15. Robinson s’était longtemps demandé comment

 

Robinson s’était longtemps demandé comment il appellerait l’Indien. Il ne voulait pas lui donner un nom chrétien aussi longtemps qu’il ne serait pas baptisé. Il décida finalement de lui donner le nom du jour où il l’avait recueilli. C’est ainsi que le second habitant de l’île s’appela Vendredi.

Quelques mois plus tard, Vendredi avait appris assez d’anglais pour comprendre les ordres de son maître. Il savait aussi défricher, labourer, semer, herser, repiquer, sarcler, faucher, moissonner, battre, moudre, pétrir et cuire le pain. Il savait traire les chèvres, faire du fromage, ramasser les œufs de tortue, en faire une omelette, raccommoder les vêtements de Robinson et cirer ses bottes. C’était devenu un serviteur modèle. Le soir, il endossait une livrée de laquais et assurait le service du dîner du gouverneur. Puis il bassinait son lit avec une boîte en fer remplie de braises. Enfin il allait s’étendre sur une litière qu’il tirait contre la porte de la maison et qu’il partageait avec Tenn.

Robinson, lui, était content parce qu’il avait enfin quelqu’un à faire travailler, et à qui il pouvait tout enseigner de la civilisation. Vendredi savait maintenant que tout ce que son maître lui ordonnait était bien, que tout ce qu’il lui défendait était mal. Il est mal de manger plus que la portion prévue par Robinson. Il est mal de fumer la pipe, de se promener tout nu et de se cacher pour dormir quand il y a du travail. Vendredi avait appris à être soldat quand son maître était général, enfant de chœur quand il priait, maçon quand il construisait, porteur quand il voyageait, rabatteur quand il chassait, et à balancer le chasse-mouches au-dessus de sa tête quand il dormait.

Robinson avait une autre raison d’être content. Il savait maintenant que faire de l’or et des pièces de monnaie qu’il avait sauvées de l’épave de La Virginie. Il payait Vendredi. Un demi-souverain d’or par mois. Avec cet argent, Vendredi achetait de la nourriture en supplément, des petits objets d’usage courant venant aussi de La Virginie, ou tout simplement une demi-journée de repos – la journée entière ne pouvait être achetée. Il s’était fait un hamac entre deux arbres où il passait tout son temps libre.

Le dimanche était naturellement le plus beau jour de la semaine. Le matin, le gouverneur se faisait apporter par son serviteur une sorte de canne qui ressemblait à la fois au sceptre d’un roi et à la crosse d’un évêque, et, abrité sous une ombrelle en peau de chèvre que Vendredi portait derrière lui, il marchait majestueusement dans toute l’île, inspectant ses champs, ses rizières et ses vergers, ses troupeaux et ses constructions en cours. Il félicitait ou blâmait, donnait des ordres pour la semaine prochaine, faisait des projets pour les années à venir. Puis c’était le déjeuner, plus long et plus succulent qu’en semaine. L’après-midi, Vendredi nettoyait et embellissait Speranza. Il désherbait les chemins, semait des graines de fleurs devant la maison, taillait les arbres d’agrément.

Vendredi avait su s’attirer la bienveillance de son maître par plusieurs bonnes idées. L’un des grands soucis de Robinson était de se débarrasser des ordures et détritus de la cuisine et de l’atelier sans attirer les vautours, ni les rats. Or il ne savait comment faire. Les petits carnivores déterraient tout ce qu’il enfouissait sous la terre, les marées rejetaient sur la plage tout ce qu’il jetait dans la mer ; quant au feu, il provoquait une fumée nauséabonde qui empestait la maison et les vêtements.

Vendredi avait eu l’idée de mettre à profit la voracité d’une colonie de grosses fourmis rouges qu’il avait découverte à proximité de la maison. Tous les rebuts déposés au milieu de la fourmilière étaient dévorés en un rien de temps, et les os apparaissaient rapidement nus, secs et parfaitement nettoyés de toute chair.

Vendredi apprit aussi à Robinson à se servir de bolas. Les bolas, très répandues en Amérique du Sud, sont une arme formée de trois galets ronds attachés à des cordelettes réunies en étoiles. Lancées adroitement, elles tournoient comme des étoiles à trois branches, et dès qu’elles sont arrêtées par un obstacle, elles l’entourent et le ligotent solidement.

Vendredi lançait des bolas dans les jambes des chèvres qu’il voulait immobiliser pour les soigner, les traire ou les sacrifier. Puis il montra à Robinson qu’elles pouvaient aussi servir pour capturer des chevreuils, et même des oiseaux échassiers. Enfin il le persuada qu’en augmentant la grosseur des galets, on pouvait se servir des bolas comme d’une arme terrible, capable de défoncer la poitrine d’un ennemi après l’avoir à demi étranglé. Robinson qui craignait toujours un retour offensif des Indiens lui fut reconnaissant d’avoir ajouté à son arsenal cette arme silencieuse, facile à remplacer, et cependant meurtrière. Ils s’exercèrent longtemps sur la grève en prenant pour cible un tronc d’arbre de la grosseur d’un homme.

Enfin l’Indien eut l’idée de fabriquer pour Robinson et lui une pirogue, semblable à celles de son pays. Il commença à creuser à la hache le tronc d’un pin très droit et de grande envergure. Travail lent et patient qui ne ressemblait pas à la hâte fiévreuse dans laquelle Robinson avait construit L’Évasion. D’ailleurs, encore vexé par son échec, Robinson ne se mêlait de rien et se contentait de regarder travailler son compagnon. Vendredi avait commencé à faire du feu sous la partie du tronc qu’il voulait creuser, procédé qui avait l’avantage de hâter considérablement le travail, mais qui risquait, si l’arbre prenait feu, de tout compromettre. Finalement il y renonça et se servit même d’un simple canif pour parachever le travail.

Lorsqu’elle fut terminée, la pirogue était assez légère pour que Vendredi puisse l’élever à bout de bras au-dessus de sa tête, et c’est ainsi, les épaules couvertes comme par un capuchon de bois qu’il descendit vers la plage, entouré par les gambades de Tenn, et suivi de loin par un Robinson de mauvaise humeur. Mais lorsque le petit bateau commença à danser sur les vagues, Robinson fut bien obligé de renoncer à sa jalousie, et, prenant place derrière Vendredi, il saisit l’une des deux pagaies simples que l’Indien avait taillées dans des branches d’araucaria. Puis ils firent pour la première fois le tour de l’île par mer, accompagnés de loin par Tenn qui galopait en aboyant le long du rivage.