C'est le moment.
Nous franchissons les rails à toute allure. J'arrive le premier. Je fais sauter le plomb avec mon couteau. J'entrouvre le portillon. Quand Moravagine arrive, je le hisse en wagon et saute vivement derrière lui.
Nous sommes sauvés, nous sommes sauvés ! Je pleure.
— Bougre d'idiot, murmure Moravagine, attends qu'il démarre, tu flancheras après.
Il arme son revolver.
Non, personne ne nous a vus ; personne ne vient. Au bout d'un moment, le train part.
Les trains russes ne vont pas vite et dans le monde entier les trains de marchandises font à peine du quarante à l'heure. Il n'y a pas cinq minutes que nous roulons et j'ai l'impression d'avoir parcouru des milliers de kilomètres, d'avoir franchi les frontières.
— Dis donc, Mora, il est bath c'te wagon ?
— Tu parles d'un sliping !
— Et ta patte ?
— Elle me bouffe.
— T'as la fièvre ?
— Non, mais j'ai comme des asticots qui m'chatouillent.
Nous roulons.
Au bout d'un moment c'est Moravagine qui me fait :
— Dis donc, vieux, ça t'amuse, toi, d'aller chez les Angliches ?
— Tu parles, c'sont des princes, des potes. C'que j'en ai marre des Russes et d'leur Russie. I'm'dégoûtent, tiens. J'peux plus les blairer, les Rousskis.
— Tu parles d'un chiqué. I-z-en ont plein la bouche d'leur frangine, d'la Grande Vache.
— Tu dis ?
— D'l'Humanité, quoi !
— Oh, là-là, i'm'courent.
— Si c'est qu'on s'pieutait?
— Sûr, surtout qu'un curieux peut s'amener.
Mais nous ne bougeons pas. Nous sommes trop bien. Quelle détente ! Le train a l'air de redoubler de vitesse. Les roues chantent dans mon cœur, chantent la liberté.
Nous venons de stationner dans une gare. Il y a eu des manœuvres. Nous avons entendu des pas d'hommes dans le ballast, tout autour de notre wagon.
— Moravagine, vieux, c'est pas sérieux, y faut s'carapater. Si quéqu'un s'amenait, on s'ferait baiser à la prochaine.
— Merde. Tu la connais, toi, la manigance d'ces putains d'tonneaux ? me demande Moravagine.
— T'en fais pas, que je lui réponds. J'connais l'bizness. C'est chouette. C'est tout c'qu' y a de bath. C'est Z. Z. qui a combiné ça. Du perlé, mon vieux, tu vas voir. Tu parles d'un as, qu'le négro, et à la coule.
Ces tonneaux, dont Z. Z. est l'inventeur, sont truqués. Sur cent tonneaux de choucroute, dix sont truqués, dix par dépôt. Il y a quatre dépôts, quarante personnes donc peuvent à la rigueur y prendre place et être expédiées par grande vitesse à l'étranger. Le plus long parcours est de huit jours. Toula expédie ses tonneaux à un commissionnaire de Brest-Litowsk, qui les réexpédie à Copenhague, via Varsovie, Lodz et Dantzig. Ceux de Riazan sont adressés à un correspondant à Tauris, via Astrakan et la mer Caspienne. Ceux de Kalouga sont destinés à Vienne, via Orel, Berditchev et Lemberg. A part les quatre destinataires à l'étranger et Ivanoff, qui est l'unique expéditeur, les agents et correspondants transitaires ignorent absolument l'existence des tonneaux truqués. Notre lot à nous va directement à Londres, via Riga. C'est l'itinéraire le plus court et il n'y a qu'un seul transbordement. Ces transbordements causent beaucoup d'ennuis à celui qui voyage dans un tonneau, car alors il est roulé, secoué, contrechoqué et court le risque de faire la fin du voyage la tête en bas. Mais le cas a été prévu. Les tonneaux sont intérieurement soigneusement capitonnés et un bon rembourrage protège et maintient particulièrement la tête et les épaules. Les tonneaux sont très spacieux de forme, on y loge relativement à l'aise. Ils se ferment de l'intérieur à l'aide d'un double levier dont la poignée est à la portée de la main. Ce système permet l'aération en cours de route ; il ne faut le bloquer qu'à l'arrêt dans les gares et lors des transbordements. Le levier bloqué, la fermeture est hermétique. Dans ce cas, le voyageur a deux petits tuyaux en caoutchouc à sa disposition. Par l'un, il aspire l'air de l'extérieur, par l'autre, il expire l'air vicié. Il s'agit de ne pas se tromper, et il est assez pénible de se servir de ces tuyaux, car comme on est à moitié asphyxié par les émanations de la choucroute, on a tendance à vouloir respirer normalement. Il ne faut surtout pas ouvrir la bouche et respirer aussi lentement et régulièrement que possible. A la poignée, un petit sachet est suspendu qui contient des rondelles de pémican, des tablettes de chocolat, une bouteille d'alcool de menthe, un flacon d'éther et du sucre en morceaux.
–Tu comprends, vieux, i paraît qu'le premier jour ça t'crève, mais après tu t'y fais, tu t'tasses.
— Encore un truc à la manque, me répond Moravagine. l'sont pas loufs, les Russes, d'vouloir voyager comm'd'la mélasse? Vas-y, allume voir qu'on se pieute. I'doit être au moins cinq plombes.
Je défais ma ceinture dans le noir. J'ôte mon caftan : Je tire de ma botte gauche une petite lampe électrique. Je l'allume. Maintenant, j'inspecte les tonneaux à quatre pattes.
–Tiens, vise, que je crie, vise celui-là. C'est l'bon. C'en est un. Tiens, tu piges la marque ?
Je lui désigne un tonneau et lui montre du doigt un numéro qui est surchargé.
— Tu piges, hein, ça c'est l'signe, hein. Maintenant, i'y a qu'à arracher c'clou, et l'couvercle et tout l'fourbi s'ouvre. Ça vient tout seul.
Je me lève pour arracher le clou et soulever le couvercle. Je suis à peine debout, que je pousse un cri horrible. Je me suis pris la tête dans quelque chose de froid, dans quelque chose d'humide, de flasque, de mou. Je suis comme encapuchonné. Quelque chose de gluant me coule sur la figure. Je recule d'un pas. Je braque ma lampe sur cette chose qui flotte, qui pend du plafond et que les cahots du wagon font bouger.
Tous les détails de cette scène me sont encore présents à l'esprit.
Le train roule. Nous sommes durement secoués. Nous sommes debout au milieu des tonneaux en désordre. Moravagine se cramponne à moi et se penche en avant pour mieux voir. Je dirige le rayon de ma lampe sur cette chose qui se balance devant nous. Nom de Dieu, un pendu ! Une femme. Des robes. Une main. Le petit faisceau de ma lampe fait des trous dans la robe. Un châle boueux. Un corsage à fleurs. Et... Et... une tête... le visage... Mascha !... Entre ses jambes pend un fœtus grimaçant.
Mon bras tendu est tombé. Nous ne disons rien. Le train est plein de tamponnements. Ma lampe fait un tout petit rond lumineux sur le plancher. Moravagine met le pied dessus.
— Mora, lui dis-je suppliant, décroche-la, fous-la dehors, cette carne!
— Non, me dit-il. (Sa voix murmure à peine.) Non, je ne la décrocherai pas. Elle voyagera avec nous. Elle nous portera bonheur. Tu comprends, à Riga, quand on ouvrira le wagon, on ne viendra pas voir ce que contiennent les tonneaux, on s'occupera d'elle. Et nous, nous passerons.
Deux tonneaux sont ouverts. J'aide Moravagine à s'installer dans le sien. Il le boucle de l'intérieur. Je m'introduis dans le mien. Mon balluchon qui contient près d'un million de roubles en billets de banque est trop volumineux. Alors je me redresse et, visant la morte, je lui jette cet argent à la tête. Puis je m'accroupis dans mon tonneau. Je m'installe bien à l'aise. Je rabats le couvercle et le ferme de l'intérieur, en appuyant sur la poignée, à fond.
Le train roule dans la nuit...
1) LA TRAVERSÉE DE L'ATLANTIQUE
QUAND on sort de l'enfer russe, la vie paraît belle et agréable. On s' attendrit à la vue des gens qui travaillent tranquillement et leur sort paraît digne d' envie, facile. Même Londres, surpeuplée, commerçante et noire, semble aimable. L'homme de la rue, l'oisif aussi bien que le travailleur, précis, correct, entier dans sa sobre élégance, fait partie d'un ensemble bien ordonné et se tient à sa place dans le team. Quel contraste avec la vie russe ! Toute la vie anglaise n'est qu'une partie de sport, un fair-play qui a ses lois et ses usages chevaleresques, et tout le pays, ratissé, vert, ombragé, gazonneux, n'est qu'un immense terrain de jeux dont les coups de vent, piqués comme des fanions, marquent les limites. Autour, le ciel et la mer ont des joues d'enfants, d'enfants sains, d'enfants propres, d'enfants riches qui ont des joujoux tout neufs, des locomotives étincelantes, des bateaux reluisants. Les villes sont comme des cabines d'acajou où ces deux grands enfants entrent parfois se reposer, et quand ils se réveillent, ils ont les yeux clairs, babillent et font le bonheur de leur famille, l' Angleterre.
A bord du Caledonia qui nous emporte de Liverpool à New York, Moravagine et moi ne sortons pas de l'appartement privé que nous occupons; et quand nous sortons, c'est à l'heure du thé, pour nous mêler aux enfants. Nous avons besoin de continuer cette cure d'innocence inaugurée à Londres au moment de notre débarquement, après cet effroyable voyage à fond de cale, et un séjour de trois semaines en Angleterre n'est pas arrivé à nous défatiguer. Nous sommes montés en Ecosse, nous sommes descendus en Cornouailles, nous nous sommes promenés dix jours dans les collines du Cumberland, ça n'était pas assez; solitaires, taciturnes et maussades nous errions, non pas lourds de remords, mais à plat. Et ce n'est qu'une fois à bord que nous nous sommes rendu compte de la préexcellence curative de l'Angleterre, de son climat émollient, de son ambiance d'innocence, de l'admirable correction de ses habitants, de la beauté, de la santé de ses enfants et de la vie, et nous nous sommes mis à les regretter. C'est pourquoi nous recherchons la compagnie des tout petits, pour nous détendre, pour nous réconforter. Nous continuons notre traitement.
Nous faisons chaise longue toute la journée. Moi, je ne veux pas sortir, et c'est Moravagine qui a découvert cette cure de cinq heures, à l'heure du thé, au milieu des enfants, des rires, des bonnes et d'un singe.
Nous sommes logés à bâbord sur le pont supérieur. Notre appartement privé se compose de deux chambres à coucher, d'un vaste salon, d'un petit jardin d'hiver et d'une piscine suffisamment grande pour y prendre ses ébats. L'appartement voisin est occupé par un Allemand, M. Curt Heiligenwehr, dit Topsy. Topsy-Heiligenwehr voyage dans tous les pays, il fait toutes les capitales du monde où il présente dans les music-halls un singe savant, Olympio. C'est en l'honneur de son pensionnaire, qui lui rapporte une fortune, que M. Heiligenwehr occupe l'autre appartement de luxe, à tribord.
Olympio est un grand orang-outang au pelage roux. S'il est né à Bornéo, il est l'être le plus élégant du bord. Deux malles Innovation contiennent sa collection de complets et son linge de corps. Dès qu'on met le pied sur le pont, on est sûr de le rencontrer. Le matin de bonne heure, on peut le voir en pantalon de flanelle blanche, en sweater de couleur, le col émergeant d'une chemise à la Danton, les pieds chaussés de daim, les mains gantées de chamois, en train de jouer au tennis, aux galets ou au deck-golf. Il est d'une correction glaciale avec ses partenaires. Après avoir offert ou pris sa revanche à ces jeux, il se change rapidement. Il enfile des bottes vernies, boucle des petits éperons d'argent, passe une casaque rose, s'enfonce sur les oreilles une casquette de jockey et court à la salle de gymnastique en brandissant une cravache en cuir de rhinocéros. Là, il s'installe gravement sur le cheval ou le dromadaire mécanique et s'évertue à tempérer leurs mouvements à la vapeur. Quand il fait du rowing sur le plancher, il porte une petite culotte qui s'arrête à mi-cuisse, son torse moule superbement un petit jersey de soie transparent, un grand mouchoir aux couleurs américaines est noué autour de ses reins. Puis il va prendre son bain et nage comme un homme dans sa piscine particulière. La fin de la matinée se passe à sa toilette, entre son valet de chambre qui le peigne et le parfume, et la manucure du bord qui lui fait les ongles des quatre pattes. Olympio, enfoui dans une ample robe de chambre à ramages chinois, se laisse voluptueusement faire. Vers midi, il descend au bar vêtu avec recherche d'un complet bleu vif ou réséda fané sortant de chez le bon faiseur. Son chapeau est légèrement incliné, sa cravate fraîche s'orne d'une perle; il a une fleur à la boutonnière, et des guêtres claires aux pieds. Il s'appuie sur une canne à pommeau d'ambre, fume un gros cigare bagué, boit un cocktail, chicane du doigt la breloque qui lui pend sur le ventre, tire constamment sa montre, regarde l'heure, fait sonner son chronomètre d'or. A l'heure du déjeuner, il remonte dans ses appartements, s'installe à table, noue sa serviette et mange lentement en se servant de cuiller, couteau, fourchette. Après le café, il s'étend dans un hamac, fume des cigarettes à bout doré, lit les journaux, feuillette distraitement des revues illustrées et fait la sieste. A son réveil il sonne son valet de chambre et s'habille une fois de plus. Il exhibe d'étonnants costumes de sport à martingales et à poches multiples. C'est l'heure de la promenade. Il adore faire le tour du pont à patins à roulettes. D'autres fois, juché sur une bicyclette nickelée, il passe au milieu des passagers de première, leur tirant de grands coups de chapeau. Le soir, on le rencontre dans les couloirs, grave comme un diplomate ou, alors, il se prélasse dans un fauteuil devant l'orchestre des tziganes corsetés dans leur dolman rouge et suivant des yeux tous les mouvements d'un Nègre désossé qui danse un cake-walk. Son smoking est constellé de décorations car Olympio s'est produit devant toutes les cours.
Mais ce qu'Olympio préfère avant tout, c'est l'heure du thé, le five-o'clock. Quand la cloche retentit, nul ne peut le retenir. Il bondit. Il se précipite à la nursery. Il trône au milieu des enfants, au centre de la grande table. C'est son heure, son heure de gourmandise et de rigolade. Il mange, il boit, il s'empiffre, rit, fait des grimaces, des niches, se met en colère, empoigne le steward par les cheveux, veut manger tous les gâteaux, licher toutes les friandises, chipoter dans toutes les assiettes. Il a du sucre plein les pattes, renverse la confiture, se fourre du miel dans les poches. Les rires fusent, les cris, les applaudissements, et Olympio de s'exciter encore. Il saute sur la table, sur le dossier de sa chaise. Il se gratte, pète, rote, se pouille et, la tête en bas, suspendu au plafond, il commence à se déshabiller. Quand son maître survient, il se sauve par un hublot, déboutonné, hilare, la culotte tombante.
Moravagine s'est immédiatement pris d'une grande admiration pour ce singe et, au bout de quelques jours, c'est Olympio, l'orang-outang, qui dresse Moravagine.
C'est lui qui vient le chercher, il l'entraîne, le sort le matin sur le pont où ils font des parties interminables. Ils nagent, courent, montent à bicyclette, patinent, jouent au tennis et au golf. Comment résister à tant d'entrain quand ils pénètrent chez moi en coup de vent, font des cabrioles, se poursuivent, renversent les meubles, cassent tout et que je ne sais plus si c'est l'homme ou le singe qui fait du trapèze ou de la voltige au salon ! Je les suis des yeux éclate de rire et moi, l'étendu, je me lève, je me mêle à leurs jeux, on me bouscule, je tombe tout habillé dans la piscine. La vie a du bon et Olympio est un magnifique professeur d'insouciance.
Maintenant, nous ne nous quittons plus. Olympio, Moravagine et moi nous nous mêlons aux autres passagers. Nous formons un fameux trio de boute-en-train. Le singe nous a menés dans la boutique du bord et a choisi pour nous trois des cravates coq-de-roche moins hurlantes que le rire que nous arborons. Heiligenwehr passe la journée au fumoir, plongé dans des réussites inaboutissables. C'est un chercheur et un entêté, et il invente de nouveaux tours de cartes. C'est un homme paisible dont la conversation s'émaille de devinettes, charades et jeux de mots. « Dites-moi », commence-t-il, et il vous pose une colle et vous tourne le dos, sans même avoir souri. Il nous abandonne complètement son singe.
Olympio dîne tous les soirs avec nous. Nous dînons au champagne. Ce sont de véritables petites fêtes. Au moment des liqueurs, quand nos langues se délient et que Moravagine et moi parlons enfin des événements de Russie et de Mascha, Olympio nous écoute, à moitié pochard, les jambes écartées, il sourit, béat, tandis qu'alternativement, soit avec une patte, soit avec une main, il fourrage sous son plastron et fait de vilaines manières.
m) NOS RANDONNÉES EN AMÉRIQUE
POUR un homme d'aujourd'hui, les U.S.A. offrent un des plus beaux spectacles du monde. Ce machinisme intensif fait penser à l'industrie prodigieuse des hommes de la préhistoire. Quand on rêve dans la carcasse d'un gratte-ciel ou dans le pullman d'un rapide américain, on découvre immédiatement le principe de l'utilité.
Le principe de l'utilité est la plus belle et peut-être la seule expression de la loi de constance intellectuelle entrevue par Remy de Goumont. C'est le principe qui régissait l'activité vertigineuse des sociétés primitives. L'homme des cavernes qui emmanchait sa hache de pierre, qui en incurvait le manche pour l'avoir mieux en main, qui le polissait amoureusement, lui donnait une ligne agréable à l'œil, obéissait au principe de l'utilité comme est régi par ce même principe l'ingénieur moderne qui incurve savamment la coque d'un transatlantique de quarante mille tonnes, qui la boulonne intérieurement pour offrir la moindre résistance et qui arrive à donner à cette ville flottante une ligne agréable à l'œil.
Les routes, les canaux, les voies ferrées, les ports, les contreforts et les murs de soutènement et les talus, les lignes électriques à haute tension, les conduites d'eau, les ponts, les tunnels, toutes ces lignes droites et ces courbes qui dominent le paysage contemporain, lui imposent leur géométrie grandiose. Mais le plus puissant agent de transformation du paysage contemporain est sans conteste la monoculture. En moins de cinquante ans elle a transformé l'aspect du monde dont elle dirige l'exploitation avec une maîtrise étonnante. Il lui faut des produits, des matières premières, des plantes, des animaux à broyer, à triturer, à transformer. Alors elle dissocie et désagrège. Sans aucun souci de la nature de chaque région elle acclimate telle culture, elle proscrit telle plante, elle bouleverse telle économie séculaire. La monoculture tend à transformer, sinon la planète, du moins chacune des zones de la planète. L'agriculture d'aujourd'hui, basée sur l'économie du travail humain, soulagé à la fois par le travail de l'animal et l'emploi d'un outillage perfectionné qui, parti de la charrue, aboutit aux machines agricoles modernes, agriculture de plus en plus scientifique, excelle à adapter les plantes au terrain et au climat, à fournir au sol des engrais abondants et rationnellement distribués. Elle ne cultive, relativement à la surabondance végétale de la nature, qu'un tout petit nombre d'espèces judicieusement choisies. Il y a chez l'homme moderne un besoin de simplification qui tend à se satisfaire par tous les moyens. Et cette monotonie artificielle qu'il s'efforce de créer, et cette monotonie qui envahit de plus en plus le monde, cette monotonie est le signe de notre grandeur. Elle marque l'empreinte d'une volonté, d'une volonté utilitaire; elle est l'expression d'une unité, d'une loi qui régit toute notre activité moderne : la loi de l'utilité.
La loi de l'utilité a été formulée par les ingénieurs. Par elle toute la complexité apparente de la vie contemporaine s'ordonne et se précise. Par elle l'industrialisation à outrance se justifie et par elle les aspects les plus nouveaux, les plus surprenants, les plus inattendus de notre civilisation rejoignent les plus hauts sommets atteints par les plus grandes civilisations de tous les temps. Car c'est grâce à ce principe de l'utilité, à cette loi de constance intellectuelle que nous pouvons remonter la filière de l'activité humaine.
Dès ses premières manifestations sur la terre, la vie humaine a laissé des traces de son activité. Cette activité était avant tout utilitaire. Les traces matérielles de cette activité sont, non pas des objets d'art, mais des objets façonnés artistiquement. On trouve dans les débris de cuisine des fragments d'os, de coquillages travaillés ; on trouve dans les couches du tertiaire et du quaternaire des silex taillés, des pierres polies, des traces de peintures, des ébauches de statuaires ; on trouve dans les tumulus des poteries faites à la main, moulées ou tournées ; séchées au soleil ou cuites au four, ornées soit par incision, soit en relief, en trochisque ou pastillage, enduites de barbotine ou sobrement dessinées, recouvertes de motifs décoratifs abstraits, pleins d'invention et infiniment variés, qui sont souvent les premiers signes d'écriture, des poteries aux formes évasées, arrondies ou noblement élancées, qui toutes témoignent d'une technique perfectionnée, d'une civilisation déjà très avancée et de conceptions esthétiques extraordinairement pures.
