Il faut dire qu'à la suite de la Pensée médique, qui datait d'ailleurs d'avant son mariage avec Toinette, Cripure n'avait fait que se répéter. Le petit public que lui avait valu cet ouvrage s'était bientôt fatigué. Et Cripure du public. Après quelque temps, tout était « rentré dans l'ordre ». C'était ce que Cripure appelait « avoir été renvoyé à son tonneau ».
Par orgueil de soi, par admiration et par amour de Cripure, Étienne s'était toujours interdit de poser des questions à son sujet. Mais la légende lui était tout de même parvenue.
On disait de Cripure — des gens dont il n'était bien entendu pas question de suspecter le bon sens inébranlable — qu'il n'était pas ce qu'on appelle fou à lier, pas dangereux, mais légèrement toc toc, un peu fêlé, comme il arrive à de grands esprits, ou bien encore : original, pas comme les autres, un homme à part. Manière habile de battre en brèche aux idées subversives du professeur et au scandale de sa conduite. Un homme à part, il l'était en effet par sa difformité si voyante, caricaturale, par son langage pédantesque, argotique de vieux potache, par l'habitude qu'il prenait en vieillissant de se parler à soi-même quand il était seul, par sa démarche extraordinaire, impossible à imiter. Le plus comique, c'est qu'avec sa Maïa, il faisait du vélo. Etienne les avait vus bien souvent, les jeudis ou les dimanches, qui partaient tous les deux à bicyclette pour leur petite villa au bord de la mer. Cripure roulait, le nez en l'air, regardant par-dessus son lorgnon, le corps obligatoirement droit à cause des genoux qui à chaque tour de pédale remontaient si haut qu'ils heurtaient presque le guidon. Il avançait prudemment, la mine sérieuse, son petit chapeau de toile retenu par un élastique, ou si l'élastique s'était rompu, par un mouchoir. Son veston d'alpaga scintillait. Un fusil en bandoulière, ses paquets entassés sur le porte-bagages, il allait se « désenfumer » un peu, tirer un lapin, peut-être un courlis ou une hirondelle de mer, « pauvres petites bêtes si bonnes à manger ». Maïa et les quatre chiens suivaient. L'été, elle était en général vêtue de blanc des pieds à la tête, y compris les bas. Gonflée comme une outre, fessue, le nez enfoui dans des filets de victuailles, elle avançait en soufflant, criait après les chiens qui faisaient des cabrioles.
Il était la risée de la ville. Depuis plus de vingt ans.
Étienne un jour s'était battu avec un inconnu qui trop visiblement se moquait de Cripure.
D'où savaient-ils qu'il avait été marié autrefois et qu'il avait divorcé ? Jamais il ne soufflait mot à quiconque sur son passé. Mais en dépit de sa pudique réserve il n'était pourtant qu'un homme de verre. Ses secrets, chacun les connaissait aussi bien que lui-même et peut-être, se fût-il agi d'un autre, il eût admiré ce prodige par quoi une ville de vingt mille âmes était informée des choses les plus cachées de sa vie. Non seulement ils savaient qu'il avait été marié, mais ils savaient où, à Angers, et que sa femme — ils savaient son nom : Antoinette ! — l'avait trahi pour l'amour d'un beau capitaine. Mais aussi, mais enfin, par quelle aberration une femme avait-elle pu s'enticher d'un être pareil et l'épouser ? Que Cripure fût un savant, personne ne songeait à le nier, et même à l'occasion ils en étaient fiers. Ils savaient bien qu'il avait publié un livre sur les Mèdes, une thèse sur Turnier, et qu'il faisait des cours « à la hauteur ». Mais épouse-t-on un homme pour sa science ? Cette Antoinette, en somme, avait bien fait de le quitter. Devait-on s'étonner de la tournure que les choses avaient prises quand on n'ignorait pas que ce savant avait été aussi un joueur, un coureur de femmes et selon toute vraisemblance un jaloux ? Encore une fois, Antoinette avait bien fait. Ce devait être une femme délicate, distinguée. La fille d'un magistrat ! Pas du tout le genre qui convenait à Cripure, on l'avait bien vu par la suite, quand il s'était mis avec cette Maïa, une ancienne fille à matelots, ramassée dans la boue. Ils reconnaissaient, par souci de justice, que Maïa quoique laide, grossière et illettrée, avait tout de même pour lui des soins d'une délicatesse plus digne d'une mère que d'une maîtresse-servante. C'était elle qui lui donnait sa douche le matin, qui le lavait, comme on lave un enfant, qui l'aidait à s'habiller, nouait sa cravate, attachait les cordons de ses monstrueux souliers. Une fidèle servante, comme une certaine Hélène, dont il était fort question dans cette thèse, avait été la fidèle servante de Turnier.
