Chez Mme de Villaplane, Kaminsky et ses amis prenaient le thé. Dans la salle à manger, un grand feu brillait dans la cheminée. Sa lueur eût suffi à illuminer la pièce, mais la bonne avait suivi à la lettre les ordres de Kaminsky. Au lieu de la lampe à pétrole qui éclairait d'habitude les tristes repas des pensionnaires, il avait fait disposer partout des bougies. Au reste, le lustre accroché au plafond n'était pas fait pour autre chose. C'était un vieux lustre, qui avait dû appartenir autrefois au père Turnier et supporter des bougies, les jours de grande réception. On en avait mis aussi sur des consoles, le long des murs, sur la cheminée. Des roses splendides étaient répandues sur la nappe blanche, parmi les coupes, les fruits, les pâtisseries, les bouteilles. Autour de la table, la conversation allait grand train. Kaminsky avait à sa droite Simone, plus joyeuse, plus heureuse que jamais. Comme tout à l'heure chez son père, elle avait déposé devant elle sur la table son fameux « livre » et de temps en temps elle y jetait un regard, le caressait, tâtait, sous la couverture, les billets soyeux, avec une envie folle de les agiter sous le nez des autres, de tout raconter en éclatant de rire. Mais ne rien dire était un plaisir plus intense. Le gros Bacchiochi tenait le haut bout de la salle et se gavait de pâtisseries, tout en surveillant Marcelle, sa maîtresse, ramenée tout à l'heure de la villa Kaminsky, dans l'auto du Préfet conduite par Léo. Elle fumait, les coudes sur la table, les deux mains croisées sous le menton. A côté de Léo, Francis Montfort, plus chevelu, plus dépeigné, plus « bohème » que jamais, ne quittait pas Kaminsky des yeux. Il restait une place vide, comme si on avait encore attendu un convive, « peut-être un fantôme » avait dit Kaminsky en riant... Là-dessus, il s'était mis à raconter des anecdotes.
— Quand j'étais petit et qu'on me grondait, je me vengeais.
— Bravo ! s'écria Simone.
Les autres rirent.
— Selon l'importance de la gronderie, je volais soit un couvert en argent, soit un couvert en or, soit un objet d'art quelconque — mon père avait une magnifique collection — et j'allais enterrer ça au jardin.
Il y eut un silence.
— Curieux, dit Marcelle. Et ensuite, vous les déterriez pour aller les revendre ?
— Du tout. Ils y sont encore. J'étais désintéressé.
— On n'accusait personne à votre place ? demanda Francis.
— Si. Une fois, on a renvoyé un domestique. Je faisais aussi du mal aux animaux préférés de ma mère.
— Des chats ?
— Non, figurez-vous... Ma mère adorait les lapins. Mais attendez... Ma mère n'était pas une fermière. Elle apprivoisait les lapins. Il y avait toujours une dizaine de petits lapins qui trottaient dans la maison. Elle les peignait, les parfumait, passait des heures à les caresser. De temps en temps, j'en pendais un.
— Quelle horreur !
— Je ne dis pas non plus que cela ne soit pas horrible. Et avec cela, remarquez, j'ai toujours adoré les bêtes — sauf les lapins –, les chiens et les chats, bien entendu, mais aussi, par exemple... les couleuvres.
— Kaminsky, mon cher, vous êtes immonde, se récria Simone. Je vous préviens que je n'écoute plus vos sales histoires.
Elle se leva. Il la poursuivit, lui prit la main et la baisa.
— Ma charmante ! Vous que je voudrais posséder sur un lit de roses...
— Laissez ma main !
— Ma pigeonne, ma petite bougie... Les couleuvres ne sont pas du tout des animaux immondes. On calomnie les couleuvres.
— Otto ! encore une fois...
Elle frappa du pied.
— Ma petite âme... c'est-à-dire... je ne veux pas vous offenser, Dieu lit dans mon cœur. Pardonnez-moi, ma chérie, je ne parlerai plus des couleuvres, non, je n'en parlerai plus, mais c'est dommage, galouptchik, ma petite âme, c'est fort dommage...
Il accompagnait ses paroles de toutes sortes de génuflexions et de caresses qui rendaient la parodie encore plus comique. C'était un jeu qu'ils avaient découvert récemment. Ils appelaient ça jouer au roman russe. Dans ces cas-là, il devait l'appeler Nastassia, et elle, Batuchka.
— Batuchka, dit-elle, vous ne craignez pas Dieu ?
