Mme Marchandeau partie, Faurel ne retourna pas tout de suite auprès de ses hôtes. Autant pour échapper à des questions auxquelles il n'aurait ni pu ni voulu répondre que parce qu'il voulait se recueillir, il revint au petit salon, s'assit dans son fauteuil, jeta sans l'avoir allumée la cigarette qu'il venait de prendre dans son étui, et se prit la tête dans les mains.
C'était trop d'horreur, trop de sang, trop de douleur. Pourquoi tout cela ? Une fois de plus il s'embrouilla, se perdit dans sa propre pensée et renonça.
« Pauvre femme ! Et ça ne fait que commencer ! »
Bientôt, quand son fils serait officiellement porté : « Disparu », le supplice prendrait une nouvelle forme. Elle et son mari devraient feindre de partager avec leurs amis l'espoir que ce fils pourrait revenir un jour : tous les « disparus » n'étaient pas morts. Tant qu'on n'avait pas la preuve de la mort, il fallait espérer, c'était un devoir. Blessé, les Allemands l'auraient emporté, ils le soigneraient chez eux mais lui interdiraient d'écrire. On leur citerait mille cas en les exhortant à la patience. N'avait-on pas vu des soldats commotionnés, frappés d'amnésie en pleine bataille ? Certes, il y avait les papiers, la plaque d'identité, mais, diraient ces bons apôtres, ne savaient-ils pas que pour certaines opérations, les soldats ne devaient rien porter sur eux qui révélât leur identité ? Encore une fois, ils devraient espérer.
A tout cela il faudrait répondre sans se trahir. Serait-ce possible ? Cela se verrait donc si peu sur leurs visages et dans le fond de leurs yeux, un fils mort fusillé ? Les accablerait-on longtemps de cette compassion pourrie ? Ne vaudrait-il pas mieux mille fois dire la vérité tout de suite plutôt que de la laisser deviner ? Au moins le silence se ferait ainsi d'un coup autour d'eux et ils pourraient souffrir en paix. Ils n'auraient besoin d'écarter personne : les gens s'éloigneraient d'eux-mêmes. « Enfin ! » soupira encore une fois le député, en se passant les mains sur la figure.
Au reste, de toute façon, c'est ce que les gens finiraient par faire. Leur facile compassion ne trouverait pas ici l'élément qui leur faisait si peu défaut ailleurs. Il n'y avait qu'à la regarder ! Cette douleur, ils douteraient qu'elle fût réelle quand, après assez de temps passé pour qu'il ne fût plus possible — « ils diront : raisonnable ! » — de douter de la mort de son fils, ils verraient que Mme Marchandeau ne se mettrait pas pour cela en noir, que non seulement elle refuserait de se mettre en deuil, mais qu'elle se tiendrait — il en était sûr — délibérément éloignée des sociétés de souvenir et des cérémonies commémoratives, messes solennelles pour le repos des âmes des soldats morts, « à moins, pensa-t-il en se levant, que ce ne soit pour leur tourment » !
Il se décida à retourner auprès de ses hôtes et, se recomposant un visage souriant, il poussa la porte.
Babinot, les mains croisées sur le ventre, dodelinait de la tête, vaincu par les émotions de la journée. La discussion sur le duel, le petit repas que Faurel venait d'offrir, avaient achevé de l'étourdir. Mais cependant il pérorait encore, d'une voix, il est vrai, pâteuse et plus que jamais nasillarde, et souvent, il s'interrompait pour bâiller.
Moka n'écoutait plus Babinot depuis longtemps. Il grillait d'impatience d'aller informer Cripure de l'heureuse issue des négociations et trouvait qu'on le retenait bien longtemps. Quant à Lucien, il fumait tranquillement. Sa mission ici était finie. Il avait rendu à Cripure le dernier service qu'il pût lui rendre, et il était heureux de penser que c'était un service d'amitié.
— Au reste, disait Babinot, en se tournant vers le Capitaine, c'était un de ces gros garçons joufflus au teint rose, vous savez, tel qu'en produit en abondance dame Germania. Mon fils étant allé une année à Düsseldorf, l'année suivante, ce fut le fils du Herr Professor Schröder qui vint chez nous. Un vrai B-Boche d'avant-guerre, vous savez ! Et il cligna de son œil unique, d'un air malin.
— Est-ce qu'il ne serait pas temps... voulut dire Moka.
Dans quelle attente mortelle devait être le bon maître ! Pourquoi Faurel ne donnait-il pas le signal du départ ? Il venait de s'asseoir, et paraissait songer à tout autre chose.
Babinot reprit :
— Au reste, lourd et balourd... Ouais, ouais, mon Capitaine. Et la preuve, c'est que cette petite Angèle, que mon fils doit épouser, eh bien...
— Il voulait la lui souffler ? interrogea le Capitaine, émoustillé.
Enfin, on allait parler de femmes !
— Nan, nan, pas du tout.
— Ah ?
— Nan, mon Capitaine. A Dieu ne plaise ! Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Il s'est trouvé qu'un jour, mon... Boche a dû accompagner en ville cette petite Angèle, une fine mouche, celle-là ! Eh ! Savez-vous ce qu'il lui offrit ?
— J'en suis bien en peine...
— De porter son sac à main ! Son réticule ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! s'écria Babinot, en se donnant une grande claque sur le genou, elle est bien bonne, vous ne trouvez pas ? Elle est de taille, celle-là, hein ? Son petit sac ! éternua Babinot.
Il s'agita dangereusement sur son fauteuil, battant l'air avec ses bras, le bandeau à moitié dénoué parut tout prêt de tomber.
— Il allait un peu fort, dit le Capitaine. Mais elle, la jeune fille, que répondit-elle à cela ?
— Elle ?
Il y eut un temps de silence :
— Elle ? Mais elle le lui donna !
Et aussitôt les rires recommencèrent. Ah ! Ah ! Hi ! Hi ! La fine mouche...
— La fine mouche ! Ils arrivèrent ainsi à la maison, lui portant le sac comme un paquet de gâteaux, au bout des doigts, presque sous son nez. Ah ! Ah ! Hi ! Hi ! Mais ça, c'est la comédie.
Babinot changea de ton : « Nous ne pensions pas encore au drame... Nous le trouvions drôle, comique. Il était tel que nous nous figurions les Allemands avant le 2 août 1914, dans notre criminel aveuglement... »
Babinot se prit la tête dans les mains.
— Oh ! Quand j'y pense ! Quand je pense que j'ai eu chez moi, à ma table, un de ces hommes... Oh !... Il était feldwebel, vous savez. Et tenez : preuve de la préméditation, il me disait avec son lourd accent tudesque : « Nous aurons la guerre, monsieur Papinot, nous aurons la guerre ! » Oh ! Quand j'y pense ! Mais nous étions sans méfiance, francs comme l'or. Souvent, je me dis que mon fils et ce Kurt pourraient se trouver face à face dans un combat.
— Peu probable, dit Faurel, en se levant.
A la fin, il en avait assez.
— Pas impossible, affirma Babinot, pas du tout impossible. Et si la chose se produisait...
Il cligna de l'œil.
Ils sortirent et se dirigèrent tous vers la voiture où Corbin attendait, ivre de colère contre Faurel et les autres qui le faisaient veiller toute la nuit, après une journée de voyage, comme un simple chauffeur de taxi. Le député, son père, allait un peu fort. Il y avait des jours où il oubliait trop facilement les devoirs qu'on doit à un bâtard, où il « confondait », prenant trop au sérieux son rôle d'officier d'État-Major et finissait par ne voir en lui, Corbin, qu'un simple soldat comme les autres. Il lui ferait payer ça cher, à l'occasion. Quant aux autres, s'il n'avait écouté que son bon cœur, il leur aurait joué un tour de sa façon. Pour leur apprendre à vivre, il les eût emmenés, aussi loin que possible dans la campagne, à cinq ou six kilomètres de la ville, et là, il aurait simulé la panne. Jouant l'innocence, il aurait prétendu s'être trompé de chemin. Comme il n'y aurait eu là personne sous la main pour dépanner, les autres eussent été bien obligés de rentrer chez eux à pied, dans la nuit, tandis que lui, soldat héroïque et fidèle serviteur, aurait prétendu ne pas vouloir quitter la voiture, et dormir dedans jusqu'au lendemain matin. Tout simplement il serait rentré une demi-heure plus tard, quand il aurait été certain que les autres ne pourraient plus l'entendre. Ces pensées agréables, il les avait roulées dans sa tête pendant toute la soirée, pesant le pour et le contre, et enfin, il était arrivé à conclure qu'il valait mieux agir correctement, envers les messieurs témoins, et mettre son père, le véritable et seul responsable, à l'amende de quelques centaines de francs. Même la passion de se venger ne faisait jamais perdre longtemps le nord à Corbin. Cette résolution prise, sa colère s'était calmée. Aussi, se montra-t-il infiniment aimable, et même empressé, allant jusqu'à ouvrir la portière, ce qu'il ne faisait jamais d'habitude, à moins que d'avance il n'eût calculé à combien se monterait le pourboire.
— S'il vous plaît, messieurs, dit Faurel.
Corbin se précipita pour ouvrir les grilles. Ce n'était vraiment pas la peine de réveiller le concierge pour si peu. Et ces messieurs montèrent dans la voiture, Babinot le premier. Il se mit dans le fond, se laissa aller de tout son poids sur le siège, mort de fatigue. Le capitaine Plaire prit place à côté de lui. En face s'assirent Lucien et Moka. Corbin tourna la manivelle. Le moteur ronfla. Il monta et prit le volant.
— Bon retour ! dit Faurel.
Ils lui souhaitèrent bonne nuit, et la voiture démarra.
— Oh ! s'écria Babinot, continuant son histoire interrompue, je ne voudrais pas qu'il le tuât tout de suite. Non. Je voudrais qu'il lui dît d'abord son fait, et, avant de le tuer, qu'il le... Babinot fit le geste d'arracher quelque chose. « Parfaitement : qu'il le dégrade ! »
Personne ne répondit.
— Où allons-nous, dit Corbin, au bout d'un instant.
A qui était-ce de répondre ?
— Personne ne dit mot ?
— M. Babinot paraît très fatigué, dit Moka, qui n'en pouvait plus lui-même. Nous pourrions peut-être passer d'abord chez lui ?
Lucien était de cet avis. Mais le capitaine Plaire avait autre chose à proposer :
— Verriez-vous un inconvénient quelconque à passer d'abord chez M. Nabucet ? demanda-t-il.
— Aucun, dit Babinot.
Mais il mentait.
Cette exigence parut singulière à Lucien. Il serait bien assez tôt demain pour régler avec Nabucet cette affaire de procès-verbal... Il ne dit rien cependant.
— Eh bien, dit le Capitaine, si notre chauffeur y consent...
— Oh ! répondit Corbin, tourner la bouillie dans un sens ou dans l'autre...
A la suite de cette réflexion le silence se fit parmi les occupants de la voiture. « Drôle de caractère, ce jeune homme », pensa le Capitaine.
La lueur des phares entrait dans les rues désertes comme un couteau, Corbin filait à toute vitesse, histoire d'impressionner ses « clients ».
Le capitaine cherchait à se reconnaître, mais en vain. On allait trop vite, la nuit était trop noire. Enfin il reconnut le mur du couvent longé le matin avec Nabucet... On approchait.
Inouï : ça n'avait pas duré plus de cinq minutes, ce petit voyage en auto. Il fallait croire que la ville n'était tout de même pas très grande. Et cinq minutes d'auto avaient suffi pour que M. Babinot s'endormît. Il ne ronflait pas encore, mais les mains croisées sur le ventre, il laissait pencher sa tête sur son épaule. Pauvre M. Babinot ! Il n'avait pas l'habitude de veiller.
— C'est ici, dit Corbin.
Il ralentit. La voiture s'arrêta devant la porte de Nabucet.
— Une seconde, dit le Capitaine, en descendant. Voudriez-vous, s'il vous plaît, faire marcher votre... comment dites-vous ? Trompe ?
— Trompe, oui, dit Corbin, en appuyant sur la trompe.
Ça, c'était une bonne idée ! S'il s'agissait de jouer une sérénade à Nabucet, d'accord.
— Assez, dit le Capitaine, on va croire que c'est le jugement dernier.
— Bien.
— On ne voit pas de lumière. Je vais sonner. Est-ce que M. Babinot dort vraiment ?
— Je crois que oui, dit Moka.
— Il faudrait le réveiller. Je vais avoir besoin de sa présence, et de la vôtre aussi, messieurs, s'il vous plaît.
— De la nôtre ? dit Lucien.
— Un instant seulement.
— Devons-nous descendre ? dit Moka.
M. Babinot dormait à poings fermés. Cette fois, il ronflait.
— Monsieur Babinot ! dit le Capitaine, en passant sa main par la portière. Il le secoua par l'épaule. Monsieur Babinot, je vous en prie !
Il n'y eut pas d'autre réponse qu'un ronflement plus fort que jamais.
— Monsieur Babinot !
Dans quel rêve glorieux M. Babinot était-il plongé ?
— Alerte ! Alerte ! s'écria-t-il tout à coup en bondissant si fort que sa tête alla donner contre le plafond de la voiture. Ce coup sur la tête lui rappela sans doute ses gaillards car il ajouta : « Où sont-ils ? oh, où sont-ils ? »
Corbin se tordait sur son siège. Il haussa les épaules, alluma une cigarette :
— Cinglé !
— Qu'est-ce qu'il y a, demanda Babinot, qui reprenait peu à peu ses esprits, où sommes-nous ?
— En pleine campagne, dit Corbin.
— Campagne ? Comment cela, campagne ? Nous sommes en campagne ?
— Notre mission n'est pas terminée, monsieur Babinot, dit le capitaine Plaire. Nous avons un mot à dire à M. Nabucet. Voilà sa porte !
— Oh ! s'écria Babinot, j'y suis ! Je me serai sans doute assoupi dans la voiture ?
— C'est cela.
Lucien et Moka descendirent.
— Dois-je descendre aussi ? dit Babinot.
— Mais vous principalement, répondit le Capitaine.
Seul, Corbin ne bougea pas. Le Capitaine s'approcha de la maison de Nabucet, où tout paraissait sommeiller. Pas une lumière. Il sonna. Des aboiements féroces répondirent.
— Attention. Il a un chien terrible.
— Son chien policier, dit Babinot. Je le connais.
— Savez-vous s'il est attaché ? demanda Moka.
Il était pris d'une peur bleue. Tout ce qu'on voudrait mais pas de chiens policiers !
— Non, il n'est pas attaché.
Moka trembla.
— Sonnez plus fort !
Le Capitaine sonna de nouveau. Corbin, voyant qu'ils n'arrivaient à aucun résultat, prit sur lui de faire donner la trompe. Ce fut pire que la première fois. Le vacarme devint épouvantable. Les hurlements furieux du chien, la trompe, la sonnette que Plaire ne cessait plus d'agiter, persuadé que Nabucet ne voulait pas ouvrir, c'était un charivari de tous les diables.
Enfin, deux volets claquèrent. Corbin cessa de faire marcher sa trompe, le Capitaine de tirer sur la sonnette, et le chien lui-même qui bondissait derrière la grille, comme un fauve dans sa cage, grogna moins fort.
— Qu'est-ce que c'est ? dit une voix qu'ils ne reconnurent pas pour celle de Nabucet, ce qui donna à Moka l'idée épouvantable qu'on s'était trompé de maison. Qu'est-ce que c'est ?
C'était la vieille Anna.
— Nous voulons voir M. Nabucet, dit le Capitaine.
— Oh !
— Nous voulons le voir tout de suite.
— Oh ! mais qui est là ?
— C'est le capitaine Plaire qui vous parle, Anna.
— Dites aussi mon nom, fit Babinot, en poussant le Capitaine du coude. Elle me connaît. Ça l'amadouera.
Il n'avait pas la force de le crier lui-même.
— Le capitaine Plaire et M. Babinot.
— Oh ! fit la voix d'Anna. Oh ! M. Babinot aussi !
— Et deux autres amis... Dépêchez-vous, Anna. Allez réveiller M. Nabucet. Nous avons quelque chose de très urgent à lui dire...
— J'y vais, j'y vais.
— Est-ce qu'elle n'aurait pas pu d'abord venir attacher le chien ? demanda Moka. Il croyait que le chien allait réussir à sauter par-dessus la grille, ainsi qu'il s'efforçait de le faire depuis qu'il les avait entendus.
Des fenêtres s'éclairaient dans la maison. Ils ne disaient plus rien, devant la porte. Corbin, la tête posée sur ses deux bras croisés, appuyés au volant, fumait.
Enfin, la lumière brilla dans le vestibule. Et non seulement dans le vestibule, mais dehors, au front de la porte d'entrée, jaillissant tout à coup d'un globe suspendu à la manière des anciennes lanternes. La façade de la maison apparut toute blanche comme de craie sous cette lumière dure qui les éblouit. Un bruit de clé. La porte s'ouvrit, et Nabucet lui-même apparut sur le seuil, enveloppé dans une magnifique robe de chambre à brandebourgs.
— Ici, Pluton, commanda-t-il de sa voix la plus sèche.
Ils virent le chien qui s'approchait en rampant jusqu'aux pieds de son maître.
— Rentre, et tâche de te tenir tranquille.
Moka poussa un gros soupir.
Nabucet s'avança d'un pas vif à travers le jardinet, le sable crissa sous le cuir de ses pantoufles. Il ouvrit la grille :
— Je suis confondu, messieurs, de vous avoir infligé cette peine de venir si loin en pleine nuit. Veuillez entrer, je vous en prie. Il jeta un regard inquiet vers Lucien et Moka. Est-ce qu'il était naturel que les témoins de l'autre se rendissent chez l'adversaire ? Ça ne se faisait guère, lui semblait-il.
Il ouvrit la porte toute grande.
Le capitaine Plaire et Babinot entrèrent, firent quelques pas dans le jardin, puis le Capitaine s'arrêta, et dit :
— Tout bien réfléchi, ce n'est peut-être pas la peine d'entrer, qu'en pensez-vous, monsieur Babinot ?
— Ma foi, dit Babinot, je m'y perds !
— Qu'est-ce que cela signifie, Paul ? demanda Nabucet. Tu ne veux pas entrer ?
— Non, répondit le Capitaine.
Et en même temps, il sortit de sa poche le procès-verbal si laborieusement rédigé tout à l'heure chez Faurel.
— Voilà, dit-il, un petit papier que nous avons fabriqué tous ensemble, et tous d'accord. C'est un procès-verbal de carence. Le duel n'aura pas lieu, Nabucet. Tu avais eu bien soin de ne pas me dire qui était ton adversaire, salaud ! Et maintenant, dit-il, en s'avançant, le papier à la main, maintenant c'est à moi que tu vas avoir affaire !
Et approchant le procès-verbal du visage de Nabucet, il lui en torcha le nez !
— Voilà ! C'est avec moi que tu te battras. Demain. Dès demain matin, deux de mes camarades officiers se tiendront à la disposition de tes témoins, et puisque tu tiens tant à l'épée, j'espère que tu choisiras encore l'épée, en ta qualité d'offensé, salaud ! File. Rentre qu'on ne voie plus ta sale gueule. Et plus vite que ça, hurla le Capitaine, en se précipitant encore sur Nabucet, la main haute.
