II
VIE DE MORAVAGINE
Idiot
d) SON ORIGINE - SON ENFANCE
VOICI ce que Moravagine m'a raconté sur son origine et son enfance durant les longues conversations qui précédèrent son évasion.
— Je suis le dernier rejeton de la puissante famille des G... y, le seul descendant authentique du dernier roi de Hongrie. Le 16 août 1866, mon père fut trouvé assassiné dans sa baignoire; ma mère, prise de convulsions, accoucha avant terme et mourut, et moi, je vins au monde de trois mois en avance sur l'horloge du château qui sonnait justement midi.
« J'ai passé les cent premiers jours de ma vie dans une couveuse surchauffée, entouré de ces soins prodigieux qui m'ont accompagné partout et qui m'ont fait prendre la femme et la sentimentalité en horreur. Plus tard, au château de Fejervar, à la prison de Pressbourg, ici, dans mon cabanon de Waldensee, ce furent des domestiques et des soldats, des gardes-chiourme, des infirmiers et des salariés qui m'ont prodigué les mêmes soins sans arriver à m'exténuer. C'était au nom de l'Empereur, de la Justice, de la Société. On ne pourra donc jamais me fiche la paix et me laisser vivre à ma guise, comme je l'entends! Si ma liberté gêne quelqu'un ou le monde, moi, je m'en fous, vous savez, on peut me fusiller, je préfère ça. D'ailleurs, ça ou autre chose, ou rien, ça m'est égal. Etre ici ou ailleurs, en liberté ou en prison, l'important c'est de se sentir heureux ; d'extérieure, la vie devient intérieure, son intensité reste la même et, vous savez, c'est bizarre où le bonheur de vivre va parfois se nicher.
« Je vous disais donc que je ne sais pas qui s'est occupé de ma prime enfance. Des mercenaires. J'ai toujours été livré aux mercenaires. Je n'ai pas souvenance d'une nounou ou d'une servante préférée. Tant de gens m' ont tenu, tant de mains m'ont tripoté. A part un cul, jamais visage humain ne s'est penché sur mon berceau. Oui, c'est ainsi. Je me vois très bien à trois ans. J'avais une petite robe rose. J'étais toujours seul. J'aimais beaucoup être seul. J'aimais beaucoup jouer dans les coins sombres qui sentent bon, sous la table, dans les armoires, derrière le lit. A quatre ans je mettais le feu aux tapis. L'odeur graisseuse de la laine carbonisée me donnait des convulsions. C'était exquis. Je dévorais des citrons crus et suçais des morceaux de cuir. Il y avait aussi l'odeur des vieux livres qui me faisait tourner la tête. J'avais un chien. Non, attendez. Ce n'est que beaucoup plus tard qu'un chien devint mon compagnon de jeux. Je me souviens d'avoir été longtemps malade et je n'ai jamais oublié le goût profondément fade du lait à la fleur d'oranger que l'on me faisait boire.
« Jadis résidence royale, le château de Fejervar servait, depuis plusieurs générations déjà, d'exil à ma famille détrônée. Les immenses salles étaient désertes ainsi que les grands appartements. Seule une nombreuse domesticité y paradait encore en culotte courte, en bas blancs, l'habit brodé d'aigles bicéphales et largement galonné d'or. Toutes les issues du parc étaient néanmoins occupées par de l'infanterie. Hussards et cuirassiers blancs montaient alternativement la garde au château.
« J'ai toujours eu la plus grande admiration pour les grands cuirassiers blancs. Quand je passais dans les corridors, les factionnaires au port d'armes faisaient automatiquement demi-tour, avec un coup sec du talon gauche qui s'achevait dans un doux murmure des éperons, selon cette coutume en usage à la cour d'Autriche qui prescrit aux soldats de garde dans les appartements privés d'une Altesse de faire face au mur sur son passage. Je restais souvent plus d'une demi-heure devant un de ces rustres détournés, écoutant mourir le bruit argentin des éperons et le cliquetis de la chaînette du sabre; puis je passais au suivant pour voir se répéter le même mouvement. Rien au monde n'aurait pu me faire faire une espièglerie à l'un de ces géants impassibles, effrayé que j'étais de leur uniformité, de la régularité de leurs rares mouvements saccadés, cherchant le ressort qui les faisait agir comme de lourdes, comme de brillantes machines. Et c'est là probablement l'origine de mon amour de la machine. Un jour que je m'étais sauvé dans la prairie qui s'étendait au bout du parc, une prairie immense, toujours pleine de soleil et de cricris lumineux, où le ciel était plus grand, plus bleu qu'ailleurs, où j'avais toujours rêvé de vivre, de m'évanouir dans la liberté, de disparaître à jamais, je crus mourir de saisissement et de bonheur quand, le soir, un des soldats qui me cherchait, me trouva et me ramena triomphalement dans ses bras. C'est pourquoi tout bruit mécanique de moteur, d'activité de machine se lie depuis lors à des images d'étendue, de lumière, de ciel, d'espace, de grandeur, de liberté, et m'élève et me balance avec une force prodigieuse.
« Un jour, le palais fut sens dessus dessous. Des ordres étaient donnés à haute voix. La valetaille montait et descendait les escaliers. Les fenêtres étaient ouvertes, les grandes salles aérées, les housses glissaient, découvrant les meubles dorés. On vint me réveiller de bonne heure. J'avais six ans. Tout le jour ce fut un va-et-vient de voitures d'apparat. Dans les cours extérieures, des commandements brefs retentissaient, les compagnies bien alignées présentaient les armes au son des fifres et des tambours. Puis l'on vint me chercher et je descendis. Le vestibule était rempli de monde, des dames en grande toilette et des officiers chamarrés. Et soudain les trompettes d'argent de la garde sonnèrent aux champs. Une voiture venait de s'arrêter devant le perron. Il en descendit un vénérable général et une petite fille enrubannée. On me poussa au-devant d'eux, je fis mon compliment à la petite. Elle cachait son visage derrière un bouquet et je ne voyais que ses yeux remplis de larmes. Je la pris par la main. Le vieux général nous guidait, chevrotant des choses inintelligibles. Le cortège se forma à la suite et se dirigea vers la chapelle du château. La cérémonie se déroula sans que j'y fisse grande attention. Agenouillés sur le même coussin, enveloppés dans le même voile, liés par les mêmes rubans dont les gens d'honneur tenaient le bout, nous nous prêtâmes réciproquement foi et serment. Au moment de la bénédiction nuptiale, la petite souriait en larmes.
« Nous étions unis. La petite princesse Rita était ma femme.
« Maintenant nous étions debout sous un ciel de roses blanches. Les témoins, les invités défilaient devant nous, nous faisaient la révérence. Un peu plus tard, nous étions seuls à table devant des monceaux de friandises. Puis survint le général pour emmener la petite. J'embrassai rapidement Rita et, comme la voiture démarrait, je me sauvai en pleurant dans l'immense salon des noces, éclairé a giorno et désert. Roulé en boule sur le trône ancestral, j'ai passé ma première nuit d'insomnie sous le regard de deux yeux parfumés qui émergeaient d'un bouquet de fleurs larmoyantes.
« Cette cérémonie m'avait fait une impression capitale. De solitaire, je devins rêveur. Maintenant je parcourais la maison, traversant les appartements silencieux, rôdant aux étages. J'avais toujours des fleurs blanches à la main. Parfois, je me retournais soudainement, croyant que quelqu'un me regardait. Deux yeux me suivaient partout. J'étais sous leur charme. Mon coeur battait. J'espérais trouver la petite princesse derrière chaque porte. Je traversais les salles, les galeries sur la pointe des pieds. Autour de moi tout palpitait dans le silence. Les parquets étaient pavés de petits cœurs tremblants où j'osais à peine faire un pas. Le petit cœur, les yeux de la princesse Rita se répercutaient partout pour remonter, à l'autre bout des appartements, dans l'infini des glaces. J'avançais sur un regard comme sur un pont en filigrane, ténu, extensible et fragile. Seul le lourd mobilier compatissait à ma mélancolie et, quand il craquait sourdement, cela me remplissait d'effroi. Et quand au fond d'un sombre corridor ou au bas d'un escalier un cuirassier en faction faisait tout à coup demi-tour, avec un bruit d'éperons, cela me transportait au grand jour de la fête. J'entendais les sonneries des trompettes et le roulement des tambours. Les salves d'artillerie. Les cloches. Les orgues jouaient. La calèche de la princesse Rita traversait mon ciel comme une fusée et allait s'abattre avec un grand bruit de l'autre côté de la prairie. Le vieux général en tombait la tête en bas, faisait des pirouettes de clown, gesticulait des bras et des jambes, me faisant signe. Il me disait de venir, de venir les rejoindre, que la princesse m'attendait, qu'elle était là, dans la prairie. L'air s'emplissait d'un parfum incarnat de trèfle. Je voulais pénétrer dans la prairie. Les sentinelles m'en empêchaient. Une mer de feu tombait perpendiculairement sur ma vie. Tout tournait. Un moteur vertigineux m'enlevait dans les airs. Des soleils tigrés incendiaient les nuages, où je dégringolais à mon tour avec une grande force.
« C' est la nuit. Une mouche métallique m'agace. Je crie. Des sueurs froides m'inondent. C'est tout. Je m'allonge comme un élastique.
« Bientôt, tout ce qui m'avait toujours laissé indifférent m'exaspéra. Intendant, précepteur, maître d'armes, professeur de langues, valets d'écurie, non, personne n'avait les yeux de Rita. J'aurais voulu les tuer, leur crever les yeux quand ils me regardaient; surtout ceux du majordome, injectés, comme ceux d'un eunuque, et ceux, châtrés, de la domesticité, qu'une pointe de malice fourvoie. J'avais souvent des crises de rage, des accès de violence qui épouvantaient mon entourage. J'ordonnai mes journées à ma guise. J'aurais voulu me détruire. Je me portais souvent des coups de couteau dans le gras des jambes.
« Le jour arriva enfin où je revis la tant désirée Rita. C'était l'anniversaire de notre mariage. Les cloches ne sonnèrent pas, ni les tambours quand Rita descendit de voiture. Elle avait un grand bouquet de fleurs bleues et je remarquai pour la première fois ses cheveux bouclés. Le général l'accompagnait. Nous passâmes cette journée dans ma chambre, les mains unies et les yeux dans les yeux. Nous ne proférâmes pas une parole. Le soir, au moment du départ et en présence du général, je l'embrassai longuement sur la bouche. Sa bouche avait un goût de fougère.
« C'est le lendemain, après ce second départ de Rita, que je découpai avec des ciseaux les yeux de tous mes ancêtres accrochés dans la galerie des portraits. J'avais pris ces yeux peints en horreur. Je les avais longuement étudiés. Je m'étais penché sur eux. Aucun n'avait cette profondeur humide, cette pigmentation vitreuse que l'émotion dilue, ce grain de la pupille grandissante qu'une étincelle de vie colore, trouble et fait chatoyer; ces yeux ne se mouvaient pas comme au bout de longs pistils, ils n'avaient pas de doigts pour toucher, ils n'avaient pas de parfum. Je les découpai sans remords.
« C'est ainsi que j'atteignis ma dixième année, voyant Rita une fois l'an, le jour de l'anniversaire de notre mariage. Le sinistre vieillard inconnu qui dirigeait mon éducation s'occupa alors de moi. Je reçus une lettre m'enjoignant de venir le trouver à Vienne. Je devais entrer au corps des pages. Je devais quitter Fejervar la veille de la quatrième visite annuelle de Rita. Je résolus de fuir. Le matin, je descendis aux écuries. Il y avait là les chevaux de l'escadron de service. La diane venait de sonner. La relève s'effectuait. Les hommes étaient tous au corps de garde, en corvée de quartier ou s'occupaient de leur toilette à la pompe. J'ouvris les portes des écuries toutes grandes. Je défis les licous. Puis, après m'être attaché sous le ventre de ma jument noire, je mis le feu au foin des râteliers et à la paille des litières. Cela flamba et pétilla en un clin d'œil. Aveuglés, affolés, les chevaux partirent ventre à terre. En trois bonds, ma jument s'était mêlée au troupeau. C'est ainsi que je passai à la barbe des sentinelles. Mais je devais jouer de malheur. Un soldat tira dans la direction des fugitifs. Ma jument s'effondra et je roulai dans la poussière, écrasé sous la bête. Quand on me releva, j'étais couvert de sang. On me transporta au palais. J'avais le crâne fendu, les côtes broyées, la jambe cassée. Mais j'étais tout de même content, je n'irais pas à Vienne et Rita devait venir.
« Mais Rita ne vint pas.
« Je l'attendis tout le jour avec impatience. J'avais la fièvre. Je l'appelais. Le soir, j'eus un transport au cerveau. Je délirai durant plus de trois semaines. Puis ma jeune nature reprit le dessus. Je me calmai. J'allais mieux. Au bout de deux mois, j'étais en pleine convalescence. Je pouvais déjà me lever. Mais ma jambe droite pendait, inerte. Je ne sais pas, vu la complication de la fracture, si la réfection du genou avait été jugée impossible ou si les médecins obéirent à des ordres venus de haut lieu qui les empêchèrent d'intervenir à temps. Je suis plutôt de ce dernier avis. Bref, mon genou s'ankylosa. Cette infirmité que vous voyez est due à la vengeance du sinistre vieillard de Vienne. C'est ainsi qu'il m'a puni d'avoir désobéi à ses ordres.
« Cette aventure me fit réfléchir à ma situation dans le monde, à ma position sociale, aux amis, aux ennemis que je pouvais avoir, à mes liens de famille, à ma parenté, et, plus spécialement, à ce que devaient être mes relations avec la cour de Vienne. Je ne m'étais encore jamais posé ces questions. Maintenant, je me rendais compte du mystère qui m'entourait et de ce qu'il y avait d'étrange, d'anormal dans mon éducation claustrée. J'étais pour ainsi dire séquestré; mais entre les mains et au pouvoir de qui? Dès que je pus me servir tant soit peu de mes béquilles j'allai à la bibliothèque étudier mes papiers de famille. C'est là que je passai les trois années suivantes où je ne devais pas revoir Rita, étudiant, déchiffrant des vieux manuscrits, des actes privés, des chartes, aidé, pour le latin, par le chapelain du château, octogénaire généreux et tout dévoué à ma famille. Je connus ainsi l'histoire de ma maison, ce qu'avait été sa grandeur, ce que signifiait sa déchéance actuelle, et je pouvais mesurer, dans toute son étendue, la haine irréductible que nous vouaient ceux de Vienne. Je résolus de brouiller en tout et toujours les vues qu'ils pouvaient avoir sur moi, de contrecarrer leurs desseins, de résister à leurs ordres et d'échapper au pouvoir du vieillard couronné. J'aurais voulu m'enfuir, quitter le royaume et l'empire, vivre loin de la politique de la double monarchie, dehors, anonyme, mêlé à la foule, perdu dans un pays inconnu, à l'étranger.
« Et voici où intervient l'histoire du chien que j'allais vous conter tout à l'heure. Un chien fut mon unique compagnon durant ces longues années d'étude, un vulgaire toutou, un pauvre chien berger. Un jour il était venu dans la bibliothèque et s'était couché à mes pieds. Quand je m'étais levé, il m'avait suivi; et, plus tard, comme je commençais à retrouver l'usage de ma jambe et à m'habituer à cette affreuse claudication, m'essayant à ne plus me servir que d'une seule canne, il m'accompagnait partout, jappant de plaisir au moindre progrès et m'offrant souvent l'appui vigoureux de ses reins. C'est pourquoi je l'avais pris en amitié.
« Mais voilà que Rita revint. Un jour elle débarqua à l'improviste. Elle était seule. Ces trois années de séparation l'avaient grandie. Ce n'était plus la petite fille de naguère, mais une jeune fille svelte, robuste et bien faite. Elle ne fit pas semblant de remarquer mon infirmité, mais s'élança en courant dans le dédale des corridors. Je la suivis clopin-clopant. Arrivée dans le boudoir qui servait autrefois à ma mère, elle se laissa choir dans un fauteuil et éclata en sanglots. Je mêlai mes larmes aux siennes. Nous passâmes quelques heures dans les bras l'un de l'autre, nous embrassant dans le cou. Puis Rita défit mon étreinte et partit, comme elle était venue, au grand galop.
« Cette courte apparition de Rita m'avait jeté dans un trouble étrange. Me comparant à elle, je trouvai que quelque chose en moi avait changé. D'abord, ma voix s'était brisée, elle avait maintenant des sonorités basses, humides, et de longs sons flûtes, elle changeait soudainement de registre et de modulation. J'avais beau m'ingénier, je n'arrivais pas à la châtier. J'avais la voix de Rita. Cette découverte me consterna. J'en fis bientôt une deuxième qui devait être tragique. J'avais déserté la bibliothèque. Perché à la plus haute fenêtre, sur un haut tabouret, je passais des journées entières à regarder dans la direction du soleil couchant par où Rita avait fui. C'était exactement dans la direction de la prairie. Ainsi, mes rêves d'enfant nerveux se confirmaient; ils étaient vrais et avaient leur raison d'être. Je devins excessivement attentif à ma vie intérieure. Je remarquai pour la première fois le silence dans lequel j'avais toujours été plongé. Depuis mon escapade avortée, on m'avait retiré la garde d'honneur pour la remplacer par une compagnie d'infanterie slovaque. Il n'y avait donc plus à heures régulières ni trompettes, ni tambours excitants, ni ce frissoulis inimitable des éperons qui m'avait toujours enchanté; mais seulement la voix rauque des hommes de troupe qui montait parfois jusqu'à moi, ou le coup sourd d'une crosse dans un corridor, derrière une porte, ou tel bruit familier pour rayer, pour égratigner, comme avec un diamant, le cristal de mon indolence. A ce choc, tout se mettait alors en branle. Tout devenait voix, articulation, incantation, tumescence. Je remarquais le va-et-vient de la cime des arbres; les frondaisons du parc s'ouvraient, se fermaient, s'agitaient comme des formes voluptueuses; le ciel était tendu, cambré comme une croupe. Je devenais d'une sensibilité extrême. Tout m'était musique. Orgie colorée. Sève. Santé. J'étais heureux. Heureux. Je percevais la vie profonde, la racine chatouilleuse des sens. Mon sein se gonflait. Je me croyais fort, tout-puissant. J'étais jaloux de la nature entière. Tout aurait dû céder à mon désir, obéir à mon caprice, se courber sous mon souffle. J'ordonnais aux arbres de s'envoler, aux fleurs de monter en l'air, aux prairies et au sous-sol de tourner, de se retourner sur eux-mêmes. Rivières, remontez votre cours : que tout s'en aille vers l'ouest entretenir le brasier du ciel, devant lequel se dresse Rita comme une colonne de parfum.
« J'avais quinze ans.
« Dans ces minutes d'exaltation, tout ce qui me rappelait à la réalité m'exaspérait. Je m'en pris ainsi à ma pauvre bête de chien qui me courait toujours dans les jambes. Ses yeux, ses yeux d'animal fidèle, toujours fixés sur les miens, me mettaient hors de moi; je les trouvais bornés, creux, larmoyants, imbéciles. Tristes et par en dessous. Sans joie, sans ivresse. Et ce souffle, ce souffle de l'animal, ce souffle saccadé, court, qui étire les côtes en accordéon, qui trémousse ridiculement le ventre, qui monte et qui descend, agaçant comme un exercice de piano qui ne saute jamais une note, qui ne joue jamais faux, qui ne s'oublie jamais ! La nuit il remplissait ma chambre. De gringalet il devenait énorme, boursouflé, grotesque. J'en avais honte. J'en étais froissé. Parfois aussi j'en avais peur. Il me semblait que c'était moi qui respirais ainsi, vil et pauvre, humilié et besogneux. Un jour, je n'y tins plus. J'appelai la sale bête et lui crevai les yeux, lentement, longuement, savamment. Puis, pris d'une folie subite, j'empoignai une lourde chaise et la lui cassai sur les reins. C'est ainsi que je me suis défait de mon unique ami. Comprenez-moi bien. J'étais forcé de le faire. Tout me faisait mal. L'ouïe. Les yeux. La colonne vertébrale. La peau. J'étais tendu. J'avais peur de devenir fou. Je l'ai assommé comme un salaud. Et, au fond, je ne sais pas pourquoi. Mais je l'ai fait, nom de Dieu! et le ferais encore, ne serait-ce que pour jouir encore une fois de la tristesse où cette affaire me jeta. Tristesse, commotion nerveuse, décharge de toute la sensibilité. Et maintenant appelez-moi assassin, démiurge ou sauvage, à votre choix, je m'en fous, car la vie est une chose vraiment idiote.
«D'ailleurs, écoutez-moi bien. J'ai refait le truc, la chose, le crime, l'idiotie géniale, le coup de folie, et, cette fois, d'une façon si éclatante que vous comprendrez peut-être pourquoi, vous.
« Les jours, les semaines, les mois passaient. J'entrais dans ma dix-huitième année, quand Rita vint habiter un des châteaux des environs. Durant un an, je la vis presque chaque semaine. Elle venait tous les vendredis. Nous passions la journée dans la salle d'armes que j'affectionnais tout particulièrement pour sa clarté et son absence de mobilier. Allongés sur un matelas de gymnase, accoudés, face à face, nous nous regardions dans les yeux. Parfois aussi nous montions au premier étage, où Rita faisait de la musique dans le petit salon carré. Parfois encore, mais cela très rarement, Rita revêtait des robes démodées, s'affublait d'anciennes toilettes qu'elle dénichait dans les armoires, et dansait sur la pelouse, en plein soleil. Je voyais ses pieds, ses jambes, ses mains, ses bras. Son visage se colorait. Son cou, son corsage se gonflaient. Et quand elle était partie, je restais longtemps sous le charme de l'avoir tenue souple, chaude, palpitante dans mes bras, au moment de l'adieu. Mais je n'aimais rien autant que nos longues séances taciturnes de la salle d'armes. Un parfum émanait d'elle - brou de noix et cresson - dont je m'imprégnais silencieusement. Elle n'existait pour ainsi dire pas, elle était comme dissoute, je l'absorbais par tous mes pores. Je buvais son regard comme un alcool. Et, de temps en temps, je lui passais la main dans les cheveux.
« J'étais le peigne qui aimantait ses longs cheveux. Le corsage qui lui moulait le torse. Le tulle transparent de ses manches. La robe mouvante autour de ses jambes. J'étais le petit bas de soie. Le talon qui la portait. La gorgerette exquise. La candide houppette de riz. J'étais enroué comme le sel de ses aisselles. Je me faisais éponge pour rafraîchir ses parties moites. Je me faisais triangulaire et iodé. Humide et tendre. Puis je me faisais main pour dégrafer sa ceinture. J'étais sa chaise, son miroir, sa baignoire. Je la possédais toute et de partout comme une vague. J'étais son lit.
« Je ne sais comment mon regard lui disait tout cela; mais bien souvent je l'ai hypnotisée, sans le vouloir, sans le savoir.
« J'aurais désiré la voir nue. Je le lui dis un jour. Elle ne voulut jamais y consentir. Elle espaça ses visites.
« Sans elle, privé de sa présence hebdomadaire dont je ne pouvais plus me passer, je devins nerveux, susceptible, mélancolique. Je ne dormais plus. La nuit, des visions chamelles me talonnaient. Des femmes m'entouraient, de toutes les couleurs, de toutes les tailles, de tous les âges, de toutes les époques. Elles s'étageaient devant moi, rigides comme des tuyaux d'orgue. Elles se rangeaient en cercle, couchées, renversées, lubriques comme des instruments à cordes. Je les maîtrisais toutes, attisant les unes du regard, les autres du geste. Debout, dressé comme un chef d'orchestre, je battais la mesure à leurs débauches, accélérant, ralentissant leurs transports ad libitum, ou les arrêtant brusquement pour les faire recommencer mille et mille fois d'a capo, répéter, retravailler leurs gestes, leurs poses, leurs ébats, ou les faisant partir toutes à la fois tutti pour les précipiter dans un vertigineux délire. Cette frénésie me tuait. J'étais brûlé, amaigri. Des cernes creusaient mes joues. Je portais sur mon visage, rayé comme une page de musique, traces de mon insomnie. L'acné pointillait ma peau de triolets, basse chiffrée d'une partition inachevée.
« J'étais tout en chair de poule.
« Je devins honteux, timide, angoissé. Je ne voulais plus voir personne. Je ne sortais plus de la salle d'armes où je me tenais cantonné. Je devins très négligé. Je ne me lavais plus. Je ne me déshabillais plus. Je prenais même plaisir aux odeurs équivoques de ma personne. Je m'urinais volontiers le long des jambes.