— Je ne crains pas Dieu, Nastassia ? reprit-il d'une voix qui tremblait. Comment, c'est-à-dire, je ne crains pas Dieu ? Et se frappant violemment la poitrine : Nastassia, oui, c'est la vérité, je le confesse publiquement. Je suis un pécheur, mon âme est un cloaque, oui, c'est vrai, je ne crains pas Dieu. La preuve, Nastassia, ma petite âme, c'est que cette maudite couleuvre...
— Batuchka ! Si j'entends encore une fois parler de cette couleuvre...
— Mais, Nastassia, puisque c'est une confession ?
— Clouée ! s'écria Simone en faisant une pirouette. Puisqu'il s'agit d'une confession, allez-y, mon cher. Il ne sera pas dit que je vous ai empêché de vous confesser, c'est-à-dire de sauver votre âme. Nous vous écoutons, fit-elle, en se rasseyant, et en imitant les gestes d'une vieille femme, qui remet en place son face-à-main, efface un pli à sa jupe.
— Confession de Kaminsky, déclara le Polonais, debout derrière sa chaise, et les deux mains appuyées sur le dossier. Hum...
Un sourire équivoque fendait son visage ovale et plein, blême sous la lumière des bougies.
— Une confession générale, dit-il, en roulant plus que jamais les r, serait une entreprise trop longue. Il faudrait vous raconter l'histoire de la petite bonne, l'histoire de mon frère, que je n'ai pas voulu soigner, vous parler aussi un peu de Mme de Villaplane. Tenons-nous-en, pour le moment, à la... couleuvre.
— Chez nous, ne l'oubliez pas, une couleuvre, c'est un mensonge, interrompit Simone.
— Va pour le mensonge, répliqua-t-il, imperturbable. Et il continua : « Cette couleuvre était en quelque sorte une compagne. Je sifflais : elle arrivait à mon appel, se dressait sur la pointe de la queue, venait s'enrouler à mon bras. Je la nourrissais de lait, bien entendu, et c'était vraiment un spectacle exquis que celui des repas de ma petite amie. Elle était pleine de délicatesse. Quand je sortais, je la prenais dans ma poche. Elle y dormait tranquillement. Un jour... »
Kaminsky poussa un soupir si parfaitement joué, que Simone elle-même s'y méprit.
— Nastassia, ma petite mère, faut-il tout dire ?
— Tout et le reste, Batuchka, mon petit pigeon. Dieu t'écoute, c'est-à-dire... Agenouille-toi devant tes frères...
— Le reste est plus difficile à dire que le tout. Eh bien, voici : un jour, une idée diabolique me vint en tête. Ce ne fut d'abord qu'une vague image, une fantaisie. Et puis... Il y avait chez nous une petite vieille fort dévote. Son fils était mort en blasphémant. Elle le croyait damné. Tous les jours, elle passait des heures à l'église ; elle priait pour le repos de son âme – pendant que ma mère caressait ses petits lapins. Alors moi, qu'ai-je fait, Nastassia ? Qu'ai-je fait ? Je suis entré à l'église. Que Dieu me pardonne ! J'ai pris la petite couleuvre dans ma poche, et je l'ai mise dans le bénitier, voilà ce que j'ai fait. Ensuite, je me suis caché derrière un pilier et j'ai attendu. Dans toute l'église, il n'y avait que la petite vieille et moi. Elle priait et moi j'attendais. Ce fut long, long ! Enfin, elle se décida à se lever, elle s'approcha tout doucement de la porte et, comme elle allait tremper ses doigts dans le bénitier, à ce moment-là justement, la petite couleuvre se dressa. Et que fit-elle, la petite vieille ? Elle poussa un cri terrible, vous entendez, terrible ! Moi, j'étais toujours caché derrière mon pilier. Je la vis s'enfuir en courant, en courant. Elle n'est jamais plus revenue à l'église. Elle est morte quelques années plus tard sans y avoir remis les pieds, persuadée que son fils était damné et elle aussi. C'était le Diable qui le lui avait dit, raison pour laquelle on prétendait qu'elle était devenue folle. Voilà. Vous avez tous le droit de penser que j'ai menti. Et moi aussi, dit-il, en se rasseyant. Mais vous ne buvez pas ! Vous ne buvez rien, s'écria-t-il, en s'emparant d'une bouteille de champagne. Et il remplit les coupes à la ronde. Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! On dirait que ma petite histoire vous impressionne. Je vais vous donner un conseil, dit-il encore en jetant un regard à Bacchiochi : il faut prendre la vie du bon côté et ne pas trop croire...
— Aux mystificateurs, dit Marcelle.
