Maïa sortie, Cripure se mit à parcourir son bureau de son pas affaissé, comme s'il eût boité des deux pieds. Les mains au fond des poches, la peau de bique traînant jusque sur ses pantoufles, seule émergeait de là sa petite tête ronde et rase. Il ne dit pas un mot, et bientôt Moka, gêné, toussota et changea de place. Il n'osait pas s'asseoir, ni se mettre à marcher comme Cripure. Situation délicate ! Et pourtant il avait des fourmis dans les jambes. Volontiers il eût fait quelques pas, mais il eût dû les faire côte à côte avec Cripure, ou en sens inverse, c'était l'évidence même. Il y pensa. Quel spectacle ! C'eût été vraiment... Quoi ? Comique ? Je marche... Tu marches. Je te rencontre... Tu me salues... Oh, pardon ! Je vous ai heurté. Vous ai-je fait mal ? Idées absurdes. Idées de Moka. Quelle situation délicate !
Cripure semblait avoir complètement oublié la présence de Moka. Même le toussotement de celui-ci, qu'il recommença plus fort, ne parvint pas à attirer l'attention du vieux maître. Pendant longtemps encore il parcourut son bureau, la tête penchée, le regard absent.
A la fin cela devint... oppressant. Ce n'était pas cela que Cripure appelait parler seul à seul avec quelqu'un, ce n'était pas pour cela évidemment qu'il avait renvoyé Maïa ?
— Hum... Hum ! fit encore Moka.
Mais la grande ombre de Cripure n'en continua pas moins de passer et de repasser devant lui, silencieuse. Moka prit peur. Toujours debout derrière le bureau il se mit à trembler. Est-ce que tout ceci était bien réel ? Est-ce qu'il n'était pas, comme on disait dans les romans, le jouet d'un songe ? Cela lui arrivait si souvent ! Il devait dormir, rêver. Un cauchemar pesait sur lui et il en était arrivé à ce moment du rêve où l'intensité même de l'horreur amène le brusque dénouement du réveil, la délivrance ! Mais, toujours comme dans le rêve, il voulut parler et sa gorge paralysée fut incapable de proférer le moindre son, pas même les petits toussotements par quoi il avait tout à l'heure espéré interrompre cette promenade hallucinante du fantôme, rompre le charme, briser l'enchantement ou le maléfice qui le retenait prisonnier. Mais le fantôme n'arrêtait pas sa course. Toujours il passait et repassait sous ses yeux, immense et lent. « Qu'est-ce qui m'arrive ? » se dit Moka. De nouveau ses mains se joignirent et se croisèrent sur son visage. Il pria. Cela dura longtemps. Mais quand il eut cessé de prier et qu'il ôta ses mains de devant ses yeux, le fantôme était toujours là qui marchait, marchait, on aurait pu croire depuis une éternité et pour une éternité. Selon le hasard de sa marche, la lueur de la lampe frappant le binocle de Cripure, les verres luisaient d'un reflet rapide, uniforme et rose, donnant à Moka la très pénible impression que les yeux de Cripure étaient éclairés par le dedans, à la manière de ces têtes grotesques que les paysans s'amusent parfois à sculpter dans des betteraves qu'ils ont évidées, et à l'intérieur desquelles ils allument une bougie, deux larges entailles figurant les yeux. Au grand soulagement de Moka, le phénomène cessa bientôt de se produire. La lampe en effet se mit à charbonner. Cripure n'avait pas su la régler comme il eût fallu et il est probable aussi que Maïa n'avait pas songé depuis longtemps à la garnir. La réserve de pétrole s'épuisant, la petite lueur s'affaiblit, diminua de plus en plus sans qu'ils parussent ni l'un ni l'autre y prêter attention ; il n'y eut plus bientôt sous l'abat-jour vert qu'une petite couronne rouge serrant le bec de la lampe comme une bague, une lueur tremblotante, d'où s'éleva un filet de fumée noirâtre qui s'élargit en montant et répandit dans la pièce une odeur âcre, une puanteur d'os brûlé. Le fantôme de Cripure devint encore plus fantôme, pris entre deux lueurs, celle de la lampe finissante et celle du jour qui naissait.
