I
L'ESPRIT D'UNE ÉPOQUE
EN 1900, je terminais ma médecine. Je quittai Paris au mois d'août pour me rendre au sanatorium de Waldensee, près de Berne, en Suisse. Mon maître et ami, le célèbre syphiligraphe d'Entraigues, m'avait chaleureusement recommandé au docteur Stein, directeur, chez qui je devais entrer comme premier assistant.
Stein et sa maison étaient alors célèbres.
Frais émoulu de la Faculté et jouissant d'une certaine notoriété de bon aloi que ma thèse sur le chimisme des maladies du subconscient m'avait value chez les spécialistes, j'étais impatient de secouer le joug de l'Ecole et de porter un coup éclatant à l'enseignement officiel.
Tous les jeunes médecins ont connu ça.
Je m'étais donc spécialisé dans l'étude des soi-disant « maladies » de la volonté et, plus particulièrement, des troubles nerveux, des tics manifestes, des habitudes propres à chaque être vivant, causés par les phénomènes de cette hallucination congénitale qu'est, à mes yeux, l'activité irradiante, continue de la conscience. Cette étude, par ses multiples aspects qui touchent tous aux questions les plus brûlantes de la médecine, des sciences, de la métaphysique, par tout ce qu'elle exige d'observations précises, de patientes lectures et de connaissances générales, de coup d'œil et de doigté, de suite, de logique dans les idées, du sens des corrélations, de divination dans l'esprit, par tout ce qu'elle offre de brillant et de vaste à une intelligence primesautière et clairvoyante, pouvait seule séduire un caractère aussi ambitieux et intéressé que le mien et lui permettre de réussir rapidement et avec fougue. Je comptais d'ailleurs beaucoup sur mon talent dialecticien et... sur l'hystérie.
L'hystérie, la Grande Hystérie, était alors à la mode dans les milieux médicaux. Après les travaux préliminaires des écoles de Montpellier et de la Salpêtrière qui n' avaient fait, pour ainsi dire, que de déterminer, situer l'objet de leur étude, plusieurs savants étrangers s'étaient emparés de la question, notamment l'Autrichien Freud, l'avaient amplifiée, approfondie, sortie, extraite de son domaine purement expérimental et clinique pour en faire une sorte de pataphysique de la pathologie sociale, religieuse et artistique, où il s'agissait moins d'arriver à connaître la climatérique de telle idée-force née spontanément dans la région la plus lointaine de la conscience et à déterminer la simultanéité de l'« auto-vibrisme » des sensations observées chez le sujet, qu'à créer, qu'à forger de toutes pièces une symbolique sentimentale, dite rationnelle, des lapsus acquis ou innés du subconscient, espèce de clé des songes à l'usage des psychiatres, telle que Freud l'avait codifiée dans ses ouvrages sur la psycho-analyse et que le docteur Stein justement mettait pour la première fois en pratique dans son sanatorium si fréquenté de Waldensee.
En tant que chapitre spécial d'une philosophie générale, la pathogénie n'avait jamais été tentée. A mon avis, elle n'avait jamais été abordée d'une façon strictement scientifique, c'est-à-dire objectivement, amoralement, intellectuellement.
Tous les auteurs qui ont traité de la question sont remplis de préjugés. Avant de rechercher et d'examiner le mécanisme des causes morbides, ils considèrent la « maladie en soi », la condamnent comme un état exceptionnel, nocif, et indiquent de prime abord les mille et une façons de la combattre, de la troubler, de la supprimer, définissant, pour cela faire, la santé comme un état « normal », absolu, fixe.
Les maladies sont. Nous ne les faisons, ni ne les défaisons à volonté. Nous n'en sommes pas maîtres. Elles nous font, nous modèlent. Elles nous ont peut-être créés. Elles sont propres à cet état d'activité qui s'appelle la vie. Elles sont peut-être sa principale activité. Elles sont une des nombreuses manifestations de la matière universelle. Elles sont peut-être la principale manifestation de cette matière dont nous ne pourrons jamais étudier que les phénomènes de relation et d'analogie. Elles sont un état de santé transitoire, intermédiaire, futur. Elles sont peut-être la santé même.
Tracer un diagnostic c'est, en quelque sorte, établir un horoscope physiologique.
