Préface
Quand on a beaucoup voyagé à travers les pays, les livres et les hommes, on éprouve parfois le besoin de s'arrêter un jour...
J'ai habité durant douze ans 4, rue de Savoie, Paris VI e ; mais j'ai toujours eu et j'ai encore plusieurs autres domiciles en France et à l'étranger. Le 4 de la rue de Savoie me servait de dépotoir: je venais entre deux trains, entre deux paquebots, y vider mes valises ou y abandonner un homme ou y consulter un bouquin. Toujours j'en repartais au plus vite, la tête pleine, mais le cœur et les mains libres...
En Isle-de-France, il est un vieux clocher. Au pied du clocher, une petite maison. Dans cette maison, un grenier fermé à clé. Derrière la porte fermée à clé, une malle à double fond. Dans le compartiment secret il y a une seringue Pravaz; dans le coffre même, des manuscrits. Seringue, manuscrits et malle sont le dépôt d'un prisonnier, d'un prisonnier espagnol; mais je ne suis pas victime de la fameuse escroquerie à la malle du prisonnier espagnol.
La seringue est usagée. Les manuscrits sont en piteux état. Ce sont les œuvres de Moravagine. Mais le dépôt m'a été fait par... par... par le prisonnier espagnol, pardine, et il ne faut pas que je dise son nom...
Je ne vais pas continuer cette Préface, car le présent volume est lui-même une Préface, une trop longue Préface aux Œuvres complètes de Moravagine que j'éditerai un jour, mais que je n'ai pas encore eu le temps de mettre en ordre. C'est pourquoi les manuscrits resteront dans la malle à double fond, la malle, dans le grenier, le grenier fermé à clé, dans la petite maison, au pied du vieux clocher, dans un petit village de l'Isle-de-France aussi longtemps que moi, Blaise Cendrars, je rôderai encore de par le monde, à travers les pays, les livres et les hommes.
Des pays, il y en a beaucoup; des livres, en voici un; des hommes, j'en connais tant et plus et je ne me lasse pas d'en connaître; mais jamais je n'en ai rencontré un aussi costaud et aussi proche de mon cœur que ce pauvre garçon qui m'a adressé la lettre suivante, l'autre printemps. (J'étais au Brésil, dans une fazenda, à Santa Veridiana, et quand je l'ai lue, cette lettre, tout s'assombrit autour de moi, le ciel bleu des tropiques, la terre rouge de l'Amérique du Sud, et la vie que je menais dans cette libre nature, en compagnie de mon cheval Canari et de mon chien Sandy, me parut tout à coup inconséquente et mesquine, et je me hâtai de rentrer en Europe. Un homme venait de mourir, entre quatre murs, à l'aube, un collier de fer autour du cou, un garrot, la langue pendante... comme sur une estampe de Goya...)