Pour une fois en effet les volets n'étaient pas clos. Cripure avait oublié de les rabattre, après sa course à l'étoile, cette nuit, comme il avait oublié d'éteindre sa lampe, et c'est ainsi que les premières lueurs purent pénétrer dans ce réduit où elles n'entraient jamais. On aurait dit que tout cela était en somme prémédité, que ce n'était pas par hasard que la lampe de Cripure arrivait ainsi à bout de course, juste au moment où le soleil, un soleil encore tout trempé d'eau, il est vrai, mais qui gagnait d'instant en instant sur les ténèbres avec une force d'explosion triomphale, apparaissait ici, où, semblait-il, il n'avait que faire. Cripure était mieux dans les ténèbres. Il s'y trouvait lui-même plus à l'aise, plus chez lui. Tout fantôme qu'il parût être, Moka crut comprendre, à un geste que fit Cripure en s'éloignant de la fenêtre, que la venue du jour l'offusquait et le blessait et qu'il eût souhaité dans le fond de son cœur pouvoir rester sous sa lampe aussi immobile que possible à méditer sur soi-même et sur le néant de la vie. Cripure jeta en effet à cette lampe mourante un coup d'œil pathétique, et quand la lueur s'éteignit après deux ou trois sursauts, avec un petit bruit qui ressembla assez à un glou-glou, il écarta les bras, geste découragé, et sa lèvre se plissa, amère. Néanmoins il ne dit rien encore. A peine s'arrêta-t-il un instant devant cette lampe, et aussitôt il reprit sa promenade, très différent dans son aspect de ce qu'il avait été jusqu'alors. La lueur dorée de la lampe avait revêtu cette grosse silhouette lente et pesante d'une sorte de réalité chaleureuse et romantique dont l'éclat froid du jour à peine né la dépouilla soudain brutalement. La peau de bique dont les poils brillaient sous cette lueur de pétrole, y empruntant les nuances les plus variées, allant du blanc jusqu'au bleu et au roux, prit soudain une teinte uniforme, grise et sale. Son visage lui-même parut gris et Moka ne vit plus comme tout à l'heure les verres des binocles refléter la lumière et à certains instants briller comme des phares. Non, les verres eux-mêmes étaient ternis. Tout, le personnage et les objets, parut soudain être devenu froid, et dans sa peau de bique Cripure fit à Moka l'effet d'un animal monstrueux qui sortirait de l'eau où une main cruelle l'aurait plongé et maintenu longtemps. Ou peut-être aussi d'un pauvre type qui fait les cent pas sur le quai d'une gare en attendant l'heure de son train et qui grelotte de froid.
Le cœur de Moka se mit à battre à toute force, et cette fois sans porter les mains à son visage, se contentant de fermer les yeux, il dit encore une prière. « Seigneur ! Délivrez-nous ! Si tout ceci est un rêve, eh bien Seigneur, réveillez-nous ! » Et puisant dans cette prière la force d'agir, il se décida, avant même d'y avoir réfléchi, à quitter cette table et à s'avancer vers le fantôme.
On allait bien voir !
Les fantômes, les apparitions, enfin, les mouches ne se laissaient jamais saisir entre les doigts. Il n'y avait pas d'exemple que pareille aventure fût arrivée à personne. Les fantômes et les apparitions s'évanouissaient en général dès qu'on faisait vers eux un geste un peu hardi. Et si oui ou non ce grand corps d'ours qui ne cessait d'aller et de venir était un fantôme, au premier geste réel il allait disparaître, rentrer dans l'ombre et dans l'obscurité d'où il était sorti.
