Islam & Cie et les partis de l’Interzone

Je travaillais alors pour une boîte connue sous le nom d’Islam & Cie et commanditée par A. J., le célèbre Marchand d’Amour, celui-là même qui scandalisa la haute société internationale quand il se présenta au bal du duc de Ventre déguisé en pénis ambulant et coiffé d’une énorme capote anglaise peinte à ses armes et portant sa devise : Ils Ne Passeront Pas.

— C’est d’un goût très douteux, cher ami, avait dit le duc.

À quoi A. J. avait répondu :

— Eh bien, filez-vous-le au derche avec une ration de vaseline d’Interzone !

C’était là une allusion au scandale de la vaseline qui couvait à cette époque. Les reparties d’A. J. sont souvent prémonitoires. C’est un maître de la mise en boîte à retardement.

Salvador Hassan O’Leary, le Magnat des Secondines, est également impliqué dans l’affaire. Une de ses entreprises annexes a offert des « contributions » mal spécifiées, et l’une de ses personnalités annexes est liée à Islam & Cie à titre de conseiller (et cela sans qu’il soit personnellement compromis ni associé en aucune manière à la politique, aux objectifs et aux activités de cet organisme). On doit mentionner encore les frères Ergot (Clem et Jody, qui ont empoisonné la république de Hassan avec du blé frelaté), Ahmed l’Autopsie et Hal l’Hépatite, le courtier en fruits et légumes.

Une armée de Mollahs, de Muftis et de Mokkadems, de Caïds et de Glaouis, de Cheiks et de Sultans et de Marabouts et de représentants de tous les partis et schismes arabes imaginables constitue la piétaille d’Islam & Cie ; ce sont eux qui assistent aux séances de travail dont les gros bonnets se tiennent prudemment à l’écart. Si soigneusement que l’on fouille les délégués à l’entrée, ces réunions s’achèvent invariablement en émeutes. Il arrive fréquemment que les orateurs soient arrosés d’essence et mis à feu, ou que quelque Cheik mal léché ouvre le feu sur ses contradicteurs avec une mitrailleuse cachée dans la toison du bouc qu’il tient en laisse. Des martyrs du nationalisme se mêlent, grenade au cul, à l’assistance et explosent tout à trac, occasionnant de lourdes pertes. Et nul n’a oublié le jour où le président Ra jeta à terre le Premier Ministre de Sa Majesté Britannique et le sodomisa de force, coup d’éclat qui fut télévisé en direct d’un bout à l’autre du Monde Arabe. On entendit des hurlements de joie jusqu’à Stockholm… Depuis lors, une ordonnance du gouvernement de l’Interzone interdit toute réunion d’Islam & Cie à moins de dix kilomètres des limites de la Cité.

 

 

A. J., qui est en réalité d’obscure extraction levantine, joua pendant un temps les gentlemen, mais son accent anglais s’étiola avec l’Empire britannique et, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il obtint la nationalité américaine par Acte du Congrès. A. J. est un agent tout comme moi, mais nul n’a pu encore découvrir au profit de qui ou de quoi. On chuchote qu’il représenterait un brain-trust d’insectes géants d’une autre galaxie… Je crois qu’il est dans le camp Factualiste (que je représente moi-même). Je ne serais pas étonné qu’il soit aussi un agent Liquéfactionniste (le programme de ce groupe comporte un plan de fusion de tous les êtres vivants en un Homme Unique grâce à un processus d’absorption protoplasmique). Dans notre partie on ne peut être sûr de personne.

La couverture d’A. J. ? Il se fait passer pour un play-boy international doublé d’un amateur inoffensif de farces et attrapes. C’est lui qui a jeté des piranhas carnivores dans la piscine de Lady Sutton-Smith ; lui qui, lors de la réception donnée par l’ambassadeur des États-Unis à l’occasion de la fête nationale américaine, a assaisonné le punch d’une décoction de yage, de hachisch et de yohimbine, provoquant une véritable orgie, au sortir de laquelle dix notables en vue – américains, bien sûr – moururent de honte. Mourir de honte est une spécialité des Indiens Kwakiutl et des Américains du Nord – ailleurs, on se contente de dire : « Zut alors ! » ou : « Son cosas de la vida ! » ou encore : « Allah le Tout-Puissant m’a couillonné une fois de plus ! »

… et quand les délégués de la Société Anti-Fluorure de Cincinnati ont levé leurs coupes de pure eau de source pour fêter la victoire, toutes leurs dents sont tombées inopinément.

— Je vous le dis en vérité, mes chers frères et mes chères sœurs de la Croisade Anti-Fluorure, la bataille que nous avons emportée aujourd’hui au nom de la pureté ne sera jamais remise en question… À bas, à bas, dis-je, l’immonde fluor étranger ! Balayons devant notre maison… Que notre cher pays retrouve enfin la douceur immaculée d’un flanc de garçonnet gentil… Et maintenant tous ensemble entonnons notre marche Le Vieux Seau de Bois.

Une margelle de puits apparaît soudain, illuminée par des projecteurs fluorescents qui peignent la vieille pierre de couleurs criardes de juke-box. Les Anti-Fluoruristes défilent devant le puits en chantant, chacun puise au passage un verre d’eau dans le seau de bois…

 

Le vieux seau d’ bois, le pieux seau d’ poix

Le yeuchlodchloipp…

 

Las ! A. J. a trafiqué l’eau du puits en y jetant une plante de Camérique du Sud qui transforme les gencives en bouillie innommable.