L'aire de diffusion de ces objets manufacturés comprend toutes les régions du globe ; on retrouve les traces de cette industrie aussi bien sur les terres aujourd'hui habitées qu'à la surface des continents engloutis; cette prodigieuse activité de milliers et de milliers de générations et qui s'étend sur des millions d'années est également le signe d'une volonté, d'une volonté utilitaire. Elle n'obéit qu'à un seul mobile, l'utile, et comme nos ingénieurs, l'humanité préhistorique n'a formulé qu'un seul principe, le principe de l'utilité.
Depuis vingt-cinq ans, sous la pression de certains problèmes posés par les sciences naturelles et touchant tous à l'origine, la formation, la modulation et l'évolution de la vie, se constitue la préhistoire. Zoologues, botanistes, physiciens, chimistes, biologistes, biochimistes, minéralogistes, astronomes, géologues, contribuent à l'éclosion de cette science nouvelle dont les premiers résultats sont foudroyants.
Elle place l'origine de la vie il y a huit cent mille ou huit millions d'années. Cette éclosion de vie a eu lieu au pôle Nord et au pôle Sud. Cette première fournée de vie va des réactions héliochimiques, des manifestations protoplasmiques et protozoaires, à la formation des plantes et des animaux. RIEN NE S'OPPOSE À CE QUE L'HOMME APPARUT DANS CE MILIEU. On dit communément que la civilisation vient de l'Orient. Quelle absurdité ! La formation et l'évolution des sociétés humaines préhistoriques, l'établissement des races dans les climats, l'invention du feu, des outils et des arts, l'expansion du sentiment religieux et l'efflorescence des idées, les grandes migrations pour le peuplement de la terre, tout cela marche parallèlement avec l'évolution, la transplantation et la migration des plantes et des animaux et des grands déménagements cosmiques.
Or que nous apprend la préhistoire?
Il y a deux centres intenses de vie, l'arctique et l'antarctique. Les calottes des deux pôles s'effondrent. Deux courants d'eau se précipitent du nord et du sud. L'équateur est submergé. Deux océans se forment qui s'étendent et s'agrandissent, le Pacifique et l'Atlantique. De nouveaux continents émergent, voyagent, se soudent, au nord, Europe-Sibérie, au sud, le continent africo-brésilien. Le grand courant d'eau du nord est refoulé (on retrouve ses traces actuellement dans le courant de Bering). Celui du sud subsiste encore aujourd'hui sur les côtes occidentales de l'Amérique du Sud (on lui a donné le nom de courant de Humboldt). Les eaux se gonflent à l'équateur. Elles se mettent en mouvement. Les eaux accumulées à l'équateur s'écoulent, elles s'écoulent vers l'Orient. Leurs masses énormes sont attirées par le soleil levant. Amazone, Gulf-Stream, Méditerranée, mer Rouge submergent plus tard la Lémurie pour former l'océan Indien. C'est à la source de ce fleuve qu'il faut chercher le berceau de ce qu'on appelle l'homme préhistorique du tertiaire et du quaternaire et c'est sur les rives de ce fleuve qu'il faut suivre les migrations humaines primitives.
Ici nous quittons le domaine des hypothèses pour entrer dans celui des possibilités.
Le monde actuel s'est peuplé de l'Occident vers l'Orient. Le flot des générations humaines a suivi le cours des eaux, de l'ouest vers l'est, attiré par le soleil levant, comme les humbles plantes encore humides et pâles qui se tournaient vers la lumière naissante et s'étendaient de plus en plus à l'est, comme les animaux, les animaux et la grande migration des oiseaux. Le berceau des hommes d'aujourd'hui est dans l'Amérique centrale et plus particulièrement sur les rives de l'Amazone. C'est de là qu'ils partirent pour peupler la terre à peu près comme elle l'est aujourd'hui, selon la belle vision du poète :
Quand le fleuve Amazone qui venait de l'Occident
Coulait au milieu des terres de l'Europe et de l'Asie,
Charriant des îles flottantes grandes comme des continents
[surchargés d'hommes,
Comme des feuilles de nénuphars géants recouvertes de
[colonies de grenouilles.
Le berceau des hommes d'aujourd'hui est dans l'Amérique centrale. Les dépôts de cuisine, les shelmounts de la baie de Californie, les shellheaps qui jalonnent toute la côte de l'Atlantique, les paraderos argentins, les sambaquis brésiliens sont là pour l'attester. Ces énormes accumulations de débris, amas de coquilles, d'arêtes de poissons, d'os d'oiseaux et de mammifères, hauts comme des montagnes, prouvent que des groupes humains très nombreux ont vécu là de très bonne heure, bien avant les dates historiques... Et la marche actuelle de la civilisation, de l'est à l'ouest, de l'Orient vers l'Occident, n'est qu'un retour aux origines. (C'est ce qu'on appelle l'Histoire).
C'est pourquoi, si l'humanité préhistorique a connu des formes d'art, si l'homme des cavernes a su peindre des fresques qui aujourd'hui encore nous remplissent d'admiration et d'étonnement, si les Hyperboréens ont su graver la pierre tendre et l'os de baleine et de renne, faire des portraits saisissants de vie du mammouth et de l'aurochs, trouver déjà une formule graphique qui est au dessin ce que la sténographie est à l'écriture, si les sauvages d'Amérique, d'Afrique, d'Australie ont su peindre, dessiner, graver, sculpter la pierre et le bois, construire des huttes, des temples, des forteresses, chanter, danser, faire de la musique, inventer des histoires et se les transmettre oralement depuis la nuit des temps, se livrer à une activité artistique vertigineuse, que l'on méprise encore, mais qu'on ne peut plus nier aujourd'hui, c'est pourquoi la race blanche en débarquant en Amérique a découvert d'un seul coup le seul et unique principe de l'activité humaine, celui qui élève et qui subjugue, le principe de l'utilité. Elle ne connaît désormais plus qu'un seul dogme, le travail, le travail anonyme, le travail désintéressé, c'est-à-dire l'art.
A cette nouvelle, les vieux peuples des cathédrales, les vieux pays d'Europe se réveillent, ressuscitent, viennent à la vie consciente, laissent tomber leurs fers : l'Irlande libertaire, l'Italie impérialiste, l'Allemagne nationaliste, la France libérale, l'immense Russie qui cherche à constituer la synthèse de l'Orient et de l'Occident en faisant appel au communisme pacifique de Bouddha et au communisme virulent de Karl Marx. De l'autre côté des mers, des pays tout neufs, dont chacun est plus grand que plusieurs pays d'Europe et dont plusieurs sont plus vastes que l'Europe tout entière, renoncent, déçus, aux formules étriquées du vieux monde. Même dans les Etats les plus paisibles, les plus neutres, les plus reculés, on entend quelque chose de vermoulu qui se disloque : les croyances en lutte, les consciences en travail, les nouvelles religions qui bégaient, les anciennes qui font peau neuve, les théories, les imaginations et les systèmes aux prises de toutes parts avec l'utile. On ne recherche plus une vérité abstraite, mais le sens véritable de la Vie. Jamais le cerveau humain n'a encore supporté un tel courant d'idées à haute tension. Pas plus en art qu'en politique, qu'en économie générale, les formules classiques ne sauraient suffire. Tout craque, tout cède, les armatures les plus séculaires et les échafaudages provisoires les plus audacieux. Dans la fournaise d'une guerre libératrice et sur l'enclume sonore des journaux se tordent, se refondent et se reforgent toutes les membrures du corps politique.
Dans ce désordre apparent une forme de société humaine s'impose et domine le tumulte. Elle travaille, elle crée. Elle transforme toutes les valeurs en pratiquant le krack et le boom. Elle a su jaillir des contingences. Aucune théorie classique, aucune conception abstraite, aucune idéologie n'avait pu la prévoir. C'est une force formidable qui aujourd'hui étreint le monde entier, et le façonne, et le pétrit. C'est la grande industrie moderne à forme capitaliste.
Une société anonyme.
Elle n'a eu recours qu'au principe de l'utilité pour donner aux peuples innombrables de la terre l'illusion de la parfaite démocratie, du bonheur, de l'égalité et du confort. On construit des ports angulaires, des routes en palier, des villes géométriques. Puis des canaux et des chemins de fer. Enfin des ponts, des ponts en bois, en fer, puis suspendus à des fils d'acier. Des usines cubiques, des machines ahurissantes, un million de petits appareils rigolos qui font le travail domestique. Enfin l'on respire. L'automatisme compénètre la vie quotidienne. Evolution. Progrès géométrique. Application stricte d'une loi intégrale, d'une loi de constance, du principe de l'utilité, car les ingénieurs qui ont retrouvé la norme ne connaissent pas d'autre condition à cette évolution sociale qu'ils provoquent, hygiène, santé, sports, luxe, que le principe de l'utilité. Ils créent tous les jours de nouveaux engins. Les lignes sont rentrées, aucune saillie, de longues surfaces portantes pour les trépidations et les courbes : simplicité, élégance, propreté. Ces nécessités exigent également l'emploi de formes nouvelles et de matériaux mieux appropriés, aciers trempés, verre effilé, nickel et barres de cuivre qui se marient si bien à la vitesse. Modes éblouissants d'éclairage. Essieux articulés, châssis surbaissés, lignes convergentes, profils fuyants, frein sur toutes les roues, emploi de métaux précieux pour les moteurs, emploi de matières nouvelles pour les carrosseries, grandes surfaces lisses : netteté, sobriété, luxe. Rien ne rappelle plus la voiture et le cheval d'antan. C'est un ensemble nouveau de lignes et de formes, une véritable œuvre plastique.
Plastique.
Œuvre d'art, œuvre d'esthétique, œuvre anonyme, œuvre destinée à la foule, aux hommes, à la vie, aboutissant logique du principe de l'utilité.
Voyez ce premier avion dont le volume, la surface portante, la forme, dont les lignes, les couleurs, la matière, le poids, dont les angles, dont les incidences, dont tout est méticuleusement calculé, dont tout est le produit des mathématiques pures. C'est la plus belle projection du cerveau. Et ce n'est pas une œuvre de musée, on peut se mettre dedans et s'envoler !
Les intellectuels ne s'en rendent pas encore compte, les philosophes l'ignorent toujours, les grands et les petits bourgeois sont trop routiniers pour s'en apercevoir, les artistes vivent à côté, seul l'immense peuple des ouvriers a assisté à la naissance quotidienne de ces nouvelles formes de la vie, a travaillé à leur éclosion, a collaboré à leur propagation, s'est immédiatement adapté, est monté sur le siège, a pris le volant en main et, malgré les cris d'horreur et de protestation, a conduit ces nouvelles formes de vie à toute vitesse, saccageant les plates-bandes et les catégories du temps et de l'espace.
Les machines sont là et leur bel optimisme.
Elles sont comme le prolongement de la personnalité populaire, comme la réalisation de ses pensées les plus intimes, de ses tendances les plus obscures, de ses appétits les plus forts; elles sont son sens d'orientation, son perfectionnement, son équilibre et non pas des réalités extérieures douées d' animisme, des fétiches ou des animaux supérieurs.
C'est le grand honneur du jeune peuple américain d'avoir retrouvé le principe de l'utilité et ses innombrables applications dont les plus élémentaires bouleversent déjà la vie, la pensée et le cœur humains.
Pragmatisme.
Un rond n'est plus un cercle mais devient une roue.
Et cette roue tourne.
Elle engendre des vilebrequins, des axes titaniques et des tubes monstrueux de trente-deux pieds sur quatre-vingt-dix centimètres d'alésage.
Son travail prodigieux apparente des pays géographiquement, historiquement étrangers les uns aux autres pour leur donner une ressemblance : Aden, Dakar, Alger, ports d'escale; Bombay, Hong-kong, ports de triage; Boston, New York, Barcelone, Rotterdam, Anvers, débouchés de régions industrielles. Les caravanes de dix mille, de quinze mille chameaux qui s'échelonnaient sur les pistes de Tombouctou et qui transportaient quinze cents tonnes utiles sont remplacées par des cargos de vingt mille tonnes qui bloquent les ports créés sur une côte difficile et en huit jours les vingt mille tonnes de marchandises atteignent l'antique marché par radeaux, vedettes et remorqueurs, par voie ferrée, par autochenilles, par avions.
Et la roue tourne.
Elle engendre un langage nouveau. Le lundi, le mardi, le mercredi, le jeudi, le vendredi, le samedi, le dimanche, l'ami Charles-Albert Cingria, Herr Schoen de la Deutsche Bank, M. Emile Lopart des Aciéries réunies, le général Ollifant et sa suite, de Koelke, négociant, et des ouvriers, et des marchands, des fonctionnaires, des colons, mille et mille clients prennent les steamers noir et rose ou tout blancs ou vert et rouge ou tout jaunes ou gris et bleu de la Holland-America ou de la Canadian-Pacific ou de la Favre et Cie ou de la Nippon-Yousen-Kaïsha ou le P. M. et T. K. K. ou la White Star ou le New Zeland's Ship ou le Lloyd Sabaudo ou la Veloce, le Norddeutscher Lloyd ou la Tchernikowskaïa Kommerskaïa Flott ou encore les Messageries Fraissinet ou les Chargeurs et filent de Victoria à Hong-kong (4283 miles in ten days) ou de San Francisco à Sidney par Honolulu et Suwa, Auckland et la Nouvelle Guinée, ou de Rotterdam, Anvers, Hambourg, Dunkerque, Bordeaux, Marseille, Lisbonne, Gênes à Québec, Halifax, New York, Boston, Philadelphie, Vera Cruz, Caracas, Rio, Santos, La Plata, tandis que virent à Djibouti, dans la lune et les cris, les goudrons énormes des courriers du jeudi pour Mombaze, Zanzibar, Mayotte, Mazunga, Nossihé, Tamatave, La Réunion, Maurice ou, à Dakar, dans le soleil et les heurts sourds des barcasses, ceux du mercredi matin pour Konakry, Grand Bassam, Petit Popo, Grand Popo, Libreville.
Oui, dans ce travail prodigieux, au milieu de tout ce coton, ce caoutchouc, ce café, ce riz, ce liège, ces arachides, ces kyriales de Pustet, ces saumons de fonte, ce fil de fer de deux dixièmes, ces moutons, ces conserves, ces caisses de poulets, ce frigo, ces insignes du Sacré-Cœur, ces rhapsodies de Liszt, ce phosphate, ces bananes, ces aciers en T, la langue - des mots et des choses, et des disques et des runes, et du portugais et du chinois, et des chiffres et des marques de fabrique, des patentes industrielles, des timbres-poste, des billets de passage, des feuilles de connaissement, le code des signaux, la T.S.F. -, la langue se refait et prend corps, la langue qui est le reflet de la conscience humaine, la poésie qui fait connaître l'image de l'esprit qui la conçoit, le lyrisme qui est une façon d'être et de sentir, l'écriture démotique, animée du cinéma qui s'adresse à la foule impatiente des illettrés, les journaux qui ignorent la grammaire et la syntaxe pour mieux frapper l'œil avec les placards typographiques des annonces, les prix pleins de sensibilité sous une cravate dans une vitrine, les affiches multicolores et les lettres gigantesques qui étaient les architectures hybrides des villes et qui enjambent les rues, les nouvelles constellations électriques qui montent chaque soir au ciel, l'abécédaire des fumées dans le vent du matin.
Aujourd'hui.
Profond aujourd'hui.
Tout change de proportion, d'angle, d'aspect. Tout s'éloigne, tout se rapproche, cumule, manque, rit, s'affirme et s'exaspère. Les produits des cinq parties du monde figurent dans le même plat, sur la même robe. On se nourrit des sueurs de l'or à chaque repas, à chaque baiser. Tout est artificiel et réel. Les yeux. La main. L'immense fourrure des chiffres sur laquelle la banque se vautre. La fureur sexuelle des usines. La roue qui tourne. L'aile qui plane. La voix qui s'en va au long d'un fil. L'oreille dans un cornet. L'orientation. Le rythme. La vie.
Toutes les étoiles sont doubles et si l'esprit s'épouvante à la pensée d'un infiniment petit que l'on vient de découvrir, comment voulez-vous que l'amour n'en soit pas bouleversé?
JE N'OUBLIERAI jamais la façon intempestive dont nous quittâmes La Nouvelle-Orléans, huit jours à peine après notre arrivée. Nous venions de débarquer du train de nuit de San Antonio du Texas pour assister au mariage de Lathuille.
Lathuille était notre factotum.
Valet de chambre, domestique, homme à tout faire, ce Lathuille était un drôle de corps, ma parole. Il nous avait rejoints dans le Wyoming, nous avait cueillis à la descente du train dans une petite gare près de Cheyenne et s'était présenté à nous pour nous faire visiter le parc national de Yellowstone. Il avait une belle casquette d'Interpreter ce matin-là. Il était Français, originaire je crois du Morbihan et s'appelait de son petit nom Noël.
Nous venions de parcourir à peu près tous les Etats de l'Union et Lathuille eut vite fait de démêler que notre tourisme consistait surtout à éviter les grandes villes, les palaces trop fréquentés, les trains transcontinentaux ayant un commissaire à bord, d'où il conclut, son esprit étant aussi perspicace que rapide, que les territoires encore peu fréquentés de l'Arizona pourraient nous intéresser et il nous proposa incontinent de nous mener dans les pays du sud-ouest étudier les curiosités naturelles et visiter les réserves des Indiens en marge de la frontière. Si Lathuille était un fieffé coquin c'était aussi un sacré bavard, et il sut nous exposer les nécessités de ce voyage avec tant de chaleur, traçant un tableau grandiose de la vie d'aventure dans le désert, dépeignant d'une façon idyllique les Indiens, avec leurs femmes et leurs enfants, qui chantent, dansent, font de la musique bizarre avec des flûtes de toutes dimensions, sur le toit de leurs tanières croulantes, au sommet de hautes falaises de sable, que nous nous laissâmes facilement convaincre. Il n'en aurait pas tant fallu pour nous décider. Moravagine et moi étions las de la vie que nous menions. Nous errions toujours sans but, et bien qu'inconnus, perdus dans cet immense pays des Etats-Unis, notre désœuvrement même nous faisait remarquer; on nous avait déjà posé des questions indiscrètes à bord des trains et des bateaux ; comme en Russie, nous étions forcés de changer de nom dans tous les hôtels et de tête dans toutes les villes; ce jeu de cache-cache ne pouvait durer. C'est pourquoi la proposition de Lathuille nous agréa immédiatement. Disparaître. Vivre au grand air. Disparaître dans un pays vierge. D'ailleurs Lathuille avait eu l'adresse de nous faire comprendre, sans trop insister, qu'il lui serait facile de nous faire passer la frontière avec le concours de quelques amis dévoués. Il nous parla aussi d'une mine d'or, une excellente affaire. Plus tard, il y ajouta un champ de diamants.
Trois jours après l'avoir rencontré, nous étions entre ses mains; huit jours plus tard, nous ne pouvions plus nous passer de lui; il nous était indispensable, il préparait les gîtes, s'occupait des chevaux, chassait, faisait la cuisine. Quel agréable compagnon, amusant, serviable, gai, toujours content, et aussi actif et dévoué que bavard.
Moravagine chevauchait à sa hauteur, moi, je venais par-derrière. Nous descendions tous les trois le Colorado par petites étapes. Rien ne pressait. Lathuille bavardait.
A l' entendre, il avait tout vu, tout lu, tout connu. Il avait fait tous les métiers, traîné dans le monde entier et avait des amis partout. Il avait vécu dans toutes les villes et traversé plusieurs pays vierges, accompagnant un explorateur ou servant de guide à des missions scientifiques. Il connaissait les maisons par leur numéro, les montagnes par leur altitude, les enfants par leur date de naissance, les bateaux par leur nom, les femmes par leurs amants, les hommes par leurs défauts, les animaux par leurs qualités, les plantes par leurs vertus, les étoiles par leur influence. Il était aussi superstitieux qu'un sauvage, malin comme un singe, à la page comme un boulevardier, affranchi et dessalé.
A la longue, je me méfiai un peu de lui; où voulait-il en venir avec son bagout et, un jour, pourquoi m'avait-il appelé « Monsieur l'Anglais » en clignant de l'œil? (Mais avait-il réellement cligné de l'œil ou n'est-ce pas moi, trop susceptible, qui ne pouvais oublier l'Anglais du Gostinij-Dvor, même ici, dans la solitude de ce haut plateau du Colorado ?)
Au fond, j'avais tort de m'alarmer. Lathuille n'était qu'un simple escroc, car plus nous descendions dans le Sud, plus le bavardage de Lathuille roulait exclusivement sur sa mine d'or dont il voulait nous faire profiter. Il nous en parlait matin et soir, durant la longue journée à cheval et encore fort avant dans la nuit, quand couchés autour d'un feu, la tête renversée sur nos selles, nous venions d'absorber le cochon salé et les haricots noirs, et que nous fumions les épais cigares du Sud. Le ciel était sombre. Les chevaux entravés jouaient des dents autour de nous.
