Faurel avait appris avec stupeur et non sans indignation la provocation en duel. Non seulement c'était stupide et odieux, mais grotesque et, dès le premier instant, il avait pris la résolution de tout faire pour empêcher que les choses allassent plus loin. Entre un Nabucet et ce pauvre fou de Cripure, à quoi ne pouvait-on s'attendre ! Au pire, sûrement, à un véritable meurtre. Cripure, dans la fièvre et l'emportement de la douleur, était capable de ne pas attendre l'heure du duel pour saisir une arme et abattre Nabucet. Pas impossible du tout. Et Faurel, qui ne manquait pas d'une certaine imagination, avait douloureusement frémi à la pensée de l'arrestation de Cripure, de son procès, des années de bagne. Était-ce vraiment se monter la tête que d'imaginer ces sombres perspectives ? Faurel ne le pensait pas. Il croyait connaître assez Cripure pour le croire capable de tuer Nabucet hors des lois du duel. Et quant à Nabucet... Eh bien, comme toujours, Nabucet avait le beau rôle. Sa position était forte, et vraisemblablement il serait difficile d'arriver à un arrangement. Il était l'offensé. C'était lui qui avait reçu la gifle, une gifle en apparence si gratuite. On ne pouvait pas manquer de dire que Cripure, dans cette affaire, s'était montré sous le plus mauvais jour, comme un homme incapable de maîtriser un mouvement de colère et tout entier en proie à la haine. Il résultait de là que Nabucet avait tous les avantages, y compris celui du choix des armes. Pauvre Cripure ! Dans quelle affaire s'était-il jeté ! Et tout son destin n'allait-il pas se jouer sur cette gifle ? Pour comble, de qui Nabucet n'avait-il pas fait choix pour témoins ? De ce Babinot, qui ne rêvait que plaies et bosses et de ce capitaine Plaire que Faurel ne connaissait pas, mais dont l'aspect ne semblait guère annoncer de grands penchants à la conciliation. Et lui, Cripure, qui avait-il choisi ? Ce jeune Lucien Bourcier, qui ne disait presque rien, et Moka ! Tout de même, il aurait pu venir le trouver. Quand tout serait fini et les choses arrangées, Faurel se promettait de faire à Cripure l'amical reproche de n'avoir pas songé à lui dans une telle affaire. Il lui eût si volontiers rendu service. Mais Cripure n'avait pas pensé à lui ou bien, une fois de plus, sa triste imagination lui avait montré en Faurel un ennemi prêt à le tromper. Faurel n'avait pas songé à s'offenser. Il ne songeait qu'à une chose : puisqu'on l'avait choisi pour arbitre, il y avait un peu d'espoir.
Le plus gênant, ce n'était pas cet imbécile de Babinot. A la rigueur on aurait pu lui imposer des choses et il n'eût pas demandé mieux que d'obéir à un officier d'état-major. Le plus gênant, c'était ce capitaine Plaire. Où diable avait-on déniché cet obstiné qui ne cessait de répéter sur tous les tons :
— Je ne vois que les lois de l'honneur, messieurs. Rien que les lois leur...
Et quel air solennel !
Nabucet lui-même n'eût pas reconnu dans ce bretteur son hôte paisible, son instructeur du matin. Et il est vrai que le capitaine Plaire n'était plus du tout le petit bourgeois qui rêve d'une maison écartée et d'une bonne facile. L'événement l'avait transformé. On aurait dit que c'était lui qui devait se battre.
En viendrait-on jamais à bout ?
