Le vent froissait les bambous. Bien qu’il fît trop sombre encore pour s’envoler, les oiseaux éveillés pépiaient.
— Ne m’attaquez pas ! C’est moi... Kojirō !
Ayant couru comme un dément sur plus d’un kilomètre et demi, il arrivait hors d’haleine au pin parasol. Les hommes qui sortaient de leurs cachettes pour l’entourer avaient la face engourdie par l’attente.
— Vous ne l’avez pas trouvé ? demanda Genzaemon avec impatience.
— Si, je l’ai bien trouvé, répondit Kojirō d’un ton qui attira sur lui tous les regards. Je l’ai trouvé, et nous avons remonté ensemble, un moment, la rivière Takano ; mais alors il...
— Il s’est enfui ! s’exclama Miike Jūrōzaemon.
— Non ! dit Kojirō avec emphase. A en juger d’après son calme et d’après ses paroles, je ne crois pas qu’il se soit enfui. Je l’ai cru d’abord, mais à la réflexion j’ai conclu qu’il essayait seulement de se débarrasser de moi. Il a dû imaginer une stratégie quelconque qu’il voulait me cacher. Mieux vaut ouvrir l’œil.
— Une stratégie ? Quel genre de stratégie ?
Ils se pressaient plus près pour ne point perdre un mot.
— Je le soupçonne d’avoir recruté plusieurs seconds. Il était sans doute en chemin pour les rencontrer de manière à pouvoir attaquer tous ensemble.
— Aïe, gémit Genzaemon. Ça paraît vraisemblable. Ça veut dire également qu’ils ne vont pas tarder à arriver.
Jūrōzaemon se détacha du groupe et donna l’ordre aux hommes de regagner leurs postes.
— Si Musashi attaque alors que nous sommes dispersés comme ça, dit-il, nous risquons de perdre la première manche. Nous ignorons combien d’hommes il amènera, mais ils sont peut-être en grand nombre. Nous nous en tiendrons à notre plan d’origine.
— Il a raison. Nous ne devons pas nous laisser surprendre.
— Quand on est fatigué d’attendre, il est facile de commettre une faute. Attention !
— A vos postes !
Ils se dispersèrent peu à peu. Le mousquetaire se réinstalla dans les hautes branches du pin. Kojirō, remarquant Genjirō debout, tout raide, adossé au tronc, lui demanda :
— Sommeil ?
— Non ! répondit vaillamment le garçon.
Kojirō lui tapota la tête.
— Tes lèvres sont bleues ! Tu dois avoir froid. Etant donné que tu représentes la maison de Yoshioka, tu dois être brave et fort. Encore un peu de patience, et tu vas assister à des choses intéressantes.
En s’éloignant, il ajouta :
— ... Et maintenant, il me faut trouver un bon endroit où me mettre.
La lune avait cheminé avec Musashi depuis le creux séparant les collines de Shiga et d’Uryū, où il avait laissé Otsū. Maintenant, il s’enfonçait derrière la montagne, tandis qu’une élévation progressive des nuages qui reposaient sur les trente-six pics indiquait que le monde ne tarderait pas à reprendre son train-train quotidien.
Musashi pressa le pas. Juste au-dessous de lui, le toit d’un temple apparut. « Maintenant, ce n’est plus loin », se dit-il. Il leva les yeux, et se fit la réflexion que dans peu de temps – quelques respirations – son âme irait rejoindre les nuages dans leur envol vers le ciel. Pour l’univers, la mort d’un homme ne pouvait guère avoir plus d’importance que celle d’un papillon mais dans le règne humain, une seule mort pouvait tout affecter, pour le meilleur ou pour le pire. Maintenant, Musashi n’avait plus qu’un souci : mourir avec noblesse.
Le son bienvenu de l’eau frappa ses oreilles. Il s’arrêta, s’agenouilla au pied d’un haut rocher, puisa de l’eau au ruisseau et la but rapidement. Sa fraîcheur lui picota la langue, indice, espérait-il, qu’il avait l’esprit calme et recueilli, et que son courage ne l’avait pas abandonné.
Comme il se reposait un instant, il crut entendre des voix qui l’appelaient. Otsū ? Jōtarō ? Il savait qu’il ne pouvait s’agir d’Otsū ; elle n’était pas du genre à perdre la maîtrise d’elle-même et à le pourchasser en un moment pareil. Elle le connaissait trop bien pour cela. Néanmoins, il ne pouvait se débarrasser de l’idée qu’on lui faisait signe. Il regarda plusieurs fois en arrière, espérant voir quelqu’un. L’idée qu’il était peut-être le jouet d’une illusion le désarçonnait.
Mais il ne pouvait plus se permettre de perdre du temps. Etre en retard non seulement reviendrait à rompre sa promesse, mais le désavantagerait fort. Pour un guerrier isolé qui tentait d’affronter une armée d’adversaires, le moment idéal, soupçonnait-il, était le bref intervalle qui suivait le coucher de la lune, mais avant que le ciel ne fût tout à fait clair.
Il se remémora le vieux proverbe : « Il est facile d’écraser un ennemi extérieur à soi, mais impossible de vaincre un ennemi intérieur. » Il avait juré de chasser Otsū de ses pensées, le lui avait même déclaré sans détour alors qu’elle s’accrochait à sa manche. Pourtant, il semblait dans l’incapacité de chasser sa voix de son esprit.
Il jura doucement. « Je me conduis comme une femme. Un homme en train d’accomplir une mission d’homme n’a pas à penser à des frivolités comme l’amour ! »
Il s’éperonna en avant, courut à toute vitesse. Alors, soudain, il aperçut au-dessous de lui un ruban blanc qui s’élevait du pied de la montagne, à travers les bambous, les arbres et les champs : l’une des routes d’Ichijōji. Il n’était qu’à environ quatre cents mètres de l’endroit où elle rencontrait les deux autres routes. A travers la brume laiteuse il devinait les branches du grand pin parasol.
Il tomba à genoux, le corps tendu. Même les arbres qui l’entouraient semblaient transformés en ennemis potentiels. Avec une agilité de lézard, il quitta le sentier pour se frayer un chemin jusqu’en un point situé juste au-dessus du pin. Une bouffée de vent froid, descendue du sommet de la montagne, roulait la brume en une grande vague au-dessus des pins et des bambous. Les branches du pin parasol frémissaient comme pour avertir le monde d’un désastre imminent.
En se crevant les yeux, il pouvait tout juste distinguer les silhouettes de dix hommes debout parfaitement immobiles, autour du pin, la lance en arrêt. La présence d’autres hommes, ailleurs, dans la montagne, il la sentait bien qu’il fût incapable de les voir. Il se savait entré au royaume de la Mort. Un sentiment de terreur sacrée lui donna la chair de poule jusqu’au dos des mains ; pourtant, sa respiration était profonde et régulière. Jusqu’au bout des ongles, il se trouvait prêt à l’action. Tandis qu’il se glissait en avant avec lenteur, ses orteils agrippaient le sol avec la force et la sûreté de doigts.
Un remblai de pierre, qui avait peut-être autrefois fait partie d’une forteresse, se trouvait à proximité. Sur une impulsion, Musashi se fraya un chemin parmi les pierres jusqu’à l’éminence sur laquelle elle s’était dressée. Là, il trouva un torii de pierre qui donnait droit sur le pin parasol. Derrière était l’enceinte sacrée, protégée par des rangées de hautes plantes à feuillage persistant parmi lesquelles il apercevait un sanctuaire.
Bien qu’il n’eût aucune idée de la divinité que l’on honorait en ces lieux, il courut à travers le bosquet vers la porte du sanctuaire, devant laquelle il s’agenouilla. Si près de la mort, il ne pouvait empêcher son cœur de trembler à la pensée de la présence sacrée. L’intérieur du sanctuaire était sombre à l’exception d’une lampe de culte qui se balançait au vent, menaçait d’expirer puis recouvrait miraculeusement tout son éclat. Sur la plaque au-dessus de la porte on lisait : « Sanctuaire de Hachidai. »
Musashi trouva réconfort à la pensée qu’il avait un puissant allié, que s’il dévalait la montagne en chargeant, il aurait derrière lui le dieu de la guerre. Les dieux, il le savait, soutenaient toujours le camp du bon droit. Il se rappela comment le grand Nobunaga, en route vers la bataille d’Okehazama, s’était arrêté pour faire ses dévotions au sanctuaire d’Atsuta. La découverte de ce lieu saint tombait certes à propos.
Tout de suite à l’intérieur de la porte, il y avait un bassin de pierre où les fidèles pouvaient se purifier avant de prier. Musashi se rinça la bouche, puis l’emplit une seconde fois et aspergea la poignée de son sabre et les cordons de ses sandales. Ainsi purifié, il se retroussa les manches avec une courroie de cuir et se coiffa d’un serre-tête en coton. Fléchissant les muscles de ses jambes en marchant, il gagna les degrés du sanctuaire et mit la main sur la corde qui pendait du gong fixé au-dessus de l’entrée. Suivant la coutume séculaire, il fut sur le point de frapper le gong et d’adresser une prière à la divinité.
Il se reprit, et rapidement retira la main. « Qu’est-ce que je fais là ? » songea-t-il avec horreur. La corde, nattée de coton rouge et blanc, paraissait l’inviter à la saisir, à sonner le gong et à faire sa prière. Il la regarda fixement. « Qu’allais-je demander ? Qu’ai-je besoin du secours des dieux ? Ne suis-je pas déjà un avec l’univers ? N’ai-je pas toujours affirmé que je devais être prêt à affronter la mort à tout moment ? Ne me suis-je pas exercé à affronter la mort avec calme et confiance ? »
Il était atterré. Sans y penser, sans se rappeler ses années d’entraînement et d’autodiscipline, il avait failli implorer une aide surnaturelle. Quelque chose n’allait pas car au fond de lui-même il savait que la véritable alliée du samouraï ce n’étaient pas les dieux mais la Mort en personne. La veille au soir et plus tôt le matin même, il avait cru accepter son destin. Or, en implorant le secours de la divinité, il était à un cheveu d’oublier tout ce qu’il avait jamais appris. La tête courbée par la honte, il se tenait là comme un rocher.
« Quel fou je suis ! Je croyais avoir atteint la pureté, l’illumination ; mais il y a encore en moi quelque chose qui désire ardemment continuer de vivre. Quelque illusion qui évoque l’image d’Otsū ou de ma sœur. Quelque faux espoir qui me porte à saisir n’importe quelle perche qui se présente. Une diabolique nostalgie qui me pousse à m’oublier moi-même, qui me donne la tentation d’implorer le secours des dieux. »
Il était dégoûté, exaspéré de son corps, de son âme, de son incapacité de maîtriser la Voie. Les larmes qu’il avait retenues en présence d’Otsū jaillirent de ses yeux.
« C’était totalement inconscient. Je n’avais aucune intention de prier ; je n’avais pas même pensé à ce que j’allais demander au cours de ma prière. Mais si je fais les choses inconsciemment, ce n’en est que pire. »
Torturé par le doute, il se sentait ridicule, indigne. Et d’abord, avait-il jamais eu les aptitudes nécessaires pour devenir un guerrier ? S’il avait réalisé l’état de calme auquel il avait aspiré, il n’aurait pas eu besoin de prières ou d’implorations – pas même un besoin subconscient. En un instant accablant, quelques minutes seulement avant le combat, il venait de découvrir en son cœur les véritables germes de la défaite. Il lui était maintenant impossible de considérer sa mort propre comme l’apogée d’une vie de samouraï !
Tout de suite après, une vague de gratitude le balaya. La présence magnanime de la divinité l’enveloppait. Le combat n’avait pas commencé encore ; la véritable épreuve était encore devant Musashi. On l’avait averti à temps. En admettant son échec, il l’avait surmonté. Le doute se dissipa ; la divinité l’avait guidé jusqu’à cet endroit pour lui enseigner cela.
Tout en croyant sincèrement aux dieux, il ne considérait pas comme appartenant à la Voie du samouraï de rechercher leur aide. La Voie était une vérité suprême, qui transcendait les dieux et les bouddhas. Musashi recula d’un pas, joignit les mains et, au lieu de demander protection, remercia les dieux pour leur aide accordée au bon moment.
Après s’être incliné rapidement, il s’élança hors de l’enceinte du sanctuaire et dévala l’étroit sentier abrupt, le type de sentier qu’une forte averse transformerait vite en un torrent. Cailloux et mottes de terre friable tambourinaient sous ses talons, rompant le silence. Quand le pin parasol réapparut, Musashi sauta hors du sentier et se tapit dans les buissons. Pas une goutte de rosée n’était encore tombée des feuilles ; aussi eut-il bientôt les genoux et le torse trempés. Le pin n’était guère à plus de quarante ou cinquante pas au-dessous de lui. Dans ses branches, il pouvait distinguer l’homme au mousquet.
Sa colère éclata : « Les lâches ! se dit-il, presque à voix haute. Tout ça contre un seul homme. »
En un sens, il éprouvait un peu de pitié pour un ennemi qui devait se porter à de tels extrêmes. Toutefois, il s’était attendu à quelque chose de ce genre et s’y trouvait, dans la mesure du possible, prêt. Comme ils supposeraient naturellement qu’il ne serait pas seul, la prudence leur dicterait d’avoir au moins une arme de jet, et sans doute plusieurs. S’ils utilisaient aussi de petits arcs, les archers devaient se cacher derrière des rochers ou plus bas.
Musashi possédait un grand avantage : aussi bien l’homme qui se trouvait dans l’arbre que les hommes qui se tenaient dessous lui tournaient le dos. En se baissant au point que la poignée de son sabre se dressait plus haut que sa tête, il se faufila, rampa presque en avant. Puis il courut à perdre haleine sur une vingtaine de pas. Le mousquetaire tourna la tête, le repéra et cria :
— Le voilà !
Musashi courut dix pas encore, sachant que l’homme devrait changer de position pour viser et tirer.
— Où ça ? crièrent les hommes les plus rapprochés de l’arbre.
— Derrière vous ! répondit l’autre à s’en faire éclater les poumons. Le mousquetaire braquait son arme sur la tête de Musashi. Tandis que des étincelles pleuvaient de la mèche, le coude droit de Musashi décrivait en l’air un arc de cercle. La pierre qu’il lança atteignit de plein fouet l’amorce avec une force terrifiante. Le cri du mousquetaire se mêla au craquement des branches, tandis qu’il plongeait à terre.
En un instant, le nom de Musashi fut sur toutes les lèvres. Aucun de ces hommes ne s’était donné la peine d’examiner à fond la situation, d’imaginer qu’il risquait d’inventer un moyen d’attaquer d’abord au centre. Leur confusion fut presque totale. Dans leur hâte à se réorienter, les dix hommes se cognèrent les uns aux autres, emmêlèrent leurs armes, se donnèrent des crocs-en-jambe avec leurs lances, bref, montrèrent la parfaite image du désordre, tout en se criant les uns aux autres de ne pas laisser Musashi s’enfuir. A peine se réorganisaient-ils en demi-cercle que Musashi les défia :
— Je suis Miyamoto Musashi, le fils de Shimmen Munisai de la province de Mimasaka. Je suis venu conformément à notre accord conclu avant-hier à Yanagimachi... Genjirō, êtes-vous là ? Je vous supplie de faire plus attention que Seijūrō et Denshichirō avant vous. Si je comprends bien, en raison de votre jeunesse, vous avez pour vous soutenir plusieurs vingtaines d’hommes. Moi, Musashi, je suis venu seul. Vos hommes peuvent m’attaquer individuellement ou bien en groupe, comme ils le souhaitent... Et maintenant, en garde !
Autre surprise complète : nul ne s’attendait à ce que Musashi lançât un défi en bonne et due forme. Même ceux qui auraient brûlé de répliquer sur le même ton n’étaient pas en état de le faire.
— Tu es en retard, Musashi ! cria une voix enrouée.
Musashi ayant déclaré qu’il était seul, beaucoup reprenaient courage ; mais Genzaemon et Jūrōzaemon, croyant qu’il s’agissait d’une ruse, cherchaient autour d’eux des renforts fantômes.
D’un côté, la forte vibration de la corde d’un arc fut suivie, une fraction de seconde plus tard, par l’étincellement du sabre de Musashi. La flèche dirigée vers son visage se brisa ; une moitié tomba derrière son épaule, l’autre moitié près du bout de son sabre abaissé.
Ou plutôt de l’endroit où son sabre venait d’être, car Musashi était déjà en action. Les cheveux hérissés comme une crinière de lion, il bondit vers la forme imprécise, derrière le pin parasol. Genjirō étreignait le tronc en criant :
— Au secours ! J’ai peur !
Genzaemon sauta en avant, hurlant comme si le coup l’avait frappé, mais il arriva trop tard. Le sabre de Musashi trancha hors du tronc une bande d’écorce de deux pieds. Elle tomba au sol près de la tête ensanglantée de Genjirō.
C’était l’acte d’un démon féroce. Musashi, sans tenir compte des autres, était allé droit au jeune garçon. Et il semblait avoir eu dès le début cette idée.
