La limousine préfectorale stoppa, non loin de la maison de Simone. Léo tourna vers le fond de la voiture son visage écrasé, couleur de cuivre, avec presque pas de nez et des lèvres de bouddha. Ses paupières aux étranges cils blancs découvrirent un œil grisâtre, brouillé.
— V'descendez ?
— Attends une seconde...
Et Kaminsky, tenant toujours dans les siennes les mains de Simone, continua :
— Ma charmante... Que penseriez-vous de moi, si je vous invitais à réfléchir encore un peu avant de prendre cette grave décision ? Si je me transformais en père Prudhomme et vous donnais de bons conseils ? Quitter sa famille ! Partir pour Paris avec son amant ! Cela s'appelle jeter son bonnet par-dessus les moulins. Dites ?
Elle rit : ses mains frémirent dans celles de Kaminsky.
— J'en penserais... ce que vous en penseriez vous-même.
— Et c'est à savoir ?
— Que vous avez envie de rigoler.
— Mais pas du tout ! se récria-t-il... Pas une seconde. Comment ! Choyée comme vous l'êtes par monsieur votre père, par madame votre mère... Avec en vue des charibotées de beaux fiancés notaires... Vous avez tout pour être heureuse, ma chère Simone. Réfléchissez ?
— Je ne fais que ça.
— Bravo ! Montrez-moi votre main ?
— Voilà !
Elle tendit sa main ouverte.
— Non. La gauche.
Il se pencha. Simone souriait. Léo, indifférent, alluma une cigarette et jeta le tison par la portière.
— Primo : vous vivrez très vieille, dit Kaminsky au bout d'un assez long moment. Secundo : vous ne deviendrez jamais folle.
Un temps.
— Vous savez que je n'y entends rien ? dit-il, en levant les yeux.
— Continuez quand même.
— Date de naissance ?
— Août 1899.
— Août : les grands hommes et les grands assassins. Vous réussirez dans vos entreprises.
— Par l'assassinat aussi ? dit-elle en éclatant de rire.
Il ne répondit pas. Il approcha de ses lèvres cette paume ouverte et y déposa un baiser.
— Aurai-je de l'argent ?
— Plus que vous ne pourrez en perdre. En résumé : tout s'annonce bien. Août 1899 : cela fait que vous avez aujourd'hui un peu plus de dix-huit ans. Pas trop de retard, mais il est temps. On ne joue qu'une fois...
Elle le savait.
— Donc, c'est bien entendu, reprit Kaminsky. Après le déjeuner, Léo vous emmène à la villa, avec Marcelle. A cinq heures, nous allons vous rejoindre avec Bacchiochi. Ensuite nous redescendons prendre le thé chez Mme de Villaplane. Ça va ?
— Pourquoi chez Mme de Villaplane ?
— Ça lui fera tellement plaisir ! répondit Kaminsky, avec un aigre sourire.
— Réglé, dit Léo.
— Avance doucement...
Léo démarra.
La maison du notaire apparut, au fond d'une rue pleine d'herbe.
— Inouï ce que cette maison a l'air d'une tirelire, dit Kaminsky. Portes, fenêtres, cheminées, lucarnes, lézardes, tous ces trous appellent la pièce de monnaie. Volée à qui, cette baraque ?
— A deux vieilles filles, dit Simone.
— Mortes ?
— Elles en sont mortes. Il leur a même barboté leur perroquet, qu'il a fait empailler et mettre sur sa cheminée. Vous ne connaissez pas mon père ! Ça va, Léo... Stop !
Il arrêta la voiture le long du trottoir.
— Dans une heure. Ici.
— Entendu.
Elle sortit légèrement de la voiture. Les deux hommes se regardèrent en souriant.
— Hein ? dit Kaminsky, en clignant de l'œil.
— J'ai compris.
— C'est une femme résolue. Elle fera ce qu'elle a envie de faire.
— Rare.
— Très rare. A dix-huit ans surtout. Mais ça, mon vieux Léo, c'est comme le talent : on l'a ou on ne l'a pas. Et quand on l'a, ça se voit tout de suite. Plus tard, on perfectionne sa technique...
Léo mit en marche.