Moka s'avança donc, la main tendue et frémissante, cette grande main osseuse dont il savait si bien faire craquer les jointures et au moment où Cripure passait devant lui pour la centième fois peut-être, il la lui posa craintivement sur l'épaule.
Le fantôme, si fantôme il y avait, se « matérialisa » aussitôt — nouvelle supercherie, peut-être ? En tout cas, ce ne fut point l'air vide que rencontra la main de Moka, mais, sous les poils de la peau de bique, froids et lisses comme de l'écaille, quelque chose de dur et de résistant, ce corps bien réel dont Cripure était si encombré. En réponse à cette pression pourtant légère, Cripure revint à lui-même, émergeant de la profondeur d'un songe. Sa petite tête ronde fit un mouvement de blessé, se pencha sur l'épaule, et dans la lueur grise, sale, si faible encore du jour naissant, Moka distingua derrière les verres du binocle un regard moribond, noyé de reproche.
— Vous m'avez trahi, murmura la petite voix de Cripure, après bien des efforts, comme si la moindre parole eût été pour le moment au-dessus de ses forces, ou qu'il eût pensé que ce n'était même plus la peine de parler.
Décidément, Moka n'était plus sûr de rien : ni de ce qu'il voyait ni de ce qu'il entendait. Lui ! Trahir Cripure !
— Moi ? fit-il, mais tout bas, en appuyant ses deux mains ensemble sur son plastron tout gondolé.
Et il fit un pas en arrière.
— Vous, très précisément, répondit Cripure, sur un ton qui n'était ni celui de la colère, ni même celui du reproche. Moka chercha le mot : c'était le ton de l'information. « Il m'informe, c'est tout. »
— Trahi ?
— A bloc.
— Jamais ! balbutia le malheureux Moka. Comment une pareille idée a-t-elle pu vous venir ? Je me le demande, fit-il, avec accablement, moi qui vous ai toujours défendu, moi qui, pour vous, me...
— Ah ! Ah ! Ah ! Ah !...
Ce rire amer épargna à Moka la peine de dire qu'il se serait jeté au feu pour Cripure.
— Vous ne me croyez pas ?
Cripure prit son temps. Il se remit à marcher, puis, s'arrêtant et regardant Moka dans les yeux :
— Non.
Il refusait aussi l'amitié !
« Seigneur, gémit Moka, venez à notre secours ! Faites-lui comprendre que je l'aime ! »
La manière dont il joignit les mains sur sa figure fit croire à Cripure qu'il pleurait.
— Il est bien temps, murmura-t-il. Qu'est-ce que cela pouvait vous faire ?
Il avait parlé cette fois avec passion et dans ses gros yeux bleus la flamme de la colère avait jailli.
— Quoi donc ? dit Moka, en découvrant son visage.
— Que je meure ?
Moka détourna les yeux, incapable de supporter le regard de Cripure. Comment répondre à une question pareille ! De qui la mort lui était-elle indifférente ? Il pensa à répondre que l'amitié... non, puisqu'il ne voulait pas de ce mot-là ; l'admiration ? Non plus. La... vénération ? Encore bien moins, ni le respect. Et pourtant !
— Quelque chose en vous, dit Moka...
— Ouais ?
— Quelque chose en vous, reprit Moka, surmontant son émotion, quelque chose veut que, nous... que moi... que des hommes comme moi ne peuvent pas consentir...
— A quoi ?
— Ce que vous disiez à l'instant.
— Oh ! moi, j'appelle les choses par leur nom : il s'agissait de la mort, de la mienne, n'est-ce pas. Et vous prétendez qu'un petit quelque chose veut que nous... que moi... que des hommes comme... Qu'est-ce que c'est donc que ce petit quelque chose, mon cher Moka ?
Moka voulut dire : une douleur. Il murmura :
— Un esprit.
Cette fois Cripure éclata d'un grand rire impudique. Autant que le lui permettait la peau de bique, il leva les bras au ciel, dans un geste de stupéfaction.