L’attaque était d’une incroyable sauvagerie. La mort de Genjirō ne diminua pas le moins du monde la combativité des Yoshiokas. Ce qui avait été de l’excitation nerveuse s’éleva au niveau d’une frénésie meurtrière.
— Sale bête ! s’écria Genzaemon, livide de chagrin et de fureur.
Il se précipita tête baissée vers Musashi, maniant un sabre un peu trop pesant pour un homme de son âge. Musashi recula son talon droit d’une trentaine de centimètres, se pencha de côté et frappa vers le haut, fauchant avec l’extrémité de son sabre le coude et la face de Genzaemon. Impossible de dire qui gémit car, en cet instant, un homme qui attaquait Musashi par-derrière avec une lance trébucha en avant et tomba par-dessus le vieil homme. L’instant suivant, un troisième homme d’épée, venu de l’avant, fut tranché de l’épaule au nombril. Sa tête pendait ; ses bras devinrent flasques ; ses jambes portèrent en avant, durant quelques pas encore, son corps sans vie.
Les autres hommes, près de l’arbre, criaient de tous leurs poumons, mais leurs appels à l’aide se perdaient dans le vent et les arbres. Leurs camarades se trouvaient trop éloignés pour entendre et n’auraient pu voir ce qui se passait, même s’ils avaient regardé vers le pin au lieu de surveiller les routes.
Le pin parasol se dressait là depuis plusieurs siècles. Il avait vu la retraite de Kyoto à Omi des troupes vaincues de Taira lors des guerres du XIIe siècle. A d’innombrables reprises, il avait vu les prêtres-guerriers du mont Hiei descendre sur la capitale pour faire pression sur la cour impériale. Etait-ce gratitude pour le sang frais qui s’infiltrait jusqu’à ses racines, ou bien angoisse devant le carnage ? Ses branches agitées par le vent brumeux répandaient sur les hommes situés dessous des gouttes de rosée froide.
Musashi s’adossa contre le tronc, dont deux hommes aux bras tendus auraient eu du mal à faire le tour. Cet arbre lui constituait pour l’arrière un abri idéal, mais il semblait juger risqué de rester en cet endroit longtemps. Tandis que son œil suivait le fil supérieur de son sabre et se fixait sur ses adversaires, son cerveau passait en revue le terrain, en quête d’une position meilleure.
— Au pin parasol ! Au pin ! C’est là qu’on se bat !
Ce cri venait du sommet de l’éminence d’où Sasaki Kojirō avait choisi d’assister au spectacle.
Puis vint une assourdissante détonation du mousquet ; enfin, les samouraïs de la maison de Yoshioka saisirent ce qui se passait. Comme un essaim d’abeilles, ils quittèrent leurs cachettes et se précipitèrent vers la croisée des routes.
Musashi s’écarta prestement. La balle se logea dans le tronc, à quelques pouces de sa tête. En garde, les sept hommes qui lui faisaient face se déplacèrent de quelques pieds pour compenser son changement de position.
Sans préavis, Musashi s’élança comme une flèche vers l’homme situé à l’extrême gauche, le sabre à hauteur de l’œil. L’homme — Kobashi Kurando, l’un des Dix de Yoshioka – fut pris complètement par surprise. Avec un faible cri d’épouvante il pivota sur un pied mais ne fut pas assez prompt pour éviter le coup porté à son flanc. Musashi, le sabre encore tendu, continua de courir droit devant lui.
— Ne le laissez pas s’échapper !
Les six autres s’élancèrent à ses trousses. Mais l’attaque les avait de nouveau jetés dans un périlleux désordre, toute coordination perdue. Musashi tournoya, frappant latéralement l’homme le plus proche, Miike Jūrōzaemon. En homme d’épée expérimenté qu’il était, Jūrōzaemon avait prévu cela et laissé du jeu à ses jambes, ce qui lui permit de reculer vite. A peine si la pointe du sabre de Musashi lui égratigna la poitrine.
Musashi faisait de son arme un usage différent de celui de l’homme d’épée ordinaire de son temps. Suivant les techniques normales, si le premier coup n’atteignait pas son but, la force du sabre se dépensait dans l’air. Il fallait ramener la lame en arrière avant de frapper à nouveau. C’était trop lent pour Musashi. Chaque fois qu’il frappait latéralement, il y avait un choc en retour. Un coup vers la droite était suivi presque dans le même mouvement par un choc en retour vers la gauche. La lame de Musashi créait deux rais de lumière, dont le dessin ressemblait fort à deux aiguilles de pin soudées à une extrémité.
Ce choc en retour inattendu trancha vers le haut la face de Jūrōzaemon, lui transformant la tête en une grosse tomate rouge.
N’ayant pas étudié auprès d’un maître, Musashi se trouvait parfois désavantagé ; mais il lui arrivait aussi d’en profiter. L’une de ses forces était de n’avoir jamais été inséré dans le moule d’aucune école particulière. Du point de vue orthodoxe, son style ne présentait aucune forme discernable, aucune règle, aucune technique secrète. Créé par sa propre imagination et ses propres besoins, il était difficile à définir ou à classer. Dans une certaine mesure, on pouvait y faire face efficacement en utilisant des styles conventionnels, dans le cas d’un adversaire très habile. Jūrōzaemon n’avait point prévu la tactique de Musashi. Tout adepte du style Yoshioka, ou d’ailleurs de n’importe lequel des autres styles de Kyoto, eût sans doute été pareillement pris au dépourvu.
Si, continuant sur la lancée du coup fatal qu’il venait de porter à Jūrōzaemon, Musashi avait chargé le groupe en désordre qui restait autour de l’arbre, il eût certainement tué coup sur coup plusieurs autres hommes. Au lieu de quoi, il courut vers la croisée des routes. Mais au moment précis où ils le croyaient sur le point de s’enfuir, il se retourna soudain pour attaquer de nouveau. Le temps de se regrouper pour se défendre, il était reparti.
— Musashi !
— Lâche !
— Bats-toi comme un homme !
— Nous ne t’avons pas encore réglé ton compte !
Les imprécations habituelles emplissaient l’atmosphère ; les yeux furibonds menaçaient de jaillir de leurs orbites. La vue et l’odeur du sang enivraient les hommes, comme s’ils avaient avalé tout un entrepôt de saké. La vue du sang, qui dégrise le brave, a l’effet opposé sur les lâches. Ces hommes ressemblaient à des lutins à la surface d’un lac de sang.
Laissant les cris derrière lui, Musashi atteignit la croisée des routes, et plongea aussitôt dans la plus étroite des trois issues, celle qui menait vers le Shugakuin. Arrivaient à la débandade, en sens inverse, les hommes que l’on avait postés au long de ce chemin. Avant d’avoir parcouru quarante pas, Musashi vit le premier homme de ce contingent. Conformément aux lois ordinaires de la physique, il allait se trouver bientôt pris au piège entre ces hommes et ceux qui le poursuivaient. En réalité, quand les deux troupes se rencontrèrent, il n’était plus là.
— Musashi ! Où es-tu ?
— Il venait par ici. Je l’ai vu !
— J’espère bien !
— Il n’est pas là !
La voix de Musashi domina le confus verbiage :
— Je suis là !
Il bondit de l’ombre d’un rocher au milieu de la route, derrière les samouraïs qui revenaient, de sorte qu’il les avait tous d’un côté. Abasourdis par son changement de position plus rapide que l’éclair, les hommes de Yoshioka s’avancèrent sur lui aussi rapidement que possible ; mais dans l’étroit sentier ils ne pouvaient concentrer leurs forces. Etant donné l’espace nécessaire pour donner un coup de sabre, il eût été dangereux même pour deux d’entre eux d’essayer de s’avancer de front.
L’homme le plus rapproché de Musashi trébucha en arrière, repoussant dans le groupe qui arrivait l’homme qui se trouvait derrière lui. Durant quelque temps, ils se débattirent tous désespérément, jambes mêlées. Mais les foules ne renoncent pas facilement. Bien qu’effrayés par la féroce rapidité de Musashi, ces hommes reprirent bientôt confiance en leur force collective. Ils s’avancèrent en rugissant, de nouveau persuadés qu’aucun homme d’épée isolé ne faisait le poids devant eux tous.
Musashi se battait comme un nageur contre des vagues gigantesques. Frappant un coup puis reculant d’un pas ou deux, il devait porter plus d’attention à sa défense qu’à son attaque. Il s’abstenait même de faucher les hommes qui trébuchaient à sa portée et devenaient une proie aisée, à la fois parce que leur perte n’eût pas été d’un grand profit et parce que, si Musashi eût manqué son coup, il se fût exposé à ceux des lances ennemies. L’on pouvait évaluer avec exactitude la portée d’un sabre, mais non celle d’une lance.
Tandis qu’il poursuivait sa lente retraite, ses attaquants le pressaient implacablement. Son visage était d’un blanc bleuâtre : il paraissait inconcevable qu’il respirât comme il fallait. Les hommes de Yoshioka espéraient qu’il finirait par trébucher sur une racine d’arbre ou sur une pierre. En même temps, aucun d’eux ne tenait à se rapprocher trop d’un homme qui luttait de toutes ses forces pour sa vie. Les plus proches des sabres et des lances qui le pressaient n’arrivaient jamais qu’à quelques centimètres de leur cible.
Le tumulte était ponctué par le hennissement d’un cheval de somme ; des gens se trouvaient sur pied dans le hameau proche. C’était l’heure où des prêtres matinaux passaient par là en se rendant au sommet du mont Hiei et en en venant ; les épaules fièrement carrées, ils faisaient claquer leurs hautes sandales de bois. Tandis que le combat se déroulait, bûcherons et fermiers se joignirent aux prêtres sur la route afin d’assister au spectacle ; alors, aux cris d’excitation répondirent tous les poulets et tous les chevaux du village. Une foule de badauds se rassembla autour du sanctuaire où Musashi s’était préparé pour la bataille. Le vent étant tombé, la brume redescendit en épais voile blanc. Puis elle se leva tout à coup, permettant aux spectateurs de bien voir.
Au cours des quelques minutes de combat, l’aspect de Musashi avait changé complètement. Ses cheveux étaient collés par le sang ; du sang mêlé de sueur avait teint son serre-tête en rose. On eût dit le diable même, jailli de l’enfer. Il respirait avec tout son corps ; sa poitrine pareille à un bouclier se soulevait comme un volcan. Une déchirure de son hakama laissait voir une blessure au genou gauche ; les ligaments blancs, visibles au fond de l’entaille, ressemblaient aux graines d’une grenade fendue. Il avait en outre une coupure à l’avant-bras qui, sans être grave, l’avait ensanglanté de la poitrine au petit sabre passé dans son obi. Tout son kimono paraissait teint d’un motif cramoisi. Les spectateurs qui le voyaient clairement se couvraient les yeux d’horreur.
Plus épouvantable encore était la vision des morts et des blessés abandonnés dans son sillage. En poursuivant sa retraite stratégique vers le haut du sentier, il atteignit une surface de terrain découvert où ses poursuivants se déversèrent pour une attaque massive. En quelques secondes, quatre ou cinq hommes furent fauchés. Ils gisaient, dispersés sur une vaste zone, moribond témoignage de la vitesse avec laquelle Musashi frappait et se déplaçait. L’on eût dit qu’il était partout à la fois.
Pourtant, malgré toute l’agilité de ses mouvements et de ses esquives, Musashi s’en tenait à une seule stratégie de base. Jamais il n’attaquait un groupe de face ou de flanc – toujours obliquement. Chaque fois qu’un groupe de samouraïs s’approchait de lui tête baissée, il s’arrangeait d’une façon quelconque pour passer comme l’éclair à un angle de leur formation, d’où il pouvait ne les affronter qu’un ou deux à la fois. Ainsi parvenait-il à les maintenir en gros dans la même position. Mais en fin de compte, Musashi ne pouvait manquer de s’épuiser. En fin de compte également, il semblait que ses adversaires ne pouvaient manquer de trouver un moyen de déjouer sa méthode d’attaque. A cet effet, il leur faudrait se former en deux grands groupes, devant et derrière lui. Alors, il serait dans un péril encore plus grave. Musashi avait besoin de toute son habileté pour empêcher cela.
A un certain moment, il tira son petit sabre et se mit à combattre avec les deux mains. Alors que le grand sabre, dans sa main droite, ruisselait de sang jusqu’à la garde et jusqu’au poing qui le tenait, dans sa main gauche le petit sabre était propre. Il eut beau cueillir un peu de chair aussitôt qu’il servit, il continua d’étinceler, assoiffé de sang. Musashi lui-même n’était pas encore pleinement conscient de l’avoir dégainé, bien qu’il le maniât avec la même adresse que son plus grand sabre.
Quand il ne frappait pas, il tenait le sabre gauche pointé droit vers les yeux de ses adversaires. Le sabre droit s’étendait latéralement, formant avec le coude et l’épaule de Musashi un large arc de cercle horizontal, en grande partie hors de vue de l’ennemi. Si l’adversaire passait à droite de Musashi, ce dernier pouvait employer le sabre de droite. Si l’assaillant passait de l’autre côté, Musashi pouvait déplacer à gauche le petit sabre afin de prendre l’homme au piège entre les deux sabres. D’un coup vers l’avant, il pouvait épingler l’homme avec le petit sabre et, avant qu’il n’eût eu le temps d’esquiver, l’attaquer avec le grand sabre. Par la suite, cette technique devait prendre officiellement le nom de « Technique des deux sabres contre des forces nombreuses », mais en cet instant, Musashi se battait par pur instinct.
Selon tous les critères admis, Musashi n’était pas un grand technicien du sabre. Ecoles, styles, théories, traditions : rien de tout cela n’avait pour lui de sens. Sa façon de se battre était tout à fait pragmatique. Il ne savait que ce qu’il avait appris par expérience. Il ne mettait pas de la théorie en pratique ; il se battait d’abord et théorisait ensuite.
Tous les hommes de Yoshioka, des « Dix Hommes d’épée » jusqu’au bas de l’échelle, s’étaient vu enfoncer dans le crâne les théories du style Kyōhachi. Certains d’entre eux avaient même créé des variantes stylistiques personnelles. Ils avaient beau être des guerriers très entraînés, très disciplinés, ils n’avaient aucun moyen d’évaluer un homme d’épée tel que Musashi, lequel avait vécu en ascète dans les montagnes, exposé aux dangers présentés par la nature aussi fréquemment qu’aux dangers présentés par l’homme. Pour les hommes de Yoshioka, il était incompréhensible que Musashi, avec sa respiration si désordonnée, sa face livide, ses yeux dégoulinants de sueur et son corps couvert de sang pût encore manier deux sabres et menacer de faire son affaire à quiconque se présenterait à sa portée. Mais il continuait à se battre comme un dieu de feu et de fureur. Eux-mêmes étaient morts de fatigue, et leurs tentatives pour embrocher ce spectre sanglant devenaient hystériques.
Tout d’un coup, le tumulte augmenta.
— Sauve-toi ! crièrent mille voix.
— Sauve-toi, toi qui te bats tout seul !
— Sauve-toi pendant qu’il en est encore temps !
Ces cris venaient des montagnes, des arbres, des nuages blancs, là-haut. Les spectateurs, de tous côtés, voyaient la troupe de Yoshioka se refermer sur Musashi. Le péril imminent les poussait à essayer de le sauver, ne fût-ce qu’avec leur voix.
Mais leurs avertissements restaient sans effet. Musashi n’eût point prêté attention si la terre avait volé en éclats ou si le ciel avait déversé de crépitants éclairs. Le vacarme allait crescendo, secouant les trente-six pics à la façon d’un tremblement de terre. Il provenait à la fois des spectateurs et de la bousculade des samouraïs de Yoshioka.
Musashi avait fini par s’éloigner à flanc de montagne à la vitesse d’un sanglier. Aussitôt, cinq ou six hommes furent à ses trousses, essayant désespérément de lui porter un coup sérieux.
Avec un cri sauvage, Musashi se retourna soudain, se tapit et tendit son sabre de côté, ce qui les arrêta dans leur élan. Un homme abaissa sa lance, qui ne fit que voler dans les airs à la suite d’une puissante riposte. Ils reculèrent. Musashi lançait des coups furieux du sabre gauche, puis du droit, puis du gauche à nouveau. Se déplaçant comme un mélange de feu et d’eau, il faisait tituber, hésiter, trébucher ses ennemis dans son sillage.
Puis il repartit. Du terrain découvert où la bataille avait fait rage, il avait sauté dans un champ d’orge, en contrebas.
— Arrête !
— Reviens te battre !
Deux hommes acharnés à le poursuivre bondirent aveuglément à la suite de Musashi. Une seconde plus tard, il y eut deux cris d’agonie, deux lances volèrent dans les airs et retombèrent toutes droites au milieu du champ. Musashi roulait comme une grosse balle de boue à l’autre extrémité du champ. A cent mètres de distance déjà, il augmentait rapidement l’écart.
— Il se dirige vers le village.
— Il se dirige vers la grand-route.
Mais en réalité, il avait rampé rapidement, invisible, en haut de l’autre lisière du champ, et se trouvait maintenant caché dans les bois en surplomb. Il regarda ses poursuivants se diviser pour continuer leur poursuite en plusieurs directions.
