Takezō gisait au milieu des cadavres. Il y en avait des milliers.
« Le monde entier est devenu fou, songeait-il vaguement. L’homme ressemble à une feuille morte, ballottée par la brise d’automne. »
Lui-même ressemblait à l’un des corps sans vie qui l’entouraient. Il essaya de lever la tête, mais ne parvint à la soulever que de quelques centimètres au-dessus du sol. Jamais il ne s’était senti aussi faible. « Je suis là depuis combien de temps ? » se demanda-t-il.
Des mouches vinrent bourdonner autour de sa tête. Il voulut les chasser, mais n’eut pas même la force de lever le bras qu’il avait raide, fragile, comme le reste de son corps. « Je dois être là depuis un bon moment », se dit-il en remuant un doigt après l’autre. Il ne se doutait pas qu’il était blessé : deux balles en plein dans la cuisse.
Des nuages bas, sombres, menaçants traversaient le ciel. La nuit précédente, quelque part entre minuit et l’aube, une pluie diluvienne avait inondé la plaine de Sekigahara. Il était maintenant un peu plus de midi, le quinze du neuvième mois de l’an 1600. La tornade avait beau être passée, de temps à autre de nouveaux torrents de pluie s’abattaient sur les cadavres et sur le visage à la renverse de Takezō. Chaque fois que cela se produisait, il ouvrait et fermait la bouche comme un poisson pour essayer de boire les gouttes. « On dirait l’eau dont on humecte les lèvres d’un mourant », pensa-t-il en savourant la moindre gouttelette. Il avait la tête lourde ; ses pensées étaient les ombres fugitives du délire.
Son camp était vaincu. Du moins savait-il cela. Kobayakawa Hideaki, qui se donnait pour un allié, s’était ligué en secret avec l’armée de l’Est, et lorsqu’il se retourna contre les troupes d’Ishida Mitsunari, au crépuscule, le sort des armes se retourna, lui aussi. Il s’attaqua alors aux armées d’autres chefs — Ukita, Shimazu et Konishi –, et l’armée de l’Ouest s’effondra complètement. Il ne fallut pas plus d’une demi-journée de combat pour régler la question de savoir qui dorénavant serait à la tête du pays. Ce serait Tokugawa Ieyasu, le puissant daimyō d’Edo.
Des images de sa sœur et des vieux villageois lui flottèrent devant les yeux. « Je suis en train de mourir, songea-t-il sans une ombre de tristesse. Alors, c’est vraiment comme ça ? » Il se sentait attiré vers la paix de la mort, comme un enfant qu’une flamme hypnotise.
Soudain, l’un des corps voisins leva la tête :
— Takezō...
Les images s’effacèrent de son esprit. Comme réveillé d’entre les morts, il tourna la tête. La voix, il en avait la certitude, était celle de son meilleur camarade. Il rassembla toutes ses forces pour se soulever légèrement, et, dans un chuchotement à peine audible à travers le déluge de pluie :
— C’est toi, Matahachi ?
Puis il retomba, immobile, aux aguets.
— Takezō ! C’est donc vrai, tu es vivant ?
— Oui, vivant ! cria-t-il en une soudaine explosion de bravade. Et toi ? Tu ferais aussi bien de ne pas mourir non plus. Je te l’interdis !
Il avait maintenant les yeux grands ouverts, et ses lèvres esquissaient un faible sourire.
— Pas question ! Non, monsieur.
Haletant, rampant sur les coudes, traînant derrière lui ses jambes raides, Matahachi se rapprocha centimètre par centimètre de son ami. Il essaya de saisir la main de Takezō mais n’attrapa que son petit doigt avec le sien. Amis d’enfance, ils recouraient souvent à ce geste pour sceller une promesse. Matahachi se rapprocha encore et lui empoigna la main entière.
— ... Je n’arrive pas à croire que tu t’en sois tiré, toi aussi ! Nous devons être les seuls survivants.
— Ne parle pas trop vite. Je n’ai pas encore essayé de me lever.
— Je vais t’aider. Partons d’ici !
Soudain, Takezō plaqua Matahachi au sol en marmonnant :
— Fais le mort ! Voilà encore des embêtements !
La terre se mit à gronder comme un chaudron. Risquant un œil, ils virent la trombe foncer droit sur eux. Des files de cavaliers d’un noir de jais.
— Les salauds ! Ils reviennent ! s’exclama Matahachi en levant le genou comme pour prendre ses jambes à son cou.
Takezō lui saisit la cheville, presque au point de la lui briser, et le plaqua de nouveau à terre.
En un instant, les chevaux les dépassèrent – des centaines de sabots boueux, mortels, galopant en formation de combat, foulant les samouraïs tombés. Des cris de guerre aux lèvres, leurs armes et leurs armures s’entrechoquant, les cavaliers se succédaient, innombrables.
A plat ventre, les yeux clos, Matahachi espérait contre toute vraisemblance qu’ils ne seraient pas piétinés, mais Takezō regardait sans ciller. Les chevaux passèrent si près que l’on sentait leur sueur. Puis tout fut terminé.
Miracle ! Ils étaient indemnes, et on ne les avait pas découverts ; durant plusieurs minutes, tous deux gardèrent un silence incrédule.
— Encore une fois sauvés ! s’écria Takezō en tendant la main vers Matahachi.
Toujours à plat ventre, celui-ci tourna lentement la tête pour lui adresser un large sourire un peu tremblant.
— Quelqu’un nous protège, pour sûr, dit-il d’une voix étranglée.
A grand-peine, les deux amis s’aidèrent l’un l’autre à se relever.
Lentement, ils se frayèrent un chemin à travers le champ de bataille, vers l’abri des collines boisées, en clopinant et se tenant par les épaules. Là, ils s’écroulèrent de fatigue, puis, après avoir pris du repos, se mirent en quête de nourriture. Pendant deux jours, ils vécurent de châtaignes et de feuilles comestibles, dans les creux détrempés du mont Ibuki. Cela les empêcha de mourir de faim mais Takezō avait des maux d’estomac, et l’intestin de Matahachi le torturait. La nourriture ne lui tenait pas au corps, rien ne parvenait à le désaltérer ; pourtant, même lui sentait que ses forces lui revenaient peu à peu.
La tempête du quinze marqua la fin des typhons d’automne. Et voici que deux nuits plus tard seulement, une lune froide et blanche brilla d’un éclat dur dans un ciel sans nuages.
Tous deux savaient combien il était dangereux de cheminer au clair de lune, leurs ombres se détachant comme des cibles aux yeux des patrouilles qui pouvaient rechercher les fuyards. C’était Takezō qui avait pris la décision de courir ce risque. Matahachi souffrait tellement – à l’entendre, il aimait mieux être fait prisonnier que de continuer à marcher – qu’à la vérité l’on ne semblait guère avoir le choix. Il fallait avancer, mais il était non moins clair que l’on devait trouver un endroit pour se cacher et se reposer. Ils cheminaient lentement vers ce qu’ils croyaient être la direction de la petite ville de Tarui.
— Peux-tu y arriver ? ne cessait de demander Takezō.
Il avait passé le bras de son camarade autour de son épaule, pour l’aider à avancer.
— ... Ça va ?
C’était sa difficulté à respirer qui l’inquiétait.
— ... Veux-tu te reposer ?
— Non, ça va.
Matahachi tâchait de faire le brave, mais son visage était plus pâle que la lune au-dessus d’eux. Même en s’aidant de sa lance comme d’une canne, c’est à peine s’il pouvait mettre un pied devant l’autre.
A mainte et mainte reprise, il avait présenté des excuses misérables :
— Pardonne-moi, Takezō. Je sais bien que c’est moi qui nous ralentis. J’en suis vraiment désolé.
Les premières fois, Takezō s’était contenté de répondre : « Ne t’en fais pas. » A la fin, lorsqu’ils s’arrêtèrent pour se reposer, il se tourna vers son ami, et explosa.
— Ecoute : c’est moi qui devrais te présenter des excuses. C’est moi qui t’ai entraîné dans cette aventure au départ, souviens-toi. Souviens-toi : je t’ai fait part de mon projet ; je t’ai dit comment j’allais enfin faire quelque chose qui en aurait imposé à mon père. Je n’ai jamais pu supporter le fait que jusqu’à son dernier jour, il ait eu la certitude que je ne vaudrais jamais rien. Il allait voir ce qu’il allait voir ! Ha !
Le père de Takezō, Munisai, avait servi autrefois sous le seigneur Shimmen, d’Iga. Dès que Takezō eut appris qu’Ishida Mitsunari levait une armée, il se persuada qu’il tenait enfin la chance de sa vie. Son propre père avait été samouraï. N’était-il pas tout naturel qu’il fût fait samouraï, lui aussi ? Il brûlait d’en découdre, de prouver son courage, de faire se propager la rumeur à travers le village, comme une traînée de poudre, qu’il avait décapité un général ennemi. Il avait désespérément voulu prouver qu’il était quelqu’un avec lequel il fallait compter, que l’on devait respecter – et non point le simple trublion du village.
Takezō rappelait à Matahachi tout cela, et Matahachi approuvait de la tête :
— Je sais bien. Je sais bien. Mais je ressentais la même chose. Tu n’étais pas le seul.
Takezō reprit :
— Si j’ai voulu que tu viennes avec moi, c’est que nous avons toujours tout fait ensemble. Mais quel tapage a fait ta mère, à crier à tout le monde que j’étais un fou et un vaurien ! Et ta fiancée, Otsū, et ma sœur et tous les autres qui déclaraient en pleurant que les garçons du village devaient rester au village. Oh ! peut-être avaient-ils leurs raisons. Nous sommes tous deux fils uniques, et si nous nous faisons tuer il n’y aura personne pour perpétuer le nom de notre famille. Mais qu’importe ! Ce n’est pas une existence !
Ils s’étaient glissés hors du village sans être vus, et avaient la conviction que rien ne les séparait plus des honneurs du combat. Pourtant, une fois parvenus au camp de Shimmen, ils se trouvèrent nez à nez avec les réalités de la guerre. On leur déclara d’emblée qu’ils ne seraient point faits samouraïs, ni tout de suite, ni même dans quelques semaines, quels qu’eussent été leurs pères. Pour Ishida et les autres généraux, Takezō et Matahachi n’étaient que deux lourdauds de la campagne, guère plus que des enfants qui jouaient avec des lances. Ce qu’ils pouvaient obtenir de mieux était qu’on leur permît de rester comme simples soldats. Leurs responsabilités, si l’on pouvait les nommer ainsi, consistaient à porter des armes, des gamelles de riz et autres ustensiles, à couper de l’herbe, à travailler dans les équipes des routes, et quelquefois à aller en reconnaissance.
— Des samouraïs, haha ! dit Takezō. Quelle blague ! La tête d’un général ! Je n’ai pas même approché de samouraï ennemi ; ne parlons pas de général. Du moins, tout ça, c’est fini. Et maintenant, qu’allons-nous faire ? Je ne peux te laisser ici tout seul. Si je le faisais, je ne pourrais plus jamais regarder à nouveau ta mère ou Otsū en face.
— Takezō, je ne te rends pas responsable du gâchis où nous sommes. Ce n’est pas de ta faute si nous avons perdu. S’il y a quelqu’un à blâmer, c’est ce faux jeton de Kobayakawa. Ça me ferait vraiment plaisir de le tenir. Je le tuerais, ce salaud !
Deux heures plus tard, ils se tenaient au bord d’une petite plaine, à contempler un océan de miscanthus pareils à des roseaux malmenés et brisés par la tempête. Point de maisons. Point de lumières.
Ici aussi, il y avait des quantités de cadavres, qui gisaient dans la position même où ils étaient tombés. La tête de l’un d’eux reposait dans les hautes herbes. Un autre était à la renverse dans un ruisseau. Un autre encore formait un enchevêtrement grotesque avec un cheval mort. La pluie avait lavé le sang, et dans le clair de lune la chair morte avait l’aspect d’écailles de poisson. Tout autour d’eux, c’était la solitaire litanie automnale des grillons.
Un flot de larmes laissa des traînées blanches le long des joues sales de Matahachi. Il poussa le soupir d’un homme très malade.
— Takezō, si je meurs, prendras-tu soin d’Otsū ?
— Qu’est-ce que tu me chantes là ?
— Il me semble que je suis en train de mourir.
Takezō se rebiffa :
— Eh bien, si tu le crois, il est probable que tu mourras.
Il était exaspéré : il souhaitait que son ami eût plus de force, de manière à pouvoir se reposer sur lui de temps à autre, non point physiquement, mais pour qu’il l’encourageât.
— ... Allons, Matahachi ! Arrête de pleurnicher.
— Ma mère a des gens pour s’occuper d’elle, mais Otsū est absolument seule au monde. Elle l’a toujours été. J’ai tant de chagrin pour elle, Takezō ! Promets-moi de prendre soin d’elle si je viens à disparaître.
— Ressaisis-toi ! La diarrhée n’a jamais tué personne. Tôt ou tard, nous allons trouver une maison ; alors, je te mettrai au lit et te trouverai un remède quelconque. Et maintenant, cesse de pleurnicher et de parler de mourir !
Un peu plus loin, ils arrivèrent à un endroit où l’entassement des cadavres donnait à supposer qu’une division entière avait été anéantie. Maintenant, ils étaient aguerris à la vue des entrailles. Ils contemplèrent la scène avec une froide indifférence, et s’arrêtèrent pour se reposer de nouveau.
Alors qu’ils reprenaient haleine, ils entendirent bouger parmi les corps. Tous deux reculèrent, effrayés ; d’instinct, ils se tapirent, les yeux écarquillés, les sens en alerte.
La silhouette fit un bond pareil à celui d’un lapin surpris. Leurs yeux s’accoutumant, ils virent qu’elle était accroupie. Croyant d’abord qu’il s’agissait d’un samouraï égaré, ils se préparèrent à un combat dangereux, mais à leur stupéfaction le farouche guerrier se révéla être une jeune fille. Elle paraissait environ treize ou quatorze ans, et portait un kimono aux manches arrondies. L’étroite obi qui lui entourait la taille, bien que raccommodée par endroits, était en brocart d’or ; là, au milieu des cadavres, elle offrait un bien curieux spectacle. Elle leva sur eux des yeux de chat soupçonneux et rusés.
Takezō et Matahachi se posaient tous deux la même question : que diable une jeune fille venait-elle faire en pleine nuit dans ce champ plein de cadavres et de fantômes ?
Durant un moment, tous deux se bornèrent à lui rendre son regard. Puis Takezō dit :
— Qui es-tu ?
Elle cilla à deux ou trois reprises, se leva et s’éloigna en courant.
— ... Arrête ! cria Takezō. Je veux seulement te poser une question. Ne t’en va pas.
Mais elle était partie, pareille à un éclair dans la nuit. Le son d’une clochette s’éloigna mystérieusement dans les ténèbres.
— Se peut-il qu’il se soit agi d’un fantôme ? rêva tout haut Takezō en contemplant d’un regard vide la brume légère.
Matahachi, frissonnant, se força à rire.
— S’il y en avait par ici, je crois que ce seraient des fantômes de soldats, tu ne crois pas ?
— Je regrette de l’avoir effrayée, dit Takezō. Il doit absolument y avoir un village quelque part dans les parages. Elle aurait pu nous indiquer le chemin.
Ils se remirent en route, et gravirent la plus proche des deux collines qui se dressaient devant eux. Dans le creux, de l’autre côté, il y avait le marais qui s’étendait au sud du mont Fuwa. Et une lumière, à moins d’un kilomètre.
En s’approchant de la ferme, ils eurent l’impression qu’il ne s’agissait pas d’un simple moulin. D’abord, elle était entourée d’un épais mur de terre. En outre, son portail était presque majestueux. Du moins les vestiges du portail, car il était vieux et avait grand besoin de réparation.
Takezō monta vers la porte, et frappa légèrement.
— Il y a quelqu’un ?
N’obtenant pas de réponse, il essaya de nouveau.
— ... Je regrette de vous déranger à pareille heure, mais le camarade qui m’accompagne est malade. Nous ne voulons pas vous gêner le moins du monde... il a seulement besoin de se reposer un peu.
Ils entendirent chuchoter à l’intérieur, et bientôt quelqu’un venir à la porte.
— Vous êtes des traînards de Sekigahara, hein ?
La voix était celle d’une jeune fille.
— C’est bien ça, répondit Takezō. Nous combattions sous les ordres du seigneur Shimmen, d’Iga.
— Allez-vous-en ! Si l’on vous trouve par ici, nous aurons des ennuis.
— Ecoutez-moi : nous regrettons beaucoup de vous importuner ainsi, mais nous avons beaucoup marché. Mon ami a besoin de repos, voilà tout, et...
— Je vous en prie, partez !
— Bon, si vous le voulez vraiment, mais ne pourriez-vous donner à mon camarade un médicament quelconque ? Il a l’estomac en si mauvais état qu’il nous est difficile de continuer.
— Mon Dieu, je ne sais pas...
Au bout d’une ou deux secondes, ils entendirent des pas et un léger tintement qui s’éloignait vers l’intérieur de la maison.
C’est à cet instant précis qu’ils remarquèrent le visage. A une fenêtre latérale, un visage de femme qui les avait observés depuis le début.
— Akemi, cria-t-elle, fais-les entrer ! Ce sont de simples soldats. Les patrouilles de Tokugawa ne vont pas aller perdre leur temps avec eux. Ils n’ont aucune importance.
Akemi ouvrit la porte, et la femme, qui se présenta sous le nom d’Okō, vint écouter l’histoire de Takezō.
Ils furent autorisés à dormir au bûcher. L’on administra à Matahachi, pour calmer ses douleurs intestinales, de la poudre de charbon de bois de magnolia et un léger gruau de riz contenant de la ciboule. Durant les quelques jours qui suivirent, il dormit presque sans interruption tandis que Takezō, tout en le veillant, soignait les blessures de balles de sa cuisse à l’alcool.
Environ une semaine après, Takezō et Matahachi, assis, bavardaient.
— Elles doivent bien exercer un métier quelconque, observa Takezō.
— Ce qu’elles font m’est complètement indifférent. Je suis seulement content qu’elles nous aient pris chez elles.
Mais la curiosité de Takezō était en éveil.
