Juste au sud de Kyoto, la rivière Yodo contournait une colline appelée Momoyama (où était sis le château de Fushimi), puis traversait la plaine de Yamashiro vers les remparts du château d’Osaka, quelque trente-cinq kilomètres plus au sud-ouest. En partie à cause de cette liaison directe par voie d’eau, chaque mouvement politique survenu dans la région de Kyoto se répercutait aussitôt à Osaka, tandis qu’à Fushimi toute parole prononcée par un samouraï d’Osaka, à plus forte raison par un général, paraissait lourde de conséquences pour l’avenir.
Autour de Momoyama, un grand bouleversement était en cours : Tokugawa Ieyasu avait résolu de transformer le mode de vie florissant sous Hideyoshi. Le château d’Osaka, occupé par Hideyori et sa mère, Yodogimi, continuait de s’accrocher désespérément aux vestiges de son autorité passée, comme le soleil couchant à sa beauté déclinante, mais le pouvoir véritable se trouvait à Fushimi où Ieyasu avait choisi de résider lors de ses longs séjours dans la région de Kansai. Le heurt entre l’ancien et le nouveau se constatait partout : dans les bateaux qui parcouraient la rivière, dans le comportement des gens sur les grand-routes, dans les chansons populaires, sur les visages des samouraïs limogés en quête d’emploi.
Le château de Fushimi était en réparation, et les pierres déchargées des bateaux sur la berge formaient une véritable montagne. La plupart d’entre elles étaient d’énormes blocs, d’environ deux mètres de large sur un mètre de haut. Elles brûlaient au soleil. Bien que ce fût l’automne d’après le calendrier, la chaleur étouffante évoquait la canicule qui succède immédiatement à la saison des pluies du début de l’été.
Des saules, près du pont, miroitaient d’un éclat blanchâtre ; une grosse cigale zigzagua follement de la rivière à une petite maison proche de la berge, où elle entra. Les toits du village, privés des douces couleurs dont les enveloppaient leurs lanternes, au crépuscule, étaient d’un gris sec et poussiéreux. Dans la chaleur du plein midi deux ouvriers, heureusement délivrés pour une demi-heure de leur tâche harassante, vautrés sur la large surface d’un bloc de pierre, bavardaient de ce qui était sur toutes les lèvres.
— Tu crois qu’il va y avoir une guerre ?
— Je ne vois pas ce qui peut l’éviter. Il ne semble pas y avoir quelqu’un d’assez fort pour dominer la situation.
— Je crois que tu as raison. Les généraux d’Osaka ont l’air d’engager tous les rōnins qu’ils peuvent trouver.
— On dirait. Peut-être que je ne devrais pas le crier sur les toits, mais j’ai entendu raconter que les Tokugawas achètent des armes à feu et des munitions à des navires étrangers.
— Dans ce cas, pourquoi Ieyasu laisse-t-il sa petite-fille Senhime épouser Hideyori ?
— Est-ce que je sais, moi ? Quoi qu’il fasse, tu peux parier qu’il a ses raisons. Les gens de la rue comme nous ignorent ce qu’Ieyasu a en tête.
Des mouches bourdonnaient autour des deux hommes, s’abattaient en nuée sur deux bœufs proches qui paressaient au soleil, flegmatiques et baveux.
La véritable raison pour laquelle on réparait le château n’était pas connue de l’humble ouvrier qui croyait qu’Ieyasu devait y séjourner. En réalité, il s’agissait d’une phase d’un énorme programme de construction, part importante du projet de gouvernement des Tokugawas. Des travaux sur une vaste échelle avaient lieu également à Edo, Nagoya, Suruga, Hikone, Otsu et une douzaine d’autres villes à château. L’objectif était, dans une large mesure, politique : l’une des méthodes employées par Ieyasu pour maintenir sa domination sur les daimyōs consistait à leur donner l’ordre d’entreprendre divers travaux techniques. Aucun n’étant assez puissant pour refuser, cela maintenait les seigneurs amis trop occupés pour tomber dans la mollesse, tout en forçant les daimyōs qui, à Sekigahara, s’étaient opposés à Ieyasu, à se séparer d’une large part de leurs revenus. Un autre but encore du gouvernement consistait à gagner l’appui du peuple, qui profitait directement et indirectement de travaux publics importants.
Au seul château de Fushimi, l’on avait engagé près d’un millier d’ouvriers pour agrandir les remparts de pierre ; résultat accessoire : la ville autour du château connut un soudain afflux de trafiquants, de prostituées et de parasites – tous symboles de prospérité. L’opulence apportée par Ieyasu ravissait le peuple ; les marchands se délectaient à l’idée que pour couronner le tout il y avait de fortes chances de guerre – source d’un surcroît de profits.
Les citadins oubliaient vite le régime de Hideyoshi ; à la place, ils spéculaient sur ce qu’ils pourraient gagner dans l’avenir. Peu leur importait qui détenait le pouvoir ; aussi longtemps qu’ils se trouvaient en mesure de satisfaire leurs propres appétits mesquins, ils ne voyaient aucune raison de se plaindre. Et Ieyasu ne les décevait pas à cet égard, car il distribuait l’argent comme des bonbons aux enfants. Pas son propre argent, bien sûr, mais celui de ses ennemis potentiels.
Dans l’agriculture également il instaurait un nouveau système de domination. Les magnats locaux n’avaient plus le droit de gouverner à leur guise ou d’engager à volonté des ouvriers agricoles. Désormais, les paysans étaient autorisés à cultiver leurs terres – mais guère plus. Ils devaient rester ignorants de la politique, et s’en remettre au pouvoir en place.
Le gouvernant vertueux, selon Ieyasu, était celui qui ne laissait pas mourir de faim ceux qui cultivaient la terre, mais s’assurait en même temps qu’ils ne s’élevaient pas au-dessus de leur condition ; telle était la politique grâce à laquelle il entendait perpétuer la domination des Tokugawas. Ni les citadins ni les cultivateurs ni les daimyōs ne se rendaient compte qu’on les insérait avec soin dans un système féodal qui finirait par les ligoter. Nul ne songeait à ce que seraient les choses un siècle plus tard. Nul, à l’exception de Ieyasu.
Les ouvriers du château de Fushimi ne pensaient pas non plus au lendemain. Ils avaient l’humble espoir de s’en tirer pour le jour même. Ils avaient beau parler de la guerre et de la date où elle éclaterait peut-être, les projets grandioses en vue de maintenir la paix et d’accroître la prospérité ne les concernaient pas. Quoi qu’il advînt, ils ne pouvaient guère être en plus mauvaise posture qu’ils ne l’étaient.
— Pastèque ! Qui veut une pastèque ? criait une fille de cultivateur qui venait chaque jour à cette heure-là.
Presque aussitôt, elle plaça de la marchandise à des hommes assis à l’ombre d’un gros bloc de pierre. Vive, elle passa d’un groupe à l’autre en criant :
— ... Qui veut m’acheter mes pastèques ?
— T’es pas folle ? Tu crois donc qu’on a de l’argent pour acheter des pastèques ?
— Par ici ! Je serais content d’en manger une... à condition qu’elle soit gratuite.
Déçue que sa chance initiale ait été trompeuse, la fille s’approcha d’un jeune ouvrier assis entre deux blocs, le dos contre l’un, les pieds contre l’autre, les bras autour des genoux.
— Une pastèque ? demanda-t-elle, sans grand espoir.
Il était maigre, les yeux enfoncés dans les orbites, la peau rougie par le soleil. La fatigue avait beau flétrir sa jeunesse, ses amis intimes eussent reconnu en lui Hon’iden Matahachi. Avec lassitude, il compta dans sa paume des pièces crasseuses, qu’il donna à la fille.
Lorsqu’il se radossa contre la pierre, il inclina la tête, morose. Ce léger effort l’avait épuisé. Pris d’un haut-le-cœur, il se pencha d’un côté pour vomir dans l’herbe. Il manquait du peu de force qu’il eût fallu pour rattraper la pastèque qui avait roulé de ses genoux. Il la fixa tristement de ses yeux noirs où ne brillait aucune trace d’énergie ou d’espérance.
« Les porcs », marmonna-t-il faiblement. Il désignait ainsi les gens auxquels il eût voulu rendre coup pour coup : Okō, avec sa face blanchie ; Takezō, avec son sabre de bois. Sa première faute avait été d’aller à Sekigahara ; la seconde, de succomber aux charmes de la veuve lascive. Il en était venu à croire que sans ces deux événements il serait maintenant chez lui, à Miyamoto, chef de la famille Hon’iden, époux d’une belle femme, envié de tout le village.
« Je suppose qu’Otsū doit me haïr aujourd’hui... pourtant, je me demande ce qu’elle est devenue. » Dans l’état où il se trouvait, penser à son ancienne fiancée était son seul réconfort. Quand il avait fini par se rendre compte de la véritable nature d’Okō, il s’était remis à soupirer pour Otsū. De plus en plus il pensait à elle, depuis le jour où il avait eu le bon sens de rompre avec la maison de thé Yomogi.
Le soir de son départ, il avait découvert que le Miyamoto Musashi qui était en train d’acquérir une réputation d’homme d’épée dans la capitale était son vieil ami Takezō. A ce choc violent succédèrent presque aussitôt de puissantes vagues de jalousie.
En songeant à Otsū, il avait cessé de boire, tenté de vaincre sa paresse et ses mauvaises habitudes. Mais d’abord, il ne put trouver de travail à sa convenance. Il se maudit d’être demeuré cinq ans en dehors des réalités, aux crochets d’une femme plus âgée. Il lui sembla quelque temps qu’il était trop tard pour changer.
« Non, pas trop tard, se disait-il. Je n’ai que vingt-deux ans. Je peux faire tout ce que je veux, à condition de le vouloir ! » N’importe qui pourrait éprouver pareil sentiment ; mais dans le cas de Matahachi cela revenait à fermer les yeux, à sauter par-dessus un abîme de cinq années, et à se louer comme journalier à Fushimi.
Là, il avait travaillé comme un esclave, jour après jour, sous les coups du soleil, de l’été jusqu’à l’automne. Il était assez fier de son endurance.
« Je leur montrerai, à tous ! se disait-il alors en dépit de ses nausées. Qu’est-ce qui m’empêche de me faire un nom ? Je suis aussi capable que Takezō ! Je peux même faire mieux que lui, et je le ferai. Alors, j’aurai ma revanche, malgré Okō. Dix ans : je n’ai pas besoin de plus. »
Dix ans ? Il s’arrêta pour calculer l’âge qu’Otsū aurait alors. Trente et un ans ! Resterait-elle célibataire ? L’attendrait-elle durant tout ce temps ? C’était peu vraisemblable. Matahachi ignorait tout ce qui s’était récemment passé dans le Mimasaka ; il n’avait aucun moyen de savoir que son rêve était illusoire, mais dix ans... jamais ! Cela ne devrait pas en dépasser cinq ou six. Durant cette période il lui faudrait réussir, il n’y avait pas à hésiter. Alors, il pourrait rentrer au village, demander pardon à Otsū, la convaincre de l’épouser. « C’est la seule façon ! s’écria-t-il. Cinq ans, six au plus. » Une lueur brilla de nouveau dans ses yeux qui regardaient fixement la pastèque.
A cet instant, l’un de ses camarades de travail se leva de sous le bloc de pierre, devant lui ; s’accoudant au large sommet de la pierre, il l’interpella :
— Dis donc, Matahachi ! Qu’est-ce que tu marmonnes là, entre tes dents ? Mais tu es vert ! Pastèque pourrie ?
Matahachi se força à répondre par un pâle sourire ; mais il eut un nouvel étourdissement. Des flots de salive lui emplirent la bouche. Il secoua la tête :
— Ce n’est rien, rien du tout, parvint-il à hoqueter. Un petit coup de soleil, je suppose. Laissez-moi prendre du bon temps ici pendant une heure.
Les solides transporteurs de pierres se moquèrent de sa faiblesse, mais sans méchanceté. L’un d’eux lui demanda :
— Pourquoi t’es-tu acheté une pastèque alors que tu es incapable de la manger ?
— Je l’ai achetée pour vous, les gars, répondit Matahachi. J’ai pensé que ça compenserait la part de travail que je ne suis pas capable de faire.
— Eh ben, voilà qui est chic. Dites donc, les gars ! De la pastèque ! Tenez, c’est Matahachi qui régale.
Ayant fendu la pastèque à l’angle d’une pierre, ils se jetèrent dessus comme des fourmis ; gourmands, ils arrachaient les gros quartiers juteux de pulpe rouge. Tout avait disparu quelques instants plus tard, lorsqu’un homme sauta sur un bloc pour crier :
— Au travail, vous tous !
Le samouraï en chef sortit d’une cabane, fouet en main, et la puanteur de la sueur se répandit au-dessus du sol. Bientôt s’éleva un chant de métier tandis qu’avec de gros leviers l’on hissait un gigantesque bloc sur des rouleaux pour le tirer au moyen de cordes grosses comme un bras d’homme. Le lourd bloc avançait comme une montagne mouvante.
Avec la vogue des constructions de châteaux, ces chants rythmés proliféraient. Il était rare que l’on en couchât par écrit les paroles ; pourtant, un personnage de l’importance du seigneur Hachisuka d’Awa, qui dirigeait la construction du château de Nagoya, en cita dans une lettre plusieurs strophes. Sa Seigneurie, qui ne dut guère avoir l’occasion de toucher à des matériaux de construction, les avait apprises lors d’une réception, semble-t-il. Ces compositions simples, comme la suivante, étaient devenues un genre de marotte dans la haute société aussi bien que parmi les équipes d’ouvriers :
D’Awataguchi nous les avons tirées –
Traînées pierre après pierre après pierre
Pour notre noble seigneur Tōgorō.
Ei, sa, ei, sa...
Tire... ho ! Traîne...ho ! Tire... ho ! Traîne... ho !
Sa Seigneurie parle,
Nos bras et nos jambes tremblent.
Nous lui sommes loyaux – jusqu’à la mort.
Commentaire de l’auteur de la lettre : « Tout le monde, jeunes et vieux, chante cela, car cela fait partie du monde instable où nous vivons. »
Les ouvriers de Fushimi avaient beau ignorer ces répercussions sociales, leurs chants reflétaient bien l’esprit de l’époque. Les airs populaires, au déclin du Shōgunat Ashikaga, avaient dans l’ensemble été décadents ; on les chantait surtout en privé ; mais durant les années prospères du régime Hideyosi l’on entendait souvent en public des chansons heureuses, joyeuses. Plus tard, quand la poigne sévère d’Ieyasu se fit sentir, les mélodies perdirent un peu de leur exubérance. A mesure que le pouvoir Tokugawa se renforçait, le chant spontané tendit à céder la place à une musique composée par des musiciens au service du Shōgun.
Matahachi reposa sa tête dans ses mains. Elle brûlait de fièvre, et les « ho-hisse » des chants lui bourdonnaient indistinctement aux oreilles, comme un essaim d’abeilles. Tout seul maintenant, il tomba dans l’abattement.
« A quoi bon ? gémissait-il. Cinq ans. A supposer qu’effectivement je travaille dur – qu’est-ce que ça me rapportera ? Pour une journée entière de travail, je gagne tout juste assez pour me nourrir ce jour-là. Si je prends un jour de vacance, je me passe de manger. »
Sentant quelqu’un debout près de lui, il leva les yeux et vit un grand jeune homme. Il était coiffé d’un haut chapeau d’osier grossièrement tressé ; à son côté pendait un ballot comme en portent les shugyōshas. Un emblème en forme d’éventail à demi ouvert, aux brins d’acier, ornait le devant du couvre-chef. L’homme observait pensivement les travaux de construction, et jaugeait le terrain.
Au bout d’un moment, il s’assit à côté d’une large pierre plate, juste de la bonne hauteur pour servir de table à écrire. Il souffla le sable qui la couvrait, ainsi qu’un cortège de fourmis qui la traversait ; puis, accoudé à la pierre et le menton dans les mains, il reprit son intense examen du milieu environnant. L’éclat du soleil avait beau le frapper en plein visage, il restait immobile, apparemment insensible à la chaleur. Il ne remarquait pas Matahachi, toujours trop mal en point pour se soucier du fait qu’il y eût là quelqu’un ou non. L’autre homme lui était indifférent. Assis, il tournait le dos au nouveau venu en faisant des efforts pour vomir.
A la longue, le samouraï s’aperçut de son état.
— Vous, là-bas, dit-il, qu’est-ce qui vous arrive ?
— C’est la chaleur, répondit Matahachi.
— Ça ne va pas du tout, hein ?
— Ça va un peu mieux que ça n’allait, mais la tête me tourne encore.
— Je vais vous donner un médicament, dit le samouraï en ouvrant sa boîte à pilules laquée de noir et en faisant tomber au creux de sa main quelques pilules rouges.
Il alla mettre le médicament dans la bouche de Matahachi.
— ... En un rien de temps, il n’y paraîtra plus, dit-il.
— Merci.
— Vous avez l’intention de vous reposer ici encore un petit moment ?
— Oui.
— Alors, rendez-moi un service. Prévenez-moi s’il arrive quelqu’un... en lançant un caillou, par exemple.
Il regagna sa propre pierre, s’assit, prit un pinceau dans son écritoire et un carnet dans son kimono. Ayant ouvert le carnet sur la pierre, il se mit à dessiner. Sous le bord de son chapeau ses yeux allaient et venaient du château à ses environs immédiats, embrassant le donjon, les fortifications, les montagnes au fond, la rivière et ses affluents.
Juste avant la bataille de Sekigahara, des unités de l’Armée de l’Ouest avaient attaqué ce château dont deux éléments, ainsi qu’une partie du fossé, avaient subi des dégâts considérables. Maintenant, non seulement on restaurait le bastion mais encore on le renforçait pour qu’il surclassât la forteresse de Hideyori à Osaka.
Vite, mais avec un grand luxe de détails, l’apprenti guerrier esquissa une vue à vol d’oiseau de tout le château, et, sur une deuxième page, entreprit de faire un schéma des abords arrière.
— Psssttt ! fit doucement Matahachi.
Soudain, l’inspecteur des travaux fut debout derrière le dessinateur. En demi-armure, chaussé de sandales de paille, il gardait le silence, attendant que l’on s’aperçût de sa présence. Matahachi éprouva du remords de ne pas l’avoir vu à temps pour donner l’alerte. Maintenant, il était trop tard.
Bientôt, l’apprenti guerrier leva une main pour chasser une mouche de son col trempé de sueur ; ce faisant, il aperçut l’intrus. Il leva des yeux effrayés ; l’inspecteur, irrité, lui rendit son regard avant de tendre la main vers le dessin. L’apprenti guerrier lui saisit le poignet, et se leva d’un bond.
— Qu’est-ce que vous faites ? cria-t-il.
L’inspecteur s’empara du carnet qu’il brandit.
— Je voudrais jeter un coup d’œil là-dessus ! aboya-t-il.
— Vous n’en avez pas le droit.
— Je ne fais que mon service !
— Vous mêler des affaires des autres, c’est donc là votre service ?
— Et pourquoi non ? Y aurait-il quelque chose que je ne devrais pas voir ?
— Un balourd comme vous ne comprendrait pas.
— Je crois que je ferais mieux de garder ce carnet.
— Pas question ! cria l’apprenti guerrier en saisissant le carnet.
L’un et l’autre tirèrent dessus, et le déchirèrent en deux.
— Attention à ce que vous faites ! brailla l’inspecteur. Autant vous expliquer une bonne fois, sinon je vous coffre.
— De quel droit ? Vous êtes officier ?
— Tout juste.
— De quel groupe ? Aux ordres de qui ?
— Ce ne sont pas vos affaires. Mais autant vous apprendre que j’ai ordre d’interroger par ici tous les suspects. Qui vous a donné l’autorisation de prendre des croquis ?
— J’étudie les châteaux et la géographie. Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ?
— L’endroit fourmille d’espions ennemis. Ils ont tous les mêmes excuses. Peu m’importe qui vous êtes. Il va vous falloir répondre à quelques questions. Suivez-moi !
— Est-ce que vous m’accuseriez d’être un criminel ?
— Contentez-vous de tenir votre langue et de me suivre.
— Quelle engeance, que ces fonctionnaires ! Trop habitués à ce que les gens rampent chaque fois qu’ils ouvrent leur grande gueule !
— Ferme la tienne... en route !
— Essayez donc un peu !
L’apprenti guerrier ne voulait rien entendre. La colère gonflait les veines du front de l’inspecteur qui laissa tomber sa moitié du carnet, la piétina et sortit sa matraque. L’autre sauta d’un pas en arrière pour améliorer sa position.
— Si vous refusez de venir, il va me falloir vous ligoter et vous traîner, dit l’inspecteur.
Ces mots n’étaient pas sortis de sa bouche que son adversaire passait à l’action. En hurlant, il empoigna l’inspecteur d’une main par la nuque, de l’autre par le bas de son armure, puis le traîna jusqu’à une grosse pierre.
— Espèce de bon à rien ! cria-t-il, mais trop tard pour être entendu de l’inspecteur, dont le crâne éclata sur la pierre à la façon d’une pastèque.
Avec un cri d’horreur, Matahachi se couvrit la face de ses mains pour la protéger des morceaux qui volaient vers lui tandis que l’apprenti guerrier retrouvait rapidement son calme.
Matahachi était épouvanté. Se pouvait-il que l’homme eût l’habitude d’assassiner avec cette brutalité ? Ou son sang-froid n’était-il que la détente qui succède à une explosion de fureur ? Traumatisé jusqu’à la mœlle, il suait à grosses gouttes. Pour autant qu’il en pouvait juger, l’homme avait à peine atteint la trentaine. Son visage osseux, brûlé par le soleil, était grêlé ; on eût dit qu’il n’avait pas de menton, mais cela provenait peut-être de la cicatrice curieusement creusée d’une profonde entaille de sabre.
L’apprenti guerrier ne se hâtait pas de fuir. Il ramassa les fragments déchirés de son carnet. Puis il chercha tranquillement son chapeau qui s’était envolé dans la bagarre. L’ayant retrouvé, il s’en coiffa avec soin, ce qui de nouveau cacha son inquiétant visage. Il s’éloigna de plus en plus vite, jusqu’à ce qu’il parût porté par le vent.
Tout s’était déroulé si rapidement que ni les centaines d’ouvriers du voisinage, ni leurs surveillants n’avaient rien remarqué. Les uns continuaient de peiner comme des fourmis tandis que les autres, armés de fouets et de matraques, braillaient des ordres à leurs dos en nage.
Mais une paire d’yeux avait tout vu. Debout au sommet d’un haut échafaudage dominant tout le chantier se tenait le surveillant général des charpentiers et scieurs de bois. Voyant s’échapper l’apprenti guerrier, il rugit un ordre qui mit en mouvement un groupe de simples soldats en train de boire du thé sous l’échafaudage.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Encore une bagarre ?
D’autres entendirent l’appel aux armes, et bientôt soulevèrent un nuage de poussière jaune, près de la porte en bois de la palissade qui séparait du village le chantier de construction. Des cris de colère s’élevaient de la multitude.
— C’est un espion ! Un espion d’Osaka !
— Ils ne comprendront donc jamais !
— A mort ! A mort !
Les haleurs de pierre, les transporteurs de terre et d’autres, criant comme si l’« espion » était leur ennemi personnel, foncèrent sur le samouraï sans menton. Il s’élança derrière un char à bœufs qui passait lentement la porte, et tenta de se glisser au-dehors, mais une sentinelle l’aperçut et lui fit un croc-en-jambe avec un bâton clouté.
— Ne le laissez pas s’échapper ! cria le surveillant du haut de son échafaudage.
Sans hésiter, la foule tomba sur le misérable, qui contre-attaqua comme une bête prise au piège. Ayant arraché le bâton à la sentinelle, il se retourna contre elle, et avec la pointe de l’arme l’abattit la tête la première. Après avoir abattu de la même façon quatre ou cinq autres hommes, il tira son énorme sabre et passa à l’attaque. Ses poursuivants terrifiés reculèrent ; mais comme il s’apprêtait à se tailler un chemin hors du cercle, un barrage de pierres s’abattit sur lui de toutes parts.
La foule déchargeait sa bile avec entrain, d’humeur d’autant plus meurtrière à cause d’une répulsion profonde envers tous les shugyōshas. Pareils à la plupart des gens du peuple, ces ouvriers considéraient les samouraïs errants comme inutiles, improductifs et arrogants.
— Cessez de vous conduire en rustres stupides ! cria le samouraï cerné, en appelant à la raison et à la retenue.
Il avait beau se défendre, il paraissait plus soucieux de réprimander ses assaillants que d’éviter les pierres qu’ils lui jetaient. Maints badauds innocents furent blessés dans la mêlée.
Puis, en un clin d’œil, tout fut terminé. Les cris cessèrent, et les ouvriers retournèrent à leur travail. En cinq minutes, le vaste chantier de construction redevint exactement ce qu’il était, comme si rien n’avait eu lieu. Les étincelles jaillies des divers instruments tranchants, les hennissements des chevaux affolés par le soleil, la chaleur accablante : tout redevint normal.
Deux gardes surveillaient la forme effondrée, ligotée d’une épaisse corde de chanvre.
— Il est mort à quatre-vingt-dix pour cent, dit l’un ; aussi, nous pouvons le laisser là jusqu’à l’arrivée du juge.
Il regarda autour de lui, et vit Matahachi.
— ... Eh, toi, là-bas ! Surveille cet homme. S’il meurt, ça n’a aucune importance.
Matahachi entendit ces paroles, mais ne parvint à comprendre tout à fait ni leur sens, ni celui de l’événement auquel il venait d’assister. Tout cela ressemblait à un cauchemar, visible pour ses yeux, audible pour ses oreilles, mais incompréhensible pour son cerveau.
« Que la vie est donc fragile ! se disait-il. Voilà quelques minutes, il était absorbé dans ses croquis. Et maintenant, il meurt. Il n’était pas bien vieux. »
Il avait pitié du samouraï sans menton, dont la tête, qui gisait de travers au sol, était noire de poussière et de sang, la face encore convulsée par la colère. La corde l’ancrait à une grosse pierre. Matahachi se demandait vaguement pourquoi les fonctionnaires avaient pris de telles précautions alors que l’homme était trop près de la mort pour émettre un son. A moins qu’il ne fût déjà mort. Une de ses jambes était grotesquement visible à travers une longue déchirure de son hakama ; le tibia blanc sortait de la chair cramoisie. Son cuir chevelu saignait, et des guêpes bourdonnaient autour de ses cheveux emmêlés. Ses mains et ses pieds étaient presque recouverts de fourmis.