« C'est alors que je m'épris d'une violente passion pour les objets, les choses inanimées. Je ne parle pas des objets, ustensiles, meubles d'art dont regorgeait le palais et qui, par un éréthisme intellectuel ou sentimental, évoquent, suggèrent, rappellent une civilisation ancienne, une époque passée, une scène de famille ou d'histoire dédorée, et vous charment, vous séduisent par leurs formes contournées, leurs lignes baroques, leur raffinement désuet, par tout ce qui les situe, les date, nomme et révèle curieusement la signature de la mode qui les imagina; non, je m'épris exclusivement d'objets inesthétiques, à peine façonnés, et bien souvent de matière brute, de matière première. Je m'entourai des choses les plus hétéroclites. Une boîte de biscuits en fer-blanc, un œuf d'autruche, une machine à coudre, un morceau de quartz, un lingot de plomb, un tuyau de poêle. Je passais mes journées à les manier, à les palper, à les renifler. Je les changeais de place mille fois par jour. Ils devaient m'amuser, me distraire, me faire oublier ces expériences émotives dont j'étais déjà si las.
« Ce me fut une grande leçon.
« Bientôt œuf, tuyau de poêle m'excitèrent sexuellement. Le lingot de plomb avait ce grain doux et tiède au toucher d'une peau de chamois. La machine à coudre était comme le plan, la coupe transversale d'une courtisane, une démonstration mécanique de la puissance d'une danseuse de music-hall. J'aurais voulu fendre comme des lèvres le quartz parfumé et boire l'ultime goutte de miel primordial que la vie des origines a déposé dans ces molécules vitreuses, cette goutte qui va et vient comme un œil, comme le globule du niveau d'eau. La boîte en fer-blanc était un sommaire raisonné de la femme.
« Les figures les plus simples, le cercle, le carré, et leur projection dans l'espace, le cube, la sphère m'émouvaient, parlaient à mes sens comme les symboles grossiers, linghams rouges et bleus, d'obscures, de barbares, de rituelles orgies.
« Tout me devenait rythme, vie inexplorée. Je devenais fou furieux comme un nègre. Je ne savais plus ce que je faisais. Je criais, je chantais, je hurlais. Je me roulais par terre. J'exécutais des danses de zoulou. Je me prosternais devant un bloc de granit que j'avais fait déposer dans la pièce, saisi d'une épouvante religieuse. Ce bloc était vivant comme une foire aux chimères, plein de richesses comme une corne d'abondance. Il était bruissant comme une ruche et creux comme un coquillage ardent. J'y plongeais les mains comme dans un sexe inépuisable. Je me battais avec les murs pour pourfendre, transpercer les visions qui montaient de toutes parts. Je faussai ainsi épées, fleurets, rapières, et démolis les meubles à coups de massue. Et quand Rita me faisait demander - elle venait encore de temps à autre, à cheval, ne mettant même pas pied à terre -, j'avais envie de lui fendre la robe.
« Une fois pourtant, c'était au déclin de l'été, Rita mit pied à terre, vêtue de sa longue amazone. Elle se laissa facilement entraîner dans la salle d'armes et s'allongea comme jadis, en face de moi, par terre. Elle fut particulièrement bonne ce jour-là, douce, grave et se prêtait à mes moindres caprices.
« — Tourne un peu la tête, lui disais-je. Là. Merci. Ne bouge plus, je t'en prie. Tu es aussi belle qu'un tuyau de poêle, lisse, arrondie sur toi-même, coudée. Ton corps est comme un œuf au bord de la mer. Tu es concentrée comme un sel gemme et transparente comme du cristal de roche. Tu es un prodigieux épanouissement, un tourbillon immobile. L'abîme de la lumière. Tu es comme une sonde qui descend à des profondeurs incalculables. Tu es comme un brin d'herbe grossi mille fois. »
« J'étais terrifié. J'avais peur. J'aurais voulu la sabrer. Et voici qu'elle se lève. Elle met nonchalamment ses gants ? Elle m' annonce son départ? Elle me dit qu'elle est venue pour la dernière fois ? Elle me raconte qu'elle est appelée à Vienne, qu'elle passera l'hiver à la cour, qu'elle est déjà invitée à des bals, à des fêtes, que la saison s'annonce comme très brillante... Je ne l'écoute pas. Je n'entends plus rien. Je me précipite sur elle. Je la renverse. Je l'étrangle. Elle se débat, me zèbre la face à coups de cravache. Mais je suis déjà sur elle. Elle ne peut même pas crier. Je lui ai enfoncé mon poing gauche dans la bouche. De l'autre main je lui porte un terrible coup de couteau. Je lui ouvre le ventre. Un flot de sang m'inonde. Je déchire des intestins.
« Et voici la suite. On m'enferme. J'entre en prison. J'ai dix-huit ans. C'était en 1884. Je suis enfermé dans la forteresse de Presbourg. Dix ans plus tard, on me transfère secrètement à Waldensee, chez les fous. On renonce donc à tout jamais à s'occuper de moi? Je suis fou. Depuis six ans. »
L'ÉVASION est décidée.
Je donnai ma démission, résolu d'accompagner Moravagine partout. J'avais enfin rencontré le type que j'avais toujours été curieux de connaître. Qu'était à mes yeux un assassinat de plus ou de moins dans le monde et la découverte d'un nouveau petit cadavre de jeune fille impubère ?
Enfin j'allais vivre dans l'intimité d'un grand fauve humain, surveiller, partager, accompagner sa vie. Y tremper. Y prendre part. Dévoyé, déséquilibré, certes, mais dans quel sens ? Moravagine. Amoral. Hors la loi. Nerveux, impulsif, à vif ou trop d'activité cérébrale? J'allais pouvoir étudier sur le cru les phénomènes alternés de l'inconscient et voir par quel minutieux mécanisme l'activité de l'instinct passe pour se transformer, s'amplifier, dévier au point de se dénaturer.
Tout bouge, tout vit, tout s'agite, tout se chevauche, tout se rejoint. Les abstractions elles-mêmes sont échevelées et en sueur. Rien n'est immobile. On ne peut pas s'isoler. Tout est activité, activité concentrée, forme. Toutes les formes de l'univers sont exactement calibrées et passent toutes par la même matrice. Il est évident que l'os devait s'évider, le nerf optique se ramifier en delta et se tendre comme un arbre, l'homme marcher dans la perpendiculaire. Tel goût de saumure qui nous remonte des entrailles vient de nos plus lointains ancêtres poissons, du fond des mers, et tel frisson épileptique de l'épiderme est aussi ancien que le soleil.
Le 30 septembre 1901, j'attendais Moravagine à deux cents mètres de l'enceinte du parc, dans un chemin de traverse, sous bois. Quelques jours auparavant j'étais allé louer une automobile de grand tourisme à Colmar. J'avais remis à Moravagine tout ce dont il avait besoin pour s'évader. Il devait sauter le mur à midi sonnant. Il était légèrement en retard. Je commençais déjà à m'impatienter, quand j'entends un grand cri et je vois mon animal accourir un couteau sanglant à la main. Je le fais vivement monter en voiture et nous démarrons. Il se penche à mon oreille :
–Je l'ai eue!
— Quoi, quoi ?
— La petite fille qui ramassait du bois mort au pied du mur.
Ceci fut le commencement d'une randonnée qui devait durer plus de dix ans à travers tous les pays du globe. Moravagine laissait partout un ou plusieurs cadavres féminins derrière lui. Souvent par pure facétie.
IL n'était pas trois heures quand nous arrivâmes à Bâle. Je pris par le Spalenrain et traversai le Rhin par le pont Saint-Jean. Il y avait deux Anglais dans l'auto. Ainsi nous n' attirions pas l'attention. Nous nous engageâmes dans le bois des Langen-Erlen et, empruntant le chemin champêtre qui longe le Birsig, nous passâmes la frontière allemande sans être inquiétés. Nous nous arrêtâmes à Weil, premier village badois et où viennent excursionner le dimanche les bons bourgeois de Bâle. Je pris Moravagine dans mes bras et le déposai dans la tonnelle d'une auberge. Un plaid cachait ses jambes. Il s'était collé des favoris blancs. C'était maintenant un vieux rentier installé dans un fauteuil de jonc. Tout en prenant le thé, nous causions en suisse allemand à très haute voix. Nous partons à la nuit. Nous abandonnons l'auto dans un fourré. Le D-Zug de deux heures quinze ralentit à Leopoldshoeh à cause de la courbe. Nous sautons sur le train en marche. Nous en descendons à Fribourg-en-Brisgau. Là, deux bruyants Italiens montent dans le train des émigrants, dans un wagon de quatrième classe. Le lendemain matin, l'express de Cologne nous ramène à Wiesbaden, où nous descendons dans une pension de famille, retirée et tranquille. Moravagine est un diplomate péruvien impotent qui prend les eaux. Je suis son secrétaire. Nous y restons deux mois sans bouger pour dérouter les recherches. Les journaux ne soufflent mot, l'affaire semble étouffée. Un beau jour, nous allons à Francfort, chez M...n, le banquier secret de la famille G...y. Moravagine touche un trésor
1 . Puis nous filons sur Berlin.
IL faisait une chaleur intolérable dans le train. Nous étions tous les deux en bras de chemise. Moravagine était dans un état de violente surexcitation. C'était son premier jour de liberté. L'aspect de cette Allemagne industrielle le ravissait. Nous traversions la Saxe à toute vitesse. Le train bondissait sur les aiguillages, faisait sonner les plaques tournantes, s'engouffrait sous les ponts en béton, dans les tranchées, franchissait les viaducs métalliques, traversait diagonalement les immenses gares désertes, déchirait l'éventail des voies ferrées, montait, descendait, faisait sursauter les bourgades et les villages. Partout des usines, des mines, des forges, des échafaudages, des pylônes d'acier, des toits de verre, des treuils, des grues à vapeur, d'énormes réservoirs, des panaches de fumée, de la poussière de charbon, des câbles tendus d'un bout à l'autre de l'horizon. La terre grésillait, asséchée, pelée par les milliers de foyers allumés dans tous les fours et cette splendide journée de fin d'automne ne s'en faisait que plus torride. Moravagine criait de bonheur. Il se penchait hors la portière, tirait la langue aux chefs de gare en casquette rouge et talons joints sur le seuil de leur bureau, faisait des pieds de nez aux aiguilleurs. Il voulait se déshabiller et se plonger tout nu dans le vivifiant cou-rant d'air soulevé par le rapide. J'eus toutes les peines du monde à l'en empêcher. Heureusement que nous étions seuls dans notre compartiment. Je luttai un instant avec lui et j'arrivai à le coucher sur la banquette. Il s'endormit. Nous venions de quitter Magdebourg dont les grosses tours se dressaient, menaçantes, au bout d'une lande déserte, crépusculaire.
Nous arrivâmes à Berlin dans la nuit, à onze heures sept, Friedrichstrasse.
A l'hôtel, nous trouvâmes nos bagages recouverts de papillons multicolores. C'étaient des petits carrés de papier que le portefaix et le cocher avaient collés en cours de route. Ils portaient tous des adresses de femmes. Moravagine les collectionna soigneusement.
h) FORMATION DE SON ESPRIT
MORAVAGINE s'était fait inscrire à l'université de Berlin. On lui avait délivré une carte d'auditeur au nom de Hans Fleicher. Il suivait assidûment les cours que le docteur Hugo Rieman professait sur la musique. Retirés dans la banlieue industrielle de Mohabit, où nous avions loué une petite maison moderne, nous passâmes trois austères années d'études et de longues lectures. Cela me rappelait ma vie d'étudiant solitaire à Paris. Nous sortions souvent la nuit nous promener dans les champs. De pauvres touffes d'herbe jaillissaient d'un sable jaunissant et quelques maigres bouquets d'arbres. La lune, tournée comme un obus, semblait sortir d'une soudaine cheminée d'usine comme de la bouche d'un canon. Des lièvres nous filaient entre les jambes. Moravagine devenait loquace, impressionné par le silence nocturne, la forme fantomale des choses et les couples, militaires et filles en cheveux, que nous levions le long des palissades branlantes. Il me parlait de sa vie en prison.
— A Presbourg, ma cellule était très étroite. Elle mesurait six mètres de long sur deux de large. Cela ne me gênait point, habitué que j'étais à mener une vie enclose, sédentaire et quasi de complète immobilité. Cela ne me rendait pas malheureux. Mais ce qui me fit immensément souffrir dès le début et à quoi je ne pus jamais m'habituer par la suite, ce furent l'obscurité régnante et le manque d'air. Comment vivre à l'ombre et loin de la lumière qui ouvre et distend les pores et qui vous creuse comme une caresse!
«Une pauvre petite prise de lumière s'ouvrait au ras du plafond, semblait coincée entre les pierres et ne laissait filtrer qu'un pâle reflet, un tremblotant rayon, fade, anémié, bleui, de la grande lumière du dehors. C'était comme un glaçon avec une goutte d'eau trouble au bout. Et c'est dans cette goutte d'eau que j'ai vécu dix ans, comme un être au sang froid, comme un protée aveugle!
« Les nuits seules m'apportaient quelque soulagement. La veilleuse du plafond brûlait jusqu'au petit jour. A force de la fixer, elle devenait énorme, éclatante, éblouissante. Cette flamme vacillante m'aveuglait. Je finissais par m'endormir.
« Je vous parle des choses qui m'apportèrent quelque soulagement au début. Il y avait aussi l'eau des water-closets qui bouillonnait à intervalles réguliers dans les tuyaux. Ce bruit me semblait énorme. Il remplissait toute ma cellule. Il résonnait dans ma tête avec fracas, comme une chute d'eau. Je voyais des montagnes. Je respirais l'air des sapins. Je voyais une branche prise entre deux pierres qu'un remous faisait aller et venir, aller et venir, aller et venir. Mais, à la longue, je m'habituai à ce dégorgement inattendu des tuyaux. Je restais des heures sans l'entendre. Puis, soudain, je me demandais s'il avait déjà eu lieu ou s'il allait bientôt se produire. Je faisais des efforts insensés pour me rappeler combien de fois cela était déjà arrivé dans la journée. Je comptais sur mes doigts. Je me tirais les doigts à en faire craquer les phalanges. Cela devenait une manie. Et le bruit retentissait comme je m'y attendais le moins, emportant tout mon échafaudage de comptes et de calculs. Je courais à la cuvette pour contrôler le fait. Au fond, le trou nauséabond était immobile comme un miroir. En me penchant dessus, je l'obscurcissais tout. Je m'étais trompé. La vidange s'était faite dans ma tête. Elle n'avait pas eu lieu réellement. Je perdais la notion du temps. Tout était à recommencer. Un désespoir sans borne m'envahissait.
« Je me pris à ne plus rien vouloir entendre. Je me fis volontairement sourd. Sourd, bouché, sourd. Je passais mes journées sur mon grabat, les jambes ployées en chien de fusil, les bras croisés sur les épaules, les yeux clos, les oreilles pleines de cire, recroquevillé sur tout mon être, petit, petit, immobile comme dans le ventre de ma mère. Alors une forte odeur d'évier me pinçait les narines, me lardai de pointes d'alcali. J'avais le nez verni. Je me dressais hagard sur ma couche. J'aurais voulu mourir. Je me caressais jusqu'au sang, pensant me faire mourir d'épuisement. Puis cela devint une habitude, une manie, un exercice, un jeu, une sorte d'hygiène, un soulagement. Je le faisais plusieurs fois par jour, machinalement, sans plus y penser, indifférent, froid. Et cela me donna de la résistance. J'étais maintenant plus solide, plus robuste. J'avais bon appétit. Je commençais à prendre de l'embonpoint.
« C'est ainsi que se passèrent les dix-huit premiers mois de prison. Je n'ai jamais pensé à Rita, ni à sa mort. Je n'ai jamais eu un remords. Cela me laissait parfaitement tranquille.
« Dans cet état de courage physique, d'équilibre, je me mis à prendre du mouvement. J'arpentais ma cellule de long en large. Je voulais en prendre connaissance. Je posais mes pieds sur chaque dalle, sur chaque fente, minutieusement. J'allais d'un mur à l'autre. Je faisais deux pas en avant, un en arrière. Je m'appliquais à ne pas poser les pieds sur les interstices du pavage. Je sautais alternativement une dalle, puis deux. Grès pif, grès paf, grès pouf, bon, trop dur, trop mou. Je marchais en ligne droite, en diagonale, en zigzag, en rond. J'allais les pieds croisés, les pieds tors. Je faisais des grimaces avec mes jambes. J'essayais le grand écart. Je m'évertuais à ne plus boiter. Je connaissais la moindre aspérité du sol, la moindre déclivité, la moindre usure. Je les reconnaissais les yeux fermés, car il n'y a pas un centimètre carré du plancher que je n'aie piétiné mille et mille fois, chaussé, en bas, pieds nus, ou même reconnu avec les mains.
« Ce manège finit par m'assommer. Mon pas inégal résonnait sous la voûte comme un grelot funèbre. De guerre lasse, je passais derechef tout mon temps sur la paillasse, les yeux fixés aux murs. Les moellons en étaient mal équarris, sans aucun plâtrage, avec des bavures de ciment dans les joints. Bout-à-boutés, ils se cavalaient par couples, angulaires, irréguliers, innombrables. Ils étaient d'un grain très serré, très doux au toucher. J'y collais souvent ma langue. Ils avaient un petit goût acidulé. Ils sentaient bon la pierre, pierre à feu et ardoise, silex et argile, l'eau et le feu. A force de les regarder, je reconnaissais leurs bonnes grosses faces sans malice.
« Mais, petit à petit, mon acuité se précisa. Je discernais des fronts bombés, des joues creuses, des crânes sinistres, des mâchoires menaçantes. J'étudiais chaque pierre avec anxiété sinon avec terreur. Un reflet de lumière, une ombre les détachait d'une façon bizarre. Les traînées de ciment dessinaient des formes étranges. Mon attention s'attachait à ces corps peu précisés, tâchait de les mettre en relief et de délimiter leurs contours, et, par une sorte de perversité, mon esprit s'acharnait à me faire peur.
« C'en était fini de mon repos.
« Chaque pierre se mit à tourner, à se trémousser, à se dévisser. Des têtes grimaçantes se tendaient vers moi, des gueules ouvertes, des cornes rigides. Des coulées de larves jaillissaient de chaque fente, de chaque trou, des insectes monstrueux, armés de scies, de mandibules, de pinces géantes. Le mur montait, descendait, vibrait, susurrait. Et de grandes ombres se balançaient par-devant. Des fresques, des bas-reliefs défilaient devant mes yeux, des scènes de misère et de deuil, de torture et de crucifixion. Et des ombres se balançaient par-devant comme des corps de pendus. Je chavirais dans mon lit. Je fermais les yeux. Alors, après un renâclement d'eau, j'entendais un bruit d'éperons. Un cuirassier blanc entre dans ma cellule. Il me projette en l'air comme un ballon, me rattrape, me balance, jongle avec moi. Et Rita nous regarde. Je suis ravi. Je geins. Je pleure. Je m'entends. J'entends la voix de ma souffrance. Je reconnais ma voix. Je me plains. Je me lamente.
« Pourquoi, ah, pourquoi?
« Le plafond se creuse comme un entonnoir, vertigineux maelström qui absorbe goulûment la nature en déroute. L'univers retentit comme un gong! Puis tout est étouffé par la voix formidable du silence. Tout disparaît. Je reprends conscience. Petit à petit, la cellule s'agrandit. Les murs sont repoussés. L'enceinte recule. Il n'y a plus qu'un peu de chair humaine, dérisoire, qui respire doucement. Je suis comme dans une tête où tout parle silencieusement. Mes cocondamnés me retracent leur vie, leur détresse et leurs fautes. Je les entends dans leurs cellules. Ils prient. Ils tremblent. Ils marchent. Ils vont et viennent à pas feutrés au fond d'eux-mêmes. Je suis le pavillon acoustique de l'univers condensé dans ma ruelle. Le bien et le mal font trembler ma prison, et la souffrance anonyme, ce mouvement perpétuel en dehors de toute convention. Je suis abasourdi par cette langue énorme qui corne à mon oreille, qui m'hébête et qui m'absout.
« Systole, diastole.
« Tout palpite. Ma prison s'évanouit. Les murs s'abattent, battent des ailes. La vie m'enlève dans les airs comme un gigantesque vautour. A cette hauteur, la terre s'arrondit comme une poitrine. On voit à travers son écorce transparente les veines du sous-sol charrier des pulsations rouges. De l'autre côté, les fleuves remontent, bleus, comme du sang artériel et où éclosent des milliards et des milliards d'êtres. Par au-dessus, comme des poumons noirâtres, les mers se gonflent et se dégonflent alternativement. Les deux yeux des glaciers sont tout proches et roulent lentement leur prunelle. Voici la double sphère d'un front, l'arête brusque d'un nez, des méplats rocailleux, des parois perpendiculaires. Je survole le mont d'ore plus chenu que la tête de Charlemagne et j'atterris sur le bord de l'oreille qui s'ouvre comme un cratère lunaire.
« C'est mon aire.
« Mon territoire de chasse.
« L'entrée en est presque obstruée par une protubérance fameuse qui est un tumulus, le tombeau de l'ancêtre, et où je m'embusque. Derrière, il y a un trou où tout bruit extérieur tombe comme un pachyderme dans un piège. Seule la musique s'insinue dans l'étroit corridor pour se faire prendre le long des parois du cornet. C'est là, dans l'obscurité complète de la caverne, que j'ai capté les plus belles formes du silence.
« Je les ai tenues, elles m'ont passé entre les doigts, je les ai reconnues au toucher.
« D'abord, les cinq voyelles, farouches, peureuses, délurées comme des vigognes; puis, en descendant la spirale du couloir de plus en plus étroit et plus bas de plafond, les consonnes édentées, roulées en boule dans une carapace d'écailles et qui dorment, hivernent durant de longs mois; plus loin encore, les consonnes chuintantes et lisses comme des anguilles et qui me mordillaient le bout des doigts; puis, celles, veules, molles, aveugles, souvent baveuses comme des vers blancs, que je pinçais avec les ongles en grattant les fibrilles d'une tourbe préhistorique; et puis, les consonnes creuses, froides, cassantes, cortiquées, que je ramassais sur le sable et que je collectionnais comme des coquillages; et, tout au fond, à plat ventre, en me penchant sur une fissure, parmi les racines, je ne sais quel air empoisonné venait me fouetter, me picoter la face, des petits animalcules me couraient sur la peau dans les endroits les plus chatouilleux, ils étaient spiriformes et velus comme la trompe des papillons et avaient des détentes brusques, éraillées, graillantes.
« Il est midi. Le soleil verse de l'huile bouillante dans l'oreille du démiurge endormi. Le monde s'ouvre comme un œuf. Il en jaillit une langue ondoyante et congestionnée.
« Non. C'est minuit. La veilleuse m'exténue comme une lampe à arc. Mes oreilles tintent. Ma langue pèle. Je fais des efforts pour parler. Je crache une dent, la dent du dragon.
« Je ne suis pas de votre race. Je suis du clan mongol qui apporta une vérité monstrueuse: l'authenticité de la vie, la connaissance du rythme, et qui ravagera toujours vos maisons statiques du temps et de l'espace, localisées en une série de petites cases. Mon étalon est plus sauvage que vos engrenages poussifs, son sabot de corne plus dangereux que vos roues de fer. Entourez-moi des cent mille baïonnettes de la lumière occidentale, car malheur à vous si je sors du noir de ma caverne et si je me mets à chasser vos bruits. Que sur mes berges vos pontonniers ne réveillent jamais mon tympan endolori, car je ferais siffler sur vous le vent incurvé comme un cimeterre. Je suis impassible comme un tyran. Mes yeux sont deux tambours. Tremblez si je sors de vos murs comme de la tente d'Attila, masqué, effroyablement agrandi, revêtu de la seule cagoule, comme mes compagnons du bagne à l'heure de la promenade, et si avec mes mains d'étrangleur, mes mains rougies par le froid, je force le ventre aigrelet de votre civilisation!
« Dans le préau de la prison, le ciel nocturne arbore mes tatouages. Un incendie ravage la steppe uniforme de la nuit, uniforme comme le fond du lac Baïkal, uniforme comme le dos d'une tortue.
« Je m'y mire.
« Uranisme et musique.
« Je suis indifférent.
