L'habitude de « ces messieurs » dans les courtes récréations qui faisaient d'une classe à l'autre ce que Nabucet appelait : « un trou d'air, un petit ballon d'oxygène », était de se réunir sous une des galeries de la cour d'honneur et de s'y promener en bavardant. Ils allaient d'un petit pas tranquille et mesuré, comme ils auraient fait au mail, le plus souvent sur une file mais quelquefois aussi sur deux, quand ils étaient au grand complet. Dans ce dernier cas, les deux files se faisaient vis-à-vis comme au quadrille. C'était ce qu'ils appelaient « faire les Lanciers ». Ils se connaissaient tous depuis tant d'années, ils étaient si bien faits chacun au pas, à l'allure de l'autre que cette manœuvre des Lanciers s'exécutait toujours avec une sûreté infaillible sans qu'un mot ni même un coup d'œil soit échangé. Une autre manœuvre qui n'était plus celle des Lanciers mais qui s'en inspirait, c'était la manœuvre dite du Tambour-Major. Quand ces messieurs n'étaient pas assez nombreux pour former deux files, mais trop cependant pour qu'il ne fût pas gênant d'aller de front sous la galerie, l'un d'eux, en général celui qui tenait le crachoir, quittait le rang et continuait à parler en marchant à reculons, ce qui lui donnait tout à fait l'air d'un tambour-major, en effet, surtout si c'était Babinot.
Les potaches s'émerveillaient qu'il n'arrivât jamais d'accidents, que Babinot ne marchât point sur les pieds de Nabucet ou de Cripure, que M. le Censeur ne tombât pas à la renverse, ni M. le Proviseur. Mais rien de tel ne s'était jamais produit. Tout était si bien réglé, au contraire, que le malheureux Cripure pouvait sans risques prendre part à ces petites promenades, à condition toutefois de n'avoir pas à marcher à reculons. Ses collègues modelaient sur son pas entravé leurs petits pas économes, et lui, qui dans la rue ne faisait pas deux mètres sans être rappelé à son infirmité, pouvait ici presque l'oublier.
Cripure serra des mains et prit sa place dans le rang. C'était M. Babinot qui faisait le Tambour-Major. Avec son faux nez, son impériale triangulaire et rouillée comme un vieux fer de lance, la moustache en travers, péremptoire, barrant l'impériale d'un trait bref comme la garde d'une épée gauloise, les mains croisées sous les basques de son pet-de-loup, le chapeau melon rejeté sur la nuque, il faisait retentir sur les dalles ses gros souliers ferrés, et pérorait en nasillant.
— Nous avons en France beaucoup d'héroïnes de l'arrière, beaucoup, des quantités, et de toutes les classes. D'une part, Mme Faurel, qui obtiendra tout à l'heure sa juste récompense. Mais n'oublions pas aussi ces pauvres femmes qui infatigablement, de jour et de nuit, s'emploient aux rudes et souvent très rudes travaux des fabriques de munitions. J'ai lu quelque part, récemment, quelque chose de très émouvant, vous savez...
Ces messieurs ralentirent leur pas.
— Oui, reprit Babinot, j'ai lu cette histoire de quatre cents jeunes filles qui manipulent dans une usine quelque part en province, ce facétieux produit chimique, vous savez dit-il en clignant de l'œil, qui s'appelle l'acide picrique. Qui l'approche quelques jours devient jaune à la manière des citrons. Eh bien ce menu détail n'a point fait reculer nos ouvrières. Les plus jolies filles du pays, voyez-vous, ont tenu à honneur de réclamer cette collaboration à la guerre et de s'employer à ces travaux qui les laisseront « safran » pendant plus de six mois après la fin des hostilités. Bien mieux : elles sont fières d'être devenues du coup des sœurs de leurs lointaines alliées les Japonaises et leur coquetterie est de s'appeler savez-vous comment ?
Personne ne répondit.
— L'équipe des canaris ! s'écria Babinot en éclatant joyeusement de rire.
— Voilà ! Voilà ! Voilà ! dit l'un de ces messieurs, en se grattant le bout du nez. C'était le professeur de rhétorique, M. Robillard. « De l'héroïsme spirituel. Un orgueil sain. »
Babinot approuva.
— Savez-vous ce que j'ai donné à mes élèves en devoir de français pour la prochaine fois ? dit M. Robillard. Non ? Eh bien, précisément quelque chose sur l'orgueil. Commenter ces vers de notre grand Alfred de Musset :
l'orgueil,
C'est ce qui reste encor d'un peu beau dans la vie,
La probité du pauvre et la grandeur des rois.
