La salle des fêtes ayant été transformée en salle d'hôpital, c'est dans la bibliothèque qu'on devait décorer Mme Faurel. Tout était prêt pour la cérémonie. M. Bourcier, le censeur, dont l'appartement était mitoyen avec la bibliothèque, mettait une pièce à la disposition des organisateurs afin qu'on y installât le buffet. C'était une pièce généralement inoccupée ; on l'avait hâtivement décorée avec des drapeaux, on y avait monté des tables, des chaises. L'Économe avait fourni les nappes, les tasses pour le chocolat, les coupes pour le champagne.
En ce moment, Noël, et un jeune cuisinier alsacien, Werner, s'occupaient à disposer sur les tables les pâtisseries qu'on venait d'apporter de chez le meilleur traiteur de la ville.
Werner était un beau garçon de vingt-cinq ans, un blond placide aux yeux bleus sentimentaux. Retenu au camp de concentration depuis le début de la guerre, il venait d'être affecté, vu sa bonne conduite et ses talents, à l'hôpital complémentaire installé au lycée, ce qui le rendait fou de joie.
— A présent, fini avec M. l'Adjudant. Quand il était saoul, M. l'Adjudant engueulait tout le monde. Oui. Il dispersait tous les groupes qui se promenaient paisiblement dans la cour.
Noël essuyait des verres.
Werner raconta qu'une fois, il y avait eu une grande fête au camp, la première année : « Oh, une fête, que celle-ci pour cette grande Mme Faurel n'est rien à comparer avec. Si vous pensez, monsieur Noël, que pour cette fête une petite pièce d'opérette en un acte fut représentée, oui, ce qui a produit beaucoup de joie. Et un concert, après. Oui. Moi j'ai fait sept cent cinquante petits beignets aux confitures, qui furent tous vendus d'accord avec le M. Basquin et la cantinière, sans quoi rien à faire. A minuit moins un quart quelqu'un prit la parole et prononça un discours qu'il termina à minuit par les cris de « Vive la liberté ! » Et les douze coups de minuit, monsieur Noël, furent sonnés par moi avec le clairon du poste et en même temps une retraite aux flambeaux entra dans la salle, précédée par une vieille femme portant un lampion 1914 dont la bougie fut éteinte et celle d'un deuxième lampion parut allumée 1915. Une jolie fête, monsieur Noël. J'ai écrit tout le détail dans mon journal. Mais depuis est venue la misère.
— Ne vous plaignez pas, dit Noël, qui pensait à son malheureux infirme. Vous avez une grande chance. Mieux vaut le camp, et la vie. Vous avez peut-être vos parents ?
— Oui. »
Noël soupira. Il était gentil, honnête, ce petit cuisinier. Il n'avait qu'à se tenir tranquille, faire ce qu'on lui dirait de faire, attendre comme ça la fin de la guerre. Ses parents le retrouveraient entier. Tandis que son pauvre fils...
Et ne pouvoir rien dire, rien faire, accepter toujours ! Il fallait encore se trouver heureux, quand on ne vous coupait que les deux jambes. Ah ! les Nabucet avaient trop beau jeu ! Ils feraient de lui ce qu'ils voudraient, il ne dirait rien, trop heureux d'avoir un morceau de pain à partager avec son pauvre infirme !
— Si seulement j'avais pas quitté la terre pour me faire concierge !
C'était Faurel qui lui avait trouvé cette place. Noël avait cru bien faire en acceptant. Le travail de la terre le dépitait et sa femme l'encourageait à accepter, ne voyant à cela que profit. Mais quelle duperie ! A peine s'ils joignaient les deux bouts, sans parler des humiliations. Tant que Georges n'avait pas été blessé, Noël avait espéré retourner un jour à la terre. Il n'était pas trop vieux pour se remettre au travail des champs, et avec l'aide de sa femme, de sa fille, de son fils, il aurait pu élever honnêtement ce petit dernier né et en faire un homme. Il était trop tard. Jusqu'à la fin de ses jours, il ne serait qu'un domestique.
Nabucet entra sans crier gare. Les caoutchoucs avaient le grand avantage d'étouffer le bruit des pas. « S'il nous a entendus, nous payerons cher l'un et l'autre nos paroles », pensa Noël. Il n'était pas impossible que Nabucet eût écouté derrière la porte. Noël savait qu'il avait cette habitude et deux ou trois fois, il l'avait surpris.
— Bonjour, monsieur, dit-il.
Il devait dire bonjour le premier.
— Bonjour, monsieur, dit Werner.
— Bonjour, bonjour, répondit Nabucet. — Il commença à se déganter. — Tout va bien ?
— Oui, monsieur.
