Les hasards de la guerre avaient conduit, la veille, chez Nabucet, le capitaine Plaire, son ami d'enfance, personnage que Nabucet n'avait pas revu depuis trente ans et que certes, il n'eût pas reconnu dans la rue. Pourtant, ils avaient grandi porte à porte, mais... la vie les avait séparés. Tandis que Nabucet devenait professeur, qu'il se faisait dans sa petite ville une réputation de savant et d'élégant, Plaire, séduit par l'aventure, rengageait, partait pour les colonies, prenait du grade et finissait capitaine. Entre-temps, il devenait veuf, tout comme Nabucet lui-même et, la guerre survenant, il reprenait du service. On venait de le changer de garnison. Il s'était souvenu alors de son vieil ami Nabucet, et il lui avait écrit.

Il était là depuis la veille : plaisir et économie. Tout compte fait, il eût été agréable de loger chez Nabucet. La maison était spacieuse, confortable, bien chauffée, très bien meublée. Quel homme de goût, ce Nabucet ! Rien de banal chez lui. On voyait tout de suite qu'il aimait les belles choses. Des tapis, des tentures, des tableaux, il y en avait à profusion. Et quel lit douillet que celui dans lequel le Capitaine avait dormi ! De la vraie plume où l'on enfonçait jusqu'aux yeux, quelque chose de si agréable, de si doux, qu'on souriait rien que d'y penser. Oui, certes, il eût fait bon établir ses quartiers ici. Malheureusement, il n'y fallait pas songer. Anna, la vieille bonne, ne paraissait guère y tenir et, d'autre part, le capitaine Plaire avait saisi au vol des allusions de Nabucet lui-même à certains hôtels qui offraient « toutes garanties ». Le Capitaine n'insisterait pas. Dès ce soir, il irait à l'hôtel ; il y serait moins bien, c'est vrai, mais il y gagnerait d'être plus libre. Il y avait à tout des consolations et des avantages.

Le capitaine Plaire se faisait ces réflexions devant une tasse de chocolat dont la pareille n'avait jamais existé que dans les rêves. Quelle crème ! Il la savoura, et, la tasse vidée, il fit un petit tour dans la pièce, en suçant ses moustaches, qu'il avait longues, retombantes et grises. « Eh bien, que sera la vie ici ? » pensa-t-il, en soulevant un rideau.

Il fit une moue. Est-ce que la vie n'était pas partout la même ? Est-ce qu'elle n'était pas triste partout ? Le ciel était gris, le jardin, sous la fenêtre, noyé et nu. Il rêva à l'Indochine. Et puis, les congaïs. Tandis qu'ici...

Et laissant retomber le rideau, il se refit le conte qu'il se faisait tous les jours, depuis des années.

C'était un conte simple, presque naïf. La guerre finissait, il se retirait dans une petite ville où il vivait de sa pension, bien tranquillement et sans « se mêler de rien ». Il louait une petite maison assez retirée, afin de n'être pas embêté chez soi et... et le conte commençait réellement ici : il devenait l'ami d'un inspecteur de l'Assistance Publique. L'ami véritable, l'intime. Alors, voilà : rien ne l'empêchait plus de prendre à son service dans cette petite maison retirée, quelque jolie fille de seize ou dix-huit ans. Voilà. Il allait trouver son vieil ami, il lui disait deux mots à l'oreille, et l'ami faisait apparaître les plus jolies de ses administrées. Le Capitaine n'avait plus qu'à choisir. Cette petite blonde ne lui disait rien ? Mais il y avait là cette brune, qui, une fois lavée... Un rêve. Et le cœur du capitaine Plaire palpitait. Il emmenait la petite brune. Les voilà seuls tous deux dans la maison. « Je serai avec vous comme un père. » Et, en effet, il était bon, indulgent, réservé. Puis, il donnait à la petite des conseils, il lui achetait une robe, un jour, il la fardait. « Si je vous maquillais ! C'est ça qui serait amusant ! » Et la petite se laissait faire, ravie, heureuse, éperdue de reconnaissance. Et ainsi de fil en aiguille. Tout cela était charmant. Personne ne se doutait de rien : un vrai rêve turc...

C'était un rêve dans lequel il retombait dès qu'il était seul, qu'il promenait avec lui dans la rue, au café, à la caserne, partout où il allait. Cent fois il avait essayé de nouer des rapports avec un directeur de l'Assistance Publique. En vain. C'était même curieux cette espèce... d'impossibilité à nouer des relations avec quelqu'un occupant ce poste. On aurait dit qu'une volonté hostile à son projet... « Bah ! Bah ! Bah ! » murmura le capitaine Plaire en fronçant les sourcils.

Il s'approcha d'une glace. Évidemment, il vieillissait mais il n'était pas encore tellement décati. Les joues étaient molles, l'œil commençait à se brouiller ; les cheveux, la moustache étaient gris, mais il n'était pas chauve, il avait le teint frais, les dents saines et sa vigueur restait entière. Cinquante-huit ans. Il s'était laissé dire que des vieux de soixante-dix ans trouvaient encore le moyen de se faire adorer par des filles de dix-huit.

Il arrangea sa cravate, se brossa les cheveux, peigna sa moustache, se passa un peu d'eau de lavande sur les joues et sortit.

La veille, Nabucet lui avait fait visiter la maison de fond en comble. Au moment où ils s'étaient séparés, il lui avait montré sur le palier une porte en lui disant : « Demain matin, tu sors, tu frappes à cette porte, et tu me trouves dans ma chambre. C'est très simple. » Le Capitaine s'approcha de cette porte, frappa et prêta l'oreille.

— Entre, entre, mon cher, répondit la voix suave de Nabucet. Tourne le bouton et entre.

Ce qu'il fit.

Comme tous les matins, Nabucet faisait « sa culture physique ». En pyjama, le torse nu, les cheveux et la barbe trempés d'eau, il était debout au milieu d'un tapis : exercices respiratoires. Il s'approcha, serra la main de Plaire en souriant.

— Tu permets que je continue ?

— Mais... ça m'intéresse, répondit le capitaine Plaire, en cherchant de l'œil un siège.

Il trouva un pouf.

— Continue, mon cher. Vas-y !

— Attends... Ouvre cette petite armoire, devant toi. Bon. Il doit y avoir là une bouteille de porto et des verres. Sers-toi.

— Volontiers.

Le porto après le chocolat, pourquoi pas ?

— Bien dormi ?

— Comme un enfant.

— Ravi.

Et Nabucet continua ses exercices.

Il était petit, mais solide, musclé, poilu. Et tout son effort, par la pointe de sa barbichette, semblait orchestrer l'univers. On lui aurait donné cinquante ans à peine. Il en avait cinquante-cinq. « Trois ans de moins que moi. Et il est aussi moins blanc ! » La poitrine de Nabucet se gonflait lentement, les muscles de ses bras se tendaient, se détendaient avec douceur et souplesse. Quelle santé !

