— Qué que tu fous donc ? lui dit Maïa, en le voyant entrer dans la cuisine comme un grand spectre noir. Ta soupe sera gelée. Et pis, pour de quoi que tu tires pas ta requimpette ? Qué qu'tas, fit-elle, en voyant son air. T'as la colique ?

Il restait debout au milieu de la cuisine, les bras mous, comme aveugle.

— Non.

— C'est l'histoire de ce matin qui te barbouille ?

— Les bécanes ? Non...

Il y avait à peine repensé à cette histoire.

— Attends que je t'aiderais, fit-elle en se levant, parce que si je m'en mêle pas, t'enlèveras pas ta requimpette et alors en avant les décorations à la sauce !

Il leva les bras, se laissa dépouiller « comme un gros lapin », dit Maïa, qui emporta soigneusement la requimpette et la posa sur le dos d'une chaise dans le bureau.

— Et à présent, i te faudrait qué ? Ta veste ?

— Oui, Maïa...

— Gros feignant ! s'écria-t-elle en riant aux éclats. Tiens, la v'là. Faudrait-il pas aussi que j'attacherais ta serviette ? Comme à un gosse !

Il se laissa pousser à table, tout en achevant d'enfiler sa veste, coulant un œil, en biais, vers les bouteilles. Du vin cacheté ?

— Ça va ? dit-il, pour dire quelque chose, en regardant Amédée.

— Faut bien, répondit le jeune homme.

Il mangea, absorbé, comme un enfant boudeur, absent. Sans s'occuper de lui, Maïa continua le récit qu'elle était en train de faire à Amédée.

— Et alors, dit-elle, quand Pierre vint la trouver et qu'il lui dit qu'il l'aimait et qu'il voulait d'elle comme femme, c'est bon qu'elle dit, la Louise, mais c'est à une condition, dit-elle, c'est que ma sœur Ernestine vivra avec nous. Et lui il dit oui, il voulait pas séparer deux jumelles, dit-il. Tu m'écoutes ?

— Oui, ma tante.

— Bon. Les v'là mariés. Lui il était contremaître à la briqueterie, et les deux femmes couturières. I se tirent pas mal. Comme i vient pas d'enfant, ils économisent et les v'là qu'achètent une petite maison, tiens, c'est à côté. C'est là qu't'aurais vu une maison bien tenue et pis de la bonne humeur. Sacrée Louise ! Elle rigolait tout le temps. « Figure-toi, ma chère, j'ai mis plus d'un an avant de pouvoir tutoyer Pierre. C'est à pas croire, dit-elle, n'est-ce pas ma chère ? Je lui disais dit-elle, quand il était malade : faut-il vous mettre une bouillotte à tes pieds ? Et des choses comme ça... » Tu ne m'écoutes pas ?

— Si, ma tante.

— Seulement, après quarante ans de service à la briqueterie on l'a foutu dehors, comme trop vieux. Et pas un liard de pension comme de juste ! Seulement, ils te lui ont foutu une médaille, et pis un diplôme... Aurais-tu cru ça, dit-elle, ma chère, que me dit Louise, après quarante ans de service, les saligots ! Il en a pleuré. Oh, pas pour les sous, dit-elle, mais Pierre est un homme qui s'attache. Alors, on a mis la maison en viager. Ça nous fait douze francs par jour à dépenser pour nous trois, dit-elle.

— Faudrait pas qu'ils soyent gourmands, la tante. Faudrait pas qu'ils aimeraient trop le poulet. Ou qu'ils tomberaient malades.

— Ben. Ça s'rait l'hôpital.

— Pour crever plus vite.

— Et plus mal, dit Cripure. Mais aussitôt, il se repentit d'avoir parlé et il replongea le nez dans son assiette.

Maïa poursuivit :

— Louise est devenue casanière. Elle ne bouge plus de son coin. Ernestine, c'est tout le contraire, elle est toujours sur le trot. Dès le matin, s'il fait une petite riée de soleil, la v'là qui part.

— Et Pierre ?

— Il sort lui aussi. Mais chacun s'en va de son côté. Il emporte toujours sa médaille. En route, si quelqu'un vient lui dire : « Bonjour, rentier ! — Tiens, qu'il répond, voilà mes rentes ! » Et il montre sa médaille. Il en a gros sur le cœur. Oh ! fit-elle, se souvenant tout à coup, je t'ai pas dit.

Elle se tourna vers Cripure.

— Quoi, Maïa ?

