! Si même un vagabond tel que moi a droit à cinq bons gâteaux de riz, alors ce doit être que le ciel permet à tout le monde de célébrer d’une manière ou d’une autre le Nouvel An. J’ai la rivière Kamo pour compagne, et les trente-six pics de Higashiyama décorent mon sapin ! Je dois me purifier le corps pour attendre le premier lever du soleil. »
Au bord de la rivière glacée, il détacha son obi, enleva son kimono et ses sous-vêtements ; puis il plongea et fit une toilette complète en éclaboussant partout comme un oiseau aquatique.
Il était debout sur la berge à s’essuyer vigoureusement lorsque les premiers rayons de l’aube percèrent un nuage ; il sentit leur chaleur sur son dos. Il regarda vers le feu, et vit quelqu’un debout sur la digue qui le surplombait, un autre voyageur, différent par l’âge et l’aspect, amené là par le destin : Osugi.
La vieille femme l’avait vu, elle aussi, et s’exclamait dans son cœur : « Le voilà ! Le fauteur de trouble est là ! » Submergée par la joie et la peur, elle faillit se trouver mal. Elle voulut l’appeler, mais sa voix se brisa ; son corps tremblant refusait d’exécuter les ordres. Brusquement, elle s’assit dans l’ombre d’un petit pin.
« Enfin ! se réjouissait-elle. Enfin je l’ai trouvé ! L’âme de l’oncle Gon m’a conduite vers lui. » Dans le sac pendu à sa taille elle portait un fragment d’os de l’oncle Gon et une mèche de ses cheveux.
Chaque jour, depuis sa mort, elle lui parlait. « Oncle Gon, disait-elle, bien que tu sois disparu je ne me sens pas seule. Tu es resté avec moi quand j’ai fait vœu de ne pas retourner au village avant d’avoir puni Musashi et Otsū. Tu es toujours avec moi. Tu as beau être mort, ton âme est toujours avec moi. Nous sommes ensemble pour jamais. Lève les yeux à travers l’herbe, et regarde-moi ! Jamais je ne laisserai Musashi impuni ! »
Certes, l’oncle Gon était mort depuis une semaine seulement, mais Osugi avait la ferme résolution de tenir ses engagements envers lui jusqu’à ce qu’elle fût réduite en cendres. Au cours des tout derniers jours, elle avait intensifié sa recherche avec la fureur de la terrible Kishimojin, laquelle, avant sa conversion par le Bouddha, avait tué d’autres enfants pour nourrir le sien propre – on les évaluait à cinq cents, mille ou dix mille.
Pour Osugi, le premier indice avait été une rumeur entendue dans la rue : il y aurait bientôt une passe d’armes entre Musashi et Yoshioka Seijūrō. Et puis, au début de la précédente soirée, elle avait fait partie des badauds qui regardaient apposer l’écriteau sur le Grand Pont de l’avenue Gojō. Dans quelle excitation elle était ! Elle l’avait lu et relu de bout en bout en se disant : « L’ambition de Musashi a donc fini par le perdre ! Ils vont le ridiculiser. Yoshioka le tuera. Ah ! si cela se produit, comment pourrai-je regarder en face les gens de mon village ? J’ai juré que je le tuerais moi-même. Je dois parvenir jusqu’à lui avant Yoshioka. Rapporter cette face grimaçante, et la tenir par les cheveux pour la faire voir aux villageois ! » Alors, elle avait prié les dieux, les bodhisattvas et ses ancêtres de lui venir en aide.
En dépit de toute cette fureur venimeuse, elle était sortie déçue de chez Matsuo. En revenant le long de la rivière Kamo, elle avait d’abord pris le feu pour celui d’un mendiant. Sans raison particulière, elle s’était arrêtée pour attendre sur la digue. En apercevant l’homme nu et musclé qui sortait de la rivière, insensible au froid, elle avait compris que c’était Musashi.
Comme il se trouvait sans vêtements, c’eût été le moment idéal pour le prendre par surprise et l’abattre ; pourtant, même le vieux cœur desséché d’Osugi s’y refusa.
Elle joignit les mains pour prononcer une action de grâces, tout comme si elle avait déjà eu la tête de Musashi. « Que je suis heureuse ! Grâce aux dieux et aux bodhisattvas, j’ai Musashi en face de moi. Il ne peut s’agir d’un pur hasard ! La constance de ma foi a trouvé sa récompense ; mon ennemi a été remis entre mes mains ! » Elle se prosterna devant le ciel, ferme dans sa croyance que maintenant elle avait tout le temps pour accomplir sa mission.
Musashi revêtit son kimono, attacha bien serré son obi, et ceignit ses deux sabres. Sur les mains et les genoux, il se prosterna silencieusement devant les dieux du ciel et de la terre.
Le cœur d’Osugi bondit dans sa poitrine, tandis qu’elle murmurait : « Allons ! »
A cet instant précis, Musashi se releva d’un bond. Sautant avec agilité par-dessus une mare d’eau, il se mit à longer rapidement la rivière. Osugi, prenant bien garde de ne pas trahir sa présence, se hâta le long de la digue.
Les toits et les ponts de la grand-ville commençaient à montrer leurs légers contours blancs dans la brume du matin, mais au-dessus, les étoiles brillaient encore au ciel, et le pied de l’Higashiyama restait d’un noir d’encre. Lorsque Musashi parvint au pont de bois de l’avenue Sanjō, il passa dessous et reparut en haut de la digue qui s’étendait au-delà, s’avançant à longues foulées. Plusieurs fois, Osugi faillit l’appeler, mais s’en abstint.
Musashi savait qu’elle se trouvait derrière lui. Mais il savait aussi que s’il se retournait, elle foncerait sur lui et qu’il serait forcé de se défendre, sans lui faire de mal. « Un terrible adversaire ! » se disait-il. S’il avait encore été Takezō, là-bas, au village, il n’eût pas craint de la terrasser et de la frapper jusqu’à lui faire cracher le sang ; mais bien sûr il ne pouvait plus agir ainsi.
En réalité, il avait plus de raisons de la haïr qu’elle n’en avait de le détester ; pourtant, il voulait lui montrer que les sentiments qu’elle éprouvait envers lui reposaient sur un affreux malentendu. Il avait la certitude que s’il pouvait seulement s’expliquer avec elle, elle cesserait de le considérer comme son mortel ennemi. Pourtant, étant donné qu’elle nourrissait depuis tant d’années sa rancune, il y avait peu de chances qu’il parvînt à la convaincre maintenant, lui exposât-il mille fois l’affaire. Il n’y avait qu’une solution ; pour entêtée qu’elle fût, elle croirait sûrement Matahachi. Si son propre fils lui rapportait ce qui s’était produit au juste avant et après Sekigahara, elle ne pourrait plus considérer Musashi comme un ennemi de la famille Hon’iden, à plus forte raison comme le ravisseur de la fiancée de son fils.
Musashi s’approchait du pont, situé dans un quartier qui avait été florissant à la fin du XVIIe siècle, alors que la famille Taira se trouvait au faîte de sa fortune. Même après les guerres du XVe siècle, il était demeuré l’un des plus populeux de Kyoto. Le soleil commençait juste à atteindre les façades et les jardins, où les traces du minutieux balayage de la veille au soir étaient encore visibles, bien qu’à cette heure matinale aucune porte ne fût ouverte.
Osugi distinguait dans la boue les empreintes de pas de Musashi. Elle méprisait jusqu’à ces empreintes.
Encore cent mètres, puis cinquante.
— Musashi ! cria la vieille femme.
Les poings serrés, le cou tendu en avant, elle courut vers lui.
— ... Espèce de sale démon ! vociféra-t-elle. Tu es sourd ?
Musashi ne se retourna pas.
