Il n'était pas tout à fait huit heures. Instant de fraîcheur dans le ciel à peine délivré des ombres nocturnes, minute d'hésitation où la balance ne semblait pas avoir de raison pour pencher d'un côté plutôt que de l'autre. Il semblait que cette nouvelle journée qui s'avançait, encore embarrassée dans les derniers liens du rêve, n'allait être et ne pouvait être que le fruit de la volonté des hommes. Si ce jour naissait, c'était qu'ils y consentaient. Mais, encore une fois, peut-être eussent-ils pu vouloir l'inverse. Chacun était libre en apparence de mettre ou non le doigt dans l'engrenage, et à voir la mine des gens qui circulaient dans les rues on aurait pu croire que chacun n'était préoccupé que de ce problème.
Durant la nuit, la ville avait peut-être prémédité doucement d'apporter en cadeau aux hommes l'annonce de vacances générales. Ou peut-être c'était eux qui dans le fond de leurs rêves de cloportes y avaient pensé, et qui s'en souvenaient encore, tout en fumant leur première cigarette et en se hâtant vers le bureau ou l'atelier, d'autres vers la caserne — et de la caserne vers la mort. C'était comme un secret qu'ils auraient tous eu en commun mais auquel personne n'aurait cru, qui semblait les porter en cet instant bref et cardinal, et donner même aux plus écrasés d'entre eux quelque chose dans la démarche qui ressemblait à de la joie. Des volets claquaient aux murs, les lourds rideaux de fer devant les boutiques se levaient en grondant au bout d'une perche. Une voiture roulait, une brouette, le timbre d'un vélo résonnait dans la rue vide comme sous une cloche. Tous ces bruits n'étaient pas encore très convaincants : apparences, manière de prolonger encore le doute avant la grande joie promise et due.
Dans le ciel plein d'embruns la veille et tout à l'heure encore plein de nuit, les prairies de la terre jetaient leur reflet fraternel, celui des fleurs, des eaux, du silence. Il y avait encore à l'ouest comme de gros œillets rouges ou des roses, que le vent entraînait vers des abîmes de neige.
Ce joyeux chaos où tout semblait en fuite, où rien ne pesait plus, où tout respirait pour un instant encore l'allégresse, s'ordonna soudain sévèrement : M. le Maire venait d'apparaître. La roue du monde retrouvait son moyeu, elle allait donc pouvoir tourner !
A peine M. le Maire eut-il fait quelques pas dans les rues, de sa démarche sautillante et comme prêt à tout bousculer de son gros ventre, à peine eut-il distribué deux ou trois mots — et il se mettait en route pour se rendre chez Babinot, qui dormait encore — que d'autres familiers surgirent comme des loustics qui n'auraient attendu que ce signal : Glâtre, emmitouflé, les yeux encore bouffis de sommeil, pas lavé, pas rasé, sale, en retard, avec des collections de retenues plein les poches. Il était de mauvaise humeur, comme toujours au lendemain d'une « partie fine ». Gare !
De loin, Moka le suivait, tantôt marchant, tantôt courant, l'air d'aller à cloche-pied, et poussant des hou ! hou ! que l'autre n'entendait pas, ou feignait de ne pas entendre. Tous les dix mètres, Moka s'arrêtait pour remonter son fixe-chaussette, et repartait de plus belle.
Pauvre Moka ! Il avait une mine de déterré. Par quels tourments n'était-il point passé encore depuis qu'il avait quitté Cripure ! Il ne tenait debout que par miracle et plus que jamais il était comique dans l'étonnant costume qu'il avait troqué en hâte contre son smoking, décidément perdu et bon tout juste à vendre au fripier. Rentré chez lui et dormant tout debout, il s'était dévêtu et rhabillé comme en rêve et le résultat était surprenant. En ce jour d'hiver, il était coiffé d'un canotier qui chancelait sur sa tête pointue, ses longues jambes se perdaient dans une espèce de culotte de golf, et sur ses maigres épaules il avait jeté un vieux veston d'appartement tout déchiré ; tant était grande sa fatigue et profond son désarroi. Pas de cravate. A peine un col. C'est que tout en s'habillant il avait pensé à autre chose : à courir à l'église, à s'agenouiller devant l'autel, à prier de tout son cœur, de toute sa tête, de tous ses poings fermés pour son vieux maître. Il y était allé. Mais là, un fait nouveau s'était produit : Dieu lui avait parlé, il était sûr que c'était Lui, et rappelé cette scène étrange où Cripure avait proféré contre Faurel de si injustes et sanglantes menaces. D'un bond, Moka avait quitté l'église, bousculant au passage une chaise et, tout haletant, tout pantelant de la crainte d'arriver trop tard. Comment avait-il pu oublier ?
Certes, dans l'instant même où Cripure avait parlé de descendre Faurel, considéré comme le traître en chef, Moka n'avait pas cru qu'il le ferait, et même il le lui avait dit. Mais alors, c'était la nuit, c'était le trouble, il s'était trompé sans doute et en tout cas... Oui, c'était bien possible qu'il le fît ! Comment avait-il pu laisser à Cripure tout le loisir de surprendre Faurel dans son sommeil ? D'une seule course il s'était rendu chez le député et là il avait appris que Faurel venait précisément de sortir, en voiture, avec Corbin.
Soulagé, Moka s'était remis en route vers le lycée, toujours courant, toujours remontant le fixe-chaussette. Et maintenant Glâtre venait d'apparaître à l'horizon et Moka poussait des hou ! hou ! mais en vain.
La maudite petite bossue était elle aussi déjà dehors. Avec son chien. Moka la croisa, lui fit — pourquoi ? – un signe. Elle ne répondit pas, passa auprès de lui en fredonnant :
L'amour est enfant de Bohème
Qui n'a jamais jamais connu de lois...
et disparut au coin de la rue.
Messieurs les professeurs montaient vers le lycée avec, sous le coude, leurs précieuses serviettes bourrées de déclinaisons et encore un peu de leur déjeuner dans leurs barbes. Le petit vieillard ne portait plus de sabre, mais il souriait quand même. L'horlogerie marchait à ravir. Personne ne manquait, pas même le détachement des prisonniers allemands qui se rendaient au travail en bottant lourdement le pavé, ni la clique militaire qui s'en allait répéter ses marches à côté de chez Cripure. Tout se passait comme tout s'était passé la veille et se passerait le lendemain. Sur la place, devant le lycée, les potaches avaient engagé une partie de football et le ballon volait à droite, à gauche, montait en chandelle à grands coups de bottes et de cris, tandis qu'à côté une compagnie de recrues tourniquait, tournicotait et pivotait sous les ordres vociférés d'un petit sous-off. Un-deux ! Demi-tour : droite ! Section, halte ! L'air matinal retentissait de tous ces cris, du patouillement des godillots dans la boue, des flac du ballon retombant dans les mares, des engueulades pour savoir d'une part s'il fallait ou non shooter en corner, et d'autre part si ces fils de putains allaient bientôt apprendre à marcher au pas et non comme une bande de cochons ?
Les nouvelles les plus contradictoires roulaient déjà en ville. Pour les uns, le duel avait effectivement eu lieu, mais les avis étaient partagés quant aux armes choisies. Certains tenaient pour des pistolets, mais d'autres avaient vu les épées. Il s'en trouvait qui affirmaient avoir entendu à l'aube retentir des coups de feu. On connaissait le lieu de la rencontre. Ceux qui croyaient que Cripure et Nabucet s'étaient battus dans la clairière d'un bois n'étaient que des menteurs. Ce n'était pas dans un bois que la rencontre s'était produite mais au bord de la mer, Cripure l'avait voulu ainsi. Seuls, les savants devinaient le pourquoi de cette exigence. Parbleu ! Il avait voulu terminer sa vie à l'endroit même où Turnier avait fini la sienne, ainsi que le rappelait une croix dressée sur la falaise, au point d'où il était parti pour se jeter à la mer. Ainsi, à travers les temps, les deux philosophes se retrouveraient-ils camarades dans la mort comme ils l'avaient été après tout dans la douleur, la question de Dieu mise à part. Car il ne fallait pas oublier, n'est-ce pas, que Cripure était un athée, un farouche ennemi des hommes et de Dieu. Était, avait été. La rumeur, en effet, dont Glâtre saisit quelques bribes presque aussitôt qu'il eut mis les pieds dehors, proclamait que Cripure avait été blessé à mort dans la rencontre. La thèse du suicide avait généralement peu d'adeptes. Il était plus aisé d'imaginer les raisons d'un duel que celles d'un suicide, quoique, après tout... « Avec un tel détraqué... »
La petite troupe s'était considérablement augmentée en route. Quand elle arriva sur la place du Lycée, elle formait derrière la troïka où gisait Cripure une longue colonne en triangle. Des sympathisants, de simples curieux, des badauds, des amateurs venaient à chaque instant l'accroître et bousculaient les autres, voulaient s'approcher de la troïka pour contempler la face agonisante de Cripure. Une sorte d'épais bourdonnement montait de cette foule. Le père Yves, d'un pas toujours égal, conduisait Pompon par la bride. Maïa, rouge et échevelée, le visage ruisselant de larmes, luttait de son mieux contre ceux qui étaient trop pressés de contempler la mort d'un autre, et retrouvait toute sa véhémence, tout son génie de l'injure. Basquin baissait la tête, comme un qui en pense long. La foule était si nombreuse derrière la troïka que beaucoup avaient cru à une manifestation et la police alertée avait détaché en hâte deux anges noirs, deux agents cyclistes qui précédaient le cortège.
A la vue de cet étrange cortège les potaches cessèrent de jouer au ballon. Une dernière chandelle faillit se perdre au milieu de la foule et retomber sur la troïka. Plusieurs d'entre eux restèrent cloués sur place en apprenant que c'était Cripure qu'on traînait ainsi moribond, et sans doute à ceux-là aurait-on pu demander qui avait dévissé les écrous des bécanes. Ils s'enfuirent, pris de panique, s'engouffrèrent dans le lycée. Leur coup avait trop bien réussi !
Le petit sous-off, intéressé plutôt que gêné par cette invasion, commanda le repos à ses hommes qui s'écartèrent, et toujours précédé des agents, le cortège s'avança avec lenteur. Le ciel s'était assombri. Les beaux nuages roses de tout à l'heure avaient décidément disparu. Encore une fois, tout se recouvrait de gris et soudain, dominant le bourdonnement de la foule et tous les bruits confus de la ville, l'énorme voix du Bœuf se fit entendre. Les lourdes cloches, en haut des tours carrées, battirent à tout rompre, éclatèrent dans le ciel mou. Le Bœuf avait dû flairer quelque chose, renifler quelque part une odeur de mort, et il saluait sa proie. Le cortège avançait comme une procession, pas à pas, enveloppé dans ce son de cloches grave et noir comme un châtiment, auquel tout à coup vint se mêler celui, aigu et précipité, de la cloche que tirait Noël. C'était l'heure ! L'heure de rentrer en classe et d'ânonner. M. Bourcier apparut devant les grilles du lycée et s'avança comme tous les matins pour faire la chasse aux retardataires. Mais que se passait-il ? Qu'est-ce que c'était que cette troupe qui semblait se diriger vers le lycée ? Il s'approcha, s'informa. « Merlin », lui répondit-on. C'était M. Merlin, autrement dit Cripure, qui s'était foutu une balle dans la peau. Quoi ! Son professeur de philosophie ! Il se haussa sur la pointe des pieds, chercha par-dessus les dos et les têtes à voir si c'était bien Merlin dit Cripure qu'on voiturait d'aussi étrange manière. Tout ce qu'il vit, ce fut un peu de la peau de bique : le doute n'était plus possible. Et toute la ville aux trousses d'un professeur suicidé ! Et dans quelles conditions ! Flanqué de cette femme qui avait l'air d'une harengère, jeté comme un ivrogne au fond de ce vieux fiacre délabré et sale dont les roues grinçaient à vous arracher les dents. Et tout cela à la porte du lycée, M. le Proviseur étant malade, très malade (le docteur, venu dès le matin, réservait son diagnostic). Ce fut un moment de stupeur pour M. Bourcier.
De nouveaux survenants apparaissaient à chaque instant non par hasard, mais amenés là par une fatalité quotidienne, par la simple nécessité du travail et de l'habitude. Une automobile arriva, prétendit ne tenir aucun compte de cette foule et la faire s'ouvrir pour lui laisser passage. Le klaxon retentissait furieusement, soulevant des protestations pleines de colère. Il fallut bien que l'automobile s'arrêtât. On en vit alors descendre Faurel presque aussitôt suivi de Corbin. Ils voulurent fendre la foule pour s'approcher de la voiture. Faurel, tout agité, demandait à droite et à gauche : « Est-ce vrai ? Est-ce mon ami Merlin qui s'est suicidé ? » Mais les explications qu'il recevait étaient contradictoires. Il essayait toujours d'avancer, se haussait sur la pointe des pieds pour mieux voir. Corbin ne disait mot. Et la voiture avançait toujours. Moka arriva en courant. Il était déjà tout en larmes. Il ne fit même pas attention à Henriette qui était là pourtant elle aussi, avec le pauvre toutou confié la veille à sa garde. « Mon bon maître ! Mon bon maître ! » cria Moka, en se jetant dans la foule, les bras tendus. Et comme par miracle la foule s'ouvrit pour lui. On le vit bientôt à côté de Maïa, dressé sur le marchepied, dominant le spectacle de sa haute et maigre silhouette et tournant vers le fond de la voiture son visage blanc tout ruisselant de larmes. « Ah ! Mon bon maître ! Et moi qui ne vous ai pas cru ! »
La foule s'accroissait toujours. On vit arriver Francis Montfort, les cheveux au vent, puis Kaminsky, Simone et Léo descendus de la voiture qui les emmenait à la gare. Simone, en tenue de voyage, tenait toujours sous son bras son précieux volume. Kaminsky tendait vers la voiture où on lui avait dit que gisait Cripure un visage empreint d'un curieux sourire. Était-ce vrai qu'il s'était tué, qu'il avait dû « renoncer au monde » comme la vieille de Villaplane ? Mais on ne disait pas encore qu'il était mort. Et la troïka continuait d'avancer vers le lycée, à petite allure, dans la vague et maigre sonnaille des grelots que dominait par instants le murmure de la foule. A présent, la place était noire de monde, et il en arrivait encore. Mais soudain, qui l'on vit accourir, ce ne fut pas des hommes, mais des chiens. Les quatre petites bêtes, oubliées par Maïa dans le jardin, avaient trouvé le moyen de s'échapper, et on les voyait accourir à la queue leu leu, Mireille en tête, suivie de Petit-Crû et de Turlupin. Le gros Judas suivait comme il pouvait, roulait et boulait dans le ruisseau et reprenait courageusement sa course. « Ses petits chiens ! Voilà ses petits chiens ! » Ce cri parcourut la foule où les petits chiens entrèrent avec fureur. Les gens s'écartèrent comme ils purent, craignant leurs crocs, et pris d'une vague terreur superstitieuse. Est-ce que la venue des petits chiens n'annonçait point que tout était fini ? Il y eut un moment de panique et de bousculade, puis on vit la belle Mireille sauter et gémir autour de la troïka, imitée bientôt par les autres. Moka se baissa, tira Mireille par le collier, l'installa auprès de Cripure. Elle s'allongea à côté de son maître et gémit doucement. Il ne restait plus qu'une trentaine de mètres à parcourir avant d'atteindre le lycée quand brusquement la troïka s'arrêta. Moka fit des signes à Bacchiochi qui s'avançait. « Laissez passer ! Laissez passer le médecin ! » criait Moka. La foule s'ouvrit, et de l'autre côté de la troïka, debout sur l'autre marchepied, se dressa la grosse silhouette de Bacchiochi. Il se pencha et resta ainsi un instant. Puis, il se releva, ôta son képi. Le plus profond silence suivit. Un à un, les chapeaux s'enlevèrent des têtes. Les femmes se signaient. Sur l'ordre du petit sous-off les soldats se mirent au garde-à-vous. Les sanglots de Maïa, mêlés aux plaintes des petits chiens, retentirent dans le silence. Moka pleurait lui aussi et priait. Faurel, qui avait réussi à s'approcher, pensait à sa conversation de la veille avec Lucien et le cherchait des yeux. Mais il y avait déjà plus d'une heure que le bateau avait levé l'ancre.