« Pauvre bougre, songeait Matahachi. S’il étudiait sérieusement, il devait avoir beaucoup d’ambition dans la vie. Je me demande d’où il vient... si ses parents sont encore en vie. » Un curieux doute s’empara de lui : plaignait-il vraiment le sort de cet homme, ou s’inquiétait-il du vague de son propre avenir ? « Pour un homme qui a de l’ambition, pensait-il, il devrait y avoir une façon plus intelligente d’avancer. »
Il s’agissait d’une époque qui attisait les espérances des jeunes, qui les poussait à caresser une chimère, à réussir dans l’existence. Une époque où même quelqu’un comme Matahachi pouvait rêver de s’élever à partir de rien pour devenir le maître d’un château. Il était possible à un guerrier modestement doué de se débrouiller uniquement en allant de temple en temple et en vivant de la charité des prêtres. Avec un peu de chance, il serait engagé par un gentilhomme de province ; avec un peu plus de chance encore, il pouvait être à la solde d’un daimyō.
Pourtant, de tous les jeunes hommes qui partaient avec de grands projets, seul un sur mille en réalité finissait par trouver une situation qui rapportait un revenu acceptable. Les autres devaient se contenter du peu de satisfaction qu’ils pouvaient tirer du fait de savoir qu’ils exerçaient un métier difficile et dangereux.
Tandis que Matahachi contemplait le samouraï couché à ses pieds, tout cela commença à lui paraître absolument stupide. Où la voie que suivait Musashi pouvait-elle bien le mener ? Le désir qu’éprouvait Matahachi d’égaler ou de surpasser son ami d’enfance n’avait pas diminué, mais la vue du guerrier ensanglanté faisait paraître folle et vaine la Voie du Sabre.
Horrifié, il s’aperçut que le guerrier bougeait, ce qui coupa net ses réflexions. La main de l’homme se tendit comme une patte de tortue de mer, et griffa le sol. Il souleva légèrement son torse, sa tête, et tira sur la corde.
Matahachi avait peine à en croire ses yeux. En rampant centimètre par centimètre, l’homme traînait derrière lui la pierre de deux cents kilos qui retenait sa corde. Trente, soixante centimètres... cela témoignait d’une force surhumaine. Nul colosse d’aucune équipe de traîneurs de pierres n’aurait pu le faire ; et pourtant, beaucoup se vantaient d’avoir la force de dix ou vingt hommes. Le samouraï moribond était possédé par quelque énergie démoniaque, surpassant de loin celle d’un mortel ordinaire.
De la gorge du mourant sortit un gargouillis. Il essayait désespérément de parler mais sa langue noircie et desséchée lui rendait impossible de former les mots. Son souffle était haletant, caverneux, sifflant ; ses yeux exorbités imploraient Matahachi.
— Pr... pr... pr... pr... ie...
Matahachi comprenait peu à peu qu’il disait « prie ». Puis vint un autre son presque inarticulé que Matahachi traduisit : « vous supplie ». Mais en réalité, c’étaient les yeux de l’homme qui parlaient. Ils contenaient ses dernières larmes, et la certitude de la mort. Sa tête retomba ; il cessa de respirer. D’autres fourmis sortirent de l’herbe pour explorer la chevelure blanche de poussière ; quelques-unes entrèrent même dans une narine où se figeait le sang. Matahachi voyait la peau, sous le col du kimono, prendre un ton d’un noir bleuâtre.
Qu’est-ce que l’homme avait souhaité lui faire faire ? Une pensée obsédait Matahachi : il avait une obligation envers le samouraï qui, le trouvant malade, avait eu la bonté de lui donner un remède. Pourquoi le sort l’avait-il aveuglé alors qu’il aurait dû avertir l’homme de l’approche de l’inspecteur ? Etait-ce le destin ?
Matahachi tâta le ballot de tissu, à l’obi de l’homme. Le contenu en révélerait sûrement qui il était, d’où il venait. Matahachi supposait qu’il avait souhaité en mourant que l’on remît à sa famille un souvenir quelconque. Il détacha le ballot, ainsi que la boîte à pilules, et les fourra prestement dans son propre kimono.
Il se demanda s’il devait couper une mèche de cheveux pour la mère de l’inconnu ; mais alors qu’il contemplait la face effrayante, il entendit des pas qui s’approchaient. Caché derrière une pierre, il vit des samouraïs qui venaient chercher le corps. Si on le prenait avec les affaires du mort, il aurait de graves ennuis. Il s’éloigna en rampant d’ombre en ombre derrière les pierres, comme un rat des champs.
Deux heures plus tard, il arriva à la confiserie où il habitait. A côté de la maison, la femme du boutiquier se lavait dans une cuvette. L’entendant remuer à l’intérieur, elle montra de derrière la porte latérale une partie de sa chair blanche, et cria :
— C’est vous, Matahachi ?
Répondant par un fort grognement, il s’élança dans sa propre chambre, et attrapa dans une commode un kimono ainsi que son sabre ; puis il se noua autour de la tête une serviette de toilette roulée, et se disposa à réenfiler ses sandales.
— Il ne fait pas trop sombre, là-dedans ? cria la femme.
— Non, j’y vois suffisamment.
— Je vais vous apporter une lampe.
— Inutile. Je sors.
— Vous n’allez pas vous laver ?
— Non. Plus tard.
Il se précipita dans le champ, et s’éloigna rapidement de la pauvre maison. Quelques minutes plus tard, se retournant, il vit un groupe de samouraïs, du château sans aucun doute, sortir de derrière les miscanthus, dans le champ. Ils entrèrent dans la confiserie, par le devant et par le derrière à la fois.
« Je l’ai échappé belle, se dit-il. Bien sûr, je n’ai pas vraiment volé quoi que ce soit. Je l’ai seulement pris en garde. C’était mon devoir. Il m’en avait supplié. »
Selon ses critères, aussi longtemps qu’il reconnaissait que ces objets n’étaient pas à lui, il n’avait commis aucun délit. En même temps, il se rendait compte qu’il ne pourrait jamais reparaître au chantier de construction.
Les miscanthus montaient jusqu’à ses épaules, et un voile de brume vespérale flottait par-dessus. De loin, nul ne pouvait le voir ; s’enfuir serait facile. Mais de quel côté aller posait un problème difficile, d’autant plus que Matahachi croyait fortement que la chance était dans une direction, dans une autre la malchance.
Osaka ? Kyoto ? Nagoya ? Edo ? Dans aucun de ces lieux il n’avait d’amis ; autant jouer aux dés la décision. Avec les dés comme avec Matahachi, tout était hasard. Le vent qui soufflerait l’emporterait avec lui.
Il lui semblait que plus il marchait, plus il s’enfonçait dans les miscanthus. Des insectes bourdonnaient autour de lui, et la brume en tombant mouillait ses vêtements. Les ourlets trempés se tire-bouchonnaient autour de ses jambes. Des graines s’accrochaient à ses manches. Ses jarrets le démangeaient. Le souvenir de sa nausée de la mi-journée était loin, maintenant, et il avait douloureusement faim. Une fois qu’il se sentit hors d’atteinte de ses poursuivants, la marche lui devint un supplice.
L’irrésistible désir de trouver un endroit où s’étendre pour se reposer lui fit traverser le champ, au-delà duquel il repéra le toit d’une maison. En s’approchant, il vit que la clôture et le portail étaient l’un et l’autre de travers, endommagés, semblait-il, par une tempête récente. Le toit, lui aussi, avait besoin de réparation. Pourtant, autrefois, la maison devait avoir appartenu à une famille riche, car elle respirait une certaine élégance défraîchie. Il imagina une belle dame de la cour, assise dans un carrosse aux tentures somptueuses qui approchait de la maison à une allure majestueuse.
En franchissant le portail qui paraissait abandonné, il constata que la maison principale et une annexe plus petite étaient presque enfouies sous les mauvaises herbes. Ce décor lui rappela un passage du poète Saigyō qu’on lui avait fait apprendre dans son enfance :
J’appris qu’une personne de ma connaissance vivait à Fushimi ; j’allai lui rendre visite, mais le jardin était si envahi de mauvaises herbes ! Je ne pouvais même pas distinguer l’allée.
Au chant des insectes, je composai ce poème :
En traversant les mauvaises herbes,
Je cache mes larmes
Aux plis de ma manche.
Dans ce jardin plein de rosée,
Pleurent jusqu’aux humbles insectes.
Le cœur glacé, Matahachi se blottit près de la maison en murmurant les mots si longtemps oubliés.
Au moment précis où il allait conclure que la demeure était vide, une lumière rouge apparut, venue de ses profondeurs. Bientôt, il entendit les accents nostalgiques d’un shakuhachi, la flûte de bambou dont jouaient les prêtres lorsqu’ils mendiaient dans les rues. En regardant à l’intérieur, il constata que le joueur était en effet un membre de cette classe. Il se trouvait assis près du foyer. Le feu qu’il venait d’allumer s’aviva, et l’ombre du prêtre s’agrandit au mur. Il jouait un air triste, une lamentation sur la solitude et la mélancolie de l’automne, destinée à ses seules oreilles. Il jouait simplement, sans fioritures, et donnait à Matahachi l’impression de ne guère tirer vanité de son jeu.
Quand la mélodie s’acheva, le prêtre poussa un profond soupir et se mit à se lamenter :
— On dit que lorsqu’un homme atteint la quarantaine, il n’est plus victime de l’illusion. Mais regardez-moi ! Quarante-sept ans lorsque j’ai détruit la réputation de ma famille. Quarante-sept ! Et j’étais encore dans l’illusion ; trouvé moyen de tout perdre : ressources, poste, réputation. Ce n’est pas tout ; j’ai laissé mon fils unique se débrouiller seul dans ce monde de malheur... Pourquoi ? Par amour ?... C’est mortifiant... jamais je ne pourrais de nouveau regarder en face mon épouse morte, ni l’enfant, ou qu’il soit. Ah ! Ceux qui racontent que l’on est sage après quarante ans doivent parler des grands hommes, et non des sots de mon espèce. Au lieu de me croire sage à cause de mon âge, j’aurais dû faire plus attention que jamais. Le contraire est folie, dès qu’il s’agit des femmes.
Tenant debout devant lui son shakuhachi, les deux mains posées sur l’embouchure, il continua :
— ... Quand cette histoire avec Otsū s’est produite, personne n’a plus voulu me pardonner. Il est trop tard, trop tard.
Matahachi s’était glissé dans la pièce voisine. Il écoutait, mais ce qu’il voyait lui inspirait de la répulsion. Le prêtre avait les joues creuses, ses épaules saillantes évoquaient le chien errant, et sa chevelure était terne. Matahachi était tapi en silence ; à la lueur clignotante du feu, la silhouette de l’homme évoquait des visions de démons nocturnes.
— ... Oh ! que faire ? gémissait le prêtre en levant au plafond ses yeux caves.
Il portait un kimono ordinaire et miteux mais également une soutane noire, indice qu’il était disciple du maître du Zen chinois P’u-hua. La natte de roseaux sur laquelle il se trouvait assis, qu’il roulait et transportait avec lui partout où il allait, devait constituer son seul bien ménager : son lit, son rideau et par mauvais temps son toit.
— ... Parler ne me rendra pas ce que j’ai perdu, disait-il. Que n’ai-je été plus prudent ! Je croyais comprendre la vie. Je ne comprenais rien ; ma position m’enivrait ! Je me suis honteusement conduit envers une femme. Pas étonnant que les dieux m’aient abandonné. Que pourrait-il y avoir de plus humiliant ?
Le prêtre baissa la tête comme s’il présentait des excuses à quelqu’un, puis la baissa davantage encore.
— ... Je ne me soucie pas de moi-même. La vie que j’ai maintenant est assez bonne pour moi. Il n’est que juste que je fasse pénitence, et doive survivre sans aide extérieure... Mais qu’ai-je fait à Jōtarō ? Il souffrira plus que moi de mon inconduite. Si j’étais encore au service du seigneur Ikeda, il serait aujourd’hui le fils unique d’un samouraï ayant cinq mille boisseaux de revenu ; mais à cause de ma stupidité, il n’est rien. Pire : un jour, quand il sera grand, il apprendra la vérité.
Il resta un moment assis les mains sur la figure, puis se leva soudain.
— ... Assez : voilà que je m’apitoie à nouveau sur moi-même. La lune est levée ; je vais me promener dans le champ... chasser ces vieux griefs, ces vieux fantômes.
Le prêtre ramassa son shakuhachi, et sortit fébrilement de la maison en traînant les pieds. Matahachi crut apercevoir une ombre de moustache sous le nez émacié. « Quel être bizarre ! se dit-il. Il n’est pas vraiment vieux, et pourtant comme il est peu solide sur ses jambes ! » Soupçonnant l’homme d’être un peu fou, il éprouvait pour lui une certaine pitié.
Attisées par la brise du soir, les flammes du petit bois commençaient de roussir le plancher. En pénétrant dans la pièce vide, Matahachi trouva une cruche d’eau ; il en versa sur le feu tout en songeant que ce prêtre était bien négligent.
Cela n’aurait guère d’importance que cette vieille maison abandonnée fût réduite en cendres ; mais si à la place il s’agissait d’un ancien temple de la période Asuka ou Kamakura ? Matahachi eut un violent mouvement d’indignation. « C’est à cause de gens pareils que les anciens temples de Nara et du mont Kōya sont si souvent détruits, pensait-il. Ces fous de prêtres vagabonds n’ont ni biens ni famille. Ils ne songent pas au risque d’incendie. Ils allument un feu dans la grande salle d’un vieux monastère, tout à côté des tentures murales, à seule fin de réchauffer leur propre carcasse qui n’a d’utilité pour personne. »
— Tiens, voilà quelque chose d’intéressant, murmura-t-il en tournant les yeux vers l’alcôve. Ce n’étaient ni les proportions gracieuses de la pièce, ni les vestiges d’un vase précieux qui avaient attiré son attention, mais un pot de métal noirci, flanqué d’une jarre de saké au col ébréché. Le pot contenait du gruau de riz, et quand Matahachi secoua la jarre elle émit un joyeux glouglou. Il eut un large sourire et se félicita de sa chance, oublieux, comme tout homme affamé, des droits de propriété d’autrui.
A longs traits, il vint rapidement à bout du saké, et vida le pot de riz, ravi de s’être bien rempli la panse.
Tandis qu’il somnolait auprès du feu, il entendait le bourdonnement pareil à la pluie d’insectes venus du champ sombre, au-dehors... non seulement du champ mais des murs, du plafond et des tatamis pourrissants.
Juste avant de sombrer dans le sommeil, il se souvint du ballot qu’il avait pris au guerrier mourant. Il se secoua et le dénoua. Le tissu était un morceau de crêpe sali, teint en rouge foncé au bois de sappan. Il contenait un sous-vêtement propre et les objets que les voyageurs ont coutume d’emporter. En dépliant le vêtement, Matahachi trouva quelque chose qui avait la forme et la dimension d’une lettre roulée, très soigneusement enveloppée dans du papier imperméable. Il y avait aussi une bourse en cuir pourpre, qui tomba en tintant avec fracas d’un pli du tissu. Elle contenait assez d’or et d’argent pour faire trembler de frayeur la main de Matahachi. « C’est l’argent d’autrui, non le mien », se rappela-t-il.
En défaisant le papier imperméable autour de l’objet allongé, il trouva un rouleau sur un cylindre en cognassier de Chine, maintenu à une extrémité par du brocart d’or. Il sentit aussitôt que cela renfermait quelque important secret ; plein de curiosité, il le posa devant lui et le déroula lentement. En voici le texte :
CERTIFICAT
Je jure solennellement avoir transmis à Sasaki Kojirō les sept méthodes secrètes suivantes du style d’escrime Chūjō :
Exotériques : Style éclair, style roue, style arrondi, style bateau flottant.
Esotériques : Le Diamant, l’Edification, l’Infini.
Délivré au village de Jōkyōji, domaine d’Usaka de la province d’Echizen, le ... jour du ... mois.
Kanemaki Jisai, disciple de Toda Seigen
Sur une feuille de papier qui semblait avoir été attachée plus tard, suivait un poème :
La lune qui luit sur
Les eaux non présentes
D’un puits non foré
Crée un homme
Sans ombre ni forme.
Matahachi se rendait bien compte qu’il tenait là un diplôme délivré à un disciple qui avait appris tout ce que son maître pouvait lui enseigner ; mais le nom de Kanemaki Jisai ne lui évoquait rien. Il eût reconnu le nom d’Itō Yagorō qui sous le surnom d’Ittōsai avait créé un style d’escrime célèbre et très admiré. Il ignorait que Jisai fût le maître d’Itō. Il ne savait pas non plus que Jisai était un samouraï d’un caractère exceptionnel, qui avait maîtrisé le style authentique de Toda Seigen, et s’était retiré dans un village éloigné pour passer dans l’obscurité ses vieux jours ; par la suite, il ne transmit la méthode Seigen qu’à de rares élèves triés sur le volet.
Les yeux de Matahachi revinrent au premier nom. « Ce Sasaki Kojirō doit être le samouraï tué aujourd’hui à Fushimi, se dit-il. Il doit avoir été un remarquable escrimeur pour se voir décerner un certificat de ce style Chūjō. Quel malheur ! Mais j’en ai maintenant la certitude. C’est exactement ce dont je me doutais. Il a dû vouloir que je remette ceci à quelqu’un, probablement quelqu’un de son pays natal. »
Matahachi adressa une courte prière au Bouddha pour Sasaki Kojirō, puis se jura d’accomplir sa mission nouvelle.
Pour se protéger du froid, il refit du feu, s’étendit près du foyer, et ne tarda pas à s’endormir.
Au loin résonnait le shakuhachi du vieux prêtre. L’air plaintif, qui semblait chercher quelque chose, appeler quelqu’un, se déroulait à l’infini, poignante vague au-dessus des joncs du champ.
Le champ s’étendait sous une brume grise, et la fraîcheur de l’air du petit matin indiquait que l’automne commençait pour de bon. Les écureuils allaient à leurs affaires, et, dans la cuisine sans porte de la maison abandonnée, des pistes fraîches de renards s’entrecroisaient sur le sol de terre.
Le prêtre mendiant, rentré en titubant avant le jour, avait succombé à la fatigue sur le sol de l’office, sans lâcher son shakuhachi. Son kimono et sa soutane sales étaient mouillés de rosée et maculés de taches d’herbe ramassées tandis qu’il errait comme une âme en peine à travers la nuit. Comme il ouvrait les yeux et se mettait sur son séant, son nez se fronça, ses narines et ses yeux s’écarquillèrent et un éternuement puissant le secoua. Il ne fit aucun effort pour essuyer la morve qui dégoulinait de son nez dans sa moustache.
Il demeura quelques minutes assis là, avant de se rappeler qu’il lui restait du saké de la veille au soir. En bougonnant tout seul, il suivit un long couloir jusqu’à la salle où se trouvait le foyer, au dos de la maison. La clarté du jour lui révélait un plus grand nombre de pièces qu’il ne lui avait semblé à la nuit, mais il trouva son chemin sans difficulté. A son étonnement, la jarre de saké n’était plus à l’endroit où il l’avait laissée.
En revanche, il y avait un inconnu près du foyer, la tête sur le bras et la bouche baveuse, en plein sommeil. Le prêtre ne comprit que trop bien où se trouvait le saké.
Bien sûr, il ne manquait pas seulement le saké. Un rapide examen révéla qu’il ne restait plus un grain de gruau de riz prévu pour le petit déjeuner. Le prêtre devint écarlate de fureur ; il pouvait se passer du saké mais le riz était une question de vie ou de mort. Avec un glapissement furieux, il lança de toutes ses forces un coup de pied au dormeur ; mais Matahachi n’eut qu’un grognement ensommeillé, retira son bras de sous lui, et leva une tête paresseuse.
— Espèce de... espèce de... ! bredouillait le prêtre en lui donnant un second coup de pied.
— Qu’est-ce qui vous prend ? s’écria Matahachi.
Tandis qu’il se levait d’un bond, les veines se gonflèrent sur son visage ensommeillé.
— ... A-t-on idée de me frapper comme ça ?
— Tu mérites plus que des coups de pied ! Qui t’a permis d’entrer ici pour me voler mon riz et mon saké ?
— Oh ! c’était à vous ?
— Bien entendu que c’était à moi !
— Je regrette.
— Tu regrettes ? A quoi est-ce que ça m’avance ?
— Je vous présente mes excuses.
— Ça ne me suffit pas !
— Que voulez-vous que je fasse ?
— Rends-les-moi !
— Hé ! Ils sont à l’intérieur de moi ; ils m’ont maintenu en vie toute une nuit. Maintenant, je ne peux vous les rendre !
— Je dois vivre, moi aussi, non ? Le plus que j’obtienne jamais, en jouant de la musique de porte en porte, ce sont quelques grains de riz ou deux gouttes de saké. Espèce d’idiot ! Espères-tu que je te laisserai sans protester me voler ma nourriture ? Je veux que tu me la rendes... rends-la-moi !
Il proférait d’un ton impérieux cette exigence déraisonnable, et sa voix fit à Matahachi l’effet de celle d’un diable affamé, venu tout droit de l’enfer.
— Ne soyez pas si radin, dit Matahachi avec mépris. A quoi bon vous agiter comme ça ? Un peu de riz et moins d’une demi-jarre d’un saké de troisième ordre.
— Bougre d’âne, tu peux faire la moue devant un reste de riz, mais pour moi c’est une journée de nourriture... une journée de vie !
Le prêtre saisit en grondant le poignet de Matahachi.
— ... Je ne te laisserai pas t’en tirer comme ça !
— Ne faites pas l’idiot ! riposta Matahachi.
Dégageant son bras et saisissant le vieux par ses cheveux clairsemés, il essaya de le jeter à terre d’une secousse rapide. A sa surprise, le corps de chat famélique resta inébranlable. Le prêtre s’accrocha fermement au cou de Matahachi.
— ... Espèce de salaud ! aboya Matahachi en réévaluant les forces de son adversaire.
Trop tard. Le prêtre, campé solidement, l’envoya valser d’une seule poussée. Coup habile, utilisant l’énergie même de Matahachi, qui ne s’arrêta qu’en heurtant le mur de plâtre à l’extrémité de la pièce voisine. Montants et lattes étant pourris, une bonne partie de la cloison s’effondra en couvrant Matahachi de poussière. En recrachant du plâtre, il se releva d’un bond, tira son sabre et se jeta sur le vieux.
Ce dernier se disposa à parer l’attaque avec son shakuhachi, mais déjà il haletait.
— ... Allons, vois dans quel pétrin tu t’es fourré ! cria Matahachi en frappant.
Il manqua son coup mais continua de frapper sans arrêt, ce qui ne laissait au prêtre aucune chance de reprendre souffle. Le visage du vieux prit un aspect cadavérique. Il ne cessait de sauter en arrière, mais sans souplesse ; il avait l’air au bord de l’effondrement. Chaque fois qu’il esquivait un coup, il laissait échapper un cri plaintif, pareil au geignement d’un mourant. Pourtant, ses déplacements constants rendaient impossible à Matahachi de le toucher.
En fin de compte, Matahachi fut perdu par sa propre insouciance. Quand le prêtre sauta dans le jardin, Matahachi le suivit aveuglément : mais à peine eut-il posé le pied sur le plancher pourri de la véranda que les planches craquèrent, cédèrent. Il atterrit sur le dos, une jambe pendant à travers un trou.
Le prêtre bondit à l’attaque. Empoignant Matahachi par le devant du kimono, il se mit à le frapper sur la tête, les tempes, le corps, partout où tombait son shakuhachi ; à chaque coup, il poussait un fort grognement. Avec sa jambe prise, Matahachi se trouvait réduit à l’impuissance. Sa tête semblait sur le point d’enfler aux dimensions d’un tonneau ; mais il eut de la chance : à ce moment, des pièces d’or et d’argent se mirent à choir de son kimono. A chaque nouveau coup succédait le tintement joyeux des pièces de monnaie qui tombaient par terre.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? haleta le prêtre en lâchant sa victime.
Matahachi se hâta de dégager sa jambe et de se libérer d’un bond, mais déjà le vieux avait déchargé sa bile. Son poing douloureux et ses difficultés respiratoires ne l’empêchaient pas de contempler avec émerveillement l’argent.
Matahachi, tenant à deux mains son crâne douloureux, cria :
— Tu le vois bien, espèce de vieux fou ! Il n’y avait aucune raison de s’agiter pour un peu de riz et de saké. J’ai de l’argent à revendre ! Prends-le si tu le veux ! Mais en retour, je vais te rendre les coups que tu m’as donnés. Tends-moi ta tête d’âne, et je m’en vais te payer avec usure ton riz et ta goutte !
Au heu de répondre à ces injures, le prêtre, la face contre terre, se mit à pleurer. La colère de Matahachi tomba quelque peu, mais il déclara d’un ton venimeux :
— ... Regarde-toi ! La vue de l’argent te bouleverse.
— Quelle honte de ma part ! gémissait le prêtre. Pourquoi suis-je aussi bête ?
Comme la force avec laquelle il venait de se battre, les reproches qu’il s’adressait à lui-même étaient plus violents que chez un homme ordinaire.
— ... Quel âne je suis ! poursuivait-il. Ne suis-je pas encore devenu raisonnable ? Même pas à mon âge ? Même pas après avoir été rejeté du monde, et être tombé aussi bas qu’un homme peut tomber ?
Il se tourna vers la colonne noire, à côté de lui, et se mit à se cogner la tête contre elle, tout en geignant pour lui-même :
— ... Pourquoi donc est-ce que je joue de ce shakuhachi ? N’est-ce point pour rejeter par ses cinq orifices mes illusions, ma stupidité, mes désirs charnels, mon égoïsme, mes passions mauvaises ? Comment est-il possible que je me sois laissé entraîner dans une lutte à mort pour un peu de nourriture et de boisson ? Et avec un homme assez jeune pour être mon fils ?