Osugi poursuivit sa course. En dépit de son âge, sa détermination qui défiait la mort conférait à ses pas un rythme énergique et viril. Musashi continuait à lui tourner le dos, cherchant fiévreusement dans sa tête un plan d’action.
Tout à coup, elle bondit devant lui en criant :
— ... Arrête !
Ses épaules saillantes, ses côtes maigres tremblaient. Elle se tint là quelques instants à reprendre souffle. Sans dissimuler une expression résignée, Musashi dit avec toute la désinvolture qu’il put :
— Ma parole, mais c’est la douairière Hon’iden ! Que faites-vous ici ?
— Insolent ! Pourquoi ne serais-je pas ici ? C’est moi qui devrais te demander cela. Je t’ai laissé m’échapper sur la colline de Sannen, mais aujourd’hui j’aurai ta tête !
Son cou décharné évoquait celui d’un coq de combat, et sa voix stridente, qui paraissait pousser hors de sa bouche ses dents saillantes, effrayait Musashi plus qu’un cri de guerre.
La peur que lui inspirait la vieille femme avait ses racines dans des souvenirs d’enfance, à l’époque où Osugi les avait surpris, lui et Matahachi, en train de se livrer à quelque méfait dans le carré aux mûriers de la cuisine des Hon’iden. Il avait huit ou neuf ans – l’âge même où les deux chenapans faisaient sans arrêt des tours pendables –, et il se rappelait encore nettement comme Osugi leur avait crié dessus. Il avait pris la fuite, épouvanté, le cœur battant à grands coups, et de tels souvenirs lui donnaient le frisson. A l’époque, il considérait Osugi comme une vieille sorcière détestable et querelleuse ; encore maintenant, il lui en voulait de l’avoir trahi lors de son retour au village, après Sekigahara. Bizarrement, il en était aussi venu à la considérer comme un être dont il ne pourrait jamais avoir raison. Néanmoins, le temps avait adouci les sentiments qu’il lui portait.
Chez Osugi, c’était tout le contraire. Elle ne pouvait se débarrasser de l’image de Takezō, l’odieux moutard indiscipliné qu’elle avait connu, le petit morveux aux bobos sur le crâne, aux jambes et aux bras si longs qu’il en paraissait difforme. Non qu’elle fût inconsciente de l’écoulement du temps. Maintenant, elle était vieille ; elle le savait. Et Musashi était un adulte. Mais elle ne pouvait s’empêcher de le traiter comme un sale gosse. En songeant à la honte que ce petit garçon lui avait infligée, elle criait vengeance. Il ne s’agissait pas seulement de se venger aux yeux du village. Elle voulait voir Musashi dans sa tombe avant de descendre dans la sienne.
— ... Trêve de paroles ! glapit-elle. Donne-moi ta tête ou prépare-toi à sentir ma lame ! En garde, Musashi !
Elle s’essuya les lèvres avec les doigts, cracha sur sa main gauche et empoigna son fourreau.
Il y avait un proverbe sur une mante religieuse qui s’attaquait au carrosse impérial. Ce proverbe fut sans doute inventé pour décrire la cadavérique Osugi, avec ses jambes filiformes, s’attaquant à Musashi. Elle ressemblait tout à fait à une mante ; ses yeux, sa peau, sa posture absurde, tout cela était pareil. Et tandis que Musashi se tenait en garde, la regardant s’approcher comme il l’eût fait d’un enfant en train de jouer, ses épaules et son torse lui conféraient l’invincibilité d’un robuste carrosse de fer.
Malgré le caractère incongru de la situation, il était incapable de rire, car il se sentait soudain rempli de pitié.
— Allons, grand-mère, attendez ! supplia-t-il en lui saisissant le coude avec douceur, mais fermeté.
— Que... qu’est-ce que tu fais ? s’écria-t-elle.
La surprise faisait trembler à la fois son bras, réduit à l’impuissance, et ses dents.
— ... L-l-lâche ! bégaya-t-elle. Tu crois donc pouvoir m’arrêter avec de belles paroles ? Eh bien, j’ai vu quarante Jours de l’An de plus que toi, et tu ne saurais me berner. Reçois ton châtiment !
La peau d’Osugi avait la couleur de l’argile rouge ; elle était hors d’elle.
— Je vous comprends, dit Musashi en acquiesçant énergiquement de la tête ; je sais ce que vous ressentez. Vous avez bien en vous l’esprit combatif de la famille Hon’iden. Je vois que vous êtes du même sang que le premier des Hon’iden, celui qui a si bravement servi sous Shimmen Munetsura.
— Lâche-moi, espèce de... ! Je refuse de prêter l’oreille aux flatteries de quelqu’un d’assez jeune pour être mon petit-fils.
— Calmez-vous. La témérité ne convient pas à une personne de votre âge. J’ai quelque chose à vous dire.
— Tes dernières volontés.
— Non ; je veux m’expliquer.
— Je n’ai que faire de tes explications !
La vieille femme se redressa de toute sa hauteur.
— Ah bien, alors, il va me falloir vous enlever ce sabre. Et quand Matahachi viendra, il pourra tout vous expliquer.
— Matahachi ?
— Oui. Je lui ai envoyé un message au printemps dernier.
— Ah ! vraiment ?
— Je lui ai donné rendez-vous ici le matin du Jour de l’An.
— Mensonge ! glapit Osugi en secouant vigoureusement la tête. Tu devrais avoir honte, Musashi ! N’es-tu pas le fils de Munisai ? Ne t’a-t-il pas enseigné que lorsque l’heure a sonné de mourir, on doit mourir en homme ? Ce n’est pas le moment de tergiverser. Derrière ce sabre il y a ma vie entière ; j’ai l’appui des dieux et des bodhisattvas. Si tu oses l’affronter, affronte-le !
Elle lui arracha son bras, et cria :
— ... Gloire au Bouddha !
Elle dégaina, empoigna son sabre à deux mains et visa Musashi à la poitrine. Il esquiva.
— Calmez-vous, grand-mère, je vous en prie !
Comme il lui tapotait le dos, elle poussa un cri aigu et se retourna d’un bond face à lui. Sur le point de charger, elle invoqua le nom de Kannon :
— Gloire à Kannon Bosatsu ! Gloire à Kannon Bosatsu !
Et elle attaqua de nouveau. Comme elle le dépassait, Musashi lui saisit le poignet.
— Vous ne réussirez qu’à vous éreinter en vous démenant comme ça. Regardez : le pont est là, tout près. Venez avec moi jusque-là.
Tournant la tête en arrière, Osugi montra les crocs, serra les lèvres.
— Fuuuu !
Elle avait craché de tout le souffle qui lui restait. Musashi la lâcha et s’écarta pour s’essuyer l’œil gauche avec la main. L’œil lui brûlait, comme frappé d’une étincelle. Il regarda la main avec laquelle il s’était essuyé l’œil. Il n’y avait pas de sang dessus, mais il ne pouvait ouvrir la paupière. Osugi, voyant qu’il n’était plus sur ses gardes, chargea avec un renouveau d’énergie en invoquant derechef le nom de Kannon.
Deux fois, trois fois, elle lui porta des bottes.
A la troisième botte, préoccupé par son œil, il se contenta d’incliner légèrement le haut du corps. Le sabre lui traversa la manche et lui égratigna l’avant-bras. Un lambeau de la manche tomba, ce qui permit à Osugi de voir du sang sur la doublure blanche.
— Je l’ai blessé ! cria-t-elle avec extase en agitant sauvagement son arme.
Elle était aussi fière que si elle avait abattu un grand arbre d’un seul coup, et le fait que Musashi refusât le combat ne diminuait en rien sa joie. Elle continua de clamer le nom de la Kannon de Kiyomizudera, invitant la divinité à descendre sur la terre.