Il y avait au moins ce rapport, entre Cripure et Turnier, c'est qu'ils avaient tous les deux vécu la plus grande partie de leur vie avec une servante, la grande différence étant que la servante de Turnier n'avait pas été sa maîtresse. Autre rapport : c'est qu'ils étaient tous les deux des fils de bourgeois ruinés. Le père Turnier avait possédé une fortune considérable, dilapidée nul ne savait comment. Quant au père de Cripure on savait fort bien au contraire que c'était la guerre de 1870 qui avait anéanti son industrie et l'avait fait déchoir du rôle de directeur d'usine à celui de petit employé. Turnier avait été dès le collège un personnage extrêmement brillant et selon ce qu'écrivait Cripure : marqué. Marqué évidemment pour la défaite. A la bibliothèque municipale, si on ne possédait pas l'ouvrage de Cripure, on possédait tout de même quelques documents sur ce qu'ils appelaient « une étrange et attachante figure locale ». Etienne se les était fait montrer par Babinot, lequel fort étonné d'une pareille demande s'était cependant exécuté, mais en parlant à Étienne d'autre chose, de ses « chers élèves », de son fils qui était au front, de la mauvaise foi de « Dame Germania ». Il avait extrait d'une poussiéreuse réserve quelques coupures de journaux et un portrait. Les coupures étaient des articles sans grand intérêt sur la mort de Turnier. Quant au portrait, il fallait se figurer une petite tête ronde, parfaite, un front splendide, une grande barbe, et deux yeux d'une poignante douleur. On disait — les mêmes, bien entendu, qui traitaient Cripure de toc toc — que le drame commença pour Turnier au moment où il n'eut plus le sou. Turnier avait, paraît-il, achevé de se ruiner sans s'en apercevoir. Il était dans la lune. Il avait envoyé promener le professorat, ce que Cripure n'aurait jamais osé faire, et il était venu s'installer chez sa vieille bonne dans une maison qui autrefois avait appartenu à la famille Turnier, pour y vivre désormais et s'y livrer à la pensée. Il devait avoir alors un peu plus de trente ans. La vieille bonne Hélène accueillit Turnier comme elle eût accueilli son propre fils. Quant à lui il monta tout droit à la chambre qu'il avait occupée dans son enfance et il commença d'en ôter et de porter au grenier tout ce qui dans cette chambre n'était pas un lit, une table et une chaise. De même il ôta des murs les images et les portraits, et la chambre devenue à peu près semblable à la cellule d'un moine, il découpa dans du papier rouge une grande croix qu'il colla contre le mur. Désormais cette croix en fut le seul ornement. Elle était de vaste taille et telle que Turnier n'aurait eu qu'à se coller le dos au mur et à étendre les bras pour se figurer être lui-même le Christ. On ne savait pas, disait Cripure dans sa thèse, s'il avait jamais accompli cette parodie blasphématoire, pareille envie ne pouvant guère venir à cet esprit religieux et lunaire qui vécut dix ans dans cette maison sans s'occuper d'autre chose que de méditer sur les mystères de la prédestination et du mal. Pas une seule fois, au cours des dix années qu'il vécut encore il ne s'informa d'où venait la nourriture que lui servait la vieille Hélène. Or, il ne manqua jamais de rien. En ville, quand on avait appris comment il vivait, ne parlant à personne, sauf aux vagabonds qu'il rencontrait, quand on sut qu'il avait collé contre son mur cette grande croix rouge, on pensa qu'il était devenu fou. Quelques amis de collège, la plupart des commerçants, faïenciers, chapeliers, hôteliers, et d'autres magistrats, se réunirent et convinrent de venir secrètement en aide au « poète » et tinrent parole sans que Turnier se doutât jamais de rien. Quand Hélène venait faire des achats en ville, quelqu'un était passé et avait payé pour elle. A la maison, la provision de bois se trouvait renouvelée comme par magie, de nouveaux habits remplaçaient les vieux, et ainsi du reste. Turnier passait des journées entières dans sa chambre où il marchait sans arrêt, priant à haute voix et écrivant. Quelquefois, il sortait, allait à la mer et nageait pendant une demi-heure. C'était un nageur remarquable. Les choses durèrent ainsi pendant quelques années, jusqu'à l'arrivée de Mercédès dans le pays.
Il était probable que Turnier n'avait jamais aimé personne avant d'avoir rencontré Mercédès. Elle n'avait pas vingt ans, et lui déjà près de quarante. Telle que l'avait décrite Cripure, elle était pleine d'éclat et de gentillesse, pleine d'âme. Étienne l'imaginait dans une grande robe blanche, coiffée d'une charlotte qui laissait dépasser ses belles anglaises, une ombrelle appuyée sur l'épaule. Elle vivait avec sa famille dans un château. La famille, ce devait être, pensait Étienne, quelque chose d'assez pommé dans le genre vieux messieurs à badine et à monocles, avec leurs rombières en carton. On prit fort mal ce qu'on appela les œillades de ce déclassé, de ce vagabond mis comme un gueux qui laissait croître sa barbe et ses cheveux à la mode prophète et promenait dans le pays une gueule extasiée de moine en oraisons. Ils ne pensèrent pas un instant que Mercédès pût leur faire le sale coup de tomber amoureuse de Turnier. Etienne se représentait fort bien Turnier s'arrêtant pile au beau milieu du chemin pour contempler Mercédès de son beau regard de visionnaire et Mercédès passant devant lui au bras d'une duègne quelconque sans répondre au regard du fou. Songeait-il même à la saluer ? Il est probable que non. Et ça dura ainsi quelque temps.