Le Capitaine le considéra un moment, puis il avala une gorgée de porto, s'essuya la moustache, et se leva pour poser son verre sur un guéridon.

— Mon cher Adrien, veux-tu que je te dise une bonne chose, hein ? Veux-tu me permettre une remarque ?

Nabucet croisa les mains derrière le dos, laissa retomber ses épaules, croisa les jambes. Gymnaste au repos.

— Bien volontiers, mon cher Paul.

Le Capitaine vint appuyer son index sur la poitrine de Nabucet.

— Tu ne t'y prends pas tout à fait comme il le faudrait, mon cher.

— Tiens !

— Non... Tu ne vas pas en mesure, mon cher Adrien. Ou tu vas trop vite, ou tu vas trop lentement. Permets-moi de te dire que c'est travailler contre toi-même. En mesure, tu m'entends ? Sinon, c'est le cœur qui souffre, les poumons, le foie, tout l'organisme. C'est ce que je me tue à leur dire, acheva-t-il en se plantant devant Nabucet, les jambes écartées.

— A qui ?

— Mais, aux instructeurs. Veux-tu me permettre de te...

— Avec plaisir.

— Gard'vous ! commanda le Capitaine, en se mettant lui-même au garde-à-vous. Mains aux hanches. Ils exécutèrent le mouvement ensemble. « Mains aux hanches ! Extension verticale des jambes : commencez ! Un ! »

Lentement ils élevèrent la jambe droite, en se regardant dans les yeux. Quand sa jambe fut devenue horizontale, le Capitaine poussa une sorte de grognement : « Hon ! » Et la jambe redescendit. Celle de Nabucet de même.

— Repos !

Nabucet croisa les bras.

— Vois-tu maintenant comment il faut faire ? demanda le Capitaine. En mesure. Veux-tu reprendre ?

— Certainement.

— Gard'vous ! Bien. Mains à la poitrine. Là ! La tête bien droite, les épaules bien dégagées. Rentre le ventre. Bon. Respire à fond. Bien. Très bien. Extension latérale des bras : commencez ! Un ! Doucement ! Doucement ! En mesure. Vide bien tes poumons. Là ! Halte. C'est parfait. Tu vois. Tu saisis la nuance, la méthode ? Entre nous, mon cher, tu es un homme étonnamment conservé. Rarement vu des bras pareils à cet âge-là : pas une once de graisse, tout en muscles. Tu fais beaucoup de culture ?

— Tous les jours.

— Jamais d'agrès, hein ?

— Jamais.

— Méfie-toi des agrès. Je me tue aussi à leur dire ça. Nous ne tenons pas à devenir des acrobates, hein ? De la suédoise faite en mesure, un point, c'est tout. Avec ça, on ne craint pas la vieillesse.

Et il lampa son verre.

— Ça suffira pour ce matin, dit Nabucet. J'ai une journée très très chargée. Tu permets que je m'habille ?

— Je te dérange ?

— Du tout. Nous pouvons bavarder pendant ce temps-là.

Nabucet passa derrière un paravent, le Capitaine se versa un second verre, reprit sa place sur son pouf, et la conversation continua.

— Entre nous, mon cher, dit le Capitaine, la vie est brève. Et quel est le but de cette vie, sinon le bonheur ?

— Carpe diem, répondit Nabucet, derrière son paravent.

— Qu'est-ce que tu dis ?

— Il faut prendre le temps comme il vient.

— Hum !

Encore une gorgée de porto.

— Combien d'habitants, ici ?

— Vingt mille.

— C'est une ville gaie ?

— Ce n'est pas précisément une ville gaie. Mais c'est une ville... attachante. Séduisante. Tu verras, si tu restes un peu parmi nous : tu en subiras le charme.

— Un théâtre ?

— Oui. Et des cinémas.

— Des cafés ?

— Parbleu ! Où donc te crois-tu, mon cher Paul ? Tu te crois encore à la colonie, il me semble. C'est ici une ville comme toutes les villes, ni plus gaie ni plus triste qu'une autre. Tu as peur de t'y ennuyer ?

— Où ne s'ennuie-t-on pas ?

— Mais tu auras ici le Cercle Militaire, que sais-je, les réceptions à la Préfecture. Fais-tu des armes ? Tires-tu à l'épée ?

Au mot d'épée, le capitaine Plaire dressa l'oreille.

— Ça, dit le Capitaine, ça me connaît...

« Est-ce qu'il se serait jamais battu en duel ? » se demanda Nabucet...

— J'ai été mêlé à treize affaires, dit Plaire. A deux pour mon propre compte, et qui, note bien, se sont toutes terminées sur le terrain.

Nabucet sifflota :

— Mazette ! Tu es un homme redoutable.

— Je n'ai jamais transigé sur une question d'honneur, affirma solennellement le Capitaine.

— Oh ! Il faudra raconter ça. Le Cercle de l'Épée sera enchanté d'une recrue comme toi...

Le capitaine Plaire ne dit plus rien, et Nabucet non plus. Secrètement, Nabucet espérait que cette magnifique recrue qu'il amènerait au Cercle de l'Épée ne ferait pas long feu ici. Au besoin, il dirait un petit mot au Général. C'était charmant, les amis d'enfance, mais c'était bavard. Ça en savait trop long sur les... origines. Et celui-ci avait eu la veille une manière de lui parler de son père le menuisier, de sa mère, qui tenait un petit commerce d'épicerie... hum ! Il faudrait le surveiller. Nabucet lui avait bien répondu qu'il n'aimait pas à entendre parler de sa famille, qu'il avait pour cela ses raisons personnelles, le maladroit n'en restait pas moins capable d'allusions qui révéleraient que Nabucet avait menti quand il avait prétendu que son père était un « gros entrepreneur », comme il avait menti quand il avait parlé des « réceptions » de sa mère, laquelle n'avait jamais reçu que des rebuffades de sa part et de la part du père.

De son côté, le capitaine Plaire réfléchissait aussi. Le théâtre, le cinéma, tout cela était bel et bon. Les relations, les réceptions, la partie de bridge au Cercle Militaire, la séance d'escrime au Cercle de l'Épée... Il ne disait pas non. Mais la petite maison écartée, la jolie fille...

— Je suis prêt dans une seconde. Nous ferons quelques pas ensemble, n'est-ce pas ? Où vas-tu ? A la Place ? demanda Nabucet. Je devais y passer aussi, prendre des nouvelles du Général. Mais j'ai su hier qu'il était guéri. Nous le verrons tantôt, dit-il, en apparaissant. Et le Capitaine écarquilla les yeux en sifflotant.

