Avant-propos

 

par Edwin O. Reischauer[1]

 

 

On pourrait dire de La Pierre et le Sabre que c’est l’Autant en emporte le vent du Japon. Cet ouvrage d’Eiji Yoshikawa (1892-1962), l’un des écrivains populaires japonais les plus prolifiques et les plus aimés, est un long roman historique, paru pour la première fois en feuilleton, de 1935 à 1939, dans l’Asachi Shimbun, le plus grand et le plus prestigieux des journaux du Japon. Il n’a pas eu moins de quatorze éditions en volume ; la plus récente constitue quatre tomes des œuvres complètes en cinquante-trois volumes publiées par Kodansha. La Pierre et le Sabre a été porté à l’écran quelque sept fois, a donné lieu à plusieurs versions scéniques et à maintes mini-séries de télévision sur au moins trois chaînes nationales.

Miyamoto Musashi était un personnage historique réel ; mais grâce au roman de Yoshikawa, lui et les autres personnages principaux du livre sont devenus partie intégrante du folklore japonais vivant. Ils sont si familiers au public qu’on leur compare souvent certains individus comme à des types connus de tous. Voilà qui donne au roman un surcroît d’intérêt pour le lecteur étranger. L’œuvre non seulement présente une tranche romancée d’histoire du Japon, mais montre comment les Japonais voient leur passé et se voient eux-mêmes. Toutefois, l’on goûtera surtout ce roman comme une brillante histoire de cape et d’épée, et une histoire d’amour feutrée, à la japonaise.

Les comparaisons avec le Shōgun de James Clavell semblent inévitables : pour la plupart des Américains d’aujourd’hui Shōgun, sous forme de livre et de feuilleton de télévision, rivalise avec les films de samouraïs comme étant leur principale source de connaissance du passé japonais. Les deux romans traitent de la même période historique. Shōgun, qui se passe en l’année 1600, s’achève au moment où le seigneur Toranaga, le Tokugawa Ieyasu historique, qui sera bientôt le Shōgun, ou dictateur militaire du Japon, part pour la décisive bataille de Sekigahara. L’histoire de Yoshikawa débute alors que le jeune Takezō, qui prendra plus tard le nouveau nom de Miyamoto Musashi, gît, blessé, sur ce champ de bataille, parmi les cadavres de l’armée vaincue.

Si l’on excepte Blackthorne, le Will Adams historique, Shōgun traite dans une large mesure des grands seigneurs et des grandes dames du Japon, reconnaissables sous les noms que leur a donnés Clavell. La Pierre et le Sabre, tout en citant sous leur vrai nom maints grands personnages historiques, parle d’un milieu plus large de Japonais, en particulier du groupe assez important qui vivait à la frontière mal définie entre l’aristocratie militaire héréditaire et les gens du peuple : paysans, marchands, artisans. Clavell déforme sans contrainte les faits historiques dans l’intérêt de sa fiction, et insère une histoire d’amour qui non seulement se moque de l’Histoire de façon flagrante, mais se révèle tout à fait inimaginable dans le Japon de cette époque. Yoshikawa reste fidèle à l’Histoire ou du moins à la tradition historique, et son histoire d’amour, qui court à l’arrière-plan du livre entier comme un thème en mineur, est très authentiquement japonaise.

Yoshikawa, bien sûr, a enrichi son compte rendu de nombreux détails imaginaires. Coïncidences et prouesses sont assez nombreuses pour réjouir le cœur de tous ceux qui aiment les romans d’aventures. Mais l’auteur s’en tient aux faits historiques connus. Non seulement Musashi lui-même, mais un grand nombre des autres protagonistes sont des personnages historiques réels. Ainsi Takuan, qui tient lieu de phare et de mentor au jeune Musashi, était-il un célèbre moine Zen, calligraphe, peintre, poète et « maître du thé » de l’époque ; en 1609, il deviendra le plus jeune abbé du Daitokuji à Tokyo, et fondera plus tard un monastère de première importance à Edo, bien qu’on se le rappelle surtout aujourd’hui pour avoir laissé son nom à une marinade populaire au Japon.

Le Miyamoto Musashi historique, né peut-être en 1584 et mort en 1645, était comme son père une fine lame, et dut sa célébrité au fait qu’il se servait de deux sabres. Il pratiquait avec ardeur l’autodiscipline en tant que clé des arts martiaux, et il est l’auteur d’un célèbre ouvrage sur l’escrime, le Gorin no sho. Adolescent, il a sans doute pris part à la bataille de Sekigahara, et ses heurts avec l’école d’escrime Yoshioka de Kyoto, les moines guerriers du Hōzōin à Nara, et le fameux escrimeur Sasaki Kojirō, qui tous figurent au premier plan du présent livre, ont véritablement eu lieu. Yoshikawa nous conte l’histoire de Musashi jusqu’en 1612, année où il était encore un jeune homme d’environ vingt-huit ans ; mais par la suite il se peut qu’il ait combattu dans le camp des vaincus au siège du château d’Osaka, en 1614, et pris part en 1637-38 à l’anéantissement des paysans chrétiens de Shimabara dans l’île occidentale de Kyushu, événement qui extirpa du Japon cette religion pour les deux siècles à venir, et contribua à le couper du reste du monde.