— Je vois qu'on a apporté les pâtisseries. Bien.
Werner rougit jusqu'aux oreilles. Ce M. Nabucet savait-il le nombre exact de gâteaux... allait-il se mettre à les compter ? Il se penchait sur les assiettes, flairait la marchandise, passait d'une table à l'autre, lentement, comme un inspecteur au milieu d'une classe, laissant le silence et la gêne grandir.
— Très bien, dit-il. Tout paraît en ordre. Il manque des serviettes ?
— Bien, monsieur.
— Demandez les serviettes à l'économat. Vous pouvez disposer, Werner. Je pense que nous n'aurons plus besoin de vous avant cet après-midi et que vous serez plus utile aux cuisines de l'hôpital, en attendant. Allez.
— Oui, monsieur.
— Vous, Noël, suivez-moi. Nous allons passer à la salle.
Il sortit, en faisant claquer ses gants dans sa main. Noël le suivit. Deux pas dans le couloir. Une porte à deux battants ; ils entrèrent dans la bibliothèque.
— Rien ne cloche, ici non plus ?
— Je ne crois pas, monsieur.
— Nous allons voir.
Nabucet jeta sur la salle un regard circulaire, en fronçant les sourcils, et murmura : « Bien... Bien... Ça peut aller... »
— Dites-moi, Noël ?
— Oui, monsieur.
— Vous allez m'ouvrir toutes ces fenêtres-là pour commencer.
Noël ouvrit les fenêtres.
— Très bien. Maintenant allez me chercher des fleurs et portez-les au buffet, sans plus. Je vous ai dit que je les disposerais moi-même sur les tables. Ensuite, quand vous m'aurez apporté ces fleurs, vous vous débrouillerez avec l'Économe pour me trouver du bois. Il me faut ici un bon panier de bûches. Vous préparerez un grand feu de bois dans cette cheminée. Nous ne l'allumerons que cet après-midi. Compris ?
— Oui, monsieur.
— Et maintenant, allez. Laissez-moi seul. Quand vous aurez porté les fleurs au buffet, vous frapperez à cette porte, sans plus. Je comprendrai.
— Bien, monsieur.
Noël sortit.
Des fleurs ! Où en trouver ? Et du bois ? S'il n'y avait pas de bûches toutes prêtes il allait devoir s'appuyer la corvée d'en casser. Les garçons avaient autre chose à faire qu'à s'occuper de cette fête !
Il descendit en toute hâte.
Nabucet se promenait à petits pas à travers la salle et souriait. Une fois de plus, il se félicitait qu'il n'eût pas été possible d'utiliser la salle des fêtes ordinaire. La bibliothèque était bien préférable, et cette combinaison offrait divers avantages qui lui plaisaient fort. D'abord, cette bibliothèque, bien que vaste, ne l'était tout de même pas assez pour qu'il fût « matériellement » possible d'inviter les blessés eux-mêmes à venir voir décorer leur bienfaitrice. Ainsi était spontanément évincé un élément qui, tout compte fait, serait plus heureux ailleurs, au réfectoire évidemment où on leur « organiserait quelque chose » (ils seront entre eux, nous serons entre nous). Un autre avantage : la cérémonie, dans un tel cadre, prendrait tout naturellement le caractère d'une réception particulière et, comme c'était Nabucet qui tiendrait le rôle de maître de maison, il pourrait à peu de frais se donner l'illusion qu'il recevait personnellement tout ce beau monde. Ce qu'il eût souhaité dans ses rêves, c'était évidemment autre chose de plus somptueux, une enfilade de salons avec des parquets cirés comme des glaces et partout des larbins beaux comme des suisses avec des bas blancs et des boutons de cuivre qui vous auraient offert des rafraîchissements, des cigarettes de luxe, des cigares de princes, etc. Il y aurait eu des fleurs à profusion, des musiciens invisibles auraient fait entendre des mélodies « charmeresses » et tout se serait prolongé jusqu'à la fête de nuit qui aurait eu lieu dans un parc. C'était là qu'il aurait obtenu son plus grand triomphe et définitivement consacré sa réputation d'organisateur et de charmeur. Mais ça viendrait peut-être. Il ne faut désespérer de rien. Tout vient à point à qui sait attendre. Aide-toi, le ciel t'aidera. Et comme chacun sait il n'est point nécessaire d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer. Or, Nabucet réussissait