— La mère n’est pas si vieille que ça, reprit-il. Curieux que ces deux femmes vivent seules ici, dans les montagnes.
— Heu... tu ne trouves pas que la fille ressemble un peu à Otsū ?
— Quelque chose en elle me rappelle Otsū mais je ne crois pas qu’elles se ressemblent vraiment. Elles sont toutes les deux jolies, voilà la vérité. Que crois-tu qu’elle faisait la première fois que nous l’avons vue, à se faufiler en pleine nuit au milieu de tous ces cadavres ? Ça n’avait pas l’air de la gêner le moins du monde. Haha ! je revois encore la scène. Elle avait le visage tranquille et serein de ces poupées qu’ils fabriquent à Kyoto. Quel spectacle !
Matahachi lui fit signe de se taire.
— Chhh !... J’entends sa clochette.
Les coups légers frappés à la porte par Akemi évoquaient ceux d’un pivert.
— Matahachi, Takezō... appela-t-elle doucement.
— Oui ?
— C’est moi.
Takezō se leva et ouvrit le loquet. Elle entra, chargée d’un plateau de nourriture et de remèdes, et leur demanda comment ils allaient.
— Beaucoup mieux, grâce à vous et à votre mère.
— Mère a dit que même si vous allez mieux, il ne faut ni parler trop fort, ni sortir.
Takezō prit la parole pour eux deux :
— Nous sommes vraiment navrés de vous causer tant de soucis.
— Oh ! ça n’a pas d’importance, il faut seulement faire attention. Ishida Mitsunari et certains des autres généraux n’ont pas encore été pris. Ils surveillent étroitement la région, et les routes sont encombrées des troupes de Tokugawa.
— Vraiment ?
— C’est pourquoi, même si vous n’êtes que de simples soldats, Mère a dit que si l’on nous prend à vous cacher, on nous arrêtera.
— Nous serons sages comme des images, promit Takezō. Je couvrirai même la figure de Matahachi avec un torchon s’il ronfle trop fort.
Akemi sourit, se détourna pour sortir et dit :
— Bonne nuit. A demain matin.
— Un instant ! cria Matahachi. Pourquoi ne restez-vous pas bavarder un peu avec nous ?
— Impossible.
— Et pourquoi donc ?
— Mère ne serait pas contente.
— A quoi bon vous inquiéter d’elle ? Quel âge avez-vous ?
— Seize ans.
— Petite pour votre âge, non ?
— Merci du renseignement.
— Où est votre père ?
— Je n’ai plus de père.
— Pardon. Alors, de quoi vivez-vous ?
— Nous fabriquons du moxa.
— Ce remède contre la douleur que l’on vous brûle sur la peau ?
— Oui, le moxa de par ici est célèbre. Au printemps, nous cueillons des herbes sur le mont Ibuki. L’été, nous les mettons à sécher ; en automne et en hiver, nous en faisons du moxa. Nous le vendons à Tarui. Les gens viennent de partout à seule fin d’en acheter.
— Je pense bien que vous n’avez pas besoin d’un homme à la maison pour faire ça.
— Eh bien, si c’est là tout ce que vous désiriez savoir, je ferais mieux de m’en aller.
— Encore une seconde, dit Takezō. J’ai une autre question à vous poser.
— Laquelle ?
— L’autre nuit, celle de notre arrivée ici, nous avons vu une fille, là-bas, sur le champ de bataille ; elle vous ressemblait trait pour trait. C’était vous, n’est-ce pas ?
Akemi fit rapidement demi-tour, et ouvrit la porte.
— ... Que faisiez-vous, là-bas ?
Elle claqua la porte derrière elle, et tandis qu’elle courait vers la maison la clochette tintait suivant un rythme étrange, irrégulier.
A près d’un mètre soixante-quinze, Takezō était grand pour les gens de son époque. Son corps évoquait celui d’un beau coursier : fort et souple, avec de longs membres nerveux. Il avait des lèvres pleines, rouge vif, et ses épais sourcils noirs n’étaient pas broussailleux grâce à leur forme élégante. S’étendant bien au-delà des coins externes de ses yeux, ils accentuaient son aspect viril. Les villageois le surnommaient « l’enfant d’une année grasse », expression qui ne désignait que les enfants aux traits plus accentués que la moyenne.
Loin d’être une insulte, ce surnom ne l’isolait pas moins des autres jeunes, ce qui le gêna beaucoup dans son enfance.
Bien qu’elle ne servît jamais pour désigner Matahachi, l’expression eût tout aussi bien pu s’appliquer à lui. Un peu plus court et trapu que Takezō, il avait le torse en tonneau et la face ronde, ce qui donnait une impression de jovialité sinon de franche bouffonnerie. Il avait tendance, en parlant, à rouler ses yeux globuleux, un peu saillants, et la plupart des plaisanteries faites à ses dépens le comparaient aux grenouilles qui ne cessent de coasser durant les nuits d’été.
A l’apogée de leur croissance, les deux adolescents étaient prompts à se remettre de la plupart des maux physiques. Quand Takezō fut tout à fait guéri de ses blessures, Matahachi ne put supporter plus longtemps son incarcération. Il se mit à arpenter le bûcher comme un fauve en cage, en se plaignant sans fin d’être emprisonné. Plus d’une fois, il commit l’erreur de déclarer qu’il avait l’impression d’être un grillon dans un trou humide et sombre, s’exposant de la sorte à la repartie de Takezō : grenouilles et grillons passent pour apprécier de pareilles conditions de logement. A un certain moment, Matahachi dut se mettre à épier la maison car un jour il se pencha au-dessus de son compagnon de cellule, comme pour lui faire part d’une fracassante nouvelle :
— Tous les soirs, chuchota-t-il gravement, la veuve se met de la poudre sur la figure et se fait belle !
Le visage de Takezō devint celui d’un garçon de douze ans qui déteste les filles, et constate chez son meilleur ami une défection, un intérêt naissant pour « elles ». Matahachi s’était rendu coupable de trahison, et Takezō le considérait avec un dégoût caractérisé.
Matahachi commença d’aller à la maison s’asseoir au coin du feu avec Akemi et sa jeune mère. Au bout de trois ou quatre jours passés à bavarder et plaisanter avec elles, l’hôte aimable fit partie de la famille. Il cessa de retourner au bûcher, même la nuit, et, les rares fois qu’il le fit, son haleine sentait le saké, et il essaya d’attirer Takezō dans la maison en lui vantant la belle vie que l’on menait à quelques mètres.
— Tu es fou ! répliquait Takezō exaspéré. Tu vas nous faire tuer, ou tout au moins ramasser. Nous sommes des vaincus, des fuyards – ne peux-tu donc te mettre ça dans la tête ? Nous devons prendre garde et nous faire tout petits jusqu’à ce que les choses se calment.
Mais il ne tarda pas à se lasser de raisonner son ami épris de plaisir, et, à la place, commença de lui répondre avec sécheresse : « Je n’aime pas le saké », ou d’autres fois : « Je me plais bien au bûcher. C’est confortable. »
Takezō, lui aussi, commençait à s’énerver. Il s’ennuyait à périr, et finit par montrer des signes de faiblesse :
— Est-ce que vraiment on ne risque rien ? demandait-il. Je veux dire : dans les parages ? Aucune trace de patrouilles ? Tu es bien sûr ?
Après avoir été enterré vingt jours dans le bûcher, il finit par en sortir pareil à un prisonnier de guerre à moitié mort de faim. Sa peau avait l’aspect translucide et cireux de la mort, d’autant plus visible par contraste avec son ami rougi par le soleil et le saké. Il leva des yeux clignotants vers la clarté du ciel bleu, et, s’étirant largement, bâilla comme un fauve. Lorsqu’il eut enfin refermé la bouche, on put voir qu’il n’avait cessé de froncer le sourcil. Il semblait soucieux.
— Matahachi, dit-il d’un ton sérieux, nous abusons de l’hospitalité de ces femmes. Elles prennent un gros risque en nous gardant chez elles. Je crois que nous devrions rentrer chez nous.
— Je pense que tu as raison, dit Matahachi. Mais on ne laisse personne traverser les lignes sans contrôle. Les routes d’Ise et de Kyoto sont l’une et l’autre impraticables, si l’on en croit la veuve. Elle dit que nous ne devrions pas bouger avant les premières neiges. La fille est du même avis. Elle dit que nous devrions rester cachés, et tu sais qu’elle est par monts et par vaux tous les jours.
— Tu appelles se cacher être assis à boire au coin du feu ?
— Bien sûr. Sais-tu ce que j’ai fait ? L’autre jour, des hommes de Tokugawa – ils continuent à rechercher le général Ukita – sont venus fureter par ici. Je me suis tout simplement débarrassé de ces salauds en sortant les saluer.
Ici, comme Takezō ouvrait des yeux incrédules, Matahachi éclata d’un gros rire. Une fois calmé, il poursuivit :
— ... Tu es plus en sûreté dehors, en plein air, que tapi dans le bûcher à guetter les bruits de pas et à devenir fou. Voilà ce que j’ai essayé de te faire comprendre.
A nouveau, Matahachi fut repris de fou rire, et Takezō haussa les épaules.
— Sans doute as-tu raison. C’est peut-être le meilleur parti à prendre.
Il avait beau conserver ses doutes, après cette conversation il se transféra dans la maison. Okō, qui de toute évidence aimait la compagnie, surtout celle des hommes, les mit parfaitement à l’aise. Pourtant, de temps à autre, elle les faisait sursauter en suggérant que l’un d’eux épousât Akemi. Cela paraissait troubler Matahachi plus que Takezō qui se contentait d’ignorer la suggestion, ou l’écartait d’une plaisanterie.
C’était la saison des matsutaké charnus et parfumés qui poussent au pied des pins, et Takezō se risqua à aller cueillir ces gros champignons sur la montagne boisée, juste derrière la maison. Akemi, un panier à la main, les cherchait d’arbre en arbre. Chaque fois qu’elle discernait leur odeur, sa voix innocente résonnait à travers le bois :
— Takezō, par ici ! Il y en a des tas !
Tout en prospectant dans les parages, il répondait invariablement :
— Il y en a des quantités par ici aussi.
A travers les branches de pins, le soleil automnal descendait vers eux en fins rayons inclinés. Le tapis d’aiguilles de pins, sous le frais abri des arbres, était d’un rose tendre et poudreux. Quand ils étaient fatigués, Akemi le mettait au défi avec un petit rire :
— Voyons lequel en a le plus !
— C’est moi, répliquait-il avec suffisance, sur quoi elle entreprenait d’inspecter son panier.
Ce jour-là ne différait en rien des autres.
— Haha ! Je m’en doutais ! criait-elle.
Avec une joie triomphante, propre aux seules filles aussi jeunes, sans une ombre de gêne ou de modestie affectée, elle se penchait sur le panier du garçon.
— ... Vous avez des champignons vénéneux dans votre lot !
Alors, elle les rejeta l’un après l’autre, sans aller jusqu’à les compter à voix haute, mais avec des mouvements si lents et si délibérés qu’ils ne pouvaient guère échapper à Takezō, même s’il fermait les yeux. Elle lança chacun d’eux aussi loin qu’elle put. Sa tâche accomplie, elle leva les yeux, son jeune visage tout rayonnant de contentement de soi.
— ... Et maintenant, voyez comme j’en ai plus que vous !
— Il se fait tard, marmonna Takezō. Rentrons.
— Vous êtes fâché parce que vous avez perdu, hein ?
Elle se mit à dévaler le flanc de montagne à la façon d’une faisane, mais soudain s’arrêta net ; une expression alarmée lui assombrissait le visage. A mi-pente, un homme grand comme une montagne s’approchait en diagonale à travers bois ; il marchait à longues enjambées traînantes, et ses yeux étincelants fixaient la frêle jeune fille qui se tenait devant lui. Il effrayait par son aspect primitif. Tout en lui exprimait la lutte pour la vie, et il avait un air nettement belliqueux : féroces sourcils en broussaille, épaisse lèvre supérieure retroussée, sabre pesant, cotte de mailles, peau de bête qui l’enveloppait.
— Akemi ! rugit-il en s’approchant d’elle.
Il avait beau faire un large sourire qui découvrait une rangée de dents jaunes et gâtées, le visage d’Akemi n’exprimait toujours que de l’horreur.
— Est-ce que ta merveilleuse maman est chez elle ? demanda-t-il avec une ironie pesante.
— Oui, répondit-elle d’une petite voix.
— Eh bien, en rentrant, je veux que tu lui fasses une commission. Veux-tu me rendre ce service ?
Il parlait avec une politesse feinte.
— Oui.
Le ton de sa voix se fit rude :
— Dis-lui qu’elle n’essaie pas de toucher de l’argent derrière mon dos. Dis-lui que je passerai bientôt pour avoir ma part. Compris ?
Akemi se taisait.
— ... Elle croit sans doute que je n’y vois que du feu, mais l’homme à qui elle a vendu la marchandise est venu tout droit me trouver. Je parie que tu allais toi aussi à Sekigahara, hein, petite ?
— Non, bien sûr que non ! protesta-t-elle faiblement.
— Bon, ça va. Répète-lui seulement ce que je t’ai dit. Si elle fait encore des siennes, je la chasse de la région à coups de pied dans le derrière.
Il considéra un moment la fille avec des yeux furibonds, puis s’éloigna pesamment vers le marais.
Takezō détourna les yeux de l’inconnu qui s’éloignait, et regarda Akemi d’un air inquiet :
— Qui diable était ce bonhomme ?
Akemi, dont les lèvres tremblaient encore, répondit avec lassitude :
— Il s’appelle Tsujikazé. Il est du village de Fuwa.
Sa voix n’était guère plus qu’un chuchotement.
— C’est un pillard, hein ?
— Oui.
— Qu’est-ce qui le tracasse comme ça ?
Elle se tenait là sans répondre.
— ... Je ne le répéterai à personne, lui assura-t-il. Vous est-il même impossible de me le dire ?
Akemi, visiblement très malheureuse, avait l’air de chercher ses mots. Soudain, elle se pencha contre la poitrine de Takezō en le suppliant :
— Promettez-moi de ne le dire à personne !
— A qui le dirais-je ? Aux samouraïs de Tokugawa ?
— Vous vous rappelez la nuit où vous m’avez vue pour la première fois ? A Sekigahara ?
— Bien sûr, que je me rappelle.
— Alors, vous n’avez pas encore compris ce que je faisais ?
— Non. Je n’y ai jamais songé, dit-il sans vergogne.
— Eh bien, j’étais en train de voler !
Elle le scrutait pour juger de sa réaction.
— De voler ?
— Après une bataille, je vais au champ de bataille prendre des affaires aux soldats morts, sabres, ornements de fourreaux, sacs d’encens – tout ce que l’on peut vendre.
A nouveau, elle le regarda en quête d’un signe de désapprobation, mais son visage n’en trahissait aucun.
— ... Ça me fait peur, soupira-t-elle, puis, pratique : Mais nous avons besoin de cet argent pour vivre, et si je dis que je ne veux pas y aller, Mère se met en fureur.
Le soleil était encore assez haut dans le ciel. A la suggestion d’Akemi, Takezō s’assit dans l’herbe. A travers les pins, ils pouvaient apercevoir la maison, en bas, dans le marais.
Takezō se fit à lui-même un signe de tête affirmatif, comme s’il était en train de comprendre quelque chose. Un peu plus tard, il dit :
— Alors, cette histoire de cueillir des herbes dans les montagnes, d’en faire du moxa, tout ça n’était qu’un mensonge ?
— Oh ! non. Nous faisons ça aussi. Mais Mère a de tels goûts de luxe ! Le moxa ne suffirait jamais à nous faire vivre. Quand mon père était de ce monde, nous habitions la plus grande maison du village... de tous les sept villages d’Ibuki, même. Nous avions des tas de domestiques, et Mère portait toujours des affaires magnifiques.
— Votre père était marchand ?
— Oh ! non. Il était le chef des pillards de l’endroit.
Les yeux d’Akemi brillaient d’orgueil. Il était clair qu’ayant cessé de craindre la réaction de Takezō, elle donnait libre cours à ses véritables sentiments, sa mâchoire et ses petits poings serrés.
— ... C’est ce Tsujikazé Temma – l’homme que nous venons de rencontrer – qui l’a tué. Du moins, à ce que tout le monde prétend.
— Vous voulez dire que votre père a été assassiné ?
En silence elle fit signe que oui, et se mit à pleurer malgré elle ; Takezō, tout au fond de lui, commença de s’attendrir. Au début, il n’avait pas éprouvé beaucoup de sympathie pour la jeune fille. Bien que plus petite que la plupart des autres filles de seize ans, elle s’exprimait la plupart du temps comme une adulte, et il lui arrivait de faire un mouvement rapide qui vous mettait sur vos gardes. Mais quand les larmes se mirent à couler de ses longs cils, la pitié fit soudain fondre Takezō. Il eut envie de la prendre dans ses bras, de la protéger.
Cette fille, pourtant, n’avait nullement bénéficié d’une bonne éducation. Qu’il n’y eût point de métier plus noble que celui de son père, jamais elle ne paraissait en douter. Sa mère l’avait persuadée qu’il était parfaitement légitime de dépouiller des cadavres, non pour vivre tout court, mais pour vivre agréablement. Maints voleurs fieffés eussent reculé devant pareille tâche.
Au cours des longues années de luttes féodales, on en était arrivé au point où tous les bons à rien des campagnes vivaient de ce trafic. On en était plus ou moins venu à trouver cela naturel. Quand la guerre éclatait, les chefs militaires locaux recouraient même à eux, les récompensant généreusement pour incendier les provisions de l’ennemi, répandre de fausses rumeurs, voler des chevaux dans les camps adverses, et ainsi de suite. Le plus souvent, ces services étaient rétribués ; pourtant, même quand ce n’était pas le cas, la guerre offrait une foule d’occasions ; outre la fouille des cadavres en quête d’objets de valeur, ils pouvaient parfois même resquiller des récompenses pour avoir tué des samouraïs trouvés par hasard et dont ils s’étaient bornés à ramasser la tête. Une seule grande bataille permettait à ces chapardeurs sans scrupules de vivre confortablement durant six mois ou un an.