— Ma mine d'or, le Common Eagle, pas la Big Stone - nous y serons dans quarante jours, la frontière où de bons amis m'attendent est à deux jours plus loin, on la passe très facilement, vous verrez -, est dans une haute vallée de ces montagnes perdues que ne connaît aucun Européen. Pour y accéder, on gravit des pentes roides et l'on débouche dans un bassin sablonneux que n'égaie aucune espèce de verdure. (Un insecte intéressant de cette contrée est la fourmi mellifère; les indigènes en sont très friands; c'est un aphrodisiaque réputé.) Ce désert est fermé par des rochers de grès crayeux absolument nus. Quand on se rapproche de ces masses arénacées, on découvre, à hauteur aérienne, des maisons, puis des hommes que la venue d'un étranger jette dans une grande excitation. Il n'y a qu'un étroit sentier escarpé pour arriver là-haut - on le gravit sous l'appel strident des flûtes, il y a des tubes de quinze pieds qui vous font faire demi-tour - et l'on débouche chez les Vallataons, que les Mexicains appellent Indiens Jemez. L'endroit possède une église catholique, une estoufa en langage indigène. L'église est solitaire et à moitié en ruine. Elle est dédiée à Montézoume. On y voit brûler le feu perpétuel, entretenu jusqu'au retour de Montézoume, qui alors érigera son empire universel. Sur les murs de l'église sont représentés des Indiens chassant le cerf ou l'ours, et un immense arc-en-ciel reposant par ses deux bouts sur deux chaises, avec le soleil levant et l'éclair fendant l'espace. Derrière l'église, la vue s'étend au loin vers le sud et l'est et découvre trois monts que les indigènes nomment Tratsitschibito, Sosila et Titsit-Ioï - ils ont plus de dix mille pieds. Près de là, on a trouvé des ossements fossiles de mammouth. Le vieux curé espagnol qui a entrepris ces fouilles - c'est aussi un vieux paillard, c'est lui le propriétaire de ma mine et qui veut la vendre, j'ai encore une meilleure affaire à vous proposer, un champ de diamants qui se trouve un peu plus loin, de l'autre côté des monts, à deux étapes de Stinckingsprings, chez les Indiens Touhas, leur véritable dieu c'est le soleil, ils appellent le vent d'un cri a-ah-a, hi-i-i, et font tomber la pluie en sifflant uû-uû-uû -, le vieux curé de l'estoufa me prit un jour par la main et me dit : « Me gusta más el oro que los huesos! » Il me conduisit alors dans un étroit canon aux parois perpendiculaires. Des tessons de poteries aux couleurs excessivement vives s'entassaient au pied des cactus tout le long du lit desséché de la rivière. Un aigle planait très haut en l'air et les parois de la falaise, aussi loin que l'œil pouvait atteindre, étaient criblées de trous, d'ouvertures, de fentes et recouvertes d'inscriptions hiéroglyphiques ocre, jaunes et bleues. Une multitude d'Indiens, attachés à des cordes de lianes, étaient suspendus dans le vide. Ils grouillaient dans le soleil comme un essaim de mouches. Ils montaient, ils descendaient avec une rapidité étonnante. Ils pénétraient dans les trous, fentes, ouvertures de la montagne et visitaient toutes les anfractuosités de la roche. De temps à autre, l'un d'eux réapparaissait avec quelque chose de rond dans les bras. Il se balançait un instant à sa corde, tournoyait sur lui-même, jouait des pieds pour retrouver son équilibre, puis lâchait d'un grand geste l'objet qu'il tenait. Une urne géante venait éclater à nos pieds. Il en jaillissait une momie recroquevillée, des ossements noirs et des plaques d'or grandes comme la main. Vous m'entendez, de l'or pur, pas du quartz, pas du sable, de l'or travaillé. Achetez-moi ma mine et nous partagerons. Vous êtes bien de mon avis et vous comprenez bien que ce ne sont pas des actions que je veux vous vendre — j'ai fait graver dix mille titres à Denver-City, cent mille shares à un dollar, mais il y a trop de formalités à remplir avant de pouvoir en caser une dizaine, j'ai tout le paquet sous ma selle et tous les soirs j'allume le feu avec, puis il y a aussi le graveur et le marchand de papier à régler et je n'ai plus le rond — ce n'est donc pas du papier que je vous offre, mais de l'or, l'or même du vieux curé, e muy antiguo, tien más que ciente y veinte años. Il n'y a qu'à lui régler son compte. C'est un vieux paillard qui thésaurise — par exemple, je ne sais pas encore où elle est sa cachette, on lui chauffera les pieds pour le faire parler, comme on fait chez nous, on peut également soûler les Indiens et faire pendre le curé - ; mettons qu'il en ait cent charges; l'or est à moi, je partage; je vous demande seulement d'acheter des bourros aux Indiens - des bourros bravos, des mulets sauvages qui passent partout et qui boufferaient des briques ou plutôt le pavé de bois des boulevards, ce sont de bonnes bêtes - et par Ojos Calentes nous passons au Mexique sans rencontrer personne; naturellement je plaque les copains qui m'attendent plus bas à l'est, Ojos Calentes est à l'ouest. Nous éviterons la région forestière pour prendre par les pays alpestres où l'on trouve des trous d'eau entourés d'un peu de verdure. Ça sera dur, mais vous pouvez être tranquilles, je vous mènerai à bon port. On embarquera à Guyamas ; il y a un bout de train, j'ai travaillé à la voie; je connais l'endroit. De Guyamas à Maxatlan, il y a un caboteur qui fait régulièrement la traversée.
Nous arrivâmes à Common Eagle pour la San Pedro. Bien qu'ils aient abandonné l'Eglise catholique romaine, les Indiens ont néanmoins gardé cette fête. On la célébrait précisément alors par des courses de chevaux dans les rues de l'endroit. Les femmes se tenaient sur les toits et dirigeaient de là des jets d'eau sur les coureurs qui restaient en arrière.
Le vieux curé espagnol était mort, mort et enterré. Il y avait plus de trois ans que les Vallataons n'avaient vu un Blanc. Nous restâmes près de six mois chez eux; moi, désemparé, cafardeux, collectionnant des débris de poteries dans la vallée des tombeaux, dressant, n'ayant rien de mieux à faire, un vocabulaire du dialecte Jemez ; Moravagine, ouvrant avec des épingles recourbées le ventre des fourmis mellifères et partageant sa cueillette avec des petites Indiennes à peine pubères, criardes et qui se chamaillaient pour un insecte qui laisse échapper son miel avec ses entrailles, mais qui remue encore de la tête et des pattes; Lathuille, fourrageant partout, creusant des trous et des tranchées, bouleversant l'église, se livrant la nuit à des cérémonies magiques en compagnie d'un vieux chef aveugle et d'un enfant lépreux, mais ne réussissant pas à mettre la main sur le trésor enfoui du vieux curé.
Nous avions apporté avec nous une sérieuse provision d'eau-de-vie, le chargement de vingt bêtes de somme, soixante dames-jeannes de cinq gallons. Lathuille n'en était pas chiche. Depuis notre arrivée, l'alcool coulait à flots; hommes, femmes, enfants se livraient à une véritable orgie et, pour obtenir les dernières gouttes d'eau-de-vie, ils démolissaient maintenant les murs en ruine de l'estoufa. On versait parfois un gobelet d'alcool sur le feu perpétuel; alors les flammes léchaient les pierres de l'âtre, les trois pierres sacrées du foyer, dernier vestige de l'antique tabernacle de Montézoume, et le village en délire dansait autour. Mais malgré les cris, les danses, les invocations chantées, les rondes rituelles, les flûtes magiques encore plus enivrantes que l'alcool, malgré la cuisine infernale du vieil aveugle et les transes et les prophéties de l'enfant lépreux, malgré toute cette sorcellerie, l'or restait introuvable.
La famine s'installait au village. Les Indiens devenaient menaçants. Une épidémie de morve décimait nos montures. Notre provision d'eau-de-vie épuisée, nous levâmes le camp un matin.
Ce fut la fuite.
Nous suivions des crêtes en lame de couteau (cuchillas) et dégringolions des pentes raboteuses, où nos chevaux n'avançaient que péniblement dans les grès roulés qui obstruent les passages étroits et encombrent le lit des torrents desséchés. Nous frayant un chemin dans des défilés impraticables, nous débouchions dans des plaines fendues, crevassées, boursouflées par les érosions. C'étaient des tours de sable et d'argile. Sur un espace immense le terrain était rongé, déchiqueté, craquelé, à jour. Des pierres levées se dressaient verticalement, des pierres horizontales reposaient sur de frêles colonnettes de cailloutis. Des festons, des stalactites, des crocs d'obsidienne pendaient au-dessus de nos têtes, nos chevaux butaient sur des arêtes, des aiguilles coupantes, des dents de scie qui hérissaient le sol. Puis la piste nous conduisait dans des savanes poudreuses, dénudées, où de rares yuccas dardaient leurs feuilles aiguisées comme des poignards.
Et les Vallataons étaient à nos trousses. Durant plus de trois semaines ils nous harcelèrent avec les petits projectiles pointus de leurs sarbacanes, durant plus de trois semaines nous fûmes pourchassés par leurs flûtes. Oui, par leurs flûtes. Elles chuintaient, piaulaient, grinçaient derrière nous, elles grondaient dans les défilés et dans les gorges, elles percutaient, tonnantes, dans les cirques rocheux, où elles nous éclaboussaient, renvoyées par mille échos. Devant et derrière nous, à gauche et à droite, et tout autour de nous, un million de voix déchaînées nous traquaient, nous inquiétaient, nous menaçaient, ne nous laissant aucun répit, ni de jour ni de nuit. Dans tout ce sable, au milieu de ces pierres croulantes, il semblait que chacun de nos pas trébuchant soulevait une tempête de sons, une bourrasque crépitante qui s'abattait sur nous sous forme de malédictions, cris, sanglots, imprécations, hurlements, délire. Des flûtes guerrières nous canonnaient, d'autres éclataient comme des shrapnels et nous faisaient nous retourner, les plus aiguës nous blessaient au vif de l'ouïe, les plus creuses nous frappaient à bout portant, nous faisaient reculer. Certains mélismes nous donnaient le vertige. C'était à devenir fou. Nous tournions en rond. Nos montures frémissantes s'emballaient. Comme elles, nous perdions la tête. La soif nous étranglait, et le soleil qui se déchargeait comme un gong faisait gueuler chaque pierre de ces solitudes et résonner comme un tam-tam l'étendue des savanes.
Nous avancions tempes battantes sans même oser un coup de fusil, semant tous nos impedimenta, caisses, bêtes de somme et jusqu'à notre dernière gourde. A force de tourner, d'avancer, de reculer, de monter, de descendre, nous ne nous y reconnaissions plus dans ce labyrinthe de couloirs, défilés, caps, promontoires, montagnes, plaines, dos, échines, combes et mornes. Nos montures crevaient et nous continuions à cheval sur nos propres ombres. Minuscules, ratatinés, nous avancions toujours sous le haut soleil de midi et marchions encore, rabougris, sous le grand disque de la lune, dans les trous d'ombre et les bosses.
Enfin la poursuite cessa. Les Vallataons avaient atteint les pierres noires qui marquent la limite de leur territoire. Nous coupâmes obliquement à travers une plaine dont le sol disparaissait sous de lourdes vapeurs de soufre. Des chouettes s'envolaient tous les cent pas. Les derniers halètements des flûtes nous parvenaient comme les grondements lointains d'un volcan. Onze jours après, nous avions atteint El Paso, El Paso del Norte, où nous montions dans le train de San Antonio.
C'est à San Antonio du Texas que Lathuille nous parla pour la première fois de son mariage.
Renversés dans nos rocking-chairs, à l'ombre sous la pergola du New-Pretoria où nous étions descendus, buvant d'inépuisables bouteilles de whisky, tranquilles, réconfortés, reprenant de l'embonpoint, nous voyions la petite ville défiler à hauteur de nos bottes ; des péons et des vaqueiros ingambes passaient entre les feuilles des vanilliers, de lourds cow-boys d'origine hollandaise, des femmes engoncées dans des robes à gigots, des ménagères, des enfants blond filasse pâles que le soleil dorait doucement. Il y avait beaucoup de poussière dans la rue et des nuées de mouches s'abattaient sur nous (le soir c'étaient des moustiques autour du photophore). Et c'est en chassant ces mouches avec une queue de cheval que Lathuille nous parlait de Dorothée.
–Je l'ai connue de retour de la Nouvelle-Zélande. Je venais de faire une croisière à bord d'un baleinier, The Gueld, captain Owen, et nous rentrions à La Nouvelle-Orléans, the Double-Crescent City, notre port d'attache. On désarmait. J'avais à peine mis sac à terre que je traînais déjà dans les bars et les tavernes des Bank's Arcades, et mes picaillons de sauter! Bientôt j'étais en pleine non-vue. Il y avait de la houle dans la salle. Le plancher du saloon tanguait comme le pont du Gueld dans le pack et la grande table du milieu, recouverte de plats et de saladiers, glissait sournoisement sur moi comme un iceberg. Moi, je ne faisais pas un mouvement. Je venais de commander un plat de tortue verte à la ravenelle pour me purger des humeurs et des glaires qu'on attrape dans les embruns et les brouillasses des îles Macquarie. J'avais des courbatures partout, mes rhumatismes me faisaient mal et mes articulations grinçaient comme des poulies. J'avais besoin de me mettre en radoub et de me calfater sérieusement le coffre. La baleine avait été bonne, je venais de toucher ma solde, ma quote-part de quartier-maître et des primes de harponnage, je voyais l'avenir en rose, les bouteilles se dédoublaient sous mes yeux comme des arcs-en-ciel prometteurs, je n'avais aucune envie de sortir. Il faisait chaud et j'avais mon sac entre les jambes comme un bon chien. Je dois vous dire que dehors il pleuvait comme il ne pleut qu'à La Nouvelle-Orléans. J'avais donc jeté l'ancre à l'Ane Rouge, je m'y étais amarré et je ne filais plus un câble.
« Il y aura de cela un an à la Saint-Jean.
« Un groupe de matelots tiraient à la carabine électrique, quelqu'un avait glissé un nickel dans l'appareil à sous, et des petites lampes multicolores venaient de s'allumer, et des petits oiseaux empaillés battaient des ailes et venaient de se mettre à chanter, entonnant leur symphonie, quand Dorothée se trouva plantée devant moi. Elle se tenait de l'autre côté de la table. Je voyais ses mains en pleine lumière, elle avait des bagues à tous les doigts, avec des pierres brillantes comme des gouttes d'alcool et son visage perchait beaucoup plus haut, comme une espèce de lune embuée. Elle m'apportait le plat que j'avais commandé. Il s'en échappait une vapeur curaçao sombre fortement épicée. Dieu, que c'était bon ! Immédiatement je voulus l'épouser.
« Vous comprenez, hein, nous autres, qui roulons notre bosse et qui connaissons la vie dans les coins, nous avons toujours envie de nous fixer quelque part, dans un petit trou tranquille, sous les orangers, habiter une petite maison blanche d'où l'on voit la mer, avec une belle garce bien propre qui astique les meubles et que l'on culbute dix fois par jour dans son lit, et qui vous manigance de la boustifaille, nom de Dieu, de ces petits plats qui mijotent durant des heures sur un feu doux - on irait, n'est-ce pas, en bras de chemise au jardin cueillir une pincée de sauge, ou alors on se voit cassant du petit bois dans la cour ou, la pipe au bec, faisant le marché, car c'est l'homme qui doit choisir les bons morceaux, ou encore lui fichant une raclée, comme à un mousse, parce que la maison n'est pas assez bien tenue - ; je sais bien que ce n'est qu'un rêve et, qu'aussitôt rassasié, j'aurais des démangeaisons, et, qu'aussitôt assis, je voudrais enfiler mes vieilles godasses qui ont fait le tour du monde, et manger encore la sale barbaque de la cambuse, et porter des chemises qui n'ont pas de bouton au col, et trimer, et crever de soif au soleil, et tirer la langue, et maudire ma sale garce d'existence, et coucher dans des villes inconnues, et râler de misère, et rencontrer un vieux frère qui comme moi n'en peut plus et en a marre, et qui rue et qui s'entête et qui pue le bouc - mais, que voulez-vous, cette fois-ci j'étais pincé, sérieusement pincé. La fille était belle. Je venais de me caler les joues. Les drinks se succédaient. J'avais les poches pleines. Les petits oiseaux mécaniques chantaient toujours. Le bar rutilait et, vraiment, j'avais par trop bourlingué à bord de ce sacré baleinier de malheur.
« Dorothée était la fille de l'Ane Rouge, du vieil Opphoff, un Flamand, un vieux borgne pas commode. Comme elle avait déjà eu deux, trois gosses, son père la rouait de coups, et c'est peut-être ce qui lui avait fait les chairs si fermes, ces fesses rebondissantes que je ne me lassais pas de palper depuis trois semaines. Quand le vieux tapait, je me disais : « Cogne toujours, bientôt ça sera mon tour. » Et je rigolais, car j'étais sûr de retrouver le soir la Dorothée dans mon lit. Par exemple, je ne sais pas comment elle s'y prenait pour échapper à la surveillance hargneuse de son père, faut croire qu'elle savait y faire, et je n'étais pas le premier ! De cela, je m'en fichais, j'avais la gueuse dans la peau, je voulais l'épouser, na, elle faisait tellement bien la cuisine ! Et plus Dorothée refusait, plus je m'entêtais dans mon idée, car je suis Breton, moi, et le métier de bistrot n'était pas pour me déplaire.
« Maintenant, écoutez-moi bien, ceci vous concerne plus particulièrement.
C'était par un jour de vent du sud, brûlant, desséchant. Le ciel était plein de nuages ébouriffés. Il en tombait une fine poussière jaune qui se déposait partout, vous picotait les yeux et faisait mourir les mouches et les moustiques : Il faisait une chaleur suffocante. Tout le corps nous démangeait. Des petites éruptions blanches nous crevaient sous la peau, nos rockings ronflaient comme des machines à coudre. Des éclairs de chaleur faisaient blêmir les eucalyptus.
Lathuille, qui s'était levé pour remplir nos verres et qui avait choisi dans un bocal de pickles un magnifique poivron violet, reprit, la bouche pleine :
— Oui, ceci vous concerne plus particulièrement. Une nuit, Dorothée me dit : « Ecoute, mon petit Noël, ce n'est pas que je ne veuille pas de toi, au contraire, mais tu sais bien qu'il n'y a rien à faire avec mon vieux. Et puis, dans six mois, tu n' auras plus d' argent ; donc, inutile d'insister maintenant, le vieux est buté, et j'en ai encaissé des gnions à cause de toi, tiens, regarde, je suis pleine de bleus; mais ça ne fait rien, je t'aime bien et c'est pourquoi il faut être raisonnable. Toi, qui en as vu du pays et qui es à la coule et qui la connais, va donc faire un tour dans les Etats, il y a une admirable affaire en ce moment qui peut te rapporter des mille et des cents. Tu ne lis donc pas les journaux ? tu ne sais donc pas ce qui se passe en Russie et qu'il y a des grands-ducs en fuite, qui ont volé les bijoux de la couronne et qu'on a mis leur tête à prime? Il paraît qu'ils se sont réfugiés chez nous et qu'il y en a plein le pays. Tous les détectives sont sur pied. On peut gagner des milliers de dollars et toi, qui es malin, tu peux très bien réussir et ramener les clients à mon père. Va le trouver, il a de bons tuyaux. Comment, tu ne saisis pas, tiens, je te croyais plus dessalé, tu m'épates, tu n'as pas remarqué que mon père trempe dans des tas de micmacs et qu'il en est de la police, lui ? Vas-y, mon gars, on se mariera à ton retour. » C'est ainsi que je me suis mis en route et que je vous ai dégottés, messieurs. Ah! vous savez, Dorothée est une fine mouche.
A cette déclaration, aussi sensationnelle qu'inattendue, et qui m'avait bouleversé, Moravagine éclatait de rire. Il riait, il riait, il se tordait au point de tomber à la renverse avec son siège à bascule... Ce vieux Lathuille... il en avait de bonnes... sacré farceur, va... Comment faisait-il pour inventer des bourdes pareilles ?... Quel bougre !... C'était donc à ça qu'il pensait en nous menant dans sa mine d'or...
— Tu as voulu nous garder pour toi seul, c'est pourquoi tu nous as menés dans le désert. Tu voulais nous faire prendre par les Indiens pour toucher la prime, hein ? Mais tu n'es pas fou, fiston ? Est-ce que tu nous as seulement regardés? Est-ce que nous ressemblons à des grands-ducs, nous? Et qu'est-ce que c'est que ces histoires de Russie? C'est le sirocco qui te met la cervelle à l'envers? Vous parlez d'un hurluberlu. Tu n'es rien farce!...
— Monsieur, monsieur, monsieur Moravagine et vous, monsieur l'Anglais, faisait Lathuille consterné, je vous en supplie, écoutez-moi, j'avoue que je me suis gouré, je reconnais que je me suis fichu le doigt dans l'œil. La faute en est à tous ces articles de journaux, tenez, j'en ai là une centaine, des coupures, tous les tuyaux du vieil Opphoff, il y a aussi des signalements et des photos, les vôtres n'y sont pas ; mais quand on est amoureux, on est comme un chien qui a bu chaud, on n'a plus de flair; croyez-moi, depuis l'affaire des Indiens, je vous ai à la bonne, ça, je vous le jure ! Vous allez m'accompagner à La Nouvelle-Orléans, je vous invite à ma noce, vous me servirez de témoins et vous ferez taire les dernières objections du vieux; d'ailleurs, je compte sur vous pour mon installation, je vous sais généreux, monsieur Moravagine, et bien que nous n'ayons pas convenu d'un prix, je vous ai toujours servi scrupuleusement et je vous ai fait faire un beau voyage, en somme. C'est Dorothée qui va être épatée de me voir radiner avec un, avec deux princes, deux copains, deux amis...
Le soir même nous prenions le train.
L'Ane Rouge était en effet une bonne boîte, on n'y était pas mal du tout et la cuisine était fameuse. Le vieil Opphoff se montra beaucoup plus aimable que nous ne le pensions. Quant à Dorothée, c'était réellement une très belle fille, Lathuille avait raison, elle avait de l'étoffe (je l'ai reconnue quelques années plus tard dans des films comiques américains, sans être star, elle était de tous les premiers plans et savait se mettre en valeur). Moravagine couchaillait avec elle.
Lathuille avait disparu.