Ils se parlèrent enfin. Rendez-vous nocturnes. Billets doux. Toute cette histoire abondait en lieux communs romantiques et même romanesques. Les billets doux étaient déposés dans le tronc creux d'un chêne. Ils devaient se prendre les mains, mais des baisers ? Non. Turnier offrit à Mercédès de l'épouser. Il changerait de vie, se referait professeur. La dot, il la refusait orgueilleusement et c'était même là une des conditions du mariage. On attendrait ici une grande scène. On voudrait voir Turnier allant se faire couper les cheveux et tailler la barbe, parfumer et pommader, courant à la mairie « extraire » un certificat de bonnes vie et mœurs et arrivant au château dans un costume neuf, en bottines vernies, son chapeau claque sous le coude pour faire sa demande officielle. Mais les choses ne se passèrent pas ainsi. Il vint au château en effet mais il s'y présenta tel qu'il était à son ordinaire et M. le Baron ou le Marquis ne se donna même pas la peine de le recevoir. On le mit purement et simplement à la porte. Le soir même un billet se trouva déposé dans le tronc de chêne, billet par lequel Turnier rappelait à Mercédès ce qui était convenu entre eux, à savoir qu'il l'enlèverait si on lui refusait sa main. Elle devait se tenir prête pour le lendemain. Elle ne vint pas. Le père avait découvert la cachette, volé le billet, expédié Mercédès à Paris. Turnier attendit pendant deux jours. Quand il eut compris qu'elle était perdue pour lui à jamais, il se rendit à la mer, se mit à l'eau comme il faisait d'habitude et nagea vers le large, jusqu'à la mort.
Cripure repoussa le livre, hocha le menton, avec une moue triste, ennuyée.
— Turnier était un inadapté, dit-il, un réfractaire, c'est entendu, mais...
Sa main fit un geste vague, à la fois réprobateur et conciliant, puis, avec une nouvelle moue — encore le dentier — il ajouta en baissant les yeux :
— ... mais il rusait.
Étienne sursauta.
— Il rusait ?
— Oh, c'est un fait ! Contrôlable. Que voulez-vous, dit-il, d'une petite voix bredouillante, je ne veux pas, n'est-ce pas, m'ériger en juge, mais tout de même... tout de même, je me permets de formuler certaines réserves, n'est-ce pas. Il y avait des côtés, disons : peu nobles.
Il releva le front. Étienne saisit son regard, stupéfait d'y découvrir quelque chose comme de la haine.
— Qu'est-ce qui vous intéresse en Turnier ?
— Son intransigeance, monsieur.
— Méfiez-vous ! répliqua la petite voix sifflante de Cripure. C'était un homme de foi, n'est-ce pas... Toute croyance m'est suspecte. Je pense, n'est-ce pas, avec Stirner, de son vrai nom Kaspar Schmidt — il devenait pédant, signe qu'il se passionnait — je pense donc que « toute croyance est une fêlure » quand elle n'est pas une hypocrisie. Ceci, je ne l'emprunte pas à Stirner, fit-il en levant le doigt. On peut concevoir cette fêlure dans la noblesse, mais aussi dans... l'inverse, dans une espèce d'improbité, dit-il, avec une moue de dégoût et comme pressé de se débarrasser de cette pensée.
Il y eut un petit temps d'arrêt, et Cripure ajouta :
— Le critérium ; c'est la manière de vivre.
Étienne s'entendit répondre :
— Et de mourir ?
— Il aimait Mercédès, n'est-ce pas, répondit Cripure en soupirant. Son suicide ne regardait que lui-même, comme après tout... chacun de nous est seul juge de mettre un point ou non. Ça n'a pas de rapport avec sa foi. Toute la vérité de cet homme était dans son amour. Le reste...
Encore une fois, sa main balaya l'air devant son front.
— Que voulez-vous dire ? murmura Étienne. Tout à l'heure, vous avez parlé de ruse.
La mimique de Cripure fut celle d'un homme désolé d'en accabler un autre, mais qui s'y résout, ne pouvant faire autrement. Ses grosses mains retombèrent lourdement sur les livres devant lui. Puis, retournant à sa pose primitive, penchant la tête et laissant pendre entre ses genoux ses deux mains jointes :
— Ruser... Il faudrait dire carrément : tricher. Je pense à ses rapports avec ses amis.
— C'est un des côtés les plus émouvants...
— Du tout ! Mais voyons, pas du tout, interrompit Cripure en secouant la tête. Vous pensez à l'intervention clandestine des amis après la ruine ?
