Dans le sillage de Babinot, qui revenait du « buffet » où il avait bu un lait chaud, une petite troupe de fidèles s'était formée. Comme ravi en extase, Babinot s'avançait, la tête haute, inspiré, le bandeau éclatant comme une bannière, et faisait, avec les bras, des gestes comme un violoneux de village menant le cortège d'une noce. Une flûte lui eût mieux convenu ; on disait d'ailleurs qu'il en jouait.
— N'oublions jamais ceci, dit-il en s'arrêtant, et la petite troupe l'entoura, le secret de la gaieté de nos héroïques soldats, c'est qu'ils sont ré-u-nis, c'est que nos braves petits gars n'ont pas de temps pour la méditation solitaire. Excellente hygiène morale, ce semble ! Eh bien, imitons leur exemple. Sachons nous réunir, comme aujourd'hui, et mettons dans nos réunions une certaine discipline souple, très souple... Et Babinot mima par deux fois le geste d'un sauteur qui se « reçoit » sur la pointe des pieds. « Premier principe, continua-t-il, en levant le doigt : ne parlons pas trop de la guerre. Sans éviter avec affectation ce sujet, parlons un peu, comme pendant la paix, de nos affaires, de notre existence quotidienne, de ces petits plaisirs, de cette petite joie que la vie donne toujours quelles que soient les circonstances. C'est ce que j'appelle le feuilleton, voyez-vous. Un peu de feuilleton, fit-il, en faisant avec la main le geste d'assaisonner un plat, oui, un peu de fantaisie et tout ira bien. Le meilleur moyen de marquer de la confiance et d'en inspirer, c'est précisément de ne pas paraître hypnotisé par les visions perpétuelles de la guerre. Oh, je le sais ! Je m'en doute ! Le moment viendra fatalement où nous en parlerons. Alors avant tout, ne changeons pas de figure ! Ne changeons pas de ton de voix ! Prenons sur nous de rester très calme et très placide, continua-t-il avec des gestes de chef d'orchestre. Disons ce que nous pensons, toujours. Jamais de mensonges ! Mais disons-le avec douceur, avec tranquillité et presque avec enjouement. »
Il avisa Moka, qui attendait, les mains croisées sur le ventre :
— Que me veut mon jeune collègue ?
— Vous m'aviez chargé, monsieur Babinot, de vous faire souvenir d'une anecdote, dit Moka. Et il se frotta les mains l'une dans l'autre.
— Quelle anecdote, s'il vous plaît ?
— Je ne sais pas, moi, répondit Moka, en écarquillant les yeux. Une anecdote... comique, sans doute ?
— Ouais ! Ouais ! Ouais ! Jeune homme... Des anecdotes comiques ! Ah ! Ah ! nous n'en manquons pas, grâce à Dieu... Plus tard, fit-il avec un petit geste négligent. Ne fatiguons personne...
Les fidèles se récrièrent.
— Est-ce bien le moment ? demanda Babinot.
— Oui. Bien sûr !
Quand donc n'eût-ce pas été le moment de raconter une anecdote ?
— Soit ! puisque vous l'exigez...
Un « Ah ! » général salua son acquiescement.
Babinot choisit un fauteuil tout près de Cripure et de Mme Poche. Écartant à deux mains les basques de sa requimpette, il s'assit en disant :
— Mon jeune collègue me fait souvenir d'une promesse... Soit !
— Chut ! murmura-t-on à la ronde. M. Babinot va nous raconter une anecdote.
On se rapprochait avec des mines friandes.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Chut ! une anecdote...
Renversé dans son fauteuil, Babinot joignit sur son bedon ses grosses mains poilues, croisa les jambes en sorte que chacun pût voir ses grosses chaussettes de laine bleue, et sourit, mais d'une seule joue. Le bandeau avait un peu glissé.
— Mesdames, messieurs, je vais vous raconter une anecdote, en effet, comique.
Un temps.
— C'était là-bas, commença-t-il, de l'autre côté du Rhin, chez les Boches...
Moka fit claquer ses doigts :
— Mince, alors !
— Oui, oui, chez ces messieurs, j'ai bien dit. Mon fils faisait un séjour à Düsseldorf... Vous connaissez, je crois ? dit-il, en se tournant vers Cripure.
Cripure avait fait en Allemagne un « radieux voyage » autrefois — était-ce avant ou après la rupture avec Toinette ? — Il en était revenu « pantelant d'admiration » pour ce génie organisateur, etc.
— Ville superbe, n'est-ce pas ? répondit-il.
La barbichette de Babinot frémit.
— Nan ! s'écria-t-il en bondissant dans son fauteuil. Nan ! mon cher et savant collègue, je ne partage point votre enthousiasme pour ces oiseaux-là. A Dieu ne plaise ! Il releva fièrement le menton.
— Mais... balbutia Cripure, interloqué, je n'ai pas dit...
— Nan ! Je vous dis que nan ! Nous avons chez nous mille, cent mille fois mieux que leur Düsseldorf !
— Comme vous voudrez, dit Cripure. Oui, en effet, nous avons cent mille fois mieux...
Babinot se rasséréna.
— Parfait, voilà qui est parfait. Un homme comme vous, mon cher collègue, commettre une pareille erreur !