— De plus en plus jolie d'ailleurs, continua Kaminsky. Vas-y, elle est rentrée.
Un petit coup d'accélérateur.
— Pas mon genre, dit Léo. Trop brune pour moi. Des jambes trop hautes. Des yeux trop noirs. Pas assez de poitrine. Moi, c'est les blondes, avec des yeux bleus...
Changement de vitesse. Encore l'accélérateur.
— Un peu boulottes...
Simone monta dans sa chambre. Elle jeta son manteau, sur son lit, et réfléchit. Puis, elle ressortit, se pencha sur la rampe et appela :
— Rose !
Pas de réponse.
Bien entendu, sa mère avait encore disposé de Rose sans penser le moins du monde, sans se demander si...
— Rose !
D'en bas, ce fut la voix sèche de la mère qui répondit :
— C'est toi, Simone ?
— Oui. C'est moi.
Elle avait reconnu sa voix, non ?
— Qui appelles-tu ?
— La femme de chambre, maman.
— Mais... qu'est-ce que tu lui veux ?
— Dis-lui qu'elle monte.
— Mais... pour quoi faire ?
— Oh !
Simone s'agrippa à la rampe, secouée de rage. C'était tuant, cette manie qu'avait sa mère de toujours se mêler de tout, de poser des questions sans fin à propos des choses les plus oiseuses.
La mère, au pied de l'escalier, parlait debout, sans lever la tête, face au mur. Simone apercevait son chignon pointu, ses épaules maigres.
— Dis à Rose qu'elle monte et qu'elle me prépare du feu, voilà.
Elle n'allait tout de même pas s'engager encore une fois dans un de ces dialogues exaspérants, interminables...
— Tu as froid ?
Simone grinça des dents.
— Écoute, maman, dis simplement à Rose qu'elle monte.
— Mais je ne sais pas où elle est, Rose !
Simone rentra dans sa chambre et fit claquer violemment sa porte. Elle n'aurait pas pu le dire tout de suite qu'elle ne savait pas où était Rose ! Ça l'aurait tuée, non ? Et dire que c'est comme ça tous les jours, du matin au soir. « Elle me rendrait folle... »
Elle ouvrit son secrétaire, en tira des papiers qu'elle déposa sur la table. « Tout ça, c'est à brûler... » Il eût été plus sage d'examiner ces papiers un à un, ce qu'elle aurait fait si elle avait eu du feu. Mais quoi, est-ce qu'elle tenait tant que ça... « Des lettres de types, des photos : je vais tout brûler en vrac. »
Elle saisit une écharpe et la suspendit à la poignée de la porte, de manière à boucher le trou de la serrure : comme ça, la mère pourrait toujours y coller son œil. Puis, elle revint à ses papiers, acheva de vider ses tiroirs, fit un tas de tout ce qui était à brûler et s'assit par terre. Une allumette. De grandes flammes montèrent dans la cheminée. « Pourquoi me suis-je mise en colère ? » Une fois de plus elle avait « marché ». Mais c'était comme ça toujours. Il n'y avait pas d'exemple qu'elle eût passé un jour sans colère dans cette maison. « Mais c'est fini. Je brûle tout. Je n'emporte rien que de l'argent, si je puis, tout à l'heure... »
Elle contemplait le feu et souriait.
Quand il pensait à Simone, Kaminsky éprouvait un grand plaisir de fatuité, car il attribuait à son expérience et à son esprit, oubliant qu'il lui avait fait lire Lamiel, les remarquables progrès de son élève. Simone n'avait pas été sans observer ce travers de son mentor, mais elle agissait en sorte de n'en rien montrer et l'encourageait au contraire à se donner tout le mérite de ce qu'il appelait « une révélation ». Elle y était portée par un sentiment sincère de reconnaissance et par la résolution prise depuis longtemps de se servir encore de lui pour franchir les derniers et les plus difficiles obstacles qui la séparaient de la liberté et de la richesse. Qu'il l'emmène seulement à Paris ! Elle ne lui demandait qu'une protection de quelques mois après leur arrivée dans la capitale — encore un mot à rayer de son vocabulaire ! Le reste la concernait seule.