— Oui, monsieur.
— Une histoire ! Un montage de coup... Mais voyons, primo : la ruine était de Turnier lui-même et non du père. C'est lui-même qui se chargea d'engloutir toute la petite fortune, et ensuite il ne vécut que des subsides de ses amis, c'est vrai, mais la gentillesse de ces derniers se borna à ne jamais lui réclamer les sommes empruntées. Car enfin, cher monsieur, ceci va vous faire de la peine, mais il ne serait pas honnête de vous laisser ignorer plus longtemps que Turnier était un sacré tapeur !
Et pour appuyer son dire, il frappa à deux reprises sur le rebord de la table, avec l'index.
Étienne ne bougeait plus du tout. « Pourquoi s'acharne-t-il ainsi à le rabaisser ? Pourquoi ? »
Cripure l'observa.
— Je vous ôte vos illusions ?
— Je veux la vérité.
Encore le comique de l'adolescence ! Avec une tête pareille, il devait croire à des absolus...
— Vous êtes courageux, dit Cripure.
— Oui.
— Il faut beaucoup de courage, continua-t-il d'une voix changée. Évidemment, ce n'était plus à Turnier qu'il pensait. Il ajouta d'ailleurs avec un geste rond de la main : « Je dis cela en général.
— Je voudrais être sûr... que vous ne le rabaissez pas volontairement. »
Cripure se frotta les tempes — son tic — il fit la moue.
— Que voulez-vous, répliqua-t-il, avec un petit rire où le sarcasme se dissimulait à peine, chacun a son esthétique. Je place la mienne dans un certain sentiment de... l'honneur.
Il s'arrêta et détourna son regard, comme honteux.
— L'honneur ?
— Une fidélité à soi-même. Une intransigeance absolue, continua-t-il en jetant cette fois à Étienne un regard enflammé de défi. Votre Turnier — ce votre fit sursauter Étienne — ne partageait pas tout à fait cet avis. Mais comment donc ! Il s'est présenté aux élections !
— Lui ?
— Vous ne vous attendiez pas à cela ?
Étienne n'eut pas besoin de répondre, sa mine déconfite parlait assez pour lui.
— C'est très contrôlable, reprit Cripure. Évidemment, quand j'écrivais ce... machin — il prit son livre, et le jeta parmi les autres, à l'autre bout de la table, avec mauvaise humeur — quand j'écrivais ce... roman, j'ignorais tout cela. Je n'avais pas sous la main la documentation nécessaire, n'est-ce pas. Outre que j'étais... pressé. Je ne voyais en Turnier que le romantique, l'homme de passion et d'idée, qui se promenait la nuit au bord de la mer en méditant. Une très curieuse figure, sous ce rapport, n'est-ce pas, un solitaire inspiré. Il a vécu des années de méditation, tout de même, avant...
— Mercédès ?
— Pas encore, dit Cripure, avec un curieux sourire.
D'une petite voix de tête, il expliqua, en levant l'index :
— La folie.
Et il rit.
Quel homme étrange ! Et aussi, comme on respirait mal dans cette pièce obscure ! Maïa avait allumé son fourneau qu'on entendait ronfler. Elle avait entrebâillé la porte vitrée pour que la chaleur se répandît. Mais sous l'effet de cette chaleur, les odeurs de chiens et de moisissures devinrent intolérables. Si seulement on avait pu ouvrir la fenêtre.
— Vous ne connaissez pas l'histoire de la hache ?
— Une hache ?
— Un jour, il prit une hache, pour se couper le bras. Il ne réussit qu'à se faire enfermer dans un asile. Sorti de là, savez-vous ce qu'il fit ? Il vendit son dernier lopin de terre et partit. Il devint... je vous le donne en mille.
Les yeux de Cripure brillaient. Il observait Étienne avec une malice de mauvais aloi.
— Vous ne devinez pas ?
— Non, monsieur.
— Comptable ! s'écria Cripure, en riant aux éclats, mais d'un rire forcé, intolérable à lui-même, et qui finit court. Naturellement, ça tourna mal, reprit-il. Sa comptabilité, n'est-ce pas, ne devait pas leur plaire. Des procès à n'en plus finir. Ensuite, encore l'asile. Et enfin, ici...
— Mercédès ?
— Elle-même... Vous croyez sans doute, comme tout le monde... Inutile, fit-il, croyant qu'Étienne allait parler, je sais ce que vous pensez. Eh bien non, Mercédès n'était pas du tout ce que vous croyez, mon cher, pas du tout la fille d'un châtelain, comme on le raconte à tort, et moi le premier. Elle était l'enfant d'un quelconque bourgeois, une amie d'enfance, et nullement un personnage rencontré par hasard. Autre chose : elle n'était pas non plus le premier amour de Turnier. Pas du tout. Il avait aimé bien d'autres femmes avant elle. Et à l'époque dont nous parlons, il était lié d'une forte amitié avec une autre femme, une madame... son nom m'échappe. Et il est vrai qu'il offrit à Mercédès de l'épouser, il est vrai aussi qu'elle refusa. Oui ! Ah mais oui...