Matahachi n’avait jamais vu personne de pareil. Le vieux pleurait un peu, puis recommençait à se cogner la tête contre la colonne. Il l’avait l’air désireux de se heurter le front jusqu’à le faire éclater. Les peines qu’il s’infligeait dépassaient de loin les coups qu’il avait portés à Matahachi. Bientôt, son front se mit à saigner.
Matahachi se sentit obligé de l’empêcher de se torturer davantage.
— Allons, dit-il. Arrête. Tu es fou !
— Laisse-moi tranquille, fit le prêtre.
— Mais qu’est-ce qui ne va pas ?
— Tout va bien.
— Il y a sûrement quelque chose. Es-tu malade ?
— Non.
— Alors, qu’est-ce qu’il y a ?
— Je me dégoûte. J’ai envie de frapper à mort ce corps mauvais, mon corps, et de le donner à manger aux corbeaux ; mais je ne veux pas mourir idiot. Je voudrais être aussi fort, aussi droit que quiconque avant de rejeter cette chair. Perdre le contrôle de moi-même me rend furieux. Je suppose, après tout, que tu pourrais appeler ça une maladie.
Matahachi, qui avait pitié de lui, ramassa l’argent tombé et tenta de lui en fourrer dans la main.
— C’était en partie ma faute, dit-il d’un ton d’excuse. Je te donne ça ; peut-être me pardonneras-tu.
— Je n’en veux pas ! s’écria le prêtre en retirant vivement la main. Je n’ai pas besoin d’argent. Je te dis que je n’en ai pas besoin !
Bien qu’il eût précédemment explosé de colère pour un peu de riz, il considérait maintenant l’argent avec répugnance. Il secoua la tête avec vigueur, et recula, toujours à genoux.
— Tu es un curieux bonhomme, dit Matahachi.
— Mais non, mais non.
— En tout cas, tu te conduis d’une drôle de façon.
— Ne t’en fais pas pour ça.
— On dirait que tu viens des provinces de l’Ouest. A ton accent.
— Et comment ! Je suis né à Himeji.
— Vraiment ? Je suis de la région, moi aussi : du Mimasaka.
— Du Mimasaka ? répéta le prêtre en fixant Matahachi du regard. D’où au juste, dans le Mimasaka ?
— Du village de Yoshino. Miyamoto, pour être exact.
Le vieux parut se détendre. Assis sur la véranda, il parla doucement :
— Miyamoto ? Voilà un nom qui m’évoque des souvenirs. Autrefois, j’ai été de garde à la palanque de Hinagura. Je connais assez bien cette région.
— Ça veut dire que tu étais samouraï dans le fief de Himeji ?
— Oui. Je suppose que je n’en ai plus l’air aujourd’hui, mais j’étais un guerrier. Je m’appelle Aoki Tan...
Il s’interrompit, puis reprit tout aussi brusquement :
— ... C’est faux. Je viens de l’inventer. Oublie tout ce que j’ai dit.
Il se leva en déclarant :
— ... Je vais en ville, jouer de mon shakuhachi pour me procurer du riz.
Sur quoi, il tourna les talons et s’éloigna rapidement vers le champ de miscanthus.
Après son départ, Matahachi se demanda s’il avait bien fait de proposer au vieux prêtre de l’argent provenant de la bourse du samouraï mort. Il ne fut pas long à résoudre son dilemme en se disant qu’il ne pouvait y avoir aucun mal à se contenter d’en emprunter, à condition que ce fût peu. « Si je remets ces objets à la maison du mort, selon sa volonté, se dit-il, il me faudra de l’argent pour les dépenses ; et quel autre choix que de le prendre dans la somme que j’ai ici ? » Cette rationalisation commode était si réconfortante qu’à partir de ce jour, il se mit à dépenser l’argent petit à petit.
Restait la question du certificat décerné à Sasaki Kojirō. Il semblait que l’homme eût été un rōnin ; mais ne se pouvait-il qu’à la place il eût été au service d’un quelconque daimyō ? Matahachi n’avait trouvé aucune indication quant au lieu d’où venait l’homme ; aussi ne savait-il où porter le certificat. Son seul espoir, conclut-il, serait de trouver le maître escrimeur Kanemaki Jisai, qui sûrement n’ignorait rien de Sasaki.
Sur la route de Fushimi à Osaka, Matahachi demandait dans toutes les maisons de thé, dans toutes les auberges et dans tous les restaurants si quelqu’un avait entendu parler de Jisai. Les réponses étaient partout négatives ; même le renseignement supplémentaire que Jisai était un disciple accrédité de Toda Seigen ne suscitait aucune réponse.
Enfin, un samouraï avec lequel Matahachi fit connaissance en route eut une lueur :
— J’ai entendu parler de Jisai ; mais s’il vit encore il doit être très vieux. On m’a dit qu’il était parti dans l’Est, se retirer du monde dans un village du Kōzuke, ou quelque chose comme ça. Si vous désirez en connaître sur lui davantage, allez au château d’Osaka voir un homme appelé Tomita Mondonoshō.
Mondonoshō, semblait-il, était l’un de ceux qui avaient enseigné les arts martiaux à Hideyori, et l’informateur de Matahachi avait la quasi-certitude qu’il appartenait à la même famille que Seigen.
Bien que déçu du caractère vague de ces premières directives réelles, Matahachi résolut de les suivre. En arrivant à Osaka, il prit une chambre dans une auberge bon marché de l’une des rues les plus animées ; dès qu’il fut installé, il demanda à l’aubergiste s’il avait entendu parler d’un homme appelé Tomita Mondonoshō, au château d’Osaka.
— Oui, ce nom me dit quelque chose, répondit l’aubergiste. Je crois que c’est le petit-fils de Toda Seigen. Il n’est pas l’instructeur personnel du seigneur Hideyori, mais il apprend en effet l’escrime à quelques-uns des samouraïs du château. Ou du moins il le faisait. Peut-être est-il retourné à Echizen depuis quelques années. Oui, c’est bien ça... Vous pourriez aller à sa recherche à Echizen, mais je ne vous garantis pas qu’il y soit encore. Au lieu de faire un aussi long voyage sur une simple hypothèse, ne serait-il pas plus facile d’aller voir Itō Ittōsai ? Je suis presque certain qu’il a étudié le style Chūjō auprès de Jisai avant de développer son propre style.
Le conseil de l’aubergiste avait l’air sensé ; mais quand Matahachi entreprit de rechercher Ittōsai, il se trouva dans une autre impasse. Il apprit seulement que cet homme avait jusqu’à une époque récente habité une petite cabane à Shirakawa, aux abords est de Kyoto, mais qu’il n’y était plus ; depuis quelque temps, on ne l’avait vu ni à Kyoto ni à Osaka.
Bientôt, la résolution de Matahachi faiblit, et il se trouva enclin à laisser tomber toute l’affaire. L’agitation de la grand-ville ralluma son ambition, stimula son âme juvénile. Dans une cité large offerte comme celle-ci, à quoi bon passer son temps à rechercher la famille d’un mort ? Que de choses à faire, ici ! L’on avait besoin de jeunes gens comme lui. Au château de Fushimi, les autorités avaient uniquement appliqué la politique du gouvernement Tokugawa. Mais ici, les généraux qui se trouvaient à la tête du château d’Osaka recherchaient des rōnins pour constituer une armée. Pas officiellement, certes, mais assez ouvertement pour que ce fût connu de tous. En fait, les rōnins recevaient un meilleur accueil et pouvaient mieux vivre ici que dans aucune autre ville à château du pays.
De folles rumeurs circulaient parmi les citadins. L’on disait par exemple que Hideyori versait discrètement des fonds à des daimyōs en fuite comme Gotō Matabei, Sanada Yukimura, Akashi Kamon et même au dangereux Chōsokabe Morichika, lequel habitait maintenant une maison de location dans une rue étroite aux abords de la ville.
Malgré sa jeunesse, Chōsokabe s’était rasé la tête à la façon d’un prêtre bouddhiste, et avait changé son nom en Ichimusai — « l’Homme d’un seul rêve ». Il déclarait par là que les affaires de ce monde fluctuant ne le concernaient plus, et passait ostensiblement son temps en élégantes frivolités. Pourtant, bien des gens savaient qu’il avait à son service sept ou huit cents rōnins dont tous avaient la ferme conviction que le moment venu, il se dresserait pour venger Hideyoshi, son regretté bienfaiteur. On murmurait que son train de vie, y compris la solde de ses rōnins, était financé tout entier par la cassette personnelle de Hideyori.
Durant deux mois, Matahachi erra dans Osaka, de plus en plus assuré que c’était pour lui l’endroit idéal. Ici, il trouverait le bout du fil qui le mènerait à la réussite. Pour la première fois depuis des années, il se sentait aussi brave, aussi intrépide qu’à son départ pour la guerre. Il était de nouveau plein de santé, vif, insoucieux du fait que l’argent du samouraï mort s’épuisait peu à peu, car il croyait que la chance lui souriait enfin. Chaque jour apportait joie et ravissement. Matahachi avait la certitude qu’il allait se retrouver couvert d’or.
Des vêtements neufs ! Voilà ce qu’il lui fallait. Aussi s’habilla-t-il de pied en cap, en choisissant avec soin une étoffe qui convînt au froid de l’hiver approchant. Puis, ayant décrété que vivre à l’auberge était trop coûteux, il loua une petite chambre appartenant à un sellier, au voisinage du fossé Jenkei, et prit ses repas dehors. Il allait voir ce qu’il voulait voir, rentrait chez lui quand il en avait envie, et passait de temps en temps toute la nuit dehors, selon son humeur. Tout en se prélassant dans cette vie insouciante, il demeurait à l’affût d’un ami, d’une relation qui lui procurât un poste bien payé au service d’un grand daimyō.
Il fallait à Matahachi une certaine dose de modération pour vivre selon ses moyens, mais il s’estimait plus sage que jamais auparavant. Des histoires l’encourageaient souvent : comment tel ou tel samouraï, il n’y avait pas si longtemps, enlevait les gravats d’un chantier de construction ; mais aujourd’hui, on le voyait chevaucher en grande pompe à travers la ville avec une suite de vingt personnes et un cheval de relais.
D’autres fois, il se sentait abattu. « Le monde est un mur de pierre, se disait-il. Et les pierres sont si rapprochées qu’il n’y a pas la moindre fente par où pénétrer. » Mais sa déception disparaissait toujours. « Qu’est-ce que je raconte là ? Ça n’a cet air que lorsqu’on n’a pas encore rencontré sa chance. Il est toujours difficile de percer, mais dès que j’aurai trouvé une ouverture... »
Quand il demanda au sellier s’il avait entendu parler d’un poste pour lui, le sellier répondit avec optimisme :
— Vous êtes jeune et solide. Si vous faites une demande au château, ils vous trouveront sûrement une place.
Mais découvrir le travail idéal n’était pas aussi facile. Le dernier mois de l’année trouva Matahachi encore sans emploi, son argent diminué de moitié.
Sous le soleil hivernal du mois le plus affairé de l’année, les hordes humaines qui fourmillaient dans les rues avaient l’air étonnamment calmes. Au centre de la ville, il y avait des terrains vagues où, le matin de bonne heure, la gelée blanchissait l’herbe. A mesure que la journée s’avançait, les rues devenaient boueuses, et l’impression d’hiver était effacée par le tintamarre des marchands qui vantaient leur lot à grand renfort de gongs et de tambours. Sept ou huit baraques, entourées de nattes de paille usées pour empêcher les badauds de regarder à l’intérieur, invitaient avec des drapeaux de papier et des lances décorées de plumes à entrer voir le spectacle. Des bonimenteurs rivalisaient d’une voix stridente pour attirer dans leurs misérables théâtres les passants désœuvrés.
L’odeur de sauce piquante au soya bon marché imprégnait l’air. Dans les boutiques, des hommes aux jambes velues, la bouche pleine de brochettes, poussaient des hennissements ; au crépuscule, des femmes aux longues manches, à la face blanchie, marchaient en troupeaux, minaudant et mâchonnant des friandises aux fèves grillées.
Un soir, une bagarre éclata parmi les clients à propos d’un homme qui avait ouvert un débit de saké en disposant des tabourets au bord de la rue. Avant que l’on pût dire qui avait gagné, les combattants tournèrent casaque et s’enfuirent en laissant derrière eux des traces de sang.
— Merci, monsieur, dit le marchand de saké à Matahachi dont la présence inquiétante avait provoqué la fuite des citadins qui se battaient. Si vous n’aviez pas été là, ils auraient cassé toute ma vaisselle.
L’homme s’inclina à plusieurs reprises, puis servit à Matahachi une autre jarre de saké qu’il croyait chambré juste à la bonne température, disait-il. Il offrit aussi, en remerciement, un repas léger.
Matahachi était content de lui. La querelle avait éclaté entre deux ouvriers, et lorsqu’il les avait regardés en fronçant le sourcil et en menaçant de les tuer tous les deux s’ils causaient le moindre dommage à la boutique, ils s’étaient enfuis.
— Beaucoup de monde, hein ? dit-il d’un ton cordial.
— C’est la fin de l’année. Ils restent un moment puis s’en vont, mais il en arrive d’autres sans arrêt.
— C’est bien que le temps se maintienne.
Matahachi avait la face rouge de boisson. Levant sa coupe, il se rappela qu’il avait juré de cesser de boire avant d’aller travailler à Fushimi, et se demanda vaguement comment il avait recommencé. « Eh bien, et puis après ? se dit-il. Si un homme ne peut pas boire un coup de temps en temps... »
— ... Un autre, mon vieux, fit-il à voix haute.
L’homme assis en silence sur le tabouret voisin était lui aussi un rōnin. Il avait des sabres impressionnants, un long et un court ; les citadins devaient avoir tendance à s’écarter de lui, même s’il ne portait pas de manteau sur son kimono fort sale au col.
— Hola ! un autre à moi aussi, et que ça saute ! cria-t-il.
Croisant la jambe droite sur le genou gauche, il examina Matahachi des pieds à la tête. Quand il arriva au visage, il sourit en disant :
— ... Salut.
— Salut, répondit Matahachi. Prenez-en donc une goutte du mien pendant qu’on fait chauffer le vôtre.
— Merci, dit l’homme en tendant sa coupe. C’est humiliant de boire, hein ? Je vous ai vu assis ici avec votre saké, et puis ce doux arôme qui flottait dans l’air m’a tiré jusqu’ici... par la manche, comme qui dirait.
D’un trait, il vida sa coupe. Son genre plaisait à Matahachi. Il paraissait gentil, et il y avait en lui quelque chose de fougueux. Il était capable de boire, par-dessus le marché ; au cours des quelques minutes qui suivirent, il vida cinq jarres pendant que Matahachi prenait son temps avec une seule. Pourtant, il n’était pas ivre.
— Vous avez l’habitude d’en boire combien ? demanda Matahachi.
— Oh ! je ne sais pas, répondit l’homme avec désinvolture. Dix ou douze jarres, quand je me sens en forme.
Ils en vinrent à parler de la situation politique ; au bout d’un moment, le rōnin haussa les épaules en disant :
— ... Qui est ce Ieyasu, de toute façon ? Quelle absurdité de sa part, que d’ignorer les revendications de Hideyori, et de s’intituler le « Grand Suzerain » ! Sans Honda Masazumi et quelques autres de ses vieux partisans, qu’est-ce qui reste ? De la cruauté, de la ruse et une certaine aptitude politique... je veux dire, tout ce qu’il a c’est un certain flair politique que l’on trouve rarement chez les militaires... Pour ma part, j’aurais voulu voir gagner Ishida Mitsunari à Sekigahara, mais il avait trop de noblesse d’âme pour organiser les daimyōs. Et il n’était pas d’un rang assez élevé.
Ayant exprimé cette opinion, il demanda soudain :
— ... Si Osaka devait se battre à nouveau contre Edo, vous seriez dans quel camp ?
Non sans hésitation, Matahachi répondit :
— Osaka.
— Bravo ! s’écria l’homme en se levant, sa jarre de saké à la main. Vous êtes l’un des nôtres. Ça s’arrose ! Quel fief est-ce que vous ?... Oh ! je suppose que je ne devrais pas vous poser cette question avant de vous avoir dit qui je suis. Je m’appelle Akakabe Yasoma. Je suis de Gamō. Peut-être avez-vous entendu parler de Ban Dan’emon. Je suis l’un de ses bons amis. Nous nous retrouverons un de ces jours. Je suis également un ami de Susukida Hayato Kanesuke, le distingué général du château d’Osaka. Nous voyagions ensemble alors qu’il était encore un rōnin. J’ai aussi rencontré trois ou quatre fois Ono Shurinosuke, mais il est trop lugubre pour mon goût, même s’il a plus d’influence politique que Kanesuke.
Il recula, s’arrêta un instant, l’air de craindre d’en avoir trop dit, puis demanda :
— ... Qui êtes-vous ?
Matahachi, sans croire tout ce qu’avait dit l’homme, eut la vague impression d’être éclipsé temporairement.
— Avez-vous entendu parler de Toda Seigen ? demanda-t-il. L’homme qui a créé le style Tomita.
— Ce nom me dit quelque chose.
— Eh bien, j’avais pour maître le grand et désintéressé ermite Kanemaki Jisai, qui reçut de Seigen le véritable style Tomita, puis élabora le style Chūjō.
— Dans ce cas, vous devez être un authentique escrimeur.
— Exact, répondit Matahachi qui commençait à s’amuser.
— Savez-vous que je m’en doutais ? dit Yasoma. Votre corps paraît discipliné, et vous avez l’air capable. Comment vous nommait-on durant votre entraînement auprès de Jisai ? Je veux dire : si ma question n’est pas trop indiscrète.
— Je m’appelle Sasaki Kojirō, répondit Matahachi sans sourciller. Itō Yagorō, le créateur du style Ittō, est un disciple éminent de la même école.
— Pas possible ! fit Yasoma stupéfait.
Dans un instant de crainte, Matahachi pensa tout rétracter mais il était trop tard. Déjà Yasoma, agenouillé par terre, s’inclinait profondément. Impossible de revenir en arrière.
— ... Pardonnez-moi, répéta-t-il plusieurs fois. J’ai souvent entendu dire que Sasaki Kojirō était un magnifique escrimeur, et je dois vous prier de m’excuser de ne pas vous avoir parlé plus poliment. Mais comment aurais-je pu savoir qui vous étiez ?
Matahachi fut grandement soulagé. Si Yasoma avait été un ami ou une relation de Kojirō, il aurait fallu se battre pour défendre sa vie.
— Inutile de vous prosterner comme ça, dit Matahachi, magnanime. Si vous tenez à faire des cérémonies, nous ne pourrons parler en amis.
— Pourtant, mes bavardages ont dû vous agacer ?
— Pourquoi ça ? Je n’ai ni rang ni poste particulier. Je ne suis qu’un jeune homme qui ne sait pas grand-chose des usages du monde.
— Oui, mais vous êtes un grand homme d’épée. J’ai entendu citer votre nom bien des fois. Maintenant que j’y réfléchis, je vois bien que vous devez être Sasaki Kojirō.
Il scrutait intensément Matahachi.
— ... De plus, je ne trouve pas qu’il soit juste que vous n’ayez point de poste officiel.
Matahachi répondit avec innocence :
— Mon Dieu, je me suis consacré si exclusivement à mon sabre que je n’ai pas eu le temps de me faire beaucoup d’amis.
— Je vois. Cela veut-il dire que vous ne souhaitez pas trouver un bon poste ?
— Non ; j’ai toujours pensé qu’un jour il me faudrait trouver un seigneur à servir. Seulement, je n’en suis pas encore là.
— Eh bien, ce devrait être assez facile. Vous avez pour appui votre réputation au sabre, ce qui fait toute la différence du monde. Bien sûr, si vous gardez le silence, alors, quel que soit votre talent, personne ne viendra vous découvrir. Moi, par exemple. Je ne savais même pas qui vous étiez avant que vous ne me le disiez. J’ai été complètement pris par surprise.
Yasoma observa un silence, puis reprit :
— ... Si vous souhaitez que je vous aide, je serais heureux de le faire. A vrai dire, j’ai demandé à mon ami Susukida Kanesuke s’il pouvait me trouver un poste à moi aussi. J’aimerais bien être engagé au château d’Osaka, même s’il n’y a pas grand-chose à y gagner. Je suis certain que Kanesuke serait heureux de recommander en haut lieu quelqu’un comme vous. Si vous le désirez, je me ferai un plaisir de lui en toucher un mot.
Cependant que Yasoma s’enthousiasmait sur ces perspectives d’avenir, Matahachi ne pouvait éviter le sentiment qu’il venait de tomber la tête la première dans quelque chose dont il ne lui serait pas facile de sortir. Quel que fût son désir de trouver du travail, il craignait d’avoir commis une erreur en se faisant passer pour Sasaki Kojirō. En revanche, s’il s’était présenté comme étant Hon’iden Matahachi, samouraï campagnard du Mimasaka, jamais Yasoma ne lui eût proposé son aide. Et même, il l’eût probablement considéré avec dédain. C’était indiscutable : le nom de Sasaki Kojirō avait sûrement produit une forte impression.
Mais alors... y avait-il vraiment matière à s’inquiéter ? Le véritable Kojirō était mort, et Matahachi était la seule personne à le savoir, car il détenait le certificat, seule identification du mort. Sans elle, les autorités n’avaient aucun moyen de savoir qui ce rōnin était ; il était extrêmement peu vraisemblable qu’elles se fussent donné la peine d’enquêter. Après tout, qu’était cet homme si ce n’est un « espion » que l’on avait lapidé à mort ? Peu à peu, tandis que Matahachi se persuadait que son secret ne serait jamais découvert, un plan audacieux se précisait dans son esprit : il deviendrait Sasaki Kojirō. Comme en cet instant.
— L’addition ! appela-t-il en tirant des pièces de sa bourse.
Tandis que Matahachi se levait pour partir, Yasoma, tout agité, laissa échapper :
— Et ma proposition ?
— Oh ! répondit Matahachi, je vous serais très reconnaissant si vous parliez en ma faveur à votre ami, mais nous ne pouvons discuter ici de ce genre de chose. Allons dans un endroit tranquille.
— Mais bien sûr ! fit Yasoma, visiblement soulagé.
Il semblait trouver tout naturel que Matahachi eût réglé sa note, à lui aussi.
Bientôt, ils furent dans un quartier assez éloigné des rues principales. Matahachi avait eu l’intention d’emmener son nouvel ami dans un élégant établissement où l’on pût boire, mais Yasoma fit observer qu’aller dans un tel endroit serait jeter l’argent par les fenêtres. Il proposa un endroit moins cher et plus intéressant, et, tout en chantant les louanges du quartier réservé, mena Matahachi à ce que l’on appelait par euphémisme la Ville des prêtresses. Là, disait-on sans beaucoup exagérer, il y avait mille maisons de plaisir, et le commerce était si florissant que cent barils d’huile d’éclairage se consommaient en une seule nuit. D’abord peu enthousiaste, Matahachi ne tarda pas à se sentir attiré par la gaieté ambiante.
A proximité se trouvait un prolongement du fossé du château, où l’eau de la marée affluait de la baie. En regardant très attentivement, l’on pouvait distinguer des crabes qui rampaient sous les fenêtres en saillie et les lanternes rouges. Matahachi regarda attentivement, ce qui le troubla quelque peu car ils lui faisaient penser à des scorpions venimeux.
Le quartier était peuplé, dans une large mesure, de femmes au visage recouvert d’une épaisse couche de poudre. Parmi elles, on voyait de temps à autre un joli minois, mais beaucoup d’autres semblaient avoir dépassé la quarantaine ; ces femmes arpentaient les rues avec un regard triste, la tête emmitouflée contre le froid, les dents noircies, mais tâchant faiblement de séduire les hommes réunis là.
— C’est sûr, il y en a, dit Matahachi en soupirant.
— Je vous l’avais bien dit, répondit Yasoma qui s’efforçait de réhabiliter les femmes. Et elles valent mieux que n’importe quelle serveuse de maison de thé ou chanteuse dont vous pourriez vous enticher. La notion d’amour vénal rebute beaucoup de gens ; mais si vous passez une soirée d’hiver avec l’une d’elles et causez avec elle de sa famille et ainsi de suite, vous constaterez sans doute qu’elle ressemble tout à fait à n’importe quelle autre femme. Et qu’elle n’est pas vraiment à blâmer d’être devenue une prostituée... Quelques-unes étaient autrefois concubines du Shōgun, et le père de beaucoup faisait partie de la suite de daimyōs qui ont depuis perdu le pouvoir. Il en allait de même, voilà plusieurs siècles, quand les Tairas s’attaquaient aux Minamotos. Vous vous apercevrez, mon ami, que dans les égouts de ce monde instable une bonne partie des ordures est formée de fleurs déchues.
Ils entrèrent dans une maison, et Matahachi s’en remit entièrement à Yasoma qui paraissait fort expérimenté. Il savait commander le saké, traiter avec les filles ; il était parfait. Matahachi trouva l’aventure tout à fait réjouissante.
Ils passèrent la nuit ; à midi le lendemain, Yasoma ne manifestait encore aucun signe de lassitude. Dans une certaine mesure, Matahachi se sentait vengé de toutes les fois où on l’avait relégué dans une chambre à l’écart au Yomogi ; mais il commençait à se fatiguer. Il finit par avouer qu’il en avait assez, et dit :
— Je n’ai plus envie de boire. Allons-nous-en.
Yasoma ne bougeait pas.
— Restez avec moi jusqu’à ce soir, dit-il.
— Pour quoi faire ?
— J’ai rendez-vous avec Susukida Kanesuke. Il est trop tôt pour aller chez lui maintenant, et de toute façon je ne pourrai discuter de votre situation tant que je ne saurai pas plus clairement ce que vous souhaitez.
— Je suppose qu’au début, je ne dois pas demander trop.
— Il ne faut pas demander trop peu. Un samouraï de votre envergure devrait pouvoir obtenir le chiffre qu’il demande. Si vous dites que vous acceptez n’importe quel poste, vous vous rabaissez. Et si je lui déclarais que vous voulez un traitement de deux mille cinq cents boisseaux ? Un samouraï qui a confiance en lui est toujours mieux payé, mieux traité. Il ne faut pas donner l’impression que vous vous contenteriez de n’importe quoi.