Il faisait jour : un matin ensoleillé tout pareil aux autres.
Lorsque Oda Nobunaga eut fini par perdre patience à la suite des intrigues politiques des prêtres, il attaqua l’ancienne fondation bouddhiste du mont Hiei, et en une nuit d’épouvante, presque tous ses trois mille temples et sanctuaires furent la proie des flammes. Quatre décennies avaient passé ; l’on avait reconstruit l’édifice principal et un certain nombre de temples secondaires ; pourtant, le souvenir de cette nuit ensevelissait la montagne à la façon d’un linceul. La fondation était maintenant privée de ses pouvoirs temporels, et les prêtres consacraient de nouveau leur temps à des tâches religieuses.
Situé sur le pic le plus méridional, ayant vue sur les autres temples et sur Kyoto même, il y avait un petit temple écarté, le Mudōji. Le silence était rarement rompu par des sons moins paisibles que le murmure d’un ruisseau ou le gazouillis des petits oiseaux.
Des profondeurs du temple venait une voix masculine récitant les paroles de Kannon, la déesse de la Miséricorde, suivant la révélation du sûtra du Lotus. La psalmodie s’élevait progressivement puis, comme si le chantre avait soudain repris ses esprits, retombait.
Sur le sol d’un noir de jais du corridor s’avançait un acolyte en robe blanche, porteur, à hauteur de l’œil, d’un plateau sur lequel on avait disposé le maigre repas végétarien que l’on a coutume de servir dans les établissements religieux. Il entra dans la salle d’où venait la voix, posa le plateau dans un angle, s’agenouilla poliment et dit :
— Bonjour, monsieur.
Légèrement penché en avant, absorbé dans sa tâche, l’hôte n’entendit pas le salut du jeune garçon.
— ... Monsieur, dit l’acolyte en élevant un peu la voix, je vous apporte votre déjeuner. Je le laisse ici, dans le coin, si cela vous convient.
— Oh ! merci, répondit Musashi en se redressant. C’est fort aimable à vous.
Il se tourna et s’inclina.
— Désirez-vous déjeuner maintenant ?
— Oui.
— Alors, je vous sers votre riz.
Musashi accepta le bol de riz et se mit à manger. L’acolyte regarda fixement d’abord le bloc de bois à côté de Musashi, puis le petit couteau derrière lui. Des copeaux et des éclats de bois de santal blanc, parfumé, jonchaient la pièce.
— ... Que sculptez-vous ? demanda-t-il.
— Ce doit être une image sainte.
— Le bouddha Amida ?
— Non. Kannon. Malheureusement, je ne connais rien à la sculpture. Il semble que je me taille les mains plus que le bois.
Pour preuve il tendait deux doigts bien entaillés, mais le garçon paraissait plus intéressé par le pansement blanc autour de son avant-bras.
— Comment vont vos blessures ? demanda-t-il.
— Grâce aux bons soins que j’ai reçus ici, elles sont presque guéries. Veuillez exprimer au grand-prêtre ma vive reconnaissance.
— Si vous sculptez une image de Kannon, vous devriez visiter le temple principal. Il y a une statue de Kannon par un sculpteur très célèbre. Si vous le désirez je vous y emmènerai. Ce n’est pas loin : seulement huit cents mètres environ.
Ravi de la proposition, Musashi termina son repas, et tous deux partirent pour le grand temple. Musashi n’était pas sorti depuis dix jours qu’il était arrivé couvert de sang et s’appuyant sur son sabre comme sur une canne. A peine avait-il commencé de marcher qu’il s’aperçut que ses blessures n’étaient pas aussi complètement guéries qu’il ne l’avait cru. Son genou gauche lui faisait mal, et la brise, bien que légère et fraîche, semblait déchirer l’entaille de son bras. Mais il faisait bon dehors. Les fleurs qui tombaient des cerisiers doucement balancés dansaient dans l’air ainsi que des flocons de neige. Le ciel avait la teinte azurée du commencement de l’été. Les muscles de Musashi se gonflaient comme des bourgeons sur le point d’éclater.
— ... Vous étudiez les arts martiaux, n’est-ce pas, monsieur ?
— Exact.
— Alors, pourquoi sculptez-vous une image de Kannon ?
Musashi ne répondit pas tout de suite.
— ... Au lieu de sculpter, ne vaudrait-il pas mieux consacrer votre temps à vous exercer au sabre ?
Cette question fit souffrir Musashi plus que ses blessures. L’acolyte avait le même âge environ que Genjirō, et presque la même taille. En ce jour fatal, combien d’hommes avaient été tués ou blessés ? Musashi ne pouvait faire que des suppositions. Il n’avait pas même un souvenir net de la façon dont il s’était dégagé de la bataille et dont il avait trouvé un endroit où se cacher. Les deux seules choses qui restaient gravées très clairement dans son esprit et le hantaient dans son sommeil, c’étaient le cri terrifié de Genjirō et la vue de son corps mutilé.
Il repensa, comme il l’avait fait plusieurs fois au cours des récentes journées, à la résolution notée dans son carnet : il ne ferait rien qu’il pût regretter ensuite. S’il estimait ce qu’il avait fait comme inhérent à la Voie du sabre, une ronce sur le chemin qu’il s’était choisi, alors il devrait admettre que son avenir serait sinistre, inhumain.
Dans la paisible atmosphère du temple, son esprit s’était clarifié. Et une fois que le souvenir du sang répandu commença de s’effacer, Musashi fut accablé de chagrin à cause de l’enfant qu’il avait massacré. Son esprit revenant à la question de l’acolyte, il dit :
— N’est-il pas vrai que des grands prêtres comme Kōbō Daishi et Genshin ont fait des quantités d’images du Bouddha et des bodhisattvas ? Si je comprends bien, ici, sur le mont Hiei, bon nombre de statues ont été sculptées par des prêtres. Qu’en penses-tu ?
La tête penchée, le garçon répondit, incertain :
— Je n’en suis pas sûr, mais il est vrai que les prêtres font des peintures et des statues religieuses.
— Je vais te dire pourquoi. C’est parce qu’en peignant un tableau ou en sculptant une image du Bouddha, ils se rapprochent de lui. Un homme d’épée peut se purifier l’esprit de la même façon. Nous autres humains levons tous les yeux vers la même lune, mais nombreuses sont les routes que nous pouvons emprunter pour atteindre le sommet du pic le plus rapproché d’elle. Parfois, quand nous perdons notre route, nous décidons d’essayer celle de quelqu’un d’autre, mais le but suprême, c’est de trouver l’accomplissement dans la vie.
Musashi s’interrompit comme s’il avait eu autre chose à dire, mais l’acolyte courut en avant et désigna une pierre presque enfouie dans l’herbe.
— Regardez, dit-il. Cette inscription est de Jichin. C’était un prêtre... un prêtre célèbre.
Musashi lut les mots gravés sur la pierre couverte de mousse.
L’eau de la Loi
Coulera bientôt peu profonde.
A la fin des fins,
Un vent froid, aigre, soufflera sur
Les pics désolés de Hiei.
Il fut impressionné par les dons de prophétie de l’auteur. Depuis le raid impitoyable de Nobunaga, le vent avait certes été froid et aigre sur le mont Hiei. Le bruit courait que certains membres du clergé avaient la nostalgie du passé, d’une armée puissante, d’une influence politique et de privilèges spéciaux, et le fait est qu’ils ne choisissaient jamais un nouvel abbé sans beaucoup d’intrigues et de vilains conflits internes. La montagne sainte avait beau être consacrée au salut des pécheurs, sa survie dépendait en réalité des aumônes et des donations de ces mêmes pécheurs. Un état de chose fort peu satisfaisant, songeait Musashi.
— ... Allons, dit le garçon avec impatience.
Comme ils reprenaient leur marche, l’un des prêtres du Mudōji accourut.
— Seinen ! cria-t-il au garçon. Où vas-tu donc ?
— Au grand temple. Il veut voir une statue de Kannon.
— Ne pourrais-tu l’y conduire une autre fois ?
— Pardonnez-moi d’emmener cet enfant alors qu’il doit avoir du travail à faire, dit Musashi. Je vous en prie, remmenez-le. Je peux aller au grand temple à n’importe quel moment.
— Je ne viens point pour lui. Je voudrais que vous reveniez avec moi, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— Moi ?
— Oui, je regrette de vous ennuyer, mais...
— Quelqu’un est venu à ma recherche ? demanda Musashi sans la moindre surprise.
— Mon Dieu, oui. Je leur ai dit que vous n’étiez pas là, mais ils ont répondu qu’ils venaient de vous voir avec Seinen. Ils ont insisté pour que je vienne vous chercher.
Sur le chemin du retour au Mudōji, Musashi demanda au prêtre quels étaient ses visiteurs, et apprit qu’ils appartenaient au Sannōin, un autre des temples secondaires.
Ils étaient là une dizaine, en robe noire et serre-tête brun. Leurs faces irritées auraient bien pu appartenir aux redoutables prêtres-guerriers d’autrefois, race hautaine de brutes en robes cléricales, dont on avait rogné les ailes, mais qui semblaient avoir rebâti leur nid. Ceux qui n’avaient point profité de la leçon de Nobunaga se pavanaient avec de grands sabres au côté, le prenant de haut avec autrui, s’intitulant spécialistes de la Loi bouddhiste, mais étant en réalité des bandits intellectuels.
— Le voilà, dit l’un.
— Lui ? demanda un autre avec mépris.
Ils le regardaient avec une hostilité non déguisée. Un prêtre corpulent, désignant de sa lance les compagnons de Musashi, leur dit :
— Merci. Nous n’avons plus besoin de vous. Retournez dans le temple !
Puis, très bourru :
— ... Vous êtes Miyamoto Musashi ?
Ces paroles manquaient de courtoisie. Musashi répliqua sèchement, sans s’incliner. Un autre prêtre déclama comme s’il eût donné lecture d’un texte :
— Je vais vous notifier la décision prise par le tribunal de l’Enryakuji. La voici : « Le mont Hiei est une enceinte pure et sacrée qui ne doit pas servir de refuge à ceux qui nourrissent des inimitiés et des rancunes. Il ne peut non plus tenir lieu d’abri à des hommes vils, engagés dans des conflits peu honorables. Le Mudōji a reçu l’ordre de vous renvoyer sur-le-champ de la montagne. Si vous désobéissez, vous subirez un châtiment rigoureux, conforme aux lois du monastère.
— Je me conformerai aux ordres du monastère, répondit Musashi d’un ton humble. Mais étant donné qu’il est midi passé et que je n’ai fait aucun préparatif, je vous demanderai l’autorisation de rester jusqu’à demain matin. De plus, j’aimerais vous demander si cette décision émane des autorités civiles ou du clergé lui-même. Le Mudōji a signalé mon arrivée. L’on m’a dit qu’il n’y avait pas d’objection à ce que je reste. Je ne comprends pas ce brusque changement.
— Si vous voulez vraiment le savoir, répliqua le premier prêtre, je vais vous le dire. D’abord, nous étions contents de vous offrir l’hospitalité parce que vous vous étiez battu seul contre un grand nombre d’hommes. Mais ensuite, nous avons reçu de mauvais renseignements sur vous qui nous ont forcés à reconsidérer la question. Nous avons conclu que nous ne pouvions plus nous permettre de vous abriter.
« De mauvais renseignements ? » se dit Musashi avec ressentiment. Il aurait dû s’y attendre. Point n’était besoin de beaucoup d’imagination pour deviner que l’école Yoshioka le diffamerait dans tout Kyoto. Mais il jugeait inutile d’essayer de se défendre.
— Très bien, dit-il avec froideur. Je partirai demain matin sans faute.
Comme il entrait au temple, les prêtres se mirent à dire du mal de lui :
— Voyez donc le misérable !
— C’est un monstre !
— Un monstre ? Un simple d’esprit, voilà ce qu’il est !
Musashi se retourna, regarda ces hommes avec fureur et leur demanda d’un ton tranchant :
— Vous dites ?
— Tiens, vous avez entendu ? demanda un prêtre avec défi.
— Oui. Et il y a une chose que je souhaite vous faire savoir. Je me conformerai aux souhaits du clergé, mais je ne supporterai pas les insultes de vos pareils. Cherchez-vous le combat ?
— En tant que serviteurs du Bouddha, nous ne nous battons pas, répondit le prêtre, papelard. J’ai ouvert la bouche, et les mots sont sortis tout naturellement.
— Ce doit être la voix du ciel, dit un autre prêtre.
L’instant suivant, ils étaient tous autour de Musashi, à le maudire, à se moquer de lui, et même à lui cracher dessus. Il n’était pas certain de pouvoir se retenir longtemps. Bien que les prêtres-guerriers eussent perdu leur pouvoir, ces réincarnations n’avaient rien perdu de leur arrogance.
— Regardez-le donc ! ricanait l’un des prêtres. D’après ce que disaient les villageois, je le prenais pour un samouraï digne de ce nom. Je sais maintenant qu’il n’est qu’un rustre sans cervelle ! Il ne se met pas en colère ; il ne sait même pas comment se justifier.
Plus Musashi gardait le silence, et plus les langues devenaient vipérines. Enfin, son visage rosit, et il dit :
— Ne parliez-vous pas de la voix du ciel s’exprimant à travers un homme ?
— Si ; et alors ?
— Entendez-vous par là que le ciel se soit déclaré contre moi ?
— Vous avez entendu notre décision. Vous n’avez pas encore compris ?
— Non.
— Je m’en doute. Un insensé comme vous ne mérite pas la pitié. Mais j’ose dire que dans votre prochaine vie, vous reviendrez à la raison !
Musashi se taisant, le prêtre poursuivit :
— ... Je vous conseille de prendre garde après avoir quitté la montagne. Il n’y a pas de quoi être fier de votre réputation.
— Qu’importe ce que disent les gens ?
— Ecoutez-le ! Il croit encore avoir raison.
— Ce que j’ai fait était juste ! Dans mon combat contre les Yoshiokas, je n’ai rien fait de bas ni de lâche.
— Vous dites des bêtises !
— Ai-je fait une chose dont je doive avoir honte ? Citez-m’en une !
— Vous avez le front de dire ça !
— Je vous préviens. Je passerai sur le reste, mais je ne permettrai à personne de médire de mon sabre !
— Fort bien, voyons si vous pouvez répondre à une seule question. Nous savons que vous vous êtes battu bravement contre des forces écrasantes. Nous admirons votre force brutale. Nous louons votre courage à tenir contre tant d’hommes. Mais pourquoi donc avoir assassiné un enfant de treize ans à peine ? Comment avez-vous pu être assez inhumain pour massacrer un simple enfant ?
Musashi pâlit ; soudain, il se sentit faible. Le prêtre poursuivit :
— ... Après avoir perdu son bras, Seijūrō s’est fait prêtre. Denshichirō, vous l’avez tué. Genjirō demeurait leur unique successeur. En l’assassinant, vous avez mis fin à la maison de Yoshioka. Même si c’était fait au nom de la Voie du samouraï, c’était cruel, lâche. Vous ne méritez même pas d’être traité de monstre ou de démon. Vous considérez-vous comme un être humain ? Vous imaginez-vous digne du rang de samouraï ? Appartenez-vous même à ce grand pays des fleurs de cerisier ?... Non ! Et c’est pourquoi le clergé vous expulse. Quelles qu’aient été les circonstances, le meurtre de l’enfant est impardonnable. Un véritable samouraï ne commettrait point pareil crime. Plus un samouraï est fort, plus il est doux et plein d’égards envers les faibles. Un samouraï comprend et pratique la compassion... Et maintenant, allez-vous-en d’ici, Miyamoto Musashi ! Le plus vite possible ! Le mont Hiei vous rejette !
Leur colère exprimée, les prêtres repartirent.
Bien qu’il eût supporté en silence ce dernier torrent d’injures, ce n’était point parce qu’il n’avait pas de réponse à leurs accusations. « Ils ont beau dire, j’ai eu raison, pensait-il. J’ai fait la seule chose que je pouvais faire pour défendre mes convictions, qui sont justes, »
Il croyait sincèrement à la valeur de ses principes, et à la nécessité de les défendre. Puisque les Yoshiokas avaient fait de Genjirō leur porte-drapeau, il n’était plus resté d’autre solution que de le tuer. Il était leur général. Aussi longtemps qu’il vivrait, l’école Yoshioka resterait invaincue. Musashi aurait pu tuer dix, vingt ou trente hommes, si Genjirō ne mourait pas les survivants se prétendraient toujours victorieux. Tuer le jeune garçon d’abord faisait de Musashi le vainqueur, même s’il devait être tué dans la suite du combat.
Selon les lois du sabre, cette logique était sans faille. Et pour Musashi ces lois étaient souveraines.
Le souvenir de Genjirō ne l’en troublait pas moins profondément, suscitant doute, chagrin et souffrance. La cruauté de son acte était horrible, même à ses yeux.
