Cripure se traînait aux côtés d'Amédée ; il se reprochait de n'avoir pas convoqué le père Yves pour cette cérémonie de départ. Il n'y avait même pas pensé. Il est vrai qu'à ce moment-là, avec ses dix verres d'anjou dans le nez... Mais il y avait de quoi s'en mordre les doigts. Outre qu'il était fatigué par ses allées et venues de la matinée, cette présence d'Amédée à son côté, quel supplice ! Ils ne trouvaient pas un mot à se dire, et c'était si lent, cette avance vers la gare, Amédée ralentissait son pas, mais gauchement, et Cripure brûlait d'envie de lui dire : pars, file, cours.

Il n'osait pas.

Au moins, dans la troïka, outre le bénéfice d'être porté, sans parler de la vitesse, il aurait pu prendre une contenance, faire semblant de rêver, peut-être de dormir, son grand recours. Au lieu qu'il avait fallu soutenir au départ de la maison une conversation sur la pluie et le beau temps, laquelle d'ailleurs n'était pas allée bien loin. Et depuis, plus rien.

Les gens les regardaient.

Oh, évidemment, il se « foutait pas mal » de l'opinion, mais tout de même ! Il y avait tant de méchanceté dans certains regards surpris, une haine si spontanée. Et non seulement de la méchanceté et de la haine, mais on aurait dit que certains, dont pourtant il ne reconnaissait pas les visages, comprenaient tout, devinaient le fin fond de son cœur.

— Vous soupirez, mon père ? C'est p't'être qu'on va trop vite ?

Il ne s'était pas aperçu qu'il soupirait.

— Non... Oui.

Plutôt oui. A quoi bon essayer d'expliquer... Tout ça... « Que tout ça finisse au plus tôt. »

— Tu ne seras pas en retard ?

— Oh, pour ça !... J'suis pas pressé d'aller me faire casser la gueule, vous savez, mon père.

Il n'avait pas compris l'invite à le lâcher. « Si j'étais honnête avec moi-même, c'est moi qui le lâcherais. Ou plutôt... » De quoi venait de parler Amédée ? Du front. De se faire casser la gueule. « Si j'étais honnête avec moi-même, non, je ne le lâcherais pas, au contraire. J'ai de l'argent. Si j'étais honnête avec moi-même, je devrais lui donner ce qu'il faut pour déserter. »

C'était le bon sens. Là et pas ailleurs était la fidélité à soi-même. Oui ou non, est-ce qu'il pensait en réfractaire ? Il se fit l'effet d'un de ces pères sinistres qui mettent un revolver dans la main de leur fils traqué, au lieu de prendre sur leur compte en banque les cinquante mille francs qu'il demande pour filer au Venezuela.

Mais Amédée ne demandait rien.

Cripure voulut tout de même savoir.

— Est-ce que... dis-moi donc : est-ce que tu n'en as pas assez ?

Amédée ne s'attendait certainement pas à cette question, cela se vit à son air.

— Ben, si alors !

— Tout le monde, je pense ?

— V's avez pas entendu causer des mutineries ?

— Si. Mais, n'est-ce pas, le mouvement paraît battu. N'est-ce pas ?

— Oui. Mais c'est malheureux.

— Ah ?

— Sûr. C'était la fin de la guerre, quoi ! La fin pour toujours, quoi. Y en aurait plus eu jamais. On aurait été heureux. J'sais pas bien comment vous dire ça, mon père, mais je le sens, c'est là, quoi, fit-il, en se frappant la poitrine.

Cripure ne dit plus rien. Il avait fallu attendre jusqu'au moment du départ pour découvrir qu'Amédée était, à sa façon, un « idéaliste » et par ailleurs un personnage assez conventionnel pour un roman à la Zola ! Il le regarda avec une pitié voisine du mépris. Bah !

— V's'êtes pas d'accord ? dit Amédée.

Cripure fit une moue.

— Moi, je veux bien...

Une pensée monstrueuse lui vint : c'est qu'il n'y avait pas à regretter de ne pouvoir lui sauver la vie, parce qu'il n'en valait pas la peine. « Un homme du troupeau. »

Oser parler d'être heureux ! Se mutiner au nom du bonheur futur, comme avait dit ce jeune lieutenant, hier, fallait-il ne rien savoir de l'homme ! Encore une fois, si on n'avait parlé que de foutre en l'air le capitalisme, alors oui. Mais le reste...

Ils ne dirent plus rien, et continuèrent d'avancer en peinant. Que c'était long ! Qu'il y en avait, des rues et des rues !

Un peu avant la gare, Cripure s'arrêta. Tout, plutôt que de pénétrer sur le quai, d'attendre devant une portière, le départ du train. La gêne eût été pire à ce moment-là. Il valait mieux tout brusquer.

— Écoute, mon petit, il me faut te quitter ici.

— Bon.

— Tu ne m'en veux pas, n'est-ce pas ?

— Quelle idée !

— Embrasse-moi...

La scène de l'arrivée ne se reproduisit pas : pas de sanglot, pas de frémissement, pas de drame. Ce fut un baiser correct, accolade plutôt. Tout se passait bien.

— Alors, au revoir, dit Amédée. Je vous écrirai. Et puis, vous savez, merci.

— Tais-toi.

— Vous avez été gentil comme tout.

— Tais-toi donc.

— Vous étiez pas forcé, pas vrai ?

— Allons, allons... Tais-toi, mon petit.

Encore un mot et tout allait se gâter. Cripure aurait voulu ne pas entendre. Chaque parole d'Amédée s'inscrivait en lui cruellement.

— Tais-toi... Tais-toi...

Mais Amédée pensait que son père voulait être poli. Il insista :

— J'oublierai jamais.

— Écoute, dit Cripure, en se penchant à son oreille, j'ai mis quelque chose pour toi dans le portefeuille. Tu le trouveras. Non, non, ne me remercie pas. Va, maintenant. Au revoir.

Il le poussa légèrement par l'épaule, Amédée ne cessant de répéter :

— Fallait pas, voyons. Vous êtes trop bon !

Trop bon !

Il regarda Amédée partir. « Est-ce que je sais ? » murmura-t-il en soupirant. Et quand Amédée eut disparu, il se remit en route. « Qu'est-ce que ça peut faire, tout ça : Toinette est morte ! »

 

M. Babinot montait tranquillement vers la gare. Une cigarette après le repas de midi, quand sa femme ne le voyait pas, c'était là son unique faiblesse. Il fumait donc à petits coups, pas pressé, et cherchait du coin de son œil bleu comme en verroterie, quelque permissionnaire de bonne mine à qui il ferait cadeau de ses « pouèmes » et qui, en retour, lui « lâcherait » une anecdote héroïque, un mot sublime pour sa collection.

Tout en marchant, il se récitait à lui-même ses propres poèmes, comme on fredonne, se délectant encore une fois à son ouvrage et ravi de constater que sa mémoire était sans faiblesse. Or, à peine Cripure avait-il fait quelques pas sur le boulevard, abandonnant enfin Amédée à son sort et cessant déjà d'y penser, soulagé d'en avoir fini avec cette corvée, qu'il se trouva nez à nez avec M. Babinot.

Tout en se récitant ses poèmes, Babinot jetait autour de lui de sévères regards, comme s'il avait eu la charge de veiller à ce que tout allât bien en ville. Il se sentait responsable du moral de ses concitoyens, en vieux patriote qu'il était. Et, certes, son patriotisme ne datait pas d'aujourd'hui ! Il en avait donné, toujours, des preuves indéniables en toutes occasions. N'avait-il pas autrefois été un des fidèles les plus assidus des concerts que donnait la musique militaire tous les mardis, devant le cercle des officiers et aussi sur les quinconces, les jeudis soirs et les dimanches ? Que si ! Il battait la mesure du doigt, en écoutant les pas redoublés. A la fin de chaque morceau, il applaudissait plus que les autres, si fort qu'on aurait dit que ses mains étaient de bois. Souvent même il joignait aux applaudissements la parole, encourageant à haute voix les musiciens et les chanteurs. Mais M. Babinot ne se contentait pas de cela. Il savait aussi faire respecter l'armée française, ainsi qu'on l'avait vu un jour de 14 juillet où, de la pointe de sa canne, il avait bel et bien fait valser le chapeau d'un incongru qui pensait à quoi, on se le demande, au passage du drapeau ?... Un petit coup de canne bien appliqué, hop ! hop ! et le chapeau avait sauté comme un bouchon. Une beigne retentissante, flac ! et M. Babinot avait su ce qu'il en coûte de faire saluer aux autres des drapeaux qui ne sont pas les leurs. Il était résulté de là une petite bagarre. Mais bah ! bah ! L'incongru avait tout de même salué, et c'était tout ce que voulait Babinot.

Voyant venir Cripure, l'œil tombant, la lèvre amère, Babinot l'aborda avec une joie agressive, et lui tendit la main, geste brutal de qui réclame la bourse ou la vie. Et, s'arrêtant sur le bord du trottoir, regardant fièrement Cripure, avec cet air particulier d'un monsieur examinateur qui serait aussi commissaire de police :

— Comment va la France ? dit-il.

« Ah ! pensa Cripure, ça commence déjà ! » Où donc fuir ? Où donc se cacher ? Ils le traquaient partout.

Il tendit l'oreille, sa main toujours prisonnière de la main de Babinot, pas très sûr d'avoir bien compris, ou bien alors, décidément, cette fois encore, Molière était dépassé.

— Vous dites ?

— Je vous demande, répéta Babinot, de sa voix nasillarde : « Comment va la France ? » Lâchant enfin la main de Cripure, il continua : « C'est que je pense qu'il serait bon qu'on s'abordât désormais non plus en se demandant des nouvelles de nos santés, non plus par un banal : « Comment vous portez-vous ? » mais, encore une fois, par ces mots : « Comment va la France ? »

Un profond soupir s'échappa de la poitrine de Cripure.

Décidément on ne pouvait pas s'arranger avec eux, sur rien. Il fallait que ce fût cet imbécile qui lui parlât de la France. D'ailleurs, ils en parlaient tous à peu près sur le même ton, et c'était intolérable à Cripure qui savait tout de même aussi bien qu'eux, mieux qu'eux probablement, ce que c'était que d'aimer son pays. Mais il était plus difficile de jouer la comédie de l'accord quand ils avaient en commun l'amour d'une patrie, que dans le cas inverse où il s'opposait tout simplement. Mais eussent-ils compris ?...

— La France ?... La France saigne, dit-il.

Babinot se récria :

— Ne soyons pas des pessimistes ! Non, mon cher caulègue, ne donnons pas le mauvais exemple ! Ce qu'il faut et ce que je me permets de recommander, oh ! oh ! c'est une gaieté discrète. Que nos chers hommes des tranchées aient le rire. Leur rire est héroïque. Nous, ayons le sourire. Le sourire indique l'équilibre, le calme de l'esprit et la confiance dans l'avenir. Pour rien au monde, n'ayons l'air de siffler en traversant le bois ! Pour rien au monde, n'ayons l'air de gens qui cherchent à s'étourdir. A la française ! Toujours à la française !...

Il entraîna Cripure et continua : « La petite force que chacun constitue se trouve ainsi agrandie et amplifiée. Clarifiée. Quel est le secret ? Quelle est la méthode ? Mettre en commun ce que nous avons de meilleur en nous, associer ce que nous avons de plus précieux, penser en commun ce que nous avons de plus pur dans notre pensée. Voilà pourquoi il faut se réunir, dit-il, en pensant à la fête où ils se rendraient tout à l'heure. Chaque réunion doit être un portrait en miniature de l'Union sacrée. A propos, continua-t-il, le Général est guéri. Le Général est guéri ! » trompeta Babinot, comme s'il se fût adressé à un sourd.

Le Général ? « Quel général ? » faillit demander Cripure, qui répondit cependant par un Ah ! Ah ! peu compromettant.

— Oui, reprit Babinot, il sera là tout à l'heure. C'est Nabucet qui vient de me l'apprendre...

Et deux petits coups de mains firent tressaillir les basques du pet-de-loup — floc, floc.

— Le Général, reprit Babinot, tout en marchant, est très délicat des bronches. Au moindre courant d'air, paf ! Et c'est ce qui s'était produit. Mais le voilà sur pied.

Et encore une fois, les mains de Babinot s'agitant comme les pattes de derrière d'un chien, les basques du pet-de-loup tressaillirent.

— Vous faisiez un petit tour, mon cher collègue ? interrogea Babinot.

— C'est-à-dire, répondit Cripure, je viens, n'est-ce pas, d'accompagner au train mon petit neveu... quoi... qui retourne au front.

— Ah ! Parfait ! Très bien ! Je ne savais pas que vous eussiez un neveu. Mais c'est parfait. Oh, parfait. Plein d'allant, j'espère ?

— Oui.

— Ils sont tous comme ça...

Cripure se souvint d'Amédée, tout à l'heure, dans la cuisine.

— Sur le Chemin des Dames, activité des deux artilleries, récita Babinot... Quelques faibles tentatives allemandes ont été aisément repoussées. Au total, nous sommes sur la pente favorable de la guerre. Ne débouclons pas notre cuirasse ! Je ris, voyez-vous, quand j'entends demander que les Alliés fassent connaître leurs buts de guerre. Les buts de guerre ! Que les Alliés fassent connaître leurs buts de guerre ! s'écria-t-il en levant les bras au ciel. Comme si le but de la guerre n'était pas la paix ! Ne soyons pas sentimentaux. Il y a des gens, aussi, qui sachant très bien ceux-là ce qu'ils font, voudraient nous décourager, nous couper les jarrets, toute cette bande de mauvais Français, qui n'ont que des Kienthal et des Zimmerwald en tête. Mais Clemenceau va me coffrer tout ça. L'armée est saine, quoi qu'on dise. Ce n'est pas, ce semble, un peu de bruit autour des trains de permissionnaires qui peut faire douter du moral de l'armée. Qu'on leur supprime l'alcool à ces braillards. Et quant aux meneurs : fusillés.

Cripure écoutait mal. Il avait une curieuse facilité de mal entendre les choses auxquelles il aurait dû répondre par des gifles. C'était le moment où jamais de se répéter que rien n'était vrai, que tout était permis, que la vie n'avait pas de sens, non plus que la mort. Il n'y manqua pas.

Devant eux, marchaient deux permissionnaires.

— Regardez-moi cette allure, s'écria Babinot. Quelle souplesse ! Quel nerf ! Et vous voudriez que des hommes comme ça... Militaires !

Les deux hommes se retournèrent et Babinot, laissant Cripure derrière lui, s'avança vivement à leur rencontre, en tâchant d'imiter le pas de chasseur de M. Poincaré, et il tira de sa poche une poignée de ses poèmes.

— Tenez, dit-il... Mais si ! Prenez !

— Qu'est-ce que c'est ?

Ils se méfiaient.

— Vous verrez plus tard... Vous lirez ça dans le train, dit Babinot.

L'un des deux hommes prit les poèmes.

— Du bobard, probablement, dit l'autre. Montre voir, fit-il en se penchant sur l'épaule de son camarade.

— C'est ça, dit l'autre... Des poésies... La patrie...

— Encore ?

Babinot se piqua.

— Comment, encore ?

— Ça va ! Y en a marre, répondit celui des deux hommes qui avait pris les poèmes. Tu vois tes poésies, vieux ? Il rit narquoisement. « Regarde bien ! »

Et à la barbe de Babinot, il déchira les poèmes et en jeta les morceaux au vent.

Là-dessus, ils tournèrent les talons.

Cripure contemplait la scène bouche bée. Quant à Babinot, la stupeur le clouait sur place.

— Permettez ! s'écria-t-il en s'élançant à leur poursuite.

— La barbe ! Fous la paix !...

— Un instant ! Ce que vous venez de faire là est très mal. Indigne de l'uniforme que...

— Ta gueule !

Ils pressèrent le pas. Mais Babinot avait bon pied. Il persévéra. Exaspérés, les poilus firent volte-face et s'arrêtèrent.

— Ça va durer ? Tu n'y as personne, sans doute ?

— J'y ai mon fils, s'écria Babinot, et j'en suis fier, dit-il triomphant.

— Con !

— Si ton fils est là-haut, il est comme nous : il en a marre.

— Seriez-vous de mauvais Français ? Quel régiment...

— Mouchard ? Ah la vache...

Un ceinturon débouclé siffla en l'air comme un fouet.

— Mets ça en vers ! entendit Babinot. Et il crut qu'on lui arrachait le visage. Il tourna sur lui-même deux fois, criant de douleur, aveuglé. Les deux hommes détalaient.

— A moi ! cria Babinot, à moi ! J'ai l'œil qui pend !

Cripure s'élança d'un effort si violent qu'il parvint à courir, le lorgnon tenu entre le pouce et l'index.

