VI

LES BOUCHES À FEU

L’alarme surprit le jeune comte Edmond de Kent allongé sur le dallage d’une chambre du château où il cherchait en vain quelque fraîcheur. Il s’était à demi dévêtu et gisait là, en chausses de toile et torse nu, bras écartés, immobile, terrassé par l’été du Bordelais. Son lévrier favori haletait à côté de lui.

Le chien fut le premier à entendre le tocsin. Il se dressa sur les pattes de devant, nez pointé, oreilles couchées et frémissantes. Le jeune comte de Kent sorti de sa somnolence, s’étira et comprit soudain que ce grand vacarme provenait de toutes les cloches de La Réole sonnées à la volée. En un instant, il fut debout, saisit sa chemise de légère batiste qu’il avait jetée sur un siège, l’enfila en hâte.

Déjà des pas se pressaient vers la porte. Messire Ralph Basset, le sénéchal, entra, suivi de quelques seigneurs locaux, le sire de Bergerac, les barons de Budos et de Mauvezin, et le sire de Montpezat à propos de qui – du moins le croyait-il, et pour s’en faire gloire – cette guerre était née.

Le sénéchal Basset était vraiment très petit ; le jeune comte de Kent s’en trouvait surpris chaque fois qu’il le voyait apparaître. Avec cela rond comme une futaille, et toujours au bord d’une colère qui lui faisait enfler le cou et saillir les yeux.

Le lévrier n’aimait pas le sénéchal et grondait dès qu’il le voyait.

— Est-ce l’incendie ou bien les Français, messire sénéchal ? demanda le comte de Kent.

— Les Français, les Français, Monseigneur ! s’écria le sénéchal presque choqué de la question. Venez donc ; on les aperçoit déjà.

Le comte de Kent se pencha vers un miroir d’étain pour remettre en ordre ses rouleaux blonds sur les oreilles, et suivit le sénéchal. En chemise blanche, ouverte sur la poitrine et qui blousait autour de la ceinture, sans éperons à ses bottes, tête nue, parmi les barons vêtus de mailles de fer, il donnait une étrange impression d’intrépidité et de grâce, de manque de sérieux aussi.

L’intense vacarme des cloches le surprit à la sortie du donjon et le grand soleil d’août l’éblouit. Le lévrier se mit à hurler.

On monta jusqu’au sommet de la Thomasse, la grosse tour ronde construite par Richard Cœur de Lion. Que n’avait-il pas bâti, cet ancêtre ? L’enceinte de la tour de Londres, Château-Gaillard en Normandie, la forteresse de La Réole…

La Garonne, large et miroitante, coulait au pied du coteau presque à pic, et son cours dessinait des méandres à travers la grande plaine fertile où le regard se perdait jusqu’à la lointaine ligne bleue des monts de l’Agenais.

— Je ne distingue rien, dit le comte de Kent qui s’attendait à voir les avant-gardes françaises aux abords de la ville.

— Mais si, Monseigneur, lui répondit-on en criant pour dominer le bruit du tocsin. Le long de la rivière, en amont, vers Sainte-Bazeille !

En plissant les yeux et en mettant la main en visière, le comte de Kent finit par apercevoir un ruban scintillant qui doublait celui du fleuve. On lui dit que c’était le reflet du soleil sur les cuirasses et les caparaçons des chevaux.

Et toujours ce fracas de cloches qui brisait l’air ! Les sonneurs devaient avoir les bras rompus. Dans les rues de la ville, autour de l’hôtel communal surtout, la population s’agitait, fourmillante. Comme les hommes semblaient petits, observés depuis les créneaux d’une citadelle ! Des insectes. Sur tous les chemins qui aboutissaient à la ville, se pressaient des paysans apeurés, qui tirant sa vache, qui poussant ses chèvres, qui aiguillonnant les bœufs de son attelage. On abandonnait les champs en courant ; arriveraient bientôt les gens des bourgs environnants, leurs hardes sur le dos ou entassées dans les chariots. Tout le monde se logerait comme il pourrait, dans une ville déjà surpeuplée par la troupe et les chevaliers de Guyenne.

— Nous ne commencerons vraiment à pouvoir compter les Français que dans deux heures, et ils ne seront pas sous les murs avant la nuit, dit le sénéchal.

— Ah ! c’est piètre saison pour faire la guerre, dit avec humeur le sire de Bergerac qui avait dû s’enfuir de Sainte-Foy-la-Grande quelques jours plus tôt, devant l’avance française.

— Pourquoi donc n’est-ce pas bonne saison ? demanda le comte de Kent en montrant le ciel pur et cette belle campagne qui s’étendait devant eux.

