Les hommes d’épée de l’école Yoshioka se rassemblèrent dans un champ aride qui dominait l’entrée par Nagasaka de la grand-route de Tamba. Au-delà des arbres qui bordaient le champ, l’étincellement de la neige, dans les montagnes dressées au nord-ouest de Kyoto, frappait l’œil comme la foudre.
L’un des hommes proposa que l’on allumât du feu, en faisant observer que leurs sabres au fourreau, bons conducteurs, transmettaient le froid directement à leur corps. C’était le tout début du printemps, le neuvième jour de la nouvelle année. Un vent glacial descendait du mont Kinugasa, et même le chant des oiseaux paraissait désolé.
— Ça brûle bien, n’est-ce pas ?
— Hum... Il vaut mieux faire attention. Je ne veux pas provoquer d’incendie.
Le feu crépitant leur réchauffa les mains et la figure, mais bientôt, Ueda Ryōhei, chassant la fumée de ses yeux, grogna :
— Il fait trop chaud !
Foudroyant du regard un homme qui allait jeter d’autres feuilles sur le brasier, il dit :
— ... C’est assez ! Arrête !
Une heure s’écoula sans événement.
— Il doit déjà être plus de six heures.
Comme un seul homme, d’instinct, ils levèrent les yeux vers le soleil.
— Plus près de sept.
— Maintenant, le Jeune Maître devrait être là.
— Oh ! il va arriver d’une minute à l’autre.
L’expression tendue, ils observaient la route qui venait de la ville ; plusieurs avalaient nerveusement leur salive.
— Qu’est-ce qui peut bien lui être arrivé ?
Une vache meugla, rompant le silence. Autrefois, ce champ avait servi de pâturage à celles de l’empereur, et dans le voisinage il en restait quelques-unes à l’abandon. Le soleil s’éleva plus haut dans le ciel, apportant de la chaleur ainsi qu’une odeur de bouse et d’herbe sèche.
— Tu ne crois pas que Musashi est déjà au champ d’à côté du Rendaiji ?
— C’est possible.
— Quelqu’un devrait aller y jeter un coup d’œil. Ce n’est qu’à six cents mètres environ.
Cette idée n’enthousiasmait personne. Ils retombèrent dans le silence ; leurs visages rougissaient dans les volutes de fumée.
— Il n’y aurait pas de malentendu au sujet du rendez-vous, par hasard ?
— Non. Ueda a reçu les directives du Jeune Maître en personne, hier au soir. Il ne peut y avoir d’erreur.
Ryōhei le confirma :
— Exact. Que Musashi soit déjà là ne m’étonnerait pas mais il se peut que le Jeune Maître vienne en retard exprès pour rendre Musashi nerveux. Attendons. Si nous faisons une fausse manœuvre et donnons aux gens l’impression que nous allons au secours du Jeune Maître, l’école sera déshonorée. Nous ne pouvons rien faire avant son arrivée. De toute façon, qu’est-ce que Musashi ? Un simple rōnin. Il ne peut pas être aussi extraordinaire que ça.
Les élèves qui avaient vu Musashi à l’œuvre au dōjō Yoshioka, l’année précédente, étaient d’un autre avis ; pourtant, même eux ne pouvaient imaginer une défaite de Seijūrō. Ils s’accordaient sur ce fait : bien que leur maître dût nécessairement gagner, il arrive que les accidents se produisent. En outre, le combat ayant fait l’objet d’une annonce publique, il y aurait de nombreux spectateurs, dont la présence, à leur avis, non seulement ajouterait au prestige de l’école, mais rehausserait la réputation personnelle de leur maître.
Malgré les instructions précises de Seijūrō – qu’ils ne devaient en aucun cas l’assister –, quarante d’entre eux s’étaient réunis là pour attendre son arrivée, l’encourager et se trouver à portée de sa main... à tout hasard. En plus d’Ueda, cinq des Dix Hommes d’épée de la Maison de Yoshioka se trouvaient présents.
Il était maintenant sept heures passées ; le calme auquel Ryōhei les avait exhortés cédait la place à l’ennui ; des murmures de mécontentement s’élevaient.
Certains spectateurs, en route pour le combat, demandaient s’il y avait eu une erreur quelconque.
— Où donc est Musashi ?
— Où donc est l’autre... Seijūrō ?
— Qui sont tous ces samouraïs ?
— Sans doute ici pour seconder un camp ou l’autre.
— Curieuse façon de se battre en duel ! Les seconds sont là, mais non les duellistes.
La foule grossissait ; le bourdonnement des voix s’amplifiait ; pourtant, les badauds avaient la prudence de ne pas s’approcher des élèves de l’école Yoshioka, lesquels, pour leur part, ignoraient les têtes aux aguets derrière le miscanthus flétri ou dans les arbres.
Jōtarō allait et venait au milieu de la foule. Avec son sabre de bois plus grand que nature et ses sandales trop larges, il allait d’une femme à l’autre en les dévisageant.
— Pas elle... pas elle... murmurait-il. Qu’est-ce qui peut bien être arrivé à Otsū ? Elle est au courant du combat d’aujourd’hui.
Elle devait être là, se disait-il. Musashi risquait d’être en péril. Qu’est-ce qui pouvait bien empêcher Otsū de venir ?
Mais la quête de Jōtarō fut vaine, bien qu’il piétinât jusqu’à ce qu’il fût mort de fatigue. « Comme c’est bizarre ! songeait-il. Je ne l’ai pas vue depuis le Jour de l’An. Je me demande si elle est malade... Cette vieille taupe avec laquelle elle est partie était aimable en paroles, mais peut-être qu’il s’agissait d’une ruse. Peut-être qu’elle a fait à Otsū quelque chose d’affreux. »
Cela le tracassait terriblement, beaucoup plus que l’issue du combat de la journée. Là-dessus, il n’avait aucune crainte. Sur les centaines de personnes qui formaient cette foule, il n’y en avait guère une qui ne s’attendît à la victoire de Seijūrō. Jōtarō seul était soutenu par une confiance inébranlable en Musashi. Il revoyait son maître face aux lances des prêtres du Hōzōin, dans la plaine de Hannya.
Enfin, il s’arrêta au milieu du champ. « Il y a autre chose de curieux, rêva-t-il. Pourquoi est-ce que tous ces gens-là sont ici ? D’après l’écriteau, le combat doit avoir lieu dans le champ près de Rendaiji. » Il semblait être le seul à s’en étonner.
Des remous de la foule s’éleva une voix bourrue :
— Eh, là-bas, petit ! Ecoute !
Jōtarō reconnut l’homme ; c’était celui qui avait regardé Musashi et Akemi se parler tout bas sur le pont, le matin du Jour de l’An.
— Qu’est-ce qu’il y a, monsieur ? demanda Jōtarō.
Sasaki Kojirō vint à lui mais, avant de parler, l’examina lentement de la tête aux pieds.
— Je ne t’ai pas vu avenue Gojō, ces temps-ci ?
— Ah ! vous vous en souvenez donc ?
— Tu étais avec une jeune femme.
— Oui. C’était Otsū.
— C’est son nom ? Dis-moi, a-t-elle un rapport quelconque avec Musashi ?
— Plutôt.
— Elle est sa cousine ?
— Non, non.
— Sa sœur ?
— Non, non.
— Alors, quoi ?
— Elle l’aime bien.
— Ils sont amants ?
— Je n’en sais rien. Je ne suis que le disciple de Musashi.
Jōtarō confirma fièrement cela de la tête.
— Alors, voilà pourquoi tu es ici ? Regarde, la foule s’impatiente. Tu dois savoir où est Musashi. A-t-il quitté son auberge ?
— Pourquoi me demandez-vous ça ? Je ne l’ai pas vu depuis longtemps.
Plusieurs hommes fendirent la foule et s’approchèrent de Kojirō. Il tourna vers eux son œil d’aigle.
— Ah ! vous voilà, Sasaki !
— Tiens, mais c’est Ryōhei !
— Où donc étiez-vous pendant tout ce temps ? demanda Ryōhei en saisissant la main de Kojirō comme s’il l’eût fait prisonnier. Voilà plus de dix jours qu’on ne vous voit plus au dōjō. Le Jeune Maître voulait s’entraîner avec vous.
Ryōhei et ses camarades entourèrent discrètement Kojirō, et le conduisirent à leur feu.
Un bruit se répandit parmi ceux qui avaient vu la longue épée et le flamboyant équipage de Kojirō :
— C’est sûrement Musashi !
— Vous croyez ?
— Qui d’autre voulez-vous que ce soit ?
— Comme il est habillé de façon voyante ! Mais il a l’air costaud.
— Ce n’est pas Musashi ! s’écria dédaigneusement Jōtarō. Musashi ne lui ressemble pas du tout ! Vous ne le verrez jamais déguisé comme un acteur de Kabuki !
Bientôt, même ceux qui n’avaient pu entendre la protestation du gamin se rendirent compte de leur méprise, et recommencèrent à se demander ce qui se passait.
Kojirō, debout parmi les élèves de l’école Yoshioka, les considérait avec un mépris évident. Ils l’écoutaient en silence, mais avec une expression renfrognée.
— Pour la Maison de Yoshioka, c’est une bénédiction déguisée que ni Seijūrō ni Musashi ne soient arrivés à l’heure, dit Kojirō. Le mieux que vous ayez à faire, c’est de vous diviser en plusieurs groupes, de barrer la route à Seijūrō, et de le ramener rapidement chez lui avant qu’il ne reçoive un mauvais coup.
Cette lâche proposition eut beau les mettre en fureur, il continua :
— ... Ce que je vous conseille là serait plus salutaire à Seijūrō que n’importe quelle assistance que vous pourriez lui donner.
Puis, avec une certaine emphase :
— ... Le ciel m’envoie dans l’intérêt de la Maison de Yoshioka. Voici ce que je vous prédis : s’ils se battent, Seijūrō sera vaincu. Je regrette d’avoir à vous le dire, mais Musashi le battra sûrement, et peut-être le tuera-t-il.
Miike Jūrōzaemon saisit au collet Kojirō en vociférant :
— C’est une insulte !
Le coude droit entre son propre visage et celui de Kojirō, il était prêt à dégainer et à frapper. Kojirō le considéra avec un mépris souriant.
— Si je comprends bien, mes propos vous déplaisent.
— Euh...
— Dans ce cas je regrette, dit gaiement Kojirō. Je n’essaierai plus de vous aider.
— D’abord, personne ne vous a demandé votre aide.
— Ce n’est pas tout à fait exact. Si vous n’aviez pas besoin de mon assistance, pourquoi donc étiez-vous aussi aimables envers moi ? Vous, Seijūrō, vous tous !
— Simple politesse envers un hôte. Vous ne vous prenez pas pour peu de chose, n’est-ce pas ?
— Ha ! ha ! ha ! ha ! Brisons là, avant que je ne sois obligé de me battre contre vous tous. Mais je vous préviens, si vous ne tenez pas compte de ma prophétie, vous le regretterez ! J’ai comparé de mes propres yeux les deux hommes, et je dis que les risques de défaite de Seijūrō sont accablants. Musashi se trouvait au pont de l’avenue Gojō, le matin du Jour de l’An. Dès que je l’ai vu, j’ai compris qu’il y avait danger. Selon moi, cet écriteau que vous avez placardé ressemble plutôt à un faire-part de deuil pour la Maison de Yoshioka. C’est bien triste, mais il paraît dans l’ordre des choses que les gens ne s’aperçoivent jamais qu’ils sont finis.
— Assez ! Pourquoi être venu pour dire ça ?
Le ton de Kojirō devint offensant :
— Les gens qui déclinent refusent toujours d’accepter pour ce qu’il est un acte de bienveillance, c’est bien connu. Allez ! Croyez ce que bon vous semble ! Vous n’aurez même pas besoin d’attendre ce soir. Vous saurez dans une heure au plus à quel point vous vous trompez.
Jūrōzaemon cracha sur Kojirō. Quarante hommes s’avancèrent d’un pas ; leur colère rayonnait sombrement sur le champ.
Kojirō eut une réaction pleine d’assurance. S’écartant rapidement d’un bond, il manifesta par son attitude que s’ils cherchaient à se battre, il était prêt. La bonne volonté dont il avait précédemment fait montre paraissait maintenant un leurre. Un observateur eût fort bien pu se demander s’il ne se servait pas de la psychologie des foules pour se donner l’occasion d’éclipser Musashi et Seijūrō.
Un mouvement d’excitation se répandit parmi ceux qui se trouvaient assez près pour assister à la scène. Ce n’était pas le combat qu’ils étaient venus voir, mais cela promettait d’être un spectacle.
Au sein de cette atmosphère chargée de meurtre accourut une jeune fille, un petit singe roulant comme une balle sur ses talons. Elle s’élança entre Kojirō et les escrimeurs de l’école Yoshioka, en criant :
— Kojirō ! Où est Musashi ? Il n’est pas là ?
Kojirō se retourna vers elle avec irritation.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— Akemi ! dit l’un des samouraïs. Qu’est-ce qu’elle fait ici ?
— Pourquoi êtes-vous venue ? aboya Kojirō. Ne vous avais-je pas dit de ne pas venir ?
— Je n’ai pas de comptes à vous rendre !
— Silence ! Et allez-vous-en. Retournez à la Zuzuya ! cria Kojirō en la repoussant doucement.
Akemi, haletante, secoua une tête inflexible.
— Vous n’avez pas d’ordres à me donner ! J’ai habité chez vous mais je ne vous appartiens pas. Je...
Elle suffoqua et se mit à sangloter bruyamment.
— ... Comment pouvez-vous me donner des ordres après ce que vous m’avez fait ? Après m’avoir ligotée et laissée au deuxième étage de l’auberge ? Après m’avoir rudoyée et torturée quand j’ai dit que j’étais inquiète au sujet de Musashi ?
Kojirō ouvrit la bouche pour parler mais Akemi ne lui en laissa pas le loisir.
— ... Un voisin, qui m’avait entendue crier, est venu me délier. Je suis venue voir Musashi !
— Vous perdez la tête ? Vous ne voyez donc pas tout ce monde autour de vous ? Taisez-vous !
— Je ne me tairai pas ! Que m’importent ceux qui m’entendent ! Vous avez dit que Musashi serait tué aujourd’hui... que si Seijūrō ne pouvait en venir à bout vous lui serviriez de second et tueriez Musashi vous-même. Je suis peut-être folle, mais Musashi est le seul homme que j’aime ! Il faut que je le voie. Où est-il ?
Kojirō fit claquer sa langue, mais resta sans voix devant l’attaque au vitriol d’Akemi.
Les hommes de l’école Yoshioka trouvaient Akemi trop folle pour qu’on la crût. Mais peut-être y avait-il une certaine vérité dans ce qu’elle disait. Si oui, Kojirō s’était servi de la bonté comme d’un appât, puis avait torturé la jeune fille pour son propre plaisir.
Embarrassé, Kojirō la regardait avec une haine non dissimulée.
Soudain, leur attention fut détournée par un des serviteurs de Seijūrō, un adolescent du nom de Tamihachi. Il courait comme un fou, agitant les bras et criant :
— Au secours ! C’est le Jeune Maître ! Il a rencontré Musashi. Il est blessé. Oh ! c’est affreux ! Af-freux !
— Qu’est-ce que tu nous chantes ?
— Le Jeune Maître ? Musashi ?
— Où ? Quand ?
— Tu parles sérieusement, Tamihachi ?
Ces questions précipitées jaillissaient de visages soudain vidés de leur sang.
Tamihachi poussait des cris inarticulés. Sans répondre à leurs questions ni s’arrêter pour reprendre haleine, il regagna en trébuchant la grand-route de Tamba. Le croyant à demi, doutant à demi, sans vraiment savoir que penser, Ueda, Jūrōzaemon et les autres partirent à ses trousses comme des bêtes sauvages qui foncent à travers une plaine en feu.
Ils parcoururent environ cinq cents mètres vers le nord, et parvinrent à un champ stérile qui s’étendait au-delà des arbres, à droite, et dorait au soleil printanier avec une apparente sérénité. Des grives et des pies, jacassant comme si de rien n’était, s’envolèrent tandis que Tamihachi s’élançait à travers l’herbe. Il gravit un monticule qui ressemblait à un ancien tertre funéraire, et tomba à genoux. Penché vers la terre, il gémissait et criait :
— Jeune Maître !
Les autres le rattrapèrent, puis restèrent cloués au sol, bouche bée devant le spectacle qu’ils avaient sous les yeux. Seijūrō, vêtu d’un kimono à fleurs bleues, les manches retroussées par une courroie en cuir, la tête serrée dans un tissu blanc, gisait la face dans l’herbe.
— Jeune Maître !
— Nous voilà ! Qu’est-ce qui s’est passé ?
Sur le serre-tête blanc, sur la manche ou sur l’herbe il n’y avait pas une goutte de sang mais les yeux et le front de Seijūrō se trouvaient immobilisés dans une expression de souffrance intolérable. Ses lèvres étaient de la couleur des raisins verts.
— Il... il respire ?
— A peine.
— Vite, relevez-le !
Un homme s’agenouilla et saisit le bras droit de Seijūrō, prêt à le soulever. Seijūrō poussa des cris de torture.
— Trouvez quelque chose pour le transporter ! N’importe quoi !
Trois ou quatre hommes, en poussant des clameurs confuses, coururent jusqu’à une ferme et revinrent avec un volet. Ils glissèrent doucement Seijūrō dessus mais, bien qu’il parût se ranimer un peu, il continuait à se tordre de douleur. Pour le faire tenir tranquille, plusieurs hommes enlevèrent leur obi afin de l’attacher au volet.
Un homme à chaque angle, ils le soulevèrent et se mirent en marche dans un silence funèbre. Seijūrō donnait de violents coups de pied, presque au point de briser le volet.
— Musashi... il est parti ? Oh ! que j’ai mal !... Bras droit... épaule... l’os... Aï-ï-ï-ïe !... Insupportable. Coupez-le-moi !... Vous êtes sourds ? Coupez-moi le bras !
Horrifiés par cette souffrance, les porteurs de la civière improvisée détournaient les yeux. C’était l’homme qu’ils respectaient comme leur maître ; ils trouvaient indécent de le regarder dans cet état. Ils s’arrêtèrent pour crier à Ueda et Jūrōzaemon :
— Il souffre affreusement, et nous demande de lui couper le bras. Si nous le faisons, est-ce que ça ne lui faciliterait pas les choses ?
— Vous dites des idioties ! rugit Ryōhei. Bien entendu que c’est douloureux, mais il n’en mourra pas. Si nous lui coupons le bras sans pouvoir arrêter l’hémorragie, c’en sera fait de lui. Il faut le ramener chez lui pour examiner la gravité de sa blessure. S’il est nécessaire de couper le bras, nous pourrons le faire après avoir pris les mesures qui s’imposent pour l’empêcher de saigner à mort. Que deux d’entre vous nous précèdent pour amener le médecin à l’école.
Il restait beaucoup de monde autour, silencieux derrière les pins, le long de la route. Agacé, Ryōhei leur lança un regard noir et se retourna vers les hommes qui se tenaient derrière lui.
— ... Chassez donc ces gens, leur commanda-t-il. Il ne faut pas leur donner le Jeune Maître en spectacle.
La plupart des samouraïs, heureux de l’occasion de passer sur eux leur mauvaise humeur, s’élancèrent en adressant des gestes menaçants aux badauds, qui se dispersèrent comme des sauterelles.
— ... Tamihachi, viens là ! cria Ryōhei avec irritation comme s’il eût rendu le jeune serviteur responsable de ce qui s’était passé.
L’adolescent, qui s’avançait en pleurs à côté de la civière, recula d’épouvante.
— Que... qu’est-ce qu’il y a ? bégaya-t-il.
— Tu étais avec le Jeune Maître à son départ de la maison ?
— Ou-ou-oui.
— Où s’est-il préparé ?
— Ici, après notre arrivée dans le champ.
— Il devait pourtant savoir où nous l’attendions. Pourquoi n’y est-il pas allé d’abord ?
— Je n’en sais rien.
— Musashi était déjà là ?
— Il était debout sur le monticule où... où...
— Il était seul ?
— Oui.
— Comment est-ce que ça s’est passé ? Es-tu seulement resté à les regarder ?
— Le Jeune Maître m’a regardé droit dans les yeux en me disant... il a dit que si par extraordinaire il était vaincu, je devais transporter son corps dans l’autre champ. Il a dit que vous et les autres étiez là-bas depuis l’aube, mais que je ne devais en aucun cas souffler mot à personne de quoi que ce soit avant la fin du combat. Il a dit qu’il y avait des moments où celui qui étudie l’Art de la guerre n’a d’autre choix que de risquer la défaite, et qu’il ne voulait pas gagner par des moyens déshonorants et lâches. Après quoi, il s’est avancé pour affronter Musashi.
Tamihachi parlait rapidement, soulagé de raconter son histoire.
— Et alors ?
— Je pouvais voir la figure de Musashi. Il avait l’air de sourire légèrement. Tous deux ont échangé des espèces de salutations. Et puis... et puis il y a eu un cri. Ça s’entendait d’un bout à l’autre du champ. J’ai vu le sabre de bois du Jeune Maître voler dans les airs, et puis... seul, Musashi restait debout. Il portait un serre-tête orange, mais ses cheveux étaient hérissés.
La route avait été débarrassée des curieux. Les porteurs du volet, bien qu’abattus, veillaient scrupuleusement à la régularité de leurs pas, de manière à éviter d’augmenter les souffrances du blessé.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ils s’arrêtèrent, et l’un des hommes du premier rang porta sa main libre à son cou. Un autre leva les yeux vers le ciel. Des aiguilles de pin séchées pleuvaient sur Seijūrō. Perché sur une branche, au-dessus d’eux, le singe de Kojirō écarquillait les yeux en faisant des gestes obscènes.
— Aïe ! cria l’un des hommes.
Une pomme de pin était tombée sur son visage. Avec un juron, il arracha son stylet de sa gaine et le lança dans un éclair au singe, mais rata son but.
Au sifflement de son maître, l’animal pirouetta et lui bondit légèrement sur l’épaule. Kojirō se tenait dans l’ombre, Akemi à son côté. Sous les yeux pleins de ressentiment des hommes de l’école Yoshioka, Kojirō regardait fixement le corps étendu sur le volet. Une expression de respect remplaçait son sourire dédaigneux. Les plaintes déchirantes de Seijūrō le faisaient grimacer. Ses remontrances encore toutes fraîches dans leur esprit, les samouraïs ne pouvaient croire qu’une chose : il était venu les narguer.
Ryōhei pressa les porteurs de civière d’avancer, disant :
— Ce n’est qu’un singe, pas même un être humain. N’y faites pas attention ; passez votre chemin.
— Attendez, dit Kojirō qui se rendit auprès de Seijūrō pour s’adresser directement à lui : Que s’est-il passé ? demanda-t-il, mais il n’attendit pas la réponse. Musashi vous a vaincu, n’est-ce pas ? Où vous a-t-il frappé ? L’épaule droite ?... Oh ! c’est mauvais. L’os est fracassé. Votre bras ressemble à un sac de gravier. Vous ne devriez pas être couché sur le dos, cahoté sur ce volet. Le sang risque de vous monter au cerveau.
Tourné vers les autres, il leur commanda avec arrogance :
— ... Posez-le à terre ! Allons, posez-le à terre !... Qu’est-ce que vous attendez ? Faites ce que je vous dis !
Seijūrō avait beau paraître sur le point de rendre l’âme, Kojirō lui ordonna de se mettre debout :
— ... Vous le pouvez si vous le voulez. La blessure n’est pas grave à ce point. Il ne s’agit que de votre bras droit. Si vous essayez de marcher, vous y parviendrez. Il vous reste l’usage de votre bras gauche. Ne pensez pas à vous ! Pensez à votre père mort. Vous lui devez plus de respect que vous n’en témoignez en ce moment, beaucoup plus. Vous faire transporter à travers les rues de Kyoto... quel spectacle ce serait ! Pensez à l’effet sur la réputation de votre père !
