Quand ils me sont tombés sur le dos à huit heures du matin, j’ai tout de suite compris qu’il ne me restait qu’une seule chance, la dernière. Eux-mêmes n’en savaient rien. Comment auraient-ils pu s’en douter ? Ils venaient pour m’épingler… un boulot de simple routine… ou du moins c’est ce qu’ils croyaient.
Hauser prenait son petit déjeuner quand le lieutenant l’appela au téléphone :
— Allez chercher votre collègue au passage et ramenez-moi un dénommé Lee, William Lee. Il est à l’hôtel Caméléon, dans la 103e Rue, juste au coin de Broadway.
— Oui, je connais l’endroit… Et je connais le gars.
— Parfait. Chambre 606. Épinglez-le, un point c’est tout. Perdez pas de temps à fouiller sa piaule. Mais raflez tous les bouquins, les lettres, les manuscrits – tout ce qui est imprimé, tapé à la machine ou écrit à la main. Pigé ?
— Pigé. Mais qu’est-ce que vous avez derrière la tête ?… Quels livres ?…
— On vous demande d’agir et pas de comprendre.
Hauser et O’Brien… Ils étaient à la Brigade des Stupéfiants depuis près de vingt ans. Des vieux de la vieille, tout comme moi – ça fait seize ans que je me came. Deux cons plutôt corrects pour des flics. Tout au moins O’Brien. Lui, c’était le baratineur et son pote Hauser était le gros bras. Un duo de music-hall. Hauser avait une façon bien à lui de te balancer une pêche dans la gueule sans dire un mot, juste pour rompre la glace, sur quoi O’Brien entrait en piste en t’offrant une Old Gold (faut vraiment être flic pour fumer ça) et commençait son numéro de la carotte tendue qui valait son pesant de charme de la Belle Époque. C’était un bon bougre et je ne me sentais pas chaud pour me le farcir. Mais je n’avais pas le choix.
Je venais à peine de me garrotter pour mon coup de lancette du réveil quand ils ouvrirent la porte avec un passe. Un outil spécial qui marche même lorsque la porte est verrouillée de l’intérieur et qu’on laisse la clef dans la serrure. Sur la table, devant moi, tout mon attirail : un sachet de came, l’aiguille, la seringue – c’est au Mexique que j’ai pris l’habitude d’utiliser une seringue normale et je ne me suis jamais remis au compte-gouttes – un flacon d’alcool, du coton et un verre d’eau…
— Tiens, tiens, dit O’Brien. Depuis le temps qu’on s’était pas vus !
— Prends ton manteau, Lee, dit Hauser.
Il tenait son feu à la main. Il le sortait toujours quand il poissait un type, d’abord pour l’effet psychologique et ensuite pour empêcher le client de cavaler aux gogues, à l’évier ou à la fenêtre.
— Laissez-moi me seringuer d’abord, les gars, suppliai-je. Il en restera bien assez comme pièce à conviction…
Je me demandai comment je pourrais ouvrir ma valise s’ils refusaient… Elle n’était pas fermée à clef, mais Hauser avait son pétard à la main.
— Monsieur veut sa piquouse ! railla Hauser.
— Voyons, Bill, tu sais bien qu’on peut pas te permettre ça ! dit O’Brien de sa petite voix douce de tire-ver en action, appuyant sur mon prénom avec une cordialité visqueuse et insinuante qui évoquait je ne sais quoi de brutal et d’obscène.
En clair, son boniment signifiait : « Qu’est-ce que tu peux faire pour nous en échange, Bill ? » Il me regarda en souriant. Un sourire nu qui dura trop longtemps, le rictus d’un vieux satyre maquillé, révélant toute la saloperie cachée derrière cette sale besogne qu’il faisait si bien.
— Je pourrais vous mettre sur Marty Steel, dis-je.
Je savais que Marty les empêchait de dormir. (Depuis cinq ans qu’il fourgue la came en ville ils n’ont pas encore réussi à le flagranter. Marty est un vétéran du métier, et il y regarde à deux fois avant de servir un client. Il faut qu’il le connaisse, et qu’il le connaisse bien, avant d’accepter son pognon… Personne n’a été emplacardé à cause de moi et ma réputation est sans tache – et pourtant Marty refuse encore de me servir sous prétexte qu’il ne me connaît que depuis quelques années. Ça prouve à quel point il est méfiant.)
— Marty ! dit O’Brien. Tu peux te fournir chez lui ?
— Je veux.
