L’école Yoshioka

 

La vie d’aujourd’hui, qui ne peut connaître le lendemain...

Dans le Japon du début du XVIIe siècle, la conscience du caractère éphémère de la vie était aussi répandue parmi les masses que parmi l’élite. Le fameux général Oda Nobunaga, qui prépara le terrain pour l’unification du Japon par Toyotomi Hideyoshi, résuma cette idée en un court poème :

 

Les cinquante années de l’homme

Ne sont qu’un songe évanescent

En son voyage à travers

Les transmigrations éternelles.

 

Vaincu dans une escarmouche avec un de ses propres généraux qui l’attaqua soudain par vengeance, Nobunaga se suicida à Kyoto, à l’âge de quarante-huit ans.

En 1605, environ deux décennies plus tard, les guerres incessantes entre les daimyōs avaient pratiquement cessé, et Tokugawa Ieyasu gouvernait en qualité de Shōgun depuis deux ans. Les lanternes brillaient dans les rues de Kyoto et d’Osaka, comme elles avaient brillé aux meilleurs temps du Shōgunat d’Ashikaga, et l’humeur dominante était à l’insouciance et à la fête.

Mais peu de gens avaient la conviction que cette paix durerait. Plus d’un siècle de guerre civile faisait qu’ils ne pouvaient considérer la tranquillité présente que comme fragile et fugace. La capitale était prospère, mais le fait d’ignorer combien de temps cela durerait aiguisait l’appétit de plaisirs.

Bien que toujours au pouvoir, Ieyasu avait officiellement renoncé à l’état de Shōgun. Encore assez puissant pour dominer les autres daimyōs et défendre les prétentions de sa famille, il avait transmis son titre à son troisième fils, Hidetada. L’on murmurait que le nouveau Shōgun se rendrait bientôt à Kyoto pour présenter ses respects à l’empereur, mais chacun savait que son voyage dans l’Ouest serait plus qu’une visite de courtoisie. Son plus grand rival en puissance, Toyotomi Hideyori, était le fils de Hideyoshi, le valeureux successeur de Nobunaga. Hideyoshi avait fait de son mieux pour assurer que le pouvoir demeurât aux mains des Toyotomi jusqu’à ce que Hideyori fût en âge de l’exercer, mais le vainqueur de Sekigahara était Ieyasu.

Hideyori résidait toujours au château d’Osaka, et bien que Ieyasu, au lieu de s’en être débarrassé, lui eût accordé la jouissance d’un substantiel revenu annuel, il était conscient qu’Osaka représentait une menace majeure en tant qu’éventuel point de ralliement de la résistance. Maints seigneurs le savaient aussi, et, misant sur les deux tableaux, faisaient une cour égale à Hideyori et au Shōgun. On disait souvent que le premier possédait assez d’or et de châteaux pour engager tous les samouraïs sans maître, ou rōnins, du pays, s’il le désirait.

Les vaines spéculations sur l’avenir politique du pays formaient à Kyoto l’essentiel des bavardages.

— Tôt ou tard, la guerre ne peut manquer d’éclater.

— Ce n’est qu’une question de temps.

— Ces lanternes des rues pourraient être mouchées dès demain.

— A quoi bon s’en inquiéter ? Advienne que pourra.

— Amusons-nous pendant qu’il en est encore temps !

L’intensité de la vie nocturne et la vogue des quartiers de plaisir prouvaient bien que le peuple ne faisait pas autre chose.

Un groupe de samouraïs portés vers ces amusements débouchaient dans l’avenue Shijō. A côté d’eux courait un long mur de plâtre blanc menant à un portail impressionnant, surmonté d’un toit imposant. Un écriteau de bois, noirci par l’âge, annonçait en caractères à peine lisibles : « Yoshioka Kempō de Kyoto. Instructeur militaire des Shōguns Ashikaga. »

Les huit jeunes samouraïs semblaient avoir pratiqué tout le jour, sans répit, le combat au sabre. Certains portaient des sabres de bois en plus des deux sabres d’acier habituels, et d’autres arboraient des lances. Ils avaient l’air peu commode, le genre d’hommes qui seraient les premiers à en découdre lors d’une bagarre. Leur face était dure comme pierre, et leurs yeux menaçants comme s’ils eussent toujours été au bord de l’explosion de fureur.

— Jeune Maître, où allons-nous ce soir ? clamaient-ils en entourant leur professeur.

— N’importe où sauf là où nous étions la nuit dernière, répliqua-t-il gravement.

— Pourquoi donc ? Ces femmes étaient toutes après vous ! C’est à peine si elles nous regardaient.

— Il a peut-être raison, intervint un autre. Pourquoi n’essayons-nous pas un nouvel endroit où personne ne connaisse le Jeune Maître, ni aucun de nous autres ?

Vociférant et chahutant entre eux, ils semblaient absorbés tout entiers par la question de savoir où aller boire et courir la gueuse.

Ils se rendirent dans un endroit bien éclairé, au bord de la rivière Kamo. Durant des années, le terrain avait été abandonné aux mauvaises herbes, véritable symbole de la désolation du temps de guerre ; mais avec la paix, sa valeur avait monté en flèche. Çà et là dispersées, il y avait de pauvres maisons au seuil desquelles pendaient de travers des rideaux rouges et jaune pâle, où des prostituées se livraient à leur négoce. Des filles de la province de Tamba, la face barbouillée n’importe comment de poudre blanche, sifflaient le client éventuel ; de malheureuses femmes, achetées en troupeaux, pinçaient leur shamisen, instrument populaire depuis peu, en chantant des chansons obscènes et en riant entre elles.

Le Jeune Maître se nommait Yoshioka Seijūrō ; un élégant kimono brun foncé drapait son imposante personne. A peine étaient-ils entrés dans le quartier réservé qu’il se retourna pour dire à un membre de son groupe :

— Tōji, achète-moi un chapeau d’osier.

— Du genre qui cache la figure, j’imagine ?

— Oui.

— Vous n’en avez pas besoin ici n’est-ce pas ? fit Gion Tōji.

— Je n’en aurais pas demandé un si je n’en avais pas besoin ! répliqua Seijūrō avec impatience. Je n’ai pas envie que l’on voie le fils de Yoshioka Kempō déambuler dans un endroit pareil.

Tōji se mit à rire.

— Mais ça ne fait qu’attirer l’attention ! Toutes les femmes d’ici savent que si l’on se cache la figure sous un chapeau, on doit être d’une bonne famille, et probablement riche. Bien sûr, il y a d’autres raisons au fait qu’elles ne veulent pas vous laisser tranquille, mais c’est l’une d’entre elles.

Tōji, comme à son habitude, taquinait et flattait son maître en même temps. Il se retourna pour ordonner à l’un des hommes d’aller chercher le chapeau, et attendit, debout, qu’il se frayât un chemin entre les lanternes et la foule. La course accomplie, Seijūrō coiffa le couvre-chef et commença à se sentir plus détendu.

— Avec ce chapeau, commenta Tōji, vous avez l’air plus que jamais d’être le dandy de la ville.

Tourné vers les autres, il poursuivit sa flatterie sur le mode indirect :

— ... Voyez donc, toutes les dames sont penchées à leur porte pour le boire des yeux.

La flagornerie de Tōji mise à part, Seijūrō avait en effet grande allure. Avec à son côté deux fourreaux étincelants, il respirait la dignité que l’on attendrait d’un fils de famille prospère. Aucun chapeau de paille ne pouvait empêcher les femmes de le héler au passage :

— Hé, là-bas, le beau gosse ! Pourquoi donc te cacher la figure sous ce chapeau ridicule ?

— Viens ici, toi, là-bas ! Je veux voir ce qu’il y a là-dessous.

— Allons, ne sois pas timide. Laisse-nous jeter un coup d’œil.

A ces taquines invites, Seijūrō réagissait en s’efforçant de paraître encore plus grand, encore plus digne. Il n’y avait que peu de temps que Tōji l’avait pour la première fois convaincu de mettre les pieds dans ce quartier, et cela le gênait encore d’y être vu. Fils aîné du célèbre escrimeur Yoshioka Kempō, jamais il n’avait manqué d’argent mais jusque récemment il avait ignoré les dessous de l’existence. L’attention qu’il suscitait lui faisait battre le cœur. Il demeurait timide, bien qu’en sa qualité d’enfant gâté d’un homme riche il eût toujours été un peu poseur. La flatterie de son entourage, non moins que les avances des femmes, stimulait sa vanité comme un doux poison.

— Comment, mais c’est le maître de l’avenue Shijō ! s’exclama l’une d’elles. Pourquoi nous caches-tu ta figure ? Tu ne trompes personne.

— Comment cette femme peut-elle savoir qui je suis ? gronda Seijūrō à l’intention de Tōji, en feignant d’être offensé.

— C’est facile, répondit-elle avant que Tōji pût ouvrir la bouche. Chacun sait que les gens de l’Ecole Yoshioka aiment à porter cette couleur brun foncé. On l’appelle la « teinte Yoshioka », vous savez, et par ici elle est très populaire.

— Exact. Mais, tu le dis toi-même, beaucoup de gens la portent.

— Oui, mais ils n’ont pas sur leur kimono l’écusson aux trois cercles.

Seijūrō  abaissa les yeux sur sa manche.

— Je dois être plus prudent, dit-il, tandis qu’une main, à travers le treillage, agrippait le vêtement.

— Mon Dieu, mon Dieu, dit Tōji. Il s’est caché le visage, mais pas l’écusson. Il voulait sans doute être reconnu. Je ne crois pas que nous puissions faire autrement que d’entrer ici, maintenant.

— Comme tu voudras, dit Seijūrō, l’air gêné. Mais qu’elle lâche ma manche.

— Lâche-le, femme ! rugit Tōji. Il dit que nous entrons !

Les élèves passèrent sous le rideau. La salle où ils entrèrent était décorée d’images si vulgaires et de fleurs si mal arrangées que Seijūrō avait peine à s’y sentir à l’aise. Mais les autres ne prêtèrent aucune attention à l’aspect misérable des lieux.

— Apportez-nous le saké ! dit Tōji, qui commanda aussi un assortiment de friandises.

Une fois servis les plats, Ueda Ryōhei, l’égal de Tōji au sabre, cria :

— Apportez-nous les femmes !

Il passa la commande exactement du même ton bourru qu’avait employé Tōji pour réclamer la nourriture et la boisson.

— Eh ! ce vieux Ueda dit : « Apportez les femmes ! », s’écrièrent les autres en chœur, imitant la voix de Ryōhei.

— Je n’aime pas qu’on me traite de vieux, dit Ryōhei en fronçant le sourcil. Il est vrai que je suis à l’école depuis plus longtemps qu’aucun d’entre vous, mais vous ne trouverez pas sur ma tête un seul cheveu gris.

— Tu dois le teindre.

— Que celui qui a dit ça vienne boire une coupe pour se punir !

— Trop fatigant. Envoie-la ici !

La coupe de saké vola dans les airs.

— Et voilà un échange !

Une autre coupe vola.

— Eh ! que quelqu’un danse !

Seijūrō  cria :

— Danse, toi, Ryōhei ! Danse, et montre-nous combien tu es jeune !

— Je suis prêt, monsieur. Vous allez voir ce que vous allez voir !

Il se rendit au coin de la véranda, se noua autour de la tête un tablier rouge de servante, piqua dans le nœud une fleur de prunier, et saisit un balai.

— Regardez donc ! Il va nous faire la Danse de la Jeune Hida ! Chante-nous aussi la chanson, Tōji !

Il les invita tous à l’accompagner, et ils se mirent à battre la mesure avec leurs baguettes sur leurs assiettes, tandis que l’un d’eux faisait résonner les pincettes contre le bord du brasero.

 

A travers la clôture de bambou, la clôture de bambou, la clôture de bambou,

J’aperçus un kimono à longues manches,

Un kimono à longues manches, dans la neige...

 

Noyé sous les applaudissements après la première strophe, Tōji salua, et les femmes reprirent où il s’était arrêté, en s’accompagnant au shamisen :

 

La fille que j’ai vue hier

N’est pas là aujourd’hui.

La fille que je vois aujourd’hui,

Elle ne sera pas là demain.

Je ne sais pas ce qu’apportera demain ;

Je veux aimer la fille aujourd’hui.

 

Un élève, dans un coin, tendait à un camarade une énorme coupe de saké en disant :

— Pourquoi ne ferais-tu pas cul sec ?

— Non merci.

— Non merci ? Tu te dis samouraï, et tu ne peux même pas avaler ça ?

— Bien sûr que si. Mais si je le fais, tu dois le faire aussi !

— Ça me paraît juste !

La compétition commença ; ils engloutissaient comme chevaux à l’abreuvoir ; le saké dégoulinait de leur bouche. Environ une heure plus tard, deux d’entre eux se mirent à vomir, tandis que d’autres, réduits à l’immobilité, regardaient dans le vague, les yeux injectés de sang.

L’un, dont la boisson aggravait les rodomontades habituelles, déclamait :

— Y a-t-il quelqu’un dans ce pays, en dehors du Jeune Maître, qui comprenne véritablement les techniques du style Kyōhachi ? Si oui – hic –, je serais bien curieux de le rencontrer...

Un autre, assis près de Seijūrō, riait en bégayant à travers ses hoquets :

— Il accumule les flatteries parce que le Jeune Maître est là. Il y a d’autres écoles d’arts martiaux que celles que l’on trouve ici, à Kyoto, et l’Ecole Yoshioka n’est plus nécessairement la meilleure. Dans la seule ville de Kyoto, il y a l’école de Toda Seigen à Kurotani, et il y a Ogasawara Genshinsai à Kitano. N’oublions pas non plus Itō Ittōsai à Shirakawa, même s’il ne prend pas d’élèves.

— Et qu’est-ce qu’ils ont de si merveilleux ?

— Je veux dire : nous ne devons pas nous prendre pour les seuls escrimeurs qui soient au monde.

— Espèce d’idiot ! vociféra un homme dont l’amour-propre venait d’être froissé. Viens donc voir un peu ici !

— Comme ça ? répliqua l’esprit critique en se levant.

— Tu es membre de cette école, et tu rabaisses le style de Yoshioka Kempō ?

— Je ne le rabaisse pas ! Simplement, les choses ne sont plus ce qu’elles étaient dans le temps, quand le maître enseignait aux Shōguns, et était considéré comme le plus grand des escrimeurs. De nos jours, il y a beaucoup plus de gens qui pratiquent la Voie du Sabre, non seulement à Kyoto mais à Edo, Hitachi, Echizen, dans les provinces intérieures, les provinces de l’Ouest, dans l’île de Kyushu... à travers tout le pays. Le simple fait que Yoshioka Kempō était célèbre ne signifie pas que le Jeune Maître et nous tous soyons les plus grands escrimeurs vivants. C’est faux ; alors, à quoi bon nous raconter des histoires ?

— Lâche ! Tu te prétends samouraï mais tu as peur des autres écoles !

— Qui donc en a peur ? Je crois seulement que nous devrions nous garder d’être trop contents de nous-mêmes.

— Et de quel droit nous fais-tu ces mises en garde ?

Là-dessus, l’élève offensé lança à l’autre un coup de poing qui l’envoya au tapis.

— Tu veux la bagarre ? gronda l’homme tombé à terre.

— A ton service.

Les aînés, Gion Tōji et Ueda Ryōhei, s’interposèrent :

— Assez, vous deux !

S’étant levés d’un bond, ils séparèrent les deux hommes et tâchèrent de les calmer :

— La paix, voyons !

— Nous comprenons tous ce que vous ressentez.

L’on versa dans le gosier des combattants quelques coupes de saké supplémentaires, et bientôt les choses redevinrent normales. Le brandon de discorde se remit à faire l’éloge de lui-même et des autres, tandis que l’esprit critique, le bras autour du cou de Ryōhei, plaidait sa cause en pleurnichant :

— Je ne parlais que dans l’intérêt de l’école, sanglotait-il. Si les gens n’arrêtent pas leurs flatteries, la réputation de Yoshioka Kempō finira par en être ruinée. Ruinée, je vous dis !

Seul, Seijūrō conservait une sobriété relative. S’en étant aperçu, Tōji lui demanda :

— Vous ne vous amusez pas, n’est-ce pas ?

— Euh... Crois-tu qu’eux s’amusent vraiment ? Je me le demande.

— Bien sûr que si ; c’est l’idée qu’ils se font du plaisir.

— Ça m’échappe, quand je les vois se comporter ainsi.

— Ecoutez : pourquoi n’irions-nous pas dans un endroit plus tranquille ? Moi aussi, j’en ai assez d’être ici.

Seijūrō, l’air fort soulagé, accepta sur-le-champ.

— J’aimerais aller là où nous étions hier au soir.

— Vous voulez dire le Yomogi ?

— Oui.

— C’est beaucoup plus agréable. Je me disais tout le temps que vous désiriez y aller, mais ç’aurait été du gaspillage d’y emmener cette bande d’ours mal léchés. Voilà pourquoi je les ai amenés ici : c’est bon marché.

— Alors, partons sans qu’ils nous voient. Ryōhei peut s’occuper des autres.

— Faites semblant d’aller aux toilettes. Je vous rejoins dans quelques minutes.

Seijūrō  s’éclipsa adroitement. Nul ne s’en aperçut.

Devant une maison peu éloignée, une femme, debout sur la pointe des pieds, tâchait d’accrocher une lanterne à son clou. Le vent ayant éteint la chandelle, la femme l’avait décrochée afin de la rallumer. Sa chevelure fraîchement lavée tombait éparse autour de son visage. Les mèches de cheveux et les ombres de la lanterne dessinaient des motifs changeants sur ses bras tendus. Un léger parfum de fleurs de prunier flottait dans la brise du soir.

— Okō ! Voulez-vous que je vous aide ?

— Oh ! c’est le Jeune Maître, dit-elle avec surprise.

— Attendez une minute.

Quand l’homme s’approcha, elle vit que ce n’était pas Seijūrō  mais Tōji.

— Ça va comme ça ? demanda-t-il.

— Oui, parfait. Merci.

Mais Tōji examina la lanterne, en conclut qu’elle était de travers, et l’accrocha de nouveau. Okō s’étonnait de la façon dont certains hommes, qui chez eux eussent carrément refusé leur aide, pouvaient se montrer serviables et respectueux dans une maison comme la sienne. Souvent, ils ouvraient ou fermaient eux-mêmes les fenêtres, sortaient leurs propres coussins, accomplissaient mille autres petites corvées qu’ils n’auraient jamais songé à faire sous leur propre toit.

Tōji, feignant de n’avoir pas entendu, introduisit son maître dans la maison.

Seijūrō, dès qu’il fut assis, s’exclama :

— Quel calme !

— Je vais ouvrir la porte sur la véranda, dit Tōji.

Au-dessous de l’étroite véranda murmuraient les eaux de la rivière Takase. Vers le sud, au-delà du petit pont de l’avenue Sanjō, s’étendait le vaste quartier du Zuisenin, le sombre secteur de Teramachi – la « Ville des Temples » — et un champ de miscanthus. On était près de Kayahara, où les troupes de Totomi Hideyoshi avaient tué la femme, les concubines et les enfants de son neveu, le régent assassin Hidetsugu, événement encore frais dans beaucoup de mémoires.

Tōji commençait de s’agiter.

— C’est encore trop calme. Où les femmes se cachent-elles ? Elles n’ont pas l’air d’avoir d’autres clients, ce soir. Je me demande ce que fait Okō. Elle ne nous a même pas apporté notre thé.

