Qui parlait ainsi ? D'où venait cette voix étranglée de colère qui ne lui sembla pas tout à fait inconnue ou qu'il ne reconnut pas tout de suite, se refusant peut-être à penser qu'une telle rencontre était possible ? Cripure se retourna, vira lentement sur lui-même. Tout son sang se bloqua dans son cœur : Nabucet. C'était Nabucet ! C'était lui qui avait promis de les mater ! Parbleu ! De quelle odieuse bouche eût-il donc voulu. Oh ! la sale gueule !
— Vous en avez menti ! s'écria Cripure, au comble de la fureur. Canaille !
Et sa main géante s'abattit sur la « sale gueule » de Nabucet.
Les témoins de l'incident déclarèrent plus tard qu'il s'était agi beaucoup plus d'un coup que d'une gifle, que ce n'avait pas été là en tout cas une gifle ordinaire et qu'il y aurait eu de quoi « assommer un bœuf ». C'était la première fois que Cripure donnait une gifle à quelqu'un, mais cette gifle valait pour tout le passé, elle résumait d'un coup toutes les gifles qu'il s'était privé de donner au cours de sa triste carrière. Nabucet tournoya et son chapeau roula à terre. Il se prit la tête à deux mains, protégeant ses oreilles, comme un garnement qu'on calotte.
Cripure soufflait comme un animal fourbu. Son lorgnon avait sauté et se balançait sur sa poitrine. Il le remit en place d'un geste vif.
Nabucet revint à lui-même. Il cessa de se protéger les oreilles, montra un visage bourbeux, avec une joue blême, et l'autre cramoisie. Quelle giroflée ! Mais Nabucet ne perdait jamais longtemps son sang-froid. Même dans une circonstance comme celle-ci, il voulut demeurer maître de lui-même, calme, homme du monde, et il s'efforça de sourire.
Ah ! cette fois, il le tenait, et bien ! Une idée germait dans sa tête, l'éblouissait. Quelle magnifique occasion de pousser Cripure à... « Je vais le provoquer en duel ! » Qu'est-ce qu'il risquait ?
— Vous ne serez pas surpris, je pense, dit-il, vous ne serez pas étonné, monsieur, de recevoir demain matin, une lettre...
— Comment ! Une lettre ?
— C'est ainsi que l'on procède.
— Procède ?
A quelle nouvelle façon de conformisme Cripure allait-il encore se heurter ?
— Je dois vous écrire une lettre par où je vous informerai du choix de mes témoins.
— Oh ! Oh ! repartit Cripure. Oh ! Oh ! monsieur ! Trêve de balivernes, je vous en prie. Réglons tout cela sur l'heure.
Nabucet sourit avec pitié.
— Cela ne se fait pas.
— Répétez ?
— Cela est contraire aux usages.
— Ah ! laissons. Réglons cette question sur-le-champ, vous dis-je. Pourquoi attendre ? Pourquoi toutes ces simagrées ? Ah ! là là...
Et Cripure fit entendre par deux fois une sorte de petit : « Euh ! Euh !... »
— Une lettre ! murmura-t-il, retournant à Nabucet son sourire de pitié.
Ah ! Que n'avait-il là, dans sa poche, son pistolet ! Et Nabucet un autre ! Ils se seraient éloignés sans attendre. Le premier endroit solitaire venu, et il lui aurait réglé son compte, à ce... cloporte. La dernière fois qu'il s'était exercé au pistolet sur la grève, ça n'avait pas si mal marché.
L'autre souriait toujours, un sourire jaune et méchant, qui découvrait ses fausses dents.
— J'aurais dû m'en douter, fit Nabucet, j'aurais bien dû penser qu'en matière de duel, comme en tout, la régularité vous déplairait.
— Comment ? tonna Cripure.
— On sait qui vous êtes...
— Ah ! Par Dieu !... Taisez-vous... Et encore une fois, réglons cela sur-le-champ. Allons, vite. Dites une heure.
— Comment ?
— Un lieu !
— Vous perdez la tête, voyons. Reprenez-vous.
— Une heure et un lieu, et j'y serai. Vous pouvez compter sur moi.
— Oh ! Mais c'est aller bien vite en besogne. Êtes-vous donc si impatient de...
— De vous tuer ?
— J'allais dire : de mourir, corrigea froidement Nabucet, dont l'œil glauque s'illumina.
Cripure ne sourcilla pas. Il resta comme atterré.
— Mourir, prononça-t-il, d'une voix si basse, que Nabucet l'entendit à peine. Et par vous ! Ah ! Cela serait un comble, s'écria-t-il. Non, non, pareille chose n'arrivera pas.
Avec un clignement d'œil atroce, l'autre répondit légèrement :
— Peut-être...
Ils se regardèrent, immobiles, comme deux lutteurs qui s'étudient. Puis, avec un profond étonnement, ils comprirent que tout pouvait changer encore. Peut-être n'avaient-ils pas l'un pour l'autre autant de haine qu'ils le croyaient ? Cela dura un instant à peine. Et aussitôt qu'ils reparlèrent, leur haine reparut, considérablement accrue.
Ce fut Nabucet qui reprit la parole.
