Basquin, derrière ses persiennes, observait la maison de Cripure. Il fumait sa cigarette en rêvant à ses affaires.

Le camp, au fond, c'était pas une mauvaise combinaison. A cause des Croates. Cent cinquante, de ces ballots-là, qui s'étaient laissé cueillir au Havre, dès le début. Ils arrivaient d'Amérique. Ils pensaient rejoindre leur pays. Ils savaient même pas que la France étaient en guerre, fallait être bouché ! Et, là-dessus, ils avaient pris passage sur un paquebot français. Naturellement, faits comme des rats en arrivant au port. On les avait fourrés, d'abord dans une forteresse — deux mois — ensuite, au camp. C'étaient presque tous de grands gaillards qui avaient travaillé dans les mines d'or de l'Illinois, de l'Alaska, de l'Ohio, des drôles de patelins. L'interprète disait qu'ils savaient pas même l'allemand mais qu'ils causaient très bien l'angliche. Le français, macache. Mais pour ce que voulait Basquin ils en savaient toujours assez. Il avait compris tout de suite que c'était du bon. Et il ne s'était pas trompé. Les jours de semaine ils portaient des vêtements de travail en coutil bleu avec des gilets qui leur montaient jusqu'en dessous des bras et des bretelles pareilles et des poches à n'en plus finir. Ça l'avait beaucoup épaté, lui, Basquin, qui n'avait jamais vu ça. Et le dimanche, ils mettaient leurs beaux costumes, qui valaient de trente à cinquante dollars. Payer à boire aux poilus, ça ils n'en étaient pas chiches. Peu après leur arrivée, deux délégués d'une banque étaient venus changer leurs billets américains et autrichiens. Basquin avait suivi ça de près, d'un œil, mais du bon. Et il avait trouvé le moyen de se faire expliquer la combinaison. Pour vingt dollars, ils donnaient quatre-vingt-dix francs, pour dix couronnes, huit francs. Les Croates, qui n'avaient encore rien pu acheter avec leur argent, les banques françaises ne le changeant pas, s'étaient rués à la cantine et saoulés comme des vaches, à la suite de quoi, l'un d'eux s'étant mis à plaisanter avec une sentinelle et lui ayant amicalement frappé sur l'épaule, le pauvre bleu, quoique armé jusqu'aux dents, avait été pris de panique, et tout courant, était rentré dans le poste en hurlant : « Au secours ! Au secours ! »

Basquin riait encore en y pensant.

Depuis, les choses s'étaient un peu tassées. Quelques-uns avaient trouvé le moyen de se faire rapatrier en Amérique, mais le gros de la troupe était resté. Et c'étaient eux, maintenant, la mine d'or pour Basquin.

Il avait ses intérêts dans la cantine. Et puis, il y avait la chambre d'amour. Personne ne s'était encore aperçu de rien depuis trois ans que ça durait. Ce qui avait failli tout compromettre, c'était l'arrivée des Russes. Ceux-là ! Il ne pouvait pas les encaisser. Des feignants qui voulaient plus se battre. Alors quoi ! C'était toujours aux mêmes à remettre ça ! C'est encore nous qu'on allait devoir tenir le coup tout seuls ? Et en attendant, les nourrir et les loger ? Quelles poires qu'on était, sans blague ! Quels gogos ! Que s'il avait été quèque chose dans les huiles et les gouvernements, il aurait fait ronfler ça, mais oui. Les plus gueulards, au mur, et les autres, aux bataillons de discipline, et en route pour le front, bien encadrés et souquez-moi ça dur, et si ça bronche, gare ! Ah ! Il te leur en aurait foutu, de la révolution ! A coups de flingots, oui. Au lieu de ça, il avait fallu les installer ici, déloger les uns pour loger les autres, vu que la place était réduite, enfin tout chambouler pour cette bande de tireurs au cul. La chambre d'amour avait failli disparaître dans le coup, et il avait fallu être malin pour la garder, oh, mais malin ! Enfin il y avait pas trop de mal. Le petit commerce allait toujours son petit train mais pas grâce à eux, ah, non ! Des fauchés. D'ailleurs, ils avaient le droit de sortir en ville, comme des princes, et de faire des béguins par-ci, par-là. Toutes les veines, même celle de baiser à l'œil. Oh, Ça manquait de direction, tout ça. Il aurait fallu pour bien faire qu'on lui donnât la haute main sur le camp, et alors, couic ! Primo, ils ne seraient plus sortis. Deuxièmement, il les aurait empêchés de gueuler comme ils le faisaient du matin au soir, assis en rond dans une cour. En voilà des idées ! Chanter et toujours chanter ! Ils pouvaient pas laisser le monde dormir tranquille ? Quand ça n'aurait été que pour ce pauvre Cripure ! Car enfin, Basquin couchait avec Maïa c'est vrai, mais ça n'était pas une raison pour que les Russes empêchent Cripure de dormir. Un homme comme lui, qui travaillait tellement de la tête, sans parler du chapeau, il avait besoin de son « repos ». Fallait savoir tout comprendre, fallait se mettre à la portée d'un chacun. Et puis, et puis... Et puis les bagarres ! Ils étaient pas tous d'accord, ces cornichons-là. Des fois, au lieu de chanter, ils se foutaient des pains sur la gueule, et des gros. Non, quoi, il aurait fallu une poigne.

