D'un mouvement sûr, presque silencieux, la limousine préfectorale s'arrêta devant les grilles du Centre spécial de Réforme. Aux appels du klaxon, une porte s'ouvrit et un planton accourut. Reconnaissant la limousine, il se précipita. Léo le suivit du coin de l'œil, un sourire imperceptible au bord des lèvres : agréable de voir courir un vicomte à son appel.

Le vicomte, qui s'était fait embusquer comme il avait pu, restait élégant même sous l'uniforme.

— Bonjour, Léo.

— Bonjour, vicomte.

Léo ne parut pas s'apercevoir que le vicomte lui tendait la main.

— Va prévenir le médecin-chef que je l'attends.

— Bien.

Le vicomte tourna les talons. Léo le laissa arriver jusqu'à la porte. Comme le vicomte allait disparaître il le rappela :

— Vicomte !

Le vicomte hésita une seconde, puis se maîtrisa, revint près de la limousine, mais cette fois sans courir. Léo lui tendit une cigarette :

— Pour ton dérangement.

La main du vicomte trembla si fort qu'il faillit laisser échapper la cigarette. Mais encore une fois, il se domina. Il se colla la cigarette aux lèvres, craqua une allumette et levant sur Léo deux yeux calmes :

— Du feu ?

Léo avait aussi une cigarette fraîche dans la bouche. Il haussa les épaules, avança la tête à travers la portière, prit du feu.

— Merci.

— Pas de quoi.

— Grouille, maintenant.

Le vicomte repartit. Encore une fois, Léo haussa les épaules. Il aimait ces basses vengeances, mais aujourd'hui c'était loupé.

Le planton avait ordre de ne jamais faire attendre Léo. Il frappa chez le médecin-chef.

— Entrez !

— La voiture du préfet, monsieur le Médecin-chef.

— Encore !

Maussade, Bacchiochi jeta son crayon sur la table.

— C'est urgent.

— Bien, bien, j'y vais.

Un secrétaire se leva :

— Pas d'ordres ? monsieur le Médecin-chef.

— Je téléphonerai.

— Bien, monsieur le Médecin-chef.

Le secrétaire retomba sur sa chaise.

Bacchiochi entra au vestiaire prendre sa capote. Le gros Bertaud était là — un deux galons — qui se regardait dans une glace. Bacchiochi chercha sa capote du regard. Il ne la vit pas. Le gros Bertaud était devenu rouge comme une pivoine.

— Ma capote ?

— Oh ! paredong, paredong, monsieur le Médecin-chef. Paredong...

— C'est vous qui l'avez ?

— Paredong... paredong...

Et s'empêtrant dans les doublures des manches, malade de honte, il faisait de son mieux pour se débarrasser de la malheureuse capote. Depuis combien de temps était-il là devant la glace à admirer le bel effet que feraient sur sa personne les beaux galons tant enviés ?

— Paredong... paredong...

— Grotesque !

— Paredong, monsieur le Médecin-chef.

— J'attends, monsieur !

Le gros Bertaud rendit enfin sa capote à Bacchiochi, qui la lui arracha des mains. Dans le même instant, sans qu'il pût même se rendre compte comment cela s'était fait, le gros Bertaud avait disparu.

Bacchiochi sourit alors, et tout en courant au plus vite vers la voiture : « Bah ! J'en ai fait autant quand j'étais jeune. »

 

Ils roulèrent quelque temps sans rien se dire, Bacchiochi au fond de la limousine.

— Tout a bien marché, Léo ?

— Du velours.

— Les petites ?

— Elles sont là-bas. On passe d'abord chercher Kaminsky. De là au camp des civils.

— Il veut emmener son Italienne ?

— Oui.

— Pas prudent.

— Il y tient énormément.

— Alors, rien à dire...

Kaminsky attendait devant chez lui, au bord du trottoir. La voiture s'arrêta à peine. Il monta, prit place à côté de Bacchiochi.

— Toutes les peines du monde à me dépêtrer de Mme de Villaplane. Elle est de plus en plus piquée. On va au camp, n'est-ce pas ?

— Tout droit.

— C'est parfait.

Ensuite, ils iraient à leur villa, cette villa où Mme de Villaplane prétendait qu'il se passait tant d'orgies. Ce serait d'ailleurs la dernière fois. Kaminsky partant, la villa serait à louer...

Kaminsky éclata de rire :

— La province est tout de même une drôle d'école. De quoi avons-nous l'air ? De conspirateurs. Or de quoi s'agit-il ? D'aller tranquillement retrouver nos maîtresses. Il faut pour cela se donner un mal de chien, et dépenser autant d'ingéniosité et de patience que les terroristes russes pour faire sauter la calèche d'un ministre.

— En fait de bombes... dit Léo.

