Le parfum du bois d’aloès

 

Les lumières brillaient aux fenêtres des maisons de plaisir, mais il était encore trop tôt pour que les clients fussent nombreux à rôder dans les trois allées principales du quartier.

A l’Ōgiya, l’un des jeunes serviteurs jetait par hasard un coup d’œil en direction de l’entrée. Il y avait quelque chose de bizarre dans les yeux qui épiaient à travers une fente du rideau, et au-dessous desquels on voyait deux pieds dans des sandales de paille sale, et l’extrémité d’un sabre de bois. Le jeune homme eut un léger sursaut de surprise, mais avant qu’il pût ouvrir la bouche, Jōtarō était entré et exposait son affaire :

— Miyamoto Musashi est bien dans cette maison, n’est-ce pas ? C’est mon maître. Voulez-vous, s’il vous plaît, lui dire que Jōtarō est là. Vous pourriez lui demander de sortir.

L’expression de surprise du serviteur fut remplacée par un sévère froncement de sourcils.

— Qui donc es-tu, espèce de petit mendiant ? gronda-t-il. Il n’y a ici personne de ce nom. En voilà des façons, de venir fourrer ici ton nez crotté juste au moment où le travail va commencer ! Dehors !

Empoignant au collet Jōtarō, il le repoussa rudement. Furieux, Jōtarō s’écria :

— Arrêtez ! Je viens voir mon maître.

— Peu m’importe ce que tu viens faire, espèce de petit rat. Ce Musashi a déjà provoqué pas mal d’embêtements. Il n’est pas ici.

— S’il n’est pas ici, pourquoi ne pas le dire, tout simplement ? Lâchez-moi !

— Tu m’as l’air cafard. Qu’est-ce qui me dit que tu n’es pas un espion de l’école Yoshioka ?

— Ça n’a rien à voir avec moi. Quand Musashi est-il parti ? Où est-il allé ?

— Tu commences par me donner des ordres, et voilà que tu me demandes des renseignements. Tu devrais apprendre à t’exprimer poliment. Comment saurais-je où il est ?

— Si vous ne le savez pas, très bien, mais lâchez mon col !

— Bon, je vais le lâcher... comme ça !

Il saisit l’enfant par l’oreille, le fit tournoyer, et l’envoya vers le portail.

— Oh ! cria Jōtarō.

A terre, il tira son sabre de bois et frappa le serviteur à la bouche, lui brisant les dents du devant.

— Aï-ï-ïe !

Le jeune homme porta une main à sa bouche ensanglantée, et de l’autre terrassa de nouveau le gamin.

— Au secours ! A l’assassin ! hurlait Jōtarō.

Montrant sa force, comme lorsqu’il avait tué le chien à Koyagyū, il abattit son sabre sur le crâne du serviteur. Le sang jaillit du nez du jeune homme ; en ne faisant pas plus de bruit qu’un soupir de ver de terre, il s’effondra sous un saule.

Une prostituée en montre derrière une fenêtre grillée, de l’autre côté de la rue, leva la tête et cria vers la fenêtre voisine :

— Regarde ! Tu vois ! Ce gosse au sabre de bois vient de tuer un bonhomme de l’Ōgiya ! Il prend la fuite !

En un clin d’œil, la rue fut noire de gens qui couraient en tous sens, et l’air retentit de clameurs vengeresses :

— Par où est-il passé ?

— Il était comment ?

Aussi brusquement qu’il avait débuté, le tumulte s’apaisa ; à l’heure où les fêtards commencèrent à affluer, l’incident avait déjà cessé de défrayer les conversations. Les bagarres étaient fréquentes, et les citoyens du quartier calmaient ou cachaient rapidement les plus sanglantes, pour éviter les enquêtes policières.

Alors que les allées principales se trouvaient éclairées comme en plein jour, il y avait des chemins écartés et des terrains vagues où il faisait nuit noire. Jōtarō trouva une cachette, qu’il changea pour une autre. Assez naïvement, il se croyait tiré d’affaire ; en réalité, tout le quartier était entouré par un mur haut de trois mètres, formé de rondins taillés en pointe au sommet. Ayant rencontré ce mur, il le longea à tâtons mais sans pouvoir trouver de fissure, encore moins de porte. Comme il faisait demi-tour afin d’éviter l’une des allées, il aperçut une jeune fille. Leurs yeux se rencontrèrent ; elle l’appela doucement et lui fit signe de sa délicate main blanche.

— Vous m’avez appelé ? demanda-t-il, sur ses gardes.

Ne déchiffrant pas de mauvaises intentions sur son visage enduit d’une épaisse couche de poudre, il se rapprocha un peu.

— ... Qu’est-ce qu’il y a ?

— Es-tu le petit garçon qui est venu à l’Ōgiya demander Miyamoto Musashi ? dit-elle doucement.

— Oui.

— Tu t’appelles bien Jōtarō ?

— Oui.

— Viens avec moi. Je vais te conduire à Musashi.

— Où est-il ? demanda Jōtarō, redevenu soupçonneux.

La fille s’arrêta pour expliquer que Yoshino Dayū, très inquiète au sujet de ce qui s’était passé avec le serviteur, l’avait envoyée à la recherche de Jōtarō pour le conduire à l’endroit où se cachait Musashi.

— Etes-vous la servante de Yoshino Dayū ? demanda-t-il avec un regard de gratitude.

— Oui. Et maintenant, tu peux être tranquille. Si elle prend ton parti, personne au quartier ne te touchera.

— Mon maître est-il vraiment là ?

— S’il n’y était pas, pourquoi te montrerais-je le chemin ?

— Qu’est-ce qu’il fait dans un endroit pareil ?

— Si tu ouvres la porte de cette petite ferme, juste en face, tu le verras par toi-même. Et maintenant, il faut que je retourne à mon ouvrage.

Elle disparut en silence, au-delà du bosquet, dans le jardin voisin.

La ferme semblait trop modeste pour être le but de sa quête, mais il ne pouvait partir sans s’en assurer. Pour atteindre une fenêtre latérale, il roula une pierre du jardin en surplomb jusqu’au mur, se percha dessus et s’écrasa le nez contre la grille en bambou.

— Il est là ! dit-il en faisant des efforts pour ne pas révéler par un cri sa présence.

Il brûlait d’envie de tendre la main pour toucher son maître. Cela faisait si longtemps !... Musashi dormait auprès du feu, la tête sur le bras. Jōtarō ne l’avait jamais vu dans de pareils vêtements : un kimono de soie à grands motifs imprimés, du genre qu’affectionnaient les jeunes gens élégants de la ville. Une étoffe de laine rouge était déployée par terre ; dessus, il y avait un pinceau, un encrier et plusieurs feuilles de papier. Sur une feuille, Musashi avait esquissé une aubergine ; sur une autre, une tête de poule.

Jōtarō en fut impressionné. « Comment peut-il perdre son temps à dessiner ? se dit-il avec irritation. Il ne sait donc pas qu’Otsū est malade ? »

Un lourd manteau brodé couvrait à demi les épaules du jeune homme. C’était sans doute possible un vêtement de femme ; et ce kimono criard... dégoûtant. Jōtarō percevait une aura de volupté où se cachait le mal. Comme il était arrivé au Jour de l’An, une vague d’amère indignation devant les façons corrompues des adultes le submergea. « Quelque chose ne va pas, se dit-il. Il n’est pas lui-même. » La contrariété se changea peu à peu en malice : « Je vais lui faire une de ces peurs !... » songea-t-il. Très doucement, il entreprit de descendre de la pierre.

— Jōtarō ! appela Musashi. Qui donc t’a amené ici ?

L’enfant regarda de nouveau par la fenêtre. Musashi était toujours couché par terre, mais il avait les yeux mi-ouverts, et souriait de toutes ses dents. Jōtarō s’élança vers la façade, entra en trombe par la porte du devant, et sauta au cou de Musashi.

— Sensei ! bredouilla-t-il avec bonheur.

— Ainsi, te voilà !

Couché sur le dos, Musashi tendit les bras et serra contre sa poitrine la tête sale du petit garçon.

— ... Comment as-tu su que j’étais ici ? C’est Takuan qui te l’a dit ? Il s’en est passé du temps, hein ?...

Sans desserrer son étreinte, Musashi s’assit, Jōtarō, blotti contre le torse chaud qu’il avait presque oublié, secouait la tête comme un pékinois.

L’enfant posa la tête sur le genou du jeune homme, et s’immobilisa.

— Otsū est malade, au lit. Vous n’imaginez pas à quel point elle veut vous voir. Elle n’arrête pas de dire qu’elle irait bien si seulement vous veniez. Une seule fois, c’est tout ce qu’elle veut.

— Pauvre Otsū !

— Elle vous a vu sur le pont, au Jour de l’An, causer avec cette folle. Otsū s’est mise en colère et enfermée dans sa coquille, comme un escargot. J’ai essayé de la traîner sur le pont, mais elle n’a pas voulu venir.

— Je ne lui en veux pas. Ce jour-là, moi aussi j’étais bouleversé par Akemi.

— Il faut que vous alliez la voir. Elle est chez le seigneur Karasumaru. Entrez seulement, et dites-lui : « Regarde, Otsū, je suis là. » Si vous faites ça, elle ira mieux bientôt.

Jōtarō, qui brûlait de convaincre, en dit bien davantage, mais telle était la substance de ses propos. Musashi grogna par-ci par-là, dit une ou deux fois : « Vraiment ? » mais, pour des raisons que l’enfant ne put sonder, malgré ses supplications Musashi ne répondit pas expressément qu’il ferait ce qu’on lui demandait. En dépit de toute sa dévotion envers son maître, Jōtarō se mit à éprouver de l’antipathie pour lui, la démangeaison d’avoir une vraie bagarre avec son maître.

Son hostilité s’échauffa au point que, seul, son respect la tenait en échec. Il tomba dans le silence, sa désapprobation inscrite en grosses lettres sur son visage, le regard maussade, les lèvres grimaçantes comme s’il venait de boire un verre de vinaigre.

Musashi reprit son manuel de dessin, son pinceau, et ajouta quelques traits à l’une de ses esquisses. Jōtarō, en regardant avec un dégoût furibond le dessin qui représentait l’aubergine, se disait : « Qu’est-ce qui lui fait croire qu’il est capable de peindre ? L’affreux bonhomme ! »

Bientôt, Musashi se désintéressa de son ouvrage et rinça son pinceau. Jōtarō s’apprêtait à plaider une fois de plus lorsqu’ils entendirent des sandales de bois sur les dalles, au-dehors.

— Votre lavage est sec, dit une voix de petite fille.

La servante qui avait guidé Jōtarō entra, porteuse d’un kimono et d’un manteau pliés avec soin. Les disposant devant Musashi, elle l’invita à les inspecter.

— Merci, dit-il. On les croirait neufs.

— Les taches de sang ne s’en vont pas facilement. Il faut frotter, frotter...

— Maintenant, elles semblent parties, merci... Où donc est Yoshino ?

— Oh ! elle est terriblement occupée, à aller d’un client à l’autre. Ils ne lui laissent pas un instant de répit.

— Mon séjour ici a été bien agréable, mais si je reste davantage, je serai pesant. J’ai l’intention de m’en aller discrètement, dès l’aube. Veux-tu le dire à Yoshino, et lui exprimer mes plus profonds remerciements ?

Jōtarō se détendit. Musashi devait sûrement former le projet de voir Otsū. C’est ainsi que son maître devait être : un homme bon et droit. L’enfant eut un sourire de bonheur.

Aussitôt la fillette repartie, Musashi posa les vêtements devant Jōtarō et lui dit :

— Tu arrives à pic. Il faut rendre ces vêtements à la femme qui me les a prêtés. Je veux que tu les portes chez Hon’ami Kōetsu – c’est au nord de la ville –, et me rapportes mon propre kimono. Veux-tu être un gentil petit garçon et faire ça pour moi ?

— Certainement, répondit Jōtarō, l’air approbateur. J’y vais de ce pas.

Il enveloppa les vêtements dans une toile, ainsi qu’une lettre de Musashi à Kōetsu, et chargea le ballot sur son dos. A ce moment précis arriva la servante avec le dîner ; horrifiée, elle leva les bras au ciel.

— Que fais-tu là ? hoqueta-t-elle.

Quand Musashi le lui eut expliqué, elle s’écria : « Oh ! vous ne pouvez le laisser partir ! » et lui raconta ce qu’avait fait Jōtarō. Heureusement, ce dernier avait mal visé, et le serviteur avait survécu. Elle assura à Musashi qu’étant donné qu’il ne s’agissait là que d’une bagarre entre beaucoup d’autres, l’affaire n’aurait pas de suite, Yoshino en personne ayant demandé au patron et aux jeunes employés de l’établissement de se taire. La servante signala aussi que Jōtarō, en se proclamant par inadvertance le disciple de Miyamoto Musashi, avait donné créance au bruit que Musashi se trouvait encore à l’Ōgiya.

— Je vois, dit simplement le jeune homme.

D’un air interrogateur il regarda Jōtarō qui se gratta la tête, se retira dans un coin et se fit le plus petit possible. La fillette reprit :

— Je n’ai pas besoin de vous dire ce qui se passerait s’il essayait de sortir. Il y a encore dans les parages beaucoup d’hommes de l’école Yoshioka qui attendent que vous vous montriez. Yoshino et le patron se trouvent dans une situation très délicate, étant donné que Kōetsu nous a suppliés de prendre bien soin de vous. L’Ōgiya ne peut vous laisser tomber entre leurs griffes. Yoshino a résolu de vous protéger... Ces samouraïs sont tellement tenaces ! Ils ont fait le guet sans arrêt, et envoyé des hommes ici plusieurs fois pour nous accuser de vous cacher. Nous nous sommes débarrassés d’eux mais ils ne sont toujours pas convaincus. Je ne les comprends vraiment pas. Ils se conduisent comme s’il s’agissait d’une affaire de première importance. Devant la porte qui mène au quartier, ils sont sur trois ou quatre rangs ; ils ont partout des guetteurs, et ils sont armés jusqu’aux dents... Yoshino pense que vous devriez rester ici encore quatre ou cinq jours, ou du moins jusqu’à ce qu’ils se lassent d’attendre.

Musashi la remercia de sa bonté, de sa sympathie, mais ajouta mystérieusement :

— J’ai aussi mon plan.

Il accepta volontiers que l’on envoyât chez Kōetsu un serviteur à la place de Jōtarō. Le serviteur, moins d’une heure après, revint avec un mot de Kōetsu : « A la première occasion, revoyons-nous. La vie a beau paraître longue, elle est en réalité beaucoup trop courte. Je vous supplie de prendre de vous-même le meilleur soin possible. De loin, je vous salue. » Bien que peu nombreux, ces mots paraissaient chaleureux et fort adéquats.

— Vos vêtements sont dans ce paquet, dit le serviteur. La mère de Kōetsu m’a particulièrement chargé de vous exprimer ses meilleures pensées.

Il s’inclina et sortit. Musashi regarda le kimono de coton, vieux, usé, si fréquemment exposé à la rosée et à la pluie, taché de sueur. Il paraîtrait plus doux à sa peau que les fines soieries prêtées par l’Ogiya ; pour sûr, c’était le vêtement d’un homme voué à l’étude sérieuse du métier des armes. Musashi n’avait besoin de rien de mieux ni ne voulait rien de mieux.

Il s’attendait à ce que cela sentît mauvais après avoir été plié plusieurs jours ; mais en enfilant les manches, il constata que le vêtement était tout propre. On l’avait lavé, repassé. En songeant que Myōshū l’avait lavé de ses propres mains, il souhaita, lui aussi, avoir une mère, et pensa à la longue vie solitaire qui l’attendait, sans parents à l’exception de sa sœur, laquelle vivait dans des montagnes où lui-même ne pouvait retourner. Un moment, il baissa les yeux vers le feu.

— Allons, dit-il.

Il serra son obi, et serra entre elle et ses côtes son bien-aimé sabre. Ce faisant, le sentiment de solitude s’évanouit aussi rapidement qu’il était venu. Ce sabre, se disait Musashi, devrait lui tenir lieu de mère, de père, de frères et de sœurs. Voilà ce qu’il s’était juré des années plus tôt, et il le fallait.

Jōtarō se trouvait déjà dehors, les yeux levés vers les étoiles, en train de se dire que si tard qu’ils arriveraient chez le seigneur Karasumaru, Otsū serait éveillée. « Seigneur, elle en aura une surprise ! songeait-il. Elle sera tellement heureuse qu’elle se remettra sans doute à pleurer. »

— Jōtarō, demanda Musashi, es-tu entré par la porte de bois du fond ?

— Je ne sais pas si c’est celle du fond. C’est celle-là, là-bas.

— Vas-y, et attends-moi.

— Nous ne partons pas ensemble ?

— Si, mais d’abord, je veux dire au revoir à Yoshino. Je ne serai pas long.

— Très bien ; je serai près de la porte.

Il éprouvait une certaine anxiété à être abandonné par Musashi ne fût-ce que quelques instants, mais ce soir-là, il aurait fait tout ce que son maître lui eût demandé de faire.