— Mazette ! En tenue numéro un !

Nabucet était flamboyant. Une redingote noire « moulait » son buste d'une façon parfaite, la chemise était éblouissante, impeccable, le pli au pantalon d'une rigidité absolue, et dans les souliers vernis, on aurait pu se mirer comme dans une glace. L'ensemble était d'une élégance « discrète » et « savante ». La cravate à elle seule valait tout le reste.

— Nous décorons Mme Faurel cet après-midi, mon cher, dit Nabucet. Tu sais qui c'est, je pense, bien que tu ne sois pas d'ici ?

— La femme du député ?

— Précisément. On m'a... chargé d'organiser cette petite fête, vois-tu. J'ai même accepté la... corvée d'y prononcer quelques paroles, continua-t-il d'un ton négligent. Que veux-tu... Je ne voyais guère qui aurait pu le faire à ma place.

« Que feraient-ils sans moi ? » disait le regard de Nabucet. Et c'était vrai. Sans lui, ils n'eussent jamais rien fait. C'était lui qui prenait toutes les initiatives. Qui avait fondé la Société de Conférences ? Nabucet. Qui dirigeait la Compagnie d'Art Dramatique ? Nabucet. Si l'on avait pu entendre ici Madeleine Roch chanter La Marseillaise, dans les plis du drapeau tricolore, eh bien, c'était encore un de « ses tours ». Il était dans tout, il dirigeait tout. On ne pouvait pas se passer de lui.

— Et tu dis que le Général y sera ?

— Non seulement le Général, mais aussi Monseigneur, le Préfet, le Maire... Enfin, tout le monde.

— Je vois que tu es quelqu'un, dit Plaire.

— Oh, je me donne un mal de chien ! Mais c'est nécessaire, si l'on veut aboutir à quelque chose. Dommage que tu ne puisses être des nôtres, mon cher Paul.

Il n'en était pas question. Toute la journée du Capitaine était prise.

— Une autre fois.

— J'aurais eu tant de plaisir à te faire connaître mes amis ! Tu parais triste, mon cher ?

— C'est vrai, avoua le Capitaine. Mais il avait toujours eu ce penchant, même à la colonie. Et, depuis qu'il était veuf...

— Écoute, dit Nabucet, en lui posant la main sur les épaules, pourquoi ne te remaries-tu pas ?

Le Capitaine eut un haut-le-corps.

— Moi ?

— Tu es veuf, tu n'es pas vieux, tu ne dois pas manquer d'argent... Alors ?

— J'y ai pensé quelquefois, dit le Capitaine, en baissant la tête.

— Alors... pourquoi ?

— Je ne sais pas. L'occasion ne s'est pas présentée. Que veux-tu...

Nabucet secoua la tête et ôta ses mains en faisant claquer sa langue.

— Taratata !... Tu n'es pas raisonnable. L'unique solution est celle-là pourtant, mon cher.

Il prit son chapeau, jeta un dernier coup d'œil à son image dans la glace.

— Sortons.

Ils descendirent l'escalier, côte à côte. C'était un vaste escalier, où l'on pouvait aisément passer deux de front. Le tapis étouffait les pas. Le mur était couvert de tableaux, de gravures, de photographies dédicacées. Il y avait, aux paliers, des statuettes sur des colonnes. Tout cela était cossu, confortable, donnait un sentiment agréable de sécurité, de bonheur bourgeois.

Nabucet se dandinait, effleurait à peine de la main la rampe. Il était fier de lui, fier de sa maison, fier du rôle qu'il jouerait tout à l'heure quand il s'agirait de décorer Mme Faurel, fier de sa démarche souple.

— Tu es épatamment logé.

— Oui, répondit Nabucet. Elle n'est pas trop mal, ma petite boîte.

Au bas de l'escalier, sur une petite table, le courrier attendait : journaux, brochures. Des lettres.

— Tu permets ?

— Comment donc !

Nabucet fit sauter les bandes des journaux, il les parcourut, le front sévère, feuilleta les brochures. Puis il passa aux lettres.

Un immense chien policier apparut et s'avança vers le Capitaine, l'air pas commode.

— Ici, Pluton !

Le chien s'approcha, l'oreille basse. Nabucet posa ses lettres sur la petite table, prit le chien par le collier et lui fit flairer les jambes du Capitaine.

— N'oublie pas que le Capitaine est un ami.

Et il lâcha le chien.

— J'espère qu'il se souviendra, dit Plaire, en riant jaune.

— Désormais, tu n'as plus rien à craindre, mon cher Paul. Non seulement Pluton ne t'attaquera jamais, mais il est devenu ton défenseur. N'est-ce pas, Pluton ?

Le chien se coucha aux pieds de son maître.

— Bonne bête, dit Nabucet, en reprenant ses lettres.

Mais il les parcourut distraitement et bientôt il les fourra dans sa poche :

— Nous verrons cela tout à l'heure. Du sucre, Anna, s'il vous plaît !

La vieille bonne sortit de sa cuisine, et apporta du sucre, saluant à peine le capitaine Plaire, un intrus. Puis elle disparut.

— C'est pour te faire voir à quel point ces chiens-là sont intelligents, mon cher Paul, et capables d'être dressés. C'est une bête de choix. Que veux-tu, je vis ici dans une sorte de thébaïde, et tu dois te demander pourquoi ? Je suis loin du cœur de la ville. Mais c'est à cause de la lumière, mon ami. La lumière, ici, est admirable. Il y a des paysages de lumière comme il y a des paysages de verdure ou d'eau. Ici, quelquefois, c'est féerique. Mais tu comprendras que vivant dans un endroit aussi écarté, il soit prudent de confier à un gardien fidèle le soin de veiller sur mon sommeil... et sur mes biens. Je possède quelques objets d'art, comme tu as pu t'en rendre compte, et on le sait. Oh, évidemment, ce n'est pas la collection de M. Pierpont Morgan, mais si modestes que soient mes collections, elles sont connues, et je ne serais pas surpris de recevoir un jour la visite de certains spécialistes...

Tout en parlant il cassait le sucre en petits morceaux dans le creux de sa main.

— Avec une bête pareille, dit le Capitaine, je ne vois pas ce que tu pourrais craindre.

— Je le lâche tous les soirs dans le jardin. L'imprudent qui se risquerait à entrer chez moi serait égorgé avant d'avoir fait trois pas. Pluton !

Le chien dressa les oreilles.

— Tu vas voir, dit Nabucet. Fais le beau, Pluton.

Pluton fit le beau. Nabucet lui posa un petit morceau de sucre sur le museau.

— C'est le capitaine Plaire qui te donne ce morceau de sucre, dit Nabucet.

Un mouvement vif de la tête : le petit morceau de sucre vola en l'air et fut gobé, dans un claquement sec des mâchoires, comme une mouche.

