Panorama de la cité d’Interzone. Premières mesures de Bye Bye Saint Louis la iti… bribes tantôt nettes, tantôt floues, intermittentes, comme un orphéon à un carrefour balayé par le vent…
La pièce semble agitée de secousses et de vibrations. Le sang et la chair de races innombrables – Nègres, Polynésiens, Mongols des Hauts-Plateaux, Nomades du Désert, Polyglottes Levantins, Indiens, et d’autres races qui ne sont pas encore nées, pas même conçues, des combinaisons que l’on n’imagine pas encore – traversent ton corps. Migrations, voyages fantastiques à travers le désert de la jungle et la montagne (stase et mort lente au fond de vallées fermées où le fumier génital donné naissance à des plantes couvant d’étranges crustacés qui briseront leur enveloppe humaine comme une coquille), à travers le Pacifique dans des praos accostant à l’île de Pâques… Cité composite où tous les humains en puissance sont disséminés dans le silence d’un marché qui s’étend à perte de vue.
Minarets, palmiers, montagnes, jungle… Un fleuve nonchalant grouillant de poissons féroces, de grands parcs noyés de ronces (des enfants couchés sur l’herbe s’amusent à des jeux énigmatiques). Nul dans la Cité ne peut verrouiller sa porte et quiconque le veut peut entrer n’importe où n’importe quand. La police est dirigée par un Chinois qui se cure les dents en écoutant patiemment les dénonciations que les aliénés viennent sans cesse susurrer à son oreille ; de temps à autre, il ôte le cure-dent de sa bouche et en étudie la pointe émoussée. Des mouchards, le visage lisse, hâlé et impassible, musardent aux portes cochères, jouant avec des têtes miniaturisées pendues à leurs chaînes de gilet, contemplant le vide avec une sérénité d’insecte aveugle. Derrière eux, on voit à travers les portes ouvertes des comptoirs d’acajou et des guéridons nappés, des cuisines et des salles de bains, des couples qui forniquent côte à côte sur des rangées de lits de cuivre, des milliers de hamacs enchevêtrés, des camés qui se garrottent le bras, des fumeurs d’opium ou de hachisch, des gens qui se lavent et mangent et bavardent dans un nuage de fumée et de vapeur.
On voit aussi des tables de jeux où l’on mise des sommes inouïes. De temps à autre, on entend le cri de désespoir d’un joueur malheureux qui doit payer sa dette en offrant sa jeunesse à un requin septuagénaire ou en devenant le Latah de son adversaire. Ailleurs, on mise infiniment plus que quelques années de jeunesse ou un esclavage de Latah, et des parties s’engagent dont seuls deux joueurs au monde connaissent l’enjeu.
Toutes les maisons de la Cité sont accolées l’une à l’autre. Cahutes de boue séchée (des montagnards mongols accroupis sur le seuil plissent les yeux dans la fumée), cabanes de bambou ou de teck, maisonnettes de torchis, de pierre ou de briques, huttes maoris et polynésiennes, abris de branchages à la fourche des arbres, roufs des bateaux à roues amarrés au bord du fleuve, grands baraquements abritant des tribus entières, galetas de planches et de tôle ondulée dans lesquels des vieillards dépenaillés préparent leur bouillon de méta, gigantesques plates-formes de poutrelles rouillées, dressées cinquante mètres au-dessus des marécages et des fosses à ordures, portant des cages accrochées à différents niveaux et des hamacs oscillant dans le vide.
Des expéditions partent vers des destinations inconnues avec des objectifs inconnus. Des étrangers débarquent de radeaux de fortune faits de vieilles caisses liées avec des cordages pourris, d’autres surgissent en titubant de la jungle, les yeux disparaissant sous leurs chairs boursouflées de piqûres de moustiques, d’autres encore descendent des sentiers de montagne, leurs pieds ensanglantés invisibles dans la poussière des faubourgs de la Cité (miséreux qui défèquent en rang d’oignons au pied des murs de torchis, vautours qui se disputent des têtes de poissons). Ceux-là tombent du ciel, suspendus à des parachutes rapiécés, atterrissent dans un jardin public… un flic en ribote les emmène dans un chalet d’aisance pour les faire enregistrer… les questionnaires dûment remplis sont piqués à des clous en guise de papier hygiénique.
Les graillons de toutes les cuisines du globe flottent sur la Cité, mêlés à des nuages d’opium et de hachisch, à la fumée résineuse et rougeâtre du yage, aux remugles de la jungle, du goémon marin, des fleuves croupis, d’excréments desséchés et de sueur et d’entrecuisses.