(J’ai appris l’existence de cette plante par un vieux prospecteur allemand qui est en train de mourir d’urémie à Pasto, en Colombie. On prétend qu’elle pousse dans la région du Putumayo. Je n’en ai jamais trouvé, mais n’ai pas vraiment cherché… Le citoyen susdit m’a également parlé d’un insecte de la taille d’une grosse sauterelle qu’on appelle là-bas Xiucutil : « Un aphrodisiaque d’une virulence telle que si un de ces criquets te tombe dessus et que tu n’as pas de femme à portée de main tu es un homme mort. J’ai vu des Indiens tourner en bourrique et se déchiqueter à pleines mains pour avoir été frôlés par ce bestiau. » Malheureusement, je n’ai jamais trouvé le plus petit Xiucutil à me mettre sous la seringue…

Un soir de grande première au Metropolitan Opéra de New York, A. J. (qui s’était aspergé d’insecticide) lâcha dans le foyer un essaim de Xiucutils.

Mrs. Vanderbilt (battant l’air avec son programme) : Aïe !… Aïe !… HAAAÏÏÏÏÏÏÏÏÏÏEEE ! ! !

Piaillements, fracas de carreaux cassés et d’étoffes déchirées. Raz de marée en crescendo de grognements et d’ululements et de gémissements et de hoquets et de sanglots… Puanteur de foutre et de con et de sueur, relent plus faisandé de rectums défoncés… Diamants, étoles, fourreaux de soie, orchidées, fracs, smokings et sous-vêtements jonchent le parquet, foulés par des grappes de corps nus qui s’empoignent les uns les autres avec des contorsions frénétiques.)

 

 

Naguère, A. J. réserva une table un an d’avance Chez Robert, dont le chef colossal règne hargneusement sur la cuisine la plus raffinée du monde. Son regard est chargé d’un mépris si foudroyant qu’on voit maint client terrorisé se rouler par terre devant lui et se compisser de la tête aux pieds dans un effort convulsif pour s’attirer l’indulgence du maître de céans.

A. J. arrive donc un beau soir en compagnie de six indigènes boliviens qui mâchonnent des feuilles de coca entre les plats. Et quand Robert, rayonnant de majesté gastronomique, met le cap sur sa table, A. J. lève le menton et gueule. « Eh, garçon, apportez-moi du ketchup ! »

(Variante : A. J. tire un flacon de ketchup de ses chausses et noie de sauce le chef-d’œuvre du chef.)

Trente fins gourmets s’arrêtent de mastiquer comme un seul homme. On entendrait un soufflé retomber. Robert lance un barrissement d’éléphant blessé, fonce aux cuisines et revient armé d’un hachoir de boucher… Le sommelier gronde horriblement, les lèvres retroussées, le visage virant vicieusement au violet vineux. Il brise au ras du col un jéroboam de Brut 1926… Pierre, le maître d’hôtel, brandit un couteau à découper… Tous trois se lancent à la poursuite d’A. J. en poussant des cris de rage incohérents, inhumains… Les tables sont culbutées, vins millésimés et prodiges gastronomiques se répandent sur les tapis… Des cris de « Lynchez-le ! » strient l’air. Un ripailleur d’âge canonique, aux yeux injectés de sang de cynocéphale, fait un nœud coulant au bout d’une corde à rideau de soie rouge… Se voyant acculé et menacé d’écartèlement imminent, A. J. abat son atout… Rejetant la tête en arrière il lance l’Appel aux Cochons. Aussitôt, un cent de verrats affamés qu’il avait parqués non loin de là se ruent dans le restaurant et bâfrent à pleins groins les délices du patron. Frappé de congestion, Robert s’écrase à terre comme un grand arbre abattu par la foudre, et les cochons l’engloutissent en un clin d’œil. « Ces pauvres bêtets sont trop cons pour apprécier la bonne nourriture », soupire A. J.

Paul, le frère de Robert, émerge de sa retraite au fond d’un asile de province et prend en main la direction du restaurant pour dispenser ce qu’il nomme la « Cuisine Transcendantale »… La qualité de la nourriture va en déclinant jusqu’à devenir littéralement de la merde, mais les clients sont trop impressionnés par la réputation de Chez Robert pour protester…

… Tant et si bien que les clients crèvent doucement de botulisme… A. J. revient un beau soir avec une cour de réfugiés arabes du Moyen-Orient. Il recrache sa première bouchée en beuglant :

— C’est de l’ordure, nom de Dieu ! Faites-moi cuire ce salaud dans son eau de vaisselle !

 

 

Ainsi grandit et mûrit la légende d’A. J., l’impayable, l’adorable excentrique… Fondu, panoramique sur Venise… Sérénades de gondoliers, gémissements pathétiques qui montent de San Marco et du Harry’s Bar… A. J. traverse la place au galop en pourfendant les pigeons au sabre d’abordage : « Dégueulasses ! Enfants de putains ! » hurle-t-il… Il embarque en titubant sur sa barge, une construction monstrueuse toute d’or, de bleu et de rose avec des voiles de velours purpurin. Il porte un incroyable uniforme de yachtsman strié de galons, de rubans et de médailles, mais crasseux et déchiré, la vareuse boutonnée de guingois… A. J. s’approche d’une gigantesque urne néogrecque surmontée d’une statue d’or représentant un adolescent érectile. Il tord les rognons de l’éphèbe et un jet de champagne lui pisse dans la bouche. Il s’essuie les lèvres et jette un coup d’œil à la ronde.

— Où sont mes Nubiens, nom de Dieu ? crie-t-il.

Son secrétaire lève le nez de ses bandes illustrées :

— En train de se bourrer la gueule… Ou de bourrer des putes.

— Tous des tire-au-cul ! Des salopes ! ! Qu’est-ce que je peux faire sans mes Nubiens ?

— Allez donc faire un tour en gondole.

— En gondole ? rugit A. J. Déjà que je me saigne aux quatre veines pour cette baignoire à voiles et il faudrait maintenant que j’aille déconner en gondole ? Monsieur Hyslop, faites carguer la grand-voile et désarmer les avirons… On va démarrer sur l’auxiliaire.

M. Hyslop hausse une épaule désabusée, titille le tableau de bord du bout de l’index. Les voiles s’affalent, les avirons regagnent le giron de la coque.