De ce projet, elle s'était bien gardée de souffler le moindre mot à quiconque. Un instinct vigoureux l'avait avertie de se taire jusqu'au moment d'agir, et ce moment était venu. Tant qu'il s'agissait de toilettes, de manières, de choses apprises, elle avait laissé à Kaminsky la flatteuse pensée qu'elle lui en était redevable, mais sur les choses comprises elle avait toujours pris grand soin de se taire, et cet esprit fin, ce profond psychologue que croyait être Kaminsky, ne s'était douté de rien.
Dans un milieu bas, où l'ambition elle-même était sordide quand elle existait, Simone avait grandi à peu près seule et mis tant de temps à découvrir les dangers qui l'entouraient qu'elle avait même été jusqu'à se laisser fiancer au fils d'un confrère de son père, comme si la perspective de devenir à son tour Mme la Notairesse, une bonne épouse bien fidèle et une bonne mère de famille avait été la perspective même du bonheur. Cette erreur n'avait pas été de longue durée. L'angoisse même où l'avaient plongée ces fiançailles lui avait été salutaire et elle avait rompu le marché en attendant de rompre l'amarre. Elle avait bientôt su ce que cela voulait dire quand ils parlaient devant elle du bonheur et tout ce que cette immonde hypocrisie recouvrait de morts une fois sur deux assassinés. Car ils savaient très bien assassiner et ils n'avaient besoin pour cela ni du couteau ni du poison : leurs moyens étaient plus subtils. Ce qu'elle devait à Kaminsky c'était certaines évidences que sans lui elle n'eût découvertes que plus tard et sans doute trop tard. Il lui avait fait gagner dix ans, c'est-à-dire la vie. Elle ne serait pas victime. Depuis l'instant où elle avait pris cette résolution elle n'avait cessé de réfléchir aux moyens qu'elle emploierait, tout en demeurant la petite provinciale et en continuant d'aller à la messe. C'est ainsi que pour Simone l'hypocrisie était devenue une axiome primordial en attendant de devenir une science. Elle ne cherchait pas à se justifier. Parmi les remarquables acquisitions qu'elle avait faites de Kaminsky, elle avait appris que les justifications sont toujours des faiblesses ou des erreurs, et qu'entre l'emploi de l'hypocrisie (considérée elle aussi comme un des beaux-arts) et la perspective d'être égorgé, il fallait être fou et méprisable pour hésiter, ne fût-ce qu'une seconde. Quant à la prétendue liberté des jeunes filles depuis la guerre, quelle plaisanterie ! Ce n'était pas une raison parce qu'elles couchaient plus facilement avec des hommes — et encore était-ce bien vrai ? — pour qu'on se mît à penser qu'elles étaient soudain devenues libres. La vie n'était pas que cela. Les progrès de Simone étaient si grands, qu'elle ne pouvait plus comprendre comment sa liberté pouvait dépendre des circonstances ou même des mœurs. Elle ne voulait la tenir que d'elle-même.
Plus rien à brûler. Les lettres, les photos faisaient maintenant dans la cheminée un petit amas de cendres qu'elle remua du bout d'un pique-feu. Bien. Ils pourraient toujours fouiller là-dedans, après son départ : ils en seraient pour leurs frais. Et puis d'ailleurs, quelle importance ?
« Qu'il fait bon entrer dans une vie nouvelle ! » se dit Simone, en se levant.
Elle jeta un regard sur cette chambre où depuis si longtemps elle rongeait son frein. « Comme c'est facile ! murmura-t-elle. Il n'est que d'agir, et de suivre ses actes. »
Agir, pour le moment, signifiait pour elle : monter à l'étage au-dessus.
Les livres. Elle prit un luxueux exemplaire des Liaisons dangereuses, cadeau de Kaminsky, enfermé dans une reliure mobile en maroquin. Elle ôta le volume, qu'elle posa sur la table, prit la reliure, et sortit sans bruit. La porte grinça à peine. Dehors, elle écouta. Rien. Rose, sans doute, n'était pas encore retrouvée, et quand à la mère, Dieu savait à quoi elle pouvait s'occuper !
Prudente cependant, Simone écouta encore. Puis assurée qu'on ne pourrait la surprendre, elle monta, sur la pointe des pieds.