Flûtes montagnardes, jazz et be-bop, monocordes mongols, xylophones gitans, tam-tams africains, cornemuses arabes…
Des épidémies de meurtres ravagent la Cité et les cadavres à l’abandon dans les rues sont déchiquetés par les charognards…
Des albinos clignotent des yeux dans le soleil. Des vauriens perchés sur des branches d’arbres se masturbent paresseusement. Des malades rongés par des plaies mystérieuses observent les passants d’un regard lucide et démoniaque.
Le Café des Omophages est situé sur la place du Marché. Là, on le sait, se retrouvent les amateurs de Viande Noire, les fonctionnaires de disciplines anachroniques et inintelligibles qui griffonnent des grimoires étrusques, les adeptes de stupéfiants encore à l’état de projet, les fourgueurs de drogues insolites (harmaline trafiquée, produits synthétiques réduits à un principe d’intoxication purement cérébral n’offrant qu’une éphémère extase végétale, décoctions destinées à conditionner les victimes promises au Latah, sérums de longévité portant la griffe de Tithon…), et les trafiquants de marché noir de la Troisième Guerre mondiale, les exciseurs d’émotions télépathiques, les ostéopathes de l’esprit, les flics acharnés à suivre des fausses pistes sur les indications fielleuses de joueurs d’échecs paranoïdes, les fonctionnaires de services fantomatiques, les suivantes d’une lesbienne lilliputienne qui a réussi l’Opération Bang-Utot en suscitant une érection des poumons capable d’étrangler un ennemi assoupi, les vendeurs de machines à relaxer et d’orgone en bouteille (c’est l’unité de vie sous forme de décharge électrique, base de la thérapeutique « par accumulation » de Wilhelm Reich), les briseurs des rêves et nostalgies exquises des cellules sensibilisées par le mal de came, que l’on remplace par le matériau brut de la volonté de puissance, les médecins spécialistes de maux spécieux : épidémies couvant sous la poussière de cités en ruine, nourrissant leur virulence du sang blême des vers aveugles qui percent peu à peu l’écorce du sol et la peau de leurs hôtes humains ; maladies de la stratosphère et des bas-fonds de l’Océan ; maladies cultivées en laboratoire ; maladies de la guerre atomique… Là se retrouvent aussi dans un silence bruissant le passé inconnu et le futur qui affleure déjà… entités larvaires guettant l’apparition de la Vie…
(N.B.1. — Bang-Utot signifie littéralement « geindre en essayant de se lever »… Ce mal frappe les indigènes mâles du Sud-Est Asiatique et la mort survient au cours d’un cauchemar… On enregistre chaque année à Manille une douzaine de morts attribuables au Bang-Utot… Un miraculé du mal raconta qu’« un petit homme » assis sur son torse avait tenté de l’étrangler… Les victimes pressentent souvent leur fin prochaine. Les malades expriment la crainte de voir leur pénis pénétrer à l’intérieur du corps comme un poignard, et on les voit l’empoigner avec frénésie en appelant les voisins à la rescousse pour l’empêcher de se retourner et de leur crever le bas-ventre. On considère comme extrêmement dangereuses les érections qui surviennent pendant le sommeil car elles risquent de déclencher à l’improviste une crise fatale… Un indigène avait fabriqué une sorte de carcan destiné à prévenir la moindre tendance érectile durant son sommeil, mais son ingéniosité a été déjouée et il est mort du Bang-Utot à peu de là… L’autopsie des victimes du Bang-Utot n’a révélé aucune défaillance organique. On a cependant observé dans nombre de cas des traces de strangulation dont l’origine est inexplicable, et parfois de brèves hémorragies des poumons et du pancréas, inexplicables elles aussi et, en tout état de cause, trop insignifiantes pour entraîner la mort… Il est apparu à l’auteur que la mort pourrait être due à un transfert de l’énergie sexuelle des parties génitales jusqu’aux poumons, dont l’érection jumelée provoquerait la mort par asphyxie… Voir à ce sujet l’article du docteur Nils Larsen, The Men with the Deadly Dream, dans The Saturday Evening Post du 3 décembre 1955, et un essai du romancier Erle Stanley Gardner publié dans True Magazine.)
