Toute la question semblait être de savoir si oui ou non, le fils de M. Bourcier, Lucien, ex-lieutenant d'infanterie, consentirait à revêtir son uniforme pour se rendre cet après-midi à la fête donnée en l'honneur de Mme Faurel. La question de l'uniforme, à laquelle personne ne songeait, venait d'apparaître comme un diable sort de sa boîte, et ils restaient tous stupéfaits de l'extrême importance qu'elle prenait soudain. La querelle avait pris en quelques minutes un caractère d'âpreté, presque de violence, qui leur révélait à tous à quel point la dissension était profonde entre eux. Il y avait longtemps d'ailleurs que « ça couvait » et l'occasion enfin était née.

La colère est un accident.

Ils eussent préféré, les uns et les autres, éviter cet accident, les deux hommes surtout. Ils ne tenaient pas tellement à se dire ce qu'ils pensaient l'un de l'autre. Pour les femmes — la mère et la sœur — cela avait moins d'importance.

Autour de cette question de l'uniforme, elles déployaient une passion véhémente, faite d'allées et venues, de grands gestes, d'objurgations, de démonstrations et de prières. Elles n'avaient pas encore fait donner les larmes, mais il était clair que ça n'allait plus tarder.

Il demeurait inébranlable.

La question de revêtir son uniforme — pour une dernière fois, comme elles ne cessaient de lui corner aux oreilles — se posait d'autant moins pour lui qu'il n'avait jamais eu l'intention de se rendre à cette fête, pas même en civil, point sur lequel elles avaient négligé de s'informer. Lui-même, dans les premiers moments de la scène, n'avait pas songé à le dire tout de suite ; il s'était laissé surprendre et gagner par la colère, mais à présent, il se calmait, reprenait son sang-froid, découvrait le côté comique de l'affaire. Mais il aurait voulu ne pas leur causer de peine.

La scène se passait dans la chambre même de Lucien, où Mme Bourcier était entrée tout à l'heure portant délicatement sur son bras le fameux uniforme tout frais repassé, un bel uniforme de fantaisie destiné à faire sensation et à attirer sur Lucien les regards de tous et principalement des femmes. Mais il n'avait pas semblé éprouver beaucoup de joie à cette vue. Plutôt de la répulsion. Mme Bourcier avait trouvé son fils prêt à sortir, vêtu d'un gros costume de voyage, un complet gris, chaud et confortable mais peu élégant, qu'il avait fait faire quelques jours plus tôt en prévision de son départ. Évidemment, puisqu'il était démobilisé et qu'il devait partir pour l'Angleterre, elle comprenait qu'il renonçât à porter son uniforme, mais il aurait bien pu, aujourd'hui surtout, étant donné la double circonstance de cette remise de la Légion d'honneur à Mme Faurel, et de son départ à lui pour l'Angleterre, le lendemain matin, il aurait fort bien pu faire à sa mère ce plaisir pourtant facile. Il ne comptait tout de même pas venir à cette fête dans ce costume de sport ? C'eût été indécent. Cela eût semblé injurieux à tout le monde. Pourquoi ne voulait-il pas revêtir cet uniforme ? Elle ne pouvait ni le comprendre ni l'admettre.

Tel avait été le début de la scène, la réponse au premier regard étonné de Lucien en voyant apparaître sa mère avec l'uniforme, et à sa question : « Pourquoi m'apportes-tu ça ? » Elle avait posé l'uniforme sur le lit bien soigneusement. La bonne suivait, apportant le képi et les gants. Il s'était attendu à voir apparaître son père avec l'épée, et sa sœur avec les bottines. Mais non. Pas encore. La bonne s'était débarrassée du képi et des gants non en les posant directement sur le lit, mais en les remettant à Mme Bourcier, qui ne voulait laisser à personne le soin d'organiser les préparatifs. Elle avait le goût des préparatifs presque autant que celui des réunions elles-mêmes. Rien ne lui plaisait tant qu'une belle redingote ou un beau smoking posé sur le dos d'une chaise, les souliers vernis au pied de la chaise, la chemise à plastron blanc sur le siège et sur la chemise une belle cravate de cérémonie et si possible un huit-reflets. Elle trouvait à ce genre de choses une beauté particulière, comme à une table bien dressée, à une pièce de pâtisserie montée selon les règles de l'art. A plus forte raison eût-elle été sensible à l'arrangement de l'uniforme sur le lit de Lucien, et l'idée ne l'eût même pas effleurée qu'on disposait ainsi les uniformes des officiers sur leur cercueil.

