IV

LE ROI TROUVÉ

Les princes de ce temps-là avaient besoin d’un nain. Les couples de pauvres gens considéraient presque comme une chance de mettre au monde un avorton de cette sorte ; ils avaient la certitude de le vendre un jour à quelque grand seigneur, sinon au roi lui-même.

Car le nain, nul n’eût songé à en douter, était un être intermédiaire entre l’homme et l’animal domestique. Animal, parce qu’on pouvait lui mettre un collier, l’affubler, comme un chien dressé, de vêtements grotesques, et lui envoyer des coups de pied aux fesses ; homme, parce qu’il parlait et s’offrait volontairement, moyennant salaire et nourriture, à ce rôle dégradant. Il avait à bouffonner sur ordre, sautiller, pleurer ou niaiser comme un enfant, et cela même quand ses cheveux devenaient blancs. Sa petitesse faisait ressortir la grandeur du maître. On se le transmettait par héritage ainsi qu’un bien de propriété. Il était le symbole du « sujet », de l’individu soumis à autrui par nature, et créé tout exprès, semblait-il, pour témoigner de la division de l’espèce humaine en races différentes, dont certaines avaient pouvoir absolu sur les autres.

L’abaissement comportait des avantages ; le plus petit, le plus faible, le plus difforme, prenait place parmi les mieux nourris et les mieux vêtus. Il était également permis et même ordonné à ce disgracié de dire aux maîtres de la race supérieure ce qui n’eût été toléré de nul autre.

Les moqueries, les reproches, les insultes que tout homme, même le plus dévoué, adresse parfois en pensée à celui qui le commande, le nain les proférait pour le compte de tous, comme par délégation.

Il existe deux sortes de nains : ceux à long nez, à face triste et à double bosse, et ceux à gros visage, nez court et torse de géant monté sur de minuscules membres noués. Le nain de Philippe de Valois, Jean le Fol, était de la seconde sorte. Sa tête arrivait juste à hauteur des tables. Il portait grelots au sommet de son bonnet et sur les épaules de ses robes de soie.

Ce fut lui qui vint dire un jour à Philippe, en tournoyant et en ricanant :

— Tu sais, mon Sire, comment le peuple te nomme ? On t’appelle « le roi trouvé ».

Car le Vendredi saint, 1er avril de l’an 1328, Madame Jeanne d’Évreux, veuve de Charles IV, avait fait ses couches. Rarement dans l’Histoire, sexe d’enfant fut observé avec plus d’attention à l’issue des flancs maternels. Et quand on vit que c’était une fille qui naissait, chacun reconnut bien que la volonté divine s’était exprimée et l’on en éprouva un grand soulagement.

Les barons n’avaient pas à revenir sur leur choix de la Chandeleur. Dans une assemblée immédiate, où seul le représentant de l’Angleterre fit entendre, par principe, une voix discordante, ils confirmèrent à Philippe l’octroi de la couronne.

Le peuple poussait un soupir. La malédiction du grand-maître Jacques de Molay paraissait épuisée. La branche aînée de la race capétienne s’achevait par trois bourgeons secs.

L’absence de garçon, en toute famille, fut toujours considérée comme un malheur ou un signe d’infériorité. À plus forte raison pour une maison royale. Cette incapacité des fils de Philippe le Bel à produire des descendants mâles semblait bien la manifestation d’un châtiment. L’arbre allait pouvoir repartir du pied.

De soudaines fièvres saisissent les peuples, dont il faudrait chercher la cause dans le déplacement des astres, tant elles échappent à toute autre explication : vagues d’hystérie cruelle, comme l’avaient été la croisade des pastoureaux et le massacre des lépreux, ou vagues d’euphorie délirante comme celle qui accompagna l’avènement de Philippe de Valois.

Le nouveau roi était de belle taille et possédait cette majesté musculaire nécessaire aux fondateurs de dynastie. Son premier enfant était un fils âgé déjà de neuf ans et qui paraissait robuste ; il avait également une fille, et l’on savait, les cours ne font point mystère de ces choses, qu’il honorait presque chaque nuit sa boiteuse épouse avec un entrain que les années ne ralentissaient pas.