Et le chien redevint immobile.

— Tu vois que Pluton est ton ami, mon cher Paul.

Second morceau de sucre.

— Celui-ci, c'est... le Kaiser qui te le donne.

Le chien ne broncha pas.

— Tu ne veux pas accepter un petit morceau de sucre de la part du Kaiser ? Brave bête, va ! Allons, ce n'est pas le Kaiser qui te le donne, c'est son fils, le Clownprince.

Le chien ne broncha toujours pas.

— Alors... c'est M. Poincaré.

Hop ! le morceau de sucre sauta et fut happé au vol comme le précédent.

— Qu'est-ce que tu dis de ça ? interrogea Nabucet.

— Épatant.

— En place, Pluton ! En place ! Fais le beau, mon ami.

La séance continua. Troisième morceau de sucre.

— Celui-ci, c'est le général Joffre...

Hop !

Quatrième morceau de sucre :

— Mgr l'Évêque.

Hop !

Cinquième morceau :

— Cripure.

Le chien ne broncha pas.

— Vous n'aimez pas ce M. Cripure ? fit Nabucet, avec une grimace. Pourquoi n'aimez-vous pas ce M. Cripure, vilain chien ? Allons, allons, monsieur Pluton, décidez-vous !

Rien.

— Brave bête ! M. Cripure n'est pas votre ami, cela se voit. Allons, ce n'est pas lui qui vous offre ce sucre, c'est... Mme Faurel.

Hop !

— Et ce sera tout pour ce matin, conclut Nabucet.

— Qui est ce M. Cripure ? demanda le Capitaine.

— C'est un surnom, appliqué à un personnage qui voudrait se donner de l'importance, un collègue, un soi-disant philosophe, au fond, un raté. Ce surnom vient de ce qu'il parle beaucoup de la Critique de la Raison pure, dont les élèves ont fait la Cripure de la Raison tique, d'où : Cripure. Personnellement, je n'ai rien contre lui, le pauvre homme ! Mais Pluton ne peut pas le sentir, à cause, je pense, d'une éternelle peau de bique qu'il porte et qui lui donne l'air d'un grand singe.

Ce Cripure, tout de même ! S'il n'avait pas été là, avec son soi-disant sanscrit et ses livres obscurs sur la Pensée médique... Eh bien, Nabucet eût été le premier « intellectuel » de la ville, sans conteste possible... Ce Cripure déchu semblait avoir entraîné dans sa chute quelques morceaux de gloire — disons de notoriété ! corrigeait Nabucet quand on parlait devant lui des ouvrages de Cripure — et contre cela, il n'y avait rien à faire...

Nabucet s'était assis pour mettre ses caoutchoucs. Le chien, ayant reçu sa ration quotidienne de sucre, s'en alla. Nabucet demanda la permission de jeter encore un coup d'œil sur ses lettres et cette fois il les lut plus attentivement. Elles devaient lui apporter de mauvaises nouvelles car à plusieurs reprises il fit claquer sa langue d'un air contrarié et enfin il remit ses lettres dans sa poche en disant :

— On finira par me prendre pour un ministre. Sous prétexte que je suis l'ami du Général... et de quelques autres personnalités, il ne se passe plus de jour que je ne sois sollicité d'intervenir pour celui-ci ou pour celui-là, dont on m'explique le cas tout au long. Encore deux mères qui m'écrivent ce matin, et pourquoi ? Mais, je ne vais pas me mettre à te raconter toutes ces misères. Anna ! dit-il, en se relevant, mon parapluie ! Nous sommes prêts. Nous sortons. Et, repensant aux lettres : « Que veulent-elles donc que j'y fasse, moi. Je ne suis tout de même pas Dieu le père ! »

Anna apportait le parapluie.

— Je rentrerai à midi et je déjeunerai rapidement. Que comptes-tu faire ? demanda-t-il au Capitaine.

Le Capitaine était très pris. Sans doute le retiendrait-on à déjeuner au mess. Il ne s'appartenait pas. Le plus sage était de ne pas compter sur lui, de faire comme s'il n'avait pas existé. Il ne voulait pas être une charge. Il avait d'ailleurs préparé toutes ses affaires et il les ferait prendre.

Il expliqua tout cela en bafouillant.

— Bien, dit Nabucet, comme tu voudras. A la condition que tu n'oublies jamais une chose, mon cher : c'est que cette maison est la tienne. C'est promis ?

C'était promis.

— Eh bien, maintenant, allons. A midi, Anna.

 

La pluie avait momentanément cessé ; aussi Nabucet put-il, sans inconvénient pour le bel habit de cérémonie, laisser pendre à son bras son beau pépin. Ils poursuivirent leur dialogue, marchant tantôt sur les trottoirs quand ils étaient praticables, tantôt sur la chaussée quand il n'y avait pas trop de fondrières. Cela donnait à leur marche un caractère sautillant et fuyard dont Nabucet trouvait le moyen de tirer mille effets d'élégance, mais qui agaçait prodigieusement le Capitaine ; il craignait pour ses belles bottes. Quelle ville mal tenue ! Celle d'où il venait ne l'était guère mieux, il fallait en convenir, mais il s'était fait des idées sur celle-ci comme un tout jeune qui voyage pour la première fois et se figure naïvement qu'à vingt kilomètres de son trou il va rencontrer les palais des Mille et Une Nuits. En fait de palais, ils longeaient de grands murs interminables, verts de mousse, qui menaçaient par endroits de s'effondrer et par-dessus lesquels jaillissaient d'abondants feuillages. Nabucet expliqua que c'étaient les murs d'un couvent, que derrière ces murs, priaient et jeûnaient quelques centaines de religieuses, de celles évidemment à qui leurs vœux interdisaient de se pencher au chevet des blessés. Mais il fallait de tout pour faire un monde. Le Capitaine en convint. Il n'était pas particulièrement anticlérical. Il pensait bien que c'était toujours dommage qu'une belle fille entrât au couvent plutôt que de faire le bonheur d'un homme — le sien — mais après tout, il en fallait des comme ça. Et puis, on ne savait jamais : les prières avaient peut-être du bon. Mais il pensait aussi qu'elles ne faisaient pas que prier ?

— Il doit s'en passer là-dedans des vertes et des pas mûres, dit-il, en clignant de l'œil.

— Oh ! Je n'y suis pas allé voir ! répliqua Nabucet, d'un ton de voix qui fit dresser l'oreille au Capitaine. Tiens ! Tiens ! Tiens ! On aurait dit que ça lui faisait de l'effet, ce genre de propos.

— C'est grand là-dedans ?