L’Ōgiya avait été un havre, agréable mais seulement temporaire. Musashi se disait qu’être isolé du monde extérieur lui avait fait du bien car jusqu’alors, son corps et son esprit avaient ressemblé à de la glace, une épaisse masse glacée, insensible à la beauté de la lune, indifférente aux fleurs, sans réaction devant le soleil. Il ne doutait pas de la rectitude de la vie ascétique qu’il menait, mais il comprenait maintenant combien son abnégation de lui-même risquait de le rendre étroit, mesquin, entêté. Des années auparavant, Takuan lui avait dit que sa force ne différait pas de celle d’une bête sauvage ; Nikkan l’avait mis en garde contre le fait d’être trop fort. Après son combat avec Denshichirō, son corps et son âme avaient été trop tendus. Ces deux derniers jours, il s’était laissé aller, il avait permis à son esprit de se déployer. Il avait bu un peu, il s’était assoupi quand il en avait envie, il avait lu, fait un peu de peinture, il avait bâillé et s’était étiré à loisir. Prendre du repos avait été d’une immense valeur, et il avait décrété qu’il était important, qu’il continuerait d’être important d’avoir de temps en temps deux ou trois jours de loisir total.

Debout dans le jardin à regarder les lumières et les ombres des salons de la façade, il pensait : « Je dois un mot de remerciement à Yoshino Dayū pour tout ce qu’elle a fait. » Mais il changea d’avis. Il entendait le son des shamisens et les chants éraillés des clients. Il ne voyait aucun moyen de se faufiler à l’intérieur pour parler à la jeune femme. Mieux valait la remercier dans son cœur en espérant qu’elle comprendrait. Il s’inclina devant la façade, et s’éloigna.

Dehors, il fit signe à Jōtarō. Tandis que l’enfant accourait, il entendit Rin’ya qui venait avec un mot de Yoshino. Elle le glissa dans la main de Musashi, et repartit.

La feuille de papier était petite et d’une couleur merveilleuse. Comme il la développait, l’odeur du bois d’aloès lui monta aux narines. Le message disait : « Plus mémorable que les malheureuses fleurs qui se fanent et se désintègrent nuit après nuit est la lune à travers les arbres. Bien qu’ils rient tandis que je pleure dans la coupe d’un autre, je vous envoie cet unique mot en souvenir. »

— De qui est ce billet ? demanda Jōtarō.

— De personne en particulier.

— D’une femme ?

— Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Qu’est-ce qu’il y a d’écrit ?

— Ça ne te regarde pas.

Musashi replia le papier. Jōtarō se pencha vers lui en disant :

— Ça sent bon. C’est du bois d’aloès.

 

 

 

La porte

 

Jōtarō se disait que leur tâche suivante serait de sortir du quartier sans être remarqués.

— Aller par là nous mènera à la porte principale, dit-il. Ce serait dangereux.

— Hum...

— Il doit y avoir un autre moyen de sortir.

— Toutes les entrées ne sont-elles pas fermées la nuit, excepté la principale ?

— Nous pourrions grimper au mur.

— Ce serait lâche. J’ai le sens de l’honneur, tu sais, ainsi qu’une réputation à soutenir. Je sortirai droit par la grande porte, au bon moment.

— Vous ferez ça !

Quoique mal à son aise, l’enfant ne discuta pas car il savait bien que suivant les règles de la classe militaire, un homme sans fierté ne valait rien.

— Naturellement, répliqua Musashi. Mais pas toi. Tu es encore un enfant. Tu peux sortir par un moyen plus sûr.

— Comment ça ?

— En sautant le mur.

— Tout seul ?

— Tout seul.

— Impossible.

— Pourquoi ?

— On me traiterait de lâche.

— Ne fais pas l’idiot. Ils sont après moi, pas après toi.

— Mais où nous rencontrerons-nous ?

— Au manège de Yanagi.

— Vous êtes bien sûr que vous viendrez ?

— Absolument sûr.

— Vous me promettez de ne pas vous enfuir à nouveau ?

— Je ne m’enfuirai pas. L’une des choses que je n’ai pas l’intention de t’enseigner, c’est le mensonge. J’ai dit que je te retrouverai, et je te retrouverai... Maintenant, pendant qu’il n’y a personne, nous allons te faire sauter le mur.

Jōtarō promena autour de lui des regards circonspects avant de courir au mur où il s’arrêta net en levant des yeux découragés. Le mur faisait plus de deux fois le double de sa taille. Musashi le rejoignit, chargé d’un sac de charbon de bois. Il lâcha le sac pour épier par une fente du mur.

— Voyez-vous quelqu’un de l’autre côté ? demanda Jōtarō.

— Non ; rien que des joncs. Peut-être y a-t-il de l’eau dessous ; aussi, attention à l’atterrissage.

— Ça m’est égal d’être mouillé, mais comment arriver en haut de ce mur ?

Musashi ignora cette question.

— Nous devons nous attendre à ce que l’on ait posté des guetteurs à des endroits stratégiques en dehors de la porte principale. Regarde bien tout autour avant de sauter ; sinon, tu risques de tomber sur la pointe d’un sabre.

— Je comprends.

— Je vais lancer par-dessus le mur ce charbon de bois en guise d’appât Si rien ne se produit, tu peux y aller.

Il se baissa, et Jōtarō lui sauta sur le dos.

— ... Tiens-toi debout sur mes épaules.

— Mes sandales sont sales.

— Tant pis.

Jōtarō se mit debout.

— Peux-tu atteindre le sommet ?

— Non.

— En sautant, y arriverais-tu ?

— Je ne crois pas.

— Bon ; mets-toi debout sur mes mains.

Il dressa les bras au-dessus de sa tête.

— J’y suis ! chuchota Jōtarō triomphalement.

Musashi prit d’une main le sac de charbon de bois qu’il envoya le plus haut possible. Il s’écrasa dans les roseaux avec un bruit sourd. Rien ne se produisit.

— ... Il n’y a pas d’eau, dit Jōtarō après avoir sauté à terre.

— Prends bien garde à toi.

Musashi resta l’œil collé à la fente jusqu’à ce qu’il n’entendît plus les pas de Jōtarō ; puis il gagna rapidement, d’un cœur léger, la plus animée des allées principales. Aucun des nombreux fêtards qui s’y pressaient ne lui accorda la moindre attention.

Quand il sortit par la grande porte, les hommes de l’école Yoshioka eurent le souffle coupé, et tous les yeux se concentrèrent sur lui. Outre les guetteurs de la porte, il y avait des samouraïs accroupis autour des feux où les porteurs de palanquins se chauffaient en attendant, ainsi que des guetteurs de relève à la maison de thé Amigasa et au débit de boisson de l’autre côté de la rue. Leur vigilance ne s’était jamais relâchée. Sans cérémonie, ils avaient soulevé les chapeaux de vannerie pour examiner les visages, arrêté les palanquins pour scruter leurs occupants.

Plusieurs fois, ils avaient entamé des négociations avec l’Ōgiya pour perquisitionner, mais sans résultat. D’après la direction, Musashi ne s’y trouvait pas. Les Yoshiokas ne pouvaient s’appuyer sur la rumeur suivant laquelle Yoshino Dayū protégeait le jeune homme. Elle était trop admirée, tant au sein du quartier qu’à la ville même, pour que l’on pût s’attaquer à elle sans entraîner des conséquences graves.

Obligés de mener une guerre d’usure, les Yoshiokas avaient encerclé le quartier à quelque distance. Ils n’excluaient pas la possibilité que Musashi tentât de s’échapper en passant par-dessus le mur, mais la plupart s’attendaient à ce qu’il sortît par la porte, soit déguisé, soit en palanquin fermé. La seule éventualité à laquelle ils n’étaient point préparés fut celle qui se produisit.

Nul ne fit un mouvement pour empêcher Musashi de passer ; lui-même ne s’arrêta point pour les saluer. Il parcourut une centaine de pas à grandes enjambées décidées, avant qu’un samouraï ne criât :

— Arrêtez-le !

— Tous après lui !

Huit ou neuf hommes vociférants s’élancèrent dans la rue aux trousses de Musashi.

— Attendez, Musashi ! cria une voix irritée.

— Qu’est-ce qu’il y a ? répliqua-t-il aussitôt en les faisant tous tressaillir par la puissance de sa voix.

Il gagna le bord de la route et s’adossa au mur d’une baraque. Cette baraque appartenait à une scierie, et deux des ouvriers y dormaient. L’un d’eux entrebâilla la porte, mais après un bref coup d’œil la claqua et la verrouilla.

Jappant et hurlant comme une bande de chiens errants, les hommes de l’école Yoshioka formèrent peu à peu autour de Musashi un arc de cercle noir. Il les fixait d’un regard intense, jaugeait leur force, évaluait leur position, supputait l’origine d’un mouvement. Les trente hommes perdaient rapidement l’usage de leurs trente esprits. Musashi n’avait pas de peine à déchiffrer les mécanismes de ce cerveau communautaire.

Comme il s’y était attendu, aucun d’eux ne s’avança tout seul pour le défier. Ils murmuraient et lançaient des insultes, qui ressemblaient pour la plupart aux gros mots à peine articulés des vagabonds ordinaires.

— Salaud !

— Lâche !

— Amateur !

Eux-mêmes étaient loin de se rendre compte que leurs fanfaronnades, purement verbales, révélaient leur faiblesse. Jusqu’à ce que la horde acquît une certaine cohésion, Musashi eut le dessus. Il examina leurs visages, repéra ceux qui risquaient d’être dangereux, distingua les points faibles du groupe, et se prépara pour la bataille. Il prit son temps, et après avoir lentement scruté leurs visages, déclara :

— Je suis Musashi. Qui m’a crié de m’arrêter ?

— Nous. Nous tous !

— Si je comprends bien, vous faites partie de l’école Yoshioka.

— Exact.

— Que me voulez-vous ?

— Tu le sais bien ! Es-tu prêt ?

— Prêt ?

Les lèvres de Musashi se tordirent en un rictus sardonique. Le rire qui jaillit de ses dents blanches glaça leur excitation.

— ... Un véritable guerrier est prêt jusque dans son sommeil. Avancez-vous quand vous le voudrez ! Quand on vous cherche une querelle absurde, à quoi bon tenter de parler comme un être humain ou d’observer l’étiquette du sabre ? Mais dites-moi une chose. Votre seul objectif est-il de me voir mort ? Ou voulez-vous vous battre en hommes ?

Pas de réponse.

— ... Etes-vous ici pour me régler mon compte ou pour un combat de revanche ?

Musashi leur eût-il prêté le flanc par le moindre faux mouvement de l’œil ou du corps, leurs sabres eussent jailli vers lui comme l’air dans le vide ; mais il garda un parfait aplomb. Nul ne bougea. Le groupe entier se tenait aussi immobile et silencieux que les boules d’un chapelet. Du silence confus jaillit un cri sonore :

— Tu devrais connaître la réponse sans avoir besoin de la demander !

Musashi, jetant un coup d’œil à celui qui parlait ainsi, Miike Jūrōzaemon, jugea d’après l’aspect de cet homme qu’il était un samouraï digne de défendre la réputation de Yoshioka Kempō. Lui seul avait l’air disposé à sortir de l’impasse en portant le premier coup. Il s’avança.

— ... Tu as estropié notre maître Seijūrō, et tué son frère Denshichirō. Si nous te laissons vivre, comment pouvons-nous marcher la tête haute ? Des centaines d’entre nous, fidèles à notre maître, ont juré de supprimer la cause de son humiliation et de venger l’honneur de l’école Yoshioka. Ce n’est pas une affaire de rancune ou de violence aveugle. Mais nous voulons venger notre maître et apaiser l’âme de son frère tué. Je ne t’envie pas ta position mais nous voulons ta tête. En garde !

— Ton défi est digne d’un samouraï, répondit Musashi. Si c’est bien là ta véritable intention, il se peut que je meure de ta main. Mais tu parles d’accomplir ton devoir, tu parles de revanche selon la Voie de samouraï. Dans ce cas, pourquoi ne me défies-tu pas suivant les règles, comme l’ont fait Seijū et Denshichirō ? Pourquoi cette attaque en masse ?

— C’est toi qui t’es caché !

— Folie ! Tu prouves seulement qu’un lâche attribue aux autres de la lâcheté. Ne suis-je pas ici debout en face de toi ?

— Parce que tu avais peur d’être pris en essayant de t’enfuir !

— C’est faux ! J’aurais pu m’enfuir de mille manières.

— Et tu croyais que l’école Yoshioka t’aurait laissé faire ?

— Je croyais que vous m’accueilleriez d’une manière ou d’une autre. Mais ne serait-il pas déshonorant pour nous, non seulement en tant qu’individus mais en tant que membres de notre classe, de nous bagarrer ici ? Devons-nous semer le trouble parmi les habitants de ce quartier, comme une horde de bêtes sauvages ou de vagabonds indignes ? Tu parles d’obligation envers ton maître ; mais une bataille ici n’accumulerait-elle pas une honte encore plus grande sur le nom de Yoshioka ? Si c’est là ce que vous avez décidé, alors vous l’aurez ! Si vous avez résolu d’anéantir l’œuvre de votre maître, de dissoudre votre école et de renoncer à la Voie du samouraï, je n’ai rien d’autre à dire – excepté ceci : Musashi se battra tant que ses membres tiendront ensemble.

— A mort ! cria le voisin de Jūrōzaemon en dégainant à la vitesse de l’éclair.

— Attention ! Voilà Itakura ! cria une voix éloignée.

Magistrat de Kyoto, Itakura Katsushige était un homme puissant qui gouvernait bien, mais avec une main de fer. Les enfants eux-mêmes le chansonnaient : « A qui donc est ce rouan / Qui passe dans la rue ? / A Itakura Katsushige ? / Fuyez, vous tous, fuyez ! » Ou bien : « Itakura, seigneur d’Iga, a / Plus de mains que la Kannon aux mille bras, / Plus d’yeux que le Temmoku aux trois yeux. / Ses gendarmes sont partout. »

Kyoto n’était pas une cité facile à gouverner. Alors qu’Edo se trouvait bien parti pour la remplacer comme plus grande ville du pays, l’ancienne capitale demeurait un centre économique, politique et militaire. A l’avant-garde de la culture et de l’éducation, les critiques contre le Shōgunat s’y exprimaient davantage. Les bourgeois, depuis le XIVe siècle environ, avaient renoncé à toute ambition militaire ; ils s’étaient tournés vers le commerce et l’artisanat. On les reconnaissait maintenant comme une classe à part, et dans l’ensemble conservatrice.

Le peuple comprenait aussi de nombreux samouraïs qui ménageaient la chèvre et le chou en attendant de voir si les Toyotomis renverseraient les Tokugawas, ainsi qu’un certain nombre de chefs militaires parvenus qui, bien que manquant de noblesse, réussissaient à posséder des armées personnelles d’une importance considérable. Il y avait aussi nombre de rōnins  pareils à ceux de Nara.

Hédonistes et débauchés abondaient dans toutes les classes, en sorte que la quantité des débits de boissons et des bordels était disproportionnée par rapport à la dimension de la ville.

Plutôt que les convictions politiques, l’opportunisme avait tendance à déterminer le loyalisme d’une partie substantielle de la population. L’on nageait dans le sens du courant ; l’on saisissait toutes les occasions qui semblaient favorables.

Une histoire qui circulait en ville à l’époque de la nomination d’Itakura, en 1601, disait qu’avant d’accepter, il demanda à Ieyasu l’autorisation de consulter son épouse. De retour chez lui, il lui déclara : « Depuis la nuit des temps, d’innombrables hommes, à des postes honorifiques, ont accompli des actions remarquables, mais ont fini par attirer l’opprobre sur eux-mêmes et leur famille. Le plus souvent, leur épouse ou leur famille sont à l’origine de leur échec. C’est pourquoi j’estime capital de discuter avec toi de cette nomination. Si tu me jures de ne pas te mêler de mes activités de magistrat, j’accepte le poste. »

L’épouse accepta volontiers, avouant que « les femmes n’ont pas à intervenir dans ce genre d’affaire ». Puis, le lendemain matin, comme Itakura partait pour le château d’Edo, elle constata que le col du sous-vêtement de son époux était de travers. A peine l’eut-elle touché qu’il l’admonesta : « Tu as déjà oublié ton serment. » Il lui fit jurer de nouveau qu’elle n’interviendrait pas. De façon générale, on s’accordait sur le fait qu’Itakura était un fonctionnaire efficace, sévère, mais juste, et que Ieyasu avait été sage de le choisir.

A la mention de son nom, les samouraïs détournèrent les yeux de Musashi. Les hommes d’Itakura patrouillaient de façon régulière dans le quartier, et chacun s’écartait à distance respectueuse. Un jeune homme se fraya un chemin jusque dans l’espace libre, devant Musashi.

— Attendez ! cria-t-il de la voix de stentor qui avait donné l’alerte.

Avec un sourire affecté, Sasaki Kojirō déclara :

— ... Je descendais de mon palanquin lorsque j’ai appris qu’une bataille allait éclater. Depuis quelque temps, je craignais que cela ne se produisît. Je suis consterné de voir qu’elle a lieu ici et maintenant. Je ne suis pas un partisan de l’école Yoshioka. De Musashi moins encore. Toutefois, en ma qualité de guerrier et d’homme d’épée de passage, je me crois qualifié pour lancer un appel au nom du code du guerrier et de la classe des guerriers dans son ensemble.

