Au milieu de la chaussée, Cripure, le souffle coupé, le visage tourné au ciel, la peau de bique salie jusqu'au col d'un vaste jet de boue, semblait prendre Dieu à témoin, supplier que cessât enfin son martyre, qu'on l'achevât sur place, ou que la force lui fût donnée de se venger.
Sa canne lui avait échappé et traînait dans le ruisseau ; non seulement sa canne, mais aussi hélas ! les provisions qu'il ramenait dans son filet. Malgré tout, il avait trouvé le moyen de passer chez les fournisseurs, tirant à chaque fois de la poche de son gilet, son « pense-bête » qu'il déchiffrait comme un hiéroglyphe, pas bien sûr de ne pas se tromper. Et voilà que ce filet, bourré jusqu'à la gueule et au-delà, gisait par terre dans la boue, tout son contenu répandu : les belles pommes de terre rondes, les artichauts, les salsifis, le macaroni, tout, y compris le quart de râpé et la demi-livre de beurre. Seule échappait au désastre la bouteille de vin cacheté, qui n'avait pas trouvé place dans le filet et qu'il avait fourrée dans la poche de sa peau de bique, le goulot dépassant, pareil avec sa capsule dorée à la garde d'une épée de parade. Ah ! que n'était-ce une épée, non de parade, mais une vraie de vraie, une belle et bonne épée, fine et bien trempée, bien pointue !
Les témoins de la scène, ceux-là mêmes qui l'aidèrent à regagner le trottoir, à retrouver son binocle, qui rassemblèrent les provisions éparses, les lavèrent à la borne-fontaine et les remirent dans le filet, qui relevèrent sa canne, l'essuyèrent et la lui rendirent, déclarèrent plus tard n'avoir jamais entendu de la bouche d'un homme un tel flot non pas de jurons mais d'ordures. Aussi de folies, de paroles absolument incompréhensibles pour eux, et, dirent-ils : exagérées. Il n'y avait pas lieu, c'est entendu, de se réjouir d'avoir failli passer sous une auto, mais enfin, c'était là une chose qui arrivait à bien des gens, et tout de même il n'y était pas passé ! Quitte pour la peur. Dès lors, à quoi bon se mettre dans un tel état et accuser, comme il le fit, l'univers ? Car c'est bien l'univers qu'il accusa, pas seulement le chauffeur imprudent ou maladroit, une autre preuve de sa mauvaise foi, car le chauffeur n'avait pas été maladroit, au contraire, et c'était lui, Cripure, qui s'était « mis dans son tort » en occupant le milieu de la chaussée, au mépris des lois les plus évidentes de la circulation, et tout simplement du bon sens.
Mais de cela il n'eût pas voulu convenir ! D'ailleurs, il ne s'agissait point de discuter sur des points de détail aussi absurdes et destinés uniquement à tout fausser. Une lumière lui venait, une illumination. A d'autres, la folie myope de croire à la simplicité d'un accident et de se donner le mal puéril d'en rechercher les causes et d'en punir les responsables ! C'eût été aussi une chute simple, s'il fût tombé de bicyclette et se fût fracassé la tête sur les pavés ? Les potaches avaient prémédité quelque chose. Le chauffeur, lui, n'avait rien prémédité, mais dans le fond tout cela n'avait qu'un sens : ils n'étaient, les uns et les autres, que des instruments ignorants d'une nécessité absolue, à savoir qu'il disparût de l'univers. Deux fois dans la même journée on lui signifiait son congé. Par deux fois il avait échappé miraculeusement à la mort. Pendant combien de temps encore bénéficierait-il de ce sursis ?
Debout sur le trottoir, il regardait à ses pieds, attendant peut-être que la terre s'entrouvrît pour s'y jeter... ou cherchait-il, du coin de l'œil, si l'on avait bien tout relevé et remis dans le filet ? On aurait pu le croire... Ceux qui l'entouraient le crurent si bien qu'ils s'empressèrent de le rassurer. Mais au son de leurs voix, Cripure sortit de sa torpeur et commença à les injurier furieusement.
Dans l'égarement de sa colère, il s'en prit aux témoins de la scène et parmi ceux-ci aux obligeantes personnes qui lui avaient prêté secours. Il fit une affreuse grimace, en promenant sur eux un regard chargé de haine :
— Assassins que vous êtes tout de même ! Pensez-vous me faire la peau ? Pensez-vous que je ne me défendrai pas ? Bas les pattes !
Il leva sa canne, prêt à en assener un coup sur le premier qui eût bougé.
