M. Marchandeau, enfin sorti de la cohue, s'était réfugié dans le square. C'est là que la nuit l'avait surpris, assis sur ce même banc d'où le paysan et sa femme avaient disparu, sa valise à ses pieds, comme eux leur baluchon. Il s'était levé enfin, et depuis, il rôdait, passant d'une rue à l'autre, nuit contre nuit, d'un pas bégayant, mais opiniâtre. Comment reparaître devant sa femme, comment lui dire ?...
Comme tout le monde, M. Marchandeau avait souvent compulsé, d'une main parfois distraite, ces illustrés de la guerre qui offraient au monde un tel résumé d'horreurs qu'il ne semblait pas croyable que personne en pût supporter la vue. Dans ces illustrés, dont certains se vantaient de payer n'importe quel prix les documents intéressants, il lui était arrivé de tomber sur les images d'une exécution capitale : espion passé par les armes. L'homme, la tête basse, les mains liées, une dernière cigarette aux lèvres, marchait entouré de ses bourreaux, et M. Marchandeau avait remarqué qu'il s'en trouvait toujours un pour sourire. C'était à croire qu'il ne pouvait y avoir d'exécution capitale sans ce sourire-là ! Qui donc tout à l'heure sourirait ?
Venait ensuite l'exécution proprement dite : l'homme, à genoux devant le poteau, les yeux bandés. Ensuite enfin, et pour conclure, le défilé des troupes devant le cadavre.
Il avait regardé ces images non sans émotion, mais avec le sentiment que cela ne le concernait pas directement, que ces choses atroces se passaient dans un univers sans rapport avec le sien, si paisible, que bien sûrement il ne serait jamais fusillé, lui ni personne qu'il connût. Or...
Il lui arrivait, comme à tant d'autres, une aventure à laquelle il n'était pas préparé : il était au spectacle, commodément installé dans un fauteuil, et voilà qu'on le priait durement de vider son siège, de grimper en scène, d'y traîner avec lui sa femme et son fils. Il n'avait pas prévu cela. Naïvement, jusqu'au 2 août 1914, il avait pris la vie pour un conte. On exigeait aujourd'hui, fouet en main, qu'il prît au jeu une part active, sans même lui demander s'il avait au moins appris un petit bout de rôle, s'il savait en quoi consistait le scénario dans son ensemble et au bénéfice de qui était monté ce gala ? Mais il ne savait rien. Il voyait seulement qu'il ne s'agissait plus de spectacle du tout, que la comédie tournait au drame — au vrai drame — que la balle était une vraie balle, l'épée vraiment teintée de sang, le mort un vrai mort.
On fusillait les espions : soit ! Mais on ne lui avait pas dit qu'on fusillait aussi les insurgés, ni même qu'il y en eût. On lui avait fait croire que tout allait « à merveille » et que ces milliers de jeunes gens jetés au fumier acceptaient joyeusement leur mort. Il s'était laissé duper sans penser une seconde que la machine meurtrière pouvait aussi se retourner contre lui et contre son fils. Il avait laissé faire, il avait consenti. Il était complice, hélas ! de ce sourire qui tout à l'heure accompagnerait Pierre au poteau, complice des prières qu'un tendre aumônier ne manquerait pas de prodiguer à son fils afin que tout soit en règle et la mort bien parée.
La nuit roulait sur la ville ses gros nuages pleins d'embruns et M. le Proviseur marchait. Il avait beau vouloir se duper soi-même, il comprenait qu'au malheur de perdre son fils, ravi d'une manière aussi ignoble, un autre malheur s'ajoutait qui achevait sa ruine : jamais Claire ne lui pardonnerait. Elle cesserait de l'aimer, peut-être même le haïrait-elle. Il les avait trahis tous les deux. Voilà pourquoi il redoutait tant d'affronter le regard de Claire. « Elle ne me pardonnera pas et elle aura raison. »
Un doute amer l'empoignait : celui d'avoir été prodigieusement trompé, de s'être laissé entraîner dans un guet-apens comme un naïf tombé aux mains d'escrocs habiles, d'avoir accepté de jouer, les yeux bandés, tout ce à quoi il tenait au monde. Sur une carte qu'on lui retournait, plus mauvaise que les autres, il découvrait que le jeu tout entier était truqué.
Le regard de Claire n'exprimerait peut-être encore que la douleur et pas déjà la haine, quand il rentrerait. Mais la haine viendrait, et malgré tout, ils resteraient ensemble. Dans un moment de lucidité foudroyante il comprit cela : elle ne le quitterait pas, il ne partirait pas non plus, ils continueraient à vivre côte à côte, avec en commun cette douleur. Était-ce possible ? Peut-être pas, mais c'était certain.
Il revint encore une fois à la gare.
Tout était silencieux ; la cour paraissait agrandie dans la nuit. Des lueurs de gaz tremblaient dans les ténèbres, autour de la cour, mais la gare elle-même n'offrait pas une lueur, pas même la lueur habituelle de l'horloge. Les arbres du square émergeaient de la nuit comme de gros tisons noyés dans les cendres.
Il s'avança sur la place, à petits pas. « Où était-ce ? »
Il aurait voulu retrouver l'endroit jusqu'où il s'était avancé près du barrage. Se rendant compte de la vanité de cette recherche, il haussa les épaules et s'éloigna en frissonnant dans l'humidité de la nuit.
Que faire ? Mais que faire ?...
Sa main se porta machinalement sur la poignée d'une porte : la salle d'attente.
Il tourna la poignée et poussa, prenant soin, en passant, de retenir cette porte du bout des doigts. Il la connaissait ! depuis les années qu'il venait là, le soir, acheter à la bibliothèque son journal préféré : Le Temps. Mais la porte lui échappa et se rabattit en rafale, grinça, vibra, avec un long frémissement des vitres, dont l'écho se répercuta dans la salle déserte. Un quinquet l'éclairait. Au centre, un poêle ronflait, bourré jusqu'à la gueule. L'employé de service avait dû trop le charger avant de partir. Toute la partie inférieure du poêle était rouge, la partie supérieure, blanche. Le tuyau aussi était blanc. Mais il n'y avait personne pour profiter de cette chaleur, pas un vagabond, pas un soldat. Le paysan et sa femme avaient dû trouver un gîte ailleurs, ou déjà étaient repartis chez eux ? Transi, M. Marchandeau posa sa valise et tendit les mains au feu. Il resta ainsi un long moment, sans bouger...
« C'est ma faute... »
Est-ce qu'il n'avait pas prodigué à Pierre les encouragements ? Est-ce qu'il ne l'avait pas envoyé à la mort comme on met quelqu'un à la porte, en le poussant par les deux épaules ? « Oui, quelqu'un qu'on hait, pas un fils qu'on aime. J'aurais dû... » Quoi ? Lui donner de l'argent et l'aider à déserter ? Pierre n'était pas un déserteur, il était un insurgé. Il n'aurait pas voulu de son argent. Ce qu'il avait fait, il avait choisi de le faire. « Pauvre enfant, pauvre dupe ! » murmura M. Marchandeau, qui n'avait jamais rien fait pour enseigner à son fils autre chose que ce qui s'enseignait et qui n'avait pour l'héroïsme qu'un respect teinté de suspicion.
Il s'écarta du feu. La chaleur était si forte qu'il ne pouvait plus la supporter ; la valise commençait à se gondoler. Il la prit, la posa sur un banc et s'assit. « Mon Dieu ! »
Trop tard. Trouver une voiture ? Courir à Paris ? C'était folie que d'y penser. Où trouver de l'essence ? Et les laissez-passer ? De toute façon, maintenant, il arriverait trop tard. « Que fait Claire ? » Il lui avait semblé tout à l'heure en passant devant le lycée apercevoir une lueur à sa fenêtre, mais il avait pu se tromper. Il avait beau connaître par cœur ces bâtiments, il était difficile, en pleine nuit, de dire... La lumière pouvait venir de la chambre d'un surveillant, penché sur ses thèmes latins. « Ça doit être cela. » Il se passa la main sur le front : malaise. La chaleur l'incommodait. Il ne bougea pas cependant, recru de fatigue. Il attendit, comme si en face de la mort de son fils, de la douleur de sa femme, sa propre douleur réclamait ses droits. Ses oreilles bourdonnaient et tintaient, comme pleines d'eau. Il ne pleurait pas, mais un geignement sourd et bas sortait de sa poitrine, une plainte barbare, où il reconnut la plainte jadis entendue à la Cour d'Assises d'une mère écoutant le verdict qui condamnait son fils à mort.
Il se leva, reprit sa valise et sortit. La porte claqua derrière lui, grinça et trembla, multipliant dans la nuit l'écho grelottant de ses verres secoués. Le froid le saisit, il frissonna longuement et releva d'un geste machinal le col de son pardessus. Que faire ? Mais que faire ? Il monta sur le petit pont d'où Cripure avait assisté à la scène d'émeute et giflé Nabucet. Des feux luisaient, ceux des signaux, épars dans la nuit, d'autres, près du quai. Les débris de glaces, de banquettes, les casques jetés par les hommes avaient été enlevés et la pluie avait achevé le nettoyage. Il n'y avait pas un bruit : rien que le tendre souffle du vent sur les toits et dans les feuillages. On aurait dit la gare abandonnée d'une ville morte. Il soupira, frissonna et repartit.
Des rues. Partout, des fenêtres closes, des rideaux de fer baissés comme par des mains haineuses, et de loin en loin, des lueurs de gaz, roses empoisonnées de la nuit. La valise pesait comme du plomb à ses doigts raidis sur la poignée. Que dirait-il à Claire ? Comment lui dirait-il ?
Il marchait.
Le jour se lèverait bientôt ; on le surprendrait vaguant dans les rues, trempé, crotté, chancelant comme un ivrogne. Il voulut savoir l'heure et tira sa montre en s'approchant d'un bec de gaz. La lueur jaune enveloppa sa longue silhouette noire ; il se pencha sur la montre à plat dans le creux de la main : une heure.
Dans sa cellule, Pierre devait se promener de long en large, si on ne l'avait pas mis aux fers. Quelles étaient ses pensées ? Lui avait-il pardonné ? « C'est vrai : tu as raison. Mais ta mère, mon petit, ta mère n'est coupable de rien. Pourquoi n'as-tu pas écrit pour elle ? » Il hocha la tête, se mordit les lèvres, fit, du bras, un geste vague. Derrière lui, sur un rideau de fer luisant comme une glace, son ombre grotesque répéta le geste. « Pourquoi ? »
Une horloge sonna un coup bref : sa montre ne l'avait pas trompé. Il tressaillit — une idée de l'heure et du destin — et s'arracha au réverbère, quitta d'un pas mal assuré ce petit coin de lumière et, rentrant dans les ténèbres, il se remit en route, rasant les murs.
Les chiens, rois de la nuit, erraient par petits groupes de trois ou quatre, sans un cri, fouillaient les poubelles, grattaient avec leurs pattes les tas d'ordures devant les portes. Une poubelle tomba bruyamment et les chiens s'enfuirent.
Au coin d'une rue, un coup de vent lui ôta son chapeau. Il courut après. Le chapeau roulait, rebondissait. Il le saisit enfin et le brossa sur son coude. Une quinte de toux le prit, le courba vers le trottoir.
De temps en temps, il s'arrêtait, levait lentement les épaules. La valise, de plus en plus pesante, lui battait cruellement les mollets.
Il tomba en arrêt, contempla à ses pieds cette chose — morte ou vivante ? — sur quoi il avait failli marcher : une main d'homme, ouverte sur la pierre du trottoir ; une main petite, assez fine, avec à l'annulaire une alliance. Une main, oui, la main d'un ivrogne, sans doute, qui cuvait là son vin... La main, en effet, sortait d'une manche, et la manche elle-même tenait à quelque chose d'assez indistinct, mais qui pouvait être un corps formant contre le mur un tas noir, comme calciné, avec deux pointes : les genoux. Un ivrogne ou un... cadavre ? Il se pencha.
L'homme dormait, le visage caché sous un chapeau. Un ivrogne...
M. Marchandeau s'éloigna, tourna dans les rues, puis, un remords le prit, il revint sur ses pas. Il ne pouvait laisser ainsi cet homme sans le secourir, au moins sans s'informer. C'eût été... il chercha le mot : inhumain. « Oui, inhumain. »
Il eut un petit mouvement convulsif des épaules en s'approchant de l'ombre étendue par terre.
L'homme n'avait pas bougé. Au ras du mur c'était toujours la même tache noire. Seule la main ouverte sur la pierre formait une tache relativement claire.
Il le secoua :
— Dites... l'homme ?
L'homme fit un léger mouvement du bras.
— Est-ce que vous m'entendez ?
Et le Proviseur écarta doucement le chapeau qui cachait le visage du dormeur.
— Réveillez-vous. Rester là, c'est risquer la mort.
Le vent se levait, remuait dans l'air une fine poussière d'eau.
— Hein ? dit l'homme, en se réveillant. Qu'est-ce que c'est ?
— Êtes-vous malade ?
— Moi ?
Il s'était assis.
— Malade ? Non... Je ne suis pas malade. Pourquoi, pourquoi m'avez-vous réveillé ?
M. Marchandeau connaissait un endroit où, s'il ne s'agissait que de passer la nuit, un vagabond ou un ivrogne serait tout de même mieux que sur un trottoir : le feu ne devait pas être mort dans ce poêle, à la gare.
— Pourquoi n'allez-vous pas là-bas ?
— Où ?
— Dans la salle d'attente.
Il n'y eut pas de réponse.
— Là-bas, il y a du feu. Vous m'entendez ?
— Oui.
— Ah ! Est-ce que je puis vous aider à quelque chose ?
L'homme, appuyé des deux mains par terre, ressemblait à un cul-de-jatte.
— Merci. A rien.
Il joignit les mains, leva la tête. M. Marchandeau distingua enfin son visage barbu. Dans les yeux luisait comme un éclat de folie. L'homme murmura :
— Mon fils !...
