Au lycée, dans la loge spacieuse mais sombre, mal éclairée, par une fenêtre aux verres dépolis qui donnait sur une venelle, une jeune fille, évidemment la sœur aînée, allait et venait, berçant dans ses bras un enfant. La mère repassait. Sous la fenêtre un jeune homme était allongé dans une chaise roulante et Mme Marchandeau la femme du proviseur se tenait à côté de lui, assise dans un fauteuil.

Elle était la seule visiteuse qui vînt encore s'asseoir auprès du mutilé. Dans les premiers temps on venait le voir, lui apporter des friandises, des livres, des journaux. Mais les gens s'étaient lassés. Il leur parlait si peu !

L'enfant ne pleurait plus : il était tout près de s'endormir. A côté, dans le vestiaire, deux répétiteurs parlaient.

— Tu as lu les journaux, Moka ?

— Hum... Comme ça.

— Tu n'es pas curieux, mon ami. Alors, la guerre ça ne t'intéresse pas ? Et la révolution en Russie, ça n'est rien, peut-être ? Si tu avais lu les journaux ce matin, tu aurais vu la preuve que Lénine est vendu à l'Allemagne. Qu'est-ce que tu dis de ça ?

Apparemment, Moka n'avait rien à dire sur la question, car il n'y eut pas de réponse.

Le mutilé se tourna vers Mme Marchandeau.

— Il paraît qu'ils font maintenant des jambes mécaniques très bien. J'ai vu ça dans l'Excelsior. Est-ce que c'est vrai ?

— Mais oui, c'est vrai.

— Des jambes qu'on peut marcher avec ?

— Sans doute... Il faut avoir confiance, mon petit Georges, guérir tout à fait, et ne pas penser à autre chose pour le moment. Pas vrai ?

— Ça s'ra jamais comme avant.

— Allons... Allons... S'il fait beau tantôt, on vous emmènera dans la cour et les autres blessés viendront vous voir. Vous savez, Roques, le pâtre ?

— Oui.

— Eh bien, je lui apprends à lire. Il est content comme tout.

La mère s'approcha de la jeune fille et se pencha sur l'enfant. Il ne dormait pas encore. Elle lui sourit, lui taquina le menton du bout du doigt, embrassa sa petite main. A côté, la conversation continuait :

— D'abord, il ne s'appelle pas Lénine, mais Oulianoff. C'est un repris de justice comme toute sa bande. Des contrebandiers et des faussaires. Mais ils sont démasqués. Penses-tu, on a saisi les carnets où figuraient les noms et les sommes !

— Comment sait-on ça ?

— Je mens, peut-être ?

— Je n'ai pas dit ça, Glâtre...

— Tu ferais mieux de penser à ton projet.

— J'y pense, Glâtre, j'y pense.

— Et d'en parler à M. Babinot. Lui, il en parlerait au Général, comprends-tu, et l'affaire serait enlevée. Ça au moins, ça serait utile... Mieux que de dire des bêtises sur les Bolchéviks. J'ai réfléchi ; c'est dans le parloir qu'il faut installer ce musée. Hein ? D'accord ?

— C'est une idée épatante.

Le concierge entra dans la loge, petit homme maigre et nerveux, avec de grosses moustaches paysannes.

— M. Nabucet n'est pas arrivé ?

— Non, dit la femme.

— Dès que j'aurai tiré la cloche, je monte à la salle finir d'arranger. Faudra lui dire.

Mme Marchandeau se retourna. « Mon Dieu c'est vrai, pensa-t-elle, il va falloir tantôt aller voir décorer cette Mme Faurel ! » Elle avait complètement oublié. Et son mari avait dû oublier aussi, en tout cas, il ne lui avait rien dit. Depuis quinze jours, d'ailleurs... Pierre, au front, n'écrivait plus, volontairement.

— Le courrier est passé, Noël ?

— Oui, madame.

Elle n'interrogea pas davantage.

— Toujours rien ? dit la femme.

— Rien. Il faut attendre.

