Quelqu'un chantait dans le voisinage, un tôt levé, une tôt levée : ils n'auraient pas su dire si la voix était d'un homme ou d'une femme. En tout cas c'était la voix de quelqu'un pour qui ce jour nouveau s'annonçait comme un jour de bonheur. Et cela aussi était agaçant en ce moment, aussi agaçant que la chanson elle-même, une ritournelle stupide, une Paimpolaise quelconque. Rengaine.
— Tss... Tss..., fit Cripure, est-ce que cela ne va pas bientôt finir ?
Moka regardait vers la porte vitrée. Il bredouilla :
— Est-ce que ce ne serait pas...
Il n'osa pas achever sa phrase et rougit, comme si Cripure avait deviné sa pensée. Et en effet, Cripure demanda :
— Maïa ?
— On dirait.
Ils prêtèrent l'oreille : c'était Maïa qui s'égosillait.
Trouvant qu'elle était bien poire d'obéir aux ordres de Cripure et de se laisser encore une fois traiter en domestique, Maïa, grelottant de froid dans son cellier, avait pris sa résolution. Puisqu'il la mettait à la porte c'est qu'il se foutait pas mal d'elle, pas vrai ? eh bien, à bon chat bon rat : elle se foutrait pas mal de lui aussi, et de manière à le lui faire savoir. Il avait peur qu'elle écoutât à la porte ? Eh bien ! elle lui prouverait clair comme le jour qu'elle n'écoutait pas : elle chanterait.
Sa résolution prise elle était sortie du cellier et dès le jardin elle avait entonné la première chanson qui lui était passée par la tête : La Paimpolaise. C'est cela qu'ils avaient entendu d'abord, croyant qu'on chantait dans la rue. A présent, elle chantait dans la cuisine tout en s'occupant à vider les cendres de son fourneau pour y faire du feu tout à l'heure et préparer le café. Ah ! ouiche... Bats-moi ou ne te bats pas, mon vieux, signe ou ne signe pas, c'est ton affaire.
Cripure frappa tout doucement au carreau. Elle l'aperçut qui se penchait.
— Maïa...
Elle regarda en l'air et plus que jamais s'égosilla :
Pour combattre la flotte anglaise
Comme il faut plus d'un moussaillon...
Derrière Cripure apparut Moka : blanche figure de clown. Mais celui-ci ne dit rien, ses lèvres ne remuèrent même pas ; il se contentait de regarder de tous ses yeux, ahuri.
« Toc, toc, toc... »
C'était Cripure encore une fois.
— Maïa !
« Va toujours ! » se dit Maïa. Arrivée au bout de sa chanson, elle reprit :
Quittant ses genêts et sa lande
Quand le Breton se fait marin...
Il aurait pu, comme la veille, quand elle se tordait si douloureusement sur le fauteuil, se boucher purement et simplement les oreilles ; ou même sans cela, il aurait pu ne pas prendre garde. Qu'est-ce qui le forçait à tenir compte de Maïa ? Rien. Mais rien du tout. Est-ce qu'on tient compte d'une goton ? Alors, pourquoi donc était-il tellement exaspéré, pourquoi la chanson absurde de Maïa intervenait-elle pour tout suspendre, pourquoi lui semblait-il qu'avant d'aller plus loin il lui fallait absolument la faire taire ?
Il ouvrit brutalement la porte et fit irruption dans la cuisine, Moka restant planté sur le seuil. C'était déjà bien assez que d'être spectateur de cette scène sans risquer d'en devenir acteur.
Cripure ôta son binocle et fit une grimace.
— En voilà assez ! dit-il.
Elle redoubla d'ardeur et sans le regarder elle chanta à pleins poumons :
Le ciel est moins bleu, n'en déplaise
A saint Yves notre patron,
Que les yeux de la...
Il la tirait par la manche de son peignoir :
— Dis ?
— Tiens ! Te v'là ?
— Qu'est-ce que ça signifie ?
— De qué ?
— Tu chantes, à présent ?
— Et pourquoi que j'chant'rais pas ? dit-elle. J'ai ben l'droit !
Rien à faire. Elle aurait le dernier mot.
— Pénible, dit Cripure, en baissant la tête.
— Chacun son affaire, n'est-ce pas, répondit-elle, en plongeant dans son fourneau un bout de journal qu'elle fit flamber.
— Pré-ci-sé-ment.
Il taquinait son lorgnon.
Moka, depuis un instant, faisait de grands efforts pour attirer l'attention de Maïa. Difficile. Outre qu'elle était fort occupée avec Cripure, elle lui tournait presque constamment le dos et Moka n'était pas même bien sûr qu'elle se fût aperçue de sa présence. En désespoir de cause, il sifflota :
— Hu... u... uit !
Elle comprit. Cripure aussi sans doute, mais il eut la prudence de ne pas se retourner et Moka put faire des signes à Maïa tout à son aise.