— Constituez vos témoins, et battons-nous demain à l'aube. Que vos témoins se mettent en rapport avec mon ami Babinot, qui certes ne refusera pas de m'assister.
Là-dessus, il salua.
— Mes témoins ? bredouilla Cripure, comme égaré.
Nabucet se retourna :
— Eh bien ! Deux de vos amis...
— Deux de mes amis ?
— Il n'a pas d'amis ! Il n'a pas d'amis ! s'écria Nabucet en partant.
Et Cripure, les bras morts le long de la peau de bique, à ses pieds le filet de victuailles et la canne, le regarda s'éloigner, la bouche ouverte.
Comme il se dandinait !
Éblouissement de Cripure.
A qui s'adresser, qui appeler à l'aide, à qui demander un simple conseil ? L'autre avait dit vrai : il n'avait personne, pas un ami. Pensée déchirante. Mais encore : « A qui s'adresser, qui consulter ? »
Il y avait certainement en pareil cas des choses à savoir qu'il ignorait, des règles à observer, un code du duel à connaître. Allait-il en être réduit, comme un aventurier banal surpris par un duel, à l'improviste, dans une ville inconnue, à se rendre à la caserne la plus proche ou au Cercle Militaire, pour prier deux officiers de l'assister ? Ces messieurs passaient pour s'y connaître en matière d'honneur. Les règlements du duel ne devaient pas leur être étrangers. Mais des officiers ! Il fit un immense effort sur lui-même pour penser que tous les officiers n'avaient pas été les amants de Toinette. « Oh, elle est morte... »
Dans la gare, les poilus semblaient se calmer. La locomotive fut mystérieusement raccrochée et les hommes montèrent dans le train, où il ne restait plus une vitre, à peine une banquette. Quand le train se mit en marche, une bordée de sifflets jaillit. Les hommes penchés aux portières criaient : « Nous reviendrons ! »
L'un d'eux saisit au passage la main d'un officier.
A la grande surprise de l'officier, l'homme ne lâcha pas son étreinte.
— Eh bien ? Qu'est-ce que vous faites ? Lâchez-moi, voyons !
Le train roulait. L'officier se mit à courir.
— Lâchez-moi !
— Tu ne veux pas venir avec nous ?
— Vous êtes fou, voyons. Lâchez-moi.
— Viens avec nous, va.
L'homme sourit.
Partout aux portières, on se penchait. Certains rigolaient. D'autres poussaient des cris.
— Tiens bon !
— Lâche-le pas, surtout !
— Lâche-le pas, nom de Dieu !
— Ah, la vache ! I roule sous l'train.
— Saute sur le marchepied, bougre d'andouille !
— Penses-tu ! Faudrait qu'il vienne jusqu'au bout, alors.
Le train prenait de la vitesse. Sur le quai, un employé sifflait à tue-tête. Assourdi par les clameurs, le mécanicien n'entendait rien et le train roulait toujours. L'officier courait maintenant de toutes ses forces, les yeux hors de la tête, fou de terreur.
— Foutu ! Même s'il le lâche, i roule sous l'dur.
— Tue-le !
— Mais non... Monte-le à bord.
L'homme enfin lâcha sa prise et une immense clameur retentit. Rebondissant contre le train, l'officier fit deux ou trois tours sur lui-même, roula par terre, sur le quai, resta immobile.
Les poilus se penchaient pour mieux voir. L'un d'eux cracha :
Du fond de la gare, des hommes arrivaient en courant.
Cripure s'éloigna. Les brutes, tout de même ! Il se hâta de quitter le pont, et redescendit en ville. Plus un cri dans l'air. Rien. L'émeute était finie. Ils étaient matés. Et lui, à présent ? Un duel !
Il s'arrêta net sur le bord du trottoir.
Mais qui consulter ? A qui demander conseil ?
Un duel, en pleine guerre, c'était bien entendu plus que ridicule. C'était en somme assez odieux. Lui seul, parmi des milliers et des millions d'hommes en bataille, aurait trouvé le moyen de se faire une affaire et de la mener jusque sur le terrain — il y était bien résolu ! — chose si singulière qu'elle en deviendrait sans doute historique. Dans la suite des temps on parlerait de lui comme de ce fou qui... Et l'opprobre, le rire, le grotesque couvriraient son nom dans l'éternité. A moins... à moins qu'il mourût. « Ou l'autre », rectifia-t-il aussitôt. A moins que les conditions du duel fussent si sévères qu'il n'y eût pas moyen d'échapper, au moins pour l'un des deux adversaires et si possible pour les deux, à la mort. Il repassa dans sa mémoire les duels célèbres par la rigueur des conditions, celui de Pouchkine... Mais à qui s'adresser ?
Moka ?
Pas une mauvaise idée. A la réflexion, c'était même une idée excellente. Moka était un être pur. En Moka on pouvait avoir confiance. Oui, Moka. Il irait le voir. Tout de suite même, au lieu de rester là bêtement planté sur un trottoir. Est-ce que ces affaires pouvaient traîner ? Laisse-t-on traîner un duel ? Puisqu'il fallait se battre, il se battrait demain matin, à l'aube. Demain matin, oui, tout serait réglé. Fini.
