Encore une fois le Cloporte, avec sa canne annonciatrice et ses gros souliers de fer : clop ! clop ! clop ! Et cette station rituelle sous le bec de gaz rose, prolongée ce soir au-delà de toute mesure et comme pour lasser enfin la fascination de Cripure. Jamais encore le Cloporte n'était resté aussi longtemps à cette place et Dieu sait pourtant que les stations habituelles étaient longues. Longues, mais toujours d'une même durée. Que dans cette horlogerie quelque chose fût dérangé, il y avait de quoi s'inquiéter. Ce n'était sûrement pas normal. Que pouvait-il préméditer ? « Quelque chose contre moi ? Je me moque bien de lui ! » Mais il était plus facile à Cripure de se dire qu'il se moquait du Cloporte que de comprimer les battements de son cœur. Et ces battements devinrent fous, son cœur lui sauta dans la gorge quand il vit soudain ce qu'il n'avait jamais vu encore : une deuxième ombre apparaître à côté de la première.

A vrai dire la deuxième ombre n'apparut pas tout à fait à côté du Cloporte, elle surgit à une vingtaine de pas au moins de lui, à la limite même de la zone lumineuse, et il sembla à Cripure que cette deuxième ombre était accompagnée d'un petit chien.

Pas possible, tout à fait invraisemblable que la maudite bossue aux airs d'opérette ait quitté sa mansarde et se soit résolue à se promener dans la nuit, qu'elle devait tellement redouter. Mais cette ombre sautillante et ce petit chien ! Nul doute que ce ne fût le petit chien jaune et hagard, l'affreux toutou chéri, tout le cœur de la maudite bossue. Traîner son cœur en laisse sous la forme d'un petit chien jaune et hagard...

Le Cloporte tournait lentement sur lui-même comme sur un pivot. Cripure ne voyait pas ses pieds remuer, il ne percevait qu'une rotation lente et mécanique, comme d'un mannequin dans la vitrine d'un confectionneur, et il comprit que le Cloporte ne quittait pas d'un seul regard un seul des gestes de la bossue et de son chien.

Celle-ci toujours au bord de la zone lumineuse exécutait une sorte de danse. La main qui tenait la laisse haut levée, et le petit toutou faisant le beau, elle dansait sur la pointe des pieds, en silence.

Rien, pas le moindre son, pas même un glissement des pieds, pas le plus léger grognement de la part du cabot. Et la danse continuait tout autour de la piste lumineuse, le Cloporte tournant sur lui-même au fur et à mesure que la bossue se déplaçait.

Tout frémissant derrière ses volets, Cripure oubliait tout, le duel, l'or abandonné sur sa table, sa résolution de fuir. Cette danse de la bossue le fascinait au moins autant qu'elle fascinait le Cloporte lui-même. Et afin de mieux voir sans être vu il quitta sa fenêtre, courut éteindre sa lampe. Alors, revenu à tâtons à son poste, il poussa silencieusement les volets, se pencha dehors et regarda. La bossue dansait toujours. Il se dit qu'elle ne s'arrêterait qu'une fois revenue à son point de départ, une fois accompli l'encerclement total et peut-être magique du Cloporte. Et en effet ce fut ainsi que les choses se passèrent. Revenue au point d'où elle avait surgi, elle s'arrêta tout à coup de danser, saisit comme avec emportement le petit toutou chéri, le blottit dans ses bras et l'étreignit. Alors le Cloporte se décida.

Lui d'ordinaire si lent, dont les pas s'abattaient sur les pierres d'un poids si lourd, devint soudain agile. D'un seul bond il s'élança et la petite bossue, serrant toujours dans ses bras le toutou chéri, la petite bossue prit la fuite. Cripure vit son geste : retrousser sa blouse pour mieux courir en jetant derrière elle un regard vif. Les deux ombres disparurent en se poursuivant dans la nuit.