Aux époques les plus troublées, même le fermier et le bûcheron ordinaires avaient appris à profiter de la misère humaine et de l’effusion de sang. La bataille aux abords de leur village avait beau empêcher ces âmes simples de travailler, ils s’étaient ingénieusement adaptés à la situation, et avaient découvert le moyen de vivre, comme les vautours, des vestiges de la vie humaine. En partie à cause de ces intrus, les pillards professionnels maintenaient sur leurs territoires personnels une stricte surveillance. C’était une règle absolue que les braconniers – c’est-à-dire les brigands qui empiétaient sur le domaine des brigands plus puissants – ne pouvaient rester impunis. Ceux qui osaient enfreindre les prétendus droits de ces bandits étaient passibles de châtiments cruels.
Akemi frissonna et dit :
— Qu’allons-nous faire ? Les acolytes de Temma sont en route pour venir ici, j’en suis sûre.
— Ne vous inquiétez pas, lui dit Takezō. S’ils viennent vraiment, je les recevrai moi-même.
A leur descente de la montagne, le crépuscule était tombé sur le marais, et tout était calme. Une traînée de fumée provenant du feu du bain, à la maison, rampait au faîte d’une haute rangée de joncs comme un serpent ondulant, aérien. Okō, ayant fini de se maquiller pour le soir, se tenait debout, désœuvrée, à la porte de derrière. Lorsqu’elle vit sa fille s’approcher au côté de Takezō, elle cria :
— Akemi, que fais-tu dehors aussi tard ?
Il y avait de la sévérité dans son œil et dans sa voix. La jeune fille, qui marchait d’un air distrait, sursauta. Elle était plus sensible aux humeurs de sa mère qu’à n’importe quoi d’autre. Sa mère avait à la fois favorisé cette sensibilité et appris à l’exploiter, à manipuler sa fille ainsi qu’une marionnette, d’un simple regard ou d’un simple geste. Akemi s’écarta vivement de Takezō, et, rougissant de façon notable, courut se réfugier dans la maison.
Le lendemain, Akemi raconta à sa mère sa rencontre avec Tsujikazé Temma. Okō entra en fureur.
— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit tout de suite ? cria-t-elle en s’agitant comme une folle, en s’arrachant les cheveux, en sortant des objets des tiroirs et des armoires pour les empiler au milieu de la pièce. Matahachi ! Takezō ! Donnez-moi un coup de main ! Il faut tout cacher.
Matahachi déplaça une planche indiquée par Okō, et se hissa au-dessus du plafond. Il n’y avait guère de place entre le plafond et les chevrons. A peine pouvait-on s’y glisser, mais cela servait le dessein d’Okō, et selon toute vraisemblance celui de son défunt mari. Takezō, debout sur un tabouret entre la mère et la fille, se mit à tendre à Matahachi les objets, l’un après l’autre. Si Takezō n’avait pas entendu l’histoire d’Akemi, la veille, il aurait été stupéfait de la diversité des articles qu’il voyait maintenant.
Il savait que les deux femmes pratiquaient depuis longtemps ce négoce ; il ne s’en étonnait pas moins de tout ce qu’elles avaient accumulé. Il y avait là un poignard, un gland de javelot, le bras d’une armure, un casque sans couronne, un autel en miniature portatif, un rosaire bouddhiste, une hampe de drapeau... Il y avait même une selle laquée, merveilleusement ciselée et abondamment décorée d’incrustations d’or, d’argent et de nacre.
A travers l’ouverture du plafond, Matahachi jeta un coup d’œil perplexe :
— C’est tout ?
— Non, il y a encore quelque chose, dit Okō en s’élançant hors de la pièce.
Un instant plus tard, elle était de retour avec un sabre en chêne noir, long de plus d’un mètre. Takezō se mit en devoir de l’élever vers les bras tendus de Matahachi, mais le poids, la courbure, l’équilibre parfait de cette arme lui firent une si profonde impression qu’il fut incapable de s’en dessaisir.
Il se tourna vers Okō, l’air gêné :
— Est-ce que je pourrais l’avoir ? demanda-t-il, et ses yeux trahissaient une vulnérabilité nouvelle.
Il baissa le regard, comme pour dire qu’il savait bien qu’il n’avait rien fait pour mériter le sabre.
— Vous le voulez vraiment ? demanda-t-elle avec douceur, d’un ton maternel.
— Oh ! oui... oui !
Bien qu’elle ne dît pas vraiment qu’il pouvait l’avoir, elle sourit, montrant une fossette, et Takezō sut que le sabre était à lui. Matahachi descendit d’un bond du plafond, plein d’envie. Il tripota le sabre avec convoitise, ce qui fit rire Okō.
— Voyez donc bouder ce petit bonhomme, parce qu’il n’a pas reçu de cadeau !
Elle essaya de l’apaiser en lui donnant une belle bourse de cuir, ornée de billes d’agate. Cela ne parut pas faire grand plaisir à Matahachi. Ses yeux retournaient sans cesse au sabre en chêne noir. Il était vexé, et la bourse ne parvint guère à atténuer la blessure de son amour-propre.
Du vivant de son époux, Okō avait pris l’habitude, à ce qu’il semblait, de prendre chaque soir, sans se presser, un bain très chaud, de se maquiller puis de boire un peu de saké. Bref, elle passait aussi longtemps à sa toilette que la plus payée des geishas. Ce n’était pas le genre de luxe que les gens du commun pouvaient se permettre, mais elle y tenait et avait même appris à Akemi à suivre une routine identique, bien que cela ennuyât la jeune fille, qui n’en comprenait pas la nécessité. Non seulement Okō aimait à bien vivre, mais elle était résolue à rester jeune éternellement.
Ce soir-là, tandis qu’ils étaient assis au coin du feu, Okō versa à Matahachi son saké, et tenta de convaincre Takezō d’en prendre aussi. Comme il refusait, elle lui mit la coupe dans la main, le saisit par le poignet, et le força à la porter à ses lèvres.
— Un homme doit être capable de boire, le gronda-t-elle. Si vous n’y arrivez pas seul, je vous aiderai.
De temps à autre, Matahachi la regardait avec gêne. Okō, consciente de son regard, se fit plus familière encore avec Takezō. Lui posant par jeu la main sur le genou, elle se mit à fredonner une chanson d’amour populaire.
Cette fois, c’en était trop pour Matahachi. Se tournant soudain vers Takezō, il explosa :
— Il va falloir nous en aller bientôt !
Cela produisit l’effet désiré :
— Mais... mais... où iriez-vous ? bégaya Okō.
— Nous rentrerions à Miyamoto. Ma mère est là-bas, ainsi que ma fiancée.
Momentanément prise de court, Okō fut prompte à recouvrer son sang-froid. Ses yeux se rétrécirent à la dimension de fentes, son sourire se figea, sa voix devint aigre.
— En ce cas, veuillez accepter mes excuses de vous retarder, de vous recevoir et de vous donner un foyer. Si une jeune fille vous attend, dépêchez-vous de rentrer. Loin de moi la pensée de vous retenir !
Ayant reçu le sabre en chêne noir, Takezō ne le quitta plus. Le simple fait de le tenir en main lui causait un plaisir indescriptible. Souvent, il en serrait fortement la poignée, ou bien en passait le bord externe le long de sa paume à seule fin de sentir la proportion parfaite de sa courbure. En dormant, il le serrait contre lui. Le frais contact de la surface ligneuse contre sa joue lui rappelait le plancher du dōjō où il avait pratiqué les techniques du sabre en hiver. Cet instrument presque parfait, à la fois artistique et mortel, réveillait en lui l’esprit combatif qu’il avait hérité de son père.
Takezō avait adoré sa mère, mais elle avait quitté son père et était allée vivre ailleurs alors qu’il était encore en bas âge, le laissant seul avec Munisai, un officier très à cheval sur les principes, qui n’aurait pas su gâter un enfant dans le cas improbable où il l’aurait voulu. En présence de son père, le petit garçon s’était toujours senti gêné, effrayé, jamais vraiment à l’aise. Quand il eut neuf ans, il brûlait à tel point d’entendre une parole bienveillante de sa mère qu’il s’enfuit de chez lui pour faire tout le chemin de la province de Harima, où elle vivait. Takezō ne sut jamais pourquoi sa mère et son père s’étaient séparés, et, à cet âge, peut-être qu’une explication n’aurait pas servi à grand-chose. La mère avait épousé un autre samouraï duquel elle avait un autre enfant.
Une fois arrivé à Harima, le petit fugueur ne fut pas long à retrouver sa mère. Elle l’emmena dans un endroit boisé, derrière le sanctuaire local, pour qu’on ne les vît pas, et là, les yeux pleins de larmes, le serra dans ses bras en tâchant de lui expliquer pourquoi il devait retourner chez son père. Takezō n’oublia jamais la scène ; toute son existence, il devait se la rappeler dans les moindres détails.
Bien sûr, Munisai, en bon samouraï qu’il était, dès qu’il avait appris la disparition de son fils avait envoyé des émissaires pour le ramener. On pouvait facilement deviner où l’enfant s’était réfugié. On le ramena à Miyamoto comme un fagot, ficelé sur le dos d’un cheval non sellé. Munisai l’accueillit en le traitant de moutard insolent, et, dans un état de fureur confinant à l’hystérie, le battit comme plâtre. Plus nettement que tout le reste, Takezō se souvenait de quelle manière venimeuse son père avait lancé son ultimatum :
— Si tu retournes encore une fois chez ta mère, je te renie.
Peu de temps après cet incident, Takezō apprit que sa mère était tombée malade et était morte. Sa mort eut pour effet de transformer cet enfant tranquille et mélancolique en la brute du village. Munisai lui-même finit par le craindre. Quand il s’approchait du garçon avec un bâton, le garçon ripostait avec un gourdin. Le seul à lui tenir tête était Matahachi, lui aussi fils de samouraï ; les autres enfants pliaient tous devant Takezō. Dès sa douzième ou treizième année, il était presque aussi grand qu’un adulte.
Une année, un escrimeur errant du nom d’Arima Kihei hissa un drapeau blasonné d’or, et proposa de relever les défis des villageois. Takezō le tua sans effort ; les villageois firent l’éloge de sa prouesse. Mais la haute opinion qu’ils avaient de lui ne dura guère : avec les années, il devenait de plus en plus intraitable et brutal. Beaucoup le croyaient sadique, et bientôt, à sa vue les gens prirent le large. Son attitude envers eux en vint à refléter leur froideur.
Quand son père, plus dur et inflexible que jamais, finit par mourir, le caractère cruel de Takezō s’amplifia encore. N’eût été sa sœur aînée, Ogin, il se fût sans doute mis dans quelque très mauvais cas, et eût été chassé du village par une foule irritée. Par chance il aimait beaucoup sa sœur, et, sans recours devant ses larmes, faisait généralement tout ce qu’elle lui demandait.
Le départ pour la guerre avec Matahachi représenta un tournant pour Takezō. Il indiquait que d’une façon quelconque, le jeune homme voulait s’insérer dans la société. La défaite de Sekigahara avait brutalement brisé ces espérances, et Takezō se trouva replongé dans la ténébreuse réalité d’où il croyait s’être échappé. Cet adolescent ne jouissait pas moins de l’extrême inconscience qui ne fleurit qu’aux époques troublées. Quand il dormait, son visage devenait aussi paisible que celui d’un petit enfant ; la pensée du lendemain ne l’agitait pas le moins du monde. Il avait sa part de rêves, endormi ou éveillé, mais ne souffrait guère de véritables déceptions. Parti avec si peu, il n’avait pas grand-chose à perdre, et bien qu’en un sens il fût un déraciné, il était aussi libre d’entraves.
Respirant de façon profonde et régulière, cramponné à son sabre de bois, Takezō en cet instant rêvait peut-être, un léger sourire aux lèvres, tandis que des visions de sa charmante sœur et de sa paisible ville natale passaient devant ses yeux clos, aux cils épais. Okō, une lampe à la main, se glissa dans sa chambre. « Quel visage tranquille ! » s’émerveilla-t-elle à mi-voix ; elle tendit la main, et lui effleura les lèvres.
Puis elle souffla la lampe, et s’étendit à côté de lui. Se pelotonnant comme une chatte, elle se rapprocha de son corps, centimètre par centimètre ; son visage blanchi et sa chemise de nuit aux couleurs vives étaient cachés par l’obscurité. L’on n’entendait que les gouttes de rosée qui tombaient sur le rebord de la fenêtre.
« Je me demande s’il est encore vierge », songea-t-elle en tendant la main pour ôter le sabre de bois.
A peine l’eut-elle touché que Takezō, debout, cria :
— Au voleur ! Au voleur !
Okō se trouva projetée sur la lampe, qui la blessa à l’épaule et à la poitrine. Takezō lui tordait le bras sans pitié. Elle cria de douleur. Stupéfait, il lâcha prise.
— Oh ! c’est vous ! Je vous prenais pour un voleur.
— Aïe ! gémissait Okō. Vous m’avez fait mal !
— Je suis désolé. Je ne savais pas que c’était vous.
— Vous ne connaissez pas votre force. Vous avez failli m’arracher le bras.
— J’ai dit que je le regrettais. En tout cas, qu’est-ce que vous faites là ?
Ignorant son innocente question, elle fut prompte à se remettre de sa blessure au bras, et tenta de lui passer ce même bras autour du cou, en roucoulant :
— Ne vous excusez pas, Takezō...
Elle lui passait doucement le dos de la main contre la joue.
— Hé là ! Qu’est-ce que vous faites ? Vous êtes folle ? cria-t-il en reculant à son contact.
— Ne fais pas tant de bruit, espèce d’idiot. Tu connais mes sentiments pour toi.
Elle essayait encore de le cajoler ; il se défendait comme un homme attaqué par un essaim d’abeilles.
— Oui, et je vous en suis très reconnaissant. Aucun de nous deux n’oubliera jamais combien vous avez été bonne, de nous recevoir chez vous et tout.
— Je ne parle pas de ça, Takezō. Je parle de mes sentiments de femme... du tendre et doux sentiment que j’ai pour toi.
— Un instant ! s’écria-t-il avec un sursaut. Je vais allumer la lampe !
— Oh ! comment peux-tu être si cruel ? pleurnicha-t-elle en essayant de le reprendre dans ses bras.
— Ne me touchez pas ! cria-t-il avec indignation. Arrêtez... je parle sérieusement !
Quelque chose dans sa voix, quelque chose d’intense et de résolu, effraya Okō au point qu’elle suspendit ses assauts.
Takezō, les membres en coton, claquait des dents. Jamais il n’avait rencontré un aussi redoutable adversaire. Même alors qu’il regardait les chevaux galoper tout près de lui à Sekigahara, son cœur n’avait pas autant battu la chamade. Il se recroquevillait dans un angle de la pièce.
— ... Allez-vous-en, je vous en prie, supplia-t-il. Retournez dans votre chambre. Sinon, j’appelle Matahachi. Je réveille toute la maisonnée !
Okō ne bougeait pas. Elle était là, dans l’obscurité, haletante, à le regarder fixement de ses yeux rétrécis. Elle n’entendait pas essuyer une rebuffade.
— Takezō, roucoula-t-elle à nouveau, ne comprends-tu pas ce que je ressens ?
Il ne répondit pas.
— ... Ne le comprends-tu pas ?
— Si, mais comprenez-vous ce que je ressens moi, à être surpris dans mon sommeil, épouvanté et déchiré dans l’obscurité par une tigresse ?
Ce fut son tour à elle de se taire. Un chuchotement bas, presque un grondement, sortit des profondeurs de sa gorge. Elle détacha furieusement chaque syllabe :
— Comment peux-tu me plonger à ce point dans l’embarras ?
— Je vous plonge dans l’embarras, moi ?
— Oui. Je suis mortifiée.
Ils étaient l’un et l’autre si tendus qu’ils ne s’étaient pas aperçus que l’on frappait à la porte, depuis un moment déjà, semblait-il. Et voici que les coups s’accompagnèrent de cris :
— Que se passe-t-il, là-dedans ? Etes-vous sourds ? Ouvrez !
Une lumière apparut dans la fente, entre les volets. Akemi était déjà réveillée. Puis les pas de Matahachi s’approchèrent, et sa voix cria :
— Qu’est-ce qui se passe ?
Du couloir, maintenant, Akemi criait, inquiète :
— Mère ! Es-tu là ? Réponds-moi, je t’en prie !
A tâtons, Okō regagna sa propre chambre, adjacente à celle de Takezō, et de là répondit. Les hommes, au-dehors, semblaient avoir forcé les volets et pris d’assaut la maison. En arrivant à la grande salle, Okō vit six ou sept paires de larges épaules se presser dans la cuisine contiguë, au sol en terre battue, plus basse d’une bonne marche : elle se trouvait à un niveau inférieur à celui des autres pièces.
L’un des hommes cria :
— C’est Tsujikazé Temma ! Donne-nous de la lumière !
Les hommes s’élancèrent avec brutalité dans la partie principale de la maison. Ils ne prirent même pas le temps d’ôter leurs sandales, signe certain de mauvaises manières. Ils se mirent à fouiller partout : dans les armoires, dans les tiroirs, sous l’épais tatami de paille qui couvrait le sol. Trônant comme un roi près du foyer, Temma regardait ses acolytes mettre à sac les pièces de manière systématique. Il jubilait de diriger les opérations, mais parut bientôt se lasser de sa propre inaction.
— Ça n’avance pas, gronda-t-il en frappant du poing le tatami. Tu dois en avoir ici. Où ça ?
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, répondit Okō, en joignant d’un air patient les mains sur son ventre.
— A d’autres, femme ! brailla-t-il. Où est-ce ? Je sais que c’est ici !
— Je n’ai rien !
— Rien ?
— Rien.
— Eh bien alors, peut-être que tu dis vrai. Peut-être qu’on m’aura mal renseigné...
Il la considéra d’un air soupçonneux, en tirant sur sa barbe et en la grattant.
— ... Suffit, les gars ! tonna-t-il.
Cependant, Okō s’était assise dans la pièce voisine, la porte coulissante large ouverte. Elle avait beau lui tourner le dos, même ainsi elle paraissait le défier, comme pour lui dire qu’il pouvait continuer de fouiller partout selon sa fantaisie.
— Okō ! appela-t-il d’un ton bourru.