Ainsi tout de même, réfléchit-il en marchant, il n'était pas si abandonné qu'il l'avait cru. Après quelques minutes de réflexion, on pouvait encore trouver un homme sur qui compter. Comment lui expliquerait-il la chose, la... gifle ? Est-ce que les témoins en général demandaient, avant de consentir, des éclaircissements sur les motifs, les origines de la querelle ? Cette gifle, comment la justifier ? A coup sûr, ce n'était pas une gifle préméditée, c'était une gifle... survenue.
Tout en longeant les murs grisâtres des rues, si semblables à des murs de prison (c'en était), il regrettait une fois de plus que la troïka ne se trouvât pas dans les parages. Il fallait marcher. Il s'efforçait d'imaginer les questions qu'on pourrait lui poser et de préparer ses réponses. « Pourquoi avez-vous giflé Nabucet ? » Que répondrait-il ? Parce que Toinette est morte ? Parce que, autrefois, je n'ai pas osé me battre avec l'officier blond ? Parce que, en Nabucet, j'ai giflé toute une espèce d'hommes que je hais ? Parce que... Parce que... Oserait-il dire tout ce qu'il pensait et soutenir que Nabucet avait manigancé l'attentat contre lui, l'affaire des bécanes ? Toutes ces raisons étaient bonnes et mauvaises, aucune n'était pertinente. La vérité se composait d'un peu de chacune d'elles et aussi de beaucoup d'autres dont les éléments lui restaient obscurs à lui-même, ou qu'il avait peur d'élucider. Une chose était claire : il était l'offenseur. Il parvenait mal à s'en persuader. Être offenseur était pour lui une chose nouvelle et, malgré l'évidence, il eût volontiers nié le fait. Il fallait espérer que les témoins n'en demanderaient pas si long. Les témoins n'étaient pas des juges. Il n'allait pas au tribunal, que diable ! Il allait se battre ! Le jugement de Dieu...
Avec des peines infinies il arriva sur la petite place où habitait Moka. Curieux désert. Rien. Pas même un chien. Comme les rues qu'il venait de parcourir : toujours avant ou après l'événement, jamais pendant. Une église, au centre — des pierres carrées, sans l'ombre d'une sculpture ou le commencement d'un sourire. Si l'on avait pu rêver que les bœufs aient jamais vécu en société à l'image des hommes, et qu'eût germé, dans leur cervelle de bœufs, l'idée de construire une église à leur image de bœufs, cette bâtisse opaque eût fourni un merveilleux exemple d'architecture bovine, sur quoi la sagacité des petits archéologues bovins eût pu s'exercer. Deux courtes tours, nues et carrées, péremptoires comme deux commandements quelconques du décalogue, figuraient assez bien les cornes aveugles de la bête et, entre les tours, le porche bas — c'était pourtant bien un porche — ne pouvait signifier autre chose qu'un front immense, épais, carré, obscur, avec, au-dessous, des piliers énormes, seules rondeurs dans cette carrière, et qui évidemment étaient les pattes. La croupe s'étendait, immense, formidable, occupait plus du tiers de la place dans une immobilité dont le spectacle engendrait la frayeur. Telle était la bête. Comme pour les foires elle était décorée. On lui avait mis partout des petits drapeaux et sur toute la largeur de son front se déroulait une banderole portant une inscription patriotique. Or, ce bœuf, il n'y avait pas si longtemps qu'il était là. Les plus vieilles gens de la ville se souvenaient d'avoir connu à sa place un cimetière. Un beau jour, le bœuf était arrivé dans le cimetière, il s'y était rué, grattant la terre de ses sabots et faisant sauter les morts. Plus de cimetière. Mais les morts s'étaient vengés : ils avaient aussitôt transformé les maisons qui entouraient la place en tombeaux et c'est là qu'ils demeuraient depuis sous des déguisements divers. On pouvait sonner à leurs portes : ils ne se montraient jamais sans masques. Généralement, ils étaient très convenablement vêtus, ils avaient même des apparences de vivants, mais un œil un peu exercé pouvait aisément déceler la supercherie : c'étaient bel et bien des morts à qui l'on avait affaire, et malgré toutes les précautions dont ils s'entouraient, allant jusqu'à se faire décorer et « fabriquer » des enfants pour mieux cacher leur jeu, jusqu'à devenir quelque chose dans la cité, les uns professeurs ou médecins, les autres employés de banque ou commis d'enregistrement, ou même soldats, et ils étaient partis pour la guerre, ce qui était pousser un peu loin la plaisanterie, ils étaient quand même bel et bien des morts, des fantômes. Cripure s'en doutait, étant un peu du bâtiment et par ailleurs assez intime avec le Cloporte qui devait tenir par ici ses quartiers. Or, sans qu'il y eût à cela la moindre ironie, cette place toute grise, de pierre, de terre, de ciel, avec ses grandes façades grises et camuses et ses grises préméditations, et sur les toits les grises fenêtres des mansardes comme des guérites, cette place était donc ce qu'on appelait le cœur de la ville. Bœufgorod. Cloportgorod. Mortgorod. Un cœur de pierre, un cœur de bœuf, un cœur de mort. Jamais cette vérité n'était aussi bien apparue à Cripure qu'aujourd'hui où il était confronté avec l'animal qu'ils avaient l'audace de désigner par les noms en apparence les plus nobles et qui n'était rien d'autre, sous ces titres menteurs, qu'une volonté toujours négatrice. Non. Le bœuf disait toujours non. Le bœuf et toute sa charmante petite famille de préfectures et de casernes, de lycées et de banques, etc., le bœuf disait toujours non, jamais oui. Le regard de Cripure erra longtemps comme s'il eût cherché à pénétrer plus avant les énigmes autour de lui posées. « Pas une pierre qui n'appelle une bombe ! » murmura-t-il. « Et il y a des cœurs qui sont lourds comme des bombes », acheva-t-il rêveusement. Il regrettait les terroristes, dont il n'aurait pas été. Dont il n'avait pas été.
