Claire ne dormait pas. Son mari parti, elle s'était jetée tout habillée sur son lit et depuis, elle n'avait plus bougé, le monde et l'univers autour d'elle devenu un édifice fragile prêt à s'écrouler au moindre geste qu'elle aurait fait. C'était déjà trop de respirer, trop de sentir le sang battre à ses tempes, de savoir que ses yeux étaient ouverts, pour voir quoi, mon Dieu ! Mais elle n'osait pas les fermer. Non par peur de la nuit, pouvait-on être plongé dans une nuit plus profonde que celle où elle était ? Mais parce que le moindre geste, celui d'étendre la main vers le commutateur, eût déchaîné en elle tout ce qu'elle s'appliquait tant à tenir soumis, les cris, les gestes désordonnés de la douleur, la folie des larmes. Elle ne le voulait pas. Le mieux était de serrer les dents aussi longtemps qu'il serait nécessaire, de faire confiance. Mais à quoi ? A qui ? Elle ne voulait pas s'interroger. De même qu'elle arrêtait tous ses gestes, cette sourde volonté de son corps qui à chaque instant voulait bondir et qu'elle maîtrisait comme on maîtrise une bête, de même elle arrêtait toutes ses pensées, les brisant net au fur et à mesure qu'elles se présentaient — et il s'en présentait sans cesse –, tout entière appliquée à la volonté d'attendre et de n'être rien en attendant. Cela pouvait durer longtemps. Cela durerait sûrement longtemps, peut-être au-delà de ses forces, jusqu'au moment où parviendrait le télégramme de « papa ». Le mot « papa » faillit tout compromettre. Elle fut sur le point, en pensant ce mot, de céder et de se laisser vaincre. Et ce ne fut pas trop de toute sa volonté pour résister. Mais un instant plus tard, ce fut à recommencer.
La douleur était presque sans rapport avec son objet. C'était quelque chose d'autonome et qui, si elle ne pouvait venir de n'importe où, n'en restait pas moins, une fois venue, mystérieusement oublieuse de sa source.
La bonne était entrée. Elle avait annoncé que le repas était servi. Cela aussi avait failli tout compromettre. A la simple vue de la bonne, Claire s'était dressée sur son séant, prête à hurler, et sa bouche s'était ouverte toute grande, ronde, à la stupéfaction de la bonne, habituée à une patronne calme, toujours maîtresse d'elle-même et d'humeur égale. Mais Claire s'était encore tirée de ce mauvais pas, trouvant le courage de jouer la comédie du réveil en sursaut, du malaise, de la migraine, et congédiant la bonne en quelques mots jusqu'au lendemain. Pas question de manger. La bonne disparue, elle était retombée aussitôt dans sa léthargie qu'elle aurait voulu pourtant plus totale et plus vraie. De longues heures s'étaient écoulées. Depuis lors rien ni personne n'était plus venu la troubler. Comme du fond d'une maladie elle avait écouté sans impatience et sans résignation les bruits ordinaires du lycée, la cloche que tirait le concierge, les sabots des internes qui se rendaient au réfectoire, le tintamarre des assiettes de faïence sur les tables de marbre, puis la rentrée à l'étude, puis de nouveau les sabots à la montée au dortoir, puis rien, rien que le silence avec le ressac du vent dans la nuit, rien que la lumière de la lampe électrique qui faisait étinceler dans un coin devant elle un cadre doré, rien que l'attente qu'il faudrait pourtant demain dissimuler. En serait-elle capable ? Autant ne pas y penser encore. Il fallait d'abord épuiser la nuit : à chaque minute suffisait sa peine.
Elle se dressa, les yeux grands ouverts. Qu'est-ce que c'était que cette clé...
— Toi !
Elle sauta à bas du lit dans un heurt unique et sourd de deux talons qui s'enfoncent dans le tapis.
— Dans quel état !
Un murmure qu'il entendit à peine.
— Mais qu'est-ce qui est arrivé ?
— Pas de train pour les civils...