Il cligna de l'œil, non pas une fois, mais une quantité innombrable de fois, avec une rapidité prodigieuse, comme s'il eût voulu chasser de dessous sa paupière une petite mouche cette fois réelle. En même temps, il fit manœuvrer son bras, pointant l'index vers Cripure d'une telle façon que Maïa ne fut pas bien sûre d'abord que toute cette mimique n'était pas faite pour l'exciter contre son « bonhomme ». Prudente, elle aussi, elle se tut, mais voyant qu'elle ne le comprenait pas, Moka cessa de désigner Cripure de son doigt et fit un grand geste de dénégation. « Non, non, ce n'est pas ce que vous croyez ! » Et se dressant sur la pointe des pieds, les mains en cornet devant la bouche, il s'apprêta à souffler quelque chose. Impossible, hélas ! Il aurait beau parler très bas, Cripure l'entendrait. Alors, Moka découvrit son visage, et sans le moindre chuchotement, ses lèvres remuèrent, articulèrent : « Il-a-si-gné ! » Et pour mieux se faire comprendre, il fit le geste d'écrire, de griffonner quelque chose au bas d'une page. Et pointant de nouveau l'index vers Cripure : « Lui... Oui, oui », firent silencieusement ses lèvres, et il cligna de l'œil en souriant et par trois fois agita la tête d'arrière en avant. Si cela ne suffisait pas !
Cela suffit. Maïa se cacha pour rire. Elle fut prise d'une peur bleue d'éclater au nez de Cripure et pour lui donner le change elle continua de s'agiter autour de son fourneau.
Elle se retourna tout d'une pièce et lâchant son pique-feu :
— Embrasse-moi, s'écria-t-elle, dans un élan de tendresse joyeuse. Elle lui sauta au cou. « Sacré vieux fou, dit-elle, je m'en doutais, je m'en doutais... »
Une grande explosion de larmes suivit. Mais l'effet produit fut à l'inverse de ce qu'elle avait escompté. Cripure devint froid. Il ne la repoussa pas, mais il ne répondit pas non plus à son étreinte. C'était, cette fois, des larmes de joie qu'elle essuyait. Elle en prenait une espèce de beauté, presque de candeur.
— Ah, ricana Cripure, tu te doutais...
Il aurait pu dire que lui aussi il s'était douté de quelque chose de ce genre.
— De quoi ? dit-il.
— Ben, que tu signerais... Pour de qué qu't'aurais pas voulu ?
Il fit :
— Tss... Tss...
— Hein ?
— Oh ! Tu me connais bien.
Elle ne sut pas comment s'y prendre pour lui dire qu'elle l'aimait bien aussi. Mais ses yeux parlèrent pour elle. Cripure vit-il cela ? Est-ce pour cette raison qu'il détourna une fois de plus son regard ? Cette scène attendrissante se termina là en tout cas, et Cripure fut reconnaissant à Moka pour la façon dont celui-ci en rendit la prolongation impossible en déclarant théâtralement avec une belle révérence, mais cette fois sans pirouette, que sa mission était terminée.
— J'ai joué mon rôle, mon cher maître. Il est temps que je me retire. Adieu, dit-il, en cherchant son chapeau du coin de l'œil.
— Comment ! s'écria Maïa, il s'en va !
Cripure fit la moue. Quoi ! Il fallait bien que Moka s'en allât, tout de même. Elle n'espérait pas en faire un pensionnaire ? Pour remplacer Amédée, peut-être, dans le grenier ?
— Comme ça, tout sec ? dit-elle.
— Madame, fit Moka...
— J'voudrais pas voir ça, interrompit Maïa. Sans rien prendre ? On va tout de même ben prendre quéque chose, dis, mon p'tit chat, fit-elle, en s'adressant à Cripure.
Il ne dit pas non. Pas oui non plus.
— Pas le temps, dit Moka.
— Une autre fois, une autre fois !
— Y en a pas pour deux minutes.
— Impossible, mille regrets, fit-il, avec une nouvelle révérence. Et, raflant son chapeau qui traînait sur le divan de Cripure, il se prépara à sortir en disant :
— Une autre fois, madame, une autre fois. C'est promis.
Elle le saisit par la manche et le ramena de force au milieu de la pièce :
— Quand j'ai quéque chose dans la tête...
— Hum... fit Cripure.
— Asseyez-vous là, dit-elle, en le poussant de force sur une chaise. Hier au soir, il a ramené une bonne bouteille de cacheté... Ousqu'elle est ? Partez pas, partez pas, voyons !
Moka ne songeait plus à partir. Anéanti, la mine déconfite, il pensait qu'il avait encore à se changer avant de reprendre son service. Et puis, il aurait bien voulu aussi entrer dans une église, prier, remercier Dieu bien sérieusement, bien comme il faut pour la bonne issue de l'affaire.
— Ousqu'elle est ? grommela Maïa en cherchant sa bouteille. Ousque tu l'as cor fourrée, saint Brouillon ?
Cripure, debout dans la porte de la cuisine, les mains dans les poches de la peau de bique, ne répondit pas.
— J'te cause...