Elle se retourna vers le blessé et se mit à lui parler. Elle voulait être plus gentille avec lui ce matin, elle pensait que tantôt elle ne pourrait pas le conduire elle-même dans la cour...

Noël prit ses clés et, son cahier des absents sous le coude, il s'éloigna. C'était l'heure d'aller tirer la cloche.

 
 

Des élèves, des professeurs passaient devant la loge par petits groupes, en se hâtant. Des surveillants entraient, jetaient un coup d'œil à leur casier : « Rien pour moi ? » et disparaissaient aussitôt. Au vestiaire silence. MM. Glâtre et Moka, ayant achevé leur cigarette, devaient poursuivre leur intéressant dialogue en se promenant sous une galerie de la cour d'honneur. La cloche retentit, déchaînant le vacarme d'une récréation et, presque aussitôt, la loge fut envahie par une nuée d'élèves qui venaient acheter des bonbons, des gommes, des crayons. La concierge avait laissé son repassage et leur distribuait tout cela, au milieu de la bousculade, en se défendant de son mieux. La jeune fille s'était éloignée dans un coin, protégeant le petit enfant contre tout ce bruit. Cela ne dura pas, d'ailleurs. Une seconde fois, la cloche battit, les élèves s'enfuirent ; en quelques instants, tout retomba dans le silence.

— Pourquoi qu'on la décore ? demanda Georges.

— Pour des soins donnés aux blessés.

— Ah ?

Elle avait soigné des typhiques, disait-on, dans un autre hôpital, près du front. Ici — la moitié du lycée servait d'hôpital — elle avait été pendant un temps infirmière en chef. Et puis elle était tombée malade à son tour.

— Vous la connaissez ?

— De vue.

— Une Mme Dédain, fit la concierge, qui s'était remise au travail. C'est-il vrai c'qu'on dit, qu'elle se fait — un drôle de mot : émailler ?

— C'est possible.

— Mais qu'est-ce que c'est que ça, émailler ? insista la concierge.

— Des soins de beauté, expliqua Mme Marchandeau, sans manifester le moindre entrain à poursuivre une conversation sur ce sujet.

— Du drôle de monde... On dit aussi qu'elle se baigne dans du lait. C'est tout de même pas possible ?

— Pas invraisemblable.

— Il doit en falloir, dit Georges. Il rit en pensant qu'elle ne devait pas y mettre d'eau, comme dans celui que buvait le petit frère.

— Du monde sans conscience, dit la jeune fille. Est-ce vrai seulement qu'elle a soigné des contagieux ? Une femme comme ça...

— Espérons que c'est vrai, dit Mme Marchandeau.

La jeune fille ne dit plus rien. Elle reprit sa promenade à travers la loge. Les élèves, avec leur vacarme, avaient dérangé l'enfant. L'heure du sommeil était passée. Elle se mit à chantonner, la bouche tout près de l'oreille du petit, et le berça en souriant avec une expression tendre et presque enfantine.

Ils avaient beau dire, son père et sa mère, que ce petit-là, qu'on n'attendait pas, avait tout de même eu une drôle d'idée de venir dans un monde pareil, et qu'il aurait bien mieux fait de rester où il était, elle savait bien qu'ils ne pensaient pas ce qu'ils disaient, et quant à elle, elle l'aimait. Elle l'élèverait bien toute seule, si c'était nécessaire, elle lui sacrifierait tout. On avait coupé les jambes à l'aîné : à celui-ci, on n'en ferait pas autant, ou alors... « Dors, mon petit, dors... »

Mme Marchandeau et Georges chuchotaient dans le fond de la loge toute pleine de la bonne odeur du linge chaud ; la mère se penchait sur son fer, les joues rouges, les cheveux en désordre.

— Qu'est-ce que c'est ? dit-elle tout à coup en se retournant.

La jeune fille leva les yeux et la chanson mourut sur ses lèvres : M. Nabucet se tenait debout dans la porte, le chapeau à la main.

— Je... je ne suis pas importun ?

— Noël est à la salle, monsieur, répondit la mère, de mauvaise grâce.