Ironie du sort, en 1640 Musashi entra au service des seigneurs Hosokawa qui, lorsqu’ils avaient été les seigneurs de Kumamoto, avaient employé son principal rival, Sasaki Kojirō. Les Hosokawas nous ramènent à Shōgun : l’aîné des Hosokawas, Tadaoki, devient très injustement l’un des principaux traîtres de ce roman, et Gracia, l’exemplaire épouse chrétienne de Tadaoki, figure sans une ombre de vraisemblance comme le grand amour de Blackthorne, Mariko.

Musashi vivait à une époque de mutation profonde au Japon. Après un siècle de guerre incessante entre petits daimyōs, ou seigneurs féodaux, trois chefs successifs avaient fini par réunifier le pays grâce à la conquête. Oda Nobunaga avait commencé mais, avant de terminer, avait été tué par un vassal traître en 1582. Le plus capable de ses généraux, Hideyoshi, au départ simple soldat, acheva l’unification nationale, mais mourut en 1598 avant de pouvoir consolider sa domination au profit de son héritier en bas âge. C’est alors que le plus puissant vassal de Hideyoshi, Tokugawa Ieyasu, grand daimyō qui régnait sur une bonne partie de l’est du Japon de son château d’Edo, aujourd’hui Tokyo, s’acquit la suprématie en vainquant une coalition de daimyōs de l’Ouest à Sekigahara, en 1600. Trois ans plus tard, il prit le titre traditionnel de Shōgun, marquant sa dictature militaire sur tout le pays, théoriquement pour le compte de l’ancienne mais impuissante lignée impériale de Kyoto. En 1605, Ieyasu transmit le titre de Shōgun à son fils, Hidetada, mais conserva en réalité le pouvoir jusqu’à ce qu’il eût défait les partisans de l’héritier de Hideyoshi aux sièges du château d’Osaka, en 1614 et 1615.

Les trois premiers dirigeants Tokugawas établirent sur le Japon un pouvoir si ferme qu’il devait durer plus de deux siècles et demi jusqu’à son effondrement final en 1868, lors des tumultes qui suivirent la réouverture du Japon au contact avec l’Occident, quinze ans plus tôt. Les Tokugawas gouvernaient par l’entremise de daimyōs héréditaires, semi-autonomes, au nombre d’environ deux cent soixante-cinq à la fin de la période ; à leur tour, les daimyōs dirigeaient leurs fiefs par l’entremise de leurs samouraïs héréditaires. Le passage d’une guerre incessante à une paix étroitement réglementée traça de nettes frontières de classe entre les samouraïs, qui jouissaient du privilège de porter deux sabres et un nom de famille, et les gens ordinaires qui, tout en comprenant des marchands et des propriétaires terriens aisés, se voyaient en théorie refuser toute arme ainsi que l’honneur d’avoir un nom de famille.

Mais durant les années dont traite Yoshikawa, ces distinctions de classes n’étaient pas encore définies de façon tranchée. Toutes les localités possédaient leurs résidus de combattants paysans, et le pays était infesté de rōnins, ou samouraïs sans maître, en grande partie vestiges des armées des daimyōs qui avaient perdu leurs domaines à la suite de la bataille de Sekigahara ou dans des guerres antérieures. Il fallut une ou deux générations pour que la société accédât tout à fait aux strictes divisions de classes du système Tokugawa ; entre-temps, l’effervescence et la mobilité sociales furent considérables.

Une autre grande mutation, dans le Japon du début du XVIIe siècle, affecta la nature du commandement. Avec le rétablissement de la paix et la fin des grandes guerres, la classe dominante des guerriers s’aperçut que la prouesse militaire était moins importante, pour gouverner avec succès, que les talents d’administrateur. La classe des samouraïs entreprit une lente transformation de l’état de guerrier au sabre et à l’arme à feu, à celui de bureaucrate muni d’un pinceau et de papier pour écrire. Dans une société en paix, la maîtrise de soi-même et l’éducation devenaient plus importantes que l’adresse au combat. Le lecteur occidental risque de s’étonner de voir quel degré d’instruction régnait déjà au début du XVIIe siècle, ainsi que des références constantes faites par les Japonais à l’histoire et à la littérature chinoises, tout comme les habitants du nord de l’Europe, à la même époque, se référaient sans cesse aux traditions de la Grèce et de la Rome anciennes.