En proie à une frénésie bruyante, elle courait autour de lui, l’attaquait par-devant et par-derrière. Musashi ne faisait que changer de place afin d’éviter les coups.
Son œil le tracassait, et il y avait l’égratignure à son avant-bras. Bien qu’il eût vu le coup arriver, il n’avait pas été assez prompt pour l’éviter. Jamais personne auparavant ne l’avait blessé fût-ce légèrement, et, comme il n’avait pas pris au sérieux l’assaut d’Osugi, la question de savoir qui serait vainqueur, qui serait vaincu, ne lui avait jamais traversé l’esprit.
Pourtant, n’était-il pas exact qu’en ne la prenant pas au sérieux, il s’était laissé blesser ? D’après L’Art de la guerre, si légère que fût la blessure il était indubitablement battu. La foi de la vieille femme et la pointe de son sabre avaient fait éclater aux yeux de tous son manque de maturité.
« Je me trompais », se disait-il. Comprenant la folie de son inaction, il s’écarta d’un bond des assauts du sabre et frappa violemment Osugi dans le dos, ce qui l’envoya s’étaler et fit voler le sabre loin d’elle. De la main gauche, Musashi ramassa le sabre, et, de la droite, souleva la vieille femme au creux de son bras.
— ... Laisse-moi descendre ! criait-elle en battant l’air de ses bras. N’y a-t-il donc pas de dieux ? Pas de bodhisattvas ? Je l’ai déjà blessé une fois ! Que faire ? Musashi ! Ne m’humilie pas ainsi ! Coupe-moi la tête ! Tue-moi sur-le-champ !
Cependant que Musashi, lèvres serrées, s’avançait à grands pas, avec sous le bras la femme qui se débattait, elle continuait de protester d’une voix rauque :
— ... C’est le hasard de la guerre ! C’est le destin ! S’il s’agit de la volonté des dieux, je ne serai pas lâche !... Quand Matahachi apprendra que l’oncle Gon est mort et que j’ai été tuée en essayant de me venger, la colère le fera se dresser pour nous venger tous deux ; cela constituera pour lui un bon remède. Tue-moi, Musashi ! Tue-moi immédiatement !... Où vas-tu ? Essaies-tu d’ajouter la honte à ma mort ? Arrête ! Coupe-moi immédiatement la tête !
Musashi ne tint pas compte de ses clameurs, mais, en arrivant au pont, il commença à se demander ce qu’il allait bien pouvoir faire d’elle. Une inspiration lui vint. Descendant à la rivière, il trouva une barque attachée à l’une des piles du pont. Doucement, il l’y déposa.
— Allons, un peu de patience ; attendez là un moment. Matahachi ne va pas tarder.
— Qu’est-ce que tu fais ? cria-t-elle en essayant de repousser à la fois les mains du jeune homme et les nattes de roseau qui tapissaient le fond du bateau. Que vient faire là-dedans l’arrivée ici de Matahachi ? Qu’est-ce qui te fait croire qu’il va venir ? Je sais ce que tu as derrière la tête. Il ne te suffit pas de me tuer ; tu veux m’humilier par-dessus le marché !
— Pensez ce que bon vous semble ! Vous ne tarderez pas à apprendre la vérité.
— Tue-moi !
— Ha ! ha ! ha !
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? Tu n’aurais aucun mal à trancher ce vieux cou !
A défaut d’un meilleur moyen de la faire se tenir tranquille, il l’attacha à la poupe surélevée de la barque. Puis il remit son sabre au fourreau, et le déposa bien soigneusement à côté d’elle.
Comme il s’éloignait, elle se moqua de lui :
— ... Musashi ! Je ne crois pas que tu comprennes bien en quoi consiste la Voie du samouraï ! Reviens, que je te l’enseigne !
— Plus tard.
Il commença à monter sur la digue, mais Osugi faisait un tel tapage qu’il dut retourner empiler sur elle plusieurs nattes de roseau.
Un énorme soleil rouge jaillit en flammes au-dessus du Higashiyama. Musashi, fasciné, le regardait monter ; il sentait ses rayons percer les profondeurs de son être. Il devint pensif, et se dit qu’une seule fois par an, quand se levait ce nouveau soleil, l’ego, ce petit ver qui attache l’homme à ses pensées infimes, avait des chances de fondre et de disparaître sous sa lumière magnifique. La joie d’être vivant remplissait Musashi. Exultant, il s’écria dans la radieuse aurore :
— Je suis jeune encore !
« Champ du Rendeiji... neuvième jour du premier mois... »
Lire ces mots fit bouillir le sang de Musashi.
Pourtant, son attention fut détournée par une douleur aiguë et violente à l’œil gauche. En levant la main à sa paupière, il remarqua une petite aiguille enfoncée dans sa manche de kimono ; une observation plus minutieuse en révéla quatre ou cinq autres, enfouies dans ses vêtements, brillantes comme des éclats de givre dans la lumière du matin.
« C’est donc ça ! » s’exclama-t-il en en extrayant une afin de l’examiner. Approximativement de la dimension d’une petite aiguille à coudre, elle n’avait pas de chas, et était triangulaire au lieu de ronde. « Eh bien, quelle vieille garce ! se dit-il avec un frisson, en jetant un coup d’œil vers le bateau. J’ai entendu parler de lanceurs d’épingles, mais qui aurait cru que la vieille sorcière en était capable ? Je l’ai vraiment échappé belle. »
Avec sa curiosité coutumière, il récolta les aiguilles une par une, puis les épingla solidement à son col, dans l’intention de les observer plus tard. Il avait ouï dire que parmi les guerriers il existait deux points de vue opposés quant à ces petites armes. D’après l’un d’eux, on pouvait les utiliser efficacement, à titre dissuasif, en les soufflant à la figure de l’ennemi, tandis que l’autre traitait cela d’absurdité.
Les partisans soutenaient qu’une technique très ancienne, pour l’emploi des aiguilles, s’était développée à partir d’un jeu auquel jouaient les couturières et les tisserands qui émigrèrent de Chine au Japon au VIe ou VIIe siècle. Bien que cette méthode ne fût pas considérée en soi comme une méthode d’attaque, elle était pratiquée, jusqu’à l’époque du Shōgunat Ashikaga, en tant que moyen préliminaire de détourner un adversaire.
L’autre camp allait jusqu’à prétendre qu’il n’avait jamais existé la moindre technique ancienne ; il admettait pourtant qu’à une certaine époque on avait pratiqué en tant que jeu le lancement d’aiguilles. Tout en concédant que des femmes pouvaient s’être amusées de la sorte, ces gens-là niaient farouchement que l’on pût raffiner le lancement d’aiguilles au point d’infliger des blessures. Ils faisaient aussi observer que la salive était capable d’absorber une certaine quantité de chaleur, de froid ou d’acidité, mais qu’elle ne pouvait guère absorber la douleur provoquée par des piqûres d’aiguilles à l’intérieur de la bouche. A quoi l’on pouvait répliquer, bien sûr, qu’avec une pratique suffisante on pouvait apprendre à garder sans douleur les aiguilles dans sa bouche, et à les manier de la langue avec beaucoup de force et de précision. Assez pour aveugler un homme.
Les incrédules opposaient à cela que même si l’on pouvait souffler fort et vite les aiguilles, les chances de blesser quelqu’un étaient minimes. Après tout, disaient-ils, les seules parties du visage vulnérables à ce genre d’attaque étaient les yeux ; or, même dans les conditions les plus favorables, il n’y avait guère de chances de les atteindre. Et si l’aiguille ne pénétrait pas la pupille, les dégâts seraient insignifiants.
Après avoir entendu la plupart de ces arguments à un moment ou à un autre, Musashi avait été enclin à se ranger dans le camp de ceux qui doutaient. A la suite de cette expérience, il se rendit compte à quel point son jugement avait été prématuré, et combien des bribes de connaissance acquises au hasard pouvaient se révéler plus tard importantes et utiles.
