13. Robinson redescendit plus d’une fois dans la grotte
Robinson redescendit plus d’une fois dans le trou de la grotte pour y retrouver la paix merveilleuse de son enfance. Il avait pris l’habitude d’arrêter chaque fois la clepsydre, parce qu’il n’y avait plus d’heure, ni d’emploi du temps au fond de la grotte. Mais il était troublé, et il se demandait si ce n’était pas la paresse qui l’y attirait, comme autrefois elle l’avait fait descendre dans la souille.
Pour se changer les idées, il décida de mettre en culture les sacs de riz qu’il conservait depuis le premier jour. C’est qu’il avait toujours reculé devant le travail formidable que représente l’installation d’une rizière. En effet le riz doit pouvoir pousser sous l’eau, et le niveau de l’eau doit toujours pouvoir être contrôlé et au besoin modifié. Il fut donc obligé de barrer le cours d’une rivière en deux endroits, une fois en aval pour inonder une prairie, une seconde fois en amont avec une voie de dérivation afin de pouvoir suspendre l’arrivée de l’eau et provoquer l’assèchement de la prairie. Mais il fallut aussi faire des digues, construire deux vannes qui pouvaient être ouvertes ou fermées à volonté, et dans dix mois, si tout allait bien, la récolte et le décorticage du riz exigeraient des journées de travail acharné.
Aussi lorsque sa rizière fut terminée et son riz semé et recouvert par une nappe d’eau, Robinson se demanda une fois de plus pourquoi il s’imposait tous ces efforts. S’il n’avait pas été seul, s’il avait eu seulement une femme et des enfants, ou même un seul compagnon, il aurait su pourquoi il travaillait. Mais sa solitude rendait toute sa peine inutile.
Alors les larmes aux yeux, il redescendit au fond de la grotte…
Il y resta si longtemps cette fois-ci qu’il faillit bien être trop faible pour en remonter, et mourir ainsi tout au fond de son trou. Il chercha donc un moyen de se donner du courage pour vivre comme un homme et faire tout ce travail qui l’ennuyait tellement.
Il se souvint que son père lui faisait lire les Almanachs de Benjamin Franklin, un philosophe, un savant et un homme d’État américain de ce temps-là. Dans ces almanachs, Benjamin Franklin donne des préceptes moraux qui justifient les hommes qui travaillent et qui gagnent de l’argent. Robinson pensa qu’en inscrivant ces préceptes dans toute l’île de façon à les avoir toujours sous les yeux, il ne se découragerait plus et céderait moins souvent à la paresse. Par exemple, il coupa autant de petits rondins qu’il en fallait pour former dans le sable des dunes de l’île des lettres composant la phrase suivante :
« La pauvreté prive un homme de toute vertu : il est difficile à un sac vide de se tenir debout. »
Dans la paroi de la grotte il avait incrusté des petites pierres formant ainsi une sorte de mosaïque qui disait :
« Si le second vice est de mentir, le premier est de s’endetter, car le mensonge monte à cheval sur la dette. »
Des bûchettes de pin enveloppées d’étoupe étaient posées sur un lit de pierres, toutes prêtes à être enflammées, et elles disaient dans leur arrangement :
« Si les coquins savaient tous les avantages de la vertu, ils deviendraient vertueux par coquinerie. »
Il y avait enfin une devise plus longue que les autres – elle avait cent quarante-deux lettres – et Robinson avait eu l’idée de tondre chacune de ces lettres sur le dos d’une chèvre de son corral, de façon que par hasard, quelquefois, les chèvres en remuant forment l’ordre des cent quarante-deux lettres et fassent sortir la devise. Cette devise était la suivante :
« Celui qui tue une truie anéantit toutes les truies qu’elle aurait pu faire naître jusqu’à la millième génération. Celui qui dépense une seule pièce de cinq shillings assassine des monceaux de pièces d’or. »
Robinson allait se mettre au travail, quand il tressaillit tout à coup de surprise et de peur : un mince filet de fumée blanche s’élevait dans le ciel bleu ! Il provenait du même endroit que la première fois, mais maintenant toutes les inscriptions dont Robinson avait semé l’île n’allaient-elles pas le faire repérer par les Indiens ? En courant vers sa forteresse suivi de Tenn, il maudissait l’idée qu’il avait eue. Et puis il y eut un incident un peu ridicule qui lui parut être un mauvais signe : apeuré par cette cavalcade inattendue, un de ses boucs les plus familiers le chargea brutalement, tête baissée. Robinson l’évita de justesse, mais Tenn roula en hurlant, projeté comme une balle dans un massif de fougères.