Moi, je ne quittais pas le bar, plein de méfiance; et puisque Moravagine avait tenu à se mettre dans la gueule du loup, je surveillais les clients. Il y avait toujours deux, trois types en bas, dont un nommé Bob, presque aussi assidu que moi, et un grand diable de métis qui venait souvent le rejoindre et qui s'appelait Ralph. Je ne remarquais rien de suspect. Dès que Ralph entrait, il allait s'installer à la table de Bob. Il se faisait apporter deux grands verres et préparait aussitôt un affreux mélange : gingerbeer, gin, porto, une pinte de chaque. Puis il se faisait servir deux saucisses chaudes, des longues, et absorbait une deuxième mixture. Alors, d'un geste machinal, Ralph enlevait sa casquette et les deux coudes sur la table, la tête entre les mains, il s'endormait profondément. Pour Bob, son brûle-gueule entre les lèvres, il fumait à courtes bouffées, assis de travers sur sa chaise, le crâne à la muraille, regardant fixement devant lui, les yeux dilatés, l'air absorbé.
Jamais je ne les ai vus échanger la moindre parole. C'est toujours Bob qui payait.
Une nuit, je venais de remonter dans ma chambre, une grande chambre jaune avec deux petits lits de fer et un pot de chambre ébréché au milieu, j'étais en train de me déshabiller, quand la porte fut enfoncée d'un coup d'épaule et que Lathuille me sauta dessus.
— Ça y est! ça y est ! hurlait-il, on se marie demain, le vieux y a consenti!
Et il exécutait une gigue dans la chambre.
Le lendemain, nous nous achetâmes deux smokings et, Moravagine et moi, servîmes de témoins à Lathuille. J'appris plus tard que Moravagine lui avait donné dix mille dollars.
Le soir, il y eut fête à l'Ane Rouge. Tout le monde en était, Ralph, Bob et d'autres habitués. Le bar était décoré de guirlandes électriques, un gramophone avait été installé devant la porte et l'on dansait sur le quai. Il y avait beaucoup de monde, des voisins, des passants, et des Nègres et des Négresses faisaient cercle autour de nous. Lathuille était aux trois quarts ivre ; quant à Moravagine, il était déchaîné, il tournoyait avec Dorothée dans les bras comme s'il avait tenu Olympio. Moi, je restais légèrement à l'écart, n'ayant jamais su danser. Je tombais de sommeil.
Tout à coup, il y eut une violente bousculade. Je me levai en renversant ma table. Raph et Bob s'étaient précipités sur Moravagine et le tenaient chacun par un bras.
Deux coups de feu retentirent.
C'était Lathuille qui venait de tirer. Un revolver dans chaque main, il nous gueulait.
— Mora, Mora, et vous, l'Anglais, foutez le camp, barrez-vous. Trottez droit devant vous. A cent mètres, après le gazomètre, sautez dans le canot, je vous y...
J'esquivai le vieil Opphoff qui s'avançait sur moi et voulait me ceinturer. Moravagine avait déjà disparu. Je me mis à courir derrière lui, de toutes mes forces. Nous nous jetâmes dans un canot à moteur. Un instant après, Lathuile y sautait et le poussait au large. On voyait des ombres courir sur la berge. Des jurons et des coups de feu crépitaient. Puis une voix de femme s'éleva, un long cri, comme un beuglement.
Sorti de la réverbération des quais, il faisait noir. Nous glissions au fil de l'eau. Lathuile mit le moteur en marche.
— La vache, grommelait-il, je l'ai saignée en passant.
Le moteur ronflait. Il y eut une dernière salve de revolvers. Nous étions déjà bien loin. Lathuille accélérait. La ville n'était plus qu'un halo.
Moravagine et moi étions encore essoufflés de notre course et tout palpitants d'émotion que Lathuile, décrivant une large courbe, venait se ranger au long d'un vapeur qui descendait l'estuaire de la rivière. On nous lança une corde du vapeur, puis un bout d'échelle à nœuds. Il y avait déjà beaucoup de clapotis.
— Montez ! nous faisait Lathuille.
Nous étions en smoking et nu-tête, c'est dans cet équipage que nous nous hissâmes à bord.
Au point du jour, nous avions passé la barre et quittions les eaux vaseuses du Mississippi pour entrer dans la grande houle de l'océan. Nous étions à bord d'un fruiters qui se rendait à Trinitad.
Tout cela s'était déroulé si rapidement que nous ne comprenions pas encore ce qui nous était arrivé.
Nous étions là, grelottants de froid dans le vent fraîchissant. Personne ne s'occupait de nous. Lathuille s'était éclipsé. Une bouée nous indiquait que nous étions à bord du Général-HannaH. Le cargo donnait fortement de la bande.
Enfin, nous aperçûmes le commandant qui descendait l'échelle de la dunette. Lathuille souriant grimaçait derrière lui.
— Hullo, boys, je suis rudement content de vous avoir à mon bord; avez-vous passé une bonne nuit? fit le commandant.
C'était un homme immense et tonitruant, un ex-champion de baseball. Il s'appelait Sunburry.
Nous eûmes la clé de cette affaire quand, une fois installés dans le carré, nous trinquions avec de la fine 1830. Il y en avait trois caisses dans la cabine, ainsi qu'un stock des meilleures conserves anglaises. Lathuille avait bien fait les choses, triomphant, il nous expliquait :
— Hein, qu'en dites-vous, vous qui ne vouliez pas me croire à San Antonio, était-ce bien combiné, en ai-je de l' œil et du nez ? Sans moi, vous vous faisiez paumer. Ils vous voyaient venir ; j'avais beau leur dire que vous n'étiez pas Russes, ils ne voulaient rien savoir; ça faisait plus d'un an que Ralph, Bob, Dorothée, le vieil Opphoff et tous les autres maquignonnaient l'affaire en attendant de mes nouvelles; ils s'y étaient mis à plus de dix, des salauds que je n'avais jamais vus et qui en voulaient tous à mon argent. Alors, je leur ai monté le coup. En cinq sec, tout était dans le lac. Vous parlez d'un grabuge! D'abord, je leur ai montré les dix mille que vous m'aviez donnés et immédiatement le mariage a été décidé. Mais je n'en voulais plus, moi, de cette Dorothée, et de ces mômes, et de son Ralph, et de son Bob, et de toute la clique de l'Ane Rouge. On me connaît dans le pays, j'aime pas les giries, ni qu'on se paie ma tête. Vous, vous êtes des copains, et entre nous c'est à la vie et à la mort, pas ? J'ai donc donné cinq mille au vieux pour les faire mordre; puis, sous le prétexte d'aller chercher une autorisation de mariage chez le curé de Mobile où habite ma mère, j'ai mis les cannes et c'est alors que vous ne m'avez plus revu. Ç'a dû vous sembler drôle, hein, et vous avez dû vous embêter sans moi, pas vrai, monsieur Moravagine, et vous, l'Anglais, vous deviez être dans vos petits souliers? Non, sans rire, je parie une caisse de fine que vous ne vous doutiez pas que je travaillais alors pour vous et que j'embarquais en douce cette fine, des frusques et tout un fourbi sur ce bateau. Quelle crapule, hein, que ce sacré Sunburry, il a bien voulu vous prendre à bord et retarder son appareillage de vingt-quatre heures - il va nous débarquer à Paria, à l'embouchure de l'Orénoque, Venezuela –; mais il a fallu que je lui monte sa cave, de la fine 1830, il n'en voulait pas d'autre, pas de la Marie-Brizard, pas de la trois étoiles, et patati et patata, et mille recommandations, et comme vous n' aviez pas été chiches, moi j'ai vu grand ; bref, il me coûte cher, le gros frère, cinq mille; si bien qu'il ne me reste plus rien, pas ça, rien du tout, sauf qu'à vous rendre vos armes car, un bon conseil, la prochaine fois que vous enfilerez un smoking, n'oubliez pas de fourrer votre revolver dans votre poche. Si je n'y avais pas pensé, vous étiez refaits. Ah! j'en ai eu du mal, vrai...
On roulait beaucoup. Le cargo piquait droit dans le sud, traversant le golfe du Mexique. Comme il était sur lest, il me semblait qu'il donnait toujours plus de la bande. Les machines cognaient pas à-coups. De gros tourbillons de fumée noire pouffaient avant de montrer leurs dessous sales et retroussés par le vent et laisser choir des escarbilles et de la suie : Il pleuvait. Le vapeur semblait désert. On n' apercevait que quelques rares membres de l'équipage, toujours les mêmes, des mulâtres inoccupés. Sunburry, Lathuille et Moravagine recommençaient sans cesse de sempiternelles parties de dominos. J'étais maussade et triste. Qu'allions-nous devenir? Lathuille s'était montré beaucoup plus redoutable que je ne le croyais. Pour la première fois, je m'inquiétais de l'avenir. D'ailleurs, à quoi bon? Tout m'était égal! Est-ce que je m'appartenais encore? ha, ha, ha! et que faire? et où aller? Dieu ! ce que je me dégoûtais! Dieu! ce que je m'embêtais! J'avais pris tout en horreur, indiciblement. Je n'arrivais pas à me passionner, ni à rester indifférent, comme Moravagine ; hommes et choses, aventures et pays, tout m'assommait, tout me harassait; il n'y avait que mon immense fatigue qui restait inaltérable, ma fatigue et ma tristesse, non, pas ma tristesse, de ma tristesse je m'en foutais, il ne restait que ma fatigue et mon dégoût, ma profonde horreur de tout. Me suicider, cela n'en valait pas la peine ; vivre, ah! non, j' en avais soupé ! Alors, quoi ? Rien. Et pour croire que j'attachais encore pour deux sous d'importance à ce qui allait nous arriver, j'allais consulter les cartes marines qui traînaient sur la couchette du commandant.
Voyons, comment avait-il dit, Lathuille, Paria? à l'embouchure de l'Orénoque? Venezuela? Bon. Voici les teintes dégradées, les bas-fonds, la côte du Venezuela, l'embouchure de l'Orénoque, mais Paria, où est-ce ? Je vois des îles, des centaines, des milliers d'îles, je vois tout le delta du fleuve, des dizaines, des centaines de bras et d'embouchures, mais pas un pays, pas un patelin, pas un nom, même pas un phare, même pas une balise. Ah! ça, c'est pas mal. Nous n'allons nulle part. Paria n'existe même pas. Ça colle.
— Dites donc, commandant, où nous menez-vous?
— Je ne sais pas.
— Comment, vous ne savez pas ?
— Non, je ne sais pas.
— Et Paria?
— Je ne connais pas.
— Vous ne connaissez pas Paria?
— Non, demandez à Lathuille.
Sunburry n'a pas cessé de jouer, il marque les points sur une ardoise.
J'interpelle Lathuille qui mêle les dominos.
— Dis donc, Lathuille, où est-ce ça, Paria, que je ne trouve pas sur la carte ?
— Je ne sais pas, moi.
— Comment, tu ne sais pas ?
— Non.
— Alors ?
— Alors quoi ?
Lathuille me regarde fixement. Puis il choisit ses dominos et dit, en triant ses pièces :
— Vous verrez ça, il y a des îles flottantes qui descendent l'Orénoque. Certaines restent en panne sur les bas-fonds; d'autres vont bien loin au large. Les indigènes les appellent des « parias. » La première qu'on rencontre, on met pied à terre. Je ne sais pas où elle est, moi. Quand on y sera, on sera à Paria.
— Mais, fais-je surpris, dis-moi comment...
— Double-six ! crie Moravagine qui a cette pièce en main et qui ouvre le jeu.
Une nouvelle partie recommence.
Quelque dix milles avant d'accoster la terre ferme, on navigue déjà dans une espèce de bourbier. D'épaisses vapeurs couvent sur l'eau et l'on ne voit pas à trois mètres devant soi. On ne sait pas exactement où est la limite de l'eau douce et de l'eau salée, ni où commence la terre, ni où finit la mer. Après une période d'orage, quand le vent du large a dissipé le rideau des brumes et que les lames de fond se sont ruées à l'assaut du marécage, bouleversant les bancs de sable et de boue, on peut avancer sans crainte de rater la passe, de se perdre, de s'échouer ou de s'enliser. Tel n'était pas notre cas. Nous étions arrivés par beau temps, les nuages en formation étaient plus denses que jamais, les bancs très nombreux et nous naviguions à l'aveuglette au milieu des îles flottantes et des paquets d'arbres chavirés. Il y avait déjà deux jours que nous avions quitté le Général-HannaH et que l'immense Sunburry avait hurlé derrière nous, dans la fournaise :
— Bonne chance, boys. Je suis rudement content de vous savoir arrivés à bon port. J'espère que vous avez eu une bonne traversée.
Nous dérivions dans une espèce de chaloupe pliante, en toile caoutchoutée, dans laquelle nous nous étions entassés tous les trois, Lathuille, Moravagine et moi, avec des caisses de conserves et des armes. Nous n' avions rien à boire, Sunburry n' avait pas voulu nous rétrocéder une seule bouteille. Il faisait une chaleur monstrueuse. Nous nous épuisions à tour de rôle sur les courts avirons et nous remuions, comme avec des cuillers, l'eau d'étain, lourde et puante, pleine de charognes et de détritus. Le souffle rauque des lamentins jaillissait autour de nous.
Nous avions déjà aperçu la terre ferme une première fois, rapidement, dans une trouée de nuages en débandade ; le soir du troisième jour, le plafond s'étant levé, nous crûmes distinguer une estacade dans le lointain. A l'aube, ce que nous avions pris la veille pour une estacade s'affirma être une rangée de hauts cocotiers. Nous tentâmes plusieurs fois d'aborder, mais vainement. A perte de vue, la rive ne formait qu'un immense rempart chaotique, forêts renversées, racines, broussailles dénouées, trous, cratères boueux, plaies béantes, éboulis, grands pans de terreau noir glissant à l'eau. Quand on réussissait par hasard à poser les pieds sur ce sol spongieux sans enfoncer immédiatement jusqu'aux hanches et à gravir ce premier rempart, on découvrait, derrière, des lacs grands et petits, des lagunes, des lagons, des mares croupissantes, des tourbières défoncées. Une végétation folle, basse, immergée, reluisante, inextricable envahissait l'étendue. Au fond de l'horizon, un pli sombre marquait la forêt vierge, la forêt tropicale. C'était la terre ferme.
Nous nous engageâmes dans une multitude de canaux, nous suivîmes de nombreux méandres et parcourûmes tout un réseau de sinuosités, chenaux, goulets, passes, rigoles pour déboucher tout à coup sous le dôme de la haute forêt.
C'était majestueux et inattendu. Nous nous trouvions au milieu du fleuve. Il y régnait une pénombre assez profonde qu'illuminaient à peine les lianes fleuries qui pendaient des plus hautes branches. Pas un vol, pas un bruit. Les berges étaient d'un ocre vif. L'eau noire des anses profondes était sertie de petites plages blanches en forme de croissant. Les alligators nous regardèrent passer quand nous remîmes les avirons en branle.
Nous remontions l'Orénoque sans parler.
Cela dura des semaines, des mois.
Il faisait une chaleur d'étuve.
Nous ne mettions que rarement pied à terre et presque jamais dans les lieux habités.
Dans le bas Orénoque il y a beaucoup de plantations, - café, cacao, canne à sucre ; il y a surtout des plantations de bananiers. Elles s'étendent durant des semaines sur les rives inégales du fleuve. Les bananiers sont plantés en quinconce et campent la nuit comme des armées babyloniennes. Tout homme qui bouge dans ce climat déplace avec lui une colonne de moustiques qui repose sur ses épaules. Les misérables qui s'agitent sous les feuilles sont des métis des Espagnols et des femmes indigènes ; ils abattent les régimes à coups de machette et de sabre. Quand ils nous faisaient signe d'approcher, c'était pour nous offrir de la guarapo de canne ou pour nous ravitailler en chica, cette distillation de la racine de manioc doux.
Beaucoup plus haut, Angostura est le terminus du Simon-Bolivar, l'unique vapeur qui fait du cabotage sur ce fleuve. C'est une machine flottante à trois étages, peinte en blanc et bariolée de rouge et de bleu. Point d'oeuvres vives, tout en encastillage, le fond est plat comme celui d'une toue. A l'arrière, la roue unique, énorme, est haute et large comme le bâtiment. Le pont inférieur est occupé par les machines à foyers immenses et que l'on chauffe au bois, bois de teinture, bois d'ébénisterie, acajous, palissandres. Les bûcherons, pour la plupart des Indiens Quéchuas, nous ravitaillaient en tablas, boulettes de chocolat faites de cacao grossièrement mélangé de sucre brut, et en assaï, cette liqueur moitié solide, moitié liquide, extraite des fruits d'un palmier et qui se boit dans un couï ou demi-calebasse.
Plus haut encore, on rentre dans la grande forêt vierge, et encore plus haut, après avoir franchi les rapides, on pénètre dans la région des Ilianos où s'élaborent toutes les formes de la végétation.
Nous remontions l'Orénoque sans parler.
Cela dura des semaines, des mois.
Il faisait une chaleur d'étuve.
Deux d'entre nous étaient toujours en train de ramer, le troisième s'occupait de pêche et de chasse. A l'aide de quelques branchages et des palmes, nous avions transformé notre chaloupe en carbet. Nous étions donc à l'ombre. Malgré cela nous pelions, la peau nous tombait de partout et nos visages étaient tellement racornis que chacun de nous avait l'air de porter un masque. Et ce masque nouveau qui nous collait au visage, qui se rétrécissait, nous comprimait le crâne, nous meurtrissait, nous déformait le cerveau. Coincées, à l'étroit, nos pensées s' atrophiaient.
Vie mystérieuse de l' œil.
Agrandissement.
Milliards d'éphémères, d'infusoires, de bacilles, d'algues, de levures, regards, ferments du cerveau.
Silence.
Tout devenait monstrueux dans cette solitude aquatique, dans cette profondeur sylvestre, la chaloupe, nos ustensiles, nos gestes, nos mets, ce fleuve sans courant que nous remontions et qui allait s'élargissant, ces arbres barbus, ces taillis élastiques, ces fourrés secrets, ces frondaisons séculaires, les lianes, toutes ces herbes sans nom, cette sève débordante, ce soleil prisonnier comme une nymphe et qui tissait, tissait son cocon, cette buée de chaleur que nous remorquions, ces nuages en formation, ces vapeurs molles, cette route ondoyante, cet océan de feuilles, de coton, d'étoupe, de lichens, de mousses, ce grouillement d'étoiles, ce ciel de velours, cette lune qui coulait comme un sirop, nos avirons feutrés, les remous, le silence.
Nous étions entourés de fougères arborescentes, de fleurs velues, de parfums charnus, d'humus glauque.
Ecoulement. Devenir. Compénétration. Tumescence. Boursouflure d'un bourgeon, éclosion d'une feuille, écorce poisseuse, fruit baveux, racine qui suce, graine qui distille. Germination. Champignonnage. Phosphorescence. Pourriture. Vie.
Vie, vie, vie, vie, vie, vie, vie, vie.
Mystérieuse présence pour laquelle éclatent à heure fixe les spectacles les plus grandioses de la nature.
Misère de l'impuissance humaine, comment ne pas en être épouvanté, c'était tous les jours la même chose !
Tous les matins, un mauvais frisson nous réveillait. Le ciel glissait sur une tringle, les branches s'agitaient comme une couverture bigarrée et c'était tout à coup le déclic des oiseaux et des singes, juste un quart d'heure avant l'aube. Ebats, cris, chants instantanés, égosillements, sabas, perruches, nous ronchonnions dans ce remue-ménage. Nous savions d'avance ce que la journée nous réservait. Derrière nous, le fleuve fumant se trouait de déchirures, devant nous, il s'ouvrait béant, floconneux, sale. Des draps et des rideaux claquaient au vent. Une seconde, on voyait le soleil nu, tout nu, comme en chair de poule, puis un immense édredon nous tombait dessus, un édredon de moiteur qui nous bouchait la vue, les oreilles, un édredon qui nous étouffait. Les bruits, les voix, les chants, les sifflements, les appels étaient absorbés comme par un gigantesque tampon. Des couleurs giratoires se déplaçaient le long de notre bord et faisaient tache ; à travers la brume et les vapeurs les êtres et les choses nous apparaissaient comme des tatouages opaques, imprécis, déteints. Le soleil avait la lèpre. Nous étions comme encapuchonnés, avec six mètres d'air autour de nous et un plafond de douze pieds, un plafond d'ouate, un plafond matelassé. Inutile de crier. Des gouttes de sueur nous coulaient le long du corps, se détachaient, nous tombaient sur l'estomac, grosses, tièdes, lentes, grosses comme des œufs sur le point d'éclore, lentes comme la fièvre en éclosion. Nous nous bourrions de quinine. Nous avions la nausée. Nos avirons mollissaient dans la chaleur. Nos vêtements se recouvraient de moisissures. Il pleuvait toujours, et quand il pleuvait, il tombait de l'eau chaude et nos dents se déchaussaient. Quel rêve, quel rêve d'opium ! Tout ce qui surgissait dans notre étroit horizon était corallin, c'est-à-dire verni, reluisant, dur, avec un relief ahurissant dans le détail, et comme dans un rêve, ce détail était toujours agressif, méchant, plein d'une sourde hostilité, logique et à la fois invraisemblable. Comme des fiévreux qui se retournent dans leur lit, nous nous rapprochions des grèves pour respirer un peu. Quel cauchemar ! Neuf fois sur dix, les sous-bois s'écartaient pour livrer passage à une tribu d'Indiens menaçants. Ils avaient le corps robuste, la taille haute, la chevelure flottante, les narines transpercées d'une baguette aiguisée, le lobe des oreilles allongé par le poids de lourdes rondelles d'ivoire végétal, la lèvre inférieure ornée de crocs et de griffes ou hérissée d'épines. Ils étaient armés d'arcs et de sarbacanes et les déchargeaient dans notre direction. Comme ils passent pour anthropophages, nous nous remettions dans le milieu du fleuve et reprenions notre rêve de damnés. De grands papillons bleus, dit pamploneras, venaient se poser sur nos mains et faisaient vibrer l'air avec leurs ailes humides, distendues.