Il s’exprimait avec force, avec éloquence, mais d’un ton protecteur et parfaitement arrogant.

— ... Laissez-moi vous demander ce que vous allez faire à l’arrivée de la police. N’auriez-vous pas honte d’être pris dans une vulgaire bagarre de rue ? Si vous forcez l’attention des autorités, elles ne traiteront pas cela comme une rixe ordinaire entre bourgeois. Mais la question n’est pas là... L’heure est mal choisie. Le lieu aussi. Quand des samouraïs troublent l’ordre public, la honte en rejaillit sur la classe militaire tout entière. En tant que l’un des vôtres, je vous enjoins de mettre immédiatement fin à ce comportement indécent. S’il faut que vous croisiez le fer pour vider votre querelle, alors, au nom du ciel, respectez les règles de l’art. Choisissez un temps et un lieu !

— Très juste ! dit Jūrōzaemon. Mais si nous fixons un temps et un lieu, pouvez-vous nous garantir que Musashi s’y présentera ?

— Je le ferais volontiers, mais...

— Pouvez-vous le garantir ?

— Que répondre ? Demandez à Musashi !

— Peut-être avez-vous en tête de l’aider à s’échapper !

— Ne soyez pas stupide ! Si je devais me montrer partial envers lui, vous me provoqueriez tous. Il n’est pas mon ami. Je n’ai aucune raison de le protéger. Et s’il quitte Kyoto, vous seuls devrez placarder sa lâcheté dans toute la ville.

— Ça n’est pas suffisant. Nous ne partirons pas d’ici, ce soir, si vous ne nous garantissez que vous le garderez en détention jusqu’au combat.

Kojirō fit rapidement demi-tour. Il bomba le torse et s’approcha de Musashi qui jusque-là avait eu les yeux fixés sur son dos. Leurs regards se croisèrent, comme ceux de deux bêtes sauvages qui s’observent. Il y avait quelque chose de fatal dans l’affrontement de leurs deux amours-propres juvéniles, une reconnaissance de la valeur de l’autre, et peut-être un soupçon de frayeur.

— Musashi, consentez-vous à la rencontre que je propose ?

— Oui.

— Bon.

— Toutefois, je ne souhaite pas que vous vous en mêliez.

— Vous n’acceptez pas de vous en remettre à ma garde ?

— Ce que cela sous-entend me déplaît. Lors de mes combats avec Seijūrō et Denshichirō, je n’ai pas commis la moindre lâcheté. Pourquoi leurs disciples me croient-ils capable de fuir devant un défi de leur part ?

— Bien parlé, Musashi. Je ne l’oublierai pas. Et maintenant, ma garantie mise à part, voudriez-vous fixer l’heure et le lieu ?

— J’accepte l’heure et le lieu qu’ils choisiront, quels qu’ils soient.

— Encore la réponse d’un brave. Où serez-vous, d’ici à l’heure du combat ?

— Je n’ai point d’adresse.

— Si vos adversaires ignorent où vous êtes, comment peuvent-ils vous envoyer un défi écrit ?

— Décidez l’heure et le lieu maintenant. J’y serai.

Kojirō approuva de la tête. Après s’être consulté avec Jūrōzaemon et quelques autres, il revint vers Musashi et lui dit :

— Ils fixent l’heure à cinq heures du matin, après-demain.

— J’accepte.

— L’endroit sera le pin parasol au pied de la colline d’Ichijōji, sur la route du mont Hiei. Le représentant nominal de la maison de Yoshioka sera Genjirō, le fils aîné de Yoshioka Genzaemon, oncle de Seijūrō et Denshichirō. Genjirō étant le nouveau chef de la maison de Yoshioka, le combat aura lieu sous son nom. Mais il est encore un enfant ; aussi est-il stipulé qu’un certain nombre de disciples de l’école Yoshioka l’accompagneront à titre de seconds. Je vous dis cela pour prévenir tout malentendu.

Une fois les promesses protocolairement échangées, Kojirō frappa à la porte de la baraque. La porte s’ouvrit avec circonspection, et les ouvriers de la scierie risquèrent un œil au-dehors.

— Il doit y avoir ici du bois qui ne vous sert pas, dit Kojirō d’un ton bourru. Je veux apposer un écriteau. Trouvez-moi une planche adéquate, et clouez-la à un poteau d’environ un mètre quatre-vingts.

Tandis que l’on rabotait la planche, Kojirō envoya un homme chercher un pinceau et de l’encre. Ces matériaux rassemblés, il inscrivit d’une belle écriture l’heure, le lieu et d’autres détails. Comme précédemment, la notification était rendue publique, ce qui représentait une meilleure garantie qu’un échange privé de serments. Ne pas tenir cette promesse équivaudrait à se ridiculiser publiquement.

Musashi regarda les hommes de l’école Yoshioka dresser la pancarte au carrefour le plus fréquenté du voisinage. Il se détourna avec nonchalance et gagna rapidement le manège de Yanagi.

 

Tout seul dans le noir, Jōtarō était nerveux. Ses yeux et ses oreilles avaient beau être aux aguets, il ne voyait de temps en temps que la lumière d’un palanquin, et n’entendait que l’écho fugace de chansons chantées par des hommes qui rentraient chez eux. Redoutant que Musashi n’eût été blessé ou même tué, il finit par perdre patience et se mit à courir en direction de Yanagimachi.

Il n’avait pas fait cent mètres que la voix de Musashi lui parvint à travers les ténèbres :

— Hé là ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Ah ! vous voilà ! s’exclama l’enfant avec soulagement. Vous étiez si long que j’ai décidé d’aller jeter un coup d’œil.

— Ça n’était pas très malin. Nous risquions de nous manquer.

— Il y avait beaucoup d’hommes de l’école Yoshioka devant la porte ?

— Hum, pas mal.

— Ils n’ont pas essayé de vous attraper ? dit Jōtarō en levant des yeux ironiques vers le visage de son maître. Il n’est rien arrivé du tout ?

— Exact.

— Où allez-vous ? La maison du seigneur Karasumaru est par ici. Je parie que vous êtes impatient de voir Otsū, non ?

— J’ai grande envie de la voir.

— A cette heure de la nuit, elle va en avoir une surprise !

Suivit un silence gêné.

— Jōtarō, tu te souviens de la petite auberge où nous nous sommes rencontrés pour la première fois ? Quel était le nom du village ?

— La maison du seigneur Karasumaru est bien mieux que cette vieille auberge.

— Je suis sûr qu’il n’y a pas de comparaison.

— Tout est bouclé pour la nuit, mais si nous faisons le tour jusqu’à la porte des domestiques, ils nous laisseront entrer. Et quand ils sauront que je vous ai amené, le seigneur Karasumaru lui-même viendra peut-être vous accueillir... Ah ! je voulais vous demander : quelle mouche a piqué cette espèce de moine fou, Takuan ? Il a été si méchant qu’il m’en a rendu malade. Il m’a dit que le mieux à faire avec vous, c’était de vous laisser tranquille. Et il a refusé de me dire où vous étiez ; pourtant, il l’a toujours su parfaitement.

Musashi ne fit point de commentaire. Jōtarō continua de babiller pendant qu’ils cheminaient.

— ... C’est là, dit-il en désignant la porte de derrière.

Musashi s’arrêta mais ne souffla mot.

— ... Vous voyez cette lumière au-dessus de la clôture ? C’est l’aile nord, où Otsū habite. Elle doit veiller en m’attendant.

Comme il s’élançait en direction de la porte, Musashi lui saisit fermement le poignet et dit :

— Un instant. Je n’entre pas. Je veux te charger d’un message pour Otsū.

— Vous n’entrez pas ? Vous n’êtes donc pas ici pour ça ?

— Non. Je voulais seulement m’assurer de ton arrivée sain et sauf.

— Il faut entrer ! Vous ne pouvez partir maintenant ! s’écria-t-il en tirant frénétiquement son maître par la manche.

— Parle plus bas, dit Musashi, et écoute-moi.

— Je n’écouterai pas ! Non ! Vous m’avez promis de venir avec moi.

— Je suis venu, non ?

— Je ne vous ai pas fait venir pour regarder la porte. Je vous ai demandé de venir voir Otsū.

— Calme-toi... Pour autant que je sache, il se peut que je sois mort très bientôt.

— Ça n’a rien de neuf. Vous dites sans arrêt qu’un samouraï doit être prêt à mourir à tout moment.

— Exact, et je crois que c’est une bonne leçon pour moi que de l’entendre de ta bouche. Pourtant, cette fois ne ressemble pas aux autres fois. Je sais déjà que je n’ai pas une chance sur dix d’en réchapper. Voilà pourquoi je ne crois pas qu’il faille voir Otsū.

— C’est absurde.

— A ton âge, tu ne comprendrais pas si je t’expliquais. Mais tu comprendras quand tu seras grand.

— Vous dites bien la vérité ? Vous croyez vraiment que vous allez mourir ?

— Oui. Mais tu ne peux dire cela à Otsū, pas pendant qu’elle est malade. Dis-lui d’être forte, de choisir une voie qui la mène au bonheur. Voilà le message que je veux que tu lui transmettes. Il ne faut pas lui souffler mot de ma mort.

— Je le lui dirai ! Je lui dirai tout ! Comment pourrais-je mentir à Otsū ? Oh ! je vous en prie, je vous en prie, venez avec moi.

Musashi le repoussa.

— Tu ne m’écoutes pas.

Jōtarō ne put retenir ses larmes.

— Mais... mais j’ai tant de peine pour elle. Si je lui dis que vous avez refusé de la voir, son état empirera. Je le sais.

— Voilà bien pourquoi tu dois lui transmettre mon message. Dis-lui qu’il ne serait bon ni pour l’un ni pour l’autre de nous voir aussi longtemps que je m’exerce encore au métier des armes. La voie que j’ai choisie exige de la discipline. Elle demande que je maîtrise mes sentiments, que je mène une vie stoïque, que je me plonge dans les épreuves. Sinon, la lumière que je recherche m’échappera. Réfléchis, Jōtarō. Toi-même, tu vas devoir suivre la même voie, faute de quoi tu ne deviendras jamais un guerrier digne de ce nom.

L’enfant gardait le silence, sauf qu’il pleurait. Musashi l’entoura de son bras et le serra contre lui.

— La Voie du samouraï... l’on n’en connaît pas la fin. Quand je n’y serai plus, il faudra te trouver un bon maître. Je ne puis voir Otsū maintenant parce que je sais qu’au bout du compte elle sera plus heureuse si nous ne nous rencontrons pas. Et quand elle aura trouvé le bonheur elle comprendra ce que j’éprouve en ce moment. Cette lumière... es-tu certain qu’elle vienne de sa chambre ? Elle doit se sentir bien seule. Tu dois aller dormir.

Jōtarō commençait à comprendre dans quel dilemme se trouvait Musashi ; pourtant, il avait l’air un peu renfrogné tandis qu’il se tenait là, tournant le dos à son maître. Il se rendait compte qu’il ne pouvait insister davantage. Levant son visage baigné de larmes, il s’accrocha à l’ultime et faible espoir :

— Quand vous aurez fini vos études, verrez-vous Otsū, lui ferez-vous la cour ? Oui, n’est-ce pas ? Quand vous croirez avoir étudié suffisamment longtemps...

— Oui, ce jour-là.

— Ça sera quand ?

— C’est difficile à dire.

— Deux ans, peut-être ?

Musashi ne répondit pas.

— Trois ans ?

— La voie de la discipline est sans fin.

— Vous ne reverrez jamais Otsū de votre vie ?

— Si les talents avec lesquels je suis né sont les bons, peut-être un jour atteindrai-je mon but. Sinon, il se peut que je sois toute ma vie aussi stupide que je le suis maintenant. Mais il est possible que je meure bientôt. Comment un homme qui a cette perspective pourrait-il s’engager pour l’avenir auprès d’une femme aussi jeune qu’Otsū ?

Il en avait dit plus qu’il ne voulait. Jōtarō parut déconcerté puis déclara triomphalement :

— Inutile de promettre à Otsū quoi que ce soit. Je vous demande seulement de la voir.

— Ce n’est pas aussi simple. Otsū est une jeune femme. Je suis un jeune homme. Il m’est désagréable de te l’avouer, mais si je la rencontrais je serais vaincu par ses larmes, je le crains. Je serais incapable de m’en tenir à ma décision.

Musashi n’était plus l’impétueux adolescent qui avait repoussé Otsū au pont de Hanada. Il était moins égocentrique, moins désinvolte, plus patient et beaucoup plus doux. Peut-être le charme de Yoshino eût-il réveillé les flammes de la passion si Musashi n’avait rejeté l’amour à la façon dont l’eau éteint le feu. Toutefois, quand la femme était Otsū, Musashi manquait de confiance en sa maîtrise de soi. Il savait qu’il ne devait point penser à cette jeune fille sans envisager l’effet qu’il risquait d’avoir sur sa vie à elle.

Jōtarō entendit la voix de Musashi près de son oreille :

— ... Tu comprends, maintenant ?

L’enfant s’essuya les yeux mais lorsqu’il écarta la main de son visage et regarda autour de lui, il ne vit qu’un épais brouillard sombre.

— Sensei ! cria-t-il.

Il eut beau courir jusqu’à l’angle du long mur de terre, il savait bien que ses cris ne ramèneraient jamais le jeune homme. Il appuya son visage contre le mur ; les larmes jaillirent à nouveau. Il se sentait complètement vaincu, une nouvelle fois, par le raisonnement d’un adulte. Il pleura jusqu’à ce que sa gorge se serrât au point que nul son n’en sortît ; mais des sanglots convulsifs continuèrent à lui secouer les épaules.

Remarquant une femme devant la porte des domestiques, il pensa qu’il devait s’agir d’une des filles de cuisine qui rentrait d’une course tardive, et se demanda si elle l’avait entendu pleurer. La silhouette obscure leva son voile et s’avança lentement vers lui.

— Jōtarō ? C’est toi, Jōtarō ?

— Otsū ! Que faites-vous ici, dehors ? Dans votre état !

— Je m’inquiétais à ton sujet. Pourquoi es-tu parti sans rien dire à personne ? Où donc étais-tu pendant tout ce temps ? On a allumé les lampes, on a fermé le portail, et tu n’étais toujours pas rentré. Je ne peux te dire à quel point j’étais inquiète.

— Vous êtes folle. Et si votre fièvre remonte ? Retournez vous coucher tout de suite !

— Pourquoi pleurais-tu ?

— Je vous le dirai plus tard.

— Je veux le savoir maintenant. Pour te bouleverser à ce point, il doit s’être passé quelque chose. Tu as couru après Takuan, n’est-ce pas ?

— Euh... oui.

— As-tu découvert où se trouve Musashi ?

— Takuan est mauvais. Je le déteste !

— Il ne te l’a pas dit ?

— Euh... non.

— Tu me caches quelque chose.

— Oh ! vous êtes impossibles, tous les deux ! gémit Jōtarō. Vous et mon imbécile de maître. Je ne peux rien vous dire avant que vous ne vous couchiez et que je ne vous mette une serviette froide sur la tête. Si vous ne rentrez pas tout de suite, je vous fais rentrer de force.

La saisissant d’une main par le poignet et tambourinant de l’autre à la porte, il cria furieusement :

— ... Ouvrez ! La malade est ici, dehors. Si vous ne vous dépêchez pas, elle va geler sur place !

 

 

 

Un toast au lendemain

 

Matahachi fit halte sur la route caillouteuse, et s’essuya le front. Il avait couru tout le chemin de l’avenue Gojō à la colline de Sannen. Sa face était fort rouge, mais plus à cause du saké qu’il avait bu que de son exceptionnel effort physique. Il plongea sous le portail en ruine et contourna, toujours courant, la maisonnette au-delà du jardin potager.

— Mère ! appela-t-il d’un ton pressant, puis il jeta un coup d’œil à l’intérieur et marmonna : Est-ce qu’elle dort encore ?

Après s’être arrêté au puits pour se laver les mains et les pieds, il entra dans la maison. Osugi cessa de ronfler, ouvrit un œil et se réveilla.

— Pourquoi fais-tu un pareil vacarme ? demanda-t-elle d’un ton rogue.

— Ah ! tu te réveilles enfin ?

— Que veux-tu dire ?

— Il suffit que je m’asseye une minute pour que tu commences à ronchonner sur ma paresse, et m’asticotes pour que je recherche Musashi.

— Eh bien, répliqua Osugi indignée, je te prie de me pardonner d’être vieille. Ma santé a besoin de sommeil, mais tout va bien du côté de l’esprit. Je ne me sens pas bien depuis la nuit où Otsū est partie. Et mon poignet, à l’endroit où Takuan l’a saisi, me fait mal encore.

— Pourquoi faut-il que chaque fois que je me sens bien tu te mettes à te plaindre de quelque chose ?

Les yeux d’Osugi lancèrent des éclairs.

— Tu ne m’entends pas souvent me plaindre, en dépit de mon âge. As-tu appris quelque chose, sur Otsū ou Musashi ?

— Les seules personnes de la ville à ne pas avoir appris la nouvelle, ce sont les vieilles femmes qui dorment du matin au soir.

— La nouvelle ! Quelle nouvelle ?

Aussitôt, Osugi se rapprocha de son fils.

— Musashi va se battre pour la troisième fois contre l’école Yoshioka.

