Étienne parti, Cripure s'était jeté sur son divan, en proie à une crise de fureur. Dans sa rage, il avait chassé les « petites bêtes » stupéfaites de le trouver si brutal, lui ordinairement si doux, si tendre avec elles, capable de les caresser pendant des heures entières et de murmurer à l'oreille de la belle épagneule toutes sortes de petits mots d'amour comme il n'en disait et n'en pouvait dire à personne. Mais la belle Mireille elle-même n'avait pas été épargnée. Elle s'en était allée, l'oreille basse, suivant le cortège des autres, jusqu'au fond du jardin, méditer sur les passions humaines. Cripure s'était roulé sur le divan, retenant ses cris à grand-peine, fou d'impuissance.

Quel homme au monde fût demeuré de sang-froid apprenant que contre lui une telle préméditation avait été ourdie, alors qu'il n'était ni esclave ni tyran — ni Socrate — et que cette volonté meurtrière ne venait ni de la jalousie ni de la vengeance, à peine de la haine ? Il suait et tremblait à la pensée de cette chute évitée par un si grand hasard, aussi sûrement mortelle que de tomber de la nacelle d'un ballon — ou de la lune. Et pourtant, pourtant ! Quelle plus belle mort : lui, assassiné, rejeté enfin tout entier corps et âme, craché, vomi par la société dans un gros caillot de sang. Une mort splendide. A supposer qu'il ait eu dans l'instant même où elle serait survenue encore un éclair de conscience, une telle mort lui fût apparue sans doute — sans aucun doute — comme une compensation mille fois trop royale à tout ce qu'il avait souffert dans sa vie, la preuve des preuves que cette bande de salauds... « Mais précisément, s'était-il écrié dans sa fureur, en se relevant — Maïa était dans sa cuisine, et il parlait pour lui tout seul — mais précisément, ce n'est pas là une machination simple, n'est-ce pas ? C'est une machination du second degré. Ils ont des inspirateurs... un inspirateur : Nabucet, ça ne fait pas l'ombre d'un doute. Oh ! cet homme ! Et ne pouvoir rien dire, ne pas pouvoir le dénoncer, même à Maïa. » Il avait essayé une fois de dire qui était ce Nabucet, mais il avait lu si clairement alors dans les yeux des autres qu'on le prenait, lui, Cripure, pour un pauvre malade atteint du délire de la persécution !

Ivre de douleur, se prenant la tête à deux mains, il s'était mis à tournoyer dans le bureau en appelant : « Maïa ! Maïa ! »