Incapable d’attendre plus longtemps, il alla voir pourquoi l’on n’avait pas servi le thé.

En sortant sur la véranda, il faillit se heurter à Akemi, chargée d’un plateau laqué d’or. La clochette qui se trouvait dans son obi tinta tandis qu’elle s’écriait :

— Attention ! Vous allez me faire renverser le thé !

— Pourquoi es-tu si longue à l’apporter ? Le Jeune Maître est là ; je croyais que tu l’aimais bien.

— Regardez, j’en ai renversé. C’est votre faute. Allez me chercher un chiffon.

— Ha ! ha ! Voyez l’effrontée ! Où est Okō ?

— En train de se maquiller, bien sûr.

— Tu veux dire qu’elle n’a pas encore fini ?

— Mon Dieu, nous avons été occupées, pendant la journée.

— La journée ? Qui avez-vous reçu, pendant la journée ?

— Ça ne vous regarde pas. S’il vous plaît, laissez-moi passer.

Il s’écarta ; Akemi entra dans la salle, et salua l’hôte :

— Bonsoir. C’est aimable à vous d’être venu.

Seijūrō, feignant la désinvolture, lui dit sans la regarder :

— Tiens, c’est toi, Akemi. Merci pour hier au soir.

Il était gêné.

Sur le plateau, elle prit un récipient qui ressemblait à un encensoir, sur lequel elle disposa une pipe à embouchure et fourneau de céramique.

— Voulez-vous fumer ? demanda-t-elle avec politesse.

— Je croyais que l’on venait d’interdire le tabac.

— C’est vrai, mais tout le monde continue comme si de rien n’était.

— Bon, je vais fumer un peu.

— Je vous l’allume.

Elle prit une pincée de tabac dans une jolie petite boîte de nacre, en bourra de ses doigts délicats le fourneau minuscule. Puis elle lui mit la pipe à la bouche. Seijūrō, qui n’avait pas l’habitude de fumer, s’en tirait assez maladroitement.

— Hum, amer, hein ? dit-il.

Akemi éclata de rire.

— ... Où est passé Tōji ?

— Probablement dans la chambre de Mère.

— Il a l’air d’aimer beaucoup Okō. Du moins, à ce qu’il me semble. Je le soupçonne de venir ici sans moi, quelquefois. Je me trompe ?

Akemi rit sans répondre.

— ... Qu’est-ce qu’il y a de drôle à ça ? Je crois que ta mère l’aime assez, elle aussi.

— Je n’en sais absolument rien !

— Oh ! bien sûr ! Bien sûr ! L’arrangement est commode, hein ? Deux couples heureux : ta mère et Tōji, toi et moi.

De son air le plus innocent, il posa la main sur celle d’Akemi qui reposait sur le genou de la jeune fille. Sévère, elle l’écarta, ce qui ne fit qu’accroître l’audace de Seijūrō. Comme elle se levait, il entoura de son bras sa fine taille et l’attira vers lui.

— ... Ne t’enfuis pas, dit-il. Je n’ai pas l’intention de te faire du mal.

— Lâchez-moi ! cria-t-elle.

— Bon, mais seulement si tu te rassieds.

— Le saké... il faut que j’aille en chercher.

— Je n’en veux pas.

— Mais si je ne l’apporte pas, Mère se mettra en colère.

— Ta mère est dans l’autre pièce, en charmante conversation avec Tōji.

Il essaya de frotter sa joue contre le visage penché de la jeune fille, mais elle détourna la tête en appelant frénétiquement au secours :

— Mère, Mère !

Il la lâcha, et elle s’envola vers l’intérieur de la maison.

Seijūrō  était déçu. Il se sentait seul, mais ne voulait pas vraiment s’imposer à la jeune fille. Ne sachant que faire de lui-même, il dit à voix haute : « Je rentre », et s’engagea en titubant dans le couloir, la face cramoisie.

— Jeune Maître, où allez-vous ? Vous ne partez pas, hein ?

Soudain, Okō parut derrière lui, et s’élança dans le couloir. Tandis qu’elle l’entourait de son bras, il observa que sa chevelure était en ordre ainsi que son maquillage. Elle appela Tōji à la rescousse ; ensemble, ils persuadèrent Seijūrō  de retourner s’asseoir. Okō apporta du saké, et tenta de lui remonter le moral ; puis Tōji ramena Akemi dans la salle. Voyant combien Seijūrō  était penaud, la jeune fille lui sourit.

— Akemi, verse donc au Jeune Maître un peu de saké.

— Oui, mère, répondit-elle, obéissante.

— Vous voyez bien comment elle est, n’est-ce pas ? dit Okō. Pourquoi veut-elle toujours se comporter comme une enfant ?

— Cela fait son charme : elle est jeune, dit Tōji en rapprochant son coussin de la table.

— Mais elle a déjà vingt et un ans.

— Vingt et un ans ? Je ne la croyais pas aussi vieille. Elle est si petite qu’elle paraît seize ou dix-sept ans !

Akemi, soudain aussi vive qu’un petit poisson, s’écria :

— Vraiment ? J’en suis heureuse, car je voudrais avoir seize ans toute ma vie. Il m’est arrivé quelque chose de merveilleux lorsque j’avais seize ans.

— Quoi donc ?

— Oh ! dit-elle en joignant les mains contre son cœur, je ne peux en parler à personne, mais c’est arrivé. Savez-vous dans quelle province je me trouvais alors ? C’était l’année de la bataille de Sekigahara.

L’air menaçant, Okō intervint :

— Quel moulin à paroles ! Cesse de nous assommer avec ton bavardage. Va donc chercher ton shamisen.

Légèrement boudeuse, Akemi se leva pour aller quérir son instrument. A son retour, elle se mit à jouer et à chanter une chanson, plus désireuse, à ce qu’il semblait, de s’amuser elle-même que de plaire à ses hôtes :

 

Ce soir, alors

S’il faut qu’il y ait des nuages,

Qu’il y en ait,

Cachant la lune

Que je ne puis voir qu’à travers mes larmes.

 

S’interrompant, elle dit :

— Comprenez-vous, Tōji ?

— Je n’en suis pas sûr. Chantez-nous la suite.

 

Même dans la nuit la plus sombre

Je ne perds pas mon chemin.

Mais, oh ! combien tu me fascines !

 

— Après tout, elle a vingt et un ans, remarqua Tōji.

Seijūrō, jusqu’alors assis en silence, le front dans la main, revint à lui pour dire :

— Akemi, buvons ensemble une coupe de saké.

Il lui tendit la coupe, et l’emplit de saké pris sur le réchaud. Elle but sans sourciller, et lui rendit vivement la coupe pour qu’il y bût à son tour.

Un peu surpris, Seijūrō  dit :

— Tu sais boire, hein ?

Ayant bu sa part, il lui en offrit une autre, qu’elle accepta et but allègrement. Insatisfaite, à ce qu’il semblait, de la dimension de la coupe, elle en sortit une plus grande, et, durant la demi-heure qui suivit, but autant que lui.

Seijūrō  s’émerveillait. Voilà une fille qui paraissait avoir seize ans, avec des lèvres que nul n’avait jamais baisées, et un œil affolé de timidité ; pourtant, elle engloutissait son saké tout comme un homme. Dans ce corps minuscule, où cela allait-il ?

— Vous feriez bien de renoncer, maintenant, dit Okō à Seijūrō. Je ne sais pourquoi, cette enfant est capable de boire toute la nuit sans s’enivrer. Le mieux, c’est de la laisser jouer du shamisen.

— Mais c’est drôle ! dit Seijūrō  qui maintenant s’amusait bien.

Sentant quelque chose de bizarre dans sa voix, Tōji lui demanda :

— Tout va bien ? Vous êtes sûr de n’en avoir pas trop pris ?

— Quelle importance ? Dis, Tōji, il se peut que je ne rentre pas, cette nuit !

— Très bien, répondit Tōji. Vous pouvez rester autant de nuits que vous le souhaitez... n’est-ce pas, Akemi ?

Tōji cligna de l’œil à Okō puis la mena dans une autre pièce où il se mit à chuchoter rapidement. Il dit à Okō que le Jeune Maître était de si bonne humeur qu’il voudrait sûrement passer la nuit avec Akemi, et que cela ferait des histoires si Akemi refusait ; mais que, bien entendu, le cœur d’une mère passait avant tout dans des cas tels que celui-ci...en d’autres termes, c’était combien ?

— ... Alors ? demanda Tōji sans détours.

Okō porta le doigt à sa joue poudrée à frimas, et réfléchit.

— Décidez-vous ! insista Tōji.

Se rapprochant d’elle, il ajouta :

— ... Ce n’est pas un mauvais parti, vous savez. C’est un maître célèbre qui enseigne les arts martiaux, et sa famille roule sur l’or. Son père avait plus de disciples que n’importe qui d’autre dans le pays. Plus : il n’est pas encore marié. De quelque manière qu’on l’envisage, il s’agit d’une offre intéressante.

— Je le crois aussi, mais...

— Mais rien. Marché conclu ! Nous passons tous deux la nuit.

La chambre n’était pas éclairée, et Tōji posa négligemment la main sur l’épaule d’Okō. A cet instant précis, un bruit violent se fit entendre dans la pièce voisine, vers l’intérieur de la maison.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Tōji. Tu as d’autres clients ?

Okō fit signe que oui, en silence, puis approcha ses lèvres humides de l’oreille de Tōji, et chuchota :

— Plus tard.

En tâchant d’avoir l’air naturel, tous deux retournèrent dans la pièce où était Seijūrō, qu’ils trouvèrent seul et en plein sommeil.

Tōji prit la chambre contiguë, et s’étendit sur la couche. Là, tambourinant des doigts sur le tatami, il attendit Okō. Elle ne venait pas. Finalement, ses paupières s’alourdirent, et il s’endormit. Il se réveilla fort tard, le lendemain matin ; son visage exprimait le ressentiment.

Seijūrō, déjà levé, s’était remis à boire dans la salle qui donnait sur la rivière. Okō et Akemi avaient l’air en pleine forme et de bonne humeur, comme si elles avaient oublié la soirée précédente. Elles cajolaient Seijūrō pour tirer de lui une promesse quelconque.

— Alors, vous nous emmenez ?

— Bon, allons-y. Préparez des déjeuners portatifs, et apportez du saké.

Ils parlaient de l’Okuni Kabuki, exécuté au bord de la rivière, avenue Shijō. Il s’agissait d’un nouveau type de danse avec paroles et musique, la nouvelle coqueluche de la capitale. Elle avait été inventée par une religieuse appelé Okuni, au sanctuaire d’Izumo, et sa popularité avait déjà inspiré nombre d’imitations. Dans la zone animée qui longeait la rivière, on trouvait des rangées de scènes où des troupes féminines rivalisaient pour attirer le public, chacune essayant de faire preuve d’une certaine originalité en ajoutant à son répertoire des danses et des chansons provinciales particulières. Les actrices, pour la plupart, étaient d’anciennes prostituées ; pourtant, maintenant qu’elles avaient pris goût à la scène, on les invitait à jouer dans quelques-unes des plus grandes maisons de la capitale. Beaucoup d’entre elles prenaient des noms masculins, s’habillaient en hommes, et jouaient de manière saisissante des rôles de vaillants guerriers.

Seijūrō, assis, regardait fixement par la porte ouverte. Sous le petit pont de l’avenue Sanjō, des femmes lavaient du linge dans la rivière ; des cavaliers traversaient le pont dans les deux sens.

— Ces deux-là ne sont pas encore prêtes ? demanda-t-il avec irritation.

Il était déjà midi passé. Alourdi par la boisson et las d’attendre, il n’avait plus envie d’aller au Kabuki.

Tōji, encore ulcéré par la nuit précédente, ne manifestait pas son exubérance habituelle.

— C’est amusant de sortir avec des femmes, grommelait-il, mais pourquoi faut-il qu’au moment précis où vous êtes prêt à partir, elles se mettent soudain à s’inquiéter de leur coiffure ou de leur obi ? Quelle engeance !

Seijūrō songeait à son école. Il lui semblait entendre le cliquetis des sabres de bois et le bruit des lances. Que disaient ses élèves de son absence ? Nul doute que son frère cadet, Denshichirō, exprimait sa désapprobation d’un claquement de langue.

— Tōji, déclara-t-il, je n’ai pas vraiment envie de les emmener au Kabuki. Rentrons.

— Malgré votre promesse ?

— Mon Dieu...

— Elles étaient si contentes ! Si nous changeons d’avis, elles seront furieuses. Je vais les faire se dépêcher.

Dans le couloir, Tōji jeta un coup d’œil à l’intérieur d’une chambre où les vêtements des femmes gisaient en désordre. Il s’étonna de n’y voir ni l’une, ni l’autre.

— Qu’est-ce qu’elles peuvent bien fabriquer encore ? se demanda-t-il à voix haute.

Elles n’étaient pas non plus dans la chambre voisine. Au-delà se trouvait une autre petite pièce sinistre, sans soleil et sentant la literie mal tenue. Ayant ouvert la porte, Tōji fut accueilli par un rugissement de colère :

— Qui est là ?

Tōji sauta en arrière, et jeta un regard dans le sombre réduit ; le sol couvert de vieilles nattes en lambeaux, il était aussi différent des agréables pièces du devant que la nuit l’est du jour. Vautré par terre, une poignée de sabre gisant à la diable en travers du ventre, il y avait là un samouraï mal tenu dont les vêtements et l’aspect d’ensemble ne laissaient aucun doute : c’était l’un des rōnins  que l’on voyait souvent rôder, oisifs, dans les rues et les ruelles. La plante de ses pieds sales fascinait Tōji. Sans faire aucun effort pour se lever, il restait couché là, hébété.

— Oh ! excusez-moi, dit Tōji. Je ne savais pas qu’il y avait un client là-dedans.

— Je ne suis pas un client ! vociféra l’homme en direction du plafond.

Il puait le saké ; Tōji avait beau ignorer complètement qui cela pouvait bien être, il était sûr que l’homme souhaitait le voir au diable.

— Excusez-moi de vous avoir dérangé, se hâta-t-il de dire, et il se détourna pour s’en aller.

— Une seconde ! fit l’homme avec rudesse en se soulevant légèrement. Ferme la porte avant de partir !

Saisi par sa grossièreté, Tōji obéit et s’éloigna.

Presque aussitôt, il fut remplacé par Okō. Sur son trente et un, il sautait aux yeux qu’elle voulait faire la grande dame. Comme si elle grondait un enfant, elle dit à Matahachi :

— Allons, après qui en as-tu encore ?

Akemi, sur les talons de sa mère, demanda :

— Pourquoi ne viens-tu pas avec nous ?

— Où ça ?

— Voir l’Okuni Kabuki.

La bouche de Matahachi grimaça de répugnance.

— Quel mari voudrait se faire voir en compagnie d’un homme qui court après sa femme ? demanda-t-il avec amertume.

Okō eut l’impression de recevoir une gifle. Les yeux étincelants de colère, elle dit :

— Qu’est-ce que tu racontes ? Insinuerais-tu qu’il y a quelque chose entre Tōji et moi ?

— Qui a dit une chose pareille ?

— Toi, à peu près, à l’instant.

Matahachi ne répondit rien.

— ... Et ça se dit un homme !

Elle avait eu beau lui lancer ces mots avec mépris, Matahachi se renferma dans son maussade silence.

— ... Tu m’écœures ! aboya-t-elle. Tu es toujours jaloux sans raison ! Viens, Akemi. Ne perdons pas notre temps avec ce fou.

Matahachi tendit la main, et l’attrapa par la jupe.

— Qui donc traites-tu de fou ? Qu’est-ce que ça veut dire, de parler à son mari sur ce ton ?

Okō se dégagea.

— Et qu’est-ce qui m’en empêche ? dit-elle avec aigreur. Si tu es un mari, pourquoi ne te conduis-tu pas en mari ? Qui donc te nourrit, espèce de propre à rien, de fainéant ?

— Euh...

— Tu n’as presque rien gagné depuis que nous avons quitté la province d’Omi. Tu t’es contenté de vivre à mes crochets, de boire ton saké et de traîner. De quoi te plains-tu ?

— Je t’ai dit que j’irais travailler ! Je t’ai dit que je transporterais même des pierres pour le mur du château. Mais ça n’était pas assez bon pour toi. Tu dis que tu ne peux pas manger ci, que tu ne peux pas porter ça ; tu ne peux pas vivre dans une petite maison... la liste des choses que tu ne peux pas supporter est sans fin. Aussi, au lieu de me laisser faire un travail honnête, tu ouvres cette sale maison de thé. Eh bien, il faut que ça cesse, tu m’entends ? Il faut que ça cesse ! criait-il.

Il se mit à trembler.

— Cesser quoi ?

— Cesser de tenir cet endroit.

— Et si je cessais, que mangerions-nous demain ?

— Je peux gagner assez pour nous faire vivre, même en transportant des pierres. Je pourrais me charger de nous trois.

— Si tu désires à ce point charrier des pierres ou scier du bois, pourquoi ne t’en vas-tu pas, tout simplement ? Va, sois ouvrier, n’importe quoi, mais dans ce cas tu peux vivre seul ! L’ennui avec toi, c’est que tu es né rustre, et seras toujours un rustre. Tu n’aurais pas dû sortir du Mimasaka ! Crois-moi, je ne te supplie pas de rester. Crois bien que tu es libre de partir au moment qui te conviendra !

Tandis que Matahachi s’efforçait de refouler ses larmes de rage, Okō et Akemi lui tournèrent le dos. Pourtant, même une fois qu’elles eurent disparu, il resta là, debout, les yeux fixés sur le seuil. Quand Okō l’avait caché dans sa maison proche du mont Ibuki, il s’était cru chanceux d’avoir trouvé quelqu’un qui l’aimerait et prendrait soin de lui. Mais maintenant, il trouvait qu’il aurait aussi bien pu se faire capturer par l’ennemi. Lequel valait le mieux, en fin de compte ? Etre un prisonnier, ou devenir l’animal familier d’une veuve inconstante, et cesser d’être un homme véritable ? Etait-il pire de languir en prison que de souffrir ici dans l’obscurité, constamment en butte au mépris d’une mégère ? Malgré ses grands espoirs d’avenir, il avait laissé cette catin, avec sa face poudrée et son sexe lascif, le rabaisser à son propre niveau.

« La garce ! » Matahachi tremblait de colère. « La sale garce ! » Des larmes lui montaient du fond du cœur. Pourquoi, oh ! pourquoi n’était-il pas rentré à Miyamoto ? Pourquoi n’était-il pas retourné vers Otsū ? Sa mère se trouvait à Miyamoto. Sa sœur aussi, et le mari de sa sœur, et l’oncle Gon. Ils avaient tous été si bons pour lui !

La cloche du Shippōji sonnerait aujourd’hui, n’est-ce pas ? Tout comme elle sonnait chaque jour. Et la rivière Aida suivrait son cours, comme d’habitude, des fleurs s’épanouiraient sur la berge, et les oiseaux annonceraient l’arrivée du printemps.

« Quel imbécile je suis ! Quel fou ! »

Matahachi se frappait la tête avec ses poings.

Dehors, la mère, la fille et leurs deux hôtes nocturnes s’avançaient en flânant dans la rue, et bavardaient gaiement.

— On se croirait au printemps.

— C’est normal. On arrive presque au troisième mois.

— On dit que le Shōgun viendra bientôt dans la capitale. S’il vient, vous deux, les dames, devriez gagner beaucoup d’argent, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, je suis sûre que non.