Seijūrō le regardait fixement de ses yeux blancs, exsangues. Puis, d’un mouvement rapide, il se mit debout. Son bras droit inutile semblait beaucoup plus long que le gauche.
— Miike ! cria Seijūrō.
— Oui, monsieur.
— Coupe-le !
— Euh...
— Ne reste pas là comme une borne ! Coupe-moi le bras !
— Mais...
— Espèce d’idiot sans courage ! Toi, Ueda, coupe-le ! Tout de suite !
— Ou-ou-oui, monsieur.
Mais avant qu’Ueda ne fît un mouvement, Kojirō dit :
— Je le ferai si vous voulez.
— Je vous en prie ! dit Seijūrō.
Kojirō se mit à côté de lui. Il empoigna fermement la main de Seijūrō, et lui leva haut le bras tout en dégainant son petit sabre. Avec un léger bruit effrayant, le bras tomba au sol, et le sang jaillit du moignon. Seijūrō chancela ; ses élèves s’élancèrent pour le soutenir, et couvrirent la blessure de linge afin d’arrêter le sang.
— ... Maintenant je vais marcher, dit Seijūrō. Je vais rentrer chez moi sur mes deux jambes.
Livide, il parcourut une dizaine de pas. Derrière lui, le sang qui dégouttait de la blessure faisait des taches sombres sur le sol.
— Jeune Maître, attention !
Ses disciples l’entouraient de leurs bras ; leurs voix étaient pleines d’une sollicitude qui se mua vite en colère. L’un d’eux maudit Kojirō, et ajouta :
— Pourquoi donc a-t-il fallu que cet âne prétentieux vienne s’en mêler ? Mieux valait rester comme vous étiez.
Mais Seijūrō, couvert de honte par les propos de Kojirō, répliqua :
— J’ai dit que je marcherais, et je marcherai.
Après une courte halte, il parcourut encore vingt pas, soutenu plus par sa volonté que par ses jambes. Mais il ne pouvait tenir longtemps ; au bout de cinquante ou soixante mètres, il s’effondra.
— Vite ! Il faut le faire examiner par le médecin.
Ils le relevèrent et se hâtèrent vers l’avenue Shijō. Seijūrō n’avait plus la force de protester.
Kojirō se tint quelque temps sous un arbre, à les observer d’un air sombre. Puis, se retournant vers Akemi, il lui dit avec un sourire affecté :
— Vous avez vu ? Je suppose que ça vous a fait plaisir, hein ?
Mortellement pâle, Akemi trouvait horrible cette ironie ; mais il continua :
— ... Vous ne parliez que de la joie que vous auriez à vous venger de lui. Etes-vous contente, maintenant ? Pour votre virginité perdue est-ce une revanche suffisante ?
Akemi était trop troublée pour répondre. En cet instant, Kojirō lui paraissait plus effrayant, plus haïssable, plus mauvais que Seijūrō. Ce dernier avait beau être la cause de ses malheurs, ce n’était pas un méchant homme. Ce n’était ni un démon ni un véritable scélérat. Kojirō, en revanche, était véritablement mauvais – non point le genre de pécheur auquel s’attendraient la plupart des gens mais un monstre tortueux, pervers, qui, loin de se réjouir du bonheur des autres, se délectait à les regarder souffrir. Jamais il ne volerait ni ne duperait ; pourtant, il était bien plus dangereux qu’un filou ordinaire.
— ... Rentrons, dit-il en remettant le singe sur son épaule.
Akemi brûlait de s’enfuir, mais n’en avait pas le courage.
— ... Inutile de continuer à chercher Musashi, marmonna Kojirō, autant pour lui-même que pour elle. Il n’a aucune raison de s’attarder par ici.
Akemi se demandait pourquoi elle ne saisissait pas cette occasion pour courir vers la liberté, pourquoi elle semblait incapable de quitter cette brute. Mais tout en maudissant sa propre sottise, elle ne put s’empêcher de suivre Kojirō.
Le singe tourna la tête et la regarda. Son babil moqueur lui découvrait les crocs en un large sourire.
Akemi désirait le gronder mais ne le pouvait. Elle avait le sentiment qu’elle et le singe étaient liés ensemble par le même sort. Elle se remémora l’air pitoyable de Seijūrō, et malgré elle, son cœur alla vers lui. Elle méprisait les hommes tels que Seijūrō et Kojirō ; pourtant, ils l’attiraient comme une flamme brûlante un papillon de nuit.
Musashi quitta le champ en se disant : « J’ai gagné. J’ai vaincu Yoshioka Seijūrō ; j’ai abattu cette citadelle : le Style de Kyoto ! »
Mais il savait bien que cela ne l’enthousiasmait pas. Il baissait les yeux, et ses pieds semblaient s’enfoncer dans les feuilles mortes. Un petit oiseau qui, en s’envolant, exposait le dessous de son corps, lui fit penser à un poisson.
Il se retourna et vit les pins élancés sur la butte où il avait battu Seijūrō. « Je ne l’ai frappé qu’une fois, songea-t-il. Peut-être que je ne l’ai pas tué. » Il examina son sabre de bois pour s’assurer qu’il n’y avait pas de sang dessus.
Ce matin-là, en route pour l’endroit convenu, il s’était attendu à trouver Seijūrō accompagné d’une foule d’élèves, fort capables de recourir à quelque manœuvre sournoise. Il avait carrément envisagé la possibilité d’être tué lui-même, et, pour éviter de paraître mal tenu à sa dernière heure, s’était soigneusement brossé les dents avec du sel, et lavé les cheveux.
Seijūrō était loin de répondre aux prévisions de Musashi, qui s’était demandé s’il s’agissait bien là du fils de Yoshioka Kempō. Il ne trouvait pas chez le courtois et manifestement bien élevé Seijūrō le plus grand maître du Style de Kyoto. Il était trop fin, trop discret, trop aristocrate pour être un grand homme d’épée.
Une fois les salutations échangées, Musashi se dit avec embarras : « Je n’aurais jamais dû me lancer dans cette affaire. »
Ses regrets étaient sincères : il visait toujours à affronter des adversaires supérieurs à lui. Un regard attentif suffisait ; inutile de s’être entraîné un an pour ce simple combat. Les yeux de Seijūrō trahissaient un manque de confiance en soi. La flamme nécessaire se trouvait absente non seulement de son visage, mais de tout son corps.
« Pourquoi donc est-il venu ici, ce matin, se disait Musashi, s’il n’a pas plus de foi en lui-même que cela ? » Mais, conscient de la situation fâcheuse où se trouvait son adversaire, il avait pitié de lui. Seijūrō n’était pas en position de décommander la rencontre, l’eût-il voulu. Les disciples qu’il avait hérités de son père le révéraient comme leur mentor et leur guide ; il n’avait d’autre choix que de suivre la filière. Tandis que les deux hommes se tenaient en garde, Musashi cherchait une excuse pour annuler toute l’affaire, mais ne la trouvait pas.
Maintenant que c’était fini, il se disait : « Quel dommage ! J’aurais bien voulu éviter cela. » Et dans son cœur il priait pour que la blessure guérît vite.
Mais il avait accompli sa tâche, et un grand guerrier ne passe pas son temps à se lamenter sur le passé.
Comme il pressait le pas, le visage effrayé d’une femme âgée apparut au-dessus de l’herbe. Elle avait gratté le sol, apparemment à la recherche de quelque chose, et les pas du jeune homme l’avaient saisie. Vêtue d’un kimono léger et simple, on l’eût à peine distinguée de l’herbe, mis à part le cordon pourpre qui maintenait son manteau. Bien qu’elle portât des vêtements laïcs, la coiffe qui cachait sa tête ronde était celle d’une religieuse. Elle était frêle et d’aspect distingué.
Musashi fut aussi étonné que cette femme. Encore trois ou quatre pas, et il eût risqué de lui marcher dessus.
— Qu’est-ce que vous cherchez ? demanda-t-il aimablement.
Il apercevait à son bras, sous sa manche, un chapelet de corail ; l’autre main portait un panier de plantes sauvages. Ses doigts et le chapelet tremblaient légèrement. Pour la mettre à l’aise, Musashi déclara d’un ton enjoué :
— ... Je suis surpris que la verdure soit aussi précoce. Nous tenons le printemps. Hum, je vois que vous avez là du beau persil et du colza. Vous avez cueilli tout cela vous-même ?
La vieille nonne lâcha son panier, et prit ses jambes à son cou en criant :
— Kōetsu ! Kōetsu !
Musashi stupéfait regardait la petite silhouette battre en retraite vers une légère éminence, dans le champ plat de l’autre côté. Derrière, s’élevait une mince volute de fumée.
Il se dit qu’il serait dommage pour elle de perdre ses légumes après s’être donné tant de mal pour les trouver ; il les ramassa donc et, le panier à la main, partit à sa suite. Au bout d’une ou deux minutes, deux hommes apparurent.
Ils avaient déployé une couverture sur le flanc sud, ensoleillé, d’une pente douce. On voyait également divers accessoires utilisés par les adeptes du culte du thé, dont une bouilloire en fer suspendue au-dessus d’un feu, flanquée d’une cruche d’eau. Considérant comme leur jardin l’environnement naturel, ils s’étaient constitué un salon de thé en plein air. Tout cela présentait un aspect assez élégant, raffiné.
L’un des hommes avait l’air d’être un serviteur, tandis que la peau blanche, le teint lisse et les traits réguliers de l’autre évoquaient une grande poupée de porcelaine figurant un aristocrate de Kyoto. Il avait une bedaine satisfaite ; son attitude et ses joues exprimaient l’assurance.
« Kōetsu. » Ce nom disait quelque chose à Musashi : à l’époque, un très fameux Hon’ami Kōetsu vivait à Kyoto. Non sans beaucoup d’envie on murmurait que le très riche seigneur Maeda Toshiie de Kaga lui versait une pension annuelle de mille boisseaux. En tant que bourgeois ordinaire, il aurait pu vivre somptueusement de cela seul ; mais en outre il jouissait de la faveur toute particulière de Tokugawa Ieyasu, et se trouvait souvent reçu chez des hommes de haute noblesse. Les plus grands guerriers du pays, disait-on, croyaient devoir descendre de cheval et passer à pied devant son magasin pour ne pas donner l’impression qu’ils le regardaient de haut.
La famille devait son nom au fait qu’elle avait élu domicile dans la ruelle Hon’ami ; le travail de Kōetsu consistait à nettoyer, polir et évaluer les sabres. Ses ancêtres s’étaient acquis une réputation dès le XIVe siècle, et avaient prospéré durant la période Ashikaga. Ils avaient plus tard été patronnés par des daimyōs aussi éminents qu’Imagawa Yoshimoto, Oda Nobunaga et Toyotomi Hideyoshi.
Kōetsu était connu pour un homme aux talents multiples. Il peignait, excellait dans la céramique et la laque ; on le considérait comme un connaisseur d’art. Lui-même estimait que la calligraphie était son point fort ; en ce domaine on le plaçait généralement au rang d’experts reconnus comme Shōkadō Shōjō, Karasumaru Mitsuhiro et Konoe Nobutada, le créateur du célèbre style Sammyakuin, si populaire en ce temps-là.
Malgré sa renommée, Kōetsu ne se trouvait pas assez apprécié, du moins si l’on en croit une histoire qui circulait. D’après cette anecdote il visitait souvent la résidence de son ami Konoe Nobutada, lequel était non seulement noble, mais à l’époque ministre de la Gauche dans le gouvernement de l’empereur. Lors d’une de ces visites, raconte l’histoire, la conversation en vint tout naturellement à la calligraphie, et Nobutada demanda :
— Kōetsu, qui choisiriez-vous comme les trois plus grands calligraphes du pays ?
Sans la moindre hésitation, Kōetsu répondit :
— Le second, c’est vous-même, puis vient sans doute Shōkadō Shōjō.
Légèrement perplexe, Nobutada reprit :
— Vous commencez par le deuxième, mais qui est le premier ?
Kōetsu, sans même un sourire, le regarda droit dans les yeux pour répliquer :
— Moi, bien sûr.
Perdu dans ses pensées, Musashi s’arrêta à une petite distance du groupe.
Kōetsu tenait un pinceau à la main, et sur ses genoux se trouvaient plusieurs feuilles de papier. Il était absorbé dans le dessin d’un cours d’eau proche. Ce dessin, ainsi que des tentatives antérieures qui jonchaient le sol, consistait en simples lignes que d’après Musashi n’importe quel débutant eût été capable d’exécuter.
Levant les yeux, Kōetsu dit tranquillement :
— Quelque chose ne va pas ?
Puis de son regard calme il contempla la scène : Musashi d’un côté, et de l’autre sa mère tremblante derrière le serviteur.
Musashi se sentait plus paisible en présence de cet homme. De toute évidence, ce n’était pas le genre de personne qu’il rencontrait tous les jours, mais pour une raison quelconque il le trouvait séduisant. Son regard rayonnait d’une profonde lumière. Au bout d’un moment, il sourit à Musashi comme à une vieille connaissance.
— ... Soyez le bienvenu, jeune homme. Ma mère a-t-elle fait quelque chose de mal ? J’ai quarante-huit ans moi-même ; aussi, vous pouvez imaginer l’âge qu’elle a. Elle se porte fort bien mais il lui arrive de se plaindre de sa vue. Si elle a fait quoi que ce soit qu’elle ne devait pas faire, j’espère que vous accepterez mes excuses.
Il posa pinceau et papier sur la petite couverture sur laquelle il était assis, et commença d’appuyer les mains par terre pour faire une profonde révérence. Tombant à genoux, Musashi empêcha Kōetsu de se prosterner.
— Alors, vous êtes son fils ? demanda-t-il, confus.
— Oui.
— C’est moi qui dois vous présenter des excuses. Je ne sais pas vraiment ce qui a fait peur à votre mère, mais aussitôt qu’elle m’a vu elle a laissé tomber son panier et s’est enfuie. En constatant qu’elle avait perdu ses légumes, j’ai eu des remords. J’ai rapporté ce qu’elle a laissé tomber. Voilà tout. Vous n’avez pas à vous incliner devant moi.
Avec un rire agréable, Kōetsu se tourna vers la religieuse et dit :
— Tu entends, mère ? Tu t’es trompée du tout au tout.
Immensément soulagée, elle se risqua hors de son refuge, derrière le serviteur.
— Tu veux dire que ce rōnin ne voulait pas me faire de mal ?
— Du mal ? Non, pas du tout. Vois, il a même rapporté ton panier. N’était-ce pas aimable de sa part ?
— Oh ! pardon, dit la religieuse en s’inclinant profondément.
Son front touchait le chapelet pendu à son poignet. Maintenant d’excellente humeur, elle se mit à rire en se tournant vers son fils.
— ... J’ai honte à l’avouer, dit-elle, mais en voyant ce jeune homme, j’ai cru discerner l’odeur du sang. Oh ! c’était effrayant ! J’en avais la chair de poule. Je vois maintenant combien j’étais sotte.
L’intuition de la vieille femme stupéfiait Musashi. Elle l’avait percé à jour, et, sans vraiment savoir, l’avait tout naïvement exprimé. Pour les sens délicats de cette femme il devait certes avoir fait l’effet d’une apparition terrifiante, sanglante.
Kōetsu, lui aussi, devait avoir capté dans son regard intense, pénétrant, la crinière menaçante du jeune homme, ce rayonnement dangereux qui disait qu’il était prêt à frapper à la moindre provocation. Toutefois, Kōetsu paraissait enclin à chercher son bon côté.
— Si vous n’êtes point pressé, dit-il, restez-vous reposer un peu. C’est si calme, ici ! Le simple fait d’être assis en silence dans ce décor me donne une impression de propreté, de fraîcheur.
— Si je cueille encore quelques légumes verts, je pourrai vous faire un bon gruau, dit la religieuse. Et du thé. A moins que vous n’aimiez pas le thé ?
Dans la compagnie de la mère et du fils, Musashi se sentait en paix avec le monde. Pareil à un chat qui rétracte ses griffes, il mettait au fourreau son humeur belliqueuse. Dans cette agréable atmosphère, il avait peine à croire qu’il se trouvait parmi des gens qu’il ne connaissait pas du tout. Avant de s’en rendre compte, il avait retiré ses sandales de paille et s’était assis sur la couverture.
Ayant pris la liberté de poser des questions, il apprit que la mère, qui s’appelait en religion Myōshū, avait été bonne et fidèle épouse avant de devenir nonne, et que son fils était bien le célèbre esthète et artisan. Tous les hommes d’épée dignes de ce nom connaissaient celui de Hon’ami, tant était grande la réputation de cette famille quant à la sûreté de son jugement sur les sabres.
Musashi avait peine à associer Kōetsu et sa mère avec l’image qu’il se faisait de gens aussi célèbres. A ses yeux, ils n’étaient que des gens ordinaires qu’il avait rencontrés par hasard dans un champ désert. Ainsi voulait-il les considérer ; sinon, il risquait d’être intimidé et de gâcher leur partie de campagne.
En apportant la bouilloire pour le thé, Myōshū demanda à son fils :
— Quel âge crois-tu qu’ait ce jeune homme ?
Après un coup d’œil à Musashi, il répondit :
— Vingt-cinq ou vingt-six ans, je suppose.
Musashi secoua la tête :
— Non, je n’ai que vingt-trois ans.
— Vingt-trois seulement ! s’exclama Myōshū.
Puis elle posa les questions habituelles : d’où venait-il ? ses parents vivaient-ils encore ? qui lui avait enseigné l’art du sabre ? et ainsi de suite.
Elle s’adressait à lui gentiment comme s’il eût été son petit-fils, ce qui ressuscita le petit garçon en Musashi. Il se mit à parler avec une spontanéité juvénile. Habitué qu’il était à la discipline et à un entraînement rigoureux, à consacrer tout son temps à devenir une fine lame, il ne savait rien du côté plus civilisé de la vie. Tandis que la vieille religieuse parlait, une chaleur se répandait à travers le corps battu par les intempéries du jeune homme.
Myōshū, les objets qui se trouvaient sur la couverture, le bol de thé lui-même, se fondaient subtilement dans l’atmosphère pour devenir un élément de la nature. Mais Musashi était trop impatient, il avait le corps trop agité pour demeurer longtemps assis immobile. C’était assez agréable pendant qu’ils bavardaient, mais quand Myōshū se mit à contempler en silence la théière, et que Kōetsu tourna le dos pour continuer son dessin, Musashi s’ennuya. « Que trouvent-ils de si amusant à venir ici ? Le printemps commence à peine. Il fait encore froid. »
S’ils tenaient à cueillir des légumes sauvages, pourquoi ne pas attendre qu’il fit plus chaud et qu’il y eût plus de monde ? Alors, il y aurait des quantités de fleurs et de verdure. Et s’ils voulaient célébrer une cérémonie du thé, pourquoi se donner la peine d’emporter jusqu’ici la bouilloire et les bols ? Une famille aussi connue et prospère que la leur avait sûrement à la maison un élégant salon pour prendre le thé.
Etait-ce pour dessiner ?
En regardant le dos de Kōetsu, il s’aperçut qu’en se déplaçant un peu sur le côté il pouvait suivre les mouvements du pinceau. L’artiste, les yeux fixés sur l’étroit ruisseau qui formait des méandres à travers l’herbe sèche, ne dessinait que les lignes du courant. Il se concentrait sur le seul mouvement de l’eau, tentait sans cesse de capter celui du courant, mais le sentiment exact paraissait lui échapper. Sans se décourager, il recommençait.
« Hum, se disait Musashi, dessiner n’est pas aussi facile que ça en a l’air, je suppose. » Pour l’instant, il s’ennuyait moins ; il regardait avec fascination les coups de pinceau de Kōetsu. Ce dernier, songeait-il, devait ressentir quelque chose de très semblable à ce qu’il éprouvait lui-même quand il affrontait un ennemi, pointe de sabre contre pointe de sabre. A un certain moment, il s’élevait au-dessus de lui-même et sentait qu’il était devenu un avec la nature... non, pas « sentait » car en cet instant où son sabre entaillait son adversaire, toute sensation disparaissait. Il n’y avait que ce magique instant de transcendance.
« Kōetsu considère encore l’eau comme une ennemie, rêvait-il. Et voilà pourquoi il ne peut la dessiner. Pour réussir, il doit devenir un avec elle. »
Sans rien à faire il glissait de l’ennui dans la léthargie, ce qui l’inquiétait. Il ne fallait pas se détendre, même un instant. Il devait s’en aller.
— Pardonnez-moi de vous avoir dérangés, dit-il brusquement, et il se mit à rattacher ses sandales.
— Oh ! vous partez déjà ? demanda Myōshū.
Kōetsu se retourna doucement et dit :
— Ne pouvez-vous rester encore un peu ? Mère va faire le thé maintenant. Si je ne me trompe, vous êtes celui qui a affronté le maître de la Maison de Yoshioka ce matin. Un peu de thé après un combat fait du bien ; c’est du moins ce que dit le seigneur Maeda. Ieyasu aussi. Le thé est bon pour l’esprit. Je doute qu’il existe quoi que ce soit de meilleur. A mon avis, l’action naît du calme. Restez donc bavarder. Je me joins à vous.
Ainsi donc, Kōetsu avait connaissance du combat ! Mais peut-être n’était-ce pas si extraordinaire ; le Rendaiji ne se trouvait pas loin, seulement de l’autre côté du champ voisin. Question plus intéressante : pourquoi n’en avait-il soufflé mot jusque-là ? Simplement parce qu’il considérait que ce genre d’affaire appartenait à un monde différent du sien ? Musashi regarda pour la seconde fois la mère et le fils, et se rassit.
— Si vous insistez, dit-il.
— Nous n’avons pas grand-chose à vous offrir, mais votre compagnie nous fait plaisir, dit Kōetsu.
Il reboucha son encrier qu’il posa sur ses esquisses afin que le vent ne les emportât pas. Dans ses mains le couvercle luisait comme des lucioles. Il semblait enrobé d’or épais, incrusté de nacre et d’argent.
Musashi se pencha en avant pour l’examiner. Maintenant qu’il reposait sur le tapis, il ne brillait plus autant. Musashi pouvait constater qu’il n’avait absolument rien de clinquant ; sa beauté était celle des peintures à la feuille d’or des châteaux de Momoyama, en miniature. Il avait aussi quelque chose de très ancien, une patine évoquant les gloires passées. Musashi regardait intensément. Cet encrier avait quelque chose de réconfortant.
— ... Je l’ai fabriqué moi-même, dit modestement Kōetsu. Il vous plaît ?
— Oh ! vous savez aussi faire des objets de laque ?
Kōetsu se contenta de sourire. En regardant ce jeune homme qui semblait admirer l’artifice humain plus que la beauté de la nature, il pensait avec amusement : « Après tout, il est de la campagne. »
Musashi, inconscient de l’attitude condescendante de Kōetsu, dit avec une grande sincérité :
— ... C’est vraiment très beau.
Il ne pouvait détacher les yeux de l’encrier.
— J’ai dit que je l’ai fait moi-même, mais en réalité le poème inscrit dessus est l’œuvre de Konoe Nobutada ; aussi devrais-je dire que nous l’avons fait ensemble.
— S’agit-il de la famille Konoe dont descendent les régents impériaux ?
— Oui. Nobutada est le fils de l’ancien régent.
— Le mari de ma tante est depuis des années au service de la famille Konoe.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Matsuo Kaname.
— Oh ! je connais bien Kaname. Je le vois chaque fois que je vais chez Konoe, et il vient quelquefois nous rendre visite.
— Vraiment ?
— Le monde est petit, mère, tu ne trouves pas ? Il a pour tante l’épouse de Matsuo Kaname.
— Non ! s’exclama Myōshū.