— Et envoyez le parfum, hein ? Le canal pue comme c’est pas permis.

— S’ vous voulez ? Gardénia ? Bois de santal ?

— Nan. De l’ambroisie.

M. Hyslop enfonce un autre bouton et un lourd nuage de parfum se répand sur la barge. A. J. est saisi d’une quinte de toux.

— Branchez les ventilos ! crie-t-il. Je suffoque…

M. Hyslop pousse un bouton en toussant dans son mouchoir. Ronron des ventilateurs, l’ambroisie s’effiloche. A. J. s’installe à la barre, sur une estrade abritée par un dais. « Contact ! Moteurs ! ! » La barge commence à vibrer. « Avanti, nom de Dieu ! » gueule A. J. et le rafiot fonce à travers le canal tous moteurs en panique, culbute des gondoles chargées de touristes, frôle les motoscafi, zigzague d’une rive à l’autre (le remous projette des lames énormes sur le quai, inondant les passants de la tête aux pieds), pulvérise une flottille de gondoles à l’amarre, percute enfin une pile de quai et part en vrille jusqu’au milieu du canal… Une voie d’eau se déclare dans la coque et un geyser jaillit à six pieds.

— Actionnez les pompes, monsieur Hyslop, nous faisons eau.

La barge donne un violent coup de proue et A. J. se retrouve barbotant dans le canal.

— Abandonnez le bord, nom de Dieu ! Chacun pour soi…

Fondu déchaîné sur un air de mambo.

 

 

L’inauguration de l’Escuela Amigo, un établissement subventionné par A. J. pour rééduquer les jeunes délinquants d’origine sud-américaine, le tout en présence des gros bras de l’Université et des photographes de presse. A. J. monte sur l’estrade ornée de drapeaux américains.

— Selon les paroles immortelles du Père Flanagan, il n’y a pas de mauvais garçon… Où est le monument, nom de Dieu ?

Le Technicien : Vous le voulez tout de suite ?

A. J. : Je suis pas ici pour rigoler, foutremerde ! Vous pensez que je vais le dévoiler par contumace ?

Le Technicien : D’accord, c’est parti !

La statue apparaît sur un tracteur Graham Hymie qui la décharge au pied de l’estrade. A. J. appuie sur un bouton. Des turbines se mettent en branle sous la plate-forme, le vrombissement devient assourdissant, le vent arrache les draperies de velours rouge qui cachent la statue, elles s’entortillent autour des vénérables magisters du premier rang… Des nuages de poussière et de débris divers submergent les spectateurs. Le hurlement des sirènes s’apaise peu à peu, les membres de la Faculté se dégagent des draperies… Chacun contemple la statue bouche bée, le souffle court.

Le Père Gonzalès : Marie Mère de Dieu !

Le Reporter du magazine Time : Je ne peux en croire mes yeux.

Le Type du Daily News : C’est bon pour les tantes, ni plus ni moins.

Concert de sifflets du côté des écoliers.

La poussière est retombée, révélant une création monumentale de pierre rose. Un adolescent nu se penche sur son compagnon assoupi, avec l’intention évidente de l’éveiller à sons de flûte. Il tient sa flûte d’une main et tend l’autre vers le lambeau d’étoffe qui ceint les hanches du dormeur. Une bosse suggestive gonfle le tissu. Les deux garçons ont une fleur derrière l’oreille et la même expression à la fois rêveuse et brutale, débauchée et innocente. Le duo coiffe une pyramide de dolomite sur laquelle on peut lire, en lettres de mosaïque rose, bleue et dorée, la devise de l’Escuela : AVEC ET ENSEMBLE.

A. J. s’approche du monument et brise une bouteille de champagne sur les fesses tendues du dormeur.

— Et n’oubliez pas, chers petits amis, que c’est ici que le champagne prend sa source.

 

 

Sérénade à Manhattan… A. J. et sa cour devant la porte d’une boîte de nuit à New York. A. J. traîne un babouin à cul violet au bout d’une chaîne d’or. Il (A. J.) porte des knickerbockers en cotonnade à carreaux et un veston de cachemire.

Le Chef Loufiat : Une minute. Une petite minute. Qu’est-ce que c’est que ça ?

A. J. : C’est un caniche illyrien. La plus exquise conquête de l’homme. Voilà qui va relever le niveau de votre boui-boui.

Le Chef Loufiat : Je soupçonne que c’est un babouin à cul violet. Laissez-moi ça à la porte.

Un Compère : Vous ne reconnaissez donc pas le monsieur ? C’est A. J., le dernier des gros cracheurs de fonds.

Le Chef Loufiat : Qu’il emmène son bâtard à cul rouge et aille cracher ses fonds ailleurs.

A. J. et compagnie s’arrêtent devant une autre boîte et jettent un coup d’œil à l’intérieur.

— Rien que des pédales bien sapées et des vieilles connes ! Nom de Dieu, ça tombe à pic. Avanti, ragazzi !

Il plante un piquet d’or dans le parquet et y attache son babouin, puis il se met à deviser sur un ton précieux, ses compères se disputant autour de lui pour lui donner la réplique.

— Fantastique !

— Monstrueux !

— Parfaitement phénoménal !

A. J. se fiche dans la bouche un long fume-cigarette fait d’un matériau étrange et d’une flexibilité obscène, qui ondule comme s’il était doué d’une vie de reptile repu répugnant.

A. J. : …me voilà donc à plat ventre à dix mille mètres d’altitude…

Plusieurs pédés alentour dressent soudain la tête tels des fauves flairant le danger. Et en effet, A. J. bondit sur ses pieds avec un grondement inarticulé.

— Sale merdeux à cul violet ! gueule-t-il. Je vais t’apprendre à chier sur le tapis !