à merveille. Quel parti n'avait-il pas su tirer de cette bibliothèque ! Cette pièce haute et vaste, d'une exceptionnelle tristesse avec sa grande cheminée de marbre blanc et ses centaines de volumes aux reliures identiquement noires, il avait su la transformer en ce qu'il appelait une « bonbonnière ». Il avait suffi pour cela qu'on lui laissât les mains libres. Le travail avait été énorme. Noël avait sué sang et eau à enlever la poussière incrustée partout dans ce lieu solennel et solennellement respecté — ces messieurs n'y mettaient jamais les pieds — il avait récuré la cheminée, s'était assuré qu'elle fonctionnait bien. Oui, certes, Nabucet offrirait à « ses » hôtes le régal d'un feu de bois au fond de l'âtre, ce feu de bois pétillant, si poétique et si gai à voir, au coin duquel il fait si bon rêver et se retrouver entre amis. Ça n'avait l'air de rien, cette petite idée du feu de bois, et pourtant c'était une attention d'une délicatesse ! Il était sûr que le Général apprécierait cette initiative, et le député, et la femme du député, enfin tout le monde. On préparerait donc un feu de bois comme pour l'arrivée de voyageurs venant de loin par la diligence. Nabucet se frottait les mains doucement et continuait à se promener à travers la salle en souriant. Il était ravi de son ouvrage. Les fleurs avaient abondamment servi à l'ornementation de cette salle. Il en avait fait garnir le lustre suspendu au plafond et qui ressemblait ainsi à un énorme bouquet tenu à l'envers par une main invisible ; il en avait fait épingler dans les rideaux selon les bonnes méthodes des fidèles au jour de la Fête-Dieu quand ils tendent les rues de leurs draps conjugaux pour le passage de la procession. Il en avait fait faire des guirlandes jetées au travers de la bibliothèque et disposées de cent manières autour des bustes grecs amenés là de la salle de dessin. Le professeur de dessin en effet, ce gros sombre M. Pullier qui depuis plus de vingt ans racontait au café Machin les quatre cents coups qu'il avait faits quand il était aux Beaux-Arts et qu'il se croyait un grand peintre d'avenir, ce gros cancrelat lui avait donné un coup de main et composé un magnifique pastel grandeur naturelle où l'on voyait une jeune République tricolore penchée au berceau d'un nouveau-né. La légende — un quatrain — était de Nabucet lui-même :
Dormez grands morts dans vos tranchées
Fécondez les épis nouveaux
Moisson d'or plus jamais fauchée
La France veille à vos berceaux.
Ce panneau décoratif, bon point d'encouragement, occupait toute une partie du mur au-dessus de la cheminée. A droite de la cheminée, une Victoire de Samothrace, à gauche une Minerve. Car il ne fallait pas oublier que cette fête devait se dérouler non seulement dans une atmosphère de cordialité et d'union sacrée, ce qui allait de soi, mais aussi dans une atmosphère de culture. Ah ! Que les choses étaient donc bien faites et les caprices du hasard — d'autres, moins philosophes, eussent dit : les voies du Seigneur — pleins de précieux enseignements et de troublantes rencontres ! N'était-il pas confondant en effet, quand on y réfléchissait « un tant soit peu », de voir que cette remise de la Légion d'honneur ne pouvant se faire dans la salle des fêtes, c'était dans la bibliothèque qu'elle se ferait, c'est-à-dire dans un lieu qui comparativement à la Culture et à la Civilisation était ce qu'est une église comparativement à Dieu ? Il fallait évidemment avoir assez d'esprit pour comprendre cela, mais si on avait assez d'esprit, si l'art des déductions et des enchaînements ne vous était pas entièrement refusé, bref, si l'on savait conduire une pensée, que voyait-on ? Là où le vulgaire ne voyait qu'un accident, Nabucet découvrait un symbole. Et en effet l'héroïque Mme Faurel avait risqué sa vie en soignant des contagieux, mais pourquoi les avait-elle soignés ? Quel était le but final ? Il dirait dans son discours cet après-midi que le but final, c'était le triomphe de la culture.
Mme Faurel n'avait accepté de soigner des typhiques, comme les poilus eux-mêmes n'acceptaient la maladie et la mort, que parce qu'il y avait quelque chose à sauver et à transmettre à ces générations futures qui connaîtraient cette ère de prospérité qui allait s'ouvrir après la guerre, en un mot, afin que nos enfants et nos petits-enfants pussent continuer, dans l'abondance des biens matériels — nécessaires selon saint Thomas à l'exercice de la vertu — afin qu'ils pussent continuer comme avaient fait leurs grands-pères à lire Boileau dans le texte et apprendre par cœur la fameuse épître à Racine au sujet de l'échec de Phèdre. Il saurait faire sentir cela dans son discours. Et ce qu'il dirait à ce sujet deviendrait infiniment plus sensible dans ce lieu décidément bien choisi. Il se tournerait vers cette Vénus de Milo et ferait une allusion savante à la célèbre page de Paul de Saint-Victor qu'il donnait depuis tant d'années à apprendre par cœur à ses élèves. « Béni soit le paysan grec... » Comme les autres — Cripure excepté — ne sauraient pas qui était ce Paul de Saint-Victor, on prendrait Nabucet pour un érudit, autre avantage à ne pas négliger. Il parlerait aussi de la Prière sur l'Acropole, et chacun serait frappé de l'élégante manière dont il saurait exprimer la part que Mme Faurel avait prise dans la gigantesque lutte qui se poursuivait entre la culture lumineuse « qui est la nôtre » et le sombre génie germain. Tout serait d'une unité parfaite. Synthèse. C'est afin de bien montrer par l'exemple en quoi consistait ce lumineux génie dont il était l'apôtre qu'il avait fait descendre de la salle de dessin tous ces modèles en plâtre disposés aux quatre coins de la bibliothèque. Ces torses parfaits, il y ferait aussi de discrètes allusions, il parlerait de la « mesure » des Grecs, il parlerait d'Apollon, des danseuses... Il parlerait même de leurs philosophes. Comme il savait bien, parbleu, que Cripure assisterait à la cérémonie, il avait fait descendre du grenier un buste de Socrate, lépreux et noir, où Cripure allait pouvoir se mirer. Les plis d'un drapeau effleuraient les épaules de Socrate. Qui se serait douté, avant cette petite expérience, de l'heureux effet que pouvaient produire des drapeaux dans une bibliothèque ? Nabucet avait craint un instant de ne pas réussir cette partie capitale de son programme. On pouvait, en effet, redouter que dans un lieu aussi fermé et aussi sombre les drapeaux ne fissent pas toute l'impression désirable. Au contraire. Tout dépendait encore une fois du goût avec lequel on savait disposer les choses et l'expérience prouvait que les couleurs des alliés se mariaient de la plus « harmonieuse façon » avec les livres et les plâtres grecs. Les quatre murs tapissés de livres l'étaient donc aussi de drapeaux, mais on avait pris soin de ne pas engager les hampes dans des écussons. Les hampes des drapeaux étaient mystérieusement maintenues derrière les livres et les drapeaux proprement dits épinglés les uns aux autres faisaient tout autour des murs comme une vaste guirlande où l'on avait aussi accroché des fleurs.
Enfin, reproduite en lettres immenses sur une bande de calicot tendue au-dessus de la porte, une phrase extraite d'un récent discours de M. Poincaré affirmant une fois de plus que cette guerre était la guerre du Droit. Pour un dernier examen de la salle avant le « lâchez tout ! » Nabucet prit place dans le fauteuil qu'occuperait tout à l'heure le Général, et tournant partout ses regards, il se caressa la barbe, toujours en souriant.
On frappa.
« Toc toc toc... »
Sans bouger de son fauteuil, Nabucet demanda :
— C'est vous, Noël ? Vous avez trouvé des fleurs ?
— Oui, monsieur. Des roses, monsieur, M. L'Économe est allé les couper dans la serre, monsieur. C'étaient les dernières.
L'Économe ! Encore un qui n'osait rien lui refuser.
— Vous les avez portées au buffet ?
— Oui, monsieur.
Il ne dit plus rien. Il savait que Noël, derrière la porte, attendait sa permission pour s'éloigner. Ce n'était pas la première fois qu'il jouait ainsi avec le concierge. Et Noël savait bien qu'il ne fallait pas ouvrir la porte, mais attendre.
— Puis-je disposer, monsieur ?
— Un instant.
Il souriait tout seul, semblait réfléchir et calculer.
— Le bois ?
— Oui, monsieur. J'y pense. Il va falloir scier des bûches, monsieur, et les refendre.
— Eh bien, Noël, allez-y ! Montrez-vous bon bûcheron. Mais pressez, pressez. Nous n'avons plus de temps à perdre.
— Bien, monsieur...
Nabucet écouta le pas lourd, fatigué, du concierge qui s'éloignait et descendait l'escalier.
... allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil...
Nabucet murmurait ces vers en se rendant au buffet où il trouva posé sur une table un magnifique bouquet de roses. M. L'Économe s'était saigné aux quatre veines. Il lui ferait une visite particulière pour le remercier.
« Tiens ! » Il tomba en arrêt, une rose au doigt. On se querellait chez le Censeur.
De violents éclats de voix lui parvenaient à travers la cloison. Il posa la rose sur la table, courut sur la pointe des pieds à la porte qu'il ferma à clé, puis il revint tout doucement vers la cloison, y colla son oreille et ne bougea plus.