— Vous vous foutez de moi ? Mais regardez-moi donc, fit-il. Croyez-vous que je ne sache pas à quoi m'en tenir là-dessus ? Un esprit ? répéta Cripure. Je vais vous dire, reprit-il, après un moment de silence : j'ai cru longtemps à un certain sourire des dieux. Mais c'est fini depuis... depuis des années. Oui, mon cher. Je ne crois plus à rien, je ne veux plus rien. Il fit une pause : « Je ne peux plus rien. C'est un mort que vous avez voulu sauver », dit-il avec accablement. Et il acheva entre ses dents : « Si c'est une plaisanterie, je la trouve amère. »
« La douleur le rend fou », pensa Moka, incapable de dire un mot. Cripure ne lui en laissa guère le temps d'ailleurs. Il s'anima :
— Vous avez eu tout simplement pitié de moi, reprit-il, en saisissant Moka par le revers de sa veste. Avouez ! Vous avez voulu sauver ma carcasse, ah ! là ! là ! Hein ? C'est cela ? Dites ?
— Mon bon maître !
— Dites ! Avouez donc !
Il ne lâchait pas Moka. Il se courbait vers lui et leurs visages se touchaient presque.
— Cela n'était pas nécessaire, dit Moka.
— Pas nécessaire ?
— Pourquoi du sang ?
— Mais sacré nom de Dieu, cela ne regardait que moi, entendez-vous ! Moi seul ! Vous avez voulu me sauver la vie et c'est en quoi vous m'avez trahi. La vie ! continua-t-il, en s'exaltant, et regardant Moka droit dans les yeux : « Je me fous de la vie, entendez-vous ? »
Il le secoua et les derniers vestiges de la rose se répandirent à leurs pieds.
— Avez-vous compris ?
— Oui, balbutia Moka.
— Ah, tout de même ! fit Cripure, en le lâchant.
Ils ne dirent plus rien d'un long moment, puis, d'une voix basse, Cripure reprit :
— Tout sera réglé bientôt.
— Mais tout est réglé, mon bon maître. Il ne manque plus que votre signature.
— Ce n'est pas à cela que je pensais, dit Cripure.
— Et à quoi donc ?
— C'est mon affaire.
Cette brusque réponse offensa vivement Moka. Cripure s'en aperçut et s'excusa :
— Je suis un peu brusque, n'est-ce pas ? Je m'en rends compte. Que voulez-vous, fit-il, en haussant les épaules. Je... Au point où j'en suis !
Moka lui prit la main. Ce fut un geste si maladroit que Cripure ne comprit pas tout de suite ce qu'il lui voulait et, du regard, il chercha ce que Moka pouvait bien apercevoir sur sa manche où il n'y avait pas la moindre tache, ni la moindre mouche errante.
— Mon bon maître, dit Moka, en levant vers Cripure des yeux suppliants, promettez-moi que vous ne ferez pas cela ?
Cripure fronça les sourcils, mais il ne retira pas sa main.
— A quoi pensez-vous ? dit Cripure.
— A la même chose que vous, répondit Moka. Il serra plus fort la main de Cripure.
— Ah, vraiment ?
— Vous ne ferez pas cela ?
— Qu'importe, Moka ?
— Non !
— Qu'importe ! Allons, fit Cripure, en arrachant brusquement sa main, allons ! Finissons-en. La comédie a assez duré, monsieur Moka, il est temps enfin de passer aux choses sérieuses. Où est votre papier ? Allons, je le signe ! Tout cela n'a pas d'importance. Mais hâtez-vous, hâtez-vous, monsieur Moka. Le papier tout de suite ! continua Cripure, de nouveau très agité. Profitez de ma bonne humeur, car je sens qu'il ne me serait pas très difficile de revenir sur ma décision et de refuser de signer. Je le sens ! Le papier, monsieur Moka. Ah ! le voilà, s'écria Cripure, voilà le fameux papier libérateur, s'écria-t-il en voyant Moka s'avancer d'un pas sautillant vers le bureau et poser dessus le procès-verbal, qu'il maintint bien à plat, effaçant les plis avec le tranchant de la main et levant vers Cripure deux yeux pleins de bonté et d'espoir. Est-ce que décidément Cripure était sauvé ?