Ça, c'était trouvé. Ils en convinrent. Ce que ça pouvait être dans la note, tout de même... M. Babinot ôta les mains de dessous ses basques et applaudit doucement.
— Je dis : bravo !
— Oh ! dit un autre, c'est remarquable. D'autant plus que ça prend les choses de loin.
— Mais c'est ce qu'il faut, c'est exactement ce qu'il faut, répliqua M. Robillard. L'important, c'est... d'insinuer. Ne pas s'attacher tellement à la chose à apprendre, mais avant tout, éveiller l'intelligence, faire deviner.
— Et guider, dit quelqu'un.
— Mais bien sûr. Tenez, pour la prochaine fois, j'en ai deux en réserve :
Défions-nous du sort et prenons garde à nous
Après le gain d'une bataille...
Qu'en dites-vous, monsieur Babinot ?
— Mais, répondit Babinot, c'est excellent. Nos jeunes gens seront des chefs, des conducteurs d'hommes. Il est bon de développer en eux de saines idées.
Le Proviseur passa, mélancolique, déjà en requimpette, tout prêt pour la fête de l'après-midi. Il s'approcha du petit groupe, serra des mains.
— Quelles nouvelles, monsieur le Proviseur ?
Le Proviseur secoua la tête.
— Rien encore.
— Aïe ! Aïe ! fit Babinot.
— Terrible, murmura M. Robillard. Mais, conscient de sa maladresse, il reprit : « Voyons, monsieur le Proviseur, il ne faut pas croire trop vite au... » Il allait dire au pire. Encore une maladresse. « Le mien, dit-il, est resté une fois deux mois sans écrire. Eh bien, tout simplement, le temps lui avait manqué.
— Je sais, je sais », murmura le Proviseur.
Il savait aussi pourquoi Pierre n'écrivait pas. Ce que cette lettre avait été ! « C'est toi qui m'as jeté là où je suis, toi et tes pareils. Même si je ne suis pas tué, je ne te reverrai jamais. Je ne te pardonnerai jamais. » Voilà ce que disait cette lettre.
Le Proviseur soupira.
— Laissons cela, messieurs.
Babinot se permit de lui prendre affectueusement le bras, renonçant ainsi à son rôle de tambour-major.
— Il faut chasser les idées noires, dit-il. Savez-vous ce que m'écrit le mien ? C'est une anecdote qui se passe dans la tranchée. Onze heures du matin. Le commandant est à l'abri dans son poste ; une bordée d'obus arrive. Personne ne lève le nez quand on aperçoit deux cuisiniers qui viennent apporter le déjeuner dans une vaste marmite et qui s'avancent tranquillement sans se hâter au milieu des éclatements. Ils entrent dans l'abri, comme si de rien n'était et, bien entendu, le commandant les réprimande. « Êtes-vous fous de vous promener en ce moment ? Vous ne pouviez pas attendre que la rafale soit passée ? » Et alors, savez-vous ce qu'ils répondirent, les cuisiniers ? Ah ! Ah ! Ah ! « Mais c'est du rognon, mon commandant, c'est du rognon, s'écrièrent-ils tous les deux à la fois. Ça pouvait pas attendre ! » Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Du rognon ! C'est du rognon, dirent-ils... Trouvez-vous pas ça magnifique ? Tenez, pas plus tard qu'avant-hier, je reçois une lettre où il me disait que ses hommes, dans une...
— Excusez-moi, mon cher Babinot, dit le Proviseur, je dois hélas remonter à mon bureau où j'ai... affaire. Vous me pardonnez ?
— Mais voyons, dit Babinot, à Dieu ne plaise que je vous empêche de travailler, monsieur le Proviseur.
Le Proviseur s'éloigna.
— Il a l'air très affaissé, dit M. Robillard. Ça doit faire quinze jours qu'il est sans nouvelles ?
— Environ.
— C'est dur, c'est dur !...
— Qu'est-ce que je racontais ? dit Babinot. Ah ! oui. Une autre anecdote, que je dois également à mon fils. Vous savez que...
Mais ce matin, M. Babinot jouait de malheur. Il fut encore une fois interrompu. Le Proviseur avait à peine tourné les talons qu'apparut au bout de la galerie un couple curieux, qu'on aurait dit fait pour la comédie, le couple formé par les deux répétiteurs Glâtre et Moka, deux inséparables, arcades ambo, disait le méchant Nabucet. Ils se dirigeaient vivement vers le petit groupe.
