Cripure dormait.

Ayant abandonné le portrait de Toinette sur une chaise, il s'était réfugié dans la cuisine. Une seule pensée : s'étendre auprès de Maïa, oublier, dormir si c'était possible. Il s'était dévêtu à la hâte en claquant des dents et glissé dans le lit. A peine si Maïa avait remué, soupiré, et il était resté immobile auprès d'elle, n'espérant pas dormir, et pourtant le sommeil était venu presque d'un coup.

Dans le bureau, la lampe oubliée brûlait toujours.

Il rêvait.

Le Cloporte avait disparu depuis longtemps, peut-être même était-il mort. On ne le voyait plus. La nuit, on ne l'entendait plus traîner la patte, on n'entendait plus retentir sur les pierres le son de clochette fêlée de sa canne. Cripure se trouvait assis dans une grande pièce vide, tout seul, mais à côté on entendait des voix, sans doute la voix de Babinot, sûrement même, car elle nasillait assez. Toutefois ce n'était pas le lycée. « Et pourquoi, messieurs, pou-re-quoi traîne-t-il la patte ? » demandait la voix de Babinot. « Tiens ! si on est au lycée » se dit Cripure. Et, en effet, il n'eut qu'à tourner la tête pour voir devant lui Babinot dressé dans sa chaire et tout autour de Babinot une trentaine de petits cloportes juchés sur des tables comme des crapauds, dont ils avaient les veux dorés. « Pou-re-quoi, messieurs, pou-re-quoi traînait-il la patte ? répétait Babinot, un doigt levé. Parce que, reprit-il en inclinant le buste, allons, messieurs, allons, voyons !...

— Parce qu'il a sauté par la fenêtre ! répondit avec ensemble le chœur des petits cloportes...

— Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! chanta Babinot, sur l'air de Cadet Roussette, en faisant une pirouette, il a sauté ! »

 
 

Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! il a sauté !

Et sa patte, il a cassé...

 
 

Et tous les petits cloportes se mirent à chanter avec lui. Puis, il n'y eut plus de petits cloportes. Babinot lui-même disparut. Cripure se trouva installé à la terrasse d'un café, le café Machin ; il demanda au garçon : « Mais enfin, pourquoi a-t-il sauté ? — C'est quand le mari est rentré, répondit le garçon. Ça se passait il y a deux mille ans, deux mille ans, deux mille ans, et ce fleuve a précisément deux mille mètres de large. » Cripure était en effet assis non plus à la terrasse du café Machin, mais sur le bord d'un fleuve si large qu'il n'en voyait pas l'autre rive. Les eaux étaient jaunes, bourbeuses, et les arbres plantés sur les rives ressemblaient à des fusils. Cripure pêchait à la ligne, la tête cachée sous un chapeau de paille, mais qui avait étrangement la forme des chapeaux de gendarme que Maïa se faisait avec des journaux, même avec son journal préféré à lui : L'Œuvre. Ce n'était pas aux poissons qu'en avait Cripure. Quelque chose de précieux, il ne savait quoi, était tombé dans l'eau et c'était ce quelque chose qu'il cherchait à ramener au bout de son hameçon. Une barque apparut au milieu du fleuve, une sorte de barque de pêcheur avec une voile bleue et à l'arrière de la barque, l'odieux visage de Nabucet. Mais pour une seconde seulement car en effet la barque s'engloutit d'un coup dans les eaux avec un bruit ironique. La voile se détacha et vola. Elle vola, courut d'une traite fulgurante jusqu'au fond du ciel comme une belle bleue de 14 Juillet où elle s'enfonça comme un clou doré, devint étoile. Alors, de cette nouvelle étoile, comme un aéronaute sous son parachute, comme une araignée au bout de son fil, descendit solennellement le Cloporte. Plus de fleuve. La rue noire, et le Cloporte coiffé de son étoile devenue le réverbère. « Attention ! continua le haut-parleur, il va se passer un drame épouvantable. » « Alors, pensa Cripure, il n'est donc pas mort ? » Et il se cacha derrière le volet de sa fenêtre.