Ce que l'on appelle conventionnellement santé n'est, en somme, que tel aspect momentané, transporté sur un plan abstrait, d'un état morbide, un cas particulier déjà franchi, reconnu, défini, fini, éliminé et généralisé à l'usage de tout le monde. Comme un mot qui n'entre au Dictionnaire de l'Académie française qu'une fois usagé, dépouillé de la fraîcheur de son origine populaire ou de la venustrerie de sa valeur poétique souvent plus de cinquante ans après sa création (la dernière édition du docte Dictionnaire est de 1878) et la définition qu'on en donne le conserve, l'embaume, quoique décrépit, dans une pose noble, fausse, arbitraire, qu'il ne s'était jamais connue au moment de sa vogue, alors qu'il était actuel, vivant, immédiat, la santé, reconnue bien public, n'est que le triste simulacre d'une maladie démodée, ridicule, immobile, quelque chose de solennellement vieillot qui se tient vaguement debout entre les bras de ses adulateurs et qui leur sourit de ses fausses dents. Lieu commun, cliché physiologique, c'est quelque chose de mort. Et c'est peut-être bien la mort.
Les épidémies, et plus spécialement les maladies de la volonté, les névroses collectives, comme les cataclysmes telluriens dans l'histoire de notre planète, marquent les différentes époques de l'évolution humaine. Il y a là un chimisme élémentaire et compliqué qui n'a pas encore été étudié.
Tout savants qu'ils sont, les médecins d'aujourd'hui ne sont pas des physicians comme on les appelle en anglais. Ils s'éloignent de plus en plus de l'étude et de l'observation de la nature. Ils ont oublié que la science doit rester une espèce d'édification, soumise et proportionnée à la dimension de nos antennes spirituelles.
« Prophylaxie! prophylaxie ! ... » disent-ils; et pour sauver la face ils ruinent l'avenir de l'espèce.
Au nom de quelle loi, de quelle morale, de quelle société se permettent-ils de sévir ? Ils internent, séquestrent, isolent les individus les plus marquants. Ils mutilent les génies physiologiques, porteurs, annonciateurs de la santé de demain. Ils se nomment avec orgueil les princes de la science et, souffrant de la manie de la persécution, ils se posent facilement en victimes. Sombres, obscurantins, ils habillent leur langage de défroques grecques et, ainsi affublés, ils s'insinuent partout au nom d'un libéralisme rationnel de boutiquiers. Déjection, hippomame que leurs théories. Ils se sont faits les suppôts d'une vertu bourgeoise, ignoble, anciennement exclusive propriété des cagots; ils ont mis leur savoir à la disposition d'une police d'Etat et ont organisé la destruction systématique de tout ce qui est foncièrement idéaliste, c'est-à-dire indépendant. Ils châtrent les criminels passionnels et s'attaquent même aux lobes du cerveau. Séniles, impuissants, eugéniques, ils croient pouvoir extirper le mal. Leur vanité n'a d'égale que leur fourberie et l'hypocrisie seule met un frein à leur fureur nivellatrice, l'hypocrisie et la concupiscence.
Voyez les aliénistes. Ils se sont faits les serviteurs du crime des riches. Sur le modèle de Sodome et de Gomorrhe, ils ont installé des paradis à rebours; ils ont édifié des maisons closes dont on ne franchit le seuil qu'à coups de billets de banque, dont le sésame est l'or. Là, tout est agencé pour l'entretien et l'épanouissement des vices les plus rares. Là, la science la plus raffinée favorise le sybaritisme de détraqués et de maniaques d'une complexité si effroyablement moderne que les lubies d'un Louis II de Bavière ou d'un marquis de Sade ne sont que des jeux exquis. Là, le crime est de règle. Rien n'y est monstrueux, ni contre nature. Tout ce qui est humain y est étranger. La prothèse fonctionne dans un silence caoutchouté. On pose des rectums en argent et des vulves en cuir chromé. Les derniers communards égalitaires, les docteurs Guillotin, opèrent cyniquement les reins et les lombes aristocrates. Ils se sont faits les directeurs spirituels de la moelle épinière et pratiquent froidement la laparatomie des consciences. Ils exercent le chantage, le dol, la séquestration et commettent d'épouvantables extorsions. Ils contraignent à l'éther, à l'opium, morphine et cocaïne, par restrictions et par doses. Tout est basé sur un barème établi d'après des statistiques irrévocables. On combine les douches, les poisons; on escompte la prostration nerveuse et l'exaltation de la sensibilité. Jamais l'histoire n'a connu pareille association de ravageurs; ce que l'on raconte de l'Inquisition et des Jésuites n'a jamais atteint une telle virtuosité dans l'art d'exploiter les tares des familles armoriées. Et c'est entre leurs mains qu'est confiée la société d'aujourd'hui! Et c'est entre leurs mains que s'élabore la vie de demain !