— Pourquoi ? Est-ce que les samouraïs d’Edo n’aiment pas s’amuser ?

— Ils sont bien trop grossiers...

— Mère, n’est-ce pas la musique du Kabuki ? J’entends des clochettes. Et une flûte.

— Ecoutez-moi cette enfant ! Toujours la même. Elle se croit déjà au théâtre !

— Pourtant, je l’entends, mère.

— Suffit. Porte donc le chapeau du Jeune Maître.

Les pas et les voix s’éloignaient en direction du Yomogi. Matahachi, les yeux encore injectés de fureur, épiait par la fenêtre le joyeux quatuor. Il trouva cette vision si humiliante qu’il se laissa retomber sur le tatami de la chambre obscure en se maudissant.

« Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu n’as donc plus de fierté ? Comment peux-tu laisser les choses continuer comme ça ? Espèce d’idiot ! Fais donc quelque chose ! » Ce discours s’adressait à lui-même, sa colère envers Okō se trouvant éclipsée par son indignation devant sa propre couardise et sa propre faiblesse.

« Elle a dit : va-t’en. Eh bien, va-t’en ! raisonnait-il. A quoi bon traîner ici à grincer des dents ? Tu n’as que vingt-deux ans. Tu es encore jeune. Va-t’en, et débrouille-toi seul. »

Il avait le sentiment qu’il ne pouvait rester une minute de plus dans cette maison vide et silencieuse ; pourtant, il ne savait pourquoi, il était incapable de s’en aller. Sa tête confuse lui faisait mal. Il constatait qu’à mener cette vie depuis quelques années, il avait perdu la faculté de penser clairement. Comment avait-il supporté cela ? Sa femme passait ses soirées à recevoir d’autres hommes, à leur vendre les charmes qu’elle lui avait prodigués autrefois. La nuit, il ne pouvait dormir, et dans la journée il était trop abattu pour sortir. A broyer du noir ici, dans cette chambre sombre, il n’y avait rien d’autre à faire que de boire.

Et tout cela, se disait-il, pour cette putain vieillissante !

Il se dégoûtait. Il savait que l’unique moyen de sortir de son enfer était d’envoyer promener toute cette sale histoire, et d’en revenir aux aspirations de sa jeunesse. Il devait retrouver le sentier perdu.

Et pourtant... et pourtant...

Un mystérieux attrait le liait. Quel mauvais sortilège le retenait ici ? Cette femme était-elle un démon déguisé ? Elle le maudissait, lui disait de partir, jurait qu’il ne lui apportait que des ennuis ; puis, au cœur de la nuit, elle devenait tout miel en déclarant que ce n’était qu’une plaisanterie, qu’en réalité elle n’en pensait pas un mot. Et bien qu’elle frisât la quarantaine il y avait ces lèvres... ces lèvres purpurines, aussi attirantes que celles de sa fille.

Mais ce n’était pas là toute la vérité. En dernière analyse, Matahachi n’avait pas le courage, devant Okō et Akemi, de travailler comme ouvrier à la journée. Il était devenu paresseux et mou ; le jeune homme habillé de soie et capable de distinguer au goût le saké de Nada et le saké local était loin du simple et rude Matahachi de Sekigahara. Pire, mener cette vie étrange avec une femme plus âgée lui avait dérobé sa jeunesse. Par les années il était jeune encore, mais en esprit il était dissolu, méchant, paresseux et rancunier.

« Pourtant, je le ferai ! se jura-t-il. Je partirai dès maintenant ! » Il se donna sur la tête un dernier coup coléreux, se leva d’un bond, et cria :

— Je partirai d’ici aujourd’hui même !

En écoutant sa propre voix, il lui vint soudain à l’esprit qu’il n’y avait là personne pour le retenir, rien qui l’attachât véritablement à cette maison. La seule chose qu’il possédât en réalité, et ne pût laisser derrière lui, c’était son sabre, qu’il se hâta de glisser dans son obi. Se mordant les lèvres, il se dit avec détermination : « Après tout, je suis un homme. »

Il aurait pu sortir au pas de charge par la grande porte en brandissant son sabre comme un général victorieux, mais par la force de l’habitude il sauta dans ses sandales sales, et emprunta la porte de la cuisine.

Jusque-là, tout allait bien. Il était dehors ! Mais ensuite ?... Ses pieds s’immobilisèrent. Il se tint là, sans bouger, dans la brise rafraîchissante du jeune printemps. Ce n’était pas la lumière éblouissante qui l’empêchait d’avancer. Une question se posait : où aller ?

En cet instant, il semblait à Matahachi que le monde était une vaste mer agitée, sans rien où s’accrocher. Outre Kyoto, il n’avait connu que sa vie au village et une seule bataille. Tandis qu’il s’étonnait de sa situation, une idée soudaine lui fit repasser précipitamment la porte de la cuisine.

« J’ai besoin d’argent, se disait-il. Je ne peux me passer d’argent. »

Il alla droit à la chambre d’Okō ; il fouilla ses cartons de toilette, sa coiffeuse, sa commode, tous les endroits possibles. Il eut beau mettre la chambre à sac, il ne trouva pas un sou. Bien sûr, il aurait dû savoir qu’Okō n’était pas femme à prendre un pareil risque.

Déçu, Matahachi se laissa tomber sur les vêtements restés par terre. Le parfum d’Okō s’exhalait comme une épaisse brume de son sous-vêtement de soie rouge, de son obi de Nishijin et de son kimono teint à Momoyama. A l’heure qu’il était, se disait-il, elle se trouvait au théâtre en plein air du bord de la rivière, à regarder les danses Kabuki avec Tōji à son côté. Il revit en pensée sa peau blanche et son visage d’une coquetterie provocante.

— Sale catin ! cria-t-il.

Des pensées amères, meurtrières, montèrent des profondeurs de son être.

Puis, de manière inattendue, il se souvint douloureusement d’Otsū. A mesure que les jours et les mois de leur séparation s’additionnaient, il avait enfin compris la pureté, la dévotion de cette jeune fille qui avait promis de l’attendre. Il se fût volontiers prosterné devant elle, il eût volontiers levé vers elle des mains suppliantes, s’il avait cru qu’elle lui pardonnerait jamais. Mais il avait rompu avec Otsū, il l’avait abandonnée de telle sorte qu’il serait impossible de la regarder à nouveau en face.

« Tout cela, à cause de cette femme », se disait-il avec tristesse. Maintenant qu’il était trop tard, tout s’éclairait à ses yeux ; jamais il n’aurait dû révéler à Okō l’existence d’Otsū. En entendant parler pour la première fois de la jeune fille, elle avait eu un léger sourire et prétendu que cela lui était complètement égal, alors qu’en réalité elle se trouvait consumée de jalousie. Ensuite, à chacune de leurs querelles, elle remettait la question sur le tapis, et insistait pour qu’il écrivît une lettre rompant ses fiançailles. Et lorsqu’il avait fini par céder, elle avait cyniquement ajouté un mot de sa propre écriture féminine, et, sans pitié, fait porter la missive par un coursier anonyme.

« Qu’est-ce qu’Otsū doit penser de moi ? » gémissait Matahachi. L’image de son innocent visage de petite fille se peignit dans son esprit – un visage plein de reproche. Une fois de plus, il vit les montagnes et la rivière du Mimasaka. Il avait envie d’appeler sa mère, sa famille. Ils s’étaient montrés si bons ! Il lui semblait maintenant que même la terre y avait été chaude et réconfortante.

« Je ne pourrai jamais retourner chez moi ! songeait-il. J’ai envoyé promener tout ça pour... pour... » Sa fureur renaissant, il arracha des tiroirs les vêtements d’Okō et les lacéra ; toute la maison en fut jonchée.

Peu à peu, il prit conscience que l’on appelait à la grande porte.

— Excusez-moi, disait la voix. Je viens de l’Ecole Yoshioka. Est-ce que le Jeune Maître et Tōji sont ici ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? répliqua Matahachi avec rudesse.

— Ils sont sûrement ici ! Je sais bien qu’il est mal élevé de les déranger dans leurs plaisirs, mais il est arrivé quelque chose de capital. Cela concerne la réputation de la famille Yoshioka.

— Allez-vous-en ! Fichez-moi la paix !

— Je vous en prie, ne pouvez-vous au moins leur transmettre un message ? Dites-leur qu’un escrimeur appelé Miyamoto Musashi s’est présenté à l’école, et que, mon Dieu, aucun de nous ne peut en venir à bout. Il attend le retour du Jeune Maître... refuse de bouger avant d’avoir eu l’occasion de l’affronter. Je vous en prie, dites-leur de rentrer vite !

— Miyamoto ? Miyamoto ?

 

 

 

 

 

 

La roue de la fortune

 

Pour l’école Yoshioka ce fut un jour de honte ineffaçable. Jamais auparavant ce prestigieux centre des arts martiaux n’avait essuyé humiliation aussi totale.

Des disciples zélés étaient assis là, au comble du désespoir ; leurs figures longues d’un aune, leurs phalanges blanchies reflétaient leur détresse et leur frustration. Un groupe nombreux se tenait dans l’antichambre au sol de bois ; des groupes plus réduits, dans les pièces latérales. C’était déjà le crépuscule, heure où d’ordinaire ils seraient rentrés chez eux, ou bien allés boire. Aucun ne faisait mine de partir. Le silence lugubre n’était rompu que par le grincement du grand portail, de temps à autre.

— C’est lui ?

— Le Jeune Maître est de retour ?

— Non, pas encore.

Cette réponse venait d’un homme qui avait passé la moitié de l’après-midi appuyé, inconsolable, contre une colonne de l’entrée.

A chaque fois, les hommes s’enfonçaient davantage dans leur marasme. Les langues claquaient de consternation ; les yeux brillaient de larmes pitoyables.

Le médecin, sortant d’une pièce du fond, dit à l’homme de l’entrée :

— Si je comprends bien, Seijūrō  n’est pas là. Vous ne savez donc pas où il se trouve ?

— Non. On le cherche. Il ne tardera sans doute pas à rentrer.

Sortie du médecin.

Devant l’école, sur l’autel consacré à Hachiman, la bougie luisait sinistrement.

Nul n’aurait songé à nier que le fondateur et premier maître, Yoshioka Kempō, était un bien plus grand homme que Seijūrō ou son frère cadet. Kempō avait débuté dans la vie comme simple commerçant-teinturier ; mais en répétant sans fin les mouvements rythmiques de la teinture, il avait inventé un moyen nouveau de manier le sabre court. Après avoir appris de l’un des plus habiles prêtres-guerriers de Kurama l’usage de la hallebarde, puis étudié le style d’escrime de Kyoto, il avait créé un style totalement personnel. Sa technique du sabre court avait plus tard été adoptée par les Shōguns Ashikaga qui firent de lui leur maître officiel. Kempō avait été un grand maître, un homme dont la sagesse égalait le talent.

Bien que ses fils, Seijūrō et Denshichirō, eussent reçu une formation aussi rigoureuse que celle de leur père, ils avaient hérité sa fortune et sa renommée considérables, ce qui, selon certains, était la cause de leur faiblesse. Seijūrō avait beau être appelé « Jeune Maître », il n’avait pas atteint véritablement le niveau d’habileté capable d’attirer un grand nombre de disciples. Les élèves fréquentaient l’école parce que sous Kempō le style de combat Yoshioka était devenu si fameux que le simple fait d’entrer dans cette école vous faisait reconnaître par la société pour un guerrier émérite.

Après la chute du Shōgunat Ashikaga, trois décennies auparavant, la Maison de Yoshioka avait cessé de recevoir une subvention officielle, mais, durant la vie de l’économe Kempō, elle avait progressivement amoncelé une grosse fortune. En outre, elle possédait ce vaste établissement sur l’avenue Shijō, avec plus d’élèves qu’aucune autre école de Kyoto, de loin la plus grande cité du pays. Mais en vérité, la situation de l’école au niveau le plus élevé du monde de l’escrime n’était qu’apparente.

Hors de ces grands murs blancs, le monde avait changé plus que ne le croyait la majorité de ceux qui se trouvaient à l’intérieur. Depuis des années qu’ils se vantaient, fainéantaient et s’amusaient, l’époque, ainsi qu’il advient, les avait dépassés. Ce jour-là, leurs yeux avaient été ouverts par leur honteuse défaite devant un escrimeur inconnu, débarqué de la campagne.

Un peu avant midi, l’un des serviteurs vint au dōjō annoncer qu’un homme appelé Musashi se trouvait à la porte, et demandait à être reçu. L’on demanda au serviteur quel genre d’individu c’était ; il répondit qu’il s’agissait d’un rōnin originaire de Miyamoto dans le Mimasaka, qu’il paraissait vingt et un ou vingt-deux ans, mesurait environ un mètre quatre-vingts, et avait l’air plutôt bête. Ses cheveux, qui n’avaient pas connu le peigne depuis un an pour le moins, étaient liés en arrière, n’importe comment, en touffe roussâtre, et il portait des vêtements trop sales pour que l’on pût dire s’ils étaient noirs ou bruns, unis ou non. Le serviteur, tout en admettant qu’il pouvait se tromper, pensait que l’homme sentait mauvais. Il portait sur le dos l’un de ces sacs en cuir tressé que l’on surnommait « serviettes du guerrier », ce qui devait signifier qu’il s’agissait d’un shugyōsha, l’un de ces samouraïs, si nombreux à l’époque, qui erraient en consacrant toutes leurs heures de veille à l’étude de l’escrime. Pourtant, l’impression d’ensemble du serviteur était que ledit Musashi ne se trouvait nullement à sa place dans l’Ecole Yoshioka.

Si l’homme n’avait fait que demander un repas, cela n’aurait posé aucun problème. Mais quand le groupe apprit que le rustre se présentait au grand portail pour défier au combat le célèbre Yoshioka Seijūrō, les rires explosèrent. Certains étaient d’avis de reconduire sans autre forme de procès, tandis que d’autres disaient qu’il fallait d’abord savoir quel style il utilisait, et le nom de son professeur.

Le serviteur, aussi amusé que les autres, sortit et revint rapporter que le visiteur avait, enfant, appris de son père l’usage du bâton, puis recueilli ce qu’il pouvait des guerriers qui passaient par le village. Parti de chez lui à dix-sept ans, il avait « pour des raisons personnelles » consacré ses dix-huitième, dix-neuvième et vingtième années à des études d’érudition. Toute l’année précédente, il s’était trouvé seul dans les montagnes, avec pour seuls maîtres les arbres et les esprits montagnards. En conséquence, il ne pouvait prétendre à aucun style ou professeur particuliers. Mais dans l’avenir, il espérait apprendre les enseignements de Kiichi Hōgen, maîtriser l’essence du Style Kyōhachi, et rivaliser avec le grand Yoshioka Kempō en créant son style propre, qu’il avait déjà résolu de nommer le Style Miyamoto. Malgré ses nombreuses lacunes, tel était le but qu’il se proposait d’atteindre en travaillant de tout son cœur et de toute son âme.

Il s’agissait là d’une réponse sincère et sans affectation, concédait le serviteur, mais l’homme avait l’accent de la campagne et bégayait presque à chaque mot. Le serviteur gratifia obligeamment ses auditeurs d’une imitation, ce qui les jeta dans de nouvelles tempêtes de rire.

L’homme devait avoir perdu l’esprit. Proclamer qu’il avait pour but de créer son style propre était pure folie. Afin d’ouvrir les yeux du rustre, les élèves envoyèrent à nouveau le serviteur, cette fois pour demander si le visiteur avait désigné quelqu’un pour enlever son cadavre après le combat.

A quoi Musashi répliqua :

— Si par extraordinaire j’étais tué, peu importe que vous jetiez mon corps sur le mont Toribe ou dans la rivière Kamo, avec les ordures. Dans les deux cas, je promets de ne pas vous en tenir rigueur.

Cette fois, sa façon de répondre était fort nette, dit le serviteur, sans rien de la gaucherie de ses réponses précédentes.

Après un instant d’hésitation, quelqu’un dit :

— Fais-le entrer !

Voilà comment cela commença ; les disciples croyaient qu’ils allaient rabaisser un peu son caquet au nouveau venu, puis le jeter dehors. Pourtant, dès le tout premier assaut, ce fut le champion de l’école qui fut vaincu. Il eut le bras cassé net. Seul, un petit morceau de peau maintenait son poignet attaché à son avant-bras.

A tour de rôle, d’autres relevèrent le défi de l’inconnu ; à tour de rôle, ils essuyèrent une ignominieuse défaite. Plusieurs furent blessés gravement, et le sabre de bois de Musashi ruisselait de sang. Après la troisième défaite environ, l’humeur des disciples devint homicide ; dussent-ils périr jusqu’au dernier, ils ne laisseraient pas ce fou barbare repartir vivant, en emportant l’honneur de l’Ecole Yoshioka.

Musashi en personne mit fin aux effusions de sang. Etant donné que l’on avait relevé son défi, les victimes ne lui causaient pas de remords, mais il annonça :

— Inutile de poursuivre avant le retour de Seijūrō.

Et il refusa de continuer à se battre. Comme on n’avait pas le choix, on le conduisit, sur sa demande, à une chambre où il pût attendre. Alors seulement, un homme reprit ses esprits et appela le médecin.

Peu après le départ du médecin, des voix criant les noms de deux des blessés attirèrent une douzaine d’hommes dans la salle du fond. Stupéfaits, incrédules, le visage blême, le souffle inégal, ils se rassemblèrent autour des deux samouraïs. Tous deux étaient morts.

Des pas précipités traversèrent le dōjō et firent irruption dans la chambre mortuaire. Les élèves s’écartèrent devant Seijūrō  et Tōji. Tous deux étaient aussi pâles que s’ils venaient de sortir d’un torrent glacé.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Tōji. Que veut dire tout ceci ?

Il parlait d’un ton bourru, comme d’habitude.

Un samouraï agenouillé, le visage farouche, au chevet de l’un de ses compagnons morts, fixa Tōji d’un regard accusateur en disant :

— C’est à toi d’expliquer ce qui se passe. C’est toi qui emmènes le Jeune Maître faire la fête. Eh bien, cette fois-ci, tu es allé trop loin !

— Surveille ta langue, ou je te la coupe !

— Quand Maître Kempō était de ce monde, il ne passait jamais un seul jour en dehors du dōjō !

— Et alors ? Le Jeune Maître avait besoin de se changer un peu les idées ; aussi, nous sommes allés au Kabuki. En voilà des manières, de parler comme ça devant lui ! Pour qui te prends-tu ?

— A-t-il besoin de découcher pour voir le Kabuki ? Maître Kempō doit se retourner dans sa tombe.

— En voilà assez ! cria Tōji en se jetant sur l’homme.

Tandis que l’on tentait de séparer et de calmer les deux adversaires, une voix douloureuse domina légèrement le bruit de la bagarre :

— Si le Jeune Maître est de retour, l’heure n’est plus aux chamailleries. A lui de sauver l’honneur de l’école. Ce rōnin ne peut repartir vivant d’ici.

Plusieurs blessés crièrent et frappèrent du poing par terre. Leur agitation représentait un blâme éloquent envers ceux qui n’avaient pas affronté le sabre de Musashi.

Pour les samouraïs de cette époque, la chose la plus importante au monde était l’honneur. En tant que classe, ils rivalisaient pratiquement entre eux pour voir qui serait le premier à mourir pour lui. Jusqu’à une date récente, le gouvernement avait eu trop à faire avec ses guerres pour mettre au point un système administratif adéquat à l’intention d’un pays en paix, et même Kyoto ne se trouvait gouverné que par un ensemble sans consistance de règlements de fortune. Pourtant, l’accent mis sur l’honneur personnel par la classe des guerriers était respecté aussi bien par les paysans que par les citadins, et jouait un rôle dans le maintien de la paix. Un consensus général, concernant l’honorabilité ou non du comportement, permettait aux gens de se conduire en dépit de lois inadaptées.