« On sait, avait expliqué le capitaine Plaire, qu'autrefois les témoins s'appelaient seconds et qu'ils se battaient effectivement, qu'ils ne se bornaient pas comme aujourd'hui à une simple besogne de diplomates. » Cela se passait au café Machin, où ils s'étaient réunis d'abord, pour un premier contact, un échange de vues préliminaire. C'était Moka qui s'était chargé d'assurer la réunion dans ce café. Mais le capitaine Plaire avait commencé par faire des observations assez déplaisantes disant que tout cela n'était pas régulier et que ce n'était pas dans un café que devaient se réunir des témoins. La gravité d'un débat autour d'une question d'honneur exigeait de la tenue et, sur ses instances, la patronne du café, la grosse femme blonde encore à sa caisse, et que Cripure avait comparée le matin à une poule sur son perchoir, avait mis à leur disposition une salle au premier, une salle vide, une salle où il ne venait jamais personne, une salle des fêtes. Mais ce n'était pas une salle décorée par Nabucet, comme celle où la Légion d'honneur avait été remise à Mme Faurel, quelques heures plus tôt, et où Babinot, ignorant la mort de son fils comme il l'ignorait encore, avait si bien raconté des anecdotes. La poussière y tenait lieu de tapis et en général d'ornement. C'était au point que personne n'avait osé s'asseoir, bien qu'il y eût là des chaises autour d'une table. Un long monologue du Capitaine avait commencé dès l'entrée dans cette salle. La mission de témoin, avait-il dit, n'était pas une mission qu'on pût accepter à la légère, et il savait de quoi il parlait. Il avait été témoin dans treize duels et celui-ci faisait le quatorzième. Aussi pouvait-il dire sans fanfaronnade qu'il s'y connaissait, en matière d'honneur, et il demandait à ces messieurs de faire confiance à sa vieille expérience. Sans doute aucun d'entre eux n'avait-il encore eu l'honneur redoutable d'être sollicité pour une telle mission et la procédure normale, sans leur être tout à fait inconnue, ne leur était peut-être pas très familière. Ainsi avait-il cru bon de leur expliquer en peu de mots comment les choses devaient régulièrement se passer. La première question à débattre était évidemment celle de savoir s'il y avait ou non matière à un duel ou si, au contraire, on ne devait pas dès l'abord envisager la possibilité d'un arrangement. Or, dans le cas présent, il n'y avait pas l'ombre d'une hésitation à avoir. L'offense faite à Nabucet était si flagrante que le duel s'imposait absolument, et non un duel de parade, pas une de ces comédies honteuses dont tant de gens donnaient le spectacle (le capitaine Plaire, échauffé, devenait, sinon éloquent, du moins abondant), mais un duel sérieux. Une gifle, cela exigeait une réparation absolue, et il n'y avait que le duel à mort qui pût la donner. Babinot, écoutant le Capitaine, approuvait tout, par des hochements de tête, des sourires de connivence, des « Attendez ! Attendez ! » si quelqu'un faisait mine de vouloir parler. Il était ravi de ce qu'il entendait, enchanté que ce fût un capitaine qui dît ces choses. Et le Capitaine avait continué. Le choix des armes appartenait à son client et son client choisissait l'épée. Or, les intéressés ne devaient pas connaître les armes, question de justice et d'égalité des chances. Certains duellistes préféraient, en effet, les armes légères et d'autres des armes plus lourdes. On leur en donnerait qu'ils ne connaîtraient ni l'un ni l'autre. Le Capitaine se chargerait de tout. Voilà. Il y aurait eu encore bien des choses à dire sur le duel en général et des anecdotes à raconter, dont M. Babinot eût pu faire son profit, mais ce n'était pas le moment et d'ailleurs tout était clair et limpide. Un cas élémentaire. Une gifle : un duel. Il n'y avait pas à chercher midi à quatorze heures : il fallait se battre à l'aube. Restait à choisir le terrain, à informer les intéressés, à louer des voitures, à s'assurer la présence indispensable d'un médecin. Il n'y avait pas de temps à perdre.
Ce monologue avait été écouté par tout le monde dans le plus profond silence. Lucien restait très calme. Quant au pauvre Moka il était consterné. Tant qu'il avait parlé du duel avec Cripure lui-même, la chose ne lui était pas apparue comme extrêmement sérieuse. Il n'y avait pas cru. L'idée que Cripure pût se battre en duel était si folle, que même « placé devant la réalité » Moka n'avait pu y croire. Pour une fois il avait manqué d'imagination. Mais le discours du capitaine Plaire lui en avait donné. Dès les premiers mots de ce discours il avait commencé à se dire que ce n'était plus du tout de la rigolade et que son bon maître allait devoir s'aligner sur le terrain, ouyouyou, oh là là !... Et à l'épée ! Encore si on avait choisi le pistolet ! Mais rien à faire et rien à dire. Nabucet avait le choix des armes et contre cela personne ne pouvait aller. Restait Faurel. Celui-là peut-être saurait arranger les choses. Il avait l'habitude de