Le monde n'a pas connu d'amateur plus passionné de vieilles armes que M. Babinot. Depuis des années, il n'avait pas manqué une seule fois, le mercredi, de courir à la Salle des Ventes, et de s'y faire adjuger tout ce qui s'y présentait en fait de sabres, de piques, de vieux fusils et de pistolets. Il possédait même une escopette. Il avait aussi un tambour, qu'il croyait avoir appartenu à une demi-brigade de l'armée d'Italie – encore un peu : c'eût été le tambour d'Arcole ! — et qui provenait sans doute d'une compagnie de sapeurs-pompiers. N'importe ! La plus belle pièce de sa collection, ce n'était ni un fusil ni un tambour, mais une armure authentique, dressée au pied de l'escalier. Dans le heaume retourné que cet homme de fer tenait entre ses gantelets, on mettait la correspondance.

M. Babinot possédait une telle profusion d'armes, et il aimait tant à les voir, qu'après en avoir garni les murs de son salon, il avait dû en garnir aussi les murs de quelques autres pièces et ceux du vestibule. Cela donnait à sa maison un curieux aspect de musée ou de boutique d'antiquaire. Mais c'était là sa fierté.

Toutes ces armes luisaient de propreté et de graisse. L'adjudant le plus tatillon qui les eût passées en revue n'y eût pas trouvé, même aidé d'une loupe, la plus légère pointe de rouille. M. Babinot, quand il n'écrivait pas de poème, cela s'entend, passait la plus grande partie de ses loisirs à fourbir ces armes, à les démonter, à les remonter, à en vérifier les ressorts, à les graisser, à chercher, sur les murs, les endroits où elles seraient le mieux « en valeur » comme un amateur de peinture ses tableaux.

Une fois, n'y tenant plus, il avait revêtu l'armure et était apparu ainsi au beau milieu d'un repas qu'il offrait à des amis. On s'en souvenait encore. Que n'eût-il donné pour pouvoir revêtir cette armure à un bal costumé ! Malheureusement elle était trop lourde, et quel que fût son amour du Moyen Age, il eût préféré pour un bal quelque chose de plus seyant, un habit de mousquetaire, par exemple, ou, comble du bonheur ! un uniforme de grognard. Ah ! pouvoir un jour, dans une fête, réciter, sous cet uniforme, les vers immortels de Victor Hugo :

 
 

Allons ! Faites donner la garde !

Et lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil,

Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires...

 
 

Sa collection s'accroissait sans cesse. Si la Salle des Ventes ne donnait rien, il faisait un tour à la foire, poussait une pointe chez les revendeurs. Ces pauvres gens s'y entendaient si mal, qu'on pouvait parfois trouver chez eux des pièces magnifiques pour un morceau de pain. Il y avait découvert des flèches empoisonnées qu'un marin avait rapportées d'Afrique et revendues, un boomerang australien, un curieux petit poignard vénitien, fort joli, plus fait pour la main d'une femme que pour celle d'un condottiere. M. Babinot s'en servait pour couper les pages de la Revue des Deux Mondes.

Or, comme tout vrai collectionneur, M. Babinot était un homme rongé d'envie au milieu des trésors. Il lui manquait la pièce unique, l'objet chéri de ses rêves, l'introuvable rareté. Il avait beau se dire que cet objet pouvait difficilement se rencontrer au marché, qu'en général ces sortes de choses n'appartenaient pas à des particuliers, la raison était sans puissance, et il s'inventait à lui-même mille arguments pour croire qu'il n'était pas fou d'espérer qu'un jour il mettrait la main dessus.

L'histoire avait beau relater par le menu tous les incidents des guerres, l'histoire ne pouvait pas tout dire, pour la bonne raison qu'elle ne pouvait pas tout savoir. Au cours d'une des innombrables batailles que depuis tant d'années les Allemands et les Français s'étaient livrées, que de drapeaux ils s'étaient arrachés les uns aux autres ! On avait toujours su à peu près lesquels et dans quelles circonstances. A peu près : cet à peu près, voilà où se fondait tout son espoir.