— Que voulez-vous ? répondit-elle d’un ton glacial.
— Et si tu nous donnais un petit quelque chose à boire ?
— Voulez-vous de l’eau ?
— Ne me provoque pas... la mit-il en garde, menaçant.
— Le saké est là-bas. Buvez-le si vous le voulez.
— Oh ! Okō... dit-il, radouci, l’admirant presque pour son sang-froid opiniâtre. Sois pas comme ça. Ça fait longtemps que je ne suis pas venu te voir. C’est-y une façon de traiter un vieil ami ?
— Drôle de visite !
— Allons, calme-toi. C’est en partie de ta faute, tu sais. Trop de gens m’ont parlé de ce que fabriquait la « veuve de l’homme au moxa » pour croire que tout ça n’était que mensonges. On me dit que tu as envoyé ta jolie fille détrousser les cadavres.
— Prouvez-le ! cria-t-elle d’une voix aiguë. Où sont vos preuves !
— Si j’avais eu l’intention de tirer ça au clair, je n’en aurais pas averti Akemi. Tu connais les règles du jeu. C’est mon territoire, et je dois fouiller ta maison. Sinon, tout le monde croirait pouvoir faire la même chose. Et alors, qu’est-ce que je deviendrais ? Je dois me protéger, tu sais !
Elle le considérait en silence, dure, la tête à demi tournée vers lui, le menton et le nez fièrement dressés.
— ... Allons, je vais fermer les yeux pour cette fois. Mais dis-toi bien que c’est une mesure de faveur.
— Une mesure de faveur ? De qui ? De vous ? Vous voulez rire ?
— Okō, dit-il d’un ton cajoleur, viens ici me verser à boire.
Comme elle ne bougeait pas, il explosa :
— ... Espèce de folle ! Tu ne vois donc pas que si tu étais gentille avec moi, tu n’aurais pas à vivre comme tu vis ?
S’étant un peu calmé, il lui donna ce conseil :
— ... Réfléchis.
— C’est trop de bonté pour moi, monsieur, répliqua-t-elle, venimeuse.
— Tu n’as donc pas d’amitié pour moi ?
— Une simple question : qui a tué mon époux ? Je suppose que vous souhaiteriez me faire croire que vous l’ignorez ?
— Si tu désires te venger de son assassin, quel qu’il soit, je serai heureux de t’y aider. Par tous les moyens en mon pouvoir.
— Ne faites pas l’innocent !
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Il semble que l’on vous raconte tant de choses... Ne vous a-t-on pas dit que c’était vous-même qui l’aviez tué ? Ne vous a-t-on pas dit que le meurtrier, c’était Tsujikazé Temma ? Il n’y a que vous qui ne le sachiez pas. Je suis peut-être la veuve d’un pillard, mais je ne suis pas tombée assez bas pour batifoler avec l’assassin de mon mari.
— Fallait que ça sorte, hein ?... Pouvais pas t’en empêcher, eh ?
Avec un rire lugubre, il engloutit d’un trait la coupe de saké, et s’en versa une autre.
— ... Tu sais, vraiment tu ne devrais pas dire des choses pareilles. Ça n’est pas bon pour ta santé... ni pour celle de ta jolie fille !
— J’élèverai Akemi comme il faut, et, une fois qu’elle sera mariée, je m’occuperai de vous. Parole d’honneur !
Temma éclata de rire au point que ses épaules et tout son corps en furent secoués comme de la gelée. Une fois qu’il eut avalé tout le saké qu’il put trouver, il fit signe à l’un de ses hommes, posté dans un angle de la cuisine, la lance à l’épaule.
— Toi, là-bas, tonna-t-il, écarte donc quelques-unes des planches du plafond avec la pointe de ta lance !
L’homme s’exécuta. Comme il faisait le tour de la pièce en sondant le plafond, le butin d’Okō se mit à choir en grêle.
— Exactement ce que je soupçonnais depuis le début, dit Temma en se levant avec lourdeur. Vous voyez, les gars. Des preuves ! Elle a enfreint la règle, ça ne fait aucun doute. Emmenez-la dehors, et administrez-lui son châtiment !
Les hommes se rapprochèrent de la grande salle, mais soudain s’arrêtèrent. Okō, debout sur le seuil ainsi qu’une statue, paraissait les mettre au défi de porter la main sur elle. Temma, descendu dans la cuisine, cria impatiemment :
— ... Qu’est-ce que vous attendez ? Amenez-la par ici !
Rien ne se produisit. Okō regardait toujours les hommes de haut en bas, et ils restaient comme paralysés. Temma résolut de prendre la relève. Claquant la langue, il se dirigea vers Okō, mais lui aussi s’arrêta court en face du seuil. Debout derrière Okō, non visibles de la cuisine, il y avait deux jeunes hommes d’aspect farouche. Takezō tenait bas le sabre de bois, en position pour briser les tibias du premier arrivant et de tout autre qui aurait la stupidité de le suivre. De l’autre côté se trouvait Matahachi brandissant un sabre, prêt à l’abattre sur la première nuque qui se risquerait à franchir le seuil. Akemi demeurait invisible.
— ... Alors, c’est donc ça, gémit Temma, en se rappelant soudain la scène à flanc de montagne. J’ai vu celui-là se promener l’autre jour avec Akemi... celui qui tient le bâton. Qui est l’autre ?
Ni Matahachi ni Takezō ne soufflèrent mot, indiquant nettement qu’ils entendaient répondre avec leurs armes. La tension monta.
— ... Je ne sache pas qu’il y ait des hommes dans cette maison ! rugit Temma. Vous deux... Vous devez être de Sekigahara ! Vous avez intérêt à faire attention... je vous en avertis.
Aucun des deux ne bougea un muscle.
— ... Tout le monde, dans la région, connaît le nom de Tsujikazé Temma ! Je vous montrerai ce que nous faisons aux traînards !
Silence. Temma, d’un geste, écarta ses hommes. L’un d’eux recula droit dans le foyer, au milieu de la salle. Il émit un cri aigu, et tomba dedans, envoyant une gerbe d’étincelles du petit bois enflammé jusqu’au plafond ; en quelques secondes, la salle se remplit de fumée.
— Ahhhh !
Comme Temma s’élançait dans la pièce, Matahachi abattit des deux mains son sabre, mais son aîné fut trop rapide pour lui, et le coup rebondit sur l’extrémité du fourreau de Temma. Okō s’était réfugiée dans l’angle le plus proche tandis que Takezō attendait, son sabre en chêne noir tenu horizontalement. Il visa Temma aux jambes, et balança l’arme de toutes ses forces. Le gourdin siffla dans les ténèbres, mais on n’entendit point de choc. Cette brute avait réussi à sauter juste à temps, et en retombant se jeta sur Takezō avec la force d’une catapulte.
Takezō eut l’impression de se trouver aux prises avec un ours. Jamais il ne s’était battu avec un homme aussi fort. Temma le saisit à la gorge, et lui asséna deux ou trois coups qui lui firent croire que son crâne allait éclater. Puis Takezō trouva son second souffle, et envoya Temma voler dans les airs. Il atterrit contre le mur, ébranlant la maison et tout ce qu’elle contenait. Alors que Takezō levait le sabre de bois pour l’abattre sur la tête de Temma, le pillard roula sur lui-même, bondit sur ses pieds et prit la fuite, Takezō sur ses talons.
Takezō était bien résolu à ne pas laisser Temma lui échapper. C’eût été dangereux. Sa décision était prise ; quand il le rattraperait, il ne le tuerait pas qu’à moitié. Il veillerait à ne lui laisser aucun souffle de vie.
Telle était la nature de Takezō : portée aux extrêmes. Dès sa plus tendre enfance, il y avait eu dans son sang quelque chose de primitif, quelque chose qui remontait aux féroces guerriers de l’ancien Japon, quelque chose d’aussi sauvage que pur. Cela ne connaissait ni les lumières de la civilisation ni les adoucissements de la connaissance. Cela ignorait aussi la modération. Il s’agissait là d’un trait naturel, celui qui avait toujours empêché son père de s’attacher à lui. Munisai avait tenté, à la façon typique des militaires, de fléchir la férocité de son fils en le punissant fréquemment et sévèrement, mais une telle discipline avait eu pour effet d’accroître la sauvagerie du garçon ; ainsi la véritable férocité du sanglier se fait-elle jour lorsqu’il est privé de nourriture. Plus les villageois méprisaient le jeune voyou, plus il voulait leur en imposer.
En devenant un homme, cet enfant de la nature se lassa de fanfaronner à travers le village comme s’il en eût été le maître. Il était trop facile d’effaroucher les timides villageois. Il commença de rêver à de plus grandes choses. Sekigahara lui avait donné sa première leçon quant à la nature véritable du monde. Ses illusions de jeunesse étaient brisées – non qu’il en eût vraiment eu beaucoup au départ. Il ne lui serait jamais venu à l’esprit de ruminer sur l’échec de sa première « vraie » aventure, ou de rêver sur le caractère sombre de l’avenir. Il ignorait encore la signification de l’autodiscipline, et avait accepté sans peine toute cette sanglante catastrophe.
Or, voici que par hasard il était tombé sur un vraiment gros morceau : Tsujikazé Temma, le chef des pillards ! Il s’agissait là du genre d’adversaire qu’il avait brûlé de rencontrer à Sekigahara.
— Lâche ! cria-t-il. Accepte le combat !
Takezō courait comme un éclair à travers le champ noir comme la poix, sans cesser de lancer des injures. A dix pas devant lui, Temma fuyait comme s’il avait eu des ailes. Les cheveux de Takezō se dressaient littéralement sur sa tête, et le vent gémissait à ses oreilles. Il était heureux – il n’avait jamais été aussi heureux de sa vie. Plus il courait, plus il se rapprochait de la pure extase animale.
Il bondit sur le dos de Temma. Le sang jaillit à l’extrémité du sabre de bois, et un cri terrifiant perça le silence nocturne. La lourde carcasse du pillard tomba au sol comme une masse de plomb, et se retourna. Le crâne avait volé en éclats ; les yeux étaient exorbités. Après encore deux ou trois coups violents portés au corps, des côtes brisées transperçaient la peau.
Takezō leva le bras pour essuyer le flot de sueur qui lui coulait du front.
— ... Alors, te voilà content, capitaine ? demanda-t-il, triomphant. Il reprit nonchalamment le chemin de la maison. Un observateur non prévenu aurait pu croire qu’il revenait de sa promenade du soir, sans le moindre souci en tête. Il se sentait libre, sans remords, sachant que si l’autre avait gagné, lui-même serait couché là-bas, mort et solitaire.
Des ténèbres jaillit la voix de Matahachi :
— C’est toi, Takezō ?
— Oui, répondit-il sourdement. Qu’est-ce qu’il y a ?
Matahachi courut à lui pour annoncer, hors d’haleine :
— J’en ai tué un ! Et toi ?
— J’en ai tué un, moi aussi.
Matahachi leva son sabre, trempé de sang jusqu’à la garde. Bombant le torse avec orgueil, il déclara :
— Les autres ont pris la fuite. Ces salauds de voleurs ne valent pas grand-chose au combat ! Pas de tripes ! Ne sont courageux que devant les cadavres, ha ! ha ! ha ! Vont très bien ensemble, que je dirais, ha ! ha ! ha !
Tous deux, tachés de sang, étaient aussi satisfaits qu’une paire de chatons bien nourris. Bavardant gaiement, ils se dirigèrent vers la lampe qui brillait au loin, Takezō avec son bâton ensanglanté, Matahachi avec son sabre sanglant.
Un cheval égaré passa la tête par la fenêtre, et inspecta la maison. Son ébrouement réveilla les deux dormeurs. En maudissant l’animal, Takezō lui donna une bonne claque sur les naseaux. Matahachi s’étira, bâilla et déclara qu’il avait fort bien dormi.
— Le soleil est déjà bien haut, dit Takezō.
— Tu crois que c’est l’après-midi ?
— Ça se pourrait bien !
Après un profond sommeil, les événements de la nuit précédente étaient presque oubliés. Pour ces deux-là, seuls existaient aujourd’hui et demain.
Takezō courut derrière la maison, et se mit torse nu. Accroupi au bord du clair et frais ruisseau de montagne, il s’aspergea d’eau le visage et les cheveux, se lava la poitrine et le dos. Levant la tête, il prit plusieurs inspirations profondes, comme pour essayer de boire la clarté solaire et tout l’air du ciel, Matahachi, encore ensommeillé, se rendit à la grande salle où il souhaita joyeusement le bonjour à Okō et Akemi.
— Comment ? Pourquoi les deux charmantes dames font-elles des têtes d’enterrement ?
— Nous faisons des têtes d’enterrement ?
— Oui-da. Vous avez toutes deux l’air de veiller un mort. Pourquoi être tristes ? Nous avons tué l’assassin de votre mari, et administré à ses acolytes une raclée qu’ils n’oublieront pas de si tôt.
La surprise de Matahachi s’expliquait. Il croyait que la veuve et sa fille jubileraient à la nouvelle de la mort de Temma. Certes, la nuit précédente, Akemi avait battu des mains de joie en l’apprenant. Mais Okō, dès le départ, avait paru mal à l’aise, et aujourd’hui, misérablement avachie auprès du feu, c’était pis encore.
— ... Qu’est-ce qui vous arrive ? lui demanda-t-il, car il la trouvait la femme la plus difficile à satisfaire qui fût au monde.
« Quelle ingratitude ! » se dit-il en prenant le thé amer qu’Akemi lui avait versé, et en s’asseyant sur ses talons.
Okō eut un pâle sourire : elle enviait ces jeunes qui ne savent rien de la vie.
— Matahachi, dit-elle d’un ton las, vous n’avez pas l’air de comprendre. Temma avait des centaines de partisans.
— Bien entendu. C’est toujours le cas pour les fripouilles de son genre. Ceux qui suivent des gens comme lui ne nous font pas peur. Si nous avons été capables de le tuer, pourquoi aurions-nous peur de ses subalternes ? S’ils nous cherchent, Takezō et moi nous contenterons de...
— De ne rien faire ! interrompit Okō.
Matahachi bomba le torse en déclarant :
— Qui dit cela ? Amenez-en autant qu’il vous plaira ! Ce ne sont là qu’un tas de vermisseaux. Ou alors pensez-vous que nous sommes des lâches, Takezō et moi, des lâches tout juste capables de fuir en rampant ? Pour qui nous prenez-vous ?
— Vous n’êtes pas des lâches, mais des enfants ! Même à mon égard. Temma a un frère cadet nommé Tsujikazé Kōhei, et si lui se met à votre poursuite, vous deux fondus en un seul n’auriez pas la moindre chance !
Ce n’était pas le genre de propos que Matahachi tenait spécialement à entendre, mais comme elle poursuivait, il se prit à songer que peut-être elle avait raison. Tsujikazé Kōhei semblait avoir une bande nombreuse de partisans autour de Yasugawa, à Kiso ; plus : expert dans les arts martiaux, il excellait à prendre les gens par surprise. Jusqu’alors, aucun de ceux que Kōhei s’était publiquement proposé de trucider n’était mort de mort naturelle. Dans l’esprit de Matahachi, c’était une chose que d’être attaqué ouvertement ; c’en était une tout autre que d’être surpris en plein sommeil.
— Chez moi, c’est un point faible, reconnut-il. Je dors comme une souche.
Tandis qu’il restait assis là, le menton dans la main, à réfléchir, Okō en arriva à la conclusion qu’il n’y avait rien d’autre à faire qu’à abandonner la maison et leur mode de vie actuel pour s’en aller quelque part, au loin. Elle demanda à Matahachi ce que lui et Takezō comptaient faire.
— Je vais en discuter avec lui, répondit Matahachi. Je me demande où il est passé.
Il sortit et regarda partout, mais Takezō n’était visible nulle part. Au bout d’un moment, il s’abrita les yeux, regarda au loin vers les basses collines, et distingua Takezō qui montait à cru le cheval égaré qui les avait réveillés par son hennissement.
« Il n’y a rien au monde qu’il craigne », se dit Matahachi, envieux et bourru. Les mains en porte-voix, il cria :
— Dis donc ! Reviens ! Nous avons à parler !
Un peu plus tard, étendus ensemble dans l’herbe, mâchonnant des tiges, ils discutaient de ce qu’ils devaient faire ensuite. Matahachi demandait :
— Alors, tu crois que nous devrions rentrer chez nous ?
— Oui, je le crois. Nous ne pouvons pas rester avec ces deux femmes éternellement.
— En effet.
— Les femmes me déplaisent.
De cela du moins, Takezō était sûr.
— Très bien. Alors, partons.
Matahachi se retourna et leva les yeux vers le ciel.
— ... Maintenant que nous sommes décidés, j’ai envie de partir. Je viens brusquement de me rendre compte à quel point Otsū me manque, à quel point j’ai envie de la voir. Regarde, là-haut ! Il y a un nuage qui rappelle tout à fait son profil. Vois ! Cette partie-là ressemble tout à fait à ses cheveux après qu’elle les a lavés.
Matahachi donnait des coups de talon dans la terre en désignant le ciel.
Takezō suivait des yeux la forme du cheval auquel il venait de rendre sa liberté, et qui s’éloignait. Pareils à beaucoup de vagabonds qui vivent dans les champs, les chevaux perdus lui étaient sympathiques. Quand on n’a plus besoin d’eux, ils ne demandent rien ; ils se contentent de s’en aller tranquillement, tout seuls.
De la maison, Akemi les appela pour le dîner. Ils se levèrent.
— Au premier arrivé ! cria Takezō.
— Allons-y ! répliqua Matahachi.
Akemi battait des mains, ravie, tandis que les deux jeunes gens s’élançaient à vitesse égale à travers l’herbe haute, en soulevant derrière eux un nuage de poussière.
Après dîner, Akemi devint songeuse. Elle venait d’apprendre que les deux hommes avaient résolu de rentrer chez eux. C’avait été bien amusant de les avoir à la maison, et elle aurait voulu que cela durât toujours.
— Petite sotte ! la grondait sa mère. Pourquoi broyer du noir ainsi ?