Nous étions maudits. La nuit ne nous apportait aucun repos. Dans la brume bleuâtre du soir qui succédait à la pluie, des milliers de végétaux aux panaches plumeux s'égouttaient. D'immenses chauves-souris se laissaient choir. Des cascabelles ondulaient entre deux eaux. L'odeur musquée des crocodiles nous soulevait le cœur. On entendait les tortues pondre, pondre inlassablement. Amarrés à la pointe d'un promontoire, nous n'osions faire du feu. Nous nous dissimulions, nous nous tassions entre les racines en caoutchouc qui viennent s'arc-bouter sur les rives comme les pattes fantasques de quelque monstrueuse tarentule. Nous dormions d'un sommeil agité. Lycanthropie. Celui dont c'était le tour de garde résistait de son mieux à l'envoûtement des moustiques en imitant les longs miaulements des guépards. Au ciel, la lune enflait comme une piqûre. Les étoiles rougissaient comme les traces apparentes d'une morsure.
Il pleuvait toujours.
L'inondation s'étendait.
Le fleuve prenait des allures de lac, de mer intérieure. Nous étions dans les parages de sa source. C'était une plaine immense, entièrement submergée. Des forêts entières étaient sous l'eau. Des îles touffues allaient à la dérive. Des champs de riz sauvage nourrissaient des millions d'oiseaux. Des canards, des oies, des cygnes, d'une grosseur insoupçonnée, caquetaient, se becquetaient, se querellaient. Nous nous laissions déporter avec les troncs morts. Notre chaloupe faisait eau de toutes parts, elle était usée jusqu'à la corde et chaque fois qu'un orage éclatait — ils sont nombreux et d'une violence inouïe dans cette région — nous craignions de sancir.
Lathuille était couché au fond de la chaloupe. Il était mourant. Son corps était couvert d'abcès et de gros vers lui trouaient la peau. Allongé dans l'eau tiède du fond, il nous donnait des conseils sur la façon de nous conduire pour arriver à traverser sans encombre les terres chaudes qui, à ses dires, s'étendaient de l'autre côté de cette immensité d'eau et où nous n'allions pas tarder à aborder. Nous l'écoutions sans ajouter foi à sa longue expérience, car il n'avait plus toute sa raison.
— Rentrez les rames, disait-il. Croyez-en mon expérience, laissez-vous déporter. Il y a un triple courant qui départage ces eaux stagnantes. C'est une énigme géographique : Lundt, l'explorateur, me l'a expliqué autrefois. Je crois qu'il avait raison : nous devons être dans le bassin où vingt fleuves prennent leur source commune, dont l'Orénoque et l'Amazone. J'aurais bien voulu contrôler le fait. Enfin, je suis toujours fier de vous avoir menés jusqu'ici. Il n'y a pas à dire, ce canot imperméable était bon, le long Jeff ne m'a pas volé, pour une fois. Quand vous aurez mis pied à terre, vous pourrez l'abandonner. En attendant suivez la dérivation du bois flottant et quand vous remarquerez un vieux tronc recouvert de petits drapeaux, laissez-vous porter, il va dans la bonne direction. C'est un turuma qui chaque année descend l'Amazone jusqu'à Manaos, qui remonte le rio Negro et qui revient dormir ici jusqu'à la prochaine Pâque. Comme il s'arrête dans tous les ports et à l'embouchure de toutes les rivières, les indigènes l'ornent dévotement de petits pavillons. C'est l'époque où il va se mettre en route, vous allez sûrement le rencontrer. Vous qui êtes des mécréants, croyez-moi, suivez-le, mais n'y touchez pas, sinon la « Mae d'Agua » vous entraînerait au fond de l'eau. Si vous rencontrez les...
C'était par un clair matin. Par extraordinaire, le ciel était pur. Lathuille était à l'agonie. Il gisait dans l'herbe spongieuse. Nous l'avions débarqué dans une île. Moravagine était allé tendre des collets. J'étais penché sur le malade et étais en train de lui faire absorber une potion de bouillon d'herbes, quand une flèche vibrante vint se planter au fond de sa gorge. Je poussai un cri. Je voulus fuir vers la chaloupe, où nous avions laissé nos armes. Notre embarcation avait disparu. Je retournai auprès de Lathuille en courant. La flèche vibrait encore. Deux aigrettes roses tremblaient au bout. Moravagine revenait sur ces entrefaites. Il rapportait un couple de râles. Je n'eus pas le temps de lui dire ce qui venait de se passer que déjà une vingtaine d'Indiens nous entouraient. Nous ne les avions pas entendus venir. Ils s'avançaient sur nous et resserraient leur cercle silencieusement. Moravagine voulut les haranguer, un coup de pagaie l'étendit par terre et il fut rapidement ligoté. C'étaient des Indiens bleus.
Malades, épuisés, désarmés, nous étions prisonniers.
Je m'étais laissé choir sur la boîte de pharmacie, j'attendais passivement de subir mon sort, quand un long escogriffe m'apostropha. Il se tenait à quelques pas de moi. Il exécutait une espèce de danse, il trépignait sur place, se battait les flancs tout en me lançant des phrases cadencées dans un idiome guttural, très âpre. Il ne me quittait pas des yeux. Je ne savais ce qu'il voulait dire et ne comprenais rien à sa mimique. Je m'étais dressé. Vingt paires d'yeux me fixaient. J'étais plein d'indécision. Je ne savais que répondre, ni que faire. Moravagine rongeait ses liens. Il avait du sang sur la joue.
— Vas-y, dis-lui quelque chose ! hurlait-il.
Le cadavre de Lathuille était étendu entre nous.
J'arrachai la flèche qui venait d'enclouer notre malheureux compagnon et la tendis au chef. Un flot noir se répandit sur le sol. De grosses mouches arrivaient déjà. La fièvre me tenait. Je grelottais.
Le chef s'était saisi de la flèche. Il exécutait maintenant une nouvelle danse, grotesque, sur les talons, les genoux écartés. Il tournait à reculons tout autour du mort. Un collier de plumes rouges lui pendait dans le dos. Ses fesses fanées tremblaient au soleil. Il avait des déhanchements brusques et des sursauts dans les reins. Il tenait la flèche à hauteur des yeux et l'ombre verticale de la flèche lui mettait du noir à l'œil. De temps à autre il faisait une pirouette et tous ses compagnons de pousser un long cri. Enfin un monôme se déroula. Les Indiens tournaient en rond autour de Moravagine. Ils sautaient tous à cloche-pied.
— Mora, ne fais pas de conneries, criai-je.
Moravagine était en train de les insulter.
Le chef s'était accroupi sur ses talons. Il jonglait avec trois petites pierres. Il avait piqué la flèche dans sa longue chevelure.
Après toutes ces simagrées, les Indiens nous entraînèrent. Leur flottille était dans les joncs. Ils jetèrent Moravagine dans une pirogue. Un grand vieillard portait le corps de Lathuille. Moi, on me fit monter dans le canot du chef. Deux Indiens y entrèrent avec la boîte de pharmacie. On me témoignait beaucoup d'égards. Je compris plus tard que les Indiens m'avaient pris dès le début pour un sorcier. A cause de la boîte et aussi parce que j'étais en transe. La plus grande des pirogues remorquait notre pauvre chaloupe de toile, qui se noyait au bout d'un cordage et se débattait dans les remous comme une bête qui veut reconquérir la liberté. Nos beaux fusils reluisaient à l'arrière de cette barque disloquée et tombaient un à un à l'eau. Avant le coucher du soleil nous avions atteint le grand village des Indiens, le grand village juché dans les arbres. Cent mille voix nous y accueillirent.
Les Indiens bleus répandent une étrange odeur, car ils sont tous malades, d'une maladie que l'on nomme la caraté. C'est une affection de la peau d'origine syphilitique. Elle est toujours héréditaire et très contagieuse. Elle consiste en une décoloration du pigment naturel, en une sorte de panachure sous-cutanée qui rend le corps marbré de taches « géographiques », généralement bleuâtres sur fond pâle. La nuance varie et l'on connaît plusieurs sortes de caraté. Les marbrures sont souvent à vif et suppurantes. Le traitement en serait facile au moyen de composés mercuriels. Les Indiens ne s'en préoccupent pas ; ils se grattent.
Les Indiens bleus dont nous étions prisonniers appartenaient à l'antique tribu des Jivaroz. Avant la conquête, les Jivaroz étaient tout-puissants. D'un tempérament guerrier, ils étaient toujours en luttes avec leurs voisins les Sutagaos et les Tunjas; depuis la conquête, leur nombre a considérablement diminué. Toutefois les Espagnols ne sont jamais arrivés à les réduire et les fastes de leur histoire ont été conservés jusqu'à nous par les habitants de Bogota, qui gardent le souvenir du grand cacique ou cipa Saguanmachica qui faillit prendre leur ville et de l'usaque Usatama dont parle le vieux chroniqueur Mota Padilla dans sa Conquista del Reino de la Nueva Granada, cap. 25, numeros 3 y 4. MS. (J'ai trouvé ce renseignement dix ans plus tard dans les archives de Séville, alors que je préparais un attentat contre le roi d'Espagne.)
Les Jivaroz d'aujourd'hui, dits Indiens bleus à cause de leur vilaine maladie, sont grands et bien faits. Leurs membres diffèrent de ceux des Indiens du nord et de l'est par l'élongation des os et se distinguent par la finesse des attaches. La tête est bien dégagée des épaules, elle est de forme subquadrangulaire et l'angle facial est comme celui de la race caucasique. Le cou est fin et allongé. Les cheveux, noirs, épais et lisses, couvrent en partie le front et sont rejetés par-derrière en masses égales sur les épaules. Les yeux, obliques de bas en haut depuis la caroncule lacrymale jusqu'à l'angle externe, sont petits et perçants. Le nez est large, d'abord fin depuis la racine, puis à ailes écartées. La bouche est grande, à lèvres un peu épaisses. Ils coupent transversalement la couronne de leurs dents. Le corps est musculeux, surtout les bras et les jambes, et, chez les femmes, la concavité postérieure de la région lombaire est très développée. Les mains et les pieds sont moyens, généralement courts et nerveux. Le sexe féminin ne présente pas de thorax volumineux, les seins sont ovoïdes et à mamelons obtus.
Les hommes sont vêtus d'un pagne étroit nommé guyaco, celui des femmes est un peu plus long et se nomme furquina. Leur coiffure est faite de plumes de guacamayos et de perruches. Le plus souvent ils vont tête nue. Tous ont le cou orné de colliers de dents d'animaux ou de graines colorées. Leurs oreilles percées portent des fragments de bois ou de bambous. Ce déploiement de coquetterie se complète par des morceaux de vanille ou de racines odoriférantes. Ils se tatouent les bras, les jambes et le visage de larges raies rouges. Les femmes se peignent seulement le haut de la lèvre inférieure et se ponctuent les avant-bras, les poignets et les chevilles. Ces tatouages sont indélébiles et se font avec une résine appelée urrucaï.
Ces Indiens consacrent leur journée à mariscar, c'est-à-dire à pêcher et à chasser. Leur arc en bois de palmier est pourvu de flèches faites d'un roseau léger qu'ils nomment arraxos. L'extrémité est armée d'une dent animale affûtée. Les femmes sont très habiles dans l'art de fabriquer des hamacs de plumes. Elles tressent également des cordes très solides et tissent le coton sauvage. Elles savent préparer les peaux de lamantin et du capahu. Si ces Indiens n'ont pas de flûtes, ni de sarbacanes, le besoin de souffler qui semble général à tous les naturels de l'Amérique du Sud a trouvé chez eux une curieuse application. Ils fabriquent des cruches poreuses à deux compartiments. Ces récipients représentent toute la faune locale et surtout les oiseaux. On remplit les compartiments d'une certaine quantité d'eau. Sur le côté du vase, il y a une ouverture que l'on porte à la bouche et, quand on souffle dedans, il en sort un cri qui est celui de l'animal ou de l'oiseau que la cruche-ocarina représente. Ces cruches sont de toutes les dimensions et vont du sifflet à l'urne, les voix qui en sortent sont donc de tous les timbres, de tous les volumes. Chaque Indien a sa gaguère et pousse cent fois par jour le cri de son totem. Toutes ces voix réunies forment la plus belle des cacophonies. C'est par un tel concert que nous avions été salués le soir de notre arrivée.
Les Indiens Jivaroz pratiquent un deuxième art singulier qui surenchérit encore sur le scalp cher aux Peaux Rouges. C'est la tête, voire le corps entier de leurs ennemis qu'ils conservent par-devers eux. Pour ne pas encombrer leurs villages aériens et depuis qu'ils vivent dans ces forêts lacustres, ils réduisent étrangement la taille de leurs victimes blanches ou indigènes. En substituant à l'ossature une monture en racine d'arbre, ils ramènent la tête d'un adulte aux proportions d'une orange et transforment en poupée un homme de taille appréciable. Leur plastique est si précise que les visages momifiés gardent leur expression naturelle et que les corps eux-mêmes ont, au modèle réduit, malgré la disproportion des mains et des pieds, quelque chose de leur ancienne attitude. J'assistai à cette opération effarante quand ils réduisirent ainsi la dépouille de notre pauvre bougre de Lathuille. Sacré bavard, va, il est aujourd'hui au musée du Trocadéro, le plus bel exemplaire d'une collection de tsantsas.
La religion est le nagualisme. C'est une sorte de totémisme individuel. A la suite d'une révélation survenue en rêve ou dans un état extatique, l'homme se sent vivre en étroite communion avec un être ou une chose. On évoque les ombres et l'on pratique la nécromancie. Chacun a son esprit particulier, le marais, l'once, l'aigle, le serpent, la lune, l'eau, le pélican, un poisson, un crustacé. Le totem s'appelle le paccarisca, c'est-à-dire l'« origine », la « chose qui engendre », l'« être de la brousse ». L'être ou la chose révéré jouit de privilèges, on ne peut ni le tuer, ni le manger, ni le couper, ni le fendre, ni le réduire en poudre ou en cendres, ni le faire évaporer. Dans les fêtes on est tenu d'arborer son insigne; l'homme se revêt alors d'une peau de bête, s'orne de plumes ou de branchages, s'humecte la tête, jongle avec des cailloux; il danse tel pas, tel vol, telle nage, il court, bondit, glisse, plane, ondoie et souffle dans la cruche qui est censée émettre la voix même du totem.
La fête religieuse la plus importante est celle qui se célèbre le quatrième mois de la lune et qui n'est pas sans analogies avec les pratiques sacrées et profanes usitées à l'époque de l'expiation dans les pays chrétiens. C'est la fête du « Jeune Homme Pénitent », jeune homme qui est destiné à l'immolation, autant dire le Christ des Jivaroz. On choisit parmi les captifs le plus beau. Dès lors celui-ci est préposé au grand acte de la Rédemption. Il est habillé avec magnificence. Des parfums brûlent sur son passage, on répand le sang des animaux, on lui présente des fleurs, des fruits et des graines. Autrefois on lui sacrifiait les nouveau-nés. Lui circule en toute liberté et visite tous les villages. Partout la foule se prosterne pour l'adorer, car il est l'image vivante, l'image humaine du soleil. Non seulement il mène durant un mois joyeuse vie, toutes les cases lui sont ouvertes, on lui prépare les meilleurs mets, il mange les plus beaux morceaux de venaison et on le régale de miel sauvage et de vin de palmier fermenté, mais encore il épouse publiquement quatre jeunes vierges d'une rare beauté qui lui sont spécialement destinées. Les femmes des chefs s'empressent d'obtenir ses faveurs et celles du vulgaire lui cèdent la primeur de leurs filles. Toutes celles qu'il féconde sont réputées saintes, deviennent tabou, vont se cloîtrer dans les acclas ou villages-couvents où elles n'ont plus aucun commerce avec les leurs. C'est parmi sa progéniture que l'on choisira plus tard le successeur d'un chef décédé. Au jour fatal, les prêtres s'emparent de cet homme déifié et lui arrachent le cœur, tandis que le peuple chante :
— Helelà, aujourd'hui ! Nous n'avons plus besoin de Toi pour Roi, ni du Soleil pour Dieu. Nous avons déjà un Dieu que nous adorons, et un Chef pour lequel nous sommes prêts à mourir. Notre Dieu est l'Océan d'Eau qui nous entoure et tout le monde peut voir qu'il est plus grand que le Soleil et qu'il nous donne notre nourriture en abondance. Notre Chef c'est Ton Fils, Ton Fils, oui, notre frère Aîné. Helelà, aujourd'hui !
Comme les Jivaroz n'avaient pas d'autre prisonnier, l'homme-dieu qui cette année-là faisait son petit Jésus chez les Indiens bleus et qui s'engraissait et faisait la nouba dans les cases, n'était autre que Moravagine. Les Indiens l'avaient affublé d'une couronne de plumes. Son visage était couvert d'un masque peint en jaune brillant. Des cordelettes rouge carmin lui ceignaient le torse. Le bas des jambes était orné de bandes fleuries qui portaient trois grelots d'argile. Il tenait à la main une pierre calculiforme sur laquelle était gravé un signe. Ce signe se composait d'un cylindre avec deux petits cercles à sa base et surmonté d'un troisième petit cercle à son haut bout. C'était un symbole, « la canne du vase d'eau, le mâle dans le vase de la femelle ». Ce signe se lisait ah-hau.
C'étaient maintenant de perpétuelles allées et venues. On embarquait, on débarquait. Les Indiennes qui accompagnaient Moravagine-dieu dans tous ses déplacements se faisaient tous les jours plus nombreuses. On allait en tournée dans les villages. Perchés sur les plus hautes branches des arbres, les Indiens faisaient retentir leurs cruches musicales. Les gaguères gloussaient jour et nuit, elles s'appelaient à travers les marais et se répondaient jusqu'au plus profond de la forêt. C'étaient des coassements, des mugissements et des sifflements tels et si aigus que je me croyais prisonnier d'un peuple de cigales.
J'étais toujours seul. On me laissait libre. A quoi bon ? Je passais d'un arbre à l'autre dans l'enchevêtrement des lianes. Comme je ne devais compter que sur mes seules ressources, j'allais presque tous les jours à la pêche. Je cueillais des huîtres empoisonnées entre les racines des palétuviers, j'attrapais des crabes, des crabes hideux, en forme d'anus ossifié, je jetais des lignes et je tirais souvent hors de l'eau une espèce de lamproie à peau nue, gluante et dont la chair sent la vase. Toutes ces opérations se faisaient si machinalement que j'oubliais fréquemment de surveiller mes lignes et que je rentrais bredouille dans ma case. Alors je n'en sortais plus. Je mâchais l'herbe à Nicot. Personne ne me venait voir. Les enfants me craignaient. Les femmes ne m'aimaient pas car je n'avais voulu d'aucune d'elles. Les hommes m'évitaient, bien que j'en eusse soigné plusieurs. Seul l'embaumeur venait parfois rôder autour de moi. Il enviait mes secrets et mon tour de main. Il s'appelait U Pel Mehenil, ce qui veut dire Son Fils Unique. Le fils à qui ? Il était puant.
Les jours passaient. Les jours, les nuits. Tout m'était absolument égal. L'eau clapotait entre les pilotis. J'étais plein de poux et de crasse. Mes cheveux me tombaient sur les épaules. La barbe me moussait dans le cou. Je ne me demandais même pas quel allait être mon sort à la fin de la lunaison. Quand je voyais passer Moravagine-dieu, je me détournais de lui. J'avais tout oublié. Nous ne nous étions jamais adressé la parole depuis notre arrivée chez les Indiens bleus. Son apothéose ou sa mort ne m'intéressaient que médiocrement. Je n'ai pas pensé une seule fois à l'Europe ni au moyen de rentrer dans les pays civilisés. Qu'est-ce que tout cela pouvait bien me faire? J'avais tout oublié. Je pêchais, je chiquais, je crachais, je mangeais avec les doigts. Je rentrais me coucher dans ma case où je ne dormais pas, mais où, non plus, je n'ai jamais connu de nuits blanches. Je n' avais aucune inquiétude, aucun souvenir. Rien, rien, rien. Rien que de la fièvre. Une fièvre lente. J'étais dans un état fondant, avec du velours sous la peau.
Paludisme.
J'étais abruti, idiot, sans pensée, veule. Sans pensée, sans passé, sans futur. Même le présent n'existait pas. L'eau dégoulinait de partout. Les tas d'ordures grandissaient. Une affreuse puanteur se dégageait du village croupissant où les gros serpents domestiques se lovaient à la porte des cases. Tout était éternel et pesant. Lourd. Le soleil. La lune. Ma solitude. La nuit. L'étendue jaune. Les brouillards. La forêt. L'eau. Le temps pipé par un crapaud ou une ultime gaguère : do-ré, do-ré, do-ré, do-ré, do-ré, do-ré...
Inattention. Indifférence. Immensité. Zéro, Zéro d'étoiles. On appelle ça la Croix du Sud. Quel sud? Zut alors pour le sud. Et le nord. Et l'est et l'ouest et tout. Et autre chose. Et rien. Merde.
... Do-ré, do-ré, do-ré, do-ré, do-ré, do-o-ré, do-o-o-ré, do-o-o-o-ré...
J'écoute.