— Hier matin, je suis entrée, comme ça, en passant, histoire de dire bonjour. Louise était toute seule. « Tu vas bien prendre quelque chose, un petit verre de vin. » Moi je voulais pas, mais pour pas la fâcher, j'accepte, seulement y avait pas la place où poser les verres. La table était toute couverte de cartes postales. Il y en avait des tas et des tas, jamais j'en avais tant vu. « Tu te demandes, que me dit Louise. Eh bien, je vais t'expliquer. Quand on est vieux, il faut penser à tout, il faut mettre ses affaires en ordre, ma chère. Viendra un jour où tout sera vendu. Les meubles, ma foi, on n'y peut rien mais les papiers ? Il y a beau temps, déjà, que j'ai brûlé les lettres. Mais les cartes postales ! Je m'étais dit : il y en a tellement qu'il faudra bien s'y mettre à nous trois, si on veut en finir. On les comptera par cent, chacun prendra sa centaine et ma foi, devant le feu, l'hiver on s'amusera à les brûler une à une. Ma foi, on a commencé l'autre jour qu'il faisait si froid. Voilà que j'allume un grand brasier dans la cheminée et que nous nous installons tous les trois avec nos cartes postales sur les genoux. D'abord, ça allait bien. On riait, ma sœur et moi, mais qui ne riait pas, c'était Pierre, le pauvre homme ! V'là-t-il pas que des larmes se mettent à couler sur ses joues ! Eh ben ! Pierre que je lui dis, dit-elle, qu'est-ce qui te prend ? D'abord, il voulait pas répondre. A la fin, il dit : “Ça me fait trop de peine.” dit-elle. Eh ben, que je lui dis, dit-elle, puisque c'est comme ça, on les brûlera pas, Pierre. Et depuis, ma chère, les cartes postales sont là sur la table. Personne n'en parle, personne n'ose y toucher. Faudra donc que je les brûle moi-même et toute seule et je me dis, dit-elle, que j'aurais dû commencer par là. »

 

Le repas s'achevait, le dernier qu'ils prendraient ensemble, Amédée et lui. Tout, encore une fois, s'était passé comme l'avait prévu Cripure, dans une gêne coupable, dans une observation de l'un par l'autre sans tendresse. Et c'était fini. Il ne lui restait plus maintenant qu'à embarquer son fils à la mort.

Un peu étourdi d'avoir trop mangé et trop bu, il se laissait lourdement aller sur sa chaise, le regard vague, tourné du côté de la fenêtre où, entre ses deux pattes immobiles, apparaissait le fin museau de Petit-Crû, comme une vision de saint Antoine dans ses meilleurs jours.

Les soldats russes, à leur baraquement, chantaient en chœur à pleine voix.

Amédée fumait sa pipe, les coudes sur la table, et bavardait avec Maïa. Il avait ôté sa veste et retroussé les manches de sa chemise. Maïa s'était levée et rinçait des verres en vieille servante qui n'eût pas trouvé bien de sa part de paresser devant une table encore pas desservie.

Rouge, l'œil humide dans la graisse de son visage rond et mou comme un fromage, elle lançait de temps en temps vers le jeune homme des regards chargés d'une concupiscence joviale qui n'échappaient pas à Cripure. Mais elle pouvait coucher avec Amédée, si ça lui chantait, oui, pour sûr ! il ne serait pas jaloux !

Un singulier petit rire le secoua à cette pensée et Amédée leva vers son père un regard interrogateur, auquel Cripure ne répondit pas. Il prit son verre dans sa main pointue et avec un sourire d'une douceur enfantine qui donna à son visage un air de confusion pudique il demanda :

— Encore un petit coup de café, si tu veux bien, Maïa ?

— Cré vieux sorcier ! s'écria-t-elle en riant. Ah, mon Dieu ! Il est jamais plein ! Tiens, fit-elle, en posant la cafetière sur la table. Et qué que tu veux dans ton café, vieux machin ?

— Tu sais bien quoi, dit-il, de la même voix douce, comme un enfant qui avoue une gourmandise : une petite goutte de rhum.

— Une petite goutte ! Tiens... V'là l'carafon !

Il se versa du rhum, trempa ses lèvres dans sa tasse et ne dit plus rien, plongé, comme il lui arrivait si souvent, dans une de ces rêveries auxquelles Maïa ne faisait plus attention. Elle avait appris à respecter les mystérieux silences de son homme, à le traiter dans ces cas-là comme elle eût traité un somnambule entraîné par sa course au bord d'un abîme.