(N.B.2. — Le passage décrivant la Cité et le Rendez-Vous des Omophages a été rédigé sous l’empire du yage… Yage, Ayuahasca, Pildé, Natima, c’est ainsi que les Indiens d’Amérique du Sud désignent la banistérie (Banisteria caapi), une liane à croissance très rapide de l’Amazonie… On lira avec profit sur ce sujet cet extrait d’un article publié par l’auteur dans le British Journal of Addiction de janvier 1957 :
« … Le principe actif se situe apparemment dans le bois et l’écorce de cette liane fraîchement coupée, et notamment dans l’écorce interne. Les feuilles ne sont pas utilisées. Il faut préparer une grande quantité de banistérie pour pouvoir éprouver le plein effet de la drogue, environ cinq longueurs de vingt centimètres chacune par personne. La liane est coupée, broyée et portée à ébullition pendant deux heures ou plus avec les feuilles d’une plante indigène connue sous le nom technique de Palicourea sp. Rubiaceœ et que les Indiens de l’Amazonie péruvienne appellent Cawé.
« Le yage est un narcotique hallucigène qui provoque un grave bouleversement des facultés sensorielles. Absorbé à trop forte dose, c’est un poison à effet convulsivant dont l’antidote est un barbiturique ou tout autre sédatif puissant. Quand on absorbe du yage pour la première fois, il est prudent d’avoir un anticonvulsif à portée de main…
« Les sorciers indigènes tirent parti des propriétés hallucinatoires du yage pour renforcer leurs pouvoirs. Ils l’emploient également comme panacée contre les maladies les plus diverses. De fait, le yage abaisse la température du corps et présente donc quelque utilité dans les cas de fièvres malignes ; c’est aussi un helminthicide puissant, dont l’usage est indiqué pour le traitement des maladies parasitaires de l’estomac et de l’intestin. Le yage crée un état d’anesthésie consciente et joue ainsi un rôle important dans les cérémonies rituelles au cours desquelles les initiés doivent subir des épreuves pénibles, telles que la flagellation avec des faisceaux de lianes ou l’exposition aux piqûres de fourmis…
« Pour autant que je sache, le yage n’est actif que lorsqu’il est frais coupé. Je n’ai pu trouver le moyen de sécher, extraire ou conserver l’élément actif de cette liane. Les teintures sont inefficaces et la plante perd toute virulence une fois séchée. Des études en laboratoire permettraient de définir ses principes pharmacologiques. Étant donné la puissance hallucinatoire de l’extrait brut, on pourrait sans doute obtenir des résultats beaucoup plus impressionnants avec des dérivés synthétiques. Ce sujet mérite à coup sûr d’être approfondi… » (Depuis la publication de cet article, j’ai appris que les alcaloïdes de la banistérie sont très voisins de l’acide lysergique, ou LSD 6, que l’on utilise pour créer des psychoses expérimentales ; leur formule serait équivalente à LSD 25.)
« Selon mes observations, le yage n’exerce aucun effet nocif lorsqu’il est pris en quantité raisonnable. Les sorciers, que leur « art » conduit à en faire usage continuellement, paraissent jouir d’une santé normale. La tolérance s’acquiert rapidement, supprimant nausées et malaises au moment de l’absorption.
« L’intoxication par le yage rappelle par plusieurs points les effets du hachisch. L’un et l’autre déterminent une altération de l’optique mentale et une extension de la conscience au-delà de ses limites ordinaires. Cependant, le yage entraîne un bouleversement beaucoup plus grave des sens, doublé d’hallucinations caractérisées (notamment la vision d’éclairs bleutés).
« Les avis sont très partagés en ce qui concerne la philosophie du yage. La plupart des Blancs qui en font usage et nombre d’Indiens le considèrent apparemment comme un simple excitant au même titre que l’alcool. Pour d’autres, il a des vertus magiques et doit être réservé exclusivement aux cérémonies rituelles. Chez les Jivaros, les adolescents boivent le yage (appelé Natima en dialecte indien) pour entrer en communication avec les esprits des ancêtres et recevoir leurs conseils. On l’utilise aussi comme anesthésique lors des rites de la puberté et autres épreuves particulièrement douloureuses. Tous les sorciers recourent au yage pour prédire l’avenir, retrouver les objets perdus ou volés, expliquer et guérir les maladies, identifier l’auteur d’un crime… »
Digressons : sachant que les Indiens (voilà bien la croix que doivent porter les anthropologistes – rien n’est plus exaspérant à leurs yeux que l’Homme Primitif) ne considèrent jamais la mort comme un accident, qu’ils ignorent leurs propres tendances autodestructrices (une moue dédaigneuse : « Nos frères inférieurs ! ») ou estiment peut-être que ces tendances sont essentiellement dues aux machinations d’esprits hostiles – toute mort est un meurtre à leurs yeux. Donc, que le sorcier se saoule au yage et l’identité du meurtrier lui sera révélée. Comme on peut l’imaginer, ses délibérations et investigations à la mode tropicale suscitent quelque malaise parmi ses électeurs :
— Espérons que le vieux Xiuptutol va pas perdre les pédales et donner un de nos gars.