Quoi d'impossible à ce qu'un jour, un petit gars de chez nous ait enlevé à l'ennemi son drapeau, que ce drapeau, il l'ait caché dans sa poitrine, et là... Mais là, pour pouvoir espérer encore, M. Babinot devait se livrer à lui-même un violent combat. Qu'eût-il fait, lui, à la place du petit gars de chez nous ? Le devoir commandait de remettre le drapeau au colonel, afin que la gloire de cette prise rejaillît sur le régiment tout entier. Mais la modestie pouvait aussi conseiller de ne rien dire, la modestie ou la passion, condamnable, certes, mais combien noble ! Il y avait aussi le hasard, la fatalité, comme dans les catastrophes de chemins de fer. Et enfin, enfin, la guerre terminée, le petit gars de chez nous rentrait chez lui, avec une jambe en moins, un œil crevé, des balles partout, le ventre creux, mais une fleur entre les dents et son trophée dans sa giberne. Ce trophée, il le gardait amoureusement toute sa vie, et à sa mort, il le remettait, en versant des larmes, à ses enfants rassemblés à son chevet, comme ceux du Laboureur. Alors, survenaient des calamités. Les enfants, à qui ce père héroïque n'avait rien laissé que ce trésor, mais point de champ où passer et repasser la main, tombaient dans la plus profonde misère. Ils se dispersaient, le drapeau venait aux mains d'un ignorant qui le vendait. Et voilà comment il se pouvait qu'un jour, un peu de flair aidant, et le bon Dieu étant de mèche, Babinot mît la patte sur un étendard impérial. Ah ! bien volontiers ce jour-là, il reléguerait ailleurs que dans le vestibule cette copie grandeur nature du Rêve de Detaille, qui en occupait tout un panneau. Ou plutôt non, il la changerait seulement de place, mais c'est là, à l'endroit actuellement occupé par le Rêve, à droite en entrant, qu'il placerait l'aigle arrachée aux Teutons, comme on cloue un hibou à une porte. De quel effet cela ne serait-il pas ! On en parlerait, sa maison deviendrait célèbre. Il ferait une communication à la Société des Inscriptions et Belles-Lettres. Des chercheurs et des curieux lui écriraient. Il consacrerait sa vie à reconstituer l'histoire de ce trophée et publierait une plaquette.

Mais comme il n'avait pas encore mis la main sur l'étendard impérial, une fois de plus, ce furent, le Rêve, l'armure, les sabres, les piques et les pieux, l'escopette et le tambour, que rencontrèrent les yeux de Nabucet dès que la bonne l'eut introduit dans le vestibule. Le tout, dans une belle odeur de cuisine et d'encaustique.

Quel gracieux contraste, quelle opposition ravissante, quelle charmante antithèse fit parmi ces pistolets et ces piques, au milieu de ce grand tableau, de cette armure sépulcrale, l'apparition blanche et rose de la petite bonne ! Oh ! que ces trophées guerriers rendaient plus précieux encore ce doux regard de vierge, ce front resplendissant d'innocence, ce jeune sein que je ne saurais voir ! Quelle délicatesse de hanches à la Jean Goujon, bien supérieure à n'importe quoi d'antique !

La petite bonne s'écarta craintivement, chercha de l'œil une porte par où s'enfuir. Le vilain barbu ! Qu'elle le détestait ! Qu'il lui faisait peur. Comme il avait l'air méchant !

— Bonjour, mon enfant, bonjour ! J'espère que M. Babinot est chez lui. Dites-moi ma chère enfant ?

— Oui, monsieur...

Comme sa voix tremblait !

« Mignonne à croquer, se disait-il, tout en ôtant son pardessus, d'un air dégagé. Délicieuse. Un craintif regard de biche sous ses bandeaux noirs. Quelle peau blanche ! Pas seize ans, j'en suis sûr... »

Il lui tendit son pardessus et son chapeau avec un regard qui la fit rougir jusqu'au cou.

— Excusez-moi, dit-il, de sa voix la plus caressante.

Elle prit les vêtements sans rien dire et les suspendit au portemanteau.

— Merci, mon enfant. Cela ne vous offense pas, j'espère, que je vous appelle « mon enfant » ? Vous êtes si jeune ! Il n'y a pas longtemps que vous êtes en ville, n'est-ce pas ?

Elle fit non de la tête.

