Réveillé par les premiers rayons du soleil levant, Robinson commença à redescendre vers le rivage d’où il était parti la veille. Il sautait de rocher en rocher et de tronc en tronc, de talus en talus et de souche en souche, et il y trouvait un certain plaisir parce qu’il se sentait frais et dispos après une bonne nuit de sommeil. En somme sa situation était loin d’être désespérée. Certes, cette île était apparemment déserte. Mais cela ne valait-il pas mieux que si elle avait été peuplée de cannibales ? En outre elle paraissait assez accueillante avec sa belle plage au nord, des prairies très humides et sans doute marécageuses à l’est, sa grande forêt à l’ouest, et, en son centre, ce massif rocheux que perçait une grotte mystérieuse et qui offrait un point de vue magnifique sur tout l’horizon. Il en était là de ses réflexions quand il aperçut au milieu de la piste, qu’il avait suivie la veille, le cadavre du bouc assommé. Déjà une demi-douzaine de vautours au cou déplumé et au bec crochu se disputaient la charogne. Robinson les dispersa en faisant tournoyer son bâton au-dessus de sa tête, et les gros oiseaux s’envolèrent lourdement l’un après l’autre en courant sur leurs pattes torses pour décoller. Puis il chargea sur ses épaules ce qui restait du bouc, et poursuivit plus lentement sa marche vers la plage. Là, il découpa avec son couteau un quartier de viande et le fit rôtir suspendu à trois bâtons noués en trépied au-dessus d’un feu de bois. La flamme pétillante le réconforta davantage que la viande coriace et qui sentait le bouc. Il décida d’entretenir toujours ce feu pour économiser son briquet à silex et pour attirer l’attention de l’équipage d’un navire qui croiserait éventuellement au large de l’île. Il est vrai que rien ne pouvait mieux alerter des matelots de passage que l’épave de La Virginie toujours plantée sur son récif ; d’autant plus qu’elle pouvait donner l’espoir d’un riche butin à ceux qui s’en empareraient.
Ces armes, ces outils, ces provisions que contenait la cale du navire, Robinson pensait bien qu’il faudrait qu’il se décide à les sauver avant qu’une nouvelle tempête ne les emporte. Mais il espérait toujours n’en avoir pas besoin, parce que – pensait-il – un navire ne tarderait pas à venir le chercher. Aussi consacrait-il tous ses efforts à installer des signaux sur la plage et sur la falaise. À côté du feu toujours allumé sur la grève, il entassa des fagots de branchages et une quantité de varech grâce auxquels il provoquerait des torrents de fumée si une voile pointait à l’horizon. Ensuite, il eut l’idée d’un mât planté dans le sable, au sommet duquel était posée une perche. L’un des bouts de cette perche touchait au sol. En cas d’alerte, Robinson y fixerait un fagot enflammé, et il le ferait monter haut dans le ciel en tirant avec une liane sur l’autre bout de la perche. Plus tard, il trouva mieux encore : sur la falaise se dressait un grand arbre mort, un eucalyptus, dont le tronc était creux. Il bourra le tronc de brindilles et de bûchettes qui – enflammées – transformeraient vite tout l’arbre en une immense torche visible à des kilomètres.
Il se nourrissait au hasard de coquillages, de racines de fougères, de noix de coco, de baies, d’œufs d’oiseaux et de tortues. Le troisième jour, il jeta loin de lui la carcasse du bouc qui commençait à sentir. Mais il regretta bientôt ce geste, car les vautours qui s’en régalèrent ne cessèrent plus désormais de le suivre et de l’épier dans l’attente de nouvelles aubaines. Parfois, exaspéré, il les bombardait avec des pierres et des bûches. Alors les sinistres oiseaux s’écartaient paresseusement, mais c’était pour revenir aussitôt.