Doué d’une voix forte et sonore, il n’était pas un bafouilleur comme ses cousins Louis Hutin et Charles IV, ni un silencieux comme Philippe le Bel ou Philippe V. Qui pouvait s’opposer à lui, qui pouvait-on lui opposer ? Qui songeait à écouter, dans cette liesse où roulait la France, la voix de quelques docteurs en droit payés par l’Angleterre pour formuler, sans conviction, des représentations ?

Philippe VI arrivait au trône dans le consentement unanime.

Et pourtant il n’était qu’un roi de raccroc, un neveu, un cousin de roi comme il y en avait tant, un homme fortuné parmi son parentage ; pas un roi désigné par Dieu à la naissance, pas un roi reçu ; un roi « trouvé » le jour qu’on en manquait.

Ce mot inventé par la rue ne diminuait en rien la confiance et la joie ; ce n’était qu’une de ces expressions d’ironie dont les foules aiment à nuancer leurs passions et qui leur donnent l’illusion de la familiarité avec le pouvoir. Jean le Fol, lorsqu’il répéta cette parole à Philippe, eut droit à une bourrade dont il exagéra la rudesse en se frottant les côtes et en poussant des cris aigus ; il venait tout de même de prononcer le maître mot d’un destin.

Car Philippe de Valois, comme tout parvenu, voulut prouver qu’il était bien digne, par valeur naturelle, de la situation qui lui était échue, et répondre en tout à l’image qu’on peut se faire d’un roi.

Parce que le roi exerce souverainement la justice, il envoya pendre dans les trois semaines le trésorier du dernier règne, Pierre Rémy, dont on assurait qu’il avait beaucoup trafiqué du Trésor. Un ministre des Finances au gibet est chose toujours qui réjouit un peuple ; les Français se félicitèrent ; on avait un roi juste.

Le prince est, par devoir et fonction, défenseur de la foi. Philippe prit un édit qui renforçait les peines contre les blasphémateurs et accroissait le pouvoir de l’inquisition. Ainsi le haut et bas clergé, la petite noblesse et les bigotes de paroisse se trouvèrent rassurés : on avait un roi pieux.

Un souverain se doit de récompenser les services rendus. Or combien de services avaient été nécessaires à Philippe pour assurer son élection ! Mais un roi doit veiller également à ne point se faire d’ennemis parmi ceux qui se sont montrés, sous ses prédécesseurs, bons serviteurs des intérêts publics. Aussi, tandis qu’étaient maintenus dans leurs charges presque tous les anciens dignitaires et officiers royaux, de nouvelles fonctions furent créées ou bien l’on doubla celles qui existaient afin de donner place aux soutiens du nouveau règne, et satisfaire à toutes les recommandations présentées par les grands électeurs. Et comme la maison de Valois avait déjà train royal, ce train se superposa à celui de l’ancienne dynastie, et ce fut une grande ruée aux emplois et aux bénéfices. On avait un roi généreux.

Un roi se doit encore d’apporter la prospérité à ses sujets. Philippe VI s’empressa de diminuer et même, dans certains cas, de supprimer les taxes que Philippe IV et Philippe V avaient mises sur le négoce, sur les marchés publics et sur les transactions des étrangers, taxes qui, de l’avis de ceux qui les acquittaient, entravaient les foires et le commerce.

Ah ! le bon roi que voilà, qui faisait cesser les tracasseries des receveurs de Finances ! Les Lombards, prêteurs habituels de son père et auxquels lui-même devait encore si gros, le bénissaient. Nul ne songeait que la fiscalité des anciens règnes produisait ses effets à long terme et que si la France était riche, si l’on y vivait mieux que nulle part au monde, si l’on y était vêtu de bon drap et souvent de fourrure, si l’on y voyait des bains et étuves jusque dans les hameaux, on le devait aux précédents Philippe qui avaient su assurer l’ordre dans le royaume, l’unité des monnaies, la sécurité du travail.

Un roi… un roi doit aussi être un sage, l’homme le plus sage parmi son peuple. Philippe commença de prendre un ton sentencieux pour énoncer, de cette belle voix qui était la sienne, de graves principes où l’on reconnaissait un peu la manière de son précepteur, l’archevêque Guillaume de Trye.

« Nous qui toujours voulons raison garder… », disait-il chaque fois qu’il ne savait quel parti prendre.