Le tapis étouffait ses pas. Elle était très calme.
Une espèce de colère lui vint quand elle pénétra dans le bureau de son père. C'était plein de son odeur, de son répugnant fantôme. Des relents de tabac refroidi, de parfums à bon marché, on ne savait quoi de louche. La pièce était basse, une espèce de grenier arrangé en studio, avec de grandes fenêtres masquées de rideaux épais qui la rendaient sombre. Des livres. De gros meubles. Des tableaux. Dépouilles de clients.
Elle s'avança résolument vers le bureau. A droite, le tiroir, avec dedans, l'argent. L'idiot ! Il n'avait même pas songé à fermer ce tiroir à clé. Elle n'eut qu'à tirer : les billets étaient là, plus en sûreté, croyait-il, que dans son coffre-fort. Tous les mêmes. Ils prenaient toutes sortes de précautions contre les voleurs, sans se douter un seul instant que leurs propres enfants... Elle sourit avec mépris en tirant du tiroir deux liasses de billets de mille francs. Les compter ? Pourquoi pas ? Elle les compta tranquillement, vérifia que chaque liasse contenait cinquante billets. Elle fit du tout un paquet qu'elle ficela et cacha dans la reliure. Puis, aussi tranquillement qu'elle était entrée, elle sortit non sans avoir refermé le tiroir et vérifié qu'il n'y avait pas d'autre argent qui traînait.
Voler ! C'est ça qu'on appelait voler ? Elle était surprise que cela fût si facile et, après tout, si... logique. Oui, il y avait dans tout cela une certaine logique. « Ils ne se figurent pas tout de même, réfléchissait-elle, que je m'en vais arriver à Paris les mains vides et chercher du travail ? »
— Simone !
Elle bondit à la rampe :
— A table !
— Déjà ?
A peine était-il midi. Pour quelque raison inconnue le déjeuner était avancé, aujourd'hui.
Elle descendit, son livre sous le bras. Son père et sa mère étaient déjà à table.
On se disait rarement bonjour ou bonsoir, dans cette maison.
Ils déjeunèrent — en silence, hormis le gros bourdonnement de la vieille horloge héritée, on ne savait plus de quel grand-oncle paysan et renié, et les bruits qu'ils faisaient eux-mêmes en avalant, en respirant, en maniant leurs couteaux et leurs fourchettes, en remuant, ce qui faisait grincer les pieds des chaises sur le parquet ciré. Mc Point lisait son journal qu'il avait appuyé contre une bouteille devant lui. Mme Point avait l'air de jouer à la dînette, avalait de tout petits morceaux de viande piqués au bout de la fourchette comme en rechignant, avec une mine de détenue de marque qui sait ce qu'elle se doit et proteste, comme elle peut, contre l'ordinaire de la prison. Simone avait posé à côté de son assiette son « livre » et de temps en temps lui jetait un regard, souriait, et fredonnait intérieurement : « N'est-ce plus ma main... »
Que pouvait-on fredonner d'autre avec sous les yeux ce chef-d'œuvre de buffet Henri II pur style et ses étincelantes figures sculptées dans la porte centrale, ce jeune premier en culottes courtes et fraise dentelée qui depuis combien de temps tendait la main à cette jeune première en longue robe et fraise elle aussi mais décolletée, oh, là, là !
N'est-ce plus ma main que cette main presse
Tout comme autrefois ?
Au-dessus du journal que lisait le père apparaissait une chevelure blanche et salie de pellicules, un gros front rouge, deux épais sourcils. Au bout de sa lourde main carrée, il tendit un verre, sans lever les yeux. Simone y versa du vin. Glou glou. Tic tac.
Eh bien, est-ce qu'il n'en était pas ainsi tous les jours, au « foyer » du notaire ?
D'un geste sec, la mère s'essuya les lèvres. Pourquoi ? Bien sûr, elle n'y avait rien laissé traîner. « Comique », pensa Simone. Chacune des bouchées qu'avalait la mère devait se ranger sagement dans son estomac comme les chemises dans son armoire : rayon féculents, rayon bidoche.