Okō était en train de se maquiller plus méticuleusement que jamais ; tout en morigénant la jeune fille, dans son miroir elle buvait des yeux Takezō. Il surprit son regard, et se rappela soudain le parfum capiteux de sa chevelure, la nuit où elle avait pénétré dans sa chambre.
Matahachi, ayant pris sur une étagère la grosse jarre de saké, se laissa tomber à côté de Takezō, et se mit à en emplir un petit flacon, tout comme s’il avait été le maître de céans. Puisque cela devait être leur dernière soirée ensemble, ils se proposaient de boire à satiété. Okō semblait prendre un soin tout particulier de son visage.
— Buvons jusqu’à la dernière goutte ! dit-elle. A quoi bon laisser cela ici pour les rats ?
— Ou pour les vers ! renchérit Matahachi.
En un rien de temps, ils eurent vidé trois grosses jarres. Okō, appuyée contre Matahachi, se mit à le cajoler de telle sorte que Takezō, gêné, détourna la tête.
— Je... je... ne peux plus marcher, marmonna Okō, soûle.
Matahachi l’escorta jusqu’à sa couche, sa tête reposant lourdement sur son épaule. Une fois là, elle se tourna vers Takezō et lui dit avec rancune :
— Vous, Takezō, vous dormirez là-bas, tout seul. Vous aimez dormir seul, hein ?
Sans un murmure, il se coucha où il se trouvait. Il était ivre, et la nuit était fort avancée.
A son réveil, il faisait grand jour. Dès qu’il ouvrit les yeux, il le sentit. Quelque chose lui dit que la maison était vide. Les objets qu’Okō et Akemi avaient la veille entassés pour le voyage avaient disparu. Il n’y avait plus ni vêtements, ni sandales... ni Matahachi.
Il appela mais ne reçut pas de réponse, et il n’en espérait pas. Une maison vide a une aura particulière. Personne dans la cour, personne derrière la maison, personne au bûcher. Seule trace de ses compagnons : un peigne rouge vif à côté de la bouche ouverte de la conduite d’eau.
« Matahachi est un porc ! » se dit-il.
En flairant le peigne, il se rappela de nouveau comment Okō avait tenté de le séduire, ce soir-là, il n’y avait pas longtemps. « Voilà ce qui a vaincu Matahachi », pensa-t-il. Cette seule idée le faisait bouillir de colère.
— Fou ! cria-t-il à voix haute. Et que devient Otsū, dans tout ça ? Qu’as-tu l’intention de faire à son sujet ? Ne l’as-tu pas déjà assez trahie comme ça, espèce de cochon ?
Il piétina le peigne bon marché. Il en aurait pleuré de rage, non sur lui-même, mais par pitié pour Otsū qu’il imaginait si nettement en train d’attendre, là-bas, au village.
Il était assis, désolé, à la cuisine, quand le cheval égaré passa à travers le seuil sa tête impassible. Comme Takezō refusait de lui flatter les naseaux, il se rendit d’un pas nonchalant à l’évier, et se mit à lécher paresseusement des grains de riz qui s’y étaient collés.
Au XVIIe siècle, la grand-route du Mimasaka était une voie de communication majeure. Partie de Tatsuno, dans la province de Harima, elle serpentait à travers une région que l’on décrivait proverbialement comme « une montagne après l’autre ». Pareille aux poteaux qui délimitaient Mimasaka et Harima, elle suivait une série de crêtes qui semblaient sans fin. Les voyageurs qui passaient le col de Nakayama voyaient à leurs pieds la vallée de la rivière Aida, où, souvent à leur surprise, ils distinguaient un village de bonne taille.
En réalité, plutôt qu’un véritable village, Miyamoto n’était qu’un éparpillement de hameaux. Un groupe de maisons longeait les berges de la rivière ; un autre se pelotonnait plus haut dans les collines ; un troisième se dressait parmi des champs plats, pierreux et par conséquent difficiles à labourer. Tout compte fait, il s’agissait d’un nombre de maisons substantiel pour une agglomération rurale de l’époque.
Jusqu’à l’année précédente environ, le seigneur Shimmen, d’Iga, avait tenu un château à un kilomètre en amont de la rivière – un château qui pour être petit n’en recevait pas moins un afflux régulier d’artisans et de commerçants. Plus au nord, il y avait les mines d’argent de Shikozaka, alors un peu épuisées, mais qui avaient autrefois attiré des mineurs venus de loin.
Les voyageurs qui allaient de Tottori à Hemeji, ou de Tajima par les montagnes à Bizen, empruntaient naturellement la grand-route. Tout aussi naturellement, ils faisaient étape à Miyamoto, lequel avait l’aspect exotique d’un village visité souvent par les natifs de plusieurs provinces, — village qui non seulement s’enorgueillissait d’une auberge, mais d’un magasin d’habillement. Il abritait aussi un essaim de belles de nuit qui, la gorge poudrée de blanc comme c’était la mode alors, rôdaient devant leur lieu de travail comme des chauves-souris blanches. Telle était la ville que Takezō et Matahachi avaient quittée pour aller à la guerre.
En regardant les toits de Miyamoto, Otsū, assise, rêvait. C’était un petit bout de femme au teint clair, aux cheveux noirs et lustrés. Fine d’attaches, les membres frêles, elle avait un air ascétique, presque éthéré. A la différence des robustes et rougeaudes filles de ferme qui travaillaient en bas dans les rizières, Otsū avait les gestes délicats. Elle marchait avec grâce, son cou de cygne bien droit, la tête haute. Maintenant, perchée au bord du portique du temple de Shippōji, elle avait la perfection d’une statuette de porcelaine.
Enfant trouvée, élevée dans ce temple de la montagne, elle y avait acquis une charmante réserve, rare chez une fille de seize ans. Son isolement par rapport aux autres filles de son âge et par rapport au monde ordinaire avait donné à son regard une expression grave et contemplative qui avait tendance à rebuter les hommes habitués aux femmes frivoles. Matahachi, son fiancé, n’avait qu’un an de plus qu’elle, et depuis qu’il avait quitté Miyamoto avec Takezō l’été précédent, elle était sans nouvelles. Jusqu’aux premier et second mois de la nouvelle année, elle avait ardemment attendu un mot de lui ; mais voici qu’arrivait le quatrième mois. Elle n’osait plus espérer.
Elle leva paresseusement les yeux vers les nuages, et une pensée se fit jour avec lenteur : « Cela fera bientôt une année entière. La sœur de Takezō n’a pas non plus de nouvelles de lui. Il serait fou de ma part de croire que l’un ou l’autre soit encore en vie. » De temps à autre, elle disait cela à quelqu’un, l’espoir au cœur, en suppliant presque, de la voix et des yeux, l’autre personne de la contredire, de lui dire de ne pas renoncer. Mais nul ne faisait attention à ses soupirs. Pour ces villageois terre à terre, déjà habitués à l’occupation du modeste château de Shimmen par les troupes de Tokugawa, il n’y avait au monde aucune raison de croire qu’ils vivaient encore. Pas un seul membre de la famille du seigneur Shimmen n’était revenu de Sekigahara, mais c’était tout naturel. Il s’agissait de samouraïs ; ils avaient perdu. Ils n’auraient pas le front de se montrer à des gens qui les connaissaient. Mais de simples soldats ? N’avaient-ils pas le droit de rentrer chez eux ? Ne l’auraient-ils pas fait depuis longtemps s’ils avaient survécu ?
« Pourquoi, se demandait Otsū comme elle se l’était déjà demandé à d’innombrables reprises, pourquoi les hommes courent-ils à la guerre ? » Elle en était arrivée à trouver un plaisir mélancolique à s’asseoir seule sur le portique du temple, à tâcher de comprendre ce phénomène incompréhensible. Perdue dans sa rêverie désenchantée, elle aurait pu s’attarder là des heures. Soudain, une voix masculine, qui appelait : « Otsū ! », viola son îlot de paix.
Levant les yeux. Otsū vit un homme assez jeune qui venait du puits vers elle. Il portait un simple pagne, et sa peau hâlée rayonnait comme l’or mat d’une vieille statue bouddhiste. Il s’agissait du moine Zen qui, trois ou quatre ans plus tôt, était arrivé de la province de Tajima. Depuis lors, il n’avait plus quitté le temple.
« Enfin le printemps, se disait-il avec satisfaction. Le printemps... une bénédiction, mais qui n’est pas sans mélange. Dès que le temps se réchauffe un peu, ces poux insidieux envahissent le pays. Ils essaient de le dominer, tout comme Fujiwara no Michinaga, ce rusé coquin de régent. » Après une pause, il reprit son monologue :
— Je viens de laver mes vêtements, mais où diable vais-je faire sécher cette vieille robe en lambeaux ? Je ne puis la suspendre au prunier. Cela serait un sacrilège, une insulte à la nature, que de couvrir ces fleurs. Moi, un homme si fin, je suis incapable de trouver un endroit où suspendre cette robe ! Otsū ! Prête-moi une corde à linge.
Rougissant à la vue du moine si peu vêtu, elle s’écria :
— Takuan ! Tu ne peux te promener à moitié nu jusqu’à ce que tes vêtements soient secs !
— Alors, je vais me coucher. Ça te va ?
— Oh ! tu es impossible !
Levant un bras vers le ciel et abaissant l’autre vers le sol, il prit la pose des minuscules statues de Bouddha que les fidèles oignaient une fois l’an d’un thé spécial.
— En réalité, j’aurais mieux fait d’attendre à demain. Etant donné que nous sommes le huit, l’anniversaire de naissance du Bouddha, j’aurais pu me borner à me tenir comme ça et à laisser les gens s’incliner devant moi. Quand ils m’auraient versé dessus le thé sucré, j’aurais pu choquer tout le monde en me léchant les lèvres.
Avec un air de piété, il récita les premières paroles du Bouddha :
— ... Au ciel et sur la terre, moi seul suis saint.
Devant son irrévérence, Otsū éclata de rire.
— Tu lui ressembles vraiment tout à fait, tu sais !
— Bien sûr. Je suis la vivante incarnation du prince Siddartha.
— Alors, tiens-toi parfaitement immobile. Ne bouge pas ! Je vais chercher du thé pour te le verser dessus.
A ce moment, une abeille s’attaqua à la tête du moine, dont la pose de réincarnation fut aussitôt remplacée par de grands moulinets des bras. L’abeille, avisant une fente dans le pagne mal attaché, s’y précipita ; Otsū riait aux éclats. Depuis l’arrivée de Takuan Sōhō – tel était le nom qu’il avait reçu en devenant prêtre –, même Otsū la réservée ne passait guère de jour sans s’amuser de quelque chose qu’il avait dit ou fait.
Soudain, pourtant, elle cessa de rire.
— ... Je ne dois pas perdre ainsi mon temps. J’ai des choses importantes à faire !
Tandis qu’elle glissait dans ses sandales ses petits pieds blancs, le moine demanda innocemment :
— Quelles choses ?
— Quelles choses ? As-tu oublié, toi aussi ? Ta petite pantomime vient de me le rappeler. Il faut tout préparer pour demain. Le vieux prêtre m’a demandé de cueillir des fleurs pour que nous puissions décorer le temple. Ensuite, je dois tout organiser pour la cérémonie de l’onction. Et ce soir, je dois faire le thé doux.
— Où vas-tu cueillir tes fleurs ?
— Au bord de la rivière, en bas du champ.
— Je vais avec toi.
— Tout nu ?
— Jamais tu ne pourras cueillir seule assez de fleurs. Il te faut de l’aide. Du reste, l’homme est né sans vêtements. La nudité constitue son état naturel.
— C’est bien possible, mais je ne trouve pas cela naturel. Vraiment, j’aimerais mieux y aller seule.
Dans l’espoir de lui échapper, Otsū se hâta de contourner la partie arrière du temple. Elle se fixa dans le dos une hotte, prit une faucille, et se faufila par la porte latérale ; mais quelques instants plus tard, en se retournant, elle le vit sur ses talons. Il s’enveloppait maintenant d’une large toile d’emballage, du genre que l’on utilisait pour transporter sa literie.
— Ceci est-il plus à ton goût ? cria-t-il avec un grand sourire.
— Bien sûr que non. Tu as l’air grotesque. On va te prendre pour un fou !
— Et pourquoi donc ?
— Laissons cela. Mais ne marche pas à côté de moi !
— C’est bien la première fois que tu ne veux pas qu’un homme marche à côté de toi.
— Takuan, tu es parfaitement ignoble !
Elle le dépassa en courant ; il suivait en faisant des foulées dignes du Bouddha à sa descente de l’Himalaya. Sa toile d’emballage claquait à la brise.
— Ne te fâche pas, Otsū ! Tu sais bien que je te taquine. En outre, tes amoureux cesseront de t’aimer si tu boudes trop.
En bas, à huit ou neuf cents mètres du temple, des fleurs printanières s’épanouissaient en abondance sur les deux berges de la rivière Aida. Otsū déposa sa hotte par terre, et, au milieu d’un océan de papillons voltigeant, commença de manier sa faucille en larges cercles, coupant les fleurs près de la racine.
Au bout d’un moment, Takuan se fit méditatif.
— Quel calme, ici ! soupira-t-il, d’un ton à la fois religieux et puéril. Alors que nous pourrions passer notre vie dans un paradis plein de fleurs, pourquoi préférons-nous tous pleurer, souffrir et nous perdre dans un tourbillon de fureur et de passion, nous torturer dans les flammes de l’enfer ? J’espère que toi, du moins, n’auras pas à passer par tout cela.
Otsū, qui remplissait régulièrement sa hotte de fleurs jaunes de colza, de chrysanthèmes de printemps, de marguerites, de coquelicots et de violettes, répliqua :
— Takuan, au lieu de prêcher un sermon, tu ferais mieux de prendre garde aux abeilles.
Il hocha la tête avec un soupir de désespoir.
— Je me moque des abeilles, Otsū. Je ne veux qu’une chose : te transmettre l’enseignement du Bouddha sur le sort des femmes.
— Le sort de la femme que je suis ne te regarde pas !
— Ah ! mais tu te trompes ! C’est mon devoir de prêtre de me mêler de la vie des gens. Je t’accorde qu’il s’agit d’un métier indiscret ; mais il n’est pas plus inutile que celui du marchand, du tailleur, du menuisier ou du samouraï. Il existe parce qu’il est nécessaire.
Otsū se radoucit.
— Je suppose que tu as raison.
— L’on ne saurait nier, bien sûr, que le clergé n’ait été en mauvais termes, depuis quelque trois mille ans, avec la gent féminine. Vois-tu, le bouddhisme enseigne que les femmes sont mauvaises. Des diablesses. Des messagères de l’enfer. J’ai passé des années à me plonger dans les Ecritures ; aussi n’est-ce pas un hasard si nous nous disputons sans arrêt, toi et moi.
— Et, d’après tes Ecritures, pourquoi les femmes sont-elles mauvaises ?
— Parce qu’elles trompent les hommes.
— Les hommes ne trompent-ils pas les femmes, eux aussi ?
— Si, mais... le Bouddha lui-même était un homme.
— Veux-tu dire par là que s’il avait été une femme, les choses auraient été à l’inverse ?
— Bien sûr que non ! Comment un démon pourrait-il jamais devenir un Bouddha ?
— Takuan, ce que tu dis là est absurde.
— Si les enseignements religieux n’étaient que du bon sens, nous n’aurions pas besoin de prophètes pour nous les transmettre.
— Te voilà encore à tout déformer à ton propre avantage.
— Commentaire typiquement féminin. Pourquoi m’attaquer personnellement ?
Elle cessa de nouveau de manier sa faucille, avec une expression de lassitude infinie.
— Takuan, restons-en là. Aujourd’hui, je ne suis pas d’humeur à ce petit jeu.
— Silence, femme !
— C’est toi qui n’as pas cessé de parler.
Takuan ferma les yeux comme pour s’armer de patience.
— Laisse-moi tâcher de t’expliquer. Lorsque le Bouddha, dans sa jeunesse, était assis sous l’arbre bo, des démons femelles le tentaient jour et nuit. Bien entendu, il ne se forma pas une haute opinion des femmes. Ce qui ne l’empêcha pas, étant le tout-miséricordieux, de prendre sur ses vieux jours des disciples femmes.
— Parce qu’il était devenu sage ou sénile ?
— Ne blasphème pas ! dit-il avec sévérité. Et n’oublie pas le Bodhisattva Nagarjuna, qui détestait – je veux dire : craignait – les femmes autant que les craignait le Bouddha. Même lui est allé jusqu’à faire l’éloge de quatre types de femmes : les sœurs obéissantes, les compagnes aimantes, les bonnes mères et les servantes soumises. Il n’avait que leurs vertus à la bouche, et conseillait aux hommes de prendre de telles femmes pour épouses.
— Des sœurs obéissantes, des compagnes aimantes, de bonnes mères et des servantes soumises... Je vois que tout cela concourt à l’avantage des hommes.
— Eh bien, c’est assez naturel, non ? L’Inde ancienne honorait les hommes plus, et les femmes moins, que le Japon. Quoi qu’il en soit, j’aimerais te citer le conseil que Nagarjuna donnait aux femmes.
— Quel conseil ?
— Il disait : « Femme, n’épouse pas un homme »...
— C’est ridicule !
— Laisse-moi finir. Il disait : « Femme, épouse la vérité. »
Otsū le regarda sans comprendre.
— Ne vois-tu pas ? dit-il avec un geste du bras. « Epouse la vérité » signifie que tu ne devrais pas t’éprendre d’un simple mortel, mais rechercher l’éternel.
— Mais, Takuan, demanda Otsū agacée, qu’est-ce que « la vérité » ?
Takuan laissa tomber ses deux bras le long de ses flancs, les yeux à terre.
— A vrai dire, répondit-il, songeur, je ne le sais pas bien moi-même.
Otsū éclata de rire, mais Takuan n’en tint aucun compte.
— ... Il y a quelque chose dont je suis sûr. Appliquée à ta vie, l’honnêteté conjugale signifie que tu ne devrais pas songer à partir pour la grand-ville et à mettre au monde des enfants faibles, poules mouillées. Au lieu de quoi, il faut rester à la campagne, où est ta place, et élever une belle famille saine.
Otsū leva sa faucille avec impatience.
— Takuan, cria-t-elle, exaspérée, es-tu venu ici m’aider à cueillir des fleurs, oui ou non ?