Les aiguilles avaient manqué sa pupille, mais son œil larmoyait. Cependant qu’il tâtait ses vêtements, y cherchant de quoi l’essuyer, il entendit un bruit de tissu que l’on déchirait. Il se retourna, et vit une jeune fille en train d’arracher à la manche de son sous-vêtement un pied environ d’étoffe rouge.
Akemi accourut vers lui. Elle n’était pas coiffée pour la fête du Nouvel An, et portait un kimono dépenaillé. Elle avait des sandales, mais pas de bas. Musashi la regardait furtivement, en bredouillant ; il croyait la connaître, mais sans pouvoir mettre un nom sur son visage.
— C’est moi, Takezō... je veux dire Musashi, fit-elle avec hésitation en lui tendant le tissu rouge. Tu t’es mis quelque chose dans l’œil ? Il ne faut pas le frotter. Ça ne ferait qu’empirer les choses. Tiens, prends ça.
Musashi accepta en silence, et se couvrit l’œil avec le tissu. Puis il regarda fixement la jeune fille.
— ... Tu ne te souviens pas de moi ? dit-elle, incrédule. Mais c’est impossible !
Le visage de Musashi n’exprimait absolument rien.
— ... C’est impossible !
Le silence du jeune homme rompit la digue qui retenait les émotions longtemps contenues d’Akemi. Son esprit, tellement habitué au malheur et à la cruauté, s’était accroché à cet unique et dernier espoir ; or, voici qu’elle commençait à comprendre qu’il ne s’agissait là que d’un fantasme. Une boule dure se forma dans sa poitrine, et elle étouffa un gémissement. Elle avait beau se couvrir la bouche et le nez pour dissimuler ses sanglots, elle ne pouvait empêcher ses épaules de trembler.
Quelque chose, dans son aspect lorsqu’elle pleurait, évoquait l’innocence juvénile de l’époque d’Ibuki, alors qu’elle portait dans son obi la tintinnabulante clochette. Musashi entoura de ses bras les minces et frêles épaules de la jeune fille.
— Tu es Akemi, bien sûr. Je me souviens. Par quel hasard es-tu ici ? Quelle surprise de te voir ! Tu ne vis donc plus à Ibuki ? Que devient ta mère ?
Ses questions la blessaient, la pire était la mention d’Okō, qui amena tout naturellement au vieil ami de Musashi :
— ... Vous vivez toujours avec Matahachi ? Il devait venir ici, ce matin. Tu ne l’aurais pas vu, par hasard ?
Chaque parole augmentait la détresse d’Akemi. Blottie entre les bras du jeune homme, elle ne pouvait que secouer la tête en pleurant.
— ... Matahachi ne vient donc pas ? insistait-il. Que lui est-il arrivé ? Comment le saurai-je jamais si tu te contentes de rester là, à pleurer ?
— Il... il... il ne viendra pas. Il n’a jamais... il n’a jamais reçu ton message.
Akemi appuya son visage contre la poitrine de Musashi, et eut une nouvelle crise de larmes. Elle avait envie de dire ceci, de dire cela, mais chaque idée mourait dans son cerveau fiévreux. Comment lui parler du sort abominable qui avait été le sien à cause de sa mère ? Comment exprimer avec des mots ce qui s’était passé à Sumiyoshi et depuis ?
Le soleil du Nouvel An baignait le pont ; il y avait de plus en plus de passants : jeunes filles en kimono flambant neuf allant faire leurs dévotions à Kiyomizudera, hommes en robe d’apparat commençant leur tournée de visites de Jour de l’An. Presque caché parmi eux se trouvait Jōtarō, sa tignasse de gnome aussi ébouriffée que n’importe quel autre jour. Il se trouvait à peu près au milieu du pont lorsqu’il aperçut Musashi et Akemi.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? songea-t-il. Je croyais qu’il serait avec Otsū. Ce n’est pas Otsū ! »
Il s’arrêta et fit la grimace. Il était profondément choqué. Passe encore si nul ne les avait vus ; mais ils étaient là, poitrine contre poitrine, enlacés au milieu de la foule. Un homme et une femme s’étreignant en public ? Quelle honte ! Il ne pouvait croire qu’aucun adulte pût se conduire de manière aussi indigne, a fortiori son propre Sensei révéré. Le cœur de Jōtarō battait à grands coups ; il était à la fois triste et un peu jaloux. Et en colère ; si en colère qu’il avait envie de ramasser une pierre et de la leur lancer.
« J’ai vu cette femme quelque part, se disait-il. Ah ! oui, c’est elle qui a pris le message de Musashi pour Matahachi. Mon Dieu, c’est une fille de maison de thé ; alors, qu’espérer d’autre ? Mais comment diable se sont-ils connus ? Je crois que je devrais avertir Otsū ! »
Il regarda dans la rue et par-dessus la rambarde ; pas trace d’Otsū.
La veille au soir, sûre de rencontrer Musashi le lendemain, celle-ci s’était lavé les cheveux et avait veillé tard pour les coiffer comme il convenait. Puis elle avait revêtu un kimono donné par la famille Karasumaru, et, avant l’aube, s’était mise en route pour faire ses dévotions au sanctuaire de Gion et à Kiyomizudera, avant de se rendre avenue Gojō. Jōtarō avait voulu l’accompagner, mais elle avait refusé. Un autre jour, c’eût été parfait, avait-elle expliqué, mais ce jour-là Jōtarō l’eût gênée.
— Reste ici, avait-elle déclaré. D’abord, je veux parler seule à Musashi. Tu peux nous rejoindre au pont quand il fera jour, mais prends ton temps. Et ne t’inquiète pas : je te promets de t’y attendre avec Musashi.
Cela avait beaucoup fâché Jōtarō. Non seulement il était en âge de comprendre les sentiments d’Otsū mais il n’ignorait pas l’attrait mutuel qu’éprouvaient les hommes et les femmes. Il n’avait pas oublié ses ébats dans la paille avec Kocha, à Koyagyū. Pourtant, il ne comprenait toujours pas pourquoi une adulte comme Otsū broyait du noir et pleurait tout le temps pour un homme.
Il avait beau chercher, il ne trouvait pas Otsū. Tandis qu’il s’agitait, Musashi et Akemi se rendirent à l’extrémité du pont, vraisemblablement pour être moins visibles. Musashi croisa les bras, et s’appuya au garde-fou. Akemi, à côté de lui, regardait la rivière. Ils ne remarquèrent pas Jōtarō lorsqu’il passa furtivement de l’autre côté du pont.
« Pourquoi donc met-elle autant de temps ? Combien durent les prières à Kannon ? » Grommelant entre ses dents, Jōtarō, dressé sur la pointe des pieds, se fatiguait les yeux à scruter la colline au bout de l’avenue Gojō.
A une dizaine de pas de l’endroit où il se tenait, il y avait quatre ou cinq saules défeuillés. Souvent, une bande de hérons blancs se rassemblaient là, au bord de la rivière, pour pêcher, mais ce jour-là on n’en voyait aucun. Un jeune homme avec une longue mèche sur le devant s’appuyait contre une branche de saule qui s’étendait vers le sol, pareille à un dragon endormi.
Sur le pont, Musashi approuvait de la tête, tandis qu’Akemi lui parlait avec ferveur. Elle avait jeté aux vents son amour-propre, et lui disait tout dans l’espoir de le convaincre d’être à elle seule. Difficile de discerner si ses paroles entraient en lui. Il avait beau hocher la tête, il ne ressemblait pas à un amoureux en train de dire à sa bien-aimée des riens charmants. Au contraire, ses pupilles brillaient d’un éclat froid, incolore, en se concentrant sur un objet précis. Akemi ne s’en apercevait pas. Totalement absorbée, elle avait l’air de suffoquer un peu en tâchant d’analyser ses sentiments.