— Un vrai palais. Mais il y en a d'autres. Nous avons ici plusieurs couvents. Je te ferai visiter la ville en détail un de ces jours : tu seras étonné, mon cher. Le clergé est très riche ici. Pour te donner une idée de cette richesse, dis-toi ceci, mon cher Paul, c'est que, d'après mes calculs, les propriétés du clergé occupent, y compris l'Évêché et son parc, qui est splendide, environ le quart de la superficie totale de la ville. Et je ne compte même pas le Séminaire, plus grand qu'une caserne, ni, bien entendu, nos treize églises.

— Treize ?

— Il y a aussi quelques chapelles.

— Mazette !

Une flaque d'eau les sépara un instant. Nabucet l'enjamba en souplesse. Le Capitaine sauta maladroitement et l'eau sale gicla sur ses bottes. Il grogna.

Nabucet reprit :

— Je ne médis pas de la religion, vois-tu, mon cher. Sans être un croyant, je ne suis pas non plus un athée. Que veux-tu, nous, nous avons la chance de pouvoir nous faire une philosophie, au besoin stoïque. Le monde des idées nous est ouvert. Mais le peuple ! Il n'a d'idéal que dans la prière. Je voyais l'autre jour une pauvre mère effondrée, mon cher, par la mort de son fils. Elle priait toute seule dans une petite chapelle où j'étais allé montrer à un ami de passage un magnifique ouvrage du XIIIe, un tombeau ducal. Eh bien, devant cette pauvre femme, quelque lavandière, si ce que l'on m'a dit est vrai, je n'ai pas honte d'avouer que les larmes me montaient aux yeux. On voudrait pouvoir quelque chose pour les déshérités du sort.

— C'est difficile.

— Hélas ! Mais il y a tout de même les œuvres, et précisément, les œuvres chrétiennes.

— Ça, c'est vrai.

— Monseigneur me disait l'autre jour qu'entre l'administration des œuvres et celles des domaines, il y avait du travail pour un personnel digne d'un ministère.

— Tu connais l'Évêque ?

— Un homme tout à fait remarquable.

— Et le directeur de l'Assistance Publique ?

— Je ne veux pas dire, poursuivit Nabucet, que les laïques ne fassent rien. Nous sommes des laïques et nous avons fait tout ce qu'il nous a été possible de faire et nous continuons avec persévérance. Mais il est certain que la guerre a révélé l'étonnante capacité de l'Église dans la charité. Oui, mon cher, ces gens-là font des choses admirables. Et moi, dans un esprit d'union sacrée et de justice, je dis que l'aumônier et l'ouvrier socialiste sont des frères parfaitement dignes l'un de l'autre et qu'ils doivent oublier leur vieilles et futiles querelles.

Le capitaine était de cet avis. Il répondit mollement que Nabucet avait raison et pensa qu'on aurait pu parler d'autre chose. Il le trouvait ennuyeux avec une tendance dangereuse au ton solennel. Diable ! Entre deux vieux amis, des amis d'enfance, ce ton-là n'était pas de mise.

Au bout de la rue, le ciel humide semblait se déplacer tout d'une pièce, poussé doucement vers l'ouest par un vent insensible. Ils avançaient toujours en sautillant et en sautant par-dessus les flaques et les trous, et enfin le mur cessa et ils passèrent devant des maisons aux façades rabotées, avec, aux fenêtres, des grilles hargneuses. Un murmure leur parvint, une sorte de bourdonnement psalmodié, traînant, une plainte poignante. Les religieuses, sans doute, qui priaient ?

— C'est la chapelle ?

Non. Ce n'était pas la chapelle. La chapelle, on ne pouvait pas la voir, elle était à l'intérieur du couvent.

— Ceci est une dépendance du couvent, un asile, une maison de correction.

Les grilles s'expliquaient doublement.

— Tu n'as jamais entendu parler de Saint-Blème ?

— Non.

Il existait pourtant des succursales de Saint-Blème un peu partout.

— Mais ici, dit Nabucet, c'est la Maison Mère. Saint-Blème est une maison de correction où l'on recueille les... tu sais ce que je veux dire... les petites filles vicieuses, acheva-t-il rapidement.

— Tiens ! Tiens ! Tiens !

— Les prières que tu entends, ce sont elles, mon ami. Elles prient en travaillant à l'ouvroir. Pauvres petites !

Le murmure des prières s'amplifia. Tout l'atelier reprenait en chœur le chapelet : « Ave Maria gratia plena... »

— On dirait un bourdonnement d'abeilles, dit Nabucet.

Dans le ciel opaque, bouché, il n'y avait pas un oiseau. Des fumées montaient lentement, s'ouvraient, disparaissaient en se mêlant à la brume suspendue dans l'air. Le murmure des prières diminua, devint de plus en plus faible à mesure qu'ils avançaient. Bientôt, ils ne l'entendirent plus.

— Elles ont quel âge ?

— Tous les âges. Certaines n'ont pas treize ans.

— Et à quoi travaillent-elles ?

— A des travaux de couture. Elles font aussi des ornements pour les églises. Je crois même qu'elles travaillent pour certaines grandes maisons de Paris.

Silence.

— Ce sont de très curieuses créatures, continua Nabucet, d'une voix un peu tremblée. De très très curieuses créatures...

— Ah ? Oui ? Ah !

Le Capitaine chercha les yeux de Nabucet, mais celui-ci avançait en regardant droit devant lui, en sorte qu'il était impossible de rien voir d'autre de son visage que sa joue barbue, la pointe de son oreille, son cou rouge, serré dans le col trop raide et trop blanc.

— En quoi ?

— En quoi, curieuses ? Mais en ceci, mon cher Paul, c'est qu'elles sont très rusées. Il faut user avec elles d'une patience extraordinaire. Je t'assure que les religieuses ont un mérite ! J'ai eu quelques détails sur leurs mœurs, par certains de mes amis. Je m'intéressais à la question en... psychologue, en moraliste, et aussi naturellement d'un point de vue humanitaire. Passer sa jeunesse enfermé, c'est dur. Toutes ne le supportent pas. Mais que faire ? Dis-le-moi. Aussitôt libérées, elles retournent à leur péché.

— Alors, ce n'était pas la peine de les enfermer.

— Il faut tout tenter. La Société se doit de tout faire pour ces pauvres petites dévoyées ; et elle doit se protéger elle-même. Hum... Elles se passent des billets entre elles, sais-tu. J'en ai vu de mes propres yeux.

— Tiens !

— Tu n'ignores pas, mon cher, que bien que cet établissement soit un établissement religieux, les Pouvoirs Publics possèdent là-dessus un droit de regard. La Préfecture verse même une certaine allocation à la communauté, sans doute pour l'entretien des enfants que l'Assistance Publique y confie. C'est dire que le directeur de l'Assistance Publique est constamment en rapport avec Saint-Blème. Il m'a donc montré...

