— Si tu prendrais tes escuses ?
Elle lui jeta un regard par en dessous, mesurant l'effet de ses paroles. Elle était toute molle sur sa chaise, comme une femme accablée de fatigue à la fin d'une journée et pour qui manger sera encore un travail.
La cuiller que Cripure portait à sa bouche s'immobilisa. Mais il eut beau chercher le regard de Maïa, ses yeux ne rencontrèrent que le front bas, la tignasse grise et en désordre de la goton. Elle baissait la tête, comme absorbée par la recherche de quelque chose qui serait tombé dans sa soupe. Une mouche ?
— Un mot que tu lui dirais, reprit-elle timidement. Un mot que tu lui écrirais ?
La cuiller au ras des moustaches ne bougea encore pas. Est-ce que Maïa allait dire autre chose ?
Toujours sans relever le front, elle dit en effet :
— Tu veux pas ?
Pas de réponse. La bouche de Cripure s'ouvrit pourtant. Mais ce fut pour la cuiller. « Elle est folle... »
Il lui en voulait de le ramener à cette honteuse et secrète tentation. S'excuser ?
— Jamais !
— Pour de quoi, p'tit chat ? Ça serait fini...
Si elle insistait, il se mettrait en colère. Déjà sa main tremblait, bien qu'il voulût paraître calme, résolu, inébranlable. Et pour avoir l'air d'être tout cela, qu'y avait-il d'autre à faire que de manger sa soupe comme d'habitude ?
— Tu dis rien ?
— Fous-moi la paix.
Elle n'insista plus. Rien à faire. Mais n'ayant pas à jouer la bravoure et n'y songeant guère, elle ne se décidait pas à attaquer sa soupe, immobile, les bras posés sur la table et le front penché sur son assiette.
Dehors, les soldats russes chantaient toujours, mais leurs chants avaient pris plus d'ampleur et Cripure écoutait, comme si ces chants splendides et indéchiffrables avaient été pour lui plus que des chants, comme s'ils avaient contenu quelque mystérieuse allusion au drame de sa vie et de sa mort.
Sans doute ils ne savaient rien de lui, ils chantaient pour eux-mêmes. Mais croire cela c'était encore une idée basse. Ils chantaient pour tous, et bien qu'ils chantassent aussi sa mort et son enterrement, ils chantaient la vie.
« La vie ! » murmura Cripure. Et coup sur coup, il avala deux grands verres de vin.
— Écoute, Maïa !
Elle ne bougeait toujours pas, elle semblait ne rien entendre. Dommage ! c'était si beau. Et la chaleur du vin aidant, il tourna vers la fenêtre un visage extasié :
— Cripure vous salue ! s'écria-t-il en levant son verre. Il le vida d'un trait. « A la santé des hommes vivants ! »
Maïa ne releva même pas la tête. Il reposa son verre. Elle ne bougea pas encore. Il fixa sur elle un regard lourd et s'aperçut alors que des larmes tombaient une à une dans le potage de la goton, de grosses larmes qui faisaient en tombant dans le potage de petites éclaboussures.
C'était la première fois qu'il voyait pleurer Maïa. Ils avaient beau vivre ensemble depuis des années, jamais, au moins devant lui, Maïa n'avait versé une larme. Le premier moment de surprise passé, il fronça les sourcils et considéra attentivement cette vieille femme au front baissé dont il ne voyait pas les yeux, mais dont les yeux pleuraient pour lui. Des larmes de Maïa ! Non, non, et non !
— Non !
La fureur qui l'empoigna, il ne comprit pas tout de suite où elle prenait sa source. Pour une fois ce fut un sentiment total qui ne laissa nulle chance au spectateur. Une deuxième fois, avec une violence accrue, il répéta : « Non ! » Et il fut stupéfait de sentir renaître en lui ce désir : la battre. « Si elle ne cesse pas à l'instant, je la gifle... »
Il repoussa son assiette. Mais au-dessus de la table, sa main tâtonnante ne cherchait plus la bouteille. Elle faisait un geste de vague menace et de supplication.