Elle s’éloigna du feu et disposa devant eux la vaisselle pour le thé. L’on ne pouvait douter qu’elle fût parfaitement familiarisée avec cette cérémonie. Ses gestes étaient élégants bien que naturels ; gracieuses, ses mains délicates. A soixante-dix ans, elle demeurait un parangon de grâce et de beauté féminines.
Musashi, gêné d’être hors de son élément, se tenait cérémonieusement assis dans une posture qu’il espérait semblable à celle de Kōetsu. Le gâteau était un simple petit pain au lait appelé manjū de Yodo, mais se trouvait joliment disposé sur une feuille verte d’une plante qui ne provenait pas du champ environnant. Musashi savait qu’il y avait toute une étiquette pour servir le thé comme pour utiliser le sabre, et, tandis qu’il observait Myōshū, il admirait la maîtrise qu’elle en possédait. La jugeant en termes d’escrime, il se disait : « Elle est parfaite ! Elle ne se découvre nulle part. » Tandis qu’elle versait le thé, il sentait en elle la même compétence que chez un maître du sabre prêt à frapper. « C’est la Voie, songeait-il, l’essence de l’art. Il faut l’avoir pour être parfait en n’importe quoi. »
Il tourna son attention vers le bol de thé devant lui. C’était la première fois qu’on le servait de cette manière, et il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il convenait de faire ensuite. Le bol à thé le surprit car il ressemblait à un objet façonné par un enfant jouant avec de la boue. Pourtant, vu contre la couleur de ce bol, le vert profond de l’écume, à la surface du thé, était plus serein et plus éthéré que le ciel.
D’un air désespéré, il regardait Kōetsu qui avait déjà mangé son gâteau et tenait son bol avec amour dans ses deux mains comme on caresserait quelque chose de chaud par une nuit glaciale. Il but le thé en deux ou trois gorgées.
— Monsieur, commença Musashi avec hésitation, je ne suis qu’un jeune campagnard ignorant et je ne sais rien de la cérémonie du thé. Je ne suis même pas sûr de la façon dont il faut le boire.
Myōshū le gronda doucement :
— Chut, mon cher, cela n’a aucune importance. Dans la façon de boire le thé, il ne doit rien y avoir de compliqué ni d’ésotérique. Si vous êtes un jeune campagnard, alors buvez-le comme vous le feriez à la campagne.
— Vraiment, je peux ?
— Bien sûr. Les bonnes manières ne sont pas affaire de règles. Elles viennent du cœur. Il en va de même pour l’escrime, n’est-ce pas ?
— Si vous voulez, oui.
— Si vous vous inquiétez de la bonne façon de boire, vous ne savourerez pas le thé. Quand vous maniez le sabre, votre corps ne doit pas trop se contracter. Cela romprait l’harmonie entre le sabre et votre esprit. Je me trompe ?
— Non, madame.
Musashi inclinait consciemment la tête, attendant que la vieille religieuse poursuivît sa leçon. Elle rit d’un petit rire argentin.
— Ecoutez-moi donc ! Me voilà en train de parler d’escrime alors que je n’y connais absolument rien.
— Maintenant, je vais boire mon thé, dit Musashi en reprenant confiance.
Il avait les jambes fatiguées d’être cérémonieusement assis ; aussi les croisa-t-il devant lui de façon plus confortable. Vite, il vida le bol de thé, et le reposa. Le thé était fort amer. Même la politesse ne pouvait l’obliger à dire qu’il était bon.
— Une autre tasse ?
— Non, merci, c’est tout à fait suffisant.
Qu’est-ce que ces gens-là pouvaient bien trouver de bon à ce liquide amer ? Pourquoi donc épiloguaient-ils avec autant de sérieux sur la « simplicité pure » de son arôme, et ainsi de suite ? Bien qu’il ne comprît pas, il ne pouvait s’empêcher de considérer son hôte avec autre chose que de l’admiration. Après tout, réfléchissait-il, il devait y avoir dans ce thé plus que lui-même n’y avait décelé ; sinon, il n’aurait pu devenir le point focal de toute une philosophie de l’esthétique et de la vie. Et de grands hommes tels que Hideyoshi et Ieyasu ne lui auraient point manifesté autant d’intérêt.
Yagyū Sekishūsai, il se le rappelait, consacrait sa vieillesse à la Voie du thé, et Takuan avait lui aussi parlé de ses vertus. Les yeux baissés vers le bol à thé et le tissu qui se trouvait dessous, Musashi revit soudain la pivoine blanche du jardin de Sekishūsai, et sentit de nouveau l’exaltation qu’elle lui avait donnée. Maintenant, de manière inexplicable, le bol à thé le frappait avec la même force. Il se demanda un instant s’il avait poussé un cri.
Il tendit la main, ramassa le bol avec amour et le posa sur ses genoux. Les yeux brillants, il l’examina ; il éprouvait une excitation qu’il n’avait jamais connue. Tandis qu’il étudiait le fond de l’ustensile et les traces de la spatule du potier, il se rendait compte que les lignes avaient la même acuité que la tige de pivoine tranchée par Sekishūsai. Ce bol sans prétention, lui aussi, était l’œuvre d’un génie. Il révélait le contact de l’esprit, la mystérieuse intuition.
Musashi pouvait à peine respirer. Il ignorait pourquoi, mais il sentait la force du maître artisan. Elle venait à lui silencieusement mais indubitablement car il était beaucoup plus sensible que ne l’auraient été la plupart des gens à la force cachée qui résidait là. Il caressa le bol : il ne voulait point perdre avec lui le contact physique.
— ... Kōetsu, dit-il, je n’en sais pas plus sur les ustensiles que sur le thé, mais je parierais que ce bol a été fait par un potier très habile.
— Pourquoi dites-vous cela ?
Les paroles de l’artiste étaient aussi douces que son visage, avec son regard plein de sympathie et sa bouche bien dessinée. Les coins de ses yeux tombaient un peu, ce qui lui donnait un air de gravité ; mais de fines rides les entouraient.
— Je ne sais comment l’expliquer, mais je le sens.
— Que sentez-vous au juste ? Dites-le-moi.
Musashi réfléchit quelques instants, et répondit :
— Eh bien, je suis incapable de l’exprimer très clairement, mais il y a quelque chose de plus qu’humain dans la netteté de cette entaille de l’argile...
— Hum...
Kōetsu avait l’attitude du véritable artiste. Il n’imaginait pas un instant qu’autrui connaissait grand-chose à son art propre, et croyait assez que Musashi ne faisait pas exception. Il serra les lèvres.
— ... Alors, cette entaille, Musashi ?
— Elle est extrêmement nette.
— C’est tout ?
— Non, non... c’est plus compliqué. L’homme qui a fait ceci a quelque chose de grand et d’audacieux.
— Rien d’autre ?
— Le potier lui-même était aussi aiguisé qu’un sabre de Sagami. Pourtant, il a enveloppé de beauté l’objet entier. Ce bol à thé a l’air fort simple, mais il présente quelque chose de hautain, quelque chose de royal et d’arrogant comme si le potier ne considérait pas les autres gens comme tout à fait humains.
— Hum...
— En tant que personne, l’homme qui a fait cela serait difficile à sonder, je crois. Pourtant, quel qu’il soit, je parierais qu’il est célèbre. Ne voulez-vous pas me dire qui il était ?
Les lèvres épaisses de Kōetsu s’ouvrirent sur un éclat de rire.
— Il s’appelle Kōetsu. Mais je n’ai fait cela que pour m’amuser.
Musashi, ignorant qu’il venait de subir une épreuve, était sincèrement surpris et impressionné d’apprendre que Kōetsu était capable de fabriquer sa propre céramique. Mais ce qui l’impressionnait plus que l’universalité artistique de cet homme, c’était la force qui se cachait dans ce bol à thé si simple en apparence. La profondeur des ressources spirituelles de Kōetsu troublait un peu Musashi. Habitué à mesurer les hommes en fonction de leur habileté au sabre, il décréta soudain que son mètre était trop court. Cette idée l’humilia ; encore un homme en face duquel il devait s’avouer vaincu. Malgré sa magnifique victoire de la matinée, il n’était plus qu’un jeune homme intimidé.
— ... Vous aimez aussi la céramique, n’est-ce pas ? demanda Kōetsu. Vous paraissez bon juge de la poterie.
— J’en doute, répondit Musashi avec modestie. Je disais seulement ce qui me venait à l’esprit. Je vous prie de me pardonner si j’ai dit une sottise.
— Mon Dieu, bien sûr, on ne peut espérer que vous sachiez grand-chose sur le sujet puisqu’il faut l’expérience d’une vie entière pour faire un seul bol à thé réussi. Mais vous possédez en effet un sens esthétique, une assez solide compréhension instinctive. Je suppose qu’étudier l’escrime vous a développé l’œil, dans une certaine mesure.
La remarque de Kōetsu trahissait un sentiment proche de l’admiration mais, en sa qualité d’homme plus âgé, il ne pouvait se résoudre à complimenter son cadet. Non seulement cela manquerait de dignité mais cela risquerait de lui monter à la tête.
Bientôt, le serviteur revint avec d’autres légumes sauvages et Myōshū prépara le gruau. Tandis qu’elle le servait dans de petites assiettes qui paraissaient aussi l’œuvre de Kōetsu, l’on fit chauffer une jarre de saké parfumé, et le pique-nique débuta.
Pour le goût de Musashi, la nourriture de la cérémonie du thé était trop légère et trop délicate. Sa constitution avait faim de quelque chose de plus consistant et de plus relevé. Il n’en essaya pas moins consciencieusement de savourer le fin arôme du mélange champêtre : il reconnaissait avoir beaucoup à apprendre de Kōetsu et de sa charmante mère.
Comme le temps passait, il se mit à regarder nerveusement le champ, autour de lui. Enfin, il se tourna vers son hôte en disant :
— Tout cela a été très agréable, mais il faut que je m’en aille, maintenant. J’aimerais bien rester, mais je crains que les hommes de mon adversaire ne viennent vous faire des ennuis. Je ne veux pas vous mêler à quoi que ce soit de ce genre. J’espère avoir l’occasion de vous revoir.
Myōshū se leva pour le saluer, et dit :
— Si jamais vous passez par la ruelle Hon’ami, ne manquez pas d’entrer nous voir.
— Oui, je vous en prie, venez. Nous pourrons avoir une bonne et longue conversation, ajouta Kōetsu.
Malgré les craintes de Musashi, il n’y avait pas trace d’élèves de l’école Yoshioka. Ayant pris congé, il s’arrêta pour se retourner vers ses deux nouveaux amis sur leur couverture. Oui, ils vivaient dans un monde séparé du sien. Sa propre route longue et étroite ne le mènerait jamais au domaine des paisibles plaisirs de Kōetsu. La tête inclinée, pensive, il s’avança en silence vers la lisière du champ.
Dans le petit débit de boisson, aux abords de la grand-ville, l’odeur du bois qui brûlait et de la nourriture en train de cuire emplissait l’air. Ce n’était qu’une cabane : pas de plancher, un tréteau en guise de table et quelques tabourets disséminés autour. Dehors, les dernières lueurs du couchant donnaient l’impression qu’un bâtiment éloigné brûlait, et les corbeaux qui tournoyaient autour de la pagode de Tōji ressemblaient à des cendres noires qui s’envolaient des flammes.
Trois ou quatre boutiquiers et un moine itinérant se trouvaient assis à la table de fortune, tandis que dans un coin plusieurs ouvriers jouaient pour boire. Le toton qu’ils faisaient tourner était une pièce de cuivre avec un morceau de bois enfoncé en travers du trou central.
— Yoshioka Seijūrō s’est vraiment mis dans de beaux draps, cette fois ! dit l’un des boutiquiers. Et j’en connais un qui ne se sent plus de joie ! Ça s’arrose !
— Je vais boire pour célébrer ça, dit un autre.
— Encore du saké ! cria un autre au patron.
Les boutiquiers buvaient à un rythme rapide et régulier. Peu à peu, seule une faible clarté borda le rideau du cabaret, et l’un d’eux brailla :
— Je ne vois pas si je lève ma coupe à mon nez ou à ma bouche, tant il fait sombre ici ! Lumière !
— Une minute. Je m’en occupe, dit le patron d’un ton las.
Bientôt, des flammes jaillirent du four en terre ouvert. Plus il faisait noir au-dehors, plus rouge était le feu.
— J’enrage en y pensant, dit le premier. L’argent que ces gens-là me devaient pour du poisson et du charbon de bois !... Ça montait à une somme rondelette, c’est moi qui vous le dis. Regardez seulement la dimension de l’école ! Je m’étais juré de me faire payer à la fin de l’année, et qu’est-ce qui est arrivé quand je me suis rendu là-bas ? Ces brutes de l’école Yoshioka barraient l’entrée, tempêtaient et menaçaient tout le monde. Ce toupet, de jeter dehors tous les créanciers, d’honnêtes commerçants qui leur faisaient crédit depuis des années !...
— A quoi bon pleurer là-dessus, maintenant ? Ce qui est fait est fait. D’ailleurs, après le combat du Rendaiji, ce sont eux qui ont des raisons de pleurer, pas nous.
— Oh ! ma fureur est tombée. Ils ont eu ce qu’ils méritaient.
— Imaginez un peu : Seijūrō à terre sans presque s’être battu !
— Vous l’avez vu ?
— Non, mais j’en ai entendu parler par quelqu’un qui l’avait vu. Musashi l’a mis à terre d’un seul coup. Et avec un sabre de bois, par-dessus le marché. Estropié pour la vie, qu’il est.
— Que va devenir l’école ?
— Ça s’annonce mal. Les élèves veulent la peau de Musashi. S’ils ne le tuent pas, ils perdront complètement la face. Le nom de Yoshioka sera perdu de réputation. Et Musashi est si fort que tout le monde croit que la seule personne capable de le battre serait Denshichirō, le frère cadet. Ils le cherchent partout.
— Je ne savais pas qu’il y avait un frère cadet.
— Presque personne ne le savait, mais il est le meilleur homme d’épée, d’après ce que je me suis laissé dire. C’est la brebis galeuse de la famille. Ne met jamais les pieds à l’école à moins qu’il n’ait besoin d’argent. Passe tout son temps à manger et boire sur la foi de son nom. Tape les gens qui respectaient son père.
— Ils forment une belle paire. Comment un homme aussi remarquable que Yoshioka Kempō a-t-il pu avoir deux fils pareils ?
— Ça montre seulement que le sang n’est pas tout.
Un rōnin était avachi près du four. Il se trouvait là depuis un bon moment, et le patron l’avait laissé tranquille, mais voici qu’il le réveilla :
— S’il vous plaît, monsieur, reculez-vous un peu, dit-il en remettant du bois. Le feu risque de brûler votre kimono.
Rougis par le saké, les yeux de Matahachi s’ouvrirent lentement.
— Heu... heu... Je sais, je sais. Fichez-moi la paix.
Ce débit de saké n’était pas l’unique endroit où Matahachi eût entendu parler du combat du Rendaiji. Il se trouvait sur toutes les lèvres, et plus Musashi devenait célèbre, plus son ami égaré se sentait malheureux.
— ... Hé là, encore un ! commanda-t-il. Inutile de le chauffer ; contentez-vous de le verser dans ma coupe.
— Vous vous sentez bien, monsieur ? Vous êtes affreusement pâle.
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Ça me regarde, non ?
Il s’appuya de nouveau contre le mur, et croisa les bras.
« Un de ces jours, je leur montrerai, songeait-il. Le sabre n’est pas la seule route qui mène à la réussite. Que l’on y accède par la richesse, par un titre ou en devenant un bandit, ce qu’il faut, c’est arriver au sommet. Musashi et moi nous avons tous deux vingt-trois ans. Peu des hommes qui se font un nom à cet âge aboutissent à grand-chose. A trente ans, ils sont vieux et chancelants : des enfants prodiges sur le retour. »
Le bruit du duel au Rendaiji s’était répandu à Osaka, ce qui avait aussitôt attiré Matahachi à Kyoto. Il n’avait pas d’intention précise ; pourtant, le triomphe de Musashi lui pesait à tel point qu’il lui fallait voir de ses propres yeux ce qu’il en était. « Il vole haut pour l’instant, se disait avec hostilité Matahachi, mais il tombera forcément. L’école Yoshioka fourmille en hommes remarquables : les Dix Escrimeurs, Denshichirō, des tas d’autres... » Il attendait impatiemment le jour où Musashi recevrait la raclée qui lui était due. D’ici là, sa propre étoile ne pouvait manquer de changer.
— Oh ! que j’ai soif ! dit-il à voix haute.
En s’appuyant au mur, il réussit à se lever. Tous les yeux l’observaient tandis que, penché sur un baril d’eau qui se trouvait dans le coin, la tête presque dedans, il engloutissait à la louche plusieurs gorgées énormes. Il rejeta la louche, écarta le rideau de l’estaminet, et sortit en titubant. Le patron, prompt à se remettre de sa stupéfaction, courut après la silhouette chancelante.
— Monsieur, vous n’avez pas payé ! criait-il.
— Qu’est-ce que c’est ? marmonna Matahachi, presque inintelligible.
— Je crois que vous avez oublié quelque chose, monsieur.
— Je n’ai rien oublié.
— Je veux dire : l’argent pour votre saké. Ha ! ha ! ha !
— Vraiment ?
— Je regrette de vous ennuyer avec ça.
— Je n’ai pas d’argent.
— Pas d’argent ?
— Non, pas un liard. J’en avais encore il y a quelques jours, mais...
— Vous voulez dire que vous étiez assis là, à boire... Comment ? Vous... vous...
— La ferme !
Ayant fouillé dans son kimono, Matahachi en sortit la boîte à pilules du samouraï mort, qu’il jeta à l’homme.
— ... Arrête de faire tant d’histoires ! Je suis un samouraï à deux sabres. Tu le vois, non ? Je ne suis pas tombé assez bas pour filer sans payer. Ceci vaut plus cher que le saké que j’ai bu. Tu peux garder la monnaie !
La boîte à pilules frappa l’homme en pleine figure. Il cria de douleur et se couvrit les yeux de ses mains. Les autres clients, qui avaient passé la tête par les fentes du rideau, poussaient des clameurs indignées. Pareils à beaucoup d’ivrognes, ils étaient scandalisés de voir un des leurs partir sans payer.
— Le salaud !
— Sale resquilleur !
— Donnons-lui donc une bonne leçon !
Ils s’élancèrent au-dehors et entourèrent Matahachi.
— Salaud ! Paie ! Tu ne vas pas t’en tirer comme ça.
— Escroc ! Tu dois faire partout le même coup. Si tu ne peux payer, nous te pendrons haut et court.
Matahachi, pour les effrayer, mit la main à son sabre.
— Vous vous en croyez capables ? gronda-t-il. Ça serait drôle. Essayez seulement ! Vous savez qui je suis ?
— Nous savons ce que tu es : un sale rōnin sorti du ruisseau, qui a moins d’amour-propre qu’un mendiant et plus de toupet qu’un voleur !
— Vous l’aurez cherché ! cria Matahachi en fronçant un sourcil farouche sur des yeux furibonds. Si vous connaissiez mon nom, vous chanteriez une autre chanson.
— Ton nom ? Qu’est-ce qu’il a de si extraordinaire ?
— Je suis Sasaki Kojirō, compagnon d’études d’Itō Ittōsai, escrimeur du style Chūjō. Vous devez avoir entendu parler de moi !
— Tu me fais rire ! Laisse là tes noms d’emprunt et contente-toi de payer.
Un homme tendit la main pour empoigner Matahachi, lequel s’écria :
— Si la boîte à pilules ne suffit pas, je te donnerai un peu de mon sabre, par-dessus le marché !
Il dégaina promptement, et frappa la main de l’homme, qu’il trancha net. Les autres, voyant qu’ils avaient sous-estimé leur adversaire, réagirent comme si c’était leur propre sang qui avait été répandu. Ils prirent leurs jambes à leur cou, et disparurent dans les ténèbres.
Avec une expression de triomphe, Matahachi ne les défia pas moins :
— ... Revenez, espèce de vermine ! Je vous montrerai comment Kojirō se sert de son sabre quand il est sérieux. Venez, que je vous coupe la tête.
Il leva les yeux vers le ciel avec un petit rire ; ses dents blanches brillaient dans l’ombre tandis qu’il exultait. Puis brusquement, son humeur changea. Le visage plein de tristesse, il paraissait au bord des larmes. Maladroitement, il rengaina son sabre et s’éloigna en vacillant.
Par terre, la boîte à pilules étincelait sous les étoiles. En bois de santal noir incrusté de coquillages, elle ne semblait pas très précieuse ; mais un reflet de nacre bleue lui donnait la subtile beauté d’un petit groupe de lucioles.
En sortant de la cabane, le moine itinérant vit la boîte à pilules et la ramassa. Il se remit en route, mais revint sous l’auvent du cabaret. A la faible clarté d’une lézarde du mur, il examina avec attention l’objet et son cordon. « Hum, se dit-il. C’est bien la boîte du maître. Il devait l’avoir sur lui quand on l’a tué au château de Fushimi. Oui, voilà son nom, Tenki, inscrit dans le bas. »
Le moine s’élança à la poursuite de Matahachi.
— Sasaki ! appela-t-il. Sasaki Kojirō !
Matahachi entendit le nom, mais, dans l’état de confusion où il se trouvait, omit cette fois de se l’appliquer. Il poursuivit sa route en trébuchant, de l’avenue Kujō jusqu’à la rue Horikawa. Le moine le rattrapa et le saisit par l’extrémité de son fourreau.
— ... Attendez, Kojirō, dit-il. Un instant.
— Hein ? hoqueta Matahachi. C’est à moi que vous parlez ?
— Vous êtes bien Sasaki Kojirō, n’est-ce pas ?
Une lueur sévère brillait dans les yeux du moine. Matahachi se sentit un peu dégrisé.
— Oui, je suis Kojirō. En quoi ça vous concerne-t-il ?
— J’ai une question à vous poser.
— Eh bien, laquelle ?
— D’où tenez-vous au juste cette boîte à pilules ?
— Boîte à pilules ?... répéta-t-il d’un air absent.
— Oui. Où l’avez-vous trouvée ? C’est tout ce que je veux savoir. Comment donc est-elle venue en votre possession ?
Le moine s’exprimait de façon plutôt cérémonieuse. Encore jeune, environ vingt-six ans, il ne ressemblait pas à l’un de ces moines mendiants dépourvus de spiritualité qui erraient de temple en temple et vivaient de charité. D’une main, il tenait un bâton rond en chêne, long de plus d’un mètre quatre-vingts.
— Qui êtes-vous ? demanda Matahachi dont le visage devenait inquiet.
— Peu importe. Pourquoi ne me dites-vous pas tout simplement d’où ceci provient ?
— Ceci ne provient de nulle part. C’est à moi, et l’a toujours été.
— Vous mentez ! Dites-moi la vérité.
— Je vous l’ai déjà dite.
— Vous refusez d’avouer ?
— D’avouer quoi ? demanda Matahachi avec innocence.
— Vous n’êtes pas Kojirō !
Aussitôt, dans la main du moine, le bâton fendit l’air. L’instinct de Matahachi le fit reculer, mais il était encore trop étourdi pour avoir une réaction rapide. Le bâton le frappa ; poussant un cri de douleur, il recula en chancelant de cinq ou six mètres avant d’atterrir sur le dos. Il se releva et prit la fuite.
Le moine le poursuivit et, au bout de quelques pas, lança le bâton de chêne. Matahachi l’entendit venir, et baissa la tête. Le projectile lui rasa l’oreille. Epouvanté, il redoubla de vitesse.
Le moine ramassa l’arme, et, visant avec soin, la lança de nouveau ; mais de nouveau Matahachi plongea.
Parcourant à toute vitesse plus d’un kilomètre et demi, Matahachi dépassa l’avenue Rokujō et se rapprocha de Gojō ; enfin, il décréta qu’il avait semé son poursuivant, et s’arrêta. Il haletait. « Ce bâton... quelle arme effrayante ! Il faut se méfier, par les temps qui courent. »
Dégrisé, brûlant de soif, il chercha un puits. Il en trouva un à l’extrémité d’une allée étroite. Il monta le seau et but son content, puis posa le seau par terre et baigna son visage en sueur.