« C'est ma mère, ça ! »
Des cheveux de cendre blanchis comme de poudre, et sous le front butoir, deux fentes jaunes, les yeux, deux taches de plâtre, les pommettes, dans la brique des joues. Elle avait appris, la chère femme, dans la correspondance du Petit Écho de la Mode, que : mi-partie de glycérine, mi-partie d'eau simple, voilà ce qui vaut mieux que la plus réputée des crèmes et coûte trois fois rien. Une application le matin, une couche de poudre : allons en paix. Mais elle en mettait toujours trop et la poudre collait comme un empois. Savoir se maquiller est un art mais celui des femmes perdues et, pour sûr, elle ne le leur enviait pas ! Sa petite recette économique et sa poudre à bébé, elle ne se permettait rien de plus, et sa bouche fripée n'avait jamais connu le rouge, pas même au temps lointain de sa jeunesse, quand elle avait dû être amoureuse, et qu'elle s'était jetée au cou de ce monsieur si profondément absorbé dans la lecture de son journal, en s'écriant comme dans Hernani : « Vous êtes mon lion superbe et généreux ! » Son menton lisse, dur comme un caillou de mer, ne formait qu'un bloc avec l'étai des mâchoires et les vastes cadenas des oreilles. Pour le reste, Mme Point, la notairesse, était une robe noire depuis le cou jusqu'à la pointe des pieds invisibles sous la table, un personnage mince et trottinant, mécanique, un peu voûté, dont la main par erreur assez fine s'occupait en ce moment à faire monter et redescendre sans arrêt un coulant en or, le long d'un sautoir en or passé à son cou de vieux poulet. Le caractère de la notairesse offrait ce trait particulier et peut-être assez rare, c'est que ses silences étaient aussi appliqués que ses bavardages, ce qui faisait dire à Simone non pas : Maman se tait, mais : Maman s'est mise à se taire, ou encore : Maman compte. En effet, quand la notairesse se taisait, comme en ce moment, son visage prenait aussitôt l'air hargneux d'un enfant qui s'est juré de compter jusqu'à dix mille sans boire et voudrait bien ne pas être interrompu. Il était alors impossible de lui arracher un mot, ni par jeu, ni par surprise. A toute parole qu'on lui adressait, elle répliquait par un regard de pierre, réprobateur et hautain, le regard même par quoi elle eût fait rentrer sous terre l'impudent qui lui soufflé à l'oreille quelque proposition déshonnête. Le Pape, qu'elle adorait, y eût perdu sa papauté.
Tic, tac...
La main de Simone chercha le livre, et se posa dessus : mouvement fébrile du croyant qui tâte son scapulaire, du superstitieux son talisman, pour conjurer la haine.
Souvenir récent : sa mère, dans la cuisine, lui tourne le dos. Elle boit une tasse de lait. Simone est survenue. La mère ne s'est pas retournée. Sur la table — c'est-à-dire sous les doigts — un couteau immense. Une lame de vingt centimètres, triangulaire. Éblouissement d'une seconde : Simone avait vu l'endroit où frapper, entre les deux épaules.
Comment échappe-t-on à ça ? Mais comment échappe-t-on à l'accident ? Simone s'était retrouvée dans sa chambre une minute plus tard, tremblant à l'idée que tout pouvait être foutu de cette manière.
Elle leva les yeux, tout en pelant son orange, esquissa un geste comme pour dire quelque chose. La mère devait en être au moins à deux mille, le père aux petites annonces.
La barbe !
— Père ?
Il abaissa son journal, jeta à sa fille un regard de biais, d'un œil seulement. Il fermait l'autre, comme gêné par la lumière. Elle sourit, très espiègle Lili, à cette grosse figure revêche. Il ressemblait au Maire. Son frère adultérin ? Pas impossible. On ne savait pas toujours comment ils goupillaient leurs couchages, mais il était de fait qu'en ville, quand on connaissait bien les gens, d'étranges ressemblances se remarquaient. Tout s'expliquait, cinquante ans après...
— Qu'est-ce que tu veux encore ?
