L'ivresse n'était qu'une question de consentement, et le grand air, le vent de la troïka du père Yves, achevèrent de le dégriser. Pas moyen de fuir, même dans le vin ! Toujours spectateur de soi-même. Quant aux petits jeux avec les apparitions, il savait à quoi s'en tenir là-dessus. Grande habitude. La troïka roulait.

C'était une vieille troïka, un fantôme, une ruine de fiacre, le seul véhicule de son espèce qu'on vît battre les rues de la ville, conduit par ce vieillard aux yeux pleins d'eau, le père Yves, à la petite voix douce et songeuse. Elle était d'une repoussante saleté, cette troïka. Non seulement il devait y avoir des années qu'elle n'avait pas été repeinte, mais, chose plus grave, des années aussi que les sièges n'avaient pas été brossés. On devinait qu'ils avaient dû être bleus autrefois, mais la poussière des rues et des routes les avaient si bien pénétrés qu'ils étaient gris et noirs désormais pour l'éternité. A voir comment les fers de cette troïka étaient mangés de rouille, on comprenait que le commerce du père Yves ne marchait plus très fort et il était inutile de lui demander s'il ne passait pas la plus grande partie de son temps en station sur la place de la Mairie ou de la Gare.

Telle quelle, c'était encore une bonne troïka fort bien suspendue où, si l'on ne craignait pas la saleté, comme c'était le cas de Cripure, on pouvait encore faire assez à l'aise une bonne petite course. Pompon qui la traînait n'avait rien de la classique haridelle. C'était au contraire un cheval jeune et vigoureux, très bien nourri et soigné, capable à l'occasion d'une frasque.

Cripure se laissait aller dans le fond de la troïka et, ne pouvant plus jouer aux apparitions, il joua au « Monsieur », autre façon de se « monter le job... ».

Mais un cran au-dessous.

A la manière de ces poilus qui s'écrivaient à eux-mêmes, n'ayant personne qui leur écrivît, Cripure, n'ayant personne à qui confier ses pensées, s'était inventé un interlocuteur fantôme qu'il avait baptisé le « Monsieur ». Et de temps en temps, quand « ça le prenait », quand il n'était plus assez chaud pour jouer aux visions, il interrogeait le Monsieur.

— Qu'en pense le Monsieur ?

Le cheval trottait, le cocher faisait claquer son fouet. Le « Monsieur » répondit :

— Je m'interroge. Il serait si facile de partir, d'aller finir au soleil, dans la vérité des sauvages, loin de cette ordure.

— Encore Java ?

— Tu n'as pensé qu'à cela toute ta vie.

— Mais, mon cher « monsieur », je me suiciderais en route ! Java ! Un Éden, pourtant. Mais ça n'est pas possible, non, il ne faut pas y compter. Parlons d'autre chose... Parlons, par exemple, du châtiment des « coupables », histoire de nous payer une belle bosse. Inouïe, cette prétention. Quelle hypocrisie ! Et tout cela finira comment, à supposer que les Alliés soient victorieux ? Eh bien, mon cher, on enverra Guillaume écrire ses mémoires précisément à Java, un paradis ! Le monde va mourir à cause de la moraline, mon cher. Que dirait Nietzsche ? Et que devons-nous dire, nous autres, les Anti ?

Le « Monsieur » ne répondait plus. Cripure se fatiguait, il en avait conscience, et son jeu ne l'intéressait plus. Il se força pour faire dire au « Monsieur » :

— Tu n'arrives pas à t'arranger avec ta solitude, quoi.

— Mais j'ai toujours vécu seul, répliqua Cripure, absolument tout seul. Je ne serais pas plus seul chez les Canaques.

— Mourir seul ?

— Je mourrai seul.

 

Complètement dégrisé, il cessa de jouer avec le « Monsieur ». Il se récita des vers :

 
 

Comme je descendais des fleuves impassibles

Je ne me sentis plus guidé par les haleurs

Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cible,

Les ayant cloués nus aux poteaux de couleur.

 

Et la troïka roulait, au son des grelots.

Quel bonheur, que de se laisser ainsi traîner, d'oublier son corps, ses pieds de glu ! Oui, décidément, il ferait un marché avec ce vieillard cocher, il ne circulerait plus que dans ce vieux fiacre. Tant pis pour l'argent ! Et quand la voiture vint se ranger au bord du trottoir et qu'elle s'arrêta, Cripure, avant de descendre, interrogea le père Yves.