« Rien ne pouvait plus me tirer de ma quiétude et de mon calme. Les années s'écoulèrent. J'en étais arrivé à ne plus penser à rien. J'étais immobile. On m'apportait à manger, à boire. On me sortait. On me faisait rentrer. J'étais absent. J'étais immobile avec une activité au bout des doigts, dans le genou, au bas de la colonne vertébrale ou dans la tête. Je jouissais, mais je ne pensais pas. Mes doigts étaient au loin des saxifrages dans une carrière. Mon genou réfléchissait de la lumière, réfractait des rayons, faisait sauter des copeaux de soleil comme une gemme. Ma colonne vertébrale était travaillée comme un arbre au printemps, avec un bourgeon, une pinule, un chou palmiste au bout. Ma tête comme une étoile de mer n'avait qu'un seul orifice qui lui servait de bouche et d'anus. Comme ces zoophytes qu'on touche, je rentrais la vie dans mes profondeurs. Je me digérais moi-même, dans mon propre estomac. Physiquement, cela m'a tout desséché.
« Un clou était planté dans le mur de ma cellule, haut dans le mur. A force de le regarder, je finis par le voir. Je l'avais contemplé durant dix ans sans le remarquer. Un clou, qu'est-ce qu'un clou? Tordu, rouillé, c'est moi fiché entre les pierres. Je n'ai pas de racines. Aussi, quand on vint me chercher pour me transférer à Waldensee, on put m'extraire sans effort, sans souffrance. Je ne laissais rien derrière moi qu'un peu de poussière blanchâtre, dix années minuscules, un peu de poussière d'araignée, un signe imperceptible sur le mur d'en face, hors la portée des yeux de mon successeur. »
MORAVAGINE était désespéré. Après trois ans, il remarquait que ses études ne le menaient à rien. Il avait voulu étudier la musique, croyant se rapprocher du rythme originel et trouver la clé de son être comme une justification de vivre.
Telle qu'on la pratique (et surtout telle qu'on l'enseigne), la musique est en somme une expérience de laboratoire, la théorie figurée de ce que la technique et la mécanique modernes réalisent sur une plus vaste échelle. Les machines les plus compliquées et les symphonies de Beethoven se meuvent d'après les mêmes lois, progressent arithmétiquement, elles sont régies par un besoin de symétrie qui décompose leurs mouvements en une série de mesures minuscules, infirmes, et qui se font pendant. La basse chiffrée correspond à tel engrenage qui, infiniment répété, déclenche avec le minimum d'effort (d'usure) le maximum d'esthétique (de force utilisable). Le résultat en est la construction d'un monde paradoxal, artificiel, conventionnel, que la raison peut démonter et remonter à loisir (parallélisme dynamique: un savant physicien viennois ne s'est-il pas donné la peine de tracer toutes les figures géométriques que projette la Ve Symphonie et, tout récemment, un savantasse anglais n'a-t-il pas traduit en vibrations colorées, les vibrations sonores de cette même symphonie? Ce parallélisme s'applique à tous les « arts », donc à toutes les esthétiques. La trigonométrie nous apprend que l'on peut réduire la Vénus de Milo, par exemple, en une série de formules mathématiques et que si le marbre du Louvre venait à être détruit on pourrait, avec un peu de patience, le reconstituer à l'aide de ces mêmes formules et le reproduire, indifféremment, un nombre incalculable de fois, tel qu'il est, formes, lignes, volume, grain de la pierre, usure, poids, émotion esthétique compris!) Le rythme originel n'interviendrait que si une machine, sans aucun nouvel apport d'énergie, se mettait en branle aussitôt que construite et produisait éternellement de la force utilisable (cf. le mouvement perpétuel). C'est ainsi que l'étude serrée d'une partition musicale ne nous fera jamais découvrir cette palpitation initiale qui est le noyau autogénérateur de l'œuvre et qui dépend, en sa climatérique, de l'état général de l'auteur, de son hérédité, de sa physiologie, de la structure de son cerveau, de la rapidité plus ou moins grande de ses réflexes, de son érotisme, etc. Il n'y a pas de science de l'homme, l'homme étant essentiellement porteur d'un rythme. Le rythme ne peut être figuré. Seuls quelques très rares individus, les « grands détraqués », peuvent en avoir une révélation véhémente que leur désorientation sexuelle préfigure. Aussi était-ce bien en vain que Moravagine s'ingéniait à trouver une cause extérieure à son malaise de vivre et cherchait-il une démonstration objective qui l'autorisât d'être ce qu'il était. La musique, comme toute science, est tronquée. Le professeur Hugo Rieman s'était fait le philologue de chaque note. A l'aide de l'étude comparée des instruments de musique, il reconstituait l'étymologie de chaque son, remontant chaque fois jusqu'à leur source vibratoire. Sonorité, accentuation et timbre étaient toujours modalités, accents physiques du mouvement et ne révélaient jamais rien de la structure interne, de l'articulation innée, de l'esprit et du souffle qui amplifient, jusqu'à la valeur d'une signification, une sonorité creuse. Au commencement était le rythme et le rythme s'est fait chair. Seuls, les symboles les plus grands, les plus obscurs, et, partant, les plus antiques, les plus authentiques de la religion auraient pu répondre à Moravagine et non pas les découvertes commentées d'un grammairien de la musique. Mais Moravagine n'était nullement doué religieusement. Atavisme ou orgueil, je ne l'ai jamais entendu parler de Dieu. Une seule fois il prononça ce nom qu'il semblait ignorer. C'était sur un trottoir, devant une pissotière. Moravagine mit le pied dans une immondice. Il pâlit et me pinçant le bras:
— Merde, dit-il, je viens de marcher sur le visage de Dieu!
Et il tapait du pied pour ne pas en emporter une parcelle.
Moravagine était désespéré. Il ne pouvait plus lire aucun livre. La science est de l'histoire superstitieusement arrangée au goût du jour. La terminologie savante est sans esprit, sans sel. Ces lourds volumes sont sans âme, pleins de détresse...
Moravagine m'échappe. Je reste des jours entiers sans le voir. Une sombre rumeur se répand alors dans les quartiers populeux du centre de la ville. Un maniaque s'embusque dans les passages obscurs, dans les maisons à double issue. Il se précipite sur les femmes, les éventre et s'enfuit. Il s'acharne de préférence sur les jeunes filles et s'attaque même aux enfants. Il fait des victimes tous les soirs et va jusque dans les faubourgs extérieurs. Berlin est en émoi. La population est terrorisée. Les bruits se précisent. Les journaux consacrent des colonnes entières à l'énumération des victimes de celui qu'ils appellent « Jack l'Eventreur ». Ils donnent son signalement. Son arrestation est mise à prime. Je reconnais la silhouette qui surgit de ces récits. C'est Moravagine. Un soir, je l'interroge. Il m'avoue tout. Il est temps d'aller ailleurs et de dépenser autrement cette frénésie. Je l'embarque dans un train. Trois jours plus tard nous étions à Moscou.
Fin septembre 1904.
MOSCOU est belle comme une sainte napolitaine. Un ciel céruléen reflète, mire, biseaute les mille et mille tours, clochers, campaniles qui se dressent, s'étirent, se cabrent ou, retombant lourdement, s'évasent, se bulbent comme des stalactites polychromes dans un bouillonnement, un vermicellement de lumière. Pavées en rondes bosses, les rues sont pleines du tintamarre des cent mille fiacres qui déferlent jour et nuit; étroites, rectilignes ou cerclées, elles s'insinuent entre les façades rouges, bleues, safranées, ocrées des maisons pour s'élargir soudainement devant un dôme d'or que des bandes de corneilles criardes fouettent comme une toupie. Tout ronfle, tout crie, l'hirsute porteur d'eau, le grand Tartare marchand de vieux habits. Les boutiques, les chapelles dégorgent sur les trottoirs. Des petites vieilles vendent des pommes de Crimée lisses comme des noix de galle. Un gendarme barbu s'appuie sur un grand sabre. On marche partout sur des bogues de châtaignes et les cupules croustillantes des petits fruits noirs du frêne. Une poussière de crottin grésille dans l'air comme des paillettes rousses dans l'eau-de-vie. Sur les places et dans un grand grincement des roues, les trams tournent autour des pyramides d' «arbouses» reluisantes qui ne sont fruits des arbousiers, mais pastèques ou melons d'eau. Un âcre relent de poisson pourri se détache aigu sur un fond mielleux de cuir fauve. Deux jours après, il neige. Tout s'efface, tout s'éteint. Tout est assourdi. Les traîneaux passent sans bruit. Il neige. Il neige de la plume et les toits sont de fumée. Les maisons se calfeutrent. Les tours, les églises s'éclipsent. Les cloches sonnent sous terre, semblent de bois. La foule s'agite toute neuve, menue, pressée, rapide. Chaque passant est un joujou à ressort. Le froid est comme un enduit résineux. Il lubrifie. Il vous emplit la bouche de térébenthine. Les poumons sont gras et l'on ressent une faim énorme. Dans chaque intérieur, les tables ploient sous le poids des victuailles; pâtés aux choux, parfumés et dorés; bouillons au citron, à la crème aigre; hors-d'œuvre de toutes les formes, de tous les goûts; poissons fumés; viandes rôties; gelinottes à la confiture aigre-douce; gibiers; fruits; bouteilles d'alcool; pain noir, pain de soldat et la kalatche, cette pure fleur de froment.
La guerre russo-japonaise tirait à sa fin; les premiers craquements de la révolution se faisaient entendre.
Assis chez Philippof, nous vîmes, Moravagine et moi, les premières taches de sang percer la neige. Cela faisait comme des paquets de pissenlits tout autour du palais du gouverneur, une grande zone vineuse au centre de la ville et où la neige fondait. Nous assistâmes aussi aux premières bagarres, bien loin, dans un quartier ouvrier dont j'ai oublié le nom, derrière le chemin de fer de Smolensk, et des étudiants blessés furent ramenés par les cosaques et la police.
Bientôt, la révolution éclatait.
Nous y prîmes une part très active. Nous entrâmes en relation avec les comités de Genève, de Zurich, de Londres et de Paris. Moravagine mit des capitaux énormes à la disposition de la caisse centrale du parti S. R. Nous soutenions également les anarchistes russes et internationaux. Des imprimeries clandestines furent installées en Pologne, en Lituanie, en Bessarabie. Des ballots de journaux, de brochures, des tracts partaient dans toutes les directions et étaient distribués en masse dans les usines, dans les ports, dans les casernes par les petits Juifs du Bund, qui étaient à notre solde. On y attaquait le vote universel, la liberté, la fraternité pour prôner la révolution sociale et la guerre des classes à outrance. On y démontrait scientifiquement la légalité de l'expropriation individuelle sous toutes ses formes, vol, assassinat, extorsion et la nécessité de la terreur sociale et économique par le sabotage des usines, le pillage des biens publics, la destruction des voies ferrées et de l'outillage des ports. Il y avait aussi quelques formules pour la fabrication des bombes et des instructions détaillées sur le maniement des machines infernales. Des dépôts d'armes furent installés en Finlande. Une propagande effrénée fut faite parmi les troupes à Moukden, à Kharbine et tout le long du Transsibérien. Des mutineries éclatèrent un peu partout, des attentats furent commis dans toutes les villes de l'immense pays, l'imagination des foules était frappée, des grèves s'organisèrent dans tous les centres industriels, des pogromes ravagèrent les cités du sud-ouest. La réaction s'annonçait partout terrible et impitoyable.
Et la danse commença.
Nous fûmes des plus chaudes affaires.
Je ne vais pas retracer ici l'histoire de ce mouvement révolutionnaire qui dura de 1904 (attentat contre Plehve) à 1908 (dissolution de la 3e Douma), ni énumérer le nombre incalculable d'assassinats politiques commis, de séditions, de révoltes, de troubles et de désordres, ni mentionner les annales sanglantes de la réaction, fusillements par mitrailleuse, pendaisons en masse, déportations, arrestations, séquestrations, ni citer tous les cas de terreur, de folie collective à la cour, dans le peuple, dans la bourgeoisie, ni raconter pourquoi les adeptes les plus ardents de la pure Maria Spiridonowa ou de l'héroïque lieutenant Schmitt perdirent de vue leurs idéals révolutionnaires et de rénovation sociale pour commettre par bandes des délits de droit commun, ni comment une vivante jeunesse intellectuelle vint renforcer, encadrer la lourde armée du crime. Ces événements sont encore dans toutes les mémoires et font désormais partie de l'Histoire. Si je parle de quelques épisodes tragiques et les dessine à la manière de grossières images, c'est pour bien souligner l'évolution de Moravagine et mieux dire combien il subit l'ambiance russe.
Cette époque qui vit chanceler la Sainte Russie et s'affaisser le trône des tsars, marqua d'une empreinte indélébile les cent vingt millions d'habitants de cet immense empire. Les cas de folie et de suicide étaient quotidiens. Tout était détraqué, les institutions, les traditions de famille, le sentiment de l'honneur. Un ferment de désagrégation, que l'on prenait pour du mysticisme, travaillait toutes les couches de la société. Des lycéens et des lycéennes de moins de quinze ans s'adonnaient au saninisme; les prostituées se syndiquaient et en tête de leurs revendications figurait le droit au respect humain; des soldats illettrés se mettaient à philosopher et leurs officiers discutaient les ordres de service. Dans les campagnes, le relâchement des mœurs s'accentuait et le vieux tronc de la religion avait des pousses inattendues, virulentes. Des popes, des moines hystériques sortaient soudainement du peuple pour monter jusqu'à la cour; des villages entiers processionnaient à moitié nus, se flagellant; sur la Volga, des Juifs commettaient des crimes rituels, égorgeaient, pour Pâques, des nouveau-nés orthodoxes. D'étranges superstitions asiatiques se répandaient dans ces populations si bigarrées et prenaient corps sous forme de pratiques monstrueuses et répugnantes. Un homme buvait des menstrues pour s'attacher le cœur d'une femme de chambre volage; l'impératrice s'enduisait les mains de caca de chien pour frictionner le vaste front du prince héritier hydrocéphale. Les hommes étaient pédérastes, les femmes lesbiennes, tous les couples pratiquaient l'amour platonique. La soif de jouissance était inextinguible. Dans les villes, la façade des maisons était crevée par les portes flamboyantes des bars, des bals, des boîtes de nuit. Voisinant dans les cabinets particuliers et les petits salons des grands restaurants, à l'Ours, chez Palkine, aux Iles ou à la Moïka, des ministres constellés de crachats ou des révolutionnaires tondus et des étudiants à longs cheveux vomissaient le champagne parmi les débris de vaisselle et les femmes violées.
La fusillade crépitait autour de l'éclatement sourd des bombes.
Et l'on se remettait à faire la noce.
Quel champ d'observations et d'expériences pour un savant! Des deux côtés de la barricade, des actes inouïs d'héroïsme et de sadisme. Au fond des prisons, dans les casemates des citadelles, en pleine voie publique, dans une chambre de complot, dans un taudis d'ouvrier, lors des réceptions à Tsarkoïé-Sélo et aux assises des conseils de guerre, partout on ne rencontrait que des monstres, des êtres humains déviés, consternés, forclos, à vif, au système nerveux exténué: terroristes professionnels, prêtres agents provocateurs, jeunes nobles sanguinaires, bourreaux inexpérimentés et maladroits, officiers de police cruellement chinois et malades de peur, gouverneurs émaciés par la fièvre et les insomnies que les responsabilités provoquent, princes aphones de remords, grands-ducs traumatiques. Des fous, des fous, des fous, lâches, traîtres, hébétés, cruels, sournois, fourbes, délateurs, masochistes, assassins. Des fous furieux irresponsables. Quel tableau clinique et quel champ d'expériences! Et si je ne pus rien en tirer, débordé que j'étais par les événements, l'ascendant que Moravagine exerçait sur moi, la longue suite d'aventures dans laquelle il me jeta, la vie aux mille péripéties dans laquelle il m'entraîna, la vie qu'il me faisait mener, la vie active, l'action directe, l'action directe qui ne vaut rien pour un intellectuel, je ne me départis toutefois jamais de mon sang-froid scientifique ni de ma curiosité attentive. D'ailleurs, comme je m'étais entièrement voué à Moravagine, son seul spectacle m'a suffi.
MORAVAGINE avait déjà sacrifié la plus grosse partie de sa fortune au mouvement révolutionnaire. Le peu d'argent que nous pouvions encore nous procurer était englouti par les besoins pressants du parti. Nous étions tantôt à Varsovie, tantôt à Lodz, à Biéliostock, Kiev ou Odessa. Nous logions chez des partisans dévoués qui habitaient presque toujours le ghetto de ces villes. On travaillait au hasard dans des chantiers et des usines ou, quand les subsides n'arrivaient pas de l'étranger, on volait des marchandises sur le port ou dans les entrepôts des gares. Après un attentat, nous disparaissions généralement à la campagne. Des maîtres d'école de village nous hébergeaient durant des mois et nous adressaient à de vieux ouvriers, contremaîtres et chefs d'équipe, qui nous employaient quelque temps dans les mines de l'Oural ou les centres métallurgiques du bassin du Don. Moravagine éprouvait une grande volupté à plonger enfin dans le gouffre le plus anonyme de la misère humaine. Rien ne le rebutait, rien ne lui répugnait, ni la promiscuité épuisante des pauvres gens qui nous recevaient, ni la saleté croupissante des ouvriers et des paysans, ni, dans les villes, les mets nauséabonds que de misérables Juifs nous présentaient à table, ni le sans-gêne envahissant en usage dans les milieux révolutionnaires. Je n'ai jamais pu me faire aux mœurs communistes des étudiants et des intellectuels russes, et quand Moravagine me voyait broncher devant un vieux hareng saur et une assiette de kascha ou tiquer quand un camarade empruntait mon linge ou enfilait mes pantalons, il éclatait de rire et s'amusait énormément. Lui était à l'aise partout et je ne l'ai jamais vu aussi gai, bavard, insouciant qu'à cette époque. Il passait pour être le fameux terroriste Simbirsky, Samuel Simbirsky, le narodnowoljie, l'assassin d'Alexandre II, échappé de Sakhaline, et son prestige était partout énorme. C'est Mascha Ouptschack qui avait eu l'idée de ce subterfuge quand le véritable Samuel Simbirsky était mort, dans une mansarde, impasse du Maine, à Paris, mort de tuberculose osseuse.
Mascha nous accompagnait dans tous nos déplacements. Moravagine en était très épris et cette liaison, qui, comme on le verra, prit une tournure bizarre, eut par la suite un grand retentissement sur ses idées.
Mascha Ouptschack était une Juive lituanienne. C'était une grande femme à la poitrine opulente et au ventre et au postérieur plutôt encombrants. De ce grand corps plantureux jaillissait un cou long, flexible et suave, qui portait une tête minuscule, décharnée, aux traits tirés, à la bouche souffreteuse, au front de rêve. Les cheveux crépus, cette tête ressemblait beaucoup à celle, enfarinée, d'un poète romantique, à celle de Novalis. Ses grands yeux fixes étaient d'un bleu pâle, d'un bleu froid, d'un bleu émail. Mascha était excessivement myope. Elle pouvait avoir de trente-cinq à trente-huit ans. Elle avait fait de solides études en Allemagne, de solides études de mathématiques, et était même l'auteur d'un livre sur le mouvement perpétuel. C'était une femme cruelle, logique, froide, jamais à court d'idées, d'une invention et d'une perversion sataniques quand il s'agissait de monter une nouvelle affaire, d'exécuter un attentat ou d'éventer les traquenards de la police. C'est elle qui préparait nos plans jusque dans leurs moindres détails, et tout y était prévu, minute par minute, chronométré. Chacun de nous savait exactement ce qu'il avait à faire, seconde par seconde, occuper telle place, prendre telle position, faire tel geste, se baisser, courir, un, deux, trois, quatre, sauter avec la bombe, se tirer un coup de revolver dans la bouche ou décamper; et les faits et les événements se déroulaient selon ses déductions, venaient s'enchaîner, se ranger comme elle l'avait dit, pleine de prescience et de réalisme. Elle nous a souvent étonnés par l'audace de ses conceptions et l'exposé clair et raisonné qu'elle en faisait. Elle tenait de la tragédienne et de la pythonisse. Elle avait l'art infaillible de choisir, dans l'universalité des informations qui nous parvenaient, le détail typique, vrai, sûr, humain dont il faut toujours tenir compte pour réussir. Dans l'action, sur le terrain, elle était intrépide. Mais en amour, elle était sentimentale et bête, et Moravagine la faisait souvent enrager.
Nous avions rencontré Mascha à Varsovie, alors qu'elle dirigeait notre principale imprimerie clandestine. C'est elle qui rédigeait nos proclamations, ces manifestes et ces tracts qui eurent une si grosse influence sur la masse et qui déclenchèrent tant de grèves et causèrent tant de ravages. Elle avait le génie de la harangue, et personne ne savait mieux qu'elle faire appel aux bas instincts de la foule. L'emprise de sa parole enflammée était irréfragable. Elle groupait les faits succinctement, les éclairait, les mettait en relief comme il lui plaisait et en tirait subitement des conclusions qui étonnaient par leur logique simple et serrée. Elle savait remuer le fanatisme du peuple en énumérant combien de victimes étaient tombées là, là et là, pour telle ou telle idée, en remémorant ceux qui étaient morts sur les barricades tel jour, à tel endroit, en nommant tous ceux qui préféraient pourrir au fond des cachots plutôt que de renoncer aux justes revendications de la classe ouvrière. Puis elle rappelait aux gens les mille petites chicanes que chacun d'eux avait dû supporter de la part des patrons, des fabricants ou des propriétaires; elle se faisait alors insinuante et méchante comme une commère, et c'est surtout le souvenir de ces mille tracasseries mesquines qui mettait le prolétaire en rage et le faisait adhérer au mouvement.
Dans l'intimité, aux côtés de Moravagine, c'était une tout autre personne. Elle devenait vulgaire, larmoyante, sensuelle et lubrique, et Moravagine la tourmentait beaucoup.
Mascha et Moravagine formaient un couple paradoxal. Elle, forte, bien en chair, entreprenante, aux allures masculines, une virago gaillarde, n'eussent été cette ligne brisée du cou, cette petite tête d'oiseau, ces yeux fixes, cette pâleur, cette bouche inquiétante, déchirée, cette bouche de goule; lui, minuscule, chétif, bancal, prématurément vieilli, terne, effacé, au visage ossifié, aux manières dolentes, et qu'un rire éclatant venait tout à coup secouer, un rire démoniaque qui le faisait tituber. Je comprenais très bien qu'un instinct maternel dévié avait poussé Mascha et lui avait fait adopter ce gringalet de Moravagine, le lui faisant soigner, dorloter, serrer dans ses bras, étreindre de toutes ses forces; mais je n'arrivais pas à comprendre comment Moravagine se laissait faire, lui qui avait toujours détesté la femme, ni à m'expliquer le pourquoi de ces révoltes subites où je le voyais bondir, l'insulter, l'humilier, la bafouer, la battre souvent. Je croyais qu'il agissait par simple cruauté et, beaucoup plus tard, lorsque Mascha voulut avoir un enfant, je compris que l'amour est une intoxication grave, un vice, un vice que l'on veut faire partager, et que si l'un des comparses est épris, l'autre n'est souvent que complice, ou victime, ou possédé. Et Moravagine était possédé.
L'amour est masochiste. Ces cris, ces plaintes, ces douces alarmes, cet état d'angoisse des amants, cet état d'attente, cette souffrance latente, sous-entendue, à peine exprimée, ces mille inquiétudes au sujet de l'absence de l'être aimé, cette fuite du temps, ces susceptibilités, ces sautes d'humeur, ces rêvasseries, ces enfantillages, cette torture morale où la vanité et l'amour-propre sont en jeu, l'honneur, l'éducation, la pudeur, ces hauts et ces bas du tonus nerveux, ces écarts de l'imagination, ce fétichisme, cette précision cruelle des sens qui fouaillent et qui fouillent, cette chute, cette prostration, cette abdication, cet avilissement, cette perte et cette reprise perpétuelle de la personnalité, ces bégaiements, ces mots, ces phrases, cet emploi du diminutif, cette familiarité, ces hésitations dans les attouchements, ce tremblement épileptique, ces rechutes successives et multipliées, cette passion de plus en plus troublée, orageuse et dont les ravages vont progressant, jusqu'à la complète inhibition, la complète annihilation de l'âme, jusqu'à l'atonie des sens, jusqu'à l'épuisement de la moelle, au vide du cerveau, jusqu'à la sécheresse du cœur, ce besoin d'anéantissement, de destruction, de mutilation, ce besoin d'effusion, d'adoration, de mysticisme, cet inassouvissement qui a recours à l'hyperirritabilité des muqueuses, aux errances du goût, aux désordres vaso-moteurs ou périphériques et qui fait appel à la jalousie et à la vengeance, aux crimes, aux mensonges, aux trahisons, cette idolâtrie, cette mélancolie incurable, cette apathie, cette profonde misère morale, ce doute définitif et navrant, ce désespoir, tous ces stigmates ne sont-ils point les symptômes mêmes de l'amour d'après lesquels on peut diagnostiquer, puis tracer d'une main sûre le tableau clinique du masochisme ?