A l’approche du soir, les rues de ce quartier, plongées qu’elles étaient dans l’ombre immense du château d’Osaka, s’obscurcissaient de bonne heure. Ayant quitté la maison, Matahachi et Yasoma traversèrent la ville jusqu’à l’un des plus élégants quartiers résidentiels de samouraïs. Ils se tenaient là, dos au fossé ; le vent froid dissipait les effets du saké qu’ils avaient ingurgité tout le jour.
— ... Voilà la maison de Susukida, là-bas, dit Yasoma.
— Celle dont le portail a le toit relevé ?
— Non, la maison du coin, à côté d’elle.
— Hum... Vraiment grosse n’est-ce pas ?
— Kanesuke s’est fait un nom. Jusqu’à la trentaine environ, personne n’avait jamais entendu parler de lui, mais aujourd’hui...
Matahachi feignait de ne prêter aucune attention aux propos de Yasoma. Non qu’il n’y crût pas ; au contraire, il en était venu à faire si totalement confiance à Yasoma qu’il ne mettait plus en doute les paroles de cet homme. Mais il croyait devoir afficher de l’indifférence. Tandis qu’il contemplait les résidences de daimyōs qui entouraient le grand château, son ambition encore juvénile lui soufflait : « J’habiterai moi aussi un endroit comme celui-ci... un de ces jours. »
— ... Allons, dit Yasoma, je vais voir Kanesuke pour le convaincre de vous engager. Mais d’abord, si nous parlions un peu argent ?
— Oh ! bien sûr, dit Matahachi, comprenant qu’un pot-de-vin était nécessaire.
Il tira la bourse de son sein, et s’aperçut qu’elle avait fondu jusqu’au tiers environ de son volume primitif. En versant tout le contenu dans sa main, il dit :
— ... Voilà tout ce que j’ai. C’est suffisant ?
— Bien sûr, tout à fait suffisant.
— Il vous faut quelque chose pour l’envelopper, hein ?
— Mais non, mais non. Kanesuke n’est pas le seul, par ici, à prendre une commission pour trouver un poste à quelqu’un. Ils le font tous, et sans se cacher le moins du monde. Il n’y a là rien de gênant.
Matahachi garda un peu de l’argent ; mais une fois qu’il eut tendu le reste, il se sentit mal à l’aise. Quand Yasoma s’éloigna, il le suivit de quelques pas.
— Faites tout ce que vous pourrez ! implora-t-il.
— Ne vous inquiétez pas. S’il a l’air de vouloir faire des difficultés, je n’ai qu’à garder l’argent et à vous le rendre. Ce n’est pas le seul homme influent d’Osaka. Il me serait tout aussi facile de demander l’aide d’Ono ou de Gotō. J’ai des tas de relations.
— Quand aurai-je une réponse ?
— Voyons... Vous pourriez m’attendre, mais vous ne voudriez tout de même pas faire le pied de grue ici dans ce vent, n’est-ce pas ? De toute façon, vous risqueriez de paraître suspect. Revoyons-nous demain.
— Où ça ?
— Venez dans ce terrain vague où l’on donne des spectacles forains.
— Très bien.
— Le plus sûr serait de m’attendre chez le marchand de saké où nous nous sommes rencontrés.
Une fois qu’ils eurent convenu de l’heure, Yasoma fit au revoir de la main et franchit fièrement le portail de la demeure, en roulant des épaules et sans montrer la plus légère hésitation. Matahachi, dûment impressionné, eut le sentiment que Yasoma devait en effet connaître Kanesuke depuis l’époque la moins prospère de sa vie. La confiance lui revint et, cette nuit-là, il fit d’agréables rêves d’avenir.
A l’heure fixée, Matahachi se trouvait dans le terrain vague où il dégelait. Comme la veille, le vent était froid et il y avait beaucoup de monde. Il attendit jusqu’au coucher du soleil, mais ne vit nulle trace d’Akakabe Yasoma.
Le jour suivant, Matahachi y retourna. « Il doit avoir eu un empêchement, songeait-il charitablement, assis à dévisager la foule des passants. Il viendra aujourd’hui. » Mais de nouveau le soleil se coucha sans que Yasoma parût.
Le troisième jour, Matahachi dit au marchand de saké, un peu timidement :
— Me revoilà.
— Vous attendez quelqu’un ?
— Oui, j’ai rendez-vous avec un homme appelé Akakabe Yasoma. Je l’ai rencontré ici l’autre jour.
Matahachi exposa l’affaire en détail.
— Cette canaille ? hoqueta le marchand de saké. Vous voulez dire qu’il vous a promis de vous trouver un bon poste, et qu’ensuite il vous a volé votre argent ?
— Il ne l’a pas volé. Je lui ai donné de l’argent pour qu’il le remette à un homme appelé Susukida Kanesuke. J’attends ici pour connaître le résultat de l’affaire.
— Mon pauvre ! Vous aurez beau l’attendre cent ans, je crois bien que vous ne le reverrez pas.
— Hein ? Quoi ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Mais voyons, c’est un filou notoire ! Ce quartier fourmille de parasites comme lui. S’ils aperçoivent quelqu’un qui ait l’air un peu innocent, ils se jettent dessus. J’ai bien pensé à vous mettre en garde, mais je ne voulais pas être indiscret. Je croyais que son aspect et sa façon d’agir vous indiqueraient le genre de personnage qu’il était. Et voilà que vous avez perdu votre argent. Quel malheur !
L’homme débordait de sympathie. Il tenta d’assurer à Matahachi qu’il n’y avait aucune honte à se laisser duper par les voleurs qui opéraient dans les parages. Mais ce n’était pas la honte qui troublait Matahachi ; ce qui lui faisait bouillir le sang, c’était de constater la disparition de son argent, et avec lui de ses grandes espérances. Réduit à l’impuissance, il regardait la foule s’agiter autour d’eux.
— ... Je doute que ça vous avance à grand-chose, dit le marchand de saké, mais vous pourriez essayer de demander là-bas, à la baraque du magicien. La vermine locale se rassemble souvent derrière pour jouer. Si Yasoma s’est procuré de l’argent, il se peut qu’il essaie d’arrondir la somme.
— Merci, dit Matahachi en se levant d’un bond, tout excité. Laquelle est la baraque du magicien ?
L’enceinte que désignait l’homme était entourée par une clôture en poteaux de bambou pointus. Dehors, à l’entrée, des bonimenteurs battaient le rappel, et des drapeaux suspendus près du portail en bois annonçaient les noms de plusieurs prestidigitateurs célèbres. De l’intérieur des rideaux et des nattes de paille qui tapissaient la clôture venait le son d’une musique étrange, mêlée au piétinement rapide et bruyant des artistes, et aux applaudissements du public.
Ayant fait le tour jusqu’à l’arrière, Matahachi trouva un autre portail. Comme il jetait un coup d’œil à l’intérieur, un guetteur demanda :
— Tu viens pour jouer ?
Il fit signe que oui, et l’homme le laissa entrer. Il se trouva dans un espace entouré de toiles de tente, mais à claire-voie au sommet. Une vingtaine d’hommes, tous de type peu recommandable, étaient assis en cercle à jouer. Tous les regards se tournèrent vers Matahachi, et un homme lui fit place en silence.
— Est-ce qu’Akakabe Yasoma est là ? demanda-t-il.
— Yasoma ? répéta un joueur d’un ton perplexe. Il n’est pas venu ces temps-ci. Pourquoi donc ?
— Vous croyez qu’il viendra plus tard ?
— Est-ce que je sais ? Assieds-toi et joue.
— Je ne suis pas venu pour jouer.
— Qu’est-ce que tu fais ici, si tu ne veux pas jouer ?
— Je cherche Yasoma. Pardon de vous déranger.
— Eh bien, pourquoi ne pas aller le chercher ailleurs ?
— Je vous ai demandé pardon de vous avoir dérangé, dit Matahachi en se retirant précipitamment.
— Un instant, là-bas ! ordonna l’un des joueurs, qui se leva pour le suivre. Tu ne t’en tireras pas avec de simples excuses. Même si tu ne joues pas, tu paieras ta place !
— Je n’ai pas d’argent.
— Pas d’argent ! Je vois. Alors, on guette l’occasion de chaparder un peu, n’est-ce pas ? Un sale voleur, voilà ce que tu es.
— Je ne suis pas un voleur ! Vous allez retirer ce mot !
Matahachi fit mine de dégainer, ce qui ne réussit qu’à amuser le joueur.
— Imbécile ! aboya-t-il. Si les menaces de tes pareils me faisaient peur, je ne pourrais survivre un seul jour à Osaka. Sers-toi de ton sabre, si tu l’oses !
— Prenez garde, je suis sérieux !
— Ah ! vraiment ? Vraiment ?
— Vous savez qui je suis ?
— Comment le saurais-je ?
— Je suis Sasaki Kojirō, successeur de Toda Seigen, du village de Jōkyōji à Echizen. C’est le créateur du style Tomita, proféra fièrement Matahachi, croyant que cette déclaration suffirait à mettre l’homme en fuite.
Ce ne fut pas le cas. Le joueur cracha par terre, et retourna dans l’enceinte.
— Holà, venez donc voir, vous tous ! Ce type vient de s’appeler par un drôle de nom ; paraît vouloir tirer l’épée contre nous. Voyons son adresse. Ça doit être drôle.
Matahachi, voyant que l’homme ne se méfiait pas, tira brusquement son sabre et lui piqua le derrière. L’homme sauta en l’air.
— Espèce de salaud ! cria-t-il.
Matahachi plongea dans la foule. En se faufilant de groupe en groupe, il parvint à rester caché mais chaque visage qu’il voyait lui évoquait l’un des joueurs. Se rendant compte qu’il ne pourrait se cacher ainsi éternellement, il regarda autour de lui en quête d’un abri plus substantiel.
Juste en face de lui, drapé sur une clôture en bambou se trouvait un rideau avec un gros tigre peint dessus. Il y avait également sur le portail une bannière où figuraient un javelot fourchu et un cimier en œil de serpent, ainsi qu’un bonimenteur, debout sur une caisse vide, criant d’une voix enrouée :
— Venez voir le tigre ! Entrez voir le tigre ! Offrez-vous un voyage de quinze cents kilomètres ! Mes amis, cet énorme tigre a été capturé en Corée par le grand général Katō Kiyomasa lui-même. Ne manquez pas le tigre !
Il débitait son boniment à un rythme frénétique.
Matahachi jeta par terre une pièce de monnaie et se précipita à l’intérieur. Se sentant relativement en sécurité, il chercha des yeux le fauve. A l’autre bout de la tente, une vaste peau de tigre se trouvait tendue comme du linge que l’on eût mis à sécher sur un panneau de bois. Les spectateurs la contemplaient avec une vive curiosité, apparemment insensibles au fait que l’animal n’était ni entier ni vivant.
— Alors, voilà donc à quoi ressemble un tigre, dit un homme.
— C’est gros, n’est-ce pas ? s’émerveilla un autre.
Debout d’un côté de la peau de tigre, Matahachi remarqua soudain un vieil homme et une vieille femme ; au son de leurs voix, il dressa l’oreille, incrédule.
— Oncle Gon, disait la femme, ce tigre-là est mort, n’est-ce pas ?
Le vieux samouraï, tendant la main par-dessus la balustrade en bambou pour tâter la peau, répondit gravement :
— Bien sûr, qu’il est mort. Ce n’est que sa dépouille.
— Mais l’homme, au-dehors, en parlait comme s’il était vivant.
— Mon Dieu, peut-être est-ce là ce qu’on appelle parler un peu vite, dit-il avec un petit rire.
Osugi ne prenait pas la chose aussi à la légère. Pinçant les lèvres, elle protesta :
— Ne sois pas stupide ! S’il n’est pas réel, l’enseigne, dehors, devrait le dire. Autant regarder l’image d’un tigre. Allons-nous faire rembourser.
— Pas de scène, grand-mère. Les gens vont se moquer de toi.
— Tant pis. Je n’ai pas de ces fiertés. Si tu ne veux pas y aller, j’irai moi-même.
Comme elle se mettait à jouer des coudes pour remonter la file des spectateurs, Matahachi baissa la tête, mais trop tard. Déjà l’oncle Gon l’avait reconnu.
— Hé, là-bas, Matahachi ! C’est toi ? cria-t-il.
Osugi, dont les yeux n’étaient pas trop bons, bégaya :
— Qu’est... qu’est-ce que tu dis, oncle Gon ?
— Tu n’as donc pas vu ? Matahachi était là, juste derrière toi.
— Pas possible !
— Il était là mais il s’est enfui.
— Où ça ? De quel côté ?
Tous deux sortirent en trombe par le portail de bois dans la foule. Matahachi ne cessait de se cogner aux gens, mais se dégageait et reprenait sa course.
— ... Attends, mon fils, attends ! criait Osugi.
Jetant un coup d’œil en arrière, Matahachi vit sa mère qui le poursuivait comme une folle. L’oncle Gon agitait frénétiquement les mains, lui aussi.
— Matahachi ! criait-il. Pourquoi t’enfuis-tu ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Matahachi ! Matahachi !
Voyant qu’elle ne pourrait le rattraper, Osugi tendit son cou ridé, et cria de toutes ses forces :
— Arrêtez-le ! Au voleur !
Aussitôt, une bande de badauds se joignit à la chasse, et les premiers tombèrent bientôt sur Matahachi avec des pieux de bambou.
— Tenez-le bien !
— Le chenapan !
— Rossez-le d’importance !
La populace accula Matahachi ; certains allèrent jusqu’à lui cracher dessus. Arrivant avec l’oncle Gon, Osugi vit ce qui se passait, et se retourna furieusement contre les assaillants de Matahachi. Elle les repoussa, empoigna son petit sabre et montra les crocs.
— Qu’est-ce que vous faites ? s’écria-t-elle. Pourquoi vous attaquez-vous à cet homme ?
— C’est un voleur !
— Pas du tout ! C’est mon fils.
— Votre fils ?
— Oui, mon fils, le fils d’un samouraï, et vous n’avez pas le droit de le battre. Vous n’êtes que des bourgeois ordinaires. Si vous le touchez, je... je me battrai contre vous tous !
— Vous plaisantez ? Qui donc criait « au voleur », il y a une minute ?
— Oui, c’était moi, je ne le nie pas. Je suis une mère aimante, et je me suis dit que si je criais « au voleur », mon fils s’arrêterait de courir. Mais qui vous a demandé de le frapper, espèces de bons à rien stupides ? C’est une honte !
Etonnée par sa volte-face, mais admirant son courage, la foule se dispersa lentement. Osugi saisit au collet son fils rebelle, et l’entraîna dans le parc d’un sanctuaire proche. Après avoir, de la porte du sanctuaire, assisté à la scène durant quelques minutes, l’oncle Gon s’avança et dit :
— Grand-mère, il ne faut pas traiter Matahachi comme ça. Ce n’est plus un enfant.
Il essaya de lui faire lâcher le col de Matahachi, mais la vieille l’écarta rudement d’un coup de coude.
— Toi, ne t’en mêle pas ! C’est mon fils, et je le punirai comme je l’entends, sans avoir besoin de ton aide. Tout ce que je te demande, c’est de te taire et de t’occuper de tes propres affaires !... Matahachi, ingrat... je vais t’apprendre !...
On dit qu’en vieillissant, les gens deviennent de plus en plus simples et directs ; à voir Osugi, l’on ne pouvait s’empêcher d’être d’accord. En un moment où d’autres mères eussent peut-être pleuré de joie, Osugi bouillait de fureur. Elle força Matahachi à se coucher par terre, et lui frappa la tête contre le sol.
— ... En voilà, une idée ! Fuir ta propre mère ! Tu n’es pas né de la fourche d’un arbre, espèce de paltoquet... tu es mon fils !
Et elle entreprit de le fesser comme s’il eût encore été un enfant.
— ... Je ne croyais pas que tu pouvais être en vie, et te voilà en train de traîner à Osaka ! C’est une honte ! Espèce de bon à rien effronté... Pourquoi n’es-tu pas venu à la maison présenter à tes ancêtres les respects qui leur sont dus ? Pourquoi n’as-tu même pas une seule fois montré ta figure à ta vieille mère ? Tu ne savais donc pas que ta famille entière était malade d’inquiétude à ton sujet ?
— Je t’en prie, maman, suppliait Matahachi en pleurant comme un bébé. Pardonne-moi. Je t’en prie, pardonne-moi ! Je regrette. Je sais bien que j’ai eu tort. C’est parce que je savais que j’avais mal agi envers toi que je ne pouvais rentrer à la maison. Je ne voulais pas vraiment te fuir. J’étais si étonné de te voir que je me suis mis à courir sans réfléchir. J’avais tellement honte de la façon dont j’avais vécu que je ne pouvais pas vous regarder en face, toi et l’oncle Gon.
Il se couvrait le visage avec les mains. Le nez d’Osugi se plissa, et elle aussi commença de gémir ; mais presque aussitôt elle s’arrêta. Trop fière pour montrer de la faiblesse, elle renouvela son attaque en disant d’un ton sarcastique :
— Si tu as tellement honte de toi-même et si tu crois avoir déshonoré tes ancêtres, alors tu dois vraiment t’être mal conduit durant tout ce temps.
L’oncle Gon, incapable de se contenir, intervint :
— En voilà assez. Si tu continues comme ça, tu vas sûrement le blesser.
— Je t’ai dit de garder pour toi tes conseils. Tu es un homme ; tu ne devrais pas être aussi mou. Etant sa mère, je dois être tout aussi sévère que son père le serait s’il vivait encore. Je me charge de la punition, et ce n’est pas encore fini !... Matahachi ! Tiens-toi droit ! Regarde-moi en face.
Elle s’assit par terre cérémonieusement, et désigna l’endroit où il devait s’asseoir.
— Oui, maman, répondit-il, soumis, en redressant ses épaules maculées de boue et en s’agenouillant.
Il avait peur de sa mère. Elle pouvait parfois se montrer indulgente, mais sa propension à soulever la question des devoirs de son fils envers ses ancêtres le mettait mal à l’aise.
— Je t’interdis formellement de me cacher quoi que ce soit, dit Osugi. Et maintenant, qu’as-tu fait au juste depuis ton départ en cachette pour Sekigahara ? Raconte, et ne t’arrête que lorsque j’aurai entendu tout ce que je veux entendre.
— Ne t’inquiète pas, je ne garderai rien pour moi, commença-t-il, car il avait perdu le désir de lutter.
Fidèle à sa promesse, il raconta toute l’histoire en détail : comment il était réchappé de Sekigahara, comment il s’était caché à Ibuki, comment Okō l’avait entortillé, comment il avait vécu à ses crochets – à son corps défendant – plusieurs années. Et comment il regrettait maintenant ce qu’il avait fait. Cela le soulagea comme de vomir, et il se sentit beaucoup mieux après sa confession.
— Hum... marmonnait de temps en temps l’oncle Gon.
Osugi fit claquer sa langue et dit :
— Je suis choquée de ta conduite. Et que fais-tu maintenant ? Tu parais en mesure de t’habiller comme il faut. As-tu trouvé une situation où tu es convenablement payé ?
— Oui, répondit Matahachi.
Cette réponse lui avait échappé sans réfléchir, et il se hâta de rectifier :
— C’est-à-dire non, je n’ai pas de situation.
— Alors, de quoi vis-tu ?
— De mon sabre : j’enseigne l’escrime.
Sa façon de répondre cela sonnait vrai, et eut l’effet désiré.
— Tiens, tiens, fit Osugi avec un intérêt manifeste.
Pour la première fois, une lueur de bonne humeur éclaira son visage.
— ... L’escrime, dis-tu ? Eh bien, ça ne me surprend pas vraiment que mon fils trouve le temps de s’exercer à l’escrime – même s’il mène le genre de vie que tu as menée. Tu entends ça, oncle Gon ? C’est mon fils, après tout.
L’oncle Gon acquiesça du chef avec enthousiasme, heureux de voir la vieille femme de meilleure humeur.
— Nous aurions dû nous en douter, dit-il. Ça montre que le sang de ses ancêtres Hon’iden coule bien dans ses veines. Alors, qu’importe qu’il se soit égaré quelque temps ? Il saute aux yeux qu’il a l’esprit qu’il faut.
— Matahachi, fit Osugi.
— Oui, maman.
— Ici, dans cette région, auprès de qui as-tu étudié l’escrime ?
— Kanemaki Jisai.
— Ah ? Mais il est illustre !
Osugi avait sur le visage une expression de bonheur. Matahachi, désireux de lui plaire encore davantage, sortit le certificat et le déroula, en prenant soin de couvrir avec son pouce le nom de Sasaki.
— Regarde ça, dit-il.
— Laisse-moi voir, dit Osugi, la main tendue vers le rouleau, mais Matahachi s’y cramponnait fermement.
— Tu vois bien, maman, que tu n’as pas à t’inquiéter pour moi.
Elle approuva de la tête.
— Mais oui, c’est bien. Oncle Gon, regarde-moi ça. N’est-ce pas magnifique ? Je me suis toujours dit, même quand Matahachi n’était encore qu’un bébé, qu’il était plus adroit et plus capable que Takezō et les autres garçons.
Dans l’excès de sa joie, elle se mit à postillonner en parlant. A cet instant, la main de Matahachi glissa, et le nom inscrit sur le rouleau devint visible.
— ... Un moment, dit Osugi. Pourquoi donc y a-t-il marqué « Sasaki Kojirō » ?
— Oh ! ça ? Eh bien... euh... c’est mon nom de guerre.
— Ton nom de guerre ? Qu’as-tu besoin de ça ? Hon’iden Matahachi n’est donc pas assez bon pour toi ?
— Si, très bon ! répondit Matahachi dont l’esprit travaillait à toute vitesse. Mais à la réflexion, j’ai décidé de ne pas me servir de mon propre nom. Etant donné mon passé honteux, je craignais de déshonorer nos ancêtres.
— Je vois. C’était logique, je suppose... Eh bien, je crois que tu ignores tout de ce qui s’est passé au village, aussi vais-je te le dire. Et maintenant, écoute-moi bien ; c’est important.
Osugi se lança dans un compte rendu haut en couleur des événements survenus à Miyamoto, en choisissant ses mots de manière à pousser Matahachi à l’action. Elle exposa comment la famille Hon’iden avait été insultée, comment depuis des années elle-même et l’oncle Gon recherchaient Otsū et Takezō. Elle avait beau s’efforcer de rester impassible, elle se laissait emporter par son histoire ; ses yeux se mouillaient et sa voix devenait rauque.
La vivacité de sa narration frappa Matahachi, qui l’écoutait en inclinant la tête. En des moments comme celui-ci, il n’avait aucune peine à être un bon fils bien obéissant ; mais tandis que sa mère se souciait surtout de l’honneur familial et de l’esprit samouraï, c’était autre chose qui l’émouvait, lui, le plus profondément : si Osugi disait vrai, Otsū n’aimait plus Matahachi. C’était la première fois qu’il entendait une chose pareille.
— Est-ce possible ? demanda-t-il.
Osugi, voyant son fils changer de couleur, en tira la conclusion erronée que son cours sur l’honneur et le courage avait porté.
— Si tu ne me crois pas, dit-elle, demande à l’oncle Gon. Cette dévergondée t’a trahi pour s’enfuir avec Takezō. D’un autre point de vue, on peut dire que Takezō, sachant que tu ne reviendrais pas tout de suite, a incité Otsū à partir avec lui. Pas vrai, oncle Gon ?
— Si. Quand Takezō se trouvait ligoté dans l’arbre, il a obtenu d’Otsū qu’elle l’aide à s’enfuir, et tous deux ont filé ensemble. Tout le monde disait qu’il devait y avoir quelque chose entre eux.
Cela outra Matahachi, et lui inspira un surcroît d’aversion à l’égard de son ami d’enfance. Le sentant, sa mère mit de l’huile sur le feu :
— Comprends-tu, maintenant, Matahachi ? Comprends-tu pourquoi nous avons quitté le village, l’oncle Gon et moi ? Nous allons nous venger de ces deux-là. Tant que je ne les aurai pas tués, jamais je ne pourrai reparaître au village, ni devant les plaques commémoratives de nos ancêtres.
— Je comprends.
— Et ne vois-tu pas que sans cette vengeance, tu ne peux retourner à Miyamoto non plus ?
— Je n’y retournerai pas. Je n’y retournerai jamais.
— Là n’est pas la question. Tu dois tuer ces deux-là. Ce sont nos ennemis mortels.
— Oui, je suppose.
— Tu ne parais pas très enthousiaste. Que se passe-t-il ? Tu ne te crois donc pas assez fort pour tuer Takezō ?
— Bien sûr que si, protesta-t-il.
L’oncle Gon prit la parole :
— Ne t’en fais pas, Matahachi. Je te soutiendrai.
— Et ta vieille mère aussi, ajouta Osugi. Rapportons leurs têtes au village en cadeaux-souvenirs pour les villageois. N’est-ce pas là une bonne idée, mon fils ? Si nous y parvenons, alors tu pourras aller de l’avant, prendre femme et t’établir. Tu feras tes preuves en tant que samouraï, et mériteras une belle réputation par-dessus le marché. Dans toute la région de Yoshino, il n’y a pas de plus grand nom que celui de Hon’iden, et tu l’auras démontré sans doute possible à tout le monde. Peux-tu faire cela, Matahachi ? Le feras-tu ?
— Oui, maman.
— Très bien, mon fils. Oncle Gon, ne reste pas là comme une borne ; viens féliciter cet enfant. Il a juré de se venger de Takezō et d’Otsū.
Apparemment satisfaite enfin, elle entreprit de se lever, non sans peine.
— ... Oh ! que j’ai mal ! s’exclama-t-elle.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda l’oncle Gon.
— La terre est glaciale. J’ai mal au ventre et aux hanches.
— Inquiétant. Ce sont tes hémorroïdes qui te reprennent ?
Matahachi, dans un accès d’amour filial, dit :
— Grimpe sur mon dos, maman.
— Oh ! tu veux me porter ? Comme c’est gentil !
Agrippée à ses épaules, elle versait des larmes de joie.
— ... Voilà combien d’années ?... Regarde, oncle Gon, Matahachi va me porter sur son dos.
Tandis que les larmes de sa mère coulaient dans sa nuque, Matahachi lui-même éprouvait une étrange satisfaction.
— Oncle Gon, où donc logez-vous ? demanda-t-il.
— Nous n’avons pas encore trouvé d’auberge, mais n’importe laquelle fera l’affaire. Allons en chercher une.
— Très bien.
Tout en marchant, Matahachi faisait doucement sauter sa mère sur son dos.
— ... Dis donc, maman, tu es légère ! Bien légère ! Bien plus légère qu’un bloc de pierre !
Peu à peu obscurcie par la brume de la mi-journée hivernale, l’île ensoleillée d’Awaji s’estompait au loin. La grand-voile, en claquant au vent, assourdissait le bruit des vagues. Le bateau qui faisait la navette, plusieurs fois par mois, entre Osaka et la province d’Awa, dans l’île de Shikoku, traversait le détroit en direction d’Osaka. Bien que sa cargaison consistât surtout en papier et en teinture d’indigo, une odeur caractéristique trahissait la contrebande de tabac, que le gouvernement Tokugawa avait interdit de fumer, priser ou chiquer. Il y avait aussi à bord des passagers, marchands pour la plupart ; ou bien ils retournaient en ville, ou bien ils s’y rendaient pour le commerce de fin d’année.
— Comment vont les affaires ? Des affaires d’or, je parie.
— Pas du tout ! Tout le monde dit que ça va très fort à Sakai, mais on ne s’en douterait pas d’après moi.
— Il paraît que l’on y manque d’ouvriers ; qu’ils ont besoin d’armuriers.
Dans un autre groupe, la conversation suivait un cours similaire :
— Je fournis moi-même l’équipement de combat : hampes de drapeaux, armures, ce genre de chose. Mais il est bien certain que je ne gagne pas autant que je gagnais.
— Vraiment ?
— Oui, je suppose que les samouraïs sont en train d’apprendre à compter.
— Ha ! ha ! ha !
— C’était le bon temps quand les pillards apportaient leur butin : on pouvait reteindre et repeindre tout le lot, et le revendre aussitôt aux armées. Puis, après la bataille suivante, le bazar revenait ; on pouvait le réparer et le revendre.
Un homme contemplait l’horizon marin, et vantait les richesses des pays qui s’étendaient par-delà :
— On ne peut plus gagner d’argent chez soi. Si on veut réaliser de vrais bénéfices, il faut faire comme Naya « Luzon » Sukezaemon ou Chaya Sukejirō. Se lancer dans le commerce étranger. C’est risqué, mais avec un peu de chance ça rapporte vraiment.
— Eh bien, dit un autre, même si les affaires ne sont pas aussi bonnes pour nous ces temps-ci, du point de vue des samouraïs nous nous en tirons très bien. La plupart d’entre eux ne connaissent même pas le goût d’un bon repas. Nous parlons du luxe dans lequel vivent les daimyōs, mais tôt ou tard ils doivent se harnacher de cuir et d’acier, et aller se faire tuer. Ils me font pitié ; ils sont tellement occupés à penser à leur honneur et au code du guerrier qu’ils ne peuvent jamais se détendre et jouir de la vie.
— C’est bien vrai ! Nous avons beau nous plaindre de la crise et du reste, il n’y a qu’une chose à faire aujourd’hui : être marchand.
— Vous l’avez dit. Du moins pouvons-nous faire ce que nous voulons.
— En réalité, nous n’avons qu’à nous prosterner ostensiblement devant les samouraïs, et un peu d’argent nous récompense de beaucoup de cela.
— Quitte à vivre en ce monde, autant s’y donner du bon temps.
— C’est bien mon avis. Quelquefois, j’ai envie de demander aux samouraïs ce que leur apporte la vie.
Le tapis de laine que ce groupe avait déployé pour s’asseoir dessus était importé – preuve que ces hommes étaient plus à l’aise que d’autres éléments de la population. Après la mort de Hideyoshi, le luxe de la période Momoyama était passé pour une large part aux mains des marchands plutôt que des samouraïs, et maintenant les bourgeois les plus riches avaient d’élégants services à saké, de beaux et coûteux équipements de voyage. Même un petit homme d’affaires était généralement plus à l’aise qu’un samouraï touchant cinq mille boisseaux de riz par an, ce que la plupart d’entre eux considéraient comme un revenu princier.
— Jamais grand-chose à faire au cours de ces voyages, hein ?
— Non. Pourquoi ne ferions-nous pas une petite partie de cartes, pour passer le temps ?
— Pourquoi pas ?
L’on tendit un rideau, maîtresses et valetaille apportèrent du saké, et les hommes se mirent à jouer, pour des sommes incroyables, à l’umsummo, un jeu récemment introduit par des marchands portugais. L’or, sur la table, aurait pu sauver des villages entiers de la famine, mais les joueurs le jouaient comme s’il se fût agi de cailloux.
Au nombre des passagers se trouvaient plusieurs personnes que les riches marchands auraient bien pu interroger sur ce que la vie leur apportait : un prêtre errant, un rōnin quelconque, un érudit confucianiste, quelques guerriers professionnels. La plupart d’entre eux, après avoir assisté au début du jeu de cartes, s’assirent à côté de leurs bagages pour contempler la mer d’un air désapprobateur.
Un jeune homme tenait sur ses genoux quelque chose de rond et de velu à quoi il disait de temps à autre :
— Reste tranquille !
— Quel joli petit singe vous avez donc là ! Il est dressé ? demanda un autre passager.
— Oui.
— Vous l’avez depuis un certain temps, alors ?
— Non, je l’ai trouvé récemment, dans les montagnes, entre Tosa et Awa.
— Ah ! vous l’avez attrapé vous-même ?
— Oui, mais les singes plus âgés ont failli me mettre en pièces.
Tout en parlant, le jeune homme épuçait l’animal avec une intense concentration. Même sans le singe il aurait attiré l’attention car son kimono et le mantelet rouge qu’il portait par-dessus étaient résolument fantaisistes. Sa chevelure n’était pas rasée sur le devant, et un ruban pourpre inhabituel attachait son toupet. Ses vêtements donnaient à penser qu’il s’agissait encore d’un enfant, mais à cette époque il était moins facile que précédemment de déterminer l’âge de quelqu’un d’après son costume. Avec l’avènement de Hideyoshi, le vêtement en général était devenu plus coloré. L’on voyait des hommes d’environ vingt-cinq ans continuer de s’habiller comme des garçons de quinze ou seize ans, et laisser non coupées leurs mèches du devant.
Son teint rayonnait de jeunesse, ses lèvres avaient le rouge de la santé, et ses yeux brillaient. En outre, il était solidement bâti, et ses épais sourcils, ses yeux bridés avaient une sévérité adulte.
— ... Ne remue donc pas sans arrêt ! dit-il avec impatience en donnant une tape sèche sur la tête du singe.
L’innocence avec laquelle il cherchait les puces ajoutait à l’impression de juvénilité.
Il était non moins difficile d’évaluer son milieu social. Comme il voyageait, il portait les mêmes sandales de paille et guêtres de cuir que tous les autres. Cela ne fournissait donc aucun indice, et il avait l’air parfaitement à l’aise entre le prêtre errant, le marionnettiste, le samouraï en loques et les paysans non lavés qui se trouvaient à bord. On aurait facilement pu le prendre pour un rōnin ; pourtant, quelque chose suggérait un rang plus élevé : l’arme suspendue en travers de son dos à une courroie de cuir. C’était une longue et large épée de guerre, magnifiquement façonnée. Presque tous ceux qui parlaient à l’adolescent s’extasiaient sur sa beauté.
Cette arme impressionnait Gion Tōji, debout à quelque distance. Bâillant et songeant que même à Kyoto l’on ne voyait pas souvent des épées d’une telle qualité, il fut pris de curiosité quant à l’origine de son possesseur.
Tōji s’ennuyait. Son voyage, qui avait duré quatorze jours, s’était révélé décevant, fatigant, inutile, et il se sentait impatient d’être à nouveau parmi des gens de connaissance. « Je me demande si le messager est arrivé à temps, rêvait-il. Si oui, elle viendra sûrement m’attendre à Osaka. » En évoquant le visage d’Okō, il essaya de soulager son ennui.
La raison de son voyage était la précarité de la situation financière de la Maison de Yoshioka, due au fait que Seijūrō avait vécu au-dessus de ses moyens. La famille n’était plus riche. La maison de l’avenue Shijō se trouvait hypothéquée et en danger d’être saisie par des créanciers. La situation s’aggravait d’innombrables autres obligations de fin d’année ; la vente de toutes les possessions familiales ne produirait pas assez de fonds pour payer les factures déjà accumulées. Devant ce marasme, Seijūrō avait seulement dit : « Comment est-ce arrivé ? »
Tōji, se sentant responsable d’avoir encouragé les prodigalités du Jeune Maître, avait déclaré qu’il fallait s’en remettre à lui. Il promettait de trouver moyen d’arranger les choses.
Après s’être creusé la tête, l’idée lui était venue de construire une école nouvelle et plus grande sur le terrain vague situé à côté du Nishinotōin, où l’on pût accueillir un beaucoup plus grand nombre d’élèves. Suivant son raisonnement, ce n’était pas le moment de faire les difficiles. Toutes sortes de gens voulaient apprendre les arts martiaux, et les daimyōs réclamaient des guerriers entraînés ; il serait donc dans l’intérêt de chacun d’avoir une école plus grande, et de former un grand nombre d’hommes d’épée. Plus il y réfléchissait, plus il se trompait lui-même en pensant que c’était le devoir sacré de l’école que d’enseigner le style de Kempō au plus grand nombre d’hommes possible.
Seijūrō écrivit une circulaire à cet effet ; ainsi armé, Tōji partit solliciter des contributions d’anciens élèves à l’ouest de Honshu, à Kyushu et Shikotu. Beaucoup d’hommes, dans divers domaines féodaux, avaient étudié auprès de Kempō, et la plupart de ceux qui vivaient encore étaient maintenant des samouraïs d’un rang enviable. Hélas ! malgré toute l’ardeur des plaidoyers de Tōji, peu d’entre ces samouraïs se montrèrent disposés à faire des donations substantielles ou à souscrire aussi rapidement. Avec une fréquence décourageante, la réponse avait été : « Je vous écrirai plus tard à ce sujet », « nous verrons lors de mon prochain séjour à Kyoto », ou quelque chose de tout aussi évasif. Les contributions que Tōji rapportait ne s’élevaient qu’à une faible partie de ce qu’il avait escompté.
Strictement parlant, la maisonnée en péril n’était pas celle de Tōji, et le visage qui lui venait maintenant à l’esprit n’était pas celui de Seijūrō mais celui d’Okō. Pourtant, même le visage d’Okō ne pouvait le divertir qu’en surface, et bientôt il redevint nerveux. Il enviait le jeune homme en train d’épucer son singe : il avait quelque chose à faire pour tuer le temps. Tōji s’approcha de lui pour essayer de lier conversation.
— Salut, jeune homme. On va à Osaka ?
Le jeune homme leva seulement un peu les yeux pour répondre :
— Oui.
— Votre famille y demeure ?
— Non.
— Alors, vous devez être d’Awa.
— Non, pas de là-bas non plus.
Le ton était plutôt sans réplique.
Tōji retomba un moment dans le silence avant de faire une autre tentative :
— Vous en avez, une belle épée, dit-il.
Apparemment heureux que l’on admirât son arme, le jeune homme se tourna vers Tōji pour répondre avec amabilité :
— Oui, elle est depuis longtemps dans ma famille. Il s’agit d’une épée de guerre, mais j’ai l’intention de trouver un bon armurier à Osaka pour la faire remonter de manière à la porter à mon côté.
— Elle est trop longue pour ça, non ?
— Oh ! je ne sais pas. Elle ne fait que quatre-vingt-dix centimètres.
— C’est bien long.
Avec un sourire confiant, l’adolescent répliqua :
— N’importe qui devrait pouvoir manier une épée aussi longue.
— Oh ! on pourrait même s’en servir si elle avait plus d’un mètre de long, dit Tōji d’un ton de reproche. Mais seul un expert saurait la manier avec aisance. Je vois des quantités d’hommes se pavaner avec d’énormes épées, ces temps-ci. Ils font de l’effet, mais quand les choses tournent mal, ils prennent la fuite. Quel style avez-vous étudié ?
A propos d’escrime, Tōji ne pouvait cacher un sentiment de supériorité sur ce simple enfant. Le jeune homme lança un regard interrogateur au visage content de soi de Tōji, et répondit :
— Le style Tomita.
— Le style Tomita convient à une épée plus courte que celle-là, dit Tōji, plein d’autorité.
— Que j’aie étudié le style Tomita ne signifie pas que je doive employer une épée plus courte. Je n’aime pas imiter. Mon professeur utilisait une épée plus courte ; j’ai donc décidé de me servir d’une longue. Ça m’a fait renvoyer de l’école.
— Vous autres jeunes, vous semblez être fiers de vous rebeller. Alors, qu’est-il arrivé ?
— J’ai quitté le village de Jōkyōji, dans l’Echizen, et suis allé trouver Kanemaki Jisai. Il avait aussi rejeté le style Tomita, puis élaboré le style Chūjō. Il m’a pris en sympathie, accepté pour disciple, et après que j’ai eu étudié auprès de lui quatre ans, il a dit que j’étais prêt à voler de mes propres ailes.
— Tous ces maîtres de la campagne sont bien prompts à délivrer des certificats.
— Oh ! non, pas Jisai. Il n’était pas comme ça. En réalité, le seul autre homme auquel il ait jamais donné son certificat, c’était Itō Yagorō Ittōsai. Quand j’ai décidé d’être le deuxième à obtenir un certificat officiel, j’y ai travaillé très dur. Mais avant d’arriver au bout, j’ai soudain été rappelé chez moi parce que ma mère se mourait.
— C’est où, chez vous ?
— A Iwakuni, dans la province de Suō. Rentré chez moi, je me suis exercé chaque jour près du pont de Kintai, à faucher des hirondelles en plein vol et à fendre des branches de saule. De cette façon, j’ai mis au point des techniques à moi. Avant de mourir, ma mère m’a donné cette épée en me disant d’en prendre grand soin car elle avait été forgée par Nagamitsu.
— Nagamitsu ? Pas possible ?
— Elle ne porte pas sa signature sur la soie, mais elle a toujours passé pour être son œuvre. Au pays d’où je viens, c’est une épée célèbre ; on la nomme « la Perche à sécher ».
Bien que réticent tout à l’heure, il était à présent intarissable sur des sujets qui lui plaisaient, et continua de bavarder sans guère prêter attention aux réactions de son auditeur. De cette attitude et du compte rendu de sa vie passée, il ressortait qu’il était une plus forte personnalité que son goût vestimentaire ne l’eût donné à croire.
A un certain moment, l’adolescent s’interrompit durant quelques instants. Son regard s’assombrit, devint pensif.
— ... Pendant que j’étais dans la province de Suō, murmura-t-il, Jisai est tombé malade. Quand je l’ai appris par Kusanagi Tenki, j’ai fondu en larmes. Tenki était à l’école longtemps avant moi, et s’y trouvait encore au moment où le maître était sur son lit de malade. Tenki, c’était son neveu, mais Jisai n’a pas même envisagé de lui décerner un certificat. Au lieu de quoi, il lui a dit qu’il aimerait m’en donner un, à moi, en même temps que son livre de méthodes secrètes. Non seulement il voulait me les donner mais il avait espéré me voir pour me les remettre en personne.
A ce souvenir, les yeux du jeune homme se mouillèrent. Tōji n’avait pas une ombre de sympathie pour ce beau jeune homme émotif, mais causer avec lui valait mieux que d’être seul à s’ennuyer.
— Je vois, dit-il en simulant un vif intérêt. Et il est mort tandis que vous étiez absent ?
— Que n’ai-je pu me rendre à son chevet sitôt que j’ai appris sa maladie ! Mais il se trouvait à Kōzuke, à des centaines de kilomètres de Suō. Et puis ma mère a fini par mourir presque en même temps, ce qui ne m’a pas permis d’assister à ses derniers moments.
Des nuages cachèrent le soleil, ce qui donna au ciel entier une teinte grisâtre. Le bateau se mit à rouler, embarquant de l’écume.
Le jeune homme poursuivit son histoire sentimentale, dont l’essentiel était qu’il avait fermé la résidence familiale du Suō, et, par un échange de lettres, convenu de rencontrer son ami Tenki à l’équinoxe de printemps. Il était peu vraisemblable que Jisai, qui n’avait pas de parents proches, eût laissé beaucoup de biens ; mais il avait confié à Tenki un peu d’argent pour le jeune homme, en même temps que le certificat et le recueil de secrets. Jusqu’à leur rencontre au jour fixé sur le mont Hōraiji dans la province de Mikawa, à mi-parcours entre Kōzuke et Awa, Tenki était censé faire un voyage d’étude. Le jeune homme lui-même se proposait de passer le temps à Kyoto, à étudier et visiter la ville. Ayant terminé son histoire, il se tourna vers Tōji pour demander :
— ... Vous êtes d’Osaka ?
— Non, je suis de Kyoto.
Durant un moment, tous deux gardèrent le silence, distraits par le bruit des vagues et de la voile.
— ... Alors, vous avez l’intention de faire votre chemin dans le monde grâce aux arts martiaux ? demanda Tōji.
Bien que cette remarque fût en elle-même assez innocente, l’expression de Tōji révélait une condescendance frisant le mépris. Depuis longtemps, il était exaspéré par ces jeunes hommes d’épée vaniteux qui se vantaient partout de leurs certificats et de leurs recueils de secrets. D’après lui, il ne pouvait y avoir autant d’hommes d’épée émérites. Lui-même, depuis près de vingt ans à l’école Yoshioka, n’était-il pas encore un simple disciple, bien que très privilégié ?
Le jeune homme changea de position, et regarda intensément l’eau grise.
— Kyoto ? dit-il, puis, se tournant vers Tōji de nouveau : Il paraît qu’il y a là un homme appelé Yoshioka Seijūrō, fils aîné de Yoshioka Kempō. Est-il toujours en activité ?
Tōji était d’humeur un peu taquine.
— Oui, se borna-t-il à répondre. L’école Yoshioka semble florissante. L’avez-vous visitée ?
— Non, mais quand je serai à Kyoto j’aimerais avoir une rencontre avec ce Seijūrō pour me rendre compte de sa force.
Tōji toussa pour dissimuler un éclat de rire. Il en venait de plus à détester la présomptueuse confiance en soi du jeune homme. Bien sûr, il ne pouvait connaître la place occupée au sein de l’école par Tōji ; mais s’il devait la découvrir, nul doute qu’il regretterait ce qu’il venait de dire. La face grimaçante et le ton méprisant, Tōji demanda :
— Et vous croyez, je suppose, que vous vous en tireriez indemne ?
— Pourquoi non ? répliqua l’adolescent.
Maintenant, c’était lui qui avait envie de rire, et il ne s’en priva pas.
— ... Yoshioka possède une grande maison et jouit d’un grand prestige, ce qui me donne à penser que Kempō devait être un grand homme d’épée. Mais on dit qu’aucun de ses deux fils ne vaut grand-chose.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûr avant de les avoir effectivement rencontrés ?
— Eh bien, c’est là ce que disent les samouraïs dans les autres provinces. Je ne crois pas tout ce que l’on me raconte, mais presque tout le monde semble penser que la Maison de Yoshioka finira avec Seijūrō et Denshichirō.
Tōji brûlait de dire à l’adolescent de tenir sa langue. Il songea même un instant à révéler son identité ; mais c’eût été perdre la face. Avec toute la retenue dont il était capable, il répondit :
— A notre époque, les provinces paraissent pleines de messieurs Je-sais-tout ; aussi ne serais-je pas surpris que l’on y sous-estimât la Maison de Yoshioka. Mais parlez-moi davantage de vous. Ne disiez-vous pas tout à l’heure que vous aviez trouvé un moyen de tuer des hirondelles à la volée ?
— Oui, je l’ai dit.
— Et vous l’avez fait avec cette grosse et longue épée ?
— Exact.
— Eh bien, si vous en êtes capable, il devrait vous être facile d’abattre une des mouettes qui descendent sur le navire.
L’adolescent ne répondit pas aussitôt. Il venait de s’apercevoir que l’autre avait de mauvaises intentions. Les yeux fixés sur le sourire de mauvais augure de Tōji, il dit :
— Je le pourrais, mais je crois que ce serait stupide.
— Eh bien, dit Tōji avec emphase, si vous êtes si bon que vous puissiez dénigrer la Maison de Yoshioka sans y être allé...
— Oh ! vous aurais-je froissé ?
— Non ; pas du tout, dit Tōji. Mais aucun habitant de Kyoto n’aime à entendre déprécier l’école Yoshioka.
— Je ne vous disais pas ce que je pensais ; je répétais ce que j’avais entendu.
— Jeune homme ! dit sévèrement Tōji.
— Eh bien ?
— Savez-vous ce que l’on entend par « samouraï inexpérimenté » ? Dans l’intérêt de votre avenir, je vous mets en garde ! Vous n’arriverez jamais à rien en sous-estimant les autres. Vous vous vantez d’abattre des hirondelles, et de votre certificat de style Chūjō, mais vous feriez mieux de vous rappeler que tout le monde n’est pas idiot. Et de commencer par bien regarder à qui vous parlez avant de vous lancer dans vos vantardises.
— Vous croyez donc qu’il ne s’agit que de vantardises ?
— Oui, je le crois.
Bombant le torse, Tōji se rapprocha.
— ... Personne n’en veut vraiment à un jeune homme qui se vante de ses exploits, mais il y a des limites à ne pas dépasser.
Le jeune homme se taisant, Tōji reprit :
— ... Depuis le début, je vous entends sans me plaindre vous extasier sur vous-même. Mais la vérité, c’est que je suis Gion Tōji, le disciple principal de Yoshioka Seijūrō ; et si vous dénigrez encore une fois la Maison de Yoshioka, je vous étripe !
Entre-temps, ils avaient attiré l’attention des autres passagers. Tōji, ayant révélé son nom et son rang considérable, s’éloigna d’un air important vers l’arrière du navire en grondant des propos menaçants sur l’insolence de la jeunesse actuelle. L’adolescent le suivit en silence, tandis que les passagers les regardaient bouche bée, à une distance respectueuse.
Cette situation n’enchantait nullement Tōji. Okō l’attendrait à l’arrivée du bateau, et s’il s’engageait dans une querelle maintenant il aurait sûrement plus tard des ennuis avec les autorités. L’air aussi insouciant que possible, il s’accouda au bastingage et s’absorba dans la contemplation des tourbillons bleu-noir qui se formaient sous le gouvernail.
L’adolescent lui donna dans le dos une tape légère.
— Monsieur, dit-il d’une voix douce qui ne trahissait ni colère, ni ressentiment.
Tōji ne répondit pas.
— ... Monsieur, répéta le jeune homme.
Incapable de feindre plus longtemps l’indifférence, Tōji demanda :
— Que voulez-vous ?
— Vous m’avez traité de vantard devant un grand nombre d’inconnus, et j’ai mon honneur à défendre. Je me sens obligé de faire ce que vous m’avez défié de faire il y a quelques minutes. Je veux que vous soyez témoin.
— Qu’est-ce que je vous ai défié de faire ?
— Vous ne pouvez l’avoir déjà oublié. Vous avez ri quand je vous ai dit que j’avais abattu des hirondelles à la volée, et m’avez défié d’abattre une mouette.
— Hum, vraiment ?
— Si j’en abats une, vous convaincrai-je que je ne parle pas pour ne rien dire ?
— Mon Dieu... oui.
— Très bien, je vais le faire.
— Magnifique, splendide ! fit Tōji avec un rire sarcastique. Mais n’oubliez pas que si vous ne faites ça que par amour-propre et échouez, vous aurez vraiment les rieurs contre vous.
— J’en accepte le risque.
— Je n’ai aucune intention de vous en empêcher.
— Et vous y assisterez comme témoin ?
— Comment donc ! Avec plaisir !
Le jeune homme se mit sur une plaque de plomb au centre du pont arrière, et tendit la main vers son épée. Ce faisant, il appela Tōji. Ce dernier, qui regardait avec curiosité, lui demanda ce qu’il voulait, et l’adolescent lui répondit avec beaucoup de sérieux :
— S’il vous plaît, faites descendre des mouettes devant moi. Je suis prêt à en abattre autant que vous voudrez.
Tōji reconnut soudain la similitude entre ce qui se passait et certaine histoire drôle attribuée au prêtre Ikkyū ; le jeune homme avait réussi à le ridiculiser. Il cria avec colère :
— Quelle absurdité ! Quiconque pourrait faire voler devant lui des mouettes serait en mesure de les abattre.
— La mer s’étend sur des milliers de kilomètres, et mon épée n’a que quatre-vingt-dix centimètres de long. Si les oiseaux ne s’approchent pas, je suis incapable de les abattre.
S’avançant de deux pas, Tōji ricana :
— Vous essayez seulement de vous en sortir. Si vous êtes incapable de tuer une mouette à la volée, dites-le, et présentez des excuses.
— Si j’en avais l’intention, je ne serais pas debout ici à attendre. Si les oiseaux refusent d’approcher, alors j’abattrai autre chose.
— Quoi, par exemple ?
— Rapprochez-vous seulement de cinq pas encore, et je vous le montrerai.
Tōji se rapprocha en grognant :
— Qu’est-ce que vous allez encore inventer ?
— Je veux seulement que vous me laissiez faire usage de votre tête... la tête avec laquelle vous m’avez mis au défi de prouver que je ne me vantais pas. A la réflexion, il serait plus logique de la couper que de tuer des mouettes innocentes.
— Avez-vous perdu l’esprit ? s’écria Tōji.
D’un mouvement réflexe il baissa la tête, car au même instant le jeune homme avait tiré l’épée et s’en était servi. L’action fut si rapide que l’épée de quatre-vingt-dix centimètres ne parut pas plus grande qu’une aiguille.
— ... Qu... qu... quoi ? cria Tōji, titubant en arrière et portant les mains à son col.
Sa tête était toujours là, heureusement, et pour autant qu’il pouvait le dire il se trouvait indemne.
— Vous comprenez, maintenant ? demanda l’adolescent qui tourna le dos et s’éloigna entre les piles de bagages.
Tōji était déjà cramoisi de honte quand, baissant les yeux sur un fragment du pont illuminé par le soleil, il vit un objet d’aspect bizarre, quelque chose comme un petit pinceau. Une idée affreuse lui traversa l’esprit, et il porta la main au sommet de sa tête. Son toupet avait disparu ! Son précieux toupet... l’orgueil et la joie de tout samouraï ! L’horreur peinte sur la figure, il se frotta le sommet du crâne et constata que le ruban qui liait ses cheveux par-derrière était défait. Les mèches qu’il avait maintenues ensemble s’étaient déployées en éventail sur son cuir chevelu.
— ... Le salaud !
Il fut pris d’une fureur noire. Il ne savait maintenant que trop bien que l’adolescent n’avait ni menti ni exprimé une creuse vantardise. Sa jeunesse ne l’empêchait pas d’être un remarquable homme d’épée. Tōji était stupéfait qu’un être aussi jeune pût se montrer aussi habile ; mais le respect qu’il éprouvait avec son esprit était une chose, et la colère qui lui agitait le cœur en était une autre.
Quand il releva la tête pour regarder vers l’avant, il vit que l’adolescent, retourné à sa place précédente, cherchait quelque chose autour de lui sur le pont. De toute évidence, il ne se méfiait pas, et Tōji sentit que l’occasion d’une revanche se présentait là. Il cracha sur la poignée de son sabre, l’empoigna fermement, et se glissa derrière son persécuteur. Il n’était pas sûr de savoir assez bien viser pour enlever le toupet de l’homme sans enlever la tête avec, mais il ne s’en souciait guère. Le corps gonflé, rouge, le souffle court, il s’arma de courage pour frapper.
A cet instant précis, il y eut un branlebas parmi les marchands qui jouaient aux cartes :
— Qu’est-ce qui se passe, ici ? Il n’y a pas assez de cartes !
— Où sont-elles passées ?
— Regardez donc là-bas !
— J’ai déjà regardé.
Comme ils criaient en secouant leur tapis, l’un d’eux leva par hasard les yeux vers le ciel.
— Là-haut ! C’est ce singe qui les a !
Les autres passagers, heureux de cette nouvelle diversion, levèrent tous les yeux vers l’animal en question, perché au sommet du mât de dix mètres.
— Ha ! ha ! ha ! fit l’un. Quelle bête ! Il a volé les cartes.
— Il est en train de les manger.
— Non, on dirait qu’il les distribue.
Une seule carte descendit en tournoyant. L’un des marchands la ramassa et dit :
— Il doit encore en avoir trois ou quatre.
— Que quelqu’un monte là-haut les chercher ! Nous ne pouvons jouer sans elles.
— Personne ne voudra monter là-haut.
— Pourquoi pas le capitaine ?
— Je crois qu’il le pourrait s’il le voulait.
— Proposons-lui un peu d’argent. Alors, il le fera.
Le capitaine entendit la proposition, l’accepta, prit l’argent, mais parut estimer qu’en sa qualité de maître du navire il devait d’abord trouver le responsable. Debout sur une pile de marchandises, il s’adressa aux passagers :
— A qui au juste appartient ce singe ? Son propriétaire est prié de se présenter.
Pas une âme ne répondit ; mais un certain nombre de gens qui savaient que le singe appartenait au beau jeune homme le regardaient avec une expression d’attente. Le capitaine savait, lui aussi ; le mutisme de l’adolescent l’irrita. Haussant le ton davantage encore, il dit :
— ... Le propriétaire n’est pas là ?... Si le singe n’appartient à personne, je m’en charge ; mais ensuite, je ne veux pas de réclamations.
Le propriétaire du singe, appuyé contre des bagages, avait l’air profondément absorbé dans ses pensées. Quelques passagers se mirent à chuchoter avec désapprobation ; le capitaine foudroyait l’adolescent du regard. Les joueurs de cartes grommelaient des propos malveillants ; d’autres commençaient à se demander si le jeune homme était sourd-muet, ou seulement insolent. Mais l’adolescent se contenta de s’écarter quelque peu, et fit comme si de rien n’était.
Le capitaine reprit la parole :
— Il semble que les singes soient des animaux marins aussi bien que terrestres. Comme vous pouvez le voir, l’un d’eux a grimpé à bord. Comme il n’appartient à personne, je suppose que nous pouvons en faire tout ce qui nous plaît. Messieurs les passagers, je vous prends à témoin ! En ma qualité de capitaine, j’ai prié le propriétaire de se faire connaître, mais il ne l’a pas fait. S’il se plaint ensuite de ne pas m’avoir entendu, je vous prie de prendre mon parti !
— Nous sommes vos témoins ! crièrent les marchands, maintenant au bord de l’apoplexie.
Le capitaine descendit l’échelle, et disparut dans la cale. Quand il en ressortit, il portait un mousquet dont l’amorce à combustion lente était déjà allumée. Nul ne doutait qu’il ne fût prêt à s’en servir. Les visages allaient de lui au propriétaire du singe.
Le singe s’amusait comme un fou. Haut dans les airs, il jouait avec les cartes, et faisait tout ce qu’il pouvait pour agacer les gens qui se trouvaient sur le pont. Soudain, il montra les crocs, les fit claquer, et courut à l’extrémité de la vergue ; mais une fois là, il ne parut plus savoir que faire.
Le capitaine leva le mousquet, et visa. Mais comme un des marchands le tirait par la manche et le pressait de faire feu, le propriétaire cria :
— Arrêtez !
Au tour du capitaine, maintenant, de faire semblant de ne pas entendre. Il appuya sur la gâchette, les passagers se courbèrent, les mains sur les oreilles, et le mousquet fit feu avec un boum énorme. Mais le coup passa à côté. Au dernier instant, le jeune homme avait détourné le canon de l’arme.
Le capitaine, poussant des cris de rage, saisit le jeune homme au collet. Il y parut un moment suspendu car, bien que puissamment bâti, il était court à côté du bel adolescent.
— ... Qu’est-ce qui vous prend ? s’écria le jeune homme. Vous alliez abattre un singe innocent avec ce joujou ?
— Exact.
— Ça n’est pas une chose à faire, n’est-ce pas ?
— Je vous ai loyalement prévenu !
— Comment ça ?
— Vous n’avez donc pas d’yeux et d’oreilles ?
— Silence ! Je suis un passager à bord de ce bateau. Plus : je suis un samouraï. Croyez-vous donc que je vais répondre quand un simple capitaine de bateau, dressé devant ses clients, braille comme s’il était leur seigneur et maître ?
— Pas d’impertinence ! J’ai répété ma mise en garde à trois reprises. Vous devez m’avoir entendu. Même si ma façon de m’exprimer vous déplaisait, vous auriez pu montrer un peu de considération pour les gens que votre singe incommodait.
— Quelles gens ? Ah ! vous voulez dire cette bande de commerçants qui jouaient pour de l’argent derrière leur rideau ?
— Surveillez vos paroles ! Ils ont payé leur traversée trois fois plus cher que les autres.
— Ce n’en sont pas moins de vils marchands écervelés qui jettent ostensiblement leur or par les fenêtres, boivent leur saké, et se conduisent en maîtres du navire. Je les ai observés, et ils ne me plaisent pas du tout. Le singe s’est enfui avec leurs cartes ; la belle affaire ! Ce n’est pas moi qui l’y ai poussé. Il n’a fait que les imiter. Je ne vois pas là matière à présenter des excuses !
Le jeune homme, en regardant fixement les riches marchands, éclata d’un grand rire sardonique.
Le soir était tombé quand le navire entra dans le port de Kizugawa, accueilli par l’odeur tenace du poisson. Des lumières rougeâtres clignaient sur la côte, et les vagues clapotaient à l’arrière-plan. Peu à peu, la distance entre les voix plus fortes qui venaient du navire et celles qui s’élevaient du rivage s’annula. Dans une éclaboussure blanche, on jeta l’ancre ; on lança des cordages, et la passerelle fut mise en place.
Une rafale de cris excités remplit l’air :
— Le fils du prêtre du sanctuaire de Sumiyoshi se trouve-t-il à bord ?
— Y a-t-il un coursier ?
— Maître ! Nous voilà, par ici !
Comme une vague, des lampions portant les noms de diverses auberges roulèrent à travers le bassin vers le bateau, tandis que rivalisaient les rabatteurs.
— Quelqu’un pour l’auberge Kashiwaya ?
Le jeune homme au singe sur l’épaule se frayait un chemin à travers la foule.
— Venez chez nous, monsieur : nous ne vous prendrons rien pour le singe.
— Nous sommes juste en face du sanctuaire de Sumiyoshi. C’est un grand centre de pèlerinage. Vous pouvez avoir une magnifique chambre avec une vue splendide !
Nul n’était venu attendre l’adolescent. Il s’éloigna aussitôt du quai sans prêter attention aux rabatteurs ni à qui que ce fût.
— Pour qui se prend-il ? gronda un passager. Tout ça, parce qu’il a quelques notions d’escrime !
— Si je n’étais simple bourgeois, il ne s’en serait pas tiré sans une bonne bagarre.
— Oh ! calme-toi ! Laisse donc les guerriers se croire supérieurs à tout le monde. Ils ne sont heureux que lorsqu’ils se pavanent partout comme des rois. Ce que nous devons faire, nous autres bourgeois, c’est de les laisser avoir les fleurs tandis que nous prenons les fruits. A quoi bon s’agiter sur le petit incident d’aujourd’hui ?
Tout en continuant à parler ainsi, les marchands surveillaient le rassemblement de leurs montagnes de bagages, puis débarquaient accueillis par la foule et un enchevêtrement de lanternes et de véhicules. Tous étaient entourés aussitôt par plusieurs femmes pleines de sollicitude.
La dernière personne à quitter le bateau fut Gion Tōji, dont le visage exprimait un malaise extrême. Jamais de toute son existence il n’avait passé journée plus désagréable. Sa tête était décemment couverte d’un foulard, pour cacher la perte mortifiante de son toupet, mais ce linge ne dissimulait ni ses sourcils abattus ni ses lèvres mornes.
— Tōji ! Me voilà ! criait Okō.
Bien que sa tête fût elle aussi couverte d’un fichu, son visage avait été exposé au vent froid tandis qu’elle attendait, et ses rides transparaissaient à travers la poudre blanche qui était censée les cacher.
— Okō ! Alors, tu es venue en fin de compte.
— Tu ne t’y attendais pas ? Ne m’as-tu pas écrit pour me dire de venir te chercher ici ?
— Si, mais je pensais que ma lettre risquait de n’être pas arrivée à temps.
— Il y a quelque chose qui ne va pas ? Tu as l’air bouleversé.
— Oh ! ce n’est rien. Juste un peu le mal de mer. Viens allons à Sumiyoshi dénicher une bonne auberge.
— Par ici. Un palanquin nous attend.
— Merci. Tu nous as réservé une chambre ?
— Oui. Tout le monde nous attend à l’auberge.
Le visage de Tōji exprima la consternation.
— Tout le monde ? Qu’est-ce que tu me racontes ? Je croyais que nous allions passer ici, seuls tous les deux, deux jours agréables dans un endroit tranquille. S’il y a beaucoup de monde, je n’y vais pas.
Refusant le palanquin, il la dépassa à grands pas irrités. Quand Okō tenta de s’expliquer, il lui coupa la parole et la traita d’imbécile. Toute la fureur qui s’était accumulée en lui sur le navire explosa :
— Je logerai seul dans un endroit quelconque ! vociférait-il. Renvoie le palanquin ! Comment as-tu pu être aussi stupide ? Tu ne me comprends pas du tout.
Il lui arracha la manche qu’elle tirait, et continua sa course.
Ils se trouvaient dans le marché au poisson, près des quais ; toutes les boutiques étaient fermées ; les écailles qui jonchaient la rue scintillaient comme de minuscules coquillages d’argent. Etant donné qu’il n’y avait là presque personne pour les voir, Okō étreignit Tōji et tenta de l’apaiser.
— Lâche-moi ! cria-t-il.
— Si tu pars seul, les autres croiront que quelque chose ne va pas.
— Qu’ils croient ce qu’ils voudront !
— Oh ! ne dis pas ça ! supplia-t-elle.
Elle pressait sa joue fraîche contre la sienne. L’odeur douceâtre de sa poudre et de sa chevelure, le pénétrant, dissipa peu à peu sa colère et sa contrariété.
— ... Je t’en prie, mendiait Okō.
— Je suis tellement déçu ! dit-il.
— Je sais, mais nous aurons d’autres occasions d’être ensemble.
— Ces deux ou trois jours avec toi... je les attendais vraiment avec impatience.
— Je comprends.
— Si tu comprends, pourquoi donc es-tu venue avec autant de monde ? Parce que tu n’éprouves pas pour moi les sentiments que j’éprouve pour toi !
— Le voilà qui recommence, dit Okō d’un ton de reproche, l’œil fixe comme si ses larmes étaient sur le point de couler.
Mais au lieu de pleurer, elle fit une autre tentative pour obtenir de lui qu’il écoutât ses explications. Quand le messager était arrivé avec la lettre de Tōji, elle avait bien entendu formé le projet de venir seule à Osaka ; mais le hasard avait voulu que le soir même, Seijūrō débarquât au Yomogi avec six ou sept de ses élèves, et Akemi avait laissé échapper que Tōji arrivait. Aussitôt, les hommes avaient décidé qu’ils devaient tous accompagner Okō à Osaka, et qu’Akemi devrait se joindre à eux. Finalement, la bande qui descendit à l’auberge de Sumiyoshi s’élevait à dix personnes.
Tout en reconnaissant qu’en l’occurrence Okō n’avait pas pu faire grand-chose, Tōji ne retrouva pas sa bonne humeur. C’était manifestement une sale journée, et il avait la certitude que le pire l’attendait. D’abord, la première question qu’on lui poserait concernerait le résultat de sa tournée de démarchage, et il appréhendait d’avoir à leur apprendre la mauvaise nouvelle. Ce qu’il redoutait bien plus encore, c’était la perspective de devoir enlever le foulard de sa tête. Comment diable expliquer l’absence du toupet ? En fin de compte, il comprit qu’il n’y avait pas d’issue, et se résigna à son destin.
— Ça va, ça va, dit-il. Je t’accompagne. Fais venir ici le palanquin.
— Oh ! je suis si contente ! roucoula Okō, qui retourna vers le quai.
A l’auberge, Seijūrō et les autres avaient pris un bain, s’étaient douillettement enveloppés dans les kimonos doublés de coton fournis par l’établissement, et installés pour attendre le retour de Tōji et d’Okō. Comme au bout d’un moment ils ne paraissaient pas, quelqu’un déclara :
— Ils arriveront quand ils arriveront. Il n’y a aucune raison de rester assis à ne rien faire.
Conséquence naturelle de cette déclaration : l’on commanda du saké. D’abord, on but seulement pour passer le temps, mais bientôt les jambes s’allongèrent confortablement, et les coupes de saké se vidèrent plus vite. Chacun oublia plus ou moins Tōji et Okō.
— Il n’y a donc pas de chanteuses, à Sumiyoshi ?
— Quelle bonne idée ! Pourquoi ne ferions-nous pas venir trois ou quatre jolies filles ?
Seijūrō parut hésiter ; quelqu’un lui suggéra de se retirer avec Akemi dans une autre pièce plus tranquille. Ce moyen peu subtil de se débarrasser de lui amena sur ses lèvres un sourire désenchanté ; il n’en fut pas moins content de céder la place. Ce serait beaucoup plus agréable d’être seul dans une chambre en compagnie d’Akemi, avec un kotatsu bien chaud, que de boire avec cette bande de brutes.
Aussitôt qu’il eut quitté la pièce, la fête commença pour de bon ; avant longtemps, plusieurs chanteuses du type que l’on nommait localement l’« orgueil de Tosamagawa » parurent dans le jardin, devant la chambre. Leurs flûtes et leurs shamisens étaient vieux, de mauvaise qualité, délabrés par l’usage.
— Pourquoi faites-vous tant de bruit ? demanda effrontément l’une des femmes. Etes-vous venus ici pour boire ou pour vous bagarrer ?
L’homme qui s’était désigné comme étant le chef répliqua :
— Ne pose pas de questions idiotes. Personne ne paie pour se battre ! Nous vous avons fait venir pour boire et prendre du bon temps.
— Eh bien, dit la fille avec tact, je suis heureuse de l’apprendre, mais je voudrais vraiment que vous fassiez un peu moins de vacarme.
— A ton aise ! Chantons des chansons.
Par respect pour la présence féminine, plusieurs tibias velus se replièrent sous les kimonos, et quelques corps horizontaux devinrent verticaux. La musique démarra, la bonne humeur se mit à régner, et la fête gagna en conviction. Elle battait son plein quand une jeune servante entra pour annoncer que l’homme arrivé par le bateau de Shikoku se trouvait là avec sa compagne.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ? Une visite ?
— Ouais, elle dit qu’un nommé Tōji est là.
— Merveilleux ! Splendide ! Voilà ce bon vieux Tōji... Quel Tōji ?
L’entrée de Tōji avec Okō n’interrompit pas la fête le moins du monde ; à la vérité, on les ignora. Tōji, auquel on avait donné à croire que la réunion était tout entière en son honneur, en fut écœuré.
Il rappela la servante qui les avait introduits, et demanda à être conduit à la chambre de Seijūrō. Mais comme ils passaient dans le hall, le chef, qui puait le saké, les rejoignit en titubant et sauta au cou de Tōji.
— Salut, Tōji ! bredouilla-t-il. Tu arrives seulement ? Tu as dû prendre du bon temps quelque part avec Okō pendant que nous étions ici à t’attendre. Allons, allons, ce ne sont pas des choses à faire !
Tōji tenta sans succès de se débarrasser de lui. L’homme le traîna dans la chambre. Ce faisant, il marcha sur un plateau ou deux, renversa quelques jarres de saké puis tomba par terre, entraînant Tōji dans sa chute.
— Mon foulard ! hoqueta Tōji.
Sa main s’élança vers sa tête... trop tard. En tombant, le chef avait arraché le foulard, qu’il tenait maintenant à la main. Tous, le souffle coupé, regardaient l’endroit où le toupet de Tōji aurait dû se trouver.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé à la tête ?
— Ha ! ha ! ha ! En voilà, une coiffure !
— Où te l’es-tu fait faire ?
La face de Tōji s’empourpra. Il attrapa le foulard, le remit en place et bredouilla :
— Oh ! ce n’est rien. J’avais un furoncle.
Comme un seul homme ils se tordaient de rire.
— Il a rapporté un furoncle en souvenir !
— Cache donc cette horreur !
— Pas question. Montre-la-nous !
Ces pauvres plaisanteries montraient clairement que nul ne croyait Tōji, mais la fête continuait et personne ne trouvait grand-chose à dire sur le toupet.
Le lendemain matin, il en alla tout autrement. A dix heures, le même groupe était réuni sur la plage, derrière l’auberge, dégrisé maintenant et rassemblé pour une très grave conférence. Assis en cercle, certains carraient les épaules, d’autres croisaient les bras mais tous avaient l’air farouche.
— De tous les points de vue, c’est une sale affaire.
— Est-ce vrai ? Voilà la question.
— Je l’ai entendu de mes propres oreilles. Me prendrais-tu pour un menteur ?
— On ne peut laisser passer cela sans faire quelque chose. L’honneur de l’école Yoshioka est en jeu. Il faut agir !
— Bien sûr, mais comment ?
— Eh bien, il n’est pas trop tard. Nous trouverons l’homme au singe, et nous lui couperons son toupet à lui. Nous lui montrerons que l’amour-propre de Gion Tōji n’est pas seul en cause. L’affaire concerne la dignité de l’école Yoshioka tout entière ! Pas d’objections ?
Le chef de bande ivre de la veille au soir était maintenant un vaillant lieutenant qui excitait ses hommes au combat.
Le matin, les hommes avaient commandé que l’on fît chauffer le bain pour mieux se réveiller de leur nuit mouvementée ; alors qu’ils se trouvaient au bain, un marchand était entré. Ignorant à qui il avait affaire, il leur avait raconté ce qui s’était passé la veille à bord du bateau. Ayant narré avec humour l’ablation du toupet, il avait conclu son histoire en disant :
— Le samouraï qui a perdu sa chevelure se prétendait un éminent disciple de la Maison de Yoshiaka, à Kyoto. Tout ce que je peux dire, c’est que, s’il ne ment pas, la décrépitude de la Maison de Yoshioka doit passer toute imagination.
Dégrisés en un clin d’œil, les disciples de Yoshioka étaient partis à la recherche de leur scandaleux aîné pour l’interroger sur l’incident.
Ils ne tardèrent pas à découvrir qu’il s’était levé tôt, avait eu un bref entretien avec Seijūrō, puis était parti pour Kyoto avec Okō tout de suite après le petit déjeuner. Cela confirmait la véracité de l’histoire ; mais au heu de poursuivre le lâche Tōji, ils trouvèrent plus utile de retrouver le jeune inconnu au singe pour venger l’honneur de Yoshioka.
Ayant convenu d’un plan lors de leur conseil de guerre sur la plage, ils se levèrent, secouèrent le sable de leurs kimonos, et passèrent à l’action.
A une petite distance de là, Akemi, jambes nues, jouait au bord de l’eau : elle ramassait des coquillages un par un puis les rejetait presque aussitôt. Bien que l’on fût en hiver, un chaud soleil brillait, et l’odeur marine s’exhalait de l’écume des brisants qui s’étendaient comme des guirlandes de roses blanches, aussi loin que portait la vue.
Akemi, les yeux écarquillés par la curiosité, vit les hommes de Yoshioka se disperser en courant dans toutes les directions, fourreaux au vent. Quand le dernier d’entre eux la dépassa, elle lui cria :
— Où donc allez-vous tous, comme ça ?
— Oh ! c’est vous ! fit-il. Pourquoi ne viendriez-vous pas chercher avec moi ? On a assigné à chacun une zone à couvrir.
— Qu’est-ce que vous cherchez ?
— Un jeune samouraï avec une longue mèche sur le front. Il porte un singe.
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Une chose qui déshonorera le nom du Jeune Maître à moins que nous n’agissions rapidement.
Il lui rapporta ce qui s’était passé, mais sans provoquer la moindre étincelle d’intérêt.
— Vous autres, vous êtes toujours en train de chercher la bagarre ! dit-elle avec désapprobation.
— Ce n’est pas que nous aimions nous battre, mais si nous le laissons impuni cela couvrira de honte l’école, qui est le plus grand centre d’arts martiaux du pays.
— Ah ? Et puis après ?
— Vous êtes folle ?
— Vous autres hommes, vous passez tout votre temps à courir après les choses les plus stupides.
— Hein ? fit-il en la lorgnant d’un air soupçonneux. Et vous, que faisiez-vous ici durant tout ce temps ?
— Moi ?
Elle baissa les yeux vers le beau sable autour de ses pieds, et dit :
— ... Je cherche des coquillages.
— Pourquoi les chercher ? Il y en a des millions sur la plage. Cela pour vous montrer que les femmes perdent leur temps à des choses plus folles que les hommes.
— Je cherche un genre de coquillage très particulier. On le nomme le coquillage de l’oubli.
— Ah ! Et il existe vraiment ?
— Oui, mais on dit qu’on ne peut le trouver qu’ici, sur la côte de Sumiyoshi.
— Eh bien, je vous parie qu’il n’existe pas !
— Mais si, il existe ! Si vous ne le croyez pas, venez avec moi. Je vais vous montrer.
Elle traîna l’adolescent peu enthousiaste jusqu’à une rangée de pins, et lui désigna une pierre sur laquelle était gravé un poème ancien :
En aurais-je le temps,
Je le trouverais sur le rivage de Sumiyoshi.
On dit qu’il est là,
Le coquillage qui apporte
L’oubli de l’amour.
— ... Vous voyez bien ? dit fièrement Akemi. Quelle autre preuve vous faut-il ?
— Oh ! ce n’est là qu’un mythe, un de ces mensonges inutiles que dit la poésie.
— Mais à Sumiyoshi, ils ont aussi des fleurs et de l’eau qui vous font oublier.
— Eh bien, admettons que ça existe. A quoi est-ce que ça vous avancera ?
— C’est bien simple. Si vous en mettez un dans votre obi ou dans votre manche, vous pouvez tout oublier.
Le samouraï éclata de rire.
— Vous voulez dire que vous souhaitez être plus distraite que vous ne l’êtes déjà ?
— Oui. J’aimerais tout oublier. Il y a des choses que je ne puis oublier, ce qui me rend malheureuse durant le jour et m’empêche de dormir la nuit. Voilà pourquoi je recherche ce coquillage. Pourquoi ne resteriez-vous pas m’aider à chercher ?
— Vous n’avez plus l’âge des jeux d’enfants ! dit le samouraï d’un ton méprisant, puis, soudain rappelé à ses devoirs, il prit ses jambes à son cou.
Lorsqu’elle était triste, Akemi songeait souvent que ses difficultés seraient résolues si seulement elle pouvait oublier le passé pour jouir du présent. En cet instant, elle hésitait entre s’accrocher aux quelques souvenirs qu’elle chérissait, et les jeter par-dessus bord. Elle décida que si le coquillage de l’oubli existait véritablement, elle ne le porterait pas elle-même, mais le glisserait dans la manche de Seijūrō. Elle soupira en imaginant comme la vie serait belle si Seijūrō oubliait Akemi.
Le simple fait de penser à lui refroidissait le cœur de la jeune fille. Elle était tentée de croire qu’il n’existait que pour lui gâcher sa jeunesse. Quand il l’importunait avec ses protestations d’amour, elle se consolait en pensant à Musashi. Mais si la présence de Musashi dans son cœur était parfois son salut, elle constituait aussi une fréquente source de souffrance, car elle lui donnait l’envie de fuir dans un monde de rêves. Pourtant, elle hésitait à s’abandonner tout à fait à son imagination, sachant qu’il était vraisemblable que Musashi l’avait totalement oubliée.
« Oh ! s’il existait un moyen quelconque d’effacer son visage de mon esprit ! » se disait-elle.
