— Nous copains, oui ?
Le petit cireur, un sourire aguicheur plaqué aux lèvres, leva son regard sur les yeux du Matelot, des yeux morts, d’un froid de profondeurs océaniques, sans la moindre trace d’affection, ni de désir, ni de haine, ni de quelque autre sentiment que le gamin pût avoir éprouvé lui-même ou constaté chez autrui, des yeux au regard tout ensemble intense et glacé, avide, impersonnel.
Le Matelot se pencha, ficha son index à la saignée du bras gauche du petit cireur, et il murmura dans un souffle – le souffle atone de la drogue :
— Avec des veines comme ça, gamin, je serais à la fête !
Il pouffa d’un rire noir qui avait peut-être une obscure fonction d’orientation comme le cri de la chauve-souris. Puis il se tut brusquement, en suspension dans l’air, sans un mouvement, écoutant tout au fond de lui-même. Il avait capté la fréquence silencieuse de la came. Son visage aux pommettes hautes se lissa, comme s’il avait été soudainement enduit de cire jaune. Il patienta le temps d’une demi-cigarette. Le Matelot savait attendre. Mais son regard brûlait d’une fringale desséchante. Il fit pivoter d’un quart de tour son masque de famine circonspecte pour examiner l’homme qui venait d’entrer. Terminus, dit la Bedaine, s’assit à une table et examina la salle du café d’un œil vide et froid comme un périscope. Son regard passa sur le Matelot et il hocha imperceptiblement la tête. Seuls les nerfs à vif du mal de came auraient pu enregistrer cette saccade infime.
Le Matelot tendit une pièce de monnaie au cireur, glissa de son pas flottant jusqu’à la table de la Bedaine et s’assit. Ils restèrent face à face, sans parler, durant plusieurs minutes. Le café était creusé dans une rampe de béton au pied d’une haute falaise blanche de maçonnerie. Les visages de la ville s’y infiltraient, silencieux comme des poissons, les traits tavelés de vices et de passions microscopiques. Le café trop éclairé ressemblait à une cloche de plongée s’enfonçant, câble rompu, dans les ténèbres des profondeurs.
Le Matelot polissait ses ongles au revers de son complet de tweed à petits carreaux, en sifflotant un bout de refrain entre ses dents jaunes et luisantes. À chacun de ses gestes, un relent de moisi s’échappait de ses vêtements, une odeur viciée de vestiaire abandonné. Il étudia ses ongles avec une intensité qui rendait son regard presque phosphorescent.
— J’ai du bon, la Bedaine. Je peux en livrer une vingtaine. Il me faut une avance, bien sûr.
— En spéculation ?
— Tu crois que je me balade avec deux douzaines d’œufs dans les poches ? Je te jure que c’est du solide.
Il s’absorba dans la contemplation de ses ongles, avec la même attention que s’il avait étudié une carte marine.
— Tu sais que je fais jamais faux bond.
— Mets-m’en trente, dit la Bedaine. Avec une avance de dix tubes. Demain même heure.
— Besoin d’un tube tout de suite, vieux.
— Va faire un tour, tu en auras un.
Le Matelot partit en flânant sur la Plaza. Un gamin vint lui plaquer un journal sous le nez pour masquer le stylo qu’il lui glissait dans la main. Le Matelot poursuivit sa route de son pas glissant. Il cassa le corps du stylo comme une noix entre ses gros doigts fibreux, et extirpa un cylindre de plomb. Il en coupa l’extrémité avec un petit canif à la lame recourbée. Une buée noirâtre s’échappa du tube, flottant dans l’air comme une fourrure en ébullition. Le visage du Matelot se dilua, sa bouche se fronça autour du cylindre, il aspira le duvet noir, les lèvres agitées de contractions ultrasoniques qui explosèrent en une flamme rose et silencieuse. Ses traits se cristallisèrent avec une netteté, une clarté insupportables – la marque rougie à blanc de la drogue brûlant la chair grise de millions de malades hurlant à la mort. « J’en ai pour un mois ! » se dit-il, consultant un miroir invisible.
Toutes les rues de la ville courent entre des gorges profondes qui débouchent sur une grande place en forme de haricot. Les façades entourant la place constamment baignée d’ombre sont percées d’alvéoles, taudis ou cafés, les uns profonds de quelques pieds, les autres se perdant en un labyrinthe de chambres et de couloirs.
À tous les niveaux, un lacis de ponts, de passerelles, de câbles de tramways à crémaillère. De jeunes catatoniques travestis en femmes (robes de jute et haillons pourrissants, leurs visages lourdement et crûment bariolés pour cacher l’écorce d’ecchymoses et de plaies mal cicatrisées, sillons purulents creusés jusqu’à la nacre de l’os) se frottent muettement contre les passants avec une avidité gluante.
Des trafiquants de Viande Noire – la chair de la scolopendre aquatique noire, le Mille-Pattes géant qui peut atteindre deux mètres et vit dans un univers de roches sombres et de lagunes aux couleurs d’arc-en-ciel – exhibent des crustacés paralysés au fond des caches secrètes de la Plaza qui ne sont accessibles qu’aux Mangeurs de Viande.
On y voit les adeptes de vocations anachroniques et à peine imaginables qui gribouillent en étrusque – des amateurs de drogues pas encore synthétisées, des exciseurs de sensibilité télépathique, des ostéopathes de l’esprit, des agents spéciaux chargés d’enquêter sur les délits que dénoncent fielleusement des joueurs d’échecs paranoïdes, des trafiquants de marché noir de la Troisième Guerre mondiale, des huissiers qui délivrent des exploits fragmentaires rédigés en sténographie hébéphrénique et stigmatisant d’odieuses mutilations de l’esprit, des fonctionnaires d’États policiers non constitués, des briseurs de rêves et autres nostalgies sublimes testés sur les cellules sensibilisées par le Mal de Drogue et troqués contre les matériaux bruts de la volonté, des buveurs du Fluide Lourd scellé dans l’ambre clair des rêves (c’est à Jacques Stern que je dois le concept du Fluide Lourd)…
Le Rendez-Vous des Omophages occupe tout un côté de la Plaza, un entrelacs de cuisines, de gargotes, de garnis exigus, de vertigineux balcons de fer, de soupiraux ouvrant sur les bains en sous-sol.
Affalés sur des tabourets recouverts de satin blanc, des Mugwumps nus suçotent des sirops translucides au bout de chalumeaux d’albâtre. (N.B. — Les Mugwumps – de l’algonquin Mogkiomp, « grand chef » – étaient à l’origine, dans l’argot politique américain de 1900, les gros bonnets neutralistes faisant cavaliers seuls.) Les Mugwumps d’aujourd’hui n’ont pas de foie et se nourrissent exclusivement de sucreries. Ils ont des lèvres minces et violacées cachant un bec d’os noir effilé comme un rasoir avec lequel ils se déchiquettent les uns les autres quand ils se disputent un client. Ces créatures sécrètent avec leurs pénis un fluide qui prolonge la vie en ralentissant le métabolisme mais crée du même coup une accoutumance proche de la toxicomanie. (En fait, tous les facteurs de longévité entraînent une toxicomanie proportionnelle à leur efficacité.) Les amateurs du fluide de Mugwump sont connus sous le nom de Reptiles. On voit nombre de ces fluidomanes morbides, à la chair rose-noir et aux os malléables, dégouliner littéralement de leurs sièges. Derrière leurs oreilles jaillissent deux éventails de cartilage verdâtre couverts de poils creux et érectiles par lesquels les Reptiles absorbent le fluide. Ces éventails, qui s’agitent de temps à autre sous des courants invisibles, servent aussi à établir une mystérieuse forme de communication à l’usage exclusif des Reptiles.
Lors des Paniques Biennales, quand les écorchés vifs de la Police Onirique investissent la ville, les Mugwumps se réfugient au plus profond des crevasses murales, se lovent dans des cocons d’argile étroitement soudés autour d’eux et végètent en biostase des semaines d’affilée. Pendant ces périodes de terreur grise, les Reptiles errent désespérément, s’enfuient en vociférant à des vitesses vertigineuses, leurs crânes flexibles papillotant dans le tourbillon noir de leur agonie d’insecte.
La Police Onirique se désintègre en bribes d’ectoplasme ranci que vient balayer un vieux camé toussant et crachant dans l’aube malade. Le Mugwump fourgueur apparaît alors avec des jarres d’albâtre pleines de fluide et les Reptiles se gavent à plus soif.
L’air redevient calme et clair comme de la glycérine.
… Le Matelot aperçut son Reptile. Il se glissa près de lui, commanda un sirop vert. Le Reptile avait une bouche minuscule et ronde faite de cartilage brun, des yeux verts sans expression, à demi recouverts par une paupière de fine membrane. Le Matelot attendit une heure entière, puis le Reptile perçut enfin sa présence.
— Tu as des œufs pour la Bedaine ? demanda le Matelot, chacun de ses mots décochant des vibrations dans les poils des éventails du Reptile.
Il lui fallut patienter deux heures encore, puis le Reptile éleva trois doigts roses et diaphanes tapissés de duvet noir.
Plusieurs Mangeurs de Viande gisaient dans leur vomi, trop faibles pour bouger. (La Viande Noire est comme le fromage trop fait, si fabuleusement exquise et écœurante que les Mangeurs s’en gorgent puis la dégorgent et s’en gorgent encore jusqu’à ce qu’ils s’écroulent d’épuisement.)
Un adolescent fardé entra en minaudant et arracha une des grandes pinces noires du Mille-Pattes, noyant le bistro sous des volutes d’arôme sucré et nauséeux.