Si le « passe-temps » de Moka était de décorer des assiettes avec des timbres, celui, moins innocent, de Glâtre, était de découper des images dans des catalogues de modes qu'il se faisait donner ou envoyer, et dans des revues du genre de La Vie parisienne, dont le garçon du café Machin lui réservait de temps en temps une livraison. Ces images, il les collait dans des albums magnifiquement reliés, achetés par rencontre et presque pour rien à la Salle des Ventes. On lui avait dit qu'ils venaient de chez un pauvre curé mort depuis peu. Il y en avait au moins une dizaine. Mais sur les dix, quatre à peine étaient remplis, le curé étant mort un peu trop tôt. Il faut dire, à la louange de ce curé, que s'il était atteint de la même maladie collante que Glâtre, les sujets qu'il choisissait dans les revues et les magazines n'avaient rien de commun avec ceux qui séduisaient si fort ce dernier. Les belles lettres dorées dont s'ornaient les somptueuses reliures des albums n'annonçaient pas autre chose en effet que des Scènes familières et pittoresque, des Sujets militaires, enfin des Comiques, soit toutes les caricatures qui avaient pu tomber sous la main du saint homme, au cours de combien d'années de vie solitaire, et cette petite manie mise à part, entièrement consacrée au service de Dieu. Glâtre avait patiemment décollé les images du pieux vicaire pour y substituer les siennes, ravi de la supercherie que les titres dorés constituaient désormais, ravi aussi de penser qu'il y avait là comme une petite manière de profanation, car il ne se bornait pas à coller purement et simplement les images découpées, mais passait des heures entières à chercher les combinaisons les plus ingénieuses pour composer, avec ces images, les scènes érotiques les plus extravagantes. Il compensait ainsi l'amertume de n'avoir jamais pu mettre les pieds dans les grands bordels trop coûteux de Paris, ce qui, avec le désir de fumer au moins une fois de l'opium, et celui d'être juré pour assister à un débat à huis clos sur une affaire de mœurs (autant que possible : le viol d'une petite fille) formait à peu près l'essentiel de ce qu'il eût voulu obtenir de la vie.

Arrêté à mi-escalier, le chapeau sur l'oreille, occupé à mouiller une cigarette, il songeait à la bonne petite partie de découpage qu'il allait se payer en rentrant chez lui, quand, entendant Moka, il se retourna :

— Tiens ! On t'a cherché partout. Où étais-tu fourré ?

— Oh ! mon cher, je t'en prie, laisse-moi tranquille. Je t'en prie, mon cher !

— Tiens, tiens tiens... voilà du nouveau. Monsieur est de mauvais poil ? Qu'est-ce qu'il vous est donc arrivé, mon prince ?

— Laisse-moi tranquille...

— Mais, se récria Glâtre, tu n'es même pas poli. Oh ! Oh ! Passe, mon cher, cours, vas, trotte ! Je te ferai part de mes réflexions une autre fois. J'espère qu'il ne serait pas trop tard.

Moka s'arrêta.

— Quelles réflexions ?

— Va, va... Ne te mets pas en retard.

— Qu'est-ce que tu as voulu dire ?

— Va... Cela peut encore attendre jusqu'à demain. Tu seras, j'espère, de meilleure humeur. Ne t'inquiète de rien...

— Mais, à la fin, de quoi s'agit-il ?

— De ton musée, mon cher, répondit Glâtre, en le rejoignant au pied de l'escalier. Cela t'intéresse un peu, je pense ?

— Mon musée ?

— Eh bien ? Tu n'y es plus ? Oui. Ton musée...

— Mais, Glâtre, ce n'est pas mon musée. L'idée est de toi, voyons. C'est ton musée qu'il faut dire. Enfin tout de même !

Moka haussa les épaules, fronça les sourcils, fit craquer ses doigts.

— Qu'est-ce que tu as à me dire à propos de ce musée ? Dépêche-toi, mon cher. Dépêche-toi. Ce n'est guère le jour de...

— Mais quelle mouche t'a piqué ?

— Mouche ?

— Enfin, quoi, qu'est-ce qui te prend ? Si tu es si pressé, encore une fois, file. Ça peut attendre.

— Non. Parle.

— Oh, doucement ! Je parlerai si je veux. Non, mais, mon cher Moka, tu prends des manières... avec ceux qui ne pensent qu'à ton bien, voire à ton salut... Tu deviens insolent. Enfin, enfin, je te pardonne. Écoute-moi, j'ai bien réfléchi : quel est le but de ce musée ?

