La jolie courbette que fit Nabucet en abordant le Général ! Il n'en eût pas inventé de plus fine, de plus gracieuse, de plus dévote même si, au lieu d'un général un peu fatigué, c'eût été une jeune et pétillante actrice qui fût descendue de la limousine. A la façon dont il lui tendit la main pour l'aider à mettre pied à terre, on eût pu croire qu'il lui offrait le bras. Mon Général par-ci, mon Général par-là... Quelle émotion ! Quel bonheur ! Place ! Reculez...
— Veuillez vous écarter, je vous prie...
A qui s'adressait cet ordre ? A deux ou trois élèves arrêtés là, par hasard. Ils s'écartèrent aussitôt. Le Général s'avança, accompagné de deux officiers et Nabucet les précédant.
Les yeux de Nabucet jetaient du feu, semblaient menacer de l'enfer l'imprudent, l'impudent, qui n'eût pas obéi assez vite ; puis, ramenés vers le visage du Général, ils devenaient doux, caressants, pleins d'un tendre sourire, cherchaient sur ce vieux visage les traces de la maladie. Mais Dieu soit loué, elles n'étaient pas trop profondes. Le Général avait le teint clair, l'œil vif et dans toute sa personne un air de contentement et même de bonheur qui ravit Nabucet au cœur de l'âme. Ah ! Mon Dieu ! Pourvu que le Général se portât bien...
— Par ici, mon Général...
Vraiment, il était trop rare qu'on eût l'occasion de dire ainsi : « Mon Général ! » Il avançait, tournait et virait, comme un maître de danse, marchant tantôt à reculons, tantôt de côté, tantôt s'inclinant profondément devant le trio des militaires, toujours souriant et fleuri. Ah ! Mon Général, donnez-moi une botte à lécher, rien qu'une ! Et si par bonheur il vous en restait une vieille dont vous ne vous serviriez plus, mon Général, faites-moi la grâce de me l'offrir, je l'emporterai chez moi, je lécherai à domicile...
— Enchanté de vous voir, dit le Général.
— Tout l'honneur est pour nous, répliqua Nabucet de sa voix la plus fine.
Il fit une nouvelle courbette, indiquant de la main la route, délirant au fond du cœur du plaisir d'avoir devancé tout le monde, d'être arrivé là le premier — le premier ! — même avant le Proviseur qu'on voyait accourir. Ah ! Il les avait eus !
— Mon Général...
— Mon Général, messieurs, je m'excuse, balbutia le Proviseur, qui fit sur lui-même un grand effort pour sourire, et se faire pardonner son retard. Le malheureux homme n'avait plus toute sa tête à lui.
— Du tout, fit le Général. Il prit la main du Proviseur et la serra avec énergie en bon soldat. « De bonnes nouvelles du fils ? »
La voix de M. Marchandeau s'étrangla.
— Merci, mon Général.
— On m'a parlé de lui récemment comme d'un excellent officier.
— Mon Général...
Ces messieurs arrivaient, Moka la crête rousse en bataille, Glâtre, bedonnant et observateur ; le médecin-chef Bacchiochi ; M. l'Économe, d'autres... Ils saluèrent en corps, et la petite troupe se mit en marche, les sabres de ces messieurs officiers battant la pierre de l'escalier.
Or, soudain : Werner, le cuisinier. Trop tard pour éviter la rencontre !
— Le maladroit ! murmura Nabucet.
Werner s'était collé au garde-à-vous contre le mur. Le Général s'arrêta.
Un temps.
— Voilà un robuste gaillard, dit-il. Il le toisa des pieds à la tête. Werner ne broncha pas.
— C'est le cuisinier de l'hôpital... un des cuisiniers, mon Général, expliqua M. l'Économe. On nous l'a prêté pour notre petite réunion.
— Un Alsacien, dit Nabucet.
— Tiens, tiens ! fit le Général en se grattant le menton. Mais, mon garçon, pourquoi ne vous êtes-vous pas engagé ? Vous venez du camp des prisonniers civils ?
— Oui, mon Général.
— Vous avez des parents en France ?
— Non, mon Général.
— Et... faisiez-vous partie d'une société française quelconque ?
— Aucune, mon Général.
— Est-ce que vos parents étaient français avant 1870 ?
— Oui, mon Général.
— Est-il en mesure de le prouver ?
— Mon Général, dit Bacchiochi, la question s'est posée déjà plusieurs fois. Il a même été convoqué à la Préfecture spécialement à cet effet et son dossier a été examiné.
— Je veux bien le croire, mais dans tout ceci je ne vois pas la raison qui empêcherait ce garçon de rejoindre la Légion étrangère. Qu'en pensez-vous ? dit-il, en s'adressant à Werner.
