Il y avait des jours comme aujourd'hui où il perdait jusqu'au goût de la vengeance. Les notes éparses dans ses livres, matériaux qui devaient servir au grand ouvrage de sa vie : La Chrestomathie du Désespoir — tel était le titre pédantesque qu'il comptait lui donner, à moins qu'il ne l'appelât : La Mistoufle, ou encore : La Mort aux Rats — il cessait d'y penser. Tout cela était d'un autre, un étranger, et l'ambition de se justifier par un livre : absurde. « Et cependant tout de même, si j'avais assez de talent ! Encore une question. Mais pourquoi n'en aurais-je pas ? Le talent, c'est le courage, ce qu'il en faut pour se tuer. A ce compte-là, je l'écrirais, ma Chrestomathie, mon Apocalypse, enfin, mon Cochon malade... »

Il se leva, vint s'asseoir à son bureau. Une note ?

Il écrivit :

« Si je cite si souvent Hoffmann, Edgar Poe, Gogol, ce n'est pas que je trouve que la vie des petits bourgeois provinciaux — et pourquoi pas des Parisiens ? — rappelle en rien les univers de ces grands génies, sauf si on les pense à rebours. Pensée que mille exemples quotidiens font saisir comme une réalité absolue. De ce point de vue, je pourrais intituler mon livre : Les Souffrances d'un petit bourgeois ou Hoffmann retourné. »

Il réfléchit et écrivit encore :

« Ils expriment dans l'univers le fantastique du non fantastique. L'inverse, l'envers, l'âme à l'envers. Si je cite aussi souvent Flaubert à côté des autres, c'est que le cher Gustave, qui en était un — de petit bourgeois — a été aussi le premier à tenter et même à réussir parfois cette peinture du Non. »

Il jeta sa plume. Assez travaillé pour ce matin. Assez ressassé. « La littérature m'horripile... »

La sonnette : qui pouvait venir ? Qui ? A cette heure matinale, Basquin, le seul visiteur du vieux couple, devait monter la garde au camp des prisonniers civils. Et si ce n'était pas Basquin, alors, qui ? Une erreur, peut-être...

Les sabots de Maïa claquèrent dans le couloir. Cripure s'avança :

— Je n'y suis pas...

Un souffle. Il agita par deux fois l'index devant son nez. Puis — mais ce n'était pas vrai que ce fût sur la pointe des pieds : de l'inexprimable manière qui correspondait pour lui à ce geste, il regagna le divan et s'y assit, l'oreille aux aguets.

Maïa parlementait. Mais encore une fois, avec qui ?

— Il dort, monsieur.

— Je puis attendre, répliquait le visiteur.

— Mais ce n'est pas ben commode... Et pis, i va p'têtre ben dormir comme ça jusqu'à midi ?

— Tant pis. J'attendrai quand même.

— Où ? dit insolemment Maïa.

— Dehors.

Cripure se leva et fit un pas vers le couloir, la main en cornet derrière l'oreille. Cette voix ne lui était pas tout à fait inconnue...

— Mais qui qu'vous êtes, vous ? demandait Maïa.

— Un de ses anciens élèves.

— Oh, si vous creyez qu'i court après ses anciens élèves !... Anciens ou pas, tout ça c'est kif kif bourricot pour lui, vous savez ben... Comment qu'vous avez nom ?

— Étienne Couturier.

— Oui ? C'est-i vot' père qu'est clerc de notaire chez Maît' Point ?

— Oui, répliqua impatiemment le jeune homme. Mais ça n'a pas de rapport. J'ai un mot à remettre...

— A mon homme ?

— Oui.

— Ben... donnez-moi-le.

— Non, madame, excusez-moi... Je dois le lui remettre en mains propres.

— C'est-i d'la part du notaire ?

— Non, madame.

— Ça pourrait ben s'trouver, des fois. C'est d'la part de qui alors ?

— D'un de mes amis... Un surveillant au lycée.

— Donnez-moi-le.

— Je ne peux pas, madame.

— Des manières, s'écria Maïa, fâchée.

Pour qui la prenait-il, ce petit morveux ? Elle ne comptait pas alors ? Elle n'était rien du tout ?

— V's'êtes bien faraud, dit-elle. Pisque c'est comme ça, v's'aurez qu'à r'passer. En v'là d'un !