Quoi ? Qu'est-ce qu'il lui voulait encore ? C'était pas bientôt fini c'te comédie ? Elle allait pas bientôt pouvoir travailler tranquille, finir de préparer les belles nippes ? « Quoi ? Qué qu'y a ? » A la vue de Maïa, la crise de fureur avait repris de plus belle. Il avait crié, menacé, parlé d'une camarilla — qu'est-ce que c'était encore que ça ? — acharnée à sa perte, d'une main noire... Maïa n'avait pas perdu de temps. Elle l'avait pris solidement par la main, et ouste mon bonhomme, que j'te précipite un peu le mouvement. Il était pas maboul des fois ? Une main noire ? Ousqu'il allait chercher des cornichonneries comme ça ? Allez ! Allez ! mon garçon... Assez débagoulé comme ça ! Et en moins de dix minutes, ce qui ne s'était jamais vu, Cripure s'était trouvé lavé, habillé des pieds à la tête, brossé, ciré, enveloppé dans sa peau de bique et conduit dehors tambour battant, avec la prédiction que le grand air lui ferait du bien et la recommandation vingt fois répétée de ne pas raconter des conneries si des fois il rencontrait du monde. Dès les premiers pas dehors le grand air avait agi sur lui, en effet, d'une manière bienfaisante, comme l'avait prédit Maïa et il n'était pas en route depuis dix minutes qu'il pensait déjà tout autrement à cette histoire. Somme toute, il avait peut-être eu tort de s'emballer. Ce Nabucet était une canaille, c'est entendu, un grand coquin, on le décorerait un jour lui aussi, mais tout de même, de là à penser au crime !... Oui, il avait peut-être eu tort. Ce n'était pas raisonnable, pas sage. Nabucet devait penser à autre chose qu'à des histoires de bécanes. Il devait penser à sa Compagnie d'Art Dramatique et aux prochains spectacles qu'il donnerait au bénéfice de « nos chers blessés » — quel bon prétexte à peloter les filles ! — il devait penser à Mme Faurel. Le salaud ! « Et dire que je me suis un jour égaré dans son salon ! » Est-ce que Nabucet n'avait pas tenu salon, dans les années qui avaient précédé la guerre ? Certes, il n'avait pas attendu les décorations aux femmes de députés pour déployer son zèle. Tout ce que la ville – Nabucet disait : la cité — comptait d'esprits curieux de littérature, d'art, et même de science, se réunissait chez lui le vendredi de cinq à sept. Nabucet entendait prouver que Paris n'avait pas le monopole de l'esprit, il voulait — qu'il disait ! — lutter contre cette dangereuse centralisation qui faisait de tous les provinciaux des parents pauvres, alors qu'ils étaient autant que les Parisiens, et souvent même mieux qu'eux, capables d'une pensée désintéressée, et Cripure avait entendu dire que la devise de ce... lèche-bottes était : « Pour les autres. » Il y avait de quoi se tordre, n'est-ce pas, de quoi se rouler par terre et crever de rire ah ! là là ! Et ça voulait jouer un rôle. Au fait, Nabucet en jouait un. Cripure avait eu des échos de ce salon. Autour d'une tasse de thé, l'hiver, devant un feu de bois pétillant, quelles « charemantes » réunions ! M. l'Inspecteur d'Académie leur avait apporté un soir la révélation de l'Espagne, parcourue aux dernières vacances, hélas ! sans avoir pu assister à une course de taureaux (corrida). Le docteur Blanc leur avait fait une autre fois toute une conférence sur les moyens de prolonger la vie, si bien qu'échapper à la mort leur avait ensuite à tous paru, selon l'expression même du docteur, n'être qu'une simple question de doigté. Enfin, un soir, Nabucet avait vu entrer dans son salon Cripure en personne, maladroit et timide, qui ne songeait même pas à ôter sa peau de bique et s'était posé tout de guingois sur une chaise comme un gros porc-épic. Quelle victoire pour Nabucet que de tenir là cet insurgé, quel triomphe ! C'était comme une reddition. Cripure venait là de son plein gré, sans être invité et, tout compte fait, « il eût fort bien pu s'offrir le luxe de ne pas me recevoir ». Nabucet y avait songé une seconde d'ailleurs, transporté qu'une aussi belle occasion de vengeance lui fût offerte et par qui ? Par la victime elle-même. Mais il avait réfléchi qu'il était plus politique de recevoir au moins une fois cet « irrégulier » et de le laisser se montrer au naturel. Excellente tactique. Cripure avait déçu l'assemblée en parlant avec trop de flamme d'un écrivain étranger, un certain Ibsen dont il semblait tout féru. Même alors, et qu'eût-ce donc été aujourd'hui, cette exaltation d'un étranger leur avait semblé incongrue. Elle témoignait de sentiments hostiles à la culture française. Que diable, mais que diable avait-on besoin de tous ces Suédois et autres métèques ?... « Grâce à Dieu, s'était écrié Nabucet, nous avons chez nous tout ce qu'il nous faut et nous nous passons fort bien de ces barbares qui n'ont rien à nous apprendre. » Au contraire. Est-ce qu'en littérature comme en tout, ces gens-là n'étaient pas de plats imitateurs de la France ? Est-ce que ce n'était pas toujours des Français qui inventaient et les autres qui tiraient profit de ces inventions ? Quoi ! Les marrons du feu ! Il avait eu la lourdeur, ce Cripure, d'insister en parlant d'un certain Nietzsche — un Allemand — ce qui avait fait dresser l'oreille à M. Babinot, comme toujours quand on parlait devant lui de ces « zouaves-là ». Bref, Cripure, venu là poussé par un ennui sans doute plus intolérable ce jour-là que les autres, avait essuyé l'échec le plus sanglant sous l'œil narquois de Nabucet qui l'avait laissé s'enferrer. Il en ferait de même tantôt à cette fête, s'il en trouvait le moyen, pensait Cripure, en se traînant le long des rues.