la diplomatie et ce n'était pas un emballé comme ce terrible Capitaine. Mais on avait eu toutes les peines du monde à entraîner le capitaine Plaire chez Faurel. A quoi bon ? disait-il. Qu'avait-on besoin d'un arbitre ? Le cas était extrêmement simple, encore une fois. Est-ce qu'ils n'étaient pas assez grands garçons tous les quatre pour régler convenablement cette affaire ? S'il avait eu le Code Chateauvillard sous la main, il leur aurait prouvé, texte à l'appui, que seulement en cas de désaccord des témoins, quand, par exemple, ils ne parvenaient pas à s'entendre sur le début de la querelle, sur la part réciproque que les intéressés y avaient prise, enfin, quand ils ne parvenaient pas à établir d'une façon certaine de quel côté étaient les torts, alors seulement dans ce cas et pourvu que tous les témoins fussent d'accord, il était d'usage de recourir à un arbitre, une personne d'influence par sa position ou sa réputation. Mais ce n'était pas le cas. Cette affaire était la plus simple de toutes celles auxquelles il avait été mêlé, et qui toutes, « notez-le bien, messieurs, se sont terminées sur le terrain ». Et sans doute fût-il resté sur cette position intransigeante si Babinot n'avait fait observer que M. Nabucet lui-même ne serait pas hostile à cet arbitrage, il s'en portait garant. Il n'y avait pas à craindre, en outre, que cet arbitrage pût aller en quelque manière que ce fût contre les désirs de son client. Les faits étaient les faits. Une gifle était une gifle. Ce n'était pas au-devant d'un arrangement qu'on allait. Ce discours n'avait pas eu grand succès, mais chacun restant sur ses positions, les témoins de Cripure s'obstinant à poser la question du pistolet, et le capitaine Plaire refusant de les entendre, il avait été en fin de compte décidé qu'on aurait tout de même recours à l'arbitrage de Faurel. Il ne dit pas, mais il pensa, qu'il était même étonnant que Nabucet n'eût pas demandé à Faurel d'être son témoin. Mais c'était une autre question dont il n'avait pas à se mêler. Et tout ce à quoi il tenait, c'était à ce qu'on allât chez Faurel, qui avait plus de grade que le capitaine Plaire, eh, eh, puisqu'il était officier d'État-Major...
Or, il y avait déjà plus d'une demi-heure qu'ils étaient chez Faurel, confortablement installés dans le grand salon et les choses en étaient toujours au même point. Faurel avait fait apporter des liqueurs par une jeune et jolie femme de chambre que le Capitaine n'avait même pas vue. Dieu sait pourtant si en toute autre circonstance ce charmant visage l'eût frappé ! Mais il était tout à ce duel et il ne cessait de répéter :
— Je ne vois que les lois de l'honneur, messieurs, rien que les lois de l'honneur.
Et Babinot renchérissait.
Moka tourmentait sa crête rousse, croisait, décroisait les jambes, faisait craquer les jointures de ses doigts, jetait de temps en temps des regards suppliants à Faurel, à Lucien, même à Babinot, qui souriait, clignait de l'œil, remontait sur son front le bandeau, hélas semblable à un chiffon. Ce n'était plus, il s'en fallait, le bandeau éclatant de blancheur qui avait fait tant d'impression sur l'assemblée quand il était apparu cet après-midi à la fête. On aurait dit que le bandeau avait traîné dans la poussière, roulé dans le charbon.
— Si vous saviez ce que cet homme est pour nous, dit Faurel, vous chercheriez avec nous à éviter cette chose absurde...
Il allait dire : qu'est un duel, mais il ne voulut pas offenser le Capitaine.
— Mais enfin, dit le Capitaine, est-ce que M. Merlin a giflé M. Nabucet ?
Excédé, Faurel répondit :
— Mais c'est évident. La chose n'est pas niable, mon cher Capitaine. Mais quand on le connaît...
Il aurait voulu pouvoir ajouter, mais c'était impossible : et quand on connaît Nabucet.
— Un homme de la valeur de Merlin !
Lucien ne disait rien. Ce silence paraissait étrange à Faurel. Il ne semblait pas que le Lieutenant s'enthousiasmât beaucoup pour la cause qu'il avait accepté de défendre. Il demanda :
— A votre avis, mon Lieutenant ?
— A mon avis, répondit Lucien, il est inutile de chercher à expliquer en quoi Merlin est un homme de valeur. La question n'est pas là. La gifle est flagrante. Il serait à mon sens plus profitable d'insister sur le côté médical de la question. Mon Capitaine, nous vous avons déjà parlé ce soir à plusieurs reprises de l'infirmité de notre client. Notez qu'il n'en fait pas état lui-même et qu'il accepte de se battre. Je crois même qu'il sera très... malheureux si nous l'en empêchons. Mais c'est nous, monsieur... M. le Répétiteur, M. Faurel et moi qui prenons sur nous d'insister sur ce côté particulier de la question — l'infirmité — et qui vous demandons si, dans ces conditions, vous persistez à penser qu'une rencontre, surtout à l'épée, est toujours inévitable. J'insiste sur ce point : que, dépassant peut-être nos droits de témoins, c'est nous qui proposons une formule d'arrangement, étant bien entendu que notre client veut se battre.
— Pure question d'humanité, dit Faurel.
— Ou alors, le pistolet, dit Moka.
— Le pistolet à aucun prix, s'écria le Capitaine, en agitant les mains.
Il avait écouté ces discours non sans impatience.
— Mon client a le choix des armes. Il veut l'épée, et c'est à l'épée qu'on se battra.
— Mais il ne tient pas debout ! gémit le malheureux Moka.
— Alors, tant pis pour lui. Il sera tué, dit le Capitaine.
« Quand on a affaire à la bêtise se dit Faurel... Et à la méchanceté », se dit-il, en songeant à Nabucet...
— Pauvre Cripure ! murmura-t-il.
— Mais enfin, messieurs, mais enfin, s'écria le capitaine Plaire, en levant les bras au ciel, on dirait à vous entendre que votre client est d'une part un homme de génie et, d'autre part, un homme très faible, peut-être même...
— Mon Capitaine ! s'écria Babinot.
— Eh bien, quoi ?
— Voyons, mon Capitaine, ne nous donnons pas le tort de mal parler de l'adversaire.
— Je veux bien ! Je veux bien, fit le Capitaine. Mais quand tous les diables y seraient, il a giflé, il doit se battre !
Est-ce que ce n'était pas évident ?
Faurel s'échauffa :
— Il n'est pas question de génie, dit-il assez brusquement, mais enfin, M. Merlin n'est pas non plus un homme quelconque. Vous n'ignorez pas, mon Capitaine, qu'il est non seulement l'auteur d'un ouvrage très remarquable sur le philosophe Turnier, mais qu'il a publié autrefois quelques volumes, dont un sur la Pensée médique, qui ont eu leur moment de célébrité – Merlin est un savant. Un sanscritiste. Et n'oubliez pas non plus qu'il nous a apporté sur la tragédie grecque des points de vue... Au reste, continua Faurel, voyant les yeux ronds du Capitaine, au reste, attendez !
Il s'avança vers un secrétaire qu'il ouvrit vivement et fouilla dans des papiers. Tout en accomplissant cette besogne il continua de parler :
— J'ai été son élève autrefois, messieurs, et si mes souvenirs sont exacts je dois retrouver dans ces papiers une vieille photo et même j'espère plusieurs. J'aurais plaisir à vous les montrer, mon Capitaine. Notez, dit-il, pour le flatter, que je comprends parfaitement votre point de vue qui est celui d'un homme d'honneur et d'un soldat, celui d'un ami aussi. Mais nous — et il continuait de fouiller fébrilement dans ses papiers – nous avons aussi le nôtre. Permettez-moi de vous dire que M. Merlin représente, incarne à nos yeux ce qu'il y a pour nous de plus noble au monde : l'Esprit, si vous me permettez d'employer ce grand mot. Nous ne pensons pas que M. Merlin soit un homme de génie, mon Capitaine, mais, nous l'avons dit : c'est un homme de valeur. Sous des dehors décevants, et au travers d'une vie infiniment malheureuse (Faurel retombait malgré lui dans l'éloquence), infiniment malheureuse, reprit-il, en songeant à Toinette, et quoi qu'on veuille bien penser — pardonnez-moi, monsieur Babinot — du mauvais exemple qu'il donne par sa conduite, c'est un homme qui, pour nous, vous entendez bien, est un maître. Dans une certaine mesure il représente ce que notre civilisation peut donner de meilleur, bien que ce soit un esprit qui se nie lui-même, mais c'est peut-être là sa grandeur. Nous avons pour lui et pour ce qu'il représente infiniment de respect, et il serait lamentable... Tenez, s'écria-t-il, regardez, voilà la photo ! Et c'est cet homme-là que vous prétendez faire se battre à l'épée !
Il jeta la photo sur la table. Le Capitaine s'en empara. C'était une de ces photos de fin d'année scolaire faite au soleil de juin, déjà annonciateur des prochaines vacances. Le vieux Cripure — il paraissait déjà vieux, bien que la photo datât de près de vingt ans : elle était de sa première année de séjour dans cette ville, mais il avait peu changé — y figurait debout à côté de ses élèves, tête nue, sans peau de bique. Les mains dans les poches il courbait les épaules, faisait la moue, semblait réprouver cette complaisance qui l'avait entraîné là parmi ses bourreaux dans un geste soi-disant amical. Les épaules tombaient, les genoux ployaient et le photographe maladroit avait pressé le déclic au moment où le soleil frappait les verres du binocle qui semblaient fulgurer. Quant à ses pieds légendaires il prenaient sur cette photographie des proportions encore plus énormes. On aurait dit deux socles puissamment rivés à la terre et il semblait que l'étonnante statue qui s'y dressait ne pourrait jamais s'en arracher. Le capitaine Plaire n'avait jamais rien vu de pareil. C'était à la fois comique et atroce. Par ailleurs, le visage même de Cripure, tel que le montrait la photo et malgré le binocle fulgurant, n'annonçait en rien un duelliste. C'était plutôt le visage d'un petit bourgeois ordinaire, pas belliqueux, malade, ennuyé, un visage triste comme ils en avaient tous en Europe, ce qui l'avait tellement frappé à ses retours d'Indochine.
— Tiens ! Tiens ! Tiens ! murmura le capitaine Plaire.
— Tenez, dit Faurel, en voici d'autres.
Il jeta sur la table quatre ou cinq photos qu'il venait de retrouver au fond d'une boîte.
— Vous permettez ? dit le Capitaine, en s'emparant des photos qu'il examina une à une avec une profonde attention et un étonnement croissant.
— Oh ! mais, dit-il... Alors, c'est vrai ? J'avais cru, voyez-vous, en regardant la première photo, que ces grands pieds... enfin, je croyais à une maladresse de l'opérateur, voyez-vous. Mais non, c'est partout la même chose. Il n'y a pas de maladresse du tout, pas du tout. Tiens ! Tiens ! Tiens !...
Il ne cessait de regarder les photos, avec un air de surprise et de colère. « Tiens ! Tiens ! Tiens ! »
Nabucet ne lui avait pas tout dit, quand il était venu, flanqué de Babinot, le trouver au mess où il achevait de dîner. Il lui avait présenté Cripure comme une sorte de géant malfaisant, « assez mal fait de sa personne », un esprit dangereux, éminemment subversif, mécontent de soi et des autres, un aigri à qui il serait bon d'infliger une leçon. Mais il n'avait pas parlé des pieds, il n'avait rien dit de tout ce que cette surprenante photo révélait au premier coup d'œil, même à un capitaine Plaire. Et encore une fois, le capitaine Plaire murmura : « Tiens ! Tiens ! Tiens ! »
Le Capitaine reposa les photos sur la table et croisant les mains derrière le dos il fit quelques pas à travers le salon.
— Je le répète, dit encore Faurel, notre devoir à tous est d'empêcher cette rencontre... Je vois que le Capitaine est en train de changer d'avis, dit-il en souriant.
Le Capitaine ne répondit pas. Il réfléchissait et se souvenait.
Comme la mémoire est capricieuse, pensait-il. Ce petit événement dont il se souvenait, il n'y avait plus repensé depuis l'enfance. Il calcula : voyons, j'ai cinquante-huit ans. Cela devait se passer quand j'en avais treize. Il y a donc exactement quarante-cinq ans et Nabucet en avait dix. Un jour de Mardi gras, ils s'étaient déguisés, toute une bande de gosses, affublés d'oripeaux volés à leurs mères. Le jeu consistait à deviner sous le déguisement le personnage. Or, au coin d'une rue, vers la fin de la journée, Plaire avait rencontré Nabucet qu'il avait reconnu tout de suite sous son masque et il s'était élancé joyeusement vers lui en criant : « Ça y est, Nabucet, ça y est, je t'ai reconnu ! » Et le pauvre Plaire avait reçu en retour un magnifique coup de canne sur la main. Le Capitaine revoyait très bien la scène et se souvenait soudain comme d'hier de sa stupéfaction. De tous les enfants qui participaient au jeu Nabucet seul avait songé à s'armer d'une canne, à profiter de ce qu'il portait un masque pour frapper. « Tiens ! Tiens ! Tiens ! »
— Êtes-vous convaincu ? demanda Faurel.
Le Capitaine cessa de se promener et il reprit sa place dans son fauteuil en disant :
— Messieurs, il ne saurait être question, en effet, de faire se battre à l'épée M. Merlin. Je tiens ce document, dit-il, en désignant une photographie, pour absolument convaincant. Je regrette de n'avoir pas été mieux informé de l'état physique de M. Merlin. Je vous dois des excuses , dit-il, en s'adressant à Faurel, à Moka et à Lucien.
— Ah ! Permettez ! Permettez ! s'écria Babinot.
— Comment cela, monsieur ? dit le Capitaine, prêt à la riposte.
— Permettez, mon Capitaine. Nous vous avons toujours dit au contraire qu'il était impotent. Moi le premier.
Le Capitaine regarda sévèrement Babinot.
— Je n'avais pas tout à fait compris, dit-il.
— Tiendriez-vous toujours pour l'épée, monsieur Babinot ? demanda Faurel.
— Oh, répondit Babinot, je serai de l'avis du Capitaine.
« La discipline est la force principale des armées », pensa Lucien.
— Pourvu qu'il n'aille pas parler du pistolet, à présent, dit Moka, qui pensait tout haut.
— Rassurez-vous, monsieur, répondit le Capitaine. La rencontre n'aura pas lieu.
— Ah ! s'écria joyeusement Moka.
— Ah ! dit Faurel.
— Je dis : bravo, fit Babinot, en battant des mains. Et une fois de plus, il fit ronfler son nez — sa trompe – et répéta : « Je dis et je redis : bravo ! »
Seul, Lucien restait impassible. Le Capitaine se tourna vers Babinot :
— Vous n'ignoriez pas, monsieur, le véritable état de la question ?
— Mon Capitaine, il ne me semblait pas impossible...
— Qu'il pût se battre à l'épée ?
— Ouyouyou !
— Diable ! Diable ! fit Babinot, je suis bien obligé de vous dire qu'il ne m'a jamais semblé possible en effet...
— C'est bon, trancha vivement et rudement le Capitaine, je sais désormais à quoi m'en tenir...
Tant qu'il n'avait pas vu les photographies de Cripure, le Capitaine avait cru que tout ce qu'on lui disait sur l'infirmité de l'adversaire était exagéré et qu'on voulait tirer parti de là pour le contraindre à exiger de Nabucet qu'il renonçât à l'épée et acceptât de se battre au pistolet, chose que Nabucet ne voulait à aucun prix. Il avait tellement insisté sur sa volonté de se battre à l'épée, tellement dit et redit au Capitaine qu'en aucun cas il n'accepterait le pistolet, que celui-ci, loin de penser qu'il y eût là-dessous une arrière-pensée, avait naïvement cru que c'étaient les autres qui voulaient le rouler et que, s'ils exigeaient le pistolet, c'était que le pistolet devait donner un immense avantage à Cripure. Tant que les choses s'étaient présentées à lui sous cet aspect il avait lutté pied à pied pour obtenir qu'on se conformât aux exigences qu'il croyait légitimes de son client. Mais depuis qu'il avait vu cette photographie étonnante, les choses changeaient singulièrement d'aspect. Il commençait à comprendre ce que Nabucet avait voulu dire quand il avait parlé d'infliger une leçon à cet « individu ». Dans le vocabulaire du Capitaine, infliger une leçon à quelqu'un, cela signifiait une chose très précise et pas très éloignée de ce qu'on appelle communément flanquer une trempe à un adversaire. Et bien entendu, l'honneur étant mis en cause, le Capitaine était de cet avis. Mais il comprenait maintenant que ce que Nabucet avait voulu dire était infiniment plus subtil que cela. Il savait bien, ce Nabucet, que Cripure, l'eût-il voulu, ne pouvait pas se battre à l'épée et qu'il serait placé devant ce dilemme : ou refuser lâchement le combat, ou l'accepter, étant bien entendu qu'il se ferait assassiner.
En un mot, Plaire s'était fait rouler.
— Permettez-moi encore une remarque, mon Capitaine, dit Babinot.
Le Capitaine la lui permit, d'assez mauvaise grâce.
— Voyons, dit Babinot, en joignant les mains — les doigts se touchaient par le bout — voyons, tâchons de bien nous comprendre : vous pensez que M. Nabucet commet en somme un... abus quand il exige l'épée, refuse le pistolet étant donné par ailleurs — comprenons-nous bien — que M. Merlin est infirme. Est-ce cela ?
— Oui.
— Bien, reprit Babinot. Mais, fit-il en se levant, et les mains disparurent sous les basques de la requimpette, fort bien ! Mais dans ce cas, les infirmes auraient beau jeu ce semble, à administrer des gifles aux valides, en spéculant sur...
Ils ne le laissèrent pas achever. Un cri de réprobation général accueillit ces paroles.
— Merlin n'a certainement pas fait ce bas calcul, dit Faurel.
— Ah ! Permettez !
— Du tout ! Du tout !
— La gifle lui a échappé, dit Moka.
— Une gifle ne vous échappe pas comme ça, dit Babinot.
Il s'y connaissait. Il savait depuis peu tout ce qu'il faut faire pour provoquer une gifle, ou un coup de ceinturon.
Sa main tâta le bandeau.
— Si vous m'aviez dit ça avant, répondit le Capitaine.
— Avant quoi ? Avant la photographie ?
— Oui.
Et aussi avant qu'il se fût souvenu de la canne. Mais cela il ne le dit pas. Il acheva :
— J'y aurais peut-être cru. Mais il est trop tard.
— Ah ! Bian ! Bian ! fit Babinot. Puisque vous êtes tous d'accord ! Vous aussi, n'est-ce pas, mon Lieutenant ?
Lucien, tenant son genou entre ses deux mains croisées, se pencha :
— Je pense que Merlin n'acceptera pas une formule d'arrangement.
On fit silence.
— Mais Nabucet non plus ! dit Babinot.
— Ce qui est moins grave.
Moka vit tout compromis et devint sombre.
— Vous croyez que M. Merlin ne désire pas un arrangement ?
— Je n'ai pas dit qu'il ne le désirait pas.
— Je crois hélas vous comprendre, dit Faurel.
Le Capitaine intervint :
— Eh bien, moi, je comprends mal. Il n'y a pourtant pas d'autre moyen d'en sortir, il me semble. Ou c'est l'arrangement ou c'est le combat. Et si votre client refuse, mon Lieutenant...
— Voyez-vous, mon Capitaine, il ne peut ni refuser ni accepter.
— C'est pourtant lui qui doit offrir des excuses, dit Babinot.
— En principe, dit Faurel. Du point de vue... extérieur, il a tous les torts. Mais il ne fera pas d'excuses.
— C'est un orgueilleux, dit Babinot.
— Je ne crois pas tellement que ça à son orgueil, répliqua Lucien. Je ne crois pas non plus que nous ayons grand avantage à discuter sur sa... psychologie. Le fait est que la situation est sans issue pour lui. Tout ce que nous pouvons faire c'est de préparer une formule et de la lui soumettre, voilà.
Ces paroles de bon sens mirent fin momentanément au débat. Moka réclama l'honneur de servir de secrétaire. Il était un calligraphe, et s'en vantait. On l'installa devant une table.
Moka, Babinot et le Capitaine engagèrent une nouvelle et interminable discussion sur les termes. Lucien s'en désintéressa. Il entraîna Faurel à l'écart et à voix basse, il lui dit :
— A mon avis, il ne lira même pas ce papier.
— Vous croyez ?
— C'est à peu près certain... Dès qu'il saura qu'il s'agit d'un arrangement...
Faurel réfléchit.
— Je crains que vous ayez raison. Mais alors, dans ce cas... Et il laissa retomber ses bras, découragé. « Pauvre Cripure ! »
Ils s'éloignèrent encore afin de causer plus à l'aise. Les autres les oubliaient d'ailleurs, tout entiers à leur besogne. De temps en temps, un mot : excuses, honneur, intention d'offenser, dominait le bruit de leur conversation.
— Vous comprenez, dit Lucien, Cripure est surtout à plaindre en ceci : c'est que nous ne pouvons pas l'aider. Nous ne pouvons rien pour lui, comme il ne peut rien pour nous.
— Exact.
— Nous pouvons à la rigueur lui éviter le duel. Il ne nous en saura aucun gré. Je puis vous prédire que sa fureur se retournera contre nous.
C'était vraisemblable, le député en convint. Cripure se croirait trahi par eux. Mais était-ce une raison...
— Je n'ai pas dit cela.
— Savez-vous... J'aime cet homme.
— Et moi ? Croyez-vous que je ne l'aime pas ? répliqua Lucien. Mon pauvre Cripure ! Il a été mon initiateur, comprenez-vous. Il a été mon maître au sens noble du mot. Je l'ai adoré et je l'ai maudit. Ensuite, je l'ai compris. Je ne veux pas dire justifié.
Les autres parlaient toujours dans leur dos. Ils s'assirent.
— Il y a des choses que vous ne lui pardonnez pas ?
La réponse fut lente à venir.
— Non... Je crois qu'on peut tout lui pardonner. Cripure va disparaître. Il a droit à toute notre pitié. Et puis, que ce soit fini.
Faurel trouva que Lucien était bien dur. Celui-ci reprit :
— J'ai découvert que ce qu'enseignait Cripure, c'était le mépris.
Faurel n'avait jamais pensé à Cripure « sous cet angle » mais il convint que ce que disait Lucien était « révélateur » et ajouta :
— Oui. Mais qu'en même temps il était très attaché à ce qu'il méprisait.
Remarque juste.
— Et j'ai cru moi-même, reprit Lucien, que le mépris c'était la grandeur. J'ai cru que toute pensée élevée était nécessairement méprisante. Je n'aime guère à me souvenir de ce temps.