Plus de chœur au cantonnement : une seule voix, douce et passionnée. Un soldat mélancolique rêvait à son amoureuse.

 

Ya loublou

Vse loublou

 

Cripure ferma les yeux.

L'inouï, c'était ce consentement, quel autre nom donner à cette patience ? Car ce qu'il y avait de fou à penser, c'est que Toinette existait quelque part, il savait parfaitement où. Est-ce qu'il ne l'avait pas toujours su ? Elle avait une vie, des habitudes, une demeure. Des gens la voyaient et lui parlaient tous les jours, elle allait chaque matin au marché. Oui, ou non, avait-elle épousé l'autre, l'officier blond ? Oui, peut-être, mais peut-être aussi que non. L'officier blond, qu'il n'avait pas osé provoquer en duel, peut-être encore s'était-il fait tuer en Champagne ou à Verdun, et que Toinette était veuve ?

Oubliant pour une fois — le temps d'un éclair — sa pitoyable difformité, il rêva qu'il se déguisait. Habillé en ouvrier, il retournait à Angers : une barbe postiche, des verres fumés, il pouvait encore une fois revoir Toinette, l'approcher, peut-être même lui parler... Rêve d'une seconde à peine, qui le laissa étouffant de rage et de douleur quand il repensa à ses pieds : deux sacs. « Et ces pieds-là ? Et mes pieds ? » Son menton vint toucher sa poitrine, en deux saccades.

— Vous allez vous endormir, fit Amédée, qui fumait toujours sa pipe.

Maïa posa un doigt sur l'épaule du jeune homme :

— Laisse-le.

« Drôle de bonhomme ! » pensa Amédée. Mais il n'insista pas. Il ne tenait pas tellement à réveiller son père, même à la fin d'un dernier repas pris en commun. Il haussa les épaules : « Drôle de type... »

Ce qui choquait Amédée surtout, c'était qu'ils n'étaient pas arrivés à se tutoyer. Ils avaient essayé, mais... ça ne passait pas le nœud de la gorge. Pourquoi ? Car il avait beau être un drôle de bonhomme, son père, un original, il était plutôt un bon zigue. Mais rien à faire... Deux ou trois fois même, au début, ils s'étaient réciproquement traités de « Monsieur », ce qui n'avait guère facilité les rapports, et depuis, pour prévenir le retour d'une chose aussi pénible, ils s'étaient employés chacun de son côté à inventer d'habiles circonlocutions afin de ne pas prononcer les mots tabous de père et de fils. Avec Maïa au contraire, tout avait été facile.

— De c'compte-là, reprit Maïa, en se versant à son tour une rasade de rhum, tu seras là-bas demain ou après-demain ?

— Ça dépend, ma tante. Mon régiment sera peut-être au repos ou bien il aura déménagé. Faudra que j'irais d'abord au bureau du major du cantonnement pour me renseigner, ensuite à pied ou par les convois de ravitaillement, jusqu'à un dépôt d'isolés. Y en a un dans chaque secteur. I m'timbreront ma permission, comme ça je serai en règle, et puis on me dirigera sur mon nouveau secteur. Si mon unité est en ligne, il faudra que je redescendrais à l'échelon prendre mon équipement de combattant. Ça peut faire quelques jours...

— T'enverras un mot.

— Vous pouvez compter.

— C'qu'est regrettable, c'est que tu voiras pas ta mère avant que d'retourner.

— Ben, ma tante, elle est trop loin. Elle fait la saison à Nice, vous savez bien, en hôtel. Et pis quand même que j'irais la voir, on aurait pas le temps d'être ensemble, elle a trop de boulot, qu'elle m'écrit, et des patrons exigeants. Mais si j'suis pas tué, j'irai à la prochaine permission.

Cripure n'avait pas l'air d'entendre. Ce n'était pas la première fois qu'ils s'entretenaient devant lui de la « souillon ». Sa présence ne les gênait pas plus que celle d'un sourd. Pour eux, il allait de soi qu'il demeurât étranger à leur conversation. Ils ne le jugeaient pas, n'avaient pas d'hostilité à son égard et, fût-il intervenu, qu'ils n'en eussent éprouvé que de l'étonnement, comme d'entendre vous donner la réplique un Chinois qu'on croyait ignorer votre langue.

La tête baissée, les yeux mi-clos sous le binocle, il avait l'air d'une de ces épaves mal résignées qu'on rencontre parfois dans l'arrière-salle des petits cafés provinciaux.

— Ça fait rien... elle vieillit, vous savez, ma tante. Et quoi qu'elle ferait, si jamais j'étais bousillé ?