— Prends un coup de curare et te fais pas de mouron. Il a touché son enveloppe…
— Mais supposez qu’il perde la boule, hein ? À force de s’envoyer en l’air au Natima, ça fait bien vingt ans qu’il a pas touché terre… Je vous le dis, patron, trop c’est trop, c’est un truc qui bousille le cerveau…
— Si y a du pet, on le fera récuser comme incompétent.
Mais Xiuptutol sort de la forêt complètement envapé et annonce que le coup a été fait par les truands du Bas-Tzpino, ce qui n’est une surprise pour personne… et personne n’aime les surprises chez nous, mon chou…
Revenons à notre article :
« L’alcaloïde de la banistérie a été isolé en 1923 par un certain Fisher Cardenas, qui le baptisa télépathine (il est également connu sous les noms de banistérine et de yagéine). Rumpf a établi que la télépathine est semblable à l’harmaline, l’alcaloïde du Perganum harmala… » (Je signale au passage l’affinité chimique de la mescaline et de la télépathine, qui créent des états d’intoxication très voisins, bien que techniquement distincts.)
Le yage (carnets d’un intoxiqué). Images qui passent devant les yeux, silencieuses et lentes comme des flocons de neige… sérénité… toutes les barrières défensives disparaissent… tout et tous sont libres d’entrer ou de sortir… l’angoisse est tout bonnement inconcevable… une ravissante substance bleue m’imprègne… je vois un visage souriant, aux traits archaïques, comme un masque polynésien, bleu violacé avec de fines mouchetures d’or…
… la pièce prend l’aspect d’un bordel proche-oriental avec des murs tapissés de bleu et des lampes aux abat-jour frangés de rouge… je devine que je me métamorphose en négresse, mon corps est secrètement envahi de noir… frissons de concupiscence… mes jambes s’enrobent de chair moelleuse, d’une texture asiatique… une vie furtive et frémissante anime tout ce qui m’entoure… la pièce est de style levantin, nègre, polynésien, je suis dans un endroit familier que je ne parviens pas à localiser… yage : randonnée dans l’espace-temps… la pièce vibre, s’agite de mouvements mystérieux… le sang et la chair de races innombrables (Nègres, Polynésiens, Mongols des Hauts-Plateaux, Bédouins, Polyglottes du Proche-Orient, Indiens, d’autres races encore inexistantes, inconcevables) pénètrent mon corps… migrations, voyages fantastiques à travers le désert et la jungle et la montagne (mort lente au fond de hautes vallées où des plantes rares jaillissent des sexes, couvant d’énormes crustacés qui briseront leurs coquilles de chair), à travers le Pacifique dans des bateaux à balanciers abordant à l’île de Pâques…
(Il m’apparaît soudain que la nausée suivant immédiatement l’absorption de yage est un peu comme le mal de mer – embarquement pour l’univers du yage…)
Un cortège funèbre traverse la place du Marché. Quatre hommes portent le cercueil (inscriptions arabes en argent filigrané). Procession de pleureurs psalmodiant l’hymne funéraire. Clem et Jody emboîtent le pas aux porteurs. Un cadavre de verrat jaillit subitement du cercueil, drapé dans une djellaba et pipe de kif au groin, un mezuzoth pendant au cou, un jeu de photos cochonnes fiché dans le pied. L’inscription du cercueil signifie : « Oncques ne vécut en terre d’Islam si haut et puissant seigneur. »
Clem et Jody entonnent une ignoble parodie d’hymne des morts en arabe de cuisine Jody connaît un numéro en chinois à se pisser de rire – du genre crise d’hystérie d’une marionnette de ventriloque. À tout dire, il a réussi à provoquer une émeute xénophobe à Shanghai qui fit près de trois mille victimes.
— Debout, Gertie, un peu de respect pour ces pauvres crouilles !
— Tu as raison.