— Voilà ! Voilà le mot que j'attendais. Bravo ! Tout cela, c'est de la blague. De la littérature. Assez parlé de soi : parlons des autres.
Il continua :
— L'ennui avait rendu fou un poète épris de gloire. Il se croyait mort depuis longtemps, et devenu lui-même le gardien de son propre musée. Il montrait le porte-plume, le portrait de la femme aimée... C'était par ailleurs un garçon très gentil. Voilà. L'histoire est finie.
— Une autre, demanda Simone.
— Bien. Dans une honorable famille, à la campagne, tout près d'ici, il y avait une fillette de treize ans. Un vagabond viole la fillette. Qu'arrive-t-il ? Le père n'ose plus regarder sa fille. La mère a beau le sermonner, il devient méchant pour sa petite. Plus il souffre, plus il est méchant. La petite devient sombre. Elle ne joue plus. Des gamins courent après elle, rient, veulent « savoir ». Elle s'est jetée dans un étang. Voilà. L'histoire est finie. Une autre, interrogea Kaminsky ?
— D'un autre genre, dit Marcelle.
— Bon. Histoire d'une putain qui s'enfuit du bordel où les agents la ramenèrent de force.
— Non...
Cette fois, ils avaient été plusieurs à protester. Le gros Bacchiochi encore une fois trouvait que le Polonais exagérait. Kaminsky souriait, son regard allant des uns aux autres.
— Passons, dit-il. Ce genre d'évidence vous fait peur. Passons à autre chose. Vous connaissez tous M. Trémintin ?
— Oui, dit Francis.
— Et vous, Marcelle ?
— Oui.
— Simone le connaît sûrement, bien qu'elle ne dise rien.
— Oui.
— Et toi, Léo, tu le connais ?
Léo ne répondit pas.
— Tu rêves, oui ? fit Kaminsky.
La grosse lèvre charnue de Léo s'avança, le mégot éteint collé dessus, comme une tumeur. Il ferma presque complètement les yeux, et haussa les épaules avec mépris :
— Pas moi...
— Sais-tu qu'on pourrait te prendre pour un général, si on ne savait pas que tu n'es que le chauffeur du Préfet ?
Léo souleva ses lourdes paupières en coquilles de noix — aux étranges cils blancs –, découvrit un œil grisâtre, brouillé.
Kaminsky s'obstina :
— Où as-tu pris tes cheveux blancs ?
La légende voulait que Léo eût blanchi en une seule nuit, une nuit dramatique, où l'une de ses maîtresses, une jeune fille de vingt-deux ans, s'était suicidée sous ses yeux. On l'accusait de l'avoir tuée et de ne s'en être tiré que grâce à de hautes protections, celle de la police elle-même. Il en était, sûrement. Le trouble passé de Léo et, en dehors du suicide de la jeune fille, certaines histoires dites de mœurs mystérieusement étouffées, donnaient à cette suspicion un crédit qu'accroissait encore le fait que depuis la guerre il n'avait pas quitté la préfecture.
— Andouille, murmura-t-il.
— Ah ! Tu te réveilles ! Dis donc : est-ce vrai qu'on a voulu te dégommer, te faire filer au front ? Quelque chose de sérieux, pour une fois ?
Léo fit oui de la tête.
— Et d'où penses-tu que vienne le coup ? Tu as une idée ?
— Oui. Plus qu'une idée. Je sais.
Ses paupières s'abaissèrent, il se pencha sur la table, croisa les bras, rentra la tête dans les épaules, qu'il avait énormes. Kaminsky regardait ses mains :
— Tu as de... fortes mains, dit-il.
— Continue ton histoire, rétorqua Léo, qui commençait à en avoir assez. Parle-nous de Trémintin.
— Je n'oublie pas Trémintin. Donc tout le monde le connaît, sauf, peut-être, M. Bacchiochi ?
— Comment s'écria Bacchiochi, mais je l'ai rencontré plus de cent fois dans votre bureau, mon cher ami.
— C'est exact. Son bureau est voisin du mien. Il y venait depuis trente ans tous les jours.
— Venait ? dit Simone. Il n'est pas mort ?
— Non, attendez ! Il y vient seulement un peu moins régulièrement. Il n'est pas mort. Il est... il s'est endormi.
— A son bureau ?