Et voilà où je voulais en venir : je voulais dresser un réquisitoire terrible contre les psychiatres, déterminer leur psychologie, circonscrire, définir leur conscience professionnellement déformée, détruire leur pouvoir, les livrer à la vindicte publique.
A ce point de vue je ne pouvais pas mieux tomber que dans la maison fameuse de Waldensee.
b) SANATORIUM INTERNATIONAL
LE docteur Stein était arrivé à l'apogée de la célébrité.
C'était un homme grand et fort, toujours habillé de neuf. Beau parleur, discoureur infatigable, il portait une barbe épanouie soigneusement entretenue qui élargissait encore sa puissante carrure. Il se nourrissait exclusivement de lait caillé, de riz étuvé et de tranches de bananes beurrées. Très porté sur les femmes, ses façons onctueuses cachaient un tempérament brutal, que trahissaient ses pieds plats, ses ongles en spatule, son œil fixe et son sourire figé. Il avait beaucoup de poils sur le dos des doigts.
Savant, homme du monde, progymnaste, il courait les congrès internationaux où se triture la science domestiquée, toujours escorté par une de ses équipes d'infirmiers-gardes-modèles qui l'accompagnaient partout et qui décrochaient, sous sa direction personnelle, tous les premiers prix dans les concours de gymnastique, athlètes complets, réclame vivante, orgueil, spécialité de sa maison, incarnation et preuve gratuite de la préexcellence de sa méthode. Travailleur démagogique, il ne se lassait pas d'écrire. Il publiait tous les ans un gros volume amphigourique, aussitôt traduit dans toutes les langues. D'innombrables articles de journaux avaient répandu son nom. C'est lui qui avait lancé ces premières vulgarisations sur la question sexuelle qui quelques années plus tard devaient inonder le monde d'un flot ordurier et protestant. Instigateur déjà de la robe-réforme et des sous-vêtements hygiéniques en poil de chameau, il était aussi le promoteur du « tout à l'étuve », ce volapük de la cuisine.
Stein aimait l'argent. Son avidité au gain était proverbiale. Il avait froidement séquestré sa femme, riche Juive roumaine, contrefaite et bossue, qui lui avait apporté plusieurs millions en dot. On disait qu'il possédait, de moitié avec le kaiser, les actions du Grand Théâtre de Berlin et qu'il avait fait le trust des lupanars levantins de la Méditerranée, de Constantinople à Alexandrie.
Stein était l'ami personnel de plusieurs chefs d'Etat. Il racolait ses rabatteurs dans la haute pègre diplomatique, espions, contre-espions, détectives d'ambassade. Sa clientèle se composait de cette société particulière, mi-tarée, mi-oisive, un tantinet arrogante et très joviale, qui fréquente les salons faciles de Rome, les villes d'eaux, les tables de jeu et les palaces internationaux du centre de Paris, dont le patrimoine se compose d'une série de suitecases, d'un abonnement aux sleepings, d'une liasse multicolore de quittances du mont-de-piété, de factures impayées et d'un engagement éventuel dans un music-hall. Princesses russes extravagantes, dures Américaines qui courent le monde à la recherche du pianiste idéal, gentilshommes du Danube, jeunes millionnaires allemands compliqués et provocants, quelque markgraf authentique et quelque authentique Adélaïde écossaise, sans âge, furieusement sentimentale. Tout ce monde se donnait rendez-vous chez lui, les uns pour se reposer, les autres pour jouir, tous pour fuir les soucis quotidiens en s'abandonnant entièrement aux bons soins du maître. Et Stein paradait, pérorait, distribuait des conseils, donnait des ordres, abusait, amusait infatigablement son monde.
A mi-côte d'une petite colline dominant le lac de M... s'ouvraient en plein soleil les six cents fenêtres du Kurhaus. Là, tout était calculé pour l'agrément d'un voluptueux confort. Tout y était neuf, brillant, d'un goût peu sûr mais plaisant. Une liberté entière était laissée aux allées et venues des hôtes du sanatorium. Les pensionnaires pouvaient excursionner dans le pays, se rendre même à Berne et à Interlaken. Les routes étaient sillonnées par des couples étranges et distingués qu'escortaient à distance des croquants ternes dont les formes herculéennes faisaient saillie sous le mince veston d'alpaga. Un parc de plusieurs hectares entourait l'institut, parsemé de petites villas luxueuses où se célébraient parfois, sous l'œil impavide des gardes, d'effarantes orgies et des drames obscurs. Une machinerie exquise, nickelée, délicate avait eu accès dans cette arche du vice. Domestiquée, peu farouche, souple et muette, elle allait de l'un à l'autre, se pliait, s'adaptait au moindre caprice, caressait l'ultime besoin des sens. Elle rendait la vie et les fonctions si faciles, si aisées et opérait avec une telle séduction que beaucoup de « malades » ne voulaient plus quitter ce séjour, charmés qu'ils étaient d'être stimulés et entretenus par elle.
Mais derrière cette façade brillante, derrière les glaces dépolies de cette serre chaude où les surhérités de la vie s'épanouissaient, humides de bien-être, derrière ce décor artificiel et pimpant, se sentait partout la discipline tragique, le dur horaire qui régit la journée des détraqués et des fous comme une géométrie. Elle perçait dans l'ordonnance flagrante des jardins, dans la disposition systématique des chambres, dans l'agencement particulier des repas, dans les mille et une distractions offertes sensuellement à l'œil et elle remplissait l'air comme un parfum subtil et traître, un parfum d'espionnage. Rien ne pouvait résister à cette ambiance, on en devenait subrepticement la proie, cela imprégnait la vie, l'âme, le cerveau, le cœur et désagrégeait rapidement la volonté la plus endurcie.
Au fond du parc se dressaient les bâtiments rouges d'une ferme anglaise aux apparences d'une écurie de course. C'est là que dans des boxes très stricts et qu'entourés de soins prodigieux les incurables, milliardaires, attendaient lentement de mourir.
Grâce à sa situation exceptionnelle de mondain international, le docteur Stein était détenteur de plusieurs secrets d'Etat; et, s'il y avait consenti pour une heure, il aurait pu en dire long sur les événements tragiques qui ont ensanglanté la cour d'Autriche; mais son flot intarissable de paroles ne dévoilait jamais rien, et la glycine qui fleurissait la façade de la Ferme anglaise ne révélait pas non plus que cette ferme agreste était aussi prison d'Etat.
Stein ne se doutait pas de l'intrus qu'il avait introduit dans sa maison, ni de mes sombres desseins.
Nos relations furent fixées dès le début.
Je devais lui faire mon rapport tous les matins, à quatre heures, alors qu'entièrement nu il faisait son quart d'heure de gymnastique suédoise à croupetons sur le parquet de sa chambre. Puis, je ne le revoyais plus de la journée; je filais directement dans mon service surveiller la mise en train de la chaufferie et de la machinerie. A sept heures commençait la visite des malades, qui durait jusqu'à treize heures. Un déjeuner succinct m'était alors servi dans mon appartement. De quinze à dix-sept heures, j'avais libre accès à la bibliothèque, installée dans un des pavillons du parc; mon service particulier m'autorisait à détenir la clé du cabinet des fiches, car j'ai oublié de dire que j'avais la direction des dépendances de la Ferme anglaise. Le soir, après une dernière tournée d'inspection, je préparais moi-même les potions et les calmants.
— Après trois mois aux incurables, je vous attacherai plus spécialement à mon service personnel d'audience, m'avait dit Stein en me congédiant. Il exige énormément de doigté. Ça sera le meilleur apprentissage pour vous. Dans six mois, je vous nommerai directeur de conscience d'une de mes plus chères pensionnaires. Elle a la phobie du scrupule, un délire moral du contact et ce sera pour vous une belle entrée en matière.
Ainsi, j'étais mon maître. C'était mon plus cher désir. Je pouvais continuer mes travaux sur le chimisme pathogénique. Je pouvais me documenter sur place, préparer de longue main le pamphlet que je destinais à la brillante société et à mes confrères des autres services.
Une ardeur secrète m'animait, me permettait de surmonter les défaillances de ma santé physiologique appauvrie par dix années de surmenage intellectuel et de privations à Paris.
J'ai déjà dit que l'activité de la conscience est une hallucination congénitale. Notre origine étant aqueuse, la vie est le rythme perpétuel d'une eau tiédie. Nous avons de l'eau dans le ventre et dans l'oreille. Nous percevons le rythme universel dans le péritoine, qui est notre tympan cosmique, un toucher collectif. Notre premier sens individuel est l'oreille qui perçoit les rythmes de notre vie particulière, individuelle. C'est pourquoi toutes les maladies commencent par des troubles auditifs qui sont, comme les éclosions de la vie sous-marine, la clé du passé et les prémices d'un devenir intarissable. Ce n'était donc pas à moi, médecin, de vouloir enrayer pareil épanouissement. J'envisageais plutôt la possibilité d'accélérer, de multiplier ces accidents toniques et de réaliser, par un prodigieux renversement, l'accord parfait d'une nouvelle harmonie. Le futur.
J'aurais voulu ouvrir toutes les cages, toutes les ménageries, toutes les prisons, les hospices de fous, voir les grands fauves libres, étudier le développement d'une vie humaine inattendue. Et si j'abandonnai par la suite mes plans machiavéliques de combat et d' arrivisme, si je me détournai de ma carrière, si je renvoyai à plus tard les grands livres à faire, si je renonçai délibérément à la gloire que mes premiers travaux me promettaient déjà, c'est que j'ai rencontré dans mon service de la Ferme anglaise l'individu superbe qui devait me faire assister à un tel spectacle de révolution et de transformation, au chambardement de toutes les valeurs sociales, et de la vie.
J'ai fait évader un incurable.
Mais ceci est toute une histoire, l'histoire d'une amitié.
ARRIVÉ dans la matinée, je passai une partie de l'après-midi à m'installer dans mon appartement qui était au premier étage, dans la partie centrale de la Ferme anglaise, un charmant petit appartement de jockey ou plutôt d'entraîneur. Mon dîner me fut servi à dix-huit heures précises, comme je l'avais commandé ; puis je fus me coucher, désirant être en forme pour le lendemain.
Avant de m'endormir, je consultai les notes de service et les dossiers déposés à cet effet sur la table de nuit. J'avais dix-sept pensionnaires. Tous incurables. D'après les notes, des fous tout à fait classiques, quelconques. Tout ce qu'il y a de plus ordinaires. Je m'endormis déçu. Le lendemain matin je commençai mon service.
J'allai faire part à Stein que j'avais pris connaissance des notes et des dossiers. Puis je fis un tour du côté des machineries. L'installation en était vraiment modèle. Appareils d'hydro et d'électro, attirail de mécanothérapie, boules, bocaux, éprouvettes, tuyaux coudés, en verre, en caoutchouc, en cuivre, ressorts d'acier, pédales émaillées, manettes blanches, robinets, tout reluisait, bien astiqué, bien frotté, tout était d'une propreté méticuleuse, impitoyable. Aux murs, des becs-de-lance étagés en flûte de Pan rutilaient comme un râtelier d'armes menaçantes, et sur les tables et les tablards en cristal gisaient, bien ordonnées, des armes plus petites, plus secrètes, aux formes contournées et à ellipse, les bois, les plaques, les boules, les clés des massages anesthésiques. Sur le carrelage blanc des salles, baignoires, ergomètres, percolateurs apparaissaient comme sur un écran, avec cette même grandeur sauvage et terrible qu'ont les objets au cinéma, grandeur d'intensité, qui est aussi l'échelle de l'art nègre, des masques indiens, des fétiches primitifs et qui exprime l'activité latente, l'œuf, la formidable somme d'énergie permanente que contient chaque objet inanimé.
Le personnel était stylé en conséquence. Le chimiste enfilait ses gants religieusement ; dans sa cabine de gutta-percha, l'électricien mettait le moteur en marche; l'analyse des urines se faisait rituellement; les thermomètres secoués retombaient à zéro. Dans toute la maison, l'équipe de jour montait, venait remplacer l'équipe de nuit. Des serviettes étaient étalées, des étuis vidés de leur contenu. On mettait la clé sur l'armoire aux poisons. Une chaise s'avançait. Un fauteuil à bascule. Jusqu'à un instrument de musique qui s'ouvrait lentement. Tout se faisait silencieusement, d'après un rythme préétabli, voulu, d'après une discipline sévère, stricte, d'après un caporalisme qui régnait jusque dans les plus infimes détails, qui ne laissait rien à l'imprévu.
Une police intérieure, un corps de gardiens entraînés et qui ne relevait que de Stein personnellement, assurait militairement le roulement de la journée.
A sept heures sonnantes, je commençai ma tournée, accompagné de deux infirmiers et d'une escouade de gardiens en uniforme qui semblaient aussi bien me surveiller moi-même. Cela ne se passait jamais autrement et c'est le gardien-chef qui détenait le trousseau des clés et qui ouvrait la porte des appartements. Je fis connaissance de mes dix-sept malades en passant rapidement de l'un à l'autre. Il n'y avait rien de spécial. D'ailleurs, comme je l'ai dit, « ceux-ci » ne m'intéressaient guère. J'allais donc remonter chez moi, d'assez méchante humeur, ce service s'annonçant comme une ennuyeuse corvée, quand le gardien-chef me fit respectueusement remarquer que j'omettais une visite.