— Faut pas y penser, dit Maïa...

« Hum... pensa Cripure, elle doit être plus effacée, plus usée et souillon que jamais, pareille à ces femmes de ménage que personne ne regarde plus dans la rue. Est-ce que je la reconnaîtrais ? »

Une souillon ! Comme c'était vite dit ! Il y avait donc pour lui des souillons qui n'étaient pas des êtres ? Cette bassesse de pensée acheva de le dégoûter de lui-même. « Tous les parfums de l'Arabie ne parfumeraient pas cette petite main-là !... » Il se leva avec fatigue et, courbant le dos, les bras ballants, traînant ses pas sur le ciment de la cuisine, il rentra dans son bureau.

Ils le suivirent du regard. A travers la porte vitrée, ils le virent qui se laissait tomber sur sa chaise, tendait une main aveugle au-dessus de l'amas de livres et de papiers et, saisissant une feuille blanche, se mettait à écrire...

Une nouvelle note pour la Chrestomathie ?

 

Tant qu'il avait cru mépriser le monde, comme il avait été fort ! Mais le monde se vengeait. Cripure mesurait aujourd'hui combien il lui avait été facile de se poser en adversaire. Désormais, cette attitude n'avait plus aucun sens. L'aventure humaine échouait dans la douleur, dans le sang. Et lui, qui avait toujours prétendu, comme à une noblesse, vivre retranché des hommes et les mépriser, il découvrait que le mépris n'était plus possible, excepté le mépris de soi.

Dans le domaine obscur où s'élaborait l'essentiel de ses rêves, il cherchait une preuve qu'il n'était pas entièrement retranché de la communauté, qu'il pouvait participer à cette douleur qui surgissait de partout comme une folle, forçait toutes les portes, frappait chacun au visage et avec laquelle il n'avait plus qu'un lien fragile, suspect et à coup sûr dérisoire : son bâtard, Amédée.

« Coupable de quoi ? De se croire coupable... » La faute, c'était cette angoisse qui tuait la profondeur, cette perpétuelle hypocrisie pourtant inséparable de la grandeur. Toujours, et même en ce moment, un coin de l'œil restait fixé sur le spectacle et jusqu'au fond de l'angoisse paraissait un certain sourire rusé. Mais tous les hommes voulaient la profondeur, non la profondeur de la pensée, mais la profondeur de l'être, celle qui pouvait être impartie à n'importe quel imbécile et même au Cloporte, la profondeur ignorante et la plénitude de l'amour qui se passe d'injures ! Toinette.

« Vingt ans ! »

Depuis vingt ans, que de jours dirait-il : perdus ? Escamotés, peut-être, comme si c'était plausible ! Jours sans combat.

Il se leva, pour échapper à l'engourdissement, s'approcha de la fenêtre et écartant le rideau il contempla la rue vide, d'un gros œil bleu, comme stupide. « Tout ça... »

Dans ses jours de néant, tout de même, ce qui l'avait soutenu, c'était l'espoir qu'il écrirait enfin sa Chrestomathie, comme un plaidoyer, ou plutôt comme un réquisitoire, où il vendrait la mèche, où éclaterait une vérité si amère « n'est-ce pas, de quoi les empoisonner pour longtemps ». Oui, oui, il révélerait le mot du complot universel, le secret de Polichinelle...

Il s'allongea sur son divan.

Il pouvait bien faire un petit somme. Il serait toujours temps d'enfiler sa requimpette qui bâillait, posée tout à côté sur le dos d'une chaise, et montrait une scintillante doublure de soie noire. Il allait fermer les yeux, quand il avisa le coin d'une enveloppe qui saillait hors de la poche intérieure de la requimpette, triangle blanc, presque lumineux dans cette ombre. Une lettre ? Oui, une lettre oubliée.

Il se souvint : c'était une lettre que lui avait remise Noël, la dernière fois où il avait dû revêtir cette requimpette. A quelle occasion ? Quand le Recteur était venu, il y avait plus de deux mois. Cette lettre, il l'avait prise presque avec répugnance, comme toujours, et il l'avait fourrée dans sa poche sans la lire. Plus tard ! Plus tard ! A quoi bon se jeter bêtement sur ce qui devait une fois de plus le décevoir ? Même en ce moment, il hésita à la prendre. A son âge, il était fixé. Dans son fond de Sibérie, on pouvait bien ajouter au manque, à la privation de... musique, au manque, à la privation d'amour, au manque, à la privation de tout — ô Toinette ! — non pas le manque et la privation de lettres, c'eût été trop beau, mais, histoire de donner un peu de relief à la situation, des lettres qui n'en étaient pas, comme sûrement celle-ci, des lettres qui n'étaient rien d'autre que des prospectus ou des bêtises, genre lettres de parents d'élèves ou de collègues en mal de thèses.