Il faisait un peu chaud, certes, mais cela ne valait-il pas mieux que la pluie et la boue ? S’ils avaient connu, ces gens d’Aquitaine, les guerres d’Ecosse, ils se seraient bien gardés de se plaindre.

— Parce qu’on est à un mois des vendanges, Monseigneur, dit le sire de Montpezat ; parce que les vilains vont gémir de voir fouler leurs récoltes, et nous opposer leur mauvaise volonté. Le comte de Valois connaît bien ce qu’il fait ; déjà, en 1294, il a agi de la sorte, ravageant tout pour lasser le pays plus vite. »

Le duc de Kent haussa les épaules. Le pays bordelais n’en était pas à quelques barriques près, et guerre ou pas guerre, on continuerait de boire du claret. Il circulait en haut de la Thomasse une petite brise inattendue qui pénétrait dans la chemise ouverte du jeune prince et lui glissait agréablement sur la peau. Comme le seul fait de vivre procurait parfois une sensation merveilleuse !

Accoudé aux pierres tièdes du créneau, le comte de Kent se laissait aller à rêver. Il était, à vingt-trois ans, lieutenant du roi pour tout un duché, c’est-à-dire investi de toutes les prérogatives royales et figurant, en sa personne, le roi lui-même. Il était celui qui disait : « Je veux ! » et auquel on obéissait. Il pouvait ordonner : « Pendez ! »… Il ne songeait pas à le dire, d’ailleurs, mais il pouvait le faire. Et puis, surtout, il était loin de l’Angleterre, loin de la cour de Westminster, loin des lubies, des colères, des suspicions de son demi-frère Édouard II, loin des Despensers. Ici, il se trouvait enfin livré à lui-même, son seul maître, et maître de tout ce qui l’entourait. Une armée venait à sa rencontre qu’il allait charger et vaincre, il n’en doutait pas. Un astrologue lui avait annoncé qu’entre sa vingt-quatrième et sa vingt-sixième année il accomplirait ses plus hautes actions, qui le mettraient fort en vue… Ses songes d’enfance devenaient brusquement réels. Une grande plaine, des cuirasses, une autorité souveraine… Non, vraiment, il ne s’était, depuis sa naissance, senti plus heureux d’exister. La tête lui tournait un peu, d’une griserie qui ne lui venait de rien d’autre que de lui-même, et de cette brise qui passait contre sa poitrine, et de ce vaste horizon…

— Vos ordres, Monseigneur ? demanda messire Basset qui commençait à s’impatienter.

Le comte de Kent se retourna et regarda le petit sénéchal avec une nuance d’étonnement hautain.

— Mes ordres ? dit-il. Mais faites sonner les busines[24], messire sénéchal, et mettez votre monde à cheval. Nous allons nous porter en avant et charger.

— Mais avec quoi, Monseigneur ?

— Mais pardieu, avec nos troupes, Basset !

— Monseigneur, nous avons ici, à toute peine, deux cents armures, et il nous en vient plus de quinze cents à l’encontre, aux chiffres que nous avons. N’est-il pas vrai, messire de Bergerac ?

Le sire Réginald de Pons de Bergerac approuva de la tête. Le courtaud sénéchal avait le cou plus rouge et plus gonflé que de coutume ; vraiment il était inquiet et près d’éclater devant tant d’inconsciente légèreté.

— Et des renforts, nulle nouvelle ? dit le comte de Kent.

— Eh non, Monseigneur ! Toujours rien ! Le roi votre frère, pardonnez mon propos, nous laisse par trop choir.

Il y avait quatre semaines qu’on attendait ces fameux renforts d’Angleterre. Et le connétable de Bordeaux qui, lui, avait des troupes, en prenait prétexte pour ne pas bouger, puisqu’il avait reçu l’ordre exprès du roi Édouard de se mettre en route aussitôt que les renforts arriveraient. Le jeune comte de Kent n’était pas aussi souverain qu’il y paraissait…

Par suite de cette attente et de ce manque d’hommes – à se demander si les renforts annoncés étaient seulement embarqués ! – on avait permis à Monseigneur de Valois de se promener à travers le pays, d’Agen à Marmande et de Bergerac à Duras, comme dans un parc de plaisance. Et maintenant que Valois était là, à portée du regard, avec son gros ruban d’acier, on ne pouvait toujours rien faire.

— C’est aussi votre conseil, Montpezat ? demanda le comte de Kent.

— À regret, Monseigneur, oh ! bien à regret, répondit le baron de Montpezat en mordant ses noires moustaches.

— Et vous, Bergerac ? questionna encore Kent.

— J’en ai les larmes de rage, dit Pons de Bergerac avec l’accent bien chantant qu’avaient tous les seigneurs de la région.