Une nuit que j'étais étendu sur ma couche, on m'appela par mon nom. Quel nom ? Etais-je encore vivant ? On avait murmuré mon nom, mon petit nom, Raymond. Etrange, je n'arrivais pas à comprendre. Quelque chose de très lourd me tenait lieu de tête. Je n'arrivais pas à bouger. Mes membres étaient immenses. Je devais faire corps avec la nuit ou le tombeau. Il y avait des froissements d'étoffe. Je prêtai l'oreille.
Et je tombai au fond de moi-même, perdant pied.
Tout n'était qu'ankylose et garrot.
Je me souviens qu'il y eut comme un glissement de la perpendiculaire, comme si mon point de suspension eût légèrement remonté pour fléchir subitement à gauche et me laisser m'écrouler.
Je gravitais dans le vide avec un million de fourmillements.
Des globules de lumière me remontaient dans le cerveau, mais j'étouffais toujours, balancé, étiré, lâché.
Je me rattrapais.
Conscience, liège flottant, liège et écorce, écorce, bois. Bois, bouts de bois, bois dur. Il y a des rames partout, des pattes d'insectes, du mouvement. J'ai conscience de flotter. Mais je suis las. Ma tête penche. Je sens un courant d'air sur les yeux. Mais où sont mes mains, mes jambes, mon corps? Je suis comme une couverture roulée, comme un écheveau, comme une quenouille de chanvre. Un point lancinant, un trou d'aiguille, un aiguillon, un point douloureux qui me fait mal, une pointe, une voix qui s'insinue, un nom affûté.
— Raymond !
Je gémis.
Cette fois, ça y est. C'est bien moi. C'est moi, qui ai poussé ce gémissement. J'y suis. J'ouvre les yeux. Tout grands.
Moravagine est penché sur moi comme un univers menaçant.
- Quoi ? Qu'y a-t-il ?
— Bois, mon vieux Raymond, bois.
Je bois goulûment quelque chose qui me fait du bien et je m'endors, non sans éprouver une immense sensation de balancement et de vertige.
Cette scène se renouvelle souvent.
Où suis-je ?
Quand j'ouvre les yeux, je vois un ciel qui chaque fois devient de plus en plus dur, de plus en plus bleu, au point que je ne puis supporter son éclat et que je referme aussitôt mes yeux malades. Alors, sous mes paupières closes, grandit lentement le visage de Moravagine que j'ai eu à peine le temps d'entrevoir. Il m'apparaît d'abord comme sur une plaque photographique, en négatif, la peau noire, la bouche et les yeux blancs. Il se dégage confusément. Puis, en fixant douloureusement mon attention, je revois deux morceaux d'ivoire qui lui percent l'oreille gauche. Un tatouage lui barre la face. Est-ce possible? Il ricane. J'ouvre les yeux. Il est encore penché sur moi. De l'eau coule rapidement sous ses aisselles. Un canot de dix-huit Indiennes bleues remonte derrière sa tête. Il porte un masque impassible. Le collier de plumes rouges qui pend de son cou se balance tout contre mon œil, et me fait loucher, et me fait crier. C'est épouvantable. Je m'évanouis.
Il parle.
— Tu te souviens de Lathuille et des balivernes qu'il pouvait nous raconter avant de mourir? Eh bien! il avait raison, il n'était pas fou. Son histoire de tronc d'arbre et de petits drapeaux et les règles de conduite qu'il nous donnait et qu'il nous recommandait de suivre au cas où nous rencontrerions des Indiens, tout cela m'est revenu à la mémoire pendant que je faisais le zigoto et le bon Dieu chez les sauvages. Je me suis fait adorer, tu sais.
Tout tourne.
J'éclate de rire. Il reprend.
— Tu n'es rien cruche, toi. Tu avais l'air de me bouder et tu as rudoyé toutes les Indiennes, jeunes et vieilles, qui se présentaient pour partager ta case. Lathuille nous avait pourtant dit, souviens-t'en : « Si vous rencontrez des Indiennes, faites-leur l'amour à la française. » C'est ce que j'ai fait. Mes quatre épouses n'en pouvaient plus. Toutes les femmes des chefs m'étaient acquises. Les filles du peuple étaient initiées. Je le leur faisais à toutes. Je leur enseignais un tas de raffinements. Elles s'unissaient entre elles et, à tour de rôle, reprenaient position entre mes quatre épouses et moi. Il en venait des plus lointains villages pour prendre part à ces nouveaux jeux académiques et tous les jours ma suite équivoque s'augmentait de nouvelles recrues.
Je sais très bien que je vogue et que je m'enfonce. Je m'endors. Je suis à moitié réveillé. Je n'ai plus la force de penser. On m'entrouvre les dents et on me verse un bon liquide que j'absorbe. Tout est enflé, mou, sali-veux, ganglionnaire. Je puis étendre une jambe et je retrouve mes mains. Il me semble que je pèse un poids énorme. Maintenant, je dois sourire, car je suis bien; mais je n'ai toujours pas la force, ni surtout le courage d'ouvrir les yeux. Je suis loin. Je tends l'oreille. J'écoute la voix de Moravagine qui murmure mon nom et qui continue :
— Les femmes et les jeunes filles me rejoignaient ou me suivaient dans les pirogues des chefs; elles m'apportaient les gaguères, les totems de leur clan, les fétiches de leur village. Je les voyais venir. Je rigolais sous mon masque jaune. El Dorado ! Je faisais sonner mes grelots d'argile. Je leur enseignais une danse nouvelle, un culte et des cérémonies dont elles-mêmes étaient l'objet. Je leur prêchais l'émancipation, je leur annonçais la venue d'une fille née de leurs enlacements, Sapho, la rédemptrice, je leur proposais la formation d'un grand collège de chefesses. Les acclas étaient désertés... Les mammaconas m'entouraient farouchement. Elles étaient les plus ardentes prophétesses du culte nouveau.
Ce n'est pas vrai. Je suis là. Je dors. Je veille. Je me reprends. Je me perds. J'agite mes mains, encore, doucement, doucement. Oui, non. Oui, non. Non, c'est quelqu'un qui me caresse les mains, doucement, doucement, encore. Ah ! que c'est bon ! Un grand glougloutement d'eau courante. Je me reperds. Je suis très loin. J'écoute.
— Quand j'eus réuni autour de moi la plus importante flottille de pirogues, je fis mettre le feu au grand village et nous commençâmes la migration annoncée, vers le sud, vers le Soleil, par le Rio Negro... Auparavant, chaque femme mariée m'avait sacrifié son nouveau-né et chaque jeune fille, son frère de sang. Dans les arbres, les Indiens bleus hurlaient comme des singes. C'était trois jours avant mon sacrifice, le tabou n'était pas levé; impuissants, terrifiés, les prêtres ne pouvaient intervenir. J'ai fait concasser toutes les gaguères et couler toutes les pirogues que nous ne pouvions emmener. J'ai fait détruire tous les totems, tous les grigris. Quelle hécatombe!... Je t'avais embarqué en passant, toi et ta boîte de pharmacie. Comme tu délirais, j'interprétais chacun de tes cris comme un ordre, comme une prophétie. Je vidais chaque matin un flacon de ta pharmacie dans le fleuve. Le soir, campant sur une grève déserte, je faisais allumer un grand feu et, distribuant aux femmes de copieuses libations de vin de palme qui leur avait toujours été interdit, on célébrait une vaste orgie qui s'achevait par le sacrifice de l'une d'elles à qui j'ouvrais le ventre.
Cris, chants, danses, c'est moi qui désigne la victime car je gesticule beaucoup.
Non, je ne m'agite pas. J'obéis.
— J'ai d'abord éventré mes quatre épouses, Petite Vieille, Grande Vieille, Chute de l'Eau et Manque d'Eau. Puis Collier de Maïs, du clan de l'Ecureuil, et Bel Oiseau, du clan de l'Arbre. Et ainsi de suite, tous les soirs, une femme ou une fille connue, une vedette, choisissant de préférence celle dont toutes les autres étaient jalouses, la favorite de la veille.
Non, je ne m'agite pas. Oui, nous sommes sauvés. C'est vrai, j'ai été bien, bien malade. Où sommes-nous ? Nous arrivons demain? Bon. Oui, oui, j'aurai la force de me tenir debout, n'en doute pas. Non, je n'aurai pas peur, tu peux être tranquille.
— La descente du Rio Negro a duré dix-sept semaines. Tous les dimanches, j'abandonnais une pirogue vide qui n'avait plus d'équipage. Sept pirogues de six ont fait demi-tour, les femmes remontant à leur village. Beaucoup sont mortes de privations. La dernière semaine nous n'étions plus que treize dans le grand canot : la Panade d'Etzal, la Grande Fête, la Petite Fête, Bouquet de Fleurs, Chute des Fruits, Balayage, Arrivée des Dieux, Sentier de la Montagne, Fête des Yeux, Glanage, Petite Liane, toi et moi.
Est-ce hier, aujourd'hui ou demain ?
— Lève-toi !
Je me lève. Ma tête est pleine de nuit. Il y a un grand soleil et cent torches. Moravagine me soutient étroitement. Nous montons une échelle. Il y a des hommes là-haut qui me font signe. Mes jambes fléchissent. Je suis à bord d'un vapeur. Je ris, je ris. Nous descendons un escalier. Beaucoup de bras me maintiennent droit. Nous sommes dans un long corridor. Long, long. Je chavire. Des ampoules tournent. Un tablier saute devant moi et me tire. Je trébuche sur une tringle de cuivre. Je tombe. Je tombe. Je me laisse aller. Je suis dans un lit. Je comprends, je comprends. « Ah ! que ça sent bon l'Europe ! Ah ! que ça sent bon l'Europe ! » Les draps, les lumières. Beaucoup de blanc, beaucoup de blanc. Du linge propre. Une chemise. Tout est ripoliné. Je m'endors. Pour de bon.
Maintenant, quand je me réveille, j'ouvre immédiatement les yeux. Je vois avant toute chose une rangée de flacons soigneusement étiquetés et le visage floconneux du docteur qui va et vient parmi les ampoules du plafond. Moravagine est toujours là, qui me tient la main. On me fait des piqûres. J'entends le bruit si sympathique des machines. Moravagine est toujours là qui me tient la main. La main. Je m'endors. Je dors. Pour de bon.
Des jours, des semaines passent. Je ne m'en rends pas compte. Bien-être. Je reviens à la vie. Que c'est bon ! Je suis tout neuf. Moravagine est toujours là. Dès que j'ouvre l'œil et que je lui souris, il me raconte des histoires et me fait rire.
Tout ce que me raconte Moravagine me fait rire. C'est impulsif, c'est ma façon de renaître à la vie.
Rires.
Il parle.
— Petite Liane, Malinatli, louchait des deux yeux mais avait d'énormes biceps. C'était le meilleur pagayeur...
Ou encore :
— Balayage, Ochpaniztli, qui était si douce, a sauté à l'eau à la vue du vapeur. Comme j'étais justement en train de te débarquer, je n'ai pas eu le temps de m'occuper d'elle. Je l'ai longuement entendue gueuler; un alligator la tenait par la jambe. Tu sais bien que je ne sais pas...
Ou encore :
— C'est Etzacualitzli, La Panade, qui te caressait les mains. Elle était du clan des Fourmis...
Je n'en peux plus, le rire m'étouffe. Le médecin du bord intervient alors et prie Moravagine de se taire pour ne pas me fatiguer. Le bon docteur. Nous sommes à bord du Marajô, petit vapeur brésilien qui fait le voyage direct de Manaos, province d'Amazonas, à Marseille, département des Bouches-du-Rhône. Nous descendons l'Amazone durant mille milles marins, nous voguons sur le plus ancien fleuve du globe, dans cette vallée qui est comme la matrice du monde, le paradis de la vie terrestre, le sanctuaire de la nature. Mais que nous importe la nature, les plus belles formes de la végétation, les plus rares spectacles de la création ? Nous ne quittons pas l'infirmerie du bord. Nous rions. Enfermés. La main dans la main. Moravagine et moi.
Nous arrivâmes à Paris comme les portes de la ville se fermaient sur la fin de l'affaire Bonnot.
N'en connaissant pas d'autre, j'avais mené Moravagine dans un petit hôtel de la rue Cujas, à deux pas du bar des Faux Monnayeurs. Nous habitions sur la cour et occupions cette même chambre dans laquelle j'avais souffert tant de privations durant mes années d'étudiant. Comme alors, je descendais tous les matins au bar lire les journaux et boire un maigre café crème. Mais il y avait trop de Russes dans ce bar, j'avais peur que quelqu'un ne nous reconnaisse. Bientôt j'entraînai Moravagine jusqu'au coin et, tournant à droite, nous nous mîmes à fréquenter les cafés du boulevard Saint-Michel. En descendant chaque jour plus bas, nous atteignîmes bientôt la Seine, et comme il y avait encore trop de Russes dans tous ces cafés, nous franchîmes résolument l'eau. Nous déménageâmes et allâmes fixer nos pénates dans un hôtel interlope des environs de la Bastille.
Paris, grande ville de la solitude, brousse et jungle humaine. Nous étions dehors toute la journée. Nous errions dans les rues. Nous marchions droit devant nous ; tantôt par le triste boulevard de l'Hôpital, les Gobelins, Port-Royal, Montparnasse, les Invalides vers Grenelle, tantôt par les boulevards Richard-Lenoir, la Chapelle, la Villette, Clichy aux Ternes et à la porte Maillot. Nous rentrions par les fortifs à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit.
C'était la fin de l'hiver, il faisait froid.
Nous trottions l'un derrière l'autre. Il bruinait. Les autobus nous éclaboussaient. Debout au coin d'une rue, nous nous nourrissions de deux sous de frites ou d'une tranche de bœuf gros sel. Il y avait trop de femmes dans les restaurants ou les grands cafés. Il y avait trop de femmes dans Paris. Nous choisissions des petits bars déserts pour être tranquilles et y passer souvent la journée.
Tous ces cafés se ressemblaient, c'était partout la même chose. Ils étaient tous en effervescence. On ne parlait que de l'affaire Bonnot. Dans ces petits cafés qui sentent la sciure et le chat et qui moisissent à l'ombre des mairies pouilleuses, sur les places vides des quartiers, devant trois bancs, une pissotière penchée, un mur couvert d'affiches électorales salies et le clignotement falot d'un lampadaire, nous découvrions avec stupeur un monde d'affreux petits bourgeois apeurés. A Passy, à Auteuil, dans le Centre, à Montrouge comme à Saint-Ouen ou à Ménilmontant, c'était partout les mêmes ragots. Triste affaire et gens mesquins. Banquettes avachies. Parties de cartes suspendues. 1848. Garnier. Bonnot, Rirette Maîtrejean faisaient sensation, parce qu'on est encore romanesque en France, parce qu'on s'y ennuie, parce qu'on y est propriétaire. Etait-ce donc ça Paris ?
— Regardez-les, mais regardez-les donc, ces ballots, me disait Moravagine. Ça n'est pas possible. Voici le peuple que le monde entier envie.
Nous étions chez un marchand de vin du boulevard Exelmans. Un garçon de recette, un cocher de fiacre et un petit vieux chétif trinquaient au comptoir. Les pipelettes du quartier venaient acheter pour deux sous de tabac à priser. Des gens, avec d'ignobles paquets sous le bras, entraient et sortaient. Il y avait un chien galeux près du poêle. Le patron avait une grosse lentille au coin de l'œil. Le garçon était un crétin.
— Mais regardez-les donc, ils tremblent pour leurs économies. Ça n'est pas possible, il doit y avoir autre chose dans ce pays que cette affreuse passion pour l'argent, balzacienne, démodée, odieuse, grandiloquente.
Mais où trouver la nouveauté et des hommes dans ce pays devenu le banquier du monde ? En France l'officialité et la légalité revêtent et engoncent toutes les formes de la vie. Joli costume des académiciens. L'instruction obligatoire aboutit au plus bel élagage de la personnalité. On enseigne le conformisme aux enfants. On leur inculque le respect du formalisme. Bon ton, bon goût, savoir-vivre. La vie de la famille française se passe en cérémonies solennellement ridicules et vieillottes. L'ennui est le seul prodige. La seule ambition d'un adolescent est de devenir rapidement fonctionnaire, comme son père. Notariat, pompes funèbres, tradition. Napoléon a peuplé Paris d'effigies. Pâle allégorie, le Louvre apparaît certains jours transparent et bleuté comme un immense billet de banque et, comme le papier-monnaie qui ne correspond plus à rien quand le trésor de l'Etat est épuisé, le Louvre vidé de ses rois, la France sans ses anciennes provinces, le citoyen français tiré en série sur les Déclarations des droits de l'homme comme les assignats sur la planche n'ont plus cours et ne valent rien. Inflation sentimentale. Si en 1912 le monde entier désirait encore de cette valeur, France, c'est que chacun voulait posséder une vignette, un cliché, une petite femme, la grue, Paris, d'où faillite de la Troisième République qui crève de mettre continuellement au monde une Sarah Bernhardt, une Cécile Sorel, une Rirette Maîtrejean et, plus tard, la mère Caillaux. Et pas un homme, pas un homme.
Mais où était donc l'or de la France, la nouveauté, les hommes nouveaux ?
Instinctivement, nous les cherchions.
Les semaines s'écoulaient. Nous revenions de plus en plus souvent au quartier des Ternes. Là, loin des artistes et des intellectuels, à l'insu des politiciens, des notaires et des instituteurs, d'immenses salles s'ouvraient au public. Tout était en or. Les cinémas, les bals, les rings. L'énorme palace des automates. Un peuple net et propre s'y engouffrait, des hommes d'une jeune élégance, des femmes en chandail. On était loin de l'Angleterre, de l'Amérique ou de la Chine et, pourtant, on y était en étroite communion avec le monde entier. Les gens parlaient franc, clair, à haute voix. Même en s'amusant, ils parlaient encore de leur travail. On les sentait attelés à un labeur immense dont faisaient encore partie leur récréation et leurs heures de détente. C'est ça qui donne une impulsion nouvelle à la vie et qui réforme les sociétés.
Peuple magnifique de Levallois-Perret et de Courbevoie, peuple en cotte bleue, peuple de la voiture-aviation, nous suivions vos bandes quand vous rentriez chez vous et nous étions encore là, le matin, quand vous vous rendiez au travail. Usines, usines, usines. Usines de Boulogne à Suresnes. Seules communes de Paris où il y ait des enfants dans les rues. Nous ne fréquentions maintenant plus que les bouillons de cette zone et les brillants apéritifs-concerts du soir. Tous les samedis poule au gibier. Il y a de grands billards, des gramophones géants et des appareils à sous tout neufs. On dépense. On ne compte pas. Appétit, gaieté, luxe, chants, danses, musiques nouvelles. Familles nombreuses. Records. Voyages. Altitudes, longitudes, illustrés, sports. On parle chevaux vapeur. On travaille selon les procédés les plus modernes. On est au courant des dernières données de la technique. On croit aveuglément aux nouvelles superstitions. On risque quotidiennement sa vie. On se donne. On se dépense. Sans compter. Ce qu'on est loin dans ce milieu de la tradition chère aux purs. Et pourtant, il n'y a que toi de vrai, que toi de Français, peuple admirable de Levallois-Perret et de Courbevoie, peuple en cotte bleue, peuple de la voiture-aviation. Vous êtes tous des poilus et des as.
Un jour que nous rôdions à Saint-Cloud parmi les guinguettes et les bistroquets, nous tombâmes sur une équipe de vingt-trois gaillards qui sablaient joyeusement le champagne. C'était l'équipage de l'avion Borel, de l'appareil en bambou, de l'aéroplane à incidences variables qui venait de battre en moins de huit jours tous les records du monde d'altitude et de temps, avec un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt, vingt et un, vingt-deux, vingt-trois passagers.
Ça c'était de la belle ouvrage et vous parlez d'un boulot !
MORAVAGINE était aviateur. Il cassait du bois. Nous habitions depuis trois mois déjà Chartres. Je logeais dans un grand local, haut, nu, carré, perché entre les deux tours de la cathédrale. Je l'avais loué pour deux ans. De là-haut, je voyais s'édifier sur le plateau d'en face les hangars rectilignes du camp d'aviation.
Ma chambre était meublée d'un petit lit de fer, d'un grand tub, d'une chaise et d'une petite table en bois blanc. Des épures étaient clouées aux murs.
Je m'étais de nouveau entouré de beaucoup de livres. J'avais repris mes études; mais je n'écrivais pas une ligne. Je lisais toute la journée, installé sur une petite terrasse balustrée, à 60 mètres au-dessus du niveau de la place ; les cloches de l'église me comptaient les heures ; je lisais, adossé à une immense gargouille qui représentait un âne chapeauté et brayant. Il faisait trop beau. Ma tête était trop lourde. Je n'arrivais pas à fixer mon attention sur le livre. L'univers entier me grouillait dans la cervelle et ces dix années de vie intense partagées avec Moravagine.
Les heures sonnaient lentement.
De temps en temps une ombre venait se promener sur mon livre ouvert. C'était l'avion de Moravagine qui s'insinuait entre le soleil et moi. Alors je levais la tête et suivais longuement des yeux ce gracieux, ce fragile engin qui virevoltait, décrivait des courbes, des spirales, tombait en vrille, en feuille morte, sur l'aile, sur l'autre aile, se relevait, bouclait la boucle au-dessus de la ville, disparaissait dans une gloire de lumière.
Il faisait un soleil de feu. C'était l'été.
Tous les soirs je descendais de ma tour, j'allais rejoindre Moravagine sur la place, à l'hôtel du Grand-Monarque. Il était toujours à la table du fond, au bout de la salle à manger. Il me souriait de loin dès qu'il me voyait entrer. En face de lui était assis un homme qui me tournait le dos et dont le veston en serge bleue avait régulièrement trois plis horizontaux entre les épaules. C'était Bastien Champcommunal, l'inventeur.