Mais Nabucet, apercevant Mme Marchandeau, s'élança vers elle.

— Quelle surprise ! Quelle heureuse surprise... Mes hommages, madame, mes hommages...

Et il s'inclina profondément.

Assurément, M. Nabucet était de tous les professeurs le plus délicat et le plus fin, le plus cultivé – après Cripure toutefois — le plus poli, le plus « vieille France » comme il disait lui-même de lui-même. C'était au point que si, au lycée, on avait enseigné les belles manières, comme cela se faisait, disait-on, dans les établissements religieux, c'était à M. Nabucet que la ville entière, spontanément, eût voulu voir confier cette charge. Et n'eût-il enseigné à ses élèves que la bonne façon de saluer, que c'eût été déjà un grand pas de fait ! On était d'autant plus touché par la manière dont il vous saluait que, d'abord, il avait paru ne pas vous voir, absorbé par quelque pensée profonde, ou, par exemple, par la contemplation de la lumière. Mais comme le premier temps du salut savait compenser cette distraction ! Quel remords dans le regard, quelle vivacité dans le geste de porter la main à son chapeau, quelle lenteur onctueuse et quelle grâce à l'ôter en inclinant la tête ! Est-ce que tout cela pouvait s'enseigner ? Est-ce qu'il n'y avait pas là quelque chose comme un vrai talent ?

— Quelle surprise, murmura-t-il encore, en saisissant la main que lui tendait Mme Marchandeau. Elle ne se méprit pas un instant sur le sens à donner au mot surprise. En langage clair, cela voulait dire qu'il était choqué de la trouver dans la loge d'un concierge. Voyons, voyons, est-ce que c'était là sa place ?

— Vous allez bien, j'espère, chère madame ?

— Merci.

— M. le Proviseur va bien ?

— Très bien. Merci.

— Je le verrai tout à l'heure. A propos, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer : le Général est guéri. Il sera des nôtres tantôt, j'en ai reçu l'assurance formelle. Les dieux nous protègent, dit-il, d'une voix suave. Et de nouveau, il s'inclina.

— Le Général était souffrant ?

— Un catarrhe, madame, un affreux catarrhe, qui de temps en temps le cloue au lit. C'est très cruel.

— Pauvre Général, dit Mme Marchandeau.

— Oh ! Nous avons tremblé ! C'eût été pour Mme Faurel une telle déception, voyez-vous. Elle tenait tellement à être décorée des mains du Général. Mais nous en sommes quittes pour la peur.

Il rit, d'un petit rire soyeux, élégant, et il se frotta les mains.

La concierge observait la scène, les deux mains croisées sur son fer à repasser, le dos bossu. Elle échangea un regard avec sa fille qui s'était arrêtée dans un coin, serrant l'enfant contre elle comme si on allait le lui voler. Elle ne souriait plus.

— Et comment vous comportez-vous, mon brave ami, dit Nabucet, comme s'il venait seulement de remarquer la présence de Georges.

Tout le temps qu'il avait parlé, il était resté debout au pied de sa chaise roulante.

— Mal, dit Georges.

Nabucet prit une mine déconfite.

— Est-ce vrai ? demanda-t-il, en se tournant vers Mme Marchandeau puis vers la concierge. Il n'osa pas regarder la jeune fille.

— Dans la situation qu'il est, dit la concierge, vous voudriez pas qu'il chante ?

C'était parti malgré elle. A la fin des fins, tout de même...

— Pauvre petit, dit-elle...

Il aurait bien pu le laisser tranquille, celui-là, ne pas venir se moquer de lui sous son nez, à lui parler de sa décorée et de son général !

— Mais, madame, répliqua Nabucet, bien entendu. Bien entendu ! Nous ne demandons l'impossible à personne — ses yeux disaient clairement qu'il ferait un jour payer cher à la concierge sa repartie violente — il n'est pas question de chanter : il est question de lutter contre le cafard, voilà, dit-il, avec un geste élégant du doigt, comme de légère bénédiction. C'est un peu de cafard, n'est-ce pas, mon brave ? Il lui mit la main sur l'épaule.