Ce fut un moment de stupeur pour tout le monde. Certes, il n'y eut là personne qu'intimidât cette menace, mais personne aussi qui ne fût saisi d'une mystérieuse frayeur...
— Laissez-moi passer...
Ils s'écartèrent. Et Cripure traversa le petit groupe, rebroussant chemin, résolu cette fois à ne plus se laisser faire et à lutter.
— Couards !
La frayeur cédait le pas à la révolte et c'est sous une bordée d'injures qu'il reprit sa route. Il rebroussait chemin. Il allait chez le Proviseur.
— Pauvre homme, fit un vieillard, qui avait observé toute la scène sans dire un mot. Il s'égare !
Quelqu'un répondit que ce n'était pas la première fois que Cripure faisait de pareilles scènes.
— Oui, dit le vieillard, il se croit persécuté. Depuis quelque temps il s'exerce au pistolet, sur la grève, quand il va à sa petite villa.
— Tiens ! Au pistolet ? Et pourquoi ?
— Sais pas... Il aime ça. Et puis si : il se croit menacé surtout depuis que ça va mal. Il croit que la révolution va venir et qu'il sera tué l'un des premiers.
— Par qui ?
— Il dit que les ouvriers le tueront. On ne sait pas pourquoi. Il se fait des idées comme ça. Il se croit visé comme... intellectuel. Et puis, il y a là-dedans une histoire de petits chiens, figurez-vous. Oui, des voisins lui ont reproché de nourrir des petits chiens et de n'avoir pas pitié des hommes. Enfin, quelque chose dans ce genre. Et depuis...
— C'est depuis qu'il s'exerce au pistolet ?
— Enfin, dit le vieillard, ça n'est pas si simple...
La silhouette de Cripure disparut au tournant de la rue. Le petit groupe se dispersa.
Depuis le jour lointain où il courait au télégraphe pour insulter les juges qui venaient de recaler sa thèse sur Turnier, il n'avait plus connu pareille fureur. Il retraversa la ville comme dans un rêve, franchit, sans les voir, les grilles du lycée, et gravit comme en courant ce même escalier trop large, trop sonore dans ses murs suintants, descendu tout à l'heure avec la hâte d'un homme traqué. En noir sur une plaque d'émail blanc : Cabinet du Proviseur.
Il entra.
Un vestibule sombre. Au fond de ce vestibule, une porte ouverte et dans le cabinet provisoral, M. Marchandeau et sa femme.
Ils ne l'avaient pas entendu. Cripure aurait pu se croire soudain transporté dans une loge de théâtre. Il retint son souffle, n'osa plus avancer : panique. A présent, il aurait voulu fuir.
Que dirait-il, si on le découvrait ?
Le Proviseur tournait le dos à Cripure. Sur le visage de Mme Marchandeau un air de douleur qui lui rappela celui de Toinette dans leur dernière scène d'explications : un air de détresse, dont il n'avait pas eu pitié, ce même mouvement convulsif des lèvres et dans la gorge, ce petit tressaut.
Grâce à Dieu, il était survenu au moment où ils se séparaient. Mme Marchandeau recula jusqu'au fond de la pièce et rentra chez elle sans un mot. Cripure n'osa pas encore se montrer. Une scène de ménage ? Il était survenu à la fin d'une de ces petites... cérémonies bourgeoises... Et pendant que le fils...
Le Proviseur s'assit à son bureau et se mit à écrire, mais il déchira bientôt sa feuille et la jeta dans sa corbeille. Il en prit une autre, mais cette fois il ne tenta même pas d'écrire. Il posa son porte-plume, se leva, prit sa corbeille et en jeta le contenu dans le poêle. Une flamme s'éleva. La pièce se remplit de fumée et M. Marchandeau referma le poêle et, tenant toujours sa corbeille à la main, il arpenta son bureau.
Cripure se décida enfin. Il toussa, frappa le sol du bout de sa canne et entra dans le cabinet d'un grand pas lourd comme une embardée d'ivrogne. Son pas résonna sur le tapis et fit tinter quelque part un objet en verre, une des lampes mal accrochées du piano peut-être, ou un coupe-papier, sur le bois lisse du bureau.
Le Proviseur le regarda sans étonnement. Il cessa d'arpenter le bureau, oublia de reposer sa corbeille à papier et murmura :
— Tiens ?