Les hommes de l’Ecole Yoshioka avaient beau être incultes, ce n’étaient nullement des dégénérés cyniques. Quand, après le choc initial de la défaite, ils revinrent à eux, la première chose à laquelle ils pensèrent fut l’honneur. L’honneur de leur école, l’honneur du maître, leur honneur personnel.

Mettant de côté les animosités individuelles, un groupe nombreux se rassembla autour de Seijūrō pour discuter de ce qu’il convenait de faire. Hélas ! en ce jour précis, Seijūrō ne se sentait pas d’humeur combative. Au moment où il aurait dû être en pleine forme, il avait la tête lourde, il était faible, épuisé.

— Où donc est l’homme ? demanda-t-il en retroussant les manches de son kimono avec une lanière de cuir.

— Dans la petite pièce à côté de la salle de réception, dit un élève en désignant l’autre côté du jardin.

— Qu’il vienne ! ordonna Seijūrō.

Il avait la bouche sèche. Il s’assit à la place du maître, une petite estrade, et s’apprêta à recevoir le salut de Musashi. Ayant choisi l’un des sabres de bois que lui présentaient ses disciples, il le tint verticalement à son côté.

Trois ou quatre hommes se disposaient à obéir, quand Tōji et Ryōhei leur dirent d’attendre.

Il s’ensuivit d’assez longs chuchotements, hors de portée d’oreille de Seijūrō. Ces conciliabules se concentraient autour de Tōji et d’autres aînés parmi les élèves de l’école. Bientôt s’y joignirent des membres de la famille et quelques serviteurs ; si nombreuse était l’assemblée qu’elle se scinda en groupes. La controverse, bien qu’animée, fut réglée en un temps assez bref.

La majorité, non seulement soucieuse du sort de l’école, mais consciente des lacunes de Seijūrō en tant que duelliste, conclut qu’il serait peu sage de le laisser affronter Musashi seul à seul. Avec deux morts et plusieurs blessés, si Seijūrō  devait perdre, la crise qui menaçait l’école deviendrait d’une extraordinaire gravité. Le risque était trop grand.

L’opinion tacite de la plupart des hommes était que si Denshichirō avait été là, il n’y aurait guère eu de motif d’inquiétude. De façon générale on estimait qu’il eût été mieux qualifié que Seijūrō  pour continuer l’œuvre de son père ; mais étant le second fils et n’exerçant pas de responsabilités importantes, il était d’une insouciance excessive. Ce matin-là, il avait quitté la maison avec des amis pour se rendre à Ise, sans même prendre la peine de dire quand il reviendrait.

Tōji s’approcha de Seijūrō  en déclarant :

— Nous sommes arrivés à une conclusion.

Tandis que Seijūrō  prêtait l’oreille au rapport chuchoté, son visage devenait de plus en plus indigné jusqu’à ce que finalement il étouffât d’une fureur à peine contenue :

— Le duper ?

Tōji tenta avec les yeux de le faire taire, mais impossible :

— ... Je ne peux rien accepter de pareil ! C’est lâche. Et si la nouvelle se répandait au-dehors que l’Ecole Yoshioka avait tellement peur d’un guerrier inconnu qu’elle l’avait attiré dans un piège ?...

— Calmez-vous, supplia Tōji, mais Seijūrō continuait de protester.

Couvrant sa voix, Tōji dit très fort :

— ... Remettez-vous-en à nous. Nous prenons l’affaire en main.

Mais Seijūrō  ne voulait rien entendre :

— Crois-tu donc que moi, Yoshioka Seijūrō, je serais vaincu par ce... Musashi, si c’est bien ainsi qu’il s’appelle ?

— Oh ! non, là n’est pas du tout la question, mentit Tōji. Seulement, nous ne voyons pas quel honneur il y aurait pour vous à le vaincre. Vous êtes d’un rang bien trop élevé pour accepter le défi d’un vagabond effronté de cette sorte. De toute manière, il n’y a pas de raison pour que personne, en dehors de cette maison, apprenne quoi que ce soit de l’affaire. Une seule chose importe : ne pas le laisser repartir vivant.

Alors même qu’ils discutaient, le nombre des hommes qui se trouvaient dans la salle diminuait de plus de moitié. Silencieux comme des chats, ils disparaissaient dans le jardin, vers la porte de derrière et dans les pièces intérieures, se fondant presque imperceptiblement dans les ténèbres.

— ... Jeune Maître, nous ne pouvons tarder plus longtemps, dit Tōji avec fermeté, et il souffla la lampe.

Il tira à demi son sabre du fourreau, et releva ses manches de kimono.

Seijūrō demeurait assis. Bien que soulagé dans une certaine mesure de n’avoir pas à combattre l’inconnu, il n’était nullement satisfait. Il devinait que ses disciples avaient une piètre opinion de ses talents. Il songeait combien il avait négligé de s’exercer depuis la mort de son père, et cette idée le plongeait dans l’abattement.

La maison devint aussi froide et silencieuse que le fond d’un puits. Incapable de rester en place, Seijūrō se leva et se mit à la fenêtre. A travers les portes tendues de papier de la chambre que l’on avait donnée à Musashi, il pouvait distinguer la douce lueur tremblante de la lampe. C’était l’unique lumière de toute la maison.

Un bon nombre d’autres yeux guettaient dans la même direction. Les assaillants, leurs sabres devant eux, par terre, retenaient leur souffle pour percevoir tout bruit capable de leur indiquer ce que Musashi avait l’intention de faire.

Tōji, malgré ses défauts, avait reçu la formation d’un samouraï. Il essayait désespérément de deviner ce qu’allait faire Musashi. « Il a beau être complètement inconnu dans la capitale, c’est un grand guerrier. Se peut-il qu’il soit tout simplement assis en silence dans cette chambre ? Notre approche a été assez discrète, mais avec tous ces gens qui se pressent dans sa direction, il doit avoir la puce à l’oreille. N’importe quel apprenti guerrier l’aurait ; sinon, il serait mort à l’heure qu’il est... Hum, peut-être qu’il s’est assoupi. Je le croirais assez. Après tout, il attend depuis longtemps... En revanche, il a déjà prouvé qu’il était malin. Il est probablement debout là-dedans, tout prêt au combat, et il laisse la lampe allumée pour nous prendre au dépourvu, en attendant le premier homme qui l’attaquera... Ce doit être ça. Mais oui, c’est ça ! »

Les hommes étaient nerveux et circonspects, car leur victime désignée serait tout aussi désireuse de les tuer. Ils échangeaient des coups d’œil, se demandant à part eux qui serait le premier à s’élancer pour risquer sa vie.

Enfin, le rusé Tōji, qui se trouvait tout près de la chambre de Musashi, cria :

— Musashi ! Pardon de vous avoir fait attendre ! Pourrais-je vous voir un instant ?

Ne recevant pas de réponse, Tōji conclut que Musashi se trouvait effectivement prêt, dans l’attente de l’attaque. Tōji se jura de ne pas le laisser échapper ; il fit un signe à droite et à gauche, puis donna un coup de pied dans le shoji. Délogé par le choc de sa rainure, le bas de la porte glissa d’environ soixante-dix centimètres à l’intérieur de la chambre. Au bruit, les hommes qui étaient censés prendre d’assaut la pièce reculèrent d’un pas sans le vouloir. Mais presque aussitôt, quelqu’un lança le signal de l’attaque, et toutes les autres portes de la chambre s’ouvrirent avec fracas.

— Il n’est pas là !

— La chambre est vide !

On entendait marmonner, incrédules, des voix qui avaient recouvré tout leur courage. Musashi se trouvait assis là très peu de temps auparavant, quand on lui avait apporté la lampe. Elle brûlait encore, le coussin sur lequel il s’était assis n’avait pas bougé, le brasero flambait toujours, et la tasse de thé demeurait intacte. Mais plus de Musashi !

Un homme courut sur la véranda, et fit savoir aux autres qu’il s’était enfui. Des élèves et des serviteurs, sortis de sous la véranda et de coins sombres du jardin, se rassemblèrent ; ils piétinaient de colère, et maudissaient les hommes qui avaient monté la garde auprès de la petite chambre. Mais ceux-ci affirmaient que Musashi ne pouvait pas s’être évadé. Il s’était rendu aux toilettes moins d’une heure auparavant mais avait regagné la chambre aussitôt. Pas moyen de sortir sans être vu.

— Tu veux dire qu’il est invisible comme le vent ? demanda un homme avec ironie.

En cet instant précis, un homme qui fouillait dans un cabinet cria :

— Voilà comment il s’est enfui ! Voyez donc, ces lames de parquet ont été arrachées.

— Ça ne fait pas bien longtemps que l’on a éméché la lampe. Il ne peut être loin !

— Tous après lui !

Si Musashi avait en effet pris la fuite, il devait être un lâche en réalité ! Cette idée anima ses poursuivants de l’esprit combatif qui leur avait manqué si notablement un peu plus tôt. Ils sortaient en foule des portes de devant, de derrière et latérales, lorsqu’une voix hurla :

— Le voilà !

Près de la porte de derrière, une silhouette jaillit de l’ombre, traversa la rue et s’engagea dans une allée obscure, de l’autre côté. Courant comme un lièvre, elle fit un crochet en arrivant au mur au bout de l’allée. Deux ou trois élèves rattrapèrent l’homme sur la route, entre le Kūyadō et les ruines calcinées du Honnōji.

— Lâche !

— Alors, comme ça, tu voulais t’enfuir !

— Après ce que tu as fait aujourd’hui ?

Il y eut un vacarme de mêlée, de coups de pied, et un hurlement de défi. L’homme capturé avait recouvré ses forces, et se retournait contre ses agresseurs. En un instant, les trois hommes qui le traînaient par la peau du cou mordaient la poussière. Le sabre de l’homme allait s’abattre sur eux quand un quatrième accourut en criant :

— Attendez ! Il y a erreur ! Ce n’est pas celui que nous cherchons.

Matahachi abaissa son arme, et les hommes se relevèrent.

— Mais tu as raison ! Ce n’est pas Musashi.

Comme ils se tenaient là, perplexes, Tōji arriva sur les lieux.

— Alors, vous l’avez attrapé ? demanda-t-il.

— Euh, c’est pas le bon... pas celui qui a provoqué tous les ennuis.

Tōji examina de plus près le captif, et dit avec stupéfaction :

— C’est là l’homme que vous poursuiviez ?

— Oui. Tu le connais ?

— Je l’ai vu aujourd’hui même à la maison de thé Yomogi.

Pendant qu’ils considéraient Matahachi dans un silence lourd de suspicion, il remettait tranquillement de l’ordre dans sa chevelure ébouriffée, et époussetait son kimono.

— C’est le patron du Yomogi ?

— La patronne m’a dit que non. Il a l’air de n’être qu’une espèce de pique-assiette.

— M’a l’air plutôt louche. Qu’est-ce qu’il fabriquait, près de la porte ? Espionnait ?

Mais Tōji s’était déjà remis en route.

— Si nous perdons notre temps avec lui, nous ratons Musashi. Divisez-vous, et allez. Faute de mieux, nous pouvons du moins découvrir où il habite.

Il y eut un murmure d’assentiment, et les voilà partis.

Matahachi, debout face au fossé du Honnōji, restait silencieux, la tête inclinée, tandis que les hommes le dépassaient en courant. Il héla le dernier d’entre eux.

L’homme s’arrêta.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il.

S’avançant vers lui. Matahachi demanda :

— Quel âge avait cet homme que vous appelez Musashi ?

— Comment voulez-vous que je le sache ?

— Pourriez-vous dire qu’il avait mon âge environ ?

— Je suppose que c’est à peu près cela. Oui.

— Est-il du village de Miyamoto dans la province de Mimasaka ?

— Oui.

— Je suppose que « Musashi » est une autre façon de lire les deux caractères qui servent à écrire « Takezō », hein ?

— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? C’est un ami à vous ?

— Oh ! non. C’était seulement pour savoir.

— Eh bien, à l’avenir, vous feriez mieux de vous tenir à distance des endroits où vous n’avez que faire. Sinon, vous risquez vraiment d’avoir des ennuis, un de ces jours.

Sur cette mise en garde, l’homme prit ses jambes à son cou.

Matahachi se mit à longer lentement le fossé obscur, en s’arrêtant de temps à autre pour regarder les étoiles. Il ne semblait avoir aucune destination précise.

« C’est lui, tout compte fait ! conclut-il. Il doit avoir changé son nom en celui de Musashi, et être devenu escrimeur. Je suppose qu’il est bien différent de ce qu’il était. » Il glissa les mains dans son obi, et se mit à donner des coups de pied dans une pierre. A chaque coup de pied, il avait l’impression de voir en face de lui le visage de Takezō.

« Le moment est mal choisi, marmonnait-il. J’aurais honte qu’il me voie tel que je suis devenu. J’ai assez d’amour-propre pour ne pas vouloir être méprisé par lui... Pourtant, si cette bande de l’Ecole Yoshioka le rattrape, ils sont capables de le tuer. Je me demande où il est. Je voudrais du moins l’avertir. »

 

 

 

Rencontre et retraite

 

Le long du chemin pierreux qui montait vers le temple de Kiyomizudera se dressait une rangée de maisons misérables ; leurs toits de planches s’alignaient comme des dents cariées ; elles étaient si vieilles que la mousse couvrait leurs auvents. Sous le chaud soleil de midi, la rue puait le poisson salé qui grillait sur du charbon de bois.

Un plat vola à travers le seuil d’une des masures, et se brisa en mille morceaux dans la rue. Un homme d’une cinquantaine d’années, apparemment un artisan quelconque, roula dehors à sa suite. Sur ses talons venait sa femme, pieds nus, la tignasse hirsute, les mamelles pendantes comme des pis de vache.

— Qu’est-ce que tu racontes, espèce de paltoquet ? criait-elle d’un ton suraigu. Tu t’en vas, tu laisses ta femme et tes enfants crever de faim, et puis tu rappliques en rampant comme un ver !

A l’intérieur de la maison, on entendait pleurer des enfants ; non loin de là, un chien hurlait. La femme rattrapa l’homme, l’empoigna par son toupet de cheveux, et se mit à le rosser.

— ... Et maintenant, où crois-tu que tu vas aller, vieil imbécile ?

Des voisins accoururent pour tâcher de rétablir l’ordre.

Musashi sourit ironiquement, et se retourna vers le magasin de céramique. Depuis quelque temps, avant que n’éclatât cette scène de ménage, il se tenait devant la boutique à regarder les potiers avec une fascination puérile. Les deux hommes, à l’intérieur, n’étaient pas conscients de sa présence. Les yeux rivés à leur ouvrage, ils semblaient entrés dans l’argile, en faire partie. Leur concentration était totale.

Musashi eût aimé travailler l’argile. Depuis l’enfance, le travail manuel lui plaisait ; il croyait qu’il aurait su tout au moins fabriquer un simple bol à thé. Or, à ce moment précis, l’un des potiers, un homme qui approchait de la soixantaine, commença à en façonner un. Musashi, observant l’adresse avec laquelle il mouvait ses doigts et marnait sa spatule, constata qu’il avait surestimé ses propres capacités. « Quelle technique il faut pour faire une pièce aussi simple que celle-là ! » se dit-il avec émerveillement.

En ce temps-là, il éprouvait souvent une admiration profonde pour le travail d’autrui. Il s’apercevait qu’il respectait la technique, l’art, et même l’aptitude à bien accomplir une tâche simple, surtout s’il s’agissait d’un talent que lui-même ne possédait pas.

Dans un coin de la boutique, sur un comptoir de fortune fait d’un vieux panneau de porte, se dressaient des rangées d’assiettes, de jarres, de coupes à saké, de cruches. On les vendait comme souvenirs, pour la misérable somme de vingt à trente pièces de monnaie, à des gens qui montaient au temple et en redescendaient. Le caractère humble de la cabane en planches formait un saisissant contraste avec la ferveur des potiers voués à leur tâche. Musashi se demandait s’ils avaient toujours assez à manger. La vie, à ce qu’il paraissait, n’était pas aussi facile qu’elle le semblait parfois.

Devant l’habileté, le zèle, la concentration prodigués pour fabriquer des ustensiles, fussent-ils aussi bon marché que ceux-là, Musashi eut le sentiment d’avoir encore un long chemin à parcourir s’il voulait jamais atteindre le niveau de perfection à l’escrime auquel il aspirait. Cette pensée le dégrisait car, au cours des trois semaines précédentes, il avait visité d’autres célèbres centres d’entraînement de Kyoto en dehors de l’Ecole Yoshioka, et avait commencé à se demander s’il n’avait pas été trop critique envers lui-même, depuis son emprisonnement à Himeji. Il s’était attendu à trouver Kyoto rempli d’hommes qui avaient maîtrisé les arts martiaux. Après tout, il s’agissait de la capitale impériale ainsi que de l’ancien siège du Shōgunat Ashikaga, et Kyoto avait longtemps été un lieu de rassemblement pour les généraux fameux et les guerriers légendaires. Or, au cours de son séjour, Musashi n’avait pas trouvé un seul centre d’entraînement qui lui eût enseigné quoi que ce fût dont il eût lieu d’être sincèrement reconnaissant. A la place, dans chaque école il avait connu la déception. Bien qu’il eût toujours gagné ses combats, il était incapable de déterminer si c’était parce qu’il était bon ou parce que ses adversaires étaient mauvais. Dans les deux cas, si les samouraïs qu’il avait rencontrés étaient caractéristiques, le pays se trouvait en piètre posture.

Encouragé par ses succès, Musashi en était venu à tirer une certaine fierté de sa compétence. Mais voici que lui étaient remis en mémoire les dangers de la vanité ; cela rabattait son orgueil. Il s’inclina mentalement avec un profond respect devant ces vieux hommes barbouillés d’argile, et se mit à gravir la pente abrupte qui montait à Kiyomizudera.

Il n’avait pas fait dix pas lorsqu’une voix l’appela d’en bas :

— Eh ! vous, là-haut, monsieur le rōnin !

— C’est à moi que vous parlez ? demanda Musashi en se retournant.

A en juger d’après le vêtement de coton rembourré de l’homme, ses jambes nues, et la perche qu’il avait à la main, il exerçait le métier de porteur de palanquin. Dans sa barbe, il demanda, assez poliment pour un homme de sa condition inférieure :

— Vous nommez-vous Miyamoto, monsieur ?

— Oui.

— Merci.

L’homme fit demi-tour, et descendit vers la colline de Chawan.

Musashi le regarda pénétrer dans ce qui semblait être une maison de thé. Alors qu’il traversait l’endroit, quelque temps auparavant, il avait remarqué un groupe nombreux de portefaix et de porteurs de palanquin, debout au soleil. Il ignorait complètement qui avait bien pu envoyer l’un d’entre eux demander son nom, mais supposait que l’inconnu ne tarderait pas à venir à lui. Il resta là un moment, mais, nul ne s’étant présenté, reprit son ascension.