On aurait dit qu'il avait roulé dans tous les ruisseaux de la ville. Sa redingote tachée de boue lui collait aux épaules comme une serviette. Il ne lâchait pas sa valise, ne bougeait pas, baissait la tête, longue silhouette noire sur le gris-bleu de la porte. Un homme traqué, à bout de souffle, après une course éperdue et qui n'aurait plus eu que la force de s'appuyer de l'épaule contre cette porte où ses poursuivants allaient tout à l'heure heurter. Idée folle, qui traversa l'esprit de Claire. Debout devant le lit, aussi immobile que son mari, elle sursauta à un choc sourd qu'elle prit d'abord pour le heurt maladroit d'un pas dans l'escalier. C'était la valise qu'il lâchait enfin, desserrant l'étreinte de ses doigts engourdis. Elle tomba, s'ouvrit : tout son contenu roula par terre, la chemise de nuit, des objets de toilette, des papiers. Il ne bougea même pas la tête, mais sa main rouge dont les doigts portaient en dedans la trace blanche de la poignée monta vers sa bouche en tremblant, comme secouée de brusques et successives décharges. Et bien avant qu'elle eût atteint son but, M. Marchandeau secoué par une nouvelle quinte fut comme arraché à la porte. Il fit quelques pas, ployé en deux, et s'écroula sur une chaise.
Claire s'élança vers lui comme pour l'empêcher de tomber et la quinte passée elle lui entoura les épaules de son bras, se pencha pour mieux entendre ce qu'il essayait de dire. Il était sans souffle. Elle comprit tout de même qu'il lui parlait d'un poêle chauffé à blanc.
— Un poêle ?
— Dans la salle d'attente...
Il fit avec la main le geste de ceux qui étouffent. Elle commença à le déshabiller, et il se laissa faire comme un enfant sans volonté.
Le brusque passage du froid de la nuit à l'atmosphère tiède de cette pièce avait achevé d'étourdir M. Marchandeau. Il laissait aller sa tête comme un homme près de s'endormir ou de s'évanouir.
Elle soutint cette tête d'une main, tout en continuant de l'autre à le déshabiller. La vaillance consistait en ce moment à faire des choses extrêmement simples et à les bien faire. Elle aurait toujours le temps de perdre la tête plus tard. La stupeur où l'avait plongée le retour de son mari disparaissait peu à peu comme disparaît un engourdissement, et le sang qui s'était bloqué dans ses membres reprenait son cours, rendait à son corps toute la souplesse, toute l'énergie désirables. Elle n'existait plus que par la tension de ses regards — elle sentait ses yeux tirés au fond des orbites, la peau de ses tempes tendue — et des fibres les plus lointaines et les plus ténues de l'être, par une mobilisation de toute sa personne en vue de la chose à faire. Ce n'était pas de l'exaltation, mais une présence, une attention portée à son comble, une volonté, mais qui n'était pas choisie. Elle était devenue à elle-même comme une sorte de personnage tendu et cristallin, entièrement cohérent avec ses actes, et cependant doué d'une merveilleuse et barbare faculté de se voir agir, penser et souffrir. Cet état durerait aussi longtemps que la tâche ne serait pas accomplie. Peut-être. Ensuite l'être de cristal se briserait-il ? Encore n'était-ce pas sûr : elle espérait qu'elle le dominerait même alors. Elle s'émerveillait elle-même de la précision, de l'économie et de la patience de ses gestes, comme si en elle un être dédoublé eût agi pour elle. Sa fébrilité tout intérieure passait à peine dans ses doigts, et comble de bonté, d'amour et d'oubli de soi, elle trouvait le moyen de sourire quand il le fallait à ce visage de moribond.