Cette fois, ce n'était plus d'une seule main qu'il balayait l'air devant son front, mais des deux mains à la fois.
— Au fond, acheva-t-il, avec un mouvement amer des lèvres, ce Turnier, n'est-ce pas, a été une pauvre dupe, un malheureux type brouillé avec lui-même, une victime ! Qu'est-ce que cet amour qui ne sut pas lui inspirer un autre courage que celui de mourir ? Il ne fallait pas renoncer. Dans ce monde où tout se conquiert, il fallait savoir la prendre au besoin de force, s'écria-t-il avec colère.
Et redevenu calme, cessant d'agiter les bras qui redescendirent comme d'eux-mêmes entre ses genoux, rentrant la tête dans les épaules, il conclut d'une petite voix douce et non sans tendresse : « Un failli de la vie, de la pensée, de l'amour... »
Silence.
Cripure baissait la tête, semblait avoir complètement oublié la présence d'Etienne. Ses grandes mains jointes et pendantes entre ses genoux pointus, le cou dans les épaules, à quoi pensait-il ? A l'angoisse de Turnier, au lendemain de la fuite de Mercédès ou à la sienne propre, quand Toinette... Autant eût-il valu en finir le jour même, comme l'autre avait fait avec courage. Et puisque l'épée de l'officier blond lui avait fait peur, pourquoi n'avait-il pas pris son pistolet et... Il eut un petit sursaut des épaules, geste sans doute de pitié pour lui-même, mais il n'en resta pas moins sans un mot, de plus en plus oublieux d'Etienne, perdu.
Les petits chiens sommeillaient et de temps en temps poussaient de gros soupirs naïfs comme des soupirs d'enfants. Étienne, sur sa chaise, ne bougeait plus, fasciné, avec le sentiment paralysant que le moindre bruit de sa part se serait répercuté comme un écho formidable entre ces murs — formidable et blasphématoire.
De la cuisine, venait un clapotis de vaisselle dans une bassine.
Étrange de se trouver seul avec cet homme entre ces quatre murs noircis d'humidité, où il faisait de plus en plus sombre depuis que la pluie s'était mise à tomber avec, autour de la maison, un petit bruit rongeur, comme si une armée de rats en avait entrepris le siège. Étrange et oppressant. Il aurait voulu être loin déjà, abandonner là cette conversation si pénible, si menteuse. Comme tout était compliqué, embrouillé, falsifié ! Ils s'étaient menti à eux-mêmes et lui avaient menti en tout. Et Cripure continuait. S'y retrouverait-il jamais ? Découvrirait-il jamais sous tant de mensonges une vérité ? Aurait-il le temps ? « Devine, ou je te dévore ! » Le sphinx ouvrait déjà la gueule : ce soir la caserne, dans trois mois...
Il passa la main sur son crâne tondu de la veille.
Dans la rue entra la noire silhouette de M. le Maire, avec, dans sa main gantée de noir, son parapluie noir, sa redingote en ailes de corbeau, ses caoutchoucs : flic, floc, clop... Il commençait sa tournée de bien bonne heure, ce matin ! A combien de pères et de mères allait-il aujourd'hui glisser dans la main — tenez mon ami : voilà pour vous ! — ce petit papier où serait marquée en rouge la mort d'un enfant adoré ? Il y en avait trop et Étienne avait entendu dire que M. le Maire n'y « arrivait plus ». Il lui aurait fallu des secrétaires ! Il remarqua pourtant que son ventre ne tombait pas, ce ventre législatif si bien fait pour l'écharpe tricolore ou pour l'affiche, un ventre glorieux, un vrai panneau, bandé comme le parapluie et non moins vaste. Est-ce qu'il repérait les portes où il n'avait pas encore frappé ou rien qu'une fois ? Dans cette Saint-Barthélemy générale, il aurait pu faire sur toutes des croix. « Je n'existerai plus et voilà », pensa Étienne.
Comment cela serait-il ? Il ne voudrait plus rien, il n'aimerait plus rien. « On ne peut pas se figurer. » Les autres parleraient de vide, de perte cruelle éprouvée en la personne de... La mère montrerait son voile de deuil en disant qu'elle ne pensait pas tout de même avoir à le reprendre si tôt. Et le père irait se cacher quelque part, pas au bistro, en ce jour de malheur : au grenier, comme l'autre fois, où il pleurerait pendant des heures, assis sur une caisse vide, des toiles d'araignée plein les cheveux. Voilà. Tout serait dit. Tout ? Non. S'il avait la « chance » de n'être pas entièrement pulvérisé, on ramènerait sûrement son cadavre. Cérémonie à la gare, à l'église, au cimetière. Et le jour de la Toussaint, ils remettraient ça. Un monsieur quelconque, un Babinot, un Nabucet, ferait un discours sous un parapluie. Ensuite, la Marche funèbre de Chopin. Et l'après-midi, les messieurs prêtres défileraient à travers les tombes, en surplis, les mains jointes, le dos bossu, versant, sur la douleur du monde, l'opium de leurs oraisons...