Et quand il avait fait fausse route, ce qui lui arrivait fréquemment, et se trouvait contraint d’interdire ce qu’il avait ordonné l’avant-veille, il déclarait avec autant d’assurance : « Raisonnable chose est de modifier son propos. »

« En toute chose, mieux vaut prévenir qu’être prévenu », énonçait encore pompeusement ce roi qui en vingt-deux ans de règne ne cesserait d’aller de surprise en surprise malheureuse !

Jamais monarque ne débita de plus haut autant de platitudes. On croyait qu’il réfléchissait ; en vérité il ne pensait qu’à la sentence qu’il allait pouvoir formuler pour se donner l’air de réfléchir ; mais sa tête était creuse comme une noix de la mauvaise saison.

Un roi, un vrai roi, n’oublions pas, se doit d’être brave, et preux, et fastueux ! En vérité Philippe n’avait d’aptitude que pour les armes. Pas pour la guerre, mais bien pour les armes, les joutes, les tournois. Instructeur de jeunes chevaliers, il eût fait merveille à la cour d’un moindre baron. Souverain, son hôtel ressembla à quelque château des romans de la Table Ronde, qui étaient beaucoup lus à l’époque et dont il s’était fort farci l’imagination. Ce ne furent que tournois, fêtes, festins, chasses, divertissements, puis tournois encore avec débauche de plumes sur les heaumes, et chevaux plus parés que des femmes.

Philippe s’occupait très gravement du royaume, une heure par jour, après une joute d’où il revenait ruisselant ou un banquet dont il sortait la panse lourde et l’esprit nuageux. Son chancelier, son trésorier, ses officiers innombrables prenaient les décisions pour lui, ou bien allaient chercher leurs ordres auprès de Robert d’Artois. Celui-ci, en vérité, commandait plus que le souverain.

Nulle difficulté ne se présentait que Philippe n’en appelât au conseil de Robert, et l’on obéissait de confiance au comte d’Artois, sachant que tout décret de sa part serait approuvé par le roi.

De la sorte on alla au sacre, où l’archevêque Guillaume de Trye devait poser la couronne sur le front de son ancien élève. Les fêtes, à la fin mai, durèrent cinq jours.

Il semblait que tout le royaume fût arrivé à Reims. Et non seulement le royaume, mais encore une partie de l’Europe avec le superbe et impécunieux roi Jean de Bohême, le comte Guillaume de Hainaut, le marquis de Namur et le duc de Lorraine. Cinq jours de réjouissances et de ripailles ; une profusion, une dépense comme les bourgeois rémois n’en avaient jamais vu. Eux qui subvenaient aux frais des fêtes, et qui avaient rechigné devant le coût des derniers sacres, cette fois fournissaient le double, le triple, d’un cœur joyeux. Il y avait cent ans qu’au royaume de France on n’avait autant bu : on servait à cheval dans les cours et sur les places.

La veille du couronnement, le roi arma chevalier Louis de Crécy, comte de Flandre et de Nevers, avec la plus grande pompe possible. Il avait été décidé, en effet, que ce serait le comte de Flandre qui tiendrait le glaive de Charlemagne pendant le sacre, et le porterait au roi. Et l’on s’étonnait que le connétable eût consenti à se dessaisir de cette fonction traditionnelle. Encore fallait-il que le comte de Flandre fût chevalier. Philippe VI pouvait-il montrer avec plus d’éclat l’amitié dans laquelle il tenait son cousin flamand ?

Or, le lendemain, pendant la cérémonie dans la cathédrale, lorsque Louis de Bourbon, grand chambrier de France, ayant chaussé le roi des bottes fleudelisées, appela le comte de Flandre pour présenter l’épée, ce dernier ne bougea pas.

Louis de Bourbon répéta :

— Monseigneur le comte de Flandre !

Louis de Crécy resta immobile, debout, les bras croisés.

— Monseigneur le comte de Flandre, proclama le duc de Bourbon, si vous êtes céans, ou quelque personne pour vous, venez accomplir votre devoir, et ci vous sommons de paraître à peine de forfaiture.

Un grand silence s’était fait sous les voûtes et un étonnement apeuré se peignait sur les visages des prélats, des barons, des dignitaires ; mais le roi restait impassible, et Robert d’Artois reniflait, nez en l’air, comme s’il s’intéressait au jeu du soleil à travers les vitraux.

Enfin le comte de Flandre consentit à avancer, s’arrêta devant le roi, s’inclina et dit :

— Sire, si l’on avait appelé le comte de Nevers ou le sire de Crécy, je me fusse approché plus tôt.