— Voilà ! Il faudra faire bien attention, murmura Nabucet sur un ton de feinte gronderie, en agitant l'index sous les yeux de la petite bonne. Bien, bien attention ! La ville, c'est la perte des jolies filles.

Elle baissa la tête, se mit à tortiller la ceinture de son tablier. Quel vilain bonhomme, tout de même ! Il se rapprocha.

— Oh !

— Vous n'allez jamais au cinéma ?

– ...

— Vous ne sortez jamais ?

– ...

A l'oreille, il lui demanda :

— Pas un petit bon ami par là, eh ? Jolie ! Un petit béguin, qui vous prend comme ça par la taille, eh ? Qui vous...

— Laissez-moi...

— Allons ! Allons ! Allons ! Vous ne me comprenez pas. Vous n'êtes pourtant pas bégueule, voyons, avec une petite figure comme ça, des yeux comme ça. Hein ? Comment est-il, le petit bon ami ? Un brun, hein, c'est un brun ?

La petite se recula jusqu'au pied de l'escalier.

— Oh, le mauvais caractère ! Allons, c'est bien, mademoiselle. Montrez-moi le chemin, puisque vous dédaignez mes conseils. Montez !

Pour qu'en la suivant il la pince comme l'autre fois ? Elle ne bougea pas.

— Montrez-moi le chemin.

Elle s'élança, courut d'une traite jusqu'au premier étage où se trouvait le cabinet de Babinot et frappa à la porte comme on crie au feu.

Cela se fit si vite que Nabucet eut à peine le temps d'apercevoir un petit bout de mollet.

« C'est une gourde, se dit-il, étonnante pour une fille de l'Assistance Publique. » Il se demandait où celle-ci avait appris à être si farouche ? Pas dans les fermes où elle avait été élevée, tout de même !

Il prépara un regard « terrible » pour l'instant où il allait la croiser dans l'escalier, un regard qui voudrait dire qu'elle n'avait pas à faire la mijaurée, dans sa situation. Qu'est-ce qu'ils lui donnaient les Babinot ? Trente francs par mois ?

Mais la rusée lui échappa. Dès que Babinot eut ouvert la porte, au lieu de redescendre, elle grimpa au second.

 
 

Encore des armes ! On en verrait bientôt aux plafonds. Au sommet d'une panoplie tendue d'andrinople, des épées et des sabres se croisaient autour d'un casque à pointe, parmi des pistolets. Par-ci par-là, des portraits de généraux qu'avait publiés L'Illustration, des dessins de Scott : un chasseur alpin embrassant une Alsacienne. Bien entendu, des cartes du front piquées de petits drapeaux. Et sur la cheminée entre deux douilles d'obus étincelants, Jeanne d'Arc et son étendard sous un globe de verre. Un revolver d'ordonnance servait de presse-papiers à Babinot que Nabucet trouva coiffé d'un bonnet de police et revêtu d'une vieille capote de fantassin en manière de robe de chambre. Un bandeau frais lui entourait la tête. Il était en pantoufles et tenait entre ses gros doigts un méchant porte-plume d'un sou. Une goutte d'encre s'échappa du bec de la plume et vint s'écraser sur le parquet.

Transporté qu'on le surprît « en tenue », Babinot se colla le porte-plume sur l'oreille et fit la plaisanterie de se mettre au garde-à-vous.

— Repos ! Repos ! commanda Nabucet, en lui tendant sa main fine. Et Babinot serra longuement cette main en éclatant de son gros rire nasillard.

— Ai-je bian fait cela, mon cher caulègue ?

— A merveille.

— Bian. Très bian. Il entraîna Nabucet vers un fauteuil. Puis-je garder mon calot ? demanda-t-il. C'est que je m'enrhume très vite.

— A votre aise, mon cher.

Babinot ne vivait plus sans ce calot qu'il eût souhaité pouvoir porter en ville.

Il s'installa dans un fauteuil.

— Quel bon vent vous pousse ?

Cette visite décidément le ravissait. Il pensait déjà qu'il allait lire à Nabucet le poème qu'il venait d'achever et il en titillait d'impatience.

