Cripure dictait son cours.

Assis sous la fenêtre, il était énorme dans sa peau de bique, un ours. Ses mains pointues étaient posées sur ses genoux.

— La morale, n'est-ce pas, est une science, n'est-ce pas, ou un art. Écrivez !

— Un quoi ?

— Un art, soufflait-on de plusieurs côtés de la classe. Un art !

— Silence ! ordonna-t-il, d'une voix coupante, exaspérée. Ils rirent ; il les menaça : « Le premier qui bronche, n'est-ce pas, je l'expédie dare-dare à la permanence, nanti d'un viatique de quatre heures de colle. Suffit ! » Il poursuivit, précipitant sa dictée : « La morale est une science ou un art qui enseigne aux hommes à se conduire dans la vie. Écrivez donc ! »

Les plumes grincèrent. Ce grincement des plumes, ce n'était pas non plus une chose si simple, mais comme le grésillement d'une armée de fourmis, ou d'araignées, sur du sable...

Il tira sa montre de son gousset : encore un quart d'heure. Comme ses classes étaient longues, comme tout était long, en général ! On entendait, toute proche, venant de la classe voisine, la voix nasillarde de M. Babinot :

— Le Bars est-il un mauvais élève maissieurs ?

La classe répondit en chœur :

— Oui !

Mais Babinot :

— Nan ! Nan ! Je vous dis que nan ! Et pour-re-quoi, maissieurs, vous dis-je que nan ? Par-ce-que-si-Le-Bars é-tait-un-monvais-é-lève... il serait aussi... Allans ! Maissieurs, allans ! Que serait-il, voyons ?

— Un mauvais Français, répondirent les élèves d'une seule voix.

— C'est ce que je voulais vous faire dire ! Il serait un monvais Fronçais ! Et-Le-Bars-est-il un mon-vais Fron-çais ?

— Non.

— A fortiori donc, maissieurs, notre ami Le Bars est un ban élève, et il va nous réciter sa leçon. Nous disions donc, monsieur Le Bars, nous disions donc que Verdun...

Un bruit de pieds, puis le silence.

— Je vous félicite, maissieurs ! Asseyez-vous !

De nouveau les pieds. Et Babinot reprit :

— Que Verdun a subi onze sièges. Ce sont...?

Une petite voix enfantine commença :

— En 451, Attila...

Avec un soupir, Cripure releva la tête : ses propres élèves, la plume en l'air, n'attendaient que ce moment pour éclater de rire. Il comprit qu'il les avait oubliés.

— Silence, ordonna-t-il, d'un ton criard, apeuré. Mais les rires redoublèrent et il se leva, fuyant l'angoisse, mesurant une fois de plus son impuissance.

Debout, il était grotesque, non plus ours, mais singe, orang-outang paralysé et fléchissant sur des genoux trop hauts. Le rêve glissait sur la réalité comme une réalité plus menaçante. Il jeta sur les élèves un regard de terreur ; leur joie s'accrut.

D'année en année, le mal empirait. Finirait-il sa « carrière » dans la peau d'un gâteux qui fait le guet tandis que les potaches jouent aux cartes ; dans la peau d'un cloporte ?

— Silence, ganaches !

Son poing tomba sur la chaire qui résonna comme un fût. Ils firent silence. « Ce n'était peut-être qu'une alerte », pensa-t-il.

A son banc, un élève faisait bruyamment claquer ses doigts.

— M'sieu !

Cripure mesura ses chances, fixa un œil profond sur cette petite figure canaille, bouffie de rire.

— Qu'avez-vous à dire, monsieur Gentric ?

Gentric se leva, et débita d'un trait :

— Est-ce vrai, mossieu, qu'Emmanouel Kant, l'immortel auteur de la Cripure de la Raison tique...

Un pur délice secoua la classe. Ils ne se contentèrent plus de rire : ils battirent des mains, tapèrent des pieds sous les tables, poussèrent de petits cris : « Crip... Crip... Cripure... »

Cripure ferma les yeux.

— Est-ce vrai qu'il était puceau ? acheva Gentric.

Les plus lâches — un grand nombre — rentrèrent le cou dans les épaules. Innocent, Gentric, regardait à droite, à gauche, comme un gros oiseau.