Il s’arrêta en chemin pour regarder plusieurs temples célèbres ; devant chacun d’eux, il s’inclinait et disait deux prières. L’une était : « Je vous en prie, protégez ma sœur. » L’autre : « Je vous en prie, mettez à l’épreuve l’humble Musashi. Faites qu’il devienne le plus grand homme d’épée du pays ; sinon, qu’il meure. »

Arrivé au sommet d’une falaise, il laissa tomber à terre son chapeau de vannerie, et s’assit. De là, il dominait toute la ville de Kyoto. Tandis qu’il était assis, les bras autour des genoux, une ambition simple, mais puissante, gonfla son jeune cœur.

— Je veux que ma vie ait de l’importance. Je le veux parce que je suis un être humain.

Une fois, il avait lu qu’au Xe siècle, deux rebelles, appelés Tarra no Masakado et Fujiwara no Sumitomo, tous deux follement ambitieux, s’étaient associés pour décider que s’ils sortaient victorieux de la guerre ils diviseraient le Japon entre eux. D’abord, l’histoire était sans doute apocryphe ; pourtant, Musashi se rappelait s’être dit sur le moment qu’il eût été de leur part bien stupide et bien peu réaliste de croire qu’ils pourraient accomplir un projet aussi grandiose. Or, maintenant, il ne trouvait plus cela ridicule. Son propre rêve avait beau être d’une espèce différente, il y avait certaines similitudes. Si les jeunes sont incapables de caresser de grands rêves, qui en sera capable ? Pour le moment, Musashi imaginait le moyen de faire sa place dans le monde.

Il songeait à Oda Nobunaga et à Toyotomi Hideyoshi, à leur idéal d’unification du Japon, et aux nombreuses batailles qu’ils avaient livrées à cette fin. Mais il était clair que le chemin qui menait à la grandeur ne passait plus par la victoire dans les batailles. Aujourd’hui, les gens ne voulaient que la paix dont ils avaient eu si longtemps soif. Et en considérant la longue, longue lutte que Tokugawa Ieyasu avait dû endurer pour transformer son désir en réalité, il se rendait compte une fois de plus de la difficulté qu’il y avait à se cramponner à son idéal.

« Il s’agit d’une ère nouvelle, se disait-il. J’ai devant moi le restant de mes jours. Je suis venu trop tard pour suivre les traces de Nobunaga ou de Hideyoshi, mais je n’en puis pas moins rêver de conquérir mon propre monde. Nul ne saurait m’en empêcher. Même ce porteur de palanquin doit avoir une ambition quelconque. »

Durant un moment, il chassa de son esprit ces idées pour essayer d’envisager sa situation de manière objective. Il possédait son sabre, et la Voie du Sabre était celle qu’il avait choisie. Peut-être était-il bel et bon d’être un Hideyoshi ou un Ieyasu, mais l’époque n’avait plus besoin d’hommes de ce talent particulier. Ieyasu avait tout bien mis en ordre ; plus n’était besoin de guerres sanglantes. A Kyoto qui s’étendait aux pieds de Musashi, la vie avait cessé d’être une affaire pleine de risque.

Pour Musashi, l’important désormais serait son sabre et la société autour de lui, puisque son art du sabre était lié à son existence d’être humain. En un éclair d’intuition, il fut heureux d’avoir trouvé la relation entre les arts martiaux et ses propres idéaux de grandeur.

Comme il était assis, perdu dans ses pensées, le visage du porteur de palanquin reparut au pied de la falaise. Il désignait Musashi avec sa perche de bambou en criant :

— Le voilà, là-haut !

Musashi baissa les yeux vers l’endroit où les porteurs s’agitaient en vociférant. Ils se mirent à grimper la colline dans sa direction. Il se leva et, tâchant de les ignorer, continua son ascension ; mais il s’aperçut bientôt que sa route était barrée. Bras contre bras, brandissant leurs perches, un important groupe d’hommes l’encerclait à distance. Regardant par-dessus son épaule, il vit que les hommes, derrière lui, s’étaient arrêtés. L’un d’eux souriait en découvrant les dents ; il informait les autres que Musashi semblait « regarder une plaque quelconque. »

Musashi, maintenant devant les marches du Hongandō, levait en effet les yeux vers une plaque, battue par les intempéries, qui pendait à la traverse de l’entrée du temple. Mal à l’aise, il se demandait s’il devait tenter de les disperser en les effrayant par un cri de guerre. Il avait beau savoir qu’il en pourrait venir à bout rapidement, il n’avait aucune raison de se battre avec une bande d’humbles travailleurs. De toute manière, il devait s’agir d’une erreur. Dans ce cas, ils se disperseraient tôt ou tard. Il se tenait là patiemment, à lire et relire les mots inscrits sur la pancarte : « Premiers vœux. »

— La voilà ! cria l’un des porteurs.

Ils se mirent à parler entre eux à mi-voix. Musashi avait l’impression qu’ils s’excitaient à la fureur. L’enceinte, derrière la porte ouest du temple, s’était rapidement remplie de monde, et voici que prêtres, pèlerins et marchands s’usaient les yeux pour voir ce qui se passait. Le visage plein de curiosité, ils formaient des groupes en dehors du cercle des porteurs qui entouraient Musashi.

De la colline de Sannen venaient les mélopées rythmées sur le pas des hommes chargés d’un fardeau. Les voix se rapprochèrent jusqu’à ce que deux hommes pénètrent dans l’enceinte du temple, portant sur le dos une vieille femme et un samouraï campagnard qui semblait assez fatigué.

Sur le dos de son porteur, Osugi fit un brusque signe de la main en disant :

— Ça ira comme ça.

Le porteur fléchit les jambes, et, tout en sautant lestement à terre, elle le remercia. Elle se tourna vers l’oncle Gon, et dit :

— ... Cette fois, nous ne le laisserons pas échapper, n’est-ce pas ?

Tous deux étaient vêtus et chaussés comme s’ils s’attendaient à passer le reste de leur existence à voyager.

— Où est-il ?

Un des porteurs dit : « Là-bas », en indiquant fièrement la direction du temple.

L’oncle Gon humecta de salive la poignée de son sabre, et tous deux se frayèrent un chemin à travers le cercle.

— Prenez votre temps, conseilla l’un des porteurs.

— Il a l’air drôlement fort, dit un autre.

— Préparez-vous bien, fit un troisième.

Tandis qu’ils adressaient à Osugi des paroles d’encouragement et de soutien, les spectateurs observaient la scène d’un air consterné.

— La vieille a-t-elle vraiment l’intention de défier en duel ce rōnin ?

— Ça m’en a tout l’air.

— Mais elle est si vieille ! Même son second ne tient pas sur ses jambes ! Ils doivent avoir de bonnes raisons pour s’attaquer à un homme tellement plus jeune !

— Ce doit être une querelle de famille quelconque !

— Regardez-moi ça ! La voilà qui tombe sur le vieux. Il y a des grand-mères qui ont vraiment du cœur au ventre, vous ne trouvez pas ?

Un porteur accourut avec une louche d’eau pour Osugi. Après en avoir bu une gorgée, elle la tendit à l’oncle Gon en l’interpellant sévèrement :

— Allons, ne t’agite pas : il n’y a aucune raison de s’agiter. Takezō n’est qu’un pantin. Oh ! il se peut qu’il ait un peu appris à se servir d’un sabre, mais pas tant que ça. Du calme !

Ouvrant la marche, elle se rendit tout droit à l’escalier du devant du Hongandō, et s’assit sur les marches, à moins de dix pas de Musashi. Sans accorder la moindre attention ni à lui ni à la foule qui l’observait, elle sortit son chapelet, et, fermant les yeux, se mit à remuer les lèvres. Gagné par sa ferveur religieuse, l’oncle Gon joignit les mains et l’imita.

Le spectacle se révéla un petit peu trop mélodramatique, et l’un des spectateurs se mit à ricaner sous cape. Aussitôt, l’un des porteurs se retourna et dit sur un ton de défi :

— Il y a quelqu’un qui trouve ça drôle ? Il n’y a pas de quoi rire, espèce d’idiot ! La vieille a fait tout le chemin du Mimasaka pour retrouver le bon à rien qui s’est enfui avec la fiancée de son fils. Voilà près de deux mois qu’elle prie chaque jour au temple, ici, et aujourd’hui, il a fini par arriver.

— Ces samouraïs ne sont pas des gens comme nous, estimait un autre porteur. A son âge, la vieille pourrait vivre bien tranquillement chez elle, à faire sauter ses petits-enfants sur ses genoux ; mais non, la voilà qui cherche à venger, à la place de son fils, une insulte faite à sa famille. Elle a droit au moins à notre respect.

Un troisième déclara :

— Nous ne la soutenons point pour l’unique raison qu’elle nous a donné des pourboires. Elle a du caractère, c’est moi qui vous le dis ! Elle a beau être vieille, elle ne craint pas de se battre. Je dis que nous devrions l’aider de toutes nos forces. Ce n’est que justice, de secourir l’opprimé ! Si elle a le dessous, faisons nous-mêmes au rōnin son affaire.

— Tu as raison ! Mais allons-y maintenant ! Nous ne pouvons rester ici les bras croisés, et la laisser se faire tuer.

Quand la foule apprit les raisons de la présence d’Osugi, l’effervescence augmenta. Certains des spectateurs se mirent à encourager les porteurs.

Osugi replaça son chapelet dans son kimono, et le silence se fit dans l’enceinte du temple.

— Takezō ! appela-t-elle d’une voix forte, la main gauche sur le petit sabre qui pendait à sa ceinture.

Durant tout ce temps, Musashi s’était tenu à l’écart, en silence. Même quand Osugi cria son nom, il feignit de n’avoir pas entendu. Démonté par ce comportement, l’oncle Gon, debout à côté d’Osugi, choisit cet instant pour passer à l’attaque, et, tendant le cou, poussa une clameur de défi.

Musashi ne réagit toujours pas. Il en était incapable. C’était bien simple : il ne savait pas de quelle façon réagir. Il se rappelait que Takuan, à Himeji, l’avait averti qu’il risquait de tomber sur Osugi. Il était disposé à l’ignorer totalement ; mais ce qu’avaient dit les porteurs à la foule le bouleversait. De plus, il avait peine à refréner son ressentiment devant la haine que les Hon’iden avaient nourrie contre lui durant tout ce temps. Toute l’affaire n’était rien de plus qu’une mesquine question de qu’en-dira-t-on dans le petit village de Miyamoto, un malentendu facile à dissiper si seulement Matahachi s’était trouvé là.

Musashi ne savait pourtant pas du tout quoi faire en l’occurrence. Comment riposter au défi d’une vieille femme tremblotante et d’un samouraï couvert de rides ? Silencieux, l’œil fixe, il ne savait quel parti prendre.

— Regardez-moi donc ce salaud ! Il a peur ! vociféra un porteur.

— Sois un homme ! Laisse la vieille te tuer ! ironisa un autre.

Tout le monde était dans le camp d’Osugi.

La vieille cligna des yeux et hocha la tête. Puis elle regarda les porteurs et cria avec colère :

— Silence ! Je ne veux de vous que pour témoins. Si nous étions tués tous deux, je veux que vous renvoyiez nos corps à Miyamoto. Pour le reste, je n’ai que faire de vos discours, ni de votre aide !

Dégainant à demi son petit sabre, elle fit deux pas en direction de Musashi.

— ... Takezō ! répéta-t-elle. Takezō a toujours été ton nom, au village ; aussi, pourquoi n’y réponds-tu pas ? L’on m’a dit que tu avais pris un beau nom tout neuf — Miyamoto Musashi, c’est bien ça ? —, mais tu seras toujours Takezō pour moi. Ha ! ha ! ha !

Le rire faisait trembloter son cou ridé. De toute évidence, elle espérait tuer Musashi avec des mots avant que les sabres ne fussent tirés.

— ... Croyais-tu donc pouvoir m’empêcher de te retrouver uniquement en changeant de nom ? Quelle sottise ! Les dieux du ciel m’ont guidée vers toi comme je savais qu’ils le feraient. Et maintenant, en garde ! Nous allons voir si je rapporterai chez moi ta tête, ou si tu trouveras le moyen de rester en vie !

L’oncle Gon, de sa voix usée, lança son propre défi :

— Voilà quatre longues années que tu nous as glissé entre les doigts, et nous t’avons recherché durant tout ce temps. Et voici que nos prières, ici, au Kiyomizudera, t’ont livré entre nos mains. Je suis peut-être vieux, mais je n’ai pas l’intention de me laisser vaincre par tes pareils ! Prépare-toi à mourir !

Dégainant à la vitesse de l’éclair, il cria à Osugi :

— ... Ecarte-toi de là !

Furieuse, elle se retourna contre lui :

— Que veux-tu dire, espèce de vieil imbécile ? C’est toi qui trembles !

— Tant pis ! Les bodhisattvas de ce temple nous protégeront !

— Tu as raison, oncle Gon. Et les ancêtres des Hon’iden sont avec nous, eux aussi ! Nous n’avons rien à craindre.

— Takezō ! En avant ! Dégaine !

— Qu’est-ce que tu attends ?

Musashi ne bougeait pas. Debout là, pareil à un sourd-muet, il regardait fixement les deux vieillards aux sabres dégainés.

Osugi cria :

— ... Qu’est-ce qui se passe, Takezō ? Tu as peur ?

Elle prit son élan mais soudain trébucha sur une pierre, et, piquant du nez, atterrit à quatre pattes, presque aux pieds de Musashi.

La foule haletait ; une voix cria :

— Elle va se faire tuer !

— Vite, sauvez-la !

Mais l’oncle Gon, trop médusé pour faire un mouvement, se contenta de dévisager Musashi.

La vieille, alors, étonna tout le monde en ramassant son sabre et en retournant à côté de l’oncle Gon où elle reprit une attitude de défi.

— Qu’est-ce qui ne va pas, espèce d’empoté ? cria Osugi. Ce sabre, dans ta main, n’est-il qu’un ornement ? Ne sais-tu donc pas comment t’en servir ?

La face de Musashi ressemblait à un masque ; pourtant, il finit par parler, d’une voix de tonnerre :

— Je ne peux pas faire ça !

Il s’avança vers eux ; Aussitôt, l’oncle Gon et Osugi s’écartèrent de part et d’autre.

— Où... où vas-tu, Takezō ?

— Je ne peux pas me servir de mon sabre !

— Halte ! Pourquoi ne te bats-tu pas ?

— Je vous l’ai dit ! Je ne peux pas m’en servir !

Il marcha droit devant lui sans regarder ni à droite, ni à gauche. Il traversa la foule, sans se détourner une seule fois de sa ligne droite. Reprenant ses esprits, Osugi s’écria :

— Il est en train de s’enfuir ! Ne le laissez pas s’échapper !

La foule se referma sur Musashi mais au moment où elle croyait l’avoir encerclé, elle s’aperçut qu’il avait disparu. La stupéfaction était à son comble. Les yeux brillèrent de surprise, puis devinrent des taches ternes sur des visages sans expression.

Par petits groupes, ils continuèrent jusqu’au coucher du soleil à courir çà et là, cherchant frénétiquement sous les planchers du temple et dans les bois leur proie évanouie.

Plus tard encore, tandis que les gens redescendaient les pentes obscurcies des collines de Sannen et de Chawan un homme jura qu’il avait vu Musashi sauter avec la facilité d’un chat au sommet du mur d’un mètre quatre-vingts de haut, à côté de la porte de l’ouest, et disparaître.

Nul ne crut cette histoire, Osugi et l’oncle Gon moins que quiconque.

 

 

 

Le génie des eaux

 

Dans un hameau situé au nord-ouest de Kyoto, les coups pesants d’un maillet martelant de la paille de riz faisaient trembler le sol. Des torrents de pluie qui n’étaient pas de saison s’infiltraient dans les tristes toits de chaume. C’était un genre de terrain vague, entre la ville et la zone des cultures, d’une si extrême pauvreté qu’au crépuscule, la fumée des feux de cuisine ne s’élevait que d’une poignée de maisons.

Un chapeau de vannerie, suspendu sous l’auvent d’une maisonnette, signalait en caractères grossiers qu’il s’agissait d’une auberge, mais de l’espèce la plus modeste. Les voyageurs qui descendaient là étaient impécunieux, et ne louaient que la place où coucher par terre. Pour une paillasse ils payaient un supplément, mais rares étaient ceux qui pouvaient s’offrir un pareil luxe.

Dans la cuisine au sol en terre battue, à côté de l’entrée, un jeune garçon s’appuyait des deux mains sur le tatami surélevé de la pièce voisine, au milieu de laquelle se creusait le foyer.

— Salut !... Bonsoir !... Il y a quelqu’un ?

C’était le garçon de courses du débit de boisson, autre entreprise miteuse, située à côté.

Ce garçon avait la voix trop forte pour sa taille. Il ne pouvait avoir plus de dix ou onze ans ; avec ses cheveux mouillés de pluie qui descendaient sur ses oreilles, il ne paraissait pas plus réel qu’un génie des eaux dans une peinture baroque. Il portait aussi le costume de l’emploi : kimono à mi-cuisse, aux manches en tire-bouchon, grosse corde en guise d’obi, éclaboussures de boue jusqu’en haut du dos pour avoir couru en sabots.

— C’est toi, Jō ? cria d’une pièce du fond le vieil aubergiste.

— Oui. Voulez-vous que je vous apporte du saké ?

— Non, pas aujourd’hui. Le pensionnaire n’est pas encore rentré. Je n’en ai pas besoin.

— Eh bien, il en voudra quand il rentrera, non ? Je vais en apporter la quantité habituelle.

— S’il en veut, j’irai le chercher moi-même.

Peu désireux de repartir sans commande, le garçon demanda :

— Qu’est-ce que vous faites, là-dedans ?

— J’écris une lettre ; je l’enverrai demain par le cheval de somme, là-haut, à Kurama. Mais c’est un peu difficile. Et je commence à avoir mal au dos. Tais-toi, ne m’ennuie pas.

— C’est assez drôle, hein ? Vous êtes si vieux que vous commencez à vous courber, et vous ne savez pas encore écrire comme il faut !

— Suffit. Si tu continues tes impertinences, je t’envoie un allume-feu.

— Vous voulez que je l’écrive à votre place ?

— Ha ! ha ! comme si tu en étais capable !...

— Oh ! j’en suis capable, affirma le garçon en pénétrant dans la pièce.

Par-dessus l’épaule du vieil homme il regarda la lettre, et éclata de rire.

— ... Vous voulez écrire « pommes de terre » ? Le caractère que vous avez tracé veut dire « perche ».

— Silence !

— Je ne dirai pas un mot, si vous y tenez. Mais votre écriture est affreuse. Avez-vous l’intention d’envoyer à vos amis des pommes de terre ou des perches ?

— Des pommes de terre.

Le garçon poursuivit sa lecture, puis décréta :

— Ça ne vaut rien. Personne d’autre que vous ne pourrait deviner ce que cette lettre veut dire !

— Eh bien, puisque tu es si malin, vois donc ce que tu peux en faire.

— Bon. Dites-moi seulement ce que vous voulez écrire.

Jōtarō s’assit et prit le pinceau.

— Espèce d’âne maladroit ! s’écria le vieux.

— Pourquoi me traiter de maladroit ? C’est vous qui ne savez pas écrire !

— Ton nez coule sur le papier.

— Oh ! pardon. Vous pouvez me donner cette feuille pour ma peine.

Il se moucha dans la feuille souillée.

— ... Et maintenant, qu’est-ce que vous voulez dire ?

Tenant le pinceau d’une main ferme, il écrivit avec aisance sous la dictée du vieil homme.

Au moment précis où il achevait la lettre, le pensionnaire rentra ; il rejeta négligemment un sac à charbon de bois qu’il avait ramassé quelque part pour s’en protéger la tête.

