Il entra dans son bureau et referma la porte derrière lui. Qu'elle le laissât seul. Seul. Il n'avait besoin de personne. Il faillit le lui crier : « Personne, tu entends bien, Maïa ! » Mais il se contenta de le penser.

Il faisait nuit, dans ce bureau. Nuit et froid. Mais il n'était pas question de laisser ouverte la porte vitrée. La chaleur du fourneau, il s'en passerait, ce soir. Il n'était question que d'allumer la lampe, et cela déjà n'était pas une petite affaire.

Ordinairement, c'était Maïa qui se chargeait de cette besogne. Allait-il savoir comment s'y prendre ? Et des allumettes ? Peut-être sur le coin de la cheminée...

Il en trouva une boîte, mais soit maladresse, soit qu'il tremblât, il ne réussit pas tout de suite à craquer une allumette. Le frottoir était usé. Il réussit enfin, et à cette flamme qui lui brûlait les doigts, il saisit la lampe, l'abaissa, ôta le verre — miracle, sans le briser ! — approcha l'allumette. Sauvé ! La lumière de tous les soirs, la chère lumière de ses veilles innombrables et de ses rêveries, brilla sur son royaume, comme une couronne, dans le silence. Il essuya ses mains grasses de pétrole, examina le plancher pour bien s'assurer qu'il n'y était pas tombé d'étincelles, qu'il n'y avait pas à redouter l'incendie, et rassuré sur ce point il regarda autour de lui et murmura : « Eh bien ! Eh bien ! »

Eh bien ! C'était du propre, tout de même, de l'imprévu ! Ainsi, en ce moment, quand tout allait se régler et qu'on touchait au dénouement, voilà ce qu'elle trouvait à lui dire : « Idiot... Tremblard... » Elle le traitait d'idiot ! Sans doute avait-elle raison. « Oui, je suis idiot d'avoir cru qu'elle pourrait comprendre... »

Qu'avait-il rêvé, dans cette troïka ? Il rentrait chez lui, le cœur brûlé de colère et d'amertume. Il avouait tout à Maïa. Elle ne répondait pas. Elle le laissait dire tout — il lui parlait enfin de Toinette ! — et elle l'écoutait toujours sans l'interrompre, comprenant tout jusqu'au moindre mot par un miracle de compassion et d'amour. C'était une scène angélique, un instant divin, où ils se pardonnaient et s'aimaient enfin dans leurs destins. A partir de ce moment, tout le reste cessait de le faire trembler. Il n'était plus lâche, la mort n'était plus épouvantable, il se sentait non seulement renouvelé, mais purifié et trempé par cette... il ne pouvait pourtant pas dire confession ni aveu, car il refusait de se penser coupable de quoi que ce soit ; par ce don, voilà le mot qui convenait. Tout en rentrant chez lui, il n'avait cessé de penser à cela, qu'il dirait tout à Maïa et qu'ensuite il adviendrait n'importe quoi, cela lui serait égal. Où était l'homme qui ne désirait pas tout dire avant d'affronter la mort ? Et voilà pourtant ce qu'il allait devoir faire : il était tombé sur une scène de ménage. La trivialité, une fois encore, l'emportait. Idiot ! Il fallait qu'il le fût cent fois.

Dans sa plus grande douleur, tant qu'il avait été jeune, quelque chose de sourd en lui avait toujours conservé l'espoir que tout se recommencerait. On lui redonnerait des cartes : il surveillerait mieux son jeu. « On vit comme si on avait une vie pour apprendre », murmura-t-il, en se laissant, tomber dans son fauteuil. Il regarda les livres, les papiers épars sur sa table : un autre aspect du désastre, la Chrestomathie.

C'eût été pourtant le moment de mettre le point final à ce savant ouvrage. Nabucet allait s'en charger demain d'une autre manière. Mais en attendant, n'eût-il pas fallu — dans l'intérêt de la science, peut-être ! — raconter ce qui venait de se passer entre lui et Maïa, et ensuite, continuer à noter heure par heure, peut-être minute par minute, ce qui se passerait encore, jusqu'au dernier instant, où à vingt pas quelqu'un dirait : « Êtes-vous prêts ? »

Non, il ne serait pas prêt. Et pourtant il répondrait oui d'une voix qui s'efforcerait à ne pas trembler. Ce serait encore un mensonge, mais le dernier. Après quoi, il ne serait plus question de mentir ou de ne pas mentir. Une balle dans la gueule. Fini. Réglé. Qu'on n'en parle plus, ni de lui ni de sa Chrestomathie.