Le Cloporte était là sous le bec de gaz, comme toujours, le menton dans la main. Cripure prit son revolver et visa : clac, clac... Le Cloporte ne tourna même pas la tête : « Impossible », murmura Cripure. Clac, clac, clac... Trois cartouches. Clac : la dernière. Le chargeur était vide et le Cloporte n'avait pas bougé...

Il bougea alors, il fit un pas, et par un geste stupéfiant de sa part, il fit tournoyer au-dessus de sa tête non pas sa canne... Quoi ? Une épée ! Sous la lumière du gaz la lame pure étincela, tourna si habilement entre ses mains et si vite qu'on aurait dit une roue, comme à la foire, la loterie. Cripure fit un tel bond en se réveillant que Maïa ouvrit les yeux.

— Qu't'as ? fit-elle.

— Rien, un cauchemar, répondit Cripure d'une voix étouffée. Il chercha sous l'oreiller son mouchoir pour s'éponger le front.

On pouvait donc s'oublier si longtemps dans le sommeil à quelques heures de la mort et faire des rêves de cloporte et... « Quel rêve ! » se dit-il, comme il maniait son épée ! Maïa s'était rendormie, mais lui, comprenant que désormais il ne dormirait plus que de ce sommeil éternel dont on parlait dans les discours au bord des tombes (ils ne manqueraient pas d'en faire un au bord de la sienne), il se leva avec de grandes précautions pour ne pas réveiller Maïa, et regarda curieusement autour de lui en frissonnant.

Le feu était mort dans la cuisinière depuis longtemps. Tout lui parut triste, sordide, glacé. Il s'habilla, se demandant s'il n'allait pas se recoucher, regrettant la chaleur du lit. Il endossa la peau de bique. Avec cela sur les épaules, il pourrait rester debout. Chère vieille peau de bique, hein, tout de même ! Il se prit soudain d'une effusion sentimentale et prudhommesque pour cette peau de bique qui l'enveloppait des pieds à la tête, le pénétrait d'une chaleur douce et tendre. « Allons ! » Et alors seulement il s'aperçut que la lumière brillait dans son bureau.

Quoi ? De la lumière ? Il ne se souvint pas tout de suite qu'il avait laissé sa lampe allumée et, quand il s'en souvint, il poussa un gros soupir, comme si ce manque de mémoire avait été la preuve qu'il n'était plus tout à fait lucide, que quelque chose commençait à se détraquer dans sa cervelle. Néanmoins il avança, ouvrit prudemment la porte, le regard tourné vers Maïa. A mesure qu'il poussait la porte, la lumière entrait dans la cuisine, montait lentement, comme l'unique rayon lumineux d'une roue au moyeu invisible, éclairant d'abord une main pendante hors du lit, puis le bras tout entier, l'épaule découverte et enfin le visage encore épaissi par le sommeil. Cripure ne fit plus un geste. Sa propre main s'immobilisa sur le bouton de la porte et il contempla longuement la dormeuse. A peine s'il l'entendait. Il lâcha alors la porte, mais il n'entra pas tout de suite dans son bureau. Il revint vers le lit aussi doucement qu'il le put et là il se courba, s'agenouilla presque et tendit ses lèvres vers cette grosse main abandonnée et en ce moment si naïve. Il murmura par deux fois : « Pas méchante... Pas méchante. » Et il y déposa un baiser. Puis tremblant du menton, prêt à sangloter, surpris lui-même du geste qu'il venait d'accomplir et se demandant s'il n'y avait pas là-dedans un peu de théâtre — pour qui ? — il entra enfin dans son bureau.

Étrange comme ce bureau était vide, plus vide que jamais. Cela devait venir sans doute de ce que la lampe était restée si longtemps allumée alors qu'il n'était pas là...

