Le premier livre publié en 1953 par William S. Burroughs (1910-1997), Junkie, d’abord baptisé Junk et réédité ultérieurement sous le titre de Junky, est un récit écrit à la première personne, mais qui n’est pas proprement autobiographique ; Burroughs a d’ailleurs pris soin de choisir un nom de plume, William Lee. Il se sert de son expérience et de celle des personnes qu’il a fréquentées pendant son apprentissage de la drogue pour décrire avec un souci presque clinique les symptômes de la dépendance (ce qu’il va appeler plus tard l’« algèbre du besoin ») et le genre d’existence que celle-ci impose à celui qui a contracté ce vice. En un certain sens, il s’est inspiré du célèbre ouvrage de Thomas de Quincey, Les Confessions d’un mangeur d’opium. Sa démarche est analytique, détachée et vise à embrasser tous les aspects du problème de l’intoxication à différentes substances supposées donner accès aux paradis artificiels. Quand il écrit Queer, la suite de ce livre en 1952, Burroughs aborde l’autre aspect de ses inclinations qui le met, autant que le premier, au ban de la société américaine de son temps : l’homosexualité. Il choisit d’accentuer cette dépersonnalisation en narrant son histoire à la troisième personne. Souhaitant voir cet ouvrage compléter le précédent, comme s’il en constituait le second volet, il refuse de céder aux exigences de son éditeur, Ace Books, qui aurait désiré qu’il le rédigeât à la première personne. Tous ses personnages, apparaissant sous des pseudonymes, sont réels et les événements qu’il y dépeint sont tout aussi véridiques. Mais il est absolument inflexible. Le livre ne sortira de presse que plusieurs décennies plus tard. Sa connaissance intime de la psychanalyse depuis son séjour à Vienne, sa volonté de mettre à nu la nature intrinsèque du mode de vie qui a été et est encore le sien, sans le moindre effet de style ou la plus maigre rhétorique, font de ces deux premières tentatives littéraires une sorte d’enquête scientifique dont il aurait été le cobaye.
Dans sa correspondance avec son ami (et ancien amant) Allen Ginsberg, de loin son cadet, Burroughs s’insurge contre l’attirance qu’éprouve ce dernier pour le mysticisme et lui explique que sa propre philosophie a un nom sans ambiguïtés : le factualisme. Cette théorie, qui reflète le pragmatisme inhérent aux Américains, mais fait aussi écho aux théories matérialistes défendues par les Anglo-Saxons, s’attache par définition à l’expérience concrète, comme la philosophie des choses ordinaires. Si Burroughs a pu être, à l’époque où il rencontre Ginsberg et Jack Kerouac en 1945 dans l’appartement new-yorkais de celle qui va devenir son épouse, Joan Volner, le maître à penser de ce petit groupe, le Libertine Circle, leur faisant découvrir les œuvres de Fédor Dostoïevski et de Franz Kafka, il n’épousera pas leurs idéaux. Il n’adhérera jamais à la vision transcendantale de Ginsberg issue de William Blake et de Walt Whitman, du bouddhisme et de l’hindouisme, et à la notion du voyage à la fois frénétiquement moderne et profondément ancrée dans les religions de l’Extrême-Orient de Kerouac. Jamais il ne se sentira impliqué de près ou de loin dans la soi-disant Beat Generation, qui voit le jour avec Go de John Clellon Holmes en 1952, Howl de Ginsberg en 1955 et surtout avec la parution de Sur la route de Kerouac en 1957 – en dehors du fait, bien entendu, qu’il figure dans quasiment tous les romans de ces derniers, sous diverses dénominations, comme l’un des principaux protagonistes.
Burroughs, indigne petit-fils de l’inventeur des machines à calculer du même nom (Burroughs Adding Machine Compagny), a une attirance marquée pour la science et ses applications techniques. Il a été très marqué par l’enseignement du comte Alfred Hadbank Skarbek Korzibski (mort en 1950) auteur de Science and Sanity : An Introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics (1939). Il a pu assister aux conférences que Korzibski donnait à l’Institute of General Semantics – que ce dernier avait créé – et ne cessera jamais de se référer à ses recherches, en particulier dans The Electronic Revolution. Les principes mêmes de l’écriture de Burroughs dériveront, avec la grande Trilogie, de la conception de la logique, qui entend mettre un terme à l’alternative binaire d’Aristote, fondement de la culture classique de l’Occident (« Ou bien… ou bien »).