« Hop ! Le v'là qui s'en va avec son gars ! »

Il descendit.

 

Restée seule, Maïa remit un peu d'ordre dans la cuisine, refit le lit, puis elle passa dans le bureau de Cripure, histoire de donner un coup de balai là-dedans. Rien à faire pour nettoyer son bureau tant qu'il était à la maison, il ne souffrait pas de l'y voir. Elle devait attendre qu'il ne soit plus là pour mettre un peu de propreté dans cette bauge et encore n'avait-elle le droit de toucher à rien, comme s'il s'était agi de trésors trop fragiles pour ses mains grossières !

Au bout de son balai elle ramena la lettre que Cripure avait laissée tomber sous le divan et la balaya avec le reste.

La sonnette tinta doucement, par deux fois, et à travers la porte, Maïa demanda :

— C'est-il toi ?

— Ben, qui alors ? répondit la voix de Basquin.

Elle ouvrit.

Basquin entra, le mégot aux lèvres, en grommelant, et s'avança dans la cuisine où il s'assit.

— Un petit coup de café ? dit-elle.

— Si tu veux...

La cafetière était restée au chaud sur la cuisinière.

Maïa apporta deux verres, le rhum, le sucre, un petit morceau du quatre-quarts qu'elle avait gardé pour lui.

— Un petit canard, d'abord, dit-il.

Il se versa du rhum dans le fond de son verre, y trempa du sucre qu'il suça. Sa figure bouffie, comme cirée, avait la couleur du vieux bois. Il avait un œil plus petit que l'autre.

— Et Pieds de Vache ?

— Le v'là parti conduire son gars.

— Après... Il s'en revient ici ?

— Pas avant c'soir. Y a une fête, ousqu'il dit qu'il doit s'rendre, une décoration de j'sais pas quoi à la femme à Faurel.

— Ah ! Bon...

Basquin se méfiait. Des fois, Cripure partait, croyait-on, pour des jours, et revenait au bout de dix minutes. Fallait être prudent et se rappeler comment que ça s'était passé la fois où il avait prétendu aller jusqu'en Grèce ! Il en avait parlé pendant deux ans de ce voyage-là, et son billet pris et payé jusqu'à Marseille, tout réglé, il n'était même pas allé à Paris. Il était descendu à la première station, oui, et il était rentré. Il avait prétendu qu'on le suivait, qu'un complot était tramé contre lui, est-ce qu'on savait, quoi... Des folies !

— Tu sais pas, dit Maïa... Il lui a donné mille francs.

Basquin s'étouffa dans son verre.

— T'es folle, je crois ?

— Crois-moi pas si tu veux. Pisque j'te l'dis...

— Ah ! ben merde, alors... Mille balles !

— Un billet.

Il la regarda, comme pas encore tout à fait convaincu.

— Mais tu pouvais pas...

Il n'osa pas achever. Maïa avait changé de mine. Non mais des fois, il n'allait tout de même pas lui faire des reproches ? Il n'allait pas prétendre...

— Qué qu'ça te fout, dit-elle. C'est pas ton pognon.

Il ne répondit pas.