Nous avions rencontré Champcommunal une nuit, aux Halles, « Au Père Tranquille », dans la salle du haut, où nous nous étions exceptionnellement risqués parmi les couples mal assortis et les femmes entravées qui s'adonnaient aux joies du tango. Nous étions à une petite table d'angle. Nous venions de souper sérieusement et de vider quelques vieilles bouteilles de bourgogne. A côté et tout à la fois en face de nous, de biais, en équerre par rapport à notre table d'angle, un gros homme barbu nous faisait des signes depuis un quart d'heure déjà. Il avait de la barbe jusque dans les yeux et de grandes touffes de poils lui jaillissaient des oreilles. Il était assez débraillé et complètement ivre. A un moment donné il voulut se lever et s'abattit sur notre table, renversant des verres et des bouteilles. C'était Champcommunal.
— Messieurs, disait-il, en retrouvant difficilement son équilibre sur la banquette et en posant sa grosse patte velue sur l'épaule de Moravagine, messieurs, vous m'êtes sympathiques, permettez-moi de lever mon verre à votre santé et de commander une autre bouteille. Garçon, une Mercurey, une, hurlait-il entre deux hoquets.
Et, s'adressant de nouveau à nous, il reprit :
— On voit que vous avez beaucoup voyagé. Les voyages forment la jeunesse... esse... esse... et vous font perdre le temps. J'ai perdu mon temps dans ma jeunesse... esse... esse, j'ai donc beaucoup voyagé.
Il se cramponnait des deux mains à Moravagine.
— Oui, messieurs, continua-t-il, mon père m'a envoyé dans les forêts du Canada et c'est là que j'ai eu tout à coup l'idée de mon avion, un avion épatant qui vole en avant, en arrière et perpendiculairement. Il était tout prêt dans ma tête. Je n'ai pas eu à faire des calculs. Les chiffres dont je prenais note sur un gros cahier d'écolier venaient tout seuls. Je n'ai jamais eu besoin de revoir mes formules, ni de les contrôler. Tout cela était exact et collait parfaitement. Et pourtant, j'ai dû attendre trois ans avant de pouvoir me mettre à la construction de mon avion.
« Garçon, une Mercurey, une, hurlait-il encore en remplissant une fois de plus nos verres. C'est fameux, hein, à votre santé, messieurs !
Et il continua d'une voix de plus en plus pâteuse :
— Mon père était premier président à la cour. Il ne voulait pas entendre parler de mon avion. C'est pourquoi j'ai dû attendre trois ans dans cette ferme perdue du Canada, où j'abattais des arbres, où j'arrachais des souches, où je creusais des profonds sillons, où je pataugeais dans la glèbe, pesant de tout mon poids sur la charrue, lourd, sale, boueux, plié en deux sur les mancherons, plié sur la terre noire, plié comme on est toujours plié quand on s'adonne aux travaux de la terre, moi qui savais devoir voler et m'affranchir un jour des lois de la pesanteur et voyager aussi rapidement que la lumière. Ça a été dur. Je ne suis rentré en France que l'année dernière, à la mort de mon père et, depuis, je me casse régulièrement la figure deux ou trois fois par mois.
« Garçon, une Mercurey, la dernière, je n'ai plus le rond.
« Venez donc me voir un de ces quatre matins, nous dit-il en buvant cette dernière bouteille. Je perche à Chartres. J'ai acheté un champ de patates. J'ai construit une petite maison canadienne qui me sert de hangar, d'atelier et d'habitation. J'y vis en petzouille avec un bon copain à moi qui me donne un coup de main. Venez me voir. Maintenant je me sauve, il faut que j'aille voir mon coucou.
Champcommunal, qui s'était levé, régala le garçon d'une bousculade tout en lui vidant dans la main le contenu de son porte-monnaie. Il sortit. Nous le retrouvâmes quelques instants après au vestiaire. C'est à peine s'il pouvait se tenir debout. Il nous bouscula sans nous reconnaître.
— Quel numéro ! fit Moravagine. On va l'accompagner. Jamais il ne pourra rentrer seul.
Champcommunal avait hélé un taxi, puis il était tombé tout de son long sur le pavé. Le chauffeur avait failli l'écraser. Aidés du portier de l'établissement, nous installâmes Champcommunal dans la voiture et, comme il avait dit habiter Chartres, nous nous fîmes conduire à la gare Montparnasse. L'aube bleuissait. Des montagnes de carottes et de choux se coloraient trop crûment pour nos yeux fatigués. Ça sentait bon la maraîchère. Des femmes du peuple nous lançaient des lazzi en se rangeant pour laisser passer le taxi dans lequel Champcommunal cuvait son vin, renversé, congestionné, hirsute.
A la gare, le premier omnibus du matin était en partance. Champcommunal ne s'était pas réveillé. Sacré ivrogne, va ! Nous le hissâmes dans un compartiment de troisième. Puis, après un court conciliabule, nous partîmes avec lui. A Chartres, un fiacre cahoteux, un tape-cul invraisemblable, nous conduisit au champ d'aviation.
C'était au bout d'une lande déserte, quelques misérables baraquements. Des ailes crevées servaient de clôture. Des cellules, des montants, des pièces de bois perforées traînaient dans l'herbe comme des ossements éparpillés. Des bidons défoncés, des boîtes de conserves vides, des toiles d'emballage, des vieux pneumatiques bordaient la piste. Comme on était en train de niveler le sol avec les ordures ménagères de la ville, la plaine entière était semée de tessons de bouteilles et de pots qui reluisaient au soleil. Des milliers de chaussures dépareillées se racornissaient au grand air. On se prenait les pieds dans des ressorts de sommier. Tous les cent pas, on trébuchait dans des monceaux de vieilles ferrailles.
Champcommunal ne voulait pas avancer.
Nous reconnûmes immédiatement sa maison au fait qu'elle était construite avec des troncs non équarris. Nous poussâmes la porte à glissière.
— Voyez mon avion, criait Champcommunal enthousiaste, qui s'était échappé de nos mains pour monter dans la carlingue. Voyez cette voilure et remarquez qu'il n'y a pas de queue. Le gouvernail de profondeur est sur le plan inférieur. Le bout des ailes est à gauchissement.
Il faisait fonctionner un levier, appuyait sur des pédales pour illustrer sa démonstration. En effet, des câbles se tendaient comme des cordes de violon et le bout des ailes bougeait.
— Avec ça, je ferai le tour du monde et j'arriverai grand premier.
L'avion était un vieil appareil raccommodé, retapé, sale. Il manquait une roue au train d'atterrissage. Des haubans étaient rompus. De nombreuses bandes de taffetas bouchaient les déchirures des toiles. Il n'y avait pas de plancher sous les baquets. Le moteur pissait une huile noire. Les joints d'adduction d'essence étaient filochés avec de la ficelle. L'hélice était démontée.
— Ça y est. Il est au point maintenant. Je le perfectionne chaque jour. J'ai failli me tuer dix fois avec, disait Champcommunal, attendri.
Nous tournions tout autour du grand triplan jaune.
Le hangar était encombré d'outillage et de pièces détachées. Un deuxième avion était en construction. Un moteur était au banc. Il y avait un lit de fer dans un coin et un hamac derrière le poêle. Il y avait une petite forge au fond, un grand tour et un établi devant la fenêtre. Un homme était à l'établi. Il était jeune. Ni notre venue, ni les cris intempestifs de Champcommunal ne l'avaient distrait de son travail. Il n'avait pas tourné la tête, pas une fois. Il était penché sur son travail. A l'aide d'un compas, il chiffrait des repères sur une hélice en bois.
— Viens déjeuner, lui dit Champcommunal. Laisse donc ça là, tes logarithmes et tout le fourbi. Aujourd'hui c'est férié. On fait la bombe.
Et se tournant vers nous :
— Messieurs, dit-il, permettez-moi de vous présenter mon lieutenant, Blaise Cendrars.
Puis, après avoir plongé la tête dans une cuvette d'eau froide, il dit encore :
— Allons au Grand-Monarque, allons déjeuner.
L'inventeur était ruiné. Moravagine ayant fourni des fonds, neuf mois après cette première rencontre, le nouvel avion de Champcommunal était prêt. On l'avait construit en grand secret. C'est cet appareil qui venait me distraire dans ma tour et m'empêchait de lire et de penser. J'avais hâte de le voir partir. C'étaient ses dernières sorties de mise au point. Nous étions dans la dernière quinzaine de juillet; il devait s'envoler dans la première semaine du mois d'août. J'avais hâte de le voir partir, car je n'avais pas voulu participer à cette nouvelle équipée dont Moravagine était l'âme.
Moravagine avait formé le projet de faire le tour du monde en avion. Cendrars, Champcommunal et lui devaient s'embarquer incessamment. Il avait repris la première idée de Champcommunal et l'avait mise au point en l'amplifiant.
C'était devenu une entreprise universelle.
Moravagine s'était abouché avec les plus renommés centres touristiques, les compagnies transatlantiques, les grands clubs sportifs, les sociétés savantes, la presse de tous les pays. Il avait lancé des défis. Il avait engagé des paris. Tel qu'il l'avait combiné, son voyage devait lui rapporter dans les neuf cents millions. Le monde entier attendait ses exploits.
Le programme était le suivant.
Premier départ, première démonstration : Chartres-Interlacken, l'avion devait se poser au sommet de la Jungfrau et descendre jusqu'au casino en vol plané. Exposition de l'appareil, conférences de Blaise Cendrars, interviews, communiqués aux journaux, prouesses, record du monde, primes et bourses.
Deuxième départ, deuxième démonstration : Interlacken-Londres, participation à la course annuelle de vitesse et d'endurance autour de l'Angleterre, exposition, conférences, interviews, communiqués, primes, bourses, records, grand prix du Daily Mail, signature définitive des engagements pris, ouverture officielle des paris, dépôt d'un nantissement d'un million à la banque d'Angleterre.
Troisième départ, troisième démonstration : le circuit des capitales, conférences, propagande, publicité, Paris, Bruxelles, La Haye, Hambourg, Berlin, Copenhague, Christiania, Stockholm, Helsingfors, Saint-Pétersbourg, Moscou.
Clôture officielle des paris européens. Nouveau départ : première étape du tour du monde, Moscou-Tokyo, en soixante heures de vol, avec escale à Orenbourg, Omsk, Tomsk, Irkoutsk, Tchita, Moukden, Pékin, Séoul, Tokyo.
Tokyo, clôture officielle des paris asiatiques et nouveau départ pour la deuxième étape du tour du monde : première liaison aérienne entre l'Asie et l'Amérique : première traversée du Pacifique par Vladivostok, Nicolaïewsk, Pétropawlowsk, les Iles Proches (île des Rats), les Iles Aléoutiennes (île des Renards), la pointe de l'Alaska (Kartuk), Sitka, île de la Reine-Charlotte, Vancouver.
Première étape américaine : Victoria, Olympia, Salem, San Francisco.
San Francisco, exposition de l'appareil, conférences de Blaise Cendrars, interviews, communiqués aux journaux, primes, bourses, réceptions, grand prix de la ville de San Francisco, etc.
Troisième étape du tour du monde : traversée du continent américain, promenade aérienne de ville en ville avec exposition, conférences, publicité, grande tournée de propagande organisée par Barnum, manager.
Arrivée à New York avec le maximum de sensation, grand prix d'un million de dollars du New York Herald.
Hivernage à New York. Construction d'un nouvel appareil en vue de la traversée de l'Atlantique. Vente des patentes, participation à la société américaine qui construira ce type d'appareil en série, etc.
Au printemps, clôture des paris américains, départ pour la dernière étape du tour du monde ; première liaison aérienne entre l'Amérique et l'Europe, Londres et Paris après avoir visité Montréal et Québec, quarante-huit heures de vol pour la traversée de l'Atlantique, le grand prix de cent mille livres sterling de l'Union de la presse britannique, etc.
— Toutes les banques marchent. Tu vas voir tout ce que je vais faire rendre à une machine, m'expliquait Moravagine. Gloire, fortune, honneurs, enthousiasme populaire, délire des foules. Je serai le maître du monde. Je me ferai proclamer Dieu. On foutra tout en l'air, tu vas voir.
— Alors, tu ne viens pas avec nous ? Non ? Eh bien, n'en parlons plus. D'ailleurs, c'est trop tard maintenant. Ta place est déjà prise par un réservoir d'huile, ce qui nous permet d'emporter une fameuse réserve d'essence. L'avion est fin prêt. Nous partons dans trois jours...
— C'est dommage que tu ne viennes pas. Tu aurais tourné la manivelle à bord. J'avais compté sur toi pour emporter un appareil de prises de vues. Nous n'aurons pas le cinéma. Tant pis. A part ça, tout marche à merveille. Il n'y a que toi qui cannes...
« Je comprends bien ton besoin de repos et ton envie de te retremper dans tes livres. Bon Dieu ! tu as encore envie de réfléchir, tu as toujours eu besoin de réfléchir à des tas de choses, de regarder et de voir, de prendre des mesures, des empreintes, des notes que tu ne sais comment classer. Laisse donc ça aux archivistes policiers. Tu n'as donc pas encore compris que le monde de la pensée est fichu et que la philosophie c'est pis que le bertillonnage. Vous me faites rire avec votre angoisse métaphysique, c'est la frousse qui vous étreint, la peur de la vie, la peur des hommes d'action, de l'action, du désordre. Mais tout n'est que désordre, mon bon. Désordre que les végétaux, les minéraux et les bêtes ; désordre que la multitude des races humaines ; désordre que la vie des hommes, la pensée, l'histoire, les batailles, les inventions, le commerce, les arts ; désordre que les théories, les passions, les systèmes. Ç'a toujours été comme ça. Pourquoi voulez-vous y mettre de l'ordre? Quel ordre? Que cherchez-vous ? Il n'y a pas de vérité. Il n'y a que l'action, l'action qui obéit à un million de mobiles différents, l'action éphémère, l'action qui subit toutes les contingences possibles et imaginables, l'action antagoniste. La vie. La vie c'est le crime, le vol, la jalousie, la faim, le mensonge, le foutre, la bêtise, les maladies, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, des monceaux de cadavres. Tu n'y peux rien, mon pauvre vieux, tu ne vas pas te mettre à pondre des livres, hein ?...
Moravagine avait tellement raison que trois jours plus tard, un dimanche, jour fixé pour leur envolée merveilleuse, c'était la guerre, la Grande Guerre, le 2 août 1914.
J'AI rejoint mon régiment le premier jour, je ne dirai pas comme dans la chanson mon « beau régiment », mais un sale régiment de culs-terreux. On nous avait surnommés le « 3e déménageur », parce que nous étions de la véritable chair à canon, que nous servions de bouche-trou et que l'on nous envoyait dans tous les coins du front où il y avait un mauvais coup à faire ou tomber sur un bec de gaz...
Je savais que Moravagine s'était engagé dans l'aviation, mais je n'avais aucune nouvelle de lui. Je pensais constamment à lui. Non, vraiment, je n'avais plus rien de commun avec les pauvres bougres qui m'entouraient; lui seul occupait toutes mes pensées durant les longues nuits du front. Il veillait avec moi au créneau, il se tenait à mes côtés à l'attaque, il trempait sa main dans la même gamelle. Sa présence illuminait ma sombre cagna. En patrouille, il m'inspirait des ruses d'apache pour ne pas tomber dans une embuscade; à l'arrière, je supportais tout, vexations, brimades, corvées, en pensant à sa vie en prison. C'est lui qui me remontait le moral et me donnait la santé et le courage physique pour ne jamais faiblir, et c'est encore lui qui m'a donné l'énergie et la bonne humeur nécessaires pour me ramasser moi-même sur le champ de bataille après mon affreuse blessure. Je ne pensais qu'à lui en descendant de la ferme Navarin, appuyé sur deux fusils qui me servaient de béquilles, me faufilant entre les barbelés et les éclatements, laissant derrière moi une longue traînée de sang...
Si je ne savais rien de Moravagine, je lisais avidement les journaux. Les nouvelles du monde étaient absurdes, cette guerre était idiote. Et par Dieu, que de grands mots ! Liberté, justice, autonomie des peuples, civilisation. Je rigolais en pensant à Moravagine. Comment est-ce que les peuples pouvaient encore être dupes de tous ces mensonges ? Quelles blagues ! Nous ne faisions pas de chichis, nous autres, en Russie, quand nous abattions les grands-ducs. Ah! si Moravagine avait pu disposer alors de ces armements, de ces trésors, de ces usines, de ces gaz, de ces canons, de toutes les collectivités du monde ! Pourquoi ne paraissait-il pas ? Avec lui l'histoire de la guerre eût été définitivement bâclée. Comment se faisait-il qu'il n'était pas à la tête de cette tuerie universelle pour l'intensifier, l'accélérer, la faire rapidement aboutir? Foin de l'humanité. Destruction. La fin du monde. Un point, c'est tout...
Un jour le Petit Parisien m'apprit qu'un aviateur français venait de survoler Vienne, qu'il avait jeté des bombes sur la Hofbourg et qu'au retour il était tombé dans les lignes autrichiennes.
J'eus immédiatement l'intuition qu'il s'agissait de Moravagine.
Quelle veulerie !
Se venger de l'empereur. Profiter de la guerre pour régler une vieille rancune de famille. Venger ses ancêtres.
Quelle mesquinerie !
Moravagine avait raté la plus belle occasion de sa vie. S'occuper de François-Joseph alors que le monde entier marchait sur ses traces et que, moi, je m'attendais à le voir surgir pour détruire toutes les nations !
Quel lâche !
J'en restai profondément déçu...
r) L'ILE SAINTE-MARGUERITE
J'AI perdu une jambe à la guerre, la jambe gauche.
Je me traîne au soleil comme un malheureux béquillard.
Je suis fou de rage.
J'éclate de rire.
Rien n'est changé à l'arrière. La vie est encore plus bête qu'auparavant.
J'ai retrouvé Cendrars dans un hôpital de Cannes. On l'a amputé du bras droit. Il m'apprend que Champcommunal a été tué à la Maison du Passeur. Personne n'a des nouvelles de Moravagine.
Je traîne dans les rues ensoleillées comme un béquillard en peine. Je traîne sur les bancs. Je ne lis pas les journaux. Je ne parle à personne. Le ciel est bleu. Il n'y a pas une voile sur la mer.
Tous les jeudis, en compagnie d'autres amputés et blessés en traitement au Carlton, un canot automobile nous emmène à l'île Sainte-Marguerite.
L'île est parfumée et verte. Il y a une belle plage où les blessés se baignent et prennent des bains de soleil. Moi, je ne vais pas si loin. Le bocage ne m'attire pas. Ni la grotte bleue. Ni les vagues du large qui viennent déferler à la pointe du promontoire. Ni la pièce de 75 montée là contre les sous-marins. Je ne quitte pas les environs immédiats du débarcadère.
Il y a d'abord un escalier à pic, une espèce d'escalier sarrasin qui mène au fort. Je le suis jusqu'au sommet. Une vieille grille rouillée barre l'esplanade taillée dans le roc. Il y a beaucoup de soleil sur cette place et ça sent bon les tamarins.
La grille est toujours fermée. On aperçoit à travers les barreaux tordus les casemates désaffectées du fort qui surplombe la mer. Les petites fenêtres d'une prison se dessinent entre les branches basses des yeuses. C'est par l'une d'elles et en se laissant couler au long d'une corde jusque dans une barque qui l'attendait, que le maréchal Bazaine eut le courage de s'évader pour se réfugier en Espagne, aller vivre entouré du mépris général et mourir dans le déshonneur.
Le coin est tranquille. Je m'installe habituellement dans une guérite abandonnée et j'attends que le soir tombe et que retentisse la sirène du canot. J'arrive régulièrement grand dernier sur le ponton. Tout le monde est déjà à bord. Mes camarades me crient :
— Grouille-toi, vieux, on va encore manquer la soupe.
Quant au père Baptistin, auquel je passe mes béquilles et qui me donne la main pour embarquer, il ronchonne :
— Sacré couillon, va, tu n'as qu'une patte et tu vas faire le chamois dans les rochers. Tu ne peux donc pas rester tranquille et rentrer à l'heure comme les autres ?
Non, je ne peux pas rester tranquille et rentrer à l'heure comme les autres. Il faut que je m'éloigne et que je m'isole. Il faut que je me fatigue. Il faut que j'arrive à gravir les deux cents marches de l'escalier, sans m'arrêter, sans m'essouffler. Il faut que j'oublie tout pour me retrouver moi-même. L'endroit est désert. De là-haut, je vois la mer noircir sous le vent. Il faut que ma volonté durcisse également. Je ne veux plus penser à Moravagine. Je sens que je prends de grandes résolutions. Il le faut. Ma vie n'est pas finie.
Un certain jeudi, je trouvai la grille entrouverte et ma guérite occupée. Une pancarte se balançait dans le vent. On y lisait, écrit en grosses lettres faites au pochoir : CENTRE de NEUROLOGIE n° 101 bis. Un petit poilu parlait tout seul dans la guérite. C'était un être pâlot, décharné, inquiet. Il avait un mauvais blanc sous la peau. Il me dit s'appeler Souriceau. Il me demanda immédiatement mon nom et me posa des tas de questions. Il était sans arme, sans ceinturon. Sa capote l'habillait comme d'une soutane. Elle était défraîchie, déteinte à force d'avoir passé à l'étuve.