Un bruit de pas ferrés retentit, qui le fit se souvenir des pas des agents poursuivant le petit Chinois, mais au lieu des coups de feu et des cris sinistres du malheureux, ce fut un petit rire qui lui parvint du fond de la nuit. Sûrement ce n'était pas le Cloporte qui riait ; c'était la petite bossue. Et toute bossue qu'elle fût, toute vieille, et laide, et amoureuse au monde rien que d'un petit chien hagard, son rire dans la nuit retentit comme un rire jeune et moqueur, féminin, un rire qui n'était pas, il dut se l'avouer — oh, mon Dieu ! — tellement différent de ce qu'avait été le rire de Toinette au temps où Toinette riait encore. C'était le rire endiablé d'une femme amoureuse qui fuit mais consent, et ce rire résonna longtemps dans la nuit, perçant, cruel, bouleversant, si bouleversant que le Cloporte lui-même avait dû en rester saisi, car on n'entendait plus ses pas. Quelque part sur un bord de trottoir, il devait écouter ce rire, interrompu dans sa poursuite par ce rappel et sans doute, songeur, laissait-il la petite bossue fuir à toutes jambes. Il y eut un instant de silence, mais du fond de ce silence, surgit tout à coup le galop des pas : clop ! clop ! clop !... Et la poursuite recommença.

Elle avait beau rire et fuir et se moquer de lui et serrer dans ses bras décharnés un petit chien jaune, il ne renonçait pas ! Et Cripure éprouva une sorte de soulagement et de bonheur à entendre les pas de fer battre le pavé de la nuit. « Courage ! Courage ! » murmura-t-il, comme pour s'encourager lui-même. Et son visage tendu au bord de la fenêtre, agrippé des deux mains à l'appui et le corps penché, il fouillait les ténèbres, écoutait de toutes ses oreilles. Les pas se rapprochèrent. La petite bossue — serrant les dents sans doute, il l'imaginait — réapparut dans la zone lumineuse, bondissante, éperdue. Le Cloporte la suivait de près, brandissant sa canne, comme autrefois ce petit personnage fluet avait brandi la sienne avant de la laisser retomber sur le visage ensanglanté du mort ! Mais Cripure devina, bien qu'il n'eût pas su dire comment, que cette canne brandie n'était pas menaçante. Dans ce geste même il y avait il ne savait quoi de doux et d'innocent et en effet, à l'instant même où le Cloporte s'approchait enfin assez près de la bossue pour la saisir ou pour la frapper, sa canne lui tomba des mains. Cripure comprit que ce n'était pas là tout à fait un hasard. La canne n'avait pas échappé au Cloporte ; il l'avait jetée. Sa grosse main difforme se posa avec une douceur d'ange sur l'épaule de la bossue. Sous le bec de gaz ils se regardaient. Cette fuite n'avait dû être qu'un jeu enfantin, puisque la bossue enfin rejointe, le Cloporte était si doux. Et la bossue le savait. Pas la moindre frayeur en elle, rien qui laissât soupçonner qu'elle redoutât quoi que ce soit. Elle laissa le Cloporte lui poser tendrement la main sur l'épaule, pas très loin de sa bosse, et ils s'absorbèrent tous les deux dans un silencieux et profond dialogue. « Ils doivent se regarder dans les yeux. » Mais tout changea encore une fois, la bossue s'arracha d'un coup à la main du Cloporte, et serrant toujours dans ses bras le triste petit chien jaune, elle s'enfuit comme elle avait fait tout à l'heure. Il ne songea pas à ramasser sa canne, il ne songea qu'à la rejoindre. Cripure le vit qui s'élançait d'un bond, aussi agile et impétueux qu'un jeune homme de vingt ans. La bossue ne le lui cédait en rien quant à l'agilité. Malgré l'entrave pour elle du petit chien chéri, elle courait comme une jeune fille, et cette fois, au lieu de s'enfoncer dans les ténèbres vers l'autre bout de la rue, elle se dirigea du côté de Cripure, toute prête, lui sembla-t-il, à lui demander aide et protection. Il s'effaça, recula, se dissimula de son mieux, et le cœur battant, il attendit. Les pas de fer emplissaient la nuit. Ivre de fureur sans doute, le Cloporte s'élançait de toutes ses forces sur les traces de la bossue et tendait les bras dans un geste à la fois suppliant et menaçant, désespéré. Presque sous la fenêtre de Cripure il la rattrapa, mais assez loin encore cependant pour que Cripure ne distinguât toujours que deux ombres. Elle s'arrêta, se retourna vers lui, serrant toujours sur son sein le petit chien jaune, et encore une fois il l'aborda avec douceur puisqu'elle renonçait à fuir. Alors tirant de sa poche un objet, il le lui offrit. Elle hésita, fit de la tête un signe négatif, mais elle tendit cependant la main, et le Cloporte, faisant devant elle une profonde génuflexion, lui remit l'objet après l'avoir porté à ses lèvres. Elle contempla longtemps cet objet. A son tour, elle l'approcha de sa bouche, prête à le baiser, quand soudain un petit rire retentit comme tout à l'heure, mais non plus joyeux, un rire déchirant et glacé. Le petit objet qu'elle tenait si près de ses lèvres, elle le fit voler dans les ténèbres. Il retomba sur le trottoir avec un tintement d'argent. Puis, pour la troisième fois, elle s'enfuit, serrant dans ses bras son petit chien.