— Maïa !
Qu'est-ce qui l'emporta dans ce cri, de la tendresse ou de la colère ?
— Maïa ! s'écria-t-il, je ne veux pas que...
Il dit : « Que tu pleures. » Mais il pensa : « Que tu m'aimes. »
Le bonheur de s'être arrêté à temps lui cacha une seconde l'horreur de cette pensée, mais, l'instant d'après, cette vérité le brûla tout entier. Ah ! Si c'était Toinette qui lui avait demandé de s'excuser ! Il l'eût fait sur-le-champ. Pour l'amour de Toinette, que n'eût-il pas fait ! Avec elle, il serait parti, en riant de leurs fioles. Mais cette Maïa !
— Sacré nom de Dieu !
Elle releva alors le front. Mais soit lâcheté de la part de Cripure, soit autre chose, il détourna les yeux.
— Le v'là qui jure, à c't' heure, murmura Maïa d'une voix lointaine.
Cette façon de parler de lui sans s'adresser à lui le toucha mystérieusement et d'une voix douce, il dit :
— Faut pas pleurer pour ça...
— Alors, pourquoi que je...
— Ça vaut pas le coup, interrompit Cripure. Ah ! là là ! Ah ! là là là là ! C'est pas la peine. Non pas la peine, acheva-t-il avec un soupir.
Il hocha la tête :
— Écoute ! dit-il, l'index levé.
Il regardait vers la fenêtre : les chants, toujours, du fond de la nuit.
— Comprends-tu ?
— Je me fous bien de ces gueulards-là, s'écria-t-elle en colère. On d'vine même pas ce qu'ils braillent.
Il sourit tout de même. Lui, il comprenait.
Elle cessa enfin de pleurer, sécha ses larmes, à la manière des enfants, en se frottant les yeux avec les poings. Et ne s'occupant plus de lui, se butant, ce qui était sa façon de se montrer résolue, elle avala sa soupe tandis qu'il se versait verre sur verre de vin. Mais il pouvait boire et même se saouler, elle s'en foutait bien ! Il n'avait qu'à faire ce qui lui plairait et se battre demain matin avec ce vachot de Nabucet, ça le regardait ! C'était tout ce qu'il avait trouvé à dire, quand elle s'était mise à pleurer, ce que, dans son langage, elle n'appelait pas pleurer mais braire ?
Il n'avait pas eu un bon mot. « Fous-moi la paix... » Et il s'était mis à jurer. Qu'est-ce qu'elle était donc pour lui ? Pas plus qu'une domestique ? Eh bien, puisqu'elle n'était qu'une domestique, elle agirait en domestique. Et la soupe avalée, elle changea les assiettes, apporta non les lentilles puisqu'elle les avait jetées, mais un cassoulet de conserve, un de ces cassoulets en boîte dont elle avait toujours une réserve « en cas de malheur ». Ça ne demandait que vingt minutes au bain-marie pour être prêt, sans compter qu'il adorait ça.
Elle le vit bien à la manière dont il se servit. L'eût-elle laissé faire qu'il eût sans doute pris tout pour lui seul, bien que la boîte contînt au moins la part de quatre bons mangeurs. Mais lui ! Il ne cacha pas sa joie.
— Tiens ! Un cassoulet...
Ce furent là les seules paroles qu'il prononça jusqu'à la fin du repas.
Tout s'était résolu, semblait-il, avec l'arrivée de ce bienheureux cassoulet. Il mangeait largement, heureux, c'était visible, et dehors, les chanteurs pouvaient chanter, rien dans le visage de Cripure n'indiquait qu'il les entendît encore, qu'il se doutât de la présence de Maïa, de ses larmes récentes et de la colère qui l'avait saisi.