Nabucet croisa les jambes, pinça vivement son pantalon aux genoux, afin d'éviter les godets, et de sa voix de miel :

— Excusez-moi, dit-il. Je vous dérange en plein travail.

— Je composais, mon cher collègue.

— Un poème ?

— Vous permettez ? dit Babinot, en allongeant la main vers la table. Mais d'un index léger, à peine effleurant la manche de la capote. Nabucet arrêta son geste.

— Un instant ! Oui, reprit-il, corrigeant d'un souple coup d'archet sa brusquerie, nous lirons le poème tout à l'heure, mon cher Babinot. Par avance je suis sûr qu'il est excellent. Mais il est bon que tout d'abord je vous instruise du but de ma visite.

— Le poème est très court, vous savez.

— Tout à l'heure, mon cher, dans un instant.

— Ah ! Bian, bian, fit Babinot, fort contrarié. Fort bian. Je vous écoute.

Que diable avait-il à lui apprendre de si important qui méritât de passer avant la lecture d'un de ses poèmes ? « Ces hommes de lettres sont tous les mêmes », pensa Nabucet. Et il demanda :

— Vous n'êtes au courant de rien encore ?

— Qu'arrive-t-il donc ?

— Mon cher Babinot, il vient de se produire une surprenante algarade, dont je vous conterai tout à l'heure les détails. Rumpitur dum nimium tenditur funiculus : une corde trop tendue finit par se rompre. Bref, en un mot comme en cent, je vais me battre en duel, mon cher ami. Et il se leva. Mais pas aussi vite que Babinot qui, au mot de duel, fut comme projeté hors de son fauteuil.

— Que me ra-can-tez-vous là ! s'écria-t-il, en levant les bras au plafond. Un duel ! Que me ra-can-tez-vous là !

— La vérité.

— Un duel !

— A l'épée...

— Un duel ! Un duel ! Et contre qui voulez-vous vous battre en duel ?

Le regard de Nabucet exprima la douleur d'un homme acculé à un acte qu'il réprouve mais qu'il ne peut pas ne pas accomplir.

— Il m'est pénible de vous apprendre, fit-il d'une voix mouillée, que j'ai pour adversaire notre éminent collègue M. Merlin.

Du coup, Babinot perdit le souffle. Bouche bée, les bras toujours levés, le bandeau plus que jamais glissant sur l'œil, il était une parfaite image de la stupeur.

— Oh ! C'est trop fort, s'écria-t-il enfin, en laissant retomber ses bras. Trop fort. C'est trop fort. Il répéta au moins dix fois de suite que c'était trop fort, puis, quand il eut enfin dominé le double choc de cette double nouvelle — un duel, c'était déjà gros, mais un duel avec Cripure, c'était énorme ! — il voulut savoir le pourquoi de la querelle.

— Ne nous agitons pas ! Surtout, gardons tout notre sang-froid et asseyons-nous. Asseyez-vous, mon cher Nabucet, prenez un siège et racontez-moi tout.

Nabucet avait laissé Babinot s'exclamer et se démener tout son saoul, sans broncher même du petit doigt. Il leur apprendrait, à tous, comment sait se comporter un homme digne de ce nom, dans les grandes affaires. Au surplus cela était facile. Il savait bien que Cripure ne se battrait pas. Mais motus ! Il n'était pas si bête que d'aller parler de cela à Babinot, ni à personne.

— Pourquoi nous agiterions-nous, répondit-il en souriant. Je n'en vois vraiment pas la raison.

Et avec la plus parfaite aisance, tout comme s'il ne se fût agi que de discuter, par exemple, de quelles fleurs il valait mieux composer le bouquet qu'il offrirait à une belle, Nabucet reprit sa place dans le fauteuil.

— Prenons les choses ab ovo, dit-il. Et sachez d'abord, mon cher ami, qu'il y a eu ce soir un peu de bruit à la gare. Il raconta ce qui s'était passé mais commit l'imprudence de prononcer le mot d'émeute.

— Une émeute, dites-vous ?

— Non, non, un peu de bruit seulement.

— Mais vous avez dit : une émeute ?

L'œil de Babinot flamboya. Ah ! Qu'il était loin du duel ! En quoi, Seigneur, un duel avait-il de l'importance au regard d'une émeute ?