— Dans ses papiers, mon cher Francis. Le nez dans ses papiers. Endormi. Il a laissé passer l'heure. C'est arrivé il y a une dizaine de jours. Personne ne se doutait que M. le Chef de Division dormait. Quand il s'est réveillé, il était neuf heures du soir. Il a été lui-même très surpris, très très surpris. Il m'a raconté. « Étrange : je ne reconnaissais plus rien. Mes cartons, tout ça... je ne reconnaissais plus. » Il est sorti dans la nuit, il est rentré chez lui... Il pensait qu'il allait mourir et ne pouvait pas chasser cette idée. Ensuite il a dîné, ensuite il s'est couché, il a dormi, et le lendemain, en se réveillant, il a encore pensé qu'il allait mourir. Et rien à faire pour chasser cette pensée. Le lendemain, encore ! Depuis, il vient à son bureau de temps en temps, il s'enferme et marche de long en large. Il erre en ville pendant des heures, de préférence la nuit. Il erre, il marche. Il ne sort plus qu'habillé d'une manière très solennelle, comme pour une cérémonie. Je lui ai laissé un mot pour l'inviter à notre petite fête...
Bacchiochi n'était pas très sûr que Kaminsky ne se foutait pas du monde et il redoutait un peu qu'on lui demandât son avis sur ce cas clinique. Évidemment, ce n'était pas de sa compétence, cette histoire-là... On était en pleine pathologie. Pas son rayon. Francis regarda le fauteuil vide.
— C'est pour lui, ce fauteuil ?
— Avouez que ce serait une bonne blague. Mais je doute qu'il vienne. J'en doute fort. Il n'aura pas lu mon billet. Il ne lit plus rien. Il ne parle à personne. Il... erre.
— Depuis dix jours ? interrogea Bacchiochi.
— C'est aujourd'hui le dixième jour. Ce matin, j'ai vu sa femme, figurez-vous. Curieux personnage : un os. Et savez-vous ce qu'elle m'a raconté ? Voici textuellement ses paroles : « Hier soir, ou plutôt cette nuit, il est entré dans ma chambre vers deux heures, et... il s'est assis sur le bord de mon lit. Là, sans dire un mot, il a fondu en larmes, et il m'a dit... Mais ce n'est pas ce qu'il m'a dit qui importe, c'est son regard. Il tendait l'index devant mon visage comme quand on gronde un enfant. Toujours, toujours, et j'avais peur. Il était en jaquette, avec son chapeau sur la tête, une cravate blanche, et des larmes coulaient dans sa barbe. Lui ! Et savez-vous ce qu'il m'a dit ? Il m'a dit : « Je t'aime !... »
On n'entendit plus que le bois crépiter dans la cheminée. Tous les visages étaient tendus vers Kaminsky, personne ne buvait ni ne mangeait. Soudain, un petit rire perçant retentit. C'était Simone.
— Pour une fois, vous n'avez pas menti, s'écria-t-elle. Votre histoire est certainement vraie d'un bout à l'autre. Ils sont comme ça ! Ils sont comme ça ! répéta Simone avec fureur. Et ensuite ? Achevez...
Kaminsky haussa les épaules.
— Mme Trémintin a fait avec les mains un petit geste désespéré en me racontant cela. J'ai compris que son intention était de faire enfermer son mari. Voilà. L'histoire est finie. Une autre ?
— Assez, dit Simone.
— Pourquoi ?
— Je les hais, s'écria-t-elle.
— Nous les haïssons tous ici, dit-il.
— Personne autant que moi...
— Et alors... que faire ?
— Se choisir... Soi.
Il éclata de rire à son tour — et lui baisa la main.
Dans la rue, des pas lourds comme des coups de marteau. Kaminsky dressa l'oreille :
— M. Trémintin, peut-être, dit Francis ?
— Pensez-vous, dit Léo, c'est des pas de soldats. Ils sont sûrement plus d'un.
Kaminsky s'approcha de la fenêtre, mais aussitôt il recula :
— Nom de Dieu ! Voilà ce que je ne puis pas voir. Non, non, et non !
« Qu'est-ce qui lui prend ? » murmura Marcelle, en se précipitant à son tour.
Kaminsky, blême, serra les poings, frappa du pied.
— Qu'on les fasse entrer ! ordonna-t-il d'un ton bref. Qu'ils se reposent ! Qu'ils se restaurent !
— Mais qui ? dit Francis.
— Vous ne vous opposez pas, j'espère, à ce que je les fasse entrer ? Mais regardez donc ! Autant dire des cadavres.
Ils s'étaient tous jetés à la fenêtre : Marcelle, Francis, Léo, Simone, Bacchiochi.
— Des prisonniers !
Trois hommes s'avançaient dans la rue, deux Allemands, un Français.
— Horreur ! Quelle horreur ! murmura Kaminsky en se laissant tomber sur une chaise. Je ne puis m'y faire. Des prisonniers, quelle horreur ! Francis !