Les boutons résistaient. La jaquette et la veste ôtées, il restait à enlever tout le reste, le plus difficile, et elle s'agenouilla pour dénouer les cordons de ses souliers. Il y avait des nœuds, comme aux souliers des enfants. Elle en dénoua un avec ses dents. Il la laissa faire, avec une passivité molle qui multipliait les difficultés de la tâche. Elle, cependant, pensait à mille choses immédiates : l'emmener à la salle de bains, le frictionner à l'alcool, préparer une bouillotte, le coucher, lui faire avaler une boisson chaude. Dans toutes ces choses, la bonne eût pu l'aider. Rien n'était plus simple que de le laisser là un instant et d'aller réveiller la bonne. Elle ne le voulut pas, non qu'elle redoutât de laisser voir à une bonne le malheur qui les frappait tous les deux, et sous quel aspect ! mais précisément ce malheur était quelque chose entre eux qui ne regardait personne d'autre, et quiconque en ce moment lui eût offert du secours, elle l'eût refusé. Pas plus que l'amour le malheur ne se partageait, et si quelque chose en ce moment pouvait l'aider, c'était la pensée que cette tâche à accomplir était bien à elle et rien qu'à elle.
— Peux-tu te lever ?
Il essaya, mais retomba aussitôt sur sa chaise, d'un geste mou, et fit non de la tête. Il ne fallait pas compter l'emmener à la salle de bains.
— Attends...
Elle s'accroupit.
— Passe ton bras autour de mon cou.
Il obéit gauchement, tâtonna comme un aveugle. Son bras enfin entoura le cou de sa femme. Elle l'affermit en lui prenant la main.
— Lève-toi.
Ils se levèrent ensemble.
Cette fois il resta debout, Claire le supportant presque complètement sur son épaule où il inclinait sa tête.
— Tu vas te coucher et dormir.
— Oui.
Ce fut un oui presque imperceptible qui retentit à l'oreille de Claire comme la parole d'un vaincu qui s'abandonne.
A petits pas traînants ils s'approchèrent du lit. Claire, d'une main, tira la couverture, tâta les draps. Ils étaient froids. Tant pis.
— Peux-tu tout seul ?
— Je vais essayer.
Il avait parlé plus distinctement. En même temps, il posa son genou sur le rebord du lit et poussé dans les reins par Claire il s'y allongea d'un seul coup, avec un soupir profond et bruyant comme un cri. Puis, il étendit les mains sous la couverture, ne bougea plus. Il chercha le regard de Claire, sa bouche se crispa dans une moue d'enfant. Il gémit :
— Crois-tu ! Crois-tu !
Et il éclata en sanglots.
Claire ne subit nullement la contagion des larmes, ce qui à tout autre moment n'eût pas manqué de se produire. Mais dans l'état d'extrême tension où elle se trouvait, elle éprouva plutôt quelque chose à l'inverse de la contagion, non une répulsion, ni une condamnation, mais une conscience aiguë d'une impossibilité totale, aussi douloureuse d'ailleurs que son contraire. Et puis, il y avait autre chose.
Un homme qui sanglote, c'est un spectacle relativement rare, que M. Marchandeau lui avait peu donné l'occasion de voir. Les rares fois où elle l'avait vu sangloter, à la mort de son père, quand Pierre était parti pour le front, M. Marchandeau était resté debout et avait lutté contre ses larmes. Elle se souvenait d'un homme courbé par la douleur mais qui cachait son visage dans ses mains, au lieu qu'ici, tandis que les larmes sourdaient de ses paupières, les mains restaient inactives sur la blancheur du drap, comme étrangères. On aurait dit que les mains ne savaient pas que les yeux pleuraient. Quelque chose comme une invincible curiosité clouait cette femme sur place devant cet homme qui pleurait allongé sur le dos sans se défendre. Les larmes avaient peine à trouver leur chemin, mouillaient visiblement toute la cavité de l'œil et semblaient y refluer, glissaient comme de l'huile dans la broussaille de la barbe. Comment pouvait-il pleurer ainsi sans que d'elle-même une main se levât ? Du fond de sa poitrine revenait le même geignement sourd et bas qu'il avait eu tout