— Quand ? Où ?

— Il y a une pancarte, à Yanagimachi, qui fournit tous les détails. La chose aura lieu demain matin de bonne heure au village d’Ichijōji.

— Yanagimachi ! C’est le quartier réservé.

Les yeux d’Osugi rétrécirent.

— ... Que faisais-tu donc à traîner au milieu de la journée dans un pareil endroit ?

— Je ne traînais pas, répondit Matahachi sur la défensive. Tu prends toujours les choses en mauvaise part. J’étais là parce que c’est un bon endroit pour attraper des nouvelles.

— Passons ; simple taquinerie de ma part. Je suis satisfaite que tu te sois rangé, et ne retournes pas à la mauvaise vie que tu menais. Mais j’ai bien entendu ? Tu dis bien demain matin ?

— Oui, à cinq heures.

Osugi réfléchit.

— Ne m’as-tu pas dit que tu connaissais quelqu’un à l’école Yoshioka ?

— Si, mais je ne l’ai pas rencontré dans des circonstances très favorables. Pourquoi ?

— Je veux que tu me conduises à l’école, immédiatement. Prépare-toi.

Matahachi fut encore une fois frappé par l’impétuosité des gens âgés. Sans bouger, il dit froidement :

— Pourquoi s’exciter ? Il n’y a pas le feu. Qu’espères-tu, en allant à l’école Yoshioka ?

— Offrir nos services, bien sûr.

— Hein ?

— Ils vont tuer Musashi demain. Je leur demanderai de nous laisser nous joindre à eux. Il se peut que nous ne soyons pas d’un grand secours, mais du moins pourrons-nous sans doute recevoir un bon coup.

— Tu plaisantes, mère ! dit en riant Matahachi.

— Qu’y a-t-il de si drôle ?

— Tu es si naïve !

— Comment oses-tu me parler ainsi ? C’est toi, le naïf.

— Au lieu de discuter, sors et regarde autour de toi. Les Yoshiokas sont assoiffés de sang ; c’est leur dernière chance. Les règles du combat n’auront pour eux aucun sens. Ils ne pourront sauver la maison de Yoshioka qu’en tuant Musashi... par n’importe quel moyen. Ce n’est pas un secret qu’ils vont l’attaquer en force.

— Vraiment ? ronronna Osugi. Alors, Musashi est perdu... Non ?

— Je n’en suis pas sûr. Peut-être amènera-t-il des renforts. En ce cas, il s’agira d’une véritable bataille. Beaucoup de gens croient que c’est là ce qui se produira.

— Peut-être ont-ils raison, mais cela reste ennuyeux. Nous ne pouvons rester les bras croisés à laisser quelqu’un d’autre le tuer après l’avoir aussi longtemps recherché.

— Je suis d’accord, et j’ai un plan, fit Matahachi tout excité. Si nous arrivons là-bas avant la bataille, nous pourrons nous présenter aux Yoshiokas et leur dire pourquoi nous recherchons Musashi. Je suis certain qu’ils nous laisseront porter un coup au cadavre. Alors nous pourrons prendre une mèche de cheveux, ou une manche, ou quelque chose comme ça, et nous en servir pour prouver aux gens de chez nous que nous l’avons tué. Voilà qui restaurerait notre prestige, tu ne crois pas ?

— Ton plan est bon, mon fils. Je ne vois pas de meilleure solution.

Assise bien droite, effaçant les épaules, elle semblait oublier qu’elle lui avait autrefois proposé la même chose.

— ... Non seulement cela rétablirait notre réputation mais, Musashi mort, Otsū serait comme un poisson hors de l’eau.

Sa mère ayant recouvré son calme, Matahachi se sentit soulagé – mais il avait de nouveau soif.

— Eh bien, voilà qui est réglé. Nous avons quelques heures devant nous. Tu ne crois pas que nous devrions prendre un peu de saké avant dîner ?

— Hum... bon. Fais-en apporter un peu ici. J’en boirai un peu moi-même afin de fêter notre victoire proche.

Comme il posait les mains sur les genoux pour se lever, il regarda d’un côté, cligna et écarquilla les yeux.

— Akemi ! cria-t-il en courant à la petite fenêtre.

Elle se blottissait sous un arbre, tout près, comme un chat pris en faute et qui n’a pas réussi à s’enfuir à temps. Le fixant d’un regard incrédule, elle hoqueta :

— Matahachi, c’est toi ?

— Que fais-tu ici ?

— Oh ! je loge dans cette auberge depuis quelque temps.

— Je n’en avais pas la moindre idée. Es-tu avec Okō ?

— Non.

— Tu ne vis plus avec elle ?

— Non. Tu connais Gion Tōji, n’est-ce pas ?

— J’ai entendu parler de lui.

— Lui et Mère se sont enfuis ensemble.

Sa clochette tinta tandis qu’elle levait sa manche afin de cacher ses larmes. L’ombre de l’arbre avait une tonalité bleuâtre ; la nuque de la jeune fille, sa main délicate, tout en elle différait beaucoup de l’Akemi dont Matahachi se souvenait. L’éclat enfantin qui l’avait tellement charmé à Ibuki, et qui avait consolé sa tristesse au Yomogi s’était évanoui.

— Matahachi, dit Osugi, soupçonneuse, à qui donc parles-tu là ?

— C’est la jeune fille dont je t’ai déjà parlé. La fille d’Okō.

— Elle ? Que faisait-elle ? Elle écoutait aux portes ?

Matahachi se tourna vers elle en disant avec irritation :

— Pourquoi toujours de pareilles conclusions ? Elle loge ici. Elle passait seulement par hasard. C’est bien ça, Akemi ?

— Oui, j’étais à cent lieues de te croire ici ; pourtant, une fois, j’y ai vu cette jeune fille appelée Otsū.

— Tu lui as parlé ?

— Pas vraiment ; mais plus tard, je me suis posé des questions. N’est-ce pas la jeune fille à qui tu étais fiancé ?

— Si.

— Je le pensais bien. Ma mère t’a créé beaucoup d’ennuis, n’est-ce pas ?

Matahachi ignora la question.

— Tu n’es pas encore mariée ? Tu as quelque chose de différent, je ne sais au juste quoi.

— Après ton départ, Mère m’a fait la vie dure. J’ai patienté le plus longtemps possible, parce qu’elle est ma mère. Mais l’an dernier, alors que nous étions à Sumiyoshi, je me suis enfuie.

— Elle a gâché nos deux vies, tu ne crois pas ? Mais attends un peu. En fin de compte, elle aura ce qu’elle mérite.

— Même si elle ne l’a pas, ça m’est égal. Je voudrais seulement savoir ce que je vais faire désormais.

— Moi aussi. L’avenir ne paraît pas très brillant. J’aimerais faire la paix avec Okō, mais je suppose que je me bornerai à l’imaginer.

Cependant qu’ils gémissaient sur leurs difficultés, Osugi s’était affairée à ses préparatifs de voyage. A ce moment, elle fit claquer sa langue et dit sévèrement :

— Matahachi ! Pourquoi restes-tu planté là à te lamenter avec une personne qui n’a rien à faire avec nous ? Viens m’aider !

— Oui, mère.

— Au revoir, Matahachi. A bientôt.

L’air abattu et mal à l’aise, Akemi se hâta de partir. Bientôt, on alluma une lampe, et la servante parut avec les plateaux du dîner et le saké. Mère et fils échangèrent des coupes sans regarder la note, posée entre eux sur le plateau. Les serviteurs, venus à tour de rôle présenter leurs respects, furent suivis par l’aubergiste en personne.

— Ainsi, vous partez ce soir ? dit-il. Ç’a été un plaisir que de vous avoir aussi longtemps parmi nous. Je regrette que nous n’ayons pu vous traiter comme vous le méritez. Nous espérons vous revoir à votre prochain séjour à Kyoto.

— Merci, répondit Osugi. Il se peut fort bien que je revienne. Voyons, cela fait trois mois, n’est-ce pas... depuis la fin de l’année ?

— Oui, à peu près. Vous allez nous manquer.

— Voulez-vous prendre un peu de saké avec nous ?

— C’est bien aimable à vous. C’est tout à fait inhabituel, que de partir le soir. Qu’est-ce qui vous a fait prendre une pareille décision ?

— A vrai dire, une affaire importante et soudaine. A propos, auriez-vous par hasard une carte du village d’Ichijōji ?

— Voyons, c’est une petite localité de l’autre côté de Shirakawa, près du sommet du mont Hiei. Je ne crois pas que vous deviez vous y rendre en pleine nuit. C’est tout à fait désert et...

— Peu importe, interrompit Matahachi. Auriez-vous seulement l’amabilité de nous dessiner un plan ?

— Avec plaisir. Un de mes serviteurs est de là-bas. Il me fournira les renseignements nécessaires. Ichijōji n’a pas beaucoup d’habitants, vous savez, mais s’étend sur une fort vaste superficie.

Matahachi, un peu ivre, dit sèchement :

— Ne vous inquiétez pas de l’endroit où nous allons. Nous voulons seulement savoir comment y aller.

— Oh ! excusez-moi. Préparez-vous tranquillement.

En se frottant les mains l’une contre l’autre avec obséquiosité, il s’inclina et sortit sur la véranda. Comme il allait descendre dans le jardin, trois ou quatre de ses employés accoururent vers lui ; leur chef, tout excité, demanda :

— Elle n’est pas venue par ici ?

— Qui donc ?

— La jeune fille, celle qui logeait dans la chambre du fond.

— Eh bien, que lui est-il arrivé ?

— Je suis certain de l’avoir vue plus tôt dans la soirée, mais alors, j’ai regardé dans sa chambre, et...

— Au fait !

— Nous ne la trouvons plus.

— Espèce d’idiot ! cria l’aubergiste dont la face indignée n’exprimait plus la servilité mielleuse qu’il avait manifestée quelques instants plus tôt. A quoi bon courir partout comme ça maintenant qu’elle est partie ? Nous aurions dû deviner à son air qu’il y avait quelque chose qui clochait. Tu as laissé passer une semaine sans t’assurer qu’elle avait de l’argent. Comment continuer à travailler si tu fais des idioties pareilles ?

— Pardon, monsieur. Elle avait l’air convenable.

— Eh bien, il est trop tard, maintenant. Tu ferais mieux de voir si quelque chose manque dans les chambres des autres clients. Oh ! quelle bande de crétins !

Il s’éloigna en tempêtant vers le devant de l’auberge. Osugi et Matahachi burent encore un peu de saké puis la vieille femme passa au thé, et conseilla à son fils d’en faire autant.

— Je finis ce qui reste, dit-il en se versant une nouvelle coupe. Je ne veux rien manger.

— C’est mauvais pour toi de ne pas manger. Prends au moins un peu de riz et des légumes au vinaigre.

Employés et domestiques couraient dans le jardin et les couloirs en agitant leurs lanternes.

— ... Ils ne semblent pas l’avoir attrapée, dit Osugi. Je ne veux pas m’en mêler ; aussi me suis-je tue devant l’aubergiste ; mais ne crois-tu pas que la fille qu’ils recherchent soit celle à qui tu parlais tout à l’heure ?

— Ça ne m’étonnerait pas.

— Mon Dieu, l’on ne saurait espérer grand-chose de la fille d’une mère comme la sienne. Pourquoi diable as-tu été aussi aimable avec elle ?

— J’éprouve une espèce de pitié pour elle. Sa vie a été dure.

— Eh bien, veille à ne pas dire que tu la connais. Si l’aubergiste croit qu’elle a des relations quelconques avec nous, il exigera que nous réglions sa note.

Matahachi avait autre chose en tête. Les mains derrière la nuque, il s’étendit sur le dos en grommelant :

— Je pourrais la tuer, cette putain ! Je la revois. Ce n’est pas Musashi qui m’a détourné du droit chemin, mais Okō !

Osugi le réprimanda vertement :

— Ne fais pas l’imbécile ! A supposer que tu tues Okō – quel en serait le bénéfice pour notre réputation ? Personne au village ne la connaît, ni ne s’en soucie.

A deux heures, l’aubergiste vint avec une lanterne à la véranda pour annoncer l’heure. Matahachi s’étira et demanda :

— Vous avez attrapé la fille ?

— Non ; pas trace, répondit-il avec un soupir. Elle était jolie ; aussi les employés ont-ils cru que même si elle ne pouvait régler sa note, nous pourrions rentrer dans notre argent en la gardant ici quelque temps, si vous voyez ce que je veux dire. Hélas ! elle a été un peu trop rapide pour nous.

Assis au bord de la véranda, Matahachi attachait ses sandales. Après avoir attendu environ une minute, il cria d’un ton irrité :

— Mère, qu’est-ce que tu fabriques, là-dedans ? Tu es toujours en train de me presser, mais au dernier moment tu n’es jamais prête !

— Un instant. Matahachi, t’ai-je donné la bourse que je porte dans mon sac de voyage ? J’ai payé la note avec de l’argent que j’avais dans ma ceinture, mais l’argent de notre voyage se trouvait dans la bourse.

— Je ne l’ai pas vue.

— Viens un peu ici. Voici un bout de papier avec ton nom dessus. Quoi !... Comment ? Quelle audace ! Cela dit... cela dit qu’étant donné que vous vous connaissez de longue date, elle espère que tu lui pardonneras d’emprunter cet argent. Emprunter... emprunter !

— C’est l’écriture d’Akemi.

Osugi se retourna contre l’aubergiste :

— Dites donc ! En cas de vol d’un client, vous êtes responsable.

— Vraiment ? répliqua-t-il avec un large sourire. D’ordinaire, ce serait le cas mais puisqu’il apparaît que vous connaissez la jeune fille, je crains bien d’avoir à vous prier d’abord de vous occuper de sa note.

Les yeux d’Osugi roulaient furieusement dans leurs orbites, tandis qu’elle bégayait :

— De... de quoi parlez-vous ? Comment ? Je n’ai jamais vu de ma vie cette sale voleuse ; Matahachi ! Assez lambiné ! Si nous ne nous mettons pas en route, nous allons entendre le coq chanter.

 

 

 

Le piège mortel

 

La lune était encore haut dans le ciel du petit matin ; aussi les ombres des hommes qui grimpaient le sentier blanc de la montagne se heurtaient-elles bizarrement, ce qui accroissait le malaise des grimpeurs.

— Je ne m’attendais pas à ça, dit l’un.

— Moi non plus. Il y a beaucoup d’absents. J’étais sûr que nous serions au moins cent cinquante.

— Hum... Il n’y a pas l’air d’y en avoir la moitié.

— Je suppose que lorsque Genzaemon arrivera avec ses hommes, nous serons environ soixante-dix en tout.

— Quelle pitié ! La Maison de Yoshioka n’est certes plus ce qu’elle était.

D’un autre groupe :

— Qu’importe ceux qui ne sont pas ici ! Le dōjō étant fermé, beaucoup d’hommes doivent penser d’abord à gagner leur vie. Les plus fiers et les plus fidèles sont ici. C’est plus important que le nombre !

— Bien dit ! S’il y avait ici cent ou deux cents hommes, ils ne feraient que se gêner.

— Ha ! ha ! On fait encore les braves en paroles. Rappelez-vous le Rengeōin. Vingt hommes debout tout autour, et Musashi s’en est encore tiré !

Le mont Hiei et les autres pics étaient encore profondément endormis dans les plis des nuages. Les hommes se trouvaient rassemblés à l’embranchement d’une petite route de campagne ; l’un des sentiers menait au sommet du Hiei, et l’autre bifurquait en direction d’Ichijōji. La route était abrupte, caillouteuse et profondément ravinée. Autour du point de repère le plus visible, un grand pin déployé comme un gigantesque parasol, se tenait un groupe des principaux disciples. Assis par terre, pareils à autant de crabes nocturnes, ils discutaient du terrain :

— La route a trois branches ; aussi la question est-elle de savoir laquelle empruntera Musashi. La meilleure stratégie consiste à diviser les hommes en trois groupes, et à en poster un à chaque embranchement. Ensuite, Genjirō et son père peuvent rester ici avec une troupe d’une dizaine de nos hommes les plus forts : Miike, Ueda et les autres.

— Non, le sol est trop accidenté pour concentrer un grand nombre d’hommes en un seul endroit. Nous devrions les disséminer le long des embranchements, et les maintenir cachés jusqu’à ce que Musashi soit à mi-pente. Alors, ils pourront l’attaquer simultanément par le front et par l’arrière.

Il y avait beaucoup d’allées et venues au sein des groupes, les ombres mouvantes avaient l’air embrochées sur leurs lances ou leurs longs fourreaux. En dépit d’une tendance à sous-estimer leur ennemi, il ne se trouvait pas de lâches parmi eux.

— Le voilà ! cria un homme qui se tenait à la périphérie.

Les ombres se pétrifièrent. Le sang se glaça dans les veines de chacun des samouraïs.

— Du calme. Ce n’est que Genjirō.

— Comment ? Il arrive en palanquin !

— Et alors ? Ce n’est qu’un enfant.

Les lanternes qui s’approchaient lentement, balancées aux vents froids du mont Hiei, paraissaient ternes en comparaison du clair de lune. Quelques minutes plus tard, Genzaemon descendit de son palanquin en déclarant :

— Je suppose que nous sommes au complet maintenant.