Et il baissa la tête.
Sous sa main, M. Marchandeau sentit le soubresaut de ses épaules comme une violente décharge. L'homme laissait pendre ses mains entre ses jambes allongées toutes droites sur le trottoir, la pointe des souliers en l'air.
— J'avais demandé... j'avais demandé à Me Point un congé pour accompagner Étienne à la caserne, et...
Mais les sanglots l'étouffèrent, et sa main balayant l'air devant son visage :
— Peux pas vous dire ! Je peux pas vous dire...
M. Marchandeau s'agenouilla et lui entoura l'épaule de son bras.
— Je me suis saoulé !
Le vent rabattait sur le front du malheureux ses cheveux blancs mouillés de crachin.
— Je n'ai pas pu le conduire là-bas. Ils m'en ont déjà tué un. Celui-ci, ils le tueront aussi. J'ai bu, parce que je n'ai pas pu aller au rendez-vous. Je... je n'aurais pas pu lui parler. Ce matin, j'ai bien compris qu'il voulait me dire... quelque chose. Et moi... je voulais lui dire... quelque chose. Je n'ai pas pu. Je n'ai pas pu ! reprit-il, en sanglotant plus fort. Et il repoussa le Proviseur. « Il faut me laisser... Laissez-moi. Laissez-moi seul », cria-t-il en se levant.
M. Marchandeau s'écarta. L'homme s'appuya de l'épaule contre le mur et continua de gémir :
— Je n'ai pas pu...
Du fond de la nuit, un bruit sourd comme un roulement lointain de tambour. M. Couturier cessa de gémir. Il se rapprocha du Proviseur :
— Vous les entendez ?
Des pas, mêlés de cliquetis d'armes.
Ils reculèrent ensemble, se cachèrent dans l'embrasure d'une porte.
— Un départ !
Le bruit des pas se rapprochait et bientôt au bout de la rue, le détachement entra. Rien que des pas et des cliquetis de baïonnettes. Pas une parole. Ils avançaient tout d'un bloc. Un, deux, un, deux... Sous la lueur d'un réverbère, les casques, les armes brillèrent. Lequel, de M. Marchandeau ou de M. Couturier, prit le premier la main de l'autre ? Lequel, le détachement passé, lâcha le premier la main de l'autre ? M. Marchandeau se retrouva soudain tout seul. M. Couturier s'éloignait et ses pas traînaient sur le pavé.
Le Proviseur se remit en route. Décidément, il fallait rentrer. Mais il n'en pouvait plus. De temps en temps, il s'arrêtait pour tousser. Les quintes étaient si fortes qu'il devait poser sa valise par terre.
Enfin, il parvint au lycée.
Sous la lueur du gaz, les pointes dorées de la grille luisaient faiblement, comme des reflets mouvants de quinquets dans une eau vitreuse — ou comme des baïonnettes qu'auraient silencieusement brandies les hommes commandés pour le peloton d'armes, tout prêts à la besogne déjà.
M. Marchandeau planté devant cette grille réfléchit qu'elle était fermée et fit le tour, comme les soirs où, rentrant du théâtre avec sa femme, ils ne voulaient pas déranger Noël. Il pénétra dans une rue plus obscure encore que les autres, où donnait une porte ouvrant sur les jardins, près des cuisines. Les soupiraux exhalaient une écœurante odeur de choux. Il tira de sa poche un trousseau de clés, reconnut au doigt celle qu'il cherchait et ouvrit.
Silence. Un lourd sommeil pesait sur l'établissement, confondait les êtres avec les pierres. Il avança sur la pointe des pieds, à travers le jardin, passa sans bruit derrière la loge de Noël. Il avait l'air d'un mauvais soldat qui a fait le mur, d'un mari infidèle qui revient de chez sa maîtresse. Au bas du grand escalier, son doigt machinal appuya sur la minuterie et la lumière crue jaillissant sur les murs l'éblouit.
Il monta.
D'une main tenant toujours sa valise, il s'agrippait de l'autre à la rampe poisseuse, et montait marche à marche. Il s'arrêta encore une fois et toussa.
« J'ai pris mal. »
L'accès de toux devint violent. « Noël va entendre... » Personne ne vint. Sa toux n'éveilla que les échos sonores des murs. Mais aucune porte ne battit, aucun pas ne se fit entendre. Rien que le silence humide et lourd, la lumière, le mur verdâtre, la rampe noire...
Il s'essuya avec son mouchoir, prit le temps de le remettre soigneusement dans sa poche et enfin, reprenant sa valise, il continua de monter.
« Et si elle dort ? Il faudra que je la réveille ? »
Il n'avait pas prévu cela non plus.