Edmond de Kent se dispensa d’interroger les barons de Budos et de Fargues de Mauvezin ; ceux-là ne parlaient ni le français, ni l’anglais, mais seulement le gascon, et Kent ne comprenait rien à leurs palabres. Leurs visages d’ailleurs fournissaient suffisante réponse.

— Alors faites fermer les portes, messire sénéchal, et installons-nous pour être assiégés. Et puis quand les renforts arriveront, ils prendront les Français à revers, et ce sera peut-être mieux ainsi, dit le comte de Kent pour se consoler.

Il gratta du bout des doigts le front de son lévrier, et puis se réaccouda aux pierres tièdes pour observer la vallée. Un vieil adage disait : « Qui tient La Réole tient la Guyenne. » On tiendrait le temps qu’il faudrait.


Une avance trop aisée est presque aussi épuisante, pour une troupe, qu’une retraite. Faute de trouver devant soi une résistance qui permît de s’arrêter, fût-ce une journée, et de reprendre haleine, l’armée de France marchait, marchait, sans relâche, depuis plus de trois semaines, depuis vingt-cinq jours exactement. Le grand ost, bannières, armures, goujats, archers, chariots, forges, cuisines, et puis les marchands et les bordeliers à la suite, s’étirait sur plus d’une lieue. Les chevaux blessaient au garrot, et il ne se passait pas de quart d’heure que l’un ne se déferrât. Beaucoup de chevaliers avaient dû renoncer à porter leurs cuirasses qui, la chaleur aidant, leur provoquaient plaies et furoncles aux jointures. La piétaille traînait ses lourds souliers cloutés. En plus, les belles prunes noires d’Agen, qui semblaient mûres sur les arbres, avaient purgé avec violence les soldats assoiffés et chapardeurs ; on en voyait qui quittaient la colonne à tout instant pour aller baisser leurs chausses le long du chemin.

Le connétable Gaucher de Châtillon somnolait le plus qu’il pouvait, à cheval. Près de cinquante ans de métier des armes et huit guerres ou campagnes lui en avaient donné l’entraînement.

— Je vais dormir un petit, annonçait-il à ses deux écuyers.

Ceux-ci, réglant le pas de leurs montures, venaient se placer de part et d’autre du connétable, de façon à bien l’encadrer pour le cas où il aurait glissé de côté ; et le vieux chef, les reins appuyés au troussequin, ronflait dans son heaume.

Robert d’Artois suait sans maigrir et répandait à vingt pas une odeur de fauve. Il avait fait amitié avec un des Anglais qui suivaient Mortimer, ce long baron de Maltravers qui ressemblait à un cheval, et il lui avait même offert de marcher dans sa bannière parce que l’autre était fort joueur et toujours prêt, aux haltes, à manier le cornet de dés.

Charles de Valois ne décolérait pas. Entouré de son fils d’Alençon, de son neveu d’Évreux, des deux maréchaux Mathieu de Trye et Jean des Barres, et de son cousin Alphonse d’Espagne, il s’emportait contre tout, contre le climat intolérable, contre la touffeur des nuits et la fournaise des jours, contre les mouches, contre la nourriture trop grasse. Le vin qu’on lui servait n’était que piquette de manant. Pourtant on était dans un pays de crus fameux ? Où donc ces gens-là cachaient-ils leurs bonnes barriques ? Les œufs avaient mauvais goût, le lait était aigre. Monseigneur de Valois se réveillait parfois avec des nausées, et depuis quelques jours il éprouvait dans la poitrine une douleur sournoise qui l’inquiétait. Et puis la piétaille n’avançait pas, non plus que les grosses bouches à poudre fournies par les Italiens et dont les patins de bois semblaient coller aux chemins. Ah ! si l’on avait pu faire la guerre seulement avec la chevalerie !…

— Il semble que je sois voué au soleil, disait Valois. Ma première campagne, quand j’avais quinze ans, je l’ai faite ainsi, mon cousin Alphonse, par une chaleur brûlante, dans votre Aragon pelé, dont je fus un moment roi, contre votre grand-père.

Il s’adressait à Alphonse d’Espagne, héritier du trône d’Aragon, lui rappelant sans ménagement les luttes qui avaient divisé leurs familles. Mais il pouvait se le permettre, car Alphonse était bien débonnaire, prêt à tout accepter pour contenter chacun, prêt à partir pour la croisade puisqu’on l’en avait prié, et à combattre les Anglais pour s’entraîner à la croisade.