Werner n'avait pas bougé d'une ligne.
— J'ai deux frères mobilisés en Allemagne, mon Général.
— Ah ! Ah ! Et ils se battent ?
— Oui, mon Général.
— Sur quel front ?
— Je l'ignore, mon Général.
— Bien, bien. Vos scrupules sont respectables. Mais en fin de compte, vos frères sont alsaciens comme vous. Pourquoi se battent-ils contre nous ? Oui, je sais, la question est très délicate, mais à mon avis, puisque vos frères se battent, jeune homme, je ne vois pas pourquoi vous n'en feriez pas autant. N'est-ce pas évident ? demanda le Général en se tournant vers l'assistance.
Ils opinèrent tous, les uns de la voix, les autres du bonnet seulement.
— Permettez, mon Général, dit Werner, j'ai encore mon père et ma mère.
— Oh ! A votre âge, voyons, vous êtes bien assez grand pour vous passer de leur avis.
Il se décida à reprendre la montée. Werner salua et descendit.
— On ne surveille pas assez ces cas particuliers, conclut le Général. Il faudra suivre cette affaire-là...
« Foutu », pensa Werner.
Quelle magnifique assemblée ! M. le Préfet en grand uniforme, sa Préfète et ses familiers, des conseillers municipaux, M. l'Inspecteur d'Académie en cravate blanche, Mme Poche, la présidente des Dames de France, Mlle Rabat, la directrice du collège, Mme Bourcier, Mme Marchandeau, Mme la notairesse Point, elle-même, et aussi Mme Babinot, toute seule dans un coin comme une aveugle en deuil. Tous se levèrent quand le Général entra.
— Mon Général !
— Mon cher Préfet... Madame...
— Mon Général...
— Monsieur l'Inspecteur... Messieurs... Madame, mesdames.
Le feu crépitait dans le fond de la cheminée.
Quand le brouhaha se fut apaisé, le Général examina la salle :
— Eh ! Eh ! Voilà une salle merveilleusement décorée. Un goût très sûr... Très délicat.
Nabucet rougit.
— Mon Général.
— Et très savant, ajouta le Général.
Il s'assit. On fit cercle. Le Général fit des gloses sur la décoration de la salle, montra qu'il avait des lettres. Il rappela des souvenirs de collège. Le Préfet cita un vers latin que personne ne comprit. M. l'Inspecteur d'Académie observait la scène avec un sourire de mauvais prêtre. Et le feu crépitait.
Outre les principaux héros de la fête, Mme Faurel et son mari, on attendait encore Monseigneur.
M. le Maire viendrait aussi, s'il avait une minute.
— On entendit soudain :
— Ce n'est rien ! Rien du tout. Une pe-tite mouche...
Ils se retournèrent tous : c'était Babinot qui entrait.
A la vue du bandeau, Mme Babinot ouvrit en même temps la bouche et les yeux, devint encore plus pâle dans ses habits noirs, mais ne proféra pas un son.
Babinot s'avança en souriant. Il agitait la main de haut en bas, comme un chef d'orchestre qui réclame un peu plus de douceur aux basses, et de sa voix nasillarde il répéta :
— Ce n'est rien, rien du tout...
On l'entoura. Mille questions jaillirent :
— Quoi ! Que vous est-il arrivé ?
— Quel accident ?
— M. Babinot est blessé !
Quel bonheur ! Quel beau moment pour lui ! Qu'il était fier de son bandeau, bien que le bandeau ne portât pas la moindre gouttelette de sang et qu'il embaumât la lavande !
— Un moucheron, peut-être une fourmi ailée qui m'est entrée dans l'œil, tandis que je m'entretenais avec deux permissionnaires.
Deux permissionnaires lui ayant demandé de réciter un poème, il n'avait pas cru devoir leur refuser ce plaisir.
— Donc, je récitais, quand, paf ! est survenue cette diablesse de moucheronne... Elle m'est entrée droit dans l'œil, et s'y est plantée comme une épine.
« Ah ! Ah ! pensa-t-il, voilà encore une anecdote. Je la raconterai plus tard. Chevaleresque ! Comment M. Babinot, ne voulant point effrayer sa femme, lui fit gober une petite mouche. »
On lui avança un fauteuil. Voulait-il prendre quelque chose de remontant ?
— Une petite chartreuse ? proposa Mme Bourcier.
— Du tout, du tout...
— Une petite bénédictine ?
Il refusa. Ah ! si elle lui avait offert un coup de gnole !
Mme Babinot retourna à son coin, droite et noire, comme un parapluie qui marcherait sur le manche. Muette.
Babinot rapprocha son fauteuil de celui du Général, et à voix basse :
— Je n'ai pas voulu dire la vérité devant ma femme. C'est une nature inquiète, vous savez, mon Général. Mais...