Sa vieille bouche édentée s'ouvrit toute grande. Il ne respirait plus.

— Je comprends tout ! s'écria-t-il.

Et le voilà lancé. Nabucet ne retint pas un geste impatient. Déjà, d'un ton de voix qui partit des notes les plus graves et les plus bellement nasillardes qu'il eût jamais produites, pour finir sur les plus aiguës, Babinot reprenait :

— Ce sont mes lascars ! Parbleu, ce sont mes lascars. S'il y a eu un peu de bruit ce soir à la gare, ce que vous appelez une émeute, mon ami, nous le devons à mes deux lascars !

Et agitant son gros doigt sous son œil bandé, il ajouta encore une fois qu'il comprenait tout, et que c'était ses deux espions boches qui, sournoisement, selon la méthode de Dame Germania, s'étaient attaqués au moral de l'armée.

— Oh ! les Boches sont des malins !

— D'accord, mon cher, d'accord.

— Ils savent y faire...

— Oui. Mais oui.

— Mais nous sommes aussi malins qu'eux, soit dit sans nous vanter. Les preuves abondent.

Une anecdote ? Nabucet n'avait-il évité le poème que pour tomber dans l'anecdote ? Les dieux se montraient sévères.

Il tenta d'en finir d'un coup.

— Pour en revenir, commença-t-il...

Mais Babinot l'interrompit.

— Ouais ! Ouais ! Tout à l'heure, mon cher. Tout à l'heure. Finissez d'abord l'émeute.

Rien à faire ! « Puisqu'il veut l'émeute, va pour l'émeute ! C'est encore le plus court ! »

— Émeute ! C'est là un bien gros mot, dit-il, un bien gros mot, certes, pour quelques cris, une petite bousculade, quelques chants...

— Ah ! Ah ! Des chants ?

— Confus.

— N'importe, mon cher ! Ils se servent de tout pour nous détruire, même de chants confus. Sur des petits gars idéalistes comme les nôtres, des chants, même confus, ont quelquefois beaucoup d'effet, dit Babinot, très sentencieux, et, une fois encore, en levant le doigt.

Nabucet n'avait rien à dire « là contre ». Et Babinot continua :

— Le plaisant de l'histoire, c'est qu'à chaque coup, nous les démasquons. Bam ! Patatras ! Voilà leur savant édifice par terre. Ils ont la patience, mais nous avons la ruse. Le coq, mon cher, le petit coq gaulois. Bien plus rusé que leur gros bêta d'aigle noir !...

Il éclata de rire.

« Est-ce que cela va durer longtemps ? » se demanda Nabucet. Il aurait voulu le savoir, car alors, peut-être eût-il été bon de songer à prendre quelqu'un d'autre comme témoin, bien que celui-ci fit tellement son affaire !

— Tout s'est arrangé, en fin de compte et nos petits soldats sont repartis.

— Parbleu ! se récria Babinot. J'en étais sûr d'avance. Une émeute, voyons, mon cher, réfléchissez ! C'est impossible. De la révolte ? Des soldats français se mutiner ? Fariboles, mon cher, pure légende. Si tout cela, vous dis-je, n'avait été fomenté par mes deux lascars, je vous dirais que c'est la grogne qui reparaît, quelques têtes un peu chaudes. Mais nan, mais nan, rien de tout cela. Fariboles ! Laissez-moi rire, mon cher !

Et il rit, non plus comme tout à l'heure, aux éclats, mais doucement, à la façon d'un homme qui pense à un bon tour qu'il vient de jouer.

Ce petit rire dura longtemps, puis s'atténua et cessa enfin. La mine de Babinot reprit un aspect sérieux, grave, sévère, et se souvenant tout à coup de la raison qui amenait Nabucet chez lui, il reprit :

— Excusez cette digression, mon cher collègue, mais dans les circonstances actuelles, ce qui touche à la France nous touche d'abord. A présent que nous voilà pleinement rassurés au sujet de cette petite échauffourée, allons, mon cher, dites-moi : que s'est-il passé entre vous et Merlin ? Un duel ! Qui se serait jamais douté que j'entendrais parler ici d'un duel !

