L'étonnante petite vieille, que cette Mme de Villaplane. Si elle imitait la vie, l'imitation était parfaite. Qui eût deviné à voir son visage plein et lisse, un peu jaune seulement, qu'elle atteignait la soixantaine ? Ce nez pur, cette bouche encore fraîche, et dans l'amande du visage, sous les bandeaux des cheveux à peine blanchis, ce regard noir et pressant : quel éclat elle avait dû avoir à vingt ans ! Sa voix aiguë mais « distinguée » était encore assez forte pour se faire entendre dans les scènes du haut en bas de la maison et même du voisinage. Ce qui donnait à Mme de Villaplane un air d'automate, c'était sa démarche saccadée et, outre sa façon d'apparaître et de disparaître comme à travers les murs, l'art prodigieux qu'elle avait de vous tomber dans les bras brusquement, raide comme une barre, le souffle coupé : une morte. Si bien qu'on se demandait si vraiment c'était un cadavre à qui l'on avait affaire ou, en effet, à un jouet dont le ressort serait arrivé à bout de course. Elle était déjà tombée ainsi deux fois dans les bras de son pensionnaire Kaminsky.
Mme de Villaplane était une noble déchue. Elle avait passé des années à harceler ses enfants de procès, mais, parce qu'elle était « trop bonne », « trop franche », elle avait tout perdu et ajourd'hui il ne lui restait plus d'une « jolie fortune » que cette petite maison transformée en pension de famille. C'était, disait-elle, son rocher, son île d'Elbe.
Or, cette maison avait autrefois appartenu à la famille de ce Turnier tour à tour aimé et haï de Cripure. Elle avait été une partie des biens du père Turnier et c'était là que le fils était revenu après ses malheureuses aventures, de là que, Mercédès n'étant pas venue, il était parti pour aller se jeter dans la mer.
Alors, l'endroit était solitaire, mais, depuis, tout un quartier s'était bâti ; la maison de Turnier n'était plus autre chose qu'une maison parmi les autres. Personne, les chercheurs et les curieux locaux exceptés, n'en savait plus l'histoire. Une année, il est vrai, Mme de Villaplane avait intrigué pour obtenir de la municipalité qu'on apposât une plaque sur la façade en souvenir du grand mort, mais elle s'était heurtée à des refus péremptoires de la part de ces messieurs, en grande majorité cléricaux, et qui n'entendaient pas, sous quelque forme que ce fût, honorer un suicidé. Il faut dire que Cripure lui-même avait refusé de la soutenir dans sa campagne, pour d'autres raisons évidemment, mais qui toutes se résumaient en celle-ci qu'il convenait de laisser en paix les hommes comme Turnier qui avaient été de leur vivant abandonnés. Et c'est ainsi que la façade grise de cette pension de famille ne portait pas d'autre inscription qu'une enseigne de bois, au-dessus de la porte. L'aspect de la maison lui-même était celui de la pauvreté, ce qui ne laissait pas d'humilier Mme de Villaplane, née Blanche d'Elloudan, petite-fille d'un colonel de l'Empire, fille d'un préfet. Et quel colonel, et quel préfet ! Elle citait comme un trait particulièrement propre à révéler le bon goût de son père et à montrer la haute idée qu'il se faisait de son rôle dans l'État, le fait qu'il n'avait jamais pu « tolérer » qu'on fît porter à ses chevaux des mors autres que des mors en argent. Un grand homme de préfet. Il n'y avait, pour s'en convaincre, qu'à regarder son portrait suspendu dans la salle à manger à côté du portrait du grand-père, autre grand homme, comme il sautait aux yeux. Manquait le portrait du mari.
A l'égard de ce personnage disparu depuis longtemps, Mme de Villaplane était d'une discrétion assez suspecte. Elle ne tarissait guère sur ses enfants, qu'elle chargeait de tous les crimes, mais sur leur père, pas un mot. C'était au point qu'on aurait pu croire qu'il n'avait jamais existé s'il n'y avait eu tout de même en ville, ici et là, quelques bonnes personnes de fidèle mémoire qui se souvenaient comme d'hier du scandale auquel avait donné lieu la fuite inexplicable de M. de Villaplane. Car Mme de Villaplane n'était pas une veuve, comme on aurait pu le croire, mais une épouse abandonnée, une de ces femmes martyres plaquées par un mari vicieux. Tout cela remontait à plus de vingt ans. On ne disait point à quel vice particulier avait obéi M. de Villaplane en rompant tout à coup les liens sacrés et charmants du mariage, et sans avoir recours à la procédure normale du divorce, résolvant tout par une disparition pure et simple, sans laisser derrière lui la moindre lettre en évidence sur son bureau ministre. Rien. Pas de scène non plus. Pas de larmes. Il n'avait pas fui. Il était tout simplement parti. Il avait pris le train, emportant quelques milliers de francs seulement, c'est-à-dire tout juste l'argent nécessaire dans l'instant. Un homme désintéressé. Depuis, on n'avait plus entendu parler de lui. Mme de Villaplane avait bien essayé pendant quelque temps encore après la disparition de son mari de jouer la comédie de la grande douleur, mais elle s'était vite fatiguée de ce rôle, n'éprouvant au fond d'elle-même qu'indifférence. Et l'absence du portrait de son mari dans la salle à manger, à côté des deux autres, ne s'expliquait pas autrement que par ceci : elle n'avait jamais pensé à l'y mettre.