« Devrais-je envoyer promener mon sabre et vivre comme tout le monde ? » se demandait-il ; et ce n’était pas la première fois. Dans le ciel clair du début de soirée, les pétales blancs des fleurs de cerisier tombaient au hasard, comme des flocons de neige, laissant les arbres aussi vulnérables d’aspect qu’il se sentait maintenant, vulnérable au doute sur la question de savoir s’il ne devait pas changer son mode de vie. « Si je renonce au sabre, je pourrai vivre avec Otsū », se disait-il. Mais alors, il se remémora la vie des bourgeois de Kyoto, et le monde habité par Kōetsu et Shōyū.
« Ce n’est point pour moi », se dit-il avec détermination.
Il franchit le portail et rentra dans sa chambre. Assis près de la lampe, il reprit son ouvrage à demi terminé, et se mit à sculpter rapidement. Il était d’une importance capitale d’achever la statue. Habile ou non, il tenait absolument à laisser là quelque chose qui pût apaiser l’âme défunte de Genjirō.
La lampe baissait ; il arrangea la mèche. Dans le silence de mort du soir, on entendait tomber sur le tatami les copeaux minuscules. La concentration du jeune homme était absolue ; tout son être se rassemblait avec une intensité parfaite sur le point de contact avec le bois. Une fois qu’il s’était fixé une tâche, il était dans sa nature de s’y perdre jusqu’à ce qu’elle fût accomplie, sans tenir compte de l’ennui ou de la fatigue.
Les accents du sûtra montaient et descendaient.
Après chaque éméchage de la lampe, il reprenait sa tâche avec un air de dévotion et de révérence, pareil aux anciens sculpteurs qui, dit-on, s’inclinaient trois fois devant le Bouddha avant de prendre leur ciseau pour sculpter une image. Sa propre statue de Kannon serait comme une prière pour la félicité de Genjirō dans l’autre monde.
Enfin, il murmura : « Je crois que ça ira. » Comme il se levait pour examiner la statue, la cloche de la pagode de l’est sonna la seconde veille nocturne, qui débutait à dix heures. « Il se fait tard », se dit-il ; et il sortit aussitôt pour présenter ses respects au grand-prêtre et lui demander de garder la statue. L’image était grossièrement sculptée, mais il y avait mis tout son cœur, et versé des larmes de repentir en priant pour l’âme du jeune mort.
A peine fut-il sorti de la pièce que Seinen y entra pour balayer le sol. Ayant remis en ordre la chambre, il prépara la couche de Musashi, et, le balai sur l’épaule, regagna sans se presser la cuisine. A l’insu de Musashi, tandis qu’il sculptait encore, une silhouette pareille à celle d’un chat s’était faufilée à l’intérieur du Mudōji, par des portes que l’on ne fermait jamais à clé, jusque sur la véranda. Une fois Seinen hors de vue, le shoji qui donnait sur la véranda s’ouvrit silencieusement en glissant dans ses rainures, et se referma de même.
Musashi revint avec ses présents de départ, un chapeau de vannerie et une paire de sandales de paille. Il les posa à côté de son oreiller, éteignit la lampe et se glissa dans le lit. Les portes extérieures étaient ouvertes ; à travers les corridors soufflait une brise légère. Il y avait juste assez de clair de lune pour donner une teinte d’un gris terne au papier du shoji. L’ombre des arbres se balançait avec douceur, pareille à des vagues sur une vaste mer calme.
Il ronflait légèrement ; son souffle devenait plus lent à mesure qu’il sombrait plus profond dans le sommeil. En silence, le bord d’un petit paravent situé dans un angle s’avança, et une silhouette sombre en sortit à quatre pattes, sans faire de bruit. Le ronflement cessa ; la forme noire s’aplatit rapidement au sol. Puis, tandis que la respiration redevenait régulière, l’intrus s’avança centimètre par centimètre, patient, prudent, en coordonnant ses mouvements avec le rythme de la respiration. Tout à coup, l’ombre se dressa comme un nuage de soie noire, et s’abattit sur Musashi en criant :
— Et maintenant, je vais t’apprendre !...
Un sabre court vola vers le cou de Musashi. Mais l’arme dégringola d’un côté tandis que la forme noire repartait dans les airs, pour atterrir avec fracas contre le shoji. L’envahisseur émit une seule plainte puissante avant de débouler avec le shoji dans les ténèbres extérieures.
A l’instant où Musashi effectua sa riposte, l’idée lui traversa l’esprit que l’être qu’il tenait entre ses mains était aussi léger qu’un chaton. Bien que la face fût voilée, il crut avoir aperçu des cheveux blancs. Sans s’arrêter pour analyser ces impressions, il empoigna son sabre et sortit en courant sur la véranda.
— Halte ! cria-t-il. Puisque vous vous êtes donné la peine de venir jusqu’ici, permettez-moi de vous recevoir comme il convient !
Il sauta à terre et courut vers le bruit des pas qui battaient en retraite. Mais le cœur n’y était pas. Au bout de quelques secondes, il s’arrêta et regarda en riant quelques prêtres disparaître dans l’obscurité.
Osugi, après son atterrissage à se rompre les os, gisait au sol et gémissait de douleur.
— ... Comment, grand-mère, c’est vous ! s’exclama-t-il, surpris que son assaillant ne fût ni un homme de Yoshioka ni l’un des prêtres en colère.
Il l’entoura de son bras pour l’aider à se relever.
— ... Maintenant, je commence à comprendre, dit-il. C’est vous qui avez dit aux prêtres des tas de méchancetés sur moi, hein ? Et comme cette histoire émanait d’une vieille dame courageuse et comme il faut, ils l’ont crue de A jusqu’à Z, je suppose.
— Oh ! que j’ai mal au dos !
Osugi ne confirma ni n’infirma son accusation. Elle se tortillait bien un peu, mais il lui manquait la force d’opposer une grande résistance. Elle dit faiblement :
— ... Musashi, au point où nous en sommes, il est inutile de s’inquiéter du bien et du mal. La maison de Hon’iden a été malchanceuse à la guerre ; aussi, contente-toi de me couper la tête maintenant.
Il paraissait peu vraisemblable à Musashi qu’il ne s’agît là que de théâtre. Les paroles d’Osugi semblaient les paroles sincères d’une femme qui était allée aussi loin qu’elle le pouvait, et voulait s’arrêter là.
— Vous souffrez ? demanda-t-il en refusant de la prendre au sérieux. Où donc avez-vous mal ? Vous pouvez rester ici cette nuit ; aussi, il n’y a pas d’inquiétude à avoir.
Il la souleva dans ses bras, la porta à l’intérieur et l’étendit sur sa couche. Assis à son chevet, il la soigna toute la nuit.
Quand le jour parut, Seinen apporta le déjeuner qu’avait demandé Musashi, ainsi qu’un message du grand-prêtre qui, tout en s’excusant de son impolitesse, pressait Musashi de partir le plus tôt possible.
Musashi envoya un mot expliquant qu’il avait maintenant sur les bras une vieille femme malade. Le prêtre, qui ne voulait pas d’Osugi au temple, fit une proposition. Il semblait qu’un marchand de la ville d’Otsu, venu au temple avec une vache, avait laissé l’animal aux soins du grand-prêtre cependant qu’il vaquait à d’autres affaires. Le prêtre offrit à Musashi l’usage de l’animal, disant qu’il pourrait descendre la femme jusqu’au pied de la montagne. A Otsu, l’on pourrait laisser la vache sur le quai ou à l’une des maisons de gros du voisinage.
Musashi accepta cette offre avec reconnaissance.
La route qui descendait du mont Hiei aboutissait dans la province d’Omi, en un point situé juste au-delà du Miidera.
Musashi menait la vache par une corde. Regardant par-dessus son épaule, il dit gentiment :
— Si vous le voulez, nous pouvons arrêter pour nous reposer. Aucun de nous deux n’est pressé.
Mais du moins, se disait-il, ils étaient en route. Osugi, qui n’avait pas l’habitude des vaches, avait d’abord catégoriquement refusé de monter sur l’animal. Pour la convaincre, Musashi avait dû faire appel à toute son ingéniosité ; l’argument qui l’avait emporté avait été qu’elle ne pouvait rester indéfiniment chez des prêtres, dans un bastion du célibat.
La face contre le col de la vache, Osugi gémissait de douleur et tâchait de se redresser. Chaque fois que Musashi lui témoignait de la sollicitude, elle se remémorait sa haine et lui exprimait silencieusement son mépris d’être soignée par son mortel ennemi.
Il avait beau fort bien savoir qu’elle ne vivait que pour se venger de lui, il ne parvenait pas à la considérer comme une véritable ennemie. Personne, pas même des adversaires beaucoup plus forts qu’elle, ne lui avait jamais causé autant d’ennuis. Sa ruse l’avait amené dans son propre village au bord du désastre ; à cause d’elle, il s’était fait tourner en dérision et couvrir de honte à Kiyomizudera ; maintes et maintes fois, elle lui avait mis des bâtons dans les roues. De temps à autre, comme la veille au soir, il l’avait maudite et avait failli céder au violent désir de la couper en deux.
Pourtant, il ne pouvait se résoudre à porter la main sur elle, surtout maintenant qu’elle était malade et privée de sa verve habituelle. Bizarrement, l’inaction de sa langue de vipère le déprimait, et il était impatient de la voir se rétablir, même si cela devait lui apporter d’autres ennuis.
— ... Ce genre de chevauchée doit être bien inconfortable, dit-il. Encore un peu de patience. En arrivant à Otsu, je trouverai quelque chose.
La vue sur le Nord-Est était magnifique. Le lac Biwa s’étendait, calme, au-dessous d’eux, le mont Ibuki se dressait juste au-delà, et les pics d’Echizen s’élevaient au loin.
— ... Arrêtons-nous un peu, dit-il. Vous irez mieux si vous descendez vous étendre quelques minutes.
Il attacha l’animal à un arbre, prit Osugi dans ses bras et la déposa à terre. La face contre le sol, la vieille femme repoussa les mains du jeune homme et laissa échapper un gémissement. Son visage brûlait de fièvre ; elle était échevelée.
— ... Vous ne voudriez pas un peu d’eau ? demanda une fois de plus Musashi en lui tapotant le dos. Vous devriez aussi manger quelque chose.
Elle secoua la tête avec obstination.
— ... Depuis cette nuit, vous n’avez pas bu une goutte d’eau, dit-il d’un ton suppliant. Si vous continuez comme ça, vous ne réussirez qu’à vous rendre plus malade. Je voudrais vous procurer des remèdes, mais il n’y a pas de maison dans les parages. Ecoutez : pourquoi ne mangeriez-vous pas la moitié de mon déjeuner ?
— Quelle horreur !
— Hein ?
— J’aimerais mieux mourir dans un champ et être dévorée par les oiseaux. Jamais je ne m’abaisserai au point d’accepter d’un ennemi de la nourriture !
Elle secoua de son dos la main du jeune homme et s’agrippa à une touffe d’herbe.
Tout en se demandant si elle viendrait jamais à bout du malentendu initial, il la traitait avec autant de tendresse qu’il eût traité sa propre mère ; il tâchait patiemment de l’apaiser chaque fois qu’elle lui lançait un coup de griffe.
— Voyons, grand-mère, vous savez bien que vous ne voulez pas mourir. Vous devez vivre. Vous ne voulez donc pas voir Matahachi réussir dans la vie ?
Elle montra les crocs et gronda :
— Est-ce que ça te regarde ? Un de ces jours, Matahachi réussira sans ton aide, merci.
— J’en suis convaincu. Mais vous devez guérir de manière à pouvoir l’encourager vous-même.
— Espèce d’hypocrite ! cria la vieille. Tu perds ton temps si tu crois pouvoir me flatter au point de me faire oublier combien je te hais.
Se rendant compte que tout ce qu’il dirait serait pris en mauvaise part, Musashi se leva et s’éloigna. Il choisit un endroit derrière un rocher, et se mit à manger son déjeuner de boulettes de riz fourrées d’un beurre de fèves sombre et douceâtre, chacune enveloppée dans des feuilles de chêne. Il en laissa la moitié.
Entendant des voix, il regarda derrière le rocher et vit une paysanne en train de causer avec Osugi. Elle portait le hakama des femmes d’Ohara, et ses cheveux lui tombaient sur les épaules. D’une voix de stentor, elle proclamait :
— J’ai chez moi cette malade. Elle va mieux maintenant, mais elle se remettrait plus vite encore si je pouvais lui donner du lait. Est-ce que je peux traire la vache ?
Osugi leva sur la femme un regard inquisiteur.
— A l’endroit d’où je viens, nous n’avons pas beaucoup de vaches. Vous êtes vraiment capable de la traire ?
Toutes deux échangèrent encore quelques mots tandis que la femme s’accroupissait et commençait à faire gicler du lait dans une jarre à saké. Quand la jarre fut pleine, la femme se leva, la serrant entre ses bras, et dit :
— Merci. Maintenant, il faut que je me sauve.
— Attendez ! cria Osugi de sa voix de crécelle.
Elle tendit les bras et jeta un coup d’œil à la ronde afin de s’assurer que Musashi ne l’observait pas.
— ... Donnez-moi d’abord un peu de lait. Une ou deux gorgées me suffiront.
La femme regarda, stupéfaite, Osugi porter la jarre à ses lèvres, fermer les yeux, et avaler gloutonnement ; le lait lui ruisselait du menton. Quand elle eut terminé, Osugi frissonna puis grimaça comme si elle allait vomir.
— Que c’est mauvais ! pleurnicha-t-elle. Mais peut-être que ça va me faire du bien. Pourtant, c’est affreux ; plus mauvais qu’une drogue.
— Il y a quelque chose qui ne va pas ? Vous êtes malade ?
— Rien de grave. Un coup de froid et un peu de fièvre.
Elle se leva brusquement comme si tous ses maux avaient disparu, et, s’étant derechef assurée que Musashi ne regardait pas, se rapprocha de la femme pour lui demander à voix basse :
— ... Si je descends tout droit cette route, où cela me mènera-t-il ?
— Juste au-dessus du Miidera.
— C’est bien dans la province d’Otsu ? Est-ce que je pourrais prendre un chemin détourné ?
— Mon Dieu, oui, mais où voulez-vous aller ?
— Ça m’est égal. Je veux seulement échapper à ce coquin !
— En descendant cette route, à environ huit ou neuf cents mètres, il y a un sentier qui va vers le nord. Si vous le suivez, vous aboutirez entre Sakamoto et Otsu.
— Si vous rencontrez un homme qui me cherche, fit furtivement Osugi, ne lui dites pas que vous m’avez vue.
Et elle s’éloigna en hâte, pareille à une mante religieuse éclopée. Musashi gloussait de rire en sortant de derrière son rocher.
— Vous habitez par ici, je suppose, dit-il aimablement. Votre mari est fermier, bûcheron, quelque chose comme ça ?
La femme recula craintivement, mais répondit :
— Oh ! non. Je suis de l’auberge au sommet du col.
— Tant mieux. Si je vous donnais de l’argent, vous feriez une course pour moi ?
— Avec plaisir, mais voyez-vous, il y a cette malade à l’auberge.
— Je pourrais rapporter le lait à votre place et vous y attendre. Qu’en dites-vous ? Si vous partez maintenant, vous serez de retour avant la nuit.
— Dans ce cas, je crois que je pourrais y aller mais...
— Rien à craindre ! Je ne suis pas le coquin que prétend la vieille femme. J’essayais seulement de l’aider. Si elle est capable de se débrouiller seule, je n’ai aucune raison de m’inquiéter pour elle. Et maintenant, je vais juste écrire un mot. Je veux que vous le portiez à la maison du seigneur Karasumaru Mitsuhiro. C’est dans le quartier nord de la ville.
Avec le pinceau de son nécessaire à écrire, il griffonna rapidement les mots qu’il avait tant désiré adresser à Otsū pendant qu’il se remettait au Mudōji. Ayant confié sa lettre à la femme, il monta la vache et s’éloigna à pas pesants en se répétant les paroles qu’il avait tracées et en imaginant les sentiments d’Otsū lorsqu’elle les lirait. « Moi qui croyais ne jamais la revoir... », murmurait-il en s’animant soudain.
« Etant donné l’état de faiblesse où elle se trouvait, peut-être est-elle à nouveau malade au lit, songeait-il. Mais quand elle recevra ma lettre, elle se lèvera pour venir aussi vite qu’elle pourra. Jōtarō aussi. »
Il laissait la vache marcher à sa propre allure, et s’arrêtait de temps en temps pour lui permettre de brouter. Sa lettre à Otsū était simple, mais il en était plutôt satisfait : « Au pont de Hanada, c’est toi qui attendais. Cette fois, que ce soit moi. J’ai pris les devants. Je t’attendrai dans la province d’Otsu, au pont de Kara, village de Seta. Quand nous serons de nouveau réunis, nous parlerons de bien des choses. » Il avait essayé de conférer à ce message prosaïque un ton poétique. Il se le récita de nouveau, et médita sur les nombreuses « choses » dont ils devaient parler.
En arrivant à l’auberge, il descendit de la vache et, tenant à deux mains la jarre de lait, cria :
— Il y a quelqu’un ?