— Et que je vous demanderais d'être mon témoin. Si vous y consentez ! Si vous y consentez ! se hâta de dire Nabucet, comme s'il eût un seul instant pu imaginer que Babinot n'y consentirait pas.

— Parbleu ! s'écria Babinot. Parbleu, si je consens !

Il se leva, et solennellement il posa la main sur l'épaule de Nabucet.

— Mon cher ami, dit-il gravement, ce à quoi je ne consentirais pas, ce serait justement à ne pas l'être. Nous nous souviendrons de cet instant. Écoutez-moi bien. Et la main toujours posée sur l'épaule de Nabucet, le regard de son œil unique tourné au plafond : « Vous êtes, dit-il, un homme pour qui j'ai la plus profonde estime. Je ne vous demande point quelle raison vous avez de vous battre, non ! Mais entre un homme comme Merlin et un homme comme vous, mon choix est fait d'avance, en pouvez-vous douter ? » Il ôta sa main, l'éleva. « Je vous connais depuis longtemps, mon cher. Je vous ai vu à l'œuvre. Je sais, parbleu, combien vous vous êtes toujours dépensé pour la bonne cause. Aussi mon cher, aussi — et trois petites tapes sur l'épaule soulignèrent l'importance de ce qu'il allait dire — aussi, n'est-ce pas votre témoin que je voudrais être, mais votre second. »

Et la main ne bougea plus.

Nabucet avait écouté ce discours la tête baissée, avec un recueillement parfait. Dès que Babinot eut terminé, il se leva et, sans un mot, il lui prit les mains. La canaille ! Il savait bien ce qu'il faisait ! Il savait où il voulait mener Cripure !

— Nous nous comprenons, n'est-ce pas, fit-il d'une voix étranglée d'émotion.

Babinot serra plus fort la main de Nabucet.

— S'il faut tout vous dire, reprit-il plus lentement, cet après-midi, mon cher, vous m'avez touché.

A son tour, Nabucet ferma les yeux. Il inclina la tête légèrement sur le côté, comme il savait si bien faire, et de la même voix émue, il répondit :

— J'apportais là ma modeste collaboration à une grande chose. Une chose à laquelle je me suis donné de tout mon cœur.

Et il hocha la tête, rouvrit les yeux, et soupira.

— Vous avez dit ce qu'il fallait dire en termes si simples, insista Babinot. Mais les Latins sont vos maîtres. Cela se sent, cela se trouve. Votre prose a une odeur d'antiquité.

— Horace, mon cher, avant tout : Horace.

— Si... mesurés ! C'était tellement... tellement dans la note. Vous m'avez ému.

— Cher ami...

Ils se lachèrent enfin les mains et, non sans embarras, ils reprirent leurs places dans les fauteuils. D'un geste déjà familier, Babinot arrangea son bandeau, tandis que Nabucet pinçait les genoux de son pantalon, et cherchait son mouchoir pour essuyer cette petite larme...

Il l'essuya lentement, espérant que Babinot y ferait une allusion, mais le butor n'y prit seulement pas garde, et Nabucet, remettant son mouchoir dans sa poche, se trouva porté au comble de la surprise, à la vue de Babinot qui, soudain, se grattait la tête, à côté du bandeau, en grimaçant de tout un côté du visage, et poussait de petits cris :

— Aïe ! Aïe ! Aïe ! Je n'y pensais plus ! Ou plutôt si, j'y pensais, mais... Oh ! Aïe ! Aïe !...

— Quoi donc ?

— J'ai un scrupule...

— Aïe ! fit Nabucet à son tour.

— C'est que, voyez-vous, mon cher, je ne voudrais pas qu'on puisse dire et colporter... Tut... Tut... Tut... Ah ! Que c'est donc embêtant !

Il fit une nouvelle grimace, cessa de se gratter, mais posant ses deux mains sur ses genoux :

— Te... Te... Te... C'est que justement, quand mes deux lascars m'ont assailli tout à l'heure... eh bien...

— Eh bien ?

— Comment ? Vous ne saviez pas ? Mais il était là ! C'est lui qui le premier est venu à mon secours. Il a relevé mon chapeau, il m'a conduit chez un pharmacien. Ah ! Que c'est donc contrariant, mon Dieu, quel ennui !