Savait-il encore pourquoi ces larmes l'avaient tant fait souffrir ? Savait-il que demain il devait se battre ? Il reprit un peu de gras, noya le cassoulet dans son gros vin rouge, réclama son café et sa goutte de rhum. Maïa le servit sans mot dire. Là-dessus, comme d'habitude, elle entreprit sa vaisselle, tandis qu'appuyé des deux coudes sur la table, il tombait dans une rêverie. Peut-être dans la simple torpeur des hommes repus.
Fidèle à sa mauvaise humeur, qui cachait pourtant, et en partie à elle-même, autre chose de plus profond, Maïa faisait tranquillement sa vaisselle, avec une excessive application. Casser la vaisselle du patron ! A Dieu ne plaise ! En bonne domestique elle ferait tout pour s'éviter pareil malheur. Et c'est ainsi qu'en ce jour de désastre la cuisine se trouva rangée comme elle ne l'avait jamais été, tout remis en place dans un ordre parfait.
S'il n'avait pas été si tard, si l'« affaire » au lieu de s'être produite le soir était survenue le matin, elle savait bien ce qu'elle aurait fait, Maïa ! Sa vaisselle rangée, sa table essuyée et le coup de balai donné, elle eût fait ses cuivres, voilà ! Les cuivres du fourneau pour commencer, ensuite les casseroles, ensuite les boutons des portes. Et l'argenterie. Avec une peau de chamois encore, comme dans les grandes maisons. Et si cela n'avait pas suffi à lui faire comprendre « qui elle était », les couteaux et les cuillers une fois bien fourbis, elle eût lavé le parquet.
A genoux par terre, plongeant et replongeant dans la bassine sa serpillière, on eût bien vu de quoi elle était capable, et si oui ou non elle savait en abattre, de l'ouvrage. Une domestique ! Il ne serait pas resté là sur sa chaise en train de dormailler. Il aurait bien fallu qu'il se sauvât jusque dans son bureau parmi ses papiers, puisqu'il n'était bien que là, et qu'il lui laissât la place libre pour travailler.
Mais de tout cela, il ne pouvait être question. L'heure avançait, et malgré toutes les bonnes raisons du monde, ce n'est pas la nuit qu'on entreprend de laver une cuisine. Une fois donc sa vaisselle achevée elle commença de se déshabiller pour se mettre au lit. Que faire d'autre ?
Mais là encore elle fut traitée en domestique. Il ne s'aperçut pas qu'elle se déshabillait, il ne manifesta pas le moindre désir de se coucher à son tour et de passer auprès d'elle cette nuit qui serait peut-être sa dernière. Sortant péniblement de sa torpeur, tandis que Maïa se coulait dans les draps, il s'avança vers la porte vitrée, entra dans son bureau où la lampe était restée allumée. Que de choses encore à faire avant la rencontre ! Il venait de penser qu'on ne se livre pas ainsi à la mort sans avoir au moins rédigé certains papiers.