Si la relation qu’établit la psychanalyse entre le patient et le médecin n’a pas été couronnée de succès dans son cas, Burroughs n’en continue pas moins à se passionner pour le sujet. C’est dans cette optique qu’il découvre les travaux de Wilhelm Reich. Dans une lettre adressée à Kerouac le 24 juin 1949, il lui écrit : « Je viens de lire le dernier livre de Wilhelm Reich, La Biopathie du Cancer. Je te le dis, Jack, c’est un homme dans le domaine de la psychanalyse qui en connaît un rayon. J’ai construit un accumulateur à orgones après avoir lu le livre et le truc marche vraiment. L’homme n’est pas fou, c’est un authentique génie. » Reich, qui a construit sa première machine en 1940 et publié ses résultats en 1948 dans The Biopathy of Cancer, annonçant qu’elle est en mesure de traiter efficacement des maladies telles que le cancer, est l’objet d’une enquête de la part de l’administration américaine, enquête qui le discrédite complètement. Burroughs s’insurge contre cette discrimination et fait observer à Ginsberg le 26 septembre de la même année : « Le mépris général pour les découvertes du Dr Reich qui est de mise dans les cercles psychiatriques et médicaux conventionnels est, en mesurant mes mots, un facteur que je ne considère pas avoir le moindre poids. » Il ne s’intéresse pas à ses théories sociales et politiques, mais plutôt à ses inventions. La machine à orgones (ce mot est un néologisme fabriqué à partir d’« organe » et d’« orgasme »), dont la partie extérieure est faite de matières organiques tandis que l’intérieur est couvert de métal, le fascine ; il en construira plusieurs modèles à partir de cette date.
Jamais Burroughs ne démentira cet intérêt marqué pour le champ scientifique, à partir du moment où il concerne le comportement humain. Héritier du béhaviorisme – doctrine qui étudie la psychologie humaine à partir du comportement –, il se passionne pour les doctrines les plus singulières et parfois les plus risquées, comme celle de la Scientologie, qu’il étudiera à fond pendant les années soixante-dix et qu’il réfutera avec véhémence dans plusieurs articles, en la décrivant comme la méthode sectaire la plus élaborée et la plus dangereuse qui soit. Passionné par les méthodes de contrôle dans le sens le plus large du terme, des Codex mayas qu’il découvre au début de son séjour mexicain jusqu’aux manipulations opérées par les grands médias, la C.I.A., ou encore les sectes les plus diverses, aux États-Unis, Burroughs se fait le défenseur inconditionnel du libre-arbitre et de l’infrangibilité de l’être humain, qui est soumis à des systèmes cœrcitifs en tous genres, certains de caractère totalitaire, d’autres, plus insidieux, plus sophistiqués aussi, qui prennent possession de l’individu par des modes pernicieux et intimes – le désir, par exemple. Il en vient ainsi à professer un anarchisme illimité, contradictoire par essence, qui est une extrapolation à la puissance dix de la constitution des U.S.A.
Après s’être rendu dans la forêt amazonienne à la recherche d’une substance hallucinogène aussi puissante que mystérieuse, le yage, Burroughs n’est nullement désireux de rentrer aux États-Unis. Il décide donc de se rendre en Europe et, sur le conseil de Paul Bowles, traverse la Méditerranée pour s’installer à Tanger. À cette époque, Tanger est encore une ville au statut particulier au sein du protectorat français, qui attire les étrangers friands de liberté et d’exotisme, dont bon nombre d’écrivains comme Jane et Paul Bowles, Tennessee Williams, Brion Gysin – qui y ouvre un restaurant, Les Mille et Une Nuits – et, par la suite, Jean Genet et Samuel Beckett. Pour l’exilé volontaire commence alors une lente et inexorable descente jusqu’aux tréfonds de la maladie et de la déchéance physique et morale. Prisonnier de la drogue, il connaît l’abjection, la solitude et le sentiment d’une mort lente, dégradante, inéluctable. Commence alors pour lui, dans la modeste pension Muniria, dans une chambre ascétique, un combat surhumain pour tenter d’échapper à l’emprise létale des stupéfiants. Un combat qu’il mène sur deux fronts, celui de la désintoxication, qu’il poursuit de cure en cure et qui sera ponctué par de cuisantes défaites, et celui de l’écriture, tout aussi difficile et tourmenté.