« Qui pouvait-il bien être ? se demanda-t-il. Et que me voulait-il ? » Mais à peine eut-il recouvré son état normal qu’il tomba dans l’abattement. Il revit la face torturée, sans menton, du cadavre de Fushimi.
Qu’il eût dépensé l’argent du mort blessait sa conscience ; une fois de plus, il songea à racheter sa faute. « Quand j’aurai de l’argent, se jura-t-il, la première chose que je ferai sera de rembourser ce que j’ai emprunté. Peut-être qu’une fois que j’aurai réussi, je lui élèverai un cénotaphe... Il ne reste plus que le certificat. Peut-être devrais-je m’en débarrasser. Si la personne qu’il ne faut pas le trouvait sur moi, cela risquerait d’entraîner des complications. » Il fouilla à l’intérieur de son kimono et toucha le rouleau qu’il gardait toujours fourré dans une poche, sous son obi, ce qui était assez gênant.
Même s’il ne pouvait le convertir en une grosse somme d’argent, ce rouleau avait des chances de le conduire au premier échelon magique, sur l’échelle du succès. Sa malheureuse expérience avec Akakabe Yasoma ne l’avait pas guéri de rêver.
Le certificat lui avait déjà servi : il avait constaté qu’en le montrant dans de petits dōjōs obscurs ou bien à d’innocents bourgeois qui brûlaient d’apprendre l’escrime, il pouvait non seulement s’attirer leur respect mais obtenir un repas gratis et un endroit pour dormir, sans même avoir besoin de le demander. Voilà comment il avait survécu au cours des six derniers mois.
« Inutile de le jeter. Qu’est-ce qui me prend ? Il semble que je devienne de plus en plus craintif. C’est peut-être cela qui m’empêche d’avancer dans le monde. A partir de maintenant, je ne serai plus ainsi ! Je serai grand et audacieux comme Musashi. Je vais leur montrer de quoi je suis capable ! »
Il regarda les cabanes qui entouraient le puits. Les gens qui vivaient là lui paraissaient enviables. Leurs maisons croulaient sous le poids de la boue et des mauvaises herbes de leurs toits, mais du moins possédaient-ils un abri. De manière assez abjecte, il épia certaines de ces familles. Dans l’une de ces cabanes, il vit un mari et sa femme en face l’un de l’autre, devant l’unique récipient contenant leur maigre dîner. Près d’eux, leur fils, leur fille et la grand-mère faisaient du travail à la pièce.
Malgré le manque de biens matériels, il existait là un esprit de famille – trésor qui manquait même à de grands hommes tels que Hideyoshi et Ieyasu. Matahachi se disait que plus les gens étaient pauvres, plus augmentait leur affection mutuelle. Même les pauvres pouvaient goûter la joie d’être humains.
Avec un peu de honte, il se remémora le heurt de volontés qui l’avait amené à quitter avec colère sa propre mère à Sumiyoshi. « Je n’aurais pas dû lui faire ça, se dit-il. Quelles que soient ses fautes, jamais personne ne m’aimera comme elle. »
Au cours de la semaine qu’ils avaient passée ensemble à se rendre, au grand ennui de Matahachi, de sanctuaire en temple et de temple en sanctuaire, Osugi lui avait rebattu les oreilles des pouvoirs miraculeux de la Kannon de Kiyomizudera. « Aucun bodhisattva au monde n’opère de plus grandes merveilles, lui avait-elle assuré. Moins de trois semaines après que j’y suis allée prier, Kannon m’a amené Takezō : elle l’a amené droit au temple. Je sais que tu ne te soucies guère de religion, mais tu devrais bien avoir foi en cette Kannon. »
Maintenant, il se rappelait qu’elle avait mentionné qu’après le début de l’année elle projetait d’aller à Kiyomizu demander la protection de Kannon pour la famille Hon’iden. Voilà où il devait se rendre ! Il ne savait où dormir, ce soir-là ; il pourrait passer la nuit sous le portique, et il avait des chances de revoir sa mère.
Comme il longeait des rues obscures en direction de l’avenue Gojō, il fut rejoint par une meute aboyante de corniauds errants qui n’étaient malheureusement pas de ceux que l’on pouvait réduire au silence en leur lançant une ou deux pierres. Mais il avait l’habitude que l’on aboyât sur son passage, et ne se troubla pas quand les chiens s’approchèrent en grondant et en montrant les crocs.
A Matsubara, bois de pins proche de l’avenue Gojō, il vit une autre meute de corniauds rassemblés autour d’un arbre. Ceux qui l’escortaient s’éloignèrent à petits bonds pour se joindre à eux. Il y en avait plus qu’il n’en pouvait compter ; ils faisaient tous un grand tapage ; certains sautaient à cinq ou six pieds de haut contre le tronc de l’arbre.
En scrutant l’ombre, il devinait à peine une jeune fille accroupie, tremblante, sur une branche. Ou du moins il était presque certain qu’il s’agissait d’une jeune fille.
Il tendit le poing et vociféra pour éloigner les chiens. En vain. Il leur lança des pierres, sans résultat non plus. Alors, il se souvint d’avoir entendu dire qu’un moyen de les faire fuir consistait à se mettre à quatre pattes en poussant des rugissements ; il essaya donc. Mais cela n’eut aucun effet non plus, peut-être parce qu’ils étaient si nombreux à sauter partout comme poissons au filet, remuant la queue, grattant l’écorce de l’arbre et poussant des hurlements féroces.
Soudain, Matahachi se dit qu’une femme risquait de trouver ridicule qu’un jeune homme ayant deux sabres jouât par terre, à quatre pattes, le rôle d’un animal. Avec un juron, il se releva d’un bond. L’instant d’après, l’un des chiens poussait le dernier hurlement. Quand les autres virent au-dessus du corps le sabre ensanglanté de Matahachi, ils se serrèrent les uns contre les autres, leurs dos efflanqués pareils aux vagues de la mer.
— Ça ne vous suffit pas ?
Devant la menace du sabre, les chiens se dispersèrent dans toutes les directions.
— Eh ! vous, là-haut ! cria-t-il. Vous pouvez descendre, maintenant.
Parmi les aiguilles de pin, il entendit un joli petit tintement métallique.
— ... Mais c’est Akemi ! hoqueta-t-il. Akemi, c’est toi ?
Et ce fut la voix d’Akemi qui cria d’en haut :
— Qui êtes-vous ?
— Matahachi. Tu ne reconnais donc pas ma voix ?
— Ce n’est pas possible ! Vous avez bien dit Matahachi ?
— Que fais-tu là-haut ? Tu n’es pas de celles qui ont peur des chiens.
— Je ne suis pas dans cet arbre à cause des chiens.
— Alors, descends.
De la branche où elle était perchée, Akemi scruta les ténèbres silencieuses qui l’entouraient.
— Matahachi ! dit-elle d’un ton pressant. Va-t’en d’ici. Je crois qu’il me recherche.
— Qui ça ?
— Je n’ai pas le temps de t’expliquer. Un homme. A la fin de l’année dernière, il s’est offert pour m’aider mais c’est une brute. D’abord, je l’ai cru gentil, mais il m’a infligé toutes sortes de traitements cruels. Ce soir, j’ai réussi à m’enfuir.
— Ce n’est pas Okō qui te recherche ?
— Non, pas Mère ; un homme !
— Gion Tōji, peut-être.
— Ne sois pas ridicule. De lui je n’ai pas peur... Oh ! oh !... il est là-bas. Si tu restes ici, il me trouvera. Il te fera un mauvais parti à toi aussi ! Cache-toi vite !
— Tu crois donc que je vais m’enfuir à l’arrivée du premier venu ?
Il restait où il était, indécis. Il avait assez envie d’accomplir une action d’éclat. Il était un homme, après tout. Il avait la responsabilité d’une femme en détresse. Et il eût aimé compenser la mortification d’avoir essayé de faire fuir les chiens en se mettant à quatre pattes. Plus Akemi le pressait de se cacher, plus il avait envie de prouver sa virilité, tant à la jeune fille qu’à lui-même.
— Qui va là ?
Ces mots furent simultanément prononcés par Matahachi et Kojirō. Celui-ci foudroyait du regard le sabre de celui-là, et le sang qui en dégouttait.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il avec agressivité.
Matahachi garda le silence. Ayant discerné dans la voix d’Akemi de la frayeur, il s’inquiétait. Mais après un second coup d’œil il se détendit. L’inconnu était grand et bien bâti, mais pas plus vieux que Matahachi lui-même. D’après sa coiffure et sa mise juvéniles, Matahachi le prit pour un novice, et son regard se fit méprisant. Le moine l’avait réellement effrayé, mais il était sûr de l’emporter sur ce jeune fat.
« Est-ce possible que ce soit la brute qui tourmentait Akemi ? se demanda-t-il. Il me paraît aussi vert qu’une courge. Je ne connais pas encore la situation, mais s’il la persécute je crois que je n’ai qu’à lui donner une ou deux leçons. »
— ... Qui êtes-vous ? redemanda Kojirō, avec une force qui chassait les ténèbres autour de lui.
— Moi ? répondit Matahachi, taquin. Je ne suis qu’un être humain.
Et il sourit franchement. Le sang monta au visage de Kojirō.
— Alors, vous n’avez pas de nom, dit-il. A moins que vous n’ayez honte de votre nom ?
Provoqué mais pas effrayé, Matahachi répliqua :
— Je ne vois pas l’utilité de donner mon nom à un inconnu qui de toute façon ne l’a sans doute jamais entendu.
— Surveillez votre langue ! aboya Kojirō. Mais remettons à plus tard de nous battre. Je vais faire descendre de l’arbre cette fille, et la ramener où il faut. Attendez ici.
— Ne faites pas l’idiot ! Qu’est-ce qui vous donne à croire que je vais vous la laisser ?
— En quoi est-ce que ça vous regarde ?
— La mère de cette jeune fille était ma femme, et je ne veux pas qu’on lui fasse du mal. Si vous touchez un cheveu de sa tête, je vous réduis en chair à pâté.
— Voilà qui m’intéresse. Vous semblez vous prendre pour un samouraï ; pourtant, il me faut avouer que voilà bien des jours que je n’en ai pas vu d’aussi efflanqué. Mais il y a quelque chose que vous devriez savoir. Cette « Perche à sécher » que j’ai dans le dos pleure dans son sommeil : pas une seule fois depuis qu’on la transmet en héritage dans ma famille elle n’a eu son plein de sang. De plus, elle se rouille ; aussi, maintenant, je crois que je vais la polir un peu sur votre carcasse décharnée. Et n’essayez pas de vous enfuir !
Matahachi, incapable de comprendre que l’autre parlait sérieusement, répondit avec mépris :
— Tout doux ! Réfléchissez, c’est le moment. Contentez-vous de filer pendant que vous pouvez encore voir où vous allez. Je vous laisse la vie sauve.
— J’en ai autant à votre service. Mais écoutez-moi bien, mon bel être humain. Vous vous êtes vanté d’avoir un trop grand nom pour des oreilles comme les miennes. Quel est au juste ce nom illustre, je vous prie ? Décliner son identité fait partie de l’étiquette du combat. Mais peut-être ignorez-vous cela ?
— Je veux bien vous dire mon nom, mais qu’il ne vous étonne pas.
— Je vais me cuirasser contre la surprise. Mais d’abord, quel est votre style d’escrime ?
Matahachi se figurait qu’un être aussi bavard ne pouvait pas valoir grand-chose à l’épée ; l’opinion qu’il se faisait de son adversaire baissa encore.
— Je possède un certificat du style Chūjō, dérivé du style de Toda Seigen.
Kojirō, stupéfait, tenta de réprimer un haut-le-corps. Matahachi, croyant qu’il avait l’avantage, estima qu’il serait fou de ne pas le pousser. Imitant celui qui l’interrogeait, il reprit :
— ... Et maintenant, voudriez-vous me dire quel est votre style ? Cela fait partie de l’étiquette du combat, vous savez.
— Plus tard. De qui au juste avez-vous appris le style Chūjō ?
— De Kanemaki Jisai, bien sûr, répondit Matahachi, patelin. De qui d’autre voulez-vous que ce soit ?
— Vraiment ? s’exclama Kojirō, maintenant tout à fait perplexe. Et vous connaissez Itō Ittōsai ?
— Naturellement.
Interprétant les questions de Kojirō comme une preuve que son histoire prenait, Matahachi était persuadé que le jeune homme ne tarderait pas à proposer un compromis. Il insista :
— ... Je ne vois point pourquoi je cacherais mes rapports avec Itō Ittōsai. C’était l’un de mes prédécesseurs. Je veux dire par là que nous avons tous deux été disciples de Kanemaki Jisai. Pourquoi me demandez-vous ça ?
Kojirō ignora la question.
— Alors, puis-je vous redemander qui vous êtes au juste ?
— Je suis Sasaki Kojirō.
— Répétez !
— Je suis Sasaki Kojirō, répéta Matahachi très poliment.
Après un moment de silence ahuri, Kojirō montra ses fossettes. Matahachi le foudroya du regard.
— ... Pourquoi me regardez-vous comme ça ? Mon nom vous étonne ?
— Plutôt.
— Très bien, alors... allez-vous-en ! ordonna Matahachi en levant un menton menaçant.
— Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! Oh ! Ha ! ha ! ha !
Kojirō riait à gorge déployée. Lorsqu’enfin il parvint à se maîtriser, il dit :
— ... Au cours de mes voyages, j’ai rencontré bien des gens mais jamais je n’ai rien entendu de comparable. Et maintenant, Sasaki Kojirō, auriez-vous l’amabilité de me dire qui je suis, moi ?
— Comment le saurais-je ?
— Mais vous devez le savoir ! Je ne voudrais point paraître grossier, mais uniquement pour être sûr que je vous ai bien entendu, voudriez-vous répéter encore une fois votre nom ?
— Vous êtes sourd ? Je suis Sasaki Kojirō.
— Et moi, je suis... ?
— Un autre être humain, je suppose.
— Aucun doute là-dessus, mais quel est mon nom ?
— Dites donc, espèce de salaud, est-ce que vous vous moquez de moi ?
— Non, bien sûr que non. Je suis tout à fait sérieux. Je n’ai jamais été plus sérieux de ma vie. Dites-moi, Kojirō, quel est mon nom ?
— Vous m’agacez. C’est à vous de répondre.
— Soit. Je vais me demander mon nom, puis, au risque de paraître présomptueux, je vais vous le dire.
— Bon, allons-y.
— Ne vous étonnez pas !
— Quel imbécile !
— Je suis Sasaki Kojirō, aussi connu sous le nom de Ganryū.
— Que... quoi ?
— Depuis l’époque de mes ancêtres, ma famille a vécu à Iwakuni. Ce nom de Kojirō, je l’ai reçu de mes parents. Les gens d’épée me connaissent également sous le nom de Ganryū. Et maintenant, quand et comment croyez-vous qu’il ait pu se faire qu’il existe en ce monde deux Sasaki Kojirō ?
— Alors, vous... vous êtes...
— Oui, et bien qu’un grand nombre d’hommes sillonnent les campagnes, vous êtes le premier que j’aie jamais rencontré qui porte mon nom. Le tout premier. N’est-ce pas une étrange coïncidence qui nous rassemble ?
Matahachi réfléchissait rapidement.
— ... Que se passe-t-il ? On dirait que vous tremblez.
Matahachi se faisait tout petit. Kojirō se rapprocha, lui donna une claque dans l’épaule et dit :
— ... Soyons amis.
Matahachi, mortellement pâle, s’écarta d’un bond en glapissant.
— ... Si vous prenez la fuite, je vous tue.
La voix de Kojirō volait comme une lance en pleine face de Matahachi. La « Perche à sécher », par-dessus l’épaule de Kojirō, siffla ainsi qu’un serpent d’argent. Un seul coup, pas davantage. En un seul bond, Matahachi parcourut près de trois mètres. Pareil à quelque insecte soufflé d’une feuille, il fit trois culbutes et s’étala par terre, sans connaissance.
Kojirō ne lui adressa pas même un regard. L’épée longue d’un mètre, non tachée de sang, glissa de nouveau dans son fourreau.
— ... Akemi ! appela Kojirō. Descendez ! Je ne recommencerai plus ; rentrez donc à l’auberge avec moi. Ah ! oui, j’ai fait mordre la poussière à votre ami, mais je ne lui ai pas vraiment fait mal. Descendez prendre soin de lui.
Pas de réponse. Ne distinguant rien parmi les sombres branchages, Kojirō grimpa dans l’arbre et s’y trouva seul. De nouveau, Akemi lui avait échappé.
La brise soufflait doucement à travers les aiguilles de pin. Assis en silence sur la branche, il se demandait où son petit moineau pouvait bien s’être envolé. Il était tout à fait incapable de comprendre pourquoi elle avait aussi peur de lui. N’avait-il pas fait de son mieux pour lui donner son amour ? Peut-être eût-il admis qu’il avait une manière un peu brutale de manifester son affection, mais il ne voyait pas en quoi elle différait de la façon dont les autres gens faisaient l’amour.
On en pouvait trouver la clé dans son attitude envers l’escrime. A son entrée, enfant, à l’école de Kanamaki Jisai, il avait manifesté beaucoup d’adresse et on l’avait traité en prodige. Il maniait le sabre de façon tout à fait extraordinaire. Plus extraordinaire encore était sa ténacité. Il refusait absolument de céder. S’il affrontait un adversaire plus fort, il s’accrochait d’autant plus.
A cette époque, la façon de gagner au combat avait beaucoup moins d’importance que le fait de gagner. Nul n’y regardait de fort près quant aux méthodes, et la tendance qu’avait Kojirō à s’accrocher bec et ongles jusqu’à la victoire finale n’était pas considérée comme répréhensible. Ses adversaires se plaignaient du fait qu’il les harcelât alors que d’autres se fussent tenus pour battus, mais nul ne voyait là un manque de virilité.
Une fois, lorsqu’il était encore enfant, un groupe d’élèves plus âgés qu’il méprisait ouvertement lui administrèrent, avec leurs sabres de bois, une raclée qui le laissa privé de connaissance. L’un de ses assaillants le prit en pitié, lui donna de l’eau, et resta près de lui jusqu’à ce qu’il reprît ses sens ; sur quoi, Kojirō s’empara du sabre de bois de son bienfaiteur, et l’en frappa à mort.
Si toutefois il perdait un combat, il ne l’oubliait jamais. Il guettait son ennemi jusqu’à ce qu’il ne fût plus sur ses gardes – dans un endroit sombre, endormi au lit, aux toilettes, même –, puis l’attaquait de toutes ses forces. Vaincre Kojirō, c’était se faire un implacable ennemi.
En grandissant, il se mit à parler de lui-même comme d’un génie.
C’était plus qu’une fanfaronnade : aussi bien Jisai qu’Ittōsai en avaient reconnu la véracité. Non plus qu’il n’inventait lorsqu’il prétendait avoir appris à faucher des moineaux en vol et s’être créé son propre style. Ce qui amenait les gens du voisinage à le considérer comme un « sorcier », appréciation qu’il approuvait de tout son cœur.
Quelle forme au juste prenait sa tenace volonté de domination lorsque Kojirō était amoureux d’une femme, nul ne le savait. Mais il ne pouvait y avoir aucun doute là-dessus : il voulait en faire à sa tête. Lui-même, pourtant, ne voyait pas le moindre rapport entre son escrime et ses amours. Il ne comprenait pas du tout pourquoi il déplaisait à Akemi alors qu’il l’aimait tant.
Tandis qu’il méditait sur ses problèmes de cœur, il remarqua une silhouette en train d’aller et venir sous l’arbre, inconsciente de sa présence.
— Mais il y a là un homme à terre ! disait l’inconnu.
Il se pencha pour l’examiner de plus près, et s’exclama :
— ... C’est ce coquin de chez le marchand de saké !
Il s’agissait du moine itinérant. Lui enlevant son sac à dos, il observa :
— ... Il ne paraît pas blessé. Et son corps est chaud.
En le palpant, il trouva le cordon sous l’obi de Matahachi, le défit et lui lia les mains derrière le dos. Puis il mit ses propres genoux au creux des reins de Matahachi, et lui tira les épaules en arrière en exerçant une pression considérable sur le plexus solaire. Avec un gémissement étouffé, Matahachi revint à lui. Le moine le transporta comme un sac de pommes de terre à un arbre, et l’appuya contre le tronc.
— ... Debout ! dit-il sèchement, en soulignant son propos d’un coup de pied. Allons, debout !
Matahachi, qui avait fait la moitié du chemin menant à l’enfer, commençait à reprendre ses sens, mais comprenait mal ce qui se passait. Encore hébété, il se leva tant bien que mal.
— ... Bon, dit le moine. Ne bouge pas.
Alors, il attacha Matahachi à l’arbre par les jambes et par le torse. Matahachi ouvrit légèrement les yeux, et poussa un cri de stupéfaction.
— ... Alors, espèce d’imposteur, tu m’as bien fait courir, mais c’est fini.
Lentement, il se mit à régler son compte à Matahachi : il lui claqua plusieurs fois le front, envoyant sa tête cogner contre l’arbre.
— ... D’où tiens-tu cette boîte à pilules ? demanda-t-il. Dis-moi la vérité. Allons !
Matahachi ne répondit pas.
— ... Comme ça, tu te crois capable de faire le brave, hein ?
Le moine, furieux, enfonça le pouce et l’index dans le nez de Matahachi, et lui secoua la tête. Matahachi haletait ; comme il semblait vouloir parler, le moine lui lâcha le nez.
— Je vais parler, dit Matahachi, hagard. Je vais tout vous dire.
Des larmes lui jaillissaient des yeux.
— ... Ce qui est arrivé, c’est que, l’été dernier... commença-t-il, et il raconta l’histoire entière, qu’il conclut en implorant la clémence du moine. Je ne peux rembourser l’argent tout de suite ; mais je vous promets, si vous ne me tuez pas, de travailler dur pour le rendre un jour. Je vous donnerai une promesse écrite, signée et scellée.
Avouer, c’était comme faire couler le pus d’une blessure infectée. Maintenant, il n’y avait plus rien à cacher, plus rien à craindre. Du moins le croyait-il.
— Est-ce là la vérité complète ? demanda le moine.
— Oui.
Matahachi inclina une tête contrite.
Au bout de quelques minutes de réflexion silencieuse, le moine tira son petit sabre et le dirigea vers le visage de Matahachi. Ecartant rapidement la tête, celui-ci s’écria :
— ... Vous allez me tuer ?
— Oui, je crois qu’il va falloir que tu meures.
— Je vous ai tout dit avec une absolue sincérité. J’ai rendu la boîte à pilules. Je vous donnerai le certificat. Un de ces jours, je rembourserai l’argent. Je le jure ! Pourquoi me tuer ?
— Je te crois, mais ma position est délicate. Je vis à Shimonida, dans le Kōzuke, et faisais partie de la suite de Kusanagi Tenki. C’était le samouraï qui est mort au château de Fushimi. Bien que je sois vêtu en moine, je suis en réalité un samouraï. Je m’appelle Ichinomiya Gempachi.
Matahachi, qui tentait de se dégager de ses liens, n’entendit pas vraiment ces propos.
— Je vous demande pardon, dit-il servilement. Je sais que j’ai eu tort, mais je n’avais pas l’intention de voler quoi que ce soit. J’allais tout remettre à sa famille. Et puis, je me suis trouvé à court d’argent, et, mon Dieu, je savais que je n’aurais pas dû mais j’ai dépensé le sien. Je vous ferai toutes les excuses que vous voudrez mais, je vous en prie, ne me tuez pas.
— J’aimerais mieux que tu ne t’excuses pas, dit Gempachi qui paraissait en proie à un conflit affectif personnel.