Que de lettres pas même à moitié lues traînaient dans le fond de ses poches ou entre les feuillets de ses livres ! Ce qu'il y restait de papier blanc lui servait parfois à prendre des notes pour la Chrestomathie, mais bien plus souvent Maïa en allumait son feu. Celle-ci serait comme les autres, sauf quand même une petite espérance déçue, une petite curiosité trompée. Il tendit le bras, prit la lettre : écriture inconnue, cachet illisible. Il déchira l'enveloppe, déplia la feuille...

Un simple regard, le « Ah ! » de qui reçoit un coup mortel, et son bras retomba sur le divan, mou et lourd. La lettre lui échappa. Il la reprit, comme si le contact de ses doigts au papier eût été un gage que tous les liens n'étaient pas brisés, qu'il y avait encore un recours.

Certes, tout n'était pas grandeur dans l'homme, il avait souvent joué à se représenter Toinette vieillie et laide, devenue une bourgeoise toute en noir avec autour du cou un ruban de velours blanc pour soutenir les chairs croulantes, une de ces dames en mie de pain, gantées de laine, qui n'ont même plus la force d'applaudir au Théâtre Municipal le conférencier des Annales en tournée. Dans ses heures les plus noires où l'esprit de vengeance le dominait, il avait joué à se la représenter morte. Mais qu'il y avait loin de ces essayages au coup de la réalité ! Il n'y aurait plus de passé, plus d'avenir hors de cette douleur qui lui sembla n'avoir jamais eu de commencement bien qu'elle ne fit que d'ouvrir en lui ses ruisseaux.

Quelque chose se noua dans sa gorge. Il voulut dégrafer le col de sa chemise : ses doigts engourdis ne purent saisir le bouton. Il ne lutta pas. Il laissa encore une fois retomber sa main. Sa bouche s'entrouvrit. « Ça va passer... Il faut seulement... » Il fallait seulement se faire tout petit, céder, lâcher de la corde : fuir : Mais sa gorge se serra encore. Ses mains, ses bras, son corps tout entier se mit à trembler. « Ce n'est rien. Il faut fuir. Passer en dessous. » Tout en lui voulait que se courbât cette tête. « J'ai fui toute ma vie. »

Mais soudain — il ne s'y attendait pas — survinrent des larmes. Il sentit leur présence avant même d'avoir compris qu'elles allaient jaillir. Elles coulèrent par-dessous les paupières closes, mouillèrent ses joues. Il y avait combien d'années qu'il n'avait pas pleuré ? Il n'avait plus l'habitude. Il laissa couler ses larmes avec confiance, mais elles devinrent vite amères et s'accompagnèrent de petits gémissements qui le surprirent lui-même, qu'il ne reconnut pas d'abord, au point qu'un instant il eut l'hallucinante pensée que ces gémissements ne venaient pas de lui, mais d'un autre, d'un blessé qui serait entré dans la pièce, de Maïa peut-être ou d'Amédée ? Mais il n'y avait là personne. Dans la cuisine à côté, Amédée et Maïa continuaient de parler sans s'occuper de lui. « C'est moi qui sanglote... »

Les sanglots redoublèrent. « Il ne faut pas... Je ne veux pas ! » L'idée qu'ils allaient entendre et venir le fit ouvrir les yeux et se dresser. « Pour rien au monde ! Qu'ils ne voient pas, qu'ils ne sachent pas ! Pas maintenant ! » Il savait bien qu'il se trahirait un jour, que quelque chose, un jour, en lui, révélerait tout. Mais pas maintenant !

La question que Maïa pût être jalouse ne se posait assurément pas, mais qu'elle pût venir, voir et questionner, c'était une pensée à faire frémir. Les yeux pleins d'eau, grands ouverts, il resta assis, se répétant à lui-même : « Je ne veux pas. » Et d'un coup, il s'effondra, saisit à pleines mains un coussin et s'y enfouit le visage.

Il put alors se livrer tout entier aux sanglots. Son dos immense s'agitait dans la pénombre comme la carapace d'une tortue gigantesque et, autour de lui, les petits chiens grognaient, voulaient, de la gueule et des pattes, lui arracher le coussin. Sans doute, à côté, crurent-ils qu'il jouait avec eux.

Il redoutait le côté immonde de la douleur : vomir. Il avait peur de vomir, peur de devoir appeler à l'aide et que Maïa se moquât de lui, comme une fois lointaine où il s'était mis à larmoyer devant elle, avec des mots et des trépignements d'enfant. Il ne se souvenait plus pourquoi. Il savait seulement qu'il avait été capable de cette comédie... Étrange ! Mais rien n'était séparable, et la comédie de la douleur, c'était encore une douleur. Mais cette fois, non, il n'y avait pas, il n'y aurait pas de comédie. « Ça augmente. »

Sa main trembla si fort que la lettre, cette fois, lui échappa tout à fait et glissa sous le divan. Il sentit que le plus dur allait venir et il se prépara, raidissant son corps tout entier comme un athlète. Attendre. Et surtout tenir les yeux fermés. Peut-être n'éprouvait-on rien de plus cruel au moment de se donner ou de recevoir la mort. Et se donner la mort après tout, c'était peut-être plus facile, se jeter sous un train, par exemple, en serrant les dents ou nager vers le large comme avait fait Turnier. Mais même cette pensée c'est à peine s'il se la formula et bientôt il ne se formula plus rien du tout. Il n'avait plus besoin du langage, à moins que les cris en soient un, mais il étouffait les siens.

Sur son divan, il était muet, lourd comme une pierre et, lentement, il enfonçait ses ongles dans la peau de bique. Toute pensée en lui s'était fondue en un noyau de lumière éblouissante, étouffante, sans compensation. Peu importait maintenant le pourquoi. Et même pouvait-on comprendre d'où un pareil moment était né ? Qu'il eût quelque part sa réponse compensatrice, comment pouvait-on l'espérer ? Non. Rien. La mort, dont il ne voulait pas...

Mais ce ne fut pas encore la mort. Bientôt, ces mains crispées s'ouvrirent et cessèrent de trembler. Il respira profondément et une sorte de vague sourire se dessina sur son visage. Il fit alors un petit geste du bras comme un dormeur qui se réveille et les petites bêtes remuèrent. Il les flatta. Elles battirent de la queue. Mireille lui lécha la main.

Dans la pénombre, seul le cadran du réveil étincelait. Cripure chercha sur son divan une position commode. Il n'y avait plus rien en lui qu'une grande lassitude sans pensée, sans rêve, sans rien, sauf la conscience de ne plus tellement souffrir. Il se leva enfin, avec les gestes gauches et pesants d'un homme qui vient d'accomplir un travail qui l'a brisé.

Il endossa la requimpette et s'avança en titubant jusqu'à la porte vitrée. Elle était entrouverte : il la poussa. Dans la cuisine, ils ne bougèrent pas. Maïa était assise auprès d'Amédée qui baissait la tête. Ils ne disaient rien ni l'un ni l'autre. Au cantonnement le chanteur mélancolique s'était tu et le chœur avait repris.

Bien qu'il ne vît pas le visage d'Amédée, Cripure devina qu'il pleurait. Il recula sans bruit vers la porte, mais pas assez vite cependant qu'il n'entendît :

— Ça m'emmerde, ça m'emmerde, ça m'emmerde...

— Mais quoi, mon pauvre Amédée, qu'est-ce qui t'emmerde ? demanda Maïa.

— Ça m'emmerde de la laisser.

— Qui ? Ta mère ?

— Qui que vous voudriez que ça soye ? répondit Amédée en levant la tête. Cripure secoua la poignée de la porte, fit celui qui entrait seulement, mais tourna la tête. Amédée pour cacher son visage fit semblant de rattacher le cordon de son soulier, essuyant tant bien que mal ses yeux sur le drap de son genou.

— Te v'là, dit Maïa. Viens trinquer. Ça va être l'heure de partir.

Il reprit sa place à table.

— Trinquons ! dit-il.

Ils trinquèrent, burent à la santé d'Amédée, à la fin de cette vache de guerre, et ils mangèrent du gâteau que Maïa avait préparé elle-même, un quatre-quarts doré à point. Maïa trempait son gâteau dans son verre, le portait à sa bouche et suçait, mais ne mordait pas. Cela faisait entre ses lèvres un irritant gargouillis. Mais elle ne savait pas faire autrement et il n'y avait jamais eu d'adieu sans quatre-quarts. Une habitude qui devait venir de loin, de son enfance peut-être, en tout cas de son premier mariage « puisqu'elle a eu un premier mari ».