— Ah ! La prise de Gérone ! continuait Valois, je m’en souviendrai toujours. Quelle bouilloire ! Le cardinal de Cholet, n’ayant pas de couronne sous la main pour mon sacre, me coiffa de son chapeau. J’étouffais sous ce grand feutre rouge. Oui, j’avais quinze ans… Mon noble père, le roi Philippe le Hardi, mourut à Perpignan des fièvres qu’il avait prises là-bas…

Il s’était assombri en parlant de son père. Il pensait que celui-ci était mort à quarante ans. Son frère aîné, Philippe le Bel, avait trépassé à quarante-six, et son demi-frère Louis d’Évreux à quarante-trois. Lui-même en avait maintenant cinquante-quatre, depuis mars ; il avait montré qu’il était le plus robuste de la famille. Mais combien de temps encore la Providence lui accorderait-elle ?

— Et la Campanie, et la Romagne, et la Toscane, d’autres pays où il fait chaud ! poursuivit-il. Traverser toute l’Italie depuis Naples, en pleine saison de soleil, jusqu’à Sienne et Florence, pour en chasser les Gibelins comme je l’ai fait, il y a… laissez-moi compter… 1301, vingt-trois ans !… Et ici même, en Guyenne dans l’année 94, c’était aussi l’été ! Toujours l’été !

— Dites-moi, Charles, il fera pire chaleur encore à la croisade, lança ironiquement Robert d’Artois. Vous nous voyez chevauchant contre le Soudan d’Égypte ? Et là-bas, il paraît que la vigne est petite culture. On va lécher le sable.

— Oh ! La croisade, la croisade… répondit Valois avec une grande lassitude irritée. Sait-on même si elle partira, la croisade, avec toutes les traverses qu’on me met ! Il est beau de vouer sa vie au service des royaumes et de l’Église, mais on finit par être las d’user toujours ses forces pour des ingrats.

Les ingrats, c’était le pape Jean XXII qui rechignait à accorder les subsides, comme si vraiment il avait voulu décourager l’expédition ; c’était surtout le roi Charles IV qui, non seulement, différait toujours d’envoyer la commission de lieutenant à Charles de Valois, au point que cela en devenait offensant, mais en plus venait de profiter de l’éloignement de ce dernier pour se porter lui-même candidat à l’Empire. Et le pape, naturellement, avait accordé soutien officiel à cette candidature. Ainsi, toute la belle machination montée par Valois avec Léopold de Habsbourg s’écroulait. On le tenait pour niais, le Sire Charles le Bel, et de fait il l’était ; mais il s’entendait assez bien aux coups fourrés… Valois avait reçu la nouvelle le jour même, vingt-cinquième d’août. Mauvaise Saint-Louis, en vérité !

Il était de si méchante humeur, et si occupé à chasser les mouches de son visage, qu’il en oubliait de regarder le paysage. Il ne vit La Réole que lorsqu’on fut devant, à quatre ou cinq portées d’arbalète.

La Réole, bâtie sur un éperon rocheux et dominée elle-même par un cercle de vertes collines, surplombait la Garonne. Découpée sur le ciel pâlissant, serrée dans ses remparts de bonne pierre ocre que dorait le soleil couchant, montrant ses clochers, les tours de son château, la haute charpente de son hôtel de ville au clocheton ajouré, et tous ses toits de tuiles rouges pressés les uns contre les autres, elle ressemblait aux miniatures qui représentaient Jérusalem dans les Livres d’heures. Une jolie ville, vraiment. En outre, sa position élevée en faisait une idéale place de guerre ; le comte de Kent n’était pas sot de l’avoir choisie pour s’y enfermer. Il ne serait pas facile d’enlever cette forteresse.

L’armée s’était arrêtée, attendant les ordres. Mais Monseigneur de Valois n’en donnait pas. Il boudait. Que le connétable, que les maréchaux prissent les décisions qui leur paraîtraient bonnes. Lui, n’étant pas lieutenant du roi, ne se chargeait plus d’aucune responsabilité.

— Venez, Alphonse, allons nous rafraîchir », dit-il au cousin d’Espagne.

Le connétable tournait la tête dans son heaume pour saisir ce que lui disaient ses chefs de bannières. Il envoya le comte de Boulogne en reconnaissance. Boulogne revint au bout d’une heure, ayant décrit le tour de la ville du côté des collines. Toutes les portes étaient closes, et la garnison ne donnait aucun signe de sortie. On décida donc de camper là, et les bannières s’installèrent un peu comme elles voulurent. Les vignes qui lançaient leurs sarments entre les arbres et les hauts échalas constituaient d’agréables abris en forme de tonnelles. L’armée était fourbue et s’endormit dans le clair crépuscule, avec l’apparition des premières étoiles.


Le jeune comte de Kent ne put résister à la tentation de l’audace. Après une insomnieuse nuit dont il avait trompé l’attente en jouant au trémerel[25] avec ses écuyers, il manda le sénéchal Basset, lui commanda de faire armer sa chevalerie et, avant l’aube, sans sonner trompe, sortit de la ville, par une poterne basse.

