Nabucet bondit vers la porte qu'il ouvrit sans bruit, et se glissant dans le couloir comme une ombre, il disparut dans la bibliothèque. Un instant plus tard il en ressortait naïvement pour se rencontrer nez à nez avec M. le Censeur, rouge et encore tout fiévreux de la scène qui venait d'avoir lieu. Mais Nabucet n'en parut rien remarquer. La main tendue, la tête coquettement penchée sur l'épaule, et du sourire plein la barbe, il aborda ce gros homme lourd et respectable qui puait le tabac, l'eau de Cologne à bon marché, le cirage, dont la main — quelle admirable main à taloches — était velue comme la patte d'un singe.
— J'allais précisément vous voir, minauda Nabucet, qui, tout en gardant dans sa main celle du Censeur, trouva le moyen d'éviter son regard opaque, le regard triste et rancunier d'un œil globuleux, où la lumière mettait comme des reflets d'eau morte.
— Vous aviez quelque chose à me demander ?
Il n'était pas bien remis encore de sa colère.
— Non, dit Nabucet... Je n'avais rien de précis à vous demander, mon cher ami, sinon votre avis sur l'arrangement de cette salle.
— Ah ?
— Serais-je importun ? dit Nabucet, en lâchant enfin la main du Censeur.
Décidément, le Censeur était un rustre. On n'avait pas idée de se comporter d'une pareille façon. Les querelles de famille n'étaient pas une excuse, que diable. Nabucet n'y était pour rien.
Une sorte de sourire blanc : le Censeur faisait sur lui-même un méritoire effort.
— Importun ? Du tout... Je serai... J'allais moi-même vous demander à visiter cette salle.
Alors, très bien. Puisqu'il sauvait les apparences, il n'y avait rien à dire.
— Excusez-moi, dit Nabucet en ouvrant la porte de la bibliothèque.
Et ils entrèrent, Nabucet disant :
— Je vous en prie, dites-moi tout ce que vous pensez. J'y tiens.
Phrase qu'il répéterait ce soir à tout le monde.
— Mais avant tout, reprit-il, que je vous annonce la bonne nouvelle : les dieux nous aiment, le Général est guéri.
Le Censeur eut l'air ahuri. « Quel général ? » Il avait l'esprit ailleurs. Heureusement, il se souvint :
— Je ne savais pas que le Général fût malade, dit-il.
— Parbleu ! s'écria Nabucet, je m'étais bien gardé de vous l'apprendre. Cui bono ? Vous vous seriez tourmenté, mon cher, vous auriez pensé que la fête, sans le Général, était forcément ratée. J'ai voulu vous épargner cet ennui. Et j'ai bien fait, puisque le danger est écarté. La présence du Général, c'est un gros gros atout !
M. le Censeur en convint, tout en se laissant lourdement tomber dans un fauteuil.
Il soupira.
— Seriez-vous... souffrant ?
— Non, non, du tout, répondit le Censeur, en pianotant sur les bras du fauteuil, des deux mains à la fois.
— Personne de malade chez vous, j'espère ? Mme Bourcier se porte bien ?
— Mais très bien, dit le Censeur, toujours pianotant.
— Et votre charmante... votre délicieuse jeune fille ?
— Merci. Très bien.
— Lucien ?
Le Censeur cessa de pianoter. Son visage se rembrunit et dans une sorte de grognement rapide :
— Lucien va bien, dit-il.
Nabucet dissimula habilement l'éclat venimeux de son regard, et d'une voix innocente, il dit :
— Lucien est des nôtres, n'est-ce pas ? Nous comptons sur lui.
La réponse du Censeur le laissa béant de surprise :
— Oui.
« Comme ça, pensait le Censeur, j'aurai la paix. »
— Bravo, dit Nabucet. Il sera notre plus bel ornement. Un blessé authentique. C'est lui qui devrait remettre sa croix à Mme Faurel... J'avais pensé, si le Général n'avait pu venir...
Mais le Censeur s'était levé. Il avait tiré d'un étui un binocle dont il se servait comme d'un face-à-main.
— Parfait... Ces fleurs mêlées aux drapeaux, c'est parfait... Ces statues, parfait. Et, se retournant vers Nabucet : « Tout cela est parfait, mon cher.
— Vous trouvez ?
— Absolument rien à dire. C'est parfait.
— Ce... Ce pastel ?
— Ah ? Le pastel », dit le Censeur, en s'approchant de la cheminée. Il contempla longuement le chef-d'œuvre du professeur de dessin.
— C'est parfait.
— Vous savez qui l'a fait ?
— Qui ?
Il laissa retomber la main qui tenait le binocle.
— M. Pullier.
— Ah ? M. Pullier ? Ah, je ne savais pas. C'est très bien, c'est parfait, dit-il, en remontant le binocle au niveau de son œil...
— Excellente idée.
— En somme, monsieur le Censeur, vous êtes d'accord sur tout ?
— Mais... tout cela est parfait, mon cher.
— Vous n'avez pas lu la banderole ?
— Où ?
— Au-dessus de la porte.
Il leva le nez, agita le binocle, épela : « ... la guerre du Droit... »
— C'est parfait.
— Un texte de M. Poincaré.
— Oh ! Parfait.
Il se promena à petits pas, toujours regardant à travers le binocle.
— A propos, mon cher, dit-il en hésitant, les drapeaux russes ?
Nabucet eut un léger sursaut.
— Eh bien ?
— Il n'y a rien de changé, n'est-ce pas ? Officiellement ? Nous laissons les aigles ?
Il avait passé son doigt dans la monture du binocle et le faisait tourner.
— Mais comment donc ! s'écria Nabucet, mais voyons ! Vous ne songez tout de même pas à arborer ici le drapeau des maximalistes ?