— Bien sûr que oui. Je suis là pour ça.
— Dans ce cas, cesse de prêcher, et prends cette faucille.
— Très bien ; si tu ne veux vraiment pas de moi pour guide spirituel, je ne m’imposerai pas, dit-il en feignant d’être vexé.
— Pendant que tu es occupé, je cours jusque chez Ogin, voir si elle a terminé l’obi que je dois porter demain.
— Ogin ? La sœur de Takezō ? Je l’ai rencontrée, hein ? Ne t’a-t-elle pas accompagnée un jour au temple ?
Il lâcha la faucille.
— ... Je vais avec toi.
— Dans cette tenue ?
Il fit semblant de ne pas entendre.
— Sans doute nous offrira-t-elle le thé. Je meurs de soif.
A court d’argument, Otsū acquiesça faiblement de la tête ; ensemble, ils se mirent en route le long de la berge.
Ogin était une femme de vingt-cinq ans ; bien qu’on ne la considérât plus comme étant de la première jeunesse, elle était loin d’être laide. Même si la réputation de son frère avait de quoi rebuter les prétendants, il n’en manquait point pour la demander en mariage. Sa dignité, ses bonnes manières sautaient aux yeux. Elle avait refusé toutes les demandes, jusque-là, pour l’unique raison qu’elle voulait s’occuper un peu plus longtemps de son frère cadet.
La maison qu’elle habitait avait été bâtie par leur père, Munisai, alors qu’il dirigeait l’entraînement militaire pour le clan Shimmen. En récompense de ses excellents services, on l’avait honoré du privilège de prendre le nom de Shimmen. La maison dominait la rivière ; entourée d’un haut mur en terre, élevé sur des fondations de pierre, elle était beaucoup trop vaste pour les besoins d’un simple samouraï campagnard. Autrefois imposante, elle tombait en ruine.
Des iris sauvages poussaient sur le toit, et le mur du dōjō où Munisai enseignait autrefois les arts martiaux était complètement maculé de déjections blanches d’hirondelles.
Tombé en disgrâce, ayant perdu son rang, Munisai était mort dans la pauvreté, ce qui se produit souvent aux époques troublées. Peu après sa mort, ses serviteurs étaient partis ; mais comme ils étaient tous originaires de Miyamoto, beaucoup d’entre eux revenaient faire de petites visites. En ce cas, ils apportaient des légumes, nettoyaient les pièces qui ne servaient pas, remplissaient d’eau les jarres, balayaient l’allée, et de mille autres manières entretenaient la vieille demeure. En outre, ils bavardaient agréablement avec la fille de Munisai.
Quand Ogin, qui cousait dans une chambre intérieure, entendit s’ouvrir la porte de derrière, elle crut tout naturellement que c’était l’un de ces anciens domestiques. Absorbée dans son ouvrage, elle sursauta lorsqu’Otsū la salua.
— Oh ! dit-elle, c’est vous. Vous m’avez fait peur. Je suis justement en train de finir votre obi. Vous en avez besoin pour la cérémonie de demain, n’est-ce pas ?
— Oui. Ogin, je tiens à vous remercier de vous donner tant de peine. J’aurais dû coudre cela moi-même, mais il y avait tant à faire au temple que je n’en aurais jamais eu le temps.
— Je suis heureuse de vous être utile. Les journées sont longues. Si je ne suis pas occupée, je commence à broyer du noir.
Otsū, levant la tête, aperçut l’autel domestique. Dessus, dans un petit plat, vacillait une bougie. A sa faible clarté, elle vit deux inscriptions obscures, soigneusement tracées au pinceau. Elles étaient collées sur des planches, avec devant elles une offrande d’eau et de fleurs :
L’âme défunte de Shimmen Takezō, âgé de dix-sept ans.
L’âme défunte de Hon’iden Matahachi, même âge.
— Ogin ! s’écria Otsū, alarmée. Avez-vous appris qu’ils ont été tués ?
— Mon Dieu, non... Mais que croire d’autre ? Je l’ai accepté. Je suis sûre qu’ils ont trouvé la mort à Sekigahara.
Otsū secoua la tête avec violence.
— Ne dites pas cela ! Cela nous portera malheur ! Ils ne sont pas morts, ils ne le sont pas ! Je sais qu’ils vont revenir un de ces jours.
Ogin baissa les yeux sur son ouvrage.
— Rêvez-vous de Matahachi ? demanda-t-elle avec douceur.
— Oui, tout le temps. Pourquoi ?
— Cela prouve qu’il est mort. Je ne rêve que de mon frère.
— Ogin, ne dites pas ça !
Otsū s’élança vers l’autel, et arracha les inscriptions de leurs planches.
— ... Enlevons-les. Elles ne servent qu’à attirer le malheur.
Des larmes ruisselaient sur ses joues tandis qu’elle éteignait la chandelle. Cela ne lui suffit pas : elle saisit les fleurs, le bol d’eau, et s’élança à travers la pièce voisine vers la véranda, où elle jeta les fleurs aussi loin qu’elle put, et versa l’eau par-dessus le rebord. L’eau tomba en plein sur la tête de Takuan, accroupi par terre en dessous.
— Aïe ! Que c’est froid ! cria-t-il en se relevant d’un bond, et en tâchant frénétiquement de se sécher la tête avec un pan de la toile d’emballage. Qu’est-ce que tu fais ? Je suis venu ici prendre une tasse de thé, pas un bain !
Otsū éclata de rire. Elle en pleurait des larmes de joie.
— Je suis désolée, Takuan. Vraiment. Je ne t’avais pas vu.
En manière d’excuse, elle lui apporta le thé qu’il attendait. A son retour, Ogin, les yeux tournés vers la véranda, lui demanda :
— Qui est-ce ?
— Le moine itinérant qui séjourne au temple. Vous savez bien, celui qui est sale. Vous l’avez rencontré un jour avec moi, vous vous rappelez ? Il était couché au soleil à plat ventre, la tête entre les mains, en train de regarder par terre. Quand nous lui avons demandé ce qu’il faisait, il a répondu que ses poux se livraient à un assaut de lutte. Il assurait qu’il les dressait à l’amuser.
— Oh ! ce bonhomme-là ?
— Oui, celui-là. Il s’appelle Takuan Sōhō.
— Un peu bizarre.
— C’est le moins que l’on puisse dire.
— Qu’est-ce qu’il porte sur le dos ? Ça n’a pas l’air d’une robe de prêtre.
— Ça n’en est pas une. C’est une toile d’emballage.
— Une toile d’emballage ? Quel original ! Quel âge a-t-il ?
— Il dit avoir trente et un ans mais j’ai parfois l’impression d’être sa sœur aînée, tant il est stupide. L’un des prêtres m’a dit qu’en dépit des apparences, il s’agit d’un excellent moine.
— Je crois la chose possible. Il ne faut pas juger les gens sur la mine. D’où vient-il ?
— Il est né dans la province de Tajima, et a entrepris ses études de prêtre à l’âge de dix ans. Puis, environ quatre ans plus tard, il est entré dans un temple de la secte Zen Rinzai. L’ayant quitté, il est devenu disciple d’un prêtre lettré du Daitokuji ; il s’est rendu avec lui à Kyoto et Nara. Par la suite, il a étudié sous la direction de Gudō, du Myōshinji, d’Ittō de Sennan, et de toute une série d’autres saints hommes célèbres. Il a passé un temps énorme à étudier !
— C’est peut-être pour cela qu’il est différent des autres.
Otsū poursuivit son histoire :
— Il a été fait prêtre résidant au Nansōji, et nommé abbé du Daitokuji par édit impérial. Je n’ai jamais su pourquoi – et jamais il ne parle de son passé –, mais pour une raison quelconque il s’est enfui au bout de trois jours seulement.
Ogin hocha la tête.
Otsū reprit :
— L’on dit que des généraux fameux comme Hosokawa, et des nobles illustres comme Karasumaru, ont essayé à maintes reprises de le convaincre de se fixer. Ils ont même offert de lui construire un temple et de lui donner les moyens de l’entretenir, mais ça ne l’intéresse pas le moins du monde. Il dit qu’il aime mieux errer dans la campagne à la façon d’un mendiant, avec pour amis ses seuls poux. Je le crois un peu dérangé.
— Peut-être que de son point de vue, c’est nous qui sommes étranges.
— C’est exactement ce qu’il affirme.
— Combien de temps va-t-il rester ici ?
— Comment savoir ? Il arrive un jour, et disparaît le lendemain.
Debout près de la véranda, Takuan cria :
— J’entends tout ce que tu dis !
— Eh bien, nous ne disons rien de mal, répondit gaiement Otsū.
— Ça m’est égal que tu dises du mal de moi si cela t’amuse, mais tu pourrais au moins me donner des gâteaux pour accompagner mon thé.
— Vous voyez, commenta Otsū. Il est tout le temps comme ça.
— Qu’entends-tu par : je suis « comme ça » ?
L’œil de Takuan pétillait.
— ... Et toi, donc ? Tu es assise là, avec l’air d’une personne qui ne ferait pas de mal à une mouche, et tu agis avec beaucoup plus de cruauté, de manque de cœur, que je ne le ferais jamais.
— Ah ! vraiment ? Et en quoi suis-je cruelle et sans cœur ?
— En me laissant ici, dehors, tout seul, sans autre chose que du thé, alors que tu fais salon en pleurnichant sur ton amoureux perdu... voilà en quoi !
Les cloches sonnaient au Daishōji et au Shippōji. Elles avaient commencé de façon régulière depuis l’aube, et continuaient de sonner par intermittence, bien que midi fût depuis longtemps passé. Dans la matinée, une procession continue affluait aux temples : jeunes filles en obi rouge, épouses de commerçants portant des tons plus discrets, et, çà et là, une vieille femme en kimono foncé, conduisant ses petits-enfants par la main. Au Shippōji, la petite salle principale était pleine de fidèles, mais les jeunes hommes qui se trouvaient parmi eux semblaient plus désireux d’apercevoir Otsū que de prendre part à la cérémonie religieuse.
— Elle est bien là, chuchota l’un d’eux.
— Plus jolie que jamais, ajouta un autre.
A l’intérieur de la salle se dressait un temple en miniature. Son toit était couvert de feuilles de tilleul, et ses colonnes entrelacées de fleurs des champs. A l’intérieur de ce « temple de fleurs », comme on l’appelait, se trouvait une statue noire, haute d’une soixantaine de centimètres, du Bouddha, désignant d’une main le ciel et de l’autre la terre. L’effigie reposait dans un bassin d’argile peu profond, et les fidèles, en passant, lui versaient du thé sucré sur la tête avec une cuillère en bambou. Takuan se tenait auprès avec une provision supplémentaire du baume sacré dont il emplissait des tubes de bambou que les fidèles emportaient chez eux en guise de porte-bonheur. Tout en versant, il sollicitait les offrandes :
— Ce temple est pauvre ; aussi, donnez le plus possible. Vous surtout, les riches... je sais qui vous êtes ; c’est vous qui portez ces belles soieries et ces obis brodées. Vous avez beaucoup d’argent. Vous devez avoir aussi beaucoup d’ennuis. Si vous nous versez un quintal d’argent pour votre thé, vos soucis pèseront un quintal de moins.
De l’autre côté du temple de fleurs, Otsū était assise à une table laquée de noir. Son visage rayonnait, rose pâle comme les fleurs qui l’entouraient. Portant son obi neuve, elle inscrivait des formules magiques sur des feuilles de papier de cinq couleurs ; elle maniait le pinceau avec adresse, et le trempait de temps à autre dans un encrier laqué d’or, à sa droite. Elle écrivait :
Vif et zélé,
En ce meilleur des jours,
Le huitième du quatrième mois,
Donne du jugement à ces
Insectes qui dévorent les récoltes.
Depuis des temps immémoriaux, l’on croyait dans cette région que le fait d’accrocher au mur ce poème d’inspiration pratique était capable de vous protéger non seulement contre les insectes, mais encore contre la maladie et contre la malchance. Otsū recopia la même strophe des dizaines et des dizaines de fois... tant de fois, à la vérité, qu’elle en eut mal au poignet, et que sa calligraphie se mit à refléter sa fatigue.
S’étant arrêtée pour se reposer un moment, elle cria à Takuan :
— Cesse d’essayer de voler ces gens ! Tu leur prends trop cher.
— Je m’adresse à ceux qui ont déjà trop d’argent. Il leur est devenu un fardeau. C’est charité pure que de les en soulager, répliqua-t-il.
— Selon ce raisonnement, les vulgaires cambrioleurs sont des saints.
Takuan était trop occupé à recueillir les offrandes pour répondre.
— Là, là, disait-il à la foule qui se pressait. Ne poussez pas ; prenez votre temps ; chacun son tour. Votre chance d’alléger votre bourse viendra assez tôt.
— Dis donc, le prêtre ! cria un jeune homme auquel il avait reproché de jouer des coudes.
— C’est à moi que tu parles ? dit Takuan en désignant son propre nez.
— Oui. Tu nous répètes sans arrêt d’attendre notre tour, mais alors tu sers les femmes d’abord.
— Les femmes me plaisent autant qu’au voisin.
— Tu dois être un de ces moines paillards sur lesquels circulent tant d’histoires.
— Assez, espèce de têtard ! Crois-tu que je ne sache pas pourquoi toi, tu es ici ? Tu n’es pas venu pour honorer le Bouddha ni pour rapporter chez toi une formule magique. Tu es venu pour regarder Otsū tout à ton aise ! Allons, allons, avoue... ce n’est pas la vérité ? Tu n’arriveras à rien avec les femmes, tu sais, si tu te conduis en avare.
Le visage d’Otsū devint écarlate.
— Takuan, arrête ! Arrête immédiatement, ou je deviens folle !
Pour se reposer les yeux, Otsū les leva à nouveau de son ouvrage, et regarda au-dehors, par-dessus la foule. Soudain, elle aperçut un visage, et laissa tomber avec fracas son pinceau. Elle se leva d’un bond en manquant de renverser la table, mais le visage s’était déjà évanoui comme un poisson disparaît dans la mer. Oublieuse de tout ce qui l’entourait, elle s’élança vers la porte du temple en criant :
— Takezō ! Takezō !
La famille de Matahachi, les Hon’iden, étaient les fiers membres d’un groupe de nobles ruraux qui appartenaient à la classe des samouraïs mais travaillaient aussi la terre. Le véritable chef de la famille était sa mère, une femme d’un incorrigible entêtement nommée Osugi. Bien qu’elle approchât de la soixantaine, elle menait chaque jour aux champs sa famille et son personnel, et travaillait aussi dur que n’importe lequel d’entre eux. A l’époque des plantations, elle sarclait les champs, et, après la moisson, battait l’orge en la foulant aux pieds. Quand le crépuscule la forçait à cesser de travailler, elle trouvait toujours quelque chose à jeter sur son dos courbé, et à rapporter à la maison. Souvent, c’était une charge de feuilles de mûrier si grosse que son corps, presque plié en deux, était à peine visible dessous. Le soir, on la trouvait d’ordinaire occupée à soigner ses vers à soie.
L’après-midi de la fête des fleurs, Osugi leva les yeux de son ouvrage dans le plan de mûriers pour voir son petit-fils accourir pieds nus à travers champ.
— D’où viens-tu, Heita ? demanda-t-elle sans douceur. Du temple ?
— Ouh-houh.
— Otsū y était-elle ?
— Oui, répondit-il, tout excité, encore hors d’haleine. Et elle portait une très jolie obi. Elle aidait pour la fête.
— As-tu rapporté du thé doux et un charme pour éloigner les insectes ?
— Ounh-ounh.
Les yeux de la vieille femme, généralement cachés parmi les plis et les rides, s’ouvrirent tout grands d’irritation.
— Et pourquoi non ?
— Otsū m’a dit de ne pas m’en soucier. Elle a dit que je devais rentrer droit à la maison en courant pour te dire...
— Me dire quoi ?
— Takezō, de l’autre côté de la rivière... Elle a dit qu’elle l’avait vu. A la fête.
La voix d’Osugi baissa d’une octave.
— Vraiment ? Elle a vraiment dit ça, Heita ?
— Oui, grand-mère.
Son robuste corps parut tout d’un coup perdre son énergie, et ses yeux se voilèrent de larmes. Elle se retourna lentement, comme si elle se fût attendue à voir son fils debout derrière elle.
Ne voyant personne, elle revint à sa position première.
— Heita, dit-elle soudain, continue à cueillir ces feuilles de mûrier.
— Où vas-tu ?
— A la maison. Si Takezō est de retour, Matahachi doit l’être aussi.
— Je viens aussi.
— Non, tu ne viens pas. Ne sois pas assommant, Heita.
La vieille s’éloigna à grands pas, laissant le petit garçon aussi malheureux qu’un orphelin. La ferme, entourée de vieux chênes noueux, était vaste. Osugi la dépassa en courant, allant droit à la grange où travaillaient sa fille et des ouvriers agricoles. Encore à bonne distance, elle se mit à leur crier de manière assez hystérique :
— Matahachi est rentré à la maison ? Il est déjà là ?
Saisis, ils la regardaient en ouvrant de grands yeux comme si elle avait perdu l’esprit. Enfin, l’un des hommes répondit « non », mais la vieille femme ne parut pas entendre. On eût dit que dans son état de surexcitation, elle refusait de considérer « non » comme une réponse. Comme ils continuaient à la regarder avec inquiétude, elle se mit à les traiter tous de crétins, et à leur expliquer ce qu’elle avait appris de Heita : si Takezō était rentré, alors Matahachi devait l’être aussi. Puis, reprenant son rôle de commandant en chef, elle les envoya dans toutes les directions le chercher. Elle-même resta à la maison où, chaque fois qu’elle entendait approcher quelqu’un, elle s’élançait au-dehors pour demander si l’on n’avait pas encore trouvé son fils.
Au coucher du soleil, pas encore découragée, elle plaça une chandelle devant les tablettes commémoratives des ancêtres de son mari. Elle s’assit, apparemment abîmée dans la prière, immobile comme une statue. Puisque tout le monde était encore au-dehors à chercher, il n’y eut point de repas du soir à la maison, et quand la nuit tomba sans apporter encore de nouvelles, Osugi finit par bouger. Comme en transe, elle sortit lentement de la maison jusqu’au portail du devant. Là, debout, elle attendit, cachée dans les ténèbres. Une lune de pluie brillait à travers les branches des chênes, et une brume blanche voilait les montagnes spectrales, devant et derrière la maison. Le parfum douceâtre des fleurs de poirier flottait dans l’air.