Les Français, ronflant dans les vignes, ne s’éveillèrent que lorsque le galop des chevaliers gascons fut sur eux. Ils dressèrent des têtes étonnées pour les rabaisser aussitôt, et voir les sabots de la charge leur passer à ras du front. Edmond de Kent et ses compagnons s’en donnaient à plaisir parmi ces groupes ensommeillés, taillant de l’épée, frappant de leurs masses d’armes, abattant les lourds fléaux plombés sur des jambes nues, des côtes que ne protégeaient ni mailles ni cuirasses. On entendait les os craquer, et un chemin de hurlements s’ouvrait dans le camp français. Les tentes de quelques grands seigneurs s’écroulaient. Mais bientôt une rude voix domina la mêlée, qui criait : « À moi Châtillon ! » Et la bannière du connétable, de gueules à trois pals de vair au chef d’or, un dragon pour cimier, deux lions d’or pour tenir, flotta dans le soleil levant. C’était le vieux Gaucher qui, de son campement sagement établi en retrait, accourait à la rescousse avec ses vassaux. Les appels : « Artois en avant !… À moi Valois ! » répondirent à droite et à gauche. À demi équipés, certains à cheval, d’autres à pied, les chevaliers se ruaient à l’adversaire.

Le camp était trop vaste, trop disséminé, et les chevaliers français trop nombreux pour que le comte de Kent pût poursuivre longtemps ses ravages. Déjà les Gascons voyaient s’amorcer devant eux un mouvement de tenailles. Kent n’eut que le temps de faire tourner bride et de regagner au galop les portes de La Réole où il s’engouffra ; et puis, ayant adressé compliment à chacun, et son armure délacée, il s’en alla dormir, l’honneur sauf.

La consternation régnait dans le camp français où l’on entendait gémir les blessés. Parmi les morts, dont le nombre s’élevait à près de soixante, se trouvaient Jean des Barres, l’un des maréchaux, et le comte de Boulogne, commandant de l’avant-garde. On déplorait que ces deux seigneurs, vaillants hommes de guerre, eussent rencontré une fin aussi soudaine et absurde. Assommés à leur réveil !

Mais la prouesse de Kent inspira le respect. Charles de Valois lui-même, qui, la veille encore, déclarait qu’il ne ferait qu’une bouchée de ce jeune homme s’il le rencontrait en champ clos, prit un air pénétré, presque glorieux, pour dire :

— Eh ! Messeigneurs, il est mon neveu, ne l’omettez point !

Et oubliant du coup ses blessures d’amour-propre, ses malaises et le poids de la saison, il se mit, après que de somptueux honneurs funèbres eurent été rendus au maréchal des Barres, à préparer le siège de la ville. Il y montra autant d’activité que de compétence car, tout gros vaniteux qu’il était, il n’en était pas moins remarquable homme de guerre.

Toutes les routes d’accès à La Réole furent coupées, la région surveillée par des postes disposés en profondeur. Des fossés, remblais, et autres ouvrages de terre furent entrepris à petite distance des murs pour y mettre les archers à l’abri. On commença de construire, aux endroits les plus propices, des plates-formes pour y installer les bouches à poudre. En même temps on élevait des échafaudages destinés aux arbalétriers. Monseigneur de Valois était partout sur les chantiers, inspectant, ordonnant, poussant à l’œuvre. En retrait, dans l’amphithéâtre des collines, les chevaliers avaient fait dresser leurs trefs ronds au sommet desquels flottaient les bannières. La tente de Charles de Valois, placée de façon à dominer le camp et la cité assiégée, semblait un vrai château de toile brodée.

Le trente août, Valois reçut enfin sa commission tant attendue. Son humeur alors acheva de se transformer et il parut ne plus faire de doute pour lui que la guerre fût comme déjà gagnée.

Deux jours plus tard, Mathieu de Trye, le maréchal survivant, Pierre de Cugnières et Alphonse d’Espagne, précédés de busines sonnantes et de la bannière blanche des parlementaires, s’avancèrent jusqu’au pied des murs de La Réole pour faire sommation au comte de Kent, d’ordre du puissant et haut seigneur Charles, comte de Valois, lieutenant du roi de France en Gascogne et Aquitaine, d’avoir à se rendre et remettre en leurs mains tout le duché pour faute de foi et hommage non rendu.

À quoi le sénéchal Basset, se hissant sur la pointe des pieds pour apparaître aux créneaux, répondit, d’ordre du haut et puissant seigneur Edmond, comte de Kent, lieutenant du roi d’Angleterre en Aquitaine et Gascogne, que la sommation était irrecevable et que le comte ne quitterait la ville ni ne remettrait le duché, sauf à être délogé par la force.

