Une odeur de brûlé, un susurrement de gaz dans la cuisine : Maïa cessa de gémir.
— Mes lentilles !
Elle bondit hors du fauteuil et se précipita à son fourneau. Cripure, qui se tenait toujours les oreilles bouchées, la tête tournée vers la fenêtre, ne vit et n'entendit rien. Il resta encore longtemps dans cette pose ridicule et grimaçante, jusqu'au moment où, l'odeur des lentilles attirant son attention, il se retourna et s'aperçut qu'il était seul. Alors, il ôta ses longs doigts de ses oreilles, et ses bras retombèrent lentement le long de son corps dans un geste qu'il saisit lui-même comme un geste de stupéfaction.
Parfait. Les lentilles avaient brûlé. De ce fait, il se retrouvait seul, délivré. Parfait ! Parfait ! Mais il ne savait que faire de lui-même, assez semblable à un rêveur interrompu chez qui le rêve, en disparaissant, n'a encore été remplacé par rien, et qui contemple, comme on chavire, le vide laissé en lui, qui sera peut-être éternel.
Maïa allait et venait dans la cuisine comme tous les jours depuis tant d'années. Un bruit de vaisselle, le heurt d'un pique-feu contre un objet en fer, le grondement de l'eau qui bout dans un pot, tous ces bruits familiers le rassurèrent, comme si cette vie des objets avait exprimé pour lui la garantie qu'il ne mourrait pas, que toutes ses frayeurs n'étaient que des constructions légères de son esprit.
Stupidement, il s'abîma dans cette pensée : on mangerait quand même bientôt.
Bientôt. Mais en attendant ?
Une idée ! Il revint à son bureau, se pencha, fouilla dans les casiers près de la cheminée, là où il mettait ses dictionnaires. Avec peine, il saisit un tome de son vieux Littré, qu'il posa sur la table. Ses doigts firent habilement cavalcader les pages. Il rajusta son binocle, pinça les lèvres et, d'un geste familier, cherchant derrière lui son fauteuil, il l'approcha et s'y assit sans cesser de consulter son dictionnaire.
Tout se passait comme s'il avait pris place dans sa chaire au lycée, et qu'il se fût préparé à lire à ses élèves une page choisie d'un philosophe.
— Voyons, voyons, voyons, murmura-t-il en tournant les pages, voyons un peu : ductile, ductilimètre, ductilité, duègne... Ah ! Voilà : Duel (du-el), s. m. Combat singulier entre deux hommes. « Elle aime en ce duel son peu d'expérience. » Corneille. Cid. Passons. Voyons plus loin. Duel judiciaire. Duel judiciaire : aucun rapport. Plus loin. Philippe le Bel... Non. Tout ça ne dit rien. Voyons encore. Hum... Duel au pistolet et à l'épée. Pas question d'épée. Duel au premier sang... Ah, qu'est-ce à dire ?
Il se pencha sur le dictionnaire et, se passant l'index sur l'œil par-dessous ses verres, il lut, comprimant les battements de son cœur : « Duel au premier sang : duel qui doit s'arrêter à la première blessure même légère d'un des combattants. » Il relut encore une fois ce texte. « Même légère », murmura-t-il en relevant la tête. Il y avait quelque chance qu'il ne soit pas tué, que tout se bornât à une blessure légère et qu'on s'en tînt là ? Une balle dans le bras par exemple, ou dans la jambe, au pire dans l'épaule ? S'il ignorait tout des règles du duel, il n'ignorait pourtant pas celle-là !
— Hum... Hum... fit-il, le regard au plafond, en tapotant sur le dictionnaire, si j'en réchappais...
S'il en réchappait — une chance sur mille — eh bien, il épouserait Maïa !
Cette fois, il ne fit pas que tapoter sur le dictionnaire, il y frappa un grand coup du plat de la main, comme pour conclure un marché. « Je l'épouserai ! » Elle le méritait bien, après surtout ce qui venait de se passer et la manière dont il l'avait vue se tordre de douleur sur le fauteuil. « Salaud de ma part... » Il lui achèterait une belle toilette pour remplacer celle qu'il avait déchirée, il la conduirait à la Mairie sous les yeux de la ville entière. Ce serait pour elle un grand triomphe et du moins n'aurait-il plus besoin de penser à faire un testament s'il survenait un autre duel ou quoi que ce soit ou enfin... Oui, l'épouser. Pourquoi pas ? Il n'avait pas d'autre moyen de lui montrer sa reconnaissance pour tant d'années de bons soins, de bonne cuisine, de... etc.
Il ferma les yeux en repensant aux gémissements de tout à l'heure. Que c'était horrible ! Il l'épouserait. Mais de cela il ne lui parlerait pas tout de suite, il attendrait à demain, après le duel, s'il en réchappait. Duel au premier sang : duel qui doit s'arrêter à la première blessure même légère d'un des combattants...