— Je vous assure, madame, qu'il est nécessaire...

— Nécessaire ! se moqua Maïa. Vous pouvez pas parler comme tout le monde ? En v'là d'un riche ! Nécessaire !...

Elle s'apprêtait à lui claquer la porte au nez, histoire de lui montrer, à ce petit jeune, qu'elle ne comptait pas tout à fait pour du beurre, quand la voix de Cripure retentit inopinément à son oreille et la fit se retourner d'un coup, furieuse.

— D'où qu'tu sors, toi ?

— Voyons, Maïa, voyons, ma poulette...

Il avait traîné jusqu'à la porte ses pas entravés et souriait vaguement, debout sur le seuil, géant difforme à la tête trop petite, aux bras et aux jambes trop longs. Un vieux veston de chasseur en velours marron, criblé de taches d'encre et de graisse, auquel manquaient plus de la moitié des boutons. Autour de son cou s'enroulait un cache-nez rouge dont il avait rejeté un pan sur l'épaule, comme le pan d'hermine de sa robe d'agrégé, les jours de distribution solennelle des prix, ou quand on enterrait un collègue. Au bout d'une ficelle pendait sur sa poitrine un petit sifflet d'un sou qui lui servait pour rappeler sa chienne Mireille, qui aimait tant courir au loin, sauter, bondir, au risque de se faire mordre par un chien enragé ou couvrir par un bâtard. Son pantalon gris, ravaudé, mal retenu par une ceinture en cuir, s'affaissait sur ses pantoufles. Et sous le veston, un petit gilet noir et démodé s'ouvrait, montrant une chemise que les puces avaient abondamment tachée.

— Voyons, Maïa, voyons...

Maïa croisa les bras, solennelle :

— C'est-il du lard ou du cochon ? V'là c'que j'voudrais ben savoir.

— Mais enfin, Maïa, voyons ! N'est-ce pas, fais entrer. Fais entrer. Et se tournant vers le jeune homme : « Veuillez entrer, monsieur.

— Tu sais pas ça qu'tu veux, quoi !

— Allons ! Allons !

— Deux poids, deux mesures. C'est pas la peine que j'lui raconte que tu dors si v'là qu'tu t'amènes. Sacré douteux, va », dit-elle, en reculant dans le couloir.

Elle haussa démesurément les épaules et avec un geste du pouce à l'adresse du jeune homme :

— Vous avez plus qu'à entrer, à c't'heure. Il est son patron, pas vrai ?

Et tout en grommelant entre ses dents que tout ça n'avait ni queue ni tête, ni sens ni côté, elle rentra dans le bureau, ouvrit les persiennes, et retourna à sa cuisine.

Étienne était resté debout à l'entrée du couloir, son chapeau à la main, le visage empreint d'une pâleur nerveuse. Ce n'était pas ainsi qu'il s'était figuré les choses !

Que de fois, depuis un an, n'avait-il pas rôdé autour de cette maison, sans jamais oser s'approcher et tirer la sonnette, que de fois ne s'était-il pas embusqué en ville dans un coin de porte, guettant le passage de Cripure, avec la résolution pour la centième fois renouvelée de l'aborder enfin et de lui parler ! Cripure, le seul homme capable de répondre à ses questions, le seul qui pourrait lui être fraternel, le seul pur, parmi toute cette bande de vendus et de bouchers ! Il n'avait pas trouvé l'audace d'exécuter son dessein, il avait reculé sans cesse, s'enfonçant de plus en plus dans sa solitude, se débattant dans un monde de ténèbres, et de plus en plus perdu. Depuis un an, il n'avait vécu que de ce grand fantôme infirme, douloureux, réprouvé, devant qui il était resté et restait encore, par pudeur, désespérément muet. Tous les chemins étaient bouchés. Ses rapports avec son père, et en général avec tout le monde : un misérable jeu de cache-cache où chacun trouvait le moyen de tricher. Ils avaient plus peur de la vérité que de la mort. Cripure, au moins...

Cripure demanda, d'une petite voix affable :

— Vous avez un mot pour moi ? J'ai cru entendre... Mais veuillez... veuillez vous donner la peine... veuillez entrer. C'est du lycée ? continua-t-il, en entrant dans son bureau.

— Oui, monsieur.

— Le Proviseur ?

— Non.

Très bien. Ce n'était pas grave. Il eût été surpris tout de même que le Proviseur le relançât...

— Non, reprit Étienne, en lui tendant la lettre. C'est un mot de mon camarade Francis, rencontré tout à l'heure. Un surveillant d'internat, monsieur...

— Parfait..., murmura Cripure. Il prit la lettre et la posa sur la table sans l'ouvrir. Ça devait être quelque chose à propos d'une colle, une affaire de service quelconque. Ça pouvait attendre.

Péniblement il s'assit derrière cette table toute chargée de livres et de papiers dans le plus complet désordre, un vrai fumier, disait Maïa. Il se frotta les tempes du bout des doigts, rajusta son binocle, fit remuer son dentier dans sa bouche.

Étienne restait debout.

Ce « bureau » ! On ne lui avait pas menti ! C'était bien une cave, et même une cave humide, à voir sous la tapisserie pendante, le plâtre jaune, grumeleux, les grandes taches vertes au plafond, la lumière basse. Il était suffoqué par des relents de cuisine mêlés à des odeurs d'encre, de poussière, de vieux livres, et pardessus tout à la puanteur des chiens.

— Veuillez excuser le petit incident de tout à l'heure, n'est-ce pas, dit Cripure, avec une mine confuse. Dans cette garce de vie, n'est-ce pas, dit-il en se forçant à rire, il faut savoir se défendre... Dommage que ça soit tombé sur vous. Ma femme, n'est-ce pas, a la consigne... de me... Il faut bien...

Étienne répondit en bafouillant lui aussi. Sa visite, dit-il, n'était pas sans motif. Il ne se serait pas permis sans une raison... grave, de troubler la solitude de... Il avait pour son maître assez de respect...

— Oh, respect, fit Cripure, dédaigneusement.

Ce n'était pas du respect qu'il attendait de la jeunesse. Il aurait voulu — s'il avait voulu quelque chose — une camaraderie. Mais il en était de cela comme du reste : pas mèche ! Ses rapports avec ses élèves ? Hum...

— Veuillez vous asseoir, monsieur.

Étienne s'assit, oppressé. Non, décidément, il ne s'était pas figuré ainsi la rencontre. Tout à l'heure, en venant, il remuait dans sa tête mille choses qu'il dirait. Comme c'était facile ! Il n'excluait pas l'hypothèse que Cripure serait lui aussi heureux de le voir. Sa solitude devait tellement l'accabler ! Mais les mots préparés ne vinrent pas.

— C'est une visite d'adieu, monsieur.

Cripure leva lentement son gros regard paresseux sur le jeune homme. Presque un visage d'enfant. Il comprit, à voir son crâne tondu, de quel adieu il était question.

— Déjà !

— Ce soir, monsieur. Mais avant de partir, j'ai tenu à venir vous voir, et à vous demander...

L'oreille tendue, Cripure souriait, affable ; mais comme il paraissait lointain !

— C'est très aimable à vous, dit-il, je suis très... touché, n'est-ce pas, par cette... attention délicate de votre part. Ainsi... vous n'avez pas gardé un si mauvais souvenir de votre vieux professeur ?

On se souvenait si rarement de lui autrement que pour se moquer ! Si rare, qu'un « honnête garçon » comme l'était évidemment celui-ci vînt le trouver.

— Au contraire.

— Ah ?

— Je vous dois tellement... Vous avez été... pour moi... plus, autre chose qu'un professeur. Est-ce que vous me permettez de vous dire cela ?

— Mais voyons, mon cher !

— Je ne me le serais pas permis, continua Étienne, en s'agitant sur sa chaise, sans la circonstance qui va... m'éloigner. Mais tout est changé. Il me fallait vous voir. Il me fallait vous dire...

— Je vous écoute, dit Cripure, de plus en plus immobile derrière son rempart de paperasses.

— Excusez-moi. Si jamais je vous ai causé quelque ennui, veuillez...

— En classe ?

— Oui, monsieur.

— Mais vous plaisantez, mon cher. Du tout ! Pas le moins du monde. Vous étiez au contraire un élève extrêmement doué et... attentif. Quelle idée !

— Je veux être... net... propre.

Comme le pathétique de la jeunesse était toujours grandiloquent, et, dans une certaine mesure... comique ! Particulièrement chez ces jeunes provinciaux. Ils prenaient tout au sérieux. Quel regard avait celui-ci ! Il se faisait des scrupules d'enfant sage avec devant soi un tel destin ! Il venait chercher l'absolution !

— Laissez votre enfance tranquille, dit Cripure. Ce n'est plus, n'est-ce pas, le moment de s'embarrasser de rêveries ni de scrupules. Nous sommes dans un temps... hum !

Les mains entre ses genoux il penchait la tête.

— Quel temps ? monsieur...

Cripure ne répondit pas. Il parut très gêné.

— Un homme propre, reprit-il, qu'est-ce que c'est ? Un homme qui se décide pour lui-même, qui ne se soumet pas. Pas un homme du troupeau. Enfin, un homme tel que...

Encore une fois, la phrase resta en suspens. Pudeur peut-être. A moins que la fin de cette phrase n'eût été : « Un homme tel que j'aurais voulu être. »

Il savait bien qu'il ne l'avait pas été.

— Mais les autres ?

— Quels autres ? se récria ironiquement Cripure... Nos semblables ? Ah là là !...

Sa main balaya l'air devant son front. Puis, tassé sur lui-même, il rit doucement, presque sans bruit. Quand ce petit aurait autant que lui souffert par ces chers autres, on s'expliquerait...

— Mais la guerre ?

— Que voulez-vous !

Étienne ne dit plus rien.

C'était donc là cet homme tant cherché ! Il examina ce petit visage rougeaud, presque sans rides, qui se tendait vers le sien. Le front était étroit, et les cheveux courts et plantés bas ; mais quel regard de douleur ! Combien différent de ce regard qu'il avait dans la rue, à la porte de sa classe, quand il attendait que le concierge allât tirer la cloche ! Ce regard devint morne, Cripure remua les lèvres, fit bouger son dentier. D'un geste preste, qui dénotait une grande habitude, il chopa sur son cou une puce et l'écrasa. Il se frotta les tempes du bout des doigts, rajusta son binocle, puis rien ne bougea plus dans ce visage, sauf les yeux, quand il avisa un petit volume que depuis le début Etienne tenait sur ses genoux.

— Où avez-vous trouvé cela ?

Sa thèse sur Turnier !

Depuis la parution du volume, c'était la première fois qu'il le trouvait entre les mains d'un autre. Il changea de visage.

— Montrez ?

Étienne lui tendit l'ouvrage.

C'était un petit livre rongé des vers qui avait dû moisir depuis des années dans une arrière-boutique. Il avait fallu, pour l'en tirer, une grande persévérance, un grand amour.

— Comment avez-vous...

— J'ai écrit aux bouquinistes, monsieur.

Étienne ne dit pas à combien, ni combien de fois. Il avoua seulement qu'il avait eu de la chance de trouver enfin ce volume. L'édition était épuisée. On lui avait répondu cela de partout.

Cette thèse sur Turnier n'était pas le plus important des ouvrages de Cripure mais il était le seul dont il se souvînt. Les autres, il les avait purement et simplement reniés. Pourtant, à l'époque de la parution de son étude sur la Pensée médique, Cripure avait connu une certaine célébrité de chapelle. Il ne restait plus grand-chose aujourd'hui de cette célébrité, sauf qu'on savait en ville qu'il avait eu son heure d'importance à Paris, et qu'il connaissait le sanscrit. Quelques-uns, comme le député Faurel, qui, sans être des hommes vraiment cultivés n'étaient pas non plus des ignorants ni des idiots, savaient que pour Cripure, toute philosophie de l'Inde n'est compréhensible que comme un moyen d'entrer dans un état psychique qui est sa propre fin et non comme un système de concepts. Interprétant en ce sens les textes zoroastriens, Cripure voyait dans la tragédie grecque le résultat de l'influence médique. D'où quelques ouvrages d'ailleurs courts et des articles, écrits dans une langue plus littéraire que technique. Mais, depuis longtemps, il ne pensait plus à ces fariboles, oubliées et reniées, et un jour qu'un élève y avait fait allusion devant lui, il s'était écrié : « Les Mèdes ! Non, mais sans blague ! »

Cripure feuilletait l'ouvrage. Devait-il dire la vérité à ce jeune homme ? Cette thèse n'était nullement épuisée : tout simplement, elle ne s'était pas vendue. Après le refus de la Sorbonne d'accepter ce travail « fantaisiste », Cripure voulant en appeler à l'opinion avait fait éditer le volume, à ses frais bien entendu. Il n'avait pas eu deux lecteurs et pour s'éviter de voir son ouvrage traîner sur les quais il avait tout fait revenir chez lui. Toute l'édition était entassée au grenier dans des caisses. A quoi bon raconter ça ?

— Un bouquiniste de Paris ?

— Non, monsieur : d'Angers.

— Un instant...

Il enfouit son visage dans son mouchoir, comme un homme qui sent venir une quinte de toux, et resta un moment ainsi, les yeux clos. Angers !...

Ça devait être ce gros bancal, caché dans le fond de son antre, comme un escargot dans sa coquille, un immonde avare. Que de fois il était allé chez lui avec Toinette ! Ils s'amusaient à payer leurs achats avec des louis d'or, pour la joie de voir trembler la main de l'avare.

— Vous ne savez pas son nom ?

— Si, monsieur.

Cripure s'essuyait le visage avec son mouchoir, ôtait son binocle, dont il frottait les verres.

— Branchereau, je parie ?

— Non, monsieur. C'est un certain Ménard...

— Tiens...

Est-ce qu'il avait cru le Branchereau immortel ? Il avait dû crever depuis longtemps, dans son or et dans sa crasse.

— Il est vrai que depuis lors... Mais, vous permettez, demanda-t-il, en se penchant de nouveau sur le volume.

— Je vous en prie.

Cripure rajusta son binocle, examina avec attention la page de garde, à l'endroit où naguère il avait écrit une dédicace. Il en avait fait cadeau autrefois à quelqu'un qu'il devait sans doute appeler « mon ami », mais l'ami s'était empressé de bazarder l'objet, non sans avoir pris la précaution d'effacer son nom infâme. Mais tout le reste de la dédicace y était. « A mon ami... cette histoire d'un homme hautain et pur, écrite par son frère indigne. François Merlin. »

— Ah ! là là... gémit Cripure, en cherchant dans son tiroir une loupe. Et il se courba sur la page. « Qui ? Qui est-ce ? Quel est le salaud... »

Ce n'était pas au hasard que Cripure avait distribué son ouvrage. Ce n'était pas non plus par hasard qu'il avait choisi Turnier pour héros. Dans l'élaboration de cette thèse il y avait eu un défi et un espoir mêlés. Le défi avait consisté à se poser en révolté et dans une certaine mesure en martyr ; l'espoir : que Toinette lirait ces pages et qu'à travers elles, le lien brisé se renouerait. Il avait envoyé ce volume à des amis communs, espérant qu'un jour il tomberait sous la main de Toinette, qu'elle l'emporterait. Des pages entières n'étaient écrites que pour elle, elle seule en pouvait deviner le sens, l'amertume, la douleur, elle seule pouvait y répondre. Mais elle n'avait pas répondu. Cette lettre suprême s'était perdue, cruauté nulle part égalée dans l'histoire de Cripure. Mais il est à croire qu'un certain automatisme survit à un long espoir puisqu'en ce moment Cripure, oubliant Etienne, posait sa loupe inutile et feuilletait le volume avec l'espoir déraisonnable d'y trouver des notes, peut-être l'ébauche d'une lettre oubliée.

Voir son écriture !

Hélas, page après page, les marges étaient vierges. A croire que le volume n'avait été que récemment coupé ; il n'osa pas le demander. L'eût-il fait qu'à sa grande douleur il aurait appris qu'Étienne l'avait reçu tel qu'il était sorti des presses.

Il s'attarda à relire des fragments, ce qu'il n'avait jamais fait depuis la publication. Il ne montait jamais au grenier. Et puis... se confronter avec soi-même ? Des soupirs mêlés de grognements lui échappaient. Avec sa loupe à côté de lui, il avait l'air d'un vieil antiquaire, ou d'un expert, d'un docteur Faust à la manque, pensa Étienne, en jetant autour de lui un regard chargé d'angoisse. Quelle nuit ! « Das ist deine Welt ! das heisst eine Welt ! »