Mulier tota in utero, disait Paracelse; c'est pourquoi toutes les femmes sont masochistes. L'amour, chez elles, commence par la crevaison d'une membrane pour aboutir au déchirement entier de l'être au moment de l'accouchement. Toute leur vie n'est que souffrance; mensuellement elles en sont ensanglantées. La femme est sous le signe de la lune, ce reflet, cet astre mort, et c'est pourquoi plus la femme enfante, plus elle engendre la mort. Plutôt que de la génération, la mère est le symbole de la destruction, et quelle est celle qui ne préférerait tuer et dévorer ses enfants, si elle était sûre par là de s'attacher le mâle, de le garder, de s'en compénétrer, de l'absorber par en bas, de le digérer, de le faire macérer en elle, réduit à l'état de fœtus et de le porter ainsi toute sa vie dans son sein? Car c'est à ça qu'aboutit cette immense machinerie de l'amour, à l'absorption, à la résorption du mâle.
L'amour n'a pas d'autre but, et comme l'amour est le seul mobile de la nature, l'unique loi de l'univers est le masochisme. Destruction, néant, que cet écoulement intarissable des êtres; souffrances, cruautés inutiles que cette diversité des formes, cette adaptation lente, pénible, illogique, absurde de l'évolution des êtres. Un être vivant ne s'adapte jamais à son milieu ou alors, en s'adaptant, il meurt. La lutte pour la vie est la lutte pour la non-adaptation. Vivre c'est être différent. C'est pourquoi toutes les grandes espèces végétales et zoologiques sont monstrueuses. Et il en est de même au moral. L'homme et la femme ne sont pas faits pour s'entendre, s'aimer, se fondre et se confondre. Au contraire, ils se détestent et s'entre-déchirent; et si, dans cette lutte qui a nom l'amour, la femme passe pour être l'éternelle victime, en réalité c'est l'homme qu'on tue et qu'on retue. Car le mâle c'est l'ennemi, un ennemi maladroit, gauche, par trop spécialisé. La femme est toute-puissante, elle est mieux assise dans la vie, elle a plusieurs centres érotogènes, elle sait donc mieux souffrir, elle a plus de résistance, sa libido lui donne du poids, elle est la plus forte. L'homme est son esclave, il se rend, se vautre à ses pieds, abdique passivement. Il subit. La femme est masochiste. Le seul principe de vie est le masochisme et le masochisme est un principe de mort. C'est pourquoi l'existence est idiote, imbécile, vaine, n'a aucune raison d'être et que la vie est inutile.
La femme est maléfique. L'histoire des civilisations nous montre les moyens mis en œuvre par les hommes pour se défendre contre l'avachissement et l'effémination. Arts, religions, doctrines, lois, immortalité ne sont que des armes inventées par les mâles pour résister au prestige universel de la femme. Hélas! cette vaine tentative est et sera toujours sans résultat aucun, car la femme triomphe de toutes les abstractions.
Au cours des âges, et avec plus ou moins de retard, on voit toutes les civilisations péricliter, disparaître, s'enfoncer, s'abîmer en rendant hommage à la femme. Rares sont les formes de sociétés qui ont pu résister à cet entraînement durant un certain nombre de siècles, ainsi que le collège contemplatif des brahmanes ou la communauté catégorique des Aztèques; les autres, comme celles des Chinois, n'ont pu qu'inventer des modes compliqués de masturbation et de prières pour calmer la frénésie féminine, ou, comme les chrétiennes et les bouddhiques, ont eu recours à la castration, aux pénitences corporelles, aux jeûnes, aux cloîtres, à l'introspection, à l'analyse psychologique pour donner un nouveau dérivatif à l'homme. Aucune civilisation n'a jamais échappé à l'apologétique de la femme, à part quelques rares sociétés de jeunes mâles guerriers et ardents, dont l'apothéose et le déclin ont été aussi rapides que brefs, telles que les civilisations pédérastiques des Ninivites et des Babyloniens, plutôt consommatrices que créatrices, qui ne connaissaient nul frein à leur activité fiévreuse, nulle limite à leur appétit énorme, nulle borne à leurs besoins, et qui se sont pour ainsi dire dévorées elles-mêmes en disparaissant sans laisser de traces, ainsi que meurent toutes les civilisations parasitaires en entraînant tout un monde derrière elles. Il n'y a pas un homme sur dix millions qui échappe à cette hantise de la femme et qui, en l'assassinant, lui porterait un coup direct; et l'assassinat est encore le seul moyen efficace que cent milliards de générations de mâles et mille et mille siècles de civilisation humaine ont trouvé pour ne pas subir l'empire de la femme. C'est dire que la nature ne connaît pas le sadisme et que la grande loi de l'univers, création et destruction, est le masochisme.
Mascha était masochiste, et, en tant que Juive, elle l'était doublement; car y a-t-il eu un peuple au monde plus profondément masochiste qu'Israël? Israël s'était donné un Dieu d'orgueil, à seule fin de le bafouer. Israël avait accepté une loi rigide, à seule fin de la transgresser. Et toute l'histoire d'Israël est l'histoire de cet outrage et de cette transgression. On voit le peuple élu trahir et vendre son dieu, puis marchander la loi. Et l'on entend les menaces et les malédictions tomber du ciel. Les coups pleuvent. Les calamités s'abattent. Israël souffre, pleure, gémit, se plaint en exil et se lamente en captivité. Oh, quel amour! la main du Seigneur s'appesantit sur lui et l'écrase. Israël se contorsionne, Israël verse des larmes de sang. Mais Israël jouit de sa bassesse et se délecte de son avilissement. Quelle volupté et quel orgueil! Etre le peuple maudit, être le peuple frappé jusque dans sa dernière génération, être le peuple dispersé par les verges mêmes du Seigneur-Dieu, et avoir le droit de se plaindre, de se plaindre à haute voix, de chercher chicane et de crier son infamie, et avoir la mission de souffrir, d'adorer son mal, de le cultiver et de contaminer secrètement les peuples étrangers. Cette perversité et ce raffinement de toute une nation expliquent la grande diffusion des Juifs et leur étrange fortune dans le monde, bien que leur action soit partout délétère. Les Juifs seuls ont atteint cet extrême déclassement social auquel tendent aujourd'hui toutes les sociétés civilisées et qui n'est que le développement logique des principes masochistes de leur vie morale. Tout le mouvement révolutionnaire moderne est entre les mains des Juifs, c'est un mouvement masochiste juif, un mouvement désespéré, sans autre issue que la destruction et la mort : car telle est la loi du Dieu de Vengeance, du Dieu de Courroux, de Jéhovah le Masochiste.
Ces données masochistes, que je dois en grande partie à Mascha, me faisaient voir sous un jour tout nouveau le milieu terroriste russe dans lequel il m'était donné de vivre. Comment mieux prouver la profonde sémitisation du monde slave que par la composition de notre parti, son action, son développement rapide, sa popularité grandissante, son succès. Le fait même qu'une aussi mince poignée d'hommes pût non seulement exister en combattant, mais encore déclencher des sympathies et attirer la foule au point de pouvoir compter sur une rentrée régulière de capitaux, laissait place aux plus vastes espoirs, et dès ce moment, nous envisagions déjà la révolution mondiale et le chambardement de toutes les nations occidentales dont le métissage est aussi misérable qu'en Russie. Mascha dressait des statistiques sur la densité des communautés juives, à l'étranger, et Moravagine parlait de constituer une puissante compagnie d'émigration juive, placée sous la direction de nos plus adroits agents de propagande. Au sein même du parti, sur 772 terroristes professionnels, 74 étaient Juifs, les autres, des nationaux appartenant aux petits peuples enclavés dans l'immense empire russe, Lettons, Finlandais, Lituaniens, Polonais, Géorgiens, qui prenaient part au mouvement pour défendre des intérêts de politique locale ou hâter la libération de leurs compatriotes opprimés. Chez les femmes, la proportion était inverse. Sur 950 camarades, les deux tiers étaient Russes ou Polonaises et à peine un tiers Juives. Le Comité central exécutif était exclusivement composé de Juifs, à part Moravagine et un Russe, W. Ropschine, le casse-cou, le veinard, le chef, le spécialiste qui avait taylorisé notre organisation de combat.
La révolution battait son plein. Des adeptes, de plus en plus nombreux et appartenant à toutes les classes sociales, nous venaient de tous les coins du pays, dont beaucoup de très jeunes filles de la haute société que tourmentait la soif du martyre. La plupart nous servaient d'agents indicateurs ou provocateurs. Cela était d'un très grand avantage. Nous avions ainsi des renseignements de toute première source et étions rapidement avertis dès qu'il se passait quelque chose quelque part. Pour profiter du moindre événement, du moindre mécontentement populaire, d'une grève, d'un incident local, d'une bagarre dans un marché, d'une rencontre entre Arméniens et Tartares, nous nous rendions immédiatement sur place pour intervenir, aigrir les choses, exciter les esprits, provoquer les deux partis, porter la crise à son point culminant, la faire dégénérer en troubles et en massacres, dresser les hommes en face de l'inexorable, leur mettre les armes à la main, semer la panique dans la population en répandant des faux bruits, en allumant des incendies, en troublant la vie économique d'une contrée, en coupant les vivres d'une région, et profiter de l'émeute pour faire éclater des bombes, déménager une banque, vider un trésor public ou exécuter un haut fonctionnaire, gouverneur ou général figurant sur nos listes noires et que nous faisions tomber dans notre piège en chahutant toute une ville.
Aussi étions-nous en continuels déplacements et Moscou, Cronstadt, Twer, Sébastopol, Saint-Pétersbourg, Ufa, Ekatérinoslaw, Lugowsk, Rostoff, Tiflis, Bakou reçurent tour à tour notre visite, furent terrorisées, bouleversées, en partie détruites, copieusement endeuillées,
Notre état d'esprit était effrayant et notre vie épouvantable. Nous étions pistés, nous étions traqués. Notre signalement était tiré à cent mille exemplaires et affiché partout. Nos têtes étaient à prix. Nous avions la police de toutes les Russies à nos trousses; un monde d'espions, de mouchards, de traîtres, de faux frères, une nuée de détectives nous harcelaient. Comme l'état de siège avait été déclaré dans tout le territoire de l'empire, nous avions l'armée contre nous, des millions d'hommes. Nous devions nous défendre envers et contre tous et nous méfier de chacun en particulier. Nous étions perpétuellement sur le qui-vive. Offensive et défensive, il nous fallait chaque fois tout improviser et créer de toutes pièces des moyens d'action, constituer des arsenaux et des dépôts d'armes secrets, faire fonctionner des imprimeries clandestines et des officines de faux monnayeurs, outiller des laboratoires, grouper les bonnes volontés, faire agir les hommes décidés, leur procurer des moyens de subsistance, un alibi, des refuges, une cachette, les munir de faux papiers, les caser à l'étranger, les mettre au vert, les retaper, les faire disparaître, et cette action, sur une aussi vaste échelle, qui présuppose des milliers de fonctionnaires, des bureaux, des archives distribuées dans l'ensemble du pays, avec une centrale, un siège social connu et des succursales officielles à l'étranger, se déroulait occultement, à l'insu des pouvoirs publics, sans que nous puissions jamais paraître, nous découvrir, agir ouvertement. Le moindre de nos gestes devait être entouré de mystère et de mille précautions, pour que l'on ne pût jamais, même de déduction en déduction, remonter jusqu'à nous et nous capter. S'imagine-t-on bien ce que cela représente d'énergie, de sang-froid et de force de volonté, d'assurance et d'entraînement pour ne jamais faiblir, ni se décourager, malgré les insuccès sans nombre, les déboires, les risques quotidiennement courus, les fatigues écrasantes, les innombrables trahisons, le surmenage de tous les instants? Car nous nous dépensions sans compter et il est incroyable que physiquement nous ayons pu résister, tenir bon; nous n'avions même pas une chambre où coucher deux nuits de suite au même endroit, et non seulement il nous fallait constamment changer de résidence, d'état civil et de papiers, mais aussi se faire chaque jour une nouvelle tête, une nouvelle allure, une nouvelle personnalité, troquer de nom, d'habitudes, de langage et de mœurs. Je vous jure que les dix-neuf membres du Comité central exécutif étaient des fameux lascars, des rudes meneurs d'hommes et qui savaient payer de leur personne. Non, notre vie n'avait plus rien d'humain et quoi d'étonnant qu'il y eût tant de défaillances autour de nous et même parmi nos plus chers camarades?
La troisième année venait de s'écouler et la réaction, qui à un certain moment avait été ébranlée jusque dans ses fondations, semblait se ressaisir et triompher peu à peu. Notre action devint désespérée. Notre isolement complet. Les partis modérés, qui nous avaient donné leur sympathie, leur appui moral et qui dans bien des cas étaient de complicité avec nous, nous abandonnèrent et commencèrent une ardente campagne de dénigrement qui entraîna tous les hésitants, les couards et la masse flottante de la petite bourgeoisie dont les oboles régulières nous étaient indispensables. On nous coupait les vivres. C'était pour nous une question de vie ou de mort. Nous fûmes forcés de changer de tactique pour faire rentrer des capitaux et commençâmes alors une série d'expropriations sur grande échelle. Les libéraux et les partis intellectuels se séparèrent alors ouvertement de nous, nous accusant de brigandage et de vol à main armée. Il est vrai que cette politique, dont le mobile immédiat était de se procurer de l'argent, ce nerf de la guerre, fit flancher la discipline du parti et ouvrit la porte aux dissidences. Les théoriciens, les dogmatiques discutaient, critiquaient notre conception de politique réelle. Ils condamnaient nos expéditions, légales quand nous nous attaquions à la seule trésorerie de l'Etat, illégales dès que nous touchions au capital privé; les idéalistes et les sentimentaux ne voyaient que de trop lointains rapports entre ces reprises de numéraire et les buts et les purs principes révolutionnaires; certains membres du parti, voire des chefs d'expédition, refusaient d'y participer ou ne les conduisaient que mollement; d'autres, par contre, y prenaient goût, empochaient des tas d'argent, puis se livraient à la débauche et ne reparaissaient jamais plus parmi nous; des têtes creuses s'abouchèrent avec des criminels de droit commun, constituèrent des bandes de pillards et de hooligans. Il ne se commettait plus un crime en Russie qui ne nous fût imputé et cela nous fit la plus mauvaise des publicités. D'ailleurs, tout le monde commençait à être fatigué de cette action directe dont on ne voyait pas l'issue et qui, au contraire, loin de s'apaiser, devenait plus intense que jamais et prenait aujourd'hui sa forme la plus aiguë. Il y eut des quantités de défections. Nous ne pouvions pas justifier nos actes de plus en plus téméraires, ni discuter publiquement la légitimité de nos expéditions de plus en plus fréquentes. Nous n'en avions ni le goût, ni le loisir. Nous étions talonnés, serrés de près, et des tas de gens, plus ou moins compromis dans nos affaires, tâchaient de se disculper et de rentrer en grâce auprès du gouvernement en nous trahissant, en nous vendant, en faisant l'impossible pour nous faire prendre. Jamais nous ne fûmes aussi près de notre perte, et les plus acharnés étaient ceux des nôtres qui tournaient carrément casaque et qui allaient s'enrégimenter dans les rangs de nos ennemis et menaient la police sur des pistes sérieuses et toutes fraîches. Les prisons étaient combles. Les déportés en Sibérie se comptaient par dizaines de mille. Les plus vaillants de nos camarades étaient au fond des mines, rivés à une brouette, ou s'épuisaient, le boulet au pied, dans les bagnes de Sakhaline et de Petropawlowsk; beaucoup mouraient sous les coups de la chiourme dans les solitudes glacées de l'extrême Nord; d'autres agonisaient dans les cachots inondés de Schluesselbourg et de la forteresse Pierre-et-Paul; les plus chers étaient fusillés ou nuitamment pendus. Réduits, forcés, exténués, nous changeâmes une fois de plus de tactique et décidâmes d'employer les grands moyens. Nous convînmes avant tout d'épurer impitoyablement le parti, puis de réintervenir publiquement, en portant quelques coups de la dernière énergie. Pour frapper le peuple de terreur et tâcher d'abattre le monstre de la réaction en l'atteignant à la tête, nous résolûmes d'attenter à la vie du tsar et, si possible, d'anéantir en même temps toute la famille impériale.
Pour brouiller les pistes et afin de mettre notre plan au point et de le travailler jusque dans ses moindres détails, nous passâmes tous à l'étranger et, avant que les agents spéciaux russes lancés à nos trousses se fussent abouchés avec les policiers internationaux et eussent retrouvé traces de notre passage en Posnanie, à Berlin, Zurich, Milan, Genève, Paris, Londres, New York, Philadelphie, Chicago, Denver, San Francisco, nous étions déjà rentrés en Russie par Vladivostok et commencions la réalisation de notre plan d'épuration.
Nous agîmes tout le long du Transsibérien et pénétrâmes lentement en Russie d'Europe. Nous procédions partout de la même façon. Nous lancions des convocations aux comités locaux, puis apparaissions soudainement dans des villes voisines où l'on ne nous attendait pas, au milieu d'assemblées que notre venue sidérait. Afin de conserver un semblant de légalité aux yeux de nos derniers partisans, nous nous érigions en tribunal révolutionnaire. Tous ceux qui, durant ces dernières années, avaient pris une part directe ou indirecte à notre organisation comparaissaient devant nous; nous condamnions froidement à mort tous ceux qui, de près ou de loin, étaient entrés en pourparlers avec la police, tous ceux qui nous paraissaient avoir flanché, tous les délateurs, les tiédis, les fatigués, les embourgeoisés. Nous étions impitoyables. Il n'y avait qu'une seule sentence: la mort. Nous exécutions, de notre propre chef et sans aucun jugement préalable, tous les membres influents des comités provinciaux sur lesquels nous n'étions plus très sûrs de pouvoir compter et qui, par leur situation et par ce qu'ils savaient de notre organisation, auraient pu devenir dangereux, nous les exécutions secrètement et détruisions leur cadavre, ou nous nous en servions pour compromettre certains militants insaisissables que nous désirions voir disparaître. Quand on apprit ces châtiments exemplaires, ce fut un beau tollé dans le monde révolutionnaire. Les groupements de toutes nuances nous mirent à l'index; tout le monde nous lâcha; nous perdîmes nos derniers appuis à l'étranger, dont certains nous étaient précieux, ainsi le prince Kropotkine, révolutionnaire de cabinet, qui n'arrivait pas à comprendre les nécessités de la vie du combattant, son adaptation à une technique plus moderne, ni l'évolution logique de nos méthodes. Notre parti s'effondra et, profitant de ce désordre que nous avions provoqué et du vide que notre attitude nouvelle créait partout autour de nous, nous obtînmes, grâce à une série de dénonciations très précises, à faire coffrer, à faire condamner, à faire exécuter officiellement une foule d'éléments suspects dont nous n'avions pas réussi à nous débarrasser autrement. La police était une fois de plus sur les dents, mais cette fois-ci, c'est nous qui la mettions en branle; elle perquisitionnait, elle arrêtait à tour de bras et nous en profitâmes pour brouiller, couper et recouper définitivement nos pistes et lui faire accroire qu'elle tenait les principaux meneurs sous clés. Quant à nous, nous restions introuvables, insaisissables, mystérieux, mythiques, au point qu'en haut lieu on ne croyait pas à notre existence. Mais le peuple, qu'un instinct très sûr avertissait et qui nous éventait partout dans les coulisses d'un millier de drames obscurs, le peuple nous craignait comme la peste noire et nous avait baptisés les Enfants du Diable.
Et le peuple avait raison! Nous avions toujours été des parias, des bannis, des condamnés à mort, il y avait longtemps que nous n'avions plus aucun lien avec la société, ni avec aucune famille humaine; mais aujourd'hui nous descendions volontairement faire un stage en enfer. A quel mobile pouvions-nous obéir en préparant notre attentat contre le tsar et quel pouvait bien être notre état d'esprit? Je me le suis souvent demandé en observant mes camarades. Nous étions abandonnés de tous et chacun de nous vivait tout seul, dans une atmosphère raréfiée, penché sur soi-même comme sur du vide, en proie au vertige ou à quelle sombre jouissance? Depuis longtemps déjà ni moi ni mes camarades, nous ne connaissions plus le sommeil. C'était fatal. Le sang veut du sang et ceux qui, comme nous, en ont beaucoup répandu, sortent du bain rouge comme blanchis par un acide. Tout en eux est flétri, mort. Les sentiments s'écaillent, tombent en poussière; les sens vitrifiés ne peuvent plus jouir de rien et se cassent net à la moindre tentative. Intérieurement, chacun de nous était comme dévoré par un incendie et notre cœur n'était plus qu'une pincée de cendres. Notre âme était dévastée. Il y avait longtemps que nous ne croyions plus à rien, même pas à rien. Les nihilistes de 1880 étaient une secte mystique, des rêveurs, les routiniers du bonheur universel. Nous, nous étions aux antipodes de ces jobards et de leurs fumeuses théories. Nous étions des hommes d'action, des techniciens, des spécialistes, les pionniers d'une génération moderne vouée à la mort, les annonciateurs de la révolution mondiale, les précurseurs de la destruction universelle, des réalistes, des réalistes. Et la réalité n'existe pas. Quoi? Détruire pour reconstruire ou détruire pour détruire? Ni l'un ni l'autre. Anges ou démons? Non, permettez-moi de rire: des automates, tout simplement. Nous agissions comme une machine tourne à vide, jusqu'à épuisement, inutilement, inutilement, comme la vie, comme la mort, comme on rêve. Nous n'avions même plus le goût du malheur.
J'ai observé mes camarades de très près.
Nous habitions à cette époque tous ensemble dans les combles de l'Institut polytechnique de Moscou. La police, qui surveillait tout particulièrement cette école et qui est venue y perquisitionner une vingtaine de fois pendant que nous y étions cachés, n'a jamais réussi à nous y dénicher et s'en allait toujours bredouille, bien qu'elle se doutât de quelque chose. Nous logions dans des petites chambres aménagées sous le fronton même de l'édifice dont tous les personnages de pierre étaient creux et pouvaient facilement nous abriter. Une des grosses colonnes du péristyle avait été évidée intérieurement et les traverses et croisillons d'une double armature de fer que nous y avions installée pour soutenir la lourde toiture, nous servaient de perchoir et d'échelons pour communiquer directement avec la rue. Les caves étaient minées. Un simple contact électrique eût suffi pour faire sauter l'immeuble et toute une partie du quartier. Nous étions prêts à vendre chèrement notre vie.