— Mon trésor, je suis en train de mettre au point une invention tout à fait extraordinaire… un bonhomme qui disparaît au moment où tu viens, si tu vois ce que je veux dire, avec une odeur de feuilles brûlées et un effet sonore de train sifflant dans le lointain.
— Tu n’as jamais fait l’amour dans l’apesanteur ? Le foutre flotte dans l’air comme un ectoplasme gracieux, et les invitées du beau sexe risquent la conception indirecte sinon immaculée… Ça me rappelle un vieux copain, un des plus beaux garçons que j’aie connus, un des plus cinglés aussi et absolument pourri de fric. Il se baladait dans les soirées mondaines avec un pistolet à eau plein de foutre qu’il déchargeait sous les jupes des dames, en visant surtout les intellectuelles, les directrices d’usines et autres femmes de tête. Et il gagnait haut la main tous ses procès en reconnaissance de paternité. Il faut dire que ce n’était jamais son propre foutre…
Fondu… « Messieurs, la Cour ! » La parole à l’avocat d’A. J. :
— Des expériences conclusives ont établi que mon client n’a aucun rapport, hum, intime avec le petit, hum, incident survenu à l’aimable demanderesse… Aurait-elle décidé d’imiter la Vierge Marie et de renouveler le miracle de l’Immaculée Conception en accusant mon client de jouer le rôle de, hum hum, de divin entremetteur ?… Je me permets d’évoquer une affaire qui fut jugée en Hollande au XVe siècle, quand une jeune femme accusa un sorcier chenu et vénérable d’avoir suscité un succube qui aurait aussitôt connu, hum, charnellement ladite jeune femme, provoquant par voie de conséquence fort regrettable un état de grossesse caractérisée. Le sorcier fut inculpé de complicité – on alla jusqu’à dire qu’il s’était conduit comme un voyeur infâme avant, pendant et après le délit. Toutefois, Messieurs les Jurés, notre siècle de lumière n’accorde plus aucun crédit à de telles, hum hum, légendes, et toute jeune femme qui attribuerait son, hum, état intéressant à la fougue d’un succube passerait pour une âme quelque peu romantique ou, en langage clair, pour une sale putain de menteuse héhé hé hé…
Et voici L’Heure du Prophète :
— Ils sont morts par millions dans les marais. Il ne restait qu’une seule bouffée d’air et il n’y a eu qu’un seul rescapé. « Avsordres Commandant ! m’a-t-il dit en coulant un regard pisseux sur le pont. Sûr que c’est pas une nuit à mettre les chaînes… Il serait prudentiel de bien observer les précautions d’usage quand on navigue vent debout, le vent arrière n’ayant rien amené qui vaille un cent de clous… Les Señoritas sont justement le clou de cette saison en enfer, mais j’en ai marre de faire l’ascension de ces monts de Vésuve grouillants de pines étrangères. »
Il est temps de m’orient-expresser direction la mine de rien le néant ne manque pas dans la région… pioche un peu tous les jours, pic et tamis ça passe le temps…
Fantômes jaillissant à bout de poignet qui te trompent tout chaud dans le trou de l’oreille…
La seringuette nous ouvre la barrière…
— Le Christ ? ricane le vieux Saint pédouillard en se barbouillant les joues d’un fond de teint ignoble qu’il puise dans une coupe d’albâtre. Ce cabotin à la manque ? Tu crois que je m’abaisserais comme lui à faire des miracles ? Il sort du rayon des farces et attrapes… Non, mais écoute-moi ça… « Entrez entrez, trouducs et trouduchesses, et amenez tous vos petits trous. Un spectacle pour les jeunes et les vieux et les belles et les bêtes… Seul et unique au monde, le sen-sa-tion-nel Fils de l’Homme vous guérira une vérole de gamin d’une seule main, par simple contact, Mesdames et Messieurs, et il vous fabriquera de l’herbe à Marie de l’autre, le tout en marchant sur l’eau et en pissant du vin de l’année par le cul… Vous approchez pas trop, Messieurs-dames, vous risqueriez d’être irradiés par l’intensité de l’artiste… » Tu parles !…
« Ce gars-là, mon chou, c’est pas d’hier que je le connais… Ça remonte au temps qu’on donnait au numéro d’Imitation à deux voix, un truc tout ce qu’il y avait de chouette… On faisait un gala à Sodome, un bled qu’on n’en fait pas des plus tartes, à rayer de la carte… Bref mon type, cet enfoiré de Philistin que je te parlais, voilà qu’il débarque de sa cambrousse, Bécon-lès-Baal ou va savoir, et il me traite d’enculé en pleine salle. Ni une ni deux je lui dis : “Trois mille ans que je suis dans le music-hall et j’ai toujours gardé le nez propre. Et je vais pas me laisser insulter par un lèche-cul qu’il a même pas le bout coupé !” Aussi sec… Plus tard, il est venu s’excuser dans ma loge… Paraît que c’est un médecin de première. Et un type épatant avec ça…
« Bouddha ? Un camé métabolique, tout le monde te le dira… Il fabrique sa blanche lui-même, vois-tu ? Aux Indes, ils ont pas la notion du temps, le Camelot a des fois un mois de retard et plus… “Voyons voir, c’est-il la deuxième ou la troisième mousson ? C’est que j’ai rancart à Ketchupore à peu près plus ou moins dans ces eaux-là.” Tu vois tous les camés qui poireautent dans la position du lotus, ils bavent par terre en guettant l’arrivée du Camelot… Et Bouddha part en bombe :
« — J’en ai plein les sandales… Nom de Dieu, je vais métaboliser ma propre came.