Son petit chapeau de toile rabattu sur l'œil, sa peau de bique flottante, sa canne tenue comme une épée, et cet effort si pénible à chaque pas pour arracher comme d'une boue gluante ses longs pieds de gugusse, Cripure avait l'air dans la rue d'un somnolent danseur de corde. Sa myopie accusait le côté ahuri de son visage, donnait à ses gestes un caractère ralenti, vacillant, d'ivrogne ou de joueur à colin-maillard. Il avait toujours l'air de lutter contre un coup de vent et, sur le trottoir, il avançait en rasant les murs, le menton pointé comme un éperon, fouettant l'air derrière lui avec sa canne comme pour chasser d'invisibles monstres acharnés à ses trousses. Ses lèvres remuaient comme celles de qui récite des prières, peut-être des exorcismes. Et sous son coude, il serrait une serviette noire, sa vieille serviette d'étudiant devenue sa serviette de professeur, objet précieux qui, ce matin, ne contenait pas que les copies de ses élèves et les livres tout à l'heure nécessaires à son cours, certes non, mais des titres qu'il allait déposer à la banque, et une liasse de billets. Maïa avait eu beau le bousculer, il avait tout de même trouvé le moyen de ne pas oublier la précieuse serviette, préparée la veille il est vrai, et il se hâtait, voulant passer à la banque avant de se rendre au lycée. Mais il avait beau faire, ce n'était pas encore aujourd'hui qu'il échapperait au supplice d'entendre les gens marcher derrière lui, se rapprocher, le dépasser. D'aussi loin qu'ils survenaient ils le dépassaient quand même toujours, même les vieillards. O martyr ! Peut-être — car il n'était plus question de toucher aux bécanes — se déciderait-il à faire l'achat d'une petite voiture, alibi à roulettes. « Hum... Calé sans doute à manier de pareils outils. » Mais l'idée était séduisante, à condition bien entendu de faire examiner l'engin sur toutes ses coutures par quelqu'un de compétent, Basquin par exemple, faute de quoi il se laisserait encore coller dedans comme un pauvre bougre... C'était à voir, tout ça. Et en attendant, il aurait bien pu se payer un fiacre, faire un arrangement avec ce vieux cocher, le père Yves. Il n'y avait plus que lui en ville. Le père Yves viendrait le chercher le matin pour le conduire au lycée. Ça ferait pacha, barine dans une troïka ? Et après ? Ce serait fini au moins de battre ces rues, ô Seigneur ! ces rues dormantes, nids, laboratoires à cloportes, dont parfois l'aspect lui avait étreint le cœur comme un remords, l'avait jeté dans de longues paniques d'où il était sorti comme d'un rêve, mais pour apprendre un malheur véritable. L'herbe y poussait à l'aise comme sur les ruines ou dans les cours des prisons ; et sans doute les hommes qui vivaient derrière ces façades aveugles avaient-ils eux aussi le cœur plein d'herbe. Un rideau qui s'entrouvre sur une partie de bésigue que mènent silencieusement deux vieillards, une rue grise de pluie et, au bout de cette rue, la silhouette furtive d'un cloporte. Quelque part, derrière des persiennes bien closes, la voix aiguë d'une femme mûre chantant l'Ave Maria de Gounod, sa « jeune fille » l'accompagnant au piano, tandis que, dans la cuisine à côté, on entend retomber un à un dans le tiroir les couverts d'argent qu'essuie la bonne à tout faire ! Il avait pu, des soirs, frissonner jusqu'à l'angoisse et jusqu'aux larmes devant ce sordide et cet abandon.

Ah ! là ! là ! Que ne pouvait-il filer ! Rompre sa chaîne ! Mais depuis longtemps il n'était plus, comme les autres, qu'un homme des fonds, garrotté. Peu probable qu'il ait jamais l'audace d'un acte de délivrance. Ici, rien ne poussait au joyeux courage libérateur : tout poussait à un courage désespéré, où la mort coïncidait avec la levée d'écrou. Monde fini. Usé jusqu'à la corde. Ah ! là ! là ! oui : filer. Foutre le camp aux Indes néerlandaises ou ailleurs,

 
 

Contempler ton azur ô mer équatoriale !

 

brûler la politesse à cette soi-disant civilisation dont... à laquelle... la guerre du Droit et tout le sacro-saint fourbi ! Filer, oublier et renaître !

D'autres qu'il admirait avaient eu ce courage. Du jour au lendemain, ils avaient rompu leur ban d'infamie, brisé l'amarre qui les enchaînait à un présent, à un passé, à un avenir également ignobles. Libres, ils avaient couru toute leur chance. Mais lui... « Mais moi ? Est-ce qu'on file ? Java est loin ! » Il ne filerait jamais que jusqu'à sa petite villa, au bord de la mer, et toute la journée il chasserait, pêcherait des coquillages, bouquinerait, si l'envie lui en revenait. Il se baignerait dans une solitude, mais pour combien de temps encore, inviolée ? La mer serait tiède...

 
 

Homme libre, toujours tu chériras la mer...

 

Encore un an avant la retraite.

Combien de semaines avant les vacances ? Avant que d'aller se rouler dans le sable et chasser le courlis, il faudrait en faire des pas et des pas et en débiter des mensonges ! Et pour couronner l'ouvrage, s'envoyer la corvée du bachot, faire passer leur examen à ces petits messieurs, pauvres gosses volés, dupés scandaleusement. Il se prêterait à la comédie, toujours complice. Et même il tirerait son profit de la circonstance. Il ne pensait pas seulement en effet au dérisoire bénéfice des quelques francs alloués par copie corrigée — ce qui ne faisait jamais une grosse somme, mais enfin, c'était toujours bon à prendre — mais à un profit plus réel : il irait comme d'habitude prendre pension à l'Alcazar. Tous les ans dans la saison du bachot, quand il lui fallait aller à Sernen faire passer l'oral, session qui durait plusieurs jours, c'est à l'Alcazar qu'il prenait pension, c'est-à-dire au bordel. Il écrivait à l'avance à la patronne pour qu'on lui retînt une chambre et passait là trois ou quatre jours dans la compagnie des filles qui elles au moins avaient, n'est-ce pas, sur les autres femmes et en général sur l'humanité soi-disant civilisée un avantage primordial : celui d'être absolument vraies. Il couchait peu avec elles. Ce qu'il aimait, c'était l'atmosphère, l'odeur du bordel, le rapport fraternel avec des femmes qui savaient ne pas se moquer de lui, ne pas avoir pitié non plus. Nulle part comme à l'Alcazar il ne trouvait le repos. C'était pour lui comme une sorte de Java à portée de la main. Une rupture avec leur ordre. Cripure s'y faisait conduire ouvertement, en voiture, après les séances d'interrogations, parfois accompagné par un de ses collègues, un autre professeur de philosophie qui lui aussi, dans son trou lointain, cloportait à sa façon d'un bout de l'année à l'autre et concevait la saison du bachot d'une manière à peu près semblable à celle de Cripure.

Est-ce qu'elle serait encore là cette grande brune de l'année dernière qui aurait tant voulu savoir ce que c'était que la « vraie philosophie » et à qui il avait offert une bombe au champagne ? Si oui, il lui raconterait l'histoire des bécanes, « pour voir »...

 

Des rues. Il s'arrêta au bord d'un trottoir, se récitant à lui-même cette définition du dictionnaire : « Cloporte : nom vulgaire donné indistinctement aux crustacés isopodes composant la famille des oniscidées. Animaux essentiellement terrestres (régions tempérées) vivant les uns sur les bords de la mer, sous les pierres ou dans les fentes des rochers, les autres dans les endroits humides et obscurs : caves, celliers, sous la mousse et les vieilles écorces. Plusieurs ont la faculté de se rouler en boule à la moindre apparence de danger. »

Pouvait-on rien dire de plus juste ? De plus opportun ? Car tandis qu'il était arrêté ainsi, la maigre bossue et son chien jaune apparurent au bout de la rue. Elle sautillait, semblait mener le cortège de toute une bande de conscrits qui chantaient en se tenant par le bras, un immense drapeau balayant leurs têtes — ou bien la pourchassaient-ils ? Cripure recula, s'effaça dans un coin de porte. O vision !

Les conscrits avançaient comme en roulant sur la chaussée, semblaient houspiller la bossue et hurlaient, sous leurs chapeaux tout flamboyants de rubans et de cocardes ; ils en portaient aussi à la boutonnière. Que ne leur avait-on mis un brin de persil dans les narines ! « O vil troupeau ! Tu mérites ton sort... Toute cette jeunesse qui consent à se laisser duper. O bassesse et bêtise humaines ! Mais révoltez-vous donc ! » Et tout brûlé de colère, Cripure s'arracha à son coin de porte et descendit du trottoir comme pour s'élancer à leur rencontre. Hélas ! Son binocle tomba. Ténèbres.

Perdu, il battit l'air de ses bras, lâcha sa canne. Les conscrits passaient dans un hurlement féroce.

 
 

On les aura

Quand on voudra

Ah ! Sale Boche tu sortiras

De tes sacrés trous de rat

 

Rafale. Cripure battait des bras, cherchait d'une main incertaine cette saloperie de binocle qui n'en faisait jamais d'autres et les conscrits étaient déjà loin qu'il restait toujours là, comme un nageur en grand danger dans un remous. Une main prit la sienne, une main énergique, une main au moins aussi énergique que la main de Maïa tout à l'heure, et sans qu'un mot fût prononcé, il se retrouva sur le trottoir, le binocle d'une main, sa canne de l'autre. « Ah ! merci, merci », balbutia-t-il, en remettant le binocle en place. Il n'y eut pas de réponse et à sa grande stupéfaction, Cripure, retrouvant la vue, découvrit que son mystérieux et muet sauveur, c'était M. le Maire en personne, lequel fossoyait de ce côté. M. le Maire n'avait pas le temps de s'arrêter, c'était évident. Il fit même en s'éloignant un signe qui devait vouloir dire cela, un petit geste de ses doigts : « Pas le temps, mon cher, pas une minute à moi... » Et il s'éloigna et disparut au point où tout à l'heure la bossue avait surgi. Curieux manège. Très singulière horlogerie. « Si ça dure longtemps comme ça, se dit Cripure, je deviendrai fou avant la fin. » Et il se remit en marche, balançant sa canne avec fureur, et plus que jamais fouettant des monstres à ses chausses.

Déjà fourbu, après à peine une demi-heure de marche. Depuis quelque temps, il engraissait, mais de ce qu'on appelle une mauvaise graisse, une graisse blanche, il prenait une apparence soufflée, maladive et éprouvait plus de peine que jamais à se traîner dans les rues. Il suait dans sa peau de bique. Une espèce de soleil blanc était venu, dans un air humide mais presque tiède. Et la peau de bique lui restait collée sur le dos. Les rares cloportes dont les silhouettes prudentes apparaissaient de temps en temps dans l'étau des rues semblaient regarder Cripure avec une façon de sourire et de s'étonner autre qu'à l'habitude. Ils l'espionnaient ? Ils voulaient savoir où il allait ? Hum... Qu'avaient-ils besoin de savoir s'il possédait ou non de l'argent ? Ça n'était pas leurs oignons. Il souffrait déjà bien assez de devoir parler de ces choses... intimes à un employé quelconque sans que les autres vinssent l'épier et ricaner sous son nez : « Ce vieil anarchiste, il a tout de même des économies en banque et c'est aussi un propriétaire ! » Eh bien ? Et puis après ? Est-ce qu'il avait des comptes à leur rendre ? Est-ce qu'il n'était pas libre de se contredire ? Ah, tout de même c'était étonnant comme ils étaient chatouilleux sur le chapitre de l'argent et des immeubles, comme si tout cela avait eu le moindre rapport avec une pensée honnête.