Tout cela en effet n'avait pas beaucoup d'importance à côté, par exemple, de la moindre querelle avec l'un quelconque de ses pensionnaires, et ces querelles étaient fréquentes. Mme de Villaplane passait à bon droit pour une personne extrêmement « à cheval » en matière de bienséance. C'était une logeuse sévère. Dès qu'un nouveau pensionnaire se présentait chez elle, d'abord elle examinait sa tournure et tâchait de se faire une idée sur le milieu d'où il venait, sur ses opinions religieuses et politiques et, si cet examen était satisfaisant, elle expliquait alors au postulant le détail du règlement auquel chacun devait se soumettre chez elle. Primo : elle n'acceptait comme pensionnaires que des hommes. Elle n'était pas si bête que de louer des chambres à ces demoiselles de la Poste et autres aventurières qui ne prospéraient que dans l'intrigue. Pas d'histoires. Secundo : il était bien vu bien entendu que ces messieurs prenaient l'engagement d'honneur de ne jamais amener de femmes chez eux, même pour prendre le thé. Aucune femme, excepté la bonne, ne devait franchir le seuil de leur porte. Qui outrepassait à cette loi était passible d'un renvoi immédiat. Tertio : il fallait être rentré à neuf heures en hiver, à dix en été. Ne pas faire de bruit. Être propre au petit endroit. Elle ne croyait pas nécessaire d'insister sur l'interdiction de faire de la cuisine ou de laver dans les chambres, c'était une règle élémentaire et générale, etc. Tous ces articles se trouvaient consignés par elle-même sur de larges feuilles de papier bleu ciel fixées dans les chambres au-dessus des lits.
Or, la sévérité de Mme de Villaplane dans le choix de ses pensionnaires tenait aussi à ce qu'elle avait toujours rêvé de loger des gens tellement distingués qu'elle pourrait les réunir au moins une fois par semaine dans son salon et leur offrir le thé. La pension de famille serait devenue une sorte de maison de campagne, où elle aurait reçu des amis, comme autrefois au temps de sa splendeur. Ainsi aurait-elle oublié sa déchéance et sa pauvreté ; elle serait sortie d'elle-même en trouvant le moyen de se raconter, ce qu'elle ne pouvait jamais faire que par bribes et quand le hasard le permettait. Malheureusement, ses tentatives mondaines n'avaient jamais donné que des résultats piteux et quelquefois même s'étaient achevées par des scènes pénibles et des mises à la porte.
Mme de Villaplane avait fini par se faire une telle réputation en ville que sa pension était aujourd'hui presque déserte. Le seul pensionnaire qui consentît à y rester, c'était Otto Kaminsky. Mais ne disait-on pas qu'elle en était amoureuse ?
Bien entendu, les secrets de Mme de Villaplane n'étaient pas plus que ceux des autres à l'abri de ce qu'à défaut d'un mot plus précis, il faut appeler l'indiscrétion générale. Tout comme on savait en ville jusqu'aux moindres détails des choses les plus cachées, ou qu'il croyait telles, de la vie de Cripure, on savait aussi que depuis un an, cette vieille folle ne pensait plus qu'à ce militaire, si peu militaire il est vrai et sous l'uniforme même demeuré tellement « homme du monde ». Pour une fois, Mme de Villaplane avait eu la chance de tomber sur un pensionnaire vraiment distingué, un homme jeune, riche, lettré, curieux de tous les arts, assez bien fait de sa personne, bref tel qu'elle n'avait cessé depuis des années d'en rêver un ; outre cela un polyglotte. C'est en cette qualité de polyglotte qu'il venait d'être affecté à la Préfecture, au service des Etrangers, comme interprète. Lire la correspondance des internés civils, c'était son travail. Un poste de confiance, on pouvait le dire.
Toutes ces raisons avaient fait de Kaminsky un personnage extrêmement séduisant pour Mme de Villaplane. Dans ces conditions, quoi d'étonnant à ce qu'elle en fût devenue amoureuse ? C'était un garçon tellement bien, si parisien, et qui avait encore l'avantage d'appartenir à une race étrangère, exotique. Il était juif, mais pour Mme de Villaplane qui, sans savoir pourquoi, haïssait les juifs, il n'était que polonais, c'est-à-dire : slave.