De testament, il n'y en avait point. Malgré cette hantise de la mort toujours présente en lui, il n'avait jamais osé rédiger cette pièce pourtant capitale, par quoi il transmettrait à un autre ses biens et son argent. Peut-être craignait-il, par une sorte de superstition, que cet acte entraînât une mort plus rapide. Mais il n'y avait plus à reculer. L'heure était venue de « s'y mettre » et de rédiger d'une écriture ferme et claire, en termes précis, afin qu'on ne doutât point de la santé de son esprit, ce qu'il fallait bien appeler ses dernières volontés. Autant que possible sur une feuille de papier ministre. Il n'en trouva pas, ce qui l'étonna, car il avait toujours une réserve de ce papier, pour le cas où il aurait eu à écrire à ses supérieurs. Il chercha partout dans ses tiroirs, remua longtemps ses papiers et se décida, en désespoir de cause, pour une feuille de papier à lettres assez convenable, bien que toute une partie fût jaunie d'avoir été exposée à l'air et que les coins fussent cornés. Mais tant pis. Il n'avait pas le choix. A présent une enveloppe. L'enveloppe était aussi nécessaire que le reste. Que penserait-on d'un testament rédigé sur une feuille simple et qu'on aurait abandonné sur la table comme un billet quelconque ? Il prit donc une enveloppe et s'efforçant à ne pas trembler il voulut y écrire les mots rituels et qui lui parurent en ce moment si comiques : « Ceci est mon testament. » Il les écrivit enfin, d'une écriture large, presque une écriture de sergent-major, et déposant l'enveloppe toute prête sur une pile de livres, il s'empara de sa feuille de papier. Mais les mots ne vinrent pas. Il devait y avoir ici comme ailleurs, comme dans le duel, des lois, des règles qu'il ignorait, toute une façon de procéder qui, si l'on ne s'y conformait strictement, devait rendre un acte nul. Peut-être, peut-être ! avait-il un code dans tout son fouillis. Mais le chercher ! Non, plutôt ouvrir ce tiroir, en extraire tout ce qu'il contenait de titres et d'argent liquide, faire un paquet du tout, et demain, avant de partir là-bas, remettre ce paquet à Maïa. Voilà ce qu'il fallait faire. Pour le reste, les maisons, l'argent régulièrement déposé à la Banque, Maïa s'arrangerait. Rien à transmettre que des fafiots et encore il ne savait pas comment s'y prendre. Fallait-il qu'il soit déjà mort !
Il ouvrit le tiroir. Ce n'était nullement un tiroir secret, c'était tout simplement un tiroir un peu plus caché que les autres, plus vaste, qu'il avait fait garnir de fer, par crainte de l'incendie, une sorte de petit coffre-fort tout de même. Lui seul en possédait la clé et Maïa n'avait jamais eu le droit d'aller voir ce qui se passait dans ce tiroir. Elle y était allée cependant et savait à un centime près ce qu'il pouvait contenir. Cripure ne se doutait de rien. Le tiroir en s'ouvrant fit très peu de bruit, à peine un petit grincement et, avec le sourire particulier qu'il avait quand il comptait ses « fafiots », Cripure, oubliant pourquoi ce soir plutôt qu'un autre — et pour quelle raison — il venait d'ouvrir ce tiroir, contempla son petit magot.
Tout dans la maison pouvait être en désordre, les papiers disséminés partout, les livres entassés au petit bonheur sur des rayonnages et dans des caisses, le tiroir à galette offrait l'image même de l'ordre domestique. Dans un coin à droite étaient rangés les titres qu'il n'avait pas déposés à la banque, pour des raisons à lui, et une liasse de billets soigneusement épinglés, aussi soigneusement qu'ils l'eussent été par le caissier de la Banque de France en personne. La seule différence, c'est que Cripure avait relevé sur un calepin les numéros de ses billets, précaution que le caissier de la Banque de France eût jugée sans doute inutile mais que Cripure estimait primordiale. Une serviette de moleskine contenait les papiers d'affaires : relevés de compte, papiers relatifs aux maisons, reçus d'entrepreneurs, lettres de ses locataires, impôts, et enfin dans le fond du tiroir, plus caché que le reste à la vue des indiscrets, un sac en toile bourré de louis d'or.
Aux autres la sottise et la jobarderie de verser leur or à l'emprunt, comme de bons nigauds qu'ils étaient, comme de pauvres bougres qui se laissaient duper et tondre en moutons ! Il s'était borné, quant à lui, puisqu'il n'avait pu faire autrement, puisqu'on avait exigé cela aussi de lui, à se laisser traîner dans les sous-préfectures du département pour y faire des conférences et engager les gens à souscrire. Mais se laisser dépouiller de cet or, son seul recours, sa seule défense ! Il n'y avait pas songé une seconde. Grâce à Dieu, l'or était toujours là, bien plus précieux que les titres et les billets. Et non point qu'il fût sordidement avare, mais pour des raisons plus mystérieuses et certainement plus émouvantes, dans le tas de ses richesses, ce fut le petit sac d'or que sa main choisit. Il était lourd, comme s'il avait contenu, au lieu d'or, de la terre, lourd et rebondi, serré au col par un simple lacet de soulier, qu'il se mit en devoir de dénouer. Occupation longue et pénible mais qui lui fit oublier tout le reste. Le lacet dénoué, il saisit un journal qui traînait sur sa table, l'ouvrit et le posa sur ses genoux, puis, il y fit couler doucement, avec de grandes précautions pour que Maïa n'entendît pas l'or tinter, tout le contenu du petit sac qu'il secoua ensuite pour s'assurer qu'il ne restait rien. Sous la lumière du pétrole l'or miroitait, et par un geste dont il ne put se défendre, Cripure y plongea sa lourde main, pensif.