Mais le cœur de la maudite bossue, est-ce qu'il était lui aussi lourd comme une bombe ? Il n'y parut guère à la façon dont elle surgit en sautillant dans ce désert, comme l'unique survivante d'une catastrophe. Elle sautillait, clop clop, et se tournait et se penchait à tout moment vers le cabot hagard, qui renâclait au bout de sa laisse.
Sans doute en avait-il assez, le petit toutou chéri, d'être ainsi tiré par les rues du matin au soir comme un jouet, et son inlassable curiosité eût voulu courir à tous les ruisseaux et à toutes les portes.
Mais, avec de bonnes paroles, la maudite bossue le ramenait vers elle et, toujours sautillante, elle reprenait son interminable course en fredonnant ses airs d'opérette.
Cripure frémit en la voyant se diriger vers lui. L'horrible bossue ! Que ne restait-elle dans son trou ! Elle approchait dans sa blouse trop vaste et serrée à la taille par un simple cordon. Drôle de costume pour une femme que cette blouse qui l'enveloppait des pieds à la tête et qu'elle avait choisie de couleur bleue comme devaient être, pensa-t-il, les blouses qu'on portait dans les hôpitaux et dans les prisons. Horrible petite bossue ! C'était pourtant vrai qu'elle avait les yeux au milieu des joues et un nez pointu. Sa tête s'enveloppait d'un chapeau de paille à larges bords qu'un nœud bleu entourait et rabattait comme des œillères sur ses joues fondues.
« Maudite charogne ! Hâte-toi de filer et de disparaître », murmura-t-il, en s'effaçant dans une porte comme elle passait tout près de lui, à le frôler.
Elle fredonnait :
Tournez ! Tournez ! Qu'à la valse on se livre
Elle charme, elle enivre
Tous les cœurs passionnés.
Il la suivit de l'œil.
« Infâme déchet ! Je n'ai pas pitié de toi. Meurs ! »
Ce vœu impie ne lui laissa aucun remords. A peine un petit moment de surprise.
Mais il n'y avait pas que la bossue. Il y avait aussi la vieille demoiselle qui l'avait raccroché l'autre jour à la librairie pour lui expliquer qu'elle croyait à la métempsycose. Tandis que la vieille demoiselle lui parlait de la nécessité d'une foi afin de supporter la tristesse de la vie, il ne pensait qu'à la veuve qui habitait au-dessus de la librairie. Rien que deux étages à gravir. Quinze ans déjà qu'elle était accoudée à sa fenêtre, à attendre quoi ? « Eh bien ! Ah bien ! quelle étrange persévérance à vivre ! Faudrait liquider... liquider », murmura-t-il. Et la petite épicière du coin donc, qu'il oubliait, seule désormais puisque son mari venait d'être pulvérisé par un obus et à qui il ne restait plus qu'une petite fille idiote ?
Quatre sous de poivre par-ci, une belle salade bien pommée par-là... Jusqu'à la mort. Et toutes les autres, et derrière cette armée, les postulantes qui riaient encore, avant d'entrer tout à l'heure, et pour jamais, dans ces ténèbres et dans cette cendre. Et personne pour les sauver ! Quelle horreur que de voir entrer soudain toute seule dans un cinéma, cette fille de quarante ans qui avait jusque-là attendu un mari, espéré une famille... De toute façon, où qu'elle aille, elle quitterait toujours une chambre vide pour retourner à une chambre vide, n'oubliant pas toutefois, avant de partir, de fermer sa porte à double tour — sur le vide — et de tirer ses volets — toujours sur le vide ! La semaine suivante on la regarderait un peu moins quand elle entrerait au spectacle. Très peu de temps suffirait pour que le noviciat soit accompli.
Pauvres femmes ! Elles se croiraient déçues, trahies par la vie, et elles ne le seraient pourtant que par elles-mêmes, elles ne seraient coupables que de n'avoir pas eu assez de force pour rejeter la pourriture d'un ordre qui les broyait et non pas d'un Dieu !
— Et non pas d'un Dieu, tu entends, dit Cripure à haute voix, en se tournant vers l'église.
Il leva la main, et son poing se fermait déjà, mais le bras de Cripure retomba dans le rang : quelqu'un venait d'apparaître à l'endroit même où la maudite bossue s'était évanouie, M. le Maire en personne, rasant les murs, marchant sur la pointe des pieds comme qui s'apprête à vous faire une bonne blague : « Couccou ! Me voilà ! » Restauré, le ventre et le cœur pleins de chocolat, de sandwiches et de petits gâteaux, il avait perdu son allure de coureur à pied et faisait l'effet d'un promeneur ni plus ni moins guilleret qu'un autre, un promeneur du dimanche qui grille une cigarette sans penser à rien.