— N'est-ce pas, commença Cripure, d'une petite voix sifflante, n'est-ce pas, monsieur le Proviseur, je m'excuse, n'est-ce pas, mais, j'ai trouvé la porte ouverte, et, n'est-ce pas, il m'a semblé que... Vous ne m'avez pas entendu, n'est-ce pas ? C'est que... Pardonnez-moi si j'insiste, mais j'ai à me plaindre, n'est-ce pas...
Le Proviseur ne répondit rien.
Cripure continua :
— Monsieur le Proviseur, il me faut tout de même protester contre certains agissements, n'est-ce pas, dont vous allez dire évidemment...
Tenant toujours sa corbeille à la main, il regardait Cripure d'un œil fixe, peut-être vide...
— Je viens porter plainte, tonna Cripure, plainte, m'entendez-vous, monsieur ?
Un vague sourire parut sur le visage de M. Marchandeau. « Ah ! pensa Cripure, il se moque de moi ! »
— C'est intolérable ! s'écria-t-il. Vous osez vous moquer ! J'irai...
Il allait dire qu'il irait plus loin, qu'il irait trouver l'Inspecteur d'Académie, ou le Recteur, et pourquoi pas le Ministre ? Les mots ne vinrent plus. M. Marchandeau venait de reposer sa corbeille. Il tendait à Cripure une lettre.
Cripure eut un geste comme de refus.
— Moi ?
— Lisez.
Et le Proviseur s'écarta en soupirant si fort que Cripure interrompit la lecture à peine commencée et le regarda. « Que lui arrive-t-il donc ? »
Il lut.
Non, ce n'était pas un avis officiel. M. le Maire n'était pas passé par là. Pas d'encre rouge. C'était une lettre particulière, courte.
— Co... comment ! Mais cela ne va pas se faire ! Mais, n'est-ce pas... Co... comment ! s'écria Cripure en laissant retomber ses bras.
M. Marchandeau ne fit pas un geste. Il resta là où il était, immobile : un homme de cire.
— Et moi qui...
Se plaindre, crier comme il venait de le faire, devant cet homme dont on allait fusiller le fils !
— Je vous supplie d'oublier...
— Vous ne pouviez pas deviner...
Ce n'était plus voix humaine.
— Pardon.
Le Proviseur haussa les épaules.
Cripure fit un pas et, de nouveau, le petit objet en fer tinta. Comment rendre à M. Marchandeau cette lettre ? Ce geste aurait quelque chose de si cruel, il semblerait indiquer de la part de Cripure un tel refus, un abandon si vil... Il la posa sur le bureau. Puis, ses grands bras se levèrent, s'abaissèrent, battirent la peau de bique. Il ouvrit la bouche, mais ne parla point, ôta son binocle, le remit en place. Enfin il s'assit, et ne bougea plus, baissa la tête, ses mains serrant ses genoux pointus, sa canne lui barrant le ventre.
— Je pars pour Paris...
Le Proviseur fouillait dans un tiroir, cherchait de l'argent, sans doute, des papiers. Cripure se souvint de ce que Faurel lui avait dit le matin : pas une grâce. Et M. Marchandeau allait évidemment tâcher de faire agir sur Poincaré. « L'heure n'est pas à la faiblesse... »
— Oh ! quelle vie, murmura Cripure presque tout bas, ah, là là, ce qu'il faut voir tout de même...
Le Proviseur, penché sur son bureau, rangeait des papiers et des billets dans son portefeuille. Il se leva, ferma le tiroir, remit le portefeuille dans sa poche, vérifia qu'il emportait bien un mouchoir.
— Vous avez de l'argent sur vous ? dit-il à Cripure.
Cripure porta vivement la main à sa poche, tâta son portefeuille.
— De l'argent ? Oui. Combien ?
— Mille ou quinze cents.
— Oui, j'ai cela. C'est un pur hasard, mais j'ai la somme.
Il tira l'argent et le tendit au Proviseur.
— C'est qu'il me faudra peut-être rester plusieurs jours dehors, expliqua M. Marchandeau, peut-être aller jusqu'au front... ou enfin, tout près... Et je ne suis pas sûr d'avoir assez d'argent sur moi. Il faudrait que je demande à ma femme, et...
Elle ignorait donc ? Cripure n'osa pas le demander, mais le Proviseur ajouta :
— Je préfère ne pas la revoir avant de partir.
La bonne entra, apporta une valise.
— La valise, Monsieur.
Il regarda la valise.
— C'est vous qui avez choisi celle-là ?
— Oui, Monsieur.
— Ah ! Aussi... je me disais... Bien. Posez ça par terre.
La bonne posa la valise et sortit.
— Pourquoi avoir choisi celle-là, précisément ?