Bien qu'il sût à merveille quelle somme représentait ce tas d'or, il luttait contre la tentation d'en compter les pièces une à une. Ce jeu lui était familier. Souvent, le soir, Maïa dormant dans sa cuisine, il s'y était livré, non pas, il faut encore le dire, avec les sentiments bas d'un avare, ou pas seulement avec ces sentiments-là, mais avec l'émotion d'un aventurier qui contemple un trésor volé et songe en riant à de nouvelles prouesses. Partir ! Voguer sur les mers ! Est-ce qu'il n'en tenait pas là le moyen ? Ce problème que tant d'hommes se posaient, celui de fuir à l'étranger, d'échapper non seulement à la mort mais à la bassesse d'un monde, est-ce qu'il n'en tenait pas la clé entre ses doigts ? Les misérables ! Ils ne révéraient que l'or ! Mais lui, n'en avait-il pas assez pour fuir ? Il était temps encore. Le duel et tout le reste, adieu ! Il irait finir quelque part dans une île du Pacifique, à peine plus seul qu'il l'était aujourd'hui, et à coup sûr plus vrai. Ils pourraient toujours dire qu'il avait eu peur, qu'il avait fui comme un lapin devant le pistolet de Nabucet, comme autrefois devant l'épée de l'officier blond, qu'importe ! Ce n'était pas seulement sa vie qu'il songeait à sauver.
L'or coulait toujours entre ses doigts, avec des petits tintements clairs et rieurs, comme une voix tentatrice qui jette son appel en sourdine, murmure tout bas à l'oreille ses mots corrupteurs et raisonnables. Fuir ! Faire sa valise et fuir ! Prendre le train du matin pour Paris. Il serait toujours temps, à Paris, de se faire faire un passeport, on ne le lui refuserait pas. Un infirme, presque un vieillard ! Ils seraient peut-être trop contents de se débarrasser de lui — une bouche inutile, tout compte fait.
Maïa ronflait. De la cuisine, parvenait jusqu'à lui ce grognement bestial mais rassurant. Il écarta avec précaution les papiers de la Chrestomathie, posa le petit tas d'or sur sa table, devant lui, et mit le sac dans sa poche. Tout à l'heure, s'il se décidait à partir, il y remettrait les pièces. Mais pour l'instant, l'or était bien là, entouré de ses papiers, bien en vue...
Partir n'était peut-être pas aussi difficile qu'ils avaient l'air de le croire, et c'était au fond la seule manière de se justifier, de se mettre enfin d'accord avec soi-même. Fuir, rompre au moins avec un monde pourri puisqu'il n'avait pas la force d'en vouloir un autre !
Quelle heure ? Il regarda sa montre, posée par habitude sur sa table. Elle marquait dix heures. Sûrement, il était plus tard. S'il n'avait été que dix heures il aurait encore entendu les chœurs des soldats russes. Il y avait longtemps qu'il n'entendait plus rien, que les soldats étaient couchés. La montre devait être arrêtée. Il la porta à son oreille : pas plus de tic-tac que dans une pierre.