Devant l'église, M. le Maire salua.
Courir, courir chez Moka ! Se battre à mort ! Liquider. Ne pas attendre que le Maire le vît et lui parlât : il devait chantonner, comme l'autre.
Cripure fit une embardée.
Seul un vieil habitué de la ville comme lui, en connaissant tous les replis, toutes les ombres, toutes les pierres, et capable de s'y diriger en aveugle comme une taupe dans son taupier, pouvait ainsi du premier coup repérer la maison de Moka parmi les autres. Fallait connaître ! Elles étaient toutes de la même apparence, du même modèle, toutes bâties de la même manière ingrate et rétractée, avec leurs fenêtres grincheuses, engageantes comme des bouches à feu, les ailes rognées de leurs balcons, leur portes à judas avec des plaques de cuivre comme des boucles de ceinturons astiquées tous les matins par la femme de ménage, pendant que M. le Mort allait voir à la Banque de France si la rente avait monté. Et sur toutes les façades, comme un voile funèbre de femme en deuil. Il gravit trois petites marches de pierre. Ils avaient partout des marches devant leurs portes, certaines même prenaient de puériles allures de perrons, comme si M. le Mort avait espéré prononcer de là des discours ou recevoir une grande affluence de beaux personnages, si bien que ces petites marches firent tout à coup sur Cripure une saisissante impression, comme si elles avaient exprimé un rêve tenace, bien que réduit à l'état de moignon. Car il y avait beau temps qu'il n'était plus question de discours ou de réceptions grandioses. Mais M. le Mort ne voulait pas renoncer.
Mais après tout, les maisons qu'il possédait lui-même ressemblaient assez à celles-ci. Quand il les avait acquises, ce n'était pas pour leur beauté. A ne considérer que la beauté, il ne se fût guère soucié d'en devenir le légitime propriétaire. Il n'avait songé « qu'au rapport », comme les autres, en négociant avec le notaire. Mais depuis, à quoi bon le nier, un semblant de quelque chose comme un sentiment était né en lui pour ses maisons, une espèce de vague tendresse qui le poussait de temps en temps à faire exprès le voyage pour les voir. « Laissons cela... Laissons. C'est immonde... »
Cripure gravit donc les trois petites marches et lentement sa main atteignit la sonnette. Tira-t-il trop fort, eut-il affaire à une sonnette particulièrement espiègle ? Le tintement de la sonnette emplit la maison tout entière qui résonna comme une boîte vide et en même temps, dans son dos, voilà que le bœuf se prit à rugir terriblement. Sans doute était-il jaloux qu'on vînt rendre visite à l'un de ses sujets et sans doute aussi n'avait-il pas d'autre façon d'exprimer sa colère que de rugir à pleine gorge. De sa puissante voix de bronze, il jeta un appel désespéré, un hurlement à la mort en protestation à l'offense de Cripure à la paix de ce lieu, à l'insolente audace qu'il témoignait en voulant que s'ouvrît une porte.
La voix du bœuf se tut, et comme un petit rire moqueur les derniers tintements de la sonnette retentirent aux oreilles de Cripure, mais la porte ne s'ouvrit pas encore, personne ne vint et Cripure, la tête basse, ne bougea plus, pareil à une statue dans sa niche.
Alors, le silence s'étant fait, refait, de l'intérieur de la maison parvint une voix puissante. Quelqu'un chantait à tue-tête :
Des baisers, des baisers enco-re
Des baisers, des baisers toujou-ou-re...
C'était Moka qui descendait son escalier, Cripure entendit bientôt ses pas.
A la vue de Cripure, Moka fut si stupéfait qu'il en resta bouche bée un bon moment.
— Vous ! s'écria-t-il enfin, en ouvrant largement la porte mais sans penser à s'écarter pour laisser passer Cripure. Je rêve ! Il me semble que je rêve, murmura-t-il. Il reprit enfin ses esprits. C'est une faveur exceptionnelle ! Entrez mon bon maître. Pénétrez ! Vous me trouvez si étourdi de vous voir, que j'en oublie même la politesse. Mais excusez-moi, fit-il en s'effaçant. Et très solennel, il fit une révérence devant Cripure, qui enfin entra.
Dans sa joie, Moka referma la porte d'un grand coup de pied puis, se tournant vers Cripure, il se mit à sautiller et se frotta les mains.
— Débarrassez-vous, mon bon maître. Mettez-vous à l'aise.
Il voulut l'aider à se dépouiller de sa peau de bique, lui prendre des mains le filet, la canne, le petit chapeau. Cripure refusa, posa lui-même ces objets dans un coin du vestibule. Mais il n'ôta pas la peau de bique.
— Je viens, dit-il enfin... J'ai à vous demander...
— Tout à l'heure ! interrompit Moka. Il leva les mains en l'air, comme s'il avait voulu empêcher Cripure de parler en lui mettant les mains sur la bouche. Montons d'abord dans ma chambre. Nous y serons plus à l'aise pour parler. Ce sera plus... intime. Par ici. Venez !
Ils montèrent, Moka tendant la main à son bon maître pour l'aider dans cette pénible ascension jusqu'au deuxième étage d'où il y avait une vue... oh !
— Un panorama... Vous allez voir.
Cripure soufflait. Un panorama ? Hum... Une belle vue sur le bœuf, sans doute. De là-haut on devait dominer l'échine de...
— Nous y voilà.
Et Moka poussa la porte, du bout du pied.
Bien entendu, il fit une nouvelle révérence en s'effaçant pour laisser pénétrer Cripure, et il se releva, ramena vivement en arrière la crête rousse et, empressé, triomphant, il ôta de dessus un fauteuil une pile d'assiettes qu'il posa par terre en s'écriant :
— Reposez-vous, mon bon maître. De grâce !
Cripure était fourbu. Cela se vit à la manière dont il se laissa choir dans le fauteuil. Il avait tant marché, tant couru aujourd'hui ! Et cette montée l'avait achevé.
— Vous avez bien fait de venir, dit Moka, en ôtant de dessus un autre fauteuil une autre pile d'assiettes, j'allais me mettre au travail, voyez-vous. Je n'avais même pas encore pris le temps de changer d'habit. Il montra la fleur à sa boutonnière. Et d'une voix toute basse : « Vous avez réfléchi, hein ? »
Cripure ne répondit pas.
— Parbleu, reprit Moka, nous ne pouvions pas nous quitter là-dessus.
Il balança son doigt sous son nez :
— C'était de la blague, mon bon maître.
Cripure ne répondit toujours pas. Peut-être même n'avait-il pas entendu ? Ou encore une fois était-il tombé dans une de ses rêveries coutumières ? Il promena autour de lui le regard stupéfait d'un dormeur qui se réveille à mille lieues de chez lui, où un Tapis Volant l'aurait transporté par magie. Qu'est-ce que, mais qu'est-ce que c'était que cette chambre étonnante avec ses hallucinantes assiettes aux murs et pas autre chose que des assiettes ? Un lit de fer, une table, deux fauteuils, et des assiettes... Les fameuses assiettes aux timbres, rangées en files impeccables sur les murs tout autour de la pièce.
— Curieux...
Ce mot lui échappa.
— N'est-ce pas ? dit Moka, ravi.
Enfin, un admirateur, quelqu'un qui le comprenait !
— Et ça ? dit-il, qu'est-ce que vous en dites...
« Ça » c'était une lanterne vénitienne, un vulgaire lampion de 14-Juillet qui pendait au milieu de la pièce. A l'intérieur, la lumière électrique. Il alluma : démonstration.
— C'est un souvenir.
— Ah ?
— Je l'ai ramené du dernier bal où je suis allé avec elle...
Silence. Un silence plein de soupirs de part et d'autre, plein de petits gestes, de mains qui frémissent sur les genoux, comme d'impatience, et enfin, Moka reprit :
— Oui... Je disais : c'était de la blague.
Cripure l'interrogea des yeux.
— Il existe, dit Moka, d'un air malin.
— Qui, mon cher ?
— Dieu, voyons !
— Oh ! Oh ! Oh ! Oh ! s'exclama Cripure, encore lui ! Encore Dieu ! Non, non, non, non, mon ami, écoutez-moi. Il n'est nullement question de ce... personnage, n'est-ce pas. Ne croyez pas que je sois venu pour...
— Vraiment ?
Et Moka qui s'était fait des idées ! Il aurait « donné sa tête à couper » que Cripure, pris de remords, n'était venu le voir précisément que pour lui dire... que pour s'excuser d'avoir dit...
— Du tout, fit Cripure. Pas du tout. J'ai quelque chose à vous demander. Un grand service.
— Tout à vous, mon bon maître.
— Un service éminent.
— Je vous répète que...
— Merci, mon cher, merci. Depuis que nous nous sommes quittés, il n'y a pas si longtemps, il s'est produit quelque chose de grave, n'est-ce pas, un événement... de premier ordre. Précisément, j'ai pensé à vous, dit-il, avec un sourire au coin des lèvres. Dans le besoin, mon cher Moka, c'est à vous que j'ai pensé d'abord. Tel que vous me voyez, mon cher, je vais me battre. Oui, j'ai un duel sur les bras, voilà, et... je vous demande si vous ne voulez pas consentir à être mon témoin. Voilà.
— Ouyouyou ! fit Moka, qui n'avait pas attendu la fin de ce discours pour bondir hors de son fauteuil. « Ouyouyou ! reprit-il, en tournant en rond dans la pièce sans le moindre souci de renverser les piles d'assiettes. Oh, sacré petit bon Dieu, qu'est-ce qui arrive là ! Et voilà que je me mets à jurer. Ouillouyouyouyou ! » Et il agitait les mains, se mordait les doigts, tapait du pied. « Brouou... »
— Voilà, dit Cripure, les mains posées sur les genoux, et le front penché.
— Un duel !
— Inévitable, mon cher.
— Ayayayayaya !
— Où je vous demande, n'est-ce pas, de vouloir bien, selon la formule traditionnelle, n'est-ce pas, prendre mes intérêts et... m'aider à trouver un second témoin, car dans cette garce de ville...
Et il haussa méprisamment les épaules.
