La cour de l’université d’Interzone

Des ânes et des chameaux, des lamas, des pousse-pousse, des charrettes de marchandises halées par des enfants arc-boutés, les yeux saillants comme des langues de pendus, palpitants, rouges de haine animale. Des troupeaux de moutons, de chèvres et de bétail à longues cornes passent entre les étudiants et l’estrade du professeur. Les étudiants sont installés sur des bancs de square rouillés, sur des blocs de calcaire coquillier et des tinettes de jardin, sur des caisses et des fûts de pétrole, sur des souches d’arbres et des poufs de cuir poussiéreux et des tapis de gymnastique. Ils portent djellabas, blue-jeans, hauts-de-chausses et pourpoints, boivent de l’alcool de maïs dans des bocaux à confiture et du café dans des boîtes de conserve, fument de la marijuana roulée dans du papier d’emballage et des tickets de loterie, se piquent à l’héroïne avec compte-gouttes et épingles de nourrice, étudient journaux hippiques, romans-photos et grimoires mayas…

Le Professeur arrive à bicyclette portant une brochette de têtards. Il gravit l’estrade en se tenant le dos (une vache meuglante pendue à un câble de treuil se balance au-dessus de lui).

Le Professeur : Je me suis fait baiser toute la nuit par l’armée du Sultan. Me suis disloqué l’échine à servir le giron de mon girond… Rien à faire pour me débarrasser de cette vieille tante. Il me faudrait un électricien du cerveau pour la débrancher synapse par synapse et un huissier chirurgical pour jeter ses tripes à la rue. Quand ma Vieille s’installe chez un coquin avec ses malles et ses maux il doit cracher un maximum pour expulser cette salope qui joue à la maman du Troufignon Inconnu…

Il contemple ses têtards en fredonnant un charleston…

— J’ai un coup de cafard, jeunes gens, faut que le passé remonte quoi qu’il en coûte… Ces gamins qui musardent à la foire en mangeant de la barbe à papa… qui se tripotent en rond au Palais de la Danse du Ventre… qui jouent au poignet mécanique sur la Grande Roue, éclaboussant de foutre la lune qui se lève de l’autre côté du fleuve, rouge et vaporeuse au-dessus des fonderies. Un nègre pendu à un peuplier devant un Palais de Justice Sudiste… des viragos geignardes l’aspirent jusqu’à la dernière goutte entre leurs mâchoires vaginales (et on devine déjà le mari penché sur le poupard, le scrutant de ses yeux plissés couleur flanelle délavée… « Docteur, y a substitution, j’ai idée que c’est un négro ! » Le toubib hausse les épaules : « C’est le bonneteau, mec, un jeu vieux comme le monde… Un coup je te vois un coup je te vois plus… »).

« … et le docteur Parker planqué dans son arrière-boutique, qui se soigne à l’héroïne vétérinaire pour chevaux, deux milligrammes la piquouse : “Rien de plus tonique, avec ça le printemps ne finit jamais.”

« Benson la Paluche le vicieux du village s’est mis en querencia dans les goguenots de l’école. (N.B. — Querencia est un terme du jargon tauromachique : il y a querencia quand le taureau prend racine dans un endroit de l’arène et refuse d’en bouger, si bien que le torero n’a que deux solutions, soit l’affronter sur son terrain soit lui tendre une carotte pour l’en faire sortir.) Le shérif A. Q. Larsen, dit la Limande, proclame tout net : “Faut trouver un truc quelconque pour qu’il sorte de là.” Et Mémé Lottie, qui roupille depuis dix ans à côté du cadavre de sa fille qu’elle a curé et boucané de ses propres mains, s’éveille en tremblant dans le petit matin gris du Texas, vautours à l’affût au-dessus des marais noirs et des souches de cyprès…

« Et maintenant, Messieurs… voyons où en étais-je ? Ah, oui, Mémé Lottie… Elle s’éveille donc toute tremblante dans le rose tendre de l’aurore, rose comme les bougies sur le gâteau d’anniversaire d’une fillette, rose comme la barbe à papa, comme un coquillage, comme un gland piaffant sous le rouge baisard du plafonnier… Mémé Lottie… broumpf… si je ne tords son cou à mon éloquence Mémé va succomber aux infirmités du grand âge et rejoindre sa fifille dans le bocal de formaldéhyde…

« Nous en venons à la Ballade du Vieux Marin, chef-d’œuvre du poète Coleridge… J’aimerais attirer votre attention sur le symbolisme du Vieux Marin soi-même…

Les Étudiants : Soi-même, excusez du peu.