C'était une petite valise en cuir jaune dont Pierre se servait pour emporter au terrain son équipement d'avant-centre. La bonne avait dû y trouver le maillot, les souliers à barrettes, la petite culotte blanche... Tout s'en mêlait.
— Sa petite mallette d'équipier, dit-il...
Il se mordit les lèvres, baissa la tête.
— Allons, dit Cripure, allons, mon cher. Tout n'est pas perdu.
M. Marchandeau secoua la tête en fermant les yeux. Il prit la valise.
— Accompagnez-moi jusqu'à la gare, demanda-t-il.
Ils allaient sortir : quelqu'un frappa, ouvrit sans attendre la réponse, et ils virent apparaître dans l'antichambre Francis Montfort, les cheveux largement répandus sur le front comme toujours, et des livres sous le bras.
— Qu'est-ce que c'est ? dit le Proviseur.
Il ne se souvenait plus du mot qu'il avait laissé chez le concierge pour le jeune surveillant.
— Vous m'avez convoqué, monsieur, dit Montfort en s'avançant. Il tendait un papier.
— Ah ! fit le Proviseur qui se souvint tout à coup, oui, c'est vrai... mais...
Et il tourna les yeux vers Cripure, qui attendait, appuyé sur sa canne, son filet au bout du bras. Quand il reconnut Montfort, Cripure tressaillit. La lettre du matin !
— Je ne sais pas, fit-il, en réponse au regard du Proviseur.
Le silence se prolongea.
Montfort attendait. On l'avait fait venir, c'était bien pour quelque chose, tout de même ? Et apparemment, il allait avoir à s'expliquer sur l'affaire des bécanes, puisque Cripure était là ? Mais d'abord, le poème.
Le Proviseur ne disait toujours rien. Sa valise au bout du bras, il contemplait Montfort, comme on contemple une apparition. Pour mettre fin à la gêne, Cripure s'avança :
— Monsieur Montfort, dit-il, le moment, il me semble, est mal choisi, monsieur le Proviseur...
Mais là, il s'arrêta. Comment expliquer, comment faire comprendre ?
— On m'a convoqué, monsieur, dit Montfort.
Il tenait à s'expliquer. Il avait préparé sa réponse. Il était résolu à prendre toute la responsabilité de ses actes, à dire que s'il avait lu en étude un poème défaitiste, c'était à la requête de ses camarades, mais non pas à se servir de cela comme d'une excuse. Si le Proviseur le traitait en « jeune homme » il répondrait en « homme ». Mais le Proviseur ne lui demandait rien du tout — et Cripure ne trouvait plus un mot à dire non plus. Ils avaient l'air figés tous les deux, et la scène paraissait sans issue.
Quelque chose de nouveau avait dû se produire depuis qu'il avait reçu cette convocation. L'air changé des deux hommes, cette valise, que tenait le Proviseur... Un éclair traversa l'esprit de Montfort.
— Pierre !
Il prononça ce nom dans un souffle. Son regard rencontra celui du Proviseur. Il y lut la réponse.
— Pardon, fit-il, en reculant pour partir.
Ils ne répondirent pas. Ils le laissèrent s'éloigner. Mais ils ne bougèrent pas encore tout de suite. Ils ne sortirent eux-mêmes qu'une fois évanouis les pas de Montfort dans l'escalier. Le Proviseur, qui tremblait, ne reprit pas tout de suite possession de lui-même.
Une fois dans la rue, comme il leur fut pénible à l'un et à l'autre de constater, Cripure, qu'il ne pouvait suivre M. Marchandeau, et M. Marchandeau, qu'il devait sans cesse ralentir le pas afin de ne pas abandonner Cripure ! La troïka eût sauvé la situation, mais de troïka il n'y avait pas l'ombre. Cripure halait ses pieds épouvantables avec une mine de supplicié et M. Marchandeau, emporté malgré lui et se retournant sans cesse, ouvrait la bouche pour dire quelque chose et ne disait rien du tout.
A mesure qu'ils approchaient de la gare une rumeur confuse leur parvenait, comme un grondement sourd dont ils ne comprirent pas d'abord la nature, mais qui fit tout de même dresser l'oreille à Cripure, toujours en éveil.
Ils entrèrent dans un petit square devant la gare. La clameur devenait distincte. Ce n'était point de chants qu'elle était faite, bien qu'on reconnût de temps en temps une tentative dans ce sens, un commencement d'Internationale, mais de cris, de sifflements, de menaces : « A mort ! A mort Poincaré... »
Ce cri de mort dominait tout. Des centaines de bouches le reprirent avec violence, longuement. Puis, comme un vent qui passe, la clameur s'atténua, dispersée aux quatre coins du ciel. Un chant monta.