L’eau bleue de la mer Intérieure parut soudain tentante. La regardant fixement, elle prit peur. Comme il serait facile de s’y jeter, et de disparaître !
Sa mère ignorait totalement qu’Akemi nourrissait des idées aussi désespérées, Seijūrō plus encore. Tout son entourage la considérait comme une jeune fille très heureuse, un peu étourdie peut-être, mais néanmoins un bouton encore si loin de s’épanouir qu’il lui était impossible d’accepter l’amour d’un homme.
Pour Akemi, sa mère et les hommes qui venaient à la maison de thé se trouvaient à l’extérieur d’elle-même. En leur présence elle riait, plaisantait, faisait tinter sa clochette et boudait suivant que l’occasion paraissait l’exiger ; mais quand elle était seule, elle soupirait, soucieuse et morose.
Ses pensées furent interrompues par un serviteur venu de l’auberge. L’ayant reconnue auprès de l’inscription dans la pierre, il courut vers elle et lui dit :
— Où donc étiez-vous, ma jeune dame ? Le Jeune Maître vous cherche, et s’inquiète beaucoup.
De retour à l’auberge, Akemi trouva Seijūrō tout seul ; il se réchauffait les mains sous la couverture rouge du kotatsu. La pièce était silencieuse. Au jardin, la brise faisait bruire les pins desséchés.
— Vous êtes sortie par ce froid ? demanda-t-il.
— Que voulez-vous dire ? je ne trouve pas qu’il fasse froid. Sur la plage, il y a beaucoup de soleil.
— Que faisiez-vous ?
— Je cherchais des coquillages.
— Vous vous conduisez comme une enfant.
— Je suis une enfant.
— Quel âge croyez-vous donc que vous aurez lors de votre prochain anniversaire ?
— Quelle importance ? Je suis encore une enfant. Quel mal y a-t-il à cela ?
— Beaucoup de mal. Vous devriez penser aux projets que fait votre mère à votre sujet.
— Ma mère ? Elle ne pense pas à moi. Elle se croit encore jeune elle-même.
— Asseyez-vous ici.
— Je ne veux pas. J’aurais trop chaud. Je suis encore jeune, souvenez-vous-en.
— Akemi !
Il lui saisit le poignet et l’attira vers lui.
— ... Nous sommes seuls ici, aujourd’hui. Votre mère a eu la délicatesse de retourner à Kyoto.
Akemi regarda les yeux brûlants de Seijūrō ; son corps se raidit. Elle tenta inconsciemment de se dégager, mais il lui serrait le poignet avec force.
— ... Pourquoi donc essayez-vous de fuir ? demanda-t-il, accusateur.
— Je n’essaie pas de fuir.
— Il n’y a personne ici, en ce moment. L’occasion est idéale, vous ne croyez pas, Akemi ?
— L’occasion de quoi ?
— Ne soyez pas aussi entêtée ! Voilà près d’un an que nous nous voyons. Vous connaissez mes sentiments pour vous. Voilà belle lurette qu’Okō nous a donné son autorisation. Elle dit que vous refusez de me céder parce que je m’y prends mal. Aussi, aujourd’hui...
— Cessez ! Lâchez mon bras ! Lâchez-le, vous dis-je !
Soudain, Akemi se pencha et baissa la tête, gênée.
— Vous ne voulez pas de moi, quoi qu’il arrive ?
— Arrêtez ! Lâchez-moi !
Bien que son bras serré eût rougi, il refusait toujours de la libérer, et la jeune fille n’était guère de force à résister aux techniques militaires du style Kyōhachi.
Ce jour-là, Seijūrō n’était pas le même que d’habitude. Il cherchait souvent réconfort et consolation dans le saké, mais ce jour-là il n’avait pas bu.
— Pourquoi me traitez-vous de cette façon, Akemi ? Cherchez-vous à m’humilier ?
— Je ne veux pas parler de ça ! Si vous ne me lâchez pas, je crie !
— Criez tant qu’il vous plaira ! Personne ne vous entendra. La maison principale est trop éloignée, et de toute façon je leur ai dit qu’il ne fallait pas nous déranger.
— Je veux m’en aller.
— Je vous en empêcherai.
— Mon corps ne vous appartient pas !
— Croyez-vous ? Vous feriez mieux d’interroger là-dessus votre mère ! Je l’ai certainement assez payée pour cela.
— Eh bien, ma mère m’a peut-être vendue, mais je ne me suis pas vendue moi-même ! Et sûrement pas à un homme que je méprise plus que la Mort en personne !
— Qu’est-ce que j’entends ? vociféra Seijūrō en lui jetant la couverture rouge sur la tête.
Akemi cria de toutes ses forces.
— Crie donc, espèce de garce ! Crie autant que tu voudras ! Personne ne viendra.
Sur le shoji la pâle clarté du soleil se mêlait à l’ombre agitée des pins comme s’il ne s’était rien passé. Dehors, tout se taisait sauf le clapotis lointain des vagues et le gazouillis des oiseaux.
Aux gémissements étouffés d’Akemi succéda un profond silence. Au bout d’un moment, Seijūrō, livide, sortit dans le couloir ; de sa main droite il tenait sa main gauche, griffée et sanglante.
Peu après, la porte s’ouvrit de nouveau avec fracas, et Akemi sortit. Avec un cri de surprise, Seijūrō, la main enveloppée maintenant d’une serviette de toilette, voulut l’arrêter, mais trop tard. La jeune fille affolée s’enfuit à la vitesse de l’éclair. La contrariété plissa le visage de Seijūrō mais il ne la poursuivit pas tandis qu’elle traversait le jardin et gagnait une autre partie de l’auberge. Au bout d’un moment, un mince et tortueux sourire apparut sur ses lèvres. C’était un sourire de satisfaction profonde.
— Oncle Gon !
— Quoi ?
— Tu es fatigué ?
— Oui, un peu.
— Je m’en doutais. Moi-même, je n’en puis plus. Mais ce sanctuaire est magnifique, tu ne trouves pas ? Dis donc, ce n’est pas là l’oranger que l’on nomme l’arbre secret de Wakamuya Hachiman ?
— Ça m’en a tout l’air.
— On dit que c’est le premier cadeau des quatre-vingts cargaisons offertes en tribut par le roi de Silla à l’impératrice Jingū lorsqu’elle a conquis la Corée.
— Regarde, là-bas, dans l’écurie des chevaux sacrés ! N’est-ce pas un bel animal ? Il arriverait sûrement premier aux courses annuelles de Kamo.
— Tu veux parler du blanc ?
— Oui. Hum, que dit cette pancarte !
— Elle dit que si tu fais bouillir les lèves utilisées dans le fourrage des chevaux, et si tu en bois le jus, cela t’empêchera de crier ou de grincer des dents la nuit. Tu en veux ?
L’oncle Gon éclata de rire.
— Quelle folie !
Se retournant, il demanda :
— ... Qu’est devenu Matahachi ?
— Il a dû s’égarer.
— Ah ! le voilà qui se repose à côté du théâtre destiné aux danses sacrées.
La vieille dame leva la main et cria à son fils :
— Si nous allons par là, nous pourrons voir le Grand Torii d’origine ; mais allons d’abord à la Haute Lanterne.
Matahachi suivit paresseusement. Depuis l’instant où sa mère l’avait harponné à Osaka, il ne les avait plus quittés – il avait marché, marché, marché. Il commençait à perdre patience. Cinq ou dix jours à visiter les monuments, c’était peut-être bel et bon, mais il redoutait d’avoir à les accompagner dans leur expédition punitive. Il avait tenté de les convaincre que le fait de voyager ensemble était une mauvaise façon de procéder, qu’il vaudrait mieux que lui-même partît de son côté à la recherche de Musashi. Sa mère n’en voulut pas entendre parler.
— C’est bientôt le Nouvel An, fit-elle observer. Et je veux que tu le passes avec moi. Voilà bien longtemps que nous n’avons pas célébré ensemble la fête du Nouvel An, et il se peut que ce soit notre dernière occasion.
Matahachi savait qu’il ne pouvait le lui refuser ; mais il avait résolu de les quitter le surlendemain du Premier de l’An. Osugi et l’oncle Gon, craignant peut-être de n’avoir pas longtemps à vivre, étaient devenus si bigots qu’ils s’arrêtaient à tous les sanctuaires ou temples imaginables, laissant des offrandes et faisant de longues supplications aux dieux et aux bouddhas. Ils avaient passé presque toute cette journée au sanctuaire de Sumiyoshi.
Matahachi, qui s’ennuyait ferme, traînait les pieds et boudait.
— Tu ne peux donc pas avancer ? demanda Osugi d’une voix irritée.
Matahachi n’accéléra point. Aussi agacé par sa mère qu’elle l’était par lui, il grommela :
— Tu me presses, et tu me fais attendre ! Se presser et attendre, se presser et attendre !
— Que faire d’un fils pareil ? Quand on se rend dans un lieu saint, la simple convenance veut que l’on s’y arrête pour prier les dieux. Je ne t’ai jamais vu t’incliner devant un dieu ou un bouddha, et tu le regretteras plus tard, souviens-toi bien de mes paroles. D’autre part, si tu priais avec nous, tu n’aurais pas à attendre aussi longtemps.
— Quel fléau ! grogna Matahachi.
— De qui parles-tu ? s’écria Osugi, indignée.
Les deux ou trois premiers jours, tout n’avait été que miel entre eux ; mais une fois réhabitué à sa mère, Matahachi se mit à trouver à redire à tous ses actes et à tous ses propos, à se moquer d’elle à la moindre occasion. Le soir venu, quand ils rentraient à l’auberge, elle le faisait asseoir en face d’elle pour le gratifier d’un sermon, ce qui ne servait qu’à accroître sa mauvaise humeur.
« Quelle paire ! » se lamentait l’oncle Gon à part soi, en tâchant d’imaginer un moyen d’apaiser le ressentiment de la vieille dame, et de ramener un peu de calme sur le visage renfrogné de son neveu. Devinant qu’un sermon de plus se préparait, il s’efforça de le détourner :
— Oh ! s’exclama-t-il avec enjouement, j’ai cru sentir quelque chose de bon ! L’on vend des palourdes grillées dans cette maison de thé, là-bas, près de la plage. Allons donc en déguster.
Ni la mère, ni le fils ne manifestèrent beaucoup d’enthousiasme, mais l’oncle Gon parvint à les entraîner à la guinguette abritée de minces stores de roseaux. Tandis que les deux autres s’installaient sur un banc, dehors, il entra et revint avec du saké.
Il en offrit une coupe à Osugi en disant avec amabilité :
— Voilà qui remontera un peu le moral de Matahachi. Peut-être es-tu un peu trop dure envers lui.
Osugi détourna les yeux et répliqua sèchement :
— Je ne veux rien boire.
L’oncle Gon, pris à son propre piège, tendit la coupe à Matahachi qui, bien que toujours à rebrousse-poil, entreprit d’en vider trois jarres aussi vite qu’il put, sachant parfaitement que cela ferait blêmir sa mère. Lorsqu’il en demanda une quatrième à l’oncle Gon, Osugi fut dans l’incapacité de se contenir plus longtemps.
— Assez ! gronda-t-elle. Ce n’est pas un pique-nique, et nous ne sommes pas venus ici pour nous enivrer ! Et prends garde à toi aussi, oncle Gon ! Tu es plus vieux que Matahachi, et devrais être plus raisonnable.
L’oncle Gon, aussi mortifié que si lui seul avait bu, tenta de se cacher la figure en se passant les mains dessus.
— Oui, tu as parfaitement raison, dit-il avec humilité.
Il se leva et s’éloigna de quelques pas.
Alors, cela commença pour de bon car Matahachi avait piqué au vif le violent, anxieux mais aigre sentiment maternel d’Osugi, et il n’était pas question qu’elle attendît le retour à l’auberge. Elle l’attaqua furieusement, sans se soucier d’être entendue par les autres consommateurs. Jusqu’à ce qu’elle eût terminé, Matahachi la regarda fixement avec une expression de désobéissance maussade.
— Très bien, dit-il. Si je comprends bien, tu as décrété que je suis un ours ingrat et sans amour-propre. Je me trompe ?
— Non ! Qu’as-tu fait jusqu’à maintenant qui témoigne d’une fierté quelconque ?
— Mon Dieu, je ne suis pas aussi bon à rien que tu parais le croire, mais comment le saurais-tu ?
— Comment le saurais-je ? Eh bien, nul ne connaît un enfant mieux que ses parents, et je crois que le jour où tu es né a été un jour noir pour la Maison de Hon’iden !
— Un peu de patience ! Je suis jeune encore. Un jour, quand tu seras morte et enterrée, tu regretteras d’avoir dit ça.
— Ha ! que le ciel t’entende ! Mais je doute qu’en cent ans cela se produise. Quelle tristesse, quand on y réfléchit !
— Eh bien, si tu es aussi désolée d’avoir un fils tel que moi, à quoi bon rester davantage ? Je pars !
Ecumant de fureur, il se leva et s’éloigna à longues enjambées résolues.
Prise de court, la vieille femme essaya d’une voix tremblante et pitoyable de le rappeler. Matahachi n’en tint aucun compte. L’oncle Gon, qui aurait pu courir pour tenter de l’arrêter, restait debout à regarder intensément en direction de la mer, l’esprit ailleurs, semblait-il. Osugi se leva puis se rassit.
— N’essaie pas de l’arrêter, dit-elle inutilement à l’oncle Gon. Ça ne servirait à rien.
L’oncle Gon se tourna vers elle, mais, au lieu de répondre, dit :
— Cette jeune fille, là-bas, se comporte d’une bien drôle de façon. Attends-moi une minute !
Avant d’avoir terminé sa phrase, il avait jeté son chapeau sous l’auvent de la boutique, et s’était élancé comme une flèche en direction de l’eau.
— Espèce d’idiot ! cria Osugi. Où vas-tu ? Matahachi est...
Elle partit à sa poursuite, mais, à une vingtaine de mètres de la boutique, se prit le pied dans une touffe d’algues, et tomba la tête la première. Elle se releva en maugréant, la face et les épaules couvertes de sable. En revoyant l’oncle Gon, elle ouvrit des yeux grands comme des soucoupes.
— ... Espèce de vieil imbécile ! Où vas-tu ? As-tu perdu l’esprit ? glapissait-elle.
Si agitée qu’elle-même avait l’air d’une folle, elle courut aussi vite qu’elle put sur les traces de l’oncle Gon. Mais elle arriva trop tard. L’oncle Gon avait déjà de l’eau jusqu’aux genoux, et continuait vers le large.
Environné d’écume blanche, on l’aurait dit en transe. Encore plus au large, une jeune fille s’élançait vers les profondeurs. Quand il l’avait remarquée d’abord, elle se tenait dans l’ombre des pins et regardait la mer d’un air égaré ; puis soudain, elle avait filé à travers le sable et s’était jetée à l’eau, ses cheveux noirs flottant derrière elle. L’eau montait maintenant à mi-chemin de sa taille, et la jeune fille approchait rapidement de l’endroit où le fond se dérobait soudain.
Tout en s’approchant d’elle, l’oncle Gon l’appelait frénétiquement, mais elle pressa l’allure. Soudain, son corps disparut dans un clapotis, en faisant des remous à la surface.
— Vous êtes folle, mon enfant ! criait l’oncle Gon. Avez-vous donc décidé de vous tuer ?
Alors, il disparut lui-même sous la surface.
Osugi courait dans tous les sens au bord de l’eau. Quand elle vit sombrer les deux baigneurs, ses cris se transformèrent en stridents appels au secours. Agitant les bras, courant, trébuchant, elle appelait à la rescousse les gens qui se trouvaient sur la plage comme s’ils avaient été responsables de l’accident :
— Sauvez-les, bande d’idiots ! Vite, ou ils vont se noyer !
Quelques minutes plus tard, des pêcheurs rapportèrent les corps et les couchèrent sur le sable.
— Un suicide passionnel ? demanda quelqu’un.
— Vous plaisantez ! fit un autre en éclatant de rire.
L’oncle Gon avait saisi l’obi de la jeune fille, qu’il tenait encore, mais ni lui ni elle ne respiraient plus. La jeune fille présentait un étrange aspect : sa chevelure avait beau être emmêlée et souillée, l’eau ne lui avait enlevé ni sa poudre ni son rouge à lèvres, et elle semblait vivante. Ses dents mordaient encore sa lèvre inférieure, et sa bouche purpurine paraissait rire.
— Je l’ai déjà vue quelque part, dit quelqu’un.
— Ce n’est pas la fille qui cherchait des coquillages sur la plage, tout à l’heure ?
— Oui, c’est bien ça ! Elle habitait l’auberge, là-bas.
Venus de l’auberge, quatre ou cinq hommes s’approchaient déjà ; parmi eux, Seijūrō haletant se fraya un chemin à travers la foule.
— Akemi ! cria-t-il.
Il pâlit, mais garda une immobilité de statue.
— C’est une amie à vous ? demanda l’un des pêcheurs.
— Ou-ou-oui.
— Vous feriez mieux d’essayer de la ranimer en vitesse !
— Pouvons-nous la sauver ?
— Pas si vous vous contentez de rester là, à bayer aux corneilles !
Les pêcheurs desserrèrent les doigts de l’oncle Gon, étendirent les corps côte à côte, les claquèrent dans le dos et leur pressèrent l’abdomen. Akemi se remit assez vite à respirer, et Seijūrō, soucieux d’échapper aux regards des badauds, la fit ramener par les hommes de l’auberge.
— Oncle Gon ! Oncle Gon !
Osugi, la bouche contre l’oreille du vieil homme, l’appelait à travers ses larmes. Akemi était revenue à la vie parce qu’elle était jeune, mais l’oncle Gon... Non seulement il était vieux mais, avant de partir à la rescousse, il avait avalé une bonne dose de saké. Jamais plus il ne respirerait ; Osugi aurait beau le supplier, ses yeux ne s’ouvriraient plus.
Les pêcheurs renoncèrent et dirent :
— Le vieux a passé.
Osugi cessa de pleurer juste le temps de se retourner contre eux comme s’il se fût agi d’ennemis et non de gens qui tentaient de l’aider.
— Que voulez-vous dire ? Pourquoi mourrait-il alors que cette jeune fille a été sauvée ?
Elle paraissait prête à les attaquer physiquement. Elle écarta les hommes en déclarant avec fermeté :
— ... Je le ramènerai moi-même à la vie ! Je vais vous montrer.
Elle se mit à l’ouvrage en essayant sur l’oncle Gon toutes les méthodes imaginables. Sa détermination tira des larmes aux spectateurs, dont quelques-uns restèrent pour l’aider. Mais loin de leur en savoir gré, elle les commandait comme des domestiques, se plaignait qu’ils n’appuyaient pas comme il fallait, leur déclarait que ce qu’ils faisaient ne servirait à rien, leur ordonnait de préparer du feu, les envoyait chercher des médicaments. Tout ce qu’elle faisait, elle le faisait de la manière la plus revêche que l’on pût imaginer.
Pour les hommes de la plage elle n’était ni une parente ni une amie, mais seulement une inconnue, et à la fin même les plus apitoyés se fâchèrent.
— A propos, d’où sort cette vieille sorcière ? grogna l’un.
— Elle ne voit pas la différence entre l’inconscience et la mort. Si elle est capable de le ranimer, qu’elle le fasse.
Bientôt, Osugi se trouva seule avec le corps. Dans l’obscurité grandissante, une brume s’éleva de la mer, et il ne resta plus du jour qu’une bande de nuées orange à l’horizon. Osugi fit du feu et s’assit à côté, serrant contre elle le corps de l’oncle Gon.
— Oncle Gon... Oh ! oncle Gon ! gémissait-elle.
Les vagues s’assombrissaient. Elle essayait sans relâche de ramener la chaleur dans son corps. Son visage exprimait qu’elle s’attendait à tout instant à le voir ouvrir la bouche afin de lui parler. Elle mâchait des pilules tirées de la boîte de pharmacie de l’obi d’oncle Gon, puis les lui introduisait dans la bouche. Elle le serrait contre elle et le berçait.
— ... Ouvre les yeux, oncle Gon ! suppliait-elle. Dis quelque chose ! Tu ne peux pas partir et me laisser seule. Nous n’avons pas encore tué Musashi ni puni cette drôlesse d’Otsū.
A l’auberge, Akemi s’agitait dans son sommeil. Quand Seijūrō tentait de replacer sur l’oreiller sa tête fiévreuse, elle marmonnait dans son délire. Quelque temps, il resta assis à son chevet dans une immobilité complète, le visage plus pâle que le sien. Devant la torture que lui-même lui avait infligée, il souffrait aussi.
C’était lui-même qui, de force, s’était emparé d’elle pour satisfaire ses propres désirs. Maintenant, assis à côté d’elle, grave et raide, il s’inquiétait de son pouls et de sa respiration, priait pour que la vie qui l’avait un moment quittée lui revînt tout à fait. En une seule et brève journée, il avait été à la fois une bête et un homme compatissant. Mais aux yeux de Seijūrō, enclin aux extrêmes, sa conduite ne paraissait pas inconséquente.
Son regard humble, triste, fixé sur elle, il murmurait :
— Tâche de te calmer, Akemi. Je ne suis pas le seul ; la plupart des autres hommes sont pareils... Tu ne tarderas pas à le comprendre, bien que la violence de mon amour ait dû te choquer.
Ces paroles s’adressaient-elles en réalité à la jeune fille, ou bien étaient-elles destinées à le tranquilliser lui-même ? Il eût été malaisé d’en juger mais il ne cessait d’exprimer le même sentiment.
Dans la chambre il faisait très sombre. Le shoji tendu de papier assourdissait le bruit du vent et des vagues.
Akemi remua, et ses bras blancs se glissèrent hors des couvertures. Quand Seijūrō essaya de replacer le couvre-pieds, elle bredouilla :
— Qu... quel jour sommes-nous ?
— Comment ?
— Combien... combien de jours... avant le Nouvel An ?
— Seulement sept jours, maintenant. Tu seras guérie alors, et nous serons de retour à Kyoto.
Il inclina le visage vers elle, mais elle le repoussa avec la paume de sa main.
— Arrête ! Va-t’en ! Je ne t’aime pas.
Elle recula mais les paroles à demi démentes lui jaillissaient des lèvres :
— ... Imbécile ! Porc !
Seijūrō se taisait.
— ... Tu es un porc. Je ne... je ne veux pas te voir.
— Pardonne-moi, Akemi, je t’en prie !
— Va-t’en ! Ne m’adresse pas la parole.
Sa main s’agitait nerveusement dans le noir. Seijūrō avala tristement sa salive, mais continua de la regarder.
— ... Quel... quel jour sommes-nous ?
Cette fois, il ne répondit pas.
— ... Ce n’est pas encore le Nouvel An ?... Entre le Premier de l’An et le sept... Chaque jour... Il a dit qu’il serait sur le pont... Le message de Musashi... chaque jour... le pont de l’avenue Gojō... C’est si loin, le Nouvel An... Il faut que je rentre à Kyoto... Si je vais au pont, il y sera.
— Musashi ? demanda Seijūrō, stupéfait.
La jeune fille qui délirait se tut.
— ... Ce Musashi... Miyamoto Musashi ?
Seijūrō scrutait son visage, mais Akemi n’en dit pas plus. Ses paupières bleuies étaient closes ; elle dormait profondément.
Des aiguilles de pin sèches grattaient le shoji. Un cheval hennit. Une lumière apparut de l’autre côté de la cloison, et la voix d’une servante dit :
— Le Jeune Maître est ici.
Seijūrō passa en hâte dans la chambre voisine, en fermant derrière lui la porte avec soin.
— Qui est-ce ? demanda-t-il. Je suis là.
— Ueda Ryōhei, répondit-on.
En vêtements de voyage couverts de poussière, Ryōhei entra et s’assit.
Pendant qu’ils échangeaient des salutations, Seijūrō se demandait ce qui pouvait bien l’amener. Ryōhei, comme Tōji, était l’un des plus anciens élèves ; on avait besoin de lui à l’école ; aussi, jamais Seijūrō ne l’aurait-il emmené en excursion impromptue.
— Pourquoi viens-tu ? Il est arrivé quelque chose en mon absence ? demanda Seijūrō.
— Oui, et je dois vous prier de rentrer sur-le-champ.
— Que se passe-t-il ?
Tandis que Ryōhei fouillait des deux mains dans son kimono, la voix d’Akemi parvint de la chambre voisine :
— Je ne t’aime pas !... Espèce de porc !... Va-t’en !
Ces paroles, distinctement prononcées, étaient empreintes de frayeur ; n’importe qui aurait cru la jeune fille éveillée et en proie à un danger réel. Saisi, Ryōhei demanda :
— Qui est-ce ?
— Oh ! ça ? Akemi est tombée malade en arrivant ici. Elle a de la fièvre. De temps en temps, elle délire un peu.
— C’est Akemi ?
— Oui, mais ne t’inquiète pas. Je veux savoir pourquoi tu es venu.
De sa ceinture, sous le kimono, Ryōhei finit par extraire une lettre qu’il tendit à Seijūrō.
— C’est ceci, dit-il sans autre explication, puis il rapprocha de Seijūrō la lampe laissée par la servante.
— Hum... C’est de Miyamoto Musashi.
— Oui ! dit Ryōhei avec force.
— Vous l’avez ouverte ?
— Oui. J’en ai discuté avec les autres, et nous avons conclu que cela risquait d’être important ; aussi l’avons-nous ouverte et lue.
Au lieu de voir par lui-même ce que la lettre contenait, Seijūrō demanda, un peu hésitant :
— Qu’est-ce qu’elle dit ?
Bien que nul n’eût osé aborder le sujet devant lui, Musashi était demeuré à l’arrière-plan des préoccupations de Seijūrō. Pourtant, il s’était presque persuadé que son chemin ne croiserait plus celui de cet homme. La soudaine arrivée de la lettre aussitôt après qu’Akemi eut prononcé le nom de Musashi lui donna des frissons dans le dos.
Ryōhei se mordit la lèvre avec irritation.
— Elle est arrivée enfin. Quand il est parti avec de si grandes phrases, au printemps dernier, j’étais sûr qu’il ne remettrait jamais les pieds à Kyoto mais... peut-on imaginer pareille suffisance ? Continuez, lisez ! C’est un défi, et il a l’effronterie de l’adresser à la Maison de Yoshioka tout entière, en signant de son seul nom. Il se croit capable de nous affronter tous !