Moka s'approcha de Cripure et, tout doucement, il demanda :
— Un vrai duel ?
— Comment ! s'écria Cripure, un duel à mort !
— Oh ! bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu !
Et Moka se prit la tête à deux mains et recommença sa danse frénétique, pilou pilou de Canaque.
— Ça peut pas s'arranger ?
— Non.
— C'est forcé de se faire ?
— Oui.
— Eh bien, mon bon maître, fit Moka, en cessant enfin de s'agiter, c'est entendu. Je serai votre témoin.
Cripure serra avec effusion les mains frémissantes de Moka.
— Merci, merci, mon cher. Merci.
A présent, il fallait raconter l'affaire, dire contre qui il allait se battre. Mais, chose inouïe, et dont Cripure ne songea pas cependant à s'étonner, ce fut Moka et non lui qui prononça le nom abhorré.
— Nabucet ?
D'une voix chuchotante, il est vrai, pâle, où le ton de l'interrogation se mêlait si parfaitement à celui de la découverte qu'il fut impossible à Cripure de savoir si Moka s'informait, devinait, ou avait deviné déjà depuis longtemps.
— Oui.
— Oh ! Nabucet...
Et les deux hommes cessèrent de se regarder, Moka faisant volte-face, très lentement et portant la main à la bouche pour se ronger les ongles.
— ... videmment.
— N'est-ce pas... Oui.
Il parlait au dos de Moka, comme bossu en ce moment. La lanterne vénitienne au-dessus de la tête de Moka avait l'air d'une grosse boule de bilboquet.
— Hi ! Hi ! Hi ! Hi !
Il riait ?
— Vous riez ?
— Je... Non, dit Moka en se retournant.
— Hum, fit Cripure. Ça n'est pas drôle.
Moka ne trouvait pas ça drôle non plus. Il le dit. Et tout en continuant à se ronger les ongles, il demanda :
— A cause du petit Chinois ?
Cripure ne parut pas se souvenir tout de suite à quoi Moka faisait allusion.
— Voyons, tout de même ! dit Moka.
— Quel Chinois ?
— La canne... La petite canne sinistre ?
— Ah ! oui... oui.
Mais il y avait bien autre chose. Il y avait l'histoire des bécanes, l'émeute... enfin, tout.
— Ça... Et puis, en général, dit Cripure. Je lui ai foutu, n'est-ce pas, une de ces beignes, mon cher ! Une beigne... une beigne exceptionnelle, globale, voilà le mot. Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Il se mit à rire doucement, le ventre agité de petits sursauts à peine visibles, puis, de sursauts plus vastes, puis, non seulement le ventre mais les cuisses, puis les épaules, jusqu'au fou rire, qui gagna Moka, lequel se courba en deux, une main appuyée sur la rate, malade...
Quand ils revinrent à eux ils n'osèrent pas se regarder tout de suite : ils avaient honte.
— Filons, mon cher, dit Cripure.
— A l'instant.
Ils se tournaient le dos, pour s'essuyer les yeux que le rire avait noyés de larmes.
— Attendez, fit Moka, en remettant son mouchoir dans sa poche. Votre second témoin, mon cher maître, nous le trouverons chez Mme de Villaplane. Mais avant de partir, si vous permettez...
Et il tira de dessous l'édredon son petit chien, qui dormait là tranquillement, bien au chaud.
— Qu'est-ce que je vais en faire ?
Évidemment, il n'était pas question de l'emmener. Cripure ne dit rien. Il regardait les assiettes, encore une fois. Elles commençaient à lui taper sur les nerfs, ces assiettes-là.
Que faire du chien ? Que faire du petit toutou fidèle ?
— Ah ! Saperlotte !
Soupçonneux, croyant déjà que Moka cherchait à le plaquer, Cripure fronça les sourcils.
— Qu'arrive-t-il, mon cher ? Un empêchement ? Quoi ?
— Non... une difficulté... A propos du toutou.
Ah ! C'était autre chose ! Ah ! s'il s'agissait du toutou, rien à dire.
— Ah ! parfait. En effet, c'est... délicat. Pauvre petite bête, fit Cripure en caressant la tête du chien. Il pensait aux siens.
— Je me demande, fit Moka.
— Vous n'avez personne à qui... Clair comme le jour ! On ne peut pas laisser cette petite bête toute seule.
— Non, personne.
— Il a de si bons yeux.
— Des yeux d'ange, fit Moka. Oh ! J'ai une idée !
Moka s'élança vers la porte, se pencha sur la rampe et cria :
— Henriette !
Et se tournant vers Cripure :
— Si elle n'est pas partie, je le lui confierai. Vous comprenez, elle ne sait pas où aller, cette pauvre petite, alors quelquefois, elle vient me voir, et alors, elle me demande la permission de rester au salon. Elle passe là des heures, toute seule, assise dans un coin. Henriette !
— Oui !
Une porte battit.
— Elle est là, dit Moka en clignant de l'œil, ça va s'arranger.
Cripure eut un sourire complice.
— N'est-ce pas, commença-t-il.
Mais il fut interrompu par l'arrivée d'Henriette.
Elle se tenait sur la porte, et n'osait pas entrer, malgré l'insistance de Moka, et elle secouait la tête en pinçant sa robe.