Le temps coulait sans que la vieille femme y prît garde. Puis elle distingua une silhouette qui s’approchait, longeant le verger aux poiriers. Reconnaissant Otsū, Osugi l’appela, et la jeune fille accourut vers elle ; ses sandales mouillées collaient à la terre.
— Otsū ! L’on m’a dit que tu avais vu Takezō. Est-ce vrai ?
— Oui, je suis sûre que c’était lui. Je l’ai reconnu dans la foule, devant le temple.
— Tu n’as pas vu Matahachi ?
— Non. Je me suis précipitée pour interroger Takezō à son sujet, mais quand je l’ai appelé, Takezō a fait un bond de lièvre effrayé. J’ai rencontré son regard une seconde, et il a disparu. Il a toujours été bizarre, mais je ne comprends pas pourquoi il s’est enfui comme ça.
— Enfui ? répéta Osugi, perplexe.
Elle se mit à rêver là-dessus, et, tandis qu’elle réfléchissait, un terrible soupçon se forma dans son esprit. Il devenait clair à ses yeux que le fils Shimmen, ce vaurien de Takezō qu’elle haïssait tellement pour avoir entraîné son précieux Matahachi à la guerre, avait encore fait des siennes.
Elle finit par s’écrier d’un ton menaçant :
— Le misérable ! Il aura laissé notre pauvre Matahachi mourir quelque part ; après quoi, il sera furtivement rentré sain et sauf. Un lâche, voilà ce qu’il est !
Osugi se mit à trembler de fureur, et sa voix s’éleva jusqu’au cri aigu :
— ... Il ne m’échappera pas !
Otsū gardait son calme.
— Oh ! je ne crois pas qu’il ferait quoi que ce soit de pareil. Même s’il avait réellement dû laisser là-bas Matahachi, il nous rapporterait à coup sûr un message de lui, ou du moins un souvenir quelconque.
Otsū paraissait choquée par l’accusation hâtive de la vieille femme.
Mais Osugi était maintenant convaincue de la perfidie de Takezō. Elle secoua résolument la tête, et poursuivit :
— Oh ! que non ! Pas ce jeune démon ! Il n’a pas assez de cœur pour ça. Matahachi n’aurait jamais dû le fréquenter.
— Voyons, grand-mère... dit Otsū, apaisante.
— Quoi ? aboya Osugi, nullement apaisée.
— Je crois que si nous allions chez Ogin, nous aurions des chances d’y trouver Takezō.
La vieille se détendit un peu.
— Peut-être as-tu raison. Elle est sa sœur, et il n’y a vraiment personne d’autre, dans ce village, qui l’accepterait chez soi.
— Alors, allons voir, nous deux toutes seules.
Osugi regimba :
— Je ne vois pas pourquoi je ferais ça. Elle avait beau savoir que son frère avait entraîné mon fils à la guerre, pas une seule fois elle n’est venue me présenter ses excuses ou ses respects. Et maintenant qu’il se trouve de retour, elle n’est même pas venue me le dire. Je ne vois pas pourquoi je devrais l’aller voir. C’est dégradant. Je l’attendrai ici.
— Mais il ne s’agit pas d’une situation ordinaire, répliqua Otsū. D’autre part, l’essentiel, au point où nous en sommes, est de voir Takezō dès que possible. Il faut absolument savoir ce qui s’est passé. Oh ! je vous en prie, grand-mère, venez. Vous n’aurez rien à faire. Si vous le souhaitez, je me chargerai de toutes les politesses.
A contrecœur, Osugi se laissa convaincre. Bien sûr, elle brûlait tout autant qu’Otsū d’apprendre ce qui se passait, mais elle eût préféré mourir que de demander quoi que ce fût à une Shimmen.
La maison était distante d’environ un kilomètre et demi. Pareils à la famille Hon’iden, les Shimmen étaient des gentilshommes campagnards, et les deux maisons descendaient, à maintes générations en arrière, du clan Akamatsu. Situées de part et d’autre de la rivière, elles avaient toujours tacitement reconnu le droit à l’existence l’une de l’autre, mais leur intimité se bornait là.
En arrivant au portail du devant, elles le trouvèrent clos, et les arbres étaient si épais que l’on ne pouvait distinguer aucune lumière. Otsū se disposait à faire le tour vers la porte de derrière, mais Osugi stoppa net avec un entêtement de mule.
— Je ne crois pas qu’il soit décent, pour le chef de famille Hon’iden, de pénétrer par la petite porte dans la résidence des Shimmen. C’est dégradant.
Voyant qu’elle n’en démordrait pas, Otsū se dirigea seule vers l’entrée de derrière. Bientôt, une lumière apparut derrière le portail, tout près. Ogin en personne était venue accueillir la femme plus âgée qui, soudain passée de l’état de commère qui laboure les champs à celui de grande dame, s’adressa d’un ton altier à son hôtesse :
— Pardonnez-moi de vous déranger à cette heure tardive, mais je viens pour une affaire qui ne souffrait absolument pas d’attendre. Que c’est aimable à vous de venir ainsi m’accueillir !
Passant majestueusement devant Ogin afin de pénétrer dans la demeure, elle alla droit à la place d’honneur, devant l’alcôve, comme une envoyée des dieux. Assise avec fierté, la silhouette encadrée par un rouleau pendu au mur et par un arrangement floral, elle daigna agréer les plus sincères paroles de bienvenue d’Ogin.
Ces civilités une fois terminées, Osugi alla droit au but. Son sourire factice disparut ; elle foudroya du regard la jeune femme qu’elle avait devant elle.
— On m’a dit que le jeune démon qui habite cette maison était rentré sournoisement. Veuillez aller me le chercher.
Osugi avait beau être célèbre pour sa langue acérée, cette méchanceté sans fard causa un certain choc à la douce Ogin.
— De quel « jeune démon » voulez-vous parler ? demanda Ogin en se contenant visiblement.
Pareille au caméléon, Osugi changea de tactique :
— Ma langue a fourché, je vous l’assure, dit-elle en riant. Les gens du village l’appellent ainsi ; je les aurai imités. Le « jeune démon », c’est Takezō. Il se cache ici, hein ?
— Mon Dieu, non, répondit Ogin avec un étonnement sincère. Gênée d’entendre son frère traité de la sorte, elle se mordit la lèvre.
Otsū, la prenant en pitié, lui expliqua qu’elle avait reconnu Takezō à la fête. Puis, pour essayer de l’apaiser, elle ajouta :
— Curieux, n’est-ce pas, qu’il ne soit pas venu droit ici ?
— C’est pourtant le cas, dit Ogin. J’ignorais tout de cela. Mais s’il est de retour, comme vous le dites, je suis sûre qu’il va frapper à la porte d’un moment à l’autre.
Osugi, cérémonieusement assise à terre sur le coussin, les jambes bien reployées sous elle, croisa les mains dans son giron, et, avec une expression de belle-mère outragée, se lança dans une tirade :
— Qu’entends-je ? Espérez-vous me faire croire que vous n’avez pas encore de ses nouvelles ? Ne comprenez-vous pas que je suis la mère dont votre jeune vaurien a entraîné le fils à la guerre ? Ignorez-vous que Matahachi est l’héritier et le membre le plus important de la famille Hon’iden ? C’est votre frère qui a persuadé mon fils d’aller se faire tuer. Si mon fils est mort, c’est votre frère qui l’a tué, et s’il croit pouvoir impunément rentrer seul en rasant les murs...
La vieille femme s’arrêta juste assez pour reprendre haleine, et ses yeux se remirent à étinceler de rage :
— ... Et vous ? Puisqu’il saute aux yeux qu’il a eu l’indécence de rentrer seul, pourquoi vous, sa sœur aînée, ne me l’avez-vous pas envoyé aussitôt ? Vous me dégoûtez l’un et l’autre, à traiter une vieille femme avec un pareil irrespect. Pour qui me prenez-vous ?
Ayant de nouveau repris son souffle, elle continua de tempêter :
— ... Si votre Takezō est de retour, alors, ramenez-moi mon Matahachi. Si vous en êtes incapable, le moins que vous puissiez faire est d’amener ce jeune démon ici même pour qu’il m’explique ce qui est arrivé à mon bien-aimé fils, et où il se trouve – en cet instant précis !
— Comment voulez-vous que je fasse ? Il n’est pas ici.
— Mensonge éhonté ! cria la vieille d’une voix suraiguë. Vous devez savoir où il est !
— Mais je vous dis que non ! protesta Ogin.
Sa voix tremblait, et ses yeux se remplissaient de larmes. Elle se pencha en avant, souhaitant de toutes ses forces que son père fût encore vivant.
Soudain, à la porte qui s’ouvrait sur la véranda, l’on entendit un craquement suivi d’un bruit de pas précipités.
Les yeux d’Osugi lancèrent des éclairs, et Otsū fit mine de se lever, mais on entendit ensuite un cri épouvantable – aussi proche d’un hurlement d’animal que la voix humaine est capable d’en pousser.
Un homme cria :
— Attrapez-le !
Puis on entendit d’autres bruits de pas, plusieurs autres, courir à travers la maison, accompagnés de craquements de branchages et de froissements de bambou.
— C’est Takezō ! cria Osugi.
Se relevant d’un bond, elle foudroya du regard Ogin agenouillée.
— ... Je savais qu’il était ici, dit-elle férocement. C’était aussi clair à mes yeux que le nez au milieu du visage. J’ignore pourquoi vous avez tenté de me le cacher, mais dites-vous bien que jamais je ne l’oublierai.
Elle s’élança vers la porte, qu’elle ouvrit avec fracas. Ce qu’elle vit à l’extérieur fit blêmir encore davantage son pâle visage. Un jeune homme aux jambes cuirassées gisait sur le dos par terre, manifestement mort, bien que le sang lui coulât encore des yeux et des narines. A en juger par l’aspect de son crâne fracassé, on l’avait tué d’un seul coup de sabre de bois.
— ... Il y a là... il y a là un homme... un homme mort ! bégaya-t-elle.
Otsū apporta la lumière sur la véranda, et rejoignit Osugi qui, frappée de terreur, regardait fixement le cadavre. Ce n’était ni celui de Takezō ni celui de Matahachi mais celui d’un samouraï que ni l’une ni l’autre ne reconnaissait.
Osugi murmura :
— ... Qui a bien pu faire ça ?
Se tournant vivement vers Otsū, elle dit :
— ... Rentrons avant de nous trouver mêlées à une sale affaire.
Otsū ne pouvait se résoudre à s’en aller. La vieille avait dit beaucoup de méchancetés. Il serait injuste envers Ogin de partir avant d’avoir mis du baume sur ses blessures. Si Ogin avait menti, Otsū estimait qu’elle devait sans nul doute avoir de bonnes raisons pour cela. Croyant devoir s’attarder un peu afin de réconforter Ogin, elle dit à Osugi qu’elle irait la retrouver plus tard.
— A ton aise, répondit sèchement Osugi en tournant les talons.
Ogin lui proposa aimablement une lanterne, mais Osugi refusa, intraitable et fière :
— Apprenez que le chef de la famille Hon’iden n’est pas encore assez gâteuse pour avoir besoin de lanterne.
Elle releva les pans de son kimono, quitta la demeure, et s’enfonça résolument dans la brume qui s’épaississait.
Non loin de la maison, un homme lui intima de s’arrêter. Il avait le sabre au clair, les bras et les jambes protégées par une armure. C’était de toute évidence un samouraï professionnel, d’un type que l’on ne rencontrait pas d’ordinaire au village.
— Vous ne sortez pas de la maison Shimmen ? demanda-t-il.
— Si, mais...
— Est-ce que vous faites partie de la famille Shimmen ?
— Dieu m’en préserve ! aboya Osugi avec un geste de protestation. Je suis la maîtresse de la maison du samouraï, de l’autre côté de la rivière.
— Vous voulez dire que vous êtes la mère de Hon’iden Matahachi, qui est allé avec Shimmen Takezō à la bataille de Sekigahara ?
— Mon Dieu, oui, mais mon fils n’y est pas allé de son propre chef. Il y a été entraîné par ce jeune démon.
— Quel jeune démon ?
— Ce... Takezō !
— Si je comprends bien, ce Takezō n’a pas trop bonne réputation dans le village.
— Bonne réputation ? Laissez-moi rire. On n’a jamais vu un voyou pareil ! Vous n’imaginez pas les ennuis que nous avons eus chez moi depuis que mon fils s’est entiché de lui.
— Il semble que votre fils soit mort à Sekigahara. Je suis...
— Matahachi ! Mort ?
— Mon Dieu, à la vérité je n’en suis pas certain ; mais peut-être que cela soulagera un peu votre chagrin de savoir que je mettrai tout en œuvre pour vous aider à vous venger.
Osugi le considéra d’un œil sceptique.
— Qui êtes-vous, au juste ?
— Je fais partie de la garnison Tokugawa. Après la bataille, nous sommes venus au château de Himeji. Sur l’ordre de mon seigneur, j’ai dressé une barrière à la frontière de la province de Harima pour passer au crible tous ceux qui la franchissent. Ce Takezō, de la maison là-bas – continua-t-il en la désignant –, a enfoncé la barrière et s’est enfui vers Miyamoto. Nous l’avons poursuivi jusqu’ici. C’est un vrai dur. Nous pensions qu’au bout de quelques jours de marche il craquerait, mais nous ne lui avons pas encore remis la main dessus. Pourtant, il ne peut pas continuer comme ça éternellement. Nous l’aurons.
Osugi approuvait du chef en écoutant : elle comprenait maintenant pourquoi Takezō avait disparu au Shippōji, et, fait plus important, qu’il n’était sans doute pas allé chez lui puisque c’était le premier endroit que les soldats fouilleraient. En même temps, comme il paraissait voyager seul, la fureur d’Osugi ne s’en trouvait pas diminuée le moins du monde. Mais quant à la mort de Matahachi, elle n’y pouvait croire non plus.
— Je sais bien, monsieur, que Takezō est aussi fort et aussi rusé qu’une bête fauve, dit-elle d’un air effarouché, mais je ne saurais croire que des samouraïs de votre envergure aient la moindre difficulté à le capturer.
— Eh bien, en toute franchise, c’est là ce que j’ai cru au premier abord. Mais nous sommes peu nombreux, et il vient de tuer l’un de mes hommes.
— Permettez à une vieille femme de vous donner un petit conseil.
Se penchant en avant, elle lui chuchota quelque chose à l’oreille.
Ses paroles parurent lui faire un immense plaisir. Il approuva de la tête, et s’écria avec enthousiasme :
— Bonne idée ! Magnifique !
— Ne faites pas les choses à moitié, insista Osugi en prenant congé.
Peu de temps après, le samouraï regroupa sa troupe de quatorze ou quinze hommes derrière la maison d’Ogin. Sur son ordre ils franchirent le mur, entourèrent la maison et cernèrent toutes les issues. Puis plusieurs soldats envahirent la maison, laissant des traces de boue, et se rassemblèrent dans la pièce du centre où les deux jeunes femmes étaient assises, gémissant et se tamponnant les yeux.
A la vue des soldats, Otsū sursauta et pâlit. Mais Ogin, en fière fille de Munisai qu’elle était, garda son sang-froid. Les yeux calmes et durs, elle considéra les intrus avec indignation.
— Laquelle d’entre vous est la sœur de Takezō ? demanda l’un d’eux.
— Moi, répondit Ogin avec froideur, et j’exige de savoir pourquoi vous avez pénétré dans cette maison sans autorisation. Je ne tolérerai pas un tel comportement de brutes dans une maison occupée uniquement par des femmes.
Elle leur tenait tête.
L’homme qui avait bavardé avec Osugi quelques minutes plus tôt désigna Ogin.
— Arrêtez-la ! ordonna-t-il.
A peine eut-il prononcé ces mots que la maison se mit à trembler et que les lumières s’éteignirent. Poussant un cri de terreur, Otsū gagna en trébuchant le jardin tandis qu’au moins dix des soldats se jetaient sur Ogin et se mettaient à la ligoter. Malgré son héroïque résistance, tout fut terminé en quelques secondes. Ensuite, ils la jetèrent au sol, et l’assommèrent de coups de pied.
Otsū ne se rappela jamais quel chemin elle avait pris, mais elle parvint à s’échapper. A peine consciente, elle courut pieds nus vers le Shippōji dans le brumeux clair de lune en se fiant totalement à son instinct. Elle qui avait grandi dans un milieu paisible avait maintenant l’impression que le monde s’effondrait.
Quand elle atteignit le pied de la colline où se dressait le temple, quelqu’un l’appela. Elle vit une silhouette assise sur un rocher parmi les arbres. C’était Takuan.
— Grâce au ciel, c’est toi, dit-il. Je commençais vraiment à m’inquiéter. Tu ne rentres jamais aussi tard. Quand je me suis rendu compte de l’heure qu’il était, je suis sorti à ta recherche.
Les yeux à terre, il demanda :
— ... Pourquoi es-tu pieds nus ?
Il regardait encore les pieds nus et blancs d’Otsū lorsqu’elle se jeta dans ses bras et se mit à gémir :
— Oh ! Takuan ! C’était affreux ! Que faire ?
D’un ton calme, il essaya de l’apaiser :
— Là, là... Qu’est-ce qui était affreux ? Il n’y a pas beaucoup de choses en ce monde qui soient aussi mauvaises que cela. Calme-toi, et dis-moi ce qui s’est passé.
— Ils ont ligoté Ogin et ils l’ont emmenée ! Matahachi n’est pas revenu, et maintenant la pauvre Ogin, si douce et gentille... Ils lui donnaient tous des coups de pied. Oh ! Takuan, il faut faire quelque chose !
Tremblante et sanglotante, elle s’accrochait désespérément au jeune moine, la tête contre sa poitrine.