à l'heure dans la salle d'attente, comme une plainte d'agonie. Elle lui posa la main sur le front mais il ne parut pas percevoir ce contact. Pas un geste, pas un mouvement. A la fois proche et lointaine, Claire eut un sursaut de pitié. Elle retira sa main, le borda, ramena le drap jusque sous son menton, et disparut sur la pointe des pieds. Non, elle ne perdrait pas la tête encore tout de suite. Il y avait autre chose à faire. Elle revint bientôt avec des flacons et une serviette, obligea son mari à s'asseoir. Elle le frictionna, le badigeonna de teinture d'iode, comme elle avait fait à Pierre un soir qu'il était revenu du stade avec une belle pleurésie attrapée dans un match-revanche. Souvenir déchirant, qu'elle repoussa de toutes ses forces, mais qui s'implanta en elle, revint avec un acharnement sauvage à chacun des gestes qu'elle faisait et qui étaient tellement les mêmes que ceux d'alors. Elle disparut une seconde fois, non plus à la salle de bains mais à la cuisine, fit bouillir de l'eau, prépara une bouillotte et un grog. Il but le grog sagement et de nouveau il s'étendit, en faisant avec la main un petit geste de refus, comme s'il réclamait qu'on le laissât enfin tranquille. Pourtant, il fut heureux qu'elle s'assît à son chevet et lui prît la main. Une sorte de vague sourire erra un instant sur son visage, mais un instant seulement, quelques secondes à peine. Claire, toujours silencieuse, la main brûlante de son mari dans la sienne, le regardait pleurer et pensait : « Il va s'endormir dans ses larmes, comme un tout petit enfant. »
C'est ainsi qu'il s'endormit en effet. Les sanglots diminuèrent, le geignement s'atténua, devint, dans les premiers moments du sommeil, rien de plus qu'un murmure chagrin, une plainte douce, espacée, qui allait bientôt s'éteindre. Avec des précautions qui lui firent souvenir du temps où Pierre était tout petit, où il réclamait toujours la présence de sa maman et sa main dans la sienne avant d'aller « dans la Lune » – dormir — elle dégagea ses doigts, les ôta à la prise fiévreuse et moite de la main du dormeur. Il poussa un soupir, remua légèrement la tête, comme conscient de cet abandon, et ses lèvres esquissèrent une moue à laquelle le sommeil donna un caractère curieusement dédaigneux. La plainte reprit un instant, comme une protestation ou un reproche, puis plus rien, l'étrange et bouleversante disparition dans le sommeil, l'absence. Elle se leva.
De plus en plus elle sentait ses yeux s'enfoncer dans leurs orbites et les tempes lui faisaient mal. Elle se passa la main sur le front, sentit ses mâchoires se contracter, ses dents se serrer et tout son corps fut secoué d'un soubresaut comme un arc. Elle avait envie de crier, de courir quelque part pour échapper au vertige du sang qui battait violemment dans sa tête. Sa main calme saisit le commutateur pour éteindre la lumière. Le vertige passa. De nouveau elle redevint maîtresse d'elle-même, entièrement sûre de ce qu'elle faisait, assurée d'accomplir jusqu'au bout ce qu'elle avait à accomplir.
Elle sortit sur la pointe des pieds, prêtant l'oreille encore une fois à la respiration du dormeur avant de refermer doucement la porte. Autant qu'elle pouvait en juger il dormait paisiblement. Il n'y avait qu'à espérer qu'il dormît ainsi longtemps, le temps qu'elle... « Mais non, pas tout de suite chez le docteur, se dit-elle, en s'habillant à la hâte. »
Désespérer était une lâcheté. Comment n'avait-il pas pensé à aller trouver Faurel ? Si quelqu'un pouvait encore quelque chose, c'était Faurel. Elle griffonna un mot, entra sans bruit dans la chambre de la bonne et posa le mot sur la table de nuit. Ceci fait, elle dévala les escaliers et sortit par la petite porte que son mari avait franchie en rentrant et, moitié courant, moitié marchant, elle se dirigea vers la maison du député. Qui sait ? Il pouvait peut-être télégraphier, téléphoner, empêcher...