 

Bien heureux, en somme, qu'il se soit réveillé si tôt ! On viendrait le chercher de bonne heure et d'ici là, que de choses à faire ! Se raser. Se laver, c'est-à-dire : prendre une douche. S'habiller. Non, bien entendu, comme il s'habillait tous les jours pour se rendre au bahut, mais faire toilette, revêtir encore une fois ses belles nippes. Aurait-il le temps ? Et cette cocotte de Maïa — tiens, pourquoi cocotte ? — qui dormait à poings fermés. Elle avait bien trouvé hier soir le moyen de lui faire cette scène, mais pas un instant l'idée ne lui était venue qu'il fallait tout préparer pour la cérémonie. Il en conçut contre elle une nouvelle colère. Ça lui était égal qu'il se présentât sur le terrain avec des souliers pas cirés, une barbe pas faite, de vieux habits, qu'on se moquât encore une fois de lui avant de l'expédier définitivement chez les taupes ?

« Calmons-nous ! Calmons-nous ! » Il était peut-être encore très tôt, trois heures ou tout au plus quatre heures du matin. « Attendons. »

L'or, il ne parut même pas le voir, bien qu'il pensât confusément qu'il allait falloir tout à l'heure le remettre dans le sac, et le sac à sa place ordinaire, dans le tiroir. Il n'était plus question de se servir de cet or pour partir. Est-ce qu'on part, est-ce qu'on s'en va ? L'or retournerait bien tranquillement à son tiroir d'où il passerait aux mains de Maïa. En attendant, il était bien là sur la table. Il pouvait le voir. Tout à l'heure, il le remettrait dans le sac. Tout à l'heure. Il n'y avait pas d'urgence.

Toujours avec mille précautions, il ouvrit un autre tiroir et cette fois il en sortit non plus de l'or mais un revolver. Dans cette main de géant ce petit objet noir parut extraordinairement futile : un jouet. Il le considéra longuement, vérifia la position du cran de sûreté et, levant lentement l'arme, un doigt posé sur la gâchette, il visa le bouton de la porte et constata avec orgueil que sa main ne tremblait pas.

Elle trembla. Et même si fort que le revolver faillit lui échapper : il revivait son rêve, le Cloporte d'abord immobile et invulnérable sous son bec de gaz, puis, une fois le chargeur épuisé, cette sorte de danse de l'épée à laquelle s'était livré le fantôme... « Songe prophétique ! songe prophétique ! » répéta par deux fois Cripure. Et tout son sang se retira de son visage. « Songe révélateur ! Oh, imbécile que je suis ! C'est à l'épée qu'ils veulent que je me batte... » Il se dressa, une main appuyée sur la poitrine, l'autre tenant toujours le revolver, dans l'attitude grandiose de l'homme qui meurt, du juge qui réclame une tête et brandit sous les yeux des jurés la pièce à conviction, l'arme du crime. « A l'épée ! » Il s'effondra sur sa chaise comme un bloc qui coulerait tout droit dans l'eau. Ce bloc se cassa, s'abattit sur la table, la tête disparaissant dans les bras repliés, les cheveux confondus avec les poils de la peau de bique. Son coude plongeant au beau milieu de l'or oublié sur la table, le petit magot s'écroula comme un pâté de sable, et les pièces sautèrent autour de lui et l'entourèrent comme une merveilleuse pluie d'étincelles, roulèrent à ses pieds et jusqu'aux coins les plus obscurs du bureau. L'arme roula par terre. Il n'y prit seulement pas garde. « A l'épée ! » L'idée qu'on exigerait cela de lui ne lui était pas venue, preuve d'imbécillité. « Moi, moi, moi, à l'épée ! » Ils en avaient le droit ; n'était-il pas l'offenseur ? Ils avaient le choix des armes. Et tous les plaidoyers du monde, toutes les expertises et les attestations médicales prouvant qu'il était infirme et auxquelles il pensait dans ses affres, n'empêcheraient pas qu'on le prendrait pour un lâche. Il pleurait de rage.

 
 

La sonnette tinta dans le couloir. Un petit coup direct d'abord, un son unique et léger, comme si le visiteur matinal avait craint autant que désiré de réveiller les dormeurs. Mais à ce coup timide succéda un vrai carillon qui emplit la maison tout entière, et Cripure releva la tête, le cœur défaillant, doutant encore, ou voulant douter.