Il jeta encore un regard vers « maman ». Rien à craindre : aussi sourde que muette. Il pouvait hausser le ton.
— La mouche... c'est de la frime. La vérité, c'est que j'ai rencontré deux espions.
— Deux espions ! fit le Général, en sursautant.
Il ne croyait pas aux espions dans sa région.
— Chut ! Motus... Je me promenais du côté de la gare et voilà que deux soldats m'abordent, deux... officiers. Bravo, me dis-je, voyons ce que me veulent ces messieurs ? Savez-vous ce qu'ils me demandent ? Je vous le donne en mille ! Le numéro du régiment en dépôt ici ! Mais on ne me la fait pas ; je suis un vieux singe, j'ai tout de suite compris à qui j'avais affaire. Non seulement l'accent y était, mais aussi... l'odeur. Une odeur de Boche, moi vous savez, je renifle ça de loin. « Le numéro du régiment ? répondis-je. Suivez-moi et vous le saurez. » Et tout en parlant, je les regardais d'une certaine façon. Se voyant perdus... ils se sont jetés sur moi et m'ont frappé avec la crosse de leurs pistolets.
— Inouï, murmura le Général. Nabucet, clignant de l'œil, fit comprendre au Général qu'il ne fallait pas contrarier Babinot. Et le Général reprit :
— Mon pauvre Babinot, il me semble que vous avez attrapé un horion ?
— C'est le mot propre.
— Mais les deux types ? demanda Moka.
— Disparus. Hélas. Ils ont réussi, je pense, à sauter dans le train. Je vous signale l'affaire, mon Général. Coffrez-les-moi ! Ne disons rien à personne. Silence ! Pas un mot à quiconque ! La mouche ! La mouche ! Pour ne point contrarier votre action, mon Général, parlons de la mouche. Et nos gaillards seront... couic, fit-il, en claquant des doigts.
Nabucet intérieurement traitait de « cabotinage espagnol » cette façon de se montrer dans une fête un bandeau collé sur l'œil et d'y débiter d'aussi abracadabrantes sornettes.
— Ils seront coffrés, mon bon ami. N'en doutez pas. Patience ! Patience ! Sufficit diei militia sua.
Il se pencha à l'oreille du Général. « Curieuse histoire ! Je crois qu'il est fou. »
Des pas retentirent dans le corridor. Était-ce enfin Monseigneur ? Était-ce les Faurel ? Nabucet devait-il se précipiter ? Il écouta. Rien : les pas de Cripure.
Il entra, comme en se garant d'une imminente grêle de coups. Par bonheur, il ne lâcha point sa canne, qu'il tendait comme pour la remettre à un domestique, ainsi que le petit chapeau. Mais il n'y avait point de domestique et il avança, avec l'air d'un homme qui n'est pas très sûr de ne pas se tromper d'étage.
— N'est-ce pas, je m'excuse...
— Bonjour, lui fit Nabucet, de loin. Et il détourna la tête.
— Qui est-ce ? demanda le Général.
— Notre philosophe, mon Général.
— Drôle de touche !
— C'est un... irrégulier, murmura Nabucet à l'oreille du Général, qui répondit :
— On m'avait déjà raconté quelque chose comme ça...
— Il prétend savoir le sanscrit, et c'est bien possible... mais, il n'est pas très fort en grec.
— C'est la question, dit le Général.
— Je ne dis pas cela pour le rabaisser, continua Nabucet, mais il me semble que le sanscrit... que voulez-vous, le sanscrit est bien loin de nous.
— Surtout en temps de guerre, répondit encore le Général.
Personne ne s'avança vers Cripure. Il ôta lui-même sa peau de bique, qu'il posa sur une chaise, avec le petit chapeau et la canne, et il s'assit, aussi loin que possible du « groupe ».
Il comprit qu'on parlait de lui.
« Soit ! Que m'importe ? »
Il aurait pu se mêler au concert. Que pouvaient-ils dire qu'il ne sût mieux qu'eux ? Qu'il n'était pas ce qu'on appelle un modèle d'élégance et de manières mondaines ? Mais oui. Que sa lourdeur était proverbiale ? Parfaitement. Il était gaffeur, bien entendu, et en fait d'esprit, il avait surtout celui de l'escalier, comme Rousseau. Comme Rousseau encore il vivait avec une Thérèse illettrée ; comme lui, il était misanthrope, atteint du délire de la persécution. Et enfin, il y avait le bâtard abandonné. La grande différence, outre celle du génie, c'est qu'il était soumis. « Soumis ! »
Il baissa la tête, comme un accusé de cour d'assises. Nabucet aurait si bien fait en procureur de la République !