— ... Oh ! soupira-t-elle, je t’ai dit tout ce qu’il y avait à dire.
Elle se rapprocha de lui en poursuivant d’un ton mélancolique :
— ... Depuis Sekigahara, plus de quatre ans ont passé. Mon corps et mon âme ont changé.
Puis, dans une explosion de larmes :
— ... Non ! je n’ai pas changé vraiment. Mes sentiments envers toi n’ont pas changé du tout. J’en suis absolument sûre ! Comprends-tu, Musashi ! Comprends-tu ce que je ressens ?
— Euh...
— Je t’en prie, tâche de comprendre ! Je t’ai tout dit. Je ne suis pas l’innocente fleur sauvage que j’étais quand nous nous sommes rencontrés au pied du mont Ibuki. Je ne suis qu’une femme quelconque, qui a été violée... Mais la chasteté est-elle du domaine du corps ou de l’esprit ? Une vierge qui a des pensées impudiques est-elle réellement chaste ?... J’ai perdu ma virginité avec... je ne peux dire son nom... avec un certain homme... et pourtant mon cœur est pur.
— Euh... euh...
— N’éprouves-tu donc absolument rien pour moi ? Je suis incapable d’avoir des secrets pour l’être que j’aime. Quand je t’ai vu, je me suis demandé quoi dire : devais-je ou non parler ? Mais alors, c’est devenu clair. J’étais incapable de te tromper même si je l’avais voulu. Je t’en prie, comprends-moi ! Dis quelque chose ! Dis que tu me pardonnes. Ou me trouves-tu méprisable ?
— Eh... Ah !...
— Quand j’y repense, ça me rend si furieuse !
Elle abaissa le visage sur la rambarde.
— ... Vois-tu, j’ai honte de te demander de m’aimer. Je n’en ai pas le droit. Mais... mais... je suis encore vierge de cœur. Je chéris encore mon premier amour comme une perle. Je n’ai point perdu ce trésor et je ne le perdrai pas quel que soit le genre de vie que je mène, quels que soient les hommes dans les bras desquels on me jettera !
Ses sanglots faisaient trembler chaque cheveu de sa tête. Sous le pont d’où tombaient ses larmes, la rivière, scintillant dans le soleil du Nouvel An, coulait comme les songes d’Akemi vers une éternité d’espérance.
— Euh...
Alors que le pathétique de cette histoire provoquait des hochements de tête et des grognements fréquents, les yeux de Musashi restaient fixés sur le même point éloigné. Son père avait un jour déclaré : « Tu ne me ressembles pas. J’ai les yeux noirs, mais les tiens sont brun foncé. Il paraît que ton grand-oncle, Hirata Shōgen, avait de terrifiants yeux bruns ; tu tiens donc peut-être de lui. » En cet instant, dans les rayons obliques du soleil, les yeux de Musashi étaient de corail pur et sans défaut.
« Ça ne peut être que lui », se disait Sasaki Kojirō, l’homme appuyé contre le saule. Il avait maintes fois entendu parler de Musashi, mais le voyait pour la première fois.
Musashi se demandait : « Qui cela peut-il bien être ? »
Depuis l’instant où leurs yeux s’étaient rencontrés, chacun s’était mis à sonder en silence les profondeurs de l’autre. Dans la pratique de l’Art de la guerre, on dit qu’il faut discerner d’après la pointe du sabre de l’ennemi l’étendue de ses capacités. Les deux hommes ne faisaient pas autre chose. Ils ressemblaient à des lutteurs qui se jaugent avant d’en venir aux prises. Et chacun avait des raisons de considérer l’autre avec suspicion.
« Voilà qui me déplaît », songeait Kojirō, tout bouillonnant de contrariété. Il avait pris soin d’Akemi depuis qu’il l’avait tirée du château d’Amida désert ; or, cette conversation manifestement intime entre elle et Musashi le bouleversait. « Peut-être est-il homme à s’attaquer aux femmes innocentes. Et elle ! Elle n’a pas dit où elle allait, et maintenant, elle est là-haut à pleurer sur l’épaule d’un homme ! » Lui-même était là parce qu’il l’avait suivie.
L’inimitié du regard de Kojirō n’échappait pas à Musashi ; il avait aussi conscience de ce curieux et immédiat conflit de volontés qui naît lorsqu’un shugyōsha en rencontre un autre. Il n’était pas douteux non plus que Kojirō sentait le défi exprimé par Musashi.
« Qui peut-il bien être ? se répéta ce dernier. Il m’a l’air d’un véritable guerrier. Mais pourquoi ce regard mauvais ? Je dois l’avoir à l’œil. »
L’intensité des deux hommes ne provenait pas de leurs yeux mais des profondeurs d’eux-mêmes. On eût dit que de leurs pupilles allaient jaillir des feux d’artifice. D’après leur aspect, Musashi pouvait être d’un an ou deux plus jeune que Kojirō mais c’était peut-être l’inverse. Dans les deux cas, ils avaient un point commun : ils avaient l’âge des certitudes absolues et ils étaient convaincus de tout savoir sur la politique, le monde, l’Art de la guerre et tous les autres sujets. Comme un chien méchant gronde à la vue d’un autre chien méchant, Musashi et Kojirō savaient d’instinct que l’autre était un dangereux guerrier.
Kojirō détourna les yeux le premier, en poussant un léger grognement. Musashi, malgré la teinte de mépris qu’il discernait dans le profil de Kojirō, avait la conviction profonde d’avoir gagné. L’adversaire avait cédé devant son regard, devant sa volonté ; Musashi en était heureux.
— ... Akemi, dit-il en lui posant la main sur l’épaule.
Toujours sanglotante, la face contre la rambarde, elle ne répondit pas.
— ... Quel est cet homme, là-bas ? Il te connaît, n’est-ce pas ? Je veux dire : le jeune homme qui a l’air d’un apprenti guerrier. Qui est-ce, au juste ?
Akemi se taisait. Jusqu’alors, elle n’avait pas remarqué Kojirō, et sa vue rendit confus son visage gonflé de larmes.
— Euh... tu veux parler de cet homme de haute taille, là-bas ?
— Oui. Qui est-ce ?
— Oh ! c’est... eh bien... c’est... Je ne le connais pas très bien.
— Mais tu le connais ?
— Euh... oui.
— Avec sa large et longue épée, habillé pour se faire remarquer il ne doit pas se prendre pour le premier escrimeur venu ! Comment se fait-il que tu le connaisses ?
— Il y a quelques jours, répondit Akemi d’une traite, j’ai été mordue par un chien ; ça n’arrêtait pas de saigner ; je suis donc allée voir un médecin à l’endroit où il séjournait. Ces derniers jours, il m’a soignée.
— En d’autres termes, tu vis sous le même toit que lui ?
— Mon Dieu, oui, mais ça ne veut rien dire. Il n’y a rien entre nous.
Maintenant, elle parlait avec plus d’assurance.
— Dans ce cas, je suppose que tu ne sais pas grand-chose de lui. Connais-tu son nom ?
— Il se nomme Sasaki Kojirō. On l’appelle aussi Ganryū.
— Ganryū ?
Il avait déjà entendu ce nom. Sans être extrêmement célèbre, il était connu parmi les guerriers d’un certain nombre de provinces. Il était plus jeune que Musashi ne l’avait imaginé ; de nouveau, Musashi le regarda.
Il se produisit alors une chose étrange. Une paire de fossettes creusa les joues de Kojirō.
Musashi lui rendit son sourire. Pourtant, cette communication silencieuse n’était point pleine de lumière paisible et d’amitié comme le sourire échangé entre le Bouddha et son disciple Ananda tandis qu’ils écrasaient des fleurs entre leurs doigts. Le sourire de Kojirō contenait à la fois un défi railleur et une pointe d’ironie.