— Mon cher Otto ?
— Allez les chercher. Non, non, c'est intolérable ! La vue d'un prisonnier agit sur moi comme un... remords, dit-il en se passant la main sur le front. Excusez-moi : je m'agite, mais je ne suis pas maître de mes nerfs. Encore une fois, ça me rend fou, acheva-t-il en se levant. Et il frappa du pied.
Simone lui posa la main sur l'épaule :
— Du calme.
— Mais rien ne fera... commença sourdement Kaminsky. Tu ne comprends donc pas ?...
— Aujourd'hui ils auront de la chance.
Les prisonniers avançaient, ployant le dos sous un barda énorme. Le poilu suivait, le fusil en bandoulière.
— Je voudrais bien savoir ce que ça veut dire, murmura Bacchiochi. S'il vous plaît ! cria-t-il. Et le poilu leva la tête.
— Tiens ! Un major...
Il salua, mollement.
— Approche !
— Hep, les gars, cria le poilu, minute ! Halte.
Aussitôt les prisonniers s'arrêtèrent, firent tomber à leurs pieds leur lourd barda et s'assirent dessus.
Le poilu s'approcha de la fenêtre.
— Qu'est-ce que c'est, tes types ?
— Deux qui reviennent du Maroc, monsieur le Major.
— Représailles ?
— Je veux !
— Tu vas loin, comme ça ?
— Encore au moins quatre kilomètres. Seulement, voilà, ils en peuvent plus, monsieur le Major. Ils sont à moitié crevards.
— C'est pour ça qu'on les fait aller à pied avec leur barda sur le dos ? Il n'y a pas de bagnoles, là d'où tu viens, non ? Quel est le salaud qui t'a donné l'ordre... Amène-les.
Et Bacchiochi se retourna, pâle de colère lui aussi. Ses petites mains grasses tremblaient :
— Il y en a tout de même...
Les prisonniers entrèrent, traînant leur barda au bout du bras. Ils flageolaient dans leurs bottes.
— Laissez les colis dans le couloir ! dit le poilu.
Kaminsky, appuyé au mur, les regardait venir et tremblait.
— Ils savent le français ? demanda Bacchiochi.
— Pas un mot.
— Regardez-moi ces pauvres types ! Fais-les asseoir, nom de Dieu ! Rien qu'à les voir je peux dire qu'ils sont tous les deux foutus. Tuberculose au dernier degré. Et on les oblige... Moi aussi, mon vieux Kaminsky, ça me rend fou ces histoires-là, parce que voyez-vous, c'est pas la première fois. Et tout ça parce qu'il y a quelque part des espèces d'andouilles... Amenez les bidons. Préparez-leur quelque chose à manger, nous allons les emmener tout de suite dans la bagnole, hein, Léo. Je me fous de tes ordres, tu saisis, dit-il au poilu. Je prends ça sur moi... Qu'est-ce qu'on met dans les bidons ?
— Du thé chaud, dit Marcelle.
— Ça va.
— Je leur prépare des gâteaux et des fruits.
— Bien.
Kaminsky leur donna de l'argent, plusieurs billets, qu'ils acceptèrent avec indifférence.
— C'est pas au camp que je m'en vais les emmener, mais à l'hôpital. Tu diras ça à tes chefs, mon bonhomme.
— Bien, monsieur le Major.
— Et si jamais le salaud d'embusqué qui te fait faire ce métier-là me tombe sous la coupe, tu peux lui dire que je m'occuperai de lui, oui. Où est mon képi ? Tu es prêt, Léo ? Allez, vivement. Ils devraient déjà être dans leur lit...
Longtemps après le départ des prisonniers ils restèrent sans parler. Ils n'osaient pas non plus se regarder. C'est avec gêne qu'ils revinrent prendre leurs places à table.
Le feu mourait dans la cheminée, personne n'ayant plus songé à l'entretenir.
— Il vous sera beaucoup pardonné, dit enfin Simone.
Kaminsky la regarda sévèrement. Gare à elle si cette parole était dite en moquerie !
— Comment l'entendez-vous, chère Simone ?
Il ne disait plus Nastassia.
— Comme vous l'entendez vous-même : parce que vous aurez beaucoup aimé.
— Laissons cela ! Je suis loin d'être un homme bon. Quant au pardon, l'idée même me répugne.
— Il n'y a pas l'ombre en moi de cette lâcheté, fit-il en levant sur sa maîtresse un beau regard intelligent et tendre. Vous avez vu leurs visages ?