Peut-être. Il se rua vers son bureau avec une telle impétuosité, fit une grimace si laide en se penchant sur le papier, que Moka en fut tout gêné, comme Étienne la veille, devant les cris de Cripure à propos des bicyclettes.
— Où ?
De l'index, Moka désigna l'endroit où Cripure devait signer.
La plume barbota, grinça dans l'encrier. Il fit, bien entendu, un pâté et grommela. Puis, d'un jet, la plume griffant la feuille avec colère, il apposa au bas de ce document une signature haute, en flèche, qu'il souligna d'un gros trait dur finissant dans une gerbe de petites taches, la plume ayant trébuché et crachouillé. Alors il se redressa et du même geste il jeta loin de lui le porte-plume qui rebondit contre le mur, tomba sur le plancher où il resta piqué comme un couteau. Cripure haletait.
Tout cela surprit beaucoup Moka qui l'observait du coin de l'œil. Cripure se laissa tomber dans sa chaise, il se prit la tête dans les mains et gémit. Moka saisit un buvard, sécha l'encre fraîche et mit la feuille dans sa poche en s'éloignant. « Curieux », pensa-t-il.
Cripure ne pleurait pas le moins du monde et ses gémissements n'étaient pas autre chose que des cris de colère mal étouffés, ainsi que Moka s'en rendit compte au moment où Cripure découvrant son visage se leva en s'écriant :
— Roulé ! Encore une fois roulé !
— Tiens !
— Comme au coin d'un bois !
— Moi ? fit Moka, en se touchant la poitrine du bout de l'index.
Il ne semblait pas que Cripure le vît.
— Vous avez eu pitié de moi, dit-il, mais c'est à l'autre que vous avez sauvé la vie. Je l'aurais descendu, oui. C'est-à-dire que...
C'était l'inverse. C'était l'autre qui l'aurait « descendu ». Trois fois dans la même journée, on lui avait enlevé sa mort. Il reprit :
— Il fallait d'abord poser la question du pistolet. Vous me ferez remarquer qu'en posant cette question je me fermais tout recours ultérieur à une formule d'arrangement et que j'étais forcé de me battre à l'épée... et que si je renonçais à la formule proposée, j'étais encore forcé de me battre à l'épée, et que...
— Mais il ne s'agit plus de se battre !
— De quoi donc s'agit-il, monsieur Moka ? De m'enfermer ?
— Jésus-Christ !
— Mais si l'on veut me mettre chez les fous, tout le monde dira que c'est la preuve que j'ai raison, cria-t-il.
— Jésus-Christ, mon sauveur !
— C'est un cas..., je suis poussé à le croire, peut-être unique dans les annales du duel.
— Voyons, voyons, voyons...
— Voyons, me serais-je déshonoré en choisissant le pistolet ? Franchement, demanda Cripure, en ouvrant les mains.
— Mais puisque tout est fini !
Cripure montra ses pieds :
— Me battre à l'épée ! C'est comme si on voulait faire se battre à l'épée un cul-de-jatte. La fureur le gagnait. « Folie, folie, s'écria-t-il. Mais tous les ressorts sont cachés. Ah ! Le compte de l'homme est bon. Réglé, mon ami. Les Augures vont bien rire. Qu'ai-je su prendre ? gémit-il. Je n'ai rien su prendre et il est trop tard. Tout est raté, tout est foutu. Oh, dit-il, en se tournant vers Moka, ce n'est pas vous que j'accuse. »
Son geste signifia soit que Moka était un trop petit personnage pour qu'on se souciât de lui et de son rôle dans une affaire, soit, ce qui était plus vraisemblable, qu'il était lui aussi de ceux qu'on dupe, et que par conséquent...