Le sourire de Musashi non seulement acceptait le défi de Kojirō mais exprimait la volonté féroce de combattre.
Prise entre ces deux hommes résolus, Akemi allait recommencer son déballage de sentiments, mais Musashi la prévint en disant :
— ... Allons, Akemi, je crois que tu ferais mieux de retourner avec cet homme là où vous logez. J’irai te voir bientôt. Ne t’inquiète pas.
— Tu viendras vraiment ?
— Pourquoi ? Mais oui, bien sûr.
— L’auberge s’appelle la Zuzuya, en face du monastère de l’avenue Rokujō.
— Je vois.
Sa réponse vague ne satisfaisait pas Akemi. Elle lui saisit la main sur la rambarde, et la serra passionnément dans l’ombre de sa manche.
— Tu viendras vraiment, n’est-ce pas ? Promis ?
La réponse de Musashi fut couverte par une explosion de fou rire.
— Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! Oh ! Ha ! ha ! ha ! ha ! Oh !...
Kojirō tourna les talons, et s’éloigna le plus dignement possible en dépit de sa gaieté incontrôlable.
Observant la scène avec aigreur, d’une extrémité du pont, Jōtarō pensait : « Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de si drôle ? » Lui-même était dégoûté du monde, en particulier de son fantasque maître et d’Otsū.
« Où peut-elle bien être ? » se redemanda-t-il en reprenant avec irritation le chemin de la ville. A peine avait-il fait quelques pas qu’il aperçut le pâle visage d’Otsū entre les roues d’un char à bœuf arrêté au prochain carrefour.
— La voilà ! s’écria-t-il, puis, dans sa hâte de l’atteindre, il se heurta au mufle du bœuf.
Ce jour-là – une fois n’est pas coutume –, Otsū s’était mis du rouge aux lèvres. Son maquillage manquait un peu de science, mais elle sentait bon et portait un joli kimono de printemps au motif blanc et vert brodé sur fond rose vif. Jōtarō l’embrassa par-derrière, sans crainte de la décoiffer ou de gâter la poudre blanche de sa nuque.
— Pourquoi vous cachez-vous ici ? Voilà des heures que je vous attends. Venez avec moi, vite !
Elle ne répondit pas.
— ... Venez tout de suite ! supplia-t-il en la secouant par les épaules. Musashi est là aussi. Regardez, on le voit d’ici. Moi aussi, je suis furieux contre lui, mais allons-y tout de même. Si nous ne nous dépêchons pas, il sera parti !
Lorsqu’il lui saisit le poignet pour essayer de la faire se lever, il constata qu’elle avait le bras humide.
— ... Otsū ! Vous pleurez ?
— Jō, cache-toi comme moi derrière la voiture. Je t’en prie !
— Pourquoi ?
— Ne cherche pas à savoir pourquoi !
Jōtarō n’essaya pas de cacher sa colère.
— Ça, alors !... Voilà ce que je déteste chez les femmes. Elles se conduisent comme des folles ! Vous dites sans arrêt que vous voulez voir Musashi, vous le cherchez partout en pleurant, et maintenant qu’il est en plein sous votre nez vous décidez de vous cacher. Vous voulez même que je me cache avec vous. N’est-ce pas comique ? Ha !... Je n’arrive même pas à rire.
Ces mots la cinglaient comme un fouet. Levant ses yeux rouges et gonflés, elle dit :
— Je t’en prie, ne parle pas ainsi. Je t’en supplie. Ne sois pas méchant avec moi, toi aussi !
— Pourquoi donc m’accusez-vous d’être méchant ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Tais-toi, je t’en prie. Et cache-toi ici avec moi.
— Impossible. C’est plein de bouse par terre. Vous savez, on dit que si on pleure au Jour de l’An même les corbeaux se moqueront de vous.
— Oh ! que m’importe ! Je suis seulement...
— Eh bien alors, je me moquerai de vous ! Je rirai comme ce samouraï, tout à l’heure. Mon premier rire de la nouvelle année. Ça vous irait ?
— Oui. Ris ! Ris fort !
— Je n’y arrive pas, dit-il en s’essuyant le nez. Je parie que je sais ce qui ne va pas. Vous êtes jalouse parce que Musashi parlait à cette bonne femme.
— Ce n’est... ce n’est pas ça ! Ce n’est pas ça du tout !
— Si, c’est ça ! Je le sais. Ça m’a rendu furieux, moi aussi. Mais raison de plus pour que vous alliez lui parler. Vous ne comprenez donc rien à rien ?
Otsū ne faisait pas mine de se lever ; mais il la tira si fort par le poignet qu’elle y fut contrainte.
— Arrête ! cria-t-elle. Tu me fais mal ! Ne sois pas aussi méchant. Tu dis que je ne comprends rien à rien, mais tu n’as pas la moindre idée de ce que j’éprouve.
— Je sais parfaitement ce que vous éprouvez. Vous êtes jalouse !
— Ce n’est pas seulement ça.
— Silence ! Allons-y.
Elle sortit de derrière la voiture, mais non volontairement. Le petit la tirait ; elle traînait les pieds. Toujours tirant, Jōtarō tendait le cou pour regarder vers le pont.
— Regardez ! dit-il. Akemi n’est plus là.
— Akemi ? Qui est Akemi ?
— La jeune fille à qui Musashi parlait... Oh ! oh ! Musashi s’en va. Si vous ne venez pas tout de suite, il sera parti.
Jōtarō lâcha Otsū pour s’élancer vers le pont.
— Attends ! cria Otsū en balayant le pont du regard pour s’assurer qu’Akemi ne se trouvait pas à l’affût quelque part.
Assurée que sa rivale était bien partie, elle parut immensément soulagée, et ses sourcils se déridèrent. Elle n’en retourna pas moins derrière le char à bœuf sécher ses yeux gonflés avec sa manche, se lisser les cheveux et arranger son kimono.
— Vite, Otsū ! criait Jōtarō avec impatience. Musashi semble être descendu sur la berge. Vous vous pomponnerez une autre fois !
— Où ça ?
— Sur la berge. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est là qu’il est allé.
Tous deux coururent ensemble au bout du pont ; Jōtarō, en s’excusant pour la forme, leur fraya un passage à travers la foule, jusqu’au parapet.
Musashi se tenait auprès du bateau où Osugi continuait de gigoter pour essayer de se dégager.
— Je regrette, grand-mère, dit-il, mais il semble qu’au bout du compte Matahachi ne vienne pas. J’espère le voir dans un proche avenir pour essayer de lui insuffler un peu de courage. D’ici là, vous-même devriez tâcher de le retrouver pour le ramener à la maison vivre auprès de vous comme un bon fils. Il s’agirait là d’un bien meilleur moyen d’exprimer votre gratitude à vos ancêtres que de tenter de me couper le cou.
Il passa la main sous les nattes de roseaux, et coupa la corde avec un canif.
— Tu parles trop, Musashi ! Je n’ai que faire de tes conseils. Contente-toi de décider, dans ta stupide caboche, le parti que tu vas prendre. Vas-tu me tuer ou te laisser tuer ?
Des veines bleu vif se gonflaient sur tout son visage tandis qu’elle se débattait pour émerger des nattes ; mais le temps qu’elle fût debout, Musashi traversait la rivière en sautant comme un hochequeue à travers les rochers et les hauts-fonds. En un clin d’œil, il atteignit l’autre bord, et grimpa au sommet de la digue.
Jōtarō l’aperçut et s’écria :
— Vous voyez, Otsū ! Le voilà !