Ils reniflaient du louche… On ne peut pas être flic depuis toujours sans acquérir des dons spéciaux d’intuition.
— D’accord, dit enfin O’Brien. Mais tu as intérêt à pas nous rouler, Lee.
— Je cherche pas à vous rouler, parole… C’est chic de votre part, les gars.
Je me garrottai de nouveau, les mains tremblantes d’appréhension et d’impatience – l’archétype du camé en manque.
— Je suis qu’un pauvre mangeur de blanche, les gars, un pauvre camé, un vieux léon tout pourri…
Je leur balançai ça sans rigoler, à la pitoyable. Comme je m’y attendais, Hauser détourna la tête quand je me mis à chercher la veine du bout de l’aiguille. C’est un spectacle horriblement impressionnant…
O’Brien s’assit sur l’accoudoir du fauteuil, une Old Golf au bec, et regarda par la fenêtre avec la mine illuminée du fonctionnaire qui rêve de la retraite.
Je touchai la veine du premier coup. Une colonne de sang jaillit dans la seringue et resta un bref instant aussi raide et lisse qu’une cordelette rouge tendue aux deux bouts. Je pressai le piston avec mon pouce et sentis la came s’enfoncer dans mes veines pour nourrir des millions de cellules affamées, pour redonner force et acuité à chacun de mes muscles, à chacun de mes nerfs. Les deux autres regardaient toujours ailleurs. J’emplis la seringue d’alcool à 90°.
Hauser jouait avec son Colt spécial à canon court, un outil de flic, tout en explorant la chambre pas à pas. Il flairait le danger comme un animal. Il ouvrit le placard de la main gauche et jeta un coup d’œil sur les rayonnages. Mon estomac se contracta : « S’il regarde dans la valise je suis foutu », pensai-je. Hauser se tourna brusquement vers moi.
— C’est bientôt fini ? grogna-t-il. Et cette histoire de Marty, c’est pas du charre ? Essaye pas de nous enculer, hein ?
Les mots sonnèrent si violemment, si grossièrement qu’il en resta lui-même pantois. Je saisis la seringue pleine d’alcool et m’assurai que l’aiguille était bien vissée.
— J’en ai pour deux secondes, dis-je en m’approchant de lui.
J’enfonçai brusquement le poussoir et fis gicler l’alcool, lui aspergeant les deux yeux d’un revers droite-gauche. Hauser poussa un beuglement de douleur. Je le vis se tripoter les yeux comme pour arracher un pansement invisible. Je me laissai tomber à genoux, empoignai la valise dans le même mouvement, fis sauter le couvercle et ma main gauche se referma sur la crosse de mon pistolet (je suis droitier mais je tire de la main gauche). Je sentis l’impact du coup de feu de Hauser avant même de l’entendre, et sa balle s’écrasa dans le mur au-dessus de ma tête. Tirant au ras du sol, je lui déchargeai deux pruneaux au pli de l’estomac, dans les trois centimètres de chemise blanche qui apparaissaient entre la ceinture et le gilet. Il grogna – un grognement qui se grava dans chacun de mes nerfs – et s’affala en avant. Les doigts gourds de terreur, O’Brien s’évertuait à arracher son pistolet de l’étui. Je plaquai ma main droite autour de mon poignet gauche pour l’empêcher de tressauter sous le recul (j’avais arrondi le percuteur à la lime et mon arme ne tirait qu’en double action) et je flinguai O’Brien en plein milieu de son front rougeaud, environ deux doigts sous la ligne de ses cheveux argentés. La dernière fois que je l’avais vu sa tignasse était déjà grise. Il y avait près de quinze ans de ça, ma première arrestation… Ses yeux s’éteignirent. Il glissa de son fauteuil et tomba face contre terre. J’étais déjà en train de bourrer une serviette de tout ce dont j’avais besoin, mes calepins, mes ustensiles, le peu de came qui me restait et une boîte de cartouches. Je glissai le pétard dans ma ceinture et sortis dans le couloir en enfilant mon manteau.
J’entendis le réceptionniste et le portier monter l’escalier au galop. Je pris l’ascenseur, traversai le hall désert et me retrouvai dans la rue.
C’était une belle matinée d’été de la Saint-Martin. Je savais que je n’avais guère de chances de m’en tirer, mais c’était mieux que rien, mieux que de jouer les cobayes et de laisser les flics expérimenter sur moi leur ST6CY, ou Dieu sait comment ils appellent ça.