Étienne se leva. Cripure sortit de sa torpeur, s'ébroua comme un gros chien.
— Qu'est-ce que c'est ?
Il n'y était plus. Comment ? Ce jeune homme partait ? Déjà ? Pourquoi partait-il ?
— Vous partez ?
Étienne voulut répondre qu'il n'y avait plus autre chose à faire. Mais il ne dit rien encore et Cripure leva sur cette ombre un regard étonné. Que signifiaient ce visage tendu, crispé, ces yeux durs, cette attitude raidie ? Les mains d'Étienne faisaient deux taches claires dans la pénombre. Cripure ne voyait plus ses traits : rien qu'une silhouette mince d'adolescent à la tête rase.
— Je dois vous dire que vous êtes le seul homme à qui je désirais parler. Je... Je ne sais pas pourquoi je vis, monsieur.
Il ajouta, d'une voix plus basse : « Je ne sais pas non plus pourquoi je vous dis cela. »
Cripure se renfonça dans son fauteuil. Grâce à Dieu, il faisait sombre dans ce bureau, mais il souhaita qu'il y fît plus sombre encore. Un poignant sentiment de honte l'envahit, contre lequel toutes les considérations sur le comique et l'adolescence restèrent sans force. Il se tut. La pluie avait cessé. Maïa avait refermé la porte et ils n'entendaient plus ronfler le fourneau. Dans le silence total, il ne perçut que le souffle court du jeune homme.
— Vivre ! murmura-t-il, comme se parlant à soi-même. Il releva le front : « Vous êtes bien jeune... »
Étienne ne bougeait pas. Était-ce tout ce que Cripure avait à répondre ? Tout, vraiment ?
Cripure détourna les yeux. Le silence se prolongea encore, cruellement. Puis il dit :
— Vivre est difficile. Un instant plus tard, il ajouta : « Pour tout le monde... »
Comme il devait se forcer pour répondre !
Étienne leva lentement une main, sans parler. Puis la main retomba ; ses deux poings blêmes se fermèrent, durcirent le long de ses cuisses, comme deux cailloux, et son menton trembla.
— Votre question, dit Cripure, toujours sans le regarder, votre question... Il allait dire : « Votre question me prend au dépourvu. » Devant ce formidable aveu, il s'arrêta. « Votre question, reprit-il, lentement, bah ! ah !... C'est la question, précisément...
— Je ne sais pas non plus pourquoi je meurs. »
Il sembla à Cripure qu'Étienne avait crié.
— Vous cherchez une idole, murmura Cripure. Vous voudriez mettre une... idole entre vous et votre destin. Oui. Hum... Une idole... On ne saurait s'en passer, n'est-ce pas. Voyez comment vous pouvez ou ne pouvez pas vous arranger avec les idoles. Non, croyez-moi, il y a un point dans l'être où l'amour rejoint un amour, c'est-à-dire l'amour d'une chose ou de quelqu'un. Ce point-là est le centre du monde, du monde des... psychologues, des géographes, des imbéciles, des hommes de génie. Le monde gravite autour de ce centre, cette gravitation a des lois et nous voici au cœur d'un ordre... Non, ce n'est pas cela que je veux dire. Pas du tout. La vie est une affirmation, continua-t-il en enflant la voix, une affirmation ! Et il frappa de la main sur la table.
— De quoi ?
— Mais... de soi-même !
Il crut entendre — il n'en fut pas bien sûr – qu'Étienne prononçait le mot : absurde.
— Absurde ? Bien entendu. Bien évidemment, c'est absurde. Le monde est absurde, jeune homme, et toute la grandeur de l'homme consiste à connaître cette absurdité, toute sa probité aussi. Mais, dit-il encore, en balançant la main, trêve de philosophie. Non, voyez-vous, la vie, c'est ce dont on s'empare.
— Mais encore une fois : et les autres ?
— Ne disons pas de bêtises !
— Mais alors...
— Emparez-vous de votre bonheur, vous dis-je, sans considération de rien ni de personne. Ne soyez pas un Turnier. Les hommes de la Renaissance étaient tout de même d'autres types, des messieurs d'une autre envergure. Des mâles. Nos questions auraient fait rire longtemps un Benvenuto. Il n'aurait eu que mépris. Bah ! bah ! le monde s'est avili. Ces hommes-là ne sont plus possibles. A peine voit-on surgir de temps en temps un Mangin — quelle admirable gueule de reître, mon cher — un Clemenceau...
Il se leva et prit sur la table la lettre qu'Étienne lui avait remise en entrant. Il la décacheta tout en continuant de parler.
— J'admire sans réserve, n'est-ce pas, ce Clemenceau qui arrivé au bout de sa carrière se montre assez indépendant, assez détaché pour tout vouloir, tout risquer, et fouailler une Chambre composée d'imbéciles et de nigauds.