Il était midi par une journée immobile et humide de printemps ; une brume légère enveloppait le visage en sueur du jeune homme. Takezō marchait seul dans les montagnes, sans savoir où il allait. Il avait beau être fatigué presque à n’en plus pouvoir, le simple bruit d’oiseau qui se posait le mettait sur le qui-vive. Malgré l’épreuve qu’il avait traversée, son corps couvert de boue retrouvait sa violence contenue et le pur instinct de survie.
— Les salauds ! Les brutes ! grondait-il.
En l’absence de cible réelle pour sa fureur, il fit tournoyer et siffler dans l’air son sabre en chêne noir, et trancha la forte branche d’un grand arbre. La sève blanche qui jaillit de l’entaille lui évoqua le lait maternel. Debout, là, il regardait fixement. Sans mère vers qui se tourner, il n’y avait que solitude. Au lieu de le réconforter, même les eaux vives et les vagues de collines de son propre pays semblaient se moquer de lui.
« Pourquoi tous les villageois sont-ils contre moi ? se demandait-il. A peine me voient-ils qu’ils me dénoncent à la garde, dans la montagne. A la façon dont ils détalent en m’apercevant, on me prendrait pour un fou. »
Depuis quatre jours, il se cachait dans les monts Sanumo. Maintenant, à travers le voile de brume de la mi-journée, il pouvait distinguer la maison de son père, la maison où sa sœur vivait seule. Niché dans les vallonnements, juste au-dessous de lui, il y avait le Shippōji ; le toit du temple dépassait des arbres. Il savait qu’il ne pouvait approcher aucun de ces deux endroits. Lorsqu’il avait osé s’approcher du temple, le jour anniversaire du Bouddha, malgré la foule il avait risqué sa vie. En entendant crier son nom, il n’avait d’autre choix que de fuir. Outre le désir de sauver sa vie, il savait que si on le découvrait là cela créerait des ennuis à Otsū.
La nuit où il s’était glissé vers la maison de sa sœur, le hasard avait voulu que la mère de Matahachi s’y trouvât. Durant un moment, il s’était contenté de se tenir au-dehors à tâcher d’imaginer comment expliquer l’absence de son compagnon ; mais tandis qu’il regardait sa sœur à travers une fente de la porte, les soldats l’avaient repéré. Il avait de nouveau fallu fuir sans avoir eu la possibilité de parler à quiconque. Depuis lors, il lui semblait de son refuge, dans les montagnes, que les samouraïs de Tokugawa le surveillaient de très près. Ils patrouillaient sur toutes les routes qu’il risquait de prendre, cependant que les villageois avaient formé des équipes de recherche qui battaient les montagnes.
Il se demandait ce qu’Otsū devait penser de lui, et se mit à la soupçonner de s’être elle-même tournée contre lui. Comme il semblait que tous les habitants de son propre village le considéraient comme un ennemi, il se trouvait dans une impasse.
Il pensa : « Il serait trop difficile de dire à Otsū la véritable raison pour laquelle son fiancé n’est pas revenu. Peut-être que je ferais mieux de la dire à la vieille... C’est ça ! Si je lui explique tout, elle pourra l’annoncer doucement à Otsū. Alors, je n’aurai plus aucune raison de traîner par ici. »
Sa décision prise, Takezō se remit en route, mais il savait qu’il ne fallait pas s’approcher du village avant la nuit. Avec une grosse pierre il en cassa une autre en petits morceaux, et en lança un à un oiseau en vol. L’animal étant tombé, Takezō prit à peine le temps de le plumer avant de mordre dans la chair chaude et crue, tant il avait faim. Tout en dévorant sa proie, il se remit en marche ; mais soudain, il entendit un cri étouffé. L’inconnu qui l’avait aperçu détalait comme un fou à travers bois. Irrité de penser qu’on le haïssait et qu’on le craignait – qu’on le persécutait – sans raison, il cria : « Attendez ! », et se mit à courir comme une panthère après la silhouette du fugitif.
L’homme ne courait pas aussi vite que Takezō qui le rattrapa sans peine. Il se révéla être un des villageois qui venait dans les montagnes faire du charbon de bois, et Takezō le connaissait de vue. L’ayant saisi au collet, il le ramena dans une petite clairière.
— Pourquoi vous enfuyez-vous ? Ne me connaissez-vous pas ? Je suis l’un d’entre vous, Shimmen Takezō de Miyamoto. Je ne vais pas vous manger. Vous savez, c’est très mal élevé de fuir les gens sans même leur dire bonjour !
— Ou-ou-ou-ou-i, monsieur !
— Asseyez-vous !
Takezō relâcha son étreinte sur le bras de l’homme, mais le pitoyable personnage reprit la fuite, obligeant Takezō à lui botter le derrière et à faire comme s’il allait le frapper de son sabre de bois. L’homme se recroquevillait par terre en gémissant comme un chien, les mains sur la tête.
— Ne me tuez pas ! criait-il d’un ton pathétique.
— Alors, répondez à mes questions.
— Je vous dirai ce que vous voudrez... Mais ne me tuez pas ! J’ai une femme et une famille.
— Personne ne songe à vous tuer. Je suppose que les collines fourmillent de soldats, hein ?
— Oui.
— Est-ce qu’ils surveillent de près le Shippōji ?
— Oui.
— Est-ce que les hommes du village me recherchent encore, aujourd’hui ?
Pas de réponse.
— ... Etes-vous l’un d’entre eux ?
L’homme se leva d’un bond, secouant la tête à la façon d’un sourd-muet.
— Non, non, non !
— Assez ! cria Takezō.
Empoignant fermement le cou de l’homme, il demanda :
— ... Et ma sœur ?
— Quelle sœur ?
— Ma sœur, Ogin, de la Maison de Shimmen. Ne fais pas l’imbécile. Tu as promis de répondre à mes questions. Je ne blâme pas vraiment les villageois d’essayer de me capturer : les samouraïs les y forcent ; mais je suis certain qu’ils ne lui feraient jamais de mal, à elle. Je me trompe ?
L’homme répondit avec trop d’innocence :
— Je ne sais rien de tout ça. Absolument rien.
Takezō leva prestement son sabre au-dessus de la tête de l’homme, comme pour frapper.
— Attention ! Je doute beaucoup de ce que tu me chantes là. Il est arrivé quelque chose, hein ? Accouche, ou je te défonce le crâne !
— Attendez ! Arrêtez ! Je vais parler ! Je vais tout vous dire !
En joignant des mains suppliantes, tout tremblant, le fabricant de charbon de bois raconta comment on avait emmené Ogin prisonnière, et comment il avait été signifié au village que quiconque nourrirait ou abriterait Takezō serait considéré automatiquement comme un complice. Chaque jour, rapportait-il, les soldats conduisaient des villageois dans les montagnes, et tous les deux jours, chaque famille devait fournir un jeune homme à cet effet.
Ces renseignements donnèrent la chair de poule à Takezō. Ce n’était pas de la peur, mais de la rage. Pour s’assurer qu’il avait bien entendu, il demanda :
— De quel crime accuse-t-on ma sœur ?
Ses yeux brillaient de larmes.
— Aucun de nous n’en sait rien. Nous avons peur du seigneur du district. Nous ne faisons que ce qu’on nous dit de faire, voilà tout.
— Où ont-ils emmené ma sœur ?
— Le bruit court qu’ils l’ont emmenée à la palanque de Hinagura, mais je ne sais pas si c’est vrai.
— Hinagura... répéta Takezō.
Ses yeux se tournèrent vers la chaîne de montagnes qui marquait la frontière de la province. L’ombre des nuages gris du soir tachetait déjà les crêtes.
Takezō relâcha l’homme. En le regardant détaler, heureux de sauver sa pauvre existence, Takezō s’écœura de la lâcheté humaine, lâcheté qui poussait des samouraïs à accuser une femme sans défense. Il fut content de se retrouver seul. Il avait à réfléchir.
Il ne fut pas long à se décider. « Je dois sauver Ogin, un point c’est tout. Ma pauvre sœur ! S’ils lui ont fait du mal, je les tuerai tous. » Ayant choisi son plan d’action, il descendit vers le village à longues enjambées d’homme.
Deux heures plus tard, Takezō s’approchait de nouveau furtivement du Shippōji. La cloche du soir venait de s’arrêter de sonner. Il faisait déjà sombre ; on apercevait les lumières du temple même, de la cuisine et des logements des prêtres, où l’on allait et venait.
« Si seulement Otsū pouvait sortir ! » pensa-t-il.
Il se tapit, immobile, sous le passage surélevé reliant les logements des prêtres au temple même. L’odeur de la nourriture que l’on préparait flottait dans l’air, évoquant des images de riz et de soupe fumante. Depuis quelques jours, Takezō n’avait eu dans l’estomac que de la chair crue d’oiseau et des pousses d’herbe, et maintenant son estomac se révoltait. La gorge lui brûlait tandis que lui revenaient d’aigres sucs gastriques ; sa détresse le fit suffoquer.
— Qu’est-ce que c’était ? dit une voix.
— Sans doute un simple chat, répondit Otsū qui sortait chargée d’un plateau pour le dîner, et traversait le passage, juste au-dessus de la tête de Takezō.
Il essaya de l’appeler, mais il avait encore trop mal au cœur pour émettre un son intelligible.
Il se révéla que c’était une chance, car en cet instant précis, une voix masculine, juste derrière Otsū, demanda :
— Les bains, c’est de quel côté ?
L’homme portait un kimono emprunté au temple, attaché par une étroite ceinture d’où pendait un petit gant de toilette. Takezō reconnut en lui l’un des samouraïs de Himeji. De toute évidence il était d’un rang élevé, assez élevé pour loger au temple et passer ses soirées à manger et boire son soûl tandis que ses subordonnés et les villageois devaient battre jour et nuit les flancs des montagnes à la recherche du fugitif.
— Les bains ? dit Otsū. Venez, je vais vous montrer.
Elle déposa son plateau, et se mit à le conduire le long du passage. Soudain, le samouraï s’élança en avant, et l’étreignit par-derrière.
— Et si tu me rejoignais au bain ? lui proposa-t-il d’un ton paillard.
— Arrêtez ! Lâchez-moi ! cria Otsū, mais l’homme, la retournant, lui prit le visage dans ses deux grosses mains et lui baisa la joue.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il d’un ton cajoleur. Tu n’aimes donc pas les hommes ?
— Arrêtez ! Il ne faut pas ! protestait Otsū désemparée.
Alors, le soldat lui appliqua la main sur la bouche.
Takezō, oublieux du péril, bondit comme un chat sur le passage, et lança par-derrière un coup de poing à la tête de l’homme. Il avait frappé fort. Momentanément sans défense, le samouraï tomba en arrière, toujours agrippé à Otsū. Essayant de lui échapper, elle poussa un cri aigu. L’homme tombé à terre se mit à vociférer :
— C’est lui ! C’est Takezō ! Il est ici ! Venez l’arrêter !
L’intérieur du temple retentit du tambourinement des pas et du rugissement des voix. La cloche du temple se mit à sonner le tocsin : l’on avait découvert Takezō ; une foule d’hommes venus des bois convergea vers le temple. Mais Takezō était déjà loin, et peu de temps après on envoya des équipes de recherches fouiller les collines de Sanumo. Lui-même ne savait guère comment il avait réussi à se glisser à travers les mailles d’un filet qui se resserrait rapidement ; mais tandis que la chasse à l’homme battait son plein, il se retrouva loin de là, debout sur le seuil de la vaste cuisine au sol en terre battue de la maison Hon’iden.
Regardant à l’intérieur faiblement éclairé, il appela :
— Grand-mère !
— Qui est là ? répondit-on d’une voix perçante.
Osugi émergea d’une arrière-salle. Eclairée par la lanterne de papier qu’elle tenait à la main, sa face ridée pâlit à la vue de son visiteur.
— Toi ! cria-t-elle.
— J’ai quelque chose d’important à vous dire, se hâta d’annoncer Takezō. Matahachi n’est pas mort ; il est bien vivant, et en bonne santé. Il vit avec une femme. Dans une autre province. Je ne puis vous en dire davantage, car je n’en sais pas davantage. Vous seriez bien aimable de tâcher d’annoncer la nouvelle à Otsū de ma part. J’en serais moi-même incapable.
Immensément soulagé d’avoir délivré ce message, il se disposait à repartir, mais la vieille le rappela.
— Où as-tu l’intention d’aller ensuite ?
— Je dois m’introduire dans la palanque de Hinagura pour délivrer Ogin, répondit-il avec tristesse. Après ça, je m’en irai n’importe où. Je tenais seulement à vous dire, à vous et à votre famille ainsi qu’à Otsū, que je n’ai pas laissé Matahachi mourir. En dehors de cela, je n’ai aucune raison de rester ici.
— Je vois.
Osugi faisait passer sa lanterne d’une main à l’autre en vue de gagner du temps. Puis elle lui fit signe d’entrer.
— ... J’imagine que tu as faim, non ?
— Voilà des jours que je n’ai pas eu de véritable repas.
— Pauvre garçon ! Attends ! Je suis justement en train de faire la cuisine, et je peux te donner un bon dîner chaud en un rien de temps. Ce sera mon cadeau de départ. Et n’aimerais-tu pas prendre un bain pendant que je te prépare ton dîner ?
Takezō en restait sans voix.
— ... Ne prends pas cet air étonné. Takezō, ta famille et la nôtre sont liées depuis l’époque du clan d’Akamatsu. Je ne crois pas que tu devrais t’en aller du tout, mais je ne te laisserai sûrement pas partir sans te donner un bon et solide repas !
Takezō fut à nouveau dans l’incapacité de répondre. Il leva le bras pour s’essuyer les yeux. Cela faisait longtemps, longtemps que nul n’avait été aussi bon pour lui. Il en était venu à considérer tout le monde avec suspicion et méfiance ; or, il se rappelait soudain quel effet cela faisait d’être traité en être humain.
— ... Et maintenant, dépêche-toi d’aller te baigner, lui dit Osugi d’un ton de grand-mère. C’est trop dangereux de rester ici : quelqu’un pourrait te voir. Je te porterai un gant de toilette, et pendant que tu te laveras je te sortirai le kimono de Matahachi et des sous-vêtements. Va, prends ton temps et décrasse-toi bien.
Elle lui tendit la lanterne, et disparut à l’intérieur de la maison. Presque Aussitôt, sa bru quitta la demeure, traversa le jardin en courant, et s’enfonça dans la nuit.
De la maison de bains, où se balançait la lanterne, venait un bruit d’eau.
— Ça va ? cria d’un ton jovial Osugi. Assez chaud ?
— Juste à point ! Je me sens ressuscité ! cria Takezō en réponse.
— Prends ton temps et réchauffe-toi bien. Le riz n’est pas encore prêt.
— Merci. Si j’avais su que ce serait comme ça, je serais venu plus tôt.
Il parla encore deux ou trois fois mais le bruit de l’eau couvrait sa voix, et Osugi ne répondit pas.
La bru ne fut pas longue à reparaître au portail, tout essoufflée. Elle était suivie d’une troupe de samouraïs et de patrouilleurs. Osugi sortit de la maison, et leur parla bas.
— Ah ! vous lui avez fait prendre un bain. Très adroit, dit l’un des hommes avec admiration. Oui, c’est parfait ! Cette fois, nous le tenons, c’est sûr !
S’étant scindés en deux groupes, les hommes rampèrent prudemment comme autant de crapauds vers le feu qui flambait sous le bain. Quelque chose – quelque chose d’indéfinissable – mit la puce à l’oreille de Takezō ; il regarda par une fente de la porte. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête.
— Je suis pris au piège ! s’écria-t-il.
Il se trouvait nu comme un ver, la maison de bains était minuscule, et il n’avait pas le temps de réfléchir. De l’autre côté de la porte il avait aperçu ce qui lui semblait être une foule d’hommes armés de gourdins, de lances et de matraques.
— ... Très bien, espèces de salauds, vous allez voir ce que vous allez voir, gronda-t-il.
Peu lui importait de savoir combien ils étaient. Ici comme ailleurs, la seule chose qu’il savait faire était d’attaquer plutôt que d’être attaqué. Tandis que ceux qui voulaient le capturer s’avançaient l’un derrière l’autre, au-dehors, il ouvrit brusquement la porte d’un coup de pied, et bondit en hurlant un terrifiant cri de guerre. Toujours nu, ses cheveux mouillés flottant en tous sens, il empoigna et arracha la première lance que l’on pointa vers lui, envoyant son propriétaire voler dans les buissons. Fermement agrippé à l’arme, il tourbillonna comme un derviche tourneur en frappant quiconque approchait. Il avait appris à Sekigahara que cette méthode était d’une étonnante efficacité face à un ennemi supérieur en nombre, et que la hampe d’une lance pouvait être souvent plus utile que son fer.
Les assaillants, s’apercevant trop tard de l’erreur qu’ils avaient commise en n’envoyant pas d’abord trois ou quatre hommes envahir la maison de bains, s’encourageaient l’un l’autre de la voix. Mais il était clair qu’ils avaient été déjoués.
Quand, pour la dixième fois environ, l’arme de Takezō entra en contact avec le sol, elle se brisa. Il saisit alors une grosse pierre et la lança aux hommes, qui donnaient déjà des signes de relâchement.
— Regardez, il a couru dans la maison ! cria l’un d’eux, tandis qu’Osugi et sa bru se précipitaient au jardin de derrière.
Takezō s’élançait en trombe à travers la maison dans un vacarme épouvantable en hurlant :
— Où sont mes vêtements ? Rendez-moi mes vêtements !
Il y avait çà et là des vêtements de travail, sans parler d’un coffre ouvragé contenant des kimonos, mais Takezō ne leur accorda aucune attention. Dans la pénombre il se fatiguait les yeux à chercher ses propres affaires en lambeaux. Ayant fini par les découvrir dans un coin de la cuisine, il les saisit d’une main, grimpa sur un large four en terre, et se faufila par une lucarne. Cependant qu’il gagnait le toit, ses poursuivants, maintenant en pleine confusion, lançaient des jurons et se rendaient mutuellement responsables de leur échec.
Debout au milieu du toit, Takezō revêtit son kimono sans se presser. Avec les dents, il déchira de la ceinture une bande de tissu, rassembla en arrière ses cheveux humides, et les attacha près des racines, si serré que cela lui tirait les sourcils et le coin des yeux.
Le ciel de printemps était rempli d’étoiles.