Ce qui existait de son ouvrage, c'était des feuillets où il avait transcrit de sa petite écriture fine, élégante, spirituelle, combien différente de sa personne, les notes prises sur des bouts de papier, des cartes de visite, des dos d'enveloppes. Il y avait là une grande abondance de ces notes, réunies de jour en jour et d'année en année. Cela formait un gros dossier. Il sortit d'un tiroir les chers feuillets, fit l'effort de poser sur la cheminée les livres et les papiers qui encombraient sa table, et sur l'espace luisant du bois taché d'encre de cette table presque nouvelle pour lui dans sa nudité retrouvée, il disposa ses feuillets et ses notes comme s'il n'allait plus penser qu'à son ouvrage, comme si toute action au monde, y compris le duel, allait être suspendue, jusqu'au moment où il aurait achevé non pas de raconter mais de dire.

Mais cet effort n'alla pas plus loin que de disposer les papiers sur la table. Cela fait, il les considéra avec une sorte de haine, comme si la Chrestomathie elle aussi l'avait trahi, et les bras morts, l'œil vague, il ne bougea plus.

Il eût été plus raisonnable, non seulement de renoncer à ce projet — était-ce donc l'heure d'en faire, et fait-on des projets devant un pistolet ? — mais de détruire ces feuillets jusqu'à la moindre parcelle, de les brûler jusqu'au dernier et d'en noyer les cendres. « Tu es fumée et tu retourneras en fumée. » Tout brûler, c'était ce que faisaient les gens en pareille occurrence, par une ultime pudeur, un dernier et violent souci de tout entraîner avec soi dans la pureté de la mort, peut-être aussi par une dernière vengeance. Curieux souci tout de même que celui de cet effacement total, comme d'un animal qui cherche à brouiller les pistes, à faire disparaître jusqu'à l'ombre de sa trace, hanté par cette folie jusqu'au dernier souffle, alors qu'il ne saurait plus être question de trace ni de piste puisqu'il est pris, et que pour lui désormais tout se résume à l'éclat d'un couteau qu'on fait étinceler à ses yeux et qui, dans moins d'une seconde, va le foudroyer. Beau système des contradictions : à mettre dans la Chrestomathie.

Et à propos, s'il ne les brûlait pas, ces papiers, qu'en adviendrait-il ? Entre les mains furibondes de Maïa, que deviendraient ces petits bouts de secret ? Vendus à l'encan avec le reste, il en était sûr, car elle vendrait tout en vrac, au plus offrant, au plus curieux, au plus sordide, à ses ennemis. On pouvait compter sur elle pour dépecer le cadavre, ô chère compagne d'infortune ! Tout. Elle bazarderait tout. C'était facile à comprendre et il n'y avait pas besoin d'être prophète pour imaginer comment les choses se passeraient. Voyons, tous ces bouquins, tous ces papiers, elle les ferait charger sur une baladeuse ou dans l'auto de Basquin, et en route pour la foire ! Deux ou trois planches sur des trétaux, une bâche en cas de pluie, et allons-y ! « Qui c'est-il qu'en veut, qui c'est-il qu'en d'mande, de la lecture à pas cher ? A vingt sous au choix ! » Et comme de faire le boniment lui donnerait faim et soif, il se la représenta très bien debout derrière ses tréteaux en train de casser la croûte, son couteau d'une main, son pain et son lard de l'autre et, dans un coin, la bouteille de pinard qu'elle viderait en quelques lampées, à la régalade. Voilà pour les bouquins. Ça ferait toujours le beurre de quelques « intellectuels » pauvres et particulièrement des messieurs prêtres, riches, ceux-là, mais radins. En sa qualité de bibliothécaire municipal, M. Babinot demanderait et obtiendrait le privilège de choisir le premier dans le tas. Le reste — des meubles, sans doute les bibliothèques, et sûrement ses vêtements — prendrait une autre direction, celle de la Salle des Ventes. Il n'y avait pas non plus à se faire d'illusions là-dessus. Elle y enverrait même les souliers, même la peau de bique et le petit chapeau de toile. Nabucet rachèterait ces dépouilles opimes pour en faire une panoplie !

Mais qu'eût-il voulu d'autre ? Que ce fût Maïa elle-même qui fît cette panoplie ou ce musée ? « Folie noire. » Elle aurait raison de tout vendre. Ou bien voulait-il espérer encore que des admirateurs inconnus, des amis ignorés...