Nous ne sortions guère et cette vie de reclus nous paraissait effroyablement irréelle. Nous travaillions sous la direction d'A. A. A., Alexandre Alexandrowitch Alexandroff, le savant chimiste, et de Z. Z., Zamuel Blazek, un ingénieur monténégrin. Nous ne nous adressions jamais la parole en dehors des besoins du service. Personne ne croyait plus en la réussite de notre entreprise désespérée et chacun de nous sentait obscurément que nous devions échouer et que cet avortement serait la fin de notre action commune. Nous nous méfiions les uns des autres, nous nous surveillions, nous nous attendions à ce que l'un de nous allât nous trahir, nous fûmes forcés d'exécuter Sachinka, un petit Géorgien des plus courageux qui donnait des signes d'aliénation mentale, et les inséparables Troubka et Ptitzine, deux mutins de Sébastopol, qui s'empoisonnèrent un beau jour sans rien dire. Ah! il ne s'agissait plus de la conquête du monde ou de sa destruction totale! Chacun de nous cherchait plutôt à rassembler ses forces les plus secrètes dont l'extrême dispersement creusait un vide au fond de nous-mêmes et à fixer ses pensées dont le flot intarissable était absorbé dans cet abîme. Notre personnalité était dans un état évanescent, avec des sursauts brusques de la mémoire, un appel lointain des sens, des irradiations du subconscient, des appétits dégénérés, une lassitude insidieuse. Tout le monde connaît ces petits bonshommes en moelle de sureau qui ont un grain de plomb à la base, ce qui fait qu'ils retombent toujours sur leurs pieds et se tiennent droit, quelle que soit la position initiale dans laquelle on les a d'abord placés. Imaginez que les rondelles de plomb gauchissent légèrement. L'un penchera à droite, l'autre s'inclinera en arrière, certain se tiendra la tête en bas ou à l'angle extrême par rapport à la verticalité. Ainsi de nous. Nous avions perdu notre équilibre, le sens de notre individualité, la perpendiculaire de notre vie; notre conscience s'en allait à la dérive, s'enfonçait et nous n'avions plus de lest à jeter. Nous n'étions plus d'aplomb. Dans cette position, il nous restait tout juste assez de bon sens pour rire de nous-mêmes, mais rire diaboliquement aux éclats. Et ce rire donnait soif. Alors l'un de nous, c'était généralement Buikoff, un lieutenant déserteur, descendait querir quelques bonbonnes d'eau-de-vie. Et plus nous buvions, plus nous trouvions notre situation grotesque, ridicule, absurde. Et plus notre rire redoublait. Et notre soif. Et notre rire. Notre soif. Notre rire. Rire. Ha, ha, ha!
Je crois bien que c'est Moravagine qui avait implanté ce rire parmi nous; car lui, au moins, il avait encore quelque chose à quoi s'accrocher, et alors que pour nous le terrain se dérobait, lui foulait Mascha aux pieds, l'avilissait, la brutalisait, la rudoyait, la tourmentait, s'amusait énormément, riait.
Mascha était la seule femme parmi nous, c'est pourquoi je l'observais avec un redoublement d'attention. Elle avait bien changé depuis quelque temps. Déjà durant notre voyage autour du monde elle était devenue insupportable. Elle était à bout. Elle ne comprenait rien à ce qui lui arrivait et ne pouvait admettre notre nouvelle tactique. Elle pressentait une catastrophe. Elle s'en prenait à Moravagine, le rendait responsable de tout, tombait sur lui à bras raccourcis. Et c'étaient des scènes continuelles.
— Laisse-moi tranquille, criait-elle. Je te déteste. Tout ce qui arrive est ta faute. Tu ne crois en rien. Tu te fiches de nous comme de l'an quarante. Tu te moques de tout. Tu me rendras folle!
Durant notre expédition punitive et d'épuration du parti, elle ne nous accompagnait déjà qu'en rechignant, sans y prendre une part effective, sans desserrer les dents à nos assemblées, manifestant par son attitude farouche, hostile, son blâme à l'égard de toutes nos décisions. Souvent elle disparaissait en cours de route et ne nous rejoignait que quelques jours plus tard, à la dernière minute, alors que le train se mettait en marche. Tous avaient l'impression qu'elle avait envie de nous quitter, et si elle s'était suicidée à ce moment-là, cela ne nous aurait pas surpris. Chacun de nous avait connu des crises semblables et nous la laissions tranquille, sans l'embêter, sans la surveiller, car elle était sûre, elle. Tout de même, je me souviens de l'avoir suivie durant une de ses fugues, non pour l'épier, mais par simple curiosité, pour savoir, pour savoir ce qu'elle faisait loin de nous. C'était à Nijni, à l'époque de la foire. Nos camarades avaient rendez-vous dans un cirque avec des émissaires venus du sud et du nord et qui devaient leur remettre des missives durant la représentation. Ils n'avaient pas besoin de moi et je me faufilai derrière elle, quand je vis Mascha sortir de l'auberge où nous étions descendus. Elle erra toute la nuit dans la ville haute, faisant deux longues stations devant la centrale de la police et le commissariat spécial, puis elle descendit dans la ville basse, longea les baraquements, à cette heure déserts, des marchands de fourrures. Je la suivais à cent pas. Comme il pleuvait, nous pataugions tous les deux dans la boue et les veilleurs de nuit nous regardaient passer avec surprise; nous leur paraissions suspects. Arrivée au bord du fleuve, elle le longea durant plus de trois kilomètres. Il y avait là une espèce d'entrepôt de bois, des troncs d'arbres enchevêtrés sur la rive et dont certains trempaient à moitié dans l'eau. Elle s'installa au milieu d'eux et je pus m'approcher tout près d'elle sans me faire remarquer. Elle était immobile, tassée, recroquevillée sur elle-même. Ses bras entouraient ses jambes, sa tête était enfouie entre ses genoux. Elle était immobile comme ces malheureuses qui passent la nuit sous les ponts. Deux heures s'écoulèrent. Un méchant petit vent s'était levé. Des vaguelettes écumantes remontaient le courant et venaient crachoter contre la berge. Il faisait froid. Mascha devait avoir les pieds dans l'eau. Je m'avançai et lui mis tout à coup la main sur l'épaule. Elle poussa un cri rauque. Elle s'était dressée, puis, me reconnaissant, elle me tomba dans les bras et se mit à sangloter. Je la soutenais de mon mieux et, apercevant à quelques pas de là un tas de sciure de bois, je l'y conduisis doucement, l'y couchai et la recouvris de mon manteau. Elle pleurait toujours. Comme je m'étais étendu auprès d'elle, elle se pressait contre moi convulsivement et je ne comprenais rien à ses paroles entrecoupées de sanglots et de hoquets. Un trouble tout nouveau m'envahissait. C'était la première fois que je sentais un corps étranger tout au long du mien et une chaleur animale me pénétrer. C'était tellement inattendu! Ce voisinage physique me bouleversait au point que je me mis à battre la chamade et ne prêtai plus aucune attention aux discours de Mascha. J'étais étendu sur le dos, plein de malaise et de nausée. Je sentais qu'il allait se passer quelque chose de terrible. Je serrais les dents de toutes mes forces. Le cœur me battait dans la gorge. Il me semblait que je pendulais dans l'espace. Combien de temps s'écoula-t-il? Tout à coup je secouai cet alanguissement mauvais. Qu'avait-elle dit?... oui, qu'avait-elle dit?...
— Mascha, criai-je, en sautant sur mon séant. Mascha! Qu'as-tu dit, salope? que dis-tu?
Et je la secouai durement.
Elle se tordait par terre. Elle vomissait.
— ... oui... tiens... là... touche... tu peux le sentir... il a bougé aujourd'hui... je suis enceinte...
Un soleil boueux éclaboussait les champs détrempés et le monde nasillard des oiseaux s'éveillait. Il me semblait que je sortais d'un lourd cauchemar et que les nuages bas qui fuyaient dans le vent étaient les lambeaux d'un mauvais rêve.
Au fond, je l'avais toujours détestée; maintenant, son aveu me remplissait de dégoût.
Je pensais à mon ami.
J'armai mon revolver.
Mais je rengainai.
— Misérable! lui criai-je.
Et je partis en courant.
De retour à l'auberge je racontai tout à Moravagine, mais il ne fit que rire de mon indignation.
–Laisse donc, laisse donc, me dit-il. Ne t'en fais pas pour si peu. Tu vas voir ce que tu vas voir. Et ouvre les yeux. Tout ceci n'est que le commencement de la fin.
Et il éclata de rire.
Des mois s'étaient déjà écoulés depuis ces événements, les mois d'hiver que nous venions de passer à l'Institut polytechnique de Moscou; il s'en fallait encore de trois, avant que Mascha accouchât et que notre attentat fût à terme.
Nous devions porter notre grand coup au mois de juin, le 11. Et plus cette date approchait, plus nous retrouvions peu à peu du calme et du sang-froid. Notre inquiétude tombait, ainsi que la fièvre qui nous travaillait. Nous nous remettions d'aplomb. Notre soif et notre rire s'apaisaient. Nous avions nos moyens bien en main et nous retrouvions notre état normal, cette quiétude, cette confiance, cette sûreté de soi, cette détente qui précède le bond, ce repos statique qui vous comble, cette lucidité qui vous transfigure à la veille de toute action violente et qui en est comme le tremplin. Ce n'est pas la foi, ce n'est pas que nous croyions tout à coup à la sainteté de notre tâche, ni à une mission; j'ai toujours attribué cet état, qui est aussi bien physique que moral, uniquement à une déformation professionnelle que l'on peut observer chez tous les hommes d'action, chez les grands sportifs à la veille d'un challenge comme dans le cabinet d'un homme d'affaires qui prépare un coup sensationnel en bourse. Il y a aussi dans l'action le contentement de faire quelque chose, n'importe quoi, et le bonheur de se dépenser. C'est un optimisme inhérent, propre, conditionnel à l'action et sans lequel elle ne pourrait se déclencher. Il n'annihile nullement le sens critique et n'obnubile pas la jugeote. Au contraire, cet optimisme aiguise l'esprit, il vous donne un certain recul et, à la dernière heure, il fait tomber dans votre champ visuel un rayon perpendiculaire qui éclaire tous vos calculs précédents, les coupe, les trie et vous tire la carte du succès, le numéro gagnant. C'est ce qu'on appelle après coup la chance, comme si le hasard n'avait pas figuré dans les données du problème sous forme d'équation à la n ieme puissance et n'avait déclenché l'action. Un joueur qui perd est un amateur, mais un professionnel gagne à chaque coup, car il tient toujours compte de cette puissance et s'il ne la résout mathématiquement, il la chiffre sous forme de tics, de superstitions, d'augures, de grigris, tout comme un général à la veille de livrer bataille, qui suspend son action, parce que le lendemain est un treize ou un vendredi, ou parce qu'il a ceint son épée à droite et que son cheval a répandu l'avoine à gauche. En tenant compte de ces avertissements, on contemple comme le visage de son destin et c'est cela qui rend grave, sérieux, et qui plus tard fait croire au spectateur ou au témoin que le gagnant, que le vainqueur était un être élu des dieux. Celui qui triche au grand jeu du destin est comme un homme qui, se regardant dans un miroir, se ferait des grimaces, puis se mettrait en colère et, perdant tout contrôle de lui-même, briserait le miroir et finirait par se claquer. C'est un enfantillage, et la plupart des joueurs sont des enfants, c'est pourquoi ils enrichissent la banque et que le destin semble invincible.
Maintenant, si nous étions si graves, nous, c'est que chacun de nous vivait sous l'image de son propre destin. Non pas dans l'ombre d'un ange gardien ou dans les plis de sa robe, mais comme au pied de son propre double qui se détachait peu à peu de lui pour prendre corps et se matérialiser. Etrange projection de nous-mêmes, ces êtres nouveaux nous absorbaient au point que nous entrions insensiblement dans leur peau, jusqu'à identification complète, et nos derniers préparatifs ressemblaient fort à la mise au point de ces terribles, de ces orgueilleux automates connus en magie sous le nom de Téraphims. Comme eux, nous allions détruire une ville, dévaster un pays et fracasser entre nos terribles mâchoires la famille impériale. Nous n'avions pas besoin de relire la légende du mage Borsâ, l'Ethiopien.
Voici les nouvelles entités qui allaient pulvériser l'Empire.
L'explosif puissant et le gaz asphyxiant dans lesquels A. A. A. avait mis toute sa volonté de destruction. La machine infernale, les bombes au subtil mécanisme dans lesquelles Z. Z. avait mis toute sa nostalgie et son désir de suicide. La préparation minutieuse de l'attentat, le lieu, la date choisie, la désignation des complices, la distribution des rôles, l'entraînement, le dopage, l'armement dans lesquels Ro-Ro (notre chef Ropschine) avait mis toute sa volonté de puissance, son goût du risque, son énergie, sa ténacité, sa témérité folle, son audace, sa décision. Nous étions fin prêts et n'aurions pu arrêter la chose.
Au milieu de nous, Mascha était comme la lamentable mandragore, ce misérable tubercule anthropomorphe qui avait voulu lutter avec la tête d'airain, la tête parlante qui donnait l'alerte à l'Ethiopie. Ayant subi une bipartition physiologique, elle n'arrivait plus à se dédoubler; et, avec son enfant dans le ventre, elle n'arrivait pas à concrétiser l'image de son destin. Comme elle avait eu recours au mode le plus passif, à une loi de matérialisation élémentaire, à un processus ancestral, cellulaire, chaque fois qu'elle voulait évoquer son destin, elle retombait dans la plus grossière animalité sans jamais pouvoir atteindre la projection spirituelle. C'était un drame atroce, qui la rendait folle. Elle avait trahi, nous et son propre destin.
Elle était tantôt pleine d'amertume, tantôt pénétrée d'une rage froide. Et son ventre grossissait toujours. Elle subissait avec impatience tous les malaises, tous les troubles inhérents à son état. (Son désordre mental était si grand qu'elle continua à avoir ses règles jusqu'au huitième mois de sa grossesse.) Elle avait souvent honte de son sexe. Souvent aussi elle se révoltait. Dix, vingt fois par jour, elle se dressait devant Moravagine. On eût dit qu'elle allait l'étrangler. Le buste incliné en avant, les cheveux crépitant de colère, la bouche pleine de serpents, les yeux injectés, les doigts crispés sur son ventre, elle hurlait :
–Tu me dégoûtes, tu me dégoûtes!... Je te hais... Je voudrais... je voudrais... te...
Moravagine était radieux. Nous autres, nous ne soufflions mot. Alors Mascha nous insultait tous, nous traitant de lâches et de monstres.
— Vous ne voyez donc pas qu'il se fiche de vous, cet avorton? criait-elle. Méfiez-vous. Il vous mènera tous à l'échafaud, c'est un mouchard. Je voudrais... je voudrais...
Elle lui crachait au visage.
— Sale type! Dégueulasse! Fausse couche! ...
Elle trépignait.
Et nous prenant derechef à témoins, elle ajoutait:
— Je vous préviens, il vous possédera tous. Je le sais, il me l'a dit. Il a des rendez-vous avec la police. Vous serez tous pendus, bande de cons! D'ailleurs, il n'aura pas même le courage d'y aller, à la police. Je le connais, moi, c'est une chiffe, une poule mouillée, il se dégonfle toujours. Non, il n'aura pas même le courage d'y aller. Et c'est moi qui irai. Ça, je vous le jure. Vous n'y couperez pas. Je vous emmerde tous! Je... je...
Et elle sortait de la pièce, traînant la savate, claquant la porte.
Elle allait s'enfermer dans sa chambre, où elle s'abattait sur son ventre comme sur une vessie de cochon.
Elle pleurait longtemps.
Puis venait la réaction sous forme de remords, de plaintes, de misère. Elle se sentait par trop malheureuse. Et sa douleur éclatait.
–... C'est fini, fini, pour toujours, murmurait-elle. Je ne le verrai jamais plus. Je l'ai perdu pour toujours. C'est impossible...
C'était le soir. Elle réapparaissait sur le seuil, larmoyante, suppliante.
— Camarades, disait-elle, camarades, je vous demande pardon. Ne faites pas attention à moi. Ne faites pas attention à ce que je dis. Je suis une misérable.
Et elle s'écroulait.
Au bout d'un moment :
— Dites-moi, où est-il? Où est-il allé?
Moravagine était sorti.
— Il est chez Katja?
Et comme personne ne lui répondait :
— Je vais le chercher.
Elle se nouait un mouchoir sur la tête et elle sortait à son tour.
Elle courait chez Katja.
— Katjinka, Katjinka chérie, est-ce que Mora est là?
— Non, il vient de sortir.
— Il n'a pas dit où il allait?
— Vous vous êtes encore chamaillés?
— Non... Un tout petit peu... C'est ma faute. Mais je dois le voir... je dois le voir immédiatement...
Et elle repartait en courant. Elle errait dans les rues. Elle était comme folle. Elle pensait : « Est-ce qu'il y sera déjà allé?... Non, non... Surtout pas cela, surtout pas cela... »
Elle allait s'installer sur la place, devant l'immeuble de la police. Elle s'asseyait sur la margelle de la fontaine ou s'adossait à un arbre. Des passants tournaient autour d'elle, des voitures, des trams, les petits marchands ambulants. Elle ne voyait rien. Elle n'entendait rien. Elle ne quittait pas des yeux la porte béante devant laquelle un factionnaire faisait les cent pas. Le soldat en uniforme l'hypnotisait. Elle ne remarquait pas les gens qui entraient et qui sortaient. Sous le porche sombre un petit paquet de couleur tournait vertigineusement sur place comme une toupie sommée d'une lueur vive. L'éclair de la baïonnette lui perçait le cerveau.
« ... Où suis-je? faisait-elle. Ah, oui... oui... Attention, voyons, on te remarque. Tu ferais mieux de rentrer... »
Mais elle ne s'en allait pas. Maintenant, elle dévisageait tous les passants. Moravagine aurait pu se faire n'importe quelle tête, elle l'aurait immanquablement reconnu.
Maintenant, elle était tellement sûre d'elle!
« ... La vache. Je ne veux pas qu'il fasse cela. Il ne faut pas qu'il vende les copains... »
Et tout à coup elle comprenait qu'elle pouvait être jouée.
Elle retrouvait son astuce, sa combativité. Elle changeait d'endroit. Elle allait dans une rue adjacente. Elle se dissimulait dans l'ombre. Elle allait se poster devant une petite porte secrète qui menait directement au bureau de Grigorii Ivanowich Orlénieff, notre ennemi juré, celui qui s'était fait fort de nous arrêter tous et qui s'était attaché à nos pas, dès le début. C'est avec lui seul que Moravagine pouvait avoir rendez-vous, et il ne pouvait entrer ou sortir que par cette petite porte.
Elle remarque toutes les personnes qui passent. Son sens d'observation est si aigu qu'elle enregistre leur moindre particularité et que tous ces anonymes feront désormais partie de sa mémoire la plus intime. Ce faux pli du pantalon au genou, cette façon de marcher le pied droit légèrement déjeté, ce profil incliné du dos, ce jeu de la canne, ce tic du menton, cette bosse dans la nuque, tout cela devient inoubliable.
Tout à coup elle ressent un grand coup dans le ventre.
C'est lui! c'est lui!
Elle court. Elle change de trottoir. « Calme-toi. C'est bien lui. Il te remarque.» Elle rase les maisons ou n'avance que par à-coups, d'arbre en arbre. Elle change plusieurs fois de côté et court au milieu de la chaussée, derrière la caisse d'un fiacre.
Elle est sûre que c'est lui.
L'homme l'a entraînée dans un quartier impossible, lointain. Il entre dans une boutique acheter des cigarettes, puis pénètre dans une gare où il lit son journal. Elle le voit tout à coup en pleine lumière. Elle s'inquiète. Elle est épouvantée. Mascha se sauve. Elle croit avoir reconnu un agent de la Sûreté. Elle se croit démasquée. Elle saute dans un tram. Elle change deux fois, trois fois de voiture. Elle entre dans un café du centre et en ressort par une autre porte. Elle fait le même manège dans une église. Elle se fait conduire dans des rues animées, elle a peur des grands quartiers déserts. Elle échoue sur un banc. Elle ne sait plus comment elle est arrivée là. C'est un boulevard circulaire. Elle est lasse. Elle n'en peut plus. Ses joues sont brûlantes. Elle a froid dans le ventre. Ses jambes sont brisées. Elle ferme les yeux. Et toute cette terrible journée lui revient. Elle tremble. Elle voudrait être rentrée, se retrouver au milieu des bons camarades. Elle n'en peut plus. Une horloge sonne. Est-ce onze heures du soir ou quatre heures du matin? Elle n'arrive pas à compter les coups tant sa faiblesse est extrême. Alors elle se lève et s'en va trébuchante dans la nuit.
Elle ne regarde même pas derrière elle.
Tant pis ou tant mieux ou tant pis.
«... Si l'on me suit, si l'on m'a reconnue, si l'on me piste, je les mènerai directement à l'Institut. Tout le monde sera coffré. Je n'y peux rien... »
Elle n'arrive même plus à mettre deux idées bout à bout. Elle est tellement lasse! Elle a l'impression que chaque pavé se dérobe sous son poids comme une trappe et qu'elle monte un long calvaire sur les genoux.
Un bras s'insinue sous le sien. Une voix rauque lui murmure à l'oreille:
— Mascha! Tu te promènes depuis longtemps? D'où viens-tu, Mascha? qui t'a enseigné ce chemin? Je sais d'où tu viens. Je sais ce que tu vas faire. C'est toi qui nous vendras tous. Personne n'est dupe de tes paroles. Nous te tenons à l'œil.
Mascha n'ose tourner la tête. Elle ralentit encore son pas défaillant. Quelqu'un est là, à son côté, qui marche dans le coin de son œil. De grands frissons lui coulent dans le dos.
La voix reprend:
— Dis que tu y retourneras, Mascha, dis que tu y retourneras.
Tout à coup Mascha se met à courir de toutes ses forces. Elle fait cent mètres et se retourne brusquement.
— Oui, vous y passerez tous, jusqu'au dernier!
Elle chancelle comme si elle avait reçu un coup de poing entre les deux yeux.
Il n'y a personne.
Personne.
Personne ne l'a suivie. Personne ne lui a adressé la parole.
Et pourtant, et pourtant!
Elle croit que Moravagine était tout à l'heure appendu à son bras.
Non, il n'y a personne.
C'était peut-être le flic du Gazéthnéoi Péréoulock?
Non, décidément, il n'y a personne.
Alors?
Devant et derrière elle la rue est déserte. Les réverbères tracent comme des grands signes d'interrogation sur le sol.
Alors?
Mascha se réfugie dans une taverne de cochers. Elle se fait servir à boire et à manger. Elle surveille la porte. Elle surveille la rue. Dès que l'aube se dessine sur les vitres poussiéreuses, elle se lève et sort en renversant des flacons vides. Maintenant elle est très calme. Plus rien ne l'inquiète. Elle a besoin de toute la largeur du trottoir pour marcher droit.
Rentrée à l'Institut. elle nous trouve tous au travail parmi nos engins mystérieux. Personne ne fait attention à elle. Elle zigzague dans nos chambrettes. Elle fait de grands gestes et soliloque à haute voix. Nous ne savons si elle est saoule ou si elle répète son rôle de future nourrice. Elle parle à son enfant.
— Mon chéri. Mon mignon. Tu seras beau. Tu seras grand, et fort, et intelligent. Tu seras un homme libre. La liberté, c'est le seul trésor de l'homme russe. Tu...
Elle tombe dans un coin et s'endort.
La conduite de Mascha nous inquiétait et nous fit prendre des résolutions peut-être un peu hâtives. Nous décidâmes d'éloigner Mascha. Certains voulaient la supprimer; mais l'avis de Ropschine prévalut, non sans difficulté, car il dut plaider sa cause et il le fit avec chaleur. Enfin, à l'unanimité, il fut décidé que Mascha nous quitterait immédiatement, qu'elle irait accoucher dans une villa de Terrioki, sur la frontière finlandaise, à quelques lieues de Saint-Pétersbourg et qu'il serait toujours temps d'aviser après son accouchement car, actuellement, nous avions assez de besogne sur les bras. Moravagine, qui assistait à ces débats, n'intervint pas en faveur de Mascha, ce qui me surprit, ainsi que plusieurs de mes camarades; mais, quand il fut décidé de surseoir à l'exécution, je vis un sourire de vif contentement envahir Moravagine. Il se leva, vint me serrer la main et me dit à l'oreille:
–Cela vaut mieux ainsi. Maintenant, tu vas voir. C'est le grand jeu. On va rigoler, mon vieux.
Je le regardais stupéfait. Une fois de plus, je n'arrivais pas à comprendre. Il me semblait qu'il avait soudainement rajeuni.