— Mais non, dit le Censeur, agacé. Je n'ai pas dit cela.
— Le drapeau de Lénine ! Un misérable torchon rouge ! Voyons, mon cher ami, officiellement, rien n'est changé. Officiellement, nous devons garder les aigles.
— Très bien. Cela va de soi d'ailleurs, et ce que j'en disais... Si c'est un drapeau rouge, reprit-il, avec un geste vague du bras...
— En doutez-vous ?
— Moi ?
Il lisait les journaux, tout de même. Il n'était pas si bête. Pour qui le prenait-on ?
— Je sais...
Mais Nabucet l'interrompit :
— Parce que, dit-il, un doigt levé, si vous en doutiez le moins du monde, il y a ici quelqu'un qui pourrait fort bien vous renseigner.
Le ton ambigu de cette phrase, l'air de Nabucet, le regard qui accompagna ces paroles : le Censeur dressa l'oreille.
— Ici ?
— Ici même.
— Dans l'établissement ?
Qu'est-ce que c'était encore que cette histoire ?
Nabucet écarta les bras, leva les mains — geste de curé, qu'accentua encore sa manière de fermer à demi les yeux et de dire comme en soupirant :
— Je n'y croyais pas, moi non plus. Mais je me suis rendu à l'évidence. Amicus Plato sed magis amica veritas.
— Mais enfin, que voulez-vous dire ? On fait ici de la propagande défaitiste ?
— Oui.
— Qui ?
— Puisque vous me le demandez, répliqua Nabucet, je ne crois pas devoir vous cacher plus longtemps qu'il s'agit de Francis Montfort.
— Vous plaisantez ? dit le Censeur, complètement ahuri. Il savait bien parbleu que Francis Montfort était un original, mais de là à penser qu'il était défaitiste...
— C'est un trublion, reprit Nabucet. Il passe son temps à écrire des poèmes soi-disant révolutionnaires, ce qui serait peu de chose. Mais le grave, c'est qu'il les lit aux élèves.
— Vous dites ?
Le Censeur devint cramoisi. Tout allait mal, décidément.
— L'humble vérité.
— Et je ne suis pas informé ! s'écria le Censeur, en levant les bras au ciel. C'est inconcevable ! Inconcevable !
Nabucet retourna le fer dans la plaie.
— En effet, dit-il. D'autant plus qu'il y a là une source... je dirai presque de scandale.
— Mais voyons, s'exclama M. Bourcier, c'est évident. S'il est vrai qu'il a lu aux élèves des poèmes défaitistes...
— Les parents seraient en droit de se plaindre.
— Clair comme le jour.
— Au reste, continua Nabucet, en tirant de son portefeuille un papier plié en quatre, lisez ceci.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Lisez ! Lisez ! C'est la pièce à conviction.
M. le Censeur prit le papier, ajusta son binocle et lut :
Camarade soldat, mon frère
Entends le clairon !
Soldat lève-toi, lève-toi, LÈVE-TOI !
Prends Ton fusil et marche
TON canon : et TIRE
Sur tes VRAIS ennemis.
Tranche ton lien
Ton garrot d'esclave
Par tes mains rivé
A ton cou d'Hercule
Ou bien veux-tu mourir ENCORE ?
Encore et encore ton sang sur la plaine.
Ta poitrine ouverte.
Ton poing arraché.
Tes rognons brûlés.
Et entre tes dents la poignée de terre
El la croix d'honneur ?
LÈVE-TOI ! LÈVE-TOI ! LÈVE-TOI !
Soldat, mon frère,
C'est le réveil qui sonne
POUR TOI. POUR NOUS.
— Les bras m'en tombent, soupira le Censeur, en rendant le poème à Nabucet, qui le remit dans son portefeuille avec le geste frémissant d'un avare raflant un billet de banque. Et il a lu cela aux élèves ?
— Précisément.
— Quand ?
— Hier.
— Où ?
— A l'étude.
— Mais, mon cher Nabucet, d'où tenez-vous ce papier ?
— Oh ! ce grand révolutionnaire est aussi un grand brouillon. Il laisse traîner ses chefs-d'œuvre. D'autres les ramassent. Chef-d'œuvre ! Le pauvre garçon se croit du talent ! Il donne dans le moderne ! Quelle erreur !
— Il faut étouffer cela dans l'œuf, dit le Censeur.
— C'est aussi mon avis. D'ailleurs, M. le Proviseur est informé.
— Ah bah ?
— Oui. Je ne sais comment... dès hier, il était au courant. Et je crois bien qu'il a l'intention de sermonner ce jeune... idéaliste, aujourd'hui même.
— Parfait, dit le Censeur, d'un ton glacial.
Il était outré. On agissait sans lui, on lui cachait des choses. Eh, bon Dieu, si on voulait qu'elle marche, cette maison, il fallait tout de même bien se décider à agir d'un commun accord avec lui !
— Je vais aller trouver...
Il s'interrompit net.
— Qu'est-ce que c'est ? murmura Nabucet, l'oreille tendue.
Un immense éclat de rire secouait toute une classe, pas loin.
— Ma parole, bredouilla le Censeur, c'est un chahut en règle.
— Merlin n'a pas cours ce matin ?
— Si. Mais plus tard.
Les rires redoublaient. Et puisque Merlin n'avait pas cours en ce moment, le chahut ne pouvait se dérouler que chez le vieux professeur d'anglais, M. Philippon, ou chez le vieux professeur de cosmographie, M. Laplanche.
— Ça doit être chez Philippon, dit Nabucet. Le pauvre homme ! Il ne tient plus sa classe.
— J'y vais, dit le Censeur.
Décidément, tout courait à l'anarchie.