La coquette paniquarde

Le soleil du matin peignait la silhouette du Matelot des ocres flamboyants de la came. Son pardessus noir et son feutre gris pendaient, flasques et déformés par l’atrophie de la carence. Sa tasse de café était posée sur un napperon de papier, la marque de ceux qui passent le plus noir de leur temps assis devant un jus dans les restaurants et les snack-bars et les terminus et les salles d’attente. Un camé, même s’il est de la trempe du Matelot, obéit au sablier de la drogue, au Temps de la Came, et quand il s’immisce inopportunément dans le Temps d’autrui, il doit patienter – comme tous les quémandeurs. (Combien de tasses de café à chaque heure qui passe ?)

Un jeunot entra, s’assit au comptoir, le corps cisaillé par le long frisson de l’attente. Le Matelot tressaillit lui aussi. Ses traits se brouillèrent, soudain flous, estompés derrière une buée brunâtre et flageolante. Ses doigts errèrent sur la table, déchiffrant à distance le Braille du gamin. Son regard retraça courbes et fossettes, suivit les tourbillons châtains qui cascadaient sur sa nuque – lent et attentif voyage des yeux.

L’autre se redressa et se gratta la nuque.

— Dis donc, Joe, je viens de me faire piquer par quelque chose ! Qu’est-ce que c’est que ce bistrot dégueulasse ?

— C’est pas un moustique, petit, c’est la coco qui te chatouille, dit Joe en mirant des œufs au soleil. Ça me rappelle mes virées avec Irène Kelly, une sportive comme pas deux. Un soir qu’on était dans un bled du Montana, Butte si tu veux savoir, voilà pas qu’elle attrape une panique de coquette et part en bombe à travers l’hôtel en gueulant que des flicards chinois lui courent aux fesses avec des hachoirs à viande… Et j’ai connu un poulet de Chicago qui se nasait avec une cocaïne spéciale qui venait en cristaux, des jolis petits cristaux bleus… Un jour lui aussi il entre en panique tout d’un bloc et se met à brailler que les poulets lui tiennent le train, il se taille au fond de l’impasse et va se coller la tête dans une poubelle. Alors je lui demande : « Qu’est-ce que tu fabriques là-dedans ? » et cette tante me dit : « Fous le camp ou je te descends ! Ils me trouveront jamais ! » Bah, quand saint Pierre fera l’appel on sera tous là pour répondre Présent, pas vrai ?

Joe regarda le Matelot en déployant les mains dans le geste d’impuissance fataliste du camé.

Le Matelot parla soudain, d’une voix tâtonnante qui se recomposait mot à mot en arrivant à l’oreille, épelant chaque son du bout de ses doigts glacés :

— Ton contact est coupé, petit…

Le gosse eut un haut-le-corps. Sous les cicatrices de la came, sa gueule de voyou laissait apparaître des bribes d’innocence sauvage – comme de jeunes fauves à l’affût derrière la broussaille grise de la peur.

— Je pige pas, M’sieur…

Le Matelot émergea tout d’un coup, comme une vision de la drogue, image d’une netteté presque douloureuse. Il rabattit le revers de son veston, montra l’aiguille de seringue rongée de vert-de-gris piquée dans l’étoffe.

— J’ai été démissionné dans l’intérêt de la patrie… Assieds-toi, petit, je t’offre de la tarte aux myrtilles, j’ai une note de frais… Une bouchée pour toi, une bouchée pour le singe qui te bouffe le dos – ça lui donne le poil luisant.

À travers trois mètres de bistrot matinal, le môme eut l’impression qu’on lui touchait le bras. Il se sentit aspiré, siphonné jusqu’à la table du Matelot. Il atterrit avec un schlop silencieux et planta son regard dans les yeux de l’autre, un univers émeraude traversé de lents remous noirs.

— Vous êtes vendeur ?

— Je préfère le mot, euh, vecteur…

L’écho de son rire vibra dans la substance malade du gamin.

— Vous êtes chargé, M’sieur ? J’ai de l’oseille…

— Je veux pas de ton fric, joli même, je veux un peu de ton Temps.

— Je pige pas.

— Tu veux ta seringuette ? Tu veux te recharger ? Tu veux tes vapes ?

Le Matelot berça dans ses bras une minuscule forme rose, et sa silhouette redevint fluette et tremblante.

— Ça marche, dit le môme.

— On va y aller en métro – pas la ligne municipale, il faut prendre l’Indépendant, on est moins emmerdé, y a pas de flics armés mais rien que des vieux pépères avec une matraque et c’est tout. Ça me rappelle un jour, nous deux la Lope on s’est fait coincer au métro Plaza. Évite cette station comme la peste, fiston… c’est bourré de flics, trop d’étages, trop de couloirs. Les poulets se planquent dans les placards à balais, ils s’envapent à l’ammoniac comme des bêtes sauvages… carbonisés ils sont… et puis ils tombent sur une pauvre vieille bousculeuse de poivrots, ils lui sèchent les veines de trouille. Une vieille qui doit avoir sa seringuette une fois la semaine, sinon elle se tape le cinq vingt-neuf garanti à l’œil par la municipalité, c’est le tarif pour les artistes de la bouscule… Faisez gaffe, les gars… Eh, la Lope, le Mouton, l’Irlandais, ouvrez l’œil, matez bien sur toute la ligne avant de gauler la pépite…

La rame passe, noire explosion ferraillante…