Il tira la lettre de l'enveloppe, l'agita sans la lire encore et continua : « Quant à nous, mon cher, ah ! là là ! nous sommes baisés, n'est-ce pas, foutus... Mais tout bien compté, c'est encore un avantage que d'être battus de cette façon-là. Il y a tout de même un certain sentiment de dignité... » Il commença de lire sa lettre. « Ou de l'honneur. Quant au reste... L'homme ne mérite pas qu'on s'occupe de lui. »
Il se tut, la lettre sous le nez. Et soudain, tout changea.
Comme qui étouffe, Cripure porta la main à sa gorge. Il resta ainsi quelques secondes, puis, il lâcha un grand cri, et fuyant sa table, bousculant, dans sa hâte maladroite, une pile de livres qui s'effondra sur le plancher, il se rua vers la porte de la cuisine, appelant de toutes ses forces :
— Maïa ! Viens tout de suite. Maïa ! Maïa !
Elle ne répondit pas assez vite à son gré. Aussi cria-t-il encore plus fort :
— Maïa, nom de Dieu !...
Du fond de la cuisine, Maïa répondit :
— Qué qu'y a cor ?
— Viens tout de suite...
— J'arrive.
Comme il criait ! Comme c'était pénible !
— Gueule donc pas si fort, dit Maïa, en ouvrant la porte.
Elle resta plantée sur le seuil, les bras ballants. Des gouttes d'eau tombèrent de ses doigts sur le plancher.
— Quoi qu'y a donc ?
La voix de Cripure prit un curieux ton de pleurnicherie :
— Ils ont encore dévissé les écrous des bécanes, Maïa !
— De qué ?
— Les écrous des bécanes.
— Oh !
— Salauds de potaches ! Racaille... Ordures ! Ils veulent ma peau, mais...
Fou de colère, il brandissait la lettre.
A ses cris, les petits chiens répondirent d'abord par une plainte basse, un grognement, puis, d'un commun accord, ils hurlèrent ensemble tous les quatre, tournant dans la pièce. Le gros Judas, dans son pelage noir et fauve, avait l'air d'une taupe géante un peu saoule, Petit-Crû tremblait du bout du museau à la queue. Turlupin, ses grandes oreilles balayant le sol, s'apprêtait à fuir au premier coup de sabot que lui donnerait Maïa. Seule, Mireille, la belle Mireille, la noble compagne des parties de chasse au bord de la mer, sa petite bête préférée, osa s'approcher de lui. Elle se blottit dans ses jambes, et s'asseyant sur son train de derrière, leva vers lui son museau humide, dressa une patte, et avec de petits aboiements fort raisonnables se mit à lui gratter la cuisse.
— Bon Dieu, s'écria Maïa, n'en v'là d'un barnum ! On s'y entend plus. Allez-vous vous taire ! Et toi en premier, dit-elle en se tournant vers Cripure. N'en v'là d'un gueulard ! Ouste, fit-elle, dehors !
A brassée, elle prit les petits chiens l'un après l'autre, Mireille exceptée, et les jeta dans la cuisine.
Cripure criait toujours, parlait d'aller se plaindre à la police, de leur faire un procès. C'était une récidive.
Il criait trop fort, d'une voix trop grinçante. Tout cela n'avait pas l'air tout à fait naturel ni juste. « Une colère de mauvais aloi, pensa Étienne, en tout cas... assez impudique. »
Cripure menaçait :
— Je les...
— Gueule donc pas comme ça, voyons, interrompit brutalement Maïa. Quoi qu'y a ? Comme l'autre fois ?
— Identiquement.
Il leva l'index, geste d'orateur victorieux.
— Parle que j'comprendrais. C'est-il les écrous des fourches ?
— Oui.
— Aux deux bécanes ?
— Oui. Les deux.
— Comment qu'tu sais ça ?
Cripure désigna Étienne, du menton.
— Comment qu'vous savez ça, vous ?
Elle avait l'air furieux comme si elle s'en était prise à lui de ce qui arrivait.
— Mais... je ne savais pas, dit Étienne.
— C'est une lettre, dit Cripure.
— Qu'tu bafouilles ?
— Je bafouille ? Je bafouille, n'est-ce pas, que...
Si encore elle avait su lire ! Il agita ce billet sous le nez de Maïa.
— C'est un surveillant, n'est-ce pas, un ami de Monsieur qui me fait savoir... Là-dessus, vois-tu, est écrit un avertissement, Maïa. « Vérifiez les écrous de vos bicyclettes. »
Les deux grands bras de Cripure tombèrent lourdement le long de son corps, il poussa un soupir.
— Celle de Mme Merlin aussi.
— Et c'est maintenant qu'il te dit ça ? fit Maïa, avec un sursaut de tout le haut du corps. Et v'là plus d'une heure qu'il est là ?