« — Fais pas ça, camarade, tu vas avoir le fisc sur le dos.
« — Mon cul, oui ! J’ai trouvé le joint, vise un peu : me voilà passé Saint Homme à partir de tout de suite.
« — Merde alors, ça c’est la belle combine !
« — Oui, mais voilà, sur tous les citoyens qui viennent s’inscrire à la Nouvelle Religion, il y en a qui déconnent que c’est à peine croyable. Des frénétiques, ils savent pas se tenir. Ils ont pas de classe, quoi… Du reste, ils se feraient lyncher que ça m’étonnerait pas, le public aime pas voir des types la ramener avec des airs d’être plus vertueux que les autres… “Et alors quoi, Boubou, on emmerde le monde ?” Tu vois le topo… C’est pourquoi il faut y aller mollo, tu m’entends, mollo-mollo… “Voilà ce qu’on vous offre, Messieurs-dames, c’est à prendre ou à laisser. On vous l’enfonce pas dans l’âme comme un lavement, vu qu’on n’emploie point les méthodes de certains va-de-la-gueule qui méritent pas leurs noms et que je vois pas beaux d’ici peu… Videz-moi la grotte, il me faut du champ pour mettre mon métabolisme en route, je vais fabriquer une dose-canon et après ça je vous balance recta le Sermon du Feu…”
« Mahomet ? Tu veux rire ou quoi ? Il a été fabriqué de toutes pièces par le Syndicat d’Initiative de La Mecque, et c’est un agent de publicité égyptien, un pauvre mec paumé par la picole, qui a torché le scénario.
« — Remets-moi la même chose, Gus, et puis je rentre à la maison, c’est l’heure de ma sourate… Par Allah, attends les journaux du matin, ça va faire du bruit dans les souks. Je vais dénoncer le scandale des Desseins Animistes !
« Le barman lève la tête de sa feuille de P. M. U. : “Ouais ! il dit. Leur châtiment sera terrible.”
« — Hein ?… hum… tu l’as dit. Alors c’est d’accord, Gus, je te fais un chèque ?
« — Vous signez assez de chèques pour tapisser tous les murs de La Mecque, c’est bien connu. Je suis pas un mur, moi, M’sieur Mahomet.
« — Écoute voir, Gus, j’ai deux échantillons de publicité, la bonne et puis l’autre. C’est pas des fois de l’autre que tu cherches, non ? Je risque de me faire révéler une sourate au sujet des loufiats qui point ne dispensent la charité aux infortunés qu’Allah élit…
« — Ouais, et leur châtiment sera terrible… L’Arabie aux Arabes… (Gus saute par-dessus son comptoir.) J’en ai ma claque, Maho. Ramasse tes sourates et taille la route. Attends que je te donne le coup d’envoi. Et que je te revoye plus !
« — Ça va être la fête à ton bistro, figure de con sans foi ni loi. Je vais le faire boucler d’autor, tu vas te retrouver aussi sec qu’un intestin de camé. S’il le faut, par Allah, je ferai interdire l’alcool dans toute la péninsule !