Contre leur attente, Cripure lui aussi sourit, puis, il rit tout à fait, et sa chaîne de montre tressauta sur son bedon. Ah ! tout de même, c'était bien, n'est-ce pas, cet irrespect des idoles ! Tout de même...

— Trop d'esprit, n'est-ce pas, monsieur Gentric, et trop rabelaisien. N'y revenez pas !

Il rit de plus belle.

Gentric pouffa. Les autres, voyant que « ça passait », relevèrent la tête et voulurent faire chorus. Tant de lâcheté révolta Cripure. Décidément, ce que l'homme, à tous les âges, pouvait montrer de plus laid, c'était bien l'hypocrisie sans l'audace.

— Vous, s'écria-t-il, taisez-vous, cancres que vous êtes, troupeau d'infatués, fils à papa ! Sales bourgeois ! Que venez-vous chercher ici ? La Culture ? Parlons-en, n'est-ce pas, bande de... aigrefins ! Vous n'êtes que...

Il retint sur ses lèvres cette audacieuse injure : assassins.

Ils devaient se cacher quelque part dans le tas, les deux ou trois petits salauds qui avaient dévissé les écrous des bécanes. Ils devaient trembler de peur, en ce moment, à l'idée de se faire coller pour toute la journée de jeudi. O dégoût ! « Et dégoût de moi-même aussi, car enfin... »

Car enfin, il s'était monté le coup. Et la preuve, c'est qu'il avait à peine repensé à cette histoire, c'est qu'il ne savait pas encore s'il irait oui ou non se plaindre au Proviseur...

On frappa. En même temps la porte s'ouvrit, et M. Bourcier entra brusquement. Cripure, cramoisi et suant de colère, étouffait. Son bras levé s'abaissa, il esquissa même un sourire, en réponse au bonjour du Censeur qui ne se découvrait pas. Mais ce fut le sourire penaud d'un homme pris en faute, qui quémande son pardon, et le bonheur — oui, le bonheur du passant menacé qui voit surgir les flics.

Les élèves étaient figés dans une attitude faussement respectueuse, mais riaient sous cape. Ils sentaient bien que le plus coupable aux yeux du Censeur, c'était Cripure, et non eux.

M. Bourcier promena sur la classe un regard triste, opaque, et resta longuement sans parler, ses yeux allant de l'un à l'autre, comme hésitant à choisir une victime. Il créait l'atmosphère, mais la victime lui était connue, et enfin, il arrêta sur Gentric son pesant regard.

— Monsieur Gentric ?

Gentric prit une attitude raide de soldat au garde-à-vous, et ses talons claquèrent insolemment.

— Vous serez consigné toute la journée du jeudi, prononça lentement le Censeur. Et ses yeux s'agrandirent sous les épais sourcils.

Gentric souriait.

M. Bourcier regarda Cripure. Celui-ci haussa imperceptiblement les épaules.

— Bien, monsieur Gentric, dit le Censeur, d'une voix changée, toute prête à l'éclat, puisque ça vous fait sourire, vous me ferez deux consignes au lieu d'une. Souriez-vous encore ?

Furieux d'être bravé, il se contenait à peine.

— Non, monsieur le Censeur.

L'insolence de cette réplique était d'autant plus grande, qu'évidemment Gentric luttait contre une folle envie de rire aux éclats.

— Prenez garde, monsieur Gentric, la porte est au bout des consignes, m'avez-vous bien compris ?

— Parfaitement, monsieur.

— Veuillez y passer illico !

Gentric rassembla ses affaires, sortit fort délibérément, et referma la porte derrière lui, tranquille.

— Et d'un ! conclut M. Bourcier.

Il se tourna vers les autres, et les menaça des peines les plus sévères au moindre mouvement d'indiscipline. Il détruirait ce détestable esprit d'insubordination et d'irrespect qui se répandait dans la jeunesse et — avis ! — il serait sans pitié pour les meneurs.

Il termina son apostrophe en rappelant les douloureuses circonstances où la France se débattait.

— Il serait lâche de votre part de mettre mal à profit la liberté que vous laisse l'absence de vos pères.

Cette phrase, mille fois entendue, fit comprendre aux potaches que la harangue était finie. Ite missa est. Le Censeur se tourna vers Cripure qui baissait la tête.

— Serrez-leur la vis, monsieur Merlin.