— Beaucoup.

— Écoutez-moi bien : pourquoi avez-vous le cafard ?

— Laissez, monsieur Nabucet, dit Mme Marchandeau.

Cette scène odieuse l'excédait. Elle fit un geste comme pour ôter de l'épaule de Georges la main de Nabucet. Il s'en aperçut et l'ôta de lui-même.

— Ce petit n'a guère de raison de se réjouir. Mais c'est un très bon petit, n'est-ce pas, mon petit Georges ? Il fait tout ce qu'il peut, je vous assure. Et nous aussi, ajouta-t-elle, presque tout bas.

— Permettez !

Ah ! il insistait...

— Un grand philosophe — M. Merlin doit le connaître — un grand philosophe a dit que toute tristesse est une diminution de soi-même. Eh bien, jeune homme, il ne faut pas...

— Deux jambes en moins, c'est aussi une diminution.

— Il raisonne ! s'écria Nabucet. Il tient tête, voyez-vous. Quel gaillard, fit-il, en éclatant d'un rire mou et blêche, comme si tout cela n'avait été qu'une bonne plaisanterie. Vous avez raison de... raisonner, reprit-il, gravement, c'est bien, c'est même très bien... Souvenez-vous encore d'une chose : c'est que la vie est intérieure. In-té-ri-eu-re... Et faisant une volte-face rapide, presque une pirouette, il se tourna vers la jeune fille, et s'écria : « Quel magnifique bébé ! »

Elle n'eut pas le temps de reculer.

Quel affreux visage il avait ! Des yeux brouillés, sans couleur, une peau fade, barbouillée de poils frisés, un nez lourd et palpitant, veiné de bleu, des dents grises. Il inclinait la tête sur l'épaule, comme un virtuose sur son violon, et souriait. Mais il y avait du défi dans ses yeux.

— Quel bel enfant !

— Il dort, monsieur.

— Oh, soyez sans crainte...

D'un geste tremblant, comme involontaire, il glissa sa main fine entre le corps du petit enfant et la poitrine de la jeune fille. Elle pâlit, rougit, ses yeux s'agrandirent : il souriait toujours.

— Laissez-moi, dit-elle, en s'écartant.

— Oh, farouche...

Ce mot lui échappa. Il devint furieux contre lui-même. Décidément, il ne se surveillait plus assez : la semaine passée, est-ce qu'il ne s'était pas fait gifler par une gamine de quinze ans ?

— J'adore les enfants, dit-il. (Nabucet ne perdait jamais longtemps contenance.) Il s'inclina devant Mme Marchandeau :

— Mes hommages, madame.

Il fallut bien lui tendre la main.

Il salua, à droite, à gauche, fit une pirouette, comme il imaginait qu'en faisaient les marquis au grand siècle, et disparut.

— Parce qu'on n'est que des concierges ! murmura la jeune fille avec des larmes de colère dans les yeux. Quant à Mme Marchandeau, elle pensait : « Un bonheur, qu'il ne m'ait pas demandé des nouvelles de Pierre... »

La mère s'était remise à son travail en soupirant.

 

Nabucet sortit de la loge, écarlate. Un jeune homme qui traversait le couloir en courant faillit le heurter au passage et continua sans s'excuser. Et un ancien élève, encore, devenu surveillant, un ex-boursier — un garçon qui aurait dû au moins donner l'exemple de la bienséance ! Dans sa précipitation, le jeune homme laissa choir un livre et ne s'en aperçut point. Nabucet le releva en souriant. Il appela :

— Monsieur Montfort !

Montfort fit volte-face.

— Votre livre, mon cher Francis, dit Nabucet, en ôtant son chapeau.

Montfort n'avait pas encore tiré le sien. Il s'avança, évidemment très contrarié, geste que Nabucet mésinterpréta volontairement ; car au lieu de rendre son livre à Montfort, il prit cette main tendue et la serra vigoureusement.

— Vous allez bien ?