Dans ce lycée où la manie des surnoms faisait rage, où Merlin était Cripure et Babinot Henri IV, à cause de son bouc et d'un amour bavard pour ce roi farceur et sa poule au pot, où M. le censeur Bourcier était Peau d'Ane, et Nabucet : la Dame Blanche, ou encore : Trouves-tu ? où Glâtre était M. l'Abbé, Moka jouissait du privilège de porter deux surnoms, si bien que son nom véritable, celui qui devait figurer sur son état civil, était entièrement oublié. On l'appelait : Moka, dit Qu'est-ce que Dieu ? Moka, c'était le nom de son chien, un fox maigrelet et larmoyant qu'il traînait partout avec lui, digne émule de l'affreuse bossue, et dont Noël avait la garde pendant les heures de service du répétiteur. Quant à savoir pourquoi on l'avait baptisé Qu'est-ce que Dieu ? on ne répondait à la question qu'en se touchant le front d'une certaine manière.
Ils s'avancèrent tous les deux, Moka en gesticulant, et l'autre au contraire très calme, les mains derrière le dos, pensif. Dans la petite personne ronde et grasse de Glâtre, il y avait quelque chose qui semblait justifier son surnom, une odeur du séminaire où, disait-on, il avait passé sa jeunesse. Défroqué ou non, il portait un habit noir, un col raide, de gros souliers et un chapeau melon. Mais plus que d'un défroqué, il avait l'air d'un vieux garçon « pauvre mais propre ».
Quant à Moka...
Maigre et long, il dépassait Glâtre de toute la tête. Il était lui aussi déjà en grande tenue, en prévision de la fête et magnifique dans son smoking, un beau smoking fait sur mesure pour aller au mariage d'un autre et qui sentait la naphtaline à plein nez, ce qui fit faire une grimace à Cripure. Moka portait un plastron immaculé, neigeux et comme un vrai garçon d'honneur une rose blanche à sa boutonnière. Quand il ôta son chapeau pour saluer ces messieurs une superbe crête rousse apparut, flamba à son front laiteux comme un jet de gaz. Il s'inclina plus particulièrement devant Cripure, son « bon maître », et la crête rousse tressaillit comme la houppe d'un clown qui s'apprête à sauter en piste, se répandit sur le front, cacha les yeux, des yeux trop bleus, des yeux de fille.
— Nous avons un projet, dit-il en se redressant. Sa voix était curieusement fluette. « Oui, un projet... »
Sans doute devait-il s'agir d'un projet fort important, car les yeux de Moka brillaient de malice.
— Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! dit Babinot. Voyons, voyons un peu ?
Il était méfiant et jovial.
Moka se tourna vers Glâtre, comme pour une dernière interrogation. Mais Glâtre haussa les épaules.
— Nous avons pensé, dit Moka...
— Comment ! interrompit vivement Glâtre, comment ça, nous ? Le projet est de toi, mon cher. Prends donc la responsabilité de tes actes.
— Ah ?
— Mais oui, mais oui...
— Ah ? Bien. Et tout en faisant craquer les jointures de ses doigts, Moka exposa : « J'ai donc pensé à organiser une sorte de petit musée, voyez-vous, où seraient exposées des images, des choses du front. Eh ?
— Du genre douilles d'obus, casques boches, précisa Glâtre.
— On ferait ça au parloir, dit Moka.
— Ah ! Saperlipopette, s'écria Babinot en saisissant le bras de Moka, qu'il secoua avec une affectueuse brusquerie. C'est une très belle idée, savez-vous. Pfuit ! Je vous crois !... Je dois dire que j'y avait un peu pensé, anciennement. Je ne me souviens plus au juste, fit-il, en se grattant la tête, comment il se fit que ce projet n'eut pas de suite... Il est vrai, nous avons tellement de choses en tête ! Mais précisément comme vous j'avais pensé au parloir, voyez-vous. »
Moka était ravi.
— Comme ça se trouve, dit-il.
Babinot grimaça, soudain.
— Aïe ! Aïe ! Aïe !
— Quoi ? Qu'y a-t-il ?
— Ah ! Comme c'est dommage !
— Mais quoi, cher monsieur Babinot, dit Moka. Il croyait déjà tout perdu et le projet dans l'eau.
— Le guignon, le guignon, mon cher, répondit Babinot. Il aurait fallu pouvoir parler de ça dès aujourd'hui au Général, comprenez-vous. Ah ! Quel contretemps ! Vous savez qu'il est malade, n'est-ce pas ? Nous ne l'aurons pas hélas cet après-midi. Tss... Tss... Tss...
Il se fourra le petit doigt dans l'oreille et ferma un œil.
Sa main s'agita frénétiquement.
— Tant pis, dit-il. Ce sera pour une autre fois. Nous en parlerons d'abord à Nabucet.