Ces perspectives horribles le fascinaient. Accoudé sur sa table, il ne bougeait pas plus qu'un bloc de pierre et il resta ainsi, jusqu'au moment où Maïa entra dans la pièce avec fracas. Mais alors, il sursauta. A la seconde, il fut debout.

Elle apparut, chapeautée, costumée en « dame » dans sa belle toilette des dimanches, de Pâques et des Rameaux, un parapluie à la main, telle qu'il ne l'avait vue que deux ou trois fois, à l'occasion d'événements exceptionnels : une communion où il avait fallu se rendre, ou un baptême, telle enfin qu'elle avait toujours rêvé d'apparaître au jour tant souhaité où il la conduirait à la mairie.

Un énorme chapeau à plumes, antique et défraîchi, masquait cette trogne violente où il faisait l'effet d'un joug démesuré sur le plus opaque des fronts. Une robe blanche. Un corsage blanc, outrageusement décolleté et sans manches, serrait comme un carcan cette poitrine diluvienne, laissait voir la peau rugueuse comme une râpe et pleine comme un œuf. Dans sa hâte et dans sa rage, Maïa s'était attifée au petit bonheur, mais elle se croyait belle, sans doute, belle et séduisante. On aurait pu rire longtemps.

— Qu'est-ce à dire ? Où veux-tu aller ?

Il ne le devinait que trop, fouillé de panique jusqu'au plus creux de lui-même.

Maïa enfilait bourgeoisement ses gants.

— Réponds !

— Tu vas le vouère, ousque je vas. Tu vas le vouère ! Si tu crois que ton vachot de Nabucet...

C'en était trop. Cette fois c'en était trop. Tout de même, l'horreur n'irait pas jusque-là. De quel droit cette vieille grue...

— Je m'appartiens ! hurla Cripure.

Il voulait dire que sa mort lui appartenait et qu'elle n'avait aucun droit là-dessus. Mais elle répondit, tout en continuant d'enfiler ses gants et en cherchant à se voir dans la glace :

— On voira ça. Ton Nabucet ?... Je m'en vas lui foutre une de ces tournées...

Un flot d'horreurs suivit. Elle le connaissait bien ce salaud de vachot de Nabucet, avec ses manières de miel et sa manie de peloter les filles. Deux bonnes claques qu'elle lui foutrait, de première, et tout serait réglé. Il mettrait ça dans sa poche, avec son mouchoir par-dessus. Avait-on jamais vu...

— Et encore, dit-elle, je mets des gants, tu vois, histoire de pas me salir les mains. Je vaux mieux que lui, toute putain que je suis.

— Maïa !

— Y a pas de Maïa qui tienne.

— Tu n'iras pas, Maïa.

— Qui c'est-il qui m'en empêcherait ?

— Moi.

Il s'avança. Le corsage, mal agrafé, bâillait sur la camisole et la peau du cou faisait un gros bourrelet rouge sous les cheveux gris repeignés à la diable.

— Tu n'iras pas, dit-il, en laissant lourdement tomber sa main sur la nuque de Maïa. Elle plia le cou. Son chapeau lui tomba sur l'œil, mais pas pour longtemps. Cripure arracha ce beau chapeau d'un coup et le fit voler jusqu'au milieu de la cuisine.

— Voilà !

Folle de rage, elle se retourna, voulut le griffer au visage, cherchant les yeux. Il baissa la tête, engagea son front sous le menton de Maïa, s'arc-boutant des jambes à sa table, tandis que ses deux mains descendaient lentement dans le dos de la goton, déchiraient le corsage, se rejoignaient dans une étreinte puissante, derrière la taille. Elle avait beau être grosse et forte, il la tenait bien serrée. Elle n'échapperait pas.

— Tu n'iras pas...

Dans sa trajectoire, le beau chapeau à plumes avait heurté le globe vert de la suspension, imprimant à la lampe un dangereux mouvement de balancier. Ils cessèrent de lutter, sans lâcher pour cela leur prise, les yeux fixés sur cette lampe et s'attendant à la voir s'effondrer au sol. Mais il n'en tomba que de la poussière. Un instant Cripure eut le sentiment que ce n'était pas la lampe qui bougeait, mais le sol, qu'il n'était pas dans son bureau familier, mais dans une cabine de bateau, par grosse mer. Mais bientôt tout se calma. La mer redevint étale, les oscillations de la lampe plus courtes et bientôt nulles. Il serra Maïa plus fort.

— Tu n'iras pas, murmura-t-il, presque tout bas. Tu resteras là.

— J'irai.

— Tu n'iras pas.