— Merci, monsieur. Il fit un effort visible pour ajouter : « Et vous-même ? »

Nabucet sourit.

— Mais, fort bien, dit-il. C'est très aimable à vous, mon cher...

Il ne lâchait pas la main de Montfort et souriant toujours, la tête penchée sur l'épaule, examinait avec une ironie invisible le curieux costume du surveillant. On n'avait pas idée de s'accoutrer ainsi ! Pourquoi ces bottes ? Il ne faisait pas de cheval. Pourquoi ce chapeau melon ? Il était grotesque, ce chapeau, sur cette figure d'adolescent. C'était un vieux chapeau élimé sur les bords, évidemment trop grand, et Montfort le mettait de biais, pour qu'il ne lui tombât pas sur les yeux. Mais si grand qu'il fût, il laissait tout de même apparaître une abondante chevelure noire et bouclée. Quant aux poches de sa veste, elles étaient pleines de livres et il en tenait aussi sous le bras. Un vrai bohème !

— Vous paraissez bien pressé, mon cher Francis ?

— C'est vrai, monsieur.

— N'avez-vous pas une minute, dit Nabucet en le regardant dans les yeux, pouvez-vous m'accorder une minute ? Oui ? J'ai à vous dire...

Il l'entraîna dans la cour d'honneur, vaste carré pour le moment vide et gris, serré dans la quadruple armature des piliers qui supportaient les voûtes en plein cintre des galeries. Là enfin, il lui lâcha la main.

— Vous savez, n'est-ce pas, toute l'affection que nous avons ici pour vous, vous le savez ? Eh bien, mon cher, j'étais hier chez M. le Proviseur et... il était question de vous. Vous m'entendez ?

— Parfaitement, monsieur.

— M. le Proviseur, continua Nabucet, est un homme d'une indulgence exceptionnelle. C'est un homme bon. Je ne dis pas trop bon, remarquez, je ne dis pas faible. Loin de là ! Mais dans les circonstances que nous traversons, j'estime, et il estime avec moi que... l'énergie est nécessaire. N'est-ce pas votre avis ?

— Tout à fait.

Nabucet joignit les mains, par le bout des doigts en parlant.

— Je crois — c'est un avis officieux que je vous donne mon cher Francis — je crois qu'il a l'intention de vous convoquer aujourd'hui à son cabinet.

— Bien.

— Ne dites pas bien sur ce ton provocant. M. le Proviseur, et moi-même, et tout le monde ici, nous n'avons en vue que votre intérêt, quoi que vous puissiez en penser. Pour quelle raison M. le Proviseur désire-t-il vous convoquer, je l'ignore, bien entendu. Mais je suis certain, vous m'entendez, absolument certain, qu'il a beaucoup d'affection pour vous. Beaucoup, beaucoup. Il vous tient pour un sujet d'élite, un as, comme on dit aujourd'hui. Il posa une main sur l'épaule de Montfort et s'arrêta : « Promettez-moi que, quoi qu'il arrive, vous aurez à cœur de vous montrer digne de cette affection ?

— Mais, monsieur Nabucet, j'ignore de quoi il peut s'agir.

— Est-ce vrai ?

— Sûrement pas une faute de service, en tout cas. Je fais mon service avec exactitude, déclara Montfort orgueilleusement.

— Une certaine désinvolture vestimentaire...

— Je gagne soixante francs par mois, monsieur. »

Est-ce qu'il n'allait pas lui foutre la paix, à la fin, ce... curé ? Nabucet s'exclama :