— Mais quoi, Monseigneur, répondit Philippe VI, n’êtes-vous point comte de Flandre ?

— Sire, j’en porte le nom, mais n’en ai point le profit.

Philippe VI prit alors son meilleur air royal, poitrine gonflée, regard vague, et son grand nez pointé vers l’interlocuteur pour prononcer bien calmement :

— Mon cousin, que me dites-vous donc ?

— Sire, reprit le comte, les gens de Bruges, d’Ypres, de Poperingue et de Cassel m’ont bouté dehors mon fief, et ne me tiennent plus pour leur comte ni seigneur ; c’est à peine si je puis tout furtivement me rendre à Gand tant le pays est en rébellion.

Alors Philippe de Valois abattit sa large paume sur le bras du trône, geste qu’il avait vu bien souvent faire à Philippe le Bel et qu’il reproduisait, inconsciemment, tant son oncle avait été l’incarnation véritable de la majesté.

— Louis, mon beau cousin, déclara-t-il lentement et fortement, nous vous tenons pour comte de Flandre, et, par les dignes onctions et sacrement que nous recevons aujourd’hui, vous promettons que jamais ne prendrons paix ni repos avant que de vous avoir remis en possession de votre comté.

Alors le comte de Flandre s’agenouilla et dit :

— Sire, grand merci.

Et la cérémonie continua.

Robert d’Artois clignait de l’œil à ses voisins, et l’on comprit alors que cet esclandre était coup monté. Philippe VI tenait les promesses faites par Robert pour assurer son élection. Philippe d’Évreux apparaissait ce même jour, sous son manteau de roi de Navarre.

Aussitôt après la cérémonie, le roi réunit les pairs et barons, les princes de sa famille, les seigneurs d’au-delà du royaume venus assister à son sacre, et, comme si l’affaire ne souffrait une heure d’attente, il délibéra avec eux du moment où il irait attaquer les rebelles de Flandre. Le devoir d’un roi preux est de défendre le droit de ses vassaux ! Quelques esprits prudents, estimant que le printemps était déjà fort avancé et qu’on risquait de n’être prêt qu’à la mauvaise saison – ils avaient encore en mémoire l’ost boueux de Louis Hutin – conseillaient de remettre l’expédition à un an. Le vieux connétable Gaucher leur fit honte en s’écriant d’une voix forte :

— Qui bon cœur a pour la bataille, toujours trouve le temps convenant !

À soixante-dix-huit ans, il éprouvait quelque hâte à commander sa dernière campagne, et ce n’était pas pour tergiverser de la sorte qu’il avait accepté de se dessaisir tout à l’heure du glaive de Charlemagne.

— Ainsi l’Anglois, qui est par-dessous cette rébellion, prendra bonne leçon, dit-il encore en grommelant.

Ne lisait-on pas, dans les romans de chevalerie, les exploits des héros de quatre-vingts ans, capables de renverser leurs ennemis en bataille et de leur fendre le heaume jusqu’à l’os du crâne ? Les barons allaient-ils montrer moins de vertu que le vieux vétéran impatient de partir en guerre avec son sixième roi ?

Philippe de Valois, se levant, s’écria :

— Qui m’aime bien me suivra !

Dans le mouvement général d’enthousiasme qui suivit cette parole, on décida de convoquer l’ost pour la fin juillet, et à Arras, comme par hasard. Robert allait pouvoir en profiter pour remuer un peu le comté de sa tante Mahaut.

Et de la sorte, au début d’août, on entra en Flandre.

Un bourgeois du nom de Zannequin commandait les quinze mille hommes des milices de Fumes, de Dixmude, de Poperingue et de Cassel. Voulant prouver qu’il savait les usages, Zannequin adressa un cartel au roi de France pour lui demander jour de bataille. Mais Philippe méprisa ce manant qui prenait des manières de prince, et fit répondre aux Flamands qu’étant gens sans chef ils auraient à se défendre comme ils pourraient. Puis il envoya ses deux maréchaux, Mathieu de Trye et Robert Bertrand, dit « le chevalier au Vert Lion », incendier les environs de Bruges.