Il secoua tristement la tête, et continua :
— ... Je suis allé enquêter à Fushimi. Tout concorde avec ce que tu m’as dit. Pourtant, il me faut rapporter quelque chose, en guise de consolation, à la famille de Tenki. Je ne veux pas parler d’argent. J’ai besoin de quelque chose qui prouve qu’il est vengé. Or il n’y a pas de coupable : Tenki n’a pas été tué par une seule personne. Alors, comment puis-je leur rapporter la tête de son meurtrier ?
— Je... je... je ne l’ai pas tué. Ne vous y trompez pas.
— Je le sais bien. Mais sa famille et ses amis ne savent pas qu’il a été attaqué et tué par de simples ouvriers. En outre, ce n’est pas le genre d’histoire qui lui ferait honneur. J’aurais horreur de devoir leur dire la vérité. Aussi, bien que je le regrette pour toi, je crois qu’il va falloir que tu sois le coupable. Ça m’aiderait si tu consentais à ce que je te tue.
Se débattant dans ses liens, Matahachi cria :
— Lâchez-moi ! Je ne veux pas mourir.
— C’est tout naturel, mais envisage la question sous un autre angle. Tu ne pourrais payer le saké que tu as bu. Cela veut dire que tu es incapable de subvenir à tes besoins. Au lieu de mourir de faim ou de mener une existence honteuse dans ce monde cruel, ne vaudrait-il pas mieux reposer en paix dans un autre ? Si c’est l’argent qui t’inquiète, j’en possède un peu. Je serais content de l’envoyer à tes parents à titre de présent funéraire. Si tu préfères, je pourrais l’envoyer à ton temple ancestral en tant que donation pour un monument. Je te certifie qu’il serait remis en bonne et due forme.
— C’est insensé. Je ne veux pas d’argent ; je veux vivre !... Au secours !
— Je t’ai tout expliqué en détail. Que tu le veuilles ou non, je crains bien qu’il te faille passer pour l’assassin de mon maître. Accepte, mon ami. Considère cela comme un rendez-vous avec le destin.
Il empoigna son sabre, et recula pour se donner la place de frapper.
— Gempachi, attends ! cria Kojirō.
Gempachi leva les yeux en criant :
— Qui va là ?
— Sasaki Kojirō.
Gempachi répéta ce nom lentement, soupçonneusement. Un autre faux Kojirō allait-il descendre du ciel ? Pourtant, cette voix était trop humaine pour appartenir à un fantôme. D’un bond, il s’écarta de l’arbre à distance respectueuse, et brandit son sabre.
— C’est absurde, dit-il en riant. Tout le monde m’a l’air de s’appeler Sasaki Kojirō, en ce moment. Il y en a un autre ici, en bas, qui paraît fort triste. Ah ! je commence à comprendre. Vous êtes un ami de cet homme, n’est-ce pas ?
— Non, je suis Kojirō. Dis-moi, Gempachi, tu es disposé à me couper en deux aussitôt que je descendrai d’ici, n’est-ce pas ?
— Oui. Amenez-moi tous les faux Kojirō qu’il vous plaira. Je me charge de chacun d’eux.
— Cela me paraît assez juste. Si tu m’abats tu sauras que j’étais un imposteur, mais si tu te réveilles mort, tu pourras être certain que j’étais le véritable Kojirō. Je descends et je te préviens : si tu ne me fauches pas en l’air, la « Perche à sécher » te fendra en deux comme un morceau de bambou.
— Un instant. Je crois reconnaître votre voix, et si votre épée est la célèbre « Perche à sécher », vous devez bien être Kojirō.
— Tu me crois, maintenant ?
— Oui, mais que faites-vous là-haut ?
— Nous parlerons de cela plus tard.
Kojirō passa par-dessus la tête levée de Gempachi, et atterrit derrière lui dans une averse d’aiguilles de pin. Sa transformation stupéfia Gempachi. Le Kojirō qu’il se rappelait avoir vu à l’école de Jisai était un jeune garçon dégingandé, au teint sombre ; son unique tâche consistait à tirer de l’eau, et, conformément à l’amour de la simplicité que professait Jisai, il ne portait jamais que les vêtements les plus ordinaires.
Kojirō s’assit au pied de l’arbre, et fit signe à Gempachi d’en faire autant. Alors, Gempachi relata comment Tenki avait été pris à tort pour un espion d’Osaka, lapidé à mort, et comment le certificat était tombé aux mains de Matahachi. Kojirō s’amusa fort d’apprendre de quelle manière il avait acquis un homonyme ; pourtant, il déclara qu’il était inutile de tuer un homme assez piètre pour se faire passer pour lui. Il existait d’autres moyens de châtier Matahachi. Si Gempachi s’inquiétait de la famille ou de la réputation de Tenki, Kojirō se rendrait lui-même à Kōzuke, et veillerait à ce que l’on y reconnût le maître de Gempachi pour un guerrier brave et honorable. Inutile de transformer Matahachi en bouc émissaire.
— D’accord, Gempachi ? demanda en conclusion Kojirō.
— Puisque vous le prenez ainsi, je crois que oui.
— Bon. Maintenant, il faut que je m’en aille, mais je crois que tu devrais rentrer à Kōzuke.
— Je vais le faire immédiatement.
— A vrai dire, je suis assez pressé. J’essaie de retrouver une fille qui m’a quitté plutôt brusquement.
— Vous n’oubliez rien ?
— Pas que je sache.
— Et le certificat ?
— Ah ! ça...
Gempachi fouilla sous le kimono de Matahachi, et en sortit le rouleau. Matahachi se sentit léger, libre dans ses mouvements. Maintenant qu’il semblait qu’il aurait la vie sauve, il était content d’être débarrassé de ce document.
— Hum, fit Gempachi. A la réflexion, les esprits de Jisai et Tenki ont peut-être organisé l’incident de ce soir pour me permettre de retrouver le certificat et de vous le donner.
— Je n’en veux pas, dit Kojirō.
— Pourquoi ? demanda Gempachi, incrédule.
— Je n’en ai pas besoin.
— Je ne comprends pas.
— A quoi me servirait un bout de papier pareil ?
— En voilà, une idée ! N’avez-vous aucune gratitude envers votre maître ? Jisai a mis des années à décider de vous décerner ce certificat. Il ne s’y est résolu que sur son lit de mort. Il a chargé Tenki de vous le remettre, et voyez ce qui est arrivé à Tenki. Vous devriez avoir honte.
— Les actes de Jisai le regardent. J’ai mes propres ambitions.
— On ne dit pas des choses pareilles !
— Ne te méprends pas sur mes paroles.
— Vous insulteriez votre maître ?
— Bien sûr que non. Mais je ne suis pas seulement né avec de plus grands talents que Jisai, j’ai l’intention d’aller plus loin que lui. Etre un escrimeur inconnu, en dehors du circuit, n’est pas mon but.
— Vous parlez sérieusement ?
— Tout à fait.
Kojirō n’avait aucun scrupule à révéler ses ambitions, pour scandaleuses qu’elles fussent d’après les critères ordinaires.
— ... Je suis reconnaissant envers Jisai, mais m’encombrer d’un certificat provenant d’une école de campagne peu connue me ferait plus de mal que de bien. Itō Ittōsai a accepté le sien, mais il n’a pas continué le style Chūjō. Il a créé un nouveau style. J’ai l’intention de faire la même chose. Ce qui m’intéresse, c’est le style Ganryū, non le style Chūjō. Un jour, le nom de Ganryū sera très célèbre. Aussi, vois-tu, ce document ne signifie rien pour moi. Rapporte-le à Kōzuke, et demande au temple, là-bas, de le conserver avec ses actes de naissance et de mort.
Il n’y avait pas trace de modestie ou d’humilité dans le discours de Kojirō. Gempachi le considéra avec ressentiment.
— ... Transmets mes respects à la famille Kusanagi, dit poliment Kojirō. Un de ces jours, j’irai dans l’Est les voir, tu peux en être certain.
Il conclut ces paroles de congé par un large sourire.
Pour Gempachi, ce dernier témoignage de courtoisie avait quelque chose de protecteur. Il songea sérieusement à réprimander Kojirō pour son attitude ingrate et irrespectueuse envers Jisai ; mais un instant de réflexion lui fit comprendre qu’il perdrait son temps. Il se dirigea vers son sac, y fourra le certificat, dit un sec au revoir, et prit congé.
Après son départ, Kojirō se mit à rire tout son soûl.
— Eh bien, il était en colère, hein ? Ha ! ha ! ha ! ha !
Puis il se tourna vers Matahachi :
— ... Alors, qu’as-tu à dire pour ta défense, espèce de charlatan, de bon à rien ?
Bien entendu, Matahachi n’avait rien à dire.
— ... Réponds-moi ! Tu reconnais avoir essayé de te faire passer pour moi, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Je sais que tu t’appelles Matahachi, mais quel est ton nom complet ?
— Hon’iden Matahachi.
— Es-tu un rōnin ?
— Oui.
— Je m’en vais te donner une leçon, espèce d’âne invertébré. Tu m’as vu rendre ce certificat, n’est-ce pas ? Si un homme n’a pas assez de fierté pour faire quelque chose de pareil, il n’arrivera jamais à rien. Mais regarde-toi ! Tu te sers du nom d’un autre, tu lui voles son certificat, tu te promènes en vivant de sa réputation. Est-il rien de plus méprisable ? Peut-être ton expérience de ce soir te donnera-t-elle une leçon : un chat domestique a beau s’habiller d’une peau de tigre, il reste un chat domestique.
— A l’avenir, je ferai bien attention.
— Je vais m’abstenir de te tuer, mais je crois que je vais te laisser ici te libérer tout seul, si tu y parviens.
Sur une impulsion soudaine, Kojirō dégaina son poignard et se mit à gratter l’écorce, au-dessus de la tête de Matahachi. Les copeaux tombaient dans le cou de ce dernier.
— ... Il me faut quelque chose pour écrire, grogna Kojirō.
— Il y a dans mon obi un nécessaire avec un pinceau et de l’encre, dit Matahachi, serviable.
— Bon ! Je te les emprunte un instant.
Kojirō encra le pinceau, puis écrivit sur la surface du tronc d’arbre dont il avait rasé l’écorce. Ensuite, il recula pour admirer son ouvrage. Cela disait : « Cet homme est un imposteur qui, sous mon nom, a parcouru les campagnes en commettant des actes déshonorants. Je l’ai attrapé, et le laisse ici pour être moqué par tous et par chacun. Mon nom véritable et mon nom de guerre, qui m’appartiennent, à moi et à nul autre, sont Sasaki Kojirō, Ganryū. »
— ... Ça devrait aller, dit avec satisfaction Kojirō.
Dans la sombre forêt, le vent gémissait comme la marée. Kojirō s’éloigna en songeant à ses ambitions pour l’avenir, et retourna à ses affaires du moment. Les yeux étincelants, il bondissait comme une panthère entre les arbres.
Depuis les temps anciens, les gens des classes supérieures pouvaient se faire transporter en palanquin ; mais ce n’était que depuis peu que les gens du commun disposaient d’un modèle simplifié. Ce n’était guère plus qu’un grand panier aux flancs bas, suspendu à une perche horizontale pour les porteurs ; pour éviter d’en choir, le passager devait s’agripper solidement à des courroies, devant et derrière. Les porteurs, qui psalmodiaient en mesure afin de marcher au pas, avaient tendance à traiter leurs clients comme des marchandises. Ceux qui choisissaient ce moyen de transport avaient intérêt à adapter leur respiration au rythme des porteurs, surtout lorsqu’ils couraient.
Le palanquin qui se déplaçait rapidement vers les bois de pins de l’avenue Gojō était accompagné de sept ou huit hommes. Aussi bien les porteurs que les autres hommes haletaient comme s’ils allaient cracher leurs poumons.
— Nous sommes avenue Gojō.
— N’est-ce pas Matsubara ?
— Pas beaucoup plus loin.
Bien que les lanternes qu’ils portaient fussent marquées du signe des courtisanes du quartier réservé d’Osaka, le passager n’était pas une prêtresse de la nuit.
— Denshichirō ! cria l’un des serviteurs à l’avant. Nous sommes presque avenue Shijō.
Denshichirō n’entendit pas ; il dormait, la tête ballottée comme celle d’un tigre de papier. Le panier fit une embardée, et un porteur tendit la main pour empêcher son passager de verser. Ouvrant ses grands yeux, Denshichirō dit :
— J’ai soif. Donnez-moi du saké !
Heureux d’avoir une occasion de se reposer, les porteurs posèrent le palanquin par terre et se mirent à essuyer la sueur poisseuse qui couvrait leur figure et leur poitrine velue.
— Il ne reste pas beaucoup de saké, dit un serviteur en tendant à Denshichirō le tube de bambou.
Il le vida d’un trait, puis se plaignit :
— Il est froid... ça me fait grincer des dents.
Mais cela le réveilla assez pour qu’il observât :
— ... Il fait encore sombre. Nous avons été vite.
— Pour votre frère, le temps doit sembler long. Il est si impatient de vous voir que chaque minute doit paraître un siècle.
— J’espère qu’il est encore de ce monde.
— Le médecin a dit qu’il le serait. Mais il est agité, et sa blessure saigne. Cela risque d’être grave.
Denshichirō leva le tube vide à ses lèvres, et le mit sens dessus dessous.
— Musashi ! dit-il avec dégoût, en jetant le tube. Allons ! brailla-t-il. Et vite !
Denshichirō, puissant buveur, combattant plus puissant encore et homme au tempérament vif, était presque l’antithèse absolue de son frère. Du vivant même de Kempō, certains avaient eu l’audace d’affirmer qu’il était plus capable que son père. Le jeune homme, quant à lui, partageait cette opinion sur ses talents. Du vivant de leur père, les deux frères s’entraînaient ensemble au dōjō et parvenaient tant bien que mal à s’entendre ; mais sitôt que Kempō fut mort, Denshichirō cessa de prendre part aux activités de l’école ; il avait été jusqu’à dire en face à Seijūrō qu’il ferait mieux de se retirer et de lui laisser les affaires d’escrime.
Depuis son départ pour Ise l’année précédente, le bruit courait qu’il tuait son temps dans la province de Yamato. Ce ne fut qu’après le désastre du Rendaiji que l’on envoya des hommes à sa recherche. Denshichirō, malgré son antipathie pour Seijūrō, accepta sans difficulté de rentrer.
Dans l’impatience du retour précipité à Kyoto, il avait mené la vie si dure aux porteurs qu’il avait fallu en changer trois ou quatre fois. Il n’en avait pas moins trouvé le temps de s’arrêter à chaque halte de la grand-route afin d’acheter du saké. Peut-être fallait-il de l’alcool pour lui calmer les nerfs, car il était décidément dans une extrême agitation.
Comme ils allaient repartir, leur attention fut appelée par des aboiements dans l’ombre du bois.
— Qu’est-ce qui se passe, à ton avis ?
— Rien qu’une bande de chiens.
La ville était pleine de chiens errants : ils venaient en grand nombre des régions voisines, maintenant qu’il n’y avait plus de batailles pour les ravitailler en chair humaine.
Denshichirō, irrité, cria qu’il fallait cesser de lambiner, mais l’un des élèves répondit :
— Un instant ; il se passe là-bas quelque chose de bizarre.
— Va voir ce que c’est, dit Denshichirō qui prit alors lui-même la tête des opérations.
Après le départ de Kojirō, les chiens étaient revenus. En trois ou quatre cercles, ils faisaient un vacarme de tous les diables autour de Matahachi et de son arbre. S’ils étaient capables de sentiments élevés, l’on pourrait imaginer qu’ils vengeaient la mort de l’un des leurs. Mais il est beaucoup plus vraisemblable qu’ils tourmentaient seulement une victime qu’ils sentaient dans une position intenable : tous étaient aussi affamés que des loups – le ventre creux, l’échine aussi tranchante qu’une lame, et les crocs si pointus qu’on les eût dits limés.
Matahachi avait bien plus peur d’eux qu’il n’avait eu peur de Kojirō et de Gempachi. Dans l’incapacité de se servir de ses bras et de ses jambes, il ne disposait pour armes que de son visage et de sa voix.
Après avoir, au début, tenté naïvement de raisonner ces animaux, il changea de tactique. Il hurla comme une bête sauvage. Cela intimida les chiens qui reculèrent un peu. Mais alors, son nez se mit à couler, ce qui lui gâcha aussitôt ses effets.
Ensuite, il avait ouvert la bouche et les yeux aussi large que possible avec une expression furieuse – en réussissant à ne pas ciller. Il avait contracté son visage ; il avait tiré la langue au point de s’en toucher le bout du nez ; il n’était parvenu qu’à s’épuiser rapidement. En se creusant la tête, il en était revenu à feindre de n’être lui-même que l’un des leurs, mais qui n’avait rien contre le reste de la meute. Il aboyait, allait jusqu’à se figurer qu’il avait une queue à remuer.
Les hurlements se firent plus sonores ; les chiens les plus rapprochés de lui montraient les crocs.
Dans l’espoir de les calmer avec de la musique, il se mit à chanter un célèbre passage des Contes des Heike, en imitant les bardes qui allaient récitant cette histoire, sur accompagnement de luth.
Alors, l’empereur cloîtré décida,
Au printemps de la seconde année,
De voir la villa de campagne de Kenreimon’in,
Dans les montagnes, près d’Ohara.
Mais durant tous les deuxième et troisième mois,
Le vent fut violent, le froid persista,
Et les neiges blanches ne fondirent pas sur les pics.
Les yeux clos, la face tendue en une grimace douloureuse, Matahachi chantait presque assez fort pour se rendre sourd lui-même.
Il chantait encore, quand l’arrivée de Denshichirō et de ses compagnons fit détaler les chiens. Matahachi, qui avait renoncé à toute dignité, cria :
— Au secours ! Sauvez-moi !
— J’ai vu ce type au Yomogi, dit l’un des samouraïs.
— Oui, c’est le mari d’Okō.
— Le mari ? Il paraît qu’elle n’a pas de mari.
— C’est l’histoire qu’elle a racontée à Tōji.
Denshichirō, prenant Matahachi en pitié, leur ordonna de cesser leurs commérages et de le libérer.
En réponse à leurs questions, Matahachi forgea une histoire où ses solides qualités jouaient un rôle éminent, et où ses faiblesses n’en jouaient aucun. Profitant du fait qu’il s’adressait à des partisans de l’école Yoshioka, il cita le nom de Musashi. Ils avaient été des amis d’enfance, révéla-t-il, jusqu’à ce que Musashi eût enlevé sa fiancée et couvert sa famille d’une honte sans nom. Sa vaillante mère avait fait vœu de ne pas retourner chez elle ; celle-ci et lui-même se consacraient à la recherche de Musashi, qu’ils voulaient supprimer. Quant à être le mari d’Okō, c’était loin d’être la vérité. Son long séjour à la maison de thé Yomogi n’était pas dû à une quelconque liaison personnelle avec la patronne ; la preuve : elle s’était éprise de Gion Tōji.
Ensuite, il expliqua pourquoi il se trouvait lié à un arbre. Il avait été attaqué par une bande de voleurs qui lui avaient dérobé son argent. Il n’avait pas opposé de résistance, bien sûr : à cause de ses obligations envers sa mère il devait éviter les blessures.
Espérant qu’ils prenaient tout cela pour argent comptant, Matahachi leur dit :
— Merci. J’ai le sentiment que le destin nous lie. Nous considérons un certain homme comme notre ennemi commun, un ennemi avec lequel nous ne saurions vivre sous le même ciel. Ce soir, vous êtes arrivés juste au bon moment. Je vous en aurai une éternelle reconnaissance... A votre aspect, monsieur, je croirais volontiers que vous êtes Denshichirō. Je suis certain que vous avez l’intention de rencontrer Musashi. Lequel de nous le tuera le premier, je ne saurais le dire, mais j’espère que j’aurai l’occasion de vous revoir.
Il ne voulait pas leur laisser une chance de lui poser des questions ; aussi se dépêcha-t-il de poursuivre :
— ... Osugi, ma mère, est en pèlerinage à Kiyomizudera, afin de prier pour la réussite de notre combat contre Musashi. Je suis en route pour la rencontrer. Je viendrai sûrement bientôt à la maison de l’avenue Shijō pour présenter mes respects. Pour l’instant, excusez-moi de vous avoir retardé alors que vous êtes si pressés.
Et il partit, laissant ses auditeurs se demander quelle part de vérité il y avait dans ses propos.
— En tout cas, qui diable est ce pitre ? fit Denshichirō avec un reniflement de mépris.
Et il claqua la langue, agacé par le temps qu’ils venaient de perdre.
Le médecin l’avait dit, les premiers jours seraient les pires. C’était le quatrième jour, et depuis la veille au soir, Seijūrō se sentait un peu mieux.
Lentement il ouvrit les yeux, se demandant s’il faisait jour ou nuit. La lampe à abat-jour en papier, près de son oreiller, se trouvait presque éteinte. De la chambre voisine parvenaient des ronflements ; les hommes qui le veillaient s’étaient endormis.
« Je dois être encore en vie, se dit-il. En vie et complètement déshonoré ! » De ses doigts tremblants, il tira la couverture par-dessus sa figure. « Après cela, comment pourrai-je regarder quiconque en face ? » Il ravala ses larmes. « Tout est fini, gémit-il. C’est ma fin, et celle de la Maison de Yoshioka. »
Un coq chanta, et la lampe s’éteignit dans un grésillement. Tandis que la pâle clarté de l’aube se glissait dans la chambre, Seijūrō se trouva ramené à ce matin-là, au Rendaiji. Ce regard, dans les yeux de Musashi !... Le souvenir l’en faisait frissonner. Il devait reconnaître qu’il ne valait pas cet homme-là. Que n’avait-il envoyé promener son sabre de bois, accepté la défaite, et tenté de sauver la réputation familiale ?
« J’avais une trop haute opinion de moi-même, se lamentait-il. En dehors d’être le fils de Yoshioka Kempō, qu’ai-je jamais fait pour me distinguer ? »
Même lui en était venu à se rendre compte que tôt ou tard, le temps aurait rattrapé la Maison de Yoshioka s’il était resté à sa tête. Au milieu du changement général, elle ne pouvait continuer à prospérer.
« Mon combat avec Musashi n’a fait qu’en hâter l’effondrement. Que ne suis-je mort là-bas ! Pourquoi donc faut-il que je vive ? »
Son front se plissa. Il éprouvait des élancements de douleur à son épaule sans bras.
Quelques secondes seulement après avoir frappé au portail du devant, un homme vint réveiller les samouraïs dans la chambre voisine de celle de Seijūrō.
— Denshichirō ? s’exclama une voix d’homme réveillé en sursaut.
— Oui ; il vient d’arriver.
Deux hommes s’élancèrent au-dehors pour l’accueillir ; un autre courut au chevet de Seijūrō.
— Jeune Maître ! Une bonne nouvelle ! Denshichirō est de retour.
On ouvrit les volets ; on mit du charbon de bois dans le brasero ; on disposa par terre un coussin. Quelques instants plus tard, on entendit la voix de Denshichirō derrière le shoji :
— Mon frère est là ?
Seijūrō songea nostalgiquement : «Enfin !... » Bien qu’il eût demandé Denshichirō, il redoutait d’être vu dans l’état où il se trouvait, même par son frère... non, surtout par son frère. A l’entrée de Denshichirō, Seijūrō leva des yeux tristes, et tenta, sans y parvenir, de sourire. Denshichirō prit la parole avec entrain.
— ... Tu vois bien, dit-il en riant. Quand tu as des ennuis, ton bon à rien de frère revient t’aider. J’ai tout laissé là, et je suis venu aussi vite que j’ai pu. Nous nous sommes arrêtés à Osaka pour nous approvisionner, puis nous avons voyagé toute la nuit. Maintenant, je suis là ; tu n’as donc plus à t’inquiéter. Quoi qu’il arrive, je ne laisserai pas une âme toucher un cheveu de l’école... Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il d’un ton bourru à un serviteur qui venait d’apporter du thé. Je n’ai pas besoin de thé ! Va me préparer du saké.
