Un jour qu’il avait cassé sa bêche et laissé échapper sa meilleure chèvre laitière, Robinson céda au découragement. Il reprit le chemin de la souille. Là il ôta ses vêtements et se laissa glisser dans la boue tiède. Aussitôt les vapeurs empoisonnées de l’eau croupie où tournoyaient des nuages de moustiques l’enveloppèrent et lui firent perdre la notion du temps. Il oublia l’île avec ses vautours, ses vampires et ses pieuvres. Il se croyait redevenu un tout petit enfant chez son père qui était drapier à York ; il croyait entendre les voix de ses parents et de ses frères et sœurs. Il comprit ainsi que le danger de la paresse, du découragement et du désespoir le menaçait toujours, et qu’il devait travailler sans relâche pour y échapper.

Le maïs dépérit complètement, et les pièces de terre où Robinson l’avait semé furent à nouveau envahies par les chardons et les orties. Mais l’orge et le blé prospéraient, et il éprouvait la première joie que lui eût donnée Speranza en caressant de la main les jeunes tiges souples et tendres. Lorsque fut venu le temps de la moisson, il chercha ce qui pourrait lui tenir lieu de faucille ou de faux et ne trouva finalement qu’un vieux sabre d’abordage qui décorait la cabine du commandant et qu’il avait rapporté avec les autres épaves. Il voulut d’abord procéder méthodiquement, pas à pas, comme il avait vu faire les paysans de la campagne chez lui. Mais à manier cette arme héroïque, il fut pris par une sorte d’ardeur belliqueuse, et il avança en la faisant tournoyer au-dessus de sa tête et en poussant des rugissements furieux. Peu d’épis furent gâtés par ce traitement, mais la paille, hachée, dispersée, piétinée était inutilisable.

Ayant égrené ses épis en les battant au fléau dans une voile pliée en deux, il vanna son grain en le faisant couler d’une corbeille dans une autre, en plein air, un jour de vent vif qui faisait voltiger au loin la balle et les menus déchets. À la fin il constata avec fierté que sa récolte se montait à trente gallons de blé et à vingt gallons d’orge. Il avait préparé pour moudre son grain un mortier et un pilon – un tronc d’arbre évidé et une forte branche à l’extrémité arrondie – et le four était garni pour la première cuisson. C’est alors qu’il prit soudain la décision de ne pas faire encore de pain et de consacrer toute sa récolte au prochain ensemencement de ses terres. En se privant ainsi de pain, il croyait accomplir un acte méritoire et raisonnable. En réalité, il obéissait à un nouveau penchant, l’avarice, qui allait lui faire beaucoup de mal.

C’est peu après cette première récolte que Robinson eut la très grande joie de retrouver Tenn, le chien de La Virginie. L’animal jaillit d’un buisson en gémissant et en tordant l’échine, faisant ainsi une vraie fête à ce maître d’autrefois. Robinson ne sut jamais comment le chien avait passé tout ce temps dans l’île, ni pourquoi il n’était pas venu plus tôt à lui. La présence de ce compagnon le décida à mettre à exécution un projet qu’il avait depuis longtemps : se construire une vraie maison, et ne plus continuer à dormir dans un coin de la grotte ou au pied d’un arbre. Il situa sa maison près du grand cèdre au centre de l’île. Il creusa d’abord un fossé rectangulaire qu’il meubla d’un lit de galets recouverts eux-mêmes d’une couche de sable blanc. Sur ces fondements parfaitement secs et perméables, il éleva des murs en mettant l’un sur l’autre des troncs de palmiers. La toiture se composa d’une vannerie de roseaux sur laquelle il disposa ensuite des feuilles de figuier-caoutchouc en écailles, comme des ardoises. Il revêtit la surface extérieure des murs d’un mortier d’argile. Un dallage de pierres plates et irrégulières, assemblées comme les pièces d’un puzzle, recouvrit le sol sablonneux. Des peaux de biques et des nattes de jonc, quelques meubles en osier, la vaisselle et les fanaux sauvés de La Virginie, la longue-vue, le sabre et l’un des fusils suspendus au mur créèrent une atmosphère confortable et intime que Robinson n’avait plus connue depuis longtemps. Il prit même l’habitude, ayant déballé les vêtements contenus dans les coffres de La Virginie – et certains étaient fort beaux ! – de s’habiller chaque soir pour dîner, avec habit, haut-de-chausses, chapeau, bas et souliers.

Il remarqua plus tard que le soleil n’était visible de l’intérieur de la villa qu’à certaines heures du jour et qu’il serait plus pratique pour savoir l’heure de fabriquer une sorte d’horloge qui fonctionnerait jour et nuit à l’intérieur de la maison. Après quelques tâtonnements, il confectionna une sorte de clepsydre, c’est-à-dire une horloge à eau, comme on en avait autrefois. C’était simplement une bonbonne de verre transparent dont il avait percé le fond d’un tout petit trou par où l’eau fuyait goutte à goutte dans un bac de cuivre posé sur le sol. La bonbonne mettait vingt-quatre heures à se vider dans le bac, et Robinson avait strié ses flancs de vingt-quatre cercles parallèles marqués chacun d’un chiffre. Ainsi le niveau du liquide donnait l’heure à tout moment. Il lui fallait aussi un calendrier qui lui donnât le jour de la semaine, le mois de l’année et le nombre d’années passées. Il ne savait absolument pas depuis combien de temps il se trouvait dans l’île. Un an, deux ans, plus peut-être ? Il décida de repartir à zéro. Il dressa devant sa maison un mât-calendrier. C’était un tronc écorcé sur lequel il faisait chaque jour une petite encoche, chaque mois une encoche plus profonde, et le douzième mois, il marquerait d’un grand 1 la première année de son calendrier local.