Quand les maréchaux rentrèrent ils furent grandement félicités ; chacun se réjouissait de voir au loin de pauvres maisons flamber. Les chevaliers désarmés, vêtus de riches robes, se faisaient visite d’une tente à l’autre, mangeaient sous des pavillons de soie brodée, et jouaient aux échecs avec leurs familiers. Le camp français ressemblait tout à fait au camp du roi Arthur dans les livres à images, et les barons se prenaient pour autant de Lancelot, d’Hector et de Galaad.

Or il arriva que le vaillant roi, qui préférait prévenir plutôt qu’être prévenu, dînait en compagnie, joyeusement, quand les quinze mille hommes de Flandre envahirent son camp. Ils brandissaient des étendards peints d’un coq sous lequel était écrit :

Le jour que ce coq chantera

Le roi trouvé ci entrera.

Ils eurent tôt fait de ravager la moitié du camp, coupant les cordes des pavillons, renversant les échiquiers, bousculant les tables de festin et tuant bon nombre de seigneurs.

Les troupes d’infanterie françaises prirent la fuite ; leur émoi devait les porter sans souffler jusqu’à Saint-Omer, à quarante lieues en arrière.

Le roi n’eut que le temps de passer une cotte aux armes de France, se couvrir la tête d’un bassinet de cuir blanc et sauter sur son destrier pour rassembler ses héros.

Les adversaires, en cette bataille, avaient chacun commis une lourde faute, par vanité. Les chevaliers français avaient méprisé les communaux de Flandre ; mais ceux-ci, afin de montrer qu’ils étaient gens de guerre autant que les seigneurs, s’étaient équipés d’armures ; or, ils venaient à pied !

Le comte de Hainaut et son frère Jean, dont les cantonnements se trouvaient un peu à l’écart, se lancèrent les premiers pour prendre les Flamands à revers et désorganiser leur attaque. Les chevaliers français, rameutés par le roi, purent alors se ruer sur cette piétaille qu’alourdissait un orgueilleux équipement, la culbuter, la fouler aux sabots des lourds destriers, en faire massacre. Les Lancelot et les Galaad se contentaient de pourfendre et d’assommer, laissant leurs valets d’arme achever au couteau les vaincus. Qui cherchait à fuir était renversé par un cheval à la charge ; qui s’offrait à se rendre était dans l’instant égorgé. Il resta sur le terrain treize mille Flamands qui formaient un fabuleux monceau de fer et de cadavres, et l’on ne pouvait rien toucher, herbe, harnais, homme ou bête, qui ne fût poisseux de sang.

La bataille du mont Cassel, commencée en déroute, s’achevait en victoire totale pour la France. On en parlait déjà comme d’un nouveau Bouvines.

Or le vrai vainqueur n’était pas le roi, ni le vieux connétable Gaucher, ni Robert d’Artois, si grande vaillance qu’ils eussent prouvée en s’éboulant comme avalanche dans les rangs adverses. Celui qui avait tout sauvé était le comte Guillaume de Hainaut. Mais ce fut Philippe VI, son beau-frère, qui moissonna la gloire.

Un roi aussi puissant que l’était Philippe ne pouvait plus tolérer aucun manquement de la part de ses vassaux. On envoya donc sommation au roi anglais, duc de Guyenne, de venir rendre hommage et de se hâter.

Il n’est guère de défaites salutaires, mais il est des victoires malheureuses. Peu de journées devaient coûter aussi cher à la France que celle de Cassel, car elle accrédita plusieurs idées fausses : à savoir d’abord que le nouveau roi était invincible, et ensuite que les gens de pied ne valaient rien à la guerre. Crécy, vingt ans plus tard, serait la conséquence de cette illusion.

En attendant, quiconque avait bannière, quiconque portait lance, et jusqu’au plus simple écuyer, considérait avec pitié, du haut de sa selle, les espèces inférieures qui s’en allaient à pied.

Cet automne-là, vers le milieu du mois d’octobre, Madame Clémence de Hongrie, la reine à la mauvaise fortune qui avait été la seconde épouse de Louis Hutin, mourut à trente-cinq ans, en l’ancien hôtel du Temple, sa demeure. Elle laissait tant de dettes qu’une semaine après sa mort tout ce qu’elle possédait, bagues, couronnes, joyaux, meubles, linge, orfèvrerie, et jusqu’aux ustensiles de cuisine, fut mis aux enchères sur la demande des prêteurs italiens, les Bardi et les Tolomei.