Quand ils avaient un cercueil.

La bonne sortie, Lucien, qui achevait de classer des papiers devant sa table, s'était levé et approché de sa mère en boitillant, claudication que lui avait laissée pour jusqu'à la fin de ses jours une balle reçue dans le genou. Mais ce n'était pas cette blessure-là qui l'avait fait réformer. L'éclat dans le poumon avait été une chose infiniment plus sérieuse d'où il n'était réchappé que par miracle. Guéri, après des mois d'hôpital, il se sentait maintenant robuste, assez robuste en tout cas pour mettre à exécution le projet lentement élaboré pendant la maladie. La claudication mise à part, il avait tout à fait l'air d'un homme valide et plein de santé. Pas très grand, large d'épaules, il y avait dans toute sa personne un air de maîtrise et de douceur propre aux hommes qui ont un monde à eux, donné ou conquis pour toujours. Le visage était extrêmement jeune encore — Lucien n'avait pas vingt-cinq ans — et bien qu'il ne fût pas question d'y découvrir la moindre ride, il y avait pourtant quelque chose autour des yeux qui n'appartenait ni à la jeunesse ni à la vieillesse : les traces subtiles, devinées plutôt qu'aperçues, des acquisitions de la douleur et de l'intelligence.

Pour l'instant, il savait fort bien ce qu'il ne voulait pas, et il le dit.

— Voyons, maman, fit-il, en posant affectueusement la main sur l'épaule de sa mère, qu'est-ce que cela peut te faire, au fond ?

Il souriait gentiment.

M. Bourcier, son père, homme épais et solennel, et sa jeune sœur Marthe, personnage sec, d'aspect ingrat et assoiffé, s'étaient tenus dans la porte durant tout le début de la scène, pas très sûrs de bien comprendre de quoi il s'agissait. Ils étaient arrivés un peu trop tard pour saisir le sens des vives répliques d'abord échangées entre la mère et le fils, mais dès qu'ils avaient découvert que Lucien refusait de revêtir son uniforme, ils s'étaient récriés, prenant vivement le parti de Mme Bourcier, Marthe accusant Lucien de ne pas « savoir faire plaisir » et le père reprochant à son fils de vouloir se montrer trop indépendant, c'est-à-dire ingrat. Lucien n'avait rien répondu à cela, sinon par de petits hochements de tête qui semblaient vouloir dire qu'il n'accordait pas grande importance à ce genre de remarques. Le père parcourait la pièce, les mains derrière le dos, méditant des arguments, ce qui était son attitude habituelle dans les scènes de ménage. Mais qu'avait-il besoin de se creuser la cervelle ! Est-ce qu'il n'était pas lui-même un argument vivant ? Est-ce qu'il avait fait tant de manières pour endosser ce matin sa belle chemise empesée, sa redingote, nouer autour de son cou d'apoplectique, sa belle cravate blanche ? Il l'avait fait avec plaisir, au contraire. Marthe se tenait auprès de sa mère, laquelle n'eut pas un tressaillement devant le geste de son fils, qui répéta :

— Au fond, maman ?

Et il cherchait son regard, prêt à plaisanter avec elle si seulement elle voulait bien y consentir.

Elle répondit revêche :

— Ne te moque pas de moi.

Il s'éloigna toujours en boitillant. Mais il ne souriait plus. Une fois encore il venait d'éprouver à quel point sa mère pouvait décourager toute bonne volonté et tout sourire. « Dommage ! » murmura-t-il.

— Mais enfin, dit le père, tu dois avoir une raison ?

Planté devant son fils, les mains toujours derrière le dos, il écartait les jambes, pesait de tout son poids sur le sol, ne faisait qu'un avec le plancher, comme un meuble.

Que répondre ?

— Tu ne réponds pas ? dit le père.

— Il est buté, dit la jeune fille.

Un temps.

— Voyons, qu'est-ce que ça signifie, ce silence ?