Je devais me constituer un stock de came sans perdre un instant. Ils allaient surveiller non seulement les aéroports, les gares et les stations d’autocars mais aussi les rendez-vous de camés et les circuits des Contacts. Je pris un taxi jusqu’à Washington Square et descendis la 4e Rue à pied. Je finis par tomber sur Nick planté à un coin de trottoir. On trouve toujours le Camelot… Il suffit qu’on ait besoin de lui pour qu’il se matérialise, tout comme le génie de la lampe.
— Écoute, Nick, dis-je. Je quitte New York et il me faut une provision d’héroïne. Tu peux m’en trouver tout de suite ?
Nous marchions coude à coude dans la 4e Rue. La voix de Nick venait de nulle part et s’infiltrait dans ma conscience comme une buée. Une voix fantomatique, désincarnée…
— Oui, je crois que je peux arranger ça… il faut que je fasse un saut en banlieue.
— Prenons un taxi.
— D’accord… Mais je peux pas t’emmener chez le Type, tu comprends ?
— Bien sûr. Allons-y.
Dans le taxi, cap sur la banlieue Nord… Nick parlait, de la même voix monocorde, sans vie.
— On touche une camelote bizarre depuis quelque temps… Pas exactement faiblarde mais… comment dire… c’est différent. Peut-être qu’on y colle des saloperies synthétiques… des produits de pharmacie, du méthodol ou je ne sais quoi…
— Quoi ? Sans blague ?
— T’en fais pas, là où on va c’est de la bonne. En fait, on peut pas trouver mieux sur le marché en ce moment… Hep ! Arrêtez ici.
— Grouille-toi, dis-je.
— C’est l’affaire de dix minutes, sauf si le type est à court et doit aller se réapprovisionner lui aussi… Va t’asseoir dans ce troquet et attends-moi… le coin n’est pas sûr.
Je m’installai au comptoir, commandai une tasse de café et indiquai du pouce une sorte de pâtisserie danoise sous une cloche de plastique. C’était rassis et caoutchouteux. Je fis passer avec du café – et je pensais, oh mon Dieu je vous en supplie faites que ça marche c’est la dernière fois faites qu’il ne revienne pas en disant que le type est raide et qu’il doit aller à Green Point ou East Orange…
Et soudain je sentis Nick derrière moi, penché au-dessus de mon épaule. Je le regardai sans oser lui poser la question… « C’est marrant, me disais-je, je n’ai peut-être qu’une chance sur cent d’être encore en vie dans vingt-quatre heures (j’étais bien décidé à ne pas me rendre aux poulets et passer trois ou quatre mois à poireauter dans l’antichambre du bourreau), et je reste assis à me ronger les sangs pour une histoire de came… » Mais il ne me restait que quatre ou cinq doses et je savais que je serais incapable d’agir sans héroïne… Nick fit un signe affirmatif de la tête.
— Ne me donne pas ça ici, dis-je. Reprenons un taxi.
Pendant que nous roulions vers le centre, je lui pris le paquet des mains et plaquai un billet de cinquante dollars dans sa paume ouverte. Il loucha sur le billet et découvrit ses gencives en un sourire édenté.
— Merci, vieux… ça va me tirer d’affaire…
Je m’affalai contre le dossier et me décontractai, laissant mon cerveau travailler – mais sans le bousculer. Demande trop d’effort à ton crâne et il va claquer comme un standard surchargé, ou bien il va te couillonner et tout saboter… Or je n’avais pas la plus petite marge de sécurité, je ne pouvais me permettre la moindre erreur. Les Américains ont la hantise de perdre le contrôle, de laisser les choses se faire toutes seules sans qu’ils puissent intervenir. Ils aimeraient pouvoir se piétiner eux-mêmes l’estomac pour se forcer à digérer à la commande et puis évacuer la merde à la pelle… Ton cerveau parviendra à résoudre presque tous les problèmes si tu es capable de te décontracter et d’attendre patiemment la réponse. Un peu comme une calculatrice électronique – tu glisses ta question dans la fente et puis tu poses ton cul sur une chaise et tu attends…
Je cherchais un nom, triant dans mon crâne une liste de sobriquets, éliminant sur-le-champ M. M. (Mouton Morveux), M. M. M. (Mauviette en Mâle Manque) et M. M. M. M. (Morphino Minable Mange-Morceau), en mettant d’autres de côté pour examen ultérieur, hésitant, tamisant, réduisant, cherchant le nom idéal, la réponse.