Déjà ! Ils venaient déjà ! Il ne faisait pas jour encore et ils étaient déjà là, comme des bourreaux, la voiture sans doute arrêtée devant la porte avec dedans les épées ! Il resta paralysé, incapable non seulement de se lever pour aller ouvrir, mais même d'essuyer ses larmes. Ce fut l'idée qu'on allait le trouver dans cette attitude honteuse qui le fit revenir à lui et retrouver l'usage de ses jambes. Mais alors, découvrant que les pièces d'or s'étaient répandues autour de lui, roulant partout sur le plancher, il voulut d'abord les ramasser. Un nouveau coup de sonnette retentit. Il hésita, regarda du côté de la porte. Mais il n'alla pas ouvrir encore. Vite, vite, se courbant partout, comme il avait fait hier dans le couloir pour ramasser les papiers d'Amédée envolés, il se mit à la recherche de ses louis d'or.

De la cuisine, parvint un appel. C'était Maïa qui se réveillait. Elle se réveillait mal, brusquement arrachée à un songe délicieux. Dans le fond du sommeil, le tintement de l'or, roulant par terre, le grelottement de la sonnette dans le couloir s'étaient transfigurés en de beaux sons de cloches nuptiales. Elle rêvait que Cripure enfin s'était résolu à l'épouser et que la cérémonie se déroulait avec pompe sous les yeux de la ville en fête. Et les cloches sonnaient à tout rompre. Hélas, ce n'était pas vrai ! A peine fut-elle réveillée qu'elle le comprit, se souvint de tout, et que c'était ce matin même que Cripure allait se battre, à l'instant puisqu'on venait le chercher. Elle sauta aussitôt du lit en s'écriant : « Ah ! Mon Dieu ! » et voyant qu'il y avait de la lumière dans le bureau, elle y courut.

Elle y entra, en chemise, toute bouffie de sommeil, les yeux encore mal ouverts, dépeignée, horrible — juste au moment où Cripure, ayant enfin rassemblé les pièces d'or éparses, s'apprêtait à les jeter à deux mains dans le fond de son tiroir.

— Ouvrez ! Ouvrez donc ! criait-on dehors.

C'était la voix de Moka, impatiente mais joyeuse, la même voix forte qui avait si bien chanté :

 
 

Des baisers, des baisers encore.

Des baisers, des baisers toujou-ou-oure !

 

Était-ce là vraiment la voix d'un homme qui vient en chercher un autre pour le conduire à la mort ?

— Ouvrez !

Cripure tenant toujours à deux mains ses louis d'or regardait vers la porte comme un homme figé.

— Va ouvrir, Maïa, dit-il d'une voix blême.

— Comme ça ? En chemise ?

— Colle-toi quelque chose sur la peau !...

Elle se couvrit d'un peignoir et courut ouvrir la porte. L'opération fut longue et bruyante. Cripure, toujours sans un geste, et l'or entre les mains, écouta la chaîne battre contre le bois, puis le déclic des cadenas, enfin la clé grinçant dans la serrure et le pêne qui tourna avec le claquement sec d'un fusil qu'on arme.

« Dieu du ciel ! murmura Cripure en jetant l'or dans le tiroir, est-ce Moka tout seul ? Dieu puissant ! »

C'était Moka tout seul.

 

Sans prendre garde à l'étrange costume de Maïa, à l'accoutrement plus étrange encore de Cripure, et à son air rêveur, sans même rien remarquer du désordre qui régnait dans la pièce — il s'agissait bien de cela ! — Moka entra en faisant une pirouette. Il ôta son chapeau d'un geste large, salua « à la mousquetaire », se redressa, secoua la tête et la petite flamme rousse flamba sur son front de lait.