Puis il cria que l’on fermât les portes.
— ... Vous êtes fous, tous ? Vous ne voyez donc pas que mon frère a froid ?
Il s’assit, se pencha par-dessus le brasero, et dévisagea le malade en silence.
— ... Quelle posture au juste as-tu adoptée au cours du combat ? demanda-t-il. Pourquoi donc as-tu été vaincu ? Il se peut que ce Miyamoto Musashi soit en train de se faire un nom, mais il n’est qu’un simple débutant, non ? Comment est-il possible que tu te sois laissé surprendre par un inconnu tel que lui ?
Du seuil, un des élèves appela Denshichirō.
— Eh bien, qu’y a-t-il ?
— Le saké est prêt.
— Apporte-le !
— Je l’ai préparé dans l’autre pièce. Vous prendrez d’abord un bain, n’est-ce pas ?
— Je ne veux pas de bain ! Apporte ici le saké.
— Au chevet du Jeune Maître ?
— Pourquoi non ? Je ne l’ai pas vu depuis plusieurs mois, et je veux lui parler. Nous n’avons pas toujours été dans les meilleurs termes, mais il n’y a rien de tel qu’un frère en cas de besoin. Je boirai ici, avec lui.
Il se versa une pleine coupe, puis une autre et encore une autre.
— ... Ah ! c’est bon. Si tu allais bien, je t’en verserais aussi.
Seijūrō patienta quelques minutes, puis leva les yeux et dit :
— Aurais-tu l’obligeance de ne pas boire ici ?
— Pardon ?
— Ça m’évoque une foule de souvenirs désagréables.
— Vraiment ?
— Je pense à notre père. Il ne serait pas content de la façon dont nous nous sommes toujours laissés aller, toi et moi. Et quel bien cela nous a-t-il jamais fait ?
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Peut-être que tu ne le vois pas encore, mais, étendu ici, j’ai eu le temps de regretter ma vie gâchée.
Denshichirō se mit à rire.
— Parle pour toi ! Tu as toujours été d’un tempérament nerveux, sensible. Voilà pourquoi tu n’es jamais devenu un véritable homme d’épée. Si tu veux la vérité, je crois que tu as eu tort d’affronter Musashi. Mais qu’il s’agisse de Musashi ou d’un autre, ça ne fait guère de différence. Tu n’as pas l’escrime dans le sang, voilà tout. Tu devrais tirer la leçon de cette défaite, et renoncer à l’escrime. Voilà bien longtemps que je te l’ai dit, tu devrais te retirer. Tu pourrais demeurer le chef de la Maison de Yoshioka, et si quelqu’un tient à te provoquer au point que tu ne puisses te dérober, je me battrai à ta place... Dorénavant, laisse-moi le dōjō. Je prouverai que je suis capable de le faire prospérer dix fois mieux que du temps de notre père. Si seulement tu cesses de me soupçonner d’essayer de te prendre ton école, je te montrerai ce que je sais faire.
Il versa les dernières gouttes du saké dans sa coupe.
— Denshichirō ! cria Seijūrō.
Il tenta de se lever de sa couche, mais ne put même en repousser les couvertures. Retombant en arrière, il tendit la main et saisit le poignet de son frère.
— Attention ! s’étrangla Denshichirō. Tu vas me faire renverser mon saké.
Et il fit passer sa coupe dans son autre main.
— Je te laisserai volontiers l’école, Denshichirō, mais tu devras me remplacer aussi comme chef de famille.
— Très bien, si c’est là ce que tu souhaites.
— Ne prends pas cela aussi à la légère. Tu ferais mieux de réfléchir. Je préférerais... fermer boutique, que de te laisser commettre les mêmes erreurs que moi, et déshonorer davantage encore le nom de notre père.
— Ne sois pas ridicule. Je ne suis pas comme toi.
— Tu promets de t’amender ?
— Permets ! Je boirai si ça me plaît – si c’est de ça que tu veux parler.
— Peu m’importe que tu boives, si tu le fais sans excès. Après tout, les fautes que j’ai commises ne provenaient pas vraiment du saké.
— Ah ! je parierais que ton point faible, c’étaient les femmes. Tu les as toujours trop aimées. Ce qu’il faudra faire, quand tu seras guéri, c’est te marier et te ranger.
— Non. Je renonce au sabre, mais il n’est pas temps de songer à prendre femme. Pourtant, il existe une personne pour qui je dois faire quelque chose. Si je puis avoir l’assurance qu’elle est heureuse, je ne demande rien de plus. Je me contenterai de vivre seul, dans une cabane couverte de chaume, dans les bois.
— De qui s’agit-il ?
— Peu importe ; ce ne sont pas tes affaires. En tant que samouraï, je sens que je devrais persévérer, tâcher de me racheter. Mais je suis capable de faire taire mon amour-propre. Prends la direction de l’école.
— Tu as ma promesse. Je te jure aussi qu’avant longtemps je te vengerai. Où se trouve au juste Musashi, maintenant ?
— Musashi ? répéta Seijūrō avec un haut-le-corps. Tu ne songes pas à affronter Musashi ! Je viens de te mettre en garde de ne pas commettre les mêmes fautes que moi.
— A quoi d’autre pourrais-je bien songer ? N’est-ce pas pour cela que tu m’as envoyé chercher ? Nous devons trouver Musashi avant qu’il ne s’échappe. Sinon, à quoi bon être rentré aussi vite ?
— Tu ne sais pas ce dont tu parles.
Seijūrō secoua la tête :
— ... Je te défends d’affronter Musashi !
Le ton de Denshichirō se chargea de ressentiment. Recevoir des ordres de son frère aîné l’avait toujours agacé.
— Et pourquoi donc ?
Les joues pâles de Seijūrō rosirent légèrement.
— Tu ne peux gagner ! dit-il avec sécheresse.
— Moi ? fit Denshichirō, livide.
— Toi. Pas contre Musashi.
— Et pourquoi non ?
— Tu n’es pas assez bon.
— Absurdité !
Denshichirō éclata d’un rire voulu qui lui secoua les épaules. Retirant sa main de celle de son frère, il renversa la jarre de saké.
— ... Qu’on m’apporte du saké ! brailla-t-il. Je n’en ai plus.
Le temps que l’élève apportât le saké, Denshichirō n’était plus dans la chambre, et Seijūrō se trouvait couché à plat ventre sous les couvertures. Quand l’élève lui eut remis la tête sur l’oreiller, il dit avec douceur :
— Rappelle-le. J’ai encore quelque chose à lui dire.
Soulagé du fait que le Jeune Maître s’exprimât distinctement, l’homme s’élança à la recherche de Denshichirō. Il le trouva assis sur le sol du dōjō avec Ueda Ryōhei, Miike Jūrōzaemon, Nampo Yoichibei, Otaguro Hyōsuke et quelques autres des principaux disciples. L’un d’eux demandait :
— Vous avez vu le Jeune Maître ?
— Hum... Je sors de sa chambre.
— Il devait être heureux de vous voir.
— Il n’avait pas l’air trop content. Jusqu’à ce que je sois dans sa chambre, j’avais été impatient de le voir. Mais il était déprimé, fâché ; aussi, j’ai dit ce que j’avais sur le cœur. Nous nous sommes querellés, comme d’habitude.
— Vous avez discuté avec lui ? Vous n’auriez pas dû. Il commence à peine à se remettre.
— Attends de connaître la totalité de l’histoire.
Denshichirō et les principaux disciples s’entendaient comme de vieux amis. Denshichirō empoigna par l’épaule Ryōhei, qui lui faisait ces reproches, et le secoua affectueusement.
— ... Ecoute ce que m’a dit mon frère, commença-t-il. Il a dit que je ne devais pas essayer de le venger en affrontant Musashi parce que je ne pouvais gagner ! Et si j’étais vaincu, c’était la ruine de la Maison de Yoshioka. Il m’a dit qu’il se retirerait et accepterait l’entière responsabilité du déshonneur. Il attend seulement de moi que je le remplace, et travaille dur à remettre l’école sur pied.
— Je vois.
— Qu’entends-tu par là ?
Ryōhei ne répondit pas. Comme ils étaient assis là, en silence, l’élève entra et dit à Denshichirō :
— Le Jeune Maître veut que vous retourniez dans sa chambre.
Denshichirō fronça le sourcil.
— Et le saké ? aboya-t-il.
— Je l’ai laissé dans la chambre de Seijūrō.
— Eh bien, apporte-le ici !
— Et votre frère ?
— Il m’a l’air en proie à une crise de frousse. Fais ce que je te dis.
Les protestations des autres qu’ils n’en voulaient pas, que ce n’était pas le moment de boire, agacèrent Denshichirō qui se retourna contre eux :
— Qu’est-ce qui vous prend ? Auriez-vous peur de Musashi, vous aussi ?
Ils étaient choqués, peinés, amers ; cela se voyait sur leur visage. Jusqu’à leur dernier jour, ils se rappelleraient comment, d’un seul coup de sabre de bois, leur maître avait été estropié et l’école déshonorée. Pourtant, ils avaient été incapables de s’accorder sur un plan d’action. Durant les trois derniers jours, chaque discussion les avait séparés en deux camps ; les uns étaient favorables à une deuxième rencontre, les autres plaidaient pour qu’on en restât là. Maintenant, quelques-uns des plus âgés approuvaient Denshichirō, mais le reste, dont Ryōhei, avaient tendance à se ranger à l’avis de leur maître vaincu. Hélas ! c’était une chose pour Seijūrō de prêcher l’abstention, et une tout autre pour les élèves de l’accepter, surtout en présence de ce bouillant frère cadet.
Denshichirō, remarquant leur hésitation, déclara :
— ... Mon frère a beau être blessé, il n’a pas à se conduire en lâche. On dirait une femme ! Comment l’écouterais-je ? Encore moins lui donnerais-je raison ?
L’on avait apporté le saké ; Denshichirō en versa une coupe à chacun. Maintenant qu’il allait diriger l’école, il entendait donner le ton ; un ton viril.
— ... Voici ce que je vais faire, annonça-t-il. Je vais combattre Musashi, et le vaincre ! Qu’importe ce qu’en dit mon frère ! S’il estime que nous devrions laisser cet homme faire impunément ce qu’il a fait, peu étonnant qu’il ait été battu. Qu’aucun de vous ne commette l’erreur de me croire aussi poltron que lui.
Nampo Yoichibei prit la parole :
— Votre habileté ne fait aucun doute. Tous, nous en sommes sûrs ; pourtant...
— Pourtant quoi ? Qu’as-tu derrière la tête ?
— Eh bien, votre frère paraît d’avis que Musashi n’a pas d’importance. Il a raison, n’est-ce pas ? Songez au risque...
— Quel risque ? hurla Denshichirō.
— Je ne l’entendais pas ainsi ! Je le retire, bégaya Yoichibei.
Mais le mal était fait. Denshichirō se leva d’un bond, l’empoigna par la peau du cou, et le jeta violemment contre le mur.
— Hors d’ici ! Lâche !
— Ma langue a fourché. Je n’avais pas l’intention d...
— Silence ! Dehors ! Je ne bois pas avec des mauviettes.
Yoichibei pâlit puis tomba doucement à genoux, face aux autres.
— Je vous remercie tous de m’avoir laissé vivre aussi longtemps parmi vous, dit-il avec simplicité.
Il alla au petit autel Shinto, au fond de la salle, s’inclina et sortit. Sans même lui jeter un regard, Denshichirō dit :
— Et maintenant, buvons tous ensemble. Ensuite, je veux que vous trouviez Musashi. Je doute qu’il ait déjà quitté Kyoto. Il doit plastronner à travers la ville, et se vanter de sa victoire... Autre chose. Nous allons rendre un peu de vie à ce dōjō. Je veux que chacun de vous s’entraîne ferme, et veille à ce que les autres élèves fassent de même. Dès que je me serai reposé, je commencerai à m’exercer moi-même. Et rappelez-vous une chose. Je ne suis pas doux comme mon frère. Je veux que même les plus jeunes donnent le maximum.
Exactement une semaine après, l’un des plus jeunes élèves entra en courant dans le dōjō avec cette nouvelle :
— Je l’ai trouvé !
Fidèle à sa parole, Denshichirō s’était entraîné sans relâche, jour après jour. Son énergie apparemment inépuisable surprenait les disciples, dont un groupe le regardait s’occuper d’Otaguro, l’un des plus expérimentés d’entre eux, comme s’il se fût agi d’un enfant.
— Arrêtons, fit Denshichirō en retirant son sabre et en s’asseyant au bord de la piste d’entraînement. Tu dis que tu l’as trouvé ?
— Oui.
L’élève vint s’agenouiller devant Denshichirō.
— Où donc ?
— A l’est de Jissōin, dans la ruelle Hon’ami. Musashi séjourne chez Hon’ami Kōetsu. J’en suis certain.
— Bizarre. Comment un rustre tel que Musashi aurait-il connu un homme comme Kōetsu ?
— Je n’en sais rien, mais c’est là qu’il se trouve.
— Très bien, partons à sa recherche. Tout de suite ! aboya Denshichirō en s’éloignant à grands pas pour aller se préparer.
Otaguro et Ueda, sur ses talons, tentaient de l’en dissuader :
— Le prendre par surprise aurait l’air d’une bagarre quelconque. Les gens désapprouveraient, même si nous réussissions.
— Tant pis. Le protocole, c’est bon pour le dōjō. Dans une véritable bataille, le gagnant, c’est le gagnant !
— Exact, mais ce n’est pas ainsi que ce lourdaud a vaincu votre frère. Ne pensez-vous pas qu’il serait plus digne d’un homme d’épée de lui envoyer une lettre spécifiant l’heure et l’endroit, puis de le vaincre à la loyale ?
— Hum, peut-être as-tu raison. Bon, nous ferons comme ça. D’ici là, je ne veux pas qu’aucun de vous laisse mon frère le convaincre de me résister. J’affronterai Musashi, quoi qu’en dise Seijūrō ou n’importe qui d’autre.
— Nous nous sommes débarrassés de tous les hommes qui n’étaient pas d’accord avec vous, ainsi que des ingrats qui voulaient partir.
— Bon ! Nous en sommes d’autant plus forts. Nous n’avons que faire d’escrocs tels que Gion Tōji, ou de timorés comme Nampo Yoichibei.
— Devrons-nous avertir votre frère que nous envoyons cette lettre ?
— Pas vous, non ! Je le ferai moi-même.
Tandis qu’il s’éloignait vers la chambre de Seijūrō, les autres priaient pour qu’il n’y eût pas de nouveau heurt entre les deux frères ; sur la question de Musashi, aucun des deux n’avait bougé d’un pouce. Au bout d’un moment, n’entendant pas élever la voix, les élèves abordèrent la question du temps et du lieu de ce deuxième affrontement avec leur mortel ennemi.
Alors retentit la voix de Denshichirō :
— Ueda ! Miike ! Otaguro... vous tous ! Venez ici !
Denshichirō, debout au milieu de la salle, avait l’air sombre et les larmes aux yeux. Nul ne l’avait jamais vu ainsi.
— ... Jetez un coup d’œil à ceci, vous tous.
Il brandissait une longue, longue lettre en disant avec une colère forcée :
— ... Voyez ce qu’a encore fait mon imbécile de frère. Il a fallu qu’il me répète ce qu’il pensait, mais il est parti pour de bon... sans même dire où il allait.
Otsū posa son ouvrage de couture, et cria :
— Qui est là ?
Elle fit glisser le shoji pour l’ouvrir sur la véranda, mais il n’y avait personne. Son humeur s’assombrit. Elle avait espéré que c’était Jōtarō. Elle avait maintenant plus que jamais besoin de lui.
Encore un jour de solitude complète. Elle ne pouvait fixer son esprit sur son travail d’aiguille.
Ici, sous Kiyomizudera, au pied de la colline de Sannen, les rues étaient sordides ; mais, derrière les maisons et les boutiques, il y avait des bosquets de bambous et de petits champs, des camélias épanouis et des fleurs de prunier qui commençaient à tomber. Osugi aimait beaucoup cette auberge. Elle y descendait chaque fois qu’elle était à Kyoto, et l’aubergiste lui donnait toujours cette paisible maisonnette séparée. Derrière s’élevait un bouquet d’arbres qui faisaient partie du jardin voisin ; devant, un petit jardin potager au-delà duquel se trouvait la cuisine toujours active de l’auberge.
— Otsū ! appela une voix de la cuisine. C’est l’heure du déjeuner. Puis-je vous l’apporter maintenant ?
— Le déjeuner ? dit Otsū. Je déjeunerai avec la vieille dame quand elle rentrera.
— Elle a dit qu’elle rentrerait tard. Nous ne la reverrons sans doute pas avant ce soir.
— Je n’ai pas faim.
— Je ne comprends pas comment vous pouvez survivre, à manger si peu.
La fumée de pin des fours de potiers du voisinage tourbillonnait dans l’enclos. Quand ils se trouvaient allumés, il y avait toujours beaucoup de fumée. Mais une fois l’atmosphère dégagée, le ciel du début de printemps était plus bleu que jamais.
De la rue venait un bruit de chevaux, ainsi que les pas et les voix de pèlerins en route vers le temple. C’était par les passants que l’histoire de la victoire de Musashi sur Seijūrō était arrivée aux oreilles d’Otsū. Le visage de Musashi apparut devant ses yeux. « Jōtarō devait être au Rendaiji ce jour-là, se dit-elle. Si seulement il venait me le raconter ! »
Elle ne pouvait croire que l’enfant l’avait cherchée sans la trouver. Vingt jours s’étaient écoulés, et il savait qu’elle séjournait au pied de la colline de Sannen. Peut-être était-il malade, mais elle ne le croyait pas vraiment non plus ; Jōtarō n’était pas de ceux qui tombent malades. « Il doit être quelque part en train de s’amuser avec un cerf-volant », se dit-elle, idée qui lui donnait un peu d’humeur.
Peut-être était-ce lui qui l’attendait. Elle n’était pas retournée à la maison Karasumaru bien qu’elle lui eût promis de ne pas tarder à le faire.
Elle ne pouvait aller nulle part : on lui avait interdit de quitter l’auberge sans la permission d’Osugi. De toute évidence, Osugi avait chargé l’aubergiste et les domestiques de la surveiller. Chaque fois qu’elle jetait vers la rue un simple coup d’œil, quelqu’un demandait : « Vous sortez, Otsū ? » La question, le ton de voix avaient l’air innocents, mais elle en saisissait le sens. Et la seule façon pour elle d’envoyer une lettre était de la confier aux gens de l’auberge, lesquels avaient reçu l’ordre de garder tout message qu’elle pouvait tenter d’expédier.
Dans les parages, Osugi était une espèce de célébrité, et les gens se laissaient facilement convaincre de lui obéir. Bon nombre de boutiquiers, de porteurs de palanquin et de fardiers du voisinage l’avaient vue à l’œuvre l’année précédente, lorsqu’elle avait défié Musashi à Kiyomizudera, et, malgré toute son irascibilité, ils la considéraient avec un certain respect affectueux.
Tandis qu’Otsū faisait une tentative de plus pour finir de réassembler le costume de voyage d’Osugi, que l’on avait décousu pour le laver, une ombre apparut au-dehors. Otsū entendit une voix qu’elle ne connaissait pas :
— Je me demande si je me suis trompée d’endroit.
Une jeune femme, entrée par le couloir qui venait de la rue, se tenait sous un prunier, entre deux carrés de ciboule. Elle paraissait nerveuse, un peu gênée, mais peu désireuse de rebrousser chemin.
— ... N’est-ce pas l’auberge ? Il y a une lanterne à l’entrée du passage, qui l’indique, dit-elle à Otsū.
Celle-ci pouvait à peine en croire ses yeux tant le souvenir soudain réveillé la faisait souffrir. Croyant s’être trompée, Akemi demanda timidement :
— ... L’auberge, c’est quel bâtiment ?
Puis, regardant autour d’elle, elle remarqua les fleurs de prunier, et s’exclama :
— ... Dieu qu’elles sont jolies !
Sans répondre, Otsū dévisagea la jeune fille. Un employé, appelé par une des filles de cuisine, accourut de l’angle de l’auberge.
— Vous cherchez l’entrée ? demanda-t-il.
— Oui.
— C’est au coin, tout de suite à droite du passage.
— L’auberge donne directement sur la rue ?
— Oui, mais les chambres sont calmes.
— J’aimerais pouvoir aller et venir sans être observée. Je croyais l’auberge à l’écart de la rue. Cette petite maison fait partie de l’auberge ?
— Oui.
— Elle m’a l’air agréable et tranquille.
— Nous avons aussi de très bonnes chambres dans le bâtiment principal.
— On dirait qu’une femme l’occupe, mais ne pourrais-je y loger aussi ?
— Mon Dieu, il y a une autre dame. Elle est âgée et plutôt nerveuse, je le crains.
— Oh ! ça m’est égal, si je ne la dérange pas.
— Il faudra que je lui demande à son retour. Pour le moment, elle est sortie.
— Puis-je avoir une chambre pour m’y reposer d’ici là ?
— Certainement.
L’employé conduisit Akemi à travers le passage, laissant Otsū regretter de n’avoir pas profité des circonstances pour poser quelques questions. « Si seulement je pouvais apprendre à être un peu plus agressive ! » se dit-elle avec tristesse.
Pour apaiser ses soupçons jaloux, Otsū s’était persuadée à maintes reprises que Musashi n’était pas homme à batifoler avec d’autres femmes. Mais depuis ce jour, elle s’était découragée. « Elle a eu d’autres occasions d’approcher Musashi... Elle est probablement beaucoup plus adroite que moi... elle sait mieux comment gagner le cœur d’un homme. »
Jusqu’à ce jour-là, l’éventualité d’une autre femme ne lui avait jamais traversé l’esprit. Maintenant, elle méditait sombrement sur ce qu’elle considérait comme ses propres faiblesses. « Je ne suis pas belle, voilà tout... Je ne suis pas non plus très intelligente... Je n’ai ni parents, ni famille, pour favoriser mon mariage. » En comparaison d’autres femmes, le grand espoir de sa vie lui semblait ridiculement hors d’atteinte ; quelle présomption de rêver que Musashi pût être à elle ! Elle n’avait plus le courage qui lui avait permis de grimper dans le vieux cryptomeria lors d’un orage aveuglant.
« Si seulement Jōtarō pouvait m’aider ! » se lamentait-elle. Elle s’imaginait même avoir perdu sa jeunesse. « Au Shippōji, je possédais encore un peu de l’innocence qu’a aujourd’hui Jōtarō. Voilà pourquoi j’ai pu délivrer Musashi. » Elle se mit à pleurer sur son ouvrage.
— Tu es là, Otsū ? demanda Osugi, impérieuse. Qu’est-ce que tu fais, assise là dans l’obscurité ?
Le crépuscule était venu sans que la jeune fille s’en rendît compte.
— Oh ! j’allume tout de suite, dit-elle d’un ton d’excuse en se levant pour se rendre à une petite pièce du fond.
En entrant s’asseoir, Osugi jeta au dos d’Otsū un regard glacial. Otsū posa la lampe à côté d’Osugi, et s’inclina.
— Vous devez être épuisée, dit-elle. Qu’avez-vous fait, aujourd’hui ?
— Tu devrais le savoir.
— Voulez-vous que je vous masse les jambes ?
— Mes jambes ne vont pas si mal, mais depuis quatre ou cinq jours, j’ai les épaules raides. Le temps, sans doute. Masse-les un peu, si tu veux.
Elle se disait qu’elle n’en avait plus pour bien longtemps à supporter cette horrible fille... jusqu’à ce qu’elle trouvât Matahachi, et lui fît réparer le passé.
Otsū s’agenouilla derrière elle, et se mit à lui pétrir les épaules.
— Elles sont vraiment raides, n’est-ce pas ? Cela doit vous rendre la respiration douloureuse.