Il tire un fouet de son parapluie et sabre le cul violet du babouin. Qui gueule à la mort et arrache le piquet, saute sur la table la plus proche et grimpe sur une vieille dame. Qui crève sur place d’une embolie.

A. J. : Navré, Médème, la discipline avant tout.

Pris de frénésie, il poursuit fouet en main le babouin à travers le bar. Le babouin, hurlichiant d’épouvante se hisse sur les épaules d’un client, saute sur un autre, court d’un bout à l’autre du zinc, se balance aux tentures et aux lustres…

A. J. : Tu vas demander pardon et chier droit ou bien tu seras plus en état de chier du tout.

Un Compère : Tu devrais avoir honte d’être si méchant avec A. J. après tout ce qu’il a fait pour toi.

A. J. : Des ingrats ! Tous des ingrats ! C’est une vieille lope qui vous le dit !

 

 

Bien sûr, nul ne croit à sa couverture. A. J. prétend être un Indépendant, ce qui revient à dire : « Occupez-vous de vos oignons ! » car les Indépendants ont tous disparu… La Zone grouille de toutes les variétés possibles de gogos, mais il ne s’y trouve pas un seul neutre. Au niveau d’A. J., il est évidemment inconcevable d’être neutre…

Hassan est un Liquéfactionniste notoire que l’on soupçonne d’être un Émissionniste secret :

— Mince, les gars, dit-il avec un sourire désarmant, je suis rien qu’un vieux cancer dégoûtant et il faut bien que je prolifère !

Il a pris l’accent traînant du Texas à force de fricoter avec Dutton Cul-Sec, le truand de Dallas, et il porte en tout temps, dehors comme dedans, bottines de cow-boy et galurin de douze litres… Ses yeux sont invisibles derrière ses lunettes fumées, son visage vide et cireux est planté comme une fleur artificielle dans son complet taillé sur mesure dans des billets de banque à plusieurs zéros mais pas encore mûrs. (Les billets de banque valent de l’argent, certes, mais il faut les laisser mûrir avant de pouvoir les négocier… Ils peuvent valoir alors jusqu’à un million l’unité.)

— Ils n’arrêtent pas de me couver dessus tout partout, dit-il timidement. C’est comme si, voyons donc, je sais pas comment vous expliquer ça, comme si je serais une maman scorpion avec tous ces petits biffetons pas sevrés qui se pressent sur moi, et moi je les sens qui grandissent et poussent et se multiplient… Mince, j’espère que je vous ennuie pas avec mes petites histoires…

 

 

Salvador, dit Sally pour ses amis – il garde toujours quelques « amis » autour de lui, qu’il paye à l’heure – s’est raffiné dans le trafic de Secondines pendant la guerre 39-45. (N.B. — Se raffiner signifie faire fortune, l’expression est en usage chez les pétroliers du Texas.) Le Service de Contrôle de l’Hygiène Alimentaire a constitué un dossier sur son compte, avec photo à l’appui – on y voit un homme aux traits lourds qui a l’air d’être embaumé de la veille, à croire qu’on lui a injecté de la paraffine sous la peau, laquelle est polie, brillante et vierge de pores. Il a l’œil gauche d’un gris cadavéreux, rond comme une bille, avec des défauts et des taches opaques ; l’autre est noir, luisant, un œil sans âge d’insecte sans rêves. (Habituellement, ils sont cachés derrière des lunettes noires.) Sally est d’apparence sinistre, mystérieuse, il a des gestes et des tics incompréhensibles, il évoque la police secrète d’un État embryonnaire.

Dans ses moments d’excitation, Salvador est enclin à parler petit nègre, avec un accent qui semble indiquer des origines italiennes. Il parle et écrit l’étrusque.

Des escouades de contrôleurs comptables ont consacré leurs vies à l’étude du dossier international de Sally… Ses activités s’étendent dans le monde entier en un réseau inextricable et sans cesse changeant de succursales, de sociétés fictives et de prête-noms. On lui connaît vingt-trois passeports et quarante-neuf arrêtés d’expulsion, sans compter les procédures de déportation engagées contre lui à Cuba, Karachi, Hong-Kong et Yokohama…

Salvador Hassan O’Leary, alias Petit Chausse-Pied, alias Marvin Tête-à-Queue, alias Leary la Couveuse, alias Peter les Secondines, alias Juan Placenta, alias Ahmed la Vaseline, alias El Chinche, alias El Culito, etc., tout ça sur quinze pages d’affilée. Première empoignade avec la Loi et l’Ordre à New York alors qu’il patinait avec un quidam connu de la police de Brooklyn sous le nom de Wilson Graisse de Baleine, qui se faisait son beurre de seringue en engourdissant les fétichistes dans les magasins de chaussures. Hassan fut alors inculpé d’extorsion au troisième degré et d’usurpation d’identité et de fonction (celles d’un flic). Heureusement, il avait gravé dans sa mémoire la Formule d’Or du Faux Poulet : B. le B. (Balance le Badge) qui correspond à la règle des pilotes de ligne : M. V. V. (Maintenir la Vitesse de Vol)… Comme dit si bien le Milicien : « Fiston, quand y a du pet, commence par planquer ton badge même si tu dois l’avaler. » Aussi ne put-on le coincer pour port de faux insigne. Là-dessus Hassan témoigna contre Wilson G. de B. qui écopa une ration de Placard Indéfini (ce qui, à New York, est la pire peine de prison possible pour un délit mineur : nominalement, le temps de tôle est indéfini, en fait ça se traduit par trois ans au trou de Riker Island). Du coup, l’affaire de Hassan fut classée : « J’aurais tiré cinq ans si j’avais pas rencontré un flic compréhensif », dit-il. Chaque fois qu’il se fait cravater, il tombe sur un flic compréhensif… Son dossier contient trois pages de sobriquets qui éclairent sa tendance marquée à collaborer avec les forces de l’ordre (les poulets appellent ça « jouer franc jeu », d’autres appellent ça autrement) : Sally Lèche-Poulet, Marvie la Morve, Hébé la Gloussette, Ali la Mouche, Sal le Donneur de Son, le Ténor Rital, le Métèque Cracheur, l’Opéra du Mouton, le Porte-Pet, le Service des Harponnés Absents, le Syrien pour Rien, Enculé Bouche d’Or, la Lope Musicale, le Trou-qui-Cause, Leary Table-Mise, Lolo l’Allongé… Gertie la Crachouse…