— Oui, oui, je le sais. Nous, nous ne sommes que des farceurs, mon cher Léo. Je me souviens qu'une fois, en Pologne, je leur ai fait une bonne farce. Mon père était riche et considéré. Il recevait beaucoup. De gros bourgeois et leurs bourgeoises. Dîners, etc. Comique ! Ils ne valent pas mieux là-bas qu'ici, vous savez. Une fois, mon père était en voyage, c'est moi qui les ai reçus.

— Pourquoi dis-tu toujours : ils, interrogea Léo, puisque tu en es ?

— Ça me soulage toujours un peu.

Léo ne dit plus rien. Il conduisait doucement à travers la ville, et tout en prêtant l'oreille à ce que disait Kaminsky, il s'amusait au jeu suivant : des flâneurs encombrant la chaussée, il venait aussi près d'eux que possible, presque sans bruit et donnait alors un violent coup de klaxon pour le plaisir de les voir sauter comme qui reçoit une décharge électrique dans le derrière. Kaminsky reprit :

— Mes invités étaient tous des messieurs dames dans la cinquantaine, des personnages extrêmement respectables, banquiers, avocats, magistrats. Quelques militaires en grand uniforme. Je leur ai foutu un de ces dîners à la russe, vous savez, quelque chose de quoi crever.

Il se tut, habile conteur, il attendit que Bacchiochi lui demandât :

— Et alors ?

— Les vingt putains les plus excitantes que j'avais pu trouver, je les avais louées à prix d'or. Des filles splendides. La plus âgée n'avait que dix-neuf ans. Elles dînaient à côté, dans une autre salle. Quand mes bourgeois ont été repus, une porte s'est ouverte à deux battants, et mes jeunes filles sont apparues entièrement à poil.

— Vous avez fait ça ?

— Trouvez pas ça bien ? Les vieilles bourgeoises se sont foutues dans une colère ! Quels cris ! Quelle fuite ! Elles voulaient me tuer, je crois. Quant aux messieurs, eh bien, on aurait dit que c'étaient eux qui étaient nus. Ils ne savaient plus où se fourrer. Ils n'osaient ni se regarder entre eux ni regarder mes jeunes filles, encore bien moins leurs femmes. Quelle fuite au vestiaire, les vieilles bourgeoises traînant leurs maris par la main ! Pas un seul n'a osé rester. Tous ont foutu le camp. Inouï, pas vrai ?

— Vous ne manquez pas d'un certain culot.

— Non, non, dit Kaminsky, pas du culot. Je voulais seulement savoir s'il en resterait au moins un. Un seul, qui aurait été d'accord avec lui-même sur ce qu'il pensait de l'amour et des femmes. Mais au risque de te choquer, mon vieux Léo, je dirai que là-dessus ils ne sont pas d'accord non plus avec eux-mêmes.

— Vous exagérez, mon vieux, dit Bacchiochi. Tout ça, c'est des histoires... Vous ne savez pas prendre la vie simplement, par le bon bout.

— Sans blague ? fit Kaminsky.

— Non. Vous êtes un compliqué, mon cher ami. Vous coupez les cheveux en quatre. Oh, là là ! Savez-vous ce que je vais faire, moi ?

— Non.

— Eh bien, je vais m'installer ici. Oui, depuis trois ans que je vis dans ce pays, je l'aime. Je vendrai ma maison à Toulouse, et j'en achèterai une ici. Et on verra...

— Politique ?

— Pourquoi pas ? dit Bacchiochi, surpris d'être si bien deviné. Est-ce que vous ne croyez pas qu'il y aura quelque chose à faire de ce côté ? Après la guerre, il faudra des hommes nouveaux. Eh bien, mais, rien ne m'empêcherait, il me semble, de me présenter aux élections. Tout le monde ici me connaît. J'ai rendu des services à des tas de gens...

Léo, courbé sur sa direction, donna soudain un brusque coup de volant qui les rejeta l'un sur l'autre. La limousine glissa sur la gauche, dérapa sur une longueur de vingt mètres. Léo parvint à se rétablir.

— Nom de Dieu !

— Failli nous casser la gueule ? demanda Kaminsky en souriant.

— Failli écraser Cripure, grommela Léo.

Dans le fond de la voiture, les deux hommes se retournèrent. Cripure, au milieu de la route, battait des bras, la bouche ouverte, le lorgnon encore une fois perdu.

— Pourtant visible, dit Bacchiochi.

— Pas dans un virage. Naturellement, il se tenait du mauvais côté.

— Pas touché ?

— Sûrement pas.

— Ça va ! dit Bacchiochi. Accélère !

— Monsieur le Médecin-chef a grand-hâte de faire l'amour ce soir, dit Kaminsky. Et se laissant retomber mollement dans le fond de la limousine, il ajouta : « Moi, je ne sais pas... »