Le vieux Spinello Tolomei, traînant la jambe, poussant le ventre, un œil ouvert et l’autre clos, fut à cette vente où six orfèvres-priseurs, commis par le roi, firent les estimations. Et tout fut dispersé de ce qui avait été donné à la reine Clémence en une année de précaire bonheur.

Quatre jours durant on entendit les priseurs, Simon de Clokettes, Jean Pascon, Pierre de Besançon et Jean de Lille, crier :

— Un bon chapeau d’or[5], auquel il y a quatre gros rubis balais, quatre grosses émeraudes, seize petits balais, seize petites émeraudes et huit rubis d’Alexandrie, prisé six cents livres. Vendu au roi !

— Un doigt, où il y a quatre saphirs dont trois carrés et un cabochon, prisé quarante livres. Vendu au roi !

— Un doigt, où il y a six rubis d’Orient, trois émeraudes carrées et trois diamants d’émeraude, prisé deux cents livres. Vendu au roi !

— Une écuelle de vermeil, vingt-cinq hanaps, deux plateaux, un bassin, prisés deux cents livres. Vendus à Monseigneur d’Artois, comte de Beaumont !

— Douze hanaps en vermeil émaillé aux armes de France et de Hongrie, une grande salière en vermeil portée par quatre babouins, le tout pour quatre cent quinze livres. Vendus à Monseigneur d’Artois, comte de Beaumont !

— Une boursette brodée d’or, semée de perles et de doubles, et dedans la bourse il y a un saphir d’Orient. Prisée seize livres. Vendue au roi !

La compagnie des Bardi acheta la pièce la plus chère : une bague portant le plus gros rubis de Clémence de Hongrie et estimée mille livres. Ils n’avaient pas à la payer, puisque cela viendrait en diminution de leurs créances, et ils étaient sûrs de pouvoir la revendre au pape lequel, autrefois leur débiteur, disposait maintenant d’une fabuleuse richesse.

Robert d’Artois, comme pour prouver que les hanaps et autres services à boire n’étaient pas son seul souci, acquit encore une bible en français, pour trente livres.

Les habits de chapelle, tuniques, dalmatiques, furent achetés par l’évêque de Chartres.

Un orfèvre, Guillaume le Flament, eut à bon compte le couvert en or de la reine défunte.

Des chevaux de l’écurie, on tira six cent quatre-vingt-douze livres. Le char de Madame Clémence et le char de ses demoiselles suivantes furent mis aussi à l’encan.

Et quand tout fut enlevé de l’hôtel du Temple, on eut le sentiment de fermer une maison maudite.

Il semblait vraiment cette année-là que le passé s’éteignait, comme de lui-même, pour faire place nette au nouveau règne. L’évêque d’Arras, Thierry d’Hirson, chancelier de la comtesse Mahaut, mourut au mois de novembre. Il avait été pendant trente ans le conseiller de la comtesse, un peu son amant aussi, et son serviteur en toutes ses intrigues. La solitude s’installait autour de Mahaut. Robert d’Artois fit nommer au diocèse d’Arras un ecclésiastique du parti Valois, Pierre Roger[6].

Tout était défavorable à Mahaut, tout se montrait favorable à Robert dont le crédit ne cessait de grandir, et qui accédait aux suprêmes honneurs.

Au mois de janvier 1329, Philippe VI érigeait en pairie le comté de Beaumont-le-Roger ; Robert devenait pair du royaume.

Le roi d’Angleterre tardant à rendre son hommage, on décida de saisir à nouveau le duché de Guyenne. Mais avant de mettre la menace à exécution armée, Robert d’Artois fut envoyé en Avignon pour obtenir l’intervention du pape Jean XXII.

Robert passa, au bord du Rhône, deux semaines enchanteresses. Car Avignon, où tout l’or de la chrétienté affluait, était, pour qui aimait la table, le jeu et les belles courtisanes, une ville d’agrément sans égal, sous un pape octogénaire et ascète, retrait dans les problèmes d’administration financière, de politique et de théologie.