— Voilà.
— C'est l'homme qu'il vous faut pour cela, dit M. Robillard.
— Précisément. Tout à fait indiqué. Le Général viendra, il fera une petite inauguration... Ce sera parfait. Oh, savez-vous à quoi je pense ?
Ils s'étaient arrêtés et faisaient cercle autour de lui, Cripure baissant la tête, les mains profondément enfoncées dans les poches de la peau de bique.
— Ce que vous voulez, n'est-ce pas, interrogea Babinot, c'est en somme recréer ici l'atmosphère du front, mettre sous les yeux de nos jeunes gens des images de là-bas. Oui ? Bien. C'est parfait. Mais savez-vous ce que je demanderai, moi, au Général ? Devinez ?
Personne ne répondit.
— Vous ne devinez pas ?
— Non.
— Voyons, en dehors de ce musée, dit-il en joignant les mains, qu'il tapota l'une dans l'autre, en complément à ce musée... vous ne voyez rien ?
Ils cherchaient tous, et même Cripure.
— Regardez cette cour, dit Babinot, ne vous semble-t-elle pas étrangement vide ?
Les élèves en effet s'étaient rangés sous les galeries devant les portes des classes. L'heure allait sonner de la reprise.
— Un vrai désert ! continua Babinot. Eh bien, savez-vous, ce que je demanderai au Général... Un temps, et Babinot leva le doigt : « C'est un petit canon, dit-il... Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Personne de vous n'y avait pensé. Un beau petit soixante-dix-sept pris à l'ennemi, voilà ce que je demanderai au Général. » Et il s'éloigna en riant et en criant à Moka : « Pensez au canon, mon cher ! »
Certes, Cripure aimait son pays, et cet amour de la patrie était peut-être en lui la chose la moins falsifiée. Mais enfin, cet amour de la patrie, il ne fallait pas le confondre, comme le faisait Babinot, avec l'amour des militaires, ou comme tant d'autres, avec l'amour de la mort. Il ne fallait pas surtout le confondre avec un plat acquiescement au conformisme des autres. Mais les choses étaient telles pour Cripure que même ici il devait se cacher. Cet amour de la patrie, en lui profond, il ne pouvait pas plus l'avouer que le reste, car il n'était point d'accord avec eux sur la façon d'aimer son pays. Et dans une époque où ils n'avaient que cet amour-là aux lèvres, où du matin au soir il n'était question que de la France, Cripure, seul, ne pouvait pas parler de la France et il en souffrait, rejeté ici comme ailleurs à sa solitude ou à sa comédie. Car il fallait bien faire semblant d'aimer la France à leur manière. Il y aurait eu trop de danger à ne pas le faire. Et même — ceci était un souvenir plus que pénible – il avait forcé la note, une fois. Il s'était montré une fois plus chauvin qu'eux tous réunis. Personne ne l'avait contraint à dire ce qu'il avait dit, l'année dernière, dans ce discours de distribution des prix. Il aurait fort bien pu se borner aux banalités nécessaires, rester dans les généralités pédagogiques, blaguologiques, comme il disait, au lieu de se lancer comme il l'avait fait dans une apologie aussi grossière des héros. Ils ne lui en demandaient pas tant. Alors pourquoi s'était-il donné le mal de composer un discours non indigne d'un bas politicien et de parler pendant une heure d'horloge des monuments qu'on élèverait plus tard à la gloire impérissable des poilus ? Pourquoi leur avoir donné ces gages ? Encore une fois, il aurait pu s'en dispenser. Personne n'attendait de lui autre chose que de ne pas s'opposer. Mais lui, loin de s'opposer à quoi que ce soit, loin de faire le procès de cette guerre, il en avait fait au contraire l'apologie, la montrant comme une source grandiose et terrible d'héroïsme et même de beauté, et s'efforçant d'en tirer les enseignements. Ce discours avait créé une petite sensation mais pas tout à fait dans le sens qu'il pouvait prévoir ou espérer. On lui avait su assez peu de gré de ce discours, précisément parce qu'il avait été trop forcé. Aux uns il avait semblé naturel que Cripure prît sa place dans le rang et pratiquât la politique de l'union sacrée, ils n'y avaient pas vu autre chose. Mais d'autres, tels que Nabucet, avaient parfaitement compris le sens insidieux de cette flatterie et comme d'un valet qui se permet d'exagérer l'éloge de son maître, ils lui avaient tourné le dos, si bien que le pauvre Cripure était resté « sec » encore une fois, malgré toutes ses avances. Du mal pour rien.
« Allons enseigner la morale. »