Le beau smoking des grands jours était fripé et sans doute à jamais perdu, comme s'il avait plu dessus depuis des mois, et les beaux souliers vernis, ces escarpins élégants dont il était si fier, ils étaient maintenant affreusement ternes et boueux. Quelle course n'avait-il pas dû faire de la pension à la police, de la police à l'hôpital, où Mme de Villaplane agonisait en ce moment, puis, de l'hôpital ici où il était venu à pied, Corbin refusant ses services. Le plastron s'était gondolé, on aurait dit que les boutons mal cousus de la veste avaient sauté, et la cravate n'était plus très droite. Il subsistait encore à la boutonnière de Moka quelque chose qui ressemblait assez à une tête d'oignon montée en graine, une sorte de tumeur jaunâtre et par endroits comme grillée, qui naguère avait été une rose splendide et parfumée ! Ainsi fait, avec son visage blafard, ses traits tirés, ses yeux bleus agrandis par la fatigue, Moka avait assez l'air d'un fêtard, qui aurait perdu sa cavalière et se serait trompé de porte. Pour que l'illusion fût complète, il ne manquait que quelques serpentins de papier enroulés autour du cou, des confetti dans les cheveux et un mirliton. Mais ce n'était pas un mirliton que Moka tenait entre ses doigts, c'était une feuille de papier qu'il avait dépliée aussitôt entré et qu'il brandissait d'un air de triomphe.

— Signez ! s'écria-t-il. Apposez là votre griffe, mon bon maître, et tout sera réglé à jamais, signez ! signez !

Cripure ne bougea pas.

— Et il sera quitte ? interrogea Maïa.

— Quitte, madame. Oui, quitte ! Un petit paraphe, vous dis-je... Et...

Il ne put en dire plus long, Maïa venait de lui sauter au cou avec une telle brusquerie que Moka faillit tomber à la renverse. La feuille lui échappa, voleta dans la pièce et se posa doucement sur le plancher.

— Oh ! fit Maïa, en serrant Moka à l'étouffer, vous nous sauvez la vie. Bienfaiteur ! Bienfaiteur ! s'écria la malheureuse goton qui, dans son émoi, retrouvait un mot qu'elle n'avait plus guère employé depuis son enfance, où elle l'avait appris de sa mère qui devait le tenir d'un curé. Bienfaiteur ! Quoi qu'on pourrait dire pour vous remercier !

Et des larmes coulaient des yeux de Maïa cependant qu'elle faisait claquer de gros baisers enfantins sur les joues blafardes de Moka.

Il lui tapota le dos.

— Allons ! Allons !

Mais tout en marmonnant des paroles inintelligibles, elle le serrait convulsivement sur sa poitrine vagabonde.

Cripure baissait la tête.

Il ne regardait pas ce curieux couple, il attendait tout simplement que ça passe et en effet ça passa au bout d'un moment.

Maïa releva la tête. Moka cessa de lui tapoter le dos. Elle renifla, et se tournant vers Cripure :

— Ton mouchoir ?

Comme il n'en avait pas, comme c'était trop long d'aller en chercher un dans son armoire, elle s'essuya le nez et les yeux avec la manche de son peignoir, et devenue plus calme elle demanda :

— Ousqu'il est, votre bout de papier ?

Moka s'occupait précisément à le chercher. Cripure ne bougeait toujours pas, curieux témoin, spectateur de la scène où pourtant tout le drame était sien. Il s'était pris le menton dans la main et il regardait Moka avec une attention profonde. Moka releva la feuille et chercha un endroit où la poser sur le bureau. Ce n'était guère facile. Les papiers de la Chrestomathie encombraient toujours cette table, et, du premier coup d'œil, Moka avait repéré qu'il s'agissait là d'un manuscrit de son maître, objet pour lequel il éprouva le plus profond, le plus sincère respect. N'était-ce pas pour lui une grande chose que d'être ainsi amené à voir ce que nul ne pouvait voir, à contempler les feuillets mêmes où le maître déposait sa pensée ? N'avait-il pas mille fois souhaité de participer à cette vie inconnue, mystérieuse, cette vie de l'esprit et de l'âme qui s'incarnait pour lui en Cripure ? N'avait-il pas rêvé que Cripure était en réalité non pas le professeur que l'on connaissait, le personnage singulier qu'on voyait errer si tristement à travers les rues de la ville, mais un vrai et un grand poète, dont le génie ne se révélerait qu'après la mort ? Sûrement, tous ces petits bouts de papier qu'il voyait là étaient des fragments de ce poème génial auquel Cripure avait consacré sa vie. Il n'osa y toucher. Que, par sa faute, quelque chose de ce poème pût être égaré ou perdu, ou tout simplement brouillé, lui eût laissé des remords dont il ne se fût jamais guéri. Non, ce n'était pas à un Moka d'agir en sorte que même une virgule pût être changée dans un tel ouvrage !

Moka ne bougeait plus. Il tenait toujours sa feuille entre ses doigts et ses regards allaient de la table aux yeux de Cripure, qui enfin, comprit.

— Oh ! N'est-ce que cela, dit Cripure, du ton d'un homme qui se résigne, peut-être même déjà indifférent, et qui pense après tout que le mieux est de se prêter complaisamment au jeu. N'est-ce que cela, mon cher Moka ? Attendez.

Il fit de la place, comme prêt à tout bousculer, à balayer d'un revers de main tous ces bouts de papier, et n'en faisant rien cependant, au contraire, prenant bien soin de ne pas les mêler, il les entassa sur le rebord de la table.

— Bien, dit Moka avec un sourire complice, c'est votre manuscrit, n'est-ce pas ?

Cripure se retourna tout d'une pièce.

— Votre ?

Qu'est-ce que cela voulait dire ? Comment ! Votre ? Il savait donc ?

Encore, s'il avait dit : un manuscrit. Est-ce que Cripure aurait eu la sottise de laisser échapper un mot sur sa Chrestomathie ? Ou bien l'autre pensait-il à quelque nouvelle Pensée médique ?

— Il ne s'agit pas de cela !

— Oh ! Je m'excuse, fit Moka... vraiment mon bon maître, pardonnez-moi, je... je n'avais nullement l'intention...

— Passons ! Passons !

Moka ne se froissa pas. Il trouvait tout naturel qu'on l'envoyât paître sur la question du manuscrit. Bien entendu, ce n'étaient pas ses oignons et Cripure avait raison.

Il posa le procès-verbal sur la table.

— Voilà.

Du plat de la main, il défroissa cette feuille, mais comme s'il eût voulu en même temps la caresser. Il était si heureux de ce dénouement !

— Voilà, répéta-t-il. Un petit paraphe, mon bon maître. Rien qu'une petite signature au bas de ce document...

Il avait peine à ne pas éclater de rire et, dans le fond de son cœur pur, il s'étonnait que son bon maître ne lui donnât pas le signal du rire, qu'il ne montrât pas sa joie. Que diable ! Est-ce qu'il n'y avait pas là de quoi danser, même infirme ? Est-ce qu'ils n'auraient pas dû déjà tomber dans les bras l'un de l'autre ? Mais Cripure ne manifestait pas le moins du monde l'intention de tomber dans les bras de Moka. Il était retourné à son silence et à son immobilité. Revenu près de la fenêtre, il s'appuyait de l'épaule contre l'embrasure, semblait regarder dehors — non plus même comme tout à l'heure spectateur de la scène : indifférent, pareil à un homme qui s'ennuie derrière un rideau.

Son vieux visage, pour autant que Moka pût l'apercevoir, car, à la manière dont Cripure baissait la tête ce visage n'était visible qu'en partie — un peu de front, le bout du nez, pas du tout les yeux ni le menton enfoui dans la peau de bique — ce vieux visage donc, ou ce qu'on en voyait, n'exprimait pas autre chose qu'une méditation intense et peut-être soupçonneuse. A la fin, Moka s'inquiéta. Son regard, devenu grave, chercha celui de Maïa. Elle était là tout debout, les bras ballants, les cheveux défaits, le peignoir ouvert sur la chemise, ses deux yeux inquiets fixés sur son « bonhomme ».

Au regard de Moka, debout lui aussi, devant le bureau, et la main posée sur le document, assez semblable dans cette attitude, avec ses habits de cérémonie, à un conférencier pris de trac, elle répondit par une moue des lèvres fort amère.

— Eh bien, p'tit loup ! fit-elle, d'une parole si brusque que Moka vit tressaillir toute sa grosse personne comme une statue de gélatine soudain agitée au passage d'un camion. Et ce tressaillement parut se répandre, atteindre l'autre statue, Cripure, qui s'anima elle aussi, mais lentement. Cripure en effet pivota sur lui-même et sa tête se redressa, sortit du collier de poils comme mue par un ressort très doux et enfin ils virent ses yeux, deux yeux secs, durs, qui avaient l'air d'avoir changé de couleur, d'être passés du bleu au noir.

Qu'est-ce qu'il préparait ? Ils ne le surent pas tout de suite. En effet, Cripure les regarda longuement l'un après l'autre, puis il agita la tête de gauche à droite, sa bouche s'entrouvrit, son index monta lentement en l'air.

— Non, dit-il.

Moka bâilla d'étonnement. Sa main, cependant, resta posée sur le papier.

Ce fut Maïa qui répondit.

— Qué qu't'inventes là, à c't'heure ? Tu vas pas signer ?

Il écarta les bras et les laissa retomber, navré de devoir refuser une prière.

— Je dis : non.

— Non quoi ?

— Je ne... je ne signerai pas.

— Tu...

Elle n'en dit pas davantage, suffoquée de colère, rouge non seulement du visage, mais du cou, et une fois encore Moka la vit tressaillir des pieds à la tête.

Il intervint à son tour.

— Mon bon maître, voyons ! Veuillez m'entendre... Je vous en supplie, écoutez-moi ! Ne prenez pas cette décision à la légère... Il faut... Je voudrais... Mon Dieu, mais que vous dire...

Il s'embrouillait, il ne trouvait plus ses mots. C'était si inattendu, ce qui arrivait en ce moment ! Cripure refusait de signer !

— Oh ! s'écria Moka...

Et dramatique, il se cacha la figure dans les mains et marmonna une prière. « Dieu puissant, notre père ! Aie pitié ! Aie pitié ! Sauve-le malgré lui ! »

Cripure avait laissé retomber sa tête dans son col de fourrure et, quand Moka eut achevé sa prière, il ne vit plus du visage de son bon maître que le bout du nez, et un peu du front. Cripure avait curieusement l'air, ainsi, d'un enfant qu'on gronde et qui courbe la nuque sous l'orage. Mais il avait l'air aussi de penser : « Causez toujours... »

Maïa fit un pas. A son air de colère, Moka redouta le pire. D'un geste, il l'apaisa.

— Ce procès-verbal, continua-t-il, est pour vous très honorable. Je ne vois pas en quoi... C'est alors, en ne signant pas, que vous vous mettriez dans un mauvais cas... C'est alors qu'ils...

Mais se rendant compte qu'il parlait dans le vide, il se tourna vers Maïa et son regard dit clairement : « Que faire ? A votre tour, essayez ! »

Maïa ne se le fit pas redire.

— Pas tant d'histoires, s'écria-t-elle d'une voix grondante, en faisant un nouveau pas vers Cripure. Tu vas signer !

Un petit rire étouffé, qui n'était peut-être qu'un grognement de colère, répondit à cette injonction.

— Une fois...

— Non.

— Deux fois ?

— Non.

— Trois fois...

— Non.

Et comme tout à l'heure, la tête de Cripure sortit lentement du collier de poils et son regard se tourna vers Maïa. Est-ce que les scènes odieuses et brutales de la veille allaient recommencer et cette fois devant un témoin, ce pâle fantôme à la crête rousse, l'homme aux timbres, Moka la mouche ? Dans son visage farineux, Moka écarquillait des yeux vastes comme des soucoupes, les yeux de qui ne croit pas ce qu'il voit, et sa bouche s'ouvrait prête à hurler, eût-on dit.

Maïa leva la main, une main ronde et courte, mais grasse, puissante, épaisse au bout de ce poignet rouge, solide et droit comme un pieu, cette main précisément sur laquelle Cripure avait tout à l'heure déposé ce baiser furtif.

La gifle allait-elle tomber ?

Moka voulut crier quelque chose, arrêter cette main. Mais la goton attendit encore un instant, voulut donner à Cripure encore une dernière chance.

— Répète voir un peu que tu signeras pas ?

Il répéta :

— Non. Jamais.