Lucien pensa en finir d'un coup en disant :

— De toute façon, je ne serais pas allé à cette cérémonie.

— Comment dis-tu ?

Lucien s'abstint de répéter ce qu'il venait de dire, et la mère demanda :

— Parles-tu sérieusement, Lucien ?

— Oh ! laisse-le, va, dit Marthe. Il le fait exprès. Tout ça, c'est contre nous.

Lucien jeta à Marthe un regard sans tendresse. « Encore une qui s'entend à vivre », pensa-t-il. Mais elle ferait bien de se taire un peu. S'il faisait des efforts pour éviter de blesser son père et sa mère, il n'était pas du tout décidé à épargner Marthe ; si elle insistait, il lui dirait pourquoi.

— Ne pensez-vous pas, dit Lucien, qu'il est odieux de se quereller précisément la veille du jour où je dois partir pour longtemps ?

Il pensa : « Probablement pour toujours. » Mais cela, il ne le dit pas.

M. et Mme Bourcier se regardèrent avec étonnement. Quel était ce nouveau ton de leur fils ?

— Poseur ! dît Marthe.

Il fit comme s'il n'avait pas entendu et répéta :

— Dites... est-ce que vous ne pensez pas que c'est odieux ?

Le père avait pris la mine lourde, massive, qu'il avait d'habitude quand il faisait des semonces aux élèves. Il y avait dans cet homme quelque chose de primitif et d'animal, de curieusement ininspiré, qui faisait que les mots même les plus simples ne venaient jamais qu'avec peine. Un homme qui n'avait jamais pu écrire une lettre sans faire dix brouillons.

— Odieux !... Tu emploies des termes !

— Mais vous ne répondez pas ?

La mère rusa :

— Tu détournes la question, Lucien. Il ne s'agit pas de dispute. Pourquoi ne veux-tu pas me faire le plaisir...

— De céder, interrompit Marthe.

— Tais-toi, Marthe, répliqua vivement la mère. Je te prie de te taire. Ce n'est pas cela du tout que j'allais dire.

— Oh ! J'en ai assez, à la fin, s'écria Marthe.

Elle était toute prête à trépigner, à griffer au besoin. Griffer lui eût peut-être fait du bien.

— As-tu pensé au scandale que cela va créer, dit la mère. Tout le monde compte sur toi. Et tu refuses de venir ! N'est-ce pas, c'est bien cela que tu as dit ? Tu refuses ? Il a bien dit cela, n'est-ce pas, père ?

Le père haussa les épaules :

— Évidemment !

— Écoutez, dit Lucien, il n'y a pas la moindre chance que vous parveniez à me faire changer d'avis. Dans ces conditions, est-ce que le bon sens ne serait pas d'en rester là... et de parler d'autre chose ?

Cette fois, la jeune fille trépigna pour de bon.

— Oh ! Oh ! Oh ! Oh !

— Est-ce ton dernier mot ? dit la mère.

— Tu te butes ? dit M. Bourcier.

Lucien s'était appuyé à la table, les mains dans les poches, les épaules un peu voûtées, et il les regardait les uns après les autres. Impersuadables.