Peut-être une fois de plus parlaient-ils de ses pieds légendaires ?
Un jour, bien avant la guerre, un cirque était arrivé en ville, avec un géant. Or, les souliers du géant n'étaient rien en comparaison de ceux de Cripure, chacun avait pu s'en rendre compte, le directeur du cirque ayant fait exposer les souliers du géant dans la vitrine du plus grand bottier de la ville — qui était celui de Cripure précisément.
Quand on lui avait apporté ces souliers, le bottier s'était moqué. Au directeur du cirque, incrédule, il avait affirmé : « J'ai mieux que cela ! » Et courant à son atelier il en était revenu avec les souliers de Cripure que Maïa venait précisément de lui apporter à réparer. Le directeur du cirque avait dû s'avouer battu. Il s'était montré curieux de connaître le « phénomène ». Songeait-il à l'engager ? Il en avait plaisanté un instant avec le bottier qui lui avait vivement conseillé, le cas échéant, d'engager aussi Maïa, car les deux faisaient la paire.
Mais quand le directeur du cirque avait appris que le propriétaire de ces « étonnants godillots » était un professeur, et de philosophie ! il avait simplement haussé les épaules et parlé d'autre chose.
Trois jours entiers, les souliers du géant étaient demeurés dans cette vitrine, monstrueuse attraction qui, sans doute, avait porté ses fruits en entraînant plus d'un badaud au cirque, mais aussi avait révélé à ceux qui l'ignoraient encore l'existence, quelque part, dans un faubourg de la ville, d'un homme de beaucoup d'esprit, d'un savant, dont les pieds étaient encore plus grands que ceux du géant.
Durant ces trois jours, le bottier était plus d'une fois revenu à l'atelier prendre les souliers de Cripure, afin de les montrer à quelque client qui voulait « se rendre compte par soi-même ». Les souliers étaient ainsi passés de mains en mains. On les avait jaugés, soupesés, mesurés de l'œil et du doigt, comparés à ceux du géant, avec des commentaires où l'apitoiement se mêlait à la moquerie. Les psychologues prétendaient que l'infirmité de Cripure, en l'obligeant à se replier sur lui-même, en avait fait l'homme d'esprit qu'il était et qu'ainsi on pouvait dire qu'il tirait son esprit de ses pieds. D'autres, jouant au savant, se grattaient le menton, cherchant quelle maladie pouvait bien engendrer une difformité aussi triste. Quelqu'un ayant prononcé le mot d'acromégalie, on s'était fait expliquer la chose par un pharmacien. Le temps de consulter un dictionnaire de médecine et le pharmacien était revenu chez le bottier reluisant de science. Cette maladie mystérieuse, c'était une glande dite apophyse qui l'engendrait, quand elle fonctionnait mal. Toutes les extrémités : les pieds, les mains, la langue, et autre chose itou, avait ajouté le pharmacien, avec un sourire canaille, se mettaient à croître sans mesure. Ce n'était pas une maladie héréditaire. Elle pouvait se déclarer à n'importe quel âge. On avait vu des gens de vingt-cinq ans en être soudain frappés.
Ils n'en revenaient pas. Cripure était-il déjà atteint de cette maladie avant d'épouser Toinette ? Depuis ? La maladie s'était-elle déclarée pendant ? Et de rigoler !
Cripure savait tout cela.
Babinot manœuvra, se glissa vers Cripure, et lui toucha le bras. Cripure sursauta.
— Tiens ! dit-il... Et à propos, comment va cet œil ?
— Chut ! Cet œil ne va pas trop mal. Ça cuit toujours un peu, mais enfin, il faut en prendre son parti. Je voulais vous dire... Mais nous ne sommes pas bien ici pour parler. Venez donc au buffet un instant, mon cher.
Le buffet était désert, Werner ayant décidé de tout plaquer. Ils enverraient quelqu'un à sa place, ou ces dames feraient le service elles-mêmes si ça leur chantait. Quant à lui, non. Ah ! mais non ! De pareils salauds...
Babinot désigna deux chaises.
— C'est à propos du petit incident de tout à l'heure, dit-il en s'asseyant. Je voudrais vous demander, mon cher collègue... de ne pas en parler devant ma femme, voyez-vous. Elle est tellement inquiète ! J'ai dû lui raconter qu'il m'était entré dans l'œil une petite mouche...
— Ah ! Bah ! fit Cripure, éberlué.
— Pour ne point l'effrayer, mon cher. Aussi, je vous demande...
— Mais bien entendu, voyons !
— Merci. Mais il y a autre chose. J'avais bien raison de penser qu'il y a du mystère dans cette affaire. Oh, un mystère très facile à percer ! Je tiens le fin mot de l'histoire. Mais vous n'en direz rien, n'est-ce pas ?