Dès que Robinson se fut enfermé avec Tenn dans la forteresse après avoir mis les blocs de rocher en place et avoir retiré la passerelle, il commença à se demander si sa conduite était bien raisonnable. Car si les Indiens avaient repéré sa présence et décidé de prendre la forteresse d’assaut, ils auraient non seulement l’avantage du nombre, mais aussi celui de la surprise. En revanche, s’ils ne se souciaient pas de lui, tout absorbés dans leurs rites meurtriers, quel soulagement pour Robinson ! Il voulut en avoir le cœur net. Toujours suivi de Tenn qui boitait, il empoigna l’un des fusils, glissa le pistolet dans sa ceinture, et s’enfonça sous les arbres en direction du rivage. Il fut obligé cependant de revenir sur ses pas, ayant oublié la longue-vue dont il pourrait avoir besoin.
Il y avait cette fois trois pirogues à balanciers, posées parallèlement sur le sable. Le cercle des hommes autour du feu était d’ailleurs plus vaste que la première fois, et Robinson, en les examinant à la longue-vue, crut remarquer qu’il ne s’agissait pas du même groupe. Un malheureux avait déjà été coupé à coups de machette, et deux guerriers revenaient du bûcher où ils avaient jeté ses morceaux. C’est alors qu’eut lieu un rebondissement sans doute inattendu dans ce genre de cérémonie. La sorcière qui était accroupie sur le sol se releva tout à coup, courut vers l’un des hommes, et, tendant vers lui son bras maigre, elle ouvrit la bouche toute grande pour proférer un flot de malédictions que Robinson devinait sans pouvoir les entendre. Ainsi il y aurait une seconde victime ce jour-là ! Visiblement les hommes hésitaient. Finalement l’un d’eux se dirigea, une machette à la main, vers le coupable désigné que ses deux voisins avaient soulevé et projeté sur le sol. La machette s’abattit une première fois, et le pagne de cuir vola en l’air. Elle allait retomber sur le corps nu, quand le malheureux bondit sur ses pieds et s’élança en avant vers la forêt. Dans la longue-vue de Robinson, il paraissait sauter sur place, poursuivi par deux Indiens. En réalité, il courait droit vers Robinson avec une rapidité extraordinaire. Pas plus grand que les autres, il était beaucoup plus mince et taillé vraiment pour la course. Il paraissait de peau plus sombre et ressemblait plus à un nègre qu’à un Indien. C’était peut-être cela qui l’avait fait désigner comme coupable, parce que dans un groupe d’hommes, celui qui ne ressemble pas aux autres est toujours détesté.
Cependant, il approchait de seconde en seconde, et son avance sur ses deux poursuivants ne cessait de croître. Robinson était certain qu’on ne pouvait le voir de la plage, sinon il aurait pu croire que l’Indien l’avait aperçu et venait se réfugier auprès de lui. Il fallait prendre une décision. Dans quelques instants les trois Indiens allaient se trouver nez à nez avec lui, et ils allaient peut-être se réconcilier en le prenant comme victime ! C’est le moment que choisit Tenn pour aboyer furieusement dans la direction de la plage. Maudite bête ! Robinson se rua sur le chien et, lui passant le bras autour du cou, il lui serra le museau dans sa main gauche, tandis qu’il épaulait tant bien que mal son fusil d’une seule main. Il visa au milieu de la poitrine le premier poursuivant qui n’était plus qu’à trente mètres et pressa la détente. Au moment où le coup partait, Tenn fit un brusque effort pour se libérer. Le fusil dévia et à la grande surprise de Robinson, ce fut le second poursuivant qui effectua un vaste plongeon et s’étala dans le sable. L’Indien qui le précédait s’arrêta, rejoignit le corps de son camarade sur lequel il se pencha, se releva, inspecta le rideau d’arbres où s’achevait la plage, et, finalement, s’enfuit à toutes jambes vers le cercle des autres Indiens.
À quelques mètres de là, dans un massif de palmiers nains, l’Indien rescapé inclinait son front jusqu’au sol et cherchait à tâtons de la main le pied de Robinson pour le poser en signe de soumission sur sa nuque.