–Comment? fis-je étonné. J'ai dix-sept malades et je les ai tous vus.
— Il y a encore le 1731 dans la dépendance.
— Le 1731 ? Il ne figure pas sur mes états.
— Mais il fait partie de votre service.
Et, à l'appui de son dire, le gardien-chef pointa sur un carton qu'il me présentait le paragraphe II du service quotidien : ... faire visiter le 1731 par le médecin de la Ferme anglaise.
Le gardien-chef me fit traverser la cour et me fit entrer dans un pavillon que je n'avais pas encore remarqué. Dans un jardin clôturé, un cottage délicieux, se composant d'un corps de logis et d'un grand hall vitré qui pouvait servir de studio. C'est là qu'habitait le 1731.
J' entre.
Un petit homme d'aspect minable est dans un coin. Son pantalon est rabattu. Délectation morose. Quelque chose de blanc jaillit de ses doigts et tombe dans un bocal posé entre ses cuisses et où nage un poisson rouge. Sa petite affaire terminée, il se lève, se reboutonne en me regardant sérieusement. On dirait un clown. Il s'est campé, les jambes écartées, et se balance un peu, en avant et en arrière, comme pris d'un léger vertige. C'est un petit homme noir, maigre, noué, sec comme un cep et comme brûlé par la flamme qui brille au fond de ses yeux agrandis. Le front est bas. Les orbites profondes. Les cernes rejoignent les plis de la bouche. La jambe droite en équerre, il a le genou ankylosé et boite terriblement. Il est un peu voûté. Ses mains dandinent au bout de bras longs comme ceux d'un singe.
Et, tout à coup, il se met à parler, sans volubilité aucune, lentement, posément. Sa voix chaude, grave, d'alto féminin me stupéfie. Jamais encore je n'avais entendu un organe avec de tels prolongements, avec un tel fond, de telles coulisses sexuellement mélancoliques, soubresauts passionnés, registres profonds de bonheur. Cette voix me semblait émettre de la couleur tant elle était voluptueuse et enflée. Elle me prit. J'éprouvai immédiatement une sympathie irrésistible pour ce petit bonhomme singulier et tragique qui se traînait dans sa voix chatoyante comme une chenille dans sa peau.
En le quittant, je courus consulter les fiches.
Fiche 1731. MORAVAGINE. Professeur de tennis. Entré le 12 juin 1894. A fait construire à ses frais le pavillon-annexe de la Ferme anglaise. Signalement : cheveux, noirs; yeux, noirs; front, bas; nez, régulier; visage, allongé; taille, 1 m 48; marques particulières, ankylose du genou droit, raccourcissement de 8 cm de la jambe droite. Pour état civil et diagnostic consulter le dossier secret 110 au nom de G...y. »
Le dossier secret 110 n'existait pas en tant que dossier. Une simple feuille de papier bleu portait cette mention manuscrite :
1731. G...y. En cas de décès, télégraphier à l'ambassade d'Autriche.
Je ne pus trouver trace du diagnostic. Probablement qu'il n'avait jamais été établi.
J'en référai à Stein.
Stein m'écouta, mais il ne me donna aucune explication complémentaire.
Tout cela ne me disait rien. Ma curiosité était éveillée. Tout ce que je devinais d'irrégularités commises dans le cas Moravagine ne faisait qu'aviver la sympathie que j'éprouvais pour ce pauvre bougre. Dorénavant je lui consacrai tout mon temps, négligeant mes autres malades pour converser de longues heures avec lui. Il était doux, très calme, très froid, désabusé et blasé. Il ignorait tout de la vie et ne manifestait aucune animosité pour les hommes qui l'avaient fait enfermer, ni pour ceux qui veillaient sur son internement. Il était seul. Il avait toujours été seul, entre quatre murs, derrière des grilles et des barreaux, avec son orgueil, son mépris, sa grandeur. Il savait qu'il était grand. Il se savait puissant.
Le gardien-chef voyait nos colloques d'un mauvais œil. Il fit des rapports. Stein me convoqua plusieurs fois pour faire cesser nos relations, me sommant de ne plus m'occuper de Moravagine. Je n'en tins pas compte. Nous nous étions liés d'amitié. Moravagine et moi étions inséparables.
Je me devais de le faire évader.