C'est une impression qu'il me faisait depuis quelque temps, chaque fois que je parlais avec lui. Plus Mascha s'enlisait, plus Moravagine paraissait se désintéresser de son sort, se détacher. Hier encore, il s'acharnait après elle, il la faisait souffrir, il y prenait même un malin plaisir. Aujourd'hui, il était comme libéré et, seul au milieu de tous nos compagnons, il était assez insouciant pour sourire et être même toujours prêt à rire de tout. Cela m'intriguait. Etait-ce de l'inconscience ou de l'innocence, ou une grande force? Si la révolution lui avait appris à rire est-ce que le drame de Mascha l'avait complètement détraqué, abruti, enniaisé? Il n'avait aucun sens de sa responsabilité et devenait tous les jours plus enfantin, joueur. J'ai cru longtemps qu'il était victime de sa passion, puis, peu à peu, l'idée me vint que cette attitude nouvelle était due à un charme inconcevable qui lui permettait de réagir et de puiser du souffle vital dans une réserve insoupçonnée. Quel genre d'homme était-ce donc? Chaque fois qu'on le croyait terrassé, à bout, épuisé par les plus terribles crises morales, il renaissait de ses cendres, frais, pur, confiant, dispos, et s'en tirait toujours indemne. Chiffrée à l'échelle, sa vie aurait figuré une courbe ascensionnelle qui, retombant, revenant plusieurs fois sur elle-même, aurait décrit une spirale de plus en plus large autour de mondes de plus en plus nombreux. Quel admirable spectacle, toujours identique et toujours varié! Loi de constance intellectuelle, jeux de la tendre enfance! Ce petit empan qui sert de tremplin à une petite idée dure et ronde comme une bille, et qui devient plus tard la main qui joue avec précision, qui porte des coups audacieux, qui provoque des carambolages tels que toutes les idées d'ivoire viennent se fracasser comme des soleils désorbités et se cogner en résonnant; aujourd'hui, la grande maîtrise parmi les hommes et dans le monde, et la même main tenant la boule de l'Empire dans sa paume, la soupesant, prête à la jeter comme une bombe, prête à la faire éclater.
Je regardais Moravagine avec une ardente curiosité. Il était là, assis au milieu de nous, et pourtant seul, absent, étranger, comme il m'était apparu la première fois dans son cabanon de Waldensee, froid, maître de lui, désabusé et blasé. Au fond, c'est lui qui nous avait toujours fait agir et, si Ropschine était le chef, c'est Moravagine qui était le maître, notre maître à tous.
J'en eus une soudaine, une véhémente compréhension.
Je me remémorai tout ce que Moravagine m'avait raconté de sa vie en prison et de son enfance à Fejervar. Cette confession m'éclairait étrangement sur notre activité présente. Je saisis comme un parallélisme, des analogies, des correspondances entre notre terrorisme et les rêves les plus obscurs de cet enfant séquestré. Nos actes qui bouleversaient le monde d'aujourd'hui étaient comme des idées inconscientes qu'il avait eues alors, qu'il formulait maintenant et que nous réalisions, nous, tant que nous étions et sans nous en douter. Quand nous nous croyions le plus affranchis! N'étions-nous donc que les pâles entités jaillies de son cerveau, les médiums hystériques que sa volonté mettait en branle ou des êtres consternés que son cœur généreux nourrissait du meilleur de son sang? Parturition d'un être humain, trop humain, surhumain, tropisme ou extrême dépravation, en nous regardant agir, en nous observant de près, Moravagine étudiait, contemplait son propre double, mystérieux, profond, en communion avec la cime et la racine, avec la vie, avec la mort, et c'est ce qui lui permettait d'agir sans scrupules, sans remords, sans hésitation, sans trouble et de répandre du sang en toute confiance, comme un créateur, indifférent comme Dieu, indifférent comme un idiot.
A quoi pouvait-il bien rêver quand il restait immobile durant des heures avec une folle activité dans la tête et un léger va-et-vient du buste? Cela me donnait le vertige de l'observer et, tout à coup, je me mis à avoir une peur horrible de lui.
Depuis la nuit que j'avais passée couché auprès de Mascha au bord de l'eau, c'était la deuxième fois que je perdais tout contrôle de moi-même et que le voisinage intime d'une personne étrangère m'affolait. Alors, c'était une répulsion physique qui m'avait écarté de Mascha; maintenant, c'était une crainte morale qui m'éloignait de Moravagine. J'étais dans un état d' angoisse inexprimable, j'agitais les pensées les plus funèbres, je vivais dans les transes quand les événements s'abattirent sur nous avec une violence et une rapidité déconcertantes.
Comment raconter ces événements? Moi-même, je ne sais plus au juste comment tout cela est arrivé. J'ai beau faire des efforts, ma mémoire a des lacunes. Je n'arrive pas à enchaîner les faits, ni à comprendre comment ils purent découler les uns des autres. Suis-je bien certain de tout ce que je vais raconter? Est-ce bien Mascha qui nous a trahis? Est-ce bien Moravagine qui l'a fait agir? Hypnotisme, autosuggestion ou suggestion? Il n'y avait pas huit jours que Mascha était installée à la datcha de Terrioki. Alors, Moravagine aurait été la voir à mon insu ou aurait-il agi à distance? Une chose reste certaine, c'est que notre association fut brusquement anéantie et que tous nos camarades y laissèrent leur peau. Je me demande encore comment nous réussîmes à nous en tirer, Moravagine et moi. Alors, il faut croire que Moravagine avait tout prévu et que c'est bien lui qui avait tout manigancé, et de longue date? Que croire? Toujours est-il qu'il me donna la plus grande preuve de sang-froid et de raison au moment précis où je doutais le plus profondément de lui et que, moi-même, je ne savais plus que penser. C'est aussi la seule fois qu'il m'a témoigné combien mon amitié lui était chère, car il aurait pu me plaquer et me laisser choir, comme les autres, et, en somme, il m'a sauvé la vie. Et, à cette époque, j'y tenais encore.
Voici les faits, tels que je les ai notés dans mon journal.
«Le 5 juin 1907. Les derniers rapports sont bons. Nous avons passé la nuit à les dépouiller. Maintenant nous les brûlons un à un sur une flamme d'alcool tout en écoutant les bonnes nouvelles que Katja nous rapporte de sa tournée d'inspection. Tout va bien. Tout marche. Katja arrive aujourd'hui même de Cronstadt et ce qui se passe à Cronstadt, se passe également à Reval, à Riga, Libau, Sébastopol, Odessa et Théodosia qui étaient dans son itinéraire. Partout on attend le grand jour avec calme, avec confiance. Tout est prêt. Nos derniers et fidèles partisans de province se rendent compte de la gravité de l'heure et sont décidés à agir énergiquement. L'annonce de l'arrivée des membres du Comité exécutif, qui se mettront dans chaque ville à la tête du mouvement et dirigeront et prendront personnellement part à l'action, a produit le meilleur effet et a relevé le moral de tous. Plusieurs unités de la flotte de guerre nous sont acquises. L'enthousiasme des matelots de la Baltique et de la mer Noire est indescriptible. Katja attribue cet heureux état d'esprit à nos agents de propagande féminins qui travaillent les équipages et les garnisons depuis de longs mois et elle rend hommage à Moravagine qui a eu l'idée d'envoyer dans les ports et dans les arsenaux des jeunes filles et des femmes. Trois cents d'entre elles, pour la plupart des lycéennes, filles d'officiers et de bourgeois, sont entrées dans les bordels; elles se donnent aux matelots et les possèdent ainsi corps et âme. Les autorités ne se doutent de rien, aucune maison n'est consignée. Tout est prêt. A notre signal, ces femmes et jeunes filles embarqueront et se mettront à la tête des mutins. La flotte est avec nous. Nous n'avons encore jamais eu un tel atout en main. Nous pouvons compter d'une façon absolue sur les garnisons de plusieurs forts. Il y a beaucoup de chances pour que les artilleurs de la défense mobile suivent l'exemple des marins. »
«Le 6 juin, 10 heures du soir. Journée éreintante. Tous les engins sont chargés, les emballages sont faits. Avons tenu ce soir un dernier conciliabule. Le 11 est l'anniversaire de l'empereur. Des revues militaires et des fêtes auront lieu un peu partout. Avons résolu d'agir simultanément le même jour dans toutes les villes. Chacun de nous sait ce qu'il a à faire. Programme très chargé, mais rien ne cloche. Nous nous séparons demain. Z. Z. est parti ce matin pour Capri. A. A. A. part tout à l'heure pour Londres. Nous n'avons plus besoin d'eux ici. Chacun d'eux va préparer son secteur (Méditerranée, mer du Nord), car il faut tout prévoir et il y aura peut-être beaucoup de fuyards par ces deux voies. Ro-Ro nous quitte demain matin. Demain dans la nuit, il sera à bord du Rujrik. La machine infernale et les gaz y sont installés depuis huit jours, dans la soute à charbon. Medvied, le chef mécanicien, a télégraphié que tout était paré. Ro-Ro n'a pas une chance sur cent de s'en tirer.
«A l'instant, on nous apporte un télégramme de l'Eclopé. Mascha ne sort pas de la maison. Elle est étroitement surveillée. Une affiliée intercepte sa correspondance au bureau de poste de Terrioki. Donc, pas de crainte à avoir de ce côté-là. »
«Le 7 juin, 9 heures du matin. Je reviens de la gare Nicolas. Tout s'est bien passé. Ro-Ro et sa troupe sont partis. Ils occupaient deux coupés de première dans l'express de Saint-Pétersbourg. Leurs huit valises contiennent vingt-cinq bombes à renversement, des valises anglaises, plates, toutes du même modèle, munies de grandes étiquettes bicolores, nettes, visibles, qui sautent aux yeux: Compagnie dramatique. TOURNÉE POPOF. Je suis très inquiet, mais n'ai pas le temps de me l'avouer. Ma journée sera bien remplie. »
«Minuit. Gostinji-Dvor. L'Institut est désert. Je l'ai quitté le dernier pour venir m'installer à l'hôtel. Je suis Mr. John Stow, commerçant anglais. Je descends au bar sabler le champagne. J'ai donné rendez-vous à une poule de luxe. Les flons-flons de l'orchestre montent. J'enfile mon smoking et je descends. »
«Le 8; 6 heures du matin. Je ne dors pas. Je n'ai pas dormi. Voici des nuits et des nuits que je ne dors plus. Que dois-je faire? Qu'allons-nous tous devenir? J'exécute mon programme à la lettre, mais je suis loin d'avoir le calme nécessaire. Je manque absolument de sang-froid. C'est la première fois que j'agis seul. J'ai la fièvre. Il me semble que tout le monde devrait s'apercevoir de mon émotion. Cette nuit j'ai saoulé Raja, la pauvre fille, ignoblement, je la faisais boire pour qu'elle ne remarque pas mon trouble. Les femmes sont si curieuses. J'avais peur qu'elle m'interroge.
«Tous les copains sont partis hier. Chacun dans sa direction, chacun avec des instructions précises, chacun avec un armement de bombes fumigènes, de bombes à renversement, de bombes asphyxiantes, de grenades à main d'un nouveau modèle, chacun muni d'un Colt qui faisait saillie dans sa poche, chacun avec un matelas de billets de banque autour du corps, chacun avec un ballot de passeports. Je me demande comment la police a laissé passer tout ça, armes, hommes, argent, papiers. »
« 11 heures du soir. Toute la journée je me suis fait trimbaler dans des musées, dans des cafés, dans des restaurants, j'ai visité le Kremlin, j'ai fait jouer des tziganes, j'ai fait une partie de poker au club anglais, j'ai dîné à l'Ours, je suis allé au théâtre et me voici allongé sur le parquet de ma chambre avec des palpitations de cœur et de l'angoisse plein la tête.
« Une bouteille de whisky est à la portée de ma main. Une cigarette brûle le tapis de haute laine.
« J'ai peur. J'ai honte d'avoir peur. J'ai toujours peur.
« C'est demain que je dois faire sauter l'Institut. Je me suis répété cette phrase toute la journée et je n'arrive pas à m'habituer à cette idée. Il n'y a qu'un simple contact à mettre; mais est-ce que je saurai faire le geste? Je n'aurai pas besoin de sortir de cette chambre d'hôtel, je n'aurai qu'à brancher sur le secteur et, à l'autre bout de Moscou, l'Institut sautera et peut-être tout un quartier. Pourquoi ?
« Je suis très inquiet. Moravagine est parti hier. C'est la première fois que nous sommes séparés. Avec lui tout cela serait un jeu. Il me manque énormément. J'ai honte des mauvais sentiments que j'ai eus à son endroit tous ces derniers temps. Pourquoi me faisait-il peur? Comment ai-je pu supposer qu'il allait nous trahir? C'est un enfant. Mascha est une sale vache. Est-ce qu'il saura seulement se tirer d'affaire? Lui aussi a un programme chargé. Je deviens bête. Je m'en veux de l'avoir embarqué dans cette affaire et surtout de l'avoir laissé partir seul; moi qui m'étais juré de ne jamais le quitter.
« C'est demain que je dois faire sauter l'Institut. Un simple contact...
« J'ai eu une émotion épouvantable. Impératif, un coup de téléphone m'a fait sauter sur mes pieds. J'étais tout tremblant. J'ai sorti mon revolver, prêt à tuer l'homme au bout du fil. C'était Rita qui me demandait de l'inviter à souper. Je lui ai dit de m'attendre, que j'allais descendre. Brave fille. Je ne serais pas seul cette nuit. Mais ce qu'elle m'a fait peur... »
« Le 9, 11 heures du matin. Je me réveille dans le piano. Je suis extraordinairement lucide. L'alcool m'a complètement délavé. Je me sens rajeuni, très sûr de moi, toutes mes forces sont à ma disposition. Il me semble que je soulèverais le monde en étendant le bras. Raja dort la bouche ouverte, le corps pris sous un fauteuil renversé. Non, je n'ai pas couché avec elle. Voyons, est-ce que je lui ai dit quelque chose? Non, je ne lui ai rien dit. Nous n'avons fait que boire, boire, elle m'a entraîné chez elle et, en entrant, j'ai piqué une tête dans le piano. Je ne pouvais plus me tenir sur mes jambes. Et je me suis immédiatement endormi. Maintenant, debout, il faut agir, c'est le grand jour. »
« Midi. Je suis à l'hôtel. Je prends mon bain et me fais apporter mon courrier. Les télégrammes sont là sur un plateau d'argent. J'ai donné un pourboire royal au groom qui me l'a monté. Je donnerais bien tout l'or de ma ceinture et tous les billets de banque qui bourrent ma valise à soufflet pour ne pas avoir à prendre connaissance de ces dépêches. C'est moi qui détiens la caisse du parti. Je n'ai jamais eu autant d'argent. Près d'un million. Qu'est-ce que je ne donnerais pas pour que cette journée n'ait pas lieu ! »
« Un peu plus tard. Je déjeune seul dans ma chambre. Les dépêches sont toujours là sur le plateau. Je n'ose pas les ouvrir et pourtant, il le faut, je dois faire sauter l'Institut à 5 heures. C'est convenu. A moins de contrordre. Et maintenant, c'est justement ce que je crains le plus, apprendre du nouveau, un empêchement quelconque qui arrêterait tout. Je suis impatient d'en finir. »
« Il est 2 heures et quart. J'ai encore deux bonnes heures devant moi, le contact devant être mis à cinq heures précises. J'ai décacheté mes télégrammes. Tout va bien. Tout marche à souhait, va selon nos vues. Je puis aller de l'avant. C'est la dépêche de Ro-Ro qui me causait le plus d'inquiétude. Je l'ai immédiatement lue, car tout dépendait de ce qu'il m'y disait. Ro-Ro me télégraphie : « Achetez choucroute. » Je sais ce que cela veut dire. J'envoie immédiatement quatre télégrammes et j'achète ferme 100 tonneaux de choucroute à Toula, 100 à Twer, 100 à Riazan et 100 à Kalouga.
« Je sais maintenant que je devrai mettre le contact.
« L'explosion de l'Institut est le signal convenu qu'attendent tous les copains. Les journaux du soir l'annonceront et le télégraphe marchera toute la nuit. Ainsi tous les camarades et tous nos partisans disséminés dans l'ensemble du territoire seront prévenus que le plan tient toujours bon et qu'ils peuvent marcher.
« Katja est à Cronstadt avec Makowsky. Khaïfetz est à Odessa. Kleinmann à Riga. Oleg à Libau. Le Cosaque à Théodosia. Seul Moravagine n'est pas encore arrivé à Sébastopol. Sokoloff me télégraphie qu'ils se sont séparés à Kharkoff. Qu'est-ce que cela signifie? Je ne sais que penser et n'ai d'ailleurs pas le temps de penser. J'ai tout juste le temps de faire ma petite installation dans ma chambre. Monter les accus, faire mon branchement et établir le contact avec le secteur du téléphone. Comme je suis très maladroit et que je ne sais pas manier les outils, je n'ai pas une minute à perdre. Le télé de Mora peut arriver d'un instant à l'autre. »
« Il est 5 heures moins le quart. J'ai travaillé comme un nègre et me suis brûlé à la main gauche en maniant la lampe à souder sur la colonne d'eau. Les batteries d'accus que contenait ma malle sont branchées dans la salle de bains. Les piles du téléphone sont dans la baignoire. Les instructions de Z. Z. étaient si bien rédigées et son schéma si précis que je n'ai pas eu une seconde d'hésitation dans l'installation des fils électriques. Les écheveaux sont dévidés, mes ligatures sont prêtes, je n'aurai qu'à nouer ces deux épis de petits fils de cuivre pour établir le contact. Je bois une grande rasade de cognac. Toujours rien de Moravagine. Je brûle tous les télégrammes et les autres papiers. »
« Il est 5 heures moins cinq. Ma montre est devant moi sur la table. C'est un chronomètre de course. La grande aiguille du milieu me compte même les fractions de seconde. Comment remplir les cinq minutes qui me restent. Que ne peut-on faire en cinq minutes !
« Je glisse dans une enveloppe dix mille roubles pour Raja. Bon. Le chasseur est venu, l'enveloppe est partie. Bon. Je ferme la porte à clé. Je n'ai plus rien à faire. Ma valise est bouclée. Je n'oublie rien. Je ne laisse aucun papier derrière moi. L'installation électrique dans la salle de bains me fait rire et intriguera beaucoup les détectives après coup. Qui est M. Stow, Mr. John Stow ? Mr. John Stow a vécu, messieurs, ne vous donnez pas la peine de le chercher, il ne reparaîtra jamais plus. Sorti de l'hôtel, je suis Matoschkine, Arcadie Porphirovitch Matoschkine, originaire de Voronej, marchand de troisième classe, membre de la guilde, qui se rend à Twer prendre livraison de cent tonneaux de choucroute. J'ai beau rigoler tout seul, mon cœur frappe à grands coups, mon pouls cogne presque aussi fort et les tempes, la nuque me font mal. Encore quatre minutes. »
« Je pense à Ro-Ro. Quel chic type, bien élevé, lettré, calme, toujours de sang-froid ! Puisse-t-il réussir et s'en tirer. Et Mascha, que va-t-elle devenir si nous ne réussissons pas ? »
« Plus que trois minutes.
« L'aiguille des secondes tourne moins vite que mon impatience et celle des dixièmes s'affole.
« Je compte à haute voix.
« Je suis tout en sueur.
«Ah! si Moravagine était là! Je l'appelle: Mora! Mora!
« Silence.
« Où suis-je?
« Est-ce que tout cela est réel ?
« Je me regarde faire.
« C'est pourtant bien moi qui agis. Je tiens ce fil dans la main droite. Cet autre, dans la main gauche. Un bout est tout tortillé. L'autre forme une petite boucle. Je n'ai qu'à passer le tortillé dans la boucle et à le rabattre en forme de crochet, puis à tordre le tout dans du chatterton avec ma petite pince et...
« Et...
« J'ai l'impression que je vais faire sauter l'univers.
« Faire sauter le monde hors des gonds.
« C'est trop simple. Mes mains tremblent. J'ai failli mettre le contact un peu trop tôt. Je tiens à être exact. A 5 heures précises. Je suis des yeux la grande aiguille qui bondit irrégulièrement comme une sauterelle. J'ai encore une minute et deux dixièmes. »
« Je pense à cette page du Journal d'un Poète d'Alfred de Vigny. Z. Z. a toujours affirmé qu'elle était réalisable, que l'on pouvait faire sauter la terre, détruire le monde entier d'un seul coup. D'après lui, il n'y avait qu'à forer les mines à la profondeur voulue, placer les chambres d'explosion dans l'angle mathématique obtenu en tenant compte de la propagation en forme d'ondes du séisme, distribuer les charges d'explosif selon une progression géométrique, de l'équateur vers les deux pôles, de façon que les deux calottes polaires soient bien remplies par les deux principaux fourneaux de mine, obtenir un synchronisme parfait de l'allumage. Une seule étincelle et le globe est émietté. Ce qui fait choir la lune et entraîne tous les astres du système solaire. Les répercussions de cette explosion se font sentir jusqu'aux fins fonds des cieux et les gravitations les plus anciennes chancellent. Quand tout s'apaise, nouvelle harmonie, mais dont la planète Terre n'est plus. A. A. A. disait par contre qu'aucun explosif connu ne serait assez puissant pour faire sauter le globe terraqué, qu'il en faudrait une masse au moins égale et peut-être double du volume de la planète, que fabriqué avec de la matière il ne pourrait réduire les forces de la matière, que constitué selon les lois physiques il ne pourrait rompre l'équilibre des mondes, ni, chimiquement, anéantir l'énergie moléculaire, que l'explosion provoquerait tout au plus un nouveau précipité en suspension dans l'atmosphère, lequel continuerait à graviter autour du soleil ; il est vrai que la vie en serait peut-être exclue. Il ajoutait que le rêve de Vigny n'était qu'une illusion d'optique connue en astronomie comme phénomène de diplopie monoculaire. Il prétendait que pour réussir dans cette entreprise, il fallait employer un explosif astral, constitué, par exemple, du dernier rayon d'un soleil mort il y a plus de cent mille ans et dont on réussirait à capter l'énergie lumineuse au moment précis où il atteindrait notre œil, à l'isoler, à l'emmagasiner à l'aide de l'analyse spectrale, que condensé sous le plus petit volume industriellement réalisable rien ne résisterait à la force destructive émise par ce noyau lumineux, que cette pilule coincerait les masses foudroyantes de la Voie lactée. »
« Sept... huit... neuf... dix. »
« J'ai noué mes deux fils. »
« Quelle dextérité chirurgicale dans l'emploi de la pince ! »
« Quelle déception ! »
« Il ne se passe rien. »
« Je m'attendais à une explosion formidable. »
« J'écoute, haletant. »
« Rien. »
« Moi qui croyais faire sauter le monde ! »
« Rien. »
« L'ascenseur ronronne comme feutré dans les profondeurs de l'hôtel et les vitres tintent légèrement quand l'omnibus passe sous mes fenêtres.
« Je reste pantelant. »
« Un quart d'heure vient de s'écouler. »
« J'empoigne ma valise et me sauve.
« J'allais oublier ma montre. Il est 5 h 17. J'ai tout juste le temps d'aller à la gare et de sauter dans le train de Twer qui passe à 18 h 1. »
« Dans le train. Le wagon est archibondé. Les moujiks vont, viennent, grognent, crachent, prient, jouent de l'accordéon, se disputent, boivent du thé. Il y en a qui sont juchés jusque dans les porte-bagages. L'un d'eux me fixe avec ses yeux de furet. Je n'ose ouvrir les journaux qui sont dans ma poche et qui me brûlent.
« Ah ! cette traversée de Moscou en fiacre et cette arrivée en trombe à la gare ! Les rues avaient leur aspect habituel et de plus en plus j'étais convaincu d'avoir raté mon coup. Soudain, ce fut une ruée. Nous nous étions justement engagés sous la grande porte de la Cité chinoise et nous y restâmes bloqués. Devant nous, la place était noire de monde. La foule s'agitait, bouillonnait. Les camelots n'y arrivaient pas. Cris. Bras tendus. Remous. Bousculades. Enfin, mon fiacre fut dégagé et je pus à mon tour étreindre une brassée de journaux. Journaux du soir, journaux du matin, éditions spéciales. Mille cris me l'avaient déjà annoncé. J'avais réussi. Debout, je donnais de grands coups de poing dans le dos du cocher;
« — A la gare, à la gare, cent roubles si tu me mènes à la gare ! »
« Je retombai dans les coussins de la voiture, épuisé. »
« Les journaux, les journaux. Les voici. Je les ai lus. Je n'y tenais plus. Je les aurais lus, même les menottes aux mains, encadré de deux gendarmes, en route pour le bagne..
« Des manchettes énormes. Le chiffre des morts. Le chiffre des blessés. On se perd en conjectures sur les mobiles d'un attentat aussi stupide, aussi inutile, en plein quartier populaire... Les pompiers... Les soldats... Consternation... Indignation... Je m'endors. »
« Je me réveille en sursaut. Quelle heure est-il ? Minuit onze. Nous arrivons. Les journaux ? Ils sont entre mes jambes. Je vais les jeter par la portière. Comme je suis en train d'abaisser la glace, j'ai l'impression qu'on me poignarde dans le dos. Je me retourne tout d'une pièce. Un œil m'observe, sournois, rigoleur. Sur la banquette d'en face un homme est couché dans une peau de mouton. Barbe hirsute, casquette sur l'oreille, cheveux en désordre. Une bouteille vide est dans sa main qui pend jusque sur le plancher. Cet homme me fait peur. Je ne vois qu'un seul de ses yeux et cet œil cligne. Qui est-ce ? Je le connais. Il me semble que je l'ai déjà vu quelque part. Je bande toutes mes facultés, mais je ressens aussi toute mon immense fatigue. La bouteille vide roule à travers le wagon. L'homme se lève, me marche sur les pieds. Le train freine. On se bouscule. Je descends.