— Oh ! Oh ! Oh ! Oh ! gronda Moka, est-ce pour me poser des questions pareilles que tu me tiens là au courant d'air ? Tu te fous de moi, mon cher ! Mais voyons, nous en avons parlé pendant plus de huit jours de ce musée. Le but est clair, il me semble.

— Dis-le quand même.

— Non.

— Ah ! Eh bien, alors, au revoir.

— Mais voyons, Glâtre...

— Non, non, non, non...

Glâtre s'avança résolument vers la porte. Moka le rejoignit.

— Mais voyons, mon cher, c'est dans le but de servir le pays... Est-il besoin de le dire ?

— Ah ! fit Glâtre. Enfin, tu te décides... Mais c'est toute la question, mon ami, c'est tout le problème.

Il plongeait son regard dans le regard de Moka :

— Tu n'y vois pas plus loin que le bout de ton nez. Si je n'étais pas là pour t'éclairer, je me demande ce qu'il adviendrait de toi, mon pauvre garçon... Tu veux servir ton pays, mais par quel moyen ! Un musée de guerre ! C'est-à-dire que tu veux pousser de naïfs jeunes gens à s'engager, c'est-à-dire, Moka, les pousser à la mort. Chut ! Taisons-nous ! fit Glâtre — et ses deux mains s'élevèrent dans un geste de prédicateur – taisons-nous, Moka. Pour le repos de ton âme, je te défends de t'occuper de ce musée. Je m'en occuperai moi-même. C'est une besogne qui convient à un mécréant de ma sorte, mécréant et bon patriote. Mais toi ! Je ne veux pas que tu aies sur la conscience la mort d'un seul de ces pauvres jeunes gens. Tu ne le supporterais pas, tu en deviendrais fou...

— Fou ?

— Oui. Fou. Et alors, Moka, Dieu, qu'est-ce qu'il fait des fous dans l'éternité ? Non, non, mon cher, au-dessus du pays, pour toi, il y a Dieu. N'oublie pas cela, sacré couillon !

— Dieu ?

— Oui, Dieu. Tu ne saisis pas ?...

— Comme s'il y avait un Dieu, s'écria Moka. Ah ! Là là là... Non, mon cher, non, va-t'en raconter ça à d'autres. Pas à moi !

Glâtre ouvrit une bouche si grande que sa cigarette tomba. Il la rattrapa de justesse, sur son ventre, dans une pluie d'étincelles.

— Du nouveau... C'est du nouveau... Qu'est-ce qui s'est passé ?...

— Fous-moi la paix ! s'écria Moka d'une voix retentissante, fous-moi la paix, nom de nom de Dieu, ou gare à toi ! fit-il en pénétrant dans la loge de Noël, où, sans un mot à quiconque, pas même au pauvre Georges étendu dans sa chaise, il détacha son chien.

Il s'enfuit en grommelant.

— Qu'est-ce qu'il a ? demanda Noël. Il est malade ? Ou quoi ?

Glâtre ralluma sa cigarette.

— Sais pas... la berlue.

— Ou bien... le champagne ?

— Ah ! Peut-être.

Il avait peut-être bu un coup. Et comme il n'avait pas la tête bien solide...

— Pas grave, dit Glâtre en jetant son allumette. Ça ira mieux demain.

Et tranquillement, il descendit le perron.

Ah ! S'il avait fallu s'en faire à chaque fois que Moka ne croyait plus en Dieu, alors on n'en aurait jamais fini. Un jour oui, et l'autre non. Il ne savait pas ce qu'il voulait. Ça finirait par lui jouer un mauvais tour : il deviendrait réellement dingo.

Cinq heures : les rues s'animaient un peu. Des soldats vaguaient, des Sammies, des Italiens, des artilleurs aux lourds houseaux, des petits Annamites aux pieds plats, criards comme des perroquets, des Sénégalais herculéens et grelottants, aux yeux d'enfants, allant deux par deux en se tenant par le petit doigt, des Arabes employés à la poudrerie, jaunes comme des citrons, tuberculeux, à moitié fous de nostalgie et fiers au point de vous flanquer à la figure le paquet de cigarettes que vous leur offriez en patriote...

Glâtre regardait les femmes. Au total, il n'était pas mécontent de son après-midi. Tout s'était bien passé, et il avait tellement bu et mangé que ce ne serait pas la peine d'aller dîner à la pension. Ça lui ferait toujours ça d'économie. S'il avait faim dans la soirée il se ferait un bon chocolat sur son réchaud et le tour serait joué.