Elle cherchait à le blesser et lui donnait des coups de genou dans le ventre. Furieuse de ne pouvoir le griffer, elle aurait voulu écraser à coups de talon ses orteils infirmes.

— Sale pied de vache ! Lâche-moi !

— Non.

— Cocu !

Le temps d'une seconde à peine il relâcha son étreinte, mais il se ressaisit aussitôt et serra plus fort.

— Ça ne fait rien, murmura-t-il, les dents serrées. Ça ne fait rien. Tu n'iras pas quand même. Ça ne regarde que moi. Rien que moi.

— Tu m'étouffes.

— Dis que tu n'iras pas.

— J'irai.

— J'ai... j'ai fait mon testament, fit-il, confondu de s'entendre prononcer ces paroles. Tout sera pour toi.

Dans l'instant même où ces mots jaillirent de sa bouche, il découvrit avec horreur qu'il était inutile de lutter plus longtemps puisque Maïa ne résistait plus. Il pouvait la lâcher, sûr désormais qu'elle ne chercherait plus à partir. Il la lâcha en effet et la vit qui tournoyait dans la pièce comme une aveugle, le dos courbé, les bras tendus de qui tâtonne. Il se demanda anxieusement si dans sa fureur il ne l'avait pas blesée et il regarda ses mains. Maïa trouva enfin un fauteuil et s'y écroula. Le visage caché dans ses bras elle se prit à gémir.

— Qué qu' t'as dit là ! Qué qu' t'as dit là !

— Qu'est-ce que j'ai dit ?

Il était prêt — déjà — à renier n'importe quel propos, prêt aussi à jouer l'innocence. « Plaider non coupable, c'est mon fort ! » Mais il savait bien qui la faisait gémir. « Elle m'a contraint à lui porter ce coup. »

Ne l'avait-elle pas traité de cocu ? D'où savait-elle ?... Basquin ? Ce n'était pas à Basquin qu'elle avait pensé.

— Maïa !

— Qué qu' t'as dit là, toi !

C'était immonde et bouleversant que de voir cette grosse dondon échevelée, le corsage en lambeaux, se recroqueviller dans le fauteuil comme une brûlée, que de l'entendre gémir ainsi d'une voix rauque et enfantine, comme si le coup de Cripure avait touché en elle plus qu'elle-même, quelque chose de fondamental et d'inviolable, peut-être de sacré. « Oh ! Oh ! Oh ! Oh ! » Il gémit à son tour.

Certes, en supposant la bassesse il s'y était cru bien fondé. Un instant, il avait pensé avec une sorte de ravissement atroce qu'il avait touché juste, vérifié une fois de plus l'affreuse déchéance humaine. Il s'était enivré de cette pensée qu'il était bien égal à Maïa qu'il mourût, et de cette façon qui ressemblait si fort à un assassinat, pourvu que les sous lui restassent, cet argent sur quoi il avait veillé avec un soin jaloux, faisant mille projets de s'en servir un jour pour sa fuite et sa libération, et qui en fin de compte allait constituer à Maïa une dot qu'elle écornerait d'abord avec Basquin le jour où ils se fianceraient. Toutes ces pensées lui avaient traversé l'esprit et percé le cœur dans l'instant où Maïa s'était arrachée à lui pour courir au fauteuil comme une blessée. Oui ! il avait touché juste, mais par un hasard qu'il n'avait pas su prévoir, ce n'était pas l'endroit visé qu'il avait atteint. A regarder et à entendre Maïa il éprouva quelque chose de l'épouvante d'un homme qui, ayant par hasard tiré contre une cloison, entend soudain les cris d'un autre qu'il ne savait pas être assis derrière et que sa balle a touché.

Le pire, c'est que Maïa ne cessait pas. Elle semblait en proie à une douleur exclusivement physique, quelque chose comme une exceptionnelle rage de dents, ou des coliques hépatiques. C'était étrange à quel point cette douleur semblait venir de son corps, mais de tout son gros corps dont pas une parcelle n'était en repos.

Il n'osa pas s'approcher. L'idée même de la toucher en ce moment lui inspira une horreur insurmontable. Et enfin comme elle ne cessait toujours pas, il lui tourna le dos et se boucha les oreilles.

Ses deux mains pointues s'ouvrirent, montèrent, dans le geste d'un soldat qui se rend, glissèrent lentement le long de ses joues, et avec la grimace de qui entend gratter du plâtre, ses deux index s'enfoncèrent en même temps dans ses oreilles. Tout se mit alors à gronder comme un flot : c'était le sang qui lui battait la tête à grands coups.