— Voyez-vous ça ! On veut faire la forte tête ! Hum, mon cher Francis, laissez-moi, permettez à votre vieux professeur — oui, vieux : j'aurai bientôt la tête toute blanche — permettez, dis-je, à votre vieux maître, qui, encore une fois, vous aime bien, permettez-lui de vous donner un bon conseil : n'entrez pas en lutte contre les puissances. Vous serez brisé. Oh ! Oh ! fit-il, en penchant la tête en arrière, je devine votre pensée. J'ai eu votre âge, j'ai connu vos révoltes, elles sont si naturelles ! Mais ce ne sont que des feux de paille, mon cher ami, des feux de paille. Allez, vous en reviendrez, comme j'en suis revenu moi-même et alors, si je revis un peu dans votre souvenir, vous vous direz : ce M. Nabucet n'avait tout de même pas tort. Il connaissait la vie. Et puis voyons, mais voyons, chacun ne doit-il pas en ce moment ne penser qu'à son devoir ? Allez, mon cher Francis, ne vous mettez pas en retard. Nous nous reverrons et reprendrons ce débat. Il est de ma mission de suivre mes élèves même longtemps après qu'ils ont quitté ma classe. Allez ! Apprenez à vivre dans le réel. Ne soyez pas trop... poète.

Il lui serra la main.

— Mon livre ?

— Oh, excusez-moi...

Tout le temps qu'il avait parlé, Nabucet avait gardé le livre sous son aisselle. Peut-être espérait-il que Francis oublierait de le réclamer ? Il le lui tendit, regardant le titre au passage.

— Excusez mon indiscrétion, mon cher. Franchement, je ne l'ai pas fait exprès... C'est un livre très attaqué, dit-on ?

— Merci, monsieur, dit Francis, en reprenant le volume.

— Au-dessus de la mêlée, dit Nabucet, en hochant la tête, je me demande ce qu'il entend par là... Enfin !

Et il regarda Francis qui disparaissait en remettant de son mieux son chapeau melon sur sa tête à la chevelure trop abondante, opération qui ne réussissait jamais du premier coup. « Idéaliste ! » murmura Nabucet avec mépris...

A la place du Proviseur, il n'y serait pas allé par quatre chemins. Il eût mis ce... chevelu en demeure de se vêtir d'une manière un peu décente, plus digne de sa fonction ; il lui eût interdit de propager ses idées absurdes, d'introduire dans l'établissement des ouvrages aussi subversifs que ce recueil d'ailleurs malsain, mal composé, mal écrit de ce détestable M. Romain Rolland. Et au besoin, il l'eût flanqué dehors, ce... poète, ce qui eût été plus simple. C'est dans ce sens qu'il avait insisté hier auprès de M. le Proviseur, en lui faisant remarquer que, s'il n'y prenait garde, il aurait des histoires avec cet indésirable. Mais le Proviseur était un homme si faible, si difficile à persuader, et depuis quelque temps si triste ! Il faisait peine à voir. Il n'était pas lui non plus à la hauteur de sa tâche, il s'en fallait. Un homme qui permettait à sa femme de passer tous les jours des heures entières au chevet d'un blessé, c'est entendu, mais dans la loge d'un concierge, c'était suspect, c'était même intolérable, c'était manquer de dignité. Il aurait dû avoir le tact de faire comprendre à cette femme que là n'était pas sa place. Si elle avait tant de charité que ça à dépenser, il y avait les œuvres, voyons ! Elle pouvait bien y aller. Mais elle ne fréquentait personne. Quant au poète, outre qu'il pouvait être dangereux, le devoir du proviseur eût été de le mettre en garde purement et simplement contre des folies juvéniles qui le conduiraient à quoi ? A rien. A crever de faim. Un des élèves de Nabucet était devenu poète, écrivain, je vous demande un peu où l'ambition va se nicher ! Et qu'était-il arrivé ? Nabucet l'avait rencontré un jour à Paris sur le boulevard Saint-Michel en guenilles et portant des souliers aux talons éculés. Il racontait cela aussi souvent que possible à ses élèves actuels, pour les mettre en garde, leur faire toucher du doigt la « réalité tangible », et tâcher un peu de les exciter à décrocher un bachot avec mention. Car le bachot ouvrait toutes les portes, tandis que la poésie les fermait. C'était sa formule. Mais le Proviseur semblait se désintéresser de tout. Oh, évidemment, il n'avait plus de nouvelles de son fils depuis quelque temps, ce qui était pénible, mais enfin, il n'était pas le seul.