Musashi, s’arrêtant sur le seuil, tordit ses manches pour en exprimer l’eau, et grommela :

— Je pense que ça va être la fin des fleurs de prunier.

Depuis la vingtaine de jours que Musashi se trouvait là, il en était venu à se sentir chez lui dans l’auberge. Il regardait l’arbre, à côté du portail de devant, dont les fleurs roses avaient réjoui sa vue chaque matin depuis son arrivée. Les pétales jonchaient la boue.

En entrant dans la cuisine, il eut la surprise d’apercevoir le garçon du marchand de saké en tête à tête avec l’aubergiste. Curieux de ce qu’ils pouvaient bien faire, il se glissa derrière le vieux et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

Jōtarō leva les yeux vers Musashi, puis se hâta de cacher pinceau et papier derrière son dos.

— On n’espionne pas les gens comme ça ! protesta-t-il.

— Laisse-moi voir, dit Musashi, taquin.

— Non, fit Jōtarō en secouant la tête d’un air intraitable.

— Allons, montre-moi, dit Musashi.

— Seulement si vous m’achetez du saké.

— Ah ! c’est donc ça ? Très bien, je t’en achète.

— Six décilitres ?

— Je n’en ai pas besoin de tant que ça.

— Trois décilitres ?

— Encore trop.

— Alors, combien ? Ne soyez pas aussi radin !

— Radin ? Allons, tu sais bien que je ne suis qu’un pauvre homme d’épée. Crois-tu donc que j’aie de l’argent à jeter par les fenêtres ?

— Bon. Je le mesurerai moi-même ; je vous en donnerai pour votre argent. Mais alors, vous devez promettre de me raconter des histoires.

Le marché conclu, Jōtarō repartit joyeusement sous le déluge. Musashi ramassa la lettre, et la lut. Au bout de quelques instants, il se tourna vers l’aubergiste et lui demanda :

— C’est vraiment lui qui a écrit ça ?

— Oui. Stupéfiant, non ? Il a l’air très doué.

Tandis que Musashi se rendait au puits, s’aspergeait d’eau froide et passait des vêtements secs, le vieux suspendait une marmite au-dessus du feu, et sortait des légumes confits au vinaigre et un bol de riz. Musashi revint et s’assit près du feu.

— ... Qu’est-ce que fabrique ce chenapan ? marmonna l’aubergiste. Il n’en finit pas, avec son saké.

— Quel âge a-t-il ?

— Onze ans, je crois qu’il a dit.

— Avancé pour son âge, vous ne trouvez pas ?

— Hum, je suppose que c’est parce qu’il travaille chez le marchand de saké depuis l’âge de sept ans. Il y rencontre toutes sortes de gens : des charretiers, le papetier d’en bas, des voyageurs, est-ce que je sais encore ?

— Je me demande comment il a appris à écrire aussi bien.

— C’est vraiment si bien que ça ?

— Mon Dieu, son écriture est un peu enfantine, mais elle a une... comment dire ? une franchise bien séduisante. Si je voulais parler d’un homme d’épée, je dirais qu’elle montre de la largeur d’esprit. Ce garçon deviendra peut-être quelqu’un.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

— Je veux dire qu’il deviendra peut-être un véritable être humain.

— Ah ?

Le vieux fronça le sourcil, souleva le couvercle de la marmite, et se remit à bougonner :

— ... Toujours pas revenu. Je parie qu’il est encore à traîner quelque part.

Il était sur le point de mettre ses sandales pour aller chercher lui-même le saké lorsque Jōtarō revint.

— ... Qu’est-ce que tu fabriquais ? demanda-t-il au garçon. Tu as fait attendre mon hôte.

— Je n’ai pas pu faire autrement. Il y avait un client à la boutique, très ivre ; il m’a retenu pour me poser des tas de questions.

— Quel genre de questions ?

— Il posait des questions sur Miyamoto Musashi.

— Et je suppose que tu n’as pas su tenir ta langue.

— Même si je l’avais fait, ça n’aurait pas eu d’importance. Tout le monde, par ici, sait ce qui s’est passé l’autre jour à Kiyomizudera. La voisine, la fille du marchand de laque... toutes les deux étaient au temple, ce jour-là. Elles ont vu ce qui est arrivé.

— Cesse de parler de ça, veux-tu ? dit Musashi d’un ton presque suppliant.

L’œil aigu du garçon jaugea l’état d’âme de Musashi, et il demanda :

— Est-ce que je peux rester ici un moment pour causer avec vous ?

Il commença à se décrotter les pieds pour entrer dans la salle où était le feu.

— Je veux bien si ton maître est d’accord.

— Oh ! il n’a pas besoin de moi pour le moment.

— Très bien.

— Je vais chauffer votre saké. Je sais bien le faire.

Il disposa une jarre à saké dans la cendre chaude, au bord du feu, et annonça bientôt que c’était prêt.

— Rapide, hein ? dit Musashi, appréciateur.

— Vous aimez le saké ?

— Oui.

— Mais puisque vous êtes si pauvre, je suppose que vous ne buvez pas beaucoup ?

— Exact.

— Je croyais que les hommes qui étaient bons aux arts martiaux servaient de grands seigneurs, et touchaient de grosses pensions. A la boutique, un client m’a dit un jour que Tsukahara Bokuden se déplaçait toujours avec une suite de soixante-dix à quatre-vingts personnes, un relais de chevaux, et un faucon.

— C’est vrai.

— Et j’ai entendu dire qu’un célèbre guerrier du nom de Yagyū, qui sert la Maison de Tokugawa, a un revenu de cinquante mille boisseaux de riz.

— C’est vrai aussi.

— Alors, pourquoi êtes-vous si pauvre ?

— J’apprends encore mon métier.

— A quel âge aurez-vous des tas de disciples ?

— Je ne sais pas si j’en aurai jamais.

— Pourquoi donc ? Vous ne valez rien ?

— Tu as entendu ce que disaient les gens qui m’ont vu au temple. De quelque façon que l’on envisage le problème, je me suis enfui.

— C’est ce que tout le monde dit : le shugyōsha de l’auberge – c’est vous – est un faible. Mais ça me rend fou de les entendre.

Jōtarō serra les lèvres.

— Ha ! ha ! Qu’est-ce que ça peut te faire ? Ce n’est pas de toi qu’ils parlent.

— Eh bien, ça me fait de la peine pour vous. Ecoutez : le fils du papetier, le fils du tonnelier et quelques autres jeunes gens se réunissent quelquefois derrière la boutique du marchand de laque pour s’exercer au sabre. Pourquoi ne vous battez-vous pas avec l’un d’entre eux pour le vaincre ?

— Bon. Si c’est là ce que tu veux, je le ferai.

Musashi trouvait difficile de refuser à l’enfant ce qu’il demandait, en partie parce que lui-même était à maints égards encore un enfant, capable de comprendre Jōtarō. Il recherchait sans cesse, inconsciemment, quelque chose qui remplaçât l’affection familiale qui avait manqué à sa propre enfance.

— ... Parlons d’autre chose, dit-il. C’est moi qui vais te poser une question, pour changer. Où es-tu né ?

— A Himeji.

— Ah ! alors, tu es du Harima.

— Oui, et vous de Mimasaka, n’est-ce pas ? On me l’a dit.

— C’est vrai. Que fait ton père ?

— Il était samouraï. Un vrai samouraï bien loyal !

D’abord, Musashi eut l’air étonné ; mais en réalité cette réponse expliquait plusieurs choses, en particulier pourquoi l’enfant avait appris à si bien écrire. Musashi demanda le nom du père.

— Il s’appelle Aoki Tanzaemon. Il avait un traitement de vingt-cinq mille boisseaux de riz ; mais quand j’ai eu sept ans, il a quitté le service de son seigneur pour venir à Kyoto en tant que rōnin. Une fois que tout son argent a été dépensé, il m’a laissé chez le marchand de saké, et s’est fait moine dans un temple. Mais je ne veux pas rester à la boutique. Je veux devenir un samouraï comme était mon père, et apprendre l’escrime comme vous. N’est-ce pas le meilleur moyen ?

L’enfant fit une pause, puis reprit avec enthousiasme :

— ... Je veux devenir votre disciple : parcourir le pays en étudiant auprès de vous. Vous ne voulez pas me prendre pour élève ?

Ayant révélé ses intentions, Jōtarō prit une expression têtue qui reflétait clairement sa détermination à ne pas essuyer un refus. Il ne pouvait savoir, bien sûr, qu’il suppliait un homme qui se trouvait à l’origine de tous les malheurs de son père. Musashi, quant à lui, ne pouvait se résoudre à refuser d’entrée de jeu. Pourtant, la question qu’il se posait en réalité n’était pas de savoir s’il devait répondre oui ou non mais s’il devait parler d’Aoki Tanzaemon et de son malheureux sort. Il ne pouvait s’empêcher d’éprouver de la sympathie pour cet homme. La Voie du Samouraï était un constant jeu de hasard, et un samouraï devait être à tout moment prêt à tuer ou à être tué. Le fait de méditer sur cet exemple des vicissitudes de la vie assombrit Musashi, et l’effet du saké se dissipa soudain. Il se sentit seul.

Jōtarō insistait. Quand l’aubergiste essaya d’obtenir de lui qu’il laissât Musashi tranquille, il répliqua insolemment et redoubla d’efforts. Il saisit le poignet de Musashi, puis son bras, et finit par fondre en larmes.

Musashi, ne voyant aucune issue, dit :

— Bien, bien, ça suffit. Tu peux être mon disciple, mais seulement après avoir été en discuter avec ton maître.

Jōtarō, enfin satisfait, courut chez le marchand de saké.

 

Le lendemain matin, Musashi se leva tôt, s’habilla et appela l’aubergiste :

— Voudriez-vous me préparer un déjeuner à emporter ? Ces quelques semaines de séjour ici ont été bien agréables, mais je crois que maintenant je vais me remettre en route pour Nara.

— Vous vous en allez si vite ? demanda l’aubergiste, qui ne s’attendait pas à ce brusque départ. C’est parce que ce gosse vous empoisonnait, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, ce n’est pas sa faute. Voilà quelque temps que j’ai l’intention de me rendre à Nara – pour voir les fameux lanciers du Hōzōin. J’espère qu’il ne vous ennuiera pas trop quand il s’apercevra que je suis parti.

— Ne vous en faites pas pour ça. Ce n’est qu’un enfant. Il criera et pleurera un moment, et puis il oubliera.

— Je ne crois pas que le marchand de saké le laisserait partir, de toute façon, dit Musashi en sortant sur la route.

L’orage était passé, comme balayé, et la brise caressait sa peau, bien différente du vent furieux de la veille.

La rivière Kamo était haute, l’eau boueuse. A une extrémité du pont de bois de l’avenue Sanjō, des samouraïs inspectaient tous les passants. Musashi demanda la raison de cette inspection ; on lui répondit que c’était à cause de la visite imminente du nouveau Shōgun. Une avant-garde de seigneurs féodaux influents était déjà arrivée, et l’on prenait des mesures pour écarter de la ville les dangereux rōnins. Musashi, rōnin lui-même, donna des réponses toutes prêtes aux questions posées, et fut autorisé à passer.

Cet incident l’amena à réfléchir sur sa propre condition de guerrier errant, sans maître, n’ayant voué obéissance ni aux Tokugawas ni à leurs rivaux d’Osaka. Son escapade à Sekigahara dans le camp des forces d’Osaka, contre les Tokugawas, était une affaire héréditaire. Telle avait été l’allégeance de son père, inchangée depuis l’époque où il servait le seigneur Shimmen d’Iga. Toyotomi Hideyoshi était mort deux ans avant la bataille ; ses partisans, fidèles à son fils, formèrent la faction d’Osaka. A Miyamoto, Hideyoshi était considéré comme le plus grand héros ; Musashi se rappelait comment, enfant, assis au coin du feu, il avait écouté l’histoire des prouesses du grand guerrier. Ces idées conçues dans sa jeunesse s’attardaient en lui, et maintenant encore, si on l’avait pressé de dire quel camp il préférait, il aurait probablement répondu Osaka.

Musashi, depuis lors, avait appris un certain nombre de choses ; il reconnaissait maintenant que ses actions, à l’âge de dix-sept ans, avaient été à la fois irréfléchies et sans éclat. Pour servir avec fidélité son seigneur il ne suffisait pas de s’élancer aveuglément dans la mêlée en brandissant une lance. Il fallait aller jusqu’au bout, jusqu’aux confins de la mort.

« Si un samouraï meurt avec aux lèvres une prière pour la victoire de son seigneur, il a fait quelque chose de beau et d’important » : voilà comment Musashi aurait maintenant exprimé cela. Mais à l’époque, ni lui ni Matahachi n’avaient eu le moindre sens de ce qu’était le loyalisme. Ils avaient soif de renommée, de gloire, ou plutôt d’un moyen de gagner leur vie sans renoncer à quoi que ce fût.

Cette idée était curieuse. Ayant depuis lors appris de Takuan que la vie est un joyau qu’il convient de chérir, Musashi savait que loin de ne renoncer à rien, lui et Matahachi avaient sans le savoir offert leur bien le plus précieux. Chacun d’eux avait littéralement misé tout ce qu’il possédait sur l’espoir de recevoir une misérable solde de samouraï. Avec le recul, il se demandait comment ils pouvaient avoir été aussi sots.

Il s’aperçut qu’il approchait de Daigo, au sud de la ville ; en nage, il résolut de s’arrêter pour se reposer.

Il entendit au loin une voix qui criait :

— Attendez ! Attendez !

Tout en bas de l’abrupte route de montagne, il reconnut la silhouette du petit esprit des eaux, Jōtarō, qui courait à perdre haleine. Bientôt, les yeux irrités de l’enfant se plongeaient dans les siens.

— ... Vous m’avez menti ! criait Jōtarō. Pourquoi donc avez-vous fait ça ?

Essoufflé par sa course, la face empourprée, il parlait d’un ton belliqueux bien qu’il apparût clairement qu’il était au bord des larmes.

Musashi ne put s’empêcher de rire de son accoutrement. Il avait troqué les vêtements de travail de la veille pour un kimono ordinaire, mais trop petit de moitié pour lui ; le bas arrivait à peine aux genoux, et les manches aux coudes. A son côté pendait un sabre de bois plus grand que lui ; sur son dos, un chapeau de vannerie aussi large qu’un parapluie.

Tandis qu’il reprochait à grands cris à Musashi de l’avoir laissé, il éclata en sanglots. Musashi le serra dans ses bras et tenta de le consoler mais l’enfant continuait de gémir : il semblait se dire que dans les montagnes, loin de tous les regards, il pouvait se laisser aller.

Enfin, Musashi lui demanda :

— Ça te fait du bien de pleurnicher comme ça ?

— Ça m’est égal ! sanglotait Jōtarō. Vous êtes une grande personne, et pourtant vous m’avez menti. Vous m’avez dit que vous me permettriez d’être votre disciple... et puis vous êtes parti en me laissant. Est-ce que les grandes personnes se conduisent comme ça ?

— Pardonne-moi, dit Musashi.

Cette simple excuse transforma les pleurs de l’enfant en une plainte suppliante.

— ... Tais-toi, maintenant, dit Musashi. Je ne voulais pas te mentir, mais tu as un père et tu as un maître. Je ne pouvais t’emmener avec moi sans le consentement de ton maître. Je t’ai dit d’aller lui parler, n’est-ce pas ? Je ne croyais pas qu’il serait d’accord.

— Pourquoi n’avez-vous pas au moins attendu la réponse ?

— C’est de cela que je te demande pardon. En as-tu vraiment parlé avec lui ?

— Oui.

S’étant rendu maître de ses sanglots, il cueillit deux feuilles à un arbre, et se moucha avec.

— Et qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il m’a dit de partir.

— Vraiment ?

— Il a dit qu’aucun guerrier, aucune école d’entraînement qui se respectent ne prendraient un garçon comme moi ; mais puisque le samouraï de l’auberge était un « faible », il devait être juste la personne qu’il fallait. Il a dit que peut-être vous pourriez m’employer pour porter vos bagages, et il m’a donné ce sabre de bois pour cadeau de départ.

Ce raisonnement de l’homme fit sourire Musashi.

— ... Après ça, poursuivit l’enfant, je suis allé à l’auberge. Le vieux n’était pas là ; alors, j’ai seulement emprunté ce chapeau en le décrochant de sous l’auvent.

— Mais c’est l’enseigne de l’auberge ! Dessus, il y a marqué « chambres à louer ».

— Oh ! ça m’est égal. J’ai besoin d’un chapeau en cas de pluie.

L’attitude de Jōtarō montrait clairement qu’en ce qui le concernait l’on avait échangé toutes les promesses, tous les serments nécessaires, et qu’il était maintenant le disciple de Musashi. Sentant cela, Musashi se résigna à s’embarrasser plus ou moins de l’enfant ; mais il lui venait en outre à l’esprit que c’était peut-être la meilleure des choses. En vérité, lorsqu’il songeait au rôle que lui-même avait joué dans la disgrâce de Tanzaemon, il en concluait que peut-être il devait être reconnaissant de l’occasion qui s’offrait à lui de s’occuper de l’avenir de l’enfant.

Jōtarō, maintenant calme et rassuré, se rappela quelque chose et fouilla dans son kimono.

— ... J’allais oublier. J’ai quelque chose pour vous. Voilà.

Il sortit une lettre.

La regardant avec curiosité, Musashi demanda :

— Où as-tu eu ça ?

— Rappelez-vous : hier au soir, j’ai dit qu’il y avait un rōnin en train de boire à la boutique, et qui posait des tas de questions.

— Oui.

— Eh bien, à mon retour il était encore là. Il n’arrêtait pas de poser des questions sur vous. C’est un sacré buveur, par-dessus le marché : il a bu à lui seul une pleine bouteille de saké ! Après quoi, il a écrit cette lettre et il m’a demandé de vous la donner.

Musashi, inclinant la tête avec perplexité, brisa le cachet. D’abord, il regarda le bas de la lettre et vit qu’elle était de Matahachi, qui devait être ivre, en effet. Les caractères eux-mêmes vacillaient. A la lecture du rouleau, Musashi éprouva un mélange de nostalgie et de tristesse. Non seulement l’écriture était chaotique, mais le message lui-même était décousu, imprécis.

 

Depuis que je t’ai laissé au mont Ibuki, je n’ai pas oublié le village. Et je n’ai pas oublié mon vieux copain. Par hasard, j’ai entendu ton nom à l’Ecole Yoshioka. Sur le moment, je ne savais pas si je devais essayer de te voir. Maintenant, je suis chez un marchand de saké. J’ai beaucoup bu.

 

Jusqu’ici, le sens était assez clair, mais ensuite, la lettre était difficile à suivre.

 

Dès l’instant que je me suis séparé de toi, j’ai été maintenu dans une cage de luxure, et l’oisiveté m’a rongé les os. Durant cinq ans j’ai passé mes journées dans l’hébétude, à ne rien faire. Dans la capitale, tu es maintenant un célèbre homme d’épée. Je bois à ta réussite ! Certaines gens disent que Musashi est un lâche, qui ne sait que prendre la fuite. D’autres disent que tu es un incomparable homme d’épée. La vérité là-dessus m’est égale, je suis seulement heureux que ton sabre fasse jaser les gens de la capitale.

Tu es adroit. Tu devrais pouvoir faire ton chemin avec le sabre. Mais avec le recul, je m’étonne de moi-même, de ce que je suis devenu. Je suis un idiot ! Comment un misérable imbécile tel que moi pourrait-il affronter un sage ami comme toi sans mourir de honte ?