Musashi ne donnait aucune adresse, et la lettre n’indiquait pas où il se trouvait. Mais il n’avait pas oublié la promesse qu’il avait écrite à Seijūrō et ses disciples, et avec cette seconde lettre le sort en était jeté. Il déclarait la guerre à la Maison de Yoshioka ; il faudrait se battre, et jusqu’au bout – en une de ces luttes à mort où les samouraïs défendent leur honneur et prouvent leur habileté au sabre. Musashi mettait sa vie en jeu, et défiait l’école Yoshioka d’en user de même. Le moment venu, paroles et astuces techniques ne pèseraient pas lourd dans la balance.
Que Seijūrō ne le comprît pas encore était pour lui la plus grande source de péril. Il ne voyait pas que le jour de l’expiation se trouvait tout proche, et que ce n’était pas le moment de perdre son temps en vains plaisirs.
Quand la lettre était arrivée à Kyoto, certains des disciples les plus sûrs, écœurés par la vie déréglée du Jeune Maître, avaient grommelé devant son absence en un moment aussi crucial. Exaspérés par l’insulte de ce rōnin isolé, ils se lamentaient sur la mort de Kempō. Après en avoir beaucoup discuté, ils avaient convenu d’informer Seijūrō de la situation, et de veiller à ce qu’il regagnât Kyoto sans délai. Or, maintenant que la lettre lui avait été remise, Seijūrō se contenta de la poser sur ses genoux sans l’ouvrir.
Avec une irritation visible, Ryōhei lui demanda :
— ... Vous ne croyez pas que vous devriez la lire ?
— Quoi donc ? Ah ! ça ? dit Seijūrō d’un air absent.
Il déroula la lettre, et la lut. Ses doigts se mirent à trembler malgré lui – trouble provoqué non par la force du langage et du ton de Musashi mais par son propre sentiment de faiblesse et de vulnérabilité. Les dures paroles de rejet d’Akemi avaient déjà détruit son calme et blessé son amour-propre de samouraï. Jamais il ne s’était senti aussi désemparé.
Le message de Musashi était simple et sans détours :
Vous portez-vous bien depuis ma dernière lettre ? Conformément à ma promesse antérieure, je vous écris pour vous demander où, quel jour et à quelle heure nous nous rencontrerons. Je n’ai pas de préférence particulière, et j’accepte que notre rencontre promise ait lieu à l’heure et à l’endroit que vous m’indiquerez. Je vous prie d’afficher votre réponse près du pont de l’avenue Gojō, un peu avant le septième jour de la nouvelle année.
Je suis persuadé que vous avez perfectionné votre escrime, comme d’habitude. J’ai moi-même le sentiment d’avoir fait quelques légers progrès.
Shimmen Miyamoto Musashi.
Seijūrō fourra la lettre dans son kimono, et se leva.
— Je rentre tout de suite à Kyoto, déclara-t-il.
Il disait cela moins par détermination que parce que ses émotions confuses l’empêchaient de rester un instant de plus là où il se trouvait. Il lui fallait s’en aller, tourner le dos le plus tôt possible à toute cette affreuse journée.
A grand fracas, l’aubergiste fut convoqué et prié de prendre soin d’Akemi, tâche qu’il n’accepta qu’à contrecœur malgré l’argent que Seijūrō lui glissa.
— Je me servirai de ton cheval, dit-il sommairement à Ryōhei.
Comme un bandit en fuite, il sauta en selle et s’éloigna rapidement à travers les sombres rangées d’arbres, laissant Ryōhei le suivre comme il pouvait.
— Un homme avec un singe ? Oui, il est passé par ici voilà un moment.
— Avez-vous remarqué de quel côté il allait ?
— Par là, vers le pont de Nōjin. Mais il ne l’a pas traversé... il m’a semblé qu’il entrait dans la boutique de l’armurier, là-bas.
Après un bref conciliabule, les élèves de l’école Yoshioka s’éloignèrent en trombe, laissant leur informateur bouche bée, se demandant ce que signifiait toute cette histoire.
Bien que l’heure de la fermeture vînt de sonner pour les boutiques qui longeaient le fossé est, l’armurerie était encore ouverte. L’un des hommes entra, interrogea l’apprenti, et ressortit en criant :
— Temma ! Il est parti dans la direction de Temma !
Et les voilà qui s’élancent.
L’apprenti avait dit qu’au moment précis où il allait fermer les volets pour la nuit, un samouraï à longue mèche sur le devant avait mis à terre un singe auprès de la porte, s’était assis sur un tabouret, et avait demandé à voir le maître. Apprenant qu’il était sorti, le samouraï avait déclaré qu’il voulait faire aiguiser son épée, mais qu’elle était beaucoup trop précieuse pour la confier à quelqu’un d’autre que le maître en personne. Il avait aussi insisté pour voir des échantillons du travail de l’armurier.
L’apprenti lui avait montré bien poliment quelques lames ; mais le samouraï, après les avoir examinées, n’avait manifesté que réprobation.
— Il semble qu’ici vous ne vous occupiez que d’armes ordinaires, dit-il sans ménagement. Je ne crois pas que je doive vous confier la mienne. Elle est bien trop belle ; c’est l’œuvre d’un maître de Bizen. On la nomme « la Perche de séchage ». Regardez ! C’est la perfection même.
L’apprenti, amusé par la vantardise du jeune homme, marmonna que les seuls caractères remarquables de l’épée semblaient être sa longueur et son aspect rectiligne. Le samouraï, l’air offensé, se leva brusquement et demanda la direction du bac Temma-Kyoto.
— Je ferai remettre en état mon épée à Kyoto, lança-t-il d’un ton sec. Tous les armuriers que j’ai vus à Osaka semblent ne s’occuper que de camelote destinée aux simples soldats. Excusez-moi de vous avoir dérangé.
Et il était parti, le regard de glace.
L’histoire de l’apprenti les mit dans une fureur d’autant plus noire qu’elle constituait une preuve nouvelle de ce qu’ils considéraient déjà comme la suffisance excessive du jeune homme. Il était clair à leurs yeux que le fait de couper le toupet de Gion Tōji avait rendu ce fanfaron plus effronté que jamais.
— C’est notre homme !
— Maintenant, nous le tenons.
Ils continuèrent leur poursuite, sans une seule fois s’arrêter pour se reposer, même quand le soleil commença à décliner. Près du quai de Temma, l’un d’eux s’exclama, à propos du dernier bateau de la journée :
— Nous l’avons manqué !
— Pas possible !
— Qu’est-ce qui te fait croire que nous l’avons manqué ? demanda un autre.
— Tu ne vois donc pas ? Là-bas, dit le premier en désignant l’embarcadère. Les salons de thé sont en train d’empiler leurs tabourets. Le bateau doit être déjà parti.
Durant un moment, tous restèrent médusés, découragés. Puis une enquête leur apprit que le samouraï avait bien pris le dernier bateau. On leur dit aussi que celui-ci venait de partir, et n’arriverait pas avant un certain temps au prochain arrêt, Toyosaki. Les bateaux qui remontaient le courant vers Kyoto étaient lents ; ils avaient amplement le temps de l’attraper à Toyosaki sans même se presser.
Sachant cela, ils prirent leur temps pour boire du thé, manger des gâteaux de riz et des bonbons avant de se mettre à grimper d’un pas vif la route qui longeait le fleuve. Devant eux, ce dernier ressemblait à un serpent d’argent qui s’éloignait en ondulant. Les rivières Nakatsu et Temma se réunissaient pour former le Yodo, et près de ce confluent une lumière clignotait au milieu du courant.
— C’est le bateau ! s’écria l’un des hommes.
Tous les sept s’animèrent et oublièrent bientôt le froid mordant. Dans les champs dénudés qui longeaient la route, des joncs desséchés, couverts de givre, scintillaient comme de fins sabres d’acier. Le vent était glacial.
Comme la distance qui les séparait de la lumière flottante diminuait, ils purent voir le bateau fort distinctement ; bientôt, l’un des hommes, sans réfléchir, cria :
— Hé, là-bas ! Ralentissez !
— Et pourquoi donc ? répondit-on du bateau.
Ennuyés de s’être fait remarquer, ses compagnons grondèrent l’indiscret. De toute façon, le bateau s’arrêtait au débarcadère suivant ; c’était stupidité pure que de donner l’alerte. Pourtant, maintenant que le mal était fait, chacun tomba d’accord que le mieux serait de réclamer le passager séance tenante.
— Il est seul, et si nous ne le provoquons pas tout de suite, il risque d’avoir des soupçons, de sauter par-dessus bord et de s’échapper.
S’avançant à la même allure que le bateau, ils appelèrent de nouveau ceux qui se trouvaient à bord. Une voix autoritaire, sans aucun doute celle du capitaine, leur demanda ce qu’ils voulaient.
— Amenez le bateau à la berge !
— Quoi ? Vous êtes fous ! répondit le capitaine avec un gros rire.
— Accostez ici !
— Pas question.
— Alors, nous vous attendrons au prochain arrêt. Nous avons un compte à régler avec un jeune homme que vous avez à bord. Il porte une mèche sur le devant, et il a un singe. Dites-lui que s’il a le moindre sens de l’honneur, il se montre. Et si vous le laissez échapper, nous vous traînerons à terre, jusqu’au dernier.
— Capitaine, ne leur répondez pas ! supplia un passager.
— Quoi qu’ils disent, n’en tenez aucun compte, conseilla un autre. Continuons jusqu’à Moriguchi. Là, il y a des gardes.
La plupart des passagers, recroquevillés de frayeur, s’exprimaient à voix basse. Celui qui avait parlé si cavalièrement aux samouraïs de la rive, quelques minutes plus tôt, restait coi maintenant. Pour lui comme pour les autres, le salut consistait à maintenir le bateau à distance de la berge.
Les sept hommes, manches retroussées, main au sabre, talonnaient le bateau. A un certain moment, ils s’arrêtèrent et tendirent l’oreille : apparemment, ils attendaient une réponse à leur défi mais elle ne vint pas.
— Vous êtes sourd ? cria l’un d’eux. Nous vous avons demandé de dire à ce jeune vantard de venir au bastingage !
— C’est de moi que vous parlez ? tonna une voix sur le bateau.
— Il est bien là, et effronté comme jamais !
Tandis que les hommes, l’index tendu, scrutaient le bateau, les passagers devenaient frénétiques. Ils avaient l’impression que les hommes de la rive risquaient à tout instant de sauter sur le pont.
Le jeune homme à la longue épée se tenait campé solidement sur le plat-bord, ses dents luisant comme perles dans le clair de lune.
— Il n’y a personne d’autre à bord avec un singe ; aussi, je suppose que c’est moi que vous cherchez. Qui êtes-vous ? Des maraudeurs aux abois ? Une troupe d’acteurs affamés ?
— Tu ne sais pas encore à qui tu parles, l’homme au singe ? Surveille ta langue, quand tu t’adresses à des hommes de la Maison de Yoshioka !
A mesure que s’intensifiait ce concours de vociférations, le bateau s’approchait de la digue de Kema qui possédait à la fois des bittes d’amarrage et un hangar. Les sept coururent investir le débarcadère, mais à peine l’eurent-ils atteint que le bateau s’arrêta au milieu du fleuve et se mit à tourner en cercles.
Les hommes de Yoshioka pâlirent.
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— Vous ne pourrez pas rester là-bas éternellement !
— Venez ici, ou nous irons vous chercher là-bas !
Les menaces continuèrent, aussi violentes, jusqu’à ce que la proue du bateau prît la direction de la berge. Une voix rugit à travers l’air froid :
— Silence, imbéciles ! Nous accostons ! Apprêtez-vous plutôt à vous défendre.
Malgré les supplications des autres passagers, le jeune homme avait empoigné la gaffe du batelier, et amenait le bac au rivage. Aussitôt, les sept samouraïs se rassemblèrent autour de l’endroit où la proue allait toucher terre, et regardèrent la silhouette qui conduisait le bateau à la perche grandir en se rapprochant d’eux. Mais soudain le bateau accéléra, et l’homme fondit sur eux avant qu’ils ne s’en fussent rendu compte. Tandis que la coque raclait le fond, ils reculèrent ; quelque chose de sombre et de rond vola à travers les roseaux et enserra le cou de l’un des hommes. Avant de se rendre compte que ce n’était que le singe, tous avaient instinctivement tiré leur sabre et frappé dans le vide autour d’eux. Pour masquer leur embarras, ils se criaient l’un à l’autre des ordres impatientés.
Dans l’espoir de rester en dehors de la mêlée, les passagers se recroquevillaient dans un coin du bateau. L’agitation des sept hommes de la rive était encourageante, bien qu’un peu énigmatique, mais nul encore n’osait ouvrir la bouche. Puis, d’une seconde à l’autre, toutes les têtes se tournèrent, le souffle coupé, tandis que le pilote improvisé du bateau plantait sa perche dans le lit du fleuve et sautait, plus légèrement que le singe, par-dessus les joncs de la berge.
Cela provoqua un désordre encore plus grand ; sans prendre le temps de se regrouper, les hommes de Yoshioka se précipitèrent à la queue leu leu vers leur ennemi. Résultat : ce dernier n’aurait pu être en meilleure position pour se défendre.
Le premier homme s’était déjà trop avancé pour faire demi-tour, quand il se rendit compte de la stupidité de son mouvement. En cet instant, il oublia tout ce qu’il avait jamais pu apprendre des arcs martiaux. Il ne fut capable que de grimacer en agitant son sabre devant lui au petit bonheur.
Le beau jeune homme, conscient de son avantage psychologique, semblait croître en stature. Il tenait la main droite derrière lui, sur la poignée de son épée.
— ... Alors, vous êtes de l’école Yoshioka ? Parfait. J’ai l’impression que nous sommes déjà de vieilles connaissances. L’un des vôtres a eu l’amabilité de me laisser lui enlever son toupet. Apparemment, ça ne vous a pas suffi. Etes-vous tous venus vous faire couper les cheveux ? Si oui, je suis certain de pouvoir vous donner satisfaction. De toute façon, je vais bientôt faire affûter cette lame ; il ne me gêne donc pas d’en faire bon usage.
A la fin de cette proclamation, « la Perche de séchage » fendit d’abord l’air, puis le corps convulsé du plus proche escrimeur.
La vue de leur camarade si facilement tué paralysa l’esprit des autres ; chacun recula tour à tour en heurtant le suivant comme autant de boules de billard. Profitant de leur désorganisation manifeste, l’assaillant, d’un revers de son épée, porta un coup si violent au deuxième qu’il l’envoya rouler dans les joncs en poussant des cris aigus.
Le jeune homme considérait de ses yeux étincelants les cinq restants, qui s’étaient entre-temps disposés autour de lui comme les pétales d’une fleur. S’assurant l’un l’autre de l’infaillibilité de leur tactique présente, ils reprirent assez de confiance en eux-mêmes pour se gausser à nouveau du jeune homme. Mais, cette fois, leurs paroles tremblantes sonnaient faux.
Enfin, poussant un violent cri de guerre, l’un des hommes bondit en avant et frappa. Il était sûr d’avoir touché. En fait, la pointe de son sabre manqua sa cible de soixante bons centimètres, et termina sa courbe en heurtant une pierre dans un grand bruit de ferraille. L’homme tomba en avant, ce qui l’exposa complètement.
Au lieu de tuer une proie aussi facile, le jeune homme fit un bond de côté, et s’attaqua au suivant. Les trois autres n’attendirent pas la fin de son cri d’agonie pour s’enfuir à toutes jambes.
Le jeune homme, l’air terrible, tenait son épée à deux mains.
— Lâches ! vociférait-il. Revenez-vous battre ! C’est donc là le fameux style Yoshioka dont vous êtes si fiers ? Provoquer quelqu’un, et puis prendre la fuite ? Peu étonnant que la Maison de Yoshioka soit devenue un objet de risée.
Pour n’importe quel samouraï digne de ce nom, de telles insultes étaient pires que des crachats ; pourtant, les ex-poursuivants du jeune homme étaient bien trop occupés à courir pour s’en inquiéter.
En cet instant, près de la digue, on entendit les grelots d’un cheval. Le fleuve et les champs gelés reflétaient assez de clarté pour que le jeune homme aperçût une silhouette à cheval, et une autre qui la suivait en courant. Le souffle avait beau geler en jaillissant de leurs narines, si grande était leur hâte qu’ils paraissaient oublieux du froid. Les trois samouraïs en fuite faillirent se heurter au cheval, que son cavalier arrêta brutalement.
Reconnaissant les trois hommes, Seijūrō les foudroya du regard.
— Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? aboya-t-il. Où courez-vous comme ça ?
— C’est... c’est le Jeune Maître ! bégaya l’un d’eux.
Ueda Ryōhei, apparaissant derrière le cheval, leur tomba dessus :
— Qu’est-ce que cela veut dire ? Vous êtes censés escorter le Jeune Maître, bande de fous ! Je suppose que vous étiez trop occupés à vider encore une querelle d’ivrognes.
Les trois hommes, consternés mais vertueusement indignés, débitèrent leur histoire : comment, loin de vider une querelle d’ivrognes, ils avaient défendu l’honneur de l’école Yoshioka et de son maître, et comment il leur était arrivé malheur aux prises avec un jeune, mais démoniaque samouraï.
— Regardez ! s’écria l’un d’eux. Le voilà qui arrive.
Des yeux terrifiés regardèrent approcher l’ennemi.
— Paix ! ordonna Ryōhei, écœuré. Vous parlez trop. Vous êtes bien qualifiés pour défendre l’honneur de l’école ! Nous n’arriverons jamais à faire oublier vos exploits. Ecartez-vous ! Je vais me charger de lui moi-même.
Il prit une attitude de défi, et attendit.
Le jeune homme s’élançait vers eux.
— Debout, et battez-vous ! criait-il. La fuite est-elle la version Yoshioka de l’Art de la guerre ? Personnellement je ne veux pas vous tuer mais ma « Perche de séchage » a encore soif. Vous ne pouvez moins faire, lâches que vous êtes, que d’y laisser votre tête.
Il courait le long de la digue à pas de géant, plein de confiance ; on eût dit qu’il allait bondir droit par-dessus la tête de Ryōhei, lequel cracha dans ses mains et réempoigna son sabre, la mine résolue.
A l’instant où le jeune homme passait en trombe à côté de lui, Ryōhei poussa un cri perçant, leva son sabre au-dessus du manteau doré de l’adversaire, l’abattit furieusement, et rata son coup.
Faisant halte aussitôt, le jeune homme se retourna et s’exclama :
— Quoi ? Encore un ?
Tandis que Ryōhei, emporté par son élan, trébuchait en avant, le jeune homme lui décocha un coup terrible. De sa vie, Ryōhei n’avait vu coup aussi violent, et, bien qu’il réussît à l’éviter de justesse, il plongea la tête la première dans la rizière située en contrebas. Heureusement pour lui, la digue était assez basse et la rizière gelée ; mais en tombant, il perdit à la fois son arme et sa confiance en lui.
Quand il eut réussi à regrimper sur la digue, le jeune homme, se mouvant avec la force et la vitesse d’un tigre enragé, dispersait les trois disciples d’un éclair de son épée, et se dirigeait vers Seijūrō.
Jusque-là, celui-ci n’avait pas éprouvé la moindre peur. Il avait cru que tout serait fini avant que lui-même ne s’en mêlât. Mais voici que le péril s’élançait droit sur lui, sous la forme d’une épée meurtrière.
Mû par une inspiration soudaine, Seijūrō cria :
— Ganryū ! Attendez !
Il dégagea un pied de son étrier, le posa sur la selle et se mit debout. Tandis que le cheval bondissait en avant par-dessus la tête du jeune homme, Seijūrō volait en arrière et atterrissait sur ses pieds, à environ trois pas de distance.
— Quel exploit ! s’exclama le jeune homme avec une authentique admiration tout en marchant sur Seijūrō. Même si vous êtes mon ennemi, c’était véritablement superbe ! Vous devez être Seijūrō lui-même. En garde !
La lame de la longue épée devint l’incarnation de l’esprit combatif du jeune homme. Menaçante, elle se rapprochait de plus en plus de Seijūrō ; mais ce dernier, en dépit de tous ses défauts, était fils de Kempō, et capable d’affronter sereinement le danger. S’adressant au jeune homme avec assurance, il déclara :
— Vous êtes Sasaki Kojirō, d’Iwakuni. Je le devine. Il est vrai, comme vous le supposez, que je suis Yoshioka Seijūrō. Pourtant, je n’ai aucun désir de vous combattre. Si c’est indispensable, nous pourrons en découdre à un autre moment. Pour l’instant, j’aimerais seulement savoir ce qui s’est passé au juste. Lâchez votre épée.
Quand Seijūrō l’avait nommé Ganryū, le jeune homme avait paru ne pas entendre ; maintenant, être appelé Sasaki Kojirō le saisit.
— Comment saviez-vous qui je suis ? demanda-t-il.
Seijūrō se frappa la cuisse.
— Je m’en doutais ! Simple hypothèse, mais je suis tombé juste !
Alors, il s’avança et dit :
— ... Quel plaisir de vous rencontrer ! J’ai beaucoup entendu parler de vous.
— Par qui ? demanda Kojirō.
— Par votre supérieur, Itō Yagorō.
— Oh ! vous êtes un ami à lui ?
— Oui. Jusqu’à l’automne dernier, il avait un ermitage sur la colline de Kagura, à Shirakawa, où j’ai souvent été le voir. Il est aussi venu chez moi nombre de fois.
Kojirō sourit.
— Eh bien, alors, ce n’est pas tout à fait comme si nous nous rencontrions pour la première fois, vous ne trouvez pas ?
— Non. Ittōsai parlait de vous assez souvent. Il disait qu’il y avait un homme d’Iwakuni, nommé Sasaki, qui avait appris le style de Toda Seigen, puis étudié auprès de Kanemaki Jisai. Il me disait que ce Sasaki était le plus jeune élève de Jisai, mais qu’il serait un jour le seul escrimeur capable d’affronter Ittōsai.
— Je ne vois toujours pas comment vous m’avez reconnu aussi vite.
— Eh bien, vous êtes jeune, et vous correspondez à la description. Vous voir marner cette longue épée m’a rappelé que l’on vous appelle aussi Ganryū : « le saule au bord de la rivière ». Quelque chose me disait que ce devait être vous, et j’avais raison.
— Stupéfiant. Vraiment stupéfiant.
Tandis qu’il riait de ravissement, les yeux de Kojirō tombèrent sur son épée ensanglantée, qui lui rappela qu’il y avait eu combat, et lui fit se demander comment ils arrangeraient tout cela. Mais il se trouva que lui et Seijūrō s’entendirent si bien qu’ils en arrivèrent bientôt à un accord, et qu’au bout de quelques minutes ils longeaient la digue épaule contre épaule, comme de vieux amis. Derrière eux venaient Ryōhei et les trois disciples découragés. Le petit groupe se dirigea vers Kyoto. Kojirō disait :
— Dès le début, je n’ai rien compris à la raison de ce combat. Je n’avais rien contre eux.
Seijūrō songeait à la conduite récente de Gion Tōji.
— Tōji m’écœure, disait-il. En rentrant, je lui demanderai des explications. Je vous en prie, ne croyez pas que je vous en veuille le moins du monde. Simplement, je suis mortifié de constater que les hommes de mon école ne sont pas mieux disciplinés.
— Eh bien, vous pouvez voir quel type d’homme je suis, répondit Kojirō. Je parle à tort et à travers, et suis toujours prêt à me battre contre n’importe qui. Vos disciples n’étaient pas les seuls responsables. En réalité, je crois que vous devriez leur reconnaître un certain mérite d’avoir essayé de défendre la bonne réputation de votre école. Dommage qu’ils ne se battent pas mieux, mais du moins ont-il essayé. Je suis un peu ennuyé pour eux.
— C’est ma faute, dit simplement Seijūrō, avec une expression de chagrin sincère.
— Oublions toute l’affaire.
— Rien ne pourrait me faire plus plaisir.
La vue des deux hommes en train de se réconcilier soulagea les autres. Qui aurait cru que ce beau garçon grandi trop vite était le grand Sasaki Kojirō dont Ittōsai avait chanté les louanges ? (« Le prodige d’Iwakuni » : tels étaient ses propres termes.) Peu étonnant que Tōji, dans son ignorance, eût eu la tentation de le taquiner un peu. Et peu étonnant qu’au bout du compte il se fût couvert de ridicule.
Ryōhei et les trois autres frissonnaient en songeant qu’ils avaient failli être fauchés par « la Perche de séchage ». Maintenant que leurs yeux s’étaient ouverts, la vue des larges épaules et du dos robuste de Kojirō leur faisait se demander comment ils avaient pu avoir la stupidité de le sous-estimer d’abord.
Au bout d’un moment, ils furent de retour au débarcadère. Les corps étaient déjà gelés, et les trois hommes furent chargés de les enterrer tandis que Ryōhei allait chercher son cheval. Kojirō siffla son singe, lequel apparut soudain comme par enchantement et sauta sur l’épaule de son maître.
Seijūrō non seulement pressa Kojirō de l’accompagner à l’école de l’avenue Shijō pour y passer quelque temps, mais lui offrit son cheval. Kojirō refusa.
— Ce ne serait pas convenable, déclara-t-il avec une déférence inhabituelle. Je ne suis qu’un jeune rōnin, et vous êtes le maître d’une grande école, le fils d’un homme distingué, le chef de centaines de disciples.
Saisissant la bride, il reprit :
— ... Je vous en prie, montez, vous. Je tiendrai la bride. C’est plus facile de marcher de cette façon. Si je puis vraiment vous accompagner, j’accepterai votre offre avec plaisir, et séjournerai quelque temps chez vous à Kyoto.
Seijūrō, avec une égale cordialité, répondit :
— Eh bien dans ce cas je monte pour le moment ; quand vous serez fatigué, nous permuterons.
Seijūrō, avec la perspective assurée de devoir combattre Miyamoto Musashi au début de la nouvelle année, réfléchissait que ce n’était pas une mauvaise idée d’avoir auprès de soi un homme d’épée tel que Sasaki Kojirō.