Le Capitaine devint pourpre.

— Tu le connais ?

— C'est un excellent garçon, dit Nabucet.

— Ah ? Ah ! Oui ? Co... Comment est-il ?

— Un vrai père.

Le Capitaine n'insista pas. Mais il y « avait du bon ».

— Il m'a donc montré des billets que... ces demoiselles se passent entre elles. Tu serais confondu : elles s'y traitent mutuellement de chérie, de bien-aimée... Très édifiant !

— Tu crois que ça va plus loin que ça ?

Nabucet rit, d'un petit rire cassé, un rire de vieillard méchant.

— Il y avait ici, mais cela, il ne faudra pas le répéter, il y avait une religieuse qui était une ancienne petite fille... pervertie. On la croyait parfaitement guérie. Elle avait prononcé les vœux, pris le voile. Elle avait trente-trois ans. Un jour, un paysan est venu loger du vin au couvent. Eh bien, l'ancienne petite fille vicieuse a trouvé le moyen de se faire loger un enfant.

Et ce petit récit s'acheva comme il avait commencé par le même rire de vieillard.

— Comment trouves-tu ça ?

— Toutes les mêmes, quoi !

Mais Nabucet se récria :

— Non pas ! Certes non ! Puisque nous sommes sur ce chapitre, dit-il, je vais te raconter une autre histoire. Une histoire qui m'est arrivée personnellement. Je m'étais intéressé à l'une de ces petites filles placée là par Monseigneur, ou en tout cas sur ses instances, une de ces petites malheureuses, tu sais, une innocente victime. Oui, je crois qu'elle était innocente, dit-il d'un ton vaguement pleurard. Toute l'histoire m'avait été racontée par Monseigneur lui-même. La petite avait quatorze ans, une petite paysanne timide, n'ayant jamais rien vu autour d'elle que les mœurs grossières des fermes et à qui il arriva le malheur de perdre sa mère, laquelle était remariée. Le beau-père se met à la battre. Une première fois elle s'enfuit. On la ramène, elle s'enfuit encore, et on la ramène de nouveau. Mais elle avait le diable au corps et, pour la troisième fois, elle partit et, dit-on, vola. — Nabucet fit un geste évasif. — La voilà cueillie par les gendarmes, conduite au tribunal, jugée. Mis au courant de cette affaire par Monseigneur, j'assiste au jugement. La petite se tient fort mal, pleure, trépigne, menace. On décide de l'enfermer à Saint-Blème. J'avais été frappé par l'air intelligent de cette petite. Je revois Monseigneur, je lui fais part de mes impressions. Il tombe d'accord avec moi pour penser qu'il y avait peut-être au fond de cette histoire une criante injustice. Il faut dire aussi que la petite ne s'habituait pas à Saint-Blème, qu'elle y...

— Mais quel rapport cela a-t-il avec les petites filles vicieuses ? interrompit le Capitaine, déçu. Il s'était attendu à quelque histoire « croustillante ».

— Comment, quel rapport ? Elle avait volé.

— C'est tout ?

— Le vol est aussi un vice, mon cher Paul.

— Oui. Mais il y avait un doute.

— Je l'ai dit. D'ailleurs, là n'est pas la question. La chose grave, vois-tu, c'est que dans ce milieu où on l'avait fourrée, cette petite risquait de se contaminer.

— Il ne fallait pas l'y mettre !

— C'est exactement ce que j'ai dit à Monseigneur. Pas dans ces termes crus, bien entendu, mais je lui ai fait entendre que nous avions peut-être commis une erreur, que cette erreur était réparable si on voulait bien seulement me permettre d'intervenir. Chose délicate. Tu vas voir ici un exemple de l'imperfection de nos lois. Un jugement avait été prononcé. Il devenait de ce fait très difficile pour ne pas dire impossible d'extraire cette petite fille de sa geôle. Il a fallu la croix et la bannière, c'est le cas de le dire, pour que mon projet réussît. Mais enfin, grâce à l'intervention concertée de Monseigneur, de mon ami le Bâtonnier, du Préfet, du directeur de l'Assistance Publique (« hum ! hum ! » fit le Capitaine) j'ai pu faire venir chez moi et prendre à mon service, comme bonne, cette pauvre petite abandonnée.

— Mais je ne l'ai pas vue chez toi, s'écria Plaire, de plus en plus rouge.

— Attends ! Attends la fin ! Non, tu n'as vu que ma vieille Anna. Un cœur d'or, tu sais.

Le Capitaine ne dit rien.

— Un cœur simple, comme dirait Flaubert. Une crème, une pâte de femme. Elle n'a confiance qu'en moi. Elle va jusqu'à me demander des conseils pour le placement de ses petites économies... Eh bien donc, pour en revenir, quand elle vit arriver cette enfant, ma brave Anna leva les bras au ciel... « Qu'est-ce que nous allons faire de cette pauvre mignonne ? Jamais elle n'aura la force de tenir un balai. » Je fis comprendre à Anna qu'il ne s'agissait pas de cela. Cette petite était malheureuse. Nous devions nous occuper d'elle, tâcher de lui rendre confiance en la vie. Car, enfin, mon cher Paul, où est la vraie bonté, je te le demande ? Est-ce la bonté qui agit, ou celle qui n'agit pas ? « La jolie ! La jolie ! » disait Anna. De fait, la petite était assez jolie, mais nouée, vois-tu. On aurait dit qu'elle avait peur de moi. Elle ne parlait pas, baissait les yeux dès que je la regardais, elle s'enfuyait si j'effleurais sa joue d'une caresse, oh ! ai-je besoin de le dire, toute paternelle !

— Oui. Oui. Continue.

— J'avais peur qu'elle ne s'enfuît. Je me demandais même, à voir la façon dont elle rôdait autour de la porte, s'il n'y avait pas dans son cas quelque chose comme une manie de la fugue. C'était un vrai chat sauvage.

— Ensuite ?

— Nous avons essayé pendant quinze jours de l'apprivoiser. En vain, mon ami. Elle ne mangeait pas. Elle dépérissait à vue d'œil, malgré tous nos soins. Elle ne disait qu'une seule chose : qu'elle voulait s'en aller, retourner chez elle.

— Mais elle en était partie trois fois !

— C'est ce que nous lui disions. Elle répondait qu'elle voulait y retourner quand même et que cette fois elle serait sage, qu'elle n'en bougerait plus. Mais ça n'était pas possible. D'ailleurs, elle est tombée malade, et il a fallu l'emmener à l'hôpital.

— Pourquoi ne l'as-tu pas soignée chez toi ?

— Voyons, mon cher Paul, et si elle y était morte ?

Plaire n'avait pas prévu cette éventualité. Il fit la moue.

— C'est juste !

