Lucien Bourcier parcourait les rues en claudiquant, sa valise à la main. Il aurait pu louer la voiture du père Yves et se rendre tout de suite au port, à une dizaine de kilomètres, où le Devonshire était à quai depuis la veille. Mais le Devonshire était un petit cargo qui n'admettait qu'un nombre très restreint de passagers, et ne possédait pas de cabines, rien que des couchettes. Aussi les passagers n'avaient-ils le droit d'embarquer que quelques instants avant l'heure régulière du départ. Le Devonshire lèverait l'ancre demain matin avec la marée à sept heures, Lucien ne pourrait donc embarquer qu'à six au plus tôt. Restait à trouver une chambre pour la nuit. Et pour la journée. Il était résolu à se cacher, à rester seul. Par prudence il ne prendrait pas de chambre à l'hôtel, il savait trop bien que sa mère n'allait plus avoir de cesse qu'elle n'eût découvert sa retraite, afin de le harceler encore une fois. Elle allait s'arranger pour envoyer dans tous les hôtels de la ville des messagers plus adroits que des policiers. Peut-être ne songeraient-ils pas que la pension de Mme de Villaplane ait pu accueillir Lucien pour si peu de temps et il y avait tout à parier que dans cette vieille maison il trouverait le repos qu'il voulait.
Il se dirigea de ce côté.
Il ne regrettait rien. Demain, il serait à Londres, quelques jours plus tard en Suède. Ensuite, on verrait comment passer plus loin...
Sur la place de la Mairie, partout des boutiques. Une bâche sur deux piquets faisait un éventaire suffisant pour vendre aux conscrits des mirlitons, des cocardes, des drapeaux. A boire et à manger aussi. On faisait frire de la morue en plein vent, de la saucisse, qu'ils avalaient en buvant de la piquette. Sur les marches de la Mairie, un gendarme faisait l'appel.
Lucien parcourait la place, flânait d'un étal à l'autre, fasciné par tous ces jeunes gens qu'il regardait comme s'il eût cherché parmi eux tous quelqu'un de connu. C'était, pour la plupart, de petits paysans venus le matin à pied par la route, en bandes, conduits par un violoneux. Ceux de la ville ne restaient guère sur la place. La morue, le pain noir et la piquette, ils n'en mangeaient pas. Ils étaient dans les cafés, ou déjà rentrés chez eux porter à leurs parents la nouvelle : bons service armé ou ajournés. On ne réformait pas. Des petits malingres portaient à leur chapeau le signe de la mort prochaine. Comme ils avaient l'air peu guerriers, cependant, peu faits pour la mort. Comme ils paraissaient peu se douter de la mort ! Presque tous les visages de ces jeunes gens, même les plus virils, exprimaient une confiance, une crédulité d'enfant, une ignorance pathétique du mensonge. Il ne leur venait pas à l'esprit qu'on pût les trahir. Ils étaient tout prêts à mettre leur main dans la main de qui les emmenait, pourvu que le conte promis fût beau et noble. Ils ne posaient pas de conditions, ne semblaient même pas y penser, n'exigeaient pas de savoir par quoi, à l'autre bout de la chaîne, serait compensée la perte de leurs jeunes vies et si cette innocente acceptation de la douleur et de la mort servirait au moins à alléger la douleur du monde. Mais acceptaient-ils ? Est-ce qu'il y avait en eux ce débat, ou toutes ces considérations n'étaient-elles comme Lucien pouvait le redouter que des considérations à lui, des raisonnements d'intellectuel. Mais non, mais non. Cela eût voulu dire qu'il considérait ces jeunes hommes comme incapables d'une pensée ? Lucien se refusait farouchement, s'insurgeait tout entier contre une attitude aussi basse. Non, et mille fois non, et jusqu'à la mort, non ! La pensée n'était pas et ne pouvait pas être le privilège de quelques-uns seulement, ou, si elle l'était, que valait-elle, cette pensée qui s'employait à justifier le mépris de la vie ? A justifier la honte imposée aux hommes – à des hommes ? Bon gré mal gré, il faudrait sortir de cette barbarie, donner à la vie toute sa valeur. Non pas à la vie telle qu'elle était pour la plus grande partie des hommes, écrasée, mutilée, niée, volée, mais