Claire luttait contre elle-même pour s'épargner au moins la folie de fonder trop d'espoir sur un homme qu'elle ne connaissait même pas et qui peut-être ne l'écouterait que d'une oreille ennuyée, ou même hostile, car enfin : il était député, officier d'État-Major, complice. Et cependant non peut-être. Tout ce qu'elle savait de lui par la rumeur, tout ce qu'elle avait pu en deviner les rares fois où elle l'avait aperçu en public, comme tout à l'heure à cette fête ridicule où l'on avait décoré sa femme, lui revenait en mémoire ; elle reprit courage et pensa que sa démarche serait sans doute bien accueillie, que Faurel ne pouvait être en tout cas un homme mauvais.
A la limite de la ville, presque déjà dans la campagne, le boulevard qui conduisait chez Faurel s'ouvrait en un rond-point au fond duquel s'élevait le château du député, défendu par des grilles, comme par des crocs prêts à mordre. Certes ce n'était un château que de nom, car d'architecture, il n'y en avait point. C'était une maison bourgeoise plus vaste et plus prétentieuse que les autres, entourée de jardins et de pelouses plus étendues, une « bâtisse » du plus pur style 1900, sereine comme l'époque. Rien qu'à voir cette bâtisse, on devinait que le bâtisseur avait été un « gros bonnet ». En effet, ce château était l'ouvrage du père de Mme Faurel, le comte de Trinquaille, grand chasseur, gros mangeur, grand fumeur, gros buveur, grand propriétaire terrien, et gros fainéant, grand trousseur de filles, gros et gras en tout, en tout aimant le gros et le gras. Ce gros descendant d'une grande et grasse famille s'était pris un jour d'amour pour cette petite ville, en même temps que pour une veuve, et comme, chose étrange, il ne possédait rien en cette ville, il avait fait construire, avec l'argent volé à ses fermiers, ce château, tout aussi bien fait pour ou par M. Prudhomme. Dans la nuit, cependant, le château prenait un curieux aspect féodal, comme si M. le Comte avait influencé les architectes, sans le savoir. Mais c'était peut-être aussi que M. Prudhomme aimait les châteaux féodaux, féodal lui-même, comme il aimait à fouler aux pieds des peaux de lion que d'autres avaient tués. Toujours est-il que les ailes étroites qui flanquaient le corps de bâtiment dont les toits pointus, hauts dans le ciel, étaient hérissés de flèches et de girouettes, rappelaient assez dans la nuit les tours de châteaux féodaux. Les flèches, les girouettes et les paratonnerres droits comme des piques, c'étaient les lances et les oriflammes de chevaliers fantastiques qui chevauchaient les toits, peut-être la ville ou les nuages. Les girouettes faisaient en grinçant comme un cliquetis d'armures. L'une d'elles se détachait en noir sur un lambeau de nuage rose et semblait mener le cortège.
Claire sonna, prenant brusquement conscience que cet instant se gravait pour toujours dans sa mémoire, qu'elle se souviendrait toujours, jusqu'à la dernière minute de sa vie, du tintement de la sonnette dans la nuit. Des chiens aboyèrent en réponse à son appel et quelqu'un arriva, un homme en sabots, qui balançait une lanterne et tenait en laisse un molosse.
Au-dessus de la grille, une lumière brilla, éclairant le rond-point désert, et sous le feuillage charbonneux des tilleuls, l'allée qui menait au château apparut toute blanche et rose. A travers la grille, il lui fallut parlementer avec le concierge, dire qu'il s'agissait d'une chose urgente.
Mais le concierge discutait. La visite aussi tardive d'une femme, hum !... Et le patron qui ne l'avait prévenu de rien. C'était peut-être une ancienne maîtresse, avec un revolver dans son manchon ? Cela s'est vu.
— M. le Député est très occupé en ce moment, dit-il.
Il croyait que ces messieurs n'avaient pas encore tout à fait terminé leur discussion et il n'était pas tout à fait sûr que M. le Député fût en mesure de recevoir personne. Enfin, il allait s'informer. Il attacha son chien, ouvrit la grille et Claire pénétra enfin dans ce parc. Il l'y laissa.
Les sabots de bois crissèrent sur le sable trop fin de l'allée et l'homme, toujours balançant sa lanterne, se dirigea lentement vers le château où se découpait le rectangle lumineux d'une fenêtre. La nuit sentait la terre et le bois mouillé. Les chiens n'aboyaient plus, mais du fond de leurs niches, ils grognaient doucement, sans arrêt, faisant un accompagnement sauvage au bruissement léger d'une brise dans les arbres, ramenée sur la ville avec la lointaine marée montante.
Après une attente cruelle, l'homme aux sabots revint enfin. Elle entendit son pas monotone et indifférent au fond de l'allée, elle vit sa lanterne, qu'il balançait toujours au bout de son bras. On pouvait entrer ! M. le Député allait la recevoir à l'instant même.
Elle le suivit.
L'homme ayant ôté ses sabots, ils pénétrèrent dans un vestibule immense. Il ouvrit une porte, introduisit Claire dans un petit salon élégant où à peine s'était-elle assise qu'apparut Faurel.
Elle tressaillit et se leva, prise de panique et la vue troublée par tout le sang qui lui monta d'un coup à la tête. Elle n'allait pas pouvoir dire un mot... Comment parler de Pierre à cet homme élégant, si visiblement étranger à tout ce qui l'amenait près de lui...