Oh ! Cette gueule ! Soufflée, boursouflée : un vrai ballon. Rouge sang de bœuf, avec des poches blanches sous les yeux, la peau du cou débordant sur le col. Grand, gros, majestueux, décoré. « C'est ça mon père ! »
Elle grattait la nappe du bout de l'index, penchait la tête, absorbée. Son père !... Un gros monsieur de mauvaise humeur qu'elle voit à midi et à sept heures. Se mettre à table, manger de tout, et boire, fumer son cigare, lire son journal, écrire des lettres anonymes, voler le client : il souhaite que ça dure longtemps, après quoi, crever le plus lourd possible pour emmerder les croque-morts. D'habitude quand il rentre, il va trouver son épouse et il l'embrasse sur le front. Elle lui rend son baiser sur la joue : histoire sans paroles. Une fois par semaine, régulièrement, Mme Point tressaille à l'approche de son lion, roule des yeux de folle et s'écrie : « Tu sens encore la femme ! » Il hausse les épaules. Depuis tant d'années qu'il va toutes les semaines au bordel, il a beau varier les jours comme on bat les cartes, elle ne se trompe jamais, pas une seule fois. « Mon père ! »
— Qu'est-ce que tu veux ? dit-il, d'un ton excédé, comme un malade qu'on aurait encore dérangé au moment où enfin il allait reposer un peu.
Elle demanda, innocente :
— Est-ce que tu te souviens encore de ce que tu as appris dans ta jeunesse, toi ?
Il prit son temps.
— Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Pour rien. Pour savoir.
Où voulait-elle en venir, la garce ? Il la connaissait. Elle voulait le balader ?
— J'ai été au lycée comme tout le monde. Ensuite, j'ai fait mon droit. Je ne vois pas l'intérêt...
Il ne voyait surtout pas pourquoi on le dérangeait dans sa lecture pour lui poser des questions aussi ridicules. Son gros œil glauque fixait Simone d'un air soupçonneux. « Celui qui tombera là-dessus... »
— Tu ne sais pas l'anglais ?
Elle insistait ? Il abaissa tout à fait le journal. De temps en temps il fallait bien avoir l'air d'avoir l'air.
— Non, de mon temps, on n'attachait pas tant d'importance aux langues vivantes. Je crois bien avoir appris un peu d'allemand, mais je n'en sais plus un mot aujourd'hui. Quant à l'anglais : néant.
Une réplique de quatre phrases ! Un accord, pour une fin de repas.
— C'est dommage, dit Simone.
— On ne peut pas tout apprendre, répliqua le notaire, qui, en fait, n'avait jamais appris grand-chose.
Elle jouait avec la peau de l'orange, découpée dans son assiette.
— C'est une langue si admirable, si merveilleuse !
— Une langue très utile...
— J'allais le dire... Mais aussi, d'un musical, père. Écoute ceci :
Elle repoussa son assiette, posa un coude sur la table et récita :
Les yeux de Simone brillaient d'une mauvaise fièvre. Qu'est-ce qui l'avait poussée à dire ça ? Un curieux trouble s'était emparé d'elle, comme un trouble amoureux.
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
— Une devinette.
— Hein ?
Elle se foutait de lui ? Il fronça les sourcils. Elle prenait d'étranges manières depuis quelque temps.
— T'fous d'moi ?
— Du tout, père, voyons ! C'est du Kipling.
Il ne voulut point paraître ignorant.
— Ah ? Et ça veut dire quoi ?
— Intraduisible.
Elle le regarda droit dans les yeux :
— You, bloody sinner, I'm leaving you and the old witch to night forever, eloping, I mean, with my lover and I stole your quids just a while ago... Ça non plus, ça ne se traduit pas, et c'est dommage, car c'est très beau, dit-elle, très très beau. Et elle éclata d'un grand rire nerveux en se renversant dans sa chaise, et continua ainsi, la nuque sur le dossier, les deux mains à plat sur la table.
Deux petits coups de fourchette sur un verre : c'était la mère.
— Assez de bêtises !
Rose entra, se pencha craintivement à l'oreille du notaire :
— M. Couturier est là. Il voudrait dire un mot à Monsieur.
— Encore !
Le notaire abattit la main sur la table.
— J'ai dit et répété cent fois que j'entendais déjeuner tranquille. Tran-quil-le ! Vous entendez, Rose ? C'est à vous que je parle.