Genjirō, un garçon de treize ans, sortit du palanquin voisin. Le père et le fils portaient des serre-tête blancs étroitement noués, et leur hakama était retroussé haut. Genzaemon dit à son fils d’aller se placer sous le pin. Le jeune garçon acquiesça en silence, tandis que son père lui tapotait le front pour l’encourager, en ajoutant :

— ... La bataille a lieu en ton nom mais ce sont les disciples qui se battront. Comme tu es trop jeune pour y prendre part, tu n’as rien d’autre à faire qu’à te tenir là et à regarder.

Genjirō courut droit à l’arbre où il prit une pose aussi raide et digne que celle d’un mannequin de samouraï à la Fête des Jeunes Garçons.

— ... Nous sommes un peu en avance, dit Genzaemon. Le soleil ne se lèvera que dans un moment.

Il fouilla dans sa ceinture, et en sortit une longue pipe à gros fourneau.

— ... Quelqu’un a-t-il du feu ? demanda-t-il avec désinvolture en montrant bien aux autres qu’il était totalement maître de soi.

Un homme s’avança et dit :

— Monsieur, avant de vous mettre à fumer, ne pensez-vous pas que nous devrions décider comment il convient de répartir les combattants ?

— Oui, je crois que tu as raison. Postons-les rapidement de manière à être bien prêts. Comment vas-tu procéder ?

— Il y aura une force centrale ici, près de l’arbre. D’autres hommes se cacheront à une vingtaine de pas d’intervalle, des deux côtés des trois routes.

— Qui sera ici, près de l’arbre ?

— Vous, moi et une dizaine d’autres. Par notre présence, nous pourrons protéger Genjirō et nous tenir prêts à nous joindre à la mêlée quand l’arrivée de Musashi sera signalée.

— Un instant, dit Genzaemon en méditant sur cette stratégie avec une prudence judicieuse. Si les hommes sont dispersés de la sorte, ils ne seront qu’une vingtaine pour l’attaquer au départ.

— Certes, mais il sera cerné.

— Pas nécessairement. Tu peux être sûr qu’il amènera du renfort. Et il faut te rappeler qu’il est aussi habile à se tirer d’un mauvais pas qu’à se battre, si ce n’est plus. N’oublie pas le Rengeōin. Il pourrait frapper en un point où nos hommes seraient très dispersés, en blesser trois ou quatre, puis s’en aller. Après quoi, il irait partout se vanter d’avoir affronté plus de soixante-dix membres de l’école Yoshioka, et d’en être sorti vainqueur.

— Jamais nous ne le laisserons faire.

— Ce serait sa parole contre la nôtre. Même s’il amène des renforts, les gens considéreront ce combat comme ayant eu lieu entre lui seul et l’école Yoshioka tout entière. Et leurs sympathies iront à l’homme d’épée isolé.

— Je crois, intervint Miike Jūrōzaemon, qu’il va sans dire que s’il en réchappe à nouveau nous ne le ferons jamais oublier, quoi que nous prétendions. Nous sommes ici pour tuer Musashi, et ne saurions faire trop les délicats sur la façon de pratiquer. Les morts se taisent.

Jūrōzaemon ordonna à quatre hommes du groupe le plus proche de s’avancer. Trois d’entre eux portaient de petits arcs, et le quatrième un mousquet. Il les disposa face à Genzaemon.

— ... Peut-être aimeriez-vous voir quelles précautions nous avons prises.

— Ah ! des armes de jet.

— Nous pouvons les placer sur les hauteurs ou dans les arbres.

— Ne nous accusera-t-on pas de recourir à une tactique déloyale ?

— Ce que l’on dira nous importe moins que d’avoir à coup sûr la peau de Musashi.

— Soit. Si vous êtes prêts à affronter la critique, je n’ai rien à ajouter, dit le vieil homme avec soumission. Même si Musashi amène cinq ou six hommes, il a peu de chances d’en réchapper alors que nous avons des arcs, des flèches et une arme à feu... Allons, si nous restons plantés ici nous risquons d’être pris par surprise. Je vous laisse répartir les hommes, mais placez-les à leur poste sans délai.

Les ombres se dispersèrent comme des oies sauvages dans un marais ; certains plongèrent dans des halliers de bambous, d’autres disparurent derrière des arbres ou se tapirent sur les talus séparant les rizières. Les trois archers montèrent jusqu’à un endroit plus élevé qui dominait le terrain. Au-dessous, le mousquetaire grimpa dans les hautes branches du pin parasol. Comme il se faufilait pour se cacher, des aiguilles de pin et de l’écorce tombèrent en cascade sur Genjirō. Voyant l’enfant se tortiller, Genzaemon lui demanda sur un ton de reproche :

— ... Déjà nerveux ? Un peu de courage, voyons !

— Ce n’est pas ça. J’ai des aiguilles de pin dans le dos.

— Reste tranquille et supporte-les. Ce sera pour toi une expérience salutaire. Quand le vrai combat commencera, observe attentivement.

Le long de l’embranchement de l’est, un grand cri s’éleva :

— Arrête, espèce d’imbécile !

On entendit des froissements de bambous assez sonores pour avertir quiconque n’était pas sourd que des hommes se cachaient tout le long des routes. Genjirō cria : « J’ai peur ! » en s’accrochant à la taille de son père. Jūrōzaemon se dirigea aussitôt vers le lieu de cette agitation, bien que quelque chose lui dît qu’il s’agissait d’une fausse alerte. Sasaki Kojirō vociférait contre un des hommes de l’école Yoshioka :

— Tu ne vois donc pas clair ? En voilà une idée, de me prendre pour Musashi ! J’arrive ici en qualité de témoin, et tu te précipites sur moi avec une lance. Quel âne !

Les hommes de l’école Yoshioka étaient en colère, eux aussi ; certains d’entre eux le soupçonnaient de les espionner. Ils se retenaient, mais continuaient de lui boucher le passage. Jūrōzaemon ayant traversé l’attroupement, Kojirō s’en prit à lui :

— ... Je suis venu en qualité de témoin, mais vos hommes me traitent en ennemi. S’ils agissent sur votre ordre, je serai plus qu’heureux, pour malhabile homme d’épée que je sois, de vous affronter. Je n’ai aucune raison d’aider Musashi ; en revanche, j’ai mon honneur à défendre. D’autre part, cela me fournirait une occasion bienvenue d’humecter de sang frais ma « Perche à sécher », chose que j’ai négligé de faire depuis quelque temps.

C’était un tigre crachant le feu. Les membres de l’école Yoshioka qu’avaient trompés ses airs de bellâtre furent stupéfaits de son audace. Jūrōzaemon, bien déterminé à montrer que la langue de Kojirō ne l’effrayait pas, se mit à rire :

— Ha ! ha ! Vous voilà tout hors de vous, hein ? Mais dites-moi, qui donc au juste vous a prié d’être témoin ? Je ne me souviens d’aucune requête de ce genre. Serait-ce Musashi ?

— Ne dites pas d’absurdités. Quand nous avons apposé l’écriteau, à Yanagimachi, j’ai fait savoir aux deux parties que je jouerais le rôle de témoin.

— Je vois. C’est vous-même qui l’avez dit. En d’autres termes, Musashi ne vous l’a pas demandé, non plus que nous. Vous avez pris sur vous de venir en observateur. Or, le monde est plein de gens qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas.

— C’est une insulte ! aboya Kojirō.

— Allez-vous-en ! cria Jūrōzaemon en postillonnant. Nous ne sommes pas ici pour faire du théâtre.

Kojirō, vert de rage, se détacha prestement du groupe et recula en courant de quelques pas dans le sentier.

— Prenez garde, espèces de salauds ! cria-t-il en se préparant à l’attaque.

Genzaemon, lequel avait suivi Jūrōzaemon, dit :

— Attendez, jeune homme !

— Attendez vous-même ! vociféra Kojirō. Je n’ai rien à voir avec vous. Mais je vous montrerai ce qui arrive aux gens qui m’insultent !

Le vieil homme courut à lui.

— Allons, allons, vous prenez trop au sérieux cette affaire ! Nos hommes sont sur les nerfs. Je suis l’oncle de Seijūrō, et j’ai appris de lui que vous êtes un remarquable homme d’épée. Je suis certain qu’il y a eu une erreur quelconque. J’espère que vous me pardonnerez personnellement la conduite de nos hommes.

— Je vous sais gré de m’accueillir ainsi. J’ai été en bons termes avec Seijūrō, et veux du bien à la maison de Yoshioka, quoique je ne croie pas devoir jouer le rôle de second. Mais ce n’est pas une raison pour que vos hommes m’insultent.

S’agenouillant pour une révérence protocolaire, Genzaemon répondit :

— Vous avez parfaitement raison. J’espère que vous oublierez ce qui s’est passé, pour l’amour de Seijūrō  et de Denshichirō.

Le vieil homme choisissait avec tact ses paroles, dans la crainte que Kojirō, s’il était offensé, n’allât révéler partout la lâche stratégie qu’ils avaient adoptée. La colère de Kojirō tomba.

— Levez-vous, monsieur. Je suis gêné de voir un aîné s’incliner devant moi.

En une rapide volte-face, celui qui maniait « la Perche à sécher » mettait maintenant à profit son éloquence pour encourager les hommes de l’école Yoshioka, et dénigrer Musashi :

— ... J’ai été quelque temps en termes amicaux avec Seijūrō, et, comme je l’ai déjà dit, je n’ai aucun lien avec Musashi. Il est tout naturel que je sois favorable à la maison de Yoshioka... J’ai vu bien des conflits entre guerriers, mais n’ai jamais été le témoin d’une tragédie comme celle dont vous êtes les victimes. Il est incroyable que la maison qui a servi les Shōguns Ashikaga en tant qu’instructeurs dans les arts martiaux soit discréditée par un simple lourdaud de la campagne.

Ces paroles, prononcées comme si Kojirō eût délibérément essayé de leur échauffer les oreilles, furent accueillies avec une attention ravie. Sur la face de Jūrōzaemon était peinte une expression de regret d’avoir parlé si grossièrement à un homme qui n’avait que bienveillance envers la maison de Yoshioka. Cette réaction n’échappa point à Kojirō. Il prit son élan :

— ... Dans l’avenir, j’ai l’intention de fonder ma propre école. Ce n’est donc point par curiosité que j’observe les combats et étudie la tactique des autres guerriers. Cela fait partie de mon éducation. Toutefois, je ne crois pas avoir jamais été le témoin, ou entendu parler d’un combat qui m’ait plus irrité que vos deux rencontres avec Musashi. Pourquoi donc, alors qu’un si grand nombre d’entre vous se trouvaient au Rengeōin, et précédemment au Rendaiji, avez-vous laissé Musashi s’échapper de manière à pouvoir plastronner dans les rues de Kyoto ? Voilà ce que je ne puis comprendre.

Il lécha ses lèvres sèches, et continua :

— ... Certes, Musashi se bat avec une ténacité surprenante, pour un homme d’épée errant. Si je le sais moi-même, c’est uniquement pour l’avoir vu à deux reprises. Mais au risque de paraître me mêler de ce qui ne me regarde pas, je tiens à vous faire part de ma découverte au sujet de Musashi.

Sans mentionner le nom d’Akemi, il s’expliqua :

— ... Le premier renseignement, je l’ai obtenu lorsque j’ai rencontré par hasard une femme qui le connaissait depuis qu’il avait dix-sept ans. En complétant ce qu’elle m’a dit avec d’autres bribes d’informations recueillies ici et là, je puis vous donner un résumé assez exhaustif de sa vie... Fils d’un samouraï de la province de Mimasaka, il s’est enfui pour aller à la bataille de Sekigahara ; rentré chez lui, il a commis tant d’atrocités qu’on l’a chassé du village. Depuis lors, il rôde à travers le pays... Bien qu’il soit un vaurien, il possède un certain talent au sabre. Et physiquement il est d’une force extrême. En outre, il se bat sans se soucier de sa propre vie. C’est pourquoi les méthodes orthodoxes d’escrime sont inefficaces contre lui, tout comme la raison est inefficace contre la folie. Vous devez le prendre au piège à la façon d’une bête féroce, ou vous échouerez. Maintenant, considérez quel est votre ennemi, et tirez vos plans en conséquence !

Genzaemon, avec beaucoup de cérémonies, remercia Kojirō et entreprit de décrire les précautions que l’on avait prises. Kojirō approuva de la tête.

— Grâce à tout cela, il n’a sans doute aucune chance de s’en tirer vivant. Pourtant, il me semble que vous pourriez inventer une ruse plus efficace.

— Une ruse ? répéta Genzaemon en considérant d’un regard neuf et un peu moins admiratif le visage suffisant de Kojirō. Je vous remercie, mais je crois que nous en avons assez fait déjà.

— Non, mon ami, non. Si Musashi arrive en montant le sentier de manière honnête, franche, il n’a sans doute aucune chance de s’en tirer. Mais qu’adviendrait-il s’il éventait votre stratégie et ne se montrait pas du tout ? Alors, tous vos plans seraient inutiles, vous ne croyez pas ?

— S’il agit ainsi, nous n’aurons qu’à placarder des écriteaux dans la ville entière afin de faire de lui la risée de Kyoto.

— Nul doute que cela relèverait votre prestige dans une certaine mesure ; mais n’oubliez pas qu’il resterait libre d’aller partout déclarer que votre tactique était déloyale. En ce cas, vous n’auriez pas vengé tout à fait l’honneur de votre maître. Vos préparatifs n’ont de sens que si vous tuez Musashi ici, aujourd’hui. Pour être certains d’y réussir, vous devez prendre des mesures assurant qu’effectivement il vienne ici et tombe dans le piège mortel que vous avez tendu.

— Existe-t-il un moyen de le faire ?

— Assurément. Et même, j’en vois plusieurs.

La voix de Kojirō était pleine de confiance. Il se pencha en avant et, avec une expression de cordialité que l’on ne voyait pas souvent sur son visage fier, chuchota quelques mots à l’oreille de Genzaemon.

— ... Qu’en dites-vous ? demanda-t-il à voix haute.

— Hum... Je vois ce que vous voulez dire.

Le vieil homme acquiesça à plusieurs reprises, puis se tourna vers Jūrōzaemon et lui murmura le stratagème.

 

 

 

Rencontre au clair de lune

 

Il était déjà plus de minuit quand Musashi parvint à la petite auberge, au nord de Kitano, où il avait rencontré Jōtarō pour la première fois. L’aubergiste stupéfait l’accueillit cordialement et lui prépara vite un endroit pour dormir.

Musashi sortit le matin de bonne heure, et rentra tard le soir en offrant au vieux un sac de patates douces de Kurama. Il lui montra également une pièce de coton blanc de Nara, achetée dans une boutique proche, et demanda si l’on pouvait lui en faire un gilet de corps, une ceinture et un pagne.

L’aubergiste obligeant porta le tissu à une voisine couturière et, au retour, acheta du saké. Avec les patates douces il confectionna un ragoût, et bavarda avec Musashi devant le ragoût et le saké jusqu’à minuit, heure où la couturière apporta les vêtements. Musashi les plia soigneusement et les plaça à côté de son oreiller avant de s’endormir.

Longtemps avant l’aube, un bruit d’eau qui éclaboussait réveilla le vieux. Regardant au-dehors, il constata que Musashi s’était baigné à l’eau froide du puits et se tenait debout dans le clair de lune ; portant ses sous-vêtements neufs, il était en train de passer son vieux kimono.

Musashi déclara qu’un peu las de Kyoto, il avait résolu de se rendre à Edo ; il promettait qu’à son retour à Kyoto, dans trois ou quatre ans, il descendrait à l’auberge.

L’aubergiste lui ayant attaché son obi dans le dos, Musashi s’éloigna d’un pas rapide. Il prit l’étroit sentier à travers champs qui menait à la grand-route de Kitano, en se frayant prudemment un chemin entre les bouses de vache. Avec tristesse, le vieux le regarda disparaître dans l’obscurité.

Musashi avait l’esprit aussi clair que le ciel au-dessus de lui. Physiquement reposé, son corps semblait s’alléger à chaque pas.

— Inutile de marcher aussi vite, dit-il à voix haute en ralentissant le pas. Je suppose que cette nuit sera la dernière que je passerai dans le monde des vivants.

Ce n’était là ni une exclamation ni une plainte, seulement une involontaire constatation.

Il avait passé la journée précédente à méditer sous un pin au temple de Kuruma dans l’espoir de réaliser cet état de béatitude où le corps et l’âme n’ont plus d’importance. Son effort pour chasser l’idée de la mort ayant été vain, il était maintenant honteux d’avoir perdu son temps.

L’air nocturne le vivifiait. Le saké, juste la bonne dose, un sommeil bref, mais profond, la tonifiante eau du puits, les vêtements neufs : il n’avait pas le sentiment d’être un homme qui va mourir. Il évoquait la nuit, au cœur de l’hiver, où il s’était forcé à grimper au sommet du Mont de l’Aigle. Là aussi, les étoiles étaient éblouissantes, et les arbres festonnés de petits glaçons. Maintenant, les glaçons cédaient la place à des fleurs en boutons.

La tête pleine de pensées en désordre, Musashi se trouvait dans l’impossibilité de se concentrer sur le problème vital qui se posait à lui. A quoi bon débattre de questions qu’un siècle de réflexion ne résoudrait pas : le sens de la mort, l’agonie, la vie qui suivrait ?