En voilà un à qui dès les premiers jours elle avait pu offrir le thé ! Elle lui avait expliqué que son grand-père, anobli après Austerlitz, avait mené une carrière à peu près parallèle à celle du général baron de Marbot, son ami. « Vous qui êtes un grand liseur et incontestablement un esprit curieux de tout, vous ne devez pas ignorer que le général baron de Marbot parle longuement de mon grand-père dans ses Mémoires. Il fait un grand éloge de sa science de soldat et de son courage, etc. »
Ils étaient tous deux sous la lampe, lui fumant du tabac d'Orient, elle, tricotant un passe-montagne. Une soirée tout à fait intime, avec un bon feu de bois dans l'âtre. S'il était vrai que du fond de son exil l'Empereur lui-même avait encouragé le mémorialiste à poursuivre ses récits pour la plus grande gloire des armées françaises, Kaminsky ne devait pas ignorer que le Baron n'avait pas toujours ménagé ses anciens compagnons d'armes. Incontestablement. Les récits qu'il faisait des campagnes d'Espagne et du Portugal, dont l'échec avait été dû à des intrigues assez mesquines, vantaient l'endurance et le courage des troupes impériales, comme toujours admirables, mais jetaient de tristes lumières sur la valeur et l'esprit de décision de certains chefs. Selon Mme de Villaplane, son grand-père avait joué à maintes reprises au cours de ces campagnes un rôle de sauveur. « C'est tout vous dire... »
Ensuite, elle avait parlé de son père le préfet. Bien entendu, elle n'avait eu garde d'omettre l'histoire de ses démêlés avec ses enfants. Mme de Villaplane aimait beaucoup à exciter la pitié, et elle s'était longuement étendue sur ce côté particulièrement triste de son histoire : ses déceptions de mère. Kaminsky avait prêté à ces récits une oreille plus qu'attentive, extrêmement intéressé dès le début, beaucoup plus par le personnage du conteur que par les récits eux-mêmes : certains traits l'avaient vivement frappé. Est-ce que, par exemple, avant de lui faire une confidence d'ailleurs banale sur un procès, elle n'avait pas exigé qu'il lui donnât sa « parole de soldat » de n'en jamais rien répéter à personne ? Il avait donné cette parole le plus aisément du monde, et sans le moindre sourire. Ensuite elle avait raconté avec beaucoup de mystère l'histoire de Turnier, expliqué comment cette maison même où ils se trouvaient avait appartenu autrefois au philosophe, et comment il l'avait quittée pour aller se jeter à la mer. Kaminsky aurait voulu savoir là-dessus des détails, mais il s'était heurté à une mystérieuse réserve de la part de Mme de Villaplane, qui l'avait prié de ne pas l'interroger sur cette pénible histoire. Il n'avait pas insisté et la soirée s'était achevée ainsi.
Le lendemain, Kaminsky avait fait porter à Mme de Villaplane un magnifique bouquet de fleurs, hommage auquel elle n'avait plus été habituée depuis sa jeunesse et qui l'avait tellement émue qu'elle avait pensé s'évanouir de contentement.
La vie de Mme de Villaplane avait depuis lors pris un sens nouveau. Les psychologues prétendent qu'une idée fixe est une idée que ne se connaît pas elle-même et définissent ainsi la folie. A ce compte-là, Mme de Villaplane n'était point folle, car elle avait parfaitement conscience de cette volonté obsédante qui s'était emparée d'elle : partir avec Kaminsky. Tout abandonner et partir. Elle ne savait pas elle-même ce qui l'emportait dans son désir : être avec Kaminsky ou partir, mais ce qu'elle savait fort bien c'est que l'un ne se concevait pas sans l'autre.
Autour de la personne de Kaminsky elle avait depuis un an construit tout un royaume qui lui apparaissait comme une terre promise où ils se rendraient ensemble un jour tous deux. Qu'elle fût une vieille femme elle n'y pensait même pas. Elle ne se demandait pas non plus si Kaminsky consentirait ou non à l'emmener : elle saurait bien l'y contraindre.
Depuis la venue de Kaminsky chez elle et la naissance de ce rêve, Mme de Villaplane avait pris conscience de son passé. Elle contemplait avec épouvante ce qu'avait été sa vie et quelque chose comme une volonté de justice se joignait en elle à son amour pour Otto. Il ne se pouvait pas qu'une vie de femme ne fût que ce qu'avait été la sienne. L'idée de mourir ainsi les mains vides la terrorisait au point qu'elle en tremblait toute seule dans sa chambre. Il fallait qu'il l'emmenât, qu'elle vécût auprès de lui ses dernières années, autrement quelque chose serait compromis dans l'univers. Tout être devait aimer, être aimé, ou alors... Aimer et être aimé tôt ou tard. Le sentiment poignant de la vie manquée, du temps perdu, donnait à sa volonté une force pathétique.
Kaminsky d'abord ne s'était douté de rien. Il n'avait vu en Mme de Villaplane qu'une vieille femme un peu toquée, et il était resté longtemps encore le pensionnaire attentif, l'homme du monde, le fin lettré, l'amateur d'art éclairé qu'il avait été dès le premier jour. Il n'avait commencé à ouvrir les yeux que le jour où Mme de Villaplane lui avait fait une première scène.
Soudain un soir, sans que rien ne parût justifier ce traitement, Mme de Villaplane, avait fait irruption dans sa chambre en lui demandant à brûle-pourpoint s'il se croyait vraiment en pays conquis chez elle et s'il allait y transporter ce qu'il y avait de pire dans les mœurs des militaires ?
C'était tellement inattendu qu'il n'avait pas su quoi répondre, mais il s'était mis à l'observer attentivement. A travers tout le déluge de reproches dont elle l'avait accablé, il avait fini par comprendre qu'elle l'accusait d'avoir gravement manqué au règlement intérieur de la pension en descendant la veille en pleine nuit à la cuisine pour y ronger un quignon de pain. Il avait avoué avoir été pris d'une fringale au moment de se mettre au lit. Quoi de plus naturel, de plus innocent, dans ce cas-là, que de descendre à la cuisine ? Mme de Villaplane n'avait rien voulu entendre. Devant cette explication, elle n'avait fait que crier plus fort. Est-ce qu'il avait à se plaindre de l'ordinaire de la pension ? Est-ce qu'on mourrait de faim chez elle, par hasard ? Et patati et patata. A la fin elle lui était tombée dans les bras, pour la première fois, simili évanouie. Il avait dû la porter jusqu'à son lit.
Tout autre, à la place de Kaminsky, se fût hâté de quitter cette pension, mais le puissant intérêt éveillé en lui par cette scène l'y avait attaché. D'ailleurs, dès le lendemain, la vieille était rabibochée. Mais quelque chose de nouveau s'était introduit dans leurs rapports et dans le fond de son cœur Mme de Villaplane se disait qu'elle pouvait marquer un point.
Ce n'est que plus tard, bien plus tard, quand tout fut devenu évident à Kaminsky — pour la bonne raison qu'elle lui avait tout dit — qu'il avait compris tout le sens de cette curieuse apostrophe. L'histoire de la fringale n'y était pour rien. Ce qui comptait, et d'après certains recoupements Kaminsky aurait pu le jurer, c'était que Mme de Villaplane avait appris précisément ce jour-là qu'il était devenu l'amant de Simone Point, la fille du notaire, qu'il avait loué, au bord de la mer, une villa, où il se rendait presque chaque jour en compagnie du médecin-chef Bacchiochi dans la propre limousine du Préfet conduite par le chauffeur Léo. Ainsi c'était bel et bien une scène de jalousie.
Depuis, il y avait eu des hauts et des bas. Les scènes s'étaient répétées, elles avaient pris un autre caractère, et donné souvent naissance à des périodes de bouderie qui duraient des semaines entières.
Rien n'était alors plus « comique » que la manière dont ils en usaient l'un envers l'autre. Il était tacitement entendu qu'ils ne devaient pas se rencontrer, pas même se voir ou s'apercevoir, dans cette maison où ils habitaient ensemble. Mme de Villaplane s'arrangeait alors pour prendre ses repas toute seule, parfois même elle se les faisait monter dans sa chambre. Mais le matin, quand il sortait de chez lui pour se rendre à la Préfecture, Kaminsky debout sur l'escalier criait :
— Attention ! Je passe...
Et pour tout l'or du monde, tant il s'amusait, il n'aurait pas fait un pas avant d'avoir obtenu la réponse de Mme de Villaplane :
— La voie est libre !
Pour le moment, ils étaient dans une période relativement calme. Il y avait plus de quinze jours qu'elle n'avait pas fait de grandes scènes ; il est vrai que la dernière en date s'était achevée par des aveux complets. Selon une expression très inattendue dans sa bouche, elle lui avait « cassé le morceau... »
Il avait tout écouté sans broncher. Ensuite, il l'avait embrassée, chastement. Puis il s'était mis à lui expliquer ce qu'il pensait lui-même de l'amour. C'était exactement ce qu'en pensait Mme de Villaplane. Qu'il était intelligent, ce Kaminsky, qu'il connaissait bien les âmes ! Quel esprit ouvert à tout, quel esprit libre ! Pas une seconde il n'avait pensé qu'il fût ridicule à une vieille femme d'être amoureuse. Il l'avait comprise, incontestablement. Sur la question de partir ensemble, il n'avait répondu ni oui ni non. « On verra... »
Ils étaient restés sur cette parole. Depuis, ils n'avaient plus parlé de cela. « Encore un peu de patience. »
Mais la patience n'était pas la principale vertu de Mme de Villaplane. Est-ce que la patience ne consistait pas à regarder couler les jours sans rien faire, comme on regarderait couler le sang d'une blessure sans même songer à la panser ? Elle n'avait plus de temps à perdre.
Depuis la veille, une angoisse lui était venue, comme le pressentiment que tout n'allait pas aussi bien qu'elle l'avait cru depuis quinze jours, qu'elle était menacée. A certains signes surpris dans l'attitude récente de Kaminsky elle croyait deviner qu'il lui cachait des choses. La veille, il avait eu un drôle de sourire en la quittant après le déjeuner. Et il n'était pas venu dîner. Il n'était rentré de sa villa que fort tard dans la nuit, reconduit par Léo comme toujours ; elle avait entendu la voiture. Il devait s'en passer des scènes d'orgie dans cette villa ! Si Kaminsky allait y rejoindre sa maîtresse, les autres, ce Léo et le médecin-chef Bacchiochi, y retrouvaient aussi les leurs. Et pas toujours les mêmes. On disait que de bonnes petites bourgeoises de la ville se relayaient à ces rendez-vous d'amour. Ne disait-on pas aussi qu'un certain Basquin, qui était elle ne savait pas quoi au camp des prisonniers civils, leur avait aussi fourni des femmes choisies parmi les plus jeunes et les plus jolies des prisonnières ? Et tout cela tandis qu'elle se morfondait dans cette pension déserte, qu'elle eût voulu voir à tous les diables. Quelle heure était-il quand il était rentré ce matin ? Deux heures.
D'habitude, quand il lui arrivait de découcher, il découchait complètement, passait la nuit entière à sa villa dans les bras de cette petite grue de Simone Point. Pourquoi cette nuit... Et elle ne pouvait rien dire contre cette infraction au règlement. Est-ce qu'elle n'avait pas commis la folie, dans un jour d'abandon, d'abroger pour lui cette clause qui obligeait les pensionnaires à rentrer à neuf heures, et même : est-ce qu'elle ne lui avait pas remis une clé ?
Il dormait encore sans doute. En tout cas, il n'était pas descendu, bien qu'il fût très tard, et Mme de Villaplane errait dans la maison en soupirant.
Que faire ?
Elle se fit servir son déjeuner qu'elle avait espéré prendre avec Kaminsky.
La bonne entra, apporta le café, vérifia si tout était bien en ordre, le pain, le beurre, le sucre, les gouttes, et sortit.
Mme de Villaplane mangeait avec une grâce ravissante. Sa petite main de porcelaine saisissait les tartines avec une délicatesse de chatte. Mais elle avait le cœur serré et ce qu'elle avalait passait mal.
Le ciel s'assombrit et dans la salle à manger tout devint encore plus triste, plus ennuyeux. Dans leurs cadres dorés, les portraits du colonel et du préfet semblèrent se renfrogner, comme si, du fond de la mort, le père et le grand-père avaient rêvé et compris enfin ce qu'aurait dû être la vie. Mme de Villaplane découvrit que le café était mauvais, trop faible, que les tartines n'étaient pas grillées mais brûlées. « Mon Dieu ! Est-ce que ça va durer longtemps encore ainsi ? »
Elle monta dans sa chambre.
Mme de Villaplane referma soigneusement sa porte, puis, soulevant le tapis, s'allongea de tout son long par terre et fixa son œil à un trou pratiqué dans le plancher.
La chambre de Kaminsky était juste au-dessous.
A la décharge de Mme de Villaplane il faut dire qu'elle n'avait pas elle-même pratiqué cette ouverture ni requis personne pour cela. Elle n'avait fait qu'utiliser le mauvais état du plancher. Un jour, Kaminsky étant à la Préfecture, elle avait enfoncé dans ce trou la pointe de son parapluie et crevé la mince pellicule de plâtre qui le bouchait. Là se bornait sa responsabilité. A Kaminsky, qui le lendemain s'était plaint d'avoir trouvé des gravats dans son lit et avait ironiquement demandé s'il devait s'attendre à voir le plafond tout entier lui tomber un jour sur la figure, elle avait répondu qu'il pouvait déménager s'il n'était pas content. Ce n'était pas sa faute à elle si la maison était si vieille, si elle avait appartenu autrefois à un homme qui ne s'était jamais soucié d'y faire un sou de réparations et si, après son suicide, la maison était restée pendant des années à l'abandon. Ce qui voulait dire qu'elle se trouvait dans un état de délabrement complet quand elle en avait fait l'acquisition et qu'il lui avait fallu employer, pour la mettre à peu près en état, les derniers sous que ses enfants avaient bien voulu lui laisser. Voilà. Si avec ça il n'était pas content, il n'avait qu'à le dire.
Il s'en était bien gardé. Aller loger ailleurs, il n'y avait pas songé une seconde, même s'il avait compris ce que signifiait ce petit trou soudain perforé dans son plafond. Mais il ne l'avait pas compris et Mme de Villaplane seule connaissait l'existence de cet observatoire. La bonne lui-même l'ignorait. D'ailleurs Mme de Villaplane faisait sa chambre elle-même et la bonne n'y entrait jamais que pour apporter des repas ou pour soigner sa patronne.
Mme de Villaplane n'avait jamais pensé un instant qu'il fût malhonnête et odieux d'espionner ainsi Kaminsky. C'était devenu une habitude dont la privation lui eût coûté. Elle était parfaitement sans remords. L'espionnage était son vice. Il convient d'ajouter qu'elle s'entourait de commodités assez douillettes quand, selon ce qu'elle se disait à elle-même, elle « prenait la garde au créneau ». Ces gardes duraient parfois longtemps, des heures. Aussi avait-elle soin d'installer sur le plancher, à côté de l'observatoire, tout un échafaudage de couvertures et de coussins sur quoi elle s'étendait presque aussi confortablement que sur un lit.
Pour un étranger survenant là, ou pour un espion plus habile, qui à son tour l'eût observée, juché par exemple sur le toit, quel spectacle eût fourni cette vieille bonne femme étendue à plat ventre parmi ses couvertures et ne faisant pas un mouvement ! Quel frisson n'eût-il pas éprouvé, cet observateur, s'il eut saisi l'étonnant sourire qui par instants passait sur le visage de Mme de Villaplane ! Mais il y avait des moments où l'observateur n'eût rien pu voir malgré tout son talent : c'était quand Mme de Villaplane faisait l'obscurité dans sa propre chambre et qu'elle restait à son poste d'observation, l'œil collé à cette petite pastille lumineuse que faisait le créneau, immobile et presque sans souffle, caillot de ténèbres dans les ténèbres. Il n'eût plus resté à l'observateur qu'à s'arranger avec sa propre angoisse.
Ce matin, Mme de Villaplane courut au plus pressé. Elle s'étendit sur le plancher sans même songer aux habituelles couvertures et aux coussins. Ce n'était point une séance d'agrément à quoi elle allait se livrer. Pas du travail d'amateur : il s'agissait de savoir.
Elle ne comprit pas tout de suite ce qu'il était en train de faire. Son regard plongeant tout droit dans la chambre, elle aperçut directement au-dessous d'elle, comme au bout d'un fil à plomb, le crâne de Kaminsky, son beau crâne noir comme un plumage de corbeau. Ses cheveux plaqués, luisants de brillantine et séparés dans le milieu, faisaient assez l'effet de deux ailes. Il ne bougeait pas. Debout au milieu de la chambre, il réfléchissait, se frottait doucement les mains l'une dans l'autre, comme en train de les savonner. Et il chantonnait. Elle détestait qu'il chantonnât. Elle trouvait cela vulgaire, et fit une grimace. Elle était très fâchée de ne pouvoir lui crier de se taire. Elle changea de position et colla son oreille au trou.
Tu le r'verras, Pana-me
Pana-me
Pana-me...
La tour Eiffel, la place Blanche
Notre-Da-me
Les Boul'vards et les bell' mada-mes...
Voilà ce que chantonnait Kaminsky ! L'œil, au plus vite !
Planté maintenant devant son armoire ouverte à deux battants, il chantait assez fort pour qu'il ne fût plus nécessaire de prêter l'oreille. Mme de Villaplane pensa qu'il devait chercher quelque chose comme une cravate, car il était prêt à sortir, déjà revêtu de son uniforme, la veste en moins seulement. A la grande stupéfaction de Mme de Villaplane ce ne fut point une cravate qu'il tira de son armoire, mais tout ce qui s'y trouvait. Et toujours en chantant. Cette vulgaire chanson où il était tant question de Paname rythmait les gestes de Kaminsky qui jeta sur son lit tout le linge et tous les vêtements. Des livres aussi, des revues et des journaux. Qu'est-ce qu'il lui prenait ? Avait-il résolu de se livrer à un inventaire de tous ses biens ? Pensait-il qu'on l'avait volé et que la pension était un coupe-gorge ? Mme de Villaplane ne comprenait rien à ce qu'il manigançait et quand elle le vit se baisser et tirer du dernier rayon de l'armoire sa... valise, elle n'osa pas comprendre. Mais elle se sentit raidir et mourir à son créneau. Elle cessa même un instant de regarder et ferma les yeux, se remplissant elle-même de ténèbres. « Il part... » C'était donc là ce qu'elle avait pressenti depuis quinze jours ! C'était là l'explication de ce curieux sourire qu'il avait eu la veille ! Enfin se révélait le secret si bien gardé... L'odieux bourreau ! Depuis combien de temps avait-il préparé son coup ? Depuis le premier instant sans doute, dès le premier bouquet qu'il lui avait offert : le poison sous les roses. Oh, le traître, le faux, l'homme à deux faces ! Folle de rage elle se roula, se tordit sur le plancher comme dans une crise d'épilepsie, les mains crispées sur le tapis. Puis, elle recolla son œil au créneau et ne bougea plus.
Toujours joyeux, Kaminsky entassait dans sa valise livres, linge et vêtements. Il déchirait les journaux, jetait un regard aux revues avant de les laisser tomber dans la corbeille, regardait autour de lui, vérifiait qu'il n'oubliait rien. Et toujours la chanson. Encore et toujours ce Paname de fête vers où, cela ne faisait plus de doute, il allait courir aujourd'hui même. D'où tenait-il cette liberté ? Comment échappait-il, lui simple soldat, à la loi qui maintenait chacun à son poste ? Il y avait donc des exceptions pour les traîtres et il était donc permis aux parjures, malgré la guerre, de mettre à exécution leurs plans odieux ? A quelle haute protection devait-il d'échapper à la loi commune ? Sûrement ce n'était pas pour une courte permission qu'il s'en allait. Elle l'avait vu d'autres fois quand il partait en permission : il n'avait pas cette allure-là. Et surtout, il ne se cachait pas d'elle. Son silence, son sourire de la veille, tout ce secret, quelles autres preuves eût-elle donc voulues qu'il ne reviendrait jamais ? Elle était roulée, flouée, traîtreusement rejetée à son cachot, elle qui depuis tant de temps avait espéré, escompté sa grâce ! Et il chantait ! Il l'oubliait, elle ? A moins peut-être — cette pensée suppliciante lui vint — qu'il ne chantât que pour être entendu. Il en était bien capable !...
La valise bouclée, il la laissa sur la table, et sortit. Vite, Mme de Villaplane se releva et descendit en hâte l'escalier et comme il atteignait le vestibule, elle l'appela :
— Monsieur Kaminsky !
Il se retourna et sourit, tranquille, innocent, amical, une main posée sur la rampe. Son long visage olivâtre, au gros nez, aux grosses lèvres, aux joues bien pleines, exprimait un bonheur qu'il ne cherchait pas à cacher. Il attendit :
— Madame ?
Elle avait sa gueule à scènes, ce matin. Littéralement défaite. Il tira sa montre et ostensiblement la consulta.
— Oh, vraiment ? fit Mme de Villaplane en pâlissant.
Elle descendit encore quelques degrés. Il ne bougeait toujours pas. Elle répéta :
— Vraiment ?
Il cessa de sourire.
— Comment donc ? dit-il...
— Êtes-vous si pressé ?
Il réfléchit, puis, il hocha la tête et répondit :
— Non... Après tout : non.
— Allons dans la salle à manger.
Il diagnostiqua : ton nerveux au maximum. Grande scène en vue.
— Mais bien volontiers, répondit-il, en achevant de descendre. Elle le suivit.
Ils entrèrent dans la salle à manger comme deux complices, lui pensant non sans un certain plaisir à la scène lunaire qui se préparait. Mme de Villaplane referma soigneusement la porte.
Aussitôt, ses manières changèrent. Elle considéra Kaminsky du haut en bas, avec mépris, s'écarta de lui comme si elle avait redouté son contact.
— J'ai à vous dire, fit-elle d'une petite voix stridente, j'ai à vous dire, monsieur... que vous ferez bien de chercher un autre logement !
Du diable si elle s'était attendue à dire cela ! Quelle ruse il y avait aussi en elle !
— Tiens, tiens, tiens... fit Kaminsky, presque tout bas.
Mais déjà, Mme de Villaplane reprenait :
— Comment ! N'est-ce pas insolent de votre part ? A quelle heure êtes-vous rentré cette nuit ?
Kaminsky retrouva son sourire.
— Vous me le demandez, chère madame ?
— J'exige que vous répondiez.
Elle frémissait, la petite vieille, elle était toute vibrante de colère.
— Mais, reprit Kaminsky, d'une voix volontairement très douce, vous m'étonnez. A quelle heure je suis rentré ? Voyons, c'est vous-même qui allez me le dire, chère madame. Faites un effort de mémoire, tâchez de vous rappeler quelle heure marquait votre propre réveil ? Je suis en effet assez pressé, mais si notre entretien doit durer, ne serait-ce que cinq minutes... ne permettrez-vous pas que je prenne ce siège ?... Et n'en prendrez-vous pas un vous-même ? Il me semble que... vous avez l'air assez fatiguée, ce matin. Puis-je vous demander : comment va votre cœur ?
Tout en parlant, il avançait vers elle une chaise. Elle le regardait faire, avec deux yeux brûlants, tout le bas du visage crispé dans une grimace qui devait beaucoup la faire souffrir. Ses deux petites mains se tendirent, refusèrent.
— Laissez mon cœur tranquille !
— Mais permettez, dit-il encore. Permettez-moi d'insister.
— Otto !
Il s'épanouit.
— Ah ! J'aime mieux ça... Oui, beaucoup mieux. Enfin, vous redevenez naturelle. Oui, c'est mieux ainsi. Qu'est-ce qui vous agite à ce point, chère... Blanche ?
— Oh mon Dieu ! murmura-t-elle. Il fit comme s'il n'avait point entendu et continua :
— Encore une fois, ne voulez-vous pas vous asseoir ? Non ? Vous refusez ? Dans ce cas, permettez que je m'asseye tout seul. Je suis aussi un peu fatigué... après une telle nuit ! acheva-t-il, sur un ton qui fit frémir Mme de Villaplane de la tête aux pieds et s'écrier :
— N'êtes-vous pas tout de même bien infâme ?
Il écarquilla les yeux, apparemment très surpris.
— Les grands mots que voilà !
— Mais ne comprenez-vous donc pas...
La phrase resta inachevée. Mme de Villaplane était venue s'appuyer à la cheminée, comme pour se mettre sous la protection des deux portraits du père et du grand-père. Elle était étonnamment faible, ce matin, très vulnérable, Kaminsky s'en rendait parfaitement compte. Ordinairement, elle déployait une autre violence dans les scènes. Souvent c'était elle qui les menait. Mais ce matin, cet avantage était réservé à Kaminsky.
— Puis-je fumer ? demanda-t-il, en tirant de sa poche un paquet de cigarettes.
Un temps. Puis, elle répondit :
Il rit aux éclats.
Les bras de Mme de Villaplane retombèrent, mous, sur sa robe noire.
Quand il eut fini de rire :
— Parlons de choses sérieuses. J'ai l'intention, dit-il, en croisant les jambes — il s'était mis une cigarette dans la bouche, mais ne l'avait pas allumée — j'ai l'intention de réunir ici quelques amis ce soir et de leur offrir le thé. Voyez-vous à cela un inconvénient quelconque ?
Elle ne répondit pas.
Il continua tranquillement :
— Nous serons cinq ou six, pas davantage. Est-ce faisable ici ? Avez-vous ce qu'il faut ? Je voudrais... Oh ! Ne faites pas cette figure. Quand vous le voulez, vous savez si bien être encore jolie !
Elle ne broncha pas.
— Dites ? Répondez !
— Avec qui avez-vous couché cette nuit ?
Il la regarda avec un profond étonnement, comme si elle lui eût demandé s'il était bien vrai qu'il s'appelât Otto Kaminsky, s'il était bien vrai qu'il fût un homme, et non un... oiseau.
— Mais... avec Simone !
— Et c'est Léo qui vous a reconduit ici ?
— Qui m'aurait reconduit, sinon Léo ? Mon ami Léo. Dans la limousine du Préfet, comme d'habitude. Pourquoi me demandez-vous cela ?
Pas de réponse. Il haussa les épaules :
— Vous êtes étrange, ce matin.
— Vous trouvez ?
— Oui. Vous êtes là, appuyée à votre cheminée, vous ne bougez pas... Vous... Excusez la comparaison, mais c'est à cause de la cheminée — et puis vous êtes si petite ! Vous avez l'air... d'une bûche, d'un gros tison.
— A moitié calciné ?
Il réfléchit.
— Oui. A cause des habits noirs surtout. Pourquoi me faites-vous dire toutes ces bêtises ? Je n'en avais pas envie. C'est curieux : il y a quelque chose en vous qui m'excite à la cruauté.
Elle ferma les yeux.
— Et pourtant, j'ai pour vous, Blanche, faut-il le dire, voulez-vous que je...
— Taisez-vous.
Elle tenait toujours les yeux fermés. Sa petite bouche se pinça. Se mains étaient jointes sur sa robe et ses doigts se serraient à craquer.
— Vous êtes pire que moi, Otto.
Il fit cette étrange réponse :
— Je fais de mon mieux.
Silence...
Kaminsky se balançait doucement sur sa chaise qui grinçait. Il se décida à allumer sa cigarette.
— Revenons aux choses sérieuses, dit-il, en jetant dans la cheminée son allumette. Je vous disais donc que mon intention était de réunir ici, ce soir, quelques amis et de leur offrir le thé. Seulement, je voudrais donner à cette petite réception un caractère... joyeux. Je voudrais, par exemple, qu'on décorât cette salle à manger, entre nous soit dit, et sans offenser personne, assez morne. Ne pourrait-on y mettre des fleurs ? Et, ce qui me plairait assez : des bougies ? C'est, j'en conviens, un peu de romantisme de ma part, mais enfin ! Et ça coûterait ?
Elle ne sembla pas l'entendre.
— Cela coûterait ? N'oubliez pas que je suis avare !
Pour la première fois depuis le début de cette scène, quelque chose comme un sourire passa sur le visage de Mme de Villaplane.
« ... Tout l'or du monde » entendit-il. Mais c'était à peine prononcé.
— Vous dites ?
— Pas pour tout l'or du monde !
— Oh ! est-ce vrai ? Comment, vous refusez, dit Kaminsky, en se renversant dans sa chaise. Il laissait sa cigarette se consumer entre ses doigts. « Est-ce possible ! Et moi qui croyais au contraire vous faire plaisir, moi qui pensais que vous seriez des nôtres !
— Moi ! »
Cette fois, Mme de Villaplane avait crié. Non seulement elle avait crié, mais elle s'était arrachée à la cheminée et faisant un pas vers Kaminsky, qui se leva, elle lui jeta en pleine figure :
— Salaud !
Il prit délicatement entre ses doigts le frêle poignet de la vieille.
— Vous vous emportez. Pourquoi vous fâchez-vous ? Vous voyez toujours sous mes paroles je ne sais quels sous-entendus. Ne savez-vous donc pas que... vous êtes ma meilleure amie, acheva-t-il d'une voix tendre, en penchant son visage vers le visage de Mme de Villaplane.
Elle se débattit.
— Lâchez-moi.
— Pourquoi ?
— Lâchez-moi ou je crie !
— C'est un mot de jeune fille, chère Blanche. Crier ? Pourquoi ? Après tout, si vous avez envie de crier, faites-le. On dit que ça soulage... Vous crierez, on viendra, et je dirai...
— Est-il rien au monde de plus abject que cet homme !
Il la repoussa en disant :
— Je suis ainsi.
Le silence revint, plus lourd, plus épais. Il faisait presque nuit dans la pièce. Dehors, il pleuvait.
— C'est donc bien entendu ? fit-il enfin. C'est non ?
Elle ne comprit pas tout de suite.
— Non quoi ?
— Pour le thé ?
Elle haussa les épaules, démesurément, avec au bord des lèvres une petite moue enfantine, boudeuse.
— Qu'est-ce que ça peut me faire ?
— Alors, c'est oui ?
— Pourquoi pas ? Que m'importe ?
— Avec des fleurs ?
— Toutes les fleurs que vous voudrez. Dites à la bonne qu'elle se charge de...
— Et naturellement un grand feu de sarments dans la cheminée ?
— Bien entendu.
— Enfin, nous sommes d'accord. Et vous viendrez, n'est-ce pas ?
— Otto !
— Si vous recommencez à crier, je m'en vais. Je... J'en ai assez. Je ne puis pas vous entendre crier ainsi. Il faut que vous veniez. C'est une petite fête... d'adieu.
Elle chercha un point où s'appuyer. Sa main rencontra le dos d'une chaise.
— Puisque vous me mettez à la porte, acheva Kaminsky, en la regardant droit dans les yeux. Puisque...
Mais cette fois il n'eut pas le loisir de rien ajouter. Mme de Villaplane, comme une flèche, sortait de la salle à manger.
Dans le vestibule, la bonne et Lucien Bourcier s'entretenaient.
— Une chambre, monsieur ?
— S'il vous plaît.
— Pour un mois ?
— La journée.
— Mais nous ne louons pas de chambre à la journée, monsieur.
Et la bonne apercevant Mme de Villaplane qui faisait irruption dans le vestibule, avec son visage de morte, s'écria :
— Madame ! Madame !
Mme de Villaplane s'arrêta.
Kaminsky apparut et dit :
— Mme de Villaplane n'est pas très bien, ce matin, Ernestine. Vous devriez...
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! interrompit aigrement Mme de Villaplane.
Il sourit.
— Vous vous surmenez.
— Assez !
— Bien. Comme il vous plaira.
— Contentez-vous de donner des ordres pour votre... thé, dit-elle. Et d'ailleurs, oui, vous avez raison, je ne suis pas bien, c'est vrai. Ernestine, voyez ce que désire Monsieur, si cette petite scène ne lui a pas déjà donné envie de s'enfuir. Quoi, monsieur, voulez-vous encore loger chez moi ?
— Pour un jour, dit Lucien.
Elle éclata d'un grand rire nerveux en s'élançant vers l'escalier.
— Pour un jour ! Pour un jour ! s'écria-t-elle. Eh bien oui, pour un jour. Ernestine, donnez une chambre à ce monsieur. Pour un jour ! Rien que pour un jour !
Ils l'écoutèrent. Elle ne cessa de rire et de s'écrier : « Pour un jour ! » tout en remontant chez elle. Une porte claqua. Plus rien.