L'idée ne lui vint même pas de la remonter. Il la considéra avec une drôle de petite moue hargneuse, et la reposa sur la table en disant : « Eh bien, si tu ne veux pas marcher, ne marche pas ! » Et là-dessus, il se frotta les tempes du bout des doigts, remit son lorgnon en place : le tic.
Fallait-il être bête pour penser à l'heure en ce moment ! Qu'avait-il besoin de montre pour savoir...
Il chercha sans y parvenir à retrouver le goût de cette nuit de jeunesse où le bonheur avait surgi sans que rien l'annonçât. Non certes, cette nuit-là il n'avait pas prévu ce qui arriverait. Si tout plus tard avait sombré dans la bassesse, les débuts au moins avaient été nobles. Il y repensait comme peut-être jamais depuis, plus libre de le faire puisque Toinette était morte. Au contraire de ce que les autres avaient pu croire et croyaient peut-être encore, il n'avait rien prémédité, il n'avait point fait de cour, il n'avait rien voulu, rien espéré, il n'avait pas intrigué pour obtenir la main de Toinette. Les folies bourgeoises n'avaient commencé que plus tard, après le mariage, mais pendant de longs mois, il s'était contenté d'aimer Toinette et de ne rien dire. Lui, un amant ! Un mari ! Les femmes qui voulaient de lui, il avait toujours su où les trouver et à quel prix. Mais qu'une femme l'aimât, c'était impossible, et il s'était juré à lui-même de ne jamais le croire, le lui eût-on répété mille fois. Or, cette nuit-là, il n'avait pas été nécessaire que Toinette lui répétât mille fois qu'elle l'aimait pour qu'il la crût aussitôt. Il n'avait pas même été nécessaire qu'elle le dît une seule fois. Peut-être, et même sûrement, elle n'avait pas prononcé les mots : « Je vous aime. » Mais sans qu'il eût été besoin que ni l'un ni l'autre prononçassent ces mots, ils avaient su tout à coup qu'ils s'aimaient et qu'ils étaient l'un à l'autre pour toujours. Comment cela s'était fait ? Quels regards ? Quels gestes ? Quelles paroles ? Soudain ils s'étaient trouvés de l'autre côté de l'abîme, ne sachant point comment ils l'avaient franchi.
C'était par une nuit tout à fait semblable à celle-ci, une nuit légère. Ensuite, il l'avait raccompagnée. Ensuite encore il était rentré chez lui. Oppressé de bonheur, mais délivré, il s'était mis à tourner dans sa chambre, et vers le matin, il s'était assis sur le balcon de sa fenêtre, les genoux dans les mains.
De longs nuages couraient dans le ciel avec d'étranges couleurs d'acier dans le fond de la nuit ; il y avait dans l'air une odeur de foin. Tout s'était inscrit en lui jusqu'aux moindres détails qui revenaient maintenant en abondance.
A quel point, Toinette étant morte et lui-même à la veille d'être tué, il pouvait penser avec douceur à cette nuit d'entre les nuits — autre mystère dont il ne chercha pas la clé. En se souvenant de son amour, il était dans sa vérité comme il avait été dans sa vérité en le découvrant et en l'avouant. Tout le reste n'avait été que mensonge, folie, bassesse et contradiction.
Cette nuit-là, comme les heures avaient été pleines, et quelle perfection il y avait eu dans tout, en lui-même et hors de lui ! Il n'y avait point de mots pour le dire. Son heure la plus parfaite, son plus cher souvenir c'était pourtant des choses comme la forme d'un nuage, une odeur de foin, les pas d'un ouvrier qui se rend à son travail qui les lui rappelaient. Cette nuit, il n'y avait pas d'odeur de foin, et les nuages qui couraient sur le faubourg étaient à peine visibles. Mais il y eut soudain des pas qui le firent reculer comme on recule quand on se brûle : les pas non d'un ouvrier matinal qui sonnent joyeusement bien qu'ils annoncent qu'une nuit aussi parfaite s'achève, mais les pas bien connus, lourds et menaçants du Cloporte en personne.