Et Babinot se leva, fit quelques pas à travers la pièce, les mains derrière le dos, puis il se planta devant Nabucet et demanda :

— Vous ne croyez pas que ça empêche ?

Nabucet se prit la tête dans les mains et réfléchit profondément.

— Vous ne croyez pas ?

— Attendez. Je cherche.

— Te... Te... Te... mon Dieu, quel contretemps ! Qu'avait-il besoin de se trouver là ?

— Attendez ! Une minute !

Babinot attendit, continuant à tourner dans la pièce avec des tut tut tut et des exclamations sans fin. Il ne se gratta plus la tête, mais l'oreille.

— Non, dit Nabucet, en découvrant enfin son visage, ce n'est pas embêtant.

— Vous croyez ? dit Babinot. On n'ira pas ensuite colporter en ville que...

— Du tout ! Pas le moins du monde. Et voici pourquoi :

Babinot était tout oreilles.

— Je ne vous ai pas encore dit la raison de l'algarade. Mais quand vous la connaîtrez, mon cher ami, tous vos scrupules s'envoleront comme des fétus de paille, je vous le promets.

Et regardant Babinot bien droit dans l'œil :

— Il était pour l'émeute, mon cher.

Babinot fit un pas en arrière. Et de la même façon que tout à l'heure il s'était exclamé à l'annonce du duel, en levant les bras au ciel, il s'écria :

— Que me ra-can-tez-vous là ! Pour l'émeute !

— Hélas !

— Lui !

— Comment, se récria Nabucet, on dirait que vous ne le connaissez pas ! Je ne peux pas nier certaines de ses qualités d'intelligence, avant tout il faut être juste, mais il a toujours montré un esprit subversif.

Il se frottait les mains en parlant.

— Ouais, ouais, dit Babinot, qui recommença à se gratter, je vois... je vois. Il attaque tout, il veut tout détruire, il ne croit à rien.

— Il est fort à plaindre.

— Taratata... A plaindre ? L'heure n'est pas à la pitié ni à la faiblesse, mon cher Nabucet. A plaindre, reprit Babinot en s'échauffant, un révolutionnaire ? Ah ! Certes pas. Ah, c'est trop fort, dit-il, devenu pourpre, un émeutier, lui un professeur. Un des nôtres ! Et moi qui lui avais tout pardonné depuis son discours de l'année dernière à la distribution des prix... Vous vous souvenez ?

— Un discours normal.

— Il nous a empaumés, mon cher.

Nabucet écarta les mains.

— Nous regardions du haut d'un pont ce qui se passait dans la gare. Le tumulte prenait fin. Notre collègue Merlin restait appuyé sur le parapet. Mon cher, je me suis approché, je lui ai dit un simple mot, quelque chose qui signifiait que nous dominerions malgré tout l'événement, et savez-vous, mais savez-vous...

La haine en ce moment le rendait hideux. Mais Babinot ne vit là que l'expression d'une noble indignation.

— Eh bien, il m'a giflé !

Babinot étouffa de surprise et resta encore une fois bouche bée.

— Vous avez entendu ? dit Nabucet, après un moment de silence.

L'autre fit oui de la tête.

— Avez-vous encore des scrupules ?

Babinot n'avait plus de scrupules mais il n'avait plus de voix non plus. Il bredouilla quelque chose.

— Comment ?

— Des scrupules ! Vous plaisantez, mon cher Nabucet, finit-il par dire. Il retrouva toute sa voix et poursuivit : « Nous aurions dû nous douter que nous avions en lui un défaitiste caché, et d'autant plus dangereux. Depuis l'affaire Dreyfus, mon cher, ne savions-nous pas qu'il hait l'Armée ? N'hésitons plus ! Désignez un second témoin et partons ! Je suis avec vous, mon cher, jusqu'au bout. Et comme il se peut que vous n'ayez pas fait d'escrime depuis quelque temps, dites-moi, si vous voulez vous dérouiller, descendons à la cave et faisons ensemble quelques passes. J'ai là mes fleurets. Et n'oubliez pas, dit-il, en caressant son impériale, n'oubliez pas que j'ai été un assez bon ferrailleur dans mon temps. Venez, mon cher. »