— Qu'aurait-on pensé ? dit Nabucet. Ne m'étais-je pas déjà assez avancé en prenant chez moi, dans ces conditions, une fillette ? Il est vrai qu'il y avait là Anna et que je me moque de l'opinion, mais enfin tout de même !

— Mais, est-ce qu'elle est morte réellement ?

— Hélas, mon cher !

— A l'hôpital ?

— Ça a été une chose atroce. Les docteurs ne savaient pas ce qu'elle avait. La médecine est une pauvre science, et les médecins de pauvres savants ! Ils ne comprenaient rien à cette espèce de langueur. J'avais dit qu'on me prévienne si son état empirait. Pense donc : elle n'avait que nous... que moi. Et une nuit... c'est triste à dire, mon cher Paul, une nuit, on sonne, on m'apporte un mot disant que la petite était à l'agonie et qu'elle m'avait réclamé.

— Ah ? Ah ! Oui ?

— Dans ma... douleur, cela m'a été, je l'avoue, un réconfort. Elle avait enfin compris, elle s'était enfin éveillée à un sentiment de reconnaissance. Je me suis levé, j'ai fait ma toilette, et...

Nabucet ne dit plus rien. Plaire le regarda et vit avec surprise qu'il essuyait sur sa joue quelque chose.

Une larme ?

— Tu es arrivé trop tard ?

— Ce n'est pas cela... Il s'est produit quelque chose de tout à fait inattendu. Prêt à partir, je ne pouvais me mettre en route.

— Tiens !

— Je ne pouvais me décider. Je... J'avais...

— Peur ?

— Non. Pas peur. Mais je ne pouvais pas y aller.

— C'est étonnant.

— J'étais en effet très étonné. Mais il n'y avait pas moyen de faire un pas. Je ne pouvais me décider à ouvrir la porte.

— Jamais entendu rien de pareil.

— N'est-ce pas ? Je ne m'explique pas encore.

— Et qu'as-tu fait, alors ?

— Rien. Pendant un long moment, rien. J'ai traîné...

— Et en fin de compte, tu y es allé ?

— Oui. J'y suis allé tout de même. Je ne sais pas bien comment.

— Elle était morte ?

— Non, précisément, elle n'était pas encore morte. Quand je suis entré je me suis demandé si c'était bien vrai qu'elle m'avait appelé. Elle a eu un petit geste de refus... Pauvre petite ! Et puis si, tout de même, ça devait être vrai car elle ne m'a pas repoussé quand je me suis approché. Il ajouta au bout d'un assez long moment : « Elle a agonisé sur ma poitrine. »

Ils ne dirent plus rien. L'histoire était finie. Pourquoi avait-il raconté tout cela ?

— Il y a des gosses qui ont une drôle de vie, dit le Capitaine.

— Oh, celle-là, on aurait pu en faire quelque chose si elle y avait consenti. Je me demande de quoi elle est morte, dit-il entre ses dents et comme se parlant à soi-même.

Le Capitaine réfléchissait.

Si aller chercher des petites bonnes à l'Assistance Publique devait vous attirer de pareilles histoires, il faudrait peut-être y regarder à deux fois.

— On ne sait pas toujours à quoi on s'expose, dit-il. Et Nabucet répondit :

— La vie est une affaire... de tact. Ce qui me perd, vois-tu, reprit-il, c'est que j'ai trop bon cœur. Pour avoir voulu sauver cette petite de la misère, Dieu sait de quoi on pouvait m'accuser. Et sans doute n'y a-t-on pas manqué.

C'était vrai, mais cela n'avait aucune importance même pratique. Personne en ville n'ignorait que Nabucet était un « piqué », un « cérébral », mais cela n'empêchait nullement les mères bourgeoises d'envoyer leurs filles à la Compagnie d'Art Dramatique qui donnait périodiquement de grands spectacles dans le genre des Pierrots d'Edmond Rostand. C'était Nabucet lui-même qui maquillait et fardait ces demoiselles. De temps en temps, il recevait une gifle.

— Sais-tu ce que je voudrais ? dit-il. Je voudrais que tout le monde fût heureux.

Cette déclaration resta sans réponse de la part du Capitaine.

— Tu n'est pas de cet avis ?

— Ça ne se peut pas.

— Là-dessus, j'ai mon opinion. Si, mon cher, cela se pourrait. Il faudrait entreprendre dans le monde une grande croisade pour révéler aux hommes la lumière, la pure, la simple lumière du soleil, que personne ne sait voir. La lumière ! Quelquefois, je reste des heures entières à contempler la lumière.

— Est-ce que tu ne faisais pas des vers quand tu étais gosse ? Tu étais un peu poète, je crois, à tes moments perdus.

— Je le suis resté. Vois-tu, mon cher Paul, j'ai ma marotte. Quand je serai à la retraite, je m'amuserai à composer un grand poème. Et sais-tu quel en sera le titre ? Le Soleil. Je voudrais pousser les hommes à redécouvrir la lumière. Mon siège est fait : les hommes sont des solaires, ou ils ne sont rien du tout. C'est cela qui serait une révolution ! Ils me font rire, les autres, avec leurs soi-disant revendications. Tout cela ne sert qu'aux profitards. Tournons-nous vers les vieux mythes.

— La Place est encore loin ?

— Du tout. Nous y arrivons dans un instant. Je vais devoir te faire traverser un quartier... où il faudra se boucher le nez. Ensuite, nous arriverons à la Place.

A mesure qu'ils avançaient, les rues devenaient plus sales et plus mal tenues. Certaines n'avaient pas de trottoirs et la pluie récente, au lieu d'y faire des mares, y avait creusé dans le milieu de véritables ruisseaux. De part et d'autre, les maisons étaient vieilles, délabrées, noires. Mais, dit Nabucet, elles ne manquaient pas de pittoresque. Certaines de ces maisons constituaient même une grande attraction pour les touristes, et, comme membre de la Société d'Émulation, il avait fait personnellement tous ses efforts pour obtenir qu'on en classât quelques-unes comme monuments historiques. « Les plus belles, celles du XIIe et du XIIIe siècle. »

— Si tu ne crains pas les odeurs, arrêtons-nous un instant, dit-il, en pointant le doigt vers une bâtisse en ruine, dont le rez-de-chaussée était occupé par un boulanger et aux fenêtres de laquelle pendaient des oripeaux de toutes couleurs. Le Capitaine s'arrêta et regarda.