Ils en étaient arrivés à un point mort de la scène, non le point culminant, mais le temps de repos et de recueillement qui suit les premières escarmouches, où chacun des personnages engagés dans le conflit croit encore pouvoir le diriger. Mais il était déjà trop tard. L'occasion d'où était née la querelle était oubliée. Personne ne songeait plus à l'uniforme étalé sur le lit, comme une pièce à conviction mais pour un autre procès. La résolution de Lucien fortement exprimée il n'y avait plus rien à dire. Il ne restait plus qu'à chercher ailleurs des aliments au feu qui flambait et ces aliments étaient là tout prêts pour chacun, ils en avaient les uns et les autres d'abondantes réserves, accumulées depuis des années. De quoi allumer tout un brasier. Le malheur, c'est que le phénix renaissait toujours de ses cendres. Ces feux de joie des familles bourgeoises n'étaient nullement des feux purificateurs. Lucien le savait par une longue expérience. Quand on s'était tout dit, rien n'était vidé. Les arguments qui avaient une fois servi à blesser d'une manière souvent si subtile ne perdaient jamais leur venin. Ils pouvaient resservir indéfiniment, blesser aussi sûrement la centième fois que la première et enfin, comme il en avait vu autour de lui tant d'exemples, ils pouvaient finir par tuer comme on tue avec le poison. Et c'était cela qu'ils appelaient la vie de famille, la douceur du foyer et autres ordures ! Quand on comprenait sur quelle somme d'hypocrisie et de méchanceté reposait ce qu'ils appelaient un monde... Car bien entendu, une scène de ce genre, aussi triviale, c'était au nom des choses nobles qu'ils prétendaient la justifier, au nom de l'amour, comme la guerre au nom du Droit. Dans moins d'une minute, Lucien en était certain, sa mère allait tâcher de l'escroquer au sentiment, exiger de lui qu'il cédât au nom de l'amour filial, et si Lucien ne cédait pas, elle déclarerait tout simplement qu'il était un mauvais fils. La sœur, une fois de plus, prétendrait qu'il n'était pas concevable qu'un frère qu'elle avait toujours tant aimé et pour qui elle avait tant fait (il se demandait quoi ?) agît envers elle d'une manière aussi « indigne ». Quant au père, il s'efforcerait de parler de son autorité de chef de famille mais heureusement sans rien tenter pour la rendre efficace, sauf peut-être qu'il traiterait encore une fois Lucien de galopin, comme il avait fait récemment. Mais là-dessus on passerait. Il fallait espérer qu'ils s'en tiendraient à invoquer des arguments nobles, devant quoi Lucien pourrait faire la sourde oreille. Mais s'ils parlaient de l'intérêt familial, comme il était possible, Lucien sentait qu'il pourrait tout à fait perdre patience.

Le député Faurel « pistonnait » le Censeur.

— Tu as bien changé, Lucien, dit Mme Bourcier, en se laissant tomber dans un fauteuil, comme n'en pouvant plus.

Oui, il avait changé. Qu'est-ce qu'il y pouvait ?

— Tu es devenu dur.

Il hocha la tête, sans répondre. Elle prit ce geste pour un acquiescement et dit :

— Au moins, tu en conviens ?

— Ça n'est pas si simple, maman.

Il regretta de s'être laissé allé à répondre. S'il « marchait » tout serait compromis.

— Tu n'as plus de respect.

Il faillit répondre que ce n'était pas une raison parce qu'elle était sa mère pour qu'il respectât en elle ce qu'il haïssait chez les autres.

Le père et Marthe se tenaient derrière le fauteuil où Mme Bourcier se renversait, les mains posées sur les genoux, meurtrie, et la façon dont elle appuyait sa nuque au dossier donnait à son visage chevalin, crayeux et sec, et en général à toute son attitude, une expression de victime froide et hautaine. Longue et vêtue de noir du cou jusqu'à la pointe des pieds, le reste était entièrement blanc, les cheveux, les joues, les lèvres, ce qu'on voyait des oreilles, et même les yeux, bleus en vérité, mais d'un bleu si pâle ! Ses mains aussi étaient blanches sur la soie noire de la robe. Le père avait posé une main sur le dossier du fauteuil, l'air très embarrassé. De toute évidence, il aurait voulu être ailleurs, n'avoir pas à intervenir dans ce débat.

Mais il ne pouvait « lâcher » sa femme.

A eux trois, ils formaient un groupe parfait pour un photographe. Mais personne ne songeait à rire, pas même Lucien, le seul qui en eût été capable. Si le père ne songeait qu'à s'en aller, Marthe brûlait du désir de dire son mot, et elle profita du silence qui venait de se faire pour affirmer qu'il n'y avait au fond qu'une chose de vraie dans toute cette histoire, et c'était que Lucien ne les aimait plus.

— Encore une fois, Marthe, je te prie de te taire, s'écria Mme Bourcier.

— Oh, dit Lucien, si ça lui chante...

Il commençait à en avoir assez.