« — M’en fous, c’est déjà un continent…
« Confucius ? Tu peux ranger ses boniments sur le même rayon que Les Deux Orphelines et les bandes dessinées. Lao-Tseu ? Ça fait beau temps qu’on l’a mis à la poubelle… Et puis assez causé de ces faux saints tout poisseux, avec leur air d’innocence ahurie comme s’ils se faisaient enculer tout en pensant à autre chose. Je vois pas pourquoi on permettrait à ces vieux cabots ratés de nous enseigner la Sagesse ! Trois mille ans que je suis dans le music-hall et j’ai toujours gardé le nez propre…
« Ça commence toujours pareil, toutes les Vérités sont en cabane avec les pédés de trottoir et les salauds qui profanent la sainteté du commerce en glandant au coin des rues, et voilà qu’arrive un vieux broute-cul à cheveux blancs qui profite de la situation pour te refiler les sous-produits de sa connerie sénile. Sera-t-on jamais débarrassé de cet enfoiré à la barbe de neige qui joue les ermites sur tous les hauts sommets du Tibet ou que tu vois débarquer de sa cahute de l’Amazonie pour racoler les passants en pleine rue ? “Je t’attendais, mon fils !” Et là-dessus, il te balance un plein potager de salades : “La vie est une école où chaque élève apprend une leçon différente. Voici que j’ouvre devant toi le Trésor du Verbe !”
« — Maître, la crainte m’étreint.
« — Nenni, mon fils, rien n’endiguera le flot qui monte.
« — Au secours, les copains, je peux pas l’endiguer. Sauve qui peut !
« Ma parole, chaque fois que je quitte le Vieux Sage j’ai l’impression de ne plus être humain et en vie. À force de déconner il me change les orgones en pisse de chat.
« Si c’est comme ça, diras-tu, pourquoi est-ce que je ne crache pas le Verbe de Vie ? Eh bien, je te le donne en exclusivité, c’est parce que le verbe ne peut pas s’exprimer directement… On pourrait peut-être le suggérer par un canevas de juxtapositions, comme des objets oubliés dans un tiroir de chambre d’hôtel que l’on ne définit que par l’élimination et l’absence…
« Je crois que je vais me faire retendre le ventre… Je suis plus aussi jeune qu’autrefois mais je suis encore désirable.
(N.B. — Il s’agit d’une opération chirurgicale destinée à supprimer partiellement la couche de graisse qui recouvre le ventre en repliant la paroi abdominale, ce qui revient à créer un Corset de Chair, ou C. C. – lequel, d’ailleurs, risque d’éclater et de cracher ses vieilles tripes sur le parquet… Plus ces corsets sont serrés et moulants, plus ils sont dangereux, et certains modèles extrêmes sont connus dans l’industrie sous le sigle D. N. A. : Dernière Nuit d’Amour.)
Le docteur Rindfest, dit Sucre-Fraises, déclare sans ambages : « Le lit est la tombe du porteur de C. C. ! »
L’indicatif des porteurs de C. C. est un hymne folklorique, L’Appas de Damoclès – mais attention ! Au lit, ces malheureux sont enclins, comme a dit le poète, à vous « couler entre les doigts tel un nectar précieux »…
Une grande salle blanche de musée inondée de soleil, statues hautes de soixante pieds, lisses, nues et roses. Brouhaha de murmures juvéniles.
Garde-fou d’argent… gouffre abrupt… trois cents mètres plus bas, sous le soleil éclatant, des petits carrés de choux et de laitues émeraude. Des adolescents bronzés manient la serfouette, épiés par une vieille tante postée de l’autre côté du canal d’épandage.
— Doux Jésus, je me demande s’ils se servent d’excrément humain comme engrais. On va peut-être les voir en action…
La tapette dégaine ses jumelles de théâtre, incrustées de nacre et scintillant sous le soleil comme une mosaïque aztèque.
Apparaît une longue théorie d’éphèbes grecs portant des jarres d’albâtre pleines de merde qu’ils déversent sur la caillasse calcaire.
Peupliers poussiéreux qui palpitent dans la brise du soir devant la façade de briques rouges de la Plaza de Toros.
Cabanons de planches autour d’une source chaude… éboulis de ruines dans un petit bois de trembles… bancs polis comme de l’aluminium par des millions de masturbateurs en culottes courtes.
Des jeunes Grecs couleur de marbre s’enfilent en levrette sous le portique d’un grand temple doré… un Mugwump nu pince les cordes de son luth…
En balade le long du ballast son chandail rouge sur l’épaule il tomba sur Sammy, le fils du gardien des docks, en compagnie de deux petits Mexicains.