— Me voici ! J'arrive, mon cher Babinot...

Sur le trottoir, Babinot trépignait en se tenant la tête à deux mains. On aurait dit qu'il dansait la bourrée. Mais il gémissait trop pour un danseur.

— Ou-ou-ou-ouil-ouil ! Je suis aveugle...

— Je suis là, mon cher ! Me voici, dit Cripure.

Mais sans écouter Cripure, sans même paraître l'entendre, Babinot cria de plus belle :

— J'ai l'œil arraché !

Dans son émoi, Cripure se mit à tourner autour de Babinot, les mains tendues, tremblantes. Par quel bout le prendre ?

— Ouououil lalala... Je dois avoir... Je dois avoir l'œil... Craa-â-lala... arraché...

— Permettez, dit Cripure... Laissez-moi voir.

Babinot enfin cessa de danser et même de gémir. L'œil gauche était vilain à voir, il fallait en convenir.

— Si nous entrions dans un café ? proposa Cripure. Là on laverait cet œil...

— Non, non, non, non ! Pas de scandale !

— Allons chez un médecin. C'est prudent.

— Un pharmacien.

— Soit. Y voyez-vous ?

— A peine.

— Permettez... Je vais vous prendre ainsi par le bras.

— Mon chapeau ?

— Ah, parfaitement... Permettez une seconde, ne bougez pas...

Le chapeau avait roulé au loin, Cripure ne le retrouva pas tout de suite ; Babinot s'impatienta.

Enfin Cripure releva le chapeau melon et le brossa contre son coude, revint et le posa sur la tête de Babinot avec mille pudeurs.

— Voici... Voici le chapeau, mon cher. Allons, maintenant. Allons chez un pharmacien. Vous souffrez ?

— Je souffre, répondit noblement Babinot.

Il était fier de souffrir.

Cripure lui prit le bras et ils se mirent en route.

— Souffrez-vous toujours ?

— Ça cuit...

Ils formaient un couple assez voyant. On aurait pu les prendre pour deux compagnons un peu ivres, mais d'une ivresse maussade, sans chansons. Ils ne disaient plus rien. La haute silhouette de Cripure dominait de toute la tête celle de Babinot qui, dans son pet-de-loup, son chapeau melon et le tampon de son mouchoir sur l'œil, ressemblait assez au Cloporte, mais à un Cloporte enfin prisonnier de son ennemi, un Cloporte pleurnicheur et récalcitrant qu'on reconduirait tout simplement à son cachot.

Ils entrèrent chez un pharmacien, Babinot toujours se frottant l'œil avec son mouchoir et Cripure le soutenant. Le pharmacien s'empressa, fit asseoir le blessé : l'œil ne pendait point. Par bonheur, la boucle du ceinturon avait porté sur l'arcade sourcilière et M. Babinot en serait quitte pour un magnifique « beurre noir ».

— Vous vous en tirez à bon compte, monsieur, dit le pharmacien. Un demi-centimètre plus bas, et vous étiez borgne pour le reste de vos jours...

— Ils me le payeront, grommela Babinot.

Le pharmacien le lava, le pansa et lui entoura la tête d'un large bandeau. Puis, il lui conseilla de rentrer tranquillement chez lui et de se coucher. Il fallait être prudent : sans doute aurait-il un peu de fièvre.

— Mais... et la fête ? dit Babinot.

— Quelle fête ?

— Comment, quelle fête ! Ignorez-vous qu'on décore aujourd'hui Mme Faurel ? Ce n'est pas cette blessure, ce semble, qui pourrait m'empêcher...

Et tout gaillard, fier de son bandeau comme d'une médaille, oubliant déjà sa douleur qui, à vrai dire, n'était plus très vive, il se leva, paya et sortit.

Sur le trottoir :

— Mon cher collègue, dit-il, en se tournant vers Cripure, je n'oublierai pas ce que vous avez fait pour moi. Merci ! Merci. Il lui serra chaleureusement la main. A bientôt ! Et, l'attirant vers lui : « Il y a du mystère dans cette aventure, mais chut ! Nous tirerons tout cela au clair », lui murmura-t-il à l'oreille.

Là-dessus il tourna les talons. A Dieu ne plaise qu'il arrivât à la fête, flanqué d'un Cripure !