— Oui, Monsieur.
— Vous n'avez pas l'air de comprendre ?
— Si, Monsieur.
— Eh bien, tâchez de ne pas oublier. C'est la dernière fois que je vous le dis, je vous avertis : à l'heure des repas, je n'y suis pour personne. Pour personne. Et surtout pas pour mes employés, voyons, c'est insensé ! Avez-vous compris ? Si jamais ça recommence, c'est vous qui filez.
— Oui, Monsieur.
— Dites à Couturier que je le verrai tout à l'heure à l'étude.
— Bien, Monsieur.
Elle sortait.
— Un instant ! dit Simone. Et se tournant vers son père : « Il faut tout de même bien lui demander ce qu'il veut. Pour qu'il soit venu te trouver à cette heure-ci, te connaissant... »
Le notaire étouffa dans son faux col :
— De quoi te mêles-tu ?
— Son fils rentre ce soir à la caserne.
— Son fils ?
— Étienne.
— Allons, dit Mc Point, en fronçant les sourcils, faites-le entrer, mais qu'il se dépêche...
Il grommela encore jusqu'au moment où M. Couturier apparut.
— Qu'est-ce que c'est, Couturier ? demanda-t-il, sans lever les yeux.
Il avait pris une pomme dans la coupe et il la pelait, les coudes sur la table.
Fluet, petit, étroit d'épaules, M. Couturier était un adolescent à tête blanche. Il se dandinait, regardait au plafond. Sa main errait devant sa barbe, comme pour chasser une mouche. Il abaissa enfin sur le notaire son trouble regard d'ivrogne et bredouilla quelque chose d'incompréhensible.
— Vous dites ? fit le notaire, toujours en pelant sa pomme.
— Monsieur... Maître, excusez-moi, fit Couturier d'une voix bégayante, je suis venu solliciter... En un mot, j'aurais besoin... Et notez bien que si j'avais eu la chance de vous voir ce matin à l'étude je ne me serais pas permis de vous importuner à cette heure-ci, continua-t-il sur le ton d'un élève qui récite sa leçon, mais...
— Vous voulez vous absenter ?
Couturier cessa de se dandiner. Sa main retomba le long de son corps. « On dirait qu'il tremble », pensa Simone.
— Oui, murmura-t-il.
— Vous avez une raison ?
Le notaire ne levait toujours pas les yeux. La pomme.
— Mon fils, monsieur... Maître. En un mot je voudrais quitter l'étude à cinq heures... au lieu de sept. Je... Je remplacerai, je...
De nouveau il se dandinait, jouait maintenant avec son mouchoir.
— En principe, je n'aime pas beaucoup qu'on s'absente, dit le notaire. Mais je ne peux pas vous empêcher d'accompagner votre fils. Il paraît qu'il rentre ce soir à la caserne ?
— Oui, monsieur... Maître.
— C'est entendu. Vous quitterez à cinq heures.
Couturier ne trouva pas un mot à répondre. Ce silence fit lever les yeux au notaire. Les regards des deux hommes se croisèrent. Une expression d'intense douleur couvrit le visage de M. Couturier : encore une fois, on le regardait comme on regarde un homme à qui il est arrivé quelque chose, par exemple de devenir un ivrogne.
— Vous pouvez disposer.
Il sortit sur la pointe des pieds, toujours en se dandinant, après avoir balbutié un merci qu'ils entendirent à peine.
Le notaire se replongea dans la lecture de son journal. Quant à la notairesse, elle comptait toujours. On aurait dit qu'elle ne s'était même pas aperçue de la venue de M. Couturier.
Simone, encore une fois, posa la main sur son « livre ».
La bonne revint, apporta le café. La notairesse but le sien d'un trait. Ensuite de quoi elle se torcha le bec, fit un signe de croix, et bredouilla des grâces pour elle toute seule.
Ah ! Il était trop tôt encore pour aller rejoindre Léo, mais il n'était pas trop tôt pour partir.
Simone se leva, prit son « livre » sous le bras et sortit. Sur le pas de la porte elle se retourna, fit une révérence et dit :
When shall we three meet again
In thunder, lightning, or in rain ?