Des nobles et leur suite habitaient le quartier où il se trouvait. Il entendit le son plaintif d’un flageolet, accompagné par les lents accents d’une flûte de Pan. Il imagina la veillée funèbre autour du cercueil.

Il s’aperçut qu’il avait dépassé le Shōkokuji, et n’était maintenant qu’à une centaine de mètres du cours argenté de la rivière Kamo. Dans la clarté reflétée par un mur de terre, il distingua une sombre silhouette immobile. L’homme s’avança vers lui, suivi d’une ombre plus petite : un chien en laisse. La présence de l’animal le rassura : l’homme n’était pas l’un de ses ennemis ; il se détendit et continua sa route. L’autre fit quelques pas, se tourna vers lui et dit :

— Puis-je vous demander un renseignement, monsieur ?

— A moi ?

— Oui, si ça ne vous ennuie pas.

Il portait la coiffure et le hakama des artisans.

— Lequel ? demanda Musashi.

— Excusez cette question bizarre : avez-vous remarqué le long de cette rue une maison tout illuminée ?

— Je ne faisais pas très attention, mais non, je ne crois pas.

— Je suppose que je me suis de nouveau trompé de rue.

— Que cherchez-vous ?

— Une maison où il vient d’y avoir un décès.

— Je n’ai pas vu la maison mais j’ai entendu une flûte et un flageolet, une centaine de mètres plus haut.

— Ce doit être là. Le prêtre shintoïste doit être arrivé avant moi et avoir commencé la veillée.

— Vous prenez part à la veillée ?

— Pas exactement. Je suis fabricant de cercueils à la colline de Toribe. On m’a demandé de me rendre à la maison Matsuo ; je suis donc allé à la colline de Yoshida. Ils n’y habitent plus.

— La famille Matsuo, sur la colline de Yoshida ?

— Oui ; je ne savais pas qu’ils avaient déménagé. J’ai fait beaucoup de chemin pour rien. Merci.

— Un instant, dit Musashi. S’agirait-il de Matsuo Kaname, qui est au service du seigneur Konoe ?

— C’est ça. Il est tombé malade une dizaine de jours seulement avant de mourir.

Musashi se détourna et poursuivit son chemin ; le fabricant de cercueils se hâta dans la direction opposée.

« Alors, mon oncle est mort », se dit Musashi sans émotion. Il se rappelait comment son oncle avait gratté, épargné pour accumuler une petite somme d’argent. Il songeait aux gâteaux de riz qu’il avait reçus de sa tante et dévorés sur la berge de la rivière gelée, au matin du Nouvel An. Il se demandait vaguement comment sa tante s’en tirerait maintenant qu’elle se trouvait toute seule.

Debout sur la berge de la Kamo, il contemplait le sombre panorama des trente-six collines de Higashiyama. Chaque sommet paraissait lui rendre un regard hostile. Puis il descendit en courant vers un pont de bateaux. De la partie nord de la ville, il fallait traverser ici pour atteindre la route du mont Hiei et le col menant à la province d’Omi.

A mi-parcours, il entendit une voix forte, quoique indistincte. Il s’arrêta pour écouter. Le courant rapide clapotait gaiement ; un vent froid balayait la vallée. Musashi ne pouvait situer la provenance de ce cri ; au bout de quelques pas encore, le son de cette voix le fit s’arrêter de nouveau. Toujours incapable de déterminer d’où elle venait, il se hâta vers l’autre rive. Comme il quittait le pont, il aperçut un homme aux bras levés qui accourait vers lui du nord. Cette silhouette lui semblait familière.

C’était... Sasaki Kojirō. S’approchant, il salua Musashi avec une excessive cordialité. Après un coup d’œil en travers du pont, il demanda :

— Vous êtes seul ?

— Oui, bien sûr.

— J’espère que vous me pardonnerez pour l’autre soir, dit Kojirō. Merci d’accepter mon intervention.

— Il me semble que ce serait à moi de vous remercier, répondit Musashi avec une égale politesse.

— Vous allez au combat ?

— Oui.

— Tout seul ? redemanda Kojirō.

— Oui, naturellement.

— Hum... Je me demande, Musashi, si vous avez mal compris l’écriteau que nous avons apposé à Yanagimachi.

— Je ne crois pas.

— Vous êtes pleinement conscient des conditions ? Il ne s’agira pas d’un simple combat d’homme à homme, comme dans le cas de Seijūrō et Denshichirō.

— Je sais.

— Bien que l’on se batte au nom de Genjirō, il sera assisté par des membres de l’école Yoshioka. Comprenez-vous que ces « membres de l’école Yoshioka » pourraient être dix hommes, ou cent, voire un millier ?

— Oui ; pourquoi me demandez-vous cela ?

— Certains des hommes les plus faibles se sont enfuis de l’école, mais les plus forts et les plus courageux sont tous montés jusqu’au pin parasol. En cet instant, ils se trouvent postés sur tout le flanc de la colline, à vous attendre.

— Y êtes-vous allé jeter un coup d’œil ?

— Euh... J’ai décidé que je ferais mieux de revenir vous mettre en garde. Sachant que vous traverseriez le pont de bateaux, j’ai attendu ici. Je considère cela comme de mon devoir, étant donné que j’ai rédigé la pancarte.

— C’est fort aimable à vous.

— Eh bien, voilà les faits. Avez-vous réellement l’intention d’y aller seul, ou avez-vous des renforts qui s’y rendent par une autre route ?

— J’aurai un compagnon.

— Vraiment ? Où est-il ?

— Ici même !

Musashi, dont les dents brillaient au clair de lune, désigna son ombre. Kojirō se rebiffa :

— Il n’y a pas de quoi rire.

— Je ne plaisantais pas.

— Vraiment ? Je croyais que vous vous moquiez de mes conseils.

Musashi, prenant un air encore plus grave que Kojirō, riposta :

— Croyez-vous que le grand saint Shinran plaisantait lorsqu’il a déclaré que tout croyant avait la force de deux personnes, car le Bouddha Amida marche à son côté ?

Kojirō ne répondit pas.

— ... Selon toute apparence, les Yoshiokas ont le dessus. Ils sont en nombre, et je suis seul. Sans aucun doute, vous croyez que je serai vaincu. Mais je vous supplie de ne pas vous inquiéter pour moi. A supposer que je sache qu’ils ont dix hommes, et que j’amène dix hommes avec moi, qu’arriverait-il ? Ils jetteraient dans la mêlée vingt hommes au lieu de dix. Si j’en amenais vingt, ils élèveraient le nombre à trente ou quarante, et la bataille troublerait encore davantage l’ordre public. Il y aurait beaucoup de tués ou de blessés. Il en résulterait une violation grave des principes gouvernementaux, sans que progresse en compensation la cause de l’escrime. Autrement dit, il y aurait beaucoup à perdre et peu à gagner si je faisais appel à des renforts.

— C’est peut-être vrai, mais il n’est pas conforme à L’Art de la guerre de s’engager dans un combat que l’on sait devoir perdre.

— Il arrive que ce soit nécessaire.

— Non ! Pas d’après L’Art de la guerre. C’est une tout autre affaire que de se jeter dans une action téméraire.

— Que ma méthode soit en accord ou non avec L’Art de la guerre, je sais ce qui me convient.

— Vous enfreignez toutes les règles.

Musashi éclata de rire.

— ... Si vous tenez absolument à vous opposer aux règles, argumenta Kojirō, pourquoi du moins ne pas choisir un plan d’action qui vous donne une chance de survivre ?

— Pour moi, la voie que je suis mène à une vie plus pleine.

— Vous aurez de la chance si elle ne vous mène pas droit en enfer !

— Vous savez, cette rivière est peut-être le fleuve à trois bras des enfers ; cette route, celle de la perdition ; la colline que je vais bientôt grimper, la montagne d’aiguilles où les damnés se transpercent. Pourtant, c’est l’unique chemin qui mène à la vraie vie.

— A vous entendre, on vous croirait déjà la proie du dieu des morts.

— Pensez-en ce que vous voulez. Il y a des gens qui meurent en restant vivants, et d’autres qui gagnent la vie en mourant.

— Pauvre diable ! fit Kojirō, à moitié par dérision.

— Dites-moi, Kojirō : si je suis cette route, où me conduira-t-elle ?

— Au village de Hananoki puis au pin parasol d’Ichijōji, où vous avez choisi de mourir.

— C’est à quelle distance ?

— Seulement trois kilomètres environ. Vous avez largement le temps.

— Merci. A tout à l’heure, dit Musashi d’un ton cordial en se détournant pour descendre une route latérale.

— Ce n’est pas par là !

Musashi acquiesça.

— ... Vous vous trompez de chemin, vous dis-je.

— Je sais.

Il continua de descendre la pente. Au-delà des arbres, de part et d’autre de la route, il y avait des rizières en gradins, et au loin quelques fermes couvertes de chaume. Kojirō regarda Musashi s’arrêter, lever les yeux vers la lune et s’immobiliser un moment.

Kojirō éclata de rire en songeant que peut-être Musashi était en train d’uriner. Lui-même leva les yeux vers la lune ; il se disait qu’avant qu’elle ne fût couchée, beaucoup d’hommes seraient morts ou mourants.

Musashi ne revenait pas. Kojirō, assis sur une racine d’arbre, envisageait le combat à venir avec un sentiment proche de l’allégresse. « A en juger d’après le calme de Musashi, il est déjà résigné à mourir. Il n’en vendra pas moins chèrement sa peau. Plus il en fauchera, plus ce sera amusant à observer... Ah ! mais les Yoshiokas ont des armes de jet. S’il est touché par l’une d’elles, le spectacle se terminera aussitôt. Ça gâcherait tout. Je crois que je ferais mieux de lui parler d’elles. »

Il y avait maintenant un peu de brume, et dans l’air la fraîcheur d’avant l’aube. Kojirō se leva et cria :

— Musashi, vous êtes bien long ?

Le sentiment que quelque chose clochait le rendait anxieux. Il descendit rapidement la pente et appela de nouveau. L’on n’entendait que le bruit d’un moulin à eau.

— ... L’idiot !... Le salaud !...

A toutes jambes il regagna la grand-route, regarda de tous côtés, ne vit que les toits des temples et les forêts de Shirakawa s’élevant sur les pentes du Higashiyama, et la lune. Se hâtant de conclure que Musashi s’était enfui, il se gourmanda de n’avoir point percé à jour son calme, et s’élança vers Ichijōji.

Avec un large sourire, Musashi sortit de derrière un arbre et se tint à l’endroit où Kojirō s’était tenu. Il était content d’être débarrassé de lui. Il n’avait que faire d’un homme qui prenait plaisir à regarder mourir autrui, impassible quand d’autres hommes jouaient leur vie pour des causes qui leur importaient. Kojirō n’était pas un spectateur innocent, motivé par l’unique désir d’apprendre. Il s’agissait d’un fourbe intrigant, toujours à s’insinuer dans les bonnes grâces des deux camps, toujours à se présenter comme le type merveilleux qui veut aider tout le monde.

Peut-être Kojirō avait-il cru que s’il disait à Musashi combien l’ennemi était puissant, Musashi se mettrait à quatre pattes pour le prier d’être son second. Et l’on peut concevoir que si Musashi avait eu pour objectif principal de préserver sa propre existence, cette assistance eût été pour lui la bienvenue. Mais avant même de rencontrer Kojirō, il avait glané assez de renseignements pour savoir qu’il risquait d’avoir à affronter une centaine d’hommes.

Non qu’il eût oublié la leçon que Takuan lui avait enseignée : l’homme véritablement brave est celui qui aime la vie, qui la chérit comme un trésor qu’une fois perdu l’on ne peut jamais retrouver. Musashi savait bien que vivre, c’est plus que se borner à survivre. Le problème, c’était de savoir comment imprégner sa vie de signification, comment assurer que sa vie lancerait jusque dans l’avenir un vif rayon de lumière, même s’il devenait nécessaire de renoncer à cette vie pour une cause. Si Musashi parvenait à réaliser cela, la durée de son existence – vingt ans ou soixante-dix – importait peu. La durée d’une vie n’est qu’un intervalle insignifiant dans le cours infini du temps.

Selon Musashi, il y avait un mode de vie pour les gens ordinaires, un autre pour le guerrier. Il était pour lui d’une importance capitale de vivre en samouraï et de mourir en samouraï. Pas question de rebrousser chemin sur la voie qu’il avait choisie. Dût-il être haché menu, l’ennemi ne pouvait effacer le fait qu’il eût répondu sans peur et honnêtement au défi.

Il examina les itinéraires possibles. La plus courte, ainsi que la plus large et la plus commode, était la route qu’avait prise Kojirō. Une autre, un peu moins directe, était un chemin longeant la rivière Takano, affluent de la Kamo, jusqu’à la grand-route d’Ohara puis, par la villa impériale Shugakuin, menant à Ichijōji. Le troisième itinéraire allait vers l’est sur une courte distance, puis vers le nord jusqu’aux vallonnements d’Uryū, et enfin pénétrait par un sentier dans le village.

Ces trois routes se rencontraient au pin parasol ; la différence de distance était insignifiante. Pourtant, du point de vue d’une petite force en attaquant une beaucoup plus grande, le mode d’approche était d’une importance capitale. Le choix lui-même pouvait décider de la victoire ou de la défaite.

Au lieu d’examiner longuement le problème, après une simple pause momentanée Musashi se mit à courir dans une direction presque opposée à celle d’Ichijōji. D’abord, il franchit le pied de la colline de Kagura jusqu’en un point situé derrière le tombeau de l’empereur Go-Ichijō. Puis, ayant traversé un épais boqueteau de bambou, il parvint à un cours d’eau de montagne qui coulait à travers un village situé au nord-ouest. Au-dessus de lui se dressait l’épaulement nord du mont Daimonji. En silence, il commença de grimper.

A travers les arbres, sur sa droite, il apercevait un mur de jardin qui semblait appartenir au Ginkakuji. Presque immédiatement au-dessous de lui, le bassin en forme de jujubier du jardin luisait comme un miroir. A mesure qu’il s’élevait, l’étang se perdit dans les arbres et la rivière Kamo apparut. Musashi avait l’impression de tenir dans la paume de sa main la ville entière.

Il s’arrêta un moment pour vérifier sa position. En s’avançant horizontalement le long des flancs de quatre collines, il pouvait atteindre un point, au-dessus du pin parasol et derrière lui, d’où il aurait une vue à vol d’oiseau de la position de l’ennemi. Comme Oda Nobunaga à la bataille d’Okehazama, il avait rejeté les routes habituelles au profit d’un détour difficile.

— Qui va là ?

Musashi s’immobilisa et attendit. Des pas prudents se rapprochèrent. Voyant un homme habillé comme un samouraï au service d’un noble de la cour, Musashi conclut qu’il ne s’agissait pas d’un membre de la troupe Yoshioka.

Le nez de l’homme était noirci par la fumée de sa torche ; son kimono était mouillé, maculé de boue. Il poussa un petit cri de surprise. Musashi le fixait d’un regard soupçonneux.

— ... N’êtes-vous pas Miyamoto Musashi ? demanda l’homme en s’inclinant bien bas, les yeux effrayés.

Ceux de Musashi brillaient à la lueur de la torche.

— ... Etes-vous Miyamoto Musashi ?

Terrifié, le samouraï ne semblait guère tenir sur ses jambes. La férocité des yeux de Musashi ne se rencontrait pas souvent chez un être humain.

— Qui êtes-vous ? demanda Musashi d’un ton tranchant.

— Euh... je... je...

— Cesse de bégayer. Qui êtes-vous ?

— Je suis... je suis de la maison du seigneur Karasumaru Mitsuhiro.

— Je suis Miyamoto Musashi ; mais que fait dans ces montagnes, en pleine nuit, un membre de la suite du seigneur Karasumaru ?

— Alors, vous êtes Musashi !

Il soupira de soulagement. L’instant suivant, il dégringolait la montagne à tombeau ouvert, sa torche laissant derrière lui une traînée lumineuse. Musashi se détourna et poursuivit sa route à flanc de montagne.

En arrivant au voisinage du Ginkakuji, le samouraï cria :

— ... Kura, où es-tu ?

— Nous sommes ici. Où êtes-vous ?

Ce n’était pas la voix de Kura, un autre membre de la suite de Karasumaru, mais celle de Jōtarō.

— Jō-ta-rō ! C’est toi ?

— Oui-i-i !

— Monte vite ici !

— Je ne peux pas. Otsū est incapable de faire un pas de plus.

Le samouraï jura entre ses dents, éleva la voix encore davantage et cria :

— Venez vite ! J’ai trouvé Musashi ! Mu-sa-shi ! Si vous ne vous dépêchez pas, il va nous échapper !

Jōtarō et Otsū étaient sur le sentier, quelque deux cents mètres plus bas ; il fallut un moment à leurs deux longues ombres, qui semblaient soudées l’une à l’autre, pour monter clopin-clopant jusqu’au samouraï. Il agitait sa torche pour les faire se hâter ; au bout de quelques secondes, il entendit la respiration laborieuse d’Otsū. Son visage était plus blanc que la lune ; ses vêtements de voyage, sur la maigreur de ses bras et de ses jambes, paraissaient d’une absurdité cruelle. Mais quand la lumière tomba en plein sur elle, ses joues prirent une teinte rougeâtre.