— Que diriez-vous, mon cher, que diriez-vous, n'est-ce pas, d'un petit marché entre nous ? Hein ? Vous viendriez me chercher par exemple demain matin à huit heures pour me conduire au lycée ? Hein ? Et, en somme, n'est-ce pas, tous les jours ? Qu'en diriez-vous ?

Le cocher, retourné sur son siège, son fouet en main, hocha la tête.

— Ça peut se faire, dit-il.

— Bono, bono, dit Cripure. Vous n'aurez pas à vous plaindre de moi, ajouta-t-il en descendant.

Il le paya.

— A demain, mon cher.

— Huit heures ?

— C'est cela. Un peu avant huit heures, tout de même. A demain. Et encore une fois vous n'aurez pas à vous plaindre de moi.

— Oh ! Monsieur est bien connu...

— Marché conclu, mon cher. A demain, sans faute, dit Cripure, en rentrant chez lui.

Le vieux cocher était ravi. Enfin, un client sérieux !

 

On n'avait pas l'air de l'attendre. Même les petites bêtes qui ne vinrent pas à sa rencontre. Mais parbleu, Maïa, Amédée, les petits chiens, tout le monde était à la cuisine. Ils avaient commencé à manger sans lui.

Il ôta sa peau de bique et son petit chapeau, posa sa canne derrière la porte, à sa place habituelle, et fit :

— Hou ! Hou ! C'est moi.

Pas de réponse.

Il erra dans son bureau, jeta la peau de bique sur le divan, chercha à travers la porte vitrée les ombres des deux « autres ». Sûr de n'être pas vu, il sortit dans le couloir : régler cette question d'argent, mille francs qu'il voulait donner à Amédée.

Il avait beaucoup réfléchi à la façon dont il lui remettrait cet argent et conclu que la meilleure était de glisser le billet dans la poche de sa capote suspendue dans l'entrée. C'était une vieille capote sale, avec, sur les basques, des plaques noirâtres ; de la boue ou du sang ? Il la considéra longuement d'un œil vague avec une moue, comme un fripier, et tira de son portefeuille le billet de mille francs préparé depuis plusieurs jours. Il en avait soigneusement relevé le numéro sur un calepin « en cas de vol, n'est-ce pas, ou... enfin, par simple prudence ». Il le froissa entre ses doigts, hésita. Dans la poche ? C'était par trop risquer. Pourquoi pas dans le portefeuille ? Il y était. Cripure le prit, l'ouvrit pour y glisser le billet de mille francs : des lettres tombèrent.

« Nom de Dieu ! Qu'est-ce que j'ai fait ? »

Ébloui, il contempla le désastre. Ils l'avaient entendu, peut-être ? Ils allaient venir et le surprendre, le portefeuille d'Amédée entre les mains, en train de fouiller. Qu'allaient-ils croire ? « Non... Oh non ! Pas ça... »

Il n'était pas de cette race de lâches qui écoutent aux portes, violent les secrets d'autrui. « Il faut tout ramasser au plus vite ! » Mais il flageolait sur ses jambes.

Tout, dans la maison, restant calme, aucune porte ne s'ouvrant, il reprit quelque empire sur lui-même et se baissa pour ramasser les lettres, avec des peines infinies, lui qui n'était pas capable de nouer tout seul les cordons de ses souliers. L'opération fut longue. Les lettres avaient volé partout, jusque dans des coins inaccessibles, sous l'escalier, derrière les bécanes, hum... « Elles y sont toutes ? Oui, fit-il en jetant encore un regard autour de lui. Dieu soit loué ! »

Il soupira.

« Dieu soit loué ! » répéta Cripure, en serrant dans sa main le paquet de lettres, tout prêt à le remettre en place. Or, comment cela se fit-il ? Au moment où il remettait ces lettres enfin dans le portefeuille, une phrase lui tomba sous les yeux qu'il embrassa d'un seul regard. « Ne fais rien de plus que le nécessaire, c'est ta maman qui te le demande, je ne vis plus depuis que... »

Des lettres de la mère !

Il porta la main à ses yeux comme un homme qui va pleurer. Bouleversé, il fourra avec colère le billet de mille francs parmi ces lettres, remit le portefeuille dans la poche de la capote, et, titubant, rentra dans son bureau, avec un regard d'indicible mépris et de pitié pour son image rencontrée dans la glace.