La déclaration de siège ayant été faite dans les règles, chacun retourna à ses tâches.

Monseigneur de Valois mit à l’ouvrage les trente mineurs prêtés à lui par l’évêque de Metz. Ces mineurs devaient percer des galeries souterraines jusque sous les murs, puis y placer des barils de poudre auxquels on mettrait le feu. L’ingeniator Hugues, qui appartenait au duc de Lorraine, promettait miracle de cette opération. Le rempart s’ouvrirait comme une fleur au printemps.

Mais les assiégés, alertés par les coups sourds, disposèrent des récipients pleins d’eau sur les chemins de ronde. Et là où ils virent à la surface de l’eau se former des rides, ils surent que les Français, en dessous, creusaient une sape. Ils en firent autant de leur côté, travaillant la nuit, alors que les mineurs de Lorraine travaillaient de jour. Un matin, les deux galeries s’étant rejointes, il se passa sous terre, à la lueur des lumignons, une atroce boucherie dont les survivants ressortirent couverts de sueur, de poussière sombre et de sang, le regard affolé comme s’ils remontaient des enfers.

Alors, les plates-formes de tir étant prêtes, Monseigneur de Valois décida d’utiliser ses bouches à feu.

C’étaient de gros tuyaux de bronze épais, cerclés de fer, et reposant sur des affûts de bois sans roue. Il fallait dix chevaux pour traîner chacun de ses monstres, et vingt hommes pour les pointer, les caler, les charger. On construisait autour une sorte de caisse, faite d’épais madriers, et destinée à protéger les servants dans le cas où l’engin éclaterait.

Ces pièces venaient de Pise. Les servants italiens les appelaient bombarda à cause du bruit qu’elles faisaient.

Tous les grands seigneurs, tous les chefs de bannières, s’étaient réunis pour voir fonctionner les bombardes. Le connétable Gaucher haussait les épaules et déclarait, l’air bougon, qu’il ne croyait pas aux vertus destructrices de ces machines. Pourquoi toujours faire confiance à des « novelletés », alors qu’on pouvait se servir de bons mangonneaux, trébuchets et perrières qui, depuis des siècles, avaient produit leurs preuves ? Pour réduire les villes qu’il avait prises, lui, Châtillon, avait-il eu besoin des fondeurs de Lombardie ? Les guerres se gagnaient par la vaillance des âmes et la force des bras, et non point par recours à des poudres d’alchimistes qui sentaient un peu trop le soufre de Satan !

Les servants avaient allumé auprès de chaque engin un brasero où rougissait une broche de fer. Puis, ayant introduit la poudre à l’aide de grandes cuillers de fer battu, ils chargèrent chaque bombarde, d’abord d’une bourre d’étoupe, ensuite d’un gros boulet de pierre de près de cent livres, tout cela entonné par la gueule. Un peu de poudre fut déposé dans une gorge ménagée sur le dessus des culasses et qui communiquait par un mince orifice avec la charge intérieure.

Tous les assistants furent invités à se retirer de cinquante pas. Les servants des pièces se couchèrent, les mains sur les oreilles ; un seul servant resta debout auprès de chaque bombarde pour mettre le feu à la poudre à l’aide des longues broches de fer rougies au feu. Et aussitôt que cela fut fait, il se jeta au sol et s’aplatit contre la caisse de l’affût.

Des flammes rouges jaillirent et la terre trembla. Le bruit roula dans la vallée de la Garonne et s’entendit de Marmande à Langon.

L’air était devenu noir autour des pièces, dont l’arrière s’était enfoncé dans le sol meuble par l’effet du recul. Le connétable toussait, crachait et jurait. Quand la poussière fut un peu dissipée, on vit qu’un des boulets était tombé chez les Français ; une toiture, dans la ville, semblait éventrée.

« Beaucoup de fracas pour peu de dégâts, dit le connétable. Avec de vieilles balistes à poids et à frondes, tous les boulets seraient arrivés au but sans qu’on soit à s’étouffer pour autant. »

Or, à l’intérieur de La Réole, personne n’avait compris tout d’abord pourquoi, du toit de maître Delpuch, notaire, une grande cascade de tuiles était soudain tombée dans la rue. On ne comprit pas non plus d’où venait ce coup de tonnerre, parti dans un ciel sans nuages, et que les oreilles perçurent un instant après. Puis maître Delpuch surgit de chez lui, en hurlant, parce qu’un gros boulet de pierre venait de choir dans sa cuisine.