— Eh, Fil de Fer, dit Sammy, tu veux te faire mettre ?
— Euh… d’accord.
Un des Mexicains le jeta à quatre pattes sur une paillasse crevée, un négrillon se mit à danser autour d’eux en scandant les coups de boutoir… un rayon de soleil filtrait à travers une planche noueuse, jouant comme un projecteur sur sa queue.
Une grande flamme rouge de honte crue éclaboussa le bleu pastel de l’horizon, où de colossales mesas ferrugineuses défonçaient le ciel…
— Ne crains point…
À travers ton corps résonne le cri du Dieu, décharge rouillée par trois mille ans d’attente…
Une grêle de crânes cristallins s’abattent sur la serre, les vitres volent en éclats sous la lune de l’hiver…
À Saint Louis, une mégère yankee quitte une garden-party, lâchant derrière elle un relent de poison dans l’air humide…
Un bassin tapissé de limon verdâtre au milieu d’un jardin à la française laissé à l’abandon. Une grosse grenouille grise et pathétique émerge lentement de l’eau, s’accroupit sur une estrade de vase et joue du clavecin.
Un Sollubi se rue dans le bar et entreprend de cirer les chaussures du Saint avec la graisse de son nez… Le Saint lui décoche un coup de pied dans les dents. Le Sollubi hurle, fait volte-face, chie sur le pantalon du Saint et puis s’enfuit dans la rue. Un souteneur le regarde passer, la mine étonnée. Le Saint appelle le patron du bar :
— Nom de Dieu, Al, qu’est-ce que c’est que ce troquet ? Tu devrais avoir honte ! Regarde-moi ce travail, mon complet croco tout neuf…
— Faites excuse, M’sieur Saint, je l’ai pas vu entrer.
(N.B. — Les Sollubis sont une caste d’intouchables d’Arabie que leur ignominie a rendus tristement célèbres. Les brasseries de luxe engagent des Sollubis brouteurs chargés de flatter le paf des dîneurs à travers des œilletons spécialement aménagés dans les banquettes. Certains citoyens, amateurs de dépravations en tout genre – ils sont aujourd’hui légion qui ardent de brûler les feux rouges – font le siège des campements de Sollubis pour s’offrir passivement à leurs assauts pédérastiques. Rien de comparable, me dit-on… De nos jours, hélas, il n’est pas rare de voir des Sollubis enrichis, qui sont enclins à l’arrogance et perdent leur infamie d’origine… D’où viennent les intouchables ? Peut-être d’une caste de prêtres déchus – et, à y bien regarder, ces parias assument une fonction véritablement sacerdotale en se chargeant de toute l’horreur du monde…)
A. J. flâne sur la place du Marché. Il porte une cape noire. Un faucon est perché sur son épaule. Il s’arrête devant une tablée d’indics.
— Écoutez celle-là… C’est un môme de Los Angeles qui vient d’avoir ses quinze ans. Son père décide qu’il a l’âge de trancher les gonzesses. Le môme est en train de lire les mickeys sur la pelouse quand son vieux arrive et lui dit : « Fiston, voilà vingt tickets, on va te chercher une bonne pute pour que tu te payes ta première tranche de cul. » Ils prennent la bagnole, le père arrête devant un claque à la mode et il dit :
— Allez, fiston, à toi de jouer. Sonne à la porte et quand la gonzesse t’ouvrira donne-lui les vingt sacs et explique-lui que tu veux une tranche de cul.
« — C’est dans la poche, papa, dit le môme.
« Il revient quinze-vingt minutes après et son vieux lui demande :
« — Et alors, fiston, tu l’as tranchée ?
« — Je veux, dit le môme, et voilà comme : la pute s’amène à la porte, je lui dis que je veux une tranche de cul et j’y refile les biftons. On monte dans sa piaule et elle tombe ses fringues. Aussi sec je sors mon surin à cran d’arrêt et je me découpe un bon bistèque de cul comme demandé. Du coup elle pousse une goualante à la sauvage, l’a fallu que je me déchausse pour lui faire taire sa gueule à coups de pompe. Après quoi je l’ai tringlée en prime.
Seul subsiste un squelette de rire, la chair est partie, envolée par-dessus les moulins avec le vent du matin et un sifflet de locomotive dans le lointain… Ce problème n’échappe nullement à notre attention et les besoins de nos mandants nous sont toujours présents à l’esprit, c’est leur résidence principale, le foyer des synapses, et qui oserait dénoncer un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans ?