I

LA TABLE DU PAPE JEAN

L’église Saint-Agricol venait d’être entièrement reconstruite. La cathédrale des Doms, l’église des Frères Mineurs, celle des Frères Prêcheurs et des Augustiniens, avaient été agrandies et rénovées. Les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem s’étaient construit une magnifique commanderie. Au-delà de la place au Change s’élevait une nouvelle chapelle Saint-Antoine, et l’on creusait les fondations de la future église Saint-Didier.

Le comte de Bouville, depuis une semaine, parcourait Avignon sans la reconnaître, sans plus rien trouver des souvenirs qu’il y avait laissés. Chaque promenade, chaque trajet était cause pour lui d’une surprise et d’un émerveillement. Comment une ville, en huit ans, pouvait-elle avoir changé si totalement d’aspect ?

Car ce n’étaient pas seulement les sanctuaires qui étaient sortis de terre, ou bien avaient pris façades différentes, et montraient de toutes parts leurs flèches, leurs ogives, leurs rosaces, leurs broderies de pierre blanche que dorait un peu le soleil d’hiver et où chantait le vent du Rhône.

Partout s’élevaient hôtels princiers, habitations de prélats, édifices communaux, demeures de bourgeois enrichis, maisons de compagnies lombardes, entrepôts, magasins. Partout on entendait le bruit patient, incessant et pareil à la pluie, du marteau des tailleurs de pierre, ces millions de petits coups de métal contre la roche tendre et par lesquels s’édifient les capitales. Partout la foule nombreuse, et souvent écartée par le cortège de quelque cardinal, partout la foule active, vivace, affairée, marchait dans les gravats, la sciure, la poussière calcaire. C’est le signe des âges de richesse que d’y voir les souliers brodés de la puissance se souiller aux déchets du bâtiment.

Non, Hugues de Bouville ne reconnaissait plus rien. Le mistral lui jetait aux yeux, en même temps que la poussière des travaux, un constant éblouissement. Les négoces, qui tous s’honoraient d’être fournisseurs du Très Saint-Père ou des éminences de son Sacré collège, regorgeaient des plus somptueuses marchandises de la terre, des velours les plus épais, des soieries, toiles d’or et passementeries les plus lourdes. Les bijoux sacerdotaux, croix pectorales, crosses, bagues, ciboires, ostensoirs, patènes, et puis aussi plats à manger, cuillers, gobelets, hanaps gravés d’armoiries tiarées ou cardinalices, s’entassaient sur les étagères du Siennois Tauro, du marchand Corboli et de maître Cachette, argenteurs.

Il fallait des peintres pour décorer toutes ces nefs, ces voûtes, ces cloîtres, ces salles d’audience ; les trois Pierre, Pierre du Puy, Pierre de Carmelère et Pierre Gaudrac, aidés de leurs nombreux élèves, étendaient l’or, l’azur, le carmin, et traçaient les figures du Zodiaque autour des scènes des deux Testaments. Il fallait des sculpteurs ; maître Macciolo de Spolète taillait dans le rouvre et le noyer les effigies des saints qu’il peignait ensuite ou recouvrait d’or. Et l’on saluait très bas dans les rues un homme qui n’était pas cardinal, mais que n’escortait pas moins une suite imposante d’acolytes et de serviteurs chargés de toises et de grands rouleaux de vélin ; cet homme était messire Guillaume de Coucouron, chef de tous les architectes pontificaux qui, depuis l’an 1317, rebâtissaient Avignon pour la dépense fabuleuse de cinq mille florins d’or.

Les femmes, dans cette métropole religieuse, se vêtaient plus bellement qu’en aucun lieu du monde. Les voir sortir des offices, traverser les rues, courir les boutiques, tenir cour en pleine rue, frileuse et rieuses, dans leurs manteaux fourrés, parmi des seigneurs empressés et des clercs fort délurés, était un enchantement du regard. Certaines allaient même fort aisément au bras d’un chanoine ou d’un évêque, et les deux robes avançaient, balayant la poussière blanche d’un pas bien accordé.

Le Trésor de l’Église faisait prospérer toutes les activités humaines. Il avait fallu construire de nouveaux établissements bordeliers et agrandir le quartier des follieuses, car tous les moines, moinillons, clercs, diacres et sous-diacres qui hantaient Avignon n’étaient pas forcément des saints. Les consuls avaient fait afficher sur panonceaux de sévères ordonnances : « Il est fait défense aux femmes publiques et maquerelles de demeurer dans les bonnes rues, de se parer des mêmes atours que les femmes honnêtes, de porter voile en public et de toucher de la main le pain et les fruits dans les boutiques sous peine d’être obligées d’acheter les marchandises qu’elles ont tâtées. Les courtisanes mariées seront expulsées de la ville et déférées aux juges si elles viennent à y rentrer. » Mais, en dépit des ordonnances, les courtisanes se paraient des plus beaux tissus, achetaient les plus beaux fruits, racolaient dans les rues nobles, et se mariaient sans peine tant elles étaient prospères et recherchées. Elles regardaient avec assurance les femmes dites honnêtes mais qui ne se conduisaient guère mieux, à cette seule différence que le sort leur avait fourni des amants de plus haut rang.

Non seulement Avignon, mais tout le pays environnant se transformait. De l’autre côté du pont Saint-Bénezet, sur la rive de Villeneuve, le cardinal Arnaud de Via, un neveu du pape, faisait édifier une énorme collégiale ; et déjà l’on appelait la tour de Philippe le Bel « la vieille tour » parce qu’elle datait de trente ans. Mais sans Philippe le Bel, qui avait naguère imposé à la papauté le séjour d’Avignon, tout cela eût-il existé[27] ? À Bédarrides, à Châteauneuf, à Noves, d’autres églises, d’autres châteaux, sortaient de terre.

Bouville en éprouvait quelque fierté personnelle. Non seulement parce qu’il se sentait concerné par tous les actes de ce roi, mais encore parce qu’il avait pendant de longues années tenu la charge de grand chambellan auprès de Philippe le Bel et qu’il se pensait un peu responsable de l’actuel pontificat.

N’était-ce pas lui, Bouville, qui voici neuf ans, après une épuisante course à la recherche des cardinaux éparpillés entre Carpentras et Orange, avait le premier proposé le cardinal Duèze pour être le candidat de la cour de France ? Les ambassadeurs se croient volontiers seuls inventeurs de leurs missions lorsqu’elles ont réussi. Et Bouville, se rendant au banquet que le pape Jean XXII offrait en son honneur, gonflait le ventre en imaginant bomber le torse, secouait ses cheveux blancs sur son col de fourrure, et parlait assez haut à ses écuyers dans les rues d’Avignon.

Une chose, en tout cas, paraissait bien acquise : le Saint-Siège ne retournerait pas en Italie. On en avait fini avec les illusions entretenues sous le pontificat précédent. Les praticiens romains pouvaient bien s’agiter contre Jean XXII et le menacer, s’il ne regagnait pas la Ville éternelle, de créer un schisme en élisant un autre pape qui occuperait vraiment le trône de saint Pierre[28]. L’ancien bourgeois de Cahors avait su répondre aux princes de Rome, en ne leur accordant que quatre chapeaux sur les seize qu’il avait imposés depuis son avènement. Tous les autres chapeaux rouges étaient allés à des Français.

— Voyez-vous, messire comte, avait dit le pape Jean à Bouville, quelques jours plus tôt, lors de la première audience, et s’exprimant par ce souffle de voix avec lequel il commandait en maître à la chrétienté… voyez-vous, messire comte, il faut gouverner avec ses amis contre ses ennemis. Les princes qui usent leurs jours et leurs forces à se gagner leurs adversaires mécontentent leurs vrais soutiens et ne s’acquièrent que de faux amis, toujours prêts à les trahir.

Il n’était besoin, pour se convaincre de la volonté du pape de demeurer en France, que de voir le château qu’il venait de construire sur la place de l’ancien évêché, et qui dominait la ville de ses créneaux, tours et mâchicoulis. L’intérieur était distribué entre des cloîtres spacieux, des salles de réception et des appartements splendidement décorés sous des plafonds d’azur semés d’étoiles, comme le ciel[29]. Il y avait deux huissiers de la première porte, deux huissiers de la seconde, cinq pour la troisième, et quatorze huissiers encore pour les autres portes. Le maréchal du palais commandait à quarante courriers et à soixante-trois sergents d’armes.

« Tout ceci ne représente pas un établissement provisoire », se disait Bouville en suivant le maréchal venu l’attendre en personne à la porte du palais, et qui le guidait à travers les salles.

Et pour savoir avec qui le pape Jean avait choisi de gouverner, il suffit à Bouville d’entendre nommer les dignitaires qui venaient de prendre place, dans la salle des festins tendue de tapisseries de soie, à la longue table étincelante de vaisselle d’or et d’argent.

Le cardinal-archevêque d’Avignon, Arnaud de Via, était fils d’une sœur du pape. Le cardinal-chancelier de l’Église romaine, c’est-à-dire le premier ministre du monde chrétien, homme assez large et solide, bien assis dans sa pourpre, était Gaucelin Duèze, fils de Pierre Duèze, le propre frère du pape que le roi Philippe V avait anobli. Neveu du pape encore, le cardinal Raymond Le Roux. Un autre neveu, Pierre de Vicy, gérait la maison pontificale, mandatait les dépenses, dirigeait les deux panetiers, les quatre sommeliers, les maîtres de l’écurie et de la maréchalerie, les six chambriers, les trente chapelains, les seize confesseurs pour les pèlerins de passage, les sonneurs de cloches, les balayeurs, les porteurs d’eau, les lavandières, les archiatres apothicaires et barbiers.

Le moindre des « neveux » ici attablés n’était certes pas le cardinal Bertrand du Pouget, légat itinérant pour l’Italie, et dont on chuchotait… mais qui donc ici ne chuchotait pas ?… qu’il était un fils naturel qu’aurait eu Jacques Duèze au temps qu’il n’avait pas encore, à quarante ans passés, quitté son Quercy natal !

Tous les parents du pape Jean, jusqu’aux cousins issus de germains, logeaient en son palais et partageaient ses repas ; deux d’entre eux habitaient même dans l’entresol secret, sous la salle à manger. Tous étaient pourvus d’emplois, celui-là parmi les cent chevaliers nobles, celui-ci comme dispensateur des aumônes, cet autre comme maître de la chambre apostolique qui administrait tous les bénéfices ecclésiastiques, annates, décimes, subsides, caricatifs, droits de dépouilles et taxes de Sacrée Pénitencerie. Plus de quatre cents personnes formaient cette cour dont la dépense annuelle dépassait quatre mille florins.

Quand, huit ans plus tôt, le conclave de Lyon avait porté au trône de saint Pierre un vieillard épuisé, diaphane, dont on attendait, dont on espérait même, qu’il rendît l’âme la semaine suivante, il ne restait rien dans le Trésor papal. En huit années, ce même petit vieillard, qui avançait ainsi qu’une plume poussée par le vent, avait si bien administré les finances de l’Église, si bien taxé les adultères, les sodomites, les incestueux, les voleurs, les criminels, les mauvais prêtres et les évêques coupables de violence, vendu si cher les abbayes, fait contrôler si justement les ressources et biens ecclésiastiques qu’il s’était assuré les plus gros revenus du monde et possédait les moyens de rebâtir une ville. Il pouvait largement nourrir sa famille et régner par elle. Il n’était chiche ni de dons aux pauvres ni de présents aux riches, offrant à ses visiteurs joyaux et saintes médailles d’or dont l’approvisionnait son fournisseur habituel, le Juif Boncœur.

Enfoui, plutôt qu’assis, dans un fauteuil au dossier immense, et les pieds posés sur deux épais coussins de soie d’or, le pape Jean présidait cette longue tablée qui tenait à la fois du consistoire et du dîner de famille. Bouville, placé à sa droite, le regardait avec fascination. Comme le Saint-Père avait changé, depuis son élection ! Non pas d’apparence : le temps semblait sans prise sur ce mince visage pointu, ridé, mobile, au crâne enfermé dans un bonnet bordé de fourrure, aux petits yeux de souris, sans cils ni sourcils, à la bouche d’une extrême étroitesse où la lèvre supérieure rentrait un peu sous la gencive sans dents. Jean XXII portait ses quatre-vingts ans plus facilement que bien d’autres la cinquantaine : ses mains en donnaient la preuve, lisses, à peine parcheminées, et dont les jointures jouaient avec beaucoup de liberté. Mais c’était à l’attitude, au ton de la voix, aux propos, que l’on pouvait juger de la transformation. Cet homme qui avait dû son chapeau de cardinal à un faux en écriture royale, puis sa tiare à deux ans d’intrigues sourdes, de corruptions électorales, parachevées par un mois de simulation d’une maladie incurable, paraissait avoir reçu une nouvelle âme, par la grâce du vicariat suprême. Parvenu au sommet des ambitions humaines, délivré d’avoir à rien désirer pour lui-même, toutes ses forces, toute la redoutable mécanique cérébrale qui l’avaient conduit à ce faîte s’employaient, de manière absolument détachée, au seul bien de l’Église tel qu’il le concevait. Et quelle activité il y dépensait ! Parmi ceux qui l’avaient élu, croyant qu’il disparaîtrait vite et laisserait la Curie gouverner en son nom, combien se repentaient à présent ! Jean XXII leur menait la vie dure. Un grand souverain de l’Église en vérité.

Il s’occupait de tout, tranchait de tout. Il n’avait pas hésité à excommunier, au mois de mars précédent, l’empereur d’Allemagne Louis de Bavière, le destituant du même coup et ouvrant cette succession au Saint Empire pour laquelle le roi de France et le comte de Valois s’agitaient tant. Il intervenait dans les différends des princes chrétiens, les rappelant, comme il était dans sa mission d’universel pasteur, à leurs devoirs de paix. En ce moment, il se penchait sur le conflit d’Aquitaine, et avait déjà arrêté, dans les audiences données à Bouville, les modalités de son action.

Les souverains de France et d’Angleterre seraient priés de prolonger la trêve signée par le comte de Kent, à La Réole. Et qui arrivait à expiration en ce mois de décembre. Monseigneur de Valois n’utiliserait pas les quatre cents hommes d’armes et les mille arbalétriers nouveaux que le roi Charles IV lui avait envoyés ces jours derniers à Bergerac. Mais le roi Édouard serait impérativement invité à rendre l’hommage au roi de France, dans les plus brefs délais. Les deux souverains devraient remettre en liberté les seigneurs gascons qu’ils détenaient respectivement, et ne leur tenir aucune rigueur pour avoir pris le parti de l’adversaire. Enfin le pape allait écrire à la reine Isabelle pour la conjurer d’employer toutes ses forces à rétablir la concorde entre son époux et son frère. Le pape Jean ne se faisait aucune illusion, pas plus que Bouville, sur l’influence dont disposait la malheureuse reine. Mais le fait que le Saint-Père s’adressât à elle ne manquerait pas de lui restituer un certain crédit et de faire hésiter ses ennemis à la maltraiter davantage. Ensuite, Jean XXII conseillerait qu’elle se rendît à Paris, toujours en mission de conciliation, afin de présider à la rédaction du traité qui ne laisserait à l’Angleterre, du duché d’Aquitaine, qu’une mince bande côtière avec Saintes, Bordeaux, Dax et Bayonne. Ainsi les désirs politiques du comte de Valois, les machinations de Robert d’Artois, les vœux secrets de Lord Mortimer allaient recevoir du Saint-Père une aide majeure.

Bouville, ayant rempli avec succès la première partie de sa mission, pouvait manger de bon appétit le civet d’anguilles, délectable, parfumé, onctueux, qui emplissait son écuelle d’argent.

— Les anguilles nous viennent de l’étang des Martigues, fit remarquer à Bouville le pape Jean. Les appréciez-vous ?

Le gros Bouville, la bouche pleine, ne put répondre que d’un regard émerveillé.

La cuisine pontificale était somptueuse, et même les menus du vendredi y constituaient un régal rare. Thons frais, morues de Norvège, lamproies et esturgeons, accommodés de vingt manières et nappés de vingt sauces, se suivaient en procession sur des plats rutilants. Le vin d’Arbois coulait comme de l’or dans les timbales. Les crus de Bourgogne, du Lot ou du Rhône, accompagnaient les fromages.

Le Saint-Père, pour sa part, se contentait de grignoter du bout des gencives une cuillerée de pâté de brochet et de sucer un gobelet de lait. Il s’était mis en tête que le pape ne devait prendre que des aliments blancs.

Bouville avait à traiter d’un deuxième problème, et non moins délicat, pour le compte de Monseigneur de Valois. Un ambassadeur se doit d’aborder de biais les questions épineuses ; aussi Bouville crut parler fin en disant :

— Très Saint-Père, la cour de France a suivi avec beaucoup d’attention le concile de Valladolid qui fut tenu, voici deux ans, par votre légat, et où il a été ordonné que les clercs eussent à quitter leurs concubines…

— … sous peine s’ils ne le faisaient, enchaîna le pape Jean de sa petite voix rapide et étouffée, d’être privés dans les deux mois de la tierce partie des fruits de leurs bénéfices, et deux mois après d’un autre tiers, et encore après deux mois d’être privés de tout. En vérité, messire comte, l’homme est pécheur même s’il est prêtre, et nous savons bien que nous n’arriverons pas à supprimer tout péché. Mais au moins, pour ceux qui s’y entêteront, cela emplira nos coffres qui servent à faire le bien. Et beaucoup aussi éviteront de rendre publics leurs scandales.

— Et ainsi les évêques cesseront, comme ils ont trop coutume de le faire, d’assister en personne au baptême et au mariage de leurs enfants illégitimes.

Ayant dit cela, Bouville brusquement rougit. Était-ce bien habile de parler d’enfants illégitimes justement devant le cardinal du Pouget ? Un faux pas. Mais personne ne semblait y avoir pris garde. Bouville se hâta donc de poursuivre :

— Mais d’où vient, Très Saint-Père, qu’une punition plus forte ait été décrétée contre les prêtres dont les concubines ne sont pas chrétiennes ?

— La raison en est bien simple, messire comte, répondit le pape Jean. Le décret vise justement l’Espagne qui compte quantité de Maures… où nos clercs recrutent bien facilement des compagnes que rien ne gêne à forniquer avec la tonsure.

Il se tourna légèrement dans son grand siège, et un très bref sourire passa sur ses lèvres étroites. Il avait vu la direction où l’ambassadeur du roi de France cherchait à tirer l’entretien. Et maintenant il attendait, à la fois défiant et amusé, que messire de Bouville eût avalé une gorgée, afin de se donner courage, et affecté un air faussement aisé pour dire :

— Il est certain, Très Saint-Père, que ce concile a pris de sages édits qui nous serviront grandement lors de la croisade. Car nous aurons maints clercs et aumôniers pour accompagner nos armées, et qui s’avanceront en pays maure ; il serait mauvais qu’ils donnassent l’exemple de la méconduite.

Après quoi Bouville respira mieux, le mot de croisade était dit.

Le pape Jean plissa les paupières, joignit les doigts.

— Il serait mauvais également, répondit-il posément, que la même licence se mît à proliférer dans les nations chrétiennes pendant que leurs armées auraient affaire outre-mer. Car on a toujours constaté, messire comte, que lorsque les armées de guerre sont loin à se battre, et qu’on a puisé dans les peuples les combattants les plus vaillants, il fleurit toutes sortes de vices dans ces royaumes comme si, la force s’éloignant, le respect qu’on doit aux lois de Dieu partait du même coup. Les guerres offrent de grandes occasions de péché… Monseigneur de Valois est-il toujours aussi ferme sur cette croisade dont il veut honorer notre pontificat ?

— Eh bien ! Très Saint-Père, les députés de la Petite Arménie…

— Je sais, je sais, dit le pape Jean en écartant et rapprochant ses maigres doigts. C’est moi-même qui ai envoyé ces députés à Monseigneur de Valois.

— Il nous parvient de toutes parts que les Maures, sur les rivages…

— Je sais. Les rapports me parviennent en même temps qu’à Monseigneur de Valois.

Les conversations particulières s’étaient arrêtées le long de la grande table. L’évêque Pierre de Mortemart qui accompagnait Bouville dans sa mission, et dont on disait qu’il serait bientôt promu cardinal, prêtait l’oreille, et tous les neveux et cousins, prélats ou dignitaires, en faisaient autant. Les cuillers glissaient sur le fond des assiettes comme sur du velours. Le souffle singulièrement assuré, mais sans timbre, qui sortait de la bouche du Saint-Père était difficile à saisir, et il fallait une grande habitude pour le capter d’un peu loin.

— Monseigneur de Valois, que j’aime d’un amour très paternel, nous a fait consentir la dîme ; mais jusqu’à présent cette dîme ne lui a servi qu’à confisquer l’Aquitaine et à soutenir sa candidature au Saint Empire. Ce sont entreprises très nobles, mais qui ne s’appellent point croisades. Je ne suis nullement certain, l’an prochain, de consentir à nouveau cette dîme et moins encore, messire comte, de consentir aux subsides supplémentaires que l’on me demande pour l’expédition.

Bouville reçut durement le coup. Si c’était là tout ce qu’il devait rapporter à Paris, Charles de Valois entrerait dans une belle fureur.

— Très Saint-Père, répondit-il en s’efforçant à la froideur, il avait semblé au comte de Valois comme au roi Charles que vous étiez sensible à l’honneur que la chrétienté pourrait retirer…

— L’honneur de la chrétienté, mon cher fils, est de vivre en paix, coupa le pape en frappant légèrement sur la main de Bouville.

— Est-ce attenter à la paix chrétienne que de vouloir ramener les Infidèles à la vraie foi et d’aller combattre chez eux l’hérésie ?

— L’hérésie ! L’hérésie ! répondit le pape Jean dans un chuchotement. Occupons-nous donc d’abord d’arracher celle qui fleurit dans nos nations et ne nous soucions point tant d’aller presser les abcès sur le visage du voisin quand la lèpre ronge le nôtre ! L’hérésie est mon souci, et je m’entends assez bien je crois à la poursuivre. Mes tribunaux fonctionnent, et j’ai besoin de l’aide de tous mes clercs, comme de celle de tous les princes chrétiens, pour la traquer. Si la chevalerie d’Europe prend le chemin de l’Orient, le diable aura champ libre en France, en Espagne et en Italie ! Depuis combien de temps Cathares, Albigeois, et Spirituels se tiennent-ils en paix ? Pourquoi ai-je fragmenté le gros diocèse de Toulouse, qui était leur repaire, et créé seize nouveaux évêchés dans la Langue d’oc ? Et vos pastoureaux dont les bandes ont déferlé jusqu’à nos remparts voici bien peu d’années, n’étaient-ils pas conduits par l’hérésie ? Ce n’est pas sur le temps d’une seule génération que l’on extirpe un tel mal. Il faut attendre les fils des petits-fils pour en avoir fini.

Tous les prélats présents pouvaient témoigner de la rigueur avec laquelle Jean XXII poursuivait l’hérésie. Si l’on avait consigne de se montrer coulant, moyennant finances, contre les petits péchés de la nature humaine, les bûchers en revanche flambaient haut contre les erreurs de l’esprit. On répétait volontiers le mot de Bernard Délicieux, moine franciscain qui avait entrepris de lutter contre l’inquisition dominicaine, et poussé l’audace jusqu’à prêcher en Avignon. « Saint Pierre et saint Paul, disait-il, ne pourraient eux-mêmes se défendre d’hérésie, s’ils revenaient en ce monde et étaient poursuivis par les Accusateurs. » Délicieux avait été condamné à la réclusion perpétuelle.

Mais, en même temps, le Saint-Père donnait diffusion à certaines idées étranges, issues de sa vivace intelligence, et qui, émises du haut de la chaire pontificale, n’étaient pas sans provoquer de grands remous parmi les docteurs des facultés de théologie. Ainsi s’était-il prononcé contre l’Immaculée Conception de la Vierge Marie qui ne constituait pas un dogme, certes, mais dont le principe était généralement admis. Il admettait tout au plus que le Seigneur eût purifié la Vierge avant sa naissance, mais à un moment, déclarait-il, difficile à préciser. Jean XXII, d’autre part, ne croyait pas à la Vision béatifique, en tout cas jusqu’au Jugement dernier, déniant par là qu’il y eût encore aucune âme en Paradis et, partant, en Enfer.

Pour beaucoup de théologiens, de telles propositions fleuraient un peu le soufre. Aussi, à cette table même, se trouvait assis un grand cistercien nommé Jacques Fournier, ancien abbé de Fontfroide qu’on appelait « le cardinal blanc » et qui employait toutes les ressources de sa science apologétique à soutenir et justifier les thèses hardies du Saint-Père[30].

Celui-ci poursuivait :

— Veuillez donc, messire comte, ne point trop vous mettre en tracas pour l’hérésie des Maures. Faisons garder nos côtes contre leurs navires, mais laissons-les au jugement du Seigneur tout-puissant dont ils sont, après tout, les créatures, et qui avait bien sans doute quelque intention sur eux. Qui de nous peut affirmer ce qu’il advient des âmes qui n’ont pas encore été touchées par la grâce de la révélation ?

— Elles vont en enfer, je pense, dit naïvement Bouville.

— L’enfer, l’enfer ! souffla le frêle pape en haussant les épaules. Ne parlez donc point de ce que vous ignorez. Et ne me contez point non plus… nous sommes trop vieux amis, messire de Bouville… que c’est pour faire le salut des Infidèles que Monseigneur de Valois demande à mon Trésor douze cent mille livres de subsides. D’ailleurs, le comte de Valois, je le sais, n’a plus aussi grand désir de sa croisade.

— À vrai dire, Très Saint-Père, dit Bouville en hésitant un peu… sans être informé comme vous l’êtes, il me paraît toutefois…

« Oh ! Le mauvais ambassadeur ! pensa le pape Jean. Si j’étais à sa place, mais je me ferais croire à moi-même que Valois a déjà réuni ses bannières, et je ne me tiendrais point quitte à moins de trois cent mille livres. »

Il laissa Bouville suffisamment s’empêtrer.

— Vous direz à Monseigneur de Valois, déclara-t-il enfin, que nous renonçons à la croisade ; et comme je sais Monseigneur un fils très respectueux des décisions de la Sainte Église, je suis sûr qu’il s’inclinera.

Bouville se sentait fort malheureux. Certes, tout le monde était prêt à abandonner le projet de la croisade mais pas comme cela, en deux phrases, et sans contrepartie.

— Je ne doute pas, Très Saint-Père, répondit Bouville, que Monseigneur de Valois ne vous obéisse ; mais il a déjà engagé, outre l’autorité de sa personne, de grandes dépenses.

— Combien faut-il à Monseigneur de Valois pour ne pas trop souffrir d’avoir engagé son autorité personnelle ?

— Très Saint-Père, je ne sais, dit Bouville rougissant, Monseigneur de Valois ne m’a pas chargé de répondre à telle question.

— Mais si, mais si ! Je le connais assez pour savoir qu’il l’avait prévue. Combien ?

— Il a déjà beaucoup avancé aux chevaliers de ses propres fiefs afin d’équiper leurs bannières…

— Combien ?

— Il s’est préoccupé de cette nouvelle artillerie à poudre…

— Combien, Bouville ?

— Il a passé grosses commandes d’armes de toutes sortes…

— Je ne suis pas homme de guerre, et ne vous demande point le compte des arbalètes. Je vous demande seulement de me dire la somme par laquelle Monseigneur de Valois se tiendrait pour dédommagé.

Il souriait de mettre son interlocuteur au gril. Et Bouville lui-même ne put s’empêcher de sourire à voir toutes ses grosses ruses percées comme une écumoire. Allons, il lui fallait le prononcer ce chiffre ! Il prit une voix aussi chuchotante que celle du pape pour murmurer :

— Cent mille livres…

Jean XXII hocha la tête et dit :

— C’est l’exigence habituelle du comte Charles. Il me paraît même que les Florentins, naguère, pour se libérer de l’aide qu’il leur avait portée, ont dû lui donner davantage. Aux Siennois, il en a coûté un peu moins pour qu’il consente à quitter leur ville. Le roi d’Anjou, en une autre occasion, a dû se saigner d’une somme identique pour le remercier d’un secours qu’il ne lui avait pas demandé ! C’est un moyen de finances comme un autre… Votre Valois, savez-vous, Bouville, est un bien gros larron ! Allons, rapportez-lui la bonne nouvelle… Nous lui donnerons ses cent mille livres, et notre bénédiction apostolique !

Il était assez satisfait, en somme, de s’en tirer à ce prix. Et Bouville, pour sa part, se sentait bien aise ; sa mission se trouvait accomplie. Discuter avec le souverain pontife comme avec quelque négociant lombard lui eût été vraiment pénible ! Mais le Saint-Père avait de ces mouvements qui n’étaient peut-être pas exactement de la générosité, mais une simple estimation du prix dont il devait payer son pouvoir.

— Vous souvenez-vous, messire comte, continuait le pape, du temps où vous m’apportiez, ici même, cinq mille livres de la part du comte de Valois pour assurer l’élection d’un cardinal français ? En vérité, ce fut de l’argent placé à bon intérêt !

Bouville s’attendrissait toujours sur ses souvenirs. Il revoyait cette prairie brumeuse dans la campagne, au nord d’Avignon, ce pré du Pontet, et le curieux entretien qu’ils avaient eu, tous deux assis sur une murette.

— Oui, je me rappelle, Très Saint-Père, dit-il. Savez-vous que lorsque je vous vis approcher, ne vous ayant jamais rencontré, je crus qu’on m’avait trompé, que vous n’étiez pas cardinal, mais un tout jeune clerc qu’un prélat avait déguisé pour l’envoyer à sa place ?

Le compliment fit sourire le pape Jean. Lui aussi se rappelait.

— Et ce jeune Siennois, Guccio Baglioni, qui travaillait dans la banque et vous accompagnait alors, qu’est-il devenu ? demanda-t-il. Vous me l’avez ensuite envoyé à Lyon, où il me fut fort utile, pendant le conclave muré. J’en avais fait mon damoiseau. J’imaginais le voir reparaître. Il est bien le seul qui m’ait rendu un service autrefois et qui ne soit pas venu quêter une grâce ou une charge !

— Je ne sais, Très Saint-Père, je ne sais. Il est reparti pour son Italie natale. Moi non plus je n’en ai plus jamais reçu nouvelles.

Mais Bouville s’était troublé pour répondre, et ce trouble n’avait pas échappé au pape.

— Il avait eu, si je me souviens bien, une mauvaise affaire de mariage, ou de faux mariage, avec une fille de noblesse qu’il avait rendue mère. Les frères le poursuivaient. N’est-ce pas cela ?

Ah ! Certes, le Saint-Père disposait d’une terrible mémoire !

— Je suis surpris vraiment, insistait-il, que ce Baglioni, protégé par vous, protégé par moi, et exerçant le métier d’argent, n’en ait pas profité pour faire sa fortune. Cet enfant qu’il devait avoir, est-il né ? A-t-il vécu ?

— Oui, oui, il est né, dit hâtivement Bouville. Il vit quelque part en campagne, auprès de sa mère.

Il montrait de plus en plus de gêne.

— On m’a dit, qui donc m’a dit ?… poursuivit le pape, que cette même demoiselle, ou dame, avait été nourrice du petit roi posthume qui vint à Madame Clémence de Hongrie pendant la régence du comte de Poitiers. Est-ce bien cela ?

— Oui, oui, Très Saint-Père, je crois que c’est elle.

Un frémissement passa dans les mille rides qui grillageaient le visage du pape.

— Comment, vous croyez bien ? N’étiez-vous pas curateur au ventre de Madame Clémence ? Et au plus près d’elle quand le malheur de perdre son fils lui survint ? Vous deviez bien savoir qui était la nourrice ?

Bouville se sentit devenir pourpre. Il aurait dû se méfier quand le Saint-Père avait prononcé le nom de Guccio Baglioni, et se dire qu’une intention se cachait derrière ce souvenir. Le détour était un peu plus habile que les siens propres, lorsqu’il passait par le concile de Valladolid pour en arriver aux finances du comte de Valois. D’abord, le Saint-Père devait sûrement avoir des nouvelles de Guccio, puisque ses banquiers, les Bardi, travaillaient avec les Tolomei de Sienne.

Les petits yeux gris du pape ne quittaient pas les yeux de Bouville, et les questions continuaient :

— Madame Mahaut d’Artois a eu un gros procès où vous avez dû témoigner ? Qu’y a-t-il eu de vrai, cher sire comte, dans cette affaire ?

— Oh ! Très Saint-Père, rien que ce que la justice a éclairé. Des malveillances, des propos rapportés dont Madame Mahaut a voulu se laver.

Le repas touchait à sa fin et les écuyers, passant les aiguières et les bassins, versaient l’eau sur les doigts des convives. Deux chevaliers nobles s’approchaient pour tirer en arrière le siège du Saint-Père.

— Sire comte, dit celui-ci, j’ai été bien heureux de vous revoir. Je ne sais, vu mon grand âge, si cette joie me sera accordée une autre fois…

Bouville, qui s’était levé, respira mieux. L’instant des adieux semblait arriver, qui allait mettre un terme à cet interrogatoire.

— … Aussi, avant votre départ, reprit le pape, je veux vous faire la plus grande grâce que je puisse accorder à un chrétien. Je vais vous entendre moi-même en confession. Accompagnez-moi dans ma chambre.