Alors, la population courut aux remparts pour constater qu’il n’y avait dans le camp français aucune de ces hautes machines qui formaient l’équipement habituel des sièges. À la deuxième salve, on fut forcé d’admettre que bruit et projectiles sortaient de ces longs tubes couchés dans la colline, et que surmontait un panache de fumée. Chacun fut saisi d’effroi, et les femmes refluèrent vers les églises pour y prier contre cette invention du démon.

Le premier coup de canon des guerres d’Occident venait d’être tiré[26].



Le 22 septembre au matin, le comte de Kent fut prié de recevoir messires Ramon de Labison, Jean de Mirai, Imbert Esclau, les frères Doat et Barsan de Pins, le notaire Hélie de Malenat, tous les six jurats de La Réole, ainsi que plusieurs bourgeois qui les accompagnaient. Les jurats présentèrent au lieutenant du roi d’Angleterre de longues doléances, et sur un ton qui s’écartait de la soumission et du respect. La ville était sans vivres, sans eau et sans toits. On voyait le fond des citernes, on balayait le sol des greniers, et la population n’en pouvait plus de cette pluie de boulets, de quart d’heure en quart d’heure, depuis plus de trois semaines. L’hôtel-Dieu regorgeait de malades et de blessés. On entassait dans les cryptes des églises les corps des gens tués dans les rues, des enfants écrasés dans leur lit. Les cloches de l’église Saint-Pierre s’étaient effondrées dans un vacarme de fin du monde, ce qui prouvait bien que Dieu ne protégeait pas la cause anglaise. En outre, il devenait urgent de vendanger, au moins dans les vignobles que les Français n’avaient pas ravagés, et l’on n’allait pas laisser pourrir sur ceps la récolte. La population, encouragée par les propriétaires et négociants, s’apprêtait à se soulever et à se battre avec les soldats du sénéchal, si de besoin, pour obtenir la reddition.

Tandis que les jurats parlaient, un boulet siffla dans l’air et l’on entendit un écroulement de charpente. Le lévrier du comte de Kent se mit à hurler. Son maître le fit taire d’un mouvement de lassitude excédée.

Depuis plusieurs jours déjà, Edmond de Kent savait qu’il aurait à se rendre. Il s’obstinait à la résistance, sans aucun motif raisonnable. Ses maigres troupes, déprimées par le siège, étaient hors d’état de soutenir un assaut. Tenter une nouvelle sortie contre un adversaire maintenant solidement retranché n’eût été qu’une folie. Et voici que les habitants de La Réole menaçaient de se révolter.

Kent se tourna vers le sénéchal Basset.

— Les renforts de Bordeaux, messire Ralph, y croyez-vous encore ? demanda-t-il.

Le sénéchal ne croyait plus à rien. Au bout de ses forces, il n’hésitait pas à accuser le roi Édouard d’avoir laissé les défenseurs de La Réole dans un abandon qui ressemblait assez à une trahison.

Les sires de Bergerac, de Budos et de Montpezat ne montraient pas de plus joyeuses mines. Personne ne se souciait de mourir pour un roi qui témoignait si peu de soin à ses meilleurs serviteurs. La fidélité était par trop mal payée.

— Avez-vous une bannière blanche, messire sénéchal ? dit le comte de Kent. Alors, faites-la hisser au sommet du château.

Quelques minutes plus tard, les bombardes se turent, et sur le camp français tomba ce grand silence surpris qui accueille les événements longtemps espérés. Des parlementaires sortirent de La Réole et furent conduits à la tente du maréchal de Trye, lequel leur communiqua les conditions générales de la reddition. La ville serait livrée, naturellement ; mais également le comte de Kent devrait signer et proclamer la remise de tout le duché entre les mains du lieutenant du roi de France. Il n’y aurait ni pillage, ni prisonniers, mais seulement des otages, et une indemnité de guerre à fixer. En outre, le comte de Valois priait le comte de Kent à dîner.

Un grand festin fut apprêté dans le tref de toile brodée des lis de France où Monseigneur Charles vivait depuis près d’un mois. Le comte de Kent arriva sous ses plus belles armes, mais pâle et s’efforçant de contenir, sous un masque de dignité, son humiliation et son désespoir. Il était escorté du sénéchal Basset et de plusieurs seigneurs gascons.

Les deux lieutenants royaux, le vainqueur et le vaincu, se parlèrent avec quelque froideur, s’appelant néanmoins « Monseigneur mon neveu », « Monseigneur mon oncle », ainsi que gens entre qui la guerre ne rompt point les liens de famille.

À table, Monseigneur de Valois fit asseoir le comte de Kent en face de lui. Les chevaliers gascons commencèrent de s’empiffrer comme ils n’en avaient point eu l’occasion depuis des semaines.