— Puisque vous me le demandez.
— Jusqu'au jour où vous serez appelé à témoigner.
— Moi ?
S'il comptait sur lui pour ça... Il voulait quoi ? Faire passer ses agresseurs en conseil de guerre ?
— Ce que vous me demandez là est très grave.
Babinot leva les bras au ciel :
— Parbleu, si c'est grave ! Fichtre oui !
— Mais ne comptez pas sur moi pour ce genre de témoignage.
— Comment ! Vous m'étonnez, mon cher Merlin, vous m'étonnez fort ! Vous ne me ferez pas croire qu'il vous est indifférent que des espions allemands se promènent chez nous en molestant les patriotes !
Ce fut un trait de lumière.
— Vous m'en direz tant ! s'écria Cripure, pris d'une immense envie de rire. L'air qu'il prit pour étouffer son rire fut tel, que Babinot ne douta plus de l'énorme impression produite par cette nouvelle.
— C'étaient deux espions, vous dis-je. J'en ai dès à présent la preuve indéniable. D'ailleurs, ils sont signalés. Le Général est au courant. Voyez-vous, mon cher, le Général, c'est un homme. Il a l'air comme ça de venir passer une heure à une petite fête et pendant ce temps-là vous croyez qu'il ne fait rien ? Détrompez-vous ! Il y a déjà des estafettes qui courent, mon cher, mes gaillards sont signalés partout. Il a suffi d'un mot !
— Magnifique !
— Si vous lui en parlez, insistez bien, n'est-ce pas, sur le fait que ce sont deux officiers.
Des officiers ? Où Babinot avait-il pris cela ? Là, sans doute, où il avait pris la mouche.
— Des officiers ? dit Cripure.
— Si, si, j'en suis sûr.
— Bah ?
— Certain, mon cher. D'ailleurs, ils se déguisent toujours en officiers. C'est bien connu.
— Ah ! Bah !
— Mais, bien entendu, ce sont de tout petits galons comme on les porte aujourd'hui. Vous avez tout de même bien remarqué, voyons ?
— Je n'en jurerais pas.
— Là... Sur la manche ?
— Mais ils portaient des musettes !
Babinot s'assombrit.
— Hum... Vous en êtes bien sûr ?
— Il me semble.
— Ah ? Il vous semble ? Ah... Il y a un doute... C'est cela, c'est cela. Aussi, je me disais... Non, mon cher, ils ne portaient pas de musettes. C'était deux grands gaillards blonds aux yeux bleus, assez lourds dans leur démarche. Je les revois marcher devant moi. Non, mon cher, à présent j'en suis sûr : ils n'avaient pas de musettes. Ce sont bien des officiers.
— Soit.
— C'étaient peut-être des officiers.
Ce diable de Cripure ! Il ne dirait donc jamais quelque chose de net. Il avait mal vu, ou pas vu. Est-ce que son binocle n'était pas tombé ?
— Vous n'aviez pas perdu votre binocle ? Excusez cette question : c'est capital.
Il en convint, c'était plus simple. Qu'est-ce qu'il avait à vouloir que ce ne soit pas des officiers ?
— Vous avez raison, mon cher Babinot. Je me souviens de tout à présent.
— Alors, c'étaient bien des officiers ?
— Mais oui.
— Qu'est-ce que je vous disais ! J'en étais sûr. Mais je désirais confronter mon souvenir avec le vôtre, n'est-ce pas. Oui, oui, oui, des espions déguisés en officiers. Ils m'attendaient au tournant. Mais rira bien qui rira le dernier. Nous leur préparons un petit plat, vous savez... à la française ! Donc, conclut-il en se levant, vous êtes dans la confidence et vous attendez les événements.
— Parfait !
— Retournons maintenant auprès des autres. Ils doivent se demander ce que nous manigançons ! Et à propos, mon cher, me permettez-vous une remarque... amicale, sur un sujet qui n'a rien à voir avec notre affaire ?
— Mais bien entendu, mon cher.
— C'est délicat, mais... tant pis. Eh bien, dit-il, eh bien, je vous regardais tout à l'heure, diable ! Pourquoi diable vous tenez-vous toujours à l'écart ? On dirait – je ne vous offense pas ?
— Oh ! point !