C'était juré : s'il ne mourait pas, il y aurait dans le monde une nouvelle Mme Merlin. Ça se passerait ainsi : on mobiliserait la troïka du père Yves, à qui pour la circonstance on recommanderait de louer quelque part un gibus, d'attacher un beau ruban rose à la mèche de son fouet, de bien bichonner Pompon et au besoin de lui attacher aussi des petites faveurs dans la crinière et à la queue. Un petit coup de brosse aux banquettes et tout irait à merveille. Sur le coup de dix heures du matin ils monteraient dans la calèche, Maïa et lui, et en route, en avant pour une nouvelle vie ! Hue ! hue ! Pompon ! Le fouet claquerait, Maïa se carrerait orgueilleusement dans le fond de la troïka, son ombrelle ouverte et négligemment posée sur l'épaule. Elle demanderait qu'on n'allât pas trop vite, qu'on prît tout son temps, car elle voudrait se montrer, et aussi, par la même occasion, le mariage serait une promenade et elle en voudrait pour son argent. Il voyait cela comme s'il y était déjà. Il entendait Maïa : « On dirait qu'il a le feu au cul, son Pompon. Pourquoi qu'il le presse ? Le Maire a ben le temps. » Et lui, il baisserait sur ses yeux son petit chapeau de toile, il s'appuierait de tout son large dos sur la banquette et ne répondrait pas.
Cette fois, la dérision serait parfaite, inégalable dans la parodie. Une trouvaille ! Maïa jouant à son côté le rôle de Toinette autrefois au jour lumineux du mariage. Toinette en blanc dans son voile avec sa couronne d'oranger, devenue Maïa, sa nouvelle fiancée, tout à l'heure sa femme légitime par la vertu d'un oui prononcé devant une écharpe... « Consentez-vous à prendre pour femme... » Ce serait une belle rigolade, en ville, on en parlerait longtemps ! Quelle défaite. Le voilà bien, dirait-on, ce champion de l'anarchie, cet ennemi irréconciliable de la société. Voyez-le maintenant qui se rend à merci, brûle ce qu'il a adoré, adore ce qu'il a brûlé. Soumis ! Ils en diraient bien d'autres encore. Mais quoi... Après le « oui », ils iraient quelque part faire un bon gueuleton, ah ! ah ! Au bord de la mer, sans doute ? « Sacré salaud ! » se dit-il à lui-même. N'importe. On emmènerait les témoins. Qui seraient-ils ? Basquin, en tout cas. Et les autres ? Les premiers venus, qu'est-ce que cela pouvait foutre ? Au contraire, plus ils seraient misérables et mieux cela vaudrait. Il ne faudrait pas que les témoins détonnassent dans cette symphonie où les roues grinçantes de la troïka donneraient le la. Il faudrait les choisir aussi poussiéreux que les banquettes elles-mêmes. Le vrai coup de génie, ce serait de mettre la main sur quelques vagabonds, de ces vieux mendiants en sabots que la police harcèle et à qui tomberait l'aubaine d'une belle ripaille. Ce serait tout de même un beau spectacle que celui du retour de la bande. Chanteraient-ils ? Peut-être, peut-être...
Dans cette rêverie il oubliait presque le duel, repoussé pour un instant à l'horizon de la conscience, avec tout de même certaines images de troïkas silencieuses et lentes, toutes pleines de blessés et de moribonds, mais enveloppées d'une brume d'où il ne tenait pas pour le moment à les sortir. Il y tenait d'autant moins que toutes ces rêveries de mariage et de ripailles avec des vagabonds (seule espèce d'homme avec les condottieri qu'il eût jamais vraiment aimée) n'étaient au fond qu'une manière de nier ou de conjurer le duel. En promettant d'épouser Maïa, il faisait un marché avec les dieux, comme un paysan ou comme une bonne femme va porter un cierge à un saint. Afin de n'être pas de la troïka où girait un blessé mortellement frappé, il promettait d'être de la troïka où Maïa serait promue au rôle de fiancée, et lui au rôle de futur époux. « La main de Maïa si je ne suis pas tué ! » Était-ce assez payé ? Qui serait dupe ? Les dieux, Maïa ou lui ? Tout le monde. Au fond, une bonne farce, qui aurait lieu vraiment un jour — s'il réchappait du duel — ailleurs que dans son imagination, dans ce qu'ils appelaient le « concret ». Et continuant de rêver à cette farce, il découvrit que si l'un des témoins de Maïa devait nécessairement être Basquin, l'un des siens au moins ne pourrait être que le Cloporte en personne.
Encore ! Encore le Cloporte ! Encore lui ! Au diable le Cloporte et toutes les complaisantes rêvasseries à propos de ce personnage de nuit et de suie, si peu un personnage d'ailleurs et presque à coup sûr pas une personne, à peine un mauvais miroir, aussi trompeur, aussi glacé et fragile que du verre. Qu'il le rêvât témoin de son mariage ou cocher de la troïka ayant pris la place du père Yves au jour de la cérémonie, ou que, sur cette momie noire, il nouât l'écharpe de M. le Maire, assez ! assez ! assez ! de jouer à se faire peur à soi-même, à se déléguer dans cette ombre...