Sans hésiter, l’enfant dévala la digue, et Otsū fit de même. Pour les jambes agiles de Jōtarō, rivière et montagnes n’étaient rien ; mais Otsū, à cause de son beau kimono, s’arrêta net au bord de la rivière.
Musashi se trouvait maintenant hors de vue, mais la jeune fille restait là, s’époumonant à crier son nom.
— Otsū ! répondit-on d’une direction imprévue.
Osugi se trouvait à moins de trente mètres. En voyant de qui il s’agissait, Otsū poussa un cri, se couvrit quelques instants le visage de ses mains, et prit ses jambes à son cou. La vieille ne fut pas longue à la poursuivre, ses cheveux blancs flottant au vent.
— Otsū ! cria-t-elle d’une voix capable de fendre les eaux de la rivière Kamo. Attends ! J’ai à te parler.
Dans l’esprit soupçonneux de la vieille femme était déjà en train de prendre forme une explication de la présence d’Otsū. Elle avait la conviction que Musashi l’avait ligotée parce qu’ayant rendez-vous avec la jeune fille, ce jour-là, il avait souhaité le lui cacher. Puis, raisonnait-elle, Otsū avait dit quelque chose qui avait déplu au jeune homme, et il l’avait plantée là. Voilà sûrement pourquoi elle gémissait pour qu’il revînt.
« Cette fille est incorrigible ! » se disait-elle ; elle haïssait Otsū plus encore que Musashi. Dans son esprit, la jeune fille était légitimement sa bru, que les noces eussent ou non eu lieu. La promesse avait été faite, et si la fiancée de son fils en était venue à le détester, elle devait aussi détester Osugi elle-même.
— ... Attends ! glapit-elle à nouveau, la bouche ouverte presque d’une oreille à l’autre.
La violence de ce cri saisit Jōtarō qui se trouvait juste à côté d’elle. Il l’empoigna en vociférant :
— Qu’est-ce que vous avez derrière la tête, espèce de mégère ?
— Ôte-toi de mes jambes ! s’écria Osugi en le repoussant.
Jōtarō ne savait ni qui elle était ni pourquoi Otsū avait fui à sa vue, mais il sentait qu’elle représentait un danger. En digne fils d’Aoki Tanzaemon et unique disciple de Miyamoto Musashi, il refusa de se voir ainsi écarter par le coude osseux d’une vieille sorcière.
— Vous n’avez pas le droit de me traiter comme ça !
Il la rattrapa et sauta carrément sur son dos. Prompte à se débarrasser de lui, elle lui serra le cou au creux du bras gauche et lui administra une volée de bonnes claques.
— ... Espèce de petit démon ! Ça t’apprendra à te mêler de tes affaires !
Cependant que Jōtarō se débattait pour se dégager, Otsū continuait sa course, l’esprit sens dessus dessous. Elle était jeune et, pareille à la plupart des jeunes, pleine d’espérance, peu encline à gémir sur son sort. Elle savourait les délices de chaque nouveau jour comme s’il se fût agi des fleurs d’un jardin ensoleillé. Chagrins et déceptions faisaient partie de la vie, mais ne l’abattaient pas longtemps. De même, elle ne pouvait concevoir le plaisir entièrement distinct de la souffrance.
Mais ce jour-là, elle avait été arrachée à son optimisme, non pas une fois, mais deux. Que diable était-elle venue faire là ce matin ? se demandait-elle.
Ni les larmes, ni la colère n’étaient capables d’amortir le choc. Après avoir un instant songé au suicide, elle avait condamné tous les hommes comme des menteurs pervers. Tour à tour furieuse et désespérée, haïssant le monde entier, se haïssant elle-même, elle était trop accablée pour trouver du soulagement dans les larmes ou pour penser de façon claire à quoi que ce fût. Son sang bouillait de jalousie, et l’insécurité que cela provoquait la poussait à se reprocher ses nombreux défauts, dont son présent manque d’équilibre. Sans cesse, elle s’exhortait à rester calme.
Tout le temps que cette inconnue avait été près de Musashi, Otsū avait été incapable de bouger. Mais après le départ d’Akemi, Otsū, à bout de patience, se sentit poussée irrésistiblement à affronter Musashi pour lui dire ce qu’elle éprouvait. Bien qu’elle ne sût par où commencer, elle résolut d’ouvrir son cœur et de ne rien cacher au jeune homme.
Mais la vie est remplie d’accidents minuscules. Un seul petit faux pas – une infime erreur de calcul commise dans le feu de l’action – risque, dans bien des cas, de modifier durant des mois ou des années le cours des événements à venir. Ce fut en perdant Musashi de vue pendant une seconde qu’Otsū s’exposa à Osugi. En ce splendide matin du Jour de l’An, le jardin des délices d’Otsū fut envahi de serpents.
Elle vivait un cauchemar. Dans maints rêves délirants, la face grimaçante d’Osugi lui était apparue, et voici maintenant qu’elle rencontrait la pure réalité.
Tout à fait hors d’haleine après avoir couru plusieurs centaines de mètres, elle s’arrêta et regarda en arrière. Quelques instants, elle eut le souffle coupé. Osugi, à une centaine de mètres, frappait Jōtarō et le faisait valser en tous sens.
Il se défendait, frappait du pied la terre, l’air et parfois son adversaire.
Otsū voyait bien qu’il ne lui faudrait que quelques secondes pour parvenir à tirer son sabre de bois. Et quand il l’aurait fait, il était absolument certain que la vieille ne se bornerait pas à dégainer son petit sabre, mais ne manifesterait aucun scrupule à s’en servir. En un moment pareil, Osugi n’était pas femme à faire preuve de pitié. Jōtarō risquait fort d’être tué.
Otsū se trouvait dans une affreuse situation : il fallait secourir Jōtarō mais elle n’osait s’approcher d’Osugi.
Jōtarō parvint bien à dégager son sabre de bois de son obi, mais non sa tête de l’étau du bras d’Osugi. Tous ses coups de pieds et ses battements de mains travaillaient contre lui car ils augmentaient la confiance en soi de la vieille.
— Pauvre mioche ! s’écria-t-elle avec mépris. Qu’essaies-tu de faire ? D’imiter la grenouille ?
Ses incisives saillantes lui donnaient l’air d’avoir un bec-de-lièvre, mais elle avait une expression de hideux triomphe. Pas à pas, elle se rapprochait d’Otsū.
Tandis qu’elle dévorait d’un œil furibond la jeune fille terrifiée, sa ruse naturelle reprit le dessus. Dans un éclair, elle comprit qu’elle s’y prenait mal. Si son adversaire eût été Musashi, la ruse eût été inutile ; mais l’ennemie qu’elle avait devant elle était Otsū – la tendre, l’innocente Otsū – à laquelle on pouvait probablement faire croire n’importe quoi pourvu qu’on le lui dît avec douceur et un air de sincérité. D’abord la ligoter par des paroles, songeait Osugi, puis la faire rôtir pour le dîner.
— ... Otsū ! appela-t-elle d’un ton véritablement poignant. Pourquoi te sauves-tu ? Qu’est-ce qui te fait fuir aussitôt que tu m’aperçois ? Tu as fait la même chose à la maison de thé Mikazuki. Je ne comprends pas. Tu dois t’imaginer des choses. Je n’ai pas la moindre intention de te faire du mal.
Une expression de doute effleura le visage d’Otsū ; mais Jōtarō, toujours captif, demanda :
— C’est bien vrai, grand-mère ? Vous parlez sincèrement ?
— Mais bien sûr. Otsū ne comprend pas ce que je ressens vraiment. Elle semble avoir peur de moi.
— Si vous parlez sincèrement, lâchez-moi, et je vais vous la chercher.
— Pas si vite. Si je te laisse aller, qu’est-ce qui me dit que tu ne me frapperas pas avec ton sabre et que tu ne t’enfuiras pas ?