— On dirait... c'est difficile à exprimer, on dirait que vous vous contraignez, que vous refusez... Voyons ! Un peu d'allant ! Un peu d'entrain ! Il ne faut pas rester en dehors, permettez-moi de vous le dire, d'autant plus que cela fait toujours une fâcheuse impression. On ne sait pas, n'est-ce pas, on se demande. Votre discours de l'année dernière vous a attiré, je le sais, de très grosses sympathies. Il ne faut pas se décourager. Mêlez-vous à nous, mon cher, mêlez-vous, mêlez-vous ! Et brusquement, il s'interrompit et prononça : « Ah ! Saperlotte ! Nous avons raté l'entrée de l'Évêque ! Et celle des Faurel ! »
Et en effet, au centre de la bibliothèque, Monseigneur, debout, offrait sa bague à baiser à la gracieuse Mme Faurel, humble.
— C'est contrariant, très contrariant, grommela Babinot en lâchant Cripure.
Il s'avança vers le petit groupe solennel des nouveaux venus, où Mme Faurel souriait.
Quelle belle personne ! Quel beau corps élancé et souple avec ses longues jambes hautes et son buste épanoui. Quel parfum elle répandait ! Son visage était rose comme celui d'une jeune fille : émaillé de frais. Elle paraissait trente ans à peine ! Quelle joie éperdue dans ses yeux bleus, pâteux de khôl ! Et ses cheveux blonds, son beau sourire trop rouge sur les dents fausses, et son collier, et ses bagues étincelantes ! Et la robe de satin noir ! Une reine.
Faurel serrait des mains.
Partout, on s'agitait. C'était un brouhaha sans fin. Cripure se crut au théâtre, quand les musiciens accordent leurs instruments avant le lever du rideau. Chacun essayait sa voix, son regard. Seul, il demeurait silencieux sur sa chaise. Nabucet pérorait, dirigeait, allait d'un groupe à l'autre, chuchotait à l'oreille des gens. Moka et Glâtre se querellaient dans un coin. Les dames parlaient chiffons, toilettes de deuil, se passaient des recettes. Mlle Rabat, la directrice du collège, venait de découvrir au mur un portrait de Descartes, et s'extasiait :
— Ce cher René ! celui-là je l'aime, et je sais pourquoi !
Le Préfet parlait des Bolchéviks à M. L'Inspecteur d'Académie.
— D'ailleurs, ce sont tous des repris de justice.
— Que voulez-vous, la Russie n'est pas mûre pour la révolution...
— Ils s'en mettront plein les poches, et puis, ouste ! ils disparaîtront, avec les joyaux de la couronne.
— Savent-ils seulement ce qu'ils veulent ?
Cripure s'approcha doucement de la fenêtre ouverte, et se pencha. Un peu d'air !
Son regard plongea dans une classe toute proche. Il en était séparé à peine par deux mètres : un petit vieillard à barbe posait sur la chaire un paquet, ôtait son chapeau, puis tirait du paquet un sabre flamboyant, qu'il tint entre ses bras comme un crucifix. C'était le sabre de son fils, tué deux mois plus tôt et qu'on venait de lui renvoyer. « Messieurs, dit-il, tourné vers ses élèves, mes chers petits amis, je réclame aujourd'hui plus que votre attention : je réclame tout votre cœur... » Ses deux grosses mains, serrant passionnément le sabre, tremblaient si fort que la lame cliqueta dans le fourreau. Les élèves, muets d'épouvante, fixaient les yeux sur cet homme noir qui serrait sur sa maigre poitrine cette lame froide et naguère sanglante. Il en approcha le pommeau de ses lèvres, comme prêt à le baiser. « Messieurs, mes chers petits amis, voici le sabre de mon fils tué... »
Cripure s'éloigna, revint à sa chaise.
Le brouhaha s'apaisa : instant solennel ! Nabucet s'approcha de la cheminée, comme un poète de salon. Il tira de sa poche un rouleau de papier :
— Monseigneur, mon Général, monsieur le Préfet, mesdames, messieurs... Il s'inclina devant Mme Faurel : « Madame... »
Et de sa belle voix de violoncelle, il entama son discours.