Adieu la vie, adieu l'amour
Adieu toutes les femmes...
Cripure sentit, sous sa main, frémir l'épaule du Proviseur.
— Avançons, mon cher.
Ils firent quelques pas à travers le square.
Sur un banc, un homme d'une soixantaine d'années et sa femme étaient assis. L'homme, un paysan, était coiffé d'un gros bonnet de laine. Il avait relevé le col de son pardessus et fumait. La femme, toute petite, était enveloppée d'une grande frileuse noire.
Ils ne bougeaient pas, leur baluchon à leurs pieds.
— Que se passe-t-il donc ? interrogea Cripure.
L'homme releva la tête. Le chant continuait, au-delà du square, sur un ton de mélopée traînante, sauvage.
C'est pas fini, c'est pour toujours
De cette guerre infâme.
C'est à Verdun, sur le plateau,
Qu'il faut laisser sa peau...
Ils distinguèrent maintenant autre chose, des bruits de fer, comme des casques jetés par terre, un bris de glaces.
— Ils ont décroché la machine, répondit le paysan. Ça dure depuis le début de l'après-midi.
Il avisa la valise de M. Marchandeau :
— Vous alliez prendre le train ?
— Oui.
— C'est comme nous. Aurait fallu qu'on soit demain à Orléans. Mais pas de train.
— Vous êtes sûr ? On vous l'a dit ? se récria M. Marchandeau. Qui ?
— Ils défendent de passer. Paraît que tout est désorganisé.
— Vous êtes sûr ?
— Autrement, je serais pas là, dit l'homme. Il ajouta : « Et avoir fait huit kilomètres à pied pour se rendre à la gare. On s'est mis en route aussitôt la dépêche reçue. » Il resta un moment silencieux et demanda : « Vous aussi, vous alliez voir le vôtre ? »
La main de M. Marchandeau chercha le bras de Cripure.
— Oui.
— Il est blessé, aussi ?
— Oui, répondit M. Marchandeau, en laissant retomber son menton dans son col.
— Le nôtre, continua le paysan, on sait pas ce qu'il a. Mais pour qu'ils aient envoyé une dépêche... Cochons ! Avoir donné son or et tout... hein ?
La femme ne disait rien. Elle paraissait ne rien entendre. Recroquevillée dans sa frileuse noire, elle avait l'air d'un gros chien qui somnole.
— Avançons, dit Cripure, en tirant M. Marchandeau par le bras. Allons-y quand même ! Tout n'est peut-être pas perdu. Il faut lutter.
Ils s'éloignèrent.
— Bonne chance ! murmura le paysan.
Tout n'allait-il plus dépendre que de la chance ?
Le cœur de Cripure battait follement. « Un peu de bruit, le soir, autour des trains de permissionnaires », avait dit Faurel. Alors, ça n'était pas tout de même fini ? Et Amédée ? Il était là-dedans ?
— Prenez mon bras, mon cher.
Était-ce pour aider le chancelant M. Marchandeau ou pour se rassurer soi-même ?
Sur la place, la foule grouillait et du fond de la gare, de l'autre côté, les cris, les sifflets... : « A mort... à mort... »
Ils luttèrent pour se frayer un chemin jusqu'au barrage au-delà duquel s'étendait l'espace vide de la cour que traversait de temps en temps un homme. Cripure dominait cette foule en colère et à la manière dont sa tête dépassait, ceux qui venaient derrière pouvaient croire qu'on le portait en triomphe. M. Marchandeau avait lâché son bras et le suivait, embarrassé par sa valise, par son chapeau qui lui glissait sur le front, et Cripure faisait des efforts désespérés pour se retourner, l'encourager.
— Un petit groupe de gradés, il me semble, se tient, n'est-ce pas, sous la marquise et observe. L'important...
Une bousculade l'interrompit.
— L'important est d'aller jusqu'à eux...
Il parlait difficilement, essoufflé déjà. Les uns le poussaient ; d'autres, en reculant, venaient le frapper en pleine poitrine. C'était miracle qu'il n'eût pas perdu son binocle.
— Avancez, nom de Dieu ! Enfoncez le barrage ! cria une voix à son oreille.
— A mort les vaches !
Des cris de femmes se mêlèrent aux autres. Des cris d'enfants aussi. Cripure vit le barrage fléchir sous la poussée et se reformer. Il avançait toujours.