Suivant l’usage de ce genre d’établissement du bord de la route, il y avait sous l’auvent de la façade un espace ouvert où les voyageurs pouvaient prendre le thé ou un repas léger. A l’intérieur était un salon de thé dont une partie formait cuisine. Les chambres d’hôtes se trouvaient derrière. Une femme chargeait de bois un four en terre.
Comme il s’était assis sur un banc de la façade, elle vint lui servir une tasse de thé tiède. Alors, il s’expliqua et lui tendit la jarre.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle en l’examinant avec suspicion.
Il se dit qu’elle était peut-être sourde, et répéta lentement et distinctement son histoire.
— Du lait, dites-vous ? Du lait ? Pour quoi faire ?
Toujours perplexe, elle se tourna vers l’intérieur et appela :
— ... Monsieur, pouvez-vous venir une minute ? Je ne comprends rien à toute cette affaire.
— Quoi ?
Un homme contourna sans se presser l’angle de l’auberge et demanda :
— ... Qu’est-ce qui ne va pas, ma bonne dame ?
Elle lui fourra la jarre entre les mains, mais il ne la regarda pas ni n’entendit ce qu’elle disait. Les yeux rivés sur Musashi, il était l’image même de l’incrédulité.
— Matahachi ! s’écria Musashi non moins stupéfait.
— Takezō !
Tous deux se précipitèrent l’un vers l’autre, et s’arrêtèrent juste avant d’entrer en collision. Quand Musashi tendit les bras, Matahachi fit de même, en lâchant la jarre.
— Ça fait combien d’années ?...
— Depuis Sekigahara.
— C’est-à-dire...
— Cinq ans. C’est bien ça. J’ai maintenant vingt-deux ans.
Tandis qu’ils s’embrassaient, l’odeur douceâtre du lait de la jarre brisée les enveloppait, évoquant l’époque où ils étaient l’un et l’autre des nourrissons.
— ... Tu es devenu très célèbre, Takezō. Mais je suppose que je ne devrais pas t’appeler Takezō. Je t’appellerai donc Musashi, comme tout le monde. J’ai entendu beaucoup d’histoires sur tes succès au pin parasol... et aussi sur certaines choses que tu as faites avant cela.
— Tu me gênes. Je ne suis encore qu’un amateur. Mais le monde est plein de gens qui paraissent moins habiles que moi. Dis donc, tu loges ici ?
— Oui, je suis ici depuis une dizaine de jours. J’ai quitté Kyoto dans l’intention de me rendre à Edo, mais il est arrivé quelque chose.
— On me dit qu’il y a quelqu’un de malade. Oh ! mon Dieu, maintenant je n’y puis plus rien, mais c’est la raison pour laquelle j’ai apporté ce lait.
— Malade ? Ah ! ouais... ma compagne de voyage.
— C’est bien triste. Quoi qu’il en soit, ça me fait plaisir de te voir. Les dernières nouvelles que j’ai reçues de toi, c’était la lettre que Jōtarō m’a apportée alors que j’étais en route pour Nara.
Matahachi baissa l’oreille, espérant que Musashi ne soufflerait mot des prédictions vantardes qu’il avait faites à l’époque. Musashi, la main sur l’épaule de Matahachi, se disait qu’il aimerait avoir avec lui une bonne et longue conversation.
— ... Qui est-ce qui voyage avec toi ? demanda-t-il avec innocence.
— Oh ! personne, personne qui t’intéresse. Ce n’est que...
— Peu importe. Allons quelque part où nous puissions bavarder.
Comme ils s’éloignaient de l’auberge, Musashi demanda :
— ... Que fais-tu pour vivre ?
— Tu veux parler du travail ?
— Oui.
— Je n’ai pas de talents particuliers ; aussi est-il malaisé d’obtenir un poste chez un daimyō. Je ne peux dire que je fasse quoi que ce soit de spécial.
— Tu veux dire que tu as passé toutes ces années à fainéanter ? demanda Musashi, lequel soupçonnait vaguement la vérité.
— Tais-toi. Ce genre de conversation me rappelle toutes sortes de souvenirs désagréables.
Son esprit semblait dériver vers les jours passés à l’ombre du mont Ibuki.
— ... Ma grande erreur a été de me mettre en ménage avec Okō.
— Asseyons-nous, dit Musashi, croisant les jambes et se laissant tomber sur l’herbe.
Il éprouvait une certaine exaspération. Pourquoi Matahachi s’obstinait-il à se considérer comme inférieur ? Et pourquoi rejetait-il sur autrui la responsabilité de ses ennuis ?
— ... Tu rends Okō responsable de tout, dit-il avec fermeté ; or, un homme adulte doit-il parler comme ça ? Nul autre que toi-même ne peut créer pour toi une vie digne d’être vécue.
— J’admets que j’aie eu tort, mais... comment dire ? Il semble que je sois purement et simplement incapable de changer mon sort.
— A une époque telle que la nôtre, tu n’arriveras jamais à rien avec des idées pareilles. Va donc à Edo si tu le désires, mais une fois là tu trouveras des gens venus de tout le pays, chacun assoiffé d’argent et de prestige. Tu ne te feras pas un nom en te bornant à imiter le voisin. Il faudra te distinguer d’une façon quelconque.
— Quand j’étais jeune, j’aurais dû me lancer dans l’escrime.
— Maintenant que tu en parles, je me demande si tu as l’étoffe d’un homme d’épée. Quoi qu’il en soit, tu as tout l’avenir devant toi. Peut-être devrais-tu songer à devenir clerc. Je suppose que c’est pour toi le meilleur moyen de trouver un poste chez un daimyō.
— Ne t’inquiète pas. Je trouverai bien quelque chose.
Matahachi cueillit un brin d’herbe et se le mit entre les dents. La honte l’accablait. Il était mortifiant de constater ce qu’avaient fait cinq ans d’oisiveté. Il avait réussi à chasser de son esprit avec une facilité relative les histoires qu’il avait entendu raconter sur Musashi ; l’avoir en face de lui comme cela, en chair et en os, lui faisait comprendre quel contraste existait entre eux. Intimidé par la présence de Musashi, Matahachi avait du mal à se rappeler qu’ils avaient jadis été les meilleurs amis du monde. Même la dignité de cet homme avait quelque chose d’oppressant. Ni l’envie ni l’esprit de compétition de Matahachi ne pouvaient lui éviter la conscience douloureuse de sa propre incapacité.
— Courage ! dit Musashi.
Mais tout en administrant une claque sur l’épaule à Matahachi, il sentait la faiblesse de cet homme.
— ... Ce qui est fait est fait. Oublie le passé ! le pressait-il. Tu as perdu cinq ans, et puis après ? Ça veut dire uniquement que tu prends le départ cinq ans plus tard. Ces cinq ans peuvent, à leur manière, comporter une leçon précieuse.
— Ils étaient minables.
— Ah ! j’oubliais. Je viens de quitter ta mère.
— Tu as vu ma mère ?
— Oui. Je dois dire que je n’arrive pas à comprendre pourquoi tu n’as pas davantage hérité sa force et sa ténacité.
Non plus, se disait-il à part soi, qu’il ne pouvait comprendre pourquoi Osugi avait un fils pareil, si paresseux et plein d’apitoiement sur soi-même. Il avait envie de le secouer en lui rappelant quelle chance était le simple fait d’avoir une mère. Les yeux fixés sur Matahachi, il se demandait ce qui pourrait apaiser la colère d’Osugi. La réponse vint aussitôt : que Matahachi fît seulement quelque chose de lui-même...
— ... Matahachi, dit-il avec solennité, pourquoi donc, alors que tu as une mère comme la tienne, n’essaies-tu pas de faire quelque chose pour la rendre heureuse ? N’ayant point de parents, je ne peux m’empêcher d’avoir le sentiment que tu n’es pas aussi reconnaissant que tu devrais l’être. Ce n’est pas que tu ne témoignes point assez de respect à ta mère. Mais en quelque sorte, bien que tu jouisses de la plus grande bénédiction que puisse avoir un être, tu parais t’en soucier comme d’une guigne. Si j’avais une mère comme la tienne, je serais beaucoup plus désireux de m’améliorer et de faire quelque chose qui en valût vraiment la peine, du simple fait qu’il y aurait quelqu’un pour partager mon bonheur. Nul ne se réjouit des hauts faits d’un être autant que ses parents... J’ai peut-être l’air de proférer des platitudes moralisatrices. Mais de la part d’un vagabond tel que moi, il ne s’agit pas de cela. Tu ne saurais te faire une idée du sentiment de solitude que j’éprouve quand, devant un beau panorama, je me rends soudain compte qu’il n’y a personne pour en jouir avec moi.
Musashi s’arrêta pour reprendre haleine, et saisit la main de son ami.
— ... Tu sais toi-même que ce que je dis est vrai. Tu sais que je parle en vieil ami, en homme du même village. Essayons de retrouver l’état d’âme que nous avions en partant pour Sekigahara. Maintenant, il n’y a plus de guerre, mais la lutte pour survivre dans un monde en paix n’est pas moins difficile. Il faut se battre ; il faut avoir un plan. Si tu essayais, je ferais tout mon possible pour t’aider.
Les larmes de Matahachi coulaient sur leurs mains jointes. Malgré la ressemblance des propos de Musashi avec l’un des fastidieux sermons de sa mère, il était profondément ému par la sympathie de son ami.
— Tu as raison, dit-il en essuyant ses larmes. Merci. Je ferai ce que tu dis. Je deviendrai un homme nouveau, dès cet instant. Je suis d’accord : je ne suis pas du genre à réussir en tant qu’homme d’épée. J’irai à Edo et je trouverai un maître. Alors, j’étudierai ferme. Je le jure.
— Je tâcherai de te trouver un bon professeur ainsi qu’un bon maître pour qui tu pourrais travailler. Tu pourrais étudier et travailler en même temps.
— Ce sera comme de commencer une vie nouvelle. Mais il y a autre chose qui me tracasse.
— Quoi donc ? Je te l’ai dit, je ferai tout mon possible pour t’aider.
— C’est un peu gênant. Vois-tu, ma compagne... n’est pas une femme quelconque. C’est... oh ! je n’arrive pas à le dire.
— Allons, sois un homme !
— Ne te fâche pas. C’est quelqu’un que tu connais.
— Qui ?
— Akemi.
Saisi, Musashi pensa : « Pouvait-il trouver quelqu’un de pire ? », mais il se reprit avant de le dire tout haut.
Certes, Akemi n’était pas aussi dépravée sexuellement que sa mère, du moins pas encore, mais elle était bien partie pour le devenir. Outre l’incident avec Seijūrō, Musashi soupçonnait fort qu’il y avait eu quelque chose entre elle et Kojirō. Musashi se demandait quel destin pervers vouait Matahachi à des femmes comme Okō et sa fille.
Ce dernier interpréta à tort le silence de son ami comme un signe de jalousie.
— ... Tu es fâché ? Je t’ai parlé sincèrement parce que je ne croyais pas devoir te le cacher.
— Espèce d’idiot, c’est toi qui m’inquiètes. S’agit-il d’une malédiction de naissance, ou recherches-tu le malheur ? Je croyais qu’Okō t’avait servi de leçon.
En réponse aux questions de Musashi, Matahachi lui révéla pourquoi lui-même et Akemi se trouvaient ensemble.
— Peut-être suis-je puni d’avoir abandonné Mère, conclut-il. Akemi s’est blessée à la jambe en tombant dans le ravin ; ça s’est mis à empirer ; aussi...
— Ah ! vous voilà, monsieur ! dit la vieille femme de l’auberge en dialecte local.
Gâteuse, les mains dans le dos, elle regardait le ciel comme pour voir le temps qu’il faisait.
— ... La malade n’est pas avec vous, ajouta-t-elle d’un ton neutre qui laissait douter si elle posait une question ou constatait un fait.
Rougissant légèrement, Matahachi demanda :
— Akemi ? Il lui est arrivé quelque chose ?
— Elle n’est pas dans son lit.
— Vous êtes sûre ?
— Elle s’y trouvait tout à l’heure, mais elle n’y est plus.
Bien qu’un sixième sens avertît Musashi de ce qui s’était passé, il se contenta de dire :
— Nous ferions mieux d’aller voir.
La literie d’Akemi se trouvait toujours installée par terre, mais pour le reste, la chambre était vide. Matahachi fit vainement le tour de la pièce en jurant. La face enflammée de fureur, il s’écriait :
— Pas d’obi, pas d’argent ! Pas même un peigne ou une épingle à cheveu ! Elle est folle ! M’abandonner comme ça !...
La vieille était debout sur le seuil.
— Terrible, marmonnait-elle, comme pour elle-même. Cette fille... peut-être que je ne devrais pas le dire... mais elle n’était pas malade. Elle jouait la comédie, oui, pour rester au lit. Je suis peut-être vieille, mais je devine ces choses-là.
Matahachi courut dehors, et regarda la route blanche qui serpentait le long de la crête. La vache, couchée sous un pêcher dont les fleurs déjà flétries étaient tombées, rompit le silence avec un long meuglement ensommeillé.
— Matahachi, dit Musashi, pourquoi rester là, à broyer du noir ? Prions pour qu’elle trouve un endroit où elle puisse se fixer et mener une existence paisible, un point c’est tout.
Un unique papillon jaune, ballotté haut par la brise tourbillonnante, plongea par-dessus le bord d’une falaise.
— ... Ta promesse m’a fait grand plaisir, dit Musashi. Allons, n’est-ce pas le moment de la mettre à exécution, d’essayer vraiment de devenir quelqu’un ?
— Oui, il le faut, n’est-ce pas ? murmura Matahachi sans enthousiasme en se mordant la lèvre inférieure pour l’empêcher de trembler.
Musashi le retourna afin d’arracher son regard à la route déserte.
— Ecoute, dit-il avec enjouement. Ta voie s’est libérée toute seule. Où que soit allée Akemi, ça ne te convient pas. Va maintenant, avant qu’il ne soit trop tard. Prends le sentier qui débouche entre Sakamoto et Otsu. Tu devrais rattraper ta mère avant la nuit. Une fois que tu l’auras trouvée, ne la reperds plus jamais de vue.
Pour étayer son argumentation, il apporta les sandales et les guêtres de son ami, puis entra dans l’auberge et revint avec ses autres affaires.
— ... As-tu de l’argent ? demanda-t-il. Je n’en ai pas beaucoup moi-même, mais je peux t’en donner une partie. Si tu crois qu’Edo est l’endroit qui te convient, j’irai là-bas avec toi. Ce soir, je serai au pont de Kara, à Seta. Une fois que tu auras retrouvé ta mère, rejoins-m’y. Je compte sur toi pour l’amener.
Après le départ de Matahachi, Musashi se disposa à attendre le crépuscule et la réponse à sa lettre. Etendu sur le banc, au fond du salon de thé, il ferma les yeux et ne tarda pas à rêver. De deux papillons portés par les airs, folâtrant parmi des branches entrelacées. Il reconnut l’un des papillons... Otsū.
A son réveil, les rayons obliques du soleil avaient atteint le mur du fond du salon de thé. Il entendit un homme dire :
— De quelque façon que tu l’envisages, ça ne valait pas cher.
— Tu veux parler des Yoshiokas ?
— Exact.
— On plaçait trop haut cette école à cause de la réputation de Kempō. Il semble que dans n’importe quel domaine, seule, la première génération compte vraiment. La génération suivante devient terne, et à la troisième, tout s’effondre. On voit rarement le chef de la quatrième génération enterré à côté du fondateur.
— Eh bien, j’ai l’intention de me faire enterrer juste à côté de mon arrière-grand-père.
— De toute façon, tu n’es qu’un tailleur de pierre. Je parle de gens célèbres. Si tu ne me crois pas, vois seulement ce qui est arrivé à l’héritier de Hideyoshi.
Les tailleurs de pierre travaillaient dans une carrière de la vallée ; tous les après-midi vers trois heures, ils montaient à l’auberge prendre une tasse de thé. Précédemment l’un d’eux, qui habitait près d’Ichijōji, avait prétendu avoir assisté au combat d’un bout à l’autre. Ayant déjà raconté plusieurs douzaines de fois son histoire, il put maintenant la placer avec une vibrante éloquence ; il brodait avec art, imitait les gestes de Musashi.
Tandis que les tailleurs de pierre écoutaient avec ravissement ce numéro, quatre autres hommes étaient arrivés et s’étaient assis dehors, devant l’auberge : Sasaki Kojirō et trois samouraïs du mont Hiei. Leurs faces renfrognées rendaient les ouvriers mal à l’aise ; aussi avaient-ils pris leurs tasses, et battu en retraite à l’intérieur. Mais comme l’épopée s’animait, ils se mirent à rire, à lancer des commentaires, en répétant souvent et avec une évidente admiration le nom de Musashi. Kojirō, à bout de patience, appela d’une voix forte :
— Vous, là-bas !
— Oui, monsieur, répondirent-ils en chœur, avec un salut automatique de la tête.
— Que se passe-t-il, ici ? Vous !
De son éventail à brins d’acier, il désignait l’homme :
— ... Vous parlez comme quelqu’un qui sait. Venez donc ici, dehors ! Les autres aussi. Je ne vais pas vous manger.