— J'ignorais, madame. Bien entendu, je n'avais pas lu ce billet. Il ne m'était pas adressé.
— Il ne vous a rien dit ? interrogea Cripure.
— Qui ?
— Votre ami, le surveillant. En vous remettant cette lettre, il ne vous a point fait part de... l'objet ?
— Non.
— Ah ?
Maïa écoutait :
— Et comment qu'il a su, lui ?
Étienne haussa les épaules.
— Je l'ignore.
— Comment ! Il ne sait pas ? Oh, j'en aurai le cœur net tout à l'heure... Allons-y voir, dit-elle, en sortant.
Les bécanes étaient remisées sous l'escalier qui menait à la chambre d'Amédée, dans un coin obscur comme un trou à charbon. C'est à quoi ce trou avait servi autrefois, au temps du premier mariage de Maïa. Mais Cripure avait fait porter ailleurs le charbon, à cause du bruit que faisait Maïa en allant s'approvisionner, du grincement de la pelle sur le ciment, de l'éboulis de charbon au fond du seau, des portes qu'elle faisait battre comme à plaisir, dans son va-et-vient. Toutes choses qui lui cassaient la tête, l'empêchaient de réfléchir ou de rêver. Maïa sortit les bécanes et les amena l'une après l'autre tout près de la porte sous la lumière de l'imposte. Ils se penchèrent tous trois, Cripure tenant son binocle entre le pouce et l'index, calme, plutôt curieux.
Il retenait son souffle cependant.
Sous le gros doigt de Maïa, un écrou bougea comme une dent prête à tomber. Un petit coup de pouce : l'écrou roula à terre.
— Les autres... Regarde les autres.
Elle répéta l'opération quatre fois. Les uns après les autres, dans le plus profond silence, les écrous roulèrent à terre, à peine les eut-elles touchés.
— Là... T'as vu ?
Comme s'il avait jamais douté que ce fût vrai !
— T'as vu ? Rien que de les toquer du bout du doigt, une petite tape de rien du tout...
Les poings sur les hanches, elle contemplait les bécanes, et soudain elle y donna un coup de sabot en disant :
— Sacrée mécanique de m...
Polie, malgré la colère, elle ne prononça pas le mot, mais s'adressant à Cripure, qui avait tourné le dos et se grattait le menton :
— Qu'tu vas faire, à présent ?
Il ne répondit pas.
— Hein ? J'te cause... Qu'tu vas faire ?
Les mots sautaient de sa bouche ; à chaque parole, ses grosses épaules remontaient, semblaient absorber presque entièrement son cou trop court.
Cripure, sans se retourner, murmura :
— Foutu...
— Tu vas pas rester là sur tes œufs...
— Foutu, répéta Cripure.
Il ne regardait nulle part et continuait à se gratter le menton ; soudain, il se tourna vers Etienne, et de sa petite voix polie et sifflante, il expliqua :
— La... trépidation, n'est-ce pas, particulièrement vive dans la descente d'une côte effectuée en roue libre devait faire sauter les écrous à coup sûr... Dans ces conditions, la roue avant se dérobait, littéralement fauchée, la chute était mortelle, ça ne fait pas un pli. Mortelle. Par la façon dont nous étions projetés au sol, la tête la première, n'est-ce pas. Hum... Canailles. Et ça fait la deuxième fois que nous échappons à une pareille tentative. La première, uniquement parce que la promenade fut remise. La seconde, grâce à vous... et à votre ami.
Il parlait maintenant d'une voix sourde, plate, sans écho ; rien de commun avec sa voix normale.
— C'est hier qu'ils ont fait leur sale coup, dit-il, en se tournant vers Maïa. Tu te souviens ? Pendant que nous prenions l'apéritif. Nous avions laissé les bécanes dehors le long du trottoir...
— Sûr, dit-elle.
— Ils devaient avoir une clé anglaise. Ils nous suivaient sans doute depuis longtemps et préméditaient leur coup. Des gosses de quatorze ans !
— Mais, tu vas pas porter plainte ?
Cripure ferma les yeux, un pli amer, désabusé aux lèvres. Des doigts, il fit un geste négatif.
— Ah ! là là... Plainte ! A qui ?
— Ben, à la police.
— A la police ! Et contre qui ?
Maïa regarda Étienne.
— Vous savez pas, vous ?
— Non.
— I sait rien, çui-là !
— Mais, madame...
— Bah ! Maïa, laisse, va... Laisse tomber. Pauvre Cripure, gémit-il, avec un geste lent du bras, et il haussa les épaules, ferma à demi les yeux. Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ils ont voulu ma mort, hurla-t-il soudain, en entrant dans son bureau d'une embardée.
Son cri était comme celui d'un homme qui tombe du haut mal. La porte retentit en se refermant et, le silence revenu, ils l'entendirent crier encore :
— Moi ! Moi ! Moi !
Étienne se mordait les lèvres. A chaque cri de Cripure, il répondait entre ses dents :
— Escroc ! Escroc ! Escroc !