à la vie telle qu'on pouvait la faire. Il y avait sur cette place, autour de ces fritures, dans cet air de foire et presque de goguette, assez de vie pure et noble pour construire tout un monde. Il saisissait au passage des gestes, des regards où cette vie possible laissait deviner ses éléments les plus essentiels et les plus simples. Elle était là toute prête à jaillir, toute chaude dans la profondeur des cœurs non corrompus, des volontés pour l'instant endormies mais qui se réveilleraient un jour et pour toujours, dans les gestes délicats et fraternels des hommes partageant le pain. Ils ne semblaient pas se douter de ce dont ils seraient capables, mais tout en eux était prêt pour le réveil et pour la conquête. Il n'y avait d'espoir qu'en eux, en leur jeune force, en leur fraîcheur. Ainsi pensait-il tout en continuant à errer parmi les groupes. Oui, il n'y avait d'espoir qu'en eux, quand ils auraient enfin brisé l'enchantement qui leur cachait à eux-mêmes leur humanité sous leurs apparences pourtant si humaines et entrevu la Joie. Alors, ils voudraient la conquérir et sauraient s'en emparer. L'humanité n'avait pas dit son dernier mot. C'était une lâcheté de prétendre comme l'avait fait Cripure, la veille, qu'elle allait sombrer noyée dans le sang. Non. Non. L'humanité balbutiait à peine. A travers tant d'horreurs initiales elle finirait par découvrir le prix infini de la vie, le respect de la vie, l'amour véritable et fraternel. La question n'était pas de savoir quel était le sens de cette vie, la vraie question, la seule, était de savoir : que pouvons-nous faire de la vie ? On pouvait tout en faire, mais à la condition de ne pas commencer par la supprimer. C'était une immense révolution, non, comme le croyait encore Cripure, qui aurait pour effet que toute pensée devrait se cacher, mais au contraire, qui aurait pour effet que toute pensée deviendrait libre, que toutes les chances seraient du côté de la vie et non du côté de la mort. Et s'il était vrai que cela ne pouvait commencer que par la violence, on emploierait la violence. La violence dont les autres usaient pour des fins de mort, on pouvait en user pour des fins de vie. Et s'il était vrai que l'humanité dans sa majeure partie n'était composée que d'esclaves, il n'était pas plus difficile après tout d'imposer la vie aux esclaves que de leur imposer la mort. D'un esclave vivant on pouvait faire un homme libre. On en finirait bien aussi avec la bassesse — mais d'un esclave mort ? Toutes les révolutions jusqu'à présent s'étaient faites à l'intérieur d'un cercle. Il s'agissait maintenant de briser le cercle, de poser un commencement, et c'était ce que venaient de faire les ouvriers et les paysans de Russie, frères de tous ces petits conscrits, les premiers. Combien de temps faudrait-il encore avant que les autres ?...
Il s'assit sur un banc et resta là, bien qu'il ne fît pas très chaud. Ses pensées prirent un cours différent, vers les camarades, auxquels tous ces petits paysans allaient tellement ressembler avant longtemps, quand ils auraient perdu cette confiance et qu'ils seraient à leur tour devenus des incrédules. Il se souvint de ses dernières rencontres avec ses deux amis, Pierre Marchandeau et Louis Babinot, ses camarades de classe et d'études, pour qui le grand événement de la vie avait été, avant leur mobilisation, leur année de philosophie avec Cripure. Quand il avait vu Pierre pour la dernière fois, à peine s'il avait desserré les dents. Ils avaient passé un après-midi ensemble. Pierre n'ouvrait la bouche que pour répéter qu'on s'était foutu de lui. Ce jour-là, ils s'étaient compris à fond. Si Pierre en réchappait, Lucien savait qu'il le retrouverait un jour, qu'ils se retrouveraient ensemble à la pointe d'un nouveau combat. Cela se passait alors qu'ils étaient tous deux au repos, dans un grand pays de plaines et de soleil. La dernière rencontre avec Louis Babinot avait été très différente. De nuit. Dans une gare régulatrice. Il revoyait très bien le décor.