C'était vrai, ce qu'elle disait. C'était pas son pognon mais ça lui faisait quelque chose quand même. Mille balles ! C'était toujours mille balles de foutues... Amédée n'aurait pas le temps de les dépenser avant d'arriver au front et il pouvait être tué le jour même. Et puis même sans ça, quoi...

— T'es pas assez sur l'œil, dit-il.

— J'fais c'que j'peux, répondit Maïa, mais le pognon est à lui. Il me dit pas ses affaires.

— Je vois bien ! Je vois comment que ça se passe. T'es la cinquième roue d'un carrosse, quoi. Tu comptes pas. C'est toujours la même chanson. Et après un temps d'hésitation : « Faudrait qu'il t'épouse, quoi.

— Ah, pour ça ! »

C'était leur idée fixe à tous les deux. Une fois mariée, le pognon tomberait dans les mains de Maïa, et alors... Sans compter que Cripure pouvait mourir le premier. Basquin songeait à l'avenir.

— Écoute, dit-il, en croisant les bras, tu n'es qu'une niguedouille. Comment ! V'là qu'il colle mille balles à son bâtard, mais un de ces jours, il va t'en arriver un autre, et qu'est-ce qu'il lui donnera à celui-là ? Et puis, avait-il des enfants de sa première femme ?

— Je sais pas.

— Faudrait l'savoir ! Suppose qu'il mourrait, sans parler de malheur... Alors toi, tu n'aurais plus qu'à l'enterrer, au revoir et merci ? T'aurais plus voix au chapitre, hein ? Et les sous, dis donc, où c'est-il qu'ils s'en iront ? C'est de la bêtise ! On peut pas savoir, avec un rusé comme lui qui cache son jeu. Il t'arrivera un fils légitime ou un neveu qui escamotera le magot et l'enlèvera sous son coude en te riant au nez, ma pauvre Maïa. Et toi, tu l'auras soigné, lavé, dorloté comme un vrai gosse, tu lui auras fait des petits plats fins tous les jours et voilà la récompense ? Veux-tu que j'te dise ? Ça s'rait plus que de la bêtise : ce serait criminel. Comment ! Mais tu ferais rire de ta goule ! Pas de ça, Lisette ! Faut qu'il t'épouse, ou alors il y a pas de bon Dieu...

Elle écoutait, la tête basse. Tout ça, c'était raisonnable. Sûr et certain, Basquin voyait juste. Mais l'autre ne voulait rien entendre. Rien qu'à parler de mariage, il se foutait en colère. Et comment !

— C'est pas son idée, dit-elle.

Basquin se pencha sur sa chaise, allongea une main, le coude appuyé sur le genou. Il fit claquer sa langue.

— Ta... Ta... tu sais pas t'y prendre...

— Comment qu'tu f'rais, toi ? demanda-t-elle en le regardant dans les yeux.

Il baissa la voix.

— Mais bougre d'imbécile ! fit-il, en serrant les mâchoires, tu vois donc pas que tu le tiens ? il agita son poing sous le nez de Maïa. « Quoi qu'il ferait sans toi, fit-il, en avançant le visage, et ses deux mains se posèrent sur ses genoux. Veux-tu me répondre ? »

Ils se regardèrent un moment sans bouger ni l'un ni l'autre.

— Je sais bien, dit-elle.

— Alors, vas-y carrément, dit Basquin, avec un geste tranchant. Fous-lui le marché en main : ou j'te plaque, ou tu m'épouses. Tu verras, dit-il, en croisant les jambes, et cherchant dans sa poche son papier à cigarettes, tu verras s'il marchera pas !

Et, hochant la tête, tout en roulant son tabac :

— Sacré Mille Pattes, va !

Il alluma sa cigarette, allongea ses pieds sous la table, et prit son verre en main.

— Mille balle ! Si j'y allais au front, moi, j'en reviendrais riche, tu peux être sûr...

Elle ne répondit rien.

Ils sirotèrent leur café à petites gorgées, assis l'un auprès de l'autre, sans plus rien se dire, sans même se regarder, comme de vieux époux. Basquin fumait. Il se versa encore une petite goutte de rhum qu'il avala d'un trait et se leva.

— Ton homme ? fit-il, en se touchant le front, il est toc toc...

Elle ne répondit rien encore.

Tranquillement, sans lâcher sa cigarette, tandis que Maïa rinçait les verres, il se déshabillait :

— Madame est prête ?