Et il sortit rapidement, toujours sans ôter son chapeau.

Le silence se prolongea encore un instant après ce départ puis de gros soupirs ironiques, des « ouf ! », rappelèrent Cripure à lui-même.

— Où en étions-nous ?

— ... un art qui enseigne aux hommes à se conduire dans la vie.

— Bon. Enchaînons. En titre : « Morale individuelle et morale sociale. » Écrivez !

Le dos voûté, les mains au fond des poches, il reprit sa dictée, d'une voix pleine de saccades et d'irritation, d'un ton qui réprouvait chacune de ses paroles. L'œil mort derrière le lorgnon, cherchant la lumière comme un souvenir, il avait l'air d'une grosse mouche prisonnière bourdonnant contre une vitre. Dans les silences de sa dictée, sa bouche se crispait, ses lèvres minces semblaient disparaître, avalées, et la pointe du menton remontait. Les plumes grinçaient. Il continuait :

— Une question se pose : celle de savoir si la morale individuelle doit être subordonnée à la morale sociale, ou au contraire la sociale à l'individuelle, ou si les deux morales doivent être juxtaposées et bénéficier de droits égaux. Selon certains philosophes...

— La grosse cloche sonne, monsieur, interrompit quelque émule de Gentric. Et, sans attendre que Cripure en donnât l'ordre, les potaches s'élancèrent tous à la fois vers la porte dans un tumulte furibond, le bousculant au passage, histoire de lui arracher, en douce, de grosses touffes de poil de bique.

 

Il se frotta les tempes du bout des doigts — le tic –, rajusta son binocle et, avec les gestes hésitants d'un homme qui, à chaque pas, s'attendrait à tomber à l'abîme, il sortit de la classe, fermant derrière lui la porte à double tour. M. Babinot, les mains croisées sous les basques de sa requimpette, la tête penchée, faisait retentir sur les dalles ses gros souliers à clous et grommelait pour lui tout seul.

Voyant Cripure, il courut à lui :

— Savez-vous, dit-il, savez-vous à quoi je pensais ? A moi ! A ce haïssable moi dont parle le philosophe ! Eh bien, quand je dis moi, c'est d'un disparu que je parle. La guerre nationale, le péril national, la résistance nationale...

Cripure était déjà loin. Direction : bistro.

 
 

Des rues, pour changer. Supplice connu. Il en avait bien pour une demi-heure avant d'atteindre le café Machin. Se traîner. Il prenait les maisons en grippe. « Tout ce travail des hommes depuis tant de siècles, pour aboutir à ces boîtes hideuses ! Qu'est-ce qui les avait empêchés de mettre partout des fontaines, des jardins, des palais ? Pourquoi pas les palais des Mille et Une Nuits ? Au moins si j'étais aveugle ! »

Il n'était que myope.

Quelqu'un passa et murmura une parole de pitié en le voyant.

« Et sourd ! »

Il poursuivit courageusement sa route.

Au passage, il jeta un coup d'œil à la Préfecture, monument spirituel en son genre. Quand il lui arrivait d'en franchir les grilles, c'était en frissonnant, comme s'il eût craint de les voir se refermer sur lui comme sur un évadé enfin repris.

« Fuyons !... »

Il avança à travers la place.

Un klaxon cornait quelque part sans arrêt, peut-être sur la place de la Préfecture, peut-être aussi dans la lune. Cripure avançait toujours quand, découvrant qu'une automobile le suivait à moins d'un mètre et cornait pour lui, il bondit, fit une embardée, faillit s'étaler par terre.

L'effet sans doute fut d'un grand comique, car, tandis qu'il reprenait son aplomb, encore tout pantelant, un grand éclat de rire retentit. Il se retourna : la voiture avait stoppé. Au volant, un jeune militaire en fantaisie se tenait les côtes à deux mains.

Cripure étouffa de colère. Mais avant qu'il ait pu dire un mot, un officier à monocle et bottes molles descendit de la voiture, les gants à la main, et s'avança vers lui :

— Faurel !

C'était le député, officier d'État-Major.

— Excusez-moi, mon cher maître, dit Faurel. Je ne suis pour rien dans cette plaisanterie grotesque. Je sommeillais à moitié dans la voiture : nous avons voyagé toute la nuit. Et c'est ce... godelureau qui m'a réveillé avec sa manivelle. Je n'ai pas eu le temps... Mais regardez-le ! Entendez-le rire ! Corbin !

Au volant, le « godelureau » se cachait la bouche derrière la main.

— Ça suffit, n'est-ce pas, ordonna sèchement Faurel. Venez vous excuser. Il se tourna vers Cripure : « Excusez-le vous-même, mon cher maître. C'est encore un enfant. Il n'y a pas si longtemps, souvenez-vous, qu'il était votre élève... »

Cripure revenait lentement à lui-même. Il ajusta son binocle, regarda dans la direction de Corbin. Ah ! les salauds... Voilà qu'ils voulaient l'écraser ! Il prenait du grade : après les bécanes, l'auto.

— Effectivement, murmura-t-il, je me souviens fort bien de monsieur... Corbin. Il continua, s'adressant à Corbin lui-même enfin descendu de son siège : « Mais, n'est-ce pas, je ne vous aurais pas reconnu, sous ce glorieux costume. Non, je n'aurais pas reconnu en vous mon apprenti philosophe d'il y a... voyons : deux ans ? »

Corbin, comme au garde-à-vous, répondit :

— C'est exact, monsieur Merlin.

Pas un pli n'avait bougé dans sa figure en lame de couteau.

— Eh bien ? dit Faurel.

— Mon cher monsieur Merlin, pardonnez-moi. Je n'avais pas d'intentions malignes. C'était le plaisir de vous revoir.

Faurel fronça les sourcils :

— C'est tout ?

— Je ne fais de niches qu'à ceux que j'estime... ou que j'aime.

Cet impudent mensonge n'empêcha pas Cripure de prendre la main que lui tendait Corbin. Il sourit :

— La jeunesse a bien des privilèges...

— Elle aura, pour le moment, celui d'aller remiser la voiture, répliqua Faurel.

Corbin salua et disparut.

Cripure et Faurel s'éloignèrent lentement, le député prenant le bras « de son bon maître ».

Faurel portait sur le visage les traces d'une fatigue qui n'était pas due qu'au voyage, mais que le voyage avait accentuée. Les joues, soigneusement rasées, étaient molles, grises, étoilées de pattes d'oie, les yeux gros, bleuâtres et troubles. La bouche, sous une fine moustache encore noire, exprimait cette bonté propre à certains hommes de plaisir — qui ne l'ont pas toujours rencontré — et corrigeait ce que le nez busqué, aux ailes sans cesse agitées par un tic, avait de sensuellement brutal. Le corps sous l'uniforme restait mince et vigoureux. Mais qu'il portât l'uniforme ou l'habit civil, tout en lui trahissait l'homme qui a passé sa vie parmi les femmes.

— C'est un lieu singulier pour vous rencontrer, mon cher maître, dit Faurel, avec ce ton d'élégant détachement qui lui était propre, mais où se marquait une déférence sincère pour Cripure. Vous ne hantez guère, d'habitude, ces bastions gouvernementaux, fit-il, en désignant la Préfecture... Et comment va Mme Merlin ?

— Mais bien, fort bien, répondit Cripure, sincèrement touché qu'on lui demandât des nouvelles de sa femme. Cela arrivait si peu souvent !

— Vous me rappellerez à son bon souvenir, n'est-ce pas ?

— Vous êtes trop gentil.

— Nous avons passé de si bonnes journées dans votre villa, reprit le député. Je m'en souviens comme d'hier.

Faurel se targuait d'aimer les idées, et d'avoir une grande curiosité des hommes. Il connaissait la valeur de Cripure, et il avait la manie de lui parler de ses petits ouvrages, surtout de la Pensée médique. Ce livre avait autrefois ébloui Faurel. Il aimait aussi à questionner Cripure sur les mystères du sanscrit. Le député aurait tant voulu savoir le sanscrit !

Heureusement, la conversation s'orienta cette fois autrement.

— Vous chassez toujours ?

— Un peu...

— La petite villa ! murmura sentimentalement Faurel.

— Oui, dit Cripure. Et il sourit en y pensant. « La petite villa ! »

Il y passait tout l'été, et aussi de grandes parties d'hiver.

— L'hiver n'y est pas moins charmant.