Les fidèles qui avaient craint un éclat se rassurèrent.
— Mais l'anecdote, monsieur Babinot ? demanda Moka.
— J'y arrive ! Patience !
Babinot reprit sa pose confortable : « Mon fils faisait un séjour à Düsseldorf. Il se trouvait dans une famille — vous allez rire — une famille germaine typique, vous savez, l'honorable famille du Herr Professor Schröder. Ah ! Ah ! Une imposante famille de Fritz et de Gretchen », dit-il en prenant dans une petite boîte en fer-blanc qu'il tira de son gousset une pastille de goudron tolu. Il se la fourra dans la bouche et continua : « J'étais allé conduire mon fils et, par une singulière coïncidence, le jour de notre arrivée chez ces gens-là, c'était le Sedantag.
— C'est-à-dire ? interrogea Mme Poche.
— Jour de Sedan, madame. » Babinot sifflota, cligna de son œil unique. « C'est un grand jour pour ces moineaux-là ! Ils célèbrent notre défaite de 70. Leurs drapeaux, leurs musiques, leurs fifres...
— Ouyouyou ! fit Moka.
— Puisque vous connaissez l'Allemagne, dit Babinot, en se tournant vers Cripure, dites-moi, mon cher collègue, ne vous êtes-vous jamais trouvé là-bas un jour pareil ?
— Ma foi non.
— Eh bien, félicitez-vous ! Félicitez-vous ! répéta Babinot en lui donnant deux petites tapes sur le genou. C'est une rude, rude épreuve pour un bon Français. Ces animaux-là sont la grossièreté même. Tu verras, dis-je à mon fils, ils trouveront le moyen de nous vexer. Au cours du repas, ils en parleront. Mon fils, dans sa générosité, prétendait que non. Il se trompait, messieurs, il se trompait du tout au tout.
Babinot se tut et dans le silence on entendit Cripure :
— L'Allemand est lourd et balourd.
— Voilà qui est dit ! se récria Babinot, transporté d'enthousiasme. Lourd et balourd ! Admirable ! Ceci me rappelle une autre anecdote encore plus comique. Je vous la raconterai un autre jour, faites-m'y penser, monsieur Moka. Lourd et balourd ! Les voilà peints ! C'est bien ça ! Et la preuve c'est que malgré tous nos efforts, au cours du repas, pour éviter qu'on revînt sur ce maudit Sedantag, eh bien, il en parla ! Le gros professeur Schröder nous dit brusquement : « En France, vous ne savez pas célébrer vos victoires ! » Le lourd ! Le balourd ! Mais ces zouaves-là ne sont ni fins, ni psychologues, ni spirituels, eh ! eh ! J'avais honte pour lui, honte. Mais écoutez. Je lui répondis savez-vous quoi ? « Wir hätten zuviel ! » nous en aurions trop ! Ah ! Ah ! Ah ! Trop ? Zuviel ! qu'est-ce que vous en dites ?
— Ça, dit Mme Poche, c'était tapé !
— Pan dans le mille ! Rigodon, fit Moka. Dites donc, monsieur Babinot, il a dû en faire une drôle de bouillotte ?
— Voilà l'erreur : il a encaissé. Ces gens-là ? Plats, plats comme des punaises, vous savez. Ça se mène à la schlague.
— Caporalisés, quoi, dit quelqu'un.
— C'est le mot propre, répondit Babinot. Et vous savez, je les connais.
Glâtre ayant fait observer qu'il y avait là matière à un duel, les yeux de Babinot flamboyèrent. Il déclara :
— C'eût été le plus beau jour de ma vie.
Personne ne songea à sourire de ce mot de premier communiant, pas même Cripure. Mais Cripure avait-il entendu ? Il avait l'air de penser à autre chose tandis que Babinot reprenait déjà :
— Tenez, une autre fois...
Cripure n'écoutait plus.
Assis derrière Babinot, il regardait curieusement cette petite tête d'oiseau ronde comme une boule, couverte d'un poil rare autrefois roux, qui laissait voir autour du bandeau la peau blanchâtre du crâne comme un fruit pelé. A deux ou trois reprises il eut envie de se lever et de partir tant il lui parut que son regard était indiscret, malhonnête. C'était comme de surprendre quelqu'un dans son sommeil, comme d'écouter à une porte. On ne regarde pas ainsi la nuque des gens. Mais cette nuque exerçait sur lui l'irrésistible facination d'une évidence.
Combien plus vraie que le visage ! Il lui semblait comprendre que tout ce qu'il y avait encore de raison chez Babinot, de pure tendresse, avait déserté ce visage, incapable désormais d'exprimer autre chose que les passions inhumaines du patriotisme et de la guerre, et s'était réfugié dans cette nuque naïve, et surtout plus bas, dans les bourrelets du cou, très rouges, tandis que Babinot pérorait, ce qui, à tout autre moment, n'eût excité que son dégoût et peut-être son hilarité. Mais qu'il était loin de penser à rire ! Rien de ce que disait, de ce qu'était Babinot ne prêtait plus à rire, dès qu'on le regardait ainsi non plus dans un visage qui n'était qu'un masque en carton, mais dans sa vraie chair tendre qui commençait à se défaire, à se décoller et à pendre sous les maxillaires, à se gonfler comme se gonfle la chair des cadavres. Bientôt d'ailleurs... Mais pourquoi bientôt ? Ça pouvait durer ainsi longtemps encore, des années, éternellement peut-être. « Oui, je dis bien : éternellement. Affreux ! » Le plus singulier, c'était que Babinot croyait être son masque, qu'il voulait ignorer ce personnage caché comme une devinette dans les bourrelets de sa nuque. Le faux Babinot seul voulait compter. Il y avait un Babinot qui tonnait contre les Boches, le Babinot héroïque et imbécile de tous les jours et un autre, le vrai, qui pleurait des larmes silencieuses sur la mort prochaine de son fils et sur son propre destin. Peut-être était-il nécessaire qu'il y eût un Babinot tonnant afin que l'autre pût pleurer toutes ses larmes. « O Dieu ! Dieu ! Et ce visage blanc de chaux avec ses yeux plats et noirs de morte qui me regarde avec reproche ! » Dans un coin, discrètement écartée, hasard ou choix — choix sans doute — Mme Babinot était assise, aussi immobile qu'une stèle, toute en noir, déjà froide et comme entourée d'un suaire. En avance sur son destin ! A peine si à quelques tressaillements presque imperceptibles de ce visage en papier on devinait qu'elle était encore vivante. Si jamais ici il y avait eu un masque, ce masque était depuis longtemps tombé. Elle ne craignait plus de se montrer telle qu'elle était, dans sa vérité, comme tous ceux qui sont entrés vivants dans la mort. Quand son fils serait tué, Babinot changerait peut-être, elle, non. « Horreur ! Elle est déjà squelette... Horreur ! Mais... qu'est-ce à dire ? Je les vois tous deux endormis, serrés l'un contre l'autre, chacun cherchant la chaleur de l'autre avec jusque dans leur plus profond sommeil la pensée de ce mort : leur fils ! Non ! Ah non ! Comme dit l'autre, je rends mon billet... »
— C'est un complot, lui souffla-t-on à l'oreille.
Cripure sursauta, faillit lâcher un cri. Moka se penchait sur son épaule, souriait d'un air complice :
— On le fait exprès.
— Exprès quoi ?
Il posa sur ses lèvres un index raide comme baguette de tambour.
— Venez, souffla-t-il. Chut !
Cripure se leva doucement, tremblant de peur : allait-il pouvoir s'esbigner ? Mais l'anecdote que racontait Babinot devait surpasser en intérêt la précédente, car personne ne fit attention à lui et il suivit Moka qui s'éloignait sur la pointe des pieds, en balançant les bras comme un acrobate sur son fil.
La porte se referma sans bruit.
— Ni vu, ni connu, dit Moka. Ouf !... Venez.
— Où me conduisez-vous ? demanda Cripure, en prenant la main que lui tendait Moka. Il se laissa traîner le long du couloir. Moka ne répondit point à cette question, mais tout en avançant il dit à voix basse, bien qu'il n'y eût plus de raison de penser qu'on pût l'entendre :
— On pousse Babinot à raconter des anecdotes, parce que, vous comprenez... son fils...
— Non ! balbutia Cripure, le souffle coupé. Et Moka dut le tirer pour le faire avancer.
— Si ! On le sait depuis ce matin. Mais lui, il ne le sait pas encore.
— Non !
— Mais je vous dis que si. C'est officiel. Seulement, personne n'ose le lui annoncer. Alors, on le pousse...
Ils passèrent devant la porte ouverte du buffet. Là, tout seul, son chapeau sous le coude, M. le Maire se restaurait furtivement, hâtivement, mais sérieusement, de chocolat et de brioches. Le champagne, il le laissait aux autres pour aujourd'hui. Ce qu'il lui fallait, c'était du solide. Et tout en buvant son chocolat, M. le Maire, avec ses gros yeux de lion mélancolique, semblait guetter des viandes froides, qu'il eût été si agréable de déglutir avec un peu de moutarde, un œuf dur, un brin de salade. Hélas ! Les viandes froides n'avaient pas été prévues au menu et M. le Maire devait se contenter de pâtisseries. Il s'était vengé en en reprenant. Tout ce que sa lourde patte avait pu atteindre, il l'avait englouti, bâfré, le petit doigt en l'air — avec des retraits du ventre — histoire de ne pas salir son beau gilet. Il n'était occupé qu'à se refaire, et, n'eût été son bel habit de cérémonie, on aurait pu le prendre pour un garçon de course, à qui un client bonhomme aurait ouvert la porte de l'office.
— Pressons ! dit Cripure en jetant à M. le Maire un regard louche.
Celui-ci, comme il ne restait plus en vue la moindre pâtisserie, se passait la langue sur les lèvres, s'essuyait avec son mouchoir, brossait les miettes tombées sur son pantalon, enfilait ses gants et sortait.
Moka et Cripure portèrent en même temps la main à leurs chapeaux.
— Pas le temps ! maugréa M. le Maire et il s'éloigna à grandes enjambées.
Moka poussa Cripure dans une antichambre sombre qui puait le renfermé comme une cave.
— Où diable me faites-vous entrer ?
Ces cartons verts, cette statue en plâtre de la République — salut ! — ces rideaux poussiéreux et déchirés, dans le fond, ce canapé éventré, ce silence !...
— C'est un tombeau !
— Asseyez-vous.
La porte refermée, Moka se pencha et tira de derrière une tenture une bouteille de champagne et deux coupes.
Il s'inclina profondément devant Cripure ; une coupe dans chaque main, il se mit à danser, la bouteille posée par terre. Il fredonna :
Verse encore, verse jusqu'à la lie
De ce vin qui réveille les morts
Il dansait sans le moindre bruit ; à peine si Cripure percevait l'effleurement furtif de ses pas. Sa longue silhouette noire allait et venait sur le fond blême de la fenêtre, la crête rousse flamboyait à son front comme un feu follet, et, selon le hasard de sa danse, le peu de lumière qui traînait dans cette cage tombait et retentissait dans les coupes.
— Assez folâtré, dit-il, en s'arrêtant. On va faire glou glou. L'important, c'est qu'ils n'entendent pas sauter le bouchon.
D'un geste preste, happant la bouteille, il la déboucha.
— La tête me tourne, murmura Cripure...
— Attention ! Hop, les coupes...
Cripure s'empara vivement des coupes, et Moka se retournant les remplit avec un air de triomphe. Le bouchon avait glissé tout doucement dans sa main : pas une goutte n'était perdue !
— Suis-je un homme de précaution, dit-il, en reposant la bouteille ? J'avais fait ma petite cachette, eh ! eh !
— Cher Moka, dit Cripure...
Il avala d'un trait le champagne, puis baissa la tête et laissa la coupe vide pendre dans sa main.
Moka s'assit à côté de lui sur le canapé.
Quel silence ! Ici, même le silence était sordide...
— Cher innocent ! murmura Cripure. Et Moka se rapprocha de lui, chercha son regard.
— Viendrez-vous me voir un jour ? demanda-t-il timidement, un dimanche ?
Cripure leva les yeux vers la fenêtre. La pluie tombait, oblique et brève.
— Qu'est-ce que vous faites le dimanche ?
— Je vais à la messe. L'après-midi, j'ai mes timbres... avec mes timbres — mais ça, c'est une idée à moi, vous ne le répéterez pas ?
— Non.
— Je les colle sur des assiettes, vous comprenez. Je... tapisse des assiettes avec des timbres. C'est très joli, à cause des mille couleurs. Vous comprenez ?
« O Flaubert ! pensa Cripure. O ton percepteur, qui tournait des pieds de table ! »
— Cher Moka, versez-moi encore à boire !
Ils burent. Et Moka se leva, arpenta l'antichambre, soucieux. Sa main anguleuse tourmentait sans répit la crête rousse. Il demanda brièvement :
— Vous n'avez rien entendu dire... à mon sujet ?
Planté devant son bon maître, il s'enfonça les mains dans les poches et braqua sur lui deux yeux soupçonneux. Sa lèvre inférieure monta lentement, avala la lèvre supérieure, atteignit presque la pointe du nez...
— Vous n'avez rien entendu dire ?...
— Dire quoi ?
— Que j'étais fou ?
Cripure parut réfléchir. Il secoua enfin négativement la tête, par deux fois.
— Non.
— Ah ?
— Non. Rien.
— Parce que, répondit Moka, en s'asseyant — il parla penché, les coudes aux genoux, le visage tendu — parce que, j'ai beau m'observer... je pense toujours que ça doit se voir... Vous-même, vous n'avez rien remarqué ? demanda-t-il presque tout bas.
— N... Non. Absolument rien.
— Alors, ça va !... A vous, une chose de... ce genre n'aurait sûrement pas échappé. Ça va, reprit-il joyeusement. Mais, tout de même en... psychologue, qu'est-ce que vous pensez de ceci : voilà, je vois de temps en temps une mouche... C'est très difficile à définir. Elle passe généralement très vite. Une mouche géante, qui ne vole pas : qui rampe. Elle passe comme un éclair et elle vient toujours de la gauche et d'en haut, vvrout ! comme ça, de biais et par là, fit-il, en agitant vers le sol une main frétillante. J'ai observé, continua-t-il, que les choses ne changeaient que lorsque j'étais couché. Dans ce cas-là, la... mouche, passe sous mon nez, en venant de la droite. Elle court comme une araignée d'un bord à l'autre du lit. C'est à peine si j'ai le temps de la voir. Attendez ! Attendez ! Vous devez vous demander quelle importance j'attache au fait que la... mouche vienne tantôt de la droite, tantôt de la gauche. C'est que cela se relie à un autre phénomène... Voyons : une certaine menace pèse sur moi, presque constamment, et, très précisément, la menace d'un coup.
— Un choc moral ? Vous... redoutez un malheur ?
— Du tout... Pas du tout ! Un coup, comme un coup de poing. Or, reprit Moka, cette menace vient toujours de la gauche. C'est de la gauche qu'on m'observe. D'où la tendance que j'ai toujours à fuir par la droite. Suis-je clair ?
— Hem...
— Par exemple, je suis à ma table, bien tranquille, en train de lire — je plane –, ou encore, je colle mes timbres, quand il m'arrive d'éprouver une sorte de vertige, d'être obligé, malgré moi, de courber la tête sous l'empire d'une... peur. Je ne vois pas, je ne sais pas à quoi attribuer ce phénomène, mais je sais que je courbe toujours la tête dans le sens de la main droite.
— Et alors... la mouche ?
— Non. Pas dans ces cas-là. Autre chose : dans la rue, il m'arrive de... de... j'ai des paniques ! Je sens derrière moi une présence. Quelqu'un me menace et la menace est logée ici, tenez ! dans la nuque, fit Moka en tâtant son crâne. Il s'y fait une espèce de vide... un chatouillis... Mais je ne puis tourner la tête et je continue d'avancer comme sous l'empire d'une nécessité... Le plus pénible, acheva-t-il, c'est quand ça arrive à l'église. Alors là...
Moka se leva, se renfonça les mains dans les poches et arpenta à nouveau l'antichambre.
La pluie tombait avec violence, battait les vitres. Moka s'approcha de la fenêtre et souleva le rideau. Quatre heures. Noël tirait la cloche à toute volée. Partout des portes claquèrent et dans la cour des élèves coururent sous la pluie battante. Messieurs les professeurs achevaient d'enfiler leurs pardessus et ouvraient leurs parapluies, en courbant le dos. Encore une journée de tirée ! Un jour en moins, hein, quel bonheur ! Mais eux, que faisaient-ils là, dans ce trou ! Ils buvaient le champagne volé par Moka, l'espiègle ! Quelque chose de beau, ça aussi.
Le petit vieillard avaleur de sabre trottinait à travers la cour en serrant son trophée sous son coude. Il faillit le lâcher tout à coup, à la suite d'un geste trop brusque pour retenir sur sa tête chauve son beau chapeau des dimanches bousculé par le vent.
Dans le fond de l'antichambre, Cripure ne bougeait pas, la tête penchée sur l'épaule, sa coupe toujours vide au bout de son bras mollement appuyé au dossier. La cloche cessa de battre. Plus un bruit. Moka laissa retomber le rideau.
— J'avais une fiancée, commença-t-il, d'une voix douce et tremblante : j'avais une fiancée... Et puis après ? Qu'est-ce ça pouvait bien leur faire ? Elle n'était que dactylo, mais si je voulais l'épouser quand même ? De sales bourgeoises, vous savez, ma mère et ma sœur, des bigotes. Et puis vertueuses ! Oh !
Il sifflota entre ses dents et fit claquer ses grands doigts. Cripure remua à peine.
— Mon père se mourait de tuberculose. Il n'avait jamais été très solide et la guerre avait achevé de l'abîmer. Bref, il se mourait. On aurait bien pu l'envoyer dans un sana, ça n'était pas l'argent qui manquait pour ça, mais va te faire foutre ! On ne voulait pas dire qu'il était tuberculeux. On disait : il est fatigué. Vous saisissez la nuance ?
— Merveille !
— C'était un bon type, mon père, vous savez, large d'esprit. Dans son temps il avait dû lui aussi être amoureux. Il savait ce que c'est que de... Mais il était au bout de son rouleau et, ma foi, je crois bien qu'il s'en foutait pas mal de guérir. Tout ça, continua Moka, qui reprit la bouteille et remplit encore une fois les coupes, tout ça n'empêchait pas que moi je voulais me marier. Lui, il ne disait rien, il faisait celui qui ne sait pas, ce qui était de sa part une grande délicatesse.
Il s'interrompit pour vider sa coupe. Cripure avait déjà vidé la sienne.
— Un soir, reprit-il — il tenait sa coupe dans sa main qu'il balançait en marchant — figurez-vous qu'un soir où j'étais resté un peu plus longtemps que d'habitude avec ma fiancée, ma mère et ma sœur me firent une scène effroyable. Des cris, des larmes, quelque chose de bien monté, dans les règles... Des techniciennes ! « Un répétiteur n'épouse pas une dactylo et patati et patata... » Toutes leurs sales conneries ! Il faut vous dire que ça se passait en bas, dans la salle à manger. Or, mon père occupait la pièce juste au-dessus, et pour dormir, vous savez, le pauvre vieux, il ne dormait pas beaucoup. J'avais beau faire signe à ma mère et à ma sœur qu'il devait nous entendre, rien n'y faisait. Au contraire on aurait dit que ça les excitait. Et j'entends encore ma mère s'écrier de toutes ses forces : « Tandis que ton père est à l'agonie !... »
Il se tut, posa sa coupe sur la petite étagère qui servait de support à la statue de la République, et se moucha. Cripure posa la sienne par terre, et tandis que Moka repliait son mouchoir et le remettait soigneusement dans sa poche, il se passa la main sur le front, se frotta les tempes du bout des doigts, rajusta son binocle.
— Vous vous rendez compte, reprit Moka. Ce qu'elles ont pu être vaches ! Du coup, je bondis dehors. Je crois que si j'étais resté là, j'aurais pu les tuer. Je m'enfuis dans le jardin... La lumière brillait dans la chambre de mon père. Avait-il entendu, oui ou non ? Je n'osais monter. Un mot comme ça avait pu le finir d'un coup. Et je vous le répète, c'était un bon vieux, que j'aimais bien. Enfin, j'y suis allé... Je n'ai jamais raconté ça à personne... Il ouvrit les yeux en m'entendant approcher. Il était étendu au fond de son lit, très calme. Il me tendit la main... Représentez-vous la scène : nous étions là tous deux à nous tenir la main et nous ne disions pas un mot. En bas, ma mère et ma sœur rentraient la vaisselle ; les fourchettes et les cuillers tintaient en retombant dans le tiroir, ça je ne l'oublie pas non plus. Alors, à un moment le père me serra la main un peu plus fort, et savez-vous ce qu'il me dit : « Mon pauvre petit, on en a vite assez d'une femme ! »
Il se fit, dans l'antichambre, un silence comme en pleine campagne, quand le train s'arrête soudain. Moka arpenta longtemps encore la pièce en s'épongeant le front.
La pluie battait plus mollement les vitres. Le grain passait.
— Ensuite ?
— Comment ensuite ? Eh bien, je suis parti au front. J'ai été blessé. Je suis revenu. Entre-temps mon père était mort et la... jeune fille... pfuitt ! Envolée... Partie ! Disparue !... On m'a fait ça, mon ami, continua-t-il d'une voix tremblante en prenant les mains de Cripure.
Mais aussitôt, il se releva :
— Je vous demande pardon, dit-il avec un sourire d'enfant.
Et une fois encore, il remplit les coupes.
— Croyez-vous en Dieu, oui ou non ?
Cripure se fit tout petit. Il se recroquevilla sur son canapé et ses grandes mains errèrent autour de la peau de bique.
— Votre... Votre question...
Un vague souvenir de la scène du matin, avec Étienne, lui traversa l'esprit. Il baissa la tête, pour cacher ses yeux.
— Quand c'est oui, ça vient tout seul, dit Moka.
— Alors, dit Cripure, la tête toujours penchée, alors ça doit être non.
— Doit être ?
— Disons que c'est non...
Moka fit quelques pas, toujours en tourmentant sa crête rousse.
— Glâtre dit aussi que non ! murmura-t-il. Et se retournant vivement : « Écoutez : on m'a raconté quelque chose à votre sujet, quelque chose d'étonnant. Il paraît... on m'a dit qu'un jour, vous promenant au bord de la grève, avec l'un de vos amis... vous parliez de poésie. Et vous vous seriez tout à coup écrié... que le plus... beau poème... c'était l' Ave Maria, et... car c'est là le plus étonnant, que vous vous seriez mis à réciter cette prière en vous avançant vers une petite chapelle bâtie sur une pointe de rocher, c'est-à-dire, en vous avançant dans la mer, comme si... Et une autre fois, reprit Moka, haletant, à quelqu'un qui racontait devant vous comment il avait perdu la foi, comment il en avait souffert, comment il en était venu à oublier cette souffrance... vous auriez répondu... attendez, fit Moka, en se prenant la tête dans les mains, je cherche les mots exacts... vous auriez répondu que pour vous, c'était toujours actuel, oui, c'est bien actuel, que vous auriez dit. Est-ce que c'est vrai ?
— Tout cela n'est que trop vrai, dit Cripure, en soupirant.
— Alors ?
— Alors quoi ?
— Alors vous m'avez blagué... Vous y croyez, hein ? Allons, dites-le ? Je sais aussi que vous ne mangez pas de viande, le vendredi saint.
— Ça n'a rien à voir.
— Comment ! comment ! rien à voir !... Mais c'est une belle preuve, au contraire. Allons, avouez... Dites : je crois en Dieu ?
— Le père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et en Jésus-Christ son fils unique, railla Cripure. Non, mon cher Moka — hélas ! Mais trêve de philosophie ! On a voulu me tuer.
— Hein ? fit Moka. Répétez ?
— On a voulu m'assassiner. »
Les lèvres de Moka se mirent à trembler, avec un bruit étrange, comme qui grelotte.
— Mais qui ? Pourquoi ?
— Vous soulevez là un lièvre... un fameux ! Ce serait trop long, trop... pénible. Je pense, d'ailleurs, qu'ils avaient raison sans le savoir. Là-dessus, en voilà assez.
Et Cripure se leva.
— Raison ? Ils auraient eu raison ?
— J'ai dit : en voilà assez !
Il prit Moka par le revers de la veste, et, parodiant Babinot :
— Je vais vous raconter une anecdote tragique. C'était un soir, à Paris, en...
Il se souvint tout à coup que l'année en question était celle où il avait quitté Toinette et un instant il se cacha les yeux derrière la main.
Puis, d'une voix haletante, il continua son récit. C'était un soir de printemps, et il flânait sur le boulevard Saint-Michel. Il pouvait être neuf heures. Il allait s'asseoir à la terrasse d'un café, quand deux coups de feu éclatèrent derrière lui. En un clin d'œil le boulevard s'était vidé. Un tout petit homme, un Chinois très mince, courait de toutes ses forces au beau milieu de la chaussée, poursuivi pas les agents. De temps en temps il se retournait et tirait à travers la poche de son veston, fendait l'air et bondissait comme un chat furieux. De sa main, qui ne tirait pas, il maintenait le pan de son veston gris pâle. Ses souliers, jaune clair, battaient l'air comme des oiseaux mécaniques. Les agents le saisirent enfin, ils s'abattirent presque tous ensemble sur lui et le couchèrent au pied d'un arbre, sans un cri. Il ne devait plus avoir, hélas ! de cartouches, mais il ne lâchait pas son revolver. Deux agents lui tenaient les épaules, un autre avait appuyé son genou sur sa poitrine, un quatrième s'efforçait de lui arracher son arme et répétait d'une voix basse « Donne ton feu, donne... lâche-le. » Mais il résistait toujours. Alors sans doute lui tordirent-ils les poignets, car le malheureux — « le courageux » — se mit à pousser des cris de rat. Et l'arme roula par terre. Un agent fourra le revolver dans sa poche. Alors, sûrs désormais que leur victime n'était plus dangereuse, ils le relevèrent et se mirent à le frapper. Deux agents le maintenaient debout par les épaules bien qu'il fût déjà évanoui et que le sang ruisselât sur sa figure ; les autres cognaient à coups de poing et aussi à coups de pied. Un inspecteur en civil avec une grosse tête ronde et noire répéta : « Allez-y ! Allez-y ! C'est de la viande ! » Entre leurs mains le malheureux devint une loque sanglante. Sa tête ballait de droite et de gauche comme celle d'un mannequin. Peut-être était-il déjà mort...
Cripure respira, et reprit :
— Ils cessèrent enfin de le frapper et le traînèrent vers le poste. Sa longue chevelure noire étalée sur son front semblait avoir trempé dans l'eau. Son pantalon avait glissé, découvrant ses jambes maigres et nerveuses. Alors... Mais alors seulement, un petit homme fluet se dégagea de la foule et s'approcha en sautillant du sinistre cortège. C'était un bon petit bourgeois de chez nous, quelque chose comme un employé de banque ou un rond-de-cuir quelconque. Il portait un complet noir à bon marché, des manchettes en celluloïd, une fausse perle à sa cravate. Mais il avait une canne et un chapeau de paille et la canne, il la brandissait déjà...
« Je le vis enfin arriver tout près du cortège et la canne se levant toute droite en l'air s'abattit, oui, d'un coup, sur le visage en sang du moribond. Voilà », acheva Cripure. Et il y eut un long silence.
Moka tremblait comme la feuille. Il bredouilla quelque chose d'indistinct, et Cripure crut entendre que Moka parlait de « sadisme ».
— Sadisme ? se récria-t-il avec colère. Je n'aime pas beaucoup cette manière de réhabiliter le bourgeois dans la psychologie, monsieur Moka.
Il le lâcha, haussa les épaules :
— Or, continua-t-il, à cette époque-là, il n'y a là-dessus aucun doute, Nabucet...
— Qu'est-ce que vous dites ?
— Je dis, reprit calmement Cripure, je dis que Nabucet à cette époque-là n'était sûrement pas à Paris. Je me représente assez la vie de Nabucet pour savoir que cette année-là il devait être quelque part surveillant d'internat dans un lycée de province où il préparait sa licence. A moins qu'il ne fît son service militaire. Par ailleurs, il n'y a guère de ressemblance entre ce bel homme et le petit personnage fluet à la canne. Pourquoi alors, dites-moi, pourquoi, à chaque fois que j'ai repensé à cette scène, est-ce Nabucet que j'ai vu brandissant la sinistre canne ? Hein, dites-moi pourquoi ? Et sans attendre la réponse de Moka : « Le cœur a ses raisons », fit Cripure d'une voix traînante. Et Moka toujours tremblant il continua : « Si c'est une folie, elle n'est pas fondée sur rien. Au moyen d'un langage sans mots et par conséquent sans mensonge, Nabucet aura dû me parler de cette petite canne d'épouvante. A moins que ce soit dans un rêve que cette clarté me soit venue. Laissez-moi dire, cher Moka ! Que je puisse au moins une fois parler, et tout dire. Non, ce ne sont pas les mots qui peuvent donner la clé d'un Nabucet. La grille qui permettra de transcrire en clair ce langage chiffré, cherchez-en les éléments ailleurs que dans le dictionnaire ! Il existe un langage pour ainsi dire de la peau et du sang par où le secret du secret se transmet de l'un à l'autre avec une sûreté infaillible, révélant, je veux bien, dans un monsieur quelconque, le battement angoissé d'un cœur. Et, par ce chemin, tous les hommes pourraient me devenir fraternels, je pourrais me reconnaître en chacun d'eux et les aimer. Il y a des jours où j'ai été tout près de le faire, où ce sentiment poignant d'un malheur commun dans une fraternité commune a désarmé ma haine. Mais les Nabucet ont toujours su s'arranger pour que je la retrouve plus vive ! »
Il continua longtemps ainsi.
Certes, au-delà de cette psychologie, et née d'elle, il y avait eu pour lui de grandes heures d'idéalisme mêlé d'un amour non suspect, mais surtout du sentiment de l'abandon d'un homme dans un monde supplicié. Puisque, en fin de compte, c'était toujours le même battement de cœur angoissé qu'on retrouvait en chacun, la même épouvante devant la mort non seulement de soi, mais de l'amour — être séparés ! — qu'y avait-il d'autre à faire qu'à tendre les bras sinon vers un Dieu auquel il ne croyait plus ou croyait ne plus croire, au moins vers un frère aussi malheureux que soi ? Il l'avait parfois tenté, découvrant avec ivresse que son malheur propre s'allégeait au moins du fait qu'il ne serait plus seul à souffrir, et qu'il pourrait le partager avec d'autres. Mais ils n'avaient rien voulu savoir ! Nouveau mystère, c'était qu'ayant conscience de cela aussi, peu ou beaucoup, là n'était pas la question, ils continuassent d'agir comme ils le faisaient, comme si ce secret leur eût été étranger. En raison même de ce que pensait Cripure sur le mystère de ces langages et sur leur infaillible précision, sa « conviction intime » était que personne, du plus idiot au plus génial, n'y était entièrement sourd. Ce battement angoissé du cœur, il était sûr que chaque homme au monde en percevait sa présence, en devinait le sens. Mais alors, comment du sein de cette angoisse pouvait naître tant de haine et non seulement de haine mais de sottise, comment non seulement la guerre mais la platitude de ces messieurs et de Babinot en tête, bien que Babinot eût quelque grandeur dans sa folie, comme le Cloporte ? Puisqu'ils savaient à n'en pas douter et qu'ils portaient tous à leur cou comme une médaille ce secret de Polichinelle, comment, comment faisaient-ils, non pas pour vivre mais pour vivre ainsi ? Avec ce noyau de plomb au fond du cœur, comment pouvaient-ils être aussi durs et secs, jeter leurs fils au charnier, leurs filles au bordel, renier leurs pères, engueuler leurs femmes qui pourtant les menaient — bataille sans fin — rogner ses gages à la bonne qui sortait trop, était trop « prétentieuse », tout cela en pensant au cours de la rente et au prochain film comique qu'on irait voir au Palace, si on avait des billets de faveur ? Et puis encore beaucoup d'autres choses, car ce n'était là que le décor immédiatement saisissable, et par-dessous cette angoisse, que Cripure voulait commune à tous, ils avaient des idées, ils voulaient des choses. C'était à désespérer. Les aimer ? Ah, vraiment non ! Les aimer, cela voulait dire que Nabucet et le petit Chinois se rejoignaient au fond de son cœur dans un même pardon ? Non, non, et non ! Car il fallait bien qu'il se l'avouât : ces rêveries idéalistes et sentimentales inclinaient fatalement au pardon. Nabucet était pardonné, et la sinistre petite canne réhabilitée devenait l'instrument d'une colère ou d'une justice divine, un signe fulgurant du malheur commun et par conséquent hors de la réprobation et de la vengeance.
— Mais encore une fois non ! Je ne veux pas pardonner !
Et lourdement il s'avança vers la porte. Moka le regarda partir sans un mot. Au moment de refermer la porte sur lui, Cripure eut un geste d'hésitation et se retourna.
— Excusez-moi ! dit-il en disparaissant.
Ayant refermé derrière lui cette porte, avec des précautions et un sourire d'évadé, il éprouva un vertige, comme un coup, et portant la main à son front appuya son épaule contre le chambranle, avec un regard d'homme traqué.
Il resta ainsi longtemps, puis il laissa retomber son bras et regarda devant lui, fasciné, comme qui aperçoit des monstres. Rien pourtant que le vide spacieux d'une cage d'escalier, un mur vert et pourri, une lucarne, où la pluie battait. Décor familier. Odeurs elles aussi familières de l'encaustique et de la moisissure, silence connu : rien d'anormal.
Le silence soudain fut troublé. Des portes claquèrent, des murmures de voix lui parvinrent, encore lointains. Il y eut une fuite, un gros vacarme de pieds sur le bois comme un roulement sourd. C'étaient les autres qui s'en allaient, la fête finie, couraient le long des couloirs sonores comme de gros rats, entouraient Babinot, qu'il entendit nasiller : « Nan, nan, lui dis-je, ne débouclons pas notre cuirasse !... »
Cripure s'arracha à cette porte, descendit vivement l'escalier ourlé de fer, sa main traînant sur la rampe. En route ! Mais il n'agissait plus que par le souvenir de lui-même, comme s'il n'avait plus été à lui-même qu'un personnage autrefois connu et aimé qui l'aurait chargé d'une mission, et, que, cette mission, il n'eût plus songé à l'accomplir que par un sentiment de fidélité et d'honneur, l'amour étant mort.
« Le charme est rompu », murmura-t-il. Et sans qu'il sût très bien pourquoi : « Pleurnicheur, se reprocha-t-il à lui-même, pleurnicheur ! »
Il passa sans rien voir devant la loge du concierge, franchit la porte et la grille, enfin se retrouva dehors, égaré, comme si le spectacle de cette ville tout à coup cessait de lui être familier. Que lui arrivait-il ? Quelle nouvelle découverte venait-il de faire dans sa douleur ? Après s'être arrêté un long instant, il frémit des pieds à la tête, ses mâchoires se contractèrent, sous le binocle ses lourdes paupières tressaillirent et, agitant sa canne comme un officier son épée : « En avant ! » murmura-t-il, en s'arrachant à la pierre du trottoir. Il démarra d'un seul bloc.
Jamais ses pieds de plomb n'avaient été aussi agiles, son visage plus offert, son menton plus tendu, son œil plus lourd, sa lèvre plus tremblante ; jamais plus furieusement sa canne n'avait battu l'air à ses mollets.