À la fin, Robinson n’en pouvait plus d’attendre en surveillant l’horizon vide. Il décida d’entreprendre la construction d’un bateau assez important pour rejoindre la côte du Chili. Pour cela, il lui fallait des outils. Il se résigna donc, malgré sa répugnance, à visiter l’épave de La Virginie pour en rapporter tout ce qui lui serait utile. Il réunit avec des lianes une douzaine de rondins en une sorte de radeau, instable certes, mais cependant utilisable à condition qu’il n’y ait pas de vagues. Une forte perche lui servit à faire avancer le radeau, car l’eau était peu profonde par marée basse jusqu’aux premiers rochers sur lesquels il put ensuite prendre appui. Il fit ainsi par deux fois le tour de l’épave. Ce qu’on pouvait voir de la coque était intact, et elle devait être plantée sur un récif caché sous l’eau. Si l’équipage était resté à l’abri de l’entrepont, au lieu de s’exposer sur le pont balayé par les lames, tout le monde aurait eu peut-être la vie sauve. Le pont était encombré par un tel enchevêtrement de mâts rompus, de vergues et de câbles emmêlés qu’il était difficile de se frayer un passage. Le même désordre régnait dans les soutes, mais l’eau n’y avait pas pénétré, et Robinson trouva dans des coffres des provisions de biscuits et de viande séchée dont il mangea ce qu’il put en l’absence de boisson. Certes il y avait aussi des bonbonnes de vin et d’alcool, mais Robinson était abstinent, il n’avait jamais goûté à une boisson alcoolisée, et il entendait bien se tenir à cette résolution. La grande surprise de la journée fut la découverte dans la partie arrière de la cale de quarante tonneaux de poudre noire, une marchandise dont le capitaine ne lui avait pas soufflé mot, de peur sans doute de l’inquiéter.
Il fallut à Robinson plusieurs jours pour transporter sur son radeau et mener jusqu’à terre tout cet explosif, car il était interrompu la moitié du temps par la marée haute qui l’empêchait de manœuvrer à la perche. Il en profitait alors pour mettre les tonneaux à l’abri du soleil et de la pluie sous une couverture de palmes immobilisées par des pierres. Il rapporta également de l’épave deux caisses de biscuits, une longue-vue, deux mousquets à silex, un pistolet à double canon, deux haches, une bêche, une pioche, un marteau, un ballot d’étoupe et une vaste pièce d’étamine rouge, étoffe de peu de prix destinée à d’éventuels échanges avec des indigènes. Il retrouva dans la cabine du capitaine le fameux tonnelet à tabac bien fermé, et, à l’intérieur, la grande pipe de porcelaine, intacte malgré sa fragilité. Il chargea aussi sur son radeau une grande quantité de planches arrachées au pont et aux cloisons du navire. Enfin il trouva dans la cabine du second une Bible en bon état qu’il emporta enveloppée dans un lambeau de voile pour la protéger.
Dès le lendemain, il entreprit la construction d’une embarcation qu’il baptisa par anticipation L’Évasion.