— Ainsi, cher Otto, ces hommes doivent haïr leurs persécuteurs et se venger ?
— Les haïr et se venger : oui.
— Oui ?
— Jusqu'à la mort.
Elle lui prit la main et la garda.
— Pour cela aussi je vous aime, dit-elle. Pour cela aussi il vous sera beaucoup pardonné.
Il sourit.
— Parce que j'aurai beaucoup haï ?
— Vous l'avez dit.
— Eh bien, chère Simone, pour une fois au moins, que je dise la vérité tout entière. Il ne me sera que médiocrement pardonné, parce que je n'aurai que médiocrement aimé et médiocrement haï. Il la regarda dans les yeux : « Je ne m'engage jamais tout à fait dans rien. »
Elle hésita, et dit :
— Par prudence ?
— Hélas non, répondit-il : par nature.
Elle sourit d'une manière curieusement complice, et serra plus fort dans la sienne la main de Kaminsky.
— Il y avait donc un peu de théâtre dans cette affaire ?
— Quelle affaire ?
— L'affaire des prisonniers ?
Il réfléchit un instant :
— Non, dit-il. Mais ça ne dure jamais longtemps.
Elle sourit de nouveau.
— Vous ne vous jetteriez pas à la mer pour moi, n'est-ce pas ?
— Non... Hélas. Je ne suis pas un fou d'absolu comme ce Turnier, dont le fantôme ne se décide pas à se montrer...
Il reprenait peu à peu son ton normal. Le Kaminsky habituel reparaissait.
— Il est vrai que moi... je ne suis pas Mercédès, dit Simone, toujours avec le même sourire. Je ne vous abandonne pas.
Marcelle et Francis, que ce dialogue un peu trop intime gênait vivement, furent heureux du biais qui s'offrait de se mêler à la conversation.
— N'oubliez pas qu'on l'y contraignit, dit Francis. Mercédès fut expédiée.
— Comment cela expédiée ? demanda Marcelle, d'un ton particulièrement doucereux, voulant donner à entendre qu'à la place de Mercédès elle ne se fût pas laissé faire. Elle écrasa le bout de sa cigarette dans sa soucoupe et joignit les mains sous le menton.
— Tout bonnement mise dans une voiture et de la voiture dans le train, répondit Kaminsky.
Marcelle répondit :
— On dirait un mauvais film. Il n'y a plus que dans les mauvais films que les familles osent ainsi enlever les jeunes filles amoureuses.
Elle haussa imperceptiblement les épaules.
— Vous condamnez Mercédès, Marcelle ?
— Oui.
— Et vous, Simone ?
— Vous me le demandez !
— Condamnez-vous aussi, monsieur l'Étudiant ?
Francis la condamnait aussi. Selon lui, les deux amants auraient dû fuir le jour même où ils avaient su qu'ils s'aimaient. Toutefois, on pouvait avoir pitié d'eux.
— Pitié ?
— Oui. Pitié.
Kaminsky se tourna vers le fauteuil vide.
— Mes amis, c'est ici que Turnier vécut ses dernières heures. C'est dans ce fauteuil qu'il s'assit en se mordant les poings, je pense, tandis qu'il attendait encore Mercédès, le deuxième jour. Je propose, quels que soient vos sentiments à son égard et à l'égard de Mercédès, de vider nos verres à son souvenir car nous sommes tous ses camarades...
Il se leva le premier, tenant sa coupe entre ses doigts et les autres l'imitèrent.
— Aux amants malheureux, dit-il avec grandiloquence.
— Dans ce cas, dit Francis, il faut aussi porter un toast à M. Trémintin.
— A M. Trémintin, dit Kaminsky.
— Et à Cripure...
— A Cripure !
Ils choquèrent les coupes.
Après avoir vidé la sienne, Kaminsky, sans se rasseoir, continua :
— Savez-vous ce que je pense ? Eh bien, dit-il, oh ! évidemment, je ne voudrais pas en faire une thèse, mais... dans la ligne générale, dans le fond social, dans le psychologique, eh bien, nous sommes ici en pleine Russie impériale, mes chers amis. Votre petite bourgeoisie chrétienne, c'est la bourgeoisie de Tolstoï. Et vos paysans sont de vrais moujiks. Mais oui. Croyez-moi, poursuivit-il, les plus beaux personnages, disons par exemple de Tchekhov, je les ai retrouvés ici trait pour trait à un samovar près, acheva-t-il, sur un ton plus voisin de la colère que de l'ironie.