Faurel se posait des questions sur la valeur de cette vie, sur l'héroïsme d'en contempler l'absurdité.
— Et pourtant, dit-il, le sens de cette vie...
— La question n'est pas de savoir quel est le sens de cette vie, trancha Lucien. La seule question, c'est de savoir : que pouvons-nous faire de cette vie ?
— Vous croyez à l'homme ?
Phrase de Cripure. Lucien crut l'entendre. Sans le vouloir, Faurel avait imité le ton de voix du « vieux maître » comme il s'amusait à le faire quand il était son élève. Que de fois Cripure n'avait-il pas parlé en classe de cette croyance godiche à un soi-disant homme, capable de soi-disant conquêtes...
— Dites cela ainsi, si vous voulez, répondit Lucien.
— Pourquoi avez-vous accepté d'être son témoin ? demanda Faurel.
— Par amitié.
— Mais vous venez de dire...
— Qu'il avait droit à toute notre pitié. J'aurais dû ajouter : à toute notre amitié aussi. J'ai choisi : cela ne veut pas dire que je renie mes amitiés. Cripure exprime l'inverse de ce que je veux. Est-ce une raison pour ne pas l'assister dans son agonie ? Nous ne sommes pas des bourreaux.
— Nous ?
— Enfin... je m'entends.
Il n'allait pas se mettre à expliquer des choses... de ce genre à cet officier d'État-Major ? Il n'avait que trop bavardé. Il se leva :
— Peut-être faudrait-il que nous nous mêlions un peu de ce document ?
— Un instant, dit Faurel, en l'obligeant à se rasseoir. Vous employez des mots qui me font... peur. Cripure va disparaître... L'assister dans son agonie... A quoi pensez-vous au juste ? Vous parliez en général, n'est-ce pas, quand vous disiez : disparition ? Vous preniez Cripure comme un symbole ?
— Je pensais aussi à l'homme particulier qu'il est.
— Oh ! Vouliez-vous dire qu'il va se...
— Que voulez-vous qu'il fasse d'autre ? repartit vivement Lucien. Il ajouta : « C'est pourquoi je me demande si nous agissons bien, si, je ne dis pas : le bon sens, mais la bonté, n'eût pas consisté à lui laisser son duel. »
Les autres, dans leur coin, bataillaient de la plume et de la voix autour de la table.
— Et puis, dit Lucien, vous penserez ce que vous voudrez de ceci : je me suis dit qu'après tout Nabucet était moins sûr que l'autre solution.
— J'ai dit : pensez-en ce que vous voudrez.
Sa froideur parut plus volontaire que voulue à Faurel qui ne répliqua pas.
— Écoutez, reprit-il en posant sa main sur l'épaule de Lucien, de vous à moi, il y a ce lien d'un homme que nous aimons tous les deux...
Lucien l'interrompit :
— Il ne s'agit pas de savoir si l'on doit vivre ou mourir, aimer ou haïr. Il s'agit de savoir : au nom de quoi ?
Et leur conversation en resta là.
Au reste, les autres, ayant mis sur pied quelque chose, commençaient à s'étonner de l'absence de Faurel et de Lucien. Moka, posant sa plume, tendait vers eux son long cou d'oiseau :
— A la lecture ! A la lecture ! A la censure !
Il était redevenu jovial. Cette fois, on tenait le bon bout. Le document était rédigé de telle sorte qu'il ne lui semblait pas possible que Cripure pût refuser de le signer. Ils avaient réussi ce tour de force inouï de faire passer la « gifle globale » pour échappée contre sa volonté à Cripure et certes donnée sans l'intention d'offenser Nabucet. Mais Nabucet lui aussi faisait des sortes d'excuses. C'était l'ouvrage du capitaine Plaire. « Faites signer le vôtre et je ferai signer le mien », avait-il dit à Moka. Et Babinot avait filé doux.
Moka, debout, fit une lecture solennelle de ce texte. Cette lecture achevée il reposa le document sur la table :
— L'avis de ces messieurs ?
— Nabucet ne signera jamais ça, dit Faurel.
— Oh ! répliqua le Capitaine, je m'en charge. S'il ne s'agit que de le faire signer, comptez sur moi !
— Soit, messieurs, dit Faurel, voilà donc un grand pas de fait... Votre mission est achevée pour aujourd'hui. Il est temps de se restaurer un peu, qu'en dites-vous ? Je pensais bien que notre petite réunion se prolongerait assez tard et j'ai cru bon de faire préparer un petit repas froid. Veuillez passer à la salle à manger. Ma voiture vous reconduira.