Le nouveau pair de France eut plusieurs audiences du Saint-Père ; un festin fut donné en son honneur au château pontifical, et il s’entretint doctement avec nombre de cardinaux. Mais, fidèle aux goûts de sa tumultueuse jeunesse, il eut rapport aussi avec des gens de plus douteux aloi. Où qu’il fût, Robert attirait à lui, et sans prendre aucune peine, la fille légère, le mauvais garçon, l’échappé de justice. N’eût-il existé dans la ville qu’un seul receleur, il le découvrait dans le quart d’heure. Le moine chassé de son ordre pour quelque gros scandale, le clerc accusé de larcin ou de faux serments piétinaient dans son antichambre pour quêter son appui. Dans les rues, il était souvent salué par des passants de basse mine dont il cherchait vainement à se rappeler en quel bordel de quelle ville il les avait autrefois rencontrés. Il inspirait confiance à la truanderie, c’était un fait, et qu’il fût à présent le second prince du royaume français n’y changeait rien.

Son vieux valet Lormet le Dolois, trop âgé à présent pour les longs voyages, ne l’accompagnait pas. Un gaillard plus jeune, mais formé à pareille école, Gillet de Nelle, emplissait le même rôle et se chargeait des mêmes besognes. Ce fut Gillet qui rabattit sur Monseigneur Robert un certain Maciot l’Allemant, sergent d’armes sans emploi, mais prêt à tout faire, et qui était originaire d’Arras. Ce Maciot avait bien connu l’évêque Thierry d’Hirson. Or l’évêque Thierry, en ses dernières années, avait une amie de cœur et de couche, une certaine Jeanne de Divion, de vingt bonnes années plus jeune que lui, et qui se plaignait assez haut maintenant des ennuis que lui causait la comtesse Mahaut, depuis la mort de l’évêque. Si Monseigneur voulait entendre cette dame de Divion…

Robert d’Artois constata, une fois de plus, qu’on s’instruit beaucoup auprès des gens de petite réputation. Certes, les mains du sergent Maciot n’étaient pas celles auxquelles on eût pu confier le plus sûrement sa bourse ; mais l’homme savait de fort intéressantes choses. Vêtu de neuf, et remonté d’un cheval bien gras, il fut expédié vers le nord.

Rentré à Paris au mois de mars, Robert se frottait les mains et affirmait que du nouveau allait se produire en Artois. Il parlait d’actes royaux dérobés jadis par l’évêque Thierry, pour le compte de Mahaut. Une femme au visage encapuchonné passa plusieurs fois la porte de son cabinet, et il eut avec elle de longues conférences secrètes. On le voyait de semaine en semaine plus confiant, plus joyeux, et annonçant avec plus de certitude la prochaine confusion de ses ennemis.

Au mois d’avril, la cour d’Angleterre, cédant aux recommandations du pape, envoyait de nouveau à Paris l’évêque Orleton, avec une suite de soixante-douze personnes, seigneurs, prélats, docteurs, clercs et valets, pour négocier la formule d’hommage. C’était un vrai traité qu’on se disposait à conclure.

Les affaires d’Angleterre n’étaient pas au plus haut. Lord Mortimer n’avait guère accru son prestige en se faisant conférer la pairie et en obligeant le Parlement à siéger sous la menace de ses troupes. Il avait dû réprimer une révolte armée des barons unis autour d’Henri de Lancastre au Tors-Col, et il éprouvait de grandes difficultés à gouverner.

Au début de mai mourut le brave Gaucher de Châtillon, à l’entrée de sa quatre-vingtième année. Il était né sous Saint Louis, et avait exercé vingt-sept ans la charge de connétable. Sa rude voix avait souvent changé le sort des batailles et prévalu dans les conseils royaux.

Le 26 mai, le jeune roi Édouard III, ayant dû emprunter, comme l’avait fait son père, cinq mille livres aux banquiers lombards afin de couvrir les frais de son voyage, s’embarquait à Douvres pour venir prêter hommage à son cousin de France.

Ni sa mère Isabelle, ni Lord Mortimer ne l’accompagnaient, craignant trop, s’ils s’étaient absentés, que le pouvoir ne passât en d’autres mains. Un souverain de seize ans, confié à la surveillance de deux évêques, allait donc affronter la plus impressionnante cour du monde.

Car l’Angleterre était faible, divisée, et la France était tout. Il n’était pas de nation plus puissante que celle-ci dans l’univers chrétien. Ce royaume prospère, nombreux en hommes, riche d’industries, comblé par l’agriculture, mené par une administration encore compétente et par une noblesse encore active, semblait le plus enviable ; et le roi trouvé qui le gouvernait depuis un an, ne récoltant que des succès, était bien le plus envié de tous les rois de la terre.