Sacré Moka ! Il s'était fâché, tout de même. Dommage ! On aurait pu rigoler un bon coup. On verrait comment ça irait demain. Peut-être qu'il lui ferait encore la gueule, comme après l'histoire du bordel. Il avait tenté un jour de l'emmener « là-bas » par surprise — là-bas où il y avait tant de belles filles depuis que c'était la guerre et trois fois plus nombreuses au moins qu'avant. L'affaire avait raté.

 

Devant lui, une jeune fille, qui avait l'air d'une pauvre, marchait comme on erre. Elle était vêtue d'une longue robe grise qui lui tombait jusqu'aux talons et d'un caraco aux cent couleurs. Il y avait autant de couleurs que de morceaux. Son petit chapeau de paille noire s'ornait d'un ruban vert. Elle tenait à la main un cabas et quand elle ne se croyait pas observée, elle ramassait ce qu'elle trouvait : des petits morceaux de bois, des bouts de lacet, du papier. De temps en temps elle échangeait quelques paroles avec un passant, puis, elle s'éloignait, s'attardait aux vitrines des magasins : les confiseries surtout et les magasins de modes. « Voilà Henriette qui fait sa tournée », pensa Glâtre. Il se demanda s'il l'aborderait.

Pourquoi pas ? Ce ne serait pas la première fois. Elle était idiote, et sale, mais pas plus laide qu'une autre. Il faudrait qu'il l'emmène un jour chez lui. Ce serait d'autant plus drôle que la pauvre idiote, il le savait, était toquée de Moka.

Il s'approcha :

— Bonsoir, mademoiselle Henriette.

— Oh ! Bonsoir, monsieur, dit la jeune fille, en lui tendant sa petite main ronde.

— Il la garda longtemps dans la sienne.

— Vous vous promenez, dit-elle.

— Oui. Et vous ?

— Je regarde les magasins. C'est joli, n'est-ce pas ? Oh ! C'est plein de belles choses. Mais c'est pour les riches tout ça.

— Vous n'êtes pas pauvre.

— Oh ! Si... Maman est riche, mais elle est regardante. Elle ne profite pas, dit Henriette. Elle a peur de mourir.

— Elle est malade ?

— Non.

Il lui prit le bras.

— Vous ne voulez pas vous promener un peu avec moi ?

— Si.

— Vous êtes gentille.

— Moi ? Non. J'ai mauvais caractère, vous savez.

— C'est votre mère qui vous dit ça ?

— Papa aussi.

— Ils ne savent pas ce qu'ils disent.

— Si. Mais ils sont tristes.

— Mais tu t'es mis de la poudre, s'écria Glâtre.

— Oh ! Ce n'est rien.

Vivement, elle s'essuya les joues.

— Coquette !

— Non, non, non, ce n'est rien...

— Veux-tu chanter ?

— Une petite chanson d'amour ?

— Oui.

— Ou un cantique ?

— J'aime mieux la chanson d'amour.

— Non. Plutôt le cantique.

D'une petite voix frêle, une voix d'enfant, elle se mit à fredonner un cantique :

 
 

Au ciel ! Au ciel ! Au ciel !

J'irai la voir un jour

J'irai près de ma mè-re...

 
 

— Tu as pris trop haut.

— Oui. Je ne sais pas chanter.

— Qu'est-ce que tu as mangé, aujourd'hui ? Du riz ?

— Oh, non ! A la maison, on ne mange pas de riz. Papa l'aime trop.

— Et qu'est-ce que tu as trouvé dans les rues ?

— Des bouts de lacet.

— Pas de bois ?

— Un peu.

Glâtre se pencha à l'oreille d'Henriette, si près, que du bout de son nez il effleura les jolis cheveux noirs de la jeune fille. Il chuchota :

— On m'a dit que vous alliez vous marier ?

— Oh ! s'écria-t-elle, rayonnante, quelqu'un de sérieux qui vous a dit ça ?

— Un prêtre.

— Son confesseur ?

— Non.

— Vous le connaissez, son confesseur ?

— Non.

— Et mon fiancé ?

— Un peu.

— Il est très pieux, dit-elle. Il embrasse l'anneau de l'évêque, mais il est timide. Il ne se déclare pas. Et moi, je ne sais pas comment dire. C'est malheureux, n'est-ce pas ? Si on se marie, pourtant... Je sais tout faire, vous savez, excepté la cuisine. Il paraît qu'il ne sait pas gérer sa fortune ? On irait bien ensemble...

— Il y a longtemps que tu le connais ?

— Plus d'un an. Depuis le jour où il a relevé mon parapluie à l'église.

— Qu'est-ce qu'il t'a dit ?

— Rien.

— C'est tout ?

— Il est timide. Mais ça dépend des jours. Il y a des jours où il saute. Comme ça !