Cripure baissait la tête, cachait son regard noir de colère. Quelle comédie ! Et quels comédiens ! A aucun moment il ne leur viendrait à l'esprit de dépouiller leur déguisement, de renoncer à débiter leurs fables si péniblement apprises. « Un ruban rouge, oh, nom de Dieu ! Ce qu'il leur faudrait, ce ne sont pas des rubans ni des médailles, mais... » Et il hocha le menton, geste que personne heureusement ne surprit, car ce geste eût passé pour une désapprobation de ce que racontait Nabucet. « Non. Pas des rubans. En bonne justice il faudrait leur remettre aux uns : une tête, aux autres : une jambe ou un bras. Hein ? Que serait cette Mme Faurel avec la tête de son valet de chambre accrochée par les cheveux à son sein ? Et Nabucet, avec une jambe rivée à la boutonnière de sa requimpette ? Et ainsi de suite ! Aux femmes amoureuses, aux belles Yseult, on ferait de splendides colliers avec les yeux pétrifiés de leurs Tristans — tu ne me quitteras jamais, dis, mon chéri, tu n'es qu'à moi et je saurai bien te garder ! — Quant à M. Babinot, oh ! celui-là, il aurait droit à un cadavre tout entier. Celui d'un général ? Pas très courant, hélas ! Celui d'un commandant par exemple. Cela donnerait lieu à une émouvante cérémonie qui se déroulerait en grande pompe au Champ-de-Mars, les troupes de la garnison étant rassemblées pour une prise d'armes. Le cadavre serait amené sur un affût de canon, un cadavre bien entier, de préférence un gazé ou un étranglé — puisqu'on s'étranglait aussi ! — bref, un cadavre à qui il ne manquerait rien du tout que de n'en être pas un. De sa belle voix claironnante, le Général en ferait la remise solennelle à Babinot qui le chargerait sur ses épaules en décomposant — un — deux — trois ! — tandis qu'on sonnerait aux champs. Ça, ça serait du beau travail ! Ça, ça pourrait s'appeler décorer les gens ! Voilà qui ne tromperait personne ! Plus tard, quand de loin on verrait apparaître Babinot dans la rue, sa décoration sur les épaules, on saurait tout de suite à qui l'on avait affaire, et que ce monsieur avait atteint la plus haute dignité dans la hiérarchie des décorés, qu'il était super-hyper-chevalier commandeur de la Mort. Et ceux qui n'auraient touché qu'une petite oreille arrachée, un petit pied gelé, voire une dent, qu'ils feraient monter en broche ou en épingle de cravate, ils n'auraient, ceux-là, qu'à saluer bien bas. Petite bière. Et les cœurs ? Les cœurs seraient pour les généraux — exclusivité — qui en feraient des pompons à leurs képis, des cocardes à la dragonne de leurs épées, et quand ils seraient à la retraite et dûment gâteux : des bilboquets. »
Un tonnerre d'applaudissements salua la péroraison de Nabucet. Mme Faurel toute souriante se leva.
— Bravo ! Bravo ! s'écria-t-on de toute part. Et le nasillement de Babinot dominait le vacarme.
— Bravon ! Bravon ! J'applaudis...
Debout, tournant la tête à droite, à gauche, il encourageait l'assistance à battre des mains et quand enfin les applaudissements cessèrent et qu'il dut se rasseoir, il confia à Mme Poche, sa voisine :
— Voilà ce que j'appelle des pages enlevées ! Diable, diable, cet animal de Nabucet est merveilleux. Il vous a un style ! Quel charmeur...
— Chut !
Nabucet se tournait vers le Général :
— Le reste vous appartient, mon Général. Et il lui remit en s'inclinant la précieuse boîte qui contenait le précieux objet.
— Soit ! dit le Général, en souriant avec bonhomie, c'est là une mission bien agréable à remplir. Et se penchant à l'oreille de l'Évêque, il lui demanda tout bas mais de façon à être entendu de tous : « Qu'en pense Monseigneur ? »
— Mais je ne reculerais pas, certes, répondit Monseigneur du tac au tac. Une si belle pénitente, mon Général !
Le Général se leva.
— Chère madame, je vous épargnerai les discours. L'art oratoire appartient à Monseigneur, à M. Nabucet qui est bien trop modeste, dit-il, Nabucet faisant une profonde révérence. Vous ne m'avez rien laissé à ajouter au gracieux éloge de Mme Faurel, mon cher professeur. Il ne me reste plus donc, madame...
Prononçant la formule traditionnelle, il épingla le ruban rouge au corsage de Mme Faurel.
— Et maintenant, nous voilà bien embarrassés, madame.
— Pourquoi donc, mon Général ?
— J'ose à peine vous rappeler que l'accolade est de rigueur. Il est vrai que la rigueur ne sera ici que d'un côté : le vôtre, madame. Pensez seulement : à la guerre comme à la guerre et permettez-moi...
— Oh ! Mon Général ! Entre soldats, voyons, s'écria Mme Faurel en se jetant dans les bras du Général.
Dans la salle on délira.
Une fois de plus, Babinot se dressa et battit des mains.
— Ma-gni-fi-que ! C'est magnifique !...
On entendit deux baisers claquer sur les joues de Mme Faurel, puis, dominant le tumulte et imposant le silence à tous, la voix du Général, cette belle voix qui faisait l'admiration de tous le 14 juillet quand il commandait « Sabre au clair ! » à la revue, sur le Champ-de-Mars, retentit, emplissant la salle tout entière :
— Vous avez entendu ! C'est le mot d'une Française !