— En arrière ! En arrière ! répétaient inlassablement les hommes de faction.
Ils faisaient retentir sur le sol les crosses de leurs lebels.
— Laissez-nous passer avec nos femmes.
— En arrière !
— Laissez-nous passer.
— Les civils, en arrière !
Mais la poussée continuait, et dans la gare même, le tumulte redoublait. « A mort ! A mort les vaches ! »
La panique saisit Cripure.
Il poussa de petits cris, tandis que, de sa main libre — il tenait le filet et la canne d'une seule main, la gauche — il essayait mais en vain de se raccrocher ici ou là, comme un homme qui chancelle sur une planche, posant tantôt sa main sur une épaule, tantôt sur une tête, une fois même en plein sur la figure d'un poilu, qui n'y prit seulement pas garde. La foule était si dense que le petit chapeau de Cripure, ayant glissé, resta coincé entre la peau de bique et une musette, d'où il eut toutes les peines du monde à le tirer. Il cherchait du regard une brèche par où fuir et n'en apercevait aucune. Il était à craindre que l'ordre vînt de dégager la place, et il serait jeté à terre, piétiné, écrasé. On le retirerait de là sanglant et boueux, à moitié mort. Qu'allait-il faire dans cette galère ? Les cris l'assourdissaient. S'il lui arrivait malheur, qui prendrait soin de lui ? Quelqu'un lui marcha sur les pieds et il cria de douleur, mais personne n'y fit la moindre attention. Qu'était-ce qu'un cri de douleur de Cripure, ici ? Le Proviseur lui-même ne l'entendit pas, emporté de son côté par les remous.
C'était la première fois que Cripure passait inaperçu dans une foule. Personne ici ne songeait à le regarder, à le montrer du doigt, à s'étonner, à s'apitoyer ou rire. Et pourtant il était plus comique et pitoyable que jamais dans son effort pathétique pour échapper à cette foule coléreuse et gagner quelque part un refuge. Il ne lâchait ni son filet ni sa canne et songeait malgré ses affres à la bouteille de vin cacheté qui, à chaque instant, menaçait d'être brisée dans sa poche.
— On n'en veut plus ! Finie, la guerre !
— La paix ! La paix !
— A mort Ribot...
Les cris venaient de l'autre côté. Ici, on les reprenait, mais il s'agissait surtout d'enfoncer le barrage, d'obtenir ou d'imposer qu'on permît aux femmes et aux enfants d'accompagner leurs maris et leurs pères jusqu'au train. A quoi répondaient inlassablement les hommes de garde : « En arrière ! Les civils ne passent pas... »
— Enfoncez le barrage !
— En arrière !
Et la bousculade continuait.
— C'est du nouveau ça, murmura un poilu.
Une femme en cheveux se serrait contre lui :
— Attends voir...
Il interpella un factionnaire.
— Qu'est-ce que ça veut dire tout ça ?
L'homme ne répondit pas. C'était un jeune, pâle d'énervement sous le casque :
— T'es sourd ?...
— Passez, dit le factionnaire. Vous... Pas votre femme.
La femme se serra plus fort contre son homme.
— Les civils ne passent pas...
— Sans blague ?
L'homme regarda à droite, à gauche, comme pour appeler un témoignage. La jeune femme baissait la tête, cachait ses yeux. Sa main parcourait l'épaule du soldat.
— Lulu...
— Tu te rends compte ? Non, mais tu te rends compte ?
— En arrière !
— Toi, ta gueule...
— En arrière...
— Vas-y, cria derrière lui une voix de stentor. En même temps il reçut dans le dos une bourrade. Marche !... Fous-lui ta main sur la gueule au petit jeune, et passe avec ta femme...
Celui-ci dépassait les autres de toute la tête. Agitant les bras, il faisait des signes à des camarades perdus dans la foule.
— Faudrait qu'on fasse comme les Russes.
— Seulement, dit quelqu'un, les types sont cons. Ils se battent entre eux...
— A cause des mouches...
— Mort aux vaches !
Le cri fut repris par des dizaines de voix... Un sergent intervint :
— Ça va ! dit-il. Vous aurez pas bientôt fini ? Passez sur le quai.
— Avec nos femmes ?
— Non.
— Alors, non aussi. On reste. On veut pas. On embouteille.
Le sergent haussa les épaules :
— Vous compliquez...
La foule poussait toujours.
— On passe, ou non ?
— Pas les civils.
Celui qui avait menacé de foutre sa main sur la gueule du petit jeune se retourna et se haussant sur la pointe des pieds, une main posée sur l'épaule d'un camarade, il cria :
— Vous comprenez, les poilus maintenant, c'est du rien du tout, et les femmes de poilus du rien de rien du tout.
— Qu'est-ce qu'il dit ?
— Que les poilus sont plus rien du tout...
— Il nous engueule ?...
L'homme mit les mains en porte-voix :
— On interdit à vos femmes et à vos gosses de vous accompagner jusqu'au quai. C'est une brimade. Ne vous laissez pas faire...
Une sourde rumeur répondit. Une voix cria :
— Qui ?
— Ceux pour qui tu vas te faire casser la gueule, espèce d'andouille !...
— Le bagne, alors ?...
— Enfoncez le barrage ! Enfoncez ! En-fon-cez !
Pour comble, il se mit à pleuvoir, une pluie grise, oblique et froide. En moins d'un instant, l'eau ruissela sur le visage de Cripure, le petit chapeau de toile fut trempé.
Il luttait toujours, mais tellement serré qu'il ne lui fut même pas possible d'ôter son binocle pour en essuyer les verres. Il y voyait à peine. Les cris, autour de lui, faisaient un bruit de rafale. Il s'appuya de la main sur une épaule. L'homme tourna la tête : il était entièrement défiguré.
Tout le bas du visage, arraché et recousu, ne formait plus qu'un bourrelet de chair rosâtre et granuleuse. On aurait dit une éponge. Les yeux pleins de fièvre de l'homme se fixèrent sur Cripure avec colère, puis, s'adoucirent ; il dit avec surprise :
— Monsieur Merlin ! Vous ne me reconnaissez pas ? Pas étonnant. J'étais pas comme ça la dernière fois que je vous ai vu.
— Matrod.
— Non ! murmura Cripure. Non ! Ce n'est pas possible. Toi !
Le fils d'un de ses locataires. On lui avait bien dit qu'il avait été blessé, mais... Il se pencha. Pas facile d'entendre ce que disait Matrod dans ce tumulte.
— ... que c'est un pavé qui m'a fait ça... projeté... par un obus... et ils m'y renvoient et ça va faire la...
Ses paroles furent noyées dans le vacarme. A l'intérieur, il devait y avoir une bagarre en cours, les bruits n'étaient plus les mêmes.
— ... cinquième fois.
La main de Cripure se crispa sur l'épaule de Matrod. Il eut un mot de pitié, quelque chose comme : « Pauvre petit... » Mais l'autre se retourna tout entier :
— De quoi ?
Cette fois, il avait crié assez fort pour se faire entendre.
— Sans blague ? Des hommes comme vous... qui nous ont laissé tomber...
Empoignant Cripure par le col de sa peau de bique, comme prêt à le secouer, il le regarda droit dans les yeux :
— Je me fous de votre pitié, vous entendez.
Et, se taillant un chemin dans la foule à coups d'épaule, Matrod disparut en hurlant :
— On n'est plus des hommes ! On n'a plus le droit de rien. Tous des vaches ! C'est tous des vaches, les copains ! C'est tous des va... a... ches !
Longtemps encore parmi la clameur des autres, Cripure entendit la voix :
— ... tous des traîtres.
« Pris sur le fait ! »
Cette phrase lui vint à l'esprit. Puis de nouveau, il fut entraîné, tiré de tous les côtés à la fois. Un murmure parcourait la foule. On disait de bouche en bouche que l'ordre venait d'être donné de faire déblayer la place. Ils n'allaient tout de même pas faire les sommations d'usage ? Tirer ?
— Ils n'auront pas le culot...
Cripure était arrivé au barrage. Il touchait de la poitrine un factionnaire en casque, jugulaire au menton, immobile, les mains croisées sur son fusil, la baïonnette sous le nez.
— Qu'est-ce que vous faites là, vous ?
— Moi ? C'est à moi que vous parlez ?
— Oui. A vous. Qu'est-ce que vous faites là ?
— Je... J'accompagne...
Au fait, qu'était-il advenu de M. Marchandeau ? Il l'aperçut qui, à dix pas en arrière, s'efforçait à le rejoindre.
— J'accompagne un ami.
— Les civils ne passent pas.
— Mais...
— En arrière !
La crosse du lebel retentit. Une main s'appuya sur la poitrine de Cripure qui vacilla.
— Mais tout de même...
— En arrière, voyons. Vous n'avez rien à faire ici.
Le Proviseur arriva enfin.
— Imposez-vous, mon cher. Imposez-vous, lui dit Cripure.