Pourquoi pensait-il à cela ? A cause du gâteau sans doute, qui avait dû tenir une grande place, les dimanches et les jours de fête, dans ce petit ménage d'ouvriers. Il considéra Maïa à la dérobée. La bouche de la goton s'ouvrait pour engouffrer le gâteau, un peu de vin coulait de ses lèvres. « Est-ce qu'elle pense à lui quelquefois ? Pourquoi non ? Pourquoi pas comme moi à Toinette ? »

Tout, depuis un instant, se passait comme dans une brume. Il ne songea même pas à s'étonner de cette retraite en lui de la douleur. Il ne souffrait presque plus.

— En veux-tu cor un p'tit peu ?

C'était Maïa qui lui offrait du rabiot de quatre-quarts. Il en reprit.

Elle fut ravie qu'il trouvât ça tellement bon. Elle en offrit aussi à Amédée.

— T'en auras pas du pareil, là ousque tu vas !

« Pourquoi dire ça ? » pensa Cripure. C'était triste de les voir tous deux manger ce petit bout de gâteau. « Eh bien et moi-même ? »

Quand le premier mari de Maïa était mort, le voisinage avait beaucoup plaisanté. On n'arrivait pas à le mettre en bière, disait-on, à cause des cornes qui ne voulaient pas entrer dans la caisse. Quelles plaisanteries ferait-on quand il mourrait à son tour ? Mais surtout : quelles bassesses avaient entouré la mort de Toinette ?

Il se leva brusquement, porta la main à sa bouche comme un homme qui avale de travers.

— Un instant !

Il se réfugia dans son bureau, tira derrière lui la porte, et s'agrippant à un coin de la bibliothèque, il ferma les yeux, ne bougea plus. « Je n'étais pas là ! »

Combien de temps resta-t-il ainsi ? Il ne releva le front qu'en entendant remuer à côté. Ils avaient fini de manger et de boire. C'était l'heure de partir.

« Continuons ! »

Et pour donner le change, au cas où Maïa ou l'autre entrerait, il se posta devant la glace et fit semblant d'arranger sa cravate.

En habit ! C'était sinistre. Et quel habit ! Quelle requimpette ! Il n'y manquait rien, pas même une décoration à la boutonnière. Ce n'était point, grâce à Dieu, cette Légion d'honneur tant abhorrée qu'il n'avait jamais vu porter à quiconque sans se demander aussitôt de quelles bassesses elle était payée. Il se contentait du petit ruban violet des palmes académiques, obtenu à son tour de bête. Tout de même, il était décoré. Pas un crachat : un petit postillon...

Il se regarda encore une fois comme s'il eût douté que cette image fût bien la sienne et il fit une moue. En noir ! Des pieds à la tête, sauf les manchettes, le col et le plastron. « J'ai l'air d'un avis de décès... »

 

— Cré nom de Dieu ! Où c'est-il cor qu'il a été s'fourrer, l'animal ? Regarde-moi ça, Amédée. Cochon, va ! Arrive ici que j'te brosserais. Tu vas tout de même pas t'en aller comme ça, sale comme un torchon ?

Il se retourna.

— Qu'est-ce que c'est donc ? fit-il d'une voix très douce en écarquillant les yeux.

— Quel culot ! Il le demande ! Et il est tout couvert du poil de ses sacrées maudites bêtes, que c'est le Judas qui perd tout le sien. Arrive !

Elle prit une brosse et la brandit. Amédée, les mains dans les poches, entra.

— Tourne !

Cripure bomba le dos, pour bien tendre l'étoffe, et sursauta, fit la grimace sous le premier coup de brosse, rude comme un coup de poing. Maïa ronchonnait. La requimpette avait pris moins de poils que le pantalon, mais, quand même, il y en avait, et c'était le tonnerre de Dieu pour les enlever. Pire que tout. Aurait fallu les picorer un à un entre le pouce et l'index.

— Et que je me serais donné tant de train ce matin pour le rendre convenable et v'là l'résultat. Maît' d'école, va !

— Tss... Tss... Maïa.

— Y a pas de « que... que... » qui tienne. C'est pire que la craie.

— Allons ! Allons !

Qu'avait-elle besoin de parler de craie ! Il savait bien assez, sans cela, que la maudite « volaille » s'amusait parfois à salir de grands traits de craie le dos de son veston. Il était si distrait, eux si habiles ! Ils lui avaient fait sa caricature, un jour ; un autre jour, épinglé une pancarte au derrière, avec un prix de bazar : Cripure à vendre.