— J'ignore, Maïa...
Ils avaient oublié cette bouteille, dans le tintouin, et Cripure lui-même n'y avait plus pensé bien qu'il l'eût achetée avec la pensée que ce serait quand même un bon moment que celui où il la viderait. Mais où diable l'avait-il fourrée ? Elle n'était plus dans la poche de la peau de bique, en tout cas.
— Dans le filet ?
Elle était à côté du filet, dans le couloir, où il l'avait posée en rentrant. C'est là que Maïa la découvrit. Elle l'emporta, disparut dans sa cuisine, prit trois verres et revint, tenant le tout à brassée, le tire-bouchon entre les dents.
Moka se précipita à son aide. Il arracha la capsule, enfonça le tire-bouchon et se colla la bouteille entre les genoux.
— Hop, ça y est !
Et il remplit les trois verres posés sur le rebord de la table.
— Trinquons, dit-elle...
Cripure fit un pas. Quel air morne ! Il allongea la main et prit un verre avec indifférence.
— De quoi, fit Maïa, en v'là une drôle de gueule que tu fais à c't'heure ? Allons ! C'est pas le moment. V'là qu'tout est fini, pas vrai ? Alors, ouste, à la joie. Trinque !
Il tressaillit.
— Soit ! dit-il.
Et il trinqua. Puis, il porta le verre à ses lèvres, mais avant d'y toucher, il s'écria :
— A la santé de Nabucet ! Buvons, buvons, dit-il, à la santé de mon adversaire...
Il chantonna, comme dans Carmen :
de mon adver-sai... ai... re.
— Qu'est-ce qui te prend ?
Maïa faillit s'étouffer dans son verre.
— Moi ? dit-il... Je ris. Il faut bien rire un peu, voyons. C'est toi qui le demande ! Ah ! là, là... Il vida son verre d'un trait et le reposant sur la table il fit le geste de brandir une épée. Moka et Maïa se regardèrent. D'une voix fausse, aigre, et tellement menteuse, il chantonna encore :
Cripurador en ga... a... a... ar... de,
Cripurador !
Cripurador...
En même temps il faisait ce qu'il pouvait pour se mettre effectivement en garde et faire un appel du pied, ce qui lui donna l'air d'un gros ours dansant.
Oui, songe bien, oui, songe en combattant...
Maïa se fâcha tout rouge. Posant elle aussi son verre qu'elle n'avait pas vidé :
— C'est fini ? dit-elle.
— Quoi, Maïa ?
— As-tu fini d'faire la comédie ?
— Tiens ! Toi aussi ! Mais c'est Carmen, répondit Cripure, « Carmen, ma Carmen adorée... » Nietzsche était fou de cette musique-là, mon cher, dit-il en se tournant vers Moka. « Le midi de la musique » qu'il disait. Et... hum ! Il disait aussi — mais c'est autre chose — qu'il faut aimer son destin. Mais c'est de la blague.
Maïa se rassura en voyant qu'il cessait de jouer au petit soldat et reprenait un ton de voix calme, celui qu'il avait ordinairement quand il discutait avec les gens de ces choses qu'elle ne comprenait pas. Elle vida son verre.
— Vous devriez vous reposer un peu, mon bon maître, dit Moka.
— C'est ce que je vais faire, répondit Cripure. Et pour commencer il s'assit. Il y eut un instant de silence. Puis, la petite voix de Cripure retentit de nouveau :
— Je vous remercie, n'est-ce pas, de... de votre amicale assistance et... franchise. Je ne discuterai pas plus de votre admiration pour le succès de ce monsieur Nabucet. A quoi bon ! A quoi bon ! reprit-il, d'une voix désespérée en allongeant le bras, et son regard monta vers le plafond. « Je m'abstiendrai également de vous raconter l'histoire vue de mon côté, sinistre comédie, n'est-ce pas, dans laquelle je me suis fait rouler comme un bêta. A quoi bon parler de cela ? Ah ! là là ! Le succès est le succès. » Il se tut, baissa la tête, ses deux grosses mains posées sur ses genoux, avec aux lèvres une moue enfantine. « Laissons laissons passer, laissons tomber ! » s'écria-t-il en se levant, et il ferma les yeux. « Mort, il aura ce visage », se dit Moka. Cripure éleva ses deux mains ouvertes dans un geste de refus, ses lèvres se desserrèrent, et il dit, gardant toujours les yeux fermés : « L'indifférence est le parapluie du sage, comme la solitude est son refuge... Je compte, n'est-ce pas, m'y retirer... Oui.
— L'écoutez pas, interrompit Maïa. Tout ça, c'est du cinéma.
— Chut ! fit Cripure, chut !
Ils gagnèrent la porte.
Sur le seuil, Cripure retint longtemps dans les siennes les mains de Moka, puis, il se pencha à son oreille, et dans un souffle, de manière à ne pas être entendu de Maïa :
— Vous m'avez fait signer une infamie, dit-il.
Et sans attendre de réponse, il poussa Moka dehors, du bout du doigt.