Mais j’attends un peu ! La vie est longue, et il est trop tôt pour dire ce que l’avenir apportera. Je ne veux pas te voir pour le moment, mais un jour viendra où je le voudrai.

Je prie pour ta santé.

 

Suivait un post-scriptum griffonné en hâte, l’informant assez en détail que l’Ecole Yoshioka prenait au sérieux l’incident récent, recherchait partout Musashi, et qu’il devait faire attention. Cela se terminait ainsi : « Il ne faut pas mourir maintenant que tu commences à peine à te faire un nom. Quand j’aurai moi aussi fait quelque chose de ma vie, je veux te voir pour parler du bon vieux temps. Prends soin de toi, garde-toi vivant pour me servir d’exemple. »

Nul doute que les intentions de Matahachi étaient pures, mais son attitude avait quelque chose de retors. Pourquoi faire un si grand éloge de Musashi, et tout de suite après tant insister sur ses propres défauts ? « Pourquoi, se demandait Musashi, ne pouvait-il se borner à dire que nous ne nous sommes pas vus depuis longtemps, et que nous devrions bien nous rencontrer pour bavarder longuement ? »

— Jō, as-tu demandé à cet homme son adresse ?

— Non.

— Est-ce qu’on le connaissait à la boutique ?

— Je ne crois pas.

— Il y venait souvent ?

— Non, c’était la première fois.

Musashi se disait que s’il avait connu l’adresse de Matahachi, il serait aussitôt retourné à Kyoto le voir. Il voulait parler à son camarade d’enfance, tâcher de le ramener à la raison, réveiller en lui l’état d’esprit qui avait jadis été le sien. Il considérait toujours Matahachi comme son ami ; aussi eût-il aimé l’arracher à son humeur actuelle avec ses tendances apparemment autodestructrices. Et, bien sûr, il eût aussi désiré pousser Matahachi à expliquer à sa mère quelle erreur elle était en train de commettre.

Tous deux poursuivaient leur route en silence. Ils descendaient la montagne vers Daigo, et l’on voyait au-dessous d’eux le carrefour de Rōkujizō.

Soudain, Musashi se tourna vers l’enfant et dit :

— Jō, je veux que tu me rendes un service.

— Lequel ?

— Je veux que tu me fasses une commission.

— Où ça ?

— A Kyoto.

— Ça veut dire : faire demi-tour pour retourner à l’endroit d’où je viens.

— C’est ça. Je veux que je tu ailles porter une lettre de ma part à l’Ecole Yoshioka, avenue Shijō.

Jōtarō, tout déconfit, donna un coup de pied dans un caillou.

— ... Tu ne veux pas y aller ? demanda Musashi en le regardant droit dans les yeux.

Jōtarō secoua la tête avec hésitation.

— Ça m’est égal d’y aller, mais est-ce que vous ne faites pas ça uniquement pour vous débarrasser de moi ?

Cette suspicion donna du remords à Musashi : n’avait-il pas brisé la confiance de l’enfant à l’égard des adultes ?

— Non ! répondit-il avec force. Un samouraï ne ment pas. Pardonne-moi pour ce qui s’est produit ce matin. C’était un simple malentendu.

— Bon. J’irai.

Au carrefour dit de Rokuamida, ils entrèrent dans une maison de thé, commandèrent du thé et déjeunèrent. Musashi écrivit ensuite une lettre qu’il adressa à Yoshioka Seijūrō :

 

J’apprends que vous et vos disciples me recherchez. Il se trouve que je suis en ce moment sur la grand-route de Yamato : j’ai l’intention de circuler en gros dans la région d’Iga et d’Ise durant une année environ pour poursuivre ma formation d’homme d’épée. Je ne souhaite pas modifier mes projets pour le moment ; mais comme je regrette autant que vous de n’avoir pu vous rencontrer lors de ma précédente visite à votre école, je tiens à vous informer que je serai sûrement de retour dans la capitale durant le premier ou le second mois de l’an prochain. D’ici là, j’espère améliorer considérablement ma technique. Je compte que vous-même ne négligerez pas de vous exercer. Quelle honte, si la florissante école de Yoshioka Kempō devait essuyer une deuxième défaite pareille à celle qu’elle a subie la dernière fois que je m’y trouvais ! Je termine en formulant mes vœux respectueux de bonne santé.

Shimmen Miyamoto Musashi Masana.

 

Bien que polie, cette lettre manifestait clairement la confiance en soi de Musashi. Ayant rectifié l’adresse pour y inclure non seulement Seijūrō mais tous les élèves de l’école, il posa son pinceau et tendit la missive à Jōtarō.

— Puis-je me contenter de la déposer à l’école et revenir ? demanda l’enfant.

— Non. Tu dois te présenter à l’entrée principale, et la remettre toi-même au serviteur qui s’y trouve.

— Compris.

— Il y a autre chose que je veux que tu fasses, mais ça risque d’être un peu difficile.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je veux que tu voies si tu peux trouver l’homme qui t’a confié la lettre. Il s’appelle Hon’iden Matahachi. C’est un vieil ami à moi.

— Ça devrait être simple comme bonjour.

— Tu crois ? Comment as-tu l’intention de t’y prendre au juste ?

— Oh ! je le demanderai dans tous les débits de boisson.

Musashi se mit à rire.

— L’idée n’est pas mauvaise. Pourtant, d’après la lettre de Matahachi, je crois comprendre qu’il connaît quelqu’un à l’Ecole Yoshioka. Je crois qu’il serait plus rapide de t’y renseigner sur lui.

— Quand je l’aurai trouvé, que dois-je faire ?

— Je veux que tu lui fasses une commission. Dis-lui que durant les sept premiers jours de la nouvelle année, j’irai chaque matin l’attendre au grand pont de l’avenue Gojō. Demande-lui de venir m’y rencontrer l’un de ces jours-là.

— C’est tout ?

— Oui, mais dis-lui aussi que j’ai très envie de le voir.

— Très bien, je crois que j’ai compris. Où serez-vous quand je reviendrai ?

— Je vais te dire. En arrivant à Nara, je m’arrangerai pour que tu puisses me retrouver en demandant au Hōzōin. C’est le temple célèbre pour sa technique de lance.

— Vous le ferez vraiment ?

— Ha ! ha ! Tu as encore des soupçons, hein ? Ne t’inquiète pas. Si cette fois je ne tiens pas ma promesse, tu pourras me couper la tête.

Musashi riait encore en sortant de la maison de thé. Dehors, il prit la direction de Nara, et Jōtarō la direction opposée, celle de Kyoto.

Le carrefour fourmillait de monde, d’hirondelles et de chevaux hennissants. En se frayant un chemin à travers la foule, l’enfant se retourna et vit Musashi debout au même endroit, qui le regardait. Ils se sourirent de loin en guise d’adieu, et chacun poursuivit sa route.

 

 

 

Une brise printanière

 

Au bord de la rivière Takaze, Akemi rinçait une pièce d’étoffe en chantant une chanson qu’elle avait apprise au Kabuki d’Okuni. Chaque fois qu’elle tirait sur le tissu à fleurs, elle avait l’illusion de balancer des fleurs de cerisier.

 

La brise d’amour

Tire mon kimono par la manche.

Oh ! que la manche pèse donc lourd !

La brise d’amour est-elle lourde ?

 

Jōtarō se tenait debout en haut de la berge. Ses yeux vifs contemplaient la scène, et il souriait gentiment.

— Vous chantez bien, Tantine ! cria-t-il.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Akemi.

Elle leva les yeux vers cet enfant qui ressemblait à un gnome avec son long sabre de bois et son énorme chapeau de vannerie.

— ... Qui es-tu ? demanda-t-elle. Et pourquoi m’appelles-tu Tantine ? Je suis encore jeune !

— Bon... Douce Jeune Fille. Que dites-vous de ça !

— Tais-toi donc, fit-elle en riant. Tu es beaucoup trop petit pour conter fleurette. Tu ferais mieux de te moucher.

— Je voulais seulement vous poser une question.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, consternée. Voilà mon linge qui s’en va !

— Je vous le rattrape.

Jōtarō dévala la berge à la poursuite du linge, qu’il repêcha au moyen de son sabre. Du moins a-t-il son utilité dans une situation de ce genre, se dit-il. Akemi le remercia et lui demanda ce qu’il voulait savoir.

— Est-ce qu’il y a par ici une maison de thé appelée le Yomogi ?

— Comment ça ? Mais oui, c’est ma maison, en plein devant ton nez.

— Quelle chance ! Voilà un temps fou que je la cherche.

— Pourquoi ? D’où viens-tu ?

— De par là, répondit-il avec un geste vague.

— C’est-à-dire, au juste ?

Il hésita.

— Je n’en suis pas bien sûr.

Akemi pouffa.

— Peu importe. Mais pourquoi t’intéresses-tu à notre maison de thé ?

— Je cherche un homme appelé Hon’iden Matahachi. A l’Ecole Yoshioka, on m’a dit que si j’allais au Yomogi, je le trouverais.

— Il n’est pas là.

— Vous mentez !

— Pas du tout ; c’est la vérité. Il habitait chez nous mais il est parti depuis quelque temps.

— Pour où ?

— Je n’en sais rien.

— Mais, chez vous, quelqu’un doit bien le savoir !

— Non. Ma mère ne le sait pas non plus. Il s’est enfui, voilà tout.

— Oh ! ça n’est pas possible !

L’enfant s’accroupit, ses yeux soucieux fixés sur la rivière.

— ... Et maintenant, qu’est-ce que je dois faire ? soupira-t-il.

— Qui t’a envoyé ici ?

— Mon maître.

— Qui est ton maître ?

— Il s’appelle Miyamoto Musashi.

— Es-tu chargé d’une lettre ?

— Non, dit Jōtarō en secouant la tête.

— En voilà un messager ! Tu ne sais d’où tu viens, et tu n’apportes pas de lettre.

— J’ai un message à transmettre.

— Lequel ? Il se peut qu’il ne revienne jamais ; mais s’il revient je le lui transmettrai.

— Je ne crois pas que je doive faire ça. Et vous ?

— Ne me le demande pas. A toi de décider.

— Alors, peut-être que je le devrais. Il a dit qu’il désirait beaucoup voir Matahachi. Il m’a dit d’informer Matahachi qu’il l’attendrait sur le grand pont de l’avenue Gojō chaque matin durant les sept premiers jours de la nouvelle année. Matahachi devrait l’y attendre un de ces jours-là.

Akemi éclata d’un rire inextinguible.

— Jamais je n’ai entendu une histoire pareille ! Tu veux dire qu’il envoie aujourd’hui un message pour dire à Matahachi de le rencontrer l’an prochain ! Ton maître doit être aussi bizarre que toi ! Ha ! ha ! ha !

La face de Jōtarō se rembrunit, et la colère lui contracta les épaules.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?

Akemi finit par se dominer.

— Allons, te voilà fâché, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que oui. Je vous demande poliment de me rendre un service, et vous vous mettez à rire comme une folle.

— Je regrette ; je regrette vraiment. Je ne rirai plus. Et si Matahachi revient, je lui fais ta commission.

— Promis ?

— Juré.

Se mordant les lèvres pour ne pas sourire, Akemi demanda :

— ... Comment s’appelle-t-il, déjà ? L’homme qui t’a envoyé faire la commission.

— Vous n’avez pas beaucoup de mémoire, hein ? Il s’appelle Miyamoto Musashi.

— Comment écris-tu Musashi ?

Ayant ramassé une baguette de bambou, Jōtarō griffonna les deux caractères dans le sable.

— ... Comment ? Mais ce sont les caractères de Takezō ! s’exclama Akemi.

— Il ne s’appelle pas Takezō. Il s’appelle Musashi.

— Oui, mais cela peut également se lire Takezō.

— Quelle entêtée ! cria Jōtarō en jetant le bâton de bambou dans la rivière.

Akemi, perdue dans ses pensées, regardait fixement les caractères tracés sur le sable. Enfin, elle leva les yeux sur Jōtarō, le réexamina de la tête aux pieds, et lui demanda d’une voix douce :

— Je me demande si Musashi est de la région de Yoshino dans le Mimasaka.

— Oui. Je suis du Harima ; il est du village de Miyamoto dans la province voisine de Mimasaka.

— Il est grand, viril ? Il ne se rase pas le sommet de la tête ?

— C’est bien ça. Comment le  saviez-vous ?

— Je me souviens qu’il m’a dit un jour que dans son enfance il avait eu un anthrax au sommet de la tête. S’il se rasait à la mode des samouraïs, on verrait une vilaine cicatrice.

— Il vous a dit ça ? Quand ?

— Oh ! voilà cinq années maintenant.

— Vous connaissez mon maître depuis tout ce temps ?

Akemi ne répondit pas. Le souvenir de ce temps-là faisait naître dans son cœur des émotions qui lui coupaient la parole. Convaincue par le peu qu’avait dit l’enfant que Musashi était bien Takezō, elle brûlait de le revoir. Elle connaissait les mœurs de sa mère ; elle avait assisté au naufrage de Matahachi. Dès le départ, elle avait préféré Takezō ; depuis lors, elle avait de plus en plus confiance en la justesse de son choix. Elle se réjouissait de n’être pas mariée encore. Takezō... il était si différent de Matahachi !

Elle avait souvent pris la résolution de ne jamais finir avec des hommes tels que ceux qui buvaient toujours à la maison de thé. Elle les méprisait, s’accrochait solidement à l’image de Takezō. Au fond de son cœur, elle caressait le rêve de le retrouver ; lui, et lui seul, était l’amant auquel elle songeait lorsqu’elle se chantait à elle-même des chansons d’amour.

Sa mission remplie, Jōtarō déclara :

— ... Eh bien, maintenant, je dois me sauver. Si vous remettez la main sur Matahachi, répétez-lui bien ce que je vous ai dit.

Il s’éloigna en trottinant le long de l’étroit sommet de la berge.

 

Le char à bœufs était chargé d’une montagne de sacs contenant du riz peut-être, ou des lentilles, ou quelque autre produit local. Au sommet de la pile, un écriteau annonçait qu’il s’agissait d’une contribution envoyée par de fidèles bouddhistes au grand Kōfukuji de Nara. Même Jōtarō avait entendu parler de ce temple, car son nom était pratiquement synonyme de Nara.

Une joie enfantine éclaira le visage de Jōtarō. Il courut après le véhicule, et grimpa à l’arrière. Assis contre le sens de la marche, il y avait juste assez de place. Surcroît de luxe : il pouvait s’adosser aux sacs.

Des deux côtés de la route, les collines vallonnées étaient couvertes de rangées régulières de théiers. Les cerisiers avaient commencé de fleurir. Les fermiers cultivaient leur orge... en priant, pour que cette année encore leur fût épargné le piétinement des soldats et des chevaux. Des femmes, agenouillées au bord des ruisseaux, lavaient leurs légumes. La grand-route de Yamato était en paix.

« Quelle chance ! » se dit Jōtarō en s’adossant et en se détendant. Confortablement installé sur son perchoir, il eut la tentation de s’endormir, mais se ravisa. Dans la crainte que l’on n’arrivât à Nara avant son réveil, il était reconnaissant chaque fois que les roues heurtaient une pierre en ébranlant la voiture : cela l’aidait à garder les yeux ouverts. Rien n’aurait pu lui être plus agréable que de voyager de la sorte.

Aux abords d’un village, Jōtarō tendit paresseusement la main pour cueillir une feuille de camélia. Il se la mit sur la langue, et commença de siffler un petit air.

Le charretier se retourna mais ne vit rien. Le sifflement ne cessant pas, il regarda par-dessus son épaule gauche, puis par-dessus son épaule droite, à plusieurs reprises. Enfin, il arrêta le char et se rendit à l’arrière. La vue de Jōtarō le mit en fureur, et son coup de poing fut si violent que l’enfant cria de douleur.

— Qu’est-ce que tu fabriques là-haut ? gronda-t-il.

— Je ne fais rien de mal !

— Si, tu fais mal !

— Comment ça ? Ça n’est pas vous qui tirez le char !

— Espèce de sale petit effronté ! vociféra le charretier en jetant Jōtarō par terre comme un ballon.

Il rebondit et roula contre le pied d’un arbre. En repartant avec bruit, les roues du char semblaient se moquer de lui.

Jōtarō se releva et se mit à chercher avec attention autour de lui, par terre. Il venait de s’apercevoir qu’il n’avait plus le tube de bambou contenant la réponse à Musashi de l’Ecole Yoshioka. Il l’avait suspendu à son cou au bout d’une ficelle, mais il avait disparu.

Comme l’enfant tout à fait affolé élargissait peu à peu sa zone de recherches, une jeune femme en vêtements de voyage, qui s’était arrêtée pour le regarder, lui demanda :

— Tu as perdu quelque chose ?

Il jeta un coup d’œil à son visage en partie caché par un chapeau à larges bords, fit un signe de tête affirmatif et reprit ses recherches.

— ... C’était de l’argent ?

Jōtarō, profondément absorbé, ne prêta guère attention à la question mais émit un grognement négatif.

— ... Eh bien, était-ce un tube de bambou d’environ un pied de long, attaché à une ficelle ?

Jōtarō sursauta.

— Oui ! Comment le savez-vous ?

— Alors, c’était après toi que les cochers criaient, près du Mampukuji, parce que tu taquinais leur cheval !

— Euh... eh bien...

— Quand tu as pris peur et que tu t’es enfui, le cordon doit s’être cassé. Le tube est tombé sur la route, et le samouraï qui parlait aux cochers l’a ramassé. Pourquoi ne retournerais-tu pas le lui demander ?

— Vous êtes sûre ?

— Oui, naturellement.

— Merci.

A peine s’éloignait-il en courant que la jeune femme le rappelait :

— Attends ! Inutile de revenir sur tes pas. Je vois le samouraï qui s’approche. Celui qui est dans le champ hakama.

Elle désignait l’homme.

Jōtarō s’arrêta pour attendre, les yeux écarquillés.

Le samouraï était un homme impressionnant d’une quarantaine d’années. Tout chez lui était un peu plus grand que nature : sa taille, sa barbe d’un noir de jais, ses larges épaules, son torse massif. Il portait des socques de cuir et des sandales de paille ; ses pas fermes avaient l’air de tasser la terre. Jōtarō, sûr au premier coup d’œil qu’il s’agissait d’un grand guerrier au service de l’un des plus éminents daimyōs, fut trop effrayé pour lui adresser la parole.

Heureusement, le samouraï parla le premier ; il appela l’enfant :

— Ce n’est pas toi, le polisson qui a laissé tomber ce tube de bambou devant le Mampukuji ? demanda-t-il.

— Oh ! c’est lui ! Vous l’avez trouvé !

— Tu ne sais donc pas dire merci ?

— Pardon. Merci, monsieur.

— Je crois bien qu’il renferme une lettre importante. Quand ton maître t’envoie en mission, tu ne devrais pas t’arrêter en chemin pour taquiner les chevaux, voyager clandestinement sur des chariots, ou baguenauder au bord de la route.

— Oui, monsieur. Avez-vous regardé à l’intérieur, monsieur ?

— Quand on a trouvé quelque chose, il est tout naturel de l’examiner pour le rendre à son propriétaire ; mais je n’ai pas décacheté la lettre. Maintenant que tu l’as récupérée, il faut vérifier que tout est en ordre.

Jōtarō enleva le capuchon du tube, et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Satisfait d’y voir la lettre, il suspendit le tube à son cou et se jura de ne pas le perdre une deuxième fois.