Nabucet pétrifié de surprise et de terreur, incapable d'un geste, d'un mot, foudroyé, poussa un cri animal, une sorte de cri de lapin...
— Lâche ! fit le Capitaine.
Soudain Nabucet glapit :
— C'est un guet-apens !
Et il s'enfuit à toutes jambes dans sa maison, en se protégeant les oreilles avec ses deux mains.
— Au secours ! Au secours !
Le Capitaine, les mains sur les hanches, le regardait courir.
— Une belle ordure ! murmura-t-il.
Et la porte claqua, la lumière s'éteignit. Il n'y eut plus que celle des phares, sur la route.
— Vite, vite, s'écria Moka. Il va lâcher son chien !
Ils remontèrent tous en voiture.
Corbin avait observé la scène sans bouger. Il cracha par la portière le bout de sa cigarette et remit en marche.
Silence. Et la voiture roula, longea une fois encore les murs du couvent.
— Et maintenant ? dit Corbin, après quelque temps.
Il reçut l'ordre de se rendre chez Babinot.
Celui-ci ne dormait plus, mais c'était pire. Il était devenu stupide, et c'était cela qui le rendait muet. Il n'avait pas encore pu comprendre ce qu'il venait de voir. Et Moka n'était pas très éloigné d'un état semblable à celui de Babinot.
— Du beau boulot, dit Corbin.
Le Capitaine ne répondit pas. Ni personne. Et la voiture roula dans la nuit. Ils déposèrent Babinot à sa porte comme on dépose un ivrogne. Il titubait en effet, et il fallut que Moka, bien entendu, sonnât pour lui. Quand il l'eut remis à sa femme, qui ne s'était pas couchée en l'attendant, il remonta dans la voiture.
— A qui le tour ?
On se débarrassa d'abord du Capitaine. Et enfin, il fut convenu qu'on reconduirait ensuite Lucien chez Mme de Villaplane. Puis, Moka irait chez Cripure. Mais ces projets furent encore une fois contrariés.
Ils trouvèrent, en effet, la pension dans un état d'agitation extraordinaire. Des lumières brillaient à toutes les fenêtres, la porte de la rue était grande ouverte. A peine Lucien eut-il mis le pied dans le vestibule, qu'il entendit des bruits de pas précipités, des appels...
Moka et Corbin le rejoignirent.
De toute évidence quelque chose d'anormal se passait dans cette maison. Ils appelèrent. Mais quelqu'un descendit l'escalier à toute vitesse, et ils se trouvèrent nez à nez avec Kaminsky, un Kaminsky en pyjama, dépeigné, avec sur le visage le gris de la peur, et dans les yeux une espèce de joie sournoise.
— Vous avez une voiture ?
Il les avait entendus venir.
— Oui, dit Corbin.
— Bon. Alors, on va pouvoir l'emmener. Ne bougez pas...
Il allait remonter. Corbin, clignant de l'œil, l'interpella...
— Dites... monsieur que je ne connais pas...
— Oui ? fit Kaminsky, en se retournant. Et Corbin répondit :
— C'est moi le chauffeur, vous savez.
Kaminsky s'approcha, conciliant, et s'adressant à Moka :
— Monsieur Moka, dit-il, voulez-vous demander à votre ami... qu'il nous rende le service d'emmener Mme de Villaplane à l'hôpital ?
— Ça dépend pourquoi, dit Corbin.
Il n'allait tout de même pas se fourrer dans une salle affaire ?
— Bouffé du véronal, dit Kaminsky, pressé de remonter auprès de la malade.
— Grave ? dit Corbin.
— Oh ! sept à huit cachets... La sale garce ! murmura-t-il entre ses dents... Et il ajouta : « Vous ne partez pas, hein ? Vous mettez votre auto à notre disposition ? monsieur Moka, vous serez gentil d'aller avertir la police... »
En haut la voix de Simone :
— Otto ! Otto ! venez vite !
Lucien admirait.