Les applaudissements redoublèrent dans un déchaînement de tumulte. On se récriait sur l'élégance du Général. Il avait su tourner le compliment comme un madrigal. Madrigal et général, deux rimes toutes trouvées pour un poème de Babinot.
— Et avec Monseigneur ? Vous l'avez remarqué, avec Monseigneur ?
— Ces deux-là, il faut toujours qu'ils se taquinent.
— Le général Papa et la Mitre railleuse...
— Ne nous plaignons pas ! Ne nous plaignons pas ! dit Babinot. Tant que l'Évêque et le Général se taquinent, cela veut dire que l'Union sacrée est bien vivante et que la France est forte.
Tohu-bohu. Joie et liesse. Ils étaient tous debout, entouraient l'héroïne, se pressaient ; c'était à qui la féliciterait le premier. Elle riait, serrait des mains, embrassait M™ Poche, sa chère amie, qui y allait de sa larme. Babinot bataillait de la voix et du bandeau. Cripure, debout au fond de la salle, baissait la tête, attendait.
Tout bourdonnait à ses oreilles et papillotait à ses yeux. Il se fit l'effet de ne plus rien voir du monde qu'au moyen d'un périscope. C'est comme dans un miroir qu'il vit Faurel prendre le bras de Nabucet, et comme à travers des profondeurs d'eau qu'il l'entendit lui dire :
— Vous avez été parfait, mon cher...
Les groupes se liaient, se déliaient, quadrilles dans un certain sens féeriques. C'était maintenant le Général qui s'emparait du bras de Nabucet et qui disait :
— Je viens de mettre la dernière main à un petit acte, mon cher, qui ira très bien pour votre Société d'Art Dramatique. C'est un intermède. Ça se passe en Espagne, pays neutre. La guerre ! La guerre ! On en a les oreilles rebattues.
Mme Marchandeau avait disparu, mais pas son mari, et Cripure découvrit soudain qu'il était assis tout près de lui.
— Tiens ! fit-il...
Mais ce n'était pas le moment de lui parler de l'affaire des bécanes... Et puis...
— Comment va votre fils ?
Sous le plastron blanc, la poitrine de M. Marchandeau se gonfla :
— Bien, j'espère.
En même temps, il passa un doigt dans l'ouverture de son col :
— On étouffe, vous ne trouvez pas ?
La fête, en somme, battait son plein.
Les invités allaient, venaient, passaient au buffet boire une coupe de champagne ou une tasse de chocolat et revenaient « deviser au coin du feu ». Monseigneur s'était esbigné en douce, le Préfet aussi. Le Général n'allait pas tarder à en faire autant.
Cripure se laissa retomber sur sa chaise.
Il subissait la fascination de ces images sans réalité. Où était la vérité ? Pourquoi la vie plutôt que la mort ? Indifférence. Il s'entendait parler cependant, répondre à Mme Poche, comme s'il eût pris aux choses qu'elle disait un vif intérêt, ou, surtout, comme s'il eût été primordial qu'il donnât cette illusion même à cette « puante à peau flasque ». Des cuisses tortes, sur quoi était posé comme un sac un buste en ruine sous la dentelle ; de petits yeux noirs aux cils mités, un nez à l'os éperonné comme un bréchet de poulet, des dents de cheval, jaunes en bas, vertes en haut.
— Je reviens de Bourges, où j'ai vu mon cousin Édouard. Il se livre en ce moment à des travaux très intéressants sur le moyen d'empêcher les Boches de se servir de leurs masques. Il y est arrivé. Le principe protecteur de leurs masques est à base de charbon. Edouard a donc cherché le moyen de faire perdre sa porosité au charbon et de neutraliser le corps qui l'imbibe et qui rendait nul le pouvoir asphyxiant de nos gaz. Quelle belle découverte, dites, et comme ça va être chic de faire kapout beaucoup de Boches ! En ce moment on est en train de fabriquer pour nos poilus les nouveaux masques qui seront l'application des recherches d'Édouard. Il a remplacé le tampon d'ouate par un corps solide, je ne sais lequel, qui, à volonté, se pousse et se retire de devant la bouche. Il avait aussi trouvé le moyen — et il était fameux celui-là ! — de neutraliser les gaz boches avant qu'ils n'arrivent à nos tranchées. Pour réduire à rien une vague de gaz, il eût fallu un millier de ces obus et grenades particuliers contenant ce corps neutralisant. En haut lieu on a répondu à mon cousin que la dépense serait excessive. Puis, comme je lui disais que mon urine était écumeuse et que souvent je voyais à la surface une auréole bleuâtre, il m'a expliqué que cela était un phénomène des « interférences », je crois, mais je ne garantis pas le mot, et à l'appui, il m'a fourni de longues et intéressantes explications sur ce phénomène qui se trouve être le principe de la photographie en couleurs...