Il jeta autour de lui un regard prudent avant de pénétrer dans la banque, lieu désert, glacé, silencieux, malgré les chuchotements de quelques ombres de cloportes aux guichets. Il n'avait pas besoin de voir leurs visages pour les reconnaître. Il les reconnaissait de dos. Des gens à qui de sa vie il n'avait adressé la parole étaient quand même pour lui comme des intimes. Il savait tant de choses sur leur compte ! Par quels chemins mystérieux étaient arrivées jusqu'à lui ces révélations toujours si tristes sur leurs vies ? Peut-être n'était-il possible à personne de garder le secret, chacun était peut-être à soi-même son propre délateur ? Il s'assit devant une table où il posa sa serviette en attendant son tour. Des murmures comme de prières ou de confessions. Un temple ? Oh, l'idée était un peu simple. Temple de l'Or. C'était une idée qui devait traîner dans les petites feuilles anarchistes qu'il lisait dans sa jeunesse. Tas d'idiots ! Ah ! Ne plus être un pauvre type, mais un roi de la finance, un de ces maîtres du monde comme il y en avait quelques-uns, un Rockefeller, un Zaharoff, un Pierpont Morgan, des as, ceux-là, des mecs à la redresse, des individus magnifiques, n'est-ce pas, de belles bêtes de proie, pas du tout des types dans le genre de ce M. Pinche qui s'avançait vers lui et lui demandait de ses nouvelles. Comment il se portait ? Mais très bien, et vous-même ? Il avait, ce M. Pinche, une tête de vieil oiseau ébouriffé emmanchée d'un long cou. Il revenait du marché, un filet plein de choses au bout du bras. Tiens, des binocles, lui aussi. Et il avait soixante-sept ans depuis la veille, eh ! eh ! Mais solide comme le Pont-Neuf, vous savez, ah ! pour ça... Depuis qu'il était à la retraite, il travaillait pour « s'entretenir ». Dans quoi était-il autrefois ? L'enregistrement.

— Entre nous, j'écris, je compose un petit roman. Ça m'amuse de créer des personnages.

Il avait aussi écrit un grand poème dans le genre de la Jérusalem délivrée, mais plus court, un millier de vers environ.

— J'écris, pour mon plaisir. Mes héritiers feront de cela ce qu'ils voudront, vous comprenez ? Une pause, et la bouche du monsieur s'ouvrit toute grande, le mégot restant collé sur la lèvre. Quel triste regard ! Au bout de son bras, le filet semblait peser comme de la fonte. « Il faut bien échapper aux contingences. » Et oubliant qu'il n'écrivait que pour son plaisir : « J'aurais voulu faire une petite édition de mon poème. » Ça ne coûtait pas très cher, deux mille francs pour une centaine d'exemplaires. Est-ce que Cripure trouvait ça exagéré, lui qui était de la partie ? Cripure ne le savait pas, il ne pouvait rien dire. Il avait publié un machin, autrefois, sur un certain Turnier, un autre sur les Mèdes, mais... « n'est-ce pas, ce n'était pas à compte d'auteur ». Enfin quoi qu'il en soit M. Pinche aurait publié son poème si sa femme le lui avait permis. « Mais c'est toujours la même histoire, mon cher, on n'en sort pas : l'intellectuel contre le pot-au-feu, quoi. Mme Pinche me dit : écris des vers si ça t'amuse, moi j'approuve même, et puis ça ne fait de mal à personne, mais pour dépenser nos sous à ça, va-t'en à la balançoire ! » Nouvelle pause. Nouveau bâillement. Le mégot semblait une verrue énorme. « Mais si jamais je deviens libre », dit M. Pinche. Et ce fut tout ce qu'entendit Cripure. M. Pinche disparut comme un fantôme, engagea quelque part sa tête dans un guichet comme un vieux cheval dans sa mangeoire.

Bien. Rien à dire. Ça continuait. Ce M. Pinche devait être marié depuis une quarantaine d'années environ : l'amour conjugal est une belle chose, cet amour dont ils ne parlaient jamais entre eux, bien sûr, mais qui était sous-entendu « comme il est sous-entendu que le mort gît sous la dalle ». Qu'est-ce qui faisait qu'ils restaient ensemble toute la vie ? — La fascination.

— C'est à vous, monsieur Merlin.

Délivrance. A son tour, il engagea sa tête dans un guichet. Eh bien ? Est-ce que les opérations avaient été bonnes ? Est-ce qu'il n'y avait pas trop à se plaindre ? Si souvent on l'avait refait, n'est-ce pas, qu'il n'approchait plus un guichet de banque sans la tremblote. Mais pour une fois, il pouvait s'estimer heureux. On avait assez bien vendu. Il devait lui revenir dans les mille francs environ. Mille balles de bénef ! Bono bono... Ça lui mit un peu de cœur au ventre. Il déposa les titres et les billets qu'il avait dans sa serviette, donna un nouvel ordre de vente, empocha le billet de mille francs et sortit de là presque allègre. Mille francs, ça n'était pas énorme, mais c'était quand même une somme. On pouvait faire avec ça pas mal de choses, aller encore assez loin. Un billet pour Marseille n'en coûtait pas tant, il s'en fallait de beaucoup.

En route ! Mais pour le lycée.