Souriceau ne me laissait pas le temps de lui répondre. Il parlait tout seul avec grande volubilité. Il me racontait sa campagne. Tout à coup, il me prit par le bras, me fit rapidement entrer dans la guérite, puis s'étant assuré que personne ne nous épiait dans les environs et que personne ne pouvait nous entendre, il me confia sous le sceau du secret et en me parlant à l'oreille :
— Je n'ai jamais été blessé, tu sais; tiens, regarde, moi, moi j'ai perdu mon régiment.
Il déboutonnait sa capote et me montrait le col de sa vareuse, dont les revers ne portaient en effet aucun insigne régimentaire.
— Tiens, regarde, disait-il fébrilement, je n'ai pas de numéro, je n'ai pas de matricule, je n'ai pas de plaque d'identité, je n'ai pas de carnet militaire, j'ai tout perdu. C'est malin, hein ? J'ai même perdu mon régiment.
Il retournait ses poches.
— Tu vois, je n'ai plus rien. J'ai tout perdu. J'ai même perdu mon régiment.
C'était un pauvre fou qui avait perdu son régiment à la guerre, qui avait perdu la raison à la guerre, qui avait tout perdu, c'était un fou, un pauvre fou.
Je le regardai.
Je regardai la pancarte, puis la grille et j'entrai. J'y entrai ce jeudi-là et tous les jeudis suivants.
LE CENTRE de neurologie n° 101 bis héberge une soixantaine de phénomènes. En plus de Souriceau, « le soldat qui a perdu son régiment », et du malheureux qui se croit toujours au créneau et qui prend dans son lit la position réglementaire du tireur couché, on y rencontre toutes les affections psychiques dues aux fatigues de la guerre, à la peur, à l'épuisement, à la misère, aux maladies et aux blessures. On peut certifier que les fous qui sont enfermés là ne sont pas des simulateurs, ni des fatigués, ni de simples neurasthéniques ; tous ont gagné leurs chevrons de folie dans les différents centres neurologiques de l'armée, où ils ont séjourné et ont été mis en observation, où ils ont été longuement interrogés, sélectionnés, triés par de nombreuses commissions d'experts avant d'être refoulés, par étapes, sur le 101 bis, l'île dont on ne revient pas. Le directeur du Centre, le docteur Montalti, un Corse, un cinq galons, a donc raison d'avoir le sourire, il n'y a pas un bricoleur, ni un rabioteur dans ses services, pas un embusqué, on ne peut pas récupérer un seul soldat dans sa prison. Sa conscience est tranquille. La France peut être tranquille. Il monte bonne garde et serait le premier à lui faire faire demi-tour si jamais il se présentait chez lui un de ces sacrés farceurs qui inventent des maladies à plaisir et font les fous pour ne pas retourner au feu. Les bougres sont dangereux, il faut les avoir à l'œil, ne serait-ce que pour le prestige de la science.
Le principal auxiliaire du docteur est Mlle Germaine Soyez, une violente rouquine qui mène les malades à la baguette comme des prisonniers et terrorise les infirmiers militaires qui sont sous ses ordres. Elle vous envoie un gaillard à Verdun en cinq sec et sans crier gare. Aussi fait-elle la pluie et le beau temps et Montalti lui-même la craint fort. Je ne sais pas comment je réussis à lui plaire dès la première fois que je me présentai dans son bureau d'infirmière-major (elle avait une poitrine de général prussien et portait la brochette de la Croix-Rouge comme l'ordre du Commandeur) ; mais je vis sa morgue s'adoucir quand je parlai de mon professeur et ami le docteur d'Entraigues, et c'est presque en souriant que cette autoritaire personne me donna la permission de visiter l'établissement.
Le fort Sainte-Marguerite est depuis longtemps un ouvrage désaffecté. Durant la dernière moitié du XIXe siècle, il a servi de prison militaire aux officiers condamnés à la réclusion dans une enceinte fortifiée. C'est dire que si le site est charmant, un long séjour n'y a rien d'enchanteur, car les cours, les fossés, les courtines, les bastions, les places d'armes, les glacis, les redoutes sont hérissés de grilles de fer ou semés de pièges à loup. Je n'ai jamais vu dans un endroit en maçonnerie une telle multiplicité de fers de lance, de pals, d'artichauts, de buissons et de ronces. Les portes elles-mêmes étaient blindées, bardées, cloutées comme celles des anciens coffres-forts génois. Il fallait ouvrir d'immenses cadenas et des serrures très compliquées avant de pénétrer dans les étroits dortoirs et les petites cellules aux fenêtres lourdement grillagées. C'est dans cette Bastille moyenâgeuse que, en 1916, les bureaux avaient eu la bonne idée d'envoyer les fous de l'armée, les archifous, les incurables, les bons à rien, le résidu de tous les autres centres, hospices, hôpitaux et dépotoirs et que tous les trois mois, très régulièrement, une commission de vieux généraux venait voir s'il n'y avait pas un fricoteur à repêcher et à réexpédier dare-dare au front.
Je n'étais pas général et je n'avais envie de repêcher personne. Je ne saurais donc dire ce qui me poussait à retourner tous les jeudis dans ces lieux de misère. Les souffrances des autres ne m'ont jamais délecté et je ne m'attendris pas sur moi-même. J'avoue toutefois que l'horreur qui se dégageait de l'endroit convenait à mon état d'esprit et que je ressentais jusqu'au profond des entrailles la honte d'être homme et d'avoir collaboré à ces choses. Quelle sombre jouissance ! Y a-t-il une pensée plus monstrueuse, un spectacle plus probant, une affirmation plus patente de l'impuissance et de la folie du cerveau ? La guerre. Les philosophies, les religions, les arts, les techniques, les métiers aboutissent à ça. Les plus fines fleurs de la civilisation. Les réseaux les plus purs de la pensée. La passion altruiste la plus généreuse du cœur. Le geste le plus héroïque des hommes. La guerre. Aujourd'hui comme il y a mille ans ; demain comme il y a cent mille ans. Non, il ne s'agit pas de ta patrie, Allemand ou Français, Blanc ou Noir, Papou ou singe de Bornéo. C'est de ta vie. Si tu veux vivre, tue. Tue pour t'affranchir, pour manger, pour chier. Ce qui est honteux, c'est de tuer en bande, telle heure, tel jour, en l'honneur de certains principes, à l'ombre d'un drapeau, sous le regard des vieillards, d'une façon désintéressée ou passive. Sois seul contre tous, jeune homme, tue, tue, tu n'as pas de semblable, il n'y a que toi de vivant, tue jusqu'à ce que les autres te raccourcissent, te guillotinent, te garrottent, te pendent. Avec ou sans trala-la, au nom de la communauté ou du roi.
Quels rires !
J'allais et venais dans les cours, dans les préaux, sur les remparts, sur les glacis, dans les défilements, dans les chemins couverts, dans les chemins de ronde. Il me semblait circuler dans une tête. Cette construction savante, réfléchie, compliquée d'épaulements et de bastions, de saillants et de réduits inexpugnables m'apparaissait comme le moule pétrifié du cerveau, et je béquillais dans ces couloirs de pierres, entre les grilles et les chevaux de frise, agressif et hargneux, comme la pensée infirme de l'homme, la pensée en liberté. Chaque ouverture sur l'extérieur est une embrasure de canon.
Un jour, c'était la quatrième ou la cinquième fois que je me promenais librement dans le fort, j'entendis des cris stridents qui provenaient d'un bastion isolé. Mlle Soyez, qui passait en courant, me fit signe de l'accompagner.
— Venez donc, me cria-t-elle, c'est encore le morphinomane qui a sa crise.
Je la suivis clopin-clopant.
Quand j'arrivai dans la pièce, Mlle Soyez était penchée sur un malade qui se débattait en hurlant :
— Pas là, pas là, je vous dis que je ne sens rien et que vous allez encore fausser une aiguille.
— Tu m'en as déjà fait fausser trois, imbécile. Où veux-tu que je te la fasse, ta piqûre? lui répondait Mlle Soyez, outrée.
— Dans le nez, dans le nez ou dans la...
Ils étaient immondes tous les deux. Je regardai autour de moi. Je me trouvais dans une grande chambre. Le plafond bas était voûté. D'épais barreaux étaient devant la fenêtre à pic sur la mer. C'était dans la partie la plus antique du fort, où le soleil ne donne jamais. La pièce était glaciale. Il y régnait un furieux désordre. Tout le carrelage était recouvert de feuilles de papier, des pages manuscrites posées les unes à côté des autres. Il y en avait des centaines, des milliers. Il y en avait sur tous les meubles, sur la table, sur le siège, sur un banc. Il y en avait de collées aux murs. Il y en avait des tas, des piles dans les coins. Un grand coffre en était rempli à en dégorger. J'en avais sous les pieds. Mlle Soyez et le malade les fripaient en se démenant.
Justement Mlle Soyez venait de terminer sa petite opération et m'expliquait qu'il s'agissait d'un maniaque invétéré et tellement coriace qu'il n'avait plus d'endroit sensible et qu'on ne pouvait lui faire de piqûre que dans le nez ou dans la...
— Moravagine ! m'écriai-je en reconnaissant le malade qui venait de se lever et qui reboutonnait son pantalon, car Mlle Soyez avait d'abord essayé de lui faire une piqûre dans la fesse.
— Comment, vous le connaissez ? me demandait Germaine Soyez, sidérée.
— Je pense bien, mademoiselle, c'est mon frère.
MORAVAGINE était dans un état inimaginable d'exaltation. Il passait vingt-trois heures par jour à sa table à écrire. En six mois il a noirci plus de dix mille pages, ce qui représente une moyenne de près de soixante pages par jour. Il ne se sustentait uniquement qu'à l'aide de la morphine. Dans ces conditions, je ne pouvais guère l'interroger et me livrer à l'enquête que les aventures de mon fabuleux ami autorisaient et prescrivaient.
Quoi qu'il en soit, il n'appartenait plus à ce monde. Il se croyait sur la planète Mars. Et quand je venais le voir, régulièrement, tous les jeudis, il se cramponnait à mon bras, réclamait la terre à grands cris, cherchait le sol, les arbres, les animaux domestiques, des deux mains, bien au-dessus de sa tête.
Il ne m'a jamais parlé de ses semblables.
Je ne suis pas très sûr qu'il m'ait reconnu.
MORAVAGINE est mort le 17 février 1917 dans cette même chambre qui fut si longtemps occupée, sous Louis XIV, par celui que l'histoire connaît sous le nom de l'Homme au masque de fer. Pure coïncidence anecdotique et non pas symbolique.
Moravagine est mort le 17 février 1917, à l'âge de cinquante et un ans. Comme ce n'était pas un jeudi, je n'ai pas pu assister à ses derniers moments, moi, son unique copain dans la vie. Je n'ai pas pu assister non plus à son enterrement qui eut lieu un mercredi.
Ce n'est que le lendemain, un jeudi, que Mlle Soyez m'apprit qu'il était trépassé et voulut bien me procurer un double rapport que le docteur Montalti adressa aux autorités compétentes au sujet de ce décès.
Voici la copie fidèle de cette étonnante oraison funèbre :
Il est dans l'encéphale certaines régions dont les fonctions demeurent, même aujourd'hui, après les nombreuses recherches dont elles ont été l'objet, obscures et mystérieuses. La région du 3 e ventricule et de l'infundibulum est de celles-là.
Ce qui complique le problème et rend difficile et souvent problématique l'interprétation des données expérimentales, c'est que, à la complexité structurale de la région interpédonculaire vient s'ajouter la proximité d'un appareil glandulaire dont l'influence, bien qu'insuffisamment déterminée, apparaît de plus en plus comme possédant une action sur l'organisme tout entier. Nous voulons parler de l'hypophyse.
On le sait, de nombreux travaux expérimentaux ont semblé démontrer que l'excitation ou l'ablation de l'hypophyse avait pour résultat de provoquer des modifications importantes de la circulation, de la respiration, du métabolisme, de la sécrétion rénale, de la croissance pour ne citer que les plus frappantes.
La méthode anatomo-clinique n'a jusqu'ici fourni, pour le problème qui nous occupe, que peu d'éléments indiscutables. La raison en est dans la rareté relative des lésions bien limitées de la région de l'infundibulum ; dans l'immense majorité des cas il s'agit en effet de productions tuberculeuses ou surtout syphilitiques qui, par leur diffusion et les toxines qu'elles émettent à distance, ne localisent pas sur un territoire précis leurs effets nocifs.
Il nous a été donné récemment de suivre pendant un temps assez long un malade porteur d'une lésion néoplasique interpédonculaire chez lequel une série de symptômes ont attiré notre attention en raison de leur intérêt physiologique. Nous voudrions les rapporter brièvement car ils éclairent et précisent une partie de la séméiologie de la région infundibulaire et interpédonculaire. Ils permettent d'ébaucher la description du syndrome infundibulaire qui a été signalé dans diverses observations de tumeur de la pituitaire et encore récemment dans un cas de tumeur de l'épiphyse rapporté par Warren et Tilney 2 , mais qui n'est jamais apparu à notre connaissance aussi nettement que dans le cas que nous relatons :
Il s'agit d'un homme âgé de 51 ans, M..., pilote à bord d'un aéroplane. Dans ses antécédents personnels nous relevons plusieurs accès de paludisme et un chancre syphilitique il y a cinq ans.
En avril 1916, il est évacué d'Autriche via la Suisse et traité pendant quatre mois à l'hôpital de Beaune pour anémie.
Entré le 18 septembre 1916 au Centre de neurologie, n° 101 bis, le malade se présente à nous assez malingre, amaigri visiblement et pâle. L'interrogatoire nous apprend que depuis de longs mois il mange mal, a perdu l'appétit, a maigri, et voit ses forces décroître. Actuellement l'asthénie est prononcée et le sujet ne peut exécuter aucun travail exigeant un effort soutenu. De plus le sommeil est troublé et pendant la nuit le malade est obligé de boire plusieurs fois.
L'examen des divers organes ne nous apprend rien de bien particulier. On note une légère augmentation du volume de la rate, une obscurité respiratoire du sommet droit. Il est impossible de relever aucun symptôme organique du système nerveux en dehors de troubles oculaires. Ceux-ci, d'après le sujet, sont apparus progressivement et consistent dans un affaiblissement de la vision. Cette amblyopie n'est pas telle cependant qu'elle empêche le malade de se promener et de reconnaître les personnes qui l'entourent. La lecture est difficile et seuls les gros caractères sont identifiés.
Dès son entrée, on note une augmentation de la quantité des urines dont le taux varie entre 2 litres et 2 litres 500. L'analyse n'y révèle aucun élément anormal.
Cette polyurie s'accompagne, nous l'avons vu, de polydipsie mais non de polyphagie, et il n'y a aucune trace de glycosurie.
La ponction lombaire montre un liquide clair, un peu hypertendu (22 au manomètre de H. Claude), et contenant 0,56 d'albumine et de nombreux lymphocytes. Aucune réaction ne s'est produite à la suite de la ponction.
L'examen oculaire pratiqué par M. Cotonnet, médecin-chef du centre ophtalmologique de Cannes, met en évidence une hémianopsie bitemporale typique et complète sans accompagnement de stase ni de paralysies oculaires. La pupille droite paraît décolorée dans le segment nasal, les vaisseaux sont normaux; la pupille gauche est plus décolorée, toujours dans le segment nasal. Les réflexes pupillaires de l'œil droit existent mais diminués, ceux de l'œil gauche sont également présents mais à peine perceptibles. La vision est très diminuée mais permet au malade de reconnaître les objets qui lui sont présentés.
De notre côté, nous notons l'extrême variabilité du diamètre irien, tantôt extrêmement large, tantôt très réduit.
En raison des antécédents spécifiques du malade et de l'existence d'une lymphocytose avec notable albuminose du liquide céphalo-rachidien, nous instituons le traitement spécifique intensif et nous portons le diagnostic de méningite gommeuse basilaire intéressant le chiasme et la région du tuber cinereum.
Quelques jours s'étaient à peine écoulés que le malade présentait une série de troubles intéressants : le pouls, d'irrégulier qu'il était, devient franchement arythmique et filant; les battements du cœur sont moins nets, un peu étouffés. La pression artérielle au Pachon est de 15 Mx et de 9 Mn. De temps en temps on note des extrasystoles.
L'examen du sang ne nous montre rien de particulier : une légère lymphocytose seulement.
Le 10 octobre, c'est-à-dire huit jours après l'institution du traitement spécifique, le malade présente des troubles de la parole; celle-ci devient lente, scandée, traînante, monotone à la manière de la dysarthrie des pseudo-bulbaires. Pas de dysphagie.
On suspend le traitement spécifique.
Le 22 octobre, le trouble de l'articulation a disparu, ainsi que les modifications du pouls, tout semble rentrer dans l'ordre lorsque, brusquement, le 23 octobre, le sujet tombe dans un sommeil profond, d'où il est impossible de le tirer. Cette crise de narcolepsie, qui dure cinq heures environ, laisse au réveil le sujet amnésique et étonné. Fait à remarquer : cette amnésie ne porte pas seulement sur la période narcoleptique, mais s'étend sur le temps qui a précédé son entrée à l'hôpital, il ne se souvient pas comment il est entré au Centre neurologique 101 bis, ni depuis combien de temps il y est en traitement.
L'examen des différentes fonctions du système nerveux demeure complètement négatif et aussi bien la réflectivité que la sensibilité, la motricité, la trophicité sont indemnes.
Les troubles de la mémoire que nous venons de signaler durèrent peu de temps, puisque trois à quatre jours après la crise narcoleptique ils avaient complètement disparu.
Le 26 novembre 1916, sans raison apparente, se manifestent à nouveau des phénomènes cardiovasculaires analogues à ceux que nous avons vus précédemment. Les battements cardiaques se précipitent et le pouls bat à 136 par minute; on note un rythme embryocardique typique avec affaiblissement des bruits du cœur.
Le 30 novembre, le malade accuse une amaurose complète. « Je suis dans la nuit profonde », nous dit-il. L'état général s'altère, l'amaigrissement progresse. Le malade d'ailleurs s'alimente mal et garde depuis son entrée une inappétence prononcée.
L'instabilité du diamètre irien est toujours très manifeste. L'examen des urines donne toujours le même résultat : absence de tout élément anormal et aucune augmentation du volume des 24 heures, 2 litres 1/2.
Le 26 décembre 1916. Le sujet se cachectise de plus en plus et des symptômes de bacillose du sommet droit se précisent. Brusquement, sans qu'aucune cause puisse être relevée, le malade est pris d'un délire confusionnel avec onirisme. Il dit que son lit est humide par la pluie et les brouillards de la mer; il se croit sur l'Orénoque au printemps (sic!).
La gravité de son état ne le frappe pas et, au contraire, il manifeste depuis quelques jours une euphorie qui contraste avec la réalité.
Jusqu'à la fin le malade garde ce sentiment d'euphorie qui lui fait dire chaque jour qu'il est dans un monde supérieur, ailleurs, qu'il va mieux, que bientôt il se lèvera pour aller en convalescence, etc.
Depuis le 1 er janvier 1917 jusqu'au 17 février n'est apparu aucun phénomène pathologique nouveau. L'état mental ne s'est pas modifié non plus que la polyurie ou la polydipsie. A plusieurs reprises le sujet présente des attaques de narcolepsie identiques à celles que nous avons mentionnées. Quant à la vision elle est demeurée constamment affaiblie, mais avec des oscillations assez marquées; tantôt le malade semblait ne percevoir que des sensations lumineuses, nombreux éblouissements, tantôt il reconnaissait correctement les objets qui lui étaient présentés. L'état pulmonaire s'aggrava et c'est avec les symptômes d'une phtisie à forme bronchopneumonique que le malade succomba le 17 février 1917.
A l'autopsie nous constatâmes l'existence d'une tuméfaction rétro-chiasmatique nettement fluctuante et de coloration violacée. L'hypophyse était normale comme la selle turcique, elle ne paraissait pas comprimée, et la section de la tige pituitaire ne fit pas s'écouler le liquide contenu dans la tumeur. Celle-ci occupait l'espace interpédonculaire refoulant latéralement les deux pédoncules cérébraux, en arrière les corps mamillaires, en avant le chiasma et les bandelettes optiques dont la partie interne apparaissait manifestement aplatie.
Sur les coupes frontales des hémisphères, les rapports de la tumeur avec les parois ventriculaires apparaissent nettement.
Cette tumeur, à la coupe, se montre formée d'une membrane isolable, distincte de la paroi épendymaire formant une cavité close, indépendante du ventricule qu'elle remplit, et cloisonnée. Des cavités secondaires ainsi formées s'écoulent tantôt un liquide clair et tantôt un liquide positivement hémorragique. A la base inférieure de cette tumeur kystique la membrane interne est hérissée de nodules irréguliers et durs.
Un examen histologique pratiqué par Mlle Soyez (Germaine) nous a renseignés sur la nature de cette tumeur. Il s'agit d'une tumeur épithéliale kystique développée aux dépens du revêtement du 3 e ventricule. Les bourgeons qui font saillie dans la cavité sont formés de tissus conjonctif ou névrologlique lâche se continuant avec le tissu sous-épendymaire pariétal revêtu d'un épithélium en voie de prolifération épithéliomateuse.
Cette tumeur distend ainsi le 3 e ventricule, écarte l'une de l'autre les couches optiques, mais amincit surtout le segment inférieur du ventricule, l'infundibulum et la lame terminale laissant complètement intacte l'hypophyse dont la tente n'apparaît même pas déprimée. Les ventricules latéraux sont légèrement distendus. Nulle part nous ne relevons de modifications méningées ou vasculaires.
1.Pour le trésor de Moravagine: Cf.
Axel de Villiers de l'Isle-Adam.
2.WARREN et F. TILNEY : « Tumor of the pineal body with invasion of the midbrain, Thalamus, Hypotalamus and Pituary Body. »
The Journal of Nervous and Mental Diseases, January, 1917.