— Tu n'as pas à te mêler de ces choses, continua Mme Bourcier, en s'adressant, toujours sans bouger, à Marthe qui se mordait les lèvres. Si quelqu'un a le droit de parler ici, c'est moi, il me semble. Moi et ton père. Oui, c'est vrai, Lucien ne nous aime plus. Il subit des influences qui le détachent de nous, il nous... méprise, dit-elle. Et Lucien comprit que sa mère venait d'entrer en transes. Phénomène déjà observé cent fois, et pas seulement sur sa mère, à peu près sur toutes les femmes qui faisaient des scènes. Non seulement observé, mais ressenti. Bien que Mme Bourcier n'eût pas fait le moindre geste, pas même remué le petit doigt, et qu'en apparence rien ne fût changé à ce qui était une seconde plus tôt, il sembla soudain qu'émanant d'elle, la pièce se chargeait d'une électricité subtile, procédant par larges ondes et créant chez tous un état très différent de celui d'irritation ou de colère où ils se trouvaient déjà : un état d'angoisse.

Avait-elle conscience de ce pouvoir désorientant qu'elle exerçait sur les autres ? Si elle en percevait quelque chose ce n'était que comme les signes précurseurs d'une crise de nerfs, fin attendue de cette scène. Mais ce pouvoir de créer et de répandre l'angoisse n'avait rien à voir avec cette crise de nerfs. Mme Bourcier était plongée dans un état second, un rêve de somnambule et disait en effet des choses comme on n'en dit dans les rêves, avouait avec une absence absolue de pitié et de pudeur tout ce qu'elle pensait en secret de son fils. C'était un mauvais fils évidemment, et cette accusation résumait toutes les autres. Mais elle donnait les détails de ses griefs et faisait preuve en cela d'une mémoire exceptionnelle, rendue plus claire encore par l'état où elle se trouvait plongée. Ces griefs ne dataient pas d'aujourd'hui et la question de l'uniforme n'était qu'une amertume de plus à ajouter aux autres. Elle faisait remonter ce qu'elle appelait d'une voix tranquille son calvaire à la petite enfance de Lucien. Tout petit garçon il lui avait donné déjà mille preuves de son mauvais cœur. Il n'était pas affectueux, pas obéissant, concentré en lui-même, sombre, et c'était à croire quand on le voyait qu'elle en faisait un enfant martyr, alors que c'était précisément l'inverse qui était vrai. Et en grandissant ses mauvais penchants n'avaient fait que croître et embellir. Dieu sait pourtant si elle l'avait aimé, choyé, dorloté comme ne le sont pas même les enfants des princes. Tout ce qu'il avait voulu il l'avait eu, jamais on ne lui avait refusé un plaisir, jamais quand il avait été étudiant on ne lui avait refusé de l'argent. Il était parti pour le front, c'est entendu, il avait été blessé et on l'avait cru mort, mais il n'avait fait que son devoir, et il n'était pas le seul. Il ne devait pas tirer de là elle ne savait quel orgueil, quelle volonté de plier les autres à la sienne, ce qui n'était au fond que de l'arrogance. Et elle attaqua le vrai grand grief du moment qui n'avait rien à voir avec la question de l'uniforme et qui était celui de son départ pour l'Angleterre où il disait vouloir faire un séjour, mais sans donner plus d'explications. Qu'est-ce qu'il allait faire à Londres ? Jamais on n'eût pensé que rien pût l'attirer dans cette ville. Les études qu'il avait faites n'étaient pas des études d'anglais. Il était philosophe de vocation, licencié, voie dans laquelle l'avait poussé M. Merlin, chez qui il était encore allé la veille, elle le savait, et qui avait eu sur lui une si détestable influence. Elle souhaitait qu'il ne l'eût jamais connu, que personne n'eût jamais connu ce professeur de désordre, cet ennemi de la famille et de la société qui ne croyait ni à Dieu ni à Diable et crachait le mal autour de lui comme un tuberculeux des bacilles. Un danger public. Elle lui interdisait de le revoir. Mais interdire ! Interdire quelque chose à Lucien ! Elle avait perdu sur lui tout pouvoir. Il partait pour l'Angleterre, ce qui voulait dire — elle n'était tout de même pas si bête — qu'il renonçait à ses études après tous les sacrifices qu'on avait faits pour lui. Eh bien, qu'il aille, qu'il s'en aille !