— Baisse-toi, à c't'heure. C'est la culotte qu'est la plus dégoûtante. Et lève les baqu'ses.

Il obéit.

Elle y allait de bon cœur, Maïa ! Elle leur défendrait bien de prouver qu'elle le tenait mal. Tout, mais pas ça. Ils pourraient dire qu'elle était une ancienne putain, d'accord, « et puis causez toujours, je vous enquiquine ». Mais qu'elle savait pas le tenir propre, ni son ménage, ou faire de la cuisine mieux que des qui se vantaient, ça non ! Et elle frottait, brossait, Cripure étouffant, le binocle se balançant dans le vide au bout de son fil, comme à la pêche.

Il demanda grâce.

— Ça n'irait pas bien comme ça ?

— Espère un peu !

— C'est que... J'ai le sang à la tête, Maïa.

— T'auras le cul plus frais. Ça t'changera les idées.

Elle continua de brosser.

— V'là qu'est fini, dit-elle enfin. Hausse-té.

Elle lui donna sur le derrière une grande tape villageoise, et Cripure, se redressa, à bout de souffle, remit son binocle, en s'ébrouant comme un gros coq.

— Tu vaux deux sous de plus, dit-elle, en s'écartant pour l'admirer. Elle cligna de l'œil, comme devant un portrait de famille : « Les beaux tableaux se r'gardent de loin. »

Ses lèvres soudain se pincèrent :

— Crédié ! Et v'là un bouton prêt à sauter !

Ah ! Ça allait recommencer !

— Non, Maïa, non !

— Ça va pas être long.

— Laisse, va...

— Y en a pas pour deux minutes.

— Mais nous serons en retard, Maïa.

— J'te dis que ça va pas être long... Pisque j'te l'dis, voyons !

Rien à faire.

La corbeille qui ce matin avait roulé par terre – mais ils ne s'en souvenaient plus ni l'un ni l'autre — se retrouva comme par enchantement sous la main de Maïa. En un clin d'œil, elle en tira du fil, une aiguille, un dé. Certes, elle tint sa promesse, ce ne fut pas long, et bientôt elle cassa le fil entre ses dents.

— Voilà ! C'est fini.

Mais alors, elle découvrit autre chose : les souliers.

C'était ce qui se voyait le plus dans l'habillement de Cripure : un vrai point de mire. Aussi voulait-elle qu'ils s'y mirassent ! Ce matin, elle avait passé une demi-heure à les fourbir. Mais depuis ! la pluie les avait ternis, la boue maculés. Et il n'avait rien dit, le goret. A quoi qu'il pensait ?

— T'as pas de gloriole. Arrive ici ! Mets ton pied là !...

A quoi bon résister ?

Il s'assit dans une chaise, et voilà Maïa astiquant les souliers.

— Donne-moi un coup de main, Amédée.

A genoux devant Cripure. Chacun son godillot pour aller plus vite. Comme Maïa ignorait les progrès de la science et de l'industrie, les luxueux cirages qu'on étend avec un chiffon de laine, qu'elle en était restée au gros cirage de caserne que l'artilleur écrase sur ses bottes, du bout d'un couteau, et sur lequel il crache, Maïa crachait elle aussi et disait eu riant : c'est du baume de mon cœur. Amédée faisait de même.

A qui mieux mieux, ils décrottaient, brossaient, couvraient de cirage les monstrueuses godasses et crachaient, brossaient, brossaient encore en soufflant comme des coureurs.

— V'là qu'est bon, dit-elle, en lâchant la brosse. Fais voir ta cravate ?

Elle redressa la cravate, et, lancée, voulut donner un coup de fer aux moustaches.

— Ça sera pas long...

Elle le brûla. Il fit :

— Ouill !

— Douillet ! Faut souffrir pour être belle. Des fois qu'tu trouverais en route une jolie poulette ?

Enfin, elle le lâcha. Mais :

— Et les commissions ?

Vite, un bout de papier et un crayon. Il fallait lui faire un pense-bête.

— Écris : des pommes de terre, des rouges, qui se défont pas. Une livre de beurre. Une bouteille de cacheté. C'est-il tout ? Alors, en route !

Elle embrassa Amédée.

— Prends bien garde à té !

— C'est au hasard de la fourchette, vous savez, ma tante.

— Tire au cul l'pus qu'tu pourras. Fais çui qu'est malade.

— I' m'fusilleraient, ma tante. C'est tous des vaches, vous savez.

Cripure écarta le rideau : de la pluie en perspective, pour changer. Alors bon : la peau de bique.