— Oh ! Sauvage, dit Moka... Eh bien puisque vous ne voulez pas entrer, mademoiselle... Puisque vous êtes si timide, dit-il, ravi de la gronder tendrement devant Cripure, qui se torturait à l'idée qu'il n'était pour cette pauvre jolie fille ni plus ni moins qu'un épouvantail et, de ce chef, restait muet.
— Eh bien, ma petite Henriette, continua Moka, voyons ! peut-on vous charger de... cette petite bête-là, demanda-t-il en désignant le chien.
Cripure prit le chien dans ses bras, le souleva et le tendit vers Henriette en souriant.
Peut-être lui serait-elle moins hostile ainsi ?
— Vous n'en voulez plus ? dit Henriette qui devint très pâle...
Moka voulut jouer, par coquetterie sans doute. L'idée lui vint de prétendre qu'il ne voulait plus de son chien.
— C'est cela, fit-il, je n'en veux plus.
— Est-ce que c'est vrai ? dit Henriette du ton qu'elle aurait pris pour demander s'il était vrai qu'on allait lui couper la tête.
— Très vrai. Le voulez-vous ?
— Oh ! je le veux bien, mais...
Et la pauvre Henriette fondit en larmes.
— Eh bien, s'écria Moka en s'élançant vers elle, qu'est-ce que c'est ? Pourquoi pleures-tu maintenant ?
Il lui prit les mains, ce qu'elle lui laissa faire, très tendrement. Cripure embarrassé et sinon importun, du moins, de trop — où n'était-il pas de trop ? – reposa le chien sur le fauteuil et s'approcha de la fenêtre, tournant le dos aux deux jeunes gens. Qu'est-ce qu'elle avait à pleurer, cette petite ? « On ne comprend plus rien à rien. »
Moka avait tiré son mouchoir de sa poche, et, doucement, il essuyait les larmes qui coulaient abondamment sur les joues d'Henriette.
— Voyons, disait-il, qu'est-ce qu'il y a, pourquoi pleures-tu ? Mais dis-le.
— Je... Je... Je, dit Henriette en hoquetant. Je comprends ce que c'est...
Et ses larmes redoublèrent.
— Quoi ? Qu'est-ce que tu comprends ?
— Vous... Vous... Vous allez vous marier, dit-elle.
Moka, le souffle coupé, cessa d'essuyer les larmes d'Henriette.
— Pourquoi dis-tu ça ? Quelle idée !
— Si !
— Mais non ! Ce n'est pas vrai, voyons ! Tu le sais bien. Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce que vous donnez votre chien.
Elle raconta, toujours en pleurant, qu'elle avait déjà vu ça. Il y avait eu un monsieur comme ça, qu'elle avait connu, et qui avait lui aussi un chien. Il aimait beaucoup son chien, autant que Moka pouvait aimer le sien. Eh bien, ça n'empêchait pas qu'il l'avait donné, oui, il s'en était tout simplement débarrassé, dès qu'il avait été fiancé, la fiancée de monsieur n'aimait pas les bêtes. Et puis... Et puis... Et puis voilà...
— Mais puisqu'on te dit que ça n'est pas vrai.
— Oh ! Si.
— Têtue !
— Mais je n'en veux pas, du chien. Lui le monsieur, il ne l'avait pas donné à... à... à...
Et les larmes de rejaillir :
— A qui ? A toi ?
— Oui.
— Tu l'aimais ?
— Non, dit-elle.
— Pressons ! dit Cripure en frappant du bout du doigt sur le rebord de la fenêtre, pressons, mon cher Moka ! Il se fait tard. Si c'est possible, hâtons un peu le mouvement !
Quoi ! On ne se bat pas en duel tous les jours ! Il y avait peut-être au monde des affaires plus importantes que toutes leurs balivernes, à ces deux-là...
— Oh ! Seigneur ! gémit le pauvre Moka. Écoute Henriette, je te jure sur le Christ... Attends.
Il se pencha à son oreille. Que lui dit-il ? Elle cessa de pleurer, devint rayonnante.
— Oh ! C'est vrai ? s'écria-t-elle ! Oh ! Oh !
— Va maintenant, va ! Prends le chien et va.
Elle ne se le fit pas répéter, elle prit dans ses bras le chien, et descendit au salon.
— Voilà qui est réglé, dit Moka en se tournant vers Cripure. Nous pouvons aller.
— Ah ! Enfin !
Henriette avait disparu. En passant devant le salon, Moka ouvrit la porte. Cripure aperçut la jeune fille. Elle était assise sur un fauteuil Louis XV, elle tenait le petit chien sur ses genoux, et le caressait avec un sourire d'extase.
— Et amène-le-moi demain matin au lycée, à huit heures, hein ?
— Oh ! Oui.
« De plus en plus curieux, se dit Cripure en se souvenant de la maudite bossue et du petit chien jaune et hagard. De plus en plus étrange ! » La maison de Moka s'inscrivait dans son imagination, entre deux femmes et deux chiens, comme deux sentinelles en faction devant la porte. « Ouais... Ce sont des énigmes. Tout cela n'est pas par hasard. Drôle d'alphabet !... »
— Pressons ! Hâtons !