Un soir, avec Faurel, ils s'étaient promenés sur la route. Ils étaient montés jusqu'à une auberge, à une croisée de chemins, en se tenant le bras, comme en ce moment.

De quoi avaient-ils parlé ?

— Vous souvenez-vous de cette conversation sur Rousseau, mon cher maître ?

S'il s'en souvenait !

— Comme d'hier. Avant de sortir, nous avions relu ensemble cette page étonnante, vous vous souvenez, dans les Dialogues, quand il va porter son manuscrit à Notre-Dame. C'est une page d'une grandeur... Peut-être ce qu'il y a de plus pathétique dans toute l'œuvre, les Confessions incluses. C'est d'une beauté, n'est-ce pas... fulgurante.

Il avait dû dire les mêmes choses, ce soir-là. Faurel revit le geste de Cripure, arrêté sur la route. Il avait allongé le bras, comme pour mesurer les espaces de ténèbres. En bas, la mer chantait.

Cripure se souvenait aussi. Le chant de la mer, succédant à leurs voix comme au théâtre le chœur, l'avait fait tressaillir d'une émotion tendre. Instants bénis, quand son chant intérieur, soudain libre, avait pu s'accorder au chant d'un élément — ou d'un visage !

— Les temps sont bien changés, dit-il.

Ce soir-là, pourtant, il y avait eu un peu de poison. Ils avaient parlé de l'épineuse question des « bâtards ». Cripure avait soutenu le point de vue de Rousseau et Faurel s'était indigné. Il est vrai que Faurel n'avait pas abandonné Corbin, comme Cripure Amédée.

Ce mauvais souvenir rompit le charme.

— Oui, dit Faurel, les temps sont bien changés. Que dit-on ici de la guerre ?

— N'est-ce pas, vue d'ici, la guerre n'est qu'un conte. Un conte sanglant, mais un conte.

Le député ferma les yeux, en haussant les épaules, résigné et méprisant.

— Triste psychologie, dit-il.

— Biologie, dit Cripure, en se forçant à rire.

— Quand ça va si mal !

— Vraiment ?

— Oh ! quand on pourra tout dire...

« Bah ! pensa Cripure, connaîtrait-on jamais les dessous de la guerre ? Saurait-on jamais le détail de cette immense saloperie ? » Il ne le désirait peut-être pas. Non seulement il aimait à être dupe, mais il voulait l'être avec mystère.

— Que penser d'une humanité entièrement occupée à se détruire ?

— Il est probable qu'elle ne mérite pas mieux.

Ceci fit rire Cripure, cette fois franchement. Devant une telle pensée il se retrouvait chez lui.

— L'homme n'était pas nécessaire, dit-il.

Autre pensée agréable. Dans ses yeux brilla la malice de celui qui vient d'éventer la mèche.

— On ne peut pas dire que tout aille très bien, mais ça va tout de même mieux, reprit le député. Le redressement moral est en bonne voie, mais à quel prix !

Il leva les yeux au ciel.

— Il paraît que nous avons été bien près de la révolution, dit Cripure.

— A deux doigts. Il s'en est fallu de ça, dit Faurel en faisant claquer son ongle sous sa dent. Mais c'est fini. A l'intérieur, il ne se passe plus rien de sérieux. Quelques incidents extrêmement légers, un peu de bruit, le soir, aux trains de permissionnaires. Pas comparable avec ce que nous avons vu ! Pas comparable. L'État-Major a demandé carte blanche pour réprimer et faire des exemples.

— Nombreux ?

— Hélas ! Vous savez mon cher, si je suis peu révolutionnaire. Au fond je suis et j'ai toujours été un bon libéral, un bon patriote. Mais voir cela ! Il y a eu des choses horribles. Tout de même, c'est trop. Je sais bien que la situation était sérieuse et qu'il ne fallait pas laisser l'armée se gâter. Gardez ceci pour vous, mon cher, mais sachez qu'il y a eu cinq corps d'armée contaminés presque en entier.

— Tant que cela !

— Peut-être davantage. Je vous dis que la situation a été extrêmement sérieuse. Surtout si l'on tient compte de l'état d'esprit à Paris et dans la région. Le 1er mai, on a fait grève à Paris. Le 2 juin, au moins trois mille femmes grévistes ont manifesté pendant plus de deux heures avenue des Champs-Élysées. Le 4 juin, les Annamites ont tiré sur la foule à Saint-Ouen. Et ainsi de suite. Songez qu'il n'y a pas eu un mutin gracié.