Le Professeur :… et votre attention toute particulière sur ce personnage si peu appétissant.

Les Étudiants : C’est pas chic de votre part, M’sieur.

(Une centaine de jeunes délinquants… cent lames de couteaux à cran d’arrêt claquent comme des dents et pointent sur le professeur.)

Le Professeur : Voyons, pour l’amour du Ciel ! (Il tente désespérément de se travestir en vieille femme avec ombrelle et bottines noires.) Si mon lumbago ne m’empêchait de me pencher correctement je leur offrirais mon baba au sucre à la mode babouine… Quand un babouin chafouin est attaqué par un babouin vaillant le bachafouin devra soit a) lui présenter son broumpf tutu, je crois bien que c’est le mot n’est-ce pas Messieurs, soit b) s’il s’agit d’un babouin d’une autre pâte, de type extroverti et bien équilibré, se lancer à l’as saut d’un babouin plus chafouin encore s’il s’en trouve un…

(Une Diseuse Décatie en guenilles à la mode de 1920, à croire qu’elle couche avec depuis ce temps béni, ondule sous le néon blafard d’une rue de Chicago. Le poids mort du Bon Vieux Temps Passé pèse dans l’air comme un revenant. La Diseuse (d’une voix de ténor qui s’envaperait au méta de réchaud) : « Cherchez le moins chafouin des babouins… » Un saloon de l’Ouest : un babouinverti en petite robe bleue de gamine chante d’une voix lasse sur l’air de La Robe d’Alice : « C’est moi qui gouine la babouine super-chafouine… » Un train de marchandises sépare le Professeur des délinquants… quand il est passé ils ont tous des brioches et des situations d’avenir…)

Les Étudiants : Nous voulons Mémé Lottie !

Le Professeur : Cela se passait dans un autre pays, Messieurs… Ainsi que je le disais avant cette fâcheuse interruption de l’une de mes multiples personnalités – sales petites bêtes – considérons le Vieux Marin qui parvient sans lasso ni curare, ni bulbocapnine ou camisole de force, à capturer et maintenir captif un public bien vivant… Il faut qu’il ait une broumpf une ficelle, hé hé hé ! Il ne s’abaisse point, à l’instar de nos pseudo-poètes d’aujourd’hui, à aborder n’importe qui pour lui scier le dos et lui rebattre les oreilles à l’aveuglette… Non, il n’aborde en quelque sorte que ceux qui qui ne peuvent que que que l’écouter à cause des rapports qui existent déjà de longue date entre le Marin, quelque Vieux qu’il soit, et le euh disons l’Invité de la Noce à qui l’autre déballe sa ballade… Les propos textuels du Marin importent peu. Peut-être bien, me direz-vous Messieurs, radote-t-il ou digresse-t-il ou se montre-t-il inhabile ou fébrile ou sénile… Mais il arrive à l’Invité ce qui arrive en psychanalyse quand arrive ce qui risque d’arriver… Ainsi – si vous voulez bien me permettre, Messieurs, d’entrouvrir ici une parenthèse – un psychiatre de mes amis a imaginé de tenir lui-même le crachoir, questions et réponses et tout, les patients n’ont qu’à écouter plus ou moins patiemment… Il exhume ses souvenirs, raconte des histoires cochonnes éculées, compose un contrepoint d’insanités qui ferait rêver un spécialiste du pas de clerc. Il explique par le menu que rien n’est jamais accompli au niveau du Verbe… Sa méthode lui est apparue grâce à la constatation que Celui-qui-Écoute (le psychanalyste) ne lit aucunement les pensées du patient, mais que c’est le patient lui-même (Celui-qui-Parle) qui lit les siennes. En d’autres termes le patient a conscience – par un phénomène de perception extra-sensorielle – des rêves et des schèmes du psychanalyste alors que celui-ci ne peut pénétrer au-delà du cerveau antérieur de son patient. Nombre d’agents secrets utilisent cette méthode d’approche, mais ce sont des raseurs outrancièrement verbeux et incapables d’écouter…

« Messieurs, permettez-moi ici d’enfiler une perle : On en apprend beaucoup plus sur son prochain en lui parlant qu’en l’écoutant. »

Des verrats font soudain intirruption, le Professeur se détend comme un colosse et verse des perles à pleins seaux dans l’auge du bauge…

— Je suis pas digne de lui croquer les pieds ! grognonne le leader des cochons.

— Laisse tomber, chef, ils sont en argile.