Il écrit avec acharnement ce qu’il appelle des routines, de brefs récits mettant en scène des moments forts de son passé. Le projet d’un livre voit peu à peu le jour. Ce livre a bientôt un nom : Interzone. Très rapidement, les manuscrits s’accumulent, les textes succèdent aux textes, mais sans le moindre plan et demeurant souvent à un stade d’élaboration incertain. Quand Jack Kerouac vient lui rendre visite en février 1957, il découvre la masse énorme d’un manuscrit décousu. Il fait remarquer à son auteur que le titre n’est pas assez marquant et lui en attribue un nouveau : The Naked Lunch. Et, au printemps de la même année, Allen Ginsberg et son compagnon Peter Orlovsky arrivent à leur tour. Ils sont effarés par ce chantier littéraire vertigineux. Ginsberg, qui fait office d’agent à Burroughs, tente de mettre de l’ordre dans ce gigantesque désordre, ne pouvant constater qu’il n’a sous les yeux que « pièces et morceaux, comme des spores prenant racine partout et proliférant n’importe où ». Paul Bowles, qui vient lui rendre visite de loin en loin, est à son tour effaré par le « fatras sur son bureau » et découvre avec consternation que sous ledit bureau, « le sol était chaotique ; mais il ne consistait qu’en pages du Festin nu auquel il travaillait sans relâche ». Ginsberg, malgré l’immensité de la tâche, s’emploie à dactylographier les parties les plus facilement déchiffrables tout en essayant de trouver une sorte de classement chronologique. Orlovsky se souvient de ces heures où la pension s’est changée en une sorte de scriptorium : « Allen et Jack se mirent au travail sur le Festin nu de Bill : corrections, frappe, choix des chapitres ; Jack, devant la machine, n’arrêtait pas de taper. » Ginsberg repart en juin pour aller en Espagne. Il est pleinement conscient de n’avoir pas accompli ne serait-ce que la moitié du chemin. Et alors que Kerouac s’acharne sur la vieille machine à écrire, Burroughs n’arrête pas d’écrire, comme s’il était galvanisé par la présence et le soutien de son ami.
Sur ces entrefaites, Ginsberg déploie des efforts infructueux pour essayer de convaincre un éditeur américain de l’intérêt de ce work in progress. Finalement Maurice Girodias, qui avait domicilié sa maison d’édition Olympia Press à Paris afin de contourner la censure menaçant sa collection de livres érotiques, accepte de lire la prose de cet inconnu en 1958. Il en reste épouvanté et racontera des années plus tard : « Ce manuscrit était un tel fouillis ! On ne pouvait pas littéralement lire cette chose. » Étant parvenu à retrouver un équilibre relatif, Burroughs quitte Tanger, qui a de toute façon beaucoup perdu de son attrait depuis l’indépendance du Maroc, et pose sa valise dans un hôtel miteux de la rue Gît-le-Cœur derrière la place Saint-Michel. Cet hôtel est colonisé par une bohème internationale à majorité anglo-saxonne. Cette valise ne contient quasiment qu’une seule chose : le fameux manuscrit. Le poète sud-africain Sinclair Beiles l’y rencontre en 1959 et se propose de convaincre Girodias de revenir sur son refus. Ce dernier accepte, mais à condition que le manuscrit soit correctement dactylographié, sérieusement remanié et remis dans les meilleurs délais pour le confier à son imprimeur en juillet. C’est alors qu’entre en scène un autre résident de l’établissement de Mme Rachou, qui allait passer à l’histoire sous le sobriquet de Beat Hôtel : Brion Gysin. Lui qui avait quelques fois croisé Burroughs à Tanger sans trop lui prêter attention noue avec lui une solide amitié et l’aide à trouver un sens et une chronologie à ces histoires en apparence décousues et disparates. Un titre est donné à chacun des chapitres et, en un temps record, le manuscrit est terminé. Mais celui que Sinclair Beiles remet entre les mains de Girodias n’a plus grand-chose à voir avec le premier qu’il avait ouvert avec effroi. Mieux encore : ce n’est plus du tout le même texte. L’ouvrage est publié sans attendre et ne tarde pas à provoquer les foudres de la censure de l’autre côté de l’Atlantique.
L’introduction se place dans une perspective guère éloignée de celle de Junkie : porter témoignage de l’extrême sujétion que suppose l’usage des drogues. Mais, cette fois, il a l’ambition de raconter ce que cela peut signifier de l’intérieur. Il veut décrire dans le menu détail l’histoire d’une relation épouvantable : celle du singe qui s’accroche aux épaules et à la nuque de l’individu pris au piège algébrique de son vice et qui le dévore jusqu’à lui faire perdre toute forme humaine. Il veut raconter l’infernale spirale descendante, qui ne cesse de s’enfoncer dans les territoires terrifiants d’un monde infernal. Pour ce faire, il résume et transpose sa propre vie. C’est pourquoi le récit commence à New York, là où son histoire personnelle a débuté, dans un métro qui fait étrangement songer au train des premières pages du Voyage au bout de la nuit de Louis Ferdinand Céline. Une fois que son héros est monté dans la rame, il sera entraîné dans le royaume souterrain d’une impitoyable divinité chtonienne. Dès lors, tout est sujet à anamorphoses, déformations en chaîne, grossissements et rapetissements à l’instar des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift (un auteur dont Burroughs apprécie sans réserve l’esprit et l’intention), mais selon une logique folle, qui appartient exclusivement à la triste compagnie des camés. « Mais le métro démarre. » Et rien ne peut plus l’arrêter. Le voyageur est propulsé dans un univers où l’espace et le temps sont distordus et extensibles en tous sens. Il se retrouve bientôt à Tanger. Tanger se transmue à son tour en une série de cités imaginaires évoquant des inventions utopiques. Le récit, loin d’être linéaire, adopte les règles ludiques du roman picaresque, qui ignore l’unité de lieu, de temps et d’action et encore moins la cohérence narrative.