— Et bien entendu, dit Cripure, ce sont les plus purs, les plus droits qui ont trinqué.

Le député laissa retomber ses bras le long de son corps en signe d'assentiment.

— Pas une grâce ! reprit Cripure. Mais... Poincaré ?

— Vous ne connaissez pas cet homme-là. Il a fait répondre à Painlevé qui lui demandait la grâce de deux mutins que « l'heure n'est pas à la faiblesse ». Mon Dieu, quand donc tout cela finira-t-il ?

Ils soupirèrent ensemble, et marchèrent un moment l'un auprès de l'autre sans plus rien dire.

— Tout cela est d'une tristesse, fit Cripure...

— Avec des côtés assez comiques tout de même : figurez-vous que Pétain a chargé Madelin d'étudier pour lui les cas de mutineries qui se sont produits sous la Révolution afin de s'inspirer des moyens dont on usa alors pour réprimer les troubles. Il consulte aussi volontiers Henry Bordeaux !

Cripure se tordit.

— Impayable tout de même, fit-il. Ah ! là ! là ! Pas moyen de s'embêter. Le sublunaire a tout de même du bon.

Et la conversation prit un tour gai, presque allègre.

— J'ai appris qu'on décorait Mme Faurel ?

Le député fit la moue. Il savait ce que Cripure pensait des décorations, et du moyen d'y parvenir.

— Il faut hurler avec les loups, dit-il.

— Mais c'est très bien, fit Cripure.

— Quoi ? Qu'on décore ma femme ?

— Oui, précisément.

Oh ! alors bon... Si Cripure le prenait ainsi...

— Entre nous, mon cher, je suis un peu de votre avis. Ce sera un ruban bien placé. Mais cela non plus n'était pas nécessaire. On lui a forcé la main, voyez-vous. Et ma femme, bonne pâte, n'a pas voulu leur dire qu'elle s'en... fichait. J'allais dire quelque chose de moins académique !

— Voyons ! Quand on s'est exposé comme elle l'a fait...

— Ça, c'est vrai.

— Je me ferai un devoir d'assister...

— Ça, c'est gentil. Je suis très touché. Très sincèrement, vous savez. Et elle le sera aussi. Elle vous aime beaucoup. Je suis très touché.

Il lui prit la main.

— Mais, voyons, voyons, mon cher...

— Si. Très...

— Mais je m'en voudrais de manquer...

— C'est cette... décoration qui m'amène ici, reprit Faurel, et aussi, le besoin de me... retremper, d'oublier un peu. Ce qu'on voit est si terrible ! Je voudrais aller me coucher dans un champ, dormir un bon coup au grand air. D'ailleurs, il faut que j'aille voir mes fermiers. Ça me reposera. J'en ai besoin. Ah ! si j'avais du temps ! Je vous demanderais l'hospitalité pour un jour ou deux dans votre petite villa. Mais il faut se contenter de ce que l'on a. N'est-ce pas déjà merveilleux que de vous avoir rencontré en débarquant, quoique, dit-il en montrant la Préfecture, tout près d'un lieu où vous ne fréquentez guère ! Ces lieux officiels !

— C'est-à-dire, n'est-ce pas, que je les fuis.

— Vous êtes un sage, je ne dis pas cela pour vous flatter. Ah non ! Et le geste de Faurel voulut exprimer qu'il était revenu de toutes les flatteries, de toutes les intrigues où il s'était débattu toute sa vie, qu'il était tout simplement fatigué. « Oui, je donnerais beaucoup, reprit-il, pour pouvoir passer une journée avec vous dans votre petite villa, comme nous l'avons fait une fois ou deux, et échanger quelques idées. Mais c'est impossible.

— Je sais, je sais, mon cher...

— Vous vous en doutiez, je pense ? Adieu, mon cher ! Vous êtes le seul homme que je verrai ici avec plaisir, mais c'est le Préfet qui m'attend. Il ne vous attend pas, j'espère », ajouta Faurel, reprenant pour finir le ton de la plaisanterie.

Et il disparut en agitant ses gants.