Elle fit une cabriole sur le trottoir.

— Et alors, reprit-elle, il parle ! Il parle ! Il m'en donne mal à la tête.

— Mais... où le vois-tu donc ?

— Chez lui, dit-elle.

— Chez lui ?

— J'ai la clé. Je vais quand je veux. Le soir surtout. Papa et maman sortent dès qu'il fait nuit. Comme ça, ils n'ont pas besoin de brûler de lumière. Alors, moi aussi je sors.

— Et où vont-ils ?

— Faire un tour. Ramasser ce qu'ils trouvent.

— Du bois ?

— De tout.

— Et lui, ton... fiancé, il ne t'a jamais embrassée, ni rien ?

— Oh non !

Il lui prit la taille.

— Tu aimerais qu'on t'embrasse ?

— Oh, oui.

— Veux-tu venir chez moi ?

— C'est loin ?

— Non, c'est tout près.

— Je veux bien.

— Il ne sera pas jaloux ?

— Pourquoi ? Je ne vous aime pas.

— Ah ? Et lui, tu l'aimes ?

— Oh, oui.

— Et s'il en aimait une autre ?

— Ça m'est égal.

— Tiens ! Oh ! mais, tu iras tout droit au paradis.

— Pourquoi êtes-vous méchant ? dit-elle.

Il changea de thème.

— Et tes parents, ils savent ?

— Ils voudraient bien me marier. Ça me ferait une situation. Ils n'auraient plus rien à dépenser pour moi.

— Mais tu m'as dit qu'ils étaient riches ?

— Maman a quinze maisons.

— Maman ? Pas papa ?

— C'est maman qui gouverne.

— Et toi, si tu étais riche ?

— Moi ? Je ne serai jamais riche. Oh, non !

— Et si tu ne te mariais pas ?

— J'irais tout droit au couvent.

— Faire la vaisselle ?

— J'ai l'habitude.

Il n'eut plus envie de l'emmener, soudain, et lui lâcha la taille.

— Au revoir.

— Vous partez ?

— Oui. J'avais oublié une course. Nous irons chez moi un autre jour.

— Oui.

— Qu'est-ce que vous allez faire, maintenant ?

— Je ne sais pas. Aller à l'église.

Il l'abandonna au coin d'une rue.

Henriette se mit en effet en route vers l'église. Comme elle y arrivait, elle aperçut Moka. Il tirait comme un fou sur la laisse du malheureux chien.

Le chien suivait en boitillant. « Je sens que je vais faire des blagues... Je sens ça monter ! » pensait Moka. Il avait beau se promettre de se punir, s'il « faisait des blagues », de se priver par exemple de déjeuner demain matin, il sentait qu'il n'allait pas pouvoir se retenir. Il frissonna et tira un bon coup sur la laisse du malheureux chien. « Seigneur, pardonnez-moi ! »

Il était vrai pourtant qu'un jour il avait fait des blagues dans une église. Pourquoi ? Il n'était pas en colère, ce jour-là, il n'était pas désespéré, rien d'extraordinaire ne s'était produit, personne ne lui avait dit un mot méchant. C'était un jour où il ne pensait pas à faire des blagues. Mais y pensait-il jamais ! Il les faisait sans y penser.

Il entra dans l'église, s'agenouilla, et se cachant le visage dans les mains, il murmura : « Dieu, si tu existes, fais que mon chapeau s'envole jusqu'à la voûte et que les chaises se mettent à trotter comme des petits lapins. »

Il chercha des choses plus difficiles.

Dieu ne se manifestant pas encore, il pensa ceci :

« Dieu, si tu existes, fais que l'église s'écroule tout entière sur moi. »

Ça lui était égal de mourir, si en mourant il avait la preuve de l'existence de Dieu.

Hélas ! Rien ne se produisit. Du haut de la voûte il ne tomba pas le moindre grain de poussière.

Moka se leva et fit le tour de l'église.

« Si je me mettais à chanter n'importe quoi ? A pousser des cris ! »

Il voulut fuir. Il se dirigea même vers la porte. Un peu de lumière filtrait dessous, et il regarda cette lumière avec des battements de cœur. Soudain, il se retourna.

— Aroua ! Aroua ! Aroua ! cria-t-il de toutes ses forces et les voûtes multiplièrent et renvoyèrent ses cris. Moka, immobile, écouta, en souriant. Rien. Rien ne se produisait non plus par ce moyen-là.

Il frissonna tout à coup. Une main prenait la sienne.

— Henriette !

— Ça n'est pas bien, ce que vous faites là, dit-elle en l'entraînant dehors.