Elle parla cependant, et à mesure qu'elle parlait, d'une voix calme, levant de temps en temps les yeux sur Faurel pour s'assurer qu'il comprenait bien, le député devenait sombre. Il changea de place pour venir s'asseoir plus près d'elle, comme pour mieux l'entendre, en réalité parce qu'il lui était plus facile ainsi de cacher son regard. Il avait compris. C'était trop tard. Et même eût-on eu cent fois le temps d'intervenir que cela n'eût servi à rien. Elle ne les connaissait pas !
Il interrogea :
— Quand avez-vous reçu cette lettre ?
— Ce soir. Au courrier de cinq heures.
— Vous l'avez sur vous ?
Elle tira la lettre de son sac et la lui tendit.
— Datée d'avant-hier, dit-il en la lui rendant. Et il se tut. Claire remit la lettre dans son sac.
— Oui, d'avant-hier.
« Et annonçant l'exécution pour demain matin à l'aube », pensa-t-il.
— Mon mari voulait partir pour Paris, mais...
— Je sais. Il y a eu ce soir une émeute à la gare. Il n'y avait plus de train pour les civils.
— Vous seul pouvez me dire s'il y a encore quelque chose à faire ?
La voix de Claire était presque naturelle, comme ses gestes. Rien ne trahissait son trouble. Il y avait en elle comme une justesse parfaite, une cohérence absolue d'elle-même avec sa douleur. Faurel le sentit et il eut peur. Moins peur de devoir dire ce qu'il allait falloir dire, que de ce rapport créé brusquement entre lui et cette femme : un rapport absolument sans mensonge. Il n'y avait pas à la tromper, même s'il l'eût voulu. Par tout ce qu'elle était en ce moment, elle le contraignait à lui ressembler, elle l'attirait malgré lui dans un pays de vérité cruelle, absolue, où il n'était pas sûr qu'il n'allait pas asphyxier.
Elle attendait qu'il répondît. Il ne trouvait pas les mots, à la fois accablé et complice devant cette femme qui était aussi un juge. Il eût voulu qu'elle ne fût pas venue. Ce lâche désir, il le justifiait par sa propre douleur. N'y avait-il pas une sorte d'injustice à ce qu'elle l'eût choisi, lui, pour le charger de ce fardeau ? Il eut un instant de haine contre elle, comme si elle n'avait plus été une femme et une mère pleine de douleur mais un mal à lui, une blessure dans sa chair contre laquelle il aurait eu le droit de se révolter. Cet instant passa. Il découvrit autre chose, une nécessité étrangère aux circonstances, en vertu de quoi sa présence ici était légitime, peut-être même nécessaire. Deux êtres quelconques ne pouvaient-ils donc se trouver et se regarder dans leurs vérités qu'au fond et par le contact de la plus extrême douleur ?
Il osa enfin lever la tête. Les mains croisées sur son sac elle n'avait pas bougé.
— Si j'étais médecin... Si j'étais médecin, et que vous m'eussiez appelé au chevet d'un malade... me demanderiez-vous la vérité ?
Elle fit oui de la tête et des lèvres.
— Oui ?
— Oui.
Il ne dit plus rien. Elle avait compris. Ses yeux se fermèrent. Elle pâlit d'un coup, de cette pâleur surnaturelle des femmes après l'accouchement. Il vit sous ses yeux s'opérer cette transformation du visage vers une beauté absolument pure, comme transparente : le visage qu'elle devait avoir dans l'amour et sûrement celui qu'elle aurait dans la mort. Quant à son propre visage à lui, il le sentait durcir, raidir dans le haut des joues, grimacer. Claire avait refermé ses deux mains sur son sac, et ses doigts s'étaient noués. Il se pencha vers elle, prêt à recevoir dans ses bras ce corps défaillant. Mais elle luttait de toutes ses forces, comme pour remonter du fond des eaux jusqu'à la lumière du jour, non plus par amour de la lumière : parce qu'au-delà de la douleur, il y avait encore quelque chose à atteindre. Cette horreur devait être surmontée, la révélation épouvantable non que les enfants peuvent mourir mais qu'on peut les livrer aux bourreaux.
Elle voulut se lever et n'y réussit pas tout de suite. Elle éprouvait dans tout son corps une lourdeur de plomb, une maladresse pesante, et quand elle se leva enfin, il lui sembla qu'autour d'elle tout se brouillait. D'instinct, elle chercha un point d'appui, trouva le dossier du fauteuil, y porta la main. Faurel s'était levé lui aussi, avec sur le visage toujours cette même sensation de grimace. Elle l'entendit qui lui proposait un peu de porto et refusa, balbutia :
— Merci.
— En quoi puis-je vous aider ?
Elle refusa encore.
— Merci. Vous avez été...
Le mot ne vint pas. Il inclina la tête. Et Claire fit un pas vers la porte.
— Il me serait très facile de vous faire reconduire.
— Je crois que non, dit-elle.
— Ma voiture est toute prête, précisément, on a dû...
— Non. Je préfère rentrer à pied.
— Cela se peut ?
— Oui.
— Vous êtes sûre ?
— Oui, merci. Tout à fait sûre.
Ils sortirent, traversèrent le jardin sans se dire un mot. Elle marchait à côté de lui d'un pas ferme. Le sien l'était moins. Il ouvrit la grille, et s'effaça cherchant un geste, un mot. Lequel ?