« Twer ! Twer ! Il pleut. Le quai en bois est glissant. De mauvais quinquets se balancent dans le vent. La foule s'écoule silencieusement. Je cherche mon inconnu de tout à l'heure. Je me hâte vers la sortie. Ma valise me bat dans les jambes. Je suis sans force.
« Maintenant, je m'oriente. Un chemin défoncé suit la voie. Je traverse le deuxième passage à niveau. Une piste mène à travers champs. Je patauge dans l'eau. La pluie redouble et le vent siffle. Au bout d'un quart d'heure, j'atteins une touffe de sureau. Une voiture m'attend. J'y monte. Le cocher fouette son cheval. Nous ne nous adressons pas la parole.
« Nous traversons une plaine inondée, puis entrons sous bois. Je me laisse transporter par cette mauvaise téléga qui tressaute sur les racines et que le vent fait chavirer. Je ne pense à rien.
« Au bout d'une heure, nous entendons des aboiements lointains. Une lumière brille entre les sapins. Nous sommes arrivés. Ivanoff saute à terre. Il m'empoigne par les poignets, il me les serre de toutes ses forces, et son visage tout contre le mien, il me demande :
« — Ça y est ?
« — Ça y est.
« — Que Dieu nous protège ! »
« Il défait son étreinte.
« Il reste muet. Je ne dis rien. Le vent mugit dans les arbres. Au loin, on entend le long cri d'une locomotive perdue.
« La pluie tombe.
« Au bout d'un moment, je demande :
« — Les tonneaux sont prêts ?
« — Tout est prêt.
« — Tu as un wagon ?
« — J'ai deux wagons, deux wagons couverts. Ils sont sur une voie de garage, tout au bout du quai, tout seuls. Il n'y a pas d'erreur possible, je laisserai un tonneau sur le quai.
« — Bien. Embarque tes tonneaux dès demain et que tes wagons soient prêts à partir. Arrange-toi pour que le premier ne parte pas avant trois, quatre jours et le deuxième dans cinq, six jours. Il ne faut pas trop se presser, il y aura peut-être beaucoup de monde.
« — Que Dieu nous protège tous ! »
« Long silence.
« Ivanoff tire sur sa pipe vide. Le cheval s'ébroue.
« Je lui demande :
« — Ivanoff, tu es seul ici ? »
« Il me répond :
« — Je suis seul.
« — Et tes ouvriers ?
« — Je leur ai donné congé. Ils sont tous en ville puisque après-demain c'est fête.
« — Oui, une grande fête.
« — Que Dieu nous protège ! »
« Il m'embête avec son Bon Dieu. »
« — Allons nous coucher », lui dis-je brusquement.
« Ivanoff passe devant. Il pousse la porte de son isba.
« — Le chien est enchaîné, me fait-il. Entrez. Je vais retourner à Twer. Vous pouvez vous coucher sur le poêle, il est allumé. »
« Je ne puis rester sur le poêle. Je suis trop énervé. Il y a également du pain, un hareng et des concombres salés sur la table. Je ne puis y toucher, je n'ai pas faim. Je fume des cigarettes. Je vais, je viens. A chaque pas que je fais, le chien grogne.
« — Sale bête ! »
« Quelle heure est-il ? ma montre est arrêtée. Jamais je ne pourrai rester dans cette baraque et attendre. Attendre quoi? Impossible d'avoir des nouvelles et je ne puis me montrer en ville.
« Je tourne comme un enragé dans la pièce. Le chien grogne. J'ai envie de le tuer. Jamais je ne pourrai rester ici.
« Le vent hurle et les branches s'entrechoquent.
« Je mets une bûche dans le poêle et étends mes jambes à la flamme.
« Demain, c'est jeudi. Après-demain, c'est vendredi. Le tsar, la famille impériale et leur suite embarquent à 9 heures du matin à bord du Rujrik. Le Rujrik est un beau croiseur amarré en face l'ambassade d'Angleterre, quai de l'Arsenal. Le Rujrik vire sur une ancre pour prendre le courant et descendre la Néva. C'est à ce moment, à 9 h et quart, qu'éclate la machine infernale. Le bateau coule. Medvied ouvre les réservoirs de gaz asphyxiant. Ro-Ro, embusqué dans une manche à air qui domine la passerelle, tire à bout portant sur le tsar. Ro-Ro a peut-être la chance de se sauver en sautant pardessus bord et en gagnant Vassilji-Ostrow à la nage. Les artilleurs de Pierre-et-Paul, préposés au canon qui tire le coup de midi, pointent leur pièce sur le Rujrik. Ils ont mission de tirer sur toutes les embarcations qui tenteraient de s'éloigner ou de s'approcher du croiseur qui sombre au milieu de la rivière. Une autre pièce tire alternativement un obus sur l'Amirauté, un autre sur le Palais d'hiver. Un canon Maxim nettoie les quais et maintient sous son feu l'ambassade d'Angleterre et tous les palais de la rive. Une mitrailleuse, braquée sur l'intérieur de la forteresse, cloue le poste de garde et défend les approches de la courtine sud. En tout, quinze hommes qui suffisent à cette besogne. A la tête des ouvriers de Poutilloff, six meneurs, armés de bombes puissantes et de bombes fumigènes, s'emparent de l'Arsenal. Dans les casernes en effervescence, les mutins abattent leurs officiers.
«A Cronstadt, l'affaire se déclenche à 9 heures et demie. Ce sont les torpilleurs T. 501 et T. 513 qui ouvrent le feu. Ils torpillent à bout portant l'énorme dreadnought Tsaréwitch, vaisseau amiral. Les forteresses des îles U. 21 et U. 23 bombardent la flotte alignée pour la revue navale que le tsar ne viendra pas passer. Le brise-glace Novak bombarde les poudrières et les dépôts de munitions. La moitié du port saute. A bord de chaque bateau, la poignée des révoltés qui nous sont acquis s'emparent du commandement et hissent le drapeau rouge. Les fusiliers marins occupent les casernes et la préfecture maritime. A midi, Cronstadt est à nous. On réduit les forteresses des îles qui ne se sont pas encore rendues. Le sous-marin Iskra file en éclaireur, une partie de la flotte révolutionnaire le suit, prêter main-forte aux camarades de Saint-Pétersbourg, où le canon tonne toujours. Grâce aux marins, vendredi soir Saint-Pétersbourg peut être à nous.
« A Riga et à Libau, les unités qui y stationnent peuvent facilement s'emparer du port et des bassins. Sous la menace de leurs canons, ils obtiennent la reddition des garnisons et des autorités de ces deux villes. Les dockers leur prêteront la main.
« Voilà pour la Baltique.
« En mer Noire, c'est Moravagine qui marque le premier point. Vendredi matin, de bonne heure, l'amiral Néplouwjeff est tué en sortant de la citadelle pour aller inspecter les troupes rangées sur l'Esplanade. Sept bombes ont été fabriquées spécialement pour lui, car il y a longtemps qu'il figure sur nos listes noires, ce vieux bandit. Il a été condamné sept fois à mort. Il ne peut pas nous échapper. Le cuirassé Kniaz Potemkine hisse le drapeau noir. Il bombarde immédiatement de ses grosses pièces les forteresses qui n'ont pas adhéré au complot. Il lâche également quelques volées d'obus sur l'Esplanade, où les troupes sont rassemblées. Les forteresses mutinées bombardent les unités de la flotte qui ne hissent pas le drapeau noir au premier coup de semonce. La flottille des torpilleurs nous est acquise. Les uns sont aux ordres de l'état-major révolutionnaire du Potemkine; les autres, commandés par Sokoloff, filent sur Odessa, soutenir le vieux garde-côte Orloff et les canonnières Batiouchka et Matiouchka qui doivent s'emparer du port avant 5 heures du soir et tenir la ville sous leurs canons. Théodosia est prise sans coup férir, Odessa dans la journée de samedi, Sébastopol, dimanche matin au plus tard.
« En trois jours les frontières maritimes de la Russie sont entre nos mains. Les puits de Bakou brûlent. La gare de Varsovie est en flammes. Kiew, Witebsk, Dwinsk, Vilna, Pskoff, Tiflis en pleine révolution. La Pologne, la Lituanie, la Lettonie, la Finlande, l'Ukraine, la Géorgie proclament leur indépendance. Moscou est isolée. S'il y a lieu, des frontières nous marchons concentriquement sur cette ville. Moscou encerclée, ce qui reste de la Russie d'Europe peut être à nous en moins de huit jours. La grève des cheminots et la grève générale sont proclamées. Dès dimanche matin, les prisons et les bagnes sont ouverts. Il y a des batailles tout le long du Transsibérien, batailles qui font long feu. Seule Vladivostock tient bon, résiste, se retranche et devient le centre de la réaction, mais cette ville perdue en Extrême-Orient ne peut agir sur notre destinée immédiate. Nous prévoyons des îlots de résistance le long de la Volga. »
« Je fourrage le foyer. Le chien grogne.
« — Tais-toi, sale bête ! »
« Je suppute nos chances de succès. Nous pouvons réussir car tout a été préparé minutieusement et les hommes dont nous disposons sont sûrs et décidés. Les deux gros morceaux sont Saint-Pétersbourg et Sébastopol. Mais Ro-Ro est un homme d'action, prompt, rapide, téméraire et qui ne flanche jamais. Quant à Moravagine...
« Moravagine. Je suis plein d'angoisse à son sujet. Que signifiait ce télégramme de Sokoloff ? Pourquoi se sont-ils séparés ? Pourvu que...
« Non. C'est impossible. Même la défection de Moravagine ne changerait rien. J'ai fait partir mon pétard. Il a été entendu de tous. Toute la Russie l'a entendu. Et maintenant on se met partout au travail. La chose doit suivre son cours. Rien ne peut l'arrêter.
« Je suis mortellement angoissé. Je me lève. Je reprends mon va-et-vient. Le chien grogne en montrant les dents. Il s'est réfugié entre deux barriques. Je ne puis même pas lui allonger un coup de pied...
« Je pense à ce drôle de bonhomme dans le train... Il était bien suspect... Cette casquette... cette barbe... cette bouteille vide... tout cela ressemble beaucoup à de la mise en scène, du grimage...
« Et si nous étions trahis ?... si Ro-Ro était arrêté ?... s'il ne se produisait rien à Saint-Pétersbourg et que seule la province marche ?... Ça serait la fin de tout... ça serait épouvantable... on ne pourrait jamais plus recommencer... tout serait inutile...
« Inutile... ha, ha, ha... Est-ce que vraiment nous allions faire quelque chose d'utile?... Non, Ro-Ro lui-même n'a plus la foi.
« Et si nous réussissions ? Si notre œuvre est couronnée de succès?... Alors, nous allons tout démolir; démolir... ha, ha, ha... démolir jusqu'à la gauche. Puis..., et puis ?... Certains porteront la même activité ailleurs, d'autres s'enthousiasmeront même pour une action internationale, une entreprise universelle de démolition. Mais nous, les chefs, n'en avons-nous pas assez, ne sommes-nous pas fatigués, las ? Alors, il nous faudra déserter, tout abandonner, laisser notre œuvre à d'autres, aux esprits forts, aux suiveurs, aux épigones qui s'emparent de tout et prennent toujours tout au sérieux... et réalisent... et décrètent... ordonnent... de nouvelles lois... un ordre nouveau.. , ha, ha, ha ! ... Non, après ce que nous avons fait, nous ne pouvons plus rien admettre, même pas la destruction et surtout pas la reconstruction, la reconstruction posthume... Anéantissement... C'est le monde entier qu'il faut arriver à faire sauter... En somme, la connaissance scientifique est négative. Les dernières données de la science ainsi que ses lois les plus stables, les plus avérées, nous permettent tout juste de prouver la nullité de toute tentative d'explication rationnelle de l'univers, de démontrer l'erreur fondamentale de toutes les conceptions abstraites, de classer la métaphysique dans le musée du folklore des races, d'interdire toute conception a priori. Comment ? Pourquoi? Questions oiseuses, questions idiotes. Tout ce que l'on peut admettre, affirmer, la seule synthèse, c'est l'absurdité de l'être, de l'univers, de la vie. Qui veut vivre doit se tenir plus près de l'imbécillité que de l'intelligence et ne peut vivre que dans l'absurde. Manger des étoiles et rendre du caca, voilà toute l'intelligence. Et l'univers n'est, dans le cas le plus optime, que la digestion de Dieu.
« Je jette le hareng au chien. Il le ronge et je reprends ma rêvasserie. Cette nuit ne finira donc jamais !
« Dieu... »
« A ce moment, le chien se précipite sur la porte et aboie furieusement. Je reste tout interdit. Est-ce que quelqu'un viendrait ? J'arme mon revolver, j'écoute.
« La fureur du chien redouble. Le vent gémit. Des branches craquent. J'ouvre la porte. La bourrasque s'engouffre dans la chambre. La lampe à pétrole est éteinte. Je referme la porte avec violence et reste derrière elle, prêt à tirer.
« Tout à coup, j'entends un coup de sifflet, notre sifflet de ralliement, le thème de Tristan. J'ouvre la porte et me précipite dehors en criant :
« –Mora, Mora!...
« Le vent me gifle par paquets. Il fait si noir que je ne vois pas à un pas.
« Une voix fait :
« — Allô, c'est moi !
« C'est la voix de Moravagine.
« Une seconde après je serre Moravagine dans mes bras.
« Je l'entraîne par la main.
« — Le chien est enchaîné, lui dis-je. Entre. Tu peux te coucher sur le poêle. Je vais rallumer la lampe. »
« Dans la nuit du 10 au 11 ou dans la nuit du 9 au 10? Je ne sais pas. Je suis perdu. Moravagine prétend que c'est demain vendredi. Ainsi, j'aurais dormi vingt-quatre heures sans le savoir? Il veut m'en faire accroire. Pourquoi ? Je ne sais que penser. Il se fiche de moi. Mais alors, pourquoi est-il venu me rejoindre à Twer? Du moment qu'il s'enfuyait, il lui aurait été plus facile d'atteindre le dépôt de choucroute de Toula. Mais fuyait-il? C'est ce que je voudrais bien savoir.
« Je vais tâcher de mettre un peu d'ordre dans mes idées et de retrouver la date perdue.
« Donc, je fais entrer Moravagine dans la maison. Je le tiens par la main et le pousse du côté du poêle pour lui faire éviter le chien. Puis je ferme la porte et vais rallumer la lampe. Quand je me retourne, j'ai devant moi le petit bonhomme du train. A cette vue, je suis tellement saisi que mon revolver, que je tenais de la main gauche, part tout seul et que je blesse Moravagine au pied. Naturellement, c'est le pied droit, sa jambe malade. Heureusement que ça n'est rien. Je lui ai fait un pansement. La balle a traversé le gros orteil, à la racine de l'ongle.
« Moravagine mange sous la lampe. Son pied blessé étendu sur une chaise fait qu'il est assis tout de travers. Le chien est à côté de lui et il lui donne de temps à autre une croûte de pain. Il me l'a fait détacher et cette bête qui m'aurait dévoré, moi, s'est précipitée sur lui pour le lécher. Quel est donc ce charme qui se dégage de sa personne au point que les animaux mêmes y sont sensibles ?
« Moravagine mange sous la lampe. Je suis honteux de mon malheureux coup de feu. Je fais bouillir du kascha. En fouillant parmi les caisses et les tonneaux, j'ai découvert la huche à pain, la réserve de concombres et un sac de harengs. J'ai aussi trouvé un gros litron de vodka et j'en ai bu une longue rasade avant de le déposer sur la table. Si je fais l'affairé, c'est que j'ai peur d'interroger Moravagine. Je suis plein de soupçons. Les suppositions les plus folles me passent par la tête. De temps en temps je lui jette un furtif regard. Je voudrais le pénétrer, savoir ce qui se passe, ce qu'il a fait.
« Je n'y tiens plus, son calme m'exaspère. Je sens la colère monter en moi.
« — Tu sais, lui fais-je brusquement, en me versant un gobelet de vodka, tu sais, ta plaisanterie était idiote.
« — Quelle plaisanterie ? »
« Il n'a même pas levé les yeux.
« — Celle du train. Tu sais, je t'ai immédiatement reconnu. On n'a pas idée de ça, cette bouteille vide, ça ressemblait trop à du chiqué.
«–Allons, allons, mon vieux, ne te monte pas. Avoue que tu as eu une sacrée frousse. »
« Il me regarde en rigolant.
« — Nom de Dieu ! me diras-tu enfin ce que tu foutais dans le train, cette nuit ?
« — Cette nuit ?
« — Oui, cette nuit.
« — Mais non, mon vieux, c'était hier. »
« Ses yeux ne me quittent pas. Il sourit.
« — Voyons, Mora, ne joue pas sur les mots, je t'en supplie. Hier ou aujourd'hui, ça m'est égal. Me diras-tu ce que tu faisais cette nuit, à minuit, dans le train ?
« — Mon bon vieux, me répond Moravagine, je t'assure que tu te trompes. Cette nuit, à minuit, je n'étais pas dans le train. C'est dans la nuit du 9 au 10 que j'ai eu l'honneur de voyager avec toi, et sans que tu me reconnaisses, d'ailleurs.
« — Bon. Nous sommes d'accord. Me diras-tu enfin pourquoi tu étais dans le train, cette nuit ?
« — Mais, mon vieux, tu es complètement fou, ma parole. Je te répète que j'étais dans le train l'autre nuit et que cette nuit, 11 juin 1907...
« — Tu dis, m'écriai-je, tu dis que nous sommes le 11?
« — Je dis que nous sommes le 11 juin 1907, qu'il est près de 3 heures du matin et que nous ferions mieux, tant que nous pouvons encore le faire, de prendre quelques heures de repos. Je suis fourbu. Et qui sait ce qui nous attend dans ces putains de tonneaux de choucroute. »
« J'étais atterré. Mon revolver traînant sur la table, j'eus envie de m'en saisir et d'abattre Moravagine. Quelle insolence et quel culot !
« Il faisait de vains efforts pour se lever.
« — Voyons, mon vieux, me dit-il gentiment, ne fais donc pas cette tête-là. Tu ferais mieux de me donner la main pour que j'aille me coucher, car avec ta maudite maladresse... »
« Je lui prêtai la main et l'aidai à s'étendre sur le poêle.
« J'ajoutai quelques bûches au feu.
« Je fis plusieurs tours dans la pièce, comme un somnambule, me heurtant aux caisses, barriques, table, chaises; puis, m'approchant derechef du poêle et me haussant sur la pointe des pieds, je murmurai à l'oreille de Moravagine :
« — Au nom de notre amitié, Mora, je t'en supplie, dis-moi ce qui se passe. »
« J'avais des larmes plein la voix. Lui, dormait ou faisait semblant de dormir.
« Il ouvrit les yeux et me regardant fixement, il me dit :
« — Ecoute, vieux. Nous sommes fichus. Et maintenant, va te coucher, on ne sait pas ce que la journée de demain nous réserve. Va te coucher et souffle la lampe. Bonne nuit. »
« Il se tourne du côté du mur et rentre la tête sous la peau de mouton.
« Je chancelle. Je m'installe sur une chaise. Je bois un gobelet d'alcool. Je joue machinalement avec la bouteille. Elle m'échappe des mains et se casse bruyamment sur le sol. Le chien se sauve derrière les caisses.
« — C'est Mascha, hein?
« — Et qui veux-tu que ça soit ? me répond Moravagine sans bouger. »
« L'aube essuie les carreaux comme avec un chiffon savonneux. Une eau épaisse suinte des vitres. Dehors, un brouillard blanchâtre comme de la bave de limace se traîne lourdement et colle aux branches des sapins. Au-dessus, il pleut à grosses gouttes. Le vent est tombé. Moravagine dort. Le chien aussi.
« Ma parole, je perds la boussole. J'ai relu les dernières pages de mon journal. Les dates et les heures y sont indiquées. Si Moravagine dit vrai, si, réellement, nous sommes aujourd'hui le 11 comme il l'affirme et non pas le 10 comme je le crois, alors... alors je suis plus gravement atteint que je ne le pensais moi-même. Je sais bien que je suis touché puisque je ressens ma fatigue jusque dans les moelles. Mais, tout de même, avoir dormi vingt-quatre heures sans s'en rendre compte, sans le savoir, ça, c'est grave. Un cas clinique. Sommeil de grand détraqué. Prostration nerveuse. Trou. Abîme épileptique. Commotion. Syndrome.
« Il est vrai que je sens ma fatigue jusque dans les os.
«Mais à quel moment situer ce sommeil? J'ai relu mon journal en entier. J'ai dû m'endormir tout de suite, en arrivant ici, immédiatement après le départ d'Ivanoff. En effet, je me suis étendu sur le poêle; mais je croyais n'avoir pas dormi...
« Alors, j'ai dû dormir debout ou les yeux grands ouverts... »
« Je ne puis aligner deux mots de plus, je pense aux copains. »
« J'ai pris de grandes résolutions. Nous irons à Saint-Pétersbourg. Tant pis. Il faut que je sache ce qui s'y passe. Je ne puis rester une heure de plus ici, dans l'incertitude et en compagnie d'un fou. Et s'il ne veut pas m'accompagner, j'irai tout seul. Plutôt la prison et la mort, mais je dois savoir. »
« Avant d'aller réveiller Moravagine, je jure, ici, et c'est peut-être la dernière ligne de mon journal, je jure que si c'est Mascha qui nous a trahis, je jure que j'aurai sa peau. »
Nous sommes arrivés à Saint-Pétersbourg par le train du soir. Durant tout le trajet, Moravagine m'a tenu des propos extravagants. Il n'a fait aucune difficulté pour m'accompagner, au contraire, il était enchanté.
–Tu comprends, me disait-il, au fond, je ne sais pas, moi, si Mascha nous a trahis, je n'en sais rien. Je t'ai dit ça comme ça. C'est une idée que j'ai eue à Kharkoff. Et c'est ça qui m'a fait rebrousser chemin. Aujourd'hui, j'en suis sûr. Tu ne sais pas ce que c'est que les femmes, toi. Les femmes ont le goût du malheur. Elles ne sont heureuses que quand elles peuvent se plaindre, quand elles ont raison, quand elles ont cent fois raison d'avoir raison de se plaindre, quand elles peuvent s'avilir avec volupté, avec frénésie, passionnément, dramatiquement. Et, comme elles sont cabotines dans l'âme, il leur faut une galerie, un public, même imaginaire, avant de s'offrir en holocauste. Une femme ne se donne jamais, elle s'offre toujours en sacrifice. C'est pourquoi elle croit toujours agir selon un principe supérieur. C'est pourquoi chacune d'elles est intimement convaincue que tu lui fais violence et prend le monde entier à témoin de la pureté de ses intentions. La prostitution s'explique non pas par un besoin de dépravation, mais par ce sentiment égocentrique qui ramène tout à soi et qui fait que les femmes considèrent leur corps comme le bien le plus précieux, unique, rare; aussi elles y mettent le prix, c'est une question d'honneur. Ceci explique ce fond de vulgarité que l'on trouve même chez les plus distinguées et ces aventures de cuisinière qui arrivent communément aux plus nobles. Comme son rôle est de séduire, la femme se croit toujours au centre de l'univers, surtout quand elle est tombée très bas. L'avilissement de la femme est sans fond, de même sa vanité. Comme les pédérastes de leur turpitude, la femme reste victime de ses illusions et de ses vaines imaginations passionnelles. D'où drame, drame perpétuel. Alors, tu parles, une Juive ! A Mascha, il lui faut une tragédie, une tragédie à elle. Au fond, elle s'en fout. Ce n'est pas à nous qu'elle en veut. Mais à elle-même. Il faut qu'elle se sente la dernière des dernières. Et comme elle se croyait autre, supérieure à toutes les autres femmes, plus évoluée, à part, et qu'elle n'a plus aucun point de repère en dehors des conventions, il faut qu'elle entraîne dans sa chute ce à quoi elle tenait le plus, ce qui faisait sa distraction, son originalité. C'est pourquoi elle trahit le parti entier. Son parti, la cause, sa cause sacrée, puis son enfant, enfin elle-même. Imagine-toi cette ambition désordonnée. Elle a tenu à avoir un gosse à mon image pour avoir l'occasion d'avorter, de me tirer à la traîne, dans sa boue, dans son sang. Tu ne sauras jamais tout ce qu'elle m'a appris. Maintenant, je comprends que le marquis de Sade était innocent. Le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme, et ce n'est pas tant un désastre moral qu'un signe de vieillesse prématurée, c'est de prendre une femme au sérieux. La femme est un joujou. Tout être intellectuel - l'intelligence est un jeu, n'est-ce pas, un jeu désintéressé, c'est-à-dire divin - tout être intellectuel a le devoir de lui ouvrir le ventre pour voir ce qu'il y a dedans, et s'il y trouve un enfant, n'est-ce pas, ça c'est triché ! Tu comprends que je ne puisse plus jouer avec Mascha maintenant que j'ai constaté sa carence, et comme son honneur n'est pas en elle, mais qu'elle l'a placé, comme toutes les sottes, aveuglément, sur un sentiment de vanité féminine, il faut qu'elle prouve, Bon Dieu, à qui sinon à elle-même, c'est une question d'amour-propre, il faut qu'elle prouve qu'elle a encore raison, même en trichant, même en faisant son propre malheur, par entêtement, et elle aura raison à n'importe quel prix ! D'où sa fureur et sa haine passionnée. L'éternel féminin, j je l'ai dévoilé. Isis n'aime pas ça. Elle se venge. Je crois que l'on peut facilement admettre...