— Oui, j’ai parfois l’impression d’avoir une barre sur la poitrine. Mais je suis vieille. Un de ces jours, j’aurai sans doute une crise quelconque, et je mourrai.
— Mais non. Vous avez plus de vitalité que la plupart des jeunes.
— Peut-être, mais songe à l’oncle Gon. Il était aussi plein de vie qu’il est possible ; or, en un instant, tout a été fini. Les gens ne savent pas ce qui va leur arriver. Mais il y a une chose de sûre. Tout ce que j’ai à faire pour être moi-même, c’est penser à Musashi.
— Au sujet de Musashi, vous vous trompez. Ce n’est pas un méchant homme.
— Parle toujours, dit la vieille femme avec un petit reniflement de mépris. Après tout, tu l’aimes tant que pour lui tu as rejeté mon fils. Je ne devrais pas t’en dire de mal.
— Oh ! ce n’est pas cela !
— Vraiment ! Tu aimes Musashi plus que Matahachi, n’est-ce pas ? Pourquoi ne pas l’avouer ?
Otsū garda le silence, et la vieille femme reprit :
— ... Quand nous aurons trouvé Matahachi j’aurai une conversation avec lui, et j’arrangerai tout comme tu le désires. Mais je suppose qu’après ça tu courras droit à Musashi, et que tous deux vous nous calomnierez le restant de vos jours.
— Pourquoi donc croyez-vous une chose pareille ? Je ne suis pas ce genre de personne. Je n’oublierai pas tout ce que vous avez fait pour moi dans le passé.
— Comme les jeunes filles actuelles parlent bien ! Je ne sais pas comment tu fais pour te montrer aussi douce. Moi, je suis une femme sincère. Je suis incapable de cacher mes sentiments derrière un tas de mots habiles. Tu sais, si tu épouses Musashi, tu seras mon ennemie. Ha ! ha ! ha ! Cela doit bien t’ennuyer de me masser les épaules.
La jeune fille ne répondit pas.
— ... Pourquoi pleures-tu ?
— Je ne pleure pas.
— Qu’est-ce qui coule dans mon cou ?
— Pardon. Je n’ai pu m’en empêcher.
— Arrête ! Ça me fait l’effet d’un insecte rampant. Cesse de te lamenter au sujet de Musashi, et masse-moi avec plus d’énergie.
Une lumière apparut dans le jardin. Otsū pensa que ce devait être la servante, qui d’habitude apportait leur repas du soir vers cette heure-là, mais il se révéla qu’il s’agissait d’un prêtre.
— Je vous demande pardon, dit-il en montant sur la véranda, est-ce bien la chambre de la douairière Hon’iden ? Ah ! vous voilà.
La lanterne qu’il tenait portait l’inscription : « Kiyomizudera, sur le mont Otowa. »
— ... Laissez-moi vous expliquer, commença-t-il. Je suis un prêtre du Shiandō, en haut de la colline.
Il posa sa lanterne, et sortit une lettre de son kimono.
— ... Je ne sais pas qui c’était, mais ce soir, juste avant le coucher du soleil, un jeune rōnin est venu au temple demander si une dame âgée, du Mimasaka, était en train d’y faire ses dévotions. Je lui ai dit que non mais qu’une dévote qui répondait à cette description y venait parfois, en effet. Il a demandé un pinceau, et écrit cette lettre. Il voulait que je la donne à la dame, la prochaine fois qu’elle viendrait. J’avais appris que vous logiez ici ; or, comme j’allais avenue Gojō, je suis entré vous la remettre.
— C’est bien aimable à vous, dit cordialement Osugi.
Elle lui proposa un coussin mais il prit aussitôt congé.
« Qu’est-ce que ça peut bien être ? » se demandait Osugi. Elle déplia la lettre ; en lisant, elle changea de couleur.
— Otsū ! appela-t-elle.
— Oui, qu’y a-t-il ? répondit la jeune fille de la chambre du fond.
— Inutile de préparer du thé. Il est déjà parti.
— Vraiment ? Pourquoi ne pas le boire vous-même, en ce cas ?
— Comment oses-tu songer à me servir le thé que tu as préparé pour lui ? Je ne suis pas un tuyau d’évier ! Laisse le thé, et habille-toi !
— Nous sortons ?
— Oui. Ce soir, nous réglerons l’accord que tu souhaitais.
— Ah ! alors, cette lettre était de Matahachi.
— Cela ne te regarde pas.
— Très bien ; je vais demander que l’on nous apporte notre dîner maintenant.
— Tu n’as pas encore dîné ?
— Non ; j’attendais que vous rentriez.
— Tu ne manques jamais une sottise. J’ai dîné dehors. Eh bien, prends du riz et de la marinade. Mais dépêche-toi !
Comme Otsū se dirigeait vers la cuisine, la vieille femme lui dit :
— ... Il fera froid sur la montagne, cette nuit. As-tu fini de recoudre mon manteau ?
— Il me reste encore quelques points à faire sur votre kimono.
— Je n’ai pas dit kimono, j’ai dit manteau. Je l’ai sorti pour que tu y travailles également. Et as-tu lavé mes bas ? Mes cordons de sandales sont usés. Fais-m’en acheter des neufs.
Ces ordres pleuvaient si dru qu’Otsū n’avait pas le temps d’y répondre, moins encore de les exécuter ; mais elle était incapable de se révolter. La peur et la consternation la faisaient ramper devant cette vieille sorcière noueuse.
Il n’était pas question de dîner. Au bout de quelques minutes, Osugi se déclara prête à partir.
— Allez devant, lui dit Otsū en disposant des sandales neuves près de la véranda. Je vous rejoins.
— As-tu apporté une lanterne ?
— Non...
— Sotte ! Tu crois donc que je vais tâtonner sans lumière à flanc de montagne. Va en emprunter une à l’auberge.
— Je suis désolée. Je n’y ai pas pensé.
Otsū eût bien voulu savoir où elles allaient, mais ne le demanda pas, sachant que cela susciterait la colère d’Osugi. Elle alla chercher la lanterne et ouvrit la marche en silence ; elles gravirent la colline de Sannen. En dépit de tous les harcèlements dont elle était l’objet, elle se sentait joyeuse. La lettre devait être de Matahachi, ce qui voulait dire que le problème qui la tourmentait depuis tant d’années serait ce soir-là résolu. « Une fois tout cela mis au point, se dit-elle, j’irai à la maison Karasumaru. Il faut que je voie Jōtarō. »
L’ascension n’était pas facile. Elles devaient cheminer avec prudence afin d’éviter les pierres tombées et les trous du sentier. Dans le profond silence de la nuit, la chute d’eau faisait plus de bruit que durant le jour. Au bout d’un moment, Osugi déclara :
— Je suis sûre que c’est l’endroit consacré au dieu de la montagne. Ah ! voici l’écriteau : « Cerisier du dieu de la montagne »... Matahachi ! appela-t-elle dans les ténèbres. Matahachi ! je suis là.
Cette voix tremblante et ce visage débordant d’amour maternel furent pour Otsū une révélation. Elle ne se fût jamais attendue à voir Osugi dans un pareil état.
— ... Ne laisse pas la lanterne s’éteindre ! aboya la vieille femme.
— Ne vous inquiétez pas, répondit, soumise, Otsū.
— Il n’est pas là, marmonnait la vieille à mi-voix.
Elle avait fait le tour des jardins du temple ; elle recommença.
— ... Il dit dans sa lettre que je dois venir au temple du dieu de la montagne.
— Il a dit : ce soir ?
— Il n’a dit ni ce soir, ni demain, ni à aucun moment précis. Je me demande s’il deviendra jamais adulte. Je ne vois pas ce qui l’empêchait de venir à l’auberge, mais peut-être est-il gêné de ce qui s’est passé à Osaka.
Otsū la tira par la manche en disant :
— Chut ! C’est peut-être lui. Quelqu’un gravit la colline.
— C’est toi, mon fils ? cria Osugi.
L’homme les dépassa sans leur adresser un regard, et alla droit au dos du petit temple. Bientôt de retour, il s’arrêta à côté d’elles en dévisageant Otsū. Lors de son premier passage, elle ne l’avait pas reconnu, mais voici qu’elle se souvenait de lui : le samouraï assis sous le pont, au Jour de l’An.
— Vous venez de monter la colline, vous deux ? demanda Kojirō.
Question tellement inattendue que ni Otsū ni Osugi ne répondirent. La vue des vêtements fastueux de Kojirō accroissait leur surprise.
— ... Je recherche une jeune fille de votre âge environ, continua-t-il en désignant du doigt le visage d’Otsū. Elle se nomme Akemi. Elle est un peu plus petite que vous, et a le visage un peu plus rond. Elle a travaillé dans une maison de thé, et a une conduite un peu mûre pour son âge. L’une ou l’autre de vous l’a-t-elle vue dans les parages ?
Elles secouèrent la tête en silence.
— ... Très bizarre. Quelqu’un m’a dit qu’on l’avait vue dans le voisinage. J’étais sûr qu’elle passerait la nuit dans l’une des salles du temple.
A en croire le peu d’attention qu’il leur portait, il aurait pu aussi bien parler tout seul. Il marmonna encore quelques mots, puis tourna les talons.
Osugi fit claquer sa langue.
— Encore un bon à rien. Comme il a deux sabres, je suppose que c’est un samouraï, mais tu as vu cet équipage ? Et chercher une femme sur cette montagne, à cette heure de la nuit !... Eh bien, je suppose qu’il a vu que ce n’était aucune de nous deux.
Bien qu’elle n’en soufflât mot à Osugi, Otsū soupçonnait fortement la jeune fille qu’il cherchait d’être celle qui avait échoué à l’auberge, l’après-midi même. Qu’est-ce qui pouvait bien lier Musashi à cette fille, et cette fille à cet homme ?
— ... Rentrons, dit Osugi d’une voix à la fois déçue et résignée.
Devant le Hongandō, où avait eu lieu l’affrontement entre Osugi et Musashi, elles retombèrent sur Kojirō. Il les regarda, elles le regardèrent, mais aucune parole ne fut échangée. Osugi le vit monter vers le Shiandō, puis se détourna et descendit résolument la colline de Sannen.
— ... Cet homme a des yeux effrayants, murmura Osugi, comme Musashi.
A cet instant, ses propres yeux surprirent le mouvement d’une ombre, et ses épaules voûtées sursautèrent.
— ... Hououou !
Elle hululait comme un hibou. De derrière un grand cryptomeria, une main faisait signe.
— ... Matahachi, murmura Osugi en se disant qu’il était bien touchant qu’il ne voulût être vu que d’elle.
Elle appela Otsū, alors quinze à dix-huit mètres plus bas sur la pente.
— ... Va devant, Otsū. Mais pas trop loin. Attends-moi au lieu-dit Chirimazuka. Je te rejoins dans quelques minutes.
— Très bien, dit Otsū.
— Et ne t’en va pas ! Je t’ai à l’œil. Inutile d’essayer de t’enfuir.
Osugi s’élança vers l’arbre.
— ... Matahachi, c’est toi, n’est-ce pas ?
— Oui, Mère.
Ses mains jaillirent des ténèbres, et serrèrent celles d’Osugi comme s’il eût attendu depuis des années de la voir.
— Que fais-tu derrière cet arbre ? Dieu, tu as les mains glacées !
Sa propre sollicitude l’émouvait presque aux larmes.
— J’ai dû me cacher, dit Matahachi dont les yeux allaient et venaient avec nervosité. Cet homme qui est passé ici voilà une minute... Tu l’as vu, n’est-ce pas ?
— L’homme à la longue épée dans le dos ?
— Oui.
— Tu le connais ?
— Un peu. C’est Sasaki Kojirō.
— Quoi ! Je croyais que tu étais Sasaki Kojirō.
— Hein ?
— A Osaka, tu m’as montré ton certificat. C’était le nom écrit dessus. Tu m’as bien dit que c’était le nom que tu avais pris ?
— Je t’ai dit ça ? Euh, ce n’était pas vrai... Aujourd’hui, en montant ici, je l’ai aperçu. Avant-hier, il m’a fait passer un mauvais quart d’heure ; aussi me suis-je caché pour ne pas me trouver sur son chemin. S’il revient par ici je risque d’avoir des ennuis.
Osugi était si choquée que les mots lui manquaient. Mais elle observa que son fils avait maigri. Cela, joint à son état d’agitation, accrut d’autant son amour pour lui... du moins pour le moment.
Avec un regard qui lui disait qu’elle ne tenait pas à ce qu’il entrât dans les détails, elle déclara :
— Tout cela est sans importance. Dis-moi, mon fils, sais-tu que l’oncle Gon est mort ?
— L’oncle Gon... ?
— Oui, l’oncle Gon. Il est mort là-bas, sur la plage de Sumiyochi, juste après ton départ.
— Je n’en savais rien.
— C’est pourtant vrai. La question est de savoir si tu comprends la raison de cette mort tragique, et pourquoi je poursuis cette longue et triste mission, en dépit de mon âge.
— Oui ; c’est resté gravé dans mon esprit depuis cette nuit à Osaka où tu... m’as rappelé mes défauts.
— Tu t’en souviens, n’est-ce pas ? Eh bien, j’ai des nouvelles pour toi, des nouvelles qui te feront plaisir.
— Lesquelles ?
— A propos d’Otsū.
— C’était donc la jeune fille qui t’accompagnait !
Matahachi s’élançait, mais Osugi lui coupa le passage et lui demanda avec réprobation :
— Où vas-tu ?
— Si c’était bien Otsū, je veux la voir. Et depuis longtemps.
Osugi acquiesça.
— Je l’ai amenée ici pour que tu puisses la voir. Mais ta mère peut-elle savoir ce que tu comptes faire au juste ?
— Je lui dirai que je regrette, que je l’ai traitée bien mal, et que j’espère qu’elle me pardonnera.
— Et puis ?
— Et puis... eh bien, et puis je lui dirai que jamais plus je ne commettrai une erreur pareille. Toi aussi, Mère, tu le lui diras de ma part.
— Et alors ?
— Alors, ce sera exactement comme avant.
— Qu’est-ce qui sera exactement comme avant ?
— Otsū et moi. Je veux que nous redevenions amis, elle et moi. Je veux l’épouser. Oh ! Mère, crois-tu qu’elle soit encore... ?
— Espèce d’idiot !
Elle lui administra une gifle retentissante. Il recula en chancelant, et porta la main à sa joue cuisante.
— Eh... eh bien, Mère, qu’est-ce qu’il y a ? bégaya-t-il.
Osugi, l’air plus irrité que jamais, gronda :
— Et tu viens de m’assurer que tu n’oublierais jamais ce que j’ai dit à Osaka !...
Il baissa la tête.
— ... Ai-je jamais parlé d’excuses envers cette garce ? Comment pourrais-tu implorer le pardon de ce monstre femelle, qui t’a laissé tomber pour partir avec un autre homme ? Tu la verras, oui, mais présenter des excuses, non ! Maintenant, écoute-moi !
Osugi le saisit des deux mains au collet, et le secoua comme un prunier. Matahachi, la tête ballante, ferma les yeux pour écouter humblement un long chapelet de réprimandes furieuses.
— ... Quoi ? s’exclama-t-elle. Tu pleures ? Tu aimes encore cette gueuse assez pour qu’elle te fasse pleurer ? Si oui, tu n’es plus mon fils !
En le jetant à terre, elle s’effondra aussi. Durant plusieurs minutes, tous deux, assis là, pleurèrent. Mais l’aigreur d’Osugi ne pouvait rester longtemps absente. Se redressant, elle dit :
— ... Au point où tu en es, tu dois prendre une décision. Je n’en ai peut-être plus pour bien longtemps à vivre. Et quand je serai morte, tu ne pourras plus parler avec moi comme en ce moment, même si tu le désires... Réfléchis, Matahachi. Otsū n’est pas la seule fille qui soit au monde.
Sa voix se calma.
— ... Il ne faut pas t’attacher à un être qui s’est conduit comme elle. Trouve une jeune fille qui te plaise et je te l’obtiendrai, dussé-je aller faire cent visites à ses parents – dussé-je en mourir d’épuisement.
Il restait sombre et silencieux.
— ... Oublie Otsū, pour l’amour du nom de Hon’iden. Quoi que tu en penses, elle est inacceptable du point de vue familial. Donc, si tu ne peux absolument pas te passer d’elle, alors, coupe ma vieille tête. Après ça, tu pourras faire ce que tu voudras. Mais tant que je vivrai...
— Tais-toi, mère !
La violence du ton de son fils la hérissa :
— Quelle audace, d’élever la voix pour me parler !
— Simple question : la femme que j’épouserai sera-t-elle mon épouse ou la tienne ?
— Quelle question stupide !
— Pourquoi ne puis-je choisir moi-même ?
— Allons, allons. Toujours la forte tête... Quel âge crois-tu donc avoir ? Tu n’es plus un enfant ; l’aurais-tu oublié ?
— Mais... eh bien, tu as beau être ma mère, tu me demandes trop. Ce n’est pas juste.
Leurs désaccords ressemblaient souvent à cela : ils commençaient par un violent conflit d’émotions, un antagonisme implacable. La compréhension mutuelle était sapée avant d’avoir eu la moindre chance de se développer.
— Pas juste ? siffla Osugi. De qui donc crois-tu être le fils ? De quel ventre crois-tu donc être sorti ?
— Ça n’a aucun rapport, Je veux épouser Otsū ! C’est elle que j’aime !
Incapable de supporter le regard de sa mère, il adressa au ciel ses paroles.
— Tu parles sérieusement, mon fils ?
Osugi dégaina son petit sabre, et en dirigea la lame vers sa propre gorge.
— Que fais-tu, mère ?
— La mesure est comble. N’essaie pas de m’en empêcher ! Aie seulement la décence de me donner le coup de grâce.
— Ne me fais pas une chose pareille ! Je suis ton fils ! Je ne peux rester les bras croisés à te laisser faire ça !
— Très bien. Acceptes-tu de renoncer à Otsū... sur-le-champ ?
— Si c’est là ce que tu voulais me faire faire, pourquoi l’avoir amenée ici ? Pourquoi me tenter en me la montrant ? Je ne te comprends pas.
— Mon Dieu, il serait assez simple pour moi de la tuer, mais c’est à toi qu’elle a fait injure. Etant ta mère, je me suis dit que je devais te laisser le soin de la punir. Il me semble que tu devrais m’en savoir gré.
— Tu attends de moi que je tue Otsū ?
— Tu refuses ? Si oui, dis-le ! Mais décide-toi !
— Voyons... voyons, mère...
— Ainsi, tu ne peux te passer d’elle, hein ? Eh bien, si tels sont tes sentiments, tu n’es plus mon fils et je ne suis plus ta mère. Si tu es incapable de couper la tête de cette drôlesse, au moins coupe la mienne ! Le coup de grâce, je te prie.
Les enfants, se disait Matahachi, ont coutume de causer des ennuis à leurs parents, mais il arrive que ce soit l’inverse. Osugi ne faisait pas que le rudoyer ; elle l’avait jeté dans la situation la plus pénible de son existence. L’expression sauvage de sa figure le faisait frissonner jusqu’à la mœlle.
— Arrête, mère ! Ne fais pas ça ! Je ferai ce que tu veux. J’oublierai Otsū !
— C’est tout ?
— Je la punirai. Je promets de la punir de mes propres mains.
— Tu la tueras ?
— Euh, oui, je la tuerai.
Osugi triomphante éclata en sanglots de joie. Ayant rengainé son sabre, elle saisit la main de son fils.
— Bravo ! Voilà que tu parles en futur chef de la Maison de Hon’iden. Tes ancêtres seront fiers de toi.
— Tu le crois vraiment ?
— Va le faire maintenant ! Otsū attend là-bas, à Chirimazuka. Dépêche-toi !
— Hum...
— Nous écrirons une lettre que nous enverrons avec sa tête au Shippōji. Alors, au village, chacun saura que notre honte a diminué de moitié. Et quand Musashi apprendra qu’elle est morte, sa fierté le forcera à venir à nous. Quelle gloire !... Dépêche-toi, Matahachi !
— Tu m’attends ici, n’est-ce pas ?
— Non. Je te suis, mais sans me montrer. Si Otsū me voit, elle va se mettre à pleurnicher que je suis revenue sur ma promesse. Ça serait gênant.
— Ce n’est qu’une femme sans défense, dit Matahachi en se levant lentement. Ce n’est pas difficile de se débarrasser d’elle ; aussi, pourquoi n’attends-tu pas ici ? Je rapporterai sa tête. Il n’y a aucune inquiétude à avoir. Je ne la laisserai pas s’enfuir.
— Mon Dieu, tu ne saurais prendre assez de précautions. Elle a beau n’être qu’une femme, quand elle verra la lame de ton sabre elle se défendra.
— Cesse de t’inquiéter. Il n’y a aucune raison.
Prenant son courage à deux mains, il commença à descendre la colline, sa mère sur ses talons, l’air anxieux.
— Souviens-toi, dit-elle ; reste bien sur tes gardes !
— Tu me suis encore ? Je croyais que tu resterais cachée.
— Chirimazuka est plus bas, le long du sentier.
— Je sais, mère ! Si tu tiens à y aller, vas-y seule. J’attendrai ici.
— Pourquoi traînes-tu ?
— Elle est un être humain. C’est difficile de m’attaquer à elle avec le sentiment de tuer un chaton innocent.
— Je comprends. Elle a eu beau être infidèle, c’était ta fiancée. Bon ; si tu ne veux pas que je te regarde, vas-y tout seul. Je reste ici.
Il s’en alla en silence.
D’abord, Otsū avait songé à s’enfuir ; mais si elle le faisait, toute la patience qu’elle déployait depuis vingt jours serait en pure perte. Elle résolut d’attendre encore un peu. Pour passer le temps, elle pensa à Musashi, puis à Jōtarō. Son amour pour Musashi lui allumait dans le cœur des millions d’étoiles scintillantes. Comme en un rêve, elle énuméra ses nombreux espoirs, et se remémora les serments qu’il lui avait faits – au col de Nakayama, sur le pont de Hanada. Nombre d’années risquaient de s’écouler, mais elle croyait de tout son cœur qu’en fin de compte il ne l’abandonnerait pas.
Alors, l’image d’Akemi vint la hanter, assombrissant ses espérances et la rendant mal à l’aise. Mais seulement quelques instants. Ses craintes, au sujet d’Akemi, étaient insignifiantes en comparaison de la confiance sans bornes qu’elle avait en Musashi. Elle se rappela aussi Takuan, disant qu’elle était à plaindre, mais cela n’avait aucun sens. Comment pourrait-il, dans cette optique, considérer sa joie toujours renouvelée ?
Même maintenant, tandis qu’elle attendait dans cet endroit sombre et désert un être qu’elle ne voulait pas voir, son extatique rêve d’avenir lui rendait supportable n’importe quelle souffrance.
— Otsū !
— Qui... est-ce ? cria-t-elle en réponse.
— Hon’iden Matahachi.
— Matahachi ? répéta-t-elle d’une voix étranglée.
— As-tu oublié ma voix ?
— Non, je la reconnais maintenant. Tu as vu ta mère ?
— Oui, elle m’attend. Tu n’as pas changé, n’est-ce pas ? Tu es tout à fait la même que là-bas, dans le Mimasaka.
— Où donc es-tu ? Il fait si sombre que je ne vois rien.
— Puis-je m’approcher ? Je me tenais ici. J’ai tellement honte de paraître en face de toi ! A quoi pensais-tu ?
— Oh ! à rien ; à rien de spécial.
— Tu pensais à moi ? Pas un jour ne s’est passé où je n’aie pensé à toi.
Tandis qu’il s’approchait lentement d’elle, Otsū ressentait un peu d’appréhension.
— Matahachi, est-ce que ta mère t’a tout expliqué ?
— Oui, oui.
— Puisque tu sais tout, dit-elle, immensément soulagée, tu comprends mes sentiments ; mais je voudrais te demander moi-même de considérer les choses de mon point de vue. Oublions le passé. Ça ne devait pas se faire.