— C’est donc vrai ? haleta-t-elle.

— Oui, je viens de le voir.

Puis, d’un ton plus pressant :

— ... En vous dépêchant, vous devriez pouvoir le rattraper. Mais si vous perdez du temps...

— De quel côté ? demanda Jōtarō, exaspéré de se trouver pris entre un agité et une malade.

La santé d’Otsū ne s’était nullement améliorée ; pourtant, lorsque Jōtarō eut divulgué la nouvelle du combat imminent de Musashi, il n’y eut pas moyen de la maintenir au lit, même si cela avait des chances de prolonger sa vie. Sans tenir compte d’aucune exhortation, elle avait noué sa chevelure, attaché ses sandales de paille et quitté d’un pas chancelant la maison du seigneur Karasumaru. Quand l’impossibilité de l’arrêter fut devenue évidente, le seigneur Karasumaru fit tout son possible pour l’aider. Il prit lui-même en charge l’opération ; tandis qu’Otsū boitillait lentement vers le Ginkakuji, il envoya ses hommes battre les divers accès au village d’Ichijōji. Les hommes marchèrent jusqu’à ce que les pieds leur fissent mal ; ils allaient renoncer quand ils découvrirent le gibier.

Le samouraï indiqua la direction ; Otsū, résolue, entreprit de gravir la colline. Jōtarō, craignant qu’elle ne s’effondrât, demandait à chaque pas :

— Ça va ? Vous y arrivez ?

Elle ne répondait pas. A vrai dire, elle ne l’entendait même pas. Son corps émacié ne réagissait qu’au besoin d’atteindre Musashi. Sa bouche était sèche, mais son front blême ruisselait de sueurs froides.

— ... Ce doit être le chemin, dit Jōtarō dans l’espoir de l’encourager. Cette route va au mont Hiei. A partir de maintenant, c’est tout plat. Plus à grimper. Voulez-vous vous reposer un peu ?

Elle secoua la tête en silence, fermement agrippée au bâton qu’ils portaient entre eux, luttant pour respirer comme si toutes les difficultés de la vie se concentraient dans cet unique trajet.

Quand ils furent parvenus à parcourir environ un kilomètre et demi, Jōtarō cria : « Musashi ! Sensei ! » et continua de crier. Sa voix forte affermissait le courage d’Otsū, mais bientôt ses forces la trahirent.

— Jō... Jōtarō... murmura-t-elle faiblement.

Elle lâcha le bâton et se laissa glisser dans l’herbe, au bord de la route. Face contre terre, elle porta à sa bouche ses doigts délicats. Ses épaules tressaillaient de mouvements convulsifs.

— Otsū ! C’est du sang ! Vous crachez le sang ! Oh ! Otsū !

Au bord des larmes, il la prit par la taille et la releva. Elle secoua lentement la tête. Ne sachant que faire d’autre, Jōtarō lui tapotait le dos avec douceur.

— ... Que voulez-vous ? demanda-t-il.

Elle était incapable de répondre.

— ... Je sais ! De l’eau ! C’est bien ça ?

Elle acquiesça faiblement de la tête.

— ... Attendez-moi ici. Je vais vous en chercher.

Il se redressa, regarda autour de lui, écouta quelques instants et se rendit à un ravin proche où il entendait couler de l’eau. Il n’eut pas grand-peine à trouver une source qui jaillissait en bouillonnant des rochers. Comme il allait puiser de l’eau dans ses mains, il hésita, les yeux fixés sur les crabes minuscules, au fond du bassin. La lune ne brillait pas directement sur l’eau mais le reflet du ciel était plus beau que les nuages d’un blanc d’argent eux-mêmes. Décidant de boire une gorgée lui-même avant d’accomplir sa tâche, il se déplaça latéralement de quelques dizaines de centimètres et se mit à quatre pattes, le cou tendu comme celui d’un canard.

Alors, il hoqueta – une apparition ? — et son corps se hérissa comme une châtaigne en sa bogue. Dans le petit bassin se reflétait un motif strié : en face, une demi-douzaine d’arbres. Juste à côté d’eux, l’image de Musashi. Jōtarō pensa que son imagination lui jouait des tours, que le reflet ne tarderait pas à s’effacer. Comme il ne s’effaçait pas, l’enfant leva très lentement les yeux.

— ... Vous êtes là ! cria-t-il. Vous êtes là vraiment !

Le paisible reflet du ciel se changea en boue tandis que Jōtarō traversait le bassin en éclaboussant et en trempant son kimono jusqu’aux épaules.

— ... Vous êtes là !

De ses bras, il étreignit les jambes de Musashi.

— Silence, dit Musashi doucement. Ici, c’est dangereux. Reviens plus tard.

— Non ! Je vous ai trouvé. Je reste avec vous.

— Silence. J’ai entendu ta voix. J’ai attendu ici. Allons, porte de l’eau à Otsū.

— Maintenant, elle est boueuse.

— Il y a un autre ruisseau là-bas. Tu le vois ? Tiens, porte-lui ça.

Il tendait un tube de bambou. Jōtarō leva le visage et dit :

— Non ! Vous, portez-le-lui.

Ils restèrent ainsi, debout, quelques secondes, puis Musashi acquiesça de la tête et se rendit à l’autre ruisseau. Ayant rempli le tube, il le porta près d’Otsu. Il l’entoura doucement de son bras, et leva le tube jusqu’à ses lèvres. Jōtarō se tenait à côté d’eux.

— ... Regardez, Otsū ! C’est Musashi. Vous ne comprenez donc pas ? Musashi !

Tandis qu’Otsū buvait à petites gorgées l’eau fraîche, elle respirait un peu plus facilement tout en restant sans force au creux du bras du jeune homme. Ses yeux semblaient fixer quelque chose de très éloigné.

— ... Vous ne voyez donc pas, Otsū ? Pas moi, Musashi ! C’est le bras de Musashi qui vous entoure, pas le mien.

Des larmes brûlantes affluèrent à ses yeux absents qui ressemblèrent à du cristal. Elles ruisselèrent, étincelantes, le long de ses joues. Elle fit « oui » de la tête. Jōtarō était fou de joie.

— ... Maintenant, vous êtes heureuse, hein ? C’est bien ce que vous vouliez, hein ?

Puis à Musashi :

— ... Elle n’arrêtait pas de dire que, quoi qu’il arrive, il fallait qu’elle vous voie. Elle ne voulait écouter personne ! S’il vous plaît, dites-lui que si elle continue comme ça, elle mourra. Elle ne m’écoute absolument pas. Peut-être qu’elle fera ce que vous lui direz.

— Tout a été ma faute, répondit Musashi. Je vais lui demander pardon, et lui dire de prendre mieux soin d’elle. Jōtarō...

— Oui ?

— Voudrais-tu nous laisser seuls, juste un petit moment ?

— Pourquoi ? Pourquoi ne puis-je rester ici ?

— Ne sois pas comme ça, Jōtarō, dit Otsū, suppliante. Seulement quelques minutes. Je t’en prie.

— Ah ! bon.

Il était incapable de refuser quelque chose à Otsū, même s’il ne comprenait pas.

— ... Je serai en haut de la colline. Appelez-moi quand vous aurez fini.

La maladie amplifiait la timidité naturelle d’Otsū, qui ne savait que dire. Musashi, gêné, détourna d’elle son visage. Lui tournant le dos, elle regardait fixement le sol. Lui levait les yeux vers le ciel.

Il craignait instinctivement qu’il n’y eût pas de mots pour lui dire ce qu’il avait dans le cœur. Tout ce qui s’était passé depuis la nuit où elle l’avait libéré du cryptomeria lui traversa l’esprit, et il reconnut la pureté de l’amour qui avait poussé la jeune fille à le chercher sans cesse au cours de ces cinq longues années.

Lequel était le plus fort ? Lequel avait le plus souffert ? Otsū dont l’existence difficile et compliquée brûlait d’un amour qu’elle ne pouvait cacher ? Ou lui-même, dissimulant ses sentiments derrière un visage de marbre, enfouissant les braises de sa passion sous une couche de cendres froides ? Musashi avait cru, et croyait encore, que son sort était le plus pénible. Mais la constance d’Otsū possédait sa force et sa valeur. Le fardeau qu’elle avait porté était trop pesant pour être porté seul par la plupart des hommes.

« Plus beaucoup de chemin à parcourir », se dit Musashi.

Maintenant, la lune était basse et la lumière plus blanche. L’aube se trouvait proche. Bientôt, la lune et Musashi lui-même disparaîtraient derrière la montagne de la mort. Au cours des brefs moments qui restaient, il fallait dire à Otsū la vérité. Il la lui devait pour sa dévotion et sa fidélité. Mais les mots ne venaient pas. Plus il essayait de parler, plus sa langue était liée. Il contemplait le ciel avec impuissance, comme si l’inspiration pouvait en descendre.

Otsū regardait fixement le sol et pleurait. Son cœur brûlait d’amour, d’un amour si fort qu’il avait évincé tout le reste. Principes, religion, souci de son propre bien-être, amour-propre : tout pâlissait auprès de cette unique passion dévorante. D’une certaine façon, croyait-elle, il fallait absolument que cet amour vainquît la résistance de Musashi. D’une façon quelconque, grâce à ses larmes, il fallait trouver pour eux deux un moyen de vivre ensemble, en dehors du monde des gens ordinaires. Pourtant, maintenant qu’elle était avec lui, elle était sans recours. Elle ne pouvait se résoudre à décrire la douleur d’être loin de lui, la misère de cheminer seule à travers la vie, la torture que lui infligeait sa froideur. Si seulement elle avait une mère à laquelle confier tous ses chagrins...

Ce long silence fut rompu par les criaillements d’un troupeau d’oies. A l’approche de l’aube, elles s’élevèrent au-dessus des arbres, et s’éloignèrent à tire d’aile par-dessus les montagnes.

— Ces oies volent vers le nord, dit Musashi, conscient de l’incongruité de ses paroles.

— Musashi...

Leurs yeux se rencontrèrent : tous deux se remémoraient les années au village, quand les oies passaient très haut, chaque printemps et chaque automne.

Tout était si simple, en ce temps-là ! Elle se trouvait en termes amicaux avec Matahachi. Musashi lui déplaisait à cause de sa brutalité ; mais jamais elle n’avait craint de lui répondre quand il lui disait des choses insultantes. Tous deux songeaient maintenant à la montagne où se dressait le Shippōji, et aux berges de la rivière Yoshino, en bas. Et tous deux savaient qu’ils gaspillaient de précieux instants – des instants qui ne reviendraient jamais.

— Jōtarō m’a dit que tu étais malade. Très malade ?

— Rien de grave.

— Tu tu sens mieux, maintenant ?

— Oui, mais c’est sans importance. Tu t’attends vraiment à être tué aujourd’hui ?

— Je le crains.

— Si tu meurs, je ne pourrai continuer de vivre. Voilà pourquoi il m’est si facile en ce moment d’oublier que je suis malade.

Une certaine lumière brilla dans les yeux de la jeune fille, ce qui fit sentir au jeune homme la faiblesse de sa propre détermination en comparaison de la sienne. Pour acquérir ne fût-ce qu’un peu de maîtrise de soi, il avait dû méditer depuis des années la question de la vie et de la mort, se discipliner sans arrêt, se forcer à subir les rigueurs d’un entraînement de samouraï. Sans entraînement ni autodiscipline consciente, cette femme était capable de déclarer, sans l’ombre d’une hésitation, qu’elle aussi se trouvait prête à mourir si lui mourait. Son visage exprimait une sérénité parfaite ; ses yeux lui disaient qu’elle ne mentait ni ne parlait impulsivement. Elle semblait presque heureuse à la perspective de le suivre dans la mort. Avec un peu de honte, il se demanda comment les femmes faisaient pour être aussi fortes.

— Ne sois pas absurde, Otsū ! laissa-t-il échapper soudain. Il n’y a aucune raison pour que tu meures.

La force de sa propre voix et la profondeur de son sentiment le surprirent lui-même.

— ... Que je meure en combattant contre les Yoshiokas est une chose. Non seulement il est juste, pour un homme qui vit par le sabre, de mourir par le sabre, mais j’ai le devoir de rappeler à ces lâches la Voie du samouraï. Ta volonté de me suivre dans la mort est profondément touchante, mais à quoi bon ? Cela ne serait pas plus utile que la pitoyable mort d’un insecte.

La voyant de nouveau éclater en sanglots, il regretta la brutalité de ses paroles.

— ... Maintenant, je comprends comment depuis des années je t’ai menti, et me suis menti à moi-même. Je n’avais pas l’intention de te tromper quand nous nous sommes enfuis du village ou quand je t’ai vue au pont de Hanada mais je t’ai trompée... en feignant d’être froid et indifférent. Mais ce n’était pas là ce que j’éprouvais réellement... Dans un petit moment, je serai mort. Ce que je vais dire est la vérité. Je t’aime, Otsū. J’enverrais tout promener pour vivre avec toi si seulement...

Après une brève pause, il reprit avec plus de force :

— ... Tu dois croire chacun des mots que je dis parce que je n’aurai jamais d’autre occasion de te les dire. Je te parle sans amour-propre ni faux-semblant. Il y a eu des jours où je ne pouvais me concentrer parce que je pensais à toi, des nuits où je ne pouvais dormir parce que je rêvais de toi. Des rêves brûlants, passionnés, Otsū ; des rêves qui me rendaient presque fou. Souvent, j’ai étreint ma couche comme s’il s’était agi de toi... Pourtant, même quand j’éprouvais ce genre de sentiment, si je dégainais mon sabre et le regardais, ma folie se dissipait et mon sang se calmait.

Le visage tourné vers lui, en larmes mais radieux comme une fleur, elle voulut parler. Devant la ferveur des yeux de Musashi, les paroles restèrent dans la gorge d’Otsū, et de nouveau elle regarda le sol.

— ... Le sabre est mon refuge. Chaque fois que ma passion menace de me submerger, je me force à retourner dans l’univers du sabre. C’est ma destinée, Otsū. Je suis déchiré entre l’amour et l’autodiscipline. Il semble que je suive deux voies à la fois. Pourtant, lorsque les voies divergent, invariablement je parviens à me maintenir sur la bonne... Je me connais mieux que personne d’autre ne me connaît. Je ne suis ni un génie, ni un grand homme.

Il se tut de nouveau. Malgré son désir d’exprimer ses sentiments avec sincérité, il lui semblait que ses paroles cachaient la vérité. Son cœur lui dit d’être encore plus franc.

— ... Voilà le genre d’homme que je suis. Que dire d’autre ? Je pense à mon sabre, et tu disparais dans quelque coin sombre de mon esprit... non, tu disparais tout à fait, sans laisser de trace. C’est en de pareils moments que je suis le plus heureux et le plus satisfait de ma vie. Comprends-tu ? Durant tout ce temps, tu as souffert, tu as risqué ton corps et ton âme pour un homme qui aime son sabre plus qu’il ne t’aime. Je mourrai pour l’honneur de mon sabre, mais je ne mourrais point pour l’amour d’une femme. Pas même pour l’amour de toi. J’ai beau avoir envie de tomber à genoux pour implorer ton pardon, je ne peux pas.

Il sentit les doigts sensibles de la jeune fille se serrer autour de son poignet.

— Je sais tout cela, dit-elle avec force. Si je ne le savais pas, je ne t’aimerais pas comme je t’aime.

— Mais ne vois-tu pas la folie de mourir à cause de moi ? En cet instant précis, je suis à toi corps et âme. Mais une fois que je t’aurai quittée... Tu ne dois pas mourir pour l’amour d’un homme tel que moi. Pour une femme il existe une bonne façon de vivre, une façon juste, Otsū. Tu dois la chercher, te créer une existence heureuse. Telles doivent être mes paroles d’adieu. Il est temps que je parte.

Doucement il écarta de son poignet la main de la jeune fille, et se leva. Elle saisit sa manche et cria :

— Musashi, une minute encore !...

Elle avait tant de choses à lui dire ! Peu lui importait qu’il l’oubliât quand il n’était pas avec elle ; peu lui importait d’être considérée comme insignifiante ; lorsqu’elle était tombée amoureuse de lui, elle n’avait eu aucune illusion sur son caractère. Elle saisit de nouveau sa manche ; ses yeux cherchaient les siens pour essayer de prolonger ces derniers moments, de les empêcher de jamais finir.

Cet appel silencieux faillit vaincre le jeune homme. Il y avait de la beauté jusque dans la faiblesse qui empêchait la jeune fille de parler. Submergé par sa propre faiblesse et par sa propre frayeur, il avait l’impression d’être un arbre aux racines fragiles, menacé par un vent furieux. Il se demanda si sa chaste dévotion à la Voie du sabre allait s’effondrer. Pour rompre le silence il demanda :

— Comprends-tu ?

— Oui, répondit-elle faiblement. Je comprends tout à fait, mais si tu meurs, je mourrai aussi. Ma mort aura une signification pour moi, tout comme la tienne en a une pour toi. Si tu peux affronter la fin calmement, moi aussi. Je ne veux pas être écrasée comme un insecte, ni me noyer dans un moment de chagrin. J’en dois décider seule. Personne d’autre ne peut le faire à ma place, pas même toi.