Ces discours ne m'arrivaient que par lambeaux. J'étais trop préoccupé moi-même pour y donner de l'attention. Il se trouvait que Moravagine avait raison. Nous étions bien le 11. Le billet de chemin de fer que je tournais nerveusement dans mes doigts en témoignait. Il portait la date perforée. Je voyais le jour au travers. C'était bien le 11 juin 1907. Je tremblais de tous mes membres. Que s'était-il passé aujourd'hui à Saint-Pétersbourg, que s'y passait-il depuis ce matin? Je descendais à toutes les gares. J'aurais voulu me renseigner. Je n'osais interroger personne. Je ne pouvais acheter les journaux, puisque nos nouveaux passeports portaient que nous étions deux paysans illettrés et qu'ils étaient signés d'une croix. Ah ! maudit soit cet art du maquillage et de la grime qui nous a si souvent permis de nous glisser dans les assemblées les plus fermées pour surprendre des secrets et qui m'interdit aujourd'hui d'apprendre les nouvelles publiques ! Comme je ne pouvais acheter les journaux, je remontais dans le train avec des petites bouteilles de Monopolka. Et je les suçotais. Et Moravagine m'aidait à les vider. Et il recommençait ses discours. Et moi à avoir peur.
Assurément, nous n'étions pas très fiers, ni très brillants en descendant du train, et c'est peut-être cette ivresse dégueulasse qui nous permit de sortir indemnes de la gare. La gare était occupée militairement. Des policiers fouillaient les voyageurs à la sortie. Chacun devait montrer ses papiers. Mais les agents laissèrent passer deux paysans saouls dont le plus grand tirait le plus petit par le bras. Moravagine divaguait et pouvait à peine marcher. Il boitait horriblement, son pied blessé le faisait souffrir. Chaque pas lui tirait des cris de douleur qu'il étouffait en se mordant les lèvres. Ses grimaces nous valurent nombre de quolibets quand nous passâmes entre la double haie des agents.
La vue des policiers m'avait fait battre le cœur; mais quand nous débouchâmes sur la place, devant la gare, nous fûmes immédiatement dégrisés. Saint-Pétersbourg était tout noir. Pas une lampe à arc, pas un réverbère. Partout des barrages d'agents. Nous fûmes refoulés dans la Ligowskaïa où des troupes formaient les faisceaux. Il y avait des patrouilles de cosaques dans les rues. Un silence impressionnant planait sur la ville.
Ainsi je connus que Moravagine avait encore raison.
Notre complot avait été éventé. Nous avions été vendus. Nous étions trahis. Ah! si j'avais tenu Mascha, je l'aurais étranglée ! Une rage froide m'ébranlait. Maintenant, c'était moi qui me cramponnais à l'épaule de Moravagine. Sans cet appui, je serais tombé.
A partir de ce moment, Moravagine fit preuve d'un sang-froid et d'un esprit de décision étonnants et je m'abandonnai entièrement à sa gouverne. Mes forces m'avaient abandonné. Tout m'était égal. Je ne ressentais qu'une veulerie énorme et une indifférence absolue pour tout. Nous étions arrivés au coin de la rue aux Pois et de la Sadowaïa. On ne pouvait aller plus loin. La rue était coupée. Derrière une barricade de pavés, des soldats mettaient une mitrailleuse en batterie. Au bout de la rue, on entendait de lointains coups de sifflet, suivis de brouhaha et d'une sombre rumeur de foule. Il paraît que la police avait isolé ce quartier, qu'on fouillait les maisons et qu'on arrêtait tout le monde. De temps en temps un coup de revolver parvenait jusqu'à nous.
Moravagine m'entraîna un peu plus haut dans la Sadowaïa et me fit entrer dans un traktir, juste en face le marché couvert. Il y avait là trois petites pièces, sales, délabrées, pleines de gens. Pour la plupart des marchands des rues, des cochers et des porteurs aux halles, petit monde que cette nuit tragique empêchait d'exercer son industrie. Ils étaient assis coudes à coudes autour des tables et des guéridons et commentaient les événements à voix basse, comme partout en Russie quand on parle de certaines choses en public, les échines se ploient car on sent une main de cauchemar qui vous menace, et la terreur pèse sur tous. A notre entrée, un silence se fit, qui tassa encore plus les épaules, écrasa toute l'assemblée. Seul un ivrogne sans chemise déclamait des vers de Pouchkine.
Je me laissai choir sur une chaise. Moravagine se signa longuement devant les icônes. Puis il s'empara d'une assiettée de zakouskis et but une grande tasse d'alcool, retourna devant les icônes, commanda un borchtch, vint s'asseoir à ma table, alluma sa courte pipe en jurant, croisa ses jambes et entama un long monologue à haute voix, où il s'agissait d'un cheval cagneux, de trois maquignons qui voulaient lui refiler une rosse avec des pattes comme un banc ; il prenait le Seigneur à témoin de la vie que lui aurait fait sa femme s'il avait ramené cette bête qui avait les côtes comme des bûches et qui aurait fait la risée du village. Il donnait des nouvelles de son village et s'extasiait sur les belles choses qu'il avait vues en ville. Il se faisait éloquent, pleurnicheur, madré, goguenard, et s'adressait avec emphase, tantôt à moi, son poteau, son frère, et il s'attendrissait, tantôt à l'auditoire imaginaire des vieux de son village qui ne voulaient ajouter foi à ses propos, et il s'emportait, grognait, sacrait, pestait, plein d'invectives. Il m'étourdissait. Des gens s'étaient levés et s'approchaient peu à peu de sa chaise. Déjà d'autres moujiks nous entouraient. On lui posait des questions. Il répondait en payant des tournées. Bientôt la conversation redevint générale, criarde, confuse. Tout le monde se mit à parler de son village. On le regrettait. On critiquait la ville, les patrons, les bourgeois. Puis chacun se plaignit de son travail et de la dureté des temps. Alors on se mit à raconter ce qui se passait dans la rue et immédiatement le ton général baissa. Chacun avait été témoin de quelque chose. On se remit à chuchoter et les petits groupes se reformèrent. Maintenant nous n'étions plus le centre de la curiosité. Deux paysans s'étaient installés à notre table, un vieux cocher et un veilleur de nuit aux halles. L'ivrogne déclamateur, que Moravagine avait régalé d'un verre, apporta également sa chaise. Et, autour de notre table, ce fut bientôt un chuchotement, un colportage de bruits, des racontars. C'est ainsi que nous apprîmes les événements de la journée par des on-dit. Et nous fûmes, ma foi, très bien renseignés, mieux que par les journaux, car l'œil du petit peuple des rues est toujours à l'affût, avide, insatiable, féroce.
Il n'y avait pas eu d'attentat contre le tsar, mais la revue annuelle n'avait pas eu lieu. Toutes les troupes étaient consignées. On disait que les marins de Cronstadt s'étaient révoltés. Il paraît qu'il y avait des émeutes à Wassilji-Olstrow, et que les cosaques chargeaient les ouvriers des Poutiloffskji Sawodi. En ville, plusieurs casernes étaient assiégées par les troupes de police. Le régiment Séminowski avait fusillé ses officiers. L'équipage du Rujrik avait été arrêté par le 1er régiment caucasien. La garde occupait le centre de la ville. Des quartiers entiers étaient isolés. Les arrestations avaient eu lieu en masse. Le veilleur de nuit avait vu défiler des centaines de prisonniers, dont très peu d'étudiants. Le vieux cocher racontait qu'il y avait eu des bagarres dans le quartier de Viborg et que la rue menant à la prison Krestowsky était rouge de sang. L'ivrogne mélomane prétendait que la République avait été proclamée à Moscou et que tout l'Empire était à feu et à sang, « car, disait-il, je vends des journaux le soir et tous mes journaux étaient caviardés aujourd'hui » ! Le cocher rétorqua que la République n'était pas à Moscou, mais bien à Helsingfors, car la gare de Finlande était fermée au public. L'ivrogne, mieux informé, affirmait que la flotte de la mer Noire avait appareillé pour se rendre à Constanza, où les matelots avaient mis sac à terre. Le veilleur de nuit disait qu'on lui avait dit que le jardin Alexandre était plein de morts.
La nuit se passa à aller de table en table entendre confirmation de ces événements.
Au petit jour, le cocher nous emmena chez lui. C'était un brave homme qui s'appelait Douboff. Moravagine avait fait sa conquête en lui promettant de ne s'adresser à personne d'autre qu'à lui pour acheter le fameux cheval dont il lui avait parlé. Je passai deux jours dans la grange, couché sur un tas de foin, sans sortir. Notre désastre était complet. Piotre, le fils du cocher, allait me chercher les journaux. Je lisais les fatales nouvelles. Tout le monde avait été pris. On donnait des noms. Ro-Ro avait été mis aux fers dès son arrivée à bord du Rujrik. La révolte de Cronstadt avait été noyée dans le sang. Toutes les femmes des bordels avaient été emprisonnées et les autorités se livraient à une enquête sur cette mystérieuse affaire de propagande. Partout en province, la réaction était maîtresse de la situation. La Vierge Rouge, Katja, avait été pendue à bord d'un aviso. Makowsky était coffré. Kleinmann en fuite. Khaïfetz torturé dans un commissariat d'Odessa. Oleg prisonnier. Le Cosaque exécuté à Kherson. Sokoloff s'est suicidé en sautant par la fenêtre de sa prison. Les puits de Bakou sont en flammes. Un pogrome ravage Varsovie. Après une volée d'obus lâchés sur la ville, le Potemkine s'est enfui à toute vapeur. En dernière heure, les autorités roumaines de Constanza ont désarmé le vaisseau amiral et incarcéré l'équipage déserteur. Néplouwjeff a été tué par une bombe, mais son assassin, Tchernikoff, a été sur-le-champ abattu par l'aide de camp du gouverneur. Cinq autres terroristes, armés de bombes d'un nouveau modèle, ont été arrêtés à Sébastopol. Je lis, je lis, je lis tout. Cette lecture m'excite. On recherche l'auteur de l'explosion de Moscou, il s'agirait d'un mystérieux Anglais. Celui-là ne m'intéresse pas. Il y a un nom que je cherche dans toutes les éditions, c'est celui de Mascha. Rien, pas un mot. Et il y a encore un autre individu dont on n'a pas l'air de supposer l'existence, Moravagine. Tiens, tiens ! Mes soupçons me reprennent. Mais je suis fou. Pendant que je reste couché dans le foin, Moravagine est sorti, il agit. Il se livre à une enquête. Douboff et lui sont inséparables. Sous le fallacieux prétexte d'acheter le cheval, Moravagine entraîne le vieux cocher chez tous les maquignons, dans tous les quartiers, dans toutes les rues. Ils font toutes les maisons de thé, toutes les buvettes, roulent de bar en traktir. Je me demande comment Moravagine tient le coup. Douboff, lui, n'a pas dessoulé. Ce qui soutient Moravagine, c'est cette même anxiété, cette même angoisse qui me fait lire fiévreusement les journaux. Il voudrait savoir ce que Mascha est devenue. Ce qu'elle fait. Où elle perche. Il cherche une piste, un indice et ne trouve rien, pas un renseignement. Et pourtant, il n'y a pas de doute possible. C'est bien Mascha qui a mangé le morceau. C'est Mascha qui nous a trahis. Elle seule pouvait donner des renseignements aussi précis à la police. Elle connaissait nos plans et avait le nom de tous nos camarades et complices. Mais pourquoi ne m'a-t-elle pas dénoncé, moi, pourquoi ne m'a-t-elle pas empêché d'agir et pourquoi ne s'est-elle pas attaquée à Moravagine ?
Le troisième jour, je fais part de mes inquiétudes à Moravagine. C'est l'aube, il vient à peine de rentrer. Lui non plus, il ne comprend rien à l'attitude de Mascha. Et comme il m'annonce qu'il ne sait pas ce qu'elle a pu devenir, qu'il n'a pas le moindre renseignement la concernant, je lui avoue que je me suis juré de la tuer.
— Alors, en route, dit-il, partons. C'est peut-être fou. C'est peut-être ce qu'elle veut. Allons à Terrioki.
Nous réveillons Douboff qui ronfle. Nous l'aidons à atteler. Nous nous faisons conduire à la gare de Finlande. Mais on ne part pas. La gare est interdite au public. Nous insistons, un train vient d'entrer en gare.
— C'est un train militaire, nous répond l'employé, un train de prisonniers.
Nous faisons demi-tour. Nous sommes vite arrêtés. Un long cortège sort de la gare par une sortie latérale. Les prisonniers sont encadrés par des soldats qui ont baïonnette au canon. Tous les prisonniers ont les menottes. Nous les regardons défiler. Je reconnais au milieu de la foule l'Eclopé. Il est chargé de fers. Un sous-officier se tient à côté de lui, revolver au poing. Parmi les femmes qui viennent ensuite, je ne vois pas Mascha.
Douboff s'est endormi, cassé en deux. Moravagine l'arrache de son siège, l'installe à côté de moi sur les coussins et monte à la place du cocher. Il plaisante avec les gardavoïs. Nous avons l'air d'un fameux trio d'ivrognes, surtout moi, exsangue, tremblant, écœuré par le passage des prisonniers.
— Nous partons ?
Je ne puis desserrer les dents. Moravagine fouette le cheval. Nous roulons cahin-caha. Nous parcourons des rues interminables qui s'animent peu à peu. Il peut être six heures et demie, sept heures moins le quart. Où Moravagine nous conduit-il? Cela m'est égal. J'ai le vertige. Je vais tomber. Tout tourne.
J'ouvre les yeux. Nous sommes arrêtés à une station d'izvoschikis. Nous avons pris la queue. C'est Moravagine qui me secoue et qui me fait descendre. Il m'entraîne dans un traktir. Nous laissons Douboff dormir sur les coussins de sa voiture.
Il nous faut partir. Nous ne pouvons rester dans cette ville. Il nous faut renoncer à Mascha. Tant pis. Il nous faut filer. Il nous faut tâcher de passer à l'étranger. Il nous faut retourner à Twer. Peut-être que nos wagons de choucroute sont surveillés. Tant pis. Il faut tout risquer. Peut-être réussirons-nous à atteindre Londres.
C'est Moravagine qui parle. J'acquiesce à tout. Je suis sans volonté. Pourvu que tout cela finisse. Il me dirait de me suicider, qu'immédiatement je sortirais mon revolver et que je me tirerais un coup de feu dans la bouche.
Je n'en puis plus.
Misère, oh ! ma mère, misère et mort !
Il faisait une chaleur étouffante dans le train. Le wagon était archibondé. Moravagine s'est immédiatement endormi. Les roues du train tournaient dans ma tête et à chaque tour hachaient mon cerveau menu, menu. De vastes échappées de ciel bleu m'entraient dans les yeux, mais les roues s'y précipitaient en furie et saccageaient tout. Elles tournaient au fond du ciel, le marquant de longues traînées huileuses. Ces taches d'huile s'étendaient, se dédoublaient, se coloraient et je voyais un million d'yeux battre des paupières en plein soleil. Des prunelles énormes roulaient d'un horizon à l'autre, rentraient les unes dans les autres. Puis elles se faisaient toutes petites, fixes, dures. Une espèce d'ectoplasme translucide se formait tout autour, une espèce de visage, mon visage. Mon visage tiré à des centaines de mille d'exemplaires. Et tous ces visages se mettaient soudainement en branle, ils bougeaient, ils procédaient par bonds fous, ultra-rapides, comme des insectes patineurs à la surface d'une mare. Le ciel durcissait, éclatant comme un miroir, et les roues, revenant une dernière fois à la charge, le fracassaient. Des milliers de débris crépitaient, tournoyaient, et des tonnes de bruits, de cris, de voix roulaient, en avalanche, se déchargeaient, se télescopaient dans mon tympan. Zigzags, cicatrices hallucinées, déchirures, éclairs, lèvres, bouches, doigts coupés, une explosion formidable retentissait au fond de mes oreilles douloureuses, rugissantes, et Moscou retombait du ciel, en miettes, en pluie, en cendres comme un aéronef qui a pris feu et s'éparpille. En haut, en bas, des images de la vie voltigeaient, virevoltaient, à l'endroit, à l'envers, sens dessus dessous, avant de tomber en poussière : l'enceinte du Kremlin, Saint-Basile, le pont des Maréchaux, l'enceinte de la Ville chinoise, l'intérieur de ma chambre d'hôtel, puis, avec retardement, Raja, évaporée, ténue. Elle s'effiloche. Ses jambes font le grand écart, s'étirent, s'étirent, se dématérialisent. Maintenant, il ne reste plus qu'un bas de soie en suspension dans l'atmosphère, un bas qui se gonfle au mollet, qui devient gros comme un sac, comme un ventre, énorme, énorme. C'est Mascha. Elle disparaît à son tour, et un gros bambin de baudruche tombe en dodelinant sur le sol.
Comment. Hein ? Eh bien, quoi ? Oui. Oui. « Twer, Twer ! » Je suis sur le quai. Eh bien, quoi ? Oui, oui, « Twer, Twer ! » Oui. Oui. On descend. On descend. Bon, bon. « Twer, Twer! » C'est entendu. On descend. Eh bien, quoi? Mon vieux, tu viens ? Oui. Merde. « Twer ! » Bon, je suis là. « Twer, Twer ! » Donne-moi la main. Bon. Tu connais la sortie ? Bon. « Twer ! » Bon je ne puis pas marcher. Merde. Foutons le camp. J'y suis. « T-w-e-r. ». Me voilà. Ça y est. Ça colle. Ça bichotte. Foutons le camp.
Voies ferrées crépusculaires. Les sémaphores font le guet devant la forêt. Nous traversons le deuxième passage à niveau. Nous gagnons à travers champs. Va comme je te pousse. Nous avançons à la manière des crapauds, péniblement, en sautant d'une jambe sur l'autre, en tortillant du cul, l'un tirant l'autre. Fièvre, soif, fatigue, ivresse, insomnie, cauchemar, sommeil, rire, désespoir, je-m'en-foutisme, colère, faim, fièvre, soif, fatigue, tout cela nous pend au bout des nerfs comme des poids trop lourds et toute la frêle horlogerie de notre machine humaine est patraque, les muscles grincent, la déraison sonne l'heure, on n'est plus maître de sa langue, la pensée vous fait trébucher. Et, avec ça, il nous faut sauver notre peau.
J'entraîne Moravagine jusqu'à la touffe de sureau. La voiture n'est pas là. C'est vrai, elle m'attendait l'autre jour. Ah ! oui, Ivanoff, c'est vrai, je ne lui ai pas donné rendez-vous. Je le trouverai en ville. Il faut que nous retournions en ville. Il faut absolument que je le trouve en ville.
Je reprends conscience.
Moravagine ne peut plus bouger. Il est couché dans l'herbe et geint comme un petit enfant. Il tient son pied dans ses mains. Je défais sa chaussette russe. Le pied est enflé et l'orteil est tout noir. Il n'y a rien d'autre à faire. Je sors mon couteau de ma botte et avec le plus grand sang-froid dont je suis professionnellement capable, je sectionne l'orteil atteint de gangrène. Je le fais très adroitement. Puis je déchire ma chemise et lui fais un pansement, serré, chic, classique, selon les règles de l'art. Comme je ne disposais point d'antiseptique, j'ai eu soin de pisser sur la plaie, ainsi le pratiquent les Indiens de l'Amazone.
Cette petite opération nous a fait du bien à tous les deux. Nous sommes couchés dans l'herbe et envisageons très froidement notre situation. Il nous faut retourner sur nos pas et, s'ils sont encore là, tâcher de nous introduire dans nos wagons de choucroute. C'est notre seule chance de salut. Tant pis s'ils sont surveillés. Nous serons pris.
— Et puis, zut ! Est-ce que tu pourras marcher ?
— Oui, mon vieux, me répond Moravagine. Attends encore un peu, le temps de fumer une pipe et je marche.
Nous voilà partis. Cela ne va pas trop mal. Moravagine m'a passé le bras autour de la ceinture et je le soutiens sous l'aisselle. Nous blaguons. Nous rions. Mais pourquoi est-ce que Moravagine chante ? Et que chante-t-il ? Je ne comprends pas les paroles, ça doit être du hongrois, une chanson de son enfance.
Nous arrivons. Nous sommes arrivés. Nous sommes installés de l'autre côté des voies, sous les bouleaux nains qui marquent l'enceinte de la gare, en face le quai d'embarquement. Nos deux wagons sont toujours là, au bout d'une voie de garage. De notre poste d'observation nous pouvons surveiller les abords de la gare. Les quais sont déserts. Rien ne bouge. Les sémaphores et les étoiles clignotent. Le ciel est immense. De temps en temps un cri d'oiseau nous vient de la forêt. Le cadran lumineux marque trois heures du matin. Nous attendons plus d'une heure en silence sans que rien ne vienne troubler ce grand calme de la nuit.
— On y va ?
— Attends encore un peu, me répond Moravagine, le temps de respirer.
Puis il ajoute :
— Dis donc, vieux, il y a combien d'ici aux wagons ?
— Dans les cinquante mètres.
— Ça fait cent vingt-cinq pas, dit Moravagine découragé. Enfin, allons-y, je suis bon.
— Ton pied ne te fait pas trop souffrir ?
— Non.
— Tu veux encore attendre un peu ?
— Non. Allons-y.
— Vise le premier wagon et fais attention aux fils en franchissant le fossé, lui recommandé-je, en l'aidant à se mettre débout.
Comme nous allions bondir et courir de toutes nos forces vers les wagons, un timbre électrique retentit, un petit grelot épuisé, hésitant, à bout de courant, dont le trembleur va s'arrêter, l'homme qui le fait agir doit se trouver de l'autre côté du monde, on dirait que cette sonnerie rouillée va rester en panne d'une seconde à l'autre, mais elle n'en persiste pas moins, monotone, continue, énervante.
Tinn-glinn-glinn, tinn-glinn, tinn-glinn-glinn.
Nous sommes retombés dans l'herbe.
Un grand quart d'heure s'écoule.
— Oh, là-là, là, là, là, là, là, fait Moravagine.
Le grelot funèbre sonne toujours.
Nous n'en pouvons plus.
Maintenant, une porte s'ouvre. Des hommes d'équipe sortent en crachant. Des lumières vont et viennent sur les quais, des fanaux s'allument entre les voies. L'aiguilleur monte dans sa vigie et fait se choquer les fils de fer devant nous. Un bruit grandissant descend du nord. Bientôt un train entre en gare. C'est un long convoi de marchandises. La machine stoppe en toussant. Puis elle fait des manœuvres. On décroche des wagons. Puis un groupe d'hommes se dirigent vers le premier wagon de choucroute.
— Mora, attention, c'est notre tour, il faut en profiter, quelle chance !
— T'en fais pas, je suis paré.
Nous ne quittons pas notre wagon des yeux. Six hommes le poussent. Ils passent et repassent devant nous, changent d'aiguillage et de voies. Enfin, ils accrochent notre wagon au train, en queue. Un homme met un fanal rouge à l'arrière. Puis ils s'éloignent tous.