La rue sentait l'égout, le poisson, la fumée, mais il s'y mêlait aussi d'autres odeurs, celles du pain, du linge qu'on repassait, une odeur de résine. Il devait y avoir pas loin un menuisier. Ils l'entendirent manier la scie, comme autrefois le père Nabucet lui-même. Et d'une échoppe de cordonnier partit une volée de coups de marteau sur la pierre à battre, dont la rue tout entière retentit. Le Capitaine levait le nez, regardait la maison et ne trouvait rien à dire, sinon qu'elle était sale et même infecte, que tout là-dedans, les êtres et les choses, devait pourrir comme dans une cave. Aux bruits des travaux se mêlaient les piaillements d'une abondante marmaille, les appels des femmes qui couraient aux commissions, allaient chercher de l'eau à la borne-fontaine, ou du pain chez le boulanger. C'était curieux ce bruit de vie après les prières de tout à l'heure.

— Tu ne la trouves pas belle ? dit Nabucet.

— Cette maison ?

— Oui.

— Tu sais... Je ne m'y entends pas beaucoup.

— C'est quelque chose de remarquable pour un connaisseur.

Et sur le ton cœur dans l'eau qu'il avait eu en parlant de la petite fille : « J'espère la sauver », dit-il.

Il y emploierait tout son dévouement.

— Celle-là peut-être, dit le Capitaine. Ce n'est pas ma partie. Mais le reste...

— Oh, tu as raison. Ce quartier sera rasé. La municipalité achète tout cela et ces maisons seront abattues. C'est prévu dans le plan d'embellissement de la ville.

— Tu es conseiller municipal ?

— Oh ! non ! Oh ! non... Je laisse la politique aux autres.

Il développa ce thème : ce bas quartier était une verrue, un foyer d'infection, d'épidémies. Toutes les maladies venaient de là. D'ailleurs ces « gens-là » vivaient dans un état de saleté repoussante, ignoble. Il n'y avait qu'à les regarder.

— Jette un coup d'œil en passant à l'intérieur d'un des... intérieurs.

— Des taudis.

— C'est le mot juste.

— Mais, où iront loger tous ces gens-là, quand on aura démoli leurs maisons ?

— Ils chercheront d'autres logements, mon cher. Ils feront comme tout le monde. Que veux-tu que nous y fassions ?

Le bon sens dicta au Capitaine cette réflexion, qu'il eût été juste de leur en bâtir quelque part de nouvelles.

— Elles seraient aussi sales que celles-ci au bout d'un mois, répliqua Nabucet.

Ils s'étaient remis en route.

— Pas par là, dit Nabucet, en touchant légèrement l'épaule du Capitaine. C'est une rue mal famée.

— Ah ? Ah ! Oui ?

— Nous sommes dans une sorte de... ghetto, bien qu'il n'y ait pas ici un seul juif. Nous le traversons parce que c'est plus court. Mais de là à nous aventurer je ne sais où...

— Il y en a combien ici ? demanda le Capitaine, qui n'avait aperçu qu'une lanterne.

— Trois.

Et le silence se refit.

Inutile de demander à Nabucet comment ils étaient. A quoi bon, puisque de toute façon le Capitaine n'y pourrait mettre les pieds. Un des malheurs de ces petites villes de province, c'était justement qu'on ne pouvait pas aller « y faire un tour » quand on était capitaine ou professeur. Et il n'y avait pas de maisons élégantes, comme dans les grandes villes, Toulouse par exemple, ou Lyon. Quant aux cafés, évidemment il n'y fallait pas songer. C'étaient des cafés sans femmes. Alors, comment se débrouiller ?

Le capitaine posa la question dans l'abstrait, en ayant l'air de considérer les autres et pas lui-même.

— Ça, mon cher, répliqua Nabucet, tu touches là à un sujet qui ne m'est guère familier. Je ne suis pas compétent en ces matières.

— Enfin... si on a envie de passer une soirée ?

Depuis un instant, Nabucet n'était plus tout à fait le même. Sa démarche était devenue plus rapide, on aurait dit qu'il ne songeait qu'à s'éloigner le plus vite possible de la rue mal famée, et son regard, au lieu de porter devant lui, était baissé. Il avait gardé comme une sorte de torticolis depuis qu'en passant devant cette rue il avait violemment détourné la tête à la vue des lanternes, et le son de sa voix était changé.

— Ils ne sont pas si nombreux ceux qui ont envie de passer une soirée, comme tu dis.

Ceci étonna fort le Capitaine. Nabucet développa sa pensée. Pour le plus grand nombre, les choses se tassaient très vite. C'était une erreur de croire qu'ils avaient tellement que ça envie de faire l'amour, passé un certain âge, et quelquefois même un âge très jeune : la trentaine. Une grande partie d'entre eux devenaient indifférents. L'apéritif et la partie de cartes compensaient. D'autres, très nombreux, devenaient purement et simplement des gastronomes.

— Ils ne couchent pas avec les femmes des autres ?

— Pas tant qu'on le croit.

Ça aussi, c'était une légende. Naturellement, il y avait bien par-ci et par-là des liaisons, mais très rarement. Encore une fois, les gens étaient bien plus indifférents qu'on le pensait à ces questions.

Nabucet devenait rouge, il se dandinait et sautillait, en marchant.

— Tu vas rire de moi, mon cher Paul — il rit lui-même d'un rire confus de petit garçon, faux, assez sournois –, tu vas rire de moi, mais je n'y ai jamais mis les pieds.

Le Capitaine, qui ne songeait plus aux lanternes, eut la naïveté de demander :

— Où ?

— Mais... tu sais bien. Tu sais bien ce que je veux dire.

— Non ?

— Si. C'est la vérité.

— Tu veux dire : ici ?

Nabucet secoua la tête. Et le Capitaine demanda :

— Tu veux dire : jamais ? Nulle part ?

— Jamais.

Un temps.

— Ça, par exemple ! Pas même quand tu étais jeune ?

— Jamais.

— Tu es le premier qui dise cela. Mais, pourquoi ça ?

— Parce que ce n'est pas ça que je cherche.

— Quoi, alors ?

— La tendresse.

Le Capitaine rit aux éclats. Évidemment, si c'était de tendresse qu'il était en quête...

— Mais des femmes, à Paris ? Des demi-mondaines ?

— Non plus.

— Tu es un saint, mon vieux.

Nabucet n'eut pas l'air d'entendre. Il poursuivit :

— Tu parlais du bonheur... Eh bien, le véritable bonheur, c'est celui qu'on donne. Et il continua, comme parlant désormais tout seul, ne prenant même plus la peine de construire des phrases complètes, ou ne le pouvant pas : « Petite enfant qu'on berce... pas femme grande... la faire mourir d'amour... c'est beaucoup plus simple que ça, l'amour... la posséder à fond, bien la faire pleurer... »

Le Capitaine acquérait peu à peu la conviction que depuis dix ans qu'il était veuf, Nabucet n'avait pas couché avec une femme, sans être pour cela devenu gastronome, et c'est en réfléchissant sur ce sujet qu'il entra dans les bureaux de la Place.