On s’efforçait à la courtoisie, et de complimenter l’adversaire sur sa vaillance. Le comte de Kent fut félicité de sa sortie fougueuse qui avait coûté un maréchal aux Français. Kent répondit en marquant beaucoup de considération à son oncle pour ses dispositifs de siège et l’emploi de l’artillerie à feu.

— Entendez-vous, messire connétable, et vous tous, Messeigneurs, s’écria Valois, ce que déclare mon noble neveu… que sans nos bombardes à boulets, la ville aurait pu tenir quatre mois ? Qu’on en garde souvenir !

Par-dessus les plats, les coupes et les brocs, Kent et Mortimer s’observaient.

Aussitôt le banquet achevé, les principaux chefs s’enfermèrent pour la rédaction de l’acte de trêve dont les articles étaient nombreux. Kent, à vrai dire, était prêt à céder sur tout, sauf sur certaines formules qui contestaient la légitimité des pouvoirs du roi d’Angleterre, et sur l’inscription des sires Basset et Montpezat en tête de la liste des otages. Car ces derniers ayant séquestré et pendu des officiers du roi de France, leur sort n’eût été que trop certain. Or Valois exigeait qu’on lui remît le sénéchal et le responsable de la révolte de Saint-Sardos.

Lord Mortimer participait aux négociations. Il suggéra d’avoir un entretien particulier avec le comte de Kent. Le connétable Gaucher s’y déclara opposé ; on ne laissait pas discuter d’une trêve par un transfuge du camp adverse ! Mais Robert d’Artois et Charles de Valois faisaient confiance à Mortimer. Les deux Anglais s’isolèrent donc dans un coin du tref.

— Avez-vous grande inclination, my Lord, à vous en retourner si tôt en Angleterre ?… demanda Mortimer.

Kent ne répondit pas.

— Pour y affronter le roi Édouard votre frère, dont vous connaissez assez l’injustice et qui vous fera grief d’une défaite que les Despensers vous ont ménagée ? Car vous avez été trahi, my Lord, vous ne pouvez l’ignorer. Nous savions que des renforts vous étaient promis qui ne sont jamais partis d’Angleterre. Et l’ordre au sénéchal de Bordeaux de n’aller point à votre aide avant l’arrivée de ces renforts, n’est-ce pas là trahison ? Ne vous surprenez pas de me voir si bien informé ; je n’en suis redevable qu’aux banquiers lombards… Mais vous êtes-vous demandé la cause d’une si félonne négligence à votre endroit ? N’en voyez-vous pas le but ?

Kent se taisait toujours, la tête un peu inclinée, et contemplait ses doigts.

— Vainqueur ici, vous deveniez redoutable pour les Despensers, my Lord, reprit Mortimer, et preniez trop d’importance dans le royaume. Ils ont bien préféré vous faire subir le discrédit d’une reddition, fût-ce au prix de l’Aquitaine dont peu se soucient des hommes attentifs seulement à voler, l’une après l’autre, les baronnies des Marches. Comprenez-vous qu’il m’ait fallu, voici trois ans, me rebeller pour l’Angleterre contre son roi, ou pour le roi contre lui-même ? Qui vous assure qu’aussitôt rentré vous ne serez pas à votre tour accusé de forfaiture et jeté en geôle ? Vous êtes jeune encore, my Lord, et ne connaissez point ce dont ces mauvaises gens sont capables.

Kent repoussa ses rouleaux blonds derrière son oreille, et répondit enfin :

— Je commence, my Lord, à le connaître à mes dépens.

— Vous répugnerait-il de vous offrir pour premier otage, sous la garantie, bien sûr, que vous aurez traitement de prince ? À présent que l’Aquitaine est perdue, et à jamais, je le crains, ce qu’il nous faut sauver, c’est le royaume lui-même, et c’est d’ici que nous le pouvons mieux faire.

Le jeune homme leva vers Mortimer un regard surpris.

— Voici deux heures, dit-il, j’étais encore lieutenant du roi mon frère, et déjà vous m’invitez à entrer en révolte ?

— Sans qu’il y paraisse, my Lord, sans qu’il y paraisse… Les grandes actions se décident en peu de temps.

— Combien m’en accordez-vous ?

— Il n’en est besoin, my Lord, puisque vous avez déjà décidé.

Ce ne fut pas un mince succès pour Roger Mortimer lorsque le jeune comte Edmond de Kent, revenant s’asseoir à la table de la trêve, annonça qu’il s’offrait pour premier otage.

Mortimer, se penchant vers son épaule, lui dit :

— À présent, il nous faut œuvrer pour sauver votre belle-sœur et cousine, la reine. Elle mérite notre amour, et nous peut être du plus grand appui.