— … tu sais, il me fait quelquefois attendre des deux ou trois heures. D’autres fois, je fais mouche au premier coup…
Nick gloussa de rire, un ricanement caustique dont il se servait pour ponctuer ses paroles – une façon à lui de s’excuser d’avoir le culot de parler dans ce monde télépathique de la drogue où seul le facteur quantitatif (combien de dollars ? combien de sachets et d’ampoules ?) exige l’expression verbale. Il connaissait aussi bien que moi la notion de l’attente. À tous les niveaux, l’industrie de la drogue fonctionne sans horaire. Nul ne fait ce qui est convenu à l’heure convenue, ou bien c’est un hasard, un accident. Le camé marche à l’heure de la came. Son corps est son chronomètre, et la came court en lui comme la poudre blanche dans un sablier. Le Temps n’existe pour lui que par rapport au besoin qu’il a de came. Il fait alors irruption dans le Temps d’autrui et, comme tous les Étrangers, comme tous les Quémandeurs, il est condamné à attendre – à moins qu’il soit de ces chançards pour qui l’horaire de la came s’égrène dans un univers hors temps.
— … mais ça servirait à rien de protester, le type sait bien que j’attendrai le temps qu’il faut, reprit Nick en ricanant.
Je passai la nuit dans un établissement de bains pour tantouses – pas de meilleure couverture que la pédale – dont je connaissais l’employé : un Italien mal embouché qui y fait régner une atmosphère de panique en surveillant la salle de repos à l’aide de jumelles spéciales aux infrarouges (« Ça suffit, là-bas, oui, vous deux dans le coin droit, je vous vois ! ») et il allume des projecteurs, passe la tête à travers murs et planchers, pas de cabine particulière qui tienne, des dizaines de pédés ont été éjectés en camisole de force…
Immobile, allongé dans mon box ouvert à tous vents, contemplant le plafond de l’établissement… écoutant grogner et gémir et menacer, saccades de rut aveugle et tâtonnant dans la pénombre cauchemardesque… « Va te faire foutre ailleurs !… » « Colle-toi une seconde paire de lunettes, tu verras peut-être où tu prends tes pieds !… »
Sortis dans l’air précis du petit matin et achetai le journal… Rien… M’enfermai dans la cabine téléphonique d’un drugstore pour appeler la Brigade des Stups…
— Ici le lieutenant Gonzalez. Qui est à l’appareil ?
— Je veux parler à O’Brien.
Intermède – parasites, lignes embrouillées, branchements court-circuités…
— Personne de ce nom à la Brigade… Qui êtes-vous ?
— Alors passez-moi Hauser.
— Vous rêvez, mon vieux, il y a ni Hauser ni O’Brien dans le service… Dites une bonne fois ce que vous voulez…
— Écoutez bien, c’est important… J’ai des tuyaux… un gros arrivage d’héroïne… Je veux parler à Hauser ou à O’Brien, je traiterai avec personne d’autre…
— Ne quittez pas… Je vais vous passer Alcibiade.
Je commençai à me demander s’ils avaient éliminé de la Brigade tous les types à nom anglo-saxon.
— Je ne parlerai qu’à Hauser ou O’Brien.
— Combien de fois faudra-t-il vous répéter qu’il n’y a pas plus de Hauser que d’O’Brien ici ? Et d’abord qui est à l’appareil ?…
Je raccrochai, hélai un taxi et quittai le quartier… Dans la bagnole je compris soudain ce qui s’était passé… J’avais été victime d’un phénomène d’occlusion – coupé, séparé de l’espace-temps – tout comme une anguille dont l’anus se bouche quand elle s’arrête de manger à l’approche des Sargasses… J’étais resté au-dehors, toutes portes closes. Je ne retrouverais jamais la Clef, je ne retrouverais jamais le Point d’Intersection. Plus rien ne pourrait m’atteindre désormais, la flicaille, la meute de la Stup – tout ça était relégué avec Hauser et O’Brien dans le passé hermétique et lointain de la Came – où l’héroïne ne vaut qu’un dollar le gramme et où on peut se regarnir en opium dans n’importe quelle blanchisserie chinoise… J’étais de l’autre côté du miroir de l’univers, m’estompant dans la grisaille du passé avec Hauser et O’Brien, aux prises avec des démons pas encore nés – Bureaucratie Télépathique, Trusts du Temps, Drogues de Coercition, Piquousards de Fluide Lourd…
— Il y a trois cents ans que j’ai inventé ça…
— Ton plan était irréalisable à l’époque et il est périmé aujourd’hui… Comme la machine volante de Léonard de Vinci…