Pendant qu’ils ressortaient en traînant les pieds, il poursuivait :
— ... Je vous ai écoutés chanter les louanges de Miyamoto Musashi, et j’en ai par-dessus la tête. Vous dites des absurdités !
Il y eut des regards interrogateurs et des murmures de perplexité.
— ... Qu’est-ce qui vous fait considérer Musashi comme un grand homme d’épée ? Vous... vous dites avoir assisté au combat, l’autre jour ; mais laissez-moi vous assurer que moi, Sasaki Kojirō, j’y ai assisté aussi. En ma qualité de témoin officiel, je l’ai observé dans les moindres détails. Ensuite, je suis allé au mont Hiei exposer ce que j’avais vu à ceux qui se destinent à la prêtrise. En outre, à l’invitation d’éminents érudits, je me suis rendu dans plusieurs temples secondaires pour faire d’autres exposés... Or, au contraire de moi, vous autres ouvriers ne connaissez rien à l’art de l’épée.
La voix de Kojirō trahissait de la condescendance.
— ... Vous voyez seulement qui a gagné et qui a perdu ; après quoi, vous vous joignez au troupeau pour faire l’éloge de Miyamoto Musashi comme s’il était le plus grand homme d’épée qui eût jamais existé... D’ordinaire, je ne me soucierais pas de réfuter des bavardages d’ignorants ; mais dans le cas présent je crois la chose nécessaire, parce que vos opinions erronées sont nuisibles à la société dans son ensemble. De plus, je désire mettre en lumière vos erreurs au bénéfice de ces étudiants distingués qui m’accompagnent aujourd’hui. Ouvrez toutes grandes vos oreilles ! Je m’en vais vous dire ce qui s’est véritablement passé au pin parasol, et quel genre d’homme est Musashi.
L’auditoire malgré lui fit entendre un murmure soumis.
— ... En premier lieu, déclama Kojirō, considérons ce que Musashi a réellement en tête – son but secret. A en juger d’après sa façon de provoquer ce dernier combat, je puis seulement conclure qu’il essayait de toutes ses forces de se faire de la publicité, de travailler à sa réputation. A cet effet, il a choisi la Maison de Yoshioka, la plus célèbre école d’escrime de Kyoto, à laquelle, avec adresse, il a cherché querelle. En tombant dans ce piège, la Maison de Yoshioka a servi à Musashi de tremplin vers la réussite et la renommée... Ce qu’il a fait était malhonnête. Il était déjà de notoriété publique que l’époque de Yoshioka Kempō se trouvait révolue, et que l’école Yoshioka déclinait. Elle ressemblait à un arbre flétri, ou bien à un invalide moribond. Musashi n’a eu qu’à donner une poussée à une carcasse vide. N’importe qui l’aurait pu faire, mais nul ne l’a fait. Pourquoi ? Parce que ceux d’entre nous qui comprennent L’Art de la guerre savaient déjà que l’école était sans pouvoir. En second lieu, nous ne voulions pas flétrir le nom honoré de Kempō. Toutefois, Musashi a choisi de provoquer un incident, de placarder son défi dans les rues de Kyoto, de répandre des rumeurs, et enfin de faire un grand spectacle avec ce qu’aurait pu réaliser n’importe quel homme d’épée assez habile... Il serait trop long d’énumérer toutes les ruses mesquines et lâches auxquelles il a recouru. Songez par exemple qu’il s’est arrangé pour être en retard, tant à son combat avec Yoshioka Seijūrō qu’à sa rencontre avec Denshichirō. Au lieu d’affronter ses ennemis de face au pin parasol, il est arrivé par un chemin détourné, et a employé toutes sortes de bas stratagèmes... On a fait observer qu’il se battait seul contre un grand nombre. C’est vrai, mais il ne s’agit là que d’une partie de son plan diabolique en vue de se faire de la réclame. Il savait parfaitement que, ses ennemis étant supérieurs en nombre, il aurait la sympathie du public. Et quant au combat lui-même, je puis vous dire – je l’ai vu de mes yeux – que ce n’était guère plus qu’un jeu d’enfant. Musashi a réussi un temps à survivre grâce à ses ruses adroites ; puis, quand l’occasion de fuir s’est présentée, il a pris ses jambes à son cou. Oh ! je dois reconnaître que dans une certaine mesure il a fait preuve d’un genre de force brutale. Mais cela ne fait pas de lui un expert du sabre. Non, pas du tout. Le plus grand titre de gloire de Musashi, c’est la vitesse de ses jambes. Pour s’éloigner rapidement il n’a pas son égal.
Les mots se déversaient maintenant de la bouche de Kojirō comme l’eau d’un barrage.
— ... L’homme de la rue croit difficile, pour un homme d’épée isolé, de se battre contre un grand nombre d’adversaires ; mais dix hommes ne sont pas nécessairement dix fois plus forts qu’un seul. Pour le spécialiste, la quantité n’est pas toujours importante.
Alors, Kojirō se lança dans une critique professionnelle de la bataille. Il était facile de minimiser l’exploit de Musashi car en dépit de sa valeur, tout observateur digne de foi aurait pu relever des fautes dans sa performance. Lorsqu’il en vint à parler de Genjirō, Kojirō fut cinglant. Il affirma que le meurtre de l’enfant constituait une atrocité, une violation de l’éthique du sabre, impardonnable à tous égards.
— ... Et laissez-moi vous parler du passé de Musashi ! s’écria-t-il avec indignation.
Alors, il révéla que tout récemment il avait rencontré Osugi en personne au mont Hiei, et entendu toute la longue histoire de la duplicité de Musashi. Sans faire grâce du moindre détail, il raconta les torts soufferts par cette « charmante vieille dame ». Il termina en disant :
— ... Je frémis à l’idée qu’il y a des gens pour chanter les louanges de ce coquin. L’effet sur la morale publique est désastreux ! Voilà pourquoi j’ai parlé assez longuement. Je n’ai aucun lien avec la Maison de Yoshioka ni aucun ressentiment personnel contre Musashi. Je vous ai parlé en toute équité, en toute impartialité, comme un homme qui se consacre à la Voie de l’épée, comme un homme résolu à ne point s’écarter de cette Voie ! Je vous ai dit la vérité. Souvenez-vous-en !
Il se tut, se désaltéra d’une tasse de thé puis se tourna vers ses compagnons et remarqua très doucement :
— ... Ah ! le soleil est déjà bas dans le ciel. Si vous ne vous mettez bientôt en route, il fera nuit avant que vous n’arriviez au Miidera.
Les samouraïs du temple se levèrent pour prendre congé.
— Prenez bien soin de vous, dit l’un d’eux.
— Nous espérons vous revoir quand vous reviendrez à Kyoto.
Les tailleurs de pierre profitèrent de l’occasion : pareils à des prisonniers relaxés par un tribunal, ils regagnèrent en hâte la vallée, maintenant ensevelie dans l’ombre pourpre, et retentissante du chant des rossignols. Kojirō les regarda s’en aller puis cria vers l’intérieur de l’auberge :
— Je mets ici, sur la table, l’argent pour le thé. A propos, avez-vous des mèches ?
La vieille, accroupie devant le four en terre, préparait le repas du soir.
— Des mèches ? répéta-t-elle. Il y en a un lot pendu dans le coin, là-bas. Prenez-en autant que vous en voulez.
A grandes enjambées, il gagna l’angle. Comme il en tirait deux ou trois, les autres tombèrent sur le banc, en dessous. Tendant la main pour les ramasser, il vit les deux jambes étendues sur le banc. Ses yeux montèrent lentement des jambes au corps, puis au visage. Le choc lui fit l’effet d’un coup violent au plexus solaire.
Musashi le regardait fixement, droit dans les yeux.
Kojirō sauta d’un pas en arrière.
— Hé là, hé là, fit Musashi avec un large sourire.
Sans hâte, il se leva et se rendit près de Kojirō où il se tint silencieux, avec l’expression d’amusement de celui qui sait. Kojirō tenta de lui rendre son sourire, mais ses muscles faciaux refusaient d’obéir. Il se rendit compte aussitôt que Musashi devait avoir surpris les moindres mots qu’il avait prononcés, et sa gêne était d’autant plus intolérable qu’il sentait que Musashi se moquait de lui. Il ne lui fallut qu’un instant pour recouvrer son aplomb habituel, mais durant ce bref intervalle sa confusion fut évidente.
— Tiens, Musashi, je ne m’attendais pas à vous trouver ici, dit-il.
— Je suis content de vous revoir.
— Oui, oui, moi aussi.
Regrettant ses paroles au moment même où il les prononçait, bien que pour une raison quelconque incapable de se retenir, il continua :
— ... Je dois avouer que vous vous êtes vraiment distingué depuis la dernière fois que je vous ai vu. L’on a peine à croire qu’un simple être humain ait pu se battre ainsi que vous l’avez fait. Permettez-moi de vous féliciter. Vous ne paraissez pas même en avoir souffert.
La trace d’un sourire encore aux lèvres, Musashi répondit avec une politesse exagérée :
— Merci d’avoir, ce jour-là, joué le rôle d’arbitre. Merci également de la critique que vous venez d’exprimer de ma performance. Il ne nous est pas souvent permis de nous voir comme les autres nous voient. Je vous suis bien reconnaissant de vos commentaires. Je vous certifie que je ne les oublierai pas.
Malgré la douceur du ton et l’absence de rancœur, cette dernière déclaration fit frissonner Kojirō. Il la reconnut pour ce qu’elle était : un défi qu’il faudrait relever un jour ou l’autre.
Ces hommes, tous deux fiers, tous deux opiniâtres, tous deux imbus de leur propre rectitude, devaient nécessairement s’affronter tête baissée, tôt ou tard. Musashi acceptait d’attendre, mais lorsqu’il déclarait : « Je n’oublierai pas », il ne faisait qu’énoncer la simple vérité. Il considérait déjà sa plus récente victoire comme un jalon dans sa carrière d’homme d’épée, un point fort dans sa lutte en vue de se perfectionner. Il ne fermerait pas indéfiniment les yeux sur les calomnies de Kojirō.
Bien que ce dernier eût enjolivé son discours en vue d’impressionner ses auditeurs, il considérait en réalité l’événement presque tel qu’il l’avait décrit, et son opinion sincère ne différait pas substantiellement de ce qu’il avait déclaré. Il ne doutait pas non plus un seul instant de l’exactitude fondamentale de son appréciation de Musashi.
— J’ai plaisir à vous l’entendre dire, répliqua Kojirō. Je ne voudrais pas vous voir oublier. Je n’oublierai pas non plus.
Musashi souriait toujours en exprimant d’un hochement de tête son accord.
— Otsū, me voici de retour ! cria Jōtarō en s’engouffrant sous le porche rustique.
Otsū, assise au bord de la véranda, accoudée à une table basse à écrire, regardait le ciel depuis le matin. Sous le pignon, une plaque de bois portait, en caractères blancs, l’inscription : « Ermitage de la Lune de montagne. » Cette petite chaumière appartenant à un membre du clergé du Ginkakuji avait été prêtée à Otsū, sur la requête du seigneur Karasumaru.
Jōtarō se laissa tomber sur une touffe de violettes en fleurs, et se mit à éclabousser des pieds dans le ruisseau pour en laver la boue. L’eau, qui coulait droit du jardin du Ginkakuji, était plus pure que de la neige fraîche. « Cette eau est glacée », remarqua-t-il en fronçant le sourcil, mais la terre était chaude et il se sentait heureux d’être vivant, dans ce bel endroit. Les hirondelles chantaient comme si elles aussi se réjouissaient de ce beau jour. Jōtarō se leva, s’essuya les pieds dans l’herbe, et se rendit à la véranda.
— ... Vous ne vous ennuyez pas ? demanda-t-il.
— Non ; j’ai de nombreux sujets de réflexion.
— Ça vous ferait plaisir, d’apprendre une bonne nouvelle ?
— Laquelle ?
— Au sujet de Musashi. J’ai entendu dire qu’il n’est pas tellement loin d’ici.
— Où ?
— Depuis des jours et des jours, je demande partout si l’on sait où il se trouve, et aujourd’hui j’ai appris qu’il séjourne au Mudōji, sur le mont Hiei.
— Dans ce cas, je suppose que tout va bien pour lui.
— Sans doute, mais je crois que nous devrions y aller sans tarder, avant qu’il ne s’en aille. J’ai faim. Pourquoi ne pas vous préparer pendant que je mange quelque chose ?
— Il y a des boulettes de riz enveloppées de feuilles. Elles sont dans cette boîte, là-bas. Sers-toi.
Quand Jōtarō eut fini ses boulettes, Otsū n’avait pas bougé de la table.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il en la considérant d’un œil soupçonneux.
— Je ne crois pas que nous devrions y aller.
— Ça, alors... Par moments, vous mourez de ne pas voir Musashi, et l’instant suivant, vous prétendez que vous ne voulez pas le voir.
— Tu ne comprends pas. Il connaît mes sentiments. Le soir où nous nous sommes rencontrés sur la montagne, je lui ai dit tout ce qu’il y avait à dire. Nous pensions ne jamais nous revoir en vie.
— Mais vous pouvez le revoir ; aussi, qu’est-ce que vous attendez ?
— Je ne sais pas ce qu’il pense, s’il est satisfait de sa victoire ou s’il se contente de rester à l’abri. Quand il m’a quittée, je me suis résignée à n’être plus jamais avec lui dans cette vie. Je ne crois pas que je devrais y aller à moins qu’il ne m’envoie chercher.
— Et s’il ne le fait pas avant des années ?
— Je continuerai de faire ce que je fais en ce moment précis.
— Rester assise là, à regarder le ciel ?
— Tu ne comprends pas. Mais peu importe.
— Qu’est-ce que je ne comprends pas ?
— Les sentiments de Musashi. Je sens vraiment que maintenant, je peux lui faire confiance. Je l’aimais de tout mon cœur et de toute mon âme, mais je ne pense pas que je croyais en lui complètement. Maintenant, je crois en lui complètement. Tout a changé... Nous sommes plus proches que les branches d’un même arbre. Même si nous sommes séparés, même si nous mourons, nous serons encore ensemble. Aussi, rien ne peut plus faire que je me sente seule. Maintenant, je prie uniquement pour qu’il trouve la Voie qu’il cherche.
Jōtarō explosa.
— Vous mentez ! s’écria-t-il. Les femmes ne peuvent-elles pas même dire la vérité ? Si vous voulez agir comme ça, très bien, mais ne me répétez plus jamais combien vous avez envie de voir Musashi. Pleurez toutes les larmes de votre corps ! Ça m’est complètement égal.
Il s’était donné beaucoup de peine pour découvrir où Musashi s’était rendu après Ichijōji – et voilà ce qui arrivait ! Il ignora Otsū, et n’ouvrit plus la bouche du reste de la journée.
Juste après la tombée du jour, une torche rougeâtre traversa le jardin, et l’un des samouraïs du seigneur Karasumaru frappa à la porte. Il tendit une lettre à Jōtarō, en disant :
— C’est de Musashi à Otsū. Sa Seigneurie a dit qu’Otsū devait prendre bien soin d’elle-même.
Il tourna les talons et repartit. « C’est bien l’écriture de Musashi, se dit Jōtarō. Il doit être vivant. » Puis, avec une certaine indignation : « Cette lettre est adressée à Otsū, pas à moi, à ce que je vois. » Venant du fond de la chaumière, Otsū dit :
— Ce samouraï a apporté une lettre de Musashi, n’est-ce pas ?
— Oui, mais je ne crois pas que ça vous intéresse, répliqua-t-il, boudeur, en cachant la lettre derrière son dos.
— Oh ! arrête, Jōtarō. Laisse-moi la lire ! implora Otsū.
Il résista un moment, mais, à la première menace de larmes, jeta l’enveloppe à la jeune fille.
— Ha ! triompha-t-il. Vous prétendez que vous ne voulez pas le voir, mais vous ne pouvez pas attendre de lire sa lettre.
Tandis qu’elle s’accroupissait auprès de la lampe, le papier tremblant dans ses doigts blancs, la flamme semblait exprimer une gaieté particulière, présage de bonheur et de chance. L’encre étincelait comme un arc-en-ciel, et les larmes, sur les cils de la jeune fille, comme des joyaux. Soudain transportée en un monde dont elle n’avait osé espérer l’existence, Otsū se rappela le passage extatique du poème de Po Chü-i où l’âme défunte de Yang Kuei-fei se réjouit d’un message d’amour de son empereur affligé.
Elle lut et relut le bref message. « En cet instant même, il doit m’attendre. Il faut que je me dépêche. » Bien qu’elle crût prononcer à haute voix ces paroles, elle n’émit pas un son.
Fébrilement, elle griffonna des mots de remerciement au propriétaire de la chaumière, aux autres prêtres du Ginkakuji, et à tous ceux qui avaient été bons pour elle au cours de son séjour. Elle avait rassemblé ses affaires, attaché ses sandales, et se trouvait dehors, dans le jardin, avant de s’apercevoir que Jōtarō, resté assis à l’intérieur, boudait toujours.
— Allons, Jō ! Dépêche-toi !
— Vous sortez ?