M. Marchandeau s'avança vers le factionnaire :
— Laissez-moi passer.
— En arrière !
— Vous ne voulez pas me laisser passer ?
Le factionnaire haussa les épaules. Est-ce que c'était sa faute si... Qu'est-ce qu'il y pouvait ? S'ils croyaient que ça l'amusait de faire ce métier de flic.
— J'y peux rien, dit-il.
— Vous pouvez me laisser passer.
— Au large !
— Voyons, mon ami, je suis M. Marchandeau.
— Quand bien même vous seriez le Pape...
— Mais écoutez-moi donc ! Je suis M. Marchandeau, proviseur au lycée. Je dois prendre le train ce soir pour Paris.
— Il n'y a pas de train pour les civils ce soir.
— Pas de... Mais voyons ! N'importe quel train ! Je dois être demain matin...
— Éloignez-vous donc, à la fin ! Il n'y a pas de train pour vous. Circulez !
— Non.
— Mais, sacré nom de Dieu...
— Je passerai quand même ! hurla M. Marchandeau en empoignant le fusil du soldat. Il avait laissé tomber sa valise, et, secouant à deux mains le fusil, il répétait comme en folie : « Je veux voir mon fils ! Je veux aller voir mon fils ! »
L'homme perdit pied.
— Hep ! Nom de Dieu ! Hep ! Empêchez-le donc...
— Je veux aller voir mon fils !
— Mais, puisqu'on vous dit...
— Je veux aller voir mon fils...
Les yeux hors de la tête, M. Marchandeau tenait le fusil à deux mains et le secouait en criant : « Je veux aller voir mon fils ! Je veux aller le voir... »
Un adjudant arriva au pas de course, ceintura M. Marchandeau.
— Qu'est-ce que c'est que ces manières ?...
— Lâchez-moi ! Je veux aller voir mon fils ! Lâchez-moi...
— Écoutez-moi, monsieur.
— Lâchez-moi !
Il se débattait désespérément mais l'adjudant, tout en le serrant avec force, lui dit :
— Tout cela est inutile, monsieur. Il n'y a pas de train, comprenez-vous ? Je comprends votre ennui, mais... nous n'y pouvons rien, il n'y a pas de train, monsieur, ni pour vous ni pour personne. Que voulez-vous que nous y fassions ?
M. Marchandeau ne résista plus. L'adjudant le lâcha. Le Proviseur disparut dans un nouveau remous de la foule.
Une bordée de sifflets, des huées sans fin : on saluait l'arrivée d'une section de renfort, appelée en hâte à l'intérieur de la gare. Les hommes s'avançaient au pas de course, et la foule se fendit pour leur livrer passage, en les couvrant d'injures.
— Salauds !... Vous n'avez pas honte ?
— Vendus !
— C'est le métier des flics, que vous faites là. Vous savez pas ce qu'on en fait, des flics ?
— On les pend !
Ils passaient, l'arme à la main, pas fiers. Un soldat se hissa sur les épaules de deux camarades, et, mettant ses mains en porte-voix, il cria de toutes ses forces :
— Suivez ! Suivez ! Passez derrière eux.
Le mot d'ordre fut repris partout. Sur la place, ce fut une mêlée. Cripure se trouva porté jusque sous la marquise où il enserra de son bras un poteau, comme un marin un mât au milieu de la tempête. Le barrage avait craqué, la foule envahissait la gare.
De nouvelles clameurs retentirent.
Sans doute accueillait-on mal, à l'intérieur, les hommes de renfort. Pourtant, aux cris de haine, se mêlaient des cris joyeux, des acclamations aux arrivants, puis, un mot d'ordre spontanément jailli : « Avec nous ! Avec nous ! »
Cripure lâcha le poteau. Sur la place, le vide se faisait. Il chercha de l'œil M. Marchandeau : disparu. Alors, il s'éloigna, gagna un petit pont d'où l'on dominait l'intérieur de la gare.
Dans la pluie qui ne cessait pas, des lampes jetaient sur le quai de grandes lueurs jaunes où apparaissaient et disparaissaient de confuses silhouettes, courant de tous côtés, et la menaçante clameur était faite de leurs cris, du martèlement de leurs pieds sur le bitume, du choc des casques jetés avec haine contre le train, de l'éclatement des vitres qu'ils brisaient à coups de pied. « A mort Poincaré ! A mort Ribot ! La paix ! La paix ! On n'en veut plus ! Finie la guerre ! Vive la Russie ! »
Cripure contemplait.