— Allons, Otsū, ne sois pas comme ça.
Il secouait la tête. Bien qu’il n’eût aucune idée de ce que sa mère avait dit à Otsū, il était à peu près sûr que c’était destiné à la tromper.
— ... Entendre parler du passé me fait du mal. Il m’est difficile de garder la tête haute en face de toi. S’il était possible d’oublier, Dieu sait que j’en serais content. Mais je ne sais pourquoi, je ne peux supporter l’idée de renoncer à toi.
— Matahachi, sois raisonnable. Il n’y a rien entre ton cœur et le mien. Nous sommes séparés par une grande vallée.
— C’est vrai. Et plus de cinq années se sont écoulées à travers cette vallée.
— Exactement. Ces années ne reviendront jamais. Il n’existe aucun moyen de retrouver les sentiments que nous avions autrefois.
— Oh ! si ! Nous pouvons les retrouver ! Nous le pouvons !
— Non, ils sont partis pour jamais.
Il la regarda fixement, abasourdi par la froideur de son visage et la fermeté de sa voix, se demandant si c’était bien la jeune fille qui, lorsqu’elle s’autorisait à révéler ses passions, ressemblait au soleil printanier ? Il avait l’impression de frotter un morceau d’albâtre blanc comme neige. Où cette sévérité se cachait-elle, autrefois ?
Il se remémorait le péristyle du Shippōji, et comment, souvent assise là durant une demi-journée ou davantage, ses yeux limpides et rêveurs contemplaient silencieusement le vide comme si dans les nuages elle avait distingué sa mère, son père, ses frères et ses sœurs.
Il se rapprocha et, avec autant de crainte qu’il eût cherché parmi des épines un bouton de rose blanche, murmura :
— Essayons encore, Otsū. Les cinq années sont à jamais enfuies, mais repartons à zéro, maintenant, seulement nous deux.
— Matahachi, dit-elle avec calme, tu rêves ? Je ne parlais pas de la longueur du temps ; je parlais de l’abîme qui sépare nos cœurs, nos vies.
— Je sais. Ce que je veux dire, c’est qu’à partir de cet instant précis je vais reconquérir ton amour. Peut-être que je ne devrais pas dire cela, mais presque tous les jeunes hommes ne risquent-ils pas d’être coupables de la faute que j’ai commise ?
— Tu as beau dire, jamais plus je ne pourrai prendre au sérieux ta parole.
— Ah ! mais Otsū, je sais bien que j’avais tort ! Je suis un homme, et pourtant me voici en train de présenter des excuses à une femme. Tu ne comprends donc pas combien ça m’est difficile ?
— Arrête ! Si tu es un homme, agis en homme.
— Mais il n’y a rien de plus important pour moi au monde. Si tu veux, j’implorerai à genoux ton pardon. Je te donnerai ma parole d’honneur. Je jurerai sur tout ce que tu voudras.
— Peu m’importe !
— Ne te fâche pas, je t’en prie. Ecoute, ce n’est pas un endroit pour parler. Allons ailleurs. Je ne veux pas que ma mère nous trouve. Viens, allons. Je ne peux te tuer. Il me serait impossible de te tuer.
Il lui prit la main, mais elle la lui arracha.
— Ne me touche pas ! cria-t-elle, en colère. Je préfère être tuée plutôt que de passer mon existence avec toi !
— Tu ne veux pas venir avec moi ?
— Non, non et non.
— C’est ton dernier mot ?
— Oui !
— Cela veut-il dire que tu es encore amoureuse de Musashi ?
— Oui, je l’aime. Je l’aimerai durant toute cette vie et la suivante.
Matahachi tremblait.
— Tu as tort de me dire cela, Otsū.
— Ta mère le sait déjà. Elle m’a dit qu’elle te le répéterait. Elle m’a promis que nous pourrions discuter de cela ensemble, et mettre un point final au passé.
— Je vois. Et je suppose que Musashi t’a donné l’ordre de me trouver pour me dire ça. Je me trompe ?
— Oui, tu te trompes ! Musashi n’a pas à me dire ce que je dois faire.
— J’ai de l’amour-propre, moi aussi, tu sais. Tous les hommes en ont. Si tels sont tes sentiments pour moi...
— Que fais-tu ? s’écria-t-elle.
— Je suis un homme autant que Musashi, et, dussé-je y perdre la vie, je t’empêcherai de le rejoindre. Je ne le permettrai pas, tu m’entends ? Je ne le permettrai pas !
— Et de quel droit me donnes-tu des permissions ?
— Je ne te permettrai pas d’épouser Musashi ! Souviens-toi, Otsū : ce n’est pas à Musashi que tu étais fiancée.
— Je te déconseille d’aborder ce sujet !
— Et pourtant je l’aborde ! Tu étais ma promise. A moins que je n’y consente, tu ne peux épouser personne.
— Tu es un lâche, Matahachi ! Je te plains. Comment peux-tu t’avilir à ce point ? Jadis, j’ai reçu des lettres de toi et d’une certaine Okō, rompant nos fiançailles.
— J’ignore tout de cela. Je n’ai pas envoyé de lettre. Okō doit avoir fait ça de son propre chef.
— C’est faux. L’une des lettres, de ta propre main, disait que je devais t’oublier et trouver quelqu’un d’autre à épouser.
— Où est cette lettre ? Montre-la-moi.
— Je ne l’ai plus. Takuan, après l’avoir lue, a éclaté de rire, s’est mouché avec, et l’a jetée.
— En d’autres termes, tu n’as pas de preuve ; aussi, personne ne te croira. Tout le monde, au village, sait que tu étais ma fiancée. J’ai toutes les preuves, et tu n’en as aucune. Réfléchis, Otsū : si tu te coupes de tous les autres pour être avec Musashi, jamais tu ne seras heureuse. L’idée d’Okō paraît te bouleverser ; mais je te jure que je n’ai absolument plus rien à voir avec elle.
— Tu perds ton temps.
— Tu refuses de m’écouter, même quand je te présente des excuses ?
— Matahachi, ne te vantais-tu pas à l’instant d’être un homme ? Pourquoi ne te conduis-tu pas en homme ? Aucune femme ne donnera son cœur à un lâche faible, éhonté, menteur. Les femmes n’admirent pas les mauviettes.
— Attention à ce que tu dis !
— Lâche-moi ! Tu vas me déchirer la manche.
— Espèce de... espèce de putain volage !
— Arrête !
— Si tu refuses de m’écouter, je ne réponds plus de moi.
— Matahachi !
— Si tu tiens à la vie, jure que tu renonces à Musashi !
Il lui lâcha la manche afin de tirer son sabre. Une fois tiré, le sabre semblait devenir son maître. Il était comme un possédé, une lueur sauvage dans les yeux. Otsū cria, non tant à cause de l’arme que du regard de Matahachi.
— Garce ! cria-t-il, tandis qu’elle se détournait pour fuir.
Son sabre s’abattit, fauchant le nœud de l’obi. « Je ne dois pas la laisser m’échapper ! » se dit-il ; et il se lança à sa poursuite en appelant sa mère par-dessus son épaule.
Osugi dévala la colline. « A-t-il raté son coup ? » se demandait-elle en tirant son propre sabre.
— ... Elle est là-bas. Attrape-la, mère ! cria Matahachi.
Mais il ne tarda pas à revenir en courant, et s’arrêta net avant d’entrer en collision avec la vieille. Les yeux écarquillés, il demanda :
— ... Où est-elle passée ?
— Tu ne l’as pas tuée ?
— Non, elle s’est enfuie.
— Crétin !
— Regarde, elle est en bas. C’est elle. Là !
Otsū, qui dévalait un talus escarpé, avait dû s’arrêter pour dégager sa manche d’une branche. Elle savait qu’elle devait être près de la chute d’eau car le bruit en était très fort. Tandis qu’elle s’élançait, sa manche déchirée à la main, Matahachi et Osugi la cernaient de près, et quand Osugi s’écria : « Maintenant, nous la tenons ! » sa voix retentissait juste derrière elle.
Au fond d’un ravin, les ténèbres entouraient Otsū comme une muraille.
— ... Matahachi, tue-la ! La voilà, étendue à terre.
Matahachi s’abandonna sans réserve au sabre. Bondissant en avant, il visa la forme sombre, et abattit sauvagement sa lame.
— Diablesse ! criait-il.
Un déchirant cri d’agonie accompagna le craquement des ramilles et des branches.
— ... Prends ça, et ça !
Matahachi frappa trois fois, quatre... encore et encore, jusqu’à ce que le sabre parût devoir se briser en deux. Matahachi était ivre de sang ; ses yeux flamboyaient.
Puis ce fut terminé. Il y eut un silence.
Tenant le sabre ensanglanté d’une main qui tremblait, il reprit lentement ses esprits, et son visage perdit toute expression. Il regarda ses mains, et vit le sang dessus, se tâta le visage ; il y avait du sang, là aussi, et partout sur ses vêtements. Il pâlit et la tête lui tourna ; penser que chacune des gouttes de ce sang appartenait à Otsū le rendait malade.
— Magnifique, mon fils ! Enfin, tu l’as fait.
Haletante, plus de jubilation que d’épuisement, Osugi, debout derrière lui, penchée par-dessus son épaule, scrutait en bas le feuillage déchiré, saccagé.
— ... Que je suis heureuse de voir ça ! exultait-elle. Nous l’avons fait, mon fils. Me voilà soulagée de la moitié de mon fardeau ; maintenant, je puis de nouveau porter la tête haute au village. Qu’as-tu donc ? Vite ! Coupe-lui la tête !
Remarquant son malaise, elle éclata de rire.
— ... Tu manques de cran. Si tu ne peux te résoudre à lui couper la tête, je le ferai à ta place. Laisse-moi passer.
Il garda une immobilité de statue jusqu’à ce que la vieille eût commencé de s’avancer vers les buissons ; alors, il leva son sabre et lui donna dans l’épaule un coup de poignée.
— ... Fais attention ! s’écria Osugi, trébuchant en avant. Tu deviens fou ?
— Mère !
— Quoi ?
Un étrange gargouillis sortit de la gorge de Matahachi. Il s’essuya les yeux de ses mains sanglantes.
— Je l’ai... je l’ai tuée. J’ai assassiné Otsū !
— C’est un acte digne d’éloges... Mais tu pleures !
— Je ne peux m’en empêcher... Oh ! espèce de folle... vieille folle fanatique !...
— Tu as des regrets ?
— Oui... oui ! Sans toi – tu devrais être morte, à l’heure qu’il est –, j’aurais par un moyen quelconque rattrapé Otsū. Toi et ton honneur familial !...
— Cesse tes pleurnicheries. Si elle comptait tant que ça pour toi, pourquoi ne m’as-tu pas tuée pour la protéger ?
— Si j’avais pu le faire, je... Existe-t-il rien de pire que d’avoir pour mère une folle à tête de mule ?
— Assez sur ce chapitre. Et comment oses-tu me parler sur ce ton ?
— Désormais, je vivrai comme je l’entends. Si je fais des bêtises, ça ne regarde que moi.
— Tu as toujours eu ce défaut, Matahachi : tu t’excites et fais des scènes uniquement pour ennuyer ta mère.
— Je t’ennuierai, compte là-dessus, vieille truie. Tu es une sorcière. Je te hais !
— Mon Dieu, mon Dieu ! Comme il est en colère... Laisse-moi passer. Je prends la tête d’Otsū ; ensuite, je t’enseignerai deux ou trois petites choses.
— Encore des paroles ? Je n’écouterai pas.
— Je veux que tu regardes bien la tête de cette fille. Tu verras alors à quel point elle est jolie. Je veux que tu voies de tes propres yeux à quoi ressemble une femme après sa mort. Rien que des os. Je veux que tu saches quelle folie est la passion.
— La ferme ! cria Matahachi en secouant violemment la tête. Quand j’y réfléchis, je n’ai jamais voulu qu’Otsū. Quand je me disais que je ne pouvais continuer tel que j’étais, quand j’essayais de trouver un moyen de réussir, de repartir du bon pied... tout cela, c’était parce que je voulais l’épouser. Ce n’était ni pour l’honneur familial, ni pour l’amour d’une horrible vieille.
— Tu vas continuer longtemps sur quelque chose qui est déjà mort et enterré ? Ça te ferait plus de bien de chanter des sutras. Gloire au Bouddha Amida !
Elle fouilla parmi les branches cassées et l’herbe sèche, abondamment arrosées de sang, puis coucha une touffe d’herbe et s’agenouilla dessus.
— ... Otsū, dit-elle, ne me hais point. Maintenant que tu es morte, je ne t’en veux plus. Il le fallait. Repose en paix.
Elle tâta le sol de sa main gauche, et saisit une touffe de cheveux noirs.
La voix de Takuan retentit :
— Otsū !
Portée, en bas, dans le creux, par le vent sombre, elle semblait émaner des arbres et des étoiles mêmes.
— ... Vous ne l’avez pas trouvée encore ? cria-t-il, d’un ton assez inquiet.
— Non, elle n’est pas par ici.
Le tenancier de l’auberge où Osugi et Otsū avaient séjourné essuya la sueur de son front avec lassitude.
— Etes-vous certain d’avoir bien entendu ?
— Tout à fait certain. Après la venue du prêtre de Kiyomizudera, dans la soirée, la vieille dame est partie brusquement, en déclarant qu’elle se rendait au temple du dieu de la montagne. La jeune fille l’accompagnait.
Tous deux réfléchirent, les bras croisés.
— Peut-être ont-elles continué plus haut sur la montagne, ou se sont-elles écartées du chemin principal, dit Takuan.
— Pourquoi donc êtes-vous aussi inquiet ?
— Je crois qu’Otsū est tombée dans un piège.
— La vieille est-elle à ce point-là mauvaise ?
— Non, dit Takuan, énigmatique. C’est une excellente femme.
— Pas d’après ce que vous m’avez raconté... Oh ! je viens de me rappeler quelque chose.
— Quoi donc ?
— Aujourd’hui, j’ai vu la jeune fille pleurer dans sa chambre.
— Peut-être que ça ne signifie pas grand-chose.
— La vieille nous a dit qu’elle était la fiancée de son fils.
— Bien entendu.
— D’après ce que vous avez dit, il semble qu’une haine terrible ait poussé la vieille à tourmenter la jeune fille.
— Pourtant, c’est là une chose, et l’emmener par une nuit noire dans les montagnes en est une autre. Je crains qu’Osugi n’ait eu l’intention de l’assassiner.
— L’assassiner ! Comment pouvez-vous dire que c’est une brave femme ?
— Parce qu’elle est sans aucun doute ce que le monde appelle une brave femme. Elle va souvent à Kiyomizudera faire ses dévotions, non ? Et quand elle est assise devant Kannon, son chapelet à la main, elle doit être toute proche en esprit de Kannon.
— Il paraît qu’elle prie aussi le Bouddha Amida.
— Il y a des tas de bouddhistes comme ça en ce monde. Les fidèles, on les appelle. Ils font quelque chose qu’ils ne devraient pas faire, et vont au temple prier Amida. De gaieté de cœur ils vous tuent un homme, parfaitement certains que s’ils vont trouver ensuite Amida leurs péchés seront absous, et qu’ils iront à leur mort au Paradis de l’Ouest. Ces braves gens posent problème.
Matahachi promena autour de soi des regards craintifs, en se demandant d’où la voix était venue.
— Tu entends, mère ? demanda-t-il, nerveux.
— Reconnais-tu cette voix ?
Osugi levait la tête, mais l’interruption ne le dérangea guère. Sa main serrait toujours la chevelure ; son sabre était prêt à frapper.
— Ecoute ! Ça recommence.
— Bizarre. Si quelqu’un venait à la recherche d’Otsū, ce serait ce petit garçon du nom de Jōtarō.
— C’est une voix d’homme.
— Oui, je sais, et je crois bien l’avoir déjà entendue quelque part.
— Mauvais. Ne pense plus à la tête, mère. Prends la lanterne. Quelqu’un vient !
— Par ici ?
— Oui, deux hommes. Viens, courons.
En un clin d’œil, le péril unit la mère et le fils ; mais Osugi ne pouvait s’arracher à sa sinistre besogne.
— Un instant, dit-elle. Après être arrivée aussi près du but, je ne vais pas rentrer sans la tête. Si je ne l’ai pas, comment puis-je prouver que je me suis vengée d’Otsū ? C’est l’affaire d’une seconde.
— Oh ! gémit-il avec répugnance.
Un cri d’horreur jaillit des lèvres d’Osugi. Elle lâcha la tête, se dressa à demi, chancela et s’effondra par terre.
— Ce n’est pas elle ! cria-t-elle.
Elle battit l’air de ses bras, tenta de se lever mais retomba. Matahachi s’avança d’un bond pour regarder, et bégaya :
— Que... que... quoi ?
— Tu vois, ce n’est pas Otsū ! C’est un homme... un mendiant... un invalide...
— Pas possible ! s’exclama Matahachi. Je connais cet homme.
— Quoi ? Un ami à toi ?
— Oh ! que non ! Il m’a entortillé pour que je lui donne tout mon argent, laissa-t-il échapper. Qu’est-ce qu’un sale escroc comme Akakabe Yasoma pouvait bien fabriquer ici, si près d’un temple ?
— Qui va là ? cria Takuan. C’est toi, Otsū ?
Brusquement, il fut derrière eux. Matahachi avait le pied plus agile que sa mère. Tandis qu’il disparaissait d’un bond, Takuan rattrapa Osugi et l’empoigna solidement au collet.
— ... Précisément ce que je pensais. Et je suppose que c’est votre dévoué fils qui a pris la fuite. Matahachi ! En voilà des façons de t’enfuir en abandonnant ta mère ! Espèce de rustre ingrat ! Reviens ici !
Osugi, bien qu’elle se tortillât lamentablement aux genoux de Takuan, n’avait rien perdu de son audace.
— Qui donc êtes-vous ? demanda-t-elle avec irritation. Que voulez-vous ?
Takuan la lâcha en disant :
— Vous ne vous souvenez pas de moi, grand-mère ? Deviendriez-vous gâteuse ?
— Takuan !
— Vous êtes surprise ?
— Je ne vois pas pourquoi je le serais. Un mendiant comme vous, ça va partout où ça lui chante. Tôt ou tard, il était inévitable de vous voir débarquer à Kyoto.
— Vous avez raison, approuva-t-il avec un large sourire. C’est tout à fait vrai. Je vagabondais dans la vallée de Koyagyū et la province d’Izumi, mais je suis arrivé dans la capitale, et hier au soir, chez un ami, j’ai appris une inquiétante nouvelle. Je me suis dit qu’elle était trop importante pour ne pas agir.
— En quoi cela me concerne-t-il ?
— Je croyais qu’Otsū serait avec vous, et je la recherche.
— Heu...
— Grand-mère...
— Quoi ?
— Où est Otsū ?
— Je n’en sais rien.
— Je ne vous crois pas.
— Monsieur, dit l’aubergiste, le sang a coulé ici. Il est encore frais.
Il rapprocha sa lanterne du cadavre. Takuan fronça le sourcil.
Osugi, le voyant préoccupé, se releva d’un bond et prit ses jambes à son cou. Sans bouger, le prêtre lui cria :
— Attendez ! Vous avez bien quitté votre maison pour venger votre honneur, n’est-ce pas ? Rentrerez-vous maintenant avec ledit honneur plus souillé que jamais ? Vous déclariez aimer votre fils. Avez-vous l’intention de l’abandonner maintenant que vous l’avez rendu misérable ?
La force de sa voix tonnante arrêta brusquement Osugi. La face tordue par des rides de défi, elle s’écria :
— Souillé l’honneur de ma famille... rendu mon fils malheureux... que voulez-vous dire ?
— Exactement ce que j’ai dit.
— Crétin ! fit-elle avec un petit rire méprisant. Qui donc êtes-vous ? Vous vous promenez en mangeant la nourriture d’autrui, en habitant les temples d’autrui, en soulageant vos boyaux dans les champs. Que savez-vous de l’honneur familial ? Que savez-vous de l’amour d’une mère pour son fils ? Avez-vous jamais connu les difficultés des gens ordinaires ? Avant de dire à tout le monde ce qu’il convient de faire, vous devriez tâcher de travailler pour vivre, comme tout le monde.
— Vous touchez là un point sensible. Il y a des prêtres, en ce monde, auxquels j’aimerais bien déclarer la même chose. J’ai toujours dit que je n’étais pas digne de vous dans un assaut verbal, et je vois que vous n’avez pas perdu votre langue acérée.
— Et j’ai encore des choses importantes à faire en ce monde. Ne croyez pas que je ne sache que parler.
— Peu importe. Je veux discuter d’autre chose avec vous.
— Puis-je savoir de quoi ?
— Ce soir, vous avez poussé Matahachi à tuer Otsū, n’est-ce pas ? Je vous soupçonne, tous les deux, de l’avoir assassinée.
Tendant son cou ridé, Osugi fit entendre un rire de mépris.
— Takuan, vous aurez beau traverser cette existence avec une lanterne, elle ne vous servira à rien si vous n’ouvrez les yeux. Que sont-ils, de toute manière ? De simples trous dans votre tête, de drôles d’ornements ?
Takuan, un peu mal à l’aise, finit par tourner son attention vers l’endroit du meurtre. Quand il eut relevé des yeux soulagés, la vieille lui dit, non sans quelque rancœur :
— ... Je suppose que vous êtes heureux qu’il ne s’agisse pas d’Otsū ; mais ne croyez pas que j’aie oublié que vous avez été le marieur profane qui l’a jetée dans les bras de Musashi, et se trouve à l’origine de tous ces ennuis.
— Si vous le croyez, grand bien vous fasse. Mais je sais que vous avez la foi religieuse, et je dis que vous ne devriez pas partir en abandonnant ce corps ici.
— De toute manière il était couché là, moribond. Matahachi l’a tué, mais ce n’était pas la faute de Matahachi.
— Il est vrai, dit l’aubergiste, que ce rōnin avait la cervelle un peu dérangée. Depuis quelques jours, il titubait à travers la ville en radotant.
Sans manifester le moindre intérêt, Osugi tourna les talons. Takuan pria l’aubergiste de prendre soin du cadavre, et la suivit à son vif agacement. Mais comme elle se retournait pour faire usage une fois de plus de sa langue de vipère, Matahachi l’appela doucement :
— Mère...
Heureuse, elle se dirigea vers la voix. C’était un bon fils, après tout ; il était resté pour s’assurer que sa mère se trouvait saine et sauve. Se chuchotant l’un à l’autre quelques mots, ils semblèrent conclure qu’en présence du prêtre ils n’étaient pas tout à fait en sécurité, et dévalèrent à toutes jambes la colline.
— Inutile, murmura Takuan. A en juger d’après ce comportement, ils n’écouteraient rien de ce que j’ai à leur dire. Si seulement le monde pouvait être débarrassé des stupides malentendus, comme on souffrirait moins !
Mais pour l’instant, il fallait trouver Otsū. Elle avait découvert un moyen quelconque de s’échapper. Takuan se ragaillardit un peu ; mais il ne pourrait véritablement se détendre qu’une fois certain qu’elle était saine et sauve. Il résolut de poursuivre ses recherches, en dépit de l’obscurité.
L’aubergiste, un peu plus tôt, était grimpé au sommet de la colline. Il en redescendit accompagné de sept ou huit hommes, porteurs de lanternes. Les veilleurs de nuit du temple, ayant accepté d’aider à l’inhumation, apportèrent des bêches et des pelles. Bientôt, Takuan entendit le bruit désagréable d’une fosse que l’on creuse. Quand le trou fut presque assez profond, quelqu’un s’écria :
— Venez voir, par ici, un autre corps !... Cette fois, c’est une jolie jeune fille.
L’homme était à une dizaine de mètres de la tombe, au bord d’un marais.
— Elle est morte ?
— Non, seulement évanouie.