Il ne songea plus à la poursuivre. Il demeura atterré, et un instant plus tard, tandis que le rire de la bossue retentissait encore et se perdait dans la nuit, Cripure entendit les pas lourds et harassés du Cloporte qui s'en allaient de leur côté.

 

Cripure resta encore longtemps accoudé à sa fenêtre, face à la nuit que rien désormais ne troublait plus. De la cuisine arrivait toujours le ronflement de Maïa. Celle-là, le Cloporte et la bossue ne la troublaient guère ! Il se retourna enfin : nuit dedans, nuit dehors. Il chercha des allumettes à tâtons et ralluma sa lampe. Une fois de plus les louis d'or sur la table étincelèrent, mais c'est à peine si Cripure y jeta un regard. Il s'agissait bien du magot ! Que serrait-il dans sa main ? Que baisait-il avec tant de ferveur ? Quel était cet objet que la bossue avait à son tour approché de ses lèvres, puis jeté, rejeté, avec un rire si déchirant ? Sortir était pour Cripure tout un exploit. Outre la frayeur non plus de rencontrer le Cloporte, puisqu'il savait qu'il était parti, mais celle de se faire assassiner par un malandrin embusqué derrière un pan de mur, sortir, cela voulait dire : débarrer la porte, ôter la chaîne, ouvrir le cadenas, pousser les deux verrous. Il en était à peine capable. Cette besogne n'était pas la sienne, mais celle de Maïa. Il eût dû l'accomplir en silence, comme un voleur, et sûrement il n'y eût pas réussi. Restait la fenêtre. Elle était assez basse pour qu'il tentât de l'enjamber. Et encore une fois afin que personne ne pût le surprendre en train d'accomplir un acte aussi singulier, il s'approcha de sa lampe, ne l'éteignit pas toutefois, mais se contenta de la mettre en veilleuse. Puis, à cette faible lueur, il s'approcha de la fenêtre. Pas impossible du tout avec un peu de courage et beaucoup de chance. Il ne tomberait pas. Mais le trésor ? Est-ce qu'il était bien prudent de laisser ainsi le trésor tout seul ? Avec la fenêtre ouverte aux voleurs ? « Bah ! Bah ! » Et il enjamba la fenêtre. Une fois assis sur le rebord, ce qu'il parvint à faire non sans peine, il n'avait plus qu'à se laisser glisser, et ses grandes jambes, ses pieds immenses atteindraient tout seuls le trottoir. Il n'osa pas se décider encore, la moitié de la besogne accomplie cependant. Est-ce que rentrer serait aussi facile ? Et s'il était attaqué ? « Immonde tremblard, que tenait-il entre ses doigts ? » se murmura-t-il à lui-même. Et sans plus d'hésitation, il se laissa glisser à terre.

Comme tout changea alors ! Comme il se sentit abandonné, bien qu'il touchât sa maison de la main ! Il n'avait pas prévu cela et que sa pusillanimité pourrait aller jusqu'à lui faire croire que dans cette petite ronde nocturne il jouait peut-être sa vie. C'est pourtant ce qu'il se dit, mais cela ne l'arrêta pas. S'arrachant tout à coup à sa maison, lâchant le rebord de la fenêtre comme un autre eût lâché le rebord d'une barque pour retomber à la mer, il se pencha, s'avança sur le trottoir, marcha résolument et aussi vite qu'il le put vers l'endroit où tout à l'heure s'était déroulée la scène. Tout en marchant, il tenait les yeux fixés au sol. Ce n'était point commode que de chercher dans la nuit ce petit objet mystérieux. Peut-être était-ce même fou tout simplement, car la nuit était profonde, la lueur du gaz lointaine et faible, et les yeux de Cripure mauvais. Eût-il perdu son lorgnon en ce moment qu'il n'y eût plus eu là de M. le Maire pour venir lui prendre la main et le sauver. Mais il cherchait toujours, comprenant que malgré le duel et tout le reste, il n'aurait plus de repos qu'il n'eût trouvé.