A travers les vitres des bureaux, luisaient des lampes à pétrole, et, sur le quai, de rares réverbères éclairaient les détachements et les groupes d'isolés qui attendaient pour prendre le train. Des artilleurs étaient arrivés, sous le commandement d'un maréchal des logis : ils retournaient au dépôt pour encadrer des formations nouvelles et la perspective de traverser Paris les excitait. Un sergent de territoriale, jugulaire au menton, était de quart.
Le train avait du retard. Lucien et Louis étaient entrés dans une salle d'attente, une baraque profonde, avec, au centre, un brasero éteint, et, sur le côté, une litière de paille où une vingtaine d'hommes étaient allongés. Les sacs, les fusils, les casques, tout était empilé pêle-mêle. Les hommes étaient tristes : ils rejoignaient. Le train de ravitaillement devait les débarquer le lendemain sur le front. Des quinquets à l'huile clignotaient dans cette salle à travers la fumée des pipes. Dehors, toutes les dix minutes, des trains de troupes passaient, retardant de plus en plus le train de voyageurs que les artilleurs espéraient prendre. Des convois interminables de quarante fourgons et plus se succédaient. Sur des wagons plats, défilaient des canons, des cuisines roulantes, des fourgons régimentaires, des ambulances et aux portières des rares wagons de troisième apparaissaient des têtes embroussaillées. Tout cela remontait « là-haut ». Dans la salle d'attente, les hommes s'étaient endormis. Un officier de garde faisait l'appel des isolés. Réveil. A tâtons, les hommes ramassaient leurs équipements. Un fusil tombait. L'officier, tenant un falot à la main, faisait l'appel et les hommes venaient se grouper par petits paquets. « C'est l'heure », avait dit Louis Babinot. Lui aussi, il allait monter dans ce train-là. Lucien, lui, revenait de l'hôpital, il rentrait chez lui en convalescence et n'était venu là que pour voir Louis Babinot. L'officier, sûr d'avoir tout son monde, avait pris la tête de la petite troupe et la conduisait vers une rame de wagons noirs qu'on allait rattacher tout à l'heure au train de ravitaillement. Des gendarmes — venus d'où ? — arrivaient, portant leurs cantines.
Tout cela était dans son souvenir comme une chose entrevue dans une caverne, comme des images d'un monde où tout se passe et où rien n'arrive. Ils étaient restés encore un peu de temps sur le quai et Louis Babinot s'était mis à parler, d'une voix sourde, monotone, avec un tremblement qui venait du fond de la gorge. « Tu leur diras... » Le grondement des trains, le gros bourdonnement d'un avion qui venait de survenir couvrait de temps en temps sa voix. Il ne faisait pas froid, mais doux, et du fond d'un jardin tout proche montait une odeur de terre mouillée. « Pour mon père, il faut que je sois tué à la tête de ma section, en entraînant mes hommes à l'assaut. C'est extrêmement simple. Tu iras le voir. Tu lui diras, hein ? Tu lui diras que j'ai toujours été très soldat. Retiens bien. C'est ce qui lui fera le plus plaisir. Enfin, tu t'arrangeras. Il faut savoir faire la part de la vérité et celle du mensonge. A chacun selon son dû, peut-être selon ses forces, avait-il ajouté d'une voix plus sourde. A ma mère, rien. Je crois qu'elle a compris... »
Lucien avait promis.