Il reprit :
— Un grand écrivain russe a consacré tout un livre à peindre un homme qui crache dans les rideaux parce qu'il s'ennuie.
— Oh ! s'écria Simone, mon père ne crache pas dans les rideaux. Il a trop à faire à voler les autres pour cela. Mais dès qu'il a un moment, il écrit des lettres anonymes et lacère des livres empruntés.
— Pas mal, dit Kaminsky. Il continua : « Tout de même, il leur manque ce grain de folie que possèdent jusqu'aux personnages les plus vils de Gogol, ce qui m'a toujours empêché de mépriser complètement lesdits personnages. Je comprends mieux Gogol et les autres depuis que les Bolchéviks ont triomphé. La révolution fait sauter tous les couvercles et met tout en lumière. Hum... Oui, ça pourrait être ici Minsk, ou Rostov, ou Novgorod, ou Yaroslav. Vous voyez que nous avons le choix. Les maisons seraient en bois au lieu d'être en pierre et il y aurait quelques coupoles avec des croix orthodoxes. Mais vous avez aussi pas mal d'églises, pas mal de couvents. Oui, Minsk, c'est-à-dire... »
Et il resta bouche bée : Cripure et Moka se tenaient debout dans la porte.
— Saisissant !... Ce que vous dites là est extrêmement pertinent. Ainsi, pour vous, le rapport... Et Cripure ferma les yeux, ôta son binocle et se passa lentement l'index sur les paupières, sans lâcher sa canne, toutefois. « La similitude, continua-t-il, est si absolue... Oui, oui. » Et il remit son binocle en place. Il murmura : « Des âmes mortes. » Et il se tut.
Un pli amer arquait sa lèvre.
Tous s'étaient levés.
— Monsieur Merlin !
Ils ne l'avaient pas vu entrer. Il était là pourtant depuis un instant, flanqué de Moka, lequel, dans son bel habit, la fleur blanche à la boutonnière, avait l'air d'un imprésario qui présente au public le plus beau numéro de sa troupe. Il ne donnait pas le bras à Cripure, chose impossible à cause du filet que celui-ci traînait toujours, mais, dans un geste délicat, il lui avait pris le coude, et balançant son chapeau comme pour une quête, la crête rousse plus que jamais triomphante à son front de chaux, il souriait à chacun, semblait dire qu'on n'avait encore rien vu, et que tout ne faisait que commencer.
— Excusez-moi, dit Cripure.
— Excusez-nous, dit Moka.
— Nous n'avons pas osé vous interrompre. Et par ailleurs, ce que vous disiez était pour moi, n'est-ce pas...
Il taquina encore une fois le binocle :
— Révélateur.
— L'affaire qui nous amène, dit Moka...
— Oui, oui, cela ne saurait souffrir aucun délai.
— Et, dit Moka, il n'y avait personne pour nous annoncer. Voilà. Cas de force majeure...
— Nous cherchons un M. Bourcier.
Kaminsky se décida à quitter la table. Il s'avança vers Cripure, la main tendue.
— Mais voyons, vous êtes ici les bienvenus. Vous êtes mes hôtes, messieurs. Il interrogea Moka de l'œil. Monsieur ?
Moka s'inclina.
— On m'appelle Moka...
A quoi bon chercher midi à quatorze heures !
— Monsieur Moka, dit Kaminsky, voulez-vous accepter... Et vous, monsieur Merlin... Quelle que soit l'importance de l'affaire qui vous amène ici, vous avez certainement quelques instants et ne refuserez pas, j'espère, de vous asseoir avec nous ? C'est un repas d'adieu...
— Singulière coïncidence, murmura Cripure.
— Acceptons-nous ? dit Moka.
— Mais, mon cher, voyons ! Une invitation qui nous est faite de si bonne grâce, n'est-ce pas ? Prenons place... Je... Permettez seulement, dit-il en se tournant vers Kaminsky, que je me délivre de...
Il montra son filet et sa canne.
— Tout de suite ! dit Moka, en les lui ôtant des mains.
Il les posa sur un guéridon, avec le petit chapeau de toile que Cripure songea seulement alors à ôter.
— Prenez place, dit Kaminsky. En désignant le fauteuil toujours vide, puisque M. Trémintin ne se décidait pas à venir et que le fantôme de Turnier demeurait sagement invisible :
— Ce fauteuil vous attendait, dit-il, en jetant un regard complice à Simone.
— Si j'ai bien compris, dit Cripure en s'asseyant, vous avez habité la Russie ?
Moka le tira par la manche.
— Parlons d'abord de l'affaire...
— Tout à l'heure, mon ami, dans un instant...