La main de Maïa tomba — mais dans le vide.

Il avait esquivé le coup, glissant soudain comme un danseur habile, tandis que Maïa, emportée par l'élan, manquait de piquer une tête par terre, comme qui trébuche dans sa course.

— Salaud !

— Je vous en prie ! Je vous en supplie ! s'écria Moka, en venant se placer entre eux deux, les bras écartés pour les tenir à distance. Voyons ! Du calme ! Pas de scènes, voyons ! Il faut s'expliquer avec calme... calme... calme... Et en prononçant ces mots, ses grandes mains battirent l'air par trois fois.

Cripure le regarda avec l'expression de qui pense : « Je n'y suis pour rien, ce n'est pas moi qui ai commencé... »

— Voyons, madame, dit Moka.

Elle chercha à le bousculer, voulant atteindre Cripure et le frapper.

— Mêlez-vous pas de ça, dit-elle.

— Du calme ! Silence, voyons ! fit-il, se croyant sans doute à l'étude, en face d'un chahut de potaches.

Et Maïa se taisant, ne montrant plus d'intention belliqueuse, Moka se mit à tourmenter sa crête rousse et murmura :

— Que faire, maintenant ?

A cette question, ce fut Cripure lui-même qui répondit d'une voix claire et vigoureuse :

— Que faire ? Mais je vais vous le dire ! Mais c'est très simple ! Vous allez voir... Je vais le faire moi-même ! fit-il en s'avançant vers le bureau, la main tendue, prête à saisir le document.

— Il veut le déchirer ! cria Maïa.

— Non, répliqua Moka en se précipitant à son tour, et de la main il couvrit le document. Vous ne ferez pas ça, non, mon cher maître. Non ! C'est moi qui vous le demande, fit-il, en suppliant. Il ne faut pas...

Cripure ne parut pas comprendre sur-le-champ ce que lui demandait Moka, mais sa main déjà prête à saisir le papier se posa sur le rebord de la table, l'autre main errant vaguement autour d'une poche, cherchant, sans y parvenir, l'ouverture par où se glisser.

Il aurait pu, s'il avait voulu, s'emparer du document. Rien de plus facile. Moka en somme le défendait assez mal. Il eût suffi d'allonger la main vivement. Seul, semblait-il, le regard de Moka l'en empêchait.

— Pourquoi ? demanda-t-il enfin.

— Pour... pourquoi ? Vous le demandez ! Il le demande ! fit-il, en regardant Maïa.

— Vas-tu signer ? hurla la goton.

— Ah ! dit Cripure, en se retournant, mais sans cesser de s'appuyer à la table. Toujours toi ! C'est... intolérable, dit-il. Et doucement il ajouta : « Va... »

— Quoi ?

— Va-t'en...

— Moi ? dit-elle, la main sur le cœur.

— Oui.

Quel culot ! Croyait-il... se figurait-il vraiment... est-ce qu'il pensait qu'elle allait...

— Je suis pas chez moi, peut-être ?

— Laisse-nous.

— De quoi ? Non, je partirai pas.

— Mais va donc, à la fin ! J'ai, te dis-je, à parler seul à seul à... ce monsieur.

Moka fronça les sourcils. Ce monsieur ? Qu'est-ce que cela voulait dire ? Cripure était bien énervé. Prudemment, Moka s'empara du procès-verbal. Il le plia et le remit dans sa poche : ainsi Cripure ne pourrait-il plus songer à le détruire.

— Encore des bêtises, dit Maïa.

— Va !

— Tu signeras ?

Excédé il répondit :

— On verra.

— Vous m'appellerez, vous, dit-elle à Moka. Je serai pas loin, là, dans ma cuisine.

— Ah ! non, dit Cripure, en lâchant enfin la table, non ! Pas dans la cuisine. Je ne veux pas que tu écoutes... que tu entendes...

— Écouter ? Pour quoi que tu m'prends ?

Elle sortit aussitôt, furieuse, en claquant la porte et courut au fond du jardin, sous son peignoir, avec l'idée d'aller s'enfermer dans le cellier.

Quelle idée de derrière la tête avait-il encore ?