La nuit était fraîche et il frissonna. Ses monstrueuses pantoufles, plutôt des chaussons, retaillées par Maïa, faisaient sur les pierres un petit chuchotement, comme une sourde parodie du galop de fer entendu tout à l'heure. De place en place, Cripure s'arrêtait et se penchait, courbé, le lorgnon tenu entre le pouce et l'index. Il ne pouvait être loin, cet objet. Quelle que fût la force avec laquelle la bossue l'avait jeté, il ne pouvait être à plus d'une vingtaine de mètres quelque part autour du lieu où s'était déroulée la scène. Avec un peu de patience, rien qu'un peu de patience, il saurait.

 

Il aperçut enfin au milieu de la route quelque chose qui brillait. Il crut d'abord que ce n'était qu'un morceau de verre, tant il lui parut à lui-même invraisemblable que cet objet mystérieux, il ait pu le retrouver. Un simple morceau de verre ! Il pensa d'abord que ce n'était même pas la peine d'aller y voir. L'objet, morceau de verre ou non, luisait pourtant et luisait tout seul dans les ténèbres, touché par les derniers rayons du gaz, preuve que la bossue l'avait lancé assez loin. Qui se serait douté qu'il y avait encore tant de force dans ce vieux bras squelettique ? Mais qui se serait douté qu'il y avait aussi tant de souplesse dans ce grand corps difforme et rouillé, le corps de Cripure ? A peine aperçut-il le petit objet éclatant et malgré toutes les réflexions qu'il se fit, il se précipita comme si l'objet avait menacé de s'envoler, comme s'il n'y avait plus eu un instant à perdre pour s'en emparer. Et comme un enfant abat sa casquette sur un papillon posé sur un mur, la lourde main de Cripure s'abattit sur le petit objet luisant et se ferma. « Je le tiens ! Je le tiens ! » Et sans même jeter un regard à cet objet tant convoité, mais dont il sentait la forme plate et pointue, le serrant dans sa main et souriant au fond de lui-même et de la nuit, il regagna sa fenêtre, poussant dans sa course de petits soupirs haletants.

Il n'ouvrit même pas la main pour franchir de nouveau la fenêtre, opération qui lui fut plus difficile que celle de sortir, mais qu'il accomplit pourtant non seulement sans tomber, mais sans déchirer ses habits, sans se meurtrir.

La lampe en veilleuse faisait l'effet d'un feu perpétuel sur un autel et, sous cette faible lueur, le petit tas d'or luisait à peine, tisons mourant parmi les cendres. Il releva la flamme. L'or flamba et jeta ses étincelles. Cripure s'avança alors, ouvrit la main sous la lampe : une croix d'écolier en forme d'étoile.

 

Un instant, il eut honte lui-même de son geste, qu'il considéra Dieu sait par quel retour comme une parodie, mais il porta à ses lèvres la petite étoile écolière. Le froid métal, qui n'était ni de l'or ni de l'argent, mais probablement du nickel, resta collé à sa bouche, comme avait fait tout à l'heure le Cloporte, comme avait refusé de le faire la bossue. Mais ce baiser furtif, volontaire et involontaire, il le renia. Et la petite étoile retomba dans sa main soudain ayant perdu tout son charme.

Une petite étoile en nickel ! Une croix d'écolier ! Il fut tenté de renouveler le geste de la bossue, de jeter loin de lui l'étoile dérisoire, aussi loin qu'il le pourrait et à jamais. Pour la deuxième fois retentirait dans la nuit le petit tintement de tout à l'heure, pour la deuxième et dernière fois.

« Ils se sont foutus de moi... »

Mais il ne jeta pas l'étoile, bien qu'il se fût avancé près de la fenêtre dans cette intention. Il la garda encore un instant dans sa main, puis rêveusement il la posa sur la table, et murmura :

« Qui sait ? »