— Jusqu'à la révolution, répondit Kaminsky, en remplissant lui-même deux coupes de champagne qu'il leur tendit, j'étais sujet russe. J'ai fait toutes mes études à Varsovie. J'ai beaucoup voyagé en Russie et pendant deux ans j'ai habité Saint-Pétersbourg.
Il parlait debout, une coupe de champagne à la main. Quelque chose, dans le regard de Cripure, semblait épier Kaminsky. Il éclata de rire, d'une façon telle, qu'ils sursautèrent tous. Ce fut un rire bref, aigu, qui s'arrêta d'un coup, comme fauché. Et Cripure se tassa sur sa chaise, affaissé, les mains vagues au bord de la table, la tête dans les épaules, comme tombé dans une de ces absences singulières qui parfois se prolongeaient si longtemps. Kaminsky promena son regard autour de la table, un regard plein d'interrogation auquel les autres répondirent en ouvrant de grands yeux et en remuant les lèvres d'une façon dubitative. Seul, Moka cligna de l'œil, comme pour encourager Kaminsky et lui faire comprendre que cette absence de Cripure n'avait aucune importance, qu'il était « au courant », qu'il savait à quoi s'en tenir là-dessus et qu'en tout cas ce n'était pas grave. Il essaya bien, au moyen de gestes, de leur faire comprendre la raison de leur venue ici, mais il leur fut impossible de deviner ce qu'il voulait dire avec ses manières de tendre le bras ou de se coller le poing sous l'œil en pointant l'index.
A qui en avait-il ? Toute sa mimique ressemblait étrangement à celle des enfants qui font kss ! kss ! pour s'exciter les uns les autres.
Cripure s'ébroua, comme un gros chien qui se réveille, et il se leva en disant :
— Buvons, quand il en est temps encore !...
Ils se levèrent tous et choquèrent les coupes.
— Buvons, répéta Cripure, demain peut-être il sera trop tard. Car enfin, messieurs, et vous, mesdemoiselles, car enfin il est temps que je vous informe du but de notre visite. Demain, nous nous battrons en duel, dit-il en levant son verre. Et Moka, qui n'attendait que ce moment-là, se leva, fit un large salut, sa coupe d'une main, son chapeau de l'autre — il l'avait gardé sur ses genoux — et comme s'il avait pu craindre qu'ils doutassent de ce que disait Cripure :
— C'est l'exacte vérité, fit-il. Nous avons un duel sur les bras...
Ils se regardèrent entre eux. Un duel ! quelle chose invraisemblable !
— Un duel !
— Une affaire, dit Cripure.
— Un vrai duel ? demanda Simone.
— Comment ! mademoiselle, se récria Cripure, mais je pense bien. Un duel... enfin, oui : un vrai duel.
Kaminsky lui-même était stupéfait. Lequel de ces deux-là devait se battre ? Car enfin...
— Mais qui ? dit-il. Est-ce vous, monsieur Moka ?
Cripure agita l'index :
— Du tout.
Et se désignant lui-même :
— C'est à moi l'honneur.
L'assemblée tout entière resta muette. Cripure rompit le silence en précisant :
— Un duel au pistolet.
— A vingt pas, dit Moka. Il répétait ce que Cripure lui avait dit en route. Je suis le témoin de... de M. Merlin. Et nous sommes venus ici pour chercher un second témoin, Lucien Bourcier. Et M. Lucien Bourcier est un ami, dit-il en saluant. Le connaissez-vous ?
— Le connaissez-vous ? dit Cripure.
— Le connaissons-nous ? dit Kaminsky, revenant à lui-même, et découvrant avec joie le côté vaudevillesque de cette scène. Oui, nous le connaissons. C'est un jeune homme qui est venu ici ce matin et qui, paraît-il, n'est plus sorti de sa chambre depuis. Il frappa dans ses mains : « Ernestine ! »
Ernestine apparut.
— Monsieur ?
— Votre nouveau pensionnaire, Ernestine ?
— Il est dans sa chambre, monsieur.
— Bono, bono, dit Cripure.
— Voulez-vous, dit Moka, voulez-vous, mademoiselle, lui dire que nous avons besoin de lui en bas ? C'est de la part de M. Merlin... C'est très important. Dites-lui... Dites-lui que c'est pour un... Non, ne lui dites rien. J'y vais moi-même. Le chemin, s'il vous plaît ? Il regarda Cripure en clignant de l'œil : « Je m'en vais le convaincre en deux minutes...
— Témoin, répondit Cripure, avec un geste lent du bras, faites votre office ! »