Il le dit d'ailleurs :
— On vous a roulé aussi.
Moka voulut protester.
— Pardon, mon cher, je vous demande mille fois pardon, interrompit Cripure, en frappant du doigt sur son bureau, comme il faisait dans sa classe pour réclamer le silence, vous n'y avez vu que du bleu. C'était si facile. Si facile ! Ce Faurel, dont la présence était au moins explétive dans cette affaire...
— Faurel, à présent ?
— Le traître en chef.
— Lui ?
— Vous n'allez pas le défendre, j'imagine ?
— Mais si vous l'aviez entendu...
— Suffit, monsieur Moka. Il suffit. Une explication n'a jamais effacé un fait. Mais sachez bien que ce Faurel...
Il fit le geste de viser avec un revolver. Moka devint livide.
— Non ?
— Absolument, dit Cripure. A bout portant.
Moka baissa la tête tandis que Cripure continuait :
— Il m'a volé ma mort. Tâchez de bien comprendre : la besogne était toute faite, n'est-ce pas. J'avais à peine à m'en mêler. Tandis qu'à présent... Mais pas avant de l'avoir descendu, s'écria-t-il, en tressaillant, ah, nom de Dieu, non ! Et sa main s'agitait dans l'espace.
Un vague sourire flottait sur les lèvres de Moka, qui releva la tête. Et à sa grande surprise, Cripure l'entendit lui dire d'une voix douce :
— Vous ne ferez ni l'un ni l'autre.
— Ah ?
— Non.
Moka secouait la tête, semblait écouter quelque voix intérieure.
— Non, mon bon maître, vous ne vous tuerez pas, et vous ne tuerez pas Faurel non plus.
— Ah ?
— Non. Pas du tout.
— Ah ? Et pourquoi ?
— Parce que... Je ne vous crois pas, dit Moka.
— Tiens ! fit Cripure... Ils se regardaient dans les yeux et Moka souriait toujours. Un sourire se dessina aussi sur le visage de Cripure.
— Savez-vous ce que je pense ? dit Moka.
— Je vous écoute.
— Eh bien... je pense que vous ne le croyez pas non plus.
— Par exemple !
— Non, non, il y a de la comédie. Avouez ? Vous avez voulu me faire peur ?
Il s'approcha de la table, se pencha vers Cripure toujours debout de l'autre côté.
— Avouez ?
— Peut-être, dit Cripure.
L'index de Moka se leva dans un geste d'affectueuse gronderie.
— Ça n'est pas gentil de dire peut-être. Dites oui, allons ?
— Eh bien donc, fit Cripure : oui.
— Hurrah ! s'écria Moka, pris d'un fol accès de gaieté. Tout s'arrange. Hurrah !
Le succès lui monta à la tête. Il se mit à battre des mains et, selon son habitude quand la joie l'empoignait, il dansa. Puis il prit les deux mains de Cripure et les secoua longuement.
— Vous ne m'en voulez pas ?
— De quoi ?
— De ce que je viens de vous dire, à propos de la comédie ? Vous ne m'en voulez pas ?
Sa voix était basse, à peine perceptible.
— Non, dit Cripure. Du tout, voyons. Et il détourna son regard.
— C'est quand vous avez jeté ce porte-plume, vous savez, après avoir signé !
— Oui ?
— Ça m'a semblé drôle.
Il tenait toujours les mains de Cripure.
— Pas à dire, fit Cripure, vous êtes un sacré type. Il éclata de rire. « Ah ! Ah ! — et il lui secouait les mains — vous, n'est-ce pas, c'est-à-dire, avec vous, on ne peut pas savoir. Ah ! sacré nom de Dieu, je retire ce que j'ai dit tout à l'heure : vous, on ne vous roule pas. »
C'était lui, maintenant, qui ne lâchait plus les mains de Moka. « Impayable tout de même ! Le sublunaire a du bon. Trouvez pas, mon cher ? Inouï, inouï... »