— Tu es encore en colère ?
— Qui ne le serait ? Vous ne pensez jamais qu’à vous. La lettre de Musashi est-elle à ce point secrète que vous ne puissiez me la montrer, même à moi ?
— Pardon, dit-elle d’un ton d’excuse. Il n’y a aucune raison pour que tu ne la voies pas.
— N’en parlons plus. Maintenant, ça ne m’intéresse plus.
— Ne sois pas si pénible. Je veux que tu la lises. C’est une lettre merveilleuse, la première qu’il m’ait jamais envoyée. Et c’est la première fois qu’il me demande de venir le rejoindre. Je n’ai jamais été aussi heureuse de ma vie. Cesse de bouder, et viens avec moi à Seta, je t’en prie.
Sur la route du col de Shiga, Jōtarō garda un silence maussade, mais finit par cueillir une feuille pour s’en servir comme d’un sifflet, et fredonna quelques airs populaires afin de conjurer le silence nocturne. Otsū, elle aussi, prompte à se réconcilier, finit par dire :
— Il reste des bonbons de la boîte envoyée avant-hier par le seigneur Karasumaru.
Mais il fallut attendre l’aube, et, quand les nuages rosirent au-delà du col, l’enfant redevint lui-même.
— Ça va, Otsū ? Vous n’êtes pas fatiguée ?
— Un peu. Le chemin n’a pas cessé de monter.
— A partir de maintenant, ça va être plus facile. Regardez, vous pouvez voir le lac.
— Oui, le lac Biwa. Où donc est Seta ?
— Par là-bas. Musashi ne serait pas là d’aussi bonne heure, n’est-ce pas ?
— Je n’en sais vraiment rien. Cela nous prendra une demi-journée pour y arriver nous-mêmes. Nous reposerons-nous ?
— Bon, répondit-il, ayant retrouvé sa bonne humeur. Asseyons-nous sous ces deux grands arbres, là-bas.
La fumée des premiers feux de cuisine du matin s’élevait, filiforme, pareille aux vapeurs qui montent d’un champ de bataille. A travers la brume qui s’étendait du lac à la ville d’Ishiyama, les rues d’Otsu devenaient visibles. En approchant, Musashi se protégea les yeux de la main pour regarder autour de lui, heureux d’être de retour parmi les humains.
Près du Miidera, alors qu’il commençait à gravir la pente du Bizoji, il s’était vaguement demandé quelle route prendrait Otsū. Auparavant, il avait imaginé que peut-être il la rencontrerait en chemin, mais ensuite, il s’était dit que c’était peu vraisemblable. La femme qui avait porté sa lettre à Kyoto lui avait appris que, bien qu’Otsū ne fût plus à la résidence Karasumaru, sa lettre lui serait remise. Comme elle ne l’aurait pas reçue avant le soir tard, et comme elle aurait différentes choses à faire avant de partir, il paraissait probable qu’elle attendrait le matin pour se mettre en route.
En passant devant un temple orné de beaux vieux cerisiers – sans nul doute célèbres, se dit-il, pour leurs fleurs printanières –, il avait remarqué un monument de pierre, dressé sur un monticule. Bien qu’il n’eût fait qu’apercevoir le poème inscrit dessus, il lui revint quelques centaines de mètres plus bas sur la route. Ce poème était extrait du Taikeiki. Se rappelant que le poème avait trait à un conte qu’il avait autrefois appris par cœur, il se mit à se le réciter lentement.
— « Un vénérable prêtre du temple de Shiga – appuyé sur un bâton de six pieds, et si vieux que ses sourcils chenus se rejoignaient sur son front en visière de neige – contemplait la beauté de Kannon dans les eaux du lac lorsqu’il aperçut par hasard une concubine impériale de Kyogoku. Elle revenait de Shiga où se trouvait un grand champ de fleurs ; quand le prêtre la vit, il s’enflamma de passion. La vertu qu’il avait si péniblement acquise au cours des années l’abandonna. Englouti dans le brûlant désir... »
« Allons, comment était-ce ? Il semble que j’en aie oublié une partie. Ah ! oui... »
— ... « Il retourna à sa cabane faite de branches, et pria devant l’image du Bouddha mais la vision de la femme persistait. Il avait beau invoquer le nom du Bouddha, sa propre voix sonnait comme le souffle de l’illusion. Dans les nuages, au-dessus des montagnes, au crépuscule, il croyait voir les peignes de la chevelure de la femme. Cela le rendait triste. Lorsqu’il levait les yeux vers la lune solitaire, sa face lui répondait par un sourire. Il était perplexe et honteux... Craignant que de telles pensées ne l’empêchassent d’aller au paradis lorsqu’il mourrait, il résolut de rencontrer la demoiselle afin de lui révéler ses sentiments. De la sorte, il espérait avoir une mort paisible... Aussi alla-t-il au palais impérial, et, ayant planté fermement son bâton dans le sol, attendit-il, debout, tout un jour et toute une nuit »...
— Pardon, monsieur. Vous, là, sur la vache !
L’homme semblait être un ouvrier à la journée comme on en trouve dans le quartier du commerce en gros. Il passa devant la vache, lui flatta le mufle et regarda, par-dessus sa tête, celui qui la montait.
— Vous devez venir du Mudōji, dit-il.
— C’est ma foi vrai. Comment le savez-vous ?
— J’ai prêté cette vache à un marchand. Je suppose qu’il l’a laissée là-bas. Je l’ai louée ; aussi vais-je devoir vous prier de me payer pour l’usage que vous en avez fait.
— Bien volontiers. Mais dites-moi, jusqu’où me laisseriez-vous l’emmener ?
— Dès l’instant que vous payez, vous pouvez l’emmener n’importe où. Vous n’aurez qu’à la remettre à un marchand de gros de la ville la plus proche de l’endroit où vous allez. Alors, quelqu’un d’autre la louera. Tôt ou tard, elle reviendra ici.
— Ça me coûterait combien si je l’emmenais à Edo ?
— Il va falloir que je demande à l’étable. De toute manière, c’est juste sur votre chemin. Si vous décidez de la louer, vous n’aurez qu’à laisser votre nom au bureau.
Le quartier du commerce de gros se trouvait proche du gué d’Uchidegahama. Etant donné que beaucoup de voyageurs passaient par là, Musashi se dit que c’était l’endroit rêvé pour se restaurer et acheter certaines choses dont il avait besoin.
Une fois conclus les arrangements concernant la vache, il prit son petit déjeuner sans se presser et se mit en route pour Seta, en savourant la perspective de revoir Otsū. A son propos, il n’avait plus aucune hésitation. Jusqu’à leur rencontre sur la montagne, elle avait toujours suscité une certaine peur en lui ; mais cette fois, c’était différent : sa pureté, son intelligence et sa dévotion, par cette nuit de clair de lune, avaient rendu sa confiance en elle plus profonde que l’amour.
Il ne lui faisait pas seulement confiance ; il savait qu’elle avait confiance en lui. Il avait juré qu’une fois qu’ils seraient de nouveau réunis, il ne lui refuserait rien – à condition, bien sûr, que cela ne mît pas en péril son mode de vie d’homme d’épée. Ce qui l’avait inquiété auparavant c’était la peur que s’il s’autorisait à l’aimer, son sabre perdît de son tranchant. Pareil au vieux prêtre de l’histoire, il risquait de perdre la Voie. Qu’Otsū fût bien disciplinée, maintenant cela ne faisait aucun doute ; elle ne deviendrait jamais un obstacle ou une entrave. Maintenant, l’unique problème qui se posait à Musashi, c’était de s’assurer que lui-même ne se noierait pas dans l’étang profond de l’amour.
« Quand nous arriverons à Edo, se dit-il, je veillerai à ce qu’elle reçoive le type de formation et d’éducation dont une femme a besoin. Tandis qu’elle étudiera, je prendrai Jōtarō avec moi et, ensemble, nous trouverons un plan encore plus élevé de discipline. Et puis un jour, le moment venu... » La lumière reflétée par le lac lui baignait le visage d’une lueur doucement miroitante.
Les deux sections du pont de Kara, l’une de quatre-vingt-seize largeurs de colonnes, et l’autre de vingt-trois largeurs de colonnes, étaient reliées par une petite île. Sur l’île se dressait un saule ancien, jalon pour les voyageurs. Le pont lui-même était souvent appelé « pont du saule ».
— Le voilà ! s’écria Jōtarō en s’élançant hors du magasin de thé sur la plus courte section du pont où il fit signe à Musashi d’une main et désigna de l’autre le magasin de thé. Le voilà, Otsū ! Vous le voyez ? Il monte une vache.
Et il explosa en une petite danse. Bientôt, Otsū fut debout à côté de lui, agitant la main, lui son chapeau de vannerie. Un large sourire illuminait le visage de Musashi tandis qu’il approchait.
Il attacha la vache à un saule, et le trio pénétra dans le magasin de thé. Bien qu’Otsū eût appelé Musashi frénétiquement alors qu’il était encore à l’autre bout du pont, maintenant qu’il se trouvait à côté d’elle, les mots lui manquaient. Rayonnante de bonheur, elle laissait la parole à Jōtarō.
— Votre blessure est guérie, disait l’enfant, en extase. Quand je vous ai vu sur la vache, j’ai pensé que c’était peut-être que vous ne pouviez pas marcher. Mais nous avons pourtant réussi à arriver ici les premiers, non ? Dès qu’Otsū a reçu votre lettre, elle a été prête à partir.
Musashi souriait, approuvant du chef, murmurant des « oh » et des « ah » ; pourtant le babil de Jōtarō sur Otsū et son amour, devant des inconnus, le rendait mal à l’aise. Il insista pour passer sur une petite terrasse, derrière, ombragée par un treillage de glycine. Otsū demeurait trop intimidée pour parler, et Musashi devenait taciturne. Mais Jōtarō ne s’en souciait pas ; son rapide bavardage se mêlait au bourdonnement des abeilles et des taons. Il fut interrompu par la voix du patron, disant :
— Vous feriez mieux de rentrer. Un orage se prépare. Regardez comme le ciel s’assombrit au-dessus d’Ishiyamadera.
Il s’affairait, enlevant les stores de paille, et plaçant des volets de bois contre la pluie aux parois de la véranda. La rivière était devenue grise ; des rafales de vent agitaient frénétiquement les grappes de glycine couleur lavande. Tout d’un coup, un éclair zébra le ciel, et des torrents de pluie se déversèrent.
— Un éclair ! cria Jōtarō. Le premier de cette année. Dépêchez-vous, Sensei. Oh ! la pluie est arrivée juste au bon moment. C’est parfait.
Mais si pour Jōtarō l’averse était « parfaite », elle embarrassait Musashi et Otsū : retourner ensemble à l’intérieur leur donnerait l’impression d’être des amoureux de roman. Musashi resta en arrière, et Otsū, rougissante, se tint au bout de la terrasse, guère mieux protégée contre les éléments que les fleurs de glycine.
L’homme, brandissant une natte de paille au-dessus de sa tête pour courir à travers le déluge, avait l’air d’un vaste parapluie ambulant. Il se précipita sous l’auvent d’un porche de sanctuaire, lissa la broussaille de ses cheveux mouillés, et leva un œil interrogateur vers les nuées.
— On se croirait en plein été, grommela-t-il.
On n’entendait aucun son, hormis la pluie battante, mais un éclair lui fit porter ses mains aux oreilles. Matahachi se blottit avec effroi près d’une statue du dieu de la foudre, qui se dressait à côté du portail.
Aussi soudainement qu’elle avait commencé, la pluie cessa. Les nuages noirs se déchirèrent, le soleil rayonna, et la rue ne fut pas longue à retrouver son aspect normal. Quelque part au loin, Matahachi percevait le son des shamisens. Comme il se remettait en route, une femme vêtue en geisha traversa la rue et s’avança droit vers lui.
— Vous vous appelez bien Matahachi ? demanda-t-elle.
— Oui, répondit-il d’un ton soupçonneux. Comment le savez-vous ?
— L’un de vos amis se trouve en ce moment dans notre magasin. Il vous a vu par la vitrine, et m’a dit d’aller vous chercher.
Jetant un coup d’œil autour de lui, il constata que dans le voisinage il y avait plusieurs bordels. En dépit de ses hésitations, la femme l’entraîna vers le sien.
— Si vous avez autre chose à faire, dit-elle, inutile de rester longtemps.
A leur entrée, les filles se jetèrent littéralement sur lui, lui essuyant les pieds, lui enlevant son kimono mouillé, insistant pour qu’il montât au salon. Quand il demanda qui était l’ami en question, elles éclatèrent de rire et lui répondirent qu’il ne tarderait pas à le savoir.
— Eh bien ! dit Matahachi, j’ai été dehors sous la pluie ; aussi je resterai jusqu’à ce que mes vêtements soient secs, mais n’essayez pas de me retenir davantage. Il y a un homme qui m’attend au pont de Seta.
Avec force gloussements, les femmes lui promirent qu’il partirait de bonne heure, tout en le poussant presque en haut de l’escalier. Au seuil du salon, il fut accueilli par une voix d’homme :
— Tiens, tiens, je veux être pendu si ce n’est pas mon ami Inugarni Sensei !
Matahachi crut un moment qu’il y avait erreur sur la personne, mais lorsqu’il regarda dans la pièce, le visage lui parut vaguement familier.
— Qui donc êtes-vous ? demanda-t-il.
— Avez-vous oublié Sasaki Kojirō ?
— Que non, se hâta de répondre Matahachi. Mais pourquoi m’appelez-vous Inugami ? Mon nom est Hon’iden, Hon’iden Matahachi.
— Je sais, mais je me souviens toujours de vous tel que vous étiez cette nuit-là, avenue Gojō, à faire de drôles de grimaces à une troupe de corniauds errants. Il me semble qu’Inugami – dieu des chiens – est un nom qui vous convient.
— Cessez ! Il n’y a pas là de quoi plaisanter. J’ai passé par votre faute, cette nuit-là, un terrible quart d’heure.
— Je n’en doute pas. A la vérité, si je vous ai fait chercher aujourd’hui, c’est que je veux vous rendre service, pour changer. Entrez donc, asseyez-vous. Donnez du saké à cet homme, les filles.
— Je ne peux rester. J’ai rendez-vous à Seta. Je ne puis me permettre d’être ivre aujourd’hui.
— Avec qui avez-vous rendez-vous ?
— Avec un certain Miyamoto. C’est un ami d’enfance, et...
— Miyamoto Musashi ? Avez-vous pris rendez-vous avec lui quand vous étiez à l’auberge du col ?
— Comment l’avez-vous su ?
— Oh ! je sais tout sur vous, tout sur Musashi également. J’ai rencontré votre mère — Osugi, c’est bien ça ? — au grand temple du mont Hiei. Elle m’a mis au courant de tous ses ennuis.
— Vous avez parlé avec ma mère ?
— Oui. Une femme merveilleuse. Je l’admire, comme l’admirent tous les prêtres du mont Hiei. J’ai tâché de l’encourager.
Il rinça sa coupe dans une cuve d’eau, l’offrit à Matahachi et reprit :
— ... Tenez, buvons ensemble pour laver notre vieille inimitié. Inutile de vous soucier de Musashi si vous avez Sasaki Kojirō dans votre camp.
Matahachi refusa la coupe.
— ... Pourquoi ne buvez-vous pas ?
— Impossible, il faut que je parte.
Tandis que Matahachi se levait, Kojirō le saisit fermement par le poignet en lui disant :
— Asseyez-vous !
— Mais Musashi m’attend.
— Ne soyez pas stupide ! Si vous vous attaquez tout seul à Musashi, il vous tuera instantanément.
— Vous faites complètement fausse route ! Il a promis de m’aider. Je vais avec lui à Edo pour repartir à zéro dans la vie.
— Vous voulez dire que vous feriez confiance à un homme tel que Musashi ?
— Oh ! Je sais, beaucoup de gens disent qu’il ne vaut rien. Mais c’est parce que ma mère est allée partout le calomnier. Pourtant, elle se trompe, elle s’est trompée d’un bout à l’autre. Maintenant que j’ai parlé avec lui, j’en suis plus certain que jamais. Il est mon ami, et je vais apprendre de lui à devenir quelqu’un, moi aussi. Même si je m’y prends un peu tard.
En proie au fou rire, Kojirō frappait le tatami de sa main.
— Comment avez-vous pu être aussi naïf ? Votre mère m’a bien dit que vous étiez d’une extraordinaire naïveté, mais être dupé par...
— C’est faux ! Musashi...
— Silence ! Ecoutez-moi. D’abord, comment avez-vous pu songer à trahir votre propre mère en vous alliant à son ennemi ? C’est inhumain. Même moi, pour qui elle n’est rien, j’ai été si ému par cette vaillante vieille dame que j’ai juré de lui donner tout l’appui en mon pouvoir.
— Votre opinion m’indiffère. Je vais rencontrer Musashi ; n’essayez pas de m’en empêcher. Toi, la fille, apporte mon kimono. Il doit être sec maintenant.