Dans le Japon du temps de Musashi, une troisième mutation majeure affectait l’armement. Durant la seconde moitié du XVIe siècle, les mousquets à mèche, introduits depuis peu par les Portugais, étaient devenus sur le champ de bataille les armes décisives ; mais dans un pays en paix les samouraïs purent tourner le dos aux armes à feu qui leur déplaisaient, et renouer leur idylle traditionnelle avec le sabre. Les écoles d’escrime prospérèrent. Toutefois, à mesure que se réduisait la possibilité d’utiliser l’épée dans les combats véritables, les talents martiaux devinrent peu à peu les arts martiaux, lesquels soulignèrent de plus en plus l’importance de la maîtrise intérieure de soi-même et des qualités de l’escrime en vue de la formation du caractère, plutôt que de son efficacité militaire. Il se développa toute une mystique du sabre, plus apparentée à la philosophie qu’à la guerre.

La narration que nous fait Yoshikawa de la jeunesse de Musashi illustre tous ces changements qui se produisaient au Japon. Lui-même rōnin typique, originaire d’un village montagnard, il ne se fixa que tard dans la vie comme samouraï au service d’un seigneur. Il fonda une école d’escrime. Le plus important, c’est qu’il passa progressivement de l’état de combattant instinctif à celui de l’homme qui s’efforce avec fanatisme d’atteindre les buts d’une autodiscipline de type Zen, la complète maîtrise intérieure de soi-même et un sentiment d’unité avec la nature environnante. Bien que dans sa jeunesse les combats mortels, évocateurs des tournois de l’Europe médiévale, fussent encore possibles, Yoshikawa nous peint Musashi en train de transformer consciemment ses talents martiaux du service militaire en un moyen de se former le caractère en temps de paix. Talents martiaux, autodiscipline spirituelle et sensibilité esthétique se fondent en un tout unique, homogène. Ce portrait de Musashi n’est peut-être pas éloigné de la vérité historique. On sait qu’il fut peintre de talent et sculpteur accompli, aussi bien qu’escrimeur.

Le Japon du début du XVIIe siècle, qu’incarne Musashi, survit intensément dans la conscience japonaise. Le long règne plutôt statique des Tokugawas a conservé une bonne part de ses formes et de son esprit, bien que de manière un peu sclérosée, jusqu’au milieu du XIXe siècle, il n’y a guère plus de cent ans. Yoshikawa lui-même était fils d’un ancien samouraï qui, pareil à la plupart des membres de sa classe, ne réussit pas la transition économique avec les temps nouveaux. Au sein du nouveau Japon, les samouraïs eux-mêmes eurent beau sombrer en grande partie dans l’obscurité, la plupart des nouveaux chefs furent originaires de cette classe féodale, dont le nouveau système d’éducation obligatoire popularisa l’image pour former l’arrière-plan spirituel et moral de toute la nation japonaise. Des romans tels que La Pierre et le Sabre, ainsi que les films et pièces de théâtre qui en furent tirés, ont favorisé ce processus.

L’époque de Musashi est aussi proche et réelle, pour les Japonais modernes, que la guerre de Sécession pour les Américains. La comparaison avec Autant en emporte le vent n’a donc rien d’outré. L’époque des samouraïs demeure très vivante dans la mémoire japonaise. Contrairement à l’image qui les présente comme de simples « animaux économiques » grégaires, de nombreux Japonais préfèrent se considérer comme des Musashi modernes, farouchement individualistes, ayant des principes élevés, autodisciplinés, dotés d’un sens esthétique. Ces deux images présentent une certaine vérité, ce qui illustre bien la complexité de l’âme japonaise, sous une apparence uniforme de sociabilité et d’affabilité.

La Pierre et le Sabre diffère beaucoup des romans très psychologiques et souvent névrosés qui ont formé l’essentiel des traductions de littérature japonaise moderne. Il ne s’en trouve pas moins en plein dans le courant principal du roman japonais traditionnel et de la pensée populaire japonaise. Sa structure en épisodes n’est pas seulement due au fait qu’il ait paru d’abord en feuilleton ; il s’agit d’une technique privilégiée, qui remonte aux origines du roman japonais actuel. Sa vision romanesque du noble escrimeur est un stéréotype du passé féodal qui s’incarne dans des centaines d’autres histoires et films de samouraïs. L’accent qu’il met sur la recherche de la maîtrise de soi et de la force intérieure personnelle grâce à une austère autodiscipline de type Zen constitue un trait majeur du caractère japonais. Il en va de même pour la suprématie de l’amour de la nature, et du sentiment d’intimité avec elle. La Pierre et le Sabre est plus qu’un grand roman d’aventures. Il donne en outre un aperçu sur l’histoire japonaise, et sur l’image idéalisée que se font d’eux-mêmes les Japonais contemporains.

Janvier 1981

EDWIN O. REISCHAUER