Le jour même de son retour, il s'était mis en quête de M. Babinot. Comme c'était un jeudi, Babinot n'était pas au lycée, mais à la bibliothèque municipale. Il joignait en effet à ses fonctions de professeur celles de bibliothécaire municipal, qu'il assumait régulièrement le jeudi et le dimanche. Un lieu pourri, cette bibliothèque. Et d'abord, ce n'était pas une bibliothèque, mais un simple cabinet de lecture. Lucien, adolescent, n'était jamais entré là sans angoisse. Deux ou trois vieilles rombières à la Goya avec des cols montants à baleines et des gueules vertes qui lisaient la Revue des Deux Mondes à petits coups de face-à-main, et par-ci par-là, des messieurs invalides qui eux se contentaient de baver sur le journal local. Au fond de la salle, dans une cage en verre, se tenait M. Babinot lui-même, en redingote et en toque, plongé dans la lecture d'un ouvrage savant et récemment acquis, quelque chose dans le genre du Péril jaune, ou des Oberlé. Cela, c'était pour les jours de gala. Mais il y avait aussi les jours creux, et Lucien était arrivé là dans un de ces jours creux. Personne. Pas une vieille rombière, pas même la canne d'un invalide... M. Babinot était seul, et... faisait des armes ! Il faisait des armes avec son ombre. Armé d'un fleuret étincelant – il avait dû passer des heures à l'astiquer — il faisait des battez, dégagez, fendez-vous impressionnants, si absorbé qu'il n'avait même pas entendu la porte s'ouvrir. En toque et en redingote, un grand mouchoir à carreaux pendait hors de sa poche et faisait dans son derrière l'effet d'une troisième basque. L'une des jambes de son pantalon était remontée presque au genou, découvrant ses grosses chaussettes de laine bleue. Lucien avait délicatement refermé la porte. La folie de ces petits messieurs avait quelque chose d'oppressant qui ne laissait nulle chance au comique, toutes les chances à la colère.
Le gendarme, sur les marches de la Mairie, continuait ses appels interminables.
De l'autre bout de la place, accourut Francis Montfort, les cheveux plus que jamais au vent sous le chapeau melon enfoncé sur les yeux, ses livres toujours serrés sous le coude. Les basques de sa veste battaient et le lacet dénoué d'un de ses souliers traînait dangereusement.
Il cessa de courir en arrivant près des groupes de conscrits, et il allait se précipiter dans la Mairie, quand, apercevant Lucien, il se ravisa et se dirigea vers lui.
— Je crois que vous êtes en retard ? dit Lucien.
— Ça n'a pas d'importance, répondit Francis, essoufflé. J'allais en effet me précipiter là-dedans, mais puisque vous êtes là...
Il posa ses livres sur la banc, et s'assit.
— Vous avez bien deux minutes ?
— Certainement.
— Je ne sais pas pourquoi je courais. Une habitude.
Il ôta son chapeau, ramena ses cheveux en arrière, regarda autour de lui avec étonnement.
— On dirait une foire.
— C'est vrai.
— Ils n'ont pas l'air d'y penser. Curieux, vous ne trouvez pas ? C'est comme une partie de plaisir.
— Ils viennent rarement en ville.
— Oui. Il faut tenir compte de ça. C'est drôle, il y a toute une apparence de la vie qui nous cache la vie elle-même, vous ne trouvez pas ? Comme une croûte sur la vie. Est-ce vrai ? On croit que les choses sont comme on les voit, mais c'est vraiment une bêtise. Dites ?
— Sûrement.
— D'accord. Ainsi, je croyais anciennement – Lucien sourit — je croyais vraiment que des paysans comme ceux-ci étaient des hommes très différents de moi. Je ne croyais pas que je pourrais jamais devenir l'ami d'un paysan. C'est bien curieux, n'est-ce pas ? Et à plus forte raison, je ne croyais pas que je pourrais jamais aimer une paysanne.
— Vous aimez une paysanne ?
— Non. Mais je le pourrais. Pourquoi pas ?
— Vous êtes un brave garçon, dit Lucien, en lui posant affectueusement la main sur le genou. Qu'est-ce qui vous déplaisait tant chez les paysannes ?
— Sais pas... Vraiment, je n'y pensais pas. Elles me semblaient manquer de séduction.
— Et les paysans ?
— Naturellement je les croyais toujours un peu bêtes, et sans... finesse. Mais ça, c'était quand j'étais bête moi-même. Mais j'ai beaucoup changé.
— Vous voulez dire que vous êtes devenu plus intelligent ?
— Oui. Pourquoi ne pas le dire ?
— Pourquoi en effet, dit Lucien, puisque c'est vrai.
— On s'en rend très bien compte soi-même. On pourrait presque dire la minute où la transformation s'opère, n'est-ce pas ? Tout à coup, les choses qu'on ne voyait pas la veille deviennent évidentes. Vous devez connaître ?
— Oui. Mais qu'est-ce qui vous est devenu évident, soudain, demanda Lucien.
— Oh ! répondit Francis en riant, d'abord, que j'étais très bête. Que je marchais.
— Et vous ne marchez plus ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Comme ça. J'aime la vie.
— La vie tout court ?
— Non. L'amour de la vie... Une vie vraie, quoi, dit-il, conscient de son impuissance à s'exprimer complètement. On nous a trop trahis. Oh ! fit-il soudain, ça vous ennuierait que je vous lise un poème ?
— Du tout.
— Vrai ?
Francis tira de sa poche un petit carnet et lut :
— J'ai écrit ça en cinq minutes.
— C'est bien.
— Bien ?
— Très bien.
— Est-ce que je puis en lire un autre ? Puisque j'ai là le carnet...
— Mais volontiers.
Chez vous, monsieur,
Tout est paille
Dans la paille
Tout, chez vous, n'est que foin, madame,
Plein la meule et plein les sabots.
Paille et foin,
Dessus et dessous la peau
Le cœur, comme le :
Chapeau.
— Pas mal, dit Lucien en riant. Pas mal du tout. Écrit en combien de temps, celui-là ?
Il fallait bien s'amuser un peu.
— Un trait de plume.
— Oh ! très bien !
— Oui. Celui-là est rigolo. J'ai passé une partie de la nuit dernière à les recopier sur ce carnet. C'est pour pouvoir les emporter. Sur des feuilles volantes, ils disparaissent. J'en ai perdu un qui était très bon, bien plus révolutionnaire que tout ça !
Lucien sourit encore une fois, et Francis reprit :
— Je ne peux plus mettre la main dessus. C'est d'autant plus étonnant que je l'avais encore avant-hier. Je l'ai lu à mes anciens camarades, en étude.
— Non ?
— Ils me l'avaient demandé.
— Et qu'est-ce qu'ils ont dit ?
— Eh bien, ils ont paru très surpris. Je crois que ça ne leur a pas plu. C'est un appel très direct à l'insurrection, vous savez, ce poème. Ils ont dû moucharder. Nabucet m'a dit un mot tout à l'heure, comme quoi je serai appelé dans la journée chez le patron.
— Marchandeau est un brave homme. L'autre est peut-être ce qui se fait de plus ignoble dans le genre. Connais depuis longtemps... Et qu'est-ce que vous lui direz à Marchandeau ?
— Sais pas... J'aurais voulu vous montrer moi-même le poème.
— On vous l'a fauché.
— Vous croyez ?
C'était clair : le naïf était tombé dans le traquenard.
— A votre place, j'ouvrirais l'œil un peu plus.
— Mais je suis très prudent !
Francis se croyait un modèle de ruse, il n'y avait qu'à le regarder.
— Bien. Nous verrons.
— Qu'est-ce que vous voulez que Marchandeau gueule ? Dans moins d'une demi-heure, je serai déclaré bon service armé.
— C'est un argument. Qu'est-ce que vous en dites, d'aller là-bas ?
— Moche. Mais là-bas, j'aurai des frères.
Ils ne dirent plus rien d'un instant.
— Vous ne craignez pas de faire attendre ces messieurs ? demanda Lucien.
— Quels ?
— Ceux du Conseil ?
— Pas d'importance. Je ne suis pas pressé. Et vous ?
— J'ai tout mon temps.
— Vous savez qu'ils ont voulu tuer Cripure ?
Ce prodigieux coq-à-l'âne étourdit Lucien...
— Vous êtes fou, mon cher ?
— Du tout... Pas le moins du monde.
— Tuer Cripure ?
— Oui.
— Qui ?
— Les potaches.
Lucien secoua la tête. Cripure n'avait jamais été considéré par les potaches que comme un élément comique...
— Ça n'est pas sérieux ?
— Mais je vous dis qu'il s'en est fallu d'un... d'un écrou. Cripure fait toujours de la bécane, vous savez. Hier les potaches ont trouvé le moyen de dévisser les écrous des fourches.
— Racontez !
— Je l'ai fait prévenir. Je lui ai fait porter un mot ce matin par mon ami Etienne, que précisément je viens de revoir. C'est même pourquoi je suis en retard. Cripure a gueulé.
— Mais racontez donc !
— Il a gueulé très fort. Il est devenu à moitié dingo en lisant ma lettre. Par ailleurs, j'ignore ce qui s'est passé entre eux, mais Étienne n'a pas cessé de me répéter que Cripure est un escroc.
— Racontez donc, fit Lucien avec impatience, racontez donc un peu clairement...
— Tout ce que je puis dire, reprit le jeune homme, c'est comment j'ai appris la chose. C'est très curieux, comme vous allez voir. Parmi les élèves que je surveille, se trouve un certain Blondel. C'est un enfant d'une douzaine d'années, un petit être cauteleux très lèche-bottes, très discipliné. Riche. Un futur Nabucet. Or, ce matin au dortoir, je passais la revue des peignes. Il avait perdu le sien et il le cherchait... en chantonnant. Francis fit une pause, et continua : « Chantonner au dortoir, c'est une faute grave. D'un autre que de celui-là, je n'aurais pas été surpris. Mais Blondel ! Je me suis dit tout de suite qu'il devait y avoir quelque chose là-dessous, d'autant plus que le chantonnement était accompagné de tout un manège évidemment fait pour attirer mon attention. Je me suis approché. Le peigne, je l'ai trouvé du premier coup, bien entendu, mais Blondel ne s'est pas troublé pour cela et le chantonnement n'a pas cessé. Je prends le peigne, continua Francis en se levant pour mimer la scène, je l'examine comme ça, en tournant le dos à Blondel. J'étais, vous comprenez, persuadé qu'il s'agissait d'un message. Sa chanson avait l'air d'une chanson improvisée d'enfant rêveur, cela était fait très naïvement. Ce n'est qu'à force d'entendre répéter le nom de Cripure mêlé à une histoire de bicyclette et d'écrous dévissés que j'ai commencé à comprendre. Ensuite, il a tout dit, clairement, toujours en chantonnant. Je me suis retourné pour lui rendre son peigne et nos regards se sont rencontrés... Il y avait dans le sien quelque chose d'amoureux. »
Lucien avait écouté ce récit avec une attention passionnée et oublié Cripure tout à fait, tant ce que disait Francis l'étonnait, l'image si trouble de ce petit enfant doux et pourri. Il ne doutait point que Francis ait dit la vérité, bien que son récit eût un air tellement arrangé, mais il demanda pourtant :
— Vous êtes bien sûr que les choses se sont passées ainsi vraiment ?
— Vous ne me croyez pas ?
— Si.
— Je n'ai jamais rien vu de plus, comment dire ?... caractéristique, continua Francis. Mais les mœurs de ces petites lopes me sont connues.
— C'est bon.
— Ça fera un policier de plus et voilà tout.
Il y aurait eu autre chose à dire.
— Pauvre Cripure, murmura Lucien. Il ne mérite pourtant pas cela. C'est étrange, dit-il, avec un sourire presque timide, je verrais là, si...
Il s'interrompit, absent avec une expression de douleur sur le visage.
— Si ?
— Rien. Quelque chose comme un signe, si vous voulez, dit Lucien, en se ravisant. Un avertissement. Mais laissons. Le pauvre Cripure ! Nous avons eu une conversation douloureuse hier. Dans une certaine mesure, Cripure est un homme déchu qui n'a plus rien que sa déchéance à chérir. Mais encore une fois, laissons. Ce n'est pas le moment de vous raconter cela, mon cher Francis, dit Lucien en se levant.
Francis prit la main tendue de Lucien.
— Vous savez, dit-il, non sans un certain tremblement dans la voix, vous savez : je l'aime aussi.
— Je le savais, dit Lucien. Bien qu'il soit un escroc ?
— Oui.
— Mais alors... vous devez savoir combien il est dur d'aimer celui qui doit disparaître ?
— Doit ? Est-ce cela que vous pensez ?
— C'est cela que je veux, répondit Lucien. Et maintenant laissez-moi partir. Je veux être seul. Bonne chance, dit-il. Tâchez de trouver un jour des frères dont vous ne soyez pas l'ennemi, ni eux les vôtres.