Avec une grande force et un calme parfait, elle continua :

— ... Si dans ton cœur tu veux bien me considérer comme ta fiancée, cela me suffit, c’est une joie et une bénédiction que moi seule, entre toutes les femmes, possède. Tu disais que tu ne voulais pas me rendre malheureuse. Je puis t’assurer que je ne mourrai point parce que je suis malheureuse. Il y a des gens qui semblent croire que je n’ai pas de chance ; pourtant, je n’ai pas du tout cette impression. J’attends avec plaisir le jour où je mourrai. Ce sera comme un glorieux matin où les oiseaux chantent. Je partirai aussi heureuse que si je me rendais à mes noces.

Presque à bout de souffle, elle croisa les bras sur sa poitrine et leva des yeux satisfaits, comme captivée par un songe délicieux.

La lune semblait décliner rapidement. Bien que ce ne fût pas l’aube encore, la brume avait commencé de se lever à travers les arbres.

Le silence fut rompu par un cri affreux qui déchira l’air. Cela venait de la falaise où Jōtarō était précédemment grimpé. Réveillée en sursaut de ses rêves, Otsū porta son regard au sommet de la falaise. Musashi choisit cet instant pour partir. Sans un mot, simplement, il s’écarta de la jeune fille et s’éloigna vers son rendez-vous avec la mort.

Avec un cri étouffé, Otsū le suivit en courant de quelques pas. Musashi la précédait, courant aussi ; il se retourna pour dire :

— Je comprends ce que tu éprouves, Otsū ; mais je t’en prie, ne meurs pas lâchement. A cause de ton chagrin, ne te laisse pas t’enfoncer dans la vallée de la mort et succomber comme un être débile. Guéris d’abord, et puis réfléchis. Je ne gaspille pas ma vie pour une cause inutile. J’ai choisi de faire ce que je fais parce qu’en mourant je peux obtenir la vie éternelle. A une condition : mon corps peut devenir poussière, mais je serai toujours vivant.

Il reprit son souffle et ajouta une mise en garde :

— ... Tu m’écoutes ? En essayant de me suivre dans la mort, tu risques de constater que tu meurs seule. Tu risques de me chercher dans l’au-delà, à seule fin de trouver que je n’y suis pas. J’ai l’intention de survivre cent ou mille ans... dans le cœur de mes compatriotes, dans l’esprit de l’art du sabre japonais.

Avant qu’elle ne pût répondre, il était hors de portée de sa voix. Elle avait le sentiment que son âme même l’avait quittée ; pourtant, elle ne considérait pas cela comme une séparation. C’était plutôt comme si tous deux s’engloutissaient dans une grande vague de vie et de mort.

Une avalanche de terre et de cailloux s’abattit au pied de la falaise, suivie de près par Jōtarō portant le masque grotesque qu’il avait reçu de la veuve de Nara. Levant les bras au ciel, il s’exclama :

— Je n’ai jamais été aussi surpris de ma vie !

— Qu’est-il arrivé ? murmura Otsū, pas tout à fait remise du choc que lui avait causé la vision du masque.

— Vous n’avez donc pas entendu ? Je ne sais pas ce que c’est, mais tout d’un coup il y a eu ce cri affreux.

— Où étais-tu ? Portais-tu ce masque ?

— J’étais au sommet de la falaise. Là-haut, il y a un sentier à peu près aussi large que celui-ci. Après être grimpé un petit moment, j’ai trouvé une bonne grosse pierre ; aussi, je me suis tout simplement assis là, à regarder la lune.

— Le masque... tu l’avais sur la figure ?

— Oui. J’entendais hurler des renards, et peut-être des blaireaux ou quelque chose comme ça, qui froissaient les feuilles, près de moi. Je me suis dit que le masque les mettrait en fuite. Alors j’ai entendu ce cri à vous glacer le sang, comme poussé par un fantôme de l’enfer !

 

 

 

Oies égarées

 

— Attends-moi, Matahachi. Pourquoi marches-tu si vite ?

Osugi, loin en arrière et tout essoufflée, perdait à la fois patience et dignité. Matahachi, d’une voix calculée pour être entendue, bougonna :

— Elle était si pressée quand nous avons quitté l’auberge ! Mais écoutez-la maintenant. Elle parle mieux qu’elle ne marche.

Jusqu’au pied du mont Daimonji, ils avaient suivi la route d’Ichijōji, mais voici qu’en pleine montagne ils s’étaient perdus. Osugi refusait de renoncer.

— A la façon dont tu m’accuses, s’écriait-elle de sa voix de crécelle, n’importe qui croirait que tu en veux à mort à ta propre mère !

Le temps pour elle d’essuyer la sueur de sa face ridée, Matahachi était reparti.

— ... Ne ralentiras-tu pas ? cria-t-elle. Asseyons-nous un peu.

— Si tu ne cesses de t’arrêter pour te reposer tous les dix pas, nous n’arriverons pas avant le lever du soleil.

— Le soleil ne se lèvera pas avant longtemps. D’ordinaire, une route de montagne comme celle-ci ne me ferait pas peur, mais je suis en train de prendre froid.

— Tu n’admettrais jamais que tu as tort, hein ? Là-bas, quand j’ai réveillé l’aubergiste pour que tu puisses te reposer, tu ne pouvais rester assise tranquille une minute. Tu ne voulais rien boire ; aussi tu t’es mise à faire toute une histoire en déclarant que nous serions en retard. Je n’avais pas bu deux gouttes que déjà tu me traînais dehors. Je n’ignore pas que tu es ma mère, mais il n’est pas facile de s’entendre avec toi.

— Ha ! Encore à rebrousse-poil parce que je n’ai pas voulu te laisser boire au point d’en devenir idiot. C’est bien ça ? Pourquoi ne peux-tu pas te dominer un peu ? Aujourd’hui, nous avons des choses importantes à faire.

— Ce n’est pas comme si nous allions dégainer et faire nous-mêmes le travail. Tout ce que nous avons à faire, c’est prendre une mèche de cheveux de Musashi ou quelque autre partie de son corps. Ça n’a rien de tellement sorcier !

— A ta guise ! Inutile de nous battre ainsi. Allons.

Comme ils se remettaient en marche, Matahachi reprit son maussade soliloque :

— Toute cette histoire est stupide. Nous rapportons au village une mèche de cheveux que nous présentons comme preuve que notre grande mission dans cette vie a bien été accomplie. Ces rustres ne sont jamais descendus de leurs montagnes ; ils seront donc impressionnés. Oh ! combien je le hais, ce village !

Non seulement il n’avait point perdu son goût pour le bon saké de Nada, les jolies filles de Kyoto et un certain nombre d’autres choses, mais il croyait encore que c’était dans la grand-ville qu’il trouverait sa chance. Qui pouvait assurer qu’un beau matin il ne se réveillerait pas avec tout ce qu’il avait toujours désiré ? « Jamais je ne retournerai dans ce village de rien », se jura-t-il en silence.

Osugi, qui traînait derechef à une bonne distance en arrière, envoya promener tout amour-propre :

— Matahachi, dit-elle d’un ton cajoleur, porte-moi sur ton dos, veux-tu ? Je t’en prie. Rien qu’un petit moment.

Il fronça le sourcil, ne répondit rien mais s’arrêta pour lui permettre de le rattraper. A l’instant précis où elle le rejoignait, leurs tympans furent brisés par le cri de terreur qui avait fait sursauter Otsū et Jōtarō. Leurs visages pétrifiés de curiosité, ils s’immobilisèrent, aux aguets. Osugi poussa un cri d’épouvante, et Matahachi s’élança brusquement au bord de la falaise.

— Où... où vas-tu ?

— Ce doit être là-bas ! dit-il en disparaissant par-dessus le bord de la falaise. Reste ici. Je vais voir qui c’est.

Osugi se remit Aussitôt.

— Imbécile ! cria-t-elle. Où vas-tu ?

— Tu es sourde ? Tu n’as donc pas entendu ce cri ?

— Ce ne sont pas tes affaires ! Reviens ! Reviens tout de suite !

Sans l’écouter, il se fraya rapidement un chemin de racine d’arbre en racine d’arbre jusqu’au fond du petit ravin.

— ... Idiot ! Triple buse ! criait-elle.

Elle aurait pu tout aussi bien aboyer à la lune. Matahachi lui cria de nouveau de rester où elle se trouvait, mais il était descendu si loin qu’Osugi l’entendait à peine. « Et alors ? » se dit-il en commençant à regretter son impulsivité. S’il se trompait sur la provenance du cri, il perdait son temps et ses forces.

Bien que le clair de lune ne pénétrât point le feuillage, ses yeux s’habituèrent peu à peu à l’obscurité. Il tomba sur un des nombreux raccourcis qui s’entrecroisent dans les montagnes, à l’est de Kyoto, et mènent à Sakamoto et Otsu. En longeant un ruisseau aux minuscules cascades et rapides, il trouva une cabane, sans doute un abri pour les pêcheurs de truite au harpon. La cabane était trop petite pour contenir plus d’une personne, et manifestement vide, mais derrière elle il distingua une silhouette tapie, le visage et les mains d’une pâleur mortelle.

« C’est une femme », se dit-il avec satisfaction, et il se cacha derrière un gros rocher.

Deux minutes plus tard, la femme se faufila de derrière la hutte jusqu’au bord du ruisseau, et puisa de l’eau pour boire. Matahachi s’avança d’un pas. Comme avertie par un instinct animal, la fille regarda furtivement autour d’elle et prit la fuite.

— Akemi !

— Oh ! tu m’as fait peur !

Mais il y avait dans sa voix du soulagement. Elle avala l’eau qui lui était restée en travers de la gorge, et poussa un profond soupir. Après l’avoir considérée de haut en bas, Matahachi lui demanda :

— Qu’est-il arrivé ? Que fais-tu ici, à cette heure de la nuit, en tenue de voyage ?

— Où donc est ta mère ?

— Là-haut.

Il l’indiquait du bras.

— Je parie qu’elle est furieuse.

— Au sujet de l’argent ?

— Oui. Je regrette vraiment, Matahachi. Il me fallait partir vite ; je n’avais pas de quoi payer ma note, et rien pour le voyage. Je sais bien que j’avais tort, mais j’étais en pleine panique. Pardonne-moi, je t’en prie ! Ne me fais pas retourner là-bas ! Je te promets de te rendre l’argent un jour.

Et elle fondit en larmes.

— Pourquoi toutes ces excuses ? Ah ! je vois. Tu crois que nous sommes montés ici pour te rattraper !

— Oh ! je ne t’en veux pas. Même s’il ne s’agissait que d’un mouvement de folie, je me suis en effet enfuie avec l’argent. Si je suis prise et traitée comme une voleuse, je suppose que je n’ai que ce que je mérite.

— Mère verrait les choses ainsi, mais je ne suis pas comme ça. De toute manière, il ne s’agissait pas de grand-chose. Si tu en avais réellement besoin, ça m’aurait fait plaisir de te le donner. Je ne suis pas fâché. Ce qui m’intéresse bien davantage, c’est pourquoi tu es partie aussi brusquement, et ce que tu fabriques dans ces montagnes.

— Ce soir, j’ai surpris votre conversation, à toi et ta mère.

— Ah ? A propos de Masushi ?

— Euh... oui.

— Et tu as décidé brusquement d’aller à Ichijōji ?

Elle ne répondit pas.

— ... Ah ! j’oubliais ! s’exclama-t-il en se remémorant la raison qui l’avait poussé à descendre dans le ravin. C’est toi qui as crié, il y a quelques minutes ?

Elle fit « oui » de la tête, puis rapidement jeta à la dérobée un coup d’œil effrayé sur la pente, au-dessus d’eux. Rassurée sur le fait qu’il n’y eût rien en cet endroit, elle raconta à Matahachi comment elle avait traversé le cours d’eau et grimpait une pente à pic lorsque, levant les yeux, elle vit un fantôme d’un aspect incroyablement redoutable, assis sur une haute pierre, en train de contempler la lune. Il avait le corps d’un nain mais son visage, celui d’une femme, était d’une couleur inquiétante, plus blanche que la blancheur, avec une bouche qui remontait en balafre d’un côté vers l’oreille. Grotesque, il semblait rire d’elle, et l’avait épouvantée. Quand elle reprit ses esprits, elle était retombée dans le ravin.

Cette histoire avait beau paraître absurde, elle la racontait avec un sérieux total. Matahachi tâcha d’écouter avec politesse, mais fut bientôt vaincu par le rire.

— Ha ! ha ! Tu inventes tout ça ! Tu as dû effrayer le fantôme. Voyons ! Tu rôdais sur les champs de bataille et n’attendais pas même le départ de l’âme des morts pour commencer à détrousser les cadavres.

— Je n’étais qu’une enfant, alors. Je n’en savais pas assez pour avoir peur.

— Tu n’étais pas jeune à ce point... Si je comprends bien, tu languis toujours après Musashi.

— Non... Il était mon premier amour, mais...

— Alors, pourquoi vas-tu à Ichijōji ?

— En vérité, je ne le sais pas moi-même. Je me suis seulement dit que si j’y allais, je le verrais peut-être.

— Tu perds ton temps, répondit-il avec force, puis il lui déclara que Musashi n’avait pas une chance sur mille de sortir vivant du combat.

Après ce qui lui était arrivé aux mains de Seijūrō et de Kojirō, penser à Musashi ne pouvait plus évoquer l’image de la félicité qu’elle avait autrefois imaginé de partager avec lui. N’étant pas morte, n’ayant pas découvert une existence qui la séduisît, elle se sentait comme une âme dans les limbes... une oie séparée du troupeau, et perdue.

Le regard fixé sur le profil de la jeune fille, Matahachi était frappé par la similitude entre sa situation à elle et la sienne à lui. Tous deux, coupés de leurs amarres, allaient à la dérive. Quelque chose, dans le visage poudré d’Akemi, donnait à penser qu’elle cherchait un compagnon. Il l’entoura de son bras, frotta sa joue contre la sienne et murmura :

— ... Akemi, allons à Edo.

— A... à Edo ? tu plaisantes, dit-elle, mais cette idée la fit sortir de sa stupeur.

Resserrant son étreinte autour de ses épaules, il reprit :

— Il n’est pas nécessaire que ce soit Edo, mais tout le monde assure que c’est la ville de l’avenir. Maintenant, Osaka et Kyoto sont vieilles. C’est peut-être pourquoi le Shōgun bâtit une nouvelle capitale dans l’Est. Si nous y allions maintenant, il y aurait encore des tas de bonnes places, même pour un couple d’oies égarées comme toi et moi. Allons, Akemi, dis que tu vas y aller.

Encouragé par la lueur croissante d’intérêt qu’il distinguait sur le visage de la jeune fille, il poursuivit avec un surcroît de ferveur :

— ... Nous pourrions nous amuser, Akemi. Nous pourrions faire ce que nous voulons. Sans cela, à quoi bon vivre ? Nous sommes jeunes. Nous devons apprendre à être audacieux et habiles. Nous n’arriverons à rien ni l’un ni l’autre en nous conduisant comme des faibles. Plus on essaie d’être bon, honnête et consciencieux, plus le sort vous lance des coups de pied dans la mâchoire et se moque de vous. En fin de compte, on pleure toutes les larmes de son corps, et à quoi ça vous avance-t-il ?... Ecoute : ça a toujours été comme ça pour toi, hein ? Tu n’as fait que te laisser dévorer par ta mère et par des hommes brutaux. A partir de maintenant, il faut que tu sois celle qui mange, au lieu de celle qui se fait dévorer.

Elle commençait à être ébranlée. La maison de thé de sa mère avait été une cage dont tous deux s’étaient enfuis. Depuis lors, le monde ne lui avait montré que cruauté. Elle sentait que Matahachi était plus fort et plus capable d’affronter la vie qu’elle. Après tout, c’était un homme.

— ... Iras-tu ? demanda-t-il.

Elle avait beau savoir que c’était comme si la maison avait brûlé et qu’elle essayât de la reconstruire avec les cendres, il lui fallut quelque effort pour secouer son fantasme, le songe éveillé enchanteur où Musashi était à elle et elle seule. Mais enfin elle acquiesça de la tête en silence.

— ... Alors, c’est réglé. Allons-y maintenant !

— Et ta mère ?

— Oh ! elle ?

Il renifla. Il jeta un coup d’œil en haut de la falaise.

— ... Si elle réussit à mettre la main sur quelque chose pour prouver que Musashi est bien mort, elle retournera au village. Nul doute qu’elle sera furieuse comme une tigresse en constatant ma disparition. Je l’entends d’ici déclarer à tout le monde que je l’ai laissée mourir dans les montagnes, comme on se débarrassait des vieilles femmes dans certaines régions. Mais si je réussis, ça arrangera tout. Quoi qu’il en soit, notre décision est prise. Allons !

Il partit le premier, à grands pas ; mais elle traînait en arrière.

— Pas par là, Matahachi !

— Et pourquoi donc ?

— Il va nous falloir repasser devant cette pierre.

— Ha ! ha ! Et voir le nain à figure de femme ? N’y pense plus ! Je suis avec toi, maintenant... Oh ! écoute... ce n’est pas ma mère qui appelle ? Dépêche-toi, avant qu’elle ne vienne à ma recherche. Elle est bien pire qu’un petit fantôme à la face effrayante.