Il a ouvert un boxon à Yokohama, fourgué la came à Beyrouth, maquereauté à Panama. Avec la Seconde Guerre mondiale, il a passé la démultipliée – il a repris une laiterie en Hollande, coupé le beurre avec de la graisse à boulons et raflé le marché de la vaseline en Afrique du Nord avant de décrocher le gros lot avec ses veaux de couveuse. Il a prospéré et proliféré, inondant l’univers de médicaments frelatés et d’ersatz pas-cher-chic en tout genre : poison anti-requins à l’eau de vaisselle, antibiotiques périmés, parachutes au rencart, sérums et vaccins faits main, canots de sauvetage modèle passoire…

 

 

Clem et Jody, deux anciens tape-talons du temps du music-hall à claquettes, font leur pelote pour le compte des Russkis et leur unique mission est de montrer les États-Unis sous une lumière abominable. Quand ils ont été arrêtés en Indonésie pour sodomie caractérisée, Clem a susurré au juge d’instruction en exagérant l’accent yankee :

— C’est pas vraiment de la pédouillerie sérieuse, M’sieur, après tout c’est rien que des Chinetoques.

On les a vus au Liberia affublés en shérifs sudistes avec Stetson et bretelles rouges :

— … et quand je colle un pruneau à cet enfant de putain de nègre voilà qu’il se ramasse sur le cul et flanque des coups de pied en l’air comme un con.

— C’est rien ça, t’as jamais brûlé un nègre ? Rien de plus marrant.

On les voit musarder dans les bidonvilles en fumant des havanes bras-de-bébé :

— Va falloir me nettoyer ça au bulldozer, Jody, c’est franchement trop dégueulasse.

Des foules de badauds morbides les suivent pas à pas dans l’espoir d’être témoins de l’ignominie superlative des Américains.

— Trente ans que je suis sur les planches et j’ai jamais fait un numéro pareil. Vise un peu : esproprier un bidonville, me seringuer à l’héroïne en public, pisser sur la Pierre Noire, jouer les muezzins déguisé en porc infidèle, supprimer l’Aide Américaine et me faire enculer tout du même coup… Ils me prennent pour une pieuvre ou quoi ?

Ils complotent de louer un hélicoptère pour enlever la Pierre Noire et lui substituer un enclos à cochons – plein de verrats dressés à couiner des saloperies à la vue des pèlerins. « On a bien essayé de les entraîner à chanter des refrains à boire mais on a fait chou blanc… »

— … on contacte Ali Wong Chapultepec à Panama pour cette affaire de blé. Il nous explique que c’est de la première qualité, c’est le patron d’un rafiot finlandais mort dans un claque du coin qui a légué la cargaison à la maquerelle… « Elle a été une mère pour moi ! » qu’il a dit en cassant sa pipe… On rachète le lot en confiance à la vieille pute. Dix seringuées d’héroïne ça nous a coûté.

— Et de la meilleure. De la bonne héroïne d’Alep…

— Ouais, avec juste ce qu’il fallait de lait en poudre pour que la vieille se refasse une santé.

— À cheval donné on ne regarde point les selles…

— Est-il vrai que vous avez fait servir du couscous mitonné avec ce blé-là au banquet du Caïd ?

— Plutôt deux fois qu’une. Et ces gonzes étaient si pleins d’herbe à germe qu’ils ont dégueulé tripes et boyaux en plein milieu du banquet… Moi je me suis contenté de pain et de lait, rapport à mon ulcère…

— Et moi de même.

— Ils cavalaient tous en rond en gueulant qu’ils avaient le feu aux tripes et quand le matin est arrivé ils étaient crevés jusqu’à l’avant-dernier.

— Et le reste a suivi le surlendemain.

— Ça leur apprendra à s’abîmer la santé en copiant les vices de l’Est…

— Ça valait mille de les voir virer au noir… Et leurs jambes qui se détachaient et tombaient en miettes sous eux.

— Fatale conséquence de la marie-jeannette…

— Il m’est arrivé exactement la même chose…

— On se branche donc sur le vieux Sultan qui est un Latah bien connu, après quoi tout a marché comme sur des roulettes.

— Et pourtant, vous allez pas nous croire, mais divers facteurs de mécontentement nous ont pris en chasse et on est arrivé de justesse sur notre yacht.

— Faut dire que l’absence de jambes était un handicap sérieux.

— Sans compter l’absence de cerveau…

(N.B. — L’ergot est une maladie cryptogamique qui naît du blé parasité. L’Europe médiévale était périodiquement ravagée par des épidémies d’ergotisme, que l’on appelait le Feu de Saint-Antoine. La gangrène s’en mêlait fréquemment, les jambes devenaient noires et tombaient.)

Clem et Jody fourguent un lot de parachutes réformés à l’Armée de l’Air équatorienne. Grandes manœuvres : les gars tombent en feuille morte au bout de leurs pépins tire-bouchonnés comme des capotes crevées et éclaboussent de leur jeune sang des généraux pansus… Dans leur sillage, un écho de double bang : Clem et Jody disparaissent derrière la Cordillère des Andes à bord d’un pourchasseur à réaction…

 

 

Les objectifs d’Islam & Cie sont obscurs. Inutile de dire que tous les actionnaires ont des points de vue divergents et s’évertuent à se doubler les uns les autres.

A. J. fait de l’agitation pro-arabe et prêche la destruction d’Israël : « Avec toute cette propagande anti-occidentale il devient extrêmement malaisé d’obtenir les jeunes et fondamentales faveurs musulmanes… La situation est quasi intolérable… Israël constitue de ce fait un obstacle des plus déplaisants… » C’est là un scénario bien dans la manière d’A. J.

Clem et Jody laissent entendre de leur côté qu’ils visent à la destruction des puits de pétrole du Proche-Orient pour faire monter les actions qu’ils détiennent au Venezuela.

Clem a composé un petit poème sur l’air de Crawdad de Big Bill Broonzy :

 

Et que verra-t-on donc quand les puits seront secs ?

On verra les Melons se crever la pastèque…

 

Salvador s’abrite derrière un écran de haute finance internationale pour dissimuler, tout au moins aux yeux du petit personnel, ses activités Liquéfactionnistes… Mais quelques bonnes doses de yage en compagnie des copains lui délient la langue.

— Islam & Cie est bon pour le bouillon d’onze heures, fredonne-t-il en dansant la Gigue Liquéfiante.

Là-dessus, incapable de se contenir, il braille d’une voix éraillée :

 

Il est moins cinq ça bouillonne pour de bon

Il est onze heures ça couillonne tous les cons

Hé m’man sors mon brassard

Noir…

 

— … donc ces quidams se sont assuré les services d’un youpin de Brooklyn qui se fait passer pour la réincarnation de Mahomet… À vrai dire c’est le docteur Benway qui l’a mis au monde en pratiquant une césarienne sur un Hadj retour de La Mecque… « Si Maho sort pas de là à la force des biceps, je vais le chercher au bout de mon forceps… »

Cent Arabes sans méfiance avalent sans hésiter ce boniment sans vergogne.

— Bons bougres, ces crouilles, rien dans le citron mais bons bougres, dit Clem.

Et le faux prophète distille à la radio sa Sourate quotidienne : « Bonsoir chers amis à l’écoute, votre ami Mahomet vous présente sa prophétie du jour… Notre causerie d’aujourd’hui traite de l’importance d’être net… La laine de vos moutons restera fraîche grâce à la chlorophylle de l’oncle Jody… »

 

 

Et maintenant quelques mots sur les différents partis de l’Interzone…

Il apparaît d’emblée que le Parti Liquéfactionniste est, à l’exception d’un seul de ses membres, composé exclusivement de dupes, à ceci près qu’il faudra attendre le jour de l’absorption finale pour savoir qui aura été dupe de qui… Les Liquéfactionnistes s’adonnent volontiers à toutes les formes de perversion et notamment aux pratiques sadomasochistes…

Dans l’ensemble, les Liquéfactionnistes sont parfaitement à la page. Les Émissionnistes, en revanche, sont connus pour leur ignorance totale de la nature comme des conséquences finales de l’Émission, pour leurs façons aussi barbares que pharisaïques et pour leur terreur morbide de tout ce qui constitue un fait… Ce fut d’ailleurs grâce à l’intervention des Factualistes que l’on put empêcher les Émissionnistes d’enfermer Einstein dans un asile et de saccager sa théorie. Il n’est pas excessif de dire que rares sont les Émissionnistes qui savent ce qu’ils font et que ces êtres d’élite sont les plus nuisibles que la Terre ait jamais portés… Les diverses techniques d’Émission étaient fort rudimentaires à l’origine…

Fondu enchaîné… Le Congrès National de l’Électronique à Chicago. Les congressistes sont en train d’enfiler leurs paletots, l’orateur parle sur un ton monocorde de vendeuse d’Uniprix :

— … au moment de conclure je tiens à lancer un avertissement… Le prolongement logique de la recherche encéphalographique est le biocontrôle, c’est-à-dire la domination des mouvements physiques, des processus mentaux, des réactions émotionnelles et des impressions sensorielles apparentes au moyen de signaux bioélectriques diffusés dans le système nerveux du sujet…

— Plus fort ! Plus amusant ! crient les congressistes qui se pressent vers la sortie en soulevant des nuées de poussière.

— … dès la naissance du sujet un chirurgien pourrait aisément lui installer dans le cerveau le réseau adéquat, de façon à brancher en temps voulu un récepteur radio miniaturisé permettant de tenir le sujet bien en main grâce aux instructions diffusées par l’É. É. É. (Émetteur Émissionniste d’État)…

La poussière retombe dans l’air immobile d’une immense salle déserte, odeur de fonte chauffée et de vapeur, un radiateur chantonne au loin… L’orateur tripote ses feuillets et souffle énergiquement pour en chasser la poussière.

— … l’appareil de biocontrôle constitue le prototype du contrôle télépathique à sens unique. Il devrait être possible de soumettre le sujet à l’influence de l’Émetteur Émissionniste au moyen de drogues ou de quelque autre procédé n’exigeant pas l’installation d’un appareillage complet. En dernière analyse, les Émissionnistes utiliseront exclusivement la transmission télépathique… Vous connaissez le principe du codex maya ? Je me le représente comme ceci : les prêtres, soit un pour cent de la population, avaient mis au point un système d’Émissions télépathiques à sens unique pour enseigner aux travailleurs ce qu’ils devaient ressentir, à quel moment et dans quelles conditions… L’Émissionniste télépathique devait émettre vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il ne pouvait rien capter lui-même parce que cela aurait signifié que quelqu’un d’autre se mêlait d’avoir des sensations personnelles, ce qui aurait tout foutu par terre en créant une solution de continuité. Il lui fallait donc émettre sans trêve… Or, il était incapable de se recharger lui-même par simple contact. Résultat : tôt ou tard il n’avait plus de sensations à émettre… Je rappelle que nul ne pouvait avoir de sensations personnelles hormis l’Émissionniste, et il ne pouvait y avoir qu’un seul Émissionniste dans chaque zone d’espace-temps… En fin de compte l’écran se vidait et l’Émissionniste était métamorphosé en un gros centipède noir… Aussitôt, les travailleurs se branchaient sur la longueur d’onde idoine, brûlaient le Mille-Pattes et élisaient un nouvel Émissionniste par voie de référendum… Mais les Mayas étaient limités par leur isolement. De nos jours, un seul Émissionniste pourrait contrôler la Terre entière… Je me permets ici de signaler une fois de plus que ce contrôle n’est pas et ne pourra jamais être un moyen en vue d’une quelconque fin pratique… Il n’a d’autre utilité que d’accentuer le contrôle et de renforcer le joug… Comme la drogue…

 

 

Les Divisionnistes occupent une position intermédiaire, peuvent en fait être qualifiés de modérés… C’est à juste titre qu’on les appelle Divisionnistes parce qu’ils se divisent littéralement. Ils découpent de minuscules parcelles de leur propre chair et élèvent des répliques exactes d’eux-mêmes dans des bocaux de gelée embryonnaire. Si l’on ne parvient à mettre un terme au processus divisionnistique, il est permis de penser qu’un jour il ne restera à la surface du globe qu’une seule réplique monosexuelle, un être unique fait de millions de corps distincts… Ces corps sont-ils vraiment autonomes et pourra-t-on avec le temps créer des variations de caractéristiques ? J’en doute. Les répliques doivent se recharger périodiquement auprès de la Cellule-Mère. C’est là un des articles de base du credo Divisionniste, dont les adeptes vivent dans la terreur permanente d’une Révolution des Répliques ; certains estiment que le processus peut être arrêté avant que soit instaurée la République de la Réplique Unique. Ils disent : « Laissez-moi le temps de planquer encore quelques répliques à la ronde pour que je me sente un peu moins seul quand je voyage… Nous devons contrôler rigoureusement la division des Indésirables… » En effet, est ou deviendra vite Indésirable toute réplique née d’un autre que soi. Inutile de préciser que si un citoyen entreprend d’inonder la région de Répliques Identiques tous les habitants du coin comprennent parfaitement ce qu’il a derrière la tête et sont susceptibles de déclarer une Schlopade, c’est-à-dire l’extermination en masse de toutes les répliques identifiables. Dans l’espoir de sauver leurs répliques du massacre, les citoyens les remodèlent, les teignent, les refaçonnent de toutes manières à l’aide de moules à visage et à corps. Seuls quelques individus dépourvus de foi et de morale se risquent à confectionner des R. I. – des Répliques Identiques.

Un Caïd albinos et crétinisant, issu d’une longue lignée de gènes récessifs (miniature de bouche édentée et bordée de poils noirs, torse de crabe démesuré, pinces au lieu de bras, yeux projetés au bout de longues antennes), a accumulé 20 000 R. I.

— À perte et perte de vue rien que des répliques, dit-il d’une petite voix qui évoque les stridulations de quelque insecte mystérieux (la ressemblance est encore accusée par sa façon de ramper en zigzag sur sa terrasse). Je n’ai plus besoin de me terrer dans un égout anonyme pour y élever des répliques et les faire sortir clandestinement déguisées en livreurs cyclistes ou en plombiers… L’éblouissante beauté de mes répliques n’est point ternie par les méthodes barbares d’aujourd’hui – chirurgie esthétique, teintures et décolorants. Elles se tiennent droites et nues sous le soleil, dans la grâce incandescente du corps et de l’âme. Je les ai créées à mon image et leur ai ordonné de croître et de multiplier à la mode géométrique car elles hériteront de la Terre.

Un sorcier professionnel a été convoqué pour stériliser à jamais les bouillons de répliques du Cheik Arack’Nid… Comme il s’apprêtait à déclencher une volée d’anti-orgones, Benway lui a dit calmement :

— Vous cassez donc pas la tête. L’ataxie à Frédérick va nettoyer ce nid de répliques. J’ai étudié la neurologie à Vienne avec le professeur Pussodersch, il connaissait tous les nerfs du corps sur le bout des doigts… Un savant superbe, qui a eu la déveine de mourir dans la poisse… Il a eu une descente d’hémorroïdes qui ont fait capoter l’Hispano-Suiza du duc de Ventre en s’enroulant autour de la roue arrière. Il a été proprement étripé, il ne restait de lui qu’une coquille vide assise sur le siège de cuir de girafe… Il était vidé comme un escargot, même les yeux et le cerveau avaient fichu le camp avec un schlop effroyable. Le duc de V. dit qu’il gardera le souvenir macabre de ce schlop jusque dans son mausolée.

Sachant qu’il n’existe aucun moyen sûr de déceler une réplique travestie (bien que tout Divisionniste conscient et organisé détienne une recette présumée infaillible), les Divisionnistes ont des tendances paranoïdes qui confinent à l’hystérie. Qu’un citoyen se hasarde à formuler une opinion quelque peu libérale et son interlocuteur rétorquera invariablement : « Fais-toi voir un peu, toi, des fois que tu serais une saloperie de réplique de nègre passée à la Javel… »

Les rixes de bistrots se traduisent par de lourdes pertes. En réalité, la hantise des répliques nègres – lesquelles sont fréquemment dotées de cheveux blonds et d’yeux bleus – a provoqué le dépeuplement de régions immenses. Tous les Divisionnistes sont des homosexuels déclarés ou en puissance. Les vieilles tantes machiavéliques susurrent aux adolescents : « Si tu fais des saletés avec une femme tes répliques ne pousseront jamais. » Et les citoyens passent leur temps à jeter des sorts aux cultures de répliques de leurs voisins. Sans cesse, par toute la Zone, on entend jurons et menaces (« Que je t’y reprenne à jeter la scoumoune à mes répliques, Biddy Blair ! »), suivis de bruits de bagarres… De façon générale, les Divisionnistes sont très friands de magie noire, et ils connaissent des centaines de formules d’efficacité variable pour annihiler la Cellule Mère (encore appelée le Papa Protoplasmique) et toutes sortes de méthodes de torture et d’exécution des répliques capturées… Les leaders de la colonie Divisionniste ont abandonné l’espoir de réprimer définitivement les assassinats de répliques aussi bien que leur production illégale ; mais ils lancent de temps à autre des raids préélectoraux, au cours desquels on détruit systématiquement les cultures de R. I. dans les régions montagneuses de la Zone où se terrent les bouilleurs de répliques.

Faire l’amour avec une réplique est strictement interdit par la loi, mais c’est hélas une pratique quasi universelle. Il se trouve de nombreux bars interlopes où l’on voit des citoyens sans scrupules frayer ouvertement avec leurs répliques. Poulets, enquêteurs privés et flics d’hôtel forcent chambres et appartements privés pour chercher la trace de répliques sous les lits.

Les tenanciers de bars sélects qui craignent d’être envahis par les amoureux de répliques plébéiennes accrochent des écriteaux spécifiant avec force ibidem et dito à l’appui :

LES « “ ” » NE SONT PAS ADMIS DANS L’ÉTABLISSEMENT… Il n’est pas exagéré de dire que le Divisionniste moyen vit dans un climat perpétuel de rage et d’épouvante, incapable qu’il est de parvenir à la fatuité pharisaïque des Émissionnistes ou à la dépravation décontractée des Liquéfactionnistes… Quoi qu’il en soit, les différents partis ne vivent pas en vase clos mais se mêlent les uns aux autres en de multiples combinaisons.

 

 

Les Factualistes sont anti-Liquéfactionnistes, anti-Divisionnistes et, par-dessus tout, anti-Émissionnistes.

Extrait du Bulletin de Coordination Factualiste au sujet des répliques : « Nous devons rejeter la solution de facilité qui consisterait à inonder la planète de répliques dites désirables. Il est hautement improbable que l’on trouve jamais des répliques dignes d’être désirées, car ces créatures constitueraient aussitôt un front d’action visant à enrayer l’évolution et la nature même du processus réplicatif. En tout état de cause, même les répliques les plus évoluées génétiquement et intellectuellement feraient peser une menace indicible sur la vie du globe… »

Extrait de B. E. (Bulletin Expérimental) sur la L. (Liquéfaction) : « Nous ne devons ni rejeter ni même renier notre noyau protoplasmique. Il est indispensable au contraire de préserver un maximum de flexibilité sans tomber pour autant dans le bourbier de la Liquéfaction… »

Extrait du B. E. I. (Bulletin Expérimental Inachevé) : « Nous affirmons catégoriquement que nous ne sommes en aucune façon ennemis de la recherche télépathique. Si elle est bien comprise et convenablement appliquée, la télépathie pourrait former notre ultime défense contre les tentatives de coercition de certains lobbies ou d’individus obsédés par le rêve du dirigisme. Mais, de même que nous luttons contre la guerre atomique, nous lutterons activement contre l’utilisation de telles méthodes pour diriger, contraindre, avilir, exploiter ou annihiler la personnalité d’autrui. La télépathie n’est pas, de par sa nature propre, un processus à sens unique ; toute tentative de diffusion télépathique unilatérale sera donc condamnée comme un fléau inqualifiable… »

Extrait du B. D. (Bulletin Définitif) : « L’Émissionniste se définit par sa négativité… zone de pression minimale… succion du vide… Il est notoirement anonyme, sans visage, sans couleur… Il naît – ou mérite de naître – avec de petits disques de peau parfaitement lisse à la place des yeux. En effet, à l’instar des bacilles et virus, il est toujours conscient de son but et de sa direction et n’a donc pas besoin d’yeux.

« Q : L’Émissionniste existe-t-il en plusieurs exemplaires ?

« R : Certes, et ils étaient fort nombreux à l’origine. Mais cela ne pouvait pas et ne peut pas durer. Ainsi, des citoyens quelque peu déphasés se croient en mesure d’émettre un programme édifiant, sans se rendre compte que le seul fait d’émettre est un péché… Les savants le disent bien : L’Émission est comparable à la fission nucléaire – si et quand on parvient à la maîtriser !… (Au même instant, un technicien anal boit un verre de bicarbonate de soude et actionne machinalement la manette qui réduit la Terre en poussière cosmique. Il rote et marmonne : Ils vont entendre cette vesse jusque sur Jupiter !) Les articles sont enclins à confondre Émission et Création. Ils font du surplace en gueulant : Un œil neuf… Un matériau neuf… jusqu’au jour où la cote s’effondre… Les philosophes, eux, ratiocinent à perte de souffle sur la fin et les moyens sans comprendre que l’Émission n’a et n’aura jamais d’autre résultat qu’un renforcement de l’Émissionnisme – comme la drogue. Essayez donc d’utiliser la drogue comme le moyen d’une autre fin que la drogue elle-même !… Quelques individus qui s’envoient en l’air avec des mélanges d’aspirine et de coca-cola vous parleront gravement de la funeste fascination de l’Émissionnisme… mais nul n’est capable de parler longtemps de la même chose. Au vrai, l’Émissionniste lui-même abomine tout bonnement les boniments… »

L’Émissionniste n’est pas un être humain. Il est le Virus Humain… (Tout virus procède de cellules détériorées menant une existence parasitaire : il éprouve une affinité spécifique avec la Cellule Mère, et c’est ainsi que les cellules hépatiques délabrées se dirigent vers le berceau de l’hépatite et autres maux. Il en résulte que chaque espèce a son Maître Virus : l’image pervertie de l’espèce elle-même.)

L’image pervertie de l’Homme évolue de minute en minute, de cellule en cellule… la misère, la haine, la guerre, gendarmes et voleurs, la bureaucratie, la folie, tous les symptômes du Virus Humain.

 

 

Or, on peut à présent isoler et soigner le Virus Humain…