Levant ses yeux d’ivrogne, Kojirō lui ordonna :
— N’y touche pas avant que je ne te le dise. Et maintenant, écoutez, Matahachi : si vous avez l’intention d’aller avec Musashi, vous devriez au moins en parler d’abord à votre mère.
— Je continue mon chemin jusqu’à Edo avec Musashi. Si je deviens quelqu’un là-bas, tout le problème se résoudra de lui-même.
— On croirait entendre Musashi. A la vérité, je parierais qu’il vous a soufflé ces paroles. En tout cas, attendez jusqu’à demain, et j’irai avec vous à la recherche de votre mère. Avant de faire quoi que ce soit, vous devez la consulter. En attendant, amusons-nous. Que ça vous plaise ou non, vous allez rester ici boire avec moi.
Comme il s’agissait d’un bordel et que Kojirō était l’hôte payant, les femmes vinrent toutes à sa rescousse. Le kimono de Matahachi n’arrivait pas, et au bout de quelques coupes, il cessa de le réclamer. A jeun, Matahachi n’était pas à la hauteur de Kojirō. Ivre, il risquait de constituer une certaine menace. Quand tomba la nuit, il démontrait à tous et à chacun combien il était capable de boire, en exigeait davantage, disait tout ce qu’il ne fallait pas dire, donnait libre cours à tous ses ressentiments – bref, se révélait un véritable fléau. Il fallut attendre l’aube pour qu’il fût ivre mort, et midi pour qu’il reprît ses esprits.
La pluie de l’après-midi précédent paraissait rendre le soleil d’autant plus brillant. Les propos de Musashi lui résonnant dans la tête, Matahachi souhaitait ardemment éliminer la moindre goutte qu’il avait bue. Par chance, Kojirō dormait encore dans une autre chambre. Matahachi descendit sur la pointe des pieds l’escalier, se fit restituer son kimono par les femmes, et s’élança vers Seta.
Sous le pont, l’eau rouge et boueuse était abondamment parsemée de fleurs tombées des cerisiers d’Ishiyamadera. L’orage avait brisé les glycines, et répandu partout des fleurs jaunes de kerria.
Après de fastidieuses recherches, Matahachi se renseigna au salon de thé ; on lui répondit que l’homme à la vache avait attendu jusqu’à la fermeture du salon pour la nuit, puis s’était rendu dans une auberge. Il était revenu dans la matinée, mais, ne trouvant pas son ami, avait laissé un mot attaché à une branche de saule.
Ce mot, qui ressemblait à un grand papillon blanc, disait : « Je regrette de n’avoir pu attendre davantage. Rattrape-moi en chemin. Je te guetterai. »
Matahachi prit à bonne allure le Nakasendo, la grand-route menant par Kiso à Edo ; mais en atteignant Kusatsu, il n’avait pas encore rattrapé Musashi. Après avoir traversé Hikone et Toriimoto, il commença de soupçonner qu’il l’avait manqué en chemin, et lorsqu’il arriva au col de Suribachi, il attendit une demi-journée sans quitter la route des yeux.
Quand il atteignit la route de Mino, les paroles de Kojirō lui revinrent enfin.
« Ai-je été la dupe de Musashi, après tout ? se demanda-t-il. Musashi n’avait-il vraiment pas la moindre intention de m’accompagner ? »
Après maints retours sur ses pas et investigations de routes secondaires, il finit par apercevoir Musashi tout près de la ville de Nakatsugawa. Il fut d’abord empli de joie, mais quand il fut assez près pour voir que la personne qui montait la vache était Otsū, la jalousie s’empara aussitôt de lui sans réserve.
« Quel imbécile j’ai été, gronda-t-il, depuis le jour où ce gredin m’a embobiné pour que j’aille à Sekigahara jusqu’à cette minute même ! Eh bien ! il ne me piétinera pas toujours comme ça. D’une manière ou d’une autre, je me vengerai de lui – et sans tarder ! »
— Hou, qu’il fait chaud ! s’exclama Jōtarō. Jamais je n’ai transpiré comme ça sur une route de montagne. Où sommes-nous ?
— Près du col de Magome, répondit Musashi. Il paraît que c’est la partie la plus pénible de la grand-route.
— Eh bien, je n’en sais rien, mais j’en ai par-dessus la tête. Je serai content d’arriver à Edo. Beaucoup de monde, là-bas – n’est-ce pas, Otsū ?
— Oui, mais je ne suis point pressée d’y arriver. J’aimerais mieux passer mon temps à voyager sur une route solitaire comme celle-ci.
— Parce que vous êtes sur la vache. Vous penseriez différemment si vous marchiez. Regardez ! Il y a une cascade, là-bas.
— Prenons un peu de repos, dit Musashi.
Le trio se fraya un chemin le long d’un étroit sentier. Tout autour, le sol était couvert de fleurs sauvages, encore humides de rosée. En arrivant à une cabane abandonnée, sur une falaise qui dominait les chutes d’eau, ils s’arrêtèrent. Jōtarō aida Otsū à descendre de la vache, puis attacha l’animal à un arbre.
— Regardez, Musashi, dit Otsū.
Elle désignait un écriteau où on lisait : « Meoto no taki. » La raison de ce nom « Chutes d’eau masculine et féminine » était facile à comprendre : des rochers divisaient les chutes en deux parties, la plus grande très virile d’aspect, l’autre petite et discrète.
Le bassin et les rapides écumants sous les chutes allumèrent en Jōtarō un renouveau d’énergie. Mi-bondissant, mi-dansant, il dévala la berge abrupte en criant vers le haut, tout excité :
— Il y a des poissons, en bas.
Quelques minutes plus tard, il cria :
— ... Je peux les attraper. J’ai lancé une pierre, et l’un d’eux s’est retourné, mort.
Peu après, sa voix, à peine audible au-dessus du rugissement des cascades, se répercuta d’une autre direction encore. Dans l’ombre de la petite hutte, Musashi et Otsū étaient assis parmi d’innombrables arcs-en-ciel minuscules, faits par le soleil brillant sur l’herbe mouillée.
— Où croyez-vous que cet enfant soit allé ? demanda-t-elle. Il est vraiment impossible à tenir.
— Vous croyez ? J’étais pire à son âge. Mais Matahachi était tout le contraire, sage comme une image. Je me demande où il est. Il m’inquiète bien plus que Jōtarō.
— Je suis contente qu’il ne soit pas ici. S’il y était, je devrais me cacher.
— Pourquoi ? je crois qu’il comprendrait si nous lui expliquions.
— J’en doute. Lui et sa mère ne sont pas comme tout le monde.
— Otsū, êtes-vous sûre que vous ne changerez pas d’avis ?
— A quel sujet ?
— Je veux dire : ne risquez-vous pas de décider qu’en réalité vous voulez épouser Matahachi ?
La jeune fille eut une grimace de surprise.
— Absolument pas ! répondit-elle, indignée.
Ses paupières devinrent d’un rose d’orchidée, et elle se couvrit le visage de ses mains, mais le léger tremblement de son col blanc avait presque l’air de crier : « Je suis à vous, et à personne d’autre ! »
Regrettant ses paroles, Musashi tourna les yeux vers elle. Depuis plusieurs jours maintenant, il regardait la lumière jouer sur le corps de la jeune fille : la nuit, la lueur clignotante d’une lampe, le jour, les chauds rayons du soleil. En voyant sa peau scintiller de transpiration, il avait songé à la fleur de lotus. Séparé de sa couche par un simple paravent mince, il avait respiré la faible fragrance de ses tresses noires. Maintenant, le rugissement de l’eau s’assimilait à la pulsation de son sang, et il se sentait la proie d’une impulsion puissante.
Soudain, il se leva pour gagner un endroit ensoleillé où l’herbe hivernale était encore haute, puis s’assit pesamment et soupira. Otsū vint s’agenouiller à côté de lui, lui entoura les genoux de ses bras et ploya le cou pour lever les yeux vers le visage silencieux, effrayé du jeune homme.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. M’en voulez-vous de ce que j’ai dit ? Pardonnez-moi, je regrette.
Plus il devenait tendu – et plus dur son regard – plus étroitement elle s’accrochait à lui. Puis, tout d’un coup, elle l’étreignit. Son parfum, la chaleur de son corps l’accablèrent.
— Otsū ! cria-t-il impétueusement en la saisissant dans ses bras musculeux et en la renversant sur l’herbe.
La rudesse de cette étreinte coupa le souffle à la jeune fille. Elle se débattit pour se libérer, et se blottit à son côté.
— Il ne faut pas ! Il ne faut pas faire ça ! cria-t-elle d’une voix rauque. Comment avez-vous pu ? Vous, entre tous...
Les sanglots l’interrompirent. La peine horrifiée qui se lisait dans ses yeux glaça soudain la brûlante passion du jeune homme, qui revint à lui en un sursaut.
— Quoi ! s’écria-t-il. Quoi ?
Submergé de honte et de colère, lui-même se trouvait au bord des larmes.
Elle était partie, ne laissant derrière elle qu’un sachet détaché de son kimono. Le fixant de ses yeux aveugles, Musashi poussa un gémissement puis tourna la face contre terre et laissa couler dans l’herbe flétrie ses larmes de chagrin et de frustration. Il avait le sentiment qu’elle s’était moquée de lui – qu’elle l’avait trompé, vaincu, torturé, couvert de honte. Les paroles de la jeune fille – ses lèvres, ses yeux, ses cheveux, son corps – ne l’avaient-elles pas appelé ? Otsū n’avait-elle pas travaillé à lui enflammer le cœur, puis, au moment où les flammes avaient jailli, ne s’était-elle pas enfuie, terrorisée ?
En vertu de quelque logique perverse, il semblait que tous les efforts de Musashi en vue de devenir un être supérieur eussent été réduits à néant, que toutes ses luttes, toutes ses privations eussent été rendues complètement vaines. Le visage enfoui dans l’herbe, il se disait qu’il n’avait rien fait de mal, mais sa conscience n’était pas satisfaite.
Ce que la virginité d’une jeune fille, qui ne lui était accordée que pour une brève période de sa vie, signifiait pour elle – à quel point elle lui était précieuse et douce – voilà une question qui n’avait jamais traversé l’esprit de Musashi.
Mais tandis qu’il respirait l’odeur de la terre, il recouvra peu à peu la maîtrise de lui-même. Quand finalement il se releva, le feu grondant avait quitté ses yeux, et son visage était sans passion. Ecrasant du pied le sachet, debout, il regardait le sol avec intensité ; il semblait écouter la voix des montagnes. Ses épais sourcils noirs étaient froncés tout comme ils l’avaient été lorsqu’il s’était jeté dans la bataille, sous le pin parasol.
Un nuage cacha le soleil, et le cri aigu d’un oiseau déchira l’air. Le vent tourna, modifiant subtilement le bruit de la chute d’eau.
Otsū, le cœur palpitant comme celui d’un moineau effrayé, observait de derrière un bouleau les angoisses de son ami. Se rendant compte du mal qu’elle lui avait fait, elle brûlait maintenant d’être de nouveau à son côté ; pourtant, elle avait beau vouloir courir à lui pour implorer son pardon, son propre corps refusait d’obéir. Pour la première fois, elle se rendait compte que l’amoureux à qui elle avait donné son cœur n’était pas le fantasme de vertus masculines qu’elle avait imaginé. Le fait de découvrir la bête nue, la chair, le sang et les passions, lui assombrissait les yeux de tristesse et de frayeur.
Elle avait commencé à fuir, mais au bout de vingt pas son amour la rattrapa et la retint. Alors, un peu calmée, elle se mit à imaginer que le désir de Musashi était différent de celui des autres hommes. Plus que toute autre chose au monde, elle voulait lui demander pardon, et lui assurer qu’elle ne lui gardait pas rancune de ce qu’il avait fait.
« Il est encore fâché, se disait-elle avec crainte en s’apercevant soudain qu’il n’était plus devant ses yeux. Oh ! que faire ? »
Nerveusement, elle retourna à la petite hutte, mais il n’y avait plus qu’une froide brume blanche et le tonnerre de l’eau qui semblait secouer les arbres et faire tout vibrer autour d’elle.
— Otsū ! Il est arrivé quelque chose d’affreux ! Musashi s’est jeté à l’eau !
Ces cris frénétiques de Jōtarō venaient d’un promontoire dominant le bassin, une seconde à peine avant que l’enfant n’empoignât une glycine et ne commençât à descendre, balancé de branche en branche comme un singe.
Bien qu’elle n’eût pas saisi les paroles véritables, Otsū perçut l’urgence de sa voix. Elle dressa la tête, alarmée, et se mit à dévaler la pente abrupte en glissant sur la mousse et en se rattrapant aux rochers.
La silhouette à peine visible à travers l’écume et la brume ressemblait à une grosse pierre, mais c’était en réalité le corps nu de Musashi. Mains jointes devant lui, tête baissée, il paraissait un nain à côté des quinze mètres de cascade qui se déversaient sur lui.
A mi-pente, Otsū s’arrêta pour le contempler, horrifiée. Debout sur l’autre rive, Jōtarō était, lui aussi, cloué au sol.
— Sensei ! criait-il.
— Musashi !
Leurs clameurs n’atteignirent jamais les oreilles du jeune homme. C’était comme si mille dragons d’argent lui mordaient la tête et les épaules, comme si les yeux de mille démons aquatiques explosaient autour de lui. Des tourbillons pleins de traîtrise le tiraient par les jambes, tout prêts à l’entraîner dans la mort. Une seule faute de rythme respiratoire ou cardiaque, et ses talons eussent perdu leur prise fragile sur le fond couvert d’algues, son corps eût été balayé par un courant violent et sans retour. Il lui semblait que ses poumons et son cœur croulaient sous le poids incalculable – la masse totale des montagnes de Magome – qui tombait sur lui.
Son désir pour Otsū mourait de mort lente, car il était proche parent du tempérament passionné sans lequel il ne fût jamais allé à Sekigahara ni n’eût accompli aucun de ses extraordinaires exploits. Mais le véritable danger se trouvait dans le fait qu’en un certain point toutes ses années d’entraînement devenaient sans pouvoir contre ce tempérament, et qu’il retombait au niveau d’une bête sauvage, d’une bête brute. Or, contre un pareil ennemi, informe et secret, le sabre était complètement inutile. Déconcerté, perplexe, conscient d’avoir subi une accablante défaite, il priait pour que les eaux furieuses le ramenassent à sa quête de discipline.
— Sensei ! Sensei !
Les cris de Jōtarō étaient devenus plainte sanglotante.
— ... Il ne faut pas mourir ! Je vous en prie, ne mourez pas !
Lui aussi avait joint les mains devant sa poitrine, et sa face était convulsée comme si lui aussi portait le poids de l’eau, la douleur cuisante, le froid.
Jōtarō jeta un coup d’œil sur l’autre rive, et se sentit soudain défaillir. Il ne comprenait absolument pas ce que faisait Musashi ; il semblait décidé à rester sous le torrent jusqu’à en mourir, mais voici qu’Otsū... Où donc était-elle ? Il était sûr qu’elle s’était jetée dans la rivière pour mourir.
Alors, dominant le bruit de l’eau, il entendit la voix de Musashi. Les paroles n’étaient pas claires. Il supposa qu’il s’agissait d’un sûtra, mais... peut-être étaient-ce des jurons furieux de récrimination contre soi-même.
La voix était pleine de force et de vie. Les larges épaules et le corps musclé de Musashi respiraient jeunesse et vigueur, comme si son âme purifiée se trouvait maintenant prête à commencer une vie nouvelle.
Jōtarō eut le sentiment que le péril, — quel qu’il fût – était passé. Tandis que la lumière du couchant créait un arc-en-ciel au-dessus des chutes, il appela : « Otsū ! » et osa espérer qu’elle n’avait quitté le flanc de falaise que parce qu’elle croyait que Musashi ne courait pas un réel danger. « Si elle a confiance, il n’est pas en danger, se dit-il, et je n’ai pas à m’inquiéter. Elle le connaît mieux que je ne le connais, jusqu’au fond de son cœur. »
Jōtarō descendit à bonds légers jusqu’à la rivière, trouva un endroit resserré, le franchit et grimpa sur l’autre rive. Comme il s’approchait en silence, il vit Otsū à l’intérieur de la hutte, blottie par terre et serrant contre elle le kimono et les sabres de Musashi.
Jōtarō sentit que les larmes de la jeune fille, qu’elle ne faisait aucun effort pour dissimuler, n’étaient pas des larmes ordinaires. Et sans vraiment comprendre ce qui se passait, il en saisit l’importance pour Otsū. Au bout de deux minutes, il revint furtivement à l’endroit où la vache reposait dans l’herbe blanchâtre, et s’étendit à côté d’elle.
« A cette vitesse, jamais nous n’arriverons à Edo », se dit-il.
[1] Edwin O. Reischauer est né au Japon en 1910. Professeur à l'université de Harvard depuis 1946, il est aujourd'hui professeur honoraire. Il a temporairement quitté l'université pour être, de 1961 à 1966, ambassadeur des Etats-Unis au Japon, dont il est un des plus célèbres spécialistes. Parmi ses nombreux ouvrages, citons Japan: The Story of a Nation (Le Japon, histoire d'une nation) et The Japanese (Les Japonais).