Tout cela était débité d'une voix mécanique, sans l'ombre d'un geste, les mots sortant les uns après les autres de sa bouche comme des pièces d'une machine à frapper. L'angoisse était à son comble. Lucien n'avait pas perdu le contrôle de lui-même, mais il était agité comme l'étaient Marthe et son père d'une agitation muette faite d'un violent désir de fuite, d'une impuissance pathétique à arrêter ce flot de paroles où tant de mensonges se glissaient, et qu'elle ne pouvait supporter de dire, Lucien le savait, que parce qu'elle les oublierait tout à l'heure entièrement comme oublie le rêveur ou l'hypnotisé. Ce n'était pas vrai qu'il avait été un enfant méchant, ce n'était pas vrai qu'il eût jamais voulu faire croire à personne que sa mère le martyrisait. Elle devait le savoir. La vérité, c'est qu'il avait été comme tous les enfants, un enfant écrasé, puis un jeune homme et un homme écrasés, à qui on avait commencé de voler la vie en détail avant de tenter le grand coup de la lui voler en bloc. Cela, il aurait pu le dire s'il avait pensé une seconde qu'il fût nécessaire de se justifier et que sa mère pût le comprendre. Mais elle ne le pouvait pas, elle ne le pourrait jamais. Un mauvais hasard faisait qu'ils se quitteraient mal, alors qu'avec un peu de chance ils eussent pu se quitter bien, menés doucement jusqu'à la séparation dans la main de l'hypocrisie. Après tout c'eût été préférable pour elle. Elle eût moins souffert. Il avait pitié d'elle, pensait qu'elle était vraiment malheureuse. Mais que pouvait-il pour elle ? Rien. Les raisons pour quoi elle souffrait étaient si méprisables, ce qui n'empêchait nullement Lucien de la plaindre et de l'aimer. Mais il ne pouvait rien lui sacrifier et surtout pas le destin qu'il s'était choisi. En vérité, elle savait deviner ! Il y avait en elle de la voyante, puisque, bien qu'il n'en eût rien dit, et qu'il eût parlé de son voyage comme d'un voyage d'agrément, elle avait compris qu'il partait avec une idée de derrière la tête et qu'en tout cas il renonçait à la belle carrière qu'on lui avait préparée depuis l'enfance. Non, en effet il ne serait pas professeur. La philosophie officielle, il la laisserait là avec ce bel uniforme qui lui irait si bien ! Et quant à Cripure, traité par sa mère de professeur de désordre, elle eût été bien étonnée s'il lui avait dit ce qu'il en pensait lui-même, à savoir qu'il était des leurs, et que les influences dont elle se plaignait tant ne venaient pas de lui, mais de quelques camarades de combat dont les noms ne lui eussent rien appris et qui l'avaient révélé à lui-même et à la vie. Tout en se faisant ces réflexions, il s'était mis à rassembler les papiers épars sur sa table et qu'il était en train de classer quand sa mère était entrée. Elle prit ce geste pour une provocation, ce qui n'empêcha nullement Lucien de continuer, en apparence avec le plus grand calme, mais déchiré d'angoisse et de douleur. C'était un spectacle si effrayant que celui de cette vieille femme abandonnée dans son fauteuil et parlant sans arrêt comme dans une folie. Les deux autres étaient devenus depuis le début de ce discours deux ombres dansantes, grimaçantes, impuissantes, travaillées du désir de se boucher les oreilles puisqu'on ne pouvait empêcher la parleuse de parler, et circulant autour d'elle comme deux possédés. Mais il n'y avait rien à faire qu'à attendre, à espérer la crise de nerfs qui, dans un grand hurlement épileptique, mettrait fin à cette torture générale. Seulement, ça tardait.

Quand Lucien eut achevé de classer ses papiers, et appris sur son compte diverses choses nouvelles et notamment qu'il était avare — allusion aux quelques milliers de francs qu'il emportait — il prit sa valise, y fourra tout en vrac, les papiers et quelques objets, et enfila son pardessus.

— Adieu, dit-il.

Personne ne le retint. La mère continua à parler. Il sortit, emportant sa petite valise. Pour aller là où il voulait aller il n'avait pas besoin de grand-chose. « C'est dommage, se dit-il, en longeant le couloir de son pas claudicant. C'est fort dommage. »

Mais il fallait rester, accepter et mourir avec eux, ou refuser, partir, et travailler à tout changer y compris cela.