La jeune femme avait l’air aussi contente que Jōtarō.

— C’était bien aimable à vous, monsieur, dit-elle au samouraï pour essayer de compenser l’incapacité de Jōtarō à s’exprimer comme il fallait.

Le samouraï barbu se mit à cheminer avec les deux autres.

— L’enfant vous accompagne ? demanda-t-il à la jeune femme.

— Oh ! non. Je ne l’avais jamais vu de ma vie.

Le samouraï se mit à rire.

— Je me disais aussi que vous faisiez une drôle de paire. C’est un drôle de petit diable, non... « chambres meublées » écrit sur son chapeau, et le reste ?

— Peut-être que c’est son innocence d’enfant qui est si charmante. Je l’aime bien, moi aussi.

Se tournant vers Jōtarō, elle demanda :

— ... Où vas-tu ?

Jōtarō, qui marchait entre eux deux, avait recouvré son excellente humeur.

— Moi ? Je vais à Nara, au Hōzōin.

Un long objet étroit, enveloppé dans du brocart d’or et niché dans l’obi de la jeune fille, appela son attention. Le regardant, il dit :

— ... Je vois que vous avez un tube à lettre, vous aussi. Attention de ne pas le perdre.

— Un tube à lettre ? Que veux-tu dire ?

— Là, dans votre obi.

Elle rit.

— Ce n’est pas un tube à lettre, petit sot ! C’est une flûte.

— Une flûte ?

Les yeux brillants de curiosité, Jōtarō rapprocha sans vergogne sa tête afin d’examiner l’objet. Soudain, un étrange sentiment s’empara de lui. Il recula, et parut regarder attentivement la jeune fille.

Même les enfants ont le sens de la beauté féminine ; du moins comprennent-ils d’instinct si une femme est pure ou non. Jōtarō fut impressionné par le charme de celle-ci, et le respecta. Qu’il pût accompagner une aussi jolie personne lui parut un coup de chance inimaginable. Son cœur battait ; il se sentait tout étourdi.

— ... Je vois. Une flûte... Vous jouez de la flûte, Tantine ? demanda-t-il.

Puis, se rappelant tout naturellement la réaction d’Akemi à ce mot, il modifia sans transition sa question :

— ... Vous vous appelez comment ?

La jeune fille éclata de rire et lança un coup d’œil amusé, par-dessus la tête du jeune garçon, au samouraï. Le guerrier bourru fit chorus en découvrant sous sa barbe une rangée de solides dents blanches.

— En voilà des manières ! Quand tu demandes à quelqu’un son nom, la simple politesse veut que tu déclines le tien d’abord.

— Je m’appelle Jōtarō.

Ce qui provoqua un nouvel éclat de rire.

— ... Ce n’est pas juste ! s’écria Jōtarō. Vous m’avez fait dire mon nom mais je ne connais toujours pas le vôtre. Vous vous appelez comment, monsieur ?

— Je m’appelle Shōda, répondit le samouraï.

— Ce doit être votre nom de famille. Quel est votre autre nom ?

— Tu voudras bien te passer de celui-là.

Sans se décourager, Jōtarō se tourna vers la jeune fille en disant :

— A votre tour, maintenant. Nous vous avons dit nos noms. Il serait mal élevé de ne pas nous dire le vôtre.

— Je m’appelle Otsū.

— Otsū ? répéta Jōtarō.

Un moment, il parut satisfait ; mais il reprit son bavardage :

— ... Pourquoi est-ce que vous vous promenez avec une flûte dans votre obi ?

— Oh ! j’en ai besoin pour gagner ma vie.

— Vous êtes flûtiste de métier ?

— Mon Dieu, je ne suis pas sûre qu’il y ait des flûtistes de métier ; mais l’argent que je gagne en jouant me permet de faire de longues randonnées comme celle-ci. Tu peux donc parler de métier.

— Vous jouez de la musique comme celle que j’ai entendue à Gion et au sanctuaire de Kamo ? De la musique pour les danses sacrées ?

— Non.

— C’est de la musique pour d’autres sortes de danses... le Kabuki, peut-être ?

— Non.

— Alors, quel genre de musique est-ce que vous jouez ?

— Oh ! de simples mélodies ordinaires.

Cependant, le samouraï s’étonnait du long sabre de bois de Jōtarō.

— Qu’est-ce que tu as donc là, passé à ta ceinture ?

— Vous n’avez jamais vu de sabre de bois ? Je vous croyais samouraï.

— Oui, j’en suis un, mais je m’étonne de te voir porter un sabre de bois. Explique-moi donc ça.

— Je vais étudier l’escrime.

— Vraiment ? Et tu as déjà un maître ?

— Oui.

— C’est lui, le destinataire de la lettre ?

— Oui.

— Si c’est ton maître, il doit s’agir d’un véritable expert ?

— Pas à ce point-là.

— Que veux-tu dire ?

— Tout le monde raconte qu’il est faible.

— Et ça ne te gêne pas d’avoir un homme faible pour maître ?

— Non. Je ne vaux pas grand-chose au sabre non plus ; aussi, ça n’a aucune importance.

Le samouraï avait peine à cacher son amusement. Sa bouche tremblait comme s’il allait sourire, mais ses yeux restaient graves.

— As-tu appris des techniques ?

— Mon Dieu, pas précisément. Je n’ai encore rien appris du tout.

Le rire du samouraï éclata enfin.

— Marcher en ta compagnie fait paraître le chemin plus court !... Et vous, ma jeune dame, où donc allez-vous comme ça ?

— A Nara, mais je ne sais pas où au juste dans cette ville. Il y a un rōnin que j’essaie de retrouver depuis environ un an ; or, j’ai entendu dire que de nombreux rōnins  se sont rassemblés à Nara ces temps-ci ; aussi ai-je l’intention de m’y rendre, tout en reconnaissant que cette rumeur n’est pas une indication bien solide.

Ils arrivaient au pont d’Uji. Sous l’auvent d’une maison de thé, un vieillard très digne, portant une grosse théière, servait ses clients, assis autour de lui sur des tabourets. Ayant aperçu Shōda, il l’accueillit chaleureusement.

— Quel plaisir, de voir quelqu’un de la Maison de Yagyū ! s’exclama-t-il. Entrez donc ! Entrez donc !

— Nous voudrions seulement nous reposer un peu. Voudriez-vous apporter à cet enfant des gâteaux ?

Jōtarō demeura debout tandis que ses compagnons s’asseyaient. A ses yeux, s’asseoir pour se reposer était synonyme d’ennui ; une fois les gâteaux arrivés, il s’en empara et grimpa sur la petite colline qui se dressait derrière la maison de thé.

Otsū, tout en buvant son thé, demanda au vieux :

— Nara est encore loin ?

— Oui. Même en marchant vite, vous n’iriez sans doute pas plus loin que Kizu avant le coucher du soleil. Une jeune fille comme vous devrait passer la nuit à Taga ou à Ide.

Shōda prit aussitôt la parole :

— Voilà des mois que cette jeune dame est à la recherche de quelqu’un. Mais je me demande... croyez-vous qu’il soit sûr, à notre époque, pour une jeune femme, de se rendre seule à Nara sans savoir où loger ?

Le vieillard écarquilla les yeux.

— Il n’y faut pas songer ! répondit-il catégoriquement.

Il se tourna vers Otsū, agita l’index de gauche à droite et de droite à gauche, et dit :

— ... Renoncez-y tout à fait. Si vous aviez quelqu’un chez qui séjourner, ce serait différent. Sinon, Nara risque d’être un endroit très dangereux.

Le patron se versa à lui-même une tasse de thé, et leur dit ce qu’il savait sur la situation à Nara. La plupart des gens paraissaient avoir l’impression que la vieille capitale était un lieu paisible, plein de temples pittoresques et de cervidés apprivoisés – un lieu épargné par la guerre ou la famine ; mais en réalité ce n’était plus du tout le cas. Après la bataille de Sekigahara, nul ne savait combien de rōnins appartenant au camp des vaincus étaient venus s’y cacher. C’étaient pour la plupart des partisans d’Osaka provenant de l’armée de l’Ouest, des samouraïs qui n’avaient plus de revenus et peu d’espoir de trouver une autre profession. La puissance du Shōgunat Tokugawa augmentant d’année en année, ces fuyards ne pourraient sans doute jamais vivre à nouveau ouvertement de leur sabre.

Suivant la plupart des estimations, cent vingt à cent trente mille samouraïs avaient perdu leur poste. En leur qualité de vainqueurs, les Tokugawas avaient confisqué des biens représentant un revenu annuel de trente-trois millions de boisseaux de riz. Même si l’on tenait compte des seigneurs féodaux autorisés depuis à se réétablir sur un pied plus modeste, au moins quatre-vingts daimyōs, au revenu total évalué à vingt millions de boisseaux, avaient été dépossédés.

La région située autour de Nara et du mont Kōya, fourmillant de temples, était par conséquent difficile d’accès aux patrouilles des Tokugawas. De plus, il s’agissait d’un endroit idéal où se cacher, et les fugitifs y pullulaient.

— ... Voyons, disait le vieux, le fameux Sanada Yukimura se cache au mont Kudo ; l’on dit que Sengoku Sōya est au voisinage du Hōryūji, et Ban Dan’emon au Kōfukuji. Je pourrais vous en citer bien d’autres.

Tous ceux-là étaient des hommes marqués, qui seraient tués instantanément s’ils se montraient ; leur unique espoir consistait en une reprise de la guerre.

Le vieillard estimait que le pire n’était pas ces rōnins  célèbres qui se cachaient : tous jouissaient d’un certain prestige ; ils pouvaient gagner leur vie et celle de leur famille. Mais le tableau se compliquait du fait des samouraïs indigents qui rôdaient par les ruelles de la ville, dans un tel état de misère qu’ils vendaient leur sabre s’ils le pouvaient. La moitié d’entre eux s’adonnaient à la bagarre, au jeu, troublaient la paix dans l’espoir que les désordres qu’ils provoquaient amèneraient les forces d’Osaka à reprendre les armes. La ville de Nara, autrefois tranquille, était devenue un repaire de têtes brûlées. Pour une gentille jeune fille comme Otsū, s’y rendre équivaudrait à verser de l’huile sur son kimono et à se jeter au feu. Le patron de la maison de thé, ému par son propre récit, conclut en suppliant Otsū de changer d’avis.

Hésitante, celle-ci resta assise en silence un moment. Eût-elle eu le moindre indice de la présence à Nara de Musashi, elle n’eût pas tenu compte du péril. Mais en réalité, elle n’avait rien sur quoi s’appuyer. Elle ne faisait que se diriger au hasard vers Nara – tout comme elle avait parcouru au hasard divers autres lieux depuis un an que Musashi l’avait abandonnée sur le pont de Himeji.

Shōda, voyant son expression perplexe, lui demanda :

— Vous avez bien dit que vous vous appeliez Otsū, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh bien, Otsū, j’hésite à vous faire cette proposition, mais pourquoi ne renoncez-vous pas à vous rendre à Nara, et ne m’accompagnez-vous pas à la place au fief de Koyagyū ?

Se sentant obligé de lui en dire davantage sur lui-même, et de l’assurer que ses intentions étaient honorables, il continua :

— ... Mon nom complet est Shōda Kizaemon, et je suis au service de la famille Yagyū. Il se trouve que mon seigneur, aujourd’hui âgé de quatre-vingts ans, a cessé toute activité. Il s’ennuie affreusement. Quand vous avez dit que vous gagniez votre vie en jouant de la flûte, il m’est venu à l’esprit que cela pourrait lui être d’un grand réconfort si vous étiez là pour lui en jouer de temps à autre. Cela vous plairait-il ?

Le vieillard fit aussitôt chorus en approuvant avec enthousiasme.

— Il faut absolument l’accompagner, insista-t-il. Vous le savez sans doute, le vieux seigneur de Koyagyū est le grand Yagyū Muneyoshi. Depuis sa retraite, il a pris le nom de Sekishūsai. Dès que son héritier, Munenori, seigneur de Tajima, est rentré de Sekigahara, il a été convoqué à Edo et nommé instructeur dans la maison du Shōgun. Pensez donc, il n’existe pas de plus grande famille au Japon que les Yagyūs. Etre invitée à Koyagyū constitue à soi seul un honneur. Je vous en prie, n’hésitez pas, acceptez !

Quand elle apprit que Kizaemon était au service de la célèbre maison de Yagyū, Otsū se félicita d’avoir deviné qu’il ne s’agissait pas d’un samouraï ordinaire. Pourtant, elle ne savait que répondre à sa proposition.

Devant son silence, Kizaemon lui demanda :

— Vous ne voulez pas venir ?

— Ce n’est pas cela. Je ne pourrais souhaiter meilleure offre. Je crains seulement de ne pas jouer assez bien pour un aussi grand personnage que Yagyū Muneyoshi.

— Oh ! ne vous inquiétez pas. Les Yagyūs sont très différents des autres daimyōs. Sekishūsai, notamment, a les goûts simples et paisibles d’un maître du thé. Je crois qu’il serait plus malheureux de votre manque d’assurance que de ce que vous croyez être votre absence de talent.

Otsū se rendait compte qu’aller à Koyagyū, plutôt qu’errer sans but en direction de Nara, lui offrait quelque espoir, si léger fût-il. Depuis la mort de Yoshioka Kempō, nombreux étaient ceux qui considéraient les Yagyūs comme les plus grands pratiquants des arts martiaux du pays. L’on pouvait espérer que des hommes d’épée venus du pays tout entier se présenteraient à leur porte, et qu’il y aurait même un registre de visiteurs. Quel bonheur, si sur cette liste Otsū trouvait le nom de Miyamoto Musashi !

En songeant à cette éventualité, elle dit gaiement :

— Si vous croyez vraiment que je donnerai satisfaction, j’irai.

— Vous viendrez ? Magnifique ! Je vous en suis bien reconnaissant... Hum, je doute qu’une femme puisse faire à pied, avant la nuit, tout le chemin jusque-là. Savez-vous monter à cheval ?

— Oui.

Kizaemon se courba pour passer sous l’auvent de la boutique, et fit un signe de la main en direction du pont. Le palefrenier qui attendait là accourut avec un cheval, sur lequel Kizaemon fit monter Otsū tandis que lui-même marchait à son côté.

Jōtarō les aperçut de la colline, derrière la maison de thé, et leur cria :

— Vous partez déjà ?

— Oui, nous partons !

— Attendez-moi !

Ils se trouvaient à mi-chemin du pont d’Uji quand Jōtarō les rattrapa. Kizaemon lui demanda ce qu’il avait fait ; il répondit que des quantités d’hommes, dans un petit bois sur la colline, jouaient à un jeu quelconque. Il ne savait pas quel jeu c’était, mais ç’avait l’air intéressant.

Le palefrenier se mit à rire.

— Ça devaient être ces canailles de rōnins  qui jouaient. Ils n’ont pas de quoi manger ; aussi, ils attirent les voyageurs vers leurs jeux et leur prennent jusqu’à leur chemise. C’est une honte !

— Alors, ils jouent pour vivre ? demanda Kizaemon.

— Les joueurs sont encore les moins mauvais, répondit le palefrenier. Beaucoup d’autres volent des enfants et font du chantage. Ils sont d’une telle violence que personne n’arrive à les en empêcher.

— Pourquoi le seigneur du district ne les arrête-t-il pas ou ne les chasse-t-il pas ?

— Ils sont trop nombreux : beaucoup plus qu’il n’en peut affronter. Si tous les rōnins de Kawachi, Yamato et Kii se groupaient ensemble, ils seraient plus forts que ses propres troupes.

— On me dit qu’ils pullulent aussi à Kōga.

— Oui. Ceux de Tsutsui s’y sont enfuis. Ils sont bien décidés à s’y cramponner jusqu’à la prochaine guerre.

— Vous parlez toujours comme ça des rōnins, intervint Jōtarō, mais il doit y en avoir de bons.

— C’est vrai, convint Kizaemon.

— Mon maître est un rōnin !

— Voilà donc pourquoi tu prenais leur défense ! dit Kizaemon en riant. Tu es loyal... Tu as bien dit que tu allais au Hōzōin, n’est-ce pas ? Ton maître s’y trouve ?

— Je n’en suis pas sûr ; mais il a dit que si j’y allais, on me dirait où il est.

— Quel style pratique-t-il ?

— Je ne sais pas.

— Tu es son disciple, et tu ne connais pas son style ?

— Monsieur, intervint le palefrenier, l’art du sabre est une marotte à notre époque ; tout le monde et son frère voyagent pour l’étudier. N’importe quel jour de la semaine, sur cette seule route, vous en rencontrez entre cinq et dix. Tout ça, parce qu’il y a beaucoup plus de rōnins  qu’autrefois pour donner des leçons.

— Je suppose que c’est en partie vrai.

— Ça les attire parce qu’ils ont entendu dire que si quelqu’un est bon au sabre, tous les daimyōs se bousculeront pour essayer de l’engager à quatre ou cinq mille boisseaux par an.

— Un moyen rapide pour s’enrichir, hein ?

— Exact. C’est effrayant quand on y pense. Quoi ! même ce gosse-là porte un sabre de bois. Il croit sans doute qu’il lui suffit d’apprendre comment en frapper les gens pour devenir un homme véritable. On en voit beaucoup comme ça, et ce qu’il y a de triste, c’est qu’au bout du compte la plupart d’entre eux mourront de faim.

Le sang de Jōtarō ne fit qu’un tour.

— Qu’est-ce que j’entends ? Répétez ce que vous venez de dire !

— Ecoutez-le ! Il a l’air d’une puce qui porterait un cure-dent, mais il se prend déjà pour un grand homme de guerre.

Kizaemon riait.

— Allons, Jōtarō, ne te mets pas en colère, ou tu vas perdre à nouveau ton tube de bambou.

— Non, je ne le perdrai pas ! Ne vous inquiétez pas pour moi !

Ils continuèrent leur chemin ; Jōtarō boudait en silence ; les autres regardaient le soleil se coucher lentement. Bientôt, ils arrivèrent à l’embarcadère du bac de la rivière Kizu.

— C’est ici que nous te quittons, mon garçon. Il fera bientôt nuit ; aussi, tu devrais te dépêcher. Et ne perds pas de temps en route.

— Et Otsū ? demanda Jōtarō, croyant qu’elle viendrait avec lui.

— Oh ! j’ai oublié de te le dire, fit-elle. J’ai résolu d’accompagner ce monsieur au château de Koyagyū.

Jōtarō parut consterné.

— ... Prends bien soin de toi, dit Otsū en souriant.

— J’aurais dû me douter que je finirais par me retrouver seul.

Il ramassa une pierre, qu’il envoya ricocher sur l’eau.

— Oh ! nous nous reverrons un de ces jours. Tu parais être un garçon de la route, et je voyage beaucoup moi-même.

Jōtarō ne semblait pas vouloir bouger.

— Qui donc est-ce que vous recherchez au juste ? demanda-t-il. Quel genre de personne ?

Sans répondre, Otsū lui fit un signe d’adieu.

Jōtarō courut le long de la rive, et sauta en plein milieu du petit bac. Quand le bateau, rouge dans le soleil couchant, fut à mi-chemin de la rivière, il regarda en arrière. A peine s’il put distinguer le cheval d’Otsū et Kizaemon sur la route du temple de Kasagi. Ils étaient dans la vallée, au-delà de l’endroit où la rivière s’étrangle soudain, peu à peu dévorés par les premières ombres de la montagne.