Car enfin quoi, tout de même ! ce n'était pas lui, Merlin-Cripure qui était le Cloporte. Le Cloporte était tout de même un personnage distinct de lui. Un autre « Pas moi ». Il était clair comme le jour — drôle de façon de s'exprimer quand on pensait à ce monsieur – il était donc clair comme le jour que ce ne serait pas le Cloporte qui se battrait demain matin en duel à vingt pas. A l'heure où la voix d'un des témoins prononcerait le fatal : « Un, deux, trois : feu ! » il y aurait beau temps que le Cloporte serait retourné à sa cave ou à sa soupente, repu de ténèbres, et qu'il dormirait sur sa paillasse.
Maïa entrouvrit la porte :
— Manger.
Et comprenant qu'il ne l'avait pas entendue, elle répéta plus fort, mais sans impatience :
— Viens manger.
Il leva la tête. Son regard saisit sur le visage de la goton des traces de larmes. Il fit une moue réprobatrice, plus ennuyée que compatissante.
— Manger ?
Elle s'éloigna sans répondre.
Cripure se leva. En effet, il fallait manger, même si elle n'avait à lui offrir que des lentilles brûlées. Une phrase absurde, à propos de certains héros qui se battaient mieux le ventre creux — les soldats de Napoléon, évidemment — lui revint à l'esprit et l'irrita. Quelle idiotie ! Avait-on idée d'écrire de pareilles bêtises. Et de les retenir. Il allait manger, bien manger même, bien boire et bien dormir, afin de se trouver le lendemain en pleine forme sur le terrain. Quel était ce général — décidément les souvenirs historiques abondaient — qui dormait si bien les veilles de bataille ? Turenne ou Condé ? Probablement Condé. « Turenne était une espèce de tremblard dans mon genre. Tu trembles, carcasse... N'empêche qu'il a été bel et bien... Oh ! Je n'en demande pas tant... De l'esprit, maintenant ? De l'ironie sur soi-même ? Oh ! Charmant... On pourrait continuer, dire, par exemple : toute cette histoire est si bouffonne que je ne donnerais pas ma place pour un boulet de canon, etc. Facile. Ça sent la fatigue. Oui, le bon sens est d'aller manger. »
Il se décida à pousser la porte devant laquelle il se tenait depuis un instant et pénétra dans la cuisine où tout lui parut si calme et en ordre, tellement comme les autres jours, qu'il douta s'il était vrai qu'il allait se battre en duel, si tout ce roman, y compris la scène ménagère, la bataille avec Maïa, les gémissements et le reste, n'était pas une pure invention de son esprit « un rêve » ou tout simplement le commencement d'une folie ? Peut-être avait-il tout inventé, hypothèse nullement invraisemblable, que semblait confirmer l'aspect de Maïa dont, toutefois, il ne voyait pas le visage.
Où était ce chapeau à plumes qu'il avait si bien arraché et fait voltiger au beau milieu de la cuisine, ce corsage à dentelles si ridicule, cette somptueuse robe blanche, bref cette splendide toilette de mariée dans laquelle tout à l'heure elle était apparue avec cet air furibond de mère bourgeoise ? De tout cela il n'y avait plus trace. Au lieu de ces merveilles, Maïa portait ses habits ordinaires, sa grosse jupe noire, son caraco, son tablier et ses sabots et, comme d'habitude, elle vaquait à sa cuisine. Non, vraiment il y avait de quoi se demander. Jusqu'à l'odeur des lentilles brûlées qui avait disparu. Il eut beau aspirer l'air, chercher la trace de cette odeur âcre, ce fut en vain. Il ne respira que le frais parfum de la nuit commençante, l'odeur du jardin, terre mouillée, herbes et feuilles, qui entrait comme un flot par la fenêtre.
Dans le rectangle de cette fenêtre de cuisine, quelle accablante profusion d'étoiles — pourquoi pensa-t-il soudain : virginales ? Et de quelle profondeur naquit vers elles ce geste suppliant du bras ? Au bord de la fenêtre, la nuit était de cristal, pure et noble dans les feuillages solennels des arbres. Maïa le vit s'approcher de la fenêtre et tendre encore une fois la main à la nuit, geste qui lui parut incompréhensible et nigaud — il voulait savoir s'il pleuvait ? En fait de pluie on en avait eu assez comme ça. Il resta là debout devant la fenêtre malheureusement trop basse pour qu'on pût s'y accouder et soudain, comme tous les soirs à peu près à la même heure, les voix jeunes, graves et poignantes des soldats russes s'élevèrent en un chœur d'abord lent et sourd qui peu à peu emplit la nuit.