— Me prenez-vous pour un lâche ? Je ne ferais jamais rien de pareil. Il me semble que nous nous battons pour rien. Il y a une erreur quelque part.
— Bien. Va voir Otsū, et dis-lui que je ne suis plus fâchée contre elle. Je l’ai été, mais c’est de l’histoire ancienne. Depuis la mort d’oncle Gon, j’erre toute seule en portant ses cendres à mon côté... une vieille dame sans feu ni lieu. Explique-lui que, quels que soient mes sentiments au sujet de Musashi, je la considère toujours comme une fille. Je ne lui demande pas de revenir et d’être l’épouse de Matahachi. J’espère seulement qu’elle aura pitié de moi, et écoutera ce que j’ai à lui dire.
— Assez ! Un mot de plus, et je ne pourrai pas me souvenir de tout.
— Soit, répète-lui simplement ce que j’ai dit jusqu’ici.
Tandis que l’enfant courait vers Otsū répéter le message d’Osugi, la vieille femme, feignant de ne pas les regarder, s’assit sur un rocher et contempla un haut-fond où un banc de vairons évoluait dans l’eau. Otsū viendrait-elle ou non ? Osugi lui jeta, à la dérobée, un coup d’œil plus prompt que les mouvements rapides comme l’éclair des minuscules poissons.
Les doutes d’Otsū ne furent pas faciles à dissiper, mais Jōtarō finit par la convaincre qu’il n’y avait aucun danger. Elle s’avança timidement vers Osugi, laquelle, exultante de sa victoire, souriait jusqu’aux oreilles.
— Otsū, ma chère fille... dit-elle d’un ton maternel.
— Grand-mère... répondit Otsū en se prosternant aux pieds de la vieille femme. Pardonnez-moi. Je vous en prie, pardonnez-moi. Je ne sais que dire.
— Il n’y a rien à dire. Tout est la faute de Matahachi. Il paraît t’en vouloir d’avoir changé de sentiments, et j’ai bien peur de t’en avoir voulu moi aussi, autrefois. Mais depuis lors, il est passé de l’eau sous le pont.
— Alors, vous me pardonnerez ma conduite ?
— Allons, allons, dit Osugi en introduisant une note d’incertitude, tout en s’accroupissant à côté de la jeune fille.
Celle-ci gratta le sable de ses doigts, et creusa un petit trou dans la surface froide. De l’eau tiède affleura en bouillonnant.
— ... En tant que mère de Matahachi, je crois pouvoir dire que tu es pardonnée, mais il faut tenir compte de Matahachi. Ne veux-tu pas le revoir et lui parler ? Etant donné qu’il s’est enfui de son propre chef avec une autre femme, je ne crois pas qu’il te demanderait de revenir à lui. Et même, je ne lui permettrais pas de faire une chose aussi égoïste, mais...
— Oui ?
— Eh bien, ne veux-tu pas du moins accepter de le voir ? Alors, avec vous deux côte à côte en face de moi, je lui dirai le fond de ma pensée. Cela me permettra d’accomplir mon devoir de mère. J’aurai le sentiment d’avoir fait tout ce que je pouvais.
— Je vois, répondit Otsū.
Du sable, à côté d’elle, sortit un crabe minuscule qui se précipita derrière une pierre. Jōtarō sauta dessus, passa derrière Osugi, et le lui mit sur la tête.
— ... Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’après tout ce temps je ferais mieux de ne pas voir Matahachi.
— Je serai près de toi. Tu ne te sentirais pas mieux si tu le voyais et rompais nettement ?
— Si, mais...
— Alors, fais-le. Je dis cela dans l’intérêt de ton propre avenir.
— Si j’accepte... comment trouverons-nous Matahachi ? Vous savez où il est ?
— Je peux... euh... je peux le retrouver très vite. Très vite. Tu sais, je l’ai vu tout récemment à Osaka. Il a fait l’entêté comme à son habitude ; il est parti et m’a laissée à Sumiyoshi ; mais dans ces cas-là, il a toujours des remords. Il ne sera pas long à venir à ma recherche à Kyoto.
Otsū avait la désagréable impression qu’Osugi ne disait pas la vérité ; pourtant, la foi de la vieille femme en son vaurien de fils l’ébranlait. Mais ce qui l’amena à se rendre enfin, ce fut la conviction qu’Osugi lui proposait là quelque chose de juste.
— Et si je vous aidais à rechercher Matahachi ? demanda-t-elle.
— Ah ! tu ferais ça ? s’exclama Osugi en prenant la main de la jeune fille dans la sienne.
— Oui. Oui, je crois que c’est mon devoir.
— Très bien, accompagne-moi maintenant à mon auberge... Aïe ! Qu’est-ce que c’est que ça ?
En se relevant, elle porta la main à son col, et attrapa le crabe. Avec un frisson, elle s’exclama :
— ... Voyons, comment cet animal est-il venu là ?
Elle tendit la main, et le secoua de ses doigts où il se cramponnait. Jōtarō, qui se trouvait derrière elle, réprima un fou rire, mais Osugi ne fut pas dupe. Elle se retourna, les yeux étincelants de colère.
— ... Encore un de tes tours, je suppose !
— Ce n’est pas moi.
Par mesure de sécurité, il grimpa au sommet de la digue et cria :
— ... Otsū, vous l’accompagnez à l’auberge ?
Avant qu’Otsū ne pût répondre elle-même, Osugi déclara :
— Oui, elle vient avec moi. Je loge dans une auberge proche du pied de la colline de Sannen. J’y séjourne toujours, quand je viens à Kyoto. Nous n’aurons pas besoin de toi. Retourne d’où tu viens.
— Bon, je serai à la maison Karasumaru. Venez m’y rejoindre, Otsū, quand vous en aurez terminé avec vos affaires.
Otsū ressentit un élancement d’anxiété.
— Attends, Jō !
Répugnant à le laisser partir, elle monta rapidement sur la digue. Osugi, qui craignait que la jeune fille ne changeât d’avis et ne prît la fuite, fut prompte à la suivre, mais durant quelques secondes, Otsū et Jōtarō se trouvèrent seuls.
— ... Je crois qu’il faut que je l’accompagne, dit Otsū. Mais dès que possible, je te rejoins chez le seigneur Karasumaru. Explique-leur tout, et fais-toi héberger par eux jusqu’à ce que j’aie fini ce que j’ai à faire.
— Ne vous inquiétez pas. J’attendrai le temps qu’il faudra.
— En attendant, cherche Musashi, n’est-ce pas ?
— Vous voilà bien ! Quand vous le trouvez enfin, vous vous cachez. Et maintenant vous le regrettez. Vous ne pouvez pas dire que je ne vous ai pas prévenue.
— J’ai été folle.
Osugi arriva et s’immisça entre eux. Le trio prit la direction du pont ; Osugi lançait fréquemment des coups d’œil acérés vers Otsū, à qui elle n’osait se fier. Bien que la jeune fille n’eût pas le moindre soupçon du sort périlleux qui l’attendait, elle avait le sentiment d’être prise au piège.
Quand ils furent de retour au pont, le soleil était haut dans le ciel au-dessus des saules et des pins, et la foule du Jour de l’An remplissait les rues. Un groupe assez important s’était rassemblé devant l’écriteau placardé sur le pont.
— Musashi ? Qui est-ce ?
— Vous connaissez un grand escrimeur de ce nom-là ?
— Jamais entendu parler.
— Doit s’agir d’un rude guerrier s’il affronte les Yoshioka. Ça devrait valoir le coup d’œil.
Otsū fit halte et ouvrit de grands yeux. Osugi et Jōtarō s’arrêtèrent et regardèrent aussi, en écoutant les chuchotements. Pareil aux rides suscitées par les vairons à la surface de la rivière, le nom de Musashi se répandit à travers la foule.