Toutes ces villes fantomatiques diffèrent néanmoins des modèles spectraux qui apparaissent et disparaissent alors que s’animent sporadiquement des personnages eux-mêmes hypothétiques. Chacune de ces cités représente un moment de l’expérience mentale de ces malheureux qui voyagent selon les paramètres truqués de leur aliénation. À commencer par la république de Libertie, « vouée à l’amour libre et l’hygiène du bain » et dont le burlesque docteur Benway est le conseiller. Quant à Interzone, c’est le point d’intersection d’une réalité fantasmée et des fantasmes devenus soudain réalité. On pénètre dans cette Cité, un compendium de multiples agglomérations dont les particularités se confondent et se contredisent, par le pouvoir du yage ; mais bien d’autres clés sont concevables. Des conflits se font jour entre diverses factions, celle des Liquéfactionnistes et celle des Émissionistes, auxquelles s’oppose celle des Divisionnistes et enfin celle des Factualistes, qui n’en accepte aucune. Plus on découvre les tumultes et les violences qui agitent ce microcosme, plus on éprouve la sensation déconcertante de revivre en des termes inédits des scènes arrachées à Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad ou au Procès de Franz Kafka tout en sachant qu’on progresse au-dessus d’un gouffre inconnu, sans nom et sans fond.
Sans répit, des scènes hallucinantes s’esquissent et se précisent, faisant surgir du néant des visions entre les peintures infernales de Jérôme Bosch et des images de pure science-fiction, comme celle des Réservoirs Municipaux, dont « les robinets de Vie vomissent des milliers de formes, toutes inexorablement et immédiatement dévorées, et les dévoreurs sont eux-mêmes abolis par le duvet noir du Temps… » À l’époque où Burroughs compose Le festin nu, la littérature de science-fiction n’est mise à contribution que dans une mesure très réduite pour construire son chef-d’œuvre. Cependant cette dimension est inhérente à sa conception. Les obsessions organiques ou médicales dérivées de la biologie et surtout de la virologie, la traduction extravagante et grotesque en termes fictionnels de la hantise paranoïaque ou des excès psychotiques, les manifestations délirantes de cultures reposant sur la contagion destructrice et incurable et l’absolue mainmise sur l’esprit et sur le corps des citoyens, parfois grâce à l’utilisation pernicieuse des moyens de la technologie d’avant-garde, tous ces paramètres contribuent à façonner les contours indécidables d’une géographie galactique, qui n’en finit jamais de s’étendre dans toutes les dimensions possibles et impossibles, concevables et inconcevables.
Dans la chambre minuscule du Beat Hôtel de la rive gauche, Burroughs s’est engagé dans une œuvre nouvelle, qui systématise les procédés d’écriture qui se sont imposés à lui pour la composition du Festin nu. L’expérimentation de techniques littéraires comme le cut-up (découpage), le fold-in (pliage) et les permutations avec l’inventif Brion Gysin lui donnent les instruments nécessaires à la fondation d’un monde imaginaire en perpétuelle mutation : ce monde n’a plus de limites ni de définitions établies et se nourrit aussi bien de la poésie d’Arthur Rimbaud, du théâtre de William Shakespeare, des coupures de journaux, de textes scientifiques et, cette fois, également d’extraits d’ouvrages de science-fiction. La création de The Soft Machine (La machine molle, 1960), de The Ticket That Exploded (Le ticket qui explosa, 1961) et de Nova Express (1962) forme la première grande trilogie littéraire de l’auteur où il explore des contrées improbables métissant le passé, le présent et le futur, peuplées de figures en perpétuelles mutations, adoptant des apparences hybrides et monstrueuses. Ce formidable cosmos où se déroule une guerre interminable et qui ne peut distinguer les agresseurs des victimes, les uns se changeant en les autres et réciproquement, un cosmos de toutes les transformations, instantanées et insensées, un cosmos menacé et en pleine décomposition représente une tentative unique dans la littérature du XXe siècle de produire une nouvelle mythologie, jusqu’alors inédite, au-delà des traditions et des codes et des conventions légués par notre